Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1. L’esprit du volume
Les notices qui composent l’ouvrage assument une double fonction de
présentation du contenu des grands livres de l’histoire de la
philosophie, et d’analyse de celui-ci. Par cette seconde fonction, elles se
révèlent irréductibles à des fiches de lecture reproduisant de manière
linéaire l’ordre d’un livre, bien qu’elles le restituent fidèlement. Au-delà de
la description du contenu des ouvrages traités, il est en effet apparu
nécessaire de prêter une attention particulière à la définition des concepts
rencontrés en chacun d’entre eux, mais aussi à l’argumentation justifiant
l’usage de ces derniers.
Choisir d’insister sur les concepts et les arguments revient à prendre les
œuvres au sérieux, à les traiter comme des structures rationnelles au sein
desquelles la raison d’être des thèses principales pourrait être comprise par
tout être s’élevant à la raison, et à congédier l’impression de gratuité ou
d’artificialité qui peut parfois étreindre le lecteur face à la succession de
thèses que restituent certains résumés ; c’est aussi refuser de voir dans les
œuvres des constructions artificielles réductibles à des « dispositifs » dont
la prétention à la vérité se révélerait bien vaine.
C’est pourquoi il nous a paru décisif, pour rédiger les notices, de faire appel
à des connaisseurs intimes des œuvres présentées afin que chacun d’entre
eux puisse faire droit – grâce à sa longue fréquentation du texte – à la
subtilité et à l’argumentation des ouvrages analysés. Dès lors, l’explication
et l’explicitation des œuvres se révèlent indissociables d’une certaine
interprétation que revendique pleinement ce volume. Au sens propre, ce
sont bien des lectures qui sont ici esquissées plus que des comptes-rendus
ou de simples fiches qui viseraient à présenter de manière neutre et
anonyme chacun des textes réduits à l’énumération de propositions.
Par là s’établit une étonnante dialectique à travers laquelle chaque
contributeur fait, d’une part, entendre sa voix et sa tonalité propres, sa
manière singulière de philosopher sur un texte, tout en convergeant
d’autre part vers l’exigence générale d’expliquer et de clarifier les
concepts et les arguments des œuvres abordées.
3. Public
Ce volume s’adresse à une gamme étendue de lecteurs, depuis l’élève de
Terminale souhaitant approfondir ses cours de philosophie jusqu’à
l’honnête homme désirant disposer d’un panorama des œuvres
fondatrices, en passant par les étudiants, qu’ils soient en classes
préparatoires ou à l’université.
Le caractère historique de la présentation des œuvres séduira plus
particulièrement les étudiants de Sciences-Po ou d’HEC cherchant à
peaufiner leur culture générale, tandis que le soin accordé aux concepts et
à l’argumentation retiendra peut-être davantage l’attention de
l’étudiant en licence de philosophie ou en classes préparatoires
littéraires.
En outre, ce volume peut également intéresser le professeur d’autres
disciplines qui, ayant besoin de notions philosophiques, pourra rapidement
retrouver la logique d’un argument ou le sens d’un concept.
La plupart des notices indiquent par une bibliographie succincte les
différentes éditions du texte, précisent la plupart du temps – lorsque cela a
du sens – quelle est l’édition de référence, et proposent une série de
commentaires classiques qui, avec le temps, sont devenus les compléments
indispensables de l’œuvre.
Enfin, nous souhaitons chaleureusement remercier tous les contributeurs de
ce volume qui ont accordé leur confiance à cette entreprise et qui nous
honorent par la qualité de leur notice dont nous espérons qu’elles
rencontreront le large public qu’elles méritent.
Première partie
Philosophie antique
1
Panorama 1 :
Deux perspectives sur les
présocratiques
1. Qu’appelle-t-on « la philosophie
présocratique » ?
L’expression n’est guère satisfaisante car la diversité de leurs pensées y est
ramenée à une unité qui n’a rien d’évident. D’autre part, ceux que l’on
nomme « les philosophes présocratiques » ne sont devenus « philosophes »
et « présocratiques » que fort longtemps après leur disparition.
• Une catégorie historiographique
À l’exception de Pythagore, semble-t-il, à qui l’on attribue la création du
mot, ils ne se désignèrent pas eux-mêmes comme des « philosophes ».
Quant au terme « présocratique », il est porteur de divers sens qui, par
ailleurs, ne s’excluent pas. Il donne une indication chronologique
(antérieur à Socrate), mais cette indication ne doit pas faire oublier que
certains ont été contemporains et même postérieurs à Socrate – Démocrite,
par exemple, était plus jeune et lui a survécu presque trente ans. Le terme
donne également une indication doctrinale, en laissant entendre que leurs
conceptions et leurs méthodes différaient de façon notable de celles de
Socrate et des « socratiques » à sa suite, que l’on nomme simplement
« philosophes ». Dans tous les cas, il est clair que cette dénomination
confirme Socrate comme point de repère et fondateur de la philosophie
occidentale : il y a un avant et un après Socrate. Mais Nietzsche, par
exemple, préférait désigner ces penseurs par le terme de « préplatoniciens »,
faisant de la philosophie de Platon le véritable tournant pris par la pensée
occidentale1. Le terme « présocratique » est ainsi une désignation qui
manifeste des enjeux historiographiques et peut-être une conception de la
philosophie elle-même.
C’est dans la sphère germanique, au cours du XIXe siècle, que l’expression
« philosophie présocratique » a été forgée, par des historiens et des
philologues. Mais c’est avec Hermann Diels, au tout début du XXe siècle,
que l’adjectif s’est substantivé, faisant ainsi naître la catégorie de penseurs
désignée par « les présocratiques ».
• Un corpus reconstruit à partir de fragments
Aucun de leurs écrits ne nous est parvenu dans son intégralité et il n’est
demeuré que des « fragments », souvent réduits à quelques lignes.
Néanmoins, de nombreuses informations – plus ou moins fiables en raison
des différents contextes de leur énonciation – nous ont été transmises à
travers l’Antiquité classique, hellénistique et romaine : nous avons ainsi des
citations littérales et d’autres approchantes, des commentaires et enfin des
résumés de leurs « opinions » (doxographies) dont le célèbre Vies et
doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce (IIe-IIIe siècles ap. J.-
C.). Les philosophes antiques, à commencer par Platon et Aristote, se sont
amplement rapportés dans leurs propres œuvres aux conceptions
présocratiques, le plus souvent pour les critiquer et s’en distinguer.
Tous ces fragments et témoignages, en partie réinterprétés sinon déformés,
ont été regroupés suivant une classification très méthodique2 par Hermann
Diels qui a publié en 1903 une première édition de ce volumineux corpus
présocratique reconstruit. À partir de la seconde édition (1910), Walther
Kranz a collaboré à cette somme que sont devenus Die Fragmente der
Vorsokratiker (Les fragments des présocratiques).
• Le « passage du muthos au logos » ?
Ce que l’on connaît de la pensée présocratique manifeste une relation au
monde qui entretient un certain lien avec les grands récits mythiques –
d’Homère ou d’Hésiode, grands éducateurs de la Grèce archaïque – mais
opère une rupture dans l’usage nouveau de procédés spéculatifs. On a
longtemps désigné cette mutation comme le « passage du mythe à la
raison ». Cette formule est très discutable si elle suppose une transformation
radicale, voire une opposition entre les deux formes de compréhension du
monde. Il serait naïf de penser que les Grecs sont passés, au cours de cette
période, d’un univers fabuleux à un univers rationnel, comme si le mythe
était irrationnel et la raison exempte de mythologies. Mais il n’en demeure
pas moins vrai que, au cours de ces trois siècles, quelque chose s’est mis en
place qui est la première manifestation d’une recherche de la sagesse par la
connaissance, dans la visée d’une vérité qui ne relève pas des émotions
humaines ou des actions des dieux.
Le récit mythologique ne fut donc pas abandonné, loin s’en faut, mais il y
avait désormais à côté un autre discours possible, qui proposait de
nouvelles explications du réel dans sa globalité et dans la particularité des
phénomènes, de nouvelles méthodes (methodos, « suivant un chemin »), de
nouvelles prévisions, de nouvelles prescriptions. Le logos pouvait donner
des réponses à des questions auxquelles répondait jusque-là seulement le
muthos.
2. La diversité présocratique : les différentes
filiations
Ces penseurs ont produit des explications sur l’origine, la structure et la
composition de la nature, les principes et les forces à l’œuvre dans le
cosmos. C’est pourquoi Aristote, qui revient presque systématiquement sur
les opinions de ses prédécesseurs, les a nommé « physiologues » ou
« physiciens », relativement à l’objet de leur recherche : la phusis (nature),
désigne à la fois le principe de tout ce qui est, un ensemble de processus et
le produit phénoménal de ces processus. Mais les présocratiques ont aussi
développé les premières idées relatives à ce que nous désignons par la
métaphysique. Par ailleurs, l’attention qu’ils ont portée à la mathématique
et à la logique en on fait, au-delà de leur utilité instrumentale, des objets
d’étude à part entière. Ils ont raisonné sur la connaissance elle-même, sur
ses conditions et ses limites. Enfin, le comportement humain, moral,
social et politique est devenu avec eux le sujet d’une réflexion qui ne s’en
tenait plus aux seules traditions et religions. Les présocratiques ont proposé
des doctrines très variées et ils ont vraisemblablement été dans un rapport
de discussion.
Dès l’Antiquité, les doxographes ont constitué des filiations en même temps
qu’une classification chronologique et géographique de ces penseurs. La
recherche contemporaine a précisé et modifié ces données. S’est dégagée
une sorte de cartographie intellectuelle qui a donné deux lieux d’origine de
la philosophie grecque. On a ainsi établi une succession ionienne (à partir
de l’Ionie, une colonie grecque au sud-ouest de l’Asie Mineure) et une
succession italique, à partir d’Élée (une colonie grecque au sud de l’Italie
actuelle). Depuis ces lieux d’origine se seraient diffusées, en d’autres lieux,
d’autres successions.
3. La succession ionienne
• Les « physiciens » de Milet
Le plus célèbre des penseurs de Milet, alors puissante et florissante cité
d’Ionie, est Thalès (v. 640-560). Considéré comme l’un des Sept Sages de
la Grèce dans la tradition antique, il a été le chef de file d’une école de
pensée dont on a hérité le célèbre théorème mathématique qui porte son
nom. Il faut également mentionner Anaximandre, son élève Anaximène, et
le disciple de celui-ci, Anaxagore, chacun d’eux auteur d’un ouvrage sur la
nature (Peri Phuseos).
Il s’agissait pour eux d’expliquer les phénomènes naturels – vents, pluie,
tempêtes, éclairs, tremblements de terre, éclipses, etc. – par des causes et
des principes naturels. Mais étaient aussi mobilisées des questions
relatives à l’origine du monde et de la vie dont on a fait le cœur de leurs
doctrines. Si, selon Thalès, le monde s’était formé à partir de l’eau,
Anaximandre soutenait l’idée qu’il était issu de l’Apeiron (« indéterminé »),
une matrice matérielle primordiale sans limites quantitatives ni
déterminations qualitatives, apte à devenir, par un mouvement éternel, tout
ce qui était advenu et devenait encore et toujours. Anaximène reprit l’idée
de cet illimité, mais pour en préciser la nature élémentaire première, l’air,
qui, par raréfaction, était devenu feu et, par condensations successives, eau
puis terre, donnant lieu depuis aux multiples transmutations élémentaires
et à la composition des choses. Anaxagore conçut à son tour un
univers éternel où tout se transforme et s’agence par l’action d’un principe
organisateur de la matière, le Noûs (« esprit, intellect »).
• Héraclite d’Éphèse
Vers le milieu du VIe siècle av. J.-C., l’Ionie se retrouva soumise aux Perses
et, au début du Ve siècle, les cités entrèrent en rébellion contre cette
domination, à l’exception d’Éphèse, où vécut Héraclite, surnommé l’Obscur
dès l’Antiquité, principalement en raison de la difficile compréhension de sa
pensée. Cette difficulté est d’autant plus grande pour nous, plus de 2500 ans
après, que nous ne disposons plus que de 149 fragments très énigmatiques.
Sur la question de l’élément originel de toutes choses, il soutenait l’idée que
c’est le feu, qui se transforme selon certaines conditions en ces différents
états de la matière que nous percevons comme l’air, l’eau et la terre. L’idée
majeure d’Héraclite est le mobilisme universel, cet ordre du réel en devenir
perpétuel dans un écoulement continu : c’est le sens du célèbre fragment
DK 22 B 91 selon lequel « on ne peut entrer deux fois dans le même
fleuve » puisque, la seconde fois, ni le fleuve ni celui qui y entre ne seront
identiques à eux-mêmes.
Autant qu’une réflexion sur la nature de toutes choses, c’est une réflexion
sur la possibilité de la connaissance qui a mobilisé la pensée héraclitéenne.
La vérité du réel se dérobe à la connaissance parce qu’on l’appréhende dans
l’immédiateté de ses apparences. Mais si on ne peut pas connaître la nature
véritable des choses, ni celle de leurs relations, par les sens, on peut y
parvenir par la médiation des instruments de la raison.
Réputé taciturne par la tradition et représenté comme « l’homme qui
pleure », Héraclite a construit la conception tragique d’un monde où tout est
régi par le conflit des contraires qui tendent par nature à s’attirer et à
s’entre-détruire mais qui, dans cette tension même, constituent l’unité et
l’harmonie.
4. La succession Italique
La conquête perse conduisit de nombreux Ioniens à s’expatrier, qui
rejoignirent ou fondèrent différentes colonies en mer Tyrrhénienne. C’est là,
notamment à partir de la région d’Élée, que de nouvelles appréhensions du
monde se développèrent également.
• Parménide
On l’a souvent présenté comme celui dont la conception du réel était en
stricte opposition à celle d’Héraclite. Ce n’est pas tout à fait exact.
Sa célèbre affirmation, en apparence tautologique, que « l’être est » et « le
non-être n’est pas », fonde une pensée très profonde qui suit un
raisonnement logique exposé dans les fragments DK 28 B 6, B 7 et B 8.
L’être (« est ») est absolument et non relativement au non-être (« n’est
pas »), formulation illusoire du langage qui ne désigne pas une réalité.
L’être est inengendré, présent et éternel. L’être est tout entier un, il ne lui
manque rien, il est indivisible, immuable et immobile. Mais on voit bien
que « est », quand il est formulé, pose problème, à la fois sujet absolu et
copule entre un sujet indéfini et une détermination. La philosophie
occidentale, de Platon à Heidegger, a repris ce problème tout au long
des siècles de diverses manières pour en proposer une résolution.
Selon Parménide, l’homme peut suivre deux voies de recherche, deux voies
qui sont apparemment incompatibles. L’une est le chemin de la vérité, qui
affirme « est » et l’impossibilité que l’être ne soit pas. L’autre est le
chemin de l’opinion, qui dit « n’est pas » et la nécessité que le non-être
soit. Ce chemin conduit à l’erreur, c’est-à-dire à la pensée que « non-ceci »
ou « non-ainsi » est une réalité, la pensée erronée d’un monde constitué
d’être et de néant. Mais que faire de ce dit erroné ? Et peut-on connaître le
monde dans lequel on vit ? La seconde partie du poème de Parménide
proposait bien une physique. Mais elle ne prend sa valeur de vérité que si
l’on envisage ses réflexions sur l’être et la langue de l’être comme le
fondement épistémologique, autant qu’ontologique, de la connaissance
du réel.
• Empédocle
Dès l’Antiquité, des anecdotes ont circulé à son propos et l’on a raconté
qu’il était mort en se précipitant dans le feu divin de l’Etna. Cette figure
légendaire s’attache à un penseur original qui vécut dans la région
d’Agrigente en Sicile. Il nous reste des éléments de deux poèmes, l’un
consacré à la physique (Les origines) et l’autre qui exposait sa pensée
éthique et religieuse (Les purifications).
Selon Empédocle, la « quadruple racine de toutes choses » (DK 31 B 6), les
quatre éléments, parfois désignés par des noms de divinités grecques, sont
universellement mus par deux principes opposés, l’attraction et la
répulsion, nommés Philothès (de philia, « amour, amitié ») et Neikos
(« haine, querelle »). Sous l’action attractive de l’amour, se produit une
agrégation progressive des quatre éléments en quatre sphères concentriques
immobiles, jusqu’à leur totale compacité et donc l’immobilité d’une unité
(le Sphaïros) Puis, sous l’action répulsive de la haine, les éléments se
dispersent jusqu’à leur séparation totale. Il y a ainsi, éternellement, un
mouvement progressif et cyclique conduisant de l’unité totale et immobile
à la totale dispersion mouvementée et inversement. Le cosmos, les choses et
les êtres vivants tels que nous les connaissons ne constituent donc qu’un
état intermédiaire et particulier du mélange des éléments dans le cours des
cycles.
Cette conception conduisait, chez Empédocle, à une éthique réfléchie et
exigeante empreinte par ailleurs, d’une dimension mystique certaine.
6. Les atomistes
Le fondateur de cette conception de la nature des choses et de l’ordre
naturel de l’univers a vraisemblablement été Leucippe (né vers 500 av. J.-
C. à Milet). Mais on connaît davantage son élève Démocrite (né
vers 460 av. J.-C. à Abdère, en Thrace) qui a produit une œuvre
encyclopédique et volumineuse dont rien n’a été conservé. De ce qui nous
est indirectement parvenu de cet atomisme ancien, on distingue
difficilement ce qui revient précisément à l’un ou à l’autre.
« Rien ne vient du néant et rien, après avoir été détruit, n’y retourne »
(DK 68 A 1). Comment le monde et les choses adviennent-elles et comment
deviennent-elles ce qu’elles sont ? Selon l’atomisme, l’eau, le feu, l’air et la
terre ne sont pas les éléments matériels premiers car ils sont eux-mêmes
composés de constituants premiers indivisibles (atomos, « insécables »)
de tailles et de formes différentes, agités dans le vide cosmique en un
mouvement tourbillonnaire qui les fait se choquer et s’agréger entre eux
selon de multiples combinaisons physiques. Le mouvement éternel des
atomes dans le vide constitue un modèle strictement mécanique qui suffit
à expliquer que toutes choses, corps, âmes ou dieux, se composent, se
transforment et se décomposent dans un processus naturel infini.
Démocrite s’est ainsi employé toute sa longue vie à étudier les phénomènes
de la nature mais aussi à démontrer qu’aucune croyance « surnaturelle »
n’est fondée et que l’homme n’a rien à craindre ni à espérer des dieux ou
des démons, mais doit s’employer à bien penser, bien parler et agir comme
il convient. Sans doute, les raisons qui ont amené la tradition à décrire
Démocrite comme « l’homme qui rit », au contraire d’Héraclite pleurant,
sont-elles multiples. Rire franc, rire moqueur ou encore rire désespéré, ce
rire de philosophe a inspiré bien des interprétations.
Parmi tous les modèles anciens, la physique atomiste a été celle qu’Aristote
s’est le plus efforcé de réfuter. Elle a pourtant été au fondement de la
philosophie épicurienne qui a perduré, en opposition au stoïcisme, dans le
monde hellénistique puis latin jusqu’à l’adoption généralisée du
christianisme en Occident.
7. Les sophistes
Peut-être que ceux que l’on a regroupés sous ce nom ne devraient pas être
classés parmi les philosophes présocratiques. D’une part, beaucoup furent
contemporains ou postérieurs à Socrate, d’autre part, ils ont été considérés,
d’abord par Platon et, après lui, par tous les autres philosophes, comme des
figures antithétiques de la philosophie. La connotation péjorative qui s’est
accrochée au terme de « sophiste » qualifie, aujourd’hui encore, une
personne utilisant des arguments spécieux afin de l’emporter sur ses
interlocuteurs.
Au Ve siècle av. J.-C., un sophistês était un homme qui possédait un savoir
qu’il enseignait contre rétribution : l’art de la parole persuasive, qu’il
maîtrisait et que l’on pouvait apprendre. Le cœur de la pensée sophistique
est le langage et son utilisation habile. Ces professeurs de rhétorique
envisageaient le langage dans sa dimension sociale, non pas comme un
instrument au service de la vérité, mais comme un moyen en vue de gagner
l’adhésion d’autrui. L’art de la parole n’était plus seulement esthétique, il
devenait réellement un moyen en vue de fins sociales, juridiques et
politiques, un possible outil de pouvoir dans la communauté. On comprend
dès lors que cet art du discours subordonné à des intérêts, indifférent a
priori à la vérité, à la morale ou à la justice, ait pu être tenu comme
contraire à la philosophie même.
Le développement de la sophistique a été très lié au contexte de la
démocratie athénienne, et au rôle majeur de l’éloquence dans le débat
politique et culturel de l’époque classique. Certains sophistes devinrent des
célébrités, des hommes riches et influents. Ils jouèrent un rôle non
négligeable dans les affaires publiques. On a retenu, entre autres, les noms
de Protagoras et de Gorgias, de Prodicos et de Thrasymaque, d’Antiphon et
d’Hippias, en partie grâce au mauvais rôle que Platon leur a fait tenir dans
ses dialogues. Mais ces mercenaires des combats rhétoriques ont participé
aux débats philosophiques de leur temps et ils ont parfois produit des
œuvres consistantes, sur des sujets variés. La fameuse thèse de Protagoras,
que l’on peut qualifier aujourd’hui de « relativisme anthropocentré », selon
laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », relevait bien de la
philosophie. Gorgias a écrit plusieurs traités dont un célèbre Sur la nature
où il défendait, contre les Éléates, la thèse de l’hétérogénéité du réel et du
discours humain : le langage ne dit pas l’être des choses, il est l’expression
d’une certaine réalité, perçue par un sujet, dans des circonstances
particulières. En saisir l’occasion (kaïros) constitue notre rapport de
connaissance communicable du réel.
Au-delà de leurs affaires, économiques et civiques, ces penseurs ont su faire
de leur propre compétence, l’art du discours, un véritable objet d’étude
philosophique.
Marion Lieutaud
Bibliographie
• Éditions de référence
2. Les Ioniens
• Thalès
Le premier penseur grec est Thalès de Milet, importante cité grecque de la
côte d’Asie Mineure. Connu pour son théorème, dont on ne sait pas
comment il le formulait, il proposait une explication du monde à partir des
éléments, et, pour lui, l’eau était l’élément premier.
C’est le début de tout un courant, qu’on appelle les physiologues ioniens,
terme qui désigne les spécialistes de l’étude de la nature (physis). Expliquer
la nature par des processus naturels était une entreprise tout à fait nouvelle,
qui marquait le premier pas vers les sciences de la nature. Pour autant, il
serait faux de penser que Thalès était athée : on a même une citation de lui
disant que le monde est plein de dieux, mais rien ne nous permet de
comprendre comment il conciliait son approche physique des phénomènes
et sa croyance au surnaturel. On peut simplement en déduire qu’il n’y a pas
eu de conflit entre science et religion. Pour dire les choses autrement, la
décrédibilisation des récits explicatifs traditionnels laissait le champ libre à
la pensée rationnelle.
Thalès était probablement né vers 625, et il serait mort au milieu
du VIe siècle.
• Anaximandre
Milésien, lui aussi, et légèrement plus jeune que Thalès, Anaximandre s’est
intéressé à la géographie et à l’astronomie. Sa physique postule un autre
principe, plus général que les quatre éléments, l’indéterminé. Il s’agit d’une
notion ambiguë, l’apeiron, que certains traduisent par infini, mais qui
renvoie peut-être plutôt à une indétermination antérieure à la détermination
des éléments.
• Anaximène
Élève d’Anaximandre, Anaximène, autre Milésien, reprend le concept
d’indéterminé comme principe premier, mais en l’associant à l’air, d’après
les doxographies, qui ne permettent pas de comprendre comment les deux
principes se combinaient. Globalement, Anaximène tente de penser la
physique à partir des éléments et de leurs qualités. C’est le dernier des
Milésiens, la cité sera détruite par les Perses en 594.
• Xénophane
Ionien, lui aussi, originaire de l’île de Colophon, Xénophane va s’installer
en Sicile, puis en Italie (les cités grecques d’Italie du Sud lui valent le nom
de Grande Grèce). D’après certains, il aurait joué un rôle d’initiateur de la
pensée des Éléates. Il formule une critique radicale de la mythologie, qui
marque l’évolution de toute la pensée grecque : les récits mythologiques ne
sont que des légendes poétiques qui prêtent aux dieux des personnalités et
des comportements purement humains, et indignes du divin. Il meurt,
nonagénaire, vers 480.
• Héraclite
Le grand Éphésien, que Platon choisira comme figure emblématique de la
physique des Ioniens, n’est pas l’homme du mouvement, comme on le
présente souvent, mais le penseur le plus important de l’étude de la nature
sur la base des éléments et de leurs propriétés. Cette physique des éléments
imagine des modèles de processus naturels pour expliquer le monde. On
connaît ainsi le cycle de l’eau, qui se transforme en gaz en s’évaporant,
redevient liquide en se condensant sous l’effet d’un refroidissement, et se
métamorphose en solide lorsqu’elle gèle, ou en corps terreux, sous forme de
neige. Héraclite essaye aussi de penser la complémentarité qui se joue dans
les oppositions. C’est le représentant le plus complet de l’approche
qualitative des physiologues ioniens. Les Grecs le surnommaient
« l’Obscur », en raison de la difficulté de son œuvre. Il serait mort à
soixante ans, peut-être vers 480, mais on ne sait pas comment le situer
chronologiquement par rapport à Parménide.
1. Le dialogue
Socrate est le maître du jeu et le narrateur. Le dialogue commence par une
mise en scène réaliste : Socrate est au Pirée, à l’occasion d’une fête
religieuse, et un des fils de Céphale, vieil industriel, patron d’un atelier de
boucliers, et père, notamment, de l’orateur Lysias, lui demande de venir
chez lui. Céphale, heureux de voir Socrate, fait un éloge de la vieillesse, et
évoque les incertitudes de la mort. Le mythe final de la destinée des âmes,
au livre X, marquera ainsi une boucle avec le début du dialogue, par une
réponse à ces incertitudes.
Les protagonistes de ce début sont nombreux, on y remarquera surtout
Thrasymaque, qui fait figure de sophiste et présente une argumentation qui
le rapproche du Calliclès du Gorgias, mais aussi Polémarque, un des fils de
Céphale. Ils s’effaceront dans les livres suivants, et il restera Adimante et
Glaucon, les deux frères de Platon.
2. La justice ?
Après Céphale, on entre dans le vif du sujet, et par là même dans une
importante difficulté : celle de le nommer. Toutes les traductions et tous les
commentaires disent qu’il s’agit de la question de la justice. Pourtant,
comme souvent chez Platon, et pour les mêmes raisons, on éprouve un
certain malaise en lisant ces traductions, une impression de décalage. C’est
bien de cela qu’il s’agit. Le débat sur la justice n’évoque jamais l’ordre
judiciaire, ce qui pour nous serait la moindre des choses. Visiblement, les
mots n’ont pas le même sens. L’objet de la discussion est de savoir quel doit
être le principe de l’action. Est-il juste de privilégier le pouvoir ou les
richesses ? Thrasymaque reprend les valeurs que Calliclès avait vainement
objectées à Socrate, qui a beau jeu de disqualifier les fausses valeurs.
La vraie question est celle de l’ordre juste et de son fondement. Quand nous
parlons, nous, de justice, nous croyons savoir de quoi il s’agit, en
l’occurrence l’égalité de traitement entre les personnes, tous les débats
portant sur les modalités de cette égalité. Les Grecs, eux, sont dans un
monde qui n’a ni notre histoire ni nos valeurs. Et Platon essaye de fonder le
Bien comme principe absolu d’action. Sur quel Bien peut-on fonder un
ordre juste ? Telle est la grande question qui traverse tout le dialogue, avec
pour horizon la cité.
Corrélativement, les adjectifs juste et injuste, relèvent d’une traduction
regrettable, qui laisse aussi un sentiment de malaise. Le terme dikaios,
qu’on traduit par juste, désigne quelqu’un qui est en règle avec les lois, qui
n’a rien à se reprocher juridiquement2, tandis que son contraire n’est que
très maladroitement traduit par injuste, alors qu’il s’agit de quelqu’un qui
transgresse les lois et la morale, un délinquant ou un criminel.
Platon est au croisement de deux thématiques : l’opposition de la nature et
de la société, et celle du droit positif et d’un fondement naturel du droit. Il
s’agit, à l’évidence, d’un croisement problématique. Si le droit n’est que
positif, les hommes peuvent définir le bien, c’est-à-dire la finalité de
l’action, selon leur bon plaisir, mais, inversement, si on fonde le droit sur la
nature, comme Calliclès ou Thrasymaque, la nature n’obéit-elle pas à la loi
du plus fort ? Il faut bien avoir présent à l’esprit que les Grecs n’ont pas le
surplomb d’une Loi divine, comme nous après deux millénaires de
christianisme. Leurs dieux, auxquels ils ne croient d’ailleurs plus, leur
donnent les plus mauvais exemples dans la mythologie, ce que Platon ne
manquera pas de condamner un peu plus loin.
Le problème que se pose Platon est donc de fonder le bien, dans une société
régie par un droit positif, et où le religieux n’intervient qu’à la marge, et sur
des bases sans grand fondement (comme le montrera le procès de Socrate).
Le premier livre a pour objet de passer en revue toutes les problématiques,
pour éliminer les fausses valeurs, que sont le pouvoir, les honneurs et les
richesses. La suite va essayer de fonder les vraies valeurs, de trouver le bien
qui sera le principe d’un ordre juste, et ainsi de construire une société
bonne. L’unité thématique du premier livre tient à ce qu’il confronte Socrate
aux diverses options de fondement du droit et de la société, d’où la pluralité
des interlocuteurs. Une fois ce tour d’horizon effectué, Socrate va s’atteler à
sa tâche de construction avec des partenaires plus discrets, qui auront pour
rôle de l’aider à formuler sa pensée. Dans cette recherche, le découpage des
livres obéit parfois plus aux exigences de l’édition (ne pas dépasser le
volume d’un rouleau) qu’à des changements thématiques.
3. Former l’homme
Les livres suivants vont éliminer la mythologie, dont le tort est de donner
des exemples déplorables. Tels que les présentent les poètes, à commencer
par Homère, les dieux donnent des modèles absolument désastreux de
comportements. Or on apprend Homère dès l’enfance, ce qui enracine en
nous l’idée de mauvaises actions associées au divin. Platon va même plus
loin en s’en prenant aux Orphiques, qu’il présente comme des escrocs parce
qu’ils organisent des initiations censées ouvrir aux hommes la voie du
bonheur après la mort, comme si une initiation à Éleusis pouvait remplacer
les mérites d’une vie bonne, qui ne peut être que philosophique. Il faut donc
exclure les poètes parce qu’ils sont les vecteurs de la mythologie.
Platon avance en s’appuyant sur la question de l’éducation, qui lui donne
une base concrète : quel doit être l’enseignement idéal ? Le paradoxe de
Platon est qu’il est à la fois concret et abstrait. Il s’appuie toujours sur des
exemples, mais, dans son projet de société, il ne construit que sur des
principes, sans tenir compte des réalités historiques, sociales et politiques.
L’idéal platonicien reste le modèle spartiate, avec une société menée par des
guerriers citoyens. La différence, capitale, tient à ce que ces guerriers, les
« gardiens », ont pour objectif non pas la conquête de territoires ou de
peuples, mais la connaissance. Ils doivent cependant être aussi de véritables
guerriers, parce que, dans le monde antique, la paix n’était jamais assurée,
et que chaque cité devait garantir sa sécurité avec une armée solide.
Athènes en avait fait l’expérience.
Le choix d’un modèle spartiate corrigé reste toutefois d’un aveuglement
stupéfiant : Platon ne voit pas que Sparte ne laissera rien (si ce n’est une
image douteuse), tandis qu’Athènes, avec tous ses vices, impérialisme et
détournement de fonds, élaborait le modèle d’où allait naître l’Occident.
Platon part d’une évidence morale que nous savons fausse3 : le bien ne peut
naître que du bien, de sorte qu’il faut construire une société sur de bons
principes. Or toute la réussite athénienne, Platon compris, résulte d’une
politique centrée sur l’impérialisme maritime, que rejetaient aussi bien
Socrate que Platon (et qui n’était pas moralement défendable).
La cité platonicienne idéale doit être une grande famille. Ce n’est pas une
banalité : tout le problème de la politique des cités était leur instabilité (d’où
la fascination pour Sparte, qui était très stable). Pour éviter toute
fragmentation, il faut donc éliminer le rôle funeste des familles, des
groupes, des factions, et, pour cela, concevoir la cité comme une seule
grande famille, d’où la communauté des femmes et des enfants. Toutefois,
si les gardiens sont les philosophes, il faut aussi des producteurs pour
nourrir la cité, ce sera le rôle de ceux qui ne sont pas naturellement
philosophes. Et chacun étant à sa place selon ses capacités, l’harmonie
règnera sur la cité.
Cette analyse met en évidence trois fonctions capitales, qui illustrent le
parallélisme de la cité et de l’homme : l’intellect (noûs), l’agressivité
(thumos) et le désir, correspondant à trois ordres : la pensée, l’énergie et la
production. Et, aussi bien dans l’homme que dans la société, ces trois
fonctions doivent être harmonisées. Les gardiens-philosophes, qui
représentent les deux premières fonctions seront ainsi de meilleurs guerriers
que les paysans…
Concrètement, le bien est dans l’harmonie, et le mal dans le désordre. Il
faudra donc harmoniser l’homme et la cité. Le bien est par là même lié au
beau, et le philosophe doit contempler le beau, et en même temps le
comprendre, c’est-à-dire dépasser l’émotion immédiate qu’il provoque,
pour saisir l’ordre harmonique de sa beauté. Il est capital de comprendre
que l’idée de Beau ne saurait être un objet beau, un modèle parfait, auquel
cas on serait entraîné dans une régression à l’infini (puisque ce modèle
devrait avoir un modèle) : l’idée de Beau ne peut être que la structure
harmonique qui fait la beauté d’un objet. Le philosophe doit donc
rechercher cette structure fondatrice de la beauté.
4. La connaissance
Une fois tout cela mis sur la table, la recherche de la nature du philosophe
peut commencer. Au début du livre VI, Socrate reconnaît que l’itinéraire a
été tortueux, mais maintenant on va pouvoir vraiment avancer. La science la
plus haute vise l’idée de Bien (505 a). Loin de l’interprétation moralisatrice
qui soumettrait la science à des valeurs, cela signifie que la science doit
rechercher les principes de l’harmonie, du fait de l’équivalence du Bien et
du Beau.
Reste à penser la science et, d’abord, le Bien, ce que va faire la fin du
livre VI. La science est une vision de l’âme (pour Platon, la connaissance
véritable relève de l’intuition), or la vision suppose non seulement un œil,
mais aussi la lumière, et la source de la lumière est le soleil. Platon peut
alors oser la fameuse formule du Bien, soleil de l’âme. Seule une lumière
intérieure, mais qui ne dépend pas de nous, peut nous éclairer de manière à
nous révéler des vérités. C’est cette lumière qui est le Bien. Nous sommes
donc paradoxalement sortis du domaine moral : le Bien est ce qui ouvre la
possibilité de la connaissance véritable.
Comment cette connaissance s’organise-t-elle ? L’image de la ligne apporte
la réponse. Soit une ligne divisée en deux grandes parties dont chacune est
elle-même divisée en deux, ce qui fait quatre segments alignés sur une
même droite. La première moitié correspond à la connaissance véhiculée
par les sens, en l’occurrence la vision. Le degré inférieur représente
l’illusion, la vision d’images ne correspondant à rien de réel, et le degré
supérieur, à une perception d’objets réels, mais, dans les deux cas, il s’agit
d’opinion et non de science. La seconde moitié figure les réalités noétiques,
ce qui ne se voit pas mais qui structure le réel. Au niveau inférieur, on a
l’intelligence discursive, la dianoia, qui les pense à travers le raisonnement,
et, au-dessus, l’intellect, le noûs, qui permet de voir directement la réalité
véritable.
Attention à deux problèmes lexicaux. D’abord, contrairement à ce que
laissent entendre certaines traductions et certains commentaires (datés),
Platon ne parle jamais de monde sensible ni de monde intelligible ou de
monde des Idées. Il faut donc absolument proscrire ces expressions, qui
n’apparaissent que chez des auteurs plus tardifs. Ensuite l’adjectif
« intelligible » risque d’induire à un contresens, du fait que le terme renvoie
pour nous au fonctionnement discursif de l’intelligence, et non à une
intuition directe.
Nous avons une faculté, l’intellect, qui nous donne l’intuition des réalités,
mais uniquement si elles sont éclairées par le Bien. L’intellect ne suffit donc
pas pour accéder à la connaissance parfaite : l’intuition doit nous être
donnée par une réalité transcendante, le Bien.
Le livre VII va illustrer ce mode de connaissance par l’allégorie de la
Caverne. Ce passage, peut-être le plus connu de Platon, fait toutefois l’objet
de lourdes méprises. Des hommes sont prisonniers dans une Caverne, et ils
voient sur les parois de cette Caverne des ombres qu’ils prennent pour la
réalité. Si un prisonnier arrive à sortir de la Caverne, il peut voir les objets
dont il ne connaissait jusque-là que les ombres, mais quand il rentre dans la
Caverne, s’il parle de sa découverte aux autres prisonniers, non seulement
ils ne le croiront pas, mais surtout ils voudront le tuer parce qu’ils seront
persuadés qu’il se moque d’eux. L’analogie de l’ombre a fait croire à un
parallélisme entre deux mondes, celui des reflets et celui des objets réels,
dans lesquels on pense reconnaître les Idées, ce qui conduit effectivement à
supposer un monde des Idées. En fait, c’est une exploitation hasardeuse :
tous les objets extérieurs ne peuvent pas projeter leur ombre sur la paroi.
D’ailleurs Socrate précise qu’il ne faut pas prendre l’analogie trop au
sérieux. Son domaine de validité est plus général : la réalité véritable n’est
pas le monde tel que nous le percevons par nos sens, mais quelque chose de
beaucoup plus beau et lumineux, à quoi certains peuvent parfois accéder
brièvement, dans une expérience rare et indicible, de type mystique, l’accès
à un plan fondateur de la réalité. L’erreur de la théorie des Idées vient de ce
qu’on associe une ombre à un objet réel, qui en serait le modèle parfait.
C’est peut-être pour corriger cette erreur d’interprétation que Platon réfutera
la théorie des Idées dans le Parménide. L’allégorie de la Caverne exprime
simplement la différence de niveaux de réalité entre le monde perçu par les
sens et la réalité véritable.
Socrate passe ensuite au classement des sciences, des plus concrètes aux
plus élevées, au sommet desquelles trônent l’astronomie et surtout
l’harmonie. Notons que le passage 531 a-d, massacré par tous les
traducteurs, signifie que l’harmonie véritable ne consiste pas à essayer de
mesurer la hauteur des sons entendus lors d’une exécution musicale, mais à
établir les principes mathématiques qui régissent les consonances. Vient
ensuite la dialectique, qui prépare à la vision véritable de la réalité.
Les livres VIII et IX reprennent le parallélisme entre l’homme et la cité,
pour dresser une typologie des régimes politiques et de leurs déviances.
5. Le livre X
Le livre X achève l’ensemble par une double conclusion, philosophique et
eschatologique. La conclusion philosophique est l’image des trois lits, eux
aussi bien maltraités par les traducteurs. Socrate commence par évoquer à
nouveau Homère et la poésie, en jouant sur le terme poièsis, poésie, mais
aussi, ou d’abord, création. Le monde créé par le poète n’existe pas, ce n’est
qu’un reflet sans réalité physique. Ainsi s’engage la réflexion sur la
création. Comme toujours, Platon s’appuie sur des exemples concrets, en
l’occurrence le lit, œuvre du menuisier. On peut faire un tableau de lit, mais
ce n’est pas un vrai lit. L’artisan fait un vrai lit, mais ne fait pas « ce qu’est
un lit », l’essence du lit. De même que la peinture du lit s’inspire du lit réel,
le lit réel doit s’inspirer du lit essentiel, « ce qu’est un lit », l’idée de lit. Or
Platon dit très explicitement que cette idée de lit est « dans la nature », ce
qui ruine la théorie scolaire des Idées (avec la possibilité même d’un monde
des Idées). Cette immanence de l’idée gêne tellement les traducteurs qu’ils
modifient l’expression pour la faire cadrer avec leurs interprétations.
Le raisonnement s’articule sur le schème du modèle et de la copie, le
modèle étant plus réel que la copie : la copie reproduit le modèle. On
remonte ainsi jusqu’au modèle premier, l’Idée, mais quel est le modèle de
l’Idée ? Question centrale du platonisme, dont la réponse se trouve ici, très
subtilement, glissée dans un texte où les interprètes ne l’ont pas décelée. Le
Créateur de l’Idée est présenté sous une forme dans laquelle on a cru voir
un jardinier, mais qui, dans la langue classique, désigne le père
(phytourgos). Or le père se reproduit dans la paternité. L’Idée doit donc être
une émanation divine sans modèle extérieur. Tout cela est suggéré, et
constitue le dernier mot du socratisme (vu par Platon). C’est le socle sur
lequel va se construire le Timée.
Et la fin est consacrée au fameux mythe d’Er, qui expose la destinée des
âmes, et permet de concilier la liberté et la nécessité. Les âmes,
immortelles, ont un destin, mais elles l’ont choisi librement. Toutefois, leur
liberté de choix était fortement marquée par leurs préjugés et leurs illusions.
L’homme doit donc se libérer de ces erreurs de jugement qui altèrent
gravement son échelle de valeurs, et c’est, justement, la tâche de la
philosophie.
Jean-Joël Duhot
Bibliographie
• Éditions du texte
• Étude
1. Le démiurge
La colonne vertébrale du dialogue est l’harmonie du cosmos. C’est le
postulat dont tout découle. Pourtant le monde n’a pas toujours pu exister,
parce qu’il est composé de corps, et que les corps ne sont pas éternels, mais
soumis à la dégénérescence et à la disparition. L’éternel est immuable, et le
monde est en changement permanent. Le monde est donc né, et tout ce qui
naît, naît d’une cause (en vertu du principe de causalité). Le monde est donc
une création, et une belle création, et toute création suppose un modèle. Le
créateur est un artiste, qui travaille sur un plan, un projet, un modèle, ce que
les Grecs appellent un paradigme. Le schème le plus évident pour Platon est
celui de l’architecte. Or l’architecte grec ne travaille pas sur une maquette,
mais à partir de rapports mathématiques réglant toutes les dimensions du
temple entre elles : longueur, largeur, hauteur, espacement et diamètre des
colonnes… C’est la raison pour laquelle tous les temples grecs semblent
faits sur le même modèle, à des échelles différentes, et avec le choix entre
trois styles différents pour les chapiteaux : dorique, ionique ou corinthien.
De même, le sculpteur, même s’il semble copier la forme des corps de
manière certes stylisée, mais néanmoins réaliste, adopte, en fait, une série
de proportions qui règlent les rapports de longueur entre les organes, dont la
plus connue est le canon de Polyclète. Le paradigme véritable de
l’architecte n’est donc pas le modèle d’un plan dessiné, mais une série de
proportions mathématiques. Le paradigme du beau ne saurait être un objet
qui aurait eu une naissance (28 a-b), ce n’est pas un être créé.
La perfection artistique du cosmos, qui est une évidence pour Platon,
implique qu’elle soit le produit d’un architecte ingénieur dont la qualité de
l’œuvre marque la bonté. Sa dénomination de démiurge relève d’une
catégorie socio-professionnelle qui n’a plus de sens pour nous : dans un
monde où les propriétaires travaillent à gérer leurs biens, et où les esclaves
exercent une grande partie des travaux manuels, il reste une troisième
catégorie, les travailleurs qualifiés qui ne sont pas liés à un maître, mais
peuvent travailler pour tout le monde, artisans, architectes, médecins…, les
démiurges. Dieu est donc forcément un démiurge.
2. La construction du monde
Une fois tout cela établi, il reste à conjecturer la manière dont ce Dieu
démiurge a pu procéder. Timée va se livrer à un scénario probable de la
Création à partir de ces principes. Le Timée est une déduction qui déroule
les conséquences logiques des principes métaphysiques que nous venons
d’exposer. C’est la démarche inverse de celle de Lois X, qui procède par
induction pour prouver l’existence de Dieu comme première cause. Les
principes logiques de cette déduction sont naturellement ceux qui relèvent
de l’évidence platonicienne, et Platon est bien conscient qu’il ne s’agit pas
d’une démonstration rigoureuse, et que les choses ont pu se passer
autrement, mais il considère que, globalement, son canevas doit être exact.
Il dit à plusieurs reprises qu’il s’agit d’un mythos, mais d’un mythos fiable.
Ce n’est pas une image, une analogie, mais une reconstitution raisonnable
(que Platon conjecture avec les outils conceptuels qui sont les siens).
Il doit donc y avoir un Dieu, créateur et père de l’univers (28 c), qui va
réaliser le cosmos le plus beau qui soit, à partir d’un modèle mathématique.
De quoi ce modèle peut-il être inspiré ? Le cosmos doit ressembler à l’être
intellectif le plus parfait (30 d). On comprend qu’il ne peut s’agir que de
Dieu lui-même, qui va ainsi être réellement père du cosmos, puisqu’il le
produit à partir de lui-même.
La première des tâches est de réaliser l’âme de ce cosmos. La notion d’âme,
psychè, n’a pas du tout le même sens pour les Grecs que pour nous, et elle
ne comporte, en elle-même, aucun relent spiritualiste. L’âme est tout
simplement ce qui anime un corps vivant, et quand un être vivant est
inanimé, il ne vit plus, de sorte que le terme désigne à la fois l’âme et la vie.
La psychè est ce qui donne à l’être vivant sa vie, sa forme, sa structure et
ses fonctionnalités. Le cosmos doit être vivant, métaphysiquement parce
que le vivant est supérieur à l’inerte (et parce que c’est la plus belle
réalisation possible), et concrètement parce qu’il est automoteur et
autorégulé, ce qui est propre au vivant.
4. Le corps du monde
Entre l’âme et le corps, il y a ce qu’Aristote appellera la matière, mais ici,
cette matière, que Platon ne nomme pas, mais dont il pense le concept,
comme réceptacle ou excipient des qualités physiques, va se résorber en ce
qu’il peut y en avoir de plus abstrait, une forme de spatialité, alors même
que les Grecs ignorent la notion d’espace. Et cette chôra, terme qui signifie
territoire, va devoir produire les éléments, qui sont, pour les Grecs, les
constituants des corps. Platon la forme à partir de triangles, ce qui permet
de réaliser toutes les surfaces qu’on veut et de les combiner en volumes. Il
utilise les polygones réguliers inscriptibles dans une sphère, le cube, le
tétraèdre, l’octaèdre et l’icosaèdre, qui vont respectivement constituer la
terre, le feu, l’air et l’eau, le dodécaèdre représentant l’ensemble du cosmos.
Les raisons en sont simplement analogiques : le cube est le plus stable, ce
qui convient le mieux à la terre, le feu est piquant (et feu, pyr, est à
rapprocher de pyramide, forme concrète du tétraèdre), l’air est plus mobile,
et l’eau encore plus, d’où sa forme d’icosaèdre, qui se prête plus à la
mobilité.
Il est essentiel de noter que nous avons ici la preuve concrète que l’Idée
n’est pas du tout ce qu’en dit le platonisme scolaire, à savoir un modèle
idéal, puisque Platon dit très explicitement que l’Idée du feu est le tétraèdre.
Il est clair que le tétraèdre n’est pas un feu, encore moins un feu idéal, mais
une structure. Nous retrouvons donc l’immanence de l’Idée, que
République X suggérait, avec l’Idée du lit « dans la nature ».
Platon développe ainsi une conception certes fantaisiste, mais formellement
pertinente, de la physique. Il en ramène les constituants à des formes
mathématiques, qui, elles-mêmes, sont divisibles en unités mathématiques
simples, ce qui permet de penser une transmutation des éléments par
reconfiguration des triangles constitutifs. Platon dépasse la physique des
éléments en la mathématisant. Cette mathématisation est symbolique, mais
il ne faut pas oublier que l’essentiel n’était pas là, mais dans la construction
de l’âme du monde, qui, elle, s’appuyait, d’une façon analogique, sur une
authentique physique mathématique. Le détail du reste du dialogue est plus
anecdotique, et vise à compléter sur un mode vraisemblable cette
présentation de la Création.
Conclusion
Platon a choisi ici le masque du Pythagoricien Timée, pour rendre
hommage au pythagorisme, qui lui a donné ce formidable outil qu’est le
calcul de la gamme, mais c’est bien lui qui parle, et non un Pythagoricien
réel. La question est de savoir quelle est la place du Timée dans l’œuvre de
Platon. Si on en croit Aristote, qui était bien placé, elle devait être centrale,
puisque, dans sa présentation de l’histoire de la philosophie de
Métaphysique A, il considère Platon comme un Pythagoricien. Et le Platon
pythagoricien est d’abord celui du Timée.
La République était construite sur la base de l’analogie de l’homme et de la
cité. Avec le Timée, apparaît un nouvel élément, le cosmos, qui va, lui aussi,
pouvoir servir de modèle d’harmonisation, et amener à repenser l’harmonie
de l’homme (dans le Philèbe). Enfin, la gamme marque un palier nouveau
dans la recherche platonicienne : l’octave n’est pas l’addition des intervalles
qui la constituent, c’est l’octave qui est première, et qu’on divise ; mais
cette division ne cherche pas des éléments qui s’additionneraient, mais des
facteurs qui se multiplient, comme se multiplient les rapports qui
constituent la gamme (rapports de longueur ou, pour nous, de fréquence).
L’unité de l’octave n’est donc pas une addition, mais un produit, ce qui
permettra de reprendre, et de résoudre, les apories de l’éléatisme.
Le Timée est un moment clef dans l’œuvre de Platon, qui amène à repenser
le rapport de l’âme au corps sur la base d’une mathématisation, mais c’est
aussi un socle capital de toute l’histoire des sciences, puisque c’est son
postulat de mathématicité du cosmos qui va être le point de départ de la
création de la physique par Galilée, Kepler et Newton.
Jean-Joël Duhot
Bibliographie
• Éditions du texte
2. La connaissance
La discussion entre Socrate et Parménide illustre les problèmes que pose la
notion de modèle. Si la ressemblance entre deux choses implique
l’existence d’un modèle commun, la ressemblance entre la chose et le
modèle appellera un autre modèle, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est
l’argument dit (par Aristote) du troisième homme. On peut effectivement
constater que les exemples d’Idées/Formes que donne Platon, ne présentent
aucune ressemblance, comme le feu et le tétraèdre, ou le tissage et l’art du
politique. Cet argument « du troisième homme » est donc parfaitement
conforme à la pensée de Platon, bien loin de ruiner ce qui serait sa théorie
des Idées. La solution platonicienne du modèle formel, surtout de type
mathématique, échappe à l’objection parménidienne.
Une autre objection importante apparaît à 133 b : s’il y a des Idées/Formes,
peuvent-elles être connaissables, et comment ? La science humaine ne
saurait accéder au divin (134 e). Comment, alors, et pourquoi philosopher si
la science humaine ne peut qu’échouer ? Parménide explique au jeune
Socrate qu’il faut s’exercer à la dialectique, qui est comme une gymnastique
de l’esprit, qui consiste à examiner toutes les propositions en développant
tous les arguments opposés. Nul scepticisme, pourtant, dans cet exercice,
dont la finalité est de préparer l’esprit à voir le vrai (136 c). La vérité ne
relève donc pas de la démonstration, mais de la vision, et la dialectique
n’est qu’un exercice préparatoire nécessaire à une éventuelle intuition du
vrai par l’intellect (136 e). La connaissance n’est pas de l’ordre du logos.
Tout naturellement, Parménide ne démontrera pas à Socrate sa propre
théorie, ce qui serait contradictoire. En revanche, il cède à la demande de
tous, et accepte de donner une démonstration de sa pratique dialectique.
Il est, par conséquent, tout à fait clair que cette démonstration ne saurait
aboutir à une vérité, ce qui serait en contradiction avec la position éléatique
qui vient de se préciser. C’est, cette fois, le jeune Aristote qui va servir de
partenaire à Parménide, qui choisit comme objet de sa démonstration
dialectique, sa propre affirmation centrale sur l’un. Malheureusement, la
formulation grecque en est très ambiguë, et peut se traduire de deux
manières, soit « si l’un est », soit « s’il est un ». Les traducteurs sont
partagés. Brisson choisit « s’il est un », mais de quoi s’agit-il ? Du monde.
C’est l’unité cosmique qui est au cœur de la pensée de Parménide, comme
on peut le constater dans le Sophiste. Le paradoxe apparent est que l’Éléate
va déployer toute sa virtuosité dialectique à ne pas démontrer sa position
philosophique. Cet apparent suicide philosophique qui consiste à montrer
que sa position n’est pas démontrable, ne peut avoir qu’un sens : faire
comprendre que la vérité n’est pas démontrable. Le déploiement de
l’argumentation sert simplement à mettre l’esprit en état de percevoir
intérieurement une vérité qui ne peut être qu’intuitive. On retrouve la
distinction platonicienne entre intellect (noûs) et intelligence discursive
(dianoia).
Parménide va développer huit argumentations, quatre à partir de son
hypothèse positive, « s’il est un », et quatre à partir de sa version négative,
« s’il n’est pas un », et chaque argumentation aboutit à une impasse. La
solution n’est donc pas de l’ordre du discours, mais la discipline de pensée
qu’impose la dialectique, comme examen des raisons opposées, est la
condition de l’accès à une intuition de la vérité, qui ne saurait être
exprimable. L’outillage parménidien joue sur des oppositions thématiques :
l’un et le multiple ; le tout et les parties ; le repos et le mouvement ;
l’identité et la différence. À quoi se combinent des concepts opératoires :
limite, figure, lieu, temps, existence, connaissance et langage.
Le Parménide ne peut donc être compris que dans la logique de sa
scénarisation platonicienne. C’est une rencontre qui n’a pas eu lieu, mais
par laquelle Platon se donne une généalogie parménidienne, en faisant
prophétiser par les deux Éléates la future réussite de Socrate. Trois points
capitaux sont à souligner : l’exclusion de la théorie des Idées, les limites du
logos, et l’unité du monde. Et c’est sur ce dernier point que Platon se
situera, dans le Sophiste, comme un héritier dépassant le père.
Jean-Joël Duhot
Bibliographie
• Éditions du texte
1. La maïeutique
Socrate se livre ensuite à une digression capitale : la maïeutique, morceau
de bravoure, un peu occulté par sa célébrité. Socrate se présente comme fils
d’une sage-femme importante, et il affirme faire le même métier. Comme
les autres sages-femmes (grecques), il n’est plus, lui-même en état
d’enfanter. Socrate sage-femme aide ainsi les jeunes Athéniens qu’il a
comme disciples, à enfanter, mais il est, lui, un accoucheur des âmes, et non
des corps. À travers ce jeu d’inversions, Socrate se dépeint sur un mode
burlesque, qui fait un certain choc avec les conditions de son
enseignement : ses élèves doivent avoir été agréés par le dieu. Ce dieu sans
nom lui a attribué cette tâche, et l’a privé du pouvoir d’enfanter lui-même
(150 c). En clair : Socrate n’a pas écrit, il n’a rien produit, mais il a permis à
d’autres d’accoucher d’une œuvre. Et qui peuvent être ces autres, si ce n’est
Platon ? Dans la maïeutique, pour prendre une autre image, Socrate est le
catalyseur grâce auquel certains vont produire des vérités philosophiques. Il
y a cependant un aspect spécifique à la maïeutique : elle relève d’une
médecine des femmes, plus mystérieuse et proche de la nature. Socrate
précisera plus loin (157 c) qu’il pratique ses accouchements avec des
incantations, ce qui rappelle le Socrate chamane du Charmide. Enfin, en
raison de la supervision divine, Socrate, en bonne sage-femme, sait
reconnaître les fausses parturientes, les élèves qui n’ont rien à dire, et il les
envoie aux sophistes (eux qui parlent pour ne rien dire).
2. Science et perception
Après cette présentation, en forme de bilan, de son enseignement, Socrate
reprend sa question à Théétète sur la science, à quoi celui-ci répond que
c’est la perception. Ici, les traducteurs suivent une tradition qui rend le grec
aisthèsis par sensation, ce qui constitue un faux-sens : contrairement à la
sensation, qui évoque un état vague, une impression floue, le terme grec
renvoie à une information sensorielle (du verbe aisthanomai, apprendre par
les sens). Théétète est donc moins niais que ne le font paraître les
traducteurs, quand il pense la science à travers la perception (et non la
sensation) d’un savoir. Savoir, c’est percevoir, et non sentir. On sait ce
qu’on perçoit, et non ce qu’on a la sensation de savoir. Le flou de la
sensation est évidemment incompatible avec le minimum de précision
qu’exige la science.
Socrate élève alors le débat, en évoquant Protagoras, avec l’homme mesure
de toute chose (152 a). Toute la discussion qui suit est le premier texte
d’épistémologie qui apparaisse dans l’histoire de la philosophie, une
interrogation radicale sur le fondement et la valeur de la science. Protagoras
est le seul sophiste que Platon ait vraiment pris au sérieux, contrairement à
Hippias, par exemple, qu’il s’amuse à ridiculiser.
La perception est toujours relative au sujet percevant, de sorte qu’elle ne
saurait révéler avec certitude la nature du réel.
Socrate passe ensuite à la critique du mobilisme universel, dans laquelle il
associe Protagoras, Héraclite et Empédocle. Si ce groupage n’a aucune
réalité historique (les trois penseurs ne forment pas une école ni, sans doute,
ne se réfèrent les uns aux autres), il prend tout son sens dans la logique
platonicienne. Il s’agit ici d’une critique épistémologique de la physique des
Ioniens, dont Héraclite est le représentant le plus achevé. Quant à
Empédocle, il était traditionnellement perçu comme le penseur des quatre
éléments.
L’axe socratique est très clair : la science ne doit pas varier, elle réside dans
une vérité qui ne bouge pas. Elle est donc dans le fixe, et non dans le
changeant. Les mathématiques sont la science modèle, parce qu’elles sont
immuables, par opposition à l’infinie variation des phénomènes. La
physique ionienne essaye de penser les processus naturels à partir des
propriétés des éléments, lourd, léger, chaud, froid, mobile, immobile, sec,
humide. Or, toutes ces notions sont relatives, et n’ont donc pas le caractère
absolu nécessaire à la science. C’est par ce biais que Protagoras peut être
rapproché d’Héraclite. On notera que Socrate exclut ainsi le mouvement de
la science, alors que c’est sa réintégration par les Médiévaux et surtout par
Galilée, qui sera le point de départ de la physique mathématique. Platon
oppose l’être au devenir, et l’instabilité du devenir est incompatible avec la
science, qui ne doit travailler que sur l’être. Ce sera le grand obstacle
épistémologique à la physique grecque, mais il faut noter qu’il ne
fonctionne ni pour l’acoustique, ni pour l’optique.
Socrate prend un soin particulièrement marqué à réfuter le sensualisme et
tout ce qui pourrait ramener la science à la perception.
Après l’instabilité de l’objet de la physique du mouvement, Socrate
développe les conséquences du relativisme du point de vue du sujet
connaissant. Si la perception est le critère, chacun peut percevoir
différemment, et considérer que ce qu’il affirme percevoir est scientifique,
de sorte que tout se vaudra.
Socrate imagine ensuite une réponse de Protagoras (166 a), qui lui permet
d’approfondir le sujet, tout en marquant le respect de Platon pour le
sophiste qu’il réfute. Socrate imagine tous les correctifs que Protagoras
pourrait apporter à sa thèse pour la soustraire aux objections précédentes, ce
qui donne à Socrate la possibilité d’affiner et de garantir sa réfutation.
Finalement, la question se ramène à l’opposition entre l’opinion et la
science, et la perception est toujours du côté de l’opinion.
La question de l’opinion est l’occasion de glisser à celle de la politique
(172 c). Les décisions de l’Assemblée et des tribunaux dépendent de
l’opinion des votants, et le philosophe, qui, lui, est homme de vérité, et non
d’opinion, est tout à fait désorienté dans ce monde de l’opinion, qui n’est
pas le sien, et incapable de plaider sa cause. N’oublions pas que nous
sommes censés être au moment du procès de Socrate. Le philosophe prend
son envol vers des réalités supérieures, qui le rapprochent du divin (173 e),
c’est là son monde véritable, et non les basses réalités terrestres. Et,
contrairement à la faillibilité de la justice humaine, tributaire de l’opinion,
la justice divine est absolue (176 b-c). Socrate reprend l’idée que rien de
mal ne saurait être imputé au divin. Contrairement à la cité, qui est régie par
l’opinion et la convention, le divin est dans l’absolu et la vérité.
Après un nouvel examen de la question du mouvement dans la nature,
Socrate évoque Parménide (183 e) pour dire son admiration devant sa
profondeur ; il fait une brève allusion au dialogue de leur rencontre, rappel
important en ce qu’il fait le lien entre les deux dialogues (qui, par ailleurs,
sont aussi fictifs l’un que l’autre, ce qui renforce leur importance
symbolique).
Socrate examine ensuite la perception elle-même, et un passage de 184 c
pose problème aux traducteurs et aux interprètes : vaut-il mieux dire que
nous voyons avec nos yeux ou par l’intermédiaire de nos yeux ? Le
problème est que Théétète répond immédiatement, alors que la question
laisse perplexes tous les interprètes. La solution me paraît toute simple : ce
que j’ai traduit par « avec nos yeux » est un simple datif instrumental,
tandis que « par l’intermédiaire… » traduit la préposition dia+génitif. Et
cette formulation est meilleure grammaticalement, de sorte que Théétète n’a
pas eu à réfléchir pour répondre. Socrate explique que les sens sont les
instruments au moyen desquels nous percevons une pluralité d’aspects, d’où
nous déduisons l’unité de l’objet, présenté comme une idée (idea), ce qui
réfute une conception purement mécanique de la perception sensorielle. Si
c’était le cas, nous ne verrions qu’une multiplicité de propriétés, et non
l’unité conceptuelle de l’objet. C’est donc l’âme qui voit, et non l’œil ou
l’oreille, de sorte qu’il est clair que la science relève de l’âme, et non des
organes des sens. Or la physique des physiologues ioniens repose sur les
propriétés des éléments, chaud, froid, sec, humide…, qui relèvent de la
perception sensorielle. Elle ne saurait donc produire de la vraie science.
Socrate évoque ensuite la part du logos, et évoque une théorie selon laquelle
les éléments n’auraient pas de logos, du moins autre que leur nom (201 e).
Or, le Timée réduit les éléments à des formes géométriques. Platon a donc
une réponse que n’a pas son maître, et il laisse ici Socrate faire un travail
dialectique, et la solution du Timée est celle de Platon, et non de Socrate.
Dans ce parcours dialectique, Socrate évoque les problèmes du rapport du
tout aux parties et aux éléments, avec l’idée que le tout n’est pas la somme
des éléments. Nous sommes bien dans l’héritage parménidien, et même
doublement, parce que Socrate ne conclura pas. En effet, le dialogue reste
sur une aporie : on n’a pas défini la science.
Est-ce un échec de la maïeutique, dans le dialogue qui aurait justement dû
l’illustrer ? Échec d’autant plus paradoxal que Socrate en fait un rappel au
moment de clore l’entretien.
Conclusion
D’abord le dialogue se termine parce que Socrate doit aller à son procès,
mais il donne rendez-vous pour le lendemain. La question n’est donc pas
épuisée. L’interrogation n’a pas abouti à une réponse positive, mais elle a
fait un très grand travail préparatoire. Elle a éliminé l’empirisme, disqualifié
la physique des Ioniens, montré qu’on ne pouvait pas construire une science
véritable à partir des propriétés des éléments. Platon s’est livré ici à un
élagage épistémologique capital. Le lendemain, dans le Sophiste, il donnera
les réponses, en fondant la science sur un modèle dialectique qui assure un
cadre philosophique à la physique du Timée, mais cette fois, Socrate ne sera
plus que le catalyseur de la découverte, qui sera imputée à l’Étranger
d’Élée, double de Platon, ce qui marquera l’accomplissement de la
maïeutique. Et cette physique mathématique, qui va émerger, ne pouvait
avoir de meilleur garant qu’un mathématicien, ce qui explique le choix de
Théétète. Le Théétète ne peut donc être compris qu’en relation au
Parménide et au Sophiste, et dans la suite du Timée : c’est un élément de
tout un ensemble au sein duquel Platon développe sa doctrine. Et la coupure
entre le Théétète et le Sophiste balise clairement la continuité et la frontière
qui marquent le passage de Socrate à Platon.
Jean-Joël Duhot
Bibliographie
• Éditions du texte
2. Les métaphysiques
Avant d’exposer les grandes lignes du volume de la Métaphysique, il
convient d’en préciser l’origine. Il faut savoir que les ouvrages exotériques
d’Aristote ont été perdus. Il ne nous reste que les textes ésotériques, c’est-à-
dire probablement des notes de cours qu’Aristote donnait au Lycée, mais
également des fragments d’œuvres perdues qui ont été compilées bien plus
tard. Cet aspect composite caractérise particulièrement ce volume de
quatorze livres qu’Andronicos de Rhodes (Ier siècle av. J.-C.) réunit sous ce
titre, si toutefois on veut bien donner crédit à ce récit des origines du texte.
Pour être parfaitement exact, il convient de dire que les premières versions
du volume ne contenaient pas le livre K (11) qui fut certainement ajouté
pendant la période médiévale. Il reste que ce volume est loin d’être unifié
comme pourrait l’être un texte qui aurait été composé et organisé par son
auteur. Littéralement, ce titre semble avoir désigné une science qui ne
pouvait venir qu’à la suite de la Physique qui traitait de la nature. Elle
viendrait donc après la physique tant du point de vue gnoséologique
qu’ontologique. L’ordre des connaissances dans le système aristotélicien est
inverse de l’ordre ontologique : si notre connaissance n’était pas en
puissance, il conviendrait de commencer par la théologie naturelle (science
de l’Acte pur), mais comme toute connaissance commence dans
l’expérience du réel singulier ou particulier, il faut partir du donné sensible.
C’est bien pourquoi ce qu’Aristote appelle la philosophie première ne peut
être abordé qu’après toutes les sciences particulières. Elle représente,
lorsqu’elle devient contemplative, l’acte de l’intellect. La contemplation du
divin est ce à quoi tend toute connaissance, à commencer par la
connaissance la plus commune et immédiate.
C’est bien pourquoi et fort logiquement, les livres A et α s’attachent à
définir les divers degrés de la connaissance, montrant ainsi que celle-ci est
informée par ce désir de s’actualiser dans la contemplation de l’Acte pur en
passant par le savoir-faire pratique (ce qu’Aristote appelle l’art) et la
science (connaissance par les causes) ; en effet, si c’est par la forme qu’une
chose est ce qu’elle est, c’est par cette forme qui est son acte qu’elle est
connue et donc tout savoir ne peut que satisfaire cette forme des formes
qu’est l’intellect de l’homme. C’est bien pourquoi Aristote reproche à la
plupart des philosophes qui l’ont précédé (ceux qu’on appelle les
présocratiques aujourd’hui) d’avoir cru que seule l’exploration de la matière
permettrait d’atteindre la connaissance, ce qui selon lui est absurde puisque
prise absolument, la matière n’est rien d’autre que ce qui donne corps aux
formes et donc en elle-même un non-être. Mais il est vrai que les choses
naturelles n’existent dans leur singularité que par la matière intégrée par
leurs formes respectives. C’est bien pourquoi la mathématique qui est une
science d’idées abstraites selon Aristote (qui en cela reste platonicien) ne
saurait être d’aucune utilité pour connaitre la nature. C’est là un argument
qui sera retourné, bien plus tard, par René Descartes qui, libéré de ce
platonisme, verra bien dans la mathématique une science de l’étendue et
donc de la matière.
Aristote offre donc une troisième voie entre celle du matérialisme qui
voudrait être la science de ce qui ne peut être qu’inintelligible et celle du
platonisme qui n’est la science que d’idées qui ne sont rien sinon des objets
éternisés. Mais pour autant, la non-existence des Idées séparées implique-t-
elle qu’il n’y ait rien qui transcende le monde sensible ?
Le livre B met en évidence les problèmes philosophiques induits par cette
nouvelle voie, celle de la science que nous cherchons, écrit Aristote. Il y a
donc dans ce troisième livre quelque chose de programmatique pour une
nouvelle métaphysique non platonicienne. Cette nouvelle science de l’être
sera celle des principes premiers et des causes les plus élevées, mais
également des axiomes logiques sur lesquels repose toute connaissance à
commencer par les principes de la raison qui sont la non-contradiction et le
tiers exclu (livre Γ). C’est sur ce principe de non-contradiction que peut
s’édifier la science certaine de l’être en tant qu’être. Admettre le contraire
serait la négation de la réalité intelligible sans laquelle il ne saurait y avoir
de science et donc de philosophie première. Le suprême intelligible qui est
divin est Acte pur et donc suprêmement intelligible.
Dans le livre suivant, le livre Δ, Aristote nous donne le lexique de cette
nouvelle science. Raison pour laquelle beaucoup de commentateurs
commencent par son étude sans laquelle on risque de faire des contresens
sur l’intention du texte d’Aristote. Il n’est pas opportun de discuter ici de la
raison de la place donnée à ce livre dans le volume, bien que la question
puisse effectivement se poser. Certains commentateurs d’Aristote entrent
dans cette œuvre par ce livre.
Le livre Ε classifie les sciences par leur objet propre, allant des plus
pratiques (celles qui intéressent l’activité même de l’agent) aux théorétiques
(celles qui ont pour objets les principes et les causes) en passant par les
sciences poïétiques (qui ont pour objet la production des œuvres humaines).
Ce sont les sciences théorétiques qui intéressent surtout Aristote dans cette
réflexion métaphysique. Elles se hiérarchisent selon leur degré
d’abstraction. La physique qui étudie la nature est une science théorétique
de la substance formelle non séparée ni de la matière ni du mouvement ; en
effet, les sciences de la nature sont certes abstraites, mais non au point
d’envisager la nature comme une idée pure, mais comme une idée engagée
dans la matière qui lui donne corps (1er degré d’abstraction). Les
mathématiques sont inégalement abstraites, mais on ne peut pas dire,
suggère Aristote avec beaucoup d’hésitation, qu’elles soient totalement
séparées de la matière, mais seulement séparées du mouvement (c’est
surtout son commentateur Thomas d’Aquin qui montrera que les
mathématiques supposent la matière virtuelle, c’est-à-dire non pas telle ou
telle portion de matière concrète donnant corps à une forme, mais une
matière supposée par l’essence même de la chose mathématique. De ce
point de vue, on peut dire, que la mathématique représente le 2e degré
d’abstraction). C’est à la théologie, science première, qu’il appartient
d’étudier un objet absolument séparé de la matière. Aristote dit que cette
science est première ce qui peut sembler contradictoire avec le fait qu’elle
arrive après les autres par l’effort que son degré d’abstraction implique. En
réalité elle est première ontologiquement et, de ce fait, dernière en
connaissance puisque la connaissance la plus commune et immédiatement
offerte aux hommes est sensible. Les objets propres de cette science sont,
écrit Aristote, séparés, immobiles, nécessaires et donc éternels et, poursuit-
il, ils sont donc divins. « Ainsi, les sciences théorétiques sont les plus hautes
des sciences, et la théologie est la plus haute des sciences théorétiques »
(1026a 23-25) qui traite de l’être non pas accidentel et en puissance, qui
n’est par définition jamais sans matière, mais de l’être en acte pur de toute
potentialité.
Les livres Z et H traitent de la substance. Pour Aristote, la substance est
d’abord le composé de matière et de forme (substance première). La matière
est le substratum de cette unité qui n’est ce qu’elle est que par la forme qui
l’organise et la finalise, l’ousia (ουσια), et qui seule peut permettre de
répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? ». L’ousia (ουσια) qui est le
participe substantivé au neutre pluriel du verbe ειναι, einai (être) sera dite
substance seconde, puisqu’elle fait que tel existant singulier est ce qu’il est.
Aristote dans le livre Δ la définit ainsi : « La substance est prise en deux
acceptions ; c’est le sujet dernier, celui qui n’est plus affirmé d’aucun autre,
et c’est encore ce qui, étant l’individu pris dans son essence, est aussi
séparable : de cette nature est la forme ou configuration de chaque être. »
C’est donc une ontologie que fonde cette doctrine de la substance, mais
également une science. Et cette science est ce qui distingue la substance
humaine parmi les autres substances vivantes. Cette théorie de la substance
est très importante au regard de l’histoire de la philosophie, mais également
de la théologie chrétienne, et elle mériterait que nous puissions lui consacrer
bien plus que ces quelques lignes.
Le livre Θ peut alors revenir sur la tension entre acte et puissance qui
caractérise notre monde soumis à la génération et à la corruption. La
puissance est l’énergie (ἐνέργεια) de la forme travaillant la matière en vue
de l’entéléchie (ἐντελέχεια). Ce qui est vrai de la substance, l’est du monde
sublunaire attiré par l’Acte pur, et de l’homme par la contemplation du
suprême intelligible. Il y a donc une antériorité ontologique de l’acte sur la
puissance, car c’est en vue de l’acte que la puissance est ἐνέργεια.
L’univers dépend donc de ce qui l’attire et qui est divin.
Le livre I réinvite la question de l’Un et du multiple qui était déjà présente
dans les livres précédents et tout particulièrement dans ceux consacrés à la
question de la substance ; car il ne saurait y avoir de substantialité des
accidents, potentiellement en nombre indéfini, par le fait qu’ils n’ont pas
leur être en eux-mêmes, mais dans la substance qui n’est telle que par
l’unité de son entéléchie. Il y a là une leçon très importante qui nous
rappelle que si la philosophie première d’Aristote porte sur l’être, elle ne
peut le faire sans la question de l’Un qui sera au cœur des travaux des
philosophies ultérieures au moins jusqu’à la période scolastique. La
substance première, pour le dire autrement, n’est telle que parce qu’elle est
unifiée par la substance seconde, l’ousia. Sans ce principe d’identité, il n’y
aurait pas de réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? » et donc il n’y
aurait pas de science des étants. Voilà pourquoi, encore une fois, Aristote
insiste sur la prééminence de la forme sur la matière et de l’acte sur la
puissance. Car un être n’est en acte que dans l’unité de son ousia et non
dans la pluralité inintelligible de la matière qu’il organise. De même,
l’intellect de l’homme n’existe que dans cette tension vers l’Un, c’est-à-dire
vers la contemplation de l’être parfaitement unifié qu’est l’Acte pur. C’est
bien pourquoi la métaphysique d’Aristote est une théologie.
Cette convertibilité de l’ontologie et de l’hénologie (science de l’Un) est
confirmée au livre K, lorsqu’après avoir récapitulé les livres précédents,
Aristote insiste sur le fait que l’infini en acte ne peut exister. Pour Aristote,
l’acte est une perfection de l’être qui suppose son parachèvement, la
réalisation de son ousia. L’infini ne peut exister qu’en tant que puissance et
est bien de ce fait, en soi, inintelligible sinon comme puissance. Il n’y a pas
un acte de la matière première qui est une pure puissance. Raison encore
une fois pour laquelle notre intellect n’est parfaitement actué que dans la
contemplation de l’Un.
L’Un en acte est Dieu « Principe auquel sont suspendus le ciel et la
nature ». Tel est l’objet du livre Λ de la Métaphysique. Après une preuve
populaire reposant sur l’ordre du monde, c’est-à-dire la hiérarchie des
degrés d’êtres des existants, et les causes finales qui justifient cette
hiérarchie comme montée vers l’Acte Pur, Aristote démontre l’existence
d’un premier moteur immobile, énergie infinie, plénitude de perfection qui
attire éternellement tout l’univers, l’empêchant par là-même de sombrer
dans le chaos de l’infini. On retrouve cette idée grecque, déjà présente dans
la théogonie d’Hésiode, d’une victoire du cosmos sur le chaos. Une fois
posée l’existence de l’Un, acte pur, premier moteur non mû, Aristote
élabore une théologie en s’efforçant de déduire les propriétés qui lui
conviennent et qu’il présente en une double série : les attributs négatifs,
c’est-à-dire ceux qui s’imposent par l’absence de puissance et les attributs
positifs qui manifestent le rôle de l’Un en acte.
Attributs négatifs : Dieu est immatériel et de ce fait inaccessible aux sens,
ce qui est rendu évident par le fait que l’Acte pur par définition ne contient
plus aucune potentialité. Il est immuable et immobile par le fait qu’étant en
acte il n’a plus à réaliser aucune potentialité. Étant en acte, il est simple,
c’est-à-dire sans la composition qu’impose la résistance de la matière à la
forme. Il est donc distinct des autres étants qui ne partagent pas sa
simplicité qui ne peut être qu’unique. L’un en acte réalisant parfaitement
toutes les potentialités, il est ce en quoi se fondent dans l’unité toutes les
perfections. Pour le dire autrement, l’Acte Pur est nécessairement l’Un
puisqu’il est par définition exempt de toute multiplicité qu’impose la
puissance et donc la matière.
Attributs positifs : l’Un en acte est éternel, puisqu’il ne peut pas dépendre
d’une cause qui serait antérieure à sa propre perfection sans admettre son
imperfection. Cette perfection implique donc qu’il est Bon parce que cause
finale de tout ce qui existe ; il est le suprême désirable de tout ce qui existe
et plus particulièrement de l’intellect qui ne peut se réaliser que dans la
contemplation de cet intelligible qui est donc une pensée et plus
précisément une pensée sans non-pensée, une pensée en acte sans
potentialité. Or qu’y a-t-il de plus intelligible et de plus pensable que l’acte
pur qui réalise parfaitement l’être ? Dieu est donc la pensée de lui-même en
acte. Mais l’acte pur étant Un, c’est-à-dire sans composition comme cela a
déjà été démontré, alors il faut bien conclure que Dieu est pensée, c’est-à-
dire que cet attribut, comme tous les attributs de Dieu, sont Dieu lui-même
et non ce qui appartient à Dieu. C’est donc par son essence que Dieu
connaît. Il doit donc se définir comme « l’Acte pur
d’Intellection subsistante se contemplant soi-même » (« Νόήσις, νοήσως
νόησις »). Il est pour la même raison le Vivant parfait, car l’intellection est
une vie et même la plus haute et étant dans la contemplation de la perfection
de son acte pur, il est béatitude éternelle. Étant l’Acte pur, premier moteur
non mû, il est la cause finale de tout ce qui est. Il ne connaît donc pas le
monde qui est le multiple et donc par cette multiplicité l’impensable, la
matière étant, comme potentialité et en tant que potentialité, impensable.
Dieu n’a donc aucun rapport au monde sinon comme cause finale. Le
monde est donc mû par la nécessité de son premier moteur divin sans que ce
dernier s’en préoccupe, ce qui contreviendrait à son unité et à sa béatitude.
Dans les deux derniers livres, Aristote revient sur des débats avec l’école
platonicienne sur lesquels nous renonçons à nous arrêter ici.
Cette œuvre composite, touffue, a eu une influence définitive sur l’histoire
de toute la pensée occidentale et tout particulièrement sur la théologie
chrétienne qui a souvent eu tendance, du fait des commentaires des
penseurs scolastiques et de Thomas d’Aquin en particulier, à la christianiser
à tort. Ces lectures médiévales du Stagirite ont tellement imprégné le
vocabulaire aristotélicien et les interprétations qu’elles induisent, qu’il est
souvent difficile de s’en détacher. C’est le rôle des spécialistes de tenter de
retrouver, à partir des écrits qu’il nous en reste, la véritable intention de
l’œuvre.
Paul Mirault
Bibliographie
• Éditions du texte
Bibliographie
• Éditions du texte
Bibliographie
• Éditions du texte
• Autres éditions
1. Contexte et postérité
• Naissance hellénistique et prolongements romains
C’est en Grèce au début de la période dite « hellénistique », au IIIe siècle
avant notre ère, que les écoles épicurienne – le Jardin – et stoïcienne – le
Portique (stoa) – sont fondées respectivement par Épicure et par Zénon de
Citium2. Cette période, ainsi dénommée au XIXe par l’historien W. J. G.
Droysen dans son ouvrage Geschichte des Hellenismus, s’étend des
conquêtes d’Alexandre le Grand (–323) jusqu’à l’avènement de l’Empire
romain (–27). C’est dire que ces deux écoles ou « sectes » (airèsis en grec)
émergent et prennent leur essor dans un contexte politiquement troublé et
déstabilisé.
Malgré des réticences à l’égard de la philosophie et, a fortiori d’une
philosophie du plaisir, nos deux courants finissent par pénétrer à Rome à
une époque qui s’avère, pour des raisons certes différentes, tout aussi
troublée que celle dans laquelle ils avaient émergé. Pourtant, si le succès de
l’épicurisme fut bien réel, porté notamment par le De natura rerum de
Lucrèce qui en expose les thèses ou par les poésies d’Horace, et s’il s’avéra
bien plus populaire que le stoïcisme au départ, ses prises de positions
politiques et religieuses finirent par le marginaliser, contrairement au
stoïcisme qui resta un courant philosophiquement actif jusqu’au règne de
Marc Aurèle qui, après Musonius Rufus, Sénèque ou Épictète, continue à
relayer les dogmes du système tout en y ajoutant sa touche personnelle.
Dans le monde gréco-romain la forme scolaire et institutionnelle
d’enseignement de la philosophie demeure – que l’on songe à Musonius, à
Épictète ou aux chaires de philosophie créées par Antonin le Pieux et
développées par Marc Aurèle – mais on assiste aussi à une diversification
dans la manière de pratiquer et de transmettre la philosophie : le conseil au
Prince ou aux amis, via la relation épistolaire par exemple, ou encore
l’écriture – poétique ou pas – préalable à une éventuelle méditation.
• Chiens et chats ?
Ces deux écoles sont souvent présentées et considérées – à juste titre –
comme revendiquant des positions antagonistes. Le choix d’un critère de
vérité, le statut accordé au plaisir, la manière d’accéder au bonheur,
l’attitude à l’égard de la société et du gouvernement de la Cité ne sont que
quelques uns des points d’achoppements. Cette opposition et cette
conflictualité sont exposées – et alimentées – par le troisième acteur
philosophique de l’époque hellénistique3 : les sceptiques, qu’il s’agisse de
sceptiques radicaux comme Pyrrhon dont Sextus Empiricus exposera plus
tard la « voie » dans ses Esquisses pyrrhoniennes ; mais surtout par ces
« sceptiques dogmatiques » que sont les néo-académiciens et dont Cicéron
est le principal représentant. Et sans doute faudrait-il souligner que la
polémique est partie prenante de la création philosophique et qu’elle joue,
pour nos deux écoles, un rôle heuristique indéniable.
• Une postérité au-delà du cliché
Nos deux courants ont donné lieu aux deux clichés que l’on mentionnait,
mais ils ont aussi inspiré de manière plus riche et plus subtile la pensée et la
philosophie ultérieures. C’est le matérialisme d’Épicure qui retient le jeune
Marx4 et qui inspire Marcel Conche aujourd’hui. Le stoïcisme est pour sa
part l’objet de réactions diverses, entre la critique virulente de Pascal,
Hegel5, Kojève, Alain ou Sartre et l’usage fécond et personnel que Deleuze
ou Foucault ont pu en faire6. Sans doute pourrait-on ajouter que les
thérapies brèves et autres techniques de méditation prétendent très
explicitement s’inspirer de l’école stoïcienne7.
3. Critères et normes
C’est donc à partir d’une même préoccupation formulée dans des termes
similaires que nos deux courants divergent et qu’il est possible, a posteriori,
de distinguer les différentes écoles philosophiques comme a proposé de le
faire Marwan Rashed10. Les épicuriens considèrent la sensation (aisthèsis)
et les affections (pathè) – autrement dit le plaisir et la douleur – comme
critère de vérité. Ce sont en effet le plaisir et la douleur qui sont à l’origine
de nos choix et de nos refus. Et la sensation ne peut jamais être réfutée.
Cela ne veut pas dire que le contenu de pensée qui découle de la sensation
est vrai immédiatement, mais que la sensation elle-même est indéniable et
que la correction du contenu de pensée ne se fait que par le biais de
nouvelles tentatives empiriques. Plus généralement, tous les contenus de
pensée complexes dérivent nécessairement des sensations.
Les stoïciens attribuent ce rôle critériologique à ce qu’ils appellent la
« représentation compréhensive » (phantasia katalèptikè), c’est-à-dire une
impression ou une affection dans l’âme qui réplique exactement le réel et
qui se signale en outre comme telle. Comme la lumière (phôs) dont elle tire
son nom, une telle représentation exprime à la fois elle-même et ce qu’elle
éclaire. Les stoïciens ajoutent également, suite aux polémiques néo-
académiciennes, qu’elle vient d’un objet existant et elle est telle qu’elle ne
pourrait pas venir d’un objet non existant. Qu’il s’agisse de connaître ou
d’agir, l’enjeu est de ne donner toujours son assentiment (sunkatathesis)
qu’à de telles représentations et non pas à des phantasmes. Untel est mort,
voilà une affirmation vraie à laquelle je peux donner crédit, à laquelle je
peux consentir. Mais affirmer et croire que la mort est un mal, c’est donner
son assentiment à une représentation ou opinion qui n’est pas
compréhensive car elle dit autre chose que ce qui est. Il s’agit donc de ne
jamais surcharger nos représentations premières et de ne pas céder à
l’illusion des opinions communément admises. Autrement dit il est
nécessaire de toujours examiner ses représentations et d’en faire un usage
correct comme le soulignent les stoïciens romains.
Outre ces critères de vérité, il faudrait évoquer le rôle que jouent les
« prénotions » (prolèpseis) comme guides pour la connaissance et pour
l’action, en précisant qu’elles ne renvoient cependant pas exactement à la
même chose dans l’un et l’autre cas11. Les prénotions renvoient, pour les
épicuriens, à ce que nous appellerions des concepts qui se seraient formés
par expérience, grâce à la mémoire, et qui concernent l’ensemble de ce qui
existe et de ce qui est nommé. Pour les stoïciens, qui leur empruntent l’idée
et le terme, cela fait également référence à des notions naturelles par
opposition à des notions qui s’acquièrent par l’enseignement. Mais si elles
ne deviennent actives qu’avec la maturité de la raison, ils estiment qu’elles
sont implantées en nous dès la naissance. Et par ailleurs il s’agit le plus
souvent de notions morales (l’idée de bien, de juste…) qu’il s’agit
d’appliquer ensuite correctement aux cas particuliers comme le souligne
Épictète à plusieurs reprises.
Plus généralement, c’est le rôle de la nature que cette réflexion sur le critère
de vérité nous invite à préciser12. Le monde qui nous entoure, la nature,
apparaît comme un point de départ et comme un fondement, ce qui
permettrait de parler à leur propos d’une forme d’empirisme, même si cela
reste très différent de ce que l’on entend par là en faisant référence à Locke
et à Hume. La nature fait par ailleurs office de critère dans la démarche
gnoséologique de nos deux écoles. Afin de justifier leur choix ou leur
critique du plaisir au titre de souverain bien, les épicuriens et les stoïciens se
réfèrent à la nature, c’est-à-dire au comportement des animaux, mais
également au comportement des petits d’hommes qui n’auraient pas été
pervertis par l’éducation et par les institutions. D’où le nom d’« argument
des berceaux »13. Les épicuriens ont beau jeu d’interpréter toutes les
attitudes des nourrissons comme des attractions vers ce qui est plaisant et
comme une répulsion à l’égard de ce qui est douloureux. À l’inverse, les
stoïciens lisent tout autrement le comportement du nourrisson qui ne serait
pas mû par la recherche du plaisir mais par le désir de se conserver fondé
sur la proprioception et sur l’amour de soi, ce qui renvoie à la notion
centrale pour eux d’« appropriation à soi » (oikeiôsis). Cet exemple illustre
donc au moins autant le naturalisme des écoles hellénistiques que ses
limites puisque le recours à la nature conduit à des conclusions inverses.
Une autre forme de naturalisme – éthique cette fois – serait à prendre en
compte et permettrait de compléter cette réflexion sur les normes et les
critères. Là encore la nature fait office de norme au sens où l’on mobilise
une certaine conception de l’humain et de sa « nature » qui implique
d’adopter, pour la réaliser, un certain comportement, ce que les stoïciens
appellent des « fonctions propres » (kathèkonta).
8. Outils
• Figures du Jardin et du Portique
Époque hellénistique Époque romaine
Références bibliographiques
• Textes antiques de et à propos des stoïciens et des épicuriens
• Études
• Keimpe Algra, Jonathan Barnes, Jaap Mansfeld et
Malcom Schofield, The Cambridge History of
Hellenistic Philosophy, Cambridge, Cambridge
University Press, 2008.
3. Liberté et nécessité
Pour comprendre la question de l’autonomie plotinienne, il convient de
garder présente à l’esprit l’idée néoplatonicienne de la liberté : être libre
pour un néoplatonicien ne signifie en aucun cas exercer sa volonté à sa
guise, faire ce que l’on veut, disposer de la liberté de l’arbitre. En d’autres
termes, la liberté ne présente aucune forme de rapport avec le choix ; être
libre présente un sens essentiellement négatif, à savoir celui de ne pas subir
de contraintes externes, de ne pas être déterminé par un élément extérieur à
soi. Mais ce sens négatif se double d’un sens positif qui renvoie au fait
d’agir conformément à sa propre nature ; en effet, agir conformément à sa
propre nature signifie rigoureusement ne pas être déterminé par un élément
étranger à soi, puisque seule sa nature propre dicte l’action.
Ainsi se comprend la hardiesse [tolma] de l’âme permettant de rendre
compte de la scission originaire : loin de subir de l’extérieur une contrainte
qui la scinderait de sa provenance intelligible, l’âme accomplit par elle-
même cette séparation puisque sa nature interne la détermine à accomplir
cette scission : « puisqu’elle est le dieu de dernier rang, c’est par une libre
inclinaison, écrit Plotin, et pour exercer sa puissance et mettre en ordre ce
qui vient après elle qu’elle vient ici.4 »
La dilection de l’âme à l’endroit de la matière ne doit donc en aucun cas
être conçue comme une déchéance injuste, contrainte et subie : elle est le
produit d’une détermination interne, c’est-à-dire de la liberté, qui lui permet
d’accomplir sa nature propre consistant à se scinder vis-à-vis de sa
provenance. Il s’agit alors d’un problème éthique au sens où ce procès
relève d’un comportement volontaire ambigu : au sens strict, cette volonté
n’est pas l’exercice du libre-arbitre mais un mouvement non contraint.
Autrement dit, les âmes ne subissent pas cette descente, mais elles ne
choisissent pas non plus cette dernière. La rupture et la scission ne sont
donc volontaires qu’en un sens très restreint, celui d’une nécessité
ontologique qui ne contraint toutefois pas le mouvement de l’extérieur.
Bibliographie
• Éditions du texte
• Édition de référence : Plotin, Traités, traduction
sous la direction de Luc Brisson et Jean-François
Pradeau, 9 volumes, Paris, GF, 2002-2010.
Certains Traités font l’objet d’une édition séparée de grande qualité chez les
éditions Vrin, notamment les Traités 12, 20, 34, 39, 40.
17 Traités ont fait l’objet d’éditions séparées au Cerf, et proposent un
appareil critique d’excellente qualité.
• Introductions à la pensée de Plotin
Peu de pensées ont exercé une influence aussi profonde et aussi durable sur
la culture occidentale que celle d’Aurelius Augustinus (354-430). Son
œuvre immense, tant par le volume de ses écrits que par la puissance
d’analyse et la qualité littéraire dont elle témoigne1, a réalisé une synthèse
de la philosophie antique et du christianisme dont s’est nourri tout le Moyen
Âge mais encore la Renaissance (notamment avec la Réforme) et
le XVIIe siècle (notamment avec le jansénisme).
Œuvre de la maturité rédigée vers 397-401, alors qu’Augustin assume les
responsabilités d’évêque d’Hippone (actuelle Annaba, en Algérie), les
Confessions sont bien plus que l’une des premières autobiographies. Dans
les perspectives alors indissociables du théologien et du philosophe,
Augustin y livre une longue réflexion, scandée en treize livres, de son
itinéraire passé et présent vers Dieu. Sa quête de Dieu est indissociable de
l’examen de cette énigmatique intériorité humaine dont il fait l’expérience,
qui le constitue et qui, paradoxalement, n’est visée que pour être dépassée.
Outils
1. Le plan de l’œuvre
Les Confessions se composent de 13 livres constitués de courts chapitres et
articulés en deux parties distinctes.
– La première partie (livres I à IX), que l’on peut qualifier
d’autobiographique, est la plus longue. Il s’agit du retour d’Augustin sur
son parcours existentiel, de ses premières années jusqu’à sa conversion au
catholicisme, son baptême et la mort de sa mère.
– La seconde partie (livres X à XIII), que l’on peut qualifier de spéculative,
porte sur le problème de la connaissance de Dieu et des vérités divines. Le
livre X est une transition qui développe une analyse fondamentale dans le
projet même de ces Confessions : celle de la mémoire. Augustin y mène
également une réflexion sur les concupiscences auxquelles l’être humain,
parce qu’il est pourvu de sensations, se laisse soumettre et détourner de
l’amour véritable. Les trois derniers livres (XI à XIII) abordent les
questions relatives à la création, en passant par celle du temps. Une
exégèse des premiers mots de la Genèse est proposée et la notion de
création ex nihilo est éclairée par cette interprétation, conduisant
Augustin à la transcendance absolue du Créateur.
2. Bibliographie
• Éditions de référence
• Études
Bibliographie
• Textes traduits
3. Discussions de l’argument
• Les présupposés
La preuve et les démonstrations d’Anselme reposent sur des implicites. Le
premier présupposé, dès le départ, est que ce qui est dénommé « quelque
chose dont… » est Dieu. C’est une affirmation de foi, posée comme un
axiome. Un second présupposé est que tout homme rationnel comprend de
la même manière « plus grand que ». Or, dans ce contexte, rien n’est moins
certain. Un troisième présupposé est que « être » est plus grand que « ne pas
être », et l’on voit davantage la difficulté du présupposé précédent. Un
quatrième présupposé est qu’exister dans la réalité et dans l’intellect est
« plus grand » qu’exister dans l’intellect seul, car il y aurait « plus d’être ».
C’est donc, en même temps, une doctrine de la connaissance et une
ontologie bien particulières qu’il faut admettre là, sans quoi la
preuve anselmienne s’effondre sur elle-même.
• De célèbres réfutations
En effet, peut-on « ajouter » des êtres de natures différentes, un être mental
et un être réel, une idée et ce dont elle est l’idée ? C’est bien cela, entre
autres arguments, que Kant dénoncera dans un célèbre passage de la
Critique de la raison pure11 : à l’être possible des cent thalers que j’ai dans
mon esprit (le concept « cent thalers ») ne s’ajoute pas l’être réel des cents
thalers que j’ai éventuellement dans ma poche, « et l’on ne deviendra pas
plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le
deviendra en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait
quelques zéros à son livre de caisse »12. Kant entend montrer que
l’existence n’est pas un prédicat réel : « est » n’est pas un concept de
quelque chose qui s’ajoute au concept d’une chose, mais la position de cette
chose. Et « Quel que soit la nature et le contenu de notre concept d’un objet
nous sommes obligés de sortir de ce concept pour lui attribuer
l’existence.13 » L’existence n’est donc pas contenue dans le concept de
Dieu, quel qu’il soit pensé.
Bien avant Kant, qui visait à démontrer l’impossibilité de toute preuve de
l’existence de Dieu, Thomas d’Aquin refusa la validité de l’argument
d’Anselme14 mais pour proposer cinq autres voies de preuve. Et bien avant
Thomas, du vivant d’Anselme, un moine bénédictin de l’abbaye de
Marmoutier, Gaunilon, lui adressa une objection, à laquelle Anselme
répondit longuement. Pour Gaunilon, seule la Révélation et la foi en cette
parole ont valeur de preuve de l’existence de Dieu. Sa critique argumentée
tient essentiellement dans le fait que la démarche logique d’Anselme
obligerait à conclure aussi à l’existence de choses dont on comprend
parfaitement le concept (ou le nom signifiant tout ce qu’elles sont), comme,
par exemple, cette « île perdue » dans l’océan, jouissant au plus haut point
de toutes les perfections, qui n’existe tout simplement pas.
Outils
• Le plan de l’œuvre
On peut considérer que le Proslogion est composé de trois parties
distinctes :
– Tout d’abord, un préambule reprend la genèse de l’ouvrage, l’historique
de son écriture et explique son lien avec le Monologion, rédigé deux ans
auparavant.
– Suivent 26 courts chapitres, dont certains sont constitués de quelques
lignes seulement. L’organisation de ces chapitres est à son tour structurée
en trois parties : 1. les chapitres I à IV sont consacrée à la justification de
la méthode et à l’exposé de l’argument probant ; 2. les chapitres V à XV
explicitent, par l’exercice du raisonnement, les apparents paradoxes de ce
que l’on sait de Dieu par la foi ; 3. les chapitres XVI à XXVI
reconnaissent rationnellement et retrouvent progressivement l’identité de
Dieu et du bien suréminent, l’unique nécessaire.
– Enfin, postérieurs à la rédaction originelle mais associés à ce premier
texte par la volonté même d’Anselme, le texte des objections de Gaunilon
intitulé « Ce que quelqu’un répondrait à cela au nom de l’insensé » et le
texte de la réponse d’Anselme intitulée « Ce que répondrait à cela
l’éditeur de ce petit livre » constituent une dernière partie.
Bibliographie
• Éditions de référence
L’édition critique latine des œuvres d’Anselme est due à Fransiscus Salesius
Schmitt, Anselmi Cantuariensis Archiepiscopi Opera Omnia, Édimbourg,
Thomas Nelson, 1946-1961 (tome 1 pour le Proslogion). C’est ce texte latin
que l’on retrouvera dans l’édition bilingue :
Abû al-Walîd Muhammad Ibn Ahmad Ibn Rushd, plus familièrement connu
en Occident sous l’appellation latinisée « Averroès », est né en 1126 à
Cordoue, dans l’Espagne musulmane et mort en 1198 à Marrakech. Son
œuvre, décisive pour l’histoire de la pensée, fit cependant longtemps office
de repoussoir théorique pour le monde latin, en lequel elle agit comme un
aiguillon perturbateur, un refoulé souterrain et néanmoins irréductible1. Le
corpus prolifique des écrits d’Averroès atteste d’au moins deux
préoccupations majeures : 1. un indéfectible souci de la restitution juste de
la pensée d’Aristote (il fut appelé « le Commentateur ») ; 2. un intérêt
marqué pour la question de la connexion entre raison et révélation. C’est
cette dernière question qui l’occupe dans le Livre du Discours décisif où
l’on établit la connexion existant entre la révélation et la philosophie
(Faṣl al maqâl)2.
4. La nécessité de l’interprétation
Qu’advient-il cependant, lorsqu’il semble que le fruit de la réflexion
rationnelle entre en contradiction avec le sens apparent du Texte révélé ? La
réponse d’Ibn Rushd prend appui sur une distinction communément admise
en théologie : celle de l’apparent et du caché. Lorsque la démonstration
semble entrer en contradiction avec la révélation, le désaccord ne peut être
qu’apparent : « de deux choses l’une : soit le sens obvie de l’énoncé est en
accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a
accord, il n’y a rien à en dire ; s’il y a contradiction, alors il faut
interpréter le sens obvie »16.
Le principe méthodologique permettant de restituer au Texte sa
cohérence et à la vérité son unité, c’est l’interprétation. La nécessité de
pratiquer l’interprétation s’appuie sur l’existence d’au moins deux niveaux
de lecture dans le texte révélé, où l’on peut distinguer des versets
univoques dont le sens est immédiatement obvie (apparent) et des versets
équivoques dont le sens est caché. Averroès s’appuie ici sur un consensus
de la communauté des croyants autour de l’existence dans le Coran
d’énoncés non-univoques qui demandent à être interprétés, et sur le verset 7
de la sourate 3 (« Al Imrân ») qui fait mention de versets sans équivoque et
de versets prêtant à diverses ententes. Si désaccord il y a, il ne peut affecter
que le sens obvie des énoncés équivoques. L’interprétation (« ta’wîl »),
qui se définit par l’opération de déplacement de sens qu’accomplit
l’interprète, lorsqu’il attribue aux mots non pas leur sens propre, mais
leur sens figuré ou métaphorique, conformément aux usages de la
langue17, permet donc de dissiper la contradiction initiale en exhibant le
sens qui était caché et surtout, en rendant visible sa conformité avec les
versets univoques portant sur le même objet. Elle est régie par un
principe de lecture du texte qui postule sa cohérence fondamentale :
lorsqu’il se trouve un énoncé dont le sens obvie semble contredire la raison,
alors son sens véritable tel qu’il est révélé par l’interprétation, doit être
confirmé par le sens obvie d’autres versets. L’interprétation est ainsi
encadrée par le texte de manière à en réduire l’arbitraire et la subjectivité.
L’existence d’un double niveau de lecture du Coran s’explique donc
directement par l’existence de dispositions individuelles disparates
rendant nécessaire l’adaptation du texte à son public. S’il s’y trouve des
énoncés dont le sens obvie est manifestement contraire à la raison, c’est
pour « signaler aux “hommes d’une science profonde” qu’il y a lieu
d’interpréter, afin de les concilier »18. L’opération de l’interprétation n’est
ainsi susceptible d’être pratiquée que par les esprits les plus aptes et les plus
armés rationnellement, c’est-à-dire par les esprits démonstratifs. Le
propos d’Averroès prend directement pour cible les théologiens dont la
méthode s’apparente, pour lui, à l’usage sophistique de la dialectique, et
dont les raisonnements ne s’élèvent pas à l’universalité, mais demeurent
captifs d’un mode de pensée inductif.
Aux distinctions cognitives entre les hommes, correspondent donc les
distinctions des niveaux de signification propres au texte sacré et
corrélativement, les méthodes distinctes de compréhension de cette
signification. L’interprétation constitue ainsi l’opérateur méthodologique de
la conciliation entre raison et Révélation, lorsque celle-ci n’est plus
apparente, quoiqu’elle soit toujours efficiente.
L’existence d’un sens apparent du Texte sacré est destinée aux esprits
incapables de démonstration. Ce sens obvie est constitué de symboles,
c’est-à-dire de signes faisant office de véhicules pour une signification
inapparente et représentant les idées qui ne sont accessibles qu’aux gens de
démonstration. Le sens obvie constitue l’outil que la révélation mobilise
pour ne pas exclure la majorité des hommes de la découverte de la
vérité. Mais il incombe aux hommes de démonstration de s’abstenir de
rendre publiques leurs interprétations. Divulguer une interprétation, c’est
invalider le sens apparent du texte et ce faisant, livrer au doute les esprits
inaptes à la démonstration, puisqu’ils ne sont pas capables d’assentir par la
voie démonstrative19. À chaque profil cognitif correspond donc de manière
contraignante un seul mode d’assentiment. Passer outre cette contrainte et
confondre les méthodes, c’est obscurcir la vérité et non la diffuser. C’est
ainsi la destination universelle de la révélation qui justifie la diversité de ses
niveaux de lecture. Pour être une, la vérité n’en est pas moins traversée par
le multiple : cette multiplicité d’expressions épouse la multiplicité des
esprits auxquels elle s’adresse et n’affecte pas l’unité et la cohérence du
contenu transmis. Vérité philosophique et vérité de la révélation
constituent les aspects d’une même et unique vérité saisie selon diverses
capacités subjectives.
Faut-il conclure de ce dispositif que le commun des hommes demeure
condamné à une connaissance médiocre ? Le paragraphe final de l’ouvrage
dissipe ce malentendu et accomplit la connexion entre la réflexion
méthodologique et la réflexion politique, en posant la nécessité, pour le
législateur d’organiser les conditions effectives de cette pluralité
d’accès à la vérité. Il convient donc de ménager simultanément la
possibilité pour la foule d’accéder à la vérité par une « voix moyenne »
supposant excellence et perfection propres ; et pour les hommes de
démonstration, celle de pratiquer « l’examen rationnel » dont ils sont
capables.
Nour el houda Ismaïl-Battikh
Bibliographie
Études
• A. Badawi, Averroès, Paris, Vrin, 1998.
1. Le plan de l’œuvre
À la suite d’une précision introductive concernant le statut épistémologique
de la théologie comme science, le contenu de la recherche est présenté de
manière parfaitement claire. Conformément au dessein de la théologie qui
considère toute chose « sous la raison de Dieu » (sub ratione Dei), ce
manuel de théologie traitera d’abord (1) de Dieu en soi (in se) et donc de
Dieu comme principe et fin de toute réalité (ce qui constitue la première
partie, Prima pars, I), ensuite (2) du mouvement de la créature rationnelle, à
savoir l’homme vers Dieu (Secunda pars, divisée en deux parties : I-II et II-
II), et enfin (3) du Christ comme voie vers Dieu (Tertia pars, III). En 1954
Marie-Dominique Chenu fut le premier à formuler la thèse qui fut ensuite
souvent discutée mais qui demeure incontestable dans son fondement, selon
laquelle ces trois étapes peuvent être mises en relation avec l’interprétation
néoplatonicienne du réel dans sa totalité ; selon cette conception
dynamique, toute chose procède du premier principe et y retourne (le
paradigme de l’exitus-reditus). De fait, la première partie de la Somme de
théologie traite de Dieu en soi (I, q. 2-43), mais elle considère ensuite Dieu
comme la première cause et le premier principe de toute réalité ; dans ce
contexte, les expressions processio et emanatio servent à décrire la
provenance de tout étant de la première cause. Conformément au principe
néoplatonicien voulant que tout ce qui procède d’un principe y retourne, la
deuxième partie de l’œuvre montre par conséquent comment l’homme,
envisagé comme image de Dieu, retourne à son origine par son action. La
troisième partie considère le Christ comme la voie qui rend ce retour
possible, il est « la voie qui mène à Dieu ».
Conclusion
La ST s’offre à plusieurs lectures. Il est patent que Thomas l’a conçue
comme une œuvre de théologie chrétienne. Ce fait qu’il serait absurde de
nier n’autorise cependant pas l’affirmation que « la foi de l’Église n’est pas
suffisante pour l’intelligence des œuvres de saint Thomas d’Aquin mais elle
y est nécessaire » formulée par Étienne Gilson1. Même une œuvre
théologique est une œuvre de la raison humaine qui, dans le cas de Thomas,
intègre des données de la tradition philosophique et par le fait même
autorise une lecture philosophique. Celle-ci, qui sans doute est sélective et
partielle, n’analyse pas seulement l’usage des doctrines philosophiques
mais peut également évaluer le travail de la raison et porter un jugement sur
les résultats de ce travail. Les thèmes esquissés n’attestent pas uniquement
de la présence incontestable de doctrines philosophiques dans la ST mais en
relèvent l’intérêt et la puissance stimulatrice. Thomas lui-même cite dans la
ST une bonne douzaine de fois un adage (emprunté à Denys l’Aréopagite)
qui résume une de ses convictions profondes, que l’on peut considérer
comme une des piliers de sa pensée et que tout philosophe peut sans
difficulté souscrire : « le bien de l’homme est de se conformer à la raison,
d’être selon la raison » (bonum hominis est secundum rationem esse)2.
Ruedi Imbach
Références bibliographiques
• Édition
• Introductions
2. La transcendantalité et l’infini
La toute-puissance divine n’est pas pensable métaphysiquement comme
telle puisqu’elle relève de la foi, il n’en reste pas moins que lui correspond
le concept métaphysique de puissance infinie en acte. La théologie de la
toute-puissance réelle sera donc aussi une métaphysique de l’étant infini en
acte. Dans la première partie de la distinction 1 du premier livre de
l’Ordinatio, dès la question 1, qui s’intitule « L’objet de la jouissance est-il
par soi fin ultime ? », Duns Scot affirme : « Bien que l’appétit de la créature
soit subjectivement fini, il ne l’est cependant pas objectivement parce qu’il
est envers l’infini »8. Bien que nous soyons des étants finis, nous sommes
cependant capables d’aimer non seulement des étants finis, mais aussi
l’étant infini. C’est cela qui est décisif dans l’approche de la question de
l’ens inquantum ens, de l’étant en tant qu’étant (et non de l’être en tant
qu’être), par Duns Scot. Ce dernier assigne en effet à la division de l’étant
en fini et infini un caractère originaire et lui confère le statut de division
transcendantale de l’étant : « L’étant est divisé plutôt en infini et fini qu’en
dix catégories, puisque l’un d’eux, le fini, est commun aux dix genres. Donc
tout ce qui convient à l’étant en tant qu’indifférent au fini et à l’infini ou en
tant que propre à l’étant infini lui convient, non point en tant qu’il est
déterminé au genre mais en tant qu’antérieur, et par conséquent, en tant
qu’il est transcendantal et hors de tout genre »9. Pour Duns Scot, la
transcendantalité ne se définit plus par la convertibilité avec l’étant et par le
dépassement des genres : est transcendantal, tout ce qui revient à l’étant
dans son indifférence au fini et à l’infini, et aussi, tout ce qui revient à
l’étant infini10. La transcendantalité ne peut être comprise désormais sans
l’infinité, elle signifie une ouverture à l’infinité. En effet, puisque tout ce
qui peut être dit de l’étant infini en acte est un transcendantal, tout ce qui est
capable de l’infinité intensive en acte a le statut de transcendantal. Or si
tous les attributs divins sont en ce sens des transcendantaux, le sont aussi
tous les attributs communs à la créature et à Dieu. C’est pourquoi si la
puissance infinie qui ne revient qu’à Dieu est bien un transcendantal, le sont
aussi la sagesse, la volonté. C’est dans ce contexte seulement que peut être
abordée de manière sensée la fameuse doctrine de l’univocité de l’étant qui
n’a pas la dimension fondamentale que lui ont prêtée bien des
commentateurs depuis le jeune Heidegger et encore moins la dimension
« ontothéologique » que lui ont prêtée d’autres commentateurs. L’étant n’est
divisible originairement en étant infini et étant fini que s’il est intellectionné
de manière univoque, le poids portant non sur l’univocité de l’étant, mais
bien sûr l’ouverture de l’étant à l’infinité en acte. Autrement dit, ce dont il
s’agit est avant tout de Dieu comme amour et puissance infinie et de la
possibilité pour nous de nous hisser au niveau de ce qu’exige de nous un tel
amour infini. Aussi Duns Scot soutiendra-t-il que la volonté finie comme
volonté libre a une inclination naturelle à aimer par-dessus tout le bien
infini.
3. Contingence et liberté
Nous rencontrons dans la tradition philosophique l’idée que s’il y a de la
liberté, c’est qu’il y a de la contingence. Pour Duns Scot, ce n’est pas parce
qu’il y a de la contingence qu’il y a de la liberté, mais bien parce qu’il y a
de la liberté qu’il y a de la contingence. Aussi l’existence de la contingence
permet de remonter à la liberté. La preuve de l’existence d’un étant infini en
acte fait intervenir la contingence. En effet, comme l’indique clairement la
distinction 1 de la première partie de l’Ordinatio, l’infinité en acte ne peut
revenir au premier efficient, Dieu, que s’il n’est pensable que comme
volonté et intellect. Si le premier efficient est une volonté, il est aussi un
intellect, alors que l’inverse ne vaut pas comme le montre la philosophie
d’Aristote et de tous ceux qui, à son instar, ont pensé Dieu comme premier
moteur (ce sera encore le cas de Hobbes) et non comme volonté. S’il y a de
la contingence dans le monde, et il y en a, la première cause efficiente agit
de manière contingente et si elle agit de manière contingente, c’est qu’elle
est une cause libre et à ce titre une volonté. Dans Scot produit toutefois une
nouvelle compréhension de la contingence en rupture avec la tradition
aristotélicienne : « Je déclare que je n’appelle pas ici contingent tout ce qui
est non nécessaire ou tout ce qui n’est pas toujours, mais ce dont l’opposé
peut arriver quand il arrive ; c’est pourquoi je dis que « quelque chose est
causé de manière contingente » et non que « quelque chose est
contingent » »11. D’abord, la contingence ne porte plus la marque d’une
imperfection métaphysique, elle ne correspond plus à une déficience d’être,
à une présence corruptible et inférieure. Elle caractérise le mode d’action
d’une puissance active et l’effet de cette puissance active. Contingent se dit
donc d’un effet et de la manière dont il arrive dans la mesure où il relève
d’une cause qui cause de manière contingente. Est contingent ce qui, quand
il arrive, pourrait aussi bien ne pas arriver, ce qui suppose une puissance
active qui peut aussi bien produire non A que A. Aussi la contingence dans
la mesure où elle relève d’une cause qui cause de manière contingente ne
peut être en rien restreinte aux futurs. Ce qui arrive, une fois qu’il arrive, ne
cesse pas d’être contingent et ne devient pas nécessaire à l’encontre de ce
que soutiendra encore Leibniz. Or cette cause ne peut être qu’une volonté
car seule la volonté est telle qu’elle peut aussi bien produire A que produire
son opposé : « Il n’y a que la volonté ou quelque chose qui accompagne la
volonté qui peut être principe d’une opération contingente, parce que
n’importe quel autre agent agit par nécessité de nature et non de manière
contingente12. » Duns Scot fait intervenir ici la distinction entre nature et
volonté ou agent naturel et agent volontaire qui est de premier plan dans son
œuvre. Cette distinction est aussi celle de la nécessité naturelle et de la
liberté. Or la liberté réside dans l’autodétermination – et non dans
l’autonomie, concept qui n’a pas de pertinence ici- et cette
autodétermination ne revient qu’à la seule puissance active qu’est la
volonté, toute autre puissance active, y compris l’intellect, agissant de
manière déterminée. Seul un agent libre, un agent agissant librement, peut
agir de manière contingente, peut être cause d’effets contingents car seul un
tel agent a ses actes en son pouvoir, est donc capable de poser aussi bien un
acte de vouloir (velle), de nouloir (nolle) ou même de suspension du vouloir
(non velle) mais de telle sorte que lorsqu’il produit l’acte de vouloir (velle),
il n’a pas abdiqué pour autant la puissance de produire un acte de nouloir
(nolle) ou de non vouloir (non velle), aussi l’effet produit par sa volonté
n’est en rien nécessaire, mais contingent car l’effet que j’ai voulu, je peux
constamment le nouloir. Les agents libres ici-bas, ce sont les êtres humains
qui, soutient Duns Scot après Olivi, s’ils étaient dépourvus de la volonté
libre, ne seraient que des bêtes intellectuelles comme l’ont pensé ceux que
Duns Scot nomme les philosophi, à savoir Aristote, les penseurs de langue
arabe comme Avicenne, les penseurs du XIIIe siècle comme Boèce de Dacie,
Siger de Brabant qui se réclamaient de la philosophie et comme le
penseront encore de nombreux philosophes modernes, ce qui montre la
limite de toutes les reconstructions et « déconstructions » plus ou moins
chronologiques (quoiqu’elles prétendent) de « l’histoire de la pensée ». La
contingence est l’effet de la liberté et non le support de la liberté. Comme
Dieu est libre, la création comme effet de sa liberté, est contingente. Mais il
en va également de ce dont nous sommes les agents. La contingence se
présente donc comme un modum agendi qui revient à la volonté comme
transcendantal et donc aussi bien à la volonté divine qu’à la volonté
humaine, aussi ne se présente-telle pas comme une imperfection.
François Loiret
Bibliographie
Il n’existe aucune traduction française de la totalité de l’Ordinatio, seules
des parties de l’œuvre ont été traduites. De même, il n’existe aucune étude
consacrée spécifiquement à l’Ordinatio qui soit disponible. Nous indiquons
donc :
• Éditions de l’Ordinatio
3. Le maximum contracté
Le deuxième livre de la Docte ignorance traite du maximum « contracté »,
à savoir, de l’univers, c’est-à-dire la totalité du créé. Nicolas procède à
partir des concepts de contractio, de complicatio et d’explicatio. Le concept
de contractio a le sens de determinatio, c’est-à-dire, de concrétisation ou
d’individuation. La contraction est contraction à quelque chose, de telle
façon à être ceci ou cela12. Elle a le sens de ce qui est restreint par quelque
chose et se distingue de l’absolu incontractable comme le différencié se
distingue de l’indifférencié. Ainsi, l’un est le maximum absolu où toutes les
distinctions s’effacent parce que tout est un dans l’un, mais l’univers est le
maximum contracté, parce qu’il est une unité différenciée. Nicolas affirme
que seul Dieu est l’unité absolue et indifférenciée, tout le reste, c’est-à-dire
l’univers, est contracté. Mais tout est un et pour cette raison tout est un dans
l’univers : « L’univers est contracté dans chaque chose existant
actuellement », autrement dit, l’universel est contracté dans le particulier, la
partie est à l’image du tout. Cela signifie que l’univers existe d’une façon
restrictive dans chaque chose existant actuellement. L’auteur de la Docta
ignorantia y recourt en lui donnant le sens de détermination individuante et
singulière de l’inférieur par le supérieur. Il en fera un grand usage dans
l’ouvrage qui suit le De docta ignorantia, le De coniecturis.
Le couple complicatio-explicatio permet de saisir comment tout se déploie
et se concentre à partir de l’un infini. Ces termes sont diversement traduits
par les auteurs, soit comme enveloppement et développement, soit comme
complication et explication. La deuxième formulation offre l’avantage de
conserver le sens du radical qui évoque l’un comme pli et évite
l’inconvénient que présente le mot enveloppement qui fait penser à quelque
chose de contenu dans ce qui est enveloppé. Or, l’un ne renferme rien. Dans
la complicatio, en effet, l’un se replie sur soi et dans l’explicatio il se déplie
dans la multiplicité du monde dans lequel son unité se reflète comme dans
un miroir brisé, en se répétant dans chaque éclat de ce miroir de manière
contractée, c’est-à-dire diminuée comme dirait Duns Scot. L’univers est un
maximum contracté, parce qu’il n’est pas infini au même sens que le
maximum absolu : c’est un infini potentiel, non un infini en acte, il peut se
multiplier indéfiniment comme les angles du polygone à l’intérieur d’un
cercle sans jamais s’identifier au cercle.
• L’infini
La distinction entre infini actuel et infini potentiel détermine le rapport
entre le maximum absolu et le maximum contracté, lequel renvoie à son
tour au passage de la complication à l’explication. Ce passage est l’œuvre
de Dieu qui exprime un « art admirable », l’art de produire des formes à
l’image de la Forme des formes. La Forma formarum, c’est-à-dire
l’Intellectus, est elle-même un reflet de l’un, son aequalitas, de telle
manière que tous les étants intelligés, c’est-à-dire formés, sont des reflets de
reflets qui reflètent l’un comme dans un jeu de miroirs. Aucune forme,
cependant, ne pourra jamais expliquer totalement la Forme des formes en
raison de sa limitation, ou de sa détermination. L’un égal à lui-même est
incontractable, mais il se reflète en chacun et en tous de manière multiple et
contractée. Il s’explique dans l’univers, dont le nom signifie passage de l’un
vers le multiple, en se répétant dans les formes, mais sans se diviser.
L’univers n’est qu’une similitude de Dieu (II, 4) et, en quelque sorte,
l’intermédiaire par lequel Dieu est en tout et tout est en Dieu (II, 5). Il est
donc le maximum contracté, c’est-à-dire déterminé dans les limites qui en
font une unité non infinie en acte comme le maximum absolu, mais
potentielle ou indéfinie, au sens que donnera Descartes à ce mot, parce que
constituée d’une multiplicité de formes plus ou moins finies en fonction de
leur plus ou moins grand éloignement de l’infini en acte. Il s’agit d’une
unité contractée dans la pluralité.
• Ni monisme ni dualisme
Après avoir commencé par définir le maximum absolu comme l’un pur et
nu dans le premier livre et présenté cette unité comme maximum contracté,
à savoir l’univers créé, dans le deuxième, Nicolas de Cues traite dans le
troisième livre, de la coïncidence maximale, infinie et finie, divine et
humaine, du Christ en qui l’humanité contractée d’une façon maximale et
absolue, coïncide avec le maximum absolu et non contracté qu’est Dieu, il
se distingue de ce fait de l’univers maximum contracté et non absolu. Le
Christ, maximum absolu et maximum contracté, est présenté comme
Médiateur et Sauveur de l’homme, au sens où à travers son humanité il
reconduit tout l’univers à son principe divin. Cette médiation repose sur la
coïncidence de la nature humaine et la nature divine. Le monisme et le
dualisme sont ainsi renvoyés dos à dos. Le Cusain éclaire le concept de
médiation à la lumière de celui de contraction. Le Christ est le Médiateur
par excellence, parce qu’il est à la fois absolu et fini, Dieu et Homme. Il
réalise l’unité de la nature finie et créée avec la nature absolue et incréée par
sa contraction maximale. Cette doctrine a fait l’objet de la critique de Jean
Wenck qui reproche au Cusain, en procédant ainsi, d’universaliser
l’Homme-Dieu et d’attribuer à toute l’humanité ce qui revient uniquement à
l’humanité singulière de Jésus. L’être individuel historique du Christ se
dissout dans le concept universel d’homme. Cette « universalisation »
identifie l’essence du Christ à l’essence de chaque homme, ce qui entraîne
la suppression des mérites personnels du Christ et de la justification, ainsi
que la confusion entre la nature et la grâce, le monophysisme et la
transformation de la nature humaine du Christ en humanitas absoluta
désincarnée et intemporelle. Finalement, en parlant de la sorte de l’Homme-
Dieu, le Cusain diviniserait l’humanité et annoncerait le surhomme de
Nietzsche.
***
Bibliographie
• Sources
• Traductions
4. Influences et héritages
Bien sûr, en tant que traité de théologie conforme aux procédés de la
scolastique, l’œuvre ficinienne se doit de marquer une progression, un
« ascensus mentis ad Deum », ce par quoi d’ailleurs elle commence.
Toutefois cette ascension mentale ne désincorpore pas tant l’esprit qu’elle
ne purifie l’âme à travers une spiritualisation lumineuse des formes, comme
en ce passage, si typique de la prose de Marsile : « en aimant ardemment
cette lumière, même obscurément perçue, ces intelligences sont
complètement embrasées par sa chaleur et une fois embrasées, ce qui est le
propre de l’amour, elles se transforment en lumière. Fortifiées enfin par
cette lumière, elles acquièrent déjà, grâce à l’amour ce qu’elles avaient à
peine pu suivre de loin par le regard, de sorte qu’elles deviennent très
facilement par l’amour la lumière qu’elles s’efforçaient auparavant de
suivre du regard. Si grande est la force de l’amour, si grande sa facilité et sa
félicité, si grande même pour parler plus correctement, la puissance de la
lumière aimée ! L’intelligence, en effet, en aimant la lumière, ne
s’enflamme et ne se transporte pas tant elle-même qu’elle n’est enflammée
et transportée et resplendit par la lumière qui l’attire doucement, la frappe
violemment et la pénètre profondément. Mais parce que toute l’efficacité de
la perception et de la jouissance, qui réside dans les sens externes, existe
encore bien davantage dans la fantaisie et est en outre beaucoup plus
puissante dans l’intelligence, surtout devenue libre… il s’ensuit que
l’intelligence, en prenant possession de Dieu, ressent pleinement et d’une
manière merveilleuse, qui lui est propre, tous les plus grands et plus
authentiques plaisirs des sens ». Et Ficin d’ajouter qu’au terme d’un tel
parcours la « mens » illuminée savoure une « espèce de délectation
substantielle, semblable à celle du goût et du toucher. Goût et toucher, non
d’un objet contigu, comme cela arrive dans les sens, mais de quelque chose
qui pénètre profondément et est pénétré. Pénétré, dis-je, par un bien total et
incommensurable, apportant avec soi un bonheur total et
incommensurable4 ».
D’une page comme celle-ci, centrée sur le Bien platonicien, typique de
l’enthousiasme métaphysique de Ficin, il faut moins souligner les évidentes
résurgences mystiques, provenant de la tradition médiévale et notamment
franciscaine, que le dynamisme et l’esthétique, ou que la poésie et presque
le lyrisme. D’où la place accordée aux arts dans la Théologie platonicienne,
qui sans être une place prépondérante, marque la fascination que la
musique, la peinture, la sculpture et même l’artisanat exerçaient
certainement sur Ficin. Avec bonheur, on trouve ici résumés et exaltés les
grands thèmes ficiniens de la beauté, de l’amour, de l’imagination et de
l’embrasement spirituel, expérience que dans un autre passage le Florentin
n’hésite pas à faire remonter jusqu’au mythique Zoroastre et aux Oracles
des Chaldéens, semblables dans leur extase aux plus grands prophètes de la
Bible. Toute la structure ascensionnelle des sens, de la fantaisie et de
l’esprit, converge pour culminer dans la suprême jouissance, « summa
voluptas », d’une contemplation non plus seulement optique, mais pour
ainsi dire gustative et tactile. On croit entendre encore, sous la maturité du
Ficin théologien, la voix épicurienne du jeune Marsile épris de Lucrèce et
auteur, justement, d’un De voluptate en 1457.
Surtout se dévoile à nous le mouvement de spiritualisation du réel, dont on
a déjà vu toute l’importance, dans une torsade ascendante de l’âme, partie
du visible vers l’invisible et du naturel vers le surnaturel. Mais aussi, une
introspection fort nouvelle dans la philosophie du temps, confère aux
raisonnements de Ficin une puissance persuasive, une chaleur affective, un
charme fascinateur sans lesquels on n’explique pas l’influence considérable
exercée hors d’un cercle restreint par la Théologie platonicienne ; comme
lorsque le philosophe Tommaso Campanella (1568-1639), un bon siècle
plus tard, confesse avoir pleuré de joie en la lisant. Le dominicain
Campanella, s’arrachant au thomisme et à l’aristotélisme traditionnels,
sortira de cette lecture entièrement transformé. Plus tard encore, toujours
sous l’effet de la Théologie platonicienne, les Platoniciens de Cambridge
au XVIIe siècle, particulièrement Ralph Cudworth et Henry More, iront
chercher dans le ficinisme des arguments, cette fois contre le dualisme
cartésien, en faveur du cosmos animé ; thème tout aussi important pour
comprendre le retour de « l’âme du monde » dans la spéculation du
Romantisme allemand et dans celle de Friedrich Schelling (1775-1854), ce
grand lecteur de Platon et de Ficin. Comme il fallait s’y attendre, on doit
reconnaître en Marsile, premier traducteur de Plotin et de Proclus, deux
autorités essentielles pour la Théologie platonicienne, le tout premier
restaurateur moderne de l’« anima mundi ».
Conclusion
Parti pour philosopher de l’immortalité, en prêtre catholique et en
raisonneur scolastique, mais sous la double autorité de saint Augustin et de
Platon, le penseur Florentin délaisse plus souvent qu’à son tour le ton
systématique pour embrasser un style riche en métaphores mythologiques,
pythagoriciennes et orphiques. Ses évocations, même à l’intérieur de
« questions disputées », de « quaestiones disputatae », s’éloignent à plaisir
des sentiers battus du thomisme, courant bien présent mais volontiers
détourné à d’autres fins, pour pratiquer une forme de socratisme de la
conscience individuelle, qui évoque manifestement Boèce et Pétrarque. Par
ce mode de pensée indubitablement « humaniste », Ficin induit chez son
lecteur un travail de métamorphose par adhésion de l’imaginaire et de la
raison aux grands symboles du platonisme, à la seule fin de restituer à
l’humanité ce qu’il nomme souvent, en souvenir du Phèdre, les ailes de
l’âme. À partir de là s’exprime une nostalgie pour le monde céleste que
nulle mélancolie terrestre ne saurait plus enchaîner au sol. Ce que Ficin
appelle, spécialement au livre XIII, la libération ou la vacance de l’âme,
« vacatio animae », se présente à lui sous les multiples formes de
l’admiration esthétique, de la fureur amoureuse, de la fascination magique,
de l’extase cosmique et de la divination religieuse. L’aspiration de
l’immanence par la transcendance – cet appel extérieur – se double ainsi
d’une inspiration par l’enthousiasme – cette pulsion intérieure – tandis
qu’en de fréquents éclairs conceptuels le fluide quasiment magnétique de
l’écriture semble naître entre ces deux grands pôles psychologiques. Ce que
l’on peut qualifier à bon escient d’envol spirituel caractérise donc au mieux
le ciel anti-matérialiste et sans bornes vers lequel Ficin et sa Théologie
platonicienne entraînent irrésistiblement la culture occidentale depuis le
Quattrocento.
Stéphane Toussaint
Outils
1. Le plan de l’œuvre
Le Prince est composé d’une lettre-dédicace à Laurent de Médicis et de
vingt-six chapitres, de longueurs très diverses. Ces chapitres ne sont pas
organisés suivant le plan rigoureux d’une logique linéaire mais plutôt
suivant un dialogisme interne. C’est ainsi que des réflexions naissent
parfois dans le cours d’une argumentation et approfondissent un autre
examen sans matériellement lui faire suite. En gardant cette idée à l’esprit,
on peut toutefois, de façon plus aisée, regrouper les chapitres linéairement
selon quatre parties, de longueurs inégales :
– Une longue première partie (chap. I-XI) expose principalement quelles
sont les différentes sortes de principautés, de quelles façons elles peuvent
être acquises, quels sont les cas où se rencontrent le plus de difficultés à
les conserver et pourquoi.
– Une courte seconde partie (chap. XII-XIV) traite plus précisément des
questions militaires, des armées et de la guerre.
– Une longue troisième partie (chap. XV – XXIII) développe en détails
l’analyse des actions et comportements du prince. Ce sont ces chapitres
qui ont provoqué les critiques les plus virulentes.
– La courte dernière partie (chap. XXIV – XXVI) revient, en conclusion,
sur la situation présente. Exhortation est faite à celui qui pourrait unifier
l’Italie et la rendre capable de résister à la domination étrangère.
2. Bibliographie
• Édition de référence
Il existe de nombreuses éditions et traductions françaises de grande qualité.
Puisqu’elle est désormais disponible, il est préférable de se rapporter à
l’édition bilingue proposant le texte italien de référence :
http://classiques.uqac.ca/classiques/machiavel_nicola
s/le_prince/le_prince.html
• Études
Conclusion
Mystérieuses, géniales et sinueuses, les Méditations constituent à n’en pas
douter le chef-d’œuvre philosophique de Descartes : fortement inspirées
d’images baroques – le doute, l’hyperbole, le Malin Génie, l’infinité divine,
etc. –, elles reproduisent le cheminement d’un esprit qui se livre dans sa
plus émouvante intimité. Loin de n’être que théoriques, elles invitent à une
expérience personnelle permettant d’éprouver l’intrinsèque précarité du
monde, le sentiment d’effondrement de toute réalité stable alors que menace
à chaque instant la possibilité que nous vivions dans un théâtre d’illusions.
Ce n’est qu’en affrontant cette possibilité pour mieux la dépasser que
s’offrira la contemplation de Dieu libératrice, et ce nonobstant « l’infirmité
et […] la faiblesse de notre nature. »7
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
Bibliographie
• Éditions du texte
http://www.implications-philosophiques.org/varia/ce-
quecrire-veut-dire/
https://www.implications-
philosophiques.org/actualite/une/la-colere/
2. La théologie politique
Construire scientifiquement l’État, tel est le projet de Hobbes. Cette
construction scientifique de l’État suivant des règles certaines qui sont
celles de la science de l’État, n’est pas seulement indissociable d’une
anthropologie philosophique et d’une épistémologie, comme l’indique
explicitement le livre I du Léviathan, elle est aussi indissociable d’une
théologie qui est fondamentalement une théologie philosophico-politique
comme le montre la première phrase de l’introduction du Léviathan :
« La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne,
est imitée par l’art de l’homme en ceci comme en beaucoup d’autres
choses, qu’un tel art peut produire un animal articifiel.4 »
La science de l’État suppose une anthropologie philosophique car les
hommes sont la matière avec laquelle il s’agit de faire les États, c’est
pourquoi la première partie du Léviathan porte sur l’homme. La science de
l’État suppose une épistémologie, car s’il s’agit de construire
scientifiquement l’État, encore faut-il déterminer ce qu’est une
connaissance scientifique et ce sur quoi elle repose, ce à quoi aussi
s’emploie le livre I. Mais la science de l’État est indissociable d’une
théologie, d’autant plus que l’État est caractérisé comme un dieu mortel.
On ne peut comprendre le statut de l’État comme Église et comme
république sans tenir compte de la notion de Royaume de Dieu telle que
Hobbes l’interprète. Au sens de Hobbes, le Royaume de Dieu est une
institution juridique et politique qui repose sur un pacte et qui est terrestre.
Or le royaume de Dieu appartient soit au passé, c’est le royaume établi en
vertu d’un pacte entre Dieu et les juifs que Hobbes comprend explicitement
comme « un royaume civil » (Léviathan, III, c. XXV, p. 439), soit à
l’avenir, c’est celui dont le Christ sera le roi et qui s’établira sur la terre
après la résurrection. Entre la monarchie divine sur les Juifs et la monarchie
christique sur les élus, il n’existe pas de Royaume de Dieu. Cet écart
historique laisse la place pour la construction d’un État qui est seul habilité
à légiférer en matière religieuse, et donc la place pour une république
ecclésiastique et civile dans laquelle le pouvoir souverain est l’arbitre
suprême tant en matière religieuse qu’en matière civile puisque la
religion est avant tout culte public et en l’absence du Royaume de Dieu sur
la terre, religion civique. L’absence présente du Royaume de Dieu légitime
donc la construction humaine de l’État sur la base de la science de l’État,
sans laquelle aucun État ne serait bien établi et ne pourrait perdurer.
S’il n’existe pas de royauté civile de Dieu reposant sur un pacte dans le
présent, il existe par contre une royauté naturelle de Dieu qui repose sur la
puissance irrésistible de Dieu, sa toute-puissance et qui justifie l’obéissance
que les hommes doivent aux lois naturelles, qui sont des lois divines, en
raison du différentiel de puissance entre Dieu et les hommes. Dieu possède
une puissance absolue qui est une puissance réelle et qui est la puissance
d’anéantir tous les hommes, puissance qu’aucun homme ne possède, raison
pour laquelle l’état de nature est un état de guerre virtuel. Hobbes transpose
cette toute-puissance divine sur le plan juridico-politique, et elle devient
alors la souveraineté étatique car, si l’institution de l’État repose bien sur un
pacte entre les hommes, il n’y a cependant aucun pacte qui lie le pouvoir
souverain et les hommes. Il n’en va pas de l’État comme construction
scientifique humaine comme il en va du Royaume de Dieu passé et à venir :
l’un et l’autre reposent sur un pacte entre le roi, Dieu ou le Christ, et les
hommes (le peuple juif ou les élus), alors que l’État ne repose en rien sur un
pacte entre le pouvoir souverain et les hommes, mais bien sur un pacte entre
les hommes. Le pouvoir souverain civil et ecclésiastique n’est pas
l’analogon du Dieu-Roi, mais l’anologon du Dieu créateur et gouverneur de
l’univers. Or ce qui caractérise le Dieu créateur et gouverneur de l’univers,
c’est une puissance sur laquelle on n’a pas attiré assez l’attention, l’arbitre.
3. La centralité de l’arbitre
L’arbitre, en latin arbitrium, est une notion centrale du Léviathan qui
intervient dans de multiples contextes. L’arbitre n’a ni la signification
d’arbitraire, ni celle de volonté, ni encore celle de décision. L’arbitre est une
puissance que possède Dieu et que possèdent les hommes ont en tant qu’ils
sont à l’image de Dieu. C’est à cette puissance que se réfère Hobbes dans
l’introduction du Léviathan. De l’arbitre relèvent tous les artifices. En un
sens, l’univers entier et la nature sont des artifices puisqu’ils relèvent de
l’arbitre divin. En un autre sens, les artifices produits par les hommes se
distinguent de la nature produite par Dieu et ils relèvent de l’arbitre humain.
L’arbitre est donc à un premier niveau le pouvoir de produire des artifices.
Il a néanmoins une dimension plus précise. De l’arbitre relève pour Hobbes
tout ce qui repose sur des pactes. Or relèvent de pactes, les mots et leurs
définitions, les vérités, les connaissances vraies et donc les sciences, et
enfin les États. Un pacte est un accord juridique instituant. L’arbitre
demande donc à être compris à un second niveau non plus comme
différenciant la nature et l’artifice, mais comme une puissance instituante, la
puissance qui institue les pactes et les règles. Avec l’arbitre commence la
vie dans les règles, que ce soit la vie discourante, la vie savante, la vie
politique et religieuse. L’omniprésence de la notion de l’arbitre et sa
dimension éminemment juridique, dans la mesure où tout pacte relève de
l’arbitre, montre l’omniprésence de l’institution dans Le Léviathan, aussi
bien en ce qui concerne les mots et les discours, les sciences que les États.
Pour Hobbes, ce n’est pas seulement l’État qui est affaire d’institution, mais
aussi les discours, les sciences et avec elles, les vérités. C’est pourquoi il est
possible de parler ici – comme le fera plus tard Nietzsche dans Le livre du
philosophe –, aussi bien de législation du discours, de législation de la
vérité, de la religion comme législation, que de législation civile. Aussi est-
on en droit se demander si le paradigme le plus important dans la
philosophie de Hobbes n’est pas tant le paradigme mécaniste comme on l’a
prétendu, ni même le paradigme géométrique, comme le philosophe
l’affirme parfois, que le paradigme juridique, le paradigme de la science du
droit. Cela permettrait de mieux comprendre pourquoi Hobbes peut négliger
dans le Livre IV du Léviathan le discours philosophique hérité des Grecs et
transmis par les médiévaux.
François Loiret
Bibliographie
• Éditions du Léviathan
Les Pensées de Pascal sont une œuvre inachevée, car Pascal est mort avant
que d’avoir pu rassembler et organiser toutes ses notes éparses (plus d’un
millier de fragments) en vue de son projet d’une apologétique chrétienne.
On a retrouvé après sa mort des papiers regroupés en 27 liasses, portant
chacune un titre, et plusieurs indications d’un ordre des liasses et de la
composition. Si la fin des Pensées est de défendre le christianisme et de
convertir le libertin, de le ramener à la foi dans le Dieu des chrétiens, la
portée de l’œuvre en dépasse cette simple intention. En effet,
l’anthropologie de Pascal et le génie littéraire de notre auteur en font une
des œuvres majeures de la culture française.
Bibliographie
• Éditions de référence
Conclusion
Le spinozisme séduisit autant qu’il irrita ; aussi bien perçu comme un
athéisme que comme un acosmisme, il constitue à n’en pas douter une des
plus puissantes réfutations des philosophies de l’absurde. Tout a un sens
chez Spinoza, puisque tout a une raison d’être en vertu du déterminisme
intégral qu’expose le premier livre de l’Éthique. Percevoir le monde en
spinoziste, c’est donc assister à l’enchaînement inéluctable de causes et
d’effets, et observer le défilé des comportements humains aveugles à leur
propre détermination. Comprendre la raison d’être des choses et, plus
encore, comprendre les lois éternelles présidant à cette raison d’être et qui
ne désignent rien d’autre que la substance divine constitue la source active
de la plus grande joie possible : non seulement elle nous prémunit contre
l’angoisse de l’absurde et de la contingence du monde, mais, de surcroît,
elle satisfait le besoin de la raison de comprendre ce dernier ; la vertu
comme force s’identifie donc à la béatitude, à la joie suprême, en tant
qu’elle a forcé le monde à livrer les lois éternelles de son fonctionnement et
à révéler la manière dont nous y sommes inscrits.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
• Lectures de l’Éthique
La vie de Locke (1632-1704) coïncide avec l’un des épisodes les plus
troublés et des plus décisifs de l’histoire de l’Angleterre. Né dans une
famille dont le père s’engagea contre Charles Ier en faveur du Parlement, il
fit ses études universitaires de langues, de philosophie, et de médecine, à
Christ Church (Oxford) alors que Cromwell est au pouvoir. Il passa, de
1666 à 1683, des années marquantes auprès de Shaftesbury dont il fut le
précepteur des enfants, le médecin personnel – il réussit une opération très
délicate du foie de son protecteur – et, sans nul doute, le conseiller
parfaitement informé des affaires de l’État jusqu’à la chute de son
protecteur. C’est exilé en Hollande que, déçu et poursuivi par Charles II, il
participa très probablement à un projet de régicide, avant de revenir en toute
tranquillité en Angleterre lors de la Glorieuse révolution. En exil, il acheva
ses plus grands ouvrages, l’Essai philosophique concernant l’entendement
humain qu’il mit une vingtaine d’années à composer avant de le publier en
même temps que ses deux Traités sur le gouvernement civil (1689). Entre
autres ouvrages, il écrivit trois Lettres achevées sur la tolérance (1690-
1692) et un Traité sur le même sujet ainsi que, à la fin de sa vie, une
importante Paraphrase and Notes on the Epistles of Saint Paul (1702) dont
il s’efforça de comprendre les œuvres selon les méthodes mêmes qu’il
développa en philosophie à l’égard des mathématiques, de la physique, des
pratiques morales et politiques et de la théologie. Ainsi, il terminera sa vie
en s’occupant particulièrement de questions religieuses, en protestant, c’est-
à-dire en regardant les choses de la foi par lui-même comme il l’avait fait
dans toutes les autres affaires.
Si nous nous attachons ici particulièrement à l’Essai sur l’entendement
humain, c’est parce qu’il contient une méthode nouvelle et singulière, dont
les répercussions seront innombrables, quels que soient les domaines
auxquels elle s’applique. La philosophie ne consiste pas à articuler
directement des savoirs déjà-là, en système ou en encyclopédie ; elle se
demande, à partir de tout objet de savoir, de toute conduite pratique et
politique, de toute formulation théologique et religieuse, quelles sont les
idées de notre esprit qui ont été composées pour les constituer. Ce qui
implique qu’il y en ait de simples et qu’il y ait des façons de les composer
dont on puisse faire le relevé et examiner comment elles s’articulent.
Notons ici qu’idée est un terme extrêmement général qui désigne « tout ce
que l’esprit aperçoit en lui-même, toute perception qui est dans notre esprit
lorsqu’il pense » (p. 89). L’esprit se tourne vers lui-même pour savoir
comment il fait pour connaître, pour définir ses valeurs morales ou
politiques, pour croire les choses qu’il formule. Ainsi, connaître
scientifiquement, poser quelque chose de bien ou y consentir, légiférer ou
obéir à une loi, décider de croire tel dogme, c’est moins se demander ce que
sont les choses et les valeurs en elles-mêmes – ce qu’il est impossible de
savoir – que de comprendre comment nous organisons notre accès à ces
choses ou à ces valeurs. Nous ne savons rien de ce qui est de l’essence
intime des choses ou des esprits (p. 460-3) ; mais il est possible de connaître
nos idées et leurs articulations avec un plein succès, en éliminant les
questions qui restent désespérément sans réponse et, du coup, en évitant les
positions dogmatiques, dangereuses pratiquement en ce qu’elles nous
portent à refuser l’expression des savoirs et valeurs d’autrui, sous prétexte
qu’il ne les connaît pas, au nom des nôtres que nous ne connaissons
pourtant pas davantage.
L’Essai sur l’entendement humain, qui présente, pour la première fois, cette
attitude, comporte quatre livres dont nous nous proposons de détecter les
positions-clés.
1. Le premier Livre
Le premier Livre Des notions innées s’ouvre sur une affirmation polémique
qui conduit Locke si loin qu’on pourra se demander s’il n’a pas compromis
lui-même un certain nombre de ses résultats et si son refus des idées innées
n’a pas donné lieu à des positions contradictoires.
Il n’y a pas d’idées innées : cela veut d’abord dire que ne sont innés ni les
images, ni les concepts, ni les souvenirs, ni les sentiments et les passions ;
peut-être pas même les prétendus instincts des animaux (p. 113, note). Rien
n’est donné à l’esprit qui n’ait été acquis ou fabriqué, tant dans les questions
de connaissance que dans les questions pratiques. Car Locke insiste sur
l’absence totale d’idées innées en morale. Du coup, il ouvre grande la porte
aux futures thèses utilitaristes et pragmatiques. Il faut construire jusqu’aux
sens et direction dans lesquels nous entendons et voulons construire, car ce
sens et cette direction ne sont pas plus donnés que les idées. Le contrat
politique par exemple est la construction d’une dépendance réciproque
d’hommes qui ne sont pas formés de la même façon, et qui, par conséquent,
n’entendent pas les mêmes mots comme ayant le même sens.
La mise en question radicale des idées innées n’a donc pas seulement un
sens descriptif : elle a profondément un sens déontologique. On peut agir de
toutes les façons sur les idées que l’on installe dans l’esprit de quelqu’un ou
dans le sien propre. Nous nous faisons notre propre esprit tandis que nous
formons celui des autres et que les autres contribuent à former le nôtre.
L’éducation passe alors au premier rang des soucis lockéens. S’il y avait des
idées innées, on les gèrerait dans la tête des enfants et des jeunes gens
comme on gère un patrimoine. S’il n’y a pas d’idées innées, les questions
de ce qu’on doit y installer et comment s’y prendre est cruciale ; même en
matière de religion. En outre, les contenus représentationnels ne sont pas les
seuls que l’on puisse changer : on peut changer aussi l’agrément et le
désagrément que l’on trouve dans telle ou telle circonstance.
On voit qu’il y a là, pour Locke lui-même, une difficulté. Locke note
comme une difficulté de la question de la tolérance qu’on ne peut changer
ses croyances ; est-ce cohérent avec la doctrine de l’impossibilité des idées
innées ?
Il n’y a pas d’idées innées veut dire ensuite que les idées qui constituent
notre pensée sont des événements plutôt que des substances et que, pour se
rapporter à elles, il faut d’autres événements-idées par lesquels nous nous
rapportons aux premiers. Ce que nous prenons pour des idées innées n’est
guère qu’habitudes et répétitions que nous n’avons pas mises en question et
surtout dont nous avons oublié l’histoire. Ne sachant pas ou plus comment
elles nous sont venues, leur événement étant effacé, nous avons tendance à
croire que nous les possédons depuis toujours et même qu’elles étaient là
avant que nous n’en prenions conscience. Or l’oubli de l’événement du
jaillissement d’une idée ne prouve nullement que cette idée a existé depuis
toujours, ni qu’elle soit hors du temps. C’est l’ignorance de cette
temporalité qui fait que nous croyons à l’innéité, c’est-à-dire à l’inhérence
de certaines idées à quelque nature humaine. C’est par elles que nous
calfeutrons les manquements de notre mémoire. En pratique aussi, si
certaines maximes paraissent innées, c’est parce que nous n’avons pas prêté
attention aux circonstances dans lesquelles nous les avons acquises. Si les
hommes voulaient en dresser la liste, ils seraient bien surpris de ne le
pouvoir et plus encore de se trouver en contradiction les uns avec les autres,
tout simplement parce qu’ils ne les ont pas acquises dans les mêmes
conditions (p. 34). Il appartient au philosophe de lever cette intemporalité
des idées et de restituer leur véritable temporalité alors que nous croyons à
tort que les idées auxquelles nous accordons le plus facilement l’innéité
sont acquises le plus tôt : il n’en est rien et le principe de contradiction, par
exemple, n’a été acquis qu’après réflexion sur une multitude d’usages de
mots et de phrases. La contestation des idées innées ne signifie pas non plus
qu’il n’existe point d’idées éternelles : il est des vérités telles que, une fois
que je les ai envisagées, je sais que si je les envisageais de nouveau, je les
tiendrais encore pour vraies ; l’éternité devient un jeu de la temporalité avec
elle-même.
On aura remarqué que la thèse est présentée de façon polémique ; contre les
Platoniciens qui voudraient faire jouer un rôle fondamental à la
réminiscence alors qu’elle n’en a pas dans sa prétendue recherche de
potentialités cachées dans notre âme ; et contre les Cartésiens puisque le
donateur des idées, les idées données, la relation de don sont autant de
constructions ; pas forcément indispensables, ni adéquates, ni opportunes.
Car si tout n’est plus que constructions, cela veut dire non pas qu’il n’y en
ait point de bonnes et de mauvaises, mais que bon et mauvais sont aussi des
acquisitions. Cela ne fait-il pas problème que tout soit construction à
l’infini ? N’y a-t-il pas un fond non construit sur lequel il serait possible de
construire ? Non. Que tout soit construit veut dire qu’il n’y a ni morale
naturelle, ni droit naturel dans le sens où il y aurait quelque fondamental
humain à partir duquel on pourrait construire les morales et les politiques
susceptibles de nous gérer réellement. Parler de naturel veut simplement
dire qu’il y aura toujours une distance entre ce qui, dans une société donnée,
est institué comme juste et ce que chacun tient pour juste, étant donné son
histoire. Il est possible de supposer un droit naturel en tenant compte de
cette différence entre les histoires individuelles ; il ne saurait coïncider avec
le droit civil.
Locke s’est vu obligé de présenter sa thèse de façon polémique par la
nécessité de dénoncer la ruse de capturer des valeurs, de se les octroyer ou
d’en obtenir la suprématie sans faire le moindre effort pour la justifier. De
façon très rusée, on suggère que ceux qui n’ont pas ces idées innées sortent
du lot commun de l’humanité. En les préservant ainsi de toute objection, on
transforme des opinions tôt inculquées en vérités incontestables, évidentes
et nées avec nous (p. 39). Un coup de force humain trop humain se trouve
couvert en paraissant le don même de Dieu ou de la Nature.
Or Dieu a si peu donné aux hommes d’idées innées, y compris la sienne
même, que l’idée de Dieu est, comme toutes les autres idées, le produit
d’une construction dont il s’agit de se servir des éléments et des règles. Sans
doute peut-on prouver l’existence de Dieu avec une précision
mathématique, mais il ne faut pas croire qu’elle s’impose davantage aux
hommes que les idées mathématiques : comme il est beaucoup de gens qui
n’ont aucune idée de la plupart des démonstrations et des objets
mathématiques, il est beaucoup de peuples qui n’ont « aucune idée de Dieu,
pour n’avoir pas suivi le fil des pensées qui les y aurait conduits
infailliblement » (p. 49). L’espace-temps des idées dissout ici habilement
l’idée de leur innéité.
Le retournement obtenu à partir de l’idée de Dieu est superbe : si elle n’est
pas innée, on ne voit pas comment les autres idées que l’on soupçonne de
l’être (les idées de substances, matérielles, spirituelles) pourraient l’être. Ce
serait toutefois une erreur de croire que l’athéisme se trouve par là
cautionné : l’esprit compose l’idée de Dieu. La religion se construit au
même titre que les arts et les sciences, quoique sur un mode propre : le titre
d’une des œuvres essentielles de Locke n’est-il pas « An Essay for the
Understanding of St. Paul’s Epistles, by consulting St. Paul himself » et
n’est-ce pas alors à peu près la même attitude que nous voyons se déployer :
l’esprit regardant seul ce qu’il en retourne de toutes les questions ?
Un point est toutefois inquiétant : si l’idée de Dieu dépend des expériences
comme les idées de tous les autres êtres auxquels on se rapporte, il se peut
que des hommes ne l’aient jamais rencontré. Mais alors pourquoi leur en
faire le reproche et les exclure de la tolérance ?
2. Le second Livre
Kant a accusé Locke d’avoir confondu le rejet des idées innées avec
l’affirmation empiriste que toutes nos idées, quelles qu’elles soient, dérivent
de l’expérience entendue comme ayant toujours une composante de
sensation. C’est ainsi que, si Kant accorde à Locke que nous devons
apprendre les mathématiques, il ne lui cède pas que nos idées
mathématiques dérivent toutes de l’expérience. Or si la contestation de
l’innéité entretient des liens profonds avec l’affirmation de l’empirisme,
Locke ne tient pas pour identiques ces deux attitudes. Il est vrai que, si les
propriétés arithmétiques de 999 et de 1000, nombres pourtant fort proches
l’un de l’autre, sont fort éloignées et, en tout cas, plus éloignées que les
propriétés d’un chiliogone ne le sont d’un polygone de 999 côtés, laissant
penser que l’arithmétique paraît beaucoup plus éloignée de la sensibilité que
la géométrie, Locke affirme que même l’arithmétique dépend d’une façon
ou d’une autre de la sensation. Mais Locke reconnaît volontiers que nos
idées, même en mathématiques, fussent-elles liées de plus ou moins loin à
l’expérience, ne lui doivent plus rien passé un certain degré de
complication. Les idées se compliquent sous leur propre effet et, quand bien
même l’expérience serait au principe de toutes nos idées mathématiques, il
ne servirait à rien de se tourner vers elle pour résoudre les problèmes
arithmétiques ou géométriques.
D’où viennent, en effet, nos idées ? Des sensations et des réflexions sur
celles-ci, c’est-à-dire des diverses compositions entre les sensations que
nous ne nous contentons plus de recevoir. Nous signifions par
« sensation » : « l’entrée actuelle des idées dans l’entendement par le
moyen des sens » (p. 174). L’imagination s’empare des sensations pour les
modifier indéfiniment, en elles-mêmes, en changeant leurs qualités et en en
formant des abstractions, mais aussi en les combinant et en les articulant de
toutes les façons. La « réflexion » est constituée de ces diverses façons
selon lesquelles l’esprit revient sur lui-même pour combiner ces premières
modifications en se ressouvenant des idées, en les discernant, en les
distinguant, en raisonnant, jugeant, connaissant, croyant, etc. (p. 83). Nous
percevons les sensations, qui paraissent nous venir des choses extérieures
dont nous faisons l’expérience et nous percevons aussi ces réflexions,
l’esprit fournissant à l’entendement les idées de ses propres opérations.
Le pari de Locke est de faire le relevé complet de ces modes : extensions,
soustractions, abstractions, articulations, combinaisons et conjectures. Des
idées simples, auxquelles ces opérations s’appliquent de toutes les façons
pour constituer les idées complexes, il est, en revanche, impossible de faire
le relevé, puisque leur multiplicité est presque infinie.
On conçoit que la considération de la diversité des âges, des situations
sociales, des situations par rapport aux choses, passe au premier plan dans
la philosophie de Locke. Selon leurs expériences et les associations
auxquelles elles donnent lieu, les entendements et les êtres qu’ils habitent
diffèrent. Il n’est pas dit qu’il faille désespérer d’obtenir toute communauté
entre eux, mais il est sûr qu’elle n’est pas donnée et qu’elle est
constamment à construire et à reconstruire.
Là survient un problème majeur : si nous pouvons faire varier à loisir le
degré de complexité des idées, ne rencontrons-nous jamais le moindre frein
dans cette variation et toute complication n’équivaut-elle pas à n’importe
quelle autre, sans aucune vérité ni aucune autre norme ? Sans doute, pour
les sensations, la question se pose-t-elle autrement, car même si elles ne
ressemblent pas plus aux choses qui paraissent les déclencher que les mots
ne ressemblent aux idées, nous devons les acquérir avant de les construire ;
mais les idées complexes, qui sont toutes des constructions, ne font-elles
pas craindre que la pensée des valeurs – le vrai et le faux, mais aussi le bien
et le mal, le juste et l’injuste – ne relève d’une sorte de nihilisme radical,
que Shaftesbury croira pouvoir reprocher à son ami ? Si c’est nous qui
fabriquons la composition de nos idées, qu’en est-il de la justice ? Locke a
pris en compte cette objection (p. 468).
3. Le troisième Livre
Toutefois, avant de rapporter ce qu’il dit de la vérité, il faut nous pencher
sur le livre III qui porte sur le langage et nous fait aussitôt rencontrer une
étrange contradiction. C’est par les mots que nous pouvons obtenir
l’équivalent d’une généralité (p. 113) dont il est pourtant nié que nous
puissions avoir la conception. Mais le signifié des mots – « un seul mot
étant institué signe d’une multitude d’existences particulières » (p. 323) –
peut-il être autre chose qu’une idée générale et est-il plus facile à fixer
qu’elle ? Locke constate que les langues sont sujettes à de continuels
changements précisément parce que leurs signifiants sont liés à des signifiés
qui, comme les idées complexes, changent toujours (p. 227). Dire que c’est
le mot qui fait office d’abstraction ne fait que repousser d’un cran la
difficulté sans la résoudre. En particulier, tous les mots, même les plus
abstraits, tirent leur signification d’idées sensibles (p. 323). À moins que le
langage ne nous fasse accéder à quelque chose qui est impossible ; ou plus
exactement, qu’il nous mette en position d’imaginer faire quelque chose
qu’il ne nous est pas possible de faire.
Si vaines que puissent sembler les questions liées au langage, elles sont à
prendre avec le plus grand sérieux, puisque c’est en usant des mots que l’on
se trompe et que l’on trompe les autres ; en feignant de savoir ce qu’on ne
sait pas ; de dire ce qu’on ne dit pas ; d’avoir les idées que l’on n’a pas, que
l’on ne peut pas avoir (p. XXXII). Si un mot manque pour fixer une idée
complexe, on ne la pense pas ; et l’on voit très souvent qu’un terme dans
une langue n’est pas rendu par un terme dans une autre (p. 226).
Cette première illusion qui touche à l’abstraction, se double d’une autre qui
nous porte à croire que, lorsqu’on tient un mot, il se réfère à un être réel.
C’est ainsi que l’on dit faussement que nos idées sont dans la mémoire où
elles ne sauraient avoir lieu (p. 104). Et cette seconde illusion
s’accompagne encore d’une autre qui porte « les locuteurs [à supposer] que
les mots dont ils se servent sont signes aussi dans l’esprit des autres
hommes avec qui ils s’entretiennent » (p. 326) ; et ils supposent sans preuve
que les idées dont ils sont les signes sont les mêmes en chacun d’eux,
oubliant « l’inviolable liberté dont chacun jouit de faire signifier aux mots
telles idées qu’il veut ». De là naissent leurs querelles (p. XXXVII),
aiguisées par le fait que le langage s’occupe moins de la vérité que de
l’utilité.
5. La question de la religion
Locke n’est probablement pas le philosophe crypto-athée que certains ont
vu en lui. La méthode de construction ou reconstruction des idées
complexes n’est pas seulement valable dans les questions de connaissance ;
elle l’est aussi dans les questions de religion et de morale. Locke l’a adoptée
pour lire les textes de Saint Paul : qu’est-il possible d’en construire ou d’en
reconstruire ? Qu’est-ce qu’il n’est pas possible d’en construire ou
reconstruire et qui semble voué à l’arbitraire ? Ainsi, dans le domaine
religieux, il y a, comme en physique, de l’hétérogène sur quoi la raison
vient buter et c’est alors l’opacité des textes de la Bible, dans leur difficulté
d’être traversés d’être traversés par l’intelligence, qui sert d’« expérience »,
de point de résistance.
La foi est définie comme l’assentiment qu’on donne à toute proposition qui
est fondée, non pas sur des déductions de la raison, mais sur le crédit de
celui qui les propose comme venant de Dieu par quelque communication
extraordinaire. Cette manière de découvrir des vérités aux hommes
s’appelle la Révélation. La règle, dans ce domaine, est que « nous ne
pouvons jamais prendre pour vérité aucune chose qui soit directement
contraire à notre connaissance claire et distincte » (p. 576). La foi ne saurait
nous convaincre de quelque chose qui serait contraire à notre connaissance.
Mais la raison n’a pas non plus à se substituer à la foi ; simplement, elle ne
doit pas se trouver en contradiction avec elle-même quand elle cautionne le
témoignage par lequel un contenu de foi ou de révélation nous est livré
(p. 579). Il appartient toujours à la raison de juger si une révélation est
recevable et quelle est la signification des paroles dans lesquelles elle est
proposée (p. 580). Il n’est pas déraisonnable de prendre le contrepied d’une
proposition qui a une forte probabilité contre elle : c’est à la raison de juger
si une révélation est valable ou ne l’est pas. quoiqu’elle n’eût pu se
substituer au contenu révélé. C’est en ce sens que Locke récuse le fameux
credo quia impossible est.
Conclusions
En dépit de l’extraordinaire cohérence de son projet et de la réussite de son
exécution, la philosophie de Locke a donné lieu à des interprétations
opposées et elle continue de le faire. Locke ne se contente pas de détruire
des philosophies contemporaines à la sienne voire des philosophies
postérieures ; même si sa philosophie en a inspiré de fort nombreuses, elle
se menace elle-même par des contradictions, laissant son lecteur choisir le
versant qui l’intéresse.
1. N’y a-t-il pas contradiction à affirmer que des hommes peuvent échapper
à l’idée de Dieu et à proclamer comme universelle la loi divine (p. 280) en
allant jusqu’à dire que c’est à partir d’elle que nos idées morales peuvent
se constituer ? Affirmation aussi importante qu’étrange qui implique
qu’aucune loi autre que la loi divine – par lumière naturelle ou par voie de
révélation, si tant est qu’elles soient les mêmes – n’assure le bien du genre
humain.
2. Nous avons insisté sur le sort ambigu des mathématiques chez Locke,
bien relevé par Kant. Inné n’a pas le même sens qu’a priori. Toutes nos
idées viennent de l’expérience ; sans exception. Mais le fait que nous
devions lier entre elles des idées simples pour en former des idées
composées fait que cette composition s’effectue selon des lois autonomes
et intrinsèques. Toutefois Carnap verra dans l’affirmation que l’on trouve
chez Gauss que l’expérience ne vérifie jamais que la somme des angles
intérieurs d’un triangle soit égale à 180° l’une des origines des géométries
non euclidiennes.
3. Nous avons vu que la philosophie des idées à laquelle Locke prétendait
s’en tenir pour définir les limites de nos connaissances lui permettait de ne
pas traiter certains sujets ; et, par exemple, de ne pas trancher entre
l’idéalisme et le matérialisme. Or il en traite et la question est bien de
savoir, p. 440, si la matière pense ; si l’ontologie a été, par principe, mise
de côté, ne réapparaît-elle pas par-delà les positions méthodiques prises
par Locke ?
4. On sait que Rawls, dans la Théorie de la justice, ose écrire sans
sourciller que le fondement de l’État moderne, celui qui garantit la
tolérance, « n’implique aucune doctrine métaphysique particulière »
puisqu’elle permet la coexistence de plusieurs philosophies différentes,
voire divergentes jusqu’à la contradiction. Plus judicieusement, Locke,
grâce à son idée de composition des idées complexes, sait qu’il n’y a pas
de place pour un tel repli de neutralité et que la philosophie de la laïcité se
construit exactement comme les philosophies, les opinions et les vues du
monde qu'elle cherche à rendre compatibles.
La philosophie de Locke doit toujours être lue deux fois. Il n’est pas
impossible que sa dernière leçon soit de se tenir sur le fil du rasoir ; elle a
promu des philosophies si différentes que, très probablement, il faut faire la
place à un Locke sibyllin.
Jean-Pierre Cléro
Bibliographie
• Œuvres de Locke
Bibliographie
• Éditions du texte
Conclusion
Au terme de ce parcours introductif à la Monadologie, nous ne pouvons
qu’inciter le lecteur à poursuivre son exploration de l’œuvre de Leibniz. En
effet, selon lui, pour parvenir à une vue plus complète, il est nécessaire de
multiplier les perspectives, quoique toujours partielles, puisqu’une vue
parfaitement complète de l’ensemble est réservée à Dieu :
« Dieu seul a une connaissance distincte de tout, car il en est la
source. On18 a fort bien dit, qu’il est comme centre partout ; mais sa
circonférence n’est nulle part, tout lui étant présent immédiatement,
sans aucun éloignement de ce centre.19 »
Arnaud Lalanne
Bibliographie
• Éditions
C’est en 1739 pour les deux premiers livres, et en 1740 pour le troisième,
que David Hume publia à ses frais à Londres, et anonymement, A treatise of
Human Nature, qui fut très peu lu alors, à sa grande déception. C’est une
œuvre rédigée avec la fougue et la détermination d’un très jeune homme qui
se voulait écrivain : il avait, encore enfant, rêvé avec Cicéron et Virgile, au
point de prendre la plume dès l’âge de seize ans. Il s’est voué à la rédaction
du Treatise longuement, courageusement ; quoique de ressources modestes,
il avait aussitôt quitté un métier dans le commerce, pour s’isoler, en
particulier en France, où il vécut d’abord à Reims, puis à la Flèche, de 1734
à 1736 : il lui fallait se concentrer pour écrire à tout prix cette grande œuvre.
Il s’appelait en réalité David Home, – il a lui-même changé une voyelle à
son nom de famille écossais –. Par la suite, il eut, pour vivre, plusieurs
emplois temporaires, dont celui de bibliothécaire, mais il n’enseigna jamais.
Qu’il lui fallait philosopher, impérieusement : c’est cela qui nous touche.
Nous savons aussi comme, dans la culture anglicane, les esprits étaient
prompts à s’enflammer contre les libres-penseurs, les sceptiques, tous ceux
qui n’étaient pas strictement soumis au Roi, en sujets obéissants et
passivement et activement, ce roi étant souverain et de l’État et de l’Église.
Et Hume fut prudent. Alors, notre fougueux jeune philosophe a préféré
éviter les sujets qui fâchaient tout rouge, comme les miracles et la
Providence divine : il les a soustraits de son livre avant publication ; pour y
revenir plus tard, et les insérer dans ses essais politiques et moraux. Mais
son vrai chef d’œuvre, Les dialogues concernant la religion naturelle, qui
sont vraiment et ouvertement de facture sceptique, resta dans ses tiroirs ; la
publication fut posthume.
1. La nature humaine
Pourquoi écrire un Traité de la nature humaine ? Que nous indiquent les
trois livres qui composent le Traité : l’entendement, les passions, la
morale ? De quelle « nature humaine » était-il question ?
Nous voyons tout de suite qu’il ne s’agit ni d’anatomie, ni de physiologie,
que le corps humain est mis hors champ, et avec lui les sciences de la
nature, la chimie, la biologie, la médecine. Est concerné le seul « esprit
humain » : ses idées et savoirs ou croyances, ses passions comme l’amour
et la haine, son sens moral, qui le rend injuste ou juste.
Percevoir ainsi « l’homme » était alors évident. Nous pourrions ouvrir le
Léviathan de Hobbes, où la nature humaine, antérieure au pacte social, est
décrite en commençant par la sensation, en continuant par l’imagination, la
parole, la raison, etc. Et si nous ouvrons le De l’homme de Buffon, de 1749,
nous avons aussi la surprise que ce « naturaliste » n’imagine même pas de
commencer par la description du corps humain. Le premier chapitre : De la
nature de l’homme, commence ainsi : « Quelque intérêt que nous ayons à
nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne connaissons pas mieux
tout ce qui n’est pas nous. […] Rarement faisons-nous usage de ce sens
intérieur qui nous réduit à nos vraies dimensions, et qui sépare de nous tout
ce qui n’en est pas ; c’est pourtant de ce sens qu’il faut se servir si nous
voulons nous connaître. » Et lui aussi s’inquiète exactement du sens
intérieur, de la pensée, qui commence avec la sensation, etc.
La préférence récurrente pour le mot « nature » indique que les philosophes
alors s’inquiétaient de ce qui est intemporel dans l’âme humaine, autrement
dit non lié à l’histoire ; et de ce qui ne tient pas aux climats, aux territoires,
aux nations, aux langues et mœurs, aux États. « Tout » homme voit et
entend, parle, éprouve amour ou haine, se donne une ligne de conduite
envers autrui : c’est un universel de cet ordre qui est mis sous l’expression
« nature humaine », qui postule que « tous » les êtres humains présentent
des caractéristiques analogues.
Pour Hume, il y a une nature humaine qui reçoit de l’expérience des
impressions, mais aussi va vers l’expérience avec ses propres dispositions :
il y a des « organes de l’esprit » comme il y en a du corps. Il peut ainsi
écrire : « Nous devons admettre que la nature a donné aux organes de
l’esprit humain une certaine disposition propre à produire une impression
ou émotion particulière que nous appelons orgueil ; à cette émotion, elle a
assigné une certaine idée, celle du moi, que l’émotion ne manque jamais de
produire. » (TNH, 2 Les passions, 1, 5). Il dit de l’intelligence et de la
raison que ce sont des « instincts », merveilleux et intelligibles, présents
dans notre âme : ils partent d’impressions, et forment les idées. (TNH,
1 L’entendement, Part 3, chap. 16) Et de même la morale est en notre
nature, car là aussi tout débute par des impressions : l’impression qui naît
de la vertu est agréable, celle qui naît du vice désagréable ; nous avons donc
en nous des plaisirs et déplaisirs particuliers, qui relèvent d’un « sens
moral », qui est un sens naturel. (TNH, 3, Part 1, chap. 2)
Les sciences que sont la mathématique et la philosophie de la nature, sont
corrélées à la nature humaine, puisque c’est l’homme qui les invente. Alors,
peut-on appliquer le mot « science » au discours portant sur la nature
humaine ? Devrait-il être une psychologie descriptive ? Hume préfère parler
de « la science de l’homme », et pourquoi ? C’est que nos propres facultés,
nos pouvoirs propres peuvent tenter de connaître « l’étendue et la force de
l’entendement humain ». Autrement dit l’entendement peut s’estimer lui-
même, étudier ses idées et raisonnements : advient alors la logique ; quand
il envisage nos goûts et sentiments, alors il constitue la morale et la
critique ; et quand il parle des relations entre les hommes, de leurs échanges
et groupements, alors il fait la politique. « Dans ces quatre sciences,
Logique, Morale, Critique et Politique, est compris à peu près tout ce que,
d’une manière quelconque, il peut nous importer de connaître, ou tout ce
qui peut tendre soit à perfectionner, soit à orner l’intelligence humaine. »
(TNH, Intr., § 4-5) Chaque science est appuyée sur un lot d’expériences,
que Hume explicite. Ce sont « nos » expériences humaines courantes.
Chacune des trois parties de l’ouvrage de Hume part ainsi des
« impressions ».
2. Le plan de l’ouvrage
Le plan de l’ouvrage est parfaitement clair :
Le livre 1 parle de l’entendement.
– Il examine les idées, leur origine, composition, connexion et abstraction.
– Puis les idées d’espace et de temps.
– Puis la connaissance et la probabilité. C’est le lieu de l’examen de près de
la causalité. Et la mise en valeur de la notion de « croyance ».
– Enfin le système sceptique et les autres systèmes philosophiques. C’est
là, en 6, qu’est examinée l’identité personnelle.
Le livre 2 parle des passions.
– Dans une première partie de l’orgueil et de l’humilité.
– Dans une seconde de l’amour et de la haine.
– Dans une troisième de la volonté et des passions directes. C’est là que la
liberté est examinée.
Le livre 3 porte sur la morale.
– Il est dit d’abord, de la vertu et du vice, qu’ils ne dérivent pas de la
raison, mais que le fondement de la morale est le sens moral.
– Puis la justice et l’injustice ; cette vertu et ce vice étant « sociaux », il y
est question du gouvernement, et du loyalisme des sujets.
– Enfin, les autres vertus et vices sont la grandeur d’âme, la bonté et la
bienveillance, et d’autres, qui sont tous qualifiés de « naturels ».
3. La méthode
Quelle méthode est adoptée pour, en visant la nature humaine, en établir la
science ? Il faut en partir : car qui la connaît assure le fondement de sa
démarche, tout le reste dépendant d’elle, puisqu’elle établit ce qu’il en est
de notre entendement humain, de ses forces et faiblesses, de ses succès et
des limites qu’il rencontre. « Les mathématiques, la philosophie naturelle,
la religion naturelle dépendent en quelque mesure de la science de
l’homme ; car elles tombent sous la connaissance humaine et nous en
jugeons avec nos pouvoirs et nos facultés. » (TNH, Introduction, § 4) Il y a
là un cercle : la fin est présente au début.
Ce qui installe ce cercle, c’est le refus de débuter par une métaphysique et
une logique, pour continuer par les sciences de la nature, puis par les
sciences politiques et morales : toutes les philosophies souffrent aux yeux
de Hume, moins d’être des « systèmes » que d’avoir appuyé ceux-ci sur des
principes « faibles », seulement postulés ou crus ; car dès lors tout ce qui en
est déduit est fragile et incohérent. Si Hume ne nomme personne, c’est peut-
être parce qu’il faudrait nommer tous les philosophes depuis Platon et
Aristote jusqu’à Descartes : autrement dit la philosophie elle-même. Mais
si, malgré tout, il pense philosopher, c’est qu’à l’évidence il s’engage dans
un chemin aplani par ces auteurs qui, juste avant lui, se sont sans cesse
inquiétés de la « réforme » de l’entendement, ou ont « enquêté » sur
l’entendement humain, en prenant la position d’un homme naturel constitué
en mesure de toute chose, qui avait été celle du grand sophiste Protagoras ;
alors l’homme, partant de ce qu’il sent, ne sait que ce qu’il peut se
représenter ; pour lui alors toute connaissance énonce ce qui est vrai pour
lui, la morale ce qui est bon et agréable pour lui, l’esthétique exprime son
goût du beau, et la politique son désir de sécurité ou de paix. Et la
« science » de l’homme ne trouve dans le réel devenu un miroir tendu
devant soi, que ses propres impressions, perceptions, idées et images ; le
monde n’est que nos représentations. Hume dit qu’il « marche tout droit
vers la capitale, vers le centre des sciences, à savoir la nature humaine elle-
même ».
Mais Platon l’avait fortement souligné : partir de « soi », se poser comme
homme mesure de toutes choses, c’est ce que revendique le sophiste.
Protagoras dit que « telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi, telle
elle t’apparaît, telle elle est pour toi » ; chacun énonçant son phénomène dit
vrai pour lui. Or, ce phénoménisme, s’il devient radical, engendre le
scepticisme puisqu’il finit par énoncer qu’il n’est aucune science possible ;
Sextus Empiricus en est le porte-parole ; ou, s’il est nuancé à l’aide de la
théorie d’une expérience « globale », qui malgré tout justifie des savoirs
généraux empiriques (comme l’Apologie de Protagoras prononcée par
Socrate pour plaider la cause du sophiste le propose dans le Théétète de
Platon), il existe, non des « sciences » mais des « savoirs empiriques »,
comme la médecine, qui ne répondent pas à l’exigence du vrai, mais
seulement du vraisemblable ; qui ne posent pas des lois universelles, mais
des fréquences, des lois statistiques. Hume est un philosophe du probable.
Autrement dit, partir de la nature humaine pour y aboutir, c’est être mis
devant l’option ou d’un scepticisme radical, ou d’un scepticisme tempéré.
Hume en est parfaitement conscient.
4. Les impressions
Quand on a affaire à une physique, au principe sont postulés les atomes et le
vide ; quand on a affaire à une métaphysique comme celle de Leibniz, de
peu antérieure à la philosophie de Hume, au principe sont postulées les
monades et le plein. Quand on a affaire à une « science de la nature
humaine » au principe sont posées les « impressions » : il y a un principe de
priorité des impressions sur les idées, dit Hume. Que le principe ait pu être
les « idées », c’était le cas chez Locke. Que les philosophes du XVIIIe siècle
aient été tentés de poser les « sensations » comme premières, c’est le cas
chez Condillac, chez Rousseau, particulièrement.
Hume trouve donc un point de départ plus en avant : l’impression est la
donnée immédiate de l’esprit humain.
Qu’entend-il par impressions ? Le terme indique que quelque trace est
reçue, et peut-être gardée en notre esprit ; les stoïciens avaient déjà recouru
à cette image pour la « fantasia », empreinte ou altération de l’âme, par un
quelque chose qui est ou sensible ou intelligible : un bleu vif vu, une idée
surgie dans l’esprit laissent l’un et l’autre une « impression » sur notre
âme ; et Hume dit, lui aussi, que nous avons des impressions de quelque
chose de senti, et encore de quelque chose de pensé. Même si nous sommes
au niveau des postulats d’une science de l’homme, il est difficile de définir
davantage : en particulier une « sensation » ne se définit pas, elle est.
Toutefois, Hume propose une analyse temporelle de ce qui a lieu en notre
esprit qui se présente ainsi : une sensation laisse une « impression » ; l’âme
en conserve une copie appelée « idée » ; cette idée est plaisir ou peine, et
elle déclenche en l’âme une impression seconde, réfléchie, soit de désir ou
répulsion, soit d’amour ou de haine : Hume parle alors d’« impressions de
réflexion » ; ensuite, ces impressions de réflexion copiées par la mémoire et
par l’imagination deviennent des « idées » qui peuvent elles-mêmes
engendrer des idées et des impressions.
L’alternance des mots « impression » et « idée » est constante, et
l’enchaînement est le cas. Impression première, idée, impression seconde,
idées, et idées. Et à chaque moment un mixte apparaît : il y a une donnée
comme un son ou une couleur, avec un affect, un « j’aime ou je n’aime
pas », un sentir et ressentir. Or, – et Hume parle ici comme une langue
« physique » – on peut décrire les propriétés des impressions et idées : elles
ont plus ou moins de force et de vivacité. Une impression vive, en heurtant
ou choquant l’âme avec force et vitesse, est accompagnée d’une émotion
violente : les idées dès lors sont elles aussi vives et émouvantes. Une
impression lente et trop faible ne s’imprime pas, une idée trop vague et
floue glisse et fuit. S’il y a des degrés de vitesse et de force, alors la mesure
et la quantification seraient en droit possibles. Mais avons-nous des
instruments de mesure pour l’intensité d’un bleu, ou d’un plaisir, ou d’une
douleur ? Ou ne sommes-nous pas en train de parler par métaphores ?
Hume précise son propos : « Examiner nos sensations, c’est plutôt le travail
d’un anatomiste ou d’un philosophe de la nature que d’un moraliste ; et
donc nous n’entrerons pas dans cet examen maintenant. » Est-ce une
dérobade ? Hume renvoie son lecteur à sa propre expérience, à sa
compréhension et même à l’usage de sa propre langue. « Je crois qu’il ne
sera pas nécessaire de développer avec beaucoup de mots l’explication de
la distinction entre sentir et penser ; car chacun tout de suite la perçoit de
lui-même. Et il distingue facilement les degrés courants de l’un et l’autre. »
Le lecteur se rend alors à cette évidence, que loin qu’il s’agisse d’une
« science » qui aurait besoin d’un système axiomatique créant une langue
par des définitions, imposant une démonstration en posant des postulats ou
axiomes, Hume a bien l’intention de maintenir l’universalité de la nature
humaine, commune à lui et à ses lecteurs : l’expérience décrite est
l’expérience commune, la langue d’exposition est la langue commune, et ce
que le lecteur va lire, il le sait déjà, rien qu’en réfléchissant sur son
expérience personnelle. Alors bien sûr il va entrer en sympathie avec
l’auteur, car les évidences sont partagées de l’un à l’autre. Telle une chose
m’apparaît, dit Hume, telle elle t’apparaît aussi à toi, lecteur. Les
philosophes anglais des lumières comptent sur l’approbation par autrui ; et
Adam Smith comme Hume la considèrent comme un critère de la validité
de leur propos, comme de leurs conduites.
Quand ensuite Hume pose que les « idées simples et les impressions
simples se ressemblent » ; il dit qu’il a « découvert » cette relation de
ressemblance ; et qu’il n’est pas besoin de l’examiner davantage. (THN, 1,
part 1, § 6) Elle est évidente.
Une démarche analogue est poursuivie pour les passions : les premières
impressions, désirs, douleurs ou plaisirs, biens ou maux, sont suivies
d’« impressions réflexives », calmes ou violentes, que les mots « orgueil et
humilité, ambition, haine, vanité, envie, pitié, magnanimité, générosité,
etc. ». signifient. Et encore pour les vertus et vices : les premières
impressions sont des plaisirs ou des malaises particuliers éprouvés quand
nous sommes spectateurs de certaines conduites ou actions ; suit en nous
une approbation ou une désapprobation qui nous fait ensuite parler ou de
vertu ou de vice.
Dès lors, même si la nature humaine est universelle, même s’il y a en
chacun un sens moral, même si nous sommes tous des êtres sociaux et des
citoyens, comme les impressions sont celles des spectateurs des conduites
des autres, et que les approbations et désapprobations sont nécessairement
partagées au sein d’un corps social donné, comment Hume peut-il être sûr
qu’elles puissent rester exactement « universelles » ? Car il existe des
« sociétés », diverses selon les temps et lieux : des morales donc, ou plus
exactement des moralités. C’est ainsi que les spartiates n’approuvaient pas
et ne désapprouvaient pas les mêmes conduites que les Athéniens à la même
époque. Mais ceci vaudrait aussi pour les passions, qui ne sont pas prisées
ou méprisées de façon identique selon les cultures : ne serait-ce que l’amour
et de la haine.
5. L’esprit humain
L’analyse que fait Hume de la relation de causalité est ce qui est le plus
célèbre, et il l’a fort explicitement exposée à nouveaux frais dans son
Enquête sur l’entendement humain, de 1748. L’idée majeure est que si
l’expérience nous a montré que certains faits (antérieurs) sont régulièrement
suivis d’une autre sorte de faits, alors nous croirons qu’il y a entre les deux
une relation de cause à effet ; mais cela ne veut pas dire que nous le
comprenions ou sachions : car nous ne savons pas pour autant ce qui, dans
la cause, produirait effectivement l’effet : sa force ou puissance active. Une
cause est « un objet antérieur et contigu à un autre, tel que tous les objets
semblables au premier soient placés dans des relations analogues de
priorité et de contiguïté par rapport aux objets semblables au second » :
alors notre imagination, stimulée par les impressions des premiers, forme
les idées des seconds. (1, 3, 14) Aussi pouvons-nous prédire seulement qu’il
est « probable » que ceci soit suivi de cela. Ce qu’on appelle la physique
n’est pas une science, mais une croyance.
Remarquable aussi est la section sur l’identité personnelle, qui a dérangé les
lecteurs de Hume, ce qui l’a amené à reprendre la question dans
l’Appendice qu’il a rédigé ensuite. Hume a nié, dit-il, « l’identité et la
simplicité du moi, de l’être pensant, au sens propre et strict de ce mot ».
Effectivement il a raisonné ainsi : des philosophes « imaginent que nous
avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre
moi, que nous sentons son existence et sa continuité d’existence. »
« Malheureusement », l’expérience montre le contraire : nous n’avons
aucune idée du moi. Pourquoi ? Hume applique le principe de sa pensée
philosophique, partout et toujours le même, comme si sa pensée avait une
certaine identité et persévérance : « Il doit y avoir une impression qui
engendre toute idée réelle. » Quant à l’idée du moi ? – « De quelle
impression pourrait dériver cette idée ? Le moi, ou la personne, n’est pas
une impression, c’est ce à quoi nos diverses impressions sont censées se
rapporter. Si une impression engendre l’idée du moi, cette impression doit
demeurer invariablement identique pendant tout le cours de notre
existence ; car le moi est censé exister de cette manière. Or il n’y a pas
d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, les passions et
les sensations, se succèdent les unes aux autres et jamais elles n’existent
toutes en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions, ni
d’aucune autre qu’est dérivée l’idée du moi ; par conséquent une telle idée
n’existe pas ». (TNH, 1, 4, 6)
L’argument qu’avance Hume est celui de la diversité et pluralité des
impressions, de leur temporalité et variabilité : on est tenté de parler ou de
« fleuve de la conscience » charriant à tout moment des eaux renouvelées
(Oliver Sacks) ou de « flux des vécus » (Husserl). Oui, mais un fleuve n’a-t-
il pas un lit ? Un « je » ne prend-il pas conscience des sensations, pensées,
sentiments qui se succèdent en lui, n’est-il pas, avons-nous envie de dire à
Hume, le « ce à quoi » certaines impressions sont rapportées, « cela » qui
fait que chaque fois je dis : ces vécus sont miens, et toi, tu en as d’autres ?
Est-ce que ce n’est pas le principe humien de l’impression, et donc
l’exigence qu’il doive y avoir une « impression » du moi pour qu’il y ait
idée du moi qui est défaillant ? Ne faudrait-il changer de principe ?
– Fallait-il abstraire l’esprit du corps où il s’incarne, et qui est là en
permanence, corps unique au point que chacun est un individu, qui a un
cerveau : comme les impressions sont venues toujours avec et par le
même corps propre, chacun suppose, ne peut manquer de penser, que lui
aussi demeure. La conscience de son propre corps comme un, comme
totalité organique vient tôt à l’enfant.
– Fallait-il exiger une « impression » de moi pour qu’en suive l’idée de
moi ? Celle-ci ne pourrait-elle pas, – tout corps mis à part – être liée à la
langue, qui autorise la ressaisie par chacun d’un « je », d’un « moi »,
autrement dit des pronoms personnels, qui, si l’on en croit Benveniste,
sont vraiment présents dans toutes les langues ? Or si nous percevons
d’autres hommes, et sommes sensibles à leur individualité, nous ne
pouvons manquer d’imaginer la nôtre, de la reconnaître. Il y a un « je »,
peut-être parce qu’il y a un « tu », un « nous » un « vous » : nous ne
vivons pas seuls. Pourquoi n’y aurait-il pas d’impression propre à
l’audition des mots ? Comment peut-on faire abstraction de la langue, et
des noms propres ? Est-ce qu’aux mots ne s’attachent pas des idées, soit
qu’elles dénotent des êtres, soient qu’elles prennent sens ou signification
dans la langue ?
Il est curieux d’être empiriste et d’abstraire l’esprit humain, tant des corps,
que des langues. Ne sont-ils pas éminemment présents dans notre
expérience ?
Hume espère que nous renoncerons à la fiction d’un moi, invariable et
ininterrompu, mystérieux et inexplicable, à la fiction de l’identité.
Apporte-t-il à cela quelque correction dans l’appendice ? Il reprend son
thème.
Seules les impressions sont distinctes, discernables, séparables : les idées en
procèdent. Celles qui sont en moi sont le moi : ou plutôt il n’y a qu’elles.
« Supposez que l’esprit soit réduit à une existence même inférieure à celle
d’une huître. Supposez qu’il ait seulement une perception, celle de la soif ou
de la faim. Considérez-le dans cet état. Concevez-vous rien de plus que
cette perception ? Avez-vous quelque connaissance du moi ou de la
substance ? Si vous ne l’avez pas, l’addition d’autres perceptions ne pourra
jamais vous donner cette connaissance. »
Là encore une abstraction est opérée par Hume : il y a juste « la faim », dit-
il, une « perception » : rien d’autre. Comme si une perception était un
atome, distinct et séparé de tout le reste ? La perception n’est-elle pas une
relation entre l’esprit qui perçoit et la chose perçue ? Ne fallait-il pas que
l’huître eût quelques neurones activés par des messages venus de sa chair,
pour que son âme ou esprit ait conçu la faim ? L’huître est bien vivante,
aurait dit Leibniz, elle appète, se meut vers l’objet du désir ou du besoin ;
elle agit. Qu’est-ce qu’une « perception », une seule, séparée ?
Et Hume persévère : « Toutes nos perceptions distinctes sont des existences
distinctes, et l’esprit ne perçoit jamais de connexion réelle entre des
existences distinctes. »
Partant des impressions et des idées qui les copient, Hume ne les a jamais
conçues autrement que comme éléments séparés ou comme des images
d’atomes dans le vide. Aussi toutes les « connexions » seraient fictives :
l’esprit ne les « perçoit » pas, comme il ne perçoit pas, entre autres, la cause
et l’effet.
Mais penser, n’est-ce pas lier ou séparer, comparer ou déduire, raisonner ?
N’y a-t-il pas une activité qui mérite d’être appelée « penser » ? Si Hume
fait basculer les actes de l’esprit humain dans les fictions, ou les croyances,
de quoi peut-il rendre raison ?
« Pour ma part, il faut que j’allègue le privilège du sceptique et que j’avoue
que la difficulté est trop rude pour mon entendement. » Ainsi conclut-il lui-
même son appendice. Dont acte.
Roselyne Degrémont
Bibliographie
• Le texte
Et :
Conclusion
Si l’on comprend correctement le libéralisme comme le comprenait Bastiat,
il n’est rien d’autre que l’ensemble des règles conduisant au bonheur
humain en société. Une politique est bonne si elle est utile au plus grand
nombre, mauvaise si elle nuit à la société dans son ensemble. Or le libre-
échange fait plus de gagnants que de perdants. En effet, la défense des
droits individuels et l’indépendance de la vie privée des citoyens est mieux
garantie par le libre marché. La société est rendue à son autonomie qui
assure l’interdépendance des acteurs par la production et l’échange. La
mission de l’économie politique est donc d’instruire le peuple, d’éduquer la
jeunesse française sur son véritable intérêt :
« L’Économie politique a une utilité pratique évidente. C’est le
flambeau qui, dévoilant la Ruse et dissipant l’Erreur, détruit ce
désordre social, la Spoliation19. »
Damien Theillier
Bibliographie
• Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages
d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014.
1. Plan de l’ouvrage
Le Contrat social obéit à une structure quadripartite.
La première partie, de loin la plus importante quant à une réflexion portant
sur le fondement de l’ordre civil, établit à quelles conditions peut s’établir
une association humaine fondée sur des intérêts, c’est-à-dire une société, et
analyse avec une grande originalité la manière dont l’individu peut devenir
citoyen, c’est-à-dire la manière dont un être particulier peut devenir membre
d’un cadre universel. Cela conduit Rousseau à interroger la nature même
d’un peuple et à élaborer ce que pourrait être la volonté d’un peuple. De
cette volonté d’un peuple uni se déduit la souveraineté de ce dernier,
souveraineté qui lui appartient exclusivement.
La seconde partie approfondit la question de la souveraineté, c’est-à-dire de
la capacité à décider. Rousseau confère la souveraineté au peuple et
seulement au peuple, et en déduit son caractère inaliénable et indivisible. Il
en découle que s’il doit exister un législateur, ce dernier ne saurait disposer
du pouvoir législatif, car ce serait aliéner la souveraineté du peuple ; le
législateur « ne fait que suggérer », proposant une sorte d’éclairage
technique quant au sens des lois, mais ne saurait recevoir par délégation le
pouvoir de voter les lois.
La question du gouvernement et de l’État constitue le cœur du troisième
livre. Si la souveraineté est exclusivement attribuée au peuple, il n’en
découle pas que celui-ci puisse se dispenser d’un gouvernement ; mais
Rousseau établit qu’un gouvernement risque d’exprimer des intérêts
particuliers menaçant la volonté générale par laquelle se constitue le peuple
souverain. L’enjeu du livre 3 est alors de montrer à la fois la nécessité d’un
gouvernement et de prémunir en même temps le peuple souverain contre les
attaques de ce gouvernement qui peut rapidement devenir usurpateur. Une
subtile dialectique s’établit alors entre le besoin d’être gouverné et la
nécessaire précarité des prérogatives du gouvernement, en raison des
intérêts particuliers qui risquent de le pervertir.
Enfin, après que les trois premiers livres eurent envisagé la constitution du
peuple souverain, détaillé le sens de la souveraineté, établi les prérogatives
gouvernementales, le quatrième détaille la vie civile concrète, de la question
des élections à celle de la « religion civile », en passant par les problèmes
de la censure ou de la légitimité brève de la dictature lorsqu’est en jeu le
salut de la patrie.
2. L’anthropologie de Rousseau
Toute philosophie politique repose sur une certaine conception de la nature
humaine ; or, force est de constater que celle que développe Rousseau est
profondément singulière car elle bataille sur deux fronts. Le premier est
celui qui vise à refuser avec vigueur l’approche aristotélicienne pour
laquelle l’homme est un « animal politique », et donc pour laquelle
l’homme est naturellement amené à être membre d’une cité, à être citoyen ;
l’homme d’Aristote a une cité comme il a un corps, c’est là une nécessité
naturelle. Là-contre, à l’image de tout penseur contractualiste, Rousseau ne
croit absolument pas à la naturalité du politique, et y voit au contraire un
artifice, c’est-à-dire une construction volontaire. À cet égard, loin d’être
naturellement citoyen, l’homme est conçu comme un individu, c’est-à-dire
comme un atome isolé défini par ses particularités. De ce point de vue,
Rousseau est conforme à l’approche générale des auteurs contractualistes
qui pensent l’homme naturel comme un individu et non comme un citoyen.
Pourtant, si Rousseau pense l’homme comme un individu, il s’écarte
sensiblement des autres auteurs contractualistes, notamment de Hobbes,
lorsqu’il s’agit de définir cette individualité. Le Second Discours dresse un
réquisitoire contre tous les auteurs qui, croyant dépeindre la nature
humaine, se sont contentés de transposer les comportements civils dans
l’état de nature, échouant ainsi à retrouver l’homme naturel, l’individu non
travesti par le masque social. Qu’est-ce donc qu’un homme au sein de l’état
de nature ? C’est un individu libre, mû par la pitié, qui n’est ni agressif ni
amené à mesurer ses intérêts par la raison ; certes, l’homme de l’état de
nature dispose d’une raison mais son usage est inutile – donc inessentiel –
compte-tenu du caractère nourricier de la nature et de la non-agressivité
humaine. Autrement dit, la raison ne fait pas partie de la nature humaine,
elle ne définit pas les hommes, et être homme ne signifie pas défendre ses
intérêts.
Mais sur quelle base repose la liberté naturelle ? Sur celle de
l’indépendance ; la liberté de l’état de nature est d’abord fondée sur
l’indifférence et l’indépendance, les individus n’entretenant que fort peu de
relations entre eux, et ne subissant donc pas les contraintes nées de la
présence d’autrui. En outre, la pitié n’est, chez Rousseau, ni un intérêt
accordé à autrui, ni une manière intéressée de se sentir bon ou généreux
envers autrui. La pitié est une tendance spontanée et irréfléchie, commune
avec certains animaux, consistant en une forme de compassion
désintéressée envers la souffrance d’autrui. Quoique pouvant établir
d’occasionnelles relations envers autrui, elle ne constitue nullement la base
d’une association collective.
Ainsi se comprend ce que Rousseau veut dire lorsqu’il évoque cet homme
« naturellement bon » ; il ne s’agit en rien d’attribuer à l’homme une
propriété qui serait une bienveillance positive et systématique de chacun
envers tous ; l’homme est un individu qui, comme tel, est globalement
indifférent envers son prochain ; la bonté rousseauiste est donc d’abord une
absence, à savoir celle de rivalités, de passions destructrices, de violence,
mais elle n’est pas une tendance positive visant à aider autrui ; tout au plus
la pitié occasionne-t-elle une certaine compassion lorsque la détresse
d’autrui est manifeste.
De là apparaissent deux difficultés enchevêtrées : 1. Pour quelle raison les
hommes sont-ils amenés à sortir de l’état de nature et à former une société
alors même que l’état de nature est dénué de violence et de rivalité ? 2. La
liberté naturelle étant fondée sur l’indépendance et, partant, sur l’absence de
relations effectives entre les individus, peut-elle être maintenue lorsqu’est
élaboré un cadre civil où les hommes sont contraints de se réunir ?
À la première question répond la singularité de Rousseau : rien dans la
nature humaine n’explique la sortie de l’état de nature. C’est la nature qui
cesse d’être nourricière, c’est le climat qui devient menaçant, autant de
circonstances extérieures devenant hostiles à la survie humaine et forçant
les hommes à raisonner pour penser les conditions de leur survie. Ainsi,
« les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature
l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut
employer pour se maintenir dans cet état » (I, 6), si bien que le changement
des circonstances extérieures force les hommes à mesurer leurs intérêts – à
raisonner ; ainsi se comprend la nécessité rationnelle de former une
association d’intérêts communs, donc une société.
Comme chez Hobbes, la société est artificielle, née de la volonté,
contractuelle, et destinée à assurer mes intérêts et avant toutes choses ma
survie ; mais, à la grande différence de Hobbes, ce n’est pas à cause d’autrui
que je dois m’associer pour me protéger de la violence, c’est à cause de
l’hostilité subite des conditions naturelles. Toutefois, poussés par la pénurie
à réfléchir pour survivre, les hommes sont contraints de faire
progressivement usage de la raison pour mesurer leurs intérêts, mais
l’homme n’est pas défini par la raison : il est défini par la liberté et la pitié.
Donc, si la société naît de l’intérêt mesuré par la raison, cela signifie qu’elle
n’est pas spécifiquement humaine, qu’elle n’est pas liée à l’essence même
de l’homme ; c’est là la raison pour laquelle la société est source de nombre
de maux chez Rousseau, précisément parce que la société procède de la
raison et que la raison éloigne l’homme de sa propre nature. Ainsi, toute
société est par nature une manière pour l’homme d’être dénaturé, écarté de
sa liberté et de sa pitié.
Par conséquent, la raison va transformer profondément les rapports de
l’homme à lui-même et à autrui ; l’homme de pitié, l’homme naturel,
entretient un « amour de soi » qui le porte à tout faire pour se conserver ;
c’est une espèce d’instinct de survie. Mais lorsque la raison émerge,
l’homme se met à développer un « amour-propre », c’est-à-dire un amour
de comparaison et de rivalité : l’amour-propre inhérent à tout monde social
introduit une comparaison et une rivalité entre les hommes car la raison me
permet d’évaluer les intérêts et l’évaluation des intérêts crée une
compétition. De ce fait, la société rousseauiste, parce qu’elle est fondée sur
la raison, est structurellement viciée, fondée sur la compétition et les
intérêts et il nous est désormais impossible, pour nous êtres sociaux, de
concevoir ce que serait une véritable pitié tant celle-ci est toujours déjà
corrompue par la raison, donc par les intérêts. Pour le dire autrement, la
société est le triomphe de l’amour-propre corrompant toute forme
désintéressée de pitié.
3. Liberté et égalité
• L’aliénation comme liberté négative
Demeure en suspens la seconde question, à savoir celle du salut de la
liberté. Cette question engage la logique générale du Contrat social et fait
l’objet du si décisif chapitre 6 du livre I. Il va de soi que lorsqu’est formée
la société, je ne suis plus indépendant, et que je subis au quotidien la
présence d’autrui, ce qui signifie que la liberté ne peut être sauvée dans
l’état civil qu’au prix d’un changement de sens de celle-ci : si l’homme
naturel dispose d’une liberté individuelle, celle-ci n’est plus envisageable
dans l’état civil et seule la liberté du citoyen, donc du membre d’un peuple,
peut être envisagée.
La question de la liberté se confond donc avec celle de la formation de la
société et de la transformation de l’individu en citoyen, du passage du
particulier à l’universel. Tel est le sens de l’aliénation, décrite au chapitre 6,
par laquelle chaque individu renonce symboliquement à sa particularité –
donc à ses biens, à ses droits, etc. –, renonce à se définir par sa particularité
pour se définir désormais comme membre égal à tous les autres au sein
d’une association politique. C’est un acte de dépouillement mutuel et
volontaire par lequel chacun devient « autre que soi » ainsi que le suppose
le terme d’aliénation puisque d’individu qu’il était, chacun devient citoyen,
membre de l’association.
Sur quelle base s’effectue pareille aliénation ? Sur celle du calcul rationnel
des intérêts individuels. Tout le paradoxe du Contrat social réside dans le
fait qu’il est dans l’intérêt rationnel de l’individu de se dépouiller de sa
propre individualité si tout le monde en fait autant, afin de construire une
association politique. Mieux encore, si chacun en fait autant, la raison me
dit que je n’ai pas intérêt à dominer autrui, à abuser du fait qu’autrui
renonce à ses droits individuels, non pas parce que ce serait moralement
répréhensible, mais parce que cela irait à l’encontre de mes intérêts car ma
propre vulnérabilité me rend moi-même dominable par autrui. C’est là le
sens de « nul n’a intérêt à rendre onéreuse » l’aliénation ; chacun renonçant
à soi-même, personne n’a intérêt à rendre pénible la situation créée par
l’aliénation. Donc l’aliénation, qui n’est rien d’autre que ce par quoi chacun
contracte auprès de tous les autres, a pour effet de générer une situation
égalitaire où chacun est égal dans son dénuement et où personne n’a intérêt
à dominer autrui, ce qui permet de sauvegarder la liberté conçue comme
non-domination. L’aliénation, par laquelle les individus dépassent leur
individualité pour devenir membres du corps social, porte donc en elle à la
fois l’égalité – chacun se dépouille de son individualité de la même manière
– et la liberté – nul n’a intérêt à dominer autrui.
Remarquons enfin que l’aliénation n’est pas un dépouillement réel ni
définitif : ce que je possédais individuellement n’est pas réellement
confisqué par la force commune ; mais en y renonçant symboliquement,
j’accepte que ce soit la force commune qui protège et garantisse ce que je
possède, ainsi que le rappelle le chapitre 4 du livre II : « il est si faux que
dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation
véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat se trouve réellement
préférable à ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation, ils
n’ont fait qu’un échange avantageux […]. ». L’aliénation des biens et des
droits ne prend donc nullement la forme d’une confiscation contrainte à
laquelle succéderait une redistribution égalitaire ; il s’agit bien plutôt d’une
forme de délégation de la protection de ce que détient l’individu à la force
commune car il y va de l’intérêt de chacun d’y consentir. Pour le dire
autrement, l’aliénation est le point de départ mais non d’arrivée du
processus : quoique première dans le processus, elle s’efface
progressivement derrière ce que Rousseau appelle l’« échange
avantageux ».
Toutefois, à l’issue de l’aliénation, donc lorsque l’échange avantageux est
établi, on n’a obtenu qu’une liberté négative, à savoir une liberté permettant
de ne pas être dominé par autrui du fait même que nul n’a intérêt à dominer,
de crainte (rationnelle) d’être à son tour dominé ; ne serait-il pas possible de
fortifier la liberté en en faisant un principe positif, un principe où, non
seulement, autrui ne me dominerait pas mais où, en plus, je n’obéirais qu’à
moi-même, où je me déterminerais moi-même ? Bref peut-on penser la
liberté politique comme une obéissance à soi-même en plus d’une non-
domination de la part d’autrui ?
• La volonté générale et la liberté positive
À l’issue de l’aliénation comme procès de transformation symbolique de
l’individu en citoyen advient un peuple, ce qui revient à dire que le peuple
est le produit du contrat social. Le peuple n’est pas une réalité naturelle ni
historique mais il est le résultat d’une volonté par laquelle un peuple émerge
autour d’intérêts communs définis par le contrat et dont l’objectif est de
respecter le contrat qui le constitue. Ce peuple-un est doté d’une volonté
propre et unique que Rousseau appelle « volonté générale » ; celle-ci n’est
ni la volonté majoritaire des individus, ni même la volonté de la somme des
citoyens formant le peuple ; elle est la volonté une du peuple-un, et a pour
objet de préserver le pacte, donc de maintenir le peuple. D’une certaine
manière, la volonté générale n’est jamais que la volonté du peuple uni de
rester uni, donc de maintenir les principes structurants du pacte par lesquels
se définit le peuple comme corps. Bref, le sujet de la volonté générale est le
peuple en tant qu’unité, en tant que corps unique, et l’objet de cette volonté
générale, donc de la volonté du peuple en tant que corps, est de préserver
les termes du contrat autour desquels se constitue le peuple. Ainsi se
comprend du même geste tout le livre II qui fonde le caractère indivisible et
inaliénable de la souveraineté sur l’unité du peuple souverain : diviser la
souveraineté ou l’aliéner serait introduire la scission au cœur du peuple, et
retomber dans le jeu infernal du particulier – des partitions.
À cet égard, le citoyen ne saurait avoir d’autre volonté que celle d’être
membre de ce peuple, ce qui revient à dire qu’il ne saurait y avoir d’écart
entre la volonté du citoyen et celle de la volonté générale ; de ce fait,
lorsque le citoyen obéit à la volonté générale, il s’obéit à lui-même puisque
la volonté du citoyen et celle de la volonté générale sont les mêmes. Or,
s’obéir à soi-même est le principe même de la liberté conçue comme auto-
détermination. Par conséquent, nous détenons une définition positive de la
liberté : obéir à la volonté générale revient à s’obéir à soi-même en tant que
citoyen, si bien que ce dernier peut bel et bien s’auto-déterminer, et
dépasser une liberté de non-domination vers une liberté d’auto-
détermination.
Ainsi se trouve fondée dans le livre I une communauté politique
parfaitement artificielle – au sens de : construite par la volonté et non surgie
de dispositions naturelles et spontanées – en vertu d’une transformation de
l’individu en citoyen, communauté qui certes se paie de la perte de la pitié
mais s’enrichit d’une garantie de la liberté du citoyen qui reçoit le double
bénéfice de l’assurance de ne pas être politiquement dominé mais aussi de
pouvoir de s’auto-déterminer politiquement en tant que membre du peuple.
Naturellement, la liberté individuelle est quant à elle perdue, car les
rapports non-politiques sont de manière inexorables fondés sur la
domination, laquelle s’observe par exemple dans le monde professionnel où
rien ne saurait empêcher des relations hiérarchiques.
4. La laïcisation du sacré
• Garantir la survie et non la vie bonne : la sacralité de la vie
individuelle et ses conséquences politiques
Bien que Rousseau décrive une auto-constitution du monde social et
politique par la simple volonté humaine contrainte de mesurer ses intérêts et
que le divin n’y joue aucun rôle, le vocabulaire de la sainteté et de la
sacralité irrigue le Contrat social. À l’antique réflexion sur la vie bonne se
substitue en effet l’évaluation des moyens propices à la conservation de soi
lorsque les conditions naturelles deviennent défavorables ; mais apparaît
alors le cœur de la sacralité, à savoir la conservation elle-même, dont la
sacralité rejaillit sur les éléments concrets qui permettent de la garantir.
Pour le dire autrement, rien n’est plus sacré que la conservation de soi de
l’individu, et cette sacralité de la vie individuelle – et de la survie – va se
distribuer à toutes les structures qui permettront de la garantir.
C’est pourquoi, dès le chapitre 1 du livre I, Rousseau établit que « l’ordre
social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres » ; cela tient
évidemment au fait que l’ordre social fondé par le contrat vise d’abord et
avant tout à rendre possible la vie individuelle lorsque les conditions
naturelles sont devenues hostiles. Cet ordre social défini par le contrat est
par ailleurs voulu par le peuple, donc fait l’objet de la volonté générale. Le
peuple qui s’est auto-constitué est seul détenteur de la souveraineté, c’est-à-
dire que le peuple souverain veut préserver les conditions contractuelles par
lesquelles les individus, réfléchissant au moyen d’assurer la survie, se sont
constitués en peuple. Il en découle que le peuple détient un pouvoir
souverain sacré puisque c’est par lui que se perpétuent les moyens de la
survie ; mais aussi souverain soit le peuple, il ne saurait se retourner contre
ce qui a été établi car il ne peut subitement vouloir ce qui serait contraire à
la survie. De là cette analyse du chapitre 4 du livre II : « On voit par-là que
le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne
passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales. »
Enfin, les lois elles-mêmes, directement votées par le peuple et non par
l’assemblée législative, en tant qu’elles contribuent à la régulation de
l’ordre civil propice à la survie, doivent elles-mêmes être sacrées et l’on ne
doit y toucher que d’une main tremblante. Le chapitre 6 du livre IV évoque
fort logiquement le « pouvoir sacré des lois » ; cette idée sera d’ailleurs
reprise dans la 8e lettre des Lettres écrites de la Montagne de 1764 où
Rousseau évoquera « l’enceinte sacrée des lois ». Rappelons à cet effet que
si Rousseau établit l’égalité politique entre citoyens, il ne nie pas les
hiérarchies au sein de la société civile, et il voit fort bien le risque que les
magistrats, dont la position est civilement favorisée, croient qu’ils disposent
du pouvoir de tourner les lois en leur faveur de sorte que ces dernières
deviendraient l’expression de leur intérêt ; à cet égard, rien n’étant au-
dessus du peuple souverain, fondement et origine des lois, rien ne doit
pouvoir porter atteinte aux lois et celles-ci doivent être protégées de toute
intrusion individuelle qui s’apparenterait à un sacrilège. Autrement dit,
porter atteinte aux lois serait porter atteinte à la souveraineté du peuple, seul
détenteur de la décision et, de même que profaner un temple porte atteinte à
Dieu, de même, profaner les lois porte atteinte au peuple dont l’auto-
constitution, rappelons-le, est consécutive à la réflexion de chacun sur les
conditions optimales de la survie et de la conservation de soi.
• Hiérarchie du sacré et primat de la propriété privée
Il est à présent possible de définir ce qui est sacré : est sacré ce qui doit être
absolument respecté et inviolé. L’ordre social défini par le contrat et voulu
par la volonté générale, le peuple comme souverain, la loi comme
expression du souverain, et le citoyen comme membre du souverain sont
tous sacrés en ce sens, mais ils ne sont sacrés que parce qu’ils contribuent
tous, à leur échelle, à la conservation de soi de l’individu. Dans ces
conditions, ce qui contribue le plus directement à la conservation de soi doit
être considéré comme le plus sacré ; et cet élément n’est autre que la
propriété privée, dont Rousseau établit les vertus dans le chapitre 9 du
livre I. Le « domaine réel », c’est-à-dire les choses possédées en propre,
contribue activement à la survie en tant qu’il fournit les éléments essentiels
à la conservation de soi – un toit, de quoi se nourrir, etc.
Ainsi se retrouve en 1762 une réflexion déjà présente en 1755 dans le
Discours sur l’économie politique, contemporain du Second Discours :
« Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les
droits des citoyens, & plus important à certains égards que la liberté
même ; soit parce qu’il tient de plus à la conservation de la vie ; soit
parce que les biens étant plus faciles à usurper & plus pénibles à
défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui se peut ravir
plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement
de la société civile, & le vrai garant des engagements des citoyens :
car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si
facile que d’éluder ses devoirs & de se moquer des lois1. »
Si la survie est en effet la justification du contrat qui impose d’abandonner
politiquement l’individualité de l’état de nature, alors la propriété privée est
bien ce que Rousseau appelle « le plus sacré de tous les droits du citoyen »
car, non seulement, elle permet concrètement de survivre mais elle doit de
surcroît, en raison de sa précarité, faire l’objet d’une protection publique
voulue par la volonté générale en tant que condition concrète et primitive de
la survie.
Conclusion
La grandeur de Rousseau consiste à produire un discours politique d’une
vive subtilité ; d’un côté, il juge qu’Aristote a anthropologiquement tort :
les hommes ne sont pas faits pour vivre en société, ne sont pas faits pour
entretenir entre eux des relations politiques ; à cet égard, Rousseau propose
une anthropologie moderne et libérale, où les hommes sont définis par leur
individualité et non par leur appartenance à une cité. Mais, d’un autre côté,
ce que comprend Rousseau, c’est que si Aristote a tort, si les hommes ne
sont pas spontanément portés à former une unité politique, alors on ne voit
plus du tout comment une société est vraiment possible, on ne voit plus
comment les hommes vont pouvoir se supporter socialement, ce qui ne
serait rien si la survie n’était pas en jeu. De ce fait, on peut considérer que la
singularité de Rousseau consiste à montrer qu’Aristote a certes tort mais
qu’il faut faire politiquement comme s’il avait raison ; autrement dit, les
hommes ne sont certes pas des animaux politiques, mais il va falloir faire
comme s’ils l’étaient, sinon on ne retrouvera plus de vie collective possible,
on n’aura plus que des individus incapables de s’associer et, partant, de
survivre.
C’est cela qui explique l’aliénation : je suis un individu mais je vais
symboliquement faire comme si je pouvais aussi être un citoyen car, si ne
s’accomplit pas ce passage symbolique, alors aucune société ne sera
possible : autrement dit, Rousseau comprend fort bien le risque que charrie
l’anthropologie libérale du fait même qu’elle a raison : en rendant manifeste
la nature individuelle – pour ne pas dire individualiste – des hommes, elle
risque de créer une situation où la société n’est plus possible ; c’est
pourquoi il faut penser la construction d’un cadre collectif artificiel et
fortifier celui-ci en tant que la survie de l’individu est en jeu.
Ainsi se comprend dans le livre IV l’étrange chapitre 8 consacré à la
« religion civile » : parce que l’homme n’est jamais qu’un individu non
destiné à vivre collectivement et que la vie sociale présente toujours une
forme d’artificialité, tout doit être fait pour fortifier le contrat quitte à
convoquer une religion elle-même artificielle, moins dévolue à la formation
de dogmes qu’à l’élaboration de « sentiments de sociabilité, sans lesquels il
est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle ». De tels sentiments
religieux ne sont pas tant importants par leur contenu que par le sentiment
commun d’appartenance qu’ils rendent possible ; et, s’il n’est guère
question de les imposer, il est en revanche possible de « bannir de l’État
quiconque ne les croit pas. »
Par la religion civile, Rousseau révèle au fond le pot aux roses de la
modernité politique ; en ayant découvert que l’homme était un individu, les
modernes ont cherché à fonder la communauté sur un agrégat de
différences ; sans doute les modernes ont-ils eu raison, mais le salut d’un
monde commun ne s’obtiendra alors que par une série de fictions –
aliénation, contrat social, etc. – auxquelles il faudra trouver toutes les
raisons rationnelles de croire.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
1. Le « tribunal de la raison »
Pour bien mesurer la singularité du projet méthodologique kantien, il est
utile de le comparer aux scrupules cartésiens observés dans les Méditations
Métaphysiques : la Première Méditation avait en effet souhaité examiner la
fiabilité de la raison pour déterminer si un énoncé rationnel – conforme à la
raison – était nécessairement vrai. Mais, constatant que la raison ne pouvait
à la fois être juge et partie, c’est-à-dire examinatrice et examinée, Descartes
avait dû introduire l’hypothèse d’un Dieu extérieur à la raison pour que fût
analysée la fiabilité de cette dernière à partir d’un critère qui lui fût
extérieur, donc impartial.
Kant emprunte exactement la voie inverse : la raison peut s’examiner elle-
même en instituant « un tribunal qui la garantisse en ses légitimes
prétentions »3 ; se convoquant elle-même à sa propre barre, elle apparaît
alternativement comme juge, avocate et accusée, Kant la forçant à faire
preuve à son propre endroit d’une probité sans failles. Il faut à cet effet
prendre la mesure de l’audace de ce livre qui fait le pari d’adresser à la
raison l’exigence d’une honnêteté totale dans son propre examen, afin que
soient révélées autant sa puissance que ses limites et ses faiblesses. Ce n’est
pas par hasard que l’ouvrage s’ouvre sur cette notion de tribunal et se clôt
par une vertigineuse exposition des choix méthodologiques, détaillée dans
la Théorie transcendantale de la méthode.
2. L’esthétique transcendantale
• La notion d’esthétique transcendantale
La notion de connaissance implique d’être capable d’identifier le sens des
choses et d’expliquer les relations entre elles. Mais avant de pouvoir leur
donner un sens ou d’établir le cadre normal d’une relation, encore faut-il
définir ce que sont les choses auxquelles le sujet a affaire. Autrement dit, il
faut définir ce qu’est un « monde » en tant qu’il apparaît au sujet ou, pour le
dire autrement, il faut circonscrire le domaine pouvant faire l’objet d’une
connaissance.
Intitulée « esthétique transcendantale », la première partie indique par son
titre l’ambition du projet : l’esthétique est ici à relier à son sens grec
d’aisthesis qui signifie sensation. L’esthétique doit ainsi être entendue
comme une science des sensations. En outre, cette esthétique est dite
transcendantale, précisant par là qu’elle relève de la structure du sujet. Kant
qualifiera d’a priori tout élément inscrit dans la structure du sujet et non
acquis par expérience, attribuant à ces éléments deux caractéristiques :
universalité et nécessité.
Par conséquent, l’esthétique transcendantale signifie ceci : ce n’est pas
parce qu’il y a un monde extérieur que le sujet peut le sentir, mais c’est
inversement parce que la structure du sujet l’autorise à s’ouvrir à une
extériorité que ce dernier peut sentir le monde. En d’autres termes, la
possibilité de sentir le monde s’explique par la structure a priori du sujet et
non par la structure du monde.
• L’espace et le temps
Cette structure a priori du sujet se définit par deux aspects : le temps et
l’espace. Toute sensation, toute impression, quelles qu’elles soient, sont
éprouvées dans le temps. Je ne peux voir, sentir, entendre, toucher, éprouver
mon corps, une douleur que s’il y a du temps. L’espace, quant à lui, est
requis en plus du temps pour tous les objets externes : je ne vois une table
ou je n’entends une mélodie (vibration de l’air) que s’il y a un espace ; en
revanche, un sentiment amoureux qui est purement interne nécessite le
temps mais pas l’espace.
Comprenons bien l’enjeu de cette réflexion : l’espace et le temps ne sont
pas des propriétés réelles du monde, ce sont des structures a priori inscrites
dans le sujet, qui rendent possible l’apparition du monde. Ce sont les
conditions inscrites en moi, et non acquises empiriquement, grâce
auxquelles je peux me représenter celui-ci de manière sensible. La
meilleure preuve en est que je ne peux pas m’imaginer par exemple une
table sans espace ; cette impossibilité ne prouve pas que l’espace est réel
mais elle prouve qu’il m’est impossible, à moi en tant que sujet, de me
rapporter à un objet sensible sans l’espace ; donc l’espace (comme le temps)
est un élément a priori de la structure universelle des sujets.
• Les phénomènes
Enfin, Kant va donner un nom très précis à ce qui m’apparaît dans l’espace
et le temps : ce sont les phénomènes (du grec phainomenon : apparence).
Un phénomène n’est pas quelque chose qui apparaît de manière générale,
mais il est bien plutôt quelque chose qui apparaît sous une forme spatio-
temporelle à un sujet transcendantal, non pas parce qu’il est en soi spatio-
temporel mais parce qu’il appartient à la structure transcendantale du sujet
de ne pouvoir percevoir le monde que sous une forme spatio-temporelle. En
outre, ce contact entre le sujet et le phénomène est direct, intuitif, Kant
parlant donc d’une intuition des phénomènes.
Il est de ce fait possible de dire de l’espace et du temps qu’ils sont des
intuitions pures a priori. Ce sont des intuitions parce qu’ils nous mettent en
contact direct avec les phénomènes ; ces intuitions sont pures en tant
qu’elles sont concevables en-dehors de tout objet particulier, et elles sont a
priori en tant qu’elles appartiennent à la structure du sujet. C’est donc bien
ce dernier qui, de manière transcendantale, impose au monde la manière
dont il peut lui apparaître : le monde doit revêtir une apparence spatio-
temporelle parce que le sujet est ainsi structuré. L’espace et le temps
comme intuitions pures a priori constituent les deux piliers de la
« sensibilité » par laquelle le sujet peut ainsi recevoir les phénomènes,
s’ouvrir à eux, et ainsi exercer son pouvoir de connaître à leur endroit.
4. La logique transcendantale
• Sens et fonction d’un concept
La logique transcendantale est le lieu de la connaissance proprement dite, et
constitue le cœur de la Critique de la raison pure. Elle propose d’abord une
analytique qui décompose l’esprit afin d’y découvrir les concepts. Un
concept est un outil permettant de donner sens au monde, soit en en
identifiant les éléments, soit en qualifiant les événements qui s’y produisent.
Par exemple, si je perçois un chat, je ne fais pas que recevoir passivement
des impressions phénoménales dans l’espace et le temps, je leur donne un
sens en les unifiant par le concept de « chat ». De la même manière, si je
cours et que je me heurte à une porte, éprouvant à la suite de ce choc une
vive douleur, je ne suis pas étonné de la douleur : il me semble normal que
la douleur résulte du choc. En somme, le concept me permet d’identifier ce
qui se produit dans le monde, et ainsi de le percevoir comme normal,
comme non contraire à ce qui devrait s’y produire.
• D’où proviennent les concepts ?
La première question qui se pose est alors celle de l’origine de nos
concepts, c’est-à-dire de ce par quoi je peux penser de manière générale le
monde : les ai-je tirés du monde de manière empirique, ou sont-ils inscrits
en moi a priori, à la manière dont le sont l’espace et le temps ? La réponse
de Kant est nuancée : l’écrasante majorité des concepts sont évidemment
acquis par expérience, c’est-à-dire sont a posteriori. Le concept de « chat »
n’est par exemple pas inscrit en moi, pas plus que celui de bureau ou de
soleil. En revanche, il existe douze concepts répartis en quatre classes qui
ne proviennent pas de l’expérience et qui sont, selon Kant, parfaitement a
priori, concepts qu’il nomme « catégories ». Ces concepts a priori servent
fondamentalement à unifier les phénomènes, et à interpréter la relation entre
différents événements, ce qui revient à dire que tout sujet, quelle que soit sa
culture ou son époque, pour peu qu’il ait atteint l’âge de raison, dispose des
douze mêmes catégories lui permettant d’interpréter rationnellement le
monde de la même manière. En d’autres termes, tout sujet interprète le
monde selon une structure logique universelle.
Par exemple, tout sujet rationnel qui observe l’effondrement d’une tour
considère qu’il existe une cause de cet effondrement, et que ce dernier est
un effet de la cause. Nous ne pouvons pas faire autrement que rechercher la
cause des phénomènes qui nous entourent. Nous pouvons certes différer sur
le contenu des causes mais nous ne pouvons pas ne pas faire appel au
concept de cause parce que ce concept est inscrit en nous, il est a priori.
Cela ne signifie pas qu’il existe dans la réalité absolue des causes et des
effets, mais cela signifie que le sujet rationnel ne peut pas interpréter le
monde autrement qu’en termes causaux ; transcendantalement, sa structure
a priori lui impose, quel qu’il soit, de penser le monde ainsi, ce qui revient
à dire que le sujet transcendantal est amené à formaliser le monde selon des
interprétations conceptuelles dont il dispose a priori.
• Un pont jeté entre la sensibilité et l’entendement : le
schématisme
Se pose un redoutable problème : la sensibilité (espace-temps) me donne les
phénomènes. L’entendement, par sa spontanéité, c’est-à-dire sa faculté de
produire par lui-même des concepts, me donne des concepts empiriques (a
posteriori) aussi bien que des catégories. Mais l’entendement et la
sensibilité ne se croisent jamais : ce sont deux facultés parallèles qui n’ont
aucun rapport l’une avec l’autre. Pourquoi donc les concepts formés par
l’entendement s’appliqueraient-ils aux phénomènes reçus par l’espace et le
temps, si l’on admet que la sensibilité et l’entendement sont bien deux
facultés parfaitement différentes ?
Kant résout ce problème par la notion de schématisme qui peut être définie
comme un pont jeté entre la sensibilité et l’entendement. L’imagination
transcendantale permet en effet de former une image phénoménale, donc
sensible, de concepts intellectuels, ainsi devenus sensibles aux yeux de
l’esprit. Grâce à l’action de l’imagination transcendantale, le schématisme
permet au sujet d’obtenir une représentation sensible très schématique des
concepts, qu’il peut ainsi rapprocher des phénomènes particuliers que lui
permettent de recevoir l’espace et le temps. Le schématisme fournit en
somme des images sensibles grossières, mais suffisantes pour les comparer
aux phénomènes et ainsi reconnaître en ces derniers un sens possible
véhiculé par le concept devenu sensible. Les illusions d’optique permettent
de bien comprendre ce mécanisme : lorsque nous hésitons entre un lapin ou
un canard, c’est que se présentent à nous deux schèmes possibles, celui du
canard et celui du lapin, et qu’aucun des deux ne s’impose plus que l’autre
lorsqu’il faut le comparer au dessin phénoménal que nous avons sous les
yeux.
Le schématisme signifie au fond qu’aucun concept ne peut avoir de sens s’il
n’est pas relié au temps, liaison qui permet au concept d’être figuré et,
partant, de recevoir un sens effectif. Par exemple, la catégorie de causalité
ou de substance ne peut être pensée en dehors du temps : la cause précède
l’effet, de même que la substance dure dans le temps, ce qui revient à dire
que même les catégories n’acquièrent leur sens que par leur subsomption
sous un schème temporel.
• La question du jugement
La pensée chez Kant prend la forme d’un jugement, c’est-à-dire d’une
attribution d’un prédicat (propriété) à un objet donné. Les jugements sont
dits « analytiques » lorsque le prédicat est logiquement contenu dans la
représentation que le sujet se fait de l’objet. Par exemple, si je dis « l’or est
jaune », je (le sujet) ne peux pas me représenter l’or (l’objet) autrement que
comme jaune (le prédicat). Donc, du point de vue de l’esprit du sujet, il
appartient au concept d’or de contenir le prédicat « jaune », et s’il examine
le contenu d’un tel concept, il y découvrira nécessairement le prédicat
« jaune ». En revanche, il existe d’autres jugements où l’analyse du concept
ne permet pas de déterminer les prédicats qui y sont contenus. Par exemple,
si je dis « cette rose est noire », j’ai beau examiner le concept de « rose » en
général, je ne pourrai pas en déduire que cette rose-ci est nécessairement
noire. Dans ce cas, le jugement est dit synthétique parce que le prédicat
s’ajoute au concept au lieu de s’en déduire. En somme, les jugements
synthétiques apportent quelque chose au concept initial, et sont la forme
générale de toute connaissance authentique.
Toute la question de Kant dans la Critique de la raison pure revient alors à
se demander si des jugements synthétiques a priori sont possibles, si donc
l’esprit peut apporter de lui-même, et sans le secours de l’expérience, une
connaissance supplémentaire. La réponse est positive, et ce grâce aux
catégories : à quoi servent en effet ces dernières ? À unifier rationnellement
les phénomènes et interpréter les événements. Or, ces catégories sont a
priori ; donc, si j’interprète les phénomènes avec elles, j’ajoute à ces
derniers un sens qui ne provient pas du monde phénoménal mais qui
provient de ma propre structure intellectuelle. Interpréter une relation en
termes causaux, ce n’est pas simplement décrire le monde tel qu’il se donne
à moi spatio-temporellement, c’est l’interpréter avec mes propres concepts,
donc augmenter la connaissance que j’en ai par rapport à la simple donation
des phénomènes.
De surcroît, la table des douze catégories correspond à la table des douze
jugements possibles. Par exemple, la catégorie de cause et d’effet
correspond au jugement hypothétique puisque raisonner en termes causaux
revient à juger que si la cause A a lieu, alors l’effet B s’en suivra. Idem, à la
catégorie de « réalité » correspond le jugement d’affirmation : penser la
réalité d’un phénomène, c’est le penser sous la forme d’un jugement
affirmatif, et ainsi de suite.
Donc tout jugement de connaissance, quel que soit son contenu, est dans
son soubassement logique un jugement synthétique a priori, y compris les
jugements synthétiques a posteriori. Dire « cette rose-ci est noire », c’est
certes produire un jugement synthétique a posteriori, la noirceur de la rose
étant tirée de l’expérience, mais pour pouvoir le formuler, j’ai dû
catégoriser la rose comme unité (quantité), en faire une substance recevant
la noirceur (relation), affirmer la réalité (qualité) et l’existence (modalité) de
cette rose-ci.
• La dialectique transcendantale
La dialectique transcendantale est le troisième grand moment de la Critique
de la raison pure bien qu’elle appartienne toujours à la seconde partie, donc
à la logique transcendantale. Elle vise à examiner les erreurs fondamentales
de la raison, non pas en tant qu’elle commettrait de simples erreurs
logiques, mais en tant qu’elle ferait un mauvais usage des concepts de
l’entendement. C’est le moment où la raison se trouve mise par elle-même
en situation d’accusée et où se trouvent, en retour, construites les règles de
son bon usage.
L’erreur fondamentale de la raison consiste à vouloir pousser la
connaissance au-delà des bornes de l’expérience, c’est-à-dire au-delà des
phénomènes. Lorsqu’elle s’abandonne à pareille tentative, la raison tombe
soit dans des paralogismes où elle commet des raisonnements fautifs fondés
sur l’illusion d’une intuition qui s’étendrait au-delà des phénomènes (selon
Kant, on ne peut avoir de contact direct qu’avec des phénomènes, ce qui
revient dire que nous n’avons aucun contact direct avec notre propre âme),
soit dans des antinomies où la raison, précisément parce qu’elle s’empare de
problèmes extra-phénoménaux, ne peut statuer définitivement.
Apparaît alors un paradoxe : Kant décrit une sorte de pulsionnalité de la
raison qui, voulant tout comprendre et tout connaître, fût-ce au prix d’une
sortie en dehors du monde phénoménal, devient une menace pour la
science. En d’autres termes, le premier ennemi de la science n’est autre que
la tendance naturelle de la raison qui l’amène à vouloir disposer d’une
compréhension exhaustive du monde.
Néanmoins, parce que la raison est ainsi faite, il faut réguler plutôt
qu’interdire une telle tendance et comprendre quel pourrait être l’usage
correct de cette dernière : l’âme, Dieu ou encore la liberté, doivent être
conçus comme des « idées », que la raison a le droit de penser mais qu’elle
ne doit pas vouloir appliquer aux phénomènes dans l’optique de les
connaître ; tout au plus est-il possible d’admettre que, pour la raison et pour
la raison seulement, il peut être utile de penser de telles idées, à condition
que la raison admette que de telles idées n’ont aucune valeur objective et
n’éclairent absolument pas le sens du monde phénoménal.
• Élucidation de la notion de « logique transcendantale »
Nous comprenons à présent ce qui distingue la logique formelle classique
d’une logique transcendantale. Une logique formelle classique étudie les
lois de la pensée en général, c’est-à-dire la validité des déductions. La
logique transcendantale étudie la validité de l’application des concepts à
l’expérience, et se demande sans cesse selon quelles règles ce qui est a
priori peut être utilisé pour interpréter ce qui se donne a posteriori. Ainsi le
cœur de la logique transcendantale est-il sans doute le schématisme qui
analyse patiemment le rôle crucial de l’imagination permettant d’établir ce
pont entre concepts et phénomènes, entre le sujet et le monde. En outre, la
dialectique transcendantale retrouve le même problème dans la mesure où
elle se demande s’il est légitime d’appliquer les idées rationnelles (Dieu,
l’âme, la liberté) formées par le seul esprit aux phénomènes, et y répond
négativement.
La logique transcendantale occupe donc la place la plus importante de
l’ouvrage du fait même qu’elle établit les règles d’application de ce que
produit l’esprit au monde dans lequel évolue le sujet ; de ce fait, elle porte
en elle toute la possibilité du projet kantien, soit celui de ne retenir comme
source légitime de sens que celle issue du sujet transcendantal.
Conclusion
Dès les premières lignes de la Critique de la raison pure, Kant attaque ce
qu’est devenue la métaphysique, regrettant ce « champ de bataille où se
développent ces conflits sans fin »4. Il ne faudrait pas en conclure pour
autant que Kant liquide toute forme de métaphysique ; s’il condamne la
volonté traditionnelle de cette dernière de traiter comme connaissables des
objets dépassant l’expérience (Dieu, l’âme, etc.), il n’en demeure pas moins
que se trouve construit un nouveau sens de la métaphysique qui n’est autre
que celui des jugements synthétiques a priori ; en effet, les concepts a
priori, irréductibles à toute phénoménalité ainsi qu’à toute matérialité,
dépassent à ce titre le domaine naturel de la physique tout en permettant de
lui donner un sens grâce aux jugements. Ainsi s’ouvre cette nouvelle et
unique sphère de la métaphysique, celle des jugements et du concept, par
lesquels s’exprime un être rationnel arraché à la simple naturalité.
L’idéalisme allemand – Fichte, Schelling, Hegel –, en tirera toutes les
conséquences.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
Conclusion
La Critique de la raison pratique posait comme question séminale « que
dois-je faire ? ». À cela, Kant répond somme toute une chose fort simple, à
savoir conformer ma volonté à la raison en son usage pratique, c’est-à-dire
penser la maxime non en fonction des intérêts propres mais de manière
universelle. De ce fait, la morale au sens kantien est tout entière tournée
vers l’intention et se détache, au moins en son principe, de l’examen de
l’action. Il en découle que Kant abandonne toute idée d’actions absolument
bonnes ou mauvaises au profit d’une détermination de la volonté du sujet en
fonction de ce qui serait valable du point de vue intersubjectif. Dépassant le
seul cadre humain, il élabore une analyse de la raison pratique valable pour
tous les êtres raisonnables dont l’homme ne constitue qu’un échantillon
particulier.
Cela amène à se demander si ce dernier est, dans les faits, réellement
capable d’agir moralement tant il semble englué dans ses intérêts
particuliers, y compris lorsqu’il se croit désintéressé ; on pourrait alors
penser que la morale que décrit Kant constitue une sorte d’idéal que, en
l’état actuel des choses, l’homme se révèle incapable d’accomplir à la
différence d’êtres raisonnables non-humains qui, quoique finis, seraient
bien moins déterminés par leurs penchants sensibles et la défense de leurs
intérêts.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
Conclusion
Les deux premières Critiques avaient examiné de quelle manière le sujet
transcendantal pouvait attribuer un sens au monde à partir des facultés
transcendantales ; l’espace, le temps, les catégories, les concepts
empiriques, mais aussi la Loi morale constituaient alors autant d’éléments
permettant de comprendre de quelle manière le sujet pouvait déterminer le
sens du monde.
La Troisième Critique, elle, s’intéresse moins au monde et à la
détermination de son sens qu’aux représentations comme telles du sujet :
elle réfléchit le sens des représentations et analyse la façon dont le sujet est
amené à se représenter la nature comme unifiée, cohérente et finalisée ;
cette analyse des représentations a ceci de subtil qu’elle révèle que, dans le
cas du jugement esthétique, la réflexion ne débouche sur aucun concept
mais fonctionne comme s’il y en avait un. Le beau est non conceptualisable,
non définissable, mais lorsque nous jugeons esthétiquement, a priori, nous
faisons comme si nous disposions d’un concept du beau, comme si nous
pouvions juger universellement, nécessairement, et comme si au fond nous
pouvions déterminer objectivement la beauté de la chose.
Le grand mérite de Kant est donc de montrer non seulement que le langage
est trompeur car il nous donne l’impression de parler des choses alors que
nous parlons de nous-mêmes – nous disons « cette fleur est belle » pour
qualifier une certaine harmonie de nos facultés et un certain plaisir – et, de
surcroît, d’expliquer pourquoi il en est ainsi à partir de la faculté de juger.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
3. La Tathandlung
Une fois compris le résultat précédent, se pose une nouvelle difficulté :
partir du sujet pensant ne risque-t-il pas de présupposer de manière
injustifiée deux éléments, à savoir que 1. le sujet est pensant et que 2. il
existe un sujet ? En toute rigueur, Fichte ne peut pas, du point de vue de
l’exposition de sa Doctrine, admettre d’emblée qu’il existe un sujet pensant.
C’est pourquoi, les premières lignes du texte ne parlent pas directement
d’un sujet conscient ni même d’une chose existante mais parlent d’un acte
[Tathandlung], qui se trouverait en amont de toute conscience.
Pourquoi partir d’un acte et non directement du sujet ? Et de quel acte
s’agit-il ? Il faut ici se rappeler Descartes et l’équivalence « voir » et
« penser voir ». Puisque partir de l’absolu revient à ne rien présupposer en
amont, pas même la nature du sujet pensant, alors il est impossible de
présupposer l’existence substantielle du sujet ni même son existence tout
court ; en revanche, ce dont nous ne pouvons pas faire l’économie dès lors
que nous voulons comprendre le sens même des choses est le fait même que
quelque chose pense ou, pour le dire avec Fichte, qu’un acte de pensée a
lieu. En d’autres termes, la pensée est un acte, le cogito est un acte, et c’est
lui qui préside à toute forme de rapport au monde. C’est pourquoi, écrit
Fichte, le premier principe doit « exprimer cet acte qui n’apparaît pas selon
les déterminations empiriques de notre conscience et qui ne peut apparaître,
mais qui plutôt est au fondement de toute conscience et seul la rend
possible. »4
4. Rôle de la logique dans la Doctrine de la Science
Cet acte de pensée, ce cogito originaire, ne peut pas présupposer
immédiatement qu’il existe un sujet ni même qu’il existe un objet. La
question devient donc : pour un acte de pensée, quel énoncé pourrait être le
plus évident ? Quel serait l’énoncé qui s’imposerait à lui en ne présupposant
aucune connaissance ? Bref, pour un acte de pensée, quelle est l’affirmation
la plus évidente ? Assurément s’agit-il ici d’un énoncé logique ou, plus
précisément, du fondement de tout énoncé logique, à savoir l’affirmation du
principe d’identité : A = A. Cet énoncé purement formel ne saurait être
contredit par la pensée et impose son évidence universelle. Pour la pensée,
il est universellement vrai qu’un élément est nécessairement identique à lui-
même. Mais n’est-ce pas présupposer d’emblée la validité des lois de la
logique ?
« Les lois (celles de la logique générale), d’après lesquelles on doit
absolument penser cet acte comme fondement de tout savoir humain,
ou – ce qui revient au même –, les règles d’après lesquelles cette
réflexion est instituée, ne sont pas encore démontrées comme
valables, mais sont présupposées tacitement comme connues et
établies. Ce n’est que bien plus tard qu’elles seront déduites du
principe, dont la fondation n’est exacte qu’à la condition de
l’exactitude de ces lois. C’est là un cercle, mais c’est un cercle
inévitable.5 »
La loi dont part Fichte est celle de l’identité ; un élément est toujours
identique à lui-même. Il est vrai, concède-t-il, que la validité de la notion
d’identité n’est pas fondée à ce moment du texte. Mais il est en même
temps, pour la pensée, inévitable d’y faire appel car, pour la pensée, il s’agit
de ce qu’il y a de plus certain et de plus évident : pour la pensée, il s’agit
donc d’un point de départ valable qui recevra sa validation ultérieure, quitte
à former un cercle inévitable dès lors que l’on voudra établir la Science.
Néanmoins le « A = A » demeure partiellement insatisfaisant car cette
identité n’est valide que si A est posé, que si donc un acte le pose ; c’est
donc un énoncé hypothétique, subordonné à l’acte posant A et pour lequel
si A est posé, alors A = A. Il nous faut donc comprendre à partir de cette
insuffisance la raison du passage aux trois principes.
Bibliographie
• Édition du texte
1. Explication du titre
Le titre intégral de l’édition de 1807 était Système de la science, et se
développait en ces termes : Première partie, la Phénoménologie de l’esprit.
Un second intertitre ajoutait Première partie : Science de l’expérience de la
conscience. Il faut entendre par « science » non pas les sciences positives –
physique, chimie, biologie, etc. – mais bien plutôt la connaissance vraie du
sujet par lequel advient la connaissance, donc du sujet pensant. Pour les
auteurs de l’idéalisme allemand – notamment pour Fichte – la « Science »
désigne la compréhension du fonctionnement de la conscience et du savoir
qui en résulte, Hegel s’inscrivant pleinement dans ce mouvement. En outre,
il y est question de l’« expérience » de la conscience, ce qui permet de
prendre en compte la dimension authentiquement phénoménologique de
l’ouvrage qui décrit ce que la conscience expérimente, aussi bien du point
de vue de ce qu’elle croit expérimenter que du point de vue de ce qu’elle
accomplit réellement.
Enfin la Phénoménologie de l’Esprit présente une signification
grammaticale volontairement équivoque ; le génitif peut y être aussi bien
compris dans son sens subjectif qu’objectif : c’est d’abord l’Esprit qui mène
sa propre enquête phénoménologique, l’Esprit étant ici le Sujet actif de la
démarche phénoménologique, cherchant le sens des objets de l’expérience
consciente du monde. Mais à cela s’ajoute le sens objectif du génitif : ce qui
se rencontre dans l’expérience consciente, c’est l’Esprit lui-même, ce
dernier étant expérimenté dans l’expérience ; cela revient à dire que l’Esprit
se montre phénoménalement, se phénoménalise, et qu’une étude de cette
phénoménalisation de l’Esprit devient possible.
2. Sens de la Préface
Si la Phénoménologie de l’Esprit ne prend véritablement tout son sens qu’à
partir de la Science de la Logique qui en démontre patiemment tous les
concepts, elle présente néanmoins le sens de sa démarche dans sa Préface
d’une exceptionnelle densité et qui constitue à elle seule un livre presque
autonome. Une phrase, notamment, en condense tout le projet :
« Ce dont tout dépend selon mon discernement, qui doit se justifier
seulement par la présentation du système lui-même, ce n’est pas
d’appréhender et exprimer le vrai comme substance, mais de
l’appréhender et exprimer tout autant comme sujet.1 »
La structure syntaxique de cette déclaration a beaucoup intrigué les
commentateurs car elle semble d’abord nier la substantialité du vrai pour
ensuite la réintégrer comme complément de la subjectivité. Pour
comprendre cette étrange affirmation, il faut identifier les interlocuteurs de
Hegel : d’un côté, celui-ci loue Spinoza d’avoir posé l’exigence de penser
les choses elles-mêmes, d’atteindre l’être en son cœur, c’est-à-dire d’avoir
maintenu l’exigence de la recherche du sens de la substance comme
soubassement intime de toutes choses. De l’autre, Hegel reproche à Spinoza
d’avoir oublié ou occulté le fait que cette exigence n’avait de sens que pour
un sujet : c’est le sujet pensant qui pense la substance, et pour qui celle-ci
possède un sens.
De ce fait, Hegel présente un projet inédit : comme Spinoza, il recherche le
sens de la substance et comme Descartes ou Kant il pose qu’il n’y a de sens
que pour un sujet. Par conséquent, tout le projet de la Phénoménologie de
l’Esprit signifie accomplir l’exigence spinoziste d’un dévoilement du sens
substantiel des choses par le moyen cartésien ou kantien du rappel
systématique que le sens de la substance sera toujours celui d’un sujet, celui
du pour-soi. En d’autres termes, il y a de l’en-soi, mais c’est le sujet qui
décrète qu’il y a de l’en-soi et c’est donc pour le sujet que l’en-soi peut
avoir un sens.
Toute l’entreprise de 1807 consiste donc à parvenir au Savoir absolu et à
relire l’ensemble des mouvements de la conscience sous l’angle de ce
dernier. Ce que sait le Savoir absolu, c’est qu’il ne peut y avoir de sens de
l’être en dehors du sujet philosophant ; mais, contrairement à ce qu’en
déduirait Kant, cela ne signifie pas que l’être est inaccessible ; cela signifie
bien au contraire que le sens de l’être est le sens de la pensée et que, par
conséquent, pour nous, le sens de l’être est identique à celui de la pensée,
car, pour nous, sujets pensants et philosophants, il ne saurait y avoir aucun
autre sens de l’être que celui que pense la pensée. Pour nous, donc, sujets
philosophants, l’en-soi est pour-soi, c’est-à-dire qu’il appartient à l’absolu
d’être relatif. Autrement dit, Hegel ambitionne de montrer que l’absolu a
toujours été mal pensé, car il a soit été pensé comme s’il n’y avait pas de
sujet du tout (Spinoza), soit comme si, dans une philosophie du sujet
(Kant), il pouvait être posé indépendamment du sujet. Or, Hegel veut
montrer que tout discours sur l’absolu est toujours discours d’un sujet et
que, par conséquent, tout discours sur l’absolu est toujours inadéquat en
ceci qu’il est toujours posé depuis une perspective relative, celle du sujet
transcendantal. Une fois comprise cette inadéquation de structure, Hegel en
déduit que le seul discours cohérent possible consiste à penser l’absolu
comme ne pouvant être que relatif, c’est-à-dire comme ne pouvant être dit
et pensé que relativement au sujet transcendantal, et tel est le sens de cette
Préface.
4. Section 1 : Conscience
Cette première section ambitionne de décrire le rapport le plus naïf que la
conscience puisse entretenir au monde : c’est le moment où le sujet établit
un rapport de pure extériorité aux objets du monde, c’est le moment où le
sujet considère les objets du monde comme radicalement autres que lui et
parfaitement indépendants de lui, parce que la conscience est toujours
conscience d’une séparation, d’une distance entre le sujet et l’objet. En
somme, c’est le moment où le sujet dit de l’objet qu’il n’a aucun rapport
avec lui et qu’il serait le même sans lui. Du point de vue du Savoir absolu,
c’est donc le moment le plus faux des croyances de la conscience car celle-
ci ne comprend pas le rôle qu’elle joue, ni même ne soupçonne qu’elle joue
un rôle dans la relation qu’elle établit : elle croit que lui apparaissent des
objets dont elle se contente de recueillir passivement les données, alors
qu’elle y joue un rôle actif que révèle à chaque instant l’analyse.
• Certitude sensible
Les trois chapitres qui la constituent sont tous pensés en fonction de cette
cécité de la conscience à l’égard de son propre rôle : posant l’objet comme
totalement indépendant d’elle, la conscience en reste à la substantialité de
ce dernier et se révèle incapable de prendre conscience de sa propre activité.
Néanmoins, l’intérêt du chapitre est de rendre particulièrement sensible le
contraste entre ce que croit la conscience au moment où elle éprouve une
sensation et ce qui se produit réellement, c’est-à-dire ce qui se produit pour
nous, dans l’acte de sensation. À cet égard, Hegel décrit un type de
sensation qui ne s’éprouve pas dans l’expérience quotidienne, car le
chapitre présuppose qu’il s’agisse d’une sensation pure, totalement dénuée
de concepts permettant d’identifier le monde apparaissant, à l’image de
l’analyse kantienne menée dans l’esthétique transcendantale ; de ce fait,
Hegel décrit un monde d’impressions que rien ne permet d’identifier,
monde qui s’apparente à celui du nouveau-né qui, faute de concepts, ne peut
rien identifier de ce qu’il sent et se contente d’éprouver la présence des
choses. Le problème est donc le suivant : que sent le sujet en l’absence de
toute conceptualité ? À cette question vont apparaître trois points de vue
entremêlés :
1. Point de vue de la conscience prise dans la certitude sensible : celle-ci
croit avoir affaire à un objet singulier immédiatement présent. Elle ne voit
absolument pas le rôle que joue le sujet en tant que sujet sentant dans la
sensation et ne voit en ce dernier qu’un rôle passif recevant l’objet en lui-
même.
2. Il n’en demeure pas moins que le sujet n’est pas muet face à la sensation ;
il peut la formuler. Certes, il est incapable de la déterminer avec précision
et ne peut identifier les objets se présentant à lui mais il peut néanmoins
dire que « cet objet-ci » lui apparaît « ici » et « maintenant ». Faute de
concepts, il ne peut déterminer ces mots qui demeurent purement
universels puisque n’importe quelle localisation, spatiale ou temporelle
leur convient. Néanmoins, l’utilisation même du langage pour dire la
sensation, fût-il indéterminé, révèle deux points capitaux : 1) il n’y a pas
de sensation possible sans langage, donc sans sujet pensant, et 2) ce que la
conscience visait comme singulier ne peut être dit que dans l’universel,
faute de concepts précis. Donc, la vérité de la certitude sensible, en tant
qu’elle est son présupposé logique, n’est autre que le langage universel du
sujet, et donc la structure universelle du sujet.
3. Pour nous qui savons qu’il appartient à la substance d’être sujet, nous
comprenons deux choses d’emblée essentielles. 1) La présence du monde,
c’est-à-dire l’être, se donne à nous par la sensation, de sorte que le sujet
fait de ce qu’il sent la marque même de l’être. Il n’y a de présence
substantielle de l’être que pour le sujet sentant. 2) L’objet senti devant être
dit, il est toujours déjà saisi par le langage qui est toujours celui du sujet ;
or, puisque ce dernier est envisagé comme privé de ses concepts, il
dispose d’un langage non déterminant, et purement universel qui renvoie
aux formes universelles de la subjectivité. Par conséquent, pour nous, il
va de soi que ce que vise la conscience comme objet singulier est
condamné à échouer puisqu’elle le vise à travers un outil universel.
• Perception
La vérité de la sensation est la perception : celle-ci consiste à identifier et
reconnaître le sens de ce qui est senti en le déterminant, donc en donnant le
sens vrai de la chose sentie. Je ne sens plus seulement la présence de l’être,
je perçois un bureau, c’est-à-dire que je peux identifier ce que je sens
comme exemplaire d’un type universel d’objets.
1. Du point de vue de la conscience, il ne s’agit plus de sentir mais
d’identifier ; la conscience percevante répond donc à la question :
« qu’est-ce que c’est ? » Or, pour la conscience percevante, les choses
sont ce qu’elles sont. Identifier un bureau, c’est dire que ceci est un
bureau ou, mieux encore, que « cet objet sensible est un bureau » parce
qu’il présente les caractéristiques universelles du bureau qui font que tout
objet présentant de telles caractéristiques doit être un bureau. Mais ce
dernier est situé dans l’espace et le temps ; par conséquent, je ne perçois
pas un bureau, mais ce bureau-ci, déterminé par l’espace et le temps, ce
qui fait basculer la conscience vers la singularité spatio-temporelle de
l’objet.
2. Du point de vue de la vérité de la perception, c’est l’entendement qui
assure l’essentiel en ceci que c’est lui qui fournit les concepts permettant
de reconnaître les propriétés de la chose et qui assure l’unité des
propriétés pour former l’identité conceptuelle de l’objet unifié. Qu’est-ce,
en effet, qu’un objet pour la conscience percevante ? C’est une somme de
propriétés permettant de le reconnaître : je ne reconnais cet objet comme
étant un bureau que parce que j’ai reconnu un ensemble de propriétés
(quatre pieds, une certaine rigidité de la planche horizontale, etc.) qui,
dans leur ensemble, donnent l’unité de l’objet. L’objet perçu est donc un
concept synthétisant plusieurs concepts apparaissant comme des
propriétés relatives au concept général ; de ce fait, l’analyse révèle que ce
que la conscience croit être un bureau en-soi est aussi une synthèse
conceptuelle opérée par cette dernière en vue de donner sens à ce qui est
senti, ce qui revient à dire que la vérité de la perception n’est autre que
l’action synthétique de l’entendement.
3. Pour nous, la singularité spatio-temporelle de l’objet n’est autre que celle
du sujet percevant. Mais surtout, ce bureau pourrait-il être autre chose
qu’un bureau ? Assurément pas. Cet objet sensible est un bureau au sens
où il appartient à cet objet d’être en-soi pensé selon le concept de bureau
et nous ne pourrions pas y percevoir autre chose.
On comprend ainsi la singularité de la position hégélienne. Le dogmatique,
ne voyant que l’en-soi, dirait : « ceci est en-soi un bureau » ; le kantien
transcendantal, ne voyant que le pour-soi, dirait : « le bureau, loin d’être un
bureau en-soi, n’est jamais que le concept par lequel j’interprète le sens du
phénomène » ; Hegel, quant à lui, montre que puisque nous ne saurions
percevoir autre chose qu’un bureau face à cet objet, alors, pour nous, il
s’agit en-soi d’un bureau.
• Force et entendement
« Ballottement » entre ce qui est senti et l’identification de ce qui est senti
grâce aux concepts de l’entendement, la perception présuppose néanmoins
l’action synthétique de l’entendement qui en constitue la vérité, en tant qu’il
parvient à fixer le sens des choses par la puissance conceptuelle. Il ne s’agit
alors plus de percevoir le sens des choses ici et maintenant, c’est-à-dire de
les identifier de manière spatio-temporelle, mais de les connaître en un sens
scientifique, indépendamment d’une situation particulière. La perception
avait identifié cet objet comme étant un bureau, il s’agit désormais de se
demander pourquoi le bureau demeure au sol ou, plus généralement, à
quelles lois scientifiques il obéit éternellement. Une fois encore, la
conscience d’entendement considère que la réponse à cette question ne
dépend pas d’elle mais se trouve inscrite à même l’objet : il y aurait donc au
cœur de ce dernier des forces non sensibles qui rendraient compte de son
comportement physique ; c’est la raison pour laquelle, ce chapitre
s’intéresse au « suprasensible », c’est-à-dire à la croyance de la conscience
selon laquelle il y aurait dans les objets une puissance non visible, non
tactile, non sensible, à savoir des « forces » qui expliqueraient le
mouvement des corps.
Il s’agit de la première explication de Hegel avec les sciences positives, ici
décrites selon leur naïveté consistant à croire que les choses obéissent à des
forces intimes qui, comme telles, n’auraient rien à voir avec le sujet.
Toutefois, l’analyse révèle une fois encore que la science d’entendement est
toujours relative au sujet, en tant qu’elle est la manière dont ce dernier
explique – donc donne sens à – le comportement physique des objets.
Il n’y a donc pas, comme le prétend Kant dans la Critique de la raison pure,
de dualité entre l’empirique sensible et l’a priori suprasensible, mais il y a
bien plutôt intimité de l’a priori et de l’empirique car, pour nous, il
appartient au comportement substantiel de la nature d’être décrit selon les
concepts de l’entendement humain, ce qui revient à dire qu’il y a identité
entre réalité naturelle et lois conceptuelles forgées par l’entendement.
5. Section 2 : Conscience-de-soi
• La conscience comme liberté
C’est pourquoi, après le chapitre consacré à l’entendement, il est possible
de parvenir à la conscience-de-soi, qui constitue le premier moment de la
sortie de la naïveté de la conscience ; celle-ci ne croit plus avoir affaire à
quelque chose de tout à fait autre qu’elle-même, mais elle commence à
savoir que son objet est identique à elle-même. « Avec la conscience-de-soi
nous sommes donc maintenant entrés dans le royaume natal de la vérité.2 »
Dans la section « Conscience », la conscience ne reconnaissait pas sa
marque dans le sens des choses ; avec la section « Conscience-de-soi », elle
prend conscience qu’elle peut transformer le monde, qu’elle est active et
qu’elle imprime sa marque dans ce dernier. Certes, la conscience-de-soi est
la vérité de la conscience, ce qui signifie que celle-ci colonisait déjà l’être
sans le savoir, et cherchait de manière non consciente à se retrouver dans
l’objet : mais, désormais, cette colonisation de l’être est consciente au sens
où la conscience tente de faire du monde extérieur un reflet concret de son
propre contenu.
• La lutte pour la reconnaissance : maîtrise et servitude
Tel est le cas du désir qui tente de coloniser la conscience d’autrui : désirer
signifie en effet chez Hegel tenter d’imposer à la conscience d’autrui le
désir de ma propre conscience, c’est-à-dire nier ce que désire autrui afin d’y
implanter mon propre désir. Tout désir tente de déterminer, donc de nier, la
conscience d’autrui en fonction de ma conscience propre ; il en résulte que
ma conscience désirante tente de retrouver son contenu propre dans la
conscience d’autrui, donc de réfléchir mon désir par la médiation de la
conscience d’autrui.
Le désir est ainsi toujours désir de reconnaissance : « être reconnu »
signifie être perçu comme un sujet par un autre sujet, c’est-à-dire être perçu
comme un être pour lequel l’essentiel n’est pas de vivre au sens biologique
du terme mais d’affirmer sa subjectivité par le pouvoir de négation. Mais un
tel désir est voué à l’échec en raison de la conflictualité inhérente au désir :
chaque conscience tentant d’imposer à l’autre son propre désir, il en résulte
une lutte à l’issue de laquelle chacune des deux consciences est frustrée.
Celle qui a cédé sur son désir est appelée « serviteur » et, ayant renoncé à
son désir, elle ne peut plus être reconnue comme sujet ; celle qui n’a pas
cédé et qui a imposé son désir à l’autre est appelée « maître » mais elle ne
peut être reconnue non plus car elle ne perçoit plus le serviteur comme un
sujet ; or, elle ne désire être reconnue que par un sujet. La reconnaissance ne
peut donc être possible au niveau du désir et ne s’avérera effective qu’avec
les droits politiques où chaque citoyen reconnaîtra tous les autres comme
son semblable, politiquement parlant.
6. Section 3 : Raison
• Raison
La Raison est la vérité de la conscience-de-soi, le moment où la conscience
a la certitude d’être, « dans sa singularité, absolument en soi, ou toute
réalité. »3 La raison est, en termes simples, le moment de la compréhension,
c’est-à-dire le moment où le sujet prend conscience que le monde s’éclaire
et, où, par conséquent, il prend conscience qu’il a une prise sur le monde
quant à son intelligibilité. En d’autres termes, le sujet sait que le sens du
monde ne lui résiste plus, il se sait sachant, du fait même que le sujet se
découvre désormais agissant à même le monde.
La compréhension rationnelle est donc toujours pensée comme étant celle
du sujet ; c’est pourquoi cette troisième section, extrêmement longue, décrit
de manière patiente le monde comme un théâtre ne manifestant qu’une
seule chose, à savoir le sujet lui-même en tant que source du sens. Hegel
parcourt ainsi toute la gamme de la compréhension où se produit le sujet :
commençant par la théorie, il aborde l’idéalisme pour lequel il n’est de sens
que par le sujet, poursuit par la psychologie qui fait du sujet l’objet même
de son étude, puis aborde la difficile question de l’éthique et de la morale où
il s’agit de déterminer, toujours subjectivement, les bons et les mauvais
comportements de ce même sujet.
• Esprit
Le problème de la raison est que, si elle comprend enfin le rôle de la
conscience-de-soi et sa puissance, elle conserve un aspect unilatéral ; elle
donne trop au sujet, et trop peu à l’objet. Ainsi, si elle comprend un élément
fondamental, à savoir qu’il serait insensé de poser un sens étranger au
sujet, elle ne comprend pas encore ce que signifie comprendre, c’est-à-dire
qu’elle ne comprend pas le présupposé à l’œuvre derrière toute
compréhension. L’esprit apparaît alors comme la vérité de la raison au sens
où c’est en lui que se révèle la compréhension de la compréhension. « La
raison, écrit Hegel, est esprit en tant que la certitude d’être toute réalité est
élevée à la vérité, et qu’elle est consciente d’elle-même comme de son
monde et du monde comme d’elle-même.4 »
Comprendre la compréhension, c’est poser que l’on ne peut comprendre un
phénomène qu’à la condition qu’il y ait homogénéité entre le sujet
comprenant et l’objet compris, ce qui revient à dire que la raison ne peut
comprendre que ce qui est rationnel, exactement comme la vue ne pourrait
voir que ce qui est visible. Il en découle que si la raison peut comprendre le
monde, cela signifie que ce dernier est intrinsèquement rationnel ou, pour le
dire autrement, que pour la raison il n’y a de réel que rationnel ; mais il ne
peut être intrinsèquement rationnel que s’il est le théâtre et le produit de
sujets rationnels. L’esprit pose donc que le monde n’est pas une réalité qui
m’est étrangère : il m’apparaît au contraire comme une réalité familière en
tant qu’il est l’œuvre de sujets rationnels semblables à moi, en l’œuvre
desquels je puis me reconnaître.
L’esprit n’est donc pas une chose, il est une activité ; il est l’activité par
laquelle le sujet se retrouve chez soi en son autre. Par l’esprit, on entre ainsi
dans le monde de la liberté, dans ce monde où le sujet est chez-soi-en-son-
autre du fait même qu’il a façonné le monde et qu’il se retrouve donc en lui.
Avec l’esprit se révèle un monde proprement humain dont les sujets sont les
auteurs autant que les acteurs : le monde éthique, le monde familial, le
monde culturel, le monde moral, voilà autant d’éléments que les sujets
façonnent, organisent en même temps qu’ils sont pensés par un sujet
pensant. Donc, avec l’esprit, le sujet se pense lui-même comme façonnant le
monde ; mieux encore, avec l’esprit, le monde se révèle comme le lieu de
l’action du sujet, l’esprit n’étant rien d’autre que le sujet prenant conscience
de lui-même en tant qu’agissant, c’est-à-dire prenant conscience de lui-
même par la médiation du monde en tant qu’il est l’œuvre du sujet.
• Religion
La religion est « conscience de l’essence absolue en général5 ». Avec la
religion, l’esprit sait qu’il se rapporte désormais à l’absolu ; mais il s’y
rapporte par la conscience, donc par la séparation qu’établit cette dernière
entre le sujet et l’objet. Ainsi, la religion est la connaissance de l’Absolu en
tant que séparé du sujet par la transcendance. En d’autres termes, la religion
est la compréhension du monde comme œuvre d’une subjectivité
transcendante – celle de Dieu –, cette subjectivité apparaissant comme autre
que celle du sujet la pensant. Autrement dit, la religion est ce moment où le
sujet prend conscience que le monde en son entier, bien au-delà des
institutions culturelles, éthiques et politiques, est ce à travers quoi s’exprime
une volonté subjective, mais il maintient une distance entre cette volonté
subjective – qu’il juge transcendante – et la sienne propre – qu’il juge
immanente.
Conclusion
Le génie de la Phénoménologie de l’Esprit consiste à congédier deux
écueils : contre l’illusion du substantialisme, elle rappelle que tout ce qui est
dit du monde l’est pour un sujet pensant ; mais, parallèlement, contre
l’idéalisme subjectif, elle montre que dans la mesure où un sujet humain ne
peut accéder à un sens du monde autre que celui que lui offre le point de
vue humain, alors il en découle que le point de vue humain est le seul
possible et constitue dès lors le point de vue absolu. Il peut sembler
contradictoire de parler d’un « point de vue absolu » mais c’est justement la
grande découverte de Hegel que d’avoir démontré qu’il appartenait à
l’absolu d’être relatif sans que cela ne mène au subjectivisme.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
Bibliographie
• Éditions du texte
2. Étude de la Préface
• Comprendre et non prescrire
La Préface de l’ouvrage, brève mais comme souvent dense, expose le projet
hégélien et prévient les éventuels contresens qui pourraient être commis. Le
premier point décisif est le refus hégélien d’un discours prescriptif : il ne
s’agit aucunement de dicter ce que doit être l’État ou le droit ou même la
société, mais il s’agit d’étudier le sens de ceux-ci dans une optique qui
demeure analytique et en aucun cas prescriptive.
« Ainsi donc, ce traité, en tant qu’il contient la science de l’État, ne doit être
rien d’autre que la tentative de conceptualiser et d’exposer l’État comme
quelque chose de rationnel au-dedans de soi. En tant qu’écrit
philosophique, il faut qu’il soit au plus haut point éloigné de devoir
construire un État tel qu’il doit être ; l’enseignement qui peut résider en lui
ne peut tendre à enseigner à l’État comment il doit être, mais plutôt
comment cet État, l’univers éthique, doit être connu.3 »
• Comprendre ce que signifie comprendre : l’effectif et le
rationnel
Hegel ne dit jamais ce qui doit être mais il ambitionne bien plutôt de révéler
le sens de ce qui est. Or, dans le domaine de l’Esprit, et particulièrement de
l’Esprit objectif, ce qui est doit être compris avant toutes choses. Par
ailleurs, pour que quelque chose soit compris, il faut qu’il y ait homologie
entre l’objet à comprendre et le sujet comprenant ; le sujet étant rationnel, il
est impératif de considérer que l’État, en tant qu’il peut faire l’objet d’une
compréhension, soit lui aussi rationnel. C’est pourquoi l’État relève de
l’Esprit objectif en tant qu’il est l’objectivation de volontés elles-mêmes
rationnelles, volontés donnant une forme politique au monde ; en d’autres
termes, le monde politique est l’objectivation rationnelle de volontés, si
bien que c’est la raison qui se manifeste dans la vie politique, et ainsi se
comprend pourquoi cette dernière est parfaitement compréhensible par un
sujet rationnel qui se retrouve lui-même sous la forme objectivée du
politique.
Cela explique la célèbre formule, si souvent commentée, selon laquelle « ce
qui est rationnel est effectif et ce qui est effectif est rationnel.4 » L’ordre de
la formule est capital ; Hegel commence par le rationnel, c’est-à-dire par le
sujet en tant qu’il se rapporte au monde et qu’il le structure quant à son sens
et quant à sa forme. Il ne s’agit pas de dire que l’entièreté du réel est
façonnée par le rationnel, raison pour laquelle Hegel parle de l’effectif
[wirklich] et non du réel comme tel ; il s’agit bien plutôt de montrer le
mouvement du sujet vers le monde en tant qu’il imprime à ce dernier sa
marque, et que le réel devient le terrain d’effectuation du sujet agissant ; il
en découle la deuxième partie de la phrase, à savoir que ce qui porte la
marque du sujet, c’est-à-dire ce en quoi le sujet a effectué son action, peut
faire l’objet d’une compréhension, c’est-à-dire, au sens propre, d’une saisie
par la raison. En d’autres termes, Hegel rappelle que ne peut être
authentiquement compris par la raison que ce qui porte la trace du rationnel,
si bien que l’Esprit objectif expose au fond ce que signifie comprendre la
compréhension.
• L’envol de la chouette de Minerve à l’irruption du crépuscule
Enfin, en privilégiant la compréhension sur la prescription, Hegel évacue
toutes les démarches philosophiques favorisant l’utopie ou l’imagination ;
seul peut être analysé ce qui est, et l’imagination politique relève bien
davantage de l’Esprit subjectif que de l’Esprit objectif. La philosophie
politique ne peut analyser que ce qui s’est accompli, que ce qui s’est
effectué, à savoir l’effectif ; tout le reste n’est qu’un dialogue du sujet avec
lui-même en dehors de son effectuation, et ne saurait concerner
l’authentique réflexion politique.
« Ce que le concept enseigne, l’histoire le montre nécessairement de la
même manière : c’est seulement dans la maturité de l’effectivité que l’idéal
apparaît en face du réel et qu’il édifie pour lui-même ce même monde, saisi
dans sa substance, sous la figure d’un règne intellectuel. Quand la
philosophie peint gris sur gris, alors une figure de la vie est devenue vieille
et, avec du gris sur gris, elle ne se laisse pas rajeunir mais seulement
connaître ; la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du
crépuscule. »5
Le gris sur gris évoque ici l’homologie nécessaire à la compréhension
philosophique des choses ; l’effectuation du sujet rationnel doit avoir lieu
pour que le sujet rationnel puisse commencer à comprendre ce qui a été
effectué en vue de se retrouver lui-même dans l’être ; ainsi Hegel congédie-
t-il toute forme de prospective ou de perspective programmatique afin de
rappeler qu’il n’est de saisie philosophique des choses qu’à l’issue de leur
accomplissement. Philosopher n’est pas prévoir mais comprendre ce qu’il y
a de compréhensible – donc de rationnel, donc de manifestations du sujet
sous des formes aussi bien subjectives qu’objectives – dans le monde.
3. Le droit abstrait
• La Propriété
Comme dans toute son œuvre, Hegel commence par l’immédiateté, c’est-à-
dire, dans le texte de l’Esprit objectif, par l’objectivation immédiate de la
volonté individuelle. Si, de manière générale, le sujet vise à s’approprier le
monde afin que ce dernier ne lui résiste plus, dans le cas particulier de
l’Esprit objectif, cette appropriation adopte une tournure matérielle à travers
la forme de la propriété effective des choses. « Ceci est à moi » constitue la
forme objective de la volonté qui s’installe dans le monde sous la forme
d’objets qu’elle décrète siens. C’est, si l’on peut dire, une forme matérielle
de colonisation du monde par laquelle les éléments de ce dernier sont
présentés comme appartenant réellement au sujet.
• Le Contrat
Toutefois, cette propriété privée est justement privée, c’est-à-dire qu’elle
prive autrui de la jouissance du bien que le sujet considère comme sien. Par
conséquent, la propriété privée ne peut être telle que si autrui reconnaît qu’il
n’a aucun droit sur elle, et admet qu’il y renonce. C’est pourquoi le
deuxième moment du Droit abstrait concerne le « Contrat » en tant que ce
dernier unifie les différentes volontés autour de la propriété privée : par le
contrat, chacune des volontés se rapporte à la chose, soit pour admettre
qu’elle n’est pas sienne, soit pour déclarer qu’elle est sienne, et toutes les
volontés s’accordent autour de cette répartition.
Le Contrat apparaît donc comme l’objectivation de la volonté individuelle
en tant que celle-ci fait l’objet d’une acceptation de tous dans le cadre d’un
consensus ; mieux encore, il y a par le Contrat un processus de
reconnaissance, au moins théorique, en ceci que chaque sujet reconnaît la
répartition des biens.
• Le déni du droit
Toutefois, cette reconnaissance de l’objectivation de la volonté à travers la
propriété demeure très théorique car, dans les faits, on observe que
beaucoup peuvent porter atteinte à la propriété privée. Vols, larcins,
dégradations sont des éléments factuels, objectivant eux aussi une volonté,
qui s’observent depuis toujours, ce qui signifie que, concrètement parlant, la
propriété privée est régulièrement violée ; face à cette violence doit
répondre une autre violence, celle du droit, qui rétablit la propriété privée
dans son bon droit. Ici, le droit n’apparaît que sous sa forme punitive
destinée à rétablir le « bon droit », c’est-à-dire la force de la règle
commune.
• Pourquoi le droit abstrait est-il « abstrait » ?
Chez Hegel, « abstrait » signifie toujours incomplet ; par conséquent, il
manque au droit abstrait quelque chose ou, pour le dire autrement, le droit
abstrait fait abstraction d’un élément capital ; il lui manque en effet un
rapport à l’histoire, c’est-à-dire à la situation historique concrète d’une
société donnée. Le droit abstrait est une réflexion théorique et, plus encore,
anhistorique, sur la manière dont s’objective la personnalité du sujet à
travers la propriété privée ; mais il ne relie pas cette objectivation à
l’histoire, faisant de l’homme du droit abstrait une abstraction ne
correspondant à aucun système concret historico-culturel.
4. La moralité
Autant la réflexion sur le droit abstrait présentait un caractère universel,
autant la réflexion sur la moralité [Moralität] ramène à la particularité du
sujet et montre à quel point il est impossible de sortir de celle-ci dès lors
que l’on s’intéresse à l’action morale en tant que telle. « Le point de vue
moral est le point de vue de la volonté en tant qu’elle est infinie non pas
simplement en soi, mais pour soi.6 » Parce que l’histoire et la situation
concrète ne sont toujours pas convoquées, Hegel poursuit son investigation
de l’Esprit objectif à travers l’objectivation de l’obligation réciproque dans
le cadre social.
En termes simples, il apparaît que la moralité établit un lien entre la
subjectivité du vouloir et des règles ou des normes qui sont réalisées par des
actions, actions exprimant elles-mêmes le droit en objectivant une libre
subjectivité. Cela revient à dire que le principe de l’autonomie subjective
s’inscrit dans l’objectivité chez Hegel au sens où il s’agit de ressaisir dans
le monde effectif l’expression même de la volonté subjective. Néanmoins,
celle-ci tente de s’accomplir conformément à un principe normatif qui
présente une contradiction : l’action morale doit être à la fois réalisable et
en même temps conforme au Bien. Or, rien ne garantit que le Bien coïncide
avec le réalisable, si bien que la maxime de l’action morale se révèle
toujours contestable et contradictoire parce que toujours marquée de la
particularité du sujet. En d’autres termes, et contre Kant, Hegel montre que
l’action morale n’atteint jamais la véritable universalité et porte toujours en
elle la particularité du choix qu’elle a dû effectuer entre la norme du Bien et
la norme du réalisable.
5. L’éthicité
Cette incomplétude de la moralité engluée dans la particularité appelle son
dépassement dans l’éthicité [Sittlichkeit] qui constitue la vérité de la
moralité, c’est-à-dire son présupposé, en même temps qu’elle est l’objet de
l’innovation hégélienne la plus profonde. L’éthicité peut être comprise
comme le moment où l’individu, tout en restant individu, n’agit plus
comme individu mais agit désormais comme membre d’un tout qui
l’englobe et le dépasse. C’est la raison pour laquelle apparaissent des
éléments collectifs que sont la famille, la société et l’État.
Le droit abstrait proposait un modèle d’objectivation de la personnalité par
la propriété en faisant abstraction des conditions historico-sociales ; la
moralité proposait un modèle d’objectivation de l’obligation individuelle en
faisant abstraction des mœurs et des règles implicites ; la Sittlichkeit réunit
ces deux moments, et permet donc de penser l’insertion d’un sujet
individuel dans un cadre collectif sans que cela n’anéantisse son
individualité tout en donnant un contenu substantiel à sa volonté propre.
Toute la force de la Sittlichkeit consiste en effet à présenter une liberté
politique accomplie du fait même que si l’individu se définit à partir de son
groupe, alors ce dernier ne lui apparaît plus comme un élément étranger de
sorte que, en lui obéissant, il puisse accomplir pleinement sa liberté. En
d’autres termes, si je suis substantiellement membre d’une famille, alors
obéir à la famille ne revient pas à être contraint par un élément étranger
mais, au contraire, à obéir à ce à quoi je considère appartenir. La liberté
comme réalisation de soi en-son-autre prend ici un sens tout à fait concret.
• La Famille
La famille est une communauté naturelle fondée sur la particularité ; de ce
fait, si du point de vue de la famille, l’individu appartient à un groupe
cohérent, la particularité affective du lien implique la multiplicité des
familles, et donc l’impossible unité. De surcroît, fondée sur la durée de vie
des individus, elle est condamnée à disparaître avec la mort de ses
membres, à laquelle s’ajoute le fait que chacun fonde lui-même sa propre
famille ; élément d’unité, elle donne contradictoirement naissance à la
multiplicité et est donc dépassée par le cadre plus global de la société civile.
• La société civile
Comme la famille, la société civile n’est pas exempte de contradictions ; si
elle présente une forme d’unité supérieure à celle de la famille, elle n’en
demeure pas le moins le cadre d’une coexistence d’individus, Hegel pensant
la société sur le mode non organique du contrat où des individus s’associent
en vue de défendre leurs intérêts. « En tant que citoyens de cet État, les
individus sont des personnes privées qui ont pour fin leur intérêt propre.7 »
Tout le problème est alors de comprendre comment des individus égoïstes,
poursuivant leurs intérêts privés, c’est-à-dire particuliers, peuvent
appartenir à un élément universel, et comment cet élément universel peut
résister au tiraillement et à l’écartèlement qu’implique la poursuite effective
des intérêts particuliers, donc contradictoires.
• L’État
L’État est le présupposé secret par lequel seul la vie éthique présente un
sens réel. Fondé sur le patriotisme, il parvient à unifier des individus
différents à partir de la loi commune afin de créer l’analogue non affectif de
la famille sur le plan politique. Il ne s’agit pas pour l’État de condamner la
poursuite des intérêts privés, c’est-à-dire de renoncer au libéralisme, mais il
s’agit plutôt d’ordonner les intérêts particuliers au bien commun.
Vis-à-vis de l’État, l’individu dispose d’un droit, à savoir celui de respecter
la loi en tant qu’accomplissement de son devoir. Ici, l’individu exerce bien
sa libre volonté mais celle-ci ne cherche plus en elle-même, de manière
abstraite, une introuvable universalité ; la maxime de son action est
substantiellement fournie par la loi par le respect de laquelle l’individu agit
comme membre de la société, c’est-à-dire comme citoyen. L’universel est
donc désormais pris comme but au service duquel le particulier apparaît
désormais comme un moyen, dont il faut rappeler la légitimité en tant que
moyen. En somme, l’État est cette création humaine qui, loin de m’être
étrangère, m’apparaît au contraire l’œuvre rationnelle des hommes dont
j’adopte la volonté objective sous forme de lois que je respecte en tant que
citoyen.
Conclusion
À la suite de Montesquieu et de Rousseau, Hegel montre que la liberté ne
saurait être identique à l’indépendance ; pour le dire autrement, on ne peut
pas être authentiquement libre en faisant abstraction d’autrui, et seule la
juste compréhension de la notion d’obligation peut s’accommoder de la
qualification de liberté. Le génie de Hegel, dans les Principes de la
philosophie du droit, est de porter à son acmé cette intuition philosophique
et de montrer que, si la liberté se définit par le fait d’être chez-soi-en-son-
autre, alors ce n’est qu’en faisant sienne la règle collective afin que celle-ci
détermine sa volonté que l’individu pourra accomplir des actions
authentiquement libres, car il aura incorporé les normes du groupe, à telle
enseigne que celles-ci ne lui apparaîtront plus comme une contrainte
extérieure insupportable mais, bien au contraire, comme l’objectivation de
son vouloir en tant que membre d’une collectivité.
Hegel adopte à cet égard une position subtile envers le libéralisme
politique : avec ce dernier, il reconnaît à l’individu et à la recherche de ses
intérêts une légitimité absolue. La société civile garantit la possibilité de
poursuivre des intérêts égoïstes ; mais que ces intérêts particuliers et
égoïstes soient absolument légitimes n’implique pas, contrairement à ce que
pose la pensée libérale, qu’ils soient la fin suprême de l’action individuelle.
Le paradoxe hégélien est de fonder le dépassement de l’individu dans la
volonté individuelle, et de refuser de faire de celui-ci le dernier mot du
vouloir : l’individu libre doit vouloir plus que lui-même, c’est-à-dire doit se
vouloir lui-même non pas comme individu mais comme membre d’un tout ;
c’est le seul moyen d’être authentiquement libre et de ne plus rencontrer le
monde politique comme une extériorité contraignante.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Éditions du texte
• Édition de référence : G. W. F. Hegel, Principes de
la Philosophie du Droit, traduction Jean-François
Kervégan, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013.
1. Contexte de l’œuvre
La philosophie Kantienne, tout comme celle de Descartes qui avait inauguré
la modernité, a orienté la pensée occidentale jusque dans ces systèmes
idéalistes et positivistes qui se disputèrent son héritage tout le long
du XIXe siècle. C’est surtout en Allemagne que l’idéalisme s’épanouit dans
les systèmes de trois universitaires, Fichte, Schelling et Hegel, que
Schopenhauer ne cessa d’éreinter, leur reprochant précisément d’avoir
élaboré une philosophie de professeurs et de théologiens qui non seulement
prennent les mots pour les choses, mais sont aussi trop peu indépendants du
pouvoir et donc de leurs émoluments3. Schopenhauer, quant à lui, ne
voulant courtiser que la vérité qui, souligne-t-il, « n’est pas fille de joie à se
jeter au cou de qui ne la désire pas »4 voulut reprendre la philosophie là où
Kant l’avait laissée. Son indépendance financière, assurée par l’héritage de
la fortune paternelle, lui rendit, il faut bien le dire, la chose plus aisée. Il
trouva dans les livres sacrés de l’Inde, notamment les Véda et Upanishads,
que lui avait fait connaître Maier, professeur à l’Université de Göttingen,
une convergence avec la distinction kantienne entre le phénomène – le
monde tel qu’il nous apparaît immédiatement – et la chose en soi – le
monde tel qu’il est, indépendamment de notre représentation. Si Kant
affirmait l’impossibilité pour l’homme de déchiffrer l’énigme du monde,
Schopenhauer, en cela plus proche des Upanishads que de Kant, affirme
avoir trouvé la clef dans l’expérience intime du corps propre qui nous
permettrait de dévoiler le soubassement du monde phénoménal.
Bibliographie
• Éditions de référence
• Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et
représentation, traduit de l’allemand par Christian
Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey annoté
par Vincent Stanek, Ugo Batini et Christian Sommer,
Paris, Gallimard, collection « Folio », 2009, en deux
volumes.
• Études
• http://www.schopenhauer.fr/index.html
1. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1 Préface à la 2e édition,
1844, traduit de l’allemand par C. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey, Gallimard Folio, Paris 2009.
Toutes les références à l’ouvrage seront empruntées à cette dernière édition.
2. Cf les pages 45 et suivantes, de la préface à la première édition.
3. Cf entre autres les pages 68-70 dans la même édition.
4. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1 Préface à la 2e édition,
1844, page 58.
5. Lieu où étaient isolés les pestiférés.
6. Ibid., pages 62-63.
7. Ibid., parag. 1, page 77.
8. Ibid., parag. 15, page 215.
9. Ibid., page 216.
10. Ibid., page 216.
11. Ibid., parag. 2, pages 80 à 82.
12. Ibid., paragraphe 17, page 242.
13. Ibid., § 18, p. 249.
14. Ibid., § 20, p. 255.
15. Ibid., § 21, p. 261.
16. Ibid., § 18, p. 248. « c’est-à-dire être déduite en tant que connaissance médiate d’une autre
immédiate, précisément parce qu’elle est elle-même la plus immédiate ».
17. Ibid., § 23, page 266 et § 25, pp. 292-293.
18. Ibid., § 26 & 27.
19. Ibid.
20. Ibid., § 29, pp. 353-354.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid., paragraphe 69, page 732.
24. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 2, chapitre 34, p. 1792.
25. Ibid., p. 1793.
26. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1, livre 3, § 49 p. 464.
27. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1, livre 3, § 43 pp. 432-
433.
28. Ibid., § 44, p. 439.
29. Ibid., § 45, p. 445.
30. Ibid., § 48.
31. Ibid., § 51.
32. Ibid., § 52, p. 501.
33. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation vol. 1, livre 4, § 53 p. 524.
34. Ibid., § 55 p. 550.
35. Ibid., § 61 pp. 623-624.
36. Ibid., § 62 pp. 634-635.
39
Tocqueville, La Démocratie
en Amérique (1835-1840)
2. Les thèses
• L’individualisme démocratique, conséquence de l’égalité
« Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous », écrit-il dans
son introduction. Et il ajoute : « Il faut une science politique nouvelle à un
monde tout nouveau1 ».
Tocqueville est attentif à cerner tous les effets politiques et culturels de cette
nouvelle manière d’être, typiquement moderne. Admirateur de Pascal, il
veut dresser le tableau des « grandeurs et des misères » de la démocratie.
En 1841 dans La Démocratie en Amérique, il analyse ce principe
démocratique qui s’affirme dans l’égalisation des conditions contre la
hiérarchie des classes et l’autorité des traditions.
Tocqueville voit la marche vers l’égalité des conditions comme une
évolution inéluctable et irréversible mais inquiétante, car avec elle les
libertés individuelles disparaissent.
Il constate que ce processus d’égalisation s’accompagne logiquement de la
dissolution des influences sociales, des liens de dépendance et atomise le
lien social, menaçant ainsi l’exercice même de la liberté et de la
responsabilité politique du citoyen.
En effet, l’égalité tend à dissoudre l’idée de supériorité naturelle ainsi que
l’influence des traditions, ou des anciens. De plus, la perte des grands
idéaux antiques (la vertu, le bien commun) conduit à l’appauvrissement du
sens de la vie, « aux petits et vulgaires plaisirs », à l’ennui et à l’inquiétude.
L’homme démocratique en vient alors à considérer que son opinion vaut
celle de tout autre et qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur
parole. Chacun veut donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre
raison. D’où ce sentiment d’autosuffisance que Tocqueville appelle
l’individualisme.
Ainsi l’égalisation s’accompagne d’une fragilité plus grande des individus
qui deviennent isolés et séparé les uns des autres. En se repliant sur lui,
l’homme sent sa faiblesse et son isolement. Il se tourne alors naturellement
vers la masse en pensant que la vérité réside dans le plus grand nombre.
D’autre part, pour éviter l’anarchie et protéger leurs biens, ils s’en remettent
à un pouvoir unique et central auquel ils délèguent tous leurs droits.
L’individualisme rend les hommes indifférents à autrui et craintifs en même
temps. Il les prépare à consentir au despotisme de l’État tutélaire, ce que
Tocqueville appelle le despotisme doux. Ils sont prêts à sacrifier leur liberté
à leur tranquillité.
• Le despotisme doux comme nouvelle figure de la servitude
Il y a donc une ambivalence de l’égalité qui produit deux mouvements
contraires :
– L’un qui conduit vers une plus grande liberté individuelle.
– L’autre, qui enchaîne l’esprit à l’opinion du plus grand nombre et à une
« nouvelle physionomie de la servitude2 ».
L’égalité de condition, qui caractérise la démocratie, fait que chacun tend à
se replier sur soi, sans lien qui le rattache aux autres. L’indépendance
individuelle que consacre cette nouvelle liberté rend difficile l’exercice des
vertus civiques en nourrissant l’indifférence au bien publique. Du coup, les
démocraties modernes s’exposent au despotisme « doux et régulier » de
l’étatisme, cette nouvelle forme de servitude rendue possible par le
désintérêt croissant du peuple pour la vie politique. La démocratie tend
donc symétriquement vers deux excès qui se nourrissent l’un l’autre :
– D’une part l’individualisme, c’est-à-dire le « désintérêt pour les affaires
publiques » et « l’amour des jouissances matérielles ». Tocqueville définit
précisément l’individualisme comme un sentiment d’autosuffisance qui
conduit le citoyen à s’isoler des autres et à se replier sur lui-même. C’est
le narcissisme hédoniste.
– Et d’autre part l’étatisme qui détruit les individus en les maintenant dans
un état d’enfance. L’État, dit-il, « travaille volontiers à leur bonheur mais
il veut en être l’unique agent ».
L’homo democraticus est donc un homme contradictoire. Il refuse de
s’appuyer sur la tradition ou la raison d’hommes supérieurs mais il n’ose
pas s’appuyer sur sa propre raison. Il éprouve au fond la difficulté
d’assumer sa liberté.
Chaque être humain tend alors se soumettre à une autorité supérieure. Cette
soumission qui apporte la sécurité est plus facile à vivre que la liberté.
Dans la légende du grand inquisiteur des Frères Karamazov, Dostoïevski a
écrit des pages remarquables sur ce sujet. Les hommes ne cherchent pas la
liberté, mais la sécurité. C’est pourquoi ils préfèrent déléguer leur capacité
d’agir à d’autres qui joueront un rôle d’autorité vis-à-vis d’eux mais qui
surtout devront assumer à leur place, la responsabilité de leurs décisions.
On retrouve également cette problématique dans Le Discours de la
servitude volontaire d’Étienne de la Boétie. Ce texte, rédigé en 1549 par
son auteur à l’âge de dix-neuf ans, dénonce la fascination des hommes pour
le pouvoir. Personne ne les contraint mais ils adorent leurs maîtres. Et ces
derniers « ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », disait-il.
« Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fît comprendre
comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations
supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle
qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent
bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient
mieux souffrir de lui, que de le contredire. Chose vraiment surprenante (et
pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner) ! c’est de
voir des millions et de millions d’hommes, misérablement asservis, et
soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par
une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire,
ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est
seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel.3 »
De son côté, Tocqueville écrit : « Ils se consolent d’être en tutelle, en
songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. […] Dans ce système,
les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître,
et y rentrent ». Pourquoi se laissent-ils entraîner dans la servitude sans la
voir ? Tocqueville en donne deux raisons : la crainte du désordre et l’amour
du bien-être. Au fond, c’est « l’apathie générale, fruit de
l’individualisme »4.
Dans un passage fameux de La démocratie en Amérique, Tocqueville décrit
les hommes en démocratie comme un « troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Les partis qui s’opposent
partagent en réalité les mêmes choix idéologiques et les électeurs croient
encore exercer leur pouvoir en votant tantôt pour l’un puis pour l’autre,
explique Tocqueville. « Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils
ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. […] Dans ce système, les citoyens
sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y
rentrent5 ».
Puis, s’habituant à cette tutelle, le peuple devient faible et apathique. « En
vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si
dépendants du pouvoir central, de choisir de temps en temps les
représentants de ce pouvoir ; cet usage si important mais si court et si rare,
de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils perdent peu à peu la faculté de
penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi
graduellement au-dessous du niveau de l’humanité ».
Et Tocqueville de conclure : « Il est, en effet, difficile de concevoir
comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se
diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les
conduire6 ».
• Les moyens de combattre ces deux maux
Le remède à cet individualisme démocratique, fruit de l’égalisation des
conditions, explique l’auteur de La démocratie en Amérique, c’est le
renforcement de la société civile. La société civile, en tant que distincte de
l’État, constitue naturellement ce tissu de communautés et d’institutions au
sein desquelles l’individu peut apprendre à exercer sa liberté et sa
responsabilité. Il s’agit des associations et des institutions naturelles comme
la famille, le quartier et surtout les églises. Il explique que c’est l’existence
d’une pluralité d’autorités intermédiaires dans l’ordre social qui permet
d’éviter les empiétements arbitraires du pouvoir dans la sphère privée. Mais
ces communautés peuvent à leur tour devenir oppressives (la tyrannie de la
majorité), c’est pourquoi il faut veiller à prévenir le communautarisme et le
fanatisme religieux en privilégiant l’universel, l’exercice de la raison
individuelle et du jugement critique.
Une société civile pluraliste et dynamique permet donc d’éviter les
empiétements du pouvoir dans la sphère privée. Pour libérer la société civile
et empêcher ainsi l’État de s’étendre inexorablement, il faut développer
simultanément les libertés locales, les associations libres et la liberté de
religion.
1. La décentralisation administrative par les libertés locales
Le premier remède est l’existence d’institutions libres. La commune est
pour Tocqueville l’école de la liberté, le lieu où les citoyens apprennent à
faire un usage réglé de leur liberté. C’est aussi le lieu où se forme un esprit
civique, si nécessaire pour contrecarrer les effets de l’individualisme, du
repli des individus sur eux-mêmes.
Et c’est le lieu où peuvent se tisser des liens de coopération et de solidarité.
La décentralisation est une condition nécessaire mais non suffisante de la
liberté. Car les institutions libres n’agissent pas d’elles-mêmes. Il faut que
des hommes leur donnent vie, qu’ils les animent. En d’autres termes, une
démocratie, si elle veut préserver la liberté, a besoin de la participation, et
ce notamment au niveau local.
2. L’essor des associations libres
Par libres, Tocqueville entend ici des associations volontaires, issues de la
société civile : familles, églises, voisinage, communautés, associations
professionnelles ou sportives, scoutisme, aide aux plus démunis etc.
Tout ceci contribue à désenclaver l’individu, à le rendre moins isolé, moins
fragile et moins tenté de recourir à l’État pour sa protection.
Elles permettent à l’individu et aux citoyens de se prendre en charge et de
réduire l’emprise du pouvoir social. La science des associations est donc la
« science mère » de la démocratie :
« Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la
science mère […] Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il
y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres.
Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que
parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne comme
dans le même rapport que dans l’égalité des conditions7 »
On est proche des raisonnements d’un Thoreau dans De la désobéissance
civile, opposant le jugement propre et la nécessité d’agir au conformisme
majoritaire, réduisant les citoyens à n’être que des rouages irresponsables
de la machinerie sociale.
Tocqueville défend les institutions de la société civile comme alternative à
l’étatisme et un rempart contre la tyrannie. Sa conclusion est claire : c’est
par la liberté qu’il faut lutter contre les dérives de la démocratie.
3. La liberté de religion
La vertu de toute religion est de briser l’immanence propre à l’individu
des siècles démocratiques en lui montrant qu’il y a autre chose que la
satisfaction de ses intérêts matériels.
Pour Tocqueville, le choix est clair : si l’homme démocratique veut être
libre, il doit croire, et s’il ne croit pas, il sera esclave.
« Lorsqu’il n’existe plus d’autorité en matière de religion, non plus
qu’en matière politique, les hommes s’effrayent bientôt à l’aspect de
cette indépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes
choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde
des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable
dans l’ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes
croyances, ils se donnent un maître. Pour moi, je doute que l’homme
puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance
religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à penser que,
s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et, s’il est libre, qu’il croie.8 »
Par le biais de la religion s’introduit un élément de grandeur et de respect
dans une société qui a tendance à tout niveler et à tout juger à l’aune des
intérêts purement matériels. Selon Tocqueville, les Américains montrent
donc admirablement que religion et démocratie ne sont pas deux choses
incompatibles entre elles.
3. Les concepts
• La liberté
L’analyse tocquevilienne de la démocratie ne fait que prolonger en un sens
la distinction de Constant entre la liberté des Anciens et celle des Modernes.
Dans un article de 1836 (État social et politique de la France avant et
depuis 1789), Tocqueville établit une comparaison méthodique entre la
liberté aristocratique et la liberté démocratique. La première se définit
comme « la jouissance d’un privilège » et Tocqueville de citer en exemple
le citoyen romain qui tient sa liberté non de la nature mais de son
appartenance à Rome. La seconde notion, qui est « la notion juste de la
liberté », consiste dans un « droit égal et imprescriptible à vivre
indépendant de ses semblables. » Cette notion moderne de la liberté n’est
donc pas comme la première une notion politique, elle se fonde sur le droit
naturel et elle est « juste » parce qu’elle s’étend également à tout homme.
Il écrit : « D’après la notion moderne, la notion démocratique, et j’ose le
dire la notion juste de la liberté, chaque homme, étant présumé avoir reçu
de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant
un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en
tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa
propre destinée9. » Cette notion moderne de la liberté n’est donc pas
comme la première une notion politique, elle se fonde sur la nature
humaine.
Les sociétés aristocratiques sont des sociétés fortement hiérarchisées, elles
sont donc fondées sur des liens de dépendance et d’obéissance. C’est la
relation de maître à serviteur qui prédomine.
Dans les sociétés démocratiques, la dissolution des hiérarchies de classe
libère chaque individu de l’influence des plus puissants et s’accompagne
d’une nouvelle manière d’être : l’indépendance, c’est-à-dire la capacité de
choisir soi-même sa propre destinée ou de n’obéir qu’à soi-même.
• L’égalité
La raison profonde pour laquelle cette notion de la liberté est plus juste que
la première, c’est qu’elle s’étend également à tout homme. Ainsi c’est le fait
que la liberté soit égale pour tous qui constitue le changement le plus
radical selon Tocqueville. Autrement dit, ce qui est nouveau, ce n’est pas la
liberté mais l’égalité.
C’est cette égalité des conditions qui définit la démocratie pour Tocqueville.
Il ne s’agit pas d’une égalité matérielle, il y a toujours des riches et des
pauvres mais le riche peut devenir pauvre et le pauvre devenir riche. Il n’y a
plus de classes sociales rigides, les hommes se ressemblent de plus en plus
et deviennent de plus en plus indépendant les uns des autres.
Un texte éclairant à cet égard est celui consacré à l’influence de la
démocratie sur les rapports du serviteur et du maître. C’est une relation est
provisoire et contractuelle. On ne naît plus serviteur. Les conditions
s’égalisent mais le maître et le serviteur deviennent étrangers l’un à l’autre,
il n’y a plus entre eux de lien de nature comme un père avec son fils.
L’égalité des conditions est donc une égalité des statuts tant sur le plan
économique que social : égal accès à la culture, aux diplômes, à l’emploi, à
l’espérance de vie. Mais cette égalité des conditions est compatible avec
l’inégalité des revenus. C’est une forme de méritocratie qui se met en place.
« Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux
entre eux ; on peut dire qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de
leurs maîtres. […] Sous la démocratie, l’état de domesticité n’a rien
qui dégrade, parce qu’il est librement choisi, passagèrement adopté,
que l’opinion publique ne le flétrit point, et qu’il ne crée aucune
inégalité permanente entre le serviteur et le maître10. »
Alexis de Tocqueville insiste sur la relation entre le désir d’égalité et le
changement social. Cette analyse repose sur la thèse de la frustration
relative. La frustration relative est l’insatisfaction qu’on éprouve
relativement à une satisfaction qu’on est en droit d’attendre, parce que
celle-ci est retardée ou parce qu’elle nous est refusée. L’écart perçu entre les
attentes et la réalité paraît intolérable et provoque la contestation sociale.
Alexis de Tocqueville est le premier à avoir exposé ce phénomène. Ainsi,
selon lui, plus un gouvernement engage de réformes, plus les risques de
contestation sociale sont grands, car il augmente par le fait même les
attentes de sa population.
Selon lui, plus on va vers l’égalité et plus les inégalités qui restent en place
sont insupportables, d’où la naissance des conflits sociaux. Donc moins il y
a d’inégalités, plus il y a d’insatisfactions et de conflits. « Chez les peuples
démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité ; ils ne
sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant
eux, mais sans jamais se dérober à leur regard, et, en se retirant, elle les
attire à sa poursuite. Sans cesse Ils croient qu’ils vont la saisir, et elle
échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d’assez près pour connaître
ses charmes, ils ne l’approchent pas assez pour en jouer, et ils meurent
avant d’avoir savouré pleinement ses douceurs11 ».
On notera ici l’opposition entre les positions de Tocqueville et de Marx sur
ce thème de l’égalité. Selon Tocqueville, plus on progresse vers l’égalité et
plus les inégalités qui restent sont insupportables, d’où la naissance des
conflits sociaux. Donc moins il y a d’inégalités, plus il y a de conflits. Selon
K. Marx, plus les inégalités augmentent, plus il y a de conflits.
Le sociologue français Raymond Boudon parle de « la loi tocquevillienne
de la mobilisation politique ». Il écrit : « Le sens commun a tendance à
admettre qu’une amélioration objective de la condition dans laquelle se
trouve un individu a tendance à le rendre plus satisfait et partant davantage
porté à tenir les lois, les institutions et le pouvoir politique pour légitimes.
Tocqueville suggère, au contraire, que la libéralisation d’une société
politique, bien qu’elle réponde dans la plupart des cas aux vœux de la
population ou du moins de fractions importantes de la population, peut
avoir surtout pour conséquence de faciliter l’expression du mécontentement
et de l’opposition12 ».
• La démocratie
« Je regarde comme impie et détestable cette maxime qu’en matière de
gouvernement, la majorité du peuple a le droit de tout faire13 », écrit
Tocqueville. Est-il pour autant opposé au gouvernement de la majorité ?
Non. Mais l’histoire a montré que la majorité seule ne donne pas toujours
de bons résultats. La démocratie athénienne a conduit à la mort de Socrate.
Car elle ne reconnaissait aucun droit supérieur aux caprices arbitraires de la
majorité.
Par ailleurs, pour les Pères fondateurs des États-Unis, la démocratie devait
être limitée à quelques sujets bien délimités. Le silence de la loi était un
gage de liberté. Ainsi le premier amendement de la Constitution des États-
Unis interdit de faire des lois sur la religion ou les opinions. Les Pères
fondateurs considéraient la démocratie comme une procédure utile pour
certains choix mais subordonnée à des valeurs plus hautes. Autrement dit, il
y avait pour eux un consensus moral sur le fait que certains principes sont
intangibles, inaliénables et ne dépendent pas d’une volonté politique, fût-
elle populaire.
C’est pourquoi, selon Tocqueville, la démocratie doit être strictement
limitée par une loi supérieure à la loi de la majorité. Dans un texte
magnifique de La Démocratie en Amérique, il écrit : « Il existe une loi
générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la
majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette
loi, c’est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque
peuple. Une nation est comme un jury chargé de représenter la société
universelle et d’appliquer la justice, qui est sa loi. Le jury, qui représente la
société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il
applique les lois ?14 »
Il est donc tout à fait légitime, selon Tocqueville, de désobéir à une loi
injuste. Ce faisant, il ne dénie pas à la majorité le droit de commander. Il en
appelle seulement à « la souveraineté du genre humain. »
• L’individualisme
Il convient de bien distinguer les divers sens du mot individualisme, ce que
fait admirablement Tocqueville :
– L’individualisme libéral : c’est le droit inaliénable de chacun d’entre nous
à être et demeurer maître et possesseur de notre personne, des biens que
nous produisons et des biens légitimement acquis. « D’après la notion
moderne, la notion démocratique, et, j’ose dire, la notion juste de liberté,
chaque homme étant présumé avoir reçu de la nature les lumières
nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et
imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a
rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre
destinée15 ».
– L’individualisme démocratique : c’est un sentiment illusoire
d’autosuffisance qui consiste à penser qu’on ne doit rien aux autres mais
tout à soi-même et qui conduit le citoyen à s’isoler, à se replier sur lui-
même, sans lien qui le rattache aux autres.
On ne peut éviter de penser à ce « troupeau d’animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger » décrit par Tocqueville
dans un passage fameux déjà cité de La démocratie en Amérique. Les partis
qui s’opposent partagent en réalité les mêmes choix idéologiques et les
électeurs croient encore exercer leur pouvoir en votant tantôt pour l’un puis
pour l’autre, explique Tocqueville.
• La religion
La religion, toujours selon Tocqueville, joue un rôle majeur. Elle demeure le
facteur le plus important pour recréer le lien, la solidarité, le sens de la
communauté.
Toute religion, écrit Tocqueville, place « l’objet des désirs de l’homme au-
delà des biens de la terre ». C’est pourquoi toute religion a pour vertu de
soutenir le sens moral d’un peuple, et sans peuple vertueux, il n’y a pas de
liberté.
« Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s’empare des
portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes
les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et
changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et
lui-même. On défend mal ses opinions ou on les abandonne, et,
comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands
problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à
n’y point songer. Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il
détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la
servitude. Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre
leur liberté, mais souvent ils la livrent.16 »
La religion facilite donc l’usage de la liberté. Elle fournit un élément de
stabilité morale dans ce nouveau monde démocratique qui est en
mouvement perpétuel.
Conclusion
Raymond Aron, dans son Essai sur les Libertés, a comparé Tocqueville et
Marx, qui vivaient à la même époque. Marx était un penseur déterministe. Il
prédisait qu’en régime de propriété privée et de marché la condition des
masses s’aggraverait fatalement, et que le capitalisme périrait. L’erreur
cardinale de Marx fut, selon Aron, de penser que seule une révolution
radicale permettrait de libérer le travailleur, au double sens d’amélioration
du niveau de vie et de participation à la vie collective. Tocqueville était tout
au contraire un penseur probabiliste : il laissait deux voies ouvertes à
l’avenir de l’humanité ; démocratie libérale ou démocratie despotique.
Toujours selon Aron, Marx n’a pas su distinguer dans les droits de l’homme
ce qui relève de l’idéologie bourgeoise et ce qu’ils signifient dans la
pratique, les bouleversements qu’ils impliquent dans la vie sociale.
Beaucoup de penseurs critiques des droits de l’homme commettent la même
erreur. Ce fut le cas de contre-révolutionnaires, comme de Maistre ou
Bonald.
Mais laissons à Alexis de Tocqueville la phrase de conclusion : « les
Américains ont combattu par la liberté l’individualisme que l’égalité faisait
naître, et ils l’ont vaincu17 ».
Damien Theillier
Bibliographie
• Éditions de référence
1. Pourquoi Hegel ?
Au début des années 1840, le développement de la pensée de Marx
s’accomplit dans le cadre du Jeune-hégélianisme, un mouvement
intellectuel, philosophique et politique qui s’inscrit dans la filiation de
Hegel tout en se situant à la marge de « l’école hégélienne » proprement
dite.
Cette dernière trouve sa source dans le succès que rencontre l’enseignement
de Hegel chez les étudiants et jeunes enseignants de l’Université de Berlin
au cours des années 1820, qui entraîne la formation d’un groupe de
disciples. Après la mort de Hegel, l’école se scinde en une « droite », un
« centre » et une « gauche » suite au débat suscité par la Vie de Jésus de
D. F. Strauss (1835). Mais il ne faut pas confondre cette « gauche »
hégélienne, dont l’unité tient au fait de suivre Strauss dans son rejet de
l’historicité des récits bibliques concernant Jésus, avec le « Jeune-
hégélianisme » : ce terme désigne quant à lui un groupe d’étudiants et
docteurs trop jeunes pour avoir pu suivre les cours de Hegel, qui ont en
commun (malgré la diversité de leurs positions) de mobiliser la philosophie
hégélienne dans le cadre d’un radicalisme politique marqué notamment par
la critique anti-religieuse (Feuerbach, Bauer). Cette politisation des débats
philosophiques s’explique entre autres par le verrouillage réactionnaire des
institutions et de la vie publique qui caractérise alors la Prusse et empêche
l’existence d’une opposition politique constituée : dans ces conditions, c’est
notamment dans le champ philosophique que la contestation trouve à
s’exprimer.
On comprend donc pourquoi l’itinéraire intellectuel du jeune Marx est
indissociable d’une explication avec Hegel : non seulement parce qu’il
s’agit de son point de départ théorique, mais aussi parce que Marx cherche
dans un travail critique sur la pensée hégélienne une réponse intellectuelle
aux blocages politiques de son temps. Cela explique que l’évolution des
positions politiques de Marx accompagne l’approfondissement de sa
critique de Hegel. La confrontation avec la théorie de l’État développée par
Hegel dans les Principes de la philosophie du droit n’est donc pas, pour le
jeune Marx, une simple affaire de discussion philosophique : en 1843,
lorsqu’il s’emploie à disséquer la théorie hégélienne de l’État, c’est d’un
renouveau de la pensée politique qu’il est en quête, et cela explique à la fois
la forte teneur politique du texte, son peu d’indulgence pour ce qu’il
interprète comme la demi-mesure et finalement le renoncement hégélien en
la matière, et son attention très fine aux modalités du discours permettant de
théoriser la politique. Pour Marx, bien que Hegel soit le penseur le plus
avancé de son temps, son incapacité à construire un concept véritablement
moderne de l’État signe en même temps l’échec de sa philosophie dans son
ensemble.
Conclusion
Le manuscrit de 1843 se signale donc par un double intérêt : il s’agit à la
fois d’une puissante critique de la philosophie hégélienne et d’une réflexion
approfondie sur la politique et l’État. Ces deux aspects font en même temps
la double postérité du texte dans l’œuvre ultérieure de Marx.
En ce qui concerne le premier point, on peut noter que Marx, s’il n’y
consacrera plus jamais un texte aussi développé, reprendra à plusieurs
reprises son explication avec la spéculation hégélienne, en approfondissant
et en réarticulant les modèles critiques mis au point en 1843 : on peut
songer ici, entre autres, au passage de La Sainte famille sur le « mystère de
la construction spéculative » ou au développement de l’Introduction de
1857 sur l’exposition dialectique.
En ce qui concerne le deuxième point, il faut insister, pour finir, sur
l’abstraction du concept de « peuple » mobilisé dans la théorie de la
démocratie qu’esquisse le manuscrit. Faire comme si la société civile tout
entière pouvait valoir comme « peuple » homogène témoigne d’une certaine
indifférence aux tensions et aux divisions qui la structurent et la fracturent :
on peut sans doute y voir une des principales limites de la pensée politique
du manuscrit. Comme on le sait, les contradictions qui travaillent la société
seront au contraire au cœur des nouvelles voies théoriques et politiques
dans lesquelles s’engagera Marx à partir de 1844.
Victor Béguin
Bibliographie
• Édition et traduction
Conclusion
Le Capital de Marx constitue assurément l’une des plus grandes œuvres
théoriques de la pensée occidentale. En proposant une analyse du
mouvement du capital, Marx cherche à mettre au jour les mécanismes
structurants des sociétés modernes capitalistes. Par-là, il s’agit à la fois de
permettre aux individus de comprendre le monde dans lequel ils vivent et de
leur donner des armes théoriques pour le transformer.
Alexandre Feron
Bibliographie
• Éditions et traductions
2. Le déplacement du questionnement
philosophique et la reconnaissance du primat de
la vie
Comme unité du troubadour, du chevalier et de l’esprit libre, le gai savoir
réunit les pulsions artistiques, les pulsions guerrières et l’indépendance. Il
implique non seulement l’amour de l’apparence, du faux, la joie prise à la
création et à la destruction, mais aussi le courage, l’audace et l’intrépidité.
Surtout le gai savoir repose sur la libération à l’égard de ce à quoi on était
attaché, la vertu cardinale du philosophe, incarnée par Brutus dans le Jules
César de Shakespeare (§ 98). Le philosophe du gai savoir constitue un type
d’organisation pulsionnelle déterminé, distinct du type du philosophe
positiviste ou scientiste, obsédé par la vérité.
Ajouter le qualificatif « gai » au terme philosophique prestigieux
« science » (Wissenschaft) met en question la confiance des philosophes
envers la science et leur façon de concevoir celle-ci comme la forme
suprême du savoir, voire comme l’achèvement de la réflexion
philosophique. Le premier axe de la réflexion de Nietzsche consiste à
établir que cette science-là manque cruellement de gaieté. Depuis 1880,
l’auteur voit la philosophie allemande comme « celle qui tourne tout au
nébuleux »6. Le gai savoir place au premier plan les pulsions et les affects,
considérés comme l’origine de toutes les pensées et des interprétations de
tous types. Cette réflexion déplace l’interrogation philosophique en
remettant en cause la notion de vérité et donc également les projets
philosophiques qui lui sont associés, à commencer par la conception du
savoir comme science.
Caractériser la vraie science par la gaieté soulève le problème de la valeur
de la science et de la pensée philosophique, laisse entendre qu’une autre
interprétation de la réalité pourrait avoir plus de valeur, enfin interroge les
origines de la manière traditionnelle de penser en philosophie, ainsi que la
valeur de ces origines. Pratiquer le « gai savoir » signifie privilégier la vie
et remettre en cause la vérité, en reconnaissant les exigences fondamentales
de toute vie sont premières, que ce n’est pas la vérité mais la vie qui est
source de toute valeur. Il est alors possible d’interpréter la confiance des
philosophes en la science et leur fanatisme de la vérité comme une menace
envers la vie.
Conclusion
Le Gai Savoir expose une nouvelle doctrine de la connaissance et de la
science philosophiques. Il traduit un idéal que les structures ordinaires du
langage sont incapables d’exprimer. De là un nouveau langage, impliquant
des images surprenantes, des néologismes ou encore le lyrisme au sein de
l’oralité, autant de singularités qui exigent du lecteur un effort d’adaptation
et de réflexion. L’ouvrage tout entier s’emploie ainsi à présenter et à mettre
en œuvre le gai savoir, destiné à remplacer l’idéal de la science du
philosophe aveuglé par un attachement passionné envers la vérité. Il ne se
contente pas de critiquer les préjugés des morales idéalistes et religieuses,
auxquelles il objecte la mort de Dieu en annonçant le nihilisme. Il introduit
pour la première fois la méthode généalogique et apporte des solutions
originales pour dépasser le nihilisme, en particulier l’amor fati, l’éternel
retour et le perspectivisme.
Sébastien Barbara
Bibliographie
• Éditions du texte
Édition de référence
• En allemand : Friedrich Nietzsche, Sämtliche
Werke, kritische Studienausgabe, München-Berlin-
New York, DTV-Walter de Gruyter, 1980, tome 3.
Édition recommandée
Lorsqu’il publie Par-delà bien et mal (Jenseits von Gut und Böse) en 1886,
Friedrich Nietzsche (1844-1900) a conscience de se trouver dans une
situation intellectuelle très particulière. Entre 1883 et 1885, il publie les
différentes parties d’Ainsi parlait Zarathoustra, « le livre le plus profond »
de l’humanité, qui porte « à son achèvement la langue allemande »1 :
l’auteur sent alors qu’il atteint une radicalité philosophique sans précédent
et il est convaincu que sa tâche implique une responsabilité ambitieuse.
En 1886, tout en faisant paraître Par-delà bien et mal, il rédige le cinquième
livre du Gai savoir, ainsi que des préfaces destinées aux nouvelles éditions
de ses anciens ouvrages (La Naissance de la tragédie, Humain, trop
humain I et II, Aurore, Le Gai Savoir).
Nietzsche souffre de l’incompréhension dont il fait l’objet et il sait qu’il ne
sera pas compris avant longtemps2. Mais se situer « par-delà bien et mal »
ne signifie pas se placer en marge, en décalage par rapport à la morale
qu’on jugerait méprisable : il s’agit plutôt de reconnaître que, depuis son
origine platonicienne, la civilisation européenne privilégie les valeurs
morales. Pour croire à la vérité, il faut d’abord admettre un présupposé
inaperçu, à savoir qu’il existe un bien en soi et un mal en soi, que la
tromperie, l’erreur et l’illusion valent moins que leur contraire3. Par-delà
bien et mal éclaire la façon dont, en Europe, depuis Platon, le philosophe a
eu besoin de cette croyance, et comment celle-ci exprime des pulsions
fondamentales qui ont gouverné la démarche philosophique.
Nietzsche demande également quelle valeur a la croyance à la vérité pour
l’élévation et l’ennoblissement de l’homme. La philosophie « par-delà bien
et mal » interroge et critique les valeurs morales, consciente que ce qu’elle
soumet ainsi à l’examen est la totalité de la vie humaine organisée dans
cette culture. Cette démarche vise à rendre la philosophie enfin radicale, à
faire d’elle un questionnement accompli, qui va jusqu’au bout de chacune
des conséquences impliquées par son choix initial. L’auteur cherche
également à montrer que le philosophe ne peut plus être le prolongement de
la figure du prêtre.
Nietzsche tente d’élaborer une philosophie capable de guérir l’homme du
nihilisme. Or la santé se caractérise par la vie puissante, c’est-à-dire capable
de continuer à vivre. La philosophie doit donc rendre l’homme capable
d’avenir, comme l’indique le sous-titre : « prélude à une philosophie de
l’avenir ». Cette menace du nihilisme soulève le problème des valeurs et de
leur critère, ce qui révèle un lien entre avenir et valeur. Le sous-titre
rappelle aussi l’opposition de Nietzsche à Richard Wagner, l’auteur de la
formule « œuvre d’art de l’avenir » : le philosophe diagnostique chez le
compositeur « une musique sans avenir », c’est-à-dire un art qui est
symptôme de maladie et de nihilisme.
Les sources de Par-delà bien et mal remontent à des aphorismes de 1881,
mais l’essentiel du texte est rédigé entre 1885 et 1886, en partie en même
temps que Zarathoustra. Faute d’avoir réussi à trouver un éditeur,
Nietzsche assume lui-même les frais d’impression. Mais la réception du
livre est un échec. C’est ce qui conduit l’auteur à abandonner son projet
initial de reprendre la quatrième partie du Zarathoustra, dans un
livre consacré à la « volonté de puissance », et d’éditer séparément
l’appendice du Gai Savoir (« Les Chansons du Prince Vogelfrei »). Évoqués
dans la quatrième page de couverture de la première édition, ces projets ne
figurent plus dans les 2000 exemplaires de Par-delà bien et mal réédités en
mai 1891 et en août 1893.
2. De la philologie à la psychologie
Considérant les doctrines philosophiques comme des textes traduisant la
réalité, Nietzsche révèle que tous les modes de pensée philosophique ont en
commun certains présupposés inaperçus, qui sont autant d’erreurs
d’interprétation. Les philosophes ont négligé des questions préalables et ne
font pas ce qu’ils disent, pas plus qu’ils ne peuvent dire ce qu’ils font
précisément. Pour rectifier ces erreurs, il faut cesser de contester et de
condamner la réalité comme le font les valeurs idéalistes moralisantes. Il est
alors possible de rendre justice à la réalité, en tentant de rectifier son
interprétation (section II). Le paragraphe 36 est capital parce qu’il établit
que nous pouvons, voire devons, interpréter la réalité comme expression de
la volonté de puissance.
La critique de la tradition philosophique et des ambitions de la science
moderne adopte un point de vue « psycho-physiologique » (§ 23), qui est la
« morphologie et la théorie générale de la volonté de puissance ». Après
avoir dénoncé les interprétations irrecevables et découvert l’omniprésence
et la préséance des pulsions, Nietzsche peut en effet, dans la première
section, proclamer le primat de la psychologie comme analyse des
« pulsions », des « instincts » ou des « affects », c’est-à-dire de certains
phénomènes soustraits à la conscience. L’art de bien lire, la philologie,
conduit ici à l’étude des pulsions, la psychologie. Car si la tradition
philosophique a échoué, c’est en raison de préférences fondamentales qui
influençaient la pensée des philosophes à leur insu. Les philosophes ne se
sont alors pas interrogés sur ces choix et ne les ont pas justifiés. Par
conséquent, la philosophie ne peut pas prétendre être objective et il reste
encore à justifier sa problématique, la recherche de la vérité.
Plus que des opinions, les préjugés des philosophes sont des valeurs,
comme l’unité, ou la division de la réalité en couples antinomiques, tels que
l’opposition entre bien et mal. Sans valeurs, sans préférences fondamentales
il n’y a pas de pensée et donc pas non plus de « vérité ». Au lieu de
rechercher la vérité, il faut s’interroger sur les valeurs, sur leur statut exact
et leur manière d’intervenir dans notre existence. L’enquête doit répondre
au problème de l’interprétation : déterminer quelles valeurs s’expriment
dans des interprétations et quelles interprétations les valeurs rendent
possibles ou interdisent. Elle doit répondre également au problème de la
culture : évaluer la valeur des interprétations, afin de pouvoir élever ou
ennoblir l’homme (section II et III).
La croyance au bien en soi et à l’esprit pur sont deux erreurs fondamentales
héritées du platonisme. Contre elles, Nietzsche avance d’une part que les
« bonnes » et les « mauvaises » pulsions sont liées entre elles, et d’autre
part que la pensée est le produit de relations entre instincts ou affects.
Interroger et critiquer les valeurs dominantes de la culture européenne, donc
toute la vie humaine organisée dans celle-ci, implique deux démarches qui
constituent les axes directeurs de Par-delà bien et mal : d’abord redéfinir la
tâche de la philosophie, puis réinterpréter la réalité, en évitant autant que
possible les erreurs de lecture repérées auparavant.
Conclusion
L’instauration des valeurs ascétiques et dualistes a éduqué l’esprit à la
droiture. Nietzsche lui est reconnaissant d’avoir permis une éducation à la
discipline la plus rigoureuse, car c’est ce qui rend désormais le philosophe
possible et lui donne pour mission de renverser les valeurs. Les modèles et
les définitions du statut du philosophe sont multiples : le philosophe est à la
fois médecin, philologue et créateur d’interprétations, donc législateur et
artiste. Notre connaissance de la vie pulsionnelle est nécessairement
incomplète et non systématique, donc la philosophie est largement
exploration et expérimentation. Renverser les valeurs ne se réduit pas à
remplacer les anciennes par les nouvelles et ne consiste pas à suivre un
dogme : c’est un projet de guérison et d’élévation de l’homme, qui fait
intervenir un temps long et une logique complexe. Il faut soigner le plus tôt
possible, puisque le nihilisme s’aggrave et se répand, mais le remède est
incertain et il faut marier traitement, expérimentation et risque.
Sébastien Barbara
Bibliographie
• Éditions du texte
Édition de référence
Conclusion
Ouvrage le plus célèbre de Nietzsche, La Généalogie de la morale ne
résume pas toute la pensée de l’auteur, dont elle est moins représentative
que d’autres livres. Mais son épicentre – l’étude du sens de l’idéal ascétique
pour le prêtre – formera le cœur des grandes analyses que Nietzsche mènera
dans ses derniers travaux. L’ouvrage est l’aboutissement de longues
recherches que Nietzsche a consacrées à la morale et il introduit des notions
et des images qui resteront célèbres : la mauvaise conscience, le
ressentiment, le prêtre et les idéaux ascétiques. L’entreprise généalogique
n’est ni une méthode, ni une démarche historique, encore moins l’outil
principal de Nietzsche, mais un moment de la pensée du philosophe. Elle
rend possible une thérapie qui constitue la tâche capitale du philosophe.
Sébastien Barbara
Bibliographie
• Éditions du texte
Édition de référence
1. L’éthique du névrosé
À l’origine des travaux dits sociaux de Freud est une interrogation sur les
sources de la religion et sur sa valeur. Le point de départ est en effet un
intérêt pour une question bien précise, celle des similitudes entre les
symptômes de la névrose, et notamment ceux de la névrose obsessionnelle,
d’un côté, et les rites et les cérémonies religieuses de l’autre. Ces
concordances, comme les appelle Freud, entre névrose et religion, sont
abordées une première fois en 1907, dans « Actions compulsionnelles et
exercices religieux », puis étudiées plus en détail quelques années plus tard
dans Totem et Tabou (1913), le premier livre consacré à la question des
sources de la religion.
Plusieurs concordances interpellent Freud. Il y a, premièrement, la
compulsion qu’éprouve le croyant. Celui-ci accomplit souvent les rites de la
même manière compulsive dont l’obsessionnel obéit aux interdits qu’il
s’impose. On retrouve dans le rite ce Zwang auquel est soumis le névrosé.
On y retrouve également la répétition irréfléchie et stéréotypée qui
caractérise de nombreux symptômes névrotiques, lesquels ressemblent à
une sorte de liturgie privée.
Or il existe surtout une convergence entre rite et névrose qu’intéresse Freud
parce qu’elle fournit à ses yeux la clé pour une étude de la « valeur réelle2 »
de la religion : c’est l’évidence qui caractérise et les rites et les interdits du
névrosé. Comme le névrosé, le croyant aussi admet des injonctions qui, du
moins en apparence, sont dépourvues de justification et dont l’origine
demeure obscure. Dans les deux cas, les injonctions possèdent une autorité
qui n’appelle pas de justification : leur légitimité est tenue pour si évidente
qu’elle se soustrait à l’interrogation critique. Le paradigme d’une telle
injonction dans le champ de la religion est, bien sûr, la Loi juive, mais
Freud prend dans un premier moment le tabou comme modèle pour ses
analyses. À l’instar des interdits obsessionnels, les tabous ont une origine
énigmatique et semblent dépourvus de motif : « ils ont fait leur apparition
un beau jour et doivent ensuite être impérativement respectés par suite
d’une angoisse insurmontable3 ».
Or ce type d’autorité est pour Freud la marque de la morale, et il existe donc
pour lui un lien étroit entre ses interrogations sur les sources de la religion
et la question de la morale. En effet, si aux yeux de Freud l’impératif
catégorique kantien est la norme morale par excellence, c’est parce qu’il
exemplifie ce type d’autorité4. Ce n’est pas le contenu de cet impératif
qu’intéresse Freud, la célèbre formule selon laquelle on devrait traiter sa
propre maxime comme une loi universelle : c’est au contraire la seule idée
d’une injonction catégorique qu’il veut retenir. Une injonction catégorique
s’oppose aux règles de prudence et aux règles d’utilité. Pour de telles règles,
on peut s’appuyer sur un bien lorsqu’on justifie leur autorité : on doit faire
ce que la règle prescrit parce que cela nous permet de réaliser tel ou tel
bien. Une injonction catégorique est toute autre chose. Son autorité ne
découle pas de la valeur d’une fin qu’on peut atteindre en l’obéissant ; sa
légitimité ne repose par sur un bien quelconque.
Ainsi, dès les premiers écrits sur la religion, et jusqu’au tout dernier livre de
Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, l’interrogation sur la
religion converge avec une interrogation sur la morale. La convergence
s’explique par cette place centrale accordée à l’idée de la Loi, c’est-à-dire à
un interdit qui s’impose au sujet sans justification apparente. D’une part, un
tel interdit ressemble à une contrainte imposée par une instance externe.
Comme son autorité n’a pas de justification palpable, elle s’apparente à une
force. La différence fondamentale consiste en ceci que l’autorité de ces
injonctions ne dépend justement pas d’une instance externe. La marque de
ces injonctions est précisément leur indépendance vis-à-vis de toute
sanction et de tout châtiment.
Le névrosé a un vague sentiment qu’un grand malheur arrivera à quelqu’un
s’il pense à ce qu’il ne devrait pas penser, ou s’il touche ce qu’il ne devrait
pas toucher. Mais l’autorité que ces interdits ont pour lui ne s’explique pas
par la volonté d’éviter ce malheur. Ce n’est pas pour éviter le malheur qu’il
respecte sa petite liturgie. L’infraction est sans doute sanctionnée – elle l’est
par le sentiment de culpabilité – mais l’autorité des interdits en question ne
se réduit pas aux effets de la sanction. Ces interdits ont pour le sujet une
autorité qui dépasse toute sanction et tout châtiment. D’où leur caractère
évident : il ne faut tout simplement pas aller à tel ou tel endroit, prendre tel
ou tel chemin. Le « il faut » s’est émancipé de la sanction. Aux yeux du
sujet, quand bien même l’infraction ne serait pas sanctionnée – et
l’obsessionnel est persuadé qu’elle le sera –, il faudrait respecter les
commandements en question.
Aussi les analyses de la conscience morale développées dans les deux
dernières sections de Malaise constituent-elles pour Freud un retour à la
question qui a été le point de départ de ses recherches sur la religion et sur
la morale. Le registre de la conscience morale est celui des injonctions
morales : si Freud l’oppose à celui de la « peur sociale », c’est parce que
celle-ci renvoie au registre des normes dont l’autorité repose sur l’existence
d’une sanction. L’interrogation sur l’émergence de la conscience morale est
en effet une interrogation sur la genèse et sur la spécificité de la Loi, d’une
norme dont l’autorité s’est émancipée de toute sanction. Or c’est là la
principale question dont s’occupe Freud déjà dans ses premiers travaux sur
la religion, dont notamment Totem et Tabou, qui est la première tentative
systématique d’expliquer la genèse de la Loi.
3. L’envers de la morale
Le malaise dans la civilisation ne porte pas principalement sur la question
de la Loi (même si, nous le verrons, elle y occupe une place centrale), mais
le projet du livre est issu de la réflexion sur cette question.
Comme nous l’avons souligné, l’émergence de la Loi implique un sacrifice
qui est incommensurable avec les avantages que cette Loi peut par ailleurs
avoir pour le sujet. Il n’est donc pas question de comprendre cette
émergence comme un libre choix du sujet, lequel, à un moment donné,
admettrait de bon gré de renoncer irrévocablement au plaisir que lui
procurent certaines activités. Freud cherche en effet à montrer que les
interdits ayant acquis le statut d’une Loi ont d’abord été imposés par une
instance externe. Avant de devenir des Lois, les interdits ont été des
contraintes imposées par la force. Aux yeux de Freud, cela est vrai non
seulement au niveau de l’individu, dont la sensibilité morale tire sa source
des injonctions imposées par l’autorité parentale, mais aussi au niveau de la
société, dont les valeurs principales tirent leur origine de contraintes
imposées par une instance externe8.
Or dans ce processus, les interdits héritent la force de la pulsion qu’ils
frappent. Pour qu’il y ait de la Loi, il faut qu’il y ait une force psychique qui
est au moins si puissante que celle qui est frappée par l’interdit. C’est là en
effet la source d’une thèse qui occupe chez Freud la place d’une sorte de
précepte méthodologique : plus un interdit est tenu pour important et plus
son infraction est considérée grave, plus le désir de faire ce qu’il interdit
doit être puissant. L’importance qui revient à une Loi témoigne de la force
du désir qu’elle interdit. C’est sur ce principe que s’appuie Freud, par
exemple, lorsqu’il introduit dans Malaise l’idée d’une pulsion de
destruction. Dans ce contexte, Freud renvoie à l’importance que les diverses
cultures de l’Occident et notamment le christianisme ont accordé à l’amour
du prochain9. Qu’on ait accordé une place si importante à l’interdit de haïr
son prochain indique que la haine du prochain doit être une force redoutable
dans notre vie psychique.
En effet, ces réflexions sur la genèse de la Loi conduisent Freud à admettre
l’existence d’un conflit inévitable entre le bonheur du sujet et les exigences
de la morale. L’idée d’un tel conflit peut paraître triviale : comme la morale
comporte des interdits, il est inévitable qu’elle mette des limites à notre
bonheur. C’est là une question de définition dira-t-on. Un interdit implique
par définition un renoncement : en l’adoptant on renonce à l’acte sur lequel
il porte. On peut cependant admettre ce point et néanmoins conclure que la
morale n’implique pas de véritable sacrifice. C’est ce que font nombre de
philosophes lorsqu’ils s’attellent à montrer que les normes de la morale sont
en harmonie avec notre nature. Ils considèrent que les interdits de la morale
(de la « vraie » morale, laquelle ne coïncide pas nécessairement avec nos
mœurs) nous obligent à renoncer à des choses, certes, mais seulement à
celles qui n’ont pas de valeur pour nous (quoiqu’elles puissent parfois avoir
l’air d’être précieuses).
Or, dans la perspective de Freud, non seulement la morale demande-t-elle
un sacrifice, elle demande un sacrifice particulièrement coûteux. Car il est
inévitable qu’elle frappe les principales pulsions de notre vie psychique. Sa
genèse demeure énigmatique tant qu’on n’est pas prêt à l’admettre. Là où il
y a de l’interdit, il doit y avoir une pulsion nous poussant à faire ce qui est
interdit. En ce sens, les institutions et les règles de la morale ont un
envers que la psychanalyse permet de débusquer.
Si pendant l’été de 1929 Freud intitule d’abord son travail « Le bonheur et
la civilisation », c’est parce que son intention initiale est de revenir sur ce
conflit inévitable entre le bonheur et la morale. Certes, la notion de
civilisation ne coïncide pas avec celle de morale ; elle a deux versants et
inclut aussi les tentatives de maîtriser la nature : « le mot “civilisation”
désigne la somme des actions et des dispositifs dans lesquels notre vie
s’écarte de celle de nos ancêtres animaux et qui servent deux fins : protéger
l’être humain contre la nature et régler les relations des hommes entre
eux10 ». Mais comme l’explique d’emblée Freud, c’est le second versant de
la civilisation, celui de la morale, qui lui paraît décisif pour comprendre le
rapport de l’individu à la civilisation et au destin de celle-ci.
Le privilège qu’il accorde à la morale et à la religion s’explique par
l’évolution du conflit, entre morale et bonheur, que la perspective
psychanalytique lui a permis de dégager. Plus les dispositifs réglant les
relations entre les hommes deviennent exigeants, plus les sacrifices
pulsionnels deviennent lourds. Que l’existence même de ce conflit soit
escamotée par des philosophes et par des idéologues ne le rend pas moins
réel. Ce déni n’empêche pas que ces dispositifs, en raison des sacrifices
toujours plus coûteux qu’ils imposent, fassent l’objet d’une puissante
hostilité. Ce qu’on appelle « le progrès moral » va en effet de pair avec une
augmentation de l’hostilité envers la civilisation, laquelle est en proie à des
tentatives de la détruire. Si dans un premier moment les succès des
tentatives de maîtriser la nature ont joué un rôle décisif dans l’évolution de
la civilisation, le destin de celle-ci dépend en première ligne de sa capacité à
ménager l’hostilité qu’elle produit.
L’objectif principal de Le malaise dans la civilisation est de revenir sur ce
destin une fois que l’on a reconnu le sacrifice que la civilisation nous
impose et l’hostilité qu’elle suscite. Quand bien même la civilisation
réussirait à nous protéger davantage contre les malheurs que nous impose la
nature – ce qui n’est pas certain, comme le fait remarquer Freud dans les
dernières lignes du livre : « les hommes sont arrivés maintenant à un tel
degré de maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci il leur
est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier »11 – elle nous
imposerait toujours un sacrifice qui nourrit une hostilité visant non telle ou
telle de ses institutions mais son existence même.
Bibliographie
• Œuvres de Freud
• Commentaires
Freud
Bibliographie
• Texte français
• Commentaires
Bibliographie
• Éditions de références
4. Espacement et temporalisation
Les analyses précédentes pourraient laisser penser que Derrida s’éloigne
considérablement du structuralisme et, notamment, de Saussure en refusant
qu’un signifié puisse être assigné de manière pleine et entière à un
signifiant. Pourtant, Derrida est un auteur subtil qui parvient toujours à
prendre ses distances avec les auteurs tout en reconnaissant ses dettes. Ainsi
serait-il erroné de considérer que la grammatologie ne retient rien des
avancées de Saussure ; certes, Derrida observe que ce dernier s’inscrit dans
une tradition dévalorisant l’écriture, survalorisant l’oralité et faisant de la
première une vulgaire « technique artificieuse6 ».
Mais Saussure a malgré tout introduit un élément clé qui est celui de la
différence ; le système de la langue est un système de différences en ceci
qu’il articule des unités sonores et signifiantes par un jeu permanent de
différences : c’est la différence des sons qui permet de produire un sens
intelligible. Dès lors, Derrida retient cette notion de différence et
l’interprète comme la nécessité de penser l’espace et le temps à l’intérieur
même du langage : celui-ci temporalise et spatialise le sens, puisque toute
différence présuppose un écart temporel et/ou spatial afin d’être produite.
Un silence dans la parole, une ponctuation dans l’écriture, voilà autant de
moyens permettant de différer le sens, c’est-à-dire de jouer sur l’espace et le
temps, auxquels le sens est structurellement soumis.
C’est la raison pour laquelle De la Grammatologie introduit un lexique
spatio-temporalisé pour rendre compte du sens dans sa dynamique et son
mouvement. Le sens n’est jamais immédiatement présent, il est différé par
l’écart dont sont porteurs l’espace et le temps, et ce aussi bien à l’écrit qu’à
l’oral, l’écrit devenant le modèle fonctionnel général du langage. De
manière technique, Derrida explique que sans la différence entre le sensible
apparaissant et son apparaître vécu (il désigne ici l’empreinte psychique),
« la synthèse temporalisatrice, permettant aux différences d’apparaître dans
une chaîne de significations, ne saurait faire son œuvre7 ». Le sens apparaît
donc comme soumis à l’introduction d’un espace irréductible entre son
émission et sa réception ; il en découle que l’émission – l’origine – est
introuvable, et que si l’on recherche donc l’origine de la trace actuelle, on
ne trouvera jamais qu’un « espacement8 » indiquant l’impossibilité absolue
de maîtriser sans perte de sens.
Il dérive de cette analyse la prise de distance de Derrida à l’égard de la
phénoménologie ; une phénoménologie de l’écriture devient impossible
puisqu’aucune intuition ne peut s’accomplir là où règnent l’absence,
l’espacement, le blanc. Pour le dire avec l’auteur, « l’espacement comme
écriture est le devenir-absent et le devenir-inconscient du sujet9 »
5. La différance
Afin de nommer la structure nécessairement différante du sens, structure
liée à l’espacement et à la temporalisation, Derrida forgea le néologisme
désormais fort célèbre de « différance » ; ce terme, qui n’est pas comme tel
un concept, vise à introduire l’idée de mouvement, de dynamique à
l’intérieur même du sens. Celui-ci n’est pas un élément fixe, intelligible, ou
pleinement accessible ; le sens n’est pas l’expression immédiate et pure du
logos. Il est au contraire ce qui diffère sans cesse, ce qui est toujours
différent de lui-même, précisément parce qu’il ne peut plus être référé à une
origine certaine : il n’est pas l’expression pleine et entière d’une pensée,
d’une intention, d’une volonté, mais il est au contraire cette trace lancée à
tous les vents, condamnée à différer indéfiniment et à ne jamais pouvoir
coïncider avec son origine propre.
La différance est donc, si l’on peut dire, la production du différer, c’est-à-
dire l’absence d’identité et de permanence dans le sens et son inscription
dans le devenir. Elle est ce par quoi se révèle l’illusion d’une
« métaphysique de la présence » qui penserait pouvoir maîtriser le sens
dans sa fixité, dans sa substantialité, dans son identité pure et permanente. Il
en découle que la linguistique saussurienne, et le structuralisme en son
entier, présentent un caractère ambigu : s’ils ont fait droit à la différence et
au différer, ils ont maintenu quelque chose comme un sens présent,
saisissable, maîtrisable, et ont ainsi secrètement continué de véhiculer un
fondement métaphysique appréhendant tout objet selon les catégories
d’identité, de substantialité, bref de présence ; c’est ce fond métaphysique
inhérent à la linguistique qui explique la raison pour laquelle l’écriture a
toujours été dévalorisée par cette dernière.
Toute l’entreprise derridienne vise en fin de compte à faire droit, contre la
métaphysique, au devenir, au mouvement, à l’absence, et, partant, à
l’absence de référence assignable du sens. « La trace est en effet l’origine
absolue du sens en général. Ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y
a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance qui
ouvre l’apparaître et la signification10. »
6. Les ambiguïtés de l’écriture chez Rousseau
Une fois posé son appareillage « conceptuel » qui, en toute rigueur, n’est
pas reconnu par Derrida comme un ensemble de concepts puisqu’un
concept serait parfaitement définissable et, partant, porteur d’un sens précis
et maîtrisable, De la Grammatologie analyse les écrits de plusieurs auteurs
concernant l’écriture, de Peirce à Lévi-Strauss, en passant par Rousseau
auquel il consacre de très longs et très substantiels passages.
Rousseau constitue un effet un auteur crucial dans l’optique derridienne car,
dans l’Essai sur l’origine des langues (1781), il arrache la parole à son
origine consciente et raisonnée, pour en faire un système de sons passionnés
plus ou moins chaotiques. Il semblerait donc que Derrida ait un devancier
qui ait posé l’impossibilité d’assigner le sens à une origine maîtrisée par la
conscience rationnelle et, partant, porteur d’une identité claire et distincte.
Pourtant, Rousseau condamne lui aussi l’écriture en tant que celle-ci serait
incapable d’exprimer les passions dont les premières paroles auraient été
porteuses ; l’écriture apparaît ainsi comme asséchante et froide, corrompant
les élans spontanés de l’oralité originelle supposée. Elle est le « dangereux
supplément » qui vient compléter une oralité qui, en toute rigueur, se suffit
à elle-même.
Néanmoins, comme si souvent, Derrida observe une attitude nuancée et
subtile à l’égard des auteurs qu’il lit ; bien que Rousseau s’inscrive dans le
registre d’une métaphysique de la présence, il n’en demeure pas moins que
les écrits de Rousseau sont profondément ambigus, ne serait-ce que parce
que les Confessions font de l’écriture de soi le seul lieu possible d’une
vérité sur soi. Ainsi y aurait-il chez lui une hésitation : d’un côté, la parole
serait seule porteuse de la présence du sens et l’écriture apparaîtrait comme
un artifice inutile et dangereux ; de l’autre, lorsque la parole se refuse,
l’écriture devient le seul élément porteur de sens qu’il est indispensable
d’emprunter ; de ce fait, si Rousseau ne s’affranchit aucunement des
présupposés métaphysiques classiques, il n’en dresse pas moins une
réflexion ouvrant la porte à une réhabilitation de l’écriture dont le vecteur
est assurément la rédaction des Confessions.
Conclusion
Ce qui hante la pensée de Derrida, c’est donc l’absence ou, pour le dire plus
nettement, la mort. Celui-ci avait confié à de nombreuses reprises
l’importance de cette dernière, notamment dans un entretien donné en 2004
au quotidien L’Humanité :
« Tout part d’une pensée de la mort et tout y revient. Je peux donner
en exemple trois types de réflexion qui touchent à cette pensée de la
mort. Le caractère testamentaire de l’écriture (De la grammatologie,
Les Éditions de Minuit, 1967) : quand j’écris, je sais très bien que ce
que j’écris peut me survivre, que ce qui est à l’origine de la trace peut
disparaître sans que disparaisse la trace, c’est sa structure, une
structure que j’ai appelée testamentaire ; la spectralité aussi, qui est
indissociable de la notion de trace – et dont la réflexion est présente
chez moi bien avant Spectres de Marx : une trace n’est ni vivante ni
morte ; enfin, que je porte (je voudrais souligner ici pour des raisons
politiques), à la grande question de la peine de mort – j’y ai consacré
un séminaire de plusieurs années et quelques gestes militants,
notamment à propos du “cas” Mumia Abu-Jamal, dont j’ai préfacé un
des livres (En direct du couloir de la mort, La Découverte, 1999).11 »
À cet égard, il serait possible de relire De la Grammatologie comme le
refus de penser le sens indépendamment de la mort ; celle-ci implique
nécessairement la perte, l’oubli, l’altération, et la métaphysique de la
présence, qui espère saisir le sens en son entier peut être compris comme un
symptôme du refus de la mort, c’est-à-dire de la perte. À ce titre, toute
l’entreprise derridienne apparaît comme une tentative sans cesse
recommencée de décrire de quelle manière un sens est possible malgré la
mort, à condition de renoncer à la permanence et à la durabilité de celui-ci,
ce à quoi précisément ne parvient pas à renoncer la métaphysique de la
présence.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Édition du texte
1. Les propositions
On pourrait évidemment se demander d’entrée de jeu ce que les stoïciens
viennent faire dans cette analyse. Pourquoi eux, relus de surcroît depuis
Carroll ? Deleuze ne s’explique pas directement sur un tel choix, si ce n’est
qu’avec eux « commencent un nouveau philosophe et un nouveau type
d’anecdotes4 ». L’anecdote procède en effet par association latérale, de
biais, et comme en extension. La logique, loin de cette dimension
anecdotique, s’inscrit classiquement dans une construction de sens qui
opère par jugement. Juger, c’est en effet lier à un sujet tout autre chose
qu’on nommera un prédicat. Ce « sujet » peut d’ailleurs être tout autant un
« objet », un pôle d’action : cette chaise que je juge petite, cet arbre plus
grand qu’un autre. Un constat comparatif, une forme d’évaluation actée non
par la chaise ou l’arbre mais dans la représentation… Or on sait avec Hegel
qu’évaluer serait une piètre situation pour la philosophie et notamment pour
la logique qui la sous-tend. Dans la veine de Hegel, le jugement n’est plus
seulement une évaluation. Il concerne un lien qui au lieu de se faire dans la
représentation se produit dans la chose, comme un aimant relie des pôles
positif et négatif et que, en le brisant en deux, se reconstituent les mêmes
polarités au cœur du fragment obtenu. Deleuze, d’une autre manière,
cherche à renouveler cette liaison. Mais, tout en renversant le platonisme,
en court-circuitant la logique aristotélicienne et en prenant ses distances
avec Hegel. Il s’agira alors pour Deleuze de remonter vers des paradoxes,
des coins dans la logique qui ont été signalés en effet par les stoïciens.
Ce que Deleuze partage avec les stoïciens, c’est que quelque chose puisse
modifier l’être sans que cet événement soit seulement un attribut, attribué
dans un jugement. Et par conséquent, cette liaison spéciale requiert une
nouvelle logique, une nouvelle forme de propositions. Sous une telle
Logique les substantifs et les adjectifs se mettent à fondre, ne peuvent rien
laisser attendre. Ce qui va s’imposer, au contraire, ce sont des liens
transversaux, des voies de passage exprimées par des verbes qui n’ont rien à
voir avec moi, ni avec les prédicats que j’associe de manière secondaire aux
choses en les comparant depuis une représentation.
Il y a des processus, des procédés qui sont rendus par un verbe, des formes
infinitives qui marquent un devenir : grandir, verdir, rougir… C’est comme
si, entre un sujet et un prédicat, rien ne se passait d’essentiel et qu’il fallait
recourir davantage à des transformateurs, à des flux et des signes propres
aux stoïciens. On voit bien que la proposition « Il pleut », n’aura rien à voir
avec l’action d’un sujet, « Il » faisant davantage état d’un processus
impersonnel que d’une forme subjective5. Une individuation orageuse qui
nous incline à conférer un nom propre aux ouragans (ouragan Georges,
ouragan Pascal). De même, « verdir », ce n’est pas l’affaire d’une
proposition, ni un état de chose fixé par le verbe être, demeurer ou rester.
C’est une dramatisation, un drame qui remodèle complètement l’idée de
proposition. « Il pleut » exprime du coup une transformation dans une
situation, un rassemblement de particules, une concrescence envahissante,
voir comme Deleuze dira plus tard un passage de la nature6. On comprend,
par ce type de singularisation, que la proposition est intéressante non pas
comme jugement mais comme expression, comme valence qui oscille entre
des exprimables. Deleuze nous fait passer ainsi d’une rhétorique du
jugement vers une enquête relative à l’expression.
Cette façon de penser, très nouvelle selon Deleuze, produit un véritable
bouleversement de la logique, bouleversement que Hegel avait sans doute
annoncé en s’intéressant à la contradiction mais qui n’atteint peut-être pas
encore la forme du paradoxe chez Russell ou tout autrement chez Deleuze,
Russell dont le barbier devait s’intégrer en même temps dans l’ensemble de
ceux qui se rasent eux-mêmes et dans ceux qui ne se rasent pas eux-
mêmes…
2. Les paradoxes
Du point de vue du sens, il faut sortir des catégories rigides, n’être ni dans
l’une, ni dans l’autre. Il faut par conséquent y entendre une direction : un
mouvement de sauter qui passe par les bords, excessifs et envahissants. Les
paradoxes sont des formes d’expression qui, sorties de toute situation,
inassimilables, nous forcent du coup à bouger, à les longer, à suivre ou
tracer le mouvement sans aboutir à un terme. Ils s’ouvrent dira Deleuze par
le « milieu » au lieu de se fermer sur une clôture7. Ils nécessitent un
traitement particulier, très spécial. Ce n’est pas seulement que la proposition
puisse manifester l’association effectuée par un sujet actif, ni seulement
vérifier une indication passant par l’apprentissage comme font des
jugements synthétiques. La proposition entre en mouvement de bien
d’autres manières. Elle est capable d’autre chose, elle fait encore mieux que
manifester ou indiquer. Elle est capable d’en appeler à un exprimé si
lointain qu’il se passe très bien de nous. Logique du sens de Deleuze se
pose la question suivante : « y a-t-il quelque chose qui ne se confonde ni
avec les termes de la proposition, ni avec l’objet ou l’état de choses qu’elle
désigne, ni avec le vécu […], ni avec les concepts ou même les essences
signifiées ?8 ». Autrement dit, le sens n’est-il pas autre chose qu’une telle
visée d’essence ? Quelque chose de plus neutre mais tout autant d’incisif,
de directionnel (le sens vectoriel) autant que dimensionnel (le sens
significatif) ?
Il est possible que cette dimension de la proposition qui nous détourne du
jugement autant que de la référence conduise à ce que Husserl devait
qualifier d’expression. Qu’est-ce que ça exprime, une proposition, une fois
dit que ce n’est plus le jugement qui la domine ? De quel mouvement peut
participer la fonction témoin, le démon, ce démon que Maxwell introduisit
dans la matière comme la visualisation étrange d’une constance ou au
contraire d’une inconstance ? « Verdir » n’a pas grand-chose à voir en effet
avec moi, ni même avec un objet qui est d’ailleurs en train de subir une
modification. Butor, condisciple de Deleuze, peut-être s’y connaissait en
modifications, en changements, affectés d’un mode dont on voit qu’il aura à
échapper à toute essence, malmenée par une telle modulation. La
proposition se voit dès lors ouverte, prise dans des relais qui ne cessent de
la porter plus loin hors d’elle-même, et chaque chose vers une autre, dans
une forme qui est celle de la prolifération, de l’essaimage.
Voici que « pourrir » n’appartient jamais à un objet comme une de ses
qualités… Cela ne peut qu’échapper à la pomme qui perd en effet sa
substance. Brûler une chose, de même, sera l’expression d’un processus
paradoxal. Certes, le verbe qui est ainsi infinitisé n’existe pas vraiment en
dehors de la proposition qui l’exprime. Il n’est qu’un témoin impersonnel. Il
exprime une décomposition ou une recomposition, un glissement
sémantique qui n’est pas seulement métaphorique, qui se divise en suivant
les radicelles d’un rhizome. Dans la proposition, l’infinitif perturbe toute
substantification. Il ne se réduit jamais à l’énoncé, témoignera d’une
objectivité bien différente de celle de la grammaire propositionnelle. Il est,
dira Deleuze, le signe d’un événement. Et des signes de ce genre, Deleuze
va les découvrir plus tard au cinéma tout en relisant Peirce. Carroll et
Peirce, les deux vecteurs de la Logique du sens sur une surface stoïcienne.
On voit donc par tout ce mouvement infinitif en quoi l’événement
n’appartient pas à la proposition de manière essentielle mais ne peut que s’y
inclure de manière disjonctive. Il la déporte et la détourne, produit un
paradoxe dans le jugement. Logique du sens nous entraîne ainsi vers une
frontière des propositions et des choses, « une réorientation de toute la
pensée » qui conduit la langue en dehors d’elle-même. Il s’agit, dans ce
paradoxe, de sortir la langue de ses gonds : une bifurcation à la faveur de
laquelle « il n’y a plus ni profondeur, ni hauteur » mais seulement un
glissement, une réorientation que Deleuze appellera finalement une
surface9.
3. Surface et profondeur
« Surface » n’est pas seulement « face ». Elle est quelque chose de plus
feutré, réalisant pour ainsi dire des effets surlinéaires ou feuilletés. Il y a, si
l’on comprend bien, une surface des choses et une surface des mots qui
forment un plan singulier, une séquence, une section commune ou une
singularité. En géométrie, de même, certains segments n’appartiennent ni
au cerceau, ni au sol sur lequel il roule, mais relèvent d’une surface
commune où leur différence s’estompe sans pour autant pouvoir s’effacer. Il
y aura toujours un écart qui rend le mouvement de la roue possible. Deleuze
dans toute son œuvre s’intéresse fortement au calcul différentiel. Il existe,
en effet, une petite portion du cerceau, une surface qui n’est plus de l’ordre
du cercle ni une portion du sol et qui n’appartient à aucun terme de la
relation. C’est que sur ce point, sur ce milieu singulier, sol et cerceau
forment tous deux une tangence, un point de tangence qui est aussi un point
de bascule ou de bifurcation. Ce milieu singulier est le lieu des infinitifs.
Sur une telle surface, les choses échangent des souffles, des particules,
brassent des expressions communes. Nous voici donc engagés sur la surface
du miroir, accompagnant Alice vers de curieux moments de tangence. Des
moments ou plutôt des événements qui entrent dans une expression multiple
et qui surnagent au-dessus des « états de chose » autant que « des qualités
du sujet ». C’est très difficile à saisir, mais sur une telle surface les causes
s’estompent, perdent pour ainsi dire leur légalité. « Pourrir », « verdir »,
« guérir » sont des formes actives ou réactives qui ne relèvent plus vraiment
de la causalité mais d’un saut, d’une mutation, d’un passage différentiel
comme la courbe devient tangente sur l’un de ses points. Un devenir dont la
cause n’est repérable dans aucun des deux éléments en présence. On y
notera donc un ensemble d’effets libérés de toute détermination, des effets
qu’on ne peut plus caser dans une proposition de type causal. Il s’agit plutôt
d’un cas limite, d’une casuistique de l’énoncé que Deleuze appellera « un
effet de surface10 ».
Les stoïciens, justement, distinguent 1. les « états de chose » qui concernent
les « corps » sous les liens de causalité capables de les associer et 2. les
« événements » qui forment des « incorporels », des mélanges assez
surprenants, différents : des « effets » imprévisibles, comme émergeants,
passés de l’autre côté du miroir pour reprendre cette image qui implique
bien un passage à la limite. Dans la première série, celle des choses et des
corps, se nouent des relations qui s’établissent en profondeur et qui
demandent qu’on creuse, dévoile, interprète, juge… Il s’agit d’une physique
des quantités, des qualités, etc. Dans la seconde, on entre dans le règne des
surfaces qui demandent qu’on les parcoure avec d’autres vitesses et de
manière pour ainsi dire nomade, sans a priori, appelant une forme
d’empirisme supérieur11. Comment alors éprouver, comment expérimenter
un tel plan ?
C’est là la question qui nourrit toute l’œuvre de Deleuze. Eprouver les
événements, cela ressemble à une tangence, à une éraflure ou une blessure
dira souvent Deleuze en se référant à Bousquet12. La blessure n’est pas du
corps. Elle est une entaille qui l’attendait, une menace ou un pacte qui n’ont
rien d’organique mais qui témoignent d’une rencontre avec un effet, avec
une fuite possible, un milieu où se produisent des singularités, des échanges
étranges et paradoxaux. Voici donc des événements – comme le cercle qui
roule sur une portion ni ronde ni plate, parfaitement dynamique mais
parfaitement neutre… De ces séquences, de ces séries, on dira non pas
qu’elles existent ou subsistent à la manière des substances, bien trop
profondes ; on dira qu’elles insistent, s’effectuent comme hors de l’être, de
manière devenue aérienne, flottante.
La chose est certes difficile à comprendre. Mais que se passe-t-il sur l’écran
(platitude qui n’a pas changé après le film) ? Ce corps impassible n’est pas
tout à fait le plan de lumière qui ne cesse de se modifier en surface. Rien ne
change dans l’écran, mais tout se transforme pour ainsi dire à la frontière. Il
en va ainsi du phénomène du moiré qui n’est ni dans le tissu, ni dans le fils
mais entre les pans qui se recouvrent : étrange phénomène étudié par le
calcul différentiel. Ce n’est pas dans le rideau, mais entre ses plis que
s’élèvent toutes ces figures. De tels événements sont des réalisations
incorporelles, se produisent en surface, à la limite des corps et du langage.
Les stoïciens ont le mieux compris ce type de surfaces, surfaces arpentées
par Carroll, abordées par la sémiotique de Peirce et découvertes par Deleuze
au Cinéma. Il y a quelque chose comme un milieu qui ne se comporte pas
comme les corps. Le « juste milieu » est une entité stoïcienne, une
ouverture qui se pratique au milieu, une pragmatique entre courbe et
tangente, entre un cerceau qui dévale et le sol inégal. Les stoïciens
cherchent ainsi des voies de passage non pour joindre les extrêmes mais
plutôt pour les assouplir, créer du jeu comme Sénèque d’ailleurs qui joue de
l’oxymore dans toutes ses Lettres. Et c’est particulièrement le cas d’Alice
par laquelle la promenade est menée vers le milieu, entre les
contradictoires, quand plus aucune substance ne tient debout et que la
réconciliation ne peut subsister, mais induira plutôt des devenirs, d’étranges
extensions et renversements13. De larges séquences qui s’ouvrent non pas
depuis des termes mais à partir des relations. Et cet art de relier ce qui ne
l’est pas par des causes est l’œuvre d’une fourche, d’une singularité.
4. L’Aiôn
Les propositions, dans cette nouvelle Logique, forment des séries. Et les
séries sont occupées non plus par des points ordinaires mais parcourues de
points remarquables, des points qui ne se contentent pas de se prolonger
mais qui marquent une bifurcation. Chaque verbe ouvre l’action d’un point
de ce genre. Chaque infinitif est remarquable et surprenant. Toute série en
ce sens est occupée par des singularités qui se relient à d’autres, de façon à
former un réseau, un tissu. Mais, pour autant, si les relations peuvent se
prolonger plus loin que les corps, si elles se libèrent des corps, on ne saurait
parler à cet égard d’une « ontologie relationnelle ». La relation n’est pas
exactement de l’ordre de l’être. Et si elle ne se laisse pas substantiver, faut-
il alors, comme le fait Hegel, en parler comme d’un néant ? En vérité, les
relations, irréductibles aux termes reliés, relèvent de ce que Deleuze appelle
« le dehors », l’extra-être. Il n’y a pas que l’être, même si toute la
philosophie de Deleuze souscrit à l’univocité14. Un drap est univoque mais
peut recevoir de nombreux plis, se chiffonner de manière multiple. Entre les
plis qui se recouvrent, vont se dessiner des lignes qui sont comme des séries
séparées par le dehors. Ce qui fait qu’un pli présente un jeu, une
morphologie plastique, un enveloppement ou une implication.
L’immanence deleuzienne ne saurait donc se figer. Les causes et les effets
tombent les unes dans l’étoffe, les autres dans les plis. Les corps et les
événements incorporels relèvent d’un même plan, mais les uns forment une
profondeur, les autres une surface faite d’ourlets, de recouvrements, de
formes qui supposent en elles quelque chose qui se feutre, qui prend de
l’épaisseur et que Deleuze va appeler « le dehors » ou encore « l’a-travers »
quand ce n’est pas l’Aiôn15. L’Aiôn étant le point de séparation, ou encore
une espèce de ligne labyrinthique. Nous touchons au plus difficile, au plus
incompréhensible de tous les mouvements envisagés par Deleuze dans
Logique du sens. Là, le sens s’enveloppe, fait des tours et noue des relations
qui relèvent de la plus grande multiplicité, de la plus grande difficulté à
penser.
On touche ainsi à la limite de la compréhension de Deleuze par lui-même,
une limite que les œuvres à venir vont clarifier autant que faire se peut.
Entre les corps et les âmes, il s’agit d’une ligne en miroir sur laquelle se
reflètent aussi bien la matière que la mémoire, le passé que le futur : écran
cinématographique qui reçoit, dans le présent, l’insistance d’un « flash-
back » ou l’étrange reflet d’une « anticipation ». Le miroir d’Alice, comme
l’écran cinématographique, n’est pas seulement une surface qui mêle des
côtés, il est également une ligne de temps, une ligne qui brise le temps en
un passé et un futur. Des passés et des futurs sortis de toute chronologie.
Non pas qu’il s’agisse de la matière de l’écran. Nous l’avons déjà dit,
l’écran en lui-même n’est rien sans la « matière des images » elles-mêmes,
des signes dont le bougé est strictement incorporel, totalement lumineux.
Deleuze, invoque un exemple célèbre, celui du flux, du flatus vocis pour
rendre compte de l’indépendance des qualités sonores par rapport aux corps
qui les produisent. Autant de signes qu’il retrouvera dans L’image-temps
par la question du son au cinéma, tout aussi incorporel que l’image elle-
même16.
Logique du sens, sur le versant de ce qui se nomme Aiôn et que personne ne
se risque à traduire, vise un interstice, l’aération du sens, l’air si difficile à
respirer et qui brasse les temps autant que les espaces. « Un peu d’air sinon
j’étouffe » se plaisait-il à dire dans ses moments de crises philosophiques,
évoquant « l’oxygène de la possibilité »17. De ce puits d’air qui passe entre
les corps, il faut tout attendre. Il s’agit bien sûr non seulement d’un
interstice mais d’un instant, un instant qui est comme une fente pour laisser
place à ce qui n’est pas présent, aux événements qui tirent vers le passé
autant que vers le futur, grand mouvement d’aération qui permet au temps
de se dérouler, à l’espace de se mouvoir. Peut-être comme une fente dans
une ombrelle nous donne l’occasion de rêver, de deviner l’autre côté,
d’appréhender des signes qui sont annonciateurs d’un changement, des
signes qui laissent basculer le futur dans le passé. Nous voici donc à la
pointe de Logique du sens qui renoue avec tout le système Deleuzien non
sans un dernier recours à Leibniz
Outils
• Le plan de l’œuvre
Deleuze procède par séries. L’ouvrage en compose trente-quatre et deux
appendices. On notera qu’aucun titre de série n’est donné en majuscule. Il y
a par cet usage des minuscules une volonté de rendre le plan mobile,
comme s’il ne fallait pas ponctuer mais ouvrir, laisser la série se prolonger.
L’ensemble forme pour cela même un réseau, des enchevêtrements et des
nœuds, des formes d’expression mutuelles qui culminent sans doute dans la
24e série relative à la communication.
Bibliographie
• Édition de référence
• Études
Bibliographie
• Articles et cours de Michel Foucault à propos des institutions
pénales et carcérales
• Études générales
1. Règles et ordre
• La critique du constructivisme
Le premier volume de 1973 intitulé « Règles et ordre » propose à la fois une
épistémologie et une analyse subtile de ce qui mérite le nom d’ordre ; à cet
égard, toute l’ambition d’Hayek peut ici être résumée comme menant à
distinguer l’ordre de l’organisation : un ordre n’est pas par nature le
résultat d’une organisation intentionnelle. C’est pourquoi l’œuvre d’Hayek
vise à contester le fait qu’un ordre complexe – d’un ensemble innombrable
d’interactions entre individus – puisse faire l’objet d’une connaissance,
d’une anticipation et, partant, d’une organisation volontaire. Dès
l’introduction, Hayek pose ainsi une définition cruciale de ce qu’il appelle
le « rationalisme constructiviste » et dont il attribue la paternité à
Descartes ; il s’agit à ses yeux d’une « conception qui tient pour certain que
toutes les institutions sociales sont le produit d’un dessein délibéré, et
doivent l’être3. » Il ne nous appartient ici d’évaluer la pertinence du
caractère initialement cartésien du constructivisme qui peut être
abondamment discutée ; en revanche, nous souhaitons insister sur
l’importance de ce concept qui sera au cœur de ce que critique Hayek et qui
ne peut être compris indépendamment de la question des finalités : au fond,
est constructiviste la croyance selon laquelle seraient scientifiquement
possibles non seulement la connaissance d’un ordre social souhaitable mais
de surcroît la construction intentionnelle, finalisée, de cet ordre social jugé
souhaitable.
• Cosmos et Taxis
Dès lors, le cœur constant de l’analyse d’Hayek consiste à démontrer que
les interactions entre les individus produisent des résultats si complexes et
si imprévisibles que nul savoir humain n’est en mesure d’en anticiper les
effets. De ce fait, toute vision globale prétendant connaître les lois d’un
groupe et prétendant anticiper – prédire – ce qui va advenir, procède d’une
très grave erreur d’analyse quant à ce que le savoir humain est réellement
capable d’établir. C’est pourquoi la notion d’ordre se trouve mise au centre
de sa réflexion afin de montrer qu’ordre et organisation – donc construction
intentionnelle d’un ordre visé – ne sont pas des synonymes.
Sa première décision conceptuelle, dans le livre I, consiste à distinguer deux
types de relations ordonnées : taxis et cosmos. Ces deux mots grecs
désignent deux types d’ordres tout à fait différents : le cosmos désigne un
ordre naturel, indépendant de la volonté et de la concertation humaines,
existant comme tel à l’état brut. En revanche, taxis signifie « ordre
artificiel », « ordre créé ». Un taxinomiste crée par exemple des ordres
biologiques pour classifier des espèces, mais cet ordre a quelque chose
d’arbitraire et de non naturel : tout être organisant arbitrairement des
classements s’inscrit dans un ordre taxinomique et le constructivisme ne
sera rien d’autre que la tentative d’injecter cet ordre artificiel – taxis – dans
le monde des interactions humaines.
• La notion d’ordre spontané
La question qui se pose est alors la suivante : une société ordonnée procède-
t-elle d’un ordre naturel ou d’un ordre organisé et donc
artificiel (construit) ? Le coup de génie d’Hayek consiste à répondre
qu’aucun de ces deux ordres ne correspond à l’ordre social ; la société est
un produit infiniment complexe d’interactions individuelles qui n’ont rien
de naturel ; de ce fait, un ordre social ne saurait être naturel ni comparé au
cosmos. Mais les interactions spontanées sont par elles-mêmes bien trop
complexes pour qu’une sorte d’unité centrale organise depuis un supposé
savoir le meilleur ordre possible – qu’il prenne la forme d’un « plan » en
économie, d’un management au sein de l’entreprise, etc. Autrement, l’ordre
taxinomique, créé par une volonté consciente en fonction d’un but précis,
est lui-même inadapté pour penser l’ordre social. Pour le dire encore
autrement, il est illusoire de croire que l’on puisse à partir d’une
intelligence humaine assigner un but précis et prédéfini au résultat des
interactions : seul un orgueil démesuré doublé d’une incompréhension des
limites du savoir humain mène à croire que l’on pourrait organiser les
interactions humaines en vue d’un but conscient.
Ni naturel, ni organisé, l’ordre d’une société impose de penser une troisième
forme d’ordre, qu’Hayek appelle « spontané » ; des interactions complexes,
aux intérêts divergents, produisent une forme d’ordre non voulu, non
intentionnel et non anticipable, donc non visé téléologiquement ; cet ordre
n’est pas naturel, ne manifeste aucune régularité comparable aux lois
naturelles mais il n’est pas voulu non plus, et n’est donc pas organisé.
• La critique du scientisme et du « totalisme »
Cette complexité des interactions humaines interdit de traiter le monde
humain comme l’on traite les sciences physiques ; si celles-ci peuvent être
sans dommages ramenées à des modèles simplifiants, les interactions
humaines résistent par leur complexité à toute forme de modélisation et de
prédictions scientifiques ; à cet égard, Hayek bataille contre le
réductionnisme scientiste, défini comme une extension indue des méthodes
et de l’efficacité de la physique à l’étude des comportements humains, donc
comme une extension indue et absurde du modèle de la physique à
l’ensemble de la vie humaine. Fort de ce constat, Hayek se demande quels
sont les outils intellectuels que le scientisme doit forger pour réaliser sa
démarche ; le premier est la création arbitraire de grands ensembles
conceptuels dont la réalité n’est jamais démontrée mais auxquels on est
sommé de croire au seul motif qu’un mot est élaboré ; autrement dit, le
scientisme a tendance à créer des ensembles très englobants, créant par le
seul langage une impression fallacieuse de cohésion globale. Dans un
ouvrage qui ne fut que partiellement traduit en français sous le titre de
Scientisme et sciences sociales, Hayek put ainsi résumer ses analyses :
« A l’« objectivisme » de l’optique scientiste se relie étroitement son
totalisme méthodologique – sa tendance à traiter les « ensembles » tels que
la « société » ou « l’économie », le « capitalisme » […] ou une
« industrie », une « classe », une « nation » comme des objets nettement
déterminés dont il est possible de découvrir les lois en observant leur
comportement en tant qu’ensembles. »4
Il s’agit de comprendre que des réalités d’une complexité inouïe se trouvent
réduites à l’unité d’un mot – d’un concept – comme si le fait de
conceptualiser permettait de prouver l’unité de sens. Agir ainsi, c’est poser
des ensembles conceptuels extrêmement englobants, qui sont d’abord et
avant tout des concepts, et c’est ensuite croire que la réalité complexe se
laisse ramener à l’unité d’un concept. Mais, aux yeux d’Hayek, ce dont la
réalité est avérée, c’est celle des individus et des comportements
individuels : or, puisqu’on peine à observer des régularités et des lois dans
les comportements individuels, « on se tourne donc vers les ensembles dans
l’espoir que ceux-ci feront apparaître de telles régularités5. » On comprend
donc que ce qu’Hayek appelle « totalisme » n’est rien d’autre que la
conséquence méthodologique du scientisme, à savoir la création de
concepts permettant de penser des réalités incroyablement vastes et
complexes mais ainsi ramenées (grâce au concept) à l’unité, c’est-à-dire à la
cohésion fictive d’une totalité. Pour le dire autrement, le totalisme est la
nécessité pour le scientisme de créer des concepts uniques englobant la
totalité d’une réalité, sans égard pour la complexité de cette réalité. Et
Hayek de commenter :
« L’erreur contenue dans la vision totaliste est de considérer à tort
comme des faits ce qui n’est rien de plus que des théories provisoires,
des modèles construits par le sens commun pour expliquer la liaison
de certains phénomènes individuels que nous observons6. »
Conclusion
Hayek est sans doute l’un des penseurs majeurs du XXe siècle, aussi bien sur
les plans économique et philosophique qu’épistémologique et social.
Héritier de Hume, Smith et même Darwin, il prend acte des faiblesses de la
connaissance humaine et en tire les conséquences dans le domaine
pratique ; s’orientant selon des informations sans cesse imparfaites et
lacunaires, l’individu tâtonne et défend tant bien que mal ses intérêts,
réclamant somme toute rien de plus que la préservation des ordres fragiles
ayant spontanément éclos.
Si l’ordre n’est pas l’organisation alors rien n’importe davantage que de se
méfier des organisateurs qui, sous couvert d’une connaissance introuvable
de la complexité humaine, imposent de manière coercitive leurs désirs à des
interactions dont ils croient à tort pouvoir prévoir l’issue. « Présomption
fatale » selon l’expression d’Hayek, cette vanité cognitive ne saurait être
que délétère, perturbant dans le meilleur des cas le fragile équilibre du
marché, mais pouvant conduire à la mort lorsque la complexité du réel se
paie le luxe de contredire les planificateurs.
Thibaut Gress
Bibliographie
• Édition du texte
Conclusion
En guise de conclusion, on peut facilement comprendre l’intérêt de la
philosophie expérimentale pour la réflexion philosophique : elle sert
d’abord et avant tout de garde-fou, en nous invitant à nous méfier et à
réévaluer les certitudes et les croyances anthropologiques sur lesquelles
peuvent se fonder les discours philosophiques.
Florian Cova
Bibliographie
Il existe quelques ouvrages d’introduction à la philosophie expérimentale en
français :
Paru aux éditions du Seuil en 2006 et préfacé par Alain Badiou, Après la
finitude. Essai sur la nécessité de la contingence1 est, par son style autant
que par ses thèmes, considéré comme le coup d’envoi d’une nouvelle
manière de philosopher parfois nommée nouveau réalisme. Ce terme a été
proposé par Maurizio Ferraris lors d’un colloque tenu en 2012 pour
désigner le nom de l’époque qui suit la postmodernité. Selon Ferraris, le
nouveau réalisme refuse trois propositions du discours qu’il qualifie de
postmoderne. 1. L’idée que l’être se réduit au savoir que nous en avons, 2.
que tenir quelque chose pour vrai c’est l’accepter, 3. que tout savoir est une
forme de pouvoir, alors que le savoir libère plus qu’il n’opprime. Ainsi,
l’ambition de ce mouvement est tout autant de repenser la consistance du
réel que les moyens d’agir en lui : il procède d’une attitude autant que d’un
corpus théorique.
Loin de constituer un champ unifié, le nouveau réalisme constitue bien
plutôt une émergence multiforme. Il se caractérise en particulier par un
renouveau de la métaphysique, qui remet en cause l’assimilation de celle-ci
par Heidegger à une structure appelée onto-théo-logie qui commanderait
son histoire et son déploiement. Le nouveau réalisme légitime alors toute
nouvelle tentative métaphysique « par le simple fait qu’aucun interdit
absolu, préalable à toute discussion, ne peut être fixé » ; cette métaphysique
dès lors ne cherche pas à ignorer les oppositions qui lui sont faites, mais à
en intégrer les apports.2
1. L’enfant terrible de la philosophie française
• La longue histoire du nouveau réalisme
La problématique du nouveau réalisme est intimement liée à la remise en
cause de la distinction kantienne de l’objet de la chose en soi. Il s’agit de
« dégager une alternative au dogmatisme prékantien et au criticisme de
Kant3 ». Un tel projet s’inscrit dans une tradition ancienne, puisqu’un pan
important de la philosophie du XIXe siècle se définit par sa remise en cause
du cadre kantien : contestation multiple, allant de Bolzano, Trendelenburg à
Brentano, à Freud, Husserl et Heidegger d’un côté, de Schopenhauer à
Nietzsche d’un autre, de Schelling à Marx et Kierkegaard. La pensée
du XIXe siècle a été marquée par un retour de l’affirmation d’Aristote selon
laquelle la philosophie ne peut penser le réel que logiquement et
ontologiquement antérieur à ce qu’elle en dit – donc à tout cadre
transcendantal.
La problématique du réel n’est pas non plus absente de la « pensée
française » qui a tant influencé ce « post modernisme » dont parle Ferraris.
Le nouveau réalisme pourrait d’ailleurs revendiquer l’héritage d’un
philosophe comme Deleuze, qui n’a cessé de vouloir arracher la philosophie
au kantisme et à ses avatars que sont (pour lui) la phénoménologie ou la
philosophie du langage ordinaire. La philosophie peut tout à fait prétendre
au réel, qu’elle atteint par ses propres armes, de façon spéculative, par le
travail du concept. Bien sûr, il ne faut pas réduire le réel aux choses
tangibles ou perçues.
• Un ou plusieurs nouveaux réalismes ?
Selon Louis Morelle, le nouveau-réalisme prend trois formes principales.
L’ontologie orientée objet veut une pensée de l’objet capable de capturer la
réalité et de rendre compte de sa diversité sans l’assujettir à un modèle
prédéfini. Pour Graham Harman, il s’agit d’arracher la pensée ontologique
de l’objet à la pensée épistémologique de l’objet et de l’arracher à une
précompréhension de l’objectivité liée à nos objets de conscience. Dès lors,
« […] la question est de savoir si la différence évidente entre humains et
non-humains mérite qu’on en fasse une faille ontologique fondamentale.4 »
Ma relation perceptive est un exemple de relation. Il ne s’agit certes pas de
prêter aux objets des perceptions ou des sentiments, mais de considérer
qu’il doit y avoir un « air de famille » entre la relation complexe qu’est la
perception et les autres types de relations entre objets.
Le matérialisme transcendantal entend prendre au sérieux la pensée
scientifique et l’image du monde que celle-ci propose. Vivre dans le monde
actuel, c’est en effet vivre dans un monde structuré par l’image que les
sciences en donnent. Selon Ray Brassier, « […] même si l’image
scientifique demeure bien méthodologiquement dépendante de l’image
manifeste, cela n’ébranle aucunement son autonomie substantielle vis-à-vis
de celle-ci5. » Les philosophes ne peuvent s’obstiner à relativiser cette
image mais doivent se rendre capables de l’habiter à leur tour (en en
ressaisissant l’essence spéculative ou en pensant son lien à l’image
philosophique) plutôt que de s’en exclure (s’excluant ce faisant du champ
de la pensée et privant la philosophie de toute efficace, de toute influence).
Toute la question est cependant de se mettre d’accord sur cette image
scientifique.
Le néo-vitalisme, influencé par la philosophie de la nature de Schelling,
cherche à contrer la déréalisation et la dé-substantialisation de la nature à
laquelle procèdent les philosophies constructives, sans pour autant rétablir
l’ancienne ontologie substantielle. Il s’agit alors d’élaborer une pensée
spéculative de la nature permettant de penser sur un mode qui ne soit pas
celui de la substance sa résistance et sa consistance. Dans cette perspective,
on peut évoquer La part inconstructible de la terre6 de F. Neyrat, qui
conteste l’écologie constructiviste de Bruno Latour.
La phénoménologie :
une pensée de l’idéalité
et de sa genèse, une théorie
de la conscience
et une philosophie première
5. La constitution de l’ego
La quatrième méditation affronte la question complexe de l’ego
transcendantal. À travers lui, elle interroge à la fois l’unité temporelle des
actes et objets données dans le cours d’une expérience et l’unité
systématique et structurelle de l’expérience en général.
1. L’ego transcendantal « existe pour lui-même », « avec une évidence
continue » comme unité de ses prestations intentionnelles. Il est
« substrat » et « pôle identique », mouvement d’auto-constitution de lui-
même, aussi bien constitué que constituant. D’une part, il constitue par ses
actes les contenus de la conscience (c’est la genèse active). D’autre part, il
acquiert des dispositions et des habitus qui lui permettent de constituer, de
reconnaître des objets, d’accomplir des actes intellectuels sans avoir à
réeffectuer sans cesse l’ensemble des opérations et idéalisations qui les
sous-tendent. Tout acte qu’il effectue acquiert ainsi une propriété
permanente nouvelle, ce qui permet à l’ego de fonder un système ouvert et
cumulatif de connaissances.
2. L’ego est également compris par Husserl comme une forme, une
structure, et plus précisément comme eidos universel qui englobe tous les
eide régionaux et constitue en cela l’a priori universel de corrélation. Sans
nous attarder sur le statut difficile de cet eidos ego, notons seulement que
tout objet relève pour Husserl d’un champ d’objet qui peut être reconduit
à une typique fondée dans les structures de l’ego. Le travail
phénoménologique est précisément de révéler ces structures typiques –
quoi doivent donner leurs principes premiers aux sciences régionales (par
exemple : la cohésion spatiale et la continuité temporelle de l’objet
physique) par la mise en œuvre de la réduction.
6. Détermination du domaine transcendantal
comme « intersubjectivité monadologique »
La cinquième méditation présente la structure d’une recherche plus que
celle de l’exposition d’un résultat ; cette complexité engendre différentes
lectures, certains interprètes y voyant une révision de la méthode exposée
dans les autres méditations, d’autres sa quintessence.
Husserl cherche à comprendre les conditions auxquelles l’objectivité en
général peut être pensée. La question est de comprendre « […] comment
tenir ensemble deux affirmations apparemment contradictoires : celle selon
laquelle le monde se présente « pour tout un chacun » (für jederman) donc
objectivement ; et cette autre d’après laquelle tout sens se constitue dans la
vie de la conscience de l’ego, donc dans le sujet transcendantal […]2 ».
La question posée implique d’abord de rendre compte du phénomène de
l’autre homme comme alter-ego. Pour Husserl, son sens est constitué lui
aussi par la conscience transcendantale, sans que cela ne réduise cependant
son altérité. Il s’agit alors de comprendre comment l’autre se donne « à
moi » « comme autre » (pour Husserl : comme « autre moi », ce qui
donnera lieu à beaucoup de discussions) et la façon dont cette altérité est
constituée par les actes de mon propre ego. Toute la difficulté vient de ce
que les autres ego « […] ne sont pas de simples représentations et des objets
représentés en moi, des unités synthétiques d’un processus de vérification
se déroulant en “moi”, mais justement des “autres”3 ».
La première étape du raisonnement de Husserl est une expérience de
pensée : réduire la conscience à une sphère propre, qui ne contient que ce
qui relève de moi, de mes contenus sensoriels, et exclut toute visée de la
transcendance des choses et du monde. Pour Husserl cette sphère réduite est
pensable et peut même être décrite. Elle est constituée de complexes de
perceptions de moi-même (de modifications liées à mon corps) et de
complexes de perceptions détachées de mon corps. Ces complexes peuvent
présenter différents types d’évolutions (stabilité, mobilité, etc.) Certains
complexes ne sont pas liés à mes perceptions des modifications de mon
propre corps mais présentent des façons d’évoluer similaires à celles-ci : ils
sont groupés, évoluent en cohésion. Par effet de similarité, ils sont associés
aux modifications de moi-même et appréhendés comme l’indice d’une
activité vivante autre que la mienne, d’un autre corps.
Ma conscience dote peu à peu par association cet autre être de propriété
similaires aux miennes. Je comprends progressivement que l’autre sent,
perçoit, pense et veut, processus qui modifie également la façon dont je me
rapporte à moi-même. Ainsi, je suis amené à m’appréhender aussi comme
corps perçu par les autres. De même, tout objet naturel dont je peux avoir
l’expérience reçoit une nouvelle couche de sens, en tant qu’il est vu non
seulement par moi, mais peut-être vu d’un autre point et en un autre temps
par n’importe quel autre. La genèse intentionnelle de l’alter-ego permet de
cette façon la compréhension de l’objectivité et de ce qui la fonde : tout ego
portant ainsi la richesse de l’intersubjectivité, la phénoménologie
transcendantale se fait monadologie.
Florian Forestier
Bibliographie
2. L’être-au-monde
Heidegger appelle « ontique » ce qui relève de l’étant et « ontologique » ce
qui relève de son être. Parce que l’existence est l’être du Dasein, on appelle
« existentiaux » les déterminations ontologiques de cet étant que s’attache à
dégager l’analytique existentiale. Celle-ci doit, dans la première section
d’Être et Temps, dégager l’être-au-monde comme constitution fondamentale
du Dasein afin de mettre au jour le souci comme être de cet étant. Cet être-
au-monde n’est pas l’inclusion spatiale dans un cadre d’un étant
intramondain caractérisé par la subsistance (Vorhandenheit), mais une
ouverture au monde qui n’est pas d’abord le rapport du sujet connaissant à
l’objet mais un se-soucier-de que Heidegger appelle la préoccupation.
L’être-au-monde se laisse analyser en distinguant en lui trois moments : le
monde, le qui et l’être-au.
• Le monde
Le monde ne désigne pas ici la totalité de l’étant, mais le monde ambiant,
c’est-à-dire ce en quoi le Dasein existe et ce à partir de quoi il comprend
l’étant qu’il rencontre. Sa structure ontologique est la mondanéité, qui doit
se laisser dégager à partir d’une analyse de l’être de l’étant intramondain
qu’est l’outil, à savoir l’étant dont nous avons l’usage au quotidien. Cet être
est la disponibilité (Zuhandenheit) qui consiste pour l’outil à renvoyer aux
autres étants dans la mesure où il est toujours fait pour ceci ou cela, par
exemple le marteau pour marteler. C’est seulement quand il cesse de
fonctionner que se révèle sa mondialité, son appartenance à la totalité de
renvois qu’est le monde ambiant. La mondanéité du monde est cette totalité,
à savoir la signifiance (Bedeutsamkeit), le contexte qui donne à l’étant
disponible de prendre le sens qui est le sien, à savoir sa tournure, ce dont il
retourne avec lui. La spatialité de cet étant consiste en ce qu’il se tient à
proximité à une place qui est la sienne et que le Dasein lui assigne, de sorte
que c’est ce dernier qui aménage l’espace du monde ambiant.
• Le soi, autrui et le On
Le soi du Dasein ne consiste pas en une substance, le moi, mais en une
manière d’exister, à savoir être-soi, qui n’est justement pas la manière dont
il existe de prime abord, puisqu’il existe d’abord inauthentiquement et n’est
donc pas lui-même. Autrui est rencontré dans le monde ambiant, qui est
donc aussi un monde commun. Si le rapport à l’outil est l’être-auprès, le
rapport à autrui est l’être-avec, et signifie que le Dasein n’est pas une
sphère d’immanence close qui devrait s’ouvrir à autrui dans un second
temps, donc qu’il est toujours déjà ouvert aux autres dans ce mode du souci
qu’est la sollicitude (Fürsorge). Mais ce rapport aux autres est aliénant au
quotidien, car il signifie ne pas être soi-même, être le On, l’impersonnel
dont la dictature consiste en cela qu’il nous dicte à chaque fois nos actes et
nos paroles.
• L’ouverture
L’être-au signifie l’ouverture, le Là que le Dasein consiste à être, l’éclaircie
en laquelle l’étant peut apparaître et qui n’est pas d’abord un rapport de
connaissance mais une disposition affective (Befindlichkeit), une
compréhension (Verstehen) et un discours (Rede).
La disposition affective
La disposition affective désigne la manière dont le Dasein est ouvert au
monde selon une certaine tonalité affective (Stimmung). En elle, il y va de la
manière dont le Dasein se trouve lui-même dans le monde et elle lui révèle
qu’il y est jeté de manière énigmatique de telle sorte que son être constitue
pour lui une charge qui lui pèse affectivement. Les tonalités affectives
inauthentiques détournent de ce poids quand seule la tonalité affective
authentique l’ouvre de telle manière qu’il puisse être assumé.
La compréhension et l’explicitation
Le rapport du Dasein à soi et au monde n’est pas d’abord un rapport de
connaissance mais une compréhension qui consiste à se projeter vers ses
possibilités et qui correspond à l’existence, l’être du Dasein en tant qu’il a à
être, c’est-à-dire à se choisir parmi ses possibilités. Cette compréhension est
la véritable connaissance de soi du Dasein où il saisit où il en est dans son
existence, quelle est sa situation, sa vue consistant en une lucidité
authentique que Heidegger appelle la transparence. L’explicitation désigne
le rapport à l’étant intramondain que rend possible la compréhension et
consiste en cela que le Dasein voit l’étant comme ceci ou comme cela, par
exemple comme marteau avec lequel il retourne de marteler. Elle n’est
possible que comme explicitation d’un sens préalablement projeté dans la
compréhension, sa structure étant la circularité herméneutique.
Le discours
Le discours désigne le fondement existential du langage et signifie que
l’ouverture au monde comme signifiance est toujours déjà articulée
discursivement et rend possible l’énoncé à propos de l’étant.
La déchéance (Verfallen)
Au quotidien, le Dasein n’est pas lui-même mais le On, il déchoit de son
propre être, ce que Heidegger appelle la déchéance à laquelle correspond
une modalité d’ouverture. Sa modalité du discours est le bavardage, qui
consiste à redire ce que On dit. Sa compréhension est guidée par la
curiosité, en quête incessante de nouveauté mais incapable de s’approprier
authentiquement quoi que ce soit. Son rapport à soi et aux autres est marqué
par l’équivoque où rien n’est véritablement compris même s’il semble l’être
et aller de soi. La déchéance est donc cette mobilité qui aliène
quotidiennement le Dasein.
4. La mort
La deuxième section d’Être et Temps entend mettre au jour la temporalité
(Zeitlichkeit) comme ce qui rend possible le souci. Mais il faut d’abord que
ce dernier soit saisi en totalité. Or, si le Dasein existe maintenant comme
souci, son existence n’est pas encore parvenue à sa totalité en ce qu’il lui
reste encore du temps à vivre. La question consistant à savoir ce que
signifie être un tout pour le Dasein implique donc d’analyser son rapport à
la mort, à savoir l’être-vers-la-mort. Ce dernier ne désigne pas le rapport à
un événement qui vient seulement à la fin de la vie, mais le rapport à sa fin
comme possibilité ultime qui menace à tout instant le Dasein, possibilité de
l’impossibilité de l’existence. Au quotidien, l’être-vers-la-mort est une fuite
dans le « On meurt » consistant à entendre parler de cas de mort
impersonnels sans jamais qu’il y aille de ma mort. À l’inverse, l’être-vers-
la-mort authentique consiste en un devancement qui consiste à se
comprendre à partir de la mort comme possibilité la plus propre, sans
rapport aux autres, indépassable, certaine et indéterminée quant au moment
où elle arrivera. Ce devancement est une liberté pour la mort qui la laisse
nous angoisser afin de nous arracher à la déchéance et de nous rendre
lucides.
5. La conscience et la résolution
La totalité de l’être du Dasein est atteinte avec l’être-vers-la-mort, mais la
première section d’Être et Temps n’a permis que de dégager l’inauthenticité
du Dasein tel qu’il existe au quotidien. Pour pouvoir interpréter le sens
d’être du souci, encore faut-il dégager aussi l’authenticité du Dasein. Or, la
méthode de l’analytique existentiale étant phénoménologique, il ne peut
s’agir de construire abstraitement cette authenticité, il faut la décrire à partir
d’une attestation qui nous en est fournie et qui est l’appel de la conscience.
En lui, c’est le souci lui-même qui appelle silencieusement le Dasein à
l’authenticité, c’est-à-dire à assumer l’être-en-faute qu’est la nullité de son
être, à savoir sa finitude. Cette possibilité d’existence authentique est la
résolution, l’ouverture authentique lucide sur la situation en laquelle le
Dasein doit se décider. Elle n’est proprement acquise que dans le
devancement de la mort, donc comme résolution devançante, car la mort,
comme possibilité la plus propre, l’isole sur lui-même, comme possibilité
sans rapport aux autres, l’arrache au On pour lui permettre d’être lui-même,
comme possibilité indépassable, lui ouvre la totalité des possibilités se
tenant en-deçà d’elle, comme possibilité certaine, lui donne une assurance
dans ses choix, et comme possibilité indéterminée, l’empêche de différer
sans cesse le moment de la décision.
6. La temporalité
Avec la résolution devançante est conquis le sol phénoménal devant
permettre de dégager la temporalité comme sens d’être du souci. En elle, le
Dasein advient à soi en se comprenant à partir de sa possibilité la plus
propre (la mort) et, ce faisant, revient vers ce qu’il est déjà, à savoir son
être-jeté, pour l’assumer, de telle sorte qu’il saisit lucidement sa situation.
Nous saisissons là trois mouvements d’échappée qui rendent possible le
souci comme articulation triple de l’être en avant de soi, de l’être déjà en un
monde, et de l’être auprès de l’étant. Ces trois échappées sont les ekstases
de la temporalité, cette dernière n’« étant » pas, mais se temporalisant dans
une certaine unité ekstatique articulant les trois ekstases que sont l’avenir,
l’avoir-été (Gewesenheit) et le présentifier. Mais parce que le Dasein peut
exister authentiquement ou inauthentiquement, ces deux possibilités doivent
être rendues possibles par deux temporalisations de la temporalité où celle-
ci articule différemment les trois ekstases au sein d’une unité ekstatique. La
temporalisation authentique accorde le primat à l’avenir puisque c’est
depuis le devancement de la mort que le Dasein résolu assume, c’est-à-dire
répète, son être-jeté et présentifie sa situation dans le coup d’œil de
l’instant. Il s’agit donc d’un avenir ayant-été présentifiant. La
temporalisation inauthentique accorde le primat au présent puisqu’elle
consiste en une présentification adtensio-rétentionnelle, la déchéance
consistant à se perdre soi-même en s’identifiant à l’étant présent dont on se
préoccupe en s’oubliant soi-même. L’analytique existentiale effectuée dans
la première section d’Être et Temps doit être répétée dans la seconde afin de
montrer qu’à chaque fois, c’est la temporalité qui rend possible les
existentiaux rassemblés dans le souci. La compréhension, comme projet
vers nos possibilités, est rendue possible par l’avenir. La disposition
affective, comme ouverture à l’être-jeté, est rendu possible par l’avoir-été.
Le discours est en lui-même temporel et est rendu possible par l’unité des
trois ekstases. Ekstatique, la temporalité est aussi horizontale, dans la
mesure où les ekstases, comme échappées, doivent bien s’échapper dans
une direction, vers un horizon. Le caractère ekstatique de la temporalité
comme pur être hors de soi rend possible la transcendance vers le monde,
c’est-à-dire l’être-au-monde, et son caractère horizontal rend possible le
monde lui-même comme horizon fini de cette ouverture. À chaque ekstase
doit correspondre un schème horizontal. À l’avenir correspond le en-vue-
de-lui-même, à l’avoir-été le devant-quoi de l’être-jeté et au présentifier le
« pour », c’est-à-dire ce pour quoi est l’outil présentifié. Même la spatialité
du Dasein comme aménagement est rendue possible par la temporalité, et
d’abord par le présentifier.
7. L’historialité
Avec l’être-vers-la-mort et sa temporalisation à partir de l’avenir a été
dégagé le caractère ekstatique de la temporalité, qui s’étend en direction de
la mort. Mais il faut ajouter à cela que le Dasein s’étend aussi en direction
de sa naissance dans un être-vers-le-commencement, de telle sorte que son
existence est une extension entre deux extrémités qui est l’histoire au sens
originaire, à savoir l’advenir (Geschehen) du Dasein. L’histoire comme
ensemble des événements historiques est un sens dérivé à partir de cette
historialité du Dasein. L’historialité authentique se laisse dégager à partir de
la résolution devançante. En celle-ci, le Dasein, depuis l’horizon fini de sa
mort, assume son être-jeté, c’est-à-dire l’ensemble des possibilités
existentielles qui lui échoient de facto. Or, ces possibilités, il en hérite, car
elles ont déjà été choisies avant lui par d’autres Dasein. Cet héritage est un
destin en cela que le Dasein se destine ces possibilités, de telle sorte qu’il
peut les répéter, c’est-à-dire les reprendre pour les faire siennes. Étant
toujours avec autrui, il partage avec sa génération cet héritage dans un
destin commun qui est celui d’un peuple. C’est sur le fondement de cette
historialité que l’étant intramondain est historique, c’est-à-dire mondo-
historial, puisqu’il ne l’est que par son appartenance au monde d’un Dasein
du passé.
8. L’intratemporalité
Dans la quotidienneté, le Dasein est en permanence en train de compter
avec le temps et de s’orienter sur lui, l’ensemble de ses activités se
déroulant dans le temps. C’est cet être dans le temps que Heidegger appelle
intratemporalité, à partir de laquelle il entend dériver le concept vulgaire de
temps, c’est-à-dire le temps objectif constitué d’une succession de
maintenants. Cette intratemporalité correspond au temps de la
préoccupation orienté primairement sur le présent. Ce dernier est caractérisé
par la databilité en cela qu’il est un « maintenant que » en lien avec une
activité du Dasein (par exemple, maintenant, c’est « maintenant que j’écris
cette notice »). Il se caractérise ensuite par l’étendue, jamais comme un
instant-point (par exemple, maintenant, c’est « aujourd’hui », la journée). Il
est aussi un temps public, c’est-à-dire un temps commun sur lequel nous
nous orientons. Enfin, il est caractérisé par la signifiance car il est toujours
le maintenant approprié ou non pour faire ceci ou cela. C’est sur ce temps
du maintenant qu’advient un nivellement qui lui ôte ces caractéristiques
pour devenir un maintenant pris dans une suite infinie de maintenants
homogènes alors que la temporalité originaire se caractérise au contraire par
la finitude. L’ouvrage se clôt sur un bilan, à savoir que la temporalité est
bien le sens ontologique du souci, et relance le questionnement en
demandant si le temps lui-même se manifeste comme horizon de l’être.
Bibliographie
• Éditions de référence
• Le Bulletin heideggérien :
https://www.uclouvain.be/407892.html
• Études
1. La recherche de l’être
L’Être et le Néant en se présentant en son sous-titre comme un « essai
d’ontologie phénoménologique » se réclame de ce mouvement
philosophique initié en Allemagne par Husserl et Heidegger qu’est la
phénoménologie. Cependant, l’introduction, par bien des aspects ardue et
complexe, permet à Sartre de préciser sa position vis-à-vis de la
phénoménologie orthodoxe – celle développée par Husserl essentiellement
dans son livre systématique, Idées pour une Phénoménologie paru en 1913.
En effet, Sartre va se servir de l’opposition philosophique de Heidegger vis-
à-vis de son maître Husserl concernant la « question de l’être » dont le
premier accuse le second de l’avoir délaissée, pour avancer sa propre
position phénoménologique, déjà à l’œuvre dans bien des premiers textes
phénoménologiques antérieurs à l’Être et le Néant, radicalement anti-
idéaliste. En effet, la phénoménologie orthodoxe de Husserl se présente
comme un « idéalisme transcendantal » (dans les Méditations Cartésiennes,
parues en 1931). L’idéalisme transcendantal doit être compris comme une
doctrine qui se place sous le joug ontologique de l’a priori universel de la
corrélation postulant la dépendance ontologique de l’étant transcendant (ce
qui est) vis-à-vis de la conscience transcendantale en ses actes constituants
donateurs de sens. Cette thèse centrale et constitutive de la phénoménologie
orthodoxe aboutit à l’idée d’une dépendance de l’être transcendant vis-à-vis
de son apparaître à la conscience. Sartre assimile ainsi la position de
Husserl à la tentative de réhabiliter l’idéalisme subjectif de Berkeley
postulant qu’« être c’est être perçu » (esse est percipi). Si l’on passe sur le
caractère quelque peu réducteur de l’interprétation sartrienne de l’idéalisme
de Husserl – puisque non seulement Husserl prend soin de distinguer son
idéalisme de celui de Berkeley, mais qu’en outre, la position de Berkeley
n’a rien de l’idéalisme subjectif dont il a été – déjà avant Sartre – affublé à
son corps défendant par nombre de philosophes – on pourra remarquer que
Sartre mobilise la critique de Heidegger vis-à-vis de Husserl pour la
déplacer sur le terrain d’une critique frontale de l’idéalisme de Husserl.
Heidegger a reproché à Husserl de se détourner de la « question de l’être »
au profit d’une ontologie de la subsistance, ontologie toute faite et
directement héritée d’une tradition ontologique qu’il fallait au préalable
« déconstruire » afin d’élucider le sens d’être de l’être humain afin, selon
Heidegger, de parvenir à l’élucidation du sens de l’être en général. Or
reprenant à son compte cette critique frontale de Heidegger vis-à-vis de
l’inventeur de la phénoménologie, Sartre affirme que Husserl a négligé la
question de l’être des phénomènes au profit d’une description des seuls
phénomènes. Selon Sartre, la grande force de Heidegger aurait été de poser
une telle question et de permettre ainsi à l’analyse phénoménologique de
tendre, par-delà celle des seuls phénomènes, vers une description de l’être
des phénomènes. En élucidant l’être des phénomènes, le phénoménologue
est conduit à découvrir la nature trans-phénoménale de cet être, autrement
dit, à découvrir, contre l’a priori universel de la corrélation, postulant la
dépendance de l’être transcendant vis-à-vis de son apparaître à la
conscience, une indépendance de principe aussi bien de l’être transcendant
vis-à-vis de son apparaître que de l’être de la conscience vis-à-vis de son
apparaître réflexif. L’idée heideggerienne d’une capacité propre à l’homme
de transgresser le champ du phénomène vers une compréhension de son être
aboutit à la découverte fondamentale de deux êtres transphénoménaux que
sont la conscience d’une part (ou pour-soi) et l’être transcendant d’autre
part (ou en-soi). La compréhension ontologique, dont l’homme est
fondamentalement porteur, permet au phénoménologue de dépasser le plan
du phénomène afin d’accéder à l’être du phénomène et en décrire ainsi les
propriétés fondamentales. L’être transphénoménal du phénomène se révèle
ainsi doté de trois caractéristiques fondamentales : l’être est, l’être est en-soi
et l’être est ce qu’il est. L’explicitation de ces trois caractéristiques nous
permet de découvrir que l’être est pleine positivité et ainsi identique à soi,
qu’il est donc sans rapport à soi (puisqu’il est saturé de lui-même donc sans
distance à soi) et qu’il est contingent (que rien, aucune raison, ne rend
nécessaire que l’être soit plutôt que non). Au contraire, le pour-soi se révèle
comme entretenant une relation avec soi sous la forme de la conscience
non-thétique (non positionnelle) de soi que Sartre écrit « conscience (de)
soi » pour en accentuer le caractère pré-réflexif (précédant toute réflexion
thématique où la conscience se prend elle-même pour objet de sa pensée).
En effet, être pour une conscience de quelque chose, c’est impliquer la
conscience (de) soi, que les modernes depuis Locke appellent
« conscience » précisément. On constate donc que par opposition avec l’en-
soi sans distance à soi, la conscience ménage une distance à elle-même par
où elle peut se regarder elle-même d’un regard pré-réflexif et non-
thématique qu’est la conscience (de) soi.
2. De l’Être au Néant
En outre, on remarque, en suivant Sartre dans le chapitre premier de la
première partie de l’ouvrage, que l’homme ou conscience est un être
néantisant. En effet, se retournant sur la démarche adoptée depuis le début
du livre, nous remarquons que nous avons adopté l’attitude questionnante.
Or cette attitude implique, suivant Sartre, l’émergence de trois néants au
sein de la plénitude en-soi. Toute question implique d’abord le non-être du
savoir : si je pose une question (y’a-t-il du café dans la cafetière ?) c’est que
je ne sais pas quelle sera la réponse du réel, laquelle pourra s’instancier en
un dévoilement positif (ouvrant la cafetière je perçois la présence positive
de café en elle) ou négatif (ouvrant la cafetière je perçois le fait négatif de
l’absence de café en elle, se dévoile alors à moi un rien ou néant au cœur de
la cafetière). Enfin toute question implique l’existence d’une vérité que l’on
cherche ce qui signifie que toute réponse à une question prend la forme
d’un « c’est ainsi » ou d’un « c’est ceci » c’est-à-dire « c’est ainsi et non
pas autrement » ou d’un « c’est ceci » par opposition à tout le reste, et
implique ainsi un non-être spécifique : celui de la délimitation. Toute
réponse positive, autrement dit, contient par cette délimitation, qui lui est
constitutive, de la négativité. Cette simple description de notre propre
attitude questionnante face à l’être, permet d’inférer que c’est par l’homme,
en tant qu’il questionne, que du néant peut venir aux choses. En effet, l’être
en-soi étant pleine positivité sans faille ne peut causer l’émergence du
néant, car il faudrait pour cela que le néant soit une possibilité de son être ce
qui est exclu par sa structure de positivité. De cette positivité sans faille ne
peut en effet émerger que de la positivité. En revanche, l’homme, comme
nous l’avons vu, questionne et questionnant il insère du néant au cœur de la
positivité des choses. De plus, par opposition à l’en-soi qui est plein de lui-
même c’est-à-dire identique à soi, l’homme est distant vis-à-vis de lui-
même puisqu’il porte un regard pré-réflexif sur lui-même. C’est donc dire
que l’homme est cause de l’émergence du néant au cœur de l’être parce
qu’il aménage une distance de soi à soi c’est-à-dire qu’il introduit un néant
au cœur de son être qu’est cet écart minimal vis-à-vis de soi à partir duquel
il peut se rendre visible à lui-même. Autant dire que si l’homme néantise le
donné c’est parce qu’il est l’être qui néantise son propre être ou se produit
lui-même comme un être conscient (de) soi c’est-à-dire à distance de lui-
même. Cette production de soi comme conscience (de) soi engage donc un
acte constitutif de l’homme en quoi consiste ce que Sartre appelle « une
décompression d’être » par laquelle toute colère, par exemple, se produit
elle-même comme colère consciente (d)’elle-même, autrement dit comme
colère présente à soi. Or comme nous l’avons vu, ce qui caractérise l’en-soi
c’est l’absence de distance à soi, la pleine adhérence à soi constitutive de
son identité à lui-même. Étant plein de lui-même l’être est constamment
identique à lui-même. La décompression d’être introduit au cœur de cette
plénitude aveugle une distance permettant la visibilité à soi-même. Cela
signifie ipso facto que le pour-soi ne peut jamais n’être que soi, autrement
dit, que l’homme n’est jamais que colère lorsqu’il se met en colère puisque
la conscience (de) colère accompagne nécessairement sa colère, laquelle,
conscience, n’est pas identique à la colère. En desserrant l’étau de la
positivité, le pour-soi n’adhère plus à lui-même (il se détache de sa colère,
prend de la distance, cesse de se laisser emporter par la colère pour se
regarder être en colère au moment où il crie, fulmine, enrage, etc.). Le
pour-soi n’est donc pas un être identique à lui-même mais un être qui est ce
qu’il n’est pas (toute colère est en même temps conscience (de) colère) et
qui n’est pas ce qu’il est (pleine colère, colère de bout en bout puisque
quelque chose de la colère s’est détaché de la colère pour se constituer en
regard sur la colère). La décompression d’être constitutive du pour-soi
affecte donc le principe d’identité : on ne peut pas être à la fois identique à
soi et conscient (de) soi. L’émergence de la conscience (de) soi entraîne
l’émergence d’un être qui n’est pas identique à soi, par opposition à l’en-
soi, qui, n’aménageant aucune distance à soi, demeure aveugle à soi-même
en même temps qu’identique à soi. Or, comme nous l’avons vu, la
description de l’être du phénomène nous a conduits à la découverte de la
contingence de l’être, autrement dit, à l’absence de raison permettant de
justifier l’existence de tout ce qui est. De plus, on constate qu’un être se
décompresse lui-même constamment pour se fonder lui-même comme néant
(c’est-à-dire, comme nous venons de le voir, comme un être qui est ce qu’il
n’est pas (une colère qui est conscience (de) colère) et qui n’est pas ce qu’il
est (pleine colère)).
Sartre nous décrit donc l’existence d’un être qui se définit par le fait
d’introduire un écart au cœur de son identité à soi pour se constituer
librement lui-même comme un être conscient (de) soi. Autant dire que le
pour-soi est un en-soi modifié puisque c’est sur la base d’un en-soi qu’il n’a
pas constitué que le pour-soi se constitue librement comme un être non-
identique à soi par décompression ontologique. Il faut donc faire remonter
l’émergence du pour-soi à un premier événement de néantisation de l’en-soi
ayant donné naissance au pour-soi. L’ontologie atteste ce premier
événement de néantisation par lequel un en-soi s’est dégradé en présence à
soi, elle ne peut pas trancher, en revanche, quant à la signification
fondamentale de cet événement : seule une métaphysique prenant en
considération les découvertes de l’ontologie phénoménologique sera en
mesure de dire si oui ou non ce premier événement de néantisation, où un
en-soi s’est dégradé en présence à soi, émane d’un désir de l’en-soi de se
libérer de sa contingence pour se modifier en un être au fondement de lui-
même. Sartre considère que cette hypothèse est probable même si seule une
métaphysique ultérieure sera en mesure de la confirmer ou de l’infirmer. En
tous les cas elle permet de dire qu’un être au fondement de lui-même (le
pour-soi) a émergé de la morosité de l’en-soi contingent. Cette émergence
doit pouvoir s’expliquer à partir d’un désir propre à l’en-soi de se libérer de
sa contingence originelle afin de se hisser au statut de ce que la philosophie
classique (Descartes et Spinoza notamment) appelle l’ens causa sui : l’être
cause (ou fondement) de soi c’est-à-dire l’être nécessaire. Or ce désir
aboutit à un échec puisque l’être pour-soi, auquel l’événement de première
néantisation aboutit, s’il est au fondement de soi n’est au fondement que de
son néant non de son être puisque pour se dégrader en un être non-identique
à soi (ou conscient (de) soi) il faut le préalable d’un être contingent que le
pour-soi n’a pas fait mais sur la base duquel il se produit lui-même comme
le néant qu’il est. Le pour-soi n’est donc qu’un en-soi dégradé, un en-soi
ayant perdu sa plénitude ontologique, mais qui hérite de la contingence
initiale de l’en-soi dont il provient sous la forme de sa facticité.
L’émergence du pour-soi n’a donc pas réussi à exaucer le vœu de l’en-soi :
d’être au fondement de son être, d’être cet être au fondement de son être
que les religions appellent Dieu. Il manque au pour-soi la plénitude de l’en-
soi afin de pouvoir exister comme un en-soi nécessaire. Mais cette plénitude
ou identité à soi lui est forcément refusée puisque le pour-soi se constitue
lui-même contre elle comme un être présent à soi c’est-à-dire comme non-
identique à soi. Pour être nécessaire il faudrait que le pour-soi soit présent à
soi tout en étant identique à soi, ce qui est, nous venons de le voir,
contradictoire sur le plan ontologique. Il faudrait, autrement dit, que je
puisse lorsque je me mets librement en colère à la fois me distancier de ma
colère pour me regarder crier, fulminer, enrager etc. tout en parvenant dans
le même temps à me constituer comme une colère pleine d’elle-même de
bout en bout – ce que la mise à distance vis-à-vis de ma colère interdit. Ce
qui veut donc dire qu’en me mettant en colère je me constitue moi-même
comme colère présente à elle-même donc non-identique à elle-même, mais
que ma colère, au moment précis où elle se constitue et se dégrade
immédiatement en colère présente à elle-même c’est-à-dire en colère
radoucie et déjà quasi-apaisée, aspire en vérité à plus de colère afin
d’atteindre à un degré de densité et d’opacité égal à celui des choses
permettant par ce biais de réaliser l’ens causa sui. Ce à quoi toute colère,
dès qu’elle se forme (puisqu’aussitôt qu’elle se forme elle est déjà en voie
d’apaisement), aspire, c’est donc à atteindre la rage opaque et sourde qui
aurait la plénitude et la densité d’une chose au moment pourtant où elle
existe comme une colère présente à elle-même. Toute mélancolie, toute
souffrance, toute colère, restent ainsi de pacotille, ou de pure comédie, à
cause de la conscience (de) soi que chacune d’elles implique. Par là, je ne
souffre jamais entièrement c’est-à-dire véritablement, pleinement, même si
de par mon désir de me fonder comme un être nécessaire, j’aspire
nécessairement à atteindre ce genre de colère ou de tristesse authentiques
(lesquelles demeurent des idéaux inatteignables). Autant dire que toute
colère vise à s’augmenter comme colère pour se constituer en un bloc de
colère, autrement dit, en une rage emportée et folle qui, pleine d’elle-même
(en-soi) n’en serait pas moins consciente (d)’elle-même (pour-soi). Tout
pour-soi aspire donc à se produire lui-même comme un en-soi-pour-soi
auquel s’identifie l’ens causa sui c’est-à-dire l’être au fondement de son
être que les religions nomment Dieu. Pour ainsi ajouter la densité
ontologique qui manque tant à mon être, le monde va jouer un rôle crucial à
travers ce que Sartre appelle « le circuit de l’ipséité ». En effet, le pour-soi
est manque dit Sartre. Tout manque implique un être qui manque et ce de
quoi l’être qui manque manque afin de réaliser le manqué (l’en-soi-pour-soi
comme complétion du manquant avec ce dont il manque). Sartre montre
ainsi que le pour-soi manque d’un autre pour-soi afin de réaliser la synthèse
qu’il cherche à atteindre (l’en-soi-pour-soi). Cela signifie que tout pour-soi
actuel manque d’un pour-soi possible afin de réaliser la synthèse en-soi-
pour-soi tant désirée. Résumons : le pour-soi actuel (soif) manque d’un
pour-soi possible (activité de boire) qu’il doit réaliser pour se compléter et
s’augmenter lui-même (se faire soif augmentée, soif aveugle en plus de la
soif consciente (d)’elle-même). On boit donc non pas pour étancher sa soif
et ainsi ne plus avoir soif, mais pour augmenter sa soif c’est-à-dire pour que
la soif consciente (d)’elle-même se transforme en une soif insoutenable tout
en demeurant présente à elle-même. Tout pour-soi dans son aspiration à
l’en-soi-pour-soi est donc nécessairement en rapport avec un possible
(boire, manger, se promener, travailler, lire, etc.) dont il vise la réalisation
pour se compléter de l’épaisseur ontologique dont il manque afin d’exister
comme en-soi-pour-soi (ou en-soi nécessaire). Or ce pour-soi possible qui
hante le pour-soi actuel engage une relation à un en-soi (boire consiste en
effet à prendre ce verre plein et à boire ce qu’il contient). Ce n’est donc pas
le pur rapport d’une conscience à une autre conscience possible
déconnectée de la réalité du monde qui se constitue, mais la relation d’un
état du monde non encore existant (le verre bu) vis-à-vis de l’état actuel du
monde (où le verre est encore plein) qui dote le monde d’une structure
d’exigence puisque le verre bu, corrélat de ma conscience possible, hante le
verre plein, corrélat de ma conscience actuelle, et le constitue ainsi en verre-
à-boire. Cela permet donc de comprendre que le pour-soi ne se rapporte pas
à l’en-soi sur le mode de la pure contemplation théorique puisque l’en-soi
de par la présence du pour-soi en son sein se charge de structures qui sont
des structures d’exigences qui renvoient le pour-soi aux possibles qu’il a à
accomplir dans le monde s’il veut parvenir à se réaliser comme en-soi-pour-
soi. L’en-soi se constitue ainsi dans l’entre deux de la conscience actuelle et
de la conscience possible en un monde chargé d’exigences (où les bus sont
à prendre, les panneaux à respecter, les lectures à reprendre, etc.).
Il reste certes à se demander pourquoi la complétion de la conscience
actuelle (soif) par la conscience possible (boire) permettrait d’atteindre à la
réalisation de l’être en-soi-pour-soi. C’est que, comme l’expliquera Sartre
dans la dernière partie du livre (quatrième partie), toute action engage la
manipulation d’un étant déterminé à travers lequel la totalité du monde est
en jeu dans une tentative de synthèse du pour-soi avec l’en-soi inanimé
s’identifiant à la synthèse panthéistique (de nature spinoziste) de l’en-soi et
du pour-soi, c’est-à-dire à la substance cause de soi où le monde et la
conscience existeraient dans l’unité d’un même être nécessaire (ou pour le
dire en termes spinozistes l’esprit et l’étendue formeraient les deux attributs
d’une seule et même substance). Or cette synthèse, de par la contradiction
ontologique qu’elle recèle ne parvient jamais à se réaliser : l’en-soi reste
une substance contingente, là où le pour-soi ne peut se fonder lui-même
qu’en cessant d’exister sur le mode d’une substance. C’est pourquoi loin de
combler le manque fondamental du pour-soi, la réalisation de l’action dans
laquelle l’homme se jette à corps perdu (l’action de boire par exemple)
n’aboutit pas au résultat escompté (la complétion ontologique) mais à la
restauration du manque initial et engage ainsi le pour-soi dans une fuite en
avant sans terme, où les actions s’enchaînent les unes après les autres visant
à chaque fois la complétion – la synthèse ontologique – désirée. Après avoir
bu, loin d’avoir atteint mon but, voilà que mon acte de boire requiert de se
compléter avec un nouveau possible, de sorte que je suis relancé sans cesse
d’une tâche dans le monde à l’autre puisque chacune en exige une nouvelle
pour boucher le manque qu’elle est. Après avoir bu, voilà qu’il s’agit pour
le pour-soi de remplir sa déclaration d’impôt, de sortir se promener, de
fumer, de se remettre à travailler etc. autant de figures d’une vie quotidienne
remplie de tâches et de préoccupations à satisfaire sans qu’aucune
n’aboutisse jamais à la synthèse ontologique recherchée. En ce sens, Sartre
conclura en disant de l’homme qu’il est une « passion inutile » puisque
chaque nouvelle action censée faire émerger l’en-soi-pour-soi tant désiré
aboutit à un échec qu’une nouvelle action cherchera à surmonter et ainsi de
suite indéfiniment dans la perpétuation du même échec du pour-soi à se
fonder comme être en-soi. Cet enchaînement d’actions dessine l’effort
désespéré d’un être pour surmonter sa contingence originelle d’où ne résulte
que la misère d’une agitation vaine, en pure perte. C’est au moins sur cette
première conclusion que se clôt la deuxième partie de l’ouvrage.
3. La rencontre d’Autrui
A ce stade, Sartre nous dit que la description des structures ontologiques du
pour-soi et de l’en-soi a atteint son terme, autrement dit que du point de vue
ontologique tout a été dit aussi bien de l’en-soi que du pour-soi. La
troisième partie marque une césure nette avec ce premier ensemble dégagé
dans les deux premières parties du livre. Si celles-ci parviennent à décrire
exhaustivement le pour-soi, néanmoins, ajoute Sartre, nous n’avons pas
encore accédé au pour-soi en tant que réalité humaine. En effet, le pour-soi
humain est un pour-soi auquel il est arrivé quelque chose, autrement dit,
campe un être qui a été modifié dans ses structures ontologiques initiales
par le regard d’autrui. Car si le pour-soi donne librement du sens au monde
qui l’entoure par la finalité qu’il poursuit dans le monde et à partir de
laquelle le monde s’éclaire comme système d’ustensiles, c’est-à-dire de
moyens, en vue d’atteindre cette fin, le regard concurrent que porte autrui
sur l’en-soi n’est pas directement intégrable dans l’univers de sens que je
constitue librement autour de moi. En effet, autrui lui aussi regarde ce
monde que je regarde, ce qui veut dire que loin de se laisser simplement
intégrer aux séries d’ustensiles qui se déploient sous mon regard, autrui par
son regard déploie une autre perspective dans le monde, il réorganise les
choses que je regarde à partir de fins qui sont tout autres que les miennes.
En ce sens, autrui n’est pas du monde mais constitue une autre perspective
sur le monde qui vient me déposséder de mon monde en ce que le monde se
reforme ailleurs à partir d’une autre vue sur lui. En ce sens, Sartre compare
le regard d’autrui sur le monde avec un trou de vidange : dès lors qu’autrui
paraît dans mon champ perceptif le monde me fuit de toutes parts. Or, tant
que je regarde autrui et qu’autrui ne me regarde pas la fuite du monde est
contenue, je reste le point central autour duquel le monde se réorganise et je
comble ainsi la brèche que le regard d’autrui a ouverte en surgissant dans
mon univers perceptif. Toutefois, la situation change du tout au tout à partir
du moment où je suis regardé par autrui. Car à ce moment-là j’apparais à
autrui comme une chose parmi les choses, ma liberté de dépasser le donné
vers mes fins est elle-même dépassée vers les fins qu’autrui se donne, ce
qui me fige dans son regard en un moyen disponible pour les finalités
qu’autrui poursuit dans le monde. En tant que chacun de mes possibles
(boire, lire, manger etc.) apparaît dans le champ perceptif d’autrui, ils sont
modifiés en objets, c’est-à-dire en moyens, qu’autrui dépasse vers ses
propres fins. Dès lors, en tant que le regard d’autrui m’objective, c’est-à-
dire qu’il me dépasse vers les fins qui sont les siennes, je suis transformé en
transcendance-transcendée c’est-à-dire en une transcendance objectivée.
Comme tel, voilà que moi qui échappais à toutes les déterminations fixes
propres à l’en-soi, j’en viens à avoir une nature déterminée – là-bas dans
son regard autrui me voit comme étant gourmand, comme étant lâche ou
traître, jaloux ou vulgaire. À ce titre, c’est parce qu’autrui m’objective,
c’est-à-dire me constitue en un en-soi possédant une nature déterminée
visible et constituée à partir de son regard, qu’autrui à la fois solutionne
mon problème (comment devenir en-soi) en même temps que son existence
dans le monde devient pour moi mon nouveau problème. Car si la synthèse
avec l’en-soi est impossible, comme nous l’avons vu, mais si par ailleurs
autrui est au fondement de moi-même comme un être en-soi (là où je ne
suis que limitativement au fondement de moi-même comme néant) l’espoir
de parachever la synthèse à laquelle j’aspire peut désormais prendre la
forme d’une tentative de m’emparer de la conscience d’autrui, pour ainsi,
par le biais cette appropriation, devenir le fondement de mon être en-soi
c’est-à-dire l’être causa sui ou en-soi nécessaire que je cherche à être. La
rencontre avec autrui a donc révélé le pour-soi non plus en tant que simple
structure ontologique mais en tant que réalité humaine laquelle doit se
comprendre comme une aspiration active à agir sur l’en-soi pour se
l’approprier (par la réalisation de mes possibles – deuxième et quatrième
parties du livre) mais aussi, par-delà cette dialectique du pour-soi et de l’en-
soi, comme un être qui cherche à s’emparer de la conscience d’autrui à
travers la sexualité pour réaliser son projet de fondation ontologique (en
particulier chapitre III de la troisième partie du livre). Or ce nouveau projet
de synthèse, du Même et de l’Autre, émanant de la modification
ontologique impliquée par l’existence d’autrui, constitutive de la réalité
humaine en tant que telle, est tout autant voué à l’échec que le premier
projet de synthèse décrit par Sartre (du pour-soi avec l’en-soi) et renforce
ainsi la conclusion suivant laquelle l’homme est une « passion inutile ».
Raoul Moati
Bibliographie principale
• M. Heidegger, Être et Temps (1927), Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », 1987.
Bibliographie
Bibliographie
• Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye,
Martinus Nijhoff, 1961.
• Ouvrages principaux
2. Quelques thèmes
• Temporalité et événement
Les analyses husserliennes de la conscience du temps font de la continuité
du flux temporel un point central. Pour la nouvelle phénoménologie, il
s’agit au contraire de repenser la temporalité au prisme d’une
événementialité qui ne doit plus être comprise comme interruption,
traumatisme, ni même comme ouverture à un avenir inanticipable. Il s’agit
au contraire de penser un événement fondateur et donateur de sens,
« s’annonçant dans la contingence d’une expérience non-ordinaire ; et
susceptible d’être “décrit” à travers un langage propre
(phénoménologique) toujours insuffisant, puisque bâti sur l’étant et
les phénomènes ordinaires, et pourtant transformé et mis à l’épreuve
car soumis au “besoin” d’exprimer l’insaisissable. Qu’un tel
événement s’appelle “être”, “autrui”, “vie”, “don”16 »
Chez Jean-Luc Marion ainsi, les structures de l’objectivité (permanence,
définition, universalisation, répétabilité), ne peuvent en effet que recouvrir
la donation, qui est la forme pure de la phénoménalité. Du point de vue
d’une phénoménologie correcte, il appartient au contraire au donné de
résister à l’objectivité17. La phénoménologie de la donation entend ainsi
penser l’advenir selon ses réelles modalités. L’événement explicite en
quelque sorte les caractères intrinsèques du phénomène (irrépétable,
excédant, irréductible, sans condition18). On notera que la pensée de
l’événement doit beaucoup au travail de Claude Romano, en particulier
dans son article “L’événement et le possible”, et dans ses livres,
L’événement et le monde et L’événement et le temps.
• Facticité et apparaître
La facticité est souvent abordée par la nouvelle phénoménologie à partir de
la pensée de Schelling. Celui-ci envisage en effet « une existence effective
qui dépasse toute pensée », dont aucune théorie de la totalité supposée de
l’étant ne peut surplomber existence effective imprépensable et aveugle, et
renvoie, autrement dit une « facticité »19 et une « contingence »20 dont la
découverte marque le début de notre propre époque philosophique. Pour
Marc Richir, la phénoménologie a précisément pour tâche de prendre la
mesure de « […] l’excès de la facticitéde la certitude factice d’exister sur
ses contenus contingents.21 »
Selon Laszlo Tengelyi, la phénoménologie de Husserl propose de
nombreuses ressources pour penser une telle facticité. Husserl distingue en
effet quatre faits qu’il caractérise comme métaphysiques, car ceux-ci
s’imposent à l’analyse phénoménologique : le monde, l’ego,
l’intersubjectivité, l’histoire, auxquels Tengelyi ajoute un cinquième fait,
plus originaire que les quatre autres, l’apparaître lui-même. Qui que je sois,
je suis toujours quelque part, quelqu’un, toujours d’une certaine façon. Il
n’y a aucune nécessité à ce que quelque chose en particulière apparaisse, ni
même que quoi que ce soit apparaisse, mais du moment de quelque chose
apparaît, il est nécessairement apparaître de quelque chose. L’apparaître
m’est autrement dit donné comme un fait nécessaire.
• Sens et expérience
Avec Husserl, la nouvelle phénoménologie étend le concept de « sens » au-
delà de la dimension langagière. Pour Husserl en effet, toute expérience
intentionnelle peut être décrite commet une formation de sens : au § 55 des
Ideen I ainsi, Husserl écrit que « toutes les unités réelles sont “unités du
sens” », mais précise que celles-ci « […] présupposent une conscience
donatrice de sens. » La nouvelle phénoménologie conserve cet intérêt pour
la question du sens mais rejette la thématique husserlienne de la donation de
sens à laquelle elle substitue celle d’un événement (Marion), d’une
formation et d’une institution de sens (Richir).
De la même façon, le sens-se-faisant est chez Marc Richir un véritable
paradigme. Richir s’inscrit ici dans la perspective de Merleau-Ponty d’un
« […] logos qui se prononce silencieusement dans chaque chose sensible en
tant qu’elle varie autour d’un certain type de message dont nous ne pouvons
avoir l’idée que par notre participation charnelle à son sens, qu’en épousant
par notre corps sa manière de signifier22. » Pour Merleau-Ponty, les espaces
sensoriels, et même la pensée sont d’une certaine façon « articulation avant
la lettre […]23 ». Pour Richir, le modèle de cette structure est la poursuite
d’une idée : une idée n’est pas réductible en effet à son énonciation dans
une formule, ni non plus à une illumination qui la révèlerait dans
l’atemporalité d’un instant, mais doit être considérée comme une phase de
présence.
• Anthropologie phénoménologique
On signalera enfin l’intérêt de cette nouvelle phénoménologie pour
l’anthropologie phénoménologique. Celle-ci analyse les formes
d’inscriptions sociales, d’attachement au réel à travers les formes et
pratiques instituées et sédimentées. Les philosophes ayant cherché à
développer une anthropologie phénoménologique sont nombreux, leur
tentative se déployant dans l’horizon de la sociologie (Schütz, Berger,
Lückman), ou dans un horizon plus religieux (Blumenberg), ou encore dans
la phénoménologie psychiatrique (avec les travaux d’Erwin Strauss, de Von
Gebstattel ou de Minkowski) terrain sur lequel elle est contestée par la
Daseinanalyse, avant de connaître un retour dans la troisième phase des
travaux de Binswanger revenant à Husserl, à l’analyse des structures de la
subjectivité transcendantale et aux synthèses passives.
L’anthropologie phénoménologique connaît un regain dans les travaux
phénoménologiques contemporains. Marc Richir fait de celle-ci le lieu
d’une véritable métaphysique phénoménologique, c’est-à-dire le lieu d’une
l’élaboration systématique de ce, en l’expérience, qui semble excéder toute
attestation possible. Si la phénoménologie ne peut selon Richir être
« ordonnée eidétiquement » (il n’y a pas de nécessité à ce que les
phénomènes s’agencent de telle ou de telle façon), le champ
phénoménologique prends néanmoins des configurations que
l’anthropologie phénoménologique s’attache à comprendre. La
phénoménologie devient l’exploration méthodique des différentes modes
d’organisation globale de l’expérience24.
Sandrine Alexandre
Agrégée de philosophie et ancienne élève de l’ENS-lsh de Lyon, Sandrine
Alexandre a soutenu en 2012 une thèse qui portait sur le jugement de valeur
et ses enjeux éthiques et politiques dans la pensée stoïcienne.
Elle a notamment publié Évaluation et contre-pouvoir. Enjeux éthiques et
politiques du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Jérôme Millon,
2014) et a dirigé le volume Inventer la peinture grecque antique (Presses de
l’ENS-lsh, 2012)
Sébastien Barbara
Sébastien Barbara est ancien élève de la Sorbonne, diplômé en éthique
médicale et enseignant agrégé en philosophie. Spécialisé en études
nietzschéennes et en philosophie orientale, il a étudié notamment le sanskrit
et le pâli. Créateur et directeur de l’association « Reims-philosophie », il est
également artiste peintre et illustrateur, formé à l’école des Beaux-arts de
Reims.
Il a publié Comprendre le Buddha (Max Milo, 2015) et participé à la
rédaction du Petit Larousse des Grands philosophes (2014), ainsi qu’à celle
de La Philosophie pour ceux qui ont tout oublié (Larousse, 2014 et 2020). Il
a également publié des recensions dans la revue Actu-Philosophia. Enfin, il
a illustré les ouvrages Comprendre le Buddha (2015), Comprendre Kant
(2016) et Comprendre Herbert Marcuse (2017) parus aux éditions Max
Milo.
Victor Béguin
Victor Béguin, normalien, agrégé et docteur en philosophie, est chercheur
associé au laboratoire « Métaphysique allemande et philosophie pratique »
(Université de Poitiers). Ses recherches portent sur l’histoire de la
philosophie allemande classique, en particulier sur Hegel et Marx. Il est
l’auteur d’une thèse et de plusieurs articles sur la philosophie hégélienne, et
le co-responsable d’une nouvelle traduction de la Contribution à la critique
de la philosophie du droit de Hegel de Marx dans le cadre de la « Grande
édition Marx-Engels » (Les Éditions sociales, 2018). Il prépare
actuellement une monographie sur le système hégélien.
Jean-Pierre Cléro
Professeur émérite de philosophie à l’Université de Rouen et chargé de
cours à Sciences-Po Paris, Jean-Pierre Cléro est spécialiste de l’utilitarisme
anglo-saxon qu’il envisage sous tous les angles qui relèvent d’une
philosophie des fictions. La notion de fiction a graduellement servi de fil
conducteur à un travail qui est parti d’une thèse soutenue à la Sorbonne sur
« La philosophie des passions chez D. Hume » (1985). Ce travail a essaimé
plus généralement en direction de la philosophie de langue anglaise, tant
classique que moderne et contemporaine. Les principaux ouvrages de
l’auteur sont : Hume : une philosophie des contradictions, Vrin, Paris,
1998 ; Théorie de la perception. De l’espace à l’affect, PUF, Paris, mars
2000 ; Le vocabulaire de Bentham, Ellipses, Paris, mai 2002 ; Les raisons
de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, A. Colin, Paris,
septembre 2004 ; Locke, Ellipses, Paris, mars 2004 ; Bentham, philosophe
de l’utilité, Ellipses, Paris, 2006 ; Calcul moral ou comment raisonner en
éthique ?, A. Colin, coll. « U », Paris, 2011 ; Essai sur les fictions,
Hermann, Paris, mai 2014 ; Qu’est-ce que l’éthique médicale ?, Mimésis,
2020.
Yoann Colin
Après des études de philosophie et de théologie, Yoann Colin travaille
actuellement en thèse sur les philosophies de Levinas et Jankélévitch. Il
enseigne la philosophie au lycée d’Altkirch.
Florian Cova
Florian Cova est Professeur Assistant au Département de Philosophie de
l’Université de Genève, où il mène des recherches sur l’origine
psychologique de nos intuitions philosophiques au sujet de la morale, du
libre arbitre et du sens de la vie. Outre un ouvrage d’introduction à la
philosophie expérimentale intitulé Qu’en pensez-vous ? (Germina) et un
ouvrage collectif consacré à la philosophie expérimentale de l’art (Advances
in Experimental Philosophy of Aesthetics, Bloomsbury), il a publié d de
nombreux articles de recherche dans des revues scientifiques
internationales, tant en philosophie (Mind & Language, Philosophical
Studies, The Monist) qu’en psychologie (Consciousness and Cognition,
Personality and Social Psychology Bulletin).
Roselyne Dégremont
Roselyne Dégremont est professeur agrégé de philosophie, retraitée. Elle a
enseigné à Bordeaux au lycée Camille Jullian et en dernier lieu au Lycée du
Parc à Lyon, en classes préparatoires (ULM, BL). Ses publications : 1995 :
Berkeley, l’idée de nature, PUF Philosophie ; 1996 : Berkeley, Œuvres IV,
Le questionneur et la Siris, PUF, Épiméthée ; 1998 : Berkeley, Les trois
dialogues entre Hylas et Philonous, GF, en collaboration avec Geneviève
Brykman ; 2013 : Leçons sur la philosophie de George Berkeley, Ellipses et
2014 : La philosophie en 32 notions, Ellipses.
Jean-Joël Duhot
Jean-Joël Duhot est enseignant-chercheur émérite à l’université de Lyon ; il
a récemment publié L’énigme platonicienne, Kimé, 2017 et Leçons sur
Platon, Ellipses, 2019.
Pierre Fasula
Pierre Fasula est agrégé et docteur en philosophie de l’Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne. Sa thèse, « Musil et Wittgenstein : l’homme du
possible », sera publiée prochainement chez Vrin. Ses recherches relèvent
de la philosophie contemporaine, notamment Wittgenstein et la tradition
wittgensteinienne, dans ses prolongements américains (Putnam, Cavell) et
britanniques (Anscombe, Foot). Elles portent précisément sur la philosophie
de la littérature et la philosophie morale et sociale.
Alexandre Feron
Alexandre Feron est normalien, agrégé et docteur en philosophie. Ses
recherches portent sur le marxisme et la philosophie française du XXe siècle.
Florian Forestier
Docteur en philosophie après des études conjuguant mathématiques et
sciences sociales, Florian Forestier est conservateur à la Bibliothèque
nationale de France et chroniqueur régulier de plusieurs sites et revues. Il
est l’auteur de plusieurs livres dont La Phénomenologie génétique de Marc
Richir, Dortrecht, Springer, « Phaenomenologica », 2014, Le Réel et le
transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, Le grain du sens : Essai de
phénoménologie-fiction, Bucarest, Zeta Books, 2017, Désubériser.
Reprendre le contrôle (avec Franck Bonot, Odile Chagny et Mathias
Dufour), Paris, Éditions du Faubourg, 2020.
Thibaut Gress
Ancien élève de l’ENS, agrégé et docteur en philosophie de l’Université
Paris IV-Sorbonne, Thibaut Gress est professeur de philosophie en Première
Supérieure à Blomet. Rédacteur en chef de la revue Actu-Philosophia, il a
publié de nombreux ouvrages sur Descartes, que ce soient des
monographies comme Descartes et la précarité du monde (CNRS, 2012),
Descartes. Admiration et sensibilité, (PUF, 2013), ou des
directions d’ouvrage comme Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier,
2018) ; il a également proposé une édition des Œuvres philosophiques de
Spinoza (Bouquins, 2019) et publié des travaux sur une approche
philosophique de la peinture renaissante, dont L’œil et l’intelligible (2
volumes, Kimé, 2015).
Ruedi Imbach
Ruedi Imbach a enseigné l’histoire de la philosophie médiévale d’abord à
l’Université de Fribourg en Suisse (1976-1999) et ensuite à l’Université de
Paris-Sorbonne (Paris IV. 2000-2014). Pour mieux faire connaître la pensée
médiévale il a édité et traduit en français et en allemand les œuvres de
plusieurs auteurs (Dante, Dietrich de Freiberg, Thomas d’Aquin et
Ockham). Il s’est efforcé de promouvoir la pensée laïque au Moyen Âge
(Dante, la philosophie et les laïcs, 1996 ; avec Catherine König-Pralong, Le
défi laïque, 2013) et de faire connaître l’émancipation d’une philosophie
autonome (avec François-Xavier Putallaz, Profession philosophe : Siger de
Brabant (1997). À cela il faut ajouter de nombreux travaux sur Thomas
d’Aquin (dont avec Adriano Oliva, La philosophie de Thomas d’Aquin,
2009).
Katia Kanban
Katia Kanban est agrégée de philosophie et enseigne la philosophie.
Arnaud Lalanne
Professeur certifié de philosophie (2008), docteur en histoire de la
philosophie (2013), chargé de cours à l’Université Bordeaux Montaigne
(2014), Arnaud Lalanne se consacre à la recherche leibnizienne. Il est
l’auteur de Genèse et évolution du principe de raison suffisante dans
l’œuvre de Leibniz (ANRT, Lille, 2015, 3 vol. 1417 p.) et d’Apprendre à
philosopher avec Leibniz (Ellipses, 2015, 288 p.).
Marion Lieutaud
Marion Lieutaud est docteure en philosophie, chercheuse associée au Centre
Pierre Abélard de Sorbonne Université. Ses recherches portent
principalement sur Giordano Bruno, les philosophies de la Renaissance, la
tradition médico-philosophique de la psychologie (Antiquité-XVIe siècle), la
philosophie de l’esprit, l’histoire et la transformation des concepts.
François Loiret
François Loiret est professeur agrégé de philosophie en classes
préparatoires littéraires, docteur de l’Université de Strasbourg. Ses
publications : Volonté et infini chez Duns Scot, Kimé, 2003. Traduction et
présentation de : Duns Scot, La cause du vouloir, Belles Lettres, 2009.
L’usage et le monde, Kimé, 2015. L’usage et la joie, Kimé, 2015. La
question du monde, Kimé, 2016.
Paul Mirault
Certifié de philosophie, Paul Mirault enseigne la philosophie au lycée
Charles Péguy. Il a publié Une initiation à la philosophie de Claude
Tresmontant (2008) et a présenté une anthologie de textes de ce dernier
intitulée Réalisme intégral (2012). Avec Thibaut Gress, il a publié La
philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin, 2016).
Raoul Moati
Raoul Moati est agrégé et docteur en philosophie. Il a enseigné à
l’université de Paris 1 puis à l’université de Chicago. Il est l’auteur de
Derrida/Searle déconstruction et langage ordinaire (Paris, PUF, 2009 et
traduit en anglais chez Columbia University Press en 2014), d’Événements
nocturnes (Paris, Hermann, 2012 et traduit en anglais chez Fordham
University Press en 2017) de Derrida et le langage ordinaire (Paris,
Hermann, 2014) et de Sartre et le mystère en pleine lumière (Paris, Cerf,
2019).
Hervé Pasqua
Spécialisé en histoire de la philosophie médiévale, Hervé Pasqua effectue
ses recherches au Centre de Recherche d’Histoire des Idées (CRHI, UPR
4318), laboratoire du département de Philosophie de l’Université Côte
d’Azur, Titulaire de la Chaire Jean-François Mattéi au Centre Universitaire
Méditerranéen de Nice (CUM). Président de la Société Française Cusanus,
Traducteur des œuvres de Nicolas de Cues, il est l’auteur entre autres de
Maître Eckhart. Le procès de l’Un et de Nicolas de Cues. L’Un sans l’être
(à paraître).
Étienne Pinat
Professeur agrégé de philosophie, Étienne Pinat est rédacteur en chef
adjoint de la revue Actu-philosophia pour laquelle il a recensé un grand
nombre de livres de ou sur Heidegger. Il est l’auteur de Les deux morts de
Maurice Blanchot. Une phénoménologie, paru chez Zetabooks en 2014, et
de Heidegger et Kierkegaard. La résolution et l’éthique, paru en 2018 chez
Kimé. Il a contribué au Dictionnaire Maurice Blanchot, à paraître chez
Garnier-Flammarion. Il est aussi l’auteur du chapitre « Heidegger » dans le
volume Histoire de la philosophie à paraître chez Ellipses.
Damien Theillier
Damien Theillier, professeur de philosophie en terminale et en classes
préparatoires à Paris, fondateur de l’Institut Coppet et de l’Académie Libre
des Sciences Humaines. Il a notamment publié : Un chemin de liberté. La
philosophie de l’Antiquité à nos jours (Berg International, Paris 2013), et
rédigé la préface de : Frédéric Bastiat, L’État ou La grande illusion
(Arfuyen, Paris, 2017), ainsi que les postfaces de : Frédéric Bastiat, Contre
l’économie d’État (Berg International, Paris, 2014), Thomas d’Aquin,
Textes choisis (Berg International, Paris, 2014), Paul Janet, La liberté de
penser (Berg International, Paris, 2014), Victor Cousin, La société idéale
(Berg International, Paris, 2014), Germaine de Staël-Holstein, Sur le suicide
(Berg International, Paris, 2014), Edmond About, La liberté (Berg
International, Paris, 2014), Frédéric Passy, La guerre et la paix (Berg
International, Paris, 2014), Blaise Pascal, Trois discours sur la condition
des grands suivi de Préface pour un traité du vide ; et Entretien avec M. de
Sacy (Berg International, Paris, 2014).
Stéphane Toussaint
Stéphane Toussaint est directeur de recherches au CNRS, Centre André
Chastel. Directeur de la revue internationale de philosophie de la
Renaissance « Accademia », il préside la société savante « Marsile Ficin »
(www.ficino.it).
Il est l’auteur de nombreuses études sur la Renaissance, sur le
néoplatonisme et sur l’humanisme de Ficin à Heidegger. Son dernier livre,
publié aux Belles Lettres en 2019, s’intitule : La Liberté d’Esprit. Fonction
et condition des intellectuels humanistes.
David Zapero
Chercheur au département de philosophie de l’Université de Bonn, en
Allemagne, David Zapero consacre ses travaux à la philosophie de l’esprit,
à la philosophie du langage et à l’éthique ; il a notamment publié un
livre intitulé La forme de la règle : Kant, l’éthique et la subjectivité (Vrin,
2020).
Table des matières
Avant-propos
Première partie
Philosophie antique
1. Panorama 1 : Deux perspectives sur les présocratiques
2. Platon, République
3. Platon, Timée
4. Platon, Parménide
5. Platon, Théétète
6. Aristote, Métaphysique
7. Aristote, Éthique à Nicomaque
8. Aristote, Poétique
9. Panorama 2 : Épicuriens et stoïciens, les frères ennemis
des mondes hellénistique et romain
10. Plotin, Ennéades (254-270)
11. Augustin, Les Confessions (397-401)
Seconde partie
Philosophie médiévale
12. Panorama 3 : La philosophie islamique
13. Anselme, Proslogion (1077-1078)
14. Averroès, Discours décisif (vers 1180)
15. Thomas d’Aquin, Somme de théologie (1266-1273)
16. Duns Scot : Ordinatio (1300-1304)
Troisième partie
Philosophie renaissante
17. Nicolas de Cues, La Docte ignorance (1440)
18. Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes (1482)
19. Machiavel, Le Prince (1532)
Quatrième partie
Philosophie classique et moderne
20. Descartes, Méditations Métaphysiques (1641)
21. Descartes, Passions de l’âme (1649)
22. Hobbes, Léviathan (1651)
23. Pascal, Pensées (1669)
24. Spinoza : Éthique (1677)
25. Locke, Essais sur l’entendement humain (1689)
26. Berkeley, Les principes de la connaissance humaine (1710)
27. Leibniz, La Monadologie (1714)
28. Hume, Traité de la nature humaine (1739-1740)
29. Panorama 4 : Les Libéraux
30. Rousseau, Du contrat social (1762)
31. Kant, Critique de la raison pure (1781/1787)
32. Kant, Critique de la raison pratique (1788)
33. Kant, Critique de la faculté de juger (1790)
34. Fichte, Doctrine de la Science (1794-1795)
35. Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807)
36. Hegel, Science de la Logique (1812-1816)
37. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820)
38. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation
(1819/1844)
39. Tocqueville, La Démocratie en Amérique (1835-1840)
40. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel (1843)
41. Marx, Le Capital (1867)
42. Nietzsche, Le Gai Savoir (1882/1887)
43. Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886)
44. Nietzsche, Généalogie de la morale (1887)
Cinquième partie
Philosophie contemporaine
45. Freud, Le Malaise dans la civilisation (1930)
46. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932)
47. Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953)
48. Arendt : Condition de l’homme moderne (1958)
49. Derrida, De la grammatologie (1967)
50. Deleuze, Logique du sens (1969)
51. Foucault, Surveiller et punir (1975)
52. Hayek, Droit, législation et liberté (1973-1979)
53. Panorama 5 : Intuition et philosophie expérimentale
54. Panorama 6 : Le nouveau réalisme
Sixième partie
Phénoménologie
La phénoménologie : une pensée de l’idéalité et de sa genèse,
une théorie de la conscience et une philosophie première
55. Husserl, Méditations cartésiennes (1931)
56. Heidegger, Être et Temps (1927)
57. Sartre, L’Être et le Néant (1943)
58. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)
59. Levinas, Totalité et infini (1961)
60. Panorama 7 : La nouvelle phénoménologie en France
Présentation des auteurs