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Sous la direction de
Catherine Chabert
Narcissisme
et dépression
P S Y C H O S U P
Sous la direction de
Catherine Chabert
Illustration de couverture : Franco Novati
Avec la collaboration de :
René KAËS
Professeur émérite de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université
Lyon 2, psychanalyste.
Jacqueline LANOUZIÈRE
Professeur émérite de psychopathologie à l’Université Paris 13, psychanalyste,
membre de la Société Psychanalytique de Paris.
Françoise NEAU
Maître de conférences en psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris-
Diderot, psychanalyste.
René ROUSSILLON
Professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Lyon 2,
psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris.
Alexandrine SCHNIEWIND
Professeur de philosophie à l’Université de Lausanne (Suisse), psychanalyste.
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS 1
PREMIÈRE PARTIE
NARCISSISME ET PERVERSION
Introduction 119
5 Sexualisation-désexualisation 139
BIBLIOGRAPHIE 171
DEUXIÈME PARTIE
FIGURES DE LA DÉPRESSION
Introduction 225
1 Les sources de l’héritage freudien 226
1.1 Luther ou l’invocation de l’aide divine 227
1.2 Les Lumières : la primauté de la raison 230
1.3 Schopenhauer et la naissance du sens moral 231
1.4 Schiller et la notion de détresse 233
1.5 Kierkegaard ou le désespoir face à soi-même 235
2 La détresse dans l’œuvre freudienne 237
2.1 Le paradigme individuel :
l’Esquisse d’une psychologie scientifique 237
2.1.1 L’expérience de satisfaction 238
2.1.2 L’acquisition de la fonction du jugement 240
2.1.3 Les conditions préalables : l’intérêt,
l’attention, la compréhension 242
2.1.4 Le rapport à la moralité 244
2.1.5 Le Nebenmensch, l’être d’à côté 246
2.2 Le paradigme socioculturel 248
2.2.1 L’Avenir d’une illusion ou les racines de la détresse
de l’âge adulte 250
2.2.2 Malaise dans la culture ou le bonheur sans idéal 255
3 L’altérité du transfert 257
3.1 Traiter par le transfert ou par la sublimation ?
La correspondance Freud/Pfister 257
3.2 Le Remerciement à Freud de Lou Andréas-Salomé 261
3.3 Les conseils techniques de Freud 263
3.4 « hilflos – hilfreich » : le paradigme 268
Conclusion 269
Introduction 273
1 La mélancolie et son histoire 279
1.1 La mélancolie littéraire 279
TABLE DES MATIÈRES IX
Introduction 353
Penser le rapport intime de la dépression et du lien 354
X NARCISSISME ET DÉPRESSION
BIBLIOGRAPHIE 417
AVANT-PROPOS
« Psychopathologie et psychanalyse »
Psychanalyse et psychopathologie sont décisivement liées, dès les débuts
de l’œuvre freudienne, comme le sont nécessairement une théorie,
une clinique, une méthode impliquées dans une démarche épistémo-
logique cherchant à analyser, à interpréter et à traiter les troubles
psychiques.
Étayées l’une par l’autre, elles mettent à l’épreuve les grands principes
du fonctionnement de l’appareil psychique tels qu’ils ont été définis et
élaborés par Freud à partir de ses découvertes « scandaleuses » : la
reconnaissance de l’existence de l’inconscient, la place fondamentale de
la sexualité dans le développement psychique, la dialectique du normal et
du pathologique. Aujourd’hui encore, ces mouvements de pensée provo-
quent des résistances, des refus, voire des procès, alors que, dans le même
temps, la clinique psychopathologique et la théorie psychanalytique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
Catherine CHABERT
Première partie
NARCISSISME
ET PERVERSION
Chapitre 1
HISTOIRE ET
PSYCHOPATHOLOGIE
1 LE NARCISSISME : HISTOIRE
ET DÉFINITION DU CONCEPT
1. Pierre Hadot (1976) analyse les différentes versions de la légende de Narcisse, apparue dans la
littérature et l’art gréco-romains au début de l’ère chrétienne.
2. L’œuvre de Claude Lévi-Strauss met en œuvre cette hypothèse : le mythe proposerait la solution
imaginaire d’une réalité insoluble.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 9
(il est fasciné par cette image de lui-même idéalisé), la double entrave
(stérile, impuissant, il reste entravé entre la vie et la mort) et l’oscillation
métaphoro-métonymique (à sa mort, il se métamorphose en une fleur, le
narcisse, qui le représente métaphoriquement tout en étant une partie de
lui puisqu’elle a son nom et sa beauté).
Freud emprunte le terme de « narcissisme1 », créé à partir du mythe, au
criminologue Paul Näcke (1851-1913) qui introduit ce terme en allemand
en commentant les travaux d’Havelock Ellis, dont le premier tome des
Études de psychologie sexuelle paraît à Londres en 1897 : Näcke, auquel
Freud se réfère au tout début de son article, décrit ainsi une perversion,
celle d’un être qui n’aimerait, y compris sexuellement, que lui-même. À
partir de ce qui devient pour lui, dès 1914, un concept clé, Freud va
réorienter des pans entiers de la psychanalyse : la nature du conflit
pulsionnel, la conception psychanalytique du moi et la notion d’objet
vont s’en trouver profondément remaniées.
En introduisant le narcissisme, Freud superpose au dualisme pulsions
sexuelles/pulsions d’autoconservation, jusque-là prévalent, un autre
conflit pulsionnel qui oppose dans les pulsions sexuelles libido du moi et
libido d’objet.
Ce « développement de la théorie de la libido » que Freud propose en
1914, et qui conduit à la partition des investissements libidinaux, ouvre
ainsi une réflexion sur la notion d’objet et de « choix d’objet », et amène
Freud à différencier les instances du moi, en particulier le moi idéal,
préfiguration du surmoi. Ce moi, investi de libido narcissique, constituera
l’une des instances de la seconde topique, à partir de 1920 ; mais en
même temps, après avoir « introduit » ce concept en 1914, Freud ne le déve-
loppe pas dans ses élaborations suivantes. Bien plus, il paraît l’oublier :
avec la troisième théorie des pulsions qui accompagne la topique moi/ça/
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Bernard Golse (1989) revient sur le mot lui-même, devenu pour Freud « Narzissmus », au son
plus plaisant disait-il à Ernest Jones que le « Narcissismus » de Näcke. Freud avait ainsi
raccourci son prénom, Sigismund, en Sigmund. Golse propose de voir « dans cette amputation,
dans cette ellipse au cœur même des signifiants, la trace d’un point d’ouverture, d’un ombilic,
d’une ligne de fuite sur l’inconnu qui marquerait à la fois la symbolisation du sujet par la préno-
mination et la théorisation de l’investissement de ce même sujet en tant qu’objet. Nous serions
là à une autre limite, à savoir celle qui rejoint l’acte de pensée et l’objet même visé par la
pensée, mutuels reflets – en dernier ressort – l’un de l’autre ».
10 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Nous reviendrons de façon détaillée sur les analyses freudiennes à propos de Léonard dans le
paragraphe sur la perversion : la « représentation de la femme au pénis » dans ce souvenir
d’enfant de Léonard mène Freud sur la voie du modèle fétichiste de la perversion.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 11
(qui l’un et l’autre visent au plaisir mais par des voies différentes) préfi-
gure le remplacement de l’autoconservation par la libido du moi. En
analysant l’Homme aux rats, Freud avançait déjà en 1909 cette idée d’un
investissement libidinal des pulsions d’autoconservation.
Parallèlement à la notion d’un choix ou d’un stade objectal caractérisé
comme narcissique, Freud repère et suit deux autres fils qui seront consti-
tutifs du narcissisme et de son capital libidinal : le regard et la toute-
puissance de la pensée. Il souligne en effet le rôle essentiel joué par
l’érotisation du regard dans l’étiologie de la cécité hystérique, et la
12 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ La libidinalisation du moi
C’est justement la clinique qui rend nécessaire l’introduction d’un tel
concept. Le retrait de la libido d’objet sur le moi et le délire des grandeurs
ou l’hypocondrie dans la psychose, la toute-puissance de la pensée chez les
enfants et les primitifs, amènent en effet Freud à poser « un investissement
libidinal originaire du moi ; plus tard une partie en est cédée aux objets, mais,
fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers
les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique
1. Laplanche a souligné que si cet auto-érotisme « était bien l’état premier de la sexualité, cela ne
signifiait pas qu’il fût nécessairement l’état biologique premier » (1970, p. 114-115).
14 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Mais les pulsions auto-érotiques existent dès l’origine ; quelque chose, une
nouvelle action psychique, doit donc venir s’ajouter à l’auto-érotisme pour
donner forme au narcissisme1.
Nous disons que l’être humain a deux objets sexuels originaires : lui-
même et la femme qui lui donne ses soins ; en cela nous présumons le nar-
cissisme primaire de tout être humain, narcissisme qui peut évidemment
venir s’exprimer de façon dominante dans son choix d’objet.
1. Nous soulignons.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 15
C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait
dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce
nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de
toutes les perfections (Freud, 1914).
1. Freud définit ici le complexe de castration comme « angoisse concernant le pénis chez le
garçon, envie du pénis chez la fille ».
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 17
sisme comme fixation à l’amour de soi n’est plus une perversion, alors
même que dans les Trois essais de 1905, c’est cette fixation qui caracté-
risait la perversion, comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant.
En 1914, c’est la perversion elle-même qui devient un avatar du narcis-
sisme, une stase dans le développement de l’idéal du moi : quand l’idéal
du moi ne s’est pas développé et n’a donc pas fait refuser par la conscience
morale ce que la satisfaction libidinale objectale pouvait avoir
d’« inconciliable » avec les représentations du moi, alors « la tendance
sexuelle pénètre telle quelle, comme perversion, dans la personnalité.
Être à nouveau, comme dans l’enfance, et également en ce qui concerne
18 NARCISSISME ET DÉPRESSION
les tendances sexuelles, son propre idéal, voilà le bonheur que veut
atteindre l’homme » (Freud, 1905).
La passion amoureuse elle-même est organisée sur un mode pervers,
dans la mesure où elle supprime le refoulement et élève l’objet sexuel au
rang d’idéal sexuel. Et la névrose n’échappe pas à ce même mouvement
narcissique pervers, quand l’excès d’investissement objectal appauvrit le
moi et prive d’accomplissement l’idéal du moi au point que seul un choix
d’objet de type narcissique lui permettra de restaurer sa toute-puissance
narcissique endommagée.
Une telle conception de l’idéal du moi éclaire en fait toutes les forma-
tions psychopathologiques, de la névrose à la psychose, et notamment la
paranoïa, « souvent causée par une atteinte du moi, par une frustration de
la satisfaction dans le domaine de l’idéal du moi » (Freud, 1905, p. 105).
Elle éclaire aussi la psychologie collective : « Outre son côté individuel,
cet idéal a un côté social, c’est également l’idéal commun d’une famille,
d’une classe, d’une nation. Outre la libido narcissique, il a lié un grand
quantum de la libido homosexuelle d’une personne, libido qui, par cette
voie est retournée dans le moi » : l’angoisse sociale, c’est cette libido
homosexuelle qui retourne dans le groupe quand les idéaux collectifs
sont insatisfaits. Freud reprendra cette analyse dans « Psychologie des
masses et analyse du moi », en 1921.
En introduisant le narcissisme qui remanie profondément les fonde-
ments de la métapsychologie, Freud, loin de désexualiser la libido comme
le fait Jung, resexualise le moi, qui devient l’un des deux pôles d’investis-
sement libidinal. Ainsi, comme l’écrit Laplanche (1987), « auto-érotisme
et narcissisme ne définissent pas des modes de relation au monde mais
des modes de fonctionnement sexuel et de plaisir ». Cette vie sexuelle
ainsi inaugurée vient se greffer sur la vie relationnelle.
Si Freud s’attache à la relation narcissique en examinant le type
d’objet investi (le moi, le corps, l’autre), il met aussi l’accent, avec sa
métaphore bancaire, sur l’investissement lui-même : le narcissisme, c’est
d’abord une activité d’investissement (narcissique) à laquelle le moi
s’emploie.
Pour ces raisons, le narcissisme est bien plus qu’un stade : avec sa
fonction unifiante, rassemblante, à l’opposé d’une force de dissolution, il
est la moitié de l’économie libidinale – et la moitié la plus productrice,
puisque c’est du moi qu’émanent les capacités d’investissement de
l’objet, lequel est l’autre moitié de l’économie libidinale.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 19
Le moi-plaisir originel […] veut s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui
tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, et qui se trouve au-dehors,
est pour lui tout d’abord identique.
Le moi hait, exècre, persécute, avec des intentions destructrices, tous les
objets qui deviennent pour lui sources de sensations de déplaisir, qu’ils si-
gnifient pour lui indifféremment un refusement de satisfaction sexuelle ou
un refusement de la satisfaction de besoin de conservation. On peut même
affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas
issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son
affirmation (1915a, p. 183).
qu’objet total et différencié dans la haine. Elle marque aussi le moi, dont
elle garantit le territoire et les frontières.
1. Extrait du préambule du numéro des Libres Cahiers pour la psychanalyse autour de la lecture de
« La négation » de Freud (Dire non, automne 2000). De ce négativisme, la formule de Bartleby,
le héros « intraitable » de Herman Melville, « I would prefer not to, je préfèrerais pas » comme
la traduit Pierre Leyris, offre un écho bouleversant qu’analyse Pontalis dans ce même numéro.
Le commentaire parlé sur « La négation » de Freud que le philosophe Jean Hyppolite fit au
séminaire de Lacan est également précieux pour accompagner la lecture de ce court article
fondamental de Freud (in Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 879-888).
22 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ La psychologie du moi
Heinz Hartmann, Ernst Kris et Rudolf Loewenstein, analystes viennois
qui fuirent le nazisme en émigrant aux États-Unis, se proposèrent à partir
des années 1950 de clarifier le concept freudien du moi, trop polysé-
mique à leurs yeux puisqu’il décrit à la fois l’objet de l’amour narcissique
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 29
1. A. Oppenheimer (1996) rend compte de ces développements dans deux ouvrages de Kohut, The
Restoration of the Self, New York, International Universities Press, 1977, et Self Psychology and
the Humanities, New York, Londres, Norton, 1985.
32 NARCISSISME ET DÉPRESSION
C’est aussi l’expérience du miroir qui pour Lacan règle le partage entre
l’imaginaire et le symbolique. Si elle permet à l’enfant de s’identifier
comme sujet devant le miroir, c’est dans la mesure où il n’y est pas seul
avec son image : il interroge l’autre, qui assiste effectivement ou non à
son jeu, sur ce qu’il voit ou ce qu’il est. Cet autre qui n’est déjà plus le
semblable, c’est la mère comme autre réel, mais c’est aussi en termes
lacaniens l’Autre – le langage dans lequel se fait l’interrogation,
l’instance symbolique elle-même : dans une telle expérience de totalisa-
tion qui met à l’épreuve les rapports entre le particulier et le général, dit
Rosolato, « c’est le langage seul qui permet d’accéder à la différence
entre le signifiant et le référent, entre les signifiants et leurs substitutions,
d’user des opérations d’affirmation, de négation et de conjonction/
disjonction » (1975, p. 159).
À ce moi aliéné dans sa « prison de verre », capturé par son reflet
spéculaire et pris dans une fonction de méconnaissance, Lacan oppose
ainsi le Je parlant, sujet divisé de l’inconscient. Ce moi purement imagi-
naire est aux antipodes de cette instance supérieure de synthèse et d’unité,
garante d’un rapport stable et non fantasmatique à la réalité externe, que
promouvait la psychologie du moi d’Hartmann, Kris et Loewenstein.
Ce n’est plus l’unification qui est recherchée, mais le néant, non plus
l’un mais le zéro.
C’est un troisième pôle qui permet en fait de comprendre comment
travaille ce négatif au cœur de la structure narcissique elle-même.
L’hallucination négative de l’objet maternel primaire permet de lier cette
tendance au zéro de la pulsion de mort ; par la projection des mouve-
ments pulsionnels internes sur un tel objet neutralisé, se constitue une
enveloppe vidée, mortifiée qui vient renforcer le pare-excitation et fournir
une structure, un cadre vide à l’intérieur duquel la vie psychique du sujet
va pouvoir s’inscrire et se déployer.
Green fait en effet de ce moment où l’enfant peut négativer la présence
de la mère, que Freud avait décrit dans le jeu du fort-da, la condition de
possibilité de l’activité de représentation, d’une mémoire encore sans
contenu, et de l’auto-érotisme. Il pose ainsi l’absence et la perte au
fondement de la pensée mais aussi de l’investiture narcissique, en deçà
de l’investissement narcissique. « […] L’hallucination négative signe
avec la perception globale de l’objet la mise hors-je de celui-ci, à quoi
succède le je-non-je sur quoi se fondera l’identification » (Green, 1966-
1967).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
Il se traite comme elle le traite dès lors qu’elle n’est plus cette simple ex-
centration de lui. La mère est prise dans le cadre vide de l’hallucination
négative et devient structure encadrante pour le sujet lui-même. Le sujet
s’édifie là où l’investiture de l’objet a été consacrée au lieu de son inves-
tissement. Tout est alors en place pour que le corps de l’enfant puisse venir
se substituer au monde extérieur (Green, 1966-1967).
40 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ Narcissisme et névroses
Les successeurs de Freud ne se sont guère attachés aux relations entre
narcissisme et névrose. Pourtant, les notations de Freud sur « l’angoisse
de castration, c’est-à-dire l’intérêt narcissique pour l’organe génital »
(1925) et « ce morceau de narcissisme » qu’est le pénis donnent la
mesure des enjeux narcissiques de la problématique de castration. De
même, le poids des formations idéales dans la constitution du moi et la
conflictualisation intrapsychique entre les différentes institutions du moi
(et notamment avec le surmoi) amènent à accorder une place importante
à ce que Daniel Widlöcher (1994) appelle la « régulation narcissique »
dans la névrose. D’un point de vue psychopathologique, D. Widlöcher
souligne le rôle déterminant qu’y jouent les formations narcissiques
inconscientes : « fixation narcissique à des représentations de soi dans
une relation phobique d’objet dans l’hystérie, formation mégalomaniaque
et sadique dans la névrose obsessionnelle » (p. 435).
* Le narcissisme dans l’hystérie
C’est sur le terrain d’une grande fragilité narcissique que se construit et
se déploie l’hystérie : fragilité intrinsèque du narcissisme féminin, redou-
blée par la défaillance d’un objet maternel primaire dont les fonctions de
pare-excitation ou de contenance psychique seraient insuffisantes ou
inadéquates pour un enfant (futur hystérique) alors débordé par ses
fantasmes. Une telle défaillance maternelle peut retentir sur la solidité et
la fiabilité des limites entre dedans et dehors, moi et non-moi, au point
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 41
Si l’autre est toujours présent, c’est bien que son absence est reconnue, si
le désir de le détruire comme sujet désirant est si vif, c’est bien que son
identité en tant qu’autre, en tant que sujet, en tant que désirant est admise
[…] C’est ici que la question du manque de l’objet et de la dépression vient
prendre place, avec une acuité que le devenir de l’obsessionnel ne dément
pas : c’est bien parce que le recours narcissique ne permet pas de combler
la faille laissée par l’absence et la perte de l’autre, que les affects dépressifs
adviennent lorsque le travail analytique commence à trouver ses effets
dans la capacité à se défaire d’une relation d’emprise aliénante par l’illusion
de pouvoir qu’elle tend à maintenir (C. Chabert,1992).
■ Narcissisme et psychoses
Les relations entre psychose et narcissisme ont fait l’objet d’investi-
gations beaucoup plus nombreuses, mais contradictoires. À Freud qui,
avec Schreber et les mélancoliques, repérait dans la psychose un excès de
narcissisme, s’est opposé Federn, pour lequel les psychoses se définis-
saient précisément par leur insuffisance narcissique. Si la tendance au
désinvestissement narcissique, parallèlement au désinvestissement objectal,
apparaît aujourd’hui caractériser la psychose pour une part importante du
mouvement psychanalytique, une telle approche mérite d’être affinée :
les différentes façons dont le pôle narcissique est traité selon les psychoses
permettent d’en établir une typologie.
Comme le souligne G. Rosolato (1975) à partir des conclusions de
Freud (1911a) sur Schreber, si le retrait libidinal sur le moi apparaît
de prime abord caractériser comme narcissisme absolu les schizophré-
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nies les plus graves, dans les formes hébéphrénique ou catatonique des
psychoses où l’objet est complètement désinvesti, y compris l’objet
corporel, la destruction vise le fonctionnement psychique lui-même,
ultime objet qui pourrait tenir lieu d’objet interne : ainsi, au-delà du
narcissisme absolu, c’est bien plutôt le désinvestissement narcissique qui
les caractérise.
En revanche, dans la mélancolie, sous le retrait libidinal l’accrochage
objectal est massif, dans la mesure où le moi est envahi par l’ombre de
l’objet, qui imprègne l’introjection : la destruction de l’objet interne, « mort
lente de désolation et d’inanition (dans les formes hypocondriaques et
46 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Ainsi, le monde intra-psychique de ces patients n’est peuplé que par leur
propre soi grandiose, par des ombres dévalorisées du soi et des autres, et
par des persécuteurs potentiels qui représentent tout autant les persécuteurs
surmoïques sadiques non intégrés, que les images d’objet primitives
déformées sur lesquelles un sadisme oral intense a été projeté.
pulsionnel que cet autre pourrait susciter, ou bien encore sur le mode
spéculaire : l’autre ne peut apparaître que comme double, dans cette rela-
tion de mêmeté décrite par Piera Aulagnier (1984), sans que son altérité
soit reconnue.
Le retrait libidinal de l’objet et son reflux sur le moi sont précisément
sources de plaisir dans l’exercice de la pensée ou dans la jouissance
esthétique, pour le créateur comme pour le spectateur ou l’auditeur.
F. Brelet (1987) cite ce beau texte de Barthes (1972) sur l’espace du lied
romantique, affectif, à peine socialisé dit Barthes :
Son espace vrai d’écoute, c’est, si l’on peut dire, l’intérieur de la tête, de
ma tête. En l’écoutant, je chante le lied avec moi-même, pour moi-même
[…] En somme l’interlocuteur du lied c’est le double, c’est mon double,
c’est Narcisse.
* L’idéalisation
massive – honte d’être ce qu’ils sont, de n’être que cela – qui témoigne
du surinvestissement narcissique, redouble le rejet de la dépendance et
l’appauvrissement des investissements objectaux. L’arriération affective
est ici, pour Green, le produit d’une narcissisation et d’une idéalisation à
outrance, avec un rejet des mouvements pulsionnels sexuels et agressifs –
donc de la culpabilité dont la honte protège –, en face d’un désinvestis-
sement objectal croissant :
1. A. Oppenheimer remarque que Green présente, à travers deux syndromes (le narcissisme moral
et le complexe de la mère morte) deux cas de pathologies apparentés d’un point de vue clinique
à ceux décrits par Kohut, et elle s’attache d’une manière fort éclairante et stimulante à mettre en
parallèle les deux élaborations théoriques, tout en dégageant leurs différences et leurs oppositions
(1996, p. 164-167).
54 NARCISSISME ET DÉPRESSION
représentation ; mais il peut avoir aussi des effets négatifs, quand le vide
constitutif du moi (et de l’objet) à travers l’hallucination négative n’a pu
être suturé par les investissements des représentations auxquels il donne
naissance. Se développe alors un narcissisme négatif : cette aspiration au
neutre (étymologiquement « ni l’un ni l’autre »), au zéro auquel tend
l’excitation dans le narcissisme primaire selon le principe de Nirvana, est
à l’œuvre dans ce que Green appelle la psychose blanche (1973, 1983).
« Le moi se fait disparaître devant l’intrusion du trop-plein d’un bruit
qu’il faut réduire au silence », écrit Green (1979) à propos de l’Homme
aux loups analysé par Freud, mais aussi à propos de l’« enfant de ça »
rencontré dans un entretien à Sainte-Anne (Green et Donnet, 1973). Cette
tendance du moi à défaire son unité pour tendre vers zéro se manifeste
cliniquement par le sentiment du vide, et donne à ce narcissisme négatif
une fonction désobjectalisante (Green, 1984), au rebours de la fonction
objectalisante qu’avait le narcissisme positif.
De cette « clinique du vide » – ou « clinique du négatif » – qui résulte
toujours de tels processus de désinvestissement libidinal, à l’ombilic
de la psychose dit Green, participe aussi sur un versant névrotique le
« complexe de la mère morte », qui se révèle dans la « dépression de
transfert » selon le terme créé par Green (1980). Indépendante de la perte
effective de la mère réelle, cette dépression survient quand l’objet,
présent, est accaparé par un deuil et, de ce fait, brutalement absent à
l’enfant. Face à un tel désastre, et à la perte du sens que la dépression
maternelle entraîne, l’enfant se défend principalement en désinvestissant
l’objet maternel, en s’identifiant inconsciemment à la mère morte, en
surinvestissant l’activité fantasmatique et intellectuelle du moi pour panser
« l’unité compromise du moi désormais troué » (Green, 1980). L’objet
s’est trouvé enkysté, son désinvestissement a effacé sa trace et l’identi-
fication positive à la mère d’abord vivante et attentive s’est transformée
en identification négative, « c’est-à-dire identification au trou laissé par le
désinves-tissement » et non-identification à l’objet. La mort de l’objet, ici
son absence de vie, entraîne la désertification, la mortification du moi :
« Le deuil blanc de la mère induit le deuil blanc de l’enfant, enterrant une
partie de son moi dans la nécropole maternelle. »
* L’axe narcissique des dépressions :
du double au paradigme de l’enfant mort
Si dans la mélancolie, les auto-accusations pour des crimes non commis
et le sentiment d’indignité sont au premier plan, dans les dépressions,
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 55
1. Freud écrivait à propos de « La dynamique du transfert » (1912) que, dans le transfert comme
dans les rêves, le patient attribue à ce qui résulte de ces motions inconscientes réveillées un
caractère de présence et de réalité. Il veut agir ses passions. Pontalis commente cette dernière
phrase dans son essai sur « L’étrangeté du transfert » (1990).
2. L. Kahn renvoie pour cette notion de « représentation-limite » au « Manuscrit K » de Freud
(1897), contemporain de l’« Esquisse » (1895) : Freud décrit ainsi ces représentations qui empê-
chent le retour du souvenir pathogène avec lequel elles sont pourtant en contact.
58 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1.5 Conclusion :
pour ne pas en finir avec le narcissisme
2 LA PERVERSION : HISTOIRE
ET DÉFINITION DU CONCEPT
2.1 Introduction
2.1.1 Questions épistémologiques
Toute approche de la perversion pose d’emblée des questions épistémo-
logiques fondamentales qui s’enchevêtrent :
– la perversion, ou les perversions ? La pluralité des conduites perverses
peut-elle être subsumée sous le singulier de l’Être pervers – structure
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 61
mécanismes. Ces Trois essais sur les théories sexuelles infantiles sont en
effet pour Freud l’occasion d’exposer ses théories sur le développement
sexuel, caractérisé par son instauration en deux temps : la petite enfance,
et la puberté.
Dans le premier des Trois essais de 1905, Freud distingue les dévia-
tions par rapport à l’objet sexuel défini comme « la personne dont émane
l’attraction sexuelle », et les déviations quant au but sexuel défini comme
« l’acte [die Handlung] auquel pousse la pulsion ». Mais le terme même
de perversion n’apparaît qu’à propos des déviations quant au but, puis-
que, fidèle en cela à son origine infantile auto-érotique, « la pulsion
sexuelle est d’abord indépendante de son objet ». Les déviations quant au
but, caractéristiques donc des perversions, sont « soit a) des transgres-
sions anatomiques des zones corporelles destinées à l’union sexuelle, soit
b) des arrêts aux relations intermédiaires avec l’objet sexuel » – « toucher
et regarder », et entretenir une relation sadique ou masochiste avec
l’objet.
Les transgressions anatomiques sont selon les cas une « extension » de
l’intérêt sexuel à l’objet sexuel tout entier, ou un déplacement sur
d’autres zones corporelles que les parties génitales, ou la substitution à
l’objet sexuel d’un autre objet – un fétiche. J’évoquerai plus en détail
cette conception du fétiche en 1905 en la resituant par rapport à ses théo-
risations ultérieures par Freud.
Ainsi l’analyse de la sexualité infantile, au premier plan des préoccu-
pations de Freud en 1905, l’amène à la notion de perversité polymorphe
de l’enfant et à la théorie des pulsions partielles, à partir desquelles il
propose une première conception des perversions de l’adulte comme
régression et fixation à cette perversité infantile. Mais peut-on appeler
pervers le développement pulsionnel de l’enfant sans une comparaison
qui suppose la connaissance préalable du fait pervers chez l’adulte ? La
perversité de l’enfant est-elle autre chose qu’une métaphore et une inter-
prétation (F. Perrier, 1969) ?
L’objet est abandonné, mais le retour sur le corps propre (se montrer)
inclut le regard de l’autre (être regardé se montrer), et l’investissement de
la position passive vient s’ajouter à l’activité exhibitionniste.
L’analyse du couple sadisme/masochisme est plus complexe ; mais si
Freud remanie cette analyse avec le nouveau dualisme pulsionnel qui
opposera à partir de 1920 pulsions de vie et pulsions de mort, il maintient
jusqu’au bout la bipolarité de la pulsion, à l’origine de la bipolarité des
perversions. En 1915, dans « Pulsions et destins des pulsions », il postule
un sadisme originaire, non sexuel, pure affirmation de l’emprise sur
l’objet ; au retournement contre soi du sadisme (se faire souffrir, comme
dans la névrose obsessionnelle) doit s’ajouter un renversement complet
de l’activité en passivité, ce qui suppose qu’une personne extérieure
inflige cette souffrance à qui se place ainsi dans une position masochiste :
c’est le retournement de ce masochisme en sadisme qui sexualiserait ce
sadisme second.
1. Lacan retient la forme impersonnelle comme traduction de la phrase de Freud : « Ein Kind wird
geschlagen. » Après cette première traduction française, parue en 1933 dans la Revue française
de psychanalyse (1933, VI, n° 3-4), la traduction plus récente, parue en 1973, choisit de privilé-
gier la forme passive.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 71
ici un fantasme pervers, et non des actes. Les actes et les comportements
pervers ne seraient-ils que la réalisation, la fixation dans la réalité
externe de scénarios masochistes aussi universels que l’œdipe, et
partagés par les névrosés auxquels seul le refoulement interdirait cette
mise en acte ?
Une fois admise la représentation d’une union des deux espèces de pul-
sions, la possibilité d’une désunion – plus ou moins complète – s’impo-
se à nous. La composante sadique de la pulsion sexuelle nous fournirait
un exemple classique d’une union pulsionnelle au service d’une fin,
le sadisme devenu indépendant sous forme de perversion offrirait le
modèle d’une désunion, sans qu’elle soit, à vrai dire, poussée à l’extrême
(1923).
Le substitut de l’objet sexuel est une partie du corps qui convient en géné-
ral très mal à des buts sexuels (pied, chevelure), ou bien un objet inanimé
dont on peut démontrer la relation avec la personne sexuelle qu’il remplace
et, de préférence, avec sa sexualité (pièces de vêtements, lingerie). Ce n’est
pas sans raison que l’on compare ce substitut au fétiche dans lequel le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Les conceptions freudiennes de la sexualité féminine, on le sait, ont donné lieu à d’importants
examens critiques impossibles à évoquer ici (voir notamment J. André, 1995).
76 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Voir les notes rajoutées en 1915 dans la nouvelle édition des Trois essais sur la théorie sexuelle.
78 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Il n’est pas juste de dire que l’enfant ayant observé une femme a sauvé,
sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus. Il a conservé cette
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 79
croyance, mais il l’a aussi abandonnée ; dans le conflit entre les lois de la
perception non souhaitée et la force du contre-désir, il en est arrivé à un
compromis comme il n’en est de possible que sous la domination des lois
de la pensée inconsciente – les processus primaires (1927).
Freud ne fait pas de différence entre ces deux formes de déni, qui
toutes les deux portent sur une partie manquante de la réalité – déni de la
castration de la femme, déni de la perte du père.
De même, le fétiche ne symbolise pas nécessairement le pénis : « La
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. C’est ainsi que G. Rosolato, alors dans la filiation lacanienne, traduit en 1966 cette
« Verleugnung », plus classiquement traduite par « déni » (cf. infra).
80 NARCISSISME ET DÉPRESSION
formations pathologiques :
1. Nous renvoyons ici au numéro spécial congrès de la Revue française de psychanalyse intitulé
« Les clivages » (1996, t. LX).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 83
■ Perversion et névrose
La « révolution » qu’apportent les Trois essais est dans cette affirmation :
c’est un même processus de fixation et de régression aux motions infan-
tiles perverses en soi qui est à l’œuvre dans les symptômes des névrosés
comme dans les conduites perverses : les symptômes « constituent
l’expression convertie de pulsions que l’on qualifierait de perverses
(au sens le plus large), si elles pouvaient, sans être détournées de la
conscience, s’exprimer directement dans des fantasmes ou dans des
actes. Les symptômes se forment donc en partie aux dépens d’une sexua-
lité anormale ; la névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion1 ».
Freud reprend plus loin cette métaphore du révélateur photographique
quand il évoque « des perversions positives et des perversions
négatives » : les secondes, à savoir les névroses, contiendraient dans
l’ombre la sexualité infantile que les perversions positives porteraient à la
lumière dans les conduites perverses.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
pervers) dans des fantasmes ou dans des actes. Des fantasmes ou des
actes : ils sont ici lestés de la même énergie pulsionnelle, perverse : les
fantasmes conscients des pervers, parfois convertis en dispositifs, les crain-
tes délirantes des paranoïaques et les fantasmes inconscients des hysté-
riques derrière leurs symptômes « coïncident en leur contenu jusque dans
leurs moindres détails », précise Freud dans une note de 1915 ajoutée aux
Trois essais.
En 1919, la perversion comme la névrose partagent le même noyau : le
complexe d’Œdipe, dont elles sont les restes. L’analyse du fantasme
masochiste de fustigation, qui résulte de l’amour œdipien pour le père,
sur un versant sadique pour la fille ou masochiste pour le garçon, rapproche
l’organisation névrotique de l’organisation perverse, même si le destin de ce
fantasme diffère selon les sexes, conduisant les femmes à la névrose et
les hommes à la perversion.
Elles ont aussi en commun la reconnaissance de la castration : le
fétiche n’apparaît-il pas comme une formation de compromis face à
l’angoisse de castration commune aux névrosés et aux pervers, face à la
crainte suscitée par le sexe féminin et universellement partagée ?
Et pourtant, c’est à partir de l’étude du fétichisme que Freud rapproche
de plus en plus la perversion de la psychose.
■ Perversion et psychose
de 3-4 ans déjà évoquée plus haut, Freud insiste sur la solution fétichiste
adoptée pour sauvegarder le pénis menacé de castration, et rapproche
alors cette « façon de se détourner de la réalité » du processus psychotique,
il découvre dans cette « ruse » une différence :
2.2.3 Conclusion
Après 1905, où Freud part des comportements pervers adultes pour théo-
riser une sexualité infantile « perverse en soi », son intérêt pour les
perversions est resté toujours plus ou moins incident : il affleure dans des
articles dont elles ne sont pas l’objet essentiel, et produit des modèles qui
varient au fil de l’œuvre. Mais, quel que soit le modèle proposé, que
Freud repère les perversions comme régression et fixation à la sexualité
infantile (1905) ou à la libido narcissique (1914), comme sédiment du
complexe d’Œdipe (1919a) ou bien comme déni où le fétiche vient signer
le triomphe sur la menace de la castration et protège en même temps le
pervers contre cette menace (1927), les perversions sont toujours liées
pour Freud à la psychosexualité infantile et à l’essentiel de son contenu
pour lui, le complexe de castration.
Dans le cadre du sexuel infantile, le processus pathologique et le lieu
nosographique des perversions varient. Mais la clinique freudienne ne
varie-t-elle pas, elle aussi, au fil de l’œuvre ? Si Freud, en 1905, souli-
gne comme ses prédécesseurs, Moll et Hirschfeld, la normalité au
moins sociale des pervers, ils se rapprochent des malades à partir du
moment où Freud considère la perversion, y compris l’inversion,
comme une régression narcissique, à l’instar de la mélancolie ou de la
paranoïa. Or « les seuls pervers venus effectivement consulter, et dont
certains ont été vraiment pris en traitement, ne sont plus du tout ceux
dont Freud parlait en 1905 et qui, pour l’essentiel, restèrent hors du
champ clinique et thérapeutique de la psychanalyse, mais bien des
sujets névrotiques souffrant de tels ou tels comportements pervers. La
théorisation se fera à partir des études et des traitements de ces
derniers, mais elle demeurera réputée valoir pour l’ensemble des
pervers, et en particulier pour ceux de l’autre groupe » (G. Lantéri-
Laura). Et en même temps, plus l’étiologie renverra à la structuration
précoce des relations objectales, moins ces comportements paraîtront
accessibles à la thérapie…
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 87
Le fétiche comporte en même temps le voile (qui n’est autre que le corps,
son réduit digestif, vaginal, de contenant) et ce qui est masqué (le pénis)
dans une relation réciproque où chacun se dérobe par l’action de l’autre,
dans une oscillation métaphoro-métonymique.
Ph. Greenacre articule ces troubles précoces, survenant dans les dix-huit
premiers mois de la vie, à d’autres qui peuvent survenir pendant la phase
phallique, entre deux et quatre ans, et aboutissent à « un complexe de
castration exagéré » : le fétiche, qui se substitue au pénis maternel et
dénie la menace de castration, a une fonction éminemment narcissique
puisqu’il réinstaure, par une introjection visuelle et olfactive, le phallus
du sujet lui-même et sert de prothèse identificatoire, sinon identitaire, en
protégeant en même temps de l’angoisse de séparation.
Reprenant cette question en 1968 en s’attachant aux différences entre
objet transitionnel et fétiche, l’auteur insiste davantage sur les difficultés
d’individuation dont procéderait le fétiche, en amont des processus de
transitionnalité. Le fétiche « prend origine dans les premières relations
inadéquates à l’objet et en créant une cristallisation, il tend à limiter leur
développement » : né chez ces enfants dont la première relation à la mère
n’a pas été « assez bonne », il se crée « à partir d’une situation plus
altérée » que l’objet transitionnel, qui est lui formateur d’illusion et
protecteur véritable, « représentation de la mère (partielle ou symbolique)
jusqu’à ce que l’individuation soit établie ».
* Le fétiche pallie les carences narcissiques :
« relation fétichique à l’objet » (E. Kestemberg)
et « perversité narcissique » (P.-C. Racamier)
C’est en s’attachant au registre narcissique, comme Ph. Greenacre,
qu’Évelyne Kestemberg décrit l’instauration d’une relation fétichique à
l’objet comme une défense face à une menace d’anéantissement, au plus
près de la psychose. La fétichisation signe d’après elle une incomplétude
de la construction narcissique, elle est une « projection d’un soi hypertro-
phié tenant lieu « en sa grandeur » d’objet interne non constitué » (1966).
E. Kestemberg examine la relation que certains patients, psychotiques
non délirants ou anorexiques, ont avec leur analyste : y pèse une « imago
archaïque indistincte, ambisexuée, en quelque sorte incluse dans les
investissements narcissiques du patient, mal séparée de lui-même, et pour
tout dire, mal organisée en tant qu’objet » (1978), qui les pousse, en deçà
du transfert, au besoin impérieux de s’assurer de la seule présence du
thérapeute, seule susceptible de garantir leur propre présence, voire leur
propre existence. Cette imago maternelle, mal distincte du père qu’elle
contient, témoigne selon E. Kestemberg d’une mère vécue non pas tant
comme objet d’amour privilégié mais comme cet objet d’amour dont la
perte constitue le danger psychique, c’est-à-dire la désorganisation du
moi, en d’autres termes, « objet inclus dans le vécu narcissique » (1978).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 93
Cet objet fétiche n’est pas le miroir du sujet, mais sa duplication externe,
qui lui permet de vérifier son existence et son idéalité : dans cette mesure,
l’objet exclu, rejeté à l’extérieur, s’offre comme garant narcissique du sujet
(C. Chabert, 1997).
Ainsi l’objet incestuel est cet objet fétiche dont la présence externe est
requise en permanence pour « combler un vide en dedans ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
semble-t-il, comme un objet qui se fait passer pour une histoire. Une
histoire qui commence par la frustration et le traumatisme, et finit en
triomphe, selon R. Stoller, où la victime de l’enfance est vengée par
l’auteur du fantasme. Pour lui, le fétiche est ainsi « une névrose extrême-
ment condensée », construite comme défense (de caractère) contre le
traumatisme, la frustration et le conflit – non sans une certaine dilution du
repérage psychopathologique puisque « la névrose, quel qu’en soit le
prix, est construite pour être moins douloureuse que les problèmes
qu’elle doit surmonter, en particulier ceux de la première enfance et de
l’enfance ».
96 NARCISSISME ET DÉPRESSION
de la Loi, de législateur, mais aussi qu’on ne l’instaure à une telle place que
pour l’y défier et pour faire la démonstration que son système est dérisoire
et ne fonctionne pas.
Dans ce désaveu, la mère est complice. Elle est la première à désa-
vouer la Loi : en destituant le père de sa fonction symbolique, elle est
celle qui « reconnaît au désir du sujet, pour autant qu’il lui est directe-
ment offert, valeur de Loi » (P. Aulagnier, 1966, p. 48). Ainsi chez Lacan,
la mère est celle qui induit la perversion du fils. Freud le soulignait déjà,
en évoquant la mère de Léonard de Vinci qui « mit l’enfant à la place de
l’époux » (Freud, 1910a).
98 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. C’est le sous-titre du chapitre que M. Safouan consacre à la psychanalyse dans l’ouvrage collectif
Qu’est-ce que le structuralisme ? (1967).
2. Par son étymologie, le mot « théorie » est directement relié au champ visuel : le grec theoria
signifie d’abord, au sens propre, l’action de voir, d’observer, d’examiner, et notamment un
spectacle, une fête solennelle... (Dictionnaire grec-français Bailly, 1950).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 99
prendre la fonction de substitut de ce qui n’est pas vu, mais qui est articulé,
formulé, comme étant vraiment pour le sujet ce que la mère possède, à sa-
voir le phallus, imaginaire sans doute, mais essentiel à sa fondation symbo-
lique comme mère phallique (Lacan, 1957).
l’objet du désir comme phallus, Lacan propose-t-il autre chose qu’« une
théorie phallique dont l’auteur est l’enfant de la phase phallique »,
demande M. Tort. En caractérisant la mère comme insatisfaite et inassou-
vie foncière, en la sommant de fonder le père comme Nom-du-Père,
selon une formule toute christique, Lacan n’érige-t-il pas une logique
phallique qui exclut les femmes de l’universalité et garantit l’inégalité de
l’Ordre Symbolique, cet objet virtuel singulier dont M. Tort souligne la
pseudo-naturalité, loin des symbolisations ?
1. Michel Tort (2000) donne comme exemple de ces connotations morales actuelles le traitement,
d’un même geste positiviste et médical, que César Botella propose de l’homosexualité : « À
l’heure actuelle, avec l’accroissement des connaissances tant au niveau de la théorie que de la
pratique, il doit être possible d’affirmer que la psychanalyse est appelée à résoudre le problème
de l’homosexualité » (« L’Homosexualité(s) : vicissitude du narcissisme », Revue française de
psychanalyse, 1999, LXIII, p. 1317). Régression ? Freud lui-même réconfortait une mère en lui
écrivant qu’on ne pouvait classifier l’homosexualité comme une maladie – mais comme « une
variation de la fonction sexuelle produite par un certain arrêt du développement » (in « Lettre à
une mère américaine », publiée in Amer. J. Psychology, 1991, 107, p. 786, citée par Tort,
p. 185).
102 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Ces faux clivages1 s’expriment sous diverses formes dans l’acte sexuel dé-
viant où l’on retrouve invariablement une tentative pour gagner, conserver
ou contrôler le phallus paternel idéalisé. Ce n’est que sur un mode défensif
qu’il est attribué à la mère, greffé sur son rôle phallique primordial en tant
que premier objet de désir et détenteur de vie. Cette poursuite éternelle du
père, bouclier contre la mère toute puissante, contribue à donner à la sexua-
lité perverse son caractère compulsif. Elle fournit également à la structure
psychique un rempart contre la psychose, en même temps qu’elle témoigne
de sa fragilité intrinsèque.
1. Mac Dougall se réfère à ce que Donald Meltzer appelle le « false splitting » (in Le Processus
psychanalytique, Paris, Payot, 1971).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 103
S’il y a un accord à peu près général, c’est pour dire que le viol est un acte
de violence bien avant d’être un acte sexuel qui comporte d’ailleurs peu de
plaisir érotique et se termine souvent sans orgasme (C. Balier, 1993,
p. 162).
Les troubles qui éclosent à cette période de la vie peuvent être analysés
sous l’angle de l’expression d’une division du sujet d’avec lui-même : le
sujet rejette une part de lui, vécue comme une aliénation possible aux
objets d’investissement, tandis que cette conduite de rejet lui permet de s’af-
firmer en une identité négative qui ne devrait rien à l’objet (Ph. Jeammet,
1994).
1. Ainsi la douleur corporelle redessinerait les contours du moi quand les assises narcissiques
vacillent : Ph. Jeammet évoque « l’effet apaisant que procurent aux adolescents les brûlures de
cigarettes qu’ils s’infligent en cas de crises d’angoisse dépersonnalisantes ».
2. Ph. Jeammet fait ici référence à « ces conduites répétitives de quête et d’abandon de partenaires
sexuels ou d’amitiés idéalisées » (1985), si fréquemment observées chez les adolescents.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 109
1. Cf. aussi les travaux de B. Brusset (1991, 1998) sur la boulimie et l’anorexie.
110 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ Perversion et psychose
Les aménagements pervers eux-mêmes peuvent dans certains cas appa-
raître comme des défenses face à une menace mélancolique toute proche
et à des risques majeurs de décompensation psychotique, comme le
montre le fonctionnement psychique de certains auteurs d’agressions
sexuelles, en particulier à travers les épreuves projectives (F. Neau,
2001). En aval, attentif au tracé de ces chemins qui vont de psychose en
perversion, « entre agonie psychique, déni psychotique et perversion
narcissique », Racamier évoque, lui, une cicatrisation perversive des
psychoses (1985, 1986).
Au-delà de ces aménagements, certaines organisations perverses
paraissent sous-tendues par un noyau psychotique, avec des angoisses
d’anéantissement et/ou d’éclatement identitaire massives. Mais elles ne
basculent pas dans la psychose : le clivage, mécanisme de défense majeur
requis pour lutter contre de telles angoisses, reste efficace alors qu’il
échoue dans la psychose à contenir l’éclatement du moi, l’investissement
perceptif et l’investissement libidinal s’y maintiennent alors que la
psychose se caractérise précisément par la perte de l’ancrage dans la
réalité et le désinvestissement libidinal, tant narcissique qu’objectal.
La spécificité de la perversion par rapport à la psychose résiderait
précisément dans le maintien de la jouissance libidinale autour du scéna-
rio fantasmatique. Même si cette jouissance s’obtient à partir d’« un objet
à abattre » (C. Chabert, 2002), ou à maintenir sous emprise – comme
dans le cas du fétichisme –, cette attaque de l’objet, ou l’emprise exercée
sur lui y est le meilleur gage de son existence, de sa survivance à des atta-
ques plus archaïques. Quand cette attaque se fait destructrice, quand la
cruauté se déchaîne, et avec elle la délibidinalisation et la désobjectalisa-
tion comme dans les agressions sexuelles les plus violentes, alors le
registre pervers paraît abandonné. « Dans le scénario pervers, quelque
chose de l’objet habite le fétiche », dit C. Chabert (2002) en citant
l’exemple du film de Luis Bunuel réalisé à partir du roman d’Octave
Mirbeau, le Journal d’une femme de chambre : les bottines, cet objet
partiel dont doit se parer la jeune et belle femme de chambre pour que
son maître puisse jouir, ont été portées par une autre femme, passionné-
ment aimée et à jamais perdue. Comme peut-être tout fétiche, cet objet-
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 113
fétiche porte, lui, et pour son adorateur seulement, « l’inflexion des voix
chères qui se sont tues » qu’évoque, après Verlaine, J.-C. Rolland (1998).
N’est-ce pas ici au noyau mélancolique de la perversion que nous
aborderions ?
1. À quelques exceptions près, qui ouvrent à partir de la référence à Lacan une réflexion sur cette
clinique : J.-J. Rassial s’attache dans son ouvrage Le Sujet en état limite (Paris, Denoël, 1999) à
concevoir un « état limite » du sujet, J.-P. Lebrun analyse Un monde sans limite (Toulouse, Érès,
1997).
114 NARCISSISME ET DÉPRESSION
NARCISSISME
ET « LOGIQUES »
DE LA PERVERSION
INTRODUCTION
1. Différents travaux menés sous ma direction dans le cadre du centre de recherche clinique
(CRPPC) de l’université Lyon-II. Citons entre autres ceux, convergents, de Roman, Ravit,
Seibert, Edrosa, Modolo, ou encore Neau à Paris-V.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 121
« psychanalytique ».
Paradoxalement en effet la théorie psychanalytique, à la différence
d’autres approches, ne « s’applique » jamais à une question. Quand c’est
le cas, elle devient une forme de machine à influencer qui a contraint la
réalité et la résistance spécifique de celle-ci à devenir une « clinique ad
hoc », une clinique « manipulée » pour les besoins de la « donne » théori-
que. Elle s’offre l’illusion qu’une telle application est possible sans que la
clinique effective, par sa résistance propre, ne se venge de l’affront infligé
aux faits.
122 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Pour formuler les choses de telle sorte que cette exigence de travail soit
plus manifeste, on peut dire que toute étude « psychanalytique » d’une
configuration psychique particulière, d’un objet particulier, va donc
devoir être confrontée à la « pénétration agie », selon le concept proposé
par Donnet, de l’objet sur lequel elle porte son attention. La psychanalyse
ne « s’applique » pas, elle se laisse pénétrer par son objet. Cette
« pénétration agie » (j’en ai proposé l’idée à plusieurs reprises) opère à
trois niveaux et elle doit être mesurée et travaillée aux trois niveaux où
elle est impliquée : la pratique et le contre-transfert spécifique qu’elle
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1 LA PERVERSION POLYMORPHE
INFANTILE
2 PULSION PARTIELLE
OU « PARTIALISATION »
DES PULSIONS
ET DE LEURS REPRÉSENTANTS
1. Sur ces points, cf. Roussillon (1997), Le Rôle charnière de l’angoisse de castration, Monogra-
phie de la RFP, Paris, PUF.
2. Cf. Roussillon, op. cit.
130 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Une présentation « serrée » de ce modèle alternatif peut être consultée dans le recueil de cours
de Lyon-II, in Roussillon (1995), Les Fondements de la métapsychologie, CRPPC, consultable
sur le site internet du département de psychologie clinique de l’université Lyon-II.
132 NARCISSISME ET DÉPRESSION
3 L’ÉTAYAGE ET L’INTROJECTION
PULSIONNELLE
1. Il y en a bien trois, comme Freud le souligne lui-même, et non pas deux comme certains
commentaires actuels le prétendent. À la première théorie des pulsions qui oppose pulsion
d’auto-conservation et pulsion sexuelle succède une seconde théorie dans laquelle l’opposition
concerne la libido du moi (narcissisme et auto-conservation sont sexualisés) et la libido d’objet,
puis la troisième qui situe l’opposition entre pulsion de vie et pulsions de mort.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 133
4 INTÉRIORISATION, EXTÉRIORISATION :
LE MASOCHISME
1. Un tel travail, en cours dans la réflexion présente, poursuit l’entreprise commencée dans Rous-
sillon (2001).
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 135
est que le surmoi, sous sa forme dite « sévère et cruelle », installe une
forme de perversion dans le fonctionnement psychique. Paradoxe sans
doute – mais que la clinique quotidienne confirme bien trop souvent – de
la « perversion » de l’instance même qui devrait représenter l’interdit et la
Loi. Nous reviendrons plus loin sur l’affinité paradoxale de la perversion
avec la « Loi » et la morale.
L’intérêt des développements de Freud sur cette question est celui du
lien qui s’établit alors avec l’objet externe, au-delà du surmoi. Dans la
perspective freudienne, le surmoi résulte des identifications du sujet aux
objets de l’œdipe, au « surmoi de ceux-ci », il témoigne de l’intériorisa-
tion des particularités des objets, de l’intériorisation de la relation que le
sujet entretenait antérieurement avec ces objets. On souligne souvent,
quand cette question est abordée dans les groupes d’analystes, que l’on
ne peut faire directement dériver la composition du surmoi des caractéris-
tiques « réelles » des parents effectifs. Le processus d’intériorisation
« transforme » l’image de ceux-ci, le surmoi « connaît » de l’intérieur les
moindres mouvements pulsionnels du sujet, « punit » celui-ci de ceux-là,
même s’ils conservent simplement une modalité représentative et ne
débouchent sur aucun acte effectif… La « morale » peut être « perverse »
ou « pervertie » sous la forme du « masochisme moral », mais dans
nombre de ses sources – et l’exercice de la « loi » est loin d’être exempt
de toute déviation – le « surmoi » peut aussi être « séducteur » et
« pervers », il « plonge ses racines dans le ça » et reste toujours plus
« proche de celui-ci que le moi » (1923).
Cependant Freud souligne quand même, à différentes reprises, la dette
que le surmoi contracte avec les objets de la réalité externe, il souligne
que ce n’est pas seulement la relation du sujet aux objets qui est intériori-
sée et reproduite dans la psyché, mais que la relation que les objets entre-
tenaient avec le sujet est aussi intériorisée et reproduite (1921), et que
l’hostilité du surmoi n’hérite pas seulement du ça du sujet, elle hérite
aussi directement de celle des objets significatifs de son histoire. Dans la
note qu’il consacre à la réaction thérapeutique négative en 1923, il souli-
gne que l’analyse de celle-ci rencontre une conjoncture favorable quand
le sentiment inconscient de culpabilité peut apparaître comme la trace
d’une « identification d’emprunt » résultant d’un amour antérieur pour un
objet maintenant abandonné. Dans la même note, Freud évoque la tenta-
tion de l’analyste de se donner lui-même comme un tel objet idéal quand
l’analyse ne parvient pas à découvrir quel objet se cache derrière
« l’identification d’emprunt ». Si Freud renonce finalement à l’utilisation
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 137
5 SEXUALISATION-DÉSEXUALISATION
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Cf. sur ces points Roussillon, « Le rôle charnière de l’angoisse de castration » (1997).
142 NARCISSISME ET DÉPRESSION
6 PERVERSION ET « SOLUTION »
POST-TRAUMATIQUE : LE FÉTICHISME
possibles.
La première, la plus « normale », va être de renoncer sous la menace,
et ainsi de préserver la possession de son membre viril. Le garçon
« sauve » son identité masculine, il « renonce » pour sauver son identifi-
cation masculine. Freud ne formule pas clairement à ce moment-là, à
quoi il faut renoncer. À l’auto-érotisme sans doute, mais aussi peut-être,
mêlée à celle-ci, à une identification féminine directement impliquée par
la menace de castration. Il renonce à être « en miroir » de la femme,
il renonce à ce que celle-ci soit son « double », son miroir corporel.
144 NARCISSISME ET DÉPRESSION
féminin. Le nez qui se voit « compense » le pénis qui ne se voit pas, qui
est absent. Le nez « crève » les yeux, « au milieu de la figure », il aveugle
sur l’absence de pénis, il est là, pour faire « oublier » ce qu’il cache, l’en
moins de la castration.
Pour Freud, cette descente du visage vers le sexe et le cloaque d’en bas
va de soi, et nous pouvons sûrement le suivre dans cette interprétation.
Mais elle n’épuise pas, loin s’en faut, les questions posées par cette
séquence clinique. Freud, à ma connaissance, ne remarque pas que le
« lieu » du fétiche est le visage et que, même si on admet la confusion des
zones, ceci est sans doute aussi « significatif ». Tout le contexte de la
scène met en évidence l’importance du regard et de l’investissement
visuel. Ce sont les yeux qui « brillent » quand ils investissent. Le nez qui
brille reflète au sujet son propre investissement, mais le fait même qu’il le
reflète souligne qu’il « fonctionne » alors comme une forme de « miroir »
pour le sujet. Winnicott insistera plus tard sur le fait que le visage, en
particulier celui de la mère, est investi comme miroir par l’enfant, qu’il
est le premier « miroir » dans lequel celui-ci peut voir reflété son propre
investissement.
La scène « fétichique » est une scène spéculaire, le visage reflète au
sujet la nature de son investissement. Ou plutôt, pour que le sujet puisse
se sentir « désirer » et prendre un plaisir « sexuel », il faut que, sur le
visage de sa partenaire, l’investissement soit reflété « en miroir », que le
sujet se voit sur son visage. Dans le fétichisme, l’auto-érotisme est
menacé, mais avec lui c’est peut-être bien l’investissement narcissique
primaire du sujet qui est menacé.
Cette analyse conduit à proposer, à côté des hypothèses de Freud
concernant la genèse du fétichisme, une hypothèse complémentaire et qui
inverse les données et les temps du processus. Je la formule dès mainte-
nant bien que son énoncé suppose les commentaires qui vont suivre dans
la seconde partie de ma réflexion. À la « catastrophe » de la découverte
du sexe féminin, vient se mêler une « catastrophe narcissique » anté-
rieure, celle de la perte du reflet de l’investissement par le visage de la
mère, perte du reflet lui-même, ou perte de ses caractéristiques particuliè-
res. À la « catastrophe » de la vision du sexe féminin « sans pénis », vient
se superposer la catastrophe qui a affecté la construction de la féminité
primaire, cette dernière vient se « projeter » sur le sexe féminin, elle se
mêle à lui. Nous pouvons alors essayer de comprendre pourquoi certains
garçons ne peuvent pas renoncer à la position féminine et « renoncer »
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 147
7 HOMOSEXUALITÉ PRIMAIRE
« EN DOUBLE »
ET NARCISSISME PRIMAIRE
états internes de bébé qu’elle lui « montre » ainsi, « pour qu’il les
connaisse » et se les représente. Ce double jeu – la mère est « en miroir »,
« en double », mais sans confusion entre elle et le bébé – permet à la fois
que le bébé puisse voir se refléter en l’autre ses propres états internes,
sans qu’il se confonde avec l’autre. La mère est un double, un double est
un même, il reflète le sujet en miroir, mais un double est un autre, il n’est
pas confondu avec soi.
1. Pour des développements plus précis de ces différents points, cf. Roussillon, 2002b.
150 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. On peut parler d’homo-érotisme, à la manière de Bergeret, si l’on veut marquer qu’il s’agit d’un
plaisir non « sexuel » dans la mesure ou il n’y a pas de « coupure », de « sexion ». Cependant, il
n’y a pas non plus « confusion » des deux partenaires et cela établit bien une forme de
« sexion ».
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 151
8 PERVERSION ET REPRÉSENTANT-AFFECT
DE LA PULSION
MacDougall est sans doute, parmi les auteurs de langue française, celle
qui s’est le plus penchée sur l’analyse des formes de ce qu’elle appelle
« néo-sexualités » et qui sont apparentées à ce que l’on décrit habituelle-
ment sous forme de « perversion ». Elle insiste, dans son étude, sur la
fonction défensive des différentes formes d’addictions qu’elle analyse –
elle range les néo-sexualités dans les formes de l’addiction – contre
l’émergence d’affects incontrôlables. La capacité à composer et introjec-
ter la vie affective dépend de la manière dont celle-ci a été primitivement
partagée et réfléchie par l’objet premier. Quand la fonction de régulateur
affectif de l’objet premier (Stern, 1985) ne s’est pas instaurée de manière
suffisante et que, donc, elle n’a pas pu être introjectée, l’affect, non réflé-
chi, conserve ou prend un caractère « passionnel » et potentiellement
« menaçant » pour l’économie psychique, il doit être réprimé ou soumis à
des techniques de « maîtrise ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
autre approche que celle qui est, là aussi, classiquement évoquée. Encore
une fois, l’enjeu de ma réflexion est davantage de compléter l’analyse
classique que de produire un modèle alternatif.
On souligne aussi souvent que le « pervers » ne respecte pas l’altérité
de l’autre et, dans le même mouvement, son « déni » des différences. Le
constat clinique est indéniable, mais il ne peut prendre qu’une valeur de
condamnation surmoïque, s’il n’est pas accompagné de son corollaire, à
savoir en quoi l’autre est un « même », un « semblable » qui n’est ni
reconnu ni « conçu ». C’est cela qu’il faut se donner « dans la
perception » et les mises en scène des scénarios « pervers », faute d’avoir
été « construit » dans la représentation psychique et composé dans
l’affect. Le « narcissisme » présent dans la perversion, la quête d’un autre
« double » de soi, le refus des différences, témoignent bien sûr d’un
évitement des organisateurs œdipiens, d’un mouvement « incestueux ».
Mais il témoigne aussi de l’effort du sujet pour tenter de faire advenir
dans son présent ce qui a « manqué » à l’organisation primitive de son
identité. Si le processus pervers échoue dans cette quête, c’est parce qu’il
tente de colmater une brèche narcissique qui n’est pas reconnue, qui est
effacée, annulée, par la défense narcissique elle-même.
Ce sont les mêmes « logiques » que l’analyse nous permet de retrouver
dans le masochisme. Dans la théorie du masochisme primaire érogène
que nous avons analysée plus haut, nous avons souligné comment cette
théorisation supposait l’absence d’un objet de recours, comment elle « se
passait » de tout objet. Deux hypothèses se présentent alors à la réflexion,
elles ne sont pas antagonistes et peuvent parfaitement être compatibles
l’une avec l’autre.
La première relierait le masochisme et son développement à l’effort
du sujet pour tenter de lier et intérioriser « tout seul » les expériences
subjectives qui ont été mal ou pas réfléchies par l’environnement
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
9 LE REPRÉSENTANT-REPRÉSENTATION
DE LA PULSION ET SA « PERVERSION »
(il est « trouvé »). Ce pas de plus dans l’approfondissement des condi-
tions de fonctionnement primitif ou fondamental de la psyché, essentiel
dans l’évolution de notre représentation du narcissisme primaire, ouvre la
question de savoir comment s’effectue le « décollement » de la représen-
tation investie et de la perception.
Dans l’expérience de « solitude en présence de l’autre », l’enfant peut
commencer à « comparer » les ressemblances et les différences entre la
représentation investie et la perception de l’objet, il peut « vérifier » que
le « jeu » avec l’une, la représentation investie, n’atteint pas l’autre, la
perception de la mère. Une telle expérience est subordonnée à deux condi-
tions sine qua non. La première est que l’enfant accepte de « lâcher » la
perception de l’objet et de commencer à décoller celle-ci de l’objet lui-
même. La seconde est que l’objet, qui perçoit bien sûr confusément
l’enjeu de différenciation qui se profile ainsi, tolère celui-ci et continue
de se montrer « discret » et bienveillant à l’égard du processus en cours.
C’est sur le « fond » de la qualité de cette expérience que celle de la
séparation perceptive effective va prendre sens. Dans l’expérience « en
présence de l’objet », l’hallucination représentative, la « présentation »
interne de l’objet, ne fait pas « disparaître » l’objet lui-même. Dans
l’expérience de la séparation, l’enjeu se corse dans la mesure où il s’agit
de pallier l’absence de l’objet par sa représentation interne, c’est-à-dire
de « reprendre » à l’objet la fonction régulatrice de la pulsion qui s’exer-
çait en présence de celui-ci, dans la rencontre avec lui. Pour souligner les
enjeux pulsionnels du processus, on peut dire qu’il s’agit de lui
« arracher » une partie de cette fonction, de détacher une partie de
l’investissement qui se portait sur la perception pour le tourner vers la
représentation et d’encourir ainsi les menaces de « représailles » et de
retaliations de la part de l’objet. Dans le langage traditionnel de la
psychanalyse, c’est là que s’ouvre la problématique véritable de l’auto-
érotisme. C’est là que nous avons situé, dans la première partie de notre
travail, la « partialisation » de la vie pulsionnelle, c’est-à-dire le détache-
ment, fragment par fragment, « détail par détail », partie par partie, de
l’investissement de l’objet, pour le ramener sur le moi. C’est ce processus
qui forme le « travail de deuil » de l’objet, contemporain donc de
l’établissement des auto-érotismes et de l’investissement de l’espace
représentatif interne, du « narcissisme secondaire repris à l’objet ».
Celui-ci ne peut s’effectuer sans que le tiers – le père, celui auprès de qui
est l’objet quand il est « perceptivement » absent, celui vers qui les
investissements maternels sont alors dirigés – ne soit conçu à la fois
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 163
10 REPRÉSENTATION
DE LA REPRÉSENTATION ET FÉTICHE
qui est difficile, c’est d’en mesurer et accepter les formes et l’étendue.
Quand perception et représentation se décollent mal, la représentation
de la représentation va rencontrer une série de difficultés pour s’organi-
ser. C’est là que nous observons une autre des caractéristiques cliniques
de la perversion : elle a besoin du maintien d’un représentant perceptif de
la représentation, c’est là son aspect « fétichique ». C’est en ceci que
l’objet transitionnel et le fétiche sont apparentés. La différence est que
l’objet transitionnel, quand la transitionnalité a besoin d’un objet percep-
tif « objectivable » pour s’établir – ce qui n’est pas toujours le cas –, est
166 NARCISSISME ET DÉPRESSION
11 PHALLUS ET REPRÉSENTATION
DE LA REPRÉSENTATION
FIGURES
DE LA DÉPRESSION
Chapitre 3
CLINIQUES
DE LA DÉPRESSION.
MÉTAPSYCHOLOGIE
DE LA PERTE
1 CLINIQUES DE LA DÉPRESSION
Avant de nous engager dans cette étude consacrée aux figures de la dépression,
il nous faut souligner un certain nombre de constats qui confèrent toute
leur actualité à ces pathologies.
Il est essentiel de rappeler la pluralité des formes dépressives et la
nécessité de les distinguer, ce qui va à l’encontre de la généralisation,
voire de la confusion, qui dominent aujourd’hui l’appréhension de ces
troubles. La généralisation consiste à englober sous l’étiquette « dépres-
sion » tous les symptômes connus ou moins connus considérés comme
tels en s’attachant presque exclusivement aux phénomènes sans prendre
en compte les modalités de fonctionnement psychique qui les sous-
tendent. La confusion qui, cette fois, s’inscrit davantage dans une appro-
che courante et banale, profane en quelque sorte, consiste à nommer
« dépression » tout trouble psychique « mineur », c’est-à-dire ne relevant
pas, au niveau manifeste, de références psychiatriques ou psychopatho-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
logiques.
De ce qui précède, découlent des conceptions de la compréhension et
donc du traitement des troubles dépressifs susceptibles d’engager le sujet
dans une démarche de pensée particulière, puisqu’elle relève quasiment
d’un système de logique où le lien de cause à effet prévaut : on est
déprimé parce que… La suite du mouvement s’impose. La reconnais-
sance de la cause ne permet pourtant pas nécessairement de lever la
symptomatologie dépressive. On le sait, certaines traversées dépressives
s’inscrivent dans l’événement : une perte, un deuil, une rupture, voire une
188 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Ces deux points sont, en fait, complémentaires : si, en effet, toutes les
dépressions trouvent leur essence dans une problématique de perte —
c’est-à-dire à la fois l’affrontement à une perte et la manière de traiter
cette perte — on peut aisément admettre que, d’une part, les pertes sont
susceptibles d’atteindre le moi de manières différentes selon ce qu’elles
touchent et que, d’autre part, les moyens utilisés pour lutter contre ou au
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 189
contraire intégrer ces pertes et leurs effets seront déterminés par des
modalités de fonctionnement psychique spécifiques de chaque individu.
1. « Deuil et mélancolie » est daté de 1915 ou de 1917. La première date est celle de la rédaction,
la seconde celle de la publication.
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 193
2 MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA PERTE :
L’APPROCHE FREUDIENNE
l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance
particulière comme un objet, comme l’objet délaissé » (ibid., p. 270).
C’est ainsi que la perte d’objet originaire se transforme en perte du moi et
que le conflit entre le moi et la personne aimée se convertit en scission
entre la critique du moi et le moi modifié par l’identification.
La mélancolie obéit à un double régime pulsionnel : elle emprunte une
partie de ses caractères au deuil puisqu’elle est aussi une réaction à la
perte réelle de l’objet d’amour, mais elle est également engagée dans un
processus de régression allant du choix d’objet narcissique au narcis-
sisme. C’est le traitement de l’ambivalence pulsionnelle qui va ordonner
les destins contraires de la dépression : dans le cas des névroses (dont le
paradigme serait ici la névrose de contrainte), l’ambivalence confère au
deuil une configuration pathologique notamment à travers les auto-repro-
ches concernant les souhaits de mort voués à la personne aimée. On voit
bien là la double valence — amour et haine — qui anime l’investissement
d’objet.
Dans la mélancolie, les facteurs déterminants débordent largement la
seule situation de perte par la mort de la personne aimée : sont parties
prenantes toutes les situations de vexation, de déception, de rejet. Dans ce
cas, le tourment que s’impose le patient relève d’un auto-sadisme dont la
cruauté est à la mesure de la haine pour l’objet déceptif, attaqué à travers
le moi du sujet qui s’est massivement identifié à lui :
Ce que veut montrer Freud c’est que, bien sûr, grâce à la régression
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
narcissique, l’objet a été supprimé mais que, en vérité, il s’est avéré plus
puissant que le moi lui-même : c’est à un objet mort que le moi est
contraint de s’identifier.
Pour l’instant, nous n’irons pas au-delà dans la lecture détaillée du
texte de Freud ; nous souhaitons cependant en dégager quelques effets
dans la compréhension des dépressions. Nous pouvons considérer que le
modèle « objectal » du deuil est susceptible de se retrouver chez tous les
sujets ou dans toutes les situations qui permettent de maintenir un inves-
tissement d’objet suffisamment solide et résistant. En de telles occurrences,
200 NARCISSISME ET DÉPRESSION
une situation œdipienne dont les désirs restent méconnus du fait du refou-
lement. On sait bien, évidemment, que la réalisation des souhaits
œdipiens, au-delà de leur dimension transgressive, actualise la crainte de
perdre l’amour de l’objet. Il paraît donc impossible de séparer la sexualité
et la perte.
Au sein du complexe d’Œdipe, le désir pour un parent et la rivalité
avec l’autre menacent les investissements premiers : à vouloir séduire le
père, la fille se met en danger de perdre l’amour de la mère ; à vouloir
séduire la mère, le garçon se met en danger de perdre celui du père.
Nombre de problématiques œdipiennes achoppent à ce niveau : si la diffi-
culté à éprouver l’agressivité vis-à-vis du rival rend l’engagement et le
dégagement conflictuel particulièrement malaisés, c’est beaucoup parce
que cette expression de l’ambivalence menace le sujet d’une perte
d’amour douloureuse.
moi : il est plus au fait des « fautes » issues des désirs inconscients que le
moi qui les refoule.
d’une position vers une autre est plus ou moins forte, bien sûr, selon
l’organisation psychique du sujet, mais on peut parfois repérer ces
mouvements chez le même sujet : l’émergence d’une sensitivité exces-
sive, la crainte ou la conviction de ne pas ou de ne plus être aimé (ou
aimable) est fréquente, même dans les dépressions dites névrotiques. La
projection fait partie des mécanismes de fonctionnement psychique
parmi les plus partagés et, par ailleurs, un sujet déprimé, nécessairement
fragilisé sur le plan narcissique, aura effectivement tendance à se sentir
mal aimé, voire persécuté, a minima.
Bien entendu, la juste mesure est indispensable : il y a un pas franchi,
et d’importance, entre le mal-être d’un sujet « simplement » déprimé qui
éprouve son environnement relationnel comme lointain — alors que c’est
lui qui s’en éloigne ! — et les mouvements interprétatifs récurrents qui
empêchent un autre d’éprouver véritablement ses affects dépressifs à
l’aune de la perte d’objet. Ce qui caractérise par ailleurs la position dépres-
sive dans ses traductions cliniques, c’est qu’avec son accès, la liaison
entre affects et représentations se met en place : l’absence ou la perte de
l’objet sont la cause des affects de tristesse.
LA DÉTRESSE
DANS L’ŒUVRE
FREUDIENNE :
UNE FIGURE
DE DÉPRESSION
ORIGINAIRE
INTRODUCTION
1. Toutes les citations allemandes qui suivront dans cette contribution sont traduites par moi, sauf
avis contraire ad locum où j’indique alors la référence de l’édition française utilisée.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 227
Lisez un peu Luther […] pour vous apercevoir jusqu’où peut s’affirmer la
puissance des images qui nous sont les plus familières […]. C’est bien à
celles-là que se réfère la pensée d’un prophète si puissant dans son inci-
dence, et qui renouvelle le fond de l’enseignement chrétien, quand il cher-
che à exprimer notre déréliction, notre chute dans un monde où nous
tombons dans l’abandon. Ses termes sont en fin de compte infiniment plus
analytiques que tout ce qu’une phénoménologie moderne peut articuler
sous les formes relativement tendres de l’abandon du sein maternel —
quelle est cette négligence qui laisse tarir son lait ? Luther dit littéra-
lement : Vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du diable
(Lacan, 1959-1960, p. 111 ; je souligne).
Cette référence à Luther est d’autant plus parlante que Lacan dit,
comme en passant et visiblement sans y prêter lui-même une attention
particulière, que le propos de Luther est d’exprimer notre déréliction face
à la condition humaine. Et l’on pense immédiatement à la Hilflosigkeit :
selon Luther, la déréliction n’est en effet rien d’autre que l’état de
détresse dans lequel l’être humain se trouve prostré. Mais Lacan s’inté-
resse d’avantage à la force imagée des mots qu’à la condition humaine
envisagée par Luther :
Ce qui s’articule ici est justement le tournant essentiel d’une crise d’où est
sortie toute notre installation moderne dans le monde. C’est à cela que
Freud vient donner sa sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer,
une fois pour toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes, là
où ils doivent être, c’est-à-dire dans notre corps (ibid., p. 111-112).
l’homme change radicalement. En effet, s’il est libre de choisir ses actes,
il peut agir de manière moralement bonne et donc, à travers ses œuvres,
espérer recevoir l’aide de Dieu. Luther, en opposition virulente avec
Érasme, refuse de faire confiance aux capacités de jugement de l’homme.
Celui-ci est, par sa chute du Paradis, fondamentalement mauvais, de sorte
qu’il n’est pas en mesure d’émettre un bon jugement. Érasme, en revan-
che, en fervent humaniste, plaide dans son traité Sur le libre arbitre
(1524) en faveur d’une entière confiance dans le libre arbitre, en atta-
quant Luther et les autres réformateurs (à propos de ce débat entre Luther
et Érasme, cf. Lacan, Séminaire VII, p. 116). Luther répond à Érasme par
le traité Du serf arbitre (1525) où il avance une critique non moins viru-
lente. Luther tente, dans cet écrit, de contrer pas à pas les attaques
d’Érasme. L’essentiel de son argumentation se résume dans le fait que
l’homme ne peut avoir un libre arbitre, car sa condition humaine l’en
empêche. Dieu voue une haine éternelle à l’homme, non seulement à
cause des défaillances d’une libre volonté, mais aussi en raison des
œuvres de cette dernière. Cette haine divine existait déjà avant la création
du monde. La description de cette haine quasi métaphysique a rarement
été surpassée par d’autres écrits chrétiens. Même le Dieu de Job n’est pas
hargneux, il laisse plutôt libre cours aux manigances de Satan (Job 1, 6-12),
tout comme le fait aussi le Dieu goethéen du Faust avec Méphistophélès
(Prologue).
Pourtant, Luther ne s’en tient pas au seul constat d’un Dieu méchant.
Son Dieu revêt des traits dualistes, en fonction de la perspective adoptée
et surtout en fonction de l’état et de l’attitude de l’homme. Si l’homme
accepte sa vulnérabilité fondamentale, s’il renonce à toute intervention
volontariste dans l’ordre du monde, en se pliant aux événements et en les
acceptant, alors son Dieu se montrera secourable. L’invocation de l’aide
divine devient ainsi la principale caractéristique du rapport entre
l’homme et son créateur. En effet, le mot Hilfe (aide) est fréquent dans les
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
La misère […] qui oppresse tous les états de la chrétienté […] amène non
seulement moi mais aussi tout un chacun à crier et invoquer l’aide… (À la
noblesse chrétienne).
230 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Dieu n’aime pas et déteste qu’une bonne action soit commencée dans la
confiance en notre propre pouvoir et notre raison… (À la noblesse chré-
tienne).
Si l’aide de Dieu nous fait défaut, c’est donc par notre propre faute et
responsabilité, ou, en l’occurrence, par la faute de Rome et de l’église
catholique. Si, en revanche, un homme est sincère et vrai — donc noble
— il recevra l’aide divine.
L’état de détresse fait partie de la condition humaine. Rien, si ce n’est
l’aide de Dieu, ne peut nous en sauver. Ce qui se présente au départ sous
une forme négative (la condition de détresse) devient, par un renverse-
ment dialectique, la condition sine qua non d’une force positive (l’obtention
de l’aide de Dieu).
possible.
[…] la solitude est quelque chose de terrible, dès qu’elle dure et qu’elle
n’est pas volontaire, comme par exemple le fait d’être banni sur une île non
habitée. L’étendue d’un désert, une grande forêt solitaire, errer sur un lac
immense, sont des images qui suscitent l’épouvante et qui peuvent s’em-
ployer en poésie pour le sublime. Mais ici (dans la solitude) réside déjà une
raison objective d’effroi, par le fait que l’idée d’une grande solitude entraîne
aussi l’idée de la détresse [Hilflosigkeit].
La détresse est ainsi conçue comme un état intérieur, lié à une réelle
défaillance physique. Il s’agit donc d’une double souffrance, psychique et
physique, à laquelle rien ni personne ne peuvent subvenir de manière
secourable. Car cet état est précisément lié à une prise de conscience de
la solitude humaine. Don Carlos dans son cri de solitude n’appelle
personne ; il constate seulement qu’il n’a plus personne à qui il pourrait
adresser son appel ; il ne cherche pas un être attentif à sa détresse. Dans
l’association avec un bonheur vécu auparavant (« l’abondance du cœur »),
Schiller semble vouloir montrer que bonheur et détresse constituent et
jalonnent la vie et la condition humaine.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 235
2 LA DÉTRESSE
DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE
Sur ces fondements historiques, nous pouvons à présent nous tourner vers
l’œuvre freudienne et y esquisser le statut de la détresse. Deux axes se
dessinent : d’une part la détresse individuelle, d’autre part la détresse
dans le cadre socioculturel. Les deux axes sont intimement liés, l’axe
socioculturel s’étayant en grande partie sur le paradigme individuel.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Je cite selon l’édition allemande « Aus den Anfängen der Psychoanalyse », parue dans Imago,
London, 1950.
238 NARCISSISME ET DÉPRESSION
S’il n’y avait pas de détresse, il n’y aurait pas d’appel, et par conséquent
aucune raison pour l’adulte de diriger son attention sur cet appel. En
d’autres termes, l’état de détresse du nourrisson provoque cet enchaîne-
ment de va-et-vient entre l’interne et l’externe, entre un sujet et un autre.
La moralité, dans ce contexte, naît donc du rapport à autrui. On pourrait
même dire que la moralité se localise dans le rapport de communication
1. Cela fait penser à l’article de S. Ferenczi, « Confusion des langues entre les adultes et l’enfant »
(1932), in Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 125-135.
240 NARCISSISME ET DÉPRESSION
réussie entre deux individus, dont l’un est dans un état de détresse, alors
que l’autre est capable d’être secourable ; relation dont on peut souligner
l’asymétrie.
qui se trouve à côté de moi (neben mir), un être « proche » dans un sens
spatial ; une proximité qui n’engage donc pas de rapport émotionnel
particulier. En effet, le contexte dans lequel apparaît l’être proche indique
que, dans la perspective du nourrisson, un choix qualitatif ou distinctif ne
peut être effectué. Celui qui se situe à côté de lui, qui est là, est perçu
comme un être secourable. L’enfant en détresse ne peut pas choisir à qui
il s’adresse ; il ne peut pas évaluer celui ou celle qui lui semble le plus
secourable. Son seul recours est de se manifester par un cri auprès de
celui ou celle qui, situé à côté de lui, pourrait l’entendre. Il s’agit donc
d’un rapport à l’autre qui est encore en deçà d’un jugement attributif
dirigé vers autrui. Ce n’est pas un appel orienté intentionnellement, mais
plutôt un cri de secours dans une ultime adresse à l’autre. Ainsi, ce
rapport à l’autre est avant tout lié à la sensation et non pas à l’intellection
(comme c’est le cas dans tout jugement). L’appel ne peut pas prendre en
compte l’état dans lequel le Nebenmensch lui-même se trouve : l’autre est
un autre seulement du fait qu’il se trouve à côté de moi, sans être moi.
Cette disjonction est sous-tendue par un vécu d’inorientation à peine
supportable : l’autre n’est pas moi, il est au fond ce qu’il y a de totale-
ment étranger et en même temps celui de qui on attend un secours. Freud
souligne cet antagonisme en parlant d’aide étrangère (fremde Hilfe) qui
contient à la fois la menace de l’étranger et la délivrance du secours.
Celui qui est ainsi appelé doit, pour sa part, effacer ce qui en lui pourrait
faire barrage à la demande de secours. L’individu est secourable sans être
reconnu en tant qu’individu particulier. Son aide est donc un acte
d’altruisme, le premier reçu par l’homme. C’est pourtant ce rapport à
autrui qui provoque la mise en place d’une capacité de jugement de la
part de l’être en détresse : c’est auprès de l’être proche que l’on acquiert
la capacité de jugement. C’est dire que ce rapport à l’autre est un événe-
ment fondamental, crucial pour le passage de la sensibilité au jugement.
C’est aussi, à mon sens, le moment le plus spécifiquement intersubjectif
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
écho et laisse apparaître que ce qui est en question, c’est le fait de savoir
supporter la situation foncièrement désolante de la vie humaine. Mais
surtout, Freud rapporte la religiosité au phénomène biologique de la
détresse infantile, la dénuant ainsi de toute origine spirituelle. Et c’est
bien cela l’essentiel.
Les correspondances de Freud qui datent de la même époque que le
texte sur Léonard témoignent de l’intérêt accru de la part de Freud pour le
lien entre la détresse et la religion. En effet, pour le Nouvel An 1909, Freud
écrit à Ferenczi, lui faisant part qu’il vient d’avoir compris la signification
250 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Pour l’ensemble des citations reprises de la traduction française des œuvres complètes, je
traduis détresse au lieu de désaide, afin de maintenir une cohérence avec l’ensemble de mon
texte.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 251
heureux. Cherchant à devenir égal à ses propres idéaux, il est « une sorte
de dieu prothétique ». Il n’a plus voulu se soumettre aux forces protectri-
ces en se croyant capable d’être égal à Dieu, il a voulu être égal au père
(les résonances avec Totem et tabou sont évidentes) sans mesurer les
conséquences que cela impliquerait. Or le résultat est qu’il ne dispose
plus du support idéal qui pourrait le protéger de ses angoisses. Par cet
acte d’individuation, il a aboli son propre pare-angoisse.
Cela n’est pas sans déplaire à Freud : l’homme n’est plus dupe d’une
protection surhumaine qui vient pallier son angoisse, il ne se leurre plus
dans l’illusion d’être bercé par des bras secourables et protecteurs. Freud
préfère cette réalité, même si elle est difficile à accepter.
En effet, à maintes reprises il fait état de ses réticences face à l’éthique
comprise comme un idéal et apparentée à l’illusion. Pour lui, tout illu-
sionnement est un facteur de vision du monde (Weltanschauung), qu’elle
soit religieuse, artistique ou philosophique. D’où sa méfiance manifeste,
peut-être même exagérée pour tout ce qui dans l’homme a trait à ce qui
est élevé, moral, supra-personnel. Freud préfère éviter tout contact avec
cette sphère supérieure de l’homme. Bien qu’héritier sur certains points
des Lumières, Freud s’en démarque ainsi sur ce point central. La partie
supérieure de l’homme contient toujours le risque de retomber dans
l’idéalité du surmoi et d’effacer l’importance bien plus grande de
l’inconscient. Dans « Le moi et le ça » (1923), Freud avoue avoir été
amené à changer un peu de position :
Tel Job, l’homme actuel se trouve devant une mise à l’épreuve dont
personne ne sait s’il en supportera les conséquences, car une fois l’illu-
sion dénoncée, la vie peut être difficilement supportable. Freud affronte
cette détresse, quitte à reconnaître que l’on est un « invalide de la vie ».
3 L’ALTÉRITÉ DU TRANSFERT
1. Cf. pour plus de détails sur Pfister, Michel Baron, Oskar Pfister. « Pasteur à Zurich » (1873-
1956). Psychanalyse et protestantisme, Puteaux, Éd. du Monde interne, 2000.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 259
part à Freud de ses questions, de ses doutes, de ses résultats. Mais les
réponses de Freud montrent bien où se situe le noyau de l’écart : les
résultats thérapeutiques de Pfister sont dus, aux yeux de Freud, au trans-
fert sur la religion et sur l’éthique, « solution » que Freud ne saurait
adopter avec ses patients. Freud ménage considérablement ses critiques,
même s’il indique clairement que lui-même ne travaille pas avec de tels
outils :
À vrai dire, dans ce sens, vous êtes mieux placé que nous autres médecins,
parce que vous sublimez le transfert sur la religion et l’éthique, ce qui ne
réussit pas facilement chez les invalides de la vie (lettre du 9 oct. 1918, in
Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister 1909-1939,
p. 103-105).
Freud montre qu’il veut éviter à tout prix une conception axiologique
de l’idéal et de l’éthique. En des termes similaires il dit ailleurs : « Je
n’éprouve aucunement le besoin d’une compensation morale plus haute,
de même que je n’ai pas l’oreille musicale » (lettre à Putnam du 18 août
1910, in Putnam J., L’introduction de la psychanalyse aux États-Unis,
p. 131).
Cette attitude freudienne en traduit clairement une autre, non moins
idéaliste, certainement plus absolue. À Pfister il fait ainsi une confidence,
qui prend presque les traits d’un aveu : « Je professe pour ma part un
idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s’écartent d’une manière
des plus affligeantes » (lettre à Pfister du 9 oct. 1918, in op. cit., p. 103).
On entend le sceptique parler qui, faute de savoir avec certitude
comment utiliser un concept, préfère ne pas du tout en faire usage. On
peut se demander alors si on ne pourrait pas attribuer à Freud sa propre
boutade dans « Le moi et le ça » : « L’homme moral n’est pas seulement
beaucoup plus immoral qu’il ne le croit mais aussi beaucoup plus moral
qu’il ne le sait. »
L’indulgence freudienne montre à quel point il reconnaît lui-même la
grande exigence inhérente à ses propos : que chacun cherche ses propres
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 261
moyens pour supporter la détresse qui persiste chez l’adulte ; que chacun
trouve une solution de recours. Cependant, Freud est convaincu que non
seulement pour lui-même, mais aussi pour d’autres personnes, le « secours
religieux » n’est plus opérant :
Il existe, par exemple, un type de femmes qui refusent tout remplacement
par quelque chose d’idéal et qui exigent de la vie un semblant de bonheur
ou la continuation du transfert (lettre du 10 mars 1909, in op. cit., p. 56
sq.).
On notera que ce n’est qu’un semblant de bonheur qui peut être donné
à cette femme — un semblant tout aussi illusoire qu’un idéal ? Ces
« invalides de la vie » seraient-ils dès lors ceux qui n’ont plus cette capa-
cité à avoir foi en un idéal ? Il suffit de se rappeler les arguments d’Avenir
d’une illusion (1927) pour constater qu’il s’agit là, pour Freud, du résultat
réel de la désillusion.
Car « près de vous », cela veut dire, pour moi, là où je vous sais toujours
proche des profondeurs : au plus près (p. 75).
apparaît également. Freud souligne que ses conseils ne sont que des
« lignes directrices » et non des règles absolues :
Mais je dois dire expressément que cette technique s’est révélée la seule
appropriée à mon individualité ; je n’ose pas disconvenir qu’une personna-
lité médicale constituée tout autrement puisse être poussée à préférer une
autre attitude envers le malade et envers la tâche à mener à bien (trad. fr.
p. 145).
On devrait penser qu’il est tout à fait admissible, voire approprié, pour le
surmontement des résistances existant chez le malade, que le médecin lui
permette un aperçu sur ses propres déficiences et conflits animiques, lui
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 265
En 1912, Freud devance ici ce que son élève et disciple Sandor Ferenczi
tentera une vingtaine d’années plus tard avec l’analyse mutuelle et dénonce
déjà une telle attitude comme une dérive. La situation décrite a trait à un
rapport interpersonnel, où chacun se confie à l’autre de moi à moi (cf.
Fédida, 1999). Or Freud le souligne bien : le rapport psychanalytique se situe
sur un autre plan. Une attitude qui engage un rapport de personne à personne
sur un plan d’égalité absolue ne saurait avoir aucun effet bénéfique. Au
contraire : ce serait laisser libre cours aux résistances du malade et surtout, la
résolution du transfert se trouverait fortement entravée. D’où le conseil : « Le
médecin doit être opaque pour l’analysé et, telle la surface d’un miroir, ne
rien montrer d’autre que ce qui lui est montré » (trad. fr. p. 152).
Un an plus tard, en 1913, Freud publie des nouveaux conseils, ayant
trait cette fois au début du traitement psychanalytique : « Le début du
traitement ». Freud évoque à nouveau l’attitude que devrait préconiser
l’analyste par rapport au patient, à savoir une attitude qui affirme franche-
ment ses exigences, notamment le prix des séances. À nouveau l’analyste
est comparé au chirurgien honnête qui se fait payer un prix adéquat pour
son intervention :
Je pense qu’il est de loin plus digne et moins problématique d’un point de
vue éthique d’avouer ses véritables exigences et besoins, que d’agir,
comme c’est encore actuellement d’usage parmi les médecins, comme des
philanthropes désintéréssés… (GW, VIII, p. 464).
tout autre perspective que celle généralement admise : par le fait que la
gratuité rend l’analyse pour ainsi dire inopérante, Freud avoue que les
démunis sont le plus souvent exclus d’un tel traitement. Comme pour
trouver une excuse à ce qui pourrait sembler être une attitude élitiste,
Freud avance : « Peut-être l’avis populaire a-t-il raison de soutenir que
celui qui pour cause de la misère de la vie est obligé de travailler dur, ne
tombe pas aussi facilement dans la névrose » (ibid. p. 466).
Freud n’hésite pas à se montrer ici froid, au risque de se faire traiter de
misanthrope, en adoptant l’attitude de l’analyste qui ne se laisse pas
266 NARCISSISME ET DÉPRESSION
CONCLUSION
MÉLANCOLIE,
SEXE ET FÉMINITÉ
INTRODUCTION
1. Je reprends dans ce travail une ligne de pensées que j’ai déjà avancées sur cette question à diffé-
rentes reprises (Lanouzière, 1989 ; 1992 ; 2001).
274 NARCISSISME ET DÉPRESSION
l’autre.
Figures de l’excès, les hystériques et les mélancoliques ont été diaboli-
sées par la médecine et par la société. Ces excès, déclenchés par des
1. Freud S. (1919). « Un enfant est battu », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973 :
« Il faut accorder qu’il existe des pulsions à but passif dès le début, surtout chez la femme mais
la passivité n’est pas encore le tout du masochisme », p. 233-234.
2. Freud S. (1930). Le Président T. W. Wilson, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1990, p. 76-
77. Texte dont il n’est pas certain qu’il soit de Freud et qui pour cette raison ne figure pas dans les
OCP (cf. le vol. XVIII de celui-ci, p. 363-364).
276 NARCISSISME ET DÉPRESSION
mélancolie, tel semble avoir été le destin des femmes dont Freud avait
choisi de raconter l’histoire : femmes exposées, par nature, à de multiples
situations de perte et de séparation, hyper-sensibilisées à toutes formes de
« manquements » dans l’ordre du sexuel.
Figures séculaires majeures de la féminité, les hystériques et les
mélancoliques, avec leur mal à vivre, leurs humeurs, leur sensibilité exas-
pérée aux désirs et aux trahisons de l’autre, hantent la psychanalyse
depuis ses origines. Cette voie d’entrée féminine dans les mystères de
l’inconscient, tout en créant un lien privilégié entre la psychanalyse et
la femme, n’a pas néanmoins levé, selon Freud (1933), les secrets de la
féminité.
Les travaux psychanalytiques sur la féminité sont nombreux. La
plupart d’entre eux ont retenu comme organisateur de celle-ci le
complexe de castration et l’envie du pénis, même si des voix de plus en
plus nombreuses se sont élevées pour en relativiser le rôle. Jones et
M. Klein ont été les premiers à ne plus tenir cette envie pour fondamen-
tale et à déplacer l’objet d’envie sur le sein maternel. Toutefois, ces
auteurs se sont plus attachés à la relation (bonne ou mauvaise) de l’enfant
au sein qu’à la relation de la femme à cet organe (qui se fait attendre)
impliqué dans sa vie de femme et d’amante et dans sa vie de mère nour-
ricière, mobilisant ainsi dans sa relation à l’enfant un double courant
pulsionnel, sexuel et auto-conservatif. La reconnaissance de l’impor-
tance de la figure de la mère dans la psychosexualité féminine, dans la
construction de la féminité, vient tardivement dans l’œuvre de Freud
(1931). Et ce n’est pas sans « surprise » (1931) qu’il découvre « le lien
exclusif à la mère » de la phase pré-œdipienne, « aussi intense et
passionné » que celui au père. Cet attachement à l’objet maternel dont il
parle en termes tantôt de « passion », tantôt de « tendresse » est reconnu
comme « décisif pour l’avenir de la femme » (1933). La figure mater-
nelle, occultée un temps par celle du père, centrale dans l’hystérie,
devient, avec K. Abraham (1924), centrale dans la dépression.
Considéré par Freud comme le plus difficile qui soit, le destin de la
femme tient cette spécificité d’être placé sous le signe de la séparation et
de la perte et donc du deuil. Ce destin qui débute avec le traumatisme de
la séparation — traumatisme pour la mère, traumatisme pour l’enfant —
inaugure un parcours où devront se répéter de tels événements fondateurs
et structurants. Se séparer physiquement de l’objet est le premier acte
pour que celui-ci puisse rencontrer à son tour l’autre hétérosexuel du
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 279
Dans le texte fameux qui lui est attribué, Problème XXXI, Aristote pose
une question largement reprise et commentée depuis : « Pourquoi tout
être d’exception est-il mélancolique 2 ? », entendant par là : atteint des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Si Freud était sceptique quant à la nature traumatique de la naissance soutenue par Rank (cf.
Inhibition, symptôme et angoisse, 1926), c’est en terme de traumatisme qu’il parle du sevrage :
« Le sevrage est une expérience traumatique » (1909, Minutes de la Société psychanalytique de
Vienne) ; « le sevrage a une action traumatique » (1916, 23 e leçon d’Introduction à la psycha-
nalyse).
2. « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philoso-
phie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains
au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine […] », Aristote,
L’Homme de génie et la mélancolie, trad., prés. et notes de J. Pigeaud, Paris, Rivages Poche/Petite
bibliothèque, 1988, p. 83.
280 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Terme anglais, formé à partir du grec splên : la rate, siège de la bile noire et donc de la mélancolie.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 281
1. L’acedia, définie comme « morosité » ou « humeur chagrine », était le sixième des péchés capi-
taux recensés au IVe siècle, non loin de la tristesse qui en était le quatrième ; par la suite, ils
devaient être confondus, seule demeurant dans la liste la tristesse qui a fini par en disparaître. En
revanche la paresse, un temps confondue avec l’acédie, subsistera au dernier rang de la liste (cf.
Jeammet N., Le Plaisir et le Péché. Essai sur l’envie, 1998).
2. Dans l’article de M. Klein (1929) « Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une
œuvre d’art et dans l’élan créateur », l’opéra de Ravel est intitulé Le Mot magique.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 283
une « mauvaise mère ». Refusant de faire ses devoirs, rêvant de tirer la queue
du chat ou d’arracher les plumes du perroquet, de gronder tout le monde et de
mettre maman au coin, il suffit d’une menace de sa mère pour que, saisi par
la rage, il passe aux actes et que se déchaînent ses pulsions destructrices.
Les éducateurs retinrent les leçons qui s’adressaient aux pères du
désert, ascètes, moines, ermites, pour les aider à lutter contre les passions
mauvaises nées de la vacuité du désert risquant de compromettre le salut
de leur âme et pourchassèrent chez leurs élèves, et plus encore chez les
filles, la paresse et l’ennui. Ils tenaient que l’ennui porte à la rêverie et
que celle-ci génère chez les femmes des passions sataniques. Michelet ne
craint qu’une chose pour une fille de quatorze ans, « c’est la rêverie » et
s’emploie à lui occuper l’esprit au plus vite (La Femme, 1859). C’est
« l’ennui et le désespoir […] l’ennui pesant, l’ennui mélancolique des
après-midi, l’ennui tendre qui égare en d’indéfinissables langueurs […]
le besoin absolu de varier l’existence, de sortir d’une vie monotone par
quelque écart ou quelque rêve » (La Sorcière, 1862) qui étaient, pour lui,
responsables de la « terrible maladie des cloîtres » dont mourraient les
jeunes filles enfermées là par leurs familles et des épidémies de posses-
sions diaboliques qui s’y développaient aussi. N’est-ce pas l’ennui égale-
ment qui a guidé la main des deux célèbres empoisonneuses de la
littérature française, Emma Bovary et Thérèse Desqueyroux, l’ennui qui
a fait place libre aux rêveries les plus dangereuses ? Mais derrière ces
figures hystéro-dépressives de sorcière déchaînée, se dessine une autre
figure, celle d’une enfant, d’une petite fille livrée trop jeune aux seules
ressources de son esprit et de ses songes, trop tôt privée d’un sein mater-
nel apaisant et sécurisant.
À la Renaissance, vers 1470, Marsile Ficin, qui révéla à l’Europe la
notion d’homme de génie mélancolique, consacra une monographie
complète à Saturne et à la mélancolie, brossant le tableau des influences
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. On peut consulter à ce sujet les pages que Klibansky, Panofsky et Saxl (1964) consacrent à
Marsile Ficin, in Saturne et la mélancolie Paris, Gallimard, 1989, p. 405-432.
284 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette figure de la mélancolie de certaines des descriptions
de Lilith représentée comme un démon femelle à face de femme, dotée d’ailes et portant de
longs cheveux.
286 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Les historiens de l’art notent que le sujet ayant servi à « La femme assise », étude pour la
« Melencholia I » de Dürer qui ressemble fort à une malade asilaire, pourrait avoir été sa
femme, et rapportent aussi que lui-même souffrait de mélancolie.
2. Cranach, comme Dürer, accompagne en effet ses « Mélancolie », belles et séduisantes jeunes
femmes richement vêtues, parfois ailées, d’une bande de « putti » qui s’ébattent à leurs pieds. Si
la « Melencholia » de Dürer secrète une mystérieuse gravité, il se dégage en revanche des
« Melancolie » de Cranach une étrange et inquiétante ambiance. La « Melencholia » de Dürer
est plongée dans ses pensées ou ses ruminations, celle de Cranach est curieusement appli-
quée à écorcer une baguette de bois tandis que les « putti » mènent, comme les sorcières en
arrière-fond, un véritable sabbat. Certains y découvrent une mise en scène des œuvres de Satan
telles que les conçoit Luther.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 287
Les négateurs qui se pourfendent ainsi sans pitié et sans pudeur étaient
antérieurement, d’après leurs proches, certes plutôt mélancoliques et taci-
turnes, mais aussi des êtres scrupuleux, serviables et dévoués, charitables,
dotés des « qualités morales les plus distinguées ». Cette « hypocondrie
morale » jointe à l’hypocondrie propre à la « négation d’organes »
réalise, par sa démesure, une sorte de délire mélancolique des « gran-
deurs » à l’envers, par exagération des « petitesses 1 ». Les « négateurs »,
comme les génies mentionnés par Aristote, sont eux aussi des êtres
d’exception, tirant leur exception de l’absolue singularité de leur condi-
tion. De ce point de vue, on peut, avec A. Jeanneau (1980), considérer le
« Cotard » comme un « joyau du narcissisme ».
La négation des organes du corps et de leur fonctionnement qui permet
au mélancolique de vivre sans œil, sans bouche, sans estomac, sans intes-
tin, sans vessie, sans anus et donc sans respirer, sans voir, s’alimenter,
déféquer, uriner, sans cerveau et donc sans penser, a pour conséquence
logique l’idée (insupportable) de son immortalité, corrélative aussi de la
perte de son identité et de tout arrimage à l’autre qu’elle suppose, ce qui
le dote d’un statut particulier, dans un « entre-deux de l’humain et du
non-humain ». « La personne de moi-même », comme se désignait la
malade de Leuret citée par Cotard, niait tout ce qui faisait son identité.
Voyageuse sans bagage dans l’éternité, elle se disait sans nom, sans âge,
sans parent, sans enfant, sans sexualité, sans racine, sans filiation, seule :
« La personne de moi-même n’est l’enfant de personne ; l’origine de la
personne de moi-même est inconnue. » Rien donc de la banalité du
malheur ordinaire chez le mélancolique négateur, dont la négation des
organes du corps et de ses fonctions peut aller jusqu’à la négation du
corps lui-même et à l’affirmation que plus rien n’existe et que lui-même
n’est rien. Il ne s’accuse pas non plus de banales peccadilles mais, selon
lui, de fautes inexpiables qui exigent un châtiment exemplaire ; il n’est
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Cotard indique que le « délire des petitesses » signalé dans la périencéphalite diffuse par le Dr
Materne, paraît fort voisin du délire des négations (op. cit., p. 245).
290 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Le veuvage qui est de loin la cause principale du deuil est une affaire de femmes. M.L. Bourgeois
(1996) rapporte qu’il y a cinq fois plus de veuves que de veufs et qu’au-delà de 75 ans, il y a
nettement plus de femmes veuves que mariées alors que c’est le contraire pour les hommes (plus
d’hommes mariés que de veufs).
292 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Rappelons pour mémoire l’échelle d’événements récents de Holmes et Rahe (1967) composée
de 43 événements, affectés chacun d’un coefficient différent décroissant à partir de la mort du
conjoint recevant le poids maximum de 100 LCUs (Life Change Unit), le divorce 73, la sépara-
tion 65, le mariage 50 et les vacances 13. On citera aussi les études de G. W. Brown et T. Harris,
publiées dans Social Origins of Depression : A Study of Psychiatric Disorder in Women,
London, Tavistok publications, 1978 et de E. S. Paykel « Life Events and Early Environment »,
in Handbook of Affective Disorders, New York, Paykel éd., The Guildford Press, 1982. Toute-
fois, dans le DSM II-R (1987), c’est la mort d’un enfant auquel est affecté le coefficient le plus
élevé (la mort du conjoint passant à la seconde place), les femmes ayant tendance à répondre
plus dramatiquement que les hommes à cette perte. On trouvera dans l’ouvrage de M.-L. Bour-
geois, cité plus haut, une recension des principales études épidémiologiques sur le deuil et ses
complications.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 293
fait de la découverte dans son enfance des prouesses de son pénis « capa-
ble de petit qu’il est, de connaître une extension rapide » et de « donner
du plaisir chez ceux qui, tout près de leur puberté, se laissent aller à le
frotter ». On ne peut plus clairement lier sexualité et mélancolie, excita-
tion sexuelle prématurée mais narcissisante, auto-érotisme persistant et
mélancolie. La littérature médicale prêtait aux mélancoliques soit une
exceptionnelle incontinence, soit une non moins surprenante indifférence
en la matière. Au XIIe siècle, sainte Hildegarde de Bingen, qui dans
Causae et curae porta toute son attention à la sexualité des mélancoli-
ques, fut aussi la première à séparer les types masculins et féminins de
294 NARCISSISME ET DÉPRESSION
la tarir, on retient aussi de ce dernier texte les images utilisées par Freud
pour caractériser ce processus mélancolique. Images corporelles, trans-
posées au plan psychique, de « blessure » et de « trou », évocatrices de la
castration somatique féminine, dont il soulignera ultérieurement (1925a)
les conséquences négatives sur le narcissisme féminin, irrémédiablement
blessé. Freud semble établir déjà un lien entre défaut physique, manque
chez la femme, « castration » et défaut psychique, manque de libido et
néanmoins perte continue de celle-ci. Il reprendra plus tard cette image
de « blessure ouverte », interne, vidant et appauvrissant le moi dans
Deuil et mélancolie où l’auteur de l’attaque est identifié comme étant la
298 NARCISSISME ET DÉPRESSION
de la femme, donc dans une sociogenèse, il dessine aussi les lignes d’une
psychogenèse de sa pathologie. La passivation de la femme par le conflit
créé du fait de demandes contradictoires qui court-circuitent les sources
corporelles de sa sexualité pour la dérouter sur des voies psychiques a
pour conséquence ce qui sera ultérieurement décrit comme identification
et aliénation au désir de l’autre. Se dessinent donc là très clairement les
conditions de la dépendance psychique de la femme qui se fait objet du
désir pervers de l’autre et sujet d’un non-désir de cet autre dans lequel cet
autre trouve cependant une source au renouvellement de son excitation
défaillante. La femme n’apparaît pas simplement comme l’objet d’élection
300 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. La notion de « névrose mixte » désigne chez Freud « un mélange de plusieurs étiologies spécifi-
ques ». Le terme, utilisé pour la première fois en 1893 dans le manuscrit B, puis en 1894 dans le
manuscrit D et en 1895 dans les Études sur l’hystérie, ne le sera plus par la suite, mais la notion
subsistera dans L’Homme aux loups en 1918 et dans Inhibition, symptôme et angoisse en 1926,
où Freud note encore que « dans chaque cas de névrose obsessionnelle il paraît bien que l’on
peut trouver, au niveau le plus profond, une couche de symptômes hystériques formés très tôt »
(p. 34). Pour J. Bergeret (1975), le terme de « névrose mixte » ne se rapporte pas à un simple
mélange à l’intérieur des névroses d’éléments hystériques et obsessionnels par exemple, mais
bien à une mixité de structure entre les deux groupes opposés alors par Freud, entre celui des
psycho-névroses et des névroses actuelles.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 301
Il est évident qu’il y a pour Freud, pendant cette période, une indéniable
affinité non seulement entre l’hystérie et la mélancolie, mais entre la
féminité et la mélancolie. Aussi ne faut-il pas être surpris si, vingt ans
plus tard, dans Deuil et mélancolie, quand il brosse le portrait type du
mélancolique, ce soit celui d’une femme qu’il se mette à peindre. Sur
les quatre occurrences où au fil de la plume il prête une identité
sexuelle au mélancolique, trois concernent des femmes. Il évoque ainsi
successivement la fiancée abandonnée, la « brave » femme laborieuse
et fidèle qui au cours de sa maladie « ne parle pas mieux d’elle que
celle qui ne vaut rien » et enfin la femme affligée d’un mari impuis-
sant. Ces deux dernières figures ne nous sont pas inconnues, nous les
avons déjà rencontrées, pour l’une en 1899, quand Freud évoquait pour
Fliess cette patiente désespérée par la triste conviction d’être bonne à
rien, et dont le désespoir et la mélancolie s’expliquaient par la crainte de
ne pouvoir jamais bien jouer son rôle de femme du fait d’une « atresie
hymenalis ». Pour l’autre, Freud en avait déjà parlé en 1893 et en 1894
lorsqu’il attribuait les symptômes neurasthénico-dépressifs et anxieux
des femmes mariées ou délaissées à l’impuissance de leur mari ou à une
continence forcée.
C’est par touches successives que Freud dessine ce portrait complexe
du mélancolique : une femme donc, mesquine, égoïste, insincère sous
son excessive et impudique sincérité, exhibitionniste et outrancière, une
femme narcissique et dépendante, mais gouvernée par un surmoi d’une
particulière sévérité. Au total une « brave » femme tout de même, mais
qui, sans en avoir l’air, « fait tout un plat » parce qu’elle a été abandonnée
ou parce que son mari lui a « manqué » sexuellement et qui est ainsi
offensée par son impuissance comme par ses infidélités.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 303
d’être aimée, la femme les doit à une injustice de la nature, à son manque
de pénis. À deux reprises au moins, Freud soulignera les liens de ce
manque avec ce sentiment d’injustice des femmes se considérant comme
ayant subi un dommage dans l’enfance (1916) et avec un sentiment
d’infériorité instauré comme une cicatrice de cette blessure narcissique
(1925a). C’est ce manque-là qui, à ses propres yeux, ne la rendrait pas
« aimable », digne d’être aimée, qui serait à l’origine de l’exacerba-
tion de ce besoin d’amour et de sa permanente insatisfaction. Seul en
effet un amour sans faille pourrait la rassurer et réparer l’injustice
originelle dont elle serait victime. Mais une telle demande, une telle
exigence d’un amour sans faille, sans faiblesse, caractéristique de la
demande hystérique, seul réparateur possible d’un dommage néanmoins
impardonnable, porte en elle-même les conditions de son échec.
L’objet auquel s’adresse une telle demande ne peut être en effet que
défaillant, manquant à y répondre. Aussi ce « réparateur » potentiel
est-il immanquablement appelé à réitérer l’offense et à occuper la
position d’offenseur.
Il y aurait ainsi chez la femme un indéniable sentiment d’infériorité
propice au développement d’une dépressivité constituée sur la base de
cette blessure narcissique originelle. L’amertume des filles à l’égard
de leur mère prendrait racine, selon Freud, dans le reproche de les
avoir « fait naître femme et non pas homme ». La plainte féminine n’est
pas différente et se confond avec celle du déprimé de F. Pasche (1969)
qui « ne reproche pas à ses parents de ne pas l’avoir assez nourri,
caressé, gâté… mais de ne pas l’avoir fait assez beau, assez fort, assez
intelligent » et qui fait écho à la remarque plus générale de Freud sur
la croyance de chacun d’être « en droit de garder rancune à la nature
et au destin en raison de préjudices congénitaux et infantiles », et de
réclamer « des compensations à de précoces mortifications de notre
narcissisme, de notre amour-propre ». C’est dans l’amour de l’objet que
la femme cherche ces compensations, d’où son angoisse de la perte
de son amour qui est « visiblement un prolongement de l’angoisse du
nourrisson quand sa mère lui manque » (Freud, 1933). Menacée de
perdre son objet, la femme redeviendrait un nourrisson en proie à
l’Hilflosigkeit.
Freud reviendra maintes fois sur cet insatiable besoin d’être aimée de
la femme et fera en 1931 et en 1933 un portrait de la femme quasiment
superposable à celui de la femme mélancolique de 1915, tout comme il
avait fait, en 1914, du portrait de la femme narcissique un portrait de la
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 305
1. En 1914, dans « Pour introduire le narcissisme » (1969, p. 94), Freud parle du type féminin
narcissique chez lequel la formation des organes sexuels féminins « provoque une augmentation
du narcissisme originaire » comme le « type féminin le plus fréquent et vraisemblablement le
plus pur ».
306 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. La vie haletante et désespérée de Marie Bashkirtseff, qui meurt à 24 ans de tuberculose, en est un
exemple. L’hyper-activité forcenée qu’elle déployait en permanence participait de sa lutte contre
une dépression dont la psychogenèse semble remonter à la séparation de ses parents, vécue comme
un rejet humiliant de la part de son père, la poussant dans un narcissisme démesuré masquant et
révélant un doute sur sa valeur personnelle. Elle oscillait sans cesse entre une « haute opinion »
d’elle-même et le sentiment de ne rien valoir, entre un désir réparateur de gloire artistique et le
sentiment d’être privée des moyens pour y parvenir, privée de génie ou même de talent.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 313
1. Le roman d’A. Schnitzler est l’histoire d’une jeune fille qui doit sauver son père de la prison
pour escroquerie en sollicitant un prêt à un riche et vieux monsieur qui accepte à condition de la
voir nue. Révoltée mais incapable de sortir de cette impasse, elle finit par s’y résoudre comme
elle avait fini par se résoudre à « sauver » ainsi sa famille du déshonneur et se tue.
314 NARCISSISME ET DÉPRESSION
3 DEUIL ET MÉLANCOLIE
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
dans un lieu qui lui était familier. Les objets des souvenirs occupent ici un
espace psychique particulier entre un « plus jamais là » et un « encore un
peu là », témoignant de la persistance de la « rébellion » contre le
commandement de la réalité.
Dans le cas de Pénélope, le « respect » de la réalité n’est pas aisé 1, il
manque à l’épouse d’Ulysse l’épreuve radicale de la mort, du constat de
visu du décès de l’objet. Certes, Ulysse est absent et son absence se
prolonge, mais la certitude de sa mort fait défaut, autorise tous les espoirs
et justifie « l’attente croyante2 » de Pénélope qui, comme toute amou-
reuse, veut croire qu’il est toujours en vie, veut croire en son retour et
l’attend. Pénélope, en cela, est semblable à toutes les femmes depuis la
nuit des temps qui sont condamnées à voir partir leur époux à la chasse, à
la pêche, à la guerre, aux croisades, chercher du travail et dont le destin
est de les attendre au foyer dont elles sont les gardiennes. Mais, au fil des
années, la « croyance » de Pénélope s’est usée en même temps que le
travail nocturne, inconscient du deuil faisait son œuvre. Son cœur
« tiraillé se déchire » : doit-elle rester ici, dans la demeure d’Ulysse, ne
songer qu’aux « droits de son époux », à l’estime que lui porte son peuple
(conformément à un idéal du moi exigeant), ou doit-elle faire un choix,
quitter ces lieux et se remarier avec le moins mauvais de ses prétendants
(c’est-à-dire obéir au commandement de la réalité qui coïncide ici avec
les penchants du ça) ?
C’est « un deuil sans fin » que les dieux ont donné à Pénélope, qui
surmonte sa peine pendant le jour grâce à ses diverses activités de
maîtresse de maison, mais qui la nuit ne peut trouver le sommeil et se
laisse assiéger le cœur par l’aiguillon des chagrins. Pénélope, en effet, a
pleuré et attendu Ulysse pendant vingt ans et résisté près de quatre ans à
la pression de ses prétendants. Pour autant, peut-on parler à son sujet de
« deuil pathologique », de deuil interminable alimenté par l’ambivalence
et la culpabilité à quoi Freud ramène ce type de deuil « obsessionnel » ?
deuil où elle a tissé une autre « toile » relationnelle avec lui. Sa mise à
l’épreuve du héros, tout en témoignant de la nature sexuelle de son atta-
chement pour lui, est aussi la marque de son identification agressive à
celui qui l’a abandonnée pour d’autres missions, pour d’autres odyssées
que conjugales et qui, à peine de retour, est d’ailleurs promis à d’autres
aventures.
320 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Il est une constatation après tout banale, celle que l’être humain peut se
tuer, ou en tout cas accepter de mourir pour un idéal. Il est une constatation
plus psychanalytique, c’est que, pour vivre aussi et pas seulement pour
mourir, il a besoin d’aimer, il lui faut une raison de vivre qui soit l’amour,
une pulsion de vie que Freud dénomme Éros. Aimer pour vivre, aimer
l’autre, mais aussi s’aimer pour vivre un peu plus autonome, un peu à
l’écart des vicissitudes de l’amour de l’autre (p. 51).
1. Mise en garde de Carmen à don Jose dans le célèbre opéra comique de G. Bizet dont le livret de
Meilhac et Halévy est inspiré d’un roman de Mérimée.
322 NARCISSISME ET DÉPRESSION
moi et auquel elle a tout sacrifié qui déclenche sa folie meurtrière. Elle
punit ainsi Jason de ses offenses, lui rendant coup pour coup, rejetant sur
lui toute la faute. C’est lui, et lui seul qui, à ses yeux, en bafouant ses
engagements et en l’outrageant, est le véritable meurtrier de ses enfants.
Médée refuse toute culpabilité consciente pour des actes commandés par
son amour déçu et humilié pour Jason. Mais si le crime a appelé
inconsciemment un autre crime pour punir et effacer le premier, il a
aussi chez elle une dimension qu’on peut dire positive, libératrice et
reconstructrice. Égarée par la douleur, près de perdre la raison et sa raison
de vivre après la morsure de l’affront, Médée semble retrouver l’une et
l’autre dans l’action, dans la perpétuation d’un crime pourtant abominable,
et surmonter ainsi sa détresse et son désir de mourir.
Dans un tout premier temps Médée, en effet, se déprime et retourne contre
elle la haine et le mépris qu’elle ressent pour Jason, mais sa haine pour lui
l’emporte et l’exalte comme l’avait exaltée son amour. La rencontre provi-
dentielle du « généreux Égée » qui compatit à sa souffrance, condamne la
conduite de Jason et lui promet de la protéger si elle lui donne des enfants,
l’aide à surmonter sa première réaction de désespoir et à écarter la tenta-
tion auto-destructrice. En renarcissisant son moi mortellement blessé,
Égée lui fournit l’énergie complémentaire nécessaire à l’exécution de sa
vengeance. C’est grâce à la médiation d’un nouvel objet, secourable et
protecteur mais aussi fort de sa toute-puissance royale, qu’elle cesse de se
mépriser et de se haïr et qu’elle retrouve assez d’énergie pour extérioriser
sa pulsion de mort. La reliaison d’Éros et de la pulsion de mort, que réalise
la rencontre renarcissisante avec Égée qui la détourne de son projet auto-
destructeur, renforce en revanche son projet criminel, lui fournissant la
force de le réaliser. La violence de la haine de Médée pour Jason n’est
pas différente de son amour et le crime se trame aussi bien dans l’amour
que dans la haine, puise sa force dans l’une comme dans l’autre. L’objet
est bien ici selon l’expression de Green le « révélateur des pulsions ».
pour soi.
Cet émerveillement, cet enchantement qui commence pendant la gros-
sesse, se poursuit avec la naissance de l’enfant et s’épanouit dans cette
sorte de « folie à deux » propre à tout état amoureux, n’est pas seulement
1. Dans les Trois essais sur la sexualité, Freud distingue l’amour normal, tempéré (Liebe), de la
passion (Verliebtheit) par la dimension d’excès de la seconde, la toute-puissance de l’amour ne
se manifestant peut-être jamais plus fortement que dans ses égarements, dans l’idéalisation de
l’objet, mais aussi dans celle de la pulsion sexuelle qui conduit aux perversions.
324 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. L’absence de cette folie amoureuse ferait soupçonner, selon A. Green, une carence inquiétante.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 325
son idéalisation.
L’« ébranlement » de l’accouchement dont parle Freud a comme
conséquence une régression libidinale à la position de nourrisson (qui
ranime les conflits psychiques refoulés et remobilise les mécanismes
défensifs archaïques) et, de ce fait, une sensibilité psychique exacerbée
aux réactions de l’entourage, à ses manquements dans l’ordre du soutien
et de la sollicitude. Les défauts du « holding » de la mère par son entou-
rage accroissent sa détresse lorsque son moi est débordé par les deman-
des auxquelles il ne peut répondre et l’empêchent psychiquement à son
326 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Toutes les études historiques rapportent le lourd tribut que, jusqu’au XIXe siècle, les femmes ont
payé à la mort pour donner la vie et, malgré les dangers de l’accouchement et de ses suites, leur
hantise de la stérilité, de la fausse-couche et de la mort des enfants en bas âge.
328 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Tous les auteurs, depuis Abraham, se sont accordés pour voir dans la
mère et dans la relation précoce à celle-ci le pivot autour duquel s’organisent
la dépression et ses différentes figures.
Obnubilé par la figure du père dans l’économie libidinale féminine
dont l’hystérie lui avait découvert les arêtes, ce n’est que tardivement que
Freud a reconnu, dissimulée derrière un attachement paternel intense,
l’importance de la phase du tendre attachement préœdipien à la mère,
décisive pour l’avenir de la femme, phase qui est le creuset de la mater-
nité et d’une sexualité réussie. Ce tendre attachement est dissimulé
derrière une vindicte, révélatrice d’une passion déçue, qui fait rarement
défaut dans le discours des déprimées, parfois masquée par une idéalisa-
tion en interdisant l’expression directe. La mère est ainsi souvent décrite
par la déprimée comme jamais à la bonne distance, ou trop lointaine et
indifférente ou trop proche et intrusive, ou combinant ces deux modes de
distance à l’autre selon ses humeurs ou ses besoins, égocentrique, narcis-
sique, toute-puissante et écrasante, plus préoccupée de ses propres inté-
rêts que de ceux de sa fille. Frigide ou sensuelle, elle oscille dans le
discours filial entre une figure de vierge et martyre ou de dévergondée
infidèle, sinon à son époux du moins à cette fille qu’elle n’a pas su
combler ou qu’elle a négligée après l’avoir trop comblée, ce qui conduira
paradoxalement cette dernière, fixée à cette phase d’exclusivité du lien à
la mère, à choisir un partenaire amoureux sur ce modèle de mère
comblante mais infidèle. Enfin, la mère de la déprimée est souvent elle-
même une déprimée chronique, accablée, insatisfaite, habitée par une
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 329
1. Parmi la variété des causes de la dépression maternelle (perte des parents, d’amis proches,
liaison amoureuse du mari, etc.), A. Green souligne que la perte d’un enfant en bas âge est la
plus grave.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 331
soutenu que la femme était moins créative que l’homme, Winnicott parle
de la créativité comme « l’un des dénominateurs communs à l’homme et
à la femme ».
Les gens heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire. Freud fait à peu près le
même constat quand il observe qu’ils ne fantasment pas : « On peut dire
que l’homme heureux n’a pas de fantasmes, seul en crée l’homme insa-
tisfait ». Dans « La création littéraire et le rêve éveillé »1, il situe le
moteur de la création dans l’insatisfaction qui pousse l’individu à créer
un monde imaginaire. « Les désirs non satisfaits sont les promoteurs des
fantasmes, tout fantasme est la réalisation d’un désir, le fantasme vient
corriger la réalité qui ne donne pas satisfaction ». Seuls donc se livre-
raient à la fantaisie les insatisfaits, les « frustrés », ceux qui ont besoin
pour vivre de s’évader d’une réalité décevante ou pénible et de construire
une néoréalité imaginaire compensatrice ; ce sont leurs insatisfactions
sexuelles qui pousseraient les femmes à construire des scénarii contentant
leurs tendances amoureuses.
En reconnaissant au fantasme une capacité de correction de la réalité
insatisfaisante Freud annonçait dès ces années là la fonction réparatrice,
thérapeutique de la création imaginaire sur laquelle les auteurs plus
contemporains ont insisté.
dont ils étaient privés les a poussés à dévaloriser la femme qui le détient
et à lui refuser cette capacité créatrice dans le registre de la culture. De
leur côté, les tendances identificatoires des femmes les ont conduites
pendant des siècles à reprendre à leur compte l’idée masculine que la
féminité les privait de ces capacités créatives.
Pourtant l’idée du « génie créateur » renferme celle de procréation et
de descendance, d’engendrement d’un enfant aussi bien que d’une
œuvre. La langue témoigne de ce rapprochement effectué depuis des
temps reculés entre production/création artistique (plus particulièrement
littéraire) et production/création génitale. L’écriture est l’activité qui est
le plus souvent assimilée, par les auteurs eux-mêmes, à un équivalent
psychique de la procréation. On ne s’étonnera donc pas qu’elle soit le
mode d’expression culturelle favori des femmes ni qu’elle soit le lieu
d’affrontement des pulsions créatives et des pulsions procréatives, des
pulsions sexuelles génitales et des pulsions sublimées, désexualisées. Cet
antagonisme est souligné par A. Anzieu (1969) qui rapproche le goût des
femmes pour les mots avec la précocité verbale des petites filles et
s’interroge sur le rapport existant entre la légalisation du refus d’enfanter,
les craintes des femmes quant à la perte du moyen d’expression spéci-
fique à leur sexe et la crise que traverserait l’écriture féminine contem-
poraine.
Virginia Woolf, exemple de créativité littéraire continue, assimilait elle
aussi création et procréation, parlant des Trois Guinées, son onzième
ouvrage, comme ayant été de tous ses « accouchements » le plus facile,
même si elle percevait l’antinomie chez la femme entre ces deux proces-
sus. Avec la « dévorante lucidité » qui était la sienne, V. Woolf savait que
malgré son désir de fonder une famille, elle n’était pas faite pour un
mariage ordinaire : il comportait trop de chaînes, trop de servitudes. Elle
n’était faite ni pour la maternité, ni pour la sexualité conjugale qui en
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
était la condition. Elle devait y renoncer (poussée par son mari qui jugeait
son état mental incompatible avec la maternité) en tout état de cause, sans
faire comme si ça « n’en valait pas la peine ». « Ne fais jamais, écrit-elle
dans son Journal d’un écrivain comme si les enfants par exemple,
pouvaient être remplacés par autre chose… On doit aimer les choses pour
elles-mêmes ». On voit quelques années plus tard dans ce même Journal
que le travail de renoncement a commencé à faire son œuvre : « C’est à
peine, écrit-elle, si je désire avoir des enfants à moi maintenant », oppo-
sant à ce désir affaibli, usé par le temps, par le désinvestissement volon-
taire, et par ses angoisses dépressives, « l’insatiable désir d’écrire » qui a
334 NARCISSISME ET DÉPRESSION
absorbé peu à peu tout autre désir. « Je n’aime pas le fait “physique”
d’avoir des enfants à soi mais peut-être en ai-je tué instinctivement le
penchant, à moins que la nature ne s’en soit chargée ». Tuer le désir
d’enfant, n’est-ce pas tuer les enfants eux-mêmes si radicalement qu’il
faille en tuer jusqu’au désir ? Le terme est fort et si Virginia l’utilise, c’est
parce qu’il lui est dicté par une réalité interne qui n’a rien perdu de sa
charge affective douloureuse. On abordera plus loin les origines infantiles
de ce désir destructeur et ses conséquences, mais il est vrai qu’elle attri-
bua aussi sa mélancolie morbide et son sentiment d’échec à l’absence
d’enfants.
L’analogie entre écriture et maternité revient fréquemment dans sa
correspondance avec sa sœur à l’occasion des maternités de cette dernière
et de la rivalité qu’elles éveillaient chez elle. C’est comme écrivain,
comme mère des enfants nés de son imagination qu’elle pouvait soutenir
la rivalité avec la maternité de chair.
Assimiler les capacités créatrices à la faculté maternelle de mettre au
monde des enfants comme le fait M. Klein est contesté par J. Chasseguet-
Smirgel pour qui faire des enfants situe l’être dans l’ordre biologique qui
est le lot commun de l’homme comme de la femme, alors que l’œuvre est
avant tout un produit narcissique, étant pour l’artiste, davantage « un
enfant selon son cœur ». Elle cite à l’appui de sa position celle de
Montaigne qui, dans les Essais, soutient que ce que nous engendrons par
l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance,
sont produits par une plus noble partie de notre corps et sont plus nôtres
et que nous sommes père et mère ensemble en cette génération, citant lui-
même Platon qui ajoute que ces enfants-là sont immortels, immortalisant
leurs pères et parfois les déifiant.
Pourquoi, mise à part « l’hérédité » familiale, l’environnement
culturel1 qui en explique le goût précoce, l’écriture a-t-elle étouffé chez
Virginia Woolf tout autre désir que celui d’écrire ? Pourquoi cet « insa-
tiable désir » d’écrire malgré les tourments qu’apporte avec elle l’écri-
ture et dont elle ne cesse de parler tout en insistant sur son caractère
vital ?
1. Tous les biographes insistent sur l’ héritage intellectuel de Virginia Woolf dont la famille appar-
tenait depuis plusieurs générations à l’aristocratie de l’esprit et dont les parents étaient apparen-
tés ou liés aux grands écrivains de leur temps.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 335
d’eux, fusion qui dans le domaine de l’esprit est, selon elle, la condition
de la créativité individuelle et de sa valeur, en accord en cela avec Cole-
ridge pour qui « un grand esprit est androgyne ».
Virginia Woolf aimait jouer à la femme libérée, afficher une liberté de
langage peu conventionnelle, parler cru, avoir des conversations osées,
choquer. La bisexualité la fascinait et les femmes l’attiraient depuis son
enfance. Mais elle ne s’engageait pas réellement dans ses relations amou-
reuses féminines, gardant toujours une certaine distance propre plus au
« jeu » qu’au laisser-aller amoureux véritable. Pour ses biographes, écrire
336 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Ses biographes sont partagés sur la nature de ses liaisons amoureuses homosexuelles. Voir V.
Wolf (20 décembre 1927), Journal d’un écrivain.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 337
sa vie durant et qui jettera une ombre inquiétante sur sa vie amoureuse et
son aptitude à la maternité. Cet évènement qui eût un effet de sidération
immédiate et déclencha sa première crise dépressive, fût aussi le point de
départ de ses pulsions créatives.
Ce gel émotionnel à la mort de sa mère, qui ajouta son propre trauma-
tisme au traumatisme de la mort et témoigne de sa difficulté ultérieure à
faire le deuil de cet objet d’amour, explique l’allure critique de ses réac-
tions, les alternances d’excitations et d’inhibition dépressive et leur répé-
tition à la mort de son père. Elle explique aussi le caractère obsessionnel
des souvenirs de ses parents. Cette difficulté d’expression émotionnelle se
distingue toutefois, même si elle en paraît proche, de l’absence de chagrin
dans les mêmes circonstances signalées par H. Deutsch. Dans un article
éponyme, « Absence of grief », elle fait de l’absence de chagrin la défense
d’un moi trop faible « pour supporter la tension du travail de deuil et qui
utilise ainsi un mécanisme d’auto-protection narcissique pour se soustraire
au processus » (p. 195). Virginia n’était pas sans chagrin mais sans les
moyens habituels pour l’exprimer. Son trop de chagrin les avait bloqués,
la laissant inconsolable.
L’attachement de Virginia à sa mère était d’autant plus fort que son
amour pour elle était coloré d’ambivalence, n’ayant jamais pu en jouir
totalement sans partage. Julia, sa mère, avait eu quatre enfants en cinq
ans et sa disponibilité psychique était réduite. La relation qu’elle avait
avec elle était encadrée par la présence d’une sœur et d’un frère âgés l’un
et l’autre de un et trois ans de plus qu’elle et d’un dernier, né dix-huit
mois après elle. On peut raisonnablement penser que les troubles alimen-
taires, dont elle souffrit toute sa vie et plus encore au cours de ses accès
dépressifs, avaient pour origine un sevrage1 précoce (trois mois) et peut-
être maladroit en raison de la fatigue de sa mère et des soucis et tensions
que le couple traversait alors. Le petit dernier, en ravissant à Virginia le
sein maternel et la brève position d’enfant préféré de sa mère, suscita de
sa part une rancune tenace et des sentiments négatifs que le temps
n’altéra pas. S’il est vrai, comme le soutient M. Klein (1940), que l’expé-
rience de la perte du sein est le point organisateur de la vie mentale et
qu’elle conditionne la façon dont se passeront les expériences ultérieures
1. Hermione Lee (1996) rapporte que ce petit dernier aurait été sevré bien plus tard que ne l’aurait
été Virginia (in Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, traduit de l”anglais par Laurent Bury,
Paris, Éditions Autrement littérature).
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 339
causée d’avoir été négligée au profit d’un alter préféré. L’horreur de l’être
à nouveau, d’être méconnue, incomprise, contribua à développer chez
elle un niveau élevé d’exigence vis-à-vis de son œuvre. Ce sont des
chefs-d’œuvre qu’elle attend d’elle-même, des chefs-d’œuvre qui la
mettent à l’abri de la négligence, de l’incompréhension ou de la tiédeur
des éloges attendus. Comme elle le dit bien, « la tiédeur déprime plus
qu’un mot d’éloge n’exalte ». Les louanges qu’elle recense minutieuse-
ment dans son Journal, comme les critiques, ne relèvent pas de la simple
vanité d’un ego aux abois mais de la perte de son identité et donc de son
sentiment d’existence même qu’elle expérimente dans ses épouvantables
342 NARCISSISME ET DÉPRESSION
rattrapée par la « folie » contre laquelle elle s’est battue toute sa vie, elle
abandonne la lutte. Avec le sentiment de ne plus pouvoir écrire, elle a
perdu son arme essentielle et ne peut donc plus lutter, c’est-à-dire créer,
et en créant, réparer l’objet et se réparer, et cela indéfiniment. L’auto-
destruction est la conséquence de l’arrêt de la création/réparation moi/
autre dont l’acte créateur/réparateur exige une sublimation des pulsions
destructrices.
La fonction thérapeutique de la création a ses limites. Si l’écriture a aidé
V. Woolf à lutter efficacement pendant des années contre l’envahissement
348 NARCISSISME ET DÉPRESSION
CONCLUSION
LES DÉPRESSIONS
CONJOINTES
DANS LES ESPACES
PSYCHIQUES
COMMUNS
ET PARTAGÉS
INTRODUCTION
1. Dans un récent ouvrage, C. Cyssau (2004) adopte une position proche de celle de P. Fédida.
Loin de considérer d’abord la dépression dans ses dimensions psychopathologiques, elle
s’attache à comprendre comment les temps dépressifs d’une vie sont les « instigateurs du
changement dans la vie psychique, promoteurs du lien et de la différence, inventeurs d’une
relation à soi et à l’autre, gardiens du sexuel et d’une indépendance de chacun des amants
dans l’amour » (p. 11).
354 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Elle est repérable et connue de longue date dans les délires à deux ou à plusieurs, dans les dénis
conjoints, dans les hallucinations collectives, dans les symptômes hystériques partagés, etc.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 355
cure, pour qu’avec elle je comprenne que je ne pouvais pas travailler sans
que soient transférés sur moi, et aussi déposés en moi, cette dépression
conjointe et son enjeu narcissique. « Plus je m’approche de cette mère
endeuillée, plus je ressens combien j’ai peu compté pour elle, elle est ma
brèche, et vous n’y pouvez rien. » Comment se détacher d’une souffrance
psychique dans la zone où l’on est attaché aux autres et où le lien aux
autres vous maintient dans cette zone de la souffrance narcissique ?
Comment réanimer du « vivant gelé » (Fédida, 2001) lorsque le mort est
enterré dans la psyché maternelle et que sa propre capacité dépressive n’a
pu être remise en mouvement ? Comment l’analyste pourra-t-il traiter cet
axe narcissique (Rosolato, 1975) commun à toutes les dépressions, et
dans ce cas commun à la mère et à l’enfant si, par l’effet du transfert,
l’affect dépressif ne traverse pas l’analyste lui-même et si l’analysant ne
le touche pas dans son propre écart entre son idéal et le sentiment de ses
insuffisances et de sa précarité ?
Ces questions donnent un aperçu du problème plus large que je
voudrais introduire dans ce chapitre : celui d’une psychopathologie
dont la symptomatologie ou, dans certains cas, la structure se dévelop-
perait de manière relativement identique chez des sujets liés entre eux
dans des espaces psychiques communs et partagés. La formulation de ce
problème en fait apparaître les deux versants, qu’il s’agit d’articuler :
celui de la structure intrapsychique des sujets liés entre eux dans et par
cette psychopathologie ; celui de la structure des liens dans laquelle se
forme cette pathologie : l’ensemble familial, le couple, le groupe, l’insti-
tution.
La notion d’une dépression qui serait conjointe chez deux ou plusieurs
sujets, dont certains caractères leur seraient communs et qui constituerait
pour eux une expérience partagée, pose une série de questions difficiles
lorsque nous nous référons à une conception psychanalytique de la vie
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
psychique.
Le premier problème est d’ordre topique, il concerne l’intelligibilité
d’un espace psychique dans lequel deux ou plusieurs personnes peuvent
souffrir des mêmes troubles en raison du lien qui les unit : avec quels
concepts rendre compte de cette topique ?
Si nous parlons de symptômes partagés, et en admettant que ceux-ci
peuvent se constituer à partir de structures psychiques diverses, différen-
tes ou identiques, il nous faut aussi rendre compte d’un point de vue
dynamique qui soit en mesure d’articuler la singularité du symptôme
356 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Les tout premiers éléments pour constituer une psychopathologie du lien sont apportés par les
travaux de Lassègue et Falret (1877) sur la folie à deux. Un vaste et fructueux débat s’était
engagé, dans le champ de la psychiatrie à la suite de leurs hypothèses. Une autre étape du débat
est engagée avec l’approche phénoménologique de R.-D. Laing et ses travaux sur la famille
(1972). Au cours de plusieurs études (1985, 1993, 1994, 1996, 2000, 2002), j’ai examiné sur quel-
les bases il est possible de constituer, à partir de Freud, mais surtout à partir des travaux des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
psychanalystes qui ont utilisé des dispositifs psychanalytiques pour travailler avec les groupes,
les familles et les couples, quelques propositions pour construire une psychopathologie du lien.
2. La base clinique de mes observations sera constituée pour l’essentiel par des états dépressifs
névrotiques et borderline, tels qu’ils apparaissent dans le lien intersubjectif et dans le cadre de
ce lien. Parce que mon expérience est insuffisante et que la littérature en ce domaine ne prend
pas ou ne prend guère en considération les dimensions du lien, j’ai dû laisser sur les bords de
mon champ, sauf dans le cas de la dépression dans les institutions psychiatriques, la psycho-
pathologie de la psychose maniaco-dépressive, de la mélancolie et des dépressions essentiel-
les. Je me centrerai donc principalement sur les états dépressifs consécutifs à une séparation
insurmontable ou à un deuil inélaboré.
3. Cette définition de travail ne comporte pas de critères de description des différents types de
liens : liens parentaux, filiaux, fraternels, intergénérationnels, transgénérationnels, amicaux ou
hostiles, homosexuels et hétérosexuels ; liens archaïques, préœdipiens, œdipiens ; liens narcissi-
ques, libidinaux, thanatiques, les liens d’amour et de haine, etc.
358 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1 L’APPROCHE PSYCHANALYTIQUE
CLASSIQUE DE LA DÉPRESSION
monde interne, s’est construite sur ses rapports avec l’expérience du deuil
et de la mélancolie.
La dépression consiste dans l’intense fixation du sujet à la perte de
l’objet autant qu’à l’objet perdu. Plus fondamentalement, elle est une
souffrance antérieure au symptôme qui la manifeste. Elle est une rupture,
une faille, une profonde défaillance du lien avec le monde, en même
temps qu’elle est une insoutenable solitude : elle est la douleur du désir
désormais irréalisable, alors que subsiste le lien avec l’objet perdu. En
proposant ce point de vue, elle dépasse ces différences. Elle propose trois
360 NARCISSISME ET DÉPRESSION
distinction entre deuil et mélancolie : il n’y a deuil que s’il y a lien, et s’il
n’y a pas de lien, il n’y a pas de deuil, mais mélancolie. Elle laisse cepen-
dant ouverte la question de savoir si, au-delà de la distinction entre le fait
du deuil et le processus de deuil, nécessairement élargi, il s’agit du même
processus dans les deux cas. Abordant cette question dans un débat avec
P.-C. Racamier, D. Anzieu (1995, p. 121) avait souligné que la mort est
un phénomène nécessaire et qu’il y a une différence de traitement psychi-
que pour un phénomène contingent et un phénomène nécessaire. Cepen-
dant, admettre que la mort d’un être cher est le prototype du processus de
deuil permet de retenir les processus communs à diverses formes du
deuil.
Cette perspective élargie est déjà proposée par Freud, dès Totem et
tabou (1912-1913), avant Deuil et mélancolie (1915-1917). Jusqu’au
tournant de la seconde topique, la théorie freudienne des pulsions unifie
toutes les formes d’attachement à un objet (personne, objet psychique,
idée ou situation) autour d’une énergie commune, la libido, dont l’effet
est d’assurer la liaison entre le moi et ses objets. Dans cette perspective,
le deuil est l’état affectif consécutif à la perte d’un être cher et, par exten-
sion, d’un objet ou d’une situation, d’une fonction ou d’un statut parti-
culièrement investis par la libido. Le sujet endeuillé se trouve confronté à
un double mouvement psychique, source de douleur : l’illusion que
l’objet demeure, la réalité de sa perte.
1. Ces conduites ne sont pas différentes du collage à l’autre chez le sujet état limite dépressif décrit
par J. Bergeret (1972), même si prévaut chez ce type de patient une stratégie qui oscille entre la
recherche de la protection et l’évitement de l’affrontement.
2. Sur les alliances inconscientes, cf. R. Kaës (2009). Le pacte dénégatif (Kaës, 1989) qualifie le
travail de l’inconscient nécessaire à la formation du lien intersubjectif dans des conditions qui
servent le refoulement ou le déni chez ses sujets. Un tel pacte précède chaque sujet et, pour des
raisons qui lui sont propres, il le reconduit et en conclut de nouveaux. Ces alliances inconscien-
tes forment la trame psychique de l’expérience culturelle.
366 NARCISSISME ET DÉPRESSION
laisser vivre sa vie avec ces propres forces de croissance. Le bébé est lui
aussi poussé par ses propres forces : il est « poussé par dedans pour aller
de l’avant » (ibid., p. 52).
Racamier (1992) donne à ce détachement de l’unisson originaire et à
son deuil un statut épistémologique fondateur : il est la racine de la pensée
des origines — de l’origine de la vie et de toute chose, de la reconnais-
sance de l’origine par les parents. Le concept de deuil originaire conduit
aussi Racamier à préciser son rapport avec le complexe d’Œdipe et ce
qu’il nomme l’antœdipe :
368 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Le deuil originaire chez l’enfant, écrit Carel, s’étaye sur la capacité d’en-
deuillement des parents, en après-coup des épreuves de perte expérimen-
tées autrefois dans le groupe famille1. Ainsi se transmettent à l’enfant les
conditions de possibilité de son propre travail de deuil, de séparabilité, dès
l’unisson, au sein de l’illusion primaire.
1. Le contrat narcissique prescrit que chaque sujet vient au monde de la société et de la succession
des générations en étant porteur d’une mission, celle d’avoir à assurer la continuité de la généra-
tion et de l’ensemble social. Dans cette mesure, le groupe d’appartenance anticipe une place pour
chacun dans l’ensemble. Pour assurer sa propre continuité, l’ensemble doit ainsi investir narcissi-
quement cet élément nouveau. La place qui, selon les termes du contrat, est offerte par le groupe
au nouveau venu (le nouveau-né), lui est signifiée par l’ensemble des voix qui, avant lui, a tenu
un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe. Ce discours inclut les idéaux et les
valeurs ; il transmet la culture et la parole de certitude de l’ensemble social. Chaque sujet doit
reprendre ce discours à son compte. C’est par lui qu’il est relié à l’Ancêtre fondateur.
2. F. Richard note que la dépression est le plus souvent mal supportée par l’entourage qui
exerce des pressions « pour que le sujet retrouve l’éclat d’un supposé “avant” qui n’a peut-être
jamais existé. Il s’agit de retrouver l’image d’un enfant idéal, merveilleux, qui n’aurait rien à
voir avec le sujet déprimé, endommagé qu’il est devenu » (1989, p. 80).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 371
familial. Dans les cas étudiés, l’enfant devient le dépositaire des parties
non élaborées, négatives des membres de la famille : l’enfant « insuffi-
samment » bon déçoit leur attente d’un enfant qui soutiendrait leur
narcissisme. On voit ici que l’enfant n’est pas en soi « insuffisamment »
bon : il l’est dans la conjonction des narcissismes blessés. Dans ces
conditions, l’enfant ne donne pas les signes attendus qui constituent les
parents en parents « suffisamment » bons. Ce qui est en souffrance chez
ces parents, c’est la difficulté de transmettre à ces enfants l’identité
humaine, une identité qui les reconnaîtrait comme suffisamment sembla-
bles dans le regard parental. Dans les cas traités par F. André, les dépres-
sions consécutives chez les parents ont une incidence directe (mais non
automatique) sur la formation du narcissisme chez l’enfant.
Il est possible de généraliser une proposition à partir de cette situation
douloureuse : la faille narcissique qui prend souche dans le lien primaire
suscite le sentiment chronique de dépréciation et de vide et, en défense
contre l’affect dépressif, une auto-appréciation exagérée. C’est là une
configuration qui pourra conduire l’adolescent et l’adulte à rechercher
incessamment son accréditement auprès des autres, par le moyen du
collage à des groupes ou à des bandes.
Cette perspective diffère de celle qui reconnaît dans toute perte d’objet
la dimension d’une dépréciation narcissique. Il s’agit d’un processus
intrapsychique repérable dans l’axe narcissique des dépressions décrit
par G. Rosolato (op. cit.).
Un autre cas de figure apparaît dans l’analyse des personnes placées en
situation de « soutien de famille » lorsque, enfant, ils sont voués à
l’impossible mission d’accomplir une fonction parentale pour leurs
propres parents. Dans la cure d’une patiente déprimée, l’enjeu narcissi-
que de sa souffrance se manifeste dans le renversement tragique des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Sur le travail de deuil à l’adolescence et la dépression dans la formation, cf. Kaës, 1973.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 377
4 LA DÉPRESSION PARTAGÉE
DANS LA CURE PSYCHANALYTIQUE
dépressives qui se produisent avec tous les patients, car elles sont inhé-
rentes au travail psychanalytique de l’analyste. Leur élaboration requiert
qu’il se soumette à l’analyse, quelquefois douloureuse, de son contre-
transfert. Dans cette élaboration, son mouvement dépressif peut se révé-
ler être l’effet de son intolérance au doute, à la mise en échec, de ses
fantasmes de toute-puissance, de l’idéalisation de l’analyse, etc.
Autre chose est la dépression induite par l’analysant dans l’analyste
par le moyen de l’identification projective, sans pour autant susciter chez
l’analyste un réveil dépressif intense et inattendu. L’analysant cherche à
378 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Selon le type de choix d’objet par étayage, « on aime, écrit Freud, a) la femme qui nourrit ; b)
l’homme qui protège et les lignées de personnes qui en descendent » (« Pour introduire le
narcissisme »). Selon le type de choix d’objet narcissique, on aime l’objet sur le modèle de la
relation de soi-même à sa propre personne, que l’objet représente (ibid.).
2. Cf. notamment les travaux de A. Eiguer, A. Ruffiot, I. Berenstein I., Puget J. sur la thérapie
psychanalytique du couple, in Eiguer et al. (1991).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 383
1. Il précise : « Les rôles de chaque partenaire varient, par exemple (de celui qui projette, ou intro-
jecte), mais l’ensemble continue de fonctionner avec cette relative stabilité qui constitue l’entité
groupale du couple » (ibid.).
2. « Quand on travaille avec les couples, note J.-G. Lemaire, on est obligé d’entendre le concept de
deuil comme le processus par lequel chacun apprend à renoncer à l’appropriation de l’autre et
simultanément à son extrême idéalisation. Ce travail de deuil exige, comme tout travail de deuil,
une énergie importante, un temps prolongé et, bien sûr, s’accompagne de douleur » (ibid.,
p. 68).
384 NARCISSISME ET DÉPRESSION
l’autre pour lui prêter ce qui l’embarrasse. Ce qui est dénié en soi ou désa-
voué est placé par identification projective à l’intérieur de l’autre. Par
exemple, un incident, un détail pris dans le réel sert de support pour étayer
le sentiment d’une persécution par l’autre, et un jeu de rationalisation plus
ou moins serré vient ensuite l’appuyer. L’autre, parfois, y réagit de façon
symétrique et s’ensuit alors une escalade. Ou bien l’autre y réagit de ma-
nière complémentaire en acceptant la projection, reconnaissant sa culpabi-
lité d’une attitude persécutive. On voit alors parfois se constituer de
véritables systèmes organisés où, par exemple, les projections accusatrices
de l’un rencontrent l’auto-accusation de l’autre : tous deux, en quelque
sorte, accusent le même (ibid., p. 72).
6 CLINIQUE DE LA DÉPRESSION
DANS LE GROUPE FAMILIAL
à l’étranger sa sœur aînée qui avait subi le même exil quelques années
plus tôt : il s’agissait de les éloigner de leur père trop agressif avec ses
enfants devenus grands. Ceci avait entraîné chez elle plusieurs consé-
quences : la difficulté de l’élaboration fantasmatique de la problématique
œdipienne, la difficulté de l’accès à la différence adulte/enfant (il fallait
les éloigner pour éviter que parents et enfants se battent ou aient des rela-
tions sexuelles), l’empêchement de faire le deuil de son père. La mère de
Cédric ne garde aucun souvenir de cette période. C’est pour elle un trou
dans son histoire.
Au cours du processus thérapeutique, un important problème d’affects
œdipiens et de deuil non résolus se fait jour et s’élabore chez la mère.
M. Berger souligne combien il devait être difficile pour elle de trouver sa
place auprès d’un père qui se comportait comme un enfant et qui la
mettait en position de se comporter comme si elle était sa mère ou sa
femme. Les places des différentes générations sont mélangées pour elle,
comme elles le sont pour Cédric.
Maintenant que le deuil se fait et qu’existe un bon éloignement, la
mère peut se décoller d’une image de père parfait, idéalisé et incestueux,
et peut laisser apparaître son ambivalence. Cette transformation lui
permet de reconnaître les projections dont Cédric est encore l’objet, dans
la mesure où il représente pour elle, en partie, ce père.
Les deux cas que j’ai choisis, celui de Cédric et celui de Joël, ont un trait
en commun : le déni du deuil et son maintien par un pacte qui scelle une
communauté de déni. Dans les deux cas, le déni du deuil gèle le proces-
sus de deuil : « défantasmé, démentalisé, déreprésenté », comme l’écrit
Racamier, le deuil est privé des connexions fantasmatiques, il devient
indiscernable et difficilement élaborable. Le deuil dénié par le parent
n’est pas seulement gelé, il s’immisce selon diverses modalités (par
expulsion, injection, dépôt) dans la psyché de l’enfant et dans
l’ensemble de la famille2. Ces expulsions et ces injections sont des
agirs toxiques, des traumas, des dettes insolvables qui produisent des
fantômes.
1. L’équipe a pu se représenter que « Joël était utilisé comme support de projection des dimensions
régressives ou handicapées des adultes eux-mêmes, celles sans doute dont ils avaient du mal à se
départir nostalgiquement. Ainsi pouvions-nous remarquer que toute tentative de la part d’un
soignant d’exercer sur Joël une demande anticipatrice quelconque déclenchait immanquable-
ment chez quelque autre membre de l’équipe une forte réaction agressive de type réprobateur.
Cela ressemblait assez à ce qu’il nous était possible de constater comme attitudes chez ses
parents » (p. 123).
2. « Ce sont des choses auxquelles nous sommes très accoutumés auprès des familles les plus
perturbées et des patients les plus douloureux. Le patient psychotique est souvent le garant du
renfermement dénié, du deuil occlus, il est l’opercule du déni, celui qui bouche et achève de
boucher le déni familial » (Racamier, 1995, p. 61).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 397
7 LA DÉPRESSION EN GROUPE
que les figures de l’unité du groupe dans le corps commun issues des
identifications primaires soient détruites, que les garants symboliques
soient anéantis. Les angoisses archaïques font retour, avec les fantasmes
ou les signifiants de démarcation qui les sous-tendent, avec les mécanis-
mes de défenses censés les en protéger : clivage, oscillation maniaco-
dépressive, déni, tentatives forcenées de recoller, de remembrer le
groupe. Ces expériences dépressives affectent rarement les groupes éphé-
mères, qui s’organisent d’ailleurs ainsi pour faire l’économie de la
dépression. Elles sont beaucoup plus fréquentes dans les groupes insti-
tués, et notamment dans les institutions, ce dont nous nous préoccuperons
dans le prochain paragraphe.
Dans ce paragraphe, il sera question d’une articulation entre ces deux
types de détermination, l’accent étant mis sur la première, c’est-à-dire sur
l’expérience de la dépression en groupe, dans un type de groupe traité en
dispositif de travail psychique.
L’observation rapportée par A. Missenard (1971) est à cet égard signi-
ficative. Elle a été faite pendant un groupe dit de formation qui, dans ce
cas, était inséré dans le dispositif plus large d’un séminaire d’une durée
d’une semaine1. Une réaction dépressive est au cœur du processus qui
s’est développé dans le petit groupe dans lequel Missenard assure la
fonction de psychanalyste. Dans son étude, il propose d’éclairer certaines
particularités des processus de groupe à partir de cette réaction dépres-
sive : je limiterai la présentation que j’en fais dans ce chapitre en la résu-
mant à ses principaux traits et en retenant les aspects qui concernent plus
directement l’expérience partagée de la dépression en situation de
groupe.
1. Missenard note que dans de tels groupes, les participants sont en majorité des psychologues,
travailleurs sociaux, médecins, religieux, infirmiers des hôpitaux psychiatriques. Moins
nombreux sont les cadres d’entreprises. Tous sont intéressés par les problèmes de relation et
surtout, et plus encore, par le problème de leur changement personnel, de leur évolution.
Derrière la demande de faire une expérience de groupe pour les besoins de la formation profes-
sionnelle par exemple, se profile le désir, plus ou moins net mais présent, de se percevoir, de se
voir par le regard des autres, de réfléchir sur soi-même et sur les problèmes et limites que l’on
rencontre dans sa vie et dans la réalisation de son projet personnel. Ces métaphores narcissi-
ques : se voir, réfléchir, ne sont évidemment pas exclusives du désir de changement, lequel n’est
pas non plus exclusif des résistances qu’il soulève. On veut changer pour des motifs multiples,
dont la souffrance n’est pas exclue, bien sûr, mais ça n’est pas toujours facile.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 399
sorte à prendre. C’est celle du moniteur idéal, celui que chacun voudrait
être et n’ose assumer. Par identification projective, chacun confie à Fran-
çois-Joseph la part de lui-même qu’il ne peut soutenir, celle qui le pousse
à supplanter le moniteur.
Mais cela n’est possible que dans la mesure où l’on peut, en même temps,
s’identifier au moniteur, à celui qui en occupe officiellement la place : c’est
sous son égide que l’on se met quand on conteste à qui que ce soit — à
François-Joseph comme à soi-même — le droit de rivaliser avec lui.
Ce qui se dit dans le groupe peut être compris comme le reflet de la pro-
blématique de chacun. Ce discours est un reflet de celui qui pourrait être
tenu en chacun, dans son ambivalence initiale, et dans son angoisse devant
son désir de changement. Aux uns revient d’exprimer ce désir, à d’autres,
ici François-Joseph, revient d’exprimer l’angoisse et surtout la défense
contre l’angoisse.
8 DÉPRESSION, IDÉALISATION
ET PERSÉCUTION EN INSTITUTION
dépressif, le sentiment d’un « à quoi bon, qu’est-ce que je peux faire avec
eux… ».
Le médecin assistant, soutenu par un infirmier, se risque à parler d’une
patiente qui met durement toute l’équipe à l’épreuve. Madame L. (43
ans) a déjà connu plusieurs hospitalisations, le plus souvent à la suite de
tentatives de suicide, la première à 18 ans, puis la longue série des autres
tentatives, les unes graves, les autres un peu moins lourdes. Entre les
phases où elle est très déprimée et où elle se défend sur le mode de
l’apathie décrit par M. Enriquez (1984), Madame L. vit des périodes
d’hyperactivité. Nous apprenons qu’elle a vécu très douloureusement le
divorce de ses parents, lorsqu’elle avait 10 ans et que son apathie date de
cette époque, avec un refoulement de toute cette période. Au cours d’un
précédent séjour, nous apprenons qu’elle a fait des études d’infirmière :
tout donne à penser qu’elle pensait ainsi soigner sa mère, gravement
dépressive « depuis la nuit des temps » : elle abandonnera ses études peu
avant que sa mère finisse par se suicider, comme un de ses frères. Elle dit
de son père qu’il était très éprouvé par l’état de sa femme, qu’il lui a
toujours paru épuisé, qu’il s’est ensuite marié trois fois sans vivre une vie
satisfaisante. Depuis plusieurs années, il s’entoure de déchets et vit comme
un clochard.
Depuis son actuel séjour à l’hôpital, elle se comporte comme une
masse inerte, elle n’offre aucune prise à aucune forme de rencontre avec
les soignants, résiste à toute évolution : elle mange et dort, comme un
nourrisson, fume le reste du temps. Son physique est très ingrat, de plus
en plus repoussant, des excoriations creusent son visage. Lorsqu’elle
accepte des soins, elle les consomme pendant une durée assez courte, et à
condition qu’ils s’appliquent à son corps partiel (oreille, yeux, dents,
peau) mais elle les met en échec, notamment ceux qui concernent la peau.
Nous notons que ce n’est pas seulement la peau qui fait l’objet de cette
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. C’est le mot qui convient à ses attaques contre son enveloppe de peau.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 407
La chute de l’idéal dans les institutions innovantes est une autre occasion
pour ses membres d’être confrontés à un moment dépressif lorsqu’ils
doivent faire face à certaines exigences du réel, à la découverte de leurs
propres limites ou à l’ambivalence qui traverse leur désir de soigner.
J’ai eu l’occasion de suivre, souvent dans un travail de plusieurs
années, des institutions de soin issues de l’hôpital psychiatrique, notam-
ment des hôpitaux de jour et des centres de crise (Kaës, 1996a). Dans ces
institutions novatrices, ce que chacun (administrateurs, soignants, mala-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
Si les moments dépressifs sont somme toute assez fréquents dans les
institutions de soin, c’est aussi que le travail psychique qui s’y fait expose
les soignants à une constante confrontation avec des atteintes narcissi-
ques, avec l’expérience des limites (celles du soin et celles qui leur sont
propres), avec le réajustement de leurs idéaux. Les remaniements qui en
résultent prennent leur essor sur ces phases dépressives.
Cette dépressivité en quelque sorte structurelle est à distinguer des
dépressions graves et durables qui affectent tout l’espace d’une institu-
tion et qui confrontent les soignants à des angoisses archaïques, à des
retraits massifs d’investissement, à des vécus insupportables d’autodé-
valuation, d’auto-accusation, bref à des dépressions authentiques. Les
deux exemples que je viens de proposer donnent un aperçu de cette diffé-
rence.
Il arrive que d’autres sortes de déterminations provoquent des effets
analogues. Je ne ferai qu’évoquer ici des institutions ou des membres
d’une institution qui n’ont pas pu survivre (quelquefois à la lettre) au
départ de leur fondateur. Cette configuration doit être circonstanciée, car
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
J’ai en mémoire la position perverse d’un fondateur qui avait averti ses
assujettis qu’ils ne survivraient pas à sa disparition ou à la dissolution de
sa fondation.
Dans tous ces cas de dépression consécutifs à un deuil insurmontable,
ce qui est en question est l’intensité des investissements narcissiques réci-
proques et mutuels entre le fondateur et ceux qui se fondent en lui. Que le
pacte qui les unit vienne à se déchirer, par le départ du fondateur, les
survivants se sentent éminemment coupables de cet abandon 1.
1. Depuis la rédaction de ce chapitre, j’ai développé l’étude des deuils des fondateurs dans les
institutions, en mettant l’accent sur le travail du deuil, des représentations de l’originaire et du
passage des générations (Kaës R., 2007).
2. Sur la « maladie de la douleur », à propos de Marguerite Duras, cf. Kristeva, 1987.
3. Sur la douleur narcissique, cf. Chabert, 2003.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 411
1. Dans un ouvrage récent (2003) au titre évocateur Ululare con i luppi, E. Gaburri et L. Ambrosiano
ont développé un point de vue assez proche du mien. Ils suggèrent de considérer le deuil à partir
du vertex du groupe et de ce que celui-ci transmet à l’individu pour l’élaborer (les processus de
séparation et d’individuation, le pacte totémique) ou pour l’éviter.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 413
C’est aussi le cas des deuils collectifs, qui affectent une communauté
tout entière1. Il peut arriver aussi que l’objet perdu n’est pas commun,
mais le partage des symptômes crée un vécu plus ou moins partagé :
pour que cet effet se produise, il faut quelque chose en commun ;
– il n’existe pas une modalité unique et identique de la dépression pour
les sujets liés dans un espace psychopathologique commun, mais des
symptômes divers (dépression anaclitique, deuil pathologique, thèmes
délirants, troubles psychosomatiques…) peuvent recouvrir un fond
dépressif commun ;
– des processus divers sont à l’œuvre dans la dépression conjointe :
induction réciproque, exportation, injection, dépôt, projection, identifi-
cation projective, identification hystérique, inclusion mutuelle, etc.
Outre ces processus individuels, des processus interpsychiques sont à
l’œuvre, notamment dans les alliances inconscientes : pactes dénégatifs,
déni en commun, etc.
1. Je voudrais faire mention des recherches qui tentent d’inscrire la dépression partagée dans un
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
contexte social et culturel plus large. Il s’agit plus spécifiquement des conditions du travail du deuil
collectif et du deuil individuel collectif, dans les grandes catastrophes sociales provoquées par
la violence d’État, les dictatures, les guerres civiles et les génocides. Sur ces aspects du deuil,
l’ouvrage de J.-C. Métraux (2004) est une référence majeure. Une autre référence est le travail
d’O. Douville sur ce qu’il nomme « la mélancolisation du lien social ». Il décrit ainsi l’effet de
l’indifférence généralisée à l’égard des choix éthiques sur une économie psychique impuissante
à se lier à des représentations du futur et à investir la vie psychique lorsque la relation à autrui ne
sert plus à rien (2000, p. 260).
Pour ma part (Kaës, 1998), je pense que le fond de dépressivité qui affecte la modernité est un
effet de la disparition ou de l’effondrement des garants métasociaux et métapsychiques qui
assurent une suffisante continuité dans les objets de croyance, de sens et de confiance : à
l’anthropophagie psychique généralisée dans les sociétés postmodernes, forme de l’incorpora-
tion orale anti-dépressive, s’allie ce que C. Castoriadis (1996) appelait « la montée de l’insigni-
fiance ».
414 NARCISSISME ET DÉPRESSION
ni celui de la réparation. Dans les situations cliniques qui ont été explo-
rées, la guérison des états dépressifs a requis une co-élaboration de la part
de tous les sujets liés dans et par la dépression. La logique du « pas l’un
sans l’autre » joue ici comme dans la genèse des troubles, à cette diffé-
rence près qu’il s’agit de dénouer les nœuds pathogènes qui se sont
1. Les effets de cette synchronie du deuil présente des caractéristiques encore peu connues, c’est
précisément ce qu’éclaire l’ouvrage de J.-C. Metraux. Le rythme de l’élaboration de la dépression
conjointe n’est pas identique pour chaque sujet.
416 NARCISSISME ET DÉPRESSION
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BIBLIOGRAPHIE 423
PSYCHOLOGIE
SOCIALE
PSYCHOLOGIE
CLINIQUE
Sous la direction de
Catherine Chabert
TRAITÉ DE PSYCHOPATHOLOGIE
DE L’ADULTE
NARCISSISME ET DÉPRESSION
La mise en perspective du narcissisme et de la CATHERINE CHABERT
dépression est désormais classique dans les travaux de Professeur de
psychologie clinique
psychopathologie psychanalytique : le risque serait plutôt et psychopathologie
de les associer de manière systématique au point de à l’Université Paris-
Descartes.
les confondre. Le présent ouvrage permet d’éviter cet
écueil et de suivre l’évolution des deux concepts en en RENÉ KAËS
dégageant la spécificité dans des champs différents. Professeur émérite de
psychologie clinique
Les auteurs, universitaires et psychanalystes, offrent ici une et psychopathologie à
contribution substantielle et convaincante à l’élaboration l’Université Lyon 2.
ALEXANDRINE
SCHNIEWIND
Professeur de philosophie
à l’Université de
Lausanne.
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