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Avant-propos

Cet ouvrage collectif propose une histoire de la philosophie conçue selon la


perspective des œuvres majeures qui en firent – et en font encore – sa
grandeur. Ni anthologie de textes, ni présentation d’un penseur en général,
le présent volume ambitionne de restituer la richesse d’ouvrages marquants
de la philosophie à travers 60 notices rédigées par des connaisseurs et
spécialistes reconnus de chacune des œuvres abordées.

1. L’esprit du volume
Les notices qui composent l’ouvrage assument une double fonction de
présentation du contenu des grands livres de l’histoire de la
philosophie, et d’analyse de celui-ci. Par cette seconde fonction, elles se
révèlent irréductibles à des fiches de lecture reproduisant de manière
linéaire l’ordre d’un livre, bien qu’elles le restituent fidèlement. Au-delà de
la description du contenu des ouvrages traités, il est en effet apparu
nécessaire de prêter une attention particulière à la définition des concepts
rencontrés en chacun d’entre eux, mais aussi à l’argumentation justifiant
l’usage de ces derniers.
Choisir d’insister sur les concepts et les arguments revient à prendre les
œuvres au sérieux, à les traiter comme des structures rationnelles au sein
desquelles la raison d’être des thèses principales pourrait être comprise par
tout être s’élevant à la raison, et à congédier l’impression de gratuité ou
d’artificialité qui peut parfois étreindre le lecteur face à la succession de
thèses que restituent certains résumés ; c’est aussi refuser de voir dans les
œuvres des constructions artificielles réductibles à des « dispositifs » dont
la prétention à la vérité se révélerait bien vaine.
C’est pourquoi il nous a paru décisif, pour rédiger les notices, de faire appel
à des connaisseurs intimes des œuvres présentées afin que chacun d’entre
eux puisse faire droit – grâce à sa longue fréquentation du texte – à la
subtilité et à l’argumentation des ouvrages analysés. Dès lors, l’explication
et l’explicitation des œuvres se révèlent indissociables d’une certaine
interprétation que revendique pleinement ce volume. Au sens propre, ce
sont bien des lectures qui sont ici esquissées plus que des comptes-rendus
ou de simples fiches qui viseraient à présenter de manière neutre et
anonyme chacun des textes réduits à l’énumération de propositions.
Par là s’établit une étonnante dialectique à travers laquelle chaque
contributeur fait, d’une part, entendre sa voix et sa tonalité propres, sa
manière singulière de philosopher sur un texte, tout en convergeant
d’autre part vers l’exigence générale d’expliquer et de clarifier les
concepts et les arguments des œuvres abordées.

2. Choix des notices et organisation de l’ouvrage


Le choix des œuvres traitées fut, pour l’essentiel, laissé à la discrétion des
auteurs qui étaient les mieux placés pour déterminer quel texte était le plus
à même d’exprimer la pensée d’un philosophe. Naturellement, un tel choix
s’est trouvé contraint par le nombre global de notices – 60 – de sorte qu’il
fallut parfois éliminer certaines œuvres qui auraient pleinement mérité de
figurer parmi les textes marquants de l’histoire de la philosophie, ainsi que
certains auteurs pourtant importants comme Guillaume d’Ockham, Pic de la
Mirandole, Montaigne, Schelling Proudhon, Russell, Popper, ou Rawls. À
cet égard, le choix final indique moins une hiérarchie objective de
l’importance des titres retenus qu’une sélection drastique parmi peut-être
deux à trois cents œuvres essentielles, à laquelle il fallut se résoudre.
Néanmoins, pour pallier l’absence de certaines œuvres traitées dans leur
singularité tout comme celle d’auteurs non retenus lors de la sélection, nous
avons souhaité que fussent rédigés des « panoramas » consacrés à des
courants ou à des périodes spécifiques de l’histoire de la philosophie.
Qu’il s’agisse ainsi des Présocratiques, de la philosophie islamique, de la
pensée libérale ou encore du « nouveau réalisme », nous avons estimé que
s’il était difficile de consacrer une notice entière à plusieurs œuvres de
chacun de ces courants, il était en revanche indispensable d’en proposer une
présentation générale. L’exceptionnelle densité de la pensée présocratique
nous a même conduits à accueillir deux perspectives différentes qui lui
étaient consacrées ; l’une insiste avec justesse sur ce qui les relie, tandis que
l’autre approfondit peut-être davantage la singularité de chacun mais les
deux approches nous ont semblé bien plus complémentaires que
redondantes.
Le choix a également été fait de ne pas réduire le monde médiéval à la seule
pensée de Thomas d’Aquin tout comme il a été décidé de ne pas ramener la
Renaissance à la seule œuvre du Prince de Machiavel. C’est pourquoi nous
avons fait droit à un panorama consacré à la philosophie islamique, ainsi
qu’à des notices consacrées à la Docte ignorance de Nicolas de Cues ou à la
Théologie platonicienne de Ficin dont l’œuvre demeure trop méconnue en
France. Par ce biais, nous espérons que les périodes médiévale et
renaissante n’apparaîtront pas comme les parents pauvres de l’histoire de la
philosophie et formulons le vœu que ces notices donneront aux lecteurs le
désir d’en savoir plus sur ces grandes œuvres parfois sous-estimées.
Enfin, la phénoménologie formant un ensemble relativement cohérent, nous
avons souhaité la mettre à part et l’isoler de la philosophie contemporaine
tout en proposant une introduction générale ; cela permet d’embrasser d’un
coup d’œil les textes majeurs de ce courant mais aussi de s’initier
progressivement à la démarche autant qu’à la méthode phénoménologique,
depuis les pères fondateurs jusqu’à ses ultimes développements. En outre,
bien que le texte retenu de Husserl – les Méditations cartésiennes – soit
postérieur à Être et Temps de Heidegger, nous avons souhaité accorder la
primauté à Husserl pour d’évidentes raisons et le faire figurer avant
Heidegger.

3. Public
Ce volume s’adresse à une gamme étendue de lecteurs, depuis l’élève de
Terminale souhaitant approfondir ses cours de philosophie jusqu’à
l’honnête homme désirant disposer d’un panorama des œuvres
fondatrices, en passant par les étudiants, qu’ils soient en classes
préparatoires ou à l’université.
Le caractère historique de la présentation des œuvres séduira plus
particulièrement les étudiants de Sciences-Po ou d’HEC cherchant à
peaufiner leur culture générale, tandis que le soin accordé aux concepts et
à l’argumentation retiendra peut-être davantage l’attention de
l’étudiant en licence de philosophie ou en classes préparatoires
littéraires.
En outre, ce volume peut également intéresser le professeur d’autres
disciplines qui, ayant besoin de notions philosophiques, pourra rapidement
retrouver la logique d’un argument ou le sens d’un concept.
La plupart des notices indiquent par une bibliographie succincte les
différentes éditions du texte, précisent la plupart du temps – lorsque cela a
du sens – quelle est l’édition de référence, et proposent une série de
commentaires classiques qui, avec le temps, sont devenus les compléments
indispensables de l’œuvre.
Enfin, nous souhaitons chaleureusement remercier tous les contributeurs de
ce volume qui ont accordé leur confiance à cette entreprise et qui nous
honorent par la qualité de leur notice dont nous espérons qu’elles
rencontreront le large public qu’elles méritent.
Première partie
Philosophie antique
1
Panorama 1 :
Deux perspectives sur les
présocratiques

I. Première perspective sur les présocratiques


Entre le milieu du VIIe et le IVe siècle av. J.-C., en diverses cités grecques, de
l’actuelle Turquie jusqu’à l’actuelle Sicile, des savants ont développé une
nouvelle forme de discours sur le monde et sur l’homme que l’on considère
comme l’origine de la philosophie et de la science en Occident. Leurs
œuvres, en vers ou en prose, ne nous sont parvenues qu’indirectement, sous
l’état de fragments éparpillés au sein des œuvres d’auteurs postérieurs. Les
noms de Thalès, Pythagore, Parménide, Héraclite, Empédocle ou Démocrite
ont traversé les siècles, mais les présocratiques n’ont commencé à être
identifiés comme tels et redécouverts dans leur richesse et leurs spécificités
qu’à partir de la fin du XIXe siècle. On ne peut que demeurer dans
l’incertaine et difficile interprétation de ce continent de pensée englouti.

1. Qu’appelle-t-on « la philosophie
présocratique » ?
L’expression n’est guère satisfaisante car la diversité de leurs pensées y est
ramenée à une unité qui n’a rien d’évident. D’autre part, ceux que l’on
nomme « les philosophes présocratiques » ne sont devenus « philosophes »
et « présocratiques » que fort longtemps après leur disparition.
• Une catégorie historiographique
À l’exception de Pythagore, semble-t-il, à qui l’on attribue la création du
mot, ils ne se désignèrent pas eux-mêmes comme des « philosophes ».
Quant au terme « présocratique », il est porteur de divers sens qui, par
ailleurs, ne s’excluent pas. Il donne une indication chronologique
(antérieur à Socrate), mais cette indication ne doit pas faire oublier que
certains ont été contemporains et même postérieurs à Socrate – Démocrite,
par exemple, était plus jeune et lui a survécu presque trente ans. Le terme
donne également une indication doctrinale, en laissant entendre que leurs
conceptions et leurs méthodes différaient de façon notable de celles de
Socrate et des « socratiques » à sa suite, que l’on nomme simplement
« philosophes ». Dans tous les cas, il est clair que cette dénomination
confirme Socrate comme point de repère et fondateur de la philosophie
occidentale : il y a un avant et un après Socrate. Mais Nietzsche, par
exemple, préférait désigner ces penseurs par le terme de « préplatoniciens »,
faisant de la philosophie de Platon le véritable tournant pris par la pensée
occidentale1. Le terme « présocratique » est ainsi une désignation qui
manifeste des enjeux historiographiques et peut-être une conception de la
philosophie elle-même.
C’est dans la sphère germanique, au cours du XIXe siècle, que l’expression
« philosophie présocratique » a été forgée, par des historiens et des
philologues. Mais c’est avec Hermann Diels, au tout début du XXe siècle,
que l’adjectif s’est substantivé, faisant ainsi naître la catégorie de penseurs
désignée par « les présocratiques ».
• Un corpus reconstruit à partir de fragments
Aucun de leurs écrits ne nous est parvenu dans son intégralité et il n’est
demeuré que des « fragments », souvent réduits à quelques lignes.
Néanmoins, de nombreuses informations – plus ou moins fiables en raison
des différents contextes de leur énonciation – nous ont été transmises à
travers l’Antiquité classique, hellénistique et romaine : nous avons ainsi des
citations littérales et d’autres approchantes, des commentaires et enfin des
résumés de leurs « opinions » (doxographies) dont le célèbre Vies et
doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce (IIe-IIIe siècles ap. J.-
C.). Les philosophes antiques, à commencer par Platon et Aristote, se sont
amplement rapportés dans leurs propres œuvres aux conceptions
présocratiques, le plus souvent pour les critiquer et s’en distinguer.
Tous ces fragments et témoignages, en partie réinterprétés sinon déformés,
ont été regroupés suivant une classification très méthodique2 par Hermann
Diels qui a publié en 1903 une première édition de ce volumineux corpus
présocratique reconstruit. À partir de la seconde édition (1910), Walther
Kranz a collaboré à cette somme que sont devenus Die Fragmente der
Vorsokratiker (Les fragments des présocratiques).
• Le « passage du muthos au logos » ?
Ce que l’on connaît de la pensée présocratique manifeste une relation au
monde qui entretient un certain lien avec les grands récits mythiques –
d’Homère ou d’Hésiode, grands éducateurs de la Grèce archaïque – mais
opère une rupture dans l’usage nouveau de procédés spéculatifs. On a
longtemps désigné cette mutation comme le « passage du mythe à la
raison ». Cette formule est très discutable si elle suppose une transformation
radicale, voire une opposition entre les deux formes de compréhension du
monde. Il serait naïf de penser que les Grecs sont passés, au cours de cette
période, d’un univers fabuleux à un univers rationnel, comme si le mythe
était irrationnel et la raison exempte de mythologies. Mais il n’en demeure
pas moins vrai que, au cours de ces trois siècles, quelque chose s’est mis en
place qui est la première manifestation d’une recherche de la sagesse par la
connaissance, dans la visée d’une vérité qui ne relève pas des émotions
humaines ou des actions des dieux.
Le récit mythologique ne fut donc pas abandonné, loin s’en faut, mais il y
avait désormais à côté un autre discours possible, qui proposait de
nouvelles explications du réel dans sa globalité et dans la particularité des
phénomènes, de nouvelles méthodes (methodos, « suivant un chemin »), de
nouvelles prévisions, de nouvelles prescriptions. Le logos pouvait donner
des réponses à des questions auxquelles répondait jusque-là seulement le
muthos.
2. La diversité présocratique : les différentes
filiations
Ces penseurs ont produit des explications sur l’origine, la structure et la
composition de la nature, les principes et les forces à l’œuvre dans le
cosmos. C’est pourquoi Aristote, qui revient presque systématiquement sur
les opinions de ses prédécesseurs, les a nommé « physiologues » ou
« physiciens », relativement à l’objet de leur recherche : la phusis (nature),
désigne à la fois le principe de tout ce qui est, un ensemble de processus et
le produit phénoménal de ces processus. Mais les présocratiques ont aussi
développé les premières idées relatives à ce que nous désignons par la
métaphysique. Par ailleurs, l’attention qu’ils ont portée à la mathématique
et à la logique en on fait, au-delà de leur utilité instrumentale, des objets
d’étude à part entière. Ils ont raisonné sur la connaissance elle-même, sur
ses conditions et ses limites. Enfin, le comportement humain, moral,
social et politique est devenu avec eux le sujet d’une réflexion qui ne s’en
tenait plus aux seules traditions et religions. Les présocratiques ont proposé
des doctrines très variées et ils ont vraisemblablement été dans un rapport
de discussion.
Dès l’Antiquité, les doxographes ont constitué des filiations en même temps
qu’une classification chronologique et géographique de ces penseurs. La
recherche contemporaine a précisé et modifié ces données. S’est dégagée
une sorte de cartographie intellectuelle qui a donné deux lieux d’origine de
la philosophie grecque. On a ainsi établi une succession ionienne (à partir
de l’Ionie, une colonie grecque au sud-ouest de l’Asie Mineure) et une
succession italique, à partir d’Élée (une colonie grecque au sud de l’Italie
actuelle). Depuis ces lieux d’origine se seraient diffusées, en d’autres lieux,
d’autres successions.

3. La succession ionienne
• Les « physiciens » de Milet
Le plus célèbre des penseurs de Milet, alors puissante et florissante cité
d’Ionie, est Thalès (v. 640-560). Considéré comme l’un des Sept Sages de
la Grèce dans la tradition antique, il a été le chef de file d’une école de
pensée dont on a hérité le célèbre théorème mathématique qui porte son
nom. Il faut également mentionner Anaximandre, son élève Anaximène, et
le disciple de celui-ci, Anaxagore, chacun d’eux auteur d’un ouvrage sur la
nature (Peri Phuseos).
Il s’agissait pour eux d’expliquer les phénomènes naturels – vents, pluie,
tempêtes, éclairs, tremblements de terre, éclipses, etc. – par des causes et
des principes naturels. Mais étaient aussi mobilisées des questions
relatives à l’origine du monde et de la vie dont on a fait le cœur de leurs
doctrines. Si, selon Thalès, le monde s’était formé à partir de l’eau,
Anaximandre soutenait l’idée qu’il était issu de l’Apeiron (« indéterminé »),
une matrice matérielle primordiale sans limites quantitatives ni
déterminations qualitatives, apte à devenir, par un mouvement éternel, tout
ce qui était advenu et devenait encore et toujours. Anaximène reprit l’idée
de cet illimité, mais pour en préciser la nature élémentaire première, l’air,
qui, par raréfaction, était devenu feu et, par condensations successives, eau
puis terre, donnant lieu depuis aux multiples transmutations élémentaires
et à la composition des choses. Anaxagore conçut à son tour un
univers éternel où tout se transforme et s’agence par l’action d’un principe
organisateur de la matière, le Noûs (« esprit, intellect »).
• Héraclite d’Éphèse
Vers le milieu du VIe siècle av. J.-C., l’Ionie se retrouva soumise aux Perses
et, au début du Ve siècle, les cités entrèrent en rébellion contre cette
domination, à l’exception d’Éphèse, où vécut Héraclite, surnommé l’Obscur
dès l’Antiquité, principalement en raison de la difficile compréhension de sa
pensée. Cette difficulté est d’autant plus grande pour nous, plus de 2500 ans
après, que nous ne disposons plus que de 149 fragments très énigmatiques.
Sur la question de l’élément originel de toutes choses, il soutenait l’idée que
c’est le feu, qui se transforme selon certaines conditions en ces différents
états de la matière que nous percevons comme l’air, l’eau et la terre. L’idée
majeure d’Héraclite est le mobilisme universel, cet ordre du réel en devenir
perpétuel dans un écoulement continu : c’est le sens du célèbre fragment
DK 22 B 91 selon lequel « on ne peut entrer deux fois dans le même
fleuve » puisque, la seconde fois, ni le fleuve ni celui qui y entre ne seront
identiques à eux-mêmes.
Autant qu’une réflexion sur la nature de toutes choses, c’est une réflexion
sur la possibilité de la connaissance qui a mobilisé la pensée héraclitéenne.
La vérité du réel se dérobe à la connaissance parce qu’on l’appréhende dans
l’immédiateté de ses apparences. Mais si on ne peut pas connaître la nature
véritable des choses, ni celle de leurs relations, par les sens, on peut y
parvenir par la médiation des instruments de la raison.
Réputé taciturne par la tradition et représenté comme « l’homme qui
pleure », Héraclite a construit la conception tragique d’un monde où tout est
régi par le conflit des contraires qui tendent par nature à s’attirer et à
s’entre-détruire mais qui, dans cette tension même, constituent l’unité et
l’harmonie.

4. La succession Italique
La conquête perse conduisit de nombreux Ioniens à s’expatrier, qui
rejoignirent ou fondèrent différentes colonies en mer Tyrrhénienne. C’est là,
notamment à partir de la région d’Élée, que de nouvelles appréhensions du
monde se développèrent également.
• Parménide
On l’a souvent présenté comme celui dont la conception du réel était en
stricte opposition à celle d’Héraclite. Ce n’est pas tout à fait exact.
Sa célèbre affirmation, en apparence tautologique, que « l’être est » et « le
non-être n’est pas », fonde une pensée très profonde qui suit un
raisonnement logique exposé dans les fragments DK 28 B 6, B 7 et B 8.
L’être (« est ») est absolument et non relativement au non-être (« n’est
pas »), formulation illusoire du langage qui ne désigne pas une réalité.
L’être est inengendré, présent et éternel. L’être est tout entier un, il ne lui
manque rien, il est indivisible, immuable et immobile. Mais on voit bien
que « est », quand il est formulé, pose problème, à la fois sujet absolu et
copule entre un sujet indéfini et une détermination. La philosophie
occidentale, de Platon à Heidegger, a repris ce problème tout au long
des siècles de diverses manières pour en proposer une résolution.
Selon Parménide, l’homme peut suivre deux voies de recherche, deux voies
qui sont apparemment incompatibles. L’une est le chemin de la vérité, qui
affirme « est » et l’impossibilité que l’être ne soit pas. L’autre est le
chemin de l’opinion, qui dit « n’est pas » et la nécessité que le non-être
soit. Ce chemin conduit à l’erreur, c’est-à-dire à la pensée que « non-ceci »
ou « non-ainsi » est une réalité, la pensée erronée d’un monde constitué
d’être et de néant. Mais que faire de ce dit erroné ? Et peut-on connaître le
monde dans lequel on vit ? La seconde partie du poème de Parménide
proposait bien une physique. Mais elle ne prend sa valeur de vérité que si
l’on envisage ses réflexions sur l’être et la langue de l’être comme le
fondement épistémologique, autant qu’ontologique, de la connaissance
du réel.
• Empédocle
Dès l’Antiquité, des anecdotes ont circulé à son propos et l’on a raconté
qu’il était mort en se précipitant dans le feu divin de l’Etna. Cette figure
légendaire s’attache à un penseur original qui vécut dans la région
d’Agrigente en Sicile. Il nous reste des éléments de deux poèmes, l’un
consacré à la physique (Les origines) et l’autre qui exposait sa pensée
éthique et religieuse (Les purifications).
Selon Empédocle, la « quadruple racine de toutes choses » (DK 31 B 6), les
quatre éléments, parfois désignés par des noms de divinités grecques, sont
universellement mus par deux principes opposés, l’attraction et la
répulsion, nommés Philothès (de philia, « amour, amitié ») et Neikos
(« haine, querelle »). Sous l’action attractive de l’amour, se produit une
agrégation progressive des quatre éléments en quatre sphères concentriques
immobiles, jusqu’à leur totale compacité et donc l’immobilité d’une unité
(le Sphaïros) Puis, sous l’action répulsive de la haine, les éléments se
dispersent jusqu’à leur séparation totale. Il y a ainsi, éternellement, un
mouvement progressif et cyclique conduisant de l’unité totale et immobile
à la totale dispersion mouvementée et inversement. Le cosmos, les choses et
les êtres vivants tels que nous les connaissons ne constituent donc qu’un
état intermédiaire et particulier du mélange des éléments dans le cours des
cycles.
Cette conception conduisait, chez Empédocle, à une éthique réfléchie et
exigeante empreinte par ailleurs, d’une dimension mystique certaine.

5. Pythagore et les pythagoriciens


Le nom de Pythagore est passé à la postérité grâce au théorème
mathématique dont on lui a attribué la paternité. Mais il a été aussi, et
surtout, le fondateur d’une école de pensée très active qui a constitué une
véritable communauté philosophique, scientifique, religieuse et
politique, à la pratique secrète, ce qui explique que l’on ait beaucoup de
difficulté à en parler malgré un catalogue impressionnant de noms de
pythagoriciens établi par Jamblique au début du IVe siècle ap. J.-C. En
privilégiant l’oral sur l’écrit, en mettant en place une longue initiation et
une organisation hiérarchique entre eux selon leur degré d’initiation,
Pythagore puis les pythagoriciens ont cultivé le mystère de leur
enseignement. Ce mystère s’est d’autant plus épaissi que le contenu même
de leurs doctrines était formulé, semble-t-il, de façon symbolique.
Le fondement supposé de la pensée pythagoricienne est que le principe de
l’univers n’est pas un élément matériel mais une structuration, et qu’elle est
d’ordre mathématique. Mais il ne faut pas s’y tromper et y voir, dans un
contexte incomparable et plus de deux millénaires avant, une intuition de ce
qui ouvrira la voie de la science moderne. Si on leur a attribué pour devise
que toute chose est un nombre, c’est que le nombre pythagoricien n’était
pas une simple quantité. Le nombre est à la fois un être individuel et une
figure – par exemple, 2 est une ligne, 3 un triangle, 4 un carré, etc. – et
parce qu’il est une figure, il exprime une relation et un intervalle
ontologique : principe de tout ce qui existe, le nombre est ainsi condition de
possibilité d’une harmonie cosmique. On comprend à partir de cela que
l’arithmétique autant que la géométrie, l’astronomie autant que la musique
aient été les sciences par excellence de la sagesse pythagoricienne. Ils ont
également développé ce que l’on peut appeler une « arithmologie », une
spéculation complexe sur le pouvoir qualitatif des nombres dans le monde
qui allait jusqu’à une considération numérique et figurée du sacré. La
fameuse têtrakis ou décade pythagoricienne (1 + 2 + 3 + 4 = 10) était pour
eux le nombre divin. Les disciples de Pythagore adoptèrent à sa suite des
règles de vie pratiques et morales qui visaient à établir une harmonie
générale entre l’homme et le cosmos.
Avec celle de Socrate, cette pensée a été l’une des deux sources de la
philosophie de Platon. Les néoplatoniciens s’en réclamèrent également et
l’influence d’un certain pythagorisme a perduré jusqu’à l’orée des Temps
Modernes.

6. Les atomistes
Le fondateur de cette conception de la nature des choses et de l’ordre
naturel de l’univers a vraisemblablement été Leucippe (né vers 500 av. J.-
C. à Milet). Mais on connaît davantage son élève Démocrite (né
vers 460 av. J.-C. à Abdère, en Thrace) qui a produit une œuvre
encyclopédique et volumineuse dont rien n’a été conservé. De ce qui nous
est indirectement parvenu de cet atomisme ancien, on distingue
difficilement ce qui revient précisément à l’un ou à l’autre.
« Rien ne vient du néant et rien, après avoir été détruit, n’y retourne »
(DK 68 A 1). Comment le monde et les choses adviennent-elles et comment
deviennent-elles ce qu’elles sont ? Selon l’atomisme, l’eau, le feu, l’air et la
terre ne sont pas les éléments matériels premiers car ils sont eux-mêmes
composés de constituants premiers indivisibles (atomos, « insécables »)
de tailles et de formes différentes, agités dans le vide cosmique en un
mouvement tourbillonnaire qui les fait se choquer et s’agréger entre eux
selon de multiples combinaisons physiques. Le mouvement éternel des
atomes dans le vide constitue un modèle strictement mécanique qui suffit
à expliquer que toutes choses, corps, âmes ou dieux, se composent, se
transforment et se décomposent dans un processus naturel infini.
Démocrite s’est ainsi employé toute sa longue vie à étudier les phénomènes
de la nature mais aussi à démontrer qu’aucune croyance « surnaturelle »
n’est fondée et que l’homme n’a rien à craindre ni à espérer des dieux ou
des démons, mais doit s’employer à bien penser, bien parler et agir comme
il convient. Sans doute, les raisons qui ont amené la tradition à décrire
Démocrite comme « l’homme qui rit », au contraire d’Héraclite pleurant,
sont-elles multiples. Rire franc, rire moqueur ou encore rire désespéré, ce
rire de philosophe a inspiré bien des interprétations.
Parmi tous les modèles anciens, la physique atomiste a été celle qu’Aristote
s’est le plus efforcé de réfuter. Elle a pourtant été au fondement de la
philosophie épicurienne qui a perduré, en opposition au stoïcisme, dans le
monde hellénistique puis latin jusqu’à l’adoption généralisée du
christianisme en Occident.

7. Les sophistes
Peut-être que ceux que l’on a regroupés sous ce nom ne devraient pas être
classés parmi les philosophes présocratiques. D’une part, beaucoup furent
contemporains ou postérieurs à Socrate, d’autre part, ils ont été considérés,
d’abord par Platon et, après lui, par tous les autres philosophes, comme des
figures antithétiques de la philosophie. La connotation péjorative qui s’est
accrochée au terme de « sophiste » qualifie, aujourd’hui encore, une
personne utilisant des arguments spécieux afin de l’emporter sur ses
interlocuteurs.
Au Ve siècle av. J.-C., un sophistês était un homme qui possédait un savoir
qu’il enseignait contre rétribution : l’art de la parole persuasive, qu’il
maîtrisait et que l’on pouvait apprendre. Le cœur de la pensée sophistique
est le langage et son utilisation habile. Ces professeurs de rhétorique
envisageaient le langage dans sa dimension sociale, non pas comme un
instrument au service de la vérité, mais comme un moyen en vue de gagner
l’adhésion d’autrui. L’art de la parole n’était plus seulement esthétique, il
devenait réellement un moyen en vue de fins sociales, juridiques et
politiques, un possible outil de pouvoir dans la communauté. On comprend
dès lors que cet art du discours subordonné à des intérêts, indifférent a
priori à la vérité, à la morale ou à la justice, ait pu être tenu comme
contraire à la philosophie même.
Le développement de la sophistique a été très lié au contexte de la
démocratie athénienne, et au rôle majeur de l’éloquence dans le débat
politique et culturel de l’époque classique. Certains sophistes devinrent des
célébrités, des hommes riches et influents. Ils jouèrent un rôle non
négligeable dans les affaires publiques. On a retenu, entre autres, les noms
de Protagoras et de Gorgias, de Prodicos et de Thrasymaque, d’Antiphon et
d’Hippias, en partie grâce au mauvais rôle que Platon leur a fait tenir dans
ses dialogues. Mais ces mercenaires des combats rhétoriques ont participé
aux débats philosophiques de leur temps et ils ont parfois produit des
œuvres consistantes, sur des sujets variés. La fameuse thèse de Protagoras,
que l’on peut qualifier aujourd’hui de « relativisme anthropocentré », selon
laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », relevait bien de la
philosophie. Gorgias a écrit plusieurs traités dont un célèbre Sur la nature
où il défendait, contre les Éléates, la thèse de l’hétérogénéité du réel et du
discours humain : le langage ne dit pas l’être des choses, il est l’expression
d’une certaine réalité, perçue par un sujet, dans des circonstances
particulières. En saisir l’occasion (kaïros) constitue notre rapport de
connaissance communicable du réel.
Au-delà de leurs affaires, économiques et civiques, ces penseurs ont su faire
de leur propre compétence, l’art du discours, un véritable objet d’étude
philosophique.
Marion Lieutaud

Bibliographie
• Éditions de référence

• HermannDiels et Walther Kranz, Die Fragmente


der Vorsokratiker, bilingue grec-allemand,
Zürich/Berlin, Weidmann, 6e éd., 1951.

• Jean-Paul Dumont, Jean-Louis Poirier et Daniel


Delattre, Les présocratiques, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988.

• Laks André et Glenn W. Most, Les débuts de la


philosophie grecque. Des premiers penseurs grecs à
Socrate, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures bilingues »,
2016.
Cette nouvelle édition de référence, sans doute la plus complète, propose
une présentation novatrice. De plus, les fragments y sont donnés dans leurs
langues d’origine (grec, latin, arabe, syriaque, arménien, hébreu) et en
traduction française.
• Études

• Geoffrey S. Kirk, John E. Raven et Malcolm


Schofield, The presocratic Philosophers. A critical
history with a selection of texts, Cambridge
University Press, 2e éd. revue, 2007 ; Les
Philosophes présocratiques. Une histoire critique
avec un choix de textes, trad. fr. de Hélène-Alix de
Week, sous la direction de Dominic J. O’Meara,
Fribourg/Paris, Éditions Universitaires de Fribourg/
Éditions du Cerf, coll. « Vestigia », Paris, 1995.

• André Laks et Claire Louguet, Qu’est-ce que la


philosophie présocratique ? What is Presocratic
Philosophy ?, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, coll. « Cahiers de
philologie – Apparat critique », 2002.

• Luc Brisson, Arnaud Macé et Anne-Laure Therme,


Lire les présocratiques, Paris, PUF, coll. « Quadrige
– Manuels », 2012.
• Quelques études dédiées

• Jean Bollack, Empédocle, en 3 vol. : I. Introduction


à l’Ancienne Physique ; II. Les Origines ; III. Les
Origines (2), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992.

• Jean Salem, Démocrite. Grains de poussières dans


un rayon de soleil, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque
d’Histoire de la philosophie », 1996.

• Barbara Cassin, Parménide. Sur la Nature ou sur


l’étant. La langue de l’être ?, Paris, Éditions du
Seuil, coll. « Points. Essais », 1998.
• Jean Bollack et Heinz Wismann, Héraclite ou la
séparation, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le
Sens Commun », 2001.

• Jean-François Mattéi, Pythagore et les


pythagoriciens, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
4e éd., 2013.

II. Seconde perspective sur les présocratiques


1. Le cadre
Le monde grec connaît un développement important au sixième siècle avant
notre ère. Le grand Ve siècle, celui de Périclès et du « miracle grec », n’est
pas né de rien : au siècle précédent, une nouvelle civilisation est en train de
poindre, avec un important développement du commerce
transméditerranéen et des technologies du temps, la métallurgie et la
poterie. Dans cet espace grec qui s’affirme et s’élargit, des penseurs
originaux apparaissent, dont certains, comme Thalès ou Pythagore,
resteront des références emblématiques.
Leur originalité tient à la structure même du monde grec, qui, à la différence
des grandes civilisations agricoles, n’est pas un royaume et n’a pas de caste
sacerdotale. En outre, l’écriture alphabétique, apparue deux à trois siècles
plus tôt, permet un accès de tous à l’écrit, alors que, tant en Égypte qu’au
Moyen Orient, la difficulté de l’écriture la réservait à des scribes liés au
pouvoir ou aux temples. L’absence de pression religieuse libérait la pensée :
il n’y avait pas de grands récits explicatifs, garantis par le prestige des
religieux et des souverains, l’homme restait seul face à ses interrogations, et
les réponses de la mythologie étaient bien minces.
Cet espace grec n’est pas un pays, et même, aucun de ces présocratiques ne
vient de Grèce continentale. Pour pallier son irrémédiable insuffisance
agricole, le monde grec s’est construit en réseau reliant trois continents,
l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Et donc, tout naturellement, l’hellénisme
périphérique, plus engagé dans les relations économiques et
civilisationnelles avec l’extérieur, est en avance sur celui du continent. La
pensée présocratique connaîtra ainsi deux pôles : un pôle occidental, la
Sicile et l’Italie du sud, et un pôle oriental, la côte d’Asie Mineure, ou Ionie.
• Les présocratiques
Aucune des œuvres des Présocratiques n’est parvenue jusqu’à nous. Il n’y a
rien d’étonnant à cela, du fait que nous avons globalement perdu la plus
grande partie de ce qu’ont écrit les Grecs. Les manuscrits coûtaient très
cher, en raison du travail des copistes et du coût du matériau, le parchemin.
En outre, les Présocratiques s’adressaient à une élite cultivée, et écrivaient
une langue souvent énigmatique, de sorte que leurs livres étaient peu
diffusés. L’effet du temps sur la rareté des exemplaires, a été fatal.
Pourtant quelque chose est parvenu jusqu’à nous. Nous connaissons un peu
les Présocratiques par ce qu’en ont dit les Grecs postérieurs. Nous avons de
rares citations, souvent brèves, et des présentations plus ou moins
succinctes et exactes de leur pensée, ce qu’on appelle des doxographies. À
quoi s’ajoutent quelques anecdotes, et des indications chronologiques,
souvent fausses. En effet, si nous connaissons l’origine de ces penseurs
parce que les Grecs indiquaient toujours la ville d’où venaient ceux qu’ils
nommaient, en l’absence de chronologie universelle, ils n’avaient pas de
repères sérieux pour les dater.
Tous ces éléments ont été collationnés par un philologue allemand, H.
Diels, qui les a publiés sous le titre Die Fragmente der Vorsokratiker,
édition révisée par W. Kranz, ce qu’on appelle le Diels-Kranz (DK), dont on
a une traduction française.
Le problème que posent toutes ces traces, c’est que ce ne sont que des
fragments plus ou moins fiables, et qu’on les interprète souvent de façon
assez fantaisiste, d’autant plus que les auteurs anciens eux-mêmes
utilisaient souvent les citations en les sollicitant largement. Ainsi, par
exemple, une tradition scolaire issue du platonisme présente habituellement
l’opposition de Parménide et Héraclite comme celle de l’immobilité et du
mouvement, ce que ne confirment pas les autres témoignages. Il faut donc
rester extrêmement prudents dans les reconstitutions.

2. Les Ioniens
• Thalès
Le premier penseur grec est Thalès de Milet, importante cité grecque de la
côte d’Asie Mineure. Connu pour son théorème, dont on ne sait pas
comment il le formulait, il proposait une explication du monde à partir des
éléments, et, pour lui, l’eau était l’élément premier.
C’est le début de tout un courant, qu’on appelle les physiologues ioniens,
terme qui désigne les spécialistes de l’étude de la nature (physis). Expliquer
la nature par des processus naturels était une entreprise tout à fait nouvelle,
qui marquait le premier pas vers les sciences de la nature. Pour autant, il
serait faux de penser que Thalès était athée : on a même une citation de lui
disant que le monde est plein de dieux, mais rien ne nous permet de
comprendre comment il conciliait son approche physique des phénomènes
et sa croyance au surnaturel. On peut simplement en déduire qu’il n’y a pas
eu de conflit entre science et religion. Pour dire les choses autrement, la
décrédibilisation des récits explicatifs traditionnels laissait le champ libre à
la pensée rationnelle.
Thalès était probablement né vers 625, et il serait mort au milieu
du VIe siècle.
• Anaximandre
Milésien, lui aussi, et légèrement plus jeune que Thalès, Anaximandre s’est
intéressé à la géographie et à l’astronomie. Sa physique postule un autre
principe, plus général que les quatre éléments, l’indéterminé. Il s’agit d’une
notion ambiguë, l’apeiron, que certains traduisent par infini, mais qui
renvoie peut-être plutôt à une indétermination antérieure à la détermination
des éléments.
• Anaximène
Élève d’Anaximandre, Anaximène, autre Milésien, reprend le concept
d’indéterminé comme principe premier, mais en l’associant à l’air, d’après
les doxographies, qui ne permettent pas de comprendre comment les deux
principes se combinaient. Globalement, Anaximène tente de penser la
physique à partir des éléments et de leurs qualités. C’est le dernier des
Milésiens, la cité sera détruite par les Perses en 594.
• Xénophane
Ionien, lui aussi, originaire de l’île de Colophon, Xénophane va s’installer
en Sicile, puis en Italie (les cités grecques d’Italie du Sud lui valent le nom
de Grande Grèce). D’après certains, il aurait joué un rôle d’initiateur de la
pensée des Éléates. Il formule une critique radicale de la mythologie, qui
marque l’évolution de toute la pensée grecque : les récits mythologiques ne
sont que des légendes poétiques qui prêtent aux dieux des personnalités et
des comportements purement humains, et indignes du divin. Il meurt,
nonagénaire, vers 480.
• Héraclite
Le grand Éphésien, que Platon choisira comme figure emblématique de la
physique des Ioniens, n’est pas l’homme du mouvement, comme on le
présente souvent, mais le penseur le plus important de l’étude de la nature
sur la base des éléments et de leurs propriétés. Cette physique des éléments
imagine des modèles de processus naturels pour expliquer le monde. On
connaît ainsi le cycle de l’eau, qui se transforme en gaz en s’évaporant,
redevient liquide en se condensant sous l’effet d’un refroidissement, et se
métamorphose en solide lorsqu’elle gèle, ou en corps terreux, sous forme de
neige. Héraclite essaye aussi de penser la complémentarité qui se joue dans
les oppositions. C’est le représentant le plus complet de l’approche
qualitative des physiologues ioniens. Les Grecs le surnommaient
« l’Obscur », en raison de la difficulté de son œuvre. Il serait mort à
soixante ans, peut-être vers 480, mais on ne sait pas comment le situer
chronologiquement par rapport à Parménide.

3. Les penseurs italiques


Comme on l’a vu avec Xénophane, les penseurs de Sicile et d’Italie du sud
étaient parfois venus d’Ionie, mais ils ont développé d’importantes écoles
en Grande Grèce.
• Pythagore
Figure majeure de la pensée grecque, même s’il n’a pas écrit, Pythagore
était originaire de l’île de Samos, au large de l’Asie Mineure, mais il ne se
rattache pas du tout à l’école des Ioniens. La légende pythagoricienne est
tellement riche qu’il est bien difficile d’y distinguer le vrai du faux. La
personnalité de Pythagore est, pour nous, très contradictoire : il est le père
de la conjecture d’où va découler toute la science moderne, l’idée que la
structure de réel est mathématique ; et, par ailleurs, il semble fortement
associé au chamanisme grec. Il est à la fois très archaïque et annonciateur
de la modernité.
On ne sait pas quand il est né, peut-être vers 600, sans doute plus tard. Il a
quitté Samos sous la tyrannie de Polycrate, autour de 530. On lui prête de
nombreux voyages, au Proche Orient et en Égypte, dont on peut cependant
douter. En revanche, la Crète était sur sa route vers l’Italie, et on imagine
qu’il y a été initié à un chamanisme qui était encore vivant. Les traces
postérieures associent, en effet, Pythagore à de grandes figures du
chamanisme grec, comme Abaris. La pensée pythagoricienne est
fondamentalement ésotérique.
Pythagore s’installe en Calabre, à Crotone, et y fonde une école, à laquelle
il interdit de diffuser un enseignement réservé aux initiés. Comme il n’a pas
laissé de texte, ce qu’on a diffusé sur lui l’a été par des disciples qui ont
plus ou moins enfreint la consigne. Il affirme la transmigration des âmes, et,
de ce fait, interdit la consommation de viande. L’école continue après la
mort du maître, et finira incendiée, victime de conflits politiques.
On ne sait pas comment Pythagore démontrait son théorème. Son nom est
associé à une invention physique capitale : le calcul de la gamme dite
pythagoricienne. On lui attribue traditionnellement la découverte des
rapports constituant l’octave et la quinte, ce qui est totalement
invraisemblable, du simple fait que le Moyen Orient et l’Égypte
construisaient des harpes depuis très longtemps, et que toutes les musiques
pratiquent l’octave et la quinte. Il est donc clair que les facteurs orientaux et
égyptiens connaissaient ces rapports. La nouveauté pythagoricienne est
ailleurs : dans la constitution de toute une échelle sonore sur la base de
rapports arithmétiques, ce qui relève du calcul de fractions. La grande
innovation du pythagorisme est ainsi d’avoir constitué un objet physique,
une échelle sonore, entièrement mathématisé (alors que les intervalles de la
musique grecque étaient, eux, irrationnels). Le pythagorisme procède à une
extrapolation grandiose en postulant que tout est mathématique : ce sont des
nombres qui sont la structure de la réalité. C’est une option radicalement
opposée à celle des physiologues ioniens, qui fondaient la réalité sur les
éléments. Platon reprendra explicitement le postulat pythagoricien, et en
fera le socle de la science moderne. Sur le plan cosmologique, Pythagore
imagine que les rapports de la gamme sont ceux qui régissent le mouvement
des planètes, d’où l’harmonie des sphères (qui portent ces planètes), et les
corps célestes, dont la terre, sont sphériques.
L’école pythagoricienne se poursuivra, notamment avec Philolaos, puis
finira par intégrer le platonisme, dont il constituera une sorte d’annexe
ésotérique sous-tendue par le Timée. Rappelons aussi qu’Aristote considère
Platon comme un Pythagoricien un peu différent, dans Métaphysique A. La
différence capitale entre les deux, tient à ce que Platon substitue une
métaphysique de la Création, au mysticisme pythagoricien des nombres.
• Parménide
Parménide, dont les dates sont incertaines (on peut douter des indications
que donne Platon, d’après qui il serait né vers 515, et mort peu après 450),
est la grande figure des Éléates. Nous avons conservé des fragments non
négligeables d’une œuvre de lui, un poème philosophique, qui soulèvent
beaucoup de questions du fait de l’obscurité de ses formulations. La grande
question est de savoir de quoi il s’agit quand il parle de l’être, pour dire
qu’il est, tandis que le non-être n’est pas. Entre évidences logiques et
spéculations métaphysiques, on a beaucoup sollicité les imaginations. La
réalité est sans doute beaucoup plus simple : l’être parménidien désigne
l’univers, et, comme on peut le constater dans le Sophiste de Platon,
Parménide affirme l’unité du cosmos, son indivisibilité, et l’absence de
vide. Par ailleurs, il pose la rotondité de la terre, comme les Pythagoriciens.
Parménide présente deux chemins, celui de la vérité et celui de l’opinion.
D’autre part, le prologue de son poème relate un envol de l’âme, sur un char
ailé, qui l’amène jusqu’à la porte de la déesse, qui lui dévoile la vérité, alors
que les hommes ordinaires ne connaissent que l’opinion. S’agit-il d’une
fiction littéraire, d’une figuration symbolique de forme poétique, ou d’un
récit imagé d’une expérience spirituelle de type mystique, comme il en
existe dans de très nombreuses traditions ? Dans ce cas, Parménide aurait
vécu une sensation d’union avec le monde et le divin, et en aurait déduit
que le cosmos était un et indivisible, et que la division n’était qu’une
illusion.
• Zénon d’Élée
Zénon d’Élée est connu pour ses célèbres paradoxes. Dans le Parménide,
Platon présente ces paradoxes comme une confirmation de la doctrine de
Parménide, dont il était le disciple. La rencontre relatée par Platon est très
probablement fictive, mais les paradoxes sont bien au service de la pensée
éléatique, mais comment ? L’interprétation scolaire habituelle prend tout au
premier degré : Zénon montre que la flèche n’atteindra jamais la cible et
que le coureur ne rattrapera jamais la tortue, parce qu’il restera toujours la
moitié de la moitié de la moitié… de la distance à parcourir. Donc le
mouvement est impossible. Certes, mais, concrètement, il est bien réel.
Alors, à quoi peut servir cette démonstration ? Sans doute est-ce une
démonstration par l’absurde : le calcul sur lequel elle s’appuie consiste à
additionner des fractions de distance, et comme l’addition est infinie, la
somme ne sera jamais complète. On peut en conclure que la totalité de la
distance n’est pas la somme de ses parties, et donc qu’il y a plus de réalité
dans le tout que dans la somme des parties. En extrapolant, on déduira que
le monde est plus que la somme des réalités qu’il contient, et que, si on le
divise, on ne peut plus saisir sa vérité, qui doit être globale. L’un est
indivisible.
• Empédocle
Empédocle d’Agrigente, né sans doute peu après 500, est parvenu jusqu’à
nous à travers une série de fragments poétiques qui posent de très gros
problèmes d’interprétation. En outre, il est entouré de toute une légende qui
fait de lui une sorte de chamane guérisseur et faiseur de pluie.
Il était considéré dans l’Antiquité comme l’homme des quatre éléments. Il
essayait de penser le mouvement à partir du jeu des éléments et du rôle de
l’Amour et du Conflit, mais les tentatives de reconstitution de sa pensée,
souvent aventureuses, restent fragiles.

4. Les contemporains de Socrate


On compte comme « présocratiques » les contemporains de Socrate, qui
n’avaient pas subi son influence, même si certains, comme Démocrite,
pouvaient même être plus jeunes que lui.
• Anaxagore
Originaire de Clazomènes, en Ionie, Anaxagore, protégé par Périclès,
enseignait à Athènes lorsque Socrate était jeune adulte, et son enseignement
a eu une influence négative, mais réelle, sur Socrate, qui en a déduit que la
physique des Ioniens ne permettait pas de construire une science véritable.
Néanmoins, Anaxagore a introduit à Athènes l’idée d’une approche
rationnelle des phénomènes naturels. Il postulait l’existence d’un Esprit
(Noûs) organisateur du cosmos, mais ne développait pas de métaphysique,
ce que lui reprochait Socrate. Il a eu comme élève Archélaos d’Athènes.
L’idée d’un Dieu Esprit, Noûs, sera reprise par Platon et Aristote comme
une évidence.
• Démocrite
Originaire d’Abdère, port de Thrace, Démocrite était plus jeune que Socrate
d’une dizaine d’années. Il est la première grande figure de l’atomisme grec,
dont s’est inspiré Épicure. On l’associe souvent à Leucippe, dont on ne sait
rien, et dont certains, dans l’Antiquité, doutaient même de l’existence. Il est
extrêmement délicat de reconstituer la pensée de Démocrite, parce que ses
doxographies sont sans doute influencées par des doxographies
épicuriennes. Démocrite serait l’inventeur de l’atome, mais toute
ressemblance avec la physique moderne s’arrête à cette analogie verbale,
qui est même trompeuse, du fait que l’atome moderne se divise, alors que,
au sens propre, pour les Grecs, c’était une particule indivisible. L’idée
d’atome offrait une alternative à la physique des éléments, mais elle n’était
pas du tout associée à une approche mathématique. Elle présentait l’intérêt
d’éviter le risque d’une fuite à l’infini dans le découpage (théorique) du
réel ; en revanche, elle se prêtait à une objection massive : pourquoi ne
pourrait-on pas diviser l’atome ? Aristote le mentionne parfois, mais Platon
l’ignore totalement. Contrairement à Socrate, il ne connaissait pas la
sphéricité de la terre. Il aurait beaucoup voyagé et serait mort très âgé, mais
il est difficile de voir clair dans toutes les légendes qui l’entourent. Il avait
beaucoup écrit, et toute son œuvre est perdue.
Jean-Joël Duhot
Bibliographie
• Édition des textes

• Hermann Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker,


3 vols, 8e éd., révisée par Walther Kranz, Weidmann,
1956.

• Jean-Paul Dumont, Jean-Louis Poirier et Daniel


Delattre, Les Présocratiques, Pléiade, Gallimard,
1988.

• Les écoles présocratiques, réédition en poche des


textes du précédent, Folio essais, Gallimard, 1991.

• Geoffrey S. Kirk, John E. Raven et Malcolm


Schofield, Les philosophes présocratiques, Éditions
universitaires de Fribourg, 1995. Précieux choix de
textes, avec présentations et traductions.
Petite note : tous ces recueils de fragments renvoient à un doxographe
nommé Aétius, mais il faut savoir que cet Aétius n’est qu’une conjecture de
Diels, et n’est pas un auteur dont nous aurions l’œuvre.
• Introduction à la lecture des présocratiques

• André Laks et Glenn W. Moss, Les débuts de la


philosophie, Paris, Fayard, 2016.
1. Cf. Nietzsche, La philosophie des préplatoniciens (1872).
2. La référence conventionnelle d’un passage est notée selon cette classification Diels-Kranz (DK). À
chaque auteur est dédié un chapitre qui lui attribue ainsi un numéro et, pour chacun, les fragments
sont regroupés sous une lettre (« A » pour les témoignages, « B » pour les fragments et citations,
« C » pour les imitations) ; enfin, à l’intérieur de ces regroupements, les fragments sont, à leur tour,
numérotés. Par exemple : « DK 31 B 17 » est la référence du 17e fragment (B) d’Empédocle (31).
2
Platon, République

La République est un dialogue capital de Platon. Il partage avec l’ultime


dialogue que sont les Lois, la singularité d’être composé de plusieurs
livres (dix, en l’occurrence, contre douze aux Lois) et d’être consacré à la
politique1.
L’œuvre de Platon se déroule dans le temps : les tout premiers dialogues,
socratiques, ne sont pas encore très élaborés, puis on arrive aux grands
dialogues socratiques que sont le Banquet, le Phèdre et le Gorgias ; et la
République marque le couronnement de la période socratique, avec son
ambition encyclopédique, qui en fait une somme du socratisme. C’est le
Platon de la maturité. La phase suivante est très différente : elle commence
avec le Timée, et déploie toute une philosophie, qui est désormais propre à
Platon, même si Socrate y est toujours présent, sauf dans les Lois.
Le titre de la République ne doit pas faire illusion, ce n’est que la
transcription du latin res publica, qui rendait le grec politeia, qui désigne
l’organisation de la cité (polis). Rappelons que la Grèce classique était
divisée en cités, et ne constituait pas un État. On a parfois suggéré que
Platon et ses contemporains avaient ignoré l’État, ce qui serait faux, du
simple fait qu’ils connaissaient l’État perse, le grand royaume ennemi. Si la
Grèce en est restée à une organisation en cités, c’est parce qu’aucune d’elles
n’avait été assez puissante pour s’imposer aux autres, et que, finalement, ce
morcellement était plus efficace dans les conditions socio-économiques de
la Grèce continentale. La cité est l’horizon politique de la Grèce classique,
garanti par le prestige interne, largement exploité par Athènes, que lui
avaient donné ses victoires plus qu’improbables sur l’immense empire perse
à Marathon (490) et à Salamine (480).
On a parfois considéré, du fait de l’importance de la République et des Lois,
que Platon était d’abord un penseur politique et que, finalement, à défaut
d’une carrière politique, il se serait contenté de la philosophie. En réalité,
comme nous le verrons, la cité présentait un double avantage dans l’optique
platonicienne. D’abord, la généralité du sujet permet d’effectuer un
parcours encyclopédique, ensuite, Platon considère que la cité offre une
image agrandie de l’homme, de sorte que ce postulat d’homothétie permet
d’étudier la nature de l’homme à une plus grande échelle. La philosophie
n’est pas au service, ou à la remorque, de la politique, c’est la politique qui
porte la philosophie.

1. Le dialogue
Socrate est le maître du jeu et le narrateur. Le dialogue commence par une
mise en scène réaliste : Socrate est au Pirée, à l’occasion d’une fête
religieuse, et un des fils de Céphale, vieil industriel, patron d’un atelier de
boucliers, et père, notamment, de l’orateur Lysias, lui demande de venir
chez lui. Céphale, heureux de voir Socrate, fait un éloge de la vieillesse, et
évoque les incertitudes de la mort. Le mythe final de la destinée des âmes,
au livre X, marquera ainsi une boucle avec le début du dialogue, par une
réponse à ces incertitudes.
Les protagonistes de ce début sont nombreux, on y remarquera surtout
Thrasymaque, qui fait figure de sophiste et présente une argumentation qui
le rapproche du Calliclès du Gorgias, mais aussi Polémarque, un des fils de
Céphale. Ils s’effaceront dans les livres suivants, et il restera Adimante et
Glaucon, les deux frères de Platon.

2. La justice ?
Après Céphale, on entre dans le vif du sujet, et par là même dans une
importante difficulté : celle de le nommer. Toutes les traductions et tous les
commentaires disent qu’il s’agit de la question de la justice. Pourtant,
comme souvent chez Platon, et pour les mêmes raisons, on éprouve un
certain malaise en lisant ces traductions, une impression de décalage. C’est
bien de cela qu’il s’agit. Le débat sur la justice n’évoque jamais l’ordre
judiciaire, ce qui pour nous serait la moindre des choses. Visiblement, les
mots n’ont pas le même sens. L’objet de la discussion est de savoir quel doit
être le principe de l’action. Est-il juste de privilégier le pouvoir ou les
richesses ? Thrasymaque reprend les valeurs que Calliclès avait vainement
objectées à Socrate, qui a beau jeu de disqualifier les fausses valeurs.
La vraie question est celle de l’ordre juste et de son fondement. Quand nous
parlons, nous, de justice, nous croyons savoir de quoi il s’agit, en
l’occurrence l’égalité de traitement entre les personnes, tous les débats
portant sur les modalités de cette égalité. Les Grecs, eux, sont dans un
monde qui n’a ni notre histoire ni nos valeurs. Et Platon essaye de fonder le
Bien comme principe absolu d’action. Sur quel Bien peut-on fonder un
ordre juste ? Telle est la grande question qui traverse tout le dialogue, avec
pour horizon la cité.
Corrélativement, les adjectifs juste et injuste, relèvent d’une traduction
regrettable, qui laisse aussi un sentiment de malaise. Le terme dikaios,
qu’on traduit par juste, désigne quelqu’un qui est en règle avec les lois, qui
n’a rien à se reprocher juridiquement2, tandis que son contraire n’est que
très maladroitement traduit par injuste, alors qu’il s’agit de quelqu’un qui
transgresse les lois et la morale, un délinquant ou un criminel.
Platon est au croisement de deux thématiques : l’opposition de la nature et
de la société, et celle du droit positif et d’un fondement naturel du droit. Il
s’agit, à l’évidence, d’un croisement problématique. Si le droit n’est que
positif, les hommes peuvent définir le bien, c’est-à-dire la finalité de
l’action, selon leur bon plaisir, mais, inversement, si on fonde le droit sur la
nature, comme Calliclès ou Thrasymaque, la nature n’obéit-elle pas à la loi
du plus fort ? Il faut bien avoir présent à l’esprit que les Grecs n’ont pas le
surplomb d’une Loi divine, comme nous après deux millénaires de
christianisme. Leurs dieux, auxquels ils ne croient d’ailleurs plus, leur
donnent les plus mauvais exemples dans la mythologie, ce que Platon ne
manquera pas de condamner un peu plus loin.
Le problème que se pose Platon est donc de fonder le bien, dans une société
régie par un droit positif, et où le religieux n’intervient qu’à la marge, et sur
des bases sans grand fondement (comme le montrera le procès de Socrate).
Le premier livre a pour objet de passer en revue toutes les problématiques,
pour éliminer les fausses valeurs, que sont le pouvoir, les honneurs et les
richesses. La suite va essayer de fonder les vraies valeurs, de trouver le bien
qui sera le principe d’un ordre juste, et ainsi de construire une société
bonne. L’unité thématique du premier livre tient à ce qu’il confronte Socrate
aux diverses options de fondement du droit et de la société, d’où la pluralité
des interlocuteurs. Une fois ce tour d’horizon effectué, Socrate va s’atteler à
sa tâche de construction avec des partenaires plus discrets, qui auront pour
rôle de l’aider à formuler sa pensée. Dans cette recherche, le découpage des
livres obéit parfois plus aux exigences de l’édition (ne pas dépasser le
volume d’un rouleau) qu’à des changements thématiques.

3. Former l’homme
Les livres suivants vont éliminer la mythologie, dont le tort est de donner
des exemples déplorables. Tels que les présentent les poètes, à commencer
par Homère, les dieux donnent des modèles absolument désastreux de
comportements. Or on apprend Homère dès l’enfance, ce qui enracine en
nous l’idée de mauvaises actions associées au divin. Platon va même plus
loin en s’en prenant aux Orphiques, qu’il présente comme des escrocs parce
qu’ils organisent des initiations censées ouvrir aux hommes la voie du
bonheur après la mort, comme si une initiation à Éleusis pouvait remplacer
les mérites d’une vie bonne, qui ne peut être que philosophique. Il faut donc
exclure les poètes parce qu’ils sont les vecteurs de la mythologie.
Platon avance en s’appuyant sur la question de l’éducation, qui lui donne
une base concrète : quel doit être l’enseignement idéal ? Le paradoxe de
Platon est qu’il est à la fois concret et abstrait. Il s’appuie toujours sur des
exemples, mais, dans son projet de société, il ne construit que sur des
principes, sans tenir compte des réalités historiques, sociales et politiques.
L’idéal platonicien reste le modèle spartiate, avec une société menée par des
guerriers citoyens. La différence, capitale, tient à ce que ces guerriers, les
« gardiens », ont pour objectif non pas la conquête de territoires ou de
peuples, mais la connaissance. Ils doivent cependant être aussi de véritables
guerriers, parce que, dans le monde antique, la paix n’était jamais assurée,
et que chaque cité devait garantir sa sécurité avec une armée solide.
Athènes en avait fait l’expérience.
Le choix d’un modèle spartiate corrigé reste toutefois d’un aveuglement
stupéfiant : Platon ne voit pas que Sparte ne laissera rien (si ce n’est une
image douteuse), tandis qu’Athènes, avec tous ses vices, impérialisme et
détournement de fonds, élaborait le modèle d’où allait naître l’Occident.
Platon part d’une évidence morale que nous savons fausse3 : le bien ne peut
naître que du bien, de sorte qu’il faut construire une société sur de bons
principes. Or toute la réussite athénienne, Platon compris, résulte d’une
politique centrée sur l’impérialisme maritime, que rejetaient aussi bien
Socrate que Platon (et qui n’était pas moralement défendable).
La cité platonicienne idéale doit être une grande famille. Ce n’est pas une
banalité : tout le problème de la politique des cités était leur instabilité (d’où
la fascination pour Sparte, qui était très stable). Pour éviter toute
fragmentation, il faut donc éliminer le rôle funeste des familles, des
groupes, des factions, et, pour cela, concevoir la cité comme une seule
grande famille, d’où la communauté des femmes et des enfants. Toutefois,
si les gardiens sont les philosophes, il faut aussi des producteurs pour
nourrir la cité, ce sera le rôle de ceux qui ne sont pas naturellement
philosophes. Et chacun étant à sa place selon ses capacités, l’harmonie
règnera sur la cité.
Cette analyse met en évidence trois fonctions capitales, qui illustrent le
parallélisme de la cité et de l’homme : l’intellect (noûs), l’agressivité
(thumos) et le désir, correspondant à trois ordres : la pensée, l’énergie et la
production. Et, aussi bien dans l’homme que dans la société, ces trois
fonctions doivent être harmonisées. Les gardiens-philosophes, qui
représentent les deux premières fonctions seront ainsi de meilleurs guerriers
que les paysans…
Concrètement, le bien est dans l’harmonie, et le mal dans le désordre. Il
faudra donc harmoniser l’homme et la cité. Le bien est par là même lié au
beau, et le philosophe doit contempler le beau, et en même temps le
comprendre, c’est-à-dire dépasser l’émotion immédiate qu’il provoque,
pour saisir l’ordre harmonique de sa beauté. Il est capital de comprendre
que l’idée de Beau ne saurait être un objet beau, un modèle parfait, auquel
cas on serait entraîné dans une régression à l’infini (puisque ce modèle
devrait avoir un modèle) : l’idée de Beau ne peut être que la structure
harmonique qui fait la beauté d’un objet. Le philosophe doit donc
rechercher cette structure fondatrice de la beauté.

4. La connaissance
Une fois tout cela mis sur la table, la recherche de la nature du philosophe
peut commencer. Au début du livre VI, Socrate reconnaît que l’itinéraire a
été tortueux, mais maintenant on va pouvoir vraiment avancer. La science la
plus haute vise l’idée de Bien (505 a). Loin de l’interprétation moralisatrice
qui soumettrait la science à des valeurs, cela signifie que la science doit
rechercher les principes de l’harmonie, du fait de l’équivalence du Bien et
du Beau.
Reste à penser la science et, d’abord, le Bien, ce que va faire la fin du
livre VI. La science est une vision de l’âme (pour Platon, la connaissance
véritable relève de l’intuition), or la vision suppose non seulement un œil,
mais aussi la lumière, et la source de la lumière est le soleil. Platon peut
alors oser la fameuse formule du Bien, soleil de l’âme. Seule une lumière
intérieure, mais qui ne dépend pas de nous, peut nous éclairer de manière à
nous révéler des vérités. C’est cette lumière qui est le Bien. Nous sommes
donc paradoxalement sortis du domaine moral : le Bien est ce qui ouvre la
possibilité de la connaissance véritable.
Comment cette connaissance s’organise-t-elle ? L’image de la ligne apporte
la réponse. Soit une ligne divisée en deux grandes parties dont chacune est
elle-même divisée en deux, ce qui fait quatre segments alignés sur une
même droite. La première moitié correspond à la connaissance véhiculée
par les sens, en l’occurrence la vision. Le degré inférieur représente
l’illusion, la vision d’images ne correspondant à rien de réel, et le degré
supérieur, à une perception d’objets réels, mais, dans les deux cas, il s’agit
d’opinion et non de science. La seconde moitié figure les réalités noétiques,
ce qui ne se voit pas mais qui structure le réel. Au niveau inférieur, on a
l’intelligence discursive, la dianoia, qui les pense à travers le raisonnement,
et, au-dessus, l’intellect, le noûs, qui permet de voir directement la réalité
véritable.
Attention à deux problèmes lexicaux. D’abord, contrairement à ce que
laissent entendre certaines traductions et certains commentaires (datés),
Platon ne parle jamais de monde sensible ni de monde intelligible ou de
monde des Idées. Il faut donc absolument proscrire ces expressions, qui
n’apparaissent que chez des auteurs plus tardifs. Ensuite l’adjectif
« intelligible » risque d’induire à un contresens, du fait que le terme renvoie
pour nous au fonctionnement discursif de l’intelligence, et non à une
intuition directe.
Nous avons une faculté, l’intellect, qui nous donne l’intuition des réalités,
mais uniquement si elles sont éclairées par le Bien. L’intellect ne suffit donc
pas pour accéder à la connaissance parfaite : l’intuition doit nous être
donnée par une réalité transcendante, le Bien.
Le livre VII va illustrer ce mode de connaissance par l’allégorie de la
Caverne. Ce passage, peut-être le plus connu de Platon, fait toutefois l’objet
de lourdes méprises. Des hommes sont prisonniers dans une Caverne, et ils
voient sur les parois de cette Caverne des ombres qu’ils prennent pour la
réalité. Si un prisonnier arrive à sortir de la Caverne, il peut voir les objets
dont il ne connaissait jusque-là que les ombres, mais quand il rentre dans la
Caverne, s’il parle de sa découverte aux autres prisonniers, non seulement
ils ne le croiront pas, mais surtout ils voudront le tuer parce qu’ils seront
persuadés qu’il se moque d’eux. L’analogie de l’ombre a fait croire à un
parallélisme entre deux mondes, celui des reflets et celui des objets réels,
dans lesquels on pense reconnaître les Idées, ce qui conduit effectivement à
supposer un monde des Idées. En fait, c’est une exploitation hasardeuse :
tous les objets extérieurs ne peuvent pas projeter leur ombre sur la paroi.
D’ailleurs Socrate précise qu’il ne faut pas prendre l’analogie trop au
sérieux. Son domaine de validité est plus général : la réalité véritable n’est
pas le monde tel que nous le percevons par nos sens, mais quelque chose de
beaucoup plus beau et lumineux, à quoi certains peuvent parfois accéder
brièvement, dans une expérience rare et indicible, de type mystique, l’accès
à un plan fondateur de la réalité. L’erreur de la théorie des Idées vient de ce
qu’on associe une ombre à un objet réel, qui en serait le modèle parfait.
C’est peut-être pour corriger cette erreur d’interprétation que Platon réfutera
la théorie des Idées dans le Parménide. L’allégorie de la Caverne exprime
simplement la différence de niveaux de réalité entre le monde perçu par les
sens et la réalité véritable.
Socrate passe ensuite au classement des sciences, des plus concrètes aux
plus élevées, au sommet desquelles trônent l’astronomie et surtout
l’harmonie. Notons que le passage 531 a-d, massacré par tous les
traducteurs, signifie que l’harmonie véritable ne consiste pas à essayer de
mesurer la hauteur des sons entendus lors d’une exécution musicale, mais à
établir les principes mathématiques qui régissent les consonances. Vient
ensuite la dialectique, qui prépare à la vision véritable de la réalité.
Les livres VIII et IX reprennent le parallélisme entre l’homme et la cité,
pour dresser une typologie des régimes politiques et de leurs déviances.

5. Le livre X
Le livre X achève l’ensemble par une double conclusion, philosophique et
eschatologique. La conclusion philosophique est l’image des trois lits, eux
aussi bien maltraités par les traducteurs. Socrate commence par évoquer à
nouveau Homère et la poésie, en jouant sur le terme poièsis, poésie, mais
aussi, ou d’abord, création. Le monde créé par le poète n’existe pas, ce n’est
qu’un reflet sans réalité physique. Ainsi s’engage la réflexion sur la
création. Comme toujours, Platon s’appuie sur des exemples concrets, en
l’occurrence le lit, œuvre du menuisier. On peut faire un tableau de lit, mais
ce n’est pas un vrai lit. L’artisan fait un vrai lit, mais ne fait pas « ce qu’est
un lit », l’essence du lit. De même que la peinture du lit s’inspire du lit réel,
le lit réel doit s’inspirer du lit essentiel, « ce qu’est un lit », l’idée de lit. Or
Platon dit très explicitement que cette idée de lit est « dans la nature », ce
qui ruine la théorie scolaire des Idées (avec la possibilité même d’un monde
des Idées). Cette immanence de l’idée gêne tellement les traducteurs qu’ils
modifient l’expression pour la faire cadrer avec leurs interprétations.
Le raisonnement s’articule sur le schème du modèle et de la copie, le
modèle étant plus réel que la copie : la copie reproduit le modèle. On
remonte ainsi jusqu’au modèle premier, l’Idée, mais quel est le modèle de
l’Idée ? Question centrale du platonisme, dont la réponse se trouve ici, très
subtilement, glissée dans un texte où les interprètes ne l’ont pas décelée. Le
Créateur de l’Idée est présenté sous une forme dans laquelle on a cru voir
un jardinier, mais qui, dans la langue classique, désigne le père
(phytourgos). Or le père se reproduit dans la paternité. L’Idée doit donc être
une émanation divine sans modèle extérieur. Tout cela est suggéré, et
constitue le dernier mot du socratisme (vu par Platon). C’est le socle sur
lequel va se construire le Timée.
Et la fin est consacrée au fameux mythe d’Er, qui expose la destinée des
âmes, et permet de concilier la liberté et la nécessité. Les âmes,
immortelles, ont un destin, mais elles l’ont choisi librement. Toutefois, leur
liberté de choix était fortement marquée par leurs préjugés et leurs illusions.
L’homme doit donc se libérer de ces erreurs de jugement qui altèrent
gravement son échelle de valeurs, et c’est, justement, la tâche de la
philosophie.
Jean-Joël Duhot

Bibliographie
• Éditions du texte

• Platon, République, texte et traduction, Émile


Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1934.
—, République, traduction, Robert Baccou, Paris,
Garnier, 1963.

—, République, Georges Leroux, Paris, GF, 2002.

• Étude

• Julia Annas, Introduction à la République de


Platon, Paris, PUF, 1994.

• Jean-Joël Duhot, Leçons sur Platon, Paris, Ellipses,


2019.

—, L’énigme platonicienne, Paris, Kimé, 2017.


1. Il faut savoir qu’un livre correspond, pour les Anciens, au contenu possible d’un rouleau de
parchemin, qui ne dépasse pas quarante ou cinquante de nos pages, ce qui en fait, pour nous, tout
au plus un gros chapitre.
2. Il est clair qu’on peut parfaitement être en règle, sans pour autant être juste au sens où nous
l’entendons.
3. Nous savons, nous, du fait du christianisme, que le bien peut aussi naître du mal, selon la formule
paulinienne felix culpa, heureuse faute (qui nous a valu le rachat).
3
Platon, Timée

Le Timée se déroule le lendemain de la République. Comme il est clair que


ces dialogues n’ont pas réellement eu lieu, cette précision donnée par Platon
au début est forcément significative, d’autant plus que ce dialogue contraste
très fortement avec la République. Socrate n’est plus le maître du jeu, et la
dialectique comme pratique dialoguée de la philosophie, laisse la place à un
nouvel interlocuteur, unique dans l’œuvre de Platon, le Pythagoricien
Timée, qui va tenir un long discours continu, et donner son nom au
dialogue. Après un rappel des questions traitées la veille, Platon passe à un
hors-d’œuvre qui va marquer les imaginations jusqu’à aujourd’hui :
l’histoire de l’Atlantide, racontée par Critias. Ce bref récit a pour fonction
de dire qu’Athènes a jadis été une cité irrésistible, et, donc, que l’utopie de
la veille, la cité imaginée par Socrate, a peut-être un jour existé.
On passe ensuite à l’essentiel, avec un gros changement de registre. La
République cherchait l’harmonie de la cité, et avec Timée, on s’attaque à
l’harmonie du monde. Socrate s’efface, pour n’être plus que le catalyseur de
cette nouvelle aventure où le dialogue disparaît devant l’exposé.

1. Le démiurge
La colonne vertébrale du dialogue est l’harmonie du cosmos. C’est le
postulat dont tout découle. Pourtant le monde n’a pas toujours pu exister,
parce qu’il est composé de corps, et que les corps ne sont pas éternels, mais
soumis à la dégénérescence et à la disparition. L’éternel est immuable, et le
monde est en changement permanent. Le monde est donc né, et tout ce qui
naît, naît d’une cause (en vertu du principe de causalité). Le monde est donc
une création, et une belle création, et toute création suppose un modèle. Le
créateur est un artiste, qui travaille sur un plan, un projet, un modèle, ce que
les Grecs appellent un paradigme. Le schème le plus évident pour Platon est
celui de l’architecte. Or l’architecte grec ne travaille pas sur une maquette,
mais à partir de rapports mathématiques réglant toutes les dimensions du
temple entre elles : longueur, largeur, hauteur, espacement et diamètre des
colonnes… C’est la raison pour laquelle tous les temples grecs semblent
faits sur le même modèle, à des échelles différentes, et avec le choix entre
trois styles différents pour les chapiteaux : dorique, ionique ou corinthien.
De même, le sculpteur, même s’il semble copier la forme des corps de
manière certes stylisée, mais néanmoins réaliste, adopte, en fait, une série
de proportions qui règlent les rapports de longueur entre les organes, dont la
plus connue est le canon de Polyclète. Le paradigme véritable de
l’architecte n’est donc pas le modèle d’un plan dessiné, mais une série de
proportions mathématiques. Le paradigme du beau ne saurait être un objet
qui aurait eu une naissance (28 a-b), ce n’est pas un être créé.
La perfection artistique du cosmos, qui est une évidence pour Platon,
implique qu’elle soit le produit d’un architecte ingénieur dont la qualité de
l’œuvre marque la bonté. Sa dénomination de démiurge relève d’une
catégorie socio-professionnelle qui n’a plus de sens pour nous : dans un
monde où les propriétaires travaillent à gérer leurs biens, et où les esclaves
exercent une grande partie des travaux manuels, il reste une troisième
catégorie, les travailleurs qualifiés qui ne sont pas liés à un maître, mais
peuvent travailler pour tout le monde, artisans, architectes, médecins…, les
démiurges. Dieu est donc forcément un démiurge.

2. La construction du monde
Une fois tout cela établi, il reste à conjecturer la manière dont ce Dieu
démiurge a pu procéder. Timée va se livrer à un scénario probable de la
Création à partir de ces principes. Le Timée est une déduction qui déroule
les conséquences logiques des principes métaphysiques que nous venons
d’exposer. C’est la démarche inverse de celle de Lois X, qui procède par
induction pour prouver l’existence de Dieu comme première cause. Les
principes logiques de cette déduction sont naturellement ceux qui relèvent
de l’évidence platonicienne, et Platon est bien conscient qu’il ne s’agit pas
d’une démonstration rigoureuse, et que les choses ont pu se passer
autrement, mais il considère que, globalement, son canevas doit être exact.
Il dit à plusieurs reprises qu’il s’agit d’un mythos, mais d’un mythos fiable.
Ce n’est pas une image, une analogie, mais une reconstitution raisonnable
(que Platon conjecture avec les outils conceptuels qui sont les siens).
Il doit donc y avoir un Dieu, créateur et père de l’univers (28 c), qui va
réaliser le cosmos le plus beau qui soit, à partir d’un modèle mathématique.
De quoi ce modèle peut-il être inspiré ? Le cosmos doit ressembler à l’être
intellectif le plus parfait (30 d). On comprend qu’il ne peut s’agir que de
Dieu lui-même, qui va ainsi être réellement père du cosmos, puisqu’il le
produit à partir de lui-même.
La première des tâches est de réaliser l’âme de ce cosmos. La notion d’âme,
psychè, n’a pas du tout le même sens pour les Grecs que pour nous, et elle
ne comporte, en elle-même, aucun relent spiritualiste. L’âme est tout
simplement ce qui anime un corps vivant, et quand un être vivant est
inanimé, il ne vit plus, de sorte que le terme désigne à la fois l’âme et la vie.
La psychè est ce qui donne à l’être vivant sa vie, sa forme, sa structure et
ses fonctionnalités. Le cosmos doit être vivant, métaphysiquement parce
que le vivant est supérieur à l’inerte (et parce que c’est la plus belle
réalisation possible), et concrètement parce qu’il est automoteur et
autorégulé, ce qui est propre au vivant.

3. Le code de l’âme du monde


L’âme du monde est donc l’essentiel, la structure qui va développer,
maintenir et organiser le cosmos. Sa mise en place, à partir de 34 b, est le
cœur du Timée. La page semble un peu fantaisiste, et personne n’avait pu la
décrypter entièrement. L’opération divine est effectivement déroutante, tout
le monde a reconnu les chiffres de la gamme pythagoricienne, mais on n’a
pas cherché plus loin.
La beauté grecque est harmonique et mathématique, ce qui explique le
choix de Platon : les règles de l’acoustique pythagoricienne quantifient
mathématiquement les consonances. Il y a trois accords consonants,
l’octave, la quinte et la quarte, et les cordes qui produisent ces consonances
sont dans des rapports de longueur à la fois simples et absolument exacts.
Multiplier une longueur de corde par 2 donne l’octave inférieure, par 3/2, la
quinte inférieure, et par 4/3, la quarte inférieure. Les consonances se
reconnaissent à l’oreille, à ce que les sons se fondent, sans frottement ni
battement. Cette acoustique est déjà réellement de la physique
mathématique, toujours valable aujourd’hui.
Platon va donner à l’âme du monde la structure mathématique de la gamme
pythagoricienne, ce qui garantira au cosmos sa beauté et sa structure
mathématique. Le principe du calcul est simple : l’octave se quantifie par le
nombre 2, la quinte par le rapport 3/2, et la quarte par le rapport 4/3. Pour
mieux comprendre, ramenons les choses à notre gamme ascendante de do :
la quinte est le sol, et la quarte, le fa. Entre fa et sol, il y a un ton, facile à
calculer : le rapport t qui, multiplié par 4/3, va donner 3/2, soit t × 4/3 = 3/2,
d’où t = 3/2 × 3/4 = 9/8. Le ton (pythagoricien) est donc de 9/8. Le diton
sera le ton multiplié par lui-même, soit 81/64. Et, sur le même principe de
calcul, le « demi-ton » entre le diton et la quarte (mi-fa en notation
moderne), 256/243. On continue sur le même modèle pour terminer
l’octave. Platon fonde ainsi la structure du monde sur une mathématique de
l’harmonie, mais un nouvel élément surgit, apparemment de nulle part : le
Même et l’Autre, qui ont suscité des centaines de pages de commentaires.
Pour réaliser un accord, et ainsi constituer une échelle sonore, comme on
fait pour un piano, il faut utiliser deux principes : la quinte et l’octave. La
quinte est le plus important, parce que c’est l’intervalle qui permet de
construire la série des notes : le rapport de quinte donne toujours une
nouvelle note. Cependant, l’octave est aussi nécessaire, pour assurer la
stabilité de l’ensemble, mais elle donne toujours la même note, à des
hauteurs différentes.
Tout est là : le Même désigne l’octave, et l’Autre, la quinte. Le fait que ces
deux concepts apparaissent juste en même temps que la gamme n’est pas un
hasard. Et si le Même est toujours le Même, puisqu’il donne toujours la
même note (à des hauteurs différentes), l’Autre est toujours autre, du fait
que, si longue qu’elle soit, une série de quintes ne retombe jamais sur la
même note, et ne retrouve jamais d’octave, du simple fait que les octaves
sont des puissances de 2, et les quintes, des puissances de 1,5, et qu’aucune
puissance de 1,5 ne peut être égale à une puissance de 2. Le cosmos a
besoin d’un Même, qui en assure la stabilité, et d’un Autre, qui permette
son déploiement dans le multiple. Ce calcul se vérifie dans la curieuse série
initiale, à 35 b : 1-2-3-4-9-8-27, constituée des trois premiers nombres,
suivis de leurs carrés et de leurs cubes. 1, 2, 4 et 8 constituent des octaves,
et 3 est l’octave de la quinte (3/2 × 2), soit la douzième, que suivront ses
deux octaves successives. La douzième, en tant qu’octave de la quinte,
représente exactement ce que Platon qualifie, à 35 a, d’harmonisation du
Même et de l’Autre, qui sont pourtant inconciliables (pour les raisons
mathématiques que nous venons d’évoquer).
L’essentiel du Timée est là, dans la constitution mathématique de l’harmonie
de l’âme, c’est-à-dire de la structure active, du monde. Reste à en construire
le corps.

4. Le corps du monde
Entre l’âme et le corps, il y a ce qu’Aristote appellera la matière, mais ici,
cette matière, que Platon ne nomme pas, mais dont il pense le concept,
comme réceptacle ou excipient des qualités physiques, va se résorber en ce
qu’il peut y en avoir de plus abstrait, une forme de spatialité, alors même
que les Grecs ignorent la notion d’espace. Et cette chôra, terme qui signifie
territoire, va devoir produire les éléments, qui sont, pour les Grecs, les
constituants des corps. Platon la forme à partir de triangles, ce qui permet
de réaliser toutes les surfaces qu’on veut et de les combiner en volumes. Il
utilise les polygones réguliers inscriptibles dans une sphère, le cube, le
tétraèdre, l’octaèdre et l’icosaèdre, qui vont respectivement constituer la
terre, le feu, l’air et l’eau, le dodécaèdre représentant l’ensemble du cosmos.
Les raisons en sont simplement analogiques : le cube est le plus stable, ce
qui convient le mieux à la terre, le feu est piquant (et feu, pyr, est à
rapprocher de pyramide, forme concrète du tétraèdre), l’air est plus mobile,
et l’eau encore plus, d’où sa forme d’icosaèdre, qui se prête plus à la
mobilité.
Il est essentiel de noter que nous avons ici la preuve concrète que l’Idée
n’est pas du tout ce qu’en dit le platonisme scolaire, à savoir un modèle
idéal, puisque Platon dit très explicitement que l’Idée du feu est le tétraèdre.
Il est clair que le tétraèdre n’est pas un feu, encore moins un feu idéal, mais
une structure. Nous retrouvons donc l’immanence de l’Idée, que
République X suggérait, avec l’Idée du lit « dans la nature ».
Platon développe ainsi une conception certes fantaisiste, mais formellement
pertinente, de la physique. Il en ramène les constituants à des formes
mathématiques, qui, elles-mêmes, sont divisibles en unités mathématiques
simples, ce qui permet de penser une transmutation des éléments par
reconfiguration des triangles constitutifs. Platon dépasse la physique des
éléments en la mathématisant. Cette mathématisation est symbolique, mais
il ne faut pas oublier que l’essentiel n’était pas là, mais dans la construction
de l’âme du monde, qui, elle, s’appuyait, d’une façon analogique, sur une
authentique physique mathématique. Le détail du reste du dialogue est plus
anecdotique, et vise à compléter sur un mode vraisemblable cette
présentation de la Création.

Conclusion
Platon a choisi ici le masque du Pythagoricien Timée, pour rendre
hommage au pythagorisme, qui lui a donné ce formidable outil qu’est le
calcul de la gamme, mais c’est bien lui qui parle, et non un Pythagoricien
réel. La question est de savoir quelle est la place du Timée dans l’œuvre de
Platon. Si on en croit Aristote, qui était bien placé, elle devait être centrale,
puisque, dans sa présentation de l’histoire de la philosophie de
Métaphysique A, il considère Platon comme un Pythagoricien. Et le Platon
pythagoricien est d’abord celui du Timée.
La République était construite sur la base de l’analogie de l’homme et de la
cité. Avec le Timée, apparaît un nouvel élément, le cosmos, qui va, lui aussi,
pouvoir servir de modèle d’harmonisation, et amener à repenser l’harmonie
de l’homme (dans le Philèbe). Enfin, la gamme marque un palier nouveau
dans la recherche platonicienne : l’octave n’est pas l’addition des intervalles
qui la constituent, c’est l’octave qui est première, et qu’on divise ; mais
cette division ne cherche pas des éléments qui s’additionneraient, mais des
facteurs qui se multiplient, comme se multiplient les rapports qui
constituent la gamme (rapports de longueur ou, pour nous, de fréquence).
L’unité de l’octave n’est donc pas une addition, mais un produit, ce qui
permettra de reprendre, et de résoudre, les apories de l’éléatisme.
Le Timée est un moment clef dans l’œuvre de Platon, qui amène à repenser
le rapport de l’âme au corps sur la base d’une mathématisation, mais c’est
aussi un socle capital de toute l’histoire des sciences, puisque c’est son
postulat de mathématicité du cosmos qui va être le point de départ de la
création de la physique par Galilée, Kepler et Newton.
Jean-Joël Duhot

Bibliographie
• Éditions du texte

• Platon, Timée, texte et traduction d’Albert Rivaud,


CUF, 1925.

—, Timée, traduction, introduction et notes de Luc


Brisson, Paris, GF, 1992.
• Étude

• Luc Brisson, Le Même et l’Autre dans la structure


ontologique du Timée, Akademia, 1994 ; rééd. Paris,
Vrin, 2016.

• Jean-Joël Duhot, Leçons sur Platon, Paris, Ellipses,


2019.

—, L’énigme platonicienne, Paris, Kimé, 2017.


4
Platon, Parménide

Le Parménide est un dialogue d’autant plus important qu’il est énigmatique.


Et les défis qu’il lance à l’interprète ont suscité, dès l’Antiquité, bien des
hypothèses plus ou moins hasardeuses. Les néoplatoniciens ont voulu
décrypter des sens cachés derrière les apories de Parménide, et les modernes
se sont lourdement interrogés sur la réfutation de la théorie des Idées, qu’ils
mettaient au cœur du platonisme.
Le dialogue met en scène un jeune Socrate de vingt ans, avec un camarade
du même âge, nommé Aristote, et Parménide, accompagné de son disciple
Zénon d’Élée, en visite à Athènes. Il est impossible de savoir si réellement
Parménide et Zénon étaient à Athènes en 450, et même de savoir si le vieil
Éléate, dont nous ne connaissons pas les dates, était encore vivant. Platon
valide son dialogue en expliquant par quelle voie il est parvenu jusqu’à lui,
qui était né plus de vingt ans après, mais, pas plus que celle du Théétète,
cette validation n’est à prendre historiquement au sérieux. Pour que le
lecteur croie au dialogue, il faut qu’il puisse penser qu’il a eu lieu, même
s’il sait que c’est peu probable.

1. La théorie des Idées


L’interprétation scolaire classique présente le jeune Socrate comme un
partisan de la théorie des Idées, qui se ferait réfuter sévèrement par les
Éléates, ce qui présente deux étrangetés, relevées par tous les interprètes.
D’abord, confier à un Socrate de vingt ans le soin de défendre la théorie des
Idées, est très anachronique, ensuite, si Platon est effectivement l’auteur et
le tenant de cette théorie, pourquoi se serait-il réfuté ? Plus aucun
platonisant sérieux n’adhère à l’hypothèse ad hoc qui verrait dans ce
dialogue un passage à vide de Platon, qui se serait mis à douter de sa théorie
(avant de se reprendre). Ces impasses viennent de lectures trop hâtives et de
préjugés interprétatifs.
Il faut accorder la plus grande importance à la scénarisation platonicienne :
pourquoi avoir choisi comme protagoniste un Socrate de vingt ans, que
Platon n’a pas connu, et sur lequel, d’ailleurs, il ne connaissait sans doute
pas grand-chose, puisqu’il ne nous transmet rien de la vie de son
maître avant Potidée (430) ? Ensuite, pourquoi imaginer une rencontre entre
Socrate et Parménide ? La rencontre qui a, historiquement, marqué Socrate,
est celle d’Anaxagore, ou, en tout cas, de ses livres, et Anaxagore était
effectivement à Athènes au milieu du siècle. On a ici une substitution :
l’initiateur de Socrate est Parménide, et non plus Anaxagore. Pourquoi
Parménide (contre toute vraisemblance), telle est la question.
C’est là que réside la clef de tout le dialogue : en faisant de Socrate un
disciple de Parménide, Platon s’inscrit dans une généalogie éléatique,
historiquement fictive, mais thématiquement capitale. Après le Timée, qui
résolvait théoriquement le problème de l’un et du multiple en faisant de la
totalité, non plus une somme mais un produit de facteurs, Platon avait
compris qu’il dépassait les apories éléatiques. Il lui restait à s’inscrire dans
une généalogie éléatique pour amender l’éléatisme, et lui permettre
d’intégrer la multiplicité et le mouvement à l’unité du cosmos.
Au début du dialogue, Zénon vient d’exposer ses fameux paradoxes, dont
Parménide confirme qu’ils appuient sa doctrine. Zénon a-t-il démontré
l’impossibilité du mouvement, comme on le croit généralement ? Ce serait
évidemment d’autant plus absurde qu’il est, ici, venu jusqu’à Athènes avec
Parménide. Zénon sait bien que, si elle est correctement tirée, la flèche va
atteindre la cible. Alors, où est la faille ? Simplement dans le fait que la
somme infinie des fractions de la distance qui sépare le tireur de la cible, ne
sera jamais égale à cette distance (justement parce qu’elle est infinie). Cela
montre que la totalité n’est pas une somme. Or, c’est précisément la
difficulté qu’a résolue la gamme du Timée : l’unité totale qu’est la
consonance d’octave1 n’est pas la somme de ses composantes (pour nous,
do+ré+mi…), mais le produit de leur expression mathématique. Le monde
n’est pas une addition, mais une unité cohérente, ce qui ne l’empêche pas
d’être multiple.
Platon s’inscrit ainsi dans une généalogie de l’unité organique du cosmos,
justement contre la multiplicité qu’incarnaient les physiologues ioniens,
dont Héraclite était, pour lui, la grande figure.
Quand Socrate arrive, Zénon vient d’exposer ses arguments, et il comprend
bien que les paradoxes de la multiplicité sont au service de l’unité éléatique.
Socrate a saisi que l’objet de Parménide est de poser l’unité du monde
(128 a-b), conception que Platon reprendra dans le Sophiste, tout en
l’associant à la possibilité du multiple, établie dans le Timée sur la base de
son modèle mathématique. Socrate n’est pas pleinement convaincu par les
arguments de Zénon, il pense que l’un n’exclut pas le multiple, et qu’il
faudrait trouver une solution de conciliation.
C’est alors que Parménide ouvre la discussion sur les Idées : y a-t-il une
Idée/Forme (eidos) en soi du juste, du beau, du bien et de tout ce qui est de
cet ordre (130 b) ? Socrate pense que oui (ce qui est nécessaire, puisque les
valeurs impliquent toujours une certaine forme de transcendance, ce qui,
précisément, en fait des valeurs). Parménide enchaîne en posant la question
de l’Idée/Forme de l’homme, du feu et de l’eau. Socrate avoue sa
perplexité, il n’a pas de réponse. Il est donc clair qu’on ne doit pas faire du
jeune Socrate un défenseur de la théorie des Idées : il ne s’agit ici que d’un
piège de Parménide. Autant les valeurs appellent au moins une certaine
forme de transcendance, autant, dans le cas des êtres concrets, la question
fait problème. Il faut noter au passage que Platon l’a déjà résolue dans le
Timée, qui pose que l’Idée du feu est le tétraèdre, ce qui implique
évidemment que celle de l’eau soit l’icosaèdre. C’est donc une fausse
question, ou plutôt une question pédagogique, qui montre Socrate, à
vingt ans, en recherche d’une réponse que lui, Platon, aura plus tard résolue
sous le masque de Timée. En tout cas, le texte n’est pas à prendre au
premier degré, comme la marque d’une interrogation platonicienne : c’est le
signe que Socrate est jeune, et n’a pas trouvé la solution, qui sera celle de
Platon. Telle qu’elle apparaît dans le Timée, et déjà dans République X,
l’Idée est la structure interne d’un objet, et non un modèle externe. La
scénarisation du dialogue est donc une clef essentielle : il montre un Socrate
en recherche, à ses tout débuts, patronné par Parménide, recherche que
Platon mènera à son terme.
Parménide accroît la perplexité de Socrate en élargissant la question au
cheveu, à la boue et à la crasse. Il thématise ensuite l’interrogation en
soulevant le problème de la participation, que poserait l’existence des
Idées : quel rapport entre l’Idée et la copie ? Ce sera l’angle d’attaque par
lequel il réfutera la théorie des Idées. Socrate tente bien de soutenir qu’il
n’y a pas d’incompatibilité entre l’un et le multiple, il évoque même une
bonne solution, en disant que l’Idée pourrait n’être qu’un concept (132 b),
auquel cas toutes les apories s’effaceraient effectivement. Pourtant, Platon
ne développe pas : dans le scénario, Socrate ne peut pas gagner contre
Parménide, il a toute une vie devant lui pour avancer vers une solution,
qu’il appartiendra à Platon de trouver, concrètement dans le Timée, et
théoriquement dans le Sophiste, sous les masques de Timée et de l’Étranger
d’Élée. Le Parménide ne peut être qu’un dialogue initial, les vingt ans de
Socrate sont un signe explicite. Ce n’est donc pas là qu’on doit chercher la
vérité du platonisme.
En revanche, pourquoi Parménide veut-il réfuter une théorie des Idées qu’il
vient d’inventer ? Si chaque chose a une Idée, on remonte certes de la
multiplicité des choses à l’unité de leur Idée, mais l’Idée ontologise
définitivement la différence entre les choses. Une théorie des Idées est
incompatible avec l’unité absolue du réel, que postule Parménide, parce que
la multiplicité des Idées est indépassable. La théorie des Idées est une
mauvaise manière de remonter du multiple à l’un, parce que cet un n’existe
que dans la pluralité des Idées.
Quand Platon écrit le Parménide, il a déjà élaboré sa théorie du monde,
construite sur le modèle de la gamme pythagoricienne, qui permet de
concilier l’un et le multiple, et de penser le multiple dans le cadre de l’un. Il
a résolu les apories de l’éléatisme grâce à l’outil acoustique du
pythagorisme. Il peut penser l’unité du cosmos au-delà de la multiplicité
que portent ses modèles mathématiques.
Par ailleurs, il n’est pas impossible que Platon ait voulu préciser sa pensée
en excluant une théorie qui pouvait apparaître correspondre à l’allégorie de
la Caverne, piège dans lequel est tombée quasiment toute la tradition
scolaire.

2. La connaissance
La discussion entre Socrate et Parménide illustre les problèmes que pose la
notion de modèle. Si la ressemblance entre deux choses implique
l’existence d’un modèle commun, la ressemblance entre la chose et le
modèle appellera un autre modèle, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est
l’argument dit (par Aristote) du troisième homme. On peut effectivement
constater que les exemples d’Idées/Formes que donne Platon, ne présentent
aucune ressemblance, comme le feu et le tétraèdre, ou le tissage et l’art du
politique. Cet argument « du troisième homme » est donc parfaitement
conforme à la pensée de Platon, bien loin de ruiner ce qui serait sa théorie
des Idées. La solution platonicienne du modèle formel, surtout de type
mathématique, échappe à l’objection parménidienne.
Une autre objection importante apparaît à 133 b : s’il y a des Idées/Formes,
peuvent-elles être connaissables, et comment ? La science humaine ne
saurait accéder au divin (134 e). Comment, alors, et pourquoi philosopher si
la science humaine ne peut qu’échouer ? Parménide explique au jeune
Socrate qu’il faut s’exercer à la dialectique, qui est comme une gymnastique
de l’esprit, qui consiste à examiner toutes les propositions en développant
tous les arguments opposés. Nul scepticisme, pourtant, dans cet exercice,
dont la finalité est de préparer l’esprit à voir le vrai (136 c). La vérité ne
relève donc pas de la démonstration, mais de la vision, et la dialectique
n’est qu’un exercice préparatoire nécessaire à une éventuelle intuition du
vrai par l’intellect (136 e). La connaissance n’est pas de l’ordre du logos.
Tout naturellement, Parménide ne démontrera pas à Socrate sa propre
théorie, ce qui serait contradictoire. En revanche, il cède à la demande de
tous, et accepte de donner une démonstration de sa pratique dialectique.
Il est, par conséquent, tout à fait clair que cette démonstration ne saurait
aboutir à une vérité, ce qui serait en contradiction avec la position éléatique
qui vient de se préciser. C’est, cette fois, le jeune Aristote qui va servir de
partenaire à Parménide, qui choisit comme objet de sa démonstration
dialectique, sa propre affirmation centrale sur l’un. Malheureusement, la
formulation grecque en est très ambiguë, et peut se traduire de deux
manières, soit « si l’un est », soit « s’il est un ». Les traducteurs sont
partagés. Brisson choisit « s’il est un », mais de quoi s’agit-il ? Du monde.
C’est l’unité cosmique qui est au cœur de la pensée de Parménide, comme
on peut le constater dans le Sophiste. Le paradoxe apparent est que l’Éléate
va déployer toute sa virtuosité dialectique à ne pas démontrer sa position
philosophique. Cet apparent suicide philosophique qui consiste à montrer
que sa position n’est pas démontrable, ne peut avoir qu’un sens : faire
comprendre que la vérité n’est pas démontrable. Le déploiement de
l’argumentation sert simplement à mettre l’esprit en état de percevoir
intérieurement une vérité qui ne peut être qu’intuitive. On retrouve la
distinction platonicienne entre intellect (noûs) et intelligence discursive
(dianoia).
Parménide va développer huit argumentations, quatre à partir de son
hypothèse positive, « s’il est un », et quatre à partir de sa version négative,
« s’il n’est pas un », et chaque argumentation aboutit à une impasse. La
solution n’est donc pas de l’ordre du discours, mais la discipline de pensée
qu’impose la dialectique, comme examen des raisons opposées, est la
condition de l’accès à une intuition de la vérité, qui ne saurait être
exprimable. L’outillage parménidien joue sur des oppositions thématiques :
l’un et le multiple ; le tout et les parties ; le repos et le mouvement ;
l’identité et la différence. À quoi se combinent des concepts opératoires :
limite, figure, lieu, temps, existence, connaissance et langage.
Le Parménide ne peut donc être compris que dans la logique de sa
scénarisation platonicienne. C’est une rencontre qui n’a pas eu lieu, mais
par laquelle Platon se donne une généalogie parménidienne, en faisant
prophétiser par les deux Éléates la future réussite de Socrate. Trois points
capitaux sont à souligner : l’exclusion de la théorie des Idées, les limites du
logos, et l’unité du monde. Et c’est sur ce dernier point que Platon se
situera, dans le Sophiste, comme un héritier dépassant le père.
Jean-Joël Duhot

Bibliographie
• Éditions du texte

• Platon, Parménide, texte et traduction d’Auguste


Diès, CUF, 1923.

—, Parménide, traduction, introduction et notes de


Luc Brisson, Paris, GF, 2018.
• Étude

• Frédéric Fauquier, Le Parménide au miroir des


platonismes. Logique – ontologie – théologie, Paris,
Les Belles Lettres, 2018.
1. L’octave se dit en grec dia pasôn, à travers tous (les intervalles).
5
Platon, Théétète

Le Théétète est le dialogue initial d’un triptyque qui s’inscrit à un moment


très particulier, le procès de Socrate. Il est suivi du Sophiste et du Politique.
Et, dans ce triptyque, il occupe une position singulière : c’est le dernier
dialogue mené par Socrate, du fait que, dès le Sophiste, il laisse sa place à
un nouveau maître du jeu, l’Étranger d’Élée. C’est donc une sorte de
testament philosophique de Socrate, qui va laisser le relais à un Éléate, qui,
fonctionnellement, ne peut être que Platon.
Le Théétète doit être pensé en rapport avec le Parménide. Ils encadrent la
carrière de Socrate. Le Parménide annonçait l’avenir philosophique de
Socrate, qui se clôt ici. Le Théétète met en scène un nouveau Socrate, qui
présente une grande ressemblance physique avec le vieux maître, Théétète.
Or Théétète n’a jamais été que mathématicien, ce que Platon sait quand il
écrit le dialogue, mais, en général, on se contente de constater que Théétète
est un bon interlocuteur pour un dialogue qui a pour objet la science, sans
pour autant légitimer l’insistance de Platon à souligner la similitude entre
les deux hommes. Et finalement, le dialogue restera sur une aporie.
Situer cette trilogie à un moment aussi improbable que le procès de Socrate,
doit évidemment être pris au sérieux. Il s’agit du dernier espace de liberté
laissé à Socrate. Platon a voulu montrer l’ultime Socrate encore maître du
jeu. C’est là qu’il va s’expliquer sur son enseignement, avec la maïeutique,
et dans les deux dialogues suivants, il patronne sa succession par l’Éléate,
qui est le masque de Platon. Les mathématiques et la critique des erreurs
concernant la science, sont au cœur du Théétète, avec l’autoportrait
pédagogique de Socrate. Il est clair que ce bilan de Socrate est largement
recomposé. Le vrai Socrate final est sans doute plus dans le Phédon, tandis
qu’ici, Socrate est compris à travers l’évolution de la pensée platonicienne.
Le dialogue met en scène Socrate, Théétète et son maître, le mathématicien
Théodore1, qui a, notamment, travaillé sur les nombres irrationnels et figuré
les racines des dix-sept premiers entiers, par une spirale qui porte son nom,
et qui est évoquée dans notre texte.
Au moment où cet entretien est rapporté par Platon, Théétète est en train de
mourir, à la suite d’une campagne militaire. Après la présentation très
élogieuse que fait de lui Théodore, c’est lui qui va être le protagoniste de
Socrate dans une enquête sur la nature de la science.
Socrate demande à Théétète de définir la science. Il commence par
énumérer les sciences, et se fait rappeler à l’ordre : une énumération n’est
pas une définition.

1. La maïeutique
Socrate se livre ensuite à une digression capitale : la maïeutique, morceau
de bravoure, un peu occulté par sa célébrité. Socrate se présente comme fils
d’une sage-femme importante, et il affirme faire le même métier. Comme
les autres sages-femmes (grecques), il n’est plus, lui-même en état
d’enfanter. Socrate sage-femme aide ainsi les jeunes Athéniens qu’il a
comme disciples, à enfanter, mais il est, lui, un accoucheur des âmes, et non
des corps. À travers ce jeu d’inversions, Socrate se dépeint sur un mode
burlesque, qui fait un certain choc avec les conditions de son
enseignement : ses élèves doivent avoir été agréés par le dieu. Ce dieu sans
nom lui a attribué cette tâche, et l’a privé du pouvoir d’enfanter lui-même
(150 c). En clair : Socrate n’a pas écrit, il n’a rien produit, mais il a permis à
d’autres d’accoucher d’une œuvre. Et qui peuvent être ces autres, si ce n’est
Platon ? Dans la maïeutique, pour prendre une autre image, Socrate est le
catalyseur grâce auquel certains vont produire des vérités philosophiques. Il
y a cependant un aspect spécifique à la maïeutique : elle relève d’une
médecine des femmes, plus mystérieuse et proche de la nature. Socrate
précisera plus loin (157 c) qu’il pratique ses accouchements avec des
incantations, ce qui rappelle le Socrate chamane du Charmide. Enfin, en
raison de la supervision divine, Socrate, en bonne sage-femme, sait
reconnaître les fausses parturientes, les élèves qui n’ont rien à dire, et il les
envoie aux sophistes (eux qui parlent pour ne rien dire).

2. Science et perception
Après cette présentation, en forme de bilan, de son enseignement, Socrate
reprend sa question à Théétète sur la science, à quoi celui-ci répond que
c’est la perception. Ici, les traducteurs suivent une tradition qui rend le grec
aisthèsis par sensation, ce qui constitue un faux-sens : contrairement à la
sensation, qui évoque un état vague, une impression floue, le terme grec
renvoie à une information sensorielle (du verbe aisthanomai, apprendre par
les sens). Théétète est donc moins niais que ne le font paraître les
traducteurs, quand il pense la science à travers la perception (et non la
sensation) d’un savoir. Savoir, c’est percevoir, et non sentir. On sait ce
qu’on perçoit, et non ce qu’on a la sensation de savoir. Le flou de la
sensation est évidemment incompatible avec le minimum de précision
qu’exige la science.
Socrate élève alors le débat, en évoquant Protagoras, avec l’homme mesure
de toute chose (152 a). Toute la discussion qui suit est le premier texte
d’épistémologie qui apparaisse dans l’histoire de la philosophie, une
interrogation radicale sur le fondement et la valeur de la science. Protagoras
est le seul sophiste que Platon ait vraiment pris au sérieux, contrairement à
Hippias, par exemple, qu’il s’amuse à ridiculiser.
La perception est toujours relative au sujet percevant, de sorte qu’elle ne
saurait révéler avec certitude la nature du réel.
Socrate passe ensuite à la critique du mobilisme universel, dans laquelle il
associe Protagoras, Héraclite et Empédocle. Si ce groupage n’a aucune
réalité historique (les trois penseurs ne forment pas une école ni, sans doute,
ne se réfèrent les uns aux autres), il prend tout son sens dans la logique
platonicienne. Il s’agit ici d’une critique épistémologique de la physique des
Ioniens, dont Héraclite est le représentant le plus achevé. Quant à
Empédocle, il était traditionnellement perçu comme le penseur des quatre
éléments.
L’axe socratique est très clair : la science ne doit pas varier, elle réside dans
une vérité qui ne bouge pas. Elle est donc dans le fixe, et non dans le
changeant. Les mathématiques sont la science modèle, parce qu’elles sont
immuables, par opposition à l’infinie variation des phénomènes. La
physique ionienne essaye de penser les processus naturels à partir des
propriétés des éléments, lourd, léger, chaud, froid, mobile, immobile, sec,
humide. Or, toutes ces notions sont relatives, et n’ont donc pas le caractère
absolu nécessaire à la science. C’est par ce biais que Protagoras peut être
rapproché d’Héraclite. On notera que Socrate exclut ainsi le mouvement de
la science, alors que c’est sa réintégration par les Médiévaux et surtout par
Galilée, qui sera le point de départ de la physique mathématique. Platon
oppose l’être au devenir, et l’instabilité du devenir est incompatible avec la
science, qui ne doit travailler que sur l’être. Ce sera le grand obstacle
épistémologique à la physique grecque, mais il faut noter qu’il ne
fonctionne ni pour l’acoustique, ni pour l’optique.
Socrate prend un soin particulièrement marqué à réfuter le sensualisme et
tout ce qui pourrait ramener la science à la perception.
Après l’instabilité de l’objet de la physique du mouvement, Socrate
développe les conséquences du relativisme du point de vue du sujet
connaissant. Si la perception est le critère, chacun peut percevoir
différemment, et considérer que ce qu’il affirme percevoir est scientifique,
de sorte que tout se vaudra.
Socrate imagine ensuite une réponse de Protagoras (166 a), qui lui permet
d’approfondir le sujet, tout en marquant le respect de Platon pour le
sophiste qu’il réfute. Socrate imagine tous les correctifs que Protagoras
pourrait apporter à sa thèse pour la soustraire aux objections précédentes, ce
qui donne à Socrate la possibilité d’affiner et de garantir sa réfutation.
Finalement, la question se ramène à l’opposition entre l’opinion et la
science, et la perception est toujours du côté de l’opinion.
La question de l’opinion est l’occasion de glisser à celle de la politique
(172 c). Les décisions de l’Assemblée et des tribunaux dépendent de
l’opinion des votants, et le philosophe, qui, lui, est homme de vérité, et non
d’opinion, est tout à fait désorienté dans ce monde de l’opinion, qui n’est
pas le sien, et incapable de plaider sa cause. N’oublions pas que nous
sommes censés être au moment du procès de Socrate. Le philosophe prend
son envol vers des réalités supérieures, qui le rapprochent du divin (173 e),
c’est là son monde véritable, et non les basses réalités terrestres. Et,
contrairement à la faillibilité de la justice humaine, tributaire de l’opinion,
la justice divine est absolue (176 b-c). Socrate reprend l’idée que rien de
mal ne saurait être imputé au divin. Contrairement à la cité, qui est régie par
l’opinion et la convention, le divin est dans l’absolu et la vérité.
Après un nouvel examen de la question du mouvement dans la nature,
Socrate évoque Parménide (183 e) pour dire son admiration devant sa
profondeur ; il fait une brève allusion au dialogue de leur rencontre, rappel
important en ce qu’il fait le lien entre les deux dialogues (qui, par ailleurs,
sont aussi fictifs l’un que l’autre, ce qui renforce leur importance
symbolique).
Socrate examine ensuite la perception elle-même, et un passage de 184 c
pose problème aux traducteurs et aux interprètes : vaut-il mieux dire que
nous voyons avec nos yeux ou par l’intermédiaire de nos yeux ? Le
problème est que Théétète répond immédiatement, alors que la question
laisse perplexes tous les interprètes. La solution me paraît toute simple : ce
que j’ai traduit par « avec nos yeux » est un simple datif instrumental,
tandis que « par l’intermédiaire… » traduit la préposition dia+génitif. Et
cette formulation est meilleure grammaticalement, de sorte que Théétète n’a
pas eu à réfléchir pour répondre. Socrate explique que les sens sont les
instruments au moyen desquels nous percevons une pluralité d’aspects, d’où
nous déduisons l’unité de l’objet, présenté comme une idée (idea), ce qui
réfute une conception purement mécanique de la perception sensorielle. Si
c’était le cas, nous ne verrions qu’une multiplicité de propriétés, et non
l’unité conceptuelle de l’objet. C’est donc l’âme qui voit, et non l’œil ou
l’oreille, de sorte qu’il est clair que la science relève de l’âme, et non des
organes des sens. Or la physique des physiologues ioniens repose sur les
propriétés des éléments, chaud, froid, sec, humide…, qui relèvent de la
perception sensorielle. Elle ne saurait donc produire de la vraie science.
Socrate évoque ensuite la part du logos, et évoque une théorie selon laquelle
les éléments n’auraient pas de logos, du moins autre que leur nom (201 e).
Or, le Timée réduit les éléments à des formes géométriques. Platon a donc
une réponse que n’a pas son maître, et il laisse ici Socrate faire un travail
dialectique, et la solution du Timée est celle de Platon, et non de Socrate.
Dans ce parcours dialectique, Socrate évoque les problèmes du rapport du
tout aux parties et aux éléments, avec l’idée que le tout n’est pas la somme
des éléments. Nous sommes bien dans l’héritage parménidien, et même
doublement, parce que Socrate ne conclura pas. En effet, le dialogue reste
sur une aporie : on n’a pas défini la science.
Est-ce un échec de la maïeutique, dans le dialogue qui aurait justement dû
l’illustrer ? Échec d’autant plus paradoxal que Socrate en fait un rappel au
moment de clore l’entretien.

Conclusion
D’abord le dialogue se termine parce que Socrate doit aller à son procès,
mais il donne rendez-vous pour le lendemain. La question n’est donc pas
épuisée. L’interrogation n’a pas abouti à une réponse positive, mais elle a
fait un très grand travail préparatoire. Elle a éliminé l’empirisme, disqualifié
la physique des Ioniens, montré qu’on ne pouvait pas construire une science
véritable à partir des propriétés des éléments. Platon s’est livré ici à un
élagage épistémologique capital. Le lendemain, dans le Sophiste, il donnera
les réponses, en fondant la science sur un modèle dialectique qui assure un
cadre philosophique à la physique du Timée, mais cette fois, Socrate ne sera
plus que le catalyseur de la découverte, qui sera imputée à l’Étranger
d’Élée, double de Platon, ce qui marquera l’accomplissement de la
maïeutique. Et cette physique mathématique, qui va émerger, ne pouvait
avoir de meilleur garant qu’un mathématicien, ce qui explique le choix de
Théétète. Le Théétète ne peut donc être compris qu’en relation au
Parménide et au Sophiste, et dans la suite du Timée : c’est un élément de
tout un ensemble au sein duquel Platon développe sa doctrine. Et la coupure
entre le Théétète et le Sophiste balise clairement la continuité et la frontière
qui marquent le passage de Socrate à Platon.
Jean-Joël Duhot

Bibliographie
• Éditions du texte

• Platon, Théétète, texte et traduction d’Auguste


Diès, CUF, 1926.

—, Théétète, traduction, introduction et notes de


Michel Narcy, Paris, GF, 1994.
• Étude

• Jean-Joël Duhot, Leçons sur Platon, Ellipses, 2019.


1. On note aussi la curieuse présence d’un personnage muet (147 c-d), Socrate le Jeune, dont, à
l’évidence, l’unique fonction est d’assurer le tuilage de la trilogie, puisqu’il sera le protagoniste de
l’Étranger dans le Politique.
6
Aristote, Métaphysique

1. Au commencement, genèse d’une œuvre et


principes fondamentaux
• Adhésion et doutes
Aristote (384-322) devint rapidement le plus célèbre représentant de
l’Académie de Platon qu’il intégra alors qu’il n’était qu’un jeune homme de
dix-huit ans (367 ou 366). Le jeune macédonien adhéra pleinement à
l’enseignement du maître, puis s’en détacha progressivement au fur et à
mesure que ses difficultés lui apparurent. Il devint alors, à mesure qu’il
prenait ses distances avec le platonisme, un penseur original et puissant.
C’est dans son Traité du Bien (ouvrage perdu), puis dans son Traité des
Idées (perdu, mais dont on retrouve l’essentiel dans la Métaphysique) que
fut consommée la rupture philosophique ; les faiblesses de la théorie des
Idées y sont clairement mises en évidence. Il y montre que si l’universel ne
peut s’identifier à aucune réalité singulière sensible, cela n’implique
cependant pas une quelconque existence séparée. Il faut selon Aristote
souligner que l’Idée d’Homme, par exemple, ne signifie rien si elle n’est
l’homme singulier. Dès lors, pour Aristote, l’homme individuel concret est
une essence et l’Idée d’Homme, séparée n’est plus qu’une abstraction.
L’Idée platonicienne ne peut donc en aucun cas permettre de comprendre le
monde concret de l’expérience, puisqu’elle en est séparée. Pour le dire
autrement, la science des Idées n’étant que la manifestation d’une
impatience du désir de connaître, elle est pour cette raison même stérile.
• L’universel est dans le monde concret
C’est donc le monde sensible donné dans l’expérience qui a une valeur
intelligible et non un monde séparé. Il n’est donc plus nécessaire de sortir
du monde sensible pour atteindre l’intelligible, mais c’est au cœur même du
sensible que nous pouvons le trouver. La métaphysique, science qui vient
après l’étude de la nature1, n’est donc plus une science n’ayant aucun
contact avec la réalité donnée dans l’expérience. C’est tout au contraire au
cœur même de la réalité naturelle qu’Aristote va nous inviter à entrer pour
mieux nous amener à la dépasser. C’est bien pourquoi, contrairement à son
maître, le Stagirite ne dédaigna pas les réalités naturelles mais tout au
contraire en fit l’objet de sciences particulières qui préparèrent la
spéculation métaphysique.
Toutes ces sciences particulières qui étudient telle ou telle réalité du monde
sensible ont pour objet commun l’être. En effet, aussi bien la pierre au bord
du ruisseau, que les plantes qui en égaient le rivage, les poissons qui y
vivent, les lapins qui s’y abreuvent et l’homme qui les contemple ont en
commun d’être. Mais toutes ces réalités sont mouvantes, et de ce fait, ce
n’est que par abstraction que l’on peut mettre en évidence cet élément
stable, dégagé du réel sensible. Les sciences particulières traiteront de telle
ou telle manière d’être, celle propre aux réalités non vivantes comme l’eau
du ruisseau ou les galets qui tapissent son fond, celle encore des plantes,
celle des lapins, de l’homme, mais il revient à la métaphysique de traiter de
l’être en soi.
Si donc nous pouvons dire aussi bien des fougères, des lapins que de
l’homme ou de Dieu qu’ils sont, cela ne peut vouloir signifier la même
chose ; être une fougère ne peut signifier la même chose qu’être un homme
et encore moins qu’être Dieu ! Cet universel qu’est l’être ne peut donc être
utilisé par le sujet connaissant que par analogie pour reprendre l’expression
utilisée par Thomas d’Aquin dans ses commentaires d’Aristote2 ; peut-être
serait-il plus juste de parler d’équivocité. Être pour une pierre, n’est pas la
même réalité qu’être pour un homme et encore moins être pour l’Acte pur.
• Acte et puissance
C’est dire que les différentes réalités existantes ne sont que très
imparfaitement, car sinon le monde serait Un et immuable. Si le monde est
si changeant et multiple, c’est parce qu’il tend à actualiser cette unité
immuable possible, mais sans y parvenir. L’Acte qui réalise tout ce qui est
possible (Puissance) est dit Pur par Aristote et il est le divin qui attire les
êtres composés d’acte et de puissance, les existants imparfaits dont on peut
dire, par analogie avec l’Acte pur, qu’ils sont. Telle est le fondement de
l’ontologie, c’est-à-dire la science de l’être, aristotélicienne. Toute sa
philosophie et plus particulièrement toute sa métaphysique se déduit de ces
principes. L’homme est un intellect aspirant (en puissance) à s’actualiser
dans la contemplation du suprême intelligible (Acte pur). Tel est le
fondement de la gnoséologie aristotélicienne. Le monde changeant est donc
un mouvement, par l’homme, vers la contemplation et la réalisation du
divin.
Sans ces principes ici succinctement résumés la pensée d’Aristote n’est pas
compréhensible.

2. Les métaphysiques
Avant d’exposer les grandes lignes du volume de la Métaphysique, il
convient d’en préciser l’origine. Il faut savoir que les ouvrages exotériques
d’Aristote ont été perdus. Il ne nous reste que les textes ésotériques, c’est-à-
dire probablement des notes de cours qu’Aristote donnait au Lycée, mais
également des fragments d’œuvres perdues qui ont été compilées bien plus
tard. Cet aspect composite caractérise particulièrement ce volume de
quatorze livres qu’Andronicos de Rhodes (Ier siècle av. J.-C.) réunit sous ce
titre, si toutefois on veut bien donner crédit à ce récit des origines du texte.
Pour être parfaitement exact, il convient de dire que les premières versions
du volume ne contenaient pas le livre K (11) qui fut certainement ajouté
pendant la période médiévale. Il reste que ce volume est loin d’être unifié
comme pourrait l’être un texte qui aurait été composé et organisé par son
auteur. Littéralement, ce titre semble avoir désigné une science qui ne
pouvait venir qu’à la suite de la Physique qui traitait de la nature. Elle
viendrait donc après la physique tant du point de vue gnoséologique
qu’ontologique. L’ordre des connaissances dans le système aristotélicien est
inverse de l’ordre ontologique : si notre connaissance n’était pas en
puissance, il conviendrait de commencer par la théologie naturelle (science
de l’Acte pur), mais comme toute connaissance commence dans
l’expérience du réel singulier ou particulier, il faut partir du donné sensible.
C’est bien pourquoi ce qu’Aristote appelle la philosophie première ne peut
être abordé qu’après toutes les sciences particulières. Elle représente,
lorsqu’elle devient contemplative, l’acte de l’intellect. La contemplation du
divin est ce à quoi tend toute connaissance, à commencer par la
connaissance la plus commune et immédiate.
C’est bien pourquoi et fort logiquement, les livres A et α s’attachent à
définir les divers degrés de la connaissance, montrant ainsi que celle-ci est
informée par ce désir de s’actualiser dans la contemplation de l’Acte pur en
passant par le savoir-faire pratique (ce qu’Aristote appelle l’art) et la
science (connaissance par les causes) ; en effet, si c’est par la forme qu’une
chose est ce qu’elle est, c’est par cette forme qui est son acte qu’elle est
connue et donc tout savoir ne peut que satisfaire cette forme des formes
qu’est l’intellect de l’homme. C’est bien pourquoi Aristote reproche à la
plupart des philosophes qui l’ont précédé (ceux qu’on appelle les
présocratiques aujourd’hui) d’avoir cru que seule l’exploration de la matière
permettrait d’atteindre la connaissance, ce qui selon lui est absurde puisque
prise absolument, la matière n’est rien d’autre que ce qui donne corps aux
formes et donc en elle-même un non-être. Mais il est vrai que les choses
naturelles n’existent dans leur singularité que par la matière intégrée par
leurs formes respectives. C’est bien pourquoi la mathématique qui est une
science d’idées abstraites selon Aristote (qui en cela reste platonicien) ne
saurait être d’aucune utilité pour connaitre la nature. C’est là un argument
qui sera retourné, bien plus tard, par René Descartes qui, libéré de ce
platonisme, verra bien dans la mathématique une science de l’étendue et
donc de la matière.
Aristote offre donc une troisième voie entre celle du matérialisme qui
voudrait être la science de ce qui ne peut être qu’inintelligible et celle du
platonisme qui n’est la science que d’idées qui ne sont rien sinon des objets
éternisés. Mais pour autant, la non-existence des Idées séparées implique-t-
elle qu’il n’y ait rien qui transcende le monde sensible ?
Le livre B met en évidence les problèmes philosophiques induits par cette
nouvelle voie, celle de la science que nous cherchons, écrit Aristote. Il y a
donc dans ce troisième livre quelque chose de programmatique pour une
nouvelle métaphysique non platonicienne. Cette nouvelle science de l’être
sera celle des principes premiers et des causes les plus élevées, mais
également des axiomes logiques sur lesquels repose toute connaissance à
commencer par les principes de la raison qui sont la non-contradiction et le
tiers exclu (livre Γ). C’est sur ce principe de non-contradiction que peut
s’édifier la science certaine de l’être en tant qu’être. Admettre le contraire
serait la négation de la réalité intelligible sans laquelle il ne saurait y avoir
de science et donc de philosophie première. Le suprême intelligible qui est
divin est Acte pur et donc suprêmement intelligible.
Dans le livre suivant, le livre Δ, Aristote nous donne le lexique de cette
nouvelle science. Raison pour laquelle beaucoup de commentateurs
commencent par son étude sans laquelle on risque de faire des contresens
sur l’intention du texte d’Aristote. Il n’est pas opportun de discuter ici de la
raison de la place donnée à ce livre dans le volume, bien que la question
puisse effectivement se poser. Certains commentateurs d’Aristote entrent
dans cette œuvre par ce livre.
Le livre Ε classifie les sciences par leur objet propre, allant des plus
pratiques (celles qui intéressent l’activité même de l’agent) aux théorétiques
(celles qui ont pour objets les principes et les causes) en passant par les
sciences poïétiques (qui ont pour objet la production des œuvres humaines).
Ce sont les sciences théorétiques qui intéressent surtout Aristote dans cette
réflexion métaphysique. Elles se hiérarchisent selon leur degré
d’abstraction. La physique qui étudie la nature est une science théorétique
de la substance formelle non séparée ni de la matière ni du mouvement ; en
effet, les sciences de la nature sont certes abstraites, mais non au point
d’envisager la nature comme une idée pure, mais comme une idée engagée
dans la matière qui lui donne corps (1er degré d’abstraction). Les
mathématiques sont inégalement abstraites, mais on ne peut pas dire,
suggère Aristote avec beaucoup d’hésitation, qu’elles soient totalement
séparées de la matière, mais seulement séparées du mouvement (c’est
surtout son commentateur Thomas d’Aquin qui montrera que les
mathématiques supposent la matière virtuelle, c’est-à-dire non pas telle ou
telle portion de matière concrète donnant corps à une forme, mais une
matière supposée par l’essence même de la chose mathématique. De ce
point de vue, on peut dire, que la mathématique représente le 2e degré
d’abstraction). C’est à la théologie, science première, qu’il appartient
d’étudier un objet absolument séparé de la matière. Aristote dit que cette
science est première ce qui peut sembler contradictoire avec le fait qu’elle
arrive après les autres par l’effort que son degré d’abstraction implique. En
réalité elle est première ontologiquement et, de ce fait, dernière en
connaissance puisque la connaissance la plus commune et immédiatement
offerte aux hommes est sensible. Les objets propres de cette science sont,
écrit Aristote, séparés, immobiles, nécessaires et donc éternels et, poursuit-
il, ils sont donc divins. « Ainsi, les sciences théorétiques sont les plus hautes
des sciences, et la théologie est la plus haute des sciences théorétiques »
(1026a 23-25) qui traite de l’être non pas accidentel et en puissance, qui
n’est par définition jamais sans matière, mais de l’être en acte pur de toute
potentialité.
Les livres Z et H traitent de la substance. Pour Aristote, la substance est
d’abord le composé de matière et de forme (substance première). La matière
est le substratum de cette unité qui n’est ce qu’elle est que par la forme qui
l’organise et la finalise, l’ousia (ουσια), et qui seule peut permettre de
répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? ». L’ousia (ουσια) qui est le
participe substantivé au neutre pluriel du verbe ειναι, einai (être) sera dite
substance seconde, puisqu’elle fait que tel existant singulier est ce qu’il est.
Aristote dans le livre Δ la définit ainsi : « La substance est prise en deux
acceptions ; c’est le sujet dernier, celui qui n’est plus affirmé d’aucun autre,
et c’est encore ce qui, étant l’individu pris dans son essence, est aussi
séparable : de cette nature est la forme ou configuration de chaque être. »
C’est donc une ontologie que fonde cette doctrine de la substance, mais
également une science. Et cette science est ce qui distingue la substance
humaine parmi les autres substances vivantes. Cette théorie de la substance
est très importante au regard de l’histoire de la philosophie, mais également
de la théologie chrétienne, et elle mériterait que nous puissions lui consacrer
bien plus que ces quelques lignes.
Le livre Θ peut alors revenir sur la tension entre acte et puissance qui
caractérise notre monde soumis à la génération et à la corruption. La
puissance est l’énergie (ἐνέργεια) de la forme travaillant la matière en vue
de l’entéléchie (ἐντελέχεια). Ce qui est vrai de la substance, l’est du monde
sublunaire attiré par l’Acte pur, et de l’homme par la contemplation du
suprême intelligible. Il y a donc une antériorité ontologique de l’acte sur la
puissance, car c’est en vue de l’acte que la puissance est ἐνέργεια.
L’univers dépend donc de ce qui l’attire et qui est divin.
Le livre I réinvite la question de l’Un et du multiple qui était déjà présente
dans les livres précédents et tout particulièrement dans ceux consacrés à la
question de la substance ; car il ne saurait y avoir de substantialité des
accidents, potentiellement en nombre indéfini, par le fait qu’ils n’ont pas
leur être en eux-mêmes, mais dans la substance qui n’est telle que par
l’unité de son entéléchie. Il y a là une leçon très importante qui nous
rappelle que si la philosophie première d’Aristote porte sur l’être, elle ne
peut le faire sans la question de l’Un qui sera au cœur des travaux des
philosophies ultérieures au moins jusqu’à la période scolastique. La
substance première, pour le dire autrement, n’est telle que parce qu’elle est
unifiée par la substance seconde, l’ousia. Sans ce principe d’identité, il n’y
aurait pas de réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? » et donc il n’y
aurait pas de science des étants. Voilà pourquoi, encore une fois, Aristote
insiste sur la prééminence de la forme sur la matière et de l’acte sur la
puissance. Car un être n’est en acte que dans l’unité de son ousia et non
dans la pluralité inintelligible de la matière qu’il organise. De même,
l’intellect de l’homme n’existe que dans cette tension vers l’Un, c’est-à-dire
vers la contemplation de l’être parfaitement unifié qu’est l’Acte pur. C’est
bien pourquoi la métaphysique d’Aristote est une théologie.
Cette convertibilité de l’ontologie et de l’hénologie (science de l’Un) est
confirmée au livre K, lorsqu’après avoir récapitulé les livres précédents,
Aristote insiste sur le fait que l’infini en acte ne peut exister. Pour Aristote,
l’acte est une perfection de l’être qui suppose son parachèvement, la
réalisation de son ousia. L’infini ne peut exister qu’en tant que puissance et
est bien de ce fait, en soi, inintelligible sinon comme puissance. Il n’y a pas
un acte de la matière première qui est une pure puissance. Raison encore
une fois pour laquelle notre intellect n’est parfaitement actué que dans la
contemplation de l’Un.
L’Un en acte est Dieu « Principe auquel sont suspendus le ciel et la
nature ». Tel est l’objet du livre Λ de la Métaphysique. Après une preuve
populaire reposant sur l’ordre du monde, c’est-à-dire la hiérarchie des
degrés d’êtres des existants, et les causes finales qui justifient cette
hiérarchie comme montée vers l’Acte Pur, Aristote démontre l’existence
d’un premier moteur immobile, énergie infinie, plénitude de perfection qui
attire éternellement tout l’univers, l’empêchant par là-même de sombrer
dans le chaos de l’infini. On retrouve cette idée grecque, déjà présente dans
la théogonie d’Hésiode, d’une victoire du cosmos sur le chaos. Une fois
posée l’existence de l’Un, acte pur, premier moteur non mû, Aristote
élabore une théologie en s’efforçant de déduire les propriétés qui lui
conviennent et qu’il présente en une double série : les attributs négatifs,
c’est-à-dire ceux qui s’imposent par l’absence de puissance et les attributs
positifs qui manifestent le rôle de l’Un en acte.
Attributs négatifs : Dieu est immatériel et de ce fait inaccessible aux sens,
ce qui est rendu évident par le fait que l’Acte pur par définition ne contient
plus aucune potentialité. Il est immuable et immobile par le fait qu’étant en
acte il n’a plus à réaliser aucune potentialité. Étant en acte, il est simple,
c’est-à-dire sans la composition qu’impose la résistance de la matière à la
forme. Il est donc distinct des autres étants qui ne partagent pas sa
simplicité qui ne peut être qu’unique. L’un en acte réalisant parfaitement
toutes les potentialités, il est ce en quoi se fondent dans l’unité toutes les
perfections. Pour le dire autrement, l’Acte Pur est nécessairement l’Un
puisqu’il est par définition exempt de toute multiplicité qu’impose la
puissance et donc la matière.
Attributs positifs : l’Un en acte est éternel, puisqu’il ne peut pas dépendre
d’une cause qui serait antérieure à sa propre perfection sans admettre son
imperfection. Cette perfection implique donc qu’il est Bon parce que cause
finale de tout ce qui existe ; il est le suprême désirable de tout ce qui existe
et plus particulièrement de l’intellect qui ne peut se réaliser que dans la
contemplation de cet intelligible qui est donc une pensée et plus
précisément une pensée sans non-pensée, une pensée en acte sans
potentialité. Or qu’y a-t-il de plus intelligible et de plus pensable que l’acte
pur qui réalise parfaitement l’être ? Dieu est donc la pensée de lui-même en
acte. Mais l’acte pur étant Un, c’est-à-dire sans composition comme cela a
déjà été démontré, alors il faut bien conclure que Dieu est pensée, c’est-à-
dire que cet attribut, comme tous les attributs de Dieu, sont Dieu lui-même
et non ce qui appartient à Dieu. C’est donc par son essence que Dieu
connaît. Il doit donc se définir comme « l’Acte pur
d’Intellection subsistante se contemplant soi-même » (« Νόήσις, νοήσως
νόησις »). Il est pour la même raison le Vivant parfait, car l’intellection est
une vie et même la plus haute et étant dans la contemplation de la perfection
de son acte pur, il est béatitude éternelle. Étant l’Acte pur, premier moteur
non mû, il est la cause finale de tout ce qui est. Il ne connaît donc pas le
monde qui est le multiple et donc par cette multiplicité l’impensable, la
matière étant, comme potentialité et en tant que potentialité, impensable.
Dieu n’a donc aucun rapport au monde sinon comme cause finale. Le
monde est donc mû par la nécessité de son premier moteur divin sans que ce
dernier s’en préoccupe, ce qui contreviendrait à son unité et à sa béatitude.
Dans les deux derniers livres, Aristote revient sur des débats avec l’école
platonicienne sur lesquels nous renonçons à nous arrêter ici.
Cette œuvre composite, touffue, a eu une influence définitive sur l’histoire
de toute la pensée occidentale et tout particulièrement sur la théologie
chrétienne qui a souvent eu tendance, du fait des commentaires des
penseurs scolastiques et de Thomas d’Aquin en particulier, à la christianiser
à tort. Ces lectures médiévales du Stagirite ont tellement imprégné le
vocabulaire aristotélicien et les interprétations qu’elles induisent, qu’il est
souvent difficile de s’en détacher. C’est le rôle des spécialistes de tenter de
retrouver, à partir des écrits qu’il nous en reste, la véritable intention de
l’œuvre.
Paul Mirault

Bibliographie
• Éditions du texte

• Aristote, Métaphysique, traduction et notes par


Jules Tricot, 2 volumes, Paris, Vrin, 1991.

—, Métaphysique, traduction Annick Jaulin, Paris,


GF, 2010.

—, Métaphysique, traduction Bernard Sichère, Paris,


Pocket, coll. « Agora », 2017.

—, Métaphysique. Livre Alpha, traduction Jean-


François Pradeau, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2019.

• Introduction à la pensée d’Aristote


• Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez
Aristote, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1983.

• Thomas De Koninck, Aristote, l’intelligence et


Dieu, Paris, PUF, coll. « Chaire Étienne Gilson »,
2008.

• Pierre Pellegrin, Le vocabulaire d’Aristote, Paris,


Ellipses, 2009.
• Interprétations classiques de la Métaphysique

• Pierre Aubenque (éd.), Études sur la Métaphysique


d’Aristote, Paris, Vrin, 2002.

• Martin Heidegger, Aristote. Métaphysique Théta 1-


3. De l’essence de la réalité et de la force, traduction
Bernard Stevens et Pol Vandevelde, Paris, Gallimard,
1991.

• Annick Jaulin, Aristote. La Métaphysique, Paris,


PUF, coll. « Philosophies », 1999.
1. « “Nature” se dit, dans un premier sens, de la génération de ce qui croît, […] dans un autre sens,
c’est l’élément premier immanent d’où procède ce qui croît (Aristote désigne ici la semence) ; c’est
aussi le principe du premier mouvement immanent dans chacun des êtres naturels, en vertu de sa
propre essence. […] On appelle aussi nature l’élément primitif dont est fait ou provient un objet
artificiel, c’est-à-dire la substance informe, et incapable de subir un changement par sa propre
puissance. […] C’est en ce sens que nature s’entend aussi des éléments des choses naturelles […]
Dans un autre sens, nature se dit de la substance formelle des choses naturelles […]. C’est pour
cela que, de tout ce qui naturellement est ou devient, quoiqu’il possède déjà en soi le principe
naturel du devenir ou de l’être, nous disons qu’il n’a pas encore sa nature, s’il n’a pas de forme et
de configuration. Un objet naturel vient donc de l’union de la matière et de la forme […]. »
Métaphysique Δ, 4.
2. . L’être est un « Pros hen légomenon » à savoir, qui possède une « signification multiple mais
toujours relativement à un terme unique » écrit Pierre Aubenque dans Le problème de l’être chez
Aristote : Essai sur la problématique aristotélicienne, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie
contemporaine », 1983, page 191.
7
Aristote, Éthique à Nicomaque

1. Tout agent agit en vue d’une fin qui lui est


propre
Nous l’avons vu dans notre présentation de la Métaphysique, la
contemplation de Dieu est ce qui définit au mieux ce dieu mortel qu’est
l’homme. En effet, les plaisirs naturels ne peuvent justifier une vie humaine
puisqu’ils sont partagés, à des degrés divers, par tous les animaux. Dès lors,
c’est bien dans l’activité proprement humaine que peut se réaliser la nature
de l’animal spirituel ; c’est-à-dire dans l’activité intellectuelle et
contemplative. Le paradoxe humain étant que l’homme ne peut que
difficilement s’y adonner et encore plus difficilement s’y maintenir
durablement. Seul Dieu peut, en sa simplicité, jouir parfaitement de lui-
même, alors que l’homme en est empêché par sa condition mortelle et
animale et les nécessités que cette situation lui impose. L’homme n’est donc
pas en acte, ce à quoi pourtant il aspire. Il est un dieu en puissance, un dieu
mortel, alors que Dieu est acte pur. Le bonheur de l’homme est donc bien
fragile, alors que la béatitude divine est parfaite, imperturbable et éternelle.
C’est pourquoi, par les diverses fins que nous poursuivons, nous aspirons,
sans en avoir clairement conscience, à ce bonheur parfait. Ce traité
d’éthique veut donc nous aider à réaliser au mieux notre humanité en
déterminant les conditions du bonheur individuel et collectif qui y
contribueront. Individuel et collectif, oui car l’un ne saurait être réalisé sans
l’autre, l’homme étant un animal politique. Telle est l’ambition de ce
volume composé de dix livres.
2. Contexte
Aristote, après la mort de son maître Platon (348 ou 347 av. J.-C.) et alors
que la destruction de la fédération grecque rendait les macédoniens
indésirables à Athènes, s’exila à Assos en Troade avec quelques fidèles.
Durant cet exil dans la ville qui dépendait de l’autorité d’Hermias, Aristote
se maria avec Pythias, la nièce du tyran philosophe, de laquelle il eut une
fille nommée comme sa mère. Peu de temps après survint la mort de son
épouse. Il rencontra peut de temps après Herpyllis, une Stagirite, qui lui
donna son fils Nicomaque auquel est dédié l’ouvrage qui nous occupe.
Aristote, en 345, quitta Assos avec son ami Xénocrate, après l’arrestation
d’Hermias par les Perses, pour s’installer à Mitylène qui était la capitale de
l’île de Lesbos. En 342, il fut invité par le roi Philippe de Macédoine à venir
instruire son fils Alexandre. Cet emploi fut bref puisqu’Alexandre, environ
deux ans après, s’engagea dans ses premières campagnes militaires et
succéda en 336 à son père assassiné durant l’été. Le philosophe finit donc
par revenir à Athènes lorsque les haines anti-macédoniennes s’estompèrent.
Il se consacra alors à l’école qu’il fonda sur un site que Socrate avait
beaucoup fréquenté : le Lycée. C’est dans cette période qui marque la
dernière partie de la vie d’Aristote que fut rédigée l’Éthique à Nicomaque
qui marque une rupture avec l’Éthique à Eudème qui était encore très
dépendante de l’idéalisme de Platon. Dans cet ouvrage dédié à son fils, la
conduite humaine idéale n’est plus déduite du Bien, mais tout au contraire,
elle part des conduites humaines effectives dans lesquelles Aristote voit une
tension vers le bonheur et donc le bien. C’est pourquoi, en cohérence avec
toute sa philosophie spéculative, Aristote élabore ce que l’on peut à raison
nommer une morale réaliste. La fin de la vie d’Aristote est bien triste
puisqu’il doit à nouveau fuir Athènes pour se réfugier à Chalcis, la patrie de
sa mère, où il meurt en 322.

3. Les dix livres de l’Éthique à Nicomaque


Comme nous le disions en préambule, l’homme qui est dans la nature
(caractérisée par son impermanence, ses changements) participe pourtant de
l’éternité et immutabilité divine par cette étincelle divine qui en lui n’est pas
de lui. C’est pourquoi le philosophe envisage l’éthique en deux moments
qui correspondent à l’homme animal contingent (livres I à IX) puis à
l’homme divin qui aspire à la contemplation (livre X). Mais ce n’est pas là
une frontière sans passage car c’est bien par l’activité vertueuse habituelle
que l’animal homme conditionne la possibilité de sa vie spirituelle.
• Livres I à V et livre VII – Traité des vertus éthiques
La nature humaine, comme toute réalité naturelle, est finalisée par son bien,
ἀγαθόν (I, 1). Le bien de l’homme est couronné par le bonheur qui vient
témoigner qu’une vie est vertueuse. Aristote ne nie pas l’héritage de Platon
lorsqu’il reconnaît que toutes nos activités en tendant vers leur bien propre,
travaillent à réaliser le souverain Bien. Pour autant, c’est bien de la vie
concrète avec ses multiples activités qu’il part pour nous y conduire et non
l’inverse. Le bien est une notion analogique qui nous permet de choisir ce
qui est favorable à la vie humaine dans toutes ses activités en vue
d’actualiser pleinement cette humanité en chacun. En effet, chaque activité
est diversement confrontée à la question du bien, c’est-à-dire à sa propre
finalité et ce n’est pas une science du Bien en soi qui peut l’éclairer ; il
s’agit plutôt, pour chacune d’elles, de savoir ce qui est bien ou contraire au
bien. « […] comme il y a multiplicité d’actions, d’arts et de sciences, leurs
fins aussi sont multiples : ainsi l’art médical a pour fin la santé, l’art de
construire des vaisseaux le navire, l’art stratégique la victoire, et l’art
économique la richesse.1 » Certes, il appartient au philosophe de distinguer
les biens qui le sont par soi, c’est-à-dire que l’on veut pour eux-mêmes, des
biens qui ne le sont qu’en vue des premiers qui seuls les justifient. C’est
pourquoi Aristote écrit : « de même […] que sous l’art hippique tombent
l’art de fabriquer des freins et tous les autres métiers concernant le
harnachement des chevaux, et que l’art hippique lui-même et toute action se
rapportant à la guerre tombent à leur tour sous l’art stratégique, c’est de la
même façon que d’autres arts sont subordonnés à d’autres.2 » Il y a donc
une hiérarchie pyramidale qui permet de comprendre que tous les biens le
sont par leur subordination au bien supérieur et propre à l’homme qui est la
contemplation du divin. Dès lors, il n’y a aucun mépris pour toutes les
activités les plus modestes qui sont accomplies par les individus, car
chacune en son ordre contribue à la réussite d’une vie, et s’inscrit dans un
processus téléonomique hiérarchisé. Il y a donc des biens secondaires qui ne
sont au fond que des moyens en vue d’une fin voulue pour elle-même.
Certes, mais comment établir cette distinction entre les biens ? Aristote
nous donne le moyen de l’établir en faisant valoir que le bien qui peut être
voulu pour lui-même doit être parfait, suffisant, préférable aux biens qui lui
sont subordonnés. Or, pour l’homme, cette fin parfaite, suffisante et
préférable doit être celle qui actualise sa différence spécifique, c’est-à-dire
son intellect, de manière durable de telle sorte qu’il soit heureux. C’est donc
l’excellence des activités proprement humaines qui qualifie moralement une
vie, car le bonheur qui l’accompagne est un fait qui ne peut être moralement
qualifié ; il n’est que ce qui accompagne une vie humaine vertueuse. Pour le
dire autrement, le bonheur est ce qui est accordé à une vie vertueuse.
Aristote peut alors très logiquement aborder la question de la vertu en
général dès le chapitre 13 du premier livre jusqu’au chapitre 5 du livre III. Il
y explique que les activités vertueuses permettent à la créature rationnelle
qu’est l’homme de se réaliser. Reprenant la tripartition psychique défendue
dans son traité sur l’âme (qui est chez l’homme non seulement végétative,
mais encore sensitive animale et enfin rationnelle), Aristote distingue les
vertus intellectuelles propres à la partie rationnelle des vertus morales qui
consistent en la soumission docile des appétits à la raison éclairée par la
connaissance (II, 1). Elles sont les unes et les autres le résultat d’une
habitude acquise contre la nature. L’homme n’est donc pas vertueux en
suivant sans combat les inclinations de la nature mais en les modifiant
librement pour que leur bon usage devienne une habitude acquise presque
naturelle. Mais qu’est donc la vertu ? Nous savons qu’elle est l’actualisation
harmonieuse des potentialités de la nature, telle que l’établit la raison. Mais
quel est donc le principe qui permet à la raison de statuer sur l’usage
vertueux de ces potentialités ? c’est celui du juste milieu entre l’excès et le
défaut (II, 2 & II, 5) dont les plaisirs et peines sont les indices puisque
« l’homme qui s’abstient des plaisirs du corps et qui se réjouit de cette
abstention même, est un homme modéré, tandis que s’il s’en afflige, il est
un homme intempérant ; et l’homme qui fait face au danger et qui y trouve
son plaisir, ou tout au moins n’en éprouve pas de peine, est un homme
courageux, alors que s’il en ressent de la peine, c’est un lâche.3 » Il faut
souligner que cette médiété n’est pas fixée de manière abstraite, mais qu’il
revient à chacun de la poser pour lui-même. En effet, ce qui sera excès de
nourriture pour l’un pourra être insuffisant pour l’autre. Aristote ne prétend
pas établir pour chaque aspect de notre vie la médiété idéale identique pour
tous, mais entend que nous la déterminions ainsi que le ferait l’homme
prudent, c’est-à-dire l’homme qui n’agirait jamais par impulsion mais
userait de sa raison afin de choisir le meilleur en chaque situation. Aristote
n’entend pas faire de cette mesure une science et nous met ainsi à l’abri des
excès du puritanisme ; pour lui, ce juste milieu n’est pour chacun qu’une
approximation, car « dire jusqu’à quel point et dans quelle mesure la
déviation est répréhensible, c’est là une chose qu’il est malaisé de
déterminer rationnellement…4 ».
La vertu est donc le fruit non d’un hasard heureux mais d’une décision libre
et définitive de faire le bien en pleine connaissance de cause et de le faire
effectivement indépendamment du plaisir ou de la peine qui peut en
résulter. Dès lors, nous comprenons que cela dépend en grande partie de
l’éducation individuelle et sociale qu’a reçue l’individu. Il y a donc une
relation évidente, pour Aristote, entre morale et politique, dans la mesure où
une société vertueuse favorise grandement l’acquisition de cette maîtrise de
nos émotions par une saine habitude comportementale.
Raison pour laquelle, dans les cinq premiers chapitres du livre III, alors
qu’il distingue les actes volontaires dont nous sommes les sujets
responsables, des actes involontaires accomplis sous la contrainte ou de
manière inconsciente, Aristote insiste sur le fait que si tout le monde
recherche le bien, les vicieux se sont assignés des buts qui leur semblent
devoir les rendre heureux (III, 4), mais qui les détournent de ce qui est bon,
conforme à leur nature. Par-là, ils se sont volontairement, par l’habitude
acquise, rendus mauvais et se définissent dès lors comme tel. À l’inverse,
c’est bien en posant des actions justes que l’on est rendu juste.
Aristote livre ensuite une typologie des dix grandes vertus pratiques, dans
laquelle il semble vain de chercher une classification précise :
– Le courage (III, 9 à 12), qui est difficile puisqu’il suppose que nous
résistions à la peur de la souffrance et de la mort, s’oppose aux deux excès
que sont la témérité et bien entendu surtout la lâcheté qui est plus
commune.
– La modération ou tempérance (III, 13 à 14) qui suppose que nous
résistions tout autant à une insensible hébétude qui est un refus de la vie,
qu’à la soumission aux plaisirs du débauché.
– La libéralité (IV, 1 à 3) et la magnificence dans la dépense (IV, 4 à 6),
qui qualifient notre rapport aux biens (principalement l’argent),
s’opposent autant à la prodigalité qu’à la parcimonie, autant à la vulgarité
qu’à la mesquinerie.
– La magnanimité qui dans le vocabulaire d’Aristote désigne plutôt la
dignité de la personne, sa fierté, ainsi que le précise J. Tricot en note de sa
traduction (IV, 7 à 9) se voit opposé par Aristote la vanité et la
pusillanimité.
– Suivent l’ambition (IV, 10), la douceur (IV, 11), l’affabilité (IV, 12), la
véracité (IV, 13), le bon goût (IV, 14), la modestie (IV, 15).
Cette typologie des médiétés débouche sur l’un des passages les plus
célèbres de l’Éthique à Nicomaque qui traite de la justice (livre V).
Cette vertu de justice, qui consiste à respecter la loi (Aristote distingue
cependant la loi positive de la loi naturelle) et l’égalité, se divise en justice
distributive et corrective.
La justice distributive consiste à donner à chacun ce qu’il mérite (honneurs,
richesses et autres avantages) en prenant en considération tout ce qui
conduit à distinguer les individus selon leurs responsabilités, leur place dans
la cité mais également leurs légitimes besoins. Il s’agit donc en ce cas d’une
égalité proportionnelle géométrique.
La justice corrective, quant à elle, vise à obtenir la restauration d’une égalité
perdue. En ce cas, il s’agit d’obtenir réparation d’un tort subi
indépendamment de la qualité des deux parties. Il revient au juge d’établir
la nature de cette réparation en faisant ici usage d’une proportionnalité
arithmétique.
Sans la justice, la vie de la cité ne peut être harmonieuse puisque le bénéfice
de la vie sociale est capté par certains au détriment d’autres.
• Livre VI – Traité des vertus intellectuelles
L’intelligence étant ce qui distingue l’homme du reste du monde animal, il
lui revient de la cultiver. Elle peut s’appliquer aux réalités contingentes,
mais sa plus haute finalité est de se consacrer aux réalités nécessaires,
éternelles et finalement divines. Il convient donc, poursuit Aristote, de
distinguer la connaissance théorique de ces choses les plus hautes qui
mérite le nom de science de la connaissance pratique qui regroupe la
« techné » (art ou technique) qui est finalisée par la production d’un
ouvrage, mais encore de la prudence qui vise quant à elle le meilleur dans
chaque situation.
• Livres VIII et IX – Traité de l’amitié
C’est là le fondement de la pensée politique d’Aristote pour qui il ne saurait
y avoir de cité harmonieuse et donc juste sans ce lien très fort qui unit les
hommes entre eux. Pour le dire autrement, l’amitié est au fond l’autre nom
de la justice et son accomplissement. C’est bien pourquoi Aristote fait de la
famille (livre I de la Politique) le modèle et surtout le fondement de la cité,
au contraire de notre civilisation moderne qui la fait toute reposer sur
l’individu isolé n’entrant en relation que par intérêt. Si donc la famille est ce
à partir de quoi se constitue la société, alors il faut comprendre que le lien
unissant les membres d’une famille étant l’amour, c’est ce même lien qui
constitue la cité. Ce sont certainement les deux plus beaux livres de cette
Éthique à Nicomaque et il serait aussi vain que difficile de vouloir en
détailler ici le contenu.
• Livre X – Toutes les vertus sont finalisées
architectoniquement par la vie contemplative
Il n’est pas anodin qu’Aristote achève son ouvrage par la vertu de
contemplation qui est ce qui actualise le plus parfaitement l’humanité de
l’homme. Elle est ce vers quoi sont tendues toutes les vertus éthiques,
dianoétiques (intellectuelles) et l’harmonie sociale (justice et amitié).
Disons que toutes les vertus perdraient de leur sens sans cet aboutissement
qui fait de l’homme un dieu mortel. Agir conformément à la justice et dans
l’amitié de son prochain sont les conditions sans lesquelles il est difficile
d’atteindre cette perfection de l’intellect qu’est la coïncidence de l’esprit
humain avec la pensée divine. Cette contemplation étant l’activité la plus
haute pour l’homme, elle est de ce fait même ce qui peut lui donner le plus
grand bonheur. En effet, maîtriser les passions et les puissances naturelles
de notre animalité rend possible la rencontre avec la partie divine éternelle
séparée du composé biologique contingent. Par sa théorie de la
contemplation reposant sur la dualité du biologique et du spirituel séparé,
Aristote reste dépendant de la métaphysique de Platon. Mais il reste bien un
penseur réaliste en ce qu’il n’a aucun mépris pour les biens contingents sans
lesquels le sage ne peut se réaliser.
Paul Mirault

Bibliographie
• Éditions du texte

• Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction et notes


par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1987.

—, Éthique à Nicomaque, traduction Richard


Bodeüs, Paris, GF, 2004.
—, Éthique à Nicomaque, édition d’Alfredo Gomez-
Muller et alii, Paris, LGF, 2012.
• Sur l’éthique d’Aristote

• Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris,


PUF, coll. « Quadrige », 2004.

• Cyrille Bégorre-Bret, Éthique à Nicomaque,


livres VIII et IX (L’amitié), Paris, Ellipses, 2001.

• Ivan Gobry, La philosophie pratique d’Aristote,


PUL, 1995.

• Jérôme Laurent, Leçons sur l’Éthique à


Nicomaque, Paris, Ellipses, 2013.

• Léon Ollé-Laprune, Essai sur la morale d’Aristote,


Belin, 1881, rééd. BNF, 2013.
1. Éthique à Nicomaque I, 1 1094 a 9, traduction et notes par Jules Tricot, Librairie philosophique J.
Vrin, 1987.
2. Ibid., 1094 a 10.
3. Ibid., II, 2 1104 b 4.
4. Ibid., II, 9 1109 b 20.
8
Aristote, Poétique

La Poétique est un texte d’Aristote dit ésotérique c’est-à-dire un cours


destiné à des étudiants avancés dans l’étude de la philosophie avec
Aristote : a priori un cours pris en note par Aristote lui-même n’ayant
jamais été mis en forme à des fins de publication. Forme et fond n’ont
apparemment pas été relus et corrigés par le Philosophe. La transmission
des textes d’Aristote est elle-même marquée par les aléas historiques et la
transcription par les biais irréductibles des transcripteurs humains. En ce
sens, il est difficile d’avoir une vue fidèle de l’œuvre qui, comme tout
ouvrage aristotélicien devait certainement répondre à une ambition
systématique et encyclopédique, informée et technique. Difficile aussi de
dater sa rédaction même si des éléments textuels permettent de faire
l’hypothèse que sa rédaction appartient à plusieurs périodes de la vie
intellectuelle d’Aristote : d’une réponse contemporaine à l’enseignement de
Platon jusqu’aux cours donnés au Lycée, nous avons affaire manifestement
à la reprise permanente d’un texte que l’on estime largement amputé – de
parties promises : une deuxième partie sur la comédie, par exemple, ou
encore des propos sur la catharsis dont on peut penser qu’elle avait reçu ici
un examen plus long.
La Poétique surprend par sa méthode d’exposition, Aristote le penseur
d’expérience prend acte des faits, en l’occurrence des œuvres que sa culture
a produites, et il semble vouloir proposer un paradigme esthétique déduit
des œuvres elles-mêmes : quelles œuvres fonctionnent sur leurs spectateurs
ou leurs auditeurs ? Y a-t-il des règles de la représentation que l’on puisse
dégager à partir des effets artistiques observés ? La méthode de la Poétique
traverse les siècles, œuvre commentée depuis la Renaissance par tous les
grands auteurs de Corneille à Rousseau, elle inspire les manuels d’écriture
romanesque ou scénaristique aujourd’hui et les films ou séries à succès
suivent encore avec précision le voyage du héros homérique ou la
succession causale tragique de l’erreur du héros mis en lumière par Aristote.

1. Définir l’épopée et la tragédie telles qu’elles


sont : de la genèse poïetique aux règles de l’art
• La mimèsis comme composition : l’unité mimétique
Aristote, le philosophe de l’histoire naturelle et de l’observation empirique,
voit dans l’œuvre d’art un système quasiment organique : un tout qui, pour
plaire et pour nourrir le corps et l’âme du spectateur, doit être
harmonieusement construit. L’harmonie du tout, c’est son unité pleine, son
achèvement qui renvoie avec systématicité à toutes ses parties (la
conclusion répondant toujours aux questions posées en miniature dès le
début), la contribution de toutes les parties à l’ensemble. L’unité de
composition et d’action, c’est donc non seulement cet effet de systématicité
et de complétude de l’histoire à laquelle on assiste du début à la fin, mais
c’est aussi une organisation narrative ou encore une mise en forme de la
réalité à travers la fiction. Œdipe Roi de Sophocle est en ce sens
emblématique : tout est en potentialités condensées dès les prophéties
initiales et chaque action répondra à ce germe initial ; chaque caractère,
même le peuple, prendra sa place logique au sein de l’histoire, chaque
hasard prend sens par l’origine et l’histoire comme tout, enfin la résolution
finale clôt et signifie toute l’histoire dans le sens attendu par l’âme
expectative du spectateur.
Mimèsis en grec peut être traduit aussi bien par imitation que par
représentation, le concept de représentation permet de transcrire l’idée clef :
représenter c’est présenter la réalité certes, en ce sens imiter, mais c’est
aussi reconstruire cette réalité pour la faire parler, c’est donc la mettre en
forme, la penser à nouveau, respecter certes son ordre causal, mais montrer
aussi ses logiques (logique des caractères, logique du sens donné aux
actions, logiques de la fortune, etc.). L’auteur tragique comme ses
spectateurs élaborent dans la tragédie le désordre de la vie humaine, le
désordre des affects et des actions. Représenter, c’est mettre en forme ce qui
nous échappe, nous fait souffrir, nous dépasse – qu’il s’agisse du destin qui
frappe dans Œdipe ou de la loi sacrée qui perd face à la loi positive dans
Antigone : la pitié et la crainte, l’horreur des cadavres dans la vie réelle,
l’injustice d’un Créon ou la folie d’une Médée, deviennent des
représentations et procurent des affects plaisants en même temps que
douloureux, ce paradoxe qui hante les commentateurs d’Aristote se
comprend à cette lumière-là. L’art permet de représenter, de mettre en
forme, d’élaborer et d’ordonner le désordre de la vie humaine, de l’histoire
des hommes, des affects de chacun ; d’où son plaisir esthétique propre. Le
critère classique de l’unité de composition, de lieu et d’action correspond
donc au besoin formel d’un tout organique où tout se relie à tout, mais aussi
au besoin métaphysique de mise en ordre et d’intelligibilité de la vie des
hommes. On pourra en réaction esthétique faire exploser les critères
classiques, mais ce sera toujours une manière de comprendre et d’ordonner
la réalité humaine qui par principe nous échappe.
• De l’art d’écrire des histoires – mythos et mimèsis : les règles
dégagées par Aristote
Aristote se réfère aux tragédies qu’il admire, c’est-à-dire aux tragédies de
Sophocle en premier lieu, et pour l’épopée à Homère principalement –
même si Aristote accorde une valeur supérieure à la tragédie par sa
simplicité et l’unité de sa structure permettant une construction
dramaturgique plus à même de provoquer les émotions tragiques et l’effet
cathartique. Il en abstrait des règles qu’il érige en canons poétiques.
Le poète doit épurer son histoire, c’est-à-dire l’extraire des particularismes
afin de montrer la portée universelle du drame, le mythos semble porter
alors en soi une connaissance générale dès lors qu’il met en forme la réalité
dans une représentation mimétique. L’art poétique est en cela « plus
philosophique que l’histoire » (9, 1451 b 5-6). Cette règle comme les
suivantes ne se justifient que par l’étude desdites tragédies : la portée
générale d’une histoire particulière apparaît comme le nerf de la
dramaturgie et de l’effet cathartique.
L’art poétique est l’art de peindre des actions et non des caractères ou des
pensées. La construction dramatique est bâtie autour d’événements
auxquels les actions des personnages, et non la psychologie de ceux-ci,
répondent. On peut déduire les intentions et les pensées des personnages à
partir de leurs actions, mais toujours elles prévalent et définissent le
personnage. Non seulement Aristote décrit le théâtre de son époque où
l’action et le monde extérieur sont les objets d’étude de la mimèsis, et non
d’une époque où l’intériorité du héros explique et dirige le cours des
événements autant que la fortune et la réalité extérieure. Mais en plus, la
tragédie demande souvent des décisions radicales et prises dans le feu de
l’action, et c’est l’action prise ainsi sur le vif de ses instincts qui définira
psychologiquement le héros. D’un point de vue ontologique, cela signifie
que les conflits intimes qui peuvent habiter Œdipe, Antigone ou Médée
apparaissent finalement comme des épiphénomènes, autrement dit une
comme manière de traduire intérieurement en des termes psychologiques la
réalité des actions effectuées dans le monde. La modernité renversera
l’ontologie de l’action extérieure pour une ontologie de l’intériorité
subjective, mais c’est in fine toujours la situation dramatique qui est l’objet
d’une histoire. Que l’on peigne la force des choses ou la force des conflits
internes.
L’émotion tragique naît du système des faits, c’est-à-dire de leur
enchaînement, de l’observation de la nécessité implacable à l’œuvre, et
cependant de la surprise finale qui vient mettre en suspens la connaissance
causale et intelligible dont on vient précisément de prendre conscience
grâce à la mimèsis qu’est l’histoire. La surprise comme ressort tragique
apparaît être une clef essentielle de la tragédie.
Une histoire doit être construite selon la nécessité causale du monde. Ainsi
ce qui est imaginé doit être non seulement possible mais vraisemblable. Le
critère de la nécessité causale et de l’intelligence cathartique (l’intelligence
du dénouement tragique dans ce qu’il suscite de compréhension dans l’âme
du spectateur et dans ce qu’il suscite comme émotions tragiques) dépasse
celui de la vraisemblance, car on doit préférer l’effet cathartique quand il
respecte l’intelligibilité du réel à la vraisemblance plate. « Il ressort
clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement
mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du
nécessaire. » (1451 b 33). L’histoire est ainsi définie comme « système de
faits », car le réel est systématisé et mis en ordre afin de mieux le connaître.
On n’invente ni la causalité et ses nombreuses variables, ni la logique et le
sens des choses humaines, mais on reconstruit afin de montrer bien mieux
que ne montre la vie ordinaire – toute plongée qu’elle est dans la
particularité, son manque d’abstraction par définition, et l’aveuglement
ordinaire de ceux qui y sont englués.
Contre Platon et l’idée que la tragédie risque d’ébranler l’âme par des
passions violentes qui menacent l’ordre hiérarchique de l’âme (si les
passions sont trop fortes, comment les tenir ?), Aristote compte sur une
mise en forme desdites passions permettant leur purgation. Aristote montre
qu’il y a des ingrédients pathétiques nécessaires à la tragédie : l’événement
pathétique (pathos), le chœur comme quasi personnage, l’effet cathartique
intense à la fin et la libération des émotions tragiques (étalon même de la
qualité d’une tragédie). Il est vrai que décrire ce que sont les tragédies,
Aristote cite certes Euripide ou Eschyle mais il leur préfère Sophocle
(Œdipe roi est la tragédie la plus citée : sept fois), c’est nécessairement
rencontrer la critique platonicienne : la tragédie semble susciter
mécaniquement l’imitation passionnelle, la contagion émotionnelle dirait-
on aujourd’hui, et l’intensité des passions jouées sur scène semble faire
courir le risque d’un désordre semé dans l’âme du spectateur. Comment
Aristote compte-t-il en déduire au contraire une épuration et une purgation
des passions représentées ? C’est tout le mystère psychophysique de la
catharsis qui ouvrira des siècles de discussions toujours menées.
Le spectateur, éteint dans ses intérêts propres face au spectacle, plongé dans
des actions et passions paradigmatiques, peut comprendre et les faits et le
système. L’histoire comme double du réel a sa raison d’être dans ce statut
ontologique de la fiction : une copie qui n’est point pâle ontologiquement,
car une copie qui reconstruit avec intelligence et intelligibilité la réalité et y
gagne alors un degré ontologique de plus grâce à la dramatisation au sein
d’un tout unifié – ainsi, comme Platon le définissait déjà, nous avons là un
critère essentiel de l’œuvre d’art viable par rapport à la pâle copie ou pire à
l’illusion. L’unité permet de clore l’infini des variables : un début, une fin et
une succession agencée de faits selon une nécessité causale et logique qui,
copiant le réel, le dépasse en intelligibilité. Ulysse dans son voyage
surmonte des obstacles dont le caractère archétypal et symbolique révèle le
réel – ici point d’illusion derrière les monstres, mais la force ontologique
propre de l’épopée. Médée ne déchaîne pas en nous les passions, elle est le
personnage qui porte des passions folles, insondables, mais qu’on sent
terriblement de notre monde. La vérité comme adéquation trouve ici une
définition esthétique de dévoilement. Aristote peut ainsi conclure que la
poésie, qu’elle soit tragédie ou épopée, est plus générale et philosophique
que l’histoire, car elle porte sur l’universel. La poésie est un genre de
connaissance, sinon scientifique, tout au moins portant sur des constantes
universelles. En cela, Aristote rompt deux fois avec Platon : la Poésie vise
une connaissance de l’homme comme objet possible d’une science.
• La métaphore et la licence du langage poétique
Si le style est secondaire par rapport à la représentation comme telle qui fait
l’œuvre, il n’empêche qu’Aristote note et insiste sur la dimension
stylistique propre aux arts. La poésie, quelle que soit sa forme (et
finalement les autres arts aussi), se distingue par son aspect formel : ici
aussi, la forme de l’art semble une disposition naturelle aux hommes, le
goût pour la mélodie, le rythme, la musique, la danse dans leurs aspects
sensibles est naturel et nécessaire aux hommes. C’est peut-être ce qui fait
qu’Aristote accorde au poète une licence totale vis-à-vis des usages
quotidiens et codifiés de la langue. Cet usage métaphorique et libre de la
langue est le nerf pour éveiller le spectateur : la surprise ici aussi réveille,
capte et plaît. Cet effet de surprise, ici grammatical, lexical et syntaxique est
un ressort de l’art essentiel : narrativement la surprise peut supplanter la
vraisemblance si son apport est préférable, stylistiquement la surprise que
provoque la métaphore est préférable aux usages habituels et
conventionnels du langage dans sa dimension pragmatique. La métaphore
se définit par le transfert de sens ou le rapprochement entre deux objets
habituellement dissociés dont la comparaison permet de saisir quelque
chose du réel. Le poète est celui qui pour comprendre le désordre du monde
montre les ressemblances, les analogies, les beautés qui donnent au monde
un peu plus d’ordre. Les métaphores sont des lieux du sens, le poète montre
un ordre qui nous échappe et ses comparaisons jettent toujours une lumière
sur les aspects sombres de la réalité, de notre cœur, du fonctionnement des
choses et des hommes. « Il ressort clairement de tout cela que le poète doit
être poète d’histoire plutôt que de mètres, puisque c’est en raison de la
représentation qu’il est poète » (1421b 27) – l’ironie savoureuse ici étant
que notre modernité appellera poète celui qui précisément met l’accent sur
le style et le mètre, le rythme et la mélodie de la langue dans sa consistance
propre. Ainsi Aristote le définit avant tout comme ayant un talent de
composition et d’agencement des faits pour la connaissance de la vie des
hommes, la partie en somme poétique de la connaissance philosophique et
des différents types de sciences – distinguées en trois genres dans
Métaphysique, Epsilon, 1 : les sciences pratiques, poétiques et théorétiques.
La dramaturgie fait le dramaturge, le style vient par surcroît, il est la voix
subjective de celui qui écrit, mais tout l’objet des histoires, c’est
précisément l’action et ses enchaînements, le système de faits, leur logique
bien pensée qui permet une connaissance cathartique. On voit dès ici que la
catharsis est double : affectivité tragique qui permet de ressentir et d’épurer
les affects, elle est aussi un acte de connaissance poétique où l’affectivité
émue du spectateur aide à un certain type de connaissance.

2. Définir la tragédie : le problème de la catharsis


• Le plaisir pris à l’imitation
La tragédie se définit avant tout comme la représentation directe d’actions
humaines dont l’ordre respecte la causalité que l’on peut observer dans le
monde des hommes – l’histoire en est le laboratoire où l’on peut puiser sans
fin actions, archétypes et caractères, vies humaines afin de s’inspirer de ce
qui est pour élaborer une tragédie pertinente. « La représentation est mise
en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et,
en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre
d’émotions. » Cet extrait de la Poétique est le cœur de la définition de la
tragédie comme ayant des effets sur le spectateur : l’aspect direct du théâtre
et des personnages vivant les passions représentées semble susciter une
identification plus physique du spectateur qui ressent alors pitié et frayeur.
Pitié car le héros réussi de la tragédie n’est pas foncièrement mauvais, il
commet des erreurs dont une fatale, il peut représenter un caractère marqué
par un vice fondamental, mais il ne doit pas être foncièrement mauvais,
écrit bien Aristote. En effet, la pitié qu’il suscite, c’est la passion
fondamentale de la communion entre auteur-acteur et spectateur : sentir
avec autrui, pouvoir se mettre affectivement et intellectuellement à sa place,
non seulement permet une identification à une altérité mais permet aussi
une compréhension plus grande. La pitié est bien un affect plaisant en ce
sens qu’elle nous permet de comprendre autrui et ainsi il y a un effet
d’union avec l’autre, union d’autant plus plaisante qu’elle est une
expérience bienveillante (il y a une sorte d’identification d’intérêts du
spectateur avec le héros réussi : le spectateur tout en étant délié de ses
intérêts propres lorsqu’il regarde une tragédie, s’identifie aux intérêts du
héros et souhaite ses réussites). Le plaisir se double d’un plaisir de
compréhension : par la pitié, je comprends les intentions, les passions et les
caractères ayant causé tel ou tel effet dans le monde. À nouveau, la réalité
humaine par l’identification se dévoile à nous, nous défaisons la logique
humaine, et cela procure un plaisir. La frayeur ou la crainte selon les
traductions est un effet majeur des tragédies : la frayeur réelle face à un
cadavre ou à la promesse de mort, ou la frayeur comme tension physique
due au suspense psychologique de l’histoire qui d’actions en actions avance
crescendo vers l’issue fatale. La frayeur suscite un état physique et affectif
du corps propice à la compréhension cathartique : une compréhension des
choses humaines inscrites dans la mémoire (dont on redécouvre aujourd’hui
les mécanismes entre autres affectifs) et dans l’intelligence affective et
intellectuelle.
La mimèsis en grec signifie à la fois imitation et représentation. Les œuvres
épiques ou tragiques dont Aristote a connaissance, tout comme la danse ou
la musique, ou encore la peinture représentent la réalité en l’imitant. En ce
sens, la mimèsis est une représentation fidèle à la réalité, elle s’arrime à ce
qui est représenté, la musique peint les états de l’âme comme la tragédie
peint la vie des hommes, et une connaissance vraie et fidèle sur ce dont il
est question. Ce qui est représenté : le monde des affaires humaines, la
causalité à l’œuvre dans le monde des actions et des passions humaines, des
caractères et des archétypes.
Le plaisir pris à l’imitation, écrit Aristote dans le chapitre 4 (1448b 20), est
un plaisir que l’on ressent dès l’enfance. Il s’agit d’un instinct naturel :
l’imitation est le processus d’apprentissage essentiel. L’enfant imite, avant
tout, et apprend ainsi, c’est même un mode favori de l’apprentissage, car
l’enfant y prend plaisir. Pensons aux adultes qui prennent plaisir à la
mimèsis tragique ou comique : ce plaisir pris n’est-il pas aussi un plaisir
épistémique, un plaisir pris à apprendre par les voies de l’imitation ?
Aristote montre ici le caractère naturel et nécessaire de l’art : produit de
notre tendance essentielle à imiter et à aimer physiologiquement la mélodie,
le rythme, les chœurs, la danse, etc. Notons-le avant d’expliquer les
différentes hypothèses pour interpréter la notion de catharsis : imiter est en
soi un plaisir et pour l’enfant c’est un plaisir pris à apprendre par le biais de
l’imitation directe et concrète. Ce plaisir-là semble persister toute la vie et il
se ressent au spectacle de la mimèsis elle-même : contes, mythes, légendes,
histoires, paraboles, épopées, tragédies, comédies, théâtre, films, romans,
etc., le fait narratif direct ou indirect est universel et semble témoigner d’un
plaisir universel de l’imitation.
• Comprendre l’effet cathartique : la richesse des multiples
interprétations du concept de catharsis
La mimèsis est ainsi la représentation de l’action menée par des hommes
auxquels nous nous identifions sous l’aspect de la pitié et de la frayeur, elle
est double : imitation sur scène et imitation émotionnelle. Cette
représentation mimétique, écrit Aristote, opère « une épuration de ce genre
d’émotions ». Entendons bien, en plus du terme de catharsis (épuration,
purgation ou encore purification des passions selon la traduction et le sens
voulu) l’expression « de ce genre d’émotions » : l’épuration réalisée au sein
de l’affectivité du spectateur est-elle l’effet du plaisir pris aux émotions de
pitié et de frayeur ? Émotions normalement douloureuses, il est vrai que
nous prenons un plaisir étonnant face à leur spectacle, un plaisir mêlé de
douleur, de tensions physiques, de craintes pour le héros voire pour soi-
même (de projections). Le caractère paradoxal de ce plaisir mimétique qui
est le plaisir poétique (pensons à la musique d’un requiem qui peut susciter
crainte et plaisir à la fois) tel que le définit ici Aristote est une énigme en
soi.
Épurer poétiquement de telles passions, est-ce apprendre à les vivre comme
une répétition désintéressée et indirecte de maux affectifs qu’il nous faudra
supporter ensuite au sein de l’existence ? Le plaisir est alors pris à un
certain apprentissage que l’art nous permet : apprendre à ressentir et à
supporter l’existence et ses affres. Est-ce une épuration plus forte comme le
suggère une lecture médicale du passage que nous venons de rapporter ? De
l’interprétation médicale de la purgation des passions à l’interprétation
d’une connaissance psychophysique grâce aux affects tragiques – on peut se
demander si le concept de catharsis n’est pas finalement multiple.
• Allier les lectures de l’effet cathartique : un effet physique,
affectif et intellectuel
La catharsis désigne l’effet sur le spectateur d’une sorte de pharmakon : les
affects de frayeur et de pitié seraient tout autant des poisons que des
remèdes, la représentation serait même la grande médiatrice : elle
transformerait le poison en remède. D’aucuns parlent d’un remède
homéopathique : on soignerait le même par le même, la dose seule
permettrait de ne point souffrir mais de comprendre et d’éprouver un plaisir
esthétique marquant et épurant. Ce n’est certainement pas seulement la dose
qui importe, certes frayeur et pitié pour un autre sont mécaniquement moins
grandes que frayeur et pitié pour soi (ou pour un proche), ce sont là les
grandes lois naturelles de la compassion, mais c’est aussi ce qu’implique la
représentation : elle implique de se désengluer de sa vie propre, de ses
intérêts, de se décentrer d’une compréhension du monde et des affaires
humaines dans laquelle notre intérêt est toujours pris. Ainsi la
représentation permet la distanciation, une perspective moins biaisée par la
lecture intéressée, la dose homéopathique d’émotions humaines que le
spectacle fait naître en nous devient un plaisir, parce que nous n’y sommes
pris que par l’identification, parce que cet autre sur scène n’est pas un être
qu’il nous faudrait aimer ou sauver – c’est bel et bien un personnage, et
enfin parce que l’imitation représentative comme dans la vie enfantine
génère une connaissance psychophysique et est une promesse en soi : la
sagesse cathartique, l’art narratif comme science des choses humaines.
La succession causale d’une tragédie réussie montre l’enchaînement des
causes et des effets au sein de l’existence humaine, par ses manières
narratives propres (la surprise, la péripétie, le vraisemblable, etc.). La
tragédie met alors en exergue les grandes lois de la vie humaine. Les affects
pénibles se transforment dans la catharsis en étonnant plaisir, et l’âme du
spectateur se transforme tout autant par la connaissance qu’apporte la
représentation mimétique de la vie humaine mis à distance sur la scène. À la
fin de la pièce, le soulagement est physique et psychique, le rituel
cathartique est une alchimie entre la tragédie (et peut-être peut-on élargir à
d’autres formes d’art) et l’âme du spectateur. Dans le chapitre VIII de la
Politique, Aristote emploie le terme de catharsis pour parler de la musique :
la musique en imitant les états de l’âme nous fait entrer dans un état, une
sorte de transe cathartique, et nous refermons l’oreille ensuite avec un
apaisement psycho-physique analogue à la fin d’une tragédie. L’ordre de la
représentation s’est frotté au désordre du monde et des affects, la mise en
forme artistique a opéré et le spectateur jouit de l’ordre qui gagne sur le
désordre, intérieurement son âme est comme rangée et en place, sa
sensibilité s’est exaltée, les émotions non seulement ont été vécues mais ont
trouvé des mots pour se nommer et un récit (dans le cas de la poésie) pour
s’élaborer, se mettre en ordre, se comprendre, enfin se connaître.
La postérité du concept esthétique de la catharsis semble ainsi résider dans
la description de la tragédie, du théâtre, de la musique, plus généralement
de la sensibilité artistique, qui s’adressent au corps et à l’âme pour faire
advenir l’ordre de la représentation là où règne confusion et désordre, et
pour dévoiler une connaissance adéquate à un genre d’objet qui nous
importe beaucoup : l’homme, le monde des hommes et de la contingence.
Katia Kanban

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence : Aristote, Poétique,


traduction Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot,
Paris, Seuil, 1980.

• Autres éditions

• Aristote, Poétique, traduction Hardy, Paris, Les


Belles Lettres, 2e éd., 2003.

—, Poétique, dans Aristote, Œuvres, Édition de


Richard Bodeüs (dir.), Paris, Gallimard,
coll. « Pléiade », 2014.
• Aristote, Poétique, traduction Philippe Beck et alii,
Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1997.

—, Poétique, traduction Michel Magnien, Paris, LGF,


1990.
9
Panorama 2 :
Épicuriens et stoïciens,
les frères ennemis
des mondes hellénistique et romain

L’opinion commune, inspirée par certaines déclarations d’Horace lui-


même1, a fait de l’épicurien un bon vivant, voire un « pourceau », opposé à
l’ascétique stoïcien, contempteur du corps et des plaisirs, capable de tout
supporter parce que détaché de tout et qui réussirait à répondre à
l’injonction « supporte et abstiens-toi ». Il n’est donc pas inutile de revenir
sur la richesse de ces deux courants de pensée qui, même s’ils ont toujours
entretenu des relations polémiques, sont moins opposés qu’on pourrait le
croire au premier abord.

1. Contexte et postérité
• Naissance hellénistique et prolongements romains
C’est en Grèce au début de la période dite « hellénistique », au IIIe siècle
avant notre ère, que les écoles épicurienne – le Jardin – et stoïcienne – le
Portique (stoa) – sont fondées respectivement par Épicure et par Zénon de
Citium2. Cette période, ainsi dénommée au XIXe par l’historien W. J. G.
Droysen dans son ouvrage Geschichte des Hellenismus, s’étend des
conquêtes d’Alexandre le Grand (–323) jusqu’à l’avènement de l’Empire
romain (–27). C’est dire que ces deux écoles ou « sectes » (airèsis en grec)
émergent et prennent leur essor dans un contexte politiquement troublé et
déstabilisé.
Malgré des réticences à l’égard de la philosophie et, a fortiori d’une
philosophie du plaisir, nos deux courants finissent par pénétrer à Rome à
une époque qui s’avère, pour des raisons certes différentes, tout aussi
troublée que celle dans laquelle ils avaient émergé. Pourtant, si le succès de
l’épicurisme fut bien réel, porté notamment par le De natura rerum de
Lucrèce qui en expose les thèses ou par les poésies d’Horace, et s’il s’avéra
bien plus populaire que le stoïcisme au départ, ses prises de positions
politiques et religieuses finirent par le marginaliser, contrairement au
stoïcisme qui resta un courant philosophiquement actif jusqu’au règne de
Marc Aurèle qui, après Musonius Rufus, Sénèque ou Épictète, continue à
relayer les dogmes du système tout en y ajoutant sa touche personnelle.
Dans le monde gréco-romain la forme scolaire et institutionnelle
d’enseignement de la philosophie demeure – que l’on songe à Musonius, à
Épictète ou aux chaires de philosophie créées par Antonin le Pieux et
développées par Marc Aurèle – mais on assiste aussi à une diversification
dans la manière de pratiquer et de transmettre la philosophie : le conseil au
Prince ou aux amis, via la relation épistolaire par exemple, ou encore
l’écriture – poétique ou pas – préalable à une éventuelle méditation.
• Chiens et chats ?
Ces deux écoles sont souvent présentées et considérées – à juste titre –
comme revendiquant des positions antagonistes. Le choix d’un critère de
vérité, le statut accordé au plaisir, la manière d’accéder au bonheur,
l’attitude à l’égard de la société et du gouvernement de la Cité ne sont que
quelques uns des points d’achoppements. Cette opposition et cette
conflictualité sont exposées – et alimentées – par le troisième acteur
philosophique de l’époque hellénistique3 : les sceptiques, qu’il s’agisse de
sceptiques radicaux comme Pyrrhon dont Sextus Empiricus exposera plus
tard la « voie » dans ses Esquisses pyrrhoniennes ; mais surtout par ces
« sceptiques dogmatiques » que sont les néo-académiciens et dont Cicéron
est le principal représentant. Et sans doute faudrait-il souligner que la
polémique est partie prenante de la création philosophique et qu’elle joue,
pour nos deux écoles, un rôle heuristique indéniable.
• Une postérité au-delà du cliché
Nos deux courants ont donné lieu aux deux clichés que l’on mentionnait,
mais ils ont aussi inspiré de manière plus riche et plus subtile la pensée et la
philosophie ultérieures. C’est le matérialisme d’Épicure qui retient le jeune
Marx4 et qui inspire Marcel Conche aujourd’hui. Le stoïcisme est pour sa
part l’objet de réactions diverses, entre la critique virulente de Pascal,
Hegel5, Kojève, Alain ou Sartre et l’usage fécond et personnel que Deleuze
ou Foucault ont pu en faire6. Sans doute pourrait-on ajouter que les
thérapies brèves et autres techniques de méditation prétendent très
explicitement s’inspirer de l’école stoïcienne7.

2. Des philosophies systématiques et dogmatiques


Dans ses Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus présente les épicuriens
et les stoïciens – aussi bien que des néo-académiciens mais de façon
polémique – comme des « dogmatiques » pour les distinguer de « ceux qui
continuent la recherche », autrement dit les sceptiques au sens fort et au
sens littéral du terme. Épicuriens et stoïciens sont des penseurs
« dogmatiques » au sens où ils profèrent des thèses, où ils considèrent
comme vraies un certain nombre d’assertions qui constituent les « dogmes »
de leur système philosophique et la conception du monde qu’ils défendent.
En grec dogma renvoie en effet aux opinions et aux jugements que l’on
professe.
Ces dogmes se répartissent en trois domaines de réflexion, liés ensemble, ce
qui fait de nos deux courants des philosophies « systématiques ».
L’enseignement de la philosophie comporte pour l’un comme pour l’autre
trois volants : la logique, la physique et l’éthique pour les stoïciens, la
canonique, la physique et l’éthique pour les épicuriens. Le remplacement de
la logique par la canonique exprime le rejet et le mépris des épicuriens à
l’égard de la dialectique mais, à ceci près8, logique et canonique traitent
toutes deux de la théorie de la connaissance et du « critère de vérité ». Or la
question du « critère de vérité » (kritèrion tès alètheias), implicitement
admis par le platonisme et l’aristotélisme, fait l’objet d’une véritable
réflexion de la part des penseurs hellénistiques comme le souligne
Gisela Striker9. Qu’est-ce qui nous permet d’être certain que telle
affirmation sur le monde est « vraiment vraie » ? Qu’est-ce qui garantit la
véracité de nos connaissances ?

3. Critères et normes
C’est donc à partir d’une même préoccupation formulée dans des termes
similaires que nos deux courants divergent et qu’il est possible, a posteriori,
de distinguer les différentes écoles philosophiques comme a proposé de le
faire Marwan Rashed10. Les épicuriens considèrent la sensation (aisthèsis)
et les affections (pathè) – autrement dit le plaisir et la douleur – comme
critère de vérité. Ce sont en effet le plaisir et la douleur qui sont à l’origine
de nos choix et de nos refus. Et la sensation ne peut jamais être réfutée.
Cela ne veut pas dire que le contenu de pensée qui découle de la sensation
est vrai immédiatement, mais que la sensation elle-même est indéniable et
que la correction du contenu de pensée ne se fait que par le biais de
nouvelles tentatives empiriques. Plus généralement, tous les contenus de
pensée complexes dérivent nécessairement des sensations.
Les stoïciens attribuent ce rôle critériologique à ce qu’ils appellent la
« représentation compréhensive » (phantasia katalèptikè), c’est-à-dire une
impression ou une affection dans l’âme qui réplique exactement le réel et
qui se signale en outre comme telle. Comme la lumière (phôs) dont elle tire
son nom, une telle représentation exprime à la fois elle-même et ce qu’elle
éclaire. Les stoïciens ajoutent également, suite aux polémiques néo-
académiciennes, qu’elle vient d’un objet existant et elle est telle qu’elle ne
pourrait pas venir d’un objet non existant. Qu’il s’agisse de connaître ou
d’agir, l’enjeu est de ne donner toujours son assentiment (sunkatathesis)
qu’à de telles représentations et non pas à des phantasmes. Untel est mort,
voilà une affirmation vraie à laquelle je peux donner crédit, à laquelle je
peux consentir. Mais affirmer et croire que la mort est un mal, c’est donner
son assentiment à une représentation ou opinion qui n’est pas
compréhensive car elle dit autre chose que ce qui est. Il s’agit donc de ne
jamais surcharger nos représentations premières et de ne pas céder à
l’illusion des opinions communément admises. Autrement dit il est
nécessaire de toujours examiner ses représentations et d’en faire un usage
correct comme le soulignent les stoïciens romains.
Outre ces critères de vérité, il faudrait évoquer le rôle que jouent les
« prénotions » (prolèpseis) comme guides pour la connaissance et pour
l’action, en précisant qu’elles ne renvoient cependant pas exactement à la
même chose dans l’un et l’autre cas11. Les prénotions renvoient, pour les
épicuriens, à ce que nous appellerions des concepts qui se seraient formés
par expérience, grâce à la mémoire, et qui concernent l’ensemble de ce qui
existe et de ce qui est nommé. Pour les stoïciens, qui leur empruntent l’idée
et le terme, cela fait également référence à des notions naturelles par
opposition à des notions qui s’acquièrent par l’enseignement. Mais si elles
ne deviennent actives qu’avec la maturité de la raison, ils estiment qu’elles
sont implantées en nous dès la naissance. Et par ailleurs il s’agit le plus
souvent de notions morales (l’idée de bien, de juste…) qu’il s’agit
d’appliquer ensuite correctement aux cas particuliers comme le souligne
Épictète à plusieurs reprises.
Plus généralement, c’est le rôle de la nature que cette réflexion sur le critère
de vérité nous invite à préciser12. Le monde qui nous entoure, la nature,
apparaît comme un point de départ et comme un fondement, ce qui
permettrait de parler à leur propos d’une forme d’empirisme, même si cela
reste très différent de ce que l’on entend par là en faisant référence à Locke
et à Hume. La nature fait par ailleurs office de critère dans la démarche
gnoséologique de nos deux écoles. Afin de justifier leur choix ou leur
critique du plaisir au titre de souverain bien, les épicuriens et les stoïciens se
réfèrent à la nature, c’est-à-dire au comportement des animaux, mais
également au comportement des petits d’hommes qui n’auraient pas été
pervertis par l’éducation et par les institutions. D’où le nom d’« argument
des berceaux »13. Les épicuriens ont beau jeu d’interpréter toutes les
attitudes des nourrissons comme des attractions vers ce qui est plaisant et
comme une répulsion à l’égard de ce qui est douloureux. À l’inverse, les
stoïciens lisent tout autrement le comportement du nourrisson qui ne serait
pas mû par la recherche du plaisir mais par le désir de se conserver fondé
sur la proprioception et sur l’amour de soi, ce qui renvoie à la notion
centrale pour eux d’« appropriation à soi » (oikeiôsis). Cet exemple illustre
donc au moins autant le naturalisme des écoles hellénistiques que ses
limites puisque le recours à la nature conduit à des conclusions inverses.
Une autre forme de naturalisme – éthique cette fois – serait à prendre en
compte et permettrait de compléter cette réflexion sur les normes et les
critères. Là encore la nature fait office de norme au sens où l’on mobilise
une certaine conception de l’humain et de sa « nature » qui implique
d’adopter, pour la réaliser, un certain comportement, ce que les stoïciens
appellent des « fonctions propres » (kathèkonta).

4. Rupture à l’égard du platonisme


À partir de là, et comme le souligne Carlos Lévy, ces deux écoles ont en
commun de rompre avec ce que l’on pourrait appeler un certain platonisme.
D’un point de vue épistémologique, ce que l’on pourrait appeler de façon
anachronique l’« empirisme » hellénistique est en complète opposition avec
une philosophique qui considère que les sens ne peuvent conduire à aucune
vérité et que le réel empirique n’est pas l’objet d’une véritable science. À
cela il faudrait ajouter le monisme matérialisme que l’une et l’autre
professent. L’univers est, pour Épicure, constitué d’atomes et de vide, les
mouvements des atomes dans le vide s’agrégeant au gré du hasard pour
constituer la matière et les stoïciens affirment pour leur part que tout ce qui
existe est corps. Il n’existe donc aucune forme de transcendance et l’âme est
elle-même matérielle et mortelle. On ne saurait davantage rompre avec une
pensée qui admet l’existence de Formes intelligibles immatérielles et qui
argumente en faveur de l’immortalité de l’âme.
5. Deux cosmologies où l’indépendance de l’agir
humain et sa responsabilité sont –
paradoxalement – préservées
Si nos deux écoles se retrouvent globalement sur la question ontologique –
une réalité matérielle sans aucune transcendance – elles divergent en
revanche sur leur interprétation et leur explication de l’ordre du monde.
L’ordre du monde est rapporté au hasard par les épicuriens qui estiment que
les dieux, s’ils existent, ne s’occupent pas de nous, tandis qu’il est considéré
par les stoïciens comme l’expression d’une rationalité divine – une
Providence – qui a l’originalité d’osciller sans trancher entre monothéisme
et polythéisme d’une part et qui, d’autre part, est considérée comme un
principe immanent au monde lui-même. Malgré cette divergence, qui
engage également la place accordée à l’humain dans l’univers, il n’en
demeure pas moins que la position stoïcienne à l’égard des dieux les rend
tout aussi critiques que les épicuriens à l’égard de la religion traditionnelle.
Il est par ailleurs remarquable que ces deux systèmes aussi opposés soient-
ils dans leurs thèses cosmologiques laissent chacun place à une forme
d’indépendance de l’agir humain, ce qui est d’autant plus remarquable que
l’on a affaire à des cosmologies qui sembleraient, à première vue, soumises
à la nécessité des physiciens ou au déterminisme du destin.
Pour les épicuriens, l’indépendance de l’agir humain est préservée grâce à
un événement particulier qu’ils nomment clinamen et qui renvoie à un écart
dans la déclinaison des atomes – un élément qui apparaît seulement dans le
De natura rerum de Lucrèce mais que la postérité tend à rattacher tout de
même à Épicure. « Si quelqu’un a recours à la théorie de Démocrite, écrit
Diogène d’Oenanda, en affirmant que les atomes n’ont aucun mouvement
libre, à cause de leurs chocs réciproques, de sorte que toutes choses
paraissent en mouvement de façon nécessaire nous lui dirons : “Ne sais-tu
pas, qui que tu sois, qu’il y a aussi un mouvement libre dans les atomes,
mouvement que Démocrite n’a pas découvert, mais qu’Épicure a tiré à la
lumière, un mouvement de déviation, comme il le démontre à partir des
phénomènes ?” Voici le grand point : si l’on croit au destin, s’en est fait de
toute réprimande et de tout blâme ».
Quant aux stoïciens, ils réussissent aux yeux de leurs détracteurs, le tour de
force de concilier déterminisme et liberté14. Il est bien évident qu’un
cylindre ne saurait se mouvoir sans une impulsion extérieure, affirme
Chrysippe, mais le cylindre et le cône se meuvent chacun de façon
différente, eu égard à la spécificité de leur nature. Il en est de même pour les
humains dont il importe de préciser qu’ils sont dans une certaine mesure
responsables de ce qu’ils sont devenus et du jugement qu’ils portent sur les
choses, un jugement dont les stoïciens estiment qu’il est libre et au pouvoir
de chacun. Autrement dit, l’enchaînement nécessaire des événements
n’exclut pas que l’attitude que nous prenons à l’égard de cet événement
dépende de nous. C’est la manière dont nous considérons l’événement (de
bon gré ou pas, comme heureux, malheureux ou indifférent) qui dépend de
nous et qui détermine tout à la fois notre état d’âme et notre réaction
personnelle face à l’événement. C’est notre manière de nous comporter qui
est en notre pouvoir. Épictète n’hésite pas à appuyer cette distinction sur la
différence grammaticale du verbe et de l’adverbe.
On ne dira donc pas – car cela serait anachronique – que les philosophes
hellénistiques pensent la liberté15. On dira plutôt qu’ils établissent les
conditions conceptuelles au nom desquelles, dans un système cosmologique
déterminé au sens fort du terme, quelque chose dépend de nous et relève de
notre responsabilité. Et la qualité de notre vie – notre bonheur ou notre
malheur – s’avère bel et bien en notre pouvoir.

6. Plaisir/douleur VS vertu/vice : deux pensées du


bonheur radicalement différentes ?
Épicuriens et stoïciens s’opposent pourtant radicalement dans la réponse
qu’ils apportent à la question de la vie heureuse – une divergence dont
rendent très bien compte Cicéron dans le De finibus ou bien Sénèque de
façon plus polémique et partisane dans le De vita beata. Les épicuriens font
du plaisir le souverain bien (ce dont l’obtention nous rend heureux) tandis
que les stoïciens ne considèrent pas du tout le plaisir comme un bien et font
de la vertu la clé du bonheur. Au couple plaisir/douleur, les stoïciens
opposent le couple vertu/vice. Être heureux, c’est éprouver du plaisir disent
les uns, être heureux, c’est agir de façon vertueuse répondent les autres.
Aussi faudrait-il chercher ou bien à obtenir du plaisir, ou bien chercher à
agir vertueusement. Mais épicuriens et stoïciens sont loin d’être aussi
opposés qu’on pourrait le croire et que les doxographes et commentateurs
depuis l’Antiquité ont bien voulu le souligner. Et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement, si la réponse diverge bel et bien, épicuriens et stoïciens se
retrouvent dans la manière de formuler la question de la vie heureuse, ce
que souligne Julia Annas. La formulation du problème de la vie heureuse en
termes de souverain bien caractérise nos penseurs hellénistiques, de même
qu’une définition similaire du bonheur en termes d’absence de troubles
(ataraxia). Être heureux, c’est être sans troubles.
Aussi faut-il préciser que le plaisir est défini par Épicure comme la simple
absence de douleur, ce qui est loin d’aller de soi. La recherche du plaisir –
donc de l’absence de douleur – ne se fait jamais contre la vertu à laquelle
les épicuriens accordent une grande part. Rechercher le plaisir et fuir la
douleur s’inscrit toujours dans un « calcul » en vue du plus grand bénéfice
et afin de préserver toujours la vertu. Plus encore, l’absence de douleur du
corps n’est qu’un aspect dans la quiétude envisagée. En effet, c’est parce
que la douleur du corps pourrait troubler l’âme qu’elle doit être rejetée. Et
ce sont en outre les craintes de l’âme – à l’égard de la mort ou des dieux –
qui doivent être éradiquées grâce à l’étude de la nature. La recherche du
plaisir doit donc être comprise à sa juste mesure en précisant ce qu’il faut
entendre par là et comprenant sa fonction à l’égard du trouble de l’âme qui
demeure bel et bien l’essentiel puisqu’Épicure lui-même admet que le sage
peut être heureux y compris sous la torture, la douleur pouvant être mise à
distance via un travail spirituel qui nous conduirait à nous remémorer les
plaisirs passés.
Réciproquement, si les stoïciens refusent de faire entrer plaisir et douleur
dans la catégorie des biens et des maux, ils n’ont pas l’outrecuidance de
plaider leur équivalence : il est préférable de ne pas souffrir. Plaisir et
douleur sont indifférents du point de vue de la qualité de l’âme et par
conséquent de la vie heureuse, mais ils relèvent de la catégorie de ce qui
peut être sélectionné (parce que préférable) ou rejeté (parce que
« dépréférable ») selon les circonstances.
Enfin épicuriens et stoïciens se rejoignent dans le rôle qu’ils accordent à la
manière dont on se représente les choses, dans l’opinion que l’on se fait de
la marche du monde, de ce qui a ou non de la valeur, de ce qui nous arrivera
« après ». C’est sur la manière dont on se représente les choses, dans les
idées que nous nous faisons des dieux, de la mort, de la valeur des choses
que se joue notre tranquillité ou notre anxiété et c’est bien cela qu’il s’agit
de réformer – en « usant correctement de nos représentations », c’est-à-dire
raisonnablement ou (sive) conformément à la nature pour les stoïciens, en
étudiant la nature pour les épicuriens.
Et les uns et les autres admettent la nécessité de s’entraîner pour réussir à
gagner cette absence de trouble dont Épicure nous dit qu’elle ressemble à
une mer d’huile après la tempête (galènè). Ces exercices qui portent
directement sur les opinions que l’on se fait, sur le corps ou sur la situation
dans laquelle on se trouve sont nécessaires pour que le dogme ne reste pas
lettre morte et pour que la pensée se réalise dans une vie dès lors cohérente.

7. S’abstenir ou participer à la vie de la Cité –


l’apolitisme épicurien VS l’engagement stoïcien ?
Comme le souligne Carlos Lévy, le politique n’est plus, comme c’était le
cas avec Aristote, le lieu d’une réalisation de soi et l’élément nécessaire
pour bien vivre. Il n’en demeure pas moins que stoïciens et épicuriens
avancent des positions rigoureusement inverses d’un point de vue social et
politique.
« Pour vivre heureux, vivons caché » tel est l’adage qui résume très bien la
position abstentionniste des épicuriens en matière sociale et politique, une
position qui s’oppose radicalement à l’engagement stoïcien dans la vie de la
Cité, au niveau domestique aussi bien qu’au niveau politique. Musonius
Rufus insiste sur la valeur et l’importance du mariage16. Nombre de
sénateurs sont d’obédience stoïcienne. Et que dire de Sénèque, conseiller du
Prince ou de Marc Aurèle empereur. La critique de l’abstentionnisme
épicurien est particulièrement nette et virulente dans certains propos
d’Épictète.
Il est cependant nécessaire de préciser le statut de l’engagement stoïcien. Il
ne s’agit pas de vouloir à tout prix se marier, avoir des enfants, occuper une
fonction. Mais ces choses-là relevant des fonctions propres de l’homme, il
est nécessaire d’assumer de telles charges familiales et politiques dès lors
qu’elles nous échoient. On ne recherche pas les charges, mais on assume de
bon gré celles que le destin nous conduit à endosser.
Il est également nécessaire de préciser que cet engagement ne doit pas se
faire « outre mesure ». Il est tout à fait légitime de faire retraite dès lors que
les circonstances sont telles que la Cité est trop corrompue et qu’elle n’est
pas réformable. Tel est le thème du De Otio de Sénèque. Avec toujours cette
idée que la retraite n’est que conjoncturelle et qu’elle garde un sens
politique. Bien souvent, on pourra considérer que les stoïciens et les
épicuriens adoptent concrètement des positions similaires, mais le sens de la
retraite n’est pas le même dans l’un et dans l’autre cas : la retraite de
principe s’oppose à la retraite de circonstance.

8. Outils
• Figures du Jardin et du Portique
Époque hellénistique Époque romaine

Fondation de l’École Successeurs à la tête de l’école Principaux représentants


et/ou disciples notoires

Épicure fonde le Jardin à Athènes Métrodore Lucrèce Horace


Philodème de Gadara Ovide
Diogène d’Oenanda

Zénon fonde le Portique à Athènes Ariston Panétius Sénèque


Cléanthe Hécaton Musonius Rufus
Chrysippe Posidonius Épictète
Cléomède Marc Aurèle
Cornutus

• Remarques sur les sources et sur la notion de « fragment »


Si l’on connaît les travaux de Lucrèce (De Natura Rerum), de Philodème
(Peri Musica), du côté des épicuriens, de Sénèque (Lettres à Lucilius et les
différents traités) ou de Marc Aurèle (Pensées pour moi-même) du côté des
stoïciens, en revanche, les ouvrages des philosophes hellénistiques sont
perdus.
Aussi connaît-on généralement la doctrine des écoles hellénistiques, les
écrits des différents philosophes hellénistiques par des auteurs ultérieurs,
doxographes (Stobée), historiens de la philosophie (Diogène Laërce) ou
philosophes eux-mêmes (Cicéron, Plutarque, Philodème, Alexandre
d’Aphrodise, Sextus Empiricus, entre autres) qui rendent compte des
dogmes épicuriens et/ou stoïciens, citent des formules frappantes ou des
passages parfois très longs. Ainsi Diogène Laërce transcrit-il intégralement
les trois Lettres d’Épicure adressées à Hérodote, Pythoclès et Ménécée. De
même, Philodème nous permet de lire de larges extraits de la Politeia de
Zénon.
Les études universitaires, mues par le mouvement de la Quellenforshung en
Allemagne, ont contribué à l’édition de ces travaux doxographiques, ou à la
constitution de recueils de fragments – consacrés à tel philosophe ou à telle
école.
Une mention spéciale doit être faite pour ce que l’on intitule aujourd’hui les
Diatribes de Musonius, les Entretiens et le Manuel Épictète qui sont en
réalité des notes de cours prises par des auditeurs qui les ont
consciencieusement compilées et conservées.
• « Symposium hellenisticum »
Un colloque intitulé Symposium Hellenisticum a lieu chaque année dont les
actes sont publiés aux presses universitaires de Cambridge. Y sont abordés
des aspects spécifiques de la pensée hellénistique.
Sandrine Alexandre

Références bibliographiques
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traduit par Emile Bréhier, in Les Stoïciens, vol. 1,
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—, Secondes Académiques, texte établi et traduit par


Charles Nisard, Paris, Les Belles Lettres, 1970.

—, Des termes extrêmes des biens et des maux, texte


établi et traduit par Jules Martha, 5e éd. revue et
augmentée par Carlos Lévy, Paris, Les Belles Lettres,
2002, 1928-1930.

• Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes


illustres, traduction sous la direction de Marie-Odile
Goulet-Cazé, Paris, LGF, 1999. Livres VII pour les
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• Épicète, Entretiens. Fragments et sentences,


traduction nouvelle de Robert Muller, Paris, Vrin,
2016.

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Mario Meunier, Paris, Garnier Flammarion, 1992.

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Jacques Brunschwiget Pierre Pellegrin sous le titre
Les philosophes hellénistiques, volumes II (Les
stoïciens) et III (Les épicuriens), Paris, GF-
Flammarion, 2001 (1re éd. angl. 1987).

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de la Pléiade, 2010.

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1. Horace se présente parfois lui-même comme « un petit cochon d’Épicure ».
2. On ne le confondra pas avec Zénon d’Elée qui lui est bien antérieur et qui s’attache à argumenter
contre le mouvement, ce qui est censé venir à l’appui des thèses défendues par Parménide.
3. Il faudrait préciser, outre ces trois figures philosophiques, l’activité des néo-aristotéliciens dont
Théophraste est le principal représentant ou encore le courant cynique. On se reportera
respectivement aux travaux de W. W. Fortenbaugh et de M.-O. Goulet-Cazé.
4. Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure est la thèse de doctorat que
Marx propose en 1841.
5. Sur le rapport de Hegel au stoïcisme, cf. M. Gourinat, « Hegel et le stoïcisme », dans J.-B.
Gourinat et G. Romeyer-Dherbey, Les stoïciens, Paris, Vrin, 2005, p. 523-544.
6. Sur l’usage que Foucault et Deleuze ont pu faire du stoïcisme, cf. F. Gros et C. Lévy (dir.), Michel
Foucault et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003 et sur les usages du stoïcisme dans la
philosophie française, cf. T. Bénatouïl, « Stoicism and twentieth-century French Philosophy », J.
Sellars (éd.), The Routledge Handbook of the Stoic Tradition, 2016.
7. Voir P. Watzlawick, « La construction des “réalités cliniques”, dans P. Watzlawick et G. Nardone
(éd.), Stratégies de la thérapie brève, Paris, Éditions du Seuil, p. 19-33, cité par T. Bénatouïl, Les
Stoïciens, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 98.
8. Sur le rapport entre la logique stoïcienne et la canonique épicurienne et, par suite, sur le rapport
entre règle et critère chez Épicure, cf. R. Lefebvre, « Règle et critère chez Épicure », Revue des
études grecques, 2004, vol. 117, n° 1, p. 82-103.
9. G. Striker, « κριτήριον τῆς ἀληθεἰας », Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
10. M. Rashed, « Le “critère de vérité” comme outil hellénistique de classification des systèmes
philosophiques », Les Études philosophiques, janvier 2015-1, p. 65-82.
11. Sur la différence entre les conceptions épicurienne et stoïcienne des prénotions, cf. V.
Goldschmidt, « Remarques sur l’origine épicurienne de la prénotion », dans J. Brunschwig (éd.),
Les stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 2006 (1978), p. 41-60, article revu par P.-M. Morel.
12. Sur le rôle normatif de la nature dans la pensée hellénistique, cf. G. Striker, M. Schofieldet G.
Striker, The Norms of Nature, Cambridge et Paris, Cambridge University Press et Éditions de la
Maison des Sciences de l’Homme, 1988. Egalement, P.-M. Morel, Épicure, la nature et la raison,
Paris, Vrin, 2009. Sur la complexité d’un « naturalisme » stoïcien, cf. T. Bénatouïl, « Le stoïcisme :
pour un naturalisme sans naturalisation », dans S. Haber et A. Macé (éds.), Anciens et Modernes
par delà nature et société, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 103-121.
13. Sur les ressorts de cet argument et ses limites, J. Brunschwig, « L’argument des berceaux chez les
Épicuriens et chez les Stoïciens », dans M. Schofield et G. Striker, The Norms of Nature,
Cambridge et Paris, Cambridge University Press et Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme, 1988, p. 113-144, repris dans Études sur les philosophies hellénistiques, Paris, Vrin,
1995, p. 69-112.
14. En témoigne le Lucullus de Cicéron.
15. Sur ce point, cf. J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité, Paris, Vrin, 1989.
16. Sur ce point, V. Laurand, Stoïcisme et Lien social. Enquête autour de Musonius Rufus, Paris,
Garnier, 2014.
10
Plotin, Ennéades (254-270)

Moins connu que Platon quoique très influent dans l’histoire de la


philosophie, Plotin (205-270) fut l’un des principaux représentants de ce
que Thomas Taylor, dans sa traduction des Ennéades, appela en 1787 le
« néoplatonisme », soit ce courant philosophique de type syncrétique, initié
par Philon d’Alexandrie (-20 ; 45) et mêlant les pensées de Platon et
d’Aristote avec des éléments religieux issus aussi bien du judaïsme que des
spiritualités égyptiennes et peut-être même indiennes.
Né en Égypte à Lycopolis, Plotin manifesta rapidement une grande curiosité
pour les pensées orientales ; s’il se rendit à Alexandrie vers 233 pour
étudier la philosophie, il semblerait qu’il se fût engagé en 244 dans l’armée
de Gordien III qui marchait contre la Perse afin de découvrir les sagesses
d’Extrême-Orient. Mais ce dernier fut tué la même année, et Plotin dut se
réfugier à Antioche. Deux ans plus tard, en 246, Plotin proposa à Rome de
très nombreuses leçons consacrées aux dialogues de Platon, visiblement
enrichies par les multiples traditions intellectuelles que ses voyages avaient
amené à connaître et méditer ; constituant ainsi une école, c’est-à-dire un
lieu d’enseignement oral fondé sur une grande liberté, il forma des disciples
comme Amélius (~220 – ~300) ou Porphyre de Tyr (234-305) qui
répandirent la pensée de leur maître dans les cercles intellectuels de
l’époque. Porphyre alla jusqu’à regrouper en traités organisés les écrits
qu’avait laissés Plotin, et les diffusa à partir de 301, non sans corriger
amplement la grammaire et la syntaxe des textes qui, dit-on, étaient fort
défectueuses.
Ces textes regroupés sous le nom d’Ennéades eurent une influence majeure,
aussi bien dans le domaine philosophique que religieux ; à certains égards,
en effet, des Pères de l’Église comme Saint-Augustin (354-430), fortement
imprégnés de ce néoplatonisme plotinien, donnèrent au christianisme
naissant des concepts et une forme néoplatoniciens qui déterminèrent en
partie le destin de cette religion.

1. Histoire et organisation des Ennéades


Les Ennéades telles que nous les connaissons peuvent être lues dans deux
ordres radicalement différents. Le premier est celui de Plotin, et correspond
à l’ordre chronologique de la rédaction de chacun des traités. Plotin rédigea
en effet une première série de vingt et un textes de 254 à 263, portant
toujours les numéros 1 à 21. De 263 à 268, vingt-quatre autres traités virent
le jour ; puis, malade et épuisé, Plotin parvint à en écrire encore 9 avant de
mourir en 270.
Systématiquement réécrits par Porphyre en raison des erreurs de grammaire,
de syntaxe et de style, ces traités permettent aujourd’hui d’interroger
l’évolution chronologique de la pensée de Plotin, mais aussi de constater la
constance d’un certain nombre de thématiques et de principes
métaphysiques d’inspiration platonicienne qui, jamais, ne varièrent.
En 301, bien après la mort de Plotin, Porphyre décida de réorganiser de
manière radicale l’ensemble des traités ; brisant l’ordre chronologique, il
imposa une composition tout autant thématique que métaphysique,
proposant une sorte de gradation des textes en vue de guider l’âme de la
matière vers le Principe suprême. C’est cette organisation que nous
connaissons aujourd’hui sous le nom d’Ennéades, et qui, comme son nom
l’indique, propose six séries de neuf traités, ennea signifiant neuf en grec.
En d’autres termes, les Ennéades se présentent comme des « paquets » de
neuf textes, distribués en six séries, elles-mêmes conçues selon des niveaux
croissants de réalité.
Ainsi les Ennéades se présentent-elles comme l’ascension progressive de
l’âme, le mouvement du texte reproduisant celui que devrait effectuer
l’âme. Schématiquement, le texte édité par Porphyre pourrait dès lors être
présenté comme suit :
– Ennéade 1 : Présentation de la vie éthique comme purification de la vie
quotidienne.
– Ennéade 2 : L’âme purifiée peut commencer à connaître et à comprendre
le monde physique.
– Ennéade 3 : La compréhension du monde physique prépare elle-même à
la connaissance métaphysique.
– Ennéade 4 : Analyse de l’Âme.
– Ennéade 5 : Analyse de l’Intellect.
– Ennéade 6 : Description de l’Un dont on ne peut pourtant rien dire.
Il découle de l’histoire de ces textes une codification rigoureuse de leur
mention : toute référence à l’œuvre de Plotin impose de d’abord citer le
numéro de l’Ennéade en chiffres romains (de I à VI), suivi du numéro du
traité à l’intérieur de l’Ennéade, suivi du numéro chronologique du Traité
mentionné entre crochets, suivi du numéro de chapitre, lui-même suivi du
numéro des lignes. Ainsi, Ennéades I, 6 [1], 9, 1-6 signifie-t-il que l’on se
réfère au sixième traité de la première Ennéade, correspondant
chronologiquement au premier traité rédigé par Plotin, et que l’on étudie les
six premières lignes du neuvième chapitre.

2. Nature et origine de l’âme [Psychè]


Le sentiment plotinien peut-être le plus prégnant de son œuvre n’est autre
que celui d’une forme de descente, voire de déchéance, qui prend sa source
dans l’un des mythes du Phèdre de Platon ; ce dernier y évoque en effet, à
partir du décret d’Adrastée, la lourdeur de l’âme qui, entraînée par le poids
de la malchance et de l’oubli, « a perdu ses ailes et est tombée sur terre
[…].1 » Toute l’œuvre de Plotin peut ainsi être conçue comme une tentative
d’indiquer à l’âme la manière de retrouver son lieu naturel en lui redonnant
ses ailes afin de permettre à cette dernière de retrouver sa patrie originaire.
Une telle entreprise suppose de comprendre avec précision ce que Plotin
entend par « âme ». La psychè, en grec, désigne toujours un principe de
mouvement, un élément dynamique destiné à animer – c’est-à-dire à mettre
en mouvement – soit un corps, soit une pensée, s’étendant des désirs à
l’intellect, en passant par les envies et la volonté. Or, toute la thèse de
Plotin, inspirée de Platon, consiste à remarquer que l’âme, issue des réalités
supérieures, se tourne pourtant vers les réalités inférieures, c’est-à-dire
impulse un mouvement non vers ce dont elle provient mais vers les réalités
matérielles envers lesquelles elle développe des rapports de désir, d’intérêt
et d’envie. D’où cette interrogation séminale :
« qu’est-ce qui a fait que les âmes ont oublié le dieu qui est leur père,
et qu’elles sont aussi bien ignorantes d’elles-mêmes que de lui, alors
même qu’elles sont des parties qui viennent de là-bas et qui lui
appartiennent entièrement ?2 »
Nous retrouvons l’expression « là-bas » qui, chez Plotin, renvoie à la
dimension intelligible, c’est-à-dire aux réalités éternelles, stables et
absolues, donc aux réalités nommées Idées par Platon. D’origine
intelligible, l’âme se tourne vers le corruptible, le matériel et entraîne les
êtres vivants vers l’impermanence des réalités sensibles ; mais, au-delà de
ce constat, Plotin cherche à en rendre compte et à expliquer cet écart que
l’âme ne cesse de creuser vis-à-vis de sa propre origine :
« L’origine du mal pour elles [les âmes], c’est bien l’audace, la
génération, l’altérité première et le fait de vouloir s’appartenir à elles-
mêmes. Chaque fois qu’elles croient jouir de leur indépendance, elles
se servent du mouvement considérable qui leur est propre, elles se
mettent à courir dans la direction contraire et se portent au plus loin de
là-bas, en allant jusqu’à ignorer qu’elles en proviennent elles aussi.3 »
Deux raisons concourent à expliquer le mouvement de l’âme hors de son
origine : la première, développée dans le Traité 9, évoque le problème de la
génération, soit de l’altérité. La reproduction est interprétée comme une
scission entre le géniteur et l’être généré, introduisant de ce fait une
séparation entre l’origine et sa prolongation. En d’autres termes, la
génération est par principe un élément de brisure à cause duquel l’unité se
défait. Mais cela nous impose de remonter en amont : pourquoi y a-t-il
génération ? Plotin emploie ici un terme crucial pour rendre compte de cette
scission, celui de tolma qui, en grec, signifie « audace » ou « hardiesse ». Et
cette audace n’est autre pour les âmes que celle de vouloir conquérir leur
autonomie, leur indépendance à l’égard du principe, faisant du mouvement
dont elles sont le principe un levier pour s’affranchir de leur origine propre.

3. Liberté et nécessité
Pour comprendre la question de l’autonomie plotinienne, il convient de
garder présente à l’esprit l’idée néoplatonicienne de la liberté : être libre
pour un néoplatonicien ne signifie en aucun cas exercer sa volonté à sa
guise, faire ce que l’on veut, disposer de la liberté de l’arbitre. En d’autres
termes, la liberté ne présente aucune forme de rapport avec le choix ; être
libre présente un sens essentiellement négatif, à savoir celui de ne pas subir
de contraintes externes, de ne pas être déterminé par un élément extérieur à
soi. Mais ce sens négatif se double d’un sens positif qui renvoie au fait
d’agir conformément à sa propre nature ; en effet, agir conformément à sa
propre nature signifie rigoureusement ne pas être déterminé par un élément
étranger à soi, puisque seule sa nature propre dicte l’action.
Ainsi se comprend la hardiesse [tolma] de l’âme permettant de rendre
compte de la scission originaire : loin de subir de l’extérieur une contrainte
qui la scinderait de sa provenance intelligible, l’âme accomplit par elle-
même cette séparation puisque sa nature interne la détermine à accomplir
cette scission : « puisqu’elle est le dieu de dernier rang, c’est par une libre
inclinaison, écrit Plotin, et pour exercer sa puissance et mettre en ordre ce
qui vient après elle qu’elle vient ici.4 »
La dilection de l’âme à l’endroit de la matière ne doit donc en aucun cas
être conçue comme une déchéance injuste, contrainte et subie : elle est le
produit d’une détermination interne, c’est-à-dire de la liberté, qui lui permet
d’accomplir sa nature propre consistant à se scinder vis-à-vis de sa
provenance. Il s’agit alors d’un problème éthique au sens où ce procès
relève d’un comportement volontaire ambigu : au sens strict, cette volonté
n’est pas l’exercice du libre-arbitre mais un mouvement non contraint.
Autrement dit, les âmes ne subissent pas cette descente, mais elles ne
choisissent pas non plus cette dernière. La rupture et la scission ne sont
donc volontaires qu’en un sens très restreint, celui d’une nécessité
ontologique qui ne contraint toutefois pas le mouvement de l’extérieur.

4. Tourner l’âme [psychè] vers son origine :


l’Intellect [Noûs]
Ainsi se comprend désormais la nature de l’âme : provenant des réalités
intelligibles, elle en conserve la nature. Au sens strict, l’âme est donc bel et
bien une réalité intelligible. Néanmoins, son audace [tolma] l’éloigne de sa
propre nature, la scinde vis-à-vis d’elle-même et l’ouvre à l’altérité, c’est-à-
dire à ce qu’elle n’est pas, donc l’ouvre à ce qui n’est pas intelligible, c’est-
à-dire la relie aux réalités matérielles et sensibles qu’elle a elle-même
produites. Par conséquent, l’âme est cette réalité divine qui a perdu son
unité : l’objet de sa dilection ne coïncide plus avec son origine. Réalité
éclatée, elle est scindée entre sa partie supérieure qui lui rappelle son
origine, et sa partie inférieure, audacieuse, qui l’aliène aux réalités
matérielles.
Issue des réalités intelligibles, l’âme est décrite comme « une image de
l’Intellect »5 : la psychè est eikôn [image] du Noûs [Intellect] ce qui revient
à dire qu’elle est l’Intellect tout en ne l’étant pas. Avant de résoudre ce
paradoxe, d’abord faut-il préciser que, pour un Néoplatonicien, l’Intellect
n’est pas au sens propre personnel ; il n’est pas mon intellect particulier,
mon intelligence propre ; il est plutôt une Intelligence universelle et
impersonnelle, une nature générale de compréhension intuitive du sens
absolu de la réalité vers laquelle l’âme peut se retourner pour retrouver ses
origines.
Comment, dans ces conditions, l’âme peut-elle être l’Intellect tout en ne
l’étant pas ? En tant que produit de l’Intellect, elle en constitue la
prolongation et est de ce fait l’Intellect ; mais, en tant que produit, elle en
diffère et n’en est plus qu’une image accusant une distance – donc une
différence – avec ce dernier. Mieux encore : c’est en raisonnant que l’âme
pourra retrouver son principe, mais encore faut-il distinguer raison et
Intellect : la raison permet de produire des raisonnements mais ceux-ci
demeurent des cheminements, donc des symptômes de l’éloignement vis-à-
vis de la vérité qui ne peut ainsi être rejointe que par une sorte de démarche
intermédiaire plus ou moins longue – le raisonnement. Si donc la partie
rationnelle de l’âme lui permet de se détourner des réalités matérielles pour
la ramener vers elle-même, ce n’est qu’au prix du cheminement rationnel
qui lui permettra de retrouver, à terme, la saisie intuitive de l’Intellect.

5. D’où viennent les réalités matérielles ?


Dans sa partie inférieure, l’âme demeure une image de l’Intellect, qui est
parfait quoique non suprême, et l’âme est à ce titre elle aussi parfaite ; étant
parfaite, elle doit produire et générer ; c’est pourquoi elle produit la matière
que l’on trouve « ici ». Parce qu’elle est parfaite, elle doit produire et
engendrer, mais parce qu’elle n’est que l’image de la perfection et qu’elle
s’affranchit librement des réalités éternelles et immuables, elle engendre la
matière et l’organise.
Mais pourquoi appartient-il à l’âme de se tourner vers les réalités
inférieures ? Raisonnons par l’absurde et demandons-nous ce que
signifierait l’absence de matière pour l’âme, ce qui revient à se demander
quel sens aurait un monde qui n’aurait d’existence qu’intelligible. Cela
signifierait d’abord que l’âme ne se distinguerait pas de l’Intellect, qu’elle
perdrait sa réalité propre puisque, comme lui, elle contemplerait
l’intelligible ; or, dans le schéma processuel de Plotin, l’existence de l’âme
comme réalité autonome est nécessaire, donc libre. Une fois autonomisée,
l’âme a besoin d’exercer sa perfection, mais elle ne peut l’exercer sur les
réalités intelligibles : elle doit donc nécessairement se donner un substrat
non intelligible sur lequel elle pourrait exercer sa propre activité intelligible.
En d’autres termes, la matière est ce que l’âme se donne à elle-même pour
objectiver sa puissance propre. Donc, sans matière, la puissance propre de
l’âme ne pourrait être actualisée.
Se distinguent dès lors deux éléments : la matière, élément brut, substrat
produit par l’âme, et les corps, produits déjà organisés de la matière par
l’âme et à cet égard intelligibles. Étant organisé, le corps – et non la matière
– constitue la manifestation immédiate et objectivée de l’âme ; or, cette
dernière est intelligible par nature. Donc les corps sont une voie d’accès
transitive aux réalités intelligibles et le monde, non pas comme entité
matérielle mais comme entité corporelle organisée, constitue un moyen
pour l’âme de retrouver son origine intelligible bien que l’Intellect ne
connaisse pas les corps.

6. De l’Intellect [Noûs] à l’Un [Hen]


De manière complexe et syncrétique, Plotin démontre l’équivalence de
l’Être, de l’Intellect [Noûs] et des réalités intelligibles ; reprenant
Parménide, Platon et Aristote, il ambitionne de montrer la convertibilité
systématique de ces trois éléments, si bien que, selon les contextes,
l’Intellect peut indifféremment signifier l’Être ou l’Intelligible, ce qui
revient à dire que, ontologiquement parlant, il est identique d’être,
d’intelliger et d’être intelligé. En somme, l’Être ne subsiste éternellement et
absolument qu’en tant qu’il est pensé et pensant, donc qu’en tant qu’il se
pense lui-même comme pensant.
Mais si l’Intellect unifie, il est possible de penser que cette unification est
déjà une image d’une unité supérieure, et qu’à ce titre cette unité reflète
l’unité supérieure. Il y aurait alors une réalité encore supérieure à celle de
l’Intellect, quelque chose encore au-delà des réalités intelligibles et
éternelles. En d’autres termes, la logique du plotinisme amène à rapidement
comprendre que si l’Intellect est capable de donner l’unité, c’est qu’il l’a
reçue d’une réalité encore plus parfaite. Le traité 10 précise ce
raisonnement :
« La cause de la pensée est quelque chose d’autre, qui est aussi la
cause de l’être : tous deux ont donc une cause différente d’eux, car ils
sont en même temps, ils existent ensemble et ils ne se quittent pas l’un
l’autre. Mais leur unité est deux choses ensemble, Intellect et être, ce
qui pense et ce qui est pensé, et l’Intellect est du côté de ce qui pense,
tandis que ce qui est, est du côté de ce qui est pensé.6 »
La cause de la pensée et de l’Être est nécessairement antérieure, du point de
vue logique, à l’Intellect ; elle doit donc être un principe premier, capable
de causer un autre principe, capable de produire – telle est la marque de la
perfection chez Plotin – et à ce nouveau principe correspond la notion d’Un.
En abordant celle-ci, nous quittons le domaine du dicible : il était possible
de parler de l’âme et de l’Intellect, mais de l’Un on ne peut strictement rien
dire. Par conséquent, tout ce que nous dirons de lui ne pourra avoir de sens
que par la médiation de ses effets : si l’Intellect est un effet de l’Un, alors
parler de l’Intellect permet de médiatement comprendre – partiellement – ce
que peut être l’Un. Ce dernier demeure néanmoins au-delà de tout, y
compris de l’Être et des essences : il est au sens propre suressentiel, au-delà
des essences, c’est-à-dire au-delà de l’intelligible. Il est la transcendance
absolue dont, paradoxalement, tout provient, directement ou indirectement.
En d’autres termes, tout ce à quoi notre âme a accès est une forme dérivée
de l’Un mais, à ce dernier, l’âme n’accédera pourtant jamais.
Cette manière de définir l’Un comme étant ce qui ne peut pas être défini
débouche sur une situation inattendue quoique très platonicienne dans
l’esprit : s’il est une réalité au-delà de l’Intellect, alors il faut aussitôt en
déduire que la connaissance intellectuelle n’est pas le sommet de l’activité
spirituelle. Cette dernière en tant que gnoséologie a beau nous mener aux
réalités éternelles, stables et immuables, elle ne délivre pas pour autant le
sens de ces réalités. Évoquer l’Un, c’est donc remonter à la source ultime
des choses où s’y joue le sens absolu : et dire que ce dernier surpasse
l’Intellect, c’est dire que la question du sens ne relève pas de ce qui peut se
comprendre rationnellement – par un raisonnement – ni même
intellectuellement – par une saisie intuitive.
Conclusion : procession [proodos] et conversion
[épistrophè]
En toute rigueur, il n’y a donc chez Plotin qu’une seule réalité, l’Un, qui se
distribue en des niveaux d’existence différenciés. Se causant lui-même,
l’Un cause l’Intellect qui cause l’âme qui elle-même cause la matière et les
corps organisés. Ce développement de l’Un en hypostases, c’est-à-dire en
niveaux d’existence, signe une métaphysique continuiste qui se déploie
selon un mouvement de procession : toute réalité procède hors de l’Un qui,
surabondant, se déborde lui-même ; ainsi, toute réalité peut y être rattachée.
Mais il appartient à toute réalité de retrouver son origine et de remonter à la
source d’où elle procède ; ce mouvement de retour se nomme conversion, et
peut être décrit comme une nécessité fonctionnelle pour toutes les réalités
de se tourner vers la réalité dont elles procèdent. C’est ainsi qu’en toute
rigueur nous devons dire que l’Intellect n’est véritablement l’Intellect que
lorsqu’il se tourne vers l’Un, de même que l’âme n’est véritablement l’âme
que lorsqu’elle se tourne vers l’Intellect. Les réalités dérivées n’actualisent
leur être qu’en se tournant par conversion vers leur source : une âme non
pensante demeure ainsi une âme en puissance.
Il faut donc se représenter le plotinisme comme une ontologie dynamique,
où les réalités s’engendrent de toute éternité, s’éloignent les unes des autres
par procession et se rapprochent les unes des autres par conversion : il y a
un battement du monde chez Plotin, un rythme par lequel les réalités
s’étendent et se contractent – ce ne sont là que des métaphores spatiales et
non des descriptions rigoureuses –, se diffusent et reviennent à leur origine
et que Plotin appelle tout simplement la « vie ».
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte
• Édition de référence : Plotin, Traités, traduction
sous la direction de Luc Brisson et Jean-François
Pradeau, 9 volumes, Paris, GF, 2002-2010.
Certains Traités font l’objet d’une édition séparée de grande qualité chez les
éditions Vrin, notamment les Traités 12, 20, 34, 39, 40.
17 Traités ont fait l’objet d’éditions séparées au Cerf, et proposent un
appareil critique d’excellente qualité.
• Introductions à la pensée de Plotin

• Émile Bréhier, La philosophie de Plotin, Paris,


Vrin, 1998.

• Thibaut Gress, Comprendre Plotin, Paris, Max


Milo, à paraître, 2021.

• Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard,


Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 1997.

• Dominic O’Meara, Plotin. Une introduction aux


Ennéades, Paris, Cerf, 2004.
• Classiques de l’interprétation

• Jean Guitton, Temps et éternité chez Plotin et


Augustin, Paris, Vrin, 2004.
• Joachim Lacrosse, La philosophie de Plotin, Paris,
PUF, 2003.

• Joseph Moreau, Plotin ou la gloire de la


Philosophie antique, Paris, Vrin, 1970.

• Jean-François Pradeau, L’imitation du principe.


Plotin et la participation, Paris, Vrin, 2003.

• Jean Trouillard, La procession plotinienne, Paris,


PUF, 1955.

—, La purification plotinienne, Paris, PUF, 1955.


1. Platon, Phèdre, 248c, Traduction Luc Brisson, Paris, GF, 2000, p. 121.
2. Plotin, Ennéade V, 1 [10], 1, 1-3, Traduction Francesco Fronterotta, Paris, GF, 2003, p. 153.
3. Ibid., V, 1 [10], 1, 4-9, p. 153.
4. Plotin, Ennéade IV, 8 [6], 5, 26-27, Traduction Laurent Lavaud, Paris, GF, 2002, p. 248.
5. Plotin, Ennéade V, 1 [10], 3, 7, op. cit., p. 157.
6. Plotin, Ennéade V, 1 [10], 8, 28-33, op. cit., p. 159.
11
Augustin, Les Confessions (397-
401)

Peu de pensées ont exercé une influence aussi profonde et aussi durable sur
la culture occidentale que celle d’Aurelius Augustinus (354-430). Son
œuvre immense, tant par le volume de ses écrits que par la puissance
d’analyse et la qualité littéraire dont elle témoigne1, a réalisé une synthèse
de la philosophie antique et du christianisme dont s’est nourri tout le Moyen
Âge mais encore la Renaissance (notamment avec la Réforme) et
le XVIIe siècle (notamment avec le jansénisme).
Œuvre de la maturité rédigée vers 397-401, alors qu’Augustin assume les
responsabilités d’évêque d’Hippone (actuelle Annaba, en Algérie), les
Confessions sont bien plus que l’une des premières autobiographies. Dans
les perspectives alors indissociables du théologien et du philosophe,
Augustin y livre une longue réflexion, scandée en treize livres, de son
itinéraire passé et présent vers Dieu. Sa quête de Dieu est indissociable de
l’examen de cette énigmatique intériorité humaine dont il fait l’expérience,
qui le constitue et qui, paradoxalement, n’est visée que pour être dépassée.

1. Le chemin d’une conversion intellectuelle,


existentielle et spirituelle : d’un soi à un autre, par
Dieu
• Le projet d’Augustin et les trois sens de la confession des
Confessions
« J’accomplirai donc la vérité de mon cœur en me confessant devant vous
[Dieu], et dans mon livre en me confessant devant des témoins
nombreux »2. Ce n’est qu’au début du livre X, qu’Augustin laisse entendre
explicitement le but de son ouvrage, en même temps que la triple nature de
sa confession. La « vérité de mon cœur » place l’entreprise au plus intime,
c’est-à-dire entre soi et Dieu. Il s’agit, d’une part, de la confession de ses
péchés (confessio peccati), l’aveu de ses fautes fait en conscience. Mais il
s’agit aussi, et avant tout, de la louange adressée à Dieu (confessio laudis),
cette proclamation de l’œuvre divine, de reconnaissance et d’amour. Par
l’écriture du livre, la confession de sa foi (confessio fidei) prend une
dimension publique et devient une véritable profession de foi.
Les Confessions s’adressent ainsi d’abord à Dieu, ensuite aux hommes.
Mais pourquoi se confesser à Dieu puisqu’il connaît chacun plus que
chacun ne se connaît soi-même ? Et pourquoi se faire ainsi connaître des
hommes qui ne se connaissent déjà pas eux-mêmes ? « Je ne dis aux
hommes rien de vrai que vous [Dieu] n’ayez d’abord entendu de moi, et
vous n’entendez rien de moi que vous n’ayez d’abord dit vous-même »3.
Augustin a entrepris de se montrer tel qu’il est au présent en retraçant le
parcours suivi par celui qu’il fut autrefois, afin de rendre compte d’un
retour à la vérité qui a valeur d’exemple et dont il espère qu’il « relève le
cœur de ceux qui le lisent et l’entendent ; il les sauve du sommeil du
désespoir, du “je ne peux pas” ; il les éveille à l’amour de votre
miséricorde »4. La parole sur soi de l’évêque d’Hippone se présente alors
comme une médiation de cette vérité, entre Dieu et les hommes, « ceux
que vous [Dieu] m’ordonnez de servir »5. La visée des Confessions est
religieuse, les moyens pour y parvenir sont introspectifs et philosophiques,
la force de sa parole efficace est éminemment rhétorique et littéraire.
• Les trois « conversions » d’Augustin
Une conversion est, au sens le plus général du terme, un changement
d’orientation. Au sens physique comme au sens moral, cela revient à se
tourner, ou être retourné, vers une autre direction. Augustin a vécu
l’expérience de trois conversions comme une progression vers la vérité.
Le récit de cette histoire singulière commence au début de son existence, sa
naissance à Thagaste (aujourd’hui Souk Ahras en Algérie) dans une famille
romaine de Numidie dont le père est païen et la mère une fervente
chrétienne. Augustin revient sur ses premières années de vie, sa découverte
du monde et son éducation (livre I). L’enfant devient un adolescent curieux
et avide de plaisirs de toutes sortes (livre II) qui va poursuivre à Carthage sa
formation dans les lettres classiques et la rhétorique (livre III). C’est alors la
lecture de l’Hortensius, un dialogue de Cicéron aujourd’hui perdu, qui
l’éveille à la philosophie : « ce n’était plus le style qui m’y intéressait, mais
ce qu’il exprimait6 ». Rétrospectivement, l’homme d’âge mûr peut
comprendre cette première conversion à la recherche de la vérité et de la
sagesse, survenue au cours de sa dix-neuvième année, comme un premier
mouvement salutaire : « Déjà je me relevais pour revenir à vous [Dieu]7 ».
Mais, à cette époque de sa jeunesse, la Bible lui apparaît encore remplie de
fables pour esprits simples, « un livre indigne d’être comparé à la majesté
cicéronienne8 ». Tout à sa quête intellectuelle et morale, Augustin adhère
durant neuf années au manichéisme, une religion venue de Perse dont la
doctrine est fondée sur une ontologie dualiste selon laquelle deux
substances opposées, la matière et l’esprit, constituent la totalité du monde
et mènent sa course par une lutte des « ténèbres » et de la « lumière ».
Parmi les hérésies qu’il ne cessera de combattre ultérieurement dans de
nombreux écrits, le manichéisme sera une des cibles majeures d’Augustin9.
Après quelque temps passés à Rome, le jeune homme rejoint Milan, la
capitale impériale, où il est nommé professeur de rhétorique. Il y rencontre
l’évêque Ambroise qui lui fait découvrir une lecture allégorique, et non plus
seulement littérale, de la Bible (livre V). Assidu à cet enseignement,
Augustin demeure cependant hésitant et cherche toujours la voie de la
sagesse (livre VI). Elle passera par une découverte décisive, celle de
« certains livres des Platoniciens » (livre VII). Cette philosophie, le
néoplatonisme, lui permet de comprendre le primat d’une réalité
intelligible, le sens de l’immatérialité divine et de son Verbe créateur de
toute matérialité, de toute vie et de toute lumière de vérité. Il en retient
également la nécessité de chercher cette vérité au plus intime de lui-même,
en son for intérieur : « J’y entrai et je vis avec l’œil de mon âme, si peu
pénétrant qu’il fût, au-dessus de cet œil de l’âme, au-dessus de mon
intelligence, la lumière immuable10 ». Mais cette lumière ne suffit pas
encore à assurer la paix de cet esprit inquiet et exigeant. Bien des années
après, dans le présent de sa confession, Augustin peut comprendre son
insatisfaction d’alors : cette lumière, écrit-il, « était en moi, et moi, j’étais
hors de moi-même11 ».
Le dernier mouvement de la conversion au catholicisme (livre VIII) est
vécu un soir de l’été 486, dans son jardin de Milan, alors qu’Augustin, dans
une extrême agitation psychologique et physique, fait la violente expérience
intérieure du combat de la volonté avec elle-même, « cette maladie de
l’âme »12. Incité par une voix d’enfant venue d’un jardin voisin, qu’il
entend comme une injonction de Dieu (« Prends et lis ! »), il ouvre l’Épître
aux Romains de Saint Paul. Le passage lu au hasard (Rom., 13) produit un
effet immédiat : « une espèce de lumière rassurante s’était répandue dans
mon cœur, y dissipant toutes les ténèbres de l’incertitude13 ». Augustin
reçoit le baptême quelques mois plus tard et, ayant renoncé à sa carrière
prestigieuse, décide de rentrer en Afrique mener une nouvelle existence. Sa
mère, qui l’avait rejoint en Italie, meurt juste avant leur retour (livre IX). La
douleur filiale de la perte fait place à la confiance en une vie meilleure :
« cette âme sainte et pieuse fut délivrée de son corps14 ». Là s’arrête le récit
au passé d’Augustin.
On sait qu’il vivra environ trois ans en communauté, parmi ses amis, près
de sa ville natale. Il y connaîtra les épreuves de la mort de son fils –
Adeodat (« Donné par Dieu »), né pendant sa jeunesse à Carthage de la
compagne qui partagea sa vie quinze ans durant – puis la mort de son plus
proche ami. Sans l’avoir choisi mais étant lui-même choisi par les fidèles, il
acceptera d’être ordonné prêtre en 391, dans la ville d’Hippone dont il
deviendra l’évêque quatre ans plus tard, jusqu’à sa mort en 43015.

2. L’histoire d’un homme, l’histoire de l’humanité


• Une anthropologie marquée par le péché originel
La nature et l’origine du mal est une thématique majeure de la pensée
d’Augustin. Il est impossible que Dieu, bien suprême et créateur de toute
réalité, ait créé ce qui lui est contraire. Mais alors d’où le mal tient-il son
être ? La réponse d’Augustin à cette question difficile consiste à considérer
que, bien que l’on en constate les innombrables effets, le mal « n’est pas » à
proprement parler. Ce qui est réellement est création divine et, en tant que
tel, est bon. C’est pourquoi le mal « n’est que » privation de bien : « J’ai
cherché ce que c’est que le mal et j’ai trouvé que ce n’est pas une substance,
mais la perversité d’une volonté qui se détourne de la souveraine substance
– de vous mon Dieu16 ». Le mal naît dans les âmes comme oubli du bien
c’est-à-dire, de façon ultime, oubli de Dieu et de l’ordre de sa création.
C’est à cette privation qu’Adam et Ève ont cédé librement, par orgueil,
condamnant l’humanité à un désordre introduit par eux dans l’ordre
originel parfait de la nature humaine. Augustin pose ainsi le nom et les
fondements du dogme du péché originel, que la Bible donne à lire dans
l’épisode de la Chute (Genèse, 3, 16-17) et qui sera affirmé par le Concile
de Carthage en 418.
Le livre I des Confessions insiste sur l’absence d’innocence des enfants qui
viennent au monde déjà marqués par cette nature pécheresse et manifestent
colère et jalousie dès le berceau17. Mais bien plus significatif est le célèbre
passage du livre II qui revient sur un épisode de l’adolescence d’Augustin :
une nuit, en compagnie de garçons de son âge, il a volé les fruits du poirier
d’un voisin, sans autre raison que le plaisir de commettre cet acte puisque
les poires n’ont pas été mangées mais jetées aux cochons. « Qu’ai-je donc
aimé en toi, mon larcin, crime nocturne de mes seize ans ?18 », s’interroge
Augustin. Selon l’idée socratique, on ne fait pas le mal pour le mal mais
pour un bien illusoire que l’on croit en retirer. Quel faux bien, dans ce cas ?
L’analyse de ce souvenir le conduit à la conscience d’un acte mauvais
commis pour la seule jouissance d’une orgueilleuse liberté dans la
complicité d’autrui.
• La corruption de l’amour véritable en désirs vains
Le récit fait par Augustin de son arrivée à Carthage, à 17 ans, consacre une
réflexion très fine à « l’amour de l’amour » : « Je n’aimais pas encore et
j’aimais à aimer. Dévoré du désir secret de l’amour je m’en voulais de ne
l’être pas plus encore.19 » Étrange élan de l’âme que ce désir sans élection
d’objet, sans direction, bouclé sur lui-même, comme une tension de soi
vers soi. Vient alors l’intention. Augustin va aimer les choses du monde et
les plaisirs qu’elles procurent, les honneurs et sa propre réussite, car les
hommes se laissent diriger par leur nature corporelle et par les habitudes
sociales. Ils prennent ainsi pour de l’amour ce qui n’est que concupiscence,
c’est-à-dire un désir de jouissance des biens terrestres, futiles, instables,
temporels, qui n’apportent pas le bonheur et la paix de l’âme20. Selon
Augustin, les trois concupiscences de la chair, du savoir et du pouvoir, dont
il a fait l’expérience, dont il a connu les charmes mais aussi l’insatisfaction
et la déception, détournent le corps et l’esprit du véritable amour qui, seul,
conduit au bonheur.
Le véritable amour est d’abord celui de l’être à qui l’on doit tout ce qui est,
qui demeure immuable quand tout ce qui est change et passe, et qui aime
chacun incommensurablement plus qu’on ne saurait l’aimer puisqu’il
demeure présent et aimant en chacun malgré ses fautes. « Je l’ai déjà dit et
je redirai : c’est par amour de votre amour que je fais cela21 ». Ce n’est ainsi
qu’à travers l’amour de Dieu que l’amour du monde, d’autrui et de soi
prend sa juste valeur. Telle est la découverte qui s’est opérée en Augustin et
lui a permis de dépasser l’adhésion strictement intellectuelle au
catholicisme à laquelle il était parvenu grâce au néoplatonisme22. C’est de
ce retour à ce qu’il appréhende comme l’amour véritable, en même temps
qu’à ce qu’il appréhende comme la vérité, que rendent compte les
Confessions.

3. La distension de l’âme ou la conscience intime


du temps
Mais comment Augustin rend-il compte, au présent, de ce mouvement de
retour (conversio) si ce n’est par une autre forme de retour, sur son passé, et
par l’analyse de ses souvenirs ? Le livre X des Confessions, moment
charnière de l’œuvre, procède lui-même à un retour sur ce qui a été mis à
jour dans les neuf premiers livres et met ainsi en évidence le processus
vertigineux de multiples niveaux de retour vers l’homme intérieur, dont la
vie et les connaissances excèdent indéfiniment celles que l’homme
extérieur lui fait parvenir par les sens.
• L’homme intérieur et « les vastes palais de la mémoire »
« […] moi, l’homme intérieur, moi, l’âme23 » : c’est cette part de soi – la
meilleure pour le néoplatonicien et le chrétien qu’est Augustin – qui est
capable d’opérer tous les retours vers le passé et vers soi-même grâce à la
faculté, à la fois spontanée et organisatrice, qu’est la mémoire.
La mémoire conserve et ordonne. En faisant un travail d’abstraction sur les
données sensibles de l’expérience, par le moyen de leur image elle rend
possible la perception des choses en leur absence, de même que les
impressions que ces choses ont produites sur nous24. La mémoire
démultiplie notre vie sensible. Mais elle produit bien davantage que cela
puisqu’elle renferme aussi nos connaissances intellectuelles25 et le souvenir
de notre acquisition de ces connaissances26. Elle contient des connaissances
qu’on ne savait pas qu’elle contenait, ni qu’on les ait jamais acquises, quand
on les « retrouve ». On se souvient même de s’être souvenu, tout comme on
se souvient d’avoir oublié27. Enfin, on se souvient de ses sentiments28.
C’est ainsi que penser n’est rien d’autre que rassembler des souvenirs
selon un ordre29. Et, quoi que l’on pense, on ne le pense que dans le présent.
La confession de soi rencontre l’obstacle du temps qui semble inconsistant
plus qu’il ne passe. C’est pourquoi, parce que la temporalité est constitutive
de la condition humaine, Augustin est conduit à s’interroger sur la nature
même du temps.
• L’hétérogénéité radicale du temps et de l’éternité
« Il y a longtemps que je brûle de méditer votre loi [les Écritures] ; et de
vous [Dieu] confesser à son propos ma science et mon ignorance, les
premières clartés dont vous m’avez illuminé et ce qui reste en moi de
ténèbres »30. La réflexion sur le temps qu’Augustin mène dans le livre XI
des Confessions s’initie dans son désir de comprendre véritablement les tout
premiers mots de la Bible : « Au commencement, Dieu fit le Ciel et la
Terre » (Gen., 1, 1). Mais que faisait Dieu avant de créer le monde ?
demande-t-on. Selon Augustin, la question n’admet aucune réponse car
« avant le commencement », il n’y avait pas de temps. La Création à partir
de rien (ex nihilo) n’est pas un acte effectué à un moment du temps parce
qu’elle produit le commencement même du temps. Le Créateur est hors du
temps et c’est en cela, précisément, que consiste l’éternité : l’absence de
temporalité, qui n’appartient qu’à Dieu, et non une modalité singulière du
temps.
« Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais
si on me le demande, et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus31 ». Dès
que l’on se met à réfléchir sur le temps, on ne rencontre que des paradoxes
et, si l’on se place d’un point de vue objectif, « […] ce qui nous autorise à
affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus32 ». Le passé n’est
plus, le futur n’est pas encore, quant au présent il n’a pas de durée mais il
est pourtant ce par rapport à quoi nous percevons et mesurons des durées et
des intervalles dans le temps. Cela conduit Augustin à la formulation du
temps sous trois modalités subjectives du présent : « Il y a trois temps, le
présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Car ce triple
mode de présence existe dans l’esprit, je ne le vois pas ailleurs. Le présent
du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ;
le présent du futur, c’est son attente33 ». Le temps n’est pas une chose qui
passe mais notre appréhension présente, notre conscience intime que
« quelque chose » passe pour nous. Le temps, compris comme temps vécu,
est ainsi une distension de l’esprit (distensio animi)34, un élargissement de
l’âme, sous l’effet d’une tension (mémoire, attention, attente).
4. L’introspection comme une ouverture sur la
transcendance
On peut dire que « le moi » a fait son entrée dans la philosophie et la
spiritualité occidentale avec les Confessions. Il faut bien sûr se garder
d’entendre ce « moi » augustinien de façon anachronique, à la lumière de la
subjectivité moderne – et pire encore, à celle d’un psychisme freudien. Mais
rapporté au paradigme antique, le moi qui s’examine dans les Confessions
n’est pas non plus celui du « Connais-toi toi-même » socratique, stoïcien ou
même néoplatonicen, transparent à la conscience volontaire et modifiable
par la raison. C’est là que réside la rupture opérée par Augustin avec la
philosophie dont il reprend la démarche introspective. La raison humaine,
pour importante qu’elle soit, ne suffit pas à connaître la vérité qui la
transcende, ni à transformer l’individu, ni à sauver l’homme de lui-même :
il lui faut la révélation et la grâce de Dieu, sans laquelle aucun pardon du
passé, ni aucun salut futur n’est possible.
« Qui es-tu ? », se demande Augustin35. Un homme, c’est-à-dire un
pécheur. Mais autre chose encore : « Car je suis, je connais et je veux. Je
suis celui qui connaît et qui veut. Je connais que je suis et que je veux. Et je
veux être et connaître ». L’unité du soi s’expérimente dans ce triple mode
de l’existence. Le soi est une énigme pour soi-même mais devient, dans
toute son imperfection, l’image de l’énigme divine qu’est la Trinité, l’être
absolu, le savoir absolu et la volonté absolue de Dieu.
L’introspection d’Augustin le conduit à une connaissance de soi qui vise et
qui produit un dépassement de cette connaissance même. L’intériorité n’est
pas close en elle-même mais, paradoxalement, le lieu d’une ouverture
maximale à Dieu : « vous étiez au-dedans de moi plus profondément que
mon âme la plus profonde et au-dessus de mes plus hautes cimes »36. Plus
intérieur à soi que le soi lui-même, Dieu peut remplir l’âme tout entière.
Augustin en a goûté l’expérience fugace lors d’une extase partagée avec sa
mère peu de temps avant qu’elle ne meure37. Loin d’être une fin, la quête de
soi augustinienne est le moyen de sa quête de Dieu.
Marion Lieutaud

Outils
1. Le plan de l’œuvre
Les Confessions se composent de 13 livres constitués de courts chapitres et
articulés en deux parties distinctes.
– La première partie (livres I à IX), que l’on peut qualifier
d’autobiographique, est la plus longue. Il s’agit du retour d’Augustin sur
son parcours existentiel, de ses premières années jusqu’à sa conversion au
catholicisme, son baptême et la mort de sa mère.
– La seconde partie (livres X à XIII), que l’on peut qualifier de spéculative,
porte sur le problème de la connaissance de Dieu et des vérités divines. Le
livre X est une transition qui développe une analyse fondamentale dans le
projet même de ces Confessions : celle de la mémoire. Augustin y mène
également une réflexion sur les concupiscences auxquelles l’être humain,
parce qu’il est pourvu de sensations, se laisse soumettre et détourner de
l’amour véritable. Les trois derniers livres (XI à XIII) abordent les
questions relatives à la création, en passant par celle du temps. Une
exégèse des premiers mots de la Genèse est proposée et la notion de
création ex nihilo est éclairée par cette interprétation, conduisant
Augustin à la transcendance absolue du Créateur.

2. Bibliographie
• Éditions de référence

• Les Confessions, éd. bilingue, texte latin établi par


Martin Skutella, trad. fr. de Eugène Tréhorel et
Guilhem (André) Bouissou, introduction et notes de
Aimé Solignac, Paris, Institut d’études
augustiniennes, coll. « Bibliothèque Augustinienne »,
vol. 13 (livres I-VII) et vol. 14 (livres VIII-XIII),
nouvelle éd. augmentée, 1992.

On peut également se rapporter à la traduction


désormais classique :

• Les Confessions, trad. fr., préface et notes de


Joseph Trabucco, Paris, Flammarion, coll. « GF »,
1964.
• Augustin sur Internet

• Le site le plus complet dédié à Augustin permet de


lire la totalité de son œuvre en diverses langues :
http://www.augustinus.it.

• Études

• Maxence Caron, Saint Augustin, Paris, Éditions du


Cerf, coll. « Les cahiers d’histoire de la
philosophie », 2009.

• Pierre Courcelle, Recherches sur Les Confessions


de saint Augustin, Paris, E. De Boccard, 1re éd.,
1950, nouvelle éd. augmentée, 1968.
• Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de
paroles, Paris, PUF, 2002.

• Étienne Gilson, Introduction à l’œuvre de


Saint Augustin, Paris, Vrin, coll. « Études de
philosophie médiévale », 2e éd., 1982.

• Lucien Jerphagnon, Augustin et la Sagesse, Paris,


Desclée de Brouwer, 2012.

• Goulven Madec, Saint Augustin et la philosophie.


Notes critiques, Paris, Institut d’études
augustiniennes, 1996.

• Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. L’approche de


saint Augustin, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2008.

• Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et


l’augustinisme, Paris, Éditions du Seuil,
coll. « Points-Sagesses », 2013.
1. Outre les Confessions, on peut considérer De la Trinité et La cité de Dieu comme les œuvres
magistrales d’Augustin. Il faut également signaler un ouvrage antérieur, Le Maître, qui expose sa
théorie de la connaissance.
2. . Confessions, livre X, chap. I, § 1.
3. X, II, 2.
4. X, III, 4.
5. X, IV, 6.
6. III, IV, 7.
7. . Ibid.
8. III, V, 9.
9. Pour les seules Confessions, voir III, VII ; III, X ; V, III ; V, V-VII ; V, X ; V, XIV ; VII, II. Par
l’Édit de Thessalonique, le christianisme est devenu religion de l’Empire romain en 380. Mais il
cohabite encore avec le paganisme et il est traversé par des courants comme l’arianisme, le
donatisme, le pélagianisme et le manichéisme qui divergent avec le dogme catholique en train de
s’affirmer.
10. VII, X, 16.
11. VII, VII, 11.
12. VIII, IX, 21.
13. VIII, XII, 29.
14. IX, XI, 28.
15. À la fin du XIIIe siècle, Augustin sera élevé au rang de Docteur de l’Église puis canonisé.
16. VII, XVI, 22.
17. Cf. I, VI, VII et XIX.
18. II, VI, 12.
19. III, I, 1.
20. Voir X, XXVIII-XXXIX.
21. XI, I, 1.
22. Voir le livre VI.
23. X, VI, 9.
24. Cf. X, VIII et X.
25. Cf. X, IX.
26. Cf. X, XIII.
27. Cf. X, XVI.
28. Cf. X, XIV.
29. Cf. X, XI.
30. XI, II, 2.
31. XI, XIV, 17.
32. . Ibid.
33. XI, XX, 26.
34. Cf. XI, XXIII, 30 et XXVI, 33.
35. Cf. X, VI, 9.
36. III, VI, 11.
37. Cf. IX, X, 24.
Seconde partie
Philosophie médiévale
12
Panorama 3 :
La philosophie islamique

Ce que l’on appelle la « philosophie islamique » désigne principalement les


développements médiévaux de la philosophie en terre d’islam du VIIIe
au XVe siècle de notre ère1, recouvrant une réalité historique et
philosophique complexe qu’il convient de déterminer.

1. Un problème de catégorisation historique et de


caractérisation philosophique
• La « philosophie islamique » : une contradiction dans les
termes ?
Parler de « philosophie islamique » ne va pas de soi. C’est même s’affronter
à ce qui s’apparente à une véritable contradictio in terminis. Ce qui est ainsi
désigné concerne les productions des penseurs qui ont explicitement assumé
l’héritage rationaliste de la philosophie grecque, autant que la réception du
message coranique. De ce fait, la question de savoir si le syntagme
« philosophie islamique » peut faire l’objet d’un usage légitime, ne se
réduit pas à une question de fait interrogeant la réalité historique de
philosophies développées par des musulmans. Elle enveloppe pleinement
une interrogation de droit : comment une pensée affirmant
intrinsèquement sa dépendance à l’égard de la révélation, peut-elle
néanmoins être qualifiée de philosophique ? Ce problème trouve sa
source dans la question centrale portant sur la concurrence ou
l’incompatibilité des voies d’accès à la vérité. La philosophie accéderait à
la connaissance par l’immanence de la « lumière naturelle » ou raison, dont
l’exercice exige une ferme émancipation à l’égard de toute tutelle spirituelle
et intellectuelle. La révélation, quant à elle, proviendrait d’une source
surnaturelle qui ne pourrait offrir au mieux, que la certitude subjective de la
foi, c’est-à-dire réceptivité et humilité d’un esprit soumis à la
transcendance. Une lumière naturelle conjointe et ordonnée à la
révélation, tel semble donc être l’étrange attelage que la philosophie
islamique propose de mettre en place. Cette association aussi incongrue
qu’apparemment hétérodoxe de la raison et de la révélation a
nécessairement soulevé rejets et critiques dans le monde musulman lui-
même.
C’est au premier chef parmi les théologiens et les spécialistes du droit
islamique, que l’on trouve l’expression de la misologie la plus virulente. Le
théologien et juriste Ibn Taymiyya (1263-1328) condamne rigoureusement
tout écart novateur éloignant de la voie tracée par le Prophète et la
Tradition, et relève la faiblesse de la logique des philosophes comme voie
d’accès à la vérité. Avant lui déjà, al Ghazâlî (1058-1111) avait ouvert la
voie à une réaction anti-rationaliste fustigeant l’« incohérence des
philosophes » et l’insuffisance des voies discursives pour parvenir à une
certitude maximale et authentique.
Dans son Discours sur l’Histoire universelle ou Introduction (Al-
Muqaddima) au Livre des exemples, Ibn Khaldûn (1332-1406) produit un
résumé limpide des réticences que l’exercice de la philosophie a soulevées
en terre d’islam. Le principal grief qui est fait aux philosophes est de
prétendre percevoir par la raison et la spéculation les données
sensorielles et extrasensorielles, c’est-à-dire in fine, les éléments
fondamentaux de la foi. Ces « falâsifa » (héritiers des « philosophoi »
grecs) affirment ainsi pouvoir accéder au bonheur à l’aide des seules
ressources de la lumière naturelle, rendant de ce fait superfétatoire le
recours à la tradition et à la révélation :
« Ils croient que, même sans loi religieuse, la conscience naturelle de
l’homme lui permettrait de distinguer, dans son esprit, entre le bien et le
mal, grâce à sa faculté spéculative, à sa tendance naturelle à faire le bien et
à éviter le mal. Les philosophes prétendent que cette distinction est source
de joie et de bonheur, tandis que l’ignorance conduit aux peines éternelles.
Telle est, à leurs yeux, la signification de la félicité ou du châtiment dans
l’autre monde. Ils insistent là-dessus et expriment en détail d’autres
absurdités »2.
Si l’accusation d’Ibn Khaldûn est initialement portée contre Aristote, elle se
développe rapidement contre les musulmans qui adoptèrent ses idées et
mentionne nommément Fârâbî et Avicenne (Ibn Sînâ), auxquels il est
reproché de s’être limités à l’intellect pour décrire le surgissement et
l’existence de la création ainsi que l’accès aux vérités supranaturelles.
Or celles-ci outrepassent les facultés humaines et le bonheur ne peut être
obtenu sans accomplissement des actions prescrites par la révélation, car
« la félicité suprême, promise par le Législateur (Mahomet) si nous nous
conduisons en obéissant à ses ordres, est quelque chose qui échappe aux
perceptions humaines3 ». La logique dont se prévalent les philosophes
peut donc bien avoir quelque utilité, car elle rompt l’esprit aux méthodes
du raisonnement, mais elle contient « des choses qui sont contraires aux
lois religieuses et à leur sens évident »4 et ne doit donc être étudiée
qu’après que l’exégèse coranique et la jurisprudence ont été apprises. Par
voie de conséquence : « Nul ne devrait se mettre à la logique, sans s’être
d’abord rendu maître des sciences religieuses de l’islam5 ».
Dans sa forme générale comme dans ses développements hellénistiques, la
philosophie est ainsi apparue comme étant profondément et par nature
étrangère à la démarche du croyant. Ses expressions en terre d’islam ont
pu sembler n’être que des importations qui faisaient violence à la piété
religieuse et dénaturaient le rapport du croyant à la transcendance. C’est
toutefois en dépit de ce soupçon permanent que se sont déployées des
pensées qui se sont donné pour tâche d’exercer la raison et la pensée à
l’intérieur des limites de la révélation et sur la base d’une certaine
interprétation de cette révélation.
• Philosophie arabe ou islamique ?
En réalité, l’islam a constitué un cadre théorique et pratique qui a
contribué à configurer une pensée philosophique originale et spécifique
dont il convient de saisir la teneur. Pour l’identifier, il faut au préalable
prêter attention à un problème de catégorisation historiographique :
longtemps, le qualificatif d’« arabe » a tenu lieu d’équivalent du qualificatif
d’« islamique » et a servi à désigner l’appartenance religieuse et l’identité
linguistique d’un ensemble culturel. Mais cette désignation suit d’une
réduction historique abusive de la philosophie islamique à ses
expressions arabes et ainsi hellénisantes, conformément à un préjugé
longtemps actif et selon lequel la forme par excellence de la rationalité est
éminemment grecque. Il n’y aurait alors de philosophie en terre d’islam que
dans les limites historiques de la réception et de la transmission du legs grec
par les Arabes, c’est-à-dire jusqu’à la mort d’Averroès6. Cette vue
méconnaît la spécificité et l’originalité de l’effort de pensée configuré par
le schème islamique et son déploiement hors de l’aire culturelle arabe,
c’est-à-dire notamment ses expressions en langue persane7.
• L’investissement philosophique des données de la révélation
La philosophie islamique marque ce moment original de l’histoire
universelle de la pensée où la recherche de la vérité s’ouvre aux dimensions
simultanément théorique et pratique, mais aussi discursive, spirituelle et
sensible du savoir. Un savoir aussi largement redéfini peut être requalifié
comme sagesse et par définition, il intègre la réception de la loi religieuse
et son intériorisation spirituelle8. Or c’est précisément le terme arabe de
« hikma » qui est régulièrement utilisé dans les textes comme l’équivalent
familier en contexte islamique du mot « falsafa » – ce dernier étant plus
historiquement marqué par son ancrage hellénistique et donc païen. La
sagesse est cette forme totalisante et universelle du savoir qui constitue
l’un des attributs ou noms de Dieu dans la tradition islamique. Elle est la
forme spécifiquement islamique que prend l’exercice de la raison, dans
la mesure où elle est directement associée au message prophétique. Proche
de la notion grecque de « sophia », elle enveloppe un art de vivre et de se
conduire autant qu’un savoir théorique. Perméable aux formes mystiques de
la spiritualité, elle enveloppe également une expérience sensible du divin
qui en élargit la portée au-delà du cadre étroit de la raison logicienne.
Fondamentalement, si la philosophie islamique se déploie comme sagesse,
c’est qu’elle entend par définition intégrer les différentes approches de la
vérité, dans leur variété historique, cognitive et méthodologique. Une
telle conception du savoir contient analytiquement la référence à la
transcendance. Dès lors, la philosophie islamique se donne pour tâche
d’éclairer la loi islamique par les voies de l’interprétation
philosophique, conformément au postulat de départ selon lequel la vérité
de la première ne peut contredire celle de la seconde. On peut ainsi
considérer que ce qui fédère cet ensemble vaste et hétérogène de pensées
désignées comme relevant de la philosophie islamique, c’est un certain
rapport totalisant et universel à la vérité qui pose comme principe
indiscutable son unicité autant que la multiplicité des voies d’accès y
conduisant. L’appartenance au cadre religieux islamique opère ainsi
activement comme un schème qui assigne sa tâche aux pensées qui en
relèvent : comprendre le sens de la révélation et en déployer la portée
spirituelle à l’aide des outils discursifs, logiques et herméneutiques dont
dispose la philosophie. Cette démarche fait fond sur la conviction ferme
selon laquelle la vérité est une, mais ses voies d’accès multiples.

2. Philosophie et religion : la diversité des voies


d’accès à une même vérité
• Al Kindî et la conception œcuménique de la vérité
La philosophie d’al Kindî constitue le premier effort philosophique en
contexte islamique, illustrant cette conviction selon laquelle il existe une
compatibilité fondamentale entre la recherche philosophique et la
révélation prophétique, en vertu de l’universelle continuité de la vérité et
du caractère processuel et historique de sa découverte. Né en Arabie au
début du IXe siècle, mathématicien et astronome, philosophe dont l’œuvre
immense ne nous est connue que de manière fragmentaire, il participa au
mouvement de traduction et de diffusion des œuvres grecques au sein de la
première « Maison de la sagesse » (« Bayt al-hikma ») ouverte par Al
Ma’mûn à Bagdad. La perspective unitaire d’al Kindî n’oppose pas la
logique et la philosophie à la science prophétique, mais elle distingue entre
science humaine et science divine pour en penser l’harmonie. Inspirée
de la théologie, sa pensée encyclopédique assura la promotion rationaliste
de l’idée d’unicité divine. Pour éclairer ce dogme du monothéisme
islamique, la philosophie apporte les lumières permettant d’approfondir la
connaissance de ce qu’est Dieu et de prémunir contre les risques d’idolâtrie.
Dans le Livre sur la philosophie première, la tâche de la philosophie est
ainsi décrite dans le cadre du dispositif métaphysique et conceptuel de la
pensée aristotélicienne :
« Celui des arts humains qui a la dignité la plus haute, le rang le plus noble,
est l’art de la philosophie. On définit celle-ci comme étant la “science des
choses en leurs vérités dans la mesure où l’homme en est capable”. […] Or,
ce que nous cherchons du vrai, nous ne le trouvons pas sans lui avoir
trouvé une cause, et la cause de l’être de toute chose et de sa stabilité est le
vrai puisque tout ce qui a une existence a une vérité et qu’ainsi,
nécessairement, le vrai est, pour des existences qui sont. La philosophie la
plus noble et du plus haut rang est la philosophie première ; je veux dire
la science du Vrai premier qui est la cause de tout vrai.9 »
La philosophie est la connaissance des choses dans leur réalité effective,
telle qu’elle suit de la capacité humaine de connaître. Elle est la science la
plus noble parce qu’elle est science de la cause absolue. Cette science de la
cause c’est la philosophie première ou métaphysique ou science du Réel
premier qui est la cause de tout le réel. Elle englobe la connaissance de
l’ensemble hiérarchisé des causes contenues dans cette cause première. Elle
est donc science de l’ensemble des existants réels, mais aussi des choses
éternelles et universelles. Cette mise en relation du vrai et de sa cause fait
écho au propos de la Métaphysique α10 qui définit la connaissance par la
saisie des causes, ainsi qu’au passage de Γ 111 qui contribue à la
caractérisation de la science première ou science des principes de l’être en
tant qu’être et des causes les plus élevées. Pour al Kindî, la philosophie est
donc théologie à un double titre : comme philosophie première elle est la
science de la plus élevée des causes, de la cause du Réel ou encore de la
cause des causes, ce qui est une manière de conjoindre la caractérisation
aristotélicienne de la métaphysique et le thème islamique de l’unicité
divine.
Cette philosophie première conduit l’analyse logique de la notion d’un,
jusqu’à parvenir à la compréhension de l’Un véritable. L’objet par
excellence de cette science philosophique, c’est dès lors l’Un véritable,
principe premier de toutes choses, unique, parfait et immuable et qui
ne peut être conçu comme non-existant. Al Kindî développe une
représentation de l’Un comme souverain, absolument soustrait à
l’ensemble du monde créé et dont l’action de création est acte pur,
instauration immédiate et mystérieuse de l’être hors du non-être. La
philosophie explicite ainsi le contenu de l’attestation islamique de
l’unicité divine (« tawhîd ») par les voies humaines de production de la
connaissance vraie. C’est avec légitimité qu’elle prétend dire l’essence
divine.
La parenté avec Aristote se situe également dans la conception même que le
philosophe nourrit de son rapport à l’histoire de la vérité. La foi d’al Kindî
dans les progrès de la connaissance, le conduit à une conception graduelle
et cumulative de la vérité comme étant ce qui s’accroît et se construit
dans tous les systèmes dont l’histoire de la pensée humaine a vu la
succession. Il faut remercier nos prédécesseurs :
« Si en effet ils n’avaient pas existé, jamais nous n’aurions rassemblé,
même en les recherchant intensément tout au long de nos vies, ces principes
vrais au moyen desquels nous parvenons au terme de nos recherches <des
choses> cachées. Tout cela n’a pu se rassembler que dans les siècles
précédents qui se sont écoulés, siècle après siècle, jusqu’au temps qui est
le nôtre […]. Quant à Aristote, le plus éminent des Grecs en philosophie, il
a dit ceci : “Nous devons remercier les pères de ceux qui ont apporté
une part du vrai parce qu’ils ont été la cause de leur être, en sus de ce que
nous devons à ceux-ci ; en effet ceux-là ont été pour eux la voie et c’est par
leur moyen que nous pouvons atteindre le vrai”12 ».
Arguera-t-on que la recherche philosophique est porteuse d’incroyance ? Au
contraire, rétorque al Kindî, cette connaissance de la vérité enveloppe la
connaissance du divin, de l’unicité de Dieu et de la morale. Cette conviction
constitue le leitmotiv des penseurs de la philosophie islamique et se trouve
associée à une préoccupation pédagogique spécifique chez Fârâbî.
• Al Fârâbî et les voies diverses d’accès à la félicité
Animée par cette même représentation œcuménique de la sagesse, la pensée
de Fârâbî (870-950 ap. J.-C.) déploie un profond souci d’harmonisation
des deux références majeures de l’Antiquité (L’harmonie entre les opinions
de Platon et d’Aristote). Ses ouvrages attestent d’autre part, de la volonté
de penser une continuité entre la philosophie et la politique, et à
travers cette dernière, la religion (Idées des habitants de la cité
vertueuse ; Le Livre du régime politique ; De l’obtention du bonheur ; Le
Livre de la religion). Pour Fârâbî, si les doctrines des Anciens sont
compatibles, c’est parce qu’elles contribuent à la réalisation d’un projet
philosophique universel qui mobilise la connaissance et l’action politique.
La question prise en charge par la philosophie est fondamentalement
pratique : comment parvenir au bonheur véritable qui constitue la fin et
l’accomplissement de l’homme ? Si l’on admet qu’un tel bonheur procède
d’un rapport à l’intelligible que la religion assure, autant que la philosophie,
on reconnaîtra alors que religion et philosophie ne diffèrent pas par leur
objectif mais par leurs moyens. Le bonheur procède de la perfection de
l’âme, laquelle suit de la pureté de la contemplation intellectuelle. Lorsque
l’âme est en possession de la connaissance spéculative, elle est alors en
mesure d’identifier les moyens actifs de produire les conditions de la
contemplation béatifique. Au premier rang des « choses » nécessaires au
bonheur, se trouve donc la possession des « vertus théoriques ». C’est ainsi
que débute le traité De l’obtention du bonheur, scellant la subordination de
la pratique à la spéculation et ainsi, l’orientation éthique de l’intellection.
Dans ce traité portant sur les conditions de production de la félicité, Fârâbî
présente les quatre vertus ou excellences requises pour atteindre le bonheur.
Outre les vertus théoriques, il est question des vertus délibératives ou vertus
de la pensée (ou encore prudence), des vertus morales (l’excellence dans le
caractère) et des arts pratiques au premier rang desquels se trouve l’art
royal. Le bonheur dépend autant de la connaissance que de la mise en
place concrète et nécessairement politique de sa diffusion universelle, il
est indissociablement individuel et collectif :
« Si l’on devait examiner le cas du vrai philosophe, on ne verrait aucune
différence entre lui et le gouvernant suprême. Car celui qui possède la
faculté d’utiliser ce qui est contenu dans les questions théoriques pour le
bien de tous les autres membres de sa communauté possède la faculté de
rendre de telles questions intelligibles ainsi que de faire passer à l’existence
les intelligibles qui dépendent de la volonté »13.
Il existe des idées éthiques universelles dont la possession constitue la
perfection du philosophe. Ces idées relèvent de l’exercice de la faculté
rationnelle comme capacité prudentielle de délibération et d’adaptation
aux situations. Le philosophe accompli doit donc associer dans sa
connaissance et son action la prise en compte de ces vérités pratiques, afin
de mener à bien la transmission des conditions d’accès à la félicité. Sa
compétence consiste à faire naître les vertus théoriques et pratiques –
c’est-à-dire la connaissance des vérités intelligibles dont il a la jouissance et
l’aptitude à agir conformément à elles – dans les nations et les cités « à la
manière et dans la mesure possibles à chacune »14, ou encore sur le mode
qui est propre à chacune. Cette compétence contient un savoir-faire lié à la
prise en compte de la disposition naturelle ou complexion propre à chaque
individu et à chaque groupe humain.
Or, rompu à la maîtrise de l’outil logique, le philosophe sait distinguer les
différentes méthodes de raisonnement et de production du savoir et
discerner connaissance véritable et opinion. Il sait comment produire des
images et représentations mentales dans l’esprit des hommes. Élargissant
l’Organon aristotélicien, Fârâbî y intègre de ce fait la prise en compte des
expédients rhétoriques et poétiques, c’est-à-dire des images et de la
persuasion. Ce geste logique possède un retentissement politique
considérable : il existe des caractères communs aux groupes d’hommes
renforcés par les habitudes et les usages. En tenir compte permet de
spécifier et d’individualiser selon le public concerné, l’enseignement des
vérités intelligibles. Gouverner les hommes, c’est posséder la capacité de
persuader dans les cas individuels et par conséquent, savoir susciter les
images, les signes et les opinions mimant et illustrant les vérités
intelligibles que certains sont incapables de produire par leur pensée :
« Dans la mesure où il ne peut […] faire advenir [les vertus] qu’en
utilisant des démonstrations certaines, la persuasion ainsi que des
méthodes qui représentent les choses par des images, que ce soit
avec le consentement [de ceux auxquels il s’adresse] ou par
contrainte, il s’ensuit que le vrai philosophe est lui-même le
gouvernant suprême15 ».
À l’image du Platon des Lois, Fârâbî prend au sérieux l’usage politique de
la rhétorique. Le fondement d’un tel usage est éthique : il s’agit toujours
d’assurer l’édification des hommes et leur éducation. Usant de la contrainte
autant que de la persuasion, le philosophe gouvernant apparaît comme un
législateur qui doit adapter ou appliquer la loi aux circonstances nouvelles.
Le philosophe est ainsi le gouvernant suprême, il est philosophe-roi, mais
également législateur et guide spirituel ou prophète : « Qu’il te soit donc
bien clair que la signification de “Philosophe”, de “Gouvernant suprême”,
de “Prince”, de “Législateur” et d’“Imam” est une seule et même
signification16 ».
Religion comme philosophie enveloppent ainsi les mêmes contenus,
mais diffèrent par la méthode : la première se fonde sur l’imagination,
la seconde sur la conception intellectuelle. La première fait appel aux
images, la seconde aux démonstrations. La religion représente sous forme
sensible le contenu intelligible de la philosophie, contribuant ainsi à sa
diffusion universelle. Elle est l’outil que se donne la philosophie dans la
mise en œuvre de son art de gouverner c’est-à-dire d’éduquer. Plusieurs
religions peuvent ainsi exprimer ces mêmes vérités et n’en être qu’une
traduction particulière.
L’intuition fondamentale de Fârâbî est bien celle de l’identité œcuménique
d’une unique vérité philosophique dans ses expressions platonicienne,
aristotélicienne, païenne, islamique, grecque et arabe.
• Ibn ’Arabî et le tournant ésotérique de la philosophie
islamique
L’originalité d’une philosophie qui affiche une relation constitutive avec la
révélation islamique, s’éprouve enfin dans l’influence de l’ésotérisme
islamique. Déjà la philosophie d’Ibn Sînâ ou Avicenne (980-1037), offrait
un mélange singulier de péripatétisme, de néoplatonisme et de mysticisme.
À partir du XIIe siècle, lorsque s’éteint le plus grand rationaliste de la
falsafa, Ibn Rushd (Averroès), un tournant mystique s’opère dans la
philosophie islamique. En Orient, apparaît la pensée de Sohravardî (1154-
1191) qui forme le projet de donner à la sagesse son expression intégrale
en unissant les savoirs démonstratifs et le souci du salut de l’âme, les
développements grecs et la source orientale de la pensée, la connaissance
discursive et l’expérience mystique. Cette dernière se conquiert à l’occasion
d’un perfectionnement ascétique de soi qui conduit à une illumination
(« ishrâq ») ou saisie immédiate de la manifestation de Dieu dans
l’intelligence. Le courant illuminatif valorise l’effort personnel pour
revivre intérieurement le message prophétique et fait place dans l’outillage
cognitif humain, à une faculté imaginative visionnaire non strictement
réductible à la réception des données de la sensation. On retrouve ces
données dans la pensée d’Ibn ’Arabî (1165-1240), qui naquit en Espagne
pour mourir en Orient et qui fut l’auteur d’une œuvre abondante offrant le
développement le plus massif du mysticisme en islam. Ibn ’Arabî ne fut pas
un philosophe à proprement parler, c’est-à-dire un héritier de la rationalité
grecque comme le furent les falâsifa. Il affirmait écrire sous l’impulsion
d’un commandement divin ou prophétique, assumant ainsi pleinement la
conviction soufie selon laquelle l’homme est l’instrument du verbe
divin.
Sa pensée part de l’idée d’un verbe divin émanant de l’Être divin unique
et dont chaque aspect est un nom. Le divin se manifeste dans des formes
créées qui reçoivent cette manifestation. Dieu se manifeste dans des formes
intelligibles et sensibles qui sont autant de lieux de son apparition. La
création divine est ainsi pensée dans les termes d’une émanation permettant
à l’invisible et au caché de se déployer dans l’ordre du visible et de sa
manifestation. L’essence de Dieu est en tant que telle celée, elle en
constitue la face cachée, l’unité absolument indescriptible et ineffable ; mais
sa souveraineté s’exerce sur la réalité plurielle et créée en laquelle il se
manifeste (Le Livre des chatons des sagesses). La manifestation de
l’essence de Dieu suit plusieurs degrés : d’abord, l’Être divin se révèle à
soi-même ses propres attributs, ses noms ; puis il se révèle dans les formes
des noms divins ; enfin dans les formes des créatures qui offrent une
manifestation concrète des noms divins. Penser ces deux faces de Dieu
comme étant ce qui se manifeste par distinction d’avec ce dans quoi il se
manifeste, c’est ainsi se donner la possibilité de penser l’unité du divin sans
la voir compromise par la multiplicité de la création.
La manifestation par excellence du divin, c’est le modèle ou l’archétype de
« l’Homme parfait » qui rend visible la perfection créatrice de Dieu. Ibn
’Arabî l’identifie à Adam et à son verbe ou nom, homme-parfait créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu. L’homme est celui qui connaît Dieu le
plus adéquatement ; lorsqu’il parvient au sommet de la connaissance
rationnelle, il saisit l’unité de Dieu et sa propre identité avec lui. Il n’est
alors plus conscient de lui-même comme réalité séparée, il s’annihile en
Dieu et meurt au monde.
Dans Les Illuminations de la Mecque, Ibn ’Arabî développe une doctrine
de la sainteté qui illustre son cheminement mystique. Le saint est celui qui
est capable d’accueillir et de réfléchir comme en un miroir, l’un des
noms de Dieu (miséricorde, justice, etc.). Il est relié par une filiation
intellectuelle à un prophète particulier dont il hérite et qui lui confère un
type spirituel particulier. Les saints sont ordonnés en une hiérarchie au
sommet de laquelle se trouvent les Pôles, et dont le déploiement suit un
cycle clôturé par celui qu’il appelle le « Sceau » des saints (par analogie
avec le « Sceau des prophètes » en islam, celui qui scelle le cycle de la
prophétie). Sa sainteté est conquise à l’issue d’une quête spirituelle qui
culmine dans une forme non strictement théorique de connaissance, à la
suite d’une discipline que seuls des êtres d’exception peuvent pratiquer. Au
terme de son voyage, le saint devient lui-même lumière :
« J’obtins, dans ce voyage nocturne les significations de tous les
Noms divins. Je vis que tous ces Noms se rapportaient à un seul
Nommé et à une Essence unique. Ce Nommé était l’objet de ma
contemplation et cette essence était mon être même. Mon voyage
n’avait lieu qu’en moi-même et c’est vers moi-même que j’étais
guidé. Et c’est à partir de cela que je sus que j’étais un serviteur à
l’état pur, sans qu’il y eût en moi la moindre trace de souveraineté »17.
L’atteinte de cet état d’anéantissement ou d’annihilation des attributs
humains du saint, ne marque pas la fin de son parcours. Désormais
dépouillé de son ego, il lui faut revenir vers les créatures et ne pas s’oublier
dans la contemplation de Dieu.
La pensée d’Ibn ’Arabî méconnaît ainsi l’opposition structurante, pour la
raison occidentale, entre lumière naturelle et surnaturelle. Elle se développe
comme une science divine ou théosophie qui assume le contenu de la
révélation et en assure la fructification.
L’opposition entre religion et philosophie apparaît ainsi comme étant
inopérante pour saisir la spécificité de la philosophie islamique, puisque
c’est à l’intérieur du cadre de la révélation prophétique que cette dernière
déploie sa conception de la sagesse.
Nour el houda Ismaïl-Battikh

Bibliographie
• Textes traduits

• Al Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse,


trad. Antonin Jaussen, Youssef Karam, Jousset
Chlala, Le Caire, 1949.

• Al-Fârâbî, De l’obtention du bonheur, trad. Olivier


Seyden, Allia, 2006.

— L’harmonie entre les opinions de Platon et


d’Aristote, trad. Dominique Mallet.

+, Institut français de Damas, 1990.

— Philosopher à Bagdad au Xe siècle, présentation


et dossier, Ali Benmakhlouf, Paris, Le Seuil, 2007.

• Al-Kindî, Livre sur la philosophie première,


Œuvres philosophiques et scientifiques d’al-Kindî,
tome II, Métaphysique et cosmologie, par Roshdi
Rashed et Jean Jolivet, Leyde, E. J. Brill, 1998.

• Ibn ’Arabî, Les Illuminations de La Mecque,


anthologie présentée par M. Chodkiewicz, Albin
Michel, « Spiritualités vivantes », Paris, 2008 (1988).

• Ibn ’Arabî, Le Livre des chatons des sagesses, trad.


Ch.-A. Gilis, 2 t., Beyrouth, Al Bouraq, 1997-1998.

• Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle,


Al-Muqaddima, trad. V. Monteil, Paris/Arles, Actes
Sud, coll. « “Thesaurus” Sindbad », 3e éd. revue,
1997.
• Études

• A. Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes


arabes ?, Albin-Michel, 2015.

• H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique,


Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986.

• M. Fakhry, Histoire de la philosophie islamique,


trad. de l’anglais par Marwan Nasr, Paris, Éditions du
Cerf, 1989.
• Ch. Jambet, Qu’est-ce que la philosophie
islamique ?, Gallimard, Paris, coll. « Folio Essais »,
2011.
1. Dans le cadre limité de cette présentation, nous nous concentrerons principalement sur l’essor
médiéval de la philosophie islamique, dans la mesure où celui-ci constitue à bien des égards un
« âge d’or » autant qu’un jalon décisif dans l’histoire universelle de la raison.
2. Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle, Al-Muqaddima, trad. V. Monteil, Paris/Arles,
Actes Sud, coll. « “Thesaurus” Sindbad », 3e éd. revue, 1997, p. 906.
3. Ibid., p. 911-912.
4. Ibid., p. 912.
5. Ibid., p. 913.
6. C’est le point de vue d’Ernest Renan dans Averroès et l’averroïsme (1852), où il considère que la
philosophie arabe n’est qu’une « imitation factice de la philosophie grecque ».
7. Pour une analyse de ce préjugé qui constitue comme un « obstacle épistémologique » aveuglant,
voir Ch. Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Gallimard, Paris, coll. « Folio Essais »,
2011, p. 59.
8. On doit à Henry Corbin l’apport décisif qui a contribué à élargir la compréhension de la spécificité
de la philosophie islamique au-delà du cadre strictement légalitaire et exotérique de la religion
islamique. Cf. H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, coll. « Folio Essais »,
1986.
9. Al-Kindî, Livre sur la philosophie première, Œuvres philosophiques et scientifiques d’al-Kindî,
tome II, Métaphysique et cosmologie, par Roshdi Rashed et Jean Jolivet, Leyde, E. J. Brill, 1998,
p. 8.
10. Aristote, Métaphysique α 993b23-24.
11. Métaphysique Γ 1, 1003a25-30.
12. Al-Kindî, op. cit., p. 12.
13. Al-Fârâbî, De l’obtention du bonheur, trad. O. Seyden, Paris, Allia, 2006, p. § 54, p. 81-82.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid., § 58, p. 85.
17. Ibn ’Arabî, Al-Futûhât al-Makkiyya, (Les Illuminations de La Mecque), Bûlâq, 1329 h., 4 vol.,
cité par M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî,
Gallimard, coll. « Tel », 1986 et 2012 (édition revue et augmentée), p. 174.
13
Anselme, Proslogion (1077-1078)

Le court texte rédigé en 1078 par Anselme de Cantorbéry (1033/34-1109)


doit sa célébrité philosophique à l’énoncé d’une preuve de l’existence de
Dieu, que l’on nomme, depuis Kant, « l’argument ontologique ». Louée et
adaptée par les uns, critiquée et réfutée par les autres, la preuve d’Anselme
a été considérée par des philosophes de premier plan à travers les siècles,
parmi lesquels, Thomas d’Aquin, Duns Scot, Descartes, Spinoza, Leibniz,
Kant déjà nommé ou encore Hegel. Pointe saillante dans l’œuvre
d’Anselme, le Proslogion inaugurait la voie d’une théologie rationnelle et
présentait les premiers traits magistraux de la méthode scolastique qui, née
et développée dans les écoles monastiques et les écoles cathédrales entre
le XIe et le XIIe siècle, allait triompher au sein des universités à partir de leur
création, au siècle suivant.

1. Fides et ratio : les rapports de la foi et de la


raison
• Le parcours d’un clerc dialecticien dans le contexte d’une
institution religieuse en crise
Né à Aoste, au nord-ouest de l’Italie actuelle, Anselme décida très jeune
d’entrer chez les moines bénédictins de l’abbaye du Bec, en Normandie. Il y
compléta son instruction en grammaire, dialectique et rhétorique (le trivium
des sept arts libéraux enseignés) et y gravit la hiérarchie des fonctions
d’enseignement autant que de gouvernement, devenant prieur puis abbé.
En 1093, le roi Guillaume II d’Angleterre le nomma au siège de
l’archevêché de Cantorbéry (Canterbury aujourd’hui) lui offrant ainsi la
primatie épiscopale. Canonisé en 1494, il fut élevé au titre de docteur de
l’Église en 1720 sous le nom du « Docteur magnifique ».
Anselme mit son intelligence aiguisée et volontaire au service de l’Église
catholique qui traversait une crise majeure. Il prit une part importante à la
longue et difficile mise en œuvre de la réforme grégorienne qui allait, entre
autres choses, affirmer l’indépendance du clergé par rapport aux pouvoirs
laïcs, mettre en place la structure de l’Église centralisée sur la papauté,
établir des règles strictes en son sein et pourvoir ses représentants d’une
meilleure instruction. Homme d’Église fortement engagé dans ses
fonctions, c’est ce qu’il accomplit sur le plan intellectuel qui le fit passer à
la postérité parmi les philosophes. Il joua un rôle fondamental dans la
détermination fertile d’une relation alors perçue par certains comme
problématique sinon dangereuse : la relation entre la foi et la raison
naturelle et, sur ce fondement, entre la théologie et les disciplines profanes.
Était tout particulièrement visée par ses détracteurs, parce qu’elle se
développait alors de façon importante, la dialectique, sa méthode et ses
raisonnements logiques, que l’on connaissait bien depuis la transmission
de l’Organon d’Aristote opérée et augmentée de ses propres traités par
Boèce (480-524), et qu’enrichissaient encore de nouvelles traductions. La
dialectique pouvait faire apparaître des contradictions, contraignantes pour
l’esprit, qui risquaient de dissoudre les mystères chrétiens. Mais en même
temps, pour dangereuses qu’elles apparussent, ces disciplines profanes
avaient fourni les termes, les catégories de pensée et les notions techniques
dont usait la théologie. Le grand intérêt de la pensée d’Anselme est qu’il ne
chercha pas à opposer la foi et la raison mais, au contraire, à montrer leur
complémentarité et à mettre en place leur juste équilibre hiérarchisé.
• « Fides quaerens intellectum » : « la foi cherchant à
comprendre » ou la méthode anselmienne
L’analyse qui se dégage des œuvres d’Anselme est très claire. La raison
humaine ne peut pas conduire aux vérités révélées par l’Écriture, qui sont
nécessairement reçues par le croyant. La foi est donc première. Mais celui
qui a la foi peut vouloir comprendre ce qu’il croit et, s’il le désire, il est bon
qu’il le comprenne. Ainsi, reprenant au Sermon 43 d’Augustin, inspiré par
la parole biblique d’Isaïe (7.9), l’injonction « Crois pour comprendre »,
Anselme ajoute à cette condition première ce qui va devenir son mot
d’ordre théologico-philosophique : « La foi cherchant à comprendre ».
C’est précisément sous ce premier titre que l’ouvrage a d’abord été offert à
la lecture de ses frères du Bec, avant qu’Anselme n’accepte de le faire
diffuser plus largement, le signe de son nom, le renomme Proslogion et le
sous-titre Allocution sur l’existence de Dieu. Le premier chapitre fait ainsi
entendre l’augustinisme profond de la démarche anselmienne : « Ce n’est
pas pour croire que je cherche à comprendre : c’est pour comprendre que je
crois. Car je crois également ceci : que je ne comprendrais pas si je n’avais
pas cru1 ».
Entre la foi pure reçue par la grâce de Dieu et l’intellection directe (ou
« vision ») de Dieu qu’auront les élus, il existe donc, selon Anselme, une
voie intermédiaire de rapport cognitif aux vérités divines, ici et maintenant.
On pourrait reconnaître là une adaptation du mouvement de la dialectique
platonicienne qui, partant des croyances, suit la réflexion de la raison
discursive et, de là, parvient à la vision des vérités intelligibles2.
Néanmoins, la différence est fort grande. D’une part, contrairement à la
croyance chez Platon, la foi chrétienne n’est ni naturelle ni culturelle mais
donnée par Dieu, et contrairement à l’intuition intellectuelle chez Platon, la
vision béatifique ne sera accordée que par Dieu. Autrement dit, le point de
départ et le point d’arrivée dépendent de Dieu et non de l’homme. Par
ailleurs, chez Platon, la dialectique opère une progression de la
connaissance, du moins vrai jusqu’au vrai véritable, alors que la
dialectique anselmienne part du vrai que l’on croit pour parvenir au vrai que
l’on comprend, dans la mesure du possible, sans gradation de la vérité. La
vérité divine est déjà acquise sous un certain mode (la foi), mais le rapport
à cette vérité peut s’approfondir chez celui qui fait l’expérience de
l’investir au moyen de la raison.
Anselme n’invente pas cette idée, ni la méthode qui la met en œuvre.
Augustin, dont il se réclame, en avait déjà donné des exemples marquants et
encore avant lui, certains des premiers Pères grecs de l’Église avaient
raisonné sur ce qu’ils croyaient. Mais Anselme a poussé l’idée plus loin,
jusqu’où il était possible de le faire dans les limites de l’esprit humain, et il
a appliqué systématiquement la méthode. Cela explique la forme si
particulière de ses plus célèbres œuvres : une argumentation formellement
rigoureuse au cours de laquelle la raison ne recourt pas à l’autorité des
Écritures mais à ses propres capacités.

2. La raison du croyant en action


• Le sujet du Proslogion
Dans le préambule du Proslogion, Anselme retrace la genèse de l’écriture
de son texte afin d’en présenter le sujet et l’objectif. Il rappelle ainsi que, à
la demande de quelques frères, il avait auparavant rédigé, en forme de
soliloque, un « opuscule à titre d’exemple de méditation sur la raison de la
foi »3 (le Monologion, rédigé en 1076). Son ouvrage terminé, considérant le
tissage complexe de raisonnements et d’arguments satisfaisants qu’il y avait
développés, il se mit alors à chercher « s’il n’était pas possible de découvrir
un argument unique qui, pour être probant, n’eût besoin d’aucun autre que
lui, et qui, à lui tout seul, suffît à garantir que Dieu est vraiment, qu’il est le
souverain bien qui ne manque d’aucun autre bien et dont tous ont besoin
pour être et être bien, ainsi que tout ce que nous croyons de la substance
divine »4. Si le Monologion avait développé ce que la raison humaine peut
dire de Dieu et qui prouve qu’il existe tel qu’il est cru, ce texte entend
prouver qu’il existe au moyen d’un argument unique et suffisant dont les
conséquences rationnelles conduisent à retrouver tout ce que l’on croit de
Dieu. « Donc, Seigneur, toi qui donnes intellect à la foi, donne-moi, autant
que tu sais faire, de comprendre que tu es, comme nous croyons, et que tu
es ce que nous croyons »5. L’objectif du texte d’Anselme ne se réduit donc
pas à l’exposé de sa preuve de l’existence de Dieu.
• L’« argument unique »
Il se fonde précisément sur l’idée de Dieu que le croyant a dans son esprit
selon la Révélation : Dieu est le créateur de tout ce qui existe, il est tout-
puissant, omniscient, omniprésent, il est, en tout, plus que tout ce qui est.
Dieu est l’être superlatif absolu. Qu’est-ce que cela signifie pour la raison ?
La raison humaine peut le conceptualiser au moyen d’une double négation :
« Et certes, nous croyons que tu es quelque chose dont rien de plus grand
ne peut être pensé » (« aliquid quo nihil maius cogitari possit »). Ce n’est
pas à proprement parler une définition, puisqu’une définition détermine les
limites d’un objet ou d’un concept et aucune délimitation ne peut
circonscrire Dieu. Ce qui est donné là s’apparente plutôt à un nom
signifiant, qui formule par la négative la maximalité ou l’infinité de Dieu.
Selon Anselme, ce seul nom bien compris fait preuve car, si l’on accorde ce
qu’il signifie, on est logiquement contraint d’accorder l’existence du
référent de ce nom ou de cette définition.
C’est un raisonnement par l’absurde qui constitue la démonstration : tout
homme, y compris celui qui ne croit pas en Dieu, tel « l’insensé » qui a dit
« Dieu n’est pas »6, comprend la signification de « quelque chose dont rien
de plus grand ne peut être pensé ». Ce qu’il comprend est dans son intellect,
même s’il ne comprend pas que cela est. Faisons l’hypothèse que ce
« quelque chose dont… » n’existe que dans l’intellect. Rien n’empêche
d’imaginer que « quelque chose dont… » existe aussi dans la réalité. Or,
exister dans l’intellect et dans la réalité est plus grand qu’exister seulement
dans l’intellect. Par conséquent, si « quelque chose dont rien de plus grand
ne peut être pensé » n’existait que dans l’intellect, ce ne serait justement pas
« quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé », ce qui est en
contradiction avec sa signification. La conclusion logique s’impose : « Il est
donc hors de doute qu’existe quelque chose de tel que rien ne se peut penser
de plus grand, et cela tant dans l’intellect que dans la réalité7 ». C’est
pourquoi celui qui dit « Dieu n’est pas » est un insensé (insipens), un
homme déraisonnable, c’est-à-dire à la raison défaillante, soit qu’il ne
comprenne pas la signification de « quelque chose dont rien de plus grand
ne peut être pensé », soit qu’il la comprenne mais est incohérent8.
Selon l’exposé d’Anselme, non seulement l’homme qui possède toute sa
raison parvient donc à la conclusion dialectique de l’existence de Dieu,
mais encore cette existence s’avère nécessaire. En effet, dans le cadre de
l’expérience mentale à laquelle Anselme s’est livré et à laquelle il conduit
son lecteur, « on peut penser que quelque chose est qu’on ne peut pas
penser ne pas être, ce qui est plus grand que quelque chose qu’on peut
penser ne pas être9 ». En raison de son nom signifiant, « quelque chose
dont… », Dieu est le seul être dont la possibilité d’exister entraîne la
nécessité d’exister. « Et certes, de toute chose qui est, à part toi et toi seul,
on peut penser qu’elle n’est pas10 ». Le schéma de l’argumentation revient à
ceci : la nécessité de l’inférence logique (nécessité de pensée) repose sur
une nécessité d’ordre sémantique (signification des termes) et conduit à la
nécessité ontologique (nécessité d’être).

3. Discussions de l’argument
• Les présupposés
La preuve et les démonstrations d’Anselme reposent sur des implicites. Le
premier présupposé, dès le départ, est que ce qui est dénommé « quelque
chose dont… » est Dieu. C’est une affirmation de foi, posée comme un
axiome. Un second présupposé est que tout homme rationnel comprend de
la même manière « plus grand que ». Or, dans ce contexte, rien n’est moins
certain. Un troisième présupposé est que « être » est plus grand que « ne pas
être », et l’on voit davantage la difficulté du présupposé précédent. Un
quatrième présupposé est qu’exister dans la réalité et dans l’intellect est
« plus grand » qu’exister dans l’intellect seul, car il y aurait « plus d’être ».
C’est donc, en même temps, une doctrine de la connaissance et une
ontologie bien particulières qu’il faut admettre là, sans quoi la
preuve anselmienne s’effondre sur elle-même.
• De célèbres réfutations
En effet, peut-on « ajouter » des êtres de natures différentes, un être mental
et un être réel, une idée et ce dont elle est l’idée ? C’est bien cela, entre
autres arguments, que Kant dénoncera dans un célèbre passage de la
Critique de la raison pure11 : à l’être possible des cent thalers que j’ai dans
mon esprit (le concept « cent thalers ») ne s’ajoute pas l’être réel des cents
thalers que j’ai éventuellement dans ma poche, « et l’on ne deviendra pas
plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le
deviendra en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait
quelques zéros à son livre de caisse »12. Kant entend montrer que
l’existence n’est pas un prédicat réel : « est » n’est pas un concept de
quelque chose qui s’ajoute au concept d’une chose, mais la position de cette
chose. Et « Quel que soit la nature et le contenu de notre concept d’un objet
nous sommes obligés de sortir de ce concept pour lui attribuer
l’existence.13 » L’existence n’est donc pas contenue dans le concept de
Dieu, quel qu’il soit pensé.
Bien avant Kant, qui visait à démontrer l’impossibilité de toute preuve de
l’existence de Dieu, Thomas d’Aquin refusa la validité de l’argument
d’Anselme14 mais pour proposer cinq autres voies de preuve. Et bien avant
Thomas, du vivant d’Anselme, un moine bénédictin de l’abbaye de
Marmoutier, Gaunilon, lui adressa une objection, à laquelle Anselme
répondit longuement. Pour Gaunilon, seule la Révélation et la foi en cette
parole ont valeur de preuve de l’existence de Dieu. Sa critique argumentée
tient essentiellement dans le fait que la démarche logique d’Anselme
obligerait à conclure aussi à l’existence de choses dont on comprend
parfaitement le concept (ou le nom signifiant tout ce qu’elles sont), comme,
par exemple, cette « île perdue » dans l’océan, jouissant au plus haut point
de toutes les perfections, qui n’existe tout simplement pas.

4. Une allocution selon deux ordres de la parole


intérieure
À l’instar des Confessions d’Augustin, le Proslogion est écrit à la première
personne et a une triple adresse : il s’agit prioritairement d’un dialogue
d’Anselme avec lui-même et d’une prière à Dieu, qu’il partage
secondairement avec les autres hommes. Cette parole intérieure, rendue
extérieure par sa mise par écrit pour autrui, relève ainsi de deux ordres de la
parole profondément imbriqués : la prière et la raison en action.
• Raisonner
Selon la définition platonicienne, donnée dans le Théétète (189 e-190 a) ou
dans le Sophiste (263 d), penser consiste en un dialogue silencieux de l’âme
avec elle-même, un dialogue constitué des questions que se pose l’âme et
des réponses qu’elle se donne. On notera à ce propos que la quasi totalité
des chapitres du Proslogion commencent systématiquement par une
question et progressent grâce à de nouvelles questions auxquelles Anselme
s’efforce de répondre. La quaestio scolastique, dont la forme sera instituée
vers la fin du XIIe siècle, ne procèdera pas autrement pour traiter d’un sujet.
L’acte de penser est ici celui de la raison discursive et de l’intellection des
vérités à laquelle parvient ce mouvement rationnel.
• Prier
« La foi cherchant à comprendre » n’est pas seulement une attitude
noétique, c’est aussi un amour de ce en quoi l’on croit et que l’on veut
comprendre, et l’expérience d’affects, parfois contraires, que cet amour
suscite (fébrilité et sérénité, inquiétude et paix, agitation et repos,
découragement et espoir). Corrélatif à l’objectif rationnel, intellectuel et
public, il y a l’élan affectif, spirituel et intime, qui est premier. C’est
pourquoi on peut considérer le Proslogion dans son ensemble comme une
« prière dialectique ou une dialectique priante », ainsi que l’a formulé
Michel Corbin, l’éditeur et traducteur en français des œuvres complètes
d’Anselme.
En témoignent les prières qui se déploient tout au long du Proslogion, dès le
tout début comme demande d’une rencontre puis, véritablement poignantes,
au milieu de la recherche en train de s’accomplir (chap. XIV-XVII) et, en
conclusion, comme une ouverture sur la joie présente et future
(chap. XXVI) : « Je te prie, Dieu, fais-moi te connaître, t’aimer, que tu
fasses ma joie […] Fais qu’ici-bas progresse la connaissance de toi, et que
là-haut elle se fasse pleine ; que croisse en moi l’amour pour toi et que là-
haut il soit plein ; pour que ma joie soit ici-bas grande dans l’espérance, et
là-haut pleine dans la réalité15 ».
La preuve d’Anselme ne prouve sans doute rien. Mais elle participe, comme
une étape déterminante, à une démarche de progression personnelle de soi,
en soi, vers Dieu.
Marion Lieutaud

Outils
• Le plan de l’œuvre
On peut considérer que le Proslogion est composé de trois parties
distinctes :
– Tout d’abord, un préambule reprend la genèse de l’ouvrage, l’historique
de son écriture et explique son lien avec le Monologion, rédigé deux ans
auparavant.
– Suivent 26 courts chapitres, dont certains sont constitués de quelques
lignes seulement. L’organisation de ces chapitres est à son tour structurée
en trois parties : 1. les chapitres I à IV sont consacrée à la justification de
la méthode et à l’exposé de l’argument probant ; 2. les chapitres V à XV
explicitent, par l’exercice du raisonnement, les apparents paradoxes de ce
que l’on sait de Dieu par la foi ; 3. les chapitres XVI à XXVI
reconnaissent rationnellement et retrouvent progressivement l’identité de
Dieu et du bien suréminent, l’unique nécessaire.
– Enfin, postérieurs à la rédaction originelle mais associés à ce premier
texte par la volonté même d’Anselme, le texte des objections de Gaunilon
intitulé « Ce que quelqu’un répondrait à cela au nom de l’insensé » et le
texte de la réponse d’Anselme intitulée « Ce que répondrait à cela
l’éditeur de ce petit livre » constituent une dernière partie.
Bibliographie
• Éditions de référence
L’édition critique latine des œuvres d’Anselme est due à Fransiscus Salesius
Schmitt, Anselmi Cantuariensis Archiepiscopi Opera Omnia, Édimbourg,
Thomas Nelson, 1946-1961 (tome 1 pour le Proslogion). C’est ce texte latin
que l’on retrouvera dans l’édition bilingue :

• L’œuvre de Saint Anselme, tome 1, Monologion,


Proslogion, introduction, trad. fr. et notes de Michel
Corbin, Paris, Les Éditions du Cerf, 2008.
On peut également se reporter à l’édition qui, outre une excellente
traduction, propose en annexe un choix d’extraits de textes philosophiques
célèbres inspirés par la preuve d’Anselme :

• Anselme de Cantorbery, Proslogion. Allocution sur


l’existence de Dieu , trad. fr. de Bernard Pautrat,
Paris, Flammarion, coll. « GF », 1993.
• Anselme sur Internet

• Le site (anglophone) Anselmiana est dédié à


l’actualité de l’étude de l’œuvre d’Anselme. On y
trouve notamment une riche bibliographie :
http://www.anselmiana.com/
• Études
• Karl Barth, Saint Anselme. Fides quaerens
intellectum. La preuve de l’existence de Dieu,
Genève, Labor et Fides, 2e éd., 1985.

• Yves Cattin, La Preuve de Dieu. Introduction à la


lecture du « Proslogion » de Anselme de Canterbury,
Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la
philosophie », 1986.

• Michel Corbin, Saint Anselme, Paris, Les Éditions


du Cerf, coll. « Philosophie et théologie », 2004.

• Paul Guirbert, Le Proslogion de S. Anselme.


Silence de Dieu et joie de l’homme, Rome, Editrice
Pontifica Università Gregoriana, 1990.

• Jules Vuillemin, Le Dieu d’Anselme et les


apparences de la raison, Paris, Aubier-Montaigne,
1971.
1. . Proslogion, chap. I.
2. Voir, par exemple, la célèbre analogie de la ligne à la fin du livre VI de la République de Platon (à
partir de 509d).
3. . Prologion, Préface.
4. . Ibid.
5. Chap. II.
6. Cf. Psaumes, 14.1 et 53.1.
7. . Proslogion, chap. II.
8. Cf. chap. IV.
9. Chap. III.
10. . Ibid.
11. Cf. Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », chap. III, 4e section.
12. . Ibid. C’est la démarche de la preuve cartésienne qui est directement attaquée (voir Descartes,
Principes de la philosophie, I, § 14, 15 et 16, et Méditations métaphysiques, Ve méditation) mais
c’est bien aussi celle d’Anselme, dont elle est inspirée.
13. Kant, ibid.
14. Cf. Somme théologique, Ire partie, question 2, articles 1-3.
15. Chap. XXVI.
14
Averroès, Discours décisif
(vers 1180)

Abû al-Walîd Muhammad Ibn Ahmad Ibn Rushd, plus familièrement connu
en Occident sous l’appellation latinisée « Averroès », est né en 1126 à
Cordoue, dans l’Espagne musulmane et mort en 1198 à Marrakech. Son
œuvre, décisive pour l’histoire de la pensée, fit cependant longtemps office
de repoussoir théorique pour le monde latin, en lequel elle agit comme un
aiguillon perturbateur, un refoulé souterrain et néanmoins irréductible1. Le
corpus prolifique des écrits d’Averroès atteste d’au moins deux
préoccupations majeures : 1. un indéfectible souci de la restitution juste de
la pensée d’Aristote (il fut appelé « le Commentateur ») ; 2. un intérêt
marqué pour la question de la connexion entre raison et révélation. C’est
cette dernière question qui l’occupe dans le Livre du Discours décisif où
l’on établit la connexion existant entre la révélation et la philosophie
(Faṣl al maqâl)2.

1. Objet, contexte et plan du Discours décisif


Écrit aux alentours de 1180, le Discours décisif n’est pas un traité
philosophique universitaire ordinaire. C’est un avis ou décret légal
(« fatwa ») qui entend défendre juridiquement le droit de la philosophie à
s’exercer pour éclairer de ses lumières les passages équivoques du texte
sacré. Il constitue ainsi un texte original défendant sur le terrain juridique
et contre les docteurs de la loi coranique, la légitimité du discours
philosophique.
Le Discours décisif part d’un présupposé qui constitue un leitmotiv de la
philosophie islamique : la révélation coranique nous découvre la vérité. Ce
postulat commande une partie de l’œuvre d’Averroès et nous renvoie à la
problématique plus générale des rapports entre le savoir et la croyance.
Or, c’est précisément ce point qui a concentré, dans le monde musulman,
les critiques adressées contre l’exercice de la philosophie. Sur un terrain
simultanément philosophique et théologique, la critique la plus vive portée
contre les philosophes, fut formulée par Al-Ghazâlî (1058-1111) dans son
Incohérence des philosophes. Rassemblant vingt thèses philosophiques
fondamentales, il en dénonçait le caractère novateur et de ce fait, illicite
voire hérétique. Fustigeant l’orgueil des philosophes qui croient être dotés
de pouvoir intellectuels incommensurablement supérieurs à ceux du sens
commun, Ghazâlî valorisait la puissance absolue de Dieu comme source
de notre capacité de connaître. D’après Ghazâlî, les philosophes
hellénisants de la « falsafa » ne furent que d’aveugles imitateurs de leurs
prédécesseurs grecs, dont ils reconduisirent la faiblesse intellectuelle, au
point de négliger les dogmes et la vérité de la loi révélée. À ce déficit
spirituel s’associe une véritable incompréhension du statut réel de la raison.
C’est que la raison ne peut que formuler des hypothèses selon Ghazâlî,
sans parvenir à les fonder. La métaphysique ne peut se fonder sur la logique
qui n’est qu’un instrument. C’est dès lors, l’expérience et le sens commun
qui constituent les sources d’un accord possible entre les hommes dans leur
réception de la vérité révélée. Pour déterminer quel est le discours le plus
adéquat et le plus légitime pour accéder à la vérité, Ghazâlî refuse de
dévaloriser le sens commun comme l’ont fait les philosophes, suscitant
d’après lui, de fâcheuses dissensions3. Il énumère dans son Incohérence des
philosophes, 16 propositions d’ordre métaphysique et 4 propositions
d’ordre physique, justifiant à ses yeux, non seulement l’accusation d’hérésie
ou d’innovation blâmable, mais même celle de mécréance ou d’irréligion.
À cette critique sévère, Averroès répond précisément en professant un
retour à Aristote. Il fait valoir le fait que la doctrine péripatéticienne ne fut
pas véritablement comprise par ses prédécesseurs, neutralisant en partie la
portée des critiques de Ghazâlî. Mais il déploie aussi une réflexion sur les
rapports de la raison et de la loi religieuse dont les outils et les schèmes
conceptuels sont profondément aristotéliciens. De la sorte, Averroès entend
à la fois répondre aux attaques lancées contre la philosophie
hellénisante et construire une alternative aux méthodes théologiques
qu’il considère défavorablement. Si c’est dans son Incohérence de
l’incohérence qu’il déploie dans toute son ampleur spéculative sa réponse à
Ghazâlî, le Discours décisif prend en charge, quant à lui, la question plus
spécifiquement juridique du statut légal de la philosophie en islam, ou
encore de sa licéité. Il ne traite donc pas tant de la question de l’accord ou
du désaccord éventuel entre raison et foi, mais l’accord de la foi et de la
raison étant présupposé, il en questionne la connexion ou encore la
communication (« ittiṣâl »).
On peut distinguer trois parties dans le Discours décisif : 1. Les § 1 à 17
établissent l’objectif et formulent la thèse de l’ouvrage, en analysant les
modalités de l’examen logico-philosophique des étants ; 2. Les § 19 à 48
décrivent la relation exacte qui unit la réflexion rationnelle et la réception
de la loi coranique ; ce faisant, ils assurent la défense de la philosophie
contre les critiques de Ghazâlî ; 3. Les § 49 à 72 récapitulent la théorie de la
réceptivité du texte sacré et détaillent l’usage qui doit être fait de
l’interprétation, portant un coup décisif contre les théologiens.

2. De l’obligation de connaître : la connexion entre


révélation et philosophie
La question que pose le Discours décisif est celle de savoir si l’étude de la
philosophie et de la logique est permise par la religion. Y répondre
nécessite donc d’examiner les réponses apportées par le texte révélé. Fixer
le statut légal de la philosophie, c’est en réalité, situer sa pratique dans une
grille de qualifications juridiques des actions, traditionnellement établie
en islam (les « cinq qualifications ») : « le propos de ce discours est de
rechercher, dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la
philosophie et des sciences de la logique est permise par la Loi révélée, ou
bien condamnée par elle, ou bien encore prescrite, soit en tant que
recommandation, soit en tant qu’obligation »4. Du point de vue de la
législation islamique, toute action est justiciable d’une qualification
décrétée par Dieu et déterminant sa valeur morale : (A) une action peut être
prescrite : elle est alors susceptible d’être qualifiée comme obligatoire (1),
comme recommandée et donc facultative (2) ou comme simplement licite,
c’est-à-dire indifférente du point de vue de la sanction qu’elle entraîne (3) ;
(B) une action peut d’autre part être interdite : elle est alors désapprouvée
par Dieu mais non sanctionnée (4) ou strictement interdite (5). C’est dans le
cadre de ce dispositif qu’Averroès entend donc situer le statut de l’activité
philosophique.
Sa thèse est très rapidement formulée : la pratique de la philosophie est
selon la religion, « soit obligatoire, soit recommandée »5. L’affirmation
ponctue de manière lapidaire un raisonnement de forme hypothétique
dont la structure syllogistique part de deux prémisses : 1. la philosophie
consiste dans l’examen rationnel des étants ; 2. la révélation recommande
aux hommes de réfléchir sur les étants. « Si l’acte de philosopher ne
consiste en rien d’autre que dans l’examen rationnel des étants […] et si
la Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants
et les y encourage, alors il est évident que l’activité désignée sous ce nom
[de philosophie] est, en vertu de la Loi révélée, soit obligatoire, soit
recommandée »6.
Il faut d’abord remarquer que dans cette formulation de la thèse, la
définition rushdienne de la philosophie est directement référée à son
objet d’étude : le monde en tant qu’il est créé par Dieu (« l’acte de
philosopher ne consiste en rien d’autre que dans l’examen rationnel des
étants, et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu’ils constituent la preuve
de l’existence de l’Artisan »7). La philosophie est ainsi définie comme
l’étude rationnelle de ce qui est, en tant qu’il constitue le fruit de la
production d’un créateur ici présenté comme un fabricant. Le paradigme
technique et productif semble commander l’évocation de l’ensemble de ce
qui est en tant qu’il est considéré comme l’œuvre d’une action de
production (il est question de la connaissance des étants « dans leur
fabrique »). L’analogie entre ce qui est et l’artefact est ici destinée à
souligner la foncière dépendance de ce qui est produit à l’égard de son
producteur. La philosophie est donc l’activité intellectuelle qui examine le
fonctionnement et l’ordonnancement harmonieux des êtres dont
l’agencement et la structure interne ne peut être que le fruit d’une
intention créatrice dont ils portent la marque tangible ou preuve. Les
étants portent en eux la marque d’un agencement finalisé et efficace dû à un
artisan qui en est la cause. En définissant l’objet de la connaissance
philosophique, Averroès fait preuve dans ce passage d’une double
originalité : à l’égard de la tradition théologique d’une part, puisque la
création divine n’est pas présentée comme opérant ex nihilo, à partir
d’un néant ; à l’égard de la doctrine aristotélicienne d’autre part, dans la
mesure où les étants naturels ne sont pas définis par leur capacité
automotrice, c’est-à-dire par le fait qu’ils comportent en eux-mêmes le
principe de leur mouvement8, mais au contraire par leur subordination à
l’égard d’un artisan suprême.
L’énoncé de la seconde prémisse permet d’expliciter en quoi une telle
caractérisation de la philosophie établit la connexion présumée entre raison
et révélation. La proposition selon laquelle la « révélation recommande bien
aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage » est formulée
hypothétiquement : c’est le § 3 du Discours décisif qui en explicite la
source scripturaire en mentionnant des versets qui comportent une
invitation à connaître dont la portée est universelle : le Coran prescrit
aux hommes d’approfondir leur connaissance de l’univers9. Le terme arabe
ici traduit par la notion de réflexion est habituellement compris par les
juristes comme une invitation au raisonnement, ce qu’ils pratiquent
chaque fois qu’un cas particulier exige qu’on le rapporte
analogiquement à un cas connu sur la base du motif qui autorise un tel
rapprochement. Cette opération de dérivation donne lieu au raisonnement
analogique qui est caractéristique de la pratique juridique. Averroès peut
donc ici associer le sort de la philosophie à celui de la science juridique, sur
la base de leur pratique commune du raisonnement. Si le raisonnement
est autorisé dans le droit islamique, il doit a fortiori, l’être en philosophie,
où l’on fait usage de l’une de ses espèces.
La troisième étape du raisonnement assure la connexion entre la notion de
réflexion et l’exercice de la philosophie : « Puisque est donc bien établi
que la Révélation déclare obligatoire l’examen des étants au moyen de la
raison et la réflexion sur ceux-ci, et que par ailleurs, réfléchir n’est rien
d’autre qu’inférer, extraire l’inconnu du connu – ce en quoi consiste en
fait le syllogisme, ou qui s’opère au moyen de lui –, alors nous avons
l’obligation de recourir au syllogisme rationnel pour l’examen des
étants10 ». Réfléchir, c’est inférer : tirer l’inconnu du connu, ce que font
par exemple les juristes sur un mode inductif en identifiant une
ressemblance entre les cas particuliers qui les préoccupent et les cas déjà
mentionnés par les textes. Mais la réflexion est définie ici plus
rigoureusement par l’opération qui la caractérise par excellence : la
déduction. En cela, Averroès se montre rigoureusement péripatéticien.
Dans ses Analytiques, Aristote avait défini la connaissance par la
démonstration, puisque c’est dans le raisonnement démonstratif que
l’opération de déduction se donne avec le plus de rigueur. Savoir c’est
connaître par la démonstration11. La démonstration est une espèce de
raisonnement ou syllogisme (c’est-à-dire une concaténation de
propositions), où l’esprit parvient par ses seuls pouvoirs à tirer de
propositions vraies et premières un résultat nécessaire et certain, en vertu
du lien causal qui relie ces propositions. La puissance démonstrative tient à
la nature de cet enchaînement, à savoir sa nécessité : dans la
démonstration, les conséquences suivent des prémisses, par le seul fait
que les prémisses sont posées12. Le syllogisme démonstratif part donc de
propositions qui entretiennent entre elles une relation causale contenue dans
le terme commun aux prémisses (le moyen terme), pour aboutir à une
conclusion qui rend visible ce lien logique.
C’est donc moyennant une double assimilation typiquement
aristotélicienne, de la réflexion au raisonnement et du raisonnement à sa
réalisation la plus rigoureuse dans la démonstration, qu’Averroès peut
établir l’équivalence entre l’injonction à connaître qui se trouve énoncée
dans le Livre et la pratique de la démonstration qui est caractéristique
de l’activité philosophique. Le Coran ordonne de réfléchir, or réfléchir
c’est inférer c’est-à-dire déduire, le Coran ordonne donc de démontrer. La
démonstration étant l’opération par excellence de la philosophie, on peut
établir que le Coran ordonne de pratiquer la philosophie. La connexion
entre la révélation et la raison a donc pour opérateur, le concept de
démonstration.

3. Diversité des esprits et unité de la vérité : une


doctrine originale de la réceptivité
Traitant de la question de savoir comment la révélation et la philosophie
communiquent, le Discours décisif répond donc en montrant que c’est par
la démonstration que cette connexion s’opère. Mais bien que la révélation
ait vocation à être universellement reçue, il n’en reste pas moins que la
démonstration n’est pas praticable par tout esprit. Le propos se
développe ainsi en une réflexion méthodologique dont l’objectif est de
discerner plusieurs régimes hiérarchisés d’accès à la vérité, corrélés à
une typologie des esprits et des discours qui leur conviennent : « En
effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de
l’assentiment : certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ;
d’autres assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment
similaire à celui de l’homme de démonstration, car leurs natures ne les
disposent pas à davantage ; d’autres enfin assentent par l’effet des
arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à celui que donne
l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs13 ».
L’injonction coranique faite aux hommes d’exercer leur raison exige que
soit maîtrisé l’instrument logique ainsi que la distinction des arguments.
Averroès établit une typologie des arguments qui présuppose l’existence de
modes diversifiés de saisie de la vérité résultant directement de la
différence naturelle des esprits. C’est ainsi sur une thèse d’ordre
anthropologique prenant en compte le donné psychologique et cognitif de
chaque sujet, que s’appuie Averroès pour affirmer que si la vérité est
unitaire et unifiée, le mode de sa réception en revanche, se diversifie en
fonction de la nature de ses récepteurs. Le dispositif ici mis en place par
Averroès associe l’idée platonicienne d’une distinction des natures
individuelles, à la typologie aristotélicienne des arguments, en les reliant
par la notion d’assentiment. L’assentiment est l’acte par lequel un sujet
acquiesce à un contenu de pensée selon une modalité et des degrés
spécifiques : d’une part, il peut aller de la persuasion superficielle à la
conviction ferme ; d’autre part, nous n’adhérons pas tous de la même
manière à un contenu de pensée déterminé : la manière dont notre
assentiment est produit diffère selon la catégorie d’esprit à laquelle nous
appartenons. Les hommes se répartissent en effet en trois natures
directement liées à leurs capacités intellectuelles : 1. ceux dont la
croyance (ou conviction ou assentiment) est suscitée par la voie
rhétorique ; 2. ceux dont la croyance est suscitée par la voie dialectique ;
3. ceux dont la croyance est suscitée par la voie démonstrative.
Cette classification appelle deux remarques : 1. de même que la voie
démonstrative constitue la voie d’excellence dans l’accès à la vérité, la
catégorie des « gens de démonstration » est supérieure à celle des esprits
dialectiques et rhétoriques ; 2. néanmoins, dans chaque mode
d’assentiment l’esprit adhère aussi fermement à la vérité que dans le
mode démonstratif, comme l’indique la récurrence de l’expression « d’un
assentiment similaire à celui de l’homme de démonstration ». C’est donc la
modalité et la valeur scientifique de l’assentiment qui changent d’un
individu à l’autre et non sa fermeté, et cela, en vertu de l’unité et de
l’universalité de la vérité qui doit être reçue et connue par tous les hommes.
S’appuyant sur la théorie des arguments héritée de l’Organon d’Aristote,
Averroès intègre aux trois catégories d’arguments distinguées par Aristote –
démonstratif (dont les prémisses sont vraies et premières), dialectique
(dont les prémisses sont simplement probables) et éristique (raisonnement
faux qui ne présente que les apparences du syllogisme) –, l’argument
rhétorique (caractérisé par le moindre degré de probabilité de ses
prémisses et par son adaptation à la sensibilité de son public). Il retient
trois formes de raisonnements stricto sensu : démonstratif, dialectique,
rhétorique. Cette typologie est ici originalement corrélée à une
classification des esprits en groupes dont l’extension est précisée au
paragraphe 52 du Discours décisif : 1. la méthode de production de
l’assentiment la plus commune est la voie rhétorique. Elle concerne donc
la majorité des hommes. 2. À un moindre degré, la méthode dialectique
constitue également un mode de production de l’assentiment largement
répandu. 3. Enfin, la voie démonstrative n’est accessible qu’à une
« infime minorité de personnes ».
La distinction hiérarchisée des natures individuelles selon leurs capacités
cognitives est donc ici unifiée par le concept d’assentiment qui permet de
saisir comment un même contenu vrai peut être reçu par une diversité de
natures. L’enjeu est de justifier le fait que la vérité ne peut se donner et
être reçue que selon une pluralité de méthodes et de discours, qui est
déterminée par le donné psychologique et intellectuel de ses récepteurs.
De la diversité des natures individuelles et des modes d’accès au vrai
découle directement la multiplicité des niveaux de lecture du texte révélé
selon le public qui en prend connaissance. L’attestation scripturaire de
cette théorie de la réceptivité est établie au § 1714 : l’Andalou y lit la
justification d’une diversité de niveaux de lecture du texte, et cela, en vertu
de l’unité diversifiée de la vérité transmise par la révélation et de sa
cohérence absolue, puisque « la vérité ne peut être contraire à la vérité,
mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur15 ». L’unité et la
cohérence intrinsèques de la vérité impose d’admettre la compatibilité de
ses modes de réception.

4. La nécessité de l’interprétation
Qu’advient-il cependant, lorsqu’il semble que le fruit de la réflexion
rationnelle entre en contradiction avec le sens apparent du Texte révélé ? La
réponse d’Ibn Rushd prend appui sur une distinction communément admise
en théologie : celle de l’apparent et du caché. Lorsque la démonstration
semble entrer en contradiction avec la révélation, le désaccord ne peut être
qu’apparent : « de deux choses l’une : soit le sens obvie de l’énoncé est en
accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a
accord, il n’y a rien à en dire ; s’il y a contradiction, alors il faut
interpréter le sens obvie »16.
Le principe méthodologique permettant de restituer au Texte sa
cohérence et à la vérité son unité, c’est l’interprétation. La nécessité de
pratiquer l’interprétation s’appuie sur l’existence d’au moins deux niveaux
de lecture dans le texte révélé, où l’on peut distinguer des versets
univoques dont le sens est immédiatement obvie (apparent) et des versets
équivoques dont le sens est caché. Averroès s’appuie ici sur un consensus
de la communauté des croyants autour de l’existence dans le Coran
d’énoncés non-univoques qui demandent à être interprétés, et sur le verset 7
de la sourate 3 (« Al Imrân ») qui fait mention de versets sans équivoque et
de versets prêtant à diverses ententes. Si désaccord il y a, il ne peut affecter
que le sens obvie des énoncés équivoques. L’interprétation (« ta’wîl »),
qui se définit par l’opération de déplacement de sens qu’accomplit
l’interprète, lorsqu’il attribue aux mots non pas leur sens propre, mais
leur sens figuré ou métaphorique, conformément aux usages de la
langue17, permet donc de dissiper la contradiction initiale en exhibant le
sens qui était caché et surtout, en rendant visible sa conformité avec les
versets univoques portant sur le même objet. Elle est régie par un
principe de lecture du texte qui postule sa cohérence fondamentale :
lorsqu’il se trouve un énoncé dont le sens obvie semble contredire la raison,
alors son sens véritable tel qu’il est révélé par l’interprétation, doit être
confirmé par le sens obvie d’autres versets. L’interprétation est ainsi
encadrée par le texte de manière à en réduire l’arbitraire et la subjectivité.
L’existence d’un double niveau de lecture du Coran s’explique donc
directement par l’existence de dispositions individuelles disparates
rendant nécessaire l’adaptation du texte à son public. S’il s’y trouve des
énoncés dont le sens obvie est manifestement contraire à la raison, c’est
pour « signaler aux “hommes d’une science profonde” qu’il y a lieu
d’interpréter, afin de les concilier »18. L’opération de l’interprétation n’est
ainsi susceptible d’être pratiquée que par les esprits les plus aptes et les plus
armés rationnellement, c’est-à-dire par les esprits démonstratifs. Le
propos d’Averroès prend directement pour cible les théologiens dont la
méthode s’apparente, pour lui, à l’usage sophistique de la dialectique, et
dont les raisonnements ne s’élèvent pas à l’universalité, mais demeurent
captifs d’un mode de pensée inductif.
Aux distinctions cognitives entre les hommes, correspondent donc les
distinctions des niveaux de signification propres au texte sacré et
corrélativement, les méthodes distinctes de compréhension de cette
signification. L’interprétation constitue ainsi l’opérateur méthodologique de
la conciliation entre raison et Révélation, lorsque celle-ci n’est plus
apparente, quoiqu’elle soit toujours efficiente.
L’existence d’un sens apparent du Texte sacré est destinée aux esprits
incapables de démonstration. Ce sens obvie est constitué de symboles,
c’est-à-dire de signes faisant office de véhicules pour une signification
inapparente et représentant les idées qui ne sont accessibles qu’aux gens de
démonstration. Le sens obvie constitue l’outil que la révélation mobilise
pour ne pas exclure la majorité des hommes de la découverte de la
vérité. Mais il incombe aux hommes de démonstration de s’abstenir de
rendre publiques leurs interprétations. Divulguer une interprétation, c’est
invalider le sens apparent du texte et ce faisant, livrer au doute les esprits
inaptes à la démonstration, puisqu’ils ne sont pas capables d’assentir par la
voie démonstrative19. À chaque profil cognitif correspond donc de manière
contraignante un seul mode d’assentiment. Passer outre cette contrainte et
confondre les méthodes, c’est obscurcir la vérité et non la diffuser. C’est
ainsi la destination universelle de la révélation qui justifie la diversité de ses
niveaux de lecture. Pour être une, la vérité n’en est pas moins traversée par
le multiple : cette multiplicité d’expressions épouse la multiplicité des
esprits auxquels elle s’adresse et n’affecte pas l’unité et la cohérence du
contenu transmis. Vérité philosophique et vérité de la révélation
constituent les aspects d’une même et unique vérité saisie selon diverses
capacités subjectives.
Faut-il conclure de ce dispositif que le commun des hommes demeure
condamné à une connaissance médiocre ? Le paragraphe final de l’ouvrage
dissipe ce malentendu et accomplit la connexion entre la réflexion
méthodologique et la réflexion politique, en posant la nécessité, pour le
législateur d’organiser les conditions effectives de cette pluralité
d’accès à la vérité. Il convient donc de ménager simultanément la
possibilité pour la foule d’accéder à la vérité par une « voix moyenne »
supposant excellence et perfection propres ; et pour les hommes de
démonstration, celle de pratiquer « l’examen rationnel » dont ils sont
capables.
Nour el houda Ismaïl-Battikh

Bibliographie

• Averroès, Le livre du Discours décisif, introduction


par Alain de Libera, trad., notes et dossier par Marc
Geoffroy, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996.

• Averroès, L’Islam et la Raison, Anthologie de


textes juridiques, théologiques et polémiques, trad. de
Marc Geoffroy, précédée de Pour Averroès, par Alain
de Libera, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2000.

Études
• A. Badawi, Averroès, Paris, Vrin, 1998.

• A. Benmakhlouf, Averroès, Paris, Perrin,


coll. « Tempus », 2009.

• L. Gauthier, La théorie d’Ibn Rochd (Averroès) sur


les rapports de la religion et de la philosophie, Paris,
Vrin, 1983 (Vrin reprise).

• A. Wohlman, Contrepoint entre le sens commun et


la philosophie en islam : Ghazali et Averroès, Paris,
Éditions du Cerf, coll. « Patrimoines Islam », 2008.
1. Cf. J.-B. Brenet, Averroès l’inquiétant, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 12 : « Averroès fut
difficile, continûment scandaleux, toujours criant sous le scalpel venu le démembrer, parce qu’il est
aux Latins qui le lisent, c’est-à-dire à tous, étrangement inquiétant ». L’auteur identifie dans la
noétique rushdienne la « pousse souterraine, la représentation refusée, la névrose latine, sa
mélancolie, son rêve perturbant », compromettant la possibilité même de la rationalité (id., p. 142).
2. Averroès (Ibn Rushd), Kitâb Faṣl al-maqâl wa-taqrîr mâ bayna a-sharî’a wal-hikma min al ittiṣâl,
Le livre du Discours décisif, introduction par Alain de Libera, trad., notes et dossier par Marc
Geoffroy, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996.
3. Cf. A. Wohlman, Contrepoint entre le sens commun et la philosophie en Islam, Ghazali et
Averroès, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Patrimoines Islam », 2008.
4. Discours décisif, op. cit., p. 103.
5. Ibid., p. 105.
6. Ibid., p. 103-105.
7. Ibid.
8. Cf. Aristote, Physique, II 1, 192 b.
9. Discours décisif, op. cit., p. 105. Cf. Sourate 59 (« L’exode »), verset 2 : « Réfléchissez donc, ô
vous qui êtes doués de clairvoyance ».
10. Ibid.
11. Cf. Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71 b 15-20.
12. Cf. Aristote, Premiers Analytiques, I, 1, 24 b 18-20.
13. Discours décisif, op. cit., p. 117.
14. Ibid., p. 119 : « Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur, par la sagesse et par la belle
exhortation ; et dispute avec eux de la meilleure manière » (Cor. 16 : 125).
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 120-121.
18. Ibid., p 123.
19. Ibid., p. 157 : « Exposer quelqu’une de ces interprétations à quelqu’un qui n’est pas homme à les
appréhender – en particulier les interprétations démonstratives, en raison de la distance qui sépare
celles-ci des connaissances communes – conduit tant celui à qui elle est exposée que celui qui les
expose à l’infidélité. La raison en est que l’interprétation suppose deux choses : l’invalidation du
sens obvie et l’avèrement du sens dégagé par l’interprétation. »
15
Thomas d’Aquin, Somme
de théologie (1266-1273)

Le chef d’œuvre systématique et inachevé de Thomas d’Aquin (1224/25-


1274) auquel il a travaillé de 1265 jusqu’à sa mort, doit être appréhendé
dans le contexte de la formation dispensée dans l’ordre dominicain dont
Thomas était membre. L’intention directrice en est exprimée de manière très
précise dans un prologue exceptionnel : le but est de rédiger un manuel pour
débutants, qui présente de manière claire et concise les doctrines de la foi
chrétienne, plus précisément de la théologie (sacra doctrina). Il se doit
d’éviter les défauts propres à l’enseignement, à savoir l’abondance de
détails superflus, la redondance et l’absence de démarche systématique
inhérente au commentaire textuel qui suit le texte à commenter et non
l’ordre de la pensée. En conséquence, la matière doit être présentée selon ce
que Thomas appelle un ordo disciplinae, donc une logique inhérante de la
matière à étudier. Pour réaliser ce programme exigeant, Thomas adopte la
forme de la quaestio, qui est un exercice scolastique pratiqué à l’Université
médiévale. La question elle-même est composée d’articles dont chacun
comporte quatre parties : aux objections et au contre-argument qui cite une
autorité en faveur de la thèse défendue, suit la réponse à la question. La
réfutation des objections clôt l’article. Cette structure produit sur le lecteur
l’impression d’une discussion aussi vivante que concrète. Dans sa totalité,
l’œuvre comporte 512 questions et 2669 articles.

1. Le plan de l’œuvre
À la suite d’une précision introductive concernant le statut épistémologique
de la théologie comme science, le contenu de la recherche est présenté de
manière parfaitement claire. Conformément au dessein de la théologie qui
considère toute chose « sous la raison de Dieu » (sub ratione Dei), ce
manuel de théologie traitera d’abord (1) de Dieu en soi (in se) et donc de
Dieu comme principe et fin de toute réalité (ce qui constitue la première
partie, Prima pars, I), ensuite (2) du mouvement de la créature rationnelle, à
savoir l’homme vers Dieu (Secunda pars, divisée en deux parties : I-II et II-
II), et enfin (3) du Christ comme voie vers Dieu (Tertia pars, III). En 1954
Marie-Dominique Chenu fut le premier à formuler la thèse qui fut ensuite
souvent discutée mais qui demeure incontestable dans son fondement, selon
laquelle ces trois étapes peuvent être mises en relation avec l’interprétation
néoplatonicienne du réel dans sa totalité ; selon cette conception
dynamique, toute chose procède du premier principe et y retourne (le
paradigme de l’exitus-reditus). De fait, la première partie de la Somme de
théologie traite de Dieu en soi (I, q. 2-43), mais elle considère ensuite Dieu
comme la première cause et le premier principe de toute réalité ; dans ce
contexte, les expressions processio et emanatio servent à décrire la
provenance de tout étant de la première cause. Conformément au principe
néoplatonicien voulant que tout ce qui procède d’un principe y retourne, la
deuxième partie de l’œuvre montre par conséquent comment l’homme,
envisagé comme image de Dieu, retourne à son origine par son action. La
troisième partie considère le Christ comme la voie qui rend ce retour
possible, il est « la voie qui mène à Dieu ».

2. Six thèmes majeurs du point de vue de la


philosophie
• Les preuves de l’existence de Dieu
La deuxième question de la Somme traite de l’existence de Dieu. Thomas
explique d’abord que l’existence de Dieu n’est pas évidente par elle-même
mais peut être démontrée par la raison. Il procède ensuite à la démonstration
de cette existence en proposant cinq preuves, appelées « voie » (viae). La
structure portante de ces célèbres cinq voies (I, q. 2, art. 3) comprend quatre
moments : 1. rappel d’une connaissance confirmée par l’expérience sensible
et accessible à tout homme ; 2. une interprétation philosophique de ces
données accessibles par l’expérience ; 3. la preuve de la nécessaire
existence d’un premier dans le champ de l’expérience ; 4. l’identification
enfin de ce premier avec le Dieu de la religion (« et celui-ci tous le
nomment Dieu »). Les expressions qui servent à décrire le premier pas – « il
appert par les sens » (sensu constat), « nous découvrons » (invenimus),
« nous voyons » (videmus) – doivent confirmer que ce qui est évoqué est
accessible à tout homme, donc le mouvement (voie 1), la causation (voie 2),
la génération et la corruption (voie 3), la distinction de degrés de
perfection (voie 4) et l’orientation de la nature vers une fin (voie 5). Pour
interpréter sur la base de la philosophie ces diverses données d’expérience,
Thomas mobilise de nombreux modèles, se référant à différentes traditions
grecques, juives et arabes.
La première voie présente clairement un condensé de la preuve
aristotélicienne en faveur d’un premier moteur non mû (Physique VIII et
Métaphysique XII, 6-8), alors que la troisième voie renvoie manifestement à
Avicenne (Ibn Sina) et Maïmonide. Malgré la référence explicite à Aristote,
la quatrième voie peut par contre être décrite comme d’inspiration
platonicienne. En outre, dans la mesure où les différents arguments
poursuivent un même but – prouver l’existence d’une cause première à
partir d’un effet observable et observé –, on ne s’étonne guère du rôle
majeur joué dans ce processus par l’impossibilité d’un regressus ad
infinitum dans l’ordre des causes, telle qu’elle est prouvée par Aristote en
Métaphysique II, 2 (994a1-b31) : le postulat d’un unique premier repose sur
elle.
L’unité des cinq voies est indéniable. Thomas semble admettre très
clairement que la question « qu’est-ce que c’est ? » (quid est) suive
logiquement et chronologiquement la question de l’existence (an sit), et que
la méthode philosophique ne peut parvenir qu’à une connaissance de
l’existence de Dieu, à l’exclusion de toute saisie de son essence dont la
connaissance est inaccessible à l’homme. Les cinq arguments signalent
toutefois des aspects décisifs pour la conception de Dieu. Alors que la
première voie démontre l’identité entre le premier, que tous nomment
« Dieu », et l’acte pur, la troisième voie le présente comme être nécessaire.
La quatrième voie démontre la nécessité d’un maximum à partir de la
considération des divers degrés d’être des choses ; Dieu y apparaît alors
comme « ce qui est le plus vrai et le plus noble, et par conséquent le plus
étant (maxime ens) » ; cette perfection absolue lui confère également le
statut de cause de toutes les perfections. Enfin, la cinquième voie engage
une interprétation de la première cause efficiente, trouvée dans la seconde
voie, comme être rationnel et intelligent : l’orientation manifeste des étants
non intelligents vers une fin exige un esprit ordinateur.
Thomas interprète la définition aristotélicienne de Dieu comme acte pur
dans le sens de l’unité de son essence et de son être. Cette thèse conduit à
l’affirmation que Dieu est ipsum esse per se subsistens (« l’être subsistant
par soi », I, q. 4, art. 2), contenant toutes perfections de manière achevée.
Parmi ces perfections, l’immutabilité, l’éternité, la béatitude, la justice, la
providence et la toute-puissance donnent lieu à des enquêtes
particulièrement détaillées. Il faut toutefois ne pas oublier que Thomas
pointe l’incapacité de l’homme à saisir l’essence de Dieu, dans la mesure où
il est un étant fini dont la connaissance est de surcroît liée aux sens.
• La conception de l’homme
La section consacrée à la procession des étants hors de Dieu (I, q. 44-119)
comporte un important traité athropologique. Selon Thomas l’homme, qui
figure comme horizon et « frontière » à la fois, se trouve entre « le monde
matériel et le monde immatériel ». Thomas s’efforce de combattre une
vision dualiste de l’homme et il insiste sur le fait que l’homme est une
substance déterminée par l’âme envisagée comme son principe intellectuel.
Son argumentation tente de dépasser simultanément la théorie platonicienne
et la vision averroïste qui postulent un intellect séparé du corps. En se
référant à Aristote, Thomas y affirme que « cet homme-ci pense » (hic
homo intelligit), c’est-à-dire que le même individu qui éprouve le monde
par ses sens le pense par son intellect (q. 76, art. 1). Il faut selon lui
distinguer cinq espèces de puissances de l’âme, à savoir la puissance
nutritive, la sensation, le désir (appetitus), la connaissance intellectuelle et
la capacité de se mouvoir selon le lieu. Dans son analyse de la connaissance
humaine, Thomas élucide non seulement la différence entre intellect
possible et intellect agent, insistant sur leur statut de puissance de l’âme et
excluant donc la thèse de l’intellect agent séparé défendu selon lui en
parcticulier par Averroès, mais précise la manière dont l’intellect lié au
corps peut appréhender la réalité matérielle moyennant l’abstraction à partir
des représentations sensibles (phantasmata). Il rejette donc autant la
doctrine d’une illumination que celle qui postule des idées innées. En ce qui
concerne la connaissance de soi de l’homme, elle est indirecte selon lui. La
section spécifiquement anthropologique de la première partie de la Somme
de théologie atteint son point culminant avec la question de la création de
l’homme à l’image de Dieu, qui est présentée comme la fin de la production
de l’homme par Dieu.
• Le bonheur
La deuxième partie de la Somme de théologie peut être regardée comme une
enquête qui prolonge les analyses de la première partie, en étudiant les
opérations de la puissance appétitive. Il y est en effet question de l’homme
en tant qu’être libre et maître de ses actes. En ouverture de ces deux parties,
on rencontre cependant un traité sur la fin dernière de l’homme (I-II, q. 1-
5), où Thomas démontre qu’elle coïncide avec la béatitude (beatitudo)
consistant en cet acte de l’intellect spéculatif (intellectus speculativus)
qu’est la vision de l’essence divine. La béatitude ne peut donc être atteinte
qu’après la mort et grâce au secours divin ; tout homme y aspire cependant.
Il est intéressant de noter que cette conception du bonheur est profondément
marquée par la doctrine artistotélicienne qui au livre X de l’Éthique à
Nicomaque expose sa doctrine du bonheur par la connaissance, la
contemplation. Cependant Thomas, en analysant avec précision les
capacités cognitives de l’homme, veut montrer que l’homme ne parvient
pas dans cette vie à réaliser ce désir d’une connaissance parfaite de l’objet
le plus parfait – et par conséquent Thomas déloge la réalisation d’un tel
bonheur – que certains de ses philosophes contemporains réservaient à une
petite élite philosophique – dans l’au-delà.
• Le traité des passions
Pour interpréter les actions spécifiquement humaines, envisagées comme
actes de la volonté, il convient d’abord d’analyser les actes volontaires et
leur qualité morale qui est fondée sur leur rapport à l’intellect et à leur fin.
Suite à cette enquête préliminaire, Thomas introduit un traité proprement
dédié aux passions (passiones animae), qui occupe une place tout à fait
singulière dans son œuvre (I-II, q. 22-48) et qui compte indubitablement
parmi les parties les plus originales de son œuvre, au moins d’un point de
vue philosophique. Thomas n’étudie pas seulement l’essence des passions
conçue comme motion de la puissance sensible conditionnée par la
perception de l’objet, mais il analyse aussi abondamment les onze passions
et leur contraire, à savoir les passions de la partie désirante de l’âme
(concupiscibilis) – (1) l’amour et (2) la haine, (3) la concupiscence
(concupiscentia) et (4) le dégoût, (5) le plaisir et (6) la tristesse –, et celles
de la partie irascible (irascibilis) de l’âme – (7) l’espoir et (8) le désespoir,
(9) la peur et (10) l’audace, et enfin (11) la colère.
Il convient encore de préciser la position de Thomas quant à la question de
la qualité morale des passions : il rejette de manière décidée tout
enseignement qui, en accord avec Cicéron, considèrerait les passions dans
leur ensemble comme des maladies de l’âme, thèse qu’il attribue aux
stoïciens. Dans cette problématique comme pour bien d’autres sujets, il
choisit la voie moyenne des péripatéticiens (I-II, q. 24, art. 2). En elles-
mêmes les passions se tiennent en deçà du bien et du mal mais l’homme
peut les contrôler et les diriger au moyen de sa raison. La qualité morale des
émotions tient donc à leur rapport à la raison. Elles peuvent être décrites
comme des « maladies et un dérangement de l’âme » dans le seul cas où
elles se soustraient à la régulation de la raison qui est le but de l’agir moral
(I-II, q. 24, art. 1).
• L’amour
Thomas traite avec un soin particulier de l’amour (I-II, q. 26-28). Selon lui
l’amour, causé par la perception de l’objet aimé, peut être décrit dans un
premier moment comme « l’origine (principium) d’un mouvement vers la
fin aimée » (I-II, q. 26, art. 1). Dans son enquête Thomas introduit toutefois
une deuxième dimension en s’inspirant de la célèbre définition
aristotélicienne de l’amour comme « vouloir du bien à quelqu’un »
(Rhétorique II, 4 ; 1380b35). Enfin, en relation avec les effets de l’amour,
Thomas reprend la théorie de Denys l’Aréopagite, qui présente l’amour
comme une puissance d’unification (I-II, q. 28, art. 1) : l’amant perçoit son
aimé comme un autre soi-même (alter ipse), lui veut du bien et cherche à
s’unir à lui. Thomas qualifie l’amour de principe (principium) du
mouvement vers l’aimé, pour le distinguer du désir (desiderium) et du
plaisir ou de la joie.
L’importance du rôle joué par l’amour aux yeux de Thomas devient tout à
fait claire, lorsqu’il dit que toutes les passions présupposent l’amour (I-II, q.
27, art. 4) et lorsqu’il assigne à toute opération ou action d’un être agissant
l’amour pour cause (I-II, q. 28, art. 6) : « Il est donc manifeste que tout
agent, quel qu’il soit, accomplit toutes ses actions en vertu de l’amour. »
Toute aussi étonnant est la thèse de l’exemplarité de l’amour de soi : « On
voit par là que l’amour de l’homme pour soi-même est comme le modèle
(exemplar) de l’amour qu’il doit avoir pour le prochain. » Il n’hésite pas à
affirmer que chacun doit s’aimer plus que tout autre : « Sous ce rapport
l’homme est tenu de s’aimer, après Dieu, plus que quiconque » (II-II, q. 26,
art. 4). La préséance de l’amour de Dieu est fondée sur le fait que Dieu
constitue pour l’homme le bien le plus élevé (ST II-II, q. 26, art. 3). Dieu est
pour l’homme son ultime raison d’aimer (tota ratio diligendi), car il
constitue pour lui le bien parfait. Dans ce contexte, Thomas formule une
hypothèse – « si, par impossible, Dieu n’était pas le bien de l’homme, il ne
serait pas pour lui la raison d’aimer » (II-II, q. 26, art. 13 ad 3) – que l’on
peut rapprocher de la célèbre « supposition impossible » de Fénelon.
• Les vertus
Toute l’éthique thomasienne se fonde sur la thèse suivante : par nature
l’homme recherche le bonheur et celui-ci consiste en la vision de Dieu
(voir I-II, q. 1-5). Les vertus sont dès lors envisagées comme des habitus,
c’est-à-dire comme des dispositions acquises orientées vers l’action. Les
vertus théologales – la foi, l’espérance et la charité – présupposent un
concours de la grâce divine et elles sont nécessaires à l’obtention de la
félicité dans l’au-delà. Au sujet des vertus naturelles, qui sont acquises,
Thomas reprend la distinction aristotélicienne entre vertus intellectuelles –
selon l’énumération de l’Éthique à Nicomaque VI, 3 qui mentionne l’art, la
science, la prudence, la sagesse et la sagacité –, et vertus morales (I-II, q.
58), à savoir les vertus cardinales (prudence, tempérance, force et justice).
Parmi elles, la prudence (prudentia) joue un rôle particulier : sans elle,
aucune autre vertu ne saurait être parfaite, dans la mesure où la vertu en
général est traditionnellement définie comme une bonne qualité de l’âme eu
égard à l’action. Avec Aristote, Thomas interprète la tempérance
(temperantia) et le courage (fortitudo) dans le contexte des passions et de
leur maîtrise ; à la différence de ces vertus, la justice (iustitia) se caractérise
par sa capacité à ordonner droitement les relations de l’homme à ses
semblables, plutôt qu’à réguler le comportement moral et le mode de vie
d’un individu envisagé dans sa singularité.
Quant à la prudence, Thomas la qualifie de « droite raison de l’action (recta
ratio agibilium) » : l’ordonnancement ou la mesure que fournit la raison
dans le domaine de l’action qui régit également l’action eu égard à sa fin.
Comme la raison théorique, la raison pratique dispose en effet de principes
premiers, connus par soi, dont le premier s’énonce ainsi : « il faut faire le
bien et éviter le mal » (I-II, q. 94, art 2).
Le courage, donc la force, doit être envisagé comme une « fermeté de
l’âme » (firmitas animi) lorsqu’il s’agit d’affronter et de repousser le
danger, tandis que la tempérance est la vertu qui contribue au bon usage des
biens sensibles, un usage réglé par la raison qui concerne avant tout les
biens nécessaires à la subsistance de l’individu (la nourriture) et à la
survivance de l’espèce (la génération et la sexualité). À la base des enquêtes
menées par Thomas sur la question de la justice, se trouve la définition de la
justice héritée du droit romain et imprégnée par la tradition platonicienne.
Thomas adopte mais corrige passablement cette description de la justice
comme habitus en vertu duquel l’homme attribue à chacun son dû, d’une
volonté constante et inchangée : (II-II, q. 58, art. 1 : « la justice est une
volonté perpétuelle et constante d’accorder à chacun son droit. » Cette
définition confirme bien que la iustitia est une vertu ordonnant les relations
de l’homme à autrui. En traitant de ce type de comportement, Thomas en
vient à affirmer l’amitié naturelle qui unit les hommes :
« Par nature tout homme est l’ami de tous les autres par un certain
amour commun, selon le mot de l’Ecclésiastique (13,15) : Tout être
vivant aime son semblable. On manifeste cet amour par des signes
d’amitié qu’on adresse en paroles ou par action même à des étrangers
et à des inconnus. » (II-II, q. 114, art. 1 ad 1)

Conclusion
La ST s’offre à plusieurs lectures. Il est patent que Thomas l’a conçue
comme une œuvre de théologie chrétienne. Ce fait qu’il serait absurde de
nier n’autorise cependant pas l’affirmation que « la foi de l’Église n’est pas
suffisante pour l’intelligence des œuvres de saint Thomas d’Aquin mais elle
y est nécessaire » formulée par Étienne Gilson1. Même une œuvre
théologique est une œuvre de la raison humaine qui, dans le cas de Thomas,
intègre des données de la tradition philosophique et par le fait même
autorise une lecture philosophique. Celle-ci, qui sans doute est sélective et
partielle, n’analyse pas seulement l’usage des doctrines philosophiques
mais peut également évaluer le travail de la raison et porter un jugement sur
les résultats de ce travail. Les thèmes esquissés n’attestent pas uniquement
de la présence incontestable de doctrines philosophiques dans la ST mais en
relèvent l’intérêt et la puissance stimulatrice. Thomas lui-même cite dans la
ST une bonne douzaine de fois un adage (emprunté à Denys l’Aréopagite)
qui résume une de ses convictions profondes, que l’on peut considérer
comme une des piliers de sa pensée et que tout philosophe peut sans
difficulté souscrire : « le bien de l’homme est de se conformer à la raison,
d’être selon la raison » (bonum hominis est secundum rationem esse)2.
Ruedi Imbach

Références bibliographiques
• Édition

• Summa theologiae, cum textu ex recensione


Leonina, cura et studio P. CARAMELLO, 5 vol.,
Taurini-Roma 1952.

• Sancti Thomae de Aquino, Summa theologiae,


Edizione San Paolo, Cinisello Balsamo, 3e édition,
1999.
• Traductions françaises (choix)

• Thomas d’Aquin, Somme théologique,


coordination Albert Raulin, traduction Aimon-Marie
Roguet, 4 vol., Paris, Cerf, 1984.

—, L’âme humaine. Ia, Questions 75-83, Traduction


et notes par François-Xavier Putallaz, Paris, Cerf,
2018.
—, Le maître. Questions disputées sur la vérité, q.
XI, Introduction de Ruedi Imbach, traduction
Bernadette Jollès, Paris, Vrin, 2016.

• Thomas d’Aquin, Boèce de Dacie, Sur le bonheur,


textes introduits, traduits et annotés par Ruedi
Imbach, Ide Fouche, Paris, Vrin, 2005.

• Introductions

• Marie-Dominique Chenu, Introduction à l’étude de


saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1950.

• Étienne Gilson, Le thomisme. Introduction à la


philosophie de saint Thomas d’Aquin, sixième
édition revue, Paris, Vrin, 1965.

• Ruedi Imbach, Adriano Oliva, La philosophie de


Thomas d’Aquin. Repères, Paris, Vrin, 2016.

—, Thomas von Aquin, in : Die Philosophie des


Mittelalters, Band 4, 13. Jahrhundert, herausgegeben
von Alexander Brungs, Vilem Mudroch und Peter
Schulthess, Basel, Schwabe, 2017, p. 323-404, 633-
663. – Avec une vaste information bibliographique.
• Thierry-Dominique Humbrecht, Lire saint Thomas
d’Aquin, Paris, Ellipses, 2007.

—, Saint Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 2010.

• Norman Kretzmann et Eleonore Stump, The


Cambridge Companion to Aquinas, Cambridge, New
York, Cambridge University Press, 1993.

• Volker Leppin, Thomas Handbuch, Tübingen,


Mohr Siebeck, 2016.

• Pasquale Porro, Tommaso d’Aquino. Un profilo


sorico-filosofico, Rome, Carocci, 2012.

• Jean-Pierre Torrell, La Somme de théologie de


saint Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 1998.

—, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Sa personne et


son œuvre. Nouvelle édition profondément remaniée
et enrichie d’une bibliographie mise à jour, Paris,
2015. Indispensable.
1. Le philosophe et la théologie, Paris 2005, p. 188.
2. Cf. par exemple ST I-II, q. 18, art. 5 ; q. 24, art. 1, arg. 2 ; q. 34, art. 1, arg. 1 ; q. 55, art. 4 ad2 ; q.
58, art. 1, arg. 3 ; q. 63, art. 1, arg. 2 ; q. 71, art. 2 ; II-II, q. 47, art. 6 ; q. 123, art. 1 ; q. 135, art. 1,
arg. 2 ; q. 135, art. 1 ; q. 141, art. 1 ; q. 141, art. 6 ; q. 142, art. 1, arg. 2 ; q. 167, art. 1, arg. 1.
16
Duns Scot : Ordinatio (1300-1304)

L’Ordinatio de Jean Duns Scot est un commentaire des Sentences de Pierre


Lombard. On le distingue de la Lectura et des Reportata. La Lectura
correspond aux notes de cours de Duns Scot, les Reportata correspondant à
des notes de cours d’étudiant, l’Ordinatio correspond à un texte revu, dicté,
voire écrit par Duns Scot à des fins de publication. Selon l’édition critique
actuelle, il s’agit, en ce qui concerne l’Ordinatio d’un « textum ab ipsomet
Duns Scoto scriptum vel dictatum et ad divanguldum praeparatum1 ». Il
s’agit donc d’un cours sur les Sentences de Pierre Lombard revu par son
auteur à fin de publication, ce qui n’est pas le cas de la Lectura et des
Reportata2. Il reste que la révision du cours commencée en 1300 et
s’étendant jusqu’à 1305, pour ce que nous en savons, n’a jamais été achevée
et, en ce sens, l’Ordinatio demeure un texte inachevé.
Ouvrage inachevé, l’Ordinatio est aussi un ouvrage incomplet car certaines
distinctions présentes dans la Lectura et les Reportata n’y sont pas
présentes, c’est-dire que Duns Scot n’a pas révisé ni corrigé le texte de ces
distinctions3. Le texte révisé est celui des cours d’Oxford (la Lectura) tenus
selon les historiens en 1298-1300 ou, pour les éditeurs de l’édition critique
en 1300-1301. Mais la situation est beaucoup plus complexe car le texte de
l’Ordinatio ne comprend pas seulement celui de la Lectura revu et corrigé,
mais aussi des éléments issus des cours parisiens (les Reportata) tenus de
1302 à 13054 sous forme de textes interpolés et d’additions. Il semble
même que certaines parties de l’Ordinatio soient postérieures à certaines
parties des Reportata. Aussi est-il précipité de soutenir comme on le fait
trop souvent que les Reportata correspondraient à la version dernière de sa
pensée. Il reste que l’Ordinatio est le seul grand commentaire des Sentences
de Duns Scot qui ait été revu et corrigé par l’auteur d’où sa place insigne
dans l’œuvre de Duns Scot5.
Les Sentences de Pierre Lombard sont un ouvrage de théologie en quatre
livres, L I, La Trinité, L II, La création et le péché, L III, Le Christ et la vie
chrétienne, L IV, Les sacrements et les fins dernières. Tout cours ou tout
commentaire des Sentences est donc toujours en quatre parties et se
présente comme un cours de théologie catholique tenu à la faculté de
théologie. Ainsi l’Ordinatio comporte-t-il quatre parties. Dans l’édition
critique, le prologue comprend un volume, la première partie, cinq volumes,
la seconde partie, deux volumes, la troisième partie, deux volumes, la
quatrième partie, trois volumes6.
Nous trouvons dans l’Ordinatio de Duns Scot une nouvelle entente de la
transcendantalité indissociable de la formation d’un concept positif de
l’infinité comme infinité intensive en acte dont l’arrière-plan n’est rien
d’autre que la toute-puissance divine comme affirmation la plus haute de la
liberté et de l’amour. Une nouvelle compréhension de la singularité et de la
personnalité. Une réhabilitation de la contingence en liaison avec une
nouvelle entente de la liberté. Une nouvelle entente du droit naturel et du
droit positif et l’affirmation que la propriété privée, même sous la forme de
la première possession ne relève que du droit positif, ce qui n’ôte rien à sa
légitimité. Une logique de la volonté qui se manifeste comme une logique
non bivalente. Une légitimation de l’activité marchande et du crédit au nom
de l’utilité publique. Nous y trouvons aussi la récusation de l’idée que si les
hommes ne veulent pas être malheureux, ce n’est pas du tout parce qu’ils
veulent nécessairement être heureux car la fin ne les nécessite en rien. Et
enfin, nous y trouvons encore l’affirmation que les êtres humains, quoique
finis, sont capables d’un amour supra omnia qui a le caractère de l’infinité.
Il n’est pas possible ici de déployer toutes les richesses de l’Ordinatio ni
même de traiter de manière étendue tous les thèmes que nous venons
d’indiquer. Nous nous restreindrons donc à quelques uns de ces thèmes.
1. La puissance absolue
La théologie déployée dans l’Ordinatio est résolument une théologie de la
toute-puissance. Le concept de toute-puissance, soutient Duns Scot, est
pleinement théologique, il est étranger à la raison naturelle et, partant, à la
philosophie. Toutefois, c’est à partir de l’élaboration juridique en droit
canon de ce concept que Duns Scot le déploie résolument. Duns Scot
emprunte en effet aux canonistes la différence entre la puissance absolue et
la puissance ordonnée, mais il le fait d’une manière tout à fait singulière et
qui a des implications théologiques, métaphysiques, juridiques et politiques.
Si la théologie de l’Ordinatio est résolument une théologie de la toute-
puissance, c’est que, s’appuyant sur les canonistes, Duns Scot affirme d’une
part que la puissance absolue est une puissance de fait et que la puissance
ordonnée est une puissance de droit, à l’inverse de ce qui aura lieu à partir
d’Ockham dans la philosophie moderne, et qu’il affirme d’autre part contre
Bonaventure et Henri de Gand que la puissance absolue ne doit pas être
comprise comme une puissance désordonnée, irrationnelle, bien au
contraire. Or Duns Scot ne se contente pas seulement d’attribuer la
puissance absolue à Dieu, il l’attribue aussi à tout agent qui agit par intellect
et volonté, c’est-à-dire aussi bien aux anges et aux hommes. La distinction
de la puissance absolue et de la puissance ordonnée vaut pour tout agent
libre : « Non seulement en Dieu, mais dans tout agent libre (qui peut agir
selon ce que lui dicte la loi droite, ou contre elle), il faut distinguer entre
une puissance ordonnée et une puissance absolue »7. Agir selon la
puissance ordonnée, c’est agir selon la loi, agir selon la puissance absolue,
c’est agir au-delà de la loi présente, excéder la loi présente. Lorsque Duns
Scot dit que Dieu pourrait par sa puissance absolue sauver Judas, il déclare
que Dieu va contre la loi qu’il a promulguée. Il en va d’ailleurs de même,
précise-t-il, d’un roi qui accorde sa grâce à un condamné. Bien qu’elle
excède la loi, la puissance absolue n’est pas désordonnée parce qu’elle ne
revient qu’à celui qui a la loi en son pouvoir, ce qui se décline selon des
degrés divers car la puissance absolue du père de famille est inférieure à la
puissance absolue du prince et celle du prince est inférieure à celle du Pape
et enfin celle de tout homme et de tout ange est inférieure à celle de Dieu.
Puisque la rectitude de toute loi lui vient de sa source qui est une volonté
libre, toute volonté libre peut aller contre la loi qu’elle a établie sans être
désordonnée. Tout agent libre qui a une loi en son pouvoir peut donc
dispenser de l’observance de la loi, mais peut aussi interpréter autrement la
loi ou même changer la loi de par sa puissance absolue. L’exercice de la
puissance absolue n’est pas le règne de l’anomie : lorsque Dieu eut
révoquée l’ancienne loi de par sa puissance absolue, il instaura la nouvelle
loi, la loi du Christ, et il l’instaura en estimant qu’un plus grand bien
résultait de la révocation de l’ancienne loi que de son maintien. Il en va de
même dans toutes les situations où la loi est au pouvoir de l’agent libre. La
puissance absolue n’est donc pas une puissance anomique, mais une
puissance législatrice, une puissance telle qu’elle n’est pas liée par les lois
qu’elle établit s’il s’avère meilleur d’en dispenser occasionnellement ou de
les révoquer. En elle se manifestent à la fois le plus haut amour et la plus
haute liberté contre toute soumission au cours des choses.

2. La transcendantalité et l’infini
La toute-puissance divine n’est pas pensable métaphysiquement comme
telle puisqu’elle relève de la foi, il n’en reste pas moins que lui correspond
le concept métaphysique de puissance infinie en acte. La théologie de la
toute-puissance réelle sera donc aussi une métaphysique de l’étant infini en
acte. Dans la première partie de la distinction 1 du premier livre de
l’Ordinatio, dès la question 1, qui s’intitule « L’objet de la jouissance est-il
par soi fin ultime ? », Duns Scot affirme : « Bien que l’appétit de la créature
soit subjectivement fini, il ne l’est cependant pas objectivement parce qu’il
est envers l’infini »8. Bien que nous soyons des étants finis, nous sommes
cependant capables d’aimer non seulement des étants finis, mais aussi
l’étant infini. C’est cela qui est décisif dans l’approche de la question de
l’ens inquantum ens, de l’étant en tant qu’étant (et non de l’être en tant
qu’être), par Duns Scot. Ce dernier assigne en effet à la division de l’étant
en fini et infini un caractère originaire et lui confère le statut de division
transcendantale de l’étant : « L’étant est divisé plutôt en infini et fini qu’en
dix catégories, puisque l’un d’eux, le fini, est commun aux dix genres. Donc
tout ce qui convient à l’étant en tant qu’indifférent au fini et à l’infini ou en
tant que propre à l’étant infini lui convient, non point en tant qu’il est
déterminé au genre mais en tant qu’antérieur, et par conséquent, en tant
qu’il est transcendantal et hors de tout genre »9. Pour Duns Scot, la
transcendantalité ne se définit plus par la convertibilité avec l’étant et par le
dépassement des genres : est transcendantal, tout ce qui revient à l’étant
dans son indifférence au fini et à l’infini, et aussi, tout ce qui revient à
l’étant infini10. La transcendantalité ne peut être comprise désormais sans
l’infinité, elle signifie une ouverture à l’infinité. En effet, puisque tout ce
qui peut être dit de l’étant infini en acte est un transcendantal, tout ce qui est
capable de l’infinité intensive en acte a le statut de transcendantal. Or si
tous les attributs divins sont en ce sens des transcendantaux, le sont aussi
tous les attributs communs à la créature et à Dieu. C’est pourquoi si la
puissance infinie qui ne revient qu’à Dieu est bien un transcendantal, le sont
aussi la sagesse, la volonté. C’est dans ce contexte seulement que peut être
abordée de manière sensée la fameuse doctrine de l’univocité de l’étant qui
n’a pas la dimension fondamentale que lui ont prêtée bien des
commentateurs depuis le jeune Heidegger et encore moins la dimension
« ontothéologique » que lui ont prêtée d’autres commentateurs. L’étant n’est
divisible originairement en étant infini et étant fini que s’il est intellectionné
de manière univoque, le poids portant non sur l’univocité de l’étant, mais
bien sûr l’ouverture de l’étant à l’infinité en acte. Autrement dit, ce dont il
s’agit est avant tout de Dieu comme amour et puissance infinie et de la
possibilité pour nous de nous hisser au niveau de ce qu’exige de nous un tel
amour infini. Aussi Duns Scot soutiendra-t-il que la volonté finie comme
volonté libre a une inclination naturelle à aimer par-dessus tout le bien
infini.

3. Contingence et liberté
Nous rencontrons dans la tradition philosophique l’idée que s’il y a de la
liberté, c’est qu’il y a de la contingence. Pour Duns Scot, ce n’est pas parce
qu’il y a de la contingence qu’il y a de la liberté, mais bien parce qu’il y a
de la liberté qu’il y a de la contingence. Aussi l’existence de la contingence
permet de remonter à la liberté. La preuve de l’existence d’un étant infini en
acte fait intervenir la contingence. En effet, comme l’indique clairement la
distinction 1 de la première partie de l’Ordinatio, l’infinité en acte ne peut
revenir au premier efficient, Dieu, que s’il n’est pensable que comme
volonté et intellect. Si le premier efficient est une volonté, il est aussi un
intellect, alors que l’inverse ne vaut pas comme le montre la philosophie
d’Aristote et de tous ceux qui, à son instar, ont pensé Dieu comme premier
moteur (ce sera encore le cas de Hobbes) et non comme volonté. S’il y a de
la contingence dans le monde, et il y en a, la première cause efficiente agit
de manière contingente et si elle agit de manière contingente, c’est qu’elle
est une cause libre et à ce titre une volonté. Dans Scot produit toutefois une
nouvelle compréhension de la contingence en rupture avec la tradition
aristotélicienne : « Je déclare que je n’appelle pas ici contingent tout ce qui
est non nécessaire ou tout ce qui n’est pas toujours, mais ce dont l’opposé
peut arriver quand il arrive ; c’est pourquoi je dis que « quelque chose est
causé de manière contingente » et non que « quelque chose est
contingent » »11. D’abord, la contingence ne porte plus la marque d’une
imperfection métaphysique, elle ne correspond plus à une déficience d’être,
à une présence corruptible et inférieure. Elle caractérise le mode d’action
d’une puissance active et l’effet de cette puissance active. Contingent se dit
donc d’un effet et de la manière dont il arrive dans la mesure où il relève
d’une cause qui cause de manière contingente. Est contingent ce qui, quand
il arrive, pourrait aussi bien ne pas arriver, ce qui suppose une puissance
active qui peut aussi bien produire non A que A. Aussi la contingence dans
la mesure où elle relève d’une cause qui cause de manière contingente ne
peut être en rien restreinte aux futurs. Ce qui arrive, une fois qu’il arrive, ne
cesse pas d’être contingent et ne devient pas nécessaire à l’encontre de ce
que soutiendra encore Leibniz. Or cette cause ne peut être qu’une volonté
car seule la volonté est telle qu’elle peut aussi bien produire A que produire
son opposé : « Il n’y a que la volonté ou quelque chose qui accompagne la
volonté qui peut être principe d’une opération contingente, parce que
n’importe quel autre agent agit par nécessité de nature et non de manière
contingente12. » Duns Scot fait intervenir ici la distinction entre nature et
volonté ou agent naturel et agent volontaire qui est de premier plan dans son
œuvre. Cette distinction est aussi celle de la nécessité naturelle et de la
liberté. Or la liberté réside dans l’autodétermination – et non dans
l’autonomie, concept qui n’a pas de pertinence ici- et cette
autodétermination ne revient qu’à la seule puissance active qu’est la
volonté, toute autre puissance active, y compris l’intellect, agissant de
manière déterminée. Seul un agent libre, un agent agissant librement, peut
agir de manière contingente, peut être cause d’effets contingents car seul un
tel agent a ses actes en son pouvoir, est donc capable de poser aussi bien un
acte de vouloir (velle), de nouloir (nolle) ou même de suspension du vouloir
(non velle) mais de telle sorte que lorsqu’il produit l’acte de vouloir (velle),
il n’a pas abdiqué pour autant la puissance de produire un acte de nouloir
(nolle) ou de non vouloir (non velle), aussi l’effet produit par sa volonté
n’est en rien nécessaire, mais contingent car l’effet que j’ai voulu, je peux
constamment le nouloir. Les agents libres ici-bas, ce sont les êtres humains
qui, soutient Duns Scot après Olivi, s’ils étaient dépourvus de la volonté
libre, ne seraient que des bêtes intellectuelles comme l’ont pensé ceux que
Duns Scot nomme les philosophi, à savoir Aristote, les penseurs de langue
arabe comme Avicenne, les penseurs du XIIIe siècle comme Boèce de Dacie,
Siger de Brabant qui se réclamaient de la philosophie et comme le
penseront encore de nombreux philosophes modernes, ce qui montre la
limite de toutes les reconstructions et « déconstructions » plus ou moins
chronologiques (quoiqu’elles prétendent) de « l’histoire de la pensée ». La
contingence est l’effet de la liberté et non le support de la liberté. Comme
Dieu est libre, la création comme effet de sa liberté, est contingente. Mais il
en va également de ce dont nous sommes les agents. La contingence se
présente donc comme un modum agendi qui revient à la volonté comme
transcendantal et donc aussi bien à la volonté divine qu’à la volonté
humaine, aussi ne se présente-telle pas comme une imperfection.
François Loiret

Bibliographie
Il n’existe aucune traduction française de la totalité de l’Ordinatio, seules
des parties de l’œuvre ont été traduites. De même, il n’existe aucune étude
consacrée spécifiquement à l’Ordinatio qui soit disponible. Nous indiquons
donc :
• Éditions de l’Ordinatio

• Prologue de l’Ordinatio, présentation et traduction


annotée de Gérard Sondag, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1999.

• L’image, introduction, traduction et notes par


Gérard Sondag, Vrin, Paris, 1993. (traduction de
Ordinatio I d.3 pars. 3).

• Le principe d’individuation, introduction,


traduction et notes de Gérard Sondag, Vrin, Paris,
1992 (traduction de Ordinatio II d.3, pars. 1).
• Ouvrages généraux sur la pensée de Jean Duns Scot

• Guido Alliney, Giovanni Duns Scoto. Introduzione


al pensiero filosofico, Edizioni di pagina, Bari, 2012.

• Mary Beth Ingham, Initiation à la pensée de Jean


Duns Scot, traduction française par Yves Soudan,
ofm, avec la collaboration de Geneviève Guillon et
Luc Mathieu, ofm, éditions franciscaines, Paris,
2009.

• Gérard Sondag, Duns Scot, Vrin, Paris, 2005.

• Autres ouvrages sur la pensée de Jean Duns Scot

• Dominique Demange, La théorie du savoir, Paris,


Paris, 2007.

• Ludger Honnefelder, La métaphysique comme


science transcendantale, Paris, PUF, 2002.

• François Loiret, Volonté et infini chez Duns Scot,


Paris, Kimé, 2003.
1. Ordinatio T I, p. 143.
2. Il faut quand même mentionner que la Reportatio I A dite Reportatio examinata est aussi un texte
revu par Duns Scot comme en atteste le manuscrit de Vienne qui dit : « Explicit Reportatio super
primum Sententarium sub magistro Ioanne Scoto et examinata cum eodem venerando doctore »
(Ms Vienne, cod. Lat.1453).
3. Dans l’Ordinatio I manque la distinction 18, dans l’Ordinatio II manquent la distinction 12 et les
distinctions 15 à 25. Mais le texte de la Lectura est aussi incomplet, il y manque les distinctions 24,
25 et 38 dans le livre I, les distinctions 8, 16 et 17 dans le livre II. Seul le texte des Reportata est
complet, mais il existe en multiples versions : sept versions de Reportatio I, deux versions de
Reportata II, quatre versions de Reportata III, deux versions de Reportata IV dont la plupart n’ont
pas été éditées.
4. Duns Scot a fait cours à Paris en 1302-1303 puis en 1304-1305. En 1303-1304, il était en exil en
Angleterre où il aurait fait cours à Oxford et à Cambridge.
5. Il serait précipité de penser que la Lectura correspond à la première version de la pensée de Duns
Scot et les Reportata à la dernière version car Lectura III daterait de 1303-1304 et serait donc
postérieure aux premiers cours parisiens.
6. Il s’agit respectivement des tomes I, II-VI, VII-VIII, IX-X, XI-XIII.
7. Ordinatio I, d.44, 3.
8. Ordinatio I d.1, q.1, 22 traduit par François Loiret dans La cause du vouloir suivi de l’objet de la
jouissance, p. 106.
9. Ordinatio I d.8, p. 1, q.3, 113, trad. Boulnois, p. 241.
10. Malgré des rapprochements incongrus, cette compréhension de la transcendantalité n’a rien à voir
avec celle de Kant.
11. Ordinatio I d.2, p. 1 q.1-2, 86, T II, p. 78.
12. Ordinatio I d.2 p. 1 q1-2 81, T II p. 177.
Troisième partie
Philosophie renaissante
17
Nicolas de Cues,
La Docte ignorance (1440)

Le De docta ignorantia est l’œuvre inaugurale de Nicolas de Cues1. Le


choix du titre exprime exactement l’objet de l’ouvrage : apprendre à
l’homme l’incapacité radicale où il se trouve de connaître la vérité, c’est-à-
dire la précision absolue, et lui faire découvrir que la seule chose qu’il peut
savoir est qu’il ne peut rien savoir. Nous possédons peu d’indices sur
l’origine de la Docte Ignorance, si ce n’est l’indication de Nicolas lui-même
déclarant dans sa dédicace finale à son ami et « maître vénéré », le Cardinal
Julien Cesarini, que la notion centrale de la docte ignorance – « embrasser
l’incompréhensible incompréhensiblement » – est venue à son esprit en
pleine mer lors de son retour de Constantinople, sur la route de Venise, et
que l’œuvre a été achevée à Kues le 12 février 1440.

1. Savoir que nous ignorons


L’œuvre s’ouvre sur cette déclaration : la connaissance exacte de la vérité
est impossible. L’esprit humain, nous dit le Cusain, ne peut rien atteindre de
précis, il « ne comprend jamais la vérité avec une précision telle qu’il ne
puisse la comprendre de manière infiniment plus précise. Il est à la vérité ce
que le polygone est au cercle dans lequel il s’inscrit : plus il y aura d’angles,
plus il sera semblable au cercle sans jamais, toutefois, devenir égal à lui ;
même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera pas au cercle »2.
Les degrés d’approche de la vérité sont potentiellement infinis. La précision
absolue est inaccessible, tout ce qui est connu est susceptible d’être toujours
mieux connu. La connaissance que nous pouvons acquérir se révèle
insatisfaisante. La vérité conçue par Nicolas comme précision absolue, sans
cesse recherchée par tous les philosophes, n’a été découverte par aucun.
Avancer dans le savoir accroît la conscience de notre ignorance, si bien que
l’auteur conclut comme Socrate que nous ne pouvons savoir qu’une chose,
c’est que nous ne savons rien. Mais il va montrer que cette ignorance est
docte, c’est-à-dire riche d’enseignements. Elle ne saurait se réduire à la pure
ignorance et, moins encore, au scepticisme ou au relativisme. Le principe de
la docte ignorance selon lequel l’homme peut savoir seulement qu’il ne sait
pas a un sens positif.
• La vérité précise est incompréhensible
En tant que précision absolue, la vérité est un maximum de simplicité et
n’est donc pas susceptible de plus ou de moins (excedens et excessum).
Égale à elle-même, elle consiste en quelque chose d’absolument
indivisible : l’un. L’un est l’indivisibilité même, il est in-fini, c’est-à-dire
pure indétermination. Il n’est pas plus ou moins un : il l’est ou totalement
ou pas du tout. Toute la question est de savoir qu’il ne peut être
connaissable, car il cesserait d’être un en se divisant en connu et
connaissant. Le savoir est donc sans objet. On n’y renoncera pas cependant.
Pourquoi ? Parce que sa nature se réduit au seul désir, à une recherche, à
une approximation, une approche sans fin de l’inaccessible précision
absolue consistant en conjectures. La force du désir de savoir est telle
qu’elle s’accommodera du désir de savoir que nous ignorons, dit Nicolas.
Telle est la docte ignorance : « En effet, même l’homme le plus savant
n’arrivera à la plus parfaite connaissance que s’il est trouvé très docte dans
l’ignorance même, qui lui est propre, et il sera d’autant plus docte que son
ignorance est plus grande3 ». S’il y a connaissance, elle ne peut dès lors être
que limitée, finie et imprécise.
• Un maximum d’unité
Saint Anselme, au XIe siècle, avait affirmé que nous avons en nous l’idée
d’un être qui est le plus grand et que l’essence de cet être, parfait parce que
le plus grand, renferme nécessairement l’être. Nicolas reprend cet argument
à sa façon en donnant à l’être le plus grand le nom de maximum :
« J’appelle maximum ce qui est tel que rien ne peut être plus grand4 ». Mais
le maximum absolu n’est pas l’être, il est l’un sans l’être. La
doctrine anselmienne se colore de la pensée du Parménide de Platon, qui
affirme dans la première hypothèse de la deuxième partie du dialogue que si
l’un est, il n’est plus un. Donc s’il est un, il n’est pas5. En tant que tel, rien
ne peut lui être opposé parce que rien ne peut lui être ajouté, car ajouter à
l’un serait en détruire la parfaite unité. Il s’ensuit que le maximum est
également « tout ce qui peut être ». Car, s’il n’en était pas ainsi, il pourrait
être quelque chose d’encore plus grand, ce qui est en contradiction avec la
définition. Pis encore, il serait autre que lui-même. Étant absolument et en
acte tout ce qu’il peut être, il est au-delà de toute détermination. En vérité, il
est absolument maximum au sens où il est tout indistinctement. Dès lors,
tout ce qui est, il l’est sans opposition et de telle façon qu’en lui les choses
coïncident, fondues dans l’indistinction.
• Une pensée symbolique
Nicolas de Cues se détourne de toute analogia entis. Le rapport du fini à
l’infini est sans proportion, il n’y a de proportion qu’entre le fini et le fini.
L’infini, l’unité pure et nue de l’un, est inaccessible. Le recours à l’analogie
de l’être au sens aristotélicien et thomiste6 est d’emblée exclu car nous
sommes devant une philosophie de l’un, non une philosophie de l’être.
Certains auteurs ont voulu retrouver l’analogie de l’être chez Nicolas de
Cues. Mais la pensée cusaine est étrangère à la notion d’être et d’analogie.
Le rapport qui prévaut entre la créature et le Créateur est symbolique, non
analogique, il est fondé sur la conception de l’image comme pur signe
renvoyant à ce dont elle est l’image, laquelle n’est pas en soi mais par ce
dont elle est l’image. Toute la réalité de l’image est dans ce dont elle est
l’image, cela revient à dire qu’elle n’a pas d’être propre, qu’elle est « pur
néant » comme dit Eckhart. Seule compte la relation d’égalité ou
d’inégalité, de plus ou de moins et de proportion, de telle manière que nous
nous trouvons devant une théorie de la connaissance symbolique – ou
conjecturale – qui en reste au niveau de la relation, nous ne nous trouvons
pas devant une conception analogique de la connaissance atteignant la
substance. Les choses multiples ne se distinguent donc pas analogiquement,
en vertu d’un esse propre par rapport à un esse infini et parfait. Elles ne sont
pas l’effet d’une cause efficiente qui les crée ex nihilo, mais le reflet d’une
cause exemplaire dont elles émanent in nihilo. L’un est tout et l’un se reflète
en tout univoquement.

2. La grande aide des mathématiques


Nicolas de Cues rattache sa spéculation métaphysique et théologique sur la
vérité aux mathématiques (I, XI)7. Il emprunte à ces dernières les notions
dominantes de « similitude » et d’« égalité » qui expriment l’unité. La
théorie des proportions mathématiques et des différences entre les formes
s’oppose à la conception d’une substance immuable non assujettie au plus
et au moins. Appliquée à Dieu et aux étants créés, elle permet de distinguer
la précision absolue de la vérité – qui est le maximum absolu, c’est-à-dire
l’un – et la précision relative des degrés d’étants finis parmi lesquels
prévalent les proportions d’inégalité et la comparaison des excès et des
écarts entre eux. La doctrine scotiste des distinctions formelles dans la
nature de la chose (in natura rei), qui s’unissent dans l’infini seulement, est
appliquée aux objets mathématiques : le point, la ligne, le triangle, le cercle,
la sphère, qui sont des figures géométriques finies et distinctes les unes des
autres. Elles sont construites par la pensée : le point indivisible en se
déplaçant trace la ligne, laquelle en se déplaçant trace un plan, lequel en se
déplaçant trace un cercle qui en se déplaçant trace une sphère. Ces figures
sont parfaites, mais elles n’existent pas avec la même perfection dans la
réalité sensible. Si, maintenant, on transpose intellectuellement ces objets
finis, parfaits et construits, à l’infini ; si, par exemple, on conçoit comme
étant infinie la vitesse avec laquelle se déplace le point indivisible – image
de l’un –, on verra que toutes les figures qu’il engendre perdent leurs
distinctions en s’unifiant dans l’un où tout est un. Ainsi, traçons un arc de
cercle s’élargissant à mesure que le cercle grandit. Tant que le cercle reste
fini, indépendamment de sa grandeur croissante, l’arc de cercle reste
courbe. Mais, passons à la limite et transposons à l’infini ce cercle, nous
verrons intellectuellement la courbe du cercle s’identifier à une droite. Il en
est de même pour toutes les figures. Toutes se confondent dans une même
indistinction, car tout est infini dans l’infini. Nicolas édifie de la sorte une
philosophie méta-mathématique8.
• La génération éternelle
Ce dessein le conduit à élaborer un concept clé pour la compréhension de
son œuvre, celui d’« égalité » (aequalitas) qui est le seul rapport concevable
entre l’infini et l’infini, mettant pour ainsi dire en échec l’absence de
proportion entre le fini et l’infini. Les thèmes de la proportion et de l’égalité
structurent ainsi toute sa pensée. L’égalité traduit le rapport de l’un avec lui-
même, principe indivisible et éternel, elle en est le reflet parfait. L’opuscule
De aequalitate l’identifie à l’Intellect. Plotin avait situé l’Intellect (Noûs) en
dehors de l’un et en deçà, il évitait ainsi toute scission9. L’un, cependant,
demeurait inintelligible, impensable en raison de son antériorité extérieure
au Noûs. Nicolas de Cues situe cette antériorité de l’un à l’Intellect à
l’intérieur de l’un lui-même (unum ipsum) sous la forme de l’égalité
(aequalitas), qui est la précision absolue. Cette égalité, toutefois, creuse une
distance au sein de l’un qu’il s’agit de combler. Celle-ci le sera par le geste
de la connexio qui donne vie à l’unitas initiale par un retour sur soi.
L’égalité est donc un moment constitutif de l’acte unitif de l’un qui est
trine : unitas, aequalitas, connexio. Ainsi, l’unité, l’égalité et la connexion,
expriment la Trinité divine. L’unité est de la sorte traduite dans le langage
théologique comme unité trine. Dieu est trinité d’unité (unitas), d’égalité
(aequalitas) de l’unité avec elle-même et union (connexio) de l’égalité avec
l’unité (Premier livre). Ainsi, l’un ne sort pas de l’un, mais il ne reste pas
stérile et sans vie.
• La coïncidence des opposés
Après avoir dit que l’un est le maximum absolu, Nicolas ajoute qu’il est
aussi le minimum absolu : le maximum coïncide avec le minimum.
Comment comprendre cette assertion contradictoire ? La réponse est d’une
simplicité déconcertante : ils coïncident en ceci que le maximum ne peut
pas être plus petit qu’il n’est, par conséquent il est aussi le minimum. L’un
est le maximum absolu, parce que rien ne peut être plus grand et le
minimum absolu parce que rien ne peut être plus petit que lui, il est tout ce
qu’il peut être. Il faut souligner que rien ne peut être plus grand ou plus petit
que l’un parce qu’il est sans rapport avec les choses qui seules admettent le
plus ou le moins. Au niveau des choses sensibles, grandeur et petitesse
s’opposent, l’une n’est pas l’autre, la ratio les distingue et rejette la
coïncidence des opposés ; de même au niveau des objets mathématiques, la
ratio distingue une ligne d’une courbe. Dans un cas comme dans l’autre, il
s’agit de réalités finies et quantifiables auxquelles s’applique le principe de
non-contradiction. Mais ôtons la quantité, aussitôt disparaissent les notions
de grandeur et de petitesse. Le maximum et le minimum coïncident comme
superlatifs : « La quantité maximale est grande au maximum et la quantité
minimale est petite au maximum. Détache donc la quantité du maximum et
du minimum : en ôtant intellectuellement le grand et le petit, tu verras
clairement le maximum et le minimum coïncider »10. Il ne peut y avoir
d’opposition que dans les choses finies qui sont susceptibles de plus ou de
moins, le maximum absolu est au-dessus de toute opposition parce qu’au-
dessus du quantifiable, c’est-à-dire du multiple, il est l’un. Or, dans l’un,
rien ne s’oppose à rien, parce que tout est un. Nicolas de Cues ne nie pas le
principe de non-contradiction, il le maintient au niveau des choses sensibles
et quantifiables, c’est-à-dire celui de la ratio, mais il le dépasse au moyen
de l’intellectus qui conduit à la vision de soi par soi de l’un dans l’égalité
parfaite et vivante avec lui-même, où toute distinction s’efface dans l’infinie
indistinction, où « l’opposition des opposés est sans opposition » (De
visione Dei, XIII, 54).
• La théologie négative
Le premier livre de la Docte ignorance rejoint les conclusions de la
théologie négative. Les noms de Dieu – sagesse, bonté, vérité, toute-
puissance… – appartiennent à la théologie affirmative. Or, « La sainte
ignorance nous a enseigné que Dieu est ineffable, parce qu’il est infiniment
plus grand que tout ce qui peut être nommé11 ». Dieu seul se connaît en tant
qu’intellection de soi – ou égalité à soi – même les bienheureux ne
parviendront pas à le connaître comme il se connaît, si ce n’est à travers le
Christ qui est la Forme des formes (Forma formarum). Le statut des
créatures est d’être Dieu en Dieu, c’est-à-dire formes dans la Forme, non
d’être des créatures qui ex-sistent, pro-jetées hors du néant en recevant un
être propre. Entre la condition explicative du créé et la nature complicative
du divin, il y a un fossé infranchissable, il y a l’infini et une absence totale
de proportion : « non est proportio creaturae ad creatorem ». Si Nicolas
parle de la créature comme image, c’est pour affirmer son non-être, car
l’image n’a d’être que dans ce dont elle est l’image, comme on a dit. La
notion d’étant de la métaphysique aristotélicienne qui, pour saint Thomas,
permet à la théologie naturelle ou positive d’établir le concept de créé
comme effet réel d’un esse subsistens per se créateur, est abandonnée par le
Cusain au profit de la notion d’image, c’est-à-dire de reflet irréel de l’unum
in se indéterminé et innommable.

3. Le maximum contracté
Le deuxième livre de la Docte ignorance traite du maximum « contracté »,
à savoir, de l’univers, c’est-à-dire la totalité du créé. Nicolas procède à
partir des concepts de contractio, de complicatio et d’explicatio. Le concept
de contractio a le sens de determinatio, c’est-à-dire, de concrétisation ou
d’individuation. La contraction est contraction à quelque chose, de telle
façon à être ceci ou cela12. Elle a le sens de ce qui est restreint par quelque
chose et se distingue de l’absolu incontractable comme le différencié se
distingue de l’indifférencié. Ainsi, l’un est le maximum absolu où toutes les
distinctions s’effacent parce que tout est un dans l’un, mais l’univers est le
maximum contracté, parce qu’il est une unité différenciée. Nicolas affirme
que seul Dieu est l’unité absolue et indifférenciée, tout le reste, c’est-à-dire
l’univers, est contracté. Mais tout est un et pour cette raison tout est un dans
l’univers : « L’univers est contracté dans chaque chose existant
actuellement », autrement dit, l’universel est contracté dans le particulier, la
partie est à l’image du tout. Cela signifie que l’univers existe d’une façon
restrictive dans chaque chose existant actuellement. L’auteur de la Docta
ignorantia y recourt en lui donnant le sens de détermination individuante et
singulière de l’inférieur par le supérieur. Il en fera un grand usage dans
l’ouvrage qui suit le De docta ignorantia, le De coniecturis.
Le couple complicatio-explicatio permet de saisir comment tout se déploie
et se concentre à partir de l’un infini. Ces termes sont diversement traduits
par les auteurs, soit comme enveloppement et développement, soit comme
complication et explication. La deuxième formulation offre l’avantage de
conserver le sens du radical qui évoque l’un comme pli et évite
l’inconvénient que présente le mot enveloppement qui fait penser à quelque
chose de contenu dans ce qui est enveloppé. Or, l’un ne renferme rien. Dans
la complicatio, en effet, l’un se replie sur soi et dans l’explicatio il se déplie
dans la multiplicité du monde dans lequel son unité se reflète comme dans
un miroir brisé, en se répétant dans chaque éclat de ce miroir de manière
contractée, c’est-à-dire diminuée comme dirait Duns Scot. L’univers est un
maximum contracté, parce qu’il n’est pas infini au même sens que le
maximum absolu : c’est un infini potentiel, non un infini en acte, il peut se
multiplier indéfiniment comme les angles du polygone à l’intérieur d’un
cercle sans jamais s’identifier au cercle.
• L’infini
La distinction entre infini actuel et infini potentiel détermine le rapport
entre le maximum absolu et le maximum contracté, lequel renvoie à son
tour au passage de la complication à l’explication. Ce passage est l’œuvre
de Dieu qui exprime un « art admirable », l’art de produire des formes à
l’image de la Forme des formes. La Forma formarum, c’est-à-dire
l’Intellectus, est elle-même un reflet de l’un, son aequalitas, de telle
manière que tous les étants intelligés, c’est-à-dire formés, sont des reflets de
reflets qui reflètent l’un comme dans un jeu de miroirs. Aucune forme,
cependant, ne pourra jamais expliquer totalement la Forme des formes en
raison de sa limitation, ou de sa détermination. L’un égal à lui-même est
incontractable, mais il se reflète en chacun et en tous de manière multiple et
contractée. Il s’explique dans l’univers, dont le nom signifie passage de l’un
vers le multiple, en se répétant dans les formes, mais sans se diviser.
L’univers n’est qu’une similitude de Dieu (II, 4) et, en quelque sorte,
l’intermédiaire par lequel Dieu est en tout et tout est en Dieu (II, 5). Il est
donc le maximum contracté, c’est-à-dire déterminé dans les limites qui en
font une unité non infinie en acte comme le maximum absolu, mais
potentielle ou indéfinie, au sens que donnera Descartes à ce mot, parce que
constituée d’une multiplicité de formes plus ou moins finies en fonction de
leur plus ou moins grand éloignement de l’infini en acte. Il s’agit d’une
unité contractée dans la pluralité.
• Ni monisme ni dualisme
Après avoir commencé par définir le maximum absolu comme l’un pur et
nu dans le premier livre et présenté cette unité comme maximum contracté,
à savoir l’univers créé, dans le deuxième, Nicolas de Cues traite dans le
troisième livre, de la coïncidence maximale, infinie et finie, divine et
humaine, du Christ en qui l’humanité contractée d’une façon maximale et
absolue, coïncide avec le maximum absolu et non contracté qu’est Dieu, il
se distingue de ce fait de l’univers maximum contracté et non absolu. Le
Christ, maximum absolu et maximum contracté, est présenté comme
Médiateur et Sauveur de l’homme, au sens où à travers son humanité il
reconduit tout l’univers à son principe divin. Cette médiation repose sur la
coïncidence de la nature humaine et la nature divine. Le monisme et le
dualisme sont ainsi renvoyés dos à dos. Le Cusain éclaire le concept de
médiation à la lumière de celui de contraction. Le Christ est le Médiateur
par excellence, parce qu’il est à la fois absolu et fini, Dieu et Homme. Il
réalise l’unité de la nature finie et créée avec la nature absolue et incréée par
sa contraction maximale. Cette doctrine a fait l’objet de la critique de Jean
Wenck qui reproche au Cusain, en procédant ainsi, d’universaliser
l’Homme-Dieu et d’attribuer à toute l’humanité ce qui revient uniquement à
l’humanité singulière de Jésus. L’être individuel historique du Christ se
dissout dans le concept universel d’homme. Cette « universalisation »
identifie l’essence du Christ à l’essence de chaque homme, ce qui entraîne
la suppression des mérites personnels du Christ et de la justification, ainsi
que la confusion entre la nature et la grâce, le monophysisme et la
transformation de la nature humaine du Christ en humanitas absoluta
désincarnée et intemporelle. Finalement, en parlant de la sorte de l’Homme-
Dieu, le Cusain diviniserait l’humanité et annoncerait le surhomme de
Nietzsche.

***

Le De docta ignorantia a fait l’objet des attaques violentes du


professeur Jean Wenck de Herrenberg (1400 ?-1460), de l’université de
Heidelberg, dans son De ignota litteratura13 (1442-1443). Il est impossible
d’en reprendre, ici, le détail. La critique de Wenck s’est révélée exacte et
précise à bien des égards. Il a perçu que la pensée du Cusain pouvait donner
un tournant décisif à l’histoire de la pensée en distrayant celle-ci d’une
conception analogique de l’être au profit d’une philosophie de l’un. Cette
option l’entraînait vers une pensée symbolique au détriment de la pensée
analogique. Les conséquences ne se prolongent-elles pas dans une
philosophie de la séparation, de la différence, de l’individu, en un mot dans
un atomisme métaphysique dont, d’une certaine façon, les « philosophes de
la différence » représentent de nos jours l’ultime avatar sous la forme d’un
nihilisme actif.14 Les étants finis n’ont aucune relation, ni entre eux ni avec
l’un duquel ne peut sortir que l’un, ils ne peuvent avoir avec lui qu’un
rapport immédiat et n’être en lui qu’en n’étant pas. Ici, joue à plein
l’influence de la doctrine eckhartienne, pour laquelle « la créature est un pur
néant », Nicolas reconnaîtra cet héritage dans son Apologie de la docte
ignorance. Si le recteur de l’université de Heidelberg ne s’est pas trompé
sur l’influence négative exercée par Eckhart sur le Cusain, il a eu tort d’y
voir un panthéisme. En vérité, il fallait y voir un panenthéisme. Nous avons
souligné que le principe de non-contradiction ne vaut que dans le cadre
d’une philosophie de l’être, car il pose que rien ne peut à la fois et sous le
même rapport être et ne pas être. De ce point de vue, Jean Wenck a raison
de critiquer le principe de la coïncidence des opposés. Mais sa critique reste
sans portée dans la perspective hénologique pour laquelle l’être est de trop
pour l’un.
Hervé Pasqua

Bibliographie
• Sources

• Nicolai de Cusa, De docta ignorantia, vol. 1, in


Opera omnia, éd. de l’Académie de Heidelberg,
Ernst Hoffman et Raymond Klibansky, Hambourg,
Meiner Leipzig Verlag, 1932-2007.

• Traductions

• La docte ignorance, introduction, traduction et


notes par Hervé Pasqua, Paris, Bibliothèque Rivages,
2008.

• De la docte ignorance, traduction, introduction et


notes par Jean-Claude Lagarrigue, Paris, Cerf, 2010.

• La Docte Ignorance, traduction et présentation par


Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric
Vengeon, Paris, GF Flammarion, 2013.
• Études
• Jean-Michel Counet, Mathématiques et dialectique
chez Nicolas de Cues, Vrin, Paris, 2000.

• Graziella Federici Vescovini, Nicolas de Cues.


L’homme atome spirituel, Vrin, Paris, 2016.

• Kurt Flasch, Initiation à Nicolas de Cues, trad.


Maude Corrieras, Cerf, Paris, 2008.

• Jean-Marie Nicolle, Le laboratoire mathématique


de Nicolas de Cues, Beauchesne, Paris, 2020.

• Edmond Vansteenberghe, Le Cardinal Nicolas de


Cues (1401-1464). L’action. La pensée, Champion,
Paris, 1922.

• Sur La docte ignorance, consulter

• Marie-Anne Vannier, Walter Euler, Klaus Reinhard


et Harald Schwaetzer, Encyclopédie des mystiques
rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues, Cerf, Paris,
2011.

• Hervé Pasqua, Nicolas de Cues. Le tournant


anthropologique de la philosophie, Noesis, 26-27,
CRHI, Université de Nice Côte d’Azur, Nice, 2016.
• Edmond Vansteeberghe, « Le De ignota litteratura
de Jean Wenck de Herrenberg contre Nicolas de
Cuse », in Beiträge für die Geschichte der
Philosophie und Theologie des Mittelalters, Münster,
Aschendorff, 1910, VIII, 6, pp. 1-41.

• « Autour de la docte ignorance, une controverse sur


la théologie mystique au XVe siècle. », in Beiträge für
die Geschichte der Philosophie und Theologie des
Mittelalters, Münster, Aschendorff, 1915, XIV, 2-4,
réimpression dans Spiritualität heute und gestern,
vol. 17, New-York, Edwin Mellen Press, 1992.
1. Le De docta ignorantia a fait l’objet de plusieurs traductions. Nous citerons celle que nous avons
publiée chez Payot/Rivage, Paris, 2008/11.
2. . De docta ignorantia, I, III, 10.
3. Ibid., I, I, 4.
4. Cf. Ibid., I, V, 13-14.
5. Cf. PLATON, Parménide, 141e : « L’Un ne participe […] d’aucune façon à l’être – D’aucune,
semble-t-il. – L’Un n’est donc en aucune façon. – Apparemment. – Il n’a donc même pas assez
d’être pour être un ; car, du coup, il serait et participerait à l’être. Il apparaît bien, au contraire, et
que l’Un n’est pas un et que l’Un n’est pas… ».
6. Sur l’analogie, voir le classique B. MONTAGNES. La doctrine de l’analogie de l’être d’après
Saint. Thomas d’Aquin, PU. Louvain, 1963.
7. Voir J. M. NICOLLE, Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues, Beauchesne, Paris, 2020.
8. Voir H. PASQUA, « Mathématiques et métaphysique dans l’œuvre de Nicolas de Cues : un
néoplatonisme pythagorisant », in Actes du Colloque Mathématiques et métaphysique du 22 mars
2017, CRHI, Université de Nice Côte d’Azur, Peeters/Vrin, Paris, 2020.
9. Cf. PLOTIN, Vème Ennéade.
10. E. VANSTEENBERGHE, Le Cardinal Nicolas de Cues (1401-1464). L’action. La pensée,
Champion, Paris, 1922 (Genève, 1974), p. 292.
11. . De docta ignorantia, I, XXVI, 87.
12. Cf. Ibid., II, IV, 114.
13. Le texte a été publié pour la première fois par E. Vansteenberghe, Le De ignota litteratura de
Jean Wenck de Herrenberg, Beiträge zur Geschicte der Philosophie des Mittelalters 8/9, Münster,
1910. Le De Ignota Litteratura a été édité par J. HOPKINS, Nicholas of Cusa’s Debate with John
Wenck. A translation and an Appraisal of De Ignota Littaearatura and Apologia Doctae
Ignorantiae, Minneapolis, Banning Press, 3e édition, 1988.
14. . Voir G. Federici Vescovini, Nicolas de Cues. L’homme atome spirituel, Vrin, Paris, 2016.
18
Ficin, Théologie platonicienne
de l’immortalité des âmes (1482)

Marsile Ficin, philosophe et médecin, né et mort à Florence (1433-1499),


incarne à lui seul le triomphe du platonisme à la Renaissance. Ce protégé de
Cosme de Médicis l’Ancien, puis familier de Laurent le Magnifique, de
Politien et de Jean Pic de la Mirandole, demeure pendant des siècles et de
Michel-Ange à Schelling, une source d’inspiration pour les artistes, pour les
lettrés et pour les penseurs. Communément considérée comme son chef-
d’œuvre, la Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes paraît pour
la première fois – deux ans avant les œuvres complètes de Platon – en 1482
à Florence, sur les presses de l’imprimeur Miscomini. Elle connaîtra de
nombreuses réimpressions. Dédiée à Laurent le Magnifique, auquel Ficin
doit sa fonction de « sacerdos » dans la petite église de San Cristoforo di
Novoli, aux portes de Florence, la Théologie platonicienne se divise
en 18 livres. Leur rédaction débute vers 1469, après le De amore, et,
s’achevant officiellement en août 1474, connaît probablement des
remaniements successifs. Ces livres, comme autant de traités spécifiques,
sont consacrés à la divinité de l’âme humaine et cosmique, à la religion qui
traverse l’histoire et qui imprègne jusqu’à la nature, aux signes et aux
preuves de l’immortalité, ainsi qu’à beaucoup d’autres motifs de conversion
des intelligences, de l’incrédulité à la piété philosophique. Apologétique,
sans l’ombre d’un doute, la Théologie platonicienne se distingue pourtant
nettement des ouvrages théologiques de l’époque, tout d’abord par le fait
d’être justement « platonicienne ». Car comment comprendre ce
qualificatif ?
1. Le platonisme de la théologie ficinienne
Le plus sûr témoignage du platonisme de Ficin demeure qu’il emprunte le
titre de son traité à un philosophe qu’il connaît fort bien, le néoplatonicien
Proclus, auteur lui aussi d’une Théologie platonicienne au Ve siècle de notre
ère. Cette théologie proclusienne traite essentiellement des hiérarchies
divines du paganisme et il est un peu paradoxal qu’afin de démontrer la
valeur philosophique du christianisme face à l’averroïsme de son siècle
incrédule, Ficin prenne ainsi pour modèle la pensée la plus païenne de toute
l’Antiquité. Mais on sait par son biographe Giovanni Corsi, dont le
témoignage, certes un peu trop appuyé sur ce point, n’en demeure pas
moins instructif, que Ficin s’intéresse très tôt à la théologie des anciens
Hellènes, d’Hésiode à Proclus, comme aux sources orientales et mythiques,
d’Orphée à Hermès Trismégiste, sans oublier Zoroastre, qu’il découvre
justement à travers Proclus et par deux sources byzantines fondamentales :
Psellos (XIe siècle.) et Pléthon (XVe siècle.). Toujours est-il que, sans prôner
un retour au paganisme de façon aussi militante que chez Pléthon, qui fut le
maître du cardinal Bessarion et le déclencheur du renouveau platonicien au
Quattrocento, Marsile passe parfois auprès des chrétiens d’alors pour un
restaurateur des anciens dieux, ou moins dangereusement, pour un partisan
convaincu de la « prisca theologia », de la théologie ancestrale des
premières nations, celles de la Chaldée et de l’Égypte en passant, bien sûr,
par la Grèce.
Platonicienne, la théologie de Marsile l’est aussi dès son Proème, qui tend à
démontrer que les écrits de Platon enseignent depuis toujours deux vérités :
le culte divin universel et la destinée divine de l’homme. Mais écoutons
Ficin nous en parler lui-même : « Platon fut sans conteste appelé divin et sa
doctrine fut, chez tous les peuples, qualifiée de Théologie, car, en fait,
jamais il ne traite de morale, de dialectique, de mathématique ou de
physique sans immédiatement ramener tout dans un sentiment de profonde
piété à la contemplation et au culte de Dieu… Voilà pourquoi quiconque lira
sérieusement les ouvrages de Platon que depuis longtemps j’ai traduits en
latin [allusion à son précédent travail pour les Médicis], y trouvera
évidemment tout, mais en particulier ces deux vérités essentielles : le culte
reconnaissant d’un Dieu connu et la divinité des âmes, vérités dans
lesquelles résident toute compréhension des choses, toute règle de la vie et
toute félicité. Et cela d’autant plus que, sur ces problèmes, la manière de
penser de Platon est telle que c’est lui de préférence à tous les philosophes,
qu’Augustin a choisi pour l’imiter, comme étant le plus proche de la vérité
chrétienne et il affirme qu’en changeant peu de choses, les Platoniciens
seraient chrétiens1. »
Si l’on reconnaît aussitôt dans cet extrait une expression fameuse
d’Augustin tirée du De vera religione, IV, 7 : « paucis mutatis verbis et
sententiis Christiani fierent », est-ce à dire que Ficin se contente de changer
peu de chose au platonisme pour l’enseigner aux chrétiens de son siècle ?
Du temps déjà d’Augustin, comme l’ont remarqué les exégètes modernes,
ces quelques mots à changer n’étaient, peut-être, pas nombreux, néanmoins
ils étaient essentiels. Le fond dogmatique du problème, pour Ficin, ce
défenseur zélé de l’immortalité psychique, tient non seulement à l’absence
d’une telle conception philosophique dans la Bible, mais aux
condamnations conciliaires de toute doctrine pouvant s’y apparenter,
comme le prouve, pour ne citer qu’un seul exemple, le onzième
anathématisme du Concile de Contantinople en 553 déclarant anathème les
partisans d’une survivance de l’esprit pur après le Jugement Dernier. Depuis
lors, des siècles de scolastique ne répondent pas à la question telle que Ficin
entend la traiter, c’est-à-dire sur le mode d’une révélation de mystères
transmis aux origines de l’humanité. Où l’on découvre que l’imitation de
Platon, en réalité, est une initiation aux « priscorum arcana », aux vérités
philosophiques les plus antiques véhiculées par la sagesse platonicienne. La
grâce de Dieu et l’incarnation christique, comptées par saint Augustin au
nombre des changements capitaux à faire dans le platonisme, ne figurent
pas explicitement à côté du précepte socratique mis en exergue dans le
Proème : connais-toi toi-même ; précepte qui, dans la pensée ficinienne,
nous invite à reprendre naturellement et personnellement conscience de
notre propre immortalité divine.
2. Structure de la Théologie platonicienne
Toute la Théologie platonicienne est émaillée d’énigmatiques citations de
Zoroatre, d’Orphée, d’Hermès aux points cruciaux où la pieuse philosophie
de Marsile rencontre la théologie. Et la structure en soi du traité, loin
d’occulter cette rencontre, en exalte les grands thèmes, qui sont ainsi
échelonnés au long de l’ouvrage : l’élévation de l’intelligence à Dieu
(livre I) ; la nature divine retrouvée (livre II) ; les degrés de l’être à partir de
Dieu et dans l’âme (livre III) ; les degrés de l’être dans les âmes rationnelles
du monde, des sphères et des hommes (livre IV) ; la démonstration
rationnelle de l’immortalité psychique (livre V) ; la même démonstration à
partir de la nature corporelle (livre VI) ; la vie sensitive de l’âme
(livre VII) ; la vie intellective de l’âme (livre VIII) ; l’indivisibilité de l’âme
et son indépendance du corps (livre IX) ; l’immortalité psychique dans
l’ordre des choses (livre X) ; l’immortalité de l’âme en raison de son union
avec des objets éternels indépendants de la matière (livre XI) ; la même
immortalité formée par l’intelligence divine (livre XII) ; les signes de cette
immortalité dans la fantaisie, les affections de la raison, les arts et les
miracles (livre XIII) ; les efforts de l’âme pour acquérir les attributs de Dieu
(livre XIV)2 ; les solutions aux objections d’Averroès à l’immortalité des
âmes individuelles (livre XV) ; les solutions aux objections des Épicuriens
(livre XVI) ; les interprétations néoplatoniciennes de la condition de l’âme
avant et après la mort selon Platon (livre XVII) ; l’accord de Platon avec ce
que les théologiens Juifs, Arabes et Chrétiens admettent au sujet de l’âme
(livre XVIII)3.
Au cours de ces dix-huit livres, la pensée de l’auteur progresse dans un
crescendo argumentatif allant de la misère de l’humanité sans Dieu à la
richesse prophétique de l’âme inspirée, ce miroir surnaturel au centre du
monde, tel que le néoplatonisme, plutôt que Platon lui-même, s’est plu à en
penser l’opération dans un système d’émanation cosmique, par reflet de
l’Un dans l’Être, dans la Nature et jusqu’aux confins de la « genesis », aux
marges de la ténébreuse matière. De son côté un penseur comme le
platonicien arabe Avicenne (Xe siècle), hautement respecté par Ficin, qui le
cite souvent sur les questions prophétiques, donne une ample résonance à la
surnaturalité de l’âme. Mais il demeure philosophiquement significatif que
le dernier et dix-huitième livre de la Théologie platonicienne veuille nous
expliquer pourquoi et en quoi Platon n’interdit pas d’ajouter foi à la
théologie, plutôt que l’inverse. Comme si sauver la théologie par Platon
valait plus que sauver l’immortalité psychique par les théologiens, par
exemple, au moyen de leurs preuves en faveur de la résurrection, cet
argument fondamental du christianisme.

3. Une conception singulière du spiritus


On découvre par ailleurs, à ce sujet, une autre singularité digne d’attention,
à savoir que Ficin entretient une conception psychologique et psycho-
somatique qui lui est propre à l’époque, celle du spiritus et du véhicule de
l’âme, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle traverse complètement la
Théologie platonicienne, et qu’elle constitue aussi l’axe de vision ficinienne
du cosmos. Car reprenant l’héritage complexe, à travers des auteurs latins
comme Apulée et Macrobe, de la participation et des médiétés
platoniciennes, Marsile appuie sa philosophie sur la médiation que l’esprit
offre à l’âme entre l’intelligence et la matière. Sans conteste possible, ici,
l’abstraction sèche à laquelle l’on associe souvent à tort l’idéalisme
platonicien, ne correspond-elle jamais aux profondes convictions
ficiniennes. Trop de passages et trop d’arguments plaident contre la
réduction du ficinisme à un angélisme désincarné et à une intellectualité
sans corps, quand bien même Ficin, comme le voulait Festugière, serait à
l’origine de l’amour platonique dont se moquait un peu le sceptique
Montaigne.
Il demeure indéniable que l’on assiste dans la Théologie platonicienne à un
processus de spiritualisation du monde et des êtres, accentué par une
métaphysique de la lumière, comme si toute la création était soudainement
vue en transparence sous le soleil de la transcendance. Ainsi que l’esprit,
que le « spiritus » la lumière, la « lux » offre toujours à Marsile un vaste
sujet de méditation ; mais à l’instar de l’esprit, cette lumière jamais ne
renonce à s’incorporer, à prendre forme et à pénétrer au plus profond d’une
matière qu’elle illumine de l’intérieur, comme le « spiritus » vivifie lui-
même le cosmos et la chair.

4. Influences et héritages
Bien sûr, en tant que traité de théologie conforme aux procédés de la
scolastique, l’œuvre ficinienne se doit de marquer une progression, un
« ascensus mentis ad Deum », ce par quoi d’ailleurs elle commence.
Toutefois cette ascension mentale ne désincorpore pas tant l’esprit qu’elle
ne purifie l’âme à travers une spiritualisation lumineuse des formes, comme
en ce passage, si typique de la prose de Marsile : « en aimant ardemment
cette lumière, même obscurément perçue, ces intelligences sont
complètement embrasées par sa chaleur et une fois embrasées, ce qui est le
propre de l’amour, elles se transforment en lumière. Fortifiées enfin par
cette lumière, elles acquièrent déjà, grâce à l’amour ce qu’elles avaient à
peine pu suivre de loin par le regard, de sorte qu’elles deviennent très
facilement par l’amour la lumière qu’elles s’efforçaient auparavant de
suivre du regard. Si grande est la force de l’amour, si grande sa facilité et sa
félicité, si grande même pour parler plus correctement, la puissance de la
lumière aimée ! L’intelligence, en effet, en aimant la lumière, ne
s’enflamme et ne se transporte pas tant elle-même qu’elle n’est enflammée
et transportée et resplendit par la lumière qui l’attire doucement, la frappe
violemment et la pénètre profondément. Mais parce que toute l’efficacité de
la perception et de la jouissance, qui réside dans les sens externes, existe
encore bien davantage dans la fantaisie et est en outre beaucoup plus
puissante dans l’intelligence, surtout devenue libre… il s’ensuit que
l’intelligence, en prenant possession de Dieu, ressent pleinement et d’une
manière merveilleuse, qui lui est propre, tous les plus grands et plus
authentiques plaisirs des sens ». Et Ficin d’ajouter qu’au terme d’un tel
parcours la « mens » illuminée savoure une « espèce de délectation
substantielle, semblable à celle du goût et du toucher. Goût et toucher, non
d’un objet contigu, comme cela arrive dans les sens, mais de quelque chose
qui pénètre profondément et est pénétré. Pénétré, dis-je, par un bien total et
incommensurable, apportant avec soi un bonheur total et
incommensurable4 ».
D’une page comme celle-ci, centrée sur le Bien platonicien, typique de
l’enthousiasme métaphysique de Ficin, il faut moins souligner les évidentes
résurgences mystiques, provenant de la tradition médiévale et notamment
franciscaine, que le dynamisme et l’esthétique, ou que la poésie et presque
le lyrisme. D’où la place accordée aux arts dans la Théologie platonicienne,
qui sans être une place prépondérante, marque la fascination que la
musique, la peinture, la sculpture et même l’artisanat exerçaient
certainement sur Ficin. Avec bonheur, on trouve ici résumés et exaltés les
grands thèmes ficiniens de la beauté, de l’amour, de l’imagination et de
l’embrasement spirituel, expérience que dans un autre passage le Florentin
n’hésite pas à faire remonter jusqu’au mythique Zoroastre et aux Oracles
des Chaldéens, semblables dans leur extase aux plus grands prophètes de la
Bible. Toute la structure ascensionnelle des sens, de la fantaisie et de
l’esprit, converge pour culminer dans la suprême jouissance, « summa
voluptas », d’une contemplation non plus seulement optique, mais pour
ainsi dire gustative et tactile. On croit entendre encore, sous la maturité du
Ficin théologien, la voix épicurienne du jeune Marsile épris de Lucrèce et
auteur, justement, d’un De voluptate en 1457.
Surtout se dévoile à nous le mouvement de spiritualisation du réel, dont on
a déjà vu toute l’importance, dans une torsade ascendante de l’âme, partie
du visible vers l’invisible et du naturel vers le surnaturel. Mais aussi, une
introspection fort nouvelle dans la philosophie du temps, confère aux
raisonnements de Ficin une puissance persuasive, une chaleur affective, un
charme fascinateur sans lesquels on n’explique pas l’influence considérable
exercée hors d’un cercle restreint par la Théologie platonicienne ; comme
lorsque le philosophe Tommaso Campanella (1568-1639), un bon siècle
plus tard, confesse avoir pleuré de joie en la lisant. Le dominicain
Campanella, s’arrachant au thomisme et à l’aristotélisme traditionnels,
sortira de cette lecture entièrement transformé. Plus tard encore, toujours
sous l’effet de la Théologie platonicienne, les Platoniciens de Cambridge
au XVIIe siècle, particulièrement Ralph Cudworth et Henry More, iront
chercher dans le ficinisme des arguments, cette fois contre le dualisme
cartésien, en faveur du cosmos animé ; thème tout aussi important pour
comprendre le retour de « l’âme du monde » dans la spéculation du
Romantisme allemand et dans celle de Friedrich Schelling (1775-1854), ce
grand lecteur de Platon et de Ficin. Comme il fallait s’y attendre, on doit
reconnaître en Marsile, premier traducteur de Plotin et de Proclus, deux
autorités essentielles pour la Théologie platonicienne, le tout premier
restaurateur moderne de l’« anima mundi ».

Conclusion
Parti pour philosopher de l’immortalité, en prêtre catholique et en
raisonneur scolastique, mais sous la double autorité de saint Augustin et de
Platon, le penseur Florentin délaisse plus souvent qu’à son tour le ton
systématique pour embrasser un style riche en métaphores mythologiques,
pythagoriciennes et orphiques. Ses évocations, même à l’intérieur de
« questions disputées », de « quaestiones disputatae », s’éloignent à plaisir
des sentiers battus du thomisme, courant bien présent mais volontiers
détourné à d’autres fins, pour pratiquer une forme de socratisme de la
conscience individuelle, qui évoque manifestement Boèce et Pétrarque. Par
ce mode de pensée indubitablement « humaniste », Ficin induit chez son
lecteur un travail de métamorphose par adhésion de l’imaginaire et de la
raison aux grands symboles du platonisme, à la seule fin de restituer à
l’humanité ce qu’il nomme souvent, en souvenir du Phèdre, les ailes de
l’âme. À partir de là s’exprime une nostalgie pour le monde céleste que
nulle mélancolie terrestre ne saurait plus enchaîner au sol. Ce que Ficin
appelle, spécialement au livre XIII, la libération ou la vacance de l’âme,
« vacatio animae », se présente à lui sous les multiples formes de
l’admiration esthétique, de la fureur amoureuse, de la fascination magique,
de l’extase cosmique et de la divination religieuse. L’aspiration de
l’immanence par la transcendance – cet appel extérieur – se double ainsi
d’une inspiration par l’enthousiasme – cette pulsion intérieure – tandis
qu’en de fréquents éclairs conceptuels le fluide quasiment magnétique de
l’écriture semble naître entre ces deux grands pôles psychologiques. Ce que
l’on peut qualifier à bon escient d’envol spirituel caractérise donc au mieux
le ciel anti-matérialiste et sans bornes vers lequel Ficin et sa Théologie
platonicienne entraînent irrésistiblement la culture occidentale depuis le
Quattrocento.
Stéphane Toussaint

Bibliographie sommaire en français


• Édition française du texte

• Marsile Ficin, Théologie platonicienne de


l’immortalité des âmes, éd. et trad. Raymond Marcel,
tomes I-II-III, Livres I-XVIII, Paris, Les Belles
Lettres, 1964-1970, réédition en un volume, 2007.

• Autres textes de Ficin

• Marsile Ficin, Métaphysique de la lumière, éd. et


trad. Julie Reynaud et Sébastien Galland, Paris, L’act
Mem, 2008.

• Marsile Ficin, Argument pour la Théologie


platonicienne, préface Laurent Lavaud, éd. et trad.
Julie Reynaud et Sébastien Galland, Paris, éditions
Manucius, 2016.
• Littérature secondaire

• Revue internationale d’études ficiniennes :


« Accademia », volumes I-XIX, Société Marsile
Ficin, Paris 1999-2020 (http://www.ficino.it/fr/).

• André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Droz,


Genève, 2000.

• André Festugière, La philosophie de l’amour de


Marsile Ficin et son influence sur la littérature
française du XVIe siècle, Paris, Vrin, 1963.

• Étienne Gilson, « Marsile Ficin et Le Contra


Gentiles », in Archives d’histoire doctrinale et
littéraire du Moyen Âge, 32 (1957), p. 101-113.

• Pierre Magnard, Marsile Ficin. Les platonismes à


la Renaissance, Paris, Vrin, 2001.

• Raymond Marcel, Marsile Ficin (1433-1499),


Paris, Les Belles Lettres, 2007.

• Paolo Tortonese, L’œil de Platon et le regard


romantique, Paris, Kimé, 2006.
• Stéphane Toussaint, Marsile Ficin ou les Mystères
platoniciens (Actes du XLIIe colloque international
d’études humanistes, Centre d’études supérieures de
la Renaissance, Tours, 7-10 juillet 1999), Paris, Les
Belles Lettres, 2002.

• Stéphane Toussaint, L’ars de Marsile Ficin entre


esthétique et magie, in L’art de la Renaissance entre
science et magie, (Actes du colloque international de
Paris, 20-22 juin 2002), éd. Philippe Morel, Rome-
Paris, Somogy, 2006, p. 453-467.

• Fosca Mariani Zini, La pensée de Ficin. Itinéraires


néoplatoniciens, Paris, Vrin, 2014.
1. Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, Tome I, Livres I-VIII, éd. R.
Marcel, Les Belles Lettres, Paris 1964, p. 36.
2. Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, Tome II, Livres IX-XIV, éd. R.
Marcel, Les Belles Lettres, Paris, 1964.
3. Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, Tome III, Livres XV-XVIII, éd.
R. Marcel, Les Belles Lettres, Paris, 1970.
4. Ibidem, p. 206.
19
Machiavel, Le Prince (1532)

Sans même connaître son œuvre, on connaît Niccolò Machiavelli (1469-


1527) par l’adjectif « machiavélique » créé à partir de son nom et passé
aujourd’hui dans le langage courant pour signifier une attitude
manipulatrice, calculatrice et perfide, dans le but de parvenir à ses fins. Au
sein d’une œuvre abondante et variée1, c’est Le Prince qui a assuré à
Machiavel cette péjorative postérité langagière. Cet ouvrage a également
fait de lui un auteur majeur de l’histoire de la pensée politique. Bien qu’il
ne fût pas conçu comme un traité de philosophie politique par Machiavel,
Le Prince développe des idées qui opèrent une rupture fondamentale avec
les conceptions de la philosophie politique traditionnelle, héritées des
modèles classiques de l’Antiquité repris en accord avec le christianisme au
Moyen Âge. Cette rupture se fait suivant deux traits essentiels : d’une part,
la non-dépendance de la politique à la morale et, d’autre part, la
considération de la réalité effective et non de l’idéal.

1. Une œuvre inséparable de son contexte


d’écriture
Rédigé en italien durant l’année 1513, intitulé en latin De principatibus
(Des principautés) et dédicacé à Laurent de Médicis, petit-fils de Laurent le
Magnifique, l’ouvrage n’était pas destiné à être publié. Dès sa publication
posthume, en 1532, sous le titre italien Il Principe (Le Prince), ce texte fut
attaqué et condamné. Inscrit à l’Index des livres interdits par l’Église
catholique en 1559, il ne circula plus que secrètement et ce n’est
qu’au XIXe siècle qu’il retrouva une visibilité publique. Réévaluée au
moment du Risorgimento2, la réputation du livre a toujours précédé sa
lecture. On pourrait envisager les idées développées dans Le Prince comme
des propositions universalisables, valables en tout temps, en tous lieux et en
toutes circonstances. Néanmoins, cette œuvre est intimement liée à un
contexte, celui de l’Europe, de l’Italie et de Florence, au début
du XVIe siècle.
• L’Italie divisée et mortifiée par les guerres
Après l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, l’Italie médiévale
s’est divisée en de multiples cités-États, en guerre quasi permanente les
unes contre les autres. À partir du XVe siècle, la suprématie se dispute entre
cinq principales puissances : la République de Venise, le duché de Milan,
les États de l’Église, la République de Florence et le royaume de Naples. À
ces guerres viennent s’ajouter celles que les grandes puissances étrangères
se livrent entre elles sur le sol italien devenu, dès lors, un champ de bataille
et de lutte d’influence pour l’Espagne, la France et les États impériaux
germaniques. Enfin, lorsque Machiavel y naît en 1469, la République de
Florence n’en est plus véritablement une, dominée par la riche famille des
Médicis. En 1494, la conquête française chasse les Médicis du pouvoir. Une
république théocratique est mise en place par le dominicain Savonarole
mais elle est renversée au bout de quatre ans et le moine chef d’État est
exécuté. Une nouvelle république est alors instaurée, en 1498, mais elle ne
résiste pas longtemps aux pressions et, sans l’appui de la France qui s’est
retirée, Florence se retrouve de nouveau aux mains des Médicis, soutenus
par l’Espagne, en 1512. Telle est la toile de fond historique et politique sur
laquelle se dessine le sens du Prince.
Entre 1498 et 1512, Machiavel a été au service de la république florentine,
chargé de nombreuses missions diplomatiques à l’étranger en tant que
secrétaire du gouvernement. Soupçonné, à tort, d’avoir participé à un
complot contre la puissante famille revenue au pouvoir, Machiavel est
emprisonné et torturé. Il est libéré un mois plus tard, lorsque le cardinal
Jean de Médicis, devenu le pape Léon X, fait promulguer une amnistie.
Machiavel est libre mais banni de Florence. C’est dans cette situation, retiré
à la campagne, ayant tout perdu, qu’il entreprend d’écrire Le prince ainsi
que les autres œuvres qui le rendront célèbre.
• Le sujet du livre et l’intention de Machiavel
De même que le terme d’« État » (stato) ne renvoie pas à notre conception
moderne, puisque cette conception commence justement à se forger à
l’époque de Machiavel, le terme de « prince » ne renvoie pas à un titre
nobiliaire mais à une place hiérarchique et à une capacité : est prince celui
qui occupe la première place (princeps en latin) à la tête d’un État dans
lequel le pouvoir est exercé par un homme et non par des institutions
républicaines. Les premiers chapitres de l’ouvrage précisent,
progressivement, à quel type de principautés s’intéresse plus
spécifiquement Machiavel. Suivant une méthode dichotomique, il établit
que les principautés sont soit anciennes (héréditaires), soit nouvellement
acquises et, dans celles-ci, le prince rencontre plus de difficultés à conserver
le pouvoir ; elles étaient déjà sous l’autorité d’un prince ou bien elles étaient
libres et s’y maintenir présente la difficulté de devoir s’appuyer sur un
groupe de citoyens ; le prince a pris le pouvoir par ses propres armes ou
bien par les armes d’autrui et il demeure alors dans une certaine
dépendance ; enfin, le nouveau prince a acquis sa place grâce à ses qualités
ou bien grâce au concours de circonstances et, dans ce cas, il n’est assuré de
rien. Le sujet central de l’ouvrage est donc : comment exercer le pouvoir
dans une principauté, nouvellement acquise et nouvelle dans sa forme, de
façon à la conserver. Il s’agit d’un cas de figure précis qui, lorsque
Machiavel écrit Le Prince, correspond à la situation florentine, ce qui ne
l’empêchera pas de faire référence aux autres cas, par comparaison.
Derrière le sujet, il y a un enjeu. Le Prince est-il le livre d’un disgracié
désireux de retrouver des fonctions auprès des Médicis en servant leurs
intérêts ou bien, à l’inverse, adresse-t-il au peuple, de façon indirecte, la
description des rouages du pouvoir des princes afin qu’il se libère de leur
joug, ainsi que le pensera Rousseau3 ? À strictement parler, ni l’un ni
l’autre. D’une part, il s’agit bien, pour Machiavel, de retrouver une fonction
auprès du prince, mais afin de servir l’intérêt général et non le seul intérêt
particulier d’Alexandre de Médicis. Lorsque, dans sa dédicace, il annonce
lui offrir « la faculté de pouvoir, en un temps très bref, comprendre tout ce
que moi-même, en tant d’années et au prix de tant de désagréments et de
dangers, j’ai connu et compris4 », il vise un objectif plus ample, qui se
laisse entendre au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture et que
l’ultime chapitre du Prince (chap. XXVI) explicite sans équivoque en guise
de conclusion : il désire, par ses conseils, aider Alexandre à assurer la
stabilité intérieure de sa principauté et à faire de Florence un État assez
puissant pour réunir les différents États de la péninsule en une Italie forte et
autonome, dont le sort ne dépendra plus des grandes puissances étrangères.
Le Prince est ainsi un ouvrage qui prodigue, en les expliquant et en les
justifiant, des conseils sur l’action politique efficace, afin de « donner
l’occasion à un homme prudent et vertueux d’y introduire [en Italie] une
forme qui lui fît honneur à lui-même et du bien à la communauté des
hommes5 ». D’autre part, les autres écrits de Machiavel – notamment les
Discours sur la seconde décade de Tite Live – ne laissent aucun doute sur sa
préférence pour un régime républicain. Mais, suivant l’une des principales
leçons qu’il délivre dans Le Prince, agir pour le mieux, c’est-à-dire avec les
meilleurs résultats, exige de tenir compte des conditions présentes. Or,
dans les conditions présentes, une principauté bien gouvernée vaut mieux
qu’une république incapable. Machiavel vise bien un horizon où, dans les
conditions favorables, une république solide et pérenne pourra enfin
s’installer.

2. Le « réalisme politique » de Machiavel


• Les leçons de l’histoire et l’imitation des grands hommes
« Beaucoup se sont imaginés des républiques et principats dont on n’a
jamais vu ni su qu’ils existaient vraiment. »6. Ce n’est pas le chemin que
suit Machiavel dans Le Prince, et il ne fonde pas ses réflexions sur un
modèle politique utopique (i.e. « qui ne se trouve nulle part ») non plus que
sur des théories car, écrit-il : « […] puisque mon intention est d’écrire chose
utile à qui l’entend, il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité
effective de la chose que l’image qu’on en a.7 » Ses propos sont ainsi le
fruit de « la connaissance des actions des hommes grands apprises par moi
avec une longue expérience des choses modernes et une continuelle lecture
des antiques »8. C’est de l’histoire que l’on peut tirer, grâce à l’analyse des
situations, des actions et des réactions, certaines « règles » pratiques
générales. Évidemment, les situations historiques et politiques ne sont
jamais identiques mais elles peuvent présenter des points communs et l’on
peut y voir des analogies. Les analyses que Machiavel propose s’appuient
donc, tout au long de son ouvrage, sur de nombreux exemples puisés dans
l’histoire ancienne et contemporaine, pris comme des cas d’étude.
Pour quelles raisons, dans telle situation, tel prince a-t-il réussi (ou échoué)
dans ce qu’il avait entrepris ? L’art de gouverner relève de talents
personnels, c’est un don de la nature, dit Machiavel. Mais on peut aider la
nature et cultiver ce don. C’est pourquoi, « […] un homme prudent doit
toujours s’engager sur les chemins battus par de grands hommes ou imiter
ceux qui ont été très excellents9. » Encore doit-il comprendre en quoi
consiste cette imitation. En effet, il ne s’agit pas de reproduire à l’identique
une action ou un comportement mais de prendre pour modèle la vertu dont
on fait preuve les grands hommes.
• Virtù et Fortuna : la qualité du prince et le cours changeant
des choses
Le terme italien de virtù est sans doute l’un des plus employés dans toute
l’œuvre politique de Machiavel et ce qu’il recouvre est probablement la
notion centrale du Prince. De même que la vertu propre d’un couteau est de
bien couper, c’est-à-dire, selon une conception aristotélicienne, de réaliser
sa puissance déterminée à un acte, la vertu d’un prince est de bien diriger,
c’est-à-dire mener à bien les actions politiques qu’il entreprend et, par
conséquent, conserver le pouvoir. Cette vertu politique actualise de façon
synthétique un ensemble de qualités : énergie, vaillance, discernement,
adaptation, anticipation, prudence, etc. Mais ce n’est pas cette synthèse de
qualités, prise en elle-même, qui fait la vertu politique d’un prince, c’est le
choix qu’il fait de se comporter selon telle ou telle de ces qualités en
fonction de la situation qui se présente à lui. Par exemple, la
circonspection est une qualité mais elle tourne au défaut politique si la
situation exige une réaction immédiate, et inversement. « Je crois aussi
qu’est heureux [réussit] celui dont la façon de procéder rencontre la qualité
des temps et que, semblablement, est malheureux [échoue] celui dont les
procédés ne s’accordent pas avec les temps »10. La vertu du prince consiste
ainsi à agir de la façon la plus appropriée aux circonstances et les
circonstances changent au gré de la fortune.
Comme de nombreux auteurs de la Renaissance, Machiavel reprend le nom
de Fortune, l’antique déesse qui régit les coups du sort, pour désigner
l’inconstance du devenir. La fortune produit, « sans loi, ni raison »11, des
renversements de situation, tantôt pour le meilleur et tantôt pour le pire.
« La roue tourne », dit l’adage populaire. Mais, selon Machiavel, les
hommes ne sont pas les jouets passifs du sort : « […] j’estime qu’il peut
être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais que
etiam [aussi] elle nous laisse gouverner l’autre moitié ou à peu près12 ».
Parce qu’ils possèdent un libre arbitre, le destin individuel des hommes, et
des princes a fortiori, relève autant de ce qui leur advient que de ce qu’ils
font advenir. À une échelle plus générale, l’histoire n’est pas déjà écrite
dans un mystérieux plan divin, ni ne s’écrit toute seule au hasard, ce sont les
hommes, et avant tout les grands hommes, qui l’écrivent.
Puisque la fortune peut se comporter comme un « fleuve furieux » qui
dévaste tout sur son passage et réorganise le paysage13, le prince doit savoir
prévenir certains de ses débordements avant qu’ils ne se produisent, par
des lois, des dispositions, des comportements. Mais, étant donné que, par
définition, on ne peut pas prévoir ce qui est imprévisible, la prévention ne
suffit pas pour résister aux aléas des temps. C’est précisément là que se joue
l’efficacité de la vertu du prince. La fortune est une force qu’il ne peut pas
combattre directement, mais dont il peut détourner les effets ravageurs et,
mieux encore, dont il doit savoir profiter. En effet, en réagissant aux
imprévus de façon appropriée, il peut retourner la fortune à son avantage et
s’en saisir comme l’occasion d’accomplir de grandes choses. Cette
dialectique de la fortune et de la vertu, est parfaitement formulée par
Machivel lorsque, se référant aux princes excellents, il écrit : « sans cette
occasion, la vertu de leur esprit se serait éteinte et, sans cette vertu,
l’occasion serait venue en vain »14.

3. La séparation de la politique et de la morale


• Un bon prince n’est pas un prince bon
En écrivant, dans sa dédicace, qu’il se propose « d’examiner les
gouvernements des princes et de leur donner des règles », Machiavel
semble présenter son livre sous la forme des miroirs aux princes médiévaux,
qui connaissent un regain de faveur à la Renaissance, ouvrages de conseils
adressés aux souverains dans le but de leur renvoyer une image de la
perfection morale qu’ils doivent incarner. Pourtant, la matière de son
livre en prend le contre-pied. Parce que le but d’un prince est, avant toute
autre chose, d’agir efficacement à la conservation de sa principauté, et parce
que « […] il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre
que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce qu’on devrait faire apprend
plutôt sa ruine que sa conservation15 », la question de la relation entre la
politique et la morale, loin d’être absente, est traitée de façon inédite :
considérer le bien et le mal relativement à ce qu’ils produisent
politiquement, et non pas dans l’absolu. Dans une formulation paradoxale et
ironique, Machiavel demande « si du mal il est loisible de dire du bien16 ».
L’efficacité de l’action et du comportement d’un prince ne tient pas à sa
morale irréprochable. C’est même souvent le contraire et il ne doit pas faire
profession d’être bon sous peine d’aller à sa ruine, dit Machiavel
(chap. XV). César Borgia (1475-1507), à qui il se réfère en de multiples
passages du Prince et à qui il consacre même un chapitre entier (chap. VII),
est présenté comme un exemple moderne du talent politique. Il a uni la
Romagne et y a ramené la paix mais, mais pour y parvenir, il a commis des
actes que la morale réprouve. Un prince peut donc avoir à faire, en tant que
prince, ce qu’il ne voudrait peut-être pas faire en tant que personne car ce
qui se joue dans ses décisions et ses actions n’engage pas que sa personne
mais le sort de l’État et celui de ses sujets. Il doit ainsi être capable
« d’œuvrer contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la
religion […] et comme je l’ai dit plus haut, il ne doit pas se départir du bien,
s’il le peut, mais savoir prendre la voie du mal, si cela lui est nécessaire.17 »
Pour le dire autrement, le mal n’est jamais un bien, mais le prince peut user
bien du mal. Dans le chapitre VIII consacré à « ceux qui, par des
scélératesses, parvinrent au principat », Machiavel définit cependant les
critères, non moraux, du bon et du mauvais usage politique d’un mal. Les
« cruautés » bien employées sont « celles qui se font tout d’un coup, par
nécessité de se mettre en sécurité ; et si ensuite on n’y insiste pas mais
qu’on les transforme, autant que faire se peut, pour la plus grande utilité des
sujets18 ». Les crimes qui ne satisfont pas à ces critères sont politiquement
inutiles et même dangereux car, si le prince doit plutôt être craint qu’être
aimé à défaut de pouvoir être les deux, il doit surtout éviter d’être haï19.
• Savoir user de toutes les modalités de la force sans se faire
haïr
Prendre et conserver le pouvoir est une lutte permanente contre des ennemis
intérieurs et extérieurs. Or, il n’existe que deux façons de combattre, dit
Machiavel : les lois, qui sont le propre des hommes mais ne suffisent pas, et
la force, qui est le propre des bêtes. S’il veut conserver sa principauté et
réussir ce qu’il entreprend, le prince doit donc user des deux moyens et, par
conséquent, quand cela est approprié, il doit savoir agir en bête20. En tant
que bête, il devra encore être multiple et « tâchera d’être tout à la fois
renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il
n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups21 ». Ces
métaphores rappellent que la force se manifeste sous diverses modalités. La
ruse, le défaut de parole, la dissimulation et la simulation constituent bien
des forces pour l’emporter sur les adversaires, potentiels ou avérés.
Mais la force décisive d’un État, c’est sa puissance militaire. C’est pourquoi
un prince doit s’exercer en personne à l’art de la guerre, par l’entraînement
autant que par l’étude. C’est aussi pourquoi il est nécessaire qu’il institue
une armée au sein de laquelle ses sujets seront devenus des partisans
(chap. XX) plutôt que de compter sur l’armée d’un autre ou sur une armée
de mercenaires, dont le zèle et la loyauté fluctuent au gré de leurs intérêts22.

4. Une nouvelle vision de la politique


Si Le Prince est une œuvre liée à un contexte historique et politique, elle ne
s’y réduit pas et ouvre des perspectives qui dépassent ce contexte.
Machiavel construit véritablement une nouvelle représentation de la
condition politique humaine : c’est une condition difficile, mobile et
fragile, qui repose sur des rapports de forces multiples et complexes, au sein
desquels les passions l’emportent sur la raison. L’intelligence de la
politique et l’exercice du pouvoir ne dépendent plus ni d’un statut
héréditaire, ni de l’autorité d’une transcendance divine, ni d’un savoir
philosophique, ni de la morale, mais de la volonté et du talent des hommes
qui vivent en États organisés et doivent faire face aux vicissitudes
immanentes de l’histoire. En mettant en place cette conception, Machiavel
fait de la politique un champ de réflexion et d’action spécifique et
autonome. Un prince doit alors être capable de cette autonomie : s’établir
sur ce qui dépend de lui, agir en fonction du réel, s’adapter « aux temps » et
mettre de côté les considérations morales pour conserver son pouvoir et
sauver sa patrie. On peut désigner ce principe général comme la « raison
d’État23 », principe à la fois ambigu et problématique car il peut justifier les
pires moyens pour atteindre la meilleure fin. Dans la nouvelle lumière jetée
sur la réalité politique par Machiavel, il y a une part d’ombre.
Marion Lieutaud

Outils
1. Le plan de l’œuvre
Le Prince est composé d’une lettre-dédicace à Laurent de Médicis et de
vingt-six chapitres, de longueurs très diverses. Ces chapitres ne sont pas
organisés suivant le plan rigoureux d’une logique linéaire mais plutôt
suivant un dialogisme interne. C’est ainsi que des réflexions naissent
parfois dans le cours d’une argumentation et approfondissent un autre
examen sans matériellement lui faire suite. En gardant cette idée à l’esprit,
on peut toutefois, de façon plus aisée, regrouper les chapitres linéairement
selon quatre parties, de longueurs inégales :
– Une longue première partie (chap. I-XI) expose principalement quelles
sont les différentes sortes de principautés, de quelles façons elles peuvent
être acquises, quels sont les cas où se rencontrent le plus de difficultés à
les conserver et pourquoi.
– Une courte seconde partie (chap. XII-XIV) traite plus précisément des
questions militaires, des armées et de la guerre.
– Une longue troisième partie (chap. XV – XXIII) développe en détails
l’analyse des actions et comportements du prince. Ce sont ces chapitres
qui ont provoqué les critiques les plus virulentes.
– La courte dernière partie (chap. XXIV – XXVI) revient, en conclusion,
sur la situation présente. Exhortation est faite à celui qui pourrait unifier
l’Italie et la rendre capable de résister à la domination étrangère.

2. Bibliographie
• Édition de référence
Il existe de nombreuses éditions et traductions françaises de grande qualité.
Puisqu’elle est désormais disponible, il est préférable de se rapporter à
l’édition bilingue proposant le texte italien de référence :

• Le Prince, texte critique établi par Giorgio Inglese,


trad. fr. et commentaire de Jean-Louis Fournel et
Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2014.
• Machiavel sur Internet

• Il Principe (édition italienne de Luigi Firpo, Rome,


Einaudi, 1972) est consultable sur le site Edizione
IntraText CT :
http://www.intratext.com/IXT/ITA1109/_IDX008.HT
M

• Le Prince (trad. fr. de Yves Lévy, Paris, Union


générale d’éditions, coll. « 10-18 », 1962) est
consultable sur le site Les classiques des sciences
sociales :

http://classiques.uqac.ca/classiques/machiavel_nicola
s/le_prince/le_prince.html
• Études

• Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, Paris,


Vrin/Éditions de l’EHESS, coll. « Contextes », 2005.

• Marie Gaille-Nikodimov, Machiavel et la tradition


philosophique, Paris, PUF, coll. « Philosophies »,
2007.

• Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel,


Paris, Gallimard, coll. « Tel » (1972) 1986.
• Thierry Ménissier et Yves Charles Zarka,
Machiavel, Le Prince ou le nouvel art politique,
Paris, PUF, coll. « Débats philosophiques », 2001.

• Quentin Skinner, Machiavelli, Oxford, Oxford


University Press, coll. « Past Masters », 1981. Trad.
fr. de Michel Plon, Machiavel, Paris, Éditions du
Seuil, coll. « Points-Essais », 1989.

• Paul Valadier, Machiavel et la fragilité du


politique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points-
Essais », 1996.
1. Outre sa correspondance, officielle et privée, Machiavel a beaucoup écrit et dans différents
domaines : politique, histoire, philosophie, mais aussi poésie, biographie, comédie. Parmi ses
œuvres les plus célèbres, on citera les Discours sur la première décade de Tite-Live, L’art de la
guerre et la comédie La Mandragore.
2. Il s’agit du moment historique (entre 1849 et 1870) au cours duquel s’est constituée l’unification
politique de l’Italie, qui n’était jusqu’alors qu’une entité géographique.
3. Cf. Rousseau, Du contrat social, III, 6.
4. Machiavel, Le Prince, Dédicace.
5. Chap. XXVI.
6. Chap. XV.
7. . Ibid.
8. Dédicace.
9. Chap. VI.
10. Chap. XXV.
11. Cette formulation est donnée par Machiavel dans l’un de ses courts écrits littéraires, De la fortune
(Capitolo della fortuna).
12. Chap. XXV.
13. Cf. ibid.
14. Chap. VI.
15. Chap. XV.
16. Chap. VIII.
17. Chap. XVIII.
18. Chap. VIII.
19. Cf. chap. XVII.
20. Cf. chap. XVIII.
21. . Ibid.
22. Cf. chap. XII-XIV.
23. La première mention de l’expression est due à Giovanni Botero qui publiera, en 1589, De la
raison d’État (Della ragion di stato).
Quatrième partie
Philosophie classique et moderne
20
Descartes, Méditations
Métaphysiques (1641)

En 1641, René Descartes (1596-1650) a 45 ans. Il a déjà écrit de nombreux


textes fondamentaux dans diverses disciplines, bien que beaucoup n’aient
pas été publiés. Rédigées vers 1629, les Règles pour la direction de l’esprit
sont restées inachevées et n’ont été publiées que de manière posthume
en 1664. Le Traité du Monde et de la Lumière, achevé en 1633, expose la
physique de Descartes mais ce dernier en refuse la publication, peut-être par
prudence après les condamnations de Galilée. Ce n’est qu’en 1637 que
paraissent officiellement ses premiers textes, introduits par le célèbre
Discours de la Méthode, et développés par la Dioptrique (Traité d’optique),
les Météores (Traité de Physique) et la Géométrie (Traité de
Mathématique).
Malgré les publications de 1637, Descartes ne bénéficie pas encore de
l’immense notoriété que lui vaudront les Principes de la Philosophie parus
en 1644, bien que le monde philosophique et scientifique s’intéresse de près
à ses écrits. C’est donc un auteur davantage reconnu que connu – raison
pour laquelle sont jointes, au texte des Méditations, les objections de grands
philosophes de son temps auxquelles Descartes apporte systématiquement
réponses et éclaircissements – qui publie en 1641, et en latin, les
Méditations touchant la philosophie première où l’on démontre l’existence
de Dieu et l’immortalité de l’âme humaine que la postérité retiendra sous le
titre bien plus bref de Méditations Métaphysiques. Véritables méditations,
elles se présentent comme une réflexion doublée d’une contemplation par
lesquelles le sujet méditant accède de manière focalisée à certaines réalités
jugées fondamentales.
Le titre inaugural permet en outre d’identifier les deux réalités mises en
jeu : le caractère démontrable de l’existence de Dieu, ainsi que
l’immortalité de l’âme humaine. Remarquons dans ce contexte que
l’adjectif « cartésien » tel que l’entend le langage quotidien fonctionne à
rebours des ambitions réelles de Descartes : si « cartésien » signifie à
l’ordinaire adopter une sorte de scepticisme généralisé, doutant fortement
de l’existence de Dieu ou de l’âme, le cartésianisme ambitionne au contraire
de prouver que Dieu existe, que cette existence est démontrable par la
raison, et qu’il en va de même pour l’âme humaine. Rien n’est donc plus
éloigné du sens réel des textes cartésiens que le sens ordinaire de l’adjectif
« cartésien » que l’on utilise volontiers pour marquer son doute à l’égard de
l’âme et de Dieu.
Par ailleurs, ces Méditations touchent « la philosophie première », c’est-à-
dire la « science de l’être », initiée par Aristote et reprise par les
philosophes médiévaux, que Descartes, fort de ses connaissances et
découvertes en physique, juge incapable d’intégrer les nouvelles données
scientifiques. C’est donc à une refonte de l’ontologie que procèdent les
Méditations de 1641 qui, sous couvert d’un titre religieux, s’en prennent à
une certaine scolastique.
Après la publication inaugurale de 1641, une seconde édition, toujours en
latin, verra le jour en 1642, introduisant une septième série d’objections du
Père Bourdin absente de l’édition de 1641, et, plus fondamentalement,
modifiant le titre en substituant l’idée d’une « distinction réelle de l’âme et
du corps » à la promesse d’une « démonstration de l’immortalité de l’âme ».
Enfin, en 1647, le duc de Luynes publiera, avec l’accord de Descartes, une
traduction française de l’ensemble du texte validée par son auteur, ce qui
n’ira pas sans poser quelques problèmes d’interprétation car, de temps à
autre, le texte français s’écartera sensiblement du texte latin : Descartes
ayant ratifié la traduction, il sera très difficile, en présence de différences
significatives, de déterminer laquelle des deux versions – latine ou française
– est la plus proche de la pensée authentique de leur auteur.

1. Plan et tonalité de l’ouvrage


• Six Méditations, sept Objections et Réponses
Les Méditations contiennent six méditations d’inégale longueur et, peut-être
même, d’inégale importance. Elles sont précédées d’une adresse aux doyens
et aux docteurs, d’une préface, et d’une adresse du libraire au lecteur,
sachant que la préface en latin n’est présente que dans les versions de 1641
et 1642 tandis que l’adresse du libraire remplace celle-ci en 1647. Un
abrégé des Méditations précède immédiatement le texte et permet d’adopter
une vue synthétique des thèses et des arguments développés dans tout
l’ouvrage.
Suivent des objections de Caterus, prêtre catholique, du Père Marin
Mersenne (1588-1648), interlocuteur de Descartes très présent dans la
correspondance, de Thomas Hobbes (1588-1679), célèbre philosophe
anglais auteur du Léviathan, du Grand Arnauld (1612-1694), théologien
proche du jansénisme, de Pierre Gassendi (1592-1655), mathématicien et
philosophe sensualiste et libertin, de divers théologiens et philosophes, et de
Pierre Bourdin (1595-1653), jésuite influent et professeur à la Flèche où
Descartes reçut son enseignement principal.
• S’emparer philosophiquement de problèmes théologiques
L’adresse aux doyens et aux docteurs est généralement peu commentée en
dépit du fait qu’elle donne le la quant à la tonalité du texte. Descartes n’est
en effet pas théologien mais il s’empare de problèmes habituellement traités
par la théologie : Dieu existe-t-il ? Son existence est-elle démontrable ?
Qu’en est-il de l’âme humaine ?
« J’ai toujours estimé que ces deux questions, de Dieu et de l’âme,
étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par
les raisons de la philosophie que de la théologie […].1 »
Avant donc d’entreprendre pareille tâche, Descartes se doit de justifier
rationnellement sa démarche en en indiquant la légitimité du point de vue
philosophique : la pensée philosophique est habilitée à parler de Dieu, de
l’âme, et peut-être même en parle-t-elle mieux que ne le fait la théologie, ce
qui signifie que Dieu et l’âme ne sauraient être des domaines exclusivement
théologiques ; ils peuvent être traités sous une forme purement rationnelle
par la philosophie.

2. Justifier l’entreprise philosophique face à la


théologie
Une telle entreprise constitue un affront adressé à la théologie car elle ne se
justifie que si cette dernière a échoué à démontrer l’existence de Dieu et de
l’âme, nécessitant donc que la philosophie prenne le relai pour pallier les
insuffisances théologiques. Ne pouvant écrire les choses ainsi, Descartes se
trouve amené à biaiser et à écrire entre les lignes, usant d’un certain « art
d’écrire », c’est-à-dire d’une certaine manière de laisser entendre les choses
sans les écrire explicitement. Bien des passages sont ainsi porteurs d’une
franche ironie ainsi qu’en témoigne l’extrait suivant :
« Et quoiqu’il soit absolument vrai, qu’il faut croire qu’il y a un Dieu,
parce qu’il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d’autre part
qu’il faut croire les Saintes Écritures, parce qu’elles viennent de
Dieu ; et cela parce que, la foi étant un don de Dieu, celui-là même
qui donne la grâce pour faire croire les autres choses, la peut aussi
donner pour nous faire croire qu’il existe : on ne saurait néanmoins
proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on
commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle.2 »
Cet extrait donne une idée du ton de Descartes et montre à quel point, loin
d’être un auteur austère, il ne cesse d’utiliser une discrète ironie,
introduisant dans son texte de nombreux passages suscitant
(volontairement) le sourire du lecteur. Imaginant l’argument des théologiens
selon lequel la croyance en Dieu ne devrait pas tant provenir d’une
démonstration rationnelle philosophique que d’une adhésion au texte sacré
des Saintes Écritures, Descartes fait mine de se demander pour quelle raison
il faudrait accorder créance à ces dernières, et imagine à nouveau la réponse
qu’apporteraient les théologiens : c’est par un don de Dieu – la foi – que
l’on peut croire à l’existence de Dieu décrite dans les Écritures. En d’autres
termes, on ne peut accéder à l’existence de Dieu que si l’on admet dès le
départ que… Dieu existe.
Ce que décrit Descartes, et qui est censé caractériser les arguments des
théologiens, est un cercle logique qui ne peut convaincre personne. Mais –
et c’est là que joue l’ironie –, Descartes simule de ne pas y voir un cercle,
affirmant que seuls les « infidèles » pourraient y percevoir une circularité
logique. Le procédé est admirable : les erreurs logiques des théologiens sont
éventées, mais Descartes fait mine de considérer que seules de mauvaises
âmes, des « infidèles », pourraient y voir des erreurs, alors que n’importe
quel esprit rationnel et sensé les aperçoit. Par la délégitimation de la
théologie – menée du point de vue du regard du prétendu infidèle – se
trouvent du même geste légitimés les droits de la philosophie à s’emparer
de l’existence de Dieu et de l’âme.

3. Contenu des Méditations


• Le doute comme point de départ
Au cœur des Méditations se trouve la question de la confiance, de la
créance : à quelle connaissance puis-je me fier ? Si la théologie, symbole de
l’autorité par excellence, peut être contestée – à mots couverts – dès les
premières lignes, alors vers quoi puis-je me tourner pour garantir mes
savoirs ? C’est là tout l’objet de la Première Méditation qui, patiemment,
interroge les sources de nos connaissances, et se demande à chaque fois si
elles sont fiables. Les sens ? Ils m’ont trompé, ils me tromperont sans
doute ; faisons donc comme s’ils n’étaient jamais fiables. Le sentiment de
mon corps propre ? Il se peut que, me croyant éveillé, je sois en train de
dormir, et que je prenne pour réel ce qui n’est qu’un songe. Puisqu’endormi,
il m’arrive de prendre pour réel ce qui n’est qu’un rêve, il est fort possible
que, puisque je prends pour réel ce que je perçois – mon corps propre – je
sois en train de rêver.
• Douter de tout, y compris de la fiabilité de la raison
Néanmoins, même dans les rêves demeurent des principes ou des lois qui
semblent intangibles : je ne peux pas rêver d’un cercle carré, je ne peux pas
rêver de moi en dehors d’un espace nommé « étendue » par Descartes, et je
ne peux pas croire que 2 plus 3 fassent autre chose que 5. N’y a-t-il pas
alors des vérités inconditionnellement valables, que même les rêves ne
pourraient contourner ? Entre en jeu peut-être l’aspect le plus
révolutionnaire du texte cartésien : la raison elle-même devient douteuse
car, qui me dit que 2 + 3 font 5 ? C’est ma raison, assurément. Mais qui me
garantit que ma raison est fiable ? Autrement dit, il est rationnel de
considérer que 2 + 3 font 5, au sens où il est conforme à la raison de croire
cela. Mais comment garantir que ce qui est rationnel soit absolument vrai ?
Comment garantir que ce que me dit la raison est conforme à ce qui est ?
• L’hypothèse d’un Dieu trompeur
Pour résoudre cette redoutable difficulté, Descartes émet le raisonnement
suivant : ma raison ne peut être juge et partie, elle ne peut donc déterminer
par elle-même si elle est digne de confiance. Il en découle que cette
question ne pourra être résolue que si l’on remonte à la provenance de la
raison, c’est-à-dire à Dieu :
1. Soit Dieu est bon, mais alors pourquoi m’a-t-il fait sujet à l’erreur ? Si je
peux me tromper et que Dieu est bon, c’est que Dieu est faible et n’a pas
pu me doter d’une raison efficiente. Je dois alors douter de la validité des
énoncés rationnels, la faiblesse de Dieu créateur rejaillissant sur la
faiblesse de ma raison.
2. Si, inversement, je décrète que Dieu est puissant, alors le fait même que
je me trompe indique qu’il n’a pas eu la volonté de me prémunir contre
l’erreur, donc qu’il n’est peut-être pas bon. Il peut dans ce cas m’avoir
volontairement doté d’une raison déficiente, qui me fait croire des choses
fausses : 2 + 3 font peut-être 6 mais ma raison déficiente croit qu’ils font
5. Je dois, là aussi, douter de la validité des énoncés rationnels, la non-
bonté de Dieu ouvrant la porte à une création non bienveillante et donc
volontairement déficiente.
3. Si, enfin, Dieu n’existe pas ou n’est pas créateur de la raison, alors cette
dernière provient du hasard et rien ne permet de considérer qu’un produit
de la contingence présente quelque fiabilité. Là encore, je dois douter de
la validité des énoncés rationnels.
En somme, la Première Méditation nous amène à tout révoquer en doute –
ou presque : le langage, pour des raisons non explicitées, demeure valide –,
depuis ce que nous avons vu, entendu, senti, touché, goûté, jusqu’aux
énoncés les plus rationnels (physique et même mathématique), non parce
qu’ils ne sont pas rationnels mais parce que rien ne prouve que ce qui est
rationnel soit juste, tant que l’on n’a pas déterminé le degré de confiance
que l’on peut accorder à la raison. Une impression de noyade s’empare
alors de Descartes, le monde apparaissant comme précaire et s’effondrant à
chaque pas :
« comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je
suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond,
ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-
dessus. »3
• Sortir du doute : la découverte de l’ego
C’est à la Seconde Méditation que revient la lourde tâche de sortir du doute
et de trouver un terrain ferme d’où repartir. La gageure est à cet égard
énorme : en supposant qu’il existe un Dieu trompeur, qui ait pour ambition
de tromper ma raison, demeurerait-il ne serait-ce qu’une seule vérité digne
de confiance ? La réponse est heureusement positive : je puis être certain
que j’existe. En 1637, le Discours de la Méthode avait proposé une
démonstration mémorable remarquant que, pour penser, il fallait être et que,
partant, puisque je pensais, c’est que j’étais, raisonnement condensé dans la
célèbre formule « je pense donc je suis ». Mais ce raisonnement, approuvé
en 1637, se révèle insuffisant en 1641 car c’est justement un…
raisonnement. Dans les Méditations, rien ne vient garantir la fiabilité de la
raison donc des raisonnements. Le problème devient donc : puis-je être sûr
de mon existence même si ma raison n’est pas fiable, même s’il existe un
Malin Génie « qui emploie toute son industrie à me tromper » ?
Fort heureusement à nouveau, la réponse est toujours positive : moi,
j’existe, car « il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je
penserai être quelque chose. »4 En d’autres termes, il est ontologiquement
impossible qu’un trompeur trompe quelque chose qui n’existe pas ; donc, de
deux choses l’une : 1. soit il existe un Malin Génie qui me trompe sans
cesse, mais s’il me trompe, il trompe quelque chose, à savoir moi ; donc
j’existe. 2. soit il n’existe pas de Malin Génie, auquel cas rien ne trompe ma
raison, et je peux ainsi me contenter du « je pense donc je suis » puisque ma
raison est fiable.
On pourrait s’étonner que le premier résultat soit aussi banal que celui-là.
C’est pourquoi, il faut préciser que la découverte ne réside absolument pas
dans le fait que j’existe, mais dans le fait que savoir que l’on existe est le
premier savoir absolument indubitable, résistant à toute forme de doute.
Mieux encore : parce que le Moi – l’Ego – est la première réalité
découverte, elle peut faire l’objet d’une démonstration.
• L’essence de l’ego : une chose pensante
Si je sais que je suis, encore faut-il déterminer ce que je suis et passer de
l’ontologie à l’essence : je suis et je suis une « chose pensante », une res
cogitans. Penser ne doit pas ici être confondu avec la seule activité
intellectuelle : penser recouvre toutes les modalités de la vie consciente, si
bien qu’être une chose pensante signifie avoir conscience du monde sous
toutes ses formes, sensible, matérielle, imaginative, intellectuelle, bref sous
la forme de représentations. Le morceau de cire constitue à cet égard un
chef-d’œuvre d’analyse philosophique qui permet d’établir deux points : 1.
Même si le monde n’était pas réel, même si mon Ego était la seule réalité, je
n’en aurais pas moins des représentations : je peux me représenter un
morceau de cire même s’il n’existe aucune cire réelle ; 2. l’existence des
représentations confirme l’existence de l’ego car pour pouvoir se
représenter quoi que ce soit, il faut disposer d’un esprit ; l’esprit définit le
Moi ; or j’ai des représentations ; donc j’existe. Ainsi, la représentation ne
prouve jamais la réalité de ce qui est représenté (la cire) mais prouve, bien
au contraire, la réalité d’un Moi défini comme chose pensante, sans lequel
aucune représentation ne serait possible.
• Prouver l’existence de Dieu par l’idée d’infini
Descartes a donc prouvé dans la Seconde Méditation l’existence d’un Moi
défini par la raison comme chose pensante ; demeure la question de Dieu
qui se pose en ces termes : comment découvrir l’existence réelle de Dieu à
partir de la seule réalité certaine, le Moi ? Le seul moyen est d’examiner le
Moi – seule réalité valide – en tant qu’il contiendrait un signe d’une autre
réalité, et que cette autre réalité soit Dieu. C’est l’entreprise que mène
Descartes dans la Troisième Méditation où l’analyse de l’idée d’infini
révèle que seul un être réellement infini a pu placer dans l’esprit une telle
idée, ni le monde ni le Moi fini ne pouvant être à l’origine d’une telle idée.
Doit ici être compris le fait que l’idée d’infini ne saurait être un concept ;
en effet, si un concept est l’outil auquel je donne naissance par ma
puissance propre de conception – comme l’on conçoit un enfant –, l’idée
d’infini ne provient pas de moi, et n’est d’ailleurs ni comprise ni
véritablement conçue ; de ce fait, elle joue essentiellement le rôle d’un
signe, donc d’un renvoi grâce auquel je retrouve l’existence réelle de son
auteur qui, seule, explique sa présence.
C’est ainsi que se trouve prouvée l’existence d’un être infini qui a mis en
moi l’idée d’infini « comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son
ouvrage5. » Identifiant Dieu à cet être infini dont j’ai l’idée, Descartes
retrouve l’attitude méditative, s’arrêtant quelque temps « à la contemplation
de ce Dieu tout parfait6 ».
À l’issue de la Troisième Méditation, Dieu étant démontré – à deux
reprises –, l’existence de l’âme étant assurée, on peut se demander pour
quelle raison Descartes ajoute trois méditations supplémentaires dont le
contenu semble s’écarter du projet initial. Pourtant, la Quatrième
Méditation déploie une réflexion consacrée au vrai et au faux, centrée
autour de l’erreur : si l’entendement est limité, la volonté, elle, dispose d’un
pouvoir infini d’acquiescement ou de refus. De ce fait, même lorsque
l’entendement ne dispose pas de la lumière nécessaire pour juger, la volonté
peut donner son assentiment à ce jugement, et telle est la source de l’erreur.
Autrement dit, parce que la volonté ne se trouve nullement contrainte par
l’entendement, elle peut outrepasser ses limitations, non pas au sens où elle
jugerait mieux que lui mais au sens où elle par son pouvoir infini, elle
s’affranchit de toute prudence pour adhérer à un énoncé que l’entendement
ne lui permet pourtant pas de comprendre ni de vérifier. Toute erreur
s’apparente à cet égard à une faute, dans la mesure où je ne puis me tromper
que par un manque de retenue de la volonté, ce qui fait de l’erreur un
problème moral plus que cognitif.
• Erreur et vérité
La vérité fait, elle aussi, l’objet d’une profonde analyse : à ce stade des
Méditations, aucune réalité n’est certaine, à l’exception de Dieu et du Moi.
Dans ces conditions, la vérité ne peut être définie comme adéquation de la
pensée au monde extérieur, puisque rien ne prouve la réalité de ce dernier.
Il en découle que la vérité n’est plus appréhendée comme adéquation entre
ma pensée et le monde extérieur mais devient une manière pour l’esprit
d’apercevoir la clarté de ses propres énoncés, l’énoncé vrai n’étant pas celui
qui s’accorde à une réalité extérieure mais celui dont l’esprit aperçoit la
pleine évidence.
La Cinquième Méditation prolonge cette réflexion consacrée au vrai et au
faux en établissant avec fermeté les critères du vrai selon la clarté et la
distinction. L’application la plus remarquable de ce critère est réservée à
l’Être parfait (parfait signifie achevé, complet), c’est-à-dire à Dieu : il
m’apparaît clairement et distinctement qu’il appartient à l’essence de Dieu
d’être existant, donc que l’existence fait partie de sa définition conceptuelle
car il est plus parfait d’être que de ne pas être, si bien qu’un être parfait ne
saurait ne pas être. Néanmoins, cela ne veut pas dire que Dieu existe mais
que, conceptuellement, je ne peux pas me représenter Dieu autrement
qu’existant.
• Redémontrer l’existence de Dieu
Toutefois, il se trouve que le concept de Dieu est le seul que j’appréhende
comme contenant l’existence ; d’où vient la singularité de ce concept ? De
la réalité de Dieu lui-même contraignant mon esprit : c’est parce que la
réalité de Dieu dicte le contenu de ce que je peux penser à son sujet que je
ne peux pas me le représenter autrement que comme existant ; comprendre
cette singularité du concept de Dieu, c’est comprendre que Dieu existe
réellement. Contrairement à un contresens trop souvent répandu, Descartes
ne dit donc pas que Dieu existe parce que je le conçois comme existant ;
c’est inversement parce que Dieu existe réellement, et qu’il détermine ce
que je peux penser de lui, que je ne peux conceptuellement le penser que
comme existant et ainsi comprendre, si j’analyse mes concepts, qu’il existe
réellement.
• Démonstration indirecte de la réalité du monde
La Sixième Méditation, quantitativement la plus longue, ambitionne de
démontrer la distinction réelle de l’âme et du corps ainsi que l’existence
réelle du monde à partir du fait que Dieu n’est pas trompeur. Argumentant
moins en faveur de la bonté de Dieu qu’en faveur de son absence de malice,
cette méditation en déduit que, si Dieu n’est pas mauvais, il n’est aucune
raison de penser qu’il ait toléré une aussi grave erreur que celle de croire
qu’il y aurait un monde s’il n’y en avait pas réellement un. Partant, si Dieu
n’est pas trompeur, il est raisonnable de penser que le monde extérieur est
bel et bien réel ; du même geste, il devient raisonnable d’accorder notre
créance à l’existence du monde, en dépit des acquis de la Première
Méditation.

Conclusion
Mystérieuses, géniales et sinueuses, les Méditations constituent à n’en pas
douter le chef-d’œuvre philosophique de Descartes : fortement inspirées
d’images baroques – le doute, l’hyperbole, le Malin Génie, l’infinité divine,
etc. –, elles reproduisent le cheminement d’un esprit qui se livre dans sa
plus émouvante intimité. Loin de n’être que théoriques, elles invitent à une
expérience personnelle permettant d’éprouver l’intrinsèque précarité du
monde, le sentiment d’effondrement de toute réalité stable alors que menace
à chaque instant la possibilité que nous vivions dans un théâtre d’illusions.
Ce n’est qu’en affrontant cette possibilité pour mieux la dépasser que
s’offrira la contemplation de Dieu libératrice, et ce nonobstant « l’infirmité
et […] la faiblesse de notre nature. »7
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence : Descartes, Œuvres


complètes, sous la direction de Jean-Marie Beyssade
et Denis Kambouchner, Tome 4, deux volumes, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2018.

• Édition de référence habituelle : René Descartes,


Œuvres complètes, volume IX, édition d’Adam et
Tannery, Paris, Vrin, 1996.
• Pour les notes, consulter : Descartes, Œuvres
Philosophiques, Tome II, édition de Ferdinand
Alquié mise à jour par Denis Moreau, Paris, Garnier,
2010, p. 375-1097.

• L’édition de poche bilingue établie par Michelle et


Jean-Marie Beyssade, de grande qualité, est vivement
recommandée : Descartes, Méditations
Métaphysiques, présentation par Michelle et Jean-
Marie Beyssade, Paris, GF, 1979.

• Michelle Beyssade a proposé une traduction


littérale du texte latin, montrant les écarts pris par le
duc de Luynes : Descartes, Méditations
Métaphysiques, Paris, LGF, 1990.
• Introductions générales à Descartes

• Ferdinand Alquié, Leçons sur Descartes. Science et


Métaphysique chez Descartes, Paris, la Table ronde,
2017.

• Ferdinand Alquié, Descartes. L’homme et l’œuvre,


Paris, La Table ronde, 2017.

• Thibaut Gress, Apprendre à philosopher avec


Descartes, Paris, Ellipses, 2009.
—, Dictionnaire Descartes, Paris, Ellipses, 2018.

• Pierre Guenancia, Lire Descartes, Paris, Gallimard,


§ coll. « Folio-essais », 2000.

—, La voie des idées. De Descartes à Hume, Paris,


PUF, 2015, p. 15-47.
• Lectures des Méditations Métaphysiques

• Jean-Marie Beyssade, Descartes au fil de l’ordre,


Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2001.

• Jean-Marie Beyssade et Jean-Luc Marion (dir.),


Descartes, objecter et répondre, Paris, PUF, 1994.

• Thibaut Gress, Leçons sur les Méditations


Métaphysiques. Baroque et art d’écrire, Paris,
Ellipses, 2013.

• Denis Kambouchner, Les Méditations


Métaphysiques de Descartes. Introduction générale,
première Méditation, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2005.
1. René Descartes, Méditations Métaphysiques, AT, IX, 4 ; FA II, 383 ; OC IV-1, 71 ; GF, 35.
La manière de citer Descartes est unifiée de manière mondiale autour de l’édition de référence établie
par Charles Adam et Paul Tannery, définitivement publiée en 1913 et rééditée chez Vrin en 1996 en
onze volumes. On cite donc toujours en premier cette édition indiquée par les initiales des éditeurs
(AT) suivie du numéro de volume, puis du numéro de page. Nous ajoutons après une référence à la
remarquable édition de Ferdinand Alquié (notée FA) parue chez Garnier en trois volumes et
rééditée en 2010. FA II, 382 signifie ainsi : deuxième volume de l’édition d’Alquié, page 382.
Viennent de paraître en outre chez Gallimard, dans la collection « Tel », les deux volumes
consacrés aux Méditations Métaphysiques au sein de l’édition des œuvres complètes dont elles
forment le quatrième tome en deux volumes ; nous abrégerons cette édition par OC-IV, suivi du
numéro de volume puis de page. Enfin, nous mentionnons également la très bonne édition de
Michelle et Jean-Marie Beyssade par le sigle GF suivi du numéro de page.
2. Ibid., AT, IX, 4-5 ; FA II, 383-384 ; OC IV-1, 71-73 ; GF, 35-36.
3. Ibid., AT IX, 18 ; FA II, 414 ; OC IV-1, 117 ; GF, 71.
4. Ibid., AT IX, 19 ; FA II, 415 ; OC IV-1, 119 ; GF, 73.
5. Ibid., AT IX, 41 ; FA II, 453 ; OC IV-1, 169 ; GF, 129.
6. Ibid., AT IX, 41 ; FA II, 454 ; OC IV-1, 171 ; GF, 131.
7. Ibid., AT IX, 72 ; FA II, 505 ; OC IV-1, 243 ; GF, 211.
21
Descartes, Passions de l’âme (1649)

Écrit en français et dédié à la princesse Elisabeth de Bohême avec lequel


Descartes entretenait une correspondance suivie, le Traité des Passions de
l’âme se présente comme le dernier ouvrage publié par son auteur, et
apparaît comme une explication rétrospective du sens de son œuvre. Paru
en 1649, il propose en effet de résoudre la question si difficile des rapports
entre l’âme et le corps en analysant, c’est-à-dire en décomposant,
l’ensemble des passions humaines.
L’ouvrage s’inscrit ainsi dans une double généalogie : d’abord, il synthétise
d’une manière remarquable l’ensemble des problèmes soulevés avec
Elisabeth depuis 1643, problèmes abordant les questions de la vie bonne, du
bonheur, et des passions ; Descartes apporte dans ce Traité de nombreuses
réponses aux questions que lui soumettait la Princesse. Mais les Passions de
l’âme apportent également de notables précisions à l’intime complexion de
l’âme et du corps qui, dès la Sixième Méditation, était appelée « union1 ».

1. La troisième « notion primitive » : l’union de


l’âme et du corps
Le premier mérite des Passions de l’âme est de réfuter de manière définitive
l’idée d’un Descartes dualiste qui ferait de l’âme immatérielle et du corps
matériel des substances radicalement séparées, et qui ne se rencontreraient
qu’incidemment. S’il est vrai que nous sommes amenés à nous représenter
l’âme comme séparée du corps, séparation qui relève de la représentation, il
est peut-être encore plus vrai que nous sommes également amenés à nous
représenter leur union. La Lettre du 21 mai 1643 apparaît comme
indispensable à qui veut comprendre la logique à l’œuvre dans les Passions
de l’âme : alors qu’Elisabeth avait demandé à Descartes comment une âme
immatérielle pouvait mouvoir un corps matériel, Descartes s’était trouvé
face à la nécessité de poser que, outre la distinction de l’âme et du corps,
devait être pensée leur « union, de laquelle dépend celle de la force qu’a
l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses
sentiments et ses passions.2 »
Cela signifie que si l’on s’en tenait à la seule distinction de l’âme et du
corps, on ne comprendrait en effet pas comment l’âme pourrait
volontairement mouvoir le corps ni comment les états du corps pourraient
susciter certains états de l’âme ; Descartes pose donc une « notion
primitive », c’est-à-dire une connaissance ne dépendant d’aucune autre,
permettant de sentir cette intime mixtion de l’âme et du corps à partir de
laquelle la vie passionnelle et sentimentale devient intelligible. Que ce soit
une notion primitive signifie que l’union de l’âme et du corps ne consiste
pas en une synthèse construite de l’âme et du corps, car, si tel était le cas,
elle serait une notion dérivée, présupposant de connaître d’abord l’âme et le
corps comme distincts, puis de les assembler. Loin de ce procédé de
composition, Descartes montre au contraire que, à côté de la connaissance
distincte de l’âme comme chose pensante et du corps comme chose étendue,
existe une troisième notion primitive qui, comme telle, ne consiste pas en un
assemblage synthétique des deux premières notions, mais apparaît au
contraire d’emblée comme une association intime psychosomatique.
Par conséquent, la question d’Elisabeth est quelque peu mal posée car elle
oublie le fait même de l’union : se demander comment l’âme peut mouvoir
le corps, c’est présupposer qu’il y a deux substances distinctes, dont l’action
de l’une sur l’autre paraît incompréhensible, et ne pas voir qu’il y a
également une union intime tout aussi vraie que la distinction. De ce fait, il
ne faut pas se demander comment l’âme, comme substance distincte du
corps, peut agir sur ce dernier, mais il faut au contraire partir de l’union
primitive de l’âme et du corps, et sonder ses effets.
Le paradoxe qu’utilise ici Descartes, et qui est si compliqué à comprendre,
est le suivant : en physique, il n’y a pas de forces internes aux corps, et on
ne doit pas rechercher de qualités occultes qui mouvraient de l’intérieur les
corps physiques. En revanche, dans le domaine métaphysique où existe
l’union primitive de l’âme et du corps, l’interdit que Descartes avait posé en
physique tombe : il est légitime et même nécessaire de sentir la force
interne de l’âme mouvant le corps, force qui, loin de s’exercer de manière
externe sur ce dernier, génère son mouvement dans son immanence même.
Ce point est explicité dans les Passions de l’âme où Descartes écrit que
« l’âme est véritablement jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas
proprement dire qu’elle soit en quelqu’une des parties à l’exception des
autres, à cause qu’il est un et en quelque façon indivisible.3 » Outre le
développement logique de la notion d’union présent dès les Méditations, il
retrouve l’intuition exposée dans le § 189 de la quatrième partie des
Principes de la Philosophie.

2. Ce que signifie la notion de « passion »


La notion de passion ne peut être comprise sans celle d’union ; la passion
est la conséquence immédiate de la conception cartésienne de l’union de
l’âme et du corps. S’il y a union, alors l’intimité de l’âme et du corps est
telle que, non seulement, l’âme peut mouvoir de l’intérieur le corps mais, de
surcroît, le corps peut transmettre à l’âme ses propres états. Cette
transmission à l’âme des états du corps constitue proprement ce que
Descartes appelle « passion de l’âme », et qu’il définit ainsi :
« il me semble qu’on peut généralement les définir des perceptions,
ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte
particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées
par quelque mouvement des esprits.4 »
Les esprits ne doivent pas être confondus avec l’esprit, la mens ; ils
désignent dans le cas présent les esprits animaux, c’est-à-dire la
transmission par le sang d’informations sur les mouvements du corps,
« animaux » signifiant ici « animés » et « animants ». En outre, on
comprend qu’il n’existe pas de passion en-soi : toute passion est un point de
vue, c’est-à-dire qu’il n’y a de passion que si l’on décide d’adopter le point
de vue de l’âme qui est comme affectée par le corps, au sens où elle en
reçoit les informations par le biais des esprits animaux. Mais si l’on adoptait
le point de vue de ces derniers, il s’agirait non plus d’une passion mais
d’une action de type causal, ce que rappelle Descartes dès le premier article
du Traité :
« Et pour commencer, je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive
de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion
au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui
fait qu’il arrive. En sorte que, bien que l’agent et le patient soient
souvent fort différents, l’action et la passion ne laissent pas d’être
toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux
divers sujets auxquels on la peut rapporter.5 »

3. Les six passions primitives


Une fois définies, les passions vont faire l’objet d’une analyse de plus en
plus subtile au cours du Traité. La première distinction que propose
Descartes porte sur leur objet : certaines nous permettent de nous
représenter des états du corps comme la faim, la soif, la douleur, la chaleur,
etc., et sont exposées dans l’article 24. D’autres, quoique excitées, comme
les premières, par les objets matériels et par l’état du corps au contact de ces
objets, portent sur l’âme elle-même : la joie, la colère, la tristesse, etc.,
relèvent de ce second cas de figure qui procède d’une certaine illusion en
ceci qu’il en occulte la cause réelle. En effet, toute passion est causée par
des objets extérieurs qui affectent le corps d’une certaine manière, mais
cette causalité réelle n’est pas aperçue et l’âme croit, à tort, qu’elle est la
cause des états passionnels qui l’envahissent : elle ne voit pas la causalité
matérielle et corporelle de la joie, de la tristesse ou encore de la colère et
s’en attribue l’efficience de la cause. L’article 25 détaille cette illusion et
fait de ce second type de passions les véritables passions de l’âme.
C’est la raison pour laquelle le dénombrement des passions auquel se
livre la seconde partie du Traité parvient à établir six passions primitives
qui, toutes, ont l’âme pour objet. Il s’agit de l’admiration, de l’amour, de la
haine, du désir, de la joie et de la tristesse ; « toutes les autres, écrit
Descartes, sont composées de quelques-unes de ces six, ou bien en sont des
espèces.6 » Il s’agira donc de décrire et de définir précisément chacune de
ces six passions primitives et de montrer comment, par leur composition,
naissent d’autres passions complexes.

4. Transmettre à l’âme les états du corps : le rôle


de la glande pinéale
On pourrait néanmoins se demander comment il est possible, concrètement
parlant, que le corps transmette à l’âme des informations sur son propre
état. Certes, l’union permet de penser l’intimité de la présence de l’âme à
même le corps mais il n’en demeure pas moins que l’âme est immatérielle
et que le corps, lui, est matériel. Il faut donc concevoir une sorte de point de
jonction où s’effectue la transmission de l’information ; si l’âme est en effet
unie à tout le corps puisqu’elle n’est pas localisée à un endroit précis – ce
que nous apprend l’union –, il n’en demeure pas moins que le corps, lui,
doit concentrer l’information nerveuse sur son propre état, et ne peut la
transmettre qu’à un endroit lui-même localisé.
Depuis longtemps, Descartes avait eu à cœur de montrer que si l’âme est
unie au corps en son entier, « elle exerce néanmoins ses principales
fonctions dans le cerveau » car « c’est là non seulement qu’elle entend et
qu’elle imagine, mais aussi qu’elle sent.7 » L’article 31 des Passions de
l’âme reprend et précise cette thèse en montrant que l’âme exerce ses
fonctions à l’égard d’une petite partie du cerveau « qui est une certaine
glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement
suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités
antérieures ont communications avec ceux de la postérieure, que les
moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le
cours de ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui
arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les
mouvements de cette glande.8 »
Appelée « glande pinéale » en raison de sa forme proche d’une pomme de
pin, elle devient « le siège principal de l’âme » au milieu du cerveau, à
partir duquel elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise des
esprits animaux, des nerfs et du sang. C’est donc par elle que s’effectue
concrètement la transmission de l’état du corps à l’âme, ce qui revient à dire
que, d’une part, l’état du corps précède la connaissance passionnelle de
l’âme, et que, d’autre part, si l’âme prise pour elle-même n’a rien de
matériel, elle n’en connaît pas moins, du point de vue de l’union, un lieu
privilégié de contact avec le corps, lieu qui n’est autre que cette glande
pinéale.

5. Quelques passions remarquables


• L’admiration
Première des six notions primitives, l’admiration contient, d’une certaine
manière, toutes les autres. « Première de toutes les passions9 », « subite
surprise de l’âme10 », elle s’apparente à l’étonnement et à la surprise, et
désigne le fait que l’âme n’ait pas anticipé l’objet qu’elle rencontre. Pour
être émue, c’est-à-dire mise en mouvement par le corps, l’âme ne doit donc
pas prévoir ce qui se produit car, si elle pouvait tout anticiper, elle n’aurait
jamais affaire qu’à sa propre anticipation, et ne se laisserait jamais
surprendre par un objet imprévu qui affecterait le corps d’une certaine
manière. C’est pourquoi, l’admiration constitue la passion matricielle de
toutes les autres.
• La colère
Non primitive, la colère constitue pourtant une passion singulière : définie
comme une « espèce de haine ou d’aversion que nous avons contre ceux qui
nous ont fait quelque mal, ou qui ont tâché de nous nuire11 », elle mobilise
le désir de vengeance autant que l’amour-propre, et convertit le
bouillonnement du sang bilieux en haine envers celui qui nous a nui.
Violente, menant au mécontentement autant qu’à l’agressivité, cette passion
semble en elle-même néfaste, et c’est en cela qu’elle présente quelque
singularité car Descartes ne condamne jamais les passions pour elles-
mêmes. Mais, dans le cas de la colère, il semble faire une exception et,
aussitôt après l’avoir analysée, il se trouve comme acculé à lui opposer un
remède : contre cette passion par nature excessive (art. 203), seule convient
la générosité permettant de retrouver la maîtrise de soi.
• La générosité
Bien que la générosité ne soit pas une passion primitive, elle n’en joue pas
moins un rôle crucial au sein du Traité, et se trouve convoquée contre la
colère pour rétablir « l’empire absolu sur soi-même.12 ». « Clef de toutes les
autres vertus », elle constitue « un remède contre tous les dérèglements des
passions »13, car elle permet de reconnaître la puissance du libre arbitre,
c’est-à-dire la puissance de la maîtrise par le sujet de sa volonté propre
(art. 152). Elle est à cet égard le fondement de l’estime de soi car, s’estimer
soi-même ne consiste pas tant à contempler sa gloire, sa richesse ou ses
honneurs qu’à prendre conscience de la maîtrise de la volonté dont l’âme
est capable.
« Ainsi, écrit Descartes, je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un
homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer,
consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui
véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses
volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé, sinon pour ce qu’il
en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et
constante résolution d’en bien user […].14 »
Mais en quoi la générosité est-elle alors une passion ? À l’image de
l’orgueil et de la bassesse qui sont intrinsèquement liés à des manifestations
corporelles et comportementales de boursouflures et d’excès, la générosité
ainsi que l’humilité (art. 160) procèdent des mouvements des esprits
animaux, de ces mouvements qui, fermes et constants, amènent à se penser
soi-même comme aimable, ce qui donne lieu à la générosité (jugement
juste) ou à l’orgueil (jugement faux), ou, qui, faibles et inconstants, amènent
à se mésestimer soi-même, de manière toujours injuste, soit sous la forme
de l’humilité, soit sous celle de la bassesse.

6. Portée éthique des passions


Les passions remettent-elles en cause la souveraineté du sujet conduisant sa
vie ? Signent-elles l’impossibilité pour l’âme de gouverner le corps ?
Montrent-elles l’empire du corps et de nos « humeurs », au sens
physiologique, sur notre rapport au monde ? Oui et non. Descartes adopte
une position subtile qui différencie le droit du fait. Dans les faits, il est
certain que l’âme pâtit des états du corps, et qu’elle y est empiriquement
soumise la plupart du temps.
Mais, d’un autre côté, Descartes ne condamne jamais les passions pour
elles-mêmes, à l’exception peut-être de la colère, et n’y voit pas la marque
du mal car elles sont le résultat de l’union, et l’union ne saurait être
mauvaise en-soi. Les passions sont ainsi « toutes bonnes de leur nature » et
« nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès.15 »
Même la colère n’est pas, en-soi mauvaise quant à sa nature mais ne l’est
que relativement à sa quantité, c’est-à-dire à son intensité ; c’est l’excès qui,
en elle, est condamnable, plus que sa nature comme telle. De ce fait,
l’examen des passions permet de montrer que l’homme est moins soumis à
une nature peccamineuse – pécheresse – qui serait dictée par son corps,
qu’il ne risque d’adopter, en fait, un mauvais usage des passions, ce qui
revient à dire qu’il risque de mal user de son libre arbitre.
C’est pourquoi la générosité constitue, en droit et en fait, la clé du remède
aux excès et aux mésusages des passions, car c’est elle qui permet
d’« acquérir un empire très absolu » sur les passions, « si l’on employait
assez d’industrie à les dresser et à les conduire »16 en vue d’en éviter
l’excès, par la connaissance juste du pouvoir du libre arbitre.
Conclusion
L’originalité de Descartes dans ce Traité est donc multiple. Il rompt d’abord
avec l’approche scolastique de la passion qui faisait de celle-ci une passivité
de l’âme à l’égard du bien ou du mal ; Descartes modifie radicalement la
relation de la passivité : l’âme n’est plus passive à l’égard du bien ou du
mal mais à l’égard du corps lui-même ; ce dernier devient la matrice des
états de l’âme qui pâtit littéralement de ceux-ci et les convertit en passions
via la glande pinéale. Il rompt ensuite avec la perspective spécifiquement
théologico-morale du cadre passionnel : à aucun moment n’apparaît le
problème du péché, de la nature peccamineuse de l’homme, mais à chaque
instant transparaît une dimension éthique où la question de la maîtrise de la
volonté par la force de l’âme s’apparente à l’authentique vertu qu’exprime
la générosité. En d’autres termes, il arrache la question des passions à la
sphère de la morale comme détermination du bien et du mal pour la rendre à
celle, plus antique, de l’éthique et de la maîtrise de soi par la
compréhension de la puissance autonome de l’arbitre. Enfin, il utilise une
conception de l’union tout à fait révolutionnaire qui permet de comprendre
à quel point, loin d’adopter une perspective dualiste, il conçoit l’homme
comme une unité qui n’est en aucun cas une composition ni même une
unification de substances mais bien plutôt une entité une et indivisible.
Ce Traité aura une immense postérité, dont la plus visible est sans aucun
doute celle qu’exprimera Spinoza dans l’étude des passions que propose
l’Éthique qui, à l’image de celle de Descartes, délie totalement celles-ci de
la question du bien et du mal pour les relier à la problématique de la force et
de la puissance. Mais il ne faut pas oublier non plus l’atmosphère que crée
Descartes et qui se retrouve chez les moralistes ; lorsque La Rochefoucauld,
dans ses Maximes, affirme que « toutes les passions ne sont autre chose que
les divers degrés de la chaleur et de la froideur du sang » (maxime 564), ou
encore que les humeurs, à savoir les états physiologiques du sang, de la bile
et de la pituite, « gouvernent le monde » (maxime 435) avec la fortune, il
est difficile de ne pas y voir la marque du psychosomatisme cartésien,
reprise et digérée par la pensée moraliste qui portera l’analyse sociale des
passions à son acmé.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence à paraître : René Descartes,


Œuvres complètes, Tome VII, Paris, Gallimard,
coll. « Tel ».

• Édition actuelle de référence : René Descartes,


Œuvres complètes, volume XI, édition d’Adam et
Tannery, Paris, Vrin, 1996.

• Pour les notes, consulter : Descartes, Œuvres


philosophiques, Tome III, édition de Ferdinand
Alquié, Paris, Garnier, 2010, p. 939-1103.

• René Descartes, Les Passions de l’âme, édition de


Geneviève Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1970.

—, Les Passions de l’âme, édition de Pascale d’Arcy,


Paris, GF, 1998.
—, Les Passions de l’âme, édition de Benoît
Timmermans, Paris, LGF, 1990.

—, Les Passions de l’âme, Paris, Gallimard,


coll. « Tel », 1988.

• Introductions générales à Descartes

• Ferdinand Alquié, Leçons sur Descartes. Science et


Métaphysique chez Descartes, Paris, la Table ronde,
2017.

• Ferdinand Alquié, Descartes. L’homme et l’œuvre,


Paris, La Table ronde, 2017.

• Thibaut Gress, Apprendre à philosopher avec


Descartes, Paris, Ellipses, 2009.

—, Dictionnaire Descartes, Paris, Ellipses, 2018.

• Pierre Guenancia, Lire Descartes, Paris, Gallimard,


coll. « Folio-essais », 2000.

—, La voie des idées. De Descartes à Hume, Paris,


PUF, 2015, p. 15-47.
• Lectures des Passions de l’âme
• Philippe Drieux et Delphine Kolesnik-Antoine,
Descartes. Les Passions de l’âme, Paris, Ellipses,
1998.

• Thibaut Gress, Descartes, admiration et sensibilité,


Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2013.

—, « Ce qu’écrire veut dire. Approche de la modestie


cartésienne », Implications philosophiques, 3 février
2014 :

http://www.implications-philosophiques.org/varia/ce-
quecrire-veut-dire/

• Thibaut Gress, « La colère entre péché et passion


ou comment j’ai appris à maîtriser l’échauffement de
la bile », Implications philosophiques, 22 décembre
2016 :

https://www.implications-
philosophiques.org/actualite/une/la-colere/

• Pierre Guénancia, Liberté cartésienne et


découverte de soi, Paris, Encre marine, 2013.

• Denis Kambouchner, L’homme des passions.


Commentaires sur Descartes, 2 volumes, Paris,
Albin-Michel, 1995.

• Carole Talon-Hugon, Les passions rêvées par la


raison. Essai sur la théorie des passions de
Descartes et de quelques-uns de ses contemporains,
Paris, Vrin, 2002.
1. René Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, AT IX, 64 ; FA II, 492.
La manière de citer Descartes est unifiée de manière mondiale autour de l’édition de référence établie
par Charles Adam et Paul Tannery, définitivement publiée en 1913 et rééditée chez Vrin en 1996 en
onze volumes. On cite donc toujours en premier cette édition indiquée par les initiales des éditeurs
(AT) suivie du numéro de volume, puis du numéro de page. Nous ajoutons après une référence à la
remarquable édition de Ferdinand Alquié (notée FA) parue chez Garnier en trois volumes et
rééditée en 2010. FA II, 382 signifie ainsi : deuxième volume de l’édition d’Alquié, page 382.
2. René Descartes, Lettre du 21 mai 1643 à Elisabeth, FA III, 19.
3. René Descartes, Passions de l’âme, I, art. 30, AT XI, 351 ; FA III, 976.
4. René Descartes, Passions de l’âme, I, art. 27, AT XI, 349 ; FA III, 974.
5. Ibid., I, art. 1, AT XI, 328 ; FA III, 952.
6. Ibid., II, art. 69 ; AT XI, 380 ; FA III, 1006.
7. René Descartes, Principes de la Philosophie, IV, § 189 ; AT IX-II, 310 ; FA III, 503-504.
8. René Descartes, Passions de l’âme, I, art. 31, AT XI, 352 ; FA III, 977-978.
9. Ibid., II, art. 53, AT XI, 373 ; FA III, 999.
10. Ibid., II, art. 70, AT XI, 380 ; FA III, 1006.
11. Ibid., III, art. 199, AT XI, 476 ; FA III, 1093.
12. Ibid., III, art. 203, AT XI, 481 ; FA III, 1097.
13. Ibid., III, art. 161, AT XI, 454 ; FA III, 1074.
14. Ibid., III, art. 153, AT XI, 445-446 ; FA III, 1067.
15. Ibid., III, art. 211, AT XI, 485 ; FA III, 1100-1101.
16. Ibid., I, art. 50, AT XI, 369 ; FA III, 996.
22
Hobbes, Léviathan (1651)

En 1651, Thomas Hobbes, alors âgé de 63 ans, publie en anglais Le


Léviathan, traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république
ecclésiastique et civile. L’ouvrage, dès sa parution, est l’objet de vives
attaques, il est déclaré « impie ». L’édition en anglais est suivie d’une
édition en latin, qui ne paraîtra qu’en 1668, intégrée aux Opera
philosophica omnia de l’auteur alors âgé de 80 ans. Nous citerons la
traduction de l’édition anglaise de François Tricaud publiée aux éditions
Sirey, en 1971, la traduction latine due à François Tricaud pour les trois
premiers livres et à Martine Pécharman pour la quatrième livre a, quant à
elle, été publié en 2004 par les éditions Vrin et Dalloz. Si le traité de
Hobbes est déclaré « impie », c’est qu’il ne se présente en aucune manière
comme un traité politique, mais bien comme un traité théologico-politique,
son titre l’indiquant de manière explicite. Il ne s’agit pas en effet d’un
« traité de la république civile », mais bien d’un « traité de la république
ecclésiastique et civile », le mot « ecclésiastique » précédant le mot
« civil ». Le traité est divisé en quatre parties :
1. De l’homme, p. 3-172 (édition latine, p. 15-138).
2. De la République, p. 173-394 (De la cité ou république dans l’édition
latine, p. 139-268).
3. De la République chrétienne, p. 395-624 (De la cité chrétienne dans
l’édition latine, p. 269-448).
4. Du royaume des Ténèbres, p. 625-724 (édition latine : p. 449-500).
La troisième partie est en volume aussi importante que la seconde et même
plus importante en volume dans l’édition latine. Dans la perspective
soutenue par Hobbes, l’Église et l’État ne se distinguent pas, la
communauté ecclésiastique, l’Église, n’est pas autre que la communauté
politique, l’État, car si elles étaient autres, les membres de l’État pourraient
s’autoriser de l’État pour ne pas remplir leurs devoirs de membres de
l’Église, les membres de l’Église pourraient s’autoriser de l’Église pour ne
pas remplir leurs devoirs de citoyens et, pis encore, s’opposer au pouvoir
souverain de la république. Chez Hobbes, à la différence des républicains
anglais de son temps, le mot « république » ne nomme pas un type de
régime politique opposé à la monarchie (opposition qui a sa source dans le
républicanisme romain, une des références majeures du républicanisme
anglais du XVIIe siècle), il nomme l’État (la même entente se retrouvera plus
tard chez Kant). Ainsi, dans son traité, le philosophe anglais parle-t-il des
républiques monarchiques, aristocratiques et démocratiques.
Qu’en est-il du projet de Hobbes dans Le Léviathan ? Vico l’a caractérisé de
la manière suivante dans Les principes d’une science nouvelle relative à la
nature commune des nations, en le présentant comme un échec :
« Sa tentative fut aussi magnanime que malheureuse quand il crut
enrichir la philosophie grecque de cette importante partie qui lui avait
certainement fait défaut qui était de considérer l’homme dans la
société du genre humain tout entière.1 »
Si l’on suit les propos explicites de Hobbes dans Le Léviathan, il s’agit bien
pour lui d’établir pour la première fois la science de l’État dont il affirme
explicitement qu’elle n’existe pas encore, science qui n’a en rien à envier à
la géométrie, d’autant plus qu’elle en est très proche. Ainsi affirme-t-il dans
le livre II :
« La science de l’établissement et du maintien des Républiques
repose, comme l’arithmétique et la géométrie, sur des règles
déterminées ; et non comme le jeu de paume sur la seule pratique.
Mais ces règles, les pauvres n’ont pas le loisir de les inventer ; quant à
ceux qui auraient ce loisir, il leur a manqué pour cela, soit la curiosité,
soit la méthode.2 »

1. La science de la construction de l’État


La science de l’État n’est en rien une connaissance descriptive des États,
qui ne mérite que le nom d’histoire, mais pas celui de science, elle est une
connaissance théorique de la construction de l’État. C’est que savoir
scientifiquement au plus haut niveau pour Hobbes, c’est construire ou, en
d’autres termes, pouvoir. Hobbes différencie en effet les sciences, reprenant
une distinction médiévale qui remonte à Aristote, en science par les causes,
ou science a priori, et science par les effets, ou science a posteriori. Les
premières sont apodictiques, les secondes sont hypothétiques. Les sciences
a priori sont des sciences dont les objets sont produits par nous, le modèle
explicite en est la géométrie comme l’indique le livre I du Léviathan :
« Il n’est rien de si absurde qu’on ne puisse trouver dans les livres des
philosophes. Et la raison en est manifeste : aucun d’entre eux ne fait
partir son raisonnement des définitions, c’est-à-dire de l’explication
des dénominations qu’il va utiliser. Une telle méthode n’a été
employée qu’en géométrie : et c’est ainsi que les conclusions de cette
science sont rendues indiscutables.3 »
En géométrie, savoir, c’est faire. Si les géomètres ont une connaissance
certaines des figures, c’est que les causes des figures sont en leur puissance,
puisqu’ils font les figures, qu’ils sont les auteurs des figures. Par contre,
comme les hommes ne sont pas les auteurs de la nature, les causes
naturelles ne sont pas en leur pouvoir, et ils ne peuvent, en physique
appliquée, c’est-à-dire dans la connaissance scientifique des choses
naturelles singulières, que partir des effets en supposant leurs causes, aussi
la science de la nature n’est-elle pas certaine. Mais il en va tout
différemment de la science des États, car les hommes sont les auteurs des
États, et du même coup les causes de l’établissement et du maintien des
États sont en leur pouvoir : en philosophie civique ou science de l’État,
savoir scientifiquement, c’est faire, comme en géométrie. Il s’agit donc bien
pour Hobbes d’établir une science de l’État, comme science de la
construction de l’État, science qui n’existe pas encore et qui est à la fois
science juridique, politique et morale ; science juridique car il n’est pas
d’État sans lois civiles ; science morale car la morale réside tout entière
dans les lois civiles ; science politique car l’État est la communauté
politique. La morale comme morale civique, la seule qui importe à Hobbes,
n’est ni au dessus ou à côté du droit, ni au-dessus ou à côté du pouvoir
souverain dans l’État, l’État bien constitué est une institution juridique,
politique et morale. Mais il est aussi une institution ecclésiastique.

2. La théologie politique
Construire scientifiquement l’État, tel est le projet de Hobbes. Cette
construction scientifique de l’État suivant des règles certaines qui sont
celles de la science de l’État, n’est pas seulement indissociable d’une
anthropologie philosophique et d’une épistémologie, comme l’indique
explicitement le livre I du Léviathan, elle est aussi indissociable d’une
théologie qui est fondamentalement une théologie philosophico-politique
comme le montre la première phrase de l’introduction du Léviathan :
« La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne,
est imitée par l’art de l’homme en ceci comme en beaucoup d’autres
choses, qu’un tel art peut produire un animal articifiel.4 »
La science de l’État suppose une anthropologie philosophique car les
hommes sont la matière avec laquelle il s’agit de faire les États, c’est
pourquoi la première partie du Léviathan porte sur l’homme. La science de
l’État suppose une épistémologie, car s’il s’agit de construire
scientifiquement l’État, encore faut-il déterminer ce qu’est une
connaissance scientifique et ce sur quoi elle repose, ce à quoi aussi
s’emploie le livre I. Mais la science de l’État est indissociable d’une
théologie, d’autant plus que l’État est caractérisé comme un dieu mortel.
On ne peut comprendre le statut de l’État comme Église et comme
république sans tenir compte de la notion de Royaume de Dieu telle que
Hobbes l’interprète. Au sens de Hobbes, le Royaume de Dieu est une
institution juridique et politique qui repose sur un pacte et qui est terrestre.
Or le royaume de Dieu appartient soit au passé, c’est le royaume établi en
vertu d’un pacte entre Dieu et les juifs que Hobbes comprend explicitement
comme « un royaume civil » (Léviathan, III, c. XXV, p. 439), soit à
l’avenir, c’est celui dont le Christ sera le roi et qui s’établira sur la terre
après la résurrection. Entre la monarchie divine sur les Juifs et la monarchie
christique sur les élus, il n’existe pas de Royaume de Dieu. Cet écart
historique laisse la place pour la construction d’un État qui est seul habilité
à légiférer en matière religieuse, et donc la place pour une république
ecclésiastique et civile dans laquelle le pouvoir souverain est l’arbitre
suprême tant en matière religieuse qu’en matière civile puisque la
religion est avant tout culte public et en l’absence du Royaume de Dieu sur
la terre, religion civique. L’absence présente du Royaume de Dieu légitime
donc la construction humaine de l’État sur la base de la science de l’État,
sans laquelle aucun État ne serait bien établi et ne pourrait perdurer.
S’il n’existe pas de royauté civile de Dieu reposant sur un pacte dans le
présent, il existe par contre une royauté naturelle de Dieu qui repose sur la
puissance irrésistible de Dieu, sa toute-puissance et qui justifie l’obéissance
que les hommes doivent aux lois naturelles, qui sont des lois divines, en
raison du différentiel de puissance entre Dieu et les hommes. Dieu possède
une puissance absolue qui est une puissance réelle et qui est la puissance
d’anéantir tous les hommes, puissance qu’aucun homme ne possède, raison
pour laquelle l’état de nature est un état de guerre virtuel. Hobbes transpose
cette toute-puissance divine sur le plan juridico-politique, et elle devient
alors la souveraineté étatique car, si l’institution de l’État repose bien sur un
pacte entre les hommes, il n’y a cependant aucun pacte qui lie le pouvoir
souverain et les hommes. Il n’en va pas de l’État comme construction
scientifique humaine comme il en va du Royaume de Dieu passé et à venir :
l’un et l’autre reposent sur un pacte entre le roi, Dieu ou le Christ, et les
hommes (le peuple juif ou les élus), alors que l’État ne repose en rien sur un
pacte entre le pouvoir souverain et les hommes, mais bien sur un pacte entre
les hommes. Le pouvoir souverain civil et ecclésiastique n’est pas
l’analogon du Dieu-Roi, mais l’anologon du Dieu créateur et gouverneur de
l’univers. Or ce qui caractérise le Dieu créateur et gouverneur de l’univers,
c’est une puissance sur laquelle on n’a pas attiré assez l’attention, l’arbitre.

3. La centralité de l’arbitre
L’arbitre, en latin arbitrium, est une notion centrale du Léviathan qui
intervient dans de multiples contextes. L’arbitre n’a ni la signification
d’arbitraire, ni celle de volonté, ni encore celle de décision. L’arbitre est une
puissance que possède Dieu et que possèdent les hommes ont en tant qu’ils
sont à l’image de Dieu. C’est à cette puissance que se réfère Hobbes dans
l’introduction du Léviathan. De l’arbitre relèvent tous les artifices. En un
sens, l’univers entier et la nature sont des artifices puisqu’ils relèvent de
l’arbitre divin. En un autre sens, les artifices produits par les hommes se
distinguent de la nature produite par Dieu et ils relèvent de l’arbitre humain.
L’arbitre est donc à un premier niveau le pouvoir de produire des artifices.
Il a néanmoins une dimension plus précise. De l’arbitre relève pour Hobbes
tout ce qui repose sur des pactes. Or relèvent de pactes, les mots et leurs
définitions, les vérités, les connaissances vraies et donc les sciences, et
enfin les États. Un pacte est un accord juridique instituant. L’arbitre
demande donc à être compris à un second niveau non plus comme
différenciant la nature et l’artifice, mais comme une puissance instituante, la
puissance qui institue les pactes et les règles. Avec l’arbitre commence la
vie dans les règles, que ce soit la vie discourante, la vie savante, la vie
politique et religieuse. L’omniprésence de la notion de l’arbitre et sa
dimension éminemment juridique, dans la mesure où tout pacte relève de
l’arbitre, montre l’omniprésence de l’institution dans Le Léviathan, aussi
bien en ce qui concerne les mots et les discours, les sciences que les États.
Pour Hobbes, ce n’est pas seulement l’État qui est affaire d’institution, mais
aussi les discours, les sciences et avec elles, les vérités. C’est pourquoi il est
possible de parler ici – comme le fera plus tard Nietzsche dans Le livre du
philosophe –, aussi bien de législation du discours, de législation de la
vérité, de la religion comme législation, que de législation civile. Aussi est-
on en droit se demander si le paradigme le plus important dans la
philosophie de Hobbes n’est pas tant le paradigme mécaniste comme on l’a
prétendu, ni même le paradigme géométrique, comme le philosophe
l’affirme parfois, que le paradigme juridique, le paradigme de la science du
droit. Cela permettrait de mieux comprendre pourquoi Hobbes peut négliger
dans le Livre IV du Léviathan le discours philosophique hérité des Grecs et
transmis par les médiévaux.
François Loiret

Bibliographie
• Éditions du Léviathan

• Thomas Hobbes, Léviathan, traité de la matière, de


la forme et du pouvoir de la république
ecclésiastique et civile, introduction, traduction et
notes de François Tricaud, Paris, Sirey, 1971. Édition
anglaise.

• Thomas Hobbes, Léviathan ou matière, forme et


puissance de l’État chrétien et civil, introduction,
traduction, notes et notices par Gérard Mairet, Paris,
Gallimard, collection « Folio », 2000. Édition
anglaise.

• Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière,


de la forme et du pouvoir de la république
ecclésiastique et civile, traduit par Philippe Folliot,
2002-2003, en ligne : UQAC, les classiques des
sciences sociales. Édition de 1651.

• Thomas Hobbes, Léviathan, traduit du latin par


François Tricaud (Parties I, II, III, et appendices) et
Martine Pécharman (Partie IV), introduction de
Martine Pécharman, Paris, Vrin, 2004.

• Sur la philosophie de Hobbes

• Luc Foisneau, Hobbes et la toute-puissance de


Dieu, Paris, PUF, 2000.

• Quentin Skinner, Hobbes et la conception


républicaine de la liberté, traduit de l’anglais par
Sylvie Taussig, Paris, Albin-Michel, 2009.

• Yves Charles Zarka, La décision métaphysique de


Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 1987,
deuxième édition augmentée, Paris, Vrin, 1999.
• Sur ou autour du Léviathan

• David Gauthier, The Logic of Leviathan. The Moral


and Political Theory of Thomas Hobbes, Oxford,
Oxford University Press, 1969.
• David Johnston, The Rhetoric of Leviathan.
Thomas Hobbes and the politics of Cultural
Transformation, Princeton, Princeton University
Press, 1986.

• Éric Marquet, Léviathan et la loi des marchands.


Commerce et civilité dans l’œuvre de Thomas
Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012.

• Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de


l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un
symbole politique, traduit de l’allemand par Denis
Trierweiler, préface d’Étienne Balibar, postface de
Wolfgang Palaver traduite de l’allemand par Mira
Köller et Dominique Séglard, Paris, Éditions du
Seuil, 2002.
1. Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations,
traduit de l’Italien et présenté par Alain Pons, Fayard, Paris, 2001, § 179, p. 97.
2. Thomas Hobbes, Léviathan, traduction de François Tricaud, Sirey, Paris, 1971, II, c. XX, p. 219-
220.
3. Léviathan, I, c. V, p. 40.
4. Léviathan, introduction, p. 6.
23
Pascal, Pensées (1669)

Les Pensées de Pascal sont une œuvre inachevée, car Pascal est mort avant
que d’avoir pu rassembler et organiser toutes ses notes éparses (plus d’un
millier de fragments) en vue de son projet d’une apologétique chrétienne.
On a retrouvé après sa mort des papiers regroupés en 27 liasses, portant
chacune un titre, et plusieurs indications d’un ordre des liasses et de la
composition. Si la fin des Pensées est de défendre le christianisme et de
convertir le libertin, de le ramener à la foi dans le Dieu des chrétiens, la
portée de l’œuvre en dépasse cette simple intention. En effet,
l’anthropologie de Pascal et le génie littéraire de notre auteur en font une
des œuvres majeures de la culture française.

1. L’homme et son temps : l’augustinisme de


Pascal
• Le contexte janséniste et Pascal
Blaise Pascal (1623-1662) est un homme de lettres et de religion, autant que
de sciences et de mathématique, un génie universel qui traversera
le XVIIe siècle avec une fougue particulière et une intensité tragique.
L’homme est habité par quelques démons, il est réputé angoissé et en proie
à des fièvres, ce dont son style et ses textes témoignent. Le catholicisme de
Pascal est en effet entier et radical, il appartient au courant augustinien.
L’augustinisme interprète la Bible dans la lignée des Confessions et de
l’œuvre entière de Saint Augustin, à savoir en insistant sur la séparation
ontologique radicale entre la vie terrestre et mondaine et la transcendance
divine. Ainsi l’homme est montré dans sa corruption principielle : il est
mortel et fragile ; il est faillible moralement et n’est pas capable d’action
purement désintéressée ; enfin il est certes conscient mais il ignore l’origine
et la finalité de sa destinée. Seul un acte de foi, permis lui-même par la
grâce, peut le sauver d’une corruption qui envahit toutes les dimensions de
son être.
À l’époque de Pascal, c’est autour de l’abbaye de Port-Royal et de son
annexe dans le faubourg Saint-Jacques de Paris, que s’organise un
mouvement catholique important : le jansénisme porté par une tradition
presque frondeuse de certains catholiques (des solitaires mais aussi des
intellectuels) s’opposant à l’ordre jésuite et décriant le catholicisme tel qu’il
s’incarne dans les institutions et ses représentants réels. Le mot d’ordre du
jansénisme reprenant le flambeau de l’augustinisme, en ce grand siècle, est
la pureté impossible de l’homme sans le secours de Dieu, la corruption du
cœur de l’homme sans la grâce divine. Disons-le en termes sécularisés :
Pascal et le christianisme auquel il appartient décrivent un homme déchiré
entre son animalité, par définition finie et limitée, voire mauvaise et
nécessairement intéressée, et son esprit conscient capable de transcender
cette animalité. D’un point de vue historique, ce catholicisme, non
seulement s’oppose au catholicisme romain institutionnel devenu à ses yeux
corrompu, mais permet une orientation catholique qui concurrence la veine
protestante. On connaît les remous politiques au sein d’une Europe en proie
aux guerres religieuses et politiques : la France catholique est en effet en
guerre permanente contre l’hégémonie protestante et politique du Saint-
Empire romain germanique. Ainsi, les jansénistes et Pascal sont des rebelles
religieux, en ce qu’ils critiquent l’ordre établi, mais aussi rebelles
politiques, en ce qu’ils inquiètent les rois de France faisant déjà face à la
fronde des Princes et des magistrats, sourde ou déclarée de 1648 à 1653, et
cherchant à renforcer le pouvoir central et à unifier la France afin de ne pas
tomber sous des forces extérieures ou intérieures.
• Une sensibilité dualiste : l’homme naturel et l’homme de la
grâce
Pascal s’inscrit non seulement dans ce contexte socio-historique mais dans
cette psychologie lucide et cette métaphysique dualiste : l’homme sans Dieu
ne peut rien, le moindre de ses actes marqués par l’amour-propre et l’intérêt
en témoigne, et l’histoire dans sa répétition sanglante des mêmes
événements tragiques porte bien la chute comme causalité principale. Le
texte de Pascal, dans sa forme même, participe à cette métaphysique de la
finitude : ce sont les hommes de Port-Royal qui, à la mort de Pascal,
rassembleront les fragments épars laissés sous forme de papiers découpés et
classés (des textes longs et aboutis, mais aussi des textes sous forme
fragmentaire), ils en respecteront l’ordre en liasses de Pascal et les titres
donnés à chacune des liasses, et ils l’éditeront en 1670 sous le nom des
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont
été trouvées après sa mort parmy ses papiers.
En même temps que se dessine une foi très exigeante, la nature humaine y
est décrite avec une lucidité implacable. En ce sens, l’augustinisme de
Pascal permet une anthropologie naturaliste : en distinguant aussi
radicalement la réalité naturelle et la réalité transcendante, Pascal
circonscrit un champ d’étude scientifique de l’homme et de ses institutions
culturelles et politiques, en même temps qu’il commence ce long
désenchantement du monde. Le mouvement janséniste, en même temps
qu’il renforce le rigorisme religieux en renforçant la morale mais aussi le
caractère transcendant de Dieu, autorise la pensée d’un homme naturel en
prise avec une condition tragique, voire abandonné – ceux qui n’ont pas la
grâce sont bel et bien seuls et jetés dans ce monde. Pascal distingue ainsi
l’ordre de la raison, qui va pouvoir connaître scientifiquement et selon ses
procédures propres un monde naturel et objectivé, et l’ordre du cœur qui est
certes au-dessus de toute autre connaissance et même incommensurable à
l’ordre de la raison, mais n’interfère en rien avec l’ordre de la raison.
L’homme naturel naît paradoxalement d’une philosophie de la grâce comme
dimension transcendant la nature.

2. La forme du texte et sa signification


• Un texte retrouvé inachevé
De nombreux classements différents des fragments ont été opéré produisant
à chaque fois un sens que l’on voulait le plus proche possible de l’esprit de
Pascal, car on sait bien que le projet tel que Pascal se le représentait, et pis
encore tel qu’il aurait pu se le représenter quand il l’aurait publié, est
impossible à déduire avec certitude à partir de l’état des textes. Le point de
repère des classements est aujourd’hui1 l’état des textes tels qu’ils furent
retrouvés et les deux copies que la sœur de Pascal a fait faire – la copie C1 a
été très annotée et a beaucoup évolué, quand la copie C2 semble être la plus
fidèle au texte d’origine. Une table des concordances entre ces diverses
éditions (Brunschvicg, Lafuma, Chevalier, Sellier, etc.) existe. L’ordre des
fragments et la composition d’ensemble ont fait l’objet de plusieurs
indications par Pascal. L’édition de Philippe Sellier prend acte des travaux
scientifiques de Jean Mesnard sur la fidélité des copies opérées par Gilberte
Pascale, il reprend la copie C2, jugée plus fidèle que la copie C1 reprise par
Lafuma, et il adopte une lecture chronologique des papiers retrouvés – il lit
les Pensées comme en cours d’élaboration selon un ordre pensé par Pascal
en permanence, et non comme une œuvre radicalement inachevée.
Ce qu’il faut bien comprendre de la forme du texte, c’est finalement sa
lettre même, dans son caractère inachevé : certes les Pensées sont des
fragments par accident, Pascal étant mort avant que d’avoir pu nous livrer la
forme exacte qui épousa parfaitement le contenu qu’il avait à transmettre,
mais cette contingence même peut apparaître sous la forme du destin. En
effet, les Pensées sont à l’image de l’homme : indéniablement finie et
corrompue ou inachevée en raison de la mort de leur auteur ; leur ordre
correspond au désordre ontologique et non accidentel que Pascal ne cesse
de décrire dans le monde des hommes, elle porte un mystère formel que nul
arrangement matériel ne pourra jamais lever, certes parce que leur auteur est
mort sans l’avoir pu lever, mais plus profondément parce qu’il n’aurait pu
in fine le faire. « J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être
dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre, et qui marquera
toujours mon objet par le désordre même. Je ferai trop d’honneur à mon
sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est
incapable » (L532, S4572).
• Interpréter l’intention de Pascal : l’expérience de Dieu
Plusieurs traditions d’interprétation existent : certains insistent sur l’unité
apologétique de Pascal, finalité qui leur permet une lecture cohérentiste de
cette œuvre fragmentaire et parfois contradictoire ; d’autres insistent sur
l’aspect tragique et angoissé de l’anthropologie et du style de Pascal, ils
assument les contradictions comme celles de la nature humaine que seul un
Dieu pourrait lever. On peut donc distinguer deux lectures de Pascal : bien
entendu la lecture apologétique, où tout mène à Dieu, mais aussi une lecture
d’un pascal moraliste et anthropologue, où Pascal se révèle plus hanté par le
doute qu’on ne pourrait le penser, et où le libertin est tout aussi visé que le
chrétien qui doit aussi faire face non seulement à ce monstre qu’est
l’homme (une créature corruptible et qui cherche le vain divertissement,
mais aussi un être conscient et capable de transcendance), mais aussi au
doute dans un monde où Dieu se cache terriblement.
Retenons que chez Pascal, comme chez Saint Augustin, la foi est une
expérience métaphysique et existentielle, elle n’est pas un dogme qui
s’adresse à la raison et la convainc ou un traité qu’il suffirait de lire pour
croire. C’est un enjeu important pour comprendre Pascal : « C’est le cœur
qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible
au cœur, non à la raison. »3. Ainsi, les deux lectures de Pascal nous
semblent justes : l’apologie se double d’une inquiétude fondamentale de
Pascal concernant l’existence du Dieu des chrétiens. Les Pensées en tant
qu’apologétique vont donc parfois s’adresser à la raison pour montrer le
caractère insensé de l’athée et discuter sur son terrain, mais ensuite humilier
la raison, montrer sa faiblesse corrélative du besoin de la foi, afin
d’atteindre le cœur comme seule puissance à même de répondre aux
mystères insondables.
3. L’anthropologie de Pascal : l’homme est « un
monstre incompréhensible »
« S’il se vante, je l’abaisse.
S’il s’abaisse, je le vante
Et le contredis toujours
Jusqu’à ce qu’il comprenne
Qu’il est un monstre incompréhensible.4 »
• Misère et grandeur de l’homme
La condition de l’homme est double, et la tâche que Pascal s’assigne, c’est
de le montrer, notamment contre les philosophes qui n’ont jamais su que
constater soit la grandeur, soit la misère de l’homme, soit en comprendre les
deux natures sans en saisir la portée théologique. La misère de l’homme,
c’est sa condition finie : fini physiquement, il est mortel et sa vie n’est
qu’une succession de douleurs ; fini moralement, l’homme voit le bien,
l’approuve, mais commet mille et un maux, de la violence ordinaire aux
guerres et carnages dont l’histoire est pleine ; fini métaphysiquement, cette
créature en tout point imparfaite ne sait rien d’elle-même sans le secours de
la religion. On a là la stratégie de Pascal : montrer que le christianisme a
une anthropologie viable en ce qu’il voit et décrit la misère de l’homme, sa
condition tragique d’être fini et limité en tout point, ainsi que sa grandeur,
ce germe divin qu’est l’esprit conscient. Le christianisme est non seulement
la clef anthropologique de notre condition, un savoir véritable et lucide,
mais il propose en plus une explication par le dogme du péché originel et sa
mystérieuse transmission.
« Pourquoi ma connaissance est-elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans
plutôt qu’à mille ? Quelle raison a eu la nature de me la donner telle et de
choisir ce milieu plutôt qu’un autre dans l’infinité, desquels il n’y a pas plus
de raison de choisir l’un que l’autre, rien ne tentant plus que l’autre ?5 » La
condition humaine se double d’une disproportion fondamentale : l’homme
est un milieu entre l’infiniment grand et l’infiniment petit que Pascal
devine. Par là Pascal insiste sur l’incommensurabilité entre le fini et l’infini,
entre l’homme naturel et Dieu ou de l’homme touché par la grâce, entre les
capacités de la raison à comprendre et l’ordre du cœur seul à même
d’accéder aux mystères. L’homme semble tombé de son vrai lieu, la
condition bestiale n’est pas la sienne propre, même s’il en partage les
misères, il a en lui les vestiges de sa condition perdue : « vous n’êtes pas
dans l’état de votre création », écrit-il6. De cela, l’écart entre la misère et la
grandeur en témoigne sans cesse, l’homme est « visiblement égaré et tombé
de son vrai lieu, sans le pouvoir retrouver7 ». Le dogme du péché originel
peut expliquer cette chute de sa vraie condition que l’homme sent en lui.
Ainsi, « le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet
abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce
mystère est inconcevable à l’homme8 ».
• Divertissement et ennui : vanité de l’homme qui fuit sa misère
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont
avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser »9, écrit Pascal avant le
célèbre fragment portant sur le divertissement. Ne pas penser à sa condition,
voilà la matrice originelle du divertissement : on se divertit l’esprit au sens
où on se détourne d’une réalité qui l’accable. S’étourdir l’esprit, fuir,
s’occuper l’esprit de choses futiles ; voilà la fin du divertissement, et cela
que l’on soit un roi ou un homme simple, que l’objet de notre esprit soit le
loisir ou le travail. Car on peut bien entendu se divertir l’esprit par le zèle
aux affaires et au travail – cela, le moderne en conviendra aisément. Même
« un roi sans divertissement est un homme plein de misères10 » : cet homme
qui pourtant possède tout, du pouvoir aux faveurs et jouissances que celui-ci
permet, reste piégé dans sa condition finie, et celle-ci ne pourra jamais lui
apporter un réel bonheur, ce dernier étant incommensurable aux joies
terrestres – seul l’union avec Dieu et l’harmonie qu’elle suscite permet
d’atteindre la béatitude.
C’est l’ennui et l’angoisse, comme sentiments existentiaux face à la misère
de l’homme, qui poussent l’homme à fuir dans le divertissement et
l’agitation. Cette fuite dans l’inconsistance ontologique de la vie
divertissante est l’essence même de la vanité : se réfugier dans le vide et le
futile comme s’ils étaient le plus haut lieu de la vie. Vanité de l’homme qui
s’étourdit tout autant que de celui qui croit pouvoir trouver son salut dans
ses propres ressources : seul l’ennui peut sauver l’homme du néant en
abaissant ses prétentions et en l’amenant à considérer son néant et à en
conclure son besoin de Dieu.

4. La nécessité de la conversion : rendre visible le


Dieu caché
• Les trois ordres et le statut de la raison
Pascal distingue trois ordres incommensurables entre eux, c’est-à-dire
radicalement distincts chacun en leur domaine : l’ordre du corps et de la vie
terrestre où règnent la concupiscence et l’ignorance, où l’on se repaît dans
les affaires de ce monde et dans la vanité de la chair, du pouvoir et de toutes
les « grandeurs humaines » ; l’ordre de l’esprit où règne la raison, souvent
si sûre d’elle-même, alors qu’elle n’est que l’art des demi-habiles, ceux qui
bien malins « dénoncent » les croyances des ignorants sans en voir les
raisons profondes, comme ceux qui croient pouvoir se passer de suivre la
coutume sous prétexte que leur raison leur a bien montré l’absence de
fondements ; l’ordre enfin de la charité où le cœur sent Dieu et s’y
abandonne, où la compréhension des mystères se résout dans le Christ, clef
du chiffre, où la raison abdique face à ses faiblesses pour croire. Ces trois
ordres ne communiquent pas entre eux, ils sont incommensurables, ainsi
que le figure l’analogie de Pascal avec la mathématique : « ainsi les points
n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides,
ou – pour parler en nombres – les racines ne comptent pas par rapport aux
carrés, les carrés par rapport aux cubes, les cubes par rapport au carro-
carré »11. Si chacun reste dans son ordre, chaque faculté est légitime : la
raison cherche à connaître le monde, le cœur cherche Dieu.
• Le pari et la défaite de la raison face à la nécessité de la foi
Étant donné, que le Dieu des chrétiens est un Deus absconditus, un Dieu
caché, les hommes en cherchent partout la preuve et les philosophes
inventent des démonstrations rationnelles de l’existence de Dieu. Mais le
Dieu caché en réalité se montre assez pour celui qui sait voir : à travers les
prophéties qui annoncent le Christ depuis toujours, à travers les miracles du
Christ, à travers la vérité des textes, etc. Pascal distingue une lecture
littérale des textes sacrés et une lecture figurative, ce qui lui permet de lire
l’Ancien Testament comme chiffre à interpréter où le Christ comme est
annoncé non pas « en la chair, mais en l’esprit », non pas comme le roi des
Juifs mais comme un roi spirituel12. Cette méthode permet en outre
d’accorder des passages contradictoires entre eux, ce gain épistémologique
plaide en faveur de la lecture pascalienne.
« Il faut parier13 », écrit Pascal. Vivre, c’est nécessairement parier sur
l’existence de Dieu, car la mort attend celui qui vit et il est engagé malgré
lui dans ce pari : l’infini et l’éternité sont à gagner, si tant est que l’on parie
sur l’existence de Dieu, et l’on ne perd rien si Dieu n’existe pas (au pire,
une vie chrétienne menée inutilement) ; alors que si l’on parie sur
l’inexistence de Dieu et que l’on vit tel un libertin, la perte peut être
immense si Dieu existe, et le gain est fort médiocre si Dieu n’existe pas.
Tout être raisonnable et rationnel ne peut que parier sur l’existence de Dieu,
car perdre ou gagner Dieu, l’infini, ne peut se mesurer à perdre ou gagner
une vie finie. Pourtant, et c’est là le plus important, qui convaincrait avec ce
calcul de probabilités un cœur athée de croire en Dieu ? A-t-on déjà
converti quiconque par une démonstration sans faille, demande Pascal à
Descartes et à ceux qui prétendent pouvoir démontrer l’existence de Dieu ?
D’où le réel pari de Pascal : éveiller la crainte de Dieu, du vrai Dieu, pas du
Dieu abstrait et désincarné des philosophes. Que la description du pari et la
description de la misérable condition de l’homme amènent le cœur à croire
ou plutôt qu’il le rende capable de s’abaisser pour aimer Dieu et sentir un
ordre surnaturel le dépasser. Et pour le libertin, cet esprit fort au cœur
faible, qu’il s’accoutume de croire, qu’il incorpore Dieu par la pratique des
rituels et peut-être le Dieu caché lui sera-t-il révélé un jour s’il devient ce
chrétien extérieur. Dieu est certes caché, mais il n’est pas entièrement
caché, il se voit assez pour ceux qui veulent le voir, et il se cache assez pour
que les méchants ne puissent le voir.
• Le plan de l’œuvre
Pascal a en tête un plan ordonné à son but : montrer que ce Dieu caché est
pourtant manifeste pour une créature consciente de sa misère sans Dieu –
convertir l’athée à la nécessité de croire. Frappé par le miracle de la Sainte-
Épine (la nièce de Pascal fut dit-on guérie miraculeusement d’une tumeur à
l’œil deux heures après qu’on l’eut mise en contact avec une épine de la
couronne du Christ), Pascal se découvre une ferveur renouvelée et réfléchit
à une rhétorique philosophique de la conversion. Le plan est alors d’une
simplicité divine. Il s’agit de commencer par peindre la misère de
l’homme, dont l’horizon est la mort et la corruption physique, dont la vie
ne consiste qu’à fuir dans des divertissements de peu de poids face à la
possibilité d’un néant prochain ou d’une immortalité à gagner par sa vie
terrestre. Décrire la condition finie et tragique de l’homme, montrer sa
vanité et son néant, suit une stratégie claire : celui qui vit sans Dieu est
proprement insensé, car son existence prendra bientôt fin, entre ennui et
divertissement comme seuls remèdes terrestres, et rien de mondain ne
saurait jamais combler ses aspirations de créature consciente. Ainsi la
première partie porte sur la « Connaissance de l’homme » : connaître
l’homme montre que sa finitude implique le besoin de Dieu et montre que
la religion chrétienne a bien compris l’essence de l’homme.
La deuxième partie portera sur les preuves du Christianisme. En effet, le
christianisme donne la clef du chiffre humain : l’homme est déchu d’un
état parce qu’il a péché et il peut être sauvé. Jamais la raison n’a pu,
même sous les plus hautes constructions des philosophes, rendre intelligible
cette condition absurde. Seul le Christianisme peut rendre compte des
contrariétés de la nature humaine. Le plan se résume alors en un
fragment d’une simplicité sublime : « Misère de l’homme sans Dieu,
félicité de l’homme avec Dieu », heureux l’homme qui accepte les vérités
chrétiennes, car les contradictions seront levées. Pascal ensuite assoit la
religion chrétienne sur les prophéties de l’Ancien Testament : preuve
historique de l’annonce du Christianisme depuis des millénaires. S’il y a eu
annonce du Christianisme, alors on détient là la religion vraie. Tout l’objet
de Pascal sera de prouver la certitude d’une telle préfiguration
prophétique en forgeant une herméneutique biblique fondée sur le sens
figuratif et non littéral.
Enfin Pascal conclut les Pensées en rappelant que c’est le cœur qui doit
trouver Dieu et qu’il n’est finalement qu’un adjuvant à la grâce de Dieu,
seule efficace.
Katia Kanban

Bibliographie
• Éditions de référence

• Œuvres complètes, éd. Lafuma,


coll. « L’Intégrale », Paris, Seuil, 1963.

• Pensées, Philippe Sellier éd., Paris, Classiques


Garnier, 1991.

• Pensées, édition revue et augmentée par


Dominique Descotes et Marc Escola, texte établi par
Léon Brunschvicg, Paris, GF Flammarion, 2015.
• Pascal sur internet

• Le texte des Pensées sur internet et un site de


référence : http://www.penseesdepascal.fr/
• Études

• Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la


vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et
dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.

• Henri Gouhier, Blaise Pascal, conversion et


apologétique, Paris, Vrin, 1966.

—, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1984.

• Jean Mesnard, Les « Pensées » de Pascal, Paris,


CDU-SEDES, 1976, 1993.

• Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris,


Armand Colin, 1970.

—, Les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2000.


1. On sait depuis peu que les copies retrouvées correspondent bien à l’état des textes laissés par
Pascal, ainsi que l’a démontré Jean Mesnard dans Les Pensées ont trois cents ans (1971).
2. Traditionnellement, on note le numéro du fragment de cette sorte : « L » désigne le classement de
Louis Lafuma en 1962 et « S » désigne le classement de Philippe Sellier en 1991.
3. Pascal, Les Pensées, L424, S680 (fin du fragment contenant le fameux Pari de Pascal).
4. Ibid., L130, S163.
5. Ibid., L194, S227. Voir aussi et surtout le célèbre fragment L199, S230 : « Disproportion de
l’homme ».
6. Ibid., L149, S182.
7. Ibid., L400, S19.
8. Ibid., L149, S182.
9. Ibid., L133, S166.
10. Ibid., L137, S169.
11. Ibid., L308, S339.
12. Ibid., L270, S301 ; L257, S289.
13. . Ibid., L424, S680.
24
Spinoza : Éthique (1677)

Mythique autant qu’hermétique, L’Éthique de Baruch Spinoza, rédigée en


latin entre 1661 et 1675, publiée de manière posthume en 1677 et interdite
un an plus tard, constitue sans aucun doute l’aboutissement d’un XVIIe siècle
de plus en plus rationaliste ; exposant sous forme mathématique un
ensemble de propositions s’enchaînant elles-mêmes géométriquement,
l’Éthique propose néanmoins une visée éthique, voire sotériologique : la
raison n’y joue en effet que le rôle d’un moyen permettant de parvenir à la
béatitude redéfinie à nouveaux frais, tandis que le titre indique
explicitement la nature de l’ouvrage. Loin d’être une métaphysique qui
s’épuiserait dans la théorie, l’ouvrage construit patiemment les conditions
rationnelles de la découverte de la vie bonne et libre, laquelle ne peut être
obtenue qu’à l’issue d’une réflexion sur la nature de Dieu, du monde et des
affects.

1. Une méthode géométrique


Organisée en cinq parties, l’Éthique est présentée dès le sous-titre comme
une œuvre « démontrée selon l’Ordre géométrique » [Ordine Geometrico
demonstrata ou More Geometrico demonstrata], ce qui l’apparente
immédiatement à un traité de mathématique rappelant les Éléments
d’Euclide bien davantage que les Méditations Métaphysiques de Descartes.
Spinoza y pose en effet des définitions, des axiomes, des postulats et en tire
des propositions qu’il juge démontrées et, partant, indubitables.
Cela revient à conférer à la mathématique un statut particulier, en tant
qu’elle apparaît comme la seule méthode permettant de mener au salut, ce
que précise Spinoza dans l’appendice du livre I. La vérité serait restée
cachée au genre humain, affirme-t-il, « s’il n’y avait eu la Mathématique,
qui s’occupe non pas des fins mais seulement des essences et propriétés des
figures, pour montrer aux hommes une autre norme de la vérité […].1 » La
mathématique apparaît donc comme la voie la plus sûre pour chercher et
découvrir la vérité, ce qui présuppose que la réalité se laisse ramener à des
lois géométriques et qu’elle est, à cet égard, pleinement intelligible, jusques
et y compris dans le cas des passions qui, elles aussi, font l’objet d’une
analyse géométrique.
Cet édifice géométrique peut impressionner, voire rebuter le lecteur peu
familier des mathématiques ; ce serait là se méprendre quant à l’intention de
Spinoza. Loin de chercher à immuniser son œuvre en la parant d’une forme
intimidante, il tente de lui conférer le maximum de clarté en évacuant
d’emblée toute la confusion qui naît souvent des circonvolutions
occultantes que produit le langage. Néanmoins, ce choix d’une rigueur
géométrique ne prémunit pas l’œuvre contre certaines obscurités et autres
coups de force, désormais bien analysés par de nombreux commentateurs2.

2. Première partie : de Dieu


• La substance éternelle, unique, infinie et divine
La première partie peut être conçue comme une réflexion sur la nature de
l’infini et sur les conséquences immédiates qu’il faudrait tirer de l’existence
d’une substance réellement infinie. Si, en effet, il existe une substance
infinie, ce qu’ambitionne de démontrer Spinoza à la suite du Descartes de la
Troisième Méditation, alors il ne peut rien exister d’autre que cette
substance, puisque strictement rien ne saurait être extérieur à la substance si
celle-ci est infinie ; autrement dit, la réalité d’une substance infinie implique
que tout ce qui est appartienne à cette substance, ce sans quoi celle-ci serait
limitée, donc finie. À bien des égards, Spinoza effectue un glissement de
l’infini vers l’universel : l’infini ne peut être infini que par son universalité,
si bien que la substance infinie se trouve investie de la tâche inouïe d’être
partout présente.
Spinoza démontre ainsi dans cette première partie qu’il existe une substance
infinie qu’il nomme Dieu, et à laquelle rien ne saurait être extérieur. Il en
découle aussitôt que l’univers tout entier s’apparente, ontologiquement
parlant, à la substance infinie divine, et qu’il n’existe donc,
ontologiquement parlant, qu’une seule réalité. Celle-ci s’exprime à
travers une infinité d’attributs, eux-mêmes infinis, dont l’homme, compte-
tenu de sa constitution, ne peut connaître que la pensée et l’étendue.
Cette réalité infinie est en outre cause d’elle-même, s’autodétermine, et est
à ce titre libre, puisque Spinoza définit la liberté comme « la chose qui
existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à
agir.3 » Mais, en s’autodéterminant causalement, elle détermine de
l’intérieur la totalité de l’être, puisqu’il n’est qu’une seule réalité ; de ce
fait, Dieu « est de toutes choses cause immanente [causa immanens] »
(prop. XVIII) en tant que l’unicité de la réalité divine infinie implique que
toute détermination causale s’effectue de l’intérieur même de cette
substance, et exclue toute forme de causalité extérieure. Il en découle que le
monde en son entier obéit à un déterminisme strict qui n’est autre que celui
de l’action causale divine déterminée de toute éternité, et que la structure du
monde s’apparente à un enchaînement infini de causes et d’effets, cette
nécessité causale étant la même chose que la liberté divine qui, en agissant
causalement, agit conformément à sa nature, ce qui est la définition même
de la liberté.
• L’appendice
Comprendre le premier livre où est exposé l’implacable déterminisme
découlant de l’unicité ontologique de la substance divine, c’est comprendre
que la volonté humaine ne peut être libre ; comme n’importe quel élément
du monde, ce que l’on appelle la volonté obéit à un déterminisme strict, seul
un préjugé pouvant amener à croire qu’elle se détermine librement. Spinoza
ambitionne donc, dans cet appendice, de démystifier la croyance en la
liberté de la volonté en montrant que tout, dans l’action humaine, obéit à un
déterminisme prévisible : les hommes posent toujours comme fin ce qui
leur est utile, et croient, à tort, qu’au motif qu’ils sont conscients de ce
qu’ils veulent et désirent, ils les désirent et veulent librement. À l’inverse de
cette croyance, l’Éthique démontre que la croyance au libre arbitre n’est
jamais que l’illusion née de l’ignorance déterminant la volonté et le désir,
conjuguée à la confusion entre conscience d’un vouloir et production libre
de ce vouloir. Mais, si Spinoza, contre Descartes, montre l’inanité de la
croyance dans le libre arbitre, il n’en déduit pas que toute forme de liberté
est illusoire, la véritable liberté étant définie comme le fait d’agir
conformément à sa nature4.
L’appendice déconstruit également la croyance dans les causes finales ;
puisque la substance unique est infinie, croire aux causes finales revient à
poser l’imperfection de Dieu en tant qu’il lui manquerait quelque chose que
lui-même poserait comme une fin à atteindre ; les tenants des causes finales
sont ainsi « forcés d’avouer que Dieu a manqué de ce pour quoi il a voulu
disposer des moyens, et l’a désiré »5, situation contradictoire avec la
définition de Dieu. Spinoza en déduit qu’il n’est aucune cause finale dans la
nature, détruisant toute idée de téléologie, aussi bien dans le domaine
théologique que dans ceux de la cosmologie et de la physique.
Le préjugé finaliste occulte donc à la fois la compréhension du
fonctionnement réel de la nature qui, quoique causal, ne saurait être pensé
comme finalisé, et génère en même temps des objets de croyance fictive
comme le bon, le mauvais, le parfait ou l’imparfait qui, loin d’être des
notions intrinsèques, ne sont jamais que des croyances relatives aux
préjugés humains.

3. Deuxième partie : de la nature et l’origine de


l’esprit [Mentis]
• Le refus du sujet
Cette seconde partie ambitionne de comprendre ce qu’est une idée et
notamment une idée adéquate. Spinoza réfutant toute idée de liberté de
l’arbitre, il récuse aussitôt la notion de sujet comme entité libre et
autonome, et conteste le fait que les idées soient de libres productions du
sujet. Cela tient au fait que la pensée n’est plus l’attribut essentiel du sujet,
comme elle l’était chez Descartes, mais est désormais pensée comme
attribut de la substance divine : il appartient à l’essence même de la
substance infinie de penser, ce qui revient à dire que penser n’est pas l’acte
singulier d’un sujet pensant mais bien plutôt ce par quoi s’exprime Dieu lui-
même.
• La notion d’idée
Mais, qu’au sens propre on ne puisse pas faire de l’idée une libre production
du sujet, n’implique pas que l’idée soit produite par un élément extérieur à
cette dernière ; en vertu de la première partie, nous devons nous rappeler
que tout s’effectue par causalité immanente, si bien qu’il faut en déduire
que l’idée existe par la seule force de l’esprit qui est lui-même ce par quoi
se manifeste Dieu comme pensant. Autrement dit, un objet relevant de
l’étendue et non de la pensée – une bouteille – ne peut causer l’idée de cet
objet – l’idée de la bouteille – car ce serait croire à tort que l’étendue
pourrait déterminer magiquement la pensée. Autrement dit, il n’y a d’idées
que par l’esprit, celui-ci étant la cause nécessaire et suffisante des idées.
• La conscience de soi
Toutefois, si la pensée et l’étendue sont deux attributs différents, et si la
pensée ne peut être déterminée par le corps étendu, et si seul un corps
étendu peut déterminer un autre corps étendu, il n’en demeure pas moins
que la pensée peut connaître le changement que les corps entraînent les uns
sur les autres. Pour ce faire, il faut que l’esprit soit affecté par les états
changeants du corps : si je suis par exemple étendu sur une chaise longue, le
soleil cause un certain effet sur mon corps, et modifie l’état de ce dernier ;
cette modification est sue, c’est-à-dire sentie, et la perception que j’ai alors
du soleil est en réalité ce que je sens de mon propre corps. Par conséquent,
lorsque je sens la modification de mon corps, je ne fais pas que sentir un
corps, mon esprit se sent lui-même en train de sentir le corps. Tout cela
revient donc à dire que l’esprit se sent lui-même, mais qu’il ne se sent que
par la médiation du corps qu’il sent, et telle est la définition spinoziste de la
conscience de soi.
• Idées adéquates et inadéquates
Spinoza distingue les idées adéquates qui, parce que complètes
intellectuellement parlant, permettent de se représenter idéalement et de
manière nécessaire l’objet porté par l’idée, des idées inadéquates qui,
incomplètes, représentent un objet qui ne suffit pas à se représenter
idéalement l’objet en question. Mais, qu’elles soient adéquates ou
inadéquates, les idées obéissent à un réseau causal dont il est possible de
rendre compte. Autrement dit, que nous pensions bien ou mal, ce n’est pas
là l’œuvre de notre subjectivité mais c’est là l’effet du réseau causal
déterminant ce qui est pensé. Centrale dans l’Éthique, l’imagination
apparaît comme le paroxysme de la connaissance inadéquate, incomplète et
imparfaite.

4. Troisième partie : de l’origine et de la nature


des Affects
• Affects et affections
Le troisième livre de l’Éthique permet de comprendre la différence entre
l’affect et l’affection. Très inspiré des Passions de l’âme de Descartes, il
distingue l’affection qui est la modification d’un être singulier, de l’affect
qui, en tant que cas particulier des affections, désigne l’augmentation ou la
diminution de la puissance d’agir ; autrement dit, l’affect est ce qui affecte
la puissance d’agir tandis que l’affection modifie l’être d’une manière ou
d’une autre.
L’affect peut être de deux ordres : actif lorsqu’il peut être expliqué par notre
nature, il est passif lorsque celle-ci ne peut en rendre compte et se nomme
alors passion. Or, dans la mesure où nous subissons l’action des autres
corps, il va de soi que nous sommes sujets à de nombreuses passions dont
Spinoza étudie la teneur et l’étendue.
Si, comme Descartes, il refuse de penser les passions dans un cadre moral et
préfère y voir un jeu de forces, il refuse néanmoins de conférer à l’esprit
une puissance de contrôle et de régulation sur ses passions ; parce que la
liberté de l’arbitre a été contestée dans le livre précédent, toute l’élaboration
cartésienne de la générosité s’effondre et, de ses décombres, émerge une
nouvelle dynamique des passions affranchie de toute maîtrise subjective.
• Le désir
Si, comme toute chose, l’homme cherche à « persévérer dans son être » (III,
prop. VII), ce conatus prend chez ce dernier la forme du désir, ce qui
revient à dire que celui-ci n’exprime pas un manque ontologique mais
exprime, tout au contraire, la pleine puissance de l’essence humaine :
désirer n’est pas tenter de combler un manque mais c’est exprimer la
puissance d’exister ; Spinoza appellera donc « joie » tout ce qui ira dans le
sens d’une augmentation de cette puissance d’exister et « tristesse » tout ce
qui en rétrécit l’exercice.
La triade du désir, de la joie et de la tristesse se substitue de ce fait aux six
passions primitives identifiées par Descartes et, par le biais de
l’imagination, investit des objets de toutes sortes. Spinoza décrit alors un
régime passionnel sous l’angle des forces et de l’intensité qui n’est pas sans
rappeler la mécanique des forces en physique, régime où la volonté devient
parfaitement superflue pour rendre compte des comportements humains.

5. Quatrième partie : de la servitude humaine


« L’impuissance humaine à maîtriser et à contrarier les affects, je l’appelle
servitude ; en effet, l’homme soumis aux affects est sous l’autorité non de
lui-même, mais de la fortune, au pouvoir de laquelle il se trouve à ce point
qu’il est souvent contraint, quoiqu’il voie le meilleur pour lui-même, de
faire pourtant le pire. »6 Ainsi commence le Quatrième Livre qui s’interroge
sur les bénéfices et les nuisances des affects ; bien qu’il n’existe pas en-soi
de bon ni de mauvais, Spinoza étudie en quoi les affects peuvent être utiles
ou nuisibles, c’est-à-dire propices ou contraires à l’émergence de la joie.
Une fois établies l’utilité autant que la nuisance des affects, Spinoza analyse
la manière dont il est possible de les gouverner sans que cela n’implique la
liberté de l’arbitre. Ordonner ses sentiments et ses passions n’est pas tant
l’œuvre d’un sujet maître de soi que la recherche d’une vie réglée par la
raison grâce à laquelle se révèle l’authentique nature de Dieu, donc de la
nécessité absolue gouvernant la substance ; il en découle que la raison, en
tant qu’elle révèle la nature éternelle des choses, rend possible l’émergence
concrète de la liberté, puisque cette dernière n’est rien d’autre que la vie
conforme à la nature des choses en tant que cela revient à n’être contraint
par rien d’extérieur à soi.

6. Cinquième partie : De la puissance de


l’intellect, autrement dit de la liberté humaine
La cinquième partie de l’Éthique rentre dans le détail de la liberté humaine
et décrit ce que signifie vivre conformément à sa nature propre, et ne pas
être contraint par des modes extérieurs à cette dernière. Vivre selon notre
nature, c’est vivre selon le conatus, et accroître notre puissance d’agir, en
excluant de nos pensées la mort qui, comme telle, serait l’irruption totale de
la puissance d’exister. Penser à la mort apparaît dès lors comme source de
tristesse et, en même temps, comme source d’aliénation puisque cela revient
à penser l’existence à partir de ce qui lui met fin, donc à partir d’une
contrainte extérieure.
Du même geste doit être entrepris une sorte d’amendement de l’intellect en
vue de le parfaire et de ne se rapporter au monde que par des idées claires et
distinctes ; une passion étant un affect dont nous ne pouvons pas rendre
compte clairement et distinctement, elle disparaît dès lors que nous en
formons une idée claire et distincte ; contemplant sa puissance de
compréhension, l’esprit accède alors à la joie, car il conçoit la réalité sous
une certaine forme d’éternité. « De ce troisième genre de connaissance naît
la plus haute satisfaction d’Esprit qu’il puisse y avoir.7 » Doit donc être
compris le fait que l’homme n’est pas libre mais qu’il peut se libérer en
comprenant rationnellement cela même qui l’entoure et que, en régime de
servitude, il reçoit sous forme passionnelle.
Ainsi se clôt le cinquième Livre dont l’ambition majeure est d’arracher la
vertu à la morale pour lui restituer son sens antique de force, laquelle force
se trouve associée à celle de l’Entendement et de la Raison. La véritable
vertu, c’est-à-dire la véritable force dont nous puissions faire preuve est
celle de la connaissance rationnelle des choses ; or, puisque toute chose est
Dieu, il en découle que tout notre effort doit tendre à comprendre
intellectuellement et rationnellement la substance infinie, de sorte que
« plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons
Dieu. » (prop. XXIV).

Conclusion
Le spinozisme séduisit autant qu’il irrita ; aussi bien perçu comme un
athéisme que comme un acosmisme, il constitue à n’en pas douter une des
plus puissantes réfutations des philosophies de l’absurde. Tout a un sens
chez Spinoza, puisque tout a une raison d’être en vertu du déterminisme
intégral qu’expose le premier livre de l’Éthique. Percevoir le monde en
spinoziste, c’est donc assister à l’enchaînement inéluctable de causes et
d’effets, et observer le défilé des comportements humains aveugles à leur
propre détermination. Comprendre la raison d’être des choses et, plus
encore, comprendre les lois éternelles présidant à cette raison d’être et qui
ne désignent rien d’autre que la substance divine constitue la source active
de la plus grande joie possible : non seulement elle nous prémunit contre
l’angoisse de l’absurde et de la contingence du monde, mais, de surcroît,
elle satisfait le besoin de la raison de comprendre ce dernier ; la vertu
comme force s’identifie donc à la béatitude, à la joie suprême, en tant
qu’elle a forcé le monde à livrer les lois éternelles de son fonctionnement et
à révéler la manière dont nous y sommes inscrits.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition actuelle de référence : Baruch Spinoza,


Œuvres, Tome IV, Éthique, Établissement du texte
par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers,
introduction et notes par Pierre-François Moreau et
Piet Steenbakkers, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
2020.

• Baruch Spinoza, Éthique, présenté et traduit par


Bernard Pautrat, Paris, Seuil, coll. « Points », 1999.

—, Éthique, traduction Charles Appuhn, in Baruch


Spinoza, Œuvres complètes, édition de Thibaut
Gress, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
2018.

—, Éthique, traduction Robert Misrahi, Paris / Tel-


Aviv, L’Éclat, 2005.

—, Éthique, traduction Robert Misrahi, Paris, LGF,


2011.
—, Éthique, traduction Charles Appuhn, Paris, GF,
1965.
• Introductions à la pensée de Spinoza

• Adelino Braz, Apprendre à philosopher avec


Spinoza, Paris, Ellipses, 2012.

• Joseph Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris,


PUF, coll. « Que sais-je ? », 1971, 1977².

• Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme,


Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003.

—, Spinoza, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de


toujours », 1975.

• Ariel Suhamy, Spinoza pas à pas, Paris, Ellipses,


2011.

• Lorenzo Vinciguerra, Spinoza, Paris, Hachette,


2002.

• Lectures de l’Éthique

• Martial Gueroult, Spinoza. Dieu, Tome I, Paris,


Aubier, 1968.
—, Spinoza. L’âme, Tome II, Paris, Aubier, 1974.

• Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de


Spinoza, Paris, PUF, 5 volumes, 1994-1998.

• Bernard Rousset, La perspective finale dans


l’Éthique, et le problème de la cohérence du
spinozisme. L’autonomie comme salut, Paris, Seuil,
1968.

• Pascal Sévérac, Éthique. Spinoza, Paris, Ellipses,


2015.
1. Baruch Spinoza, Éthique, Livre I, Appendice, Traduction Bernard Pautrat, Paris, Seuil,
coll. « Points », 1999, p. 83.
2. Par exemple Francis Kaplan, L’Éthique de Spinoza et la méthode géométrique, Paris, Flammarion,
1998.
3. Éthique, I, définition 6, explication, p. 17.
4. Cette réflexion se retrouve en outre dans la lettre 58 à Schuller qui constitue l’indispensable
complément de ce passage.
5. Ibid., appendice, p. 85.
6. Éthique, IV, préface, p. 335.
7. Ibid., V, prop. XXVII, p. 519.
25
Locke, Essais sur l’entendement
humain (1689)

La vie de Locke (1632-1704) coïncide avec l’un des épisodes les plus
troublés et des plus décisifs de l’histoire de l’Angleterre. Né dans une
famille dont le père s’engagea contre Charles Ier en faveur du Parlement, il
fit ses études universitaires de langues, de philosophie, et de médecine, à
Christ Church (Oxford) alors que Cromwell est au pouvoir. Il passa, de
1666 à 1683, des années marquantes auprès de Shaftesbury dont il fut le
précepteur des enfants, le médecin personnel – il réussit une opération très
délicate du foie de son protecteur – et, sans nul doute, le conseiller
parfaitement informé des affaires de l’État jusqu’à la chute de son
protecteur. C’est exilé en Hollande que, déçu et poursuivi par Charles II, il
participa très probablement à un projet de régicide, avant de revenir en toute
tranquillité en Angleterre lors de la Glorieuse révolution. En exil, il acheva
ses plus grands ouvrages, l’Essai philosophique concernant l’entendement
humain qu’il mit une vingtaine d’années à composer avant de le publier en
même temps que ses deux Traités sur le gouvernement civil (1689). Entre
autres ouvrages, il écrivit trois Lettres achevées sur la tolérance (1690-
1692) et un Traité sur le même sujet ainsi que, à la fin de sa vie, une
importante Paraphrase and Notes on the Epistles of Saint Paul (1702) dont
il s’efforça de comprendre les œuvres selon les méthodes mêmes qu’il
développa en philosophie à l’égard des mathématiques, de la physique, des
pratiques morales et politiques et de la théologie. Ainsi, il terminera sa vie
en s’occupant particulièrement de questions religieuses, en protestant, c’est-
à-dire en regardant les choses de la foi par lui-même comme il l’avait fait
dans toutes les autres affaires.
Si nous nous attachons ici particulièrement à l’Essai sur l’entendement
humain, c’est parce qu’il contient une méthode nouvelle et singulière, dont
les répercussions seront innombrables, quels que soient les domaines
auxquels elle s’applique. La philosophie ne consiste pas à articuler
directement des savoirs déjà-là, en système ou en encyclopédie ; elle se
demande, à partir de tout objet de savoir, de toute conduite pratique et
politique, de toute formulation théologique et religieuse, quelles sont les
idées de notre esprit qui ont été composées pour les constituer. Ce qui
implique qu’il y en ait de simples et qu’il y ait des façons de les composer
dont on puisse faire le relevé et examiner comment elles s’articulent.
Notons ici qu’idée est un terme extrêmement général qui désigne « tout ce
que l’esprit aperçoit en lui-même, toute perception qui est dans notre esprit
lorsqu’il pense » (p. 89). L’esprit se tourne vers lui-même pour savoir
comment il fait pour connaître, pour définir ses valeurs morales ou
politiques, pour croire les choses qu’il formule. Ainsi, connaître
scientifiquement, poser quelque chose de bien ou y consentir, légiférer ou
obéir à une loi, décider de croire tel dogme, c’est moins se demander ce que
sont les choses et les valeurs en elles-mêmes – ce qu’il est impossible de
savoir – que de comprendre comment nous organisons notre accès à ces
choses ou à ces valeurs. Nous ne savons rien de ce qui est de l’essence
intime des choses ou des esprits (p. 460-3) ; mais il est possible de connaître
nos idées et leurs articulations avec un plein succès, en éliminant les
questions qui restent désespérément sans réponse et, du coup, en évitant les
positions dogmatiques, dangereuses pratiquement en ce qu’elles nous
portent à refuser l’expression des savoirs et valeurs d’autrui, sous prétexte
qu’il ne les connaît pas, au nom des nôtres que nous ne connaissons
pourtant pas davantage.
L’Essai sur l’entendement humain, qui présente, pour la première fois, cette
attitude, comporte quatre livres dont nous nous proposons de détecter les
positions-clés.

1. Le premier Livre
Le premier Livre Des notions innées s’ouvre sur une affirmation polémique
qui conduit Locke si loin qu’on pourra se demander s’il n’a pas compromis
lui-même un certain nombre de ses résultats et si son refus des idées innées
n’a pas donné lieu à des positions contradictoires.
Il n’y a pas d’idées innées : cela veut d’abord dire que ne sont innés ni les
images, ni les concepts, ni les souvenirs, ni les sentiments et les passions ;
peut-être pas même les prétendus instincts des animaux (p. 113, note). Rien
n’est donné à l’esprit qui n’ait été acquis ou fabriqué, tant dans les questions
de connaissance que dans les questions pratiques. Car Locke insiste sur
l’absence totale d’idées innées en morale. Du coup, il ouvre grande la porte
aux futures thèses utilitaristes et pragmatiques. Il faut construire jusqu’aux
sens et direction dans lesquels nous entendons et voulons construire, car ce
sens et cette direction ne sont pas plus donnés que les idées. Le contrat
politique par exemple est la construction d’une dépendance réciproque
d’hommes qui ne sont pas formés de la même façon, et qui, par conséquent,
n’entendent pas les mêmes mots comme ayant le même sens.
La mise en question radicale des idées innées n’a donc pas seulement un
sens descriptif : elle a profondément un sens déontologique. On peut agir de
toutes les façons sur les idées que l’on installe dans l’esprit de quelqu’un ou
dans le sien propre. Nous nous faisons notre propre esprit tandis que nous
formons celui des autres et que les autres contribuent à former le nôtre.
L’éducation passe alors au premier rang des soucis lockéens. S’il y avait des
idées innées, on les gèrerait dans la tête des enfants et des jeunes gens
comme on gère un patrimoine. S’il n’y a pas d’idées innées, les questions
de ce qu’on doit y installer et comment s’y prendre est cruciale ; même en
matière de religion. En outre, les contenus représentationnels ne sont pas les
seuls que l’on puisse changer : on peut changer aussi l’agrément et le
désagrément que l’on trouve dans telle ou telle circonstance.
On voit qu’il y a là, pour Locke lui-même, une difficulté. Locke note
comme une difficulté de la question de la tolérance qu’on ne peut changer
ses croyances ; est-ce cohérent avec la doctrine de l’impossibilité des idées
innées ?
Il n’y a pas d’idées innées veut dire ensuite que les idées qui constituent
notre pensée sont des événements plutôt que des substances et que, pour se
rapporter à elles, il faut d’autres événements-idées par lesquels nous nous
rapportons aux premiers. Ce que nous prenons pour des idées innées n’est
guère qu’habitudes et répétitions que nous n’avons pas mises en question et
surtout dont nous avons oublié l’histoire. Ne sachant pas ou plus comment
elles nous sont venues, leur événement étant effacé, nous avons tendance à
croire que nous les possédons depuis toujours et même qu’elles étaient là
avant que nous n’en prenions conscience. Or l’oubli de l’événement du
jaillissement d’une idée ne prouve nullement que cette idée a existé depuis
toujours, ni qu’elle soit hors du temps. C’est l’ignorance de cette
temporalité qui fait que nous croyons à l’innéité, c’est-à-dire à l’inhérence
de certaines idées à quelque nature humaine. C’est par elles que nous
calfeutrons les manquements de notre mémoire. En pratique aussi, si
certaines maximes paraissent innées, c’est parce que nous n’avons pas prêté
attention aux circonstances dans lesquelles nous les avons acquises. Si les
hommes voulaient en dresser la liste, ils seraient bien surpris de ne le
pouvoir et plus encore de se trouver en contradiction les uns avec les autres,
tout simplement parce qu’ils ne les ont pas acquises dans les mêmes
conditions (p. 34). Il appartient au philosophe de lever cette intemporalité
des idées et de restituer leur véritable temporalité alors que nous croyons à
tort que les idées auxquelles nous accordons le plus facilement l’innéité
sont acquises le plus tôt : il n’en est rien et le principe de contradiction, par
exemple, n’a été acquis qu’après réflexion sur une multitude d’usages de
mots et de phrases. La contestation des idées innées ne signifie pas non plus
qu’il n’existe point d’idées éternelles : il est des vérités telles que, une fois
que je les ai envisagées, je sais que si je les envisageais de nouveau, je les
tiendrais encore pour vraies ; l’éternité devient un jeu de la temporalité avec
elle-même.
On aura remarqué que la thèse est présentée de façon polémique ; contre les
Platoniciens qui voudraient faire jouer un rôle fondamental à la
réminiscence alors qu’elle n’en a pas dans sa prétendue recherche de
potentialités cachées dans notre âme ; et contre les Cartésiens puisque le
donateur des idées, les idées données, la relation de don sont autant de
constructions ; pas forcément indispensables, ni adéquates, ni opportunes.
Car si tout n’est plus que constructions, cela veut dire non pas qu’il n’y en
ait point de bonnes et de mauvaises, mais que bon et mauvais sont aussi des
acquisitions. Cela ne fait-il pas problème que tout soit construction à
l’infini ? N’y a-t-il pas un fond non construit sur lequel il serait possible de
construire ? Non. Que tout soit construit veut dire qu’il n’y a ni morale
naturelle, ni droit naturel dans le sens où il y aurait quelque fondamental
humain à partir duquel on pourrait construire les morales et les politiques
susceptibles de nous gérer réellement. Parler de naturel veut simplement
dire qu’il y aura toujours une distance entre ce qui, dans une société donnée,
est institué comme juste et ce que chacun tient pour juste, étant donné son
histoire. Il est possible de supposer un droit naturel en tenant compte de
cette différence entre les histoires individuelles ; il ne saurait coïncider avec
le droit civil.
Locke s’est vu obligé de présenter sa thèse de façon polémique par la
nécessité de dénoncer la ruse de capturer des valeurs, de se les octroyer ou
d’en obtenir la suprématie sans faire le moindre effort pour la justifier. De
façon très rusée, on suggère que ceux qui n’ont pas ces idées innées sortent
du lot commun de l’humanité. En les préservant ainsi de toute objection, on
transforme des opinions tôt inculquées en vérités incontestables, évidentes
et nées avec nous (p. 39). Un coup de force humain trop humain se trouve
couvert en paraissant le don même de Dieu ou de la Nature.
Or Dieu a si peu donné aux hommes d’idées innées, y compris la sienne
même, que l’idée de Dieu est, comme toutes les autres idées, le produit
d’une construction dont il s’agit de se servir des éléments et des règles. Sans
doute peut-on prouver l’existence de Dieu avec une précision
mathématique, mais il ne faut pas croire qu’elle s’impose davantage aux
hommes que les idées mathématiques : comme il est beaucoup de gens qui
n’ont aucune idée de la plupart des démonstrations et des objets
mathématiques, il est beaucoup de peuples qui n’ont « aucune idée de Dieu,
pour n’avoir pas suivi le fil des pensées qui les y aurait conduits
infailliblement » (p. 49). L’espace-temps des idées dissout ici habilement
l’idée de leur innéité.
Le retournement obtenu à partir de l’idée de Dieu est superbe : si elle n’est
pas innée, on ne voit pas comment les autres idées que l’on soupçonne de
l’être (les idées de substances, matérielles, spirituelles) pourraient l’être. Ce
serait toutefois une erreur de croire que l’athéisme se trouve par là
cautionné : l’esprit compose l’idée de Dieu. La religion se construit au
même titre que les arts et les sciences, quoique sur un mode propre : le titre
d’une des œuvres essentielles de Locke n’est-il pas « An Essay for the
Understanding of St. Paul’s Epistles, by consulting St. Paul himself » et
n’est-ce pas alors à peu près la même attitude que nous voyons se déployer :
l’esprit regardant seul ce qu’il en retourne de toutes les questions ?
Un point est toutefois inquiétant : si l’idée de Dieu dépend des expériences
comme les idées de tous les autres êtres auxquels on se rapporte, il se peut
que des hommes ne l’aient jamais rencontré. Mais alors pourquoi leur en
faire le reproche et les exclure de la tolérance ?

2. Le second Livre
Kant a accusé Locke d’avoir confondu le rejet des idées innées avec
l’affirmation empiriste que toutes nos idées, quelles qu’elles soient, dérivent
de l’expérience entendue comme ayant toujours une composante de
sensation. C’est ainsi que, si Kant accorde à Locke que nous devons
apprendre les mathématiques, il ne lui cède pas que nos idées
mathématiques dérivent toutes de l’expérience. Or si la contestation de
l’innéité entretient des liens profonds avec l’affirmation de l’empirisme,
Locke ne tient pas pour identiques ces deux attitudes. Il est vrai que, si les
propriétés arithmétiques de 999 et de 1000, nombres pourtant fort proches
l’un de l’autre, sont fort éloignées et, en tout cas, plus éloignées que les
propriétés d’un chiliogone ne le sont d’un polygone de 999 côtés, laissant
penser que l’arithmétique paraît beaucoup plus éloignée de la sensibilité que
la géométrie, Locke affirme que même l’arithmétique dépend d’une façon
ou d’une autre de la sensation. Mais Locke reconnaît volontiers que nos
idées, même en mathématiques, fussent-elles liées de plus ou moins loin à
l’expérience, ne lui doivent plus rien passé un certain degré de
complication. Les idées se compliquent sous leur propre effet et, quand bien
même l’expérience serait au principe de toutes nos idées mathématiques, il
ne servirait à rien de se tourner vers elle pour résoudre les problèmes
arithmétiques ou géométriques.
D’où viennent, en effet, nos idées ? Des sensations et des réflexions sur
celles-ci, c’est-à-dire des diverses compositions entre les sensations que
nous ne nous contentons plus de recevoir. Nous signifions par
« sensation » : « l’entrée actuelle des idées dans l’entendement par le
moyen des sens » (p. 174). L’imagination s’empare des sensations pour les
modifier indéfiniment, en elles-mêmes, en changeant leurs qualités et en en
formant des abstractions, mais aussi en les combinant et en les articulant de
toutes les façons. La « réflexion » est constituée de ces diverses façons
selon lesquelles l’esprit revient sur lui-même pour combiner ces premières
modifications en se ressouvenant des idées, en les discernant, en les
distinguant, en raisonnant, jugeant, connaissant, croyant, etc. (p. 83). Nous
percevons les sensations, qui paraissent nous venir des choses extérieures
dont nous faisons l’expérience et nous percevons aussi ces réflexions,
l’esprit fournissant à l’entendement les idées de ses propres opérations.
Le pari de Locke est de faire le relevé complet de ces modes : extensions,
soustractions, abstractions, articulations, combinaisons et conjectures. Des
idées simples, auxquelles ces opérations s’appliquent de toutes les façons
pour constituer les idées complexes, il est, en revanche, impossible de faire
le relevé, puisque leur multiplicité est presque infinie.
On conçoit que la considération de la diversité des âges, des situations
sociales, des situations par rapport aux choses, passe au premier plan dans
la philosophie de Locke. Selon leurs expériences et les associations
auxquelles elles donnent lieu, les entendements et les êtres qu’ils habitent
diffèrent. Il n’est pas dit qu’il faille désespérer d’obtenir toute communauté
entre eux, mais il est sûr qu’elle n’est pas donnée et qu’elle est
constamment à construire et à reconstruire.
Là survient un problème majeur : si nous pouvons faire varier à loisir le
degré de complexité des idées, ne rencontrons-nous jamais le moindre frein
dans cette variation et toute complication n’équivaut-elle pas à n’importe
quelle autre, sans aucune vérité ni aucune autre norme ? Sans doute, pour
les sensations, la question se pose-t-elle autrement, car même si elles ne
ressemblent pas plus aux choses qui paraissent les déclencher que les mots
ne ressemblent aux idées, nous devons les acquérir avant de les construire ;
mais les idées complexes, qui sont toutes des constructions, ne font-elles
pas craindre que la pensée des valeurs – le vrai et le faux, mais aussi le bien
et le mal, le juste et l’injuste – ne relève d’une sorte de nihilisme radical,
que Shaftesbury croira pouvoir reprocher à son ami ? Si c’est nous qui
fabriquons la composition de nos idées, qu’en est-il de la justice ? Locke a
pris en compte cette objection (p. 468).

3. Le troisième Livre
Toutefois, avant de rapporter ce qu’il dit de la vérité, il faut nous pencher
sur le livre III qui porte sur le langage et nous fait aussitôt rencontrer une
étrange contradiction. C’est par les mots que nous pouvons obtenir
l’équivalent d’une généralité (p. 113) dont il est pourtant nié que nous
puissions avoir la conception. Mais le signifié des mots – « un seul mot
étant institué signe d’une multitude d’existences particulières » (p. 323) –
peut-il être autre chose qu’une idée générale et est-il plus facile à fixer
qu’elle ? Locke constate que les langues sont sujettes à de continuels
changements précisément parce que leurs signifiants sont liés à des signifiés
qui, comme les idées complexes, changent toujours (p. 227). Dire que c’est
le mot qui fait office d’abstraction ne fait que repousser d’un cran la
difficulté sans la résoudre. En particulier, tous les mots, même les plus
abstraits, tirent leur signification d’idées sensibles (p. 323). À moins que le
langage ne nous fasse accéder à quelque chose qui est impossible ; ou plus
exactement, qu’il nous mette en position d’imaginer faire quelque chose
qu’il ne nous est pas possible de faire.
Si vaines que puissent sembler les questions liées au langage, elles sont à
prendre avec le plus grand sérieux, puisque c’est en usant des mots que l’on
se trompe et que l’on trompe les autres ; en feignant de savoir ce qu’on ne
sait pas ; de dire ce qu’on ne dit pas ; d’avoir les idées que l’on n’a pas, que
l’on ne peut pas avoir (p. XXXII). Si un mot manque pour fixer une idée
complexe, on ne la pense pas ; et l’on voit très souvent qu’un terme dans
une langue n’est pas rendu par un terme dans une autre (p. 226).
Cette première illusion qui touche à l’abstraction, se double d’une autre qui
nous porte à croire que, lorsqu’on tient un mot, il se réfère à un être réel.
C’est ainsi que l’on dit faussement que nos idées sont dans la mémoire où
elles ne sauraient avoir lieu (p. 104). Et cette seconde illusion
s’accompagne encore d’une autre qui porte « les locuteurs [à supposer] que
les mots dont ils se servent sont signes aussi dans l’esprit des autres
hommes avec qui ils s’entretiennent » (p. 326) ; et ils supposent sans preuve
que les idées dont ils sont les signes sont les mêmes en chacun d’eux,
oubliant « l’inviolable liberté dont chacun jouit de faire signifier aux mots
telles idées qu’il veut ». De là naissent leurs querelles (p. XXXVII),
aiguisées par le fait que le langage s’occupe moins de la vérité que de
l’utilité.

4. Le quatrième et dernier Livre


La question de la vérité se pose de façon cruciale dans une philosophie dont
le problème essentiel est de savoir comment sont articulées les propositions
et les idées. Or, « il est impossible que les hommes puissent jamais chercher
exactement, ou découvrir certainement, la convenance ou la disconvenance
des idées, tandis que leurs pensées ne roulent et ne voltigent que sur des
sons d’une signification douteuse et incertaine » (p. 463). Mais, en dépit de
leur impossible fixation, les signifiés prennent une part indispensable à la
constitution de nos idées. Que la conjonction ou séparation des signes se
fasse en fonction de choses qui leur sont extérieures ou de façon
intrinsèque, la vérité ne sera jamais que « la dénotation en paroles de la
convenance ou de la disconvenance des idées, telle qu’elle est », la fausseté
étant « la dénotation en paroles de la convenance ou de la disconvenance
des idées, autre qu’elle n’est effectivement » (p. 478). On peut bien tenter
de distinguer les vérités mentales et les vérités verbales ; mais il est
impossible de poser celles-là sans se servir de celles-ci. La vérité qualifie
une connaissance qui n’est jamais qu’un agencement d’idées ; sans que
nous ne sachions ce que sont les choses dans leur essence intime.
En concevant ainsi la connaissance, la probabilité passe au premier plan.
Locke la définit, de la même façon et en même temps que J. Craig, comme
« l’apparence d’une convenance ou disconvenance dans l’intervention de
preuves dont la connexion n’est point constante et immuable, ou du moins
n’est pas aperçue comme telle » (p. 545) ; et il met l’accent, exactement
comme lui, sur la théorie du témoignage.
En substituant, par la conjecture, le jeu sur nos idées à une connaissance en
soi des choses mêmes, Locke ne renonce nullement à toute pratique ; tout
au contraire, notre connaissance n’a de sens que pour autant que nous
agissons dans le monde avec les autres. Elle donne une assurance dans
l’action, laquelle doit se contenter d’opinion ou de fraction de certitude.
L’Encyclopédie trouvera en lui un excellent défenseur de la technique
(p. 401). Il n’y a pas lieu pour autant de faire de Locke un philosophe
agnostique : la foi est un assentiment pratique auquel la raison n’a pas à se
substituer quoiqu’elle en soit le plus parfait garant.

5. La question de la religion
Locke n’est probablement pas le philosophe crypto-athée que certains ont
vu en lui. La méthode de construction ou reconstruction des idées
complexes n’est pas seulement valable dans les questions de connaissance ;
elle l’est aussi dans les questions de religion et de morale. Locke l’a adoptée
pour lire les textes de Saint Paul : qu’est-il possible d’en construire ou d’en
reconstruire ? Qu’est-ce qu’il n’est pas possible d’en construire ou
reconstruire et qui semble voué à l’arbitraire ? Ainsi, dans le domaine
religieux, il y a, comme en physique, de l’hétérogène sur quoi la raison
vient buter et c’est alors l’opacité des textes de la Bible, dans leur difficulté
d’être traversés d’être traversés par l’intelligence, qui sert d’« expérience »,
de point de résistance.
La foi est définie comme l’assentiment qu’on donne à toute proposition qui
est fondée, non pas sur des déductions de la raison, mais sur le crédit de
celui qui les propose comme venant de Dieu par quelque communication
extraordinaire. Cette manière de découvrir des vérités aux hommes
s’appelle la Révélation. La règle, dans ce domaine, est que « nous ne
pouvons jamais prendre pour vérité aucune chose qui soit directement
contraire à notre connaissance claire et distincte » (p. 576). La foi ne saurait
nous convaincre de quelque chose qui serait contraire à notre connaissance.
Mais la raison n’a pas non plus à se substituer à la foi ; simplement, elle ne
doit pas se trouver en contradiction avec elle-même quand elle cautionne le
témoignage par lequel un contenu de foi ou de révélation nous est livré
(p. 579). Il appartient toujours à la raison de juger si une révélation est
recevable et quelle est la signification des paroles dans lesquelles elle est
proposée (p. 580). Il n’est pas déraisonnable de prendre le contrepied d’une
proposition qui a une forte probabilité contre elle : c’est à la raison de juger
si une révélation est valable ou ne l’est pas. quoiqu’elle n’eût pu se
substituer au contenu révélé. C’est en ce sens que Locke récuse le fameux
credo quia impossible est.

Conclusions
En dépit de l’extraordinaire cohérence de son projet et de la réussite de son
exécution, la philosophie de Locke a donné lieu à des interprétations
opposées et elle continue de le faire. Locke ne se contente pas de détruire
des philosophies contemporaines à la sienne voire des philosophies
postérieures ; même si sa philosophie en a inspiré de fort nombreuses, elle
se menace elle-même par des contradictions, laissant son lecteur choisir le
versant qui l’intéresse.
1. N’y a-t-il pas contradiction à affirmer que des hommes peuvent échapper
à l’idée de Dieu et à proclamer comme universelle la loi divine (p. 280) en
allant jusqu’à dire que c’est à partir d’elle que nos idées morales peuvent
se constituer ? Affirmation aussi importante qu’étrange qui implique
qu’aucune loi autre que la loi divine – par lumière naturelle ou par voie de
révélation, si tant est qu’elles soient les mêmes – n’assure le bien du genre
humain.
2. Nous avons insisté sur le sort ambigu des mathématiques chez Locke,
bien relevé par Kant. Inné n’a pas le même sens qu’a priori. Toutes nos
idées viennent de l’expérience ; sans exception. Mais le fait que nous
devions lier entre elles des idées simples pour en former des idées
composées fait que cette composition s’effectue selon des lois autonomes
et intrinsèques. Toutefois Carnap verra dans l’affirmation que l’on trouve
chez Gauss que l’expérience ne vérifie jamais que la somme des angles
intérieurs d’un triangle soit égale à 180° l’une des origines des géométries
non euclidiennes.
3. Nous avons vu que la philosophie des idées à laquelle Locke prétendait
s’en tenir pour définir les limites de nos connaissances lui permettait de ne
pas traiter certains sujets ; et, par exemple, de ne pas trancher entre
l’idéalisme et le matérialisme. Or il en traite et la question est bien de
savoir, p. 440, si la matière pense ; si l’ontologie a été, par principe, mise
de côté, ne réapparaît-elle pas par-delà les positions méthodiques prises
par Locke ?
4. On sait que Rawls, dans la Théorie de la justice, ose écrire sans
sourciller que le fondement de l’État moderne, celui qui garantit la
tolérance, « n’implique aucune doctrine métaphysique particulière »
puisqu’elle permet la coexistence de plusieurs philosophies différentes,
voire divergentes jusqu’à la contradiction. Plus judicieusement, Locke,
grâce à son idée de composition des idées complexes, sait qu’il n’y a pas
de place pour un tel repli de neutralité et que la philosophie de la laïcité se
construit exactement comme les philosophies, les opinions et les vues du
monde qu'elle cherche à rendre compatibles.
La philosophie de Locke doit toujours être lue deux fois. Il n’est pas
impossible que sa dernière leçon soit de se tenir sur le fil du rasoir ; elle a
promu des philosophies si différentes que, très probablement, il faut faire la
place à un Locke sibyllin.
Jean-Pierre Cléro

Bibliographie
• Œuvres de Locke

• Essai philosophique concernant l’entendement


humain, trad. Pierre Coste, Schreuder et Pierre
Mortier, Amsterdam, Leipzig, 1755. Réimpression
offset, Paris, Vrin, 1972.

• Essai sur l’entendement humain, trad. Jean-Michel


Vienne, Paris, Vrin, L. I et II, Vrin, 2002 ; L. III et IV,
2006.

• Le second Traité du gouvernement, Paris, PUF,


1994.
• Essai sur la tolérance, Lettre sur la tolérance,
Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion,
2008.
• Œuvres sur Locke

• Étienne Balibar, Identité et différence : l’invention


de la conscience / J. Locke, Paris, éd. du Seuil, 1998.

• Jean-Pierre Cléro, Locke, Paris, Ellipses, 2004.

• Yves Michaud, Locke, Paris, PUF, 1981.

• Luisa Simonutti, John Locke : les idées et les


choses, Milan, Mimésis, 2019.

• Jean-Fabien Spitz, Locke et les fondements de la


liberté moderne, Paris, PUF, 2001.
26
Berkeley, Les principes
de la connaissance humaine (1710)

George Berkeley entra au Trinity College de Dublin à 15 ans ; il y fit


d’actives études qui lui donnaient une double compétence, à la fois comme
philosophe et comme homme de foi ; il sera évêque anglican. Très investi
dans les mathématiques, grand lecteur de Newton et des revues
scientifiques, formé par la lecture de près de l’Essai sur l’entendement
humain de Locke, l’étudiant Berkeley, dès ses dix-neuf ans, a eu l’intuition
de son idée philosophique majeure ; il a pris des notes dans des carnets pour
élaborer deux ouvrages, qu’il a fait éditer coup sur coup : la Nouvelle
théorie de la vision en 1709, et le Traité des Principes de la connaissance
humaine, première partie en 1710, deux ouvrages publiés à Dublin. Il a
alors 25 ans.
La nouvelle théorie de la vision se proposait de résoudre trois problèmes
optiques sans recourir à la géométrie. Son argument-clef était celui de la
langue naturelle, qui est chez le nourrisson élaborée avant qu’il parle,
associant des sensations hétérogènes : une vision et un toucher, par
exemple ; cette langue visualo-tactile est une pensée sans mots, vitale,
élaborée de jour en jour au cours de la première année déjà, qui coordonne
les visions et la motricité. La réflexion sur ce système de signes a permis à
Berkeley d’anticiper que, si un aveugle de naissance était opéré, et
commençait à voir, il mettrait beaucoup de temps à savoir interpréter la
lumière et les couleurs vues dans l’ordre du tangible et dans sa motricité :
c’était une voie de résolution du problème de Molyneux (problème posé par
cet opticien irlandais à Locke : si un aveugle-né voyait pour la première
fois : saurait-il dire, sans rien toucher : ceci est un cube, cela une sphère ?).
Berkeley avait vu juste sur la difficulté de la constitution d’une langue
visualo-tactile alors ; et il a pu exprimer sa satisfaction quand le chirurgien
Cheselden, après avoir donné la vue à un garçon de 19 ans, a observé lui-
même que la mise en relation du visuel et du tactile était, chez le nouveau-
voyant, longue et difficile.
Ce qui réussissait parfaitement au jeune philosophe quand il se tenait dans
le sensible, pouvait-il autant lui réussir quand il pensait également
l’intelligible ? Le premier grand ouvrage de philosophie de Berkeley, c’est
les Principes de la connaissance humaine (ou Principes). Et là, le succès ne
fut pas au rendez-vous : le livre a été assez mal reçu, le bruit a couru que
Berkeley était extravagant, les bons jésuites ont éreinté l’ouvrage ; c’est
pourquoi Berkeley a dû, par la suite, tenter de dire la même chose de façon
plus séduisante pour les lecteurs : et ce sont les Trois dialogues entre Hylas
et Philonous, une pure merveille et d’écriture et de pensée : Berkeley a fait
le voyage de Londres pour qu’il soit édité en 1713.
Présenter les Principes, c’est donc recommander un ouvrage qui a la
qualité essentielle d’être l’exposé fondamental de la philosophie de
Berkeley, et le défaut d’être déconcertant : Berkeley n’avait sans doute pas
encore trouvé l’exposition la plus convenable. La bonne foi de Berkeley a
été surprise en cela : car qu’a-t-il fait ? Il a d’abord exposé sa thèse
clairement et distinctement, précisé quels sont les vrais principes de la
connaissance (1-33) ; puis il a envisagé treize objections possibles qu’il a
réfutées une à une (34-84) ; pour enfin tirer les fruits de ces principes vrais
(85-156) ; dans son ensemble, c’est un plan argumentatif impeccable, mais
qui donne sans doute une place si grande à l’énumération d’objections et de
réponses que l’attention du lecteur s’y disperse, et s’y déroute ; car le
lecteur ne peut suivre une objection que s’il la comprend et l’adopte un
temps, au point qu’il en vient par fatigue à se demander si les réponses de
l’auteur conviennent à chaque fois ; et peu à peu de petits doutes s’ajoutant
les uns aux autres à cause de prises de position dites de bon sens sur la
mathématique, sur la physique, sur la métaphysique, etc., le sentiment de
marcher à l’aveugle dans les ténèbres croît : alors que Berkeley, qui enfant
visita hardiment la grotte de Dunmore, avait pensé s’avancer torche en main
dans la caverne de la philosophie et, en projetant sa lumière, disperser les
images monstrueuses et effrayantes.

1. Établir la vérité de la connaissance humaine


C’est avec le courage et la fermeté d’un chevalier que Berkeley se lance
dans l’entreprise philosophique : il le dit, il a l’intention de pourfendre les
sceptiques et les athées, de ruiner leurs « faux principes ». Comment ? Il
veut établir la vérité de la connaissance humaine en tenant ferme et
prouvant trois certitudes : Dieu existe, le monde existe, et nous existons
aussi. D’où viennent ces certitudes ? De la perception : il y a ce qui perçoit,
à titre d’esprit ; et ce qui est perçu, à titre d’idées. Deux sortes d’esprits
sont : celui de Dieu, et les nôtres ; et que perçoivent-ils ? Des choses
particulières dans le monde : ces choses, étant perçues, sont des « idées »,
autrement dit des sensations particulières d’êtres qui sont particuliers aussi,
nous dirions des individus : étant perçues elles sont réelles. De notre esprit
nous sommes certains, car nous entendons par esprit le sujet qui pense et
veut, et s’agissant de cet esprit, de ses facultés et sentiments, nous
acquérons des « notions » au fur et à mesure que se déroule notre vie ; de
Dieu nous sommes certains également, Lui qui est un Esprit qui pense, veut
le monde, le perçoit aussi tout le temps : il le perçoit tout entier, fût-il infini,
il voit et sait les soleils, les galaxies, la Terre qui tourne : dès lors le monde
est réel à chaque moment et partout.
Le mot qui compte pour Berkeley, le mot justifié par le côté central de la
perception, est « réel » ; et nous savons que le sentiment de réalité que nous
avons tient au « tangible » : par tangible il faut entendre la motricité de
notre corps et aussi tout ce qu’il touche (l’haptique, le tactile) ; le sentiment
de réalité vient toujours de ce que nous sommes des corps dans un monde
de corps ; le visuel ne perd son statut de film éventuellement illusoire que
parce qu’il suggère et signifie le tangible, et se confirme par le tangible. Je
vois la tour au loin, floue, peut-être ronde : mais je m’approche, pas à pas ;
et le film visuel dans mon esprit me la fait voir de plus en plus grande,
haute, carrée ; et quand j’y monte, j’ai une idée de sa grandeur effective en
fonction de la taille de mon propre corps. La tour existe, mon corps existe,
le soleil aussi : tout cela est bien réel, étant perçu. Imaginez la nuit noire, et
que personne ne soit là pour voir ni toucher la tour, Dieu la verrait encore
des yeux de son esprit ; et alors, il n’y a pas de problème : elle est une idée,
elle est une chose, elle est réelle. Tout est bien là.

2. Les combats de Berkeley


• L’intelligible et le sensible
Le premier concerne ce que l’on appelait « l’intelligible », s’il devait être
séparé, coupé du sensible. Comme, par idée, Berkeley entend quelque chose
de senti, par exemple une odeur, qui suggère la « pomme » (idée d’un genre
de fruit), cette pomme étant une somme de sensations : telle forme visuelle
de telle ou telle couleur, telle odeur, tel goût en bouche, telles fraîcheur et
douceur dans la main, sous la langue ; ou même comme, par idée, Berkeley
entend les phonèmes (ouïs) du mot « ap-ple », qui suggère la « pomme »
comme somme des sensations y attachées, cette pomme que vous allez
manger avec appétit ; alors, nos noms peuvent être des noms d’individus
(Socrate) ; ou des noms communs d’espèces ou de genres (pomme Golden,
pomme en général) ; mais, dit-il, les idées générales abstraites sont
illégitimes et doivent être rasées. Car sans doute, si nous y prenons garde,
chaque sensation donne deux informations au moins : une couleur vue a une
étendue, une surface est froide et rugueuse, un son est plus ou moins fort et
nous sentons d’où il provient, etc. Les sensations sont riches et donnent à la
fois ce que l’on avait appelé les qualités « sensibles » et ce qu’on avait
appelé les qualités primaires (étendue, volume, taille, masse). Donc
n’abstrayez pas les données « géométriques » ou « physiques » des
sensations réelles : elles sont senties.
Ce premier combat, contre l’abstraction, est exposé dans l’Introduction des
Principes. Il doit ébranler une métaphysique qui poserait des mots (des
« concepts » pour la scolastique) comme « l’être », « l’un », « le temps »,
« l’espace », etc. D’un individu nous pouvons parler, d’un genre d’être, des
moments et des lieux, parce que tout cela c’est réel, étant perçu. Il est vrai
que l’enfant apprend une langue où il y a des noms communs d’abord,
comme il y a des verbes pour les actions les plus répétées ( l’enfant entend
parler des « pommes », on lui parle de « dormir, manger », etc.) et de ce
fait, pour lui, les mots suggèrent toujours quelque chose de tangible, qui a à
voir avec son corps, avec sa motricité, avec ses actions ; c’est à cela qu’il
donne sens et qu’il continue, adulte, de donner sens.
Berkeley entame alors une croisade contre le matérialisme ; l’idée de
matière est une idée générale abstraite. En effet, qu’il s’agisse de la notion
de matière des sophistes (une, indéterminée), ou de la notion métaphysique
de matière chez Aristote (aussi imprécise, substrat de qualités que nous
percevons), ou de la notion plotinienne de matière, non-être au plus loin de
l’Un, ou qu’il s’agisse de la notion lockéenne d’un « je ne sais quoi, substrat
imperceptible », nous avons affaire à un rien : à quelque chose de fictif.
Certes tout corps a sa matière : cellules du bois, cellules organiques,
cristaux, minéraux, etc. : il y a des matières perçues, fort différentes les unes
des autres : et si l’on met un œil au-dessus du microscope, on verra d’autres
« sensibles » inaperçus à l’œil nu, certes, mais qui sont encore des êtres
déterminés (atomes et vide : pas une « matière une », pas un « support ou
substrat » assurant à nos imaginations une sorte de solidité ! Un
contemporain dira que maintenant nous avons l’idée de « la matière » que
nous avons identifiée ; mais accordons que Berkeley avait peut-être
pressenti que cela n’est qu’un très faible pourcentage de ce qui existe dans
le cosmos, et que nous qualifions maintenant de « noir » pour indiquer le
défaut total d’information sensible même instrumentalement. La thèse de
Berkeley va être par lui appelée « immatérialisme » de façon plus décidée et
présentée de façon plus convaincante dans les Trois dialogues.
• Leibniz et Newton ou le problème de l’infini
Plus risqués sont les combats que Berkeley mène contre les savants comme
Leibniz ou Newton. Et c’est là qu’un lecteur philosophe contemporain a
manifestement plus de mal à l’applaudir. Contre quoi, contre qui se bat-il ?
Nous ne sommes pas ennuyés par la réfutation de l’espace absolu, du temps
absolu, et de l’éther que postule Newton : au contraire, Berkeley anticipe
formidablement sur ces points. Mais Newton avait dû inventer le calcul des
fluxions, et Leibniz le calcul infinitésimal, et là, Berkeley freine et bloque.
Il refuse. Pourquoi ? La raison logique qu’il avance se comprend fort bien :
à la fois l’infinitésimal est posé, et nié : car dans le calcul, à la fois on peut
diviser à l’infini, mais aussi à un moment donné annuler l’infini et dire que
la quantité est finie : Achille rattrape et dépasse la tortue.
Il a une raison, qui tient à l’idée de minimum. Locke déjà parlait de
mimimum sensible. Berkeley y tient très fort aussi : quand nous voyons il y
a un « minimum visible », quand nous touchons, un « minimum tangible » ;
comme le mot l’indique, c’est cet en-deça de quoi la perception n’a plus
lieu : un point trop petit, trop fin et subtil, n’est plus vu. Un corps très petit
n’est pas touché. Cela est vrai. Seulement cette idée de minimum amène
Berkeley à refuser la division à l’infini en mathématiques (Pr., §§ 128-130).
Il n’accepte pas, dit-il, les mathématiques « spéculatives » qui sont des
divertissements oiseux de l’esprit : la géométrie est tangible ; une ligne se
trace, elle a une longueur et une couleur, elle se voit ; et comme toutes les
figures géométriques, elle a une longueur finie par deux points. On ne peut
la diviser à l’infini.
Ce blocage de Berkeley est cohérent avec son ontologie selon laquelle
l’esprit perçoit des idées et crée des nombres ; tandis que la géométrie, elle,
tiendrait au corps, au fait qu’il est orienté dans les trois dimensions, qu’il a
un volume, etc. : la géométrie reste donc dans le registre du monde perçu,
tangible, réel, sous nos mains.
Or il ne faudrait peut-être pas couper la géométrie de l’esprit comme cela, et
retrouver la raison pour laquelle Dieu pense l’idée de cercle, autant que les
nombres ; et notre esprit comme tel de même. Berkeley comprend que
l’esprit humain est créateur de plusieurs sortes de langues dès la naissance,
qu’il est spontanément linguiste. Aussi non seulement il utilise le langage
ordinaire surtout à des fins pratiques : pour agir ou faire agir, pour affirmer
son autorité ; et donc dans ce cas-là sans que l’esprit « pense » vraiment aux
significations des propositions. Mais de plus, et Berkeley le relève souvent,
les mots peuvent être utilisés longtemps comme des jetons, et on ne cherche
à savoir la signification qu’à la fin. Alors, pourquoi résister à la notation
algébrique, qui justement recourt à des lettres et des symboles, pour calculer
longtemps sans forcément dire ou signifier quelque chose ? Leibniz avait
bien, en inventant le calcul infinitésimal, accepté de créer une nouvelle
notation symbolique, juste utile pour tout ce qui est continu et infiniment
divisible.
Le lecteur des Principes se posera encore probablement une question :
comment peut-on, avec l’ontologie de Berkeley, qui détermine deux termes
dans une relation de perception, justifier vraiment Dieu ? Car d’un côté il
est insensible, invisible : c’est le monde naturel que l’on perçoit ; et par
ailleurs, Berkeley se prive d’une théologie rationnelle des attributs de Dieu,
car les prédicats seraient des « idées générales abstraites » . Il n’existe pas
d’idée de Dieu, nul ne peut énoncer : Dieu est tout puissant, tout bon, tout
connaissant, etc. Non, pour Berkeley, Dieu est un sujet qui « agit »
seulement, il est tout acte, on ne peut pas décrire son essence. Il perçoit, Il
parle. Berkeley va mettre du temps à trouver son bon argument pour
démontrer l’existence de Dieu, et ce sera dans la langue visualo-tactile :
dans l’Alciphron.
Berkeley a commencé à être philosophiquement apprécié d’un plus vaste
public avec l’Alciphron, de 1732. Il a pu rééditer les Principes de la
connaissance humaine et les Trois dialogues entre Hylas et Philonous
en 1734. C’est alors seulement, et lui-même et son public ayant mûri, que
Berkeley pourra être sûr que, quand il dit : voici comment je pense en
m’observant, je peux vous inviter à consulter vous-mêmes vos propres
pensées : vous verrez alors que nous sommes fondamentalement en accord.
Une langue commune s’est peu à peu créée.
Berkeley ayant les bons principes a peu à peu complété sa philosophie
d’une physique, d’une économie, d’une médecine.
Roselyne Dégremont

Bibliographie
• Éditions du texte

• Berkeley, Principes de la connaissance humaine,


dans Berkeley, Œuvres, Tome I, édition dirigée par
Geneviève Brykman, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1985.

• Berkeley, Principes de la connaissance humaine,


traduction Dominique Berlioz, Paris, GF, 1993.
• Littérature secondaire

• Geneviève Brykman, Berkeley et le voile des mots,


Paris, Vrin, 2002.

• Roselyne Dégremont, Leçons sur la philosophie de


Georges Berkeley, Paris, Ellipses, 2013.
27
Leibniz, La Monadologie (1714)

Le texte de Leibniz, écrit en français à la fin de l’année 1714 pour donner


un « éclaircissement sur les monades1 », paraît pour la première fois
en 1720 sous le titre « Monadologie » dans une traduction allemande
d’Heinrich Köhler2 ; l’année suivante, Christian Wolff propose une version
latine dans les Acta Eruditorum de Leipzig3, avec le titre général de
« Principia philosophiae » ; mais le texte original n’a été publié
qu’en 18404, sans les variantes5.

1. Le choix du terme « monade ».


Dès 1663, pour sa Dissertation sur le principe d’individuation6, Leibniz a
affaire aux « monades » (du grec Monas, « unité »), quand son maître Jakob
Thomasius (1622-1684), dans la Préface, utilise la définition
aristotélicienne7 des « individus monadiques » (individua monadica). Fidèle
à cette tradition, il « rétablit les formes substantielles » (1679), s’oppose à la
réduction du corps à la seule étendue géométrique et cherche alors, dans les
critères de complétude logique, ce qui constituerait une véritable substance
individuelle :
« La nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est
d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante à comprendre et
à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est
attribuée.8 »
Mais une telle notion complète suppose un point de vue omniscient
inaccessible à l’entendement humain. En revanche, la découverte des lois de
la « dynamique » donne accès à ce qui fait l’assise réelle de la substance : sa
« puissance » (dunamis) ou « force » (vis). Le Système nouveau de la
communication des substances (1695) définit ces « unités réelles » comme
des « points animés », et le brouillon d’une lettre (jamais envoyée) au
Marquis de L’Hospital les associe pour la première fois au terme grec
« monas »9. Leibniz peut alors donner une première publicité à sa
découverte en écrivant à Michelangelo Fardella :
« L’essentiel de la question me paraît consister dans la vraie notion de
substance, qui est la même que la notion de monade ou d’une unité
réelle et pour ainsi dire d’un atome formel, ou d’un point essentiel, –
car il ne peut y en avoir de matériel, ce pourquoi on cherche en vain
l’unité dans la matière ; et le point mathématique n’est pas essentiel,
mais modal, ce pourquoi le continu n’est pas constitué de points, et
pourtant tout ce qui est substantiel découle des unités.10 »

2. Plan et contenu de la Monadologie


L’ouvrage est composé de quatre-vingt-dix paragraphes avec de fréquents
renvois aux Essais de Théodicée, et progresse en trois grandes étapes. La
première (§§ 1-38) suit un parcours allant de la définition des monades
jusqu’à celle de Dieu. La deuxième (§§ 39-48) développe les attributs de la
nature divine, substance suprême et originaire. Et la dernière (§§ 49-90)
consiste à reconnaître les perfections de Dieu et les lois de son harmonie
dans l’univers infini et dans chacune de ses créatures, notamment les
vivants doués d’esprit.
• La définition des monades et leurs degrés de perfection
jusqu’à Dieu (§§ 1-38)
Les trois premiers articles de la Monadologie définissent le cadre
ontologique dans lequel les monades forment les composants ou les unités
élémentaires du réel : « La Monade […] n’est autre chose qu’une substance
simple, qui entre dans les composés ; simple, c’est-à-dire, sans parties »
(§ 1). L’adjectif « simple » est mis en italique pour souligner la condition
indispensable de l’unité substantielle : l’absence de parties ou la simplicité
(étymologiquement : ce qui est « sans pli »). Les « composés » tiennent leur
existence des simples ; mais c’est la réalité des composés qui nous est la
plus familière et évidente. C’est pourquoi Leibniz part de notre expérience :
« (§ 2) Il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des
composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des
simples. » Or, ce qui n’a pas de partie définit l’atome indivisible ou
l’élément premier – d’où la dénomination des monades comme « les
véritables Atomes de la Nature et en un mot les Éléments des choses. »
(§ 3) Mais, pour éviter la circularité de l’argument qui semblerait fonder la
matière sur elle-même, il faut préciser que cet « atome » n’est pas un
corpuscule physique, mais une substance immatérielle. La définition de la
monade est de nature métaphysique, et non strictement physique11 ou
mathématique12 : l’indivisibilité et l’indestructibilité impliquent une
naissance et une mort par « création » et « annihilation » (§ 6), à la
différence des composés matériels qui commencent ou finissent « par
parties ».
L’absence de parties explique également la formule célèbre selon laquelle
« les monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse
entrer ou sortir » (§ 7). Loin de signifier un quelconque enfermement
individualiste ou idéaliste, cette expression caractérise, de l’intérieur,
l’autonomie de la monade, sa capacité à agir par elle-même : tout lui vient
« de son propre fonds »13, « spontanément », et non « du dehors », par
quelque mouvement composé.
De même qu’il n’y a pas d’espèces sensibles ou d’accidents introduits de
l’extérieur dans la monade, de même les qualités intrinsèques permettent
une distinction spécifique des substances simples entre elles, sans quoi « les
monades sans qualités seraient indistinguables » (§ 8). C’est pourquoi « il
n’y a jamais, dans la nature, deux êtres, qui soient parfaitement l’un comme
l’autre, et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée
sur une dénomination intrinsèque » (§ 9). C’est le principe des
indiscernables qui s’appuie sur l’exigence d’une raison d’être, y compris
d’être « tel ou tel », « ceci » plutôt que « cela ».
Notons que l’enjeu n’est pas encore celui de l’identité personnelle ou de
l’individuation, mais plutôt celui du maintien de l’unité et de la simplicité
dans une telle « variété », « spécification » ou « pluralité d’affections et de
rapports » (§ 13).
Or, cette permanence (cf. « quelque chose reste » § 13) rend possible la
perception, c’est-à-dire « l’état passager qui enveloppe et représente une
multitude dans l’unité » (§ 14), et l’appétition à partir du « principe
interne », qui permet « le passage d’une perception à une autre » (§ 15),
c’est-à-dire la tendance ou la « force » qui fait passer à de nouvelles
perceptions ou changer d’état (comme un désir inquiet14). Et Leibniz
d’assimiler cette force active première aux « entéléchies » (§ 18), c’est-à-
dire à ces formes qui font tendre à l’accomplissement de la substance par
elle-même, à la façon « d’automates incorporels » (ibid.). Nous avons ainsi
la définition des « monades toutes nues » (§ 24).
En ajoutant le « sentiment » à l’appétition et à la perception, Leibniz peut
adopter le terme « d’âme », à condition que la perception qu’elle développe
soit « plus distincte et accompagnée de mémoire » (§ 19), et celui
« d’animal », puisqu’on y observe la « consécution » (§ 26) caractérisant les
habitudes prises par la mémoire et l’imagination (§ 27).
Mais si les hommes agissent empiriquement « dans les trois quarts de
[leurs] actions » (§ 28), ils se distinguent pourtant des animaux, en se
montrant capables de « juger par raison », et d’accéder à la connaissance
des « vérités nécessaires et éternelles » par « ce qu’on appelle en nous âme
raisonnable ou Esprit » (§ 29). Et par nos « actes réflexifs » (§ 30), nous
formons les idées du « moi », ou encore de notions abstraites comme la
« substance », « l’immatériel » et même « Dieu » (ibid.).
Or, nos raisonnements sont eux-mêmes fondés sur deux principes, celui de
contradiction et celui de raison suffisante. Le premier nous permet d’éviter
les erreurs logiques, et nous guide dans les vérités nécessaires qu’on peut
ramener aux « identiques » par l’analyse, comme pour les définitions
géométriques. Le second s’applique, en outre, aux vérités contingentes,
« où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans
bornes, à cause de la variété immense des choses de la Nature et de la
division » (§ 36). Par exemple, dans notre « écriture présente », pouvons-
nous rendre une raison « suffisante » de cette action qui requiert tant de
facteurs et de circonstances, et dont les motifs échappent peut-être même
parfois à l’agent ? C’est du cœur de cette contingence radicale que le
principe de raison conduit à la reconnaissance d’une raison « dernière » :
« Il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de
ce détail des contingences, quelqu’infini qu’il pourrait être. » (§ 37) Et de
cette raison « suprême », c’est la « substance nécessaire […] que nous
appelons Dieu » (§ 38).
• Dieu, substance « suprême » et « originaire » (§§ 39-48)
La preuve a contingentia mundi des paragraphes précédents permet de
concevoir la nécessité ou le « besoin » d’une raison véritablement
« suffisante », c’est-à-dire à la fois « première » et « dernière », qui n’a plus
besoin d’une autre raison, et qui se trouve dans un Être nécessaire qui porte
avec soi la cause de son existence. C’est pourquoi l’identité de cette raison
avec la substance suprême implique son unicité et sa suffisance : « Il n’y a
qu’un Dieu, et ce Dieu suffit » (§ 39).
À partir de là, il est possible de poser les attributs de « cette substance
Suprême qui est unique, universelle et nécessaire » (§ 40), c’est-à-dire ses
perfections. Or, comme la perfection est définie par le « degré de réalité »15,
la substance divine contient « tout autant de réalité qu’il est possible »
(ibid.), « et là, où il n’y a point de bornes, c’est-à-dire, en Dieu, la
perfection est absolument infinie » (§ 41). Par analogie, la créature, à qui
« il est essentiel d’être limitée » (§ 47), recevra toutes ses perfections de
Dieu qui est « la source des existences » (§ 43).
Mais, en considérant Dieu comme « source des essences » (ibid.), Leibniz
développe une preuve a priori de son existence. À la perfection, il importe
de joindre la possibilité pour conclure de l’idée de Dieu à son existence.
Comme les essences et les possibilités ne se distinguent pas dans
l’entendement divin (« la région des vérités éternelles »), et comme
« l’essence tend par elle-même à l’existence »16, « ainsi Dieu seul (ou l’Être
nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est possible » (§ 45).
L’enjeu central est alors d’expliquer le lien de Dieu aux monades créées. Le
brouillon du § 47 raturé commençait ainsi : « Dieu est la substance simple
ou Monade primi… » (Robinet, p. 96 / Fichant, p. 231) – ce qui signifie que
Dieu est la monade par excellence. Mais, comme la monade est
« l’ingrédient » qui entre dans la composition des autres êtres, Leibniz doit
le réserver aux créatures. Il se corrige donc et écrit : « Dieu seul est l’Unité
Primitive, ou la substance simple originaire, dont toutes les Monades créées
ou dérivatives sont des productions, et naissent, pour ainsi dire, par des
Fulgurations continuelles de la Divinité de moment en moment… » (§ 47).
Dieu n’est pas seulement une « Unité » : il est ce qu’il y a de « premier »
dans l’Unité. Dieu n’est pas une substance comme les autres : il est la
simplicité « originaire ». Cette « primordialité » de Dieu explique le lien de
création et de dérivation qui l’unit aux monades qu’il crée par des
« Fulgurations continuelles » (hapax). Cette foudre étonne ! Mais c’est
l’image qui permet à Leibniz de figurer la relation de verticalité et de
transcendance de la substance infinie avec le « fini ».
Cette image se prolonge au § 48 dans une triple analogie : ce qui répond à la
« Puissance » divine dans la monade créée, c’est ce qui « fait le sujet ou la
base »17 ; à la « connaissance » divine, « la faculté perceptive » ; et à la
« volonté » divine, « la faculté appétitive ».
• L’harmonie de l’univers selon la vie du « règne physique de la
nature » et du « règne moral de la grâce » (§§ 49-90)
Cette « imitation » des perfections divines par la créature conduit
logiquement à en chercher les traces dans l’univers.
Cette perfection se retrouve dans l’action « au dehors » de la créature qui
correspond à ses « perceptions distinctes » (§ 49), tandis que « pâtir »
entraîne un moindre degré de perfection ou encore des « perceptions
confuses » (ibid.). La monade autosuffisante communique avec les autres
substances, non pas par un « influx physique », mais par une
« influence idéale » (§ 51). Or, comme sa puissance d’agir lui vient de Dieu,
« l’accord » (§ 52) parfait de la communication « idéale » des monades
entre elles, provient aussi de la perfection divine, dans la mesure où Dieu
l’a préétabli par son choix de la meilleure série compossible. C’est le
principe de « convenance », c’est-à-dire le résultat de l’« estime » des
« degrés de perfection, que ces mondes contiennent ; chaque possible ayant
droit de prétendre à l’existence à mesure de la perfection qu’il enveloppe »
(§ 54). Le « meilleur » (optimum) procède donc du concours des trois
primordialités : « La sagesse le fait connaître à Dieu, sa bonté le fait choisir,
et sa puissance le fait produire » (§ 55).
C’est par le même « principe de convenance » que s’expliquent les rapports
d’entr’expression de toutes les monades, chacune étant comme « un miroir
vivant perpétuel de l’univers » (§ 56). La nature « représentative » (§ 60)
des substances simples ne signifie pourtant pas un quelconque
« relativisme », malgré la pluralité des « perspectives » : de même qu’il faut
s’élever pour avoir une vue générale d’une ville, de même c’est en Dieu
qu’est atteint le point de vue « absolu », celui où s’ordonnent et
s’uniformisent toutes ces perspectives, dont la variété est portant nécessaire
pour créer le maximum de « perfection » (§ 58). C’est l’application du
principe de « l’harmonie universelle » (§ 59).
Mais, dans le « règne de la nature » et du vivant, cette harmonie générale se
spécifie pour expliquer la corrélation phénoménale entre la réalité des
monades douées de vie et les corps organiques qui leur appartiennent.
Puisque « les composés symbolisent avec les simples » (§ 61), « l’âme
représente aussi tout l’univers en représentant ce corps » (§ 62). Et le corps
« vivant » ou « organique » tend ainsi vers sa perfection, grâce à la
« monade ou âme qui en est l’entéléchie » (§ 63). Il ne s’agit pas de
s’imaginer un vivant « artificiel », au sens de l’artifice humain, mais bien
« une espèce de machine divine » (§ 64), qui porte la marque de l’infini
dans chacune de ses parties, et qui exprime la perfection de « l’artifice
divin » (§ 65). De là découle la perfection d’un univers « plein de vie »,
d’un « monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies, d’âmes
dans la moindre partie de la matière » (§ 66), « comme un jardin plein de
plantes, et comme un étang plein de poissons » (§ 67).
Contrairement à celui des cartésiens, le mécanisme leibnizien ne retire
aucunement leur âme aux « bêtes » : leur âme, en tant que « miroir d’un
univers indestructible, est indestructible » (§ 79). Par son « hypothèse de
l’harmonie préétablie », Leibniz répond à la fois au monisme de Spinoza, au
dualisme de Descartes et à l’occasionnalisme de Malebranche : « Les âmes
agissent selon les lois des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les
corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et
les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales sont
harmoniques entre eux » (§ 79).
Mais l’harmonie spirituelle qui accorde le « règne physique de la nature »
au « règne moral de la grâce » (§ 87) est encore plus parfaite que
l’harmonie causale du seul règne naturel. Par le privilège qu’a la « nature
humaine » (§ 82) de parvenir au statut d’« esprits » en tant qu’« images de
la divinité » (§ 83), elle suppose cette ultime « imitation » qui conduit « à la
grâce par les voies-mêmes de la nature » (§ 88). L’œuvre de puissance et
d’intelligence du créateur trouve ainsi sa perfection, ou sa « grandeur »,
dans l’œuvre de « bonté », qui forme « la Cité de Dieu, c’est-à-dire le plus
parfait État qui soit possible sous le plus parfait des Monarques » (§ 85).
Certes, une telle cité n’est pas encore accomplie, mais elle suscite le
concours des personnes « sages et vertueuses » à un tel dessein, dont « nous
trouverions qu’il surpasse tous les souhaits des plus sages, et qu’il est
impossible de le rendre meilleur qu’il est » (§ 90), si nous en avions une
connaissance parfaite.

Conclusion
Au terme de ce parcours introductif à la Monadologie, nous ne pouvons
qu’inciter le lecteur à poursuivre son exploration de l’œuvre de Leibniz. En
effet, selon lui, pour parvenir à une vue plus complète, il est nécessaire de
multiplier les perspectives, quoique toujours partielles, puisqu’une vue
parfaitement complète de l’ensemble est réservée à Dieu :
« Dieu seul a une connaissance distincte de tout, car il en est la
source. On18 a fort bien dit, qu’il est comme centre partout ; mais sa
circonférence n’est nulle part, tout lui étant présent immédiatement,
sans aucun éloignement de ce centre.19 »
Arnaud Lalanne

Bibliographie
• Éditions

• Édition de référence : Gottfried-Wilhelm Leibniz,


G.W. Leibniz Sämtliche Werke, éd. Akademie der
Wissenschaften zu Berlin, Darmstadt/Leipzig/Berlin,
Akademie-Verlag, à partir de 1923… (Abrégé : A,
suivi du numéro de série, tome et page).

• Édition de référence habituelle : Leibniz, Die


philosophischen Schriften, Berlin, 1875-1890, reprint
Georg Olms, 7 volumes, textes établis par C.I.
Gerhardt, 1960 (Abrégé : GP).

• G.W. Leibniz, Opuscules philosophiques choisis,


traduction Paul Schrecker, Paris, Vrin, 1978.

—, Textes inédits d’après des manuscrits de la


Bibliothèque provinciale d’Hanovre, publiés et
annotés par Gaston Grua, 2 volumes, Paris, PUF,
1948. Reprint Paris, PUF, 1998. (Abrégé : Grua, suivi
du numéro volume et de la page.)
• Éditions du texte

• Édition usuelle : G.W. Leibniz, Discours de


métaphysique suivi de Monadologie et autres textes,
édition de Michel Fichant, collection « Folio-essais »
(n° 391), Gallimard, 2004. (Abrégé : Fichant, suivi
de la page.)

• [Lire : l’introduction : « L’invention


métaphysique » (p. 7-140), notamment le point 2.
« La constitution du concept de monade » (p. 113-
140) ; le texte de la Monadologie (p. 219-244) avec
les notes du texte (p. 468-507) ; le dossier en
appendice intitulé : « Autour de la Monadologie »
(p. 319-380), et les notes du dossier (p. 526-550)].

• Édition qui donne les variantes : G.W. Leibniz,


Principes de la Nature et de la Grâce fondés en
raison et Principes de la philosophie ou
Monadologie, édition établie par André Robinet,
Paris, Presses Universitaires de France, 1954.
(Abrégé : Robinet, suivi de la page.)
• Édition précédée d’un commentaire général : G.W.
Leibniz, Monadologie, Delagrave, 1880, avec une,
Notice sur la vie et la philosophie de Leibnitz
d’Émile Boutroux (texte de la troisième édition
[p. 141-192, avec les 119 notes] en ligne sur :
https://fr.wikisource.org/wiki/Monadologie_(Boutrou
x,_1892)/La_Monadologie).

• G.W. Leibniz, Œuvres complètes, 3 volumes,


textes, notes et traductions de Christiane Frémont,
Paris, Garnier Flammarion, 1994-2001, vol. 3 :
Principes de la Nature et de la Grâce ; Monadologie
et autres textes (1703-1716), Garnier-Flammarion,
Paris, 1996 [Monadologie, p. 241-268].

• Introductions générales à Leibniz

• Yvon Belaval, Leibniz. Initiation à sa philosophie,


Paris, Vrin, 1984 (réédition 2005).

• Valérie Debuiche, Leibniz. Un philosophe savant,


Paris, Ellipses, coll. « Aimer les philosophes », 2017.

• Martine de Gaudemar, Le vocabulaire de Leibniz,


Paris, Ellipses, 2001.
• Arnaud Lalanne, Apprendre à philosopher avec
Leibniz, Paris, Ellipses, 2015.

• Joseph Moreau, L’univers leibnizien, Lyon, Vitte,


1956 (rééd. Hildesheim, Georg Olms, 1988).

• Jeanne Roland, Leibniz, Paris, Ellipses,


coll. « Philo-philosophes », 2011.
• Lectures de la Monadologie

• Anne Becco, Du simple selon G. W. Leibniz :


discours de métaphysique et monadologie…, Paris,
Vrin-CNRS, 1975, p. 63-68.

• Michel Fichant, « La constitution du concept de


Monade », in Leibniz, Les cahiers philosophiques de
Strasbourg, n° 18, 2004, p. 29-56.

• Louis Guillermit, « Puissance de Dieu et base de la


monade selon Leibniz », in Archives de Philosophie,
n° 51, 1988, p. 401-411.

• Antonio Lamarra, « Contexte Génétique et


Première Réception de la Monadologie », in Revue
de Synthèse, 128, 2007, p. 311-323.
• Juan Antonio Nicolas, La Monadologia de Leibniz
a debate – The Monadology of Leibniz to debate,
coll. « Filosofia hoy », Granada, Comares, 2016.

• Enrico Pasini, La Monadologie de Leibniz, Milan,


éditions Mimesis, coll. « Itinéraires philosophiques »,
2005.

• Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique


allemande, tome 1 (De Leibniz à Hegel), Paris,
éditions Grasset, Le Livre de Poche, coll. « biblio
Essais », 1990, p. 13-101 : « La Monadologie de
Leibniz ».
1. Lettre à Rémond de juillet 1714 (GP III, 618).
2. Des Hn. Gottfried Wilh. von Leibnitz Lehrsätze über die Monadologie imgleichen von Gott und
seiner Existenz, seinen Eigenschafften, und von der Seele des Menschen, éditées par Heinrich
Köhler, Frankfurt und Leipzig, Johann Meyer, 1720, p. 1-42.
3. Principia philosophiae autore G. G. Leibnitio, In Acta Eruditorum, feb. 1721, Supplementum, T.
VII, sect. XI, p. 500-514. Voir Roberto Palaia (éd.), Le prime traduzioni della Monadologie di
Leibniz (1720 – 1721) : introduzione storico-critica, sinossi dei testi, concordanze contrastive,
Firenze, Olschki, 2001, 353 p. [A. Lamarra : « Le traduzioni settecentesche della Monadologie :
Christian Wolff e la prima ricezione di Leibniz », p. 1-177] ; voir également Arnaud Pelletier, « La
réception perdue : la Monadologie démontrée de Michael Gottlieb Hansch », in Les Études
philosophiques, 2016, n° 4, p. 475-494 (p. 478 et note 13).
4. G. G. Leibnitii opera philosophica, quae exstant Latina Gallica Germanica omnia, éd. Johann
Erdmann, Berlin, 1840.
5. Les variantes seront données dans l’édition établie par André Robinet (G.W. Leibniz, Principes de
la Nature et de la Grâce fondés en raison et Principes de la philosophie ou Monadologie, PUF,
Paris, 1954).
6. A VI, 1, 7.
7. Voir Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote, trad. latine de Guillaume de
Moerbeke, éd. critique par A. Pattin, Leiden, Brill, 1975, t.2, p. 74 : « certaines espèces sont
monadiques [monadicae] (quasi-singulières) ; elles sont dans les choses sensibles, tout ce qui est
perpétuel, comme le soleil, et la lune, et les choses de ce genre… ».
8. Discours de métaphysique (art. VIII, 1686, A VI, 4, 1540).
9. Lettre du 12/22 juillet 1695 (A III, 6, 453).
10. Lettre du 3/13 septembre 1696 (A II, 3, 192-193 ; Fichant, p. 113).
11. « Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simples physiciens ; maintenant, il faut s’élever à la
métaphysique » (Principes de la nature et de la grâce, § 7-8, éd. Robinet, p. 44-45).
12. Correspondance Leibniz-Clarke, éd. Robinet, Paris, PUF, 1957, p. 36, Second écrit de Leibniz à
Clarke, fin novembre 1715, § 1.
13. « Je tiens pour démontré, que tout ce qui arrive à une substance simple, telle que l’âme, ne saurait
lui venir, après Dieu, que de son propre fonds » (Lettre à Coste du 16.6.1707, GP III, 392).
14. Voir l’analyse de l’uneasiness dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain (II.20, GP V,
150).
15. « Le plus parfait est ce qui a le plus haut degré de réalité » (Elementa verae pietatis, 1679, in
Textes inédits, Grua, I, p. 11).
16. C’est la formule du « De l’origine radicale des choses » (1697) : « …Par cela même qu’il existe
quelque chose plutôt que rien, il y a dans les choses possibles, c’est-à-dire dans la possibilité même
ou dans l’essence un certain besoin d’existence, et pour ainsi dire, quelque prétention à l’existence,
en un mot que l’essence tend par elle-même à l’existence. Il suit de là que toutes les choses
possibles, c’est-à-dire exprimant l’essence ou la réalité possible tendent d’un droit égal à
l’existence selon leur quantité d’essence réelle, ou selon le degré de perfection qu’elles
renferment : car la perfection n’est rien autre chose que la quantité d’essence » (Opuscules
philosophiques choisis, trad. P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 173).
17. Voir le renvoi de Leibniz aux Essais de théodicée (§§ 7 ; 149-150) et Fichant, p. 487.
18. Un des tout premiers emplois du terme « monade » dans l’œuvre de Leibniz (Grua II, p. 553-555)
apparaît justement à l’occasion du commentaire des « deux infinis » où Pascal applique cette
formule au « monde » : « C’est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle
part. » (Pensées, Paris, Guillaume Desprez, 1670, p. 171-178 – cf. Livre de 24 philosophes
(XIIe siècle.) / Liber viginti quatuor philosophorum, éd. Hudry, Corpus Christianorum, Brepols,
1997, p. 7 : [Prop. II] « Deus est sphaera intelligibilis infinita cuius centrum est ubique,
circumferentia nusquam »).
19. Principes de la nature et de la grâce (§ 13, éd. Robinet, p. 52-55).
28
Hume, Traité de la nature humaine
(1739-1740)

C’est en 1739 pour les deux premiers livres, et en 1740 pour le troisième,
que David Hume publia à ses frais à Londres, et anonymement, A treatise of
Human Nature, qui fut très peu lu alors, à sa grande déception. C’est une
œuvre rédigée avec la fougue et la détermination d’un très jeune homme qui
se voulait écrivain : il avait, encore enfant, rêvé avec Cicéron et Virgile, au
point de prendre la plume dès l’âge de seize ans. Il s’est voué à la rédaction
du Treatise longuement, courageusement ; quoique de ressources modestes,
il avait aussitôt quitté un métier dans le commerce, pour s’isoler, en
particulier en France, où il vécut d’abord à Reims, puis à la Flèche, de 1734
à 1736 : il lui fallait se concentrer pour écrire à tout prix cette grande œuvre.
Il s’appelait en réalité David Home, – il a lui-même changé une voyelle à
son nom de famille écossais –. Par la suite, il eut, pour vivre, plusieurs
emplois temporaires, dont celui de bibliothécaire, mais il n’enseigna jamais.
Qu’il lui fallait philosopher, impérieusement : c’est cela qui nous touche.
Nous savons aussi comme, dans la culture anglicane, les esprits étaient
prompts à s’enflammer contre les libres-penseurs, les sceptiques, tous ceux
qui n’étaient pas strictement soumis au Roi, en sujets obéissants et
passivement et activement, ce roi étant souverain et de l’État et de l’Église.
Et Hume fut prudent. Alors, notre fougueux jeune philosophe a préféré
éviter les sujets qui fâchaient tout rouge, comme les miracles et la
Providence divine : il les a soustraits de son livre avant publication ; pour y
revenir plus tard, et les insérer dans ses essais politiques et moraux. Mais
son vrai chef d’œuvre, Les dialogues concernant la religion naturelle, qui
sont vraiment et ouvertement de facture sceptique, resta dans ses tiroirs ; la
publication fut posthume.

1. La nature humaine
Pourquoi écrire un Traité de la nature humaine ? Que nous indiquent les
trois livres qui composent le Traité : l’entendement, les passions, la
morale ? De quelle « nature humaine » était-il question ?
Nous voyons tout de suite qu’il ne s’agit ni d’anatomie, ni de physiologie,
que le corps humain est mis hors champ, et avec lui les sciences de la
nature, la chimie, la biologie, la médecine. Est concerné le seul « esprit
humain » : ses idées et savoirs ou croyances, ses passions comme l’amour
et la haine, son sens moral, qui le rend injuste ou juste.
Percevoir ainsi « l’homme » était alors évident. Nous pourrions ouvrir le
Léviathan de Hobbes, où la nature humaine, antérieure au pacte social, est
décrite en commençant par la sensation, en continuant par l’imagination, la
parole, la raison, etc. Et si nous ouvrons le De l’homme de Buffon, de 1749,
nous avons aussi la surprise que ce « naturaliste » n’imagine même pas de
commencer par la description du corps humain. Le premier chapitre : De la
nature de l’homme, commence ainsi : « Quelque intérêt que nous ayons à
nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne connaissons pas mieux
tout ce qui n’est pas nous. […] Rarement faisons-nous usage de ce sens
intérieur qui nous réduit à nos vraies dimensions, et qui sépare de nous tout
ce qui n’en est pas ; c’est pourtant de ce sens qu’il faut se servir si nous
voulons nous connaître. » Et lui aussi s’inquiète exactement du sens
intérieur, de la pensée, qui commence avec la sensation, etc.
La préférence récurrente pour le mot « nature » indique que les philosophes
alors s’inquiétaient de ce qui est intemporel dans l’âme humaine, autrement
dit non lié à l’histoire ; et de ce qui ne tient pas aux climats, aux territoires,
aux nations, aux langues et mœurs, aux États. « Tout » homme voit et
entend, parle, éprouve amour ou haine, se donne une ligne de conduite
envers autrui : c’est un universel de cet ordre qui est mis sous l’expression
« nature humaine », qui postule que « tous » les êtres humains présentent
des caractéristiques analogues.
Pour Hume, il y a une nature humaine qui reçoit de l’expérience des
impressions, mais aussi va vers l’expérience avec ses propres dispositions :
il y a des « organes de l’esprit » comme il y en a du corps. Il peut ainsi
écrire : « Nous devons admettre que la nature a donné aux organes de
l’esprit humain une certaine disposition propre à produire une impression
ou émotion particulière que nous appelons orgueil ; à cette émotion, elle a
assigné une certaine idée, celle du moi, que l’émotion ne manque jamais de
produire. » (TNH, 2 Les passions, 1, 5). Il dit de l’intelligence et de la
raison que ce sont des « instincts », merveilleux et intelligibles, présents
dans notre âme : ils partent d’impressions, et forment les idées. (TNH,
1 L’entendement, Part 3, chap. 16) Et de même la morale est en notre
nature, car là aussi tout débute par des impressions : l’impression qui naît
de la vertu est agréable, celle qui naît du vice désagréable ; nous avons donc
en nous des plaisirs et déplaisirs particuliers, qui relèvent d’un « sens
moral », qui est un sens naturel. (TNH, 3, Part 1, chap. 2)
Les sciences que sont la mathématique et la philosophie de la nature, sont
corrélées à la nature humaine, puisque c’est l’homme qui les invente. Alors,
peut-on appliquer le mot « science » au discours portant sur la nature
humaine ? Devrait-il être une psychologie descriptive ? Hume préfère parler
de « la science de l’homme », et pourquoi ? C’est que nos propres facultés,
nos pouvoirs propres peuvent tenter de connaître « l’étendue et la force de
l’entendement humain ». Autrement dit l’entendement peut s’estimer lui-
même, étudier ses idées et raisonnements : advient alors la logique ; quand
il envisage nos goûts et sentiments, alors il constitue la morale et la
critique ; et quand il parle des relations entre les hommes, de leurs échanges
et groupements, alors il fait la politique. « Dans ces quatre sciences,
Logique, Morale, Critique et Politique, est compris à peu près tout ce que,
d’une manière quelconque, il peut nous importer de connaître, ou tout ce
qui peut tendre soit à perfectionner, soit à orner l’intelligence humaine. »
(TNH, Intr., § 4-5) Chaque science est appuyée sur un lot d’expériences,
que Hume explicite. Ce sont « nos » expériences humaines courantes.
Chacune des trois parties de l’ouvrage de Hume part ainsi des
« impressions ».

2. Le plan de l’ouvrage
Le plan de l’ouvrage est parfaitement clair :
Le livre 1 parle de l’entendement.
– Il examine les idées, leur origine, composition, connexion et abstraction.
– Puis les idées d’espace et de temps.
– Puis la connaissance et la probabilité. C’est le lieu de l’examen de près de
la causalité. Et la mise en valeur de la notion de « croyance ».
– Enfin le système sceptique et les autres systèmes philosophiques. C’est
là, en 6, qu’est examinée l’identité personnelle.
Le livre 2 parle des passions.
– Dans une première partie de l’orgueil et de l’humilité.
– Dans une seconde de l’amour et de la haine.
– Dans une troisième de la volonté et des passions directes. C’est là que la
liberté est examinée.
Le livre 3 porte sur la morale.
– Il est dit d’abord, de la vertu et du vice, qu’ils ne dérivent pas de la
raison, mais que le fondement de la morale est le sens moral.
– Puis la justice et l’injustice ; cette vertu et ce vice étant « sociaux », il y
est question du gouvernement, et du loyalisme des sujets.
– Enfin, les autres vertus et vices sont la grandeur d’âme, la bonté et la
bienveillance, et d’autres, qui sont tous qualifiés de « naturels ».

3. La méthode
Quelle méthode est adoptée pour, en visant la nature humaine, en établir la
science ? Il faut en partir : car qui la connaît assure le fondement de sa
démarche, tout le reste dépendant d’elle, puisqu’elle établit ce qu’il en est
de notre entendement humain, de ses forces et faiblesses, de ses succès et
des limites qu’il rencontre. « Les mathématiques, la philosophie naturelle,
la religion naturelle dépendent en quelque mesure de la science de
l’homme ; car elles tombent sous la connaissance humaine et nous en
jugeons avec nos pouvoirs et nos facultés. » (TNH, Introduction, § 4) Il y a
là un cercle : la fin est présente au début.
Ce qui installe ce cercle, c’est le refus de débuter par une métaphysique et
une logique, pour continuer par les sciences de la nature, puis par les
sciences politiques et morales : toutes les philosophies souffrent aux yeux
de Hume, moins d’être des « systèmes » que d’avoir appuyé ceux-ci sur des
principes « faibles », seulement postulés ou crus ; car dès lors tout ce qui en
est déduit est fragile et incohérent. Si Hume ne nomme personne, c’est peut-
être parce qu’il faudrait nommer tous les philosophes depuis Platon et
Aristote jusqu’à Descartes : autrement dit la philosophie elle-même. Mais
si, malgré tout, il pense philosopher, c’est qu’à l’évidence il s’engage dans
un chemin aplani par ces auteurs qui, juste avant lui, se sont sans cesse
inquiétés de la « réforme » de l’entendement, ou ont « enquêté » sur
l’entendement humain, en prenant la position d’un homme naturel constitué
en mesure de toute chose, qui avait été celle du grand sophiste Protagoras ;
alors l’homme, partant de ce qu’il sent, ne sait que ce qu’il peut se
représenter ; pour lui alors toute connaissance énonce ce qui est vrai pour
lui, la morale ce qui est bon et agréable pour lui, l’esthétique exprime son
goût du beau, et la politique son désir de sécurité ou de paix. Et la
« science » de l’homme ne trouve dans le réel devenu un miroir tendu
devant soi, que ses propres impressions, perceptions, idées et images ; le
monde n’est que nos représentations. Hume dit qu’il « marche tout droit
vers la capitale, vers le centre des sciences, à savoir la nature humaine elle-
même ».
Mais Platon l’avait fortement souligné : partir de « soi », se poser comme
homme mesure de toutes choses, c’est ce que revendique le sophiste.
Protagoras dit que « telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi, telle
elle t’apparaît, telle elle est pour toi » ; chacun énonçant son phénomène dit
vrai pour lui. Or, ce phénoménisme, s’il devient radical, engendre le
scepticisme puisqu’il finit par énoncer qu’il n’est aucune science possible ;
Sextus Empiricus en est le porte-parole ; ou, s’il est nuancé à l’aide de la
théorie d’une expérience « globale », qui malgré tout justifie des savoirs
généraux empiriques (comme l’Apologie de Protagoras prononcée par
Socrate pour plaider la cause du sophiste le propose dans le Théétète de
Platon), il existe, non des « sciences » mais des « savoirs empiriques »,
comme la médecine, qui ne répondent pas à l’exigence du vrai, mais
seulement du vraisemblable ; qui ne posent pas des lois universelles, mais
des fréquences, des lois statistiques. Hume est un philosophe du probable.
Autrement dit, partir de la nature humaine pour y aboutir, c’est être mis
devant l’option ou d’un scepticisme radical, ou d’un scepticisme tempéré.
Hume en est parfaitement conscient.

4. Les impressions
Quand on a affaire à une physique, au principe sont postulés les atomes et le
vide ; quand on a affaire à une métaphysique comme celle de Leibniz, de
peu antérieure à la philosophie de Hume, au principe sont postulées les
monades et le plein. Quand on a affaire à une « science de la nature
humaine » au principe sont posées les « impressions » : il y a un principe de
priorité des impressions sur les idées, dit Hume. Que le principe ait pu être
les « idées », c’était le cas chez Locke. Que les philosophes du XVIIIe siècle
aient été tentés de poser les « sensations » comme premières, c’est le cas
chez Condillac, chez Rousseau, particulièrement.
Hume trouve donc un point de départ plus en avant : l’impression est la
donnée immédiate de l’esprit humain.
Qu’entend-il par impressions ? Le terme indique que quelque trace est
reçue, et peut-être gardée en notre esprit ; les stoïciens avaient déjà recouru
à cette image pour la « fantasia », empreinte ou altération de l’âme, par un
quelque chose qui est ou sensible ou intelligible : un bleu vif vu, une idée
surgie dans l’esprit laissent l’un et l’autre une « impression » sur notre
âme ; et Hume dit, lui aussi, que nous avons des impressions de quelque
chose de senti, et encore de quelque chose de pensé. Même si nous sommes
au niveau des postulats d’une science de l’homme, il est difficile de définir
davantage : en particulier une « sensation » ne se définit pas, elle est.
Toutefois, Hume propose une analyse temporelle de ce qui a lieu en notre
esprit qui se présente ainsi : une sensation laisse une « impression » ; l’âme
en conserve une copie appelée « idée » ; cette idée est plaisir ou peine, et
elle déclenche en l’âme une impression seconde, réfléchie, soit de désir ou
répulsion, soit d’amour ou de haine : Hume parle alors d’« impressions de
réflexion » ; ensuite, ces impressions de réflexion copiées par la mémoire et
par l’imagination deviennent des « idées » qui peuvent elles-mêmes
engendrer des idées et des impressions.
L’alternance des mots « impression » et « idée » est constante, et
l’enchaînement est le cas. Impression première, idée, impression seconde,
idées, et idées. Et à chaque moment un mixte apparaît : il y a une donnée
comme un son ou une couleur, avec un affect, un « j’aime ou je n’aime
pas », un sentir et ressentir. Or, – et Hume parle ici comme une langue
« physique » – on peut décrire les propriétés des impressions et idées : elles
ont plus ou moins de force et de vivacité. Une impression vive, en heurtant
ou choquant l’âme avec force et vitesse, est accompagnée d’une émotion
violente : les idées dès lors sont elles aussi vives et émouvantes. Une
impression lente et trop faible ne s’imprime pas, une idée trop vague et
floue glisse et fuit. S’il y a des degrés de vitesse et de force, alors la mesure
et la quantification seraient en droit possibles. Mais avons-nous des
instruments de mesure pour l’intensité d’un bleu, ou d’un plaisir, ou d’une
douleur ? Ou ne sommes-nous pas en train de parler par métaphores ?
Hume précise son propos : « Examiner nos sensations, c’est plutôt le travail
d’un anatomiste ou d’un philosophe de la nature que d’un moraliste ; et
donc nous n’entrerons pas dans cet examen maintenant. » Est-ce une
dérobade ? Hume renvoie son lecteur à sa propre expérience, à sa
compréhension et même à l’usage de sa propre langue. « Je crois qu’il ne
sera pas nécessaire de développer avec beaucoup de mots l’explication de
la distinction entre sentir et penser ; car chacun tout de suite la perçoit de
lui-même. Et il distingue facilement les degrés courants de l’un et l’autre. »
Le lecteur se rend alors à cette évidence, que loin qu’il s’agisse d’une
« science » qui aurait besoin d’un système axiomatique créant une langue
par des définitions, imposant une démonstration en posant des postulats ou
axiomes, Hume a bien l’intention de maintenir l’universalité de la nature
humaine, commune à lui et à ses lecteurs : l’expérience décrite est
l’expérience commune, la langue d’exposition est la langue commune, et ce
que le lecteur va lire, il le sait déjà, rien qu’en réfléchissant sur son
expérience personnelle. Alors bien sûr il va entrer en sympathie avec
l’auteur, car les évidences sont partagées de l’un à l’autre. Telle une chose
m’apparaît, dit Hume, telle elle t’apparaît aussi à toi, lecteur. Les
philosophes anglais des lumières comptent sur l’approbation par autrui ; et
Adam Smith comme Hume la considèrent comme un critère de la validité
de leur propos, comme de leurs conduites.
Quand ensuite Hume pose que les « idées simples et les impressions
simples se ressemblent » ; il dit qu’il a « découvert » cette relation de
ressemblance ; et qu’il n’est pas besoin de l’examiner davantage. (THN, 1,
part 1, § 6) Elle est évidente.
Une démarche analogue est poursuivie pour les passions : les premières
impressions, désirs, douleurs ou plaisirs, biens ou maux, sont suivies
d’« impressions réflexives », calmes ou violentes, que les mots « orgueil et
humilité, ambition, haine, vanité, envie, pitié, magnanimité, générosité,
etc. ». signifient. Et encore pour les vertus et vices : les premières
impressions sont des plaisirs ou des malaises particuliers éprouvés quand
nous sommes spectateurs de certaines conduites ou actions ; suit en nous
une approbation ou une désapprobation qui nous fait ensuite parler ou de
vertu ou de vice.
Dès lors, même si la nature humaine est universelle, même s’il y a en
chacun un sens moral, même si nous sommes tous des êtres sociaux et des
citoyens, comme les impressions sont celles des spectateurs des conduites
des autres, et que les approbations et désapprobations sont nécessairement
partagées au sein d’un corps social donné, comment Hume peut-il être sûr
qu’elles puissent rester exactement « universelles » ? Car il existe des
« sociétés », diverses selon les temps et lieux : des morales donc, ou plus
exactement des moralités. C’est ainsi que les spartiates n’approuvaient pas
et ne désapprouvaient pas les mêmes conduites que les Athéniens à la même
époque. Mais ceci vaudrait aussi pour les passions, qui ne sont pas prisées
ou méprisées de façon identique selon les cultures : ne serait-ce que l’amour
et de la haine.

5. L’esprit humain
L’analyse que fait Hume de la relation de causalité est ce qui est le plus
célèbre, et il l’a fort explicitement exposée à nouveaux frais dans son
Enquête sur l’entendement humain, de 1748. L’idée majeure est que si
l’expérience nous a montré que certains faits (antérieurs) sont régulièrement
suivis d’une autre sorte de faits, alors nous croirons qu’il y a entre les deux
une relation de cause à effet ; mais cela ne veut pas dire que nous le
comprenions ou sachions : car nous ne savons pas pour autant ce qui, dans
la cause, produirait effectivement l’effet : sa force ou puissance active. Une
cause est « un objet antérieur et contigu à un autre, tel que tous les objets
semblables au premier soient placés dans des relations analogues de
priorité et de contiguïté par rapport aux objets semblables au second » :
alors notre imagination, stimulée par les impressions des premiers, forme
les idées des seconds. (1, 3, 14) Aussi pouvons-nous prédire seulement qu’il
est « probable » que ceci soit suivi de cela. Ce qu’on appelle la physique
n’est pas une science, mais une croyance.
Remarquable aussi est la section sur l’identité personnelle, qui a dérangé les
lecteurs de Hume, ce qui l’a amené à reprendre la question dans
l’Appendice qu’il a rédigé ensuite. Hume a nié, dit-il, « l’identité et la
simplicité du moi, de l’être pensant, au sens propre et strict de ce mot ».
Effectivement il a raisonné ainsi : des philosophes « imaginent que nous
avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre
moi, que nous sentons son existence et sa continuité d’existence. »
« Malheureusement », l’expérience montre le contraire : nous n’avons
aucune idée du moi. Pourquoi ? Hume applique le principe de sa pensée
philosophique, partout et toujours le même, comme si sa pensée avait une
certaine identité et persévérance : « Il doit y avoir une impression qui
engendre toute idée réelle. » Quant à l’idée du moi ? – « De quelle
impression pourrait dériver cette idée ? Le moi, ou la personne, n’est pas
une impression, c’est ce à quoi nos diverses impressions sont censées se
rapporter. Si une impression engendre l’idée du moi, cette impression doit
demeurer invariablement identique pendant tout le cours de notre
existence ; car le moi est censé exister de cette manière. Or il n’y a pas
d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, les passions et
les sensations, se succèdent les unes aux autres et jamais elles n’existent
toutes en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions, ni
d’aucune autre qu’est dérivée l’idée du moi ; par conséquent une telle idée
n’existe pas ». (TNH, 1, 4, 6)
L’argument qu’avance Hume est celui de la diversité et pluralité des
impressions, de leur temporalité et variabilité : on est tenté de parler ou de
« fleuve de la conscience » charriant à tout moment des eaux renouvelées
(Oliver Sacks) ou de « flux des vécus » (Husserl). Oui, mais un fleuve n’a-t-
il pas un lit ? Un « je » ne prend-il pas conscience des sensations, pensées,
sentiments qui se succèdent en lui, n’est-il pas, avons-nous envie de dire à
Hume, le « ce à quoi » certaines impressions sont rapportées, « cela » qui
fait que chaque fois je dis : ces vécus sont miens, et toi, tu en as d’autres ?
Est-ce que ce n’est pas le principe humien de l’impression, et donc
l’exigence qu’il doive y avoir une « impression » du moi pour qu’il y ait
idée du moi qui est défaillant ? Ne faudrait-il changer de principe ?
– Fallait-il abstraire l’esprit du corps où il s’incarne, et qui est là en
permanence, corps unique au point que chacun est un individu, qui a un
cerveau : comme les impressions sont venues toujours avec et par le
même corps propre, chacun suppose, ne peut manquer de penser, que lui
aussi demeure. La conscience de son propre corps comme un, comme
totalité organique vient tôt à l’enfant.
– Fallait-il exiger une « impression » de moi pour qu’en suive l’idée de
moi ? Celle-ci ne pourrait-elle pas, – tout corps mis à part – être liée à la
langue, qui autorise la ressaisie par chacun d’un « je », d’un « moi »,
autrement dit des pronoms personnels, qui, si l’on en croit Benveniste,
sont vraiment présents dans toutes les langues ? Or si nous percevons
d’autres hommes, et sommes sensibles à leur individualité, nous ne
pouvons manquer d’imaginer la nôtre, de la reconnaître. Il y a un « je »,
peut-être parce qu’il y a un « tu », un « nous » un « vous » : nous ne
vivons pas seuls. Pourquoi n’y aurait-il pas d’impression propre à
l’audition des mots ? Comment peut-on faire abstraction de la langue, et
des noms propres ? Est-ce qu’aux mots ne s’attachent pas des idées, soit
qu’elles dénotent des êtres, soient qu’elles prennent sens ou signification
dans la langue ?
Il est curieux d’être empiriste et d’abstraire l’esprit humain, tant des corps,
que des langues. Ne sont-ils pas éminemment présents dans notre
expérience ?
Hume espère que nous renoncerons à la fiction d’un moi, invariable et
ininterrompu, mystérieux et inexplicable, à la fiction de l’identité.
Apporte-t-il à cela quelque correction dans l’appendice ? Il reprend son
thème.
Seules les impressions sont distinctes, discernables, séparables : les idées en
procèdent. Celles qui sont en moi sont le moi : ou plutôt il n’y a qu’elles.
« Supposez que l’esprit soit réduit à une existence même inférieure à celle
d’une huître. Supposez qu’il ait seulement une perception, celle de la soif ou
de la faim. Considérez-le dans cet état. Concevez-vous rien de plus que
cette perception ? Avez-vous quelque connaissance du moi ou de la
substance ? Si vous ne l’avez pas, l’addition d’autres perceptions ne pourra
jamais vous donner cette connaissance. »
Là encore une abstraction est opérée par Hume : il y a juste « la faim », dit-
il, une « perception » : rien d’autre. Comme si une perception était un
atome, distinct et séparé de tout le reste ? La perception n’est-elle pas une
relation entre l’esprit qui perçoit et la chose perçue ? Ne fallait-il pas que
l’huître eût quelques neurones activés par des messages venus de sa chair,
pour que son âme ou esprit ait conçu la faim ? L’huître est bien vivante,
aurait dit Leibniz, elle appète, se meut vers l’objet du désir ou du besoin ;
elle agit. Qu’est-ce qu’une « perception », une seule, séparée ?
Et Hume persévère : « Toutes nos perceptions distinctes sont des existences
distinctes, et l’esprit ne perçoit jamais de connexion réelle entre des
existences distinctes. »
Partant des impressions et des idées qui les copient, Hume ne les a jamais
conçues autrement que comme éléments séparés ou comme des images
d’atomes dans le vide. Aussi toutes les « connexions » seraient fictives :
l’esprit ne les « perçoit » pas, comme il ne perçoit pas, entre autres, la cause
et l’effet.
Mais penser, n’est-ce pas lier ou séparer, comparer ou déduire, raisonner ?
N’y a-t-il pas une activité qui mérite d’être appelée « penser » ? Si Hume
fait basculer les actes de l’esprit humain dans les fictions, ou les croyances,
de quoi peut-il rendre raison ?
« Pour ma part, il faut que j’allègue le privilège du sceptique et que j’avoue
que la difficulté est trop rude pour mon entendement. » Ainsi conclut-il lui-
même son appendice. Dont acte.
Roselyne Degrémont

Bibliographie
• Le texte

• A treatise of Human Nature, 1739-40, edited by


D.F. Norton et M.J. Norton, Oxford Classical texts,
Oxford University Press, 2000.

• Traité de la nature humaine, traduit par André


Leroy, Paris, Aubier Montaigne, 2 vol., 1968.

• L’entendement, Traité de la nature humaine, 1. Les


passions, TNH, 2. La morale, TNH, 3. Traduction de
Philippe Baranger et Philippe Saltel, et de Jean-Pierre
Cléro, Paris, GF, 1999.

Et :

• Frédéric Brahami, Introduction au Traité de la


nature humaine de David Hume, Paris, PUF,
Quadrige, 2003.

• David Pears, Hume’s system, An examination of the


first book of his Treatise, Oxford University Press,
Oxford, 1990.
• Études de la philosophie de Hume
• Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris,
PUF, 1953.

• Michel Malherbe, La philosophie empiriste de


David Hume, Paris, Vrin, 1976.

—, Qu’est-ce que la causalité ?, Paris, Vrin, 1994.

• Yves Michaud, Hume et la fin de la philosophie,


Paris, PUF, 1983.

• Jean Pierre Cléro, Hume, Paris, Vrin, 1998.


29
Panorama 4 : Les Libéraux

C’est en réaction au mercantilisme et plus généralement aux idées de


l’Ancien Régime qu’est né le libéralisme en France. Les premiers libéraux
se nomment « économistes ». Avec les Lumières s’ouvre une période où les
philosophes seront économistes et les économistes philosophes. Les
économistes sont des philosophes en rupture avec Montesquieu et
Rousseau, c’est-à-dire avec la philosophie dominante de la liberté en France
au XVIIIe siècle, celle qui va l’emporter lors de la révolution.
Cette émergence de la science économique survient au moment où les
hommes renoncent à fonder l’institution et la régulation de la société sur le
divin. Mais les premières réponses en termes de contrat social présentent à
leurs yeux un certain nombre d’insuffisances et de limites. À la question :
« le marché peut-il fournir une représentation plus satisfaisante de la
société ? », ils répondent oui.
En effet, l’homme veut naturellement améliorer son sort et celui de ses
proches, par l’échange de biens et de services. D’où la volonté des
économistes de permettre au peuple de se procurer par lui-même un revenu
ou une subsistance suffisante et ainsi d’accéder à ce que Kant appelle sa
« majorité », son autonomie de décision et d’action.
La grande nouveauté des économistes modernes, à l’aube du XVIIIe siècle,
est qu’ils s’intéressent à chaque individu avec la volonté de lui rendre sa
capacité d’action tout en réfléchissant à la manière de contenir les passions
et les conflits par le libre marché.
Mais la problématique politique éternelle demeure : comment faire
coexister des hommes aux intérêts divergents ? Comment faire si les
hommes entrent en conflit, s’ils se trompent, s’ils sont cupides et égoïstes ?
Les libéraux répondent en trois temps :
1. C’est la liberté des contrats qui permet de résoudre les conflits d’intérêts
et non le contrat social qui est un pseudo-contrat puisqu’on ne peut pas le
rompre. Les analyses du problème social en termes de marché et
d’échange permettent d’envisager les rapports entre individus et entre
nations comme un jeu à somme positive et règlent à la fois les problèmes
de l’institution et de la régulation du social en affirmant que le besoin et
l’intérêt régissent à eux seuls les rapports entre les hommes.
2. La liberté naturelle c’est le droit de disposer de soi et de ce qui nous
appartient. L’harmonie des intérêts est donc possible sur la base du respect
de la propriété légitime, celle qui est acquise par le travail et qui découle
de l’usage de nos facultés. Et c’est cette liberté fondée sur la propriété qui
est la clé du problème social, non la contrainte de la loi.
3. Le rôle de l’État est de faire respecter les contrats et de garantir la
sécurité des personnes et des biens. C’est le fameux « Laissez faire », la
devise des physiocrates1. L’État gouverne mieux quand il gouverne moins
et qu’il laisse aux individus la liberté de prendre des initiatives et
d’assumer leur responsabilité.
En bref, si chacun peut poursuivre librement son intérêt privé dans le
respect de la loi naturelle, la paix et la prospérité de tous seront mieux
assurées que par une organisation politique qui définirait d’en haut l’intérêt
général et l’imposerait par la contrainte de la loi. La liberté naturelle dans le
respect des droits de propriété est ainsi comprise comme créatrice d’ordre et
non de désordre.

1. L’économie politique comme réponse au


contractualisme
L’avènement de la science économique au cours des XVIIIe et XIXe siècles
s’est traduit par une rupture vis-à-vis des problématiques morales et
politiques antérieures, notamment les théories du contrat social. D’où le
caractère éminemment subversif de cette nouvelle « philosophie ». Ce qui
émerge, c’est n’est pas seulement un mode d’organisation de l’économie
qu’on appelle le marché. Plus largement, c’est l’idée d’une société de
marché, ou d’un marché comme modèle de société et comme voie vers le
bonheur du plus grand nombre.
• L’apport des physiocrates, de Quesnay à Turgot
Selon une approche proposée par Pierre Rosanvallon2, puis reprise par
Michel Terestchenko3, le libéralisme peut être analysé comme une réponse
alternative aux problèmes non résolus par les théoriciens politiques du
contrat social. Les analyses en termes de contrat social posent deux
problèmes : elles ne disent rien des rapports entre les nations et elles
s’intéressent à l’institution de la société mais pas à sa régulation.
Le projet contractualiste est de constituer artificiellement la cité. Il part du
principe que l’état naturel de la société c’est la guerre. L’humanité est
traversée par des tendances perverses qui la conduisent au désordre et à
l’anarchie. C’est la théorie du conflit des intérêts qui conduit à l’idée de
souveraineté : seul un gouvernement souverain peut empêcher le chaos. La
régulation ne peut se faire que par le politique, par la loi et donc par la
contrainte. On est conduit à une conception absolutiste du gouvernement,
soit par la souveraineté absolue d’un homme comme chez Hobbes, soit par
la souveraineté absolue de la volonté générale, chez Rousseau. Dans cette
perspective, toute société politique est hiérarchique car la relation politique
est par excellence une relation de commandement et d’obéissance, y
compris dans une démocratie. En effet, le contrat instaure un ordre social
fondé sur la contrainte de la loi.
Au contraire, le concept de marché permet de résoudre deux questions : la
guerre et la paix entre les nations, et le fondement de l’obligation dans le
pacte social. D’une part il permet de repenser les rapports internationaux sur
une base nouvelle, en ce sens que l’on substitue un jeu à somme positive (le
commerce) à un jeu à somme nulle (la puissance). D’autre part, les
individus n’ont plus à se soumettre à une puissance extérieure. La « main
invisible » du marché permet de penser une société auto-instituée avec une
centralisation minimale.
Un thème cher à François Quesnay (1694-1744), et à l’école des
physiocrates dont il est le fondateur, est la critique du législateur humain. Ils
s’opposent à la doctrine volontariste, selon laquelle le législateur est un être
exceptionnel capable de donner forme à une société tout entière. La
physiocratie, c’est le gouvernement (du grec « kratos ») par la nature (du
grec « phusis »). Ainsi les physiocrates estiment qu’il existe des lois
économiques, qui ne dépendent pas des circonstances ou du gouvernement.
L’ordre économique est considéré comme « l’ordre naturel et essentiel des
sociétés ». Ces lois gouvernent les relations entre les individus et fondent la
justice aussi bien que la prospérité des nations : « Si on me demande ce que
c’est que la justice ? Je répondrai que c’est une règle naturelle et
souveraine, reconnue par les lumières de la raison qui détermine
évidemment ce qui appartient à soi-même, ou à un autre.4 »
La politique de Colbert et de ses successeurs était interventionniste et
protectionniste. Pour Quesnay le gouvernement, c’est-à-dire la politique
prise au sens de l’exercice du pouvoir par le législateur, n’est qu’une réalité
secondaire, et parfaitement relative. C’est d’abord la loi de l’échange, sur la
base de l’intérêt réciproque, qui doit gouverner la société et la réguler. Pour
les mercantilistes, l’État est un banquier et un commerçant. Pour Quesnay, il
est un gardien de la paix. Le rôle de l’État n’est pas d’administrer, mais de
reconnaître et de protéger les lois naturelles. Il doit se borner à fournir un
cadre institutionnel et juridique favorable à la liberté du commerce.
« La politique la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la Nation et à
l’État, consiste dans la pleine liberté de la concurrence », écrit Quesnay. La
tâche des gouvernements est donc purement négative : réprimer l’injustice.
L’autorité politique doit se cantonner dans un strict rôle de garantie de la
sûreté et de la propriété. Pour les physiocrates, le marché est la réponse aux
dérives politiques de l’absolutisme législatif. Il permet de substituer aux
autorités dominatrices les mécanismes bienfaisants de l’échange. C’est par
l’intérêt qu’il faut gouverner et non par la contrainte.
Cette philosophe politique permet de penser une société antihiérarchique et
égalitaire puisque les hommes sont tous des marchands égaux par principe.
Dès lors, le contrat social n’est pas utile, c’est l’échange qui organise la
société. La physiocratie inaugure ainsi une forme nouvelle approche du lien
social et de l’organisation politique, qui entraîne avec elle un
renouvellement complet de la philosophie.
À l’aube de la Révolution française, Jacques Turgot (1727-1781) portera la
doctrine des physiocrates au pouvoir. Philosophe des Lumières, il a écrit
dans l’Encyclopédie et ministre de Louis XVI, il a été le grand défenseur de
la liberté des échanges. Comme ministre, il a fait la chasse aux dépenses
somptuaires de l’État, aux emplois fictifs et aux pensions de courtoisie. Ce
faisant, il s’est créé un cercle d’ennemis rapprochés et influents qui
précipiteront sa chute. Son ami Condorcet (1743-1794) lui a rendu
hommage dans un petit livre qui fait la synthèse de sa pensée : Vie de
Monsieur Turgot.
Condorcet explique : « Les intérêts des nations et les succès d’un bon
gouvernement se réduisent au respect religieux pour la liberté des personnes
et du travail, à la conservation inviolable des droits de propriété, à la justice
envers tous, d’où résulteront nécessairement la multiplication des
subsistances, l’accroissement des richesses, l’augmentation des jouissances,
des lumières et de tous les moyens de bonheur. […] Il suffit évidemment
que le gouvernement protège toujours la liberté naturelle que l’acheteur a
d’acheter et le vendeur de vendre.5 » Et il ajoute : « Tout doit tendre non à
la plus grande utilité de la société, principe vague et source profonde de
mauvaises lois, mais au maintien de la jouissance des Droits naturels6 ».
• Adam Smith et la main invisible du marché
La physiocratie inaugure une forme nouvelle approche du lien social et de
l’organisation politique, qui entraîne avec elle un renouvellement complet
de la philosophie. On peut aller jusqu’à dire que l’économie politique, telle
que la conçoivent les physiocrates, et Adam Smith après eux, devient une
nouvelle philosophie, destinée à remplacer l’ancienne. Comme Turgot et
Quesnay, Smith considère que ce qui est mieux à même de fonder la paix
civile, ce n’est pas la vertu, ni la contrainte de la loi mais l’échange libre et
volontaire.
Jusqu’à une époque récente, le bonheur était l’apanage d’une petite minorité
de sages, entraînés à la contemplation et à la pratique des vertus. Avec
l’avènement du marché, le bonheur du plus grand nombre devient possible.
Non pas un bonheur seulement intérieur, fondé sur la raison. Mais un
bonheur fondé sur l’accroissement de la richesse des nations, condition de
la paix et du bien-être pour l’ensemble des individus.
Or selon Adam Smith, c’est la liberté du travail et de l’échange et non la
vertu, qui est le meilleur moyen d’accroître ce bonheur collectif, tant sur le
plan économique que social.
Adam Smith est souvent présenté comme le défenseur de l’intérêt égoïste,
mais, dans sa Théorie des sentiments moraux, il développe une théorie du
comportement social fondé sur la capacité qu’a l’individu de sympathiser
avec autrui, de se mettre à sa place. Contre l’utilitarisme de Hobbes, Smith
soutient que l’homme tire satisfaction non seulement de son propre intérêt,
mais aussi de l’intérêt de ses semblables. Et c’est de la combinaison des
deux que naît l’intérêt général, la fameuse main invisible.
La Richesse des nations à la lumière de la Théorie des
sentiments moraux
La Théorie des sentiments moraux, commence par cette phrase
surprenante : « Aussi égoïste que l’on puisse supposer l’homme, sa nature
comporte apparemment des principes qui font qu’il s’intéresse à la fortune
des autres, et qui lui rendent leur bonheur nécessaire bien qu’il n’en dérive
rien d’autre que le plaisir de le voir7 ».
Avec Hume, Smith soutient contre Hobbes et les contractualistes que
l’homme est naturellement un être social et que les fondements de la société
ne sont pas à chercher dans les calculs rationnels égoïstes de l’individu,
mais dans ses sentiments et ses émotions. Or il y a deux principes naturels
qui permettent la coordination efficace et spontanée des actions humaines,
sans le recours à l’autorité de la loi : la sympathie et le désir d’améliorer sa
condition.
1. Les hommes sont naturellement sympathiques aux sentiments de leurs
semblables. Ils prennent plaisir au contentement d’autrui et répugnent à
l’offenser, à lui causer du tort.
« La nature, lorsqu’elle a formé l’homme pour la société, l’a doté d’un
désir primitif de plaire à ses semblables, et d’une répugnance
primitive à les offenser. Elle lui a enseigné à tirer du plaisir de leur
regard […] favorable. » (Théorie des sentiments moraux)
2. Les hommes sont également incités au travail et à l’échange par le désir
d’améliorer leur condition. Ce qu’on peut appeler leur intérêt bien
compris.
« Le principe qui nous pousse à épargner, c’est le désir d’améliorer
notre sort ; désir qui en général, à la vérité, est calme et sans passion,
mais qui naît avec nous et ne nous quitte qu’au tombeau8 ».
Or le second point est la conséquence du premier. Pour Smith, l’intérêt,
nécessaire à la prospérité économique, dérive en dernier ressort de la
sympathie. Car l’homme n’est pas seulement intéressé à sa propre
satisfaction mais aussi à celle d’autrui.
Au chapitre 2 du livre I des Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations (1776), Adam Smith écrit :
« L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses
semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule
bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir s’il s’adresse à leur
intérêt personnel ou s’il leur persuade que leur propre avantage leur
commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. […] Ce n’est pas de la
bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que
nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs
intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur
égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons,
c’est toujours de leur avantage ».
Les sentiments moraux portent les hommes vers les autres, parce que telle
est leur nature : un être humain ne peut vivre en ignorant les autres. Pour
survivre, pour mieux vivre, chacun doit compter sur les autres, se mettre à
leur place (c’est la sympathie) donc connaître leurs besoins, leurs capacités.
De quoi ont-ils besoin ? Comment pouvons-nous coopérer ? L’intérêt
personnel se trouve ainsi devenir intérêt pour les autres.
La moralité du libre-échange
C’est donc la liberté d’échanger, condition de la réciprocité des intérêts, qui
est le grand régulateur des relations économiques et sociales. Et cela
s’explique par les propriétés de l’échange : si un échange est libre et
volontaire, les deux parties y trouvent leur intérêt, sinon elles
n’échangeraient pas.
L’échange volontaire de personne à personne est le premier pas vers le
mieux-vivre, parce qu’il est un jeu à somme positive. Il augmente l’utilité
des biens et des aptitudes que chacun possède, sans même que le total en
soit changé : je préfère ce que tu me donnes à ce que j’ai, et ce que je te
cède t’est plus utile qu’à moi ; nous gagnons tous les deux. Ce qui est vrai
de personne à personne, ne l’est pas moins de groupe à groupe, y compris
entre des groupes inégaux en nombre et en richesses.
L’échange libre conduit non seulement à la prospérité mais également à une
forme de moralisation de la société, préoccupation qui n’est jamais absente
de la réflexion de Smith. Pour lui, la liberté du travail, des prix, du
commerce et de la concurrence sont les véritables outils du bonheur
collectif, non seulement de la prospérité mais aussi de l’élévation morale
des individus. En effet :
– La relation humaine la plus originelle n’est pas la relation de
commandement et d’obéissance, mais la relation économique et
marchande, qui implique de servir les intérêts d’autrui.
– De plus, l’une est par définition hiérarchique et inégalitaire, l’autre est au
contraire égalitaire et libre.
– Enfin, dans l’une, la recherche de l’intérêt conduit à la violence et à la
guerre, tandis que dans l’autre elle contribue à l’ordre et à la paix civile
par le biais d’échanges mutuellement bénéfiques.
En ce sens l’économie n’est pas séparable d’une morale qui vise le bien
humain et osons le dire : le bonheur. Mais il a fallu pour cela comprendre
deux choses :
1. que seul est juste un prix qui est librement débattu. En effet, on a cru
longtemps que seul est juste un prix qui est fixé par une instance morale
ou politique, au nom du bien commun.
2. que le libre commerce est finalement plus avantageux, même au groupe
le plus fort, que la guerre ou la razzia.
Le rôle limité de l’État
Il n’est pas nécessaire par conséquent, que l’État se charge de diriger toutes
nos actions. C’est le concept d’ordre spontané ou de « main invisible »
qu’Adam Smith oppose à la main visible de l’État de la doctrine
mercantiliste. C’est la raison pour laquelle il faut, conclut Smith, limiter le
rôle de l’État à la protection de cet espace de libre-échange. Un bon
gouvernement doit donc s’efforcer de laisser les intérêts individuels se
développer selon leur propre logique, dans le respect des règles de justice
dont il est le gardien.
Telle est la leçon que retiendra également Emmanuel Kant. Dans son Idée
d’une Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, il suppose que
les hommes, quand ils se préoccupent de leurs intérêts, travaillent sans le
savoir à la réalisation des desseins généreux mais cachés de la Nature
concernant notre espèce. Ainsi, dans la quatrième proposition, il se félicite
que la nature ait donné à l’homme des passions, un goût pour la domination
et la possession. Sans cela, les hommes resteraient apathiques et aucun
progrès ne serait possible.

2. L’émergence d’un libéralisme constitutionnel :


de Locke à Constant
Simultanément, on voit se développer un libéralisme préoccupé de protéger
institutionnellement les libertés politiques et civiles contre l’arbitraire et les
abus de pouvoir. Locke, puis Constant ont été les témoins horrifiés de la
violence des révolutions et de leurs dérives liberticides. Ils plaident en
faveur d’un État de droit et d’un « gouvernement représentatif » aux
prérogatives limitées.
• Locke ou la théorie du gouvernement limité
Locke est un chrétien calviniste et pour lui tout repose sur la doctrine de la
création. Dieu nous donne l’être. Nous avons donc le devoir de conserver
notre vie comme un dépôt que Dieu nous a confié sans nous appartenir et
c’est ce qui constitue la loi naturelle.
De là découlent le droit naturel de propriété (qui comprend la vie, la liberté
et les biens) et le droit de la défendre c’est-à-dire le pouvoir de faire ce qui
est nécessaire pour se protéger contre les menaces et le pouvoir de punir
ceux qui commettent des crimes. La propriété joue un rôle central pour les
libéraux. Elle est le corollaire de la liberté. Là où il y a liberté, il y a droit de
propriété et vice-versa. La propriété est reconnue comme un droit naturel.
C’est pour sa conservation que les hommes se réunissent en société :
« La plus grande et la principale fin que se proposent les hommes
lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un
gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés.9 »
En vertu du statut de créature, le pouvoir que l’homme possède sur lui-
même et sur les autres est limité par la loi naturelle qui nous commande
seulement de conserver notre vie. Ce principe s’applique aussi au pouvoir
souverain et il est au fondement de la critique lockienne de l’absolutisme et
de l’arbitraire.
De même que dans l’état de nature le pouvoir des hommes est limité à faire
ce qui est approprié à la conservation de soi, dans l’état civil, le pouvoir
souverain ne peut jamais s’étendre plus loin que le bien public ne le
demande.
Le bien public selon Locke consiste essentiellement dans la défense de la
propriété, c’est-à-dire, la vie, la liberté et les biens matériels. Tout acte du
souverain qui sortirait de ces limites serait illégitime et nul.
Le pouvoir civil n’est donc que la garantie juridique du droit naturel, son
pouvoir n’est justifié que s’il assure la protection de la propriété des
individus. Tel un arbitre neutre, il doit réduire au strict nécessaire son
pouvoir et ses interventions pour laisser les individus poursuivre sans
entrave leurs activités économiques, nécessaires à l’accomplissement de
leur vocation : le travail, la production, l’échange.
• Benjamin Constant ou la séparation de la sphère privée et de
la sphère publique
En France, Benjamin Constant a été témoin de la Révolution française, puis
de la dictature de Napoléon Bonaparte. Il faut selon lui « mettre le citoyen à
1’abri des gouvernements ».
Dès 1806 la doctrine de Constant concernant la liberté est fixée une fois
pour toute. Il écrit dans ses Principes de Politique :
« La liberté n’est autre chose que ce que les individus ont le droit de
faire et que la société n’a pas le droit d’empêcher10. »
La liberté, c’est le nom que donne Constant à la frontière séparant la sphère
publique et privée. La sphère publique est celle sur laquelle l’autorité exerce
son contrôle et la sphère privée est celle que l’individu gère pour lui-même
et par lui-même. Toute intervention de l’autorité dans la sphère privée
détruit la liberté et rend par là-même cette autorité illégitime.
Limiter le pouvoir et non seulement le diviser
La solution proposée par Montesquieu, était que le pouvoir arrête le
pouvoir. Il fallait donc le diviser. Mais Constant va beaucoup plus loin. Il
s’agit non de multiplier les pouvoirs afin de les séparer mais il s’agit surtout
de limiter l’amplitude de tous les pouvoirs, de telle sorte que la sphère
privée soit sanctuarisée et qu’aucune autorité ne puisse l’envahir ou étendre
ses droits sur elle.
« La liberté des anciens se composait de la participation active et
constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer
de la jouissance paisible de l’indépendance privée11 ».
La liberté comprise comme indépendance n’est possible qu’au prix d’une
limitation du pouvoir ou d’une séparation stricte entre l’État et la société
civile. Il s’agit de laisser à la sphère privée le plus d’autonomie et
d’extension possible.
Mais pour cela il faut donc limiter la sphère des objets sur lesquels la loi
peut s’appliquer. Il y a des domaines qui sont de la compétence de la loi et
d’autres qui sont de la compétence des individus et ceux-ci doivent être
laissés libres.
Comment donc arrêter le pouvoir et le limiter en totalité ? La solution
proposée par Constant est la suivante : c’est l’affirmation des droits naturels
de l’individu. Ce sont ces droits qui dessinent une sphère privée inviolable,
seule capable de borner le pouvoir.
Il écrit :
« l’autorité de la société et par conséquent de la législation n’existe
que d’une manière relative et limitée : au point où commence
l’indépendance de l’existence individuelle s’arrête l’autorité de la
législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est
usurpatrice12. »
Bien que l’homme soit un être sociable, naturellement fait pour vivre en
société, il subsiste dans l’existence humaine une part nécessairement
individuelle et indépendante, qui doit échapper à toute compétence
sociale.
Le tribunal de la conscience
Ce principe de la primauté des droits individuels s’articule avec une autre
idée fondamentale : la critique de l’idée de majorité toute-puissante. Si le
principe majoritaire est nécessaire, il ne suffit pas pour valider un acte
législatif. Le droit de la majorité n’est que le droit du plus fort.
« Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de
l’existence humaine qui n’est pas de son ressort, peu importe de
quelle source elle se dit émanée, peu importe qu’elle soit l’ouvrage
d’un seul homme ou d’une nation. Elle proviendrait de la nation
entière, moins le citoyen qu’elle vexe, que ses actes n’en seraient pas
plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de
loi13. »
C’est pourquoi, selon Constant, l’obéissance à la loi ne saurait être aveugle.
Il revient à la conscience de chaque individu de juger, comme « un tribunal
inflexible », les actes du pouvoir. On retrouvera chez Tocqueville et chez
Mill cette méfiance à l’égard de la tyrannie de la majorité.

3. Le libéralisme radical de Frédéric Bastiat


Ce qui distingue Bastiat des économistes néo-classiques qui viendront
ensuite (comme Keynes par exemple), c’est que pour lui l’économie n’est
pas une machine dont l’État serait le moteur. L’économie est organique :
« elle décrit comment la richesse se produit et se distribue, de même que la
physiologie décrit le jeu de nos organes14 ». L’économie est comme un
corps vivant dont il s’agit d’étudier les organes ainsi que les lois naturelles
de son organisation.
Bastiat voit l’intervention de la loi dans le marché à l’origine des
perturbations sociales.
« Car s’il y a, écrit-il, des lois générales qui agissent indépendamment
des lois écrites et dont celles-ci ne doivent que régulariser l’action, il
faut étudier ces lois générales ; elles peuvent être l’objet d’une
science, et l’économie politique existe. Si, au contraire, la société est
une invention humaine, si les hommes ne sont que de la matière
inerte, auxquels un grand génie, comme dit Rousseau, doit donner le
sentiment et la volonté, le mouvement et la vie, alors il n’y a pas
d’économie politique ; il n’y a qu’un nombre indéfini d’arrangements
possibles et contingents ; et le sort des nations dépend du fondateur
auquel le hasard aura confié leurs destinées15. »
Par-là, l’économie politique sera en mesure d’éclairer les consciences sur le
caractère utile ou nuisible, et aussi juste ou injuste, des actes humains,
qu’ils soient individuels ou collectifs.
Dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, il propose une méthodologie
que les économistes mais aussi les philosophes peuvent utiliser pour juger
les politiques interventionnistes étatiques. Pour cela, dit Bastiat, il suffit de
les juger d’après leurs effets et non en vertu de l’intention qui les a
inspirées. Quelles sont les victimes, quels sont les bénéficiaires de ces
politiques ? Quelles sont les nuisances d’une loi ou d’une décision
politique, non seulement à court mais aussi à long terme et pour l’ensemble
de la société ? Quels sont les coûts cachés de telle ou telle mesure ?
Qu’auraient fait les contribuables à la place du projet gouvernemental, avec
l’argent qu’on leur a enlevé en impôt ? Le libre-échange fait-il plus de
gagnants que de perdants ? Telles sont les questions posées par le bon
économiste selon Bastiat.
En un sens, l’économie prime donc sur le politique qui doit s’y soumettre.
En effet pour Bastiat le gouvernement, c’est-à-dire la politique prise au sens
de l’exercice du pouvoir par le législateur, n’est qu’une réalité secondaire,
et parfaitement relative. C’est d’abord la loi de l’échange, sur la base de
l’intérêt réciproque, qui doit gouverner la société et la réguler. La tâche des
gouvernements est purement négative : réprimer l’injustice.
On peut aller jusqu’à dire que l’économie politique, telle que la conçoit
Frédéric Bastiat n’est plus seulement une science de la formation et de la
distribution des richesses qui serait comme un domaine d’étude séparé de la
réalité sociale et politique mais le socle à partir duquel l’harmonie sociale
pourra être pensée et pratiquée. De même que la mauvaise économie
engendre la mauvaise politique, la bonne économie est capable d’engendrer
la bonne politique. L’économie politique s’identifie alors avec la politique.
Autrement dit, l’industrie et la liberté du commerce, pour peu que la loi
reste négative (qu’elle se contente de réprimer l’injustice), favorisent non
seulement l’essor de vertus individuelles mais également l’essor d’un ordre
social harmonieux et pacifié.
« Les intérêts sont harmoniques, pourvu que chacun reste dans son
droit, pourvu que les services s’échangent librement, volontairement,
contre les services16. »
• Les lois de l’action humaine
Pour Bastiat, qui ne fait qu’expliciter et développer la philosophie sous-
jacente à l’œuvre des physiocrates, il faut d’abord étudier l’homme et les
lois de son action. Tel est l’objet de son œuvre majeure : Les harmonies
économiques. Or nous observons, dit-il, que l’être humain oscille en
permanence entre souffrance et jouissance, donc entre crainte et désir.
1. D’où une première loi de l’action humaine : la loi de l’économie des
forces : tout homme cherche à se procurer un maximum de plaisir avec un
minimum de souffrance. L’homme est un être de désir. Il recherche
perpétuellement la satisfaction de ses désirs et ressent une répugnance
naturelle pour l’effort. Mais ce calcul peut prendre ensuite deux formes
antagonistes : la guerre ou le travail, qui sont deux moyens de se procurer
les biens que les hommes désirent. L’intérêt personnel est le grand
stimulant de l’activité humaine : il motive le travail, il engendre la
propriété et les échanges. Mais les hommes sont poussés par une
inclination aussi grande à se procurer la richesse et les plaisirs aux dépens
d’autrui : c’est la spoliation. Il en résulte une perpétuelle lutte entre deux
partis en présence : les spoliés et les spoliateurs.
– Le parti de ceux qui veulent vivre de leur travail.
– Le parti de ceux qui veulent vivre du travail d’autrui.
Il n’y a pas pour Bastiat de déterminisme naturel ou historique, qui
conduirait miraculeusement ou mécaniquement à l’harmonie et au progrès.
Le même intérêt qui peut conduire à la propriété par le travail peut aussi
conduire à la spoliation et engendrer toutes sortes d’injustices. L’esclavage,
la guerre, les privilèges, les monopoles, l’exploitation de l’ignorance et de
la crédulité du public, les restrictions commerciales, les fraudes
commerciales, les taxes excessives, constituent autant d’obstacles au
développement économique des sociétés. L’économie politique est la
science qui dévoile la spoliation et permet de s’en libérer.
2. La seconde loi de l’action humaine est celle de l’échange. « La véritable
et équitable loi des hommes, c’est : Échange librement débattu de service
contre service ». Cet échange est mutuellement bénéfique s’il est fondé
sur le consentement et l’intérêt réciproque. Au contraire, « la Spoliation
consiste à bannir par force ou par ruse la liberté du débat afin de recevoir
un service sans le rendre. » D’où le droit des contrats, qui a pour
contrepartie l’obligation morale de les respecter. C’est pourquoi, dans une
économie ouverte, la concurrence élimine les tricheurs et les voleurs.
3. La troisième loi de l’action humaine est celle de la responsabilité : tout
homme reçoit la récompense ou la punition de ses actions. La douleur fait
comprendre l’erreur ou la faute. Elle ramène l’individu dans le droit
chemin. Or ces effets, bons ou mauvais, vont se répercuter sur le corps
social, c’est ce que Bastiat appelle la solidarité. « L’inégalité n’est qu’un
aiguillon qui nous pousse malgré nous vers l’égalité ». C’est la
perfectibilité.
Si on laisse agir cette loi de la responsabilité, si on fait retomber sur
l’individu les conséquences bonnes ou mauvaises de ses décisions, l’homme
va pouvoir apprendre, se corriger, tendre vers sa perfection. Il en va de
même pour la société dans son ensemble. « Ne nous accusez donc pas
quand nous disons laissez faire ; car nous n’entendons pas dire par là :
laissez faire les Hommes, alors même qu’ils font le mal. Nous entendons
dire : étudiez les lois providentielles, admirez-les et laissez-les agir.
Dégagez les obstacles qu’elles rencontrent dans les abus de la force et de la
ruse, et vous verrez s’accomplir au sein de l’humanité cette double
manifestation du progrès : l’égalisation dans l’amélioration17. » Mais si au
contraire on s’empresse de déplacer la responsabilité pour la transférer au
gouvernement, chargé de soulager les individus de leurs peines, de les
protéger contre les risques et les aléas de la vie, alors la société stagne, elle
cesse de se corriger et de progresser.
• L’illusion politique : la spoliation légale
Bastiat a consacré un texte fameux au thème de la loi. Le législateur
philanthrope constate l’ignorance et la faiblesse des hommes. Il y a du mal,
des inégalités, des injustices, donc il faut y remédier par la loi. Au lieu de la
sanction naturelle, il veut instaurer la sanction légale. Il va donc inscrire
dans la loi le principe de l’égalité et de la fraternité. Mais en augmentant la
responsabilité du gouvernement, on diminue celle des hommes. Plus grave
encore, c’est de cette « fausse philanthropie », que découle la perversion de
la loi : la spoliation légale.
C’est la spoliation qui permet de comprendre l’histoire humaine selon
Bastiat. Qu’est-ce que la spoliation ? Du latin « spoliare », qui veut dire
piller. Spolier c’est transférer le bien de quelqu’un, sans compensation et
sans consentement à quelqu’un d’autre. La guerre a toujours été le moyen
de spoliation le plus pratiqué. Mais les hommes ont inventé un moyen de
spoliation plus subtil que la guerre : la loi. Il y a alors deux méthodes
radicales que les spoliateurs appliquent pour s’emparer du bien des
spoliés de façon légale : la force et la ruse, c’est-à-dire la guerre d’une part
et le vote d’autre part. La guerre a été l’une des principales causes de
perturbation au cours de l’histoire. De nos jours c’est la spoliation légale.
Or de nombreux sophismes permettent de masquer l’oppression et la fraude
qui caractérisent la spoliation légale. Il existe une méthode radicale pour
s’emparer du bien d’autrui de façon légale : il faut le persuader qu’on le
vole pour son avantage. Il faut le persuader qu’on lui rend un service. D’où
les « sophismes économiques », titre d’un recueil de pamphlets.
C’est ici qu’intervient chez Bastiat la primauté du droit de propriété. Le
système de la liberté, est celui pour lequel la société, les personnes et les
propriétés existent antérieurement aux lois. Dans ce système, ajoute Bastiat,
« ce n’est pas parce qu’il y a des lois qu’il y a des propriétés, mais parce
qu’il y a des propriétés qu’il y a des lois18. »
Il existe donc une loi naturelle, indépendante du bon plaisir des législateurs.
Elle est valable pour tous les hommes et antérieure à toute société. Ici
Bastiat s’inscrit ici dans l’héritage des physiocrates, et par-delà, dans la
tradition de la philosophie du droit de Cicéron et d’Aristote. La loi ne
crée pas le droit. Elle a pour mission de le défendre. Mais le droit de
propriété se justifie aussi par ses conséquences utiles. En effet, s’efforce
constamment de montrer notre auteur, un système qui protège la liberté et le
droit de propriété produit plus de prospérité et de paix qu’aucun autre.

Conclusion
Si l’on comprend correctement le libéralisme comme le comprenait Bastiat,
il n’est rien d’autre que l’ensemble des règles conduisant au bonheur
humain en société. Une politique est bonne si elle est utile au plus grand
nombre, mauvaise si elle nuit à la société dans son ensemble. Or le libre-
échange fait plus de gagnants que de perdants. En effet, la défense des
droits individuels et l’indépendance de la vie privée des citoyens est mieux
garantie par le libre marché. La société est rendue à son autonomie qui
assure l’interdépendance des acteurs par la production et l’échange. La
mission de l’économie politique est donc d’instruire le peuple, d’éduquer la
jeunesse française sur son véritable intérêt :
« L’Économie politique a une utilité pratique évidente. C’est le
flambeau qui, dévoilant la Ruse et dissipant l’Erreur, détruit ce
désordre social, la Spoliation19. »
Damien Theillier

Bibliographie
• Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages
d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014.

• Robert Leroux et David Hart, L’Âge d’or du


libéralisme français. Anthologie XIXe siècle, Paris,
Ellipses, 2014.

—, Lire Bastiat : Science sociale et libéralisme,


Paris, Hermann, 2008.

• Frédéric Bastiat, L’État ou la grande illusion,


préface de Damien Theillier, Paris, Arfuyen, 2017.

—, La Loi. Précédé de « La Loi de Bastiat en cinq


thèses fondamentales » par Damien Theillier, éditions
de l’Institut Coppet, 2015.
1. L’expression « Laissez faire, laissez passer, le monde va de lui-même » est de Vincent, marquis de
Gournay (1712-1759), le maître de Turgot.
2. Pierre Rosanvallon, Le libéralisme économique, Histoire de l’idée de marché, Éditions du Seuil,
1979.
3. Michel Terestchenko, Leçons de philosophie politique moderne, Les violences de l’abstraction.
4. François Quesnay, Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société, 1765.
5. Antoine-Nicolas Caritat de Condorcet, Vie de Monsieur Turgot, 1786.
6. Ibid.
7. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux.
8. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
9. John Locke, Second Traité du gouvernement civil
10. Benjamin Constant, Principes de politique, 1806, I, 3, 28
11. De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819).
12. Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Les Belles Lettres, Paris, 2004.
13. Ibid., Chapitre VIII. De l’état de nature, de la formation de la société, et du but véritable des
associations humaines.
14. Frédéric Bastiat, Cobden et la ligue.
15. Frédéric Bastiat, « Harmonies Économiques », chap. I, Organisation naturelle, organisation
artificielle in Œuvres complètes, tome 6, Institut Coppet, Paris, 2015.
16. Frédéric Bastiat, « Harmonies Économiques », chap. VIII, Propriété, Communauté in Œuvres
complètes, tome 6, Institut Coppet, Paris, 2015.
17. Frédéric Bastiat, « Harmonies Économiques », chapitre XVIII, Causes perturbatrices in Œuvres
complètes, tome 6, Institut Coppet, Paris, 2015.
18. Frédéric Bastiat, « Propriété et Loi », in Œuvres complètes, tome 4, Institut Coppet, Paris, 2015.
19. Frédéric Bastiat, Physiologie de la spoliation.
30
Rousseau, Du contrat social (1762)

Lorsque paraît Du contrat social ou principes du droit politique en 1762,


Rousseau dispose déjà d’une abondante réflexion politique, exposée
notamment en 1755 dans le fameux Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes (désormais appelé Second Discours) mais
aussi dans le discours sur l’Économie politique de la même année ; nommé
en 1743 ambassadeur de France auprès de la République de Venise,
Rousseau eut très vite l’occasion d’observer de près le fonctionnement
d’une cité singulière et pérenne, et développa rapidement l’ambition de
publier un traité intitulé Les institutions politiques. À bien des égards, Du
Contrat social constitue l’aboutissement de sa réflexion en la matière.
La difficulté de l’ouvrage tient néanmoins à la complexité de la pensée de
Rousseau. D’un côté, il appartient de plein droit aux auteurs dits
« contractualistes » qui refusent la naturalité du politique et son inscription
dans la nature humaine, et y substituent une dimension volontariste par
laquelle les individus, mesurant leurs intérêts par la raison, comprennent
que leur survie n’est possible qu’à la condition de former artificiellement
une association d’intérêts que l’on appellera société et dont les grands
principes seront admis via un contrat social tacite. À ce titre, Rousseau
défend le caractère non spontané du politique, et exhibe le mécanisme de la
construction de « l’artifice et [du] jeu de la machine politique » (I, 7). Mais
de l’autre, bien que pleinement inscrit dans le XVIIIe siècle, Rousseau n’est
pas un auteur des Lumières : il n’exalte ni le progrès ni et encore moins la
raison ; celle-ci, loin d’être une propriété de la nature humaine, est un pis-
aller ; autrement dit, dans cette fiction qu’est l’état de nature, l’homme
naturel n’a nul besoin de raisonner, de calculer ses intérêts, car il
n’appartient pas à sa nature de devoir le faire ; mais, lorsque la survie
devient périlleuse, le calcul d’intérêts devient nécessaire, fût-il corrupteur
de la nature originelle. Ainsi se comprend dès à présent que si toute
association politique procède d’un calcul d’intérêts, donc de la raison, et
que si la raison n’appartient pas à la nature humaine, alors il en découle que
toute société est par nature dénaturante puisque fondée sur un élément qui
éloigne l’homme de sa véritable nature. Ainsi se dessine l’un des plus
redoutables paradoxes de la pensée rousseauiste : sans l’aide de la raison,
nous ne pourrions survivre, mais, raisonnant, nous nous éloignons
irrémédiablement de ce que nous sommes, construisant une association
politique par nature peu humaine.

1. Plan de l’ouvrage
Le Contrat social obéit à une structure quadripartite.
La première partie, de loin la plus importante quant à une réflexion portant
sur le fondement de l’ordre civil, établit à quelles conditions peut s’établir
une association humaine fondée sur des intérêts, c’est-à-dire une société, et
analyse avec une grande originalité la manière dont l’individu peut devenir
citoyen, c’est-à-dire la manière dont un être particulier peut devenir membre
d’un cadre universel. Cela conduit Rousseau à interroger la nature même
d’un peuple et à élaborer ce que pourrait être la volonté d’un peuple. De
cette volonté d’un peuple uni se déduit la souveraineté de ce dernier,
souveraineté qui lui appartient exclusivement.
La seconde partie approfondit la question de la souveraineté, c’est-à-dire de
la capacité à décider. Rousseau confère la souveraineté au peuple et
seulement au peuple, et en déduit son caractère inaliénable et indivisible. Il
en découle que s’il doit exister un législateur, ce dernier ne saurait disposer
du pouvoir législatif, car ce serait aliéner la souveraineté du peuple ; le
législateur « ne fait que suggérer », proposant une sorte d’éclairage
technique quant au sens des lois, mais ne saurait recevoir par délégation le
pouvoir de voter les lois.
La question du gouvernement et de l’État constitue le cœur du troisième
livre. Si la souveraineté est exclusivement attribuée au peuple, il n’en
découle pas que celui-ci puisse se dispenser d’un gouvernement ; mais
Rousseau établit qu’un gouvernement risque d’exprimer des intérêts
particuliers menaçant la volonté générale par laquelle se constitue le peuple
souverain. L’enjeu du livre 3 est alors de montrer à la fois la nécessité d’un
gouvernement et de prémunir en même temps le peuple souverain contre les
attaques de ce gouvernement qui peut rapidement devenir usurpateur. Une
subtile dialectique s’établit alors entre le besoin d’être gouverné et la
nécessaire précarité des prérogatives du gouvernement, en raison des
intérêts particuliers qui risquent de le pervertir.
Enfin, après que les trois premiers livres eurent envisagé la constitution du
peuple souverain, détaillé le sens de la souveraineté, établi les prérogatives
gouvernementales, le quatrième détaille la vie civile concrète, de la question
des élections à celle de la « religion civile », en passant par les problèmes
de la censure ou de la légitimité brève de la dictature lorsqu’est en jeu le
salut de la patrie.

2. L’anthropologie de Rousseau
Toute philosophie politique repose sur une certaine conception de la nature
humaine ; or, force est de constater que celle que développe Rousseau est
profondément singulière car elle bataille sur deux fronts. Le premier est
celui qui vise à refuser avec vigueur l’approche aristotélicienne pour
laquelle l’homme est un « animal politique », et donc pour laquelle
l’homme est naturellement amené à être membre d’une cité, à être citoyen ;
l’homme d’Aristote a une cité comme il a un corps, c’est là une nécessité
naturelle. Là-contre, à l’image de tout penseur contractualiste, Rousseau ne
croit absolument pas à la naturalité du politique, et y voit au contraire un
artifice, c’est-à-dire une construction volontaire. À cet égard, loin d’être
naturellement citoyen, l’homme est conçu comme un individu, c’est-à-dire
comme un atome isolé défini par ses particularités. De ce point de vue,
Rousseau est conforme à l’approche générale des auteurs contractualistes
qui pensent l’homme naturel comme un individu et non comme un citoyen.
Pourtant, si Rousseau pense l’homme comme un individu, il s’écarte
sensiblement des autres auteurs contractualistes, notamment de Hobbes,
lorsqu’il s’agit de définir cette individualité. Le Second Discours dresse un
réquisitoire contre tous les auteurs qui, croyant dépeindre la nature
humaine, se sont contentés de transposer les comportements civils dans
l’état de nature, échouant ainsi à retrouver l’homme naturel, l’individu non
travesti par le masque social. Qu’est-ce donc qu’un homme au sein de l’état
de nature ? C’est un individu libre, mû par la pitié, qui n’est ni agressif ni
amené à mesurer ses intérêts par la raison ; certes, l’homme de l’état de
nature dispose d’une raison mais son usage est inutile – donc inessentiel –
compte-tenu du caractère nourricier de la nature et de la non-agressivité
humaine. Autrement dit, la raison ne fait pas partie de la nature humaine,
elle ne définit pas les hommes, et être homme ne signifie pas défendre ses
intérêts.
Mais sur quelle base repose la liberté naturelle ? Sur celle de
l’indépendance ; la liberté de l’état de nature est d’abord fondée sur
l’indifférence et l’indépendance, les individus n’entretenant que fort peu de
relations entre eux, et ne subissant donc pas les contraintes nées de la
présence d’autrui. En outre, la pitié n’est, chez Rousseau, ni un intérêt
accordé à autrui, ni une manière intéressée de se sentir bon ou généreux
envers autrui. La pitié est une tendance spontanée et irréfléchie, commune
avec certains animaux, consistant en une forme de compassion
désintéressée envers la souffrance d’autrui. Quoique pouvant établir
d’occasionnelles relations envers autrui, elle ne constitue nullement la base
d’une association collective.
Ainsi se comprend ce que Rousseau veut dire lorsqu’il évoque cet homme
« naturellement bon » ; il ne s’agit en rien d’attribuer à l’homme une
propriété qui serait une bienveillance positive et systématique de chacun
envers tous ; l’homme est un individu qui, comme tel, est globalement
indifférent envers son prochain ; la bonté rousseauiste est donc d’abord une
absence, à savoir celle de rivalités, de passions destructrices, de violence,
mais elle n’est pas une tendance positive visant à aider autrui ; tout au plus
la pitié occasionne-t-elle une certaine compassion lorsque la détresse
d’autrui est manifeste.
De là apparaissent deux difficultés enchevêtrées : 1. Pour quelle raison les
hommes sont-ils amenés à sortir de l’état de nature et à former une société
alors même que l’état de nature est dénué de violence et de rivalité ? 2. La
liberté naturelle étant fondée sur l’indépendance et, partant, sur l’absence de
relations effectives entre les individus, peut-elle être maintenue lorsqu’est
élaboré un cadre civil où les hommes sont contraints de se réunir ?
À la première question répond la singularité de Rousseau : rien dans la
nature humaine n’explique la sortie de l’état de nature. C’est la nature qui
cesse d’être nourricière, c’est le climat qui devient menaçant, autant de
circonstances extérieures devenant hostiles à la survie humaine et forçant
les hommes à raisonner pour penser les conditions de leur survie. Ainsi,
« les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature
l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut
employer pour se maintenir dans cet état » (I, 6), si bien que le changement
des circonstances extérieures force les hommes à mesurer leurs intérêts – à
raisonner ; ainsi se comprend la nécessité rationnelle de former une
association d’intérêts communs, donc une société.
Comme chez Hobbes, la société est artificielle, née de la volonté,
contractuelle, et destinée à assurer mes intérêts et avant toutes choses ma
survie ; mais, à la grande différence de Hobbes, ce n’est pas à cause d’autrui
que je dois m’associer pour me protéger de la violence, c’est à cause de
l’hostilité subite des conditions naturelles. Toutefois, poussés par la pénurie
à réfléchir pour survivre, les hommes sont contraints de faire
progressivement usage de la raison pour mesurer leurs intérêts, mais
l’homme n’est pas défini par la raison : il est défini par la liberté et la pitié.
Donc, si la société naît de l’intérêt mesuré par la raison, cela signifie qu’elle
n’est pas spécifiquement humaine, qu’elle n’est pas liée à l’essence même
de l’homme ; c’est là la raison pour laquelle la société est source de nombre
de maux chez Rousseau, précisément parce que la société procède de la
raison et que la raison éloigne l’homme de sa propre nature. Ainsi, toute
société est par nature une manière pour l’homme d’être dénaturé, écarté de
sa liberté et de sa pitié.
Par conséquent, la raison va transformer profondément les rapports de
l’homme à lui-même et à autrui ; l’homme de pitié, l’homme naturel,
entretient un « amour de soi » qui le porte à tout faire pour se conserver ;
c’est une espèce d’instinct de survie. Mais lorsque la raison émerge,
l’homme se met à développer un « amour-propre », c’est-à-dire un amour
de comparaison et de rivalité : l’amour-propre inhérent à tout monde social
introduit une comparaison et une rivalité entre les hommes car la raison me
permet d’évaluer les intérêts et l’évaluation des intérêts crée une
compétition. De ce fait, la société rousseauiste, parce qu’elle est fondée sur
la raison, est structurellement viciée, fondée sur la compétition et les
intérêts et il nous est désormais impossible, pour nous êtres sociaux, de
concevoir ce que serait une véritable pitié tant celle-ci est toujours déjà
corrompue par la raison, donc par les intérêts. Pour le dire autrement, la
société est le triomphe de l’amour-propre corrompant toute forme
désintéressée de pitié.

3. Liberté et égalité
• L’aliénation comme liberté négative
Demeure en suspens la seconde question, à savoir celle du salut de la
liberté. Cette question engage la logique générale du Contrat social et fait
l’objet du si décisif chapitre 6 du livre I. Il va de soi que lorsqu’est formée
la société, je ne suis plus indépendant, et que je subis au quotidien la
présence d’autrui, ce qui signifie que la liberté ne peut être sauvée dans
l’état civil qu’au prix d’un changement de sens de celle-ci : si l’homme
naturel dispose d’une liberté individuelle, celle-ci n’est plus envisageable
dans l’état civil et seule la liberté du citoyen, donc du membre d’un peuple,
peut être envisagée.
La question de la liberté se confond donc avec celle de la formation de la
société et de la transformation de l’individu en citoyen, du passage du
particulier à l’universel. Tel est le sens de l’aliénation, décrite au chapitre 6,
par laquelle chaque individu renonce symboliquement à sa particularité –
donc à ses biens, à ses droits, etc. –, renonce à se définir par sa particularité
pour se définir désormais comme membre égal à tous les autres au sein
d’une association politique. C’est un acte de dépouillement mutuel et
volontaire par lequel chacun devient « autre que soi » ainsi que le suppose
le terme d’aliénation puisque d’individu qu’il était, chacun devient citoyen,
membre de l’association.
Sur quelle base s’effectue pareille aliénation ? Sur celle du calcul rationnel
des intérêts individuels. Tout le paradoxe du Contrat social réside dans le
fait qu’il est dans l’intérêt rationnel de l’individu de se dépouiller de sa
propre individualité si tout le monde en fait autant, afin de construire une
association politique. Mieux encore, si chacun en fait autant, la raison me
dit que je n’ai pas intérêt à dominer autrui, à abuser du fait qu’autrui
renonce à ses droits individuels, non pas parce que ce serait moralement
répréhensible, mais parce que cela irait à l’encontre de mes intérêts car ma
propre vulnérabilité me rend moi-même dominable par autrui. C’est là le
sens de « nul n’a intérêt à rendre onéreuse » l’aliénation ; chacun renonçant
à soi-même, personne n’a intérêt à rendre pénible la situation créée par
l’aliénation. Donc l’aliénation, qui n’est rien d’autre que ce par quoi chacun
contracte auprès de tous les autres, a pour effet de générer une situation
égalitaire où chacun est égal dans son dénuement et où personne n’a intérêt
à dominer autrui, ce qui permet de sauvegarder la liberté conçue comme
non-domination. L’aliénation, par laquelle les individus dépassent leur
individualité pour devenir membres du corps social, porte donc en elle à la
fois l’égalité – chacun se dépouille de son individualité de la même manière
– et la liberté – nul n’a intérêt à dominer autrui.
Remarquons enfin que l’aliénation n’est pas un dépouillement réel ni
définitif : ce que je possédais individuellement n’est pas réellement
confisqué par la force commune ; mais en y renonçant symboliquement,
j’accepte que ce soit la force commune qui protège et garantisse ce que je
possède, ainsi que le rappelle le chapitre 4 du livre II : « il est si faux que
dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation
véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat se trouve réellement
préférable à ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation, ils
n’ont fait qu’un échange avantageux […]. ». L’aliénation des biens et des
droits ne prend donc nullement la forme d’une confiscation contrainte à
laquelle succéderait une redistribution égalitaire ; il s’agit bien plutôt d’une
forme de délégation de la protection de ce que détient l’individu à la force
commune car il y va de l’intérêt de chacun d’y consentir. Pour le dire
autrement, l’aliénation est le point de départ mais non d’arrivée du
processus : quoique première dans le processus, elle s’efface
progressivement derrière ce que Rousseau appelle l’« échange
avantageux ».
Toutefois, à l’issue de l’aliénation, donc lorsque l’échange avantageux est
établi, on n’a obtenu qu’une liberté négative, à savoir une liberté permettant
de ne pas être dominé par autrui du fait même que nul n’a intérêt à dominer,
de crainte (rationnelle) d’être à son tour dominé ; ne serait-il pas possible de
fortifier la liberté en en faisant un principe positif, un principe où, non
seulement, autrui ne me dominerait pas mais où, en plus, je n’obéirais qu’à
moi-même, où je me déterminerais moi-même ? Bref peut-on penser la
liberté politique comme une obéissance à soi-même en plus d’une non-
domination de la part d’autrui ?
• La volonté générale et la liberté positive
À l’issue de l’aliénation comme procès de transformation symbolique de
l’individu en citoyen advient un peuple, ce qui revient à dire que le peuple
est le produit du contrat social. Le peuple n’est pas une réalité naturelle ni
historique mais il est le résultat d’une volonté par laquelle un peuple émerge
autour d’intérêts communs définis par le contrat et dont l’objectif est de
respecter le contrat qui le constitue. Ce peuple-un est doté d’une volonté
propre et unique que Rousseau appelle « volonté générale » ; celle-ci n’est
ni la volonté majoritaire des individus, ni même la volonté de la somme des
citoyens formant le peuple ; elle est la volonté une du peuple-un, et a pour
objet de préserver le pacte, donc de maintenir le peuple. D’une certaine
manière, la volonté générale n’est jamais que la volonté du peuple uni de
rester uni, donc de maintenir les principes structurants du pacte par lesquels
se définit le peuple comme corps. Bref, le sujet de la volonté générale est le
peuple en tant qu’unité, en tant que corps unique, et l’objet de cette volonté
générale, donc de la volonté du peuple en tant que corps, est de préserver
les termes du contrat autour desquels se constitue le peuple. Ainsi se
comprend du même geste tout le livre II qui fonde le caractère indivisible et
inaliénable de la souveraineté sur l’unité du peuple souverain : diviser la
souveraineté ou l’aliéner serait introduire la scission au cœur du peuple, et
retomber dans le jeu infernal du particulier – des partitions.
À cet égard, le citoyen ne saurait avoir d’autre volonté que celle d’être
membre de ce peuple, ce qui revient à dire qu’il ne saurait y avoir d’écart
entre la volonté du citoyen et celle de la volonté générale ; de ce fait,
lorsque le citoyen obéit à la volonté générale, il s’obéit à lui-même puisque
la volonté du citoyen et celle de la volonté générale sont les mêmes. Or,
s’obéir à soi-même est le principe même de la liberté conçue comme auto-
détermination. Par conséquent, nous détenons une définition positive de la
liberté : obéir à la volonté générale revient à s’obéir à soi-même en tant que
citoyen, si bien que ce dernier peut bel et bien s’auto-déterminer, et
dépasser une liberté de non-domination vers une liberté d’auto-
détermination.
Ainsi se trouve fondée dans le livre I une communauté politique
parfaitement artificielle – au sens de : construite par la volonté et non surgie
de dispositions naturelles et spontanées – en vertu d’une transformation de
l’individu en citoyen, communauté qui certes se paie de la perte de la pitié
mais s’enrichit d’une garantie de la liberté du citoyen qui reçoit le double
bénéfice de l’assurance de ne pas être politiquement dominé mais aussi de
pouvoir de s’auto-déterminer politiquement en tant que membre du peuple.
Naturellement, la liberté individuelle est quant à elle perdue, car les
rapports non-politiques sont de manière inexorables fondés sur la
domination, laquelle s’observe par exemple dans le monde professionnel où
rien ne saurait empêcher des relations hiérarchiques.

4. La laïcisation du sacré
• Garantir la survie et non la vie bonne : la sacralité de la vie
individuelle et ses conséquences politiques
Bien que Rousseau décrive une auto-constitution du monde social et
politique par la simple volonté humaine contrainte de mesurer ses intérêts et
que le divin n’y joue aucun rôle, le vocabulaire de la sainteté et de la
sacralité irrigue le Contrat social. À l’antique réflexion sur la vie bonne se
substitue en effet l’évaluation des moyens propices à la conservation de soi
lorsque les conditions naturelles deviennent défavorables ; mais apparaît
alors le cœur de la sacralité, à savoir la conservation elle-même, dont la
sacralité rejaillit sur les éléments concrets qui permettent de la garantir.
Pour le dire autrement, rien n’est plus sacré que la conservation de soi de
l’individu, et cette sacralité de la vie individuelle – et de la survie – va se
distribuer à toutes les structures qui permettront de la garantir.
C’est pourquoi, dès le chapitre 1 du livre I, Rousseau établit que « l’ordre
social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres » ; cela tient
évidemment au fait que l’ordre social fondé par le contrat vise d’abord et
avant tout à rendre possible la vie individuelle lorsque les conditions
naturelles sont devenues hostiles. Cet ordre social défini par le contrat est
par ailleurs voulu par le peuple, donc fait l’objet de la volonté générale. Le
peuple qui s’est auto-constitué est seul détenteur de la souveraineté, c’est-à-
dire que le peuple souverain veut préserver les conditions contractuelles par
lesquelles les individus, réfléchissant au moyen d’assurer la survie, se sont
constitués en peuple. Il en découle que le peuple détient un pouvoir
souverain sacré puisque c’est par lui que se perpétuent les moyens de la
survie ; mais aussi souverain soit le peuple, il ne saurait se retourner contre
ce qui a été établi car il ne peut subitement vouloir ce qui serait contraire à
la survie. De là cette analyse du chapitre 4 du livre II : « On voit par-là que
le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne
passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales. »
Enfin, les lois elles-mêmes, directement votées par le peuple et non par
l’assemblée législative, en tant qu’elles contribuent à la régulation de
l’ordre civil propice à la survie, doivent elles-mêmes être sacrées et l’on ne
doit y toucher que d’une main tremblante. Le chapitre 6 du livre IV évoque
fort logiquement le « pouvoir sacré des lois » ; cette idée sera d’ailleurs
reprise dans la 8e lettre des Lettres écrites de la Montagne de 1764 où
Rousseau évoquera « l’enceinte sacrée des lois ». Rappelons à cet effet que
si Rousseau établit l’égalité politique entre citoyens, il ne nie pas les
hiérarchies au sein de la société civile, et il voit fort bien le risque que les
magistrats, dont la position est civilement favorisée, croient qu’ils disposent
du pouvoir de tourner les lois en leur faveur de sorte que ces dernières
deviendraient l’expression de leur intérêt ; à cet égard, rien n’étant au-
dessus du peuple souverain, fondement et origine des lois, rien ne doit
pouvoir porter atteinte aux lois et celles-ci doivent être protégées de toute
intrusion individuelle qui s’apparenterait à un sacrilège. Autrement dit,
porter atteinte aux lois serait porter atteinte à la souveraineté du peuple, seul
détenteur de la décision et, de même que profaner un temple porte atteinte à
Dieu, de même, profaner les lois porte atteinte au peuple dont l’auto-
constitution, rappelons-le, est consécutive à la réflexion de chacun sur les
conditions optimales de la survie et de la conservation de soi.
• Hiérarchie du sacré et primat de la propriété privée
Il est à présent possible de définir ce qui est sacré : est sacré ce qui doit être
absolument respecté et inviolé. L’ordre social défini par le contrat et voulu
par la volonté générale, le peuple comme souverain, la loi comme
expression du souverain, et le citoyen comme membre du souverain sont
tous sacrés en ce sens, mais ils ne sont sacrés que parce qu’ils contribuent
tous, à leur échelle, à la conservation de soi de l’individu. Dans ces
conditions, ce qui contribue le plus directement à la conservation de soi doit
être considéré comme le plus sacré ; et cet élément n’est autre que la
propriété privée, dont Rousseau établit les vertus dans le chapitre 9 du
livre I. Le « domaine réel », c’est-à-dire les choses possédées en propre,
contribue activement à la survie en tant qu’il fournit les éléments essentiels
à la conservation de soi – un toit, de quoi se nourrir, etc.
Ainsi se retrouve en 1762 une réflexion déjà présente en 1755 dans le
Discours sur l’économie politique, contemporain du Second Discours :
« Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les
droits des citoyens, & plus important à certains égards que la liberté
même ; soit parce qu’il tient de plus à la conservation de la vie ; soit
parce que les biens étant plus faciles à usurper & plus pénibles à
défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui se peut ravir
plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement
de la société civile, & le vrai garant des engagements des citoyens :
car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si
facile que d’éluder ses devoirs & de se moquer des lois1. »
Si la survie est en effet la justification du contrat qui impose d’abandonner
politiquement l’individualité de l’état de nature, alors la propriété privée est
bien ce que Rousseau appelle « le plus sacré de tous les droits du citoyen »
car, non seulement, elle permet concrètement de survivre mais elle doit de
surcroît, en raison de sa précarité, faire l’objet d’une protection publique
voulue par la volonté générale en tant que condition concrète et primitive de
la survie.

Conclusion
La grandeur de Rousseau consiste à produire un discours politique d’une
vive subtilité ; d’un côté, il juge qu’Aristote a anthropologiquement tort :
les hommes ne sont pas faits pour vivre en société, ne sont pas faits pour
entretenir entre eux des relations politiques ; à cet égard, Rousseau propose
une anthropologie moderne et libérale, où les hommes sont définis par leur
individualité et non par leur appartenance à une cité. Mais, d’un autre côté,
ce que comprend Rousseau, c’est que si Aristote a tort, si les hommes ne
sont pas spontanément portés à former une unité politique, alors on ne voit
plus du tout comment une société est vraiment possible, on ne voit plus
comment les hommes vont pouvoir se supporter socialement, ce qui ne
serait rien si la survie n’était pas en jeu. De ce fait, on peut considérer que la
singularité de Rousseau consiste à montrer qu’Aristote a certes tort mais
qu’il faut faire politiquement comme s’il avait raison ; autrement dit, les
hommes ne sont certes pas des animaux politiques, mais il va falloir faire
comme s’ils l’étaient, sinon on ne retrouvera plus de vie collective possible,
on n’aura plus que des individus incapables de s’associer et, partant, de
survivre.
C’est cela qui explique l’aliénation : je suis un individu mais je vais
symboliquement faire comme si je pouvais aussi être un citoyen car, si ne
s’accomplit pas ce passage symbolique, alors aucune société ne sera
possible : autrement dit, Rousseau comprend fort bien le risque que charrie
l’anthropologie libérale du fait même qu’elle a raison : en rendant manifeste
la nature individuelle – pour ne pas dire individualiste – des hommes, elle
risque de créer une situation où la société n’est plus possible ; c’est
pourquoi il faut penser la construction d’un cadre collectif artificiel et
fortifier celui-ci en tant que la survie de l’individu est en jeu.
Ainsi se comprend dans le livre IV l’étrange chapitre 8 consacré à la
« religion civile » : parce que l’homme n’est jamais qu’un individu non
destiné à vivre collectivement et que la vie sociale présente toujours une
forme d’artificialité, tout doit être fait pour fortifier le contrat quitte à
convoquer une religion elle-même artificielle, moins dévolue à la formation
de dogmes qu’à l’élaboration de « sentiments de sociabilité, sans lesquels il
est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle ». De tels sentiments
religieux ne sont pas tant importants par leur contenu que par le sentiment
commun d’appartenance qu’ils rendent possible ; et, s’il n’est guère
question de les imposer, il est en revanche possible de « bannir de l’État
quiconque ne les croit pas. »
Par la religion civile, Rousseau révèle au fond le pot aux roses de la
modernité politique ; en ayant découvert que l’homme était un individu, les
modernes ont cherché à fonder la communauté sur un agrégat de
différences ; sans doute les modernes ont-ils eu raison, mais le salut d’un
monde commun ne s’obtiendra alors que par une série de fictions –
aliénation, contrat social, etc. – auxquelles il faudra trouver toutes les
raisons rationnelles de croire.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence : Jean-Jacques Rousseau, Du


contrat social ou Principes du droit politique, in
Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Tome III,
édition dirigée par Bernard Gagnebin et Marcel
Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1964,
p. 347-470.

• Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, édition


de Robert Derathé, Paris, Folio-essais, 1993.

—, Du contrat social, édition de Bruno Bernardi,


Paris, GF, 2012.
• Introductions à la pensée politique de Rousseau
• Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques
Rousseau, Paris, Hachette, 1987.

• Robert Derathé, Le rationalisme de J.-J. Rousseau,


Paris, PUF, 1948.

—, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de


son temps, Paris, Vrin, 1970.

• Victor Goldschmitt, Anthropologie et politique. Les


principes du système Rousseau, Paris, Vrin, 1974.

• Jean-Fabien Spitz, Leçons sur l’œuvre de Jean-


Jacques Rousseau. Les fondements du système, Paris,
Ellipses, 2015.
1. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, III, in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres
complètes, Tome III, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1964, p. 262-263.
31
Kant, Critique de la raison pure
(1781/1787)

Dans la Logique (1800), Kant (1724-1824) établit au soir de sa vie les


grandes questions dont doit s’emparer la philosophie :
« Le domaine de la philosophie […] se ramène aux questions
suivantes :
1) Que puis-je connaître [wissen] ?
2) Que dois-je faire ?
3) Que m’est-il permis d’espérer ?
4) Qu’est-ce que l’homme ? »1
La Critique de la raison pure, d’abord parue en 1781, et rééditée avec de
notables modifications en 1787, ambitionne de répondre essentiellement à
la première de ces quatre questions, sondant la signification de la
connaissance en général ; en effet, loin de ne s’intéresser qu’à la
connaissance scientifique, elle en envisage toutes les formes possibles, et
analyse la capacité dont dispose le sujet de donner un sens aux objets du
monde qui l’entourent. En d’autres termes, l’enjeu crucial de la Critique de
la raison pure est de déterminer à quelles conditions le sujet peut faire du
monde un monde familier dans lequel les objets sont pour lui identifiables
et dans lequel également les événements paraissent normaux, c’est-à-dire
conformes à ce à quoi s’attend le sujet.
Ces questions font l’objet d’un traitement que Kant qualifie de
transcendantal : ce terme emprunté à la philosophie médiévale revêt ici un
sens nouveau, et désigne la manière dont le sens ainsi que la normalité du
monde ne proviennent paradoxalement pas du monde lui-même mais du
sujet. Autrement dit, connaître le monde ne consiste pas tant à attendre que
ce dernier livre son sens intime qu’à sonder la structure du sujet pour
déterminer comment celle-ci offre les outils permettant d’interpréter ce qui
apparaît et les événements qui s’y déroulent sans que ces outils n’aient été
tirés du monde lui-même. En somme, la véritable connaissance du monde
se trouve dans le sujet qui se découvre le mieux à même d’en délivrer le
sens ; toutefois, à côté de cette exaltation du sujet cohabite sa contrepartie, à
savoir que la connaissance du monde se voit rendue intégralement relative
au sujet, et donc privée de toute dimension absolue : la connaissance du
monde en-soi se révèle impossible du fait même que toute connaissance
authentique est décrite comme étant née du sujet, donc relative à ce dernier.
Ainsi se découvre le sens de l’entreprise critique elle-même : loin d’être
réductible à une accusation ou à une dénonciation, elle renoue avec le
lexique grec du kritikos qui renvoie à l’esprit en tant qu’il est capable de
jugement et de discernement. Il s’agit donc d’un examen rationnel « du
pouvoir de la raison en général vis-à-vis de toutes les connaissances
auxquelles il lui est loisible d’aspirer indépendamment de toute expérience
[…].2 »

1. Le « tribunal de la raison »
Pour bien mesurer la singularité du projet méthodologique kantien, il est
utile de le comparer aux scrupules cartésiens observés dans les Méditations
Métaphysiques : la Première Méditation avait en effet souhaité examiner la
fiabilité de la raison pour déterminer si un énoncé rationnel – conforme à la
raison – était nécessairement vrai. Mais, constatant que la raison ne pouvait
à la fois être juge et partie, c’est-à-dire examinatrice et examinée, Descartes
avait dû introduire l’hypothèse d’un Dieu extérieur à la raison pour que fût
analysée la fiabilité de cette dernière à partir d’un critère qui lui fût
extérieur, donc impartial.
Kant emprunte exactement la voie inverse : la raison peut s’examiner elle-
même en instituant « un tribunal qui la garantisse en ses légitimes
prétentions »3 ; se convoquant elle-même à sa propre barre, elle apparaît
alternativement comme juge, avocate et accusée, Kant la forçant à faire
preuve à son propre endroit d’une probité sans failles. Il faut à cet effet
prendre la mesure de l’audace de ce livre qui fait le pari d’adresser à la
raison l’exigence d’une honnêteté totale dans son propre examen, afin que
soient révélées autant sa puissance que ses limites et ses faiblesses. Ce n’est
pas par hasard que l’ouvrage s’ouvre sur cette notion de tribunal et se clôt
par une vertigineuse exposition des choix méthodologiques, détaillée dans
la Théorie transcendantale de la méthode.

2. L’esthétique transcendantale
• La notion d’esthétique transcendantale
La notion de connaissance implique d’être capable d’identifier le sens des
choses et d’expliquer les relations entre elles. Mais avant de pouvoir leur
donner un sens ou d’établir le cadre normal d’une relation, encore faut-il
définir ce que sont les choses auxquelles le sujet a affaire. Autrement dit, il
faut définir ce qu’est un « monde » en tant qu’il apparaît au sujet ou, pour le
dire autrement, il faut circonscrire le domaine pouvant faire l’objet d’une
connaissance.
Intitulée « esthétique transcendantale », la première partie indique par son
titre l’ambition du projet : l’esthétique est ici à relier à son sens grec
d’aisthesis qui signifie sensation. L’esthétique doit ainsi être entendue
comme une science des sensations. En outre, cette esthétique est dite
transcendantale, précisant par là qu’elle relève de la structure du sujet. Kant
qualifiera d’a priori tout élément inscrit dans la structure du sujet et non
acquis par expérience, attribuant à ces éléments deux caractéristiques :
universalité et nécessité.
Par conséquent, l’esthétique transcendantale signifie ceci : ce n’est pas
parce qu’il y a un monde extérieur que le sujet peut le sentir, mais c’est
inversement parce que la structure du sujet l’autorise à s’ouvrir à une
extériorité que ce dernier peut sentir le monde. En d’autres termes, la
possibilité de sentir le monde s’explique par la structure a priori du sujet et
non par la structure du monde.
• L’espace et le temps
Cette structure a priori du sujet se définit par deux aspects : le temps et
l’espace. Toute sensation, toute impression, quelles qu’elles soient, sont
éprouvées dans le temps. Je ne peux voir, sentir, entendre, toucher, éprouver
mon corps, une douleur que s’il y a du temps. L’espace, quant à lui, est
requis en plus du temps pour tous les objets externes : je ne vois une table
ou je n’entends une mélodie (vibration de l’air) que s’il y a un espace ; en
revanche, un sentiment amoureux qui est purement interne nécessite le
temps mais pas l’espace.
Comprenons bien l’enjeu de cette réflexion : l’espace et le temps ne sont
pas des propriétés réelles du monde, ce sont des structures a priori inscrites
dans le sujet, qui rendent possible l’apparition du monde. Ce sont les
conditions inscrites en moi, et non acquises empiriquement, grâce
auxquelles je peux me représenter celui-ci de manière sensible. La
meilleure preuve en est que je ne peux pas m’imaginer par exemple une
table sans espace ; cette impossibilité ne prouve pas que l’espace est réel
mais elle prouve qu’il m’est impossible, à moi en tant que sujet, de me
rapporter à un objet sensible sans l’espace ; donc l’espace (comme le temps)
est un élément a priori de la structure universelle des sujets.
• Les phénomènes
Enfin, Kant va donner un nom très précis à ce qui m’apparaît dans l’espace
et le temps : ce sont les phénomènes (du grec phainomenon : apparence).
Un phénomène n’est pas quelque chose qui apparaît de manière générale,
mais il est bien plutôt quelque chose qui apparaît sous une forme spatio-
temporelle à un sujet transcendantal, non pas parce qu’il est en soi spatio-
temporel mais parce qu’il appartient à la structure transcendantale du sujet
de ne pouvoir percevoir le monde que sous une forme spatio-temporelle. En
outre, ce contact entre le sujet et le phénomène est direct, intuitif, Kant
parlant donc d’une intuition des phénomènes.
Il est de ce fait possible de dire de l’espace et du temps qu’ils sont des
intuitions pures a priori. Ce sont des intuitions parce qu’ils nous mettent en
contact direct avec les phénomènes ; ces intuitions sont pures en tant
qu’elles sont concevables en-dehors de tout objet particulier, et elles sont a
priori en tant qu’elles appartiennent à la structure du sujet. C’est donc bien
ce dernier qui, de manière transcendantale, impose au monde la manière
dont il peut lui apparaître : le monde doit revêtir une apparence spatio-
temporelle parce que le sujet est ainsi structuré. L’espace et le temps
comme intuitions pures a priori constituent les deux piliers de la
« sensibilité » par laquelle le sujet peut ainsi recevoir les phénomènes,
s’ouvrir à eux, et ainsi exercer son pouvoir de connaître à leur endroit.

3. Phénomène et chose en soi


• Seuls sont connaissables les phénomènes
La Critique de la raison pure ambitionne de démontrer que seuls sont
connaissables, au sens strict, les phénomènes. Cela revient à dire que ce qui
n’apparaît pas dans le temps et dans l’espace ne saurait faire l’objet d’une
connaissance valide. Un tel énoncé est révolutionnaire car il signifie qu’un
certain nombre de sciences sont usurpatrices, à commencer par la théologie.
Dieu, en effet, n’est pas un phénomène, il n’apparaît pas spatio-
temporellement et, même lorsque les récits révélés décrivent une apparition
divine, elle n’a toujours lieu que sous une forme humaine (Jésus) ou sous la
forme de signes indirects (le buisson ardent). Le même raisonnement peut
être appliqué à l’âme qui, en aucun cas, ne saurait être décrite de manière
phénoménale. Il convient donc de refuser à la théologie le statut de science,
de logos, et de n’y voir qu’un discours spéculatif extérieur à toute forme de
connaissance possible.
• Caractère inconnaissable de la chose en-soi
Les phénomènes sont, par ailleurs, relatifs au sujet, puisqu’ils sont
conditionnés par la structure spatio-temporelle de ce dernier. Le sujet ne
peut alors pas connaître le monde en-soi, mais ne peut en connaître qu’une
certaine apparence, relative à l’espace et au temps. Pour le dire autrement,
ne pouvant sortir de lui-même et de ses propres structures, le sujet ne pourra
jamais savoir à quoi ressemble absolument le monde, à quoi ressemble le
monde indépendamment de ce que peut en percevoir le sujet. Ainsi se
distinguent la chose en soi – chose telle qu’elle est en elle-même
indépendamment du point de vue du sujet – et le phénomène – la chose telle
qu’elle est spatio-temporellement perçue, relativement à la structure du
sujet –, la chose en-soi étant à jamais inconnaissable et inaccessible. Pour le
dire violemment, l’ensemble de la Critique de la raison pure cherche à
démontrer que nous ne pouvons pas connaître, pour des raisons qui
tiennent à la structure du sujet et non à celle du monde, la réalité de ce
dernier.
Néanmoins, à défaut d’être connaissable, la chose en-soi peut malgré tout
être pensable comme noumène, ce qui se comprend fort bien du fait même
qu’on peut la définir. Poser une définition, c’est déjà reconnaître que la
chose en-soi est pensable, ce sans quoi elle ne pourrait être définie, quand
bien même le contenu de sa définition pose-t-il l’interdiction de sa
connaissance.

4. La logique transcendantale
• Sens et fonction d’un concept
La logique transcendantale est le lieu de la connaissance proprement dite, et
constitue le cœur de la Critique de la raison pure. Elle propose d’abord une
analytique qui décompose l’esprit afin d’y découvrir les concepts. Un
concept est un outil permettant de donner sens au monde, soit en en
identifiant les éléments, soit en qualifiant les événements qui s’y produisent.
Par exemple, si je perçois un chat, je ne fais pas que recevoir passivement
des impressions phénoménales dans l’espace et le temps, je leur donne un
sens en les unifiant par le concept de « chat ». De la même manière, si je
cours et que je me heurte à une porte, éprouvant à la suite de ce choc une
vive douleur, je ne suis pas étonné de la douleur : il me semble normal que
la douleur résulte du choc. En somme, le concept me permet d’identifier ce
qui se produit dans le monde, et ainsi de le percevoir comme normal,
comme non contraire à ce qui devrait s’y produire.
• D’où proviennent les concepts ?
La première question qui se pose est alors celle de l’origine de nos
concepts, c’est-à-dire de ce par quoi je peux penser de manière générale le
monde : les ai-je tirés du monde de manière empirique, ou sont-ils inscrits
en moi a priori, à la manière dont le sont l’espace et le temps ? La réponse
de Kant est nuancée : l’écrasante majorité des concepts sont évidemment
acquis par expérience, c’est-à-dire sont a posteriori. Le concept de « chat »
n’est par exemple pas inscrit en moi, pas plus que celui de bureau ou de
soleil. En revanche, il existe douze concepts répartis en quatre classes qui
ne proviennent pas de l’expérience et qui sont, selon Kant, parfaitement a
priori, concepts qu’il nomme « catégories ». Ces concepts a priori servent
fondamentalement à unifier les phénomènes, et à interpréter la relation entre
différents événements, ce qui revient à dire que tout sujet, quelle que soit sa
culture ou son époque, pour peu qu’il ait atteint l’âge de raison, dispose des
douze mêmes catégories lui permettant d’interpréter rationnellement le
monde de la même manière. En d’autres termes, tout sujet interprète le
monde selon une structure logique universelle.
Par exemple, tout sujet rationnel qui observe l’effondrement d’une tour
considère qu’il existe une cause de cet effondrement, et que ce dernier est
un effet de la cause. Nous ne pouvons pas faire autrement que rechercher la
cause des phénomènes qui nous entourent. Nous pouvons certes différer sur
le contenu des causes mais nous ne pouvons pas ne pas faire appel au
concept de cause parce que ce concept est inscrit en nous, il est a priori.
Cela ne signifie pas qu’il existe dans la réalité absolue des causes et des
effets, mais cela signifie que le sujet rationnel ne peut pas interpréter le
monde autrement qu’en termes causaux ; transcendantalement, sa structure
a priori lui impose, quel qu’il soit, de penser le monde ainsi, ce qui revient
à dire que le sujet transcendantal est amené à formaliser le monde selon des
interprétations conceptuelles dont il dispose a priori.
• Un pont jeté entre la sensibilité et l’entendement : le
schématisme
Se pose un redoutable problème : la sensibilité (espace-temps) me donne les
phénomènes. L’entendement, par sa spontanéité, c’est-à-dire sa faculté de
produire par lui-même des concepts, me donne des concepts empiriques (a
posteriori) aussi bien que des catégories. Mais l’entendement et la
sensibilité ne se croisent jamais : ce sont deux facultés parallèles qui n’ont
aucun rapport l’une avec l’autre. Pourquoi donc les concepts formés par
l’entendement s’appliqueraient-ils aux phénomènes reçus par l’espace et le
temps, si l’on admet que la sensibilité et l’entendement sont bien deux
facultés parfaitement différentes ?
Kant résout ce problème par la notion de schématisme qui peut être définie
comme un pont jeté entre la sensibilité et l’entendement. L’imagination
transcendantale permet en effet de former une image phénoménale, donc
sensible, de concepts intellectuels, ainsi devenus sensibles aux yeux de
l’esprit. Grâce à l’action de l’imagination transcendantale, le schématisme
permet au sujet d’obtenir une représentation sensible très schématique des
concepts, qu’il peut ainsi rapprocher des phénomènes particuliers que lui
permettent de recevoir l’espace et le temps. Le schématisme fournit en
somme des images sensibles grossières, mais suffisantes pour les comparer
aux phénomènes et ainsi reconnaître en ces derniers un sens possible
véhiculé par le concept devenu sensible. Les illusions d’optique permettent
de bien comprendre ce mécanisme : lorsque nous hésitons entre un lapin ou
un canard, c’est que se présentent à nous deux schèmes possibles, celui du
canard et celui du lapin, et qu’aucun des deux ne s’impose plus que l’autre
lorsqu’il faut le comparer au dessin phénoménal que nous avons sous les
yeux.
Le schématisme signifie au fond qu’aucun concept ne peut avoir de sens s’il
n’est pas relié au temps, liaison qui permet au concept d’être figuré et,
partant, de recevoir un sens effectif. Par exemple, la catégorie de causalité
ou de substance ne peut être pensée en dehors du temps : la cause précède
l’effet, de même que la substance dure dans le temps, ce qui revient à dire
que même les catégories n’acquièrent leur sens que par leur subsomption
sous un schème temporel.
• La question du jugement
La pensée chez Kant prend la forme d’un jugement, c’est-à-dire d’une
attribution d’un prédicat (propriété) à un objet donné. Les jugements sont
dits « analytiques » lorsque le prédicat est logiquement contenu dans la
représentation que le sujet se fait de l’objet. Par exemple, si je dis « l’or est
jaune », je (le sujet) ne peux pas me représenter l’or (l’objet) autrement que
comme jaune (le prédicat). Donc, du point de vue de l’esprit du sujet, il
appartient au concept d’or de contenir le prédicat « jaune », et s’il examine
le contenu d’un tel concept, il y découvrira nécessairement le prédicat
« jaune ». En revanche, il existe d’autres jugements où l’analyse du concept
ne permet pas de déterminer les prédicats qui y sont contenus. Par exemple,
si je dis « cette rose est noire », j’ai beau examiner le concept de « rose » en
général, je ne pourrai pas en déduire que cette rose-ci est nécessairement
noire. Dans ce cas, le jugement est dit synthétique parce que le prédicat
s’ajoute au concept au lieu de s’en déduire. En somme, les jugements
synthétiques apportent quelque chose au concept initial, et sont la forme
générale de toute connaissance authentique.
Toute la question de Kant dans la Critique de la raison pure revient alors à
se demander si des jugements synthétiques a priori sont possibles, si donc
l’esprit peut apporter de lui-même, et sans le secours de l’expérience, une
connaissance supplémentaire. La réponse est positive, et ce grâce aux
catégories : à quoi servent en effet ces dernières ? À unifier rationnellement
les phénomènes et interpréter les événements. Or, ces catégories sont a
priori ; donc, si j’interprète les phénomènes avec elles, j’ajoute à ces
derniers un sens qui ne provient pas du monde phénoménal mais qui
provient de ma propre structure intellectuelle. Interpréter une relation en
termes causaux, ce n’est pas simplement décrire le monde tel qu’il se donne
à moi spatio-temporellement, c’est l’interpréter avec mes propres concepts,
donc augmenter la connaissance que j’en ai par rapport à la simple donation
des phénomènes.
De surcroît, la table des douze catégories correspond à la table des douze
jugements possibles. Par exemple, la catégorie de cause et d’effet
correspond au jugement hypothétique puisque raisonner en termes causaux
revient à juger que si la cause A a lieu, alors l’effet B s’en suivra. Idem, à la
catégorie de « réalité » correspond le jugement d’affirmation : penser la
réalité d’un phénomène, c’est le penser sous la forme d’un jugement
affirmatif, et ainsi de suite.
Donc tout jugement de connaissance, quel que soit son contenu, est dans
son soubassement logique un jugement synthétique a priori, y compris les
jugements synthétiques a posteriori. Dire « cette rose-ci est noire », c’est
certes produire un jugement synthétique a posteriori, la noirceur de la rose
étant tirée de l’expérience, mais pour pouvoir le formuler, j’ai dû
catégoriser la rose comme unité (quantité), en faire une substance recevant
la noirceur (relation), affirmer la réalité (qualité) et l’existence (modalité) de
cette rose-ci.
• La dialectique transcendantale
La dialectique transcendantale est le troisième grand moment de la Critique
de la raison pure bien qu’elle appartienne toujours à la seconde partie, donc
à la logique transcendantale. Elle vise à examiner les erreurs fondamentales
de la raison, non pas en tant qu’elle commettrait de simples erreurs
logiques, mais en tant qu’elle ferait un mauvais usage des concepts de
l’entendement. C’est le moment où la raison se trouve mise par elle-même
en situation d’accusée et où se trouvent, en retour, construites les règles de
son bon usage.
L’erreur fondamentale de la raison consiste à vouloir pousser la
connaissance au-delà des bornes de l’expérience, c’est-à-dire au-delà des
phénomènes. Lorsqu’elle s’abandonne à pareille tentative, la raison tombe
soit dans des paralogismes où elle commet des raisonnements fautifs fondés
sur l’illusion d’une intuition qui s’étendrait au-delà des phénomènes (selon
Kant, on ne peut avoir de contact direct qu’avec des phénomènes, ce qui
revient dire que nous n’avons aucun contact direct avec notre propre âme),
soit dans des antinomies où la raison, précisément parce qu’elle s’empare de
problèmes extra-phénoménaux, ne peut statuer définitivement.
Apparaît alors un paradoxe : Kant décrit une sorte de pulsionnalité de la
raison qui, voulant tout comprendre et tout connaître, fût-ce au prix d’une
sortie en dehors du monde phénoménal, devient une menace pour la
science. En d’autres termes, le premier ennemi de la science n’est autre que
la tendance naturelle de la raison qui l’amène à vouloir disposer d’une
compréhension exhaustive du monde.
Néanmoins, parce que la raison est ainsi faite, il faut réguler plutôt
qu’interdire une telle tendance et comprendre quel pourrait être l’usage
correct de cette dernière : l’âme, Dieu ou encore la liberté, doivent être
conçus comme des « idées », que la raison a le droit de penser mais qu’elle
ne doit pas vouloir appliquer aux phénomènes dans l’optique de les
connaître ; tout au plus est-il possible d’admettre que, pour la raison et pour
la raison seulement, il peut être utile de penser de telles idées, à condition
que la raison admette que de telles idées n’ont aucune valeur objective et
n’éclairent absolument pas le sens du monde phénoménal.
• Élucidation de la notion de « logique transcendantale »
Nous comprenons à présent ce qui distingue la logique formelle classique
d’une logique transcendantale. Une logique formelle classique étudie les
lois de la pensée en général, c’est-à-dire la validité des déductions. La
logique transcendantale étudie la validité de l’application des concepts à
l’expérience, et se demande sans cesse selon quelles règles ce qui est a
priori peut être utilisé pour interpréter ce qui se donne a posteriori. Ainsi le
cœur de la logique transcendantale est-il sans doute le schématisme qui
analyse patiemment le rôle crucial de l’imagination permettant d’établir ce
pont entre concepts et phénomènes, entre le sujet et le monde. En outre, la
dialectique transcendantale retrouve le même problème dans la mesure où
elle se demande s’il est légitime d’appliquer les idées rationnelles (Dieu,
l’âme, la liberté) formées par le seul esprit aux phénomènes, et y répond
négativement.
La logique transcendantale occupe donc la place la plus importante de
l’ouvrage du fait même qu’elle établit les règles d’application de ce que
produit l’esprit au monde dans lequel évolue le sujet ; de ce fait, elle porte
en elle toute la possibilité du projet kantien, soit celui de ne retenir comme
source légitime de sens que celle issue du sujet transcendantal.

Conclusion
Dès les premières lignes de la Critique de la raison pure, Kant attaque ce
qu’est devenue la métaphysique, regrettant ce « champ de bataille où se
développent ces conflits sans fin »4. Il ne faudrait pas en conclure pour
autant que Kant liquide toute forme de métaphysique ; s’il condamne la
volonté traditionnelle de cette dernière de traiter comme connaissables des
objets dépassant l’expérience (Dieu, l’âme, etc.), il n’en demeure pas moins
que se trouve construit un nouveau sens de la métaphysique qui n’est autre
que celui des jugements synthétiques a priori ; en effet, les concepts a
priori, irréductibles à toute phénoménalité ainsi qu’à toute matérialité,
dépassent à ce titre le domaine naturel de la physique tout en permettant de
lui donner un sens grâce aux jugements. Ainsi s’ouvre cette nouvelle et
unique sphère de la métaphysique, celle des jugements et du concept, par
lesquels s’exprime un être rationnel arraché à la simple naturalité.
L’idéalisme allemand – Fichte, Schelling, Hegel –, en tirera toutes les
conséquences.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence en français : Emmanuel Kant,


Critique de la raison pure, traduction et présentation
par Alain Renaut, Paris, GF, 2006.

• Édition collective tirée de la Pléiade : Emmanuel


Kant, Critique de la raison pure, traduction sous la
direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard,
coll. « Folio-essais », 1990.
• Introductions générales à Kant

• Antoine Grandjean, La philosophie de Kant.


Repères, Paris, Vrin, 2016.

• Thibaut Gress, Comprendre Kant, Paris, Max Milo,


2017.

• Alain Renaut, « Emmanuel Kant », in Jean-


François Pradeau (dir.), Histoire de la philosophie,
Paris, Seuil, 2009, p. 424-439.

• Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique


allemande, Tome II, Paris, LGF, 2003.

• Jean-Marie Vaysse, Dictionnaire Kant, Paris,


Ellipses, 2007.
• Lectures de la Critique de la raison pure

• Hermann Cohen, Commentaire de la « Critique de


la raison pure », traduction Éric Dufour, Paris, Cerf,
2000.

• Hermann Cohen, La théorie kantienne de


l’expérience, traduction Éric Dufour, Paris, Cerf,
2001.

• Luc Ferry, Kant. Une lecture des trois


« Critiques », Paris, LGF, 2008.

• Martin Heidegger, Kant et le problème de la


métaphysique, traduction Alphonse de Waelhens et
Walter Biemel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1981.

• Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant I, La


Philosophie précritique et la Critique de la raison
pure, Paris, Vrin, 1983.

• Guillaume Pigeard de Gurbert, Kant et le temps,


Paris, Kimé, 2015.
1. Emmanuel Kant, Logique, AK IX, 24-25, traduction Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1997, p. 25.
Les œuvres de Kant sont toujours citées dans l’édition de l’Académie de Berlin notée AK (pour
Akademie), suivie des numéros de volume et de page. Après seulement se trouve mentionnée la
traduction française utilisée.
2. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, AK IV, 9 ; A, XI ; traduction Alain Renaut, Paris, GF,
2006, p. 65.
3. Ibid.
4. Ibid., AK IV, 7 ; A VIII ; GF, 63.
32
Kant, Critique de la raison pratique
(1788)

Deuxième moment des trois grandes Critiques, la Critique de la raison


pratique publiée en 1788 voit le jour un an après la seconde édition de la
Critique de la raison pure. Examinant les pouvoirs de la raison en
matière morale, Kant y aborde la célèbre question « que dois-je
faire ? » et propose d’y répondre à l’aide de la seule raison prise en son
versant pratique, c’est-à-dire en son usage s’occupant « des principes
déterminants de la volonté1 ». Ainsi, toute l’entreprise ambitionne-t-elle
d’étudier si la raison est capable non pas de produire une connaissance
universellement valide – telle était la tâche de la Première Critique – mais
de dicter à la volonté ses choix et, par voie de conséquence, d’orienter les
comportements du sujet.
Deux éléments méritent d’être immédiatement mentionnés : d’une part, la
raison pratique ne constitue pas une autre raison que la raison théorique,
elle en désigne bien plutôt un autre usage. Mais, étant la même raison que la
raison théorique, elle en conserve la caractéristique centrale, à savoir
l’exigence d’universalité ; c’est pourquoi, parler de raison pratique, c’est
parler d’une capacité à déterminer la volonté de manière universelle,
indépendamment des options particulières. D’autre part, évaluer la
possibilité pour la volonté d’être déterminée par la raison revient à se
demander si la volonté est en mesure d’échapper aux déterminations
empiriques, c’est-à-dire affectives, psychologiques, sociales, familiales
et culturelles, et si elle peut se laisser déterminer par une instance qui,
par définition, transcende les influences matérielles de la vie
quotidienne.

1. L’analytique de la raison pratique


• Principes, maximes, et Lois
Analyser signifie toujours décomposer ; Kant propose donc dans le premier
moment de l’ouvrage une décomposition de la raison pratique en éléments
simples, destinée à présenter chacun d’entre eux selon des définitions et des
fonctions précises. Le premier chapitre vise à fournir des « principes »,
c’est-à-dire « des propositions renfermant une détermination générale de la
volonté dont dépendent plusieurs règles pratiques.2 »
Les principes peuvent adopter deux formes différentes : s’ils sont analysés
du point de vue subjectif, ils seront conçus comme des « maximes », ne
valant donc que pour la volonté subjective particulière. En revanche, s’ils
sont valables pour tous les sujets raisonnables, alors les principes seront
conçus comme des lois universellement valides. Dès les premières pages se
révèle donc la continuité des deux premières Critiques car l’objectivité
conserve le sens que lui avait conféré la Critique de la raison pure en
désignant ce qui fait l’objet d’un accord unanime de la part des sujets
rationnels ou, pour le dire autrement, ce qui fait consensus du point de vue
de l’intersubjectivité. Un principe a donc valeur de loi lorsque tous les
sujets rationnels considèrent qu’ils pourraient laisser leur volonté être
déterminée par ledit principe.
Il découle de ces premières définitions que s’il existe une raison pratique, il
est impératif que les principes ne soient pas uniquement des maximes, mais
puissent acquérir force de loi pour chacun des sujets, ce sans quoi la volonté
ne serait jamais déterminée par un élément dépassant la particularité du
sujet ; en d’autres termes, se demander si la raison peut être pratique
revient à se demander s’il est possible qu’un principe d’action puisse être
une loi et pas simplement une maxime.
• Être raisonnable, Loi et impératif
Bien comprendre les premières pages de la Critique de la raison pratique
signifie également comprendre qui est le sujet de la morale. Toute
l’entreprise kantienne vise à substituer à l’homme la notion d’être
raisonnable : le problème n’est pas tant de savoir si l’homme, comme tel,
est capable de moralité mais, bien plutôt, de statuer sur le type de moralité
dont un être raisonnable en général est capable. S’inscrivant ainsi dans les
pas de Fontenelle3, Kant dépasse l’homme vers une réflexion portant sur
tous les êtres dotés d’une raison, c’est-à-dire sur tous les êtres capables de
dépasser leur particularité au profit d’une réflexion universelle faisant
abstraction de leur situation propre. C’est la raison pour laquelle l’homme
doit ici être conçu comme un échantillon des êtres raisonnables et non
comme le destinataire exclusif de la morale.
Cela dit, quel rapport l’homme entretient-il avec les êtres raisonnables en
général ? De toute évidence, l’homme est un être pour qui la volonté se
laisse bien plus volontiers déterminer par les penchants sensibles, les envies
matérielles, les sentiments, et même les envies intellectuelles que par la
raison ; en d’autres termes, l’homme est un être pour qui la détermination
rationnelle de la volonté ne va pas de soi, tant ses penchants sensibles et
particularistes l’emportent sur la raison. C’est pourquoi Kant prend le
soin de distinguer la Loi de l’impératif : pour nous, humains, qui avons tant
de mal à nous laisser guider par la raison et qui succombons constamment à
nos penchants particuliers, la Loi ne va pas de soi et ne correspond
aucunement à nos penchants spontanés ; c’est pourquoi, pour nous humains,
la Loi est contraignante et contredit nos penchants immédiats. C’est cette
forme contraignante de la Loi s’adressant spécifiquement aux hommes que
Kant nomme « impératif » et qui ne concerne que les êtres humains ; par
conséquent, il faut bien comprendre que la Loi n’est pas un synonyme de
l’impératif en ceci que l’impératif ne concerne que les hommes, c’est-à-dire
ces êtres pour qui la volonté a tendance à ne jamais suivre la raison et pour
qui la Loi ne peut être que contraignante :
« pour un être chez qui la raison n’est pas le seul principe déterminant de la
volonté, cette règle constitue un impératif, c’est-à-dire une règle qui est
désignée par un devoir exprimant la contrainte objective qui impose l’action
[…].4 »
• La faculté de désirer
La volonté chez Kant est mue par une faculté qui la rend possible et qui est
la faculté de désirer : la faculté de désirer est ce qui conditionne la volonté,
ce qui revient à dire qu’elle rend possible le vouloir. À ce titre, il faudrait
penser la faculté de désirer comme une motivation de la volonté qui, au
sens littéral, meut – la motivation vient de motus, le mouvement – la
volonté dans le sens désiré. En d’autres termes, la volonté ne veut que
parce qu’en amont la force de la faculté de désirer rend possible ce vouloir.
Donc, lorsque la volonté veut, c’est que quelque chose de l’ordre du désir a
rendu possible et a motivé ce vouloir, comme si une force avait entraîné la
volonté, et c’est cette force transcendantale que désigne la faculté de
désirer.
La faculté de désirer peut être inférieure ou supérieure : elle est inférieure
lorsqu’elle meut la volonté en vue d’un plaisir, quel qu’il soit, c’est-à-dire
lorsqu’elle meut la volonté selon la représentation du plaisir que devrait
procurer l’action. Ainsi, dès lors que la volonté anticipe une quelconque
forme de satisfaction de l’action entreprise, elle se laisse guider par un
espoir et se révèle intéressée : cet intérêt de la volonté est toujours
particulier, et peut s’étendre de l’intérêt affectif à l’intérêt financier, en
passant par l’intérêt idéologique et corporel. Donner une pièce à un
mendiant se révèle à cet égard intéressé si mon geste est accompli en vue
d’éprouver le plaisir de diminuer la peine du mendiant ou le plaisir de me
sentir généreux, ou encore le plaisir de paraître bon aux yeux d’autrui.
Il en découle que la moralité kantienne ne sera pas pensée selon le
contenu de l’action mais selon l’intention guidant la volonté ; il n’y a
pas chez Kant d’actions qui seraient bonnes ou mauvaises en soi, mais
il y a des actions dont l’intention motivant la volonté peut être plus ou
moins intéressée, c’est-à-dire plus ou moins dictée par la recherche du
plaisir pris en toutes ses dimensions.
Qu’est-ce alors que la faculté de désirer supérieure ? C’est l’élément
central quoique discret de la Critique de la raison pratique ; il désigne la
possibilité pour la volonté de former une maxime dont la motivation ne
serait nullement le plaisir ni l’intérêt particulier, mais dont la
motivation serait de s’arracher à sa particularité propre pour ne plus
faire qu’un avec la raison, donc avec l’universalité. En d’autres termes,
la faculté de désirer est supérieure quand elle vise à anéantir toute forme de
particularité – donc d’intérêt lié à la situation particulière où l’on se trouve
– afin de ne plus désirer que l’universalité. Autrement dit, la faculté de
désirer est supérieure quand le désir désire s’affranchir de tout intérêt
particulier afin de ne vouloir que l’universalité. Cela signifie également que
le désir ne disparaît jamais de la moralité et qu’une intention morale n’est
jamais dénuée de désir puisqu’elle est toujours guidée par la forme
supérieure de la faculté de désirer.
Il faut donc en déduire qu’il existe plusieurs formes d’intérêts et que, s’il
s’agit de dépasser l’intérêt particulier, il existe sans aucun doute un intérêt
moral irréductible au plaisir particulier et qui est associé à la volonté bonne.
Ainsi, « l’intérêt moral est un intérêt pur indépendant des sens, et qui
appartient à la seule raison pratique. »5 Cela revient à affirmer qu’il
existe un intérêt qui n’est aucunement associé à la notion de plaisir ni à
celle de satisfaction personnelle et particulière et qu’il consiste tout entier
dans le désir de s’arracher à soi-même en tant qu’être particulier pour
coïncider pleinement avec l’universalité rationnelle.
• Forme et matière de la volonté
Il découle de l’analyse de la faculté de désirer que dès que celle-ci
détermine la volonté à vouloir, elle permet à celui-ci de ne rien vouloir de
particulier car vouloir un élément particulier signifie retomber dans la
recherche de la satisfaction d’un intérêt particulier. En d’autres termes,
lorsque le désir dans sa forme supérieure meut la volonté, alors cette
dernière, au sens strict, ne veut rien de concret. Vouloir quelque chose de
précis, de particulier, c’est déjà attendre une satisfaction de la chose voulue,
donc c’est être intéressé en un sens empirique et non pur. Il en découle que
la volonté morale est celle qui est dénuée de contenu et qui se contente
d’adopter une certaine forme ; en d’autres termes, le problème n’est pas
l’objet de la volonté – ce que Kant appelle la matière ou le contenu de la
volonté – mais sa structure, ce qui signifie que le problème n’est pas de
déterminer ce que l’on doit faire mais bien au contraire de déterminer à
quelle forme la volonté doit se conformer.
« Quand un être raisonnable doit penser ses maximes comme lois
générales pratiques, il ne peut les penser que comme des principes qui
renferment le principe déterminant de la volonté, non quant à la
matière, mais seulement quant à la forme.6 »
Il faut donc raisonner indépendamment du contenu de la volonté et
comprendre que le seul vrai problème est celui de savoir à quoi la volonté
peut se conformer, c’est-à-dire de savoir quelle forme la volonté peut
adopter. Celle-ci peut soit se conformer à la raison, soit se conformer à
l’anticipation du plaisir associé à l’objet ; or, en vertu de la distinction entre
les deux types de faculté de désirer, nous savons que la faculté est
supérieure lorsque, précisément, elle se désintéresse de l’objet et du plaisir
qui est associé en vue de ne plus penser que de manière universelle. Mais,
penser de manière universelle, c’est justement penser selon la raison. De ce
fait, délaisser le contenu de la volonté pour ne plus envisager que sa forme,
c’est poser que la moralité se définit chez Kant comme la conformité de la
volonté à la raison, donc comme la capacité de la volonté, en vertu de la
faculté de désirer supérieure, à ne pas vouloir un élément particulier
intéressé mais à simplement vouloir penser universellement la situation
particulière, indépendamment des intérêts particuliers du sujet.
Il découle de cette analyse que l’être raisonnable est capable par la faculté
de désirer supérieure de vouloir l’universalité, c’est-à-dire concrètement de
vouloir que sa maxime ne soit pas conforme à ses intérêts propres mais
vaille pour tout être raisonnable, indépendamment des intérêts propres de
chaque sujet. Bref, la moralité constitue la capacité pour un être raisonnable
à penser au-delà de soi en tant que sujet particulier.
• Le problème de la liberté
La loi morale est-elle compatible avec la liberté ? Cela dépend du point de
vue que l’on adopte. Pour un être raisonnable, la loi morale est un
synonyme de sa liberté car Kant définit la liberté selon l’autonomie, c’est-à-
dire comme la capacité du sujet à se donner à lui-même sa propre loi ; donc,
si l’on définit le sujet comme un être raisonnable, alors c’est la raison qui
détermine la volonté qui se retrouve ainsi délivrée de toute aliénation à ce
qui serait extérieur au sujet et qui permet à ce dernier d’être libre. En
d’autres termes, si être libre signifie être affranchi de toute détermination
extérieure à soi et se donner à soi-même sa propre loi, alors en tant qu’être
raisonnable le sujet est libre s’il permet à la volonté d’être déterminée par
la raison et de former des maximes conformes à cette dernière qui auront
pour principe d’être universalisables. « Ainsi, écrit Kant, la liberté et la loi
pratique inconditionnée renvoient réciproquement l’une à l’autre.7 »
En revanche, du point de vue du sujet empirique, donc du point de vue du
sujet en tant qu’être humain, la loi est contraignante et se manifeste à lui
comme un impératif contraignant contredisant sa spontanéité. Il en découle
une certaine ambiguïté : en tant qu’être raisonnable, le sujet veut librement
la Loi morale, si bien que son autonomie signifie aussi bien sa liberté – non
déterminé par un élément extérieur – que sa moralité – déterminer la
volonté par la raison en vue de penser au-delà de l’intérêt propre. Mais,
dans le cas de l’être humain, le sujet empirique doit penser à l’encontre de
lui-même pour atteindre sa forme supérieure, sa forme raisonnable qui
contredit ses penchants immédiats, si bien que la Loi contraint ses envies
immédiates et adopte la forme de l’impératif.
• Le « fait » de la Loi morale
Si être moral signifie conformer la volonté à la raison indépendamment de
l’objet donc du contenu, et si par ailleurs la Loi désigne cette conformité
morale alors il en découle que la Loi ne doit pas dire ce qu’il faut faire
concrètement mais quel type de structure la volonté doit adopter, si bien que
le contenu de la Loi doit être, d’une certaine manière, sans contenu. C’est
pourquoi Kant l’énonce ainsi :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même
temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle.8 »
Cette Loi ne dit pas ce qu’il faut faire mais elle énonce quelle forme doit
adopter la volonté ; la volonté doit former des maximes qui puissent valoir
objectivement, c’est-à-dire valoir universellement. Mais valoir
universellement signifie être conforme à la raison pratique ; donc la Loi ne
fait qu’énoncer ce à quoi doit se conformer la volonté pour être bonne en
affirmant que celle-ci sera bonne si et seulement si elle se laisse déterminer
par la raison, ce qui est strictement équivalent au fait de penser de manière
universelle au-delà de l’intérêt particulier et indépendamment de l’objet
particulier.
Mais comment sait-on ce qu’énonce cette Loi ? C’est là l’innovation
majeure de la Critique de la raison pratique qui affirme que la Loi est un
« fait »9 non empirique, idée absente de la Fondation de la Métaphysique
des mœurs (1785). Cela signifie qu’il est des faits qui ne relèvent pas de la
particularité mais qui sont constatables par tous les êtres raisonnables : c’est
un fait pour la volonté de l’être raisonnable que de toujours se demander si
sa décision – sa maxime – est valable, ce qui signifie que c’est un fait pour
l’être raisonnable que de toujours pouvoir prendre de la distance à l’égard
de sa propre décision pour se demander si c’est la bonne ; cette capacité à
toujours se demander si la décision est la bonne est le signe probant, aux
yeux de Kant, de la présence en tout être raisonnable d’une Loi morale
universelle car, en l’absence de celle-ci, il n’y aurait aucune raison d’hésiter
dans l’action et de confronter l’intérêt particulier avec un principe supérieur
désintéressé.
2. Dialectique de la raison pure pratique
• Le Souverain Bien
La dialectique en matière pratique est spécifiquement humaine et s’adresse
désormais essentiellement à l’être humain. Son penchant sensible l’amène à
vouloir être heureux, tandis que sa forme la plus haute – rationnelle –
l’amène à désirer penser au-delà de lui-même comme être empirique.
Entrent ainsi en contradiction le bonheur qui semble indexé sur l’intérêt
particulier et la vertu qui transcende toute particularité ; le Souverain Bien
doit alors être défini comme la conciliation de la vertu et du bonheur,
conciliation dont Kant interroge la possibilité.
L’Antinomie donne la solution du problème : dans le monde empirique, il
n’y a aucun lien nécessaire entre la vertu et le bonheur, ce qui revient à dire
qu’il n’y a aucune raison pour qu’une intention vertueuse procure un
quelconque bonheur ; pis encore, si mon intention est vertueuse en vue
d’être heureux, alors mon intention cesserait d’être bonne pour s’avérer
empiriquement intéressée donc non morale puisque mue par l’anticipation
d’un certain plaisir. Il en découle que si l’on ne peut pas ici-bas accepter de
lien entre vertu et bonheur, il demeure possible de postuler que, dans un
autre monde et de manière non analytique, il soit possible de synthétiser la
vertu et le bonheur.
• Les postulats de la raison pratique
La Critique de la raison pure avait interdit à la raison dans son usage
théorique de croire qu’elle pouvait connaître des réalités dépassant le cadre
phénoménal ; en revanche, dans son usage pratique, la raison se trouve
autorisée à faire l’hypothèse de la liberté (postulat cosmologique), de
l’immortalité de l’âme (postulat psychologique) et de l’existence de Dieu
(postulat théologique). Ainsi, bien que la raison en son versant théorique ne
puisse pas savoir s’il existe réellement un être divin, une âme immortelle ni
même une liberté, et doive renoncer à toute forme de connaissance à leur
endroit, Kant maintient l’idée qu’il est raisonnable du point de vue pratique
de croire en ces trois réalités, non pas parce qu’elles sont théoriquement
valides mais parce que, pratiquement parlant, il est nécessaire de
considérer que Dieu garantit un lien synthétique entre vertu et bonheur dans
un autre monde, lequel suppose à son tour l’immortalité de l’âme obtenue
grâce à la moralité qui n’est possible que par la liberté.
Les postulats permettent ainsi de penser au-delà de la connaissance et
d’émettre des hypothèses morales indépendamment de ce qui est garanti en
théorie. Par la raison pratique, le sujet peut dépasser le cadre conceptuel
destiné à connaître les phénomènes, et émettre des hypothèses qui ne sont
pas contraintes par le cadre théorique mais motivées par la signification
même de la morale. D’une certaine manière, les postulats de la raison
pratique sont les hypothèses rendues nécessaires par le « fait » de la Loi
morale et sans lesquelles celle-ci perdrait une grande partie de son sens.
Ainsi se creuse un nouveau fossé entre réalité et pensée du sujet : pour ce
dernier, certaines hypothèses sont moralement nécessaires mais rien ne
vient garantir que celles-ci soient conformes à quelque réalité que ce soit du
point de vue théorique, ce qui revient à dire que, dans le cadre pratique, ce
qui fait sens pour le sujet rationnel n’entretient aucune forme de rapport
avec la réalité en-soi.
Mais les postulats ne constituent-ils pas une certaine motivation intéressée
me poussant à agir moralement, ce qui contreviendrait à l’idée du désintérêt
personnel de la morale ? La réalité dont il est question ne concerne pas le
sujet empirique et particulier puisque celui-ci serait mort par hypothèse en
cas de récompense divine ; de ce fait, aucun intérêt particulier ne peut être
associé aux postulats et Kant n’introduit aucune contradiction avec
l’exigence d’une morale libérée de tout intérêt particulier puisque le sujet
empirique, auquel seul peut être imputé un intérêt particulier, n’est pas
concerné par l’éventuelle réalité des postulats.

Conclusion
La Critique de la raison pratique posait comme question séminale « que
dois-je faire ? ». À cela, Kant répond somme toute une chose fort simple, à
savoir conformer ma volonté à la raison en son usage pratique, c’est-à-dire
penser la maxime non en fonction des intérêts propres mais de manière
universelle. De ce fait, la morale au sens kantien est tout entière tournée
vers l’intention et se détache, au moins en son principe, de l’examen de
l’action. Il en découle que Kant abandonne toute idée d’actions absolument
bonnes ou mauvaises au profit d’une détermination de la volonté du sujet en
fonction de ce qui serait valable du point de vue intersubjectif. Dépassant le
seul cadre humain, il élabore une analyse de la raison pratique valable pour
tous les êtres raisonnables dont l’homme ne constitue qu’un échantillon
particulier.
Cela amène à se demander si ce dernier est, dans les faits, réellement
capable d’agir moralement tant il semble englué dans ses intérêts
particuliers, y compris lorsqu’il se croit désintéressé ; on pourrait alors
penser que la morale que décrit Kant constitue une sorte d’idéal que, en
l’état actuel des choses, l’homme se révèle incapable d’accomplir à la
différence d’êtres raisonnables non-humains qui, quoique finis, seraient
bien moins déterminés par leurs penchants sensibles et la défense de leurs
intérêts.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence en français : Emmanuel Kant,


Critique de la raison pratique, in Emmanuel Kant,
Œuvres philosophiques II, Des prolégomènes aux
écrits de 1791, Traduction sous la direction de
Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade »,
1985, p. 597-804. Cette édition a été reprise dans la
collection « Folio-essais », 1989.
• Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique,
Traduction François Picavet, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2016.

• Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique,


Traduction Jean-Pierre Fussler, Paris, GF, 2003.

• Introductions générales à Kant

• Antoine Grandjean, La philosophie de Kant.


Repères, Paris, Vrin, 2016.

• Thibaut Gress, Comprendre Kant, Paris, Max Milo,


2017.

• Alain Renaut, « Emmanuel Kant », in Jean-


François Pradeau (dir.), Histoire de la philosophie,
Paris, Seuil, 2009, p. 424-439.

• Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique


allemande, Tome II, Paris, LGF, 2003.

• Jean-Marie Vaysse, Dictionnaire Kant, Paris,


Ellipses, 2007.

• Interprétations de la philosophie morale de Kant


• Ferdinand Alquié, Leçons sur Kant. La morale de
Kant, Paris, La Table ronde, coll. « La petite
vermillon », 2005.

• Victor Delbos, La philosophie pratique de Kant,


Paris, PUF, 1969.

• Laurent Gallois, Le souverain bien chez Kant,


Paris, Vrin, 2008.

• Thibaut Gress et Paul Mirault, La philosophie au


risque de l’intelligence extraterrestre, Paris, Vrin,
2016, p. 93-157.

• Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, Tome II,


Morale et politique, Paris, Vrin, 1996.

• Éric Weil, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1975.


1. Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Introduction, AK V, 15 ; OP II, 623.
Les œuvres de Kant sont toujours citées dans l’édition de l’Académie de Berlin notée AK (pour
Akademie), suivie des numéros de volume et de page. Après seulement se trouve mentionnée la
traduction française utilisée. Ici, nous utilisons l’édition des Œuvres philosophiques en Pléiade,
mentionnée en Bibliographie.
2. Ibid., AK V, 19 ; OP II, 627.
3. Cf. Thibaut Gress et Paul Mirault, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre, Paris,
Vrin, 2016, passim.
4. Critique de la raison pratique, AK V, 20 ; OP II, 628.
5. Ibid., chap. III, AK V, 79 ; OP II, 704.
6. Ibid., § 4, AK V, 27 ; OP II, 638.
7. Ibid., § 6, scolie, AK V, 29 ; OP II, 642.
8. Ibid., § 7, AK V, 30 ; OP II, 643.
9. Ibid., § 7, scolie., AK V, 32 ; OP II, 645.
33
Kant, Critique de la faculté
de juger (1790)

En 1788, avec la Critique de la raison pratique, Kant semblait avoir épuisé


l’analyse critique qu’il avait menée de la raison ; la Critique de la raison
pure en avait marqué les bornes dans son usage théorique, tandis que la
Critique de la raison pratique, décrivant la faculté de désirer et le rôle de la
Loi morale inhérente à la raison en son usage pratique, avait balayé le
champ de la morale, enfin fondée en raison. La publication en 1790 de la
Critique de la faculté de juger, troisième pilier de l’édifice critique, ne put
donc que surprendre, tant sa fonction semblait introuvable au regard du
travail déjà accompli.
Afin de comprendre le sens et la fonction de ce troisième opus critique, il
faut prêter grande attention au titre : Kant y annonce l’examen de la
« faculté de juger ». Le jugement est toujours l’art de mettre en relation un
élément général avec un cas particulier. Cela se comprend aisément pour la
connaissance théorique où le concept général permet de déterminer le sens
des phénomènes particuliers ; de même, dans le cadre moral, la faculté de
juger pratique me permet de déterminer si une action particulière, soumise
aux lois physiques du monde sensible, peut relever de l’impératif
catégorique, donc de la Loi morale. Toutefois, Kant ne parle pas d’une
Critique du jugement mais bien d’une Critique de la faculté de juger ; cela
signifie qu’il refuse de se contenter de décrire les différents modes de
jugements inhérents aux deux Critiques précédentes mais qu’il remonte à la
capacité inscrite dans le sujet transcendantal d’effectuer concrètement de
tels jugements. En d’autres termes, la Troisième Critique se présente
comme l’examen de la capacité pour tout sujet de relier le général ou
l’universel au particulier, et non d’en décrire simplement tous les cas
possibles.

1. Un système de l’esprit humain : les trois


pouvoirs de l’esprit
Les deux premières Critiques avaient créé comme une béance à l’intérieur
de l’esprit humain, en ceci qu’elles semblaient avoir séparé les deux usages
possibles de la raison ; écartelée entre la visée théorique et la visée pratique,
la raison paraissait en effet ne plus pouvoir trouver d’unité et menaçait de ce
fait la cohésion de l’esprit humain. C’est pourquoi, très rapidement et dès la
première Introduction, Kant prend le soin de poser un « système de tous les
pouvoirs de l’esprit humain » (§ 3) afin de colmater ou, plus exactement, de
prévenir l’éclatement de l’esprit auquel aurait pu penser le lecteur des
ouvrages de 1781 et 1788.
C’est donc à une recherche de l’exhaustivité systématique des pouvoirs de
l’esprit que se livre Kant dans l’introduction ; de là cette affirmation qui
donne l’intelligibilité du programme de 1790 : « Nous pouvons ramener
tous les pouvoirs de l’esprit humain sans exception aux trois suivants : le
pouvoir de connaître, le sentiment de plaisir et de déplaisir et le pouvoir de
désirer. »1 Le premier et le troisième pouvoir ont été abordés dans les deux
premières Critiques, le premier étant fondé dans l’entendement pur et le
troisième dans la raison pure dans son concept de la liberté.
En revanche, le sentiment de plaisir et de déplaisir demeure mystérieux et
n’a fait l’objet d’aucun développement substantiel dans les écrits antérieurs,
ce qui permet à Kant d’annoncer l’hypothèse suivante : « reste encore,
parmi les propriétés de l’esprit en général, un pouvoir intermédiaire ou
capacité d’éprouver quelque chose, à savoir le sentiment de plaisir et de
déplaisir, tout comme il reste parmi les pouvoirs supérieurs de connaître un
pouvoir intermédiaire : la faculté de juger. Qu’y a-t-il de plus naturel que de
faire l’hypothèse que celle-ci contiendra également des principes a priori
pour celui-là ? »2
Cette hypothèse nous dit qu’il existe sans doute – pour l’instant, le fait n’est
guère établi mais juste supposé – une capacité du sujet transcendantal,
intermédiaire entre l’entendement et la raison, de procurer sans le secours
de l’expérience, donc a priori, une certaine épreuve du plaisir et du
déplaisir ; s’il existe une telle épreuve, cela revient à dire que le sujet peut
éprouver un plaisir et un déplaisir indépendamment de l’objet avec lequel il
se trouve empiriquement mis en relation ; en d’autres termes, Kant fait le
pari inaugural d’une capacité à éprouver le plaisir et le déplaisir inscrite
dans le sujet et affranchie de la causalité de l’objet sur celui-ci ; pour
justifier cela, il fait de la faculté de juger ce qui contient les principes d’une
telle capacité.
De là se comprend peut-être l’élément le plus difficile à établir de la
Troisième Critique : celle-ci n’évoque plus le rapport du sujet à l’objet mais
elle se focalise désormais sur le rapport du sujet à lui-même, en tant que
l’examen de la faculté de juger ne produit comme tel aucun concept précis
mais permet de comprendre sous quelle modalité le sujet se rapporte à ses
propres représentations. Ainsi, faute de pouvoir parler de l’objet, le sujet
parlera de lui-même, de ses représentations en général et de son plaisir, de
son déplaisir en particulier, ce qui suppose qu’il soit en mesure d’évaluer de
tels sentiments en plus de les produire.

2. Jugement déterminant et jugement


réfléchissant
La Troisième Critique va donc examiner de quelle manière le sujet produit
par lui-même un certain sentiment de plaisir et de déplaisir et comment il
peut, en outre, les évaluer et en prendre pleinement conscience. Mais toute
cette entreprise doit être menée depuis la faculté de juger, ce qui implique
aussitôt de scinder celle-ci en deux possibilités distinctes : si la faculté de
juger est à l’œuvre aussi bien dans le jugement de connaissance et dans le
jugement moral que dans le jugement de plaisir, alors il est nécessaire
qu’elle se scinde en deux parties, la première permettant de statuer
objectivement sur l’objet rencontré dans l’expérience, la seconde permettant
de subjectivement rendre compte d’un sentiment.
Kant va ainsi proposer une distinction fort célèbre énoncée en ces termes :
« La faculté de juger peut être considérée soit comme un simple
pouvoir de réfléchir suivant un certain principe sur une représentation
donnée, dans le but de rendre possible par là un concept, soit comme
un pouvoir de déterminer, à l’aide d’une représentation empirique
donnée, un concept pris comme sujet du jugement. Dans le premier
cas, il s’agit de la faculté de juger réfléchissante, dans le second, de la
faculté de juger déterminante.3 »
Le jugement déterminant permet concrètement de déterminer le sens d’un
phénomène à l’aide des concepts de l’entendement ; il s’agit d’une faculté
en ceci que le sujet possède la capacité d’évaluer si une chose phénoménale
– particulière – peut recevoir son sens de telle ou telle catégorie et de tel ou
tel concept. On voit ici que la faculté de juger ne produit pas les concepts
mais, bien plutôt, évalue le sens de ce qui apparaît en fonction de concepts
spontanément formés par l’entendement. Le jugement réfléchissant, quant à
lui, peut être défini comme une exigence de donner sens à ce qui apparaît
en l’absence inaugurale de concepts ; en d’autres termes, le sujet éprouve la
nécessité de qualifier ce qui lui apparaît phénoménalement, bien qu’il ne
puisse pas le faire de manière objective puisque le concept lui fait
initialement défaut ; en d’autres termes, le jugement réfléchissant permet de
répondre à la difficulté suivante : comment parler des phénomènes pour
lesquels nous sommes conceptuellement démunis ?
Il va de soi que le jugement réfléchissant, faute de concepts, ne peut pas
parler objectivement des phénomènes ; c’est pourquoi, tel un miroir, il
permet au sujet de se réfléchir lui-même ou, plus exactement encore, de
réfléchir ses propres représentations. Ainsi, écrit Kant, « réfléchir, c’est
comparer et tenir ensemble des représentations données, soit avec d’autres,
soit avec son pouvoir de connaître, en relation avec un concept rendu par là
possible.4 » Pour faire comprendre cela, Kant donne l’exemple du
diagnostic médical : au début, le médecin ne peut pas donner de sens à la
maladie du patient ; de ce fait, de manière inaugurale, le concept, c’est-à-
dire le sens des symptômes, fait défaut ; mais, à force d’examiner ses
représentations, de les réfléchir, il peut progressivement parvenir à
l’identification du mal, et, le cas échéant, conceptualiser – donner sens –
aux symptômes observés. C’est donc bien à cela que sert la faculté de
désirer, à savoir ne pas rester muet face aux phénomènes, alors même que
les concepts permettant de les déterminer sont inauguralement absents.

3. La question de la finalité et l’unité de l’ouvrage


On pourrait penser que l’unité de l’ouvrage provient alors de l’examen serré
du jugement réfléchissant et, partant, de celui de la capacité du sujet à
réfléchir ses propres représentations en vue, si possible, d’y découvrir un
concept. Pourtant, pour qui regarde la structure de la Critique de la faculté
de juger, l’ouvrage peut sembler désarticulé ; en effet, la première partie se
présente comme une « Critique de la faculté de juger esthétique » et évoque
la question du goût et du beau, tandis que la seconde s’intitule « Critique de
la faculté de juger téléologique », et traite bien plutôt des sciences
biologiques et de la finalité naturelle. Se pose donc une difficulté toute
particulière qui ne cesse de parcourir le livre de 1790 : d’où provient son
unité ? Pour quelle raison l’esthétique et les sciences biologiques sont-elles
traitées simultanément ? Quel est le point de jonction par lequel l’ouvrage
prend son sens ?
D’une certaine manière, bien que Kant n’écrive pas les choses ainsi, nous
pourrions présenter l’unité de l’ouvrage à partir d’une question simple : que
signifie le fait que nous parlions toujours de la nature, comme si cette
dernière, en dépit de son infinie diversité, semblait présenter une certaine
unité dont notre langage serait le témoin ? Autrement demandé, si le
langage est l’expression de nos représentations, alors comment rendre
compte du fait que nous nous représentions la cohésion de la nature ainsi
que son unité ? Pour répondre à cela, il faut réfléchir nos représentations, et
rendre raison de ce besoin inhérent au sujet de penser en ces termes la
nature : pour la faculté de juger, donc pour nous, la nature semble organiser
de manière cohérente son développement phénoménal. « Le principe propre
de la faculté de juger est donc le suivant : la nature spécifie ses lois
universelles en lois empiriques, conformément à la forme d’un système
logique, à destination de la faculté de juger. »5
Cela ne signifie en rien que la nature est dans l’absolu unifiée ni même
qu’elle l’est objectivement ; en revanche, du point de vue de ce que nous
attendons, du point de vue de ce que nous souhaitons, nous nous la
représentons comme telle, c’est-à-dire que nous nous représentons la nature
comme un tout organisé, et non comme un chaos désordonné ; cela ne dit
rien de la nature objectivement parlant, mais dit tout de notre manière de
nous représenter les choses. Il en découle que cette manière de nous
représenter la nature et que révèle la faculté de juger réfléchissante
implique une réflexion sur la finalité car une telle ordonnance ne saurait
avoir de sens que si la nature nous apparaît comme elle-même ordonnée
vers une certaine fin : « c’est ici, ajoute Kant, que surgit le concept d’une
finalité de la nature, et assurément sous la forme d’un concept propre de la
faculté de juger réfléchissante, mais non pas de la raison, étant donné que la
fin n’est nullement située dans l’objet, mais uniquement dans le sujet, plus
précisément dans le simple pouvoir de réfléchir qui est le sien.6 »
Récapitulons : la Critique de la faculté de juger évoque la manière dont le
sujet peut réfléchir ses propres représentations ; n’évoquant pas tant l’objet
que le sujet, elle analyse la manière dont ce dernier se représente la nature
comme unifiée et, partant, finalisée, ce sans quoi l’unité serait
incompréhensible car il n’y a d’unité que si la totalité concourt à la même
fin. Il ne s’agit pas d’affirmer que la nature est objectivement – ni et encore
moins en-soi – unifiée ni finalisée mais il s’agit de rendre compte du fait
que le sujet transcendantal se représente ainsi la diversité phénoménale.

4. Les deux jugements réfléchissants


Si Kant avait subdivisé la faculté de juger comme telle, il va ensuite
procéder à une nouvelle subdivision à l’intérieur du jugement réfléchissant
lui-même. Deux cas apparaissent en effet divergents car, soit je puis
réfléchir des jugements qui semblent porter sur la nature, soit je puis
réfléchir des jugements qui portent explicitement sur moi. La difficulté est
ici de comprendre que si tout jugement est subjectif, il est des jugements
subjectifs qui jugent l’objet, et d’autres jugements qui, tout aussi subjectifs,
jugent ce que j’éprouve en tant que sujet. Ainsi, si je dis : « la nature est
finalisée », il s’agit bien de réfléchir mes représentations, mais celles-ci
évoquent la nature en tant qu’objet, si bien qu’en réfléchissant la manière
dont je me représente celle-ci, je finis par la penser selon le concept de
l’unité et de la finalité ; en revanche, si je dis : « cette rose me plaît », je ne
parle que de moi au sens où je réfléchis mes sensations relativement au
sentiment de plaisir, et où je ne prétends plus du tout évoquer l’objet.
Il convient donc de distinguer le jugement réfléchissant qui réfléchit la
manière dont un sujet se représente un objet du jugement réfléchissant qui
réfléchit la manière dont un sujet se représente sa propre épreuve, c’est-à-
dire son plaisir ou son déplaisir. Le premier permet de réfléchir une finalité
objective de la nature, tandis que le second s’apparente à un jugement
esthétique qui réfléchit la finalité subjective de la nature. Le lexique peut
paraître ambigu car évoquer une finalité objective de la nature ne signifie en
rien que la nature est objectivement finalisée : cela signifie simplement que
je me représente la nature comme telle, mais parce que nous ne sommes pas
dans le jugement déterminant, il n’est aucune raison d’en déduire que ce
que je me représente correspond à ce qui est, objectivement parlant.

5. Le beau, l’agréable et le sublime


Dans le jugement esthétique, c’est-à-dire dans le jugement réfléchissant par
lequel le sujet ne parle que de lui-même, se distinguent à nouveau deux cas
de figure : je puis juger que le plaisir éprouvé vaut pour moi et pour moi
seulement, mais je puis aussi juger que le plaisir éprouvé devrait valoir
universellement. Lorsque je juge que mon plaisir est particulier, et que
j’accepte qu’il ne vaille que pour moi, j’ai affaire à l’agréable. Dans un tel
cas, bien que la possibilité même d’éprouver du plaisir demeure a priori, je
juge que l’épreuve effective du plaisir s’explique par l’objet lui-même. En
revanche, si je juge que le caractère plaisant de la sensation éprouvée
devrait être le même pour tous, devrait valoir universellement, alors j’ai
affaire au beau.
Toutefois, contrairement au jugement médical qui parvient à trouver un
concept après réflexion, je ne puis parvenir à un concept du beau dans le
jugement esthétique ; c’est même le point central de l’esthétique kantienne,
à savoir qu’il n’existe pas de concept du beau, ce qui revient à dire qu’il est
impossible de le définir. Comment alors savoir que j’ai affaire au beau ? J’ai
affaire au beau si et seulement si j’éprouve un plaisir dont j’estime qu’il
devrait être le même pour tous ; or, précisément parce qu’il n’y a pas de
concept du beau, je sais que, dans les faits, donc objectivement parlant, mon
plaisir ne sera jamais partagé par tous puisqu’il est impossible de
déterminer un objet comme beau, mais il n’en demeure pas moins que
j’espère qu’il en soit ainsi. Ainsi, le beau ne renvoie jamais chez Kant à la
qualité objective d’une chose, mais il renvoie à un espoir subjectif, celui de
convertir un plaisir singulier en plaisir universel.
Or, contrairement à l’agréable pour lequel le sujet admet que l’objet a pu
motiver le plaisir, le beau doit être pensé exclusivement a priori, c’est-à-
dire indépendamment de l’expérience concrète. Le plaisir doit en effet être
produit a priori, ce qui signifie que le beau renvoie à la faculté du sujet
transcendantal d’éprouver ce type de plaisir, indépendamment du type
d’objet auquel il a affaire. Mais alors, qu’éprouvons-nous lorsque nous
avons affaire au beau ? Nous nous éprouvons nous-mêmes au sens où nous
éprouvons une certaine harmonie de nos facultés : bien qu’il n’y ait pas de
concept du beau, nous avons l’impression que l’objet auquel nous avons
affaire peut se laisser déterminer comme étant beau ; en toute rigueur, notre
imagination nous représente l’objet comme s’il pouvait être déterminé par
le concept de beauté, ce qui revient à dire que ce qui cause le plaisir n’est
pas l’objet mais l’harmonie interne des facultés, en l’occurrence l’harmonie
interne de l’imagination et de l’entendement.
L’objet n’est en aucun cas la cause de cette épreuve de l’harmonie entre les
facultés, ce sans quoi le jugement de goût serait toujours empirique puisque
déterminé par l’expérience de l’objet ; en d’autres termes, il y a de
l’inexplicable dans le jugement esthétique a priori car ce que nous
éprouvons comme tel, c’est l’harmonie de nos facultés qui s’éveille
consciemment, sans que l’objet ne soit la cause déterminante de cet éveil et
sans que l’on ne sache véritablement pour quelle raison elle s’est éveillée.
Ainsi, une grande partie de l’analytique du beau ne prétend-elle que décrire
un procès subjectif et non expliquer ce dernier.
Enfin, du point de vue de nos représentations, nous considérons que ce qui
nous paraît beau a été conçu pour nous plaire ; il faut donc relier la question
de la beauté à celle de la finalité. Or il va de soi que rien dans la nature n’est
réalisé en vue d’un but esthétique et que cette impression d’une finalité
esthétique de la nature ne vaut que pour nous. C’est pourquoi Kant évoque
la « finalité sans fin » du jugement de goût, en ceci que nous nous
représentons subjectivement ce que nous appelons beau comme étant « fait
pour nous plaire », alors même que, objectivement parlant, la nature est
dénuée de fin.
Mais, à côté de l’agréable et du beau, figure le sublime. Si le beau doit être
compris comme une certaine épreuve de soi, de telle sorte que le sujet
éprouve l’harmonie de ses facultés, et que son imagination semble
s’accorder à son entendement, le sublime introduit au contraire la démesure
et donc le désaccord entre les facultés : le sujet a affaire au sublime lorsque
l’imagination éprouve douloureusement son manque d’accord avec toute
forme de mesure, avec toute forme de compréhension. En d’autres termes,
le sujet a affaire au sublime lorsque quelque chose semble excéder toute
forme de saisie par l’imagination, de sorte que celle-ci se représente le
phénomène comme absolument grand, c’est-à-dire comme excédant ce
qu’elle peut se représenter.
Si le beau parlait non pas de l’objet comme tel mais de l’harmonie
subjective des facultés, le sublime ne parle pas non plus de l’objet mais de
l’éveil dans le sujet de sa destination suprasensible ; cela tient au fait que
l’incapacité de l’imagination à pouvoir circonscrire ce qui apparaît, éveille
dans le sujet les Idées de la raison, c’est-à-dire ce qui nous dépasse,
notamment sur le plan moral. À proprement parler, donc, de même
qu’aucun objet empirique n’est objectivement beau, de même aucun objet
empirique n’est sublime, puisque le sublime ne désigne jamais que le
sentiment du caractère suprasensible de notre destination, c’est-à-dire le
sentiment de la transcendance de notre propre raison à l’égard de notre
particularité empirique.

Conclusion
Les deux premières Critiques avaient examiné de quelle manière le sujet
transcendantal pouvait attribuer un sens au monde à partir des facultés
transcendantales ; l’espace, le temps, les catégories, les concepts
empiriques, mais aussi la Loi morale constituaient alors autant d’éléments
permettant de comprendre de quelle manière le sujet pouvait déterminer le
sens du monde.
La Troisième Critique, elle, s’intéresse moins au monde et à la
détermination de son sens qu’aux représentations comme telles du sujet :
elle réfléchit le sens des représentations et analyse la façon dont le sujet est
amené à se représenter la nature comme unifiée, cohérente et finalisée ;
cette analyse des représentations a ceci de subtil qu’elle révèle que, dans le
cas du jugement esthétique, la réflexion ne débouche sur aucun concept
mais fonctionne comme s’il y en avait un. Le beau est non conceptualisable,
non définissable, mais lorsque nous jugeons esthétiquement, a priori, nous
faisons comme si nous disposions d’un concept du beau, comme si nous
pouvions juger universellement, nécessairement, et comme si au fond nous
pouvions déterminer objectivement la beauté de la chose.
Le grand mérite de Kant est donc de montrer non seulement que le langage
est trompeur car il nous donne l’impression de parler des choses alors que
nous parlons de nous-mêmes – nous disons « cette fleur est belle » pour
qualifier une certaine harmonie de nos facultés et un certain plaisir – et, de
surcroît, d’expliquer pourquoi il en est ainsi à partir de la faculté de juger.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence en français : Emmanuel Kant,


Critique de la faculté de juger, traduction Alain
Renaut, Paris, GF, 2000.

• Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, in


Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques II, Des
prolégomènes aux écrits de 1791, traduction sous la
direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard,
coll. « Pléiade », 1985, p. 846-1299. Cette édition a
été reprise dans la collection « Folio-essais », 1989.
• Introductions générales à Kant

• Antoine Grandjean, La philosophie de Kant.


Repères, Paris, Vrin, 2016.

• Thibaut Gress, Comprendre Kant, Paris, Max Milo,


2017.
• Alain Renaut, « Emmanuel Kant », in Jean-
François Pradeau (dir.), Histoire de la philosophie,
Paris, Seuil, 2009, p. 424-439.

• Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique


allemande, Tome II, Paris, LGF, 2003.

• Jean-Marie Vaysse, Dictionnaire Kant, Paris,


Ellipses, 2007.
• Interprétations de la philosophie esthétique de Kant

• Victor Basch, Essai critique sur l’esthétique de


Kant, 1897, rééd. Paris, Vrin, 1927.

• Alfred Baeumler, Le problème de l’irrationalité


dans l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle,
Traduction Olivier Cosse, Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg, 1995.

• Olivier Chédin, Sur l’esthétique de Kant, Paris,


Vrin, 1982.

• Jacques Derrida, De la vérité en peinture,


Flammarion, coll. « Champs », Paris, 2000.
• Thibaut Gress, L’œil et l’intelligible. Essai sur le
sens philosophique de la forme en peinture, Tome I,
Paris, Kimé, 2015, p. 93-135.

• Thibaut Gress et Paul Mirault, La philosophie au


risque de l’intelligence extraterrestre, Paris, Vrin,
2016, p. 146-155.

• Gérard Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique,


Paris, LGF, 2003.

• Jean-François Lyotard (dir.), La faculté de juger,


Paris, Les Éditions de Minuit, 1985.

• Jean-François Lyotard, Leçons sur l’analytique du


sublime, Paris, Galilée, 1991.

• Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, Tome II,


Morale et politique, Paris, Vrin, 1996.

• Alain Renaut, Présentation de la Critique de la


faculté de juger, Paris, GF, 2000, p. 7-81.
1. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Première introduction, § 3, AK XX, 205-206 ;
Traduction Renaut, Paris, GF, 2000, p. 96.
2. Ibid., AK XX, 207-208 ; GF, p. 98.
3. Ibid., § 5, AK XX, 211 ; GF, p. 101.
4. Ibid.
5. Ibid., AK XX, 216 ; GF, p. 106.
6. Ibid.
34
Fichte, Doctrine de la Science
(1794-1795)

Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), figure phare de ce que l’on a appelé


l’idéalisme allemand, est un auteur à qui colle la réputation d’être difficile.
Destiné à devenir pasteur après des études de théologie, il découvre la
philosophie de Kant en 1790 qui le marque à tout jamais et dont il se
propose d’explorer à fond les implications et les fondements. Professeur
remarquable doué d’une éloquence légendaire, il publie à partir de 1794 des
textes alternant vulgarisation de sa pensée et très grande technicité, la
Doctrine de la Science de 1794-1795 relevant de cette seconde catégorie.
De 1798 à 1800, Fichte se retrouve pourtant au cœur de la tourmente à
cause de la célèbre Querelle de l’Athéisme où, en raison de sa conception de
Dieu, il se voit accusé de défendre un système athée et corrupteur, ce à quoi
il répond avoir élaboré un « acosmisme » bien plus qu’un athéisme, la
réalité étant constituée d’une chaîne de consciences davantage que d’un
monde extérieur à celles-ci.

1. L’objet de la Doctrine de la Science :


comprendre le sujet pensant
La difficulté centrale qui se pose immédiatement à qui veut lire La Doctrine
de la Science de 1794-1795 peut se laisser ainsi exprimer : de quoi parle
Fichte ? En effet, au-delà de l’aridité du style apparaît une énigme qui n’est
autre que l’objet du texte. Or, si l’on convoque souvent Kant comme source
de la réflexion fichtéenne, il convient de ne pas oublier qu’en amont de
celui-ci se trouvent les textes cartésiens et, notamment, la fin de la Seconde
Méditation. À l’issue de l’analyse si célèbre du morceau de cire, Descartes
écrit en effet ces quelques mots :
« […] il ne se peut pas faire que lorsque je vois, ou (ce que je ne
distingue plus) lorsque je pense voir, que moi qui pense ne sois
quelque chose.1 »
Posant l’équivalence « voir » et « penser voir », Descartes instituait en effet
l’idée selon laquelle il n’était aucun rapport au monde qui ne passât pas par
la conscience, c’est-à-dire par le cogito, de sorte que toute philosophie
authentique dût produire dans un premier temps l’analyse du
fonctionnement de ce même cogito. En d’autres termes, rien de ce qui peut
être dit, pensé, senti, imaginé, etc., ne saurait échapper au fait que ce sont
d’abord là des éléments posés par un acte de pensée instituant un certain
rapport entre un sujet (pensant) et un objet (pensé), rapport qui n’a donc de
sens que du point de vue du sujet. Ainsi se comprend l’objet de la Doctrine
de la Science, à savoir la description et la compréhension de ce que signifie
le cogito et de ce que signifie le sujet pensant dans son rapport à l’objet
pensé. En d’autres termes, Fichte comprend qu’un acte est à l’origine de la
pensée et qu’il est impossible de scinder le théorique du pratique.
De ce fait, par le terme de « Science » [Wissenschaft] il ne faut jamais
entendre science positive – physique, biologie, chimie, etc. – mais
connaissance vraie du sujet par lequel seul peut advenir la connaissance,
donc connaissance du sujet pensant. La Doctrine de la Science n’est ainsi
rien d’autre qu’une description du fonctionnement du sujet pris dans son
activité pensante, une sorte de phénoménologie décrivant l’être en tant que
ce dernier est dit par un sujet pensant.

2. L’intention de la Doctrine de la Science :


dégager le sens de l’absolu
L’intention de la Doctrine de la Science est à relier à son objet, bien qu’elle
puisse être dans un premier temps formulée en des termes différents. Le
premier paragraphe de la Doctrine de la Science l’énonce en ces termes :
« Nous devons dégager le principe absolument premier, entièrement
inconditionné de toute connaissance humaine. Si ce principe doit être
absolument premier, il ne peut être ni prouvé ni défini.2 »
L’inconditionné, c’est l’absolu, c’est-à-dire ce qui pour la pensée ne dépend
de rien si ce n’est de la pensée, ce qui au sens propre ne dépend d’aucune
autre condition que de lui-même. Étant l’inconditionné, l’absolu ne peut
dépendre d’un principe antérieur destiné à le fonder, si bien que Fichte pose
d’emblée une difficulté considérable, à savoir celle de trouver pour nous qui
pensons un premier principe qui se suffirait à lui-même et qui se
soutiendrait par lui-même et à partir duquel pourrait être fondé le reste de la
Philosophie. Ce Principe doit être trouvé par la pensée et ne saurait être
empiriquement tiré d’une réalité extérieure, Fichte cherchant à conjurer la
tentation d’un appel à l’extériorité pour constituer le contenu de la
Philosophie. Naturellement, par ce propos, Fichte n’exclut pas que
l’inconditionné présuppose malgré tout la pensée, ce qui veut dire que
l’inconditionné est comme toujours déjà précédé de la pensée puisque la
pensée est le seul point de vue possible que nous pouvons adopter.
Cette recherche de l’absolu, c’est-à-dire de l’inconditionné, correspond à
l’exigence de toute philosophie ; mais, fort de la découverte cartésienne,
l’idéalisme allemand comprend de manière générale que tout ce qui sera dit
de l’absolu ne pourra l’être que du point de vue d’un sujet pensant dont on
ne peut jamais faire l’économie. Tout discours sur l’absolu est discours du
sujet pensant sur l’absolu, si bien qu’il devient impossible d’en faire
l’économie et que la première tâche d’une Doctrine de la Science consiste à
élucider le statut de ce sujet pensant.
Or, il découle de ce qui vient d’être dit qu’une seule solution apparaît : si, à
aucun moment, il n’est possible d’évacuer le sujet pensant et donc le cogito,
alors il semble évident que ce dernier constitue le principe inconditionné, le
point de départ absolu de toute connaissance, que rien ne précède.
« L’idéalisme allemand, notamment kantien et fichtéen, écrit Bernard
Bourgeois, va, en se référant au grand commencement cartésien,
constituer une promotion intensifiée du cogito. À travers la révolution
qui lui fait fonder toute affirmation d’un objet dans l’auto-affirmation
du sujet, la pensée philosophique du “Je pense” […] devient en soi le
contenu majeur de la nouvelle philosophie.3 »

3. La Tathandlung
Une fois compris le résultat précédent, se pose une nouvelle difficulté :
partir du sujet pensant ne risque-t-il pas de présupposer de manière
injustifiée deux éléments, à savoir que 1. le sujet est pensant et que 2. il
existe un sujet ? En toute rigueur, Fichte ne peut pas, du point de vue de
l’exposition de sa Doctrine, admettre d’emblée qu’il existe un sujet pensant.
C’est pourquoi, les premières lignes du texte ne parlent pas directement
d’un sujet conscient ni même d’une chose existante mais parlent d’un acte
[Tathandlung], qui se trouverait en amont de toute conscience.
Pourquoi partir d’un acte et non directement du sujet ? Et de quel acte
s’agit-il ? Il faut ici se rappeler Descartes et l’équivalence « voir » et
« penser voir ». Puisque partir de l’absolu revient à ne rien présupposer en
amont, pas même la nature du sujet pensant, alors il est impossible de
présupposer l’existence substantielle du sujet ni même son existence tout
court ; en revanche, ce dont nous ne pouvons pas faire l’économie dès lors
que nous voulons comprendre le sens même des choses est le fait même que
quelque chose pense ou, pour le dire avec Fichte, qu’un acte de pensée a
lieu. En d’autres termes, la pensée est un acte, le cogito est un acte, et c’est
lui qui préside à toute forme de rapport au monde. C’est pourquoi, écrit
Fichte, le premier principe doit « exprimer cet acte qui n’apparaît pas selon
les déterminations empiriques de notre conscience et qui ne peut apparaître,
mais qui plutôt est au fondement de toute conscience et seul la rend
possible. »4
4. Rôle de la logique dans la Doctrine de la Science
Cet acte de pensée, ce cogito originaire, ne peut pas présupposer
immédiatement qu’il existe un sujet ni même qu’il existe un objet. La
question devient donc : pour un acte de pensée, quel énoncé pourrait être le
plus évident ? Quel serait l’énoncé qui s’imposerait à lui en ne présupposant
aucune connaissance ? Bref, pour un acte de pensée, quelle est l’affirmation
la plus évidente ? Assurément s’agit-il ici d’un énoncé logique ou, plus
précisément, du fondement de tout énoncé logique, à savoir l’affirmation du
principe d’identité : A = A. Cet énoncé purement formel ne saurait être
contredit par la pensée et impose son évidence universelle. Pour la pensée,
il est universellement vrai qu’un élément est nécessairement identique à lui-
même. Mais n’est-ce pas présupposer d’emblée la validité des lois de la
logique ?
« Les lois (celles de la logique générale), d’après lesquelles on doit
absolument penser cet acte comme fondement de tout savoir humain,
ou – ce qui revient au même –, les règles d’après lesquelles cette
réflexion est instituée, ne sont pas encore démontrées comme
valables, mais sont présupposées tacitement comme connues et
établies. Ce n’est que bien plus tard qu’elles seront déduites du
principe, dont la fondation n’est exacte qu’à la condition de
l’exactitude de ces lois. C’est là un cercle, mais c’est un cercle
inévitable.5 »
La loi dont part Fichte est celle de l’identité ; un élément est toujours
identique à lui-même. Il est vrai, concède-t-il, que la validité de la notion
d’identité n’est pas fondée à ce moment du texte. Mais il est en même
temps, pour la pensée, inévitable d’y faire appel car, pour la pensée, il s’agit
de ce qu’il y a de plus certain et de plus évident : pour la pensée, il s’agit
donc d’un point de départ valable qui recevra sa validation ultérieure, quitte
à former un cercle inévitable dès lors que l’on voudra établir la Science.
Néanmoins le « A = A » demeure partiellement insatisfaisant car cette
identité n’est valide que si A est posé, que si donc un acte le pose ; c’est
donc un énoncé hypothétique, subordonné à l’acte posant A et pour lequel
si A est posé, alors A = A. Il nous faut donc comprendre à partir de cette
insuffisance la raison du passage aux trois principes.

5. Les trois Principes


La seule question qui demeure est celle-ci : quelle est la différence entre le
« A = A » et le « Moi = Moi » ? La différence est capitale : seul un acte de
pensée peut poser le A et donc l’identité de A. Mais il se peut que A ne soit
pas posé ; en revanche, avec le Moi = Moi, la question de savoir si Moi est
posé n’a pas de sens puisque du fait même qu’un acte de pensée a lieu
découle le fait que le Moi soit posé. Ainsi se comprennent les trois niveaux
de réflexion à venir :
1. Seul un acte de pensée pose le A mais A pourrait ne pas être posé.
2. Dans le Moi = Moi, le Moi n’est rien d’autre que ce qui est posé par
l’acte même de pensée. La gratuité de la position du A disparaît avec le
Moi. Le Moi est nécessaire par l’acte même de pensée.
3. Tout le génie de Fichte consiste en outre à comprendre ce que signifie le
fait que dans « A = A », « A » apparaisse deux fois, et que la dualité, donc
la différence, soit introduite au cœur de l’identité.
• Le premier principe
Le premier principe pose une question simple : qui affirme que A = A ? Qui
affirme ce rapport nécessaire entre deux termes, rapport que Fichte nomme
« X » ? Assurément un acte de pensée, effectué par quelque chose de
pensant. Appelons « Moi » ce quelque chose de pensant affirmant que A
= A ; or, si le fait de poser A est gratuit, le Moi est en revanche posé
nécessairement par l’acte de pensée ; on en déduit aussitôt que Moi n’est
rien d’autre que l’auto-production de soi par la pensée car, si tel n’était pas
le cas, il serait impossible de poser que Moi = Moi, c’est-à-dire X. Fichte ne
fait rien d’autre, dans un premier temps, que de reformuler la découverte
cartésienne de l’ego à partir du cogito ; mais il ajoute aussitôt que si le Moi
existe, et que si par ailleurs A = A, alors on peut donner un contenu à A, et
poser que Moi = Moi.
Quel est l’intérêt de dire qu’il y a un Moi et que ce Moi est lui-même ? Il est
de mettre en scène la réflexion du Moi pensant sur lui-même. Qui, en effet,
affirme qu’il est un Moi ? Cela ne peut être qu’un sujet pensant, si bien
qu’en posant le premier principe le sujet se réfléchit et, se réfléchissant,
interroge sa propre activité en se dédoublant : s’il est en effet un sujet dont
la nature consiste à penser – acte –, s’il est un « je pense » originaire, encore
faut-il apercevoir que c’est un sujet pensant qui a posé le sujet pensant
comme principe premier. Autrement dit, la Doctrine de la Science est écrite
par un sujet pensant, dont l’acte de pensée consiste à poser comme principe
premier et inconditionné le sujet pensant lui-même. Et, ce faisant, il est
strictement inutile de sortir de la pensée pour quémander quelque secours
auprès de la réalité extérieure.
De ce fait se distinguent deux sujets : il y a le sujet pensant posant le Moi, et
il y a le Moi en tant que sujet pensé. En d’autres termes, le Moi écrivant la
Doctrine de la Science (premier Moi) se pensant comme Moi (deuxième
Moi, Moi pensé) se dédouble et la formulation de ce dédoublement n’est
autre que le Moi = Moi. Cela revient à dire que si le cogito comme acte se
trouve en amont de toutes choses, il institue d’emblée le Moi comme
pensant et, en pensant, le Moi peut se penser lui-même, et devient un Moi
pensé. Le Moi pensé et le Moi pensant sont les mêmes en tant que Moi mais
ne sont pas les mêmes du point de vue du cogito.
Par cette identité, Fichte ne fait jamais que dire de manière explicite que le
sujet se pose lui-même comme sujet, « se poser » signifiant s’affirmer
identique à soi. « Ainsi, écrit ce dernier, la position du Moi par lui-même est
la pure activité de celui-ci. – Le Moi se pose lui-même, et il est en vertu de
ce simple poser de soi par soi ; et inversement : le Moi est, et il pose son
être, en vertu de son pur être. Il est en même temps le sujet de l’acte et le
produit de l’acte.6 »
Mais ce n’est pas tout : en parvenant à montrer quel est ce premier principe
à partir duquel tout le reste sera déduit, Fichte neutralise l’obstacle de la
chose en-soi ; celle-ci ne pourra en effet plus apparaître comme un élément
non déduit du Moi que ce dernier aurait à penser dans son rapport aux
phénomènes. Si tout se déduit du Moi, alors aucune extériorité au Moi ne
peut plus avoir de sens et la menace de la chose en-soi se trouve ainsi
détruite.
• Le second principe et l’introduction de l’objet
Sans rien présupposer de nouveau, est-il possible d’aller plus loin ? Oui, en
comprenant ce que signifie l’affirmation de l’identité. S’affirmer identique à
soi, c’est exactement la même chose qu’affirmer sa différence vis-à-vis de
ce que l’on n’est pas. Ce qui n’est pas Moi n’est pas identique à Moi ; en
disant cela, je n’ajoute aucun présupposé à l’énoncé de départ mais je peux
pourtant penser la différence puisque celle-ci s’introduit entre Moi et Moi-
même sous la forme de la négation. Autrement dit, non-A ne peut être
identique à A, ou encore « ┐ A n’est pas = A »7
Mais, une fois encore, il faut se demander qui affirme que ┐ A n’est pas
identique à A ; en termes concrets, cela revient à se demander qui affirme la
différence entre le sujet et ce qui n’est pas le sujet ; la réponse ne varie pas :
c’est encore le Moi, c’est-à-dire le sujet pensant. Or, ajoute Fichte, « il est
présupposé que le Moi agissant dans les deux actes et jugeant ces deux
actes‹ est identique.8 » C’est le même Moi qui affirme – qui pose – que A
= A et que ┐ A n’est pas = A. Par conséquent, affirmer l’identité et affirmer
la différence est l’œuvre d’un seul et même Moi, de sorte que l’identité se
trouve ramenée à cela même qu’elle partage avec la différence, à savoir être
posée par un Moi pensant.
Traduisons ce principe formel en termes concrets : de même que le Moi se
posait lui-même comme Moi selon l’identité, il peut se poser selon la
différence et ainsi se poser comme n’étant pas le non-Moi, le non-Moi étant
ce que le Moi n’est pas. Fichte met ainsi en place la relation entre le sujet
(le Moi) et l’objet (le non-Moi), tout en rappelant que cette relation est
toujours posée du point de vue du sujet (le Moi). En d’autres termes, c’est
toujours le Moi qui se pose lui-même comme n’étant pas l’objet. Dire : « je
vois un chat », c’est être un Moi se posant comme Moi en se différenciant
du non-Moi (le chat).
On a là un second principe qui est conditionné dans son contenu, puisque
l’objet est défini par la négation du sujet : l’objet est ce que le sujet n’est
pas, ce qui revient à dire que l’objet, quant à son contenu, n’est pas le sujet.
Je ne suis pas le chat que j’aperçois au loin et le chat n’est pas moi. Mais en
disant cela, je pose du même geste que le Moi est limité par le non-Moi et
qu’il ne saurait donc être pleinement absolu.
• Le troisième principe
Le second principe a permis de distinguer le sujet de l’objet quant à leur
contenu à partir d’une analyse de la différence. Or, il faut se rappeler à
présent ce qu’énonçait le premier principe, à savoir que Moi = Moi. Ne
peut-on pas introduire une différence, sur le modèle du second principe,
dans le premier principe ? Tel est l’enjeu du troisième principe.
Introduire la différence entre le moi et le moi ne peut avoir de sens au
niveau du contenu ; c’est du même moi dont il s’agit. En revanche, cette
différence peut avoir un sens au niveau de la forme, au sens où le premier
moi est le moi en tant que sujet, tandis que le second est le moi en tant
qu’objet, ce qui revient à dire qu’une même entité peut être formellement
différenciée selon qu’elle est pensante ou pensée. En d’autres termes, le
Moi peut être sujet et peut se prendre lui-même comme objet, auquel cas il
se différencie de lui-même uniquement du point de vue formel. Il en
découle que le Moi, dès lors qu’il se pense lui-même, est identique à lui-
même quant à son contenu et différent de lui-même quant à sa forme.
On peut ainsi comprendre que Fichte réfléchisse son propre acte de pensée ;
il y a le Moi de Fichte écrivant la Doctrine de la Science et il y a le Moi
devenu objet de pensée dont il est question dans la Doctrine de la Science.
Cette réflexion sur le nécessaire écart entre Moi pensant et Moi pensé en
dépit de l’identité constitue le mystère que ne cesse de creuser l’idéalisme
allemand.
Conclusion
La Doctrine de la Science présente donc un agissant saisi initialement par
intuition, c’est-à-dire immédiatement comme élément premier. Elle décrit
aussitôt après, de manière empirique, les actions nécessaires de cet agissant
par lesquelles le Moi se saisit lui-même, se révélant ainsi le sujet de cet
acte. Fichte ne vise ainsi à rien d’autre qu’à déduire les actes de pensée à
l’origine de l’entièreté de notre vie consciente, posant d’abord le Moi, puis
comprenant qu’il appartient au Moi de se rapporter à un autre que lui-même
nommé non-Moi (objet), le Moi pouvant formellement devenir un objet en
tant que Moi pensé pour le Moi pensant.
Ainsi, par la réflexion sur la primauté du cogito se laissent progressivement
déduire trois principes fondant le rapport exhaustif à l’expérience comme
lieu du sens, et excluant définitivement le risque de maintenir la chose en-
soi, c’est-à-dire le risque de maintenir un élément qui serait posé comme
n’étant pas réductible au sens qu’en proposerait la pensée. En se posant
elle-même, c’est-à-dire en s’apercevant elle-même, la pensée comme acte
impose d’emblée que tout lui soit relatif, excluant donc l’absoluité de la
chose en-soi, et faisant signe (premier principe) vers un Moi absolu. Mais
l’analyse de la position de ce dernier révèle la différence, et donc
l’apparition d’un non-Moi, d’un objet venant limiter le Moi ; toutefois, cette
différence peut être à nouveau absorbée par le Moi qui, se différenciant en
sujet et objet, se révèle à la fois absolu et limité. Absolu en ceci que toute
réalité présentant un sens n’a de sens que pour le sujet, mais limité en ceci
qu’il appartient au sujet d’avoir affaire à autre chose que lui-même, y
compris quand il s’agit de lui-même. Il n’y a donc aucun domaine du sens
de la réalité qui échappe au Moi, mais il appartient au Moi de se rapporter à
ce qu’il n’est pas, ce qu’il n’est pas n’étant pas une chose en-soi lui
échappant mais une nécessité déduite de l’analyse du Moi.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Édition du texte

• Johann Gottlieb Fichte, Les principes de la


doctrine de la science (1794-1795), traduction Alexis
Philonenko, in Johann Gottlieb Fichte, Œuvres
choisies de philosophie première. Doctrine de la
science (1794-1797), Paris, Vrin, 1999, p. 11-180.

• Introduction à la pensée de Fichte

• Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Fichte,


Paris, Ellipses, 2000.

• Jean-Christophe Goddard, Assise fondamentale de


la Doctrine de la Science, Paris, Ellipses, 1999.

• Interprétations classiques de la pensée de Fichte

• Bernard Bourgeois, L’idéalisme de Fichte, Paris,


PUF, 1968, rééd. Vrin, 1995.

• Martial Guéroult, L’évolution et la structure de la


Doctrine de la science chez Fichte, Strasbourg, 1930,
rééd. 1982.

• Xavier Léon, Fichte et son temps, 3 vol., Paris,


Armand Colin, 1922-1927, rééd. 1958-1959.
• Alexis Philonenko, L’œuvre de Fichte, Paris, Vrin,
1984.

—, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte,


Paris, Vrin, 1996.

• Alain Renaut, Le système du droit, Paris, PUF,


1986.
1. René Descartes, Méditations Métaphysiques, II, AT IX, 26 ; FA II, 428. Pour les références, cf. les
fiches sur les Méditations Métaphysiques et Les Passions de l’âme.
2. Johann Gottlieb Fichte, Doctrine de la Science 1794-1795, § 1, I, 91 ; Traduction française Alexis
Philonenko, in Œuvres choisies de Philosophie première, Paris, Vrin, 1999, p. 17.
3. Bernard Bourgeois, L’idéalisme allemand. Alternatives et progrès, Paris, Vrin, 2000, p. 14.
4. Fichte, Doctrine de la Science, op. cit., Ibid.
5. Ibid., I, 92 ; 17.
6. Ibid., I, 96 ; 20.
7. Ibid., § 2, I, 102 ; 25.
8. Ibid.
35
Hegel, Phénoménologie
de l’esprit (1807)

Parue en 1807, la Phénoménologie de l’Esprit constitue sans doute l’une


des plus « belles » œuvres de la philosophie occidentale, et l’une de ses plus
marquantes. Conçue comme une odyssée de la conscience, elle se propose
de décrire pas à pas les différents rapports au monde qu’établit cette
dernière à travers des figures paradigmatiques dont certaines apparaissent
désormais comme inoubliables.
Menée systématiquement d’un triple point de vue, cette phénoménologie
peut néanmoins dérouter : elle décrit en effet alternativement le point de vue
de :
1. la conscience (für es) prise dans chacun de ses moments, c’est-à-dire sans
recul sur ce qu’elle sent, perçoit, désire, veut, etc. ;
2. le point de vue vrai du moment précédent, « vrai » signifiant présupposé
dans chacun des moments mais non aperçu par la conscience au moment
où elle établit la relation entre le sujet et l’objet ;
3. le point de vue du Savoir absolu (für uns) qui, lui, sait que tout sens
substantiel de l’être est en même temps sens pour un sujet.
Aussi, la Phénoménologie de l’Esprit ne propose pas tant un dépassement
du point de vue humain qu’elle n’interroge à chaque instant la signification
réelle de ce que signifie le fait de ne pouvoir adopter sur chaque chose
qu’un point de vue humain. En d’autres termes, l’absolu n’est jamais chez
Hegel une sorte de point de vue transcendant sur les choses mais il désigne
bien plutôt le point de vue par lequel est enfin comprise la signification du
fait selon lequel tout ce qui sera dit des choses le sera pour nous, sujets
philosophants.

1. Explication du titre
Le titre intégral de l’édition de 1807 était Système de la science, et se
développait en ces termes : Première partie, la Phénoménologie de l’esprit.
Un second intertitre ajoutait Première partie : Science de l’expérience de la
conscience. Il faut entendre par « science » non pas les sciences positives –
physique, chimie, biologie, etc. – mais bien plutôt la connaissance vraie du
sujet par lequel advient la connaissance, donc du sujet pensant. Pour les
auteurs de l’idéalisme allemand – notamment pour Fichte – la « Science »
désigne la compréhension du fonctionnement de la conscience et du savoir
qui en résulte, Hegel s’inscrivant pleinement dans ce mouvement. En outre,
il y est question de l’« expérience » de la conscience, ce qui permet de
prendre en compte la dimension authentiquement phénoménologique de
l’ouvrage qui décrit ce que la conscience expérimente, aussi bien du point
de vue de ce qu’elle croit expérimenter que du point de vue de ce qu’elle
accomplit réellement.
Enfin la Phénoménologie de l’Esprit présente une signification
grammaticale volontairement équivoque ; le génitif peut y être aussi bien
compris dans son sens subjectif qu’objectif : c’est d’abord l’Esprit qui mène
sa propre enquête phénoménologique, l’Esprit étant ici le Sujet actif de la
démarche phénoménologique, cherchant le sens des objets de l’expérience
consciente du monde. Mais à cela s’ajoute le sens objectif du génitif : ce qui
se rencontre dans l’expérience consciente, c’est l’Esprit lui-même, ce
dernier étant expérimenté dans l’expérience ; cela revient à dire que l’Esprit
se montre phénoménalement, se phénoménalise, et qu’une étude de cette
phénoménalisation de l’Esprit devient possible.

2. Sens de la Préface
Si la Phénoménologie de l’Esprit ne prend véritablement tout son sens qu’à
partir de la Science de la Logique qui en démontre patiemment tous les
concepts, elle présente néanmoins le sens de sa démarche dans sa Préface
d’une exceptionnelle densité et qui constitue à elle seule un livre presque
autonome. Une phrase, notamment, en condense tout le projet :
« Ce dont tout dépend selon mon discernement, qui doit se justifier
seulement par la présentation du système lui-même, ce n’est pas
d’appréhender et exprimer le vrai comme substance, mais de
l’appréhender et exprimer tout autant comme sujet.1 »
La structure syntaxique de cette déclaration a beaucoup intrigué les
commentateurs car elle semble d’abord nier la substantialité du vrai pour
ensuite la réintégrer comme complément de la subjectivité. Pour
comprendre cette étrange affirmation, il faut identifier les interlocuteurs de
Hegel : d’un côté, celui-ci loue Spinoza d’avoir posé l’exigence de penser
les choses elles-mêmes, d’atteindre l’être en son cœur, c’est-à-dire d’avoir
maintenu l’exigence de la recherche du sens de la substance comme
soubassement intime de toutes choses. De l’autre, Hegel reproche à Spinoza
d’avoir oublié ou occulté le fait que cette exigence n’avait de sens que pour
un sujet : c’est le sujet pensant qui pense la substance, et pour qui celle-ci
possède un sens.
De ce fait, Hegel présente un projet inédit : comme Spinoza, il recherche le
sens de la substance et comme Descartes ou Kant il pose qu’il n’y a de sens
que pour un sujet. Par conséquent, tout le projet de la Phénoménologie de
l’Esprit signifie accomplir l’exigence spinoziste d’un dévoilement du sens
substantiel des choses par le moyen cartésien ou kantien du rappel
systématique que le sens de la substance sera toujours celui d’un sujet, celui
du pour-soi. En d’autres termes, il y a de l’en-soi, mais c’est le sujet qui
décrète qu’il y a de l’en-soi et c’est donc pour le sujet que l’en-soi peut
avoir un sens.
Toute l’entreprise de 1807 consiste donc à parvenir au Savoir absolu et à
relire l’ensemble des mouvements de la conscience sous l’angle de ce
dernier. Ce que sait le Savoir absolu, c’est qu’il ne peut y avoir de sens de
l’être en dehors du sujet philosophant ; mais, contrairement à ce qu’en
déduirait Kant, cela ne signifie pas que l’être est inaccessible ; cela signifie
bien au contraire que le sens de l’être est le sens de la pensée et que, par
conséquent, pour nous, le sens de l’être est identique à celui de la pensée,
car, pour nous, sujets pensants et philosophants, il ne saurait y avoir aucun
autre sens de l’être que celui que pense la pensée. Pour nous, donc, sujets
philosophants, l’en-soi est pour-soi, c’est-à-dire qu’il appartient à l’absolu
d’être relatif. Autrement dit, Hegel ambitionne de montrer que l’absolu a
toujours été mal pensé, car il a soit été pensé comme s’il n’y avait pas de
sujet du tout (Spinoza), soit comme si, dans une philosophie du sujet
(Kant), il pouvait être posé indépendamment du sujet. Or, Hegel veut
montrer que tout discours sur l’absolu est toujours discours d’un sujet et
que, par conséquent, tout discours sur l’absolu est toujours inadéquat en
ceci qu’il est toujours posé depuis une perspective relative, celle du sujet
transcendantal. Une fois comprise cette inadéquation de structure, Hegel en
déduit que le seul discours cohérent possible consiste à penser l’absolu
comme ne pouvant être que relatif, c’est-à-dire comme ne pouvant être dit
et pensé que relativement au sujet transcendantal, et tel est le sens de cette
Préface.

3. Structure de la Phénoménologie de l’Esprit


L’ouvrage de 1807 présente une structure complexe dont beaucoup ont
remarqué qu’elle semblait gonfler progressivement à mesure que Hegel
avançait dans la rédaction. Le livre s’ouvre par une longue préface, rédigée
après l’ensemble du texte, donnant le sens de ce dernier. Une introduction,
non dénuée de difficultés, la prolonge.
Quatre sections constituent ensuite le cœur de l’ouvrage, sections se
répartissant en huit chapitres de taille inégale. La première décrit la
conscience comme telle et contient trois chapitres : « certitude sensible »,
« perception », « force et entendement ». La seconde analyse la conscience-
de-soi, qui est une étude du désir. La troisième, de loin la plus longue, est
consacrée à la raison et déploie le sens de cette dernière à travers la
« raison » comme telle, « l’esprit » et la « religion ». Enfin, la dernière
section, relativement brève au regard de la précédente, expose le sens du
Savoir absolu, c’est-à-dire la signification de l’acte même de philosopher.
En vertu de la Préface, nous pouvons considérer que l’intention de chaque
section de la Phénoménologie de l’Esprit n’est autre que de rappeler en la
décrivant l’action du sujet pour chaque étape de la conscience, et ce jusques
et y compris dans l’analyse de l’absolu.

4. Section 1 : Conscience
Cette première section ambitionne de décrire le rapport le plus naïf que la
conscience puisse entretenir au monde : c’est le moment où le sujet établit
un rapport de pure extériorité aux objets du monde, c’est le moment où le
sujet considère les objets du monde comme radicalement autres que lui et
parfaitement indépendants de lui, parce que la conscience est toujours
conscience d’une séparation, d’une distance entre le sujet et l’objet. En
somme, c’est le moment où le sujet dit de l’objet qu’il n’a aucun rapport
avec lui et qu’il serait le même sans lui. Du point de vue du Savoir absolu,
c’est donc le moment le plus faux des croyances de la conscience car celle-
ci ne comprend pas le rôle qu’elle joue, ni même ne soupçonne qu’elle joue
un rôle dans la relation qu’elle établit : elle croit que lui apparaissent des
objets dont elle se contente de recueillir passivement les données, alors
qu’elle y joue un rôle actif que révèle à chaque instant l’analyse.
• Certitude sensible
Les trois chapitres qui la constituent sont tous pensés en fonction de cette
cécité de la conscience à l’égard de son propre rôle : posant l’objet comme
totalement indépendant d’elle, la conscience en reste à la substantialité de
ce dernier et se révèle incapable de prendre conscience de sa propre activité.
Néanmoins, l’intérêt du chapitre est de rendre particulièrement sensible le
contraste entre ce que croit la conscience au moment où elle éprouve une
sensation et ce qui se produit réellement, c’est-à-dire ce qui se produit pour
nous, dans l’acte de sensation. À cet égard, Hegel décrit un type de
sensation qui ne s’éprouve pas dans l’expérience quotidienne, car le
chapitre présuppose qu’il s’agisse d’une sensation pure, totalement dénuée
de concepts permettant d’identifier le monde apparaissant, à l’image de
l’analyse kantienne menée dans l’esthétique transcendantale ; de ce fait,
Hegel décrit un monde d’impressions que rien ne permet d’identifier,
monde qui s’apparente à celui du nouveau-né qui, faute de concepts, ne peut
rien identifier de ce qu’il sent et se contente d’éprouver la présence des
choses. Le problème est donc le suivant : que sent le sujet en l’absence de
toute conceptualité ? À cette question vont apparaître trois points de vue
entremêlés :
1. Point de vue de la conscience prise dans la certitude sensible : celle-ci
croit avoir affaire à un objet singulier immédiatement présent. Elle ne voit
absolument pas le rôle que joue le sujet en tant que sujet sentant dans la
sensation et ne voit en ce dernier qu’un rôle passif recevant l’objet en lui-
même.
2. Il n’en demeure pas moins que le sujet n’est pas muet face à la sensation ;
il peut la formuler. Certes, il est incapable de la déterminer avec précision
et ne peut identifier les objets se présentant à lui mais il peut néanmoins
dire que « cet objet-ci » lui apparaît « ici » et « maintenant ». Faute de
concepts, il ne peut déterminer ces mots qui demeurent purement
universels puisque n’importe quelle localisation, spatiale ou temporelle
leur convient. Néanmoins, l’utilisation même du langage pour dire la
sensation, fût-il indéterminé, révèle deux points capitaux : 1) il n’y a pas
de sensation possible sans langage, donc sans sujet pensant, et 2) ce que la
conscience visait comme singulier ne peut être dit que dans l’universel,
faute de concepts précis. Donc, la vérité de la certitude sensible, en tant
qu’elle est son présupposé logique, n’est autre que le langage universel du
sujet, et donc la structure universelle du sujet.
3. Pour nous qui savons qu’il appartient à la substance d’être sujet, nous
comprenons deux choses d’emblée essentielles. 1) La présence du monde,
c’est-à-dire l’être, se donne à nous par la sensation, de sorte que le sujet
fait de ce qu’il sent la marque même de l’être. Il n’y a de présence
substantielle de l’être que pour le sujet sentant. 2) L’objet senti devant être
dit, il est toujours déjà saisi par le langage qui est toujours celui du sujet ;
or, puisque ce dernier est envisagé comme privé de ses concepts, il
dispose d’un langage non déterminant, et purement universel qui renvoie
aux formes universelles de la subjectivité. Par conséquent, pour nous, il
va de soi que ce que vise la conscience comme objet singulier est
condamné à échouer puisqu’elle le vise à travers un outil universel.
• Perception
La vérité de la sensation est la perception : celle-ci consiste à identifier et
reconnaître le sens de ce qui est senti en le déterminant, donc en donnant le
sens vrai de la chose sentie. Je ne sens plus seulement la présence de l’être,
je perçois un bureau, c’est-à-dire que je peux identifier ce que je sens
comme exemplaire d’un type universel d’objets.
1. Du point de vue de la conscience, il ne s’agit plus de sentir mais
d’identifier ; la conscience percevante répond donc à la question :
« qu’est-ce que c’est ? » Or, pour la conscience percevante, les choses
sont ce qu’elles sont. Identifier un bureau, c’est dire que ceci est un
bureau ou, mieux encore, que « cet objet sensible est un bureau » parce
qu’il présente les caractéristiques universelles du bureau qui font que tout
objet présentant de telles caractéristiques doit être un bureau. Mais ce
dernier est situé dans l’espace et le temps ; par conséquent, je ne perçois
pas un bureau, mais ce bureau-ci, déterminé par l’espace et le temps, ce
qui fait basculer la conscience vers la singularité spatio-temporelle de
l’objet.
2. Du point de vue de la vérité de la perception, c’est l’entendement qui
assure l’essentiel en ceci que c’est lui qui fournit les concepts permettant
de reconnaître les propriétés de la chose et qui assure l’unité des
propriétés pour former l’identité conceptuelle de l’objet unifié. Qu’est-ce,
en effet, qu’un objet pour la conscience percevante ? C’est une somme de
propriétés permettant de le reconnaître : je ne reconnais cet objet comme
étant un bureau que parce que j’ai reconnu un ensemble de propriétés
(quatre pieds, une certaine rigidité de la planche horizontale, etc.) qui,
dans leur ensemble, donnent l’unité de l’objet. L’objet perçu est donc un
concept synthétisant plusieurs concepts apparaissant comme des
propriétés relatives au concept général ; de ce fait, l’analyse révèle que ce
que la conscience croit être un bureau en-soi est aussi une synthèse
conceptuelle opérée par cette dernière en vue de donner sens à ce qui est
senti, ce qui revient à dire que la vérité de la perception n’est autre que
l’action synthétique de l’entendement.
3. Pour nous, la singularité spatio-temporelle de l’objet n’est autre que celle
du sujet percevant. Mais surtout, ce bureau pourrait-il être autre chose
qu’un bureau ? Assurément pas. Cet objet sensible est un bureau au sens
où il appartient à cet objet d’être en-soi pensé selon le concept de bureau
et nous ne pourrions pas y percevoir autre chose.
On comprend ainsi la singularité de la position hégélienne. Le dogmatique,
ne voyant que l’en-soi, dirait : « ceci est en-soi un bureau » ; le kantien
transcendantal, ne voyant que le pour-soi, dirait : « le bureau, loin d’être un
bureau en-soi, n’est jamais que le concept par lequel j’interprète le sens du
phénomène » ; Hegel, quant à lui, montre que puisque nous ne saurions
percevoir autre chose qu’un bureau face à cet objet, alors, pour nous, il
s’agit en-soi d’un bureau.
• Force et entendement
« Ballottement » entre ce qui est senti et l’identification de ce qui est senti
grâce aux concepts de l’entendement, la perception présuppose néanmoins
l’action synthétique de l’entendement qui en constitue la vérité, en tant qu’il
parvient à fixer le sens des choses par la puissance conceptuelle. Il ne s’agit
alors plus de percevoir le sens des choses ici et maintenant, c’est-à-dire de
les identifier de manière spatio-temporelle, mais de les connaître en un sens
scientifique, indépendamment d’une situation particulière. La perception
avait identifié cet objet comme étant un bureau, il s’agit désormais de se
demander pourquoi le bureau demeure au sol ou, plus généralement, à
quelles lois scientifiques il obéit éternellement. Une fois encore, la
conscience d’entendement considère que la réponse à cette question ne
dépend pas d’elle mais se trouve inscrite à même l’objet : il y aurait donc au
cœur de ce dernier des forces non sensibles qui rendraient compte de son
comportement physique ; c’est la raison pour laquelle, ce chapitre
s’intéresse au « suprasensible », c’est-à-dire à la croyance de la conscience
selon laquelle il y aurait dans les objets une puissance non visible, non
tactile, non sensible, à savoir des « forces » qui expliqueraient le
mouvement des corps.
Il s’agit de la première explication de Hegel avec les sciences positives, ici
décrites selon leur naïveté consistant à croire que les choses obéissent à des
forces intimes qui, comme telles, n’auraient rien à voir avec le sujet.
Toutefois, l’analyse révèle une fois encore que la science d’entendement est
toujours relative au sujet, en tant qu’elle est la manière dont ce dernier
explique – donc donne sens à – le comportement physique des objets.
Il n’y a donc pas, comme le prétend Kant dans la Critique de la raison pure,
de dualité entre l’empirique sensible et l’a priori suprasensible, mais il y a
bien plutôt intimité de l’a priori et de l’empirique car, pour nous, il
appartient au comportement substantiel de la nature d’être décrit selon les
concepts de l’entendement humain, ce qui revient à dire qu’il y a identité
entre réalité naturelle et lois conceptuelles forgées par l’entendement.

5. Section 2 : Conscience-de-soi
• La conscience comme liberté
C’est pourquoi, après le chapitre consacré à l’entendement, il est possible
de parvenir à la conscience-de-soi, qui constitue le premier moment de la
sortie de la naïveté de la conscience ; celle-ci ne croit plus avoir affaire à
quelque chose de tout à fait autre qu’elle-même, mais elle commence à
savoir que son objet est identique à elle-même. « Avec la conscience-de-soi
nous sommes donc maintenant entrés dans le royaume natal de la vérité.2 »
Dans la section « Conscience », la conscience ne reconnaissait pas sa
marque dans le sens des choses ; avec la section « Conscience-de-soi », elle
prend conscience qu’elle peut transformer le monde, qu’elle est active et
qu’elle imprime sa marque dans ce dernier. Certes, la conscience-de-soi est
la vérité de la conscience, ce qui signifie que celle-ci colonisait déjà l’être
sans le savoir, et cherchait de manière non consciente à se retrouver dans
l’objet : mais, désormais, cette colonisation de l’être est consciente au sens
où la conscience tente de faire du monde extérieur un reflet concret de son
propre contenu.
• La lutte pour la reconnaissance : maîtrise et servitude
Tel est le cas du désir qui tente de coloniser la conscience d’autrui : désirer
signifie en effet chez Hegel tenter d’imposer à la conscience d’autrui le
désir de ma propre conscience, c’est-à-dire nier ce que désire autrui afin d’y
implanter mon propre désir. Tout désir tente de déterminer, donc de nier, la
conscience d’autrui en fonction de ma conscience propre ; il en résulte que
ma conscience désirante tente de retrouver son contenu propre dans la
conscience d’autrui, donc de réfléchir mon désir par la médiation de la
conscience d’autrui.
Le désir est ainsi toujours désir de reconnaissance : « être reconnu »
signifie être perçu comme un sujet par un autre sujet, c’est-à-dire être perçu
comme un être pour lequel l’essentiel n’est pas de vivre au sens biologique
du terme mais d’affirmer sa subjectivité par le pouvoir de négation. Mais un
tel désir est voué à l’échec en raison de la conflictualité inhérente au désir :
chaque conscience tentant d’imposer à l’autre son propre désir, il en résulte
une lutte à l’issue de laquelle chacune des deux consciences est frustrée.
Celle qui a cédé sur son désir est appelée « serviteur » et, ayant renoncé à
son désir, elle ne peut plus être reconnue comme sujet ; celle qui n’a pas
cédé et qui a imposé son désir à l’autre est appelée « maître » mais elle ne
peut être reconnue non plus car elle ne perçoit plus le serviteur comme un
sujet ; or, elle ne désire être reconnue que par un sujet. La reconnaissance ne
peut donc être possible au niveau du désir et ne s’avérera effective qu’avec
les droits politiques où chaque citoyen reconnaîtra tous les autres comme
son semblable, politiquement parlant.

6. Section 3 : Raison
• Raison
La Raison est la vérité de la conscience-de-soi, le moment où la conscience
a la certitude d’être, « dans sa singularité, absolument en soi, ou toute
réalité. »3 La raison est, en termes simples, le moment de la compréhension,
c’est-à-dire le moment où le sujet prend conscience que le monde s’éclaire
et, où, par conséquent, il prend conscience qu’il a une prise sur le monde
quant à son intelligibilité. En d’autres termes, le sujet sait que le sens du
monde ne lui résiste plus, il se sait sachant, du fait même que le sujet se
découvre désormais agissant à même le monde.
La compréhension rationnelle est donc toujours pensée comme étant celle
du sujet ; c’est pourquoi cette troisième section, extrêmement longue, décrit
de manière patiente le monde comme un théâtre ne manifestant qu’une
seule chose, à savoir le sujet lui-même en tant que source du sens. Hegel
parcourt ainsi toute la gamme de la compréhension où se produit le sujet :
commençant par la théorie, il aborde l’idéalisme pour lequel il n’est de sens
que par le sujet, poursuit par la psychologie qui fait du sujet l’objet même
de son étude, puis aborde la difficile question de l’éthique et de la morale où
il s’agit de déterminer, toujours subjectivement, les bons et les mauvais
comportements de ce même sujet.
• Esprit
Le problème de la raison est que, si elle comprend enfin le rôle de la
conscience-de-soi et sa puissance, elle conserve un aspect unilatéral ; elle
donne trop au sujet, et trop peu à l’objet. Ainsi, si elle comprend un élément
fondamental, à savoir qu’il serait insensé de poser un sens étranger au
sujet, elle ne comprend pas encore ce que signifie comprendre, c’est-à-dire
qu’elle ne comprend pas le présupposé à l’œuvre derrière toute
compréhension. L’esprit apparaît alors comme la vérité de la raison au sens
où c’est en lui que se révèle la compréhension de la compréhension. « La
raison, écrit Hegel, est esprit en tant que la certitude d’être toute réalité est
élevée à la vérité, et qu’elle est consciente d’elle-même comme de son
monde et du monde comme d’elle-même.4 »
Comprendre la compréhension, c’est poser que l’on ne peut comprendre un
phénomène qu’à la condition qu’il y ait homogénéité entre le sujet
comprenant et l’objet compris, ce qui revient à dire que la raison ne peut
comprendre que ce qui est rationnel, exactement comme la vue ne pourrait
voir que ce qui est visible. Il en découle que si la raison peut comprendre le
monde, cela signifie que ce dernier est intrinsèquement rationnel ou, pour le
dire autrement, que pour la raison il n’y a de réel que rationnel ; mais il ne
peut être intrinsèquement rationnel que s’il est le théâtre et le produit de
sujets rationnels. L’esprit pose donc que le monde n’est pas une réalité qui
m’est étrangère : il m’apparaît au contraire comme une réalité familière en
tant qu’il est l’œuvre de sujets rationnels semblables à moi, en l’œuvre
desquels je puis me reconnaître.
L’esprit n’est donc pas une chose, il est une activité ; il est l’activité par
laquelle le sujet se retrouve chez soi en son autre. Par l’esprit, on entre ainsi
dans le monde de la liberté, dans ce monde où le sujet est chez-soi-en-son-
autre du fait même qu’il a façonné le monde et qu’il se retrouve donc en lui.
Avec l’esprit se révèle un monde proprement humain dont les sujets sont les
auteurs autant que les acteurs : le monde éthique, le monde familial, le
monde culturel, le monde moral, voilà autant d’éléments que les sujets
façonnent, organisent en même temps qu’ils sont pensés par un sujet
pensant. Donc, avec l’esprit, le sujet se pense lui-même comme façonnant le
monde ; mieux encore, avec l’esprit, le monde se révèle comme le lieu de
l’action du sujet, l’esprit n’étant rien d’autre que le sujet prenant conscience
de lui-même en tant qu’agissant, c’est-à-dire prenant conscience de lui-
même par la médiation du monde en tant qu’il est l’œuvre du sujet.
• Religion
La religion est « conscience de l’essence absolue en général5 ». Avec la
religion, l’esprit sait qu’il se rapporte désormais à l’absolu ; mais il s’y
rapporte par la conscience, donc par la séparation qu’établit cette dernière
entre le sujet et l’objet. Ainsi, la religion est la connaissance de l’Absolu en
tant que séparé du sujet par la transcendance. En d’autres termes, la religion
est la compréhension du monde comme œuvre d’une subjectivité
transcendante – celle de Dieu –, cette subjectivité apparaissant comme autre
que celle du sujet la pensant. Autrement dit, la religion est ce moment où le
sujet prend conscience que le monde en son entier, bien au-delà des
institutions culturelles, éthiques et politiques, est ce à travers quoi s’exprime
une volonté subjective, mais il maintient une distance entre cette volonté
subjective – qu’il juge transcendante – et la sienne propre – qu’il juge
immanente.

7. Section 4 : Le Savoir absolu


Cet ultime moment se demande tout simplement pour qui il y a séparation
entre la subjectivité divine et la subjectivité pensante ; la réponse est donnée
dès la Préface et l’on ne s’étonnera pas de découvrir que ce n’est que pour
le sujet qu’il y a séparation. Il apparaît que le sens transcendant de Dieu
demeure posé par le sujet, c’est-à-dire que c’est le sujet qui dit que Dieu est
transcendant ; de ce fait, la forme de la religion est inadéquate à son contenu
car elle pose l’Absolu sous une forme transcendante, alors même qu’elle est
posée par un sujet immanent. De ce fait, le Savoir absolu sait que si toute
transcendance est transcendance pour l’immanence, alors il appartient à
l’en-soi divin – à l’Absolu – d’être pour-soi. En d’autres termes, le Savoir
absolu établit que la Vérité absolue est bien la description fidèle de la
Substance absolue, mais cette substance est elle-même dite par un sujet
pensant. Ainsi, le Savoir absolu sait que si la vérité est l’adéquation de la
pensée à l’être substantiel, et si l’être est identique à la pensée, alors la
Vérité n’est rien d’autre que l’adéquation de la pensée à elle-même. Tel est
le sens ultime de l’affirmation de la Préface.

Conclusion
Le génie de la Phénoménologie de l’Esprit consiste à congédier deux
écueils : contre l’illusion du substantialisme, elle rappelle que tout ce qui est
dit du monde l’est pour un sujet pensant ; mais, parallèlement, contre
l’idéalisme subjectif, elle montre que dans la mesure où un sujet humain ne
peut accéder à un sens du monde autre que celui que lui offre le point de
vue humain, alors il en découle que le point de vue humain est le seul
possible et constitue dès lors le point de vue absolu. Il peut sembler
contradictoire de parler d’un « point de vue absolu » mais c’est justement la
grande découverte de Hegel que d’avoir démontré qu’il appartenait à
l’absolu d’être relatif sans que cela ne mène au subjectivisme.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence : G. W. F. Hegel,


Phénoménologie de l’esprit, traduction Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2006. Cette édition a été
rééditée sans notes et en format poche par Vrin,
en 2018.

• G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit,


traduction Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 2 volumes,
1939. Sans doute la traduction la plus claire et la plus
accessible du texte de Hegel malgré quelques erreurs.

• G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit,


traduction Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.
Réédition GF, 2012.

• G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit,


traduction Gwendolyne Jarczyk et Pierre-Jean
Labarrière, Paris, Gallimard, 1993. Réédition en deux
volumes dans la collection « Folio-essais » en 2002.
La traduction est peu claire mais l’index final est très
pratique.
• Lectures de la Phénoménologie de l’Esprit

• Gwendolyne Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Les


premiers combats de la reconnaissance. Maîtrise et
servitude dans la Phénoménologie de l’Esprit, Paris,
Aubier, 1992. Un commentaire intéressant en
dialogue constant avec Kojève.

• Jean Hyppolite, Genèse et structure de la


Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier,
2 volumes, 1967. Un grand classique du commentaire
hégélien faisant preuve d’une grande clarté.

• Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de


Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit,
Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980. Un grand
classique ayant inspiré de nombreux philosophes,
quoique très peu fidèle à la lettre et à l’esprit de
Hegel.

• Pierre Jean Labarrière, Hegel. Phénoménologie de


l’Esprit, Paris, Ellipses, 2014. Une entrée en matière
en douceur à travers la sélection et l’explication des
textes les plus fameux de l’ouvrage.

• Pierre-Jean Labarrière, Introduction à une lecture


de la Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier,
2000. Une bonne introduction aux problèmes
d’interprétation que pose la Phénoménologie de
l’Esprit.

• Jean-François Marquet, Leçons sur la


Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Paris, Ellipses,
2009. Un cours remarquable d’une très grande
densité.
1. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, Traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin,
2006, p. 68.
2. Ibid., p. 192.
3. Ibid., p. 234.
4. Ibid., p. 382.
5. Ibid., p. 561.
36
Hegel, Science de la Logique (1812-
1816)

La Science de la Logique, souvent appelée « Grande Logique » par


opposition à la « Petite Logique » constituant le premier tome de
l’Encyclopédie, apparaît à beaucoup comme l’œuvre la plus difficile de
Hegel ; parue en deux tomes eux-mêmes distribués en trois volumes publiés
entre 1812 et 1816, elle a souvent été décrite comme l’âme du système,
élucidant comme jamais on ne le fit auparavant le fonctionnement de la
pensée et parcourant ainsi le domaine du pensable. Partant de Logique
objective – être et essence – pour révéler progressivement le secret de la
pensée avec la Logique subjective – doctrine du Concept –, cette œuvre
monumentale, partiellement remaniée dans l’édition posthume de 1832 pour
la doctrine de l’être, accomplit à n’en pas douter toute la réflexion de
l’idéalisme allemand consacrée à la nature du penser et à la prise de
conscience de l’acte même de penser.

1. L’objet de la Science de la Logique


• Comprendre ce que veut dire « penser »
La Science de la Logique, écrite dans une langue qui, assurément, peut
surprendre, n’est pourtant pas aussi obscure qu’elle y paraît : elle
ambitionne, comme le titre l’indique, de comprendre ce que peut signifier
une science de la pensée et décrit donc l’entièreté du pensable tout en
élucidant prioritairement ce que signifie l’acte même de penser. L’objet de
cet ouvrage est, note Hegel dès l’Introduction, « le penser ou, de façon plus
précise, le penser qui conçoit.1 » Il faut garder présente à l’esprit cette
affirmation tout au long de la lecture du texte car, bien souvent, on se
demande de quoi parle Hegel, et l’on oublie qu’il décrit la pensée en elle-
même, et la manière dont à travers elle se révèle la structure de l’être.
À cet égard, la Grande Logique doit être comprise comme une entreprise
permettant de développer ce qui est dit de l’être à travers la pensée, et de
montrer comment le sens – c’est-à-dire ce qui est dit de l’être à travers la
pensée – ne saurait être inauguralement coupé du penseur qui dit ce sens. La
Grande Logique correspond donc à l’exposé de la Logique, c’est-à-dire de
la pensée pure, et ce par opposition à la pensée médiatisée que sont la
nature et l’esprit. Toutefois, la Logique révèle le logique, c’est-à-dire le
processus nécessaire de toutes choses se déployant selon l’immédiateté, la
différence d’avec soi et la réconciliation.
Mais, d’un autre côté, Hegel ne se contente pas de rejouer l’idéalisme
transcendantal posant un sujet extérieur à l’être et légiférant sur l’apparence
phénoménale de ce dernier de sorte que l’être ne soit dit que du point de vue
unilatéral du sujet. La gageure est donc la suivante : d’une part, ne pas
reproduire un simple idéalisme transcendantal qui poserait le sujet comme
extérieur à l’être, et disant ce dernier depuis une position d’extériorité et,
d’autre part, ne jamais oublier qu’il ne peut y avoir de sens de l’être que par
et pour un sujet.
• Remplacer la Métaphysique par une science de la pensée
Ainsi se comprend la démarche même de Hegel : la Science de la Logique
n’est pas une métaphysique qui donnerait le sens en-soi de l’Être ou de
Dieu, indépendamment de toute subjectivité ; elle n’est pas une entreprise
qui chercherait les raisons absolues et premières des choses mais elle est,
conformément à l’indication de son titre, une odyssée du pensable, c’est-à-
dire une analyse méticuleuse et démonstrative des catégories de pensée par
lesquelles seules l’être peut présenter un sens, et ce bien que la pensée
produise progressivement l’impression (correcte) que l’être possède un sens
en-soi2. En d’autres termes, la Grande Logique est une noétique, une
décomposition de la pensée et du pensable, et elle n’est que cela ; mais en
même temps, elle doit être une décomposition de la pensée par laquelle se
révèle l’autonomisation progressive de l’être vis-à-vis de la pensée, c’est-à-
dire que la pensée doit rendre compte du fait que l’être semble doté d’un
sens indépendamment d’elle-même. Autrement dit, la pensée pense l’être
comme indépendant d’elle, et cette indépendance pensée devra elle-même
être dite, et tel sera l’achèvement de la Logique.
Oublier que celle-ci est une noétique, ce serait croire que Hegel oublie le
fait que son discours est justement un discours, donc une manière pour la
pensée de coloniser l’être afin de pouvoir le dire, c’est-à-dire d’en dire le
sens ; pis encore, ce serait oublier le fait qu’il n’est aucun sens des choses
en dehors d’un discours pensant, quand bien même ce discours pensant
finirait par se dissimuler lui-même, c’est-à-dire dirait l’autonomie de l’être
à l’égard du penser. Par conséquent, on ne peut lire la Science de la Logique
qu’en ayant à l’esprit le fait que l’on est en train de suivre pas à pas une
pensée en train de se décrire elle-même et qui, en se décrivant elle-même,
décrit son objet, c’est-à-dire l’être, qu’elle déploie en trois moments, l’être
comme tel, l’essence et le concept.
Mais pourquoi Hegel considère-t-il que, en se disant, la pensée dit l’être ?
Pourquoi y a-t-il équivalence entre la pensée se disant elle-même et la
pensée disant l’être ? Bref, pourquoi le sens de l’être est-il le même que
celui de la pensée ? Cela tient à la lecture que Hegel a proposée de
Descartes sans laquelle le système hégélien demeure inintelligible.
Descartes a révélé que le cogito était le fondement de tout sens, le
fondement de tout ce qui pouvait se dire de l’être. Hegel accepte ce résultat
et en fait le point de départ de sa propre analyse pour en tirer le plus grand
profit : si aucun sens de l’être ne peut être dit en dehors de la pensée, alors il
en découle que, dans la mesure où nous ne pouvons avoir d’autre point de
vue sur l’être que celui de la pensée, la structure de l’être est identique à
celle de la pensée. Cela constitue aux yeux de Hegel la stricte conséquence
du cartésianisme menant au fond à l’identité parménidienne de l’être et de
la pensée : pour nous, sujet philosophants qui observons tout cela de
l’extérieur, qui savons que nous ne pouvons accéder à l’être que la pensée,
pour nous qui, quoi que nous disions de l’être, savons que nous le dirons par
la pensée, alors pour nous il n’est pas possible de considérer qu’il y aurait
un sens de l’être en dehors de la pensée, et toute la Science de la Logique
ambitionne de développer en-soi et pour-soi cette identité parménidienne.
• Plan de la Grande Logique
Le plan de la Grande Logique est dès lors évident : parue en trois volumes,
elle distribue la pensée de l’être en deux tomes, le premier contenant l’être
et l’essence et étant appelé « Logique objective » ; on pourrait s’étonner que
la Logique puisse être « objective » alors même qu’elle prétend élucider les
lois de la pensée ; or, justement, la logique au sens hégélien décrit la pensée
dans son identité à l’être : de ce fait, la logique commence nécessairement
par ce que le sujet envisage comme un objet, comme cela qui lui fait face, à
savoir l’être comme tel ainsi que l’essence, l’être et l’essence étant au sens
propre les objets autres que le sujet, que pense la pensée. Mais dans la
mesure où ces objets sont précisément pensés par une pensée, il faut révéler
dans le dernier moment le sujet structurant la pensée même de ces objets et
c’est pourquoi le second tome se présente comme un « Système de la
logique subjective » révélant le sens du Concept comme sens immanent de
l’être.

2. Comprendre ce que la pensée peut dire de l’être


La première analyse, sans doute la plus célèbre, est consacrée à l’être pur.
Pour en comprendre la signification, il ne faut surtout pas se demander
« qu’est-ce que l’être ? » mais bien plutôt se demander « que peut dire la
pensée de l’être ? » La Grande Logique n’envisage en effet que le dire de la
pensée, et s’installe initialement dans le pour nous ; donc, pour nous, que
pouvons-nous dire, en tant que philosophes pensants, de l’être dans sa
pureté ?
• La dialectique de l’être et du néant et le rôle du devenir
L’être pur, c’est l’être indéterminé. Indéterminé, cela signifie « dénué de
propriété particulière ». Que peut-on dire de l’être en tant qu’être,
indépendamment de ce que la pensée peut dire de l’une ou l’autre de ses
propriétés ? La réponse est célèbre : la pensée ne peut rien dire de l’être, si
ce n’est qu’il est. « L’être est », voilà ce que nous pouvons dire de l’être pur.
Mais l’être est se révèle comme une tautologie qui, du point de vue du sens,
n’apporte rien à l’être. C’est par définition que l’être est ; donc préciser
qu’il est ne produit aucun sens supplémentaire, de sorte qu’après avoir
pensé l’être dans sa pureté indéterminée, la pensée soit obligée de penser le
rien, donc le néant, puisqu’elle ne pouvait rien dire de l’être comme tel
quant à son sens. Or, que peut dire la pensée du néant ? Rien non plus.
Donc, pour la pensée, c’est-à-dire relativement à ce que la pensée peut dire
de l’être et du néant, être pur et néant ont même contenu, à savoir rien.
« L’être pur et le néant pur, c’est la même chose.3 »
Toutefois, si, pour la pensée, le contenu de l’être pur et celui du néant pur
sont identiques, il n’en demeure pas moins que celle-ci a changé d’objet,
qu’elle est passée de l’être au néant ; plus clairement encore, pour penser le
contenu de l’être, la pensée a dû faire appel au néant, ce qui signifie que,
d’un autre point de vue, être et néant ne sont pas identiques, ce sans quoi il
eût été inutile de solliciter le néant pour penser le contenu de l’être pur. La
pensée est donc contrainte de penser le passage nécessaire de l’être au
néant, passage que Hegel appelle « devenir ». D’où ce nouveau résultat :
« Leur vérité est donc ce mouvement de la disparition de l’une dans
l’autre, – le devenir ; c’est là un mouvement dans lequel tous deux
sont différenciés, mais moyennant une différence qui s’est aussi bien
immédiatement résolue.4 »
Il faut ici se méfier d’un élément trompeur : Hegel écrit que l’être passe
dans le néant et le néant dans l’être. Une telle manière de parler peut
dérouter car elle donne l’impression que les choses elles-mêmes sont
animées magiquement d’une forme de dynamisme étrange. En réalité,
Hegel évoque évidemment le dynamisme de la pensée, c’est-à-dire la
manière dont la pensée dit le sens des objets, et passe de l’un à l’autre – ce
qui s’appelle le « devenir ». Mais, puisqu’il n’est aucun sens de l’être en
dehors de la pensée, il en découle ceci, à savoir que les mouvements de la
pensée sont identiques à ceux de l’être ; de ce fait, il est légitime de dire que
c’est l’être qui passe dans le néant, à la condition expresse de se rappeler
que nous observons là le mouvement de la pensée disant ce passage. Par le
« devenir », Hegel révèle d’emblée le caractère animé et donc animant de la
pensée, et va pouvoir déployer tous les passages qu’elle va effectuer pour
penser et dire l’être, c’est-à-dire qu’il va décrire la traversée noétique de
tout ce qui pourra être dit de l’être. Enfin, par cette dialectique de l’être et
du néant, nous comprenons comment à partir de l’analyse du sens de l’être
pur s’engendrent progressivement d’autres catégories – le néant, le devenir,
etc. – et comment le dynamisme s’installe au cœur de la Logique.
• L’acte même de la pensée : la détermination et la négation
L’être pourra ainsi être dit en trois moments principaux que sont la qualité,
la quantité et la mesure. Pour bien comprendre cela, il faut se rappeler le fait
que la pensée ne pouvait rien dire de l’être pur car son indétermination le
rendait vide quant au sens et ne permettait que de dire qu’il était. Par
conséquent, la pensée comprend qu’elle ne pourra dire quelque chose de
l’être que si ce dernier est déterminé, donc pensé relativement à ses
propriétés, et la notion de « qualité » vise justement à présenter la manière
dont l’être peut apparaître comme déterminé.
En outre, la détermination de l’être est l’acte même de la pensée ; elle est,
pour être encore plus précis, l’accomplissement du négatif comme exercice
de la pensée. Déterminer, c’est au sens étymologique de-terminare, donc
fixer une limite, un contour. Et fixer une limite, c’est nier : si je dis que
« cette feuille est blanche », je détermine la feuille comme étant circonscrite
par sa blancheur, donc je nie le fait qu’elle soit noire, bleue, verte, etc. Or,
puisque déterminer revient à nier ce que la chose déterminée n’est pas, et
puisque, par ailleurs, la détermination est le mouvement même de la pensée,
alors ce dernier consiste à nier en permanence, si bien que la Science de la
Logique décrit la négation inhérente à toute pensée pensant l’être.
• L’infini comme négation de la négation
C’est la raison pour laquelle la Grande Logique est parcourue de longues
réflexions sur la notion de limite, de fin et donc d’infini : penser, c’est
déterminer, donc délimiter, donc nier ; il faut ainsi comprendre ce qu’est
une limite pour la pensée, et comprendre également que, si la pensée ne
s’arrête pas à la limite, qu’elle continue de penser après avoir déterminé,
c’est donc qu’elle engage l’infini. L’infini chez Hegel ne désigne rien
d’autre que le mouvement même de la pensée en tant qu’elle continue de
penser après avoir posé une détermination finie qui ne la limite donc pas. La
détermination immédiate, donc la négation immédiate, n’est pas le dernier
mot de la pensée ; celle-ci doit encore penser l’acte même de déterminer,
donc de nier, ce qui revient à dire qu’elle doit se penser elle-même comme
pensante. En effet, puisque penser signifie déterminer, et que déterminer
signifier nier, alors l’infini s’apparente à une négation de la négation. Mais
que signifie nier la négation ? Cela signifie tout simplement déterminer la
détermination, donc penser la pensée ! En d’autres termes, l’infini apparaît
chez Hegel comme le mouvement de la pensée se pensant en train de
penser ; c’est la pensée qui, ne s’arrêtant pas à la détermination finie,
détermine cette détermination, donc s’empare de l’être déterminé pour
comprendre qu’il n’est d’être que pensé. L’infini, c’est l’identité
parménidienne devenue consciente.
La première détermination de l’être est celle de l’existence, de l’« être-là »
[Dasein], laquelle permet de penser l’être non plus en sa pureté
indéterminée mais en sa présence objective immédiate. En d’autres termes,
Hegel va démontrer que, dans les faits, nous ne pensons pas tant l’être
comme tel en sa pureté que des étants dont la première détermination est
d’être-là, c’est-à-dire existants.

3. Les grandes articulations de la Logique


• Déterminer l’être comme être-là
Dès lors, Hegel décrit tous les mouvements de la pensée passant d’un
élément à l’autre pour rendre compte de cet étant faisant face au sujet, et
finissant par ne plus faire de l’existence le centre de la pensée ; en d’autres
termes, si penser l’être revient à penser ce qui existe, penser ce qui existe
consiste à progressivement ne plus sonder l’existence mais à bien plutôt
sonder les propriétés mêmes des choses, jusqu’à penser l’acte même de
déterminer ces déterminités, donc jusqu’à prendre conscience de
l’infinité même de la pensée.
• Passage à l’essence
Mais pourquoi passe-t-on à l’essence ? Une fois encore, il faut avoir en tête
qu’il s’agit ici de ce que la pensée peut dire de l’essence, ce qui revient à
poser que, lorsque la pensée détermine l’être, elle en arrive à ne plus en
rester à ses propriétés apparentes mais finit par poser l’intériorité de l’être :
la pensée finit par dire de l’être qu’il est ce qu’il est en vertu d’une force qui
le détermine à être ce qu’il est. En d’autres termes, l’essence est ce que la
pensée dit de l’intériorité de l’être, de son en-soi, en tant que cet en-soi
déterminerait l’être à être ce qu’il est. Or, ce qu’il est, ce sont les
déterminités qui ont été décrites dans le premier volume, ce qui revient à
dire que l’essence est une intériorité supposée par la pensée, mais une
intériorité qui s’est précédemment manifestée puisque les déterminités
apparentes de l’être sont – ou plutôt, ont été – la manifestation ou la
phénoménalité de ce que la pensée pose comme essence. De là la célèbre
formule hégélienne intraduisible quant au jeu de mots qu’elle contient :
Wesen ist was gewesen ist. L’essence est ce qui a été ; l’essence est le
moment où la pensée rend compte de ce que l’être a été en sa manifestation
première (qualité, quantité, mesure) par ce qu’elle pense être l’intériorité de
ce dernier. En somme, l’être se manifeste de la manière dont son essence le
détermine. Ou, pour le dire encore autrement, l’être est l’apparence
déterminée, dont on ne peut rendre compte qu’en sondant l’intériorité –
l’essence – ayant amené l’être à adopter une telle apparence.
Mais cela ne suffit pas pour comprendre l’essence ; il faut saisir le
mouvement paradoxal d’une pensée qui commence à attribuer à l’être une
intériorité, un en-soi, car cela revient pour la pensée à se dessaisir d’elle-
même ; en effet, si l’être a une intériorité qui explique son apparence
[Schein], alors ce n’est plus la pensée qui rend compte de l’être mais
l’intériorité de ce dernier. Mais, en même temps, qui pose l’intériorité de
l’être ? Qui pose l’essence déterminant la manifestation de l’être ? C’est
encore et toujours la pensée. Donc, avec l’essence, nous abordons le
paradoxe d’une pensée posant une intériorité autonome de l’être, intériorité
qui est en même temps relative au fait que c’est encore et toujours la pensée
qui la pose – qui la pense.
En outre, cela explique la longueur de la Doctrine de l’essence ; Hegel ne
l’évacue pas en quelques lignes en se contentant de dire que l’essence est la
nature fixe et éternelle de la chose. En faisant de l’essence ce que la pensée
pense de l’intériorité de l’être, il ouvre une gamme étendue de
déterminations internes, du fondement à la substance, en passant par les
forces et la causalité, dont il décrit dynamiquement les enchaînements qui
s’étaient manifestés phénoménalement.
• Apparence et phénomène
Si l’être possède pour la pensée une intériorité, alors ce dernier ne peut plus
être une apparence derrière laquelle il n’y aurait rien. Le fait même de
penser l’essence impose de considérer que l’être contient une profondeur
destinée à se montrer. Par conséquent, il faut distinguer l’apparence
factuelle [Schein] du phénomène [Erscheinung] conçu comme apparition de
l’être vrai, donc de l’essence ; autrement dit, avec l’essence, la pensée en
vient à considérer que l’être est un processus de monstration ou d’apparition
de son intériorité, donc qu’il est phénomène [Erscheinung], et non plus
simplement apparence factuelle. Il y a quelque chose derrière l’apparence,
donc l’être est processus, apparition, c’est-à-dire phénoménalisation de
l’essence.
De ce fait, l’essence doit être pensée comme réflexion puisque la pensée
l’appréhende comme ce qui se réfléchit dans l’être, comme cette
phénoménalisation réfléchissant son intériorité propre, permettant de ne
plus penser l’être seulement comme apparence mais comme apparition
phénoménale. Mais l’intériorité propre de l’être appartient encore à l’être, si
bien que penser l’essence comme réflexion, c’est dire que l’essence est ce
qui peut être pensé comme l’être allant dans lui-même.
• Signification du Concept
Reste pourtant le second tome, celui du Concept, celui de la Logique
subjective. Avec le Concept, tout le mouvement de la pensée s’éclaire, et les
premières lignes de la Doctrine objective acquièrent enfin tout leur sens.
« La Logique objective, qui considère l’être et l’essence, constitue […] à
proprement parler, l’exposition génétique du Concept. »5 Cela revient à dire
que le Concept, c’est-à-dire le Sujet, a toujours été présent dans la
détermination de l’être et de l’essence, le Concept devant être entendu en
son sens propre de Conceptus comme « ce qui donne naissance » ou « ce
qui engendre » ; il est donc ce qui engendre le sens de l’être, ce sans quoi il
serait impossible de déterminer le sens de l’être et de l’essence. Or Hegel
conserve évidemment l’idée selon laquelle le Concept est l’œuvre de la
subjectivité, raison pour laquelle la Doctrine du Concept correspond à la
Logique subjective. Par conséquent, toute la Logique ne consiste qu’à
dévoiler progressivement le rôle que joue la subjectivité dans la
détermination du sens de l’être, c’est-à-dire dévoiler le sens réel du
Concept.
Ainsi, la Doctrine du Concept permet-elle de comprendre deux éléments en
apparence contradictoires :
1. Tout ce qui sera dit de l’être le sera par une subjectivité. Il n’est aucun
sens de l’être qui ne soit celui d’une subjectivité pensante et
philosophante.
2. Aux yeux du sujet, le sens de l’être paraît autonome à l’égard du sujet et
semble, ainsi que l’avait amorcé l’essence, lui être intrinsèque.
Le Concept, au sens hégélien du terme, résout cette apparente contradiction.
Il est l’acte même du penser, c’est-à-dire l’acte même de la liberté pensante
qui s’empare de l’entièreté de l’être pour lui donner un sens, c’est-à-dire
pour le déterminer. Le Concept est une colonisation de l’être quant au
sens ; or, puisqu’il n’est aucun sens de l’être en dehors du Concept, alors il
faut en déduire que l’être est structuré conceptuellement, i.e.
subjectivement. Pour le dire autrement, nous ne pouvons trouver dans l’être
que le Concept ; puisque l’être est identique à la pensée, alors l’être est
intrinsèquement conceptuel. Dit encore autrement, si l’on admet l’identité
entre l’être et la pensée, alors cela n’aurait aucun sens de poser la possibilité
que l’être ait un sens en dehors du Concept ; dans ces conditions, cela
revient à dire que l’être est structurellement conceptuel. Donc, il devint
légitime de considérer que la description du Concept est une description
juste de l’être en tant qu’ils sont identiques, en tant que le Concept engendre
le sens de l’être à même ce dernier de sorte que la description de l’être
révèle en fin de compte sa structure subjective.
Naturellement, il ne s’agit aucunement d’entendre ici par « sujet » une
quelconque forme de point de vue empirique et particulariste ; la
subjectivité dont il est question n’est pas celle de mon point de vue propre
ni particulier mais celle des lois générales du penser, et c’est la raison pour
laquelle Hegel y analyse le jugement, le mécanisme et l’Idée. Le Concept
n’est donc jamais que le Principe même de toute pensée systématique.
• Concept et Idée
En somme, on comprend avec le troisième volume que le Concept était
présent dès le départ ; Hegel ne fait que le rendre conscient, ne fait qu’en
rendre la nécessité évidente. Autrement dit, puisque c’est une science de la
pensée que décrit Hegel, ce dernier révèle que la subjectivité pensante est
partout présente, mais elle ne l’est pas comme quelque chose qui serait là en
plus ou à côté de l’être ; la subjectivité pensante comme Concept est le sens
de l’être ; mieux encore, la subjectivité pensante est le sens de l’objet.
Mais cela demeure une réflexion concernant la structure même de l’être ; il
faut à présent s’élever à son contenu et poser que, si, structurellement
parlant, l’être est conceptuel, matériellement parlant, c’est-à-dire
relativement au contenu réel de l’être, c’est l’Idée qui en donne le sens.
Dans ces conditions, l’Idée n’est rien d’autre que « l’unité du Concept et de
la réalité »6. Cela signifie que, structurellement parlant, l’être est de nature
conceptuelle, donc subjective ; mais, lorsqu’il s’agit de penser telle ou telle
chose concrète, alors l’accomplissement concret du Concept se nomme
Idée.
Si je dis : « ceci est un bureau », je parle d’un étant, plus précisément de
l’être déterminé comme étant un bureau, donc comme n’étant pas une table,
une chaise, une tasse, etc., si bien que, structurellement parlant, j’affirme
que l’être est identique à ce que je pense qu’il est. Cet étant est un bureau ;
donc « bureau » est une Idée, au sens où il a un sens subjectif, mais ce sens
subjectif est celui de l’objet. En d’autres termes, l’Idée désigne le moment
où la Logique décrit le fait que, ontologiquement parlant, les objets du
monde sont bien ce que nous pensons qu’ils sont. Les objets auxquels nous
nous rapportons ont, objectivement parlant, le sens que nous pensons qu’ils
ont, ce qui revient à dire qu’ils sont déterminés.
En somme, Hegel ne fait qu’interroger le fait suivant : pourquoi est-ce que
je perçois un « bureau » et non une « chose » ? Parce que c’est l’Idée, c’est-
à-dire la réalité toujours déjà dotée du sens conceptuel, qui m’apparaît.
Autrement dit, je perçois ma propre manière de donner sens au monde, mais
je perçois ce sens comme immanent aux choses elles-mêmes, ce qui revient
à dire que les choses m’apparaissent comme dotées d’un sens immanent, et
je ne peux pas percevoir autrement : le bureau m’apparaît comme un bureau
en-soi ; pourtant, c’est moi qui y perçois un bureau en vertu du Concept ;
par conséquent, l’Idée n’est rien d’autre que le rappel du fait que la
perception concrète du monde demeure encore et toujours l’œuvre d’une
subjectivité pensante, percevant sa propre activité comme immanente aux
choses du monde.
Comme tout idéaliste, Hegel considère donc que l’on ne peut parler du réel
que par la médiation des Idées ; mais sa singularité consiste à démontrer
que parler du réel et parler des Idées ne constitue qu’une seule et même
chose car il n’est d’autre point de vue possible sur le monde que le nôtre, ce
qui revient à dire tautologiquement que nous ne pouvons percevoir du
monde que ce que nous pouvons en percevoir, donc que nous ne pouvons le
percevoir que selon la manière dont nous le percevons. En d’autres termes,
le Réel est l’Idée, ce qui revient à rompre avec le refus kantien de
considérer que l’Idée puisse posséder une portée objective mais aussi avec
l’idée que nous serions un point de vue extérieur sur le monde.

Conclusion : ce qui différencie Hegel de Kant


Pour conclure, il faut indiquer ce qui sépare Hegel de Kant. Hegel,
contrairement à ce que l’on peut lire parfois, n’instaure jamais une logique
mécanique et autonome, détruisant la subjectivité ; celle-ci est
omniprésente, et la leçon cartésiano-kantienne est assimilée : on ne peut pas
faire l’économie du sujet. Où se situe alors la différence entre Kant et
Hegel ? Sans doute ici : Kant considère que, si le sujet donne un sens
transcendantal aux choses, alors il ne peut accéder à l’absolu car le sens
s’avère par définition relatif au sujet, ce qui revient à dire que le sens
transcendantal est un point de vue relatif et extérieur sur le monde, et non
une saisie du monde en son absoluité. Hegel interroge ce résultat, et se
demande qui affirme qu’il y a une différence entre l’absoluité du monde et
le point de vue relatif du transcendantal ; paradoxalement, c’est encore la
pensée qui affirme cette différence, ce qui revient à dire que l’absolu n’est
pas ce qui échappe à tout point de vue – donc à toute relativité – puisque,
même chez Kant, l’affirmation d’un absolu demeure relative à la pensée.
De là cette conclusion de Hegel : il appartient à l’absolu d’être relatif.
Autrement dit, la vérité est substance mais aussi sujet. Le Concept est le
nom de cet Absolu qui est relatif, de cet Être qui ne peut être dit que
subjectivement ; le Concept est le nom de cette pensée qui colonise l’être et
il est tout autant le nom de l’être qui ne peut, absolument parlant, être autre
chose que pensé et pensée. Bref, aux yeux de Hegel, le sujet n’attribue pas
un sens à l’être à partir d’une position d’extériorité, mais l’être se révèle
doté d’un sens intrinsèquement subjectif qui s’identifie donc à l’objet, au
lieu de le lui conférer depuis une extériorité.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte

• Édition de référence : G. W. F. Hegel, Science de la


Logique, trois volumes, traduction Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2015-2016.

• G. W. F. Hegel, Science de la Logique, 5 volumes,


traduction Gwendolyne Jarczyk et Pierre-Jean
Labarrière, Paris, Kimé, 2006-2015.

• G. W. F. Hegel, Théorie de la mesure, traduction


André Doz, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1970.
• Autres éditions en lien avec la Logique

• G. W. F. Hegel, Encyclopédie des Sciences


Philosophiques, Tome I, Science de la Logique,
traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1994.

• G. W. F. Hegel, Encyclopédie des Sciences


Philosophiques en abrégé, traduction Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2012, p. 171-276.

• G. W. F Hegel, Leçons sur la logique, 1831,


traduction Jean-Michel Buée et David Wittmann,
Paris, Vrin, 2007.

• G. W. F. Hegel, Propédeutique philosophique,


traduction Maurice de Gandillac, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1963, p. 103-187.
• Lectures de la Science de la Logique

• Gwendolyne Jarczyk, Science de la Logique, Paris,


Ellipses, 1998.

• Joël Biard, Jean-François Kervégan, et alii,


Introduction à la lecture de la Science de la Logique
de Hegel, trois volumes, Paris, Aubier, 1992.

• André Léonard, Commentaire littéral de la


Logique de Hegel, Louvain, 1974.

• André Doz, La logique de Hegel et les problèmes


traditionnels de l’ontologie, Paris, Vrin, 1987.

• Stanislas Opiela, Le réel dans la Logique de Hegel,


Paris, Beauchesne, 1997.
1. G. W. F. Hegel, Science de la Logique, Livre premier, l’Être, Introduction, Traduction Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2015, p. 49.
2. Cf. sur le sujet l’article décisif de Bernard Bourgeois, « Hegel ou la métaphysique réformée », où
l’auteur explique de manière définitive ceci : « il n’y a pas pour moi de métaphysique hégélienne
et, si l’on a pu désigner comme le métaphysique ce qui, chez l’homme, s’exprimerait dans la
métaphysique, sa désignation complète, concrète, vraie, est tout simplement pour Hegel, celle de la
pensée en sa potentialité rationnelle. », Bernard Bourgeois, « Hegel ou la métaphysique
réformée », in Jean-François Kervégan et Bernard Mabille (dir.), Hegel au présent. Une relève de
la métaphysique ?, Paris, CNRS-éditions, 2012, p. 25.
3. G. W. F. Hegel, Science de la Logique, Livre premier, L’être, chap. Premier, op. cit., p. 104.
4. Ibid.
5. G. W. F. Hegel, Science de la Logique, Livre Troisième, le Concept, Traduction Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, p. 16.
6. Ibid., p. 26.
37
Hegel, Principes de la philosophie
du droit (1820)

Parus en 1820, les Principes de la Philosophie du Droit constituent


l’aboutissement d’un projet relativement ancien qui remonte sans doute à
1815 ou 1816. Se présentant comme un « fil conducteur pour les cours »1 à
destination de ses étudiants pour les aider à comprendre ses leçons
consacrées à la Philosophie du droit, Hegel y clarifie un grand nombre de
concepts et de principes et pose du même geste une réflexion magistrale sur
la nature même du politique et de la société, réflexion qui aura une
influence décisive sur la philosophie politique du XXe siècle.

1. Place des Principes de la Philosophie du Droit


dans le système hégélien
Les Principes de la Philosophie du Droit sont le dernier grand écrit de
Hegel, et sont publiés trois ans après la parution de l’Encyclopédie des
Sciences philosophiques dont la première édition avait vu le jour en 1817.
Correspondant à la seconde partie du troisième volume de l’Encyclopédie,
l’ouvrage de 1820 présente un développement particulièrement riche de ce
que Hegel appelle l’Esprit objectif, et propose une quadruple réflexion
consacrée au droit, à la société, à l’État et à la morale.
Par Esprit, Hegel entend la liberté, c’est-à-dire pour le sujet le fait d’être
chez-soi-en-son-autre. En termes plus clairs, cela signifie qu’être libre n’est
pas tant un état qu’un rapport au monde tel que le sujet se reconnaît en lui
parce qu’il l’a façonné. De ce fait, l’esprit désigne le sujet agissant et se
pensant à travers le monde auquel il a donné forme ; il s’agit donc de la
manière dont le sujet colonise le monde afin que celui-ci devienne ce dans
quoi puisse se reconnaître le sujet.
Dans un premier temps, Hegel aborde l’action subjective, c’est-à-dire la
manière dont le sujet s’approprie le monde, le pense et le dit : c’est
pourquoi se trouvent décrites, dans l’Esprit subjectif, toutes les formes
précisément subjectives de saisie du monde, depuis la sensation jusqu’à
l’expression libre de la volonté individuelle, en passant par la perception, le
langage ou encore la connaissance d’entendement. Hegel y expose ainsi les
manifestations individuelles du sujet s’appropriant progressivement le
monde, non plus uniquement du point de vue de sa pensée pure, mais du
point de vue de son action : le sujet individuel parle, agit, désire, veut, et
cela contribue à façonner le monde comme tel en tant que l’individualité
subjective présente un impact, certes limité, sur la forme du monde.
L’Esprit objectif s’inscrit dans la continuité de l’Esprit subjectif mais
s’élève au-delà du sujet individuel pour viser l’intersubjectivité ; les
institutions sociales, familiales, étatiques et culturelles comme régulation
rationnelle des rapports entre les sujets font l’objet de ce second moment.
En d’autres termes, l’Esprit objectif ne prend plus le sujet comme objet
d’étude, mais s’intéresse à l’objectivation de la volonté du sujet en tant
qu’il est en relation avec d’autres sujets. Ainsi l’Esprit objectif s’intéresse-
t-il à la manière dont les sujets ont collectivement été amenés à former des
règles de droit, de morale, de société afin que l’objectivation de leur volonté
à travers la propriété, la famille, etc., adopte une forme reconnue de tous.
C’est pourquoi les Principes de la Philosophie du droit ne congédient
jamais la volonté comme telle mais en étudient l’expression à travers sa
forme objectivée. « L’esprit objectif, écrit Hegel, est l’unité de l’esprit
théorique et de l’esprit pratique ; volonté libre qui est pour soi comme
volonté libre, en tant que le formalisme, la contingence et la subjectivité de
son activité pratique se sont supprimées. »2 Il ne s’agit plus de saisir la
volonté comme expression d’une individualité qui n’aurait de rapport qu’à
elle-même mais, bien au contraire, d’aborder l’extériorisation de cette
volonté en tant qu’elle se manifeste aux yeux de tous à travers des
institutions objectives qui dépassent et intègrent à la fois la volonté
individuelle du sujet.

2. Étude de la Préface
• Comprendre et non prescrire
La Préface de l’ouvrage, brève mais comme souvent dense, expose le projet
hégélien et prévient les éventuels contresens qui pourraient être commis. Le
premier point décisif est le refus hégélien d’un discours prescriptif : il ne
s’agit aucunement de dicter ce que doit être l’État ou le droit ou même la
société, mais il s’agit d’étudier le sens de ceux-ci dans une optique qui
demeure analytique et en aucun cas prescriptive.
« Ainsi donc, ce traité, en tant qu’il contient la science de l’État, ne doit être
rien d’autre que la tentative de conceptualiser et d’exposer l’État comme
quelque chose de rationnel au-dedans de soi. En tant qu’écrit
philosophique, il faut qu’il soit au plus haut point éloigné de devoir
construire un État tel qu’il doit être ; l’enseignement qui peut résider en lui
ne peut tendre à enseigner à l’État comment il doit être, mais plutôt
comment cet État, l’univers éthique, doit être connu.3 »
• Comprendre ce que signifie comprendre : l’effectif et le
rationnel
Hegel ne dit jamais ce qui doit être mais il ambitionne bien plutôt de révéler
le sens de ce qui est. Or, dans le domaine de l’Esprit, et particulièrement de
l’Esprit objectif, ce qui est doit être compris avant toutes choses. Par
ailleurs, pour que quelque chose soit compris, il faut qu’il y ait homologie
entre l’objet à comprendre et le sujet comprenant ; le sujet étant rationnel, il
est impératif de considérer que l’État, en tant qu’il peut faire l’objet d’une
compréhension, soit lui aussi rationnel. C’est pourquoi l’État relève de
l’Esprit objectif en tant qu’il est l’objectivation de volontés elles-mêmes
rationnelles, volontés donnant une forme politique au monde ; en d’autres
termes, le monde politique est l’objectivation rationnelle de volontés, si
bien que c’est la raison qui se manifeste dans la vie politique, et ainsi se
comprend pourquoi cette dernière est parfaitement compréhensible par un
sujet rationnel qui se retrouve lui-même sous la forme objectivée du
politique.
Cela explique la célèbre formule, si souvent commentée, selon laquelle « ce
qui est rationnel est effectif et ce qui est effectif est rationnel.4 » L’ordre de
la formule est capital ; Hegel commence par le rationnel, c’est-à-dire par le
sujet en tant qu’il se rapporte au monde et qu’il le structure quant à son sens
et quant à sa forme. Il ne s’agit pas de dire que l’entièreté du réel est
façonnée par le rationnel, raison pour laquelle Hegel parle de l’effectif
[wirklich] et non du réel comme tel ; il s’agit bien plutôt de montrer le
mouvement du sujet vers le monde en tant qu’il imprime à ce dernier sa
marque, et que le réel devient le terrain d’effectuation du sujet agissant ; il
en découle la deuxième partie de la phrase, à savoir que ce qui porte la
marque du sujet, c’est-à-dire ce en quoi le sujet a effectué son action, peut
faire l’objet d’une compréhension, c’est-à-dire, au sens propre, d’une saisie
par la raison. En d’autres termes, Hegel rappelle que ne peut être
authentiquement compris par la raison que ce qui porte la trace du rationnel,
si bien que l’Esprit objectif expose au fond ce que signifie comprendre la
compréhension.
• L’envol de la chouette de Minerve à l’irruption du crépuscule
Enfin, en privilégiant la compréhension sur la prescription, Hegel évacue
toutes les démarches philosophiques favorisant l’utopie ou l’imagination ;
seul peut être analysé ce qui est, et l’imagination politique relève bien
davantage de l’Esprit subjectif que de l’Esprit objectif. La philosophie
politique ne peut analyser que ce qui s’est accompli, que ce qui s’est
effectué, à savoir l’effectif ; tout le reste n’est qu’un dialogue du sujet avec
lui-même en dehors de son effectuation, et ne saurait concerner
l’authentique réflexion politique.
« Ce que le concept enseigne, l’histoire le montre nécessairement de la
même manière : c’est seulement dans la maturité de l’effectivité que l’idéal
apparaît en face du réel et qu’il édifie pour lui-même ce même monde, saisi
dans sa substance, sous la figure d’un règne intellectuel. Quand la
philosophie peint gris sur gris, alors une figure de la vie est devenue vieille
et, avec du gris sur gris, elle ne se laisse pas rajeunir mais seulement
connaître ; la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du
crépuscule. »5
Le gris sur gris évoque ici l’homologie nécessaire à la compréhension
philosophique des choses ; l’effectuation du sujet rationnel doit avoir lieu
pour que le sujet rationnel puisse commencer à comprendre ce qui a été
effectué en vue de se retrouver lui-même dans l’être ; ainsi Hegel congédie-
t-il toute forme de prospective ou de perspective programmatique afin de
rappeler qu’il n’est de saisie philosophique des choses qu’à l’issue de leur
accomplissement. Philosopher n’est pas prévoir mais comprendre ce qu’il y
a de compréhensible – donc de rationnel, donc de manifestations du sujet
sous des formes aussi bien subjectives qu’objectives – dans le monde.

3. Le droit abstrait
• La Propriété
Comme dans toute son œuvre, Hegel commence par l’immédiateté, c’est-à-
dire, dans le texte de l’Esprit objectif, par l’objectivation immédiate de la
volonté individuelle. Si, de manière générale, le sujet vise à s’approprier le
monde afin que ce dernier ne lui résiste plus, dans le cas particulier de
l’Esprit objectif, cette appropriation adopte une tournure matérielle à travers
la forme de la propriété effective des choses. « Ceci est à moi » constitue la
forme objective de la volonté qui s’installe dans le monde sous la forme
d’objets qu’elle décrète siens. C’est, si l’on peut dire, une forme matérielle
de colonisation du monde par laquelle les éléments de ce dernier sont
présentés comme appartenant réellement au sujet.
• Le Contrat
Toutefois, cette propriété privée est justement privée, c’est-à-dire qu’elle
prive autrui de la jouissance du bien que le sujet considère comme sien. Par
conséquent, la propriété privée ne peut être telle que si autrui reconnaît qu’il
n’a aucun droit sur elle, et admet qu’il y renonce. C’est pourquoi le
deuxième moment du Droit abstrait concerne le « Contrat » en tant que ce
dernier unifie les différentes volontés autour de la propriété privée : par le
contrat, chacune des volontés se rapporte à la chose, soit pour admettre
qu’elle n’est pas sienne, soit pour déclarer qu’elle est sienne, et toutes les
volontés s’accordent autour de cette répartition.
Le Contrat apparaît donc comme l’objectivation de la volonté individuelle
en tant que celle-ci fait l’objet d’une acceptation de tous dans le cadre d’un
consensus ; mieux encore, il y a par le Contrat un processus de
reconnaissance, au moins théorique, en ceci que chaque sujet reconnaît la
répartition des biens.
• Le déni du droit
Toutefois, cette reconnaissance de l’objectivation de la volonté à travers la
propriété demeure très théorique car, dans les faits, on observe que
beaucoup peuvent porter atteinte à la propriété privée. Vols, larcins,
dégradations sont des éléments factuels, objectivant eux aussi une volonté,
qui s’observent depuis toujours, ce qui signifie que, concrètement parlant, la
propriété privée est régulièrement violée ; face à cette violence doit
répondre une autre violence, celle du droit, qui rétablit la propriété privée
dans son bon droit. Ici, le droit n’apparaît que sous sa forme punitive
destinée à rétablir le « bon droit », c’est-à-dire la force de la règle
commune.
• Pourquoi le droit abstrait est-il « abstrait » ?
Chez Hegel, « abstrait » signifie toujours incomplet ; par conséquent, il
manque au droit abstrait quelque chose ou, pour le dire autrement, le droit
abstrait fait abstraction d’un élément capital ; il lui manque en effet un
rapport à l’histoire, c’est-à-dire à la situation historique concrète d’une
société donnée. Le droit abstrait est une réflexion théorique et, plus encore,
anhistorique, sur la manière dont s’objective la personnalité du sujet à
travers la propriété privée ; mais il ne relie pas cette objectivation à
l’histoire, faisant de l’homme du droit abstrait une abstraction ne
correspondant à aucun système concret historico-culturel.

4. La moralité
Autant la réflexion sur le droit abstrait présentait un caractère universel,
autant la réflexion sur la moralité [Moralität] ramène à la particularité du
sujet et montre à quel point il est impossible de sortir de celle-ci dès lors
que l’on s’intéresse à l’action morale en tant que telle. « Le point de vue
moral est le point de vue de la volonté en tant qu’elle est infinie non pas
simplement en soi, mais pour soi.6 » Parce que l’histoire et la situation
concrète ne sont toujours pas convoquées, Hegel poursuit son investigation
de l’Esprit objectif à travers l’objectivation de l’obligation réciproque dans
le cadre social.
En termes simples, il apparaît que la moralité établit un lien entre la
subjectivité du vouloir et des règles ou des normes qui sont réalisées par des
actions, actions exprimant elles-mêmes le droit en objectivant une libre
subjectivité. Cela revient à dire que le principe de l’autonomie subjective
s’inscrit dans l’objectivité chez Hegel au sens où il s’agit de ressaisir dans
le monde effectif l’expression même de la volonté subjective. Néanmoins,
celle-ci tente de s’accomplir conformément à un principe normatif qui
présente une contradiction : l’action morale doit être à la fois réalisable et
en même temps conforme au Bien. Or, rien ne garantit que le Bien coïncide
avec le réalisable, si bien que la maxime de l’action morale se révèle
toujours contestable et contradictoire parce que toujours marquée de la
particularité du sujet. En d’autres termes, et contre Kant, Hegel montre que
l’action morale n’atteint jamais la véritable universalité et porte toujours en
elle la particularité du choix qu’elle a dû effectuer entre la norme du Bien et
la norme du réalisable.

5. L’éthicité
Cette incomplétude de la moralité engluée dans la particularité appelle son
dépassement dans l’éthicité [Sittlichkeit] qui constitue la vérité de la
moralité, c’est-à-dire son présupposé, en même temps qu’elle est l’objet de
l’innovation hégélienne la plus profonde. L’éthicité peut être comprise
comme le moment où l’individu, tout en restant individu, n’agit plus
comme individu mais agit désormais comme membre d’un tout qui
l’englobe et le dépasse. C’est la raison pour laquelle apparaissent des
éléments collectifs que sont la famille, la société et l’État.
Le droit abstrait proposait un modèle d’objectivation de la personnalité par
la propriété en faisant abstraction des conditions historico-sociales ; la
moralité proposait un modèle d’objectivation de l’obligation individuelle en
faisant abstraction des mœurs et des règles implicites ; la Sittlichkeit réunit
ces deux moments, et permet donc de penser l’insertion d’un sujet
individuel dans un cadre collectif sans que cela n’anéantisse son
individualité tout en donnant un contenu substantiel à sa volonté propre.
Toute la force de la Sittlichkeit consiste en effet à présenter une liberté
politique accomplie du fait même que si l’individu se définit à partir de son
groupe, alors ce dernier ne lui apparaît plus comme un élément étranger de
sorte que, en lui obéissant, il puisse accomplir pleinement sa liberté. En
d’autres termes, si je suis substantiellement membre d’une famille, alors
obéir à la famille ne revient pas à être contraint par un élément étranger
mais, au contraire, à obéir à ce à quoi je considère appartenir. La liberté
comme réalisation de soi en-son-autre prend ici un sens tout à fait concret.
• La Famille
La famille est une communauté naturelle fondée sur la particularité ; de ce
fait, si du point de vue de la famille, l’individu appartient à un groupe
cohérent, la particularité affective du lien implique la multiplicité des
familles, et donc l’impossible unité. De surcroît, fondée sur la durée de vie
des individus, elle est condamnée à disparaître avec la mort de ses
membres, à laquelle s’ajoute le fait que chacun fonde lui-même sa propre
famille ; élément d’unité, elle donne contradictoirement naissance à la
multiplicité et est donc dépassée par le cadre plus global de la société civile.
• La société civile
Comme la famille, la société civile n’est pas exempte de contradictions ; si
elle présente une forme d’unité supérieure à celle de la famille, elle n’en
demeure pas le moins le cadre d’une coexistence d’individus, Hegel pensant
la société sur le mode non organique du contrat où des individus s’associent
en vue de défendre leurs intérêts. « En tant que citoyens de cet État, les
individus sont des personnes privées qui ont pour fin leur intérêt propre.7 »
Tout le problème est alors de comprendre comment des individus égoïstes,
poursuivant leurs intérêts privés, c’est-à-dire particuliers, peuvent
appartenir à un élément universel, et comment cet élément universel peut
résister au tiraillement et à l’écartèlement qu’implique la poursuite effective
des intérêts particuliers, donc contradictoires.
• L’État
L’État est le présupposé secret par lequel seul la vie éthique présente un
sens réel. Fondé sur le patriotisme, il parvient à unifier des individus
différents à partir de la loi commune afin de créer l’analogue non affectif de
la famille sur le plan politique. Il ne s’agit pas pour l’État de condamner la
poursuite des intérêts privés, c’est-à-dire de renoncer au libéralisme, mais il
s’agit plutôt d’ordonner les intérêts particuliers au bien commun.
Vis-à-vis de l’État, l’individu dispose d’un droit, à savoir celui de respecter
la loi en tant qu’accomplissement de son devoir. Ici, l’individu exerce bien
sa libre volonté mais celle-ci ne cherche plus en elle-même, de manière
abstraite, une introuvable universalité ; la maxime de son action est
substantiellement fournie par la loi par le respect de laquelle l’individu agit
comme membre de la société, c’est-à-dire comme citoyen. L’universel est
donc désormais pris comme but au service duquel le particulier apparaît
désormais comme un moyen, dont il faut rappeler la légitimité en tant que
moyen. En somme, l’État est cette création humaine qui, loin de m’être
étrangère, m’apparaît au contraire l’œuvre rationnelle des hommes dont
j’adopte la volonté objective sous forme de lois que je respecte en tant que
citoyen.
Conclusion
À la suite de Montesquieu et de Rousseau, Hegel montre que la liberté ne
saurait être identique à l’indépendance ; pour le dire autrement, on ne peut
pas être authentiquement libre en faisant abstraction d’autrui, et seule la
juste compréhension de la notion d’obligation peut s’accommoder de la
qualification de liberté. Le génie de Hegel, dans les Principes de la
philosophie du droit, est de porter à son acmé cette intuition philosophique
et de montrer que, si la liberté se définit par le fait d’être chez-soi-en-son-
autre, alors ce n’est qu’en faisant sienne la règle collective afin que celle-ci
détermine sa volonté que l’individu pourra accomplir des actions
authentiquement libres, car il aura incorporé les normes du groupe, à telle
enseigne que celles-ci ne lui apparaîtront plus comme une contrainte
extérieure insupportable mais, bien au contraire, comme l’objectivation de
son vouloir en tant que membre d’une collectivité.
Hegel adopte à cet égard une position subtile envers le libéralisme
politique : avec ce dernier, il reconnaît à l’individu et à la recherche de ses
intérêts une légitimité absolue. La société civile garantit la possibilité de
poursuivre des intérêts égoïstes ; mais que ces intérêts particuliers et
égoïstes soient absolument légitimes n’implique pas, contrairement à ce que
pose la pensée libérale, qu’ils soient la fin suprême de l’action individuelle.
Le paradoxe hégélien est de fonder le dépassement de l’individu dans la
volonté individuelle, et de refuser de faire de celui-ci le dernier mot du
vouloir : l’individu libre doit vouloir plus que lui-même, c’est-à-dire doit se
vouloir lui-même non pas comme individu mais comme membre d’un tout ;
c’est le seul moyen d’être authentiquement libre et de ne plus rencontrer le
monde politique comme une extériorité contraignante.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Éditions du texte
• Édition de référence : G. W. F. Hegel, Principes de
la Philosophie du Droit, traduction Jean-François
Kervégan, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013.

• G. W. F. Hegel, Principes de la Philosophie du


Droit, traduction Robert Derathé et Jean-Paul Frick,
Paris, Vrin, 1975.

—, Principes de la Philosophie du Droit, traduction


André Kaan, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989.

—, Principes de la Philosophie du Droit, traduction


Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, GF, 1999.
• Autres éditions en lien avec les Principes de la Philosophie du
Droit

• G. W. F. Hegel, Encyclopédie des Sciences


Philosophiques, Tome III, Philosophie de l’Esprit,
traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988,
p. 147-164, et p. 281-341.

—, Encyclopédie des Sciences Philosophiques en


abrégé, traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin,
2012, p. 519-576.
• Lectures des Principes de la Philosophie du Droit
• Bernard Bourgeois, Le droit naturel de Hegel,
Paris, Vrin, 1986.

—, Études hégéliennes. Raison et décision, Paris,


PUF, 1992.

• Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Le


syllogisme du pouvoir. Y a-t-il une démocratie
hégélienne ?, Paris, Aubier, 1992.

• Jean-François Kervégan et Gilles Marmasse, Hegel


penseur du droit, Paris, CNRS-Éditions, 2004.

• Jean-François Kervégan, L’effectif et le rationnel.


Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007.

—, « L’institution de la liberté », in G. W. F. Hegel,


Principes de la Philosophie du Droit, traduction
Jean-François Kervégan, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2013, p. 1-109.

• Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey, Hegel et


la société, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1984,
1987.

• Gilles Marmasse, Force et fragilité des normes.


Les principes de la philosophie du droit de Hegel,
Paris, PUF, 2011.

—, L’histoire hégélienne entre malheur et


réconciliation, Paris, Vrin, 2015.

• Karl Marx, Contribution à la critique de la


philosophie du droit de Hegel, Genève, Entremonde,
2010.

• Joachim Ritter, Hegel et la Révolution française,


Paris, Beauchesne, 1970.

• Ludwig Siep, La philosophie pratique de Hegel.


Actualité et limites, traduction Jean-Michel Buée,
Paris/Tel-Aviv, L’Éclat, 2013.

• Charles Taylor, Hegel et la société moderne,


traduction Pierre Desrosiers, Paris, Cerf, 1998.

• Éric Weil, Hegel et l’État. Cinq conférences, Paris,


Vrin, 1994.
1. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Préface, Traduction Jean-François Kervégan,
Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 113.
2. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques, Tome III, Philosophie de l’Esprit, II,
« L’Esprit objectif », § 401, Traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 147.
3. G. W. F., Hegel, Principes de la Philosophie du droit, Préface, op. cit., p. 131-132.
4. Ibid., Préface, p. 129.
5. Ibid., Préface, p. 134.
6. Ibid., § 105, p. 261.
7. Ibid., § 187, p. 354.
38
Schopenhauer, Le monde
comme volonté et représentation
(1819/1844)

Arthur Schopenhauer (1788-1860) est l’homme d’un livre. Non seulement


parce que ce livre est au centre de toute son œuvre, mais parce que sa vie
est toute dans l’ouvrage. Cet ouvrage, Le Monde comme volonté et comme
représentation a connu trois éditions (1819, 1844 et 1859) qui ont permis à
Schopenhauer d’y ajouter des compléments, réunis dans un second volume,
des corrections et précisions apportées directement au texte. On peut donc
dire que cette œuvre est l’ouvrage d’une vie consacrée à poursuivre sans
concession cette « étoile conductrice […] »1 qu’est la vérité. Certes
Schopenhauer a écrit d’autres ouvrages qui doivent être lus avant et en
marge de celui que nous présentons ici : sa thèse de doctorat Sur les quatre
racines du principe de raison suffisante (1813), mais également l’ouvrage
qui l’a rendu célèbre, Parerga et Paralipomena (1851), sans oublier les
Fondement de la morale (1840), pour ne citer que les trois livres les plus
importants du philosophe. Mais l’auteur fait de ces livres des compléments
nécessaires ou utiles à la lecture du maitre ouvrage que nous exposons ici. Il
faut dire que Schopenhauer voit bien, comme Platon, que l’écriture n’est
que la trace, le signe de la pensée. Or, l’unité d’une grande pensée est
hétérogène à l’étalement qu’impose l’organisation d’un livre et
Schopenhauer nous prévient que si nécessaire soit-elle, la division en
parties ne saurait faire oublier l’unité organique de l’œuvre, de telle sorte
que la totalité soit présente en chacune des parties de son exposition, chaque
partie n’étant qu’un point de vue sur le tout et non une déduction logique de
ce qui la précède2.

1. Contexte de l’œuvre
La philosophie Kantienne, tout comme celle de Descartes qui avait inauguré
la modernité, a orienté la pensée occidentale jusque dans ces systèmes
idéalistes et positivistes qui se disputèrent son héritage tout le long
du XIXe siècle. C’est surtout en Allemagne que l’idéalisme s’épanouit dans
les systèmes de trois universitaires, Fichte, Schelling et Hegel, que
Schopenhauer ne cessa d’éreinter, leur reprochant précisément d’avoir
élaboré une philosophie de professeurs et de théologiens qui non seulement
prennent les mots pour les choses, mais sont aussi trop peu indépendants du
pouvoir et donc de leurs émoluments3. Schopenhauer, quant à lui, ne
voulant courtiser que la vérité qui, souligne-t-il, « n’est pas fille de joie à se
jeter au cou de qui ne la désire pas »4 voulut reprendre la philosophie là où
Kant l’avait laissée. Son indépendance financière, assurée par l’héritage de
la fortune paternelle, lui rendit, il faut bien le dire, la chose plus aisée. Il
trouva dans les livres sacrés de l’Inde, notamment les Véda et Upanishads,
que lui avait fait connaître Maier, professeur à l’Université de Göttingen,
une convergence avec la distinction kantienne entre le phénomène – le
monde tel qu’il nous apparaît immédiatement – et la chose en soi – le
monde tel qu’il est, indépendamment de notre représentation. Si Kant
affirmait l’impossibilité pour l’homme de déchiffrer l’énigme du monde,
Schopenhauer, en cela plus proche des Upanishads que de Kant, affirme
avoir trouvé la clef dans l’expérience intime du corps propre qui nous
permettrait de dévoiler le soubassement du monde phénoménal.

2. La forme du texte et sa signification


• Intention générale et origine
Deux épisodes conjoints peuvent à eux seuls rendre compte de l’expérience
philosophique d’Arthur Schopenhauer. Son père, Heinrich Schopenhauer
qui était un riche commerçant et cosmopolite convaincu, entreprit de faire
de son fils un polyglotte et de le familiariser avec les cultures étrangères en
lui offrant l’opportunité, avant d’entrer dans les affaires familiales, de faire
un tour d’Europe en famille. Or, alors qu’ils venaient d’arriver dans le sud
de la France, après avoir séjourné deux mois à Paris, Arthur fut vivement
impressionné par la visite qu’il fit du bagne de Toulon, puis par celle du
parloir de la quarantaine5 à Marseille, où il rencontra la violence et la
douleur de l’existence ; peu de temps avant, durant ce même voyage, il
avait expérimenté la douceur et la sérénité dans la contemplation du Mont
Blanc. Ces expériences contrastées se retrouvent dans ce que Schopenhauer
appelle le « vouloir-vivre », qui est l’expression chez les animaux de la
Volonté, cause de nos malheurs, tandis que l’art, la morale et l’abnégation
peuvent nous en détacher et ainsi nous en délivrer.
Le livre est composé de quatre parties qui sont quatre points de vue sur la
réalité. Les quatre parties de la première édition de 1819 sont accompagnées
de réflexions complémentaires réunies dans un second volume qui
apportent à sa pensée la maturité de plusieurs années de méditations6.
• Les quatre parties de l’œuvre
Le monde comme représentation
La première partie et ses compléments sont consacrés à développer
l’analyse de la thèse de doctorat de 1813 en démontrant que le monde n’est
qu’une représentation de la conscience, ainsi que l’écrit Schopenhauer dès
le début de son ouvrage : celui qui accède à la réflexion philosophique « se
rend à la certitude et l’évidence, que ce qui est connu par lui n’est ni le
soleil ni la terre mais que ce n’est jamais qu’un œil voyant un soleil, une
main touchant une terre, que le monde environnant n’existe qu’à titre de
représentation7 ».
Cette représentation nous fait percevoir le monde dans l’espace et dans le
temps ; le principe de causalité explique la succession des phénomènes. Les
lois de la logique nous permettent de relier entre eux les concepts abstraits
que nous formons, tandis que le principe de la motivation explique toutes
nos actions volontaires. Ce monde ainsi représenté à la conscience du sujet,
qui n’a pas plus de consistance que le théâtre d’ombres de la caverne
platonicienne, n’est qu’une mise en scène de l’entendement, une illusion.
C’est ce théâtre que les sciences de la nature conceptualisent en des
relations qui ne peuvent que donner une explication du monde, certes
commode, mais fausse aux yeux du philosophe, « puisqu’un membre de la
chaîne lui est aussi étranger que l’autre et que, en outre, cette forme de
rapport lui est tout autant problématique que ce qui est articulé grâce à
lui.8» Le même reproche est fait par Schopenhauer aux philosophes qui
croient pouvoir dévoiler la cause première du monde en s’appuyant sur le
principe de causalité, sans se rendre compte que ce principe ne peut valoir
que dans le monde des phénomènes qu’il contribue à former. « Le principe
de raison explique les relations entre les phénomènes mais non les
phénomènes eux-mêmes »9 et de ce fait la philosophie ne peut, sans se
contredire, prétendre ni montrer d’où vient le monde, ni nous dire pourquoi
le monde existe, mais elle peut cependant dévoiler « ce qu’est le monde.10 »
De ce fait la matière est une abstraction qui ne peut pas être perçue, et le
sujet de la représentation est ce qui ne peut être représenté et ne peut être
pour lui-même que ce qui se représente un monde11.
Devrions-nous conclure de cela avec Kant à l’impossibilité de connaître
autre chose que nos représentations ? Schopenhauer ne le pense pas car il
lui semble qu’une expérience intime échappant au principe de raison peut
nous permettre de lever le voile pour saisir intuitivement l’absolu, c’est-à-
dire ce dont tout dépend mais qui ne dépend de rien.
Le monde comme volonté
Il ne s’agit pas, bien évidemment, de partir du monde phénoménal, donc
externe, représenté à ma conscience pour en débusquer le fondement,
puisque par ce chemin je ne pourrais jamais avoir autre chose que des
représentations et des enchaînements de représentations qui occultent la
chose en soi. En procédant de la sorte, je serais semblable « à quelqu’un qui
tourne autour d’un château, recherchant en vain une entrée et qui, en
attendant, en esquisse le dessin de la façade.12 » Mais, tout au contraire, si
je porte mon attention sur l’expérience intime de ma corporéité, non pas
comme phénomène en interaction avec d’autres phénomènes, mais comme
expérience immédiate de la présence à soi, alors, je découvre que mon corps
propre est la manifestation phénoménale de ma volonté. Voilà le chemin
secret pour pénétrer le château. Mon corps est l’expression de ma volonté,
« mon corps est l’objectivité de ma volonté13 », et c’est là ce qui me
constitue comme individu à part des autres individus rencontrés dans
l’expérience phénoménale ; Schopenhauer, avec des accents spinozistes,
appelle « vouloir vivre », cette volonté qui est le plus intime de mon être.
Attention, il ne faut pas confondre cette Volonté originelle avec mes actes
de volonté particuliers inscrits dans le temps qui obéissent toujours au
principe de motivation et qui me font croire que l’objet convoité est la cause
de mon vouloir, quand tout au contraire, c’est mon vouloir qui précède
l’objet sur lequel je vais ensuite cristalliser cette énergie volitive. Les motifs
« ne font que déterminer à un moment donné quelle est la manifestation de
la volonté, ils ne sont que le moyen grâce auquel ma volonté se montre.
Elle-même cependant se situe en dehors du domaine de la loi de
motivation ; seul son phénomène à tel moment est nécessairement
déterminé par cette loi.14 »
De là, nous pouvons par extrapolation, comprendre que tout corps est
l’objectivation d’une volonté. Car c’est bien elle que je vois s’exprimer
autour de moi dans le monde phénoménal. C’est bien ce même vouloir-
vivre que je vois agir dans tout le monde animal et sa féroce compétition
pour la survie ; c’est encore cette Volonté qui se manifeste dans le monde
physique et que les sciences traduisent sous forme de lois. Tout ce qui
existe, et qui nous est représenté aux travers des formes a priori que sont
l’espace et le temps, est manifestation de la « Volonté », « substance la plus
intime » du monde. « En tant que telle, elle n’est nullement une
représentation […] Elle est ce dont toute représentation, tout objet est le
phénomène, le principe de visibilité, l’objectivité.15 »
De même que l’identité du corps ne pourra jamais être démontrée16,
puisque toute démonstration obéit au principe de raison qui masque la chose
en soi, de même la Volonté ne peut-elle être connue en son essence.
Schopenhauer n’a jamais prétendu pouvoir définir positivement l’essence
de cette « Volonté », mais toutefois, il nous en propose une approche
apophatique (ainsi que font les théologiens pour s’approcher
intellectuellement de l’essence de Dieu), c’est-à-dire en écartant d’elle ce
qu’elle n’est pas. Pour mieux la cerner, il convient donc de la penser en
faisant abstraction des conditions que lui impose le principe de raison. On
peut donc exclure de la définition de la chose en soi tout ce qui la diffracte
et la manifeste comme monde chatoyant existant dans l’espace et évoluant
dans le temps. Elle est donc sans lieu, hors du temps et Une puisque
l’espace et le temps en sont le principium individuationis17, comme un
cristal à facettes qui démultiplie l’image de l’objet placé derrière lui.
Chaque facette de ce cristal correspond aux Idées platoniciennes, c’est-à-
dire aux archétypes qui sont les degrés d’objectivation de la Volonté dans
notre représentation18. Par conséquent, elle est bien évidemment
« dépourvue de raison bien que chacun de ses phénomènes soit entièrement
soumis au principe de raison.19 » Ce serait de ce fait une erreur de se
demander pourquoi ou pour quoi elle est, et de ce fait si l’individu, en tant
que phénomène, « a constamment des buts et des motifs en fonction
desquels il dirige son action20 », par contre la Volonté en tant que principe
est sans motif et sans but. D’ailleurs, aucun individu ne saurait dire
« pourquoi il veut en général ou pourquoi il veut exister21 ». Les motifs ne
sont que des illusions qui nous cachent l’absurdité de notre condition qui
nous apparaît dans toute sa cruauté lorsque notre désir se trouve « dépourvu
d’objet déterminé22 ». Le plaisir et la douleur, les deux faces d’une même
médaille, ne sont que des illusions qui nous poussent à satisfaire ce vouloir-
vivre absurde. Ainsi l’état amoureux, par exemple, n’est-il qu’une
cristallisation qui ne dure que le temps nécessaire à la reproduction de
l’espèce. Bref, pour Schopenhauer, la vie de l’homme n’est qu’un calvaire,
d’autant plus que le souvenir de ses souffrances passées lui fait anticiper
celles à venir jusqu’à sa mort.
Représentation indépendante du principe de raison : la
libération par l’art
N’y a-t-il donc aucune échappatoire pour l’homme ? Peut-être le suicide ?
Mais, comme l’explique Schopenhauer dans la quatrième partie de son
ouvrage : « L’individu suicidaire veut la vie ; ce n’est que des circonstances
sous lesquelles cette vie s’est déroulée pour lui qu’il n’est pas satisfait. Il ne
renonce donc nullement à la volonté de vivre, mais seulement à la vie, en
détruisant son phénomène singulier.23 » Autant dire que cette solution
radicale serait absurde comme la vie elle-même.
Il reste deux moyens pour nous arracher à cet absurde vouloir-vivre qui
nous torture : les arts et la morale.
Toute œuvre d’art, monument, peinture, sculpture, poème, mais plus encore
la musique, exprime, « par un langage directement intelligible mais
intraduisible dans celui de la raison, l’essence la plus intime de toute vie et
de toute existence.24 » Ils nous permettent, par l’intuition et la
contemplation désintéressée des archétypes du monde, de sortir du torrent
impétueux du vouloir-vivre en dissipant le brouillard de Maya (Terme
hindou qui désigne l’illusion cosmique de la dualité qui nous fait prendre le
phénomène pour la chose en soi). Dans cet état extatique, nous nous
oublions, nous laissons de côté notre individualité, c’est-à-dire notre désir
de profiter des choses, pour ne plus voir au travers d’elles que les idées
qu’elles laissent transparaitre. Ce que les arts permettent « virtualiter ou
implicite25 » la philosophie peut seule « la délivrer actualiter et explicite ».
Mais la philosophie ne s’adresse qu’à un public restreint instruit de ses
concepts alors que les arts, « agissant par l’intermédiaire de l’imagination »,
s’adressent à un plus grand nombre, mais non à tous, « car l’idée
appréhendée, répétée par l’œuvre d’art, ne parle à chacun qu’à la mesure de
sa propre valeur intellectuelle26 ».
Schopenhauer propose alors une hiérarchisation des différents arts selon le
type d’Idées qu’ils dévoilent :
L’architecture rend perceptible « quelques-unes de ces Idées qui sont les
degrés les plus bas de l’objectivité de la volonté, à savoir la pesanteur, la
cohésion, la rigidité, la dureté, ces propriétés universelles de la pierre27 ».
Pour le dire autrement cet art met en évidence le fragile équilibre du monde
matériel entre résistance et pesanteur. L’effet produit par un monument est
non seulement mathématique (nous aimons ses formes, proportions et
symétries etc.), mais également dynamique (l’équilibre des forces).
L’art des jardins repose sur les contrastes et mises en scène qui permettront
de manifester les différents types qui président au monde végétal ; « mais il
est bien moins maître de sa matière que l’architecture de la sienne28 » et il
n’ajoute pas grand-chose à la nature.
La sculpture plus que les disciplines précédentes veut mettre en évidence
l’essence humaine sous des traits individuels qui pour autant ne la masquent
pas, mais la rehaussent en rendant visible une humanité que nul n’a jamais
vue et « C’est par ce fait seul que nous pouvons concrètement anticiper ce
que la nature, qui n’est autre que cette volonté constituant notre propre
essence, s’efforce de présenter.29 » La peinture en plus des couleurs ajoute
la perspective à ces représentations de l’essence de l’homme et de son
histoire30. Les formes poétiques, quant à elles, délaissent les archétypes
physiques pour ceux des émotions, sentiments, passions qui mènent les
hommes31.
Mais c’est à la musique que revient de mieux révéler « l’essence la plus
intime du monde »32 et non plus seulement les différents archétypes de sa
manifestation.
Après l’accomplissement de la connaissance de soi, affirmation
et négation de la volonté de vivre
L’éthique schopenhaurienne n’est en aucune façon normative, mais
seulement descriptive, « Car ici, où il s’agit de la valeur ou de l’absence de
valeur d’une existence, […] ce ne sont pas les concepts exsangues de la
philosophie qui sont décisifs, mais l’essence la plus intime de l’homme
[…]. La vertu ne s’enseigne pas, pas plus que le génie […]. Nous serions
par conséquent également sots d’exiger de nos systèmes de morale et de nos
éthiques qu’ils produisent des hommes vertueux, nobles et saints que
d’exiger de nos esthétiques qu’ils produisent des poètes, des sculpteurs et
des musiciens.33 » De fait nous ne pouvons agir en dehors de ce que nous
sommes et de ce fait il est absurde de penser parvenir à changer son
caractère autrement qu’en apparence34. Mais cela n’empêche pas le
philosophe de cataloguer les différents types moraux. Et là, il faut bien se
rendre à l’évidence que l’égoïsme domine, car la Volonté en chaque
individu ne peut se ressentir que comme la Volonté tout entière et ne voit
dès lors les autres individus que comme ses représentations, rien de plus35,
ou comme ce qui, menaçant ses intérêts, doit être éliminé. L’injustice, qui
est donc première et positive, est donc définie par Schopenhauer comme
cette affirmation d’une volonté niant l’existence de la volonté d’autrui36.
Dès lors, l’injustice n’est pas la négation de la justice qui serait première,
mais bien au contraire c’est la justice qui étant seconde nie l’injustice.
La justice est le refus de certains individus, plus sensibles, d’entrer dans la
logique de l’égoïsme naturel car ils ont conscience de l’unité de tous les
êtres. Cette connaissance ne peut que favoriser l’émergence de l’empathie,
de la pitié, puis même de la charité chez les hommes les plus conscients.
Cette charité a pour essence la négation du vouloir-vivre. Telle est la voie
de la sagesse qui ne peut que déboucher sur le refus de contribuer à la
souffrance, en se désengageant des illusions du désir, donc en refusant de
contribuer à la violence permanente des êtres, et plus encore en s’abstenant
de donner la vie à de nouveaux êtres. C’est bien cette invitation qui fait de
Schopenhauer un bouddhiste occidental.
Paul Mirault

Bibliographie
• Éditions de référence
• Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et
représentation, traduit de l’allemand par Christian
Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey annoté
par Vincent Stanek, Ugo Batini et Christian Sommer,
Paris, Gallimard, collection « Folio », 2009, en deux
volumes.

—, Le Monde comme volonté et représentation,


traduit de l’allemand par Auguste Burdeau, Librairie
Félix Alcan, 1912, en deux volumes.

• Études

• Roger Pol-Droit, Présences de Schopenhauer,


Paris, Grasset, 1989.

• Clément Rosset, Schopenhauer, philosophe de


l’absurde, Paris, Presses universitaires de France,
1967.

• Vincent Stanek, La métaphysique de


Schopenhauer, Bibliothèque d’Histoire de la
Philosophie, Paris, Vrin, 2010.
• Site internet

• http://www.schopenhauer.fr/index.html
1. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1 Préface à la 2e édition,
1844, traduit de l’allemand par C. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey, Gallimard Folio, Paris 2009.
Toutes les références à l’ouvrage seront empruntées à cette dernière édition.
2. Cf les pages 45 et suivantes, de la préface à la première édition.
3. Cf entre autres les pages 68-70 dans la même édition.
4. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1 Préface à la 2e édition,
1844, page 58.
5. Lieu où étaient isolés les pestiférés.
6. Ibid., pages 62-63.
7. Ibid., parag. 1, page 77.
8. Ibid., parag. 15, page 215.
9. Ibid., page 216.
10. Ibid., page 216.
11. Ibid., parag. 2, pages 80 à 82.
12. Ibid., paragraphe 17, page 242.
13. Ibid., § 18, p. 249.
14. Ibid., § 20, p. 255.
15. Ibid., § 21, p. 261.
16. Ibid., § 18, p. 248. « c’est-à-dire être déduite en tant que connaissance médiate d’une autre
immédiate, précisément parce qu’elle est elle-même la plus immédiate ».
17. Ibid., § 23, page 266 et § 25, pp. 292-293.
18. Ibid., § 26 & 27.
19. Ibid.
20. Ibid., § 29, pp. 353-354.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid., paragraphe 69, page 732.
24. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 2, chapitre 34, p. 1792.
25. Ibid., p. 1793.
26. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1, livre 3, § 49 p. 464.
27. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1, livre 3, § 43 pp. 432-
433.
28. Ibid., § 44, p. 439.
29. Ibid., § 45, p. 445.
30. Ibid., § 48.
31. Ibid., § 51.
32. Ibid., § 52, p. 501.
33. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1, livre 4, § 53 p. 524.
34. Ibid., § 55 p. 550.
35. Ibid., § 61 pp. 623-624.
36. Ibid., § 62 pp. 634-635.
39
Tocqueville, La Démocratie
en Amérique (1835-1840)

« Le plus grand soin d’un bon gouvernement devrait être d’habituer


peu à peu les peuples à se passer de lui. »
De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville

1. Le projet et la structure de l’œuvre


On le sait peu mais Alexis de Tocqueville est l’un de nos plus grands
écrivains français modernes. Non seulement par le style mais aussi par
l’extraordinaire clairvoyance de sa pensée.
Tocqueville est né à Paris en 1805 et il est mort en 1858. Après avoir été
juge auditeur, il devient député (1839) puis académicien (1841) et enfin
ministre des Affaires étrangères en 1849.
C’est à la suite d’un voyage en Amérique en 1835, qu’il publie son œuvre la
plus connue, De la démocratie en Amérique, où il cherche à définir le
concept moderne de société démocratique à travers l’exemple américain.
Notre auteur appartient à la génération qui suit la Révolution française et
qui est fortement marquée par le drame de la Terreur, des massacres, des
persécutions contre l’Église. Mais avant même son voyage en Amérique, il
est convaincu qu’un bien peut sortir de ce chaos, qu’il ne faut pas céder au
fatalisme ou à la nostalgie.
En fait, Tocqueville réagit en chrétien, il tente de discerner l’action de la
Providence dans l’histoire. La Révolution n’est que l’aboutissement d’un
mouvement bien antérieur et irrésistible d’égalisation des conditions.
– Déjà les rois s’efforçaient de niveler les conditions d’existence de leurs
sujets en abaissant l’aristocratie pour mieux s’élever au-dessus d’elle.
– Plus fondamentalement « le christianisme, qui a rendu tous les hommes
égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux
devant la loi. »
– Enfin, l’élévation générale du niveau de vie et la mise à la portée de tous
des lettres et des sciences rendent aujourd’hui possible concrètement cette
égalité.
Qu’on le veuille ou non, pense Tocqueville, cette évolution est déjà presque
achevée et il serait vain de vouloir la nier ou l’arrêter. Il écrit : « Lorsqu’on
parcourt les pages de notre histoire… Le développement graduel de
l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux
caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la
puissance humaine. »
Mais la démocratie en France a « été abandonnée à ses instincts sauvages
[…] elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. » Le problème est donc de
l’aider à se construire, en rejetant ses vices et ses excès en la canalisant pour
la rendre profitable aux hommes.
C’est donc la vision de l’Amérique qui permettra d’accomplir ce travail
dans la mesure où elle offre l’image d’une démocratie tranquille et assurée.
L’Amérique est née démocratique, elle n’a pas eu à lutter contre une
aristocratie pour le devenir. Elle donne donc par anticipation une image de
ce qui sortira au terme de ce processus confus et violent de transformation
dans lequel la France est immergée.
De la démocratie en Amérique se présente sous la forme deux livres :
– Le premier est consacré au principe de la souveraineté du peuple, son
mode de fonctionnement. Tocqueville analyse les institutions politiques
américaines, l’équilibre des pouvoirs, le suffrage universel etc.
– Le second livre est consacré à la société démocratique c’est-à-dire aux
nouvelles manières de penser et d’être engendrées par l’égalisation des
conditions. Il y est question notamment de l’individualisme, de l’étatisme,
de leurs conséquences et des moyens de les combattre.

2. Les thèses
• L’individualisme démocratique, conséquence de l’égalité
« Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous », écrit-il dans
son introduction. Et il ajoute : « Il faut une science politique nouvelle à un
monde tout nouveau1 ».
Tocqueville est attentif à cerner tous les effets politiques et culturels de cette
nouvelle manière d’être, typiquement moderne. Admirateur de Pascal, il
veut dresser le tableau des « grandeurs et des misères » de la démocratie.
En 1841 dans La Démocratie en Amérique, il analyse ce principe
démocratique qui s’affirme dans l’égalisation des conditions contre la
hiérarchie des classes et l’autorité des traditions.
Tocqueville voit la marche vers l’égalité des conditions comme une
évolution inéluctable et irréversible mais inquiétante, car avec elle les
libertés individuelles disparaissent.
Il constate que ce processus d’égalisation s’accompagne logiquement de la
dissolution des influences sociales, des liens de dépendance et atomise le
lien social, menaçant ainsi l’exercice même de la liberté et de la
responsabilité politique du citoyen.
En effet, l’égalité tend à dissoudre l’idée de supériorité naturelle ainsi que
l’influence des traditions, ou des anciens. De plus, la perte des grands
idéaux antiques (la vertu, le bien commun) conduit à l’appauvrissement du
sens de la vie, « aux petits et vulgaires plaisirs », à l’ennui et à l’inquiétude.
L’homme démocratique en vient alors à considérer que son opinion vaut
celle de tout autre et qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur
parole. Chacun veut donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre
raison. D’où ce sentiment d’autosuffisance que Tocqueville appelle
l’individualisme.
Ainsi l’égalisation s’accompagne d’une fragilité plus grande des individus
qui deviennent isolés et séparé les uns des autres. En se repliant sur lui,
l’homme sent sa faiblesse et son isolement. Il se tourne alors naturellement
vers la masse en pensant que la vérité réside dans le plus grand nombre.
D’autre part, pour éviter l’anarchie et protéger leurs biens, ils s’en remettent
à un pouvoir unique et central auquel ils délèguent tous leurs droits.
L’individualisme rend les hommes indifférents à autrui et craintifs en même
temps. Il les prépare à consentir au despotisme de l’État tutélaire, ce que
Tocqueville appelle le despotisme doux. Ils sont prêts à sacrifier leur liberté
à leur tranquillité.
• Le despotisme doux comme nouvelle figure de la servitude
Il y a donc une ambivalence de l’égalité qui produit deux mouvements
contraires :
– L’un qui conduit vers une plus grande liberté individuelle.
– L’autre, qui enchaîne l’esprit à l’opinion du plus grand nombre et à une
« nouvelle physionomie de la servitude2 ».
L’égalité de condition, qui caractérise la démocratie, fait que chacun tend à
se replier sur soi, sans lien qui le rattache aux autres. L’indépendance
individuelle que consacre cette nouvelle liberté rend difficile l’exercice des
vertus civiques en nourrissant l’indifférence au bien publique. Du coup, les
démocraties modernes s’exposent au despotisme « doux et régulier » de
l’étatisme, cette nouvelle forme de servitude rendue possible par le
désintérêt croissant du peuple pour la vie politique. La démocratie tend
donc symétriquement vers deux excès qui se nourrissent l’un l’autre :
– D’une part l’individualisme, c’est-à-dire le « désintérêt pour les affaires
publiques » et « l’amour des jouissances matérielles ». Tocqueville définit
précisément l’individualisme comme un sentiment d’autosuffisance qui
conduit le citoyen à s’isoler des autres et à se replier sur lui-même. C’est
le narcissisme hédoniste.
– Et d’autre part l’étatisme qui détruit les individus en les maintenant dans
un état d’enfance. L’État, dit-il, « travaille volontiers à leur bonheur mais
il veut en être l’unique agent ».
L’homo democraticus est donc un homme contradictoire. Il refuse de
s’appuyer sur la tradition ou la raison d’hommes supérieurs mais il n’ose
pas s’appuyer sur sa propre raison. Il éprouve au fond la difficulté
d’assumer sa liberté.
Chaque être humain tend alors se soumettre à une autorité supérieure. Cette
soumission qui apporte la sécurité est plus facile à vivre que la liberté.
Dans la légende du grand inquisiteur des Frères Karamazov, Dostoïevski a
écrit des pages remarquables sur ce sujet. Les hommes ne cherchent pas la
liberté, mais la sécurité. C’est pourquoi ils préfèrent déléguer leur capacité
d’agir à d’autres qui joueront un rôle d’autorité vis-à-vis d’eux mais qui
surtout devront assumer à leur place, la responsabilité de leurs décisions.
On retrouve également cette problématique dans Le Discours de la
servitude volontaire d’Étienne de la Boétie. Ce texte, rédigé en 1549 par
son auteur à l’âge de dix-neuf ans, dénonce la fascination des hommes pour
le pouvoir. Personne ne les contraint mais ils adorent leurs maîtres. Et ces
derniers « ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », disait-il.
« Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fît comprendre
comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations
supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle
qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent
bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient
mieux souffrir de lui, que de le contredire. Chose vraiment surprenante (et
pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner) ! c’est de
voir des millions et de millions d’hommes, misérablement asservis, et
soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par
une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire,
ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est
seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel.3 »
De son côté, Tocqueville écrit : « Ils se consolent d’être en tutelle, en
songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. […] Dans ce système,
les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître,
et y rentrent ». Pourquoi se laissent-ils entraîner dans la servitude sans la
voir ? Tocqueville en donne deux raisons : la crainte du désordre et l’amour
du bien-être. Au fond, c’est « l’apathie générale, fruit de
l’individualisme »4.
Dans un passage fameux de La démocratie en Amérique, Tocqueville décrit
les hommes en démocratie comme un « troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Les partis qui s’opposent
partagent en réalité les mêmes choix idéologiques et les électeurs croient
encore exercer leur pouvoir en votant tantôt pour l’un puis pour l’autre,
explique Tocqueville. « Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils
ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. […] Dans ce système, les citoyens
sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y
rentrent5 ».
Puis, s’habituant à cette tutelle, le peuple devient faible et apathique. « En
vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si
dépendants du pouvoir central, de choisir de temps en temps les
représentants de ce pouvoir ; cet usage si important mais si court et si rare,
de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils perdent peu à peu la faculté de
penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi
graduellement au-dessous du niveau de l’humanité ».
Et Tocqueville de conclure : « Il est, en effet, difficile de concevoir
comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se
diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les
conduire6 ».
• Les moyens de combattre ces deux maux
Le remède à cet individualisme démocratique, fruit de l’égalisation des
conditions, explique l’auteur de La démocratie en Amérique, c’est le
renforcement de la société civile. La société civile, en tant que distincte de
l’État, constitue naturellement ce tissu de communautés et d’institutions au
sein desquelles l’individu peut apprendre à exercer sa liberté et sa
responsabilité. Il s’agit des associations et des institutions naturelles comme
la famille, le quartier et surtout les églises. Il explique que c’est l’existence
d’une pluralité d’autorités intermédiaires dans l’ordre social qui permet
d’éviter les empiétements arbitraires du pouvoir dans la sphère privée. Mais
ces communautés peuvent à leur tour devenir oppressives (la tyrannie de la
majorité), c’est pourquoi il faut veiller à prévenir le communautarisme et le
fanatisme religieux en privilégiant l’universel, l’exercice de la raison
individuelle et du jugement critique.
Une société civile pluraliste et dynamique permet donc d’éviter les
empiétements du pouvoir dans la sphère privée. Pour libérer la société civile
et empêcher ainsi l’État de s’étendre inexorablement, il faut développer
simultanément les libertés locales, les associations libres et la liberté de
religion.
1. La décentralisation administrative par les libertés locales
Le premier remède est l’existence d’institutions libres. La commune est
pour Tocqueville l’école de la liberté, le lieu où les citoyens apprennent à
faire un usage réglé de leur liberté. C’est aussi le lieu où se forme un esprit
civique, si nécessaire pour contrecarrer les effets de l’individualisme, du
repli des individus sur eux-mêmes.
Et c’est le lieu où peuvent se tisser des liens de coopération et de solidarité.
La décentralisation est une condition nécessaire mais non suffisante de la
liberté. Car les institutions libres n’agissent pas d’elles-mêmes. Il faut que
des hommes leur donnent vie, qu’ils les animent. En d’autres termes, une
démocratie, si elle veut préserver la liberté, a besoin de la participation, et
ce notamment au niveau local.
2. L’essor des associations libres
Par libres, Tocqueville entend ici des associations volontaires, issues de la
société civile : familles, églises, voisinage, communautés, associations
professionnelles ou sportives, scoutisme, aide aux plus démunis etc.
Tout ceci contribue à désenclaver l’individu, à le rendre moins isolé, moins
fragile et moins tenté de recourir à l’État pour sa protection.
Elles permettent à l’individu et aux citoyens de se prendre en charge et de
réduire l’emprise du pouvoir social. La science des associations est donc la
« science mère » de la démocratie :
« Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la
science mère […] Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il
y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres.
Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que
parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne comme
dans le même rapport que dans l’égalité des conditions7 »
On est proche des raisonnements d’un Thoreau dans De la désobéissance
civile, opposant le jugement propre et la nécessité d’agir au conformisme
majoritaire, réduisant les citoyens à n’être que des rouages irresponsables
de la machinerie sociale.
Tocqueville défend les institutions de la société civile comme alternative à
l’étatisme et un rempart contre la tyrannie. Sa conclusion est claire : c’est
par la liberté qu’il faut lutter contre les dérives de la démocratie.
3. La liberté de religion
La vertu de toute religion est de briser l’immanence propre à l’individu
des siècles démocratiques en lui montrant qu’il y a autre chose que la
satisfaction de ses intérêts matériels.
Pour Tocqueville, le choix est clair : si l’homme démocratique veut être
libre, il doit croire, et s’il ne croit pas, il sera esclave.
« Lorsqu’il n’existe plus d’autorité en matière de religion, non plus
qu’en matière politique, les hommes s’effrayent bientôt à l’aspect de
cette indépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes
choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde
des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable
dans l’ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes
croyances, ils se donnent un maître. Pour moi, je doute que l’homme
puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance
religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à penser que,
s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et, s’il est libre, qu’il croie.8 »
Par le biais de la religion s’introduit un élément de grandeur et de respect
dans une société qui a tendance à tout niveler et à tout juger à l’aune des
intérêts purement matériels. Selon Tocqueville, les Américains montrent
donc admirablement que religion et démocratie ne sont pas deux choses
incompatibles entre elles.

3. Les concepts
• La liberté
L’analyse tocquevilienne de la démocratie ne fait que prolonger en un sens
la distinction de Constant entre la liberté des Anciens et celle des Modernes.
Dans un article de 1836 (État social et politique de la France avant et
depuis 1789), Tocqueville établit une comparaison méthodique entre la
liberté aristocratique et la liberté démocratique. La première se définit
comme « la jouissance d’un privilège » et Tocqueville de citer en exemple
le citoyen romain qui tient sa liberté non de la nature mais de son
appartenance à Rome. La seconde notion, qui est « la notion juste de la
liberté », consiste dans un « droit égal et imprescriptible à vivre
indépendant de ses semblables. » Cette notion moderne de la liberté n’est
donc pas comme la première une notion politique, elle se fonde sur le droit
naturel et elle est « juste » parce qu’elle s’étend également à tout homme.
Il écrit : « D’après la notion moderne, la notion démocratique, et j’ose le
dire la notion juste de la liberté, chaque homme, étant présumé avoir reçu
de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant
un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en
tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa
propre destinée9. » Cette notion moderne de la liberté n’est donc pas
comme la première une notion politique, elle se fonde sur la nature
humaine.
Les sociétés aristocratiques sont des sociétés fortement hiérarchisées, elles
sont donc fondées sur des liens de dépendance et d’obéissance. C’est la
relation de maître à serviteur qui prédomine.
Dans les sociétés démocratiques, la dissolution des hiérarchies de classe
libère chaque individu de l’influence des plus puissants et s’accompagne
d’une nouvelle manière d’être : l’indépendance, c’est-à-dire la capacité de
choisir soi-même sa propre destinée ou de n’obéir qu’à soi-même.
• L’égalité
La raison profonde pour laquelle cette notion de la liberté est plus juste que
la première, c’est qu’elle s’étend également à tout homme. Ainsi c’est le fait
que la liberté soit égale pour tous qui constitue le changement le plus
radical selon Tocqueville. Autrement dit, ce qui est nouveau, ce n’est pas la
liberté mais l’égalité.
C’est cette égalité des conditions qui définit la démocratie pour Tocqueville.
Il ne s’agit pas d’une égalité matérielle, il y a toujours des riches et des
pauvres mais le riche peut devenir pauvre et le pauvre devenir riche. Il n’y a
plus de classes sociales rigides, les hommes se ressemblent de plus en plus
et deviennent de plus en plus indépendant les uns des autres.
Un texte éclairant à cet égard est celui consacré à l’influence de la
démocratie sur les rapports du serviteur et du maître. C’est une relation est
provisoire et contractuelle. On ne naît plus serviteur. Les conditions
s’égalisent mais le maître et le serviteur deviennent étrangers l’un à l’autre,
il n’y a plus entre eux de lien de nature comme un père avec son fils.
L’égalité des conditions est donc une égalité des statuts tant sur le plan
économique que social : égal accès à la culture, aux diplômes, à l’emploi, à
l’espérance de vie. Mais cette égalité des conditions est compatible avec
l’inégalité des revenus. C’est une forme de méritocratie qui se met en place.
« Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux
entre eux ; on peut dire qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de
leurs maîtres. […] Sous la démocratie, l’état de domesticité n’a rien
qui dégrade, parce qu’il est librement choisi, passagèrement adopté,
que l’opinion publique ne le flétrit point, et qu’il ne crée aucune
inégalité permanente entre le serviteur et le maître10. »
Alexis de Tocqueville insiste sur la relation entre le désir d’égalité et le
changement social. Cette analyse repose sur la thèse de la frustration
relative. La frustration relative est l’insatisfaction qu’on éprouve
relativement à une satisfaction qu’on est en droit d’attendre, parce que
celle-ci est retardée ou parce qu’elle nous est refusée. L’écart perçu entre les
attentes et la réalité paraît intolérable et provoque la contestation sociale.
Alexis de Tocqueville est le premier à avoir exposé ce phénomène. Ainsi,
selon lui, plus un gouvernement engage de réformes, plus les risques de
contestation sociale sont grands, car il augmente par le fait même les
attentes de sa population.
Selon lui, plus on va vers l’égalité et plus les inégalités qui restent en place
sont insupportables, d’où la naissance des conflits sociaux. Donc moins il y
a d’inégalités, plus il y a d’insatisfactions et de conflits. « Chez les peuples
démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité ; ils ne
sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant
eux, mais sans jamais se dérober à leur regard, et, en se retirant, elle les
attire à sa poursuite. Sans cesse Ils croient qu’ils vont la saisir, et elle
échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d’assez près pour connaître
ses charmes, ils ne l’approchent pas assez pour en jouer, et ils meurent
avant d’avoir savouré pleinement ses douceurs11 ».
On notera ici l’opposition entre les positions de Tocqueville et de Marx sur
ce thème de l’égalité. Selon Tocqueville, plus on progresse vers l’égalité et
plus les inégalités qui restent sont insupportables, d’où la naissance des
conflits sociaux. Donc moins il y a d’inégalités, plus il y a de conflits. Selon
K. Marx, plus les inégalités augmentent, plus il y a de conflits.
Le sociologue français Raymond Boudon parle de « la loi tocquevillienne
de la mobilisation politique ». Il écrit : « Le sens commun a tendance à
admettre qu’une amélioration objective de la condition dans laquelle se
trouve un individu a tendance à le rendre plus satisfait et partant davantage
porté à tenir les lois, les institutions et le pouvoir politique pour légitimes.
Tocqueville suggère, au contraire, que la libéralisation d’une société
politique, bien qu’elle réponde dans la plupart des cas aux vœux de la
population ou du moins de fractions importantes de la population, peut
avoir surtout pour conséquence de faciliter l’expression du mécontentement
et de l’opposition12 ».
• La démocratie
« Je regarde comme impie et détestable cette maxime qu’en matière de
gouvernement, la majorité du peuple a le droit de tout faire13 », écrit
Tocqueville. Est-il pour autant opposé au gouvernement de la majorité ?
Non. Mais l’histoire a montré que la majorité seule ne donne pas toujours
de bons résultats. La démocratie athénienne a conduit à la mort de Socrate.
Car elle ne reconnaissait aucun droit supérieur aux caprices arbitraires de la
majorité.
Par ailleurs, pour les Pères fondateurs des États-Unis, la démocratie devait
être limitée à quelques sujets bien délimités. Le silence de la loi était un
gage de liberté. Ainsi le premier amendement de la Constitution des États-
Unis interdit de faire des lois sur la religion ou les opinions. Les Pères
fondateurs considéraient la démocratie comme une procédure utile pour
certains choix mais subordonnée à des valeurs plus hautes. Autrement dit, il
y avait pour eux un consensus moral sur le fait que certains principes sont
intangibles, inaliénables et ne dépendent pas d’une volonté politique, fût-
elle populaire.
C’est pourquoi, selon Tocqueville, la démocratie doit être strictement
limitée par une loi supérieure à la loi de la majorité. Dans un texte
magnifique de La Démocratie en Amérique, il écrit : « Il existe une loi
générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la
majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette
loi, c’est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque
peuple. Une nation est comme un jury chargé de représenter la société
universelle et d’appliquer la justice, qui est sa loi. Le jury, qui représente la
société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il
applique les lois ?14 »
Il est donc tout à fait légitime, selon Tocqueville, de désobéir à une loi
injuste. Ce faisant, il ne dénie pas à la majorité le droit de commander. Il en
appelle seulement à « la souveraineté du genre humain. »
• L’individualisme
Il convient de bien distinguer les divers sens du mot individualisme, ce que
fait admirablement Tocqueville :
– L’individualisme libéral : c’est le droit inaliénable de chacun d’entre nous
à être et demeurer maître et possesseur de notre personne, des biens que
nous produisons et des biens légitimement acquis. « D’après la notion
moderne, la notion démocratique, et, j’ose dire, la notion juste de liberté,
chaque homme étant présumé avoir reçu de la nature les lumières
nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et
imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a
rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre
destinée15 ».
– L’individualisme démocratique : c’est un sentiment illusoire
d’autosuffisance qui consiste à penser qu’on ne doit rien aux autres mais
tout à soi-même et qui conduit le citoyen à s’isoler, à se replier sur lui-
même, sans lien qui le rattache aux autres.
On ne peut éviter de penser à ce « troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger » décrit par Tocqueville
dans un passage fameux déjà cité de La démocratie en Amérique. Les partis
qui s’opposent partagent en réalité les mêmes choix idéologiques et les
électeurs croient encore exercer leur pouvoir en votant tantôt pour l’un puis
pour l’autre, explique Tocqueville.
• La religion
La religion, toujours selon Tocqueville, joue un rôle majeur. Elle demeure le
facteur le plus important pour recréer le lien, la solidarité, le sens de la
communauté.
Toute religion, écrit Tocqueville, place « l’objet des désirs de l’homme au-
delà des biens de la terre ». C’est pourquoi toute religion a pour vertu de
soutenir le sens moral d’un peuple, et sans peuple vertueux, il n’y a pas de
liberté.
« Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s’empare des
portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes
les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et
changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et
lui-même. On défend mal ses opinions ou on les abandonne, et,
comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands
problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à
n’y point songer. Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il
détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la
servitude. Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre
leur liberté, mais souvent ils la livrent.16 »
La religion facilite donc l’usage de la liberté. Elle fournit un élément de
stabilité morale dans ce nouveau monde démocratique qui est en
mouvement perpétuel.

Conclusion
Raymond Aron, dans son Essai sur les Libertés, a comparé Tocqueville et
Marx, qui vivaient à la même époque. Marx était un penseur déterministe. Il
prédisait qu’en régime de propriété privée et de marché la condition des
masses s’aggraverait fatalement, et que le capitalisme périrait. L’erreur
cardinale de Marx fut, selon Aron, de penser que seule une révolution
radicale permettrait de libérer le travailleur, au double sens d’amélioration
du niveau de vie et de participation à la vie collective. Tocqueville était tout
au contraire un penseur probabiliste : il laissait deux voies ouvertes à
l’avenir de l’humanité ; démocratie libérale ou démocratie despotique.
Toujours selon Aron, Marx n’a pas su distinguer dans les droits de l’homme
ce qui relève de l’idéologie bourgeoise et ce qu’ils signifient dans la
pratique, les bouleversements qu’ils impliquent dans la vie sociale.
Beaucoup de penseurs critiques des droits de l’homme commettent la même
erreur. Ce fut le cas de contre-révolutionnaires, comme de Maistre ou
Bonald.
Mais laissons à Alexis de Tocqueville la phrase de conclusion : « les
Américains ont combattu par la liberté l’individualisme que l’égalité faisait
naître, et ils l’ont vaincu17 ».
Damien Theillier

Bibliographie
• Éditions de référence

• L’édition de référence est Tocqueville, Œuvres,


Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992.

• Le volume I de la Démocratie renvoie au volume


publié par Tocqueville en 1835. Le volume II de la
Démocratie renvoie au volume publié en 1840.
• Études

• Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société


industrielle, Paris, Gallimard, 1962 ; Essai sur les
libertés, Paris, Calmann-Lévy, 1965 ; Les Étapes de
la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.

• Raymond Boudon, Tocqueville aujourd’hui, Paris,


Odile Jacob, 2005.

• Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la


démocratie, Paris, Gallimard, 2006.
1. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume I, introduction.
2. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, première partie, chapitre II.
3. Étienne de la Boétie, De la servitude volontaire.
4. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, quatrième partie, chapitre VI.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, deuxième partie, chapitre V.
8. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, première partie, chapitre V.
9. A. de Tocqueville, État social et politique de la France avant et depuis 1789 in Œuvres complètes,
t. II, I, p.
10. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, troisième partie, chapitre V.
11. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, deuxième partie, chapitre 13,
page 194 (Éditions Folio).
12. Raymond Boudon, La place du désordre, 1984.
13. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume I, deuxième partie, chapitre VII.
14. Ibid.
15. Alexis de Tocqueville, État social et politique de la France avant et depuis 1789 in Œuvres
complètes, t. II, I, p. 62.
16. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, volume II, première partie, chapitre V.
17. A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, vol II, quatrième partie, chapitre VI.
40
Marx, Contribution
à la critique de la philosophie
du droit de Hegel (1843)

En 1843, lorsqu’il rédige le manuscrit désormais connu sous le nom de


Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, le jeune Karl
Marx a déjà derrière lui une solide formation universitaire en droit puis en
philosophie, sanctionnée par l’obtention du doctorat dans cette dernière
discipline (1841), mais aussi une intense activité intellectuelle et politique1,
notamment dans le cadre de la Gazette rhénane dont il assure la direction à
partir de 1842. La fermeture par la censure prussienne de ce journal en mars
1843 constitue l’aboutissement d’une séquence répressive scandée par
plusieurs expulsions, révocations et fermetures de journaux. Elle marque,
pour le jeune Marx, le début d’un exil qui le conduit à errer entre la Prusse,
la France et la Belgique au gré des expulsions avant de se fixer
définitivement en Angleterre à la fin des années 1840.
Pendant cette période agitée, Marx connaît un bref épisode de quiétude au
printemps et à l’été 1843 lors de son séjour dans la ville de Kreuznach. Il
s’y consacre notamment à une explication solitaire avec la pensée de Hegel
dont il nous reste un manuscrit inachevé de 146 pages qui donne une
ampleur nouvelle à des réflexions initiées depuis au moins un an et demi
sans pour autant leur donner une forme définitive. Ce texte, au fil d’un
commentaire linéaire des §§ 261 à 313 des Principes de la philosophie du
droit, développe une critique de Hegel visant à la fois sa manière de
philosopher et sa théorie de l’État. Après avoir rappelé les raisons pour
lesquelles Marx estime nécessaire cette confrontation avec Hegel, on
examinera successivement ces deux aspects du texte2.

1. Pourquoi Hegel ?
Au début des années 1840, le développement de la pensée de Marx
s’accomplit dans le cadre du Jeune-hégélianisme, un mouvement
intellectuel, philosophique et politique qui s’inscrit dans la filiation de
Hegel tout en se situant à la marge de « l’école hégélienne » proprement
dite.
Cette dernière trouve sa source dans le succès que rencontre l’enseignement
de Hegel chez les étudiants et jeunes enseignants de l’Université de Berlin
au cours des années 1820, qui entraîne la formation d’un groupe de
disciples. Après la mort de Hegel, l’école se scinde en une « droite », un
« centre » et une « gauche » suite au débat suscité par la Vie de Jésus de
D. F. Strauss (1835). Mais il ne faut pas confondre cette « gauche »
hégélienne, dont l’unité tient au fait de suivre Strauss dans son rejet de
l’historicité des récits bibliques concernant Jésus, avec le « Jeune-
hégélianisme » : ce terme désigne quant à lui un groupe d’étudiants et
docteurs trop jeunes pour avoir pu suivre les cours de Hegel, qui ont en
commun (malgré la diversité de leurs positions) de mobiliser la philosophie
hégélienne dans le cadre d’un radicalisme politique marqué notamment par
la critique anti-religieuse (Feuerbach, Bauer). Cette politisation des débats
philosophiques s’explique entre autres par le verrouillage réactionnaire des
institutions et de la vie publique qui caractérise alors la Prusse et empêche
l’existence d’une opposition politique constituée : dans ces conditions, c’est
notamment dans le champ philosophique que la contestation trouve à
s’exprimer.
On comprend donc pourquoi l’itinéraire intellectuel du jeune Marx est
indissociable d’une explication avec Hegel : non seulement parce qu’il
s’agit de son point de départ théorique, mais aussi parce que Marx cherche
dans un travail critique sur la pensée hégélienne une réponse intellectuelle
aux blocages politiques de son temps. Cela explique que l’évolution des
positions politiques de Marx accompagne l’approfondissement de sa
critique de Hegel. La confrontation avec la théorie de l’État développée par
Hegel dans les Principes de la philosophie du droit n’est donc pas, pour le
jeune Marx, une simple affaire de discussion philosophique : en 1843,
lorsqu’il s’emploie à disséquer la théorie hégélienne de l’État, c’est d’un
renouveau de la pensée politique qu’il est en quête, et cela explique à la fois
la forte teneur politique du texte, son peu d’indulgence pour ce qu’il
interprète comme la demi-mesure et finalement le renoncement hégélien en
la matière, et son attention très fine aux modalités du discours permettant de
théoriser la politique. Pour Marx, bien que Hegel soit le penseur le plus
avancé de son temps, son incapacité à construire un concept véritablement
moderne de l’État signe en même temps l’échec de sa philosophie dans son
ensemble.

2. Critique de la philosophie hégélienne


L’intérêt majeur du manuscrit de 1843 est de présenter l’analyse la plus
détaillée jamais produite par Marx de la pensée hégélienne. La forme du
commentaire permet au texte de développer sa critique à même la lettre des
paragraphes hégéliens et de ne pas reculer devant leur légendaire difficulté
(ce qui, en contrepartie, exige de la part du lecteur une bonne connaissance
de la philosophie hégélienne du droit pour saisir le propos de Marx). De ce
point de vue, la Contribution à la critique de la philosophie de Hegel a une
valeur et un intérêt propres, qui ne se réduisent pas au témoignage apporté
par le texte sur un moment – aussi crucial soit-il – de la formation de la
pensée marxienne.
Le premier point remarquable du manuscrit est qu’il s’appuie sur une
analyse ligne à ligne du texte de Hegel pour en faire ressortir les stratégies
philosophiques propres et dégager ainsi, en acte, le cœur même de la
philosophie hégélienne : la spéculation. Cela permet à Marx de faire
apparaître les impasses dans lesquelles cette dernière conduit la théorie
politique hégélienne. Mais dans la mesure où cette critique de la
spéculation s’opère au fil d’un manuscrit qui n’a manifestement pas été
révisé, elle se décline en plusieurs pistes de réflexion dont l’unité n’est pas
assurée. C’est pourquoi les modalités de la critique de la spéculation
hégélienne apparaissent, dans ce texte, multiples et imparfaitement
articulées. On peut, à des fins d’intelligibilité, en distinguer trois, que l’on
nommera génétique, empirico-historique et dialectique.
• Critique génétique
La critique de type génétique, tout d’abord, repose sur une appropriation
originale de la critique de la religion développée par Feuerbach. La lecture
de cet auteur a une grande importance dans la formation de Marx, même s’il
n’en sera jamais un simple disciple. La critique de Feuerbach repose sur un
procédé qu’il décrit lui-même comme « l’inversion du sujet et du prédicat »,
et qui vise à rétablir l’ordre réel de la genèse3 : si Dieu, dans le
christianisme, est considéré comme le sujet absolu qui crée l’être humain et
en fait un moment de sa propre révélation, pour Feuerbach, c’est au
contraire l’être humain qui est le sujet véritable, Dieu n’étant que la
projection aliénée de sa propre essence, c’est-à-dire son prédicat.
L’originalité de Marx est ici double : premièrement, il transforme ce
raisonnement feuerbachien en un schème formel d’inversion vidé de tout
contenu anthropologique ; et, deuxièmement, il fait de ce schème
d’inversion un principe général de critique de la spéculation (cf. notamment
p. 11/86), qu’il applique en particulier à un champ délaissé par Feuerbach,
celui des réalités politiques et sociales. Il pourra ainsi accuser la philosophie
hégélienne d’inverser l’ordre de la genèse, et de dissimuler la genèse réelle
derrière une genèse idéelle qu’elle tient seule pour vraie : par exemple,
contre la tentative hégélienne de faire passer l’État pour le sujet absolu de la
sphère pratique, dont la société civile (c’est-à-dire le monde économique et
social) n’est qu’un moment, Marx suggérera que la réalité est exactement
inverse, et que l’État procède de la société civile (voit notamment p. 8/82
sq.). De même, on peut lire dans le passage sur la démocratie une phrase qui
explicite l’inspiration feuerbachienne du procédé : « De même que ce n’est
pas la religion qui crée l’être humain, mais l’être humain qui crée la
religion, de même ce n’est pas la constitution qui crée le peuple, mais le
peuple qui crée la constitution. » (p. 31/112).
• Critique empirico-historique
Cette épure formelle d’un schéma d’inspiration feuerbachienne ne saurait
cependant résumer la critique de la philosophie hégélienne déployée par
Marx dans ce texte. En effet, on y trouve également un deuxième type de
critique que l’on pourrait qualifier d’empirique : il s’agit alors de reprocher
à la spéculation hégélienne son incapacité à expliquer la « logique propre »
(p. 101/188) de la réalité empirique.
D’après Marx, bien que Hegel définisse la méthode comme la logique
interne aux choses mêmes (ou plutôt, à ce qu’il y a en elles de proprement
rationnel, que Hegel nomme « effectivité »), il se contente en fait de plaquer
mécaniquement une même méthode formelle (la Logique spéculative) sur
toutes les réalités empiriques, ce qui l’empêche de comprendre leur
fonctionnement concret. Marx revendique au contraire pour la philosophie
la tâche d’expliquer la genèse et la logique propres de la réalité empirique :
au lieu de déduire le concept de l’État à partir de la Logique, c’est de l’État
prussien réellement existant qu’il faut rendre compte. Marx va alors
débusquer le formalisme de la spéculation hégélienne en lui opposant des
analyses socio-historiques sur la genèse de l’État et de ses institutions tels
qu’ils existent à son époque. Cela lui permettra en même temps de montrer
que Hegel, sous couvert de déduction spéculative, ne fait bien souvent que
décrire la réalité empirique de son temps tout en lui apportant ainsi une
justification philosophique (voir par exemple p. 49/134 ou p. 68/156). Cette
manière d’opposer l’étude méthodique de la réalité empirique à
l’abstraction mal taillée de la spéculation semble rétrospectivement
annoncer certaines des positions que Marx adoptera à partir de 1845.
• Critique dialectique
Marx ne se contente cependant pas de renverser et de saper empiriquement
les développements de Hegel : il s’emploie également à les subvertir de
l’intérieur en se livrant à un patient démontage de l’enchaînement
dialectique des catégories qui constitue le mouvement même de la
spéculation. Cette troisième modalité de la critique, que l’on peut appeler
dialectique, consiste fondamentalement à montrer, à même la lettre du texte,
que la spéculation hégélienne n’est pas à la hauteur de ses propres
exigences et dissimule, derrière la rigueur apparente de son développement,
une série d’inconséquences.
L’objet principal de cette critique, dans le manuscrit, est la série des
médiations que Hegel tente de construire (et de déduire dialectiquement)
pour penser l’articulation entre les sphères de la société civile et de l’État au
bénéfice de ce dernier. De manière générale, Marx s’emploie à reconstruire
le fonctionnement réel de l’État hégélien pour montrer que ce dernier, loin
de dépasser les apories de la société civile, ne fait qu’en reproduire les
divisions internes tout en la dépouillant de sa capacité à s’organiser
politiquement. En somme, Marx accuse ici Hegel de ne pas être à la hauteur
de ses propres exigences et de manquer de rigueur dans le traitement de
l’articulation dialectique entre État et société civile, que sa méthode
spéculative lui a pourtant permis d’être le premier à penser (ce dont Marx
lui fait crédit, reconnaissant par là que toute son entreprise présuppose ce
cadre hégélien). Ce type de critique consiste donc à tourner la dialectique
hégélienne contre la manière dont Hegel la met en œuvre dans les Principes
de la philosophie du droit.
On peut donc dire que l’intérêt de la critique de la spéculation hégélienne
déployée par Marx dans ce texte tient à ce qu’elle se déploie depuis
l’intérieur même du discours hégélien (contrairement aux critiques
extérieures et générales dont Hegel fait souvent l’objet), et qu’elle met en
œuvre des stratégies variées : le manuscrit tente de montrer comment, dans
son exposition discursive, la spéculation hégélienne marche sur la tête, ne
rend pas compte du monde réel et n’est pas à la hauteur de ses propres
exigences de rigueur dialectique.
3. Critique de la théorie politique hégélienne
Cette critique de la philosophie spéculative se déploie dans le cadre d’une
critique de la théorie politique hégélienne, qui constitue le deuxième aspect
remarquable du manuscrit. Le texte commenté par Marx correspond en effet
à la section des Principes de la philosophie du droit consacrée à la théorie
de la constitution, ce mot étant ici à entendre au sens de « logique
constitutive interne de l’État » (même si le sens traditionnel n’est pas absent
de l’horizon hégélien). Le commentaire de Marx suit l’ordre du texte, et
accorde une attention particulière aux points suivants4 : le rapport entre État
et société civile, le concept de constitution, le pouvoir princier, la
bureaucratie, le rapport entre les divisions de la société civile et leurs
traductions politiques, le majorat (principe constitutif de la Chambre haute),
la députation (principe constitutif de la Chambre basse), et l’élaboration
d’une théorie de la démocratie.
• Déconstruire la théorie hégélienne de l’État
On pourrait dire que l’entreprise de Marx consiste à déconstruire pièce par
pièce le concept hégélien d’État en montrant que ses différentes institutions
sont traversées de tensions insolubles et que cet État qui se prétend
« rationnel » n’est, en dernière instance, pas viable. Dans l’exposé hégélien,
chaque institution constitue un moment logique de la constitution conçue
comme vie de l’État. Marx, en plus de critiquer ce concept de constitution
en montrant qu’il fait passer pour un enchaînement de syllogismes une
division des pouvoirs qui est d’abord et avant tout un fait empirique à
expliquer, tente de démontrer qu’aucune de ces institutions n’est en mesure
de remplir la fonction que Hegel lui attribue.
Par exemple, Hegel déduit, dans son examen du pouvoir princier, la
nécessité d’un monarque en la personne duquel vient se rassembler et
s’incarner la volonté de l’État : il faut un prince pour que l’État soit
véritablement un, et constitue un sujet se subordonnant tout le reste à titre
de moment de lui-même. Face à cette analyse, Marx s’attaque à la fois à la
manière dont Hegel passe, sans le justifier vraiment, de la nécessité
d’incarner la souveraineté de l’État dans un individu à la défense du
principe monarchique ; à sa défense de l’hérédité comme mode de
désignation du monarque, qui réintroduit le hasard naturel dans un
développement qui se veut rationnel ; et à son apologie de la volonté
« infondée » (c’est-à-dire, pour Marx, arbitraire) du prince, qui gage
l’ultime décision en laquelle se rassemble la volonté de l’État sur le hasard
du bon vouloir princier. En somme, la théorie hégélienne du pouvoir
princier revient, d’après Marx, à fonder l’unité de l’État rationnel sur le
hasard, c’est-à-dire l’irrationalité la plus totale (voir p. 20/98 sq.).
De même, la critique de la fonction publique et du pouvoir législatif permet
à Marx de montrer comment Hegel échoue à penser l’articulation entre la
société civile et l’État, c’est-à-dire la traduction et l’harmonisation
politiques des tensions qui travaillent le monde économique et social. Il
montre d’abord comment la bureaucratie, qui est censée incarner l’universel
en faisant appliquer les décisions du monarque, privatise l’intérêt général à
force de servilité hiérarchique et de carriérisme et accentue la fracture entre
l’État et de la société (voir notamment p. 51/136 sq.). Ce faisant, il
s’emploie donc à abattre le pont que l’état des fonctionnaires, dans la
mesure où il s’agit d’un groupe social ayant une signification
immédiatement politique, était censé jeter entre la société civile et l’État.
De même, la critique adressée à la conception hégélienne du pouvoir
législatif, qui distingue une Chambre haute représentant les paysans et une
Chambre basse représentant les artisans et les commerçants, permet à Marx
de dénoncer la fausse médiation entre société civile (sphère de l’intérêt
privé) et État (sphère de l’intérêt général) que constitue la représentation
politique. Chez Hegel, cette théorie doit permettre de convertir à l’universel
la particularité des états sociaux (fonctionnaires, paysans et
artisans/commerçants) en lesquels se divise la société civile, et au sein
desquels s’agrègent les intérêts privés des individus. Mais, d’après Marx, la
représentation politique entérine au contraire la séparation de l’État et de la
société civile en empêchant une expression politique directe de cette
dernière, ce qui tend à déconnecter la politique des intérêts réels du peuple.
En outre, le mode de désignation des représentants défendu par Hegel
(hérédité naturelle des grands propriétaires terriens pour la Chambre haute
et élection des députés par corporations pour la Chambre basse) le conduit,
aux yeux de Marx, à renoncer au concept moderne d’État politique au profit
d’une sanctification de la propriété privée et d’une régression dans un
corporatisme moyenâgeux. Il n’est cependant pas certain que la verve
critique de Marx lui permette de prendre totalement au sérieux l’ambition
de la théorie hégélienne des états sociaux et politiques, qui vise à penser les
effets politiques des tensions internes à la société en contrecarrant aussi bien
l’individualisme libéral que le nationalisme qui se développent tous deux à
l’époque de Hegel5.
• La démocratie
Le démontage des institutions hégéliennes auquel se livre Marx dans le
manuscrit a pour résultat une critique radicale des médiations construites
par Hegel entre la société civile et l’État, et, en dernière instance, la
négation des prétentions de l’État hégélien à incarner « l’État rationnel ».
Mais cette critique n’est pas seulement destructrice : elle permet également
à Marx d’avancer sa propre solution aux apories dans lesquelles s’est
embourbée la spéculation hégélienne. Il apparaît alors clairement que ce
retour critique sur la théorie hégélienne de l’État permet à Marx de prendre
de la distance vis-à-vis des problèmes politiques de son temps pour en
construire une résolution théorique nouvelle grâce à une philosophie
critique repensée.
D’après Marx, la solution permettant de surmonter l’échec des médiations
hégéliennes se trouve dans ce qu’il nomme la « vraie démocratie ». Il ne
s’agit pas, dans son esprit, d’un type de constitution parmi d’autres, mais de
« l’énigme résolue de toutes les constitutions » (p. 31/112), c’est-à-dire du
résultat nécessaire de la critique de l’État et de la politique déployée par le
manuscrit. Cette notion, qui marque une rupture par rapport aux articles de
tonalité libérale publiés par Marx dans la Gazette rhénane, ne manque pas
d’ambiguïté et requiert d’être appréhendée à un double niveau.
Premièrement, la revendication de la démocratie apparaît comme la suite
logique des critiques adressées par Marx à la séparation de la société civile
et de l’État. Cette critique est double : d’un côté, Hegel oublie que le
pouvoir de l’État lui vient de la société civile, c’est-à-dire du peuple
réellement existant, de sorte que « ce n’est pas la constitution qui crée le
peuple, mais le peuple qui crée la constitution » (ibid.) ; et, d’un autre côté,
les institutions politiques telles que Hegel les conçoit entérinent et
approfondissent cette séparation de l’État au point de faire de la politique
une sphère distincte et déconnectée des besoins réels de la société civile, et
d’engendrer une sorte d’aliénation analogue à celle causée par la religion
d’après Feuerbach6. La démocratie entend donc abolir cette séparation en
proposant un système politique susceptible de donner le pouvoir au peuple,
afin que ce dernier ne soit plus privé des affaires politiques par l’État, mais
retrouve au contraire sa dignité de véritable sujet de la politique.
Mais, deuxièmement, la théorie marxienne de la « vraie démocratie » ne
saurait se résumer au remplacement d’un système politique par un autre :
elle va plus loin, en proposant d’abolir la politique en tant que telle (c’est-à-
dire en tant que séparée) pour la réinscrire parmi les activités sociales.
Autrement dit, le manuscrit va jusqu’à remettre en cause la séparation de la
société civile et de l’État en théorisant une manière d’arracher la politique à
l’État et de la repenser à nouveaux frais comme auto-organisation de la
société civile : « dans la vraie démocratie, l’État politique disparaîtrait »
(p. 32/114). C’est précisément ce que la Révolution française n’a pas su
mener à son terme, dans la mesure où l’abolition des privilèges et de
l’expression directement politique des différences sociales entre la noblesse,
le clergé et le tiers-état, loin de conduire à une démocratie radicale, a bien
plutôt accéléré la séparation de l’État et de la société civile et contribué à
dépouiller le peuple de son pouvoir par l’autonomisation de la raison d’État,
matérialisée par une entreprise bureaucratique d’une ampleur sans
précédent.
La « vraie démocratie » désigne donc un double processus : rendre au
peuple son pouvoir constituant et lui permettre de l’appliquer à
l’organisation directe de son existence sociale, une fois éliminée la fausse
médiation étatique-politique. Elle permet donc à Marx de repenser la
politique comme « le pouvoir qu’a le peuple de constituer soi-même son
existence sociale7 ».

Conclusion
Le manuscrit de 1843 se signale donc par un double intérêt : il s’agit à la
fois d’une puissante critique de la philosophie hégélienne et d’une réflexion
approfondie sur la politique et l’État. Ces deux aspects font en même temps
la double postérité du texte dans l’œuvre ultérieure de Marx.
En ce qui concerne le premier point, on peut noter que Marx, s’il n’y
consacrera plus jamais un texte aussi développé, reprendra à plusieurs
reprises son explication avec la spéculation hégélienne, en approfondissant
et en réarticulant les modèles critiques mis au point en 1843 : on peut
songer ici, entre autres, au passage de La Sainte famille sur le « mystère de
la construction spéculative » ou au développement de l’Introduction de
1857 sur l’exposition dialectique.
En ce qui concerne le deuxième point, il faut insister, pour finir, sur
l’abstraction du concept de « peuple » mobilisé dans la théorie de la
démocratie qu’esquisse le manuscrit. Faire comme si la société civile tout
entière pouvait valoir comme « peuple » homogène témoigne d’une certaine
indifférence aux tensions et aux divisions qui la structurent et la fracturent :
on peut sans doute y voir une des principales limites de la pensée politique
du manuscrit. Comme on le sait, les contradictions qui travaillent la société
seront au contraire au cœur des nouvelles voies théoriques et politiques
dans lesquelles s’engagera Marx à partir de 1844.
Victor Béguin

Bibliographie
• Édition et traduction

• Édition de référence du texte allemand : Marx-


Engels Gesamtausgabe, Berlin, Dietz Verlag, Walter
de Gruyter, tome I/2, 1982.

• Traduction française utilisée : Contribution à la


critique de la philosophie du droit de Hegel, trad.
Victor Béguin, Alix Bouffard, Paul Guerpillon et
Florian Nicodème, Paris, Les Éditions sociales, 2018.
• Introductions générales à Marx

• Franck Fischbach, Philosophies de Marx, Paris,


Vrin, 2015.

• Isabelle Garo, Marx, une critique de la


philosophie, Paris, Seuil, 2000.

• Emmanuel Renault, Marx et la philosophie, Paris,


PUF, 2014.

• Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, t. 3 :


« La philosophie » ?, Paris, La Dispute, 2014.

• Études sur le manuscrit de 1843


• Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État,
Paris, PUF, 1997.

• Étienne Balibar et Gérard Raulet, Marx démocrate,


Paris, PUF, 2001.

• Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 41 :


Marx jeune-hégélien, 2017.

• Droit & Philosophie, n° 10 : Marx et le droit, 2018.

• Solange Mercier-Josa, Entre Hegel et Marx, Paris,


L’Harmattan, 1999.
1. Sur la formation intellectuelle de Marx et son contexte historique, voir M. Heinrich, Karl Marx et
la naissance de la société moderne. Biographie intellectuelle, t. I : 1818-1841, trad. s. dir. Jean
Quétier, Paris, Les Éditions sociales, 2019.
2. Nous prenons ici comme édition de référence celle publiée dans le t. I/2 de la Marx-Engels
Gesamtausgabe (MEGA-2). La traduction adoptée est celle de V. Béguin, A. Bouffard, P.
Guerpillon et F. Nicodème (Éditions sociales, 2018). Pour les références, on donne entre
parenthèses la page de l’édition allemande puis celle de la traduction. L’analyse de l’œuvre
présentée ici s’appuie sur le travail collectif mené dans le cadre de cette traduction.
3. Cf. notamment le début des Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie de Feuerbach.
4. Pour une vue plus précise de l’organisation du manuscrit, on consultera le tableau donné aux p. 56-
68 de la traduction française citée, qui met en parallèle le plan du texte de Hegel et celui du
commentaire de Marx.
5. Cf. notamment J.-M. Buée, « La vraie démocratie et la question de la critique du libéralisme
politique dans le Manuscrit de Kreuznach de Marx », Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 41,
2017, p. 49-58.
6. Une telle comparaison est explicitement faite par Marx dans le passage sur la démocratie : voir
p. 31-32/113-114.
7. Nous avons avancé cette formule de synthèse dans l’introduction à la traduction française citée
(p. 53).
41
Marx, Le Capital (1867)

Le premier livre du Capital de Karl Marx (1818-1883) est publié en 1867.


Exilé à Londres depuis 1849, Marx est alors connu en tant que philosophe,
économiste et dirigeant politique révolutionnaire luttant pour
l’établissement d’une société communiste (au sein de la Ligue des
communistes, puis de l’Association internationale des travailleurs). Le
Capital doit offrir au combat communiste un fondement scientifique en
proposant une analyse approfondie des mécanismes à l’œuvre au sein de la
société moderne capitaliste. Comme l’écrit Marx dans une lettre : « C’est
certainement le plus redoutable missile qui ait encore jamais été lancé à la
tête des bourgeois1 ».
La publication du Livre I du Capital en 1867 est le point d’aboutissement
d’un projet au long cours de « critique de l’économie politique » (sous-titre
de l’ouvrage). Cette entreprise, dont on trouve des traces dès 1844
(Manuscrits de 1844) et dont un premier fragment est publié en 1859
(Critique de l’économie politique), restera cependant inachevée : les
livres II et III du Capital, que Marx ne cesse de retravailler jusqu’à sa mort,
ne paraîtront qu’à titre posthume grâce au travail éditorial de son ami,
compagnon de lutte et collaborateur théorique Friedrich Engels.
On peut se demander dans quelle mesure Le Capital est un ouvrage de
philosophie. Depuis les années 1840, Marx a en effet progressivement pris
ses distances avec sa formation philosophique hégélienne en élaborant avec
Engels une approche matérialiste et dialectique de l’histoire et de la société
(ce qu’on appelle le « matérialisme historique »). Le Capital se présente, en
outre, comme un ouvrage scientifique prétendant dépasser les théories
classiques de l’économie politique. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage
garde une dimension philosophique en ceci que Marx met en œuvre une
critique de type épistémologique des concepts de l’économie politique
classique, et déploie une méthode dialectique originale héritière de Hegel.

1. Objet et méthode du Capital de Marx


Quel est l’objet du Capital ? Il ne s’agit pas d’une étude du « mode de
production capitaliste » dans l’ensemble de ses dimensions (économiques,
politiques, culturelles, institutionnelles), mais déployée à partir de ce que
Marx considère comme son cœur, à savoir le mouvement du « capital ».
L’essence du capitalisme, c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait pas de
capitalisme et ce qui fait qu’une société peut être considérée comme
capitaliste, réside selon Marx dans l’existence d’un mouvement continuel
d’accroissement de la valeur produite par la société. Le « capital » pour
Marx n’est donc pas une « chose », mais un mouvement spécifique de
valorisation de la valeur, dont il s’agit de comprendre le fonctionnement.
Pour saisir ce fonctionnement, on se heurte cependant à une difficulté. Les
êtres humains ne voient la réalité qu’à travers les catégories déjà
disponibles (populaires ou scientifiques) qui les rendent souvent aveugles à
bien des aspects de cette réalité. Le projet de Marx est de ce fait
indissociable d’une entreprise critique : il s’agit en particulier d’évaluer la
validité et les limites des principales catégories utilisées par l’économie
politique classique (Smith et Ricardo) : « marchandise », « valeur »,
« travail », « argent », « capital », etc. Par-là même Marx élabore de
nouvelles catégories, qu’il estime plus rigoureuses et mieux à même de
saisir la spécificité du capitalisme.
La méthode qu’emploie Marx pour analyser et présenter l’essence du mode
de production capitaliste est issue de la dialectique de Hegel. Dans un
célèbre passage de la postface à la 2de édition du Capital, Marx explique
l’opération critique à effectuer sur la dialectique hégélienne : « Chez lui
[Hegel] elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir le noyau
rationnel sous l’enveloppe mystique ». Elle devient alors « un scandale et
une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce
que dans l’intelligence positive de l’état de choses existant elle inclut du
même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce
qu’elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi
sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce
qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire »2. Il s’agit donc
d’étudier tout phénomène, non pas de manière statique comme s’il était
toujours identique à lui-même, mais de manière dynamique afin de faire
ressortir toutes les tendances différentes et contradictions dont il est porteur
et qui le conduisent à se transformer en autre chose.
Le mode d’exposition dialectique lui-même procède en partant de ce qui
apparaît comme le plus simple et le plus immédiat, pour ensuite montrer
que cette réalité est en fait bien plus complexe, et qu’elle implique de
nombreux conditionnements et présuppositions (ou « médiations »). Ainsi,
le point de départ de Marx, au premier chapitre, est la « marchandise » :
Marx met ensuite progressivement au jour, au fil des chapitres, toutes les
conditions nécessaires pour qu’une marchandise existe. C’est l’ensemble
des mécanismes du capitalisme qui se déploie alors devant les yeux du
lecteur.
Le Capital, telle qu’il est conçu par Marx, s’organise en trois livres, qui
analysent chacun le mouvement du capital à partir d’une perspective
particulière. Le livre I, intitulé « Le Processus de production du capital »,
est centré sur la « sphère de la production » et s’intéresse au mécanisme
spécifique par lequel le capitalisme arrive à faire croître en permanence la
quantité de valeur produite par la société. Le Livre II, intitulé « Le
processus de circulation du capital », se tourne quant à lui vers la « sphère
de la circulation » et étudie la manière dont le marché permet de réaliser la
valeur excédentaire produite et ainsi d’assurer une reproduction permanente
des cycles économiques. Enfin, le Livre III, « Le Processus d’ensemble de
la production capitaliste », tente d’articuler les sphères de la production et
de la circulation en montrant comment, malgré la pluralité d’acteurs
individuels agissant dans leur propre intérêt, il est possible de dégager
certaines tendances générales d’évolution du capitalisme.
2. Le Processus de production du capital (Livre I)
Le mode de production capitaliste est un système économique dont la
stabilité et la persistance repose sur une croissance permanente de la valeur
produite. Marx étudie dans le Livre I la manière dont le capital parvient à se
produire et à se reproduire à une échelle toujours plus grande.
• Qu’est-ce que la valeur ? (Section I)
La première section propose une analyse critique des grandes catégories de
l’économie politique classique (marchandise, valeur, monnaie, travail) et
s’intéresse en particulier au problème de la valeur. Marx reprend la
distinction classique entre la valeur d’usage d’une marchandise (son utilité
pour le consommateur) et sa valeur d’échange (renvoyant au prix
« naturel » de la marchandise sur le marché lorsque l’offre correspond à la
demande). Il montre que le fondement de la valeur d’échange ne se trouve
ni dans son utilité ni dans une quelconque caractéristique de la chose elle-
même, mais dans le « temps de travail socialement nécessaire », c’est-à-dire
« le temps de travail qu’il faut pour faire apparaître une valeur d’échange
quelconque dans les conditions de production normales d’une société
donnée et avec le degré social moyen d’habilité et d’intensité du travail3 ».
La valeur est donc une « substance sociale4 », qui ne peut être déterminée
qu’au sein des structures particulières d’une société historique particulière.
Cette analyse de la valeur de la marchandise (chap. 1), permet ensuite à
Marx d’étudier « Le processus d’échange » (chap. 2) et ensuite les
différentes fonctions de l’argent (chap. 3).
• De l’argent au capital. Le mystère de la survaleur
(Sections II-VI)
L’analyse de Marx fait alors ressortir en particulier l’existence de deux
usages absolument différents de l’argent. En tant que salarié, le travailleur
échange un certain temps de travail pour une somme d’argent, qu’il dépense
ensuite entièrement pour assurer sa subsistance et pour pouvoir ainsi
continuer d’exercer son activité professionnelle. En revanche, pour le
capitaliste la situation est tout autre : celui-ci part avec une certaine somme
d’argent, qui lui permet d’effectuer un certain nombre d’opérations, et, à la
fin du cycle, il parvient non seulement à récupérer la quantité d’argent
initiale mais aussi un supplément, que Marx appelle « survaleur ». Ainsi,
alors que le travailleur est pris dans un cercle où il repart à zéro au terme de
chaque cycle, le capitaliste se meut dans un cycle où son argent est sans
cesse valorisé – ce qui correspond précisément à l’usage spécifiquement
capitaliste de l’argent. Marx montre que l’usage que les individus font de
l’argent et plus largement les possibilités qui leur sont ouvertes s’expliquent
par leur place dans les « rapports de production » (salarié, employeur),
lesquels répartissent les individus dans deux grandes classes sociales
(prolétaire, capitaliste).
La véritable difficulté consiste alors à comprendre comment le capitaliste
parvient non seulement à conserver son argent de départ mais également à
l’augmenter. D’où vient la survaleur ? Marx montre que celle-ci provient du
rapport salarié lui-même. L’employeur paie en effet le travailleur, non pas
pour le produit de son travail, mais pour un certain temps de travail. Or, au
cours de ce temps de travail, le travailleur produit plus de valeur que le
salaire qu’on lui paie. La survaleur vient donc de la différence entre la
valeur de la force de travail et la valeur de la marchandise produite par la
force de travail. Selon Marx, il est de ce fait possible de distinguer, au sein
d’une journée de travail, un premier moment où le travailleur produit la
quantité de valeur nécessaire pour remplacer les moyens de production
(bâtiments, machines, outils, etc.) et matières premières (ce que Marx
appelle le « capital constant »), un deuxième moment où le travailleur
produit l’équivalent en valeur de son propre salaire (le « capital variable »),
et un troisième moment où le travailleur produit une quantité de valeur
excédentaire qui revient au capitaliste (la « survaleur », qui est produite par
un « surtravail »). Le rapport entre capital variable et survaleur définit le
taux d’exploitation du salarié.
L’objectif des capitalistes est d’augmenter la proportion de survaleur par
rapport au capital constant et variable. Pour cela, ils ont recours à diverses
stratégies que met notamment en lumière Marx dans les Sections III et IV.
La première grande option consiste à rallonger le temps de travail de
manière à ce que ce que le temps de surtravail soit augmenté en termes
absolus (produisant ce que Marx appelle la « survaleur absolue »). C’est la
raison pour laquelle le temps de travail constitue l’un des principaux enjeux
de lutte entre les travailleurs et les capitalistes (chap. 8). La seconde grande
option conduit les capitalistes à augmenter la part relative du surtravail sans
toucher aux limites du temps de travail (ce qui génère la production d’une
« survaleur relative »). Le capitaliste y parvient à travers la mise en place de
la « coopération » (chap. 11), de la division du travail (chap. 12) et surtout
avec le développement de la machinerie (chap. 13), laquelle conduit
notamment à une déqualification importante des travailleurs et donc à la
possibilité d’une baisse des salaires.
• La reproduction du capital. « Le Processus d’accumulation du
capital » (Section VII)
Le dernier moment du Livre I du Capital élargit la perspective d’analyse et
s’intéresse tout d’abord aux mécanismes d’ensemble permettant au mode de
production capitaliste d’assurer sa propre perpétuation ou « reproduction »
(chap. 21). En effet, pour pouvoir subsister, toute société doit produire en
permanence les conditions de sa propre reproduction. Or la condition
essentielle pour qu’une société capitaliste continue d’exister est le maintien
de rapports de production capitalistes, c’est-à-dire une division entre une
petite classe d’individus pouvant faire fonctionner l’argent selon le cycle
capitaliste, et une large classe d’individus qui sont contraints de se salarier,
c’est-à-dire de produire davantage de valeur qu’ils n’en reçoivent sous
forme de salaire. Mais pour forcer ces derniers à se salarier, il n’est nul
besoin d’exercer une contrainte extra-économique : il suffit que ceux-ci
soient obligés de passer par le marché pour accéder aux biens de
subsistance et pour exercer leur métier. C’est ce que font les mécanismes
économiques, car comme l’affirme l’économiste polonais Kalecki, « le
travailleur dépense ce qu’il gagne ; le capitaliste gagne ce qu’il dépense ».
Après avoir étudié l’hypothèse de la « reproduction simple » (chap. 21),
c’est-à-dire d’une situation où l’ensemble de la survaleur produite par la
société est consommé par les capitalistes (et donc où il n’y a aucune
croissance), Marx analyse les conditions et effets de ce qu’il appelle la
« reproduction élargie » (chap. 22-23). Dans ce cas, les capitalistes ne
consomment qu’une partie de la survaleur, l’autre partie étant réinvestie
dans le cycle productif. Une telle situation, indispensable au bon
fonctionnement d’une société capitaliste, est pourtant porteuses de
nombreuses possibilités de déséquilibre. Pour assurer cet élargissement
continuel du cycle productif, le capitalisme a nécessairement besoin de
quantités toujours plus grandes de matières premières, de moyens de
production et de main d’œuvre, ce qui menace en permanence la stabilité de
la croissance. Les capitalistes sont, de ce fait, continuellement incités à
développer de nouvelles machines et techniques – ce qui cependant a pour
effets négatifs, d’une part, de produire un chômage massif de la population
et une paupérisation importante, et d’autre part, d’augmenter toujours plus
la part de capital constant par rapport à la part de capital variable, et donc de
diminuer les perspectives d’extraction de survaleur.
Enfin, le livre I du Capital se conclut sur deux chapitres qui s’intéressent à
l’origine des rapports de production capitalistes. En effet, si une fois que les
rapports de production capitalistes sont en place, ils assurent
mécaniquement leur propre reproduction, on peut cependant se demander
comment ils se sont instaurés. Dans le chapitre portant sur « l’accumulation
primitive », Marx rappelle la préhistoire violente du capitalisme au cours de
laquelle une grande partie de la population a été contrainte d’émigrer vers
les villes et de devenir salariée de l’industrie moderne. Le dernier chapitre
(chap. 25) montre comment ces mêmes processus sont encore à l’œuvre
dans le phénomène contemporain de colonisation.

3. Les livres II et III du Capital


• « Le processus de circulation du capital » (Livre II)
Le Livre I analyse la production de la valeur et de la survaleur. Mais une
valeur produite n’est pas pour autant réalisée : pour cela, il faut que la
marchandise soit vendue sur le marché et que sa valeur soit retransformée
en argent. Si elle n’est pas vendue, le cycle capitaliste ne peut pas se
reproduire, et entre en crise. Dans Livre II du Capital, Marx approfondit
donc son analyse du système capitaliste en s’intéressant, au « Processus de
circulation du capital », c’est-à-dire aux conditions permettant la réalisation
par le marché de la valeur produite et assurant ainsi la reproduction du
mode de production capitaliste. Pour cela, le cycle capitaliste de
métamorphose de l’argent en facteurs de production puis en marchandises
revendues pour de l’argent, doit non seulement ne jamais cesser mais
encore aller toujours plus vite. Le mouvement du capital en vient, de ce fait,
à remodeler l’ensemble des infrastructures, mais aussi l’organisation du
temps et de l’espace, pour assurer la fluidité maximale du cycle. Marx pose
ainsi, dans ce deuxième livre, les fondements d’une analyse macro-
économique du capitalisme (avec ses célèbres « schémas de reproduction »)
et donne d’importants aperçus pour comprendre les crises économiques du
capitalisme.
• « Le processus d’ensemble de la production capitaliste »
(Livre III)
Le troisième livre du capital se propose d’étudier plus précisément
l’articulation entre la sphère de la production (Livre I) et la sphère de
circulation (Livre II). Marx s’intéresse en particulier au processus par lequel
les différents moments du cycle capitalistes font l’objet d’une progressive
spécialisation – donnant naissance à des types de capitaux différents (capital
productif, capital commercial, capital financier) en concurrence les uns avec
les autres pour l’appropriation de la survaleur. Malgré la pluralité des
acteurs et leur apparente opposition, Marx propose de dégager quelques
grandes tendances à l’œuvre dans les sociétés dominées par le mode de
production capitaliste (en particulier la loi de la « baisse tendancielle du
taux de profit »). Ce troisième livre, en raison de son caractère inachevé et
de l’important travail éditorial qu’Engels a dû faire à partir de nombreux
manuscrits, ne constitue cependant pas le couronnement de l’œuvre qu’il
devait être dans le projet de Marx, mais doit plutôt être vu comme un
laboratoire stimulant d’hypothèses et d’analyses pour comprendre le
fonctionnement du mode de production capitaliste.

Conclusion
Le Capital de Marx constitue assurément l’une des plus grandes œuvres
théoriques de la pensée occidentale. En proposant une analyse du
mouvement du capital, Marx cherche à mettre au jour les mécanismes
structurants des sociétés modernes capitalistes. Par-là, il s’agit à la fois de
permettre aux individus de comprendre le monde dans lequel ils vivent et de
leur donner des armes théoriques pour le transformer.
Alexandre Feron

Bibliographie
• Éditions et traductions

• Édition de référence du texte allemand : Marx-


Engels Gesamtausgabe, Berlin, Dietz Verlag, Walter
de Gruyter, II/10, 1991, II/13, 2008, II/15, 2004.

• Traductions françaises utilisées

• Karl Marx, Le Capital. Livre I, trad. dirigée par


Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 2016.

—, Le Capital. Critique de l’économie politique.


Livre II. Le Procès de circulation du capital,
volume 4, trad. E. Cogniot, Paris, Éditions sociales,
1952 ; volume 5, trad. Catherine Cohen-Solal, Gilbert
Badia, Paris, Éditions sociales, 1953.

—, Le Capital. Critique de l’économie politique.


Livre III. Le Procès d’ensemble de la production
capitaliste, volumes 6-8, trad. Catherine Cohen-
Solal, Gilbert Badia, Paris, Éditions sociales, 1957-
60.

• Introductions générales à Marx

• Juliette Farjat, Frédéric Monferrand, Dictionnaire


Marx, Paris, Ellipses, 2020.

• Franck Fischbach, Philosophies de Marx, Paris,


Vrin, 2015.

• Isabelle Garo, Marx, une critique de la


philosophie, Paris, Seuil, 2000.

• Florian Gulli, Jean Quétier, Découvrir Marx, Paris,


Éditions sociales, 2016.
• Pour accompagner la lecture du Capital de Marx

• Alix Bouffard, Alexandre Feron, Guillaume Fondu,


Michel Heinrich, Ce qu’est Le Capital de Marx,
Paris, Éditions sociales, 2017.

• Bernard Chavance, Marx et le capitalisme. La


dialectique d’un système, Paris, Armand Colin, 2009.

• Gérard Duménil, « Économie », dans Duménil,


Gérard, Löwy, Michael, Renault, Emmanuel, Lire
Marx, Paris, PUF, 2014.

• David Harvey, Pour lire Le Capital, Paris, La Ville


brûle, 2012.

• Michael Heinrich, Comment lire Le Capital de


Marx ?, Toulouse, Smolny, 2015.

• Ludovic Hetzel, Commenter Le Capital, Paris,


Éditions sociales, à paraître en 2021.
1. Marx, Lettre à Becker, 17 avril 1867.
2. Le Capital, Livre I, Éd. Sociales, 2016, p. 16.
3. Ibid., p. 43.
4. Ibid., p. 42.
42
Nietzsche, Le Gai Savoir
(1882/1887)

Le Gai Savoir (Die fröliche Wissenschaft) paraît en 1882, entre Aurore


(1881) et Ainsi parlait Zarathoustra (1883). Depuis 1879, l’auteur mène
une vie de voyages et d’errance, sa charge d’enseignement ayant été
suspendue définitivement pour raisons de santé. En mars 1882, il écrit et
publie huit poèmes, les Idylles de Messine, dont six sont repris dans les
dernières pages du Gai savoir. La même année il fait la rencontre de Lou
Andréas-Salomé. Le Gai Savoir devait être la suite d’Aurore, qui aurait été
augmentée de cinq autres livres1.
Le Gai Savoir est étroitement lié à la relecture d’Aurore (Lettre du
25 janvier 1882). Nietzsche l’explique à son ami Peter Gast : « au mois
d’octobre dernier [1886], j’ai griffonné […] un 5e livre à ajouter au Gai
Savoir (afin de donner à l’ensemble une manière d’équivalence avec
Aurore, c’est-à-dire du point de vue de la présentation)2 ». L’ouvrage de
1882 tisse des liens entre Aurore et Ainsi parlait Zarathoustra, tout en
préparant, dans le cinquième livre (§ 344, § 370 et § 372), le passage à une
nouvelle période de la carrière intellectuelle de Nietzsche, davantage
orientée vers la généalogie. L’ouvrage est « un tournant » (ein Wenderkreis),
il annonce « l’aspect terrible [des] tâches à venir » de son auteur3.
Le titre est emblématique de l’ouvrage et de l’originalité de la pensée de
Nietzsche. Il s’agit d’une expression souvent utilisée par l’auteur sous ses
formes occitane ou provençale : gaya scienza et gai saber. Elle renvoie à la
tradition des troubadours provençaux, à un savoir qui, comme le Mistral
chassant les nuages, éloignerait la morale moralisante et la culpabilisation
(avant-propos, § 4 et « Chants du Prince Vogelfrei » : « Pour le Mistral »),
le romantisme de Wagner et le pessimisme moral de Schopenhauer (avant-
propos, § 2, § 370 et § 380). Ce savoir consiste à affirmer la vie et à refuser
joyeusement ce qui s’oppose à elle. L’origine de l’expression se trouve dans
un passage des Mémoires d’un touriste de Stendhal que Peter Gast aurait lu
à Nietzsche en 1880 : « Les voyages ont enseigné la véritable philosophie
(celle de tourner tout au gai) aux animaux les plus débiles de cette terre4 ».
Le sous-titre, « La gaya scienza », fait référence à l’idée d’une « unité du
troubadour, du chevalier et de l’esprit libre par laquelle cette magnifique
culture ancienne des Provençaux se distingue de toutes les cultures
équivoques5 ». Il redouble le titre, mais il l’excède en multipliant son sens,
signe que le « gai savoir » n’appartient à aucune langue ou relève de
plusieurs langues à la fois. Le titre traduit en allemand une formule du
Moyen Âge provençal pour éclairer ce que la culture allemande
contemporaine ne peut et ne veut pas penser. Le sous-titre sert à faire
entendre plusieurs choses à la fois, pour créer une unité de sens. Le
problème est en effet de savoir dans quelle langue parler et quel langage
parler. Nietzsche utilise un langage nouveau, qui signifie par écart et
décalage par rapport aux structures habituelles du langage, qui servent des
idéaux ininterrogés, d’origine morale. Les schèmes linguistiques et
grammaticaux induisent des préjugés et sont incapables d’exprimer l’idéal
du gai savoir.
L’atmosphère du Gai Savoir est sereine, joyeuse et pleine de la gratitude
propre à la convalescence et à la guérison. Car l’ouvrage est l’effet d’un
moment d’affirmation, de profondeur et d’émerveillement (§ 291) : le mois
de janvier 1882 inattendu, passé à Gênes, qui donne son titre au livre IV
(« Sanctus Januarius »). Ce bonheur nouveau (avant-propos, § 4) est
fugitif : il est « celui d’un homme qui finit par se sentir enfin mûr pour une
très grande tâche [celle relevée par Ainsi parlait Zarathoustra] et dont les
doutes quant au droit qu’il a de s’y consacrer commencent de se dissiper »
(Lettre à Franz Overbeck, 6 décembre 1883). Le Gai savoir paraît pour la
première fois en août 1882. La même année, Nietzsche rédige le cinquième
livre et la préface, intégrés à la seconde édition en 1887, avec l’ajout du
sous-titre et les « Chants du Prince hors-la-loi » (Lieder des Prinzen
Vogelfrei).

1. Plan et tonalité de l’ouvrage


• Le style comme expérience
Par son caractère serein, léger et dansant, le style du Gai Savoir annonce
celui d’Ainsi parlait Zarathoustra. Le Gai Savoir loue d’ailleurs le travail
du style dans l’ouvrage :
« «Donner du style» à son caractère – voilà un art grand et rare ! »
(§ 290).
La force se prouve par la façon dont « la passion de la volonté s’allège à la
contemplation de toute nature stylisée, vaincue et rendue serviable. […] Car
une chose est nécessaire : que l’homme parvienne à être content de lui-
même ». La question du style est morale : elle concerne l’affirmation de soi,
le fait de « devenir ceux que nous sommes » (§ 335). Elle montre que Le
Gai savoir est aussi une pratique :
« Ne gardons pas rancune à la vie, et soyons toujours davantage ceux
que nous sommes, – ceux qui pratiquent le gai savoir ! » (Lettre à
Peter Gast du 20 août 1882).
La question du style concerne l’expérience vivante (Erlebnis) et
l’expérimentation (Experiment, avant-propos, § 2).
• Le lyrisme au sein de l’oralité
Les poésies qui encadrent Le Gai savoir témoignent de ce style vif et
enjoué. L’ouvrage abonde en audaces stylistiques, en images percutantes et
en néologismes. Son style est marqué par une oralité qui fait souvent place à
une écriture littéraire très élaborée, ainsi qu’à un lyrisme extrême. Car Le
Gai Savoir livre les réflexions d’un convalescent qui évalue les dangers de
la maladie qu’il a traversée, qui retrouve un sentiment de puissance élevé
(§ 13) et qui espère la pleine santé (§ 382). Il contient donc une importante
part autobiographique (§ 357, § 358, § 368 et § 370). L’avant-propos (§ 2 et
3) souligne que rien n’est impersonnel chez un philosophe et que la pensée
de ce dernier exprime ce qu’il est.

2. Le déplacement du questionnement
philosophique et la reconnaissance du primat de
la vie
Comme unité du troubadour, du chevalier et de l’esprit libre, le gai savoir
réunit les pulsions artistiques, les pulsions guerrières et l’indépendance. Il
implique non seulement l’amour de l’apparence, du faux, la joie prise à la
création et à la destruction, mais aussi le courage, l’audace et l’intrépidité.
Surtout le gai savoir repose sur la libération à l’égard de ce à quoi on était
attaché, la vertu cardinale du philosophe, incarnée par Brutus dans le Jules
César de Shakespeare (§ 98). Le philosophe du gai savoir constitue un type
d’organisation pulsionnelle déterminé, distinct du type du philosophe
positiviste ou scientiste, obsédé par la vérité.
Ajouter le qualificatif « gai » au terme philosophique prestigieux
« science » (Wissenschaft) met en question la confiance des philosophes
envers la science et leur façon de concevoir celle-ci comme la forme
suprême du savoir, voire comme l’achèvement de la réflexion
philosophique. Le premier axe de la réflexion de Nietzsche consiste à
établir que cette science-là manque cruellement de gaieté. Depuis 1880,
l’auteur voit la philosophie allemande comme « celle qui tourne tout au
nébuleux »6. Le gai savoir place au premier plan les pulsions et les affects,
considérés comme l’origine de toutes les pensées et des interprétations de
tous types. Cette réflexion déplace l’interrogation philosophique en
remettant en cause la notion de vérité et donc également les projets
philosophiques qui lui sont associés, à commencer par la conception du
savoir comme science.
Caractériser la vraie science par la gaieté soulève le problème de la valeur
de la science et de la pensée philosophique, laisse entendre qu’une autre
interprétation de la réalité pourrait avoir plus de valeur, enfin interroge les
origines de la manière traditionnelle de penser en philosophie, ainsi que la
valeur de ces origines. Pratiquer le « gai savoir » signifie privilégier la vie
et remettre en cause la vérité, en reconnaissant les exigences fondamentales
de toute vie sont premières, que ce n’est pas la vérité mais la vie qui est
source de toute valeur. Il est alors possible d’interpréter la confiance des
philosophes en la science et leur fanatisme de la vérité comme une menace
envers la vie.

3. Contenu du Gai Savoir


• La vie comme moyen de la connaissance
Égayer le savoir ne signifie pas l’abandonner, mais disqualifier son
interprétation illégitime, cesser de lier la connaissance à l’être ou à la raison
pure, tout en réinterprétant ce que visait cette interprétation, en liant
désormais la connaissance à la vie :
« Pour moi, [la connaissance] est un monde de dangers et de victoires
dans lequel les sentiments héroïques aussi ont leurs lieux où danser et
s’ébattre. “La vie, moyen de la connaissance” – avec ce principe au
cœur, on peut non seulement vaillamment, mais même gaiement vivre
et gaiement rire ! » (§ 324).
Si la vie doit servir la connaissance, c’est d’abord parce que la connaissance
est nécessairement vécue, expérimentée par l’individu de tout son être,
comme le souligne l’avant-propos. Connaître signifie expérimenter de
manière vécue, digérer et maîtriser des expériences, éprouver des états
d’âme, des sentiments et des souffrances. Le savoir nouveau est santé,
retour à une vie forte : la morale ascétique cesse d’étouffer les instincts en
les enfermant dans la maladie. Il est donc conquête et victoire, mais dans
cette mesure, il est une pratique artistique (324). Le gai savoir est une
connaissance qui sert l’intensification de la vie et qui est consciente que la
réalité est « apparence », c’est-à-dire un jeu d’illusions interprétatives.
• L’art réconcilié avec la science
La formule « gaie science » réconcilie l’art et la science, deux tendances
fondamentales de la pensée de Nietzsche. Pour ce dernier, en effet, toute la
réalité est création et imposition de formes, un jeu de pulsions créatrices
d’où provient toute interprétation. En ce sens, la réalité est « apparence » et
« art ». La connaissance en particulier est une façon pour la volonté de
puissance d’imposer des formes, d’« interpréter ». Si la vie est moyen de la
connaissance, c’est parce que vie et connaissance partagent le même statut,
celui d’un jeu d’apparences qui s’interprètent les unes les autres. Dans la
mesure où il connaît, chaque homme est artiste, créateur d’interprétation,
généralement inconscient et involontaire. De ce point de vue, l’art prime sur
toute autre activité humaine. Quant à la science, elle mérite le respect
(§ 293) : après l’avoir définie comme activité artistique qui a source dans la
vie elle-même, le philosophe peut démontrer qu’elle a une forme saine, la
« gaya scienza ».
• Un affect favorable à l’intensification de la vie
L’expression « gai savoir » dit bien comment Nietzsche renouvelle la
philosophie. Celle-ci n’est plus une spéculation relevant de la pensée pure et
elle s’oppose au ressentiment, qui imprègne secrètement la culture
européenne. Elle s’oppose également au sérieux, traditionnellement associé
à la connaissance profonde, mais en réalité ennuyeux et caractérisé par un
préjugé :
« L’intellect est chez la plupart une machine pesante, morne et
grinçante que l’on a du mal à mettre en marche : […] L’aimable bête
homme perd à chaque fois, semble-t-il, sa bonne humeur lorsqu’elle
pense pour de bon : elle devient «sérieuse» ! Et «là où on trouve rire
et gaieté, la pensée ne vaut rien» : – tel est le préjugé de cette bête
sérieuse envers tout «gai savoir» » (§ 327).
La connaissance ne peut plus être son propre but, être l’expression d’une
volonté de vérité fanatique : elle doit servir la vie, en tenant compte du fait
que la vie suppose l’illusion. Alors que la réalité est un jeu perpétuel de
métamorphoses et d’interprétations, le sérieux la fige en prétendant
l’enfermer dans des concepts. Cette compréhension du savoir exprime une
volonté de mort, donc traduit un état de maladie.
Le gai savoir est une attitude qui épouse le mouvement du réel et qui fait
preuve de légèreté, par opposition à la pesanteur caractérisant les formes de
culture nihilistes, notamment l’art « romantique » (l’art wagnérien) et
l’attitude des savants autosatisfaits, manquant d’esprit et aveuglés par leur
fascination pour l’objectivité. Est « gai » le savoir qui rejette la croyance à
des essences immuables, à des principes, à l’être et à des vérités, ou autres
réalités en soi et pour soi. Ce « savoir » conscient de son statut interprétatif
et au service du renforcement de la vie comprend que la réalité est un jeu
d’illusions interprétatives (« apparence »). Sorte de rêve éveillé (avant-
propos), il est la conscience de participer à ce jeu de métamorphoses qui
constitue la trame de toute vie.
La vie malade résulte dans la dévalorisation et le dégoût de l’existence.
C’est pourquoi l’humour manque généralement aux philosophes de la
tradition, qui s’en méfient. L’humour est pourtant une qualité nécessaire aux
philosophes authentiques, qui dénote une tonalité affirmatrice, l’approbation
à l’égard de la vie, ainsi délivrée de toute condamnation morale au motif
qu’elle est injuste ou douloureuse :
« peut-être le rire aussi a-t-il encore un avenir ! Lorsque le principe
«l’espèce est tout, un seul n’est jamais rien» – aura été incorporé par
l’humanité et que l’accès à cette ultime libération et irresponsabilité
sera ouvert à tous à tout instant. Peut-être alors le rire se sera-t-il lié à
la sagesse, peut-être n’y aura-t-il plus alors qu’un «gai savoir» » (§ 1).
Dès l’ouverture du Gai savoir, Nietzsche invite à apprendre à rire de soi-
même, pour vaincre la survalorisation de l’individu qui résulte d’une
conception moralisante de l’existence.
• La grande santé
Le gai savoir exprime la « réjouissance » et « la reconnaissance d’un
homme qui guérit », ainsi qu’une inversion des rôles de la santé et de la
maladie : désormais les interprétations ne sont plus imposées et gouvernées
par les valeurs de la maladie ou de la décadence, mais par celles de la santé
(avant-propos, § 1). Après avoir longtemps résisté à la privation et la
maladie, caractérisée par le sentiment d’impuissance, l’esprit est
soudainement envahi par « l’espoir de la santé, l’ivresse (Trunkenheit) de la
guérison », un sentiment de puissance très intense, source d’euphorie.
L’auteur abandonne le « romantisme », c’est-à-dire le besoin de
consolations, le désir intense d’éprouver des sentiments puissants afin de
soulager la souffrance, accompagné de l’incapacité à éprouver ces
émotions. C’est en tant que psychologue lui-même sujet à la maladie que
Nietzsche aborde la question « du rapport entre santé et philosophie » (ibid.,
§ 3). Il se livre lui-même entièrement à la maladie, ce qui l’exerce à mieux
deviner les mobiles cachés des « penseurs souffrants », la direction vers
laquelle « le corps malade et son besoin poussent, tirent, attirent
inconsciemment l’esprit » (ibid., § 2). Chacun a en effet la philosophie de
ses instincts : chez la plupart des penseurs, qui sont malades, ce sont « les
états de détresse » et « les manques qui philosophent », c’est-à-dire que la
philosophie est pour eux « soutien, soulagement, remède, délivrance », mais
chez les penseurs d’exception ce sont « les richesses et les forces » qui
philosophent, la philosophie est l’expression de la reconnaissance envers la
vie.
• Le philosophe médecin
La maladie est ce qui a conduit les philosophes à survaloriser la paix,
l’absence de toute souffrance ou les notions d’état ultime, d’absolu et de
transcendance. Ce qui passe pour objectif, idéel et « purement spirituel »
cache des « besoins physiologiques » infra-conscients, de sorte que la
philosophie n’a été, jusqu’à présent, qu’« une interprétation (Auslegung) du
corps et une mécompréhension du corps ». Les systèmes philosophiques
sont comme la traduction ou le commentaire d’un texte qui est le corps, et
l’erreur une sorte d’infidélité de lecture, une méprise ou un contresens.
C’est pourquoi le livre s’achève sur l’art de bien lire, la philologie (V,
§ 383). L’historien et le psychologue peuvent considérer les théories
métaphysiques « comme symptômes de corps déterminés », comme des
indications sur l’état de santé d’organismes déterminés. Le philosophe doit
« étudier le problème de la santé d’ensemble d’un peuple, d’une époque,
d’une race, de l’humanité ». Nietzsche attend que ce « médecin philosophe
au sens exceptionnel du mot » parachève son propre soupçon et propose que
« dans toute activité philosophique, il ne s’agissait absolument pas jusqu’à
présent de « vérité », mais […] de santé, d’avenir, de croissance, de
puissance, de vie… ».
• La mort de Dieu et l’annonce du nihilisme
Nietzsche n’est pas le premier à parler de la mort de Dieu (§ 108, § 124-
125, § 343) : il a été précédé notamment par Plutarque, Luther, Hegel, Jean
Paul et Heine. Le célèbre aphorisme 125 fait allusion à cette tradition
antique, chrétienne, philosophique et littéraire. L’expression « Dieu est
mort » signifie le nihilisme, c’est-à-dire la dévalorisation des valeurs
considérées comme suprêmes. Celui qui annonce la mort de Dieu est un
« insensé » (der toller Mensch), expression qui signifie familièrement « un
gars extraordinaire », un être exceptionnel qui suscite l’admiration.
L’homme s’adresse à « ceux qui ne croient pas en Dieu », non pas les athées
(Gottloser) au sens noble et les esprits libres, mais les libres-penseurs
banals, ceux chez qui l’athéisme n’est qu’opinion, adhésion plate, aveugle
aux problèmes, qui ne pense rien. L’événement de la mort de Dieu est
« formidable » au sens où il est exceptionnel, incomparable et impensable,
ses conséquences étant incalculables. Il rend possible la pensée de l’éternel
retour, qu’un instant lui aussi « formidable » suffirait à nous faire supporter
(§ 341). Mais cet événement a besoin de temps pour être vu et entendu.
• L’amour du destin
Dans Le Gai Savoir, Nietzsche réinterprète un motif de la philosophie
stoïcienne, l’amour du destin (amor fati), qu’il comprend comme un état
suprême, une attitude dionysiaque envers l’existence :
« Je veux […], en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui
dit oui ! » (§ 276).
L’amor fati est un acquiescement à la réalité telle qu’elle est, la volonté
d’un éternel retour. Étant donné que la souffrance de la maladie rend plus
profond, seul l’amor fati permet d’être profondément reconnaissant
envers celle-ci, d’affirmer la souffrance comme source véritable de la
puissance singulière. C’est en effet la faiblesse conduit au désir d’un idéal
supérieur à la réalité et niant. Au contraire, l’affirmation, l’amour du réel
caractérise la puissance. Affirmer en approuvant la vie implique donc de
critiquer le non, d’exclure toute condamnation de la vie.
• L’éternel retour
La fin du Gai savoir offre la première présentation de la pensée de l’éternel
retour, exposée dans un dialogue fictif, sous la forme d’une expérience
qu’un démon propose à son interlocuteur humain. Selon cette doctrine, tous
les événements se répéteront un nombre de fois infini, à l’identique, selon le
même enchaînement et l’individu, qui déjà vécu exactement la même
existence, devra la revivre à l’avenir, une infinité de fois. Cette pensée
terrible, presque insupportable met l’individu à l’épreuve : le démon
demande à son interlocuteur ce que serait sa réaction face à la révélation de
ce retour éternel, qui exclut toute échappatoire hors de l’existence. Les
réactions qu’il envisage sont alors de deux types : le désespoir profond ou
au contraire le plus haut bonheur.
La pensée de l’éternel retour prolonge le combat contre le nihilisme de la
culture européenne contemporaine, qui conduit l’homme à la condamnation
de l’existence et à la volonté de néant. Forme suprême de l’affirmation, par
opposition à la décadence, cette pensée vise à interpréter la réalité d’une
façon capable de susciter la plus haute approbation à son égard, sans en
rejeter aucun élément. De cette façon, elle augmente l’attachement à la vie,
en rompant avec la séduction de la maladie propagée par les valeurs
nihilistes. L’adhésion à la pensée de l’éternel retour révèle le rapport de
l’individu à la vie, sa capacité à orienter sa vie par un sentiment
d’approbation à l’égard de lui-même et de la réalité tout entière :
« La question, posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu
ceci encore une fois et encore d’innombrable fois ? » ferait peser sur
ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-
même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette
approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? » (§ 341).
La doctrine de l’éternel retour est liée à la gaieté d’esprit. Seule la belle
humeur, en effet, permet de supporter un monde dans lequel tout revient
éternellement. C’est ce que signifie la notion d’« instant formidable » :
toutes les réalités étant solidaires les unes des autres, approuver un seul
moment de sa propre vie, le percevoir comme divin et digne d’être
expérimenté une nouvelle fois, conduit à approuver l’existence dans sa
totalité. Cette doctrine ne vise pas à expliquer la structure du monde, mais à
transformer l’homme, dans le cadre de son élevage, afin d’élever son type
par rapport au type décadent, qui prédomine actuellement.
• La volonté de vérité
Le privilège accordé à la vérité, la volonté de la connaître à tout prix se
fonde sur la croyance à un bien et un mal en soi, donc sur des valeurs
morales. Ce fanatisme de la vérité conduit à condamner le monde
changeant, à le juger « faux » parce qu’il est instable. Nietzsche suppose
que cette attitude est le résultat d’une pulsion destructrice :
« « Volonté de vérité » – cela pourrait être une secrète volonté de
mort. – De sorte que la question : pourquoi la science ? renvoie au
problème moral : à quoi tend de manière générale la morale, si la vie,
la nature, l’histoire sont « immorales » ? » (§ 344).
Nietzsche applique à la compréhension usuelle du savoir la démarche
généalogique : il analyse les sources pulsionnelles de cette compréhension
et statue sur la valeur de ces origines. La conception ordinaire du savoir se
révèle alors exprimer une volonté de mort, donc traduire chez les
philosophes un état de maladie. Si Nietzsche mobilise la notion de « gai
savoir », c’est précisément pour marquer son opposition à cette
interprétation morbide ou décadente du savoir.
• Le perspectivisme
La connaissance est toujours la saisie d’apparences et une démarche
interprétative, liée à l’intérêt. C’est le sens du terme « perspectivisme » dans
le Gai savoir, qui désigne à la fois une doctrine et un phénomène :
« Le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde
de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé » (§ 354).
La conscience falsifie ce qui lui apparaît par utilité, mais la catégorie
d’utilité est elle-même une falsification, une simple « croyance […] un
produit de l’imagination ». Comme doctrine, le perspectivisme n’est donc
lui-même qu’une perspective et non pas une ontologie. Les affirmations à
son sujet semblent être des croyances, des fictions perspectivistes. Le
perspectif n’est donc pas l’essence de l’existence. L’intellect humain est
incapable de « savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectif de l’existence
ou bien si elle a encore un autre caractère », parce qu’en tentant de le faire,
il « ne peut éviter de se voir lui-même sous ses formes perspectives, et
seulement en elles » (§ 374). Modeste et légitime, la conscience du
caractère perspectif est une exigence morale et esthétique. Admettre que le
monde est susceptible d’une infinité d’interprétations, c’est encore adopter
une interprétation perspectiviste, qui a sa source dans une attitude
intellectuelle précise, dans sa morale et ses intérêts vitaux.
Le terme « perspectivisme » désigne surtout le mouvement de la réalité, son
caractère processuel, changeant et évanescent. Nietzsche souligne que la
nature de la réalité est d’être dépourvue de nature permanente, d’être un jeu
de création et de destruction inépuisable et incontrôlable :
« Nous sommes loin, aujourd’hui, de la présomption ridicule
consistant à décréter depuis notre angle que l’on ne peut légitimement
avoir de perspective qu’à partir de cet angle-là. Le monde nous est
bien plutôt devenu, une fois encore « infini » : dans la mesure où nous
ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des
interprétations infinies ».
L’infini véritable est de l’ordre de l’interprétation : la réalité n’est pas ce qui
est stable et caché derrière les apparences, mais le mouvement sans fin du
jeu des apparences. Le langage doit être capable d’épouser ce mouvement et
son dynamisme, notamment en jouant lui-même sur les enchaînements de
métaphores.

Conclusion
Le Gai Savoir expose une nouvelle doctrine de la connaissance et de la
science philosophiques. Il traduit un idéal que les structures ordinaires du
langage sont incapables d’exprimer. De là un nouveau langage, impliquant
des images surprenantes, des néologismes ou encore le lyrisme au sein de
l’oralité, autant de singularités qui exigent du lecteur un effort d’adaptation
et de réflexion. L’ouvrage tout entier s’emploie ainsi à présenter et à mettre
en œuvre le gai savoir, destiné à remplacer l’idéal de la science du
philosophe aveuglé par un attachement passionné envers la vérité. Il ne se
contente pas de critiquer les préjugés des morales idéalistes et religieuses,
auxquelles il objecte la mort de Dieu en annonçant le nihilisme. Il introduit
pour la première fois la méthode généalogique et apporte des solutions
originales pour dépasser le nihilisme, en particulier l’amor fati, l’éternel
retour et le perspectivisme.
Sébastien Barbara

Bibliographie
• Éditions du texte
Édition de référence
• En allemand : Friedrich Nietzsche, Sämtliche
Werke, kritische Studienausgabe, München-Berlin-
New York, DTV-Walter de Gruyter, 1980, tome 3.

• En français : Friedrich Nietzsche, Œuvres


philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-
1997, tome V.

Édition recommandée

• Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. et


présentation par Patrick Wotling, Paris, GF-
Flammarion, 2007.

• Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. Pierre


Klossowski, Paris, Gallimard, seconde édition revue,
corrigée et augmentée, 1982.

• Introductions générales à Nietzsche

• Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du présent,


Paris, Gallimard, § coll. « Folio-essais », 2014.

• Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture : la


philosophie comme généalogie philologique, Paris,
PUF, 1986.
• Wolfgang Müller-Lauter, Physiologie de la volonté
de puissance, trad. Patrick Wotling, Paris, Allia,
1998.

• Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la


civilisation, Paris, Presses Universitaires de France,
1995.

—, La Pensée du sous-sol. Statut et structure de la


psychologie dans la philosophie de Nietzsche, Paris,
Allia, 1999.
• Lectures du Gai Savoir

• Pierre Klossowski, « Sur quelques thèmes


fondamentaux de la Gaya Scienza de Nietzsche »,
dans Un si funeste désir, Gallimard, 1963, p. 6-36.

• Hubert Vincent, Art, connaissance et vérité chez


Nietzsche : commentaire du livre II du Gai Savoir,
PUF, 2007.

• Patrick Wotling, présentation, traduction et notes


du Gai Savoir, GF Flammarion, 1997 et 2007.
Le volume 26 des Nietzsche-Studien (1997) est consacré au Gai Savoir,
avec notamment des contributions de Jörg Salaquarda, Wolfram Groddeck,
Marco Brusotti et Renate Reschke.
1. Cf. Lettres à Peter Gast du 18 décembre 1881 et du 25 janvier 1882.
2. Lettre à Peter Gast du 13 février 1887.
3. Lettre à Franz Overbeck du 9 octobre 1882.
4. L’anecdote est rapportée par C.A. Bernouilli dans Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche, eine
Freundschaft, 2 vol. Iéna, Diederichs, 1908, t. 1, p. 306.
5. Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres » : « Le gai savoir ».
6. C.A. Bernouilli, op. cit.
43
Nietzsche, Par-delà bien et mal
(1886)

Lorsqu’il publie Par-delà bien et mal (Jenseits von Gut und Böse) en 1886,
Friedrich Nietzsche (1844-1900) a conscience de se trouver dans une
situation intellectuelle très particulière. Entre 1883 et 1885, il publie les
différentes parties d’Ainsi parlait Zarathoustra, « le livre le plus profond »
de l’humanité, qui porte « à son achèvement la langue allemande »1 :
l’auteur sent alors qu’il atteint une radicalité philosophique sans précédent
et il est convaincu que sa tâche implique une responsabilité ambitieuse.
En 1886, tout en faisant paraître Par-delà bien et mal, il rédige le cinquième
livre du Gai savoir, ainsi que des préfaces destinées aux nouvelles éditions
de ses anciens ouvrages (La Naissance de la tragédie, Humain, trop
humain I et II, Aurore, Le Gai Savoir).
Nietzsche souffre de l’incompréhension dont il fait l’objet et il sait qu’il ne
sera pas compris avant longtemps2. Mais se situer « par-delà bien et mal »
ne signifie pas se placer en marge, en décalage par rapport à la morale
qu’on jugerait méprisable : il s’agit plutôt de reconnaître que, depuis son
origine platonicienne, la civilisation européenne privilégie les valeurs
morales. Pour croire à la vérité, il faut d’abord admettre un présupposé
inaperçu, à savoir qu’il existe un bien en soi et un mal en soi, que la
tromperie, l’erreur et l’illusion valent moins que leur contraire3. Par-delà
bien et mal éclaire la façon dont, en Europe, depuis Platon, le philosophe a
eu besoin de cette croyance, et comment celle-ci exprime des pulsions
fondamentales qui ont gouverné la démarche philosophique.
Nietzsche demande également quelle valeur a la croyance à la vérité pour
l’élévation et l’ennoblissement de l’homme. La philosophie « par-delà bien
et mal » interroge et critique les valeurs morales, consciente que ce qu’elle
soumet ainsi à l’examen est la totalité de la vie humaine organisée dans
cette culture. Cette démarche vise à rendre la philosophie enfin radicale, à
faire d’elle un questionnement accompli, qui va jusqu’au bout de chacune
des conséquences impliquées par son choix initial. L’auteur cherche
également à montrer que le philosophe ne peut plus être le prolongement de
la figure du prêtre.
Nietzsche tente d’élaborer une philosophie capable de guérir l’homme du
nihilisme. Or la santé se caractérise par la vie puissante, c’est-à-dire capable
de continuer à vivre. La philosophie doit donc rendre l’homme capable
d’avenir, comme l’indique le sous-titre : « prélude à une philosophie de
l’avenir ». Cette menace du nihilisme soulève le problème des valeurs et de
leur critère, ce qui révèle un lien entre avenir et valeur. Le sous-titre
rappelle aussi l’opposition de Nietzsche à Richard Wagner, l’auteur de la
formule « œuvre d’art de l’avenir » : le philosophe diagnostique chez le
compositeur « une musique sans avenir », c’est-à-dire un art qui est
symptôme de maladie et de nihilisme.
Les sources de Par-delà bien et mal remontent à des aphorismes de 1881,
mais l’essentiel du texte est rédigé entre 1885 et 1886, en partie en même
temps que Zarathoustra. Faute d’avoir réussi à trouver un éditeur,
Nietzsche assume lui-même les frais d’impression. Mais la réception du
livre est un échec. C’est ce qui conduit l’auteur à abandonner son projet
initial de reprendre la quatrième partie du Zarathoustra, dans un
livre consacré à la « volonté de puissance », et d’éditer séparément
l’appendice du Gai Savoir (« Les Chansons du Prince Vogelfrei »). Évoqués
dans la quatrième page de couverture de la première édition, ces projets ne
figurent plus dans les 2000 exemplaires de Par-delà bien et mal réédités en
mai 1891 et en août 1893.

1. Plan et tonalité de l’ouvrage


• Une critique de la modernité et une école du gentilhomme
La première partie de l’ouvrage, consacrée à la philosophie et à la religion
(sections I à III), s’ouvre sur des aphorismes critiques. La seconde, dédiée à
la morale et à la politique (sections IV à VIII), culmine dans l’examen de la
« nouvelle noblesse » (section IX). Au centre de l’ouvrage (ch. 4), des
maximes rattachées aux thématiques essentielles de l’ouvrage s’offrent
comme des énigmes visant à aiguiser le discernement des esprits libres.
Dans la conclusion (section 9), ces derniers apparaissent comme possédés
par Dionysos, dont Nietzsche fait l’éloge (§ 295), avant de rappeler le statut
interprétatif et fugitif de ses propres réflexions, en incitant le lecteur à faire
mieux (§ 292).
Après une préface adressée aux bons Européens, Nietzsche propose une
critique de la philosophie (sections I et II) et un examen de la religion
(section III). Il se consacre ensuite à l’histoire « naturelle » de la morale
(section V). Tout en précisant ce qui permet de rompre avec le nihilisme
contemporain, il justifie la redéfinition de ce qui est aristocratique, ce qui le
mène à étudier les déterminations spécifiques du philosophe (sections VI
et VII). Il étudie finalement la politique (section VIII), avant de conclure sur
ce qui est noble (section IX). Le chant final (« Depuis les cimes ») invite à
suivre l’enseignement de Zarathoustra.
• Faire et dire « non »
Nietzsche a conçu Par-delà bien et mal comme un commentaire d’Ainsi
parlait Zarathoustra,4 non comme la répétition mais comme
l’approfondissement du grand œuvre. C’est une différence d’accent ou de
présentation qui distingue Par-delà bien et mal : l’ouvrage dit « les mêmes
choses » que Zarathoustra, « mais différemment, très différemment ».5
Tandis que Zarathoustra présente le problème de la culture, donc des
valeurs et de leur renversement, de façon directe et plus difficile, sur le
mode de l’affirmation, Par-delà bien et mal le présente d’une manière
négative et donc plus accessible, en approfondissant la critique de la
tradition philosophique.
L’intention de Nietzsche est de trouver des disciples, les « philosophes de
l’avenir », qui devront être des « esprits libres » (§ 43). Car ses discours
sont déconcertants, exigeants, intempestifs, de sorte qu’ils manquent
d’oreilles pour se faire entendre. Après avoir enquêté et expérimenté,
l’auteur peut désormais tirer des conclusions et livrer un premier bilan, en
précisant l’hypothèse de la volonté de puissance et en affirmant clairement
qu’il est légitime d’interpréter toute la réalité comme volonté de puissance.
Le livre est organisé de façon plus poussée ou plus claire que les précédents
recueils d’aphorismes. Il est plus précis dans l’explicitation des
insuffisances de la tradition philosophique, afin d’exposer clairement le
sens de la reconstruction qui doit s’ensuivre et qui conduit aux affirmations
de Zarathoustra. C’est ce qui en fait l’ouvrage le plus propre à faire saisir la
logique qui caractérise la pensée de Nietzsche.

2. De la philologie à la psychologie
Considérant les doctrines philosophiques comme des textes traduisant la
réalité, Nietzsche révèle que tous les modes de pensée philosophique ont en
commun certains présupposés inaperçus, qui sont autant d’erreurs
d’interprétation. Les philosophes ont négligé des questions préalables et ne
font pas ce qu’ils disent, pas plus qu’ils ne peuvent dire ce qu’ils font
précisément. Pour rectifier ces erreurs, il faut cesser de contester et de
condamner la réalité comme le font les valeurs idéalistes moralisantes. Il est
alors possible de rendre justice à la réalité, en tentant de rectifier son
interprétation (section II). Le paragraphe 36 est capital parce qu’il établit
que nous pouvons, voire devons, interpréter la réalité comme expression de
la volonté de puissance.
La critique de la tradition philosophique et des ambitions de la science
moderne adopte un point de vue « psycho-physiologique » (§ 23), qui est la
« morphologie et la théorie générale de la volonté de puissance ». Après
avoir dénoncé les interprétations irrecevables et découvert l’omniprésence
et la préséance des pulsions, Nietzsche peut en effet, dans la première
section, proclamer le primat de la psychologie comme analyse des
« pulsions », des « instincts » ou des « affects », c’est-à-dire de certains
phénomènes soustraits à la conscience. L’art de bien lire, la philologie,
conduit ici à l’étude des pulsions, la psychologie. Car si la tradition
philosophique a échoué, c’est en raison de préférences fondamentales qui
influençaient la pensée des philosophes à leur insu. Les philosophes ne se
sont alors pas interrogés sur ces choix et ne les ont pas justifiés. Par
conséquent, la philosophie ne peut pas prétendre être objective et il reste
encore à justifier sa problématique, la recherche de la vérité.
Plus que des opinions, les préjugés des philosophes sont des valeurs,
comme l’unité, ou la division de la réalité en couples antinomiques, tels que
l’opposition entre bien et mal. Sans valeurs, sans préférences fondamentales
il n’y a pas de pensée et donc pas non plus de « vérité ». Au lieu de
rechercher la vérité, il faut s’interroger sur les valeurs, sur leur statut exact
et leur manière d’intervenir dans notre existence. L’enquête doit répondre
au problème de l’interprétation : déterminer quelles valeurs s’expriment
dans des interprétations et quelles interprétations les valeurs rendent
possibles ou interdisent. Elle doit répondre également au problème de la
culture : évaluer la valeur des interprétations, afin de pouvoir élever ou
ennoblir l’homme (section II et III).
La croyance au bien en soi et à l’esprit pur sont deux erreurs fondamentales
héritées du platonisme. Contre elles, Nietzsche avance d’une part que les
« bonnes » et les « mauvaises » pulsions sont liées entre elles, et d’autre
part que la pensée est le produit de relations entre instincts ou affects.
Interroger et critiquer les valeurs dominantes de la culture européenne, donc
toute la vie humaine organisée dans celle-ci, implique deux démarches qui
constituent les axes directeurs de Par-delà bien et mal : d’abord redéfinir la
tâche de la philosophie, puis réinterpréter la réalité, en évitant autant que
possible les erreurs de lecture repérées auparavant.

3. Contenu de Par-delà bien et mal


• Le corps comme fil conducteur
Le point de vue psychologique implique de réfuter le matérialisme, ainsi
que le préjugé de l’unité, « l’atomisme ». À cette époque, Nietzsche prend
pour « fil conducteur » le corps, mais il conçoit ce dernier comme un
ensemble de « pulsions », elles-mêmes assimilées à des « âmes » parce que,
comme ces dernières, elles peuvent se percevoir les unes les autres :
« Notre corps n’est en effet qu’une structure sociale composée de
nombreuses âmes » (§ 19).
Le point de départ de la réflexion n’est pas le corps biologique, mais le
corps propre ou subjectif, le corps vécu. Cette orientation de la pensée est
liée à la réfutation de la téléologie et de la croyance habituelle à la causalité.
Elle renvoie également à l’importance accordée aux interprétations, toutes
fugitives, afin de mettre en avant le « texte fondamental » de l’« homme
nature », qui est quant à lui « éternel » (§ 230).
• Les idées modernes
Après la première section, tout le reste de l’ouvrage développe l’analyse des
« idées modernes ». Les idées d’égalité des droits pour tous et de pitié pour
tous ceux qui souffrent se sont en effet imposées au XIXe siècle, jusqu’à
devenir des valeurs dominantes. Les considérant comme des articles de foi,
les Européens les ont profondément intériorisées. Ecce homo décrit ainsi
Par-delà bien et mal comme « une critique de la modernité » et un éclairage
sur le « type opposé, qui est aussi peu moderne que possible, un type noble
et affirmateur »6.
Si le philosophe doit être en décalage vis-à-vis de la morale européenne qui
lui est contemporaine, c’est parce qu’elle est l’héritière d’un choix très
ancien, opéré depuis Platon. Nietzsche consacre beaucoup d’efforts à
révéler l’omniprésence et l’influence, dans les sciences, les arts et la
politique de son temps, du refus de la notion de hiérarchie et de la
condamnation absolue de la souffrance, identifiée à un mal en soi.
Qu’il s’agisse des pulsions, des cultures ou des organisations sociales,
Nietzsche repère à chaque fois des relations de commandement et
d’obéissance, précisément celles que contestent les idées modernes. Cette
continuité explique que Nietzsche critique la démocratie, par exemple, ou
considère les sciences comme les servantes de la philosophie. Mais ces
réflexions ne sont ni des thèses, ni des opinions plus ou moins arbitraires :
elles sont étroitement liées entre elles et tirent les conséquences inévitables
de la psychologie (§ 19).
• Une nouvelle interprétation de la réalité
Si les pulsions apparaissent premières et leurs activités partout présentes
(§ 36), alors la rigueur et la probité exigent de partir d’elles pour examiner
le statut de la réalité. Mais pour éviter les erreurs d’interprétation et ne pas
introduire des éléments étrangers dans le texte à lire, la méthode utilisée
doit obéir à la discipline la plus rigoureuse : il faut limiter autant que
possible les règles de lecture. Comme l’examen de la tradition
philosophique a révélé que l’activité des pulsions était omniprésente, à
partir d’elle Nietzsche tente d’interpréter la réalité tout entière.
Les rapports entre pulsions peuvent être conçus comme une relation de
commandement et d’obéissance, bien plus que comme une relation causale
ou comme l’exercice d’une volonté libre. La méthode exige alors de
s’appuyer sur ce modèle pour penser toute la réalité. Par conséquent, la
réalité dans son ensemble peut être comprise comme une apparence
innocente, irréprochable, qui ne s’oppose pas à la vérité ou à l’être.
La réalité peut être interprétée comme un jeu entre des interprétations
concurrentes, comme relations entre instincts qui s’affrontent ou s’allient
pour s’interpréter les uns les autres. Nous ne pouvons pas accéder
directement à ces relations, mais nous pouvons les penser comme
intensification d’un sentiment de puissance, « volonté » de plus ou
démonstration de sa propre force. Si chaque pulsion est l’exercice de la
volonté de puissance, alors penser toute la réalité comme volonté de
puissance est une interprétation recevable (§ 36).
• L’esprit libre et les philosophes de l’avenir
Par-delà bien et mal est plus précis que tous les ouvrages antérieurs
lorsqu’il s’agit de caractériser le « philosophe » de l’avenir (§ 213).
Soucieux d’être radical, mais aussi de reconstruire après avoir critiqué,
Nietzsche redéfinit le statut de la philosophie et du philosophe. Dire que les
philosophes de l’avenir sont « créateurs » signifie qu’ils incarnent le travail
philosophique désormais possible, une entreprise qui comprendra la visée
du renversement des valeurs.
Le prélude à ce travail est figuré par les esprits libres, une notion que
Nietzsche a introduite dès Humain, trop humain. Sans être des philosophes
accomplis, les esprits libres annoncent la venue des philosophes de l’avenir
et c’est pour décrire ceux-ci que Nietzsche évoque ceux-là dans la
deuxième section. La liberté d’esprit est un degré de l’indépendance et sa
tonalité positive et joyeuse est le « gai savoir ». Elle constitue une capacité
à prendre ses distances : le détachement à l’égard des valeurs régnantes, qui
est un signe de force et le premier pas vers le philosophe de l’avenir. Au
contraire, le dogmatisme consiste à vouloir l’absolu et à s’attacher
passionnément aux interprétations que nous tenons pour vraies, sans
s’interroger sur leurs origines ni connaître leur source.
Nietzsche révèle que l’attirance pour l’absolu et le fanatisme de la vérité
sont liés à la faiblesse et à la maladie (§ 154). L’esclave est asservi parce
qu’il est incapable de prendre ses distances et de mettre à distance. Avant
que la Généalogie de la morale l’affirme clairement, Par-delà bien et mal
commence déjà à démontrer que le philosophe n’a jamais existé de façon
authentique, qu’il n’a été que le représentant de l’esprit religieux. L’ouvrage
prépare la question de la possibilité du philosophe, en montrant que l’esprit
libre se caractérise avant tout par l’indépendance.
• Les ouvriers de la philosophie
L’apparition des philosophes authentiques, qui décideront des valeurs,
implique de déterminer la valeur des valeurs. Mais c’est ce que ne permet
aucune analyse a priori : une déduction pure des bonnes valeurs est
impossible. Si tout est volonté de puissance, connaître suppose
d’expérimenter, donc la réponse à la question de la valeur des valeurs ne
peut pas être purement théorique. Il faut établir des comparaisons, étudier le
passé à travers des documents, afin de découvrir quelles valeurs ont régné
dans l’histoire des communautés humaines.
Il revient aux « ouvriers de la philosophie » d’effectuer le travail consistant
à établir le texte des tables de valeurs, en étudiant et en classant les valeurs
sur lesquelles une communauté humaine s’est appuyée pour vivre à un stade
de son histoire. Ce travail est ce qui permettra aux philosophes à venir de
légiférer dans le champ des valeurs. Notre histoire peut en effet être
considérée comme un laboratoire d’expérimentations présentes et passées
visant à savoir s’il est possible de vivre en accord avec telle ou telle série de
valeurs, et à savoir de quel type d’homme cette tentative favorise le
développement. Il est donc justifié d’admettre que l’évaluation est possible,
comme l’établit toute la section III.
• La problématique de l’élevage
Pour les philosophes de l’avenir, la difficulté, pointée dans la section III
(surtout au paragraphe 62), est de remplacer les anciennes valeurs par les
nouvelles, de mettre celles-ci en pratique en les transformant en condition
de vie, pour qu’elles organisent la vie humaine. Les philosophes de l’avenir
devront donc être des éleveurs (§ 207), à la fois les produits et les auteurs
d’une sélection menée sur de nombreuses générations, d’un élevage de
longue durée d’un ensemble de pulsions, auxquelles est imposée une
hiérarchie précise (§ 213). Le but des philosophes de l’avenir est de guérir
l’homme de l’idéalisme, du nihilisme, et de favoriser l’apparition d’un type
supérieur, d’où naîtra peut-être le type surhumain. En ce sens, il s’agit de
pratiquer un élevage (Züchtung) sur l’humanité.
Ce qui permet de réguler les pulsions de l’homme, de produire une
sélection et un élevage, ce sont surtout les religions, les morales, les
doctrines politiques et les philosophies. Voilà donc quels seront les moyens
des philosophes nouveaux, qui devront produire un élevage et une réforme.
Nietzsche souligne l’importance de l’incorporation, de la manière dont les
valeurs passent dans la vie du corps : il est attentif à la contrainte, aux
changements des configurations pulsionnelles, ainsi qu’à la longue durée
nécessaire à la variation des valeurs. Les valeurs qu’il s’agit de renverser
sont celles qui ont été instaurées par le platonisme et propagées par le
christianisme : des valeurs qui condamnent le sensible, imposant à l’homme
des conditions de vie qui impliquent la négation de la vie.
• Histoire et politique
C’est dans Par-delà bien et mal que Nietzsche aborde pour la première fois
la question de la conversion des valeurs du point de vue de l’histoire
« universelle ». Il souligne qu’il y a déjà eu auparavant des conversions de
valeurs et qu’il devra nécessairement y en avoir encore d’autres à l’avenir.
L’histoire universelle obéit donc à une autre histoire, plus fondamentale :
l’histoire « essentielle » (§ 200), commandée par cette règle de l’alternance
de décadence et d’ascendance. La critique des morales (eudémonisme,
hédonisme, ascétisme, utilitarisme) et des idéaux politiques de l’époque
moderne adopte un point de vue aristocratique (sections VI et VII), au sens
de la tradition philosophique du « gentilhomme ». Considérant le
christianisme comme une figure de la dernière conversion des valeurs,
Nietzsche s’attaque à tous les idéaux égalitaires rousseauistes ou
« chrétiens », comme le socialisme, l’anarchisme ou la démocratie.
La politique implique un diagnostic général sur la culture contemporaine.
Nietzsche propose donc une revue critique des cultures européennes, qui
analyse l’état de santé des nations du point de vue de l’histoire, à
commencer par l’histoire « essentielle ». Sa cible principale est l’Allemagne
et la culture « chrétienne ». Dans Par-delà bien et mal plus que dans tous
ses ouvrages antérieurs, Nietzsche expose en détail ses réflexions sur la
« philosophie de l’Histoire » : il dresse le bilan de deux millénaires
précédents et en déduit ce qui doit advenir. Il n’ignore cependant pas qu’il
restera, peut-être, longtemps incompris : il se contente de « supposer » que
son livre pourrait « être lu vers l’an 2000 » (Lettre à Malwida von
Meysenbug du 24 septembre 1886).
L’histoire que Nietzsche étudie obéit à une logique spécifique : des cultures
concurrentes surgissent sur la base de luttes entre instincts et entre pulsions.
Ce combat prend en particulier la forme de l’opposition entre, d’une part,
une puissance « masculine » de féconder, d’engendrer, de produire de
nouvelles organisations de la vie, comme dans le cas des Juifs, des Romains
ou des Allemands, et d’autre part une puissance « féminine » capable de se
laisser féconder et de former, de mettre au monde, comme dans le cas des
Grecs et des Français, peuples qui représentent des « sublimations »
provisoires (§ 248).
• Ce qui est noble
L’aristocratie dont il est question dans la dernière section (IX : « Qu’est-ce
qui est noble ? ») n’est pas une classe sociale ou politique déterminée, mais
un type humain. L’aristocrate se porte à lui-même une estime légitime, est
maître de lui-même, capable de hiérarchiser les individus et il est créateur
de valeur.
« L’âme noble a du respect pour elle-même » (§ 267).
Conscient de sa propre valeur, de sa dignité, l’homme noble est pourvu
d’une confiance débordante qui le conduit constamment à dépasser ses
faiblesses et qui lui interdit de dépendre d’autrui. Les esprits libres, par
exemple, sont indépendants, assez forts pour se détacher des croyances
communes. Ensuite, les instincts de l’aristocrate sont fortement
hiérarchisés, loin du désordre des pulsions de l’homme moderne, source de
la faiblesse que Nietzsche qualifie de « laisser aller* » (§ 258 et 188).
L’homme noble sait se distinguer du commun des hommes et reconnaît
ceux qu’il juge être ses pairs : il peut différencier les individus, les évaluer
avec finesse et les hiérarchiser. Cet « instinct du rang » (263) s’exprime
sous la forme du sentiment aigu des différences et des distances, le
« sentiment de la distance » (§ 257).
L’aristocrate s’oppose à la culture européenne moderne, à ses valeurs
fondamentales et au type humain qui y prédomine. Il passe pour égoïste
dans cette culture qui valorise à l’excès l’altruisme et la pitié. Soucieux de
l’avenir de l’humanité, il doit surmonter la négation de soi qu’impliquent
ces qualités. Ce n’est pas par pitié qu’il aide le malheureux, mais par
surabondance de force (§ 260). Il différencie et hiérarchise, alors que la
modernité privilégie l’égalité et l’uniformité, sources d’une
« médiocrisation » de l’homme (§ 22 et 203). Seul l’homme noble peut
s’attribuer le droit de créer des valeurs :
« L’espèce d’homme noble se ressent comme celle qui détermine la
valeur […] elle est créatrice de valeurs » (260).
Il est seul type d’homme capable de remettre en cause la moralité et les
valeurs prédominantes, qui ont conduit l’Europe à la décadence et au
nihilisme.
« Ce livre [Par-delà bien et mal] est une école du gentilhomme*, en
prenant ce terme dans une acception plus intellectuelle et plus
radicale qu’on ne l’a jamais fait.7 »

Conclusion
L’instauration des valeurs ascétiques et dualistes a éduqué l’esprit à la
droiture. Nietzsche lui est reconnaissant d’avoir permis une éducation à la
discipline la plus rigoureuse, car c’est ce qui rend désormais le philosophe
possible et lui donne pour mission de renverser les valeurs. Les modèles et
les définitions du statut du philosophe sont multiples : le philosophe est à la
fois médecin, philologue et créateur d’interprétations, donc législateur et
artiste. Notre connaissance de la vie pulsionnelle est nécessairement
incomplète et non systématique, donc la philosophie est largement
exploration et expérimentation. Renverser les valeurs ne se réduit pas à
remplacer les anciennes par les nouvelles et ne consiste pas à suivre un
dogme : c’est un projet de guérison et d’élévation de l’homme, qui fait
intervenir un temps long et une logique complexe. Il faut soigner le plus tôt
possible, puisque le nihilisme s’aggrave et se répand, mais le remède est
incertain et il faut marier traitement, expérimentation et risque.
Sébastien Barbara

Bibliographie
• Éditions du texte
Édition de référence

• en allemand : Friedrich Nietzsche, Sämtliche


Werke, kritische Studienausgabe, München-Berlin-
New York, DTV-Walter de Gruyter, 1980, tome 5.

• en français : Friedrich Nietzsche, Œuvres


philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-
1997, tome VII.
Édition recommandée

• Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, trad. et


présentation par Patrick Wotling, Paris, GF-
Flammarion, 2000.

• Introductions générales à Nietzsche

• Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du présent,


Paris, Gallimard, § coll. « Folio-essais », 2014.

• Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture : la


philosophie comme généalogie philologique, Paris,
PUF, 1986.
• Wolfgang Müller-Lauter, Physiologie de la volonté
de puissance, trad. Patrick Wotling, Paris, Allia,
1998.

• Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la


civilisation, Paris, PUF, 1995.

—, La Pensée du sous-sol. Statut et structure de la


psychologie dans la philosophie de Nietzsche, Paris,
Allia, 1999.
• Lectures de Par-delà bien et mal

• Pierre Héber-Suffrin, Une lecture de Par-delà le


bien et le mal : Anciennes et nouvelles valeurs chez
Nietzsche, Ellipses, 1999.

• Laurence Lampert, Nietzsche’s Task. An


Interpretation of Beyond Good and Evil, New Haven-
Londres, Yale University Press, 2001.

• Andreas Urs Sommer, Kommentar zu Nietzsches


Jenseits von Gut und Böse (Heidelberger Akademie
der Wissenschaften (Hg.), Historischer und kritischer
Kommentar zu Friedrich Nietzsches Werken, Band
5/1), Berlin / Boston, Walter de Gruyter 2016.
• Leo Strauss, « Note on the Plan of Nietzsche’s
Beyond Good and Evil », in Studies in Platonis
Political Theory, Chidago, University of Chicago
Press, 1983.

• Patrick Wotling, La Pensée du sous-sol. Statut et


structure de la psychologie dans la philosophie de
Nietzsche, Éditions Allia, 1999.
1. Ecce homo, préface, § 4 et Lettre à Erwin Rohde du 22 février 1884.
2. Gai savoir, § 365 ; L’antechrist, avant-propos.
3. Par-delà bien et mal, § 1 ; Gai savoir, § 344.
4. Lettre au baron de Seydlitz, 26 octobre 1886. Lettres choisies, Paris, Gallimard, 1937, p. 234.
5. Lettre à Jacob Burckhardt, Lettres choisies, Paris, Gallimard, 1937, p. 231.
6. Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Par-delà bien et mal ».
7. Ecce homo, III, « Par-delà bien et mal », § 2.
44
Nietzsche, Généalogie de la morale
(1887)

Entre la publication de Par-delà bien et mal en 1886 et celle de La


Généalogie de la morale, en 1887, Nietzsche consacre son temps à écrire
les préfaces de ses livres antérieurs : La Naissance de la tragédie, Humain,
trop humain I et II, Aurore et Le gai savoir. Il découvre l’œuvre de
Dostoïevski et continue de vivre la vie de voyages et d’errances qu’il mène
depuis 1875, à la recherche de conditions favorables à son état de santé.
En 1887, il réédite les Chansons du Prince Vogelfrei, ainsi que Le gai
savoir, auquel il ajoute un cinquième livre et la préface qu’il vient de
rédiger. Auparavant, la pensée de Nietzsche était encore essentiellement
enquête et expérimentation, mais dans La Généalogie de la morale comme
Par-delà bien et mal, l’auteur tire les conclusions de ces recherches et
livre leur premier bilan.
La Généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral) se présente
comme une « contribution » ou des « éléments pour… » (Zur) une
généalogie de la morale. Le titre renvoie ainsi à la « critique des valeurs
morales » (avant-propos, § 6) et à l’« évaluation de la valeur des valeurs »,
une problématique centrale dans la pensée de Nietzsche, développée en
détail dans les ouvrages ultérieurs. Le livre s’annonce également comme
« un écrit polémique », dès son sous-titre : « Pamphlet » (Streitschrift). Le
sous-titre précise que La Généalogie de la morale est l’approfondissement –
l’explication et le développement – d’un travail antérieur : elle a été écrite
« pour compléter et éclairer Par-delà bien et mal récemment publié ». La
démarche généalogique prolonge en effet ce que Par-delà bien et mal
appelait l’« histoire naturelle de la morale ».
L’avant-propos contient une sorte de discours de la méthode résumant les
objectifs philosophiques de Nietzsche : exposer ses « réflexions sur la
provenance de nos préjugés moraux » (§ 2) et ses « hypothèses sur l’origine
de la morale » (§ 4), en démasquant l’origine cachée de nos préjugés,
comme l’exige la démarche généalogique. Nietzsche veut surtout
déterminer « la valeur de la morale » (§ 5), en marquant ce qui le distingue
de son ancien maître Schopenhauer. Il apprécie la valeur du
désintéressement, de l’altruisme et de la pitié, auxquels Schopenhauer avait
accordé une valeur exagérée.
Nietzsche présente La Généalogie de la morale comme l’aboutissement de
ses longues recherches de moraliste, en tant que penseur de la culture.
L’ouvrage reprend « les mêmes idées » que celles d’Humain trop humain,
mais elles sont désormais plus abouties et davantage liées les unes aux
autres. Car la curiosité et le doute ont conduit l’auteur à « la question de
savoir quelle est au juste l’origine de ce que nous appelons bien et mal »,
ainsi qu’au problème de la valeur des « jugements de valeur bon et
méchant » (avant-propos, § 3). La lecture de L’Origine des sentiments
moraux de Paul Rée a incité Nietzsche à faire connaître ses propres
hypothèses, qu’il avait certes déjà introduites dans des ouvrages précédents,
mais sans disposer alors d’une liberté suffisante et « d’un langage approprié
à ces questions particulières » (ibid., § 4).
La Généalogie de la morale naît en juillet 1887, comme l’indique la
mention finale de l’avant-propos : « Sils-Maria, Haute-Engadine, juillet
1887 ». Elle semble n’avoir été précédée d’aucun cahier préparatoire,
d’aucune ébauche, si ce n’est de rares fragments négligeables. Nietzsche
écrit à M. Georg Brandes que l’ouvrage a été « conçu, exécuté et préparé
pour l’impression entre le 10 et le 30 juin 1887 » à Sils Maria. Débutée en
août 1887, l’impression se termine début novembre. Nietzsche corrige les
épreuves avec l’aide de son ami Peter Gast. Le livre paraît chez
C. G. Naumann à Leipzig.

1. Plan et tonalité de l’ouvrage


Dans l’ensemble, l’ouvrage semble moins fragmentaire et discontinu que
certains livres précédents. Son organisation, par chapitres regroupant des
paragraphes assez longs, renoue avec le mode d’exposition d’ouvrages
antérieurs, comme les Considérations inactuelles et Humain trop humain.
La Généalogie de la morale est faite de longs « traités » (Abhandlungen)
composés de paragraphes eux-mêmes assez étendus, sans brefs aphorismes
ni maximes, sauf pour le troisième traité. En exigeant un déchiffrage
rigoureux, cette dissertation « propose un modèle » de ce que l’auteur
appelle « interprétation » (avant-propos, § 8).
La Généalogie de la morale propose une analyse généalogique des valeurs
morales, qui dévoile le caractère interprétatif des notions fondamentales de
la morale, ainsi que leur origine extra-morale. Cette démarche révèle la
multiplicité des types d’interprétation morale, dont elle étudie
essentiellement deux formes : la morale des maîtres et la morale d’esclaves.
L’ouvrage commence ainsi par établir que les notions de bien et de mal ont
été comprises en majeure partie selon l’opposition du bon au mauvais et
l’opposition du bon au méchant.
Dans le premier traité (« “Bon et méchant”, “Bon et mauvais” »), Nietzsche
récuse une première théorie sur « la provenance du jugement de valeur
« bon » » : l’utilitarisme des « psychologues anglais » (§ 2). Il conteste les
morales altruistes du désintéressement et de la pitié, en démasquant dans
l’utilitarisme le triomphe de l’esprit de troupeau. Le second traité (« La
« Faute », « la mauvaise conscience » et ce qui s’y apparente ») étudie la
conscience morale (Gewissen). L’auteur raconte « la longue histoire de
l’origine de la responsabilité » (§ 2), celle qui a conduit au dressage d’« un
animal qui puisse promettre », pour résister à la puissance opposée de
l’oubli.
Après avoir identifié la provenance des valeurs morales, la généalogie peut
apprécier leur valeur vis-à-vis de l’épanouissement de l’homme, en fonction
de la nature affirmatrice ou condamnatrice de leur rapport à la vie et à ses
conditions. C’est pourquoi la troisième dissertation est consacrée aux
idéaux ascétiques, qui condamnent la sensualité. La généalogie révèle la
dangerosité de la morale ascétique qui, sous son apparence d’humilité, obéit
à la haine et à la vengeance, tout en érigeant la faiblesse en idéal de la vie
humaine. Dans la conclusion, l’auteur rappelle sa tâche véritable :
« le philosophe doit résoudre le problème de la valeur, […] il doit
déterminer la hiérarchie des valeurs » (I, § 17).

2. Un problème de valeur plutôt que d’origine


Si le terme « généalogie » n’apparaît dans les ouvrages publiés avant la
GM, il recouvre un mode d’analyse que Nietzsche met en œuvre dès ses
premiers travaux, comme la Naissance de la tragédie, et qu’il désigne par
des appellations et des images diverses (histoire naturelle, chimie,
préhistoire, histoires de l’émergence). Le problème de la vérité doit laisser
place à celui de la valeur ou de la culture, donc la généalogie n’est pas un
moyen de détecter la vérité ou de construire la connaissance, ni une
nouvelle méthode.
Si toute réalité a un caractère interprétatif, la généalogie ne peut consister à
rechercher l’essence et l’explication par un fondement, ou par un principe –
une démarche que Nietzsche juge idéaliste. La généalogie remplace cette
orientation de l’enquête philosophique et tient compte du fait que tout ce
qui existe résulte d’une formation, généralement longue et complexe,
gouvernée par l’activité des pulsions. Sa première étape consiste à faire
apparaître la signification d’une interprétation en recherchant ses origines
pulsionnelles, ou plutôt sa « provenance » (Herkunft), c’est-à-dire ses
sources toujours multiples, par opposition à un fondement unique. Elle
remplace ainsi la question « qu’est-ce que… ? » par la question « que
signifie… ? » (le troisième traité s’intitule « Que signifient les idéaux
ascétiques ? »). Proche de l’enquête sur les pulsions que Nietzsche appelle
« psychologie », la généalogie explore le champ complexe d’où émergent
progressivement les formations crées par des pulsions en concurrence.
La démarche généalogique consiste à déterminer quel type d’intervention
de la volonté de puissance a provoqué le phénomène étudié (II, § 12). Après
avoir identifié les pulsions, soustraites à la conscience et à la raison, qui
sont à la source d’une interprétation, elle permet d’apprécier la valeur de
cette source et de l’interprétation qu’elle a engendrée. La généalogie répond
en effet à un problème de valeur plutôt que d’origine : elle doit révéler le
caractère bénéfique ou nuisible d’une interprétation pour l’être vivant qui
l’adopte, et ainsi permettre au philosophe « médecin de la culture » de
favoriser l’élévation de la vie humaine. Elle aboutit à un examen critique
des valeurs, qui analyse et compare l’influence à long terme de celles-ci sur
le développement de la vie.
L’avant-propos définit l’entreprise généalogique en l’appliquant à l’analyse
des valeurs qui prédominent dans la culture européenne :
« Formulons-la, cette exigence nouvelle : nous avons besoin
d’une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en
question la valeur de ces valeurs elle-même – et, pour ce, il faut avoir
connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles
ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et
déplacée » (avant-propos, § 6)
La généalogie permettra de guider la réforme des valeurs, qui constitue la
tâche propre du philosophe. Elle relève ainsi du premier versant de
l’entreprise de Nietzsche : le diagnostic, c’est-à-dire le repérage des valeurs
nihilistes, qui se révéleront nuisibles pour l’espèce humaine. Cette étape
prépare la pensée de l’élevage, c’est-à-dire l’élévation du type prédominant
de l’homme. C’est pourquoi Nietzsche souligne que critiquer ne l’intéresse
pas :
« que m’importent les réfutations ! » (avant-propos, § 4).
3. Contenu de la Généalogie de la morale
• L’art de bien lire
La généalogie est une interprétation, dans la mesure où elle est une
recherche de l’origine : elle tente de relier les idéaux, les représentations de
la morale et de la culture, à une source souterraine, insaisissable, sans
fondement objectif et observable dans l’expérience. Comme telle, la
généalogie a la forme d’une lecture, du déchiffrage d’un texte, ce que
Nietzsche appelle la « philologie ». Si le premier traité a recours aux
analyses étymologiques, c’est parce que la philologie fait appel à toutes les
procédures d’étude du langage. À la fin de ce traité, Nietzsche annonce
l’association entre généalogie et philologie :
« Quelles indications fournit la science du langage, en particulier
l’étymologie, pour l’histoire de l’évolution des notions morales ? »
(§ 17).
L’auteur présente le troisième traité comme le « commentaire » d’un
aphorisme qui le précède, un extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra rappelant
les vertus du philosophe. En exigeant un déchiffrage rigoureux, cette
dissertation « propose un modèle » de ce que l’auteur appelle
« interprétation » (avant-propos, § 8).
• Une médecine au service du soupçon
La généalogie est interprétation également au sens médical d’auscultation,
de diagnostic et de lecture des symptômes. Nietzsche réinterprète ici
Schopenhauer, qui voyait dans la « représentation » le signe d’une force
cachée, la manifestation secondaire et illusoire d’une pulsion inconsciente
qu’il appelait la « volonté ». Conscience, raison, morale et idéaux sont ainsi
les manifestations des pulsions et des passions. Pour les comprendre, il faut
remonter à leur source, la « volonté de puissance ». Mais comme celle-ci ne
peut pas être connue directement ou par intuition, ces expressions doivent
être interprétées comme le langage chiffré, les symptômes de la volonté de
puissance. C’est cette interprétation, cette lecture patiente, que constitue la
généalogie, rendue nécessaire par le caractère mensonger des idéaux de la
morale. Comme philologie, la généalogie découvre le sens caché des
discours, mais comme médecine, elle révèle la déchéance physiologique de
certains types d’homme. En ce sens, elle symbolise toute la réflexion de
Nietzsche comme pensée de la méfiance, « philosophie du soupçon »1.
• Le soulèvement des esclaves dans la morale et l’inversion des
valeurs
L’origine du jugement « bon » ne se trouve pas chez « ceux qui bénéficient
de cette “bonté” », mais chez « les nobles, les puissants, les supérieurs » :
elle réside dans l’affirmation « de leur façon de faire et d’eux-mêmes » (I,
§ 2). Nietzsche explique comment le « bon » est le nom que se donne
l’aristocratie guerrière pour se définir et se glorifier (I, § 4-5). L’aristocratie
sacerdotale, quant à elle, privilégie l’esprit face sur les vertus du corps et
souscrit à une « métaphysique […] hostile aux sens ». La métaphysique des
prêtres définit le bon d’une façon réactive, dans un mouvement
d’opposition aux jugements aristocratiques. Pour s’assurer l’obéissance et la
soumission des faibles et des malades, les prêtres unissent ces derniers dans
la lutte contre les maîtres et leurs valeurs nobles.
Cette « insurrection des esclaves dans la morale » intervient quand l’instinct
de vengeance engendre des valeurs, qui lui procurent une satisfaction
imaginaire. De ce point de vue, la morale est un « renversement des
valeurs » nobles, un renversement incarné notamment par les Juifs (I, § 7)
et la Révolution française, donc aussi par certaines valeurs fondamentales
de la culture européenne du XIXe siècle (les « idées modernes »). La morale
relève de l’idéalisme, une attitude consistant à déprécier le monde sensible
au profit du monde intelligible des Idées ou de la divinité. Elle est
également la volonté de vengeance du peuple, et ce que Nietzsche appelle
« christianisme », c’est-à-dire la forme dominante et décadente de la
dernière conversion des valeurs.
• La force de l’oubli
Nietzsche propose une généalogie de la mémoire morale, qui révèle le statut
véritable de l’oubli (Vergesslichkeit). Loin d’être l’échec de la mémoire
décrit par les empirismes classiques, critiques et sceptiques, l’oubli est un
pouvoir actif, une faculté positive d’inhibition, d’assimilation, qui opère
toujours de manière infra-consciente, organique. Cette « faculté de rétention
active » sélectionne nos expériences vécues et « ferme de temps à autre les
portes et les fenêtres de la conscience […] de façon à redonner de la place
au nouveau » (II, § 1). Sans oubli, il ne peut pas y avoir « de bonheur, de
belle humeur, d’espérance, de fierté, de présent » (II, § 1). Le vivant
pourrait donc se passer de souvenir, même s’il y a toujours une mémoire
des traces, qui appartient aux nerfs (II, § 3-7).
L’oubli entre en conflit avec la force contraire, la promesse, qui est la forme
morale que prend la projection de la conscience vers le futur. Chez l’homme
moral, anticiper l’avenir implique d’avoir la capacité, l’autorisation et
l’obligation de promettre. L’oubli est une disposition animale que l’homme
a dû combattre dès qu’il a voulu se doter d’une conscience (morale).
S’engager par une promesse, c’est « devenir prévisible, régulier, nécessaire,
semblable parmi ses semblables, uniforme, et ce afin de se porter garant de
lui-même comme avenir », d’« oser aussi se dire oui à soi-même avec
fierté » (II, § 3). Dès la « préhistoire », la « moralité des mœurs » a
transformé l’humanité (II, § 2) pour lui faire acquérir le sens et la
conscience de la responsabilité.
• L’individu souverain
Ce qui rend possible la vie sociale, en particulier la « moralité des mœurs »,
est la façon dont l’homme a été dressé à promettre. Mais le « fruit le plus
mûr » de la moralité des mœurs est l’individu unique et libéré de la moralité
des mœurs, « l’individu autonome et supramoral » (II, § 2). Cet « individu
souverain » est l’homme fiable, celui sur qui on peut compter et celui qui a
le droit de promettre. Fier, conscient d’être libre et accompli, il considère
« l’autre à partir de lui-même », honorant ses égaux et méprisant ceux qui
ne peuvent pas tenir leurs promesses. La connaissance de « cette rare
liberté, cet empire sur lui-même et sur le destin », s’élève à une conscience
plus noble, celle de sa responsabilité, qui n’implique pas sa culpabilité.
• Une mnémotechnique cruelle
Nietzsche se demande comment l’homme s’est doté d’une mémoire, jusqu’à
l’élever au rang de valeur morale et culturelle :
« Mais comment fait-on une mémoire à l’animal humain ? » (II, § 3).
L’enquête concerne les processus cachés par lesquels l’homme en est venu à
choisir les valeurs morales (bien et mal, bon et mauvais), à apprécier la
valeur des valeurs, y compris à propos des choses de l’esprit (avant-propos,
§ 4-6 ; I, § 4-5 et § 17). L’invention de la mémoire est moins le fait d’une
aristocratie qu’une démarche entreprise par les prêtres, en particulier les
Juifs, peuple sacerdotal (I, § 7, § 9-11 et § 16). Elle résulte de l’utilisation
de la cruauté, en particulier des châtiments, qui permettent de marquer « au
fer rouge ce qui doit rester en mémoire » (II, § 3). C’est cette « mémoire »
qui gouverne les relations entre créancier et débiteur dans lesquels
interviennent les échanges et les obligations.
La notion de faute (Schuld) également provient de la mémoire : elle « a tiré
son origine de la notion très matérielle de « dette » » (Schuld) et non pas de
l’idée du bien et du mal en soi. Le châtiment comme représailles ne naît pas
non plus de considérations sur « la liberté ou la non-liberté de la volonté »
(II, § 4). Nietzsche dérive les notions morales, en particulier la justice et le
sens du châtiment, non pas à partir de principes moraux ou transcendants,
mais à partir de la vengeance, des représailles et de la cruauté, c’est-à-dire
des mœurs et des affects de l’humanité primitive. Appliqué à l’étude des
origines de la justice et du sens du châtiment, ce point de vue révèle que le
châtiment ne vise pas à sanctionner une décision libre, qu’il n’a pas de
finalité morale. Néanmoins la vengeance et la cruauté sont constamment
réinterprétées, d’une façon qui leur attribue des utilités différentes, dont le
sens est variable.
• Le ressentiment
Le renversement de la morale aristocratique débute quand « le
ressentiment* lui-même devient créateur et engendre des valeurs » (I, § 10).
Nietzsche emploie le terme « ressentiment » en français et l’emprunte à
Dostoïevski, dont il a lu L’Esprit souterrain en français, en 1886. Le
ressentiment est à la fois le ressassement vindicatif et l’invention de la
morale moderne, la naissance de la morale des opprimés en réaction à la
morale spontanée de la noblesse. Mélange d’envie et de détestation, cette
passion ne parvient pas à s’extérioriser, à se réaliser en acte, donc persiste et
se renouvelle sans cesse sous la forme d’un désir insatiable, jusqu’à
empoisonner l’individu. Cette réaction a la particularité d’être passive : elle
ne consiste pas à répondre à une offense, à répliquer, mais au contraire à
ajourner, ressasser, renoncer à la riposte, en se soulageant d’abord par une
vengeance imaginaire. Elle appartient aux êtres impuissants à qui « la
véritable réaction, celle de l’acte, est interdite, et qui ne s’en sortent
indemnes que par une vengeance imaginaire » (§ 10).
La réaction affective et imaginative, liée au surdéveloppement de la
mémoire ou de la conscience, est suivie d’un acte de création de valeurs
négatives, visant l’anéantissement des autres : le ressentiment « s’épanouit à
présent dans toute sa splendeur chez les anarchistes et les antisémites […]
pour sanctifier la vengeance sous le nom de justice » (§ 11). Il opère ainsi la
destruction des valeurs dominantes par la création de concepts moraux. De
ce point de vue, la morale est la vengeance de celui dont la puissance
manque, celui qui ne peut l’obtenir et se venger que de façon indirecte, au
moyen de l’idéal, du jugement moralisateur.
• La mauvaise conscience
Le prêtre ascétique conduit les faibles à retourner leur haine et leur cruauté
contre eux-mêmes : il transforme le sentiment du mal, de la douleur, de la
méchanceté, en haine de soi, en « mauvaise conscience » (« je suis
méchant »). La conscience morale n’est pas née seulement de fictions
délirantes, d’un dressage, ou de l’interdiction d’oublier au moyen de
châtiments cruels, mais aussi de la pénible intériorisation de l’idée d’une
dette infinie (II, § 16 et § 19) :
« tous les instincts qui ne se déchargent pas vers l’extérieur se
tournent vers l’intérieur – c’est là ce que j’appelle l’intériorisation de
l’homme » (§ 16).
En apprenant par la promesse à devenir responsable, l’homme a
essentiellement appris à culpabiliser (II, § 2, § 8 et § 11, puis § 16-24). Sous
« la pression des dettes encore impayées », la mauvaise conscience se
change en « sentiment de culpabilité à l’égard de la divinité » et
s’approfondit avec l’apparition du Dieu chrétien (II, § 20). La conscience
morale a été produite artificiellement à partir de la violence, à partir d’un
ensemble complexe de significations, de préjugés et d’affects terribles.
C’est pourquoi Nietzsche remarque qu’« au fond de toutes les « bonnes
choses » » se trouve beaucoup « de sang et d’horreur » (II, § 3) !
• Les idéaux ascétiques
L’idéal ascétique exprime le retournement religieux de la cruauté contre soi-
même, d’une façon qui modifie la signification de la cruauté, alors divinisée
et justifiée. Cette violence repose sur la volonté de condamner la réalité :
sur un refus du monde imprégné par la haine de la nature et de la nature
humaine, comme formes du Mal. Elle implique la fiction d’une autre
« nature » (d’origine divine) et la formation d’un nouvel instinct, celui
d’une spiritualité exigeante, faite d’épreuves, de discipline et de
connaissance. La philosophie a rendu possible cette éducation de l’esprit et
ce renversement idéaliste et pathologique des valeurs (III, § 9).
Les valeurs métaphysiques dominent l’art et l’esthétique, avec Wagner,
Schopenhauer, Kant (III, § 2-6). D’abord l’adoration que Wagner voue à la
chasteté est la vénération d’un état contraire au dérèglement de sa propre
sensibilité. Ensuite Schopenhauer insiste sur le désintéressement dans la
contemplation de la beauté et considère les idées de l’art comme une sorte
d’ascèse libératrice, qui nous affranchit de la torture du vouloir-vivre. C’est
ce qui conduit Nietzsche à identifier la philosophie elle-même à l’idéal
ascétique (III, § 10).
L’idéal ascétique est surtout un moyen, pour le prêtre, de dominer le
troupeau des faibles, par le biais des notions de faute et de péché (III, § 20),
en réorientant le ressentiment (III, § 11-22) :
« Eh oui, ma brebis ! C’est bien la faute de quelqu’un [si tu souffres],
mais ce quelqu’un, c’est toi – c’est bien ta faute, à toi seule, c’est toi
qui est en faute contre toi-même » (III, § 15).
Outre la philosophie (III, § 7-10), les valeurs métaphysiques dominent la
politique (III, § 26-27), ainsi que la science (III, § 23-25). Par son fatalisme
des faits, la science perpétue la croyance métaphysique à la vérité comme
divinité. Elle ne peut pas être « l’antagoniste naturel de l’idéal ascétique »,
mais constitue « la force motrice de son développement interne » (III, § 25).
• Le nihilisme
Sous sa forme schopenhaurienne, l’idéal ascétique est le nihilisme : le
sentiment de détresse et d’effondrement face au constat de la dévalorisation
de toutes les valeurs et de l’absence de sens de l’existence. Nietzsche
dénonce ce nihilisme parce qu’il est le signe d’une vie malade. L’idéal
ascétique est celui qu’adopte une vie qui ne peut se conserver qu’en se niant
elle-même, dans la façon dont elle donne sens à la souffrance.
« Tout cela signifie […] une volonté de néant […], une révolte contre
les conditions les plus fondamentales de la vie » (III, § 28).
Mais l’humanité n’a pas le choix, elle ne peut que donner un sens à la vie,
en créant et en imposant des valeurs de façon violente. Si elle adopte l’idéal
ascétique, c’est parce qu’elle « préfère encore vouloir le néant plutôt que ne
pas vouloir du tout… ». Nietzsche compare cette attitude à « un nouveau
bouddhisme » (avant-propos, § 5) parce qu’elle conduit à la volonté
obsessionnelle de fuir la douleur et à la survalorisation de la pitié.

Conclusion
Ouvrage le plus célèbre de Nietzsche, La Généalogie de la morale ne
résume pas toute la pensée de l’auteur, dont elle est moins représentative
que d’autres livres. Mais son épicentre – l’étude du sens de l’idéal ascétique
pour le prêtre – formera le cœur des grandes analyses que Nietzsche mènera
dans ses derniers travaux. L’ouvrage est l’aboutissement de longues
recherches que Nietzsche a consacrées à la morale et il introduit des notions
et des images qui resteront célèbres : la mauvaise conscience, le
ressentiment, le prêtre et les idéaux ascétiques. L’entreprise généalogique
n’est ni une méthode, ni une démarche historique, encore moins l’outil
principal de Nietzsche, mais un moment de la pensée du philosophe. Elle
rend possible une thérapie qui constitue la tâche capitale du philosophe.
Sébastien Barbara

Bibliographie
• Éditions du texte
Édition de référence

• en allemand : Friedrich Nietzsche, Sämtliche


Werke, kritische Studienausgabe, München-Berlin-
New York, DTV-Walter de Gruyter, 1980, tome 5.

• en français : Friedrich Nietzsche, Œuvres


philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-
1997, tome VII.
Édition recommandée

• Friedrich Nietzsche, Éléments pour la généalogie


de la morale, traduction et présentation par Patrick
Wotling, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de la
philosophie », 2000.
• Introductions générales à Nietzsche

• Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du présent,


Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2014.

• Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture : la


philosophie comme généalogie philologique, Paris,
PUF, 1986.

• Wolfgang Müller-Lauter, Physiologie de la volonté


de puissance, trad. Patrick Wotling, Paris, Allia,
1998.

• Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la


civilisation, Paris, Presses Universitaires de France,
1995.

• Patrick Wotling, La Pensée du sous-sol. Statut et


structure de la psychologie dans la philosophie de
Nietzsche, Paris, Allia, 1999.
• Lectures de Généalogie de la morale
• « Généalogie », dans André Jacob, Encyclopédie
philosophique universelle, tome 2, Les notions
philosophiques, PUF, 1998.

• Richard Schacht, Nietzsche, Genealogy, Morality,


Essays on Nietzsche’s Genealogy of Morals,
Berkeley, Los Angeles, Londres, University of
California Press, 1994.

• André Stanguennec, Le Questionnement moral de


Nietzsche, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires
du Septentrion, 2005.

• Patrick Wotling, Introduction aux Éléments pour la


généalogie de la morale, Le Livre de Poche,
coll. « Classiques de la philosophie », 2000.
1. Cf. Humain, trop humain I, Préface, § 1 ; Humain, trop humain II, Préface, § 3 et 4 ; Par-delà bien
et mal, § 34.
Cinquième partie
Philosophie contemporaine
45
Freud, Le Malaise
dans la civilisation (1930)

Rédigé en quelques mois pendant la deuxième moitié de 1929 et publié


aussitôt après, Le malaise dans la civilisation propose une réflexion sur le
destin de la civilisation humaine et, en particulier, sur le rôle que joue dans
ce destin une certaine hostilité dont la civilisation fait l’objet. Comme ces
questions sont d’habitude traitées par les sciences sociales, le livre a
souvent été rangé parmi les tentatives freudiennes d’appliquer les
ressources de la psychanalyse à l’étude de problèmes relevant d’autres
champs de pensée1. Or, il s’agit en réalité pour Freud de revenir, par un
autre biais, sur certains enjeux majeurs que soulève la découverte de
l’inconscient et celle, plus tardive, de la pulsion de mort, en en dégageant la
portée sociale et historique.

1. L’éthique du névrosé
À l’origine des travaux dits sociaux de Freud est une interrogation sur les
sources de la religion et sur sa valeur. Le point de départ est en effet un
intérêt pour une question bien précise, celle des similitudes entre les
symptômes de la névrose, et notamment ceux de la névrose obsessionnelle,
d’un côté, et les rites et les cérémonies religieuses de l’autre. Ces
concordances, comme les appelle Freud, entre névrose et religion, sont
abordées une première fois en 1907, dans « Actions compulsionnelles et
exercices religieux », puis étudiées plus en détail quelques années plus tard
dans Totem et Tabou (1913), le premier livre consacré à la question des
sources de la religion.
Plusieurs concordances interpellent Freud. Il y a, premièrement, la
compulsion qu’éprouve le croyant. Celui-ci accomplit souvent les rites de la
même manière compulsive dont l’obsessionnel obéit aux interdits qu’il
s’impose. On retrouve dans le rite ce Zwang auquel est soumis le névrosé.
On y retrouve également la répétition irréfléchie et stéréotypée qui
caractérise de nombreux symptômes névrotiques, lesquels ressemblent à
une sorte de liturgie privée.
Or il existe surtout une convergence entre rite et névrose qu’intéresse Freud
parce qu’elle fournit à ses yeux la clé pour une étude de la « valeur réelle2 »
de la religion : c’est l’évidence qui caractérise et les rites et les interdits du
névrosé. Comme le névrosé, le croyant aussi admet des injonctions qui, du
moins en apparence, sont dépourvues de justification et dont l’origine
demeure obscure. Dans les deux cas, les injonctions possèdent une autorité
qui n’appelle pas de justification : leur légitimité est tenue pour si évidente
qu’elle se soustrait à l’interrogation critique. Le paradigme d’une telle
injonction dans le champ de la religion est, bien sûr, la Loi juive, mais
Freud prend dans un premier moment le tabou comme modèle pour ses
analyses. À l’instar des interdits obsessionnels, les tabous ont une origine
énigmatique et semblent dépourvus de motif : « ils ont fait leur apparition
un beau jour et doivent ensuite être impérativement respectés par suite
d’une angoisse insurmontable3 ».
Or ce type d’autorité est pour Freud la marque de la morale, et il existe donc
pour lui un lien étroit entre ses interrogations sur les sources de la religion
et la question de la morale. En effet, si aux yeux de Freud l’impératif
catégorique kantien est la norme morale par excellence, c’est parce qu’il
exemplifie ce type d’autorité4. Ce n’est pas le contenu de cet impératif
qu’intéresse Freud, la célèbre formule selon laquelle on devrait traiter sa
propre maxime comme une loi universelle : c’est au contraire la seule idée
d’une injonction catégorique qu’il veut retenir. Une injonction catégorique
s’oppose aux règles de prudence et aux règles d’utilité. Pour de telles règles,
on peut s’appuyer sur un bien lorsqu’on justifie leur autorité : on doit faire
ce que la règle prescrit parce que cela nous permet de réaliser tel ou tel
bien. Une injonction catégorique est toute autre chose. Son autorité ne
découle pas de la valeur d’une fin qu’on peut atteindre en l’obéissant ; sa
légitimité ne repose par sur un bien quelconque.
Ainsi, dès les premiers écrits sur la religion, et jusqu’au tout dernier livre de
Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, l’interrogation sur la
religion converge avec une interrogation sur la morale. La convergence
s’explique par cette place centrale accordée à l’idée de la Loi, c’est-à-dire à
un interdit qui s’impose au sujet sans justification apparente. D’une part, un
tel interdit ressemble à une contrainte imposée par une instance externe.
Comme son autorité n’a pas de justification palpable, elle s’apparente à une
force. La différence fondamentale consiste en ceci que l’autorité de ces
injonctions ne dépend justement pas d’une instance externe. La marque de
ces injonctions est précisément leur indépendance vis-à-vis de toute
sanction et de tout châtiment.
Le névrosé a un vague sentiment qu’un grand malheur arrivera à quelqu’un
s’il pense à ce qu’il ne devrait pas penser, ou s’il touche ce qu’il ne devrait
pas toucher. Mais l’autorité que ces interdits ont pour lui ne s’explique pas
par la volonté d’éviter ce malheur. Ce n’est pas pour éviter le malheur qu’il
respecte sa petite liturgie. L’infraction est sans doute sanctionnée – elle l’est
par le sentiment de culpabilité – mais l’autorité des interdits en question ne
se réduit pas aux effets de la sanction. Ces interdits ont pour le sujet une
autorité qui dépasse toute sanction et tout châtiment. D’où leur caractère
évident : il ne faut tout simplement pas aller à tel ou tel endroit, prendre tel
ou tel chemin. Le « il faut » s’est émancipé de la sanction. Aux yeux du
sujet, quand bien même l’infraction ne serait pas sanctionnée – et
l’obsessionnel est persuadé qu’elle le sera –, il faudrait respecter les
commandements en question.
Aussi les analyses de la conscience morale développées dans les deux
dernières sections de Malaise constituent-elles pour Freud un retour à la
question qui a été le point de départ de ses recherches sur la religion et sur
la morale. Le registre de la conscience morale est celui des injonctions
morales : si Freud l’oppose à celui de la « peur sociale », c’est parce que
celle-ci renvoie au registre des normes dont l’autorité repose sur l’existence
d’une sanction. L’interrogation sur l’émergence de la conscience morale est
en effet une interrogation sur la genèse et sur la spécificité de la Loi, d’une
norme dont l’autorité s’est émancipée de toute sanction. Or c’est là la
principale question dont s’occupe Freud déjà dans ses premiers travaux sur
la religion, dont notamment Totem et Tabou, qui est la première tentative
systématique d’expliquer la genèse de la Loi.

2. Les paradoxes de la castration


Cette question de la Loi, Freud la rencontre sur un autre plan bien avant
Totem et Tabou. Elle émerge d’abord dans le cadre de ses recherches sur
l’origine de la névrose et sur la sexualité infantile, plus précisément lors de
sa tentative d’expliquer les développements qui mettent fin, chez le garçon,
aux conflits psychiques qu’il désigne comme « complexe d’Œdipe ». Le
déclin du complexe d’Œdipe dépend en effet d’un renoncement tout
particulier. Le sujet fait un sacrifice qui ne s’explique ni par la force d’une
contrainte extérieure ni par des avantages qu’il peut en tirer à un autre
niveau. Le sacrifice en question est surprenant parce qu’il n’a apparemment
pas de contrepartie.
Il n’y aurait en effet rien d’étonnant à ce que le sujet fasse un sacrifice si
celui-ci comporte aussi des bénéfices. C’est ainsi que s’explique dans un
premier moment l’obéissance à l’autorité parentale : l’enfant renonce à
quelque chose afin d’éviter le châtiment qu’implique l’infraction de
l’interdit. Il préfère renoncer au plaisir que lui procure un certain acte à
subir la punition qui suit ce plaisir. En effet, il n’est pas nécessaire qu’il
existe une sanction effective : la seule peur d’une sanction (la « peur
sociale ») peut suffire aussi. Même si l’enfant constate qu’il pourrait
accomplir l’acte interdit sans en être puni, la simple peur d’une telle
punition peut l’en empêcher. Une telle obéissance se situe encore dans un
registre où la conduite est régie par une mise en parallèle : on fait un
sacrifice à condition d’en être compensé, ne fût-ce qu’en évitant la peur
d’être puni.
Le sacrifice menant au déclin du complexe d’Œdipe est d’un autre type. Sa
particularité consiste en ceci que le sujet l’admet sans en être dédommagé,
et sans même s’attendre à un dédommagement plus tard. Peut-être que ce
sacrifice comporte des avantages pour le sujet, mais ceux-ci ne peuvent pas
l’expliquer. Si le garçon renonce au désir de tuer son rival, le père, ce n’est
pas pour obtenir telle ou telle compensation. Il s’agit au contraire d’un
sacrifice pour lequel le sujet ne cherche pas d’ersatz. L’adoption de
l’interdit en question implique une perte irrémédiable. D’où aussi le
caractère irrévocable de cette Loi : une fois admise, il n’y a pas de retour, le
sujet admet un interdit dont l’autorité est indépendante des sanctions qui
peuvent éventuellement peser sur l’infraction.
Comme les sanctions punissant l’infraction d’un interdit peuvent prendre
des formes très diverses, il est souvent difficile de savoir si un certain
interdit a réellement été adopté et a acquis le statut d’une Loi ou si au
contraire il continue à constituer une contrainte que les sujets admettent
seulement afin d’éviter la sanction qu’impose une instance externe.
« Chez le petit enfant, ce ne peut jamais être autre chose [qu’une
contrainte imposée par une instance externe], mais même chez
beaucoup d’adultes cela ne change plus, sinon que la place du père ou
des deux parents est prise par la communauté humaine plus vaste.
C’est pourquoi ils se permettent régulièrement de faire ce mal qui leur
promet des agréments, pourvu qu’ils soient sûrs que l’autorité n’en
saura rien ou ne pourra rien leur faire, et leur peur est uniquement
d’être découverts.5 »
Qu’il soit difficile de distinguer entre la peur d’une sanction et l’obéissance
à la Loi, que cette peur se fasse souvent passer pour une conscience morale,
n’est pas une raison pour assimiler l’une à l’autre. L’émergence de la Loi
constitue une rupture dans la vie psychique du sujet et fait émerger quelque
chose de fondamentalement différent de la peur. Le sujet admet comme
irrémédiable un certain sacrifice et, ce faisant, reconnaît l’existence d’un
interdit dont l’autorité ne se rabat pas sur les conséquences de l’infraction.
C’est en effet dans le cadre de cette interrogation, portant sur la sexualité
infantile, que Freud rencontre d’abord le problème de la genèse de la Loi.
Afin d’en saisir la difficulté, il est important de ne pas perdre de vue le
sacrifice qu’implique l’adoption d’un interdit. En adoptant l’interdit, le sujet
renonce à faire ce sur quoi porte cet interdit. D’où la question : pourquoi le
sujet serait-il prêt à admettre un tel sacrifice sans chercher un
dédommagement ? Comment s’explique ce choix, si est-ce que c’en est un,
d’admettre comme irrémédiable un certain renoncement ?
Les travaux sur la religion et sur la morale sont, dans un premier moment,
une tentative d’aborder cette même question par un autre biais. Totem et
Tabou, que Freud considérera jusqu’à la fin de sa vie comme un de ses
ouvrages les plus importants, est avant tout un effort pour résoudre ce
problème. Freud est évidemment sensible aux réserves que peut susciter le
rapprochement entre une interrogation sur le psychisme d’un côté et une
interrogation sur la religion et sur la morale de l’autre. D’où par exemple
l’avertissement au début de son analyse : « Il est possible que la
ressemblance du tabou avec la névrose obsessionnelle soit purement
extérieure, qu’elle ne vaille que pour la forme apparente des deux et ne
s’étende pas à leur essence.6 » Les avertissements de Freud n’ont toutefois
pas empêché les commentateurs de conclure que les études sur la religion,
et notamment Totem et Tabou, dépendent d’une analogie infondée et
finalement assez superficielle entre certains traits de la névrose et certaines
pratiques religieuses.
Or le rapport que Freud établit entre l’étude de la névrose d’une part et la
réflexion sur la religion et sur la morale de l’autre, ne s’explique pas par
telle ou telle analogie : il se justifie au contraire par le format même du
problème qu’il pose. Il s’agit pour lui de comprendre la genèse d’un certain
type de norme, ou, si l’on préfère : d’une certaine valeur que peuvent revêtir
des normes. En s’intéressant à la religion et à l’anthropologie, Freud ne
cherche pas à appliquer telle ou telle doctrine psychanalytique à des
problèmes relevant d’autres domaines. Son intention est plutôt de reprendre,
sur un autre plan, des questions qui sont au cœur de la psychanalyse et qui
concernent en dernière instance le statut de l’inconscient lui-même.
En effet, les parallèles entre l’ontogenèse et la psychogenèse qu’il établit à
partir de Totem et Tabou et qui jouent un rôle central dans Malaise ne sont
pas un présupposé spéculatif lui permettant de rapprocher les questions
psychanalytiques de l’étude de la religion et de la société : ce sont là au
contraire des résultats de ce rapprochement. Freud lui-même le souligne
dans sa postface à la Selbstdarstellung lorsqu’il résume les fruits des
recherches dont sont issu L’avenir d’une illusion et Le malaise dans la
civilisation : « Je m’apercevais de plus en plus clairement que les
événements de l’histoire de l’humanité, les effets réciproques entre nature
humaine, évolution culturelle et les retombées de ces expériences
originaires dont la religion se pose comme le représentant privilégié, ne sont
que le reflet de conflits dynamiques entre moi, ça et surmoi que la
psychanalyse étudie chez l’individu, les mêmes processus repris sur une
scène plus vaste.7 »

3. L’envers de la morale
Le malaise dans la civilisation ne porte pas principalement sur la question
de la Loi (même si, nous le verrons, elle y occupe une place centrale), mais
le projet du livre est issu de la réflexion sur cette question.
Comme nous l’avons souligné, l’émergence de la Loi implique un sacrifice
qui est incommensurable avec les avantages que cette Loi peut par ailleurs
avoir pour le sujet. Il n’est donc pas question de comprendre cette
émergence comme un libre choix du sujet, lequel, à un moment donné,
admettrait de bon gré de renoncer irrévocablement au plaisir que lui
procurent certaines activités. Freud cherche en effet à montrer que les
interdits ayant acquis le statut d’une Loi ont d’abord été imposés par une
instance externe. Avant de devenir des Lois, les interdits ont été des
contraintes imposées par la force. Aux yeux de Freud, cela est vrai non
seulement au niveau de l’individu, dont la sensibilité morale tire sa source
des injonctions imposées par l’autorité parentale, mais aussi au niveau de la
société, dont les valeurs principales tirent leur origine de contraintes
imposées par une instance externe8.
Or dans ce processus, les interdits héritent la force de la pulsion qu’ils
frappent. Pour qu’il y ait de la Loi, il faut qu’il y ait une force psychique qui
est au moins si puissante que celle qui est frappée par l’interdit. C’est là en
effet la source d’une thèse qui occupe chez Freud la place d’une sorte de
précepte méthodologique : plus un interdit est tenu pour important et plus
son infraction est considérée grave, plus le désir de faire ce qu’il interdit
doit être puissant. L’importance qui revient à une Loi témoigne de la force
du désir qu’elle interdit. C’est sur ce principe que s’appuie Freud, par
exemple, lorsqu’il introduit dans Malaise l’idée d’une pulsion de
destruction. Dans ce contexte, Freud renvoie à l’importance que les diverses
cultures de l’Occident et notamment le christianisme ont accordé à l’amour
du prochain9. Qu’on ait accordé une place si importante à l’interdit de haïr
son prochain indique que la haine du prochain doit être une force redoutable
dans notre vie psychique.
En effet, ces réflexions sur la genèse de la Loi conduisent Freud à admettre
l’existence d’un conflit inévitable entre le bonheur du sujet et les exigences
de la morale. L’idée d’un tel conflit peut paraître triviale : comme la morale
comporte des interdits, il est inévitable qu’elle mette des limites à notre
bonheur. C’est là une question de définition dira-t-on. Un interdit implique
par définition un renoncement : en l’adoptant on renonce à l’acte sur lequel
il porte. On peut cependant admettre ce point et néanmoins conclure que la
morale n’implique pas de véritable sacrifice. C’est ce que font nombre de
philosophes lorsqu’ils s’attellent à montrer que les normes de la morale sont
en harmonie avec notre nature. Ils considèrent que les interdits de la morale
(de la « vraie » morale, laquelle ne coïncide pas nécessairement avec nos
mœurs) nous obligent à renoncer à des choses, certes, mais seulement à
celles qui n’ont pas de valeur pour nous (quoiqu’elles puissent parfois avoir
l’air d’être précieuses).
Or, dans la perspective de Freud, non seulement la morale demande-t-elle
un sacrifice, elle demande un sacrifice particulièrement coûteux. Car il est
inévitable qu’elle frappe les principales pulsions de notre vie psychique. Sa
genèse demeure énigmatique tant qu’on n’est pas prêt à l’admettre. Là où il
y a de l’interdit, il doit y avoir une pulsion nous poussant à faire ce qui est
interdit. En ce sens, les institutions et les règles de la morale ont un
envers que la psychanalyse permet de débusquer.
Si pendant l’été de 1929 Freud intitule d’abord son travail « Le bonheur et
la civilisation », c’est parce que son intention initiale est de revenir sur ce
conflit inévitable entre le bonheur et la morale. Certes, la notion de
civilisation ne coïncide pas avec celle de morale ; elle a deux versants et
inclut aussi les tentatives de maîtriser la nature : « le mot “civilisation”
désigne la somme des actions et des dispositifs dans lesquels notre vie
s’écarte de celle de nos ancêtres animaux et qui servent deux fins : protéger
l’être humain contre la nature et régler les relations des hommes entre
eux10 ». Mais comme l’explique d’emblée Freud, c’est le second versant de
la civilisation, celui de la morale, qui lui paraît décisif pour comprendre le
rapport de l’individu à la civilisation et au destin de celle-ci.
Le privilège qu’il accorde à la morale et à la religion s’explique par
l’évolution du conflit, entre morale et bonheur, que la perspective
psychanalytique lui a permis de dégager. Plus les dispositifs réglant les
relations entre les hommes deviennent exigeants, plus les sacrifices
pulsionnels deviennent lourds. Que l’existence même de ce conflit soit
escamotée par des philosophes et par des idéologues ne le rend pas moins
réel. Ce déni n’empêche pas que ces dispositifs, en raison des sacrifices
toujours plus coûteux qu’ils imposent, fassent l’objet d’une puissante
hostilité. Ce qu’on appelle « le progrès moral » va en effet de pair avec une
augmentation de l’hostilité envers la civilisation, laquelle est en proie à des
tentatives de la détruire. Si dans un premier moment les succès des
tentatives de maîtriser la nature ont joué un rôle décisif dans l’évolution de
la civilisation, le destin de celle-ci dépend en première ligne de sa capacité à
ménager l’hostilité qu’elle produit.
L’objectif principal de Le malaise dans la civilisation est de revenir sur ce
destin une fois que l’on a reconnu le sacrifice que la civilisation nous
impose et l’hostilité qu’elle suscite. Quand bien même la civilisation
réussirait à nous protéger davantage contre les malheurs que nous impose la
nature – ce qui n’est pas certain, comme le fait remarquer Freud dans les
dernières lignes du livre : « les hommes sont arrivés maintenant à un tel
degré de maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci il leur
est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier »11 – elle nous
imposerait toujours un sacrifice qui nourrit une hostilité visant non telle ou
telle de ses institutions mais son existence même.

4. Le malaise et la pulsion de mort


Si Freud revient, à la fin des années 1920, sur l’hostilité dont fait l’objet la
civilisation, c’est parce qu’il considère que les sources identifiées dans ses
premiers travaux ne sont ni les seules ni peut-être les principales. Il constate
en effet que cette hostilité et les diverses formes qu’elle a pu prendre ne se
laissent pas expliquer uniquement par le conflit, entre bonheur et
civilisation, identifié dans Totem et Tabou. Il existe une autre force qui est à
l’œuvre dans le destin de la civilisation, et dont la spécificité n’a été
reconnue qu’en 1920 : la pulsion de mort.
Les raisons qui conduisent Freud à admettre l’existence d’une telle pulsion
sont multiples. Or il s’agit avant tout d’expliquer certaines résistances
rencontrées dans les cures analytiques. On trouve souvent dans la vie des
sujets une répétition avec des traits « démoniaques » qui échappe aux
traitements analytiques :
« On a chez ces personnes l’impression d’un destin qui les persécute,
de quelque trait démoniaque dans leur façon de vivre les choses […].
On connaît ainsi des personnes chez qui la moindre relation humaine
connaît la même issue : des bienfaiteurs qui au bout d’un certain
temps sont laissés en plan avec courroux par chacun de leurs protégés,
si différents ceux-ci soient-ils eux-mêmes les uns des autres, auxquels
il semble donc destiné de déguster jusqu’à la lie toute l’amertume de
l’ingratitude ; des hommes chez qui la moindre amitié a pour issue
que leur ami les trahit ; d’autres qui avec une fréquence imprévisible
tout au long de leur existence répètent une conduite qui consiste à
élever pour eux-mêmes ou pour le public une autre personne au rang
d’autorité majeure et qui, au bout d’un laps de temps donné,
renversent eux-mêmes cette autorité pour la remplacer par une autre ;
des amoureux chez qui le moindre rapport affectueux à la femme
parcourt les mêmes phases et débouche sur la même issue, etc.12 »
On le voit, la compulsion de répétition identifiée par Freud a ceci de
particulier que le sujet éprouve la répétition comme étant en dehors de son
contrôle. Une même histoire, avec une issue souvent fort pénible, se répète
dans des situations apparemment incongrues. Contrairement à nombre
d’autres phénomènes psychiques, cette répétition ne se laisse pas expliquer
par le principe de plaisir selon lequel l’ensemble de l’activité psychique
aurait en dernière instance l’objectif d’éviter le déplaisir et de procurer le
plaisir. Cette répétition renvoie à une sorte de léthargie pulsionnelle qui fait
rupture avec ce principe.
Freud cherche à montrer que ce « retour éternel du même » demeure
énigmatique tant qu’on n’admet pas une force psychique conduisant l’être
humain à l’état inorganique dont il provient, c’est-à-dire à la mort. Il
soutient que les répétitions démoniaques dont les exemples abondent aussi
chez des sujets « non névrosés » ne peuvent pas être comprises comme
autant d’exceptions au principe de plaisir. Il existe en effet un « au-delà du
principe de plaisir », une force poussant l’individu à sa propre destruction.
Contrairement aux autres pulsions, dont la réalité se laisse observer de
façon directe dans plusieurs formations de l’inconscient et notamment dans
le rêve, les pulsions de mort sont difficiles à détecter. Mais cela s’explique
par leur nature : il est indispensable que les autres forces s’allient à elles
pour les détourner de leur but originaire.
C’est par ce biais, par le rapport qu’elles entretiennent avec les pulsions
sexuelles, que Freud introduit dans Malaise les pulsions de mort. Au début
de la cinquième section, après avoir développé une réflexion qui est en
continuité avec les analyses de Totem et Tabou, Freud revient sur le conflit
entre sexualité et civilisation. Si les seules forces psychiques à l’œuvre dans
le destin de la civilisation étaient les pulsions sexuelles, il serait
incompréhensible que la sexualité, initialement le ressort principal du
développement de la civilisation, soit entrée en conflit avec celle-ci et fasse
l’objet de toujours plus d’interdits.
« Jusque-là [dans notre analyse], nous pouvons fort bien imaginer une
communauté civilisée qui serait constituée de “individus doubles”,13 à
la libido comblée, et reliés les uns aux autres par le lien de la
communauté de travail et d’intérêts. Dans ce cas, la civilisation
n’aurait pas besoin de soustraire de l’énergie à la sexualité.14 »
On constate pourtant que la civilisation lui soustrait de l’énergie : la preuve
principale est la diversité de rapports sociaux, lesquels constituent autant de
manières de restreindre et détourner les pulsions sexuelles. Ce
détournement si patent de la libido renvoie à l’existence d’une autre force
psychique, celle de la pulsion de mort.
Or, en admettant l’existence d’une telle pulsion, Freud est obligé de revenir
sur les analyses proposées dans Totem et Tabou. Certes, la perspective
élaborée dans ce livre refusait déjà toute promesse d’une harmonie entre
l’individu et la société. Comme la civilisation émerge sur la base d’interdits
qui frappent les pulsions les plus puissantes des hommes, elle est
inévitablement en conflit avec le bonheur de ceux-ci. La civilisation
demande des sacrifices considérables et, par conséquent, elle donne
naissance à un profond malaise. Mais avant l’introduction de la pulsion de
mort, Freud pouvait en principe admettre l’existence d’un progrès
indéfini de la civilisation. Celle-ci trouve toujours de nouveaux moyens
pour consoler les hommes des sacrifices qu’elle leur impose. Certes, les
sacrifices sont considérables, mais les consolations le sont aussi.
Or tout cela change dès lors qu’on admet l’existence d’une pulsion dont la
satisfaction passe par la destruction du sujet ou (lorsqu’elle est détournée de
son but originaire) par la destruction d’autrui15. Il s’avère que l’hostilité
dont fait l’objet la civilisation ne s’explique pas uniquement par les
divers sacrifices particuliers qu’elle implique. Il existe une hostilité
différente, autonome, qui ne se nourrit pas de tel ou tel renoncement : cette
hostilité résulte des obstacles que la civilisation met à la destruction et à
l’agressivité. C’est pourquoi, pour ménager l’hostilité dont elle fait l’objet,
la civilisation ne peut pas se contenter de nous dédommager pour les
sacrifices qu’elle nous impose ; elle doit par ailleurs trouver des moyens
pour contenir une force autonome cherchant à la détruire.
Ces analyses conduisent Freud à revenir aussi, dans les deux dernières
sections du livre, sur la question de la Loi ; dans ce contexte il découvre une
autre dimension – peut-être la plus importante – du malaise dans la
civilisation. La notion de pulsion de mort permet en effet de jeter la lumière
sur deux traits de la conscience morale qui, sinon, demeureraient
énigmatiques. Il s’agit premièrement du décalage entre la vertu d’un sujet et
la sévérité de sa conscience : on constate que la bonne conduite, le respect
des Lois, ne permet pas d’échapper aux punitions de la conscience.
Il s’avère au contraire que plus un sujet est vertueux, plus sa conscience est
sévère. On constate également – c’est le second trait surprenant de la
conscience morale – que la sévérité de celle-ci dépend du destin : « si un
malheur l’a frappé, l’homme rentre en lui-même, connaît sa condition de
pécheur, accroît ses exigences de conscience, s’impose des privations et se
punit par des pénitences16 ». À y regarder de près, on doit en effet admettre
que la conscience morale est l’œuvre non d’un juge impartial mais au
contraire d’une instance capable d’une cruauté considérable, laquelle est
déployée par cette instance de façon apparemment arbitraire.
Or ce sont là des traits de la conscience dont le sens devient palpable dès
qu’on admet l’existence d’une pulsion de mort. La conscience morale se
nourrit de l’agressivité que suscitaient en leur temps les interdits imposés de
l’extérieur. Elle est susceptible des mêmes excès que les pulsions sur
lesquelles elle fait peser des interdits parce qu’elle puise ses forces de la
même source17. Dans la conscience morale, la pulsion de mort trouve un
refuge, celui que lui accorde la civilisation. Dans ce refuge, elle poursuit ses
machinations, faisant le nécessaire pour humilier le Moi. C’est pourquoi le
sujet ne réussit pas, par l’obéissance à la Loi, à échapper à la sévérité de la
conscience. En effet, cette injonction, impossible à satisfaire, est peut-être la
raison ultime du malaise dans la civilisation.
David Zapero

Bibliographie
• Œuvres de Freud

• Une nouvelle traduction des œuvres de Freud,


publiée au Seuil dans la collection « Points », a été
réalisée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. On
y trouvera la traduction de référence de Le malaise
dans la civilisation.

• Commentaires
Freud

• Jacques Lacan, « La chose freudienne », dans


Écrits, Paris, Seuil, 1995.

• Stefan Zweig, Sigmund Freud : La guérison par


l’esprit, Paris, Le Livre de Poche, 2010.

Le malaise dans la civilisation


• Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique
de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

• Jean Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, Paris,


PUF, 2013.
1. E. Jones, par exemple, range l’ouvrage parmi les écrits proposant des « applications non médicales
de la psychanalyse ». Voir La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, tome II, Paris, PUF, 2006, p. 353.
2. S. Freud, L’avenir d’une illusion. Paris, Seuil, Éditions Points, 2011, p. 62.
3. S. Freud, Totem et tabou. Paris, Éditions Points, 2010, p. 83.
4. Ibid., p. 36-37.
5. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, Paris, Seuil, Éditions Points, 2010, p. 140. Traduction
modifiée par l’auteur (D.Z.).
6. S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 82.
7. S. Freud, Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1990, p. 123.
8. Voir S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 263-273, et S. Freud, Le malaise dans la civilisation,
op. cit., p. 138-144.
9. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, op. cit., p. 115-121.
10. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, op. cit., p. 84-85. Voir aussi L’avenir d’une illusion,
op. cit., p. 38-39.
11. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, op. cit., p. 173.
12. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Éditions Points, 2014, p. 98.
13. La référence ici est le mythe d’Aristophane dans Le Banquet de Platon (189d-193d), mythe selon
lequel l’amour aurait pour objectif de retrouver sa moitié perdue et de fusionner avec l’être aimé.
Cette référence est également mobilisée dans Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 160.
14. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, op. cit., p. 114.
15. Sur les destins de cette pulsion, voir aussi S. Freud, « Le problème économique du masochisme »,
dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
16. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, op. cit., p. 142-143. Voir aussi l’analyse du masochisme
dit moral dans S. Freud, « Le problème économique du masochisme », art. cit., p. 293-297.
17. C’est là le point de départ de la perspective développée par Lacan dans « Kant avec Sade »
(Écrits, Paris, Seuil, 1995), où il rapproche la loi morale kantienne et le devoir de cruauté chez
Sade. Voir aussi J. Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986,
p. 87-102 et p. 225-256.
46
Bergson, Les deux sources
de la morale et de la religion (1932)

Les Deux sources de la morale et de la religion est le cinquième et dernier


livre de Bergson (1859-1941), si on exclut La Pensée et le mouvant, second
recueil (après L’Énergie spirituelle de 1919) d’articles, essais et conférences
consacrés à la méthode philosophique.
Initialement Bergson voulait consacrer deux ouvrages à cette réflexion sur
la morale et la religion, mais, sentant ses forces décliner, il les réunit en un
seul volume, publié en 1932.

1. Quelques mots sur l’originalité de Bergson


• Chaque œuvre reflète toute la pensée de Bergson
Chacun des grands ouvrages du métaphysicien reflète la totalité de sa
pensée, de son intuition originelle, mais en approfondit un aspect
particulier. Les œuvres de Bergson sont un peu comme une trace matérielle
déposée dans le sillage d’une pensée vivante suivant au plus près des lignes
de faits qui convergent d’œuvre en œuvre vers cette évidence unifiante que
le monde dure et que de ce fait le temps est l’avènement sans cesse
renouvelé d’une imprévisible nouveauté (L’Évolution créatrice, 1907). Pour
Bergson, il est vain de prétendre déduire le monde présent du monde passé
comme s’il y était entièrement enveloppé. La durée est le tissu intime de
cette mélodie qu’est l’univers, cette « machine à fabriquer des dieux1 »,
c’est-à-dire des êtres participant à leur propre création. C’est bien pourquoi,
dans ce dernier ouvrage Bergson montre que la vocation de l’homme n’est
pas de se soumettre mécaniquement à l’ordre établi, aussi légitime soit-il,
mais de répondre à l’appel à vivre plus intensément et donc librement. Cette
liberté sera d’autant plus intense que l’âme n’interposera entre elle et elle-
même ni le masque social imposé par l’éducation, le « dressage2 », ni les
habitudes contractées qui, bien que nécessaires, réduisent l’homme à ne
traverser la vie qu’en somnambule.
• Changement de paradigme
Bergson (1859-1941) qui a été initié à la philosophie dans les écoles
françaises les plus prestigieuses – il entre à l’ENS de Paris en 1881 –, n’a
pas organisé sa pensée sur les articulations imposées par la longue tradition
philosophique. Ce sont toutes les oppositions classiques qu’il interroge,
faisant apparaître la possibilité d’une nouvelle métaphysique non
dogmatique, non systématique, traçant son chemin par un
approfondissement des faits les plus immédiats. Il n’est donc pas étonnant
qu’il se soit opposé tout autant au criticisme kantien (délimitant les
possibilités de la raison avant d’en user, ainsi qu’on le ferait d’une machine,
alors que tout au contraire, dit Bergson, l’intelligence est un processus
vivant qui accroit son pouvoir par ses conquêtes), qu’aux philosophies
systématiques qui prétendent naïvement subsumer le réel sous un concept
qui en épuiserait le sens.
Ainsi interroge-t-il dans cet ouvrage les travaux d’Émile Durkheim. Pour ce
dernier, la force contraignante de la morale, limitant les aspirations des
individus, éviterait que l’effet dissolvant de l’anomie mette en péril la
société. Ces normes sociales seraient si bien intégrées, grâce à l’éducation,
qu’elles apparaîtraient à la plupart des individus comme une évidence. La
religion, quant à elle, serait la représentation de cette morale collective et le
moyen de communier avec cet autre Moi collectif transcendant. Pour
Bergson, cette pensée n’est que la description d’une tentation permanente
de rigidifier l’élan créatif de l’homme pour le soumettre à un ordre social
qui aurait plus avoir avec une société d’insectes pour ne pas dire avec un
organisme biologique (organisation close) qu’avec une société d’êtres libres
(organisation ouverte).
Il rejette également l’opposition faite par Lucien Lévy-Bruhl entre la
mentalité primitive qui serait dominée par l’émotion et la mentalité
moderne exclusivement logique et technicienne, car en réalité non
seulement le « primitif » ne manque pas d’intelligence, mais, pour Bergson,
il n’y a pas de transmission héréditaire des acquis de la culture3 et de ce fait
nous ne cessons pas d’être ces « primitifs ». De plus, le mysticisme qui est
pour Lévy-Bruhl la marque d’un passé révolu, est tout au contraire, pour
Bergson, l’accueil par de rares êtres d’exception de l’esprit même de l’élan
créateur à l’œuvre dans le monde.

2. Présentation et structure de l’ouvrage


• Esprit de l’ouvrage
La morale collective qui défend l’ordre social prend sa source dans la
nature, puisque « la vie est organisation, et que dès lors on passe par
transitions insensibles des rapports entre cellules dans un organisme aux
relations entre individus dans la société4 ». Mais, les hommes ne sont ni des
cellules, ni des fourmis, et de ce fait « autre chose est un organisme soumis
à des lois nécessaires, autre chose une société constituée par des volontés
libres5 ». Cette liberté s’exprime dans l’aspiration à briser le cercle
organique de la société close sur elle-même, uniquement soucieuse de « se
conserver »6, afin d’y introduire la charité. Entre cette morale dynamique et
la morale statique il y a discontinuité pour Bergson. Un amour authentique
de l’humanité ne saurait être le fruit d’un simple élargissement de l’amour
familial et patriotique, pas plus que la sainteté n’est le résultat d’une
adhésion religieuse, car il y a rupture, discontinuité, avènement d’une
nouveauté singulière et imprévisible (sinon a posteriori lorsque nous
cherchons à expliquer le présent par ce qui le précède), dans l’héroïsme de
la sainteté. La morale et la religion « closes » font tourner en rond de
manière stérile l’aspiration de l’esprit à la créativité et à la liberté, un peu
comme l’instinct, cette habitude spécifique, bloque l’émergence de
l’intelligence. La morale et la religion, gardiennes de la société, peuvent au
mieux nous apporter un certain bien-être, mais seule l’expérience spirituelle
authentique, qui brise le cercle de l’habitude sociale, et celui de l’égoïsme,
peut nous faire goûter à la joie, qui est le signe que la vie a réussi7. On est
toujours récompensé de s’être abandonné à l’ordre établi, mais il faut
toujours être héroïque pour s’opposer à ce qu’il s’y trouve de mesquinerie,
de violence, d’exclusion. Il faut du courage pour interroger ce que la
religion de l’ordre a imposé comme dogme contre l’élan de l’esprit qui
voudrait échapper au tournoiement stérile pour se replacer dans l’élan
créatif. Les mystiques, plus encore que les savants, exercent sur leurs
contemporains, par l’aura de leur joie et donc de leur liberté, une
aimantation positive qui entraîne les hommes hors les murs clos de leur
mentalité primitive originelle. Et peut-être qu’un jour, las de rebâtir leurs
cités derrière de nouvelles murailles certes élargies, mais toujours présentes,
les hommes enfin émancipés des forces centripètes de l’instinct social
accepteront-ils de n’avoir plus pour morale et religion que la charité qui fera
d’eux les créateurs et membres d’« une cité divine8 ».
• Plan du livre
Le livre est composé de quatre chapitres qui ne sont encadrés d’aucune
introduction et conclusion. Dans le premier chapitre qui s’intitule
L’obligation morale, Bergson part du vécu le plus immédiat de l’obligation
pour prendre ses distances avec la position de Durkheim en montrant le rôle
dynamique joué par la morale ouverte, la morale créatrice. Le second
chapitre, est consacré à La religion statique, autrement dit à la fonction
conservatrice de l’ordre social que joue la religion, telle que l’a décrite
Lucien Lévy-Bruhl. Le troisième chapitre de façon très logique lui oppose,
symétriquement à la morale ouverte, La religion dynamique, qui amène là
encore Bergson à nous inviter à jeter sur la religion un autre regard en nous
plaçant non au niveau des structures organisatrices des religions installées,
mais plutôt dans la dynamique mystique qui les bouscule pour dilater la
conscience humaine. Enfin, les Remarques finales. Mécanique et mystique,
qui viennent clore l’ouvrage, proposent une réflexion aux accents
prophétiques en nous invitant à donner à notre puissance technique son
véritable sens créatif.
• L’obligation
Le titre de ce premier chapitre nous place au cœur même de la question
morale et nous invite à nous interroger sur ce qui nous « oblige » à nous
conformer, plus ou moins à ce tout qu’est la société ?9 Il veut également
nous montrer que la nature nous a paradoxalement rendus capables, sous la
motion créatrice des grandes âmes, de nous émanciper du caractère grégaire
de cette obligation pour nous ouvrir à l’attrait joyeux de la charité.
L’obéissance aux injonctions de la société, habitude acquise par l’éducation,
est le pendant de la nécessité qui préside aux mouvements de la nature.
« Loi physique, loi sociale ou morale, toute loi est à leurs yeux un
commandement10 » de telle sorte, que toute tentation de s’en émanciper est
immédiatement contrariée par « une force antagoniste » faite « de toutes les
forces sociales accumulées »11.
L’individu découvre, pour peu qu’il descende en lui, une personnalité
irréductible au groupe, mais de ce fait incommunicable, alors que tout ce
qu’il a reçu de la société, à commencer par sa langue et ses représentations,
l’attache, à la surface de lui-même, aux autres membres de sa collectivité.
« L’obligation, que nous nous représentons comme un lien entre les
hommes, lie d’abord chacun de nous à lui-même12 », la société étant cet
autre moi qui structure et stabilise l’individu, organise sa mémoire et son
langage.
Ainsi la plupart des hommes suivent-ils dans la banalité du quotidien, sans
même y penser, le programme tracé par la société, de telle sorte que
l’obéissance ressemble bien plus à un abandon qu’à un combat,
contrairement à ce qu’on pourrait penser, le travail d’insertion dans le cadre
social ayant été le fait de l’éducation depuis la prime enfance. Certes, une
résistance peut toujours surgir et « c’est cette raideur que nous extériorisons
quand nous prêtons au devoir un aspect aussi sévère13 ». Et si nous devons
nous donner des raisons de résister à la tentation, il ne faudrait pas en
conclure avec les philosophies morales classiques que l’obligation est
d’ordre rationnel, puisque cette force de résister vient du « tout de
l’obligation » qui représente la force même de la société dans chacune des
maximes et règles morales qui l’organisent.
La société close a quelque chose à voir avec la fourmilière, dont les règles
sont toutes ordonnées à sa pérennité et non à une prise en considération
morale de ce qui est en dehors d’elle. La société close fonctionne donc avec
une morale qui n’oblige qu’en son sein ; « il suffit de considérer ce qui se
passe en temps de guerre. Le meurtre et le pillage, comme aussi la perfidie,
la fraude et le mensonge ne deviennent pas seulement licites ; ils sont
méritoires14 ». Bergson peut alors montrer, et c’est l’un des points les plus
importants de ce chapitre, que l’universalisme ne saurait être le simple fait
d’une extension de l’attachement à la famille et à la patrie, car « entre la
nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y a toute la distance du fini à
l’indéfini, du clos à l’ouvert15 ».
La société ouverte qui ne saurait être le résultat d’un processus d’extension
naturel de l’attachement à la patrie ne peut être que le fait d’âmes d’élite
qui, débordantes d’enthousiasme, ont brisé le cercle pour placer dans l’idée
même de justice tout le genre humain, voire toute la création. Cette nouvelle
morale, exerçant sur les hommes non plus une force contraignante mais une
force attractive, est non plus seulement sociale mais la manifestation de la
charité qui ne s’inscrit pas dans le cercle de la nécessité naturelle, mais dans
un ordre ne se définissant plus par l’exclusion. La charité n’est pas l’amour
en ce sens qu’elle ne dépend pas de l’objet, sur lequel elle s’épanche, pour
exister. On trouve dans ces analyses bergsoniennes quelque chose de la
distinction pascalienne des ordres. Mais comment de tels hommes, toujours
isolés face à la force de l’obligation sociale, peuvent-ils entraîner d’autres
hommes à leur suite et ainsi modifier la conscience morale de l’humanité ?
Il émane de ces génies un enthousiasme communicatif que l’on peut
comprendre si l’on songe à la force de la passion amoureuse qui semble se
moquer des obstacles, ou à la puissance de la musique qui nous introduit
dans les sentiments qu’elle exprime16. Il s’agit non pas de l’émotion
sentimentale consécutive à l’évocation d’une idée ou à la représentation
d’une image, mais de cette émotion propre à l’intuition géniale qui est
grosse de toute une œuvre dont il s’agira d’accoucher. C’est une émotion
non pas infra-intellectuelle, mais tout au contraire supra-intellectuelle. C’est
l’émotion propre à la création et qui est toujours éclairée par une joie
communicative et propulsive. On n’entraine jamais des hommes dans le
dépassement par des arguties philosophiques qui ne font que combiner des
idées prêtes à l’emploi, mais par ce jaillissement qui a quelque chose à voir
avec l’élan créateur. La création de la société ouverte a donc quelque chose
à voir avec la création artistique. Il reste que si la morale close est
facilement exprimable dans les concepts de la société qu’elle structure, il est
plus difficile de formuler les appels de la morale dynamique qui par son
mouvement échappe à ce que le langage impose de fixité. Elle ne pourra
donc le faire que par des paraboles et paradoxes. « Il faudrait alors, en toute
rigueur, une expression directe du mouvement et de la tendance ; mais si
l’on veut encore – et il le faut bien – les traduire dans la langue du statique
et de l’immobile, on aura des formules qui frôleront la contradiction.17 »
• La religion statique
La fonction de la religion, forme la plus universelle de la culture, est de
maintenir la cohésion de la société contre l’effet corrosif de l’intelligence
individuelle.
Il n’est pas besoin d’insister sur les dérives de la superstition religieuse,
mais peut-être utile de constater qu’elle est présente dans toutes les sociétés
humaines, contrairement aux sciences, aux arts et à la philosophie. Reste
donc à découvrir pourquoi. Quelle fonction essentielle joue-t-elle donc pour
être ainsi universellement présente ?
Sa fonction est « fabulatrice », explique Bergson, c’est-à-dire qu’elle
produit des histoires, des mythes. C’est cette même fonction qui est utilisée
par les romanciers et dramaturges. Mais à quel besoin répondent donc ces
fabulations religieuses, ces « hallucinations18 » ? « parer à certains dangers
de l’activité intellectuelle sans compromettre l’avenir de l’intelligence19 »,
telle semble être sa fonction, son essence. Raison pour laquelle, aussi
paradoxal que cela puisse paraître, « un être essentiellement intelligent est
naturellement superstitieux, et […] il n’y a de superstitieux que les êtres
intelligents.20 »
En faisant émerger l’intelligence par l’évanouissement de l’instinct dans la
branche des vertébrés, l’élan vital confie à l’individu la capacité d’inventer
et à la société celle de progresser sous l’impulsion créative de ses membres
les plus intelligents. « Mais, pour que la société progresse, encore faut-il
qu’elle subsiste21 » ! Or, l’intelligence individuelle peut parfaitement, au
contraire de l’instinct, remettre en question son implication sociale et pire la
retourner contre l’ordre social pourtant indispensable à sa propre survie,
pensant ainsi obtenir une vie plus agréable et confortable. « livré à l’instinct
[…], il eût travaillé pour l’espèce, automatiquement, somnambuliquement.
Doté d’intelligence […] il […] ne pensera qu’à vivre agréablement.22 » ; Il
revient au « résidu d’instinct qui subsiste autour de l’intelligence23 » de
maintenir la cohésion du groupe en produisant des représentations (objet
propre de l’intelligence) imaginaires. Afin de nous éclairer sur cette
fonction, Bergson nous rappelle comment nous pouvons en cas de danger
imminent être sauvés par l’intervention d’images fausses, comme cette
femme qui se voit rejeter en arrière par un homme alors qu’elle s’apprête à
monter dans un ascenseur et qui découvre, revenue à elle, qu’en réalité la
porte s’était ouverte sur le vide24. La religion jouerait socialement le même
rôle salutaire en faisant surgir devant l’abîme de cette funeste tentation anti-
sociale un dieu protecteur de la cité. Bref, elle est statique parce que son but
n’est pas premièrement le progrès de l’esprit et de la charité, mais la
protection de ce qui est, à savoir l’unité du groupe, à laquelle tend la nature
depuis le comportement cellulaire, en passant par les sociétés parfaites des
hyménoptères comme les fourmis.
Mais là ne s’arrête pas son action protectrice. En effet, contrairement aux
animaux, l’homme par son intelligence a une représentation abstraite de la
mort qui la lui fait anticiper : « il sait qu’il mourra »25. C’est là un obstacle
que la nature, en dotant l’homme de cette faculté, a opposé à l’élan vital et
qui risque de compromettre la créativité effective de cette intelligence. C’est
alors, qu’à « l’idée que la mort est inévitable elle oppose l’image d’une
continuation de la vie après la mort », premièrement sous la forme d’une
ombre active du corps des défunts, qu’il s’agira de se concilier par des rites
qui pourront, si rien ne vient en briser l’accentuation répétitive, conduire
aux pires délires, « jusqu’à couper des têtes »26 si cela peut concilier leur
concours. L’homme est donc porté à s’imaginer la présence d’une
intentionnalité dans la nature. Sans ce subterfuge, l’homme, trop conscient
de sa finitude, ne voudrait jamais rien entreprendre. Ainsi, « envisagée de
ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature
contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort »27 et
contre « la représentation […] d’une marge décourageante d’imprévu entre
l’initiative prise et l’effet souhaité.28 » Cette production de la fonction
fabulatrice, nécessaire à l’efficacité de l’élan vital, ne doit pas nous laisser
penser, ce serait un paralogisme, que la survie n’est qu’une illusion.
Rappelons qu’à de nombreuses reprises, Bergson a vu dans l’hypothèse de
l’immortalité un point de convergence fort probable de multiples lignes de
faits29.
Beaucoup d’autres profondes analyses sont proposées dans ce second
chapitre que nous devons ici laisser de côté, à regret : la magie dans ses
relations avec la science et avec la religion ; des pistes pour une histoire
philosophique des religions qui est passionnante ; une théorie de la création
littéraire rapprochée, via la fonction fabulatrice, de la création religieuse ;
une analyse de l’intolérance qui nous amène à la reconnaître comme un
doute retourné en fureur destructrice.
Mais pourquoi Bergson consacre-t-il le troisième chapitre à ce qu’il nomme
la religion dynamique ? Quelle est donc cette particularité qui la distingue
de la religion statique et quelle relation ces deux formes entretiennent-elles
pour se voir malgré tout attribuer le même nom ?
• La religion dynamique
Si « la religion statique attache l’homme à la vie, et par conséquent
l’individu à la société, en lui racontant des histoires […] idéomotrices »30
produites par l’intelligence elle-même pour neutraliser ses effets
déprimants, la religion dynamique, par un retour de l’intelligence à la
source de l’élan créateur du monde, fait l’expérience d’une communion
avec le principe de la vie. C’est non en théoricien que Bergson aborde la
question, mais en observateur attentif. Il s’intéresse en effet aux mystiques
qui ont marqué l’histoire humaine, et surtout aux mystiques chrétiens31 qui
semblent plus que tous les autres avoir fait l’expérience d’une communion
avec le principe même de la vie ; cette expérience s’exprime dans leurs
existences par la « joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour32 ».
L’intelligence ainsi remise dans la dynamique créatrice ne peut plus désirer
se retourner contre la vie, puisque bien au contraire elle adhère à tout ce que
ce Dieu qu’elle expérimente en elle a créé et aime non plus sa seule patrie,
ethnie, mais « une société qui serait l’humanité entière, aimée dans l’amour
de ce qui en est le principe33 ».
Comme la religion statique, mais de façon suréminente, le mysticisme
(expérience intime du divin) apporte la sérénité et il apporte aux autres
hommes un aperçu de ce qu’ils pourraient vouloir être, si toutefois ils le
pouvaient. La présence du mystique rend terne toutes les valeurs de la
société close sacralisée par sa religion statique, et « comme il arrive quand
un artiste de génie a produit une œuvre qui nous dépasse, dont nous ne
réussissons pas à nous assimiler l’esprit, mais qui nous fait sentir la
vulgarité de nos précédentes admirations, ainsi la religion statique a beau
subsister, elle n’est déjà plus entièrement ce qu’elle était…34 », et au moins
écartera-t-elle, sous l’effet dilatant de cette charité incarnée en un homme,
les murs de son propre domaine, tant la joie dans la joie produit d’attrait, de
tension positive. Pour Bergson, les grands saints sont les héros de notre
monde, les témoins d’un avenir souhaitable en soi et possible, mais contre
lequel nos habitudes sclérosantes se cabrent, tout comme la matérialité du
monde, entendons l’entropie, ralentissait l’élan vital. De là, Bergson
imagine que l’univers puisse contenir d’autres créatures plus spirituelles
que l’homo sapiens sapiens terrestre35.
• Remarques finales, mécanique et mystique
Ce dernier chapitre est consacré à une réflexion plus politique. Le monde
changerait vraiment si la vie mystique prenait le pas sur la nature, mais cela
étant pour le moment peu envisageable, au moins pourra-t-on espérer
éduquer durablement les hommes pour leur faire aimer la liberté, ce qui
serait déjà un immense progrès. En effet, nous sommes naturellement portés
à ne respecter que ce que Bergson appelle le dimorphisme, c’est-à-dire des
sociétés organisées autour d’un chef par la soumission d’un peuple persuadé
que celui-ci lui est supérieur. La férocité, le crime, les massacres
caractérisent la politique, même si le christianisme les a rendus
inavouables36. L’idéal démocratique est de ce fait de construire une société
ouverte – fondée sur la fraternité rendant possible la liberté et l’égalité – qui
échapperait aux lois primitives qui caractérisent toutes les sociétés closes ;
elle serait, si elle existait vraiment, une victoire de l’Évangile37. Contre la
paix, pourtant possible et souhaitable, les difficultés démographiques qui
induisent des problèmes économiques, conspirent, car il s’agit bien
évidemment d’assurer « la répartition des matières premières, celui de la
plus ou moins libre circulation des produits38 », et de gérer les exigences
vitales des peuples. Un organisme international, doté d’un réel pouvoir
d’action, pourrait certes tendre à établir et faire respecter des rapports justes
sur Terre, mais encore faudrait-il qu’il soit suffisamment fort pour être
crédible. Mais peut-être est-ce des progrès technico-industriels dont nous
pourrions attendre qu’ils abrègent « la route à parcourir » en aplanissant les
difficultés39. En effet, les progrès de l’industrie pourraient être au service de
l’humanité et de ses aspirations les plus hautes, une fois surmontée la
double frénésie de l’ascétisme et de l’amour du luxe qui se succèdent
comme les mouvements oscillatoires d’un pendule. Cela sera rendu
possible, lorsque lasse des futilités, l’humanité voudra goûter la joie d’une
vie simple et dévouée. De là, pour Bergson si « la mystique appelle la
mécanique40 », il est tout aussi vrai que « la mécanique exigerait une
mystique », « un supplément d’âme41 ».
Paul Mirault
Bibliographie
• Éditions de référence

• Henri Bergson, Œuvres, Introduction par Henri


Gouhier, textes annotés par André Robinet, édition
du centenaire, PUF, Paris, 1959.

• Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et


de la religion, édition critique dirigée par Frédéric
Worms, Quadrige, PUF, Paris 2013. Un outil de
travail remarquable et déjà indispensable.
• Études

• Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, Quadrige,


PUF, Paris, 1959.

• Claude Tresmontant, Essai sur la pensée


hébraïque, éditions du Cerf, Paris, 1953.
Actuellement épuisé mais disponible en bibliothèque.

• Bergson et la religion, nouvelles perspectives sur


Les Deux sources de la morale et de la religion, sous
la direction de Ghislain Waterlot, PUF, Paris, 2008.

• Frédéric Worms, Le Vocabulaire de Bergson,


Ellipses, Paris, 2013.
1. Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion (DS), p. 1245, édition du
Centenaire, PUF 1959, p. 338 de l’édition PUF dans la collection « Quadrige », 2013. Nous
noterons dorénavant les références de cet ouvrage de Bergson en indiquant premièrement la
pagination de l’édition du Centenaire, suivie du numéro de page de l’édition critique dirigée par
Frédéric Worms, dans la collection « Quadrige » du même éditeur.
2. H. Bergson, ibid., p. 1057/99.
3. Ibid., p. 1082-1083/132.
4. H. Bergson, DS, p. 1055/96.
5. Ibid., p. 981-982/2.
6. Ibid., p. 1018/49.
7. H. Bergson, La conscience et la vie, 1911, in L’Énergie spirituelle, 1919, édition du Centenaire,
PUF, 1959, page 832.
8. H. Bergson, DS, p. 1032/67 et 1245/338.
9. H. Bergson, DS, p. 981/1.
10. Ibid., p. 984/4-5.
11. Ibid., p. 985/6-7.
12. Ibid., p. 986/8.
13. Ibid., p. 992/15.
14. Ibid., p. 1000/26.
15. Ibid., p. 1001/27.
16. Ibid., p. 1008/36.
17. Ibid., p. 1025/58.
18. Ibid., p. 1067/112.
19. Ibid., p. 1067/112.
20. Ibid., p. 1067/113.
21. Ibid., p. 1077/126.
22. Ibid., p. 1077/126.
23. Ibid., p. 1076/124.
24. Ibid., p. 1076-1077/125.
25. Ibid., p. 1085/135.
26. Ibid., p. 1090/144.
27. Ibid., p. 1086/136-137.
28. Ibid., p. 1094/146.
29. Ibid., p. 1198/279ss ou dans La Conscience et la vie, ou encore L’Âme et le corps, conférences
réunies dans L’Énergie spirituelle, PUF, Paris, 1919.
30. H. Bergson, DS, p. 1154/223.
31. Ibid., p. 1167/240 : « c’est le pessimisme qui a empêché l’Inde d’aller jusqu’au bout de son
mysticisme, puisque le mysticisme complet est action. »
32. Ibid., p. 1155/225.
33. Ibid., p. 1155/225.
34. H. Bergson, DS, p. 1157/226.
35. T. Gress, P. Mirault, La Philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre, éditions Vrin, Paris,
2016.
36. H. Bergson, DS, p. 1213/297.
37. Ibid., p. 1215/300.
38. Ibid., p. 1222/309.
39. Ibid., p. 1222/310.
40. Ibid., p. 1238/329.
41. Ibid., p. 1239/330.
47
Wittgenstein, Recherches
philosophiques (1953)

Comme Wittgenstein (1889-1951) l’affirme dans sa préface, les Recherches


philosophiques sont le résultat du travail qu’il a mené depuis son retour à la
philosophie en 1929. Nous devrions même, selon lui, les lire et les
comprendre par contraste avec la manière de penser et les erreurs du
Tractatus (même s’il faut nuancer l’idée d’une opposition tranchée entre ce
que l’on a appelé le premier et le second Wittgenstein).
Les Recherches se présentent comme deux ensembles de remarques. La
première partie traite principalement du langage, du suivi d’une règle ou
encore des processus mentaux, et provient d’une insatisfaction à l’égard de
la méthode utilisée par le Cahier brun pour traiter ces thèmes. La deuxième
partie est un choix de textes de la fin des années 40 relevant principalement
de la philosophie de la psychologie. Il est difficile cependant d’indiquer un
plan plus précis, Wittgenstein ayant abandonné l’idée de donner à ses
remarques la forme d’une « suite naturelle et sans lacune ». Cela ne signifie
pas simplement qu’il a échoué à le faire, mais que cet échec montre quelque
chose de la nature même de sa recherche. Il s’agit de « parcourir en tous
sens un vaste domaine de pensées » (préface de l’édition Gallimard, Paris,
2004), en abordant les mêmes points à partir de directions différentes : les
remarques en sont les esquisses, les ébauches de tableaux, et « ce livre n’est
donc en réalité qu’un album » (id.).

1. 1re partie des Recherches


• La question de la dénomination des objets
La première partie des Recherches a pour point de départ la conception
augustinienne du langage : « Les mots du langage dénomment les objets –
les phrases sont des combinaisons de telles dénominations » (§ 1). Selon
Wittgenstein, cette conception n’est pas fausse mais ne vaut que pour une
partie limitée du langage, et masque surtout la diversité des catégories de
mots et de phrases, qui ont un fonctionnement propre au sein d’un jeu de
langage (« l’ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il
est entrelacé », § 7).
Le fonctionnement de la dénomination n’est lui-même pas compris. Tout
d’abord, l’enseignement ostensif d’un mot (sa mise en relation avec quelque
chose) ne donne pas un sens à ce mot s’il n’est pas complété par
l’enseignement de son usage, et il n’y a d’explication ostensive d’un mot
que si le rôle de celui-ci est déjà relativement clair : « seul quelqu’un qui
sait déjà quoi faire du nom peut poser une question sensée sur la
dénomination » (§ 31). Cette focalisation sur l’emploi du mot permet par
ailleurs de rompre avec l’erreur selon laquelle c’est par un acte mental que
nous mettons le mot en relation avec la chose. Ensuite, on pourrait croire,
comme c’est le cas dans le Théétète ou le Tractatus, que le véritable « nom
doit désigner quelque chose de vraiment simple » (§ 39), mais ne peut le
décrire. Le problème, c’est que, d’une part, parler d’« élément simple » n’a
pas de sens en soi, mais seulement en rapport avec un type de composition
dans un contexte donné, et que, d’autre part, dénomination et description ne
sont pas sur le même plan (la dénomination prépare la description), de sorte
que cela n’a pas de sens de dire qu’on peut seulement dénommer les
éléments. Enfin, il y a pourtant bien un sens particulier où l’on peut dire que
quelque chose correspond au nom sans quoi il n’aurait pas de signification :
un paradigme (par exemple : un échantillon de couleur ou de forme, ou
encore une unité de mesure) (§ 55). Avec cette question du paradigme, qui
est une partie, un instrument du langage, Wittgenstein peut alors introduire
brièvement la question du suivi de la règle, sur laquelle il reviendra plus
tard.
• L’air de famille
Au § 65, Wittgenstein justifie son abandon d’une des questions centrales du
Tractatus, celle de la forme générale de la proposition, en ajoutant à l’idée
selon laquelle il y a d’innombrables catégories de phrases (§ 23) l’autre idée
selon laquelle ces catégories sont apparentées les unes aux autres, parenté
qui se caractérise par des ressemblances ou un air de famille. L’emploi
d’une phrase, tout comme l’application d’un mot, n’est pas délimité sous
tous rapports par des règles, le concept de phrase a des contours flous. De
manière plus générale, la logique et la philosophie n’ont donc pas à
rechercher l’essence du langage, de la proposition, de la pensée, etc.
derrière leurs phénomènes multiples et apparentés (§ 89 sq). Au contraire, il
s’agit à chaque fois d’en clarifier le concept en nous remettant en mémoire
et en décrivant les différents cas et les différents énoncés que nous portons
sur eux, pour obtenir une vue synoptique et ordonnée de l’emploi des mots
« langage », « proposition », « pensée », etc. (§ 122).
• Comprendre la signification d’un mot
À partir de là, Wittgenstein aborde la question de la compréhension de la
signification d’un mot. On pourrait être tenté de dire que ce qui nous vient à
l’esprit, quand nous comprenons un mot, c’est une image (§ 139 sq). Mais,
d’une part, si cette image suggère peut-être un usage du mot (le plus
habituel), ce mot pourrait pourtant être utilisé autrement, et, d’autre part, le
critère de la compréhension d’un mot, ce n’est pas la présence d’une image
à l’esprit, mais l’usage de ce mot (§ 146). De même, la formule
« maintenant, je comprends ! » (§ 151 sq) n’est pas la description d’un
processus mental, mais un signal, « et c’est par ce qu’il continue à faire que
nous jugeons si le signal a été correctement appliqué » (§ 180).
La question des images et des processus mentaux est donc laissée de côté au
profit de celle du suivi de la règle, à partir du § 185, qui seule permet de
jeter un éclairage sur l’usage et sa correction. Wittgenstein renvoie dos à
dos deux manières de comprendre le suivi de la règle : celle selon laquelle
la règle détermine de manière mécanique ce que l’on doit faire et celle selon
laquelle tout ce que l’on fait peut s’accorder à la règle selon une certaine
interprétation. En réalité, « “suivre la règle” est une pratique » (§ 202). Plus
précisément, c’est dans une pratique, et non sur une opinion, que les
hommes s’accordent, et c’est à cette pratique qu’ils se réfèrent pour juger de
la correction ou de l’incorrection de ce que l’on fait.
Une des conséquences selon Wittgenstein, c’est l’impossibilité d’un langage
privé (§ 243 sq), c’est-à-dire d’un langage qu’un individu serait le seul à
utiliser et qui lui permettrait de noter ou d’exprimer des expériences
internes qui ne pourraient être connues que de lui (sensations, sentiments,
processus, etc.). Son attention à ses expériences internes, ou sa mémoire, ne
constituent pas des critères permettant de déterminer s’il est correct ou
incorrect d’utiliser tel ou tel signe par rapport à ses expériences privées :
l’emploi d’un mot requiert une justification qui soit compréhensible par
tous (§ 261). Par conséquent, dans cette situation, est correct l’usage qui lui
semble être tel, ce qui signifie qu’en réalité, ce qu’il dit n’est ni correct ni
incorrect, n’a pas de sens. L’usage des mots est une pratique que nous
partageons et qui est ce à quoi on se réfère pour dire ce qui est correct ou ne
l’est pas.
• La critique du recours à l’intériorité et du solipsisme
De manière plus générale, Wittgenstein combat l’idée que nos concepts
psychologiques décrivent des processus psychiques intérieurs. Ainsi, nous
apprenons à remplacer le cri de la douleur par son expression verbale
(§ 244) : « j’ai mal » n’est pas la description d’un état intérieur, mais
l’expression de la douleur, et « il a mal » ne se dit « que d’une chose qui se
comporte comme un être humain » (§ 283). De la même manière, à partir du
§ 316, il examine le concept de « pensée », en s’opposant à l’idée qu’elle
est un processus intérieur qui accompagne le langage. Cette idée provient
par exemple de la compréhension soudaine ou du « vouloir-dire » qui
semblent exprimer des processus intérieurs. Or, « maintenant je sais ! » est
le signal d’une capacité et « je voulais dire » l’expression d’une pensée qui
n’est pas déjà là dans l’esprit et attendant d’être exprimée. Concernant les
concepts de calcul mental, de lecture « dans la tête » et de représentation,
vouloir examiner les processus psychiques correspondants est égarant,
mieux vaut examiner l’emploi de ces concepts qui nous dit ce que nous
entendons par là (§ 370 sq).
Dans la continuité du Cahier bleu, Wittgenstein s’attaque alors au
solipsisme, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle je suis le seul à avoir devant
les yeux ce que je vois. Le problème, c’est que « si tu exclus logiquement
que quelqu’un d’autre ait une certaine chose, alors il n’y a aussi plus de
sens à dire que tu l’as » (§ 398). En réalité, l’expérience visuelle n’est pas
une propriété, a fortiori une propriété exclusive. Il en va de même de « je ne
peux avoir les douleurs d’un autre et réciproquement », dont Wittgenstein
tire surtout une analyse du fonctionnement du mot « je » : dans « je
ressens… », « je » ne nomme personne, c’est-à-dire que « je » ne
fonctionne pas comme un nom (de même, « ici » n’est pas un nom de lieu).
Cela ne signifie pas non plus qu’il désigne une entité non corporelle, la
conscience par exemple (qui, selon Wittgenstein, n’est pas quelque chose
mais un état, § 421).
• Les concepts psychologiques et leurs objets
Jusqu’à la fin de la première partie, Wittgenstein reprend et approfondit un
certain nombre d’analyses esquissées dans le Cahier bleu, notamment celle
du rapport entre certains concepts psychologiques (l’attente, le souhait, etc.)
et leur objet (§ 428 sq). Le but est là encore de rompre aussi bien avec
l’idée que leur objet est ce qui les satisfait (on ne saurait ce que l’on attend
ou souhaite qu’une fois exaucé) qu’avec l’idée selon laquelle ce qui est
attendu ou souhaité est « visé » par un processus mental. L’expression du
souhait ou de l’attente dit, en contexte et de manière plus ou moins
déterminée, ce qui est souhaité ou attendu. Cependant, on accordera surtout
de l’attention à trois développements nouveaux. Le premier concerne le but
de la pensée (« dans quel but l’homme pense-t-il ? », § 466), Wittgenstein
laissant de côté les causes du fait que nous pensons et relativisant l’idée
qu’il faudrait nécessairement des raisons au fait de penser (« on pense donc
parfois parce que cela a fait ses preuves », § 470). Le deuxième concerne le
non-sens : « lorsqu’on dit qu’une phrase est dénuée de sens, ce n’est pas
parce que son sens serait quasiment dénué de sens, mais parce qu’une
combinaison de mots est exclue du langage, retirée de la circulation »
(§ 500). Le troisième concerne la volonté, Wittgenstein renvoyant dos à dos
l’idée selon laquelle la volonté n’est qu’une expérience qui survient et celle
selon laquelle « vouloir » est une action (comme le souhait) qui précéderait
les actions : selon lui, « le vouloir […] doit être l’action même » (§ 615),
elle est immanente aux actions.

2. 2e partie des Recherches


La deuxième partie des Recherches philosophiques est composée de
quatorze sous-chapitres (notés de i à xiv) qui relèvent de la philosophie de
la psychologie. Cela ne signifie pas que Wittgenstein adopte le point de vue
ou les méthodes de la psychologie, ni même qu’il traite principalement de
cette discipline. Il en dit peu de chose et souligne surtout que son aridité et
sa confusion tiennent à la coexistence en elle de méthodes expérimentales et
de confusions conceptuelles, les premières ne pouvant résoudre les
secondes (xiv). En un sens, ce sont ces confusions conceptuelles que
Wittgenstein cherche à dissiper.
• L’âme et le comportement
L’une d’entre elles est celle du rapport entre l’âme et le comportement. La
confusion s’installe tout d’abord quand nous disons que nous pensons
qu’autrui a une âme : selon Wittgenstein, nous ne sommes pas d’« avis »
qu’autrui a une âme, notre attitude à son égard est une « attitude » à l’égard
d’une âme (iv). La confusion s’installe ensuite lorsque l’on fait des concepts
psychologiques la description soit d’un état intérieur, soit d’un
comportement. En réalité, « j’ai remarqué qu’il était de mauvaise humeur »
est « un compte rendu des deux, non de l’un et de l’autre, mais de l’un en
fonction de l’autre » (v). En ce sens, « le corps humain est la meilleure
image de l’âme humaine » (iv), même s’il arrive qu’un homme puisse être
une énigme totale pour un autre (xi).
On ne peut dire pourtant que l’individu observe son propre comportement
ou ses propres sensations, sentiments, ou encore ses croyances. Ainsi,
l’affirmation « j’ai peur » ne vient pas de l’observation d’un état intérieur :
elle est l’expression de la peur, même si dans certains cas elle peut servir à
décrire la peur (ix). De la même manière, ce n’est pas d’une observation
intérieure que provient « je crois… » Sur ce thème de la croyance,
Wittgenstein souligne surtout la spécificité de la première personne de
l’indicatif présent. « je crois qu’il en est ainsi » a un emploi similaire à « il
en est ainsi », ce qui n’est pas le cas de « il croit qu’il en est ainsi »
(troisième personne) et de « je croyais qu’il en était ainsi » (imparfait). Il y
a une asymétrie de la première personne du présent, par rapport aux autres
personnes et à d’autres temps. Une des conséquences, c’est, par exemple,
que cela n’a pas de sens de dire : « je crois faussement que… » ou « je
semble croire… » (ou alors il faudrait imaginer un comportement montrant
que deux êtres parlent par ma bouche).
• Le voir-comme
Mais le plus important dans cette deuxième partie des Recherches reste
l’analyse du « voir comme ». De l’emploi du mot « voir » dans la
perception (« je vois ceci », suit alors une description, un dessin),
Wittgenstein cherche en effet à distinguer un autre emploi : voir la
ressemblance entre deux visages, voir une forme apparaître dans un
ensemble de traits, voir un canard puis un lapin dans la figure du même
nom, etc. (selon lui, il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer l’hétérogénéité des
cas). Les deux emplois ne peuvent en effet être réduits l’un à l’autre. D’une
part, le « voir comme » n’est pas un voir « simple » auquel s’ajouterait une
interprétation : cela supposerait que l’on puisse se référer au « voir simple »
sans l’interprétation, ce qui n’est pas ou n’est plus possible une fois l’aspect
saisi. D’autre part, Wittgenstein ne dit pas non plus que tout « voir » est un
« voir comme » : « voir… comme… » n’a de sens que par rapport à un
changement d’aspect, c’est réagir à un changement d’aspect ou adopter une
attitude telle qu’un nouvel aspect apparaît.
On le voit, on trouve dans les Recherches philosophiques de Wittgenstein
aussi bien une discussion du Tractatus (sur la dénomination et la forme
générale de la proposition) que les tout derniers développements de sa
philosophie de la psychologie (sur la certitude, l’asymétrie de la première
personne), en passant par la correction et l’approfondissement du Cahier
bleu et du Cahier brun (sur la critique du recours aux processus mentaux).
Le résultat, concernant la méthode tout d’abord, c’est un souci radical pour
la diversité des usages du langage, fondé sur le refus de la généralité ou de
la reconstruction de ces usages. C’est ensuite, concernant le paysage de nos
concepts dont les Recherches fournissent des esquisses, la mise en évidence
à la fois de l’importance de la pratique, notamment dans sa dimension
publique ou partagée (au travers de la question du suivi de la règle), et de la
spécificité de la première personne (avec la question de la croyance mais
aussi celle du « voir-comme »).
Pierre Fasula

Bibliographie
• Texte français

• Ludwig Wittgensin, Recherches philosophiques,


traduction Dominique Janicaud, et alii, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2014.

• Commentaires

• Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité,


Paris, Les Éditions de Minuit, 1976.
• Sandra Laugier et Christiane Chauviré (éds.), Lire
les Recherches philosophiques, Paris, Vrin, 2006.
48
Arendt : Condition de l’homme
moderne (1958)

Condition de l’homme moderne1 sorti en 1958 est le deuxième grand livre


publié en anglais par Hannah Arendt, après Les origines du totalitarisme
(datant de 1951) qui l’a fait connaître. Née en Allemagne en 1906,
H. Arendt étudie la philosophie auprès de philosophes éminents, en
particulier K. Jaspers et M. Heidegger2. Juive, elle fuit l’Allemagne pour la
France (en 1933), puis pour les États-Unis (en 1941) où elle meurt en 1975.
On considère souvent qu’à la différence des Origines du totalitarisme qui
s’apparenterait aux sciences politiques, Condition de l’homme moderne est
un ouvrage proprement philosophique. Cet ouvrage adopte une position
singulière à l’égard de la tradition philosophique3 et interroge en particulier
l’évolution des activités humaines à l’âge moderne devenant ainsi une
référence majeure pour la pensée contemporaine.

1. Arendt et son époque : un regard critique sur


l’évolution moderne de l’articulation de la pensée
et de l’agir
• Un constat désabusé sur la modernité (le prologue)
Le point de départ du livre est, comme il est noté dans le prologue, le
lancement du satellite Spoutnik en 1957, premier objet humain qui quitte la
terre. Ce qui est décisif dans cet événement, c’est que « la Terre est la
quintessence même de la condition humaine4 » dans la mesure où elle est le
seul lieu qui rend possible sans artifice la vie humaine, même si la science
essaie de rendre possible une vie artificielle. La conquête spatiale, comme
la recherche sur le vivant, visant à fabriquer la vie, poursuivent le même
but, réaliser le désir de l’homme d’échapper à l’emprisonnement terrestre et
à sa condition. Le risque majeur dans le développement de ces recherches
techno-scientifiques est celui d’un divorce entre le savoir-faire et la pensée
ce que redoute Arendt, plaçant l’homme devant la perspective menaçante
d’une déshumanisation, à l’encontre de tout culte ou de toute espérance en
un « progrès » techno-scientifique. Outre le constat sur les progrès
techniques, Arendt décrit la situation dans laquelle elle se trouve comme
profondément modifiée, par rapport aux époques antérieures, par
l’automatisation, qui bouleverse, comme elle le montrera dans les chapitres
respectivement consacrés au travail et à l’œuvre, ces activités constitutives,
avec l’action et la parole, de la condition humaine. Spoutnik est le
symptôme d’une nouveauté radicale dans les activités qui déterminent la
condition humaine, et c’est à l’élucidation de ces activités traditionnelles et
de leur changement que va s’appliquer l’analyse arendtienne, ou comme
elle le formule pour indiquer l’objectif de son livre, à « reconsidérer la
condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les
plus récentes5 ». Autrement et très simplement dit, Arendt propose de
« penser ce que nous faisons6 ». Cette formulation a le mérite de mettre en
avant que c’est sur des pratiques humaines, des activités constitutives de sa
condition (ce qu’elle appelle la vita activa), et non sur des théories ou des
idées (sur ce qu’elle appelle la vita contemplativa), que va réfléchir Arendt.
• Des oppositions qui deviennent floues, puis confuses
(chapitre 2 : le domaine public et le domaine privé)
H. Arendt montre que ce qui caractérise les temps modernes, c’est
l’exacerbation d’une confusion entre le politique et le social – et donc entre
le privé et le public – par rapport à la pensée antique, et grecque tout
particulièrement. La modernité se manifesterait ainsi par l’« avènement du
social ». Et cette confusion des domaines entraîne, pour elle, des
conséquences dévastatrices.
Pour la pensée grecque, ce qui fait la spécificité humaine, c’est sa
dimension politique. Aucune vie humaine n’est possible sans un monde
témoignant de la présence d’autres êtres humains. Les hommes ne peuvent
pas vivre les uns sans les autres. Un homme travaillant absolument seul ne
serait plus un homme, mais un pur animal laborans, selon l’expression
d’Arendt, de même qu’un homme qui fabriquerait un monde pour lui seul
ne serait plus non plus un homme mais plutôt un démiurge. Par contre, une
action sans le concours des autres hommes est strictement impossible. La
question se pose du mode de relation qui unit les hommes entre eux. La
qualification aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon, c’est-à-
dire précisément comme animal politique, rendue par l’idée d’animal social,
traduit la perte du sens grec et authentique du politique. Les grecs ne
concevaient pas que la socialité soit propre à l’homme, mais que c’était, à la
différence de la politique, une caractéristique qu’il partageait avec les
animaux. Dans la pensée grecque, l’organisation politique est d’une autre
nature que l’association sociale naturelle, centrée autour de la famille et du
foyer7. L’avènement de la cité permit de penser que l’homme était capable
d’une sorte de seconde vie, une vie proprement politique, fondée sur la
destruction des regroupements antérieurs, et d’une certaine façon, encore
naturels : famille, lignage, etc.… Seules deux activités, l’action et la
parole8, passaient pour proprement politiques. Ce qui était nécessaire,
comme le travail, ou utile, comme l’œuvre, était de ce fait chassé de la
sphère politique. L’assimilation du politique au social, entamée dès
l’antiquité, a crû dans la conception moderne de la société. H. Arendt dresse
le constat suivant : « La distinction entre la vie privée et la vie publique
correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées
au moins depuis l’avènement de la cité antique ; mais l’apparition du
domaine social qui n’est, à proprement parler, ni privé, ni public, est un
phénomène relativement nouveau, dont l’origine a coïncidé avec la
naissance des temps modernes et qui a trouvé dans l’État-nation sa forme
politique9 ». Au domaine privé s’attachent les activités relatives à
l’entretien de la vie, au domaine public celles en lien avec le monde
commun. Or dans les temps modernes, la confusion règne car on semble
concevoir les collectivités politiques comme de grandes familles dont les
affaires quotidiennes doivent être gérées par une administration nombreuse.
On atteint une sorte de paradoxe car le domaine familial se constituait par la
nécessité pour ses membres de vivre ensemble et se caractérisait par une
hiérarchie entre eux, tandis que celui de la cité était celui de la liberté et,
qu’en son sein, tous les hommes y étaient égaux. Cette conception de la
réunion des hommes formant une société sur le modèle de la famille,
correspond sur le plan de l’organisation politique à celle de la nation, pour
laquelle les hommes qui la constituent forment un tout unifié et non une
pluralité. L’idée même d’« économie politique » est contradictoire, car,
étymologiquement, l’économie est affaire de famille, affaire privée, pas de
politique.
L’avènement du social correspond à l’installation, dans les temps modernes,
dans l’espace public de ce qui relevait de l’espace familial et
corrélativement la disparition de la frontière entre le politique et le privé.
Selon Arendt, le domaine privé, avant la modernité, comme son nom
l’indique, est celui dans lequel l’homme est privé des activités les plus
proprement humaines que sont la parole et l’action. Dans les temps
modernes, il désigne l’intimité, et à ce titre s’oppose moins au politique
qu’au social. C’est que révèle l’analyse de l’intimité chez J.-J. Rousseau,
qui fuit moins le politique et l’État que la société des autres hommes et sa
tendance au conformisme. La société exclut l’action, puisque cette dernière
a pour condition la pluralité des hommes et que la société veut les
conformer, les normaliser, les rendre tous les mêmes, et donc ne former
qu’un tout homogène, ce qu’illustre de façon paradigmatique la société de
masse actuelle. Formant un tout composé d’individus standardisés, la
société n’est plus formée d’égaux comme dans l’Antiquité, mais de
semblables. L’action, singularisante par définition, n’y est plus possible, elle
est remplacée par le comportement qu’étudient les sciences humaines10, qui
sont aujourd’hui des « sciences du comportement11 ».
Aussi n’est-il pas étonnant que, dans la société, on donne une importance
publique aux besoins vitaux des hommes – et donc au travail –, qui avant la
modernité étaient relatifs à la sphère familiale et privée : en effet, face aux
besoins biologiques auxquels répond le travail, les hommes sont tous égaux,
tandis que l’action plus proprement humaine est plus individualisante, donc
rebelle au conformisme. Comme l’écrit F. Collin : « Hannah Arendt, dans
Condition de l’homme moderne en particulier, désigne le social comme
phénomène moderne par excellence, qui rassemble les hommes dans une
unité où ils sont abolis comme uniques, comme “quelqu’un”, pour être
assemblés sans initiative, où ils parlent ensemble sans se parler, où ils
fonctionnent, dévorés par la modalité de l’animal laborans.12 »
Arendt essaie de définir le domaine public et le domaine commun, moins
pour les opposer que pour montrer qu’ils étaient complémentaires dans la
pensée antique, les changements de sens et de valeurs qu’ils ont subits font
partie des causes de la désorientation et du malaise de l’homme moderne.
Le mot public a deux sens et désigne d’abord ce qui peut être perçu par
tous, ce qui a une forme de visibilité et de publicité pour les hommes, et qui
nous assure de la certitude du monde. Je crois avec assurance en l’existence
d’une certaine réalité, car les autres partagent cette croyance. Le domaine
public est la condition de l’assurance de ma croyance en la réalité. Mais
« public » désigne aussi « le monde lui-même en ce qu’il nous est commun
à tous »13, c’est-à-dire non pas la Terre ou la nature qui permettent la vie,
mais un monde d’objets produits par les hommes qui y vivent ensemble. Le
monde est ce qui sépare et unit les hommes entre eux, ce qui leur est
commun. Le public désigne alors ce caractère de commun et de partagé par
les hommes du monde. Ce monde était là avant nous et nous survivra, nous
y naissons et mourons. Le monde commun prend fin quand la pluralité des
points de vue prend fin, au profit d’une seule et unique perspective.
Le désintérêt moderne de l’homme pour le monde se manifeste
particulièrement par le fait qu’il est le lieu de l’immortalité terrestre et que
les hommes s’en désintéressent, n’y aspirent plus. Les hommes ne
cherchent plus que l’admiration, consommable au sens où elle est
transposable en termes de rémunération14. En revanche, dans le domaine
privé, l’homme est privé des autres. Aussi à l’époque de la société de masse
moderne, l’homme se sent-il plongé dans la solitude, qui provient de ce que
cette société de masse détruit le domaine public, et le domaine privé
authentique, pour le réduire à l’intimité qui ne peut s’y substituer que de
façon précaire. Ce refuge dans l’intimité apparaît comme une fuite hors du
monde commun et un désintérêt à son égard.
• Des activités en devenir (Chapitre 6 : la vita activa et l’âge
moderne)
Dans l’avènement de la modernité, H. Arendt diagnostique une double
aliénation : l’aliénation de la Terre et l’aliénation du monde. Trois grands
événements dominent, selon elle, le seuil de l’époque moderne : la
découverte de l’Amérique et, à sa suite, l’exploration du globe tout entier ;
la Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques,
commença le double processus de l’expropriation individuelle et de
l’accumulation de la richesse sociale, autrement dit la condition d’une
économie capitaliste créant une aliénation au monde ; et l’invention du
télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature
terrestre du point de vue de l’univers occasionnant une aliénation à la Terre,
caractéristique des sciences modernes. À cette rupture dans l’ordre des
croyances, Arendt attribue la genèse du relativisme moderne. La
philosophie moderne est inaugurée par le doute cartésien, rendu
particulièrement aigu par les nouvelles découvertes qui ont affaibli la
confiance humaine dans le monde, et caractérisé par son universalité. La
seule certitude à laquelle aboutit le doute de Descartes, une fois prouvée la
bonté d’un dieu ne permettant pas que l’homme soit trompé, se trouve dans
son moi livré par l’introspection, entendue moins comme réflexion sur l’état
psychologique de l’âme que comme préoccupation de la conscience
étudiant son propre contenu. Avec Descartes, l’homme a de plus en plus le
souci exclusif du moi, par opposition à l’homme en général, aux hommes et
au monde. La raison, promue au rang de propre de l’homme, ne le rend apte
qu’au calcul et aux opérations de l’esprit, et interdit toute appartenance au
monde. Or, comme le remarque M. Weber, une activité mondaine intense
est possible sans qu’il y ait pour autant un souci, une préoccupation
authentique du monde, cette activité n’ayant en réalité pour motivation que
le soin du moi. Du coup, avec l’époque moderne, comme le dit Arendt :
« ce n’est pas l’aliénation du moi, comme le croyait Marx, qui caractérise
l’époque moderne, c’est l’aliénation par rapport au monde »15. En effet, les
grandes richesses créées par le capitalisme ont pour condition la
renonciation de l’homme à appartenir au monde.
Des premières découvertes à l’orée de la modernité découle l’inversion,
au XVIIe siècle, dans l’ordre hiérarchique entre la vita contemplativa et la
vita activa. Comme les inventions techniques ne proviennent pas de la
volonté d’obtenir des effets pratiques mais d’une soif théorique de
connaissance, nécessitant des outils techniques nouveaux, c’est parce que
l’homme mit sa confiance dans son habileté manuelle dans l’espoir
d’apaiser sa soif de connaissance que fut renversé l’ordre de valeur entre
vita activa et vita contemplativa. « Ce n’est pas, écrit H. Arendt, que la
vérité et la connaissance perdissent leur importance, c’est que l’on ne
pouvait les atteindre que par l’“action” et non plus par la contemplation.16 »
Il faut agir pour s’assurer de connaître, regarder passivement ne suffit plus à
prouver. L’inversion n’est pas une subordination de la pensée à l’action,
comme si en cette dernière culminait la possibilité de vie la plus haute, mais
elle consiste en l’effacement de la contemplation comme telle au profit de la
pensée, qui est, elle, la servante de l’action. Parmi les activités de la vita
activa, la première à s’approprier la place jadis occupée par la
contemplation furent celles du faire et de la fabrication, prérogatives de
l’homo faber, car c’était un instrument, le télescope, qui avait permis le
passage à la modernité. Les progrès scientifiques postérieurs ne furent
possibles que grâce au perfectionnement technique, œuvres de l’homo
faber, des instruments de mesure scientifiques. De même, l’accroissement
de la production ne fut aussi rendu possible que par l’innovation technique.
Parmi les principales de l’époque moderne, on trouve des attitudes typiques
de l’homo faber : instrumentalisation du monde, foi en la portée universelle
du rapport entre moyens et fin, conviction que toute motivation est
réductible au principe d’utilité et identification de l’action à un mode de la
fabrication.
Mais peu à peu, le travail parvint au sommet de la vita activa. La réflexion
portée par la technique non plus sur l’objet mais sur son processus de
fabrication décomposable en étapes pour lesquelles il suffisait de fournir
une force de travail, la disqualification du principe de causalité, en
particulier chez Hume, et surtout, la substitution, comme principe
fondamental, du bonheur du plus grand nombre à l’utilité, hérité de la
conception de Bentham, atteignent les principes gouvernant la conception
du monde de l’homo faber. Or ce bonheur du plus grand nombre requiert
une préoccupation toujours plus grande de la production et de la
consommation, de l’effort, propres à l’animal laborans – et un oubli
croissant du principe d’utilité. Pour Bentham, ce n’est pas le monde des
objets qui est commun aux hommes, c’est leur identité de besoin et leur
identique recours aux catégories de plaisir et de peine, variables qu’il faut
adroitement combiner – l’exclusion de toute autre dimension de l’existence
– pour obtenir, d’après lui, le bonheur. Or, ce qu’on attend du plaisir et de la
peine, ce n’est pas forcément le bonheur, mais c’est surtout la vie, prise
dans son sens biologique, comme promotion de l’existence individuelle et
possibilité de perpétuation de l’espèce. Dès lors, dans le monde moderne, la
vie s’est imposée comme le souverain bien. Cette promotion de la vie
comme souverain bien est expliquée par Arendt, comme le résultat du
triomphe du christianisme affirmant la sacralité de la vie. Le christianisme
avait dévalorisé l’aspiration antique à l’immortalité grâce à l’action dans la
mémoire du monde en la remplaçant par l’espérance d’une immortalité
individuelle d’un homme vivant ; et, toute rupture qu’elle fut, la modernité
ne porta pas atteinte à la valeur suprême de la vie, qui avait réduit à peu de
chose l’importance de la vie politique. Or la laïcisation et le déclin de la foi,
remettant fortement en question la croyance en une vie immortelle assurée.
La vie redevint donc essentiellement mortelle, comme dans l’Antiquité,
mais le monde n’était plus considéré comme stable, durable et certain (car
la critique de sa persistance par le christianisme continuait à opérer). Au
lieu de s’efforcer de persévérer dans la fortification de ce monde commun,
l’homme moderne est rejeté et se rejette dans son intériorité, dans son
intimité. La seule chose qui demeura alors capable de survivre à l’homme
individuel fut la vie son espèce, se perpétuant au fil des générations. Et la
seule façon pour l’individu de contribuer à la perpétuation de la vie fut le
travail, destiné à assurer la perpétuation de la vie.
La comparaison entre ce qu’était la condition de l’homme et ce qu’elle est
devenue dans la modernité amène H. Arendt à porter un verdict sans appel :
perte du sens de la contemplation, réduction de la pensée au calcul, de
l’action à la fabrication, promotion du travail et de la vie aux dépens de la
quête de la gloire immortelle et de l’appartenance au monde, autant de
menaces pour l’humanisation authentique de l’homme moderne.

2. Ce qu’il en est de l’humanité de l’homme (le


premier chapitre : la condition humaine)
En plus de l’évolution de la vita activa à l’époque moderne, H. Arendt
réfléchit aux formes, aux conditions, aux fonctions et aux spécificités de
cette vita activa. La vita activa se décline en trois activités (à chacune
desquelles l’auteur consacre un chapitre du livre) : le travail, rendu
nécessaire pour la vie, l’œuvre qui permet l’appartenance-au-monde et
l’action qui, politique par essence, conditionne la pluralité et non la stricte
identité des hommes. Elles sont fondamentales, car elles correspondent
chacune aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à
l’homme. Ces trois activités dérivent de la condition la plus générale de
l’existence humaine qui a pour cadre incontournable la vie et la mort, la
natalité (catégorie centrale de la pensée politique, car elle permet au
nouveau venu d’agir) et la mortalité, lien entre l’individu et l’espèce.
La condition humaine dépasse les conditions dans lesquelles la vie est
donnée à l’homme, car si ce que rencontrent les hommes se change en
condition de leur existence, le monde de la vita activa consiste en objets
produits par les hommes, objets qui déterminent aussi la condition des
hommes. Donc, conditionnés par leur milieu extérieur, les hommes
élaborent aussi ce qui les conditionnent ; d’une certaine façon ils se
conditionnent eux-mêmes en partie. La condition humaine n’est pas la
nature humaine, car les facultés humaines ne « constituent pas des
caractéristiques essentielles de l’existence humaine en ce sens que, sans
elles, l’existence ne serait pas plus humaine17 ». Si on changeait de planète,
les facultés humaines seraient alors à repenser sans que les hommes perdent
leur humanité. De plus, la nature humaine, si tant est qu’il en existe une, est
inconnaissable pour l’homme et ne pourrait être conçue par un Dieu. En
outre, les conditions de l’existence humaine ne nous conditionnant que
partiellement, elles ne permettent pas de définir l’éventuelle nature
humaine. Comme le dit E. Tassin, « il ne s’agit pas de rechercher une
essence de l’homme, mais de comprendre la condition humaine en la
saisissant depuis ses conditions d’existence. L’humanité des hommes est
affaire d’existence – de manière et de conditions d’existence – et non
d’essence : affaire d’activité et non d’être18 ». Arendt ne cherche pas une
quelconque essence ou nature humaine, elle substitue à cette vaine quête
une réflexion sur les conditions d’existence de l’humanité.
• Le travail
Le chapitre qu’Arendt consacre au travail se veut ouvertement critique par
rapport à la conception marxienne du travail et, plus généralement, contre
toute conception du travail qui en ferait quelque chose d’humanisant et de
porteur de valeur. Pour elle, le travail n’a qu’un seul bienfait : il permet la
perpétuation de la vie. Elle relève le paradoxe de Marx selon lequel le
travail productif humanise l’homme qui cherche cependant à s’en libérer
pour s’affranchir de la nécessité, perdant ainsi ce qui fait proprement de lui
un homme. Le travail a été dénigré dans l’Antiquité et n’est réévalué
positivement que parce qu’il débouche sur la propriété (Locke), la richesse
(A. Smith) et la production (Marx). Pour Arendt, le travail n’est pas ce qui
humanise l’homme et participe à lui conférer sa dignité (comme chez Marx
où par le travail l’homme s’humanise en se transformant en transformant la
nature), mais ne sert qu’à permettre sa survie par la production de ce qui
satisfait ses besoins biologiques. Il ne procure pas le bonheur mais exige
pour que la vie soit assurée d’être toujours ré-effectué, puisque son résultat
est immédiatement consommé et n’a aucune permanence. Lorsque la seule
activité à laquelle puisse se consacrer l’homme, conçu alors comme animal
laborans, est le travail, il perd sa liberté, s’asservit à la nécessité et ne
développe plus son humanité. Ainsi l’esclavage dans l’Antiquité se justifiait
non pas parce qu’il accroissait la richesse de son maître, mais parce qu’en
travaillant il libérait son maître de la nécessité de le faire, de pourvoir à la
satisfaction de ses besoins vitaux. À ce titre, l’esclave, en tant que tel n’a
pas la faculté de délibérer ni celle de prévoir et choisir, il est soumis à la
nécessité et n’est sous ce point de vue pas complètement humain, il est
animal laborans. L’ouvrier de la société moderne, comme l’esclave antique,
voit sa force de travail canalisée, de telle sorte que le travail de quelques-
uns suffise à la vie de tous. C’est pour quoi son exploitation le transforme
également en animal laborans, c’est-à-dire en être déshumanisé.
De plus, selon Arendt, le travail est l’activité correspondant à l’absence de
monde car le corps humain y est rejeté sur soi, « se concentre sur son
existence et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature sans jamais
le transcender, sans jamais se délivrer de la récurrence cyclique de son
propre fonctionnement19 ». L’effort sur la nature du travailleur se fait par
l’intermédiaire de son corps et sans aucun rapport avec le monde permanent
et destiné à durer après sa vie. Le travail est au service de la vie et de sa
perpétuation et non du monde, ce qui le distingue particulièrement de
l’œuvre. Le travail trouve dans la « joie » sa seule satisfaction et permet de
jouir comme les animaux du bonheur de vivre et de se reposer. Dès lors ce
qu’on idéalise sous le terme de « bonheur du plus grand nombre » n’est que
la joie de vivre et quête plus ou moins effrénée de l’abondance. Avec Marx,
ce qui distingue les hommes des animaux, ce n’est plus la raison mais le
travail. La modernité exige toujours plus de production et de consommation
et donc accorde une dignité au travail qui seul rend cela possible. Tout
devient objet de consommation. La baisse du temps de travail dans les
sociétés occidentales pose un nouveau problème : dans la mesure où le
temps libre est devenu pour l’écrasante majorité des hommes le lieu de la
consommation son augmentation fait courir au monde le risque que rien ne
soit plus désormais à l’abri de l’anéantissement par la consommation.
Même si en évoluant, l’homme a à sa disposition des outils toujours plus
efficaces, cette nécessité de travailler demeure. En revanche, ce qui change,
c’est que tout semble produit par le travail, et à ce titre, tout devient
consommable. Aussi Arendt met-elle au jour la confusion s’opérant dès son
époque entre le travail et l’œuvre : « les idéaux de l’homo faber, fabricateur
du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à
l’abondance, idéal de l’animal laborans20 ».
• L’œuvre
Ce qui distingue l’œuvre du travail, c’est qu’elle humanise l’homme en lui
permettant de construire un monde durable parce que ses produits ont une
forme de permanence. L’œuvre n’est pas au service de la vie, mais du
monde, elle peut durer après la mort de son fabricant. Elle assure stabilité et
objectivité au monde que partagent les hommes21. Parce les hommes ont
fabriqué l’objectivité du monde à partir de matériaux naturels, ils ont pu
adopter une vision objective de la nature. Sans monde, le rapport immédiat
de l’homme vivant interdit de concevoir d’un point de vue extérieur la
nature dans laquelle la vie humaine est immergée. L’œuvre n’est pas
destinée, comme le produit du travail à la consommation, mais à l’usage.
Elle ne procure pas la joie du travail, encore naturelle et liée à la vie, mais la
satisfaction. Cette satisfaction est celle d’avoir mené à bien un projet, ayant
un début et une fin, tandis que le travail n’a ni début ni fin, il est toujours à
poursuivre pour assurer la satisfaction des besoins vitaux humains. C’est
pourquoi l’ouvrier moderne à qui échappe la forme ultime de ce qu’il
contribue à fabriquer par un nombre limité d’opération et par sa force de
travail est-il bien toujours animal laborans : il ne mène pas à bien un
ouvrage dont il a en tête l’agencement, mais il fournit la force de travail
qu’on attend de lui à telle ou telle étape de la fabrication. Arendt oppose le
travail du corps à l’œuvre des mains, comme l’effort à l’habileté. Parce
qu’avec cette activité, l’homme devient proprement humain, il est pensé
comme homo faber. Par l’œuvre, l’homme devient supérieur à la nature, il
se libère d’elle, tandis que l’animal laborans ne faisait qu’un avec elle.
L’image de ce que sera l’œuvre, présente à l’esprit de celui qui la conçoit, et
demeurant après sa conception, possède une forme de permanence, telle que
cette œuvre peut être multipliée, fabriquée en de multiples exemplaires,
tandis que le travail ne peut être que répété. L’œuvre d’art a un statut
particulier puisque non seulement elle ne « sert » par principe à rien, elle est
la plus durable des œuvres, puisqu’elle ne s’use pas à l’usage, mais elle
témoigne de la façon la plus exemplaire de la stabilité du monde. Elles sont
aussi des objets de la pensée, qui, prise en tant que telle, ne produit pourtant
aucun objet.
À l’époque moderne, celle de la glorification du travail et de l’émergence de
la société de consommation, le risque est que toute œuvre soit considérée
comme consommable et perde sa dimension de permanence qui en faisait
un support du monde. De même, l’œuvre d’art risque de se voir dévoyer en
produit culturel consommable. C’est aussi à cause de cette prééminence
moderne du travail sur l’œuvre que l’on peut dénoncer dans l’emprise
toujours plus grande que la technique et les machines prennent sur les
hommes une subordination de l’homme à la machine. Traditionnellement,
machines et outils n’étaient que des instruments, des moyens, maîtrisés par
les hommes pour les aider en vue d’une fin : fabriquer leur œuvre ; mais à
notre époque « où la production consiste avant tout en une préparation à la
consommation, la distinction même de la fin et des moyens, si nettement
caractéristique des activités de l’homo faber, n’a tout simplement aucun
sens22 ». En effet, il faudrait se demander si les hommes travaillent pour
consommer ou consomment pour travailler, ce qui, dans le monde actuel, ne
peut pas recevoir de réponse assurée. En outre, l’automatisation qui règne
dans les processus modernes de production pose également la question de
savoir si les objets produits ont encore pour but d’édifier un monde, ce qui
était la fonction première de l’œuvre, ou si ces derniers, produits par des
processus instrumentaux, créés au départ pour faciliter le travail humain,
n’ont pas commencé à ne servir que leur propre processus de fabrication
automatique – à l’exclusion, donc, du monde à la stabilisation duquel ils
étaient initialement destinés. Plus généralement Arendt met au jour l’aporie
de l’homo faber, qui, en tant que tel, tend à tout instrumentaliser, c’est-à-
dire à tout dégrader en moyens, de telle sorte que tout perde sa valeur
intrinsèque. Tout ce qui n’est pas au service de la fin pour laquelle œuvre
l’homo faber est dépourvu de valeur en soi. On décèle ici une mise en garde
contre tout projet d’une mise en avant sans retenue des ressources au profit
du développement de la technique, mise en garde consonante avec celle de
M. Heidegger.
• L’action
La troisième activité humaine ne repose pas sur la nécessité biologique de la
satisfaction des besoins vitaux, ni sur l’utilité et le besoin d’édifier un
monde, mais sur la donnée fondamentale de la « pluralité humaine ». Parce
que, de fait, il existe des hommes, toujours singuliers mais égaux, les
hommes utilisent la parole pour se comprendre et peuvent agir ensemble. Il
ne peut pas y avoir d’action dans l’isolement, comme il ne peut pas y avoir
de fabrication sans matériau naturel. Ce qui caractérise alors l’homme, ce
n’est plus seulement son individualité, mais c’est son unicité. Et la parole et
l’action révèle l’individualité unique de l’homme. C’est l’activité, pour
Arendt, la plus humaine de l’homme, celle par laquelle il s’humanise le
mieux. « C’est par elles que les hommes se distinguent au lieu d’être
simplement distincts ; ce sont les modes sous lesquels les êtres humains
apparaissent les uns aux autres […] en tant qu’homme. Cette apparence,
bien différente de la simple apparence corporelle, repose sur l’initiative,
mais une initiative dont aucun être humain ne peut s’abstenir s’il veut rester
humain. Ce n’est le cas pour aucune autre activité de la vita activa23 ». Une
vie sans action, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes n’est plus
complètement humaine. Par la parole et l’action, l’homme s’insère dans le
monde humain. Ce qui les motive et en rend les hommes capables, c’est la
naissance, par laquelle ils sont capables de faire commencer quelque chose
de neuf24. La naissance fait entrer l’homme et le monde dans un devenir en
droit imprévisible et ouvert sur la nouveauté radicale. Chaque naissance
ouvre une porte à l’improbable, parce que chaque homme, parce qu’il est
unique, en fait, peut, en droit, par son action modifier le cours de l’histoire
et faire advenir quelque chose d’inattendu. L’action comme la parole sont
les modes par lesquels chaque homme répond à la question « Qui es-tu ? ».
Par cette activité, il révèle qui il est. Par-là, non seulement il s’individualise,
mais il se révèle un être pleinement humain unique. Comme l’écrit
M. Leibovici : « C’est en agissant et en parlant que le Qui peut advenir à la
différenciation, c’est-à-dire à lui-même25 ». Alors que la parole peut
accompagner n’importe quel acte ou activité humaine, elle est
indissociablement liée à l’action, parce qu’elle seule, conjointement à
l’action peut dire qui est l’homme, et pas simplement ce qu’il est (qualités,
etc.) – ce qui apparaît même sans parole. Quand l’action n’a pas pour but de
révéler qui est l’homme, elle n’est plus qu’un faire parmi d’autres, et la
parole n’est plus qu’un bavardage. L’action et la parole requièrent, dans un
certain sens, du courage : celui de quitter le domaine privé pour s’exposer,
se dévoiler dans le domaine public.
Si par la parole et l’action, l’homme participe au cours des événements, si
les histoires racontent qui sont les hommes révélés par leur action et leur
parole, personne n’est pour autant l’auteur ou le producteur de l’histoire.
Car si l’histoire, même pourvue de signification, est bien le résultat d’une
trame complexe d’événements, on ne peut pas univoquement déterminer qui
en est le « héros ». Et si l’on doit, pour Arendt, réfuter l’idée d’un
producteur de l’histoire, c’est que cette dernière n’est pas fabriquée. En
revanche, c’est l’histoire qui peut nous dire qui est quelqu’un, sa biographie
témoignant de ce qu’il a fait et dit, son œuvre éventuelle ne pouvant nous
renseigner que sur ce qu’il a été26. L’action et la parole des hommes qui se
joignent et s’assemblent devient la puissance qui peut agir dans l’espace
public. La puissance n’est ni la force, qui serait individuelle et dépendante
des qualités de l’individu, ni la violence (qui s’oppose à la puissance) dont
un ou quelques hommes peuvent acquérir le monopole ou les moyens.
Ainsi, dans le cadre d’une révolte populaire contre un gouvernement fort,
les révoltés peuvent acquérir une grande puissance, même s’ils renoncent à
utiliser la violence en face d’une énorme supériorité de forces matérielles.
Pour lutter contre la puissance, comme le formulait déjà Montesquieu repris
par Arendt, le tyran isole les hommes les uns des autres afin qu’ils ne
puissent pas s’unir. C’est pourquoi la tyrannie doit être pensée à part dans la
réflexion sur les régimes politiques. En effet, la tyrannie, craignant tout
rassemblement d’hommes détruit l’espace public lui-même en forçant les
hommes à ne vivre que dans leur domaine privé.
La faiblesse de l’action est que contrairement aux autres activités, elle ne
dépend pas d’un seul homme. L’homme ne maîtrise pas tout dans l’action et
des conséquences inattendues peuvent survenir. Or, comme c’est un
processus irréversible, on a de tout temps critiqué l’action et on critique la
politique pour les mêmes raisons. Pour rendre plus prévisible l’action et
plus assurées ses conséquences, on tente de la penser sur le modèle de la
fabrication, qui ne dépend que d’un producteur27. On en vient ainsi à penser
l’action en termes de fin (qui varient selon les époques, de la protection des
bons contre le règne des méchants dans l’Antiquité à la productivité et au
progrès à l’époque moderne, en passant par le salut des âmes au Moyen
Âge) et de moyens. Selon Arendt, l’histoire de la philosophie depuis Platon
cherche à fuir la fragilité des choses humaines, autrement dit de la politique,
donc en dernier ressort de l’action. En effet, de nombreux philosophes ont
essayé de légitimer le gouvernement réglé et réfléchi de certains sur
d’autres, moins parce qu’ils mépriseraient les hommes que parce qu’ils
espéraient ainsi trouver un substitut à l’action par trop imprévisible.
En outre, deux actions permettent de sortir de l’imprévisibilité et de
l’irréversibilité des conséquences de l’action : le pardon et la promesse. Ces
deux facultés dépendent de la pluralité humaine puisqu’on ne peut ni
pardonner à soi-même, ni se faire une promesse : la médiation d’autrui est
ainsi nécessaire. Analysant une conception du pardon qu’elle attribue à
Jésus, Arendt montre que la pratique du pardon qui en dérive (les hommes
et non Dieu seul peuvent pardonner) garantit la liberté humaine, puisqu’en
se pardonnant mutuellement les hommes ne demeurent pas prisonniers des
conséquences de leurs actions et peuvent continuer à user de leur pouvoir
d’innover, de créer du nouveau, conformément à ce qui leur avait été rendu
possible par la naissance. De plus, parce qu’il est toujours sans nécessité et
imprévisible (on ne sait pas si on sera pardonné, et on ne devrait
logiquement pas l’être, si on est responsable de l’action), le pardon apparaît
comme possédant toutes les caractéristiques d’une action. De même, si nous
n’étions liés aux autres par des promesses, nous serions incapables de
conserver notre identité. La présence des autres dans l’espace public
confirme l’identité de celui qui promet et de celui qui accomplit.
Yoann Colin

Bibliographie
• Éditions de références

• H. Arendt, The Human Condition, Chicago,


University of Chicago Press, 1958.

• H. Arendt, L’humaine condition (contient :


Condition de l’homme moderne, de la révolution, la
crise de la culture, du mensonge à la violence), trad.
de l’anglais (États-Unis) par Marie Berrane, Guy
Durand, Georges Fradier et Patrick Lévy. Édition
publiée sous la direction de Philippe Raynaud,
Gallimard, collection « Quarto », 2012.

• H. Arendt, Condition de l’homme moderne,


traduction de l’anglais par Georges Fradier, Préface
de Paul Ricœur, Calmann-Lévy, 1983, « Pocket ».
• Études
• E. Tassin, Le trésor perdu. Hannah Arendt,
l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot,
collection « Critique de la politique », 1999
(réédition, Klinsieck, 2017).

• M. Leibovici, Hannah Arendt, une Juive.


Expérience, politique et histoire, Paris, Desclée de
Brouwer, 1998.

• M. Leibovici et A.-M. Roviello, Le pervertissement


totalitaire. La banalité du mal selon Hannah Arendt,
Paris, Kimé, 2017.

• E. Young-Brehl, Hannah Arendt, traduction J.


Roma, et E. Tassin, Pluriel, 2010.

• M. Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie


politique, Sens et Tonka, 2006.

• J. Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur


professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot,
1993.
1. H. Arendt : The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958. Nous utiliserons
H. Arendt : Condition de l’homme moderne, traduction de l’anglais par Georges Fradier, Préface de
Paul Ricoeur, Calmann-Lévy, 1983, « Pocket », quand nous renverrons au texte.
2. La question du rapport de la pensée d’H. Arendt à celle de M. Heidegger est toujours disputée : J.
Taminiaux voyait dans Condition de l’homme moderne un rejet complet de Heidegger, tandis qu’E.
Faye voit dans les analyses d’ Arendt une complète appropriation et reprise des idées de Heidegger
et ses termes mêmes (E. Faye, Arendt et Heidegger, Albin Michel, 2016).
3. Voir en particulier l’ouvrage de M. Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique, Sens
et Tonka, 2006, dans lequel l’auteur montre la façon dont Arendt se positionne par rapport à la
tradition philosophique traditionnelle et ses prérequis. Cf. Également la remarque dans la biographe
de référence, à propos du projet même du livre : « rejetant la tradition philosophique du contemptus
mundi, Arendt désirait intituler son livre Amor mundi, l’amour du monde » (in E. Young-Bruehl,
Hannah Arendt, traduction J. Roma, et E. Tassin, Pluriel, 2010, p. 423).
4. H. Arendt, op. cit., p. 34.
5. . Ibid., p. 38.
6. . Ibid.
7. Arendt remarque que la comparaison de Thomas d’Aquin entre le gouvernement familial et le
gouvernement politique est l’expression symptomatique de la confusion entre ces deux domaines
qui devraient pourtant être distingués (ibid., p. 65).
8. Arendt relève que ce rapprochement entre parole et politique, se retrouve bien chez Aristote qui
définit aussi l’homme comme zôon logon ekhon, vivant capable de langage.
9. . Ibid., p. 65-66.
10. À ce sujet, H. Arendt précise : « l’économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque
les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de
comportement » (ibid., p. 81).
11. . Ibid., p. 84.
12. F. Collin, « Les deux philosophes et le gros animal », in Les catégories de l’universel : Simone
Weil et Hannah Arendt, sous la direction de Michel Narcy et Étienne Tassin, L’Harmattan, 2001,
p. 41.
13. H. Arendt, op. cit., p. 93.
14. « La vanité individuelle consomme de l’admiration publique comme l’appétit consomme de la
nourriture », écrit H. Arendt, Ibid., p. 97.
15. . Ibid., p. 322.
16. . Ibid., p. 363.
17. . Ibid., p. 44.
18. E. Tassin, « Être ou faire. Les conditions de l’humain selon Arendt et Weil », in Les catégories de
l’universel : Simone Weil et Hannah Arendt, sous la direction de Michel Narcy et Étienne Tassin,
L’Harmattan, 2001, p. 54.
19. H. Arendt, Ibid., p. 163.
20. . Ibid., p. 176.
21. « Les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine et […] leur objectivité tient au fait que
les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leurs rapports
avec la même chaise, la même table. » (Ibid., p. 188).
22. . Ibid., p. 197.
23. . Ibid., p. 232.
24. « Parce qu’ils sont […] nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes
prennent des initiatives, ils sont portés à l’action. », ibid., p. 233.
25. Martine Leibovici, Hannah Arendt, une Juive : Expérience, politique et histoire, Desclée de
Brouwer, 1998, p. 77.
26. Arendt oppose alors Socrate dont nous ne connaissons pas les thèses mais dont nous connaissons
les faits et gestes et Aristote dont nous connaissons les thèses philosophiques mais dont la
biographie est très sommaire. Pour elle, dès lors, nous savons mieux qui était Socrate qu’Aristote.
27. « On a toujours été tenté, chez les hommes d’action non moins que chez les hommes de pensée,
de trouver un substitut à l’action dans l’espoir d’épargner au domaine des affaires humaines le
hasard et l’irresponsabilité morale qui sont inhérents à une pluralité d’agents. » (ibid., p. 283).
49
Derrida,
De la grammatologie (1967)

Jacques Derrida (1930-2004) a la réputation d’être un auteur difficile et


obscur, dont les écrits peuvent parfois rebuter ceux qui veulent comprendre
sa pensée souvent réduite à la seule question de la déconstruction. Pourtant,
Derrida apparaît, au moins pour ses premières œuvres, comme un
philosophe relativement classique, interrogeant les conditions de possibilité
du discours philosophique comme tel, et s’inscrivant à ce titre dans une
tradition ancestrale qu’il interroge quant à ses structures cachées plutôt qu’il
ne la conteste.
En 1967, trois ans après avoir publié sa remarquable introduction à
L’origine de la Géométrie de Husserl, Derrida publia trois ouvrages
séminaux contenant l’essentiel des fondements de sa philosophie : De la
Grammatologie, d’abord, livre d’une grande densité interrogeant à partir de
la psychanalyse la structure de l’oralité et de l’écriture, puis La voix et le
phénomène (PUF), consacré à la Première Recherche logique de Husserl,
ainsi que L’écriture et la différence (Seuil), recueil d’articles dont chacun
marqua, à sa manière, les études philosophiques de l’époque.
De la Grammatologie, ouvrage qui nous intéressera dans cette présentation,
constitue une somme sur la question de l’écriture à partir des travaux de
l’anthropologie, de la linguistique et de la psychanalyse, visant à interroger
la signification historique du privilège de l’oralité – qu’il nomme
« phonocentrisme » – au détriment de l’écriture – privilège lui aussi analysé
dans La voix et le phénomène –, et questionnant la nature même du signe tel
que l’emploient la linguistique et la psychanalyse.
1. Le sens comme objet du discours de Derrida
À l’instar de tous les auteurs réputés difficiles, la première exigence
consiste à comprendre l’objet du discours de Derrida : de quoi parle-t-il
exactement ? Il parle du sens ou, plus exactement, de la capacité pour un
sujet à maîtriser le sens de ce qu’il dit et de ce qu’il fait, à en avoir une
pleine conscience, et à établir une continuité expressive entre la volonté ou
la conscience et le sens qui en serait issu.
Une fois déterminé l’objet des écrits de Derrida, encore faut-il en
comprendre la visée ; celui-ci construit l’ensemble de sa pensée en vue
d’indiquer l’impossible maîtrise du sens, c’est-à-dire en vue d’indiquer
l’incapacité pour une conscience de comprendre au double sens du terme –
englober et saisir intellectuellement – le sens émis et reçu : le sens est ce qui
déborde, excède, transcende toujours et structurellement ce que la
conscience et la volonté peuvent en appréhender et en comprendre. En
d’autres termes, Derrida sonde les marges du sujet conscient, les éléments
qui ne peuvent en aucun cas être produits ni récupérés par la conscience
réflexive.
À cet égard, la pensée de Derrida ne peut se comprendre que dans le cadre
d’un dialogue permanent avec les écrits de Hegel qui constituent la plus
grandiose tentative d’indiquer, notamment par la Logique, de quelle
manière il ne saurait y avoir de sens en dehors du sujet ; c’est avec Hegel
que dialogue incessamment Derrida, ainsi qu’il le reconnaît notamment
dans Positions : « c’est encore le rapport à Hegel qu’il s’agit d’élucider –
travail difficile qui pour une grande part reste encore devant nous et qui
demeure d’une certaine manière interminable […].1 »

2. Ce que signifie « grammatologie »


La « grammatologie » est une science de l’écriture, c’est-à-dire une analyse
de ce qui se joue fondamentalement dans le fait d’écrire, ce qui revient à
déplacer le curseur de l’analyse du langage de l’oralité vers l’écriture. Par
ce geste, Derrida prend ses distances à l’égard de la linguistique
structuraliste régnante des années 1960, linguistique qui avait abordé le
langage du point de vue de l’oralité, au détriment de l’écrit. Plus
précisément, la linguistique s’était inscrite à la suite des travaux de Saussure
dans une réflexion sur le signe dont l’une des faces se devait d’être
acoustique, sonore – le fameux « signifiant » – et, partant, indifférente à sa
dimension écrite. Ainsi, Derrida cherche-t-il à ménager une place pour
l’étude de l’écriture comme telle, en marge du structuralisme en vogue, en
vue de cerner la spécificité de l’acte d’écrire.
Cette science de l’écriture ne saurait néanmoins s’épuiser dans sa dimension
polémique avec le structuralisme de l’époque : la grammatologie
s’accompagne en effet d’une redéfinition de l’écriture ou, plus exactement,
d’une approche de cette dernière en termes de « trace » et non en termes
d’image. L’intérêt de cette déviation est de penser l’écriture non pas en
amont de son acte mais en aval ; celle-ci n’est plus la transcription d’un
donné fixe – la pensée, le savoir, la volonté, etc. – mais, bien plutôt, ce qui,
du fait même qu’elle est instituée, va rester et ainsi évoluer, différer, en
vertu de l’évolution temporelle dans laquelle s’inscrit une telle trace. « La
trace, écrit Derrida, est indéfiniment son propre devenir-immotivé.2 » Elle
n’est plus l’expression directe et référencée d’une antériorité qu’elle aurait
pour fonction de fixer pour l’éternité, mais elle est au contraire ce qui
s’institue temporellement dans le devenir et, partant, dans la différence.
« Elle est ce à partir de quoi un devenir-immotivé du signe est possible, et
avec lui toutes les oppositions ultérieures entre la physis et son autre.3 »
Allons plus loin et analysons les enjeux de cette ressaisie de l’écriture
comme trace ; si cette dernière ne peut être référée à une antériorité précise,
si elle ne fixe rien de donné, alors nous comprenons que la grammatologie a
pour objet de révéler le fait que le sens véhiculé par l’écriture n’a pas
d’origine assignable ; soumise au temps, l’écriture diffère nécessairement de
ce dont elle provient, son origine étant elle-même absente ; en d’autres
termes, lire un texte écrit, c’est être confronté au fait que celui qui écrit est
absent, et que nous n’avons donc affaire qu’à la trace de celui qui est
désormais manquant.
Il découle de cette saisie de l’écriture que si celle-ci n’est pas tant
expression que trace, alors le sens qu’elle véhicule doit lui-même être
réinterrogé selon la notion de différence car un écart s’est creusé entre
l’origine introuvable et la trace que nous lisons. En d’autres termes, le sens
que nous croyons lire diffère du sens de l’origine elle-même ou, pour le dire
en termes plus clairs, le sens de ce qui est écrit est structurellement voué à
évoluer, donc à différer. Autrement dit, il est impossible d’assigner un et un
seul sens à ce qui est écrit, du fait même que la coïncidence entre le sens
d’origine et le sens lu ne survient jamais.

3. Penser la langue à partir de l’écriture


Il ne faudrait pas déduire du paragraphe précédent que ce qui n’est pas
possible dans l’écriture, à savoir la saisie d’un sens unique, stable et
univoque, le serait dans l’oralité. La linguistique structuraliste, concentrée
sur l’oralité, assigne au son un sens précis, c’est-à-dire fait du signe une
réalité à deux faces par laquelle un signifié – le sens – se voit arbitrairement
associé à un signifiant – le son. De ce fait, se crée un système de la langue
par lequel une certaine transparence – voire une certaine évidence – du sens
se trouve justifiée, puisque ledit système permet d’associer de manière
certaine un sens à un son. De ce fait, il semblerait, à en croire la linguistique
saussurienne et ses héritiers, qu’il y ait présence fixe du sens associée à la
saisie acoustique d’un son en vertu du système de la langue.
Or, c’est précisément là ce que conteste Derrida, à savoir ce privilège de
l’oralité que présente la linguistique et qui laisserait entendre que dans la
parole – et, partant, dans l’écoute – se jouerait une pleine présence du sens
en vertu de sons qui seraient le véhicule parfait et sans perte d’un sens
donné par le système de la langue. À rebours de cette présentation, Derrida
ambitionne de montrer que le langage tout entier « a toujours été lui-même
une écriture4 ». En d’autres termes, loin de penser les phénomènes
linguistiques comme relevant essentiellement de l’oralité, Derrida les pense
comme un texte où la corruption du sens devient structurelle ; le sens a
toujours déjà différé de l’intention de l’auteur, et ce y compris dans l’oralité.
En somme, l’écriture constitue le modèle de fonctionnement du sens, ce qui
revient à dire que nul ne maîtrise pleinement ce qui est dit, écrit, lu et reçu.
Une sorte d’autonomisation du sens à l’égard de la conscience du locuteur,
de sa volonté, de ses intentions, mais aussi de la compréhension de
l’auditeur, se trouve mise en scène et présentée tout au long de l’ouvrage.
En somme, même le locuteur est condamné à ne pas pouvoir produire un
sens qui exprimerait parfaitement ce qu’il pense ni ce qu’il veut ; un écart
entre lui et lui-même se trouve ainsi inexorablement introduit au cœur de sa
subjectivité, comme si une fêlure travaillait de l’intérieur le sens émis.
Nous voyons ici à quel point Derrida s’inscrit dans une thématique
psychanalytique ou, en tout cas, en reprend un certain nombre de
conséquences. En effet, l’idée selon laquelle la parole échappe au locuteur,
constitue un des acquis fondamentaux de la pensée freudienne, Derrida
s’engouffrant dans la brèche ouverte par la psychanalyse en vue de montrer
de quelle manière le sens diffère nécessairement des intentions et de la
conscience du locuteur qui ne sauraient maîtriser le sens véhiculé par leur
parole5.

4. Espacement et temporalisation
Les analyses précédentes pourraient laisser penser que Derrida s’éloigne
considérablement du structuralisme et, notamment, de Saussure en refusant
qu’un signifié puisse être assigné de manière pleine et entière à un
signifiant. Pourtant, Derrida est un auteur subtil qui parvient toujours à
prendre ses distances avec les auteurs tout en reconnaissant ses dettes. Ainsi
serait-il erroné de considérer que la grammatologie ne retient rien des
avancées de Saussure ; certes, Derrida observe que ce dernier s’inscrit dans
une tradition dévalorisant l’écriture, survalorisant l’oralité et faisant de la
première une vulgaire « technique artificieuse6 ».
Mais Saussure a malgré tout introduit un élément clé qui est celui de la
différence ; le système de la langue est un système de différences en ceci
qu’il articule des unités sonores et signifiantes par un jeu permanent de
différences : c’est la différence des sons qui permet de produire un sens
intelligible. Dès lors, Derrida retient cette notion de différence et
l’interprète comme la nécessité de penser l’espace et le temps à l’intérieur
même du langage : celui-ci temporalise et spatialise le sens, puisque toute
différence présuppose un écart temporel et/ou spatial afin d’être produite.
Un silence dans la parole, une ponctuation dans l’écriture, voilà autant de
moyens permettant de différer le sens, c’est-à-dire de jouer sur l’espace et le
temps, auxquels le sens est structurellement soumis.
C’est la raison pour laquelle De la Grammatologie introduit un lexique
spatio-temporalisé pour rendre compte du sens dans sa dynamique et son
mouvement. Le sens n’est jamais immédiatement présent, il est différé par
l’écart dont sont porteurs l’espace et le temps, et ce aussi bien à l’écrit qu’à
l’oral, l’écrit devenant le modèle fonctionnel général du langage. De
manière technique, Derrida explique que sans la différence entre le sensible
apparaissant et son apparaître vécu (il désigne ici l’empreinte psychique),
« la synthèse temporalisatrice, permettant aux différences d’apparaître dans
une chaîne de significations, ne saurait faire son œuvre7 ». Le sens apparaît
donc comme soumis à l’introduction d’un espace irréductible entre son
émission et sa réception ; il en découle que l’émission – l’origine – est
introuvable, et que si l’on recherche donc l’origine de la trace actuelle, on
ne trouvera jamais qu’un « espacement8 » indiquant l’impossibilité absolue
de maîtriser sans perte de sens.
Il dérive de cette analyse la prise de distance de Derrida à l’égard de la
phénoménologie ; une phénoménologie de l’écriture devient impossible
puisqu’aucune intuition ne peut s’accomplir là où règnent l’absence,
l’espacement, le blanc. Pour le dire avec l’auteur, « l’espacement comme
écriture est le devenir-absent et le devenir-inconscient du sujet9 »

5. La différance
Afin de nommer la structure nécessairement différante du sens, structure
liée à l’espacement et à la temporalisation, Derrida forgea le néologisme
désormais fort célèbre de « différance » ; ce terme, qui n’est pas comme tel
un concept, vise à introduire l’idée de mouvement, de dynamique à
l’intérieur même du sens. Celui-ci n’est pas un élément fixe, intelligible, ou
pleinement accessible ; le sens n’est pas l’expression immédiate et pure du
logos. Il est au contraire ce qui diffère sans cesse, ce qui est toujours
différent de lui-même, précisément parce qu’il ne peut plus être référé à une
origine certaine : il n’est pas l’expression pleine et entière d’une pensée,
d’une intention, d’une volonté, mais il est au contraire cette trace lancée à
tous les vents, condamnée à différer indéfiniment et à ne jamais pouvoir
coïncider avec son origine propre.
La différance est donc, si l’on peut dire, la production du différer, c’est-à-
dire l’absence d’identité et de permanence dans le sens et son inscription
dans le devenir. Elle est ce par quoi se révèle l’illusion d’une
« métaphysique de la présence » qui penserait pouvoir maîtriser le sens
dans sa fixité, dans sa substantialité, dans son identité pure et permanente. Il
en découle que la linguistique saussurienne, et le structuralisme en son
entier, présentent un caractère ambigu : s’ils ont fait droit à la différence et
au différer, ils ont maintenu quelque chose comme un sens présent,
saisissable, maîtrisable, et ont ainsi secrètement continué de véhiculer un
fondement métaphysique appréhendant tout objet selon les catégories
d’identité, de substantialité, bref de présence ; c’est ce fond métaphysique
inhérent à la linguistique qui explique la raison pour laquelle l’écriture a
toujours été dévalorisée par cette dernière.
Toute l’entreprise derridienne vise en fin de compte à faire droit, contre la
métaphysique, au devenir, au mouvement, à l’absence, et, partant, à
l’absence de référence assignable du sens. « La trace est en effet l’origine
absolue du sens en général. Ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y
a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance qui
ouvre l’apparaître et la signification10. »
6. Les ambiguïtés de l’écriture chez Rousseau
Une fois posé son appareillage « conceptuel » qui, en toute rigueur, n’est
pas reconnu par Derrida comme un ensemble de concepts puisqu’un
concept serait parfaitement définissable et, partant, porteur d’un sens précis
et maîtrisable, De la Grammatologie analyse les écrits de plusieurs auteurs
concernant l’écriture, de Peirce à Lévi-Strauss, en passant par Rousseau
auquel il consacre de très longs et très substantiels passages.
Rousseau constitue un effet un auteur crucial dans l’optique derridienne car,
dans l’Essai sur l’origine des langues (1781), il arrache la parole à son
origine consciente et raisonnée, pour en faire un système de sons passionnés
plus ou moins chaotiques. Il semblerait donc que Derrida ait un devancier
qui ait posé l’impossibilité d’assigner le sens à une origine maîtrisée par la
conscience rationnelle et, partant, porteur d’une identité claire et distincte.
Pourtant, Rousseau condamne lui aussi l’écriture en tant que celle-ci serait
incapable d’exprimer les passions dont les premières paroles auraient été
porteuses ; l’écriture apparaît ainsi comme asséchante et froide, corrompant
les élans spontanés de l’oralité originelle supposée. Elle est le « dangereux
supplément » qui vient compléter une oralité qui, en toute rigueur, se suffit
à elle-même.
Néanmoins, comme si souvent, Derrida observe une attitude nuancée et
subtile à l’égard des auteurs qu’il lit ; bien que Rousseau s’inscrive dans le
registre d’une métaphysique de la présence, il n’en demeure pas moins que
les écrits de Rousseau sont profondément ambigus, ne serait-ce que parce
que les Confessions font de l’écriture de soi le seul lieu possible d’une
vérité sur soi. Ainsi y aurait-il chez lui une hésitation : d’un côté, la parole
serait seule porteuse de la présence du sens et l’écriture apparaîtrait comme
un artifice inutile et dangereux ; de l’autre, lorsque la parole se refuse,
l’écriture devient le seul élément porteur de sens qu’il est indispensable
d’emprunter ; de ce fait, si Rousseau ne s’affranchit aucunement des
présupposés métaphysiques classiques, il n’en dresse pas moins une
réflexion ouvrant la porte à une réhabilitation de l’écriture dont le vecteur
est assurément la rédaction des Confessions.
Conclusion
Ce qui hante la pensée de Derrida, c’est donc l’absence ou, pour le dire plus
nettement, la mort. Celui-ci avait confié à de nombreuses reprises
l’importance de cette dernière, notamment dans un entretien donné en 2004
au quotidien L’Humanité :
« Tout part d’une pensée de la mort et tout y revient. Je peux donner
en exemple trois types de réflexion qui touchent à cette pensée de la
mort. Le caractère testamentaire de l’écriture (De la grammatologie,
Les Éditions de Minuit, 1967) : quand j’écris, je sais très bien que ce
que j’écris peut me survivre, que ce qui est à l’origine de la trace peut
disparaître sans que disparaisse la trace, c’est sa structure, une
structure que j’ai appelée testamentaire ; la spectralité aussi, qui est
indissociable de la notion de trace – et dont la réflexion est présente
chez moi bien avant Spectres de Marx : une trace n’est ni vivante ni
morte ; enfin, que je porte (je voudrais souligner ici pour des raisons
politiques), à la grande question de la peine de mort – j’y ai consacré
un séminaire de plusieurs années et quelques gestes militants,
notamment à propos du “cas” Mumia Abu-Jamal, dont j’ai préfacé un
des livres (En direct du couloir de la mort, La Découverte, 1999).11 »
À cet égard, il serait possible de relire De la Grammatologie comme le
refus de penser le sens indépendamment de la mort ; celle-ci implique
nécessairement la perte, l’oubli, l’altération, et la métaphysique de la
présence, qui espère saisir le sens en son entier peut être compris comme un
symptôme du refus de la mort, c’est-à-dire de la perte. À ce titre, toute
l’entreprise derridienne apparaît comme une tentative sans cesse
recommencée de décrire de quelle manière un sens est possible malgré la
mort, à condition de renoncer à la permanence et à la durabilité de celui-ci,
ce à quoi précisément ne parvient pas à renoncer la métaphysique de la
présence.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Édition du texte

• Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Les


Éditions de Minuit, 1967.

• Textes de Derrida permettant de préciser certaines notions

• Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris,


PUF, coll. « Quadrige », 2003.

—, Marges de la Philosophie, Paris, Les Éditions de


Minuit, 1972.

—, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972.


• Introductions générales à la pensée de Derrida

• Marc Goldschmitt, Jacques Derrida, une


introduction, Paris, Pocket / La Découverte, 2007².

• Thibaut Gress, « Lire Hegel dans le texte,


l’hégélianisme radical de Derrida », in Cahiers
critiques de philosophie, n° 14, Hegel en France
depuis 1945, Paris, Hermann, 2015, p. 125-145.
• Raoul Moati, Derrida/Searle, déconstruction et
langage ordinaire, Paris, PUF, 2009.

—, Derrida et le langage ordinaire, Paris, Hermann,


2014.

• Charles Ramond, Derrida, la déconstruction, Paris,


PUF, 2008.

—, Dictionnaire Derrida, Paris, Ellipses, 2016.


1. Jacques Derrida, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 59.
2. Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 69.
3. Ibid., p. 70.
4. Ibid., p. 82.
5. L’article de 1967 intitulé « Freud et la scène de l’écriture », repris dans L’écriture et la différence,
Paris, Seuil, coll. « Points », 1979, p. 293-340, permet de mesurer cet héritage freudien.
6. Ibid., p. 52.
7. Ibid., p. 97.
8. Ibid., p. 99.
9. Ibid., p. 100.
10. Ibid., p. 95.
11. « Jacques Derrida, penseur de l’événement », L’Humanité, 28 janvier 2004.
50
Deleuze, Logique du sens (1969)

Comme pour le cinéma que Deleuze rapproche de manière inattendue de


Bergson, Logique du sens est un ouvrage qui associe les concepts de la
philosophie à l’écriture de Lewis Carroll. Une confrontation curieuse dont
Deleuze fait part à Jean Piel en lui proposant un article sur l’écrivain
anglais. Un article qui, dit-il, « a pris une si grande taille, et s’est développé
de manière à faire un livre, pas exactement sur Lewis Carroll, mais sur la
logique du sens en général1 ». Dans une seconde lettre à Jean Piel, Deleuze
lui soumet l’ouvrage qui devrait porter le titre « Logique du sens, avec en
sous-titre De Lewis Carroll aux stoïciens2 ». Ce sous-titre disparait dans
l’édition finalement adoptée par Minuit, en 1969, mais réapparaît, mis entre
parenthèses d’ailleurs, dans l’avant-propos définitif du livre. Les
parenthèses forment ici une zone flottante qui n’appartient pas vraiment au
texte mais qui peut s’y inclure sur le mode d’une incise. Un raccordement
que le cinéma pourrait appeler peut-être un « faux raccord ».
Quoi qu’il en soit pour le moment de ces parenthèses, on voit déjà que,
appliquées au sous-titre, Logique du sens en fera une forme d’agencement
anecdotique, d’autant que le livre entier confère à l’anecdote un statut
philosophique. L’anecdote comme celle d’Empédocle devant le volcan,
promet des associations qui ne sont pas celles de la raison. Elle induit les
ajouts, la puissance d’une jonction qui se passent du verbe être. L’anecdote
n’est pas dominée par le verbe « être » mais par la préposition « et » qui
permet le prolongement d’une intrigue, d’une dramatisation. Ce sont des
« prépositions », des « positions périphériques » à toute ontologie et qu’on
anticipe par de curieux raccourcis. Voici donc que les liens n’auront plus
rien de chronologique puisqu’il est dit d’emblée que le mouvement ne se
fera pas « Des stoïciens à Lewis Carroll », mais bel et bien « De Lewis
Carroll aux stoïciens » quand le respect de l’ordre voudrait plutôt qu’on
respectât la chronologie. Cette réversion montre pour le moins que ce sera à
partir de Carroll qu’il faudra comprendre et lire les stoïciens.
L’ordre des influences et le respect des successions se constituent ici à
rebours de la manière habituelle de lire comme s’il était question d’une
espèce de « fondation en retour », une manière de repenser le cours de
l’histoire de la philosophie à partir de certains intérêts non-philosophiques.
C’est à « une nouvelle image du philosophe » qu’il faudra donc s’attendre.
Cela est annoncé par la première page de L’avant-propos, une image qui
marque une rupture dans le sens, notamment par « la constitution
paradoxale de la théorie du sens3 » qui fera suite au maître ouvrage de
Deleuze : Différence et répétition ici ramassé et prolongé, ouvrant la
rencontre possible avec Guattari, sans parler du style des ouvrages à venir
prévenant déjà l’intérêt de Deleuze pour le montage cinématographique,
pour la logique des signes qui témoigne non plus d’un cours serein mais de
l’enchaînement brutal des images, à la fois dans leur mouvement comme
sur le versant de leur temps particulier.

1. Les propositions
On pourrait évidemment se demander d’entrée de jeu ce que les stoïciens
viennent faire dans cette analyse. Pourquoi eux, relus de surcroît depuis
Carroll ? Deleuze ne s’explique pas directement sur un tel choix, si ce n’est
qu’avec eux « commencent un nouveau philosophe et un nouveau type
d’anecdotes4 ». L’anecdote procède en effet par association latérale, de
biais, et comme en extension. La logique, loin de cette dimension
anecdotique, s’inscrit classiquement dans une construction de sens qui
opère par jugement. Juger, c’est en effet lier à un sujet tout autre chose
qu’on nommera un prédicat. Ce « sujet » peut d’ailleurs être tout autant un
« objet », un pôle d’action : cette chaise que je juge petite, cet arbre plus
grand qu’un autre. Un constat comparatif, une forme d’évaluation actée non
par la chaise ou l’arbre mais dans la représentation… Or on sait avec Hegel
qu’évaluer serait une piètre situation pour la philosophie et notamment pour
la logique qui la sous-tend. Dans la veine de Hegel, le jugement n’est plus
seulement une évaluation. Il concerne un lien qui au lieu de se faire dans la
représentation se produit dans la chose, comme un aimant relie des pôles
positif et négatif et que, en le brisant en deux, se reconstituent les mêmes
polarités au cœur du fragment obtenu. Deleuze, d’une autre manière,
cherche à renouveler cette liaison. Mais, tout en renversant le platonisme,
en court-circuitant la logique aristotélicienne et en prenant ses distances
avec Hegel. Il s’agira alors pour Deleuze de remonter vers des paradoxes,
des coins dans la logique qui ont été signalés en effet par les stoïciens.
Ce que Deleuze partage avec les stoïciens, c’est que quelque chose puisse
modifier l’être sans que cet événement soit seulement un attribut, attribué
dans un jugement. Et par conséquent, cette liaison spéciale requiert une
nouvelle logique, une nouvelle forme de propositions. Sous une telle
Logique les substantifs et les adjectifs se mettent à fondre, ne peuvent rien
laisser attendre. Ce qui va s’imposer, au contraire, ce sont des liens
transversaux, des voies de passage exprimées par des verbes qui n’ont rien à
voir avec moi, ni avec les prédicats que j’associe de manière secondaire aux
choses en les comparant depuis une représentation.
Il y a des processus, des procédés qui sont rendus par un verbe, des formes
infinitives qui marquent un devenir : grandir, verdir, rougir… C’est comme
si, entre un sujet et un prédicat, rien ne se passait d’essentiel et qu’il fallait
recourir davantage à des transformateurs, à des flux et des signes propres
aux stoïciens. On voit bien que la proposition « Il pleut », n’aura rien à voir
avec l’action d’un sujet, « Il » faisant davantage état d’un processus
impersonnel que d’une forme subjective5. Une individuation orageuse qui
nous incline à conférer un nom propre aux ouragans (ouragan Georges,
ouragan Pascal). De même, « verdir », ce n’est pas l’affaire d’une
proposition, ni un état de chose fixé par le verbe être, demeurer ou rester.
C’est une dramatisation, un drame qui remodèle complètement l’idée de
proposition. « Il pleut » exprime du coup une transformation dans une
situation, un rassemblement de particules, une concrescence envahissante,
voir comme Deleuze dira plus tard un passage de la nature6. On comprend,
par ce type de singularisation, que la proposition est intéressante non pas
comme jugement mais comme expression, comme valence qui oscille entre
des exprimables. Deleuze nous fait passer ainsi d’une rhétorique du
jugement vers une enquête relative à l’expression.
Cette façon de penser, très nouvelle selon Deleuze, produit un véritable
bouleversement de la logique, bouleversement que Hegel avait sans doute
annoncé en s’intéressant à la contradiction mais qui n’atteint peut-être pas
encore la forme du paradoxe chez Russell ou tout autrement chez Deleuze,
Russell dont le barbier devait s’intégrer en même temps dans l’ensemble de
ceux qui se rasent eux-mêmes et dans ceux qui ne se rasent pas eux-
mêmes…

2. Les paradoxes
Du point de vue du sens, il faut sortir des catégories rigides, n’être ni dans
l’une, ni dans l’autre. Il faut par conséquent y entendre une direction : un
mouvement de sauter qui passe par les bords, excessifs et envahissants. Les
paradoxes sont des formes d’expression qui, sorties de toute situation,
inassimilables, nous forcent du coup à bouger, à les longer, à suivre ou
tracer le mouvement sans aboutir à un terme. Ils s’ouvrent dira Deleuze par
le « milieu » au lieu de se fermer sur une clôture7. Ils nécessitent un
traitement particulier, très spécial. Ce n’est pas seulement que la proposition
puisse manifester l’association effectuée par un sujet actif, ni seulement
vérifier une indication passant par l’apprentissage comme font des
jugements synthétiques. La proposition entre en mouvement de bien
d’autres manières. Elle est capable d’autre chose, elle fait encore mieux que
manifester ou indiquer. Elle est capable d’en appeler à un exprimé si
lointain qu’il se passe très bien de nous. Logique du sens de Deleuze se
pose la question suivante : « y a-t-il quelque chose qui ne se confonde ni
avec les termes de la proposition, ni avec l’objet ou l’état de choses qu’elle
désigne, ni avec le vécu […], ni avec les concepts ou même les essences
signifiées ?8 ». Autrement dit, le sens n’est-il pas autre chose qu’une telle
visée d’essence ? Quelque chose de plus neutre mais tout autant d’incisif,
de directionnel (le sens vectoriel) autant que dimensionnel (le sens
significatif) ?
Il est possible que cette dimension de la proposition qui nous détourne du
jugement autant que de la référence conduise à ce que Husserl devait
qualifier d’expression. Qu’est-ce que ça exprime, une proposition, une fois
dit que ce n’est plus le jugement qui la domine ? De quel mouvement peut
participer la fonction témoin, le démon, ce démon que Maxwell introduisit
dans la matière comme la visualisation étrange d’une constance ou au
contraire d’une inconstance ? « Verdir » n’a pas grand-chose à voir en effet
avec moi, ni même avec un objet qui est d’ailleurs en train de subir une
modification. Butor, condisciple de Deleuze, peut-être s’y connaissait en
modifications, en changements, affectés d’un mode dont on voit qu’il aura à
échapper à toute essence, malmenée par une telle modulation. La
proposition se voit dès lors ouverte, prise dans des relais qui ne cessent de
la porter plus loin hors d’elle-même, et chaque chose vers une autre, dans
une forme qui est celle de la prolifération, de l’essaimage.
Voici que « pourrir » n’appartient jamais à un objet comme une de ses
qualités… Cela ne peut qu’échapper à la pomme qui perd en effet sa
substance. Brûler une chose, de même, sera l’expression d’un processus
paradoxal. Certes, le verbe qui est ainsi infinitisé n’existe pas vraiment en
dehors de la proposition qui l’exprime. Il n’est qu’un témoin impersonnel. Il
exprime une décomposition ou une recomposition, un glissement
sémantique qui n’est pas seulement métaphorique, qui se divise en suivant
les radicelles d’un rhizome. Dans la proposition, l’infinitif perturbe toute
substantification. Il ne se réduit jamais à l’énoncé, témoignera d’une
objectivité bien différente de celle de la grammaire propositionnelle. Il est,
dira Deleuze, le signe d’un événement. Et des signes de ce genre, Deleuze
va les découvrir plus tard au cinéma tout en relisant Peirce. Carroll et
Peirce, les deux vecteurs de la Logique du sens sur une surface stoïcienne.
On voit donc par tout ce mouvement infinitif en quoi l’événement
n’appartient pas à la proposition de manière essentielle mais ne peut que s’y
inclure de manière disjonctive. Il la déporte et la détourne, produit un
paradoxe dans le jugement. Logique du sens nous entraîne ainsi vers une
frontière des propositions et des choses, « une réorientation de toute la
pensée » qui conduit la langue en dehors d’elle-même. Il s’agit, dans ce
paradoxe, de sortir la langue de ses gonds : une bifurcation à la faveur de
laquelle « il n’y a plus ni profondeur, ni hauteur » mais seulement un
glissement, une réorientation que Deleuze appellera finalement une
surface9.

3. Surface et profondeur
« Surface » n’est pas seulement « face ». Elle est quelque chose de plus
feutré, réalisant pour ainsi dire des effets surlinéaires ou feuilletés. Il y a, si
l’on comprend bien, une surface des choses et une surface des mots qui
forment un plan singulier, une séquence, une section commune ou une
singularité. En géométrie, de même, certains segments n’appartiennent ni
au cerceau, ni au sol sur lequel il roule, mais relèvent d’une surface
commune où leur différence s’estompe sans pour autant pouvoir s’effacer. Il
y aura toujours un écart qui rend le mouvement de la roue possible. Deleuze
dans toute son œuvre s’intéresse fortement au calcul différentiel. Il existe,
en effet, une petite portion du cerceau, une surface qui n’est plus de l’ordre
du cercle ni une portion du sol et qui n’appartient à aucun terme de la
relation. C’est que sur ce point, sur ce milieu singulier, sol et cerceau
forment tous deux une tangence, un point de tangence qui est aussi un point
de bascule ou de bifurcation. Ce milieu singulier est le lieu des infinitifs.
Sur une telle surface, les choses échangent des souffles, des particules,
brassent des expressions communes. Nous voici donc engagés sur la surface
du miroir, accompagnant Alice vers de curieux moments de tangence. Des
moments ou plutôt des événements qui entrent dans une expression multiple
et qui surnagent au-dessus des « états de chose » autant que « des qualités
du sujet ». C’est très difficile à saisir, mais sur une telle surface les causes
s’estompent, perdent pour ainsi dire leur légalité. « Pourrir », « verdir »,
« guérir » sont des formes actives ou réactives qui ne relèvent plus vraiment
de la causalité mais d’un saut, d’une mutation, d’un passage différentiel
comme la courbe devient tangente sur l’un de ses points. Un devenir dont la
cause n’est repérable dans aucun des deux éléments en présence. On y
notera donc un ensemble d’effets libérés de toute détermination, des effets
qu’on ne peut plus caser dans une proposition de type causal. Il s’agit plutôt
d’un cas limite, d’une casuistique de l’énoncé que Deleuze appellera « un
effet de surface10 ».
Les stoïciens, justement, distinguent 1. les « états de chose » qui concernent
les « corps » sous les liens de causalité capables de les associer et 2. les
« événements » qui forment des « incorporels », des mélanges assez
surprenants, différents : des « effets » imprévisibles, comme émergeants,
passés de l’autre côté du miroir pour reprendre cette image qui implique
bien un passage à la limite. Dans la première série, celle des choses et des
corps, se nouent des relations qui s’établissent en profondeur et qui
demandent qu’on creuse, dévoile, interprète, juge… Il s’agit d’une physique
des quantités, des qualités, etc. Dans la seconde, on entre dans le règne des
surfaces qui demandent qu’on les parcoure avec d’autres vitesses et de
manière pour ainsi dire nomade, sans a priori, appelant une forme
d’empirisme supérieur11. Comment alors éprouver, comment expérimenter
un tel plan ?
C’est là la question qui nourrit toute l’œuvre de Deleuze. Eprouver les
événements, cela ressemble à une tangence, à une éraflure ou une blessure
dira souvent Deleuze en se référant à Bousquet12. La blessure n’est pas du
corps. Elle est une entaille qui l’attendait, une menace ou un pacte qui n’ont
rien d’organique mais qui témoignent d’une rencontre avec un effet, avec
une fuite possible, un milieu où se produisent des singularités, des échanges
étranges et paradoxaux. Voici donc des événements – comme le cercle qui
roule sur une portion ni ronde ni plate, parfaitement dynamique mais
parfaitement neutre… De ces séquences, de ces séries, on dira non pas
qu’elles existent ou subsistent à la manière des substances, bien trop
profondes ; on dira qu’elles insistent, s’effectuent comme hors de l’être, de
manière devenue aérienne, flottante.
La chose est certes difficile à comprendre. Mais que se passe-t-il sur l’écran
(platitude qui n’a pas changé après le film) ? Ce corps impassible n’est pas
tout à fait le plan de lumière qui ne cesse de se modifier en surface. Rien ne
change dans l’écran, mais tout se transforme pour ainsi dire à la frontière. Il
en va ainsi du phénomène du moiré qui n’est ni dans le tissu, ni dans le fils
mais entre les pans qui se recouvrent : étrange phénomène étudié par le
calcul différentiel. Ce n’est pas dans le rideau, mais entre ses plis que
s’élèvent toutes ces figures. De tels événements sont des réalisations
incorporelles, se produisent en surface, à la limite des corps et du langage.
Les stoïciens ont le mieux compris ce type de surfaces, surfaces arpentées
par Carroll, abordées par la sémiotique de Peirce et découvertes par Deleuze
au Cinéma. Il y a quelque chose comme un milieu qui ne se comporte pas
comme les corps. Le « juste milieu » est une entité stoïcienne, une
ouverture qui se pratique au milieu, une pragmatique entre courbe et
tangente, entre un cerceau qui dévale et le sol inégal. Les stoïciens
cherchent ainsi des voies de passage non pour joindre les extrêmes mais
plutôt pour les assouplir, créer du jeu comme Sénèque d’ailleurs qui joue de
l’oxymore dans toutes ses Lettres. Et c’est particulièrement le cas d’Alice
par laquelle la promenade est menée vers le milieu, entre les
contradictoires, quand plus aucune substance ne tient debout et que la
réconciliation ne peut subsister, mais induira plutôt des devenirs, d’étranges
extensions et renversements13. De larges séquences qui s’ouvrent non pas
depuis des termes mais à partir des relations. Et cet art de relier ce qui ne
l’est pas par des causes est l’œuvre d’une fourche, d’une singularité.

4. L’Aiôn
Les propositions, dans cette nouvelle Logique, forment des séries. Et les
séries sont occupées non plus par des points ordinaires mais parcourues de
points remarquables, des points qui ne se contentent pas de se prolonger
mais qui marquent une bifurcation. Chaque verbe ouvre l’action d’un point
de ce genre. Chaque infinitif est remarquable et surprenant. Toute série en
ce sens est occupée par des singularités qui se relient à d’autres, de façon à
former un réseau, un tissu. Mais, pour autant, si les relations peuvent se
prolonger plus loin que les corps, si elles se libèrent des corps, on ne saurait
parler à cet égard d’une « ontologie relationnelle ». La relation n’est pas
exactement de l’ordre de l’être. Et si elle ne se laisse pas substantiver, faut-
il alors, comme le fait Hegel, en parler comme d’un néant ? En vérité, les
relations, irréductibles aux termes reliés, relèvent de ce que Deleuze appelle
« le dehors », l’extra-être. Il n’y a pas que l’être, même si toute la
philosophie de Deleuze souscrit à l’univocité14. Un drap est univoque mais
peut recevoir de nombreux plis, se chiffonner de manière multiple. Entre les
plis qui se recouvrent, vont se dessiner des lignes qui sont comme des séries
séparées par le dehors. Ce qui fait qu’un pli présente un jeu, une
morphologie plastique, un enveloppement ou une implication.
L’immanence deleuzienne ne saurait donc se figer. Les causes et les effets
tombent les unes dans l’étoffe, les autres dans les plis. Les corps et les
événements incorporels relèvent d’un même plan, mais les uns forment une
profondeur, les autres une surface faite d’ourlets, de recouvrements, de
formes qui supposent en elles quelque chose qui se feutre, qui prend de
l’épaisseur et que Deleuze va appeler « le dehors » ou encore « l’a-travers »
quand ce n’est pas l’Aiôn15. L’Aiôn étant le point de séparation, ou encore
une espèce de ligne labyrinthique. Nous touchons au plus difficile, au plus
incompréhensible de tous les mouvements envisagés par Deleuze dans
Logique du sens. Là, le sens s’enveloppe, fait des tours et noue des relations
qui relèvent de la plus grande multiplicité, de la plus grande difficulté à
penser.
On touche ainsi à la limite de la compréhension de Deleuze par lui-même,
une limite que les œuvres à venir vont clarifier autant que faire se peut.
Entre les corps et les âmes, il s’agit d’une ligne en miroir sur laquelle se
reflètent aussi bien la matière que la mémoire, le passé que le futur : écran
cinématographique qui reçoit, dans le présent, l’insistance d’un « flash-
back » ou l’étrange reflet d’une « anticipation ». Le miroir d’Alice, comme
l’écran cinématographique, n’est pas seulement une surface qui mêle des
côtés, il est également une ligne de temps, une ligne qui brise le temps en
un passé et un futur. Des passés et des futurs sortis de toute chronologie.
Non pas qu’il s’agisse de la matière de l’écran. Nous l’avons déjà dit,
l’écran en lui-même n’est rien sans la « matière des images » elles-mêmes,
des signes dont le bougé est strictement incorporel, totalement lumineux.
Deleuze, invoque un exemple célèbre, celui du flux, du flatus vocis pour
rendre compte de l’indépendance des qualités sonores par rapport aux corps
qui les produisent. Autant de signes qu’il retrouvera dans L’image-temps
par la question du son au cinéma, tout aussi incorporel que l’image elle-
même16.
Logique du sens, sur le versant de ce qui se nomme Aiôn et que personne ne
se risque à traduire, vise un interstice, l’aération du sens, l’air si difficile à
respirer et qui brasse les temps autant que les espaces. « Un peu d’air sinon
j’étouffe » se plaisait-il à dire dans ses moments de crises philosophiques,
évoquant « l’oxygène de la possibilité »17. De ce puits d’air qui passe entre
les corps, il faut tout attendre. Il s’agit bien sûr non seulement d’un
interstice mais d’un instant, un instant qui est comme une fente pour laisser
place à ce qui n’est pas présent, aux événements qui tirent vers le passé
autant que vers le futur, grand mouvement d’aération qui permet au temps
de se dérouler, à l’espace de se mouvoir. Peut-être comme une fente dans
une ombrelle nous donne l’occasion de rêver, de deviner l’autre côté,
d’appréhender des signes qui sont annonciateurs d’un changement, des
signes qui laissent basculer le futur dans le passé. Nous voici donc à la
pointe de Logique du sens qui renoue avec tout le système Deleuzien non
sans un dernier recours à Leibniz

5. La communication des séries


Leibniz avait bien fait appel à l’expression pour conjoindre les différents
points de vue, les différentes perspectives entre toutes les monades, toutes
les séries qui enveloppaient ou, pour le moins, se partageaient un même
monde. Il y a chez Leibniz une communication des points de vue qui passe
par l’expression : l’entr’expression des monades. De vous à moi, d’une
perspective à une autre, nous ne devons admettre aucune influence mais
seulement des résonances, peut-être des passages ou encore des
« préhensions ». Il n’y a pas causalité mais correspondance, communication
sérielle. C’est très tôt déjà que Deleuze se réfère à Leibniz pour cette
concordance des séries. Leibniz, en effet, propose un modèle qui n’est pas
strictement stoïcien mais qui se passe de toute contradiction. Il s’agit d’un
modèle de convergence. Logique du sens, cherche en effet l’élaboration
d’une sémiotique qui ne soit pas celle de la contradiction : comment
échapper à la contradiction ? Comment prendre ses distances avec Hegel
qui avait conçu lui aussi une Logique du sens ?
Il faut pouvoir établir, selon Deleuze, que les événements qui fusent entre
les séries et qui miroitent de l’une à l’autre ne sont guère des catégories
abstraites, comme les éléments morts de la prédication. Il faut imaginer
plutôt des liens vivants. Les choses ne sont donc pas des propositions
imposées de l’extérieur mais des modèles de convergence pour des
divergences plus étendues que les contradictions. Il existe par conséquent
des propositions convergentes qui expriment les hétérogénéités les plus
graves, les devenirs qui les affectent, une correspondance vitale plus large
que l’harmonie. Et les processus qui permettent d’en rendre compte sont
toujours chez Deleuze éthologiques ou éthiques. De sorte que Leibniz, au-
delà les stoïciens, se trouve soumis à Spinoza, Spinoza auteur d’une
« éthique » pour ainsi dire « éthologique ».
L’éthologie intervient régulièrement dans l’œuvre de Deleuze.
Essentiellement sous le nom de Von Uexküll, de Konrad Lorenz… On se
souviendra de l’exemple célèbre de la tique, du monde de la tique dans sa
convergence avec la forêt immense et comme nocturne. Dans Logique du
sens, l’exemple invoqué, le processus « éthique », n’est pas encore celui de
la tique ou de la guêpe, dans leur correspondance avec un milieu, mais celui
du papillon dont les commentateurs ont peu parlé. Il s’agit d’un exemple
emprunté à Canguilhem tel que celui-ci en fait usage dans Le normal et le
pathologique. Qu’est-ce que l’éthologie a à voir avec le problème du sens ?
Que viennent faire ici les papillons dans une question relative aux
propositions ? C’est que, comme nous l’avons vu pour le calcul différentiel,
Deleuze cherche une zone intermédiaire, un milieu entre courbe et tangente,
un écart qui n’appartienne ni à l’une ni à l’autre mais témoigne de quelque
chose de quasi incorporel, un quasi-incorporel où se brassent les
événements et qu’on retrouve bien ailleurs, notamment dans la musique, et
tout autant sous l’idée de milieu telle que l’éthologie en invoque la formule,
telle que Mille Plateaux également va en développer les harmoniques et les
dysharmoniques. Le papillon forme ainsi une proposition ailée, un énoncé
vital qui joue avec les milieux.
Comment le papillon entre dans le monde et comment comprendre ses
couleurs ? Sa couleur est-elle causée par un autre corps qui influe sur lui de
manière mécanique ? Comment expliquer qu’il puisse blanchir ou noircir ?
Ne se comporte-t-il pas comme une proposition vivante ?18 Voilà qu’on
retrouve l’infinitif et, avec lui, le problème des surfaces stoïciennes telles
que lues par la logique curieuse de Lewis Carroll, dans un empilement des
références devenues elles-mêmes sérielles sous la plume de Deleuze qui les
multiplie à souhait (Cicéron, Leibniz, Spinoza, Canguilhem, les papillons,
les copulata…). Il y a une effraction du monde dans chaque proposition et,
dans chaque proposition, la composition d’un milieu, la composition des
événements qui y entrent et en sortent comme ferait un cinéma de spectres :
les ailes du papillon, leur écran mobile19.
Blanchir, noircir, grisonner, autant de devenir pour certaines espèces de
papillons sans que, d’un état à l’autre, il soit question de contradiction. Ce
qui se produit en longeant ces infinitifs n’a rien à voir par exemple avec une
hormone dont dépendrait la variation du prédicat gris. C’est l’inverse qui se
produit. C’est l’hormone qui est appelée, commandée, captée par l’effet à
accomplir, par la surface à conquérir. Et qu’exprime une telle
transformation, incorporelle dans son principe, plus large que l’organisme,
si ce n’était plus de sécurité quant au milieu où se fondre ? Noircir pour le
papillon se joue comme pour nouer des milieux différents, survivre dans
une forêt nouvelle et plus sombre : un événement pur affirme Deleuze qui
n’est pas inscrit dans la profondeur des corps, mais dans la rencontre,
appelant des potentialités nouvelles, forçant l’organisme à se modifier : se
cacher, invigorer, mimétiser… En ce sens, même pour le papillon, il y a des
devenirs qui surpassent les relations de causes entre organes. Ce sont des
relations quasi idéelles et presque noématiques avec lesquelles l’animal
dessine des rapports de compatibilité et d’incompatibilité, des relations
capables finalement de changer de monde. Où ailleurs que chez les stoïciens
chercher tous ces copulata, ces confatalia ou inconfatalia, ces conjuncta et
disjuncta ?20
Jean-Clet Martin

Outils
• Le plan de l’œuvre
Deleuze procède par séries. L’ouvrage en compose trente-quatre et deux
appendices. On notera qu’aucun titre de série n’est donné en majuscule. Il y
a par cet usage des minuscules une volonté de rendre le plan mobile,
comme s’il ne fallait pas ponctuer mais ouvrir, laisser la série se prolonger.
L’ensemble forme pour cela même un réseau, des enchevêtrements et des
nœuds, des formes d’expression mutuelles qui culminent sans doute dans la
24e série relative à la communication.

Bibliographie
• Édition de référence

• Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les


Éditions de Minuit, 1969.

—, Le Pli – Leibniz et le baroque, Paris, Les Éditions


de Minuit, 1988.
—, Lettres et autres textes, Paris, Les Éditions de
Minuit, 2016.

• Deleuze-Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les


Éditions de Minuit, 1980.

• Études

• Jean-Clet Martin, La philosophie de Gilles


Deleuze, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005.

—, Deleuze, Paris, Éditions de L’éclat, 2012.


1. Deleuze, Lettre et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015, p. 33.
2. Ibid., p. 34.
3. Deleuze, Logique du sens, Avant-propos, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 7.
4. Dix-neuvième série, p. 155.
5. Série vingt et une, De l’événement, p. 178.
6. Leibniz, le pli et le baroque.
7. Vingt-deuxième série, Porcelaine et volcan à propos de la fêlure, p. 181.
8. Troisième série, « de la proposition », p. 31.
9. Dix-huitième série, p. 155. On retrouvera en un sens analogue une promotion des « espaces lisses »
que Mille Plateaux va opposer aux « espaces striés ».
10. « Des effets de surface » titre de la deuxième série de Logique du sens, consacrée à des paradoxes
effrayants p. 13.
11. Il s’agit de ce que Deleuze appellera empirisme transcendantal tout au long de Différence et
répétition, un empirisme qui fait signe vers une expérimentation toujours inexpérimentée, risquée,
qui n’est jamais réglée, impossible à aborder a posteriori.
12. Vingt-deuxième série, p. 183.
13. Trente-troisième série, Des aventures d’Alice, p. 273.
14. Vingt-cinquième série, De l’univocité, p. 208.
15. Vingt-troisième série, De l’Aiôn, p. 190.
16. Ibid., p. 196.
17. Appendice II, p. 370.
18. Vingt-quatrième série, De la communication des événements, p. 200.
19. Nous avons développé cette logique du papillon tout au long du Corps de l’empreinte, Paris,
Kimé, 2004.
20. Ibid., p. 200-201.
51
Foucault, Surveiller et punir (1975)

C’est en 1975 que paraît Surveiller et punir. Naissance de la prison (SP


pour la suite) dans le contexte, agité, des révoltes qui ont lieu dans les
prisons françaises pendant l’hiver 1971-1972, puis en 1974. Comme le titre
l’indique, l’ouvrage se présente comme une histoire de la prison. Mais ce
projet s’inscrit dans une réflexion plus vaste qui se propose de repenser
notre actualité de façon critique. L’ouvrage est également central dans
l’œuvre de Foucault parce qu’il lui permet de formaliser une certaine
conception du pouvoir – disciplinaire et stratégique associé à la norme – en
rupture avec une autre manière – juridique et fondée sur la loi – de
problématiser le pouvoir qu’il estime caractéristique de l’Ancien Régime.
Mais ce n’est cependant qu’un aspect de la réflexion que Foucault mène sur
la question des rapports de pouvoir et des rapports sujet/pouvoir, ce qui
nous invite à resituer SP dans l’économie de l’œuvre.

1. L’énigme de la prison : rendre l’institution


carcérale à sa contingence1 (SP, I-II ; IV 1-2)
La prison, l’incarcération apparaît aujourd’hui, du moins en France et dans
un certain nombre de pays, comme une technique punitive exclusive et
comme une évidence (p. 267-270) : toute infraction mène en prison, c’est
« la » manière de punir. Or, Foucault va s’attacher à déconstruire cette
évidence – au point de faire de la prison une véritable énigme, un problème.
En effet, si l’on remonte un peu dans l’histoire, si l’on s’intéresse aux effets
de la plupart des incarcérations, cette manière de punir perd de son évidence
et semble même plutôt aberrante.
On pourrait en effet envisager mille autres manières de punir : l’exclusion ;
le rachat ; le marquage – qui ont existé et qui existent parfois encore. En
témoigne aussi la subtilité des sanctions sous l’Ancien régime, en
l’occurrence, le supplice de Damien, tiré par quatre chevaux afin d’être
écartelé, narré en ouverture de SP (p. 8-12). Si évidence il y a, elle est donc
située et assez récente. C’est dans la première moitié du XIXème, dans les
démocraties occidentales, que la prison devient une technique de punition
exclusive, ou presque. Auparavant la prison existait, mais elle n’était qu’un
préalable à la punition elle-même. Le code criminel de Serpillon (1767)
affirme à cet égard que « la prison n’est pas regardée comme une peine
suivant notre droit civil ».
Dira-t-on qu’elle est la moins mauvaise et la plus « humaniste » des
solutions ? Pourtant les connotations associées à l’incarcération ne la
prédisposaient nullement à un tel monopole. En effet, sous la monarchie,
l’incarcération était plutôt l’expression de l’arbitraire royal.
Réciproquement, la réflexion sur le crime et la punition menée aux XVIIe et
au XVIIIe, par exemple par Beccaria2 et Brissot, concourt à faire du crime
une violence contre la société et exige que la punition soit tout à la fois
exemplaire et utile à la société. Or, ces réflexions ne mentionnent jamais la
prison comme mode de punition. Les réformateurs envisagent plutôt la
déportation, la peine du talion, l’infamie, le travail forcé. Par ailleurs,
accorder à l’incarcération le monopole de la punition revient à mettre en
quelque sorte sur le même plan des délits et des crimes extrêmement
divers (viols, détournement de fonds, trafic de drogue ou d’armes). Enfin, il
se trouve que la prison contribue plutôt à endurcir et empêche la réinsertion
– elle semble donc ne pas remplir la mission qu’on lui assigne et qui en
justifie l’existence (IV 1).
En faisant de la prison un problème ou une énigme, Foucault rend
l’institution carcérale à sa contingence et nous invite à poser une double
question. Il s’agit d’expliquer le fait que l’incarcération devienne le moyen
de punir par excellence d’une part (p. 155) et, d’autre part de comprendre
que la prison se soit maintenue malgré la prise en compte des
dysfonctionnements et qu’elle apparaisse encore et toujours comme le
moyen de punir unique ou « le meilleur » (p. 317). L’histoire de la prison
exposée dans SP doit être comprise dans cette perspective, comme une
tentative pour répondre à cette énigme.

2. Une certaine conception – disciplinaire et


stratégique – du pouvoir
• Prison & sociétés disciplinaires : expliquer l’émergence de la
prison (SP III)
Foucault avance l’idée que les mécanismes punitifs doivent être compris par
rapport à la logique d’une société et à ce qu’il appelle des techniques de
pouvoir3 (et non par rapport à des théories pénales, des représentations, une
sensibilité collective). Il s’agit de « prendre les pratiques pénales moins
comme une conséquence des théories juridiques que comme un chapitre de
l’anatomie politique » (p. 37). Si la prison a pu s’imposer, c’est qu’elle
s’inscrivait dans la logique des sociétés disciplinaires qui se forment durant
l’âge classique et dont le panoptique de Jeremy Bentham (1791) serait le
paradigme (III 3).
Le pouvoir disciplinaire se caractérise par trois aspects significatifs :
« investissement politique des corps » (III 1) qu’il s’agit de répartir et
d’organiser dans l’espace ; normalisation des conduites et des
comportements (III 2) ; surveillance généralisée (III 2-3). La prison, à
l’instar de l’école, de la caserne ou de l’hôpital fonctionne exactement sur
ce principe. Grâce à un dispositif architectural particulier qui opère une
distribution des corps dans l’espace et permet leur surveillance ; grâce aussi
à un système de micropénalité qui permet de produire des comportements
normalisés ; grâce à l’examen qui permet d’évaluer la conformité à la
norme à atteindre. Il s’agit de produire des « corps dociles » et de redresser
les comportements. Le règne de la norme remplace celui de la loi (p. 216).
À cet égard, l’intériorisation du rapport de surveillance que permet un
dispositif panoptique (cellules individuelles, baignées par la lumière
extérieure qui permet au gardien de voir sans être vu) exprime parfaitement
ce règne de la norme aussi bien que l’anonymisation du pouvoir. Le pouvoir
disciplinaire permet de maximiser les effets de pouvoir avec un minimum
d’efforts. Il faudrait ajouter qu’en produisant un corps « docile » le pouvoir
disciplinaire produit en même temps un corps « utilisable », qui répond aux
objectifs et aux enjeux des économies capitalistes qui se mettent en place
en même temps.
• Prison & délinquance : expliquer le maintien de la prison
malgré ses dysfonctionnements (SP IV)
« La mise en place de la prison comme technique de correction du
comportement s’explique donc depuis l’extension de procédures
disciplinaires dans la société classique. Mais on explique alors seulement
l’apparition de la prison4 ». Resterait à expliquer son maintien comme
technique de punition alors que de l’avis de tous elle dysfonctionne et
échoue dans sa mission à resocialiser et à réinsérer. Au point de souligner
« le maintien de la délinquance, l’induction de la récidive, la transformation
de l’infracteur d’occasion en délinquant d’habitude, l’organisation d’un
milieu fermé de délinquance » (p. 317). Les réformes nombreuses et variées
ne parviennent pas à changer cet état de fait et l’incarcération se maintient
comme technique punitive exclusive. Au lieu d’en rester à l’étonnement,
Foucault se propose alors d’envisager la fonction de la prison dans la
société : « On peut s’étonner que depuis 150 ans la proclamation de l’échec
de la prison se soit toujours accompagné de son maintien. […] Mais peut-
être faut-il retourner le problème et se demander à quoi sert l’échec de la
prison » (p. 317). Une question qu’on est en droit de se poser dans la
mesure où le dysfonctionnement semble être structurel.
Le mouvement pour réformer les prisons n’est pas un phénomène
tardif. Il ne semble même pas être né d’un constat d’échec dûment
établi. La « réforme » de la prison est à peu près contemporaine de la
prison elle-même. Elle en est comme le programme. La prison s’est
trouvée dès le début engagée dans une série de mécanismes
d’accompagnement, qui doivent en apparence la corriger mais qui
semblent faire partie de son fonctionnement même, tant ils sont liés à
son existence tout au long de son histoire (p. 271).
Le choix de la prison comme technique punitive exclusive aussi bien que
son maintien s’inscrit dans le mouvement de transformation des
illégalismes et de leur gestion différenciée dans la société capitaliste (II 1,
p. 98-106). « Il faut concevoir un système pénal comme un appareil pour
gérer différentiellement les illégalismes, et non point pour les supprimer
tous » (p. 106). Premièrement, la « douceur des peines » – dont est censée
relever l’incarcération – est l’un des aspects d’une tactique de pouvoir qui
tend à lutter contre un illégalisme des biens, populaire, inacceptable dans
une société capitaliste de concert avec une juridiction différentiée : le vol
relève des tribunaux ordinaires et appellent un châtiment, tandis que
l’illégalisme des droits (évasion fiscale, fraude…), que peuvent pratiquer
les bourgeois relève de juridictions spécifiques (p. 98-106). Mais Foucault
va surtout montrer, dans la dernière partie de l’ouvrage, que l’incarcération
favorise un certain type d’illégalisme, contrôlé et dépolitisé qui permet de
contrer, de contrebalancer un autre illégalisme : l’illégalisme politique des
luttes sociales. Et c’est en ce sens qu’il faut comprendre la réponse au
premier abord paradoxale de Foucault selon laquelle la prison n’incarcère
pas des délinquants, mais fabrique d’abord et avant tout de la délinquance.
La pénalité de détention fabriquerait […] un illégalisme fermé, séparé
et utile. Le circuit de la délinquance ne serait pas le sous-produit
d’une prison qui en punissant ne parviendrait pas à corriger ; il serait
l’effet direct d’une pénalité qui, pour gérer les pratiques illégalistes,
en investirait certaines dans un mécanisme de « punition-
reproduction » dont l’emprisonnement formerait une des pièces
principales […]. En se différenciant des autres formes d’illégalisme (i.
e. vol, luttes sociales), la délinquance pèse sur eux (p. 324-325).
Or, il se trouve en outre que cet illégalisme produit, contrôlé, profite à la
police (les mouchards et indics) et à la bourgeoisie – dans les différents
trafics de drogues, d’armes, de prostitution (p. 325-329).
La délinquance, illégalisme maîtrisé, est un agent pour l’illégalisme
des groupes dominants. […]. L’existence d’un interdit légal crée
autour de lui un champ de pratiques illégalistes, sur lequel on parvient
à exercer un contrôle et à tirer un profit illicite par le relais d’éléments
eux-mêmes illégalistes mais rendus maniables par leur organisation en
délinquance. Celle-ci est un instrument pour gérer et exploiter les
illégalismes (p. 327).

3. Surveiller et punir dans l’œuvre de M. Foucault


• Faire la généalogie des institutions contribue à l’« ontologie
critique de notre actualité »
Le projet d’une histoire de la prison, tel qu’il est mené de façon
généalogique et critique dans SP, s’inscrit dans un projet philosophique plus
général que Foucault développe dans un texte de 1984 intitulé « Qu’est-ce
que les Lumières ? ». Il y assigne à la philosophie la tâche de « faire une
ontologie critique de nous-mêmes »5, d’établir un diagnostic de ce que nous
sommes, autrement dit de ce que nous pensons, faisons, disons ; un
diagnostic de notre actualité, à savoir de notre présent en tant qu’il diffère
par rapport au passé. Plus encore, il s’agit d’établir ce qui fait que nous
sommes ce que nous sommes, ce qui revient à mettre au jour l’historicité et
par définition la contingence de ce que nous pensons, faisons et disons. Et
c’est cette historicisation de notre manière d’être qui nous permettrait en
outre de transformer sur certains points notre existence, notre être même.
En d’autres termes, pour Foucault, faire de la philosophie consiste à
« savoir qui l’on est, pour changer celui que l’on est » ou encore à « essayer
de penser autrement ». Il ne s’agit pas, bien entendu de changer pour
changer, mais d’évaluer les aspects qui peuvent et qui nécessitent6 d’être
réfléchis, pensés et transformés : à savoir quand les rapports de pouvoir se
transforment en rapport de domination.
Concrètement, « changer qui nous sommes » et « penser autrement »
débouche au mieux sur une forme d’invention de soi ou d’esthétique de
l’existence. « Faire de sa vie une œuvre d’art » c’est se prendre soi-même
pour objet de son action en vue de se transformer et de se produire aussi
soi-même comme sujet. Mais cela se traduit aussi – et cela implique – une
démystification des institutions au sens large du terme, via une généalogie
critique, qui seule peut contribuer à leur modification concrète.
L’élaboration d’un tel projet, généalogique et critique, doit beaucoup à
Nietzsche et plus généralement aux penseurs dits « du soupçon », Freud et
Marx7. Savoir que nos évidences ne sont toujours que des points d’arrivée
qui jouent souvent une fonction que nous ignorons et dont il importe alors
de mettre au jour les tenants et les aboutissants, voilà l’enjeu. Mais, comme
l’indique le titre de l’article auquel on faisait référence, c’est bien à Kant, à
qui il a consacré sa thèse complémentaire8, que Foucault rattache sa
démarche, tout en précisant bien l’écart qui le sépare du penseur de
Königsberg : alors que Kant cherche à établir les limites de nos facultés afin
d’y borner notre exercice, Foucault cherche à identifier ce qui nous délimite
afin de comprendre ce qui peut – et mérite – d’être transformé. Reste donc à
savoir ce que cela implique, en termes de démarche et en termes d’objets
d’étude.
• Un moment – seulement ? – dans la réflexion sur le pouvoir
La conception du pouvoir qui se fait jour dans SP ne rend pourtant compte
que d’un moment et d’un aspect de la réflexion que Foucault mène sur le
pouvoir et les rapports de pouvoir – différente de celle qu’il développera
ensuite, à partir de 1977 et 19789.
1. La technologie de pouvoir identifiée dans SP s’adresse avant tout à
l’individu et à son corps et non pas à la population et à sa vitalité. En ce
sens, on distinguerait l’anatomopolitique de SP de la biopolitique
développée notamment dans les cours de 1977 à 198010 consacrés à la
rationalité du gouvernement, autrement dit la manière dont le
gouvernement réfléchit sa pratique. Il ne s’agit pourtant pas d’opposer ces
deux approches en en faisant des étapes historiques ou des étapes dans la
pensée de Foucault. En effet, la référence au pouvoir pastoral11 permet à
Foucault d’intégrer dans une réflexion de type biopolitique des éléments
caractéristiques de l’anatomopolitique, en l’occurrence l’individualisation.
Le pasteur, c’est celui qui, tout à la fois, prend soin du troupeau aussi bien
que de chacune des brebis. Par ailleurs, si Foucault conceptualise l’une
puis l’autre, il s’en sert et les réinvestit lui-même l’une et l’autre dans
l’explication d’un même problème. Par exemple ce qu’il appelle un
« dispositif de sexualité » : on a bien affaire à une attention aux conduites
individuelles qu’il s’agit de réguler et de normaliser (lutte contre
l’onanisme infantile en Angleterre par exemple), mais c’est aussi plus
globalement la santé, l’accroissement de la population qui est en jeu.
2. SP propose une lecture des relations de pouvoir en termes de stratégie et
de tactique à quoi il préférera à partir de 1978 les notions de
gouvernement et de gouvernementalité. Reste à comprendre la portée et
les enjeux de cet infléchissement. Dans SP les sujets sont considérés
comme produits par les relations de pouvoir et de savoir dans lesquels ils
sont pris et adviennent en tant que sujet. En l’occurrence, la prise sur le
corps qui se joue dans l’incarcération vise en réalité l’âme et un
comportement qu’il s’agit de modifier, de normaliser, notamment à
travers un dispositif médical et psychiatrique12. Cette conception du
pouvoir et du rapport sujet/pouvoirs ne permet pas de prendre en compte
les phénomènes de résistance, dont témoignerait pourtant le personnage
de Serge Livrozet13. La notion de gouvernement conduit en revanche à
faire émerger un autre plan dans la constitution du sujet : il n’est plus
seulement produit dans et par un dispositif de savoir-pouvoir, il se produit
aussi lui-même dans une certaine mesure. Contrairement à la notion de
pouvoir, la gouvernementalité vient donc donner les bases pour penser, via
le rapport à soi, via l’invention de soi, une résistance au sein même des
rapports de pouvoir.

4. Un livre qui répond à la conception que


Foucault se fait du livre et de l’intellectuel
• Un livre relais dans les pratiques – Michel Foucault et le GIP
SP doit être compris comme un relais. La théorie – en l’occurrence le
livre – n’a pas vocation à rendre compte de ce qui se passe ni à initier
« d’en haut » un mouvement. Les livres doivent fonctionner comme des
relais, ce qu’exprime très clairement Deleuze à propos justement de
Foucault et dans le cadre d’un entretien avec lui.
La pratique est un ensemble de relais d’un point théorique à un autre,
et la théorie, un relais d’une pratique à une autre. Aucune théorie ne
peut se développer sans rencontrer une espèce de mur, et il faut la
pratique pour percer le mur. Par exemple, vous (i. e. Foucault), vous
avez commencé par analyser théoriquement un milieu d’enfermement
comme l’asile psychiatrique au XIXe siècle dans la société capitaliste.
Puis vous débouchez sur la nécessité que des gens précisément
enfermés se mettent à parler pour leur compte, qu’ils opèrent un relais
(ou bien, au contraire, c’est vous qui étiez déjà un relais par rapport à
eux), et ces gens se trouvent dans les prisons, ils sont dans les prisons.
Quand vous avez organisé le Groupe d’information sur les prisons, ç’a
été sur cette base : instaurer les conditions où les prisonniers
pourraient eux-mêmes parler. Ce serait tout à fait faux de dire […] que
vous passiez à la pratique en appliquant vos théories. Il n’y avait là ni
application, ni projet de réforme, ni enquête au sens traditionnel. Il y
avait tout autre chose : un système de relais dans un ensemble, dans
une multiplicité de pièces et de morceaux à la fois théoriques et
pratiques. Pour nous, l’intellectuel théoricien a cessé d’être un sujet,
une conscience représentante ou représentative. Ceux qui agissent et
qui luttent ont cessé d’être représentés, fût-ce par un parti, un syndicat
qui s’arrogeraient à leur tour le droit d’être leur conscience.14
La réflexion de Foucault est loin d’être désincarnée et abstraite ; elle
s’inscrit au contraire de plain-pied dans les événements de l’époque, qu’il
s’agisse de l’assassinat de G. Jackson dans la prison de San Quentin, ou des
suicides de nombreux détenus, des conditions de vie et d’hygiène
déplorables. Les textes viennent donner une visibilité, relayer cette actualité
souvent marginalisée et occultée15. La rédaction de SP – et la conception du
pouvoir qui s’y joue – s’inscrit dans l’activité militante que mène Foucault à
partir de 1971, date à laquelle il crée avec Daniel Defert le Groupe
Information Prisons (GIP)16 et qui entend essentiellement donner la parole
aux prisonniers et à leur famille. Cela renvoie à une certaine conception de
la place et du rôle de l’intellectuel dans son époque, par rapport aux
institutions et aux pouvoirs que Foucault défend dans le même entretien
avec Deleuze. Il y élabore la notion d’intellectuel spécifique17 qu’il oppose
à ce qu’il appelle l’« intellectuel universel » dont Sartre serait la figure
majeure18. Loin de prétendre avoir une compétence générale d’analyse du
monde, celui-là, médecin, universitaire, travailleur social, parle de son
expérience particulière grâce à la place privilégiée qu’il occupe dans les
réseaux de communication. En l’occurrence, Foucault se sert ici de sa
position d’intellectuel pour faire entendre la voix des prisonniers de leurs
familles, au lieu de raconter, d’analyser ce qu’ils disent. Encore une histoire
de relais.
• Un livre « boîte à outils »
Le livre – et la conception du pouvoir qui s’y fait jour – peut également être
compris comme une boîte à outils. C’est précisément dans l’article consacré
à la parution de SP que Foucault utilise cette expression :
Mon discours est évidemment un discours d’intellectuel, et, comme
tel, il fonctionne dans les réseaux de pouvoir en place. Mais un
livre est fait pour servir à des usages non définis par celui qui l’a écrit.
Plus il y aura d’usages nouveaux, possibles, imprévus, plus je serai
content. Tous mes livres, que ce soit l’Histoire de la folie ou celui-là
(i. e. SP) sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils. Si les gens
veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle
analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre-boulon pour court-
circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris ceux-
là même dont mes livres sont issus … eh bien, c’est tant mieux !19
Il s’avère que les usages de SP ont été nombreux, qu’il s’agisse par exemple
des réflexions critiques et des réformes concrètes de l’institution carcérale :
Canada et Belgique se sont énormément inspirés du travail de Foucault. De
même le panoptique demeure une référence inaugurale des travaux
contemporains sur la surveillance, quand bien même s’en distinguent-ils en
parlant de sociétés « post-panoptiques »20. C’est dans ce texte de SP que
Deleuze identifie les prémisses de ce qu’il appelle, en s’appuyant sur
W. Burrough, des « sociétés de contrôle » auxquels Negri et Hardt
donneront la portée que l’on sait dans Empire. Enfin, la plupart des travaux
contemporains sur les normes, sur leur rapport avec l’identité et la
construction de soi se construisent toujours en référence à Foucault, qu’il
s’agisse de s’en inspirer pour prolonger sa réflexion dans le contexte qui est
le nôtre21, ou qu’il s’agisse de s’en distinguer22.
Sandrine Alexandre

Bibliographie
• Articles et cours de Michel Foucault à propos des institutions
pénales et carcérales

• La société punitive. Cours au Collège de France


(1973-1974), Paris, éditions de l’EHESS-Seuil-
Gallimard, 2013.

• Théorie des institutions pénales. Cours au Collège


de France (1972-1973), Paris, éditions de l’EHESS-
Seuil-Gallimard, 2017.

• Dits et Écrits, 1954-1988 (DE dans les notes), 2


volumes, édition établie sous la direction de Daniel
Defert et François Ewald avec la collaboration de
Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 2001 (1994),
notamment textes n° 86-91 ; 127-131 ; 144 ; 151-
153 ; 156 ; 160 ; 175 ; 195 ; 209 ; 278-279 ; 282 ;
298 ; 300-301 ; 346.
• Études sur l’ouvrage et son thème

• Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville,


D’après Foucault. Gestes, luttes, programmes, Paris,
Les Prairies ordinaires, 2007, 374 p.

• Michelle Perrot, L’impossible prison. Recherches


sur le système pénitentiaire au XIXe, Paris, Seuil,
1970.

• Jacques-Guy Petit, « Les historiens de la prison et


Michel Foucault », Société et représentations, n° 3,
novembre 1996.

• Études générales

• Philippe Chevallier, Michel Foucault, Le pouvoir et


la bataille, Paris, PUF, 2006.

• Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de


Minuit, 1986.
• Frédéric Gros, Michel Foucault, Paris, PUF,
coll. « Que sais-je ? », 1996.

• Christian Laval, Luca Paltrinieri, Ferhat Taylan,


Marx & Foucault. Lectures, usages, confrontations,
Paris, La Découverte, 2015.

• Carlos Lévy, Michel Foucault et la philosophie


antique, Paris, Kimé, 2003.

• Hervé Oulc’hen, Usages de Foucault, Paris, PUF,


2014.

• Luca Paltrinieri, L’expérience du concept. Michel


Foucault entre épistémologie et histoire, Paris,
Presses de la Sorbonne, 2012.

• Judith Revel, Michel Foucault, expériences de la


pensée, Paris, Bordas, 2005.

• Arianna Sforzini, Michel Foucault. Une pensée du


corps, Paris, PUF, 2014.
1. Pour les points 1 et 2 on pourra aussi se reporter à F. Gros, Michel Foucault, Paris, PUF, « Que
sais-je ? », 1996, chap. 2, p. 55-90.
2. Traité des délits et des peines (1764). Cette référence est très importante pour Foucault.
3. Foucault élabore d’ailleurs une typologie des sociétés punitives. Cf. Théorie des institutions
pénales. Cours au Collège de France (1972-1973), cours des 3 et 28 janvier.
4. F. Gros, p. 75.
5. Kim Sang Ong-Van-Kung, « Histoire et expérience. Foucault et l’ontologie critique de notre
actualité ».
6. L’usage des plaisir, p. 15.
7. « Nietzsche, Freud, Marx », Dits et écrits, n° 46.
8. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique. Introduction à l’Anthropologie, éditée chez Vrin
en 2008.
9. Pour une analyse de cette évolution, cf. A. Fontana, présentation du cours Il faut défendre la
société.
10. Sécurité, territoire, population (1977-1978) ; Naissance de la bio-politique (1978-1979) ; Du
gouvernement des vivants (1979-1980).
11. Cf. Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-1980).
12. Sur le « pouvoir psychiatrique », voir le cours de 1973-1974 et le cours Les anormaux (1974-
1975) pour son application à la prison.
13. Livrozet, S., De la prison à la révolte (1973), L’esprit frappeur, 1999, préfacé par M. Foucault (cf.
DE texte n° 116).
14. G. Deleuze, « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien de Michel Foucault avec Gilles Deleuze »,
L’Arc n° 49 = Dits et écrits, n° 106.
15. Cf. les numéros 3 et 4 de L’Intolérable chez Gallimard. Et M. Foucault préface l’ouvrage de B.
Jackson, Leurs prisons. Autobiographies de prisonniers américains (1975). Cf. DE, n° 44.
16. Dits et Écrits, texte n° 86 à 91 et Artières, Ph., avec M. Zancarini-Fournel, Le Groupe
d’information sur les prisons. Archives d’une lutte, 1970-1972, IMEC, 2001.
17. « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien de Michel Foucault avec Gilles Deleuze », Dits et
écrits, n° 106 ; également « Entretien avec Michel Foucault », Dits et écrits, n° 192.
18. H. Oulc’h, « La politique de la vérité de l’intellectuel. Entre Foucault et Sartre », in H. Oulc’h
(dir.), Usages de Foucault, Paris, PUF, 2014.
19. « Des supplices aux cellules ». Entretien avec R. P. Droit, Le Monde, 21 février 1975, DE, n° 151.
M. Foucault sera cependant plus critique en 1978, en affirmant que « L’idéal n’est pas de fabriquer
des outils, mais de construire des bombes, parce qu’une fois qu’on a utilisé les bombes qu’on a
construites, personne d’autre ne peut s’en servir. Et je dois ajouter que mon rêve, mon rêve
personnel, n’est pas exactement de construire des bombes, car je n’aime pas tuer les gens. Mais je
voudrais écrire des livres bombes, c’est-à-dire des livres qui soient utilisés précisément au moment
où quelqu’un les écrit ou les lit. Ensuite, ils disparaîtraient. Ces livres seraient tels qu’ils
disparaîtraient peu de temps après qu’on les aurait lus ou utilisés. Les livres devraient être des
bombes et rien d’autre » (« Dialogue sur le pouvoir ». Entretien avec les étudiants de Los Angeles,
dans S. Wade, Chez Foucault, Los Angeles, Cirkabook, 1978, DE, n° 221).
20. Les travaux d’A. Vitalis par exemple.
21. Les travaux d’A. Rouvroy par exemple, notamment « Gouvernementalité algorithmique et
perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation de la relation »,
Réseaux, 2013/1, n° 177, p. 163-196.
22. Un certain nombre de travaux féministes ont critiqué les perspectives de Foucault. N. Fraser entre
autres.
52
Hayek, Droit, législation
et liberté (1973-1979)

Parmi les philosophes objets de contresens et de malentendus, Friedrich von


Hayek (1899-1992) occupe une place de choix : souvent peu lu car peu
traduit en français – ou traduit dans des éditions devenues rapidement
introuvables –, réduit à un seul livre de nature polémique (La route de la
servitude, 19441), son œuvre ne reçoit pas en France l’estime qu’elle mérite.
Pourtant, héritier des Lumières écossaises, fin lecteur de Hume, économiste
qui reçut en 1974 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques
(que l’on appelle souvent le « Prix Nobel d’Économie »), Hayek apparaît
comme l’un des philosophes majeurs du siècle passé.
En 1973, 1976 et 1979 paraissent trois volumes d’une même œuvre, Droit,
législation et liberté2, qui constituent l’aboutissement le plus clair de sa
pensée et qui offrent de nouvelles perspectives sur ce qui avait déjà été
exposé dans la Constitution de la liberté (1960) où étaient analysés les
fondements possibles d’une société libre. Nettement inspirée par l’idée
d’une limitation intrinsèque et radicale de ce à quoi la connaissance
humaine peut parvenir, cette œuvre en tire toutes les conséquences sur les
plans social et économique et démontre patiemment la démesure autant que
l’illusion qui président aux croyances selon lesquelles les sociétés humaines
pourraient être non seulement connues dans leur ensemble mais de surcroît
anticipées quant aux résultats des interactions qui s’y déroulent. Ainsi se
noue une sorte de drame intime entre les dimensions épistémologique,
sociale et morale : l’hybris inhérent aux croyances modernes, voulant que
des sociétés complexes puissent faire l’objet d’un savoir scientifique,
rejaillit dans la pratique via l’organisation chaque jour plus coercitive du
monde économique et social afin que ce dernier rejoigne coûte que coûte les
désirs irréalistes de ceux qui veulent organiser de force la société sur le
modèle de ce qu’ils croient être un juste modèle d’organisation.

1. Règles et ordre
• La critique du constructivisme
Le premier volume de 1973 intitulé « Règles et ordre » propose à la fois une
épistémologie et une analyse subtile de ce qui mérite le nom d’ordre ; à cet
égard, toute l’ambition d’Hayek peut ici être résumée comme menant à
distinguer l’ordre de l’organisation : un ordre n’est pas par nature le
résultat d’une organisation intentionnelle. C’est pourquoi l’œuvre d’Hayek
vise à contester le fait qu’un ordre complexe – d’un ensemble innombrable
d’interactions entre individus – puisse faire l’objet d’une connaissance,
d’une anticipation et, partant, d’une organisation volontaire. Dès
l’introduction, Hayek pose ainsi une définition cruciale de ce qu’il appelle
le « rationalisme constructiviste » et dont il attribue la paternité à
Descartes ; il s’agit à ses yeux d’une « conception qui tient pour certain que
toutes les institutions sociales sont le produit d’un dessein délibéré, et
doivent l’être3. » Il ne nous appartient ici d’évaluer la pertinence du
caractère initialement cartésien du constructivisme qui peut être
abondamment discutée ; en revanche, nous souhaitons insister sur
l’importance de ce concept qui sera au cœur de ce que critique Hayek et qui
ne peut être compris indépendamment de la question des finalités : au fond,
est constructiviste la croyance selon laquelle seraient scientifiquement
possibles non seulement la connaissance d’un ordre social souhaitable mais
de surcroît la construction intentionnelle, finalisée, de cet ordre social jugé
souhaitable.
• Cosmos et Taxis
Dès lors, le cœur constant de l’analyse d’Hayek consiste à démontrer que
les interactions entre les individus produisent des résultats si complexes et
si imprévisibles que nul savoir humain n’est en mesure d’en anticiper les
effets. De ce fait, toute vision globale prétendant connaître les lois d’un
groupe et prétendant anticiper – prédire – ce qui va advenir, procède d’une
très grave erreur d’analyse quant à ce que le savoir humain est réellement
capable d’établir. C’est pourquoi la notion d’ordre se trouve mise au centre
de sa réflexion afin de montrer qu’ordre et organisation – donc construction
intentionnelle d’un ordre visé – ne sont pas des synonymes.
Sa première décision conceptuelle, dans le livre I, consiste à distinguer deux
types de relations ordonnées : taxis et cosmos. Ces deux mots grecs
désignent deux types d’ordres tout à fait différents : le cosmos désigne un
ordre naturel, indépendant de la volonté et de la concertation humaines,
existant comme tel à l’état brut. En revanche, taxis signifie « ordre
artificiel », « ordre créé ». Un taxinomiste crée par exemple des ordres
biologiques pour classifier des espèces, mais cet ordre a quelque chose
d’arbitraire et de non naturel : tout être organisant arbitrairement des
classements s’inscrit dans un ordre taxinomique et le constructivisme ne
sera rien d’autre que la tentative d’injecter cet ordre artificiel – taxis – dans
le monde des interactions humaines.
• La notion d’ordre spontané
La question qui se pose est alors la suivante : une société ordonnée procède-
t-elle d’un ordre naturel ou d’un ordre organisé et donc
artificiel (construit) ? Le coup de génie d’Hayek consiste à répondre
qu’aucun de ces deux ordres ne correspond à l’ordre social ; la société est
un produit infiniment complexe d’interactions individuelles qui n’ont rien
de naturel ; de ce fait, un ordre social ne saurait être naturel ni comparé au
cosmos. Mais les interactions spontanées sont par elles-mêmes bien trop
complexes pour qu’une sorte d’unité centrale organise depuis un supposé
savoir le meilleur ordre possible – qu’il prenne la forme d’un « plan » en
économie, d’un management au sein de l’entreprise, etc. Autrement, l’ordre
taxinomique, créé par une volonté consciente en fonction d’un but précis,
est lui-même inadapté pour penser l’ordre social. Pour le dire encore
autrement, il est illusoire de croire que l’on puisse à partir d’une
intelligence humaine assigner un but précis et prédéfini au résultat des
interactions : seul un orgueil démesuré doublé d’une incompréhension des
limites du savoir humain mène à croire que l’on pourrait organiser les
interactions humaines en vue d’un but conscient.
Ni naturel, ni organisé, l’ordre d’une société impose de penser une troisième
forme d’ordre, qu’Hayek appelle « spontané » ; des interactions complexes,
aux intérêts divergents, produisent une forme d’ordre non voulu, non
intentionnel et non anticipable, donc non visé téléologiquement ; cet ordre
n’est pas naturel, ne manifeste aucune régularité comparable aux lois
naturelles mais il n’est pas voulu non plus, et n’est donc pas organisé.
• La critique du scientisme et du « totalisme »
Cette complexité des interactions humaines interdit de traiter le monde
humain comme l’on traite les sciences physiques ; si celles-ci peuvent être
sans dommages ramenées à des modèles simplifiants, les interactions
humaines résistent par leur complexité à toute forme de modélisation et de
prédictions scientifiques ; à cet égard, Hayek bataille contre le
réductionnisme scientiste, défini comme une extension indue des méthodes
et de l’efficacité de la physique à l’étude des comportements humains, donc
comme une extension indue et absurde du modèle de la physique à
l’ensemble de la vie humaine. Fort de ce constat, Hayek se demande quels
sont les outils intellectuels que le scientisme doit forger pour réaliser sa
démarche ; le premier est la création arbitraire de grands ensembles
conceptuels dont la réalité n’est jamais démontrée mais auxquels on est
sommé de croire au seul motif qu’un mot est élaboré ; autrement dit, le
scientisme a tendance à créer des ensembles très englobants, créant par le
seul langage une impression fallacieuse de cohésion globale. Dans un
ouvrage qui ne fut que partiellement traduit en français sous le titre de
Scientisme et sciences sociales, Hayek put ainsi résumer ses analyses :
« A l’« objectivisme » de l’optique scientiste se relie étroitement son
totalisme méthodologique – sa tendance à traiter les « ensembles » tels que
la « société » ou « l’économie », le « capitalisme » […] ou une
« industrie », une « classe », une « nation » comme des objets nettement
déterminés dont il est possible de découvrir les lois en observant leur
comportement en tant qu’ensembles. »4
Il s’agit de comprendre que des réalités d’une complexité inouïe se trouvent
réduites à l’unité d’un mot – d’un concept – comme si le fait de
conceptualiser permettait de prouver l’unité de sens. Agir ainsi, c’est poser
des ensembles conceptuels extrêmement englobants, qui sont d’abord et
avant tout des concepts, et c’est ensuite croire que la réalité complexe se
laisse ramener à l’unité d’un concept. Mais, aux yeux d’Hayek, ce dont la
réalité est avérée, c’est celle des individus et des comportements
individuels : or, puisqu’on peine à observer des régularités et des lois dans
les comportements individuels, « on se tourne donc vers les ensembles dans
l’espoir que ceux-ci feront apparaître de telles régularités5. » On comprend
donc que ce qu’Hayek appelle « totalisme » n’est rien d’autre que la
conséquence méthodologique du scientisme, à savoir la création de
concepts permettant de penser des réalités incroyablement vastes et
complexes mais ainsi ramenées (grâce au concept) à l’unité, c’est-à-dire à la
cohésion fictive d’une totalité. Pour le dire autrement, le totalisme est la
nécessité pour le scientisme de créer des concepts uniques englobant la
totalité d’une réalité, sans égard pour la complexité de cette réalité. Et
Hayek de commenter :
« L’erreur contenue dans la vision totaliste est de considérer à tort
comme des faits ce qui n’est rien de plus que des théories provisoires,
des modèles construits par le sens commun pour expliquer la liaison
de certains phénomènes individuels que nous observons6. »

2. Le mirage de la justice sociale


Le second livre de Droit, législation et liberté ambitionne de démontrer le
caractère à la fois illusoire sur le plan théorique et en même coercitif sur le
plan pratique de la notion de « justice sociale » ; loin d’aller de soi, ce
concept se trouve décortiqué par Hayek, non pas en vue de contester toute
idée de justice – bien au contraire – mais dans le but d’en révéler
l’incohérence intellectuelle et les dommages pratiques. Ainsi s’articulent
recherche d’un sens authentique de la justice et analyse critique de la notion
fallacieuse de « justice sociale » dont Hayek ne cesse de pourchasser les
effets délétères.
• Thesis et Nomos
A l’instar de l’ordre d’une société qui, pour être libre, ne doit pas être
construit selon des visées particulières, les lois ne doivent pas être rédigées
ni votées selon des buts à atteindre ; on se retrouve ainsi dans une situation
où, si une société est libre, alors un ordre spontané émerge progressivement,
ordre que le juge se doit de protéger ; autrement dit, le juge ne vise pas un
objectif intentionnel, il préserve au contraire l’ordre fragile qui a
spontanément émergé des interactions individuelles. Le juge est là pour
rétablir l’ordre dans un ordre agencé en-dehors de tout dessein. Et Hayek
d’ajouter : « Le juge est, en ce sens, une institution propre à l’ordre
spontané7. »
Mais raisonner ainsi suppose de distinguer entre droit et législation ; plus
ancien que la législation positivement instituée par un État, le droit
préexiste à ce dernier et se distribue d’une part en thésis laquelle peut être
conçue comme un ensemble de règles d’organisation spontanée et, d’autre
part, en nomos qui désigne les « règles de juste conduite », lesquelles
peuvent être pensées comme les comportements se révélant
axiologiquement optimaux selon un regard rétrospectif. Qu’est-ce à dire ?
Tout simplement qu’il est impossible de déterminer a priori les meilleurs
comportements et donc les meilleures interactions ; mais à mesure que
s’effectuent les interactions, se dégagent des règles optimales de conduite,
tandis que d’autres se révèlent délétères, injustes ou inefficaces. Ainsi, la
législation comme positivité n’est-elle rien d’autre – dans une société libre
– que l’institutionnalisation dans les droits publics, civil et pénal de règles
qui ont progressivement émergé en amont de l’État et que l’expérience
humaine a fini par considérer comme optimales. En faisant appliquer la
législation, le juge protège en fait le droit qui a spontanément émergé des
interactions.
Erratique serait la tentation d’en déduire qu’Hayek identifie le « droit » au
droit naturel : fidèle héritier des Lumières écossaises, ce dernier ne croit pas
à l’existence d’une nature humaine universelle dans laquelle seraient fondés
des droits eux-mêmes naturels et universels ; c’est inversement la coutume
et l’expérience qui, préexistant à toute institutionnalisation, révèlent à qui
fait l’effort de les observer, ce qui est optimal – juste – et ce qui est nuisible.
Le droit dont parle Hayek n’est donc ni le droit naturel des jusnaturalistes ni
le droit positif institué par l’État ou le parlement ; c’est bien plutôt un
complexe de thesis et nomos dont les formes positives ne sont jamais que le
réceptacle institutionnel.
• Mirages de la « justice sociale »
Désormais peut se comprendre le mécanisme présidant à la critique de la
justice sociale. Premièrement, il est évident qu’Hayek ne nie pas toute
forme de justice, ne serait-ce qu’en vertu des règles de juste conduite, mais
qu’il refuse d’attribuer à des lois visant un ordre particulier le qualificatif de
« justes ». Mais encore lui faut-il, dans un deuxième temps, prouver que la
notion de « justice sociale » est en-soi irrationnelle, et ne se réduit pas à une
simple position contraire à la sienne. C’est pourquoi le second livre va
montrer que la « justice sociale » suppose, pour avoir un sens, de traiter la
société comme une entité consciente dotée d’intentions qui pourraient être
axiologiquement évaluées ou, pour le dire plus simplement, comme un
individu dont on pourrait qualifier les intentions.
« La justice dite « sociale » […] fut considérée comme un attribut que
devaient présenter les « actions » de la société, ou le « traitement »
des individus ou de groupes par la société. Comme le fait la pensée
primitive lorsqu’elle constate pour la première fois des processus
réguliers, les résultats de l’agencement spontané du marché furent
interprétés comme si quelque être pensant les avait délibérément
visés, ou comme si les avantages particuliers ou dommages
particuliers des diverses personnes, découlant de ces résultats, avaient
été l’objet de décisions délibérées et donc auraient pu être orientées
selon des règles morales. Cette conception de la justice « sociale » est
ainsi une conséquence directe de cet anthropomorphisme, de cette
tendance à la personnification à travers laquelle la pensée naïve essaie
de rendre compte de tous les processus intrinsèquement ordonnés8. »
Si l’on dit qu’une société est injuste, qu’est-ce que cela signifie ? Si l’on
prenait le mot « justice » au sens rigoureux, il faudrait dire que la société a
intentionnellement visé quelque chose d’injuste, ce qui est absurde puisque
la société est dénuée d’intentions ; mais cela s’apparenterait à une forme de
superstition anthropomorphique attribuant à « la société » (concept
totalisant) une intention unifiée et visant l’injustice. On aurait donc à
l’œuvre une projection anthropomorphique individuelle sur un concept
totalisant (intention individuelle projetée sur « la société ») s’apparentant à
une superstition archaïque satisfaisant néanmoins quelques intérêts très
particuliers :
« Cependant, le fait qu’une croyance soit l’objet d’une adhésion
quasi-universelle ne prouve pas qu’elle soit fondée ni même qu’elle
ait un sens, pas plus que jadis la croyance générale aux sorcières et
aux fantômes ne prouvait la validité de ces idées. Dans le cas de la
« justice sociale », nous sommes simplement en présence d’une
superstition quasi religieuse et, à ce titre, nous la laisserions
respectueusement en paix si elle ne faisait que rendre plus heureux
ceux qui la professent ; mais nous devons la combattre lorsqu’elle
devient le prétexte à user de contrainte envers les autres hommes9. »
• La « catallaxie »
Le second livre élabore enfin le concept de catallaxie qui est le nom par
lequel Hayek désigne sa théorie de l’échange – katallassein signifie en grec
« échanger » ou « recevoir dans la communauté » – et par lequel il pense les
mécanismes du marché, lieu par excellence de l’échange. Tirant là encore
les conséquences du refus d’une anticipation centralisée des comportements
humains, Hayek pense une forme polycentrique des échanges, et redéfinit
donc l’économie comme « un complexe d’actions délibérément
coordonnées visant un seul faisceau d’objectifs10 ». Et ce dernier de
préciser que l’on parlera de catallaxie pour désigner « l’ordre engendré par
l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché.
Une catallaxie est ainsi l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le
marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques
concernant la propriété, les dommages et les contrats11. »
Modèle d’ordre spontané, la catallaxie désigne une série d’interactions au
sein desquelles chaque agent poursuit des intérêts personnels – égoïstes –
sans fixer de buts collectifs. À rebours d’une planification centralisée où de
prétendus savants sauraient ce qui est économiquement optimal pour une
société, la catallaxie décrit un monde économique libre où chacun,
poursuivant de modestes intérêts égoïstes, peut – ou non – être
involontairement utile à autrui. Fondée sur une analyse des prix conçus
comme indication d’un certain état du marché, la catallaxie ne désigne pas
toute forme de marché mais uniquement sa forme optimale non parasitée
par les faux savoirs des planificateurs. « Le point important à voir dans la
catallaxie, c’est qu’elle rend compatibles et complémentaires des savoirs et
des buts qui seront grandement différents d’une personne à une autre,
qu’elles soient ou non égoïstes. C’est parce qu’en catallaxie, les hommes,
tout en poursuivant leurs intérêts propres – totalement égocentristes ou
hautement altruistes – vont promouvoir les entreprises de beaucoup d’autres
hommes, dont la plupart leur resteront toujours inconnus, qu’elle constitue
un ordre global si largement supérieur à toute espèce d’organisation12. »

3. L’ordre politique d’un peuple libre


Le troisième livre, peut-être plus politique que les deux précédents, se
révèle lui aussi très combattif sur plusieurs fronts. S’il reprend de
nombreuses analyses de la Constitution de la liberté, il bat en brèche
nombre d’idées fausses concernant le libéralisme et le néolibéralisme
qu’entretiennent leurs adversaires, et certains de leurs sectateurs.
• Trois clichés malmenés
Un des points saillants de ce troisième livre réside d’abord dans la critique
par Hayek de la notion de concurrence « pure et parfaite ». Le chapitre XV
juge ridicule et insensé de rechercher une concurrence de ce type qui ne
peut advenir et, plus ridicule encore, de croire que les libéraux croiraient en
une forme impossible de concurrence.
Le second cliché battu en brèche concerne le consommateur : loin de penser
à la concurrence à partir d’une sorte de pouvoir illimité du consommateur,
Hayek pense au contraire cette dernière selon les connaissances du
producteur qui, poursuivant leurs objectifs propres, n’ont pas à être
contrecarrées par une sorte de défense institutionnelle du consommateur.
« En tant que procédure de découverte, la concurrence doit s’appuyer sur
l’intérêt propre des producteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent être à même
d’utiliser ce qu’ils savent en vue de leurs propres objectifs, parce que
personne d’autre ne possède l’information sur laquelle ils doivent fonder
leur décision13. »
Enfin, la question du monopole se trouve là aussi analysée selon des
principes fort subtils ; loin de partir d’un dogme selon lequel tout monopole
serait par essence scandaleux, Hayek montre au contraire que le libre jeu
catallactique peut parvenir à des situations où personne ne parvient à faire
aussi bien qu’un concurrent ; dans ce cas, le monopole n’est pas un scandale
car il ne procède pas d’un privilège lui-même fixé par une législation.
Autrement dit, le monopole n’est scandaleux que lorsqu’il est imposé par
une planification où une autorité centrale agit de manière coercitive au sein
du marché. Mais si un monopole émerge spontanément du libre jeu de
l’inégalité des produits au sein du marché, alors il peut être légitime.
• Une réflexion constitutionnelle
Hayek analyse enfin les systèmes politiques modernes qui, prétendument
fondés sur la séparation des pouvoirs, ont en réalité amalgamé exécutif et
législatif ; les mêmes majorités font les parlements et les gouvernements.
Évoquant « l’avortement de l’idéal démocratique », Hayek constate la
confusion des genres et la concentration du pouvoir politique entre les
mains des mêmes intérêts. « Ce qui s’est produit avec l’apparente victoire
de l’idéal démocratique, c’est que le pouvoir de promulguer des lois et le
pouvoir gouvernemental de donner des ordres furent placés dans les mains
des mêmes assemblées. »14
Hayek propose d’y remédier via un système constitutionnel qui, tout à la
fois, intégrerait des éléments de la coutume et de juste conduite et qui, en
même temps, garantirait un mécanisme de séparation stricte entre les
pouvoirs où deux chambres nettement différenciées se répartiraient les
pouvoirs législatif – coercitif – et exécutif. Cela permettrait notamment de
freiner l’augmentation constate de la pression fiscale car l’on pourrait
scinder l’autorité qui imposerait les prélèvements obligatoires et celle qui
voterait les dépenses et les affectations.

Conclusion
Hayek est sans doute l’un des penseurs majeurs du XXe siècle, aussi bien sur
les plans économique et philosophique qu’épistémologique et social.
Héritier de Hume, Smith et même Darwin, il prend acte des faiblesses de la
connaissance humaine et en tire les conséquences dans le domaine
pratique ; s’orientant selon des informations sans cesse imparfaites et
lacunaires, l’individu tâtonne et défend tant bien que mal ses intérêts,
réclamant somme toute rien de plus que la préservation des ordres fragiles
ayant spontanément éclos.
Si l’ordre n’est pas l’organisation alors rien n’importe davantage que de se
méfier des organisateurs qui, sous couvert d’une connaissance introuvable
de la complexité humaine, imposent de manière coercitive leurs désirs à des
interactions dont ils croient à tort pouvoir prévoir l’issue. « Présomption
fatale » selon l’expression d’Hayek, cette vanité cognitive ne saurait être
que délétère, perturbant dans le meilleur des cas le fragile équilibre du
marché, mais pouvant conduire à la mort lorsque la complexité du réel se
paie le luxe de contredire les planificateurs.
Thibaut Gress

Bibliographie
• Édition du texte

• Friedrich von Hayek, Droit, législation et liberté,


traduction Raoul Audouin, revue par Philippe Nemo,
Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.

• Autres textes d’Hayek

• Friedrich Hayek, La route de la servitude,


traduction Georges Blumberg, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2013.

—, La présomption fatale. Les erreurs du socialisme,


traduction Raoul Audouin, Independently published,
2019.

—, La Constitution de la liberté, traduction Raoul


Audoin, Independently published, 2019.
• Littérature secondaire
• Thierry Aimar, Hayek. Du cerveau à l’économie,
Paris, Michalon, 2019.

• Christian Elleboode et Hubert Houliez, Friedrich


Hayek. Vies, œuvres, concepts, Paris, Ellipses, 2006.

• Laurent Francatel-Prost, Le vocabulaire de Hayek,


Paris, Ellipses, 2003.

• Philippe Nemo, La société de droit selon F. A.


Hayek, Paris, PUF, 1988.

—, « État de droit et polycentricité : Hayek », in


Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux
Temps modernes et contemporains, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2002, p. 1327-1347.
1. Friedrich Hayek, La route de la servitude, traduction Georges Blumberg, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2013.
2. L’ensemble est désormais édité en un volume, Droit, législation et liberté, traduction Raoul
Audouin, revue par Philippe Nemo, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
3. Droit, législation et liberté [désormais noté DLL], op. cit., p. 62.
4. Friedrich von Hayek, Scientisme et sciences sociales, traduction Raymond Barre, Plon, 1957,
Pocket, 1986, p. 81.
5. Ibid., p. 82.
6. Ibid., p. 83.
7. DLL, p. 231.
8. Ibid., p. 446-447.
9. Ibid., p. 455.
10. Ibid., p. 531.
11. Ibid., p. 532.
12. Ibid., p. 536.
13. Ibid., p. 735.
14. Ibid., p. 786.
53
Panorama 5 :
Intuition et philosophie
expérimentale

1. Le rôle des « intuitions » en philosophie


Qu’est-ce que la « philosophie expérimentale » ? C’est un tournant
méthodologique qui s’est développé au cours des quinze dernières années
dans le champ de la recherche universitaire et qui, comme son nom
l’indique, encourage les philosophes à faire usage de méthodes empiriques
et expérimentales. Notez que la proposition consiste à ajouter ces méthodes
aux méthodes traditionnellement utilisées par les philosophes et pas du tout
à remplacer celles-ci : de même que l’analyse du langage ordinaire ou la
logique modale sont venus enrichir la trousse à outils des philosophes sans
remplacer des méthodes plus traditionnelles comme l’analyse conceptuelle,
la philosophie expérimentale se propose de l’enrichir une fois de plus en y
ajoutant certaines méthodes empiriques, le plus souvent en provenance des
sciences cognitives et de la psychologie sociale.
Mais en quoi de telles méthodes pourraient-elles contribuer à la réflexion
philosophique ? La notion qui permet en général d’articuler réflexion
philosophique classique et usage de méthodes empiriques et le concept
« d’intuition ». Bien que ce concept soit aujourd’hui au centre même des
débats en métaphilosophie (en philosophie de la philosophie), il n’est pas
nécessairement familier à ceux qui n’en sont spécialistes. Il convient donc
de commencer par l’élucider, à partir de l’exemple familier qui suit :
SOCRATE. — Tu parles bien, Céphale. Mais en ce qui concerne cette
chose-là elle-même, la justice, dirons-nous qu’il s’agit simplement de
dire la vérité et de rendre à chacun ce qu’on en a reçu ? Ces deux
actes mêmes, ne les faisons-nous pas tantôt de manière juste, tantôt de
manière injuste ? Je propose le cas suivant : si quelqu’un recevait des
armes de la part d’un ami tout à fait raisonnable, mais que celui-ci
étant devenu fou les lui redemande, tout le monde serait d’accord pour
dire qu’il ne faut pas les lui rendre et que celui qui les rendrait ne
ferait pas un acte juste, pas plus que celui qui se proposerait de dire la
vérité à un homme dans un tel état.
CEPHALE. — Tu as raison.
SOCRATE. — Ce n’est donc pas une définition de la justice que de la
définir comme étant le fait de dire la vérité et de rendre ce qu’on a
reçu.1
Dans cet extrait de la République de Platon, Socrate se propose d’examiner
de façon critique la définition que Céphale vient de donner de la justice : la
justice consiste à dire la vérité et à rendre à chacun ce qu’on en a reçu.
Contre cette définition, Socrate propose une expérience de pensée, qui va
servir de contre-exemple permettant de rejeter la définition de Céphale :
puisqu’il ne serait pas juste de rendre à un ami devenu fou les armes qu’il
nous a confiées lorsqu’il était encore sain d’esprit, et tout aussi injuste de lui
dévoiler l’emplacement de ces armes, alors la justice ne peut pas consister à
rendre à chacun ce qu’on en a reçu et à toujours dire la vérité.
Mais cela soulève une question : comment Céphale et Socrate savent-ils
qu’il serait injuste, dans le cas imaginé par Socrate, de rendre à l’ami
devenu fou les armes qu’il nous aurait confiées ? Cette connaissance ne
peut certainement pas découler déductivement de l’application d’une
théorie préalable au cas en question. En effet, de son propre aveu, Socrate
n’a pour le moment aucune théorie au sujet de la justice. Quant à Céphale,
sa propre théorie de la justice va directement à l’encontre de cette
conclusion. Si donc ils savent qu’il est injuste de rendre les armes dans ce
genre de cas, ce savoir ne peut être le produit d’une déduction ou de
l’application de quelque principe ou théorie explicite.
Autrement dit, le fait qu’il serait injuste de rendre les armes leur apparaît
directement comme vrai (ou du moins plausible) et n’est déduit d’aucune
autre proposition préalablement adoptée. C’est d’ailleurs ce qui permet à
cette proposition de départager les deux interlocuteurs, sans pour autant
qu’ils partagent à la base la même théorie de la justice : le fait que cette
proposition leur apparaisse comme vraie ne dépend pas de leurs
engagements théoriques préalables.
De telles propositions, qui nous apparaissent immédiatement comme vraies,
sans avoir à être justifiées par d’autres propositions, et peuvent ainsi servir
de point de départ à un argument ou une discussion philosophiques
constituent ce que nombre de philosophes contemporains appellent des
intuitions. Étant donné l’étymologie latine du mot, le terme peut faire peur,
et donner l’impression que l’on prête aux êtres humains quelque capacité
surnaturelle de perception des vérités (semblable à la « vision en Dieu » de
Malebranche). Mais rassurez-vous : tel n’est pas le cas. L’usage
contemporain de ce terme est en fait agnostique quant à la nature des
processus ou des facultés qui produiraient de telles intuitions, tout comme il
ne dit rien de leur véracité : on peut avoir des intuitions fausses ou
trompeuses. Dans ce sens, dire d’une proposition qu’elle est « intuitive »
revient simplement à dire qu’elle nous apparaît comme intellectuellement
attractive, quand bien même nous ne pourrions pas la justifier à partir
d’autres propositions. En fournissant un point de départ, les propositions
« intuitives » permettent ainsi d’éviter la régression à l’infinie dont nous
menacent les arguments sceptiques.
Prises en ce sens, les « intuitions » font partie intégrante de la pédagogie
philosophique contemporaine. Si vous mettez en doute la proposition
kantienne selon laquelle il est toujours mal de mentir en défendant qu’il est
évident que nous aurions le devoir de mentir à un meurtrier qui nous
demande où est passé sa victime, alors vous faites appel à une intuition (que
nous avons le devoir de mentir au meurtrier). Si vous voulez illustrer la
différence entre connaissance et opinion vraie en utilisant l’exemple de
l’homme qui lit l’heure sur une horloge qui ne fonctionne pas, mais qui se
trouve être par le plus grand hasard arrêté sur la bonne heure, vous utilisez
encore une intuition (que cet homme ne sait pas quelle heure il est). Les
intuitions sont en fait le carburant essentiel de l’analyse conceptuelle.
Mais les intuitions sont aussi un phénomène psychologique : que telle ou
telle proposition vous apparaisse comme intuitive est un événement mental
qui peut, en tant que tel, être étudié par les méthodes issues de la
psychologie scientifique. C’est là que la philosophie expérimentale entre en
scène.

2. Philosophie expérimentale « descriptive » : ce


qui est intuitif et ce qui ne l’est pas
Puisqu’un certain nombre d’arguments et d’analyses philosophiques
s’appuient sur des propositions dites « intuitives », c’est-à-dire censées nous
apparaître immédiatement comme vraies, on voit tout de suite le rôle
sceptique que peut être amenée à jouer la philosophie expérimentale :
montrer que ce qui apparaît comme « évident » à certains est loin de l’être
pour tous.
Prenons un exemple : le rapport entre liberté et déterminisme. Si on prend la
plupart des manuels de philosophie à l’usage des Terminales, on se rend
vite compte que le débat est généralement présenté aux élèves de la façon
suivante : étant donné que liberté et déterminisme s’opposent, comment
réconcilier la liberté humaine avec l’existence de lois de la nature ? La
liberté est-elle une illusion, ou l’être humain échappe-t-il au déterminisme
pour constituer « un empire dans un empire » ? Autrement dit, le débat
semble prendre pour acquis l’idée selon laquelle liberté et déterminisme
seraient antinomiques.2 Or, cela va à l’encontre du débat qui anime les
spécialistes universitaires de la question, pour lesquels toute la question est
justement de savoir si notre conception ordinaire de la liberté est compatible
ou incompatible avec le déterminisme. Les compatibilistes, comme leur
nom l’indique, pensent que la liberté est totalement compatible avec le
déterminisme, puisqu’elle consiste principalement à agir selon ce que nous
désirons vraiment, suivant ainsi les traces de Hobbes, Hume ou encore
Voltaire.
La plupart des manuels semblent donc considérer la position compatibiliste
comme évidemment absurde. Ils semblent ainsi s’accorder avec Kant, pour
qui une telle position mérite à peine d’être discutée :
c’est là un misérable subterfuge, dont quelques esprits ont encore la
faiblesse de se contenter, s’imaginant ainsi qu’ils ont, par ce dérisoire
artifice verbal, résolu ce difficile problème, sur lequel tant de siècles
ont travaillé en vain, et dont, par conséquent, il n’est guère probable
que la solution soit à trouver à un niveau si superficiel. […] Si la
liberté de notre volonté n’était pas autre chose que cette liberté
(psychologique et comparative, et non en même temps
transcendantale, c’est-à-dire absolue), elle ne vaudrait au fond guère
mieux que celle d’un tournebroche qui, une fois monté, exécute de
lui-même ses mouvements.3
Mais est-il vraiment aussi évident que liberté et déterminisme ne sauraient
être compatibles, et que suggérer une telle solution reviendrait simplement à
changer le sens de ces mots ? Rien n’est moins sûr. Un philosophe nommé
Eddy Nahmias et ses collègues sont allés interroger à ce sujet un certain
nombre de participants, qui devaient lire le scénario suivant4 :
Superordinateur – Imaginons qu’au siècle prochain nous découvrions
toutes les lois de la nature et que nous mettions au point un
superordinateur capable de déduire à partir de l’ensemble de ces lois
de la nature et de l’état actuel du monde ce qui se produira à
n’importe quel moment dans le futur. Ce superordinateur a la
possibilité de voir tout ce qui se passe actuellement dans le monde et
de prévoir avec un taux de succès de 100 % ce qui s’y produira par la
suite. Supposons donc qu’un tel superordinateur existe et qu’il
enregistre l’état du monde à un moment donné, le 25 mars 2150, soit
20 ans avant la naissance de Jérémie Hall. De ces informations et des
lois de la nature prises ensemble, le superordinateur en déduit que
Jérémie braquera la Banque de la Fidélité à 6 heures du matin le
26 juin 2195. Comme toujours, le superordinateur voit juste et
Jérémie braque la Banque de la Fidélité à 6 heures du matin le
26 juin 2195.
Jérémy a-t-il agi librement ? (OUI/NON)
Dans ce cas, 76 % des participants ont répondu que Jérémie avait agi
librement. 83 % ont aussi répondu qu’il méritait d’être blâmé pour avoir
braqué la banque. De plus, Nahmias et ses collègues ont obtenu des
résultats similaires à travers toute une gamme de scénarios, incluant un
monde où les comportements sont déterminés par nos gènes et notre
éducation et un autre soumis à un Éternel Retour stoïcien. Dans tous les cas,
la plupart des participants ont répondu qu’un agent pouvait être libre et
moralement responsable de ses actes dans de tels mondes.
Bien entendu, cela ne montre pas qu’il est vrai que liberté et déterminisme
sont compatibles : la vérité n’est pas un concours de popularité. Mais ce que
cela montre, c’est qu’on ne saurait considérer comme évident que liberté et
déterminisme sont incompatibles : il nous faut des arguments solides pour
l’affirmer. Pace Kant, le compatibilisme ne saurait être rejeté d’un revers de
main, sous prétexte qu’il serait évidemment absurde.
Ainsi, en cherchant à déterminer empiriquement ce qui est intuitif (ou
évident) et ce qui ne l’est pas, la philosophie expérimentale permet de
remettre en cause des « évidences » qui n’en sont pas pour tous, évitant
ainsi au philosophe de se laisser emporter par les idiosyncrasies de son
entendement. De plus, un certain nombre de recherches cherchent à
déterminer comment ces intuitions varient en fonction de l’origine, du
milieu socio-culturel et des traits de personnalités des individus, afin de
mieux déterminer quelles intuitions reflètent des évidences naturelles et
partagées, et lesquelles reflètent juste l’appartenance du philosophe à un
groupe donné.
3. Philosophie expérimentale « généalogique » : à
la source de nos intuitions
Mais la philosophie expérimentale ne cherche pas seulement à décrire nos
intuitions et à déterminer dans quelle mesure celles-ci sont partagées : elle
en cherche aussi la source, les mécanismes psychologiques qui les sous-
tendent. En effet, même si une intuition est largement partagée, cela ne
suffit pas à la rendre fiable : elle pourrait être largement partagée
précisément parce qu’elle est produite par un biais largement répandu.
Montrer qu’elle découle de ce biais permettrait alors de la mettre en doute
et de la rejeter : c’est là le cœur de la méthode dite généalogique, qui
remonte au moins à Nietzsche.
Prenons l’exemple de l’utilitarisme. L’utilitarisme est la théorie morale
selon laquelle l’acte bon est celui qui maximise le bien-être total. La théorie
à pour conséquence qu’il pourrait être justifié, dans certains cas, de causer
la mort d’une personne, si cela contribue au final à augmenter le bien-être
général. Pour certains, cette conséquence est tout bonnement « horrible »
(entendez : fortement « contre-intuitive »), de telle sorte qu’il faudrait, sur
cette simple base, rejeter l’utilitarisme.
Cependant, un certain nombre d’utilitaristes acceptent l’idée selon laquelle
leur théorie serait « contre-intuitive ». Seulement, soutiennent-ils, les
intuitions à l’encontre desquelles va l’utilitarisme ne seraient pas fiables, et
donc ne constitueraient pas une raison suffisante de rejeter l’utilitarisme.
Mais pourquoi penser que ces intuitions ne seraient pas fiables ? Prenez
pour commencer les deux cas suivants :
Détourner – Denise est à bord d’un train dont le conducteur a fait un
malaise. Cinq personnes se trouvent sur la voie principale. Cette voie
dispose d’une voie d’évitement, sur laquelle Denise peut détourner le
train au moyen d’un levier. Toutefois, un gros homme se trouve sur
cette voie. Si Denise actionne le levier, les cinq personnes qui se
trouvent sur la voie principale auront la vie sauve, mais le train
écrasera le gros homme. Si, au contraire, elle ne fait rien, le gros
homme aura la vie sauve, mais le train écrasera les cinq personnes.
Denise actionne le levier. Les cinq personnes sont hors de danger,
mais le gros homme décède.
Pousser – Frank est sur un pont qui surplombe une voie de chemin de
fer. À côté de lui se trouve un gros homme. Frank aperçoit un train qui
s’apprête à passer sous le pont. De l’autre côté du pont, cinq
personnes se trouvent sur les rails. Si Frank pousse le gros homme sur
les rails, la collision stoppera le train, mais le gros homme décédera.
Si, au contraire, il ne fait rien, le gros homme aura la vie sauve, mais
le train écrasera les cinq personnes. Frank pousse le gros homme. Les
cinq personnes sont hors de danger, mais le gros homme décède.
Dans le premier cas (Détourner), la plupart des gens trouvent qu’il était
moralement acceptable de détourner le train. Mais, dans le second cas
(Pousser), la plupart des gens trouvent qu’il était moralement inacceptable
de pousser l’homme sur la voie. Pourtant, dans les deux cas, cela revient à
causer la mort d’une personne pour en sauver cinq. Comment expliquer
cette différence ?
À travers une série d’expériences aujourd’hui très connues, le philosophe et
neuroscientifique Joshua Greene a pu montrer (i) que la lecture du cas
Pousser active plus les zones liées aux émotions de notre cerveau que la
lecture du cas Détourner et (ii) que la lecture du cas Détourner active plus
les zones liées au raisonnement de notre cerveau que la lecture du cas
Pousser. D’autres études montrent également (iii) qu’empêcher les gens de
réfléchir, en les distrayant ou en leur demandant de répondre vite, les
conduit à trouver moins acceptable de sacrifier une personne pour en sauver
plusieurs, et (iv) que les patients ayant des réponses émotionnelles
diminuées suite à une lésion cérébrale ou maladie neurodégénérative ont
tendance à trouver plus acceptable de sacrifier une personne pour en sauver
plusieurs.5 En s’appuyant sur ces résultats, Greene a défendu la théorie
suivante : quand nous sommes confrontés à ce genre de dilemmes, le
raisonnement selon lequel il vaut mieux une seule mort que cinq s’oppose à
une réaction émotionnelle puissante qui nous rend insupportable l’idée de
blesser quelqu’un. Si l’émotion prend le dessus, alors nous jugeons qu’il est
inacceptable de causer la mort d’une personne pour en sauver cinq.
Dire que les réponses utilitaristes sont le fruit du raisonnement et les
réponses non-utilitaristes le produit de nos émotions ne suffit cependant à
discréditer les dernières : après tout, nous pourrions adopter une perspective
rousseauiste et considérer que les émotions valent parfois mieux que la
raison. Mais il faut maintenant se demander : pourquoi ces émotions qui
nous conduisent à juger le sacrifice d’une personne inacceptable sont-elles
assez fortes pour supplanter le raisonnement utilitariste dans le cas Pousser
mais pas dans le cas Détourner ? S’appuyant sur une série d’expériences
supplémentaires, Greene pense avoir trouvé la solution : les réactions
émotionnelles qui guident les intuitions non-utilitaristes sont tout
simplement sensibles au fait que l’agent agisse directement sur la victime
(par contact direct). Parce que c’est le cas dans le cas Pousser mais pas dans
le cas Détourner, la réaction émotionnelle est assez forte pour supplanter le
raisonnement utilitariste dans le premier mais pas dans le second cas.
Le problème, selon Greene, est que le facteur qui guide nos intuitions anti-
utilitaristes (le fait que l’agent agisse ou pas directement sur la victime)
n’est pas un facteur moralement pertinent : du point de vue moral, cela ne
devrait faire aucune différence qu’une personne soit sacrifiée directement
ou par train interposé. Cela signifie donc que les intuitions anti-utilitaristes
ne sont pas fiables, car sensibles à des facteurs auxquelles elles ne devraient
pas être sensibles (imaginez par exemple si nos intuitions étaient sensibles à
l’origine ethnique de la victime). Et si ces intuitions ne sont pas fiables,
alors elles ne peuvent constituer une objection crédible à l’utilitarisme.

4. Au-delà des intuitions : philosophie


expérimentale et anthropologie philosophique
Mais l’intérêt de la philosophie expérimentale ne se limite pas à l’examen
sceptique de nos intuitions. Certains arguments et certaines thèses
philosophiques reposent sur des prémisses anthropologiques, censées
décrire comment se comportent, parlent ou pensent les êtres humains en
général. Pensez par exemple à la philosophie du langage ordinaire. Or, de
telles prémisses peuvent être aussi examinées et évaluer à l’aune de
résultats empiriques.
Prenons en guise d’exemple une thèse philosophique bien connue : les
jugements esthétiques (sur le beau) diffèreraient des simples jugements
d’agrément (comme, par exemple, le fait que nous trouvions tel ou tel
aliment délicieux) dans la mesure où les premiers prétendraient à une validé
universelle (ou, du moins, intersubjective). Cette thèse est fameusement
soutenue par Kant, qui l’appuie sur un certain nombre d’observations
anthropologiques :
Dans tous les jugements par lesquels nous déclarons que quelque
chose est beau, nous ne permettons à personne d’être d’un autre avis,
sans toutefois fonder notre jugement sur des concepts, mais en n’y
mettant pour fondement que notre sentiment, non pas donc en tant que
sentiment personnel et privé, mais en tant que sentiment commun.6
Ou :
[si quelqu’un] affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend
des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour
lui seulement, mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté
comme si c’était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : cette
chose est belle ; et ce, en comptant sur l’adhésion des autres à son
jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce
qu’il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le
sien ; mais, bien plutôt, il exige d’eux cette adhésion.7
Mais est-ce vraiment le cas ? Cette observation vaut-elle vraiment pour les
êtres humains en général, ou ne reflète-t-elle que l’entourage de Kant ? Pour
le savoir, mes collègues et moi avons présenté à un certain nombre de
participants des scénarios présentant un désaccord entre deux personnes.8
Le désaccord pouvait soit porter sur un fait objectif (par exemple, l’identité
de l’auteur de La Recherche du Temps Perdu), un jugement esthétique (la
beauté de la Lettre à Elise) ou jugement d’agrément (le goût des choux de
Bruxelles). Voici un exemple de scénario :
Agathe et Ulrich sont en vacances dans une maison à la campagne.
Alors qu’ils se promènent dans le jardin, ils entendent le chant d’un
rossignol. Agathe dit : « Ce chant est très beau. » Ulrich répond :
« Non. Ce n’est pas beau. »
D’après vous :
– L’un des deux a raison et l’autre a tort.
– Ils ont tous les deux raison.
– Ils ont tous les deux tort.
– Aucun d’entre eux n’a tort ou raison. Il est absurde de parler en termes
« d’avoir tort » ou « d’avoir raison » sur de tels sujets. C’est à chacun son
avis.
Si vraiment les gens considèrent les jugements esthétiques (portant sur le
beau) comme prétendant à une vérité universelle, ils devraient choisir la
première réponse. Sans surprise, nous avons observé que la plupart des gens
choisissaient la première réponse pour les désaccords portant sur des faits,
et que la plupart s’en détournaient dans le cas des jugements d’agrément.
De façon plus surprenante, peut-être, très peu de gens choisissaient la
première réponse dans le cas des jugements esthétiques portant sur le beau :
en fait, les gens avaient tendance à traiter les désaccords portant sur le beau
de la même façon que les désaccords portant sur les jugements d’agrément.
Dans les études suivantes, nous avons obtenu des résultats similaires pour
les désaccords portant sur le laid. Nous avons même obtenu les mêmes
résultats en interrogeant les participants sur leurs propres jugements
esthétiques : même si quelqu’un avait un avis contraire au leur concernant
la beauté d’un objet, la plupart des gens considéraient que personne n’avait
tort ou raison dans ce cas. Et pour couronner le tout, nous avons reproduit
ces résultats dans vingt pays différents.
Autrement dit, les observations anthropologiques sur lesquelles Kant fonde
son analyse du jugement esthétique ne semblent pas correctes. À la lumière
de ces résultats, peut-être est-il temps de réévaluer la thèse kantienne et la
distinction entre les jugements esthétiques et les autres jugements
d’agrément.

Conclusion
En guise de conclusion, on peut facilement comprendre l’intérêt de la
philosophie expérimentale pour la réflexion philosophique : elle sert
d’abord et avant tout de garde-fou, en nous invitant à nous méfier et à
réévaluer les certitudes et les croyances anthropologiques sur lesquelles
peuvent se fonder les discours philosophiques.
Florian Cova

Bibliographie
Il existe quelques ouvrages d’introduction à la philosophie expérimentale en
français :

• Florian Cova, Qu’en pensez-vous ? Une


introduction à la philosophie expérimentale, Meaux,
Germina, 2012. Un ouvrage d’introduction, avec
chaque chapitre consacré à un champ différent de la
philosophie.

• Florian Cova, Julien Dutant, Edouard Machery,


Joshua Knobe, Shaun Nichols et Eddy Nahmias, La
philosophie expérimentale, Vuibert, 2012. Une
anthologie de textes-clés de la philosophie
expérimentale, traduits en français avec introduction
• Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des
croissants chauds sur la bonté humaine, Paris,
Grasset, 2011. Une discussion de l’intérêt et de la
pertinence de la philosophie expérimentale pour
l’éthique.
1. Platon (2002). La République (traduction française par G. Leroux), Paris, Garnier-Flammarion.
2. Il est vrai que ces chapitres font souvent référence à Spinoza. Mais Spinoza ne s’oppose pas à cette
idée : il accepte que notre conception ordinaire de la liberté exclue le déterminisme, et doive pour
cette raison être remplacée par une autre conception.
3. Kant, E. (1989), Critique de la Raison Pratique (traduction française par L. Ferry et H. Wismann),
Paris, Gallimard.
4. Nahmias, E., Morris, S. G., Nadelhoffer, T., & Turner, J. (2006). « Is incompatibilism intuitive ? »,
Philosophy and Phenomenological Research, 73(1), 28-53.
5. Pour une synthèse détaillée de toutes ces recherches, voir : Greene, J. D. (2014), « Beyond Point-
and-Shoot Morality : Why Cognitive (Neuro) Science Matters for Ethics », Ethics, 124(4), 695-
726.
6. Kant, E. (1985), Critique de la Faculté de Juger (traduction française dirigée par F. Alquié), Paris,
Gallimard, § 22.
7. Ibid., § 7.
8. Cova, F. & Pain, N. (2012), « Can folk aesthetics ground aesthetic realism ? », The Monist, 95(2),
243-263.
54
Panorama 6 : Le nouveau
réalisme

Paru aux éditions du Seuil en 2006 et préfacé par Alain Badiou, Après la
finitude. Essai sur la nécessité de la contingence1 est, par son style autant
que par ses thèmes, considéré comme le coup d’envoi d’une nouvelle
manière de philosopher parfois nommée nouveau réalisme. Ce terme a été
proposé par Maurizio Ferraris lors d’un colloque tenu en 2012 pour
désigner le nom de l’époque qui suit la postmodernité. Selon Ferraris, le
nouveau réalisme refuse trois propositions du discours qu’il qualifie de
postmoderne. 1. L’idée que l’être se réduit au savoir que nous en avons, 2.
que tenir quelque chose pour vrai c’est l’accepter, 3. que tout savoir est une
forme de pouvoir, alors que le savoir libère plus qu’il n’opprime. Ainsi,
l’ambition de ce mouvement est tout autant de repenser la consistance du
réel que les moyens d’agir en lui : il procède d’une attitude autant que d’un
corpus théorique.
Loin de constituer un champ unifié, le nouveau réalisme constitue bien
plutôt une émergence multiforme. Il se caractérise en particulier par un
renouveau de la métaphysique, qui remet en cause l’assimilation de celle-ci
par Heidegger à une structure appelée onto-théo-logie qui commanderait
son histoire et son déploiement. Le nouveau réalisme légitime alors toute
nouvelle tentative métaphysique « par le simple fait qu’aucun interdit
absolu, préalable à toute discussion, ne peut être fixé » ; cette métaphysique
dès lors ne cherche pas à ignorer les oppositions qui lui sont faites, mais à
en intégrer les apports.2
1. L’enfant terrible de la philosophie française
• La longue histoire du nouveau réalisme
La problématique du nouveau réalisme est intimement liée à la remise en
cause de la distinction kantienne de l’objet de la chose en soi. Il s’agit de
« dégager une alternative au dogmatisme prékantien et au criticisme de
Kant3 ». Un tel projet s’inscrit dans une tradition ancienne, puisqu’un pan
important de la philosophie du XIXe siècle se définit par sa remise en cause
du cadre kantien : contestation multiple, allant de Bolzano, Trendelenburg à
Brentano, à Freud, Husserl et Heidegger d’un côté, de Schopenhauer à
Nietzsche d’un autre, de Schelling à Marx et Kierkegaard. La pensée
du XIXe siècle a été marquée par un retour de l’affirmation d’Aristote selon
laquelle la philosophie ne peut penser le réel que logiquement et
ontologiquement antérieur à ce qu’elle en dit – donc à tout cadre
transcendantal.
La problématique du réel n’est pas non plus absente de la « pensée
française » qui a tant influencé ce « post modernisme » dont parle Ferraris.
Le nouveau réalisme pourrait d’ailleurs revendiquer l’héritage d’un
philosophe comme Deleuze, qui n’a cessé de vouloir arracher la philosophie
au kantisme et à ses avatars que sont (pour lui) la phénoménologie ou la
philosophie du langage ordinaire. La philosophie peut tout à fait prétendre
au réel, qu’elle atteint par ses propres armes, de façon spéculative, par le
travail du concept. Bien sûr, il ne faut pas réduire le réel aux choses
tangibles ou perçues.
• Un ou plusieurs nouveaux réalismes ?
Selon Louis Morelle, le nouveau-réalisme prend trois formes principales.
L’ontologie orientée objet veut une pensée de l’objet capable de capturer la
réalité et de rendre compte de sa diversité sans l’assujettir à un modèle
prédéfini. Pour Graham Harman, il s’agit d’arracher la pensée ontologique
de l’objet à la pensée épistémologique de l’objet et de l’arracher à une
précompréhension de l’objectivité liée à nos objets de conscience. Dès lors,
« […] la question est de savoir si la différence évidente entre humains et
non-humains mérite qu’on en fasse une faille ontologique fondamentale.4 »
Ma relation perceptive est un exemple de relation. Il ne s’agit certes pas de
prêter aux objets des perceptions ou des sentiments, mais de considérer
qu’il doit y avoir un « air de famille » entre la relation complexe qu’est la
perception et les autres types de relations entre objets.
Le matérialisme transcendantal entend prendre au sérieux la pensée
scientifique et l’image du monde que celle-ci propose. Vivre dans le monde
actuel, c’est en effet vivre dans un monde structuré par l’image que les
sciences en donnent. Selon Ray Brassier, « […] même si l’image
scientifique demeure bien méthodologiquement dépendante de l’image
manifeste, cela n’ébranle aucunement son autonomie substantielle vis-à-vis
de celle-ci5. » Les philosophes ne peuvent s’obstiner à relativiser cette
image mais doivent se rendre capables de l’habiter à leur tour (en en
ressaisissant l’essence spéculative ou en pensant son lien à l’image
philosophique) plutôt que de s’en exclure (s’excluant ce faisant du champ
de la pensée et privant la philosophie de toute efficace, de toute influence).
Toute la question est cependant de se mettre d’accord sur cette image
scientifique.
Le néo-vitalisme, influencé par la philosophie de la nature de Schelling,
cherche à contrer la déréalisation et la dé-substantialisation de la nature à
laquelle procèdent les philosophies constructives, sans pour autant rétablir
l’ancienne ontologie substantielle. Il s’agit alors d’élaborer une pensée
spéculative de la nature permettant de penser sur un mode qui ne soit pas
celui de la substance sa résistance et sa consistance. Dans cette perspective,
on peut évoquer La part inconstructible de la terre6 de F. Neyrat, qui
conteste l’écologie constructiviste de Bruno Latour.

2. Commentaire d’Après la finitude


• L’ancestralité
Meillassoux veut réhabiliter la distinction des qualités premières et des
qualités secondes, abandonnée selon lui par la philosophie contemporaine :
la température par exemple est une qualité liée à ma relation aux choses
alors que l’étendue est au contraire un caractère du réel en tant que tel. Pour
Meillassoux tout ce qui de l’objet peut donner lieu à une mathématisation
peut être considéré comme une propriété de la chose en soi. Autrement dit,
le criticisme kantien qui pose la chose en soi comme inconnaissable doit
être dépassé, ainsi, que plus largement, toute la philosophie corrélationnelle
qui s’en inspire et ne conçoit l’être que dans sa relation à la pensée.
Pourquoi revenir à une thèse précritique ? Parce que la philosophie post-
kantienne est remise en cause par la capacité de la science à produire des
énoncés portant sur des événements antérieurs à toute vie (par exemple les
premiers instants de l’univers après le Big Bang). Le problème n’est pas
l’absence de témoin de tels événements, mais leur absence de sens
phénoménal : ces événements sont sans donation possible et les énoncés qui
les visent ne peuvent avoir d’autre sens que leur contenu mathématique,
lequel doit donc capturer toute leur réalité. Un énoncé ancestral ne peut
avoir d’autre sens que son sens littéral et ce sens ne peut être lié à aucune
expérience phénoménale.
La distinction du sujet transcendantal et du sujet empirique est elle-même
compromise par ces énoncés : le sujet transcendantal n’est en effet lui-
même pensable qu’à partir d’un point de vue, alors que c’est l’impossibilité
de référer l’événement à aucun point de vue qui est précisément en cause.
La science actuelle révoque donc le sujet transcendantal comme inapte à
rendre compte de ses énoncés.
• Métaphysique, fidéisme, spéculation
Le corrélationnisme conduit la raison à une forme d’impuissance. Il lui
dénie en effet la possibilité d’accéder à quelque absolu que ce soit, mais ne
récuse pas l’absolu lui-même. Il conduit ainsi la philosophie à céder le pas
devant d’autres formes de discours (fidéistes, mystiques) prétendant à
l’absolu et la maintient dans un relativisme dans lequel elle se retrouve
piégée.
Là-contre, l’enjeu est de retrouver en la pensée un peu d’absolu, un absolu
qui soit « […] capable de franchir l’obstacle du corrélationisme, sans
réactiver pour autant une métaphysique subjectiviste ? […] un absolu qui
n’absolutise pas la corrélation, et qui soit indépendante de celle-ci ?7 ».
Le corrélationisme est selon l’auteur appuyé sur deux décisions de pensée :
– Le corrélationisme faible (celui de Kant) pose que nous pouvons penser
la chose en soi-même si nous ne pouvons pas la connaître. Il est cependant
menacé par l’idéalisme, en particulier de Hegel, qui fait de la structure
corrélationnelle le mode de révélation de la chose même et absolutise la
corrélation ;
– Le corrélationisme fort (celui de la phénoménologie ou du post-
modernisme) dénonce l’auto-fondation hégélienne en soulignant la
primauté de la facticité de la corrélation, qui ne peut pas être rationalisée
ou fondée. Il faut distinguer ici la contingence (toute entité qui aurait pu
effectivement ne pas être, ou être autre), la facticité (le fait qu’un monde
m’apparaisse d’une certaine façon, doté de certaines régularités et lois), et
l’archi-factualité du donné comme tel (le fait même qu’il y ait donation
consistante d’un quelque chose). L’archi-fait de la corrélation apparaît
comme la donation à la pensée de ses propres limites et de son essentielle
incapacité à fonder.
• Le principe de factualité
La stratégie de Meillassoux est de retourner le corrélationisme contre lui-
même, en montrant que celui-ci appuie son discours sur une absolution
tacite de cette facticité. Pour illustrer son argumentation, il met en scène un
dialogue fictif entre différentes positions philosophiques concernant la vie
post-mortem.
1. Un « dogmatique chrétien » affirme que « notre existence perdure après
la mort, et qu’elle consiste en la vision éternelle d’un Dieu dont la nature
est incompréhensible pour notre pensée présente8 ».
2. Un « dogmatique athée » lui répond que « notre existence est entièrement
abolie par la mort […]9 ».
3. Un corrélationiste « faible » disqualifie les précédentes positions car « Il
est contradictoire de prétendre savoir ce qui est tandis que je ne suis plus
en vie, puisque le savoir supposerait qu’on est encore de ce monde.10 »
4. Un « idéaliste subjectif déclare que l’agnostique tient une position aussi
inconsistante que celles des réalistes. Car tous trois pensent qu’il pourrait
exister un en-soi radicalement différent de notre état présent : un Dieu
inaccessible à la raison naturelle, ou un pur néant11 ».
5. Un corrélationniste fort répond à l’idéaliste que « […] mon pouvoir-être-
tout-autre dans la mort (ébloui par Dieu, anéanti) est tout aussi pensable
que ma perduration à l’identique12 ».
6. Un « philosophe spéculatif » note que la réponse du corrélationniste fort
à l’idéaliste implique implicitement de poser l’absoluité de la contingence.
En effet, « Pour pouvoir me penser comme mortel à la façon de l’athée –
comme pouvant n’être plus, donc –, je dois en effet penser comme un
possible absolu mon pouvoir-ne-pas-être : car si je pense ce possible lui-
même comme un corrélat de ma pensée, si je soutiens que mon possible
non-être n’existe que comme corrélé à l’acte de penser mon possible non-
être, alors je ne peux plus penser mon possible non-être – ce qui est
précisément la thèse de l’idéaliste. Car je ne me pense comme mortel qu’à
penser que ma mort n’a pas besoin de ma pensée de la mort pour être
effective. Autrement dit, pour réfuter l’idéalisme subjectif, je dois
admettre que mon anéantissement possible est pensable comme n’étant
pas corrélé à la pensée de mon anéantissement13 ».
Mon possible « ne pas être » est donc bien un possible absolu, indépendant
de l’existence de la pensée, puisque posé comme ce qui peut précisément
abolir la pensée. Pour contrer l’idéaliste, le corrélationniste fort doit
considérer la facticité du corrélat comme une propriété nécessaire de toute
chose et non comme une propriété factuelle.
• Le problème de Hume
Comment cette nécessité de la contingence peut-elle cependant fonder une
connaissance quelconque ? Démontrer la nécessité de la contingence, c’est
démontrer qu’il n’y a nécessairement que des faits dénués de raison. Tout
peut toujours et nécessairement être autrement : il ne peut donc non plus y
avoir rien, et le néant est impossible.
La facticité elle-même n’est plus un fait mais une nécessité : c’est le
principe de factualité, qui présente l’essence spéculative de la facticité, ou
encore la nécessité de la facticité en tant qu’elle est son essence, en tant
qu’elle est la seule chose qui ne soit pas factuelle. Ce principe conduit à son
tour au principe de contradiction, dont l’absence nous ferait admettre la
possibilité de choses non factuelles car contradictoires.
Cette déduction du principe de non-contradiction est cependant loin de
fonder la possibilité de la science, encore moins d’en légitimer le contenu.
Meillassoux retrouve ici ce qu’il nomme le problème de Hume : si rien n’a
de raison de demeurer tel qu’il est, les lois de la nature ne devraient-elles
pas se modifier sans cesse ? Pas nécessairement, répond l’auteur : que tout
puisse être autrement ne signifie pas que tout doive toujours changer,
seulement qu’il n’y a aucune raison que les choses soient et restent telles
qu’elles sont. Il s’agit précisément de montrer que rien n’empêche de penser
des lois non-nécessaires et stables.
Le principal contre-argument est ici probabiliste : si les lois n’étaient pas
fixes, si les régularités du monde étaient sans fondements, il serait
extrêmement improbable que des changements, accidents, mutations
n’adviennent pas. Une telle objection considère cependant implicitement le
monde comme un ensemble dénombrable d’événements dont une stabilité
sans motif paraît aussi improbable qu’une série de lancers de dés qui
donnerait toujours le même résultat. Or, rien ne nous oblige à considérer le
monde comme un ensemble dénombrable d’événements. Le monde peut
tout aussi bien être pensé comme une infinité non-dénombrable, au sens
cantorien. Nul besoin ici d’affirmer que la description du monde relève d’un
tel cadre non-dénombrable ; la possibilité seule d’appliquer ce cadre suffit à
récuser l’inférence allant de la non-nécessité des lois à leur instabilité. Il n’y
a pas de contradiction à penser des choses et des lois stables et non
nécessaires.
• La revanche de Ptolémée
La démonstration proposée est cependant de portée très limitée. Elle ne
montre en rien qu’il est nécessaire de penser l’ontologie du monde sous
l’horizon du transfini et justifie encore moins la capacité des mathématiques
à produire des énoncés ancestraux. Ces différentes questions sont laissées
ouvertes par l’auteur comme un programme de recherche ayant à prendre la
mesure des conséquences ontologiques de la révolution ouverte par la
mathématisation de la physique. La capacité des mathématiques à donner
sens au-delà de l’expérience phénoménale constitue en effet une véritable
révolution, ouvrant à la possibilité d’une ontologie négative ou soustractive.
Dans ses réflexions ultérieures14, Meillassoux tente d’élaborer les
linéaments d’une telle ontologie à partir d’une analyse (très spéculative) de
ce qu’il nomme le signe dépourvu de sens (par exemple un motif formel
répété, un ensemble de points, etc.) Ce qui intéresse Meillassoux, c’est
notre capacité à donner à un tel signe une unité, à penser que c’est le même
signe qui revient dans la multiplicité de ses occurrences, sans que cette
unité soit référée à une signification ni à l’inscription matérielle du signe.
La base de cette visée de mêmeté n’étant ni matérielle ni idéelle, elle ne
peut être que celle de l’occurrence même, « la contingence éternelle
présente en cette marque précisément. » En d’autres termes, la possibilité de
concevoir un signe dépourvu de sens est liée à « l’accès (thématisé ou non),
à l’éternelle contingence de toute chose ».
Or, « les mathématiques consistent en une suite d’opérations appliquées à
des signes qui, ultimement, ne signifient rien » et ont ainsi précisément pour
condition minimale de possibilité « […] la possibilité de concevoir et de
thématiser des signes dépourvus de sens ». Ainsi, « […] le discours
mathématique se meut dans une sphère de pensée “associée de près” à
l’absoluité de la contingence », les mathématiques seraient liées à une
certaine forme d’accès à la nécessité de la contingence. Cette idée constitue
selon Meillassoux la première étape d’une légitimation de la capacité de son
discours à produire des énoncés à portée ontologique.

Conclusion : Le retour tremblé du corrélationisme


Sortir du corrélationisme vise en premier lieu pour Quentin Meillassoux à
modifier les conditions d’exercice de la philosophie. Une telle mutation ne
peut cependant se contenter de la démonstration formelle esquissée dans
Après la finitude. L’enjeu est aussi de se demander concrètement comment,
quand, de quelle façon la pensée peut effectivement rencontrer cet absolu
qu’est la contingence.
Le projet du second livre de Meillassoux, Le nombre et la Sirène15, est de
découvrir comment l’intuition de la contingence comme absolu peut être
décrite. Celui-ci se heurte aux difficultés classiques de toute pensée de
l’intuition intellectuelle, qui ne peut se dire de façon univoque puisqu’elle
n’a précisément pas de contenu déterminé. Elle soumet cette « […]
philosophie qui prétendrait non seulement décrire, mais diffuser, l’intuition
à son fondement.16 » à une exigence permanente de composition et de
réécriture. Le réalisme spéculatif est ainsi à son tour contraint à un
permanent recul de l’auteur à l’égard de thèses qu’il ne peut endosser au
premier degré, sinon à en refaire des thèses classiquement dogmatiques. Ce
faisant, il est conduit à une posture finalement involontairement bien proche
de la déconstruction, qui veut elle-même « […] ne rien-vouloir-dire qui
puisse simplement s’entendre, qui soit simple affaire d’entendement.17 »
Le nouveau réalisme apparaît en conclusion comme un mot d’ordre d’autant
plus fécond qu’il est difficilement tenable et doit conjurer le retour d’une
perspective transcendantale qui ressurgit toujours comme mise en question
réflexive de ce que la philosophie énonce. Rappelée au grand dehors, la
philosophie n’en est en effet pas moins sans cesse ramenée aux conditions
de son énonciation, désormais inséparable de l’acte philosophique et du
sujet philosophant.
Florian Forestier
1. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.
2. L. Morelle, « Le réalisme spéculatif : Après la finitude, et au-delà ? ».
3. P.-A. Fradet, T. Garcia, « Petit panorama du réalisme spéculatif », Spirale, n° 255, 2016.
4. G. Harman, L’objet quadruple. Une métaphysique des choses après Heidegger, Paris, PUF, 2010.
5. R. Brassier, Le Néant déchaîné, Paris, PUF, 2017, p. 32, trad. modifiée par Louis Morelle.
6. F. Neyrat, La part inconstructible de la terre, Paris, Seuil, 2016.
7. Q. Meillassoux, « Contingence et absolutisation de l’un », Conférence donnée à la Sorbonne, lors
d’un colloque organisé à Paris-I sur “Métaphysique, ontologie, hénologie”, mai 2007.
https://materia.stanford.edu/sites/default/files/meillassoux_contingence_et_absolutisation_de_lun_
fre.pdf
8. Q. Meillassoux, Après la finitude, op. cit., p. 87.
9. Ibid.
10. Ibid., p. 87-88.
11. Ibid., p. 88.
12. Ibid., p. 88.
13. Ibid., p. 89-90.
14. https://materia.stanford.edu/sites/default/files/meillassoux_contingence_et_absolutisation_de_lun
_fre.pdf
15. Quentin Meillassoux, Le nombre et la sirène, Paris, Fayard, 2011.
16. A. Feneuil, « « Que le dieu soit là » », ThéoRèmes [En ligne], 6 | 2014, mis en ligne le
21 juin 2014, consulté le 09 février 2018. URL : http://theoremes.revues.org/651 ; DOI :
10.4000/theoremes.651.
17. Jacques Derrida, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 24.
Sixième partie
Phénoménologie

La phénoménologie :
une pensée de l’idéalité
et de sa genèse, une théorie
de la conscience
et une philosophie première

Né en 1859, Husserl étudie d’abord les mathématiques à l’Université de


Berlin (1878-1881) avec Kronecker et Weierstrass. En 1882, il soutient à
Vienne une thèse de doctorat intitulée Contribution à la théorie du calcul
des variations, et devient l’année suivante assistant de Weierstrass à Berlin.
Sa production philosophique s’étend sur un demi-siècle, de la Philosophie
de l’Arithmétique en 1891 à La Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale en 1937, en passant par les ouvrages
majeurs que sont les Recherches logiques, les Idées directrices pour une
phénoménologie, Logique formelle et logique transcendantale, et les
Méditations cartésiennes, pour ne citer que ceux-là.
L’influence de Husserl est considérable : nombre de ses élèves directs
(Reinach, Scheler, Fink, Heidegger) ou indirects (Levinas, Merleau-Ponty,
Sartre) développent des œuvres d’importance, au point que la
phénoménologie est parfois considérée comme le courant philosophique
majeur du XXe siècle. Paradoxalement toutefois, cette postérité se construit
essentiellement contre les intentions du fondateur. L’histoire de la
phénoménologie est pour une grande part l’histoire du rejet de ce que
Husserl a voulu qu’elle soit : une philosophie transcendantale, cartésienne,
rationaliste, donnant ses fondements à la science.

1. La phénoménologie, son contexte et sa postérité


L’une des influences de la phénoménologie husserlienne est l’œuvre du
philosophe et psychologue autrichien Franz Brentano. Celui-ci prône le
retour à un réalisme d’inspiration aristotélicienne mais est également
marqué par la méthode expérimentale et le développement des sciences
naturelles. Une seconde influence est la réflexion sur les fondements des
mathématiques qui mobilise alors des savants comme Dedekind, Cantor ou
Frege.
La phénoménologie se déploie par ailleurs en dialogue et en opposition au
néokantisme, représenté à la fois par l’école dite de Marbourg (fondée par
Hermann Cohen et continuée par Paul Natorp et Ernst Cassirer) et celle de
Baden fondée par Wilhelm Windelband et développée par Heinrich Rickert
auquel Husserl succèdera d’ailleurs à l’université de Fribourg-en-Brisgau
en 1916. Husserl partage une partie du projet néokantien : élucider les
processus subjectifs de la connaissance. Il en récuse toutefois la
méthodologie ; on ne peut en effet, comme le fait selon lui le néokantisme,
fonder la connaissance en cherchant ses conditions de validité
intersubjective. Il faut commencer par demander ce qui fait qu’une
connaissance est une connaissance, ce qui implique une réflexion d’ordre
ontologique.

2. Déterminer la structure spécifique de l’idéalité


Les premiers travaux de Husserl, à l’origine de sa Philosophie de
l’arithmétique, sont exploratoires. Les deux principaux volets de son
questionnement y sont cependant déjà présents. D’une part, comprendre la
nature de l’idéalité, sa logique interne ; d’autre part, comprendre la façon
dont l’esprit y accède.
Husserl entend « montrer que les sciences apodictiques (mathématiques,
logiques) ont leur domaine objectif propre impossible de confondre avec
l’ensemble des conditions subjectives, empiriques et variables qui
permettent aux individus d’en prendre connaissance1 ». En d’autres termes,
les objets formels (le nombre, les idéalités mathématiques comme le cercle,
la droite, etc.) ont une forme spécifique d’existence, et l’esprit qui les
manipule doit respecter un ensemble de règles et de lois, un ordre logique
propre à ces objets. Le but de Husserl est de récuser les approches
psychologistes (cherchant à expliquer ces objets à partir de processus
cognitifs ou biologiques) pour en comprendre le mode d’être spécifique et
la façon dont une conscience peut les poser puis les viser.
Husserl récuse également deux autres approches de la science. L’approche
symbolique et conventionnaliste, pour laquelle celle-ci se borne à agencer
des symboles choisis de manière conventionnelle dans une perspective
purement pratique et prédictive. L’approche formaliste, qui cherche à
réduire les sciences à la logique. Pour lui, l’enjeu est d’abord de clarifier le
sens d’être des objets scientifiques, c’est-à-dire de comprendre en quoi ils
sont objets.

3. Une théorie de la conscience, une philosophie


première et une mathesis universalis
Les Recherches Logiques cherchent principalement à comprendre les
propositions noyaux pouvant fonder une logique pure (qui ne soit dérivée
d’aucune autre science) à partir des propriétés que les actes mentaux qui les
visent possèdent nécessairement. La réflexion de Husserl se précise peu à
peu à la fois sur le versant des objets et sur celui de la conscience qui les
vise, pour conduire finalement à en proposer une théorie systématique.
Dans les Idées directrices, Husserl fait de la phénoménologie une
philosophie transcendantale, visant à expliciter systématiquement la
structure de la subjectivité transcendantale, laquelle constitue la « région
constitutive » à partir de laquelle comprendre le sens des différents types
d’objets est possible.
La structure fondamentale de la subjectivité transcendantale est désignée
par le terme médiéval d’intentionnalité (du latin intentio, intendere, tendre
vers, se diriger ou se focaliser sur), que Husserl reprend à Brentano.
Brentano distinguait pour sa part les faits physiques des faits
psychologiques, les seconds étant pour lui intentionnels, lorsque je perçois
un arbre, mon expérience dépasse l’enchevêtrement des vécus sensoriels
vers l’unité de l’objet arbre.
Husserl ne se satisfait pas de cette façon dont Brentano caractérise
l’intentionnalité. Pour lui, celle-ci désigne le mode d’articulation du vécu
subjectif et de l’objectivité. L’intentionnalité ne peut être traitée par la
psychologie, car l’enjeu qu’elle pose est proprement philosophique : 1.
comprendre la manifestation de l’objectivité comme telle, en tant
qu’objectivité, et 2. le lien (pour Husserl : la corrélation) de cette objectivité
transcendante et du vécu qui la manifeste. L’objectivité se donne
intentionnellement au sein de ce que Husserl nomme corrélation noético-
noématique, laquelle sert de fil conducteur à la compréhension
phénoménologique des différents types d’objets et des sciences qui en
traitent : en effet, tout objet apparaît selon une typique déterminée par le
genre auquel il appartient, et se manifeste par des actes dont la nature est
spécifique à cette typique.
L’ego transcendantal constitue lui-même une structure première, à partir de
laquelle comprendre les différents types d’actes et leurs rapports aux
différents types d’objets. La phénoménologie cherche à exposer l’unité
systématique des différents types d’actes de consciences et de leurs
enchaînements, seule capable, selon Husserl, de fonder une science
véritable. Ainsi définie, la phénoménologie est pour Husserl à la fois une
philosophie première et une mathesis universalis. 1. Elle dévoile des
structures fondamentales et ultimes, dont toute objectivité tire ultimement
son sens. 2. Elle entend déterminer les formes de connexions et
d’agencements possibles de ces différents champs d’objet, et par là donner à
la fois ses fondements et son unité à la diversité des sciences.

4. Une pensée de l’historicité


Ainsi exposée, cette idée de système transcendantal est cependant abstraite.
Les sciences formelles comme naturelles ne sont pas en effet des domaines
idéaux éternellement présents ou soudainement apparus à la conscience :
elles se sont constituées de manière historique, et la phénoménologie doit
rendre compte de cette histoire. Le géomètre raisonne à partir d’objets,
comme la droite, le point, le cercle, qui ont eux-mêmes d’abord du être
constitués comme tels par des actes intentionnels.
La phénoménologie doit cependant distinguer les actes d’idéalisations eux-
mêmes (institution de l’objet formel cercle, de l’objet formel droite) et les
actes qui caractérisent la pratique quotidienne des sciences sur la base de
cette idéalisation faite une fois pour toute. Cette pratique consiste en effet
pour sa part en actes de conscience qui réalisent les opérations de pensée
que sont les raisonnements, sans que ce qui les rend valides soit explicité.
La science doit justement son efficacité à sa capacité à « oublier » les actes
d’idéalisation qui la sous-tendent. Chaque science peut ainsi mobiliser ses
ressources pour appliquer une méthode, mettre en œuvre des techniques
sans savoir ce qu’elle fait, ce qui délimite son domaine de pertinence et ce
qui la relie aux autres champs de la connaissance. Seule la phénoménologie
peut expliciter vraiment les actes de conscience qui ont constitué le sens des
objets à partir desquels chaque science se fait, donc expliciter et fonder sa
scientificité.
Selon Husserl, le développement historique de la science s’est fait en deux
mouvements distincts :
– Le premier moment, étudié en particulier dans L’origine de la géométrie,
est celui de l’institution grecque de l’idéalité mathématique et de l’idéal
de la science comme totalité close et systématique d’énoncés réglés par
des lois logiques ;
– Le second, dont les conséquences et les modalités sont analysées dans La
Krisis, est celui de la mathématisation galiléenne, qui fait de la physique
une discipline nécessairement mathématique, et projette alors l’image
d’une nature dont l’être serait lui-même mathématique.
Le retour aux évidences premières par lesquelles l’objectivité scientifique
s’est instituée et ne cesse secrètement de se réinstituer dans des actes de
conscience vise à prendre la mesure de la crise du sens et de l’esprit qui
résulte de la dichotomie qui en résulte, entre le monde scientifique et le
monde quotidien. Tous deux doivent en effet être reconduits à leur
commune origine : l’ego transcendantal.
Florian Forestier

1. J.-T. Desanti, Introduction à la phénoménologie, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 45-46.


55
Husserl,
Méditations cartésiennes (1931)

1. Les Conférences de Paris


Les Méditations cartésiennes sont la transcription augmentée par l’auteur
de deux conférences d’introduction prononcées par Husserl à la Sorbonne,
les 23 et 25 février 1929, à l’invitation de la Société française de
philosophie et de l’Institut d’études germaniques. La version allemande,
légèrement différente, n’a été publiée que dans les années 50 et constitue
d’ailleurs le premier tome des Husserliana, œuvres complètes de Husserl.
La postérité du texte est très importante, car celui-ci constitue l’un des rares
exposés synthétiques et introductifs tentés par le fondateur de la
phénoménologie.
Conférences d’introduction à la phénoménologie, les Méditations sont
d’emblée placées sous l’égide de Descartes et de l’esprit cartésien que
Husserl entend réhabiliter. Ainsi, la philosophie doit être une « science
rigoureuse », c’est-à-dire s’arracher à l’univers des visions et des
conceptions du monde. En 1929, la philosophie n’est pas moins éclatée en
courants et écoles disparates qu’elle l’était au début du XVIIe siècle. Husserl
se présente comme l’héritier de Descartes, et partage avec lui l’idée qu’un
recommencement absolu et sans présupposition de la philosophie est
nécessaire.
Ce commencement doit aussi être une fondation. Il doit déterminer tout
développement ultérieur, constituer une philosophie première. Dans ce but,
les conférences proposent une présentation d’ensemble des enjeux et
concepts fondamentaux de la phénoménologie et de la façon dont celle-ci
répond à ce projet fondationnel.
A l’instar de Descartes également, Husserl concentre son attention sur la
question et le statut de la méthode : il élargit peu à peu sa démarche de
méditation en méditation, dégage d’abord la sphère propre de la
phénoménologie (celle de la conscience transcendantale en tant
qu’intentionnelle), puis son rôle dans l’élucidation des concepts classiques
de vérité et de fausseté, avant d’interroger la structure même de l’ego dans
sa dimension à la fois constituante et historique, et enfin, dans la cinquième
la question difficile de l’alter ego, de l’intersubjectivité et de sa
constitution.

2. L’acheminement vers l’ego transcendantal


Le premier souci de Husserl est méthodologique. Pour fonder, c’est-à-dire
déterminer les vérités premières en soi qui devront et pourront soutenir tout
l’édifice de la science, il faut d’abord comprendre ce que signifie cette
fondation, questionner la forme même de la primauté et de la principialité,
donc de la philosophie qui en découle. Ce questionnement préalable est
fondamental pour ne pas compromettre l’impératif de ne rien admettre pour
donné. Faute de s’y être suffisamment livré, Descartes a en effet choisi pour
ses méditations la forme d’une démonstration sans se demander si l’idéal
axiomatique déductif constituait la norme pertinente pour une philosophie
première interrogeant la donation même du sens. Que signifie fonder ? Quel
est le sens de la fondation impliqué dans l’intention scientifique ?
Pour Husserl, ce qui est recherché est l’évidence, dont l’horizon sert de
norme et d’idéal à toutes les sciences dans leur aspiration à l’universalité.
Pour la phénoménologie, cette évidence est justement ce dont il faut rendre
compte. Quelle sorte d’évidence sert de norme à toute intention
scientifique ? En quel sens le fait-elle ?
Il faut ici distinguer la simple évidence (par exemple d’un énoncé
mathématique juste) de l’évidence apodictique qui est elle-même sa propre
norme et sa propre légitimation. L’évidence apodictique explicite
l’expérience même de l’évidence, le mode de manifestation de la vérité.
Elle est en ce sens par définition absolue et récuse tout appel à une vérité
extérieure qui la fonderait. Seule la phénoménologie peut poser et élucider
cette évidence.
Celle-ci ne peut être l’évidence de quelque chose. Ni l’objet de sciences
particulières, ni le monde extérieur comme tel, ne peuvent jouir du statut de
l’évidence apodictique. Celle-ci n’est donc accessible que par un retour de
la conscience sur elle-même et sur la façon dont la réalité des objets du
monde s’impose à elle. Il s’agit en d’autres termes de porter la
connaissance elle-même à la donation ou à l’expression absolue. La
phénoménologie ici ne vise plus la connaissance, mais la connaissance de
la connaissance, c’est-à-dire connaissance en tant que phénomène.
Le retour à ce phénomène implique une suspension toutes les évidences
mondaines, une suspension de ce que Husserl appelle la thèse du monde, et
un retour du phénoménologue à la « région conscience ». Pour autant, cette
suspension ou epoche (εποχη) n’est pas une simple reprise du doute
cartésien. Celui-ci en effet est négateur, porte sur les choses et l’existence
du monde, qu’il remet en doute dans leur positivité, en tant que telles. Chez
Husserl, il ne s’agit plus d’une mise en doute, mais d’une mise en
flottement, d’une suspension de notre engagement dans le monde et la
réalité de ses objets, qui ne se prononce pas sur sa validité ou son absence
de validité. Cette déprise ne constitue à son tour que la condition de
possibilité d’un second moment de l’exercice phénoménologique, que
Husserl nomme la réduction. Celle-ci conduit pour sa part à un
renversement de perspective sur les objets et sur le monde, qui ne sont plus
considérés en tant que tels, dans leur validité propre, mais à partir de
l’expérience que nous en faisons, dans leur relation à l’ego transcendantal,
en tant que corrélats de l’ego transcendantal selon leur mode de donation.
3. L’intentionnalité
Chez Husserl, la conscience intentionnelle n’est pas un pôle sujet opposé à
un pôle objet, mais à la fois dualité et unité du sujet et de l’objet. Il s’agit
avec elle de dépasser la méthode déductive cartésienne en comprenant
l’inhérence du cogito et du cogitatum, du vécu d’un acte conscience et du
contenu de cet acte. Cette ouverture intrinsèque est l’intentionnalité, « […]
particularité foncière et générale de la conscience d’être conscience de
quelque chose de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-
même.1 » L’ego est qualifié de transcendantal parce qu’il est la source de la
légitimité de toute connaissance, le lieu où cette connaissance s’atteste
comme telle.
Husserl fait de l’intentionnalité la structure fondamentale de la conscience.
En tant qu’elle est intentionnelle, la conscience n’est plus comprise comme
une substance pensante autarcique mais comme transitivité. La conscience
sort d’elle-même, n’est qu’en tant qu’elle sort d’elle-même pour ouvrir à
autre chose. Viser intentionnellement un objet n’est pas se le représenter
mais se rapporter à lui. L’arbre que je perçois intentionnellement n’est pas
une représentation de l’arbre réel mais la donation intentionnelle de la
réalité de l’arbre.
L’acte intentionnel tel que le décrit Husserl est une structure articulant trois
plans inséparables mais distincts ; l’objet lui-même, la modalité selon
laquelle il apparaît à la conscience, et celle selon laquelle il est visé par
cette conscience. Lorsque je perçois l’arbre devant moi, un certain nombre
de caractéristiques sont impliquées dans son apparition, que Husserl appelle
son noème. Celles-ci impliquent à leur tour une structuration de l’acte qui
vise l’arbre, et que Husserl qualifie de noèse. L’arbre étant un objet du
monde, il apparaît ainsi noématiquement à la conscience par esquisses
successives en une unité spatiale ; sa noèse se déploie progressivement et
continument en une unité temporelle.

4. Les problèmes constitutifs. Vérité et réalité


Les modalités d’acquisition et de construction de la connaissance
constituent un objet d’investigation essentiel pour la phénoménologie.
L’enjeu est de comprendre à quelles conditions un objet peut être confirmé
(reconnu comme valable), infirmé ou modifié, etc. La corrélation noético-
noématique est l’outil de ce questionnement. Elle permet de mettre en
corrélation la modalité doxique selon laquelle un objet est donné et le mode
subjectif de visée qui y correspond ; un objet perceptif se donne ainsi
comme réel dans un acte qui a structure de certitude, mais peut-être révisé
comme possible (dans une à visée qui a structure de supputation) ou
vraisemblable (conjecture, etc.) Ces variations de modalités doxiques
permettent une exploration et un enrichissement intentionnel de
l’expérience nourrissant le processus connaissant.
Pour Husserl, ce processus est fondé sur le principe suivant : toute
conscience est
– soit une évidence (l’objet est présenté lui-même à la conscience, en
personne en tant que réel) ;
– soit subordonnée à une autre conscience qui elle sera une évidence (dans
ce cas, ce lien de subordination est une synthèse de vérification qui va
confirmer la possibilité d’être ou non une évidence).
La corrélation permet également d’éclairer phénoménologiquement la
question de la vérité. Husserl rapporte les prédicats « vrai » et « faux » à
l’intention, et les prédicats « est » et « n’est pas » au sens objectif. Le
problème de la vérité est de cette façon reconstruit phénoménologiquement
par Husserl. La vérité est caractérisée à partir de la corrélation, de façon
biface : au niveau noétique elle est définie comme vécu d’évidence, qui lui-
même est corrélé, le niveau noématique, à la « correspondance des
contenus », c’est-à-dire la vérité en son sens objectif.
L’évidence externe absolue n’est cependant pas concevable : la conscience
ne peut coïncider avec le monde qu’elle vise et posséder de lui une
connaissance complète et parfaite. L’être du monde est nécessairement
transcendant, non parce que les objets sont extérieurs à la conscience, mais
parce que celle-ci ne peut structurellement rendre compte de la totalité de
son engagement dans le monde, qui dépasse toujours la perspective qu’elle
a sur lui et l’appelle à de nouveaux actes. Ainsi, le monde n’est pas une
totalité donnée, mais une idée régulatrice : celle d’une évidence empirique
parfaite, d’une synthèse complète d’expériences possibles.

5. La constitution de l’ego
La quatrième méditation affronte la question complexe de l’ego
transcendantal. À travers lui, elle interroge à la fois l’unité temporelle des
actes et objets données dans le cours d’une expérience et l’unité
systématique et structurelle de l’expérience en général.
1. L’ego transcendantal « existe pour lui-même », « avec une évidence
continue » comme unité de ses prestations intentionnelles. Il est
« substrat » et « pôle identique », mouvement d’auto-constitution de lui-
même, aussi bien constitué que constituant. D’une part, il constitue par ses
actes les contenus de la conscience (c’est la genèse active). D’autre part, il
acquiert des dispositions et des habitus qui lui permettent de constituer, de
reconnaître des objets, d’accomplir des actes intellectuels sans avoir à
réeffectuer sans cesse l’ensemble des opérations et idéalisations qui les
sous-tendent. Tout acte qu’il effectue acquiert ainsi une propriété
permanente nouvelle, ce qui permet à l’ego de fonder un système ouvert et
cumulatif de connaissances.
2. L’ego est également compris par Husserl comme une forme, une
structure, et plus précisément comme eidos universel qui englobe tous les
eide régionaux et constitue en cela l’a priori universel de corrélation. Sans
nous attarder sur le statut difficile de cet eidos ego, notons seulement que
tout objet relève pour Husserl d’un champ d’objet qui peut être reconduit
à une typique fondée dans les structures de l’ego. Le travail
phénoménologique est précisément de révéler ces structures typiques –
quoi doivent donner leurs principes premiers aux sciences régionales (par
exemple : la cohésion spatiale et la continuité temporelle de l’objet
physique) par la mise en œuvre de la réduction.
6. Détermination du domaine transcendantal
comme « intersubjectivité monadologique »
La cinquième méditation présente la structure d’une recherche plus que
celle de l’exposition d’un résultat ; cette complexité engendre différentes
lectures, certains interprètes y voyant une révision de la méthode exposée
dans les autres méditations, d’autres sa quintessence.
Husserl cherche à comprendre les conditions auxquelles l’objectivité en
général peut être pensée. La question est de comprendre « […] comment
tenir ensemble deux affirmations apparemment contradictoires : celle selon
laquelle le monde se présente « pour tout un chacun » (für jederman) donc
objectivement ; et cette autre d’après laquelle tout sens se constitue dans la
vie de la conscience de l’ego, donc dans le sujet transcendantal […]2 ».
La question posée implique d’abord de rendre compte du phénomène de
l’autre homme comme alter-ego. Pour Husserl, son sens est constitué lui
aussi par la conscience transcendantale, sans que cela ne réduise cependant
son altérité. Il s’agit alors de comprendre comment l’autre se donne « à
moi » « comme autre » (pour Husserl : comme « autre moi », ce qui
donnera lieu à beaucoup de discussions) et la façon dont cette altérité est
constituée par les actes de mon propre ego. Toute la difficulté vient de ce
que les autres ego « […] ne sont pas de simples représentations et des objets
représentés en moi, des unités synthétiques d’un processus de vérification
se déroulant en “moi”, mais justement des “autres”3 ».
La première étape du raisonnement de Husserl est une expérience de
pensée : réduire la conscience à une sphère propre, qui ne contient que ce
qui relève de moi, de mes contenus sensoriels, et exclut toute visée de la
transcendance des choses et du monde. Pour Husserl cette sphère réduite est
pensable et peut même être décrite. Elle est constituée de complexes de
perceptions de moi-même (de modifications liées à mon corps) et de
complexes de perceptions détachées de mon corps. Ces complexes peuvent
présenter différents types d’évolutions (stabilité, mobilité, etc.) Certains
complexes ne sont pas liés à mes perceptions des modifications de mon
propre corps mais présentent des façons d’évoluer similaires à celles-ci : ils
sont groupés, évoluent en cohésion. Par effet de similarité, ils sont associés
aux modifications de moi-même et appréhendés comme l’indice d’une
activité vivante autre que la mienne, d’un autre corps.
Ma conscience dote peu à peu par association cet autre être de propriété
similaires aux miennes. Je comprends progressivement que l’autre sent,
perçoit, pense et veut, processus qui modifie également la façon dont je me
rapporte à moi-même. Ainsi, je suis amené à m’appréhender aussi comme
corps perçu par les autres. De même, tout objet naturel dont je peux avoir
l’expérience reçoit une nouvelle couche de sens, en tant qu’il est vu non
seulement par moi, mais peut-être vu d’un autre point et en un autre temps
par n’importe quel autre. La genèse intentionnelle de l’alter-ego permet de
cette façon la compréhension de l’objectivité et de ce qui la fonde : tout ego
portant ainsi la richesse de l’intersubjectivité, la phénoménologie
transcendantale se fait monadologie.
Florian Forestier

Bibliographie

• Edmund Husserl, Méditations cartésiennes.


Introduction à la phénoménologie, trad. Gabrielle
Peiffer et Emmanuel Levinas, Paris, Vrin, 1986.

—, Méditations cartésiennes et Les Conférences de


Paris, traduction Marc de Launay, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1994.

—, Autour des « Méditations cartésiennes » (1929-


1932) : Sur l’intersubjectivité, Grenoble, Jérôme
Millon, 1998.
• Littérature secondaire

• Renaud Barbaras, Introduction à la philosophie de


Husserl, Chatou, Les Éditions de la Transparence,
2008.

• Jean-Toussaint Desanti, Introduction à la


phénoménologie, Paris, Gallimard, 1976, rééd 1994.

• Jean-François Lavigne, Les Méditations


cartésiennes de Husserl, Paris, Vrin, 2008.

• Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence


avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1988.

• Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l’ego, Paris,


Vrin, 1992.

• Alexander Schnell, Husserl et les fondements de la


phénoménologie constructive, Grenoble, Jérôme
Millon, 2007.
1. E. Husserl, Méditations cartésiennes, p. 28.
2. A. Schnell, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, Éditions
Millon, p. 236.
3. E. Husserl, Méditations cartésiennes, p. 75.
56
Heidegger, Être et Temps (1927)

Être et Temps constitue le maître-livre de Martin Heidegger (1889-1976),


son chef d’œuvre, qui est la porte d’entrée de toute sa pensée. Il est issu du
travail de recherche phénoménologique qu’il effectue d’abord comme
assistant de Husserl à Fribourg, puis comme professeur extraordinarius à
Marbourg, dans ses cours publiés de nos jours dans la Gesamtausgabe.
L’ouvrage paraît en 1927 et est dédié à son maître Husserl, en témoignage
de vénération et d’amitié. Il s’ouvre sur une citation du Sophiste de Platon
qui montre qu’il est nécessaire de poser à nouveaux frais la question du sens
de « être », le but de l’ouvrage étant de dégager le temps comme unique
horizon possible de toute compréhension de l’être, c’est-à-dire comme étant
ce à partir de quoi nous comprenons l’être.

1. La question du sens de l’être et l’analytique


existentiale
La question est aujourd’hui tombée dans l’oubli, il s’agit donc de la
réveiller. Pour cela, on doit d’abord distinguer en elle le questionné (l’être),
l’interrogé (l’étant) et le demandé (le sens de l’être) : on interroge un étant
eu égard à son être afin d’en dégager le sens. L’étant à interroger est celui
qui comprend l’être, cet étant que nous sommes à chaque fois nous même, à
savoir le Dasein, ce qui doit permettre de montrer que le temps est ce à
partir de quoi nous comprenons l’être, donc est son sens. L’ontologie
fondamentale est l’étude du sens de l’être. Mais parce qu’au Dasein
appartient la compréhension de l’être, l’ontologie fondamentale doit
commencer par une analyse de l’être du Dasein, à savoir l’existence, donc
par une analytique existentiale. Cette dernière s’attache à décrire l’existence
à travers la quotidienneté du Dasein, la manière dont il existe de prime
abord et le plus souvent, et sa méthode est la phénoménologie
herméneutique qui dégage l’être des phénomènes afin d’en interpréter le
sens.

2. L’être-au-monde
Heidegger appelle « ontique » ce qui relève de l’étant et « ontologique » ce
qui relève de son être. Parce que l’existence est l’être du Dasein, on appelle
« existentiaux » les déterminations ontologiques de cet étant que s’attache à
dégager l’analytique existentiale. Celle-ci doit, dans la première section
d’Être et Temps, dégager l’être-au-monde comme constitution fondamentale
du Dasein afin de mettre au jour le souci comme être de cet étant. Cet être-
au-monde n’est pas l’inclusion spatiale dans un cadre d’un étant
intramondain caractérisé par la subsistance (Vorhandenheit), mais une
ouverture au monde qui n’est pas d’abord le rapport du sujet connaissant à
l’objet mais un se-soucier-de que Heidegger appelle la préoccupation.
L’être-au-monde se laisse analyser en distinguant en lui trois moments : le
monde, le qui et l’être-au.
• Le monde
Le monde ne désigne pas ici la totalité de l’étant, mais le monde ambiant,
c’est-à-dire ce en quoi le Dasein existe et ce à partir de quoi il comprend
l’étant qu’il rencontre. Sa structure ontologique est la mondanéité, qui doit
se laisser dégager à partir d’une analyse de l’être de l’étant intramondain
qu’est l’outil, à savoir l’étant dont nous avons l’usage au quotidien. Cet être
est la disponibilité (Zuhandenheit) qui consiste pour l’outil à renvoyer aux
autres étants dans la mesure où il est toujours fait pour ceci ou cela, par
exemple le marteau pour marteler. C’est seulement quand il cesse de
fonctionner que se révèle sa mondialité, son appartenance à la totalité de
renvois qu’est le monde ambiant. La mondanéité du monde est cette totalité,
à savoir la signifiance (Bedeutsamkeit), le contexte qui donne à l’étant
disponible de prendre le sens qui est le sien, à savoir sa tournure, ce dont il
retourne avec lui. La spatialité de cet étant consiste en ce qu’il se tient à
proximité à une place qui est la sienne et que le Dasein lui assigne, de sorte
que c’est ce dernier qui aménage l’espace du monde ambiant.
• Le soi, autrui et le On
Le soi du Dasein ne consiste pas en une substance, le moi, mais en une
manière d’exister, à savoir être-soi, qui n’est justement pas la manière dont
il existe de prime abord, puisqu’il existe d’abord inauthentiquement et n’est
donc pas lui-même. Autrui est rencontré dans le monde ambiant, qui est
donc aussi un monde commun. Si le rapport à l’outil est l’être-auprès, le
rapport à autrui est l’être-avec, et signifie que le Dasein n’est pas une
sphère d’immanence close qui devrait s’ouvrir à autrui dans un second
temps, donc qu’il est toujours déjà ouvert aux autres dans ce mode du souci
qu’est la sollicitude (Fürsorge). Mais ce rapport aux autres est aliénant au
quotidien, car il signifie ne pas être soi-même, être le On, l’impersonnel
dont la dictature consiste en cela qu’il nous dicte à chaque fois nos actes et
nos paroles.
• L’ouverture
L’être-au signifie l’ouverture, le Là que le Dasein consiste à être, l’éclaircie
en laquelle l’étant peut apparaître et qui n’est pas d’abord un rapport de
connaissance mais une disposition affective (Befindlichkeit), une
compréhension (Verstehen) et un discours (Rede).
La disposition affective
La disposition affective désigne la manière dont le Dasein est ouvert au
monde selon une certaine tonalité affective (Stimmung). En elle, il y va de la
manière dont le Dasein se trouve lui-même dans le monde et elle lui révèle
qu’il y est jeté de manière énigmatique de telle sorte que son être constitue
pour lui une charge qui lui pèse affectivement. Les tonalités affectives
inauthentiques détournent de ce poids quand seule la tonalité affective
authentique l’ouvre de telle manière qu’il puisse être assumé.
La compréhension et l’explicitation
Le rapport du Dasein à soi et au monde n’est pas d’abord un rapport de
connaissance mais une compréhension qui consiste à se projeter vers ses
possibilités et qui correspond à l’existence, l’être du Dasein en tant qu’il a à
être, c’est-à-dire à se choisir parmi ses possibilités. Cette compréhension est
la véritable connaissance de soi du Dasein où il saisit où il en est dans son
existence, quelle est sa situation, sa vue consistant en une lucidité
authentique que Heidegger appelle la transparence. L’explicitation désigne
le rapport à l’étant intramondain que rend possible la compréhension et
consiste en cela que le Dasein voit l’étant comme ceci ou comme cela, par
exemple comme marteau avec lequel il retourne de marteler. Elle n’est
possible que comme explicitation d’un sens préalablement projeté dans la
compréhension, sa structure étant la circularité herméneutique.
Le discours
Le discours désigne le fondement existential du langage et signifie que
l’ouverture au monde comme signifiance est toujours déjà articulée
discursivement et rend possible l’énoncé à propos de l’étant.
La déchéance (Verfallen)
Au quotidien, le Dasein n’est pas lui-même mais le On, il déchoit de son
propre être, ce que Heidegger appelle la déchéance à laquelle correspond
une modalité d’ouverture. Sa modalité du discours est le bavardage, qui
consiste à redire ce que On dit. Sa compréhension est guidée par la
curiosité, en quête incessante de nouveauté mais incapable de s’approprier
authentiquement quoi que ce soit. Son rapport à soi et aux autres est marqué
par l’équivoque où rien n’est véritablement compris même s’il semble l’être
et aller de soi. La déchéance est donc cette mobilité qui aliène
quotidiennement le Dasein.

3. Angoisse, souci et vérité


Pour pouvoir interpréter l’être du Dasein, il faut pouvoir rassembler les
existentiaux dégagés dans une saisie unitaire, une structure qui les articule.
Mais l’analytique existentiale procède de manière phénoménologique, de
sorte qu’il ne s’agit pas de construire cette totalité, mais de trouver le
phénomène en laquelle elle se donne. C’est l’angoisse, comme disposition
affective fondamentale, qui constitue cette donation, dans la mesure où par
elle le Dasein est arraché à sa déchéance pour être porté devant son être-au-
monde dans son inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit), qui est ce devant
quoi l’on s’angoisse, ce pour quoi on s’angoisse étant son être-possible
comme tel, donc sa liberté. L’angoisse où le Dasein est donné en totalité
permet de ressaisir les existentiaux dans une structure triple, le souci,
consistant à être en avant de soi en étant toujours déjà en un monde déchu
auprès de l’étant. Le souci articule les trois caractères d’être que sont
l’existentialité (le projet), la facticité (l’être-jeté) et la déchéance (l’être-
auprès). Avant de dégager la temporalité comme sens du souci, Heidegger
consacre un important paragraphe au phénomène de la vérité. Celle-ci ne
signifie pas originairement l’accord entre l’énoncé et l’étant, cela étant le
concept traditionnel de vérité, mais d’abord l’être-découvert de l’étant lui-
même, c’est-à-dire son apparition. Mais cette dernière n’est possible qu’au
sein de l’ouverture du Dasein, de sorte que c’est cette éclaircie qui constitue
le sens le plus originaire de la vérité.

4. La mort
La deuxième section d’Être et Temps entend mettre au jour la temporalité
(Zeitlichkeit) comme ce qui rend possible le souci. Mais il faut d’abord que
ce dernier soit saisi en totalité. Or, si le Dasein existe maintenant comme
souci, son existence n’est pas encore parvenue à sa totalité en ce qu’il lui
reste encore du temps à vivre. La question consistant à savoir ce que
signifie être un tout pour le Dasein implique donc d’analyser son rapport à
la mort, à savoir l’être-vers-la-mort. Ce dernier ne désigne pas le rapport à
un événement qui vient seulement à la fin de la vie, mais le rapport à sa fin
comme possibilité ultime qui menace à tout instant le Dasein, possibilité de
l’impossibilité de l’existence. Au quotidien, l’être-vers-la-mort est une fuite
dans le « On meurt » consistant à entendre parler de cas de mort
impersonnels sans jamais qu’il y aille de ma mort. À l’inverse, l’être-vers-
la-mort authentique consiste en un devancement qui consiste à se
comprendre à partir de la mort comme possibilité la plus propre, sans
rapport aux autres, indépassable, certaine et indéterminée quant au moment
où elle arrivera. Ce devancement est une liberté pour la mort qui la laisse
nous angoisser afin de nous arracher à la déchéance et de nous rendre
lucides.

5. La conscience et la résolution
La totalité de l’être du Dasein est atteinte avec l’être-vers-la-mort, mais la
première section d’Être et Temps n’a permis que de dégager l’inauthenticité
du Dasein tel qu’il existe au quotidien. Pour pouvoir interpréter le sens
d’être du souci, encore faut-il dégager aussi l’authenticité du Dasein. Or, la
méthode de l’analytique existentiale étant phénoménologique, il ne peut
s’agir de construire abstraitement cette authenticité, il faut la décrire à partir
d’une attestation qui nous en est fournie et qui est l’appel de la conscience.
En lui, c’est le souci lui-même qui appelle silencieusement le Dasein à
l’authenticité, c’est-à-dire à assumer l’être-en-faute qu’est la nullité de son
être, à savoir sa finitude. Cette possibilité d’existence authentique est la
résolution, l’ouverture authentique lucide sur la situation en laquelle le
Dasein doit se décider. Elle n’est proprement acquise que dans le
devancement de la mort, donc comme résolution devançante, car la mort,
comme possibilité la plus propre, l’isole sur lui-même, comme possibilité
sans rapport aux autres, l’arrache au On pour lui permettre d’être lui-même,
comme possibilité indépassable, lui ouvre la totalité des possibilités se
tenant en-deçà d’elle, comme possibilité certaine, lui donne une assurance
dans ses choix, et comme possibilité indéterminée, l’empêche de différer
sans cesse le moment de la décision.

6. La temporalité
Avec la résolution devançante est conquis le sol phénoménal devant
permettre de dégager la temporalité comme sens d’être du souci. En elle, le
Dasein advient à soi en se comprenant à partir de sa possibilité la plus
propre (la mort) et, ce faisant, revient vers ce qu’il est déjà, à savoir son
être-jeté, pour l’assumer, de telle sorte qu’il saisit lucidement sa situation.
Nous saisissons là trois mouvements d’échappée qui rendent possible le
souci comme articulation triple de l’être en avant de soi, de l’être déjà en un
monde, et de l’être auprès de l’étant. Ces trois échappées sont les ekstases
de la temporalité, cette dernière n’« étant » pas, mais se temporalisant dans
une certaine unité ekstatique articulant les trois ekstases que sont l’avenir,
l’avoir-été (Gewesenheit) et le présentifier. Mais parce que le Dasein peut
exister authentiquement ou inauthentiquement, ces deux possibilités doivent
être rendues possibles par deux temporalisations de la temporalité où celle-
ci articule différemment les trois ekstases au sein d’une unité ekstatique. La
temporalisation authentique accorde le primat à l’avenir puisque c’est
depuis le devancement de la mort que le Dasein résolu assume, c’est-à-dire
répète, son être-jeté et présentifie sa situation dans le coup d’œil de
l’instant. Il s’agit donc d’un avenir ayant-été présentifiant. La
temporalisation inauthentique accorde le primat au présent puisqu’elle
consiste en une présentification adtensio-rétentionnelle, la déchéance
consistant à se perdre soi-même en s’identifiant à l’étant présent dont on se
préoccupe en s’oubliant soi-même. L’analytique existentiale effectuée dans
la première section d’Être et Temps doit être répétée dans la seconde afin de
montrer qu’à chaque fois, c’est la temporalité qui rend possible les
existentiaux rassemblés dans le souci. La compréhension, comme projet
vers nos possibilités, est rendue possible par l’avenir. La disposition
affective, comme ouverture à l’être-jeté, est rendu possible par l’avoir-été.
Le discours est en lui-même temporel et est rendu possible par l’unité des
trois ekstases. Ekstatique, la temporalité est aussi horizontale, dans la
mesure où les ekstases, comme échappées, doivent bien s’échapper dans
une direction, vers un horizon. Le caractère ekstatique de la temporalité
comme pur être hors de soi rend possible la transcendance vers le monde,
c’est-à-dire l’être-au-monde, et son caractère horizontal rend possible le
monde lui-même comme horizon fini de cette ouverture. À chaque ekstase
doit correspondre un schème horizontal. À l’avenir correspond le en-vue-
de-lui-même, à l’avoir-été le devant-quoi de l’être-jeté et au présentifier le
« pour », c’est-à-dire ce pour quoi est l’outil présentifié. Même la spatialité
du Dasein comme aménagement est rendue possible par la temporalité, et
d’abord par le présentifier.

7. L’historialité
Avec l’être-vers-la-mort et sa temporalisation à partir de l’avenir a été
dégagé le caractère ekstatique de la temporalité, qui s’étend en direction de
la mort. Mais il faut ajouter à cela que le Dasein s’étend aussi en direction
de sa naissance dans un être-vers-le-commencement, de telle sorte que son
existence est une extension entre deux extrémités qui est l’histoire au sens
originaire, à savoir l’advenir (Geschehen) du Dasein. L’histoire comme
ensemble des événements historiques est un sens dérivé à partir de cette
historialité du Dasein. L’historialité authentique se laisse dégager à partir de
la résolution devançante. En celle-ci, le Dasein, depuis l’horizon fini de sa
mort, assume son être-jeté, c’est-à-dire l’ensemble des possibilités
existentielles qui lui échoient de facto. Or, ces possibilités, il en hérite, car
elles ont déjà été choisies avant lui par d’autres Dasein. Cet héritage est un
destin en cela que le Dasein se destine ces possibilités, de telle sorte qu’il
peut les répéter, c’est-à-dire les reprendre pour les faire siennes. Étant
toujours avec autrui, il partage avec sa génération cet héritage dans un
destin commun qui est celui d’un peuple. C’est sur le fondement de cette
historialité que l’étant intramondain est historique, c’est-à-dire mondo-
historial, puisqu’il ne l’est que par son appartenance au monde d’un Dasein
du passé.

8. L’intratemporalité
Dans la quotidienneté, le Dasein est en permanence en train de compter
avec le temps et de s’orienter sur lui, l’ensemble de ses activités se
déroulant dans le temps. C’est cet être dans le temps que Heidegger appelle
intratemporalité, à partir de laquelle il entend dériver le concept vulgaire de
temps, c’est-à-dire le temps objectif constitué d’une succession de
maintenants. Cette intratemporalité correspond au temps de la
préoccupation orienté primairement sur le présent. Ce dernier est caractérisé
par la databilité en cela qu’il est un « maintenant que » en lien avec une
activité du Dasein (par exemple, maintenant, c’est « maintenant que j’écris
cette notice »). Il se caractérise ensuite par l’étendue, jamais comme un
instant-point (par exemple, maintenant, c’est « aujourd’hui », la journée). Il
est aussi un temps public, c’est-à-dire un temps commun sur lequel nous
nous orientons. Enfin, il est caractérisé par la signifiance car il est toujours
le maintenant approprié ou non pour faire ceci ou cela. C’est sur ce temps
du maintenant qu’advient un nivellement qui lui ôte ces caractéristiques
pour devenir un maintenant pris dans une suite infinie de maintenants
homogènes alors que la temporalité originaire se caractérise au contraire par
la finitude. L’ouvrage se clôt sur un bilan, à savoir que la temporalité est
bien le sens ontologique du souci, et relance le questionnement en
demandant si le temps lui-même se manifeste comme horizon de l’être.

9. La troisième section et l’inachèvement d’Être et


Temps
C’est à cette dernière question que devait répondre la troisième section de la
première partie d’Être temps, intitulée « temps et être ». Cette dernière fut
écrite mais jamais publiée. Heidegger raconte en 1941 que la décision
d’interrompre la publication de cette section fut prise fin décembre 1926
quand lui parvint la nouvelle de la mort de Rilke. Cette section devait
montrer que le temps est le sens de l’être en tant que tel, et non plus
seulement que la temporalité est le sens ontologique de l’être du Dasein. Or,
c’est à cette tâche que se consacre Heidegger dans les derniers paragraphes
du cours du semestre d’été 1927, Les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie, de sorte qu’on peut y deviner en quoi consistait cette
troisième section, et en quoi elle constitue un échec qui devait amener
Heidegger à renoncer à sa publication. Il ne s’agit pas pour Heidegger d’une
défaillance accidentelle du penseur, mais tient à la chose même qui est à
penser et prépare le tournant dans la pensée de l’histoire de l’Être qui sera
celui de Heidegger dans les années trente. Le cours de 1927 entend montrer
que la temporalité du Dasein rend possible son être, donc sa compréhension
de l’être, et que le temps, comme condition de possibilité de la
compréhension de l’être, est la Temporal-ité (Temporalität). Cette dernière
correspond au caractère horizontal de la temporalité et signifie que le temps
est bien l’horizon à partir duquel nous comprenons l’être, l’être de l’étant
intramondain dans la présentification étant compris à partir du schème
horizontal qu’est la présence (Praesenz). Mais ce cours ne dit rien de la
manière dont l’existence, et surtout l’être en tant que tel, sont compris à
partir des schèmes horizontaux de la temporal-ité, de sorte que c’est sans
doute là que Heidegger eut affaire à une aporie que seule la pensée
postérieure au tournant peut surmonter en abandonnant les positions qui
sont celles de l’ontologie fondamentale, et qui font encore d’elle une pensée
transcendantale qui pense le temps comme condition transcendantale de
l’être à partir de la compréhension qu’en a le Dasein, au profit d’une pensée
de l’Ereignis comme ce qui accorde l’un à l’autre être et temps.
Étienne Pinat

Bibliographie
• Éditions de référence

• L’Être et le Temps, §§ 1-44, trad. fr. Rudolf Boehm


et Alphonse de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964.

• Être et Temps, trad fr. Emmanuel Martineau, Paris,


Authentica (hors commerce/Internet), 1985.
• Être et Temps, trad fr. François Vezin, Paris,
Gallimard, 1986.
• Heidegger sur internet

• Le Bulletin heideggérien :
https://www.uclouvain.be/407892.html
• Études

• Jean Greisch, Ontologie et temporalité Esquisse


d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris,
PUF, 1994.

• Étienne Pinat, Heidegger et Kierkegaard. La


résolution et l’éthique, Paris, Kimé, 2018.

• Claude Romano, L’Inachèvement d’Être et Temps


et autres études d’histoire de la phénoménologie,
Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2013.

• Jean-Marie Vaysse, Dictionnaire Heidegger, Paris,


Ellipses, Paris, 2007.

• Marlène Zarader, Lire Être et Temps de Heidegger,


Paris, Vrin, 2012.
57
Sartre, L’Être et le Néant (1943)

1. La recherche de l’être
L’Être et le Néant en se présentant en son sous-titre comme un « essai
d’ontologie phénoménologique » se réclame de ce mouvement
philosophique initié en Allemagne par Husserl et Heidegger qu’est la
phénoménologie. Cependant, l’introduction, par bien des aspects ardue et
complexe, permet à Sartre de préciser sa position vis-à-vis de la
phénoménologie orthodoxe – celle développée par Husserl essentiellement
dans son livre systématique, Idées pour une Phénoménologie paru en 1913.
En effet, Sartre va se servir de l’opposition philosophique de Heidegger vis-
à-vis de son maître Husserl concernant la « question de l’être » dont le
premier accuse le second de l’avoir délaissée, pour avancer sa propre
position phénoménologique, déjà à l’œuvre dans bien des premiers textes
phénoménologiques antérieurs à l’Être et le Néant, radicalement anti-
idéaliste. En effet, la phénoménologie orthodoxe de Husserl se présente
comme un « idéalisme transcendantal » (dans les Méditations Cartésiennes,
parues en 1931). L’idéalisme transcendantal doit être compris comme une
doctrine qui se place sous le joug ontologique de l’a priori universel de la
corrélation postulant la dépendance ontologique de l’étant transcendant (ce
qui est) vis-à-vis de la conscience transcendantale en ses actes constituants
donateurs de sens. Cette thèse centrale et constitutive de la phénoménologie
orthodoxe aboutit à l’idée d’une dépendance de l’être transcendant vis-à-vis
de son apparaître à la conscience. Sartre assimile ainsi la position de
Husserl à la tentative de réhabiliter l’idéalisme subjectif de Berkeley
postulant qu’« être c’est être perçu » (esse est percipi). Si l’on passe sur le
caractère quelque peu réducteur de l’interprétation sartrienne de l’idéalisme
de Husserl – puisque non seulement Husserl prend soin de distinguer son
idéalisme de celui de Berkeley, mais qu’en outre, la position de Berkeley
n’a rien de l’idéalisme subjectif dont il a été – déjà avant Sartre – affublé à
son corps défendant par nombre de philosophes – on pourra remarquer que
Sartre mobilise la critique de Heidegger vis-à-vis de Husserl pour la
déplacer sur le terrain d’une critique frontale de l’idéalisme de Husserl.
Heidegger a reproché à Husserl de se détourner de la « question de l’être »
au profit d’une ontologie de la subsistance, ontologie toute faite et
directement héritée d’une tradition ontologique qu’il fallait au préalable
« déconstruire » afin d’élucider le sens d’être de l’être humain afin, selon
Heidegger, de parvenir à l’élucidation du sens de l’être en général. Or
reprenant à son compte cette critique frontale de Heidegger vis-à-vis de
l’inventeur de la phénoménologie, Sartre affirme que Husserl a négligé la
question de l’être des phénomènes au profit d’une description des seuls
phénomènes. Selon Sartre, la grande force de Heidegger aurait été de poser
une telle question et de permettre ainsi à l’analyse phénoménologique de
tendre, par-delà celle des seuls phénomènes, vers une description de l’être
des phénomènes. En élucidant l’être des phénomènes, le phénoménologue
est conduit à découvrir la nature trans-phénoménale de cet être, autrement
dit, à découvrir, contre l’a priori universel de la corrélation, postulant la
dépendance de l’être transcendant vis-à-vis de son apparaître à la
conscience, une indépendance de principe aussi bien de l’être transcendant
vis-à-vis de son apparaître que de l’être de la conscience vis-à-vis de son
apparaître réflexif. L’idée heideggerienne d’une capacité propre à l’homme
de transgresser le champ du phénomène vers une compréhension de son être
aboutit à la découverte fondamentale de deux êtres transphénoménaux que
sont la conscience d’une part (ou pour-soi) et l’être transcendant d’autre
part (ou en-soi). La compréhension ontologique, dont l’homme est
fondamentalement porteur, permet au phénoménologue de dépasser le plan
du phénomène afin d’accéder à l’être du phénomène et en décrire ainsi les
propriétés fondamentales. L’être transphénoménal du phénomène se révèle
ainsi doté de trois caractéristiques fondamentales : l’être est, l’être est en-soi
et l’être est ce qu’il est. L’explicitation de ces trois caractéristiques nous
permet de découvrir que l’être est pleine positivité et ainsi identique à soi,
qu’il est donc sans rapport à soi (puisqu’il est saturé de lui-même donc sans
distance à soi) et qu’il est contingent (que rien, aucune raison, ne rend
nécessaire que l’être soit plutôt que non). Au contraire, le pour-soi se révèle
comme entretenant une relation avec soi sous la forme de la conscience
non-thétique (non positionnelle) de soi que Sartre écrit « conscience (de)
soi » pour en accentuer le caractère pré-réflexif (précédant toute réflexion
thématique où la conscience se prend elle-même pour objet de sa pensée).
En effet, être pour une conscience de quelque chose, c’est impliquer la
conscience (de) soi, que les modernes depuis Locke appellent
« conscience » précisément. On constate donc que par opposition avec l’en-
soi sans distance à soi, la conscience ménage une distance à elle-même par
où elle peut se regarder elle-même d’un regard pré-réflexif et non-
thématique qu’est la conscience (de) soi.

2. De l’Être au Néant
En outre, on remarque, en suivant Sartre dans le chapitre premier de la
première partie de l’ouvrage, que l’homme ou conscience est un être
néantisant. En effet, se retournant sur la démarche adoptée depuis le début
du livre, nous remarquons que nous avons adopté l’attitude questionnante.
Or cette attitude implique, suivant Sartre, l’émergence de trois néants au
sein de la plénitude en-soi. Toute question implique d’abord le non-être du
savoir : si je pose une question (y’a-t-il du café dans la cafetière ?) c’est que
je ne sais pas quelle sera la réponse du réel, laquelle pourra s’instancier en
un dévoilement positif (ouvrant la cafetière je perçois la présence positive
de café en elle) ou négatif (ouvrant la cafetière je perçois le fait négatif de
l’absence de café en elle, se dévoile alors à moi un rien ou néant au cœur de
la cafetière). Enfin toute question implique l’existence d’une vérité que l’on
cherche ce qui signifie que toute réponse à une question prend la forme
d’un « c’est ainsi » ou d’un « c’est ceci » c’est-à-dire « c’est ainsi et non
pas autrement » ou d’un « c’est ceci » par opposition à tout le reste, et
implique ainsi un non-être spécifique : celui de la délimitation. Toute
réponse positive, autrement dit, contient par cette délimitation, qui lui est
constitutive, de la négativité. Cette simple description de notre propre
attitude questionnante face à l’être, permet d’inférer que c’est par l’homme,
en tant qu’il questionne, que du néant peut venir aux choses. En effet, l’être
en-soi étant pleine positivité sans faille ne peut causer l’émergence du
néant, car il faudrait pour cela que le néant soit une possibilité de son être ce
qui est exclu par sa structure de positivité. De cette positivité sans faille ne
peut en effet émerger que de la positivité. En revanche, l’homme, comme
nous l’avons vu, questionne et questionnant il insère du néant au cœur de la
positivité des choses. De plus, par opposition à l’en-soi qui est plein de lui-
même c’est-à-dire identique à soi, l’homme est distant vis-à-vis de lui-
même puisqu’il porte un regard pré-réflexif sur lui-même. C’est donc dire
que l’homme est cause de l’émergence du néant au cœur de l’être parce
qu’il aménage une distance de soi à soi c’est-à-dire qu’il introduit un néant
au cœur de son être qu’est cet écart minimal vis-à-vis de soi à partir duquel
il peut se rendre visible à lui-même. Autant dire que si l’homme néantise le
donné c’est parce qu’il est l’être qui néantise son propre être ou se produit
lui-même comme un être conscient (de) soi c’est-à-dire à distance de lui-
même. Cette production de soi comme conscience (de) soi engage donc un
acte constitutif de l’homme en quoi consiste ce que Sartre appelle « une
décompression d’être » par laquelle toute colère, par exemple, se produit
elle-même comme colère consciente (d)’elle-même, autrement dit comme
colère présente à soi. Or comme nous l’avons vu, ce qui caractérise l’en-soi
c’est l’absence de distance à soi, la pleine adhérence à soi constitutive de
son identité à lui-même. Étant plein de lui-même l’être est constamment
identique à lui-même. La décompression d’être introduit au cœur de cette
plénitude aveugle une distance permettant la visibilité à soi-même. Cela
signifie ipso facto que le pour-soi ne peut jamais n’être que soi, autrement
dit, que l’homme n’est jamais que colère lorsqu’il se met en colère puisque
la conscience (de) colère accompagne nécessairement sa colère, laquelle,
conscience, n’est pas identique à la colère. En desserrant l’étau de la
positivité, le pour-soi n’adhère plus à lui-même (il se détache de sa colère,
prend de la distance, cesse de se laisser emporter par la colère pour se
regarder être en colère au moment où il crie, fulmine, enrage, etc.). Le
pour-soi n’est donc pas un être identique à lui-même mais un être qui est ce
qu’il n’est pas (toute colère est en même temps conscience (de) colère) et
qui n’est pas ce qu’il est (pleine colère, colère de bout en bout puisque
quelque chose de la colère s’est détaché de la colère pour se constituer en
regard sur la colère). La décompression d’être constitutive du pour-soi
affecte donc le principe d’identité : on ne peut pas être à la fois identique à
soi et conscient (de) soi. L’émergence de la conscience (de) soi entraîne
l’émergence d’un être qui n’est pas identique à soi, par opposition à l’en-
soi, qui, n’aménageant aucune distance à soi, demeure aveugle à soi-même
en même temps qu’identique à soi. Or, comme nous l’avons vu, la
description de l’être du phénomène nous a conduits à la découverte de la
contingence de l’être, autrement dit, à l’absence de raison permettant de
justifier l’existence de tout ce qui est. De plus, on constate qu’un être se
décompresse lui-même constamment pour se fonder lui-même comme néant
(c’est-à-dire, comme nous venons de le voir, comme un être qui est ce qu’il
n’est pas (une colère qui est conscience (de) colère) et qui n’est pas ce qu’il
est (pleine colère)).
Sartre nous décrit donc l’existence d’un être qui se définit par le fait
d’introduire un écart au cœur de son identité à soi pour se constituer
librement lui-même comme un être conscient (de) soi. Autant dire que le
pour-soi est un en-soi modifié puisque c’est sur la base d’un en-soi qu’il n’a
pas constitué que le pour-soi se constitue librement comme un être non-
identique à soi par décompression ontologique. Il faut donc faire remonter
l’émergence du pour-soi à un premier événement de néantisation de l’en-soi
ayant donné naissance au pour-soi. L’ontologie atteste ce premier
événement de néantisation par lequel un en-soi s’est dégradé en présence à
soi, elle ne peut pas trancher, en revanche, quant à la signification
fondamentale de cet événement : seule une métaphysique prenant en
considération les découvertes de l’ontologie phénoménologique sera en
mesure de dire si oui ou non ce premier événement de néantisation, où un
en-soi s’est dégradé en présence à soi, émane d’un désir de l’en-soi de se
libérer de sa contingence pour se modifier en un être au fondement de lui-
même. Sartre considère que cette hypothèse est probable même si seule une
métaphysique ultérieure sera en mesure de la confirmer ou de l’infirmer. En
tous les cas elle permet de dire qu’un être au fondement de lui-même (le
pour-soi) a émergé de la morosité de l’en-soi contingent. Cette émergence
doit pouvoir s’expliquer à partir d’un désir propre à l’en-soi de se libérer de
sa contingence originelle afin de se hisser au statut de ce que la philosophie
classique (Descartes et Spinoza notamment) appelle l’ens causa sui : l’être
cause (ou fondement) de soi c’est-à-dire l’être nécessaire. Or ce désir
aboutit à un échec puisque l’être pour-soi, auquel l’événement de première
néantisation aboutit, s’il est au fondement de soi n’est au fondement que de
son néant non de son être puisque pour se dégrader en un être non-identique
à soi (ou conscient (de) soi) il faut le préalable d’un être contingent que le
pour-soi n’a pas fait mais sur la base duquel il se produit lui-même comme
le néant qu’il est. Le pour-soi n’est donc qu’un en-soi dégradé, un en-soi
ayant perdu sa plénitude ontologique, mais qui hérite de la contingence
initiale de l’en-soi dont il provient sous la forme de sa facticité.
L’émergence du pour-soi n’a donc pas réussi à exaucer le vœu de l’en-soi :
d’être au fondement de son être, d’être cet être au fondement de son être
que les religions appellent Dieu. Il manque au pour-soi la plénitude de l’en-
soi afin de pouvoir exister comme un en-soi nécessaire. Mais cette plénitude
ou identité à soi lui est forcément refusée puisque le pour-soi se constitue
lui-même contre elle comme un être présent à soi c’est-à-dire comme non-
identique à soi. Pour être nécessaire il faudrait que le pour-soi soit présent à
soi tout en étant identique à soi, ce qui est, nous venons de le voir,
contradictoire sur le plan ontologique. Il faudrait, autrement dit, que je
puisse lorsque je me mets librement en colère à la fois me distancier de ma
colère pour me regarder crier, fulminer, enrager etc. tout en parvenant dans
le même temps à me constituer comme une colère pleine d’elle-même de
bout en bout – ce que la mise à distance vis-à-vis de ma colère interdit. Ce
qui veut donc dire qu’en me mettant en colère je me constitue moi-même
comme colère présente à elle-même donc non-identique à elle-même, mais
que ma colère, au moment précis où elle se constitue et se dégrade
immédiatement en colère présente à elle-même c’est-à-dire en colère
radoucie et déjà quasi-apaisée, aspire en vérité à plus de colère afin
d’atteindre à un degré de densité et d’opacité égal à celui des choses
permettant par ce biais de réaliser l’ens causa sui. Ce à quoi toute colère,
dès qu’elle se forme (puisqu’aussitôt qu’elle se forme elle est déjà en voie
d’apaisement), aspire, c’est donc à atteindre la rage opaque et sourde qui
aurait la plénitude et la densité d’une chose au moment pourtant où elle
existe comme une colère présente à elle-même. Toute mélancolie, toute
souffrance, toute colère, restent ainsi de pacotille, ou de pure comédie, à
cause de la conscience (de) soi que chacune d’elles implique. Par là, je ne
souffre jamais entièrement c’est-à-dire véritablement, pleinement, même si
de par mon désir de me fonder comme un être nécessaire, j’aspire
nécessairement à atteindre ce genre de colère ou de tristesse authentiques
(lesquelles demeurent des idéaux inatteignables). Autant dire que toute
colère vise à s’augmenter comme colère pour se constituer en un bloc de
colère, autrement dit, en une rage emportée et folle qui, pleine d’elle-même
(en-soi) n’en serait pas moins consciente (d)’elle-même (pour-soi). Tout
pour-soi aspire donc à se produire lui-même comme un en-soi-pour-soi
auquel s’identifie l’ens causa sui c’est-à-dire l’être au fondement de son
être que les religions nomment Dieu. Pour ainsi ajouter la densité
ontologique qui manque tant à mon être, le monde va jouer un rôle crucial à
travers ce que Sartre appelle « le circuit de l’ipséité ». En effet, le pour-soi
est manque dit Sartre. Tout manque implique un être qui manque et ce de
quoi l’être qui manque manque afin de réaliser le manqué (l’en-soi-pour-soi
comme complétion du manquant avec ce dont il manque). Sartre montre
ainsi que le pour-soi manque d’un autre pour-soi afin de réaliser la synthèse
qu’il cherche à atteindre (l’en-soi-pour-soi). Cela signifie que tout pour-soi
actuel manque d’un pour-soi possible afin de réaliser la synthèse en-soi-
pour-soi tant désirée. Résumons : le pour-soi actuel (soif) manque d’un
pour-soi possible (activité de boire) qu’il doit réaliser pour se compléter et
s’augmenter lui-même (se faire soif augmentée, soif aveugle en plus de la
soif consciente (d)’elle-même). On boit donc non pas pour étancher sa soif
et ainsi ne plus avoir soif, mais pour augmenter sa soif c’est-à-dire pour que
la soif consciente (d)’elle-même se transforme en une soif insoutenable tout
en demeurant présente à elle-même. Tout pour-soi dans son aspiration à
l’en-soi-pour-soi est donc nécessairement en rapport avec un possible
(boire, manger, se promener, travailler, lire, etc.) dont il vise la réalisation
pour se compléter de l’épaisseur ontologique dont il manque afin d’exister
comme en-soi-pour-soi (ou en-soi nécessaire). Or ce pour-soi possible qui
hante le pour-soi actuel engage une relation à un en-soi (boire consiste en
effet à prendre ce verre plein et à boire ce qu’il contient). Ce n’est donc pas
le pur rapport d’une conscience à une autre conscience possible
déconnectée de la réalité du monde qui se constitue, mais la relation d’un
état du monde non encore existant (le verre bu) vis-à-vis de l’état actuel du
monde (où le verre est encore plein) qui dote le monde d’une structure
d’exigence puisque le verre bu, corrélat de ma conscience possible, hante le
verre plein, corrélat de ma conscience actuelle, et le constitue ainsi en verre-
à-boire. Cela permet donc de comprendre que le pour-soi ne se rapporte pas
à l’en-soi sur le mode de la pure contemplation théorique puisque l’en-soi
de par la présence du pour-soi en son sein se charge de structures qui sont
des structures d’exigences qui renvoient le pour-soi aux possibles qu’il a à
accomplir dans le monde s’il veut parvenir à se réaliser comme en-soi-pour-
soi. L’en-soi se constitue ainsi dans l’entre deux de la conscience actuelle et
de la conscience possible en un monde chargé d’exigences (où les bus sont
à prendre, les panneaux à respecter, les lectures à reprendre, etc.).
Il reste certes à se demander pourquoi la complétion de la conscience
actuelle (soif) par la conscience possible (boire) permettrait d’atteindre à la
réalisation de l’être en-soi-pour-soi. C’est que, comme l’expliquera Sartre
dans la dernière partie du livre (quatrième partie), toute action engage la
manipulation d’un étant déterminé à travers lequel la totalité du monde est
en jeu dans une tentative de synthèse du pour-soi avec l’en-soi inanimé
s’identifiant à la synthèse panthéistique (de nature spinoziste) de l’en-soi et
du pour-soi, c’est-à-dire à la substance cause de soi où le monde et la
conscience existeraient dans l’unité d’un même être nécessaire (ou pour le
dire en termes spinozistes l’esprit et l’étendue formeraient les deux attributs
d’une seule et même substance). Or cette synthèse, de par la contradiction
ontologique qu’elle recèle ne parvient jamais à se réaliser : l’en-soi reste
une substance contingente, là où le pour-soi ne peut se fonder lui-même
qu’en cessant d’exister sur le mode d’une substance. C’est pourquoi loin de
combler le manque fondamental du pour-soi, la réalisation de l’action dans
laquelle l’homme se jette à corps perdu (l’action de boire par exemple)
n’aboutit pas au résultat escompté (la complétion ontologique) mais à la
restauration du manque initial et engage ainsi le pour-soi dans une fuite en
avant sans terme, où les actions s’enchaînent les unes après les autres visant
à chaque fois la complétion – la synthèse ontologique – désirée. Après avoir
bu, loin d’avoir atteint mon but, voilà que mon acte de boire requiert de se
compléter avec un nouveau possible, de sorte que je suis relancé sans cesse
d’une tâche dans le monde à l’autre puisque chacune en exige une nouvelle
pour boucher le manque qu’elle est. Après avoir bu, voilà qu’il s’agit pour
le pour-soi de remplir sa déclaration d’impôt, de sortir se promener, de
fumer, de se remettre à travailler etc. autant de figures d’une vie quotidienne
remplie de tâches et de préoccupations à satisfaire sans qu’aucune
n’aboutisse jamais à la synthèse ontologique recherchée. En ce sens, Sartre
conclura en disant de l’homme qu’il est une « passion inutile » puisque
chaque nouvelle action censée faire émerger l’en-soi-pour-soi tant désiré
aboutit à un échec qu’une nouvelle action cherchera à surmonter et ainsi de
suite indéfiniment dans la perpétuation du même échec du pour-soi à se
fonder comme être en-soi. Cet enchaînement d’actions dessine l’effort
désespéré d’un être pour surmonter sa contingence originelle d’où ne résulte
que la misère d’une agitation vaine, en pure perte. C’est au moins sur cette
première conclusion que se clôt la deuxième partie de l’ouvrage.

3. La rencontre d’Autrui
A ce stade, Sartre nous dit que la description des structures ontologiques du
pour-soi et de l’en-soi a atteint son terme, autrement dit que du point de vue
ontologique tout a été dit aussi bien de l’en-soi que du pour-soi. La
troisième partie marque une césure nette avec ce premier ensemble dégagé
dans les deux premières parties du livre. Si celles-ci parviennent à décrire
exhaustivement le pour-soi, néanmoins, ajoute Sartre, nous n’avons pas
encore accédé au pour-soi en tant que réalité humaine. En effet, le pour-soi
humain est un pour-soi auquel il est arrivé quelque chose, autrement dit,
campe un être qui a été modifié dans ses structures ontologiques initiales
par le regard d’autrui. Car si le pour-soi donne librement du sens au monde
qui l’entoure par la finalité qu’il poursuit dans le monde et à partir de
laquelle le monde s’éclaire comme système d’ustensiles, c’est-à-dire de
moyens, en vue d’atteindre cette fin, le regard concurrent que porte autrui
sur l’en-soi n’est pas directement intégrable dans l’univers de sens que je
constitue librement autour de moi. En effet, autrui lui aussi regarde ce
monde que je regarde, ce qui veut dire que loin de se laisser simplement
intégrer aux séries d’ustensiles qui se déploient sous mon regard, autrui par
son regard déploie une autre perspective dans le monde, il réorganise les
choses que je regarde à partir de fins qui sont tout autres que les miennes.
En ce sens, autrui n’est pas du monde mais constitue une autre perspective
sur le monde qui vient me déposséder de mon monde en ce que le monde se
reforme ailleurs à partir d’une autre vue sur lui. En ce sens, Sartre compare
le regard d’autrui sur le monde avec un trou de vidange : dès lors qu’autrui
paraît dans mon champ perceptif le monde me fuit de toutes parts. Or, tant
que je regarde autrui et qu’autrui ne me regarde pas la fuite du monde est
contenue, je reste le point central autour duquel le monde se réorganise et je
comble ainsi la brèche que le regard d’autrui a ouverte en surgissant dans
mon univers perceptif. Toutefois, la situation change du tout au tout à partir
du moment où je suis regardé par autrui. Car à ce moment-là j’apparais à
autrui comme une chose parmi les choses, ma liberté de dépasser le donné
vers mes fins est elle-même dépassée vers les fins qu’autrui se donne, ce
qui me fige dans son regard en un moyen disponible pour les finalités
qu’autrui poursuit dans le monde. En tant que chacun de mes possibles
(boire, lire, manger etc.) apparaît dans le champ perceptif d’autrui, ils sont
modifiés en objets, c’est-à-dire en moyens, qu’autrui dépasse vers ses
propres fins. Dès lors, en tant que le regard d’autrui m’objective, c’est-à-
dire qu’il me dépasse vers les fins qui sont les siennes, je suis transformé en
transcendance-transcendée c’est-à-dire en une transcendance objectivée.
Comme tel, voilà que moi qui échappais à toutes les déterminations fixes
propres à l’en-soi, j’en viens à avoir une nature déterminée – là-bas dans
son regard autrui me voit comme étant gourmand, comme étant lâche ou
traître, jaloux ou vulgaire. À ce titre, c’est parce qu’autrui m’objective,
c’est-à-dire me constitue en un en-soi possédant une nature déterminée
visible et constituée à partir de son regard, qu’autrui à la fois solutionne
mon problème (comment devenir en-soi) en même temps que son existence
dans le monde devient pour moi mon nouveau problème. Car si la synthèse
avec l’en-soi est impossible, comme nous l’avons vu, mais si par ailleurs
autrui est au fondement de moi-même comme un être en-soi (là où je ne
suis que limitativement au fondement de moi-même comme néant) l’espoir
de parachever la synthèse à laquelle j’aspire peut désormais prendre la
forme d’une tentative de m’emparer de la conscience d’autrui, pour ainsi,
par le biais cette appropriation, devenir le fondement de mon être en-soi
c’est-à-dire l’être causa sui ou en-soi nécessaire que je cherche à être. La
rencontre avec autrui a donc révélé le pour-soi non plus en tant que simple
structure ontologique mais en tant que réalité humaine laquelle doit se
comprendre comme une aspiration active à agir sur l’en-soi pour se
l’approprier (par la réalisation de mes possibles – deuxième et quatrième
parties du livre) mais aussi, par-delà cette dialectique du pour-soi et de l’en-
soi, comme un être qui cherche à s’emparer de la conscience d’autrui à
travers la sexualité pour réaliser son projet de fondation ontologique (en
particulier chapitre III de la troisième partie du livre). Or ce nouveau projet
de synthèse, du Même et de l’Autre, émanant de la modification
ontologique impliquée par l’existence d’autrui, constitutive de la réalité
humaine en tant que telle, est tout autant voué à l’échec que le premier
projet de synthèse décrit par Sartre (du pour-soi avec l’en-soi) et renforce
ainsi la conclusion suivant laquelle l’homme est une « passion inutile ».
Raoul Moati

Bibliographie principale
• M. Heidegger, Être et Temps (1927), Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 1987.

• E. Husserl, Idées directrices pour une


phénoménologie, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1985.

• J.-P. Sartre, L’Être et le Néant (1943), Paris,


Gallimard, coll. « Tel », rééd. 2016.
• Ouvrages complémentaires

• Philippe Cabestan, Dictionnaire Sartre, Paris,


Ellipses, 2009.

• Raoul Moati, Sartre et le mystère en pleine lumière,


Paris, Cerf, 2019.
58
Merleau-Ponty, Phénoménologie de
la perception (1945)

Interrompue par une mort précoce, l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty n’en


occupe pas moins une place de plus en plus reconnue comme majeure dans
l’histoire de la philosophie du XXe siècle. Né à Rochefort-sur-Mer en 1908
et mort à Paris en 1961 à Paris, Merleau-Ponty fut maître de conférences
puis professeur à l’Université de Lyon avant d’être élu à partir de 1952 au
Collège de France.
Il est considéré comme un des principaux représentants français de la
phénoménologie, avec Jean-Paul Sartre qui fut son condisciple à l’École
normale supérieure. Il fut par ailleurs l’un des premiers philosophes français
à fréquenter les Archives-Husserl à Louvain pour étudier les inédits de
Husserl pour la préparation de la Phénoménologie de la Perception. Il est
également un représentant éminent d’une tradition philosophique française
marquée par l’héritage de Bergson, celui de l’« école française de la
perception » (Pradines, Lachelier, Lagneau, Alain), ou tout autant de Maine
de Biran, Malebranche et Descartes.

1. Une philosophie de l’inscription


• Nature et conscience
Les premiers travaux de Merleau-Ponty constituent une confrontation avec
les recherches contemporaines en neurophysiologie et psychologie
(Gestalttheorie, psychologie du développement, psychanalyse, physiologie,
éthologie) et la façon dont celles-ci renouvellent l’approche de la
conscience. Merleau-Ponty conteste les approches physicalistes autant que
les approches intellectualistes. En effet, les unes comme les autres ne
questionnent pas la conscience selon un angle pertinent : les premières la
réduisent à un enchaînement mécanique de causes et d’effets objectivé du
dehors, les secondes l’intellectualisent en la séparant de son inscription dans
le corps.
Or, le corps doit être compris comme une structure, en tant qu’il forme une
totalité cohérente qui n’est pas la simple somme des parties qui les
composent. La raison humaine ne doit pas été séparée du corps, ni
distinguée d’une nature animale qui serait distincte d’elle. Elle doit être
considérée à même le corps pensant : « L’homme n’est pas un animal
raisonnable. L’apparition de la raison ne laisse pas intacte en lui une sphère
des instincts fermée sur soi.1 »
• L’art et la parole opérante
Ce souci de l’unité dynamique et agissante du corps conduit Merleau-Ponty
à accorder une grande attention à l’expression et à sa dimension créative.
En dialogue avec Malraux ou Valery, il manifeste d’un intérêt constant pour
les différentes formes d’arts (visuels, plastiques, littéraires, poétiques) et
pour ce que ceux-ci révèlent de l’expressivité. Ceci conduit à une
phénoménologie du travail des artistes, poètes et écrivains et du rôle du
corps dans les processus de création. Pour Merleau-Ponty, « […] Toute
perception et toute action qui la suppose, bref tout usage de notre corps est
déjà expression primordiale, c’est-à-dire […] l’opération qui […] implante
un sens dans ce qui n’en avait pas, et qui donc, loin de s’épuiser dans
l’instant où elle a lieu, ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une
institution ou une tradition2 ».
La peinture est un terrain privilégié pour cette phénoménologie. En effet,
« […] c’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde
en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le
corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau
de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement.3 » Le peintre
rend manifeste l’espace de la vision qui sous-tend ce qui est vu : un jeu de
couleurs, de formes, d’esquisses, au sein du quel la vision s’exerce et se
constitue, et que le tableau restitue.
• L’institution et les puissances inhumaines
La pensée politique de Merleau-Ponty est, comme celle de nombreux
philosophes de sa génération, marquée par ses rapports étroits avec le
marxisme. Elle prolonge sur le versant de l’action collective les
conséquences de l’inscription de la pensée et du sens dans un monde qui
nous dépasse et nous précède sans nous déposséder tout à fait de notre
pouvoir d’agir. Merleau-Ponty ouvre ainsi la voie à une nouvelle définition
du sens historique et de la place que peut y prendre une philosophie qui ne
se réfugie plus dans l’intemporalité et ne se tienne pas quitte de
l’effectivité4.
Dans Les aventures de la dialectique et la préface de Signes, Merleau-Ponty
développe une pensée de l’histoire, non déterministe et non téléologique. Il
faut à la fois admettre une logique historique et y faire place à la
contingence des actes individuels autant qu’à l’action des puissances « qui
nous volent nos actes et nos pensées5 ». L’action individuelle est partie-
prenante d’un contexte qui la dépasse et tend à se détacher de son agent,
que ce soit pour la répercuter et lui donner échos, la déformer, ou l’étouffer.
Le sens est donc fragile, mais recèle toujours au moins virtuellement une
puissance instauratrice et événementielle. En reprenant le concept
husserlien de Stiftung (premier acte par lequel la conscience acquiert et
« fonde » un sens objectif, qui demeure ensuite comme un acquis stable et
permanent dans son expérience), Merleau-Ponty, entend penser « […] la
fécondité illimitée de chaque présent qui, justement parce qu’il est singulier
et qu’il passe, ne pourra jamais cesser d’avoir été et donc d’être
universellement, — mais surtout celle des produits de la culture qui
continuent de valoir après leur apparition et ouvrent un champ de
recherches où ils revivent perpétuellement.6»
• La chair et la texture imaginaire
Dans le Visible et l’invisible (ouvrage inachevé), Merleau-Ponty veut
comprendre la perception plus en profondeur, dépasser la dichotomie du
corps et du monde pour comprendre ontologiquement leur coappartenance.
Le fondement de cette ontologie est le concept de chair : en quelque sorte,
la sensibilité appartient à l’être même, qui s’affecte, se sent, s’apparaît dans
le nœud du monde avec lui-même qu’est le corps. En effet, « […] le corps
nous unit directement aux choses par sa propre ontogenèse, en soudant
l’une à l’autre les deux ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse
sensible où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il reste
ouvert. » Les choses et nous sommes de la même étoffe : « […] on peut dire
que nous percevons les choses mêmes, que nous sommes le monde qui se
pense – ou que le monde est au cœur de notre chair. En tout cas, reconnu un
rapport corps-monde, il y a ramification de mon corps et ramification du
monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans
et de son dehors.7 »
La phénoménologie de l’imagination rend cette pensée de la chair du
monde plus concrète. Pour Merleau-Ponty, l’imagination constitue un mode
d’ouverture au monde plus originel, matériel, plastique que la perception.
La réalité doit nécessairement, pour se donner comme réelle, être plastique
et multiple : « voir, c’est par principe voir plus qu’on ne voit, c’est accéder
à un être de latence8 ». Merleau-Ponty entreprend ainsi de penser
l’ontologie elle-même à partir de l’imagination. Par son caractère archaïque
et sauvage, l’imaginaire se manifeste comme la concrétude originelle des
choses : ainsi, « […] un certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du fond
des mondes imaginaires9 ». L’imagination, ainsi, offre un véritable accès à
l’élémentalité dont le réel est tissé : concrétude de la chose non encore
objectivée, trace de l’ontogénèse du corps dans son fonctionnement actuel,
esquisses archaïques de champs de présence. Merleau-Ponty utilise les
termes de Wesen sauvages, de rayons de monde ou d’existentiaux incarnés
caractériser la fonction de ces amorces imaginaires et ontologiques de
phénoménalisation qui sous-tendent le champ du visible et de la vision.
2. Lecture de l’œuvre
• Revenir au champ phénoménal
Le projet de Phénoménologie de la perception est d’appréhender le terrain
spécifique que constitue notre expérience sensorielle, en échappant aux
précompréhensions naturalistes. L’ouvrage consacre ainsi de nombreux
développement à exposer les obstacles que cette conception courante
oppose à l’analyse phénoménologique de la perception. Ses chapitres
reproduisent une même structure : ils commencent par la description d’un
champ d’expérience à partir des acquis de la psychologie de la forme,
mettent en évidence l’incapacité des conceptions réalistes et intellectualistes
à en rendre compte, puis dégagent en contre-point la « structure
phénoménologique » du champ en question.
La terminologie dont use Merleau-Ponty atteste d’influences multiples,
signe, pour certains lecteurs, d’une pensée encore immature. Pour
beaucoup, cependant, la richesse de La phénoménologie de la Perception
vient justement de ce foisonnement qui en fait un ouvrage aux antipodes du
dogmatisme, réflexif, expérimental.
L’introduction invite à revoir trois concepts classiques des approches
empiristes pour remettre en question le rôle que celles-ci leur font en
général jouer : la sensation, l’association, l’attention.
– La sensation, tout d’abord, qui est une notion confuse. Il n’y a pas de
sens à parler de sensation pure ou d’impression pure. Loin d’être un
caractère contingent de la perception, la structure figure/fond des
gestaltistes (selon laquelle toute perception et toute représentation mentale
se divise en un avant-plan et un arrière-plan) est la structure
phénoménologique du phénomène perceptif, qui ne doit pas être
décomposée. Loin d’être réductible en atomes sensibles, la perception est
une structure totale, par ailleurs indissociable de la signification qui lui
donne son unité.
– Il est tout aussi vain de vouloir faire de l’association le mode de liaison
par lequel des ensembles perceptifs se constitueraient à partir d’atomes
perceptifs. L’association et le travail de la mémoire jouent certes un rôle
dans l’activité perceptive, mais ce rôle ne peut être compris qu’en
explicitant d’abord la structure de sens et d’horizon dans laquelle se
présente actuellement la chose.
– De la même façon, l’attention s’inscrit dans ce tout structurel qu’elle ne
peut donc seule fonder. L’acte attentionnel n’est pas l’entrée dans le
champ d’un objet non remarqué, mais la création un champ objectif où
l’on puisse dominer ce qui est perçu : faire attention, c’est faire advenir
une configuration nouvelle à partir de données venant s’inscrire dans une
figure.
• Le corps
L’analytique du corps percevant développée dans la première partie de
l’ouvrage accorde une place importante à notion de « schéma corporel » qui
permet à Merleau-Ponty de penser le corps comme unité structurelle. La
meilleure façon de montrer la réalité phénoménologique de ce schéma
corporel est la voie négative : s’intéresser aux pathologies qui font
dysfonctionner certains circuits complexes du corps et permettent de faire
voir la structure qui les sous-tend.
Le phénomène du membre fantôme (sensations qui semblent provenir d’un
membre amputé) résiste ainsi aux approches objectivistes. Selon Merleau-
Ponty, ce phénomène ne peut en effet recevoir d’explication purement
physiologique ou psychologique. Le membre fantôme ne constitue ni une
remémoration ni une perception renaissante, mais « l’expérience refoulée
d’un ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé ». Ainsi, « avoir un
bras fantôme, c’est rester ouvert à toutes les actions dont le bras seul était
capable10 » Le membre fantôme est inscrit dans un schéma général, signifie
la rémanence d’un sens. Il s’inscrit dans une « tradition perceptive ».
Quel est cependant le statut de cette unité corporelle ? Elle ne peut être
considérée comme uniquement significative, et s’inscrit aussi dans
l’expérience spatiale du corps. Mon corps n’est pas un objet comme les
autres. L’incomplétude de ma perception en est une dimension essentielle.
Mes yeux ni mon regard ne font partie de mon champ visuel, et pourtant ils
l’habitent par leur masse et leur latence comme un « quasi-espace11 »
intérieur, ancré dans le corps propre « qui est en deçà de toute vision12 »,
« […] fond à la permanence […] des objets13 ». En d’autres termes – c’est
ce que signifie le concept de schéma corporel – mon corps est au monde et
en même temps capable « d’organiser le monde ». C’est lui en effet qui
donne sens aux concepts de distances et directions, à l’orientation des
objets. En deçà de l’activité catégorielle, la motricité joue un rôle
fondamental dans cette activité organisatrice.
Certains phénomènes dits d’apraxie manifestent ainsi des
dysfonctionnements sélectifs laissant indemne l’activité motrice mais
altérant la possibilité de faire des gestes isolés. Des patients, qui réalisent
sans effort certaines activités spontanées (coiffer les cheveux ou allumer
une pipe), échouent devant des sollicitations non spontanées d’actes sans
finalité pratique, comme soulever le bras à la demande du médecin. Ces
malades doivent accomplir de grands efforts pour « trouver » le membre
impliqué dans la tâche, ensuite pour « trouver » leur tête, indication de
l’« en haut ». Ils sont incapables d’habiter leur corps hors de l’ensemble
d’habitudes motrices et perceptives qui en charpente l’activité pratique
spontanée. Cette unité motrice doit donc être considérée comme première :
elle sous-tend la possibilité de mobilisations locales et ponctuelles du corps,
qui, sans elle, devient rapidement inapte et indisponible.
Par la question de la sexualité, Merleau-Ponty interroge plus profondément
l’affectivité qui est à la racine de la motricité et de l’ouverture au sens et à
la rencontre des choses. Le désir désigne cet élan ou ce mouvement qui
anime le corps, le met au monde, lui rend les choses effectives et
signifiantes. La sexualité est cette intention corporelle irréductible à tout
mécanisme, composante essentielle d’une intentionnalité primordiale que
thématisait également Husserl. Ce mouvement de dépassement et
d’échappement de soi se transpose dans la parole et l’expression, transies
par l’activité créatrice : « Nous appellerons transcendance ce mouvement
par lequel l’existence reprend à son compte et transforme une situation de
fait14 ».
• Le monde perçu
L’idée de schéma corporel est à la racine de la théorie de la perception de
Merleau-Ponty. La perception du corps propre comme schéma corporel et la
perception extérieure sont « les deux faces d’un même acte ». Les traits
essentiels et indéniables du monde perçu sont incompréhensibles s’ils ne
sont pas reconduits aux projets existentiaux du corps percevant.
Un cube est par exemple immédiatement perçu dans son unité et sa
structure alors même que l’on n’en voit pas les six faces égales : « du point
de vue de mon corps, je ne vois jamais égales les six faces du cube, même
s’il est en verre, et pourtant le mot « cube » a un sens, le cube lui-même, le
cube en vérité, au-delà de ses apparences sensibles, a ses six faces
égales.15 » Comment le cube est-il donné à la perception en tant que cube ?
Parce que le sentir est intrinsèquement dépassement vers l’unité et la
transcendance de son objet. De même que la convergence des deux yeux, le
passage de la diplopie à l’objet, est ouverture vers l’extériorité visuelle, de
même, l’orientation de la perception vers la transcendance et l’objectivation
implique l’empiètement et le recouvrement de tous les sens vers la
transphénoménalité de la chose. Le schéma corporel décrit aussi l’unité de
l’objet, qui est unité dans cet échappement vers une transcendance toujours
approfondie. De la même façon que l’animal organise ses perceptions en un
Umwelt structuré autour de prégnances et d’affordances, l’humain organise
le sien comme ouverture vers la transcendance.
Comprendre cette ouverture, c’est plus précisément comprendre la
spatialité, qui conditionne la perception. Il existe différentes modalités de
l’expérience spatiale, différents modes de spatialisation (« l’espace du rêve,
l’espace mythique, l’espace schizophrénique16 »). On ne rend pas compte
de celles-ci en les reconduisant à l’espace de la géométrie, mais en
décrivant un processus originaire de spatialisation.
Cette spatialisation est d’emblée à la fois motrice, corporelle et signifiance :
l’espace originel n’est pas un espace d’objets auxquels viendraient s’ajouter
des prédicats anthropologiques (ce qu’on fait parfois dire à Husserl), mais
un espace originairement toujours aussi anthropologique. Sa spatialité doit
être comprise à partir de la corporéité et du schéma corporel, qui permettent
de rendre compte de ses dimensions et catégories fondamentales, la
physionomie, la grandeur, la distance apparente, qui préordonnent la
spatialisation. Le haut, le bas, les dimensions (hauteur et de la largeur, et
surtout profondeur) procèdent de l’implication de mon corps dans le
sensible : « l’orientation dans l’espace n’est pas un caractère contingent de
l’objet mais le moyen par lequel je le reconnais et j’ai conscience de lui
comme d’un objet17 ». Ils sont constitutifs de son objectivité.
• L’être pour soi et l’être au monde
Cette ouverture à la transcendance n’est pas une pure extase. Elle est
évolutive, active, implique l’effort, donc le retour sur soi. Il ne s’agit
cependant pas ici d’un cogito souverain et transparent à lui-même mais d’un
cogito tacite (sur le modèle du cogito préréflexif de Sartre). Sa forme
générale est le mouvement vers le monde, qui à la fois me résiste et me
dépasse : « tel est le vrai cogito – il y a conscience de quelque chose,
quelque chose se montre, il y a phénomène18 ». Les réflexions sur la nature
de cette ouverture autant que de cette phénoménalité restent cependant ici
programmatiques. S’y annoncent à la fois une pensée du débordement, du
monde comme transcendance originelle (sur le modèle heideggérien), et une
pensée de l’indétermination, de la latence et de l’esquisse, bref de
l’épaisseur de l’expérience et de ses virtualités.
Inséparable de la question de la subjectivité, celle de la temporalité,
également traitée de façon programmatique. Merleau-Ponty retient la leçon
de Husserl – faire une phénoménologie de la temporalité pour expliciter ce
qui fonde son caractère temporel, en deçà des concepts insuffisants de
succession ou d’irréversibilité. Il s’agit pour lui de penser une conscience
intrinsèquement temporelle, dynamique, une expérience présente
intrinsèquement ouverte vers l’avenir et liée rétentionnellement à ce qui la
précède. Les dimensions qui retiennent spécifiquement son analyse sont
celles vers lesquelles s’orientait déjà sa pensée de la subjectivité. D’une
part, dans une tonalité heideggérienne, la transcendance – le fait d’être
dépassé, jeté, passible du monde et de la surprise. D’autre part, dans une
tonalité plus proche des analyses que Husserl consacre aux synthèses
passives, l’épaisseur de l’expérience temporelle, la façon dont le temps est
sédimentation d’expériences et d’histoire.
À l’interstice de ces deux dimensions, la liberté : latente au sein de cette
conscience inchoative, incompréhensible si on ne la réfère pas à l’historicité
et l’inscription dans l’horizon symbolique humain : « […] le temps objectif
qui s’écoule et existe partie par partie ne serait pas même soupçonné s’il
n’était enveloppé dans un temps historique qui se projette du présent vivant
vers un passé et vers un avenir19 ».
Florian Forestier

Bibliographie

• Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la


perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd. coll. « Tel »,
2014.

—, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942,


rééd. coll. « Quadrige », 2013.

—, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1988,


coll. « Tel », 2014.

—, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1960,


coll. « Folio essais », 1985.

• Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard,


1960, rééd. coll. « Folio essais », 2016.
• Littérature secondaire

• Renaud Barbaras, De l’être du phénomène : sur


l’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble, Jérôme
Millon, 1991.

—, Merleau-Ponty, Paris, Ellipses, 2019.

• Étienne Bimbenet, Après Merleau-Ponty. Études


sur la fécondité d’une pensée, Paris, Vrin, 2011.

—, Nature et Humanité. Le problème


anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty,
Paris, Vrin, 2004.

• Annabelle Dufourcq, Merleau-Ponty. Une


ontologie de l’imaginaire, Springer, 2012.

• Marc Richir, Étienne Tassin, Merleau-Ponty,


phénoménologie et expériences, Grenoble, Jérôme
Millon, 1992.

• Emmanuel de Saint-Aubert, Vers une ontologie


indirecte. Sources et enjeux critiques de l’appel à
l’ontologie chez Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2006.
1. M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, Éditions Gallimard, 1942 (rééd. 72),
p. 195-196.
2. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945 (rééd.
2005), p. 110-111.
3. M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 12.
4. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Éditions Gallimard, 1960, « Le philosophe et la sociologie »,
p. 131-132.
5. J.-P. Sartre, « Merleau-Ponty vivant », dans Situations IV, p. 197.
6. M. Merleau-Ponty, Le langage indirect et les voix du silence, publication en deux parties dans Les
Temps modernes, volumes 7 et 8, numéros 80 et 81, juin-juillet 1952. (Republié dans Maurice
Merleau-Ponty, Signes, Paris, Éditions Gallimard, 1960, p. 49-104).
7. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 177.
8. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Éditions Gallimard, 1960, p. 29.
9. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 173.
10. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 97.
11. Ibid., p. 108.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 208.
15. Ibid., p. 235-235.
16. Ibid., p. 333.
17. Ibid., p. 301.
18. Ibid., p. 340.
19. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 384.
59
Levinas, Totalité et infini (1961)

Totalité et Infini constitue le grand-œuvre du philosophe Emmanuel


Levinas. Le livre est paru en 1961 après avoir servi dans ses premières
versions de thèse d’État à propos de laquelle Vladimir Jankélévitch a pu
dire le jour de la soutenance : « nous sommes amenés à devoir juger une
thèse à propos de laquelle seront écrites d’autres thèses ».
Pour comprendre le projet d’ensemble du livre, nous proposons de repartir
d’un examen attentif de sa Préface, à bien des égards décisive pour
l’intelligibilité de l’ensemble du propos.
La Préface de Totalité et Infini a été conçue par Levinas comme une réponse
à l’Étoile de la Rédemption (1921) de Franz Rosenzweig. Elle en reprend le
thème principal d’une critique de la notion de totalité à partir d’une
réflexion sur la guerre. Ce qui frappe d’emblée Levinas dans sa lecture de
Rosenzweig est ce que le philosophe allemand appelle « l’opposition à
l’idée de totalité » (Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff,
1961, p. vii). Levinas reprend à Rosenzweig cette idée d’« opposition à la
totalité » pour la rectifier de fond en comble dans Totalité et Infini. La
critique de la notion de totalité vise chez Levinas d’une part, la primauté
que la philosophie grecque, puis moderne dans sa continuité, accorde à
l’idée de Theoria (de connaissance théorique) laquelle valorise l’inclusion,
l’intégration, l’assimilation de l’objet transcendant au savoir qui le
comprend dans une connaissance théorique adéquate. Elle vise également
l’idée hégélienne de l’épanouissement ontologique de l’individu dans sa
participation à la marche de l’Histoire et son inclusion dans l’État.
Allergique à toute altérité, la connaissance et l’histoire sont décrites par
Levinas comme des mouvements totalisants dans la mesure où toutes deux
visent soit l’inclusion de l’Autre dans le Même (dans le cas de la
connaissance) soit celle du Même et de l’Autre dans le processus historique
et l’État. Dans les deux cas de totalisation, l’identité (l’idéal d’adéquation
de l’objet au sujet dans la connaissance et celle de la symétrie civique des
semblables dans l’État) prime sur l’altérité du tout autre. Dans tous ces cas
de figure, autrement dit, la totalité exerce, en la dissimulant sous le masque
de nobles idéaux (le savoir plutôt que l’ignorance, la vie civique plutôt que
l’existence naturelle), une violence transcendantale à l’endroit de l’altérité
du Tout Autre qu’est autrui en tant qu’autrui est essentiellement définie par
son altérité, c’est-à-dire par sa capacité à résister à son inclusion dans ces
trois totalités que sont le savoir, la raison historique et l’État.

1. Le scepticisme devant l’Histoire


Levinas, après Rosenzweig, rappelle que chez Hegel l’Histoire est une
Totalité. Que l’Histoire soit une totalité signifie que l’histoire ne se réduit
pas à une suite informe et chaotique d’événements sans rapport les uns avec
les autres mais qu’elle forme un tout cohérent, un processus unifié avec un
début et une fin et un ordre de succession qui mène de l’un à l’autre.
L’histoire s’unifie en chacun de ses moments en ce qu’elle est, suivant
Hegel, gouvernée par la Raison. En d’autres termes, l’histoire est un
processus ordonné et rationnel qui tend vers la réalisation d’une fin. Or
dans ce processus téléologiquement orienté (visant la réalisation d’une
finalité déterminée) chaque individu occupe une place définie, joue un rôle
déterminé, constitue en d’autres termes un des rouages du processus en
marche dont il est ainsi l’instrument et le serviteur. Comme l’affirme en
effet Hegel dans La Raison dans l’Histoire : « La Raison gouverne le
monde et par conséquent gouverne et a gouverné l’histoire universelle. Par
rapport à cette raison universelle et substantielle, tout le reste est
subordonné et lui sert d’instrument et de moyen » (Hegel, La Raison dans
l’Histoire, Pocket, p. 85).
Rosenzweig et Levinas sont les témoins de la catastrophe au XXe siècle
qu’ont représenté les deux guerres mondiales. Le traumatisme de la guerre
entraîne chez Rosenzweig et Levinas une modification radicale de leur
compréhension de l’Histoire par rapport à Hegel. Un scepticisme profond à
l’endroit de la marche de l’Histoire se fait jour chez chacun d’eux.
L’Histoire, selon eux, ne peut plus être perçue après les atrocités
du XXe siècle, à la manière de Hegel, comme un processus rationnel
assurant l’émancipation, l’autonomie progressive la pacification des
rapports entre les individus qui s’y trouvent inclus. Comme le montre
Stéphane Mosès (in « Rosenzweig et Levinas : au-delà de l’Histoire » (in
Rue Descartes, 1998) les deux guerres mondiales et le chaos qu’elles ont
engendré paraissent plus que jamais invalider pour Rosenzweig et Levinas
l’optimisme hégélien selon lequel « tout ce qui est réel est rationnel et tout
ce qui est rationnel est réel ». L’irrationalité des guerres dont ils sont les
témoins leur révèle en effet le véritable visage du processus historique :
celui de la réquisition forcée et implacable des individus dans la guerre.
Ainsi, pour eux, la marche de l’histoire ne peut plus se confondre avec un
processus porteur d’émancipation collective pour les individus assurant leur
devenir rationnel, moral et autonome. L’intégration des individus dans
l’Histoire se confond au contraire avec la mobilisation totale (thème que
Levinas emprunte à Jünger) de chacun dans l’effort de guerre. La
réquisition des individus par l’Histoire Universelle contraint ces derniers à
devoir renoncer à leur identité et unicité propres pour se faire les dociles
instruments d’un processus anonyme et violent qui parachève ses buts
universels à travers eux. Aussi, à rebours de Hegel, Levinas pense que la
participation de l’individu à l’histoire constitue une aliénation de l’homme
et ainsi, que loin de le libérer des attaches naturelles de l’existence animale
pour le conduire à la moralité et à la civilité, l’histoire le réduit, dans la
guerre, au plus fruste instinct de survie.
L’individu censé se libérer des chaînes de l’existence animale dans le
devenir historique pour ainsi s’épanouir comme sujet autonome et moral
dans un monde gouverné par la Raison, devient, dans la logique meurtrière
de la guerre un simple objet de l’histoire, une quantité négligeable et
interchangeable dans le règne de l’anonymat et de la substituabilité
généralisée. L’homme dans la guerre, ou totalité historique, a ainsi perdu
son unicité et sa singularité, il est devenu malgré lui, et de par sa
participation implacable au processus historique, un numéro de matricule
sans nom, prénom ni visage. L’Histoire ou totalité consacre ainsi le règne
généralisé de l’anonymat et la destruction de l’existence singulière et
morale.

2. Peut-on sortir de l’Histoire ? Les réponses


contrastées de Rosenzweig et de Levinas
La guerre a révélé le vrai visage de la totalisation historique. Aussi
l’inclusion de l’individu dans le processus historique s’identifie-t-elle à son
aliénation dans la guerre. Dans le contexte de la guerre, c’est-à-dire de la
conflictualité généralisée, la morale, dit Levinas, n’a pas sa place, ceux qui
croient en la moralité des actions humaines sont des ingénus. Et Levinas
contresignerait sans la moindre hésitation la maxime de la Rochefoucauld
suivant laquelle « nos vertus ne sont le plus souvent que des vices
déguisés ».
En effet, si la guerre ou l’histoire ou la totalité (ces trois notions sont
assimilées par Rosenzweig et Levinas) constituent la forme unique de
l’expérience alors la croyance en la morale est une naïveté, car en situation
de guerre la morale ne compte plus, seules comptent la survie et la défense
immédiate des intérêts vitaux par tous les moyens surtout les moins moraux,
comme le meurtre. C’est en ce sens que Levinas peut dire que dans une
ontologie gouvernée par l’histoire la guerre rend la morale « dérisoire ».
Doit-on cependant se résoudre à ce pessimisme de principe quant à la nature
des actions humaines ? Si l’on considère que l’inclusion dans un Tout
constitue la forme unique de l’expérience, le pessimisme paraît inévitable,
et seul le déni de lucidité pourrait nous en exempter. Mais être ou exister
est-ce nécessairement participer à l’Histoire et ainsi être inclus dans la
guerre où la morale ne tient pas ? Rosenzweig et Levinas répondent par la
négative.
Rosenzweig définit la philosophie comme « connaissance une et universelle
du Tout » (Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, Paris, Seuil, p. 22). En
tant que connaissance du tout la philosophie nie l’existence du singulier car
elle prétend que tout est pensable, or le singulier se définit par le fait qu’il
échappe au concept. Donc pour maintenir son idée que tout est pensable elle
doit nier ce qu’elle ne peut pas penser : le singulier. La philosophie du Tout,
qui prétend penser la totalité de ce qui est, nie donc qu’il existe des
singularités. Or Rosenzweig va tenter de montrer dans l’introduction de
l’Étoile de la rédemption que lui-même échappe au tout en prouvant qu’il
est une singularité qui se révèle à elle-même dans l’expérience de la mort
imminente. Car, ainsi qu’il l’affirme « seul le singulier peut mourir ».
L’argument est le suivant : « seul le singulier peut mourir », prendre
conscience de sa mortalité c’est donc prendre conscience de sa singularité.
Or en tant que réduit à un élément du Tout, je ne suis plus singulier, donc
l’idée de totalité implique la négation de la mort. En niant la singularité de
l’individu, la totalité nie la mort. Or en tant qu’exposé à la mort dans la
guerre et criant ma révolte contre ma disparition inévitable, je découvre la
réalité imminente de la mort, donc que je meurs, donc que je suis une réalité
singulière et ainsi que la philosophie de la totalité niant la singularité est un
« pieux mensonge ». Si je peux mourir c’est que je suis singulier et que je
résiste au « Tout pensable » donc je ne suis pas un élément du système
philosophique puisque le système ne peut pas m’intégrer.
Or en tant que je suis singulier je résiste au concept, donc la thèse de Hegel
est fausse, le système m’intègre en me pensant comme un élément-
instrument de l’histoire, mais si je suis impensable pour le système parce
que singulier, alors je ne suis pas un instrument de l’Histoire. Telle est la
démonstration qui ouvre L’étoile de la rédemption de Rosenzweig. Or pour
Levinas cette réponse à Hegel ne tient pas. En fait, sur ce point Levinas
partage la position hégélienne contre Rosenzweig. Pour lui, l’affirmation
solitaire de l’individu, sa représentation de lui-même comme faisant
exception au Tout, est une illusion de la conscience subjective. Aussi pour
Levinas ce n’est pas moi qui suis hors de la totalité, qui forme une
exception à la totalité, c’est l’Autre – en tant que défini par son altérité
c’est-à-dire par le fait d’être inintégrable au Tout : « ce n’est pas moi qui me
refuse au système, comme le pensait Kierkegaard, c’est l’Autre » (Levinas,
Totalité et Infini, op. cit., p. 10). C’est donc en entrant en rapport avec cet
Autre situé « au-delà de la totalité et de l’histoire » que le Moi pourra
s’émanciper des prérogatives de la Totalité. À ce titre, si nous sommes
voués à sortir de l’histoire c’est que la totalité ne sature pas le plan de l’être.
Qu’il existe, autrement dit, par-delà la totalisation historique, un Être-Autre
dont la rencontre coïncide avec l’expérience morale. Cette rencontre se
confond avec ce que Levinas appelle dans la Préface une « relation
originelle et originale avec l’être » (ibid., p. VII) qu’il identifie à la paix
messianique (par opposition à la paix historique : la paix armée des
empires).

3. Les « événements nocturnes » de l’être


• Du Savoir à l’Éthique et retour
À la question : peut-on sortir de l’histoire ? s’ajoute ainsi celle de savoir s’il
est possible d’expérimenter le tout autre dès lors que sa définition est de
s’exempter du Tout et par-là même de résister à son inclusion dans un savoir
donné. C’est là la question directrice de l’ouvrage. Il devient possible de
répondre positivement une fois critiquée l’universalité de la relation de
connaissance – l’idée que la relation fondamentale de l’homme à tout ce qui
l’entoure procède de la relation d’un sujet connaissant à un objet connu –
que nous héritons de la tradition philosophique.
Depuis Platon, en effet, la philosophie définit la connaissance à partir du
paradigme fondamental de la lumière. L’élément lumineux permet à la
chose de se donner à voir dans la pleine visibilité. Inscrite au sein d’un tel
élément l’esprit peut ainsi la comprendre et la saisir. Inscrite dans l’élément
de la lumière la chose est donc saisie par la pensée, ce qui veut dire que la
chose se donne dans l’adéquation à la représentation qui la pense. En cette
adéquation se produit l’identité du connaissant et du connu. Ce qui signifie,
dans les termes de Levinas, que le savoir en tant qu’il se déploie dans
l’élément de lumière où l’être se laisse pleinement saisir dans une
connaissance, aboutit à la réduction de l’Autre (l’objet) au Même (le sujet).
Le savoir dans la lumière a ainsi pour effet de sevrer l’être extérieur ainsi
saisi de son extériorité. En ce sens, réduire autrui à un objet de connaissance
c’est vouloir exercer sur lui une violence que la rencontre du visage d’autrui
retourne en la condamnant.
C’est pourquoi Levinas affirme que le visage n’appartient pas à l’élément
lumineux du savoir, qu’il s’arrache au règne du visible, autrement dit que le
visage ne se laisse pas inclure ni englober dans le savoir totalisant où règne
l’adéquation de l’être connu (l’Autre) à l’être connaissant (le Même) au sein
de laquelle se voit consacrée la souveraineté du Même sur l’Autre c’est-à-
dire l’égoïsme du Moi.
En résistant à toute entrée dans la visibilité, c’est-à-dire à l’adéquation à la
pensée connaissante et à l’identification au Même qui en résulte, le visage
se présente comme l’étant qui déborde les pouvoirs de l’intelligence pour
exhiber et condamner l’égoïsme foncier (l’appropriation totalisante) qui les
anime. À ce titre, la rencontre hors luminosité du visage, dans
l’inadéquation de l’être à sa représentation, consiste en une expérience
éthique. Le débordement de l’être sur le tout qui cherche à le saisir et à
l’inclure (histoire et savoir) s’identifie à l’expérience éthique même. Dans
la mesure où la theoria et l’histoire prédominent dans l’ontologie
occidentale, les événements clandestins de l’être, ceux où l’être déborde sa
représentation et la connaissance qui cherche à le saisir pour le comprendre,
l’intérioriser et par là le réduire au Même sont encore dissimulés à la
philosophie. La pensée grecque et moderne postule en effet qu’être pour
tout ce qui est c’est être connaissable (pouvoir faire l’objet d’une
connaissance dans l’adéquation). Elle oblitère par là même qu’un secteur
entier de l’être échappe à l’emprise de la connaissance : ce que Levinas
appelle les « événements nocturnes » de l’être.
Ainsi dans l’ontologie issue de l’expérience grecque aucune place autre que
fictive n’est laissée à l’éthique – sinon à la dévoyer en une forme dérivée du
savoir. C’est bien la primauté du savoir que destitue la pensée de Levinas, et
cela non pas pour lui opposer l’irrationalité d’une expérience mystique ou
subjective, mais bien plutôt le sol sur lequel tout savoir peut se déployer
effectivement : le langage en tant qu’il constitue l’élément, par-delà celui de
la lumière érigé en norme exclusive, où se révèle autrui en son visage, c’est-
à-dire en son extériorité. Pour le dire autrement, toute connaissance, tout
dévoilement de l’être dans la lumière, s’inscrit dans les horizons non
lumineux de l’éthique où autrui se révèle en son extériorité au savoir qui
cherche à l’englober. Or, dans la mesure où le paradigme de la connaissance
dissimule les événements d’être qui en supportent la possibilité, il s’agit
pour Levinas dans Totalité et Infini de partir des structures formelles de la
pensée représentationnelle pour les déformaliser, c’est-à-dire de réinscrire
ces structures dans les horizons de l’expérience éthique qui débordent
l’ordre de la connaissance objective. La méthode ainsi adoptée par Levinas
de déformalisation consiste à repartir des structures formelles de la
représentation objective pour les faire apparaître dans le contexte éthique où
elles prennent place. Examinons l’enjeu d’une telle déformalisation.
• L’intentionalité déformalisée : la jouissance et l’enseignement
Levinas se concentre en particulier sur la structure noético-noématique
héritée de la phénoménologie de Husserl où l’objet se donne dans
l’adéquation à la pensée intentionnelle qui le vise. Levinas repart de cette
structure pour faire apparaître, via la méthode de déformalisation, les
événements nocturnes qui la supportent et qui s’enchaînent l’un à l’autre
suivant une succession fondamentale à l’ordre du discours levinassien : la
jouissance, la demeure, le travail, la possession, autant de paradigmes où
l’intentionalité théorique perd sa souveraineté dans des expériences qui en
débordent le cadre formel et en structurent la possibilité actuelle et
effective. De plus, en ces expériences, s’affirme le bonheur terrestre et
sensible du moi en quoi consiste sa vie séparée d’avec l’Autre, où l’Autre
est ignoré dans la pure jouissance égoïste du monde. Mais un tel égoïsme
sensible, montre Levinas, est constitutif de la possibilité de la relation
éthique en tant que telle, puisque paradoxalement c’est en commençant par
me détourner d’autrui qu’autrui peut m’interpeller et condamner mon
égoïsme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître la vie égoïste et séparée
constitue la condition de possibilité de l’éthique au sens authentique du
terme, laquelle ne peut donc consister en un altruisme sacrificiel et aveugle
aux nécessités vitales et sensibles du Moi puisque c’est en possédant des
choses par mon travail sur le monde, que l’entrée dans le discours avec
autrui thématise les choses que par mon travail je possède, et par le biais du
discours en fonde l’objectivité. C’est pourquoi toute connaissance objective
où l’objet se donne au regard qui le scrute, implique le préalable du langage
dispensé par autrui où autrui se révèle en son altérité radicale à la
connaissance qu’il fonde ainsi en thématisant le monde possédé par le moi,
en l’objectivant par la mise en question mon égoïsme et l’exclusivisme de la
possession qui l’accompagne. À ce titre, l’expérience éthique fonde le
savoir en ce que tout savoir objectif présuppose le don du monde possédé en
quoi consiste l’entrée dans le discours avec autrui. En ce sens, l’événement
de la révélation, tout autant que ceux de la jouissance, du travail et de la
demeure constituent des événements nocturnes qui supportent la
connaissance diurne mais qui demeurent non thématisables en tant que tels,
dès lors que l’on s’en tient au seul paradigme du savoir pour penser la
relation de l’homme à son environnement et à ses congénères. C’est la
primauté de ce paradigme que Levinas déconstruit dans Totalité et Infini
afin de réinscrire le savoir objectif dans les horizons de sens dont il dépend,
et au premier chef, la relation éthique dans son irréductibilité fondamentale
à tout savoir.
Raoul Moati

Bibliographie
• Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1961.

—, Totalité et infini, Paris, LGF, biblio essais, 1990.

• Ouvrages principaux

• Hegel, La Raison dans l’histoire, traduction Kostas


Papaïoannou, Paris, Pocket, 2012.

• Husserl, Idées directrices pour une


phénoménologie, traduction Paul Ricoeur, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1985.

• Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption,


traduit de l’allemand par Alexandre Derczanski et
Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 2003.
• Articles et ouvrages complémentaires

• Raoul Moati, Événements nocturnes – Essai sur


Totalité et Infini, Paris, Hermann, 2012.

• Stéphane Moses, « Rosenzweig et Levinas, au-delà


de la guerre », in Rue Descartes, Paris, PUF, 1998.
• Maurice Ruben-Hayoun, Rosenzweig, une
introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2016.
60
Panorama 7 :
La nouvelle phénoménologie
en France

Le terme de nouvelle phénoménologie est lui-même neuf1. Il s’est


essentiellement diffusé après la publication de l’ouvrage éponyme de Laszlo
Tengelyi et Dieter Gondek2. Ce terme, certes contesté, est utilisé pour
caractériser un certain nombre de projets philosophiques partageant des
références et des problématiques communes. Sa première justification est
peut-être générationnelle. Selon Alexander Schnell, on peut en effet
distinguer trois générations de phénoménologues :
« […] Husserl et Heidegger constituent la première génération, Fink,
Landgrebe, Patočka, Ingarden, Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas,
Derrida, Ricœur, Desanti la deuxième, et M. Henry (qui est à cheval
entre la deuxième et la troisième), K. Held, B. Waldenfels, J.-L.
Marion et M. Richir les représentants les plus importants de la
troisième.3 »
La première génération, celle des fondateurs (Husserl, Heidegger et Fink),
développe l’idée de phénoménologie, sa méthode, ses principaux enjeux. La
seconde est marquée par l’influence du structuralisme, de la psychanalyse,
du marxisme : elle connaît une remise en cause – ou tout du moins une
complexification – des objets initiaux de la phénoménologie (le sujet,
l’ipséité) et un déplacement du projet de cette dernière. Les œuvres les plus
souvent citées sont celles de Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Derrida. La
troisième génération enfin est caractérisée par un retour critique vers
l’ambition des fondateurs et le projet d’une phénoménologie se posant
comme philosophie systématique et première. Elle est en particulier
marquée par une réélaboration du concept de phénomène.

1. Une pensée systématique du phénomène


• La nouvelle phénoménologie au-delà du tournant théologique
Dès la fin des années 70, l’ouvrage de Vincent Descombes, Le Même et
l’autre4 s’attache à resituer la phénoménologie dans la dynamique de la
philosophie contemporaine. Au cours des années 90, plusieurs autres
ouvrages s’efforcent à leur tour d’élaborer de telles synthèses. Parmi ceux-
ci, évoquons par exemple La philosophie française entre phénoménologie et
métaphysique5 de Michel Haar, La vie du sujet et Conscience et Existence6
de Rudolf Bernet, La phénoménologie éclatée7 de Dominique Janicaud qui,
dans Le tournant théologique de la phénoménologie française8, conteste
fermement certaines orientations de cette phénoménologie9.
À partir des années 2000 paraissent des ouvrages et analyses plus
systématiques consacrées à cette question. On peut évoquer L’épreuve de la
limite10 de F.-D. Sebbah, L’idée de phénoménologie11 de Jocelyn Benoist,
La genèse de l’apparaître12 d’Alexander Schnell, ou « Un moment français
de la phénoménologie » de Jean-Luc Marion13. F.-D. Sebbah dans
L’épreuve de la limite décèle au sein des phénoménologies de Henry, de
Levinas et de Derrida, une tension, sinon un projet commun. Ces
philosophies travaillent à la limite de ce que la méthode phénoménologique
leur permet d’appréhender, tout en reconnaissant l’inaccessibilité de
principe de ce qu’ils s’attachent à penser (la singularité en deçà du sujet,
l’altérité, etc.). La phénoménologie est selon eux poussée à s’élancer
vers ses limites, donc amenée à ruser avec elle-même, sa langue et son
histoire.
Les limites en question se manifestent par l’insistance d’un certain nombre
de thématiques (volonté d’aller « au-delà » ou « en-deçà » de la question de
l’Être, traverser l’analytique heideggérienne, pour dévoiler, au-delà de
l’ipséité en devenir du Dasein, un sens du soi en deçà de toute subjectivité
et même de toute ipséité) dont Jocelyn Benoist souligne également
l’importance. Benoist insiste particulièrement pour sa part sur l’influence de
la pensée, de l’orientation et de la terminologie de Levinas, non seulement
au sein de la seconde génération de phénoménologues, mais dans la
constitution du champ problématique investi par la troisième génération.
• Un retour averti au projet husserlien
La nouvelle phénoménologie tend d’une certaine façon à jouer Husserl et
Heidegger l’un contre l’autre tout en s’inspirant d’un certain nombre de
pistes ouvertes par eux (et d’une autre manière par Levinas) pour prendre en
compte des phénomènes ne pouvant relever des structures de la conscience
intentionnelle husserlienne ou du sens de l’être heideggérien. Elle est en
particulier nourrie par un affinement de la lecture de l’œuvre
heideggérienne peu à peu investie par l’histoire de la philosophie14. Ces
relectures patientes, doxographiques, universitaires, permettent également
d’étudier plus en détail les différents moments de l’œuvre de Husserl, de
mieux comprendre les étapes de sa genèse et d’accéder aux textes non
publiés de l’auteur15. Une attention soutenue est ainsi apportée à la
constitution de l’idée-même de phénoménologie par Husserl dans le
contexte de ses dialogues avec Brentano, Frege, avec la psychologie de son
temps (Wundt, Tichener) avec les recherches consacrées à la théorie de
l’objet ou de la signification (Meinong, Lask, Twardowski) avec les
mathématiques (Dedekind, Zermelo, Cantor, Hilbert), avec le néo-kantisme.
De la même façon, est prise en compte la fécondité et la complexité des
recherches poursuivies par Husserl sur la temporalité (Manuscrits de
Bernau, Manuscrits B, C, ou D), ou encore sur l’imagination et la
phantasia.

2. Quelques thèmes
• Temporalité et événement
Les analyses husserliennes de la conscience du temps font de la continuité
du flux temporel un point central. Pour la nouvelle phénoménologie, il
s’agit au contraire de repenser la temporalité au prisme d’une
événementialité qui ne doit plus être comprise comme interruption,
traumatisme, ni même comme ouverture à un avenir inanticipable. Il s’agit
au contraire de penser un événement fondateur et donateur de sens,
« s’annonçant dans la contingence d’une expérience non-ordinaire ; et
susceptible d’être “décrit” à travers un langage propre
(phénoménologique) toujours insuffisant, puisque bâti sur l’étant et
les phénomènes ordinaires, et pourtant transformé et mis à l’épreuve
car soumis au “besoin” d’exprimer l’insaisissable. Qu’un tel
événement s’appelle “être”, “autrui”, “vie”, “don”16 »
Chez Jean-Luc Marion ainsi, les structures de l’objectivité (permanence,
définition, universalisation, répétabilité), ne peuvent en effet que recouvrir
la donation, qui est la forme pure de la phénoménalité. Du point de vue
d’une phénoménologie correcte, il appartient au contraire au donné de
résister à l’objectivité17. La phénoménologie de la donation entend ainsi
penser l’advenir selon ses réelles modalités. L’événement explicite en
quelque sorte les caractères intrinsèques du phénomène (irrépétable,
excédant, irréductible, sans condition18). On notera que la pensée de
l’événement doit beaucoup au travail de Claude Romano, en particulier
dans son article “L’événement et le possible”, et dans ses livres,
L’événement et le monde et L’événement et le temps.
• Facticité et apparaître
La facticité est souvent abordée par la nouvelle phénoménologie à partir de
la pensée de Schelling. Celui-ci envisage en effet « une existence effective
qui dépasse toute pensée », dont aucune théorie de la totalité supposée de
l’étant ne peut surplomber existence effective imprépensable et aveugle, et
renvoie, autrement dit une « facticité »19 et une « contingence »20 dont la
découverte marque le début de notre propre époque philosophique. Pour
Marc Richir, la phénoménologie a précisément pour tâche de prendre la
mesure de « […] l’excès de la facticitéde la certitude factice d’exister sur
ses contenus contingents.21 »
Selon Laszlo Tengelyi, la phénoménologie de Husserl propose de
nombreuses ressources pour penser une telle facticité. Husserl distingue en
effet quatre faits qu’il caractérise comme métaphysiques, car ceux-ci
s’imposent à l’analyse phénoménologique : le monde, l’ego,
l’intersubjectivité, l’histoire, auxquels Tengelyi ajoute un cinquième fait,
plus originaire que les quatre autres, l’apparaître lui-même. Qui que je sois,
je suis toujours quelque part, quelqu’un, toujours d’une certaine façon. Il
n’y a aucune nécessité à ce que quelque chose en particulière apparaisse, ni
même que quoi que ce soit apparaisse, mais du moment de quelque chose
apparaît, il est nécessairement apparaître de quelque chose. L’apparaître
m’est autrement dit donné comme un fait nécessaire.
• Sens et expérience
Avec Husserl, la nouvelle phénoménologie étend le concept de « sens » au-
delà de la dimension langagière. Pour Husserl en effet, toute expérience
intentionnelle peut être décrite commet une formation de sens : au § 55 des
Ideen I ainsi, Husserl écrit que « toutes les unités réelles sont “unités du
sens” », mais précise que celles-ci « […] présupposent une conscience
donatrice de sens. » La nouvelle phénoménologie conserve cet intérêt pour
la question du sens mais rejette la thématique husserlienne de la donation de
sens à laquelle elle substitue celle d’un événement (Marion), d’une
formation et d’une institution de sens (Richir).
De la même façon, le sens-se-faisant est chez Marc Richir un véritable
paradigme. Richir s’inscrit ici dans la perspective de Merleau-Ponty d’un
« […] logos qui se prononce silencieusement dans chaque chose sensible en
tant qu’elle varie autour d’un certain type de message dont nous ne pouvons
avoir l’idée que par notre participation charnelle à son sens, qu’en épousant
par notre corps sa manière de signifier22. » Pour Merleau-Ponty, les espaces
sensoriels, et même la pensée sont d’une certaine façon « articulation avant
la lettre […]23 ». Pour Richir, le modèle de cette structure est la poursuite
d’une idée : une idée n’est pas réductible en effet à son énonciation dans
une formule, ni non plus à une illumination qui la révèlerait dans
l’atemporalité d’un instant, mais doit être considérée comme une phase de
présence.
• Anthropologie phénoménologique
On signalera enfin l’intérêt de cette nouvelle phénoménologie pour
l’anthropologie phénoménologique. Celle-ci analyse les formes
d’inscriptions sociales, d’attachement au réel à travers les formes et
pratiques instituées et sédimentées. Les philosophes ayant cherché à
développer une anthropologie phénoménologique sont nombreux, leur
tentative se déployant dans l’horizon de la sociologie (Schütz, Berger,
Lückman), ou dans un horizon plus religieux (Blumenberg), ou encore dans
la phénoménologie psychiatrique (avec les travaux d’Erwin Strauss, de Von
Gebstattel ou de Minkowski) terrain sur lequel elle est contestée par la
Daseinanalyse, avant de connaître un retour dans la troisième phase des
travaux de Binswanger revenant à Husserl, à l’analyse des structures de la
subjectivité transcendantale et aux synthèses passives.
L’anthropologie phénoménologique connaît un regain dans les travaux
phénoménologiques contemporains. Marc Richir fait de celle-ci le lieu
d’une véritable métaphysique phénoménologique, c’est-à-dire le lieu d’une
l’élaboration systématique de ce, en l’expérience, qui semble excéder toute
attestation possible. Si la phénoménologie ne peut selon Richir être
« ordonnée eidétiquement » (il n’y a pas de nécessité à ce que les
phénomènes s’agencent de telle ou de telle façon), le champ
phénoménologique prends néanmoins des configurations que
l’anthropologie phénoménologique s’attache à comprendre. La
phénoménologie devient l’exploration méthodique des différentes modes
d’organisation globale de l’expérience24.

3. Quelques textes emblématiques


Le champ de la nouvelle phénoménologie étant hétérogène et varié, nous ne
proposons pas ici la lecture détaillée d’une œuvre mais un résumé des
thèmes traités par quelques ouvrages décisifs de ce courant.
• Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et
la phénoménologie (Marion)
Publié en 1989, Réduction et donation25 pose, à partir d’une discussion de
Husserl et Heidegger, les jalons historiques d’une refondation de la
phénoménologie. L’ouvrage procède essentiellement à une relecture de la
problématique de la réduction et de son lien à l’explicitation d’un concept
pur de phénomène. Selon Marion, la percée initiale de Husserl dans la
première Recherche Logique est de
« […] reconnaître non seulement que l’intuition ne se borne pas à la
sensibilité (elle doit s’étendre à l’éidétique et au catégorial aussi bien),
mais que l’intuition elle-même ne vaut qu’autant qu’elle met en œuvre
une donation plus originelle puisqu’elle englobe aussi la
signification.26 »
Il s’agit alors de relire à l’aune de la percée husserlienne l’ensemble de la
tradition phénoménologique. La critique heideggérienne du concept
d’intentionnalité (lequel, selon Heidegger, ne peut être explicité que sur
fond de transcendance) et de celui d’ego dont le Dasein expliciterait les
propriétés peut être soumise à une contre-critique-réduction qui en
manifeste à son tour les impensés. Heidegger exploite bien les possibilités
du concept husserlien d’intuition catégoriale et la problématique de la
dynamique du phénomène comme processus de mise-en-présence, mais la
transcendance est toujours pensée par Heidegger dans l’horizon de l’être au
lieu d’être interrogée pour elle-même. Heidegger ne vise pas autre chose, en
envisageant le phénomène à l’horizon de l’être, que de le faire voir comme
tel en saisissant la dynamique de sa phénoménalité. Or si l’être, pour
Heidegger, questionne ou fait question, c’est bien que cet appel de l’être se
manifeste : la possibilité pour l’être de faire question implique de
désintriquer conceptuellement être et phénomène, de penser une forme pure
de phénoménalité, sans laquelle il n’est pas d’accès phénoménologique
concevable non plus à la question de l’être. Expliciter
phénoménologiquement la question de l’être conduit à mettre en évidence
« l’horizon de la donation comme horizon universel qui comprend tous les
types de phénomènes27 ».
• Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation
(Marion)
Paru en 1997, Étant Donné28 entend renouer avec le projet husserlien de
phénoménologie conçue comme philosophie première et tenir ensemble,
avec le concept de donation, le souci cartésien et husserlien de fondation
ultime et le souci heideggérien d’ouverture et de dépossession, pour
reconstruire une théorie générale de la phénoménalité. Comment, demande
Marion, penser l’apparition sans fonder celle-ci dans un sujet ni un Dasein,
tout en posant, comme Husserl, la nécessité d’un principe à l’aune duquel
mesurer la phénoménalité du phénomène ? La donation se veut en amont de
l’objectité ou de l’étantité. Elle remonte en-deçà des formes de la
manifestation pour interroger le fait qu’il y a pour un sujet quelque chose.
La donation entend rendre compte ainsi du phénomène de la manière la plus
radicale, en le pensant dans son surgissement. La donation caractérise le fait
que les phénomènes peuvent « […] manifester leur propre phénoménalité,
autrement dit prendre forme à partir d’eux-mêmes, au lieu de venir
s’inscrire dans un cadre prédéfini.29 » Le concept de donation renverse le
primat métaphysique des conditions de possibilité sur le possible (du
principe de raison sur l’effectif) ; il prend l’advenue du phénomène comme
fil conducteur.
Le concept de donation permet alors l’élargissement du champ de la
phénoménalité : le phénomène n’est plus d’abord défini selon le type
d’objet dont il est phénomène, mais selon le type de phénoménalité dont il
relève. Cet élargissement conduit à un renversement que traduit le concept
de phénomène saturé. Un phénomène saturé est un phénomène où « […]
l’intuition donnerait plus, voire démesurément plus, que l’intention n’aurait
jamais visé, ni prévu.30 » La saturation précise l’auteur n’est pas
l’exception mais la norme, si l’on entend par là que le phénomène dit de
droit commun31 ne se dégage et se circonscrit lui-même qu’au sein d’une
saturation initiale dont il émerge. L’idée de saturation confirme le primat de
la donation en rendant impossible tout raisonnement en termes de
conditions de possibilité et toute inscription de la phénoménalité dans des
normes pré-déterminées. L’événement historique (comme la Bataille de
Waterloo, manquée par Fabrice dans la Chartreuse de Parme), les œuvres
d’art, la chair en tant qu’elle s’auto-affecte, l’altérité du visage lévinassien,
constituent des paradigmes de phénomènes saturés.
• Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et
phénoménologie du langage (Richir)
Parfois considérées comme le chef d’œuvre de Richir, les Méditations
phénoménologiques32 développent en détail la pensée d’un sens compris
comme sens-se-faisant. Il s’agit, dans une perspective inspirée par Merleau-
Ponty, de comprendre les processus de formation de sens sauvage.
Dans une filiation husserlienne, Richir acte que la phénoménologie ne peut
jamais d’un coup et d’emblée prendre possession de tout le champ qui
s’ouvre à son investigation et est toujours distendue entre deux exigences
parfois difficilement conciliables. Comme le proclame Husserl, « la
recherche se meut pour ainsi dire en zigzag.33 » Ce zigzag doit cependant
être considéré de façon élargie : l’a priori de scientificité de la démarche
husserlienne implique que l’on puisse toujours établir des systèmes de
corrélations strictes entre des strates de phénomènes distincts, tandis que
Richir entend élargir le champ phénoménologique pour y comprendre les
conditions de l’émergence de cette corrélation que Husserl prend pour
donnée. Il s’agit en d’autres termes d’entrer dans l’épaisseur du champ
phénoménologique qui sous-tend les processus intentionnels et les
formations de sens.
Pour ce faire, l’ouvrage réinvestit le massif husserlien des synthèses
passives. Dans la phénoménologie husserlienne, les synthèses passives
élargissent la systématique intentionnelle. Richir en complexifie l’analyse et
y ajoute une strate plus profonde et chaotique. Pour Husserl, les synthèses
passives canalisent l’activité intentionnelle : elles constituent des formes
d’associations primitives et orientent des faisceaux d’actes vers des
objectités potentielles. Pour Richir, elles permettent également de pénétrer
la formation des « phases de sens » en deçà de toute appropriation ou « pré-
orientation » vers des objectités individuelles ou des significations pré-
découpées. Les synthèses passives conduisent Richir à reposer l’énigme de
la genèse du logos sans chercher à l’ancrer dans un pré-logos passif.
• Phénoménologie en esquisses : nouvelles fondations (Richir)
Publié en 2000, Phénoménologie en esquisses34 constitue une véritable
refondation de la phénoménologie à laquelle Richir entend donner une
nouvelle méthodologie et une nouvelle terminologie en investissant le
champ des analyses husserliennes de la conscience d’image et de la
phantasia. Il s’agit, explique Richir, de rouvrir un accès au champ des
analyses concrètes pratiquées par Husserl par-delà les grandes théories de la
phénoménalisation en général.
Husserl distingue deux modalités de l’intentionnalité imaginative : 1. la
conscience d’image proprement dite (un objet représenté à travers un autre
objet, une image interne ou externe), et 2. la phantasia, la visée pure et
simple d’un contenu imaginaire sans objet pour le représenter (je me
représente un centaure). L’imagination est l’acte de représenter un objet
existant absent ou au moins un objet potentiellement existant. La phantasia
vise, de son côté, un objet purement fictif, dont elle force en quelque sorte
l’existence dans un monde lui-même purement fictif. Ainsi, c’est le type
d’existence de l’objet visé qui permet de caractériser le mode intentionnel
selon lequel il est donné. L’objet représenté en imagination appartient au
monde réel et y possède une identité bien déterminée : son sens objectif
n’est pas suscité ex nihilo mais représenté par la médiation d’autre chose
qui y donne accès. À l’inverse, l’objet phantasmé est une pure création de
la conscience intentionnelle : la conscience y est absorbée dans ce qu’elle
figure, donc inconsciente de son activité.
Selon Richir, l’analogie entre phantasia et conscience d’image n’est pas
tenable : la phantasia s’affranchit au contraire résolument de la conscience
d’image telle que Husserl la décrit. Bien plus, les descriptions de la
conscience d’image présupposent la visée en phantasia. En bonne
phénoménologie en d’autres termes, il s’agit de réélaborer à partir du
flottement, de l’instabilité originaires de la phantasia une compréhension de
l’imagination, de la perception, du corps et de l’incarnation, de l’idéalité, du
souvenir, du rêve, du langage, de l’intersubjectivité, etc.
Florian Forestier

1. À ce sujet, Christian Sommer, « Transformations de la phénoménologie », Revue Sciences/Lettres


[En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 23 janvier 2018. URL :
http://journals.openedition.org/rsl/235.
2. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp,
2011.
3. Alexander Schnell, Le sens se faisant, Bruxelles, Ousia, 2011, p. 24.
4. Vincent Descombes, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978),
Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
5. Michel Haar, Paris, PUF, 1999.
6. R. Bernet, La vie du sujet, Paris, Presses universitaires de France, 1995 ; Conscience et existence,
Paris, Presses universitaires de France, 2004.
7. Dominique Janicaud, La phénoménologie éclatée, Paris, Éditions de l’Éclat, 1998.
8. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éditions de
l’Éclat, 1991.
9. En ce qui concerne la thématique herméneutique, cf. Jean Greisch, Le Cogito herméneutique.
L’Herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Éditions Joseph Vrin, 2000 ; L’Arbre
de vie et l’arbre du savoir. Les racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne
(1919-1923), Paris, Éditions du Cerf, 2000
10. François-David Sebbah, L’épreuve de la limite, Paris, Presses universitaires de France, 2001.
11. Jocelyn Benoist, L’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2000, en particulier « Sur l’état
présent de la phénoménologie », « Qu’est-ce qui est donné ? », « Le “tournant théologique” ».
12. Alexander Schnell, La genèse de l’apparaître, Beauvais, Mémoires des Annales de
Phénoménologie, 2004.
13. Jean-Luc Marion, « Un moment français de la phénoménologie », Rue Descartes,
Phénoménologies françaises, 2002/1, n° 35, p. 9-13.
14. Voir Olivier Boulnois, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la
métaphysique », C. Esposito et P. Porro (éd.), Heidegger e i medievali (Quaestio 1 / 2001),
Turnhout, Brepols, p. 379-406 ; Jean-François Courtine, « Métaphysique et ontothéologie », in
Jean-Marc Narbonne et Luc Langlois (éd.), La Métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux,
Laval, PUL, 1999, p. 137-157 ; Inventio analogiae, Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin,
2005 ; Alain de Libera, « Archéologie et reconstruction. Sur la méthode en histoire de la
philosophie médiévale », in Karl-Otto Apel et al. (éd.), Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris,
Gallimard, 2003, p. 583-584.
15. Le travail d’édition et de publication soutenu par des collections comme « Épiméthée » (dirigée
par Jean-Luc Marion) aux Presses universitaires de France, « Krisis » (dirigée par Marc Richir) aux
éditions Jérôme Millon, « Bibliothèque des Textes Philosophiques » (dirigée par Jean-François
Courtine) aux éditions Joseph Vrin.
16. Federico Viri, « Essai d’une cartographie de la notion d’« événement » dans la phénoménologie
française contemporaine », Methodos [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 06 mars 2017, consulté
le 16 février 2018. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4776 ; DOI :
10.4000/methodos.4776
17. Jean-Luc Marion, « Remarques sur des débats philosophiques récents en France », p. 9 :
http://philosophy.fudan.edu.cn/_upload/article/files/28/ad/641548e9444cadd7c84cc665fd6e/77ae1
846-bb1c-4a47-b103-a99b7c9ddbe7.pdf
18. Frédérico Viri, ibid.
19. Marc Richir, L’expérience du penser, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1996, p. 153.
20. Marc Richir, L’expérience du penser, op. cit., p. 163.
21. . Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2004,
p. 150.
22. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’Invisible, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 261.
23. Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 168. Merleau-Ponty parle également de « […] significations qui
ne sont pas de l’ordre logique », Structure du Comportement, Paris, Presses universitaires de
France, 1942, p. 135. Il se propose de développer « une nouvelle idée de la raison » (Sens et non-
sens, Paris, Nagel, 1948 p. 7), et évoque « une raison élargie », ibid., p. 79.
24. Dans une même optique, on peut évoquer Étienne Bimbenet L’invention du réalisme, Paris,
Éditions du Cerf, 2015, ou Alexander Schnell, Hinaus. Entwürfe zu einer phänomenologischen
Metaphysik und Anthropologie, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2011.
25. Jean-Luc Marion, Réduction et donation, Recherches sur Husserl, Heidegger et la
phénoménologie, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1989.
26. Jean-Luc Marion, « La donation en son herméneutique », Reprise du donné, Paris, Éditions
Épiméthée, 2016, p. 59-97.
27. Jean-Luc Marion, Réduction et donation, p. 55-56.
28. Jean-Luc Marion, Étant Donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, Éditions
Épiméthée, 1997.
29. Jean Greisch, Le cogito herméneutique, Paris, Éditions Joseph Vrin, 2002, p. 42.
30. . Jean-Luc. Marion, Le visible et le révélé, p. 54.
31. Marion vise par-là les phénomènes de la phénoménologie husserlienne, isolables,
contextualisables, qui se manifestent sous horizon, et dont une légalité est saisissable hors de
l’événement de leur manifestation – en d’autres termes, les phénomènes non-saturés.
32. Marc Richir, Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du langage,
Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1992.
33. . Cf. Edmund Husserl, Recherche Logique 1, § 6, « Introduction ».
34. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses : nouvelles fondations, Grenoble, Éditions Jérôme
Millon, 2000.
Présentation des auteurs

Sandrine Alexandre
Agrégée de philosophie et ancienne élève de l’ENS-lsh de Lyon, Sandrine
Alexandre a soutenu en 2012 une thèse qui portait sur le jugement de valeur
et ses enjeux éthiques et politiques dans la pensée stoïcienne.
Elle a notamment publié Évaluation et contre-pouvoir. Enjeux éthiques et
politiques du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Jérôme Millon,
2014) et a dirigé le volume Inventer la peinture grecque antique (Presses de
l’ENS-lsh, 2012)

Sébastien Barbara
Sébastien Barbara est ancien élève de la Sorbonne, diplômé en éthique
médicale et enseignant agrégé en philosophie. Spécialisé en études
nietzschéennes et en philosophie orientale, il a étudié notamment le sanskrit
et le pâli. Créateur et directeur de l’association « Reims-philosophie », il est
également artiste peintre et illustrateur, formé à l’école des Beaux-arts de
Reims.
Il a publié Comprendre le Buddha (Max Milo, 2015) et participé à la
rédaction du Petit Larousse des Grands philosophes (2014), ainsi qu’à celle
de La Philosophie pour ceux qui ont tout oublié (Larousse, 2014 et 2020). Il
a également publié des recensions dans la revue Actu-Philosophia. Enfin, il
a illustré les ouvrages Comprendre le Buddha (2015), Comprendre Kant
(2016) et Comprendre Herbert Marcuse (2017) parus aux éditions Max
Milo.
Victor Béguin
Victor Béguin, normalien, agrégé et docteur en philosophie, est chercheur
associé au laboratoire « Métaphysique allemande et philosophie pratique »
(Université de Poitiers). Ses recherches portent sur l’histoire de la
philosophie allemande classique, en particulier sur Hegel et Marx. Il est
l’auteur d’une thèse et de plusieurs articles sur la philosophie hégélienne, et
le co-responsable d’une nouvelle traduction de la Contribution à la critique
de la philosophie du droit de Hegel de Marx dans le cadre de la « Grande
édition Marx-Engels » (Les Éditions sociales, 2018). Il prépare
actuellement une monographie sur le système hégélien.

Jean-Pierre Cléro
Professeur émérite de philosophie à l’Université de Rouen et chargé de
cours à Sciences-Po Paris, Jean-Pierre Cléro est spécialiste de l’utilitarisme
anglo-saxon qu’il envisage sous tous les angles qui relèvent d’une
philosophie des fictions. La notion de fiction a graduellement servi de fil
conducteur à un travail qui est parti d’une thèse soutenue à la Sorbonne sur
« La philosophie des passions chez D. Hume » (1985). Ce travail a essaimé
plus généralement en direction de la philosophie de langue anglaise, tant
classique que moderne et contemporaine. Les principaux ouvrages de
l’auteur sont : Hume : une philosophie des contradictions, Vrin, Paris,
1998 ; Théorie de la perception. De l’espace à l’affect, PUF, Paris, mars
2000 ; Le vocabulaire de Bentham, Ellipses, Paris, mai 2002 ; Les raisons
de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, A. Colin, Paris,
septembre 2004 ; Locke, Ellipses, Paris, mars 2004 ; Bentham, philosophe
de l’utilité, Ellipses, Paris, 2006 ; Calcul moral ou comment raisonner en
éthique ?, A. Colin, coll. « U », Paris, 2011 ; Essai sur les fictions,
Hermann, Paris, mai 2014 ; Qu’est-ce que l’éthique médicale ?, Mimésis,
2020.

Yoann Colin
Après des études de philosophie et de théologie, Yoann Colin travaille
actuellement en thèse sur les philosophies de Levinas et Jankélévitch. Il
enseigne la philosophie au lycée d’Altkirch.

Florian Cova
Florian Cova est Professeur Assistant au Département de Philosophie de
l’Université de Genève, où il mène des recherches sur l’origine
psychologique de nos intuitions philosophiques au sujet de la morale, du
libre arbitre et du sens de la vie. Outre un ouvrage d’introduction à la
philosophie expérimentale intitulé Qu’en pensez-vous ? (Germina) et un
ouvrage collectif consacré à la philosophie expérimentale de l’art (Advances
in Experimental Philosophy of Aesthetics, Bloomsbury), il a publié d de
nombreux articles de recherche dans des revues scientifiques
internationales, tant en philosophie (Mind & Language, Philosophical
Studies, The Monist) qu’en psychologie (Consciousness and Cognition,
Personality and Social Psychology Bulletin).

Roselyne Dégremont
Roselyne Dégremont est professeur agrégé de philosophie, retraitée. Elle a
enseigné à Bordeaux au lycée Camille Jullian et en dernier lieu au Lycée du
Parc à Lyon, en classes préparatoires (ULM, BL). Ses publications : 1995 :
Berkeley, l’idée de nature, PUF Philosophie ; 1996 : Berkeley, Œuvres IV,
Le questionneur et la Siris, PUF, Épiméthée ; 1998 : Berkeley, Les trois
dialogues entre Hylas et Philonous, GF, en collaboration avec Geneviève
Brykman ; 2013 : Leçons sur la philosophie de George Berkeley, Ellipses et
2014 : La philosophie en 32 notions, Ellipses.

Jean-Joël Duhot
Jean-Joël Duhot est enseignant-chercheur émérite à l’université de Lyon ; il
a récemment publié L’énigme platonicienne, Kimé, 2017 et Leçons sur
Platon, Ellipses, 2019.
Pierre Fasula
Pierre Fasula est agrégé et docteur en philosophie de l’Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne. Sa thèse, « Musil et Wittgenstein : l’homme du
possible », sera publiée prochainement chez Vrin. Ses recherches relèvent
de la philosophie contemporaine, notamment Wittgenstein et la tradition
wittgensteinienne, dans ses prolongements américains (Putnam, Cavell) et
britanniques (Anscombe, Foot). Elles portent précisément sur la philosophie
de la littérature et la philosophie morale et sociale.

Alexandre Feron
Alexandre Feron est normalien, agrégé et docteur en philosophie. Ses
recherches portent sur le marxisme et la philosophie française du XXe siècle.

Florian Forestier
Docteur en philosophie après des études conjuguant mathématiques et
sciences sociales, Florian Forestier est conservateur à la Bibliothèque
nationale de France et chroniqueur régulier de plusieurs sites et revues. Il
est l’auteur de plusieurs livres dont La Phénomenologie génétique de Marc
Richir, Dortrecht, Springer, « Phaenomenologica », 2014, Le Réel et le
transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, Le grain du sens : Essai de
phénoménologie-fiction, Bucarest, Zeta Books, 2017, Désubériser.
Reprendre le contrôle (avec Franck Bonot, Odile Chagny et Mathias
Dufour), Paris, Éditions du Faubourg, 2020.

Thibaut Gress
Ancien élève de l’ENS, agrégé et docteur en philosophie de l’Université
Paris IV-Sorbonne, Thibaut Gress est professeur de philosophie en Première
Supérieure à Blomet. Rédacteur en chef de la revue Actu-Philosophia, il a
publié de nombreux ouvrages sur Descartes, que ce soient des
monographies comme Descartes et la précarité du monde (CNRS, 2012),
Descartes. Admiration et sensibilité, (PUF, 2013), ou des
directions d’ouvrage comme Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier,
2018) ; il a également proposé une édition des Œuvres philosophiques de
Spinoza (Bouquins, 2019) et publié des travaux sur une approche
philosophique de la peinture renaissante, dont L’œil et l’intelligible (2
volumes, Kimé, 2015).

Ruedi Imbach
Ruedi Imbach a enseigné l’histoire de la philosophie médiévale d’abord à
l’Université de Fribourg en Suisse (1976-1999) et ensuite à l’Université de
Paris-Sorbonne (Paris IV. 2000-2014). Pour mieux faire connaître la pensée
médiévale il a édité et traduit en français et en allemand les œuvres de
plusieurs auteurs (Dante, Dietrich de Freiberg, Thomas d’Aquin et
Ockham). Il s’est efforcé de promouvoir la pensée laïque au Moyen Âge
(Dante, la philosophie et les laïcs, 1996 ; avec Catherine König-Pralong, Le
défi laïque, 2013) et de faire connaître l’émancipation d’une philosophie
autonome (avec François-Xavier Putallaz, Profession philosophe : Siger de
Brabant (1997). À cela il faut ajouter de nombreux travaux sur Thomas
d’Aquin (dont avec Adriano Oliva, La philosophie de Thomas d’Aquin,
2009).

Nour el houda Ismaïl-Battikh


Nour el houda Ismaïl-Battikh est certifiée de philosophie et exerce
actuellement dans l’académie de Créteil. Elle a enseigné la philosophie
islamique à l’Université de Picardie Jules Verne et contribue régulièrement
à la revue en ligne Actu-Philosophia.

Katia Kanban
Katia Kanban est agrégée de philosophie et enseigne la philosophie.

Arnaud Lalanne
Professeur certifié de philosophie (2008), docteur en histoire de la
philosophie (2013), chargé de cours à l’Université Bordeaux Montaigne
(2014), Arnaud Lalanne se consacre à la recherche leibnizienne. Il est
l’auteur de Genèse et évolution du principe de raison suffisante dans
l’œuvre de Leibniz (ANRT, Lille, 2015, 3 vol. 1417 p.) et d’Apprendre à
philosopher avec Leibniz (Ellipses, 2015, 288 p.).

Marion Lieutaud
Marion Lieutaud est docteure en philosophie, chercheuse associée au Centre
Pierre Abélard de Sorbonne Université. Ses recherches portent
principalement sur Giordano Bruno, les philosophies de la Renaissance, la
tradition médico-philosophique de la psychologie (Antiquité-XVIe siècle), la
philosophie de l’esprit, l’histoire et la transformation des concepts.

François Loiret
François Loiret est professeur agrégé de philosophie en classes
préparatoires littéraires, docteur de l’Université de Strasbourg. Ses
publications : Volonté et infini chez Duns Scot, Kimé, 2003. Traduction et
présentation de : Duns Scot, La cause du vouloir, Belles Lettres, 2009.
L’usage et le monde, Kimé, 2015. L’usage et la joie, Kimé, 2015. La
question du monde, Kimé, 2016.

Paul Mirault
Certifié de philosophie, Paul Mirault enseigne la philosophie au lycée
Charles Péguy. Il a publié Une initiation à la philosophie de Claude
Tresmontant (2008) et a présenté une anthologie de textes de ce dernier
intitulée Réalisme intégral (2012). Avec Thibaut Gress, il a publié La
philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin, 2016).

Raoul Moati
Raoul Moati est agrégé et docteur en philosophie. Il a enseigné à
l’université de Paris 1 puis à l’université de Chicago. Il est l’auteur de
Derrida/Searle déconstruction et langage ordinaire (Paris, PUF, 2009 et
traduit en anglais chez Columbia University Press en 2014), d’Événements
nocturnes (Paris, Hermann, 2012 et traduit en anglais chez Fordham
University Press en 2017) de Derrida et le langage ordinaire (Paris,
Hermann, 2014) et de Sartre et le mystère en pleine lumière (Paris, Cerf,
2019).

Hervé Pasqua
Spécialisé en histoire de la philosophie médiévale, Hervé Pasqua effectue
ses recherches au Centre de Recherche d’Histoire des Idées (CRHI, UPR
4318), laboratoire du département de Philosophie de l’Université Côte
d’Azur, Titulaire de la Chaire Jean-François Mattéi au Centre Universitaire
Méditerranéen de Nice (CUM). Président de la Société Française Cusanus,
Traducteur des œuvres de Nicolas de Cues, il est l’auteur entre autres de
Maître Eckhart. Le procès de l’Un et de Nicolas de Cues. L’Un sans l’être
(à paraître).

Étienne Pinat
Professeur agrégé de philosophie, Étienne Pinat est rédacteur en chef
adjoint de la revue Actu-philosophia pour laquelle il a recensé un grand
nombre de livres de ou sur Heidegger. Il est l’auteur de Les deux morts de
Maurice Blanchot. Une phénoménologie, paru chez Zetabooks en 2014, et
de Heidegger et Kierkegaard. La résolution et l’éthique, paru en 2018 chez
Kimé. Il a contribué au Dictionnaire Maurice Blanchot, à paraître chez
Garnier-Flammarion. Il est aussi l’auteur du chapitre « Heidegger » dans le
volume Histoire de la philosophie à paraître chez Ellipses.

Damien Theillier
Damien Theillier, professeur de philosophie en terminale et en classes
préparatoires à Paris, fondateur de l’Institut Coppet et de l’Académie Libre
des Sciences Humaines. Il a notamment publié : Un chemin de liberté. La
philosophie de l’Antiquité à nos jours (Berg International, Paris 2013), et
rédigé la préface de : Frédéric Bastiat, L’État ou La grande illusion
(Arfuyen, Paris, 2017), ainsi que les postfaces de : Frédéric Bastiat, Contre
l’économie d’État (Berg International, Paris, 2014), Thomas d’Aquin,
Textes choisis (Berg International, Paris, 2014), Paul Janet, La liberté de
penser (Berg International, Paris, 2014), Victor Cousin, La société idéale
(Berg International, Paris, 2014), Germaine de Staël-Holstein, Sur le suicide
(Berg International, Paris, 2014), Edmond About, La liberté (Berg
International, Paris, 2014), Frédéric Passy, La guerre et la paix (Berg
International, Paris, 2014), Blaise Pascal, Trois discours sur la condition
des grands suivi de Préface pour un traité du vide ; et Entretien avec M. de
Sacy (Berg International, Paris, 2014).

Stéphane Toussaint
Stéphane Toussaint est directeur de recherches au CNRS, Centre André
Chastel. Directeur de la revue internationale de philosophie de la
Renaissance « Accademia », il préside la société savante « Marsile Ficin »
(www.ficino.it).
Il est l’auteur de nombreuses études sur la Renaissance, sur le
néoplatonisme et sur l’humanisme de Ficin à Heidegger. Son dernier livre,
publié aux Belles Lettres en 2019, s’intitule : La Liberté d’Esprit. Fonction
et condition des intellectuels humanistes.

David Zapero
Chercheur au département de philosophie de l’Université de Bonn, en
Allemagne, David Zapero consacre ses travaux à la philosophie de l’esprit,
à la philosophie du langage et à l’éthique ; il a notamment publié un
livre intitulé La forme de la règle : Kant, l’éthique et la subjectivité (Vrin,
2020).
Table des matières

Avant-propos

Première partie
Philosophie antique
1. Panorama 1 : Deux perspectives sur les présocratiques
2. Platon, République
3. Platon, Timée
4. Platon, Parménide
5. Platon, Théétète
6. Aristote, Métaphysique
7. Aristote, Éthique à Nicomaque
8. Aristote, Poétique
9. Panorama 2 : Épicuriens et stoïciens, les frères ennemis
des mondes hellénistique et romain
10. Plotin, Ennéades (254-270)
11. Augustin, Les Confessions (397-401)

Seconde partie
Philosophie médiévale
12. Panorama 3 : La philosophie islamique
13. Anselme, Proslogion (1077-1078)
14. Averroès, Discours décisif (vers 1180)
15. Thomas d’Aquin, Somme de théologie (1266-1273)
16. Duns Scot : Ordinatio (1300-1304)

Troisième partie
Philosophie renaissante
17. Nicolas de Cues, La Docte ignorance (1440)
18. Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes (1482)
19. Machiavel, Le Prince (1532)

Quatrième partie
Philosophie classique et moderne
20. Descartes, Méditations Métaphysiques (1641)
21. Descartes, Passions de l’âme (1649)
22. Hobbes, Léviathan (1651)
23. Pascal, Pensées (1669)
24. Spinoza : Éthique (1677)
25. Locke, Essais sur l’entendement humain (1689)
26. Berkeley, Les principes de la connaissance humaine (1710)
27. Leibniz, La Monadologie (1714)
28. Hume, Traité de la nature humaine (1739-1740)
29. Panorama 4 : Les Libéraux
30. Rousseau, Du contrat social (1762)
31. Kant, Critique de la raison pure (1781/1787)
32. Kant, Critique de la raison pratique (1788)
33. Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
34. Fichte, Doctrine de la Science (1794-1795)
35. Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807)
36. Hegel, Science de la Logique (1812-1816)
37. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820)
38. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation
(1819/1844)
39. Tocqueville, La Démocratie en Amérique (1835-1840)
40. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel (1843)
41. Marx, Le Capital (1867)
42. Nietzsche, Le Gai Savoir (1882/1887)
43. Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886)
44. Nietzsche, Généalogie de la morale (1887)

Cinquième partie
Philosophie contemporaine
45. Freud, Le Malaise dans la civilisation (1930)
46. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932)
47. Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953)
48. Arendt : Condition de l’homme moderne (1958)
49. Derrida, De la grammatologie (1967)
50. Deleuze, Logique du sens (1969)
51. Foucault, Surveiller et punir (1975)
52. Hayek, Droit, législation et liberté (1973-1979)
53. Panorama 5 : Intuition et philosophie expérimentale
54. Panorama 6 : Le nouveau réalisme

Sixième partie
Phénoménologie
La phénoménologie : une pensée de l’idéalité et de sa genèse,
une théorie de la conscience et une philosophie première
55. Husserl, Méditations cartésiennes (1931)
56. Heidegger, Être et Temps (1927)
57. Sartre, L’Être et le Néant (1943)
58. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)
59. Levinas, Totalité et infini (1961)
60. Panorama 7 : La nouvelle phénoménologie en France
Présentation des auteurs

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