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C L I N I Q U E

Sous la direction de
Catherine Chabert

Traité de psychopathologie de l’adulte

Narcissisme
et dépression
P S Y C H O S U P

Traité de psychopathologie de l’adulte


Narcissisme et dépression

Sous la direction de
Catherine Chabert
Illustration de couverture : Franco Novati

© Dunod, Paris, 2009


ISBN 978-2-10-054274-1
Liste des auteurs

Ouvrage réalisé sous la direction de :


Catherine CHABERT
Professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Paris-
Descartes, psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique de France.

Avec la collaboration de :
René KAËS
Professeur émérite de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université
Lyon 2, psychanalyste.

Jacqueline LANOUZIÈRE
Professeur émérite de psychopathologie à l’Université Paris 13, psychanalyste,
membre de la Société Psychanalytique de Paris.

Françoise NEAU
Maître de conférences en psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris-
Diderot, psychanalyste.

René ROUSSILLON
Professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Lyon 2,
psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris.

Alexandrine SCHNIEWIND
Professeur de philosophie à l’Université de Lausanne (Suisse), psychanalyste.
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 1

PREMIÈRE PARTIE
NARCISSISME ET PERVERSION

CHAPITRE 1 HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE (FRANÇOISE NEAU) 5

1 Le narcissisme : histoire et définition du concept 7


1.1 Du mythe au concept 7
1.2 Le narcissisme dans l’œuvre de Freud 10
1.2.1 Avant l’introduction du narcissisme 10
1.2.2 L’introduction du narcissisme en 1914 12
1.2.3 Destins du narcissisme de 1914 à 1920 19
1.2.4 Le narcissisme après 1920 23
1.3 Après Freud : le narcissisme et ses doubles 28
1.3.1 Le moi et le soi 28
1.3.2 Le self chez Winnicott 32
1.3.3 Le moi dans le miroir 33
1.3.4 Narcissisme normal et pathologique, narcissisme de vie
et de mort 38
1.4 Narcissisme et psychopathologie 40
1.4.1 La place du narcissisme dans les névroses, les psychoses
et les organisations limites de la personnalité 40
VI NARCISSISME ET DÉPRESSION

1.4.2 Fonctionnements et pathologies narcissiques 48


1.5 Conclusion : pour ne pas en finir avec le narcissisme 59

2 La perversion : histoire et définition du concept 60


2.1 Introduction 60
2.1.1 Questions épistémologiques 60
2.1.2 L’appropriation médicale des perversions au XIXe siècle 61
2.2 Freud et la perversion 62
2.2.1 Les quatre modèles successifs de la perversion –
Approche métapsychologique 63
2.2.2 Le point de vue psychopathologique : perversion et névrose,
perversion et psychose chez Freud 83
2.2.3 Conclusion 86
2.3 Les successeurs de Freud 87
2.3.1 Approches métapsychologiques : la perversion
comme trouble de la prégénitalité ou en référence
à la castration ? 87
2.3.2 Nouvelles cliniques, nouveaux repérages 101
2.3.3 Retour au point de vue psychopathologique 111

CHAPITRE 2 NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION


(RENÉ ROUSSILLON) 117

Introduction 119

1 La perversion polymorphe infantile 124

2 Pulsion partielle ou « partialisation » des pulsions


et de leurs représentants 126

3 L’étayage et l’introjection pulsionnelle 132

4 Intériorisation, extériorisation : le masochisme 134

5 Sexualisation-désexualisation 139

6 Perversion et « solution » post-traumatique : le fétichisme 142

7 Homosexualité primaire « en double » et narcissisme primaire 148


8 Perversion et représentant-affect de la pulsion 153

9 Le représentant-représentation de la pulsion et sa « perversion » 159


10 Représentation de la représentation et fétiche 164
TABLE DES MATIÈRES VII

11 Phallus et représentation de la représentation 167

BIBLIOGRAPHIE 171

DEUXIÈME PARTIE
FIGURES DE LA DÉPRESSION

CHAPITRE 3 CLINIQUES DE LA DÉPRESSION.


MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA PERTE (CATHERINE CHABERT) 185

1 Cliniques de la dépression 187


1.1 Le mal d’un siècle ? 189
1.2 Dépressions vives, dépressions masquées 192

2 Métapsychologie de la perte : l’approche freudienne 197


2.1 Destins pulsionnels de la perte :
« Deuil et mélancolie » (1915) 197
2.2 La répétition comme mode de traitement
de l’angoisse de perte d’amour 200
2.2.1 Un précurseur d’« Au-delà du principe de plaisir » :
l’échec devant le succès 200
2.2.2 La répétition : « Au-delà du principe de plaisir » (1920) 202
2.3 La douleur de perdre : Inhibition, symptôme
et angoisse (1926) 204
2.4 La voie des identifications : « Deuil et mélancolie » (1915) ;
« Le moi et le ça » (1923) 206
2.4.1 Les identifications dans « Deuil et mélancolie » (1915) 207
2.4.2 Les identifications dans « Le moi et le ça » (1923) 208

3 Penser la perte, après Freud 211


3.1 Melanie Klein : position paranoïde-schizoïde,
position dépressive 212
3.2 Donald W. Winnicott : la crainte de l’effondrement 213
3.3 André Green : le complexe de la mère morte 214
3.4 Pierre Fédida : les bienfaits de la dépression 216
3.5 Moments mélancoliques 218
VIII NARCISSISME ET DÉPRESSION

CHAPITRE 4 LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE : UNE FIGURE


DE DÉPRESSION ORIGINAIRE (ALEXANDRINE SCHNIEWIND) 223

Introduction 225
1 Les sources de l’héritage freudien 226
1.1 Luther ou l’invocation de l’aide divine 227
1.2 Les Lumières : la primauté de la raison 230
1.3 Schopenhauer et la naissance du sens moral 231
1.4 Schiller et la notion de détresse 233
1.5 Kierkegaard ou le désespoir face à soi-même 235
2 La détresse dans l’œuvre freudienne 237
2.1 Le paradigme individuel :
l’Esquisse d’une psychologie scientifique 237
2.1.1 L’expérience de satisfaction 238
2.1.2 L’acquisition de la fonction du jugement 240
2.1.3 Les conditions préalables : l’intérêt,
l’attention, la compréhension 242
2.1.4 Le rapport à la moralité 244
2.1.5 Le Nebenmensch, l’être d’à côté 246
2.2 Le paradigme socioculturel 248
2.2.1 L’Avenir d’une illusion ou les racines de la détresse
de l’âge adulte 250
2.2.2 Malaise dans la culture ou le bonheur sans idéal 255
3 L’altérité du transfert 257
3.1 Traiter par le transfert ou par la sublimation ?
La correspondance Freud/Pfister 257
3.2 Le Remerciement à Freud de Lou Andréas-Salomé 261
3.3 Les conseils techniques de Freud 263
3.4 « hilflos – hilfreich » : le paradigme 268
Conclusion 269

CHAPITRE 5 MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ


(JACQUELINE LANOUZIÈRE) 271

Introduction 273
1 La mélancolie et son histoire 279
1.1 La mélancolie littéraire 279
TABLE DES MATIÈRES IX

1.2 La notion médico-philosophique de mélancolie 281


1.3 Les figures de Saturne et de la mélancolie 284
1.4 La mélancolie ailée 285
1.5 De la mélancolie à la dépression 287
1.6 Le délire des négations, une figure singulière
de la dépression 288
2 Les femmes et la dépression 291
2.1 La vulnérabilité féminine à la dépression 291
2.2 Sexualité, féminité et mélancolie 293
2.2.1 Le « manuscrit B » ou « l’engorgement du sexuel
par la société » 295
2.2.2 Le « manuscrit E » ou « l’aspiration ardente
à l’amour psychique » 296
2.2.3 Le « manuscrit G » ou « l’apanage des femmes à la frigidité » 297
2.3 Les névroses mixtes de la femme 300
2.4 Mélancolie et féminité 302
2.5 Manque et féminité 305
2.6 Corps et mélancolie féminine 307
2.7 L’abandon et son traumatisme 310
3 Deuil et mélancolie 315
3.1 Le deuil de Pénélope 317
3.2 Amour de l’objet, amour pour l’objet 320
3.3 L’impossible deuil de Médée 321
3.4 Le « blues » : deuil ou « mélancolie » ? 322
3.5 La figure maternelle 328
3.6 Mélancolie et créativité : Virginia Woolf 331
3.6.1 Créativité et création 331
3.6.2 Créativité et procréation 332
3.6.3 Créativité et mélancolie 337
3.6.4 Créativité et thérapeutique 342
Conclusion 348

CHAPITRE 6 LES DÉPRESSIONS CONJOINTES DANS LES ESPACES


PSYCHIQUES COMMUNS ET PARTAGÉS (RENÉ KAËS) 351

Introduction 353
Penser le rapport intime de la dépression et du lien 354
X NARCISSISME ET DÉPRESSION

Éléments pour une psychopathologie du lien 357


1 L’approche psychanalytique classique de la dépression 359
1.1 Deuil, dépression et mélancolie 360
1.1.1 Diversité des deuils et processus de deuil 360
1.1.2 Le travail de deuil et l’ambivalence vis-à-vis de l’objet 361
1.1.3 La mélancolie est un échec du travail du deuil 362
1.2 La position dépressive et l’héritage kleinien 363
2 La dépression dans les espaces psychiques communs
et partagés 364
3 Les dépressions croisées dans le lien précoce.
Deuil originaire et séparation 366
3.1 Le concept de deuil originaire et l’échec de la séparation 367
3.2 L’effondrement, la solitude essentielle
et la capacité d’être seul en présence de l’autre 368
3.3 Les formations du narcissisme
et des zones de narcissisme partagé 370
3.3.1 Les effets la dépression maternelle sur l’enfant.
Le complexe de la mère morte 372
3.4 Les processus et les moyens par lesquels
s’effectue le passage entre les espaces psychiques
conjoints par la dépression 374
3.4.1 Risques d’une théorie contre-transférentielle
de la « cause-mère » 376
4 La dépression partagée dans la cure psychanalytique 377
4.1 Formes de la dépression contre-transférentielle 377
4.2 Un cas de dépression conjointe
dans la cure psychanalytique 380
5 La dépression dans le couple 382
5.1 Un cas de dépressions croisées dans un couple 384
5.2 Spécificité et généralité de l’épreuve de la dépression
dans le couple 385
5.2.1 Les manœuvres d’évitement du travail de deuil
et le maintien de la dépression dans le couple 386
5.2.2 Un processus du lien : l’identification projective
et les projections croisées 386
5.2.3 La collusion inconsciente 387
TABLE DES MATIÈRES XI

6 Clinique de la dépression dans le groupe familial 387


6.1 L’axe transgénérationnel des dépressions
dans les familles endeuillées 388
6.2 L’enfant, partie mélancolique du parent 389
6.3 Le cas de Cédric 389
6.4 Un déni de signification chez les parents sert l’évitement
d’un possible travail de deuil chez l’enfant 393
6.4.1 Effets de la thérapie familiale dans le traitement
de la dépression 394
6.4.2 Pacte dénégatif et déni en commun du deuil 396
7 La dépression en groupe 397
7.1 Un sujet se déprime dans un groupe 399
7.2 Le processus du groupe dans ce mouvement dépressif 400
7.3 Phase dépressive et état dépressif dans les groupes 402
8 Dépression, idéalisation et persécution en institution 403
8.1 Une équipe soignante aux prises avec la mélancolie
d’une patiente dans un moment de crise institutionnelle 404
8.2 Une institution novatrice et le deuil impossible
des malades-ancêtres 407
8.3 Deuil difficile et dépression lors du départ du fondateur 409
9 Propositions sur les dépressions conjointes et partagées 410
9.1 L’affinité entre la dépression et les espaces psychiques
communs et partagés 411
9.2 Le lien s’organise aussi contre l’effondrement
de la dépression 411
9.3 Les diverses formes de la dépression dans le lien 412
9.4 Les modèles explicatifs 413
9.5 La co-élaboration des résistances à sortir du cercle
de la dépression conjointe 415

BIBLIOGRAPHIE 417
AVANT-PROPOS

« Psychopathologie et psychanalyse »
Psychanalyse et psychopathologie sont décisivement liées, dès les débuts
de l’œuvre freudienne, comme le sont nécessairement une théorie,
une clinique, une méthode impliquées dans une démarche épistémo-
logique cherchant à analyser, à interpréter et à traiter les troubles
psychiques.
Étayées l’une par l’autre, elles mettent à l’épreuve les grands principes
du fonctionnement de l’appareil psychique tels qu’ils ont été définis et
élaborés par Freud à partir de ses découvertes « scandaleuses » : la
reconnaissance de l’existence de l’inconscient, la place fondamentale de
la sexualité dans le développement psychique, la dialectique du normal et
du pathologique. Aujourd’hui encore, ces mouvements de pensée provo-
quent des résistances, des refus, voire des procès, alors que, dans le même
temps, la clinique psychopathologique et la théorie psychanalytique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

continuent de questionner et d’enrichir la méthode et la métapsychologie


freudiennes.
« Psychopathologie et psychanalyse » poursuit la publication portant
sur l’actualité des maladies psychiques en rassemblant une sélection des
textes précédemment parus dans la collection, reprenant les éléments
essentiels des concepts de la psychanalyse à la fois dans leurs sources
freudiennes et dans leurs développements ultérieurs.
Chaque ouvrage est réalisé par plusieurs auteurs, universitaires et cher-
cheurs en psychanalyse. Ces spécialistes en psychopathologie assurent,
2 NARCISSISME ET DÉPRESSION

d’une part, le rappel des données cliniques et théoriques classiques


concernant les grandes entités psychopathologiques, d’autre part, la mise
en perspective et la confrontation de points de vue contemporains.
La compilation « Psychopathologie de l’aldulte » s’adresse aux étu-
diants de second et troisième cycles engagés dans une formation en
psychologie clinique et en psychopathologie : elle s’adresse aussi aux
cliniciens qui s’intéressent aux avancées de la psychopathologie en réfé-
rence au modèle psychodynamique du fonctionnement psychique.
Quatre volumes sont prévus : Névroses, Psychopathologie des limites,
Narcissisme et dépression, Psychoses.

Catherine CHABERT
Première partie

NARCISSISME
ET PERVERSION
Chapitre 1

HISTOIRE ET
PSYCHOPATHOLOGIE
1 LE NARCISSISME : HISTOIRE
ET DÉFINITION DU CONCEPT

1.1 Du mythe au concept

Les différentes versions du mythe de Narcisse, cet amoureux de son


image à en mourir, s’accordent sur un récit commun : le jeune Narcisse,
fils d’un fleuve et d’une nymphe, est si beau qu’il suscite la passion
autour de lui. Son indifférence, son dédain provoquent la colère et la
malédiction divine : « Qu’il aime donc de même à son tour et de même
ne puisse posséder l’objet de son amour ! » (Ovide, Métamorphoses, III,
p. 100). Lors d’une partie de chasse, Narcisse se penche sur une source
pour apaiser sa soif, et « séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il
s’éprend d’un reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n’est
qu’une ombre […] il se désire, dans son ignorance, lui-même » (ibid.).
Le chagrin de ne pouvoir atteindre l’objet de son amour le fait mourir.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Au bord de la source surgit une fleur, le narcisse, en laquelle le beau


jeune homme s’est métamorphosé.
Dans le récit d’Ovide, que Freud privilégie sans pourtant s’y référer en
détail, Tirésias, l’oracle aveugle croisé par Œdipe, avait à la naissance de
Narcisse prédit qu’il ne vivrait vieux que s’il ne se regardait pas. Et
Narcisse finit par se reconnaître dans le reflet aimé, ce qui accroît sa
douleur ; après avoir rejeté Écho – « Bas les mains, pas d’étreinte ! Je
mourrai, dit-il, avant que tu n’uses de moi à ton gré » –, il se lamente, au
plus fort du paradoxe : « Ce que je désire, je le porte en moi-même, mon
8 NARCISSISME ET DÉPRESSION

dénuement est venu de ma richesse. Oh ! si je pouvais me dissocier de


mon propre corps ! » (ibid., p. 102).
Les amours de Narcisse n’ont pas le même visage selon les récits 1.
Chez Ovide, c’est de la nymphe Écho que Narcisse est passionnément
aimé ; mais cet amour reste vain, au point qu’elle refuse toute nourriture
et se retire du monde jusqu’à n’être plus qu’une voix qui répète en écho
la fin des mots entendus, comme en un miroir sonore à moitié cassé.
C’est à un amour homosexuel que, dans la version de Conon (in P. Hadot,
1976), Narcisse est indifférent : pour se débarrasser de son jeune amant
Aminias, il lui offre une épée dont Aminias se pénètre devant sa porte en
le maudissant. Et c’est du sang de Narcisse, suicidé devant sa propre
image, que naît la fleur au bord de la source.
Narcisse n’est pas toujours indifférent à qui l’aime : alors que dans les
deux versions d’Ovide et de Conon, il repousse l’amour, hétérosexuel ou
homosexuel, dans la version de Pausanias (ibid.), Narcisse est attiré par
un amour incestueux. Quand meurt sa sœur jumelle, ce double féminin
dont il est amoureux, il ne peut se consoler de cette perte qu’en contemplant
dans son propre reflet l’image de sa sœur.
Aux côtés d’Œdipe, Narcisse vient donc habiter la mythologie freu-
dienne. Et si « le rêve secret d’Œdipe eût été d’être Narcisse », comme le
conte non sans malice Didier Anzieu (1997), par-delà ses différentes
versions, la réalité insoluble dont ce mythe-là propose une solution
imaginaire2 est toujours au moins double : une face pulsionnelle (la
force de l’attraction exercée par l’image de soi) et une face objectale
(la perte de l’objet-moi comme condition de l’amour pour l’objet-
autre), une face orientée par Éros (ou plutôt par l’ébranlement de la
passion) et une autre par Thanatos (ou plutôt par la dimension mortifère
de la passion).
À partir du mythe de Narcisse, Guy Rosolato (1976) repère cinq
courants à la base de sa structure du narcissisme, qui s’étayent et s’arti-
culent les uns aux autres : le retrait libidinal (Narcisse repousse Écho ou
Aminias), le dédoublement (il découvre son reflet dans une source, ou
chez Pausanias il reconnaît en lui sa sœur jumelle morte), l’idéalisation

1. Pierre Hadot (1976) analyse les différentes versions de la légende de Narcisse, apparue dans la
littérature et l’art gréco-romains au début de l’ère chrétienne.
2. L’œuvre de Claude Lévi-Strauss met en œuvre cette hypothèse : le mythe proposerait la solution
imaginaire d’une réalité insoluble.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 9

(il est fasciné par cette image de lui-même idéalisé), la double entrave
(stérile, impuissant, il reste entravé entre la vie et la mort) et l’oscillation
métaphoro-métonymique (à sa mort, il se métamorphose en une fleur, le
narcisse, qui le représente métaphoriquement tout en étant une partie de
lui puisqu’elle a son nom et sa beauté).
Freud emprunte le terme de « narcissisme1 », créé à partir du mythe, au
criminologue Paul Näcke (1851-1913) qui introduit ce terme en allemand
en commentant les travaux d’Havelock Ellis, dont le premier tome des
Études de psychologie sexuelle paraît à Londres en 1897 : Näcke, auquel
Freud se réfère au tout début de son article, décrit ainsi une perversion,
celle d’un être qui n’aimerait, y compris sexuellement, que lui-même. À
partir de ce qui devient pour lui, dès 1914, un concept clé, Freud va
réorienter des pans entiers de la psychanalyse : la nature du conflit
pulsionnel, la conception psychanalytique du moi et la notion d’objet
vont s’en trouver profondément remaniées.
En introduisant le narcissisme, Freud superpose au dualisme pulsions
sexuelles/pulsions d’autoconservation, jusque-là prévalent, un autre
conflit pulsionnel qui oppose dans les pulsions sexuelles libido du moi et
libido d’objet.
Ce « développement de la théorie de la libido » que Freud propose en
1914, et qui conduit à la partition des investissements libidinaux, ouvre
ainsi une réflexion sur la notion d’objet et de « choix d’objet », et amène
Freud à différencier les instances du moi, en particulier le moi idéal,
préfiguration du surmoi. Ce moi, investi de libido narcissique, constituera
l’une des instances de la seconde topique, à partir de 1920 ; mais en
même temps, après avoir « introduit » ce concept en 1914, Freud ne le déve-
loppe pas dans ses élaborations suivantes. Bien plus, il paraît l’oublier :
avec la troisième théorie des pulsions qui accompagne la topique moi/ça/
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

surmoi après 1920, le conflit pulsionnel oppose pulsions de vie et


pulsions de mort, et non plus libido narcissique et libido objectale.

1. Bernard Golse (1989) revient sur le mot lui-même, devenu pour Freud « Narzissmus », au son
plus plaisant disait-il à Ernest Jones que le « Narcissismus » de Näcke. Freud avait ainsi
raccourci son prénom, Sigismund, en Sigmund. Golse propose de voir « dans cette amputation,
dans cette ellipse au cœur même des signifiants, la trace d’un point d’ouverture, d’un ombilic,
d’une ligne de fuite sur l’inconnu qui marquerait à la fois la symbolisation du sujet par la préno-
mination et la théorisation de l’investissement de ce même sujet en tant qu’objet. Nous serions
là à une autre limite, à savoir celle qui rejoint l’acte de pensée et l’objet même visé par la
pensée, mutuels reflets – en dernier ressort – l’un de l’autre ».
10 NARCISSISME ET DÉPRESSION

1.2 Le narcissisme dans l’œuvre de Freud


Un repérage du concept de narcissisme au fil de l’élaboration freudienne
s’impose donc ici : quelles en sont les prémisses ? Que Freud introduit-il
dans la psychanalyse avec ce concept ? Quel est son destin après 1914 ?

1.2.1 Avant l’introduction du narcissisme


Ce concept de narcissisme, et d’un narcissisme à l’origine du moi, n’est
pas une création ex nihilo dans l’œuvre freudienne : avant même de
l’introduire, Freud en avait déjà dégagé, et utilisé, certains de ses aspects
(Green, 1976).
Avant 1914, le narcissisme n’est pas originaire : il est « encadré »,
selon l’expression de Laplanche (1987), par du sexuel : auto-érotisme
avant, choix d’objet après. Auto-érotisme en amont : dès 1905, dans les
Trois essais sur la théorie sexuelle, la théorie de l’étayage des pulsions
sexuelles sur les besoins autoconservatifs fonde l’auto-érotisme, premier
temps de la sexualité humaine, comme une « perversion » de l’instinct
par la sexualité. Choix d’objet en aval : à la suite de ses travaux sur
Léonard de Vinci (1910a) qui l’amènent à se référer explicitement au
mythe de Narcisse, Freud évoque ce type de choix d’objet, narcissique,
particulier aux homosexuels qui se prennent eux-mêmes comme objet
sexuel et aiment, comme leur mère les a aimés eux-mêmes, des jeunes
gens qu’ils choisissent à leur image.
L’analyse d’un souvenir d’enfance de Léonard, celui du vautour1,
conduit aussi Freud à définir le narcissisme comme rapport à l’objet
d’amour infantile. Si l’identification de l’homosexuel à la mère aimante
et à son propre moi infantile se construit à partir de l’incorporation
fantasmatique de cette relation amoureuse précoce, l’identification appa-
raît dès maintenant comme l’opération narcissique par excellence
(J. Florence, 1978).
Après l’homosexualité, c’est dans le voisinage de la psychose que
Freud évoque le narcissisme. Sa réflexion sur l’autobiographie du prési-
dent Schreber (Freud, 1911a) inscrit davantage encore le narcissisme

1. Nous reviendrons de façon détaillée sur les analyses freudiennes à propos de Léonard dans le
paragraphe sur la perversion : la « représentation de la femme au pénis » dans ce souvenir
d’enfant de Léonard mène Freud sur la voie du modèle fétichiste de la perversion.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 11

dans le développement libidinal, puisqu’elle considère l’amour narcis-


sique non plus comme un type de choix d’objet mais comme un stade de
l’évolution sexuelle, entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet :
Ce stade consiste en ceci : l’individu en voie de développement rassemble
en une unité ses pulsions sexuelles qui, jusque-là, agissaient sur le mode
auto-érotique afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-
même, il prend son propre corps pour objet d’amour avant de passer au
choix objectal d’une autre personne (p. 306).
C’est la fixation au choix homosexuel d’un objet, c’est-à-dire le choix
d’un objet « doué d’organes génitaux pareils aux siens propres », qui
constitue le trait narcissique commun à Léonard et à Schreber. Dans la
paranoïa de Schreber, marquée par le désir homosexuel refoulé pour
le persécuteur (Flechsig) et le délire des grandeurs, la libido retirée de
l’objet et devenue libre se fixe sur le moi et elle est utilisée pour l’agran-
dissement du moi. Pour Freud, les paranoïaques restent fixés au stade du
narcissisme, et se caractérisent par une régression libidinale qui les fait
revenir de l’homosexualité sublimée au narcissisme.
Un tel narcissisme est à l’origine du moi, dont la charge libidinale
commence à apparaître avant 1914 (P. Denis, 2000). Si le moi, ensemble
autoconservateur, est défini dans les premiers travaux de Freud comme
l’agent de la défense et du refoulement, il va s’avérer, comme la pulsion
et parallèlement à sa conceptualisation, de plus en plus composite, avec
des « moi(s) partiels » (Freud, 1908a), avec une part sexuelle. Il devient
en 1911, dans les « Formulations sur les deux principes du cours des
événements psychiques », un des lieux majeurs du conflit :
De même que le moi-plaisir ne peut rien faire d’autre que désirer, travailler
à gagner du plaisir, de même le moi-réalité n’a rien d’autre à faire que de
tendre vers l’utile et de s’assurer contre les dommages (Freud, 1911b).
Cette première partition du moi en « moi-plaisir » et « moi-réalité »
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

(qui l’un et l’autre visent au plaisir mais par des voies différentes) préfi-
gure le remplacement de l’autoconservation par la libido du moi. En
analysant l’Homme aux rats, Freud avançait déjà en 1909 cette idée d’un
investissement libidinal des pulsions d’autoconservation.
Parallèlement à la notion d’un choix ou d’un stade objectal caractérisé
comme narcissique, Freud repère et suit deux autres fils qui seront consti-
tutifs du narcissisme et de son capital libidinal : le regard et la toute-
puissance de la pensée. Il souligne en effet le rôle essentiel joué par
l’érotisation du regard dans l’étiologie de la cécité hystérique, et la
12 NARCISSISME ET DÉPRESSION

possibilité de son retournement vers le monde interne (1910b). Dans


Totem et tabou (1913), rédigé en même temps que plusieurs « grands
cas », Freud analyse la « surestimation des actions psychiques » non
seulement chez les « primitifs » avec leurs pratiques magiques mais aussi
chez les névrosés comme l’Homme aux rats, le petit Hans, et chez les
créateurs comme Léonard de Vinci ; chez les uns et les autres les consé-
quences psychiques sont identiques, que le surinvestissement libidinal de
la pensée soit originel ou bien le résultat de la régression : « narcissisme
intellectuel, toute-puissance des pensées ». Ce surinvestissement libidinal
de la pensée permet au moi d’élaborer le meurtre commis dans l’incorpo-
ration puis l’identification totémiques : là encore, comme à propos de
Léonard, l’identification apparaît comme le processus narcissique type.

1.2.2 L’introduction du narcissisme en 1914


Si ce texte, « conçu dans la hâte, la fièvre et sans doute l’enthousiasme 1 »
(Laplanche, 1970), rassemble et réélabore une notion de narcissisme déjà
en germe dans l’œuvre de Freud, c’est aussi dans un contexte polémique
qu’il introduit ce concept dans le champ de la psychanalyse : contre Jung
qui proclamait l’échec de la théorie de la libido à expliquer la schizophré-
nie, Ferenczi a déjà guerroyé, Freud prend la relève. En repartant des
observations analytiques antérieures – ses propres travaux, anthropologi-
ques et cliniques, mais aussi la « contribution au narcissisme » de Rank
(1911), la réflexion de Ferenczi au sujet des « Stades de développement
de la réalité » chez les enfants (1913) –, Freud propose avec ce concept
de narcissisme un « nouveau développement de la théorie de la libido »
(1914) qui réfuterait les limites que, selon Jung, la clinique de la psychose
imposerait au contenu sexuel de la libido.

■ La libidinalisation du moi
C’est justement la clinique qui rend nécessaire l’introduction d’un tel
concept. Le retrait de la libido d’objet sur le moi et le délire des grandeurs
ou l’hypocondrie dans la psychose, la toute-puissance de la pensée chez les
enfants et les primitifs, amènent en effet Freud à poser « un investissement
libidinal originaire du moi ; plus tard une partie en est cédée aux objets, mais,
fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers
les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique

1. « Dix-sept jours délicieux », passés à Rome en compagnie de sa belle-sœur bien-aimée, Minna


Bernays, rapporte Jones (cité par Laplanche, 1970, p. 106).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 13

envers les pseudopodes qu’il a émis » (1914). Ce nouveau concept ouvre


ainsi sur une nouvelle économie libidinale.
En déployant la métaphore bancaire, Freud souligne d’un point de vue
économique l’opposition entre libido du moi et libido d’objet : « Plus
l’un absorbe, plus l’autre s’appauvrit. » Ainsi, dans la maladie organique
« où le malade cesse d’aimer aussi longtemps qu’il souffre », comme
dans l’hypocondrie et la paraphrénie, l’investissement libidinal est retiré
des objets extérieurs pour être déposé sur le moi. Dans la psychose, la
libido, devenue libre du fait de l’absence de satisfaction d’une revendi-
cation pulsionnelle, n’est pas restée attachée à des objets fantasmatiques
comme dans la névrose : le délire des grandeurs va tenter de donner
forme, de maîtriser, d’élaborer psychiquement cette masse de libido qui
s’est retirée sur le moi. À l’inverse, dans la vie amoureuse, la surestima-
tion de l’objet aimé absorbe l’intégralité de l’investissement libidinal et
entraîne en conséquence le retrait de l’investissement narcissique.
■ Auto-érotisme, narcissisme et choix d’objet
* Narcissisme primaire et narcissisme secondaire en 1914
La question du retrait libidinal impose d’emblée à Freud la distinction
entre « un narcissisme primaire normal », dit Freud, et ce que G. Rosolato
(1976) qualifie de narcissisme secondaire « précoce ». Cette première
version du parcours entre narcissisme primaire et narcissisme secondaire,
de la vie amoureuse originaire au retrait libidinal, est bien différente de la
version qui apparaîtra avec la deuxième topique, où le narcissisme primaire
caractérisera une « monade » originaire, et le narcissisme secondaire
le résultat des identifications secondaires.
En 1914, ce narcissisme primaire – ou originaire – est à distinguer de
l’auto-érotisme, placé dès 1905 sous le régime de la pulsion partielle qui
se satisfait sur place, en chacune des zones érogènes du corps propre 1.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Dans le passage de l’auto-érotisme au narcissisme, ce n’est plus le plaisir


d’organe qui est en jeu, mais celui du moi dans son unité, sa totalité.
Le narcissisme en 1914 est précisément ce qui unifie sur un objet unique,
le moi, un auto-érotisme par définition partiel, morcelé et morcelant :
Il est nécessaire d’admettre qu’il n’existe pas dès le début, dans l’indi-
vidu, une unité comparable au moi ; le moi doit subir un développement.

1. Laplanche a souligné que si cet auto-érotisme « était bien l’état premier de la sexualité, cela ne
signifiait pas qu’il fût nécessairement l’état biologique premier » (1970, p. 114-115).
14 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Mais les pulsions auto-érotiques existent dès l’origine ; quelque chose, une
nouvelle action psychique, doit donc venir s’ajouter à l’auto-érotisme pour
donner forme au narcissisme1.

Freud ne précise pas d’où vient ce mouvement d’instauration, de muta-


tion qui vient précipiter l’auto-érotisme dans la forme narcissique
(Laplanche, 1970, p. 114). Mais il revient à cette notion de narcis-
sisme primaire dans son analyse de la vie amoureuse dont il souligne en
même temps la dimension objectale originaire :

Nous disons que l’être humain a deux objets sexuels originaires : lui-
même et la femme qui lui donne ses soins ; en cela nous présumons le nar-
cissisme primaire de tout être humain, narcissisme qui peut évidemment
venir s’exprimer de façon dominante dans son choix d’objet.

C’est la conjonction des premières satisfactions sexuelles auto-érotiques


avec l’exercice de fonctions vitales autoconservatrices, autrement dit
l’étayage des pulsions sexuelles sur la satisfaction des pulsions du moi
par la mère ou ses substituts, qui produit le développement du moi et le
constitue comme cette unité qui va devenir l’objet de l’amour narcissique.
Le moi devient ainsi objet d’amour, chargé de libido, investi au même
titre qu’un objet extérieur.
À côté de ce narcissisme primaire « normal », Freud définit, à partir de
l’analyse de la schizophrénie, le narcissisme secondaire comme le dépôt
sur le moi de la libido retirée au monde extérieur :

Ce narcissisme qui est apparu en faisant rentrer les investissements d’objet,


nous voilà donc amenés à le concevoir comme un état secondaire construit
sur la base d’un narcissisme primaire que de multiples influences ont
obscurci.

Poussé à l’extrême, ce narcissisme secondaire crée le délire des grandeurs.


* L’amour narcissique
Les deux objets sexuels originaires de l’enfant, qui fondent le narcissisme
primaire de tout être humain, sont à l’origine de ses choix d’objet amou-
reux. En ce sens, toute vie amoureuse est orientée par le narcissisme

1. Nous soulignons.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 15

primaire, quel que soit le choix d’objet, par étayage ou narcissique


proprement dit.
Dans le choix d’objet par étayage, particulièrement caractéristique de
l’homme selon Freud, le narcissisme originaire est transféré sur l’objet
sexuel extérieur, qui devient surestimé au point que dans la passion
amoureuse, la libido du moi en débordant sur l’objet s’appauvrit au profit
de cet objet : selon le type par étayage, on aime « a) la femme qui
nourrit ; b) l’homme qui protège ». Ainsi la passion amoureuse la plus
aveugle, la plus oblative, ne saurait échapper à la passion narcissique
originaire, puisque la charge énergétique qui la sous-tend provient de cet
auto-investissement narcissique.
Dans le choix d’objet narcissique, le transfert du narcissisme originaire
sur l’objet sexuel extérieur n’a pas lieu, la libido narcissique prévaut :
c’est le cas des pervers et des homosexuels qui se cherchent eux-mêmes
comme objet d’amour, dit Freud, mais aussi de nombreuses femmes qui
peuvent se suffire à elles-mêmes, comme le font les enfants :

On aime, selon le type narcissique, a) ce que l’on est soi-même ; b) ce que


l’on a été soi-même ; c) ce que l’on voudrait être soi-même ; d) la personne
qui a été une partie du propre soi.

Si avoir un enfant peut mener la femme au plein amour d’objet,


l’enfant reste pour ses deux parents, à l’image de leur propre narcissisme,
« His Majesty the Baby », comme on s’imaginait être jadis l’héritier de
cette immortalité du moi que la réalité bat en brèche. Est-ce à dire que
l’amour parental, comme l’amour homosexuel, procéderait d’un amour
narcissique, le narcissisme infantile de l’enfant renvoyant dans un jeu de
miroir sans fin au narcissisme infantile des parents ? Laplanche préfère
comprendre les états narcissiques mégalomaniaques de l’enfant « à partir
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la toute-puissance parentale vécue comme telle par l’enfant, et de son


introjection » (1970, p. 122).

■ Le destin de la libido narcissique : refoulement et idéalisation

La libido narcissique, ou libido du moi, vient ainsi s’opposer à la libido


d’objet, comme l’investissement sexuel de l’objet-moi s’oppose à l’inves-
tissement sexuel de l’objet au-dehors. Mais quel que soit leur objet, ces
deux types de libido appartiennent l’un et l’autre à la pulsion sexuelle,
elle-même opposée aux pulsions du moi qui sont en 1914 des pulsions
d’autoconservation non sexuelles.
16 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Qu’advient-il chez l’adulte de sa libido du moi, après que le narcis-


sisme originaire de l’enfant a été exposé au « complexe de castration1 »
et aux défenses qu’il suscite, notamment au refoulement, alors même que
le refoulement provient du moi ou, plus précisément, de l’estime de soi
qu’a le moi ?
La formation d’idéal permet à la fois le refoulement, dont elle est du
côté du moi la condition, dit Freud, et la sauvegarde de la satisfaction
libidinale narcissique.

C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait
dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce
nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de
toutes les perfections (Freud, 1914).

Si les réprimandes des autres et le propre jugement de l’enfant ont


troublé la perfection narcissique de l’enfant, « il cherche à la regagner
sous la nouvelle forme de l’idéal du moi ».
À la différence de la sublimation où la pulsion sexuelle est déviée sans
refoulement « sur un autre but, éloigné de la satisfaction sexuelle »,
l’objet libidinal dans le processus d’idéalisation – qu’il s’agisse du moi
ou d’un objet extérieur – est « agrandi et exalté psychiquement sans que
sa nature soit changée », tandis que les exigences du moi sont augmentées –
d’où le refoulement.
G. Rosolato (1976) oppose l’idéalisation aux idéaux, en éclaircissant la
distinction post-freudienne entre idéal du moi et moi idéal. L’idéalisation,
où domine massivement le fantasme inconscient, produit l’instance du
moi idéal – que Kohut décrira comme « soi grandiose », nous y revien-
drons –, tandis que sur le registre de l’idéal du moi, les idéaux s’affran-
chissent de l’omnipotence et de la massivité de l’idéalisation, se
localisent et s’adaptent à la réalité. Dans l’idéalisation comme dans les
idéaux ainsi définis, le narcissisme est prévalent, et découle de la toute-
puissance de la pensée qui idéalise le pouvoir parental ou le moi primitif
et efface ainsi la dépendance infantile.
Notre conscience morale, dit Freud, est cette instance psychique qui a
pour tâche « de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcissique

1. Freud définit ici le complexe de castration comme « angoisse concernant le pénis chez le
garçon, envie du pénis chez la fille ».
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 17

provenant de l’idéal du moi et qui, dans cette intention, observe sans


cesse le moi actuel et le mesure à l’idéal ». Gardienne de l’idéal du moi,
elle est l’incarnation de l’influence critique des parents et de l’entourage
(les éducateurs, les autres, l’opinion publique, etc.) : « De grandes quan-
tités d’une libido essentiellement homosexuelle furent ainsi attirées pour
former l’idéal du moi narcissique » (1914).
Freud relie ici étroitement l’angoisse de perte d’amour de la part de
l’objet et la culpabilité narcissique : si cet idéal du moi narcissique n’est
pas accompli, la libido homosexuelle que l’insatisfaction libère « se
transforme en conscience de culpabilité (angoisse sociale). La conscience
de culpabilité était originellement l’angoisse d’être châtié par les parents,
ou plus exactement de perdre leur amour ». Dans la paranoïa, cette
conscience morale qui observe et ces voix qui critiquent reviennent au
malade, en révolte contre cette instance de censure, selon un processus
régressif, comme une action hostile de l’extérieur. Hors pathologie, plus
globalement, l’auto-observation et l’autocritique sont au service des
opérations de pensée – par exemple, de l’introspection philosophique :
Lacan a largement développé cette communauté d’origine entre connais-
sance et paranoïa.
Ainsi le développement du moi est éminemment paradoxal : il
« consiste à s’éloigner du narcissisme primaire, et engendre une aspira-
tion intense à recouvrer ce narcissisme. Cet éloignement se produit par le
moyen du déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé de l’extérieur,
la satisfaction par l’accomplissement de cet idéal ».

■ L’idéal du moi à l’origine de la perversion conçue en 1914


comme régression narcissique
Freud revient à la fin de « Pour introduire le narcissisme » sur la perver-
sion, à partir de laquelle il avait commencé son article. Mais le narcis-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sisme comme fixation à l’amour de soi n’est plus une perversion, alors
même que dans les Trois essais de 1905, c’est cette fixation qui caracté-
risait la perversion, comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant.
En 1914, c’est la perversion elle-même qui devient un avatar du narcis-
sisme, une stase dans le développement de l’idéal du moi : quand l’idéal
du moi ne s’est pas développé et n’a donc pas fait refuser par la conscience
morale ce que la satisfaction libidinale objectale pouvait avoir
d’« inconciliable » avec les représentations du moi, alors « la tendance
sexuelle pénètre telle quelle, comme perversion, dans la personnalité.
Être à nouveau, comme dans l’enfance, et également en ce qui concerne
18 NARCISSISME ET DÉPRESSION

les tendances sexuelles, son propre idéal, voilà le bonheur que veut
atteindre l’homme » (Freud, 1905).
La passion amoureuse elle-même est organisée sur un mode pervers,
dans la mesure où elle supprime le refoulement et élève l’objet sexuel au
rang d’idéal sexuel. Et la névrose n’échappe pas à ce même mouvement
narcissique pervers, quand l’excès d’investissement objectal appauvrit le
moi et prive d’accomplissement l’idéal du moi au point que seul un choix
d’objet de type narcissique lui permettra de restaurer sa toute-puissance
narcissique endommagée.
Une telle conception de l’idéal du moi éclaire en fait toutes les forma-
tions psychopathologiques, de la névrose à la psychose, et notamment la
paranoïa, « souvent causée par une atteinte du moi, par une frustration de
la satisfaction dans le domaine de l’idéal du moi » (Freud, 1905, p. 105).
Elle éclaire aussi la psychologie collective : « Outre son côté individuel,
cet idéal a un côté social, c’est également l’idéal commun d’une famille,
d’une classe, d’une nation. Outre la libido narcissique, il a lié un grand
quantum de la libido homosexuelle d’une personne, libido qui, par cette
voie est retournée dans le moi » : l’angoisse sociale, c’est cette libido
homosexuelle qui retourne dans le groupe quand les idéaux collectifs
sont insatisfaits. Freud reprendra cette analyse dans « Psychologie des
masses et analyse du moi », en 1921.
En introduisant le narcissisme qui remanie profondément les fonde-
ments de la métapsychologie, Freud, loin de désexualiser la libido comme
le fait Jung, resexualise le moi, qui devient l’un des deux pôles d’investis-
sement libidinal. Ainsi, comme l’écrit Laplanche (1987), « auto-érotisme
et narcissisme ne définissent pas des modes de relation au monde mais
des modes de fonctionnement sexuel et de plaisir ». Cette vie sexuelle
ainsi inaugurée vient se greffer sur la vie relationnelle.
Si Freud s’attache à la relation narcissique en examinant le type
d’objet investi (le moi, le corps, l’autre), il met aussi l’accent, avec sa
métaphore bancaire, sur l’investissement lui-même : le narcissisme, c’est
d’abord une activité d’investissement (narcissique) à laquelle le moi
s’emploie.
Pour ces raisons, le narcissisme est bien plus qu’un stade : avec sa
fonction unifiante, rassemblante, à l’opposé d’une force de dissolution, il
est la moitié de l’économie libidinale – et la moitié la plus productrice,
puisque c’est du moi qu’émanent les capacités d’investissement de
l’objet, lequel est l’autre moitié de l’économie libidinale.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 19

En même temps, le moi, dont le narcissisme apparaît en 1914 presque


comme le synonyme, se compose de différentes instances. Celles-ci préfi-
gurent la structure du moi dans la deuxième topique : la conscience
morale de 1914 deviendra le surmoi en 1923 dans « Le moi et le ça ».
Ces instances relativisent d’ailleurs l’équivalence entre narcissisme et
moi : avec ces instances qui forment le système du moi (moi idéal,
idéal du moi, surmoi), la libido narcissique a plusieurs objets. Si le
narcissisme malgré sa fonction unifiante est divisible (narcissisme
primaire et secondaire), cette division est portée par le « développement
du moi », en tant qu’il est organisé par l’œdipe ; bien plus, ce dévelop-
pement porte la division au sein même du narcissisme primaire, perdu/à
retrouver.

1.2.3 Destins du narcissisme de 1914 à 1920

L’introduction du concept de narcissisme est l’un des facteurs qui ont


conduit Freud à reprendre les fondements de sa métapsychologie. Et en
même temps, dans les compléments qu’il va apporter à sa théorisation du
narcissisme de 1914 à 1920, il privilégie une seule de ses dimensions : la
relation narcissique à l’objet.

■ Le moi narcissique est le moi-plaisir purifié


(« Pulsions et destins des pulsions », 1915a)

Soucieux aussi d’élucider les rapports entre l’amour et la haine, laquelle


déferle dans la réalité extérieure en ce début de guerre mondiale, Freud
revient en 1915 sur le concept de pulsion avancé en 1905 et sur la parti-
tion du moi en moi-plaisir et moi-réalité, conséquence des deux principes
qui régissent le fonctionnement mental évoqués dans les « Formulations
sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911b).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Il décrit les stades précoces de la constitution du moi, en faisant coïncider


les deux séries d’oppositions, monde intérieur/monde extérieur et moi-
plaisir/moi-réalité, au terme d’un long processus psychique d’introjection
et de projection.
Dans ce texte, Freud tend à rabattre le narcissisme sur l’auto-érotisme,
nettement distingués en 1914 :

Le moi se trouve originairement […] investi pulsionnellement et en partie


capable de satisfaire ses pulsions sur lui-même. Nous appelons cet état
celui du narcissisme et cette possibilité de satisfaction auto-érotique.
20 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le monde extérieur n’est pas, à ce moment-là, investi d’intérêt (pour parler


en général) et il est, pour ce qui est de la satisfaction, indifférent (Freud,
1915a)1.

« En partie » : ce rabattement du narcissisme sur l’auto-érotisme,


que Laplanche (1987) a souligné et critiqué, reste ici partiel. Freud
rappelle en note l’étayage du désir sur le besoin, satisfait par l’extérieur
qui vient secourir le nourrisson en détresse : cet « état originaire narcis-
sique » n’est pas une monade, « la mère couvre l’auto-érotisme de
l’enfant » dit André Green en commentant ce passage (1966-1967).
« Sous la domination du principe de plaisir », le moi auto-érotique qui
reçoit des objets en provenance du monde extérieur va connaître un
nouveau développement : il accueille les objets qui sont sources de plaisir
en les introjectant, selon une expression que Freud emprunte à Ferenczi
(1909), et d’un autre côté, il expulse, en le projetant au-dehors, ce qui
dans son intérieur propre lui devient occasion de déplaisir (Freud,
1915a). Par ce mécanisme de la projection :

Il se change ainsi à partir du moi-réel initial, qui a différencié intérieur et


extérieur selon un bon critère objectif, en un moi-plaisir purifié qui place
le caractère de plaisir au-dessus de tout autre : le monde extérieur se divise
pour lui en une part-plaisir qu’il s’est incorporée, et un reste qui lui est
étranger. De son moi propre, il a extrait une partie constitutive qu’il jette
dans le monde extérieur et ressent comme hostile (Freud, 1915a, p. 180).

Cette « entrée de l’objet dans le stade du narcissisme », selon la belle


formule de Freud, succède au narcissisme primaire, au « stade purement
narcissique » dit Freud, qui n’était pas anobjectal pour autant, mais où
l’objet restait dans le registre du besoin ; il inaugure le « stade d’objet » –
un objet qui n’existe comme objet d’amour que pris dans une relation
narcissique au moi. Source de plaisir, cet objet aimé et incorporé au moi
est vécu comme intérieur ; source de déplaisir, il est rejeté à l’extérieur et
vécu comme étranger et haï. L’objet naît à l’extérieur dans une relation de
haine, cette haine « plus ancienne que l’amour » qui ne saurait désigner
que « la relation du moi total aux objets », qui « prend source dans la
récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de
stimulus, récusation émanant du moi narcissique » (ibid., p. 184).

1. Souligné par nous.


HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 21

Freud reviendra dans « La négation » (1925) sur l’opérateur logique et


symbolique de cette haine, en maintenant sa fonction différenciatrice
dehors/dedans, qui fonde le moi et l’objet :

Le moi-plaisir originel […] veut s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui
tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, et qui se trouve au-dehors,
est pour lui tout d’abord identique.

Ce rejet du déplaisant, tel qu’il s’énonce dans ce premier « non » qui


fonde aussi, à partir du premier couple d’opposés moi/non-moi, le juge-
ment d’attribution (bon/mauvais) et à sa suite le jugement d’existence
(réel/fictif), ouvre ainsi l’espace de la représentation et de la pensée, en
rendant possible leurs déplacements. Mais la négation a un double fond :

Au-delà de sa part symbolique, qui dégage la pensée de l’emprise du plai-


sir en déclarant officiellement y renoncer, sa part négativiste se découvre.
En radicale opposition avec la négation, le négativisme qui signe la faillite
de la perception de la réalité et la disparition du désir est le refus du renon-
cement lui-même : il ouvre les voies à la psychose et à la mort1.

Dès 1915, pour Freud, la première relation du moi à l’objet source de


déplaisir est ainsi une relation narcissique-de haine, non sexuelle :

Le moi hait, exècre, persécute, avec des intentions destructrices, tous les
objets qui deviennent pour lui sources de sensations de déplaisir, qu’ils si-
gnifient pour lui indifféremment un refusement de satisfaction sexuelle ou
un refusement de la satisfaction de besoin de conservation. On peut même
affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas
issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son
affirmation (1915a, p. 183).

Cette haine narcissique originaire marque l’objet, qui naît en tant


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

qu’objet total et différencié dans la haine. Elle marque aussi le moi, dont
elle garantit le territoire et les frontières.

1. Extrait du préambule du numéro des Libres Cahiers pour la psychanalyse autour de la lecture de
« La négation » de Freud (Dire non, automne 2000). De ce négativisme, la formule de Bartleby,
le héros « intraitable » de Herman Melville, « I would prefer not to, je préfèrerais pas » comme
la traduit Pierre Leyris, offre un écho bouleversant qu’analyse Pontalis dans ce même numéro.
Le commentaire parlé sur « La négation » de Freud que le philosophe Jean Hyppolite fit au
séminaire de Lacan est également précieux pour accompagner la lecture de ce court article
fondamental de Freud (in Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 879-888).
22 NARCISSISME ET DÉPRESSION

■ Le narcissisme, « une identification narcissique à l’objet » :


« Deuil et mélancolie » (1917)

Freud poursuit l’élaboration de cette relation narcissique qu’est l’incor-


poration de l’objet d’amour en se penchant sur le problème du deuil et ses
rapports avec la mélancolie, qu’il qualifie de « névrose narcissique ».
Il examine ainsi dans « Deuil et mélancolie » la perte de l’objet et ses
effets sur le moi. Même s’il y poursuit l’étude des composantes du moi,
qu’il appelle ses « institutions », il y réduit le champ du narcissisme à
« une identification narcissique à l’objet ».
L’identification narcissique se caractérise par une introjection de
l’objet qui, pour Freud, marque souvent la genèse de l’homosexualité
masculine, et toujours celle du processus mélancolique. Dans ses recher-
ches sur Léonard de Vinci (1910a), il avait montré que l’identification à
la mère sert de substitut à la figure maternelle abandonnée ou perdue, et
permet au jeune homme « fixé à sa mère » de la conserver à l’intérieur de
lui grâce à l’identification narcissique qui remplace un moi-objet-sexuel-
pour la mère par d’autres objets aimés de la même manière ; il n’y a pas
de renoncement à la fixation aux objets d’amour infantiles incestueux, ce
qui représente l’un des destins pervers du complexe d’Œdipe. Dans la
mélancolie et son cortège d’autoreproches, l’amour pour l’objet, qui ne
peut pas être abandonné tandis que l’objet lui-même est abandonné, s’est
réfugié dans l’identification narcissique, tandis que la haine s’exerce sur
cet objet substitutif en le faisant souffrir, avec une satisfaction sadique.
L’identification narcissique compense ainsi la perte de la relation d’objet
grâce à la régression mélancolique qui installe l’objet dans le moi (Freud,
1917).
À côté de l’identification hystérique, où le sujet s’identifie à un trait
idéal, narcissiquement investi, de l’autre pris comme double et en même
temps réellement investi (J. Florence, 1978), l’identification narcissique
résulte ainsi d’un long processus, depuis l’incorporation cannibalique de
l’objet convoité et ainsi anéanti jusqu’à l’introjection de fantasmes
portant sur cet objet.
Entre 1914 et 1920, le concept de narcissisme paraît se rétrécir : il
devient synonyme du moi, lequel se définit par une identification à
l’image d’autrui, ou une relation spéculaire à l’objet interne. Quelle place
va-t-il garder dans la seconde théorie des pulsions que Freud introduit en
1920 ?
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 23

1.2.4 Le narcissisme après 1920

Le primat du principe de plaisir laisse inexpliqués plusieurs faits clini-


ques, comme le retour de l’expérience traumatique dans les névroses de
guerre, la répétition du départ de la mère mise en scène par l’enfant dans
le jeu de la bobine, l’éternel retour du même dans la névrose de destinée,
ainsi que le sadisme et le masochisme, comme Freud le précisera dans
ses Nouvelles Conférences en 1932. Freud en vient donc à faire l’hypo-
thèse d’une « compulsion de répétition, plus originelle, plus pulsionnelle
qui est au-delà du principe de plaisir » (1920a). Il en fait « une force de
déliaison, antagoniste de la libido car visant la vidange de l’énergie
pulsionnelle jusqu’au niveau zéro selon le principe de Nirvana, ou prin-
cipe d’inertie ; elle s’oppose à cette autre forme de répétition visant au
plaisir selon le principe de constance », fondement économique du prin-
cipe de plaisir qui vise à maintenir dans l’appareil psychique une quantité
constante d’excitation, et un minimum d’investissement de par l’épreuve
de réalité (R. Menahem, 2000, p. 39). Le principe de constance participe
d’Éros, tandis que le principe de Nirvana, ou d’inertie, tendance origi-
nelle de l’appareil psychique à se maintenir en état de non-excitation,
participe de Thanatos.
La compulsion de répétition, cet « automatisme démoniaque » dit
Freud (1920a), relève ainsi, d’après lui, des pulsions de mort qui tendent
à ramener chaque organisme vivant à leur état antérieur, inorganique.
Éros et Thanatos peuvent travailler ensemble, ou l’un contre l’autre : le
moi peut ainsi être visé par la pulsion de mort.
Freud précisera dans « Le moi et le ça » que l’union de ces dange-
reuses pulsions de mort à des « composantes érotiques » les rend en
partie inoffensives, en les déviant à l’extérieur sous forme d’agression, de
sadisme, « mais pour leur grande partie elles poursuivent indubitable-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ment leur travail interne sans entraves » : en l’absence d’intrication


pulsionnelle, les pulsions de mort visent à la destruction pure.
Freud donne comme exemple de ce travail de mort « la cruauté du
surmoi » envers le moi, qui se déchaîne dans la mélancolie, toujours
névrose narcissique mais devenue « pure culture de la pulsion de mort » :
« La composante destructrice s’est retranchée dans le surmoi et s’est
tournée contre le moi », au point de « mener le moi à la mort, si ce
dernier ne se défend pas à temps de son tyran en virant dans la manie »
(1923).
24 NARCISSISME ET DÉPRESSION

■ Identification narcissique, identification mélancolique :


« l’hétérogénéité native du moi »

Freud revient en 1923 sur l’identification mélancolique évoquée en 1914,


en 1917 dans « Deuil et mélancolie », puis en 1921 dans « Psychologie
des masses et analyse du moi ». Dans cette régression narcissique qu’est
l’identification mélancolique, le moi, en introjectant l’objet haï, devient à
son tour haïssable pour cette autre partie du moi qu’est l’idéal du moi,
lui-même constitué d’identifications successives aux objets infantiles et
de transferts libidinaux.
L’identification mélancolique, où le moi se fait ainsi l’objet du moi,
« se substitue à la relation d’objet et permet au moi de ne pas mourir avec
sa disparition […] Ce qui se découvre avec la régression mélancolique,
c’est l’hétérogénéité native du moi, liée aux multiples identifications dont
il est l’héritier, et par là-même ses failles naturelles, lieux virtuels de sa
fracture et de son morcellement possible » (Rolland, 1998). Ainsi la frac-
ture du moi, la scission active que le processus mélancolique accomplit à
partir des failles naturelles du moi serait pour Rolland à l’origine de tout
processus psychotique, qui travaillerait à autonomiser des partis en
guerre, à l’opposé du processus analytique qui, lui, travaille à unifier « les
multiples sujets de l’être ».
Sans entrer dans le détail de la complexe théorie freudienne des identi-
fications largement développée par J. Florence (1978), il faut souligner
qu’avec ce troisième remaniement du dualisme pulsionnel, le processus
identificatoire en lequel cette hétérogénéité constitutive du moi prend sa
source, revêt nettement un double caractère. Modifiant le moi par trans-
formation des investissements du ça, l’identification se met au service du
narcissisme, elle maintient le moi qu’elle enrichit des traits repris à
l’objet : elle a ainsi une fonction positive. Mais, en tant qu’elle désexua-
lise l’énergie pulsionnelle, l’identification défait le mélange pulsionnel et
libère les pulsions de mort jusque-là neutralisées par leur mélange avec
Éros, et elle peut alors avoir une fonction négative et menacer de mort le
moi : ainsi dans la mélancolie, où les pulsions de mort se déchaînent
contre le moi.
Cette activité de la pulsion de mort n’est pas l’apanage de la mélan-
colie. En affirmant que « par son travail d’identification et de sublimation, le
moi aide les pulsions de mort », Freud (1923) nous laisse peut-être la
pointe la plus étrangement familière de son scalpel, qui ouvre à des
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 25

débats d’une grande actualité sur la barbarie et les limites éventuelles du


« travail de culture ».
■ La nouvelle conception du moi : libido du moi, pulsions du moi
Hétérogène, le moi commençait à l’être dès 1914, puisqu’en introduisant
le narcissisme, Freud avait précisément commencé à repérer les instances
qui composent le moi, et dès 1915, il avait renoncé à définir le moi par la
conscience : il évoquait dans son article sur « L’inconscient » (1915c),
une partie inconsciente du moi. Mais cette hétérogénéité se renforce
après 1920 : non seulement le moi est ce feuilletage d’identifications
dans lequel la régression mélancolique peut s’enfoncer, mais il est aussi
le lieu d’élection de l’union et de la désunion pulsionnelles entre Éros et
Thanatos : il travaille entre pulsions de vie et pulsions de mort. Selon
J. Florence (1978), l’analyse de la mélancolie ne fait que souligner que
les pulsions de mort sont, à côté des pulsions libidinales narcissiques et
objectales, des pulsions originaires du moi.
Se renforce aussi, après 1920, la fonction de limite du moi et de média-
tion entre les dangers du monde externe et ceux du monde interne, qu’ils
émanent de la libido du ça ou de la sévérité du surmoi. Le moi, cette
« pauvre créature » (1923) qui sert ainsi trois maîtres (le monde extérieur,
le ça et le surmoi) devient cet « être-frontière » qui « tente de faire la
médiation entre le monde et le ça, de rendre le ça docile au monde, de
rendre le monde, grâce à l’action musculaire, conforme au désir du ça »
(ibid.).
Cet « être-frontière » n’est cependant pas qu’un « être de surface » : il
prend sa source dans l’organisme, dont il est la projection dans le
psychisme :
Le moi est en dernier ressort dérivé de sensations corporelles, principale-
ment de celles qui naissent à la surface du corps. Il peut ainsi être considéré
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

comme une projection mentale de la surface du corps à côté du fait qu’il


représente la superficie de l’appareil mental (1923).

La notion du moi prend ainsi, avec le nouveau dualisme pulsionnel,


une nouvelle extension, comme le soulignent Laplanche et Pontalis
(1967) : ce moi corporel est à la fois produit par une différenciation
progressive du ça à partir du système perception-conscience, et objet
clivé par le ça et son héritier le surmoi. Il a à lutter contre l’angoisse de
castration que suscite la menace exercée par le surmoi et la figure infan-
tile toute-puissante qui nourrit ce surmoi, et contre les « produits
26 NARCISSISME ET DÉPRESSION

d’élaboration » de cette angoisse (conscience morale, scrupules de


conscience, culpabilité).
En tant qu’objet visé par le ça, le moi hérite de la théorie économique
du narcissisme amorcée en 1914, réaffirmée jusqu’aux derniers écrits de
Freud et mise en évidence par la clinique des mélancoliques qui dépré-
cient et haïssent leur moi, ou la clinique des maniaques dont le moi se
trouve élargi jusqu’à fusionner avec le moi idéal.

■ Narcissisme primaire et narcissisme secondaire


dans la deuxième topique
La position du couple narcissisme primaire/narcissisme secondaire se
trouve considérablement modifiée d’une topique à l’autre. Dans la
deuxième topique, le narcissisme primaire ou originaire va être posé
comme stade premier de l’être humain, antérieur à la constitution d’un
moi. Le prototype du narcissisme primaire n’est plus « Sa majesté le
Bébé » comme en 1914 : ce nourrisson plein de l’orgueil parental et
caressé par les soins maternels s’efface après 1920 devant la vie intra-
utérine, et cette monade devient le modèle du narcissisme primaire, selon
le modèle biologique de la « symbiose » ou de l’indifférenciation dont
Laplanche (1987) dénoncera la fortune psychanalytique.
Le narcissisme primaire, défini en 1914 comme résultat d’une nouvelle
action psychique sur les pulsions auto-érotiques originelles, ou dans les
années suivantes comme identification narcissique et relation spéculaire à
un objet interne, devient après 1920 presque synonyme d’état « ano-
bjectal ». Alors qu’en 1914 il posait une équivalence entre narcissisme du
moi et narcissisme primaire, puisque le moi fondait le narcissisme, dans
« Le moi et le ça » (1923), Freud déclare le narcissisme du moi secondaire
par rapport à ce narcissisme primaire anobjectal.
* Masochisme originaire et agressivité du surmoi
La soumission du moi au surmoi sadique, qui peut aller jusqu’à l’auto-
destruction du moi, ne peut se produire sans satisfaction libidinale,
montre Freud dans « Le problème économique du masochisme »
(1924b). Il fait ainsi l’hypothèse d’un « masochisme originaire », ou
primaire, irréductible au retournement du sadisme sur la personne propre
à l’œuvre dans la mélancolie, qui limite la désunion pulsionnelle. Un tel
masochisme se décline d’après Freud sous trois formes : un masochisme
érogène (comme « mode de l’excitation sexuelle »), un masochisme
féminin (comme « expression de l’être de la femme » ou de l’« être
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 27

féminin » des hommes) et un masochisme moral (comme « norme du


comportement dans l’existence »), qui « devient le témoin classique de
l’existence de l’union pulsionnelle » (1924b).
Le masochisme est d’emblée érogène : ce « plaisir de la douleur » est
précisément l’œuvre de cette partie de la pulsion de mort demeurée dans
l’organisme, qui s’y trouve « liée libidinalement à l’aide de la co-excitation
sexuelle », dit Freud en reprenant le modèle de ce mécanisme physiolo-
gique infantile décrit dès 1905 dans les Trois essais sur la théorie
sexuelle ; dans ce mécanisme, la tension de la douleur et du déplaisir se
superposait à la tension de l’excitation et du plaisir en créant ainsi des
points de contact à même la zone érogène.
Dans « Le problème économique du masochisme », la coexcitation
libidinale ne se réduit pas à un seul mécanisme physiologique : elle naît
d’une mécanique fantasmatique, le masochisme érogène réactualisant
dans le fantasme de fustigation le désir œdipien pour le père. Le maso-
chisme moral « resexualise » la morale par la même régression au
complexe œdipien dans son versant surmoïque. Une telle régression
donne un autre éclairage sur l’agressivité du surmoi et la soumission du
moi au surmoi sadique : dans Malaise dans la civilisation (1930), Freud
revient sur cet « autre proche », littéralement cet « homme d’à côté »
(Nebenmensch) dont il esquissait la figure en 1895(a), pour faire provenir
l’agressivité du surmoi de l’intensité de la revendication pulsionnelle
insatisfaite elle-même :

[…] une agressivité considérable a dû se développer chez l’enfant contre


l’autorité qui lui défendait les premières, mais aussi les plus importantes,
satisfactions ; peu importe d’ailleurs le genre de pulsions auxquelles cette
autorité défendait expressément de donner libre cours. Force était à l’enfant
de renoncer à satisfaire cette agressivité vindicative (1930).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Par identification, le surmoi « s’approprie toute l’agressivité qu’on eût


préférée en tant qu’enfant pouvoir exercer contre l’autorité elle-même ».
Ce renversement de situation dans la fantaisie vengeresse de l’enfant de
Malaise dans la civilisation – « Si j’étais le papa et toi l’enfant, comme je
te maltraiterais ! » – était déjà à l’œuvre dans la bravade de l’enfant à la
bobine – « Eh bien, pars donc, je n’ai pas besoin de toi, c’est moi qui
t’envoie promener » –, ainsi Freud traduit-il le message envoyé à sa mère
par le petit joueur à la bobine (1920a, p. 54).
28 NARCISSISME ET DÉPRESSION

1.3 Après Freud : le narcissisme et ses doubles


1.3.1 Le moi et le soi
Ce sont des exigences liées à leur clinique qui ont amené des psycha-
nalystes anglo-saxons à ajouter la notion de self à la métapsychologie
freudienne du moi, ainsi révisée : ils tentent avec cette notion de répondre
aux problèmes rencontrés dans certaines cures, qu’il s’agisse par exemple
des patients qu’Hélène Deutsch (1942) appelle « as if », à l’espace
psychique vide d’émotion malgré leur adaptation à la réalité externe, ou
des psychotiques qui recourent selon Edith Jacobson (1975) à l’externali-
sation pour maîtriser des parties de soi impossibles à intégrer sur une
scène psychique interne.
Malgré l’écart linguistique et culturel entre le registre du self anglais
qui évoque davantage l’expérience d’un espace psychique personnel
tandis que le soi en français se réfère davantage à l’arrimage du repère
fixe et clos du « quant à soi », la notion de « soi » met l’accent, à côté de
la fiction de l’appareil psychique freudien, sur sa réalité vivante (Pontalis,
1973).
La notion de self, qui prend des acceptions bien différentes selon les
auteurs – E. Jacobson évoque un « self primaire psychophysiologique »,
Erik Erikson une « identité » –, se développe globalement dans la littéra-
ture anglo-saxonne selon deux orientations. Assimilée à l’élan vital, cette
notion finit par amener des auteurs comme Hans Guntrip (1968) à
désexualiser la libido, en remplaçant le moi freudien par un soi naturel
primaire qui se développe et s’accomplit jusqu’à un soi total : un tel recen-
trage sur la personne s’éloigne de la prévalence accordée au sexuel et à
l’inconscient, et donc des acquis les plus novateurs de la psychanalyse
freudienne. Une autre conception du self le définit dans la lignée d’Hart-
mann comme « instance représentative des investissements narcissiques »
(Green, 1983, p. 80). En France, Bela Grunberger (1971) avait déjà proposé
d’ajouter aux instances de la deuxième topique, moi, ça et surmoi, une
quatrième instance, le narcissisme.

■ La psychologie du moi
Heinz Hartmann, Ernst Kris et Rudolf Loewenstein, analystes viennois
qui fuirent le nazisme en émigrant aux États-Unis, se proposèrent à partir
des années 1950 de clarifier le concept freudien du moi, trop polysé-
mique à leurs yeux puisqu’il décrit à la fois l’objet de l’amour narcissique
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 29

et une instance psychique opposée aux autres instances de la personna-


lité, pourvue de fonctions trop multiples. Ces fonctions, qui assurent
l’épreuve de réalité et la défense anti-pulsionnelle, sont même à leurs
yeux contradictoires.
Hartmann (1950) va ainsi définir le narcissisme comme l’investisse-
ment libidinal non du moi mais du soi (self) : le self va « s’opposer à
l’objet tout en faisant partie du moi » (A. Oppenheimer, 1996). Et le moi-
instance ne garde qu’une partie des fonctions qu’il avait chez Freud :
Hartmann privilégie en effet l’adaptation, qui chez l’être humain régule
les rapports entre l’environnement et un organisme dont l’autoconservation
n’est pas biologiquement garantie.
L’adaptation est pour Hartmann, Kris et Loewenstein l’une des fonc-
tions du moi. À côté des pulsions au-dedans et de la réalité au-dehors, le
moi, loin comme pour Freud de dériver du ça, serait pour Hartmann une
troisième force du développement, parallèle à la maturation biologique,
ouverte sur l’environnement, et susceptible de constituer « une aire libre
de conflits » où les mouvements pulsionnels, tant libidinaux qu’agressifs,
sont neutralisables si la réalité externe n’entrave pas sa maturation.
S’ajoute ainsi aux points de vue topique et dynamique un point de vue
génétique, au rôle prévalent ; du point de vue économique, dans cette
conception toute l’énergie du ça peut se mettre à la disposition des buts
du moi, à condition que les fonctions de synthèse et d’intégration du moi
soient opérantes.
En écartant de l’analyse du moi toute sa dimension spéculaire, de
méconnaissance et d’organisation défensive contre les revendications
pulsionnelles, à laquelle s’attachera Lacan, la psychologie du moi privilé-
gie ses « fonctions autonomes » de régulation et d’adaptation à la réalité
externe. Au lieu de se centrer sur la réalité psychique interne, comme le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

propose Freud, elle souligne l’impact du monde extérieur sur le dévelop-


pement de l’individu, ce qui l’amène à compléter et parfois transformer la
théorisation freudienne du moi. Après le discrédit violent jeté par Lacan
(1956) sur « de vieilles nouveautés et de nouvelles vieilleries » au plus
loin de la chose freudienne, Agnès Oppenheimer (1996) a étudié de près
ces courants psychanalytiques nés aux États-Unis : elle met en évidence
comment ils intègrent la psychanalyse dans une psychologie que parado-
xalement ils fondent. C’est précisément ce risque de diluer le vif de la
découverte analytique – la conflictualité intra-psychique, le sexuel et
l’inconscient – qu’a vivement dénoncé Lacan dès les années 1950.
30 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Otto Kernberg (1975), en étudiant les états limites (borderline) et les


personnalités narcissiques – notions importées en France par Bergeret
(1970), largement développées et remaniées par André Green (1983,
1990), notamment à partir de la psychanalyse britannique – a hérité
directement d’Hartmann la conception du narcissisme normal comme
investissement libidinal du soi, dont l’origine n’est pas seulement
pulsionnelle. Cet investissement libidinal naît aussi des relations entre le
soi et d’autres structures intra-psychiques – au sein du moi, du surmoi et
du ça. Kernberg définit en effet le soi comme « une structure intra-
psychique constituée des multiples représentations de soi et des tendan-
ces affectives qui y correspondent » : au-delà du narcissisme normal, une
telle structure intègre des éléments investis de façon libidinale et agres-
sive, et cette intégration de l’amour et de la haine est indispensable pour
ce qu’il appelle « une capacité d’amour normal ».

Les représentations du soi sont les structures cognitives et affectives qui


traduisent la perception qu’une personne a d’elle-même dans ses interactions
réelles avec d’autres personnes importantes et dans ses interactions fantas-
matiques avec les représentations internes de ces autres personnes, c’est-
à-dire avec les représentations d’objet (p. 128).

Le soi fait partie du moi, comme en font partie les représentations


d’objet et les images idéales – de soi, de l’objet.
Le narcissisme est ainsi défini par Kernberg comme l’intériorisation de
représentations de soi et d’autrui, et « ce sont les aléas de ces intériorisa-
tions, donnant à la formation de l’image de soi des particularités de déve-
loppement, qui expliquent la diversité des organisations narcissiques »
(D. Marcelli, in Kernberg, 1975b, trad. fr., 1980, p. 10).

■ La psychologie du self : Heinz Kohut


Kohut, qui lui aussi pour fuir Vienne et le nazisme émigre aux États-Unis,
va approfondir la redéfinition du narcissisme amorcée par Hartmann.
Avec Kohut, le self, noyau d’identifications et centre des processus de
défense et de résistance, va se séparer davantage encore du moi et devenir
autonome au point de fonder une nouvelle métapsychologie. Alors que le
retrait narcissique de la libido sur le moi était considéré comme un obsta-
cle à la cure et au transfert, Kohut, en privilégiant l’empathie dans
l’écoute, s’est attaché à la valeur défensive de ces résistances narcissiques
dans la cure, devant des angoisses de désintégration ou d’anéantissement
qu’un thérapeute dépourvu d’empathie peut réactiver. Diverses modalités
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 31

d’un transfert narcissique, jusque-là réputé entraver le processus même


de la cure chez des patients de ce fait « inanalysables », s’avèrent témoi-
gner en fait de la reprise d’un développement inachevé du narcissisme
(qu’il soit fixé, refoulé ou clivé), et représentent un lien narcissique avec
un autre, non séparé de soi : une relation self-objet, selon le terme de
Kohut :

Avec la découverte du transfert narcissique, le narcissisme ne peut plus


être compris comme un retrait libidinal sur le moi ; ce n’est pas la cible qui
le définira, mais la qualité de l’expérience. Le narcissisme qui s’oppose à
l’amour d’objet est une relation self-objet où autrui est une fonction. Nar-
cissisme et amour d’objet se développent, parallèlement et en interaction,
de modes archaïques en modes matures (Oppenheimer, 1996).

Dans cette « psychologie du self restreinte » où le self définit un


contenu de l’appareil psychique présent dans les trois instances, Kohut
(1971) propose d’abord une théorie du narcissisme qui complète celle de
Freud, et sur le plan psychopathologique distingue les organisations limi-
tes et les psychoses dont le self est resté fragmenté et vulnérable, des
personnalités narcissiques dont le self est arrivé à une relative stabilité.
Au modèle génétique, prégnant ici aussi, s’ajoute le point de vue écono-
mique. Configuré en soi grandiose (sur le modèle du moi idéal freudien)
ou en imago parentale idéalisée (sur le modèle de l’idéal du moi), le self a
été entravé dans son développement : à la suite du refoulement de besoins
liés aux pulsions partielles non reconnus, le moi s’est trouvé appauvri d’une
source libidinale, tandis que le retour de ces besoins refoulés menace le
moi de honte et d’angoisse.
Kohut va peu à peu désexualiser son premier modèle : dans la « psycho-
logie du self généralisée » qu’il propose ensuite1, le self ne provient plus
de noyaux auto-érotiques liés aux pulsions partielles, mais il est poten-
tiellement présent, d’emblée, dans le regard des parents : « Le self va
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

devenir un principe de motivation relativement autonome auquel les


pulsions sont normalement intégrées » (A. Oppenheimer, 1996) ; le self
devient le self-objet lui-même, étendu à toute dimension narcissique de
l’expérience, et le transfert self-objet, en lequel se généralise le transfert
narcissique, est la toile de fond de tout transfert.

1. A. Oppenheimer (1996) rend compte de ces développements dans deux ouvrages de Kohut, The
Restoration of the Self, New York, International Universities Press, 1977, et Self Psychology and
the Humanities, New York, Londres, Norton, 1985.
32 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Selon A. Oppenheimer, cette « psychologie du self généralisée »


promue par Kohut, qui veut substituer à l’homme coupable décrit par
Freud un « homme tragique », se situe au-delà du champ de la psycha-
nalyse proprement dite. Mais en donnant la prévalence au principe de
préservation du self, Kohut renverse aussi la métapsychologie freudienne :
il relègue l’angoisse de castration derrière l’angoisse de désintégration,
qui serait canalisée par le complexe d’Œdipe, lequel lui-même ne
serait organisateur que si le self est suffisamment fort. Ainsi, dans les
perversions, le self utiliserait les pulsions sexuelles, qui normalement
lui sont intégrées, pour retrouver une cohésion perdue, cette sexualisation
aurait une valeur de défense narcissique. Bon nombre de récentes théori-
sations freudiennes sur les perversions sexuelles s’appuient sur ce modèle
théorique.

■ Le moi ou le soi ? De l’utilité du concept de soi

Laplanche (1972) et Pontalis (1973) ont montré que la clarification du


moi freudien proposée par l’Ego-psychology gommait en fait une contra-
diction intrinsèque au moi, qui fait toute l’originalité de sa conception
psychanalytique. Si Freud confond délibérément le moi et le soi comme
« réservoir de libido » (1914), comme vésicule protoplasmique qui repré-
sente l’organisme chez l’humain (1921), c’est que d’après ces auteurs, le
moi est aussi le self. Dès l’« Esquisse d’une psychologie scientifique » de
1895, « le grand texte de Freud sur le moi » selon Laplanche, le moi
apparaît comme ce noyau de représentations investies, dont l’action
permet d’inhiber le processus primaire et de distinguer hallucination et
perception. Il ne peut être ainsi différencié des investissements narcissi-
ques qui le constituent : c’est la pertinence métapsychologique de cette
notion de self que contestent, après Lacan, Laplanche et Pontalis, même
si, comme le concède Pontalis, les travaux de Kohut sur la pathologie du
soi ont permis d’explorer plus finement les troubles narcissiques.

1.3.2 Le self chez Winnicott

■ Le vrai et le faux soi

Les développements de Winnicott sur le soi ne veulent pas s’ancrer dans


une psychologie du moi, mais dans la dialectique relationnelle primaire :
c’est l’environnement, la mère, qui oriente le self et rend possible son
devenir. Si le moi est une forme fixe, le self serait pour Winnicott ce qui
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 33

anime cette forme, ce qui représente dans l’espace psychique le vivant et


le fait de vivre.
Son expérience clinique auprès de bébés et d’adultes présentant des
états limites a amené le pédiatre et psychanalyste anglais à faire l’hypo-
thèse d’un vrai et d’un faux self. La mère « normalement dévouée à son
bébé », suffisamment adaptée à ses gestes et ses besoins (d’abord besoins
corporels, puis besoins du moi), lui permet de croire à une réalité externe
qu’il créerait et contrôlerait, puis de renoncer à cette illusion, lui ouvrant
ainsi l’accès au symbole. Le « vrai self » en action est ce geste spontané
et réel de l’enfant, né dans cette dialectique de la relation à l’objet mater-
nel primaire. Quand l’adaptation de la mère n’est pas « suffisamment
bonne », le nourrisson secrète un « faux self » qui se soumet aux exigen-
ces de l’environnement et élabore des relations artificielles, basées sur
l’imitation bien plus que sur l’introjection. Cette construction d’un faux
self permet de dissimuler le vrai et protège le sujet de l’anéantissement,
mais engendre un « sentiment d’irréalité ou d’inanité ».

■ La capacité d’être seul


Winnicott ajoute pourtant un territoire aux contrées du moi et du narcis-
sisme : l’espace potentiel entre les extensions du moi et le non-moi, qui
se situe entre le domaine où il n’y a rien, sinon moi, et le domaine où il y
a des objets et des phénomènes qui échappent au contrôle omnipotent
(1951 et 1971a). Pouvoir habiter cet espace potentiel, c’est pouvoir être
seul en présence de quelqu’un d’autre (1958). Le nourrisson a cette capa-
cité quand le support du moi offert par la mère compense naturellement
l’immaturité du moi ; l’adulte qui a intériorisé la mère a également cette
capacité d’être seul. Dans cette situation, la dialectique relation au moi/
relation au ça peut se déployer, et assurer la continuité d’être : assez loin
du modèle de la conflictualité freudienne, le moi est « fortifié », selon le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

terme de Winnicott, par les relations au ça pulsionnel elles-mêmes inscrites


dans le cadre d’une relation au moi.

1.3.3 Le moi dans le miroir

Selon Pontalis (1973), « entre le moi spéculaire, forme “imaginaire” de


Lacan, et le moi autonome de Hartmann, il n’y a pas de communication
possible. L’ennui est que, dans le fonctionnement psychique, cette
bipolarité existe bien au sein de la même instance ». Avant de revenir
sur la fécondité de cet « ennui », qui fait du narcissisme un concept par
34 NARCISSISME ET DÉPRESSION

définition polymorphe, il faut s’attarder sur cet autre visage du moi –


cette image dans le miroir sur laquelle Lacan s’est penché.

■ Lacan et le stade du miroir


Lacan (1949) s’appuie sur les travaux d’Henri Wallon (1934) : ce psycho-
logue confère déjà deux fonctions à l’expérience que fait l’enfant en
regardant dans un miroir sa propre image, sans réaliser d’emblée le lien
entre son propre corps et cette image spéculaire. Le stade du miroir,
moment clé dans l’évolution de la « conscience du corps propre », amène
l’enfant à se doter d’une image globale, unifiée, d’un corps dont il ne peut
percevoir que certains fragments, mais il prélude aussi à l’activité de
représentation, d’abstraction, de symbolisation. Wallon rapporte ainsi
dans ses observations qu’à trente-cinq semaines, l’enfant regarde son
image dans la glace chaque fois qu’on l’appelle par son nom, tout en riant
et tendant les bras à cette même image dont subsiste l’illusion de la
réalité :

Entre l’expérience immédiate et la représentation des choses, il faut néces-


sairement qu’intervienne une dissociation qui détache les qualités et
l’existence propre à l’objet lui-même des impressions et des actions où il
est initialement impliqué, en lui attribuant entre autres caractères essen-
tiels, ceux de l’extériorité. Il n’y a de représentation possible qu’à ce prix
[…] Sitôt qu’il voit sa propre image, elle cesse de coïncider dans l’espace
avec son propre corps et il doit la tenir pour sans réalité ; et sitôt qu’il sup-
pose la réalité de son aspect extéroceptif, il doit le tenir pour inaccessible
à ses propres sens (Wallon, 1934).

Lacan (1949) fait lui aussi de cette « assomption jubilatoire de son


image spéculaire par l’être encore plongé dans son impuissance motrice
et la dépendance du nourrissage » le moment constitutif de l’unité du
moi : entre six et dix-huit mois, l’enfant qui vit jusque-là sous le seul
règne des pulsions partielles et des objets partiels, finit par renoncer au
fantasme de corps morcelé et conquiert ainsi une image corporelle unifiée
– celle de son propre corps et du corps d’autrui.
En ajoutant aux travaux de Wallon les apports de l’éthologie, Lacan
fait aussi de cette expérience de l’image dans le miroir la matrice de
tout processus identificatoire, qu’il définit précisément comme « la
transformation produite chez le sujet quand il assume une image »
(Lacan, 1949).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 35

Cette expérience comporte trois temps, comme le précise Victor Smir-


noff (1992). L’enfant commence par percevoir le reflet comme un être
réel qu’il tente de saisir et dont il s’efforce d’approcher, dans un moment
de confusion entre soi et l’autre. Puis il comprend que l’autre dans le
miroir n’est pas un être réel mais une image qu’il ne cherche ni à saisir ni
à découvrir, car il sait qu’il n’y a rien derrière le miroir. L’enfant sait dès
lors établir la distinction entre l’image de l’autre et la réalité de l’autre.
Enfin, il comprend que cette image de l’autre est en fait sa propre image :
l’identification à cette forme corporelle structurée en tant qu’unité consti-
tue le premier nœud imaginaire, que Lacan (1949) appelle l’identifi-
cation primordiale. Cette image spéculaire, « souche des identifications
secondaires », correspondrait pour Lacan au moi idéal décrit par Freud
(1914) dans « Pour introduire le narcissisme ».
Ainsi cette « forme totale du corps », dans laquelle « se précipite le
je » pour Lacan, situe l’instance du moi « dans une ligne de fiction » :
elle n’est donnée au sujet « que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une
extériorité où certes cette forme est plus constituante que constituée, mais
où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une
symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont
il s’éprouve l’animer » (1949).
C’est tout le paradoxe de cette expérience du double dans le miroir : si
elle permet à l’enfant de se dégager de son image morcelée pour se repré-
senter son corps propre comme un corps unifié, si elle lui permet de saisir
la distinction entre lui-même et l’autre, de s’identifier comme sujet et de
reconnaître l’autre comme objet, cette identification spéculaire s’avère
fondamentalement aliénante puisque c’est en s’identifiant à une image
qui n’est pas lui-même que l’enfant peut se reconnaître dans le miroir.
Cette identification où le sujet est son propre double, comme le dit Smir-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

noff (1992), et où il ne peut se reconnaître qu’en se méconnaissant,


marque l’ensemble de la dynamique identificatoire du sceau de l’imagi-
naire, et du même coup d’une agressivité posée par Lacan comme
« tension corrélative de la structure narcissique dans le devenir du sujet »
(Lacan, 1948) : en termes lacaniens, « l’effet structural d’identification
au rival », qui est au fondement des identifications œdipiennes secondai-
res produites par introjection de l’imago du parent de même sexe, est
« préparé par une identification primaire qui structure le sujet comme
rivalisant avec soi-même ».
36 NARCISSISME ET DÉPRESSION

C’est aussi l’expérience du miroir qui pour Lacan règle le partage entre
l’imaginaire et le symbolique. Si elle permet à l’enfant de s’identifier
comme sujet devant le miroir, c’est dans la mesure où il n’y est pas seul
avec son image : il interroge l’autre, qui assiste effectivement ou non à
son jeu, sur ce qu’il voit ou ce qu’il est. Cet autre qui n’est déjà plus le
semblable, c’est la mère comme autre réel, mais c’est aussi en termes
lacaniens l’Autre – le langage dans lequel se fait l’interrogation,
l’instance symbolique elle-même : dans une telle expérience de totalisa-
tion qui met à l’épreuve les rapports entre le particulier et le général, dit
Rosolato, « c’est le langage seul qui permet d’accéder à la différence
entre le signifiant et le référent, entre les signifiants et leurs substitutions,
d’user des opérations d’affirmation, de négation et de conjonction/
disjonction » (1975, p. 159).
À ce moi aliéné dans sa « prison de verre », capturé par son reflet
spéculaire et pris dans une fonction de méconnaissance, Lacan oppose
ainsi le Je parlant, sujet divisé de l’inconscient. Ce moi purement imagi-
naire est aux antipodes de cette instance supérieure de synthèse et d’unité,
garante d’un rapport stable et non fantasmatique à la réalité externe, que
promouvait la psychologie du moi d’Hartmann, Kris et Loewenstein.

■ Winnicott : le visage de la mère et le miroir


Influencé par l’article de Lacan, comme il le dit lui-même, Winnicott
(1971a) met en relation le miroir dont Lacan décrit la fonction dans le
développement du moi de tout individu et le visage de la mère, précur-
seur du miroir. Les yeux et l’expression du visage maternel, le miroir
dans lequel ils peuvent se refléter, permettent la reconnaissance du soi.
En effet, quand le bébé tourne son regard vers le visage de sa mère qui le
regarde, c’est lui-même qu’il voit, reflété dans ce regard porté sur lui qui
observe et qui approuve : « Quand je regarde, on me voit, donc j’existe :
je peux alors me permettre de regarder et de voir », créativement.
Un tel « réfléchissement du soi » ne peut advenir si, sur son visage
figé, la mère ne reflète que son état d’âme à elle, ou la rigidité de ses
propres défenses, dit Winnicott. Dans ces cas, pathologiques, « la menace
d’un chaos se précise et le bébé organise son retrait ou ne regarde rien,
sinon pour percevoir, et cette perception devient une défense […] Si le
visage de la mère ne répond pas, le miroir devient alors une chose qu’on
peut regarder, mais dans lequel on n’a pas à se regarder ». Cette fonction
réfléchissante du soi peut d’ailleurs être assurée par chacun des membres
de l’environnement familial – et la famille tout entière.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 37

■ Les dédoublements narcissiques


et « l’objet de projection narcissique » (G. Rosolato)

G. Rosolato (1976) revient sur cette relation au double dans le miroir,


déjà évoquée par O. Rank (1914) qui faisait du reflet le symbole du
narcissisme. Il développe sa réflexion à partir de l’analyse lacanienne du
stade du miroir, mais aussi d’une lecture critique des apports anglo-
saxons, notamment de Kohut et de sa psychologie du self.
Le dédoublement, fondamental dans l’expérience spéculaire, est pour
G. Rosolato à l’origine des différents clivages qui constituent les
instances psychiques : clivage entre le moi et les idéaux (moi idéal,
idéal du moi), clivage entre le moi et le sujet. Le moi, constitué des
représentations de soi, corporelles ou psychiques, acquises, expérimen-
tées, conscientes ou inconscientes, a pour double le moi idéal, décrit par
Kohut sous sa forme clinique, le moi grandiose. Ce moi idéal, lui-même
image actuelle ou souhaitée, produite par l’idéalisation autonome ou paren-
tale, peut être projeté sur un support, « objet de projection narcissique »
choisi par le sujet pour des ressemblances susceptibles de le faire fonction-
ner comme double. De même, alors que le moi peut se réduire à une image
dans le regard d’autrui, le sujet est, dit G. Rosolato, « un être de
langage » qui, de ce fait, « se manifeste et s’efface » à la fois, inscrivant
ainsi sur fond de conscience de soi la relation à l’Autre, à l’inconscient.
Pour cet auteur, la notion de « self », totalisante, ne tient d’ailleurs pas
compte de ce microclivage intra-subjectif et méconnaît l’altérité irréductible
de l’inconscient.
Clivage intrapsychique et projection de l’un des pôles sur l’objet de
projection narcissique caractérisent ainsi pour cet auteur le dédoublement
narcissique ; chacun de ces pôles a une force destructive exaltée par le
passage à l’absolu idéal. Le dédoublement permet à la fois d’éliminer et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de retrouver, fût-ce illusoirement, ce qui est exclu.


Si la bipolarité, l’opposition entre une unicité, une plénitude et une
totalité corporelles perçues dans la jubilation et la rivalité avec le
semblable, constituent pour G. Rosolato la dynamique de l’image
spéculaire, une telle oscillation caractérise le narcissisme lui-même,
comme projet de faire coïncider, de dominer dans une même série les
oppositions.
38 NARCISSISME ET DÉPRESSION

1.3.4 Narcissisme normal et pathologique,narcissisme de vie et de mort


Cette oscillation, qui caractérise tous les éléments structuraux du narcis-
sisme, en fait selon l’expression de G. Rosolato un « phénomène de fron-
tière, mitoyen avec le potentiel d’un en deçà (la régression, la folie ou la
mort) et d’un au-delà de progrès en puissance » (1976). Ainsi le retrait de
l’investissement libidinal sur le moi : cette régression peut constituer un
palier qui permette de se dégager d’une quête anaclitique de l’objet,
comme elle peut mener, à travers le rejet de l’objet, jusqu’à un isolement
mortifère. De même, l’idéalisation oscille entre ses effets structurants
dans les processus identificatoires et les effets mortifères et immobili-
sants du clivage qu’elle sous-tend. Même si la frontière est toujours flot-
tante et incertaine, du fait non seulement de ce continuum posé par Freud
entre le normal et le pathologique mais aussi de la structure intrinsèque
du narcissisme, la distinction s’impose entre un narcissisme suffisant et
un narcissisme excessif, entre un narcissisme trophique et un narcissisme
toxique.
Pour A. Green aussi, Narcisse est Janus. En dégageant deux faces du
narcissisme, qu’il a appelées narcissisme de vie et narcissisme de mort, il
revient sur l’articulation entre le narcissisme et la pulsion de mort, laissée
en friche par Freud. Même si Freud l’a « oublié » avec le remaniement de
la deuxième topique en 1920, le narcissisme introduit en 1914 porte en
germe le dualisme entre Éros et Thanatos ; tout en rassemblant sous une
seule énergie – la libido – la conflictualité psychique, ce concept bipo-
laire a deux visages : le narcissisme de vie et le narcissisme de mort. Ce
sont ces rapports entre narcissisme et pulsion de mort que Green (1983)
propose de penser sous le terme de « narcissisme négatif », « double
inversé » du narcissisme positif.
Soulignons-le d’emblée : si ce « narcissisme négatif » apparaît super-
posable au plus mortifère des narcissismes pathologiques, le travail du
négatif, qui permet la liaison de la pulsion de mort par un objet maternel
primaire entre présence et absence, comporte intrinsèquement lui-même
une dimension positive, non seulement trophique pour le sujet mais consti-
tuante, comme le montre la conception freudienne de « La négation »
(1925) évoquée plus haut.
Sur l’une des faces de Narcisse-Janus, le narcissisme positif, explicite-
ment décrit par Freud en 1914, autrement dit l’investissement libidinal du
moi par ses propres pulsions, soutient la visée de son unification et
neutralise l’objet dont le moi se rend ainsi indépendant. Mais cette indé-
pendance, aussi précieuse soit-elle puisqu’elle prémunit de la perte de
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 39

l’objet, est précaire – « jamais le moi ne peut remplacer totalement


l’objet », dit Green (1966-1967), qui déduit l’autre face de Narcisse-
Janus des développements freudiens ultérieurs :

Le narcissisme négatif sous la domination du principe de Nirvana, repré-


sentant des pulsions de mort, tend vers l’abaissement au niveau zéro de
toute libido, aspirant à la mort psychique […] Au-delà du morcellement
qui fragmente le moi et le ramène à l’auto-érotisme, le narcissisme primaire
absolu veut le repos mimétique de la mort.

Ce n’est plus l’unification qui est recherchée, mais le néant, non plus
l’un mais le zéro.
C’est un troisième pôle qui permet en fait de comprendre comment
travaille ce négatif au cœur de la structure narcissique elle-même.
L’hallucination négative de l’objet maternel primaire permet de lier cette
tendance au zéro de la pulsion de mort ; par la projection des mouve-
ments pulsionnels internes sur un tel objet neutralisé, se constitue une
enveloppe vidée, mortifiée qui vient renforcer le pare-excitation et fournir
une structure, un cadre vide à l’intérieur duquel la vie psychique du sujet
va pouvoir s’inscrire et se déployer.
Green fait en effet de ce moment où l’enfant peut négativer la présence
de la mère, que Freud avait décrit dans le jeu du fort-da, la condition de
possibilité de l’activité de représentation, d’une mémoire encore sans
contenu, et de l’auto-érotisme. Il pose ainsi l’absence et la perte au
fondement de la pensée mais aussi de l’investiture narcissique, en deçà
de l’investissement narcissique. « […] L’hallucination négative signe
avec la perception globale de l’objet la mise hors-je de celui-ci, à quoi
succède le je-non-je sur quoi se fondera l’identification » (Green, 1966-
1967).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Cette hallucination négative s’accompagne du renversement de la pola-


rité mère-enfant, comme si dans le miroir l’enfant était vu par quelqu’un
d’autre :

Il se traite comme elle le traite dès lors qu’elle n’est plus cette simple ex-
centration de lui. La mère est prise dans le cadre vide de l’hallucination
négative et devient structure encadrante pour le sujet lui-même. Le sujet
s’édifie là où l’investiture de l’objet a été consacrée au lieu de son inves-
tissement. Tout est alors en place pour que le corps de l’enfant puisse venir
se substituer au monde extérieur (Green, 1966-1967).
40 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’investiture narcissique est ainsi ce qui vient compenser la différence


instaurée par la séparation entre la mère et l’enfant : « Le narcissisme est
l’effacement de la trace de l’Autre dans le désir de l’Un. » Et c’est préci-
sément le défaut de cette hallucination négative de l’objet primaire qui,
selon Green, est à l’origine des pathologies narcissiques les plus graves.

1.4 Narcissisme et psychopathologie


Avant de revenir en détail sur les liens étroits entre narcissisme et perver-
sion, nous allons préciser la place du narcissisme dans les grandes
catégories de la nosographie psychanalytique.

1.4.1 La place du narcissisme dans les névroses, les psychoses


et les organisations limites de la personnalité

■ Narcissisme et névroses
Les successeurs de Freud ne se sont guère attachés aux relations entre
narcissisme et névrose. Pourtant, les notations de Freud sur « l’angoisse
de castration, c’est-à-dire l’intérêt narcissique pour l’organe génital »
(1925) et « ce morceau de narcissisme » qu’est le pénis donnent la
mesure des enjeux narcissiques de la problématique de castration. De
même, le poids des formations idéales dans la constitution du moi et la
conflictualisation intrapsychique entre les différentes institutions du moi
(et notamment avec le surmoi) amènent à accorder une place importante
à ce que Daniel Widlöcher (1994) appelle la « régulation narcissique »
dans la névrose. D’un point de vue psychopathologique, D. Widlöcher
souligne le rôle déterminant qu’y jouent les formations narcissiques
inconscientes : « fixation narcissique à des représentations de soi dans
une relation phobique d’objet dans l’hystérie, formation mégalomaniaque
et sadique dans la névrose obsessionnelle » (p. 435).
* Le narcissisme dans l’hystérie
C’est sur le terrain d’une grande fragilité narcissique que se construit et
se déploie l’hystérie : fragilité intrinsèque du narcissisme féminin, redou-
blée par la défaillance d’un objet maternel primaire dont les fonctions de
pare-excitation ou de contenance psychique seraient insuffisantes ou
inadéquates pour un enfant (futur hystérique) alors débordé par ses
fantasmes. Une telle défaillance maternelle peut retentir sur la solidité et
la fiabilité des limites entre dedans et dehors, moi et non-moi, au point
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 41

que la nosographie a dans certaines configurations complexes du mal à


démêler l’hystérie grave ou atypique, en proie aux aléas de la castration,
de la pathologie narcissique où les vécus dépressifs renvoient à la préca-
rité des étayages précoces (B. Brusset, 1999, p. 40-48).
Néanmoins, le paradigme (névrotique) de l’hystérie ne disparaît pas
pour autant au profit du narcissisme. Bien que l’identification s’avère au
fil de la conceptualisation freudienne une opération fondamentalement
narcissique, la différence que Freud pose dans « Deuil et mélancolie »
entre identification narcissique et identification hystérique garde toute sa
pertinence : dans l’identification narcissique, « l’investissement d’objet est
laissé vacant », tandis que dans l’identification hystérique, l’objet continue
d’être investi (Freud, 1917, p. 269).
La fragilité intrinsèque du narcissisme féminin
Après avoir noué dans son article de 1910 sur « Les troubles psychogènes
de la vision » la cécité hystérique à l’excès d’excitation du regard posé
sur soi, Freud caractérise dès 1914 le choix d’objet narcissique comme
caractéristique des pervers, des homosexuels et des femmes. Jacqueline
Lanouzière (1999) souligne combien le narcissisme féminin lui-même
se construit « sous la tyrannie du visible ». Marquée dans le regard
qu’elle pose sur son sexe par un défaut du visible, un manque à voir, la
fille dépendrait dans son identité même du désir et du regard de l’autre,
et cet assujettissement-là jouerait un rôle majeur dans ses relations
objectales :

De ce constat visuel originaire d’une absence qui la fait déclarer de sexe


féminin, de ce regard posé sur un corps dont il ne retient, à la première vue,
que le manque, de cette première et brûlante rencontre blessante en son
essence pour la constitution de son narcissisme, dérive le surinvestissement du
visible, de ce qui se voit, se montre, s’exhibe (p 190).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Le regard maternel investirait ainsi, comme un équivalent phallique, le


corps tout entier de la fillette, alors qu’il privilégierait le sexe visible du
petit garçon. S’il soutient ainsi l’exhibitionnisme de la fille, cet
« enveloppement narcissique » attache aussi la fille au visible, au donné à
voir, ainsi qu’au regard de l’autre, tout en refoulant et pour la mère et
pour la fille la sexualité génitale. Un tel investissement phallique du corps
tout entier peut étendre l’angoisse de castration à l’être même de la fille,
érigée dans le regard d’une mère qui colmate ainsi son propre manque à
être. Mais, comme le souligne François Perrier (1968) à propos de
l’hystérie chez l’homme, un « vacillement subjectal » analogue peut se
42 NARCISSISME ET DÉPRESSION

produire pour le garçon quand il est confronté au « phallicisme


incertain » d’un père par exemple obligé de se rassurer dans l’alcoo-
lisation.
La perception de la différence anatomique des sexes n’est pas seule à
retentir de façon spécifique dans la construction du narcissisme féminin ;
les modalités du conflit œdipien chez la fille ont aussi un impact sur cette
édification. Lanouzière montre comment l’amertume de la rivalité
œdipienne atteint le narcissisme de la fille à l’égard d’un père et d’une
mère qui l’ont l’un comme l’autre séduite puis abandonnée, et la pousse à
répéter le fantasme typiquement hystérique de la séduction et de l’aban-
don (J. Lanouzière, 1999, p. 199). À travers le fantasme de séduction,
c’est en effet toute la sexualité qui se trouve intriquée à l’expérience et à
l’angoisse de perte d’objet, que l’attraction sexuelle (à la fois l’attraction
du sexuel et l’attraction par le sexuel) réveille et s’efforce en même temps
de compenser, dans un mouvement paradoxal qui caractériserait la
problématique hystérique déployée dans le fantasme de prostitution : un
tel fantasme met en œuvre une séduction active en contre-investissement
du désir d’être séduit(e) par le père (Freud, 1919a).
L’enveloppe d’excitation chez l’hystérique
À cette attaque narcissique liée aux modalités féminines de l’angoisse de
castration, qui noue d’une manière spécifique manque à voir, manque à
avoir et manque à être, et qui cause une « hystérie par excès »
(J. Lanouzière, 1999), s’ajoute la défaillance d’un objet maternel primaire à
la fois excitant et insuffisamment étayant, qui peut produire une
« hystérie par défaut ».
La fragilité narcissique intrinsèque de la fille, ainsi soumise au destin
que lui imposerait son anatomie, la rend en effet particulièrement sensi-
ble à la défaillance des fonctions narcissisantes et identificatoires du
regard de l’autre. Face aux ratés du maternage et aux menaces qu’ils font
peser sur la cohésion du moi naissant, Annie Anzieu (1987) fait une
hypothèse voisine de celle du « traumatisme cumulatif » élaborée par
Masud Khan (1976), où s’ajoutent les défaillances dans la fonction
secourable et pare-excitante de la mère et les auto-traumatismes par trop
d’excitations sexuelles compensatrices. Pour A. Anzieu, « la forme des
défenses maternelles contre la dépression peut introduire chez le bébé un
investissement démesuré des excitations sensorielles confondues avec les
excitations internes sans que, du fait d’une maturité insuffisante, le moi
puisse intégrer ce trop-plein d’excitation. Dans ce cas, l’enfant peut se
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 43

constituer une enveloppe d’excitation dans laquelle il se trouve enfermé


et évolue séparément » (p. 114). L’enfant futur hystérique, à la recherche
d’enveloppes psychiques, va ainsi mettre en place un moi-peau de substi-
tution à travers cette enveloppe d’excitation permanente, qui résulterait
d’un processus d’introjection de la mère excitante à travers ses soins
et protégerait de la déception maternelle – elle protégerait à la fois
d’une mère décevante quant aux soins psychiques qu’elle peut prodi-
guer à l’enfant, et du risque d’être décevante pour la mère. Une telle
enveloppe d’excitation jouerait ainsi le rôle d’une prothèse narcis-
sique qui garantirait l’unité et la continuité du moi, toujours menacées,
dans un déni de la dépression par lequel l’hystérie s’apparenterait à la
perversion.
G. Rosolato (1988) souligne qu’une telle lutte contre la déréliction
première et le manque d’amour peut s’exprimer sur un double versant :
l’expansion dans l’angoisse ou la séduction, avec une quête effrénée et
jamais satisfaite de l’amour absolu, ou bien la rétraction dépressive, la
régression déficitaire (qui caractérise la « bêtise hystérique »), ou la
conversion somatique. L’hystérie se rapprocherait alors des pathologies
du narcissisme par ces mouvements de désinvestissement narcissique,
mais s’en distinguerait par le maintien de l’investissement objectal : le
retrait narcissique dans l’hystérie a une fonction défensive face à
l’angoisse d’être l’objet du désir de l’autre, alors que dans les fonction-
nements limites, c’est le désir lui-même qui est refusé, c’est la relation
qui est niée afin de ne pas se penser comme objet du désir de l’autre
(C. Chabert, 1999b).

* Le narcissisme dans la névrose obsessionnelle

Le retrait de la libido sur le moi prend dans la névrose obsessionnelle une


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

valeur défensive contre une sexualisation extrême : contre des conflits


pulsionnels et intrapsychiques intenses et une menace de débordement
pulsionnel, contre des attachements incestueux très vifs. Si la quantité
libidinale qui reflue ainsi sur le moi peut provoquer une enflure du moi
proche des formations mégalomaniaques, le repli narcissique, a-relation-
nel, évite le surgissement du désir de l’autre qui renverrait à la tourmente
œdipienne, et notamment au désir de la mère pour le père et à l’exclusion
de la scène primitive, et/ou à une mère trop excitante pour l’enfant, tandis
que le gel pulsionnel, selon l’expression de Green, sert le refoulement des
mouvements libidinaux.
44 NARCISSISME ET DÉPRESSION

C. Chabert (1992) décrit ce « scénario de la contrainte » à partir de


l’analyse d’un jeune homme de vingt ans, souffrant d’une névrose obses-
sionnelle sévère et invalidante :
La relation d’emprise est maintenue dans le contrôle et la répression des
désirs, assurant une fonction unificatrice dans la protection de l’idéal de
pureté, laissant ainsi surgir ses désirs destructeurs dans le poids de forma-
tions réactionnelles qui drainent les effets de pulsions de mort particuliè-
rement agissantes […] La pulsion de mort est là qui asservit l’obsessionnel
de l’intérieur dans un système d’autoprotection, système narcissique puis-
qu’à la fois bourreau et victime, l’obsessionnel joue son scénario pulsion-
nel dans l’intimité de son théâtre privé, pour le projeter, secondairement,
au-dehors. Mais n’est-ce pas là encore une manière de se prémunir du désir
de l’autre, d’une mère elle-même dominante, visant l’appropriation exclu-
sive du désir de l’enfant ?

Cependant dans un tel scénario de la contrainte, comme dans l’hysté-


rie, l’autre est toujours présent et investi, à la différence de la problémati-
que narcissique où le sujet se soustrait au désir de l’autre, quitte parfois à
se détruire pour garantir cet effacement, à la différence aussi de la problé-
matique perverse où l’autre n’existe que comme reflet (C. Chabert,
1992). Et c’est bien ce maintien de l’investissement d’objet qui assure la
sécurité du moi : à la différence de la mélancolie, dans la névrose de
contrainte, le refoulement de l’ambivalence ne s’opère pas par une identi-
fication qui modifierait le moi, mais par les formations réactionnelles
(dégoût, pudeur, moralité, pitié) grâce auxquelles le moi s’efforce de
contre-investir défensivement les représentations sexuelles et les fantasmes
agressifs.
Il n’empêche que la régression sadique-anale à l’œuvre dans la névrose
de contrainte laisse le moi aux prises avec un ça meurtrier du fait de la
transformation des motions pulsionnelles libidinales en motions agressi-
ves, et un « surmoi accusateur et punitif ». Comme la mélancolie, la névrose
de contrainte est une maladie de la conscience morale, mais le moi ne se
laisse pas entamer ni dévorer comme dans la psychose par le surmoi
cruel et se révolte contre le sentiment de culpabilité grâce au maintien
des investissements d’objet, en termes libidinaux et agressifs. Et si la
cruauté de l’obsessionnel se déploie dans l’auto-torture et les auto-tour-
ments du moi, elle s’attaque aussi à l’objet, à la différence de la cruauté
mélancolique où la pulsion de mort, déliée, est tout entière retournée sur
le moi qui se sent haï et persécuté par le surmoi au lieu d’en être aimé,
parfois jusqu’au point de capituler et de se sacrifier.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 45

Ainsi l’obsessionnel a recours au retrait libidinal et à l’idéalisation – de


lui-même, du but pulsionnel et de l’objet – pour se prémunir de l’effrac-
tion du sexuel en lui, mais à la différence de Narcisse il ne dénie ni l’alté-
rité ni l’absence de l’objet :

Si l’autre est toujours présent, c’est bien que son absence est reconnue, si
le désir de le détruire comme sujet désirant est si vif, c’est bien que son
identité en tant qu’autre, en tant que sujet, en tant que désirant est admise
[…] C’est ici que la question du manque de l’objet et de la dépression vient
prendre place, avec une acuité que le devenir de l’obsessionnel ne dément
pas : c’est bien parce que le recours narcissique ne permet pas de combler
la faille laissée par l’absence et la perte de l’autre, que les affects dépressifs
adviennent lorsque le travail analytique commence à trouver ses effets
dans la capacité à se défaire d’une relation d’emprise aliénante par l’illusion
de pouvoir qu’elle tend à maintenir (C. Chabert,1992).

■ Narcissisme et psychoses
Les relations entre psychose et narcissisme ont fait l’objet d’investi-
gations beaucoup plus nombreuses, mais contradictoires. À Freud qui,
avec Schreber et les mélancoliques, repérait dans la psychose un excès de
narcissisme, s’est opposé Federn, pour lequel les psychoses se définis-
saient précisément par leur insuffisance narcissique. Si la tendance au
désinvestissement narcissique, parallèlement au désinvestissement objectal,
apparaît aujourd’hui caractériser la psychose pour une part importante du
mouvement psychanalytique, une telle approche mérite d’être affinée :
les différentes façons dont le pôle narcissique est traité selon les psychoses
permettent d’en établir une typologie.
Comme le souligne G. Rosolato (1975) à partir des conclusions de
Freud (1911a) sur Schreber, si le retrait libidinal sur le moi apparaît
de prime abord caractériser comme narcissisme absolu les schizophré-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

nies les plus graves, dans les formes hébéphrénique ou catatonique des
psychoses où l’objet est complètement désinvesti, y compris l’objet
corporel, la destruction vise le fonctionnement psychique lui-même,
ultime objet qui pourrait tenir lieu d’objet interne : ainsi, au-delà du
narcissisme absolu, c’est bien plutôt le désinvestissement narcissique qui
les caractérise.
En revanche, dans la mélancolie, sous le retrait libidinal l’accrochage
objectal est massif, dans la mesure où le moi est envahi par l’ombre de
l’objet, qui imprègne l’introjection : la destruction de l’objet interne, « mort
lente de désolation et d’inanition (dans les formes hypocondriaques et
46 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’anorexie mentale) ou mort violente de la mélancolie », se fait sous le


contrôle rigoureux d’un appareil psychique au service du projet morti-
fère.
Dans la paranoïa, « le retrait narcissique est la condition nécessaire de
la projection » (J.-C. Rolland, 1998, p. 69). C’est là que le noyau narcis-
sique est le plus pur, poli par la haine exacerbée du moi contre l’objet
extérieur, haine projetée à l’extérieur sur l’objet persécuteur – haine au
demeurant constitutive, hors pathologie, de l’institution et de la fixation
de l’objet comme différencié du moi. Cette lutte entre persécuteur et
persécuté, au cœur du fonctionnement paranoïaque, se déroule dans la
mélancolie entre l’objet introjecté et le surmoi, ce qui amène G. Rosolato
à considérer la mélancolie comme une « paranoïa intériorisée ».
Si cette source narcissique est au cœur du processus psychotique lui-
même, en aval le morcellement et la dépersonnalisation psychotiques
témoignent ainsi du traitement dévastateur que la psychose fait subir au
moi.

■ Narcissisme et organisations limites

Certes la clinique et la théorie des organisations narcissiques et limites,


en pleine expansion depuis vingt à trente ans, sont largement post-freu-
diennes, même si pour des auteurs comme Bergeret et Green, le cas de
l’Homme aux loups est exemplaire d’un fonctionnement limite
(B. Brusset, 1999). Mais ce concept frontière qu’est le narcissisme est
bien évidemment en jeu dans les problématiques limites, au point qu’on
peut, avec J. André (1999), concevoir leurs développements « comme
une réplique (au sens sismologique du terme) à l’impact sur la théorie de
l’introduction inachevée du narcissisme ». L’introduction freudienne
d’une conception du moi comme objet d’investissement et comme réser-
voir libidinal, comme être-frontière, l’introduction d’un nouveau
dualisme pulsions du moi/libido du moi, d’un conflit entre libido narcis-
sique et libido objectale, puis d’un masochisme originaire qui prend,
après 1920, quasiment la place du narcissisme primaire de 1914, éclairent
directement les interrogations théoriques et cliniques sur les fonctionne-
ments limites marqués par la recherche de frontières, la dépendance à
l’objet et la haine (C. Chabert, 1998, 1999c).
Dans la clinique de ces trente dernières années, la place du narcissisme
dans les organisations limites, comme d’ailleurs la question d’une entité
nosographique distincte, varie selon les auteurs. Ainsi pour Bergeret
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 47

(1970), qui conçoit la structure de la vie psychique comme définie par


son développement, l’état limite apparaît comme « une maladie du
narcissisme ». Cette maladie résulte du traumatisme important et désor-
ganisateur qu’a reçu le moi avant d’arriver à « la période normale de
l’œdipe » : pour lutter contre la perte de l’objet et la menace dépressive,
le moi se déforme, sans éclater ni se morceler mais en se clivant en un
secteur adaptatif et un secteur anaclitique. L’intensité du traumatisme
psychique précoce et désorganisateur et le degré d’immaturité du moi au
moment de ce traumatisme, ainsi que l’intensité de la déformation défen-
sive du moi, fragilisent plus ou moins gravement le moi de l’état limite.
Sans reprendre ici les critiques d’ordre épistémologique qu’elle peut
susciter, notamment sur la prépondérance du point de vue génétique, une
telle conception tend à amalgamer dépression, états limites et pathologie
narcissique (B. Brusset, 1999).
Pour O. Kernberg en revanche, qui envisage l’organisation psychique
de chaque sujet comme une série singulière d’emboîtements successifs
de structures partielles, la pathologie narcissique ne saurait définir à elle
seule une structure psychopathologique spécifique : de graves troubles
narcissiques chez un sujet ne constituent qu’une structure partielle, qui en
s’emboîtant à d’autres structures partielles donnent des tableaux clini-
ques variables selon les individus. Ainsi « une structure narcissique peut
ou non s’associer avec une organisation limite de la personnalité »,
comme l’écrit D. Widlöcher dans sa préface à l’édition française de
l’ouvrage de Kernberg (1975a, trad. fr., 1979) : elle peut rester discrète
dans la vie psychique d’un sujet ou au contraire tenir toute la place.
Les personnalités narcissiques constituent pour Kohut une entité noso-
logique à part entière, qui se caractérise par la fixation à « des configura-
tions archaïques du soi grandiose et/ou à des objets archaïques,
surestimés et narcissiquement investis ». C’est le contraste entre ce soi
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

fantasmatiquement grandiose, surinvesti sur un mode mégalomaniaque,


et un sentiment intérieur et conscient de vide, dépourvu d’investissement
objectal et de plaisir, qui témoignerait de la dimension pathologique de
telles organisations selon Kohut. Les précurseurs idéalisés du surmoi, à
savoir les composants de l’idéal du moi, n’ont pas été internalisés, et de
ce fait font défaut. Mais Kohut distingue nettement le self stable des patients
narcissiques du self déstructuré des états limites.
Kernberg (1975b), lui aussi, souligne la légitimité clinique de la
distinction entre organisations narcissiques et organisations limites de
la personnalité. Pour lui, la pathologie narcissique résulte d’une mauvaise
48 NARCISSISME ET DÉPRESSION

différenciation entre les instances psychiques moi/ça/surmoi, du fait


d’une surcharge des pulsions agressives archaïques :

Ainsi, le monde intra-psychique de ces patients n’est peuplé que par leur
propre soi grandiose, par des ombres dévalorisées du soi et des autres, et
par des persécuteurs potentiels qui représentent tout autant les persécuteurs
surmoïques sadiques non intégrés, que les images d’objet primitives
déformées sur lesquelles un sadisme oral intense a été projeté.

Alors que pour Kohut, les composants de l’idéal du moi manquent,


pour Kernberg leur déformation et leur condensation avec les composants
du moi ont brouillé les frontières du moi et du surmoi, et une
« constellation pathologique de relations d’objet internalisées » a remplacé
le « monde de représentations » dont l’investissement préside normalement
à la constitution d’un soi intégré.
Les limites de cette distinction nosographique entre les pathologies
narcissiques et limites ne tiennent-elles pas en fait aux limites de l’auto-
nomie du narcissisme d’un point de vue métapsychologique ? Même s’il
est au cœur du conflit, le narcissisme ne peut être isolé du monde pulsion-
nel dont il est un des destins, pas plus qu’il ne peut être isolé du monde
objectal contre lequel il s’est construit, sauf à l’occasion d’un coup de
force du « narcissisme intellectuel » où la toute-puissance de la pensée
immobiliserait, figerait son objet.

1.4.2 Fonctionnements et pathologies narcissiques

■ Une ébauche de personnalité narcissique chez Freud ?


Freud, faut-il le rappeler, n’a pas construit d’entité nosographique autour
du narcissisme, bien qu’il ait repéré le poids et le rôle du narcissisme au
sein même de la cure, dans les résistances, dans la réaction thérapeutique
négative. Si les « névroses narcissiques », opposées aux névroses de
transfert, ont été introduites dans la nosographie freudienne avec le
narcissisme en 1914 pour désigner le retrait de la libido sur le moi qui
caractérise alors pour Freud les psychoses (et l’homosexualité), avant de
désigner exclusivement la mélancolie (Freud, 1924d), elles ne sauraient
tenir lieu d’une telle entité.
Néanmoins, on pourrait avec A. Oppenheimer (1996, p. 167) trouver
une ébauche de la notion de personnalité narcissique chez Freud, notam-
ment quand il mentionne dans l’Abrégé de psychanalyse, tout à fait à la
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 49

fin de son œuvre, cette catégorie de patients « manifestement très proches


des psychosés, je veux parler de l’immense foule des névrosés gravement
atteints » (1938a, p. 41) dont le moi « s’est montré plus capable de résister,
s’est moins désorganisé », et a conservé l’ancrage dans la réalité.

■ Les caractéristiques du fonctionnement narcissique


De même qu’en termes freudiens, la prévalence du conflit intra-psy-
chique organisé sur le registre œdipien définit la névrose comme la préva-
lence du conflit du moi avec la réalité définit la psychose, en dépit du
caractère bien trop schématique de telles définitions, la prépondérance de
l’économie et du conflit narcissiques sur l’économie et le conflit objectaux
pourrait définir le fonctionnement narcissique.
Le dérèglement de cet équilibre-là, la dérégulation de cette économie,
l’intensification du conflit et l’échec de la mobilisation défensive à le
contenir mèneraient les sujets fonctionnant sur ce régime narcissique vers
des formes pathologiques du narcissisme. Comme si de tels sujets, hissés
plus ou moins en équilibre sur cette crête du narcissisme, crête elle-même
structurellement instable comme l’a montré G. Rosolato, basculaient du
côté ombreux, mortifère, du narcissisme.
Avant d’évoquer quelques-unes de ces formes pathologiques du narcis-
sisme, comment caractériser ces personnalités narcissiques ? En s’appuyant
sur les travaux de G. Rosolato, C. Chabert (1987-1998) dégage trois axes
majeurs du narcissisme : la substitution de l’amour narcissique à l’amour
objectal, la fascination par l’image de soi avec la quête éperdue d’une
image idéale de soi, et leur corollaire la menace de mort – mort de l’objet,
désinvesti au point de disparaître, entraînant dans sa disparition le sujet
lui-même. G. Rosolato (1976) y insiste : la mort est un repère fondamen-
tal présent en chacun des courants du narcissisme, « Narcisse se mirait
jusque dans les eaux du Styx ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

* Le retrait libidinal et l’amour narcissique


Un splendide isolement caractérise ces personnalités, apparemment
indifférentes à l’autre, voire froides ou méprisantes. En proclamant
n’avoir besoin de personne – à l’opposé exact des sujets au fonctionne-
ment limite, qui affirment s’écrouler si l’autre, l’appui au-dehors, vient à
manquer –, elles vivent en autarcie, sous le règne de l’autosuffisance, et
refusent ou rejettent le monde externe, en tant qu’il offre des figurations
d’objet. Elles n’investissent pas la vie relationnelle, ou alors sur le mode
de l’emprise, qui vise à immobiliser l’autre et à figer l’emballement
50 NARCISSISME ET DÉPRESSION

pulsionnel que cet autre pourrait susciter, ou bien encore sur le mode
spéculaire : l’autre ne peut apparaître que comme double, dans cette rela-
tion de mêmeté décrite par Piera Aulagnier (1984), sans que son altérité
soit reconnue.
Le retrait libidinal de l’objet et son reflux sur le moi sont précisément
sources de plaisir dans l’exercice de la pensée ou dans la jouissance
esthétique, pour le créateur comme pour le spectateur ou l’auditeur.
F. Brelet (1987) cite ce beau texte de Barthes (1972) sur l’espace du lied
romantique, affectif, à peine socialisé dit Barthes :

Son espace vrai d’écoute, c’est, si l’on peut dire, l’intérieur de la tête, de
ma tête. En l’écoutant, je chante le lied avec moi-même, pour moi-même
[…] En somme l’interlocuteur du lied c’est le double, c’est mon double,
c’est Narcisse.

Et chez chacun, ce retrait a une fonction auto-restauratrice vitale en


permettant des mouvements d’introjection (introjection de la mère
grâce à cette « capacité d’être seul » décrite par Winnicott (1958), inté-
riorisation de l’objet dans la position dépressive selon Melanie Klein
(1934).
Mais, poussé à l’extrême, un tel repli vise à protéger le sujet de toute
sollicitation interne et externe, pulsionnelle et objectale, de tout désir,
donc de tout risque de dépendance et de perte, de toute attente et de toute
déception. Loin d’être restaurateur, il mène à la sclérose du moi, privé
des sources pulsionnelles et des échanges objectaux qui le constituent et
le nourrissent. Il mène à l’extinction des sources vivantes de la pensée,
dont la catatonie pourrait être l’une des formes les plus radicales, au bord
de la mort psychique.
Kohut et Kernberg soulignent combien cet enfermement dans un splen-
dide isolement constitue pour ces personnalités une défense, radicale
puisqu’elle les exclut, contre des relations dangereuses ou pénibles de
dépendance, d’envie orale et de sadisme par rapport à l’objet, avec la
culpabilité et les craintes de rétorsion liées à de tels mouvements psychi-
ques (Rosolato, 1976, p. 12). Green (1983) le souligne : la déception
infantile d’où procéderait l’amour narcissique s’inscrit comme une
variante de la problématique de perte d’objet :
Les narcissiques sont des sujets blessés – en fait, carencés du point de vue
narcissique. Souvent la déception dont ils portent encore les blessures à vif
ne s’est pas bornée à un seul des parents, mais aux deux. Quel objet leur
reste-t-il à aimer, sinon eux-mêmes ? (p. 16).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 51

Le traitement psychanalytique de ces analysants-là, qui ne font pas de


transfert, dit Green, incapables précisément qu’ils sont d’aimer
quelqu’un d’autre qu’eux, s’en trouve d’autant plus difficile. Ces patients
camperaient-ils « aux limites de l’analysable »1 ? Ils font partie du moins
de ces « cas rebelles » qui ont amené Ferenczi à adapter et modifier un
instrument analytique impropre, selon lui, à rencontrer l’enfant dans
l’adulte. Ces expériences infantiles de déception, d’abandon, ont en effet
produit ce que Ferenczi (1931) appelle « un clivage narcissique de soi2
dans la sphère psychique elle-même », au plus près du refoulement
primaire : clivage « entre une partie sensible, brutalement détruite, et une
autre qui sait tout, mais ne sent rien », que ni la bienveillante neutralité du
thérapeute ni la seule reconstruction de la névrose infantile ne sauraient
suffire à lever. Un tel clivage constitue, pour Ferenczi, le noyau même de
l’espace psychique bien plus que sa limite.

* L’idéalisation

L’idéalisation, que G. Rosolato (1976) décrit comme « le pendant du


rejet », résulte de ce retrait de l’investissement libidinal de l’objet sur le
moi, et vise toute aspiration à la jouissance.
Chez les personnalités narcissiques, elle porte électivement sur le moi,
mais peut aussi recouvrir l’objet ou le but pulsionnel. Ces sujets sont en
effet sous l’emprise d’un moi idéal, décrit par Kohut comme grandiose,
tout-puissant et parfait, qui là encore comble tous les trous et prémunit de
tout manque. Pour cette instance du moi idéal, quelle que soit sa forme
privilégiée (intelligence, savoir, vertu, pouvoir, sexe, corps, beauté, ou
encore cette autonomie à l’origine du grand fantasme narcissique d’auto-
engendrement), « tout ce qui vient, dans un mouvement centripète,
corroborer la toute-puissance de ces idéaux, appartenant au moi idéal,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

provoque un accroissement de l’estime de soi. Tout manque produit une


blessure narcissique » (Rosolato, 1976, p. 15).
L’objet lui-même peut être idéalisé, comme objet de projection narcis-
sique, d’extension narcissique du moi, dans un mouvement d’identifica-
tion projective où une part de soi est projetée dans un autre défini
exclusivement comme non-moi, sans reconnaissance aucune de son altérité.

1. C’est le titre du numéro 10 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse (automne 1994).


2. Selbstspaltung, et non Ichspaltung.
52 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le père, ou les parents, ou l’enfant, sont des objets idéalisés électifs,


toujours écrasés par le flux des projections et des identifications narcis-
siques.
Une même expansion du narcissisme se retrouve dans ce que Freud
décrit dans Malaise dans la civilisation, en empruntant le terme à
Romain Rolland, comme le « sentiment océanique », cette « phase primi-
tive du sentiment du moi […] qui tend au rétablissement du narcissisme
illimité […] dans cet état de béatitude absolue, de jouissance qui vise à
l’extase, le retrait libidinal reflue vers le ça » (1930, p. 15). Un tel état est
au plus près des objectifs du narcissisme originaire et du fantasme tout
aussi originaire de retour au ventre maternel. Rosolato souligne que
l’exultation, dans laquelle à l’inverse du retrait le débordement libidinal
est au premier plan, abolit de la même manière toute séparation : « Le
prototype n’est pas le sommeil qui suit la tétée, mais la plus grande satis-
faction orale dans la dévoration de l’objet » (1976, p. 17).
La fascination pour l’image idéale de soi se heurte nécessairement à la
confrontation entre le moi et le moi idéal, ou entre le moi et le double,
l’objet de projection narcissique. Cette confrontation peut devenir un
affrontement et se solder par ce que Kohut et Kernberg ont décrit
comme une rage narcissique puissante, à la mesure de l’enflure et de
l’échec de l’idéalisation, qui peut s’exprimer dans les luttes et les haines
« fraternelles » les plus violentes. L’affrontement au double ou à
l’instance idéale, qui ne coïncide jamais avec le moi puisque entre eux
passe toujours la lame séparatrice du miroir, menace en effet l’identité et
l’intégrité du sujet, suscite cette agressivité meurtrière, toujours de type
narcissique.
Dans les cas que Green (1969) décrit comme des narcissiques moraux
(sans rapport avec le masochisme moral de Freud), cet affrontement
produit de la honte, un affect typiquement narcissique, à distinguer de la
culpabilité œdipienne née de la transgression et du châtiment. Ces sujets
ont un style de vie ascétique où le désir et le plaisir, y compris sexuels,
sont rejetés et réduits au besoin et à sa satisfaction de type hygiénique,
avec parfois des déplacements massifs sur le travail investi au titre de
formation réactionnelle – et non dans un processus de sublimation – et
une grande « arriération affective » qui masquent une envie. Se mettant
souvent en position de tête de Turc, faussement humbles mais convaincus
de leur supériorité, ils restent fixés à une mégalomanie infantile que
l’épreuve de réalité met en échec : la déception engendre alors une honte
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 53

massive – honte d’être ce qu’ils sont, de n’être que cela – qui témoigne
du surinvestissement narcissique, redouble le rejet de la dépendance et
l’appauvrissement des investissements objectaux. L’arriération affective
est ici, pour Green, le produit d’une narcissisation et d’une idéalisation à
outrance, avec un rejet des mouvements pulsionnels sexuels et agressifs –
donc de la culpabilité dont la honte protège –, en face d’un désinvestis-
sement objectal croissant :

Une patiente nous disait que, si elle ne se surveillait pas constamment et se


laissait aller à la passivité, il ne se passerait pas longtemps avant qu’elle ne
devienne clocharde. Mais chacun est un tant soit peu (le dimanche ou en
vacances) clochard, et l’accepte plus ou moins bien. Le narcissisme moral
ne peut l’admettre (p. 187).

Ces conduites d’idéalisation entravent la cure d’une manière toute


spécifique : le manteau narcissique rend difficile l’accès au matériel
objectal, une résistance activement passive satisfait le désir de dépen-
dance du sujet – un désir d’amour inconditionnel, déguisé sous une
demande d’estime absolue, qui cloue l’analyste à son fauteuil comme un
papillon épinglé au mur, ou au baquet, de la situation analytique.
Derrière la représentation de détresse de la patiente citée par Green
(« être clochard »), et la recouvrant, brille la cuirasse narcissique de cet
« investissement d’orgueil » retournée en honte, qui détourne, à la
manière d’un leurre, d’un objet déçu-décevant et protège de la dépres-
sion et du meurtre : pour ces patients, « l’honneur n’est jamais sauf »
comme dit Green, afin que l’objet (de projection narcissique) le soit
toujours.

■ Pathologies narcissiques, cliniques et théories : la clinique du négatif


et l’axe narcissique des dépressions
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

* Psychose blanche et complexe de la mère morte1


Comme nous l’avons vu, le travail du négatif tel que Green le décrit dans
le narcissisme a des fonctions positives, en ce qu’il permet la négativation
de l’objet maternel primaire et constitue ainsi la matrice de l’activité de

1. A. Oppenheimer remarque que Green présente, à travers deux syndromes (le narcissisme moral
et le complexe de la mère morte) deux cas de pathologies apparentés d’un point de vue clinique
à ceux décrits par Kohut, et elle s’attache d’une manière fort éclairante et stimulante à mettre en
parallèle les deux élaborations théoriques, tout en dégageant leurs différences et leurs oppositions
(1996, p. 164-167).
54 NARCISSISME ET DÉPRESSION

représentation ; mais il peut avoir aussi des effets négatifs, quand le vide
constitutif du moi (et de l’objet) à travers l’hallucination négative n’a pu
être suturé par les investissements des représentations auxquels il donne
naissance. Se développe alors un narcissisme négatif : cette aspiration au
neutre (étymologiquement « ni l’un ni l’autre »), au zéro auquel tend
l’excitation dans le narcissisme primaire selon le principe de Nirvana, est
à l’œuvre dans ce que Green appelle la psychose blanche (1973, 1983).
« Le moi se fait disparaître devant l’intrusion du trop-plein d’un bruit
qu’il faut réduire au silence », écrit Green (1979) à propos de l’Homme
aux loups analysé par Freud, mais aussi à propos de l’« enfant de ça »
rencontré dans un entretien à Sainte-Anne (Green et Donnet, 1973). Cette
tendance du moi à défaire son unité pour tendre vers zéro se manifeste
cliniquement par le sentiment du vide, et donne à ce narcissisme négatif
une fonction désobjectalisante (Green, 1984), au rebours de la fonction
objectalisante qu’avait le narcissisme positif.
De cette « clinique du vide » – ou « clinique du négatif » – qui résulte
toujours de tels processus de désinvestissement libidinal, à l’ombilic
de la psychose dit Green, participe aussi sur un versant névrotique le
« complexe de la mère morte », qui se révèle dans la « dépression de
transfert » selon le terme créé par Green (1980). Indépendante de la perte
effective de la mère réelle, cette dépression survient quand l’objet,
présent, est accaparé par un deuil et, de ce fait, brutalement absent à
l’enfant. Face à un tel désastre, et à la perte du sens que la dépression
maternelle entraîne, l’enfant se défend principalement en désinvestissant
l’objet maternel, en s’identifiant inconsciemment à la mère morte, en
surinvestissant l’activité fantasmatique et intellectuelle du moi pour panser
« l’unité compromise du moi désormais troué » (Green, 1980). L’objet
s’est trouvé enkysté, son désinvestissement a effacé sa trace et l’identi-
fication positive à la mère d’abord vivante et attentive s’est transformée
en identification négative, « c’est-à-dire identification au trou laissé par le
désinves-tissement » et non-identification à l’objet. La mort de l’objet, ici
son absence de vie, entraîne la désertification, la mortification du moi :
« Le deuil blanc de la mère induit le deuil blanc de l’enfant, enterrant une
partie de son moi dans la nécropole maternelle. »
* L’axe narcissique des dépressions :
du double au paradigme de l’enfant mort
Si dans la mélancolie, les auto-accusations pour des crimes non commis
et le sentiment d’indignité sont au premier plan, dans les dépressions,
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 55

une telle culpabilité est inconsciente. G. Rosolato (1975) montre que


l’emprise de cette culpabilité est à la mesure de l’emprise d’un idéal,
d’une loi collective ou individuelle posée comme sacrée, soulignant ainsi
la nature narcissique de cette culpabilité imaginaire. Pour lui, dans toute
dépression, qu’il caractérise non seulement comme perte objectale mais
d’abord comme blessure narcissique, sont à l’œuvre des effets de double
narcissique : qu’il s’agisse de la perte d’un autre aimé ou de la perte de
forces vitales dans la vieillesse ou la maladie, c’est la rupture d’une rela-
tion d’objet idéalement privilégiée qui est à l’origine de la dépression.
« C’est le décalage entre le moi idéal et la réalité, l’idéal du moi, ou le
moi, qui provoque la souffrance spécifique de la dépression. » Le pouvoir
des idéaux et de leur satisfaction se trouve blessé à la suite d’un trauma-
tisme précoce ou de l’expérience du manque, sur le modèle de l’agonie
primitive décrite par Winnicott et liée à ce que G. Rosolato appelle « la
relation d’inconnu ».
Face à l’impasse du fantasme de régression au ventre maternel, à la
fois désirée et menaçante pour la mère comme pour l’enfant, et comme
une solution à cette impasse, se construit le double narcissique, cette
représentation du moi idéal (dont le « camarade imaginaire » est chez
l’enfant une forme élaborée). Un tel double narcissique peut ainsi rece-
voir l’agression, ce qui sauve la relation avec la mère et l’intégrité de
l’enfant ; il peut être projeté sur un objet de la réalité externe, et devient le
support de la charge libidinale retirée au moi.
Pour l’adulte, l’enfant est l’une des figures privilégiées de ce double : il
incarne non seulement l’image narcissique sur laquelle les parents projet-
tent leur moi idéal, comme le disait Freud à la fin de « Pour introduire le
narcissisme », mais aussi le rival qui renvoie l’adulte à l’écart entre cet
idéal et sa propre réalité. L’enfant est l’objet de projection narcissique,
mais dans la mesure où il incarne au présent un passé révolu, il est aussi
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

l’objet des souhaits de mort de la part de l’adulte. Une culpabilité


majeure accompagne ce fantasme de meurtre infantile – indicible sauf
dans la mélancolie –, au profit d’une image sacralisée de l’enfant. C’est la
prise en charge de l’intention meurtrière par le père (comme dans les trois
religions monothéistes) qui permettra à l’enfant de s’éloigner de l’oppo-
sition spéculaire mortifère, en dégageant une imago maternelle « libre de
rétorsions agressives » dit G. Rosolato.
Or dans les dépressions, le sujet reste bloqué à ce temps du dédouble-
ment narcissique : ce « paradigme de l’enfant mort », qui protège la mère
56 NARCISSISME ET DÉPRESSION

des pulsions agressives et fait converger l’agressivité subie ou projetée, y


joue un rôle central (qui devient dévastateur dans le meurtre ou le suicide
où l’identification à la mauvaise mère et à l’enfant mort n’est plus seule-
ment fantasmatique). Et pourtant, de même que l’affrontement au double
prépare aussi la voie des identifications qui permet de se dégager de son
emprise mortifère, la dépression est aussi le temps de l’incorporation qui
permet l’émergence de l’activité fantasmatique et l’intériorisation des
conflits : « L’incorporation est le fantasme lui-même dans son évocation
de l’objet premier. »

■ Repérages actuels : destins narcissiques de la sexualité, origines sexuelles


de la blessure narcissique

Des élaborations cliniques et théoriques contemporaines reviennent sur


cette articulation entre narcissisme et masochisme, le masochisme étant
considéré comme « organisation essentielle de la sexualité humaine »
(C. Chabert, 1999c), et non comme un de ses modes d’organisation
perverse. Elles réarticulent ainsi le narcissisme à la question du sexuel, en
interrogeant aussi « le destin narcissique de la sexualité » (C. Chabert,
1999c), comme si après les développements sur la clinique du vide, du
manque, du négatif, du froid, de l’archaïque, de l’objet, la structure
oscillante du narcissisme le refaisait basculer, dans le champ théorique,
du côté du trop plein, de la pulsion, du feu – parfois dévorant – du
sexuel.

* L’attaque narcissique, entre la douleur et la haine :


la représentation de l’enfant mort

C. Chabert (1999a) repère dans la cure elle-même « une représentation


limite de la perte mélancolique » : la représentation de l’enfant mort. Ce
fantasme de l’enfant mort, étayé ou non sur un événement réel à la
manière du fantasme de l’enfant battu, vient s’incarner dans le processus
même de l’analyse qui le produit ; mais, à la différence du fantasme de
l’enfant battu qui conserve toute l’attraction sexuelle d’un fantasme origi-
naire (de séduction), le mouvement érotique s’y trouve figé, mortifié ; il
résulte de la « déception inhérente au transfert » et du « nécessaire renon-
cement à une représentation idéale qui condense l’espoir maternel et
l’enfant tout aimé » (1999a). C. Chabert articule cet éprouvé mélancoli-
que dans toute cure à la « douleur de transfert », qui opère un recentre-
ment narcissique dans une lutte défensive contre la passivité de transfert,
contre la passion et l’abandon des objets d’amour infantile – passion et
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 57

abandon agis par le patient dans le présent du transfert 1. Passivité impo-


sée et à l’analysant et à l’analyste, inhérente au processus même de
l’analyse et à ses résistances, dans une tension avec l’activité de perlabo-
ration, de construction, d’interprétation. Au-delà de la cure, « le mouve-
ment mélancolique constituerait une de ces voies de détournement de la
passivité, contre l’être-aimé, l’être-excité, contre l’objet et finalement
contre le sujet lui-même » (1999a).
Si la cure favorise l’éclosion de ces mouvements mélancoliques, le
travail analytique permet aussi de s’en déprendre, en acceptant
l’empreinte de l’autre en soi – autre désirant, ou autre perdu –, en accep-
tant la passivité originaire qui fonde le sexuel : cette acceptation elle-
même est le fruit de ce que C. Chabert appelle le « désenchantement
narcissique ».
Dans ce « destin narcissique de la relation objectale » qu’est la mélan-
colie, Laurence Kahn (1999) insiste, à côté de la douleur, sur le poids de
la haine qui précède l’identification narcissique dont elle devient
inséparable : l’enfant mort apparaît :

À la fois effet du meurtre et figure du meurtre. Effet dans le sens où il serait


le résultat du meurtre du produit psychique de l’analyse, et on est confron-
té là à l’extinction des sources et à l’exclusion de la part pulsionnelle. Mais
figure du meurtre dans le sens où il est justement l’indice de la mise à mort
dans le combat forcené de l’ambivalence.

Cette représentation de l’enfant mort incarnerait ainsi à la fois la


pulsion de mort et son extinction pulsionnelle, et le vœu de mort à travers
un fantasme sadique refoulé et actualisé dans le transfert, qui vise l’objet
haï : une telle représentation-limite 2 serait ainsi un symbole mnésique et
une création symbolisante dans la cure, en laquelle la violence s’incarnerait
et ferait sens, pour l’analysant comme pour l’analyste.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Tout en prenant appui sur les processus de désobjectalisation évoqués


par André Green, ces travaux me paraissent s’en démarquer au moins à

1. Freud écrivait à propos de « La dynamique du transfert » (1912) que, dans le transfert comme
dans les rêves, le patient attribue à ce qui résulte de ces motions inconscientes réveillées un
caractère de présence et de réalité. Il veut agir ses passions. Pontalis commente cette dernière
phrase dans son essai sur « L’étrangeté du transfert » (1990).
2. L. Kahn renvoie pour cette notion de « représentation-limite » au « Manuscrit K » de Freud
(1897), contemporain de l’« Esquisse » (1895) : Freud décrit ainsi ces représentations qui empê-
chent le retour du souvenir pathogène avec lequel elles sont pourtant en contact.
58 NARCISSISME ET DÉPRESSION

deux titres. En lien avec l’objet et la « détresse primitive » autour de


laquelle pour cet auteur se joue tout entier l’enjeu de la passivité (Green,
1999a), ils redonnent une place essentielle aux mouvements pulsionnels
et à la séduction généralisée, selon l’expression de Laplanche, autrement
dit à la force d’attraction du sexuel, et ils restreignent le champ de
« l’irreprésentable », extensible à l’infini dans de nombreux développe-
ments récents de la psychanalyse – à moins qu’il ne s’agisse avec cette
représentation de l’enfant mort, comme le suggère René Roussillon
(1999), d’une « manière paradoxale de représenter l’irreprésentable », le
non-advenu de l’enfant. De même, ce recours actif à la douleur corpo-
relle dans les affections narcissiques, notamment les troubles des
conduites alimentaires marqués par ce « féminin mélancolique »
évoqué par C. Chabert (1999a) et sur lequel nous reviendrons à propos
de la perversion, ne témoigne pas non plus d’une carence de l’activité
représentationnelle, mais bien davantage d’un « transfert du psychique
au corporel, celui-ci ayant pour fonction de détourner ou d’effacer les
représentations insoutenables » (1999a) – insoutenables car trop
excitantes ?
* Le défaut et l’offense pulsionnelle
Dans son article sur « Le défaut », L. Kahn (1997) insiste sur la cause
sexuelle de la blessure narcissique, à partir de la thérapie d’une fillette de
cinq ans qui souffrait d’un important retard du langage. Elle revient sur la
reviviscence de leur propre narcissisme que les parents transfèrent sur
« Sa majesté le Bébé » en le métamorphosant en amour d’objet : un tel
narcissisme est menacé, et de l’intérieur. Freud relie en effet cette
« compulsion à attribuer à l’enfant toutes les perfections […] et à cacher
et oublier tous ses défauts » au « déni de la sexualité infantile » (Freud,
1914, p. 96). Du point de vue du narcissisme, montre L. Kahn, c’est le
sexuel lui-même qui constitue un défaut. Ce narcissisme est doublement
menacé, parce que doublement limité : par le sexuel infantile, incontrôla-
ble, « inéducable » dit souvent Freud, et par la restriction que le déni
apporte aux mouvements libidinaux et donc à l’expansion narcissique. Et
en même temps cette offense du narcissisme par le sexuel est inéluctable,
afin même de sauver la mise narcissique : pour satisfaire aux exigences
du moi idéal et de l’idéal du moi, l’enfant doit à la fois rester merveilleux
et grandir. Il est soumis à une double injonction, paradoxale :

« Mon enfant, tu es une merveille ! », et « Mon enfant, sois une


merveille ! » Pour être parfait, l’enfant merveilleux doit devenir grand tout
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 59

en restant merveilleux. Et l’enfant merveilleux, sans fissure, se fissure pour


rester merveilleux (L. Kahn, 1997, p. 48).

L. Kahn compare cet effondrement narcissique lié au déchaînement


des défauts et à la soumission inéluctable du moi au « programme
sexuel » (grandir), avec « l’effondrement de l’édification du self
unitaire » décrit par Winnicott (1974). Dans l’effondrement narcissique
lié à l’offense pulsionnelle, où le défaut est donc interne, l’amour de
l’autre ne suffit pas à rééquilibrer la chute qu’il impose aux investisse-
ments libidinaux narcissiques : la blessure narcissique causée par
l’offense pulsionnelle ne peut être alors colmatée que par le déni de la
séduction, le désaveu de la quête d’admiration, l’étouffement de la rébel-
lion pulsionnelle. Dans l’effondrement narcissique lié à la faillite de
l’environnement ou à une défaillance du holding, et non plus au sexuel
infantile, où le défaut est donc extérieur, l’enfant peut colmater la bles-
sure narcissique en édifiant un faux self qui abriterait le vrai self, et
permettrait de méconnaître le besoin et le défaut d’attention de l’autre.
Les conséquences de cette distinction sur le type de travail analytique
sont majeures :

Si le chaos dépend d’un défaut de l’environnement, l’activité de prendre


soin de l’enfant, en répondant sans astreindre, est la représentation-but
qui domine le travail analytique. Avant tout, il ne faut pas répéter le dé-
faut qui est à l’origine du trouble. Mais si la confusion est le produit
du conflit acharné entre la pulsion et l’estime de soi, le défaut revient
tout seul, et le travail analytique, obéissant au but de reconnaître l’in-
conscient, consiste à mettre en relation ce qui est vécu comme défaut
narcissique et ce qui veut être ignoré comme défaut pulsionnel (L. Kahn,
1997, p. 51-52).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1.5 Conclusion :
pour ne pas en finir avec le narcissisme

Ainsi le narcissisme, concept explicitement introduit par Freud puis


négligé dans son élaboration ultérieure au profit de la pulsion de mort,
prend des acceptions très diverses. Il apparaît tantôt comme un destin
pulsionnel – retrait libidinal sur le moi –, tantôt comme un trait de
personnalité, dans les organisations narcissiques, tantôt comme un méca-
nisme psychopathologique : la régression et la fixation qui y sont alors à
60 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’œuvre caractérisent aussi la perversion, du moins dans la première théo-


risation qu’en donne Freud.
Mais le narcissisme est d’abord un axe qui structure le psychisme à
toutes les étapes de la vie, et qui marque aussi bien la clinique du normal
– par exemple l’activité créatrice – que la clinique du pathologique, aussi
bien les psychoses que les organisations névrotiques et limites.
Concept polyvoque, le narcissisme se déploie dans deux directions
opposées qui font de lui une frontière, ligne de séparation en même temps
que ligne de contact : il marque des limites, spécifiant ainsi des espaces
psychiques différenciés. Limites entre la notion de stade (ontogénétique)
et celle d’état (état d’équilibre des investissements pulsionnels), limites
entre pulsions de vie et pulsions de mort, limites enfin entre dedans et
dehors, moi et objet, soi et autre.
Ultime paradoxe : ce concept limite ne marque-t-il pas aussi les limites
de la conceptualisation, alors même que ses multiples visages mobilisent
fortement nos capacités de pensée ? La saisie du narcissisme ne peut se
faire qu’en séparant ses différentes facettes, quand il vise à l’unité. Son
analyse vise à l’objectivation, quand il est au plus profond de nous-même…
Sans prétendre résoudre ces paradoxes qui font la richesse autant que
la difficulté du concept de narcissisme, il convient de se pencher sur une
organisation psychopathologique avec laquelle le narcissisme entretient,
comme nous avons commencé à le voir, une relation privilégiée : la
perversion.

2 LA PERVERSION : HISTOIRE
ET DÉFINITION DU CONCEPT

2.1 Introduction
2.1.1 Questions épistémologiques
Toute approche de la perversion pose d’emblée des questions épistémo-
logiques fondamentales qui s’enchevêtrent :
– la perversion, ou les perversions ? La pluralité des conduites perverses
peut-elle être subsumée sous le singulier de l’Être pervers – structure
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 61

ou processus ? Le lexicographe est le premier à distinguer perversion


et perversité : les perversions se rapportent au comportement sexuel,
tandis que la perversité garde sa connotation morale en désignant,
comme une disposition permanente du caractère, la duplicité cruelle et
maligne dont le terme de psychopathie, en correspondance avec
« perversité », héritera par la suite. Ce rapport entre perversité et
perversions reste à l’ordre du jour pour certains cliniciens, d’Henri Ey
(1950) à Gérard Dubret (1996), mais sa pertinence épistémologique
paraît limitée : est-ce la perversité qui fait le pervers, ou sont-ce ses
comportements pervers ? demande Georges Lantéri-Laura (1979). À
supposer qu’elle soit constructible hors du terrain de la morale, quel
serait le rapport entre une entité métapsychologique (construite sur
quel modèle ? Freud, nous le verrons, en propose plusieurs) et des
conduites sexuelles déviantes, telles qu’on peut en rencontrer aussi
chez des névrosés et des psychotiques ? ;
– s’agit-il d’actes pervers ou de fantasmes pervers, ou bien des deux ? ;
– par rapport à quelle(s) norme(s) définir la perversion, de quoi la
perversion s’écarte-t-elle ? du normal ? du licite ? de la nature ? du
bien ?

Ces questions resteront ici récurrentes : elles dessinent le champ même


de la problématique perverse. Freud et ses successeurs les posent, les
déplacent. Une certitude au moins, comme un postulat : « On admettra
avec Freud qu’il n’y a de perversions que sexuelles » (G. Dubret, 1996),
loin des perversions du sens moral ou des perversions des instincts.

2.1.2 L’appropriation médicale des perversions au XIXe siècle

Étymologiquement associée au retournement fâcheux, au trouble, au


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

dérangement, la perversion, « changement du bien en mal » comme dit


d’emblée Littré au XIXe siècle, a d’abord appartenu aux champs moral et
religieux qui la condamnaient, même si elle apparaissait parfois auréolée
d’une transgression assumée, comme dans la débauche des grands de ce
monde, ou dans l’idéologie des sectes secrètes ou gnostiques, ou encore
dans la littérature sadienne. Lantéri-Laura a magistralement analysé les
modalités de ce qu’il a appelé « l’appropriation médicale des perversions
au XIXe siècle », liée à la déshérence des fonctions de la religion, à la
médiocre efficacité du droit positif et au prestige croissant, au XIXe siècle,
de cette science médicale qui fait entrer le médecin-expert dans le
62 NARCISSISME ET DÉPRESSION

prétoire (J.-M. Labadie, 1995). C’est d’ailleurs le psychiatre Magnan qui


a imposé l’usage du terme « perversions sexuelles », dont le seul pluriel
« perversions » devient le synonyme, dès avant Freud.
C’est par des études détaillées de l’homosexualité (Ulrichs,
Westphal, Moll) que la médecine du XIXe siècle a commencé à sortir les
perversions du champ de la tératologie ; contre une législation très
répressive, elle va parfois jusqu’à dégager une quasi-normalité chez les
invertis. Si dans les travaux suivants l’homosexualité continue de susciter
« l’étonnement sympathique et la compassion » (G. Lantéri-Laura), les
recherches de Lasègue sur l’exhibitionnisme, de Kraft-Ebing sur la
« Psychopathia sexualis » classent toutes les autres aberrations sexuelles
dans les catégories du grotesque ou bien du monstrueux – le masochisme
et le sadisme, illustrés par la littérature dont ils tirent leur nom, se répar-
tissent ainsi entre le dérisoire et l’horrible. Magnan à la fin du XIXe siècle
propose une théorie positiviste des perversions, troubles particuliers du
fonctionnement hiérarchisé d’un système nerveux central dont Broca a
dessiné la cartographie. Avec un tel modèle neuro-anatomique, où les
perversions apparaissent comme une pathologie corticale, ce ne sont plus
les conduites perverses mais la structure pathologique du patient qui
devient l’objet du regard médical – et non plus un objet d’horreur et de
fascination.
Ce rappel historique, trop rapide, ne peut que souligner le contexte
dans lequel se produit la révolution freudienne : « Même si l’interpréta-
tion psychanalytique finit par changer le regard qu’elle porte sur les
perversions, elle ne le peut, initialement, que dans la mesure où la
psychiatrie de la fin du XIXe siècle lui a fourni son objet » (G. Lantéri-
Laura). Freud lui-même reconnaît nettement sa dette à la clinique
psychiatrique des aberrations sexuelles au moment où il s’attache à leur
genèse, en 1905.

2.2 Freud et la perversion


En fait, il n’existe pas de théorisation freudienne une et indivisible des
perversions, ni de la perversion. Tout en s’attachant à la diversité clinique
irréductible des comportements pervers d’une personne à l’autre et selon
les moments de la vie d’un même sujet, Freud essaie cependant de déga-
ger l’unicité du processus psychopathologique de la perversion : au fil
des remaniements de la métapsychologie, ce processus s’organise selon
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 63

plusieurs modèles successifs, qui font de la perversion une catégorie


psychopathologique instable, d’abord proche de la névrose puis de la
psychose.
Ces modèles s’organisent selon quatre axes, qui se recoupent ou se
développent l’un l’autre :
– la régression et la fixation à la sexualité infantile, « perverse en soi »,
dans les Trois essais sur la théorie sexuelle infantile de 1905 ;
– la régression et la fixation au narcissisme, en amont de l’amour objectal,
dans « Pour introduire le narcissisme », en 1914 ;
– la dérivation à partir du complexe d’Œdipe, en 1919, avec l’analyse du
fantasme de fustigation dans « Un enfant est battu ». Les perversions
entretiennent dans ces trois premiers modèles, de 1905 à 1919, un
rapport étroit avec les névroses – elles en sont en 1905 le « positif » ;
– le fétichisme, qui devient, à partir de 1927, le « modèle des perversions ».
Les perversions s’éloignent alors de la névrose et se rapprochent de la
psychose, dont elles partagent les mécanismes de défense : le clivage
du moi et le déni.

2.2.1 Les quatre modèles successifs de la perversion –


Approche métapsychologique
■ La perversion comme régression et fixation à la sexualité infantile : Trois
essais sur la théorie sexuelle (1905-1915)
* Avant 1905 : du séducteur de l’hystérique au fantasme incestueux
Jusqu’en 1905, Freud n’aborde pas la question de la perversion, qui n’a
pas encore de place dans la nosographie psychanalytique. Il n’a rencontré
que des « actes pervers », à partir de ses Études sur l’hystérie publiées en
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1895 avec Breuer. De ses premières investigations auprès de jeunes


femmes hystériques, il commence en effet par déduire qu’un événement
réel, la séduction par le père ou une figure paternelle, aurait déterminé le
symptôme hystérique, comme pour Katherina victime d’une tentative de
viol par son oncle à l’âge de quatorze ans.
Freud, on le sait, va renoncer à cette hypothèse de la séduction réelle
de l’hystérique dans la fameuse lettre du 21 septembre 1897, notamment
parce que « une telle généralisation des actes pervers commis envers
des enfants semblait peu croyable » : il abandonne sa « neurotica » et
met au premier plan de la pathologie hystérique le fantasme incestueux.
64 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Laplanche a beaucoup insisté sur les avatars de la théorie freudienne de la


séduction, et sur les limites de cet abandon (1986, 1987). Mais il faut
souligner, à propos de la perversion, que Freud fait ici sortir de sa propre
scène théorique la réalité de l’acte pervers incestueux, ou pédophile, et
l’adulte pervers effectivement séducteur : celle qu’il appellera jusqu’à la
fin « la première séductrice », la mère qui à travers ses soins précoces
« fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le
caresse, l’embrasse et le berce, et le prend tout à fait clairement comme
substitut d’un objet sexuel à part entière » (1938a), n’apparaît jamais
comme perverse.
* La révolution de 1905
La perversion n’est pas non plus au centre des Trois essais sur la théorie
sexuelle, que Freud publie en 1905 et auxquels il ajoute des notes
en 1910 et 1915, en fonction de ses développements ultérieurs sur la
sexualité infantile (notamment l’analyse de Hans en 1909 et l’étude sur
Léonard de Vinci en 1910) et sur la pulsion (« Pulsions et destins de
pulsions », 1915a).
Dans ces Trois essais de 1905, l’enjeu n’est pas pour lui d’élaborer une
théorie de la perversion, mais bien plus largement et de manière polémi-
que, contre l’opinion populaire et la littérature savante, contre leur
« négligence de l’infantile », de fonder sa propre « théorie sexuelle » :
Freud y affirme qu’« il existe une pulsion sexuelle durant l’enfance » et
qu’elle est « perverse en soi ». Du coup, la perversion devient une donnée
du fonctionnement psychique de tout être humain, et les comportements
pervers des adultes, leurs aberrations sexuelles, proviennent d’« une inhi-
bition et une dissociation du développement sexuel normal », sur le
modèle d’une régression aux prédispositions infantiles, perverses en soi.
Ainsi l’adulte pervers n’est plus caractérisé par des actes, par un compor-
tement, mais par les modalités de fonctionnement psychique qui fondent
ces actes.
Même si le premier de ces essais s’intitule « Les aberrations
sexuelles », Freud ne s’attache pas à y décrire cliniquement les perver-
sions. En centrant ainsi sa pensée sur la notion de sexualité infantile, c’est
le centre même des préoccupations médicales que Freud déplace. Il opère
par rapport à la question de la perversion une véritable coupure épistémo-
logique, comme le souligne G. Lantéri-Laura : il s’intéresse moins à
l’étiologie des perversions qu’aux mécanismes de leur production, et
surtout au temps diphasé de la sexualité humaine qui sert de cadre à ces
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 65

mécanismes. Ces Trois essais sur les théories sexuelles infantiles sont en
effet pour Freud l’occasion d’exposer ses théories sur le développement
sexuel, caractérisé par son instauration en deux temps : la petite enfance,
et la puberté.

* La sexualité infantile « perverse en soi »


Ce sont ses deux caractères majeurs qui rendent la sexualité infantile
« perverse en soi » : son auto-érotisme, et le primat des pulsions partiel-
les. Sous le primat des zones érogènes multiples et indépendantes, les
pulsions partielles atteignent leur but sexuel, c’est-à-dire la satisfaction,
dans le corps propre – après ce détour par un objet sexuel extérieur, le
sein maternel. Parmi ces pulsions partielles, la « pulsion scopique » et la
« pulsion de cruauté » sont les seules qui ne soient pas strictement auto-
érotiques, puisqu’elles ont d’emblée, pour objet, sexuel, d’autres personnes.
Ce sont, dit Freud, les digues psychiques de la latence qui, renforcées
par l’éducation et surtout l’énigmatique « refoulement organique »,
permettent de contenir et de détourner le débordement pervers infantile,
en préparant la synthèse et la subordination des pulsions partielles à la
puberté. À la puberté, s’impose le « primat des zones génitales », avec un
nouveau but sexuel, génital, et le renoncement aux objets infantiles
incestueux : la libido doit « prendre un nouveau départ en tant que
courant sensuel ».

* La perversion pathologique chez les adultes


Comme chez les névrosés, ce sont la fixation et la régression qui font les
pervers. Par fixation, Freud entend cette fixation incestueuse de la libido
à ses objets d’amour infantile, auxquels l’enfant doit renoncer à la
puberté. Quant à la régression à des organisations prégénitales, en deçà
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

des barrières de l’inceste, elle peut résulter des inhibitions du développe-


ment sexuel normal et se manifeste comme une perturbation du temps
diphasé de la sexualité, « par une interruption, un raccourcissement ou
une suppression de la période de latence infantile ». Elle peut résulter
aussi du retour de la pulsion sexuelle à ses différentes composantes, ou
encore de la « prématuration sexuelle » à la suite de la séduction sexuelle
par un adulte pervers, qui contracte le temps diphasé du développement
sexuel. Mais si la fixation et la régression de leur développement sexuel
sont le lot commun des névrosés et des pervers, en quoi réside la spécifi-
cité de la perversion ?
66 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Dans le premier des Trois essais de 1905, Freud distingue les dévia-
tions par rapport à l’objet sexuel défini comme « la personne dont émane
l’attraction sexuelle », et les déviations quant au but sexuel défini comme
« l’acte [die Handlung] auquel pousse la pulsion ». Mais le terme même
de perversion n’apparaît qu’à propos des déviations quant au but, puis-
que, fidèle en cela à son origine infantile auto-érotique, « la pulsion
sexuelle est d’abord indépendante de son objet ». Les déviations quant au
but, caractéristiques donc des perversions, sont « soit a) des transgres-
sions anatomiques des zones corporelles destinées à l’union sexuelle, soit
b) des arrêts aux relations intermédiaires avec l’objet sexuel » – « toucher
et regarder », et entretenir une relation sadique ou masochiste avec
l’objet.
Les transgressions anatomiques sont selon les cas une « extension » de
l’intérêt sexuel à l’objet sexuel tout entier, ou un déplacement sur
d’autres zones corporelles que les parties génitales, ou la substitution à
l’objet sexuel d’un autre objet – un fétiche. J’évoquerai plus en détail
cette conception du fétiche en 1905 en la resituant par rapport à ses théo-
risations ultérieures par Freud.
Ainsi l’analyse de la sexualité infantile, au premier plan des préoccu-
pations de Freud en 1905, l’amène à la notion de perversité polymorphe
de l’enfant et à la théorie des pulsions partielles, à partir desquelles il
propose une première conception des perversions de l’adulte comme
régression et fixation à cette perversité infantile. Mais peut-on appeler
pervers le développement pulsionnel de l’enfant sans une comparaison
qui suppose la connaissance préalable du fait pervers chez l’adulte ? La
perversité de l’enfant est-elle autre chose qu’une métaphore et une inter-
prétation (F. Perrier, 1969) ?

■ La perversion comme régression et fixation narcissique :


« Pour introduire le narcissisme » (1914)
et « Pulsions et destins de pulsions » (1915)
* La perversion : un choix d’objet narcissique et une régression
narcissique en deçà de l’idéal du moi
Ce modèle dérive du précédent : la perversion est toujours une régression
et une fixation, non plus à la prégénitalité mais au narcissisme. Freud
évoque en effet les pervers et la perversion en 1914, mais à nouveau il ne
s’agit pas pour lui d’en faire une analyse clinique : de même qu’en 1905
les perversions lui permettaient d’introduire sa théorie sexuelle, avec sa
temporalité spécifique en deux phases, en 1914, les perversions lui
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 67

permettent d’introduire le narcissisme dans la métapsychologie et de


proposer un nouveau dualisme, tout entier libidinal, qui oppose libido
narcissique et libido objectale.
En étudiant le concept de narcissisme, notamment à partir de la vie
amoureuse, il caractérise les pervers, sur le modèle de moins en moins
paradigmatique de l’homosexualité, par leur type de choix d’objet (il est
narcissique) et leur régression narcissique en deçà de l’idéal du moi, deux
directions déjà amorcées en 1905. Pour les pervers comme pour les
femmes et les homosexuels, le choix d’objet narcissique « a pour but et
pour satisfaction d’être aimé », à la différence du plein amour d’objet
selon le type par étayage, typiquement masculin, où le narcissisme origi-
naire de l’enfant serait transféré vers l’objet sexuel, ainsi surestimé. La
perversion comme régression narcissique en deçà de l’idéal du moi inter-
vient quand l’idéal du moi, substitut du narcissisme perdu de l’enfance,
n’a pu se développer, ni donc produire « du côté du moi » le refoulement.
La perversion proviendrait donc d’un défaut de refoulement, comme
Freud l’évoquait déjà en 1905 avec les « digues psychiques » construites
par détournement des forces pulsionnelles vers d’autres buts ; mais le
refoulement en 1914 est conçu d’un point de vue plus économique que
topique.
Sans idéal du moi, pas de refoulement : la perversion se développe
alors, et Freud la définit comme pénétration de la tendance sexuelle
« telle quelle » dans la personnalité. Le développement de l’idéal du moi
ici, en tant qu’il refuse une partie de la satisfaction libidinale, protège la
personnalité de la pénétration par le sexuel.
* Retournement de la pulsion et bipolarité des perversions
Freud développe et poursuit en 1915 l’analyse pulsionnelle des perver-
sions, à la fois dans sa nouvelle édition des Trois essais et dans « Pulsions
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

et destins de pulsions » : il donne alors une importance centrale dans


l’analyse des perversions à l’un de ces destins pulsionnels, à côté du
refoulement et de la sublimation : le retournement. Freud fait l’hypothèse
que le retournement de la pulsion en son contraire (de l’activité à la passi-
vité) ou sur le sujet lui-même (du voyeurisme à l’exhibitionnisme, du
sadisme au masochisme) a une fonction défensive.
Ainsi, dans le couple voyeurisme/exhibitionnisme, l’enfant commence
par fixer sa curiosité sur son propre corps, sur son sexe, en une première
étape auto-érotique voyeuriste (regarder/être regardé), active et passive à
la fois ; c’est un objet extérieur qu’il regarde ensuite (voyeurisme actif).
68 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’objet est abandonné, mais le retour sur le corps propre (se montrer)
inclut le regard de l’autre (être regardé se montrer), et l’investissement de
la position passive vient s’ajouter à l’activité exhibitionniste.
L’analyse du couple sadisme/masochisme est plus complexe ; mais si
Freud remanie cette analyse avec le nouveau dualisme pulsionnel qui
opposera à partir de 1920 pulsions de vie et pulsions de mort, il maintient
jusqu’au bout la bipolarité de la pulsion, à l’origine de la bipolarité des
perversions. En 1915, dans « Pulsions et destins des pulsions », il postule
un sadisme originaire, non sexuel, pure affirmation de l’emprise sur
l’objet ; au retournement contre soi du sadisme (se faire souffrir, comme
dans la névrose obsessionnelle) doit s’ajouter un renversement complet
de l’activité en passivité, ce qui suppose qu’une personne extérieure
inflige cette souffrance à qui se place ainsi dans une position masochiste :
c’est le retournement de ce masochisme en sadisme qui sexualiserait ce
sadisme second.

■ La perversion héritière du complexe d’Œdipe :


« Un enfant est battu » (1919)
En 1919, Freud examine le fantasme infantile de fustigation (« Un enfant
est battu »). S’étonnant de sa fréquence chez ses patients hystériques et
obsessionnels, les femmes surtout, il s’interroge sur sa signification et
son destin. Si Freud donne une « Contribution à la connaissance de la
genèse des perversions sexuelles » – c’est le sous-titre de son article –, il
ne traite ici que du masochisme, pris comme paradigme de la perversion,
comme le fétichisme le sera en 1927.
Un tel fantasme, dit Freud, « ne peut être conçu que comme un trait
primaire de perversion ». Si les processus susceptibles d’entraver cette
perversion infantile font défaut (et Freud évoque le refoulement, la subs-
titution par une formation réactionnelle, la transformation par sublima-
tion), « alors la perversion se maintient dans l’âge mûr » et induit chez
l’adulte un comportement sexuel aberrant – pas seulement masochiste.
Là encore le modèle de la fixation prévaut.
Ce n’est pas au comportement masochiste de l’adulte que Freud s’atta-
che ici, mais au fantasme masochiste de l’enfant « empêtré dans les exci-
tations de son complexe parental ». Il dégage trois phases successives
dans ce fantasme infantile, dont la formule « un enfant est battu » n’est
que l’aboutissement. Chez la fille, à la première phase consciente, sadi-
que (le père bat l’enfant haï par moi), liée à une rivalité fraternelle sous-
tendue par un désir incestueux (il n’aime que moi), succède une
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 69

deuxième phase, la plus importante même si elle ne peut être qu’une


construction de l’analyse (je suis battue par le père), expression directe
de la culpabilité qui punit le fantasme incestueux. Cette culpabilité liée à
une revendication génitale (le père m’aime) s’accompagne d’un renverse-
ment de l’activité en passivité, et d’une régression à l’organisation prégé-
nitale sadique-anale. La relation génitale incestueuse, désirée mais
prohibée, se trouve ainsi punie, mais en même temps satisfaite, à l’abri de
cette régression ; comme substitut régressif du désir incestueux, ce
fantasme est source d’excitation libidinale.
Chez le garçon, ce désir n’est pas symétrique. Si le fantasme inconscient
originaire que l’analyse reconstruit a le même contenu incestueux que
chez la fille, sur le même registre génital (je suis aimé par le père), il
devient par régression au stade sadique-anal un fantasme de fustigation
par le père (je suis battu par le père), avec le même bénéfice libidinal
masochiste, puis sous l’emprise de la culpabilité et du refoulement (je
suis battu par la mère), un fantasme souvent conscient.
Malgré ces différences, c’est pour le garçon comme pour la fille
l’amour œdipien pour le père, « à signification génitale », qui produit la
régression prégénitale et la fixation masochiste :

La perversion ne se tient plus isolée dans la vie sexuelle de l’enfant, elle


est au contraire accueillie dans le contexte des processus de développe-
ment typiques – pour ne pas dire normaux – que nous connaissons. Elle est
mise en relation avec les objets d’amour incestueux de l’enfant, avec son
complexe d’Œdipe, elle se montre à nous pour la première fois sur le ter-
rain de ce complexe et après qu’il s’est effondré elle est souvent la seule
chose qui en reste, héritière de sa charge libidinale et obérée par la conscience
de culpabilité qui y est attachée1.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

À partir de l’analyse de ce fantasme masochiste, Freud fait dériver les


perversions du complexe d’Œdipe, et non plus d’une organisation archaï-
que en deçà de ce complexe comme en 1905, ni d’une fixation à la libido
narcissique comme en 1914 : un tel fantasme « et d’autres fixations
perverses analogues ne seraient alors que des sédiments laissés par le
complexe d’Œdipe, pour ainsi dire des cicatrices, séquelles d’un processus
révolu ».

1. Souligné par nous.


70 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Ce « sceau de l’œdipe », selon l’expression de J. Chasseguet-Smirgel


(1984), marque aussi la « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité
féminine », où Freud rapporte l’homosexualité de la jeune fille à un amour
incestueux pour le père, intense et déçu (1920b).
Ainsi, l’analyse approfondie du fantasme de fustigation en 1919 inva-
lide l’hypothèse que Freud développait en 1905, d’un archaïsme pulsion-
nel source d’une satisfaction directe par fixation infantile et régression
temporelle à une organisation prégénitale, antérieure à la formation du
surmoi : la perversion ne peut se comprendre que comme une cicatrice
(narcissique ?) laissée par le complexe d’Œdipe.
De ce fantasme de fustigation, Lacan a souligné la valorisation de
l’image et la disparition de la position subjective, le fading du sujet selon
son expression, dans l’anonymat de la situation – On bat un enfant1 : ce
maintien des signifiants impersonnels dans une situation désubjectivée
serait pour lui caractéristique de la perversion.
Caractéristique de la perversion, ou du fantasme et de l’auto-érotisme ?
Laplanche et Pontalis (1964), en effet, voient dans cette « absence de
subjectivation allant de pair avec la présence du sujet dans la scène » et
son auto-visualisation au même rang que les autres protagonistes, comme
dans le souvenir-écran dont Freud le rapproche, la structure même du
fantasme originaire, dont ils situent l’origine dans le temps de l’auto-
érotisme. Cette désubjectivation ne serait pas caractéristique de la perver-
sion, mais de la forme même du fantasme, où le sujet « figure lui-même
pris dans la séquence d’images », participant à la scène éventuellement
« sous une forme désubjectivée, c’est-à-dire dans la syntaxe même de la
séquence en question », en occupant tous les rôles dans cette mise en
scène du désir qu’est le fantasme. C. Chabert (1999a) souligne même
combien ce changement de point de vue, cette possibilité de déplacement
d’une place à l’autre dans les trois phases du fantasme de fustigation
témoignent d’une mobilité identificatoire qui constitue un des enjeux
majeurs de la cure. Forme même du fantasme, y compris dans sa figurabi-
lité qui donne un support visuel à la représentation, il est aussi « la
traduction primordiale, peut-être la plus fréquente, du fantasme de

1. Lacan retient la forme impersonnelle comme traduction de la phrase de Freud : « Ein Kind wird
geschlagen. » Après cette première traduction française, parue en 1933 dans la Revue française
de psychanalyse (1933, VI, n° 3-4), la traduction plus récente, parue en 1973, choisit de privilé-
gier la forme passive.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 71

séduction » – séduction passive, intrinsèque à cette deuxième phase du


fantasme « je suis battu(e) par le père », qui est refoulée et ne peut
qu’être construite dans et par l’analyse (C. Chabert, 1999a, p. 1458).
Selon J.-C. Rolland (1998, p. 143), ce retournement fantasmatique d’une
activité et d’une passion paternelles auxquelles le sujet serait soumis
(mon père m’aime) en un désir de passivité (il me bat) ouvre la machine-
rie représentative ; il serait « la forme première de l’activité psychique »
qui transforme l’expérience sensible et traumatique du désir incestueux
en une représentation qui dénie cette expérience et refoule la dimension
subjective de ce désir propre tout en l’énonçant pourtant (on bat un
enfant) : autrement dit, « le sujet est passif dans le contenu de la scène, il
est actif dans la construction de la représentation » (C. Chabert, 2000,
p. 113), et c’est le processus analytique qui assure ce saut de la compul-
sion de répétition à la compulsion de représentation (J.-C. Rolland, 1998,
p. 201-259). La mère comme objet d’amour incestueux et comme rivale
manque-t-elle dans ce fantasme de fustigation, comme le souligne
J. Chasseguet-Smirgel pour laquelle, dans cette réduction de la scène
primitive et selon une conception sadique du coït, « l’enfant serait alors
mis à la place du personnage passif, sadisé, de son fantasme de scène
primitive » ? Là encore le processus identificatoire est à l’œuvre : « être
battue/coïtée par le père, c’est occuper sur la scène du fantasme la position
de la mère » (J. André, 1995, p. 50).
La perversion est ainsi un reste du fantasme infantile1 de séduction par
le père, masqué en un fantasme masochiste dont les analyses contem-
poraines dégagent à quel point il apparaît comme l’origine même de
l’activité fantasmatique, comme « le moteur de l’appareil psychique, son
esprit de survie2 ». Mais alors en quoi consisterait la spécificité du fonc-
tionnement pervers ? Freud, qui souligne lui-même combien ce fantasme
infantile est commun aux pervers et aux névrosés, précise qu’il analyse
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ici un fantasme pervers, et non des actes. Les actes et les comportements
pervers ne seraient-ils que la réalisation, la fixation dans la réalité
externe de scénarios masochistes aussi universels que l’œdipe, et
partagés par les névrosés auxquels seul le refoulement interdirait cette
mise en acte ?

1. Freud en 1919 ne dit pas encore « originaire ».


2. Le premier numéro des Libres Cahiers pour la psychanalyse (2000) autour de l’article de Freud
« Un enfant est battu » s’intitule « L’esprit de survie ».
72 NARCISSISME ET DÉPRESSION

* Le nouveau dualisme pulsions de vie/pulsion de mort


et ses effets sur les perversions
Entre le masochisme infantile qui en 1919 est posé comme le paradigme
(œdipien) des perversions et l’ultime théorisation du fétichisme qui en
1927 va devenir le modèle des perversions, Freud « introduit » en 1920
ce nouveau dualisme pulsionnel Éros/Thanatos, que nous avons évoqué à
propos du narcissisme.
De 1920 à 1927, la désunion pulsionnelle s’esquisse, de façon inci-
dente parce que Freud n’est toujours pas occupé à en élaborer une théo-
rie, comme un mécanisme susceptible de produire la perversion ; mais
Freud n’explore pas cette piste, qui ne reste du point de vue de la perversion
qu’un modèle virtuel.
Avec le remaniement pulsionnel de 1920, le sadisme devient en effet
« un exemple de la pulsion de mort, sa partie tournée vers l’extérieur » –
un exemple, ou la pulsion de mort elle-même ? Non mélangé aux
pulsions de vie, ce sadisme vise à l’anéantissement de l’objet, mais son
intrication à Éros donne à la pulsion sexuelle sa composante sadique
(1920a) :

Une fois admise la représentation d’une union des deux espèces de pul-
sions, la possibilité d’une désunion – plus ou moins complète – s’impo-
se à nous. La composante sadique de la pulsion sexuelle nous fournirait
un exemple classique d’une union pulsionnelle au service d’une fin,
le sadisme devenu indépendant sous forme de perversion offrirait le
modèle d’une désunion, sans qu’elle soit, à vrai dire, poussée à l’extrême
(1923).

Le masochisme, lui, serait « ce résidu, dans l’intérieur, de la pulsion de


mort », que la liaison à Éros permet de dompter. Après avoir posé un
sadisme originel, il fait l’hypothèse d’un « masochisme originaire »
(1924b), qui se décline comme nous l’avons vu précédemment en maso-
chisme érogène, féminin et moral. Il revient d’ailleurs sur le fantasme de
fustigation et les dispositifs réels des pervers masochistes qui le mettent
en scène : étayés sur le masochisme érogène, ces scénarios d’une position
caractéristique de la féminité, qui signifient « être castré, subir le coït, ou
accoucher » (masochisme féminin), satisfont en même temps le besoin de
punition lié au sentiment de culpabilité inconscient (masochisme moral)
et apparaissent bien, loin de toute détermination psychogénétique singu-
lière, individuelle, comme des fantasmes originaires. Freud fait de ce
masochisme moral et de sa désunion d’avec Éros la genèse du processus
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 73

mélancolique et de son désastre. De façon identique, c’est de la désunion


pulsionnelle du sadisme d’avec Éros que pourrait naître la perversion : si
Freud, à notre connaissance, ne développe pas ce modèle, il faut souli-
gner la proximité de la perversion avec la psychose – et plus précisément
avec la mélancolie, qui va se renforcer au fil de la réflexion freudienne,
puisque l’une et l’autre auront, avec le clivage et le déni, des mécanismes
de défense très proches.
Ces mécanismes, qui prennent une place déterminante dans la psycho-
pathologie et dans la métapsychologie freudiennes, sont ceux du
fétichisme : en 1927, c’est le fétichisme qui devient, explicitement cette
fois, « le modèle des perversions ».

■ Le fétichisme, paradigme des perversions (1927)


Freud s’est pourtant intéressé au fétichisme bien avant 1927
(J. Chasseguet-Smirgel, 1984) et il est difficile de faire l’économie d’un
tel trajet pour comprendre les enjeux de ce quatrième et dernier modèle
de la perversion.
* Le fétichisme avant 1927
Fétiche, idéalisation et refoulement partiel
Dès les Trois essais en 1905, Freud accordait un intérêt et un statut parti-
culier aux fétichistes, qui trouvent leur plaisir dans un substitut de l’objet
sexuel, avec pour la première fois une référence au fétichisme des
sauvages :

Le substitut de l’objet sexuel est une partie du corps qui convient en géné-
ral très mal à des buts sexuels (pied, chevelure), ou bien un objet inanimé
dont on peut démontrer la relation avec la personne sexuelle qu’il remplace
et, de préférence, avec sa sexualité (pièces de vêtements, lingerie). Ce n’est
pas sans raison que l’on compare ce substitut au fétiche dans lequel le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sauvage voit son dieu incarné.

Pontalis (1970) souligne cette nécessité à incarner, à donner chair, à


l’origine de l’instauration du fétiche : comme pour pallier une non-satis-
faction intolérable face à ce qu’offre, ou refuse, l’objet d’amour, pour
s’approprier et contrôler son dieu.
La surestimation ou l’idéalisation (les termes sont alors synonymes) de
l’objet sexuel ou de la pulsion sont pour Freud le processus d’où naît le
fétiche. La surestimation de l’objet n’est pas en tant que telle pathologique :
« Un certain degré de fétichisme se retrouve régulièrement dans l’amour
74 NARCISSISME ET DÉPRESSION

normal » (Freud, 1905). L’idéalisation de la pulsion sexuelle, elle, témoi-


gne d’une importante activité psychique de transformation – que Freud
nommera « sublimation » en 1914, avec l’introduction du narcissisme, en
réservant alors le terme d’idéalisation à l’objet sexuel. Le fétichisme ne
devient pathologique que s’il y a fixation au fétiche.
Le lien entre fétichisme et analité est posé : dans une note ajoutée en
1910, « un plaisir olfactif coprophilique » pris à des objets dégageant
une forte odeur préside à l’élection du fétiche : la sensation refoulée,
restent la chevelure, le pied, objets-fétiches des plus courants. Freud
l’avait déjà évoqué l’année précédente à propos de l’Homme aux rats,
dans une lettre à K. Abraham (18 février 1909) : « Le fétichisme de
bottes implique un plaisir originaire (plaisir de sentir) donné par les
pieds sales et puants. »
C’est aussi dans une lettre à Abraham qu’il développe, en février 1910,
le lien entre fétiche et refoulement partiel :

Le fétiche […] résulte d’un mode particulier de refoulement, que l’on


pourrait qualifier de partiel : une partie du complexe est refoulée, une autre
partie en dédommagement est idéalisée (parallèles historiques : le Moyen
Âge avec son mépris de la femme et son exaltation de la Vierge Marie).

Freud reprendra la même proposition théorique en 1915, dans l’article


sur « Le refoulement » :

Il peut même se faire, comme nous l’avons vu dans la genèse du fétiche,


que la représentance de pulsion originaire ait été décomposée en deux
morceaux, dont l’un succomba au refoulement, tandis que le reste, préci-
sément à cause de cette intime connexion, connut le destin de l’idéalisation
(1915b).

Le fétiche, métaphore ou métonymie de l’objet sexuel ? Selon une note


aux Trois essais, en 1915, la pulsion scopique dirigée à l’origine vers les
parties génitales, « retenue en route par l’interdit et le refoulement »,
aurait finalement choisi le pied et le soulier comme fétiches : l’objet-féti-
che « représente » alors (vorstellen) l’objet sexuel initial, comme le pied
ou la chaussure représente l’appareil génital féminin en organe masculin.
Dans une note de 1920, ce modèle-là de la représentation ne tient plus, et
Freud conçoit alors le fétiche comme un souvenir-écran :

Derrière le premier souvenir relatif à l’apparition du fétiche se trouve une


phase engloutie et oubliée du développement sexuel, qui est représentée
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 75

(vertreten) par le fétiche comme par un « souvenir-écran », et dont le reste


et le précipité constituent, par conséquent, le fétiche.

Comme le souligne J. Chasseguet-Smirgel (1984), « le lien métonymi-


que entre la partie et la personne entière est alors rompu ». Et si le fétiche
vaut comme souvenir-écran, il devient ce « témoin à la fois insignifiant et
précieux, manipulable mentalement ou gestuellement, où se cache et se
préserve à jamais ce qui ne doit pas se perdre » (Pontalis, 1970).

Le « primat du phallus » dans la phase phallique, et le fétiche comme substitut


du pénis manquant de la femme
Dans son article sur « Les théories sexuelles infantiles » (1908), Freud
s’attache à la première d’entre elles qui « consiste à attribuer à tous les
humains, y compris les êtres féminins, un pénis, comme celui que le petit
garçon connaît à partir de son propre corps ». Elle est d’essence narcissi-
que, Freud le souligne : pour l’enfant, le pénis est l’objet sexuel auto-
érotique par excellence, « et la valeur qu’il lui accorde trouve son reflet
logique dans l’incapacité où il est de se représenter une personne sembla-
ble au moi sans cet élément essentiel ». L’enfant chez lequel cette
« représentation de la femme au pénis » se fixe deviendra nécessaire-
ment, dit Freud, un adulte homosexuel qui cherchera un partenaire doté
d’un tel pénis maternel et pourra éprouver de l’aversion pour la femme
dans la réalité externe, sans attrait sexuel puisque sans pénis, mais auteur
d’une menace effrayante de castration.
Proférée dans un premier temps devant la masturbation de l’enfant, la
menace de castration sera réactivée après-coup, « quand, plus tard, les
parties génitales de la femme sont perçues, et conçues comme
mutilées » : une telle perception peut alors provoquer « de l’horreur au
lieu du plaisir ». Le complexe de castration chez la fillette se structure
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pour Freud selon le même modèle, du fait de l’équivalence qu’il pose


entre pénis et clitoris1. Freud revient sur ce qu’il appelle dorénavant le
« primat du phallus » dans l’organisation génitale infantile (1923), qui
caractérise le dernier de ses stades, après le stade sadique-anal : pour
l’enfant des deux sexes, « un seul organe génital, l’organe mâle, joue un
rôle ». Là encore, ces perceptions (la « vue fortuite » du sexe d’une

1. Les conceptions freudiennes de la sexualité féminine, on le sait, ont donné lieu à d’importants
examens critiques impossibles à évoquer ici (voir notamment J. André, 1995).
76 NARCISSISME ET DÉPRESSION

fillette ou « la perception de ce qui se passe lorsque des filles sont en train


d’uriner ») suscitent :
– le déni du manque, avec un mouvement hallucinatoire : « ils nient ce
manque et croient voir malgré tout un membre » ;
– l’élaboration d’une théorie sexuelle : « auparavant, en tout cas, il a
bien été là et par la suite il a été enlevé » ;
– l’horreur de la femme comme Méduse, « celle dont la vue étouffe toute
idée de rapprochement sexuel ».

Freud relie en 1924 la disparition de la phase phallique à la disparition


du complexe d’Œdipe. La phase phallique, « qui est en même temps
celle du complexe d’Œdipe », disparaît quand la menace de castration
devient effective, dans ce temps second où l’enfant a « devant les yeux »,
avec le sexe féminin, « la possibilité de la castration ». « De ce fait, la
perte de son propre pénis est devenue elle aussi une chose qu’on peut se
représenter, la menace de castration parvient après coup à faire effet »
(1924c, p. 119). L’idée selon laquelle la femme serait castrée conduit au
renoncement à la satisfaction œdipienne, et ouvre la voie aux identifica-
tions secondaires. Soulignons que pour le garçon cette castration reste
virtuelle, tandis que pour la fille, elle est un fait accompli (« l’anatomie
c’est le destin », 1924c, p. 121).
C’est précisément en évoquant en 1925 « la préhistoire du complexe
d’Œdipe » chez la fille que Freud revient sur « quelques conséquences
psychiques de la différence anatomique des sexes » : il souligne cette fois
la différence sexuelle dans la perception de cette différence anatomique.
La perception visuelle joue pour le garçon un rôle moins déterminant que
dans les textes précédents : « Il ne voit rien ou bien par un déni il atténue
sa perception […] » (ibid., p. 127). Cette observation prendra son sens
s’il se la remémore ou se la répète à l’occasion d’une menace de castra-
tion. La situation est différente pour la fille : « D’emblée elle a jugé et
décidé. Elle a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir », refusant
d’accepter le fait de sa castration et développant ainsi un « complexe de
masculinité » dont seule l’entrée dans l’Œdipe la sortira : elle substituera
à son envie du pénis le désir d’avoir un enfant (du père), sa libido glissant,
dit Freud, le long d’une « équation symbolique » pénis = enfant.
Le déni de cette différence anatomique, déni donc de la réalité exté-
rieure, est courant chez les enfants des deux sexes ; chez l’adulte, ce
processus peut être à l’origine d’une psychose.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 77

De la représentation de la femme au pénis à la perversion maternelle :


Léonard de Vinci
Si Léonard amenait Freud en 1914 à évoquer une conception narcissique
de la perversion, il le conduisait aussi dès son étude d’Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci (1910a) sur la voie du modèle fétichiste de
la perversion, développé au fil de l’œuvre. Freud a en effet souligné le
rôle de cette imago de mère pourvue d’un pénis notamment dans la diffi-
culté du peintre à achever ses tableaux, en même temps que dans sa soif
de savoir et sa curiosité intellectuelle : cette mère au pénis, à laquelle
Léonard s’identifie dans ses choix d’objet narcissiques, est comme le
reliquat de la phase phallique. De cette fixation à l’imago de la mère
pourvue d’un pénis, témoigne le fantasme du vautour : « […] il me vient
à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un
vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à
plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue » (1910a, p. 89).
Après avoir insisté sur le premier contenu mnésique de ce fantasme
(« avoir reçu de la mère la tétée »), qui fixe et la représentation de la
femme au pénis et le fantasme passif de fellation, Freud souligne l’inten-
sité érotique d’une séduction maternelle bien réelle : « Nous pouvons
traduire : ma mère a pressé sur ma bouche d’innombrables baisers
passionnés » (ibid. p. 131). Cette relation d’amour, et d’amour sexuel,
entre la mère et l’enfant, qui permet à la mère de satisfaire « sans reproches,
des désirs anciens, refoulés », Freud dit qu’on devrait la qualifier de
perverse, sans pour autant la qualifier ainsi lui-même : comme si cette mère,
la « première séductrice », dira-t-il encore en 1938 dans l’Abrégé, était pour
le petit Sigismund le seul objet qui ne puisse jamais être tout à fait pervers ?
Ainsi, avant 1927, le fétiche apparaît dans l’œuvre freudienne constitué
par surestimation (idéalisation) et investissement sexuel d’un objet-substi-
tut, représentation (1915)1 ou souvenir-écran (1920a) lié à un objet sexuel
primaire, auto-érotique ou féminin-maternel. Après avoir évoqué le poids
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la sensation et de l’analité dans la genèse du fétiche, Freud va centrer


la perversion sur la relation au phallus et le complexe de castration.
* Le fétichisme en 1927, comme modèle des perversions –
Déni de la réalité et clivage du moi
Freud va consacrer tout un article à « l’éclaircissement du fétiche ». Il y
confirme le rôle déterminant du complexe de castration dans le fétichisme,

1. Voir les notes rajoutées en 1915 dans la nouvelle édition des Trois essais sur la théorie sexuelle.
78 NARCISSISME ET DÉPRESSION

et recommande instamment son étude à tous ceux qui doutent encore de


l’existence de ce complexe :

Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le


petit enfant et auquel, nous savons pourquoi, il ne veut pas renoncer.
Le processus est donc celui-ci : l’enfant s’était refusé à prendre connais-
sance de la réalité de sa perception : la femme ne possède pas de pénis.
Non, ce ne peut être vrai car si la femme est châtrée, une menace pèse sur
la possession de son propre pénis à lui, ce contre quoi se hérisse ce mor-
ceau de narcissisme dont la nature prévoyante a justement doté cet organe
(1927, p. 134).
Ainsi, le déni porte ici non pas sur le fait d’un manque, ou sur la castra-
tion elle-même, ou sur une perception, mais sur la réalité de cette
perception ; et c’est bien le déni de la réalité qui rapproche le fétichisme
de la psychose. Perception : il faut souligner ici combien la dimension
visuelle est partie intégrante de l’érection de ce « monument » qu’est,
selon les termes de Freud, ce fétiche. La perception, elle, n’est pas
déniée. « Au contraire, la situation que nous décrivons montre que la
perception demeure et qu’on a entrepris une action très énergique pour
maintenir son déni. » Freud y insiste, en rejetant le terme de
« scotomisation » retenu par Laforgue, qui suppose que la perception ait
été complètement balayée. Le déni, dit Freud, est le destin de la représen-
tation, et non pas de la perception : ce sont, avec la réalité de la percep-
tion de la différence anatomique des sexes, la menace de castration par le
père et l’angoisse liée à cette menace, c’est-à-dire le complexe de castra-
tion lui-même dans ses deux composantes, qui se trouvent déniés. Le féti-
che demeure le signe d’un triomphe sur la menace de castration et une
protection contre cette menace.
Dans ce déni, la négation au sens logique et linguistique du terme joue
un rôle primordial (« Non, ce ne peut être vrai »), cette négation
(Verneinung) dont en 1925 Freud faisait un symbole au moyen duquel la
pensée admettait intellectuellement le refoulé tout en maintenant l’essentiel
du refoulement.
Le fétiche a précisément pour fonction de garantir l’enfant contre la
disparition de la croyance à laquelle son évolution normale l’amènerait à
renoncer. Mais cette croyance infantile n’est pas maintenue intacte par le
fétichiste :

Il n’est pas juste de dire que l’enfant ayant observé une femme a sauvé,
sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus. Il a conservé cette
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 79

croyance, mais il l’a aussi abandonnée ; dans le conflit entre les lois de la
perception non souhaitée et la force du contre-désir, il en est arrivé à un
compromis comme il n’en est de possible que sous la domination des lois
de la pensée inconsciente – les processus primaires (1927).

Dans L’Interprétation des rêves, rappelle G. Rosolato, le processus


primaire a cette propriété de condenser, juxtaposer des pensées contradic-
toires, de former des compromis que la pensée consciente n’admettrait pas ;
il a aussi pour fonction d’établir, grâce à des quantités d’excitation qu’il
rassemble, une identité de perception, alors que le processus secondaire
s’astreint à atteindre une identité de pensée.
On dirait donc que le désaveu1 est à la dénégation comme le processus pri-
maire est au processus secondaire […] dans l’organisation symbolique du
fétichisme, ce recours au processus primaire se constitue comme une en-
clave dans les opérations du processus secondaire (G. Rosolato, 1966,
p. 15).

La « désagréable réalité de la castration féminine » n’est pas la seule à


pouvoir être déniée. La perte effective d’un être cher peut l’être aussi,
grâce au clivage : Freud évoque deux jeunes gens pour lesquels la mort
de leur père dans leur enfance avait été ainsi « scotomisée », sans que ce
déni les ait entraînés dans la psychose :
Il n’y avait qu’un courant de leur vie psychique qui ne reconnaissait pas
cette mort ; un autre courant en tenait parfaitement compte ; les deux po-
sitions, celle fondée sur le désir et celle fondée sur la réalité, coexistaient.

Freud ne fait pas de différence entre ces deux formes de déni, qui
toutes les deux portent sur une partie manquante de la réalité – déni de la
castration de la femme, déni de la perte du père.
De même, le fétiche ne symbolise pas nécessairement le pénis : « La
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

dernière impression de l’inquiétant, du traumatisant en quelque sorte sera


retenue comme fétiche » (p. 135-136). Ainsi, selon l’interprétation de
Laplanche et Pontalis dans le Vocabulaire de psychanalyse (1967), le
déni paraît porter « sur un élément fondateur de la réalité humaine, plutôt
que sur un hypothétique fait perceptif » – que Lacan, à la même époque,
appelle la Loi, nous y reviendrons.

1. C’est ainsi que G. Rosolato, alors dans la filiation lacanienne, traduit en 1966 cette
« Verleugnung », plus classiquement traduite par « déni » (cf. infra).
80 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Ces deux positions, déni et reconnaissance, ne sont pas exclusives


l’une de l’autre : le clivage du fétichiste peut faire coexister la perception
de l’absence de pénis féminin-maternel avec la représentation de la
femme au pénis, l’acceptation et le refus de la castration de la femme.
Le fétichiste ne se contente pas toujours de vénérer son fétiche en
retrouvant ainsi le phallus maternel, il peut aussi, en le traitant avec
« hostilité », « représenter la castration », « exécuter la castration
déniée ». Une telle hostilité vis-à-vis de l’objet fétiche se déploie, dit
Freud, quand s’est développée une très forte identification au père,
auquel l’enfant a attribué la castration de la femme :

Dans certains cas, la tendresse ou l’hostilité avec lesquelles on traite le fé-


tiche, tendresse et hostilité qui correspondent au déni et à la reconnaissance
de la castration, se mélangent inégalement, si bien que c’est soit l’une, soit
l’autre qui est plus aisément reconnaissable (Freud, 1927).

Pour résumer, le fétiche, ultime modèle des perversions pour Freud,


apparaît comme la solution perverse face à une angoisse de castration
provoquée par la différence des sexes et l’absence effective de pénis chez
la femme. Il incarne et maintient au-dehors la trace et le recouvrement de
la trace du conflit interne entre le fantasme et la réalité dont témoigne la
perception visuelle du sexe opposé. C’est la contradiction entre observa-
tion et préjugé, sur lequel le fétichiste jette un voile, qui a été magistrale-
ment résumée par Octave Mannoni (1963) dans sa célèbre formule : « Je
sais bien, mais quand même. » La reconnaissance qu’une partie du moi
fait de cette réalité (je sais bien…), tandis que l’autre la désavoue (mais
quand même), donne lieu au clivage du moi, un mode de défense diffé-
rent du refoulement, dans la mesure où ce déni porte sur la réalité exté-
rieure, et non interne, et sur un point bien précis de cette réalité : la
différence des sexes. Et c’est également un élément du monde extérieur
qui devient prévalent pour le fétichiste.
* Fétiche et clivage après 1927 : « Les divisions de l’être »
À la fin de sa vie, Freud (1938b) insiste de plus en plus sur la fonction
défensive du clivage du moi face à un conflit intrapsychique. Loin d’être
spécifique de la perversion, ce mécanisme de défense est propre à toutes
les organisations psychiques : « Le clivage du moi ne concerne pas seule-
ment le refus de la réalité dans la psychose, ou le refus de la castration
dans la perversion. Même si elle trouve dans ces organisations psychi-
ques extrêmes son paradigme, cette défense est susceptible de se mettre
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 81

en place chaque fois qu’une certaine fantasmatique sexuelle vient mena-


cer la stabilité narcissique du moi », lit-on dans l’argumentaire du
numéro 4 des Libres Cahiers pour la psychanalyse sur les « divisions de
l’être » (2001, p. 9).
Le clivage du moi comme « rébellion contre l’œdipe »
Dans « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938b), Freud
revient sur la « déchirure dans le moi » qui peut naître du conflit entre
la revendication de la satisfaction pulsionnelle et l’objection faite par la
réalité d’un danger réel difficilement supportable lié à la poursuite de
la satisfaction. Il évoque le cas d’un garçonnet de 3-4 ans, séduit sexuel-
lement par une fillette plus âgée, qui se forge l’explication selon laquelle
le pénis dont il avait constaté l’absence chez la fillette pousserait plus
tard. L’enfant, ayant répondu à cette stimulation sexuelle précoce par une
intense activité masturbatoire, se trouve, en guise de représailles, menacé
de castration : « La menace réveille le souvenir de la perception tenue
pour inoffensive et trouve en elle la confirmation redoutée » (p. 285).
À cet « effroi de castration », l’enfant peut répondre en renonçant, totale-
ment ou partiellement, à la satisfaction pulsionnelle, ou bien en érigeant
un fétiche – « ainsi a-t-il dénié la réalité, mais sauvé son propre pénis »,
et conservé la satisfaction pulsionnelle. Mais en même temps, l’enfant
reconnaît la menace de castration puisqu’il éprouve de l’angoisse : la
fonction synthétique du moi se trouve mise en échec, dit Freud, et « les
deux réactions au conflit se maintiennent comme noyau d’un clivage du
moi » (p. 284). Le clivage du moi apparaît ici davantage comme
« rébellion contre l’œdipe », selon l’expression de J. Chasseguet-Smirgel,
que comme évitement du conflit.
Clivage du moi et déni au-delà des perversions
Le « clivage psychique », comme dit Freud dans l’Abrégé de psychana-
lyse, s’avère un procédé infantile courant et commun aux différentes
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

formations pathologiques :

Au lieu d’une unique attitude psychique, il y en a deux ; l’une, la normale,


tient compte de la réalité alors que l’autre, sous l’influence des pulsions,
détache le moi de cette dernière. Les deux attitudes coexistent, mais l’issue
dépend de leurs puissances relatives » (Freud, 1938a, p. 78).

Ainsi, le clivage ne suffit plus à signer la perversion ou la psychose :


« Maintenant le ver est dans le fruit, dans tous les fruits » (J. Le Dem,
2001), comme si Freud donnait encore une nouvelle version, dynamique
82 NARCISSISME ET DÉPRESSION

cette fois, de l’hétérogénéité structurelle d’un moi aux instances plurielles


(d’un point de vue topique) et aux investissements pulsionnels opposés
(d’un point de vue économique).
C’est ainsi de divisions de l’être mais aussi de clivages au pluriel qu’il
faut parler1. Le clivage névrotique, entre des instances psychiques
distinctes, apparaît comme le résultat d’un conflit intrapsychique entre le
moi et le ça, ou d’un conflit du moi avec une pulsion. À la différence de
ce clivage entre instances, le clivage a la même fonction dans les psychoses
et dans le fétichisme : détacher, plus ou moins complètement et efficace-
ment (mais jamais tout à fait), le moi de la réalité. Si l’érection du fétiche
permet au sujet de détruire toute preuve de la possibilité de la castration
et d’échapper ainsi à l’angoisse de castration, celle-là peut subsister chez
le fétichiste, « comme trace de la réalité extérieure dangereuse pour le
moi » (Freud, 1938b).
De type particulier de perversion, le fétichisme est donc devenu au fil
de l’élaboration freudienne le modèle de toute perversion, sinon la
perversion elle-même : c’est avec le fétichisme que Freud réduit le pluriel
des perversions au singulier d’une catégorie psychopathologique. En
même temps, le fétichisme, comme le narcissisme et le masochisme,
reste cette « catégorie de désir », selon l’expression de Pontalis (1970),
qui retentit comme les deux autres sur l’ensemble de la théorie psychana-
lytique.
Pontalis résume ainsi le triple intérêt théorique du fétichisme tel que
Freud l’introduit en 1927 : il lui permet en effet de réaffirmer l’existence
et la prévalence du complexe de castration, d’analyser comment
s’instaure et persiste un mode particulier de croyance fondée sur le déni,
et de dégager une structure du moi, dans son rapport à la réalité, où
coexistent parallèlement, sans relation dialectique entre elles, deux attitu-
des psychiques opposées – « je sais bien mais quand même ». Le pervers
devient ainsi celui qui dénie la réalité de sa perception et la portée
symbolique de la différence des sexes, en restant partiellement fixé à la
représentation du pénis féminin. En même temps, Pontalis s’étonne :
« C’est une perception bien particulière que celle d’une absence ! » À
cette remarque, qui soulève une question épistémologique majeure, nous

1. Nous renvoyons ici au numéro spécial congrès de la Revue française de psychanalyse intitulé
« Les clivages » (1996, t. LX).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 83

pourrions ajouter qu’encore bien plus particulière est la représentation


d’une absence…
À côté de tels enjeux théoriques autour de la question du fétichisme,
qu’advient-il de la spécificité de la perversion, du point de vue de la
psychopathologie psychanalytique ?

2.2.2 Le point de vue psychopathologique : perversion et névrose,


perversion et psychose chez Freud
Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938a), Freud range nettement les
perversions aux côtés des psychoses : dans les unes comme dans les autres,
le conflit psychique se déploie entre le moi et le monde, la réalité exté-
rieure, tandis que les névroses naissent d’un conflit intra-psychique entre
le moi et le surmoi, ou le ça.

■ Perversion et névrose
La « révolution » qu’apportent les Trois essais est dans cette affirmation :
c’est un même processus de fixation et de régression aux motions infan-
tiles perverses en soi qui est à l’œuvre dans les symptômes des névrosés
comme dans les conduites perverses : les symptômes « constituent
l’expression convertie de pulsions que l’on qualifierait de perverses
(au sens le plus large), si elles pouvaient, sans être détournées de la
conscience, s’exprimer directement dans des fantasmes ou dans des
actes. Les symptômes se forment donc en partie aux dépens d’une sexua-
lité anormale ; la névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion1 ».
Freud reprend plus loin cette métaphore du révélateur photographique
quand il évoque « des perversions positives et des perversions
négatives » : les secondes, à savoir les névroses, contiendraient dans
l’ombre la sexualité infantile que les perversions positives porteraient à la
lumière dans les conduites perverses.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

En 1905, la seule différence entre le symptôme du névrosé et la


conduite perverse, qui puisent à la même source pulsionnelle infantile,
donc auto-érotique, aux mêmes motions partielles, aux mêmes zones
érogènes, c’est la question du « détournement de la conscience » : la
présence (chez l’hystérique) ou l’absence (chez le pervers) du refoule-
ment, l’expression indirecte (chez l’hystérique) ou directe (chez le

1. Souligné par Freud.


84 NARCISSISME ET DÉPRESSION

pervers) dans des fantasmes ou dans des actes. Des fantasmes ou des
actes : ils sont ici lestés de la même énergie pulsionnelle, perverse : les
fantasmes conscients des pervers, parfois convertis en dispositifs, les crain-
tes délirantes des paranoïaques et les fantasmes inconscients des hysté-
riques derrière leurs symptômes « coïncident en leur contenu jusque dans
leurs moindres détails », précise Freud dans une note de 1915 ajoutée aux
Trois essais.
En 1919, la perversion comme la névrose partagent le même noyau : le
complexe d’Œdipe, dont elles sont les restes. L’analyse du fantasme
masochiste de fustigation, qui résulte de l’amour œdipien pour le père,
sur un versant sadique pour la fille ou masochiste pour le garçon, rapproche
l’organisation névrotique de l’organisation perverse, même si le destin de ce
fantasme diffère selon les sexes, conduisant les femmes à la névrose et
les hommes à la perversion.
Elles ont aussi en commun la reconnaissance de la castration : le
fétiche n’apparaît-il pas comme une formation de compromis face à
l’angoisse de castration commune aux névrosés et aux pervers, face à la
crainte suscitée par le sexe féminin et universellement partagée ?
Et pourtant, c’est à partir de l’étude du fétichisme que Freud rapproche
de plus en plus la perversion de la psychose.

■ Perversion et psychose

Ces points de proximité de la perversion avec la psychose, Freud les a


évoqués très tôt en soulignant le rapport entre l’homosexualité inconsciente,
psychiquement insupportable, et la paranoïa du président Schreber :

Nous pouvons dire que la somme de régression qui caractérise la paranoïa


est mesurée par le chemin que la libido doit parcourir pour revenir de l’homo-
sexualité sublimée au narcissisme (1911a).

La projection paranoïaque accomplit un transfert d’investissement


narcissique, le moi étant fasciné par l’autre du même sexe, objet d’un
désir sublimé, sur lequel il a projeté sa propre image.
En affirmant, en 1914, que le choix d’objet du pervers est narcissique,
Freud renforce ce rapprochement entre perversion et psychose : la rela-
tion d’objet narcissique caractérise aussi les sujets psychotiques, l’identi-
fication narcissique est commune à la mélancolie et à la perversion. Les
pervers s’en trouvent d’autant pathologisés.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 85

À partir de 1927, cette proximité se renforce. Psychose et perversion


ont en commun le détournement de la réalité et des mécanismes de
défense identiques : le déni, le clivage. Ce rapprochement était déjà
amorcé par la radicalisation de l’opposition structurelle entre névrose et
psychose, le couple d’opposés perversion-névrose qui dominait jusque-là
s’estompant toujours davantage au profit du couple névrose-psychose.
Psychose et perversion ont pourtant des différences : le déni ne porte
dans la perversion que sur une partie de la réalité. De même, le clivage de
type pervers entre les deux positions – celle qui dénie une partie de la
réalité (absence de l’objet ou absence du pénis féminin-maternel) et celle
qui la reconnaît – permet la coexistence de ces deux positions et le main-
tien de l’ancrage dans la réalité ; dans la psychose, un des deux courants,
celui fondé sur la réalité, a vraiment disparu (1927). Dans l’Abrégé
(1938), Freud nuancera cette affirmation : même dans les psychoses les
plus graves, « dans un recoin », aussi éloigné soit-il, une partie du moi
reste au contact de la réalité. Dès 1918, avec l’Homme aux loups, il avait
dégagé une autre position face à la castration, avant tout jugement sur sa
réalité : le rejet. Ce rejet caractérise pour lui la psychose, comme le déni
de la réalité de la différence des sexes signe la perversion, et sa reconnais-
sance, la névrose.
Différence de nature ou différence de degré ? Dans l’Abrégé, comme
le souligne Chasseguet-Smirgel (1984), la différence entre le clivage
pervers et le clivage psychotique semble n’être qu’une différence de
degré.
Une autre différence distingue la perversion de la psychose, nettement
qualitative celle-là : il y a un travail d’élaboration psychique dans la
construction fétichiste, qu’il n’y a pas dans la réalisation hallucinatoire de
désir où la satisfaction est immédiate. Si, dans son analyse du garçonnet
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de 3-4 ans déjà évoquée plus haut, Freud insiste sur la solution fétichiste
adoptée pour sauvegarder le pénis menacé de castration, et rapproche
alors cette « façon de se détourner de la réalité » du processus psychotique,
il découvre dans cette « ruse » une différence :

Le petit garçon n’a pas simplement contredit sa perception, halluciné un


pénis là où l’on ne pouvait en voir, il a uniquement procédé à un déplace-
ment de valeur, transféré la signification de pénis à une autre partie du
corps, processus pour lequel – d’une façon que nous ne pouvons indiquer
ici – le mécanisme de la régression lui est venu en aide (1938b, p. 286).
86 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’érection du fétiche n’est pas une réalisation hallucinatoire de désir,


comme dans le délire, mais s’apparente au travail psychique du rêve,
avec déplacement et régression.

2.2.3 Conclusion
Après 1905, où Freud part des comportements pervers adultes pour théo-
riser une sexualité infantile « perverse en soi », son intérêt pour les
perversions est resté toujours plus ou moins incident : il affleure dans des
articles dont elles ne sont pas l’objet essentiel, et produit des modèles qui
varient au fil de l’œuvre. Mais, quel que soit le modèle proposé, que
Freud repère les perversions comme régression et fixation à la sexualité
infantile (1905) ou à la libido narcissique (1914), comme sédiment du
complexe d’Œdipe (1919a) ou bien comme déni où le fétiche vient signer
le triomphe sur la menace de la castration et protège en même temps le
pervers contre cette menace (1927), les perversions sont toujours liées
pour Freud à la psychosexualité infantile et à l’essentiel de son contenu
pour lui, le complexe de castration.
Dans le cadre du sexuel infantile, le processus pathologique et le lieu
nosographique des perversions varient. Mais la clinique freudienne ne
varie-t-elle pas, elle aussi, au fil de l’œuvre ? Si Freud, en 1905, souli-
gne comme ses prédécesseurs, Moll et Hirschfeld, la normalité au
moins sociale des pervers, ils se rapprochent des malades à partir du
moment où Freud considère la perversion, y compris l’inversion,
comme une régression narcissique, à l’instar de la mélancolie ou de la
paranoïa. Or « les seuls pervers venus effectivement consulter, et dont
certains ont été vraiment pris en traitement, ne sont plus du tout ceux
dont Freud parlait en 1905 et qui, pour l’essentiel, restèrent hors du
champ clinique et thérapeutique de la psychanalyse, mais bien des
sujets névrotiques souffrant de tels ou tels comportements pervers. La
théorisation se fera à partir des études et des traitements de ces
derniers, mais elle demeurera réputée valoir pour l’ensemble des
pervers, et en particulier pour ceux de l’autre groupe » (G. Lantéri-
Laura). Et en même temps, plus l’étiologie renverra à la structuration
précoce des relations objectales, moins ces comportements paraîtront
accessibles à la thérapie…
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 87

2.3 Les successeurs de Freud


Les successeurs de Freud privilégient les uns et les autres chacune des
pistes ouvertes par lui. Bien qu’elle donne au sadisme et au clivage une
dimension quasi ontogénétique, Melanie Klein inspirera de nombreuses
recherches, notamment anglo-saxonnes. Lacan et ses élèves feront du
désaveu de la castration par le fétiche le pivot de la structure perverse.
Certains psychanalystes s’attacheront davantage à la genèse des perver-
sions comme troubles de la prégénitalité, notamment sadique-anale
(J. Chasseguet-Smirgel) ou des relations à l’objet maternel primaire : le
fétiche pourrait être chez l’adulte l’un des destins possibles de l’objet
transitionnel de l’enfant (Winnicott) ou resterait en amont de ces proces-
sus de transitionnalité, dans un registre plus narcissique (Ph. Greenacre).
D’autres insistent sur sa fonction de colmatage face au manque de l’objet
ou à l’hémorragie narcissique (E. Kestemberg, P.-C. Racamier).
De nouvelles cliniques, une autre écoute, amèneront d’autres auteurs à
envisager les pratiques sexuelles perverses comme des tentatives de solu-
tions addictives contre l’angoisse de perte d’objet, ou le recours à l’acte
dans les comportements sexuels violents comme des défenses contre
l’angoisse d’anéantissement. D’autres encore vont repérer, dans les agirs
violents à l’adolescence ou dans les troubles des conduites alimentaires,
l’ancrage masochiste qui peut mener les sujets au négativisme ou à une
forme de mélancolie.

2.3.1 Approches métapsychologiques : la perversion


comme trouble de la prégénitalité ou en référence
à la castration ?

■ Troubles de la prégénitalité : Melanie Klein et ses héritiers


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

* Melanie Klein : sadisme et clivages ontogénétiques


La catégorie de perversion n’a pas grand place en tant que telle dans une
œuvre qui excède largement toute psychopathologie psychanalytique. La
notion d’une régression à l’infini, jusqu’à un pré-œdipien de plus en plus
archaïque et mythique qui conduit nécessairement en dehors de la tempo-
ralité, rend problématique toute genèse des perversions. Cependant, dans
ses rares références explicites à la perversion, M. Klein (1927) renforce
le point de vue freudien sur la perversité polymorphe de l’enfant : les
fixations à des fantasmes sadiques-oraux et sadiques-anaux très précoces
88 NARCISSISME ET DÉPRESSION

et refoulés constituent « la base de toutes les perversions dont Freud a


trouvé l’origine dans le développement de la première enfance », écrit-
elle dans un article sur « Les tendances criminelles des enfants
normaux ». De tels fantasmes, très archaïques, intriqués aux tendances
œdipiennes et visant les objets œdipiens, suscitent une angoisse et un
sentiment de culpabilité œdipiens qui poussent le criminel à commettre
ses délits, à mettre en actes ces fantasmes ; mais ces délits constituent en
même temps une tentative d’échapper à des désirs œdipiens que rejette le
surmoi (précoce) du pervers et du criminel, resté fixé aux fantasmes sadiques
archaïques.
En effet, confrontée au sadisme triomphant qui règne dans ses traite-
ments d’enfants, notamment schizoïdes et psychotiques, M. Klein (1930)
reprend le schéma du développement libidinal proposé par Abraham. Une
relation sadique-orale entre le monde et l’enfant caractérise la réalité
psychique du très jeune enfant :

Il n’est pas exagéré de dire que d’après la première réalité de l’enfant, le


monde est un sein et un ventre rempli d’objets dangereux – dangereux par
la tendance de l’enfant lui-même à les attaquer.

* Clivage de l’objet, clivage du moi


Face à ce corps maternel aux contenus à la fois attaqués et persécuteurs,
M. Klein donne au clivage (splitting) la place que Freud accordait au
refoulement originaire, ce processus qui fonde le sujet et l’objet et qui
permet la symbolisation. Pour elle, à la différence de Freud, le clivage de
l’objet, premier mécanisme de défense dont dépendront les autres,
notamment le déni et l’idéalisation, est antérieur au clivage du moi, qui
en résulte : le moi existe dès le début de la vie néo-natale, même si c’est
sous une forme rudimentaire et peu cohérente.
L’une des fonctions du moi du nourrisson est d’administrer l’angoisse :

Pour cela, le moi projette les mouvements de la pulsion de destruction sur


le sein qui devient le mauvais, le représentant extérieur de la pulsion de
mort. Parallèlement, la pulsion de vie s’attache à l’objet extérieur, au bon
sein, qui devient son représentant extérieur. Intériorisé, le bon sein devient
une source de vie, et la fonction d’intégration du moi (sa fonction synthé-
tique selon Freud) dépend d’un bon objet, solidement ancré en lui. Le cli-
vage en bon et en mauvais sein correspond à la position schizo-paranoïde.
[…] De ce clivage de l’objet découle un clivage du moi : celui-ci, dans les
mouvements sadiques oraux cannibaliques, introduit en lui le mamelon et
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 89

le sein en morceaux, ce qui donne corps au danger d’anéantissement


(M. Klein, 1930).

Le déni vient renforcer la séparation entre l’objet frustrateur et l’objet


idéalisé : sont déniées et anéanties, à partir de sentiments d’omnipotence,
l’existence même de l’objet mauvais, la situation douloureuse de frustra-
tion, la relation objectale, et par conséquent la partie du moi d’où
émanent les sentiments envers l’objet.
À l’inverse peut-être du clivage, et comme son échec aussi, M. Klein
évoque, dans un terme que reprendra René Roussillon (1999), « la confu-
sion primaire » entre amour et haine, bon et mauvais objet : elle naît de
l’envie primaire liée à la relation sadique-orale à la mère à laquelle le
nourrisson est normalement en proie, et peut d’une façon plus pathologi-
que renforcer l’imago des parents combinés, en effaçant leurs différences
corporelles et sexuelles et interdire alors l’accès à la deuxième phase
œdipienne. Une telle confusion, renforcée par l’identification projective,
peut aller jusqu’à compromettre la mise en place de limites stables entre
soi et les objets, interne et externe, et empêcher la constitution d’un
espace psychique interne.
Cette conception d’un inconscient comme corps maternel fantasmati-
que traversé par un sadisme et un clivage qu’on pourrait dire ontogénéti-
ques, bien au-delà de la catégorie de la perversion, éclaire cependant le
mode de fonctionnement pervers que M. Klein esquisse à peine. Celle
que Lacan appelait « la grande tripière » a plus directement inspiré chez
ses contemporains une réinterrogation du fétichisme à partir de la prégé-
nitalité. Pour Sylvia Payne (1939), le fétiche, amalgame des objets
partiels et d’une image combinée des parents, représente une protection
contre les pulsions sadiques-orales envers l’objet d’amour œdipien
archaïque, par un mécanisme d’introjection-projection : « Le fétiche
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ranime les substituts prégénitaux de la sexualité génitale », et en même


temps offre « des défenses contre l’agressivité liées à la sexualité
prégénitale », apaisant ainsi les craintes de destruction de l’objet.
Sans faire ici l’inventaire des nombreuses recherches post-freudiennes
et post-kleiniennes sur l’étiologie du fétichisme (R. Dorey, 1970 ;
J. Chasseguet-Smirgel, 1984), nous évoquerons rapidement quelques-
unes des plus significatives, qui s’éloignent parfois de cet héritage pour
rejoindre les dernières positions freudiennes sur le rôle majeur du complexe
de castration dans les perversions.
90 NARCISSISME ET DÉPRESSION

■ Destins du fétiche, entre prégénitalité, narcissisme et castration

* Le fétiche dans l’économie anale : la régression sadique anale


(Chasseguet-Smirgel) ou le fétiche comme pénis anal (Rosolato)
Évoquons d’abord la très classique position de J. Chasseguet-Smirgel
(1984, 1991), directement issue de Freud et de son équation
« fèces = enfant = pénis » (1917), paradigmatique des perversions. Elle
se caractérise par le déni de la génitalité et l’idéalisation concomitante de
l’analité, en deçà de la différence des sexes et des générations puisque
l’univers anal, qui méconnaît la nécessité de grandir et se renouvelle
jusqu’à la mort, se déploierait quasiment en dehors de la dimension
temporelle, comme un « univers magique où l’impuissance est abolie » et
où le retour à l’indifférencié est possible.
Cette idéalisation de l’analité sur laquelle se fonde la perversion
résulte de la projection de l’idéal du moi, héritier du narcissisme
primaire, sur les fèces. L’illusion – le leurre comme le dira aussi Lacan
(cf. infra), selon lequel il n’y aurait ni différence des sexes ni différence
des générations – vient d’une telle idéalisation, destin de l’analité chez le
pervers. Pour cette tromperie, la mère qui a contribué à instaurer cet idéal
du moi est l’objet de la haine (même si ce sentiment est transformé par
la suite), d’où la proximité de l’idéalisation avec la persécution, dans la
perversion (1984).
Loin de pouvoir apparaître structurante, ou comme une première tenta-
tive pour maîtriser l’archaïque qu’invoque Green dans ce qu’il appelle
une « analité primaire » (1982a), l’analité est pour J. Chasseguet-Smirgel
(1991) le royaume putride de l’indifférencié, à l’image duquel la perver-
sion apparaît comme un « monde d’horreur et d’enchantement ». À cette
régression anale qu’est la perversion, où elle voit un retour au paganisme,
au culte des déesses-mères et au chaos, Chasseguet-Smirgel oppose le
complexe d’Œdipe et la relation au père, racines du monothéisme : de
leur projection dans l’espace externe, résultent en effet pour elle
« comme Freud a tenté de le montrer, les règles morales, la religion et
l’organisation sociale ».
En dessinant le fétiche comme « pénis anal », G. Rosolato (1970) rend
compte de manière plus différenciée de l’économie anale, marquée par le
renversement et la réversibilité (cadeau précieux/déchet sans valeur,
contenant/contenu, cacher/montrer, retenir/expulser, prolongement du
corps/objet détaché). Ces différentes valeurs, qui règlent l’économie
anale, produisent le fétiche comme « objet de perspective : à savoir,
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 91

l’objet en négatif qui sert d’organisateur pour toute construction


d’objet ». Le fétiche serait ainsi ce pénis anal exhibé au-dehors, lui-même
substitut du pénis maternel caché au-dedans ; en même temps que ce
voile qui le recouvre et l’enveloppe, il figure aussi ce qui l’amène au jour
et le produit :

Le fétiche comporte en même temps le voile (qui n’est autre que le corps,
son réduit digestif, vaginal, de contenant) et ce qui est masqué (le pénis)
dans une relation réciproque où chacun se dérobe par l’action de l’autre,
dans une oscillation métaphoro-métonymique.

Objet de perspective : en insistant sur la dimension visuelle de cet


objet, qui attire le regard et en constitue la ligne de fuite, G. Rosolato
rend compte du tout début de l’article de Freud sur le fétichisme. En
effet, le « brillant sur le nez », « Glanz auf der Nase » en allemand,
étrange « condition de fétiche » pour le jeune patient de Freud élevé en
Angleterre, était en fait la traduction d’un « regard sur le nez », « glance
at the nose » dans cette langue plus maternelle qu’avait été pour lui
l’anglais. « Ainsi le nez était ce fétiche auquel du reste il pouvait à son
gré octroyer ce brillant que les autres ne pouvaient percevoir », conclut
Freud (1927). Le nez, cet objet dont la vue est licite, à la différence du
sexe, « enrobé de regards », dit G. Rosolato, reflète en même temps le
regard privilégié du sujet sur une brillance infantile que lui seul peut voir,
innommable sinon dans la langue maternelle de l’enfance qui le cache et
le montre : le pénis maternel. Les registres du visuel et du spéculaire,
constitutifs du narcissisme, sont ainsi largement convoqués dans la
construction même du fétiche.
* Le fétiche comme défense contre des distorsions archaïques
de l’image du corps : Phyllis Greenacre
Ph. Greenacre (1953), psychanalyste américaine, décrivait le fétiche non
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pas à partir de la prégénitalité mais du point de vue narcissique, comme


un trouble des identifications sexuelles précoces. Elle soulignait notam-
ment le rôle que pouvait y jouer une altération dans la constitution même
de l’image du corps, en relation avec le nourrissage du bébé, qui entraîne
une fluctuation du perçu des dimensions corporelles et de la tension intra-
corporelle (intra-body pressure). Selon cette hypothèse, l’éprouvé de
tumescence-détumescence corporelle a pour conséquence une identification
bisexuelle, avec une instabilité permanente du « body-self », un fort inves-
tissement de la vue et des identifications rapides et successives aux autres,
qui fragiliserait l’identité corporelle sexuelle et les relations objectales.
92 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Ph. Greenacre articule ces troubles précoces, survenant dans les dix-huit
premiers mois de la vie, à d’autres qui peuvent survenir pendant la phase
phallique, entre deux et quatre ans, et aboutissent à « un complexe de
castration exagéré » : le fétiche, qui se substitue au pénis maternel et
dénie la menace de castration, a une fonction éminemment narcissique
puisqu’il réinstaure, par une introjection visuelle et olfactive, le phallus
du sujet lui-même et sert de prothèse identificatoire, sinon identitaire, en
protégeant en même temps de l’angoisse de séparation.
Reprenant cette question en 1968 en s’attachant aux différences entre
objet transitionnel et fétiche, l’auteur insiste davantage sur les difficultés
d’individuation dont procéderait le fétiche, en amont des processus de
transitionnalité. Le fétiche « prend origine dans les premières relations
inadéquates à l’objet et en créant une cristallisation, il tend à limiter leur
développement » : né chez ces enfants dont la première relation à la mère
n’a pas été « assez bonne », il se crée « à partir d’une situation plus
altérée » que l’objet transitionnel, qui est lui formateur d’illusion et
protecteur véritable, « représentation de la mère (partielle ou symbolique)
jusqu’à ce que l’individuation soit établie ».
* Le fétiche pallie les carences narcissiques :
« relation fétichique à l’objet » (E. Kestemberg)
et « perversité narcissique » (P.-C. Racamier)
C’est en s’attachant au registre narcissique, comme Ph. Greenacre,
qu’Évelyne Kestemberg décrit l’instauration d’une relation fétichique à
l’objet comme une défense face à une menace d’anéantissement, au plus
près de la psychose. La fétichisation signe d’après elle une incomplétude
de la construction narcissique, elle est une « projection d’un soi hypertro-
phié tenant lieu « en sa grandeur » d’objet interne non constitué » (1966).
E. Kestemberg examine la relation que certains patients, psychotiques
non délirants ou anorexiques, ont avec leur analyste : y pèse une « imago
archaïque indistincte, ambisexuée, en quelque sorte incluse dans les
investissements narcissiques du patient, mal séparée de lui-même, et pour
tout dire, mal organisée en tant qu’objet » (1978), qui les pousse, en deçà
du transfert, au besoin impérieux de s’assurer de la seule présence du
thérapeute, seule susceptible de garantir leur propre présence, voire leur
propre existence. Cette imago maternelle, mal distincte du père qu’elle
contient, témoigne selon E. Kestemberg d’une mère vécue non pas tant
comme objet d’amour privilégié mais comme cet objet d’amour dont la
perte constitue le danger psychique, c’est-à-dire la désorganisation du
moi, en d’autres termes, « objet inclus dans le vécu narcissique » (1978).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 93

Alors que dans l’objet transitionnel, l’auto-érotisme rencontre l’inves-


tissement d’objet, dans cette relation à un analyste désanimé, figé, immo-
bilisé, l’objet interne est ainsi pérennisé, fétichisé afin de préserver
l’intégrité narcissique menacée. Il est contenu dans cette organisation
auto-érotique, sans y être représenté ou figuré comme distinct :

Cet objet fétiche n’est pas le miroir du sujet, mais sa duplication externe,
qui lui permet de vérifier son existence et son idéalité : dans cette mesure,
l’objet exclu, rejeté à l’extérieur, s’offre comme garant narcissique du sujet
(C. Chabert, 1997).

P.-C. Racamier évoque lui aussi un « colmatage perversif des angoisses


psychotiques » (1985), qui peut être un recours dans des « perversions
narcissiques non érogènes » ou « perversités narcissiques » : le sujet y
nourrit son propre narcissisme aux dépens d’autrui, dans un mode de
relation où, à la suite de la projection des propres déchirures et souffrance
du sujet sur l’autre, le moi de l’autre se trouve disqualifié. Dans de telles
organisations, l’objet est traité « non pas comme une personne, ni même
comme une amulette, mais comme un ustensile » : ni objet libidinal, ni
objet de haine, ni objet d’identification mais « objet rendu inanimé de la
relation fétichique » (1986).
Si « l’objet incestuel » est, lui, érotisé, objet d’un investissement libidinal,
il est avant tout investi comme une idole dans laquelle se mire son adorateur :
la relation incestuelle reste pour Racamier une relation narcissique :

L’objet incestuel est captif d’une projection narcissique envahissante : il a


pour mission profonde et impérative d’incarner à lui seul les objets internes
qui manquent à l’auteur de l’idolâtrie narcissique (1995).

Ainsi l’objet incestuel est cet objet fétiche dont la présence externe est
requise en permanence pour « combler un vide en dedans ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

* L’objet fétiche comme un destin possible de l’objet transitionnel :


Winnicott
La théorie kleinienne a inspiré aussi la réflexion de Winnicott (1951,
1971a et b), même si ses travaux rétablissent l’objet externe et sa place
dans une dialectique entre individu et environnement, qui constitue le
champ de la transitionnalité. Selon Winnicott, l’objet transitionnel est
créé par l’enfant après que lui-même, nourrisson, a été manipulé
(handling), tenu (holding) par sa mère, et objet de ses soins (taking
care) : première possession moi-non moi permanente et invulnérable,
94 NARCISSISME ET DÉPRESSION

objet réel et perceptible entre la mère et l’enfant, l’objet transitionnel est


manipulé et contrôlé par l’enfant qui l’investit de significations subjecti-
ves avant de le désinvestir progressivement. Sans cet espace subjectif
d’illusion alloué par la mère à l’enfant, « qui permet au bébé d’avoir
l’illusion que son sein à elle est une partie à lui, l’enfant » (1971a),
l’enfant ne peut pas créer l’objet transitionnel et échoue à se séparer de sa
mère. Ce « quasi-objet » est essentiel dans la mesure où « il marque, sur
le chemin qui différencie le fantasme de la réalité, le moment intermé-
diaire où l’objet n’est plus uniquement fantasme, mais pas encore
symbole » (V. Smirnoff, 1970).
Mais cette première possession moi-non moi qui replace indirectement
le sein externe en tenant lieu de sein « interne » ne peut être élaborée par le
petit enfant que si l’objet interne est vivant, réel et suffisamment bon (pas
trop persécuteur). Si l’objet externe est défaillant ou persécuteur, un tel objet
interne n’a pu se constituer : dans ce cas, l’objet interne et donc l’objet
transitionnel manquent de signification pour le petit enfant. Winnicott
(1951) signale que cet objet transitionnel peut finir par « devenir un objet
fétiche et persister sous cette forme dans la vie sexuelle adulte » si l’absence
ou la souffrance infligée par la mère, trop grandes, doivent être déniées :

On peut décrire le fétichisme en termes de persistance d’un objet spécifique,


ou d’un type d’objet qui remonte à l’expérience infantile dans le domaine
transitionnel, lié à l’hallucination d’un phallus maternel.

Objet transitionnel et objet fétiche se constituent ainsi selon des


processus bien distincts pour Winnicott : l’illusion préside à la création
par l’enfant de l’objet transitionnel, une étape et un phénomène nécessai-
res à la constitution de l’individu, alors que c’est l’hallucination qui dans
la pathologie de l’adulte érige le fétiche, substitut de l’omnipotence
maternelle archaïque.
Ph. Greenacre (1970) s’est attachée elle aussi à souligner les différen-
ces entre objet fétiche et objet transitionnel. Le fétiche infantile repré-
sente plutôt « le substitut d’une combinaison entre le sein et le pénis » et
« contribue fortement à consolider l’illusion d’un supplément maternel
au corps propre », l’individuation étant retardée et inachevée. L’objet
transitionnel a une fonction différente :

À partir du moment où il peut représenter chacun des aspects de l’environ-


nement mère-enfant, permet un élargissement de l’intérêt infantile, non
limité à l’union hallucinatoire du contact particulier corporel avec la mère.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 95

* Le fétiche, une histoire de castration ? R. Stoller


Contemporain des approches anglo-saxonnes (S. Payne, Ph. Greenacre)
qui, à la suite de Melanie Klein privilégiaient, à propos des perversions,
les phases archaïques du développement, un autre courant dans la
psychanalyse américaine (W.H. Gillespie) insistait sur la transformation
que la régression sadique-orale exerce en retour sur l’angoisse de castra-
tion. Dans cette lignée, Robert Stoller (1978) en faisant de la perversion,
au-delà du fétichisme, « la forme érotique de la haine », soutient que
l’acte pervers est fondamentalement un acte d’agressivité où l’homme
doit posséder et détruire la mère pour éviter le retour fusionnel et la perte
de son identité sexuelle masculine. Cette identité sexuelle masculine, qui
succède pour Stoller à une identification féminine initiale, commune aux
deux sexes dans la phase de symbiose avec la mère, survient vers 2-3 ans,
au moment de la phase de séparation-individuation. Le comportement
pervers serait alors un substitut du meurtre de l’objet maternel primaire,
dans une tentative de s’en différencier.
Revenant de plus près à la question du fétiche « érotiquement
excitant », R. Stoller (1993) le relie pourtant à un conflit œdipien
précoce. Il décrit dans la constitution de ce fétiche un mouvement de
« déshumanisation » analogue à ce que décrit E. Kestemberg, où l’objet
excitant peut être inanimé, vivant mais non humain : la fétichisation, en
dégradant un objet en moins qu’humain, se veut acte de cruauté. Mais
c’est bien la trace du lien humain originel, maintenant refoulé, qui rend le
fétiche excitant pour son créateur, et la fétichisation est ce mouvement
qui dans un va-et-vient déshumanise l’objet et dote le fétiche d’une
qualité humaine : « Le fétiche est une histoire qui se fait passer pour un
objet », dit R. Stoller (1993, p. 122), alors que dans la relation fétichique
décrite par E. Kestemberg, le fétiche pourrait se dire à l’inverse, nous
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

semble-t-il, comme un objet qui se fait passer pour une histoire. Une
histoire qui commence par la frustration et le traumatisme, et finit en
triomphe, selon R. Stoller, où la victime de l’enfance est vengée par
l’auteur du fantasme. Pour lui, le fétiche est ainsi « une névrose extrême-
ment condensée », construite comme défense (de caractère) contre le
traumatisme, la frustration et le conflit – non sans une certaine dilution du
repérage psychopathologique puisque « la névrose, quel qu’en soit le
prix, est construite pour être moins douloureuse que les problèmes
qu’elle doit surmonter, en particulier ceux de la première enfance et de
l’enfance ».
96 NARCISSISME ET DÉPRESSION

■ Structure perverse, structure fétichique et dynamique du désir :


Jacques Lacan

* La structure perverse pour Lacan : un avatar de l’œdipe


Bien qu’il n’ait pas consacré de séminaire à la perversion, l’ensemble de
la réflexion de Lacan rencontre cette problématique, surtout dans les
moments de clivage des institutions analytiques, comme le remarque
J. Félician (1987).
La problématique lacanienne de la perversion se revendique ferme-
ment œdipienne. En s’appuyant sur l’article de Freud « Un enfant est
battu » (1919), le théoricien du « retour à Freud » s’élève contre une
théorie qui ferait de la perversion la simple survivance d’une pulsion
partielle irréductible, « non élaborée par le mécanisme œdipien et
névrotique » : toute structuration perverse, aussi primitive soit-elle, « ne
se conçoit, ne se comprend, ne s’articule que dans, par et pour le procès,
l’organisation, l’articulation du complexe d’Œdipe » (1957).
C’est en termes de structure que Lacan et ses élèves ont repris la notion
de perversion, soulignant ainsi, au-delà des pratiques sexuelles perverses
relativement contingentes, une articulation spécifique de la relation de
désir dans la triangulation œdipienne, à côté des structures normale,
névrosée et psychotique. Il faut le rappeler : du point de vue lacanien, le
complexe de castration, autour duquel se noue l’inconscient, constitue
lui-même une structure, qui ordonne le désir. Les différentes instances
psychiques et un certain nombre de signifiants fondamentaux s’articulent
de façon synchronique d’après cette structure, analogue à un langage
(M. Safouan, 1967 ; C. Chabert, 1994).
Dans la structure perverse, précisément, la triangulation de la relation
de désir ne se fait pas : cette relation se limite à une « triade imaginaire
mère-enfant-phallus » (Lacan, 1957), avec une mise hors-jeu de l’instance
paternelle, seule susceptible pour Lacan d’introduire au symbolique – à la
fois à la « relation symbolique » et à « l’ordre symbolique » : au champ du
langage, préexistant, autonome et extérieur au sujet :

Tout le problème des perversions consiste à concevoir comment l’enfant,


dans sa relation à la mère, relation constituée dans l’analyse non pas par sa
dépendance vitale, mais par sa dépendance de son amour, c’est-à-dire par
le désir de son désir, s’identifie à l’objet imaginaire de ce désir en tant que
la mère elle-même le symbolise dans le phallus (1957-1958).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 97

Dans la structure perverse ne sont opérantes ni la menace de castration


paternelle ni l’identification paternelle (à un père qui n’a pas en lui-même
la cause de son désir, puisque, pour Lacan, « nul n’est père que par
métaphore »), avec ce que cette identification suppose de meurtre du
père. Le sujet pervers n’a pas pu « se référer au Père en tant qu’agent de
la castration et support de la Loi » face à la menace maternelle qui l’iden-
tifie à l’objet imaginaire de son propre désir à elle, qui l’identifie comme
phallus imaginaire comblé et la comblant (P. Aulagnier, 1966).
* Le désaveu
C’est cette Loi qui se trouve en effet désavouée : le désaveu – c’est la
traduction lacanienne de la Verleugnung freudienne, du déni – est le méca-
nisme qui règle la structure perverse, comme chez Freud, en levant et
maintenant à la fois la castration. Mais du point de vue lacanien, ce que
désavoue le fétichiste, ce n’est pas tant la réalité de la différence des sexes
effectivement perçue par le pervers et à jamais ineffaçable, que la portée
signifiante de cette réalité, à savoir la loi de la prohibition de l’inceste en
tant qu’elle fonctionne dans l’inconscient comme une loi de castration
symbolique. Loin de l’ignorer du fait d’un surmoi défaillant, le pervers
provoque et défie la loi du législateur, afin d’y substituer son propre désir,
quitte à se faire à son tour prêcheur voire moraliste, initiateur voire éduca-
teur, créateur de mondes hors normes voire artiste et fabriquant de miroirs.
P. Aulagnier (1966) y insiste elle aussi : ce recours toujours invoqué à une
Loi autre distingue la position perverse de la position psychotique.
Une « Loi autre », mais une Loi encore : Jean Clavreul (1987) y revient,
en comparant le pervers à un « Dr Jekyll devenu M. Hyde ». L’homme du
désaveu n’est pas à proprement parler un « hors la loi », ce qui le rappro-
cherait en effet de la psychose :
Le désaveu suppose qu’on reconnaît à l’autre une position de représentant
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la Loi, de législateur, mais aussi qu’on ne l’instaure à une telle place que
pour l’y défier et pour faire la démonstration que son système est dérisoire
et ne fonctionne pas.
Dans ce désaveu, la mère est complice. Elle est la première à désa-
vouer la Loi : en destituant le père de sa fonction symbolique, elle est
celle qui « reconnaît au désir du sujet, pour autant qu’il lui est directe-
ment offert, valeur de Loi » (P. Aulagnier, 1966, p. 48). Ainsi chez Lacan,
la mère est celle qui induit la perversion du fils. Freud le soulignait déjà,
en évoquant la mère de Léonard de Vinci qui « mit l’enfant à la place de
l’époux » (Freud, 1910a).
98 NARCISSISME ET DÉPRESSION

* La structure perverse, c’est la structure fétichique


De même que Freud faisait en 1927 du fétichisme le « modèle » des
perversions, pour Lacan, qui le répète, la structure perverse, c’est la
structure fétichique, avec le désaveu comme pivot. C’est l’érection féti-
chique qui vient non pas seulement masquer la réalité insupportable de la
différence des sexes, mais dénier de façon exemplaire la fonction signi-
fiante du pénis (en tant que présent ou absent) : aussi le fétichisme est-il
« la perversion des perversions » (Lacan, 1956-1957, p. 194). Si tous les
pervers jouent avec cet objet signifiant et cette matrice de l’ordre symbo-
lique qu’est le phallus, affirme Lacan après avoir évoqué le transvestisme
et l’homosexualité, le fétichiste, lui, a trouvé cet objet, et s’y fixe. En
permettant au pervers de reconstituer ailleurs le champ de l’illusion,
indispensable à la constitution du registre symbolique, le fétiche contribue
aussi à le protéger de la psychose.
* Le désir « en tant que pervers »
Dans la mesure où la psychanalyse lacanienne s’affiche comme « une
théorie du manque1 », la structure perverse-fétichique et son traitement de
la castration y apparaissent nodales, d’où d’ailleurs la difficulté à en
rendre compte sans évoquer les principaux rouages du système conceptuel
lacanien. Du manque, le fétichiste ne propose-t-il pas, lui aussi, une théo-
rie (au sens de théorie sexuelle infantile, y compris dans la dimension
scopique étymologiquement attachée à la théorie 2) ? Le fétiche, phallus
imaginaire de la mère, vient précisément incarner, figurer, ce qui manque
à l’objet, et en même temps il est le dévoilement de cet objet comme
manque, son apparition comme « exactement rien » (Lacan, 1956-1957).
Ce manque que le fétiche vient incarner, colmater et suturer en même
temps, est pour Lacan la structure même du désir, ou de l’amour, « fondé
sur le fait que le sujet s’adresse au manque qui est dans l’objet ».
Tout désir sexuel aurait une structure perverse, dans la mesure où « le
manque est le désir majeur » (Lacan, 1956-1957).
Mais quelle serait alors la spécificité de la perversion ? Se confond-elle
avec ce désir « en tant que pervers » ?

1. C’est le sous-titre du chapitre que M. Safouan consacre à la psychanalyse dans l’ouvrage collectif
Qu’est-ce que le structuralisme ? (1967).
2. Par son étymologie, le mot « théorie » est directement relié au champ visuel : le grec theoria
signifie d’abord, au sens propre, l’action de voir, d’observer, d’examiner, et notamment un
spectacle, une fête solennelle... (Dictionnaire grec-français Bailly, 1950).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 99

■ La place de l’image dans la perversion : perversion et narcissisme


pour Lacan

Les problématiques de la perversion et du narcissisme sont chez Lacan


indissociables, dans la mesure où la relation intersubjective mère-enfant
est perverse et narcissique : c’est autour de cette « mère inassouvie », qui
par son insatisfaction structurale induit chez l’enfant une perversion dont
seul le père pourra le défendre, que « se construit toute la montée de
l’enfant dans le chemin du narcissisme » (1957, p. 195). Pour satisfaire
ce désir de la mère impossible à satisfaire (elle n’a pas et n’aura jamais le
phallus), l’enfant s’engage dans la voie de se faire lui-même objet trom-
peur. Ce désir qui ne peut pas être assouvi, il s’agit de le tromper. C’est
précisément en tant que l’enfant « montre à sa mère ce qu’il n’est pas,
que se construit tout le cheminement autour duquel le moi prend sa
stabilité » (1957). L’objet du désir (de l’autre) n’est qu’un leurre, que
l’érection du fétiche aura pour fonction de dévoiler tout en masquant
l’absence qui le constitue, mais c’est aussi comme illusoire que se consti-
tue le moi issu de cette relation intersubjective – comme imaginaire, dit
Lacan, et aliéné, pris qu’il est dans les rets de l’image fascinante et de la
jouissance qu’il y trouve.
La dimension imaginaire prévaut en effet dans la perversion, comme
elle prévaut dans le narcissisme, à plusieurs titres. Cet « au-delà jamais
vu, et pour cause – le pénis de la mère phallique », a la même structure
d’image que le souvenir écran, comme l’affirmait Freud : comme lui, le
fétiche est lié à une situation précise « des années oubliées de l’enfance »,
disait Freud, qu’il s’agit de déplacer et de conserver, refoulée :

La chaîne de la mémoire s’arrête en effet au bord de la robe, pas plus haut


que la cheville, là où l’on rencontre la chaussure, et c’est bien pourquoi
celle-ci peut, tout au moins dans certains cas particuliers mais exemplaires,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

prendre la fonction de substitut de ce qui n’est pas vu, mais qui est articulé,
formulé, comme étant vraiment pour le sujet ce que la mère possède, à sa-
voir le phallus, imaginaire sans doute, mais essentiel à sa fondation symbo-
lique comme mère phallique (Lacan, 1957).

Ainsi la valorisation de l’image est le moule de la perversion. À côté


de la chose vue, le regard de l’autre y joue aussi un rôle essentiel : cette
relation imaginaire est une relation spéculaire, c’est aux yeux complices
de la mère (et pour ses beaux yeux : pour lui plaire) qu’il y a leurre, son
regard à elle participant à la création du champ de l’illusion.
100 NARCISSISME ET DÉPRESSION

C’est même ce regard qui, pour J. Clavreul (1966), distingue radica-


lement la pratique perverse, qui requiert la complicité de l’autre à travers
son regard, du phantasme pervers du névrosé qui demande, pour aboutir,
à « se satisfaire dans la solitude de l’acte masturbatoire », en dehors
précisément du regard dénonciateur de l’autre :

Si l’acte pervers se distingue sans équivoque du phantasme agi, c’est donc


à cette ligne où s’inscrit le regard de l’Autre que nous en discernons la
frontière, regard dont la complicité est nécessaire pour le pervers alors
qu’il est dénonciateur pour le normal et le névrosé.

C’est précisément ce leurre, ce voile jeté devant l’insupportable


absence de pénis maternel, cet objet valorisé comme illusoire, qu’investit
le pervers, privilégiant « le lever de rideau sur la scène primitive », dit
F. Perrier (1969). Sur ce rideau très freudien, pour Lacan se projette et se
masque à la fois une relation symbolique à trois termes : sujet, objet et
au-delà. Cet au-delà de l’objet qui vient se refléter dans « le premier
voile » entre la mère et l’enfant, là où se fait la projection imaginaire
fascinante (et aliénante dans le cas du pervers, puisque rien ne vient
déchirer ce voile), c’est l’idéal du moi.
Du processus de désubjectivation qui est au cœur de la problématique
perverse comme il est au cœur du fantasme de fustigation (« on bat un
enfant »), J. Clavreul (1987) a bien montré comment il était à l’opposé
d’une certaine éthique de la psychanalyse comme processus de subjecti-
vation – Lacan (1966) traduit ainsi la formule freudienne « Wo Es war
soll Ich werden » : « Là où c’était, je dois advenir. » Il attire aussi l’atten-
tion sur le danger à constituer, comme le font certains « post-lacaniens »,
à partir de la notion de structure, une ontologie reprise en fait de la noso-
logie psychiatrique : « Quand nous parlons de structure, notamment pour
la perversion, c’est en excluant l’idée qu’il pourrait y avoir un Être du
pervers », à scruter avec un regard d’entomologiste – « ce n’est pas de
l’Être que parle la psychanalyse, mais de son manque, c’est-à-dire de ce
par quoi il est lié à l’autre, par le sexe, par la parole, par le désir, par la
demande », rappelle Clavreul.
N’est-ce pas cette même éthique qui pourrait amener à ré-interroger la
construction de ce que Michel Tort (2000) appelle « la différence
“psychanalytique” des sexes » ? Par exemple, des deux postulats sur
lesquels Lacan monte sa théorie de la perversion, M. Tort propose une
analyse critique provocatrice mais stimulante. En faisant du phallus
l’« objet central de toute l’économie libidinale » (Lacan, 1957), en identifiant
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 101

l’objet du désir comme phallus, Lacan propose-t-il autre chose qu’« une
théorie phallique dont l’auteur est l’enfant de la phase phallique »,
demande M. Tort. En caractérisant la mère comme insatisfaite et inassou-
vie foncière, en la sommant de fonder le père comme Nom-du-Père,
selon une formule toute christique, Lacan n’érige-t-il pas une logique
phallique qui exclut les femmes de l’universalité et garantit l’inégalité de
l’Ordre Symbolique, cet objet virtuel singulier dont M. Tort souligne la
pseudo-naturalité, loin des symbolisations ?

2.3.2 Nouvelles cliniques, nouveaux repérages


Le développement de nouvelles cliniques ces vingt ou trente dernières
années amène à réinterroger la dimension perverse de certains fonction-
nements psychiques, en même temps que cette catégorie de la perversion.
Sans souci d’exhaustivité, nous avons retenu quatre types de populations,
en centrant leur approche sur un auteur : la clinique de ce que Joyce Mac
Dougall a appelé les néo-sexualités, celle des comportements violents –
des agresseurs sexuels étudiés par Claude Balier, et des adolescents
violents par Philippe Jeammet – et enfin la clinique des troubles des
conduites alimentaires avec C. Chabert.
■ Joyce Mac Dougall et la clinique des néo-sexualités
* La perversion dans les néo-sexualités
J. Mac Dougall (1982, 1996) préfère parler de « solutions néo-sexuelles »
à propos de « la plupart des sexualités dites perverses, telles que le féti-
chisme, les pratiques sadomasochistes, l’exhibitionnisme, le voyeurisme,
et certaines homosexualités, pour éviter les connotations morales liées au
terme de perversion, qui continuent à imprégner une partie non négligea-
ble de la réflexion et de la clinique psychanalytiques 1 ». Par ce Plaidoyer
pour une certaine anormalité (1978), elle veut aussi mettre en valeur leur
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1. Michel Tort (2000) donne comme exemple de ces connotations morales actuelles le traitement,
d’un même geste positiviste et médical, que César Botella propose de l’homosexualité : « À
l’heure actuelle, avec l’accroissement des connaissances tant au niveau de la théorie que de la
pratique, il doit être possible d’affirmer que la psychanalyse est appelée à résoudre le problème
de l’homosexualité » (« L’Homosexualité(s) : vicissitude du narcissisme », Revue française de
psychanalyse, 1999, LXIII, p. 1317). Régression ? Freud lui-même réconfortait une mère en lui
écrivant qu’on ne pouvait classifier l’homosexualité comme une maladie – mais comme « une
variation de la fonction sexuelle produite par un certain arrêt du développement » (in « Lettre à
une mère américaine », publiée in Amer. J. Psychology, 1991, 107, p. 786, citée par Tort,
p. 185).
102 NARCISSISME ET DÉPRESSION

dimension créatrice et l’intensité de l’investissement requis par ces inven-


tions érotiques, à la recherche d’une solution à des conflits psychiques
douloureux et insurmontables.
La compulsivité, trait caractéristique de toutes ces pratiques sexuelles
déviantes, ne suffit pas à définir l’organisation inconsciente qui les sous-
tend. Par les scénarios érotiques souvent compliqués auxquels ils n’ont
pas le choix d’échapper, les « néo-sexuels » réinventent, rejouent à
l’infini une scène primitive « condensée, ou plutôt compensée, complé-
mentée, par des objets symboliques, avec une fonction symbolique »
(1978) : en ce sens, ils s’efforcent ainsi de « maintenir une forme
quelconque de relation hétérosexuelle » (1996). En décrivant en 1978 la
constellation œdipienne et les imagos parentales qui sous-tendent les
pratiques sexuelles déviantes, J. Mac Dougall en soulignait les deux
registres, œdipien et plus archaïque : derrière une mère idéalisée et un
père effacé, objets internes clivés sur un mode pathologique où le bon est
tout entier du côté de la mère, idéal phallique inattaquable, et le mauvais
tout entier du côté d’un père désavoué et dénigré, se trouvent, tout aussi
clivées, une mère mortellement dangereuse car séductrice et en même
temps impossible à satisfaire, et une figure paternelle idéalisée :

Ces faux clivages1 s’expriment sous diverses formes dans l’acte sexuel dé-
viant où l’on retrouve invariablement une tentative pour gagner, conserver
ou contrôler le phallus paternel idéalisé. Ce n’est que sur un mode défensif
qu’il est attribué à la mère, greffé sur son rôle phallique primordial en tant
que premier objet de désir et détenteur de vie. Cette poursuite éternelle du
père, bouclier contre la mère toute puissante, contribue à donner à la sexua-
lité perverse son caractère compulsif. Elle fournit également à la structure
psychique un rempart contre la psychose, en même temps qu’elle témoigne
de sa fragilité intrinsèque.

En créant une solution érotique à l’extérieur, pour pallier l’échec de la


symbolisation à donner sa signification à la scène primitive, l’enfant en
détresse dans l’adulte « brise ses liens maternels et triomphe de la mère
intériorisée ». En réinventant la scène primitive, en redistribuant les rôles
et en jouant sa création sur une scène extérieure, le pervers effectue un
travail de symbolisation analogue à celui du rêve, avec un contenu mani-
feste et un contenu latent. Son « système sexuel magique » lui permet

1. Mac Dougall se réfère à ce que Donald Meltzer appelle le « false splitting » (in Le Processus
psychanalytique, Paris, Payot, 1971).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 103

d’échapper à la menace dépressive et à la confusion psychotique, de


maintenir un sentiment d’identité et de maîtriser l’angoisse de castration,
dans un renversement des rôles :
L’enfant, autrefois victime de l’angoisse de castration, est maintenant son
agent, celui qui inflige la castration ; il a trouvé un remède à son angoisse,
comme « l’enfant à la bobine » maîtrisant le drame de la séparation ; autre-
fois soumis à l’excitation en tant que spectateur impuissant, exclu des re-
lations parentales, ou victime d’une stimulation inhabituelle à laquelle il
ne pouvait faire face, il est maintenant celui qui contrôle et qui produit
l’excitation, la sienne propre ou celle de son partenaire (1978, p. 49).

La rigidité, la ritualisation de son scénario éloigne cependant le pervers


– metteur en scène d’une néo-sexualité – de l’artiste : il lui manque,
résume Ruth Menahem (1997), ce que Winnicott appelle « l’activité créa-
trice primaire », la matière brute dont sont fabriquées l’illusion et la
réalité psychique.
* La perversion, une économie addictive ?
S’intéressant à la genèse de l’économie addictive, Mac Dougall l’attribue
à une relation addictive du nourrisson à la présence et aux soins de sa
mère. L’activité ou la substance addictives seraient, à la différence des
objets transitionnels, des « objets transitoires » (1996), qui ont pour fonc-
tion de remplacer dans la réalité externe la « fonction maternelle primaire
manquante » et protéger le sujet d’affects menaçants, souvent dépressifs.
Le défi qui caractérise cette clinique des addictions, susceptible d’aller
par exemple chez un toxicomane jusqu’au défi contre la mort, naît d’une
défiance vis-à-vis de tels objets, et du moi pris comme objet.
Pour Mac Dougall (1993, 1996), la solution addictive ne se limite pas
aux drogues et autres produits. L’autre être humain dont la présence est
requise en permanence, l’activité sexuelle elle-même peuvent être cet
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

objet addictif, avec la même double visée narcissique face à la douleur


psychique : réparer l’image endommagée de soi et maintenir l’illusion
d’un contrôle omnipotent grâce au recours à l’objet ou au comportement
addictif. L’objet addictif est très proche de l’objet fétiche : idéalisé et/ou
haï comme lui, il a la même fonction de colmatage. Comme l’objet fétiche,
dans cette sexualité addictive l’autre risque d’être réduit à un objet partiel.
104 NARCISSISME ET DÉPRESSION

■ Actes violents et perversion :


C. Balier et la clinique des auteurs d’agressions sexuelles
Pour J. Mac Dougall, ces patients néo-sexuels jouent dans le camp d’Éros
aux mille et un visages (1996), et la castration ludique qu’ils rejouent
dans leurs déviations sexuelles les ramène sur la route des fantasmes
originaires, en les protégeant de la psychose. Elle y insiste : si dans ces
scénarios pervers l’autre doit servir de « paratonnerre » contre l’angoisse
de castration et des angoisses primitives, s’il est souvent réduit à un objet
partiel, c’est un partenaire consentant, jamais contraint par la violence du
metteur en scène, même s’il joue le jeu de la servitude volontaire.
Ce n’est en principe pas le cas des auteurs de crimes ou de délits sexuels
dont Claude Balier, psychanalyste en milieu pénitentiaire, analyse le
comportement sexuel violent. Violence sexuée, bien plus que sexuelle :

S’il y a un accord à peu près général, c’est pour dire que le viol est un acte
de violence bien avant d’être un acte sexuel qui comporte d’ailleurs peu de
plaisir érotique et se termine souvent sans orgasme (C. Balier, 1993,
p. 162).

* Typologies des comportements sexuels violents


C. Balier a commencé dans ses premiers travaux sur les comportements
sexuels violents (1996) par dégager deux degrés de perversion : la
perversité sexuelle, ou perversion au premier degré, où prévaut une
violence destructrice proche de la psychose, et la perversion sexuelle
proprement dite, où des conduites sexuelles pas toujours délinquantes ont
une fonction défensive contre l’angoisse de castration ou de perte d’objet.
Il s’appuie de plus en plus nettement dans des travaux plus récents (2000)
pour définir une typologie des comportements sexuels violents sur les
trois niveaux de développement proposés par Piera Aulagnier (1975).
Selon cet auteur, l’originaire organisé par le pictogramme, en deçà de
la représentation, que P. Aulagnier étudie en référence à la psychose,
prévaudrait dans le fonctionnement psychique des agresseurs sexuels les
plus violents. Le viol serait, sur un mode phallique de toute-puissance
« pénétrant-pénétré », la reprise du pictogramme originaire auquel la
fusion bouche-sein a donné lieu, pictogramme réactivé par une scène de
la réalité extérieure, dans un court-circuit de la perception et de son
inscription psychique, et en l’absence d’une enveloppe narcissique
consistante. Un clivage drastique du moi évitait jusqu’alors la catastrophe
psychotique de la fusion avec l’objet primaire, celle de « l’enfant englué
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 105

dans la mère ou plutôt de la mère engluée en lui » (1996, p. 44) ; quand il


échoue à protéger du télescopage, le recours à l’acte surviendrait comme
une ultime tentative de sauvegarde psychique pour prévenir le retour de
ces expériences corporelles sans représentation et le retour d’un éprouvé
originaire de déplaisir, sans reconnaissance possible dans le regard de la
mère. L’angoisse sous-jacente s’apparente à l’anéantissement, sans repré-
sentation convocable, mais une menace d’aspiration par le vide, analogue
pour C. Balier à la menace d’effondrement ou l’agonie primitive décrite
par Winnicott (1974). La pensée elle-même, qui crée l’objet, est mena-
çante et peut faire disparaître le sujet : le recours à l’acte a précisément
pour fonction de parer à cette menace, d’empêcher tout travail d’élabora-
tion, d’exclure toute référence à l’imago maternelle archaïque et aux
fantasmes incestueux et meurtriers, et de conforter l’étanchéité du moi
pour éliminer tout risque d’effraction psychotique. Le moi serait alors
« ramené à n’être qu’une fraction du ça », comme le dit Freud dans
l’Abrégé (1938a), dans une proto-organisation où est en jeu l’effet brut
de la pulsion, dans sa double manifestation de vie et de destruction.
Dans la phase primaire décrite par Aulagnier, la réalité externe n’est
plus déniée comme dans la phase originaire. Le registre narcissique et la
fétichisation de l’objet externe prévalent : c’est selon C. Balier la théma-
tique générale de la pédophilie, mais aussi d’agressions sexuelles contre
des adultes sans viols, où « la dynamique de l’acte est fondée sur la
recherche du double, avec l’espoir de trouver l’amour de la mère qui n’a
jamais comblé les attentes du sujet » (2000a). Mais la compulsivité du
recours à l’acte montre bien la limite du scénario néo-sexuel et de sa
dimension érotique : la fétichisation d’un objet externe interchangeable,
fonctionnel, dont l’altérité est déniée, est le recours contre l’incomplé-
tude narcissique. C. Balier fait l’hypothèse que l’agresseur entretiendrait
une relation d’ordre fétichique avec sa victime : pour se protéger de
l’irruption de l’objet interne « mauvais », il ferait d’elle un fétiche, en la
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

réduisant à l’état de « chose destinée à remplir la fonction de jeu répétitif


de la pulsion, alternativement active et passive, pour pallier l’absence
d’intégration du double retour-nement ».
La phase « secondaire », dans la terminologie de P. Aulagnier, décrit
l’avènement du « Je », de la subjectivation et la conflictualisation intra-
psychique, sur un registre névrotique, à partir de l’interdit œdipien. Les
fixations régressives, pédophiliques ou autres, qui en dépit de la culpabi-
lité à laquelle elles donnent lieu ont une fonction de colmatage narcissi-
que, sont analysables, et réductibles. La valence érotique l’emporte
106 NARCISSISME ET DÉPRESSION

seulement dans ce dernier niveau d’organisation, alors que la valence


destructrice prévaut dans les deux précédents, l’originaire et le primaire.
Dans le recours aux actes les plus destructeurs, la chosification de l’objet
externe, qui écrase toute la dimension libidinale dont le fétiche peut
s’animer, a aussi pour visée, en figeant la scène primitive, de détruire
l’origine même des fantasmes et d’abolir le sujet – le désinvestissement
de soi comme sujet, la « désobjectalisation » de soi dit C. Balier en repre-
nant la notion proposée par Green.
Pour C. Balier (2000a et b), à la différence de D. Bouchet-Kervella
(1998), la régression du mode primaire au mode originaire d’organisation
n’est pas exclue – la clinique des agresseurs sexuels montre qu’en cas de
récidive, l’acte commis est fréquemment plus grave. Mais, en dehors des
critères comportementaux, c’est l’intrication pulsionnelle entre libido
narcissique et libido objectale qui permettra d’établir dans quel champ de
fonctionnement se situe le sujet au comportement sexuel violent :
Le narcissisme si fragile des agresseurs qui ont besoin du recours à l’objet
fétichisé ne représente pas une garantie formelle au cas où l’enfant agressé
ne se soumettrait pas au processus de fétichisation par une totale docilité.
Beaucoup d’enfants le pressentent et en sont terrorisés.

La thérapeutique, difficile à mettre en place tant qu’aucune demande


n’émerge chez ces sujets marqués par une « pathologie narcissique-
dépressive majeure » (D. Bouchet-Kervella, 1998), s’attache d’abord à
construire un étai narcissique, en offrant grâce au transfert un choix d’objet
par étayage, avec une grande vigilance pour des effets de mirage narcissi-
que que seul un remaniement du cadre classique de la cure peut parfois
déjouer (C. Balier, 1996, 2000a et b ; A. Ciavaldini et C. Balier, 2000).
■ Le masochisme triomphant et ses destins
* Dans des comportements violents à l’adolescence (Ph. Jeammet)
L’identité négative
Les remaniements de la dialectique entre la pulsion, le narcissisme et
l’objet caractérisent l’adolescence, et en font de façon privilégiée « le
temps de la menace1 » interne pesant sur le moi, et le moment privilégié
pour l’éclosion des pathologies narcissiques :

1. Ainsi s’intitule le n° 30 de la revue Adolescence, sous la direction de Philippe Jeammet et Fran-


çois Marty (printemps 1997).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 107

Les troubles qui éclosent à cette période de la vie peuvent être analysés
sous l’angle de l’expression d’une division du sujet d’avec lui-même : le
sujet rejette une part de lui, vécue comme une aliénation possible aux
objets d’investissement, tandis que cette conduite de rejet lui permet de s’af-
firmer en une identité négative qui ne devrait rien à l’objet (Ph. Jeammet,
1994).

Qu’il concerne le corps ou la pensée, en entier ou en partie, ce


« processus de rejet et de réappropriation dans le négatif » participe d’un
même processus :

La partie du sujet ainsi attaquée et rejetée est toujours un élément antérieu-


rement investi ; elle l’est en fonction d’un lien avec l’un des objets d’atta-
chement privilégiés du sujet. Ce qui est alors rejeté, c’est essentiellement
ce lien, en tant qu’il est vécu comme la manifestation d’une dépendance
dangereuse et l’expression d’un pouvoir aliénant possible (Ph. Jeammet,
1997).

Le comportement violent comme un néo-objet


Face à ce déséquilibre entre champ narcissique et objectal, Ph. Jeammet
montre que la réponse comportementale, si fréquente à l’adolescence, a
une fonction économique et une valeur de compromis, bien plus que de
symptôme du conflit interne : le comportement vise « par une action sur
le milieu extérieur, à s’assurer de la réalité d’un contact relationnel, incer-
tain au niveau interne, et de son maintien hors des limites du sujet »
(Ph. Jeammet, 1997). De même que J. Mac Dougall évoquait des « néo-
sexualités », pour Jeammet ce comportement à l’adolescence se constitue
comme un « néo-objet », maîtrisable et non effractant.
Ce néo-objet prend une dimension perverse parce qu’il est produit et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

utilisé « à des fins de substitut relationnel, avec toutes les fonctions


normalement dévolues aux objets investis : être un des supports du
sentiment de continuité, garant de l’identité du sujet, et être une source
de mobilisation des investissements de désir ». Mais ce néo-objet,
indispensable à la cohésion du moi, n’est investi qu’en tant qu’il
protège contre une perte possible et contre les sources d’excitation
pulsionnelle : le lien objectal est réduit à un lien de contact, en surface,
sans intériorisation, qui évite ainsi la menace du désir comme la menace
de la perte mais autorise avec l’emprise « un contrepoids efficace à la
destructivité ».
108 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Du masochisme érogène au négativisme


Ce comportement a clairement une fonction anti-objectale ; de plus en
plus violent, mécanique et stéréotypé, dominé par le négativisme, le refus
haineux de l’objet, par l’évacuation des traces de liens avec l’objet – par
le désinvestissement objectal –, il peut s’inscrire dans des processus de
désobjectalisation et de délibidinalisation :
L’auto-érotisme perd sa dimension d’érotisme et de plaisir au profit de sen-
sations violentes, nécessaires pour se sentir exister et non pour éprouver du
plaisir (ibid.).

Si la déliaison pulsionnelle prévaut alors dans ces agirs violents, dans


une résonance aux analyses de C. Balier sur les auteurs d’agressions
sexuelles qui reste à moduler, le masochisme érogène échappe précisé-
ment à la destructivité tant qu’il lie la violence en une agressivité retour-
née contre soi : en cela, il maintient les frontières et contrôle l’objet, avec
cette fonction de réassurance identitaire si bien résumée par Mars, le
héros de Fritz Zorn, « Partout où ça fait mal, c’est moi1. » Mais
Ph. Jeammet souligne aussi combien la limite est fragile entre les aména-
gements pervers, marqués par la tendance à la désobjectalisation et à la
délibidinalisation, et l’investissement de la douleur corporelle et de la
relation masochiste : même si la relation au mauvais objet, sous une
forme persécutoire, masochiste ou dépressive, garantit au sujet la perma-
nence de l’objet et la sienne propre et délimite leurs territoires respectifs,
la composante libidinale objectale qui régit ce masochisme érogène peut
« se dégrader en une emprise et une répétition mortifères ».
* Dans les troubles des conduites alimentaires
(Ph. Jeammet, C. Chabert)
Ph. Jeammet insiste à la fois sur les aménagements pervers qui caractéri-
sent les dysrégulations narcissiques et objectales dans la boulimie (1991)
et sur la dimension antidépressive commune aux agirs violents de
l’adolescent et aux troubles des conduites alimentaires, et plus générale-
ment aux « différentes formes de toxicomanie d’objet »2 (1985, 1995) : la
problématique de perte y est prévalente, difficile à élaborer, et la quête

1. Ainsi la douleur corporelle redessinerait les contours du moi quand les assises narcissiques
vacillent : Ph. Jeammet évoque « l’effet apaisant que procurent aux adolescents les brûlures de
cigarettes qu’ils s’infligent en cas de crises d’angoisse dépersonnalisantes ».
2. Ph. Jeammet fait ici référence à « ces conduites répétitives de quête et d’abandon de partenaires
sexuels ou d’amitiés idéalisées » (1985), si fréquemment observées chez les adolescents.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 109

d’un objet parfaitement satisfaisant se poursuit indéfiniment dans la répé-


tition de comportements de rupture.
Le trajet qui mène certains adolescents violents du masochisme
érogène au négativisme peut mener des jeunes filles ou femmes anorexi-
ques ou boulimiques1 du masochisme moral à une forme de mélancolie,
comme l’a souligné C. Chabert (1997, 1999, 2000).
Elle repère la place toute particulière qu’occupe le scénario de fusti-
gation (Freud, 1919) dans la cure de patientes boulimiques, dont la patho-
logie s’organise autour d’un masochisme triomphant. La scène de
l’enfant battu n’apparaît pas comme un produit de l’analyse, « comme
une construction rendue possible par une levée partielle du refoulement »
(C. Chabert, 1999), mais s’impose très vite comme réalité matérielle
effective. S’impose très vite aussi la figure non pas de la victime battue,
mais du père excité, avec en sous-jacence un fantasme de séduction
incestueuse active : la fille se sent coupable d’exciter le père, au point de
l’entraîner à la battre, à déchaîner sur elle une violence inattendue et
sidérante. C’est cette position très active du sujet, et encore une fois le
débordement sexuel infantile, avec le châtiment que cette excitation
impose, qui seraient rejoués par ces patientes. « Les sacrifices et les
conduites parfois compulsives qui l’actualisent offrent un recours
possible à l’expiation d’une sexualité marquée par le masochisme et ses
triomphes » (1999). Une telle activité séductrice, comme cette activité
masochiste qui s’efforce sans fin de la punir, viendrait en contre-investis-
sement d’une passivité sexuelle originaire insupportable, que figure acti-
vement la représentation évoquée plus haut de « l’enfant mort », comme
un fantasme morbide chargé d’éteindre le mouvement pulsionnel tout en
préservant à jamais l’innocence merveilleuse.
À propos des troubles des conduites alimentaires, C. Chabert évoque la
« dérive mélancolique » (1999) dans laquelle bascule la construction
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

hystérique des fantasmes de séduction, dérive qui mène ces patientes à


ces conduites auto-sacrificielles où le corps est violenté et mortifié de
façon répétitive :

C’est l’impossible mise en scène de la rivalité avec la mère, certes, mais


surtout l’impossible confrontation à la passivité qui engage la version
mélancolique des fantasmes de séduction : la fille, coupable de séduire

1. Cf. aussi les travaux de B. Brusset (1991, 1998) sur la boulimie et l’anorexie.
110 NARCISSISME ET DÉPRESSION

le père, devient la cible privilégiée de l’accusation de transgression et du


châtiment auquel elle s’expose, châtiment que l’accusée se charge d’assurer
elle-même (1999, p. 1461).

Pour Freud, le masochisme moral, rappelons-le, resexualise la morale,


ressuscite le complexe d’Œdipe, et fraye une voie régressive de la morale
au complexe d’Œdipe ; chez ces patientes, l’actualisation du fantasme de
fustigation dans la cure coïncide avec le défaut de refoulement de la
sexualité œdipienne, la sexualisation outrancière de la morale, et une
excitation non moins terrifiante que son châtiment (C. Chabert, 2000,
p. 116).
C. Chabert souligne ainsi la visée désobjectalisante des attaques bouli-
miques, et « l’enlisement narcissique des destins pulsionnels » à partir
d’une telle version mélancolique du fantasme de séduction : la pulsion de
mort attaque la relation à l’objet, le processus d’objectalisation lui-même
à travers l’investissement, et les substituts de l’objet, notamment le moi.
Dans ce passage du masochisme moral à une forme de mélancolie,
l’objet est abandonné mais l’amour et la haine (vis-à-vis de la mère)
maintenus puisqu’ils se sont réfugiés dans l’identification narcissique.
Ainsi, à l’attaque qui désobjectalise le corps lui-même, ni objet ni agent
de séduction mais « lieu de désaveu des fantasmes originaires »,
s’ajoute une attaque qui vise à délibidinaliser à la fois l’objet extérieur
et le moi.
En deçà des défenses narcissiques qui permettraient à ces patientes, en
niant la source interne de la pulsion, d’échapper à la dépendance à l’autre
corrélative du désir, « la violence destructrice est massivement retournée
contre un moi menacé de délabrement », interdit de plaisir et de pensée.
Dans ces formes extrêmes de masochisme moral dont témoignent la
boulimie, mais aussi l’anorexie, seule subsiste la douleur, qui conserve la
trace des objets d’amour infantile et la trace inconsciente des fantasmes
incestueux refoulés, et « constitue alors un contre-investissement des
mouvements pulsionnels dans leurs visées objectales ».
Néanmoins, le déchaînement de ce masochisme moral ne recèle-t-il
pas des surprises ? La mère, disions-nous, est absente de ce fantasme de
séduction, y compris dans sa version mélancolique la plus crue, comme
elle est absente du châtiment. En dépit du retournement narcissique de
la haine contre soi, en écartant la mère cette « singulière mélancolie » la
préserverait de l’attaque haineuse comme du sexuel.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 111

2.3.3 Retour au point de vue psychopathologique

F. Perrier (1994, p. 40) montre bien comment « plus encore que le


psychotique, le pervers lance le défi de l’épistémologie à la découverte
freudienne » : si la clinique se définit par le lit du malade au chevet
duquel le thérapeute veille, le pervers met en question cette notion même
de clinique. Par définition, il ne demande pas d’aide ; et quand il est en
demande, sa demande ne concerne que ce qui ne met pas en cause sa
perversion. Les sujets organisés sur un mode pervers consultent peu,
sinon dans un cadre médico-légal quand des expertises les y contraignent
à la suite de conduites délictueuses, ou quand l’organisation perverse se
fissure et laisse apparaître des éprouvés dépressifs. Pour le pervers,
« prototype d’un fonctionnement narcissique presque pur » (C. Chabert,
2002), reconnaître une perte, montrer sa souffrance psychique, sont into-
lérables. Ce que montre l’exhibitionniste en ouvrant compulsivement son
manteau, c’est son intégrité et sa complétude, dans un investissement
fétichique et du pénis et du geste de cacher/montrer : comment pourrait-il
montrer sa blessure en demandant de l’aide ?
C’est pour F. Perrier précisément cette « forme de non-appel à l’autre
qui est pour nous à la fois source d’intuition diagnostique en même temps
que défi ou affront à notre disponibilité » (1994, p. 42) : ce non-appel à
l’autre serait même d’après cet auteur la seule constante entre des
personnages et des tableaux cliniques si hétérogènes, de Gilles de Rais
aux bourreaux nazis en passant par le fétichiste dérisoire et le violeur
d’enfants.

■ Perversion, narcissisme et mélancolie

Si le terme de mélancolie désigne ces moments dépressifs aigus où la


perte d’objet est traitée sur un mode narcissique, et non ces moments
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

psychotiques aigus où le contact avec la réalité est perdu, la perversion et


la mélancolie ont des terrains communs, à commencer par l’investisse-
ment de la position active. Dans la version mélancolique du fantasme de
séduction affiché d’emblée par les patientes boulimiques traitées par
Chabert, le moi qui excite et qui se punit est au premier plan ; dans leurs
scénarios de fin du monde ou de suicide collectif, les patients mélancoli-
ques – délirants ou non – sont eux aussi les acteurs de la mise à mort.
Cette activité est au service de l’investissement et du triomphe narcissi-
que, du déni de l’altérité par le pervers à la mégalomanie mélancolique :
le narcissisme est l’autre point d’accroche entre perversion et mélancolie.
112 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le troisième en serait la prévalence de la perte d’objet, si activement


combattue dans les deux cas mais avec des moyens différents – le déni et
le clivage dans la perversion, l’identification narcissique dans la mélancolie.

■ Perversion et psychose
Les aménagements pervers eux-mêmes peuvent dans certains cas appa-
raître comme des défenses face à une menace mélancolique toute proche
et à des risques majeurs de décompensation psychotique, comme le
montre le fonctionnement psychique de certains auteurs d’agressions
sexuelles, en particulier à travers les épreuves projectives (F. Neau,
2001). En aval, attentif au tracé de ces chemins qui vont de psychose en
perversion, « entre agonie psychique, déni psychotique et perversion
narcissique », Racamier évoque, lui, une cicatrisation perversive des
psychoses (1985, 1986).
Au-delà de ces aménagements, certaines organisations perverses
paraissent sous-tendues par un noyau psychotique, avec des angoisses
d’anéantissement et/ou d’éclatement identitaire massives. Mais elles ne
basculent pas dans la psychose : le clivage, mécanisme de défense majeur
requis pour lutter contre de telles angoisses, reste efficace alors qu’il
échoue dans la psychose à contenir l’éclatement du moi, l’investissement
perceptif et l’investissement libidinal s’y maintiennent alors que la
psychose se caractérise précisément par la perte de l’ancrage dans la
réalité et le désinvestissement libidinal, tant narcissique qu’objectal.
La spécificité de la perversion par rapport à la psychose résiderait
précisément dans le maintien de la jouissance libidinale autour du scéna-
rio fantasmatique. Même si cette jouissance s’obtient à partir d’« un objet
à abattre » (C. Chabert, 2002), ou à maintenir sous emprise – comme
dans le cas du fétichisme –, cette attaque de l’objet, ou l’emprise exercée
sur lui y est le meilleur gage de son existence, de sa survivance à des atta-
ques plus archaïques. Quand cette attaque se fait destructrice, quand la
cruauté se déchaîne, et avec elle la délibidinalisation et la désobjectalisa-
tion comme dans les agressions sexuelles les plus violentes, alors le
registre pervers paraît abandonné. « Dans le scénario pervers, quelque
chose de l’objet habite le fétiche », dit C. Chabert (2002) en citant
l’exemple du film de Luis Bunuel réalisé à partir du roman d’Octave
Mirbeau, le Journal d’une femme de chambre : les bottines, cet objet
partiel dont doit se parer la jeune et belle femme de chambre pour que
son maître puisse jouir, ont été portées par une autre femme, passionné-
ment aimée et à jamais perdue. Comme peut-être tout fétiche, cet objet-
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 113

fétiche porte, lui, et pour son adorateur seulement, « l’inflexion des voix
chères qui se sont tues » qu’évoque, après Verlaine, J.-C. Rolland (1998).
N’est-ce pas ici au noyau mélancolique de la perversion que nous
aborderions ?

■ Perversion et fonctionnements limites

D’un point de vue nosographique, si les analystes lacaniens ignorent


cette catégorie d’organisations limites1 et maintiennent la notion de struc-
ture perverse à côté des structures névrotique et psychotique, la notion
d’organisation perverse a pour de nombreux auteurs disparu, au profit des
organisations limites et de la notion d’aménagements pervers.
Comme Ph. Jeammet, Bergeret évoque des aménagements pervers, qui
constituent avec l’aménagement caractériel l’un des deux rameaux possi-
bles du développement de l’état limite, lui-même « tronc commun
aménagé » entre les structures névrotique et psychotique – les deux
seules structures fixes, solides et définitivement fixées pour Bergeret.
Dans l’aménagement pervers, l’angoisse dépressive est « évitée par la
réussite d’une opération de déni, portant sur une partie seulement, très
focalisée, du réel : le sexe de la femme. Cet objet partiel ne doit pas exis-
ter, en même temps que l’objet partiel phallique se trouve farouchement
et complémentairement surinvesti, sur un mode narcissique. L’aménage-
ment pervers se situerait donc très près des organisations psychotiques,
mais le moi du pervers garderait sa cohésion ». L’élément en quelque
sorte délirant demeurerait circonscrit autour d’un déni sensoriel unique
(contrairement aux psychoses) ; il n’y aurait pas non plus de véritable
refoulement, contrairement aux névroses (Bergeret, 1970 p. 4).
De même, pour Kernberg (1975), l’irruption épisodique et brutale du
symptôme pervers témoigne de « personnalités impulsives », groupe
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

dans lequel il classe également « l’alcoolisme, les toxicomanies, certai-


nes formes d’obésité pathogènes, la cleptomanie » et qui se situe à
« l’échelon inférieur » des organisations limites. Le groupe des personna-
lités impulsives ne diffère lui-même que d’un point de vue quantitatif des
troubles psychopathiques en général : le contrôle pulsionnel est meilleur,

1. À quelques exceptions près, qui ouvrent à partir de la référence à Lacan une réflexion sur cette
clinique : J.-J. Rassial s’attache dans son ouvrage Le Sujet en état limite (Paris, Denoël, 1999) à
concevoir un « état limite » du sujet, J.-P. Lebrun analyse Un monde sans limite (Toulouse, Érès,
1997).
114 NARCISSISME ET DÉPRESSION

et l’impulsion perverse peut être rejetée en dehors des épisodes spécifi-


ques « où une décharge impulsive déterminée, temporairement syntone
au moi, lui procure une gratification directe et vive » (p. 34-35).
La perversion serait-elle soluble dans les organisations limites ?
Certaines des modalités de la perversion évoquées par Freud peuvent
s’appliquer aux fonctionnements limites : le clivage et le déni, qui les
caractérisent, sont pour Freud des mécanismes de défense pervers, et le
fantasme masochiste peut témoigner d’un noyau pervers dans des patho-
logies traditionnellement décrites comme limites, à l’instar des troubles
alimentaires (C. Chabert, 2002). De fait, les pathologies que nous avons
évoquées à propos de la perversion, avec leur problématique compulsive-
ment addictive, sont souvent considérées comme relevant de fonctionne-
ments limites : l’attaque du penser et du fantasmer (F. Brelet, 1999), la
haine du moi narcissique contre le monde extérieur – haine qui
« nécessite la présence de l’autre, s’alimente de son existence même si
elle s’accompagne d’une fantasmatique parfois mortifère » (C. Chabert,
1997) –, la projection de cette haine sur l’autre, le poids du clivage et du
déni et leur échec parfois à maintenir des limites y sont centrales 1.
Le statut de l’objet, sa fonction de fétiche dans les deux types d’organi-
sation, de « pansement pour la psyché » comme dit Ph. Jeammet (2000) à
propos des conduites addictives, pourrait être un autre de leurs points
communs : indifférent chez le pervers adulte pourvu qu’il reste manipula-
ble, à portée de main et jamais perdu de vue, il s’apparente à l’objet du
besoin auquel s’agrippe le sujet limite, au « néo-objet de substitution
sous emprise » (Ph. Jeammet, 2000) de la conduite addictive. J. André
(2000) fait même de cet objet le noyau commun aux deux problémati-
ques, non sans prudence : « Il n’est pas exclu que l’indifférence perverse
et la dépendance borderline soient des solutions opposées pour des
problèmes relativement proches », écrit-il.
En quoi consisterait alors la spécificité de la perversion comme proces-
sus psychopathologique ? Faut-il la chercher dans le surinvestissement
des barrières narcissiques, qui réduisent d’autant les investissements

1. L’étude de fonctionnements psychiques d’agresseurs sexuels le met particulièrement en


évidence, même s’ils mobilisent des mécanismes de défense spécifiques, par exemple sur un
registre « masculin maniaque » (imaginé en parallèle avec le « féminin mélancolique » proposé
par C. Chabert) qui tenterait précisément de les protéger d’éprouvés mélancoliformes (F. Neau,
2001).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 115

d’objet et font ainsi barrage aux éprouvés de douleur psychique et à la


menace psychotique ? Ou bien dans la fonction défensive de la sexualisa-
tion (R. Roussillon, 1991, 1999) voire dans l’idéalisation de la pulsion
sexuelle sur les registres prégénitaux ? Ou encore dans le désaveu de la
loi par qui s’en fait le représentant privilégié ?
Mais en même temps, ne convient-il pas de distinguer l’objet indiffé-
rent du pervers adulte, délibidinalisé, de l’objet auto-érotique et contin-
gent, variable, du pervers polymorphe infantile, objet de jouissance 1 s’il
en est, sur lequel germe cette « maladie sexuelle » qui nous fait vivants ?
De même, le fantasme masochiste, pervers par définition, n’apparaît-il
pas comme la matrice, dans son retournement, de l’activité même de
pensée, et le garant de la « pérennité des liaisons libidinales »
(C. Chabert, 2000, p. 118) ? Si dans l’inconscient, « être battu » peut se
traduire par « être aimé », si une telle organisation fantasmatique, moteur
de l’organisation psychique, est « son esprit de survie », alors cette
perversion-là serait ce qui permet de survivre.
Ceci nous amènerait-il à distinguer, comme pour le narcissisme, dans
ce rebroussement du pathologique au normal, une perversion mortifère et
une perversion gardienne de vie ? C’est alors, bien au-delà de la nosogra-
phie et de l’unité des catégories décidément hétérogènes du narcissisme
et de la perversion, toute la question de l’intrication pulsionnelle que l’un
et l’autre répéteraient et représenteraient – c’est-à-dire celle du lien du
sexuel avec la vie et avec la mort, toujours remis sur le métier.
Les psychanalystes sont loin d’être les seuls à poser la question. « Il
n’est pas possible de tenir pour négligeable le fait que nous sommes rede-
vables à des « pervers » d’une part considérable des textes et poèmes
parlant de l’amour (Socrate, Sapho, Shakespeare, etc.), ainsi que des
œuvres artistiques et philosophiques qui font partie du patrimoine
commun » (J. Clavreul, 1966).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1. F. Perrier rappelle l’étymologie de « jouissance », au plus près de l’emprise. « La jouissance


vient de gaudium ; elle est “plein pouvoir sur”, elle est “entrée en possession de” » (1969,
p. 64).
Chapitre 2

NARCISSISME
ET « LOGIQUES »
DE LA PERVERSION
INTRODUCTION

Les réflexions que je me propose de présenter dans ce travail doivent être


considérées comme celles d’un « chantier » de travail et de recherche
plus que comme un ensemble de conclusions abouties qui constitue-
raient une « thèse » concernant la place de la perversion et de la
« solution perverse » dans l’économie narcissique d’ensemble d’un sujet.
Elles visent à collecter les questions posées à la métapsychologie psycha-
nalytique par l’extension et l’élargissement de la confrontation pratique
de la psychanalyse, ou de certains psychanalystes, avec des configu-
rations cliniques perverses « aux limites de l’analysable ». Elles poursui-
vent et prolongent l’ensemble des hypothèses formulées dans un livre,
Agonie, Clivage et Symbolisation (Roussillon, 1999), en essayant de
préciser ce que le premier chapitre de cet ouvrage n’avait fait qu’annon-
cer, c’est-à-dire que les comportements et processus de la « perversion »
doivent aussi être compris dans la fonction qu’ils acquièrent comme
« solutions secondaires » à certains « traumatismes primaires » qui ont
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

affecté l’organisation primitive de l’identité et du « narcissisme


primaire ».
Certaines des configurations cliniques sous-jacentes à ma réflexion ont
été rencontrées dans le cadre d’une recherche clinique en cours concer-
nant la pathologie narcissique identitaire et les difficultés de sa mise en
analyse au sein du dispositif de la cure type. Dans ce cadre, sur une
cinquantaine d’analysants suivis au long cours depuis plusieurs années,
une dizaine présentait des traits de comportements, voire des fonctionne-
ments psychiques, réputés « pervers ». Dans ces cas-là, les symptômes
120 NARCISSISME ET DÉPRESSION

« pervers » ne fournissent généralement pas le motif premier de la


demande d’analyse, ils révèlent leur présence, parfois tenue longtemps
muette et secrète, en cours de cure et au fil des « progrès » de celle-ci.
Longtemps « egosyntoniques », ils prennent le statut de « symptôme » au
fur et à mesure que progressent les capacités de l’analysant à sentir et à se
sentir, lorsqu’il peut commencer à entrer en contact avec des aspects
« clivés » de son fonctionnement psychique.
Dans la foulée des premiers travaux de Claude Balier et André Ciaval-
dini, précurseurs en la matière, qui ont souvent servi de premiers modèles
ou de références à ces explorations cliniques, les autres données cliniques
qui alimentent mon étude sont issues d’une série de recherches portant
sur les « criminels et délinquants sexuels1 ». Les sujets concernés sont
rencontrés la plupart du temps en milieu carcéral ou sur les différents
terrains de la délinquance sexuelle ou toxicomaniaque. La plupart du
temps, ils ne commencent à formuler une demande de soin qu’à la suite
d’une incarcération ou d’une mesure de justice, et souvent dans des
conditions très particulières. Nous sommes là bien loin des conditions de
pratique clinique de la cure type, ou même des conditions habituelles du
travail psychanalytique en face à face ; néanmoins un certain travail de
clinique « psychanalytique » est possible. Il conduit à des interrogations
cliniques et théoriques assez différentes de celles qui s’imposent dans la
clinique habituelle de la perversion, celle qui concerne les aspects
« intimes » et « privés » de la vie sexuelle des couples « consentants ».
De telles configurations cliniques sont souvent assez éloignées de
celles avec lesquelles les fondements de la métapsychologie de la perver-
sion ont été conçus, elles interrogent les bases de celle-ci et, avec elles, la
question des enjeux narcissiques de la sexualité ou du sexuel. Elles
soumettent les cliniciens (psychanalystes psychiatres ou psychologues)
qui s’y confrontent directement à une élaboration contre-transférentielle
intense et très particulière.
Mais elles obligent aussi à « travailler » et à « creuser » la théorie de la
perversion dans laquelle tente de se trouver le contrepoids nécessaire au
maintien d’une attitude authentiquement clinicienne. En effet, depuis que
le psychanalyste a accepté d’élargir le champ de son intervention et de

1. Différents travaux menés sous ma direction dans le cadre du centre de recherche clinique
(CRPPC) de l’université Lyon-II. Citons entre autres ceux, convergents, de Roman, Ravit,
Seibert, Edrosa, Modolo, ou encore Neau à Paris-V.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 121

ses compétences aux cliniques « aux limites de l’analysable », depuis


qu’il accepte de déplacer ses dispositifs d’écoute et de travail « hors des
murs » de la situation analysante traditionnelle, qu’il aventure ceux-ci
dans les espaces carcéraux et sur les terrains sociaux de la « délin-
quance » et des comportements « justiciables », l’urgence d’une réflexion
sur la perversion, ou sur ce qui est réputé tel, devient de plus en plus
pressante et s’impose comme une nécessité aussi bien clinique que
métapsychologique.
Le premier intérêt attendu d’une telle réflexion est bien évidemment
d’accroître l’intelligibilité des enjeux psychiques des comportements
pervers ou apparentés. Mais il se double d’un autre enjeu qui n’est pas
négligeable et qui concerne les « retombées » théoriques et même épisté-
mologiques de toute recherche qui rencontre et affronte les limites de
pertinence de l’outil théorique lui-même. La perversion, la problématique
narcissique de la perversion, fait en effet « travailler » la théorisation, la
« formulation » théorique et même les fondements métapsychologiques
de celle-ci, elle oblige à « creuser » leurs énoncés de base, voire à en
déconstruire certains aspects pour les ajuster aux impératifs cliniques
auxquels elle confronte. L’évolution de la métapsychologie depuis Freud
ne procède jamais autrement, c’est au contact de la « résistance » spécifi-
que de certaines conjonctures cliniques qu’elle se ressource, se relance et
s’affine.
Toute réflexion actuelle sur une telle clinique doit donc s’attendre à
s’inscrire dans une démarche paradoxale, elle doit s’étayer sur les apports
d’une théorisation qu’elle ne cesse de questionner en même temps, dans
la mesure où la clinique qu’elle rencontre ne cesse, elle-même, de se
dérober et de « déborder » le cadre conceptuel sur lequel elle se fonde.
C’est peut-être d’ailleurs en ceci qu’elle a une chance de rester véritable-
ment « psychanalytique », qu’elle peut prétendre à être une recherche
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

« psychanalytique ».
Paradoxalement en effet la théorie psychanalytique, à la différence
d’autres approches, ne « s’applique » jamais à une question. Quand c’est
le cas, elle devient une forme de machine à influencer qui a contraint la
réalité et la résistance spécifique de celle-ci à devenir une « clinique ad
hoc », une clinique « manipulée » pour les besoins de la « donne » théori-
que. Elle s’offre l’illusion qu’une telle application est possible sans que la
clinique effective, par sa résistance propre, ne se venge de l’affront infligé
aux faits.
122 NARCISSISME ET DÉPRESSION

La fonction de la métapsychologie serait plutôt de tenter d’énoncer


tout ce qu’il faut avoir compris, tout ce qu’il faut se « donner » en préala-
ble, tout ce qu’il faut avoir repéré et problématisé, pour pouvoir, en prati-
que, mettre « entre parenthèses » tout savoir préalable, pour pouvoir
« libérer » la pratique du poids des « savoirs implicites ». Mettre entre
parenthèses, en latence, tout le « savoir préalable1 » pour que la clinique
et la pratique aient une chance d’offrir leur lot de « surprises » et de rela-
tions d’inconnues fructueuses et créatives pour l’investigation clinique,
pour que la négativité inévitablement rencontrée dans l’approfondisse-
ment clinique ne prenne pas la figure d’un chaos ou d’une destructivité
inélaborables, tel serait plutôt l’enjeu du travail de théorisation.
L’autre difficulté préalable à toute réflexion sur la perversion concerne
la « pénombre associative » (Bion) du concept lui-même et, s’il s’agit
comme ici de les croiser, de celui de narcissisme. « Pervers » et
« narcissique » sont des termes qui comportent, dans le langage courant,
un aspect « moral », une connotation de condamnation « morale », ce
sont même parfois des injures. Même dans le vocabulaire courant des
« psy », cette teinte de condamnation morale est conservée, en particulier
quand elle sert à désigner des personnes et pas seulement des processus.
Dire, en effet, d’un processus qu’il est « pervers » ou « narcissique »
n’implique pas tout à fait le même type de jugement que l’utilisation des
mêmes termes pour désigner un sujet, c’est-à-dire comme attributs d’une
personne. L’application d’un qualificatif aux processus présente une
valeur descriptive, un processus n’a pas à être « jugé », il doit simplement
être constaté, relevé, nommé. En revanche, dès qu’il s’agit de qualifier un
sujet, de tels adjectifs ne peuvent pas éviter de contenir un jugement
« moral » et, par suite, l’indice d’une certaine « désolidarisation » identi-
ficatoire. Ce débat de termes ne se situe pas – on le devine mais il est plus
prudent de le formuler clairement – dans un souci « politiquement
correct » de la dénomination. L’enjeu serait plutôt d’être vigilant à ne pas
laisser le problème être saturé d’emblée par un ensemble de jugements
« moraux », implicites aux concepts eux-mêmes, obligeant le clinicien à
des mesures de protection qui, non repérées comme telles, infléchiraient
la pensée. En d’autres termes, si l’on n’y prend pas garde, les concepts
utilisés « pervertissent » le projet de théorisation lui-même. L’infiltration
de la clinique et de la théorisation par des formes de jugement « moral »

1. Selon l’heureuse expression de Gori.


NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 123

– infiltration dont il serait bien évidemment illusoire de prétendre se


dégager complètement – nuit à la capacité de pouvoir penser les diffé-
rents aspects du tableau clinique sur lequel on se penche. Le clinicien se
« retire » de son objet de réflexion dès la nomination de celui-ci, il n’a
plus à peser le poids et l’impact de son retrait sur l’objet lui-même, sur la
manière dont il est « rencontré » et « pensé », donc sur la « logique » de
l’écoute qui est préalable à l’analyse, qui fournit le « cadre » implicite de
celle-ci. Le psychanalyste, le clinicien, comme tout être humain doté
d’un surmoi et d’un certain sens moral, n’évite pas les jugements de
valeur, il n’évite pas que sa pensée soit menacée de l’infiltration et de
l’effet de ceux-ci. Mais le rôle des concepts de la métapsychologie est de
proposer des alternatives « psychanalytiques » qui rendent « mesurables »
et « interprétables » ce qui, du contre-transfert, menace d’infiltrer
l’analyse de la vie psychique d’un autre-sujet, et de peser sur la représen-
tation que l’on peut se faire des enjeux de celle-ci. Si le concept lui-
même contient trop de « pénombre associative » morale, plus rien ne
vient conflictualiser la contre-attitude interne du clinicien, et désigner
celle-ci comme le lieu d’une exigence de travail psychique à produire.

Pour formuler les choses de telle sorte que cette exigence de travail soit
plus manifeste, on peut dire que toute étude « psychanalytique » d’une
configuration psychique particulière, d’un objet particulier, va donc
devoir être confrontée à la « pénétration agie », selon le concept proposé
par Donnet, de l’objet sur lequel elle porte son attention. La psychanalyse
ne « s’applique » pas, elle se laisse pénétrer par son objet. Cette
« pénétration agie » (j’en ai proposé l’idée à plusieurs reprises) opère à
trois niveaux et elle doit être mesurée et travaillée aux trois niveaux où
elle est impliquée : la pratique et le contre-transfert spécifique qu’elle
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

appelle constituent le premier niveau, le plus habituel ; le dispositif et les


particularisations du dispositif qu’elle entraîne relèvent du deuxième
niveau ; la théorie, la forme et l’articulation des concepts et modèles
qu’elle propose soutiennent le troisième niveau ; et bien sûr la dialectique
de l’articulation qui sépare et relie ces trois niveaux. Nous nous en tien-
drons ici à la question de l’impact de la « pénétration agie » des proces-
sus « pervers » dans cette partie du contre-transfert qui concerne la
théorisation métapsychologique. Épistémologie et clinique de la théorie
et du processus de théorisation sont donc les deux principales formes de
la réflexion que nous proposons ici.
124 NARCISSISME ET DÉPRESSION

1 LA PERVERSION POLYMORPHE
INFANTILE

Depuis l’origine donc, la question de la théorisation psychanalytique de


la perversion a rencontré l’impératif clinique d’un modèle théorique
l’inscrivant dans une représentation de la sexualité humaine qui, tout en
lui reconnaissant certaines particularités « spécifiques », ne la rend pas
complètement « étrangère » à ses formes réputées « normales ». C’est à
ce double compte qu’elle vise à étayer le travail d’empathie identifica-
toire nécessaire au travail clinique sans pour autant méconnaître la spéci-
ficité de son objet propre.
Les théorisations freudiennes de la perversion doivent donc, dans cette
perspective, être envisagées comme les « solutions théoriques » appor-
tées par Freud à cette double contrainte : laisser l’objet « pénétrer » la
théorie, et permettre de dégager celle-ci des effets inconscients de cet
impact. Il est bien sûr hors de question, dans les limites de ce travail, de
reprendre l’intégralité des développements freudiens concernant la
perversion et le narcissisme. C’est l’ensemble de la théorie de la sexualité
et du sexuel qu’il faudrait alors parcourir, un livre n’y suffirait pas. Je me
contenterai de relever dans la pensée de Freud les points et moments qui
constituent les fondations du « chantier » théorique que je me propose de
reprendre dans ma réflexion. Ceux qu’il me semble opportun de souligner
et « creuser » concernent l’effet sur la théorie des pulsions « partielles »,
de la prise en compte de la question de l’introjection pulsionnelle, de la
prise en compte de la manière dont le moi introjecte les représentants
psychiques de la pulsionnalité.
Reprenons à partir de la théorie de la sexualité infantile « perverse
polymorphe ». En effet, à la double contrainte relevée plus haut, Freud
« répond » d’abord par la théorie de la sexualité infantile « perverse
polymorphe ». En situant dans la sexualité infantile l’origine de la
perversion, Freud « naturalise » et « normalise » celle-ci, il en fait un
temps de passage inévitable du développement de la sexualité, il favorise
ainsi à chacun une identification clinique de base.
Ainsi la perversion, la perversion sexuelle de l’adulte, témoigne du
maintien en l’état d’un moment de la sexualité infantile à laquelle le
sujet, devenu adulte, reste « fixé ». Chacun peut ainsi se reconnaître et
reconnaître un pan, des traces, de sa sexualité propre dans celle du
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 125

« pervers », chacun a été enfant et a ainsi connu une sexualité infantile


« perverse polymorphe » ; tout en observant une « juste » différence, la
perversion témoigne du maintien d’un aspect infantile de la sexualité qui
aurait « dû » être dépassé lors de la maturation. Mais comme celle-ci
n’est jamais « totale », toute sexualité comporte des traits issus de la
perversion polymorphe de l’enfant qu’il a été.
Le trait essentiel de cette sexualité perverse polymorphe, ce qui fait à
la fois qu’elle est « perverse » et « polymorphe », est qu’elle exprime des
pulsions « partielles », qu’elle exprime des formes « partielles » de
sexualité confondues avec le tout. La définition du caractère « partiel »
des pulsions en question est relative au modèle freudien de la sexualité.
Celui-ci reste en effet le modèle de la sexualité génitale, c’est-à-dire un
modèle dans lequel la relation sexuelle vise au coït « génital », et dans
lequel les différentes pulsions partielles, dites alors « prégénitales », sont
mises au service de l’accomplissement du but génital de la sexualité, sous
formes de « préliminaires ». C’est quand l’un de ces « préliminaires »
s’autonomise et se comporte comme s’il était le « tout », qu’il propose
ainsi un autre « but » à la sexualité, qu’il pervertit celle-ci. C’est dans ce
passage de la partie au tout, dans cette « confusion de la partie et du
tout » que se situe l’essence du processus pervers. Cependant, dans la
pensée de Freud, l’accomplissement du coït « génital » ne signifie pas
seulement la pénétration du sexe féminin par le sexe masculin, ce qu’un
viol pourrait réaliser, il suppose aussi une série de conditions relationnel-
les que résume la théorie de l’organisation, de la traversée et du dépasse-
ment d’un « œdipe complet ». Génital implique alors l’intégration
psychique de la triple différence : différence des sexes, différence des
générations et différence entre sexualité infantile et sexualité adulte.
L’annulation de l’une ou l’autre de ces différences fondatrices, le déni de
l’une d’entre elles, précipite donc aussi une forme de perversion. Une
autre manière de dire serait de formuler que dans le processus
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

« pervers », la différence entre la sexualité infantile et la sexualité adulte


est abolie ou déniée.
Ainsi, si la sexualité infantile est « perverse polymorphe », naturelle-
ment et inévitablement, si d’un côté elle semble présenter tous les traits
des futures « perversions » de la sexualité adulte, elle n’est en fait
« perverse polymorphe » que parce qu’elle précède la découverte de la
sexualité « génitale » qui ne peut se développer comme telle qu’à
l’adolescence, et après les transformations de la puberté. Quand le tout
n’est pas connu comme tel, la partie non plus ne peut se reconnaître
126 NARCISSISME ET DÉPRESSION

véritablement comme telle. L’enfant est et n’est pas « pervers », il est


pervers en apparence, il est pervers dans « l’innocence » de sa méconnais-
sance inévitable des « fins » de la sexualité génitale.
Ce n’est qu’après la puberté et ce qu’elle révèle de la sexualité géni-
tale, que la sexualité infantile doit prendre place, s’intégrer, au sein de la
sexualité maintenant parvenue à maturité. Les pulsions partielles devront
alors être réorganisées sous le « primat de la génitalité », domptées par
celle-ci et subordonnées à son exercice. Quand le travail de reprise et de
réorganisation, ainsi imposé aux pulsions et aux modes d’expressions
« prégénitales » des pulsions, échoue ou déborde les capacités du sujet,
celles-ci conservent un statut « indépendant » de l’organisation génitale,
elles tendent à s’exprimer « pour leur propre compte », elles devront être
refoulées – c’est la solution « névrotique » ; ou, « en négatif », elles
donneront naissance à une pratique sexuelle « perverse ». « La névrose,
comme l’écrit Freud, est le négatif de la perversion. »
Dans cette conception, c’est la désarticulation de la pratique sexuelle
par rapport aux buts et fonctions de la génitalité qui fournit l’aune de son
caractère « pervers ». Rien n’est « pervers » qui apporte sa contribution
aux buts « génitaux » de la sexualité adulte, c’est ce qui tend à se maintenir
indépendamment de ceux-ci qui définit la perversion.

2 PULSION PARTIELLE
OU « PARTIALISATION »
DES PULSIONS
ET DE LEURS REPRÉSENTANTS

Cependant la question se pose de savoir d’où provient, dans la conception


freudienne, le caractère « partiel » de la pulsion ou du mouvement
pulsionnel. Quand Freud formule les bases de sa conception des
« pulsions partielles », la métapsychologie qu’il utilise, c’est-à-dire ce
qu’on appelle la première topique, ne pose pas la question de savoir si
c’est la « pulsion » qui est partielle ou si c’est l’utilisation que le sujet fait
des motions pulsionnelles qui est partielle. Quand ensuite il commence à
formuler les linéaments de la théorie du moi, il ne reprend pas la question
de la « rétroaction » de ce qu’il énonce sur ses théorisations antérieures
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 127

des « pulsions partielles ». Plusieurs propositions balisent le champ


problématique de cette question recelant une difficulté qui apparaît quand
on les rassemble.
D’un premier côté, le caractère « partiel » du mouvement pulsionnel
apparaît d’abord chez Freud comme intrinsèque à certaines pulsions,
celles qui sont réputées « partielles », celles qui caractérisent la
« prégénitalité ». Puis Freud souligne le risque de multiplier les
« pulsions partielles » et de faire perdre au concept une partie de son
intérêt. Par ailleurs on voit mal, dans cette logique, ce qui « unifierait »
les pulsions et comment une « pulsion », en elle-même et par elle-même,
établirait son « primat génital ». La difficulté qui obligera à une
« mutation » métapsychologique est qu’il n’est guère possible de penser
la pulsion sans penser du même coup son « statut » dans le moi ou pour
le moi, c’est-à-dire « son destin » psychique. Mais tant que ça et moi ne
sont pas différenciés, la question n’a guère d’espace métapsychologique
pour être pensée, et ensuite Freud a d’autres urgences théoriques que
celle de réfléchir à la rétroaction de l’évolution de sa théorie sur celle des
« pulsions partielles ». Pourtant, en de nombreuses occasions, la
« partialisation » va apparaître comme une caractéristique du travail du
moi.
On peut commencer par remarquer que la « partialisation » est une
propriété du refoulé, c’est bien en quoi celui-ci fait problème. Le refoulé
acquiert, du fait du refoulement, une certaine « autonomie », il agit
« pour son propre compte ». Le refoulé « partialise », est partialisé, se
coupe ou est coupé du reste de l’activité psychique. Le refoulement
« désintègre » de l’organisation du préconscient, la représentation
pulsionnelle sur laquelle il porte, elle subit un destin qui lui est spécifi-
que, sans tenir compte, en particulier, de l’auto-conservation qu’elle va
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

venir éventuellement conflictualiser ou « pervertir » sous forme de symp-


tôme de conversion, par exemple. Mais le refoulement est un processus
du moi, sous le contrôle du moi, même si c’est en relation avec le surmoi
qu’il agit. À partir de 1923, Freud ne superposera plus le préconscient au
moi, il admettra qu’une partie du moi est inconsciente, celle précisément
qui contient le « refoulé », voire qui le « produit ». Le « partiel » est donc
alors « dans » le moi, c’est le moi qui « partialise » et « contient » le
partiel. S’il existe bien une pulsion sexuelle génitale et des pulsions qui
précèdent celle-ci, on ne voit plus bien comment une pulsion pourrait être
« partielle » en elle-même ou, autre face de la même question, comment
128 NARCISSISME ET DÉPRESSION

la pulsion génitale ne serait pas, elle aussi, « partielle ». La « génitalité »,


nous l’avons souligné, n’est pas seulement affaire de « pulsion », elle
concerne l’organisation du moi en relation avec ses objets.
Seconde remarque : comme Freud le précise dans « Deuil et
mélancolie », le travail de deuil et d’introjection s’effectue « fragment
par fragment », détail par détail, précise la nouvelle traduction, c’est-à-
dire partie par partie ; il suppose une partialisation de l’expérience, de
son investissement, et donc des « motions » pulsionnelles qui y sont
rattachées. Pour donner plus de poids à cette remarque, rappelons aussi –
mais il faut alors continuer de croiser théorie des pulsions et narcissisme
– que Freud signale que le narcissisme secondaire est « repris à l’objet »,
c’est-à-dire que l’auto-érotisme – disons « secondaire » pour faire court,
mais que nous justifierons plus en détail plus loin – va devoir détacher,
« reprendre », de (à) l’objet les investissements et fonctions qui lui ont
été dévolus dans un premier temps. Il va devoir les « reprendre » partie
par partie. Le narcissisme « secondaire » s’inscrit sur fond de deuil origi-
nel de l’objet-double premier de soi 1, il constitue et se constitue dans le
processus même de ce deuil.
Dans les deux exemples que nous venons de souligner, la
« partialisation » fait partie du travail du moi, elle est dialectisée avec le
travail d’intégration-désintégration qu’il effectue. C’est le moi qui travaille
partie par partie, c’est le moi qui fragmente les grosses quantités pour les
élaborer.
Continuons notre relevé des interrogations qui précisent cette question.
À partir de 1917 et de l’exploration des « transpositions » de
l’érotisme anal, la question du caractère partiel des pulsions prégénita-
les est implicitement reproblématisée par la mise en évidence de
l’existence, dans l’organisation psychique infantile – donc là encore
dans le moi, même si c’est celui de l’enfant –, d’une « équation » qui
relie entre eux les représentants pulsionnels des différentes pulsions
« partielles ». Très tôt dans la pensée de Freud, au caractère « partiel »
des expressions pulsionnelles s’opposent des formations psychiques qui
tendent à réunifier leur tiraillement potentiel. Le « concept » inconscient
de « petit objet détachable », l’organisation et la mise en série des
« signifiants » de la castration, plaide pour la notion d’une « organisation »
prégénitale des mouvements pulsionnels, plaide pour une réunification

1. Cf. la suite de notre développement.


NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 129

phallique-narcissique de ceux-ci 1. Le « primat » de la génitalité de


l’adolescence est précédé d’un « primat » infantile du phallique qui tend
déjà à organiser, sous sa domination et ses caractéristiques propres,
l’ensemble des motions pulsionnelles de l’enfance. La « génitalité » se
dédouble en un temps infantile, l’organisation phallique, et un temps
adolescent ou génitalité proprement dite. Le phallique infantile ne peut,
dans cette perspective, continuer d’être compris comme « pulsion
partielle », c’est au contraire une organisation pulsionnelle qui tente
d’intégrer l’ensemble de la vie pulsionnelle et rencontre la « castration »
dans cette tâche2.
Ces différentes remarques suffisent à formuler la question de savoir si
le caractère « partiel » de la pulsion concerne la pulsion elle-même ou le
traitement « moïque » de la vie pulsionnelle. La théorie des différents
« stades » de la libido est-elle au fond compatible avec la notion de
pulsions intrinsèquement « partielles », ou ne propose-t-elle pas, impli-
citement, et dans la foulée de ce que la notion d’une « organisation »
phallique de la vie pulsionnelle préfigure, la conception d’une succession
d’organisations de la vie pulsionnelle « sexuelle » infantile ?
Autrement dit, a-t-on affaire à des « pulsions partielles » ou à un mode
d’organisation infantile qui « partialise » la vie pulsionnelle pour l’inté-
grer, « partie par partie », avant de la réorganiser sous le primat de l’orga-
nisation phallique-narcissique ? Comme j’ai commencé à l’avancer, peut-
on envisager la pulsion et ses finalités sans dialectiser celles-ci avec le
sens et la forme prise dans et par le travail d’introjection ?
Cette différence n’a guère de sens dans la première topique où
l’introjection de la pulsion n’a pas de place dans la mesure où le moi
n’est pas clairement délimité. Mais à partir du moment où la différence
ça-moi sera proposée, la question de savoir à quelle partie de l’appareil
psychique attribuer le caractère « partiel » de l’expression pulsionnelle
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

va se poser de manière essentielle pour une théorisation de la perver-


sion et même de la compréhension de la « perversion polymorphe » de
la sexualité infantile.
Ainsi mises bout à bout, nos différentes remarques précédentes
conduisent alors à l’hypothèse selon laquelle le narcissisme secondaire

1. Sur ces points, cf. Roussillon (1997), Le Rôle charnière de l’angoisse de castration, Monogra-
phie de la RFP, Paris, PUF.
2. Cf. Roussillon, op. cit.
130 NARCISSISME ET DÉPRESSION

va se construire à partir d’une « reprise » fragment par fragment, détail


par détail, des investissements pulsionnels portés sur l’objet primaire.
Telle me paraît être une première logique implicite à la pensée freu-
dienne, l’une de celles qui sont impliquées quand on cherche à rassem-
bler et à faire tenir ensemble théorie des pulsions partielles
« prégénitales », théorie du narcissisme des années 1914-1915 et théorie
du moi de 1923. Freud ne « produit » pas formellement une telle logique,
il ne pose pas toujours la question de la rétroaction de certains de ses
énoncés sur les autres, ou ne pose pas toujours la question de l’ensemble
des rétroactions potentielles d’un énoncé sur les autres. Il faudra attendre
l’introduction de la problématique de « l’analyse du moi », et donc les
années 1920-1923, pour que la question de l’introjection de la pulsion –
et même 1925 et l’introjection par la pulsion – clarifie une partie des
questions que ses développements précédents posent encore. Si l’on
accepte de suivre mes développements, on aboutit alors à la conception
d’une introjection progressive de la vie pulsionnelle qui s’effectuerait par
« réorganisations » successives de la vie pulsionnelle par le moi, en fonc-
tion du primat de certaines expériences significatives du processus de
maturation de celui-ci.
À une première forme de tentative d’organisation « orale » de la
pulsion, sur laquelle nous aurons à revenir, succéderait un régime d’orga-
nisation « anale » de son introjection, régime qui réorganiserait, sous son
primat, et donc après-coup, le vif des expériences précoces de l’oralité.
Mais celui-ci, sous la menace de ses insuffisances et de ses échecs,
devrait aussi être réorganisé « après-coup » sous le primat de l’organisa-
tion phallique de la pulsion sexuelle infantile. Oralité, analité, uréthralité-
phallique, désigneraient alors autant des moments et des types d’organi-
sation de la vie pulsionnelle, de l’ensemble de la vie pulsionnelle, de la
vie de toutes les pulsions, que des pulsions autonomes et « partielles ».
Les pulsions partielles mises en évidence plus tard dans l’organisation de
la vie pulsionnelle témoignant donc alors, soit des « restes » des organi-
sations infantiles de la vie pulsionnelle, restes issus du fait que les réorga-
nisations successives ne sont jamais des reprises « totalisantes » et sans
reste, soit de fixation de l’organisation libidinale d’ensemble à l’un ou
l’autre des registres de l’organisation pulsionnelle infantile.
Une telle conception n’est pas formellement présente chez Freud, mais
elle me semble théoriquement impliquée par nombre de ses énoncés. Elle
paraît beaucoup plus cohérente avec tout ce que la clinique moderne des
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 131

premiers âges a pu mettre en évidence 1. Rien n’empêche de penser, dans


ce modèle, que chaque réorganisation de la vie pulsionnelle laisse un
« reste » de la forme de l’organisation antérieure qui persiste néanmoins,
à côté ou « refoulé », enfoui par le travail de réorganisation, c’est ce reste
qui se présenterait comme la forme du « partiel » de la vie pulsionnelle.
Poursuivons les conséquences d’une telle perspective qui nous condui-
sent à l’hypothèse que la « partialisation » de la vie pulsionnelle est l’un
des registres particuliers de l’organisation pulsionnelle infantile, celui de
l’analité, celui du moment où s’effectue le travail de « deuil originel » de
l’objet-double premier de soi. Et donc que l’enjeu de celle-ci va être
de détacher, « partie par partie », les investissements pulsionnels portés
sur l’objet, sur le corps de l’objet. Séparer investissement du corps de
l’objet et corps de soi, conquérir l’investissement, partie par partie, du
corps de soi, « décoller » fragment par fragment le corps de soi et l’inves-
tissement du corps de soi de celui de l’objet-double premier. C’est dans
ce processus que se « partialise » la pulsion, dans ce travail de reprise et
de construction du narcissisme secondaire, elle se « partialise » sous
l’influence du travail du moi. Nous verrons aussi que ce sont les échecs
de ce travail qui vont faire le lit des futures perversions.
On a souvent souligné, depuis Freud, l’importance de l’analité dans la
problématique de la perversion. L’hypothèse selon laquelle la partialisa-
tion de la pulsion est une caractéristique de l’organisation anale de la
pulsion est cohérente avec ce constat clinique. Au fur et à mesure que
s’affinent les discriminations des différentes zones et fonctions corporel-
les qui accompagnent l’appropriation du corps propre, chaque zone ainsi
discriminée, et avec elle l’investissement pulsionnel dont elle est
porteuse, tend à s’identifier, à se spécifier, à se détacher « fragment par
fragment », « détail par détail ». Ce « travail » psychique prend sens dans
le travail de deuil de l’objet premier qui est alors en cours. Il prend son
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

sens et trouve son enjeu dans le détachement de la relation


« homosexuelle primaire en double » qui caractérise la première
« organisation » de la vie pulsionnelle, celle de l’oralité.

1. Une présentation « serrée » de ce modèle alternatif peut être consultée dans le recueil de cours
de Lyon-II, in Roussillon (1995), Les Fondements de la métapsychologie, CRPPC, consultable
sur le site internet du département de psychologie clinique de l’université Lyon-II.
132 NARCISSISME ET DÉPRESSION

3 L’ÉTAYAGE ET L’INTROJECTION
PULSIONNELLE

Notre réflexion ne serait pas complète si elle ne reprenait pas aussi, à la


lumière de nos développements précédents, la question des enjeux de
la théorie de l’étayage, et partant de ceux de son « utilisation » dans la vie
psychique.
Si, d’un côté, le sexuel possède chez Freud un certain niveau d’autono-
mie, qu’il dérive de la biologie et de « l’exigence de travail psychique
imposé à la psyché du fait de son lien avec le somatique », d’un autre
côté son intégration dans le moi, son introjection, pose toute la question
de la fonction du sexuel dans l’organisation de celui-ci. Avec la troisième
théorie des pulsions1, le troisième « pas » de celle-ci, la pulsion de vie
devient la force de liaison principale de la psyché, elle doit être mise au
service du moi et donc « introjectée » dans celui-ci pour remplir son
office et lui permettre d’assurer la fonction de synthèse qui lui échoit. Si
d’un côté, le sexuel menace l’organisation narcissique du moi, comme les
psychanalystes modernes le soulignent a l’envie, de l’autre, quand il est
« dompté » par le moi, il est indispensable à son organisation et au main-
tien de sa cohésion, celle-ci supposant investissement et liaison.
À différentes reprises, Freud souligne la nécessité pour le moi de
posséder un « réservoir pulsionnel » à partir duquel partent ses différents
investissements. Si finalement, à partir de 1923, c’est le ça qui sera consi-
déré comme le grand réservoir de la vie pulsionnelle, il n’empêche que le
moi, « partie du ça qui s’est différenciée au contact de la réalité », doit
introjecter les représentants pulsionnels et l’énergie dont ils sont porteurs,
pour se structurer et se maintenir. C’est l’enjeu du célèbre « Wo es war
soll ich verden », l’enjeu de l’appropriation subjective de la vie pulsion-
nelle.
Une nouvelle question émerge alors concernant la théorie de l’étayage.
Comme Laplanche l’a souvent souligné, la pulsion se manifeste dans le
moment de reprise auto-érotique d’une expérience issue de l’auto-conser-
vation, en l’absence de l’objet et pour pallier la détresse que celle-ci

1. Il y en a bien trois, comme Freud le souligne lui-même, et non pas deux comme certains
commentaires actuels le prétendent. À la première théorie des pulsions qui oppose pulsion
d’auto-conservation et pulsion sexuelle succède une seconde théorie dans laquelle l’opposition
concerne la libido du moi (narcissisme et auto-conservation sont sexualisés) et la libido d’objet,
puis la troisième qui situe l’opposition entre pulsion de vie et pulsions de mort.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 133

provoque. Je précise bien qu’elle « se manifeste » à ce moment-là, c’est-


à-dire qu’elle devient « sensible », apparente. Il est bien clair, en effet,
qu’à partir du moment où la zone corporelle impliquée est dite
« érogène », l’expérience de l’auto-conservation elle-même ne peut pas
être dénuée d’érotisme. Et ceci, que l’on conçoive que cet érotisme soit
issu des « signifiants énigmatiques » provenant des formes de la séduc-
tion maternelle ou parentale, selon la thèse de Laplanche, ou que l’on
conçoive qu’il soit directement issu de l’érogénéité des zones corporelles
impliquées, selon une position plus proche de celle de Freud ou de Green
à l’heure actuelle, ou encore, comme j’ai plutôt tendance à le penser
personnellement, qu’il résulte de la rencontre des deux. La séparation ne
« produit » pas l’érotisme, elle révèle sa présence « muette » ou discrète
dans l’auto-conservation, sa présence antérieure nécessairement là dès
l’expérience d’auto-conservation elle-même. Nous reviendrons sur l’impasse
que recèle la conception d’un auto-érotisme primaire « sans objet », sur
l’impasse de la conception d’un narcissisme primaire conçu indépendam-
ment de l’objet, mais pour l’heure il faut seulement souligner une consé-
quence de ces différentes remarques sur la fonction du sexuel infantile.
Celle-ci me paraît implicitement présente dès les premiers développe-
ments freudiens, mais elle ne deviendra manifeste qu’à partir de la notion
de co-excitation libidinale (1914), puis sexuelle (1924). L’érotisme et
l’auto-érotisme ont une fonction « liante » pour l’expérience subjective,
du moins quand l’excitation pulsionnelle ne déborde pas les capacités
d’intégration de l’enfant. Ce n’est pas l’excitation pulsionnelle qui fait
problème à la psyché, c’est sa mauvaise régulation, l’échec de sa régula-
tion, l’échec de son introjection, l’échec du processus de sa représen-
tance. Si l’auto-érotisme se manifeste à l’occasion de la séparation, c’est
bien parce que c’est à ce moment-là que se pose le problème d’une diffé-
renciation entre la perception et la représentation de l’objet, d’une diffé-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

rence entre l’investissement de la perception et celui de la représentation


interne de l’objet. C’est bien parce que, à l’occasion de la séparation, la
différenciation de la perception et de la représentation va rendre possible
et nécessaire une « introjection » de la représentation de l’objet et d’un
investissement pulsionnel spécifique de celle-ci1.
La pulsion, la pulsion de la sexualité infantile, a une fonction liante,
elle doit être introjectée, mais, dans le même mouvement, elle sert à

1. Là encore, pour plus de développement sur ce point, cf. Roussillon (2002b).


134 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’introjection de l’expérience, elle « co-excite sexuellement » celle-ci


pour la lier et l’introjecter. À différentes reprises, Freud souligne que la
sexualité infantile est caractérisée par la « curiosité », qu’elle a une fonc-
tion « exploratoire » de l’objet et du monde. Par le biais de l’animisme,
elle explore et construit aussi le « monde interne », elle l’explore au-
dehors par le biais de la projection animique, elle l’explore au-dedans par
l’introjection des représentants et représentations de la pulsion et de ses
objets.
On saisit, au fil de ces différentes considérations, où je situe l’un des
problèmes majeurs de l’outil métapsychologique que Freud nous a laissé.
Le développement premier de la théorie des pulsions et des pulsions
« partielles » n’est pas clairement articulé ensuite avec l’analyse du moi
et les développements concernant le narcissisme. Cette articulation dési-
gne un « chantier » théorique que je crois de première importance dans
l’approche de la clinique de la perversion et dont l’axe majeur de travail
consiste à effectuer les rétroactions qui s’imposent, à partir de la théorie
du moi et du narcissisme, sur la théorie de la sexualité infantile
« perverse polymorphe ». Une telle question ouvre potentiellement une
problématique essentielle de la seconde topique et de la réorganisation
métapsychologique qu’elle implique 1.
Poursuivons le relevé des conséquences de nos hypothèses et
réflexions antérieures et explorons la place du sexuel dans l’introjection,
non seulement de la pulsion mais aussi de l’expérience subjective elle-
même.

4 INTÉRIORISATION, EXTÉRIORISATION :
LE MASOCHISME

On a souvent remarqué que l’apport le plus essentiel des élaborations


cliniques de Freud, après la construction de la seconde topique, concer-
nait la perversion et la psychose, et la manière chacune « partialise » la
psyché selon un tout autre mode que celui du refoulement que nous avons
déjà évoqué. L’aboutissement de ces explorations cliniques conduira

1. Un tel travail, en cours dans la réflexion présente, poursuit l’entreprise commencée dans Rous-
sillon (2001).
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 135

Freud au concept, essentiel dans une réflexion sur la perversion, de


clivage du moi.
La première forme de « perversion » à laquelle Freud s’attache dans
cette période concerne le masochisme et le « problème économique »
qu’il pose à la métapsychologie et, au-delà, à la psyché. La question est
au carrefour de l’articulation de la pulsion et de l’organisation du moi que
nous avons pris comme fil rouge de la première partie de notre réflexion.
Deux problématiques, souvent confondues, viennent se croiser autour des
développements freudiens.
La première concerne la transformation que le moi doit « produire »
pour endurer l’augmentation de sa tension interne quand il introjecte une
motion pulsionnelle. Selon le principe du plaisir-déplaisir, l’augmenta-
tion de tension devrait s’accompagner d’une augmentation de déplaisir,
et donc d’une mesure d’éconduction des quantités d’excitation. L’intro-
jection pulsionnelle, c’est-à-dire l’intériorisation d’une partie de la force
de la pulsion dans le moi, implique une montée de tension acceptée et
donc « transformée » en plaisir. Il doit donc y avoir un processus de
retournement du déplaisir potentiel lié à la montée de tension, en une
forme de plaisir. Dans cette logique, qui ne concerne que l’approche
économique de la question, le moi doit donc se structurer sur un mode
« masochique ». Le masochisme apparaît alors comme le « gardien de la
vie psychique » dans la mesure où il contribue à permettre au moi de
tolérer les quantités d’excitation dont son fonctionnement et sa perma-
nence ont besoin. Narcissisme et perversion, Freud l’avait déjà relevé dès
1914, vont de paire, ils sont « originaires ». Nous reviendrons sur les
« faiblesses » d’une telle conception.
La seconde concerne la question de la culpabilité inconsciente, du
« besoin de punition » et l’articulation du masochisme au surmoi « sévère et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

cruel ». À la différence de la précédente, c’est au sadisme du surmoi que


confronte cette fois le « masochisme », et c’est le surmoi qui « pervertit »
sa fonction en exigeant du moi plus que celui-ci peut donner, et surtout en
traitant la simple représentation interne comme l’équivalent d’un acte
accompli, c’est-à-dire en confondant la partie et le tout, la représentation
et la chose (Freud, 1923). Dans la mesure où le surmoi « plonge ses raci-
nes dans le ça », et d’une manière générale reste porteur des « anciens
fonctionnements du moi », il est l’héritier de l’enfance et de la perversion
polymorphe de celle-ci et pas seulement du dépassement de l’œdipe
(1923). Une conséquence rarement formulée de cette perspective freudienne
136 NARCISSISME ET DÉPRESSION

est que le surmoi, sous sa forme dite « sévère et cruelle », installe une
forme de perversion dans le fonctionnement psychique. Paradoxe sans
doute – mais que la clinique quotidienne confirme bien trop souvent – de
la « perversion » de l’instance même qui devrait représenter l’interdit et la
Loi. Nous reviendrons plus loin sur l’affinité paradoxale de la perversion
avec la « Loi » et la morale.
L’intérêt des développements de Freud sur cette question est celui du
lien qui s’établit alors avec l’objet externe, au-delà du surmoi. Dans la
perspective freudienne, le surmoi résulte des identifications du sujet aux
objets de l’œdipe, au « surmoi de ceux-ci », il témoigne de l’intériorisa-
tion des particularités des objets, de l’intériorisation de la relation que le
sujet entretenait antérieurement avec ces objets. On souligne souvent,
quand cette question est abordée dans les groupes d’analystes, que l’on
ne peut faire directement dériver la composition du surmoi des caractéris-
tiques « réelles » des parents effectifs. Le processus d’intériorisation
« transforme » l’image de ceux-ci, le surmoi « connaît » de l’intérieur les
moindres mouvements pulsionnels du sujet, « punit » celui-ci de ceux-là,
même s’ils conservent simplement une modalité représentative et ne
débouchent sur aucun acte effectif… La « morale » peut être « perverse »
ou « pervertie » sous la forme du « masochisme moral », mais dans
nombre de ses sources – et l’exercice de la « loi » est loin d’être exempt
de toute déviation – le « surmoi » peut aussi être « séducteur » et
« pervers », il « plonge ses racines dans le ça » et reste toujours plus
« proche de celui-ci que le moi » (1923).
Cependant Freud souligne quand même, à différentes reprises, la dette
que le surmoi contracte avec les objets de la réalité externe, il souligne
que ce n’est pas seulement la relation du sujet aux objets qui est intériori-
sée et reproduite dans la psyché, mais que la relation que les objets entre-
tenaient avec le sujet est aussi intériorisée et reproduite (1921), et que
l’hostilité du surmoi n’hérite pas seulement du ça du sujet, elle hérite
aussi directement de celle des objets significatifs de son histoire. Dans la
note qu’il consacre à la réaction thérapeutique négative en 1923, il souli-
gne que l’analyse de celle-ci rencontre une conjoncture favorable quand
le sentiment inconscient de culpabilité peut apparaître comme la trace
d’une « identification d’emprunt » résultant d’un amour antérieur pour un
objet maintenant abandonné. Dans la même note, Freud évoque la tenta-
tion de l’analyste de se donner lui-même comme un tel objet idéal quand
l’analyse ne parvient pas à découvrir quel objet se cache derrière
« l’identification d’emprunt ». Si Freud renonce finalement à l’utilisation
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 137

de cette « séduction » en pratique, sa remarque indique néanmoins qu’il


faut chercher la « solution » clinique du côté de l’objet et que l’analyse
« solipsiste » de cette question conduit à l’échec. On ne trouve pas
toujours quelle relation historique se cache derrière cette forme de perver-
sion de la situation analytique, mais sans doute est-il heuristique de
penser qu’il y en a toujours une et qu’il est souhaitable de la chercher.
Ce qui freine Freud dans l’affirmation du rôle de l’objet et de ses parti-
cularités dans la « pervertisation » du surmoi, dans son extrême sévérité,
c’est le constat que souvent les parents effectifs n’ont pas montré une
telle sévérité à l’égard du sujet. L’argument est souvent repris comme
décisif, et sans autre forme d’analyse, par de nombreux cliniciens qui
veulent affirmer le « masochisme » du moi du sujet. Cependant, on peut
remarquer a contrario que la « gentillesse », voire la « douceur », des
parents alors alléguée à l’appui de cette thèse, est évaluée, dans cette
circonstance, au niveau manifeste et sans tenir compte des significations
inconscientes de celle-ci, des formations réactionnelles et autres formes
de mode de présence du refoulé ou des formes de violence muette et
pouvant se masquer par la « gentillesse » apparente. Ce n’est pas seule-
ment avec l’apparence des comportements des parents que l’enfant se
construit et grandit, c’est aussi avec les enjeux symboliques inconscients
qui sont sous-jacents à ceux-ci qu’il construit ses identifications profon-
des. Freud n’est pas dupe du fait d’ailleurs, il relève que c’est plus avec le
surmoi des parents que l’enfant tend à s’identifier – on pourrait dire avec
la relation que les parents entretiennent avec leur propre surmoi – et la
« gentillesse » est alors le signe d’une sévérité particulière du surmoi,
d’une soumission à celle-ci.
Cela n’enlève rien au fait qu’il y a un écart entre l’objet externe et
l’objet intériorisé et élevé au rang d’instance psychique, que
« l’intériorisation », selon ses formes propres (identification narcissique,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

hystérique ou autre), modifie en partie les contenus et la fonction de


celui-là. Mais il n’empêche – et la perversion et ses différentes formes ne
trouvent pas de « vrai » solution psychanalytique sans ce constat – que
ces modifications s’effectuent sur un « fond » de vérité historique de ce
que fut le rapport aux objets significatifs de l’histoire du sujet, et ceci au-
delà de l’apparence de celui-ci.
Le solipsisme dans la théorie, c’est-à-dire le processus de théorisation
qui consiste à n’analyser le fonctionnement intra-psychique d’un sujet
qu’en fonction de sa donne actuelle et sans référence à ce que furent
138 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’histoire de sa construction et la manière dont les objets significatifs de


cette histoire y ont contribué, est en collusion objective avec le narcis-
sisme et ses perversions propres. On a reconnu l’importance de l’analyse
du contre-transfert dans la compréhension de ce qui se met en jeu sur la
scène analytique, il faut aussi reconnaître, détail par détail, l’importance
des contre-attitudes historiques des objets significatifs de l’histoire dans
ce que fut l’époque de la construction du sujet. Le narcissisme, et la
dimension perverse de celui-ci, tend à effacer la part de l’autre, il tend à
ne considérer l’objet que comme une « ombre » de peu de poids, il
rapporte à lui ce qu’il doit aux objets, il tend à se donner comme auto-
engendré, ne procédant que de lui-même. L’analyse et la théorisation ont
tout à perdre à emboîter le pas de la méconnaissance « narcissique » de
ce qui est « dû » aux objets dans le fonctionnement et la régulation du
moi, comme elles auraient aussi tout à perdre, à l’inverse, en négligeant
les stratégies de celui-ci et à ne rapporter qu’aux objets « historiques » le
choix de certains processus. C’est dans le repérage de la dialectique vraie
des deux qu’elles peuvent s’approfondir.
Ceci nous conduit à revenir sur la théorie du « masochisme érogène
primaire » que nous avons évoquée dans le chapitre précédent. C’est bien
l’une des particularités du schéma que la théorie propose, que de tenter
de penser la capacité à endurer une certaine tension intrapsychique à
l’aide des seuls moyens du sujet, même immature, et sans intervention de
l’objet. Dans la transformation que le modèle profile, celle de l’expé-
rience de tension en expérience de plaisir, à aucun moment on ne peut
repérer la trace de l’action de l’objet. Dans le schéma proposé par la théo-
rie, le sujet, l’enfant, le tout-petit enfant, est seul face au problème qu’il
doit résoudre de manière solipsiste. Cette absence de l’objet est significa-
tive, le recours au masochisme érogène se passe de l’objet, de tout objet
de secours, il se présente comme la « solution » qui « doit » être mise en
place quand on « doit » se passer de l’objet, qu’il est absent ou inadéquat.
La théorie du masochisme érogène « originaire », d’un masochisme
originaire qui serait inévitablement présent et actif, repose sur une théorie
qui absente l’objet des soins premiers, qui en absente la question. Nous
savons maintenant qu’en fait, quand un enfant si petit est « seul » face à
un tel problème, quand il doit se passer de tout objet pour traiter un tel
problème, c’est l’absence de l’objet de recours qui désigne la vraie question,
celle de la nature de l’investissement parental premier.
La théorie du « masochisme érogène primaire » de Freud est
« solipsiste » mais, en revanche, quand en 1920 il commence à filer la
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 139

métaphore des protistes « empoisonnés par leurs propres déchets »


lorsqu’ils sont laissés dans leur bain, il fait intervenir un « objet de
recours » qui, en changeant les protistes de bain, protège ceux-ci de leur
« pulsion de mort » et de leur dégénérescence. Il profile alors une alter-
native au « masochisme originaire », une alternative qui passe par l’objet
et l’intervention de celui-ci, une alternative dans laquelle le vivant n’est
pas abandonné à sa propre solitude mortifère, où la présence de l’objet
permet de défléchir vers le dehors les motions pulsionnelles autodestruc-
trices.
Peut-on penser le masochisme et son développement premier, origi-
naire, indépendamment de la présence ou de l’absence de l’objet, indé-
pendamment de la question de l’adéquation de sa présence ? N’est-ce pas
précisément un effet de la composante « narcissique » présente dans le
masochisme que « d’effacer », par l’intériorisation, ce qu’elle doit à la
présence ou à l’absence de l’objet ? La théorie d’un masochisme érogène
primaire nécessairement présent et actif n’est-elle pas, elle aussi, l’effet
d’une auto-théorisation d’un développement « sans objet », d’une auto-
théorisation qui efface l’absence du besoin d’un objet de recours ? Dans
cette perspective, le masochisme apparaîtrait comme la tentative de la
psyché de maintenir le primat du principe du plaisir-déplaisir quand la
« solution alternative » d’un défléchissement par l’entremise de l’objet
échoue, qu’il soit absent ou qu’il soit lui-même source de déplaisir. À
l’inverse, le défléchissement par l’objet rendra possible un travail de
symbolisation qui permettra l’organisation de modes de liaison des
motions pulsionnelles alternatifs à celui du masochisme 1.

5 SEXUALISATION-DÉSEXUALISATION
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Laissons pour l’instant de côté ces considérations, et examinons les


conséquences du processus de co-excitation sexuelle que Freud décrit
dans « Le problème économique du masochisme ».
L’idée de base, déjà esquissée dès 1914 dans « L’homme aux loups »,
est qu’une expérience de déplaisir trouve une voie d’éconduction ou de
liaison grâce à sa « sexualisation ». Cette idée n’est pas complètement

1. Pour un développement plus complet sur ce point, cf. Roussillon (2001).


140 NARCISSISME ET DÉPRESSION

nouvelle dans la pensée de Freud ni dans la pensée psychanalytique qui


soutient de manière plus ou moins explicite, depuis l’origine, que
n’importe quel processus peut se sexualiser, n’importe quelle activité ou
n’importe quelle partie du corps ou de son fonctionnement peut être
« sexualisée » ; en revanche, la fonction de cette « sexualisation » va petit
à petit se préciser dans la théorie.
Après 1920, le processus de sexualisation prend une importance parti-
culière dans la théorisation dans la mesure où le conflit central de la vie
psychique va se jouer entre pulsion de vie et fonction de liaison d’une
part, et pulsion de mort et fonction de déliaison d’autre part. La pulsion
de vie, l’Éros, utilise donc la sexualisation pour tenter d’assurer son
emprise sur la vie psychique, en particulier pour ce qui concerne les
expériences de type traumatique. Les remarques de Freud sur le maso-
chisme et la pulsion de mort s’inscrivent dans la foulée des nouvelles
propositions qu’il formule dans « Au-delà du principe du plaisir »
concernant le traumatisme et la compulsion de répétition. Mais déjà, nous
l’avons rappelé plus haut, dans « L’Homme aux loups », la nature anti-
traumatique de la co-excitation libidinale est très claire et nettement
énoncée : c’est à la vue du coït parental que l’Homme aux loups « lâche
une selle » et c’est à ce propos que Freud évoque la co-excitation libi-
dinale.
Cependant inversement, à différentes reprises, Freud souligne que
l’introjection des motions pulsionnelles, donc leur intégration dans la
trame du moi, doit s’accompagner d’un processus de « désexualisation ».
Il profile à ce propos la distinction, combien complexe et problématique,
entre la sexualisation et la libidinalisation. En 1923, toujours dans le
même contexte, il souligne la pertinence de la différence entre un contenu
psychique et la manière dont il est investi, la nature des enjeux pulsion-
nels qui l’investissent. Donc, l’introjection dans le moi d’un contenu
psychique, sa représentation, ne s’accompagne pas toujours de
« désexualisation » ; parfois l’investissement reste « sexuel », parfois il
est même secondairement « resexualisé » : on se souvient de l’évocation,
à propos du masochisme, de la « resexualisation » du lien avec le surmoi,
pour ne nous en tenir qu’à l’exemple le plus célèbre.
Mon relevé ne prétend pas à l’exhaustivité, il n’a pour fonction que
d’indiquer comment, dans la métapsychologie, la théorie du sexuel passe
implicitement d’une conception dans laquelle il y a des pulsions
« sexuelles » et d’autres qui ne le sont pas, à une conception où ce sont
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 141

les processus de sexualisation et de désexualisation qui apparaissent


déterminants. Rien dès lors dans le fonctionnement de la psyché, dans ce
qui prend sens au sein du moi, n’est « intrinsèquement » sexuel, rien non
plus n’est intrinsèquement non sexuel, tout peut être « sexualisé » ou
désexualisé à l’avenant du processus psychique et de ses nécessités et
enjeux du moment. Ainsi, potentiellement, la sexualisation va venir
« pervertir » n’importe quel processus du moi, et inversement n’importe
quel processus peut être désexualisé.
Au moment où l’élaboration de la théorie du narcissisme bat son plein,
le réservoir de la libido est le moi : l’investissement de l’objet « appauvrit »
le moi et inversement le détachement des investissements de l’objet
vient le « gonfler » ; après l’introduction du ça, c’est à celui-ci que la
fonction de réservoir pulsionnel est conférée (Freud, 1923). L’introjec-
tion de la pulsion, l’intégration des représentants pulsionnels, l’affect en
particulier, permettent au moi de détourner à son profit la force pulsion-
nelle, mais aussi sa nature : le moi s’est donné comme objet pour la
pulsion, il a « repris » à celui-ci sa fonction d’objet et les investissements
qui l’accompagnent.
Théoriquement, le « passage » de l’investissement par l’objet et sa
reprise par le moi s’accompagnent d’un processus de désexualisation
« secondaire », surtout bien sûr quand les objets dont il s’agit sont les
objets œdipiens. C’est la « secondarisation » qui désexualise le lien ou le
processus, qui permet l’organisation des sublimations et des différentes
formes d’inhibitions quant au but de la pulsion. En revanche, la logique
du processus psychique et de son investissement implique de concevoir la
nécessité d’une sexualisation primaire des processus psychiques 1.
La dialectique complète comporterait donc deux temps : le processus
primaire rend possible l’introjection des motions pulsionnelles qui
servent à l’investissement et à la liaison intrapsychique, et il appartient au
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travail du processus secondaire ou de secondarisation de désexualiser


sans délibidinaliser cette liaison primaire.
Dès lors, la perversion va apparaître comme le maintien résiduel d’une
sexualisation du fonctionnement « secondaire » du moi, elle peut poten-
tiellement s’emparer de n’importe quel processus ou de n’importe quelle
activité du moi qu’elle détourne au profit d’un enjeu particulier mais
partiel. La perversion ne concerne plus seulement une pratique sexuelle

1. Cf. sur ces points Roussillon, « Le rôle charnière de l’angoisse de castration » (1997).
142 NARCISSISME ET DÉPRESSION

particulière, mais aussi un ensemble de « torsions » du moi ou de certains


fonctionnements du moi.
Après Freud, on décrira les « perversions narcissiques », les
« perversions affectives », on décrira des fonctionnements « intellectuels »
pervertis par une érotisation trop intense, rien n’échappe potentiellement
à la perversion, au maintien d’une sexualisation du fonctionnement
secondaire du moi. La perversion n’est plus seulement liée à l’expression
d’une « pulsion partielle », elle est aussi liée à la manière dont se distri-
buent, au sein du moi, les processus de sexualisation et de désexualisa-
tion, elle est aussi liée à l’utilisation que le moi peut faire de la nature de
ses investissements, à la manière dont il investit les processus qui le
parcourent ou le relient aux objets.

6 PERVERSION ET « SOLUTION »
POST-TRAUMATIQUE : LE FÉTICHISME

Si Freud évoque la place du masochisme dans le traitement des expériences


de déplaisir, voire des expériences traumatiques (1920), c’est surtout à
propos du fétichisme que cette fonction va profiler tout son intérêt clinique.
Dans la problématique fétichique telle que Freud la considère, la ques-
tion du traitement de la différence des sexes occupe une place tout à fait
centrale. Il serait plus juste de dire, d’ailleurs, que c’est moins la question
de la différence des sexes qui est au centre, que la question de la confron-
tation avec le sexe féminin, la question de la confrontation avec le fémi-
nin incarné dans le sexe féminin tel qu’il est « vu », puisque les
expériences alléguées par Freud concernent la « vision du sexe féminin ».
Cependant, et d’une manière de plus en plus nette, Freud réfère cette
vision à une expérience « catastrophique ». Elle est catastrophique dans
la mesure où, toujours en suivant Freud, elle vient menacer l’économie
auto-érotique de l’enfant, du garçon en particulier, puisque le fétichisme
n’est travaillé par Freud que dans sa version « masculine ».
À travers le fétichisme, Freud engage une réflexion sur l’auto-érotisme
et sur ce qui vient en menacer la place dans la sexualité infantile : la
« castration », c’est-à-dire la féminité telle qu’elle est alors signifiée dans
le monde de l’enfance. La menace qui « prend corps » dans la vision du
sexe féminin « castré » est celle d’une rétorsion, de représailles exercées
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 143

contre le pénis et l’utilisation auto-érotique que le petit garçon peut en


faire. Toute la question, celle de l’auto-érotisme infantile en particulier,
est celle de savoir pourquoi l’expérience du constat de l’absence de pénis
chez la fillette ou la femme va prendre ce sens, et ce sens-là à ce moment-
là de l’histoire.
Une première hypothèse, mais que Freud n’évoque pas directement,
serait que, dans la mesure où le narcissisme secondaire est « repris à
l’objet », la vision du sexe féminin, s’il s’agit de la mère par exemple,
viendrait « signifier » à l’enfant qu’en « utilisant son pénis », il l’a
« repris » à l’objet qui ne l’a plus. Le constat de l’absence de pénis de la
femme et de la mère viendrait donc accréditer la « réalité » du fantasme
d’une « reprise » à l’autre de ce qu’on se donne « auto-érotiquement ».
C’est une conjoncture traumatique dans la mesure où représentation
fantasmatique et perception viendraient converger et provoquer un
« collapsus » (Donnet, in R. Roussillon, 1991 ; Janin, 1996). À ma connais-
sance, Freud n’évoque pas cette hypothèse, mais il repère la présence
dans les « théories sexuelles infantiles » d’une représentation fantasmatique
dans laquelle c’est le père qui « castre » la mère pendant le coït, et la
menace que cette représentation fait peser sur l’enfant garçon quand il
risque une identification à la mère. Mais l’identification au père « castrant »
n’est pas plus évoquée que ne l’est l’hypothèse d’un enfant « castrant » sa
mère par l’entremise de ses activités auto-érotiques.
Freud réfère la menace incarnée par la vision du sexe féminin à un
effet après-coup d’une menace antérieure « entendue », menace concer-
nant la castration de son pénis s’il continue et développe ses comporte-
ments auto-érotiques. La menace porte quand même sur l’activité auto-
érotique et sur les représailles que celle-ci encoure à se poursuivre.
Quand il se demande comment l’enfant va réagir à la menace implicite-
ment contenue dans la vision du sexe féminin, Freud évoque deux issues
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

possibles.
La première, la plus « normale », va être de renoncer sous la menace,
et ainsi de préserver la possession de son membre viril. Le garçon
« sauve » son identité masculine, il « renonce » pour sauver son identifi-
cation masculine. Freud ne formule pas clairement à ce moment-là, à
quoi il faut renoncer. À l’auto-érotisme sans doute, mais aussi peut-être,
mêlée à celle-ci, à une identification féminine directement impliquée par
la menace de castration. Il renonce à être « en miroir » de la femme,
il renonce à ce que celle-ci soit son « double », son miroir corporel.
144 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le renoncement concernerait donc l’identification « narcissique » à la


femme. Ceci est implicite mais pas directement formulé par Freud.
C’est surtout au second type de réaction que Freud va attacher son
effort de réflexion et d’analyse. Le garçon se clive, une partie de lui
refuse la menace ou refuse d’accréditer celle-ci, refuse la perception qui
accrédite celle-ci, une autre partie « reconnaît » la réalité de l’absence de
pénis, mais sans lui accorder le sens d’une menace pour son économie
auto-érotique, celle-ci peut donc être préservée sans dommage. Une
déchirure s’installe dans le moi, déchirure « qui grandira toujours plus
avec le temps », le moi se clive, est clivé.
Le climat « catastrophique » de l’expérience subjective alors éprouvée
laisse ambiguë la question de savoir si le moi « se clive » dans le proces-
sus de défense ou s’il est déchiré par le caractère traumatique de celle-ci.
D’un côté, c’est le sens du titre de l’article de Freud consacré au
« Clivage du moi dans le processus de défense », le clivage apparaît
comme une défense contre la prise de conscience de ce qui menace
l’économie auto-érotique de l’enfant, l’enfant ne « veut » pas renoncer au
plaisir auto-érotique. D’un autre, l’arrêt sur la perception qui a immédia-
tement précédé la « catastrophe » traumatique, perception à partir de
laquelle le fétiche sera érigé, évoque plutôt une mesure de sauvegarde à
laquelle le moi est « obligé » de se livrer pour ne pas s’effondrer, il fait la
part du feu, sacrifie une partie de lui pour ne pas succomber en entier.
Économie auto-érotique et préservation narcissique sont alors super-
posées. Le moi se clive aussi parce qu’il est contraint de se cliver pour ne
pas succomber et être déchiré.
On perçoit que toute la question clinique sera celle de comprendre
pourquoi un enfant « choisit », au moment de la confrontation avec le
sexe féminin, l’une ou l’autre des deux réactions possibles, et pas
seulement celle du « constat clinique » du choix de l’une ou l’autre.
On pressent que c’est en fonction de ce qui s’est produit antérieu-
rement, en particulier de l’enjeu des auto-érotismes menacés et de
leur enjeu « narcissique », que l’une ou l’autre des deux réactions
apparaît.
Revenons maintenant au fétiche pour examiner si son analyse permet
de faire avancer cette question. Le fétiche – c’est l’hypothèse de Freud –
se construit à partir de la dernière perception visuelle qui précède la
vision traumatique, comme s’il s’agissait de « revenir en arrière » et
tenter d’arrêter le temps au moment qui a immédiatement précédé
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 145

l’instant fatal. Il prend une valeur de « sauvegarde psychique », il


freine et évite la « catastrophe » psychique, l’effondrement psychique.
Cependant, l’élection d’un fétiche succède en fait à la catastrophe, elle a
eu lieu, elle doit avoir eu lieu pour que le fétiche soit construit. Le fétiche
« cicatrise » la catastrophe, tente de cicatriser celle-ci, il la suppose et se
présente comme une tentative « rétroactive » pour tenter de l’éviter, ou
d’en éviter les conséquences. À la fois il « représente » la catastrophe et,
en même temps, il « représente » son évitement, la tentative pour main-
tenir l’organisation psychique menacée. Mais pour être efficace, il doit
être effectivement « perceptivement » présent, la simple « idée » du féti-
che ne suffit pas, il faut qu’il puisse être perçu et que la perception soit
investie.
Freud souligne qu’il « représente » aussi le pénis manquant, qu’il en
tient lieu. C’est en ceci qu’il pourrait « protéger » le sujet de la menace
de castration et de la catastrophe de son constat. Autrement dit, à travers
la perception du fétiche et l’investissement de celui-ci, le pénis
manquant est « halluciné ». Le fétiche se construit dans cette superposi-
tion d’une perception et d’une hallucination, dans la liaison d’une
perception et d’une hallucination. C’est un fragment « psychotique »,
construit sur le modèle que Freud, dès l’année suivante, proposera pour
le délire.
Peut-on aller plus loin avec Freud ? Peut-être en « creusant » la clini-
que qu’il propose de l’analyse du fétiche de « L’homme aux loups » en
1927. Le « fétiche » qu’il analyse est très particulier, il ne s’agit pas d’un
« objet » fétiche, botte, jarretière ou autre falbala de l’érotique fétichique
traditionnelle. Il s’agit « d’un brillant sur le nez » et, compte tenu des
dérives de traduction qui résultent du passage d’une langue, l’anglais, à
une autre, l’allemand, d’un regard qui « brille » le nez, qui rend le nez
« brillant ». Le « brillant » du nez témoigne de la nature de l’investisse-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ment, c’est celui-ci et son caractère « hallucinatoire » qui fait briller le


nez, c’est le type de « regard » porté sur le nez qui fait briller celui-ci.
Mais dans « l’effet » fétichique lui-même, le nez « brille », il brille « tout
seul », le brillant est « sur » le nez, « dans » le nez, pas dans le regard.
C’est l’analyse et les associations de mots et les effets de traduction qui
font « surgir » le regard derrière le brillant du nez.
L’interprétation de Freud suppose la confusion de la zone sexuelle
féminine, du « cloaque » sans doute même, avec le visage. Le nez se voit
« au milieu de la figure », comme l’absence de pénis dans l’entrejambe
146 NARCISSISME ET DÉPRESSION

féminin. Le nez qui se voit « compense » le pénis qui ne se voit pas, qui
est absent. Le nez « crève » les yeux, « au milieu de la figure », il aveugle
sur l’absence de pénis, il est là, pour faire « oublier » ce qu’il cache, l’en
moins de la castration.
Pour Freud, cette descente du visage vers le sexe et le cloaque d’en bas
va de soi, et nous pouvons sûrement le suivre dans cette interprétation.
Mais elle n’épuise pas, loin s’en faut, les questions posées par cette
séquence clinique. Freud, à ma connaissance, ne remarque pas que le
« lieu » du fétiche est le visage et que, même si on admet la confusion des
zones, ceci est sans doute aussi « significatif ». Tout le contexte de la
scène met en évidence l’importance du regard et de l’investissement
visuel. Ce sont les yeux qui « brillent » quand ils investissent. Le nez qui
brille reflète au sujet son propre investissement, mais le fait même qu’il le
reflète souligne qu’il « fonctionne » alors comme une forme de « miroir »
pour le sujet. Winnicott insistera plus tard sur le fait que le visage, en
particulier celui de la mère, est investi comme miroir par l’enfant, qu’il
est le premier « miroir » dans lequel celui-ci peut voir reflété son propre
investissement.
La scène « fétichique » est une scène spéculaire, le visage reflète au
sujet la nature de son investissement. Ou plutôt, pour que le sujet puisse
se sentir « désirer » et prendre un plaisir « sexuel », il faut que, sur le
visage de sa partenaire, l’investissement soit reflété « en miroir », que le
sujet se voit sur son visage. Dans le fétichisme, l’auto-érotisme est
menacé, mais avec lui c’est peut-être bien l’investissement narcissique
primaire du sujet qui est menacé.
Cette analyse conduit à proposer, à côté des hypothèses de Freud
concernant la genèse du fétichisme, une hypothèse complémentaire et qui
inverse les données et les temps du processus. Je la formule dès mainte-
nant bien que son énoncé suppose les commentaires qui vont suivre dans
la seconde partie de ma réflexion. À la « catastrophe » de la découverte
du sexe féminin, vient se mêler une « catastrophe narcissique » anté-
rieure, celle de la perte du reflet de l’investissement par le visage de la
mère, perte du reflet lui-même, ou perte de ses caractéristiques particuliè-
res. À la « catastrophe » de la vision du sexe féminin « sans pénis », vient
se superposer la catastrophe qui a affecté la construction de la féminité
primaire, cette dernière vient se « projeter » sur le sexe féminin, elle se
mêle à lui. Nous pouvons alors essayer de comprendre pourquoi certains
garçons ne peuvent pas renoncer à la position féminine et « renoncer »
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 147

aux formes d’auto-érotisme qui menacent leur sentiment de virilité, là où


d’autres acceptent ce renoncement. Ceux qui ne peuvent renoncer sont
ceux chez qui la féminité primaire, celle qui se construit dans et par le
miroir primaire du visage et du corps de la mère, n’est pas suffisamment
intégrée, ceux qui continuent d’avoir « besoin » de l’étayage de la
perception d’une mère ou d’une femme « double spéculaire » d’eux-
mêmes, pour soutenir leurs auto-érotismes et leur organisation narcissi-
que. Pour ceux-là, la perception de la différence des sexes est une
« catastrophe » identitaire, une déchirure, mais elle est aussi, grâce au
fétiche, l’occasion d’une suture.
Dit d’une autre manière, et en intégrant mes réflexions antérieures sur
les processus de « sexualisation » du traumatisme dans la psyché, l’expé-
rience de la découverte de la différence des sexes, la vision du sexe fémi-
nin, rend aussi possible une « sexualisation » de la blessure qui affecte la
féminité primaire. Le traumatisme « secondaire » provoqué par le constat
de la « castration » de la femme sert aussi à lier par la co-excitation
sexuelle et ainsi à re-présenter le traumatisme primaire affectant l’organi-
sation narcissique primaire, la « féminité primaire de l’être », il sert aussi
à tenter de cicatriser, par le fétichisme, la blessure affectant le narcis-
sisme primaire.
On ne peut bien évidemment pas attribuer à Freud une telle hypothèse,
cependant il souligne que, dans l’analyse de son patient, des traumatis-
mes par séduction avaient précédé le moment « catastrophique » de la
découverte du sexe féminin, et l’idée qu’un traumatisme peut s’associer à
un autre traumatisme antérieur, qu’un traumatisme « peut en cacher un
autre », selon l’expression chère à Brette, n’est pas étrangère à sa pensée.
Dans ses petites notes de Londres en 1938, il proposera l’idée selon
laquelle la première identification est féminine : « Je suis le sein », fait-il
dire au bébé, fille et garçon confondus. Le « roc » de la « passivité »
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

évoqué comme lieu et point de limite de l’analyse dans « Analyse finie et


analyse sans fin », concerne aussi, par glissement de passif à féminin, un
point de butée du féminin primaire chez l’homme.
Ces différents indices me semblent ne pas être en contradiction avec
les compléments que je propose, ils les préfigurent même en plusieurs
points.
148 NARCISSISME ET DÉPRESSION

7 HOMOSEXUALITÉ PRIMAIRE
« EN DOUBLE »
ET NARCISSISME PRIMAIRE

Nous allons maintenant quitter l’appui direct de l’élaboration freudienne


manifeste et implicite, pour rejoindre les avenues théoriques dans
lesquelles la clinique actuelle s’aventure.
L’écart le plus net concerne la conception des premiers temps de
l’organisation infantile, du narcissisme primaire donc, et de la place de
l’objet premier, de la mère, dans cette « organisation » première. La
conception que Freud propose des premiers temps de la vie psychique
varie selon les moments de sa théorisation. Temps auto-érotique, temps
narcissique, temps objectal échangent parfois leur position dans la
succession typique qu’il profile. Après 1914 en particulier et plus encore
après 1923, le « narcissisme secondaire » est repris à l’objet, l’investisse-
ment premier est celui de l’objet, et le moi n’est investi que dans un
second temps, et en se structurant sur le modèle de l’objet. Il dit au ça :
« Vois, tu peux m’aimer, je suis tellement semblable à l’objet. » Et donc,
après la phase dite « auto-érotique » où l’ensemble des investissements se
porte sur le sujet, sur son corps et les linéaments des premières formes de
psyché, le ça investit l’objet, puis le moi par rebours. Ce qui est le plus
net – et c’est là que les travaux modernes vont être amenés à se séparer de
sa conception – c’est l’idée d’une espèce d’immédiateté de la saisie et de
l’investissement de soi. Encore que, à nouveau, certaines notes ou certai-
nes remarques qu’il formule comme en passant conduisent sans doute à
plus de nuances. Freud pressent bien que l’organisation auto-érotique et
narcissique « primaire » n’est telle « qu’à l’objet près » et que celui-ci est
indispensable, non seulement à l’auto-conservation « corporelle », mais
aussi à l’auto-conservation « psychique ».
Après Winnicott et Bion, le rôle de l’objet premier dans la construction
du narcissisme primaire va s’affirmer de plus en plus. Bion insistera sur
l’importance de la manière dont la mère « répond » aux manifestations
affectives du bébé dans la régulation des états émotionnels de celui-ci,
Winnicott soulignera que le visage de la mère « fonctionne » comme le
premier « miroir » des états internes et investissements de celui-ci. Le
schéma que Freud propose pour le narcissisme secondaire s’applique dès
le narcissisme primaire : d’emblée pour se « sentir » et sentir ses sensations
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 149

et états internes, le bébé a besoin que l’objet lui réfléchisse ceux-ci, il ne


peut s’en emparer « immédiatement ».
Les processus qui rendent possible le fonctionnement de ce « miroir »
primitif, les processus particuliers de la manière dont la mère « reflète »
au bébé ses sensations et affects, commencent à être bien connus des
cliniciens et observateurs de la première enfance. Cette réflexivité
primaire passe par toute une série de communications, la plupart du
temps non verbales, inconscientes et non « délibérées », qui visent à
« accorder » ou à « ajuster » de manière transmodale les mimiques, les
gestes et les postures, et avec eux les sensations et états affectifs récipro-
ques des deux « partenaires » du « ballet » de la relation première. Ces
accordages et ajustements rendent possible une empathie, voire un
« partage » des états affectifs. C’est d’abord la mère qui peut et doit
« empathiser » et partager les états psychiques du bébé, le bébé
n’acquiert que plus tard cette capacité, mais d’emblée il prend une part
active à la mise en place du rapport premier grâce à ses capacités innées
d’imitation, de reconnaissance et d’utilisation des rythmes, ses capacités
de « partage esthétique1 ».
Cette « communication primitive » (MacDougall, 1978) n’est pas
« symétrique », même si elle est réciproque. Les accordages et ajuste-
ments de la mère s’effectuent de manière « transmodale », c’est-à-dire
que le reflet maternel n’est pas une « imitation » pure et simple de ce
qu’il reflète, il est son équivalent « au mode près ». La mère introduit des
modifications de « mode » d’expression, elle ajuste ses réponses aux
expressions émotionnelles de son bébé et « ajuste » et infléchit ainsi
celles-ci par ses réponses, elle les régule ou les dérégule selon le type et
la nature des échos qu’elle leur propose. Quand elle « échoïse » les
processus et mouvements corporels et affectifs du bébé, elle lui
« signale » en même temps de manière subtile que ce sont ses propres
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

états internes de bébé qu’elle lui « montre » ainsi, « pour qu’il les
connaisse » et se les représente. Ce double jeu – la mère est « en miroir »,
« en double », mais sans confusion entre elle et le bébé – permet à la fois
que le bébé puisse voir se refléter en l’autre ses propres états internes,
sans qu’il se confonde avec l’autre. La mère est un double, un double est
un même, il reflète le sujet en miroir, mais un double est un autre, il n’est
pas confondu avec soi.

1. Pour des développements plus précis de ces différents points, cf. Roussillon, 2002b.
150 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Ce qu’il faut ajouter à tout cela pour l’intégrer dans la métapsycholo-


gie psychanalytique, c’est que cette « recherche » et cette « rencontre »
de l’autre comme « double » de soi, ce partage réciproque mais asymétri-
que des états émotionnels, est ce qui procure le « plaisir » dans la rela-
tion. C’est le mouvement, son ajustement, son accordage et le « ballet »
qu’il règle ainsi, qui provoque l’affect de plaisir et va être particulière-
ment investi. Si la satisfaction des besoins liés à l’auto-conservation est
bien une composante du plaisir primitif, comme les psychanalystes le
soulignent classiquement, celle-ci ne peut être dissociée de la manière
dont ces besoins sont satisfaits, du type d’échanges relationnels esthé-
tiques et affectifs qui les accompagnent. Winnicott souligne combien le
bébé « nourrit » symboliquement sa mère en même temps qu’elle le
« nourrit ».
C’est pourquoi il me paraît opportun de reprendre le concept proposé
par Kestemberg d’une relation homosexuelle primaire1, j’ajoute « en
double » pour spécifier mieux son enjeu pulsionnel. Cette relation homo-
sexuelle primaire « en double » est « narcissique » et « objectale », elle
dépasse l’opposition narcissique/objectale, l’opposition de l’investisse-
ment de l’objet et de l’investissement de soi. L’investissement de l’objet
est aussi, quand le « miroir » fonctionne suffisamment bien, investisse-
ment de soi, investissement de soi à partir du « reflet » que l’objet
propose, non seulement par ce qui transparaît sur son visage, c’est la
thèse de Winnicott, mais par l’ensemble de ce que son corps manifeste et
transmet.
Dans cette conception, qui reprend ce qui me paraît être l’état actuel de
la question, et bien sûr devra s’adapter à l’avenant de l’exploration clini-
que future, l’auto-investissement du bébé passe par l’inévitable reflet de
l’objet, passe par la nécessaire médiation de celui-ci, et ceci parce que le
repérage par le bébé de ses états internes passe lui-même déjà par l’objet.
La « conscience » de soi passe par la médiation de l’objet. Étant entendu
que la « conscience » dont il est ici question ne s’appuie pas encore sur
une représentation, ni sur une conception construite comme telle. La rela-
tion – peut-être serait-il plus sage de dire le « rapport premier » – à
l’autre se constitue dans une tension pour « construire » l’objet comme

1. On peut parler d’homo-érotisme, à la manière de Bergeret, si l’on veut marquer qu’il s’agit d’un
plaisir non « sexuel » dans la mesure ou il n’y a pas de « coupure », de « sexion ». Cependant, il
n’y a pas non plus « confusion » des deux partenaires et cela établit bien une forme de
« sexion ».
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 151

double de soi, pour construire le premier lien d’attachement à un autre


« double » de soi. Ce n’est que lorsque ce lien sera construit et « perdu »
que la question de la séparation entre l’autre, l’objet externe, et la repré-
sentation d’objet sera posée, qu’une « conception » de l’objet pourra
commencer à apparaître. L’objet n’est pas « investi » avant d’être
« perçu » comme le dit Lebovici, la formule reste encore trop approxima-
tive. S’il y a bien, sans doute, une « préconception » de l’objet externe
présente d’emblée et investie, l’autre est perçu et investi avant d’être
« conçu » comme objet (c’est-à-dire comme représentation d’objet) et
comme autre. La réflexion croise ici la difficile question métapsychologi-
que de l’objet, qui tantôt désigne l’objet externe, l’autre, et tantôt désigne
la représentation de l’objet. Cette confusion, souvent féconde en clinique
quand il s’agit de maintenir indécidable le statut topique de l’objet,
entraîne parfois des ambiguïtés métapsychologiques.
Donc là où Freud décrivait un « narcissisme primaire sans objet », la
clinique du premier âge conduit à concevoir l’importance de la présence
et du mode de présence de l’objet dans la construction du narcissisme
primaire. L’investissement premier du moi et même des sensations corpo-
relles ne va pas de soi, il n’est pas « immédiat », et ceci dès les niveaux
premiers de l’affect puisque les sensations premières, elles-mêmes, ne
sont pas perçues et organisées « sans l’objet ». Il n’y a pas d’auto-
érotisme « sans objet » dans les premières formes de la sexualité infan-
tile, pas d’auto-investissement qui ne doive sa contribution à l’objet
externe premier.
Et donc le premier « objet » est un objet paradoxal, c’est un objet
« narcissique », c’est un objet « double » de soi, un autre « double »
régulateur de soi (Stern). La construction du lien premier avec cet objet
« double » la construction du lien premier avec soi, l’un ne va pas sans
l’autre.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Mais il y a loin entre le « fait » lui-même et sa « conception », entre la


situation de fait et sa reconnaissance effective, sa représentation psychi-
que. C’est là que le narcissisme et l’enjeu « narcissique » du processus
prennent tout leur sens. Le processus premier de la « constitution » du
narcissisme primaire se déroule dans l’inconscience, dans l’inconscience
de ce qu’il « doit » à l’objet, de l’impact de l’altérité qui lui permet de se
« construire ». Cela ne sera « conçu » que plus tard et progressivement
dans des expériences de séparations significatives. Mais celles-ci ne
permettront un véritable travail de « conception » – et nous le verrons un
152 NARCISSISME ET DÉPRESSION

véritable travail de différenciation de l’objet « perçu » et de la représenta-


tion de l’objet – que si la relation homosexuelle primaire « en double » a
pu suffisamment se construire, c’est-à-dire si l’objet a pu être construit
comme un « double » à la fois même et autre que soi.
L’évolution de notre conception du narcissisme primaire et de ses
conditions d’instauration et d’organisation nous conduit à compléter
l’apport freudien par des hypothèses complémentaires concernant les
failles de l’organisation narcissique primaire qui préparent le « lit » des
futures perversions, qui fragilisent la construction primaire de l’identité.
La clinique « moderne » conduit donc à se demander si l’une des
sources des « perversions », la source « narcissique primaire », n’est pas
aussi à rechercher dans les échecs premiers de la mise en place du para-
doxe de la relation première « en double ». Soit, d’un côté, que l’objet
n’ait pas su être suffisamment « même » et accordé affectivement ; soit,
à l’inverse, qu’il n’ait pas su être suffisamment « autre » pour que le
décollage ultérieur de l’objet et de sa représentation soit envisageable
sans catastrophe.

Il n’est, bien sûr, pas question de rapporter l’ensemble de la probléma-


tique perverse aux seuls « défauts » de l’organisation homosexuelle
primaire « en double », de la féminité primaire de l’être. Quand un trait
de comportement « pervers » s’installe à l’âge adulte, comme pour tout
symptôme significatif, c’est l’histoire entière du sujet qui contribue à son
instauration. Il s’agit seulement de souligner aussi, au-delà de l’explora-
tion freudienne, comment la perversion puise l’une de ses sources
premières dans les difficultés de mise en place du narcissisme primaire,
comment la perversion ne concerne pas seulement l’identité « sexuelle »
du sujet, mais concerne aussi son identité primaire, narcissique. L’élabo-
ration que je propose prend son sens « après-Freud » et, après tout ce que
son apport premier a déjà commencé à rendre intelligible, elle propose un
complément à son exploration. Elle tente de passer « de l’autre côté » des
processus pervers, par rapport à l’analyse de ceux-ci en fonction du jeu
des différences qui caractérise l’organisation œdipienne, et de préciser
quels enjeux « narcissiques primaires » ils tentent aussi de traiter. À
méconnaître ceux-ci, l’analyse risque bien de passer à côté des enjeux
identitaires qu’ils recèlent et de se heurter à des formes de « résistances »
narcissiques tenaces, à des « rocs », comme le dit Freud, qui rendent
alors l’analyse interminable.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 153

Il ressort de notre développement précédent que deux types de difficul-


tés peuvent résulter des failles de l’organisation du narcissisme primaire.
La première concerne la régulation affective, la seconde l’organisation du
champ représentatif et de la différence représentation-action. Ainsi, les
deux formes de « représentance » de la pulsion, le représentant-affect et
le représentant-représentation, vont-elles être affectées par les particulari-
tés de l’organisation du narcissisme primaire. Nous retrouvons ces deux
difficultés dans le tableau clinique des « perversions », elles méritent des
commentaires séparés.

8 PERVERSION ET REPRÉSENTANT-AFFECT
DE LA PULSION

MacDougall est sans doute, parmi les auteurs de langue française, celle
qui s’est le plus penchée sur l’analyse des formes de ce qu’elle appelle
« néo-sexualités » et qui sont apparentées à ce que l’on décrit habituelle-
ment sous forme de « perversion ». Elle insiste, dans son étude, sur la
fonction défensive des différentes formes d’addictions qu’elle analyse –
elle range les néo-sexualités dans les formes de l’addiction – contre
l’émergence d’affects incontrôlables. La capacité à composer et introjec-
ter la vie affective dépend de la manière dont celle-ci a été primitivement
partagée et réfléchie par l’objet premier. Quand la fonction de régulateur
affectif de l’objet premier (Stern, 1985) ne s’est pas instaurée de manière
suffisante et que, donc, elle n’a pas pu être introjectée, l’affect, non réflé-
chi, conserve ou prend un caractère « passionnel » et potentiellement
« menaçant » pour l’économie psychique, il doit être réprimé ou soumis à
des techniques de « maîtrise ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

C’est l’une des caractéristiques de la forme « passionnelle » de l’affect,


caractéristique que l’on va retrouver dans la forme addictive et compul-
sionnelle de celui-ci, que de ne pas être « réfléchie » et « partagée ».
L’addiction tente de contrôler le caractère passionnel de l’affect, elle le
« maîtrise » dans le déplacement sur l’objet ou le comportement addic-
tif. La « décomposition » du registre émotionnel dans la perversion, le
surinvestissement passionnel des sensations, témoignent l’un et l’autre
de l’absence de l’instauration, ou de la désorganisation secondaire, de la
fonction régulatrice du champ émotionnel. Peut-on aller plus loin en
suivant le relevé auquel se livre Green, parallèlement à celui de Aulagnier,
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 154

de la présence, dans la conceptualisation que Freud utilise, d’un autre


concept pour cerner la question de la représentance pulsionnelle dans la
psyché, celui de « représentant psychique de la pulsion » ? L’hypothèse
de Green est que ce concept désigne un représentant pulsionnel qui
précède la discrimination de l’affect et de la représentation. On peut se
poser la question de savoir si la dimension passionnelle de l’affect n’est
pas ce qui nous permet le mieux de saisir ce que serait ce représentant
psychique de la pulsion, il correspondrait alors à ce que Freud, dans Inhi-
bition, symptôme et angoisse décrit comme le « premier temps » traumati-
que de l’affect, celui-ci atteindrait le sujet « sans préparation » et donc
sans « représentation ». L’absence de représentation donnerait à l’affect
cette dimension incontrôlable qui entraînerait les processus de répres-
sion. Nous reviendrons sur ce point dans le dernier paragraphe de notre
étude.
Khan place, quant à lui, ce qu’il appelle « les techniques d’intimité »
au centre des fonctionnements pervers. La pornographie lui fournit ses
plus « beaux » exemples. La description qu’il en fait me semble aider à
compléter notre réflexion. À côté des aspects relevés par Khan, les
« techniques d’intimité » qu’il décrit me semblent aussi renvoyer à
l’effort du sujet pour tenter, enfin, de « produire », avec l’objet actuel et
par le biais de la sexualité, ce qui de la relation primaire « en double » n’a
pas pu se mettre en place « primitivement » et est ainsi resté clivé de
l’intégration psychique. Ce qui n’a pas pu avoir lieu « hante » les alcôves
de la vie psychique, et cherche à venir se « mêler » au présent du sujet et
de sa relation actuelle aux objets, il cherche à s’actualiser. Il s’agirait,
selon mon hypothèse, de trouver avec le (ou la) partenaire actuel(le), et
par le biais du comportement sexuel, l’intimité affective partagée trop
absente de la relation première1. Mais cette absence n’est pas reconnue,
son manque n’est pas élaboré, le narcissisme en efface la trace. L’inti-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mité sexuelle des « techniques d’intimité » ne prolonge pas l’intimité


affective, au contraire elle tente de se substituer à elle, elle tente de la
remplacer et d’annuler son absence. Mais bien sûr, par sa forme même,
elle répète aussi l’absence de cette intimité, l’échec de sa mise en place.
De telles réflexions « croisent » bien sûr les considérations classiques
concernant la dissociation du courant sexuel et du courant affectif, du
courant tendre, mais elles éclairent les difficultés liées à celle-ci par une

1. Là où une intimité corporelle a pu être présente, trop présente.


NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 155

autre approche que celle qui est, là aussi, classiquement évoquée. Encore
une fois, l’enjeu de ma réflexion est davantage de compléter l’analyse
classique que de produire un modèle alternatif.
On souligne aussi souvent que le « pervers » ne respecte pas l’altérité
de l’autre et, dans le même mouvement, son « déni » des différences. Le
constat clinique est indéniable, mais il ne peut prendre qu’une valeur de
condamnation surmoïque, s’il n’est pas accompagné de son corollaire, à
savoir en quoi l’autre est un « même », un « semblable » qui n’est ni
reconnu ni « conçu ». C’est cela qu’il faut se donner « dans la
perception » et les mises en scène des scénarios « pervers », faute d’avoir
été « construit » dans la représentation psychique et composé dans
l’affect. Le « narcissisme » présent dans la perversion, la quête d’un autre
« double » de soi, le refus des différences, témoignent bien sûr d’un
évitement des organisateurs œdipiens, d’un mouvement « incestueux ».
Mais il témoigne aussi de l’effort du sujet pour tenter de faire advenir
dans son présent ce qui a « manqué » à l’organisation primitive de son
identité. Si le processus pervers échoue dans cette quête, c’est parce qu’il
tente de colmater une brèche narcissique qui n’est pas reconnue, qui est
effacée, annulée, par la défense narcissique elle-même.
Ce sont les mêmes « logiques » que l’analyse nous permet de retrouver
dans le masochisme. Dans la théorie du masochisme primaire érogène
que nous avons analysée plus haut, nous avons souligné comment cette
théorisation supposait l’absence d’un objet de recours, comment elle « se
passait » de tout objet. Deux hypothèses se présentent alors à la réflexion,
elles ne sont pas antagonistes et peuvent parfaitement être compatibles
l’une avec l’autre.
La première relierait le masochisme et son développement à l’effort
du sujet pour tenter de lier et intérioriser « tout seul » les expériences
subjectives qui ont été mal ou pas réfléchies par l’environnement
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

premier. La seconde insisterait sur l’effort narcissique pour tenter


d’« effacer » la part de l’environnement dans la structuration du maso-
chisme. Reprenons.
L’œuvre de Masoch présente la « maîtresse » du masochiste comme
une femme « froide », indifférente, inaffective, comme une femme qui
ne partage pas les affects et les éprouvés de son « esclave ». Je propose
de considérer qu’il s’agit là de la trace d’un « rapport » premier à un
objet avec lequel le « partage affectif », les ajustements et accordages
premiers n’ont pu s’établir. La « froideur » de l’objet, son indifférence
font partie intégrante du « monde existentiel » du masochisme, ce sont
156 NARCISSISME ET DÉPRESSION

des caractéristiques fondamentales des « objets » qui le peuplent, ils ne


sont jamais tendres, souvent froidement, cruellement, violents.
Quand Freud revient sur la manière dont le sujet « masochiste » veut
être « traité » par l’autre, il souligne qu’il veut être traité comme un « petit »,
comme un enfant « méchant » et donc « puni », mais, souligne-t-il aussi,
il veut être traité « comme un enfant en détresse ». La détresse première,
la solitude première et la détresse qu’elle provoque, serait-elle secondai-
rement « érotisée » dans le scénario masochiste, selon le processus de
« sexualisation » que nous avons déjà souligné dans la première partie de
notre réflexion ? La blessure narcissique serait-elle secondairement
« utilisée », inclut dans un scénario qui permettrait de retrouver un objet, de
« trouver » l’objet ? Objet perdu, sans doute, mais peut-être surtout qui ne
peut être trouvé que sur un mode rappelant les caractéristiques premières
de la relation, objet « froid », indifférent, objet retiré de la relation empa-
thique à l’autre, objet face auquel on ne peut se soutenir et se reconnaître
comme sujet d’un désir. Vanda, la « Vénus à la fourrure » de Masoch, ne
« jouit » pas des tourments qu’elle inflige à sa victime, elle « fait son
devoir », elle applique les règles qui sont celles du « contrat » passé avec
« l’esclave », celles qui « mesurent » sa soumission au contrat de base de
la relation qui fixe sa « loi » de composition. À ce compte, peut-être à ce
compte seulement, un lien peut se construire et se maintenir.
La littérature de Masoch « grossit » les traits, elle caricature, mais le
masochisme aussi est lui-même, la plupart du temps, caricatural. Dans
le scénario, le sujet se soumet, mais l’aspect caricatural des mises en
scènes, le sentiment de dérision qu’elles impliquent souvent, contiennent
en même temps, de manière latente, une dénonciation de cette
« soumission ». Le « maître » est soumis comme l’esclave, mais un
certain « grotesque » du scénario dénonce la soumission. Le masochisme
dénonce dans la caricature, dans la ritualisation de son exercice, ce qu’il
met en scène, ce qu’il « montre », il dénonce ce par quoi il se soutient, ce
par quoi il « doit » se soutenir. En cela, il me semble qu’il
« commémore » ce que furent les circonstances de la relation première,
qu’il commémore en quoi cette « solution » fut contrainte. L’esclave
« maîtrise » le lien et l’objet tout autant qu’il est maîtrisé par lui, mais le
jeu relationnel est fixé, ses règles sont précises, peu créatives, le scénario,
l’obscène1, doit être reproduit à l’identique, il garantit l’identité, peut-être

1. Selon la très judicieuse expression de Duez (communication personnelle).


NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 157

d’abord et avant tout, mais au prix d’une véritable désubjectivation qui


laisse des traces.
Dans l’analyse que Gilles Deleuze (1967) propose du roman de
Masoch, il souligne que la manière dont le sujet est soumis et humilié
« bafoue » le père et ce qu’il représente. Sans doute, mais à travers le
père, c’est aussi le principe d’une subjectivité capable de conquérir son
autonomie, capable d’assumer son principe même, qui est bafoué, qui est
dénoncé comme un leurre et une impasse. Le masochisme, « l’obscène »
de l’érotique masochiste, met en scène en quoi le sujet « n’est pas sujet »,
ne peut se donner comme sujet, se représenter comme sujet, comment il
est soumis à une volonté extérieure, mais il dénonce aussi, insidieusement,
cette « mascarade ». Il la dénonce d’un autre point de vue.
C’est pourquoi l’univers « masochiste », et d’une manière générale le
monde de la perversion, suppose aussi un « spectateur », il ne peut être
entièrement intelligible « de l’intérieur », une partie du sujet, du
« metteur en scène », est à l’extérieur, il est retiré de la scène, spectateur
de celle-ci. Ce qui est clivé d’un côté fait retour de l’autre. Dans son
analyse des « néo-sexualités », Joyce MacDougall a souligné la place du
« spectateur anonyme » dans la plupart des scénarios pervers, elle réfère
celle-ci à une forme de « scène primitive ». La scène primitive est un
« fantasme », une construction ou un « concept » de l’espace représenta-
tif interne. Quand une telle formation en vient à être aussi « extériorisée »
sur une « obscène », quand elle quitte l’intimité des espaces purement
psychiques et représentatifs, il me semble que c’est le signe, la trace,
qu’un clivage affecte la subjectivité. Une partie du sujet est « retirée » de
la scène, « extériorisée », elle doit être cherchée ailleurs, dans l’effet
qu’elle produit sur celui qui est le « spectateur » de la scène, ou le
« lecteur » s’il s’agit d’un scénario mis en scène dans un roman comme
celui de Masoch ou de Sade.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Le « troisième » personnage des scénarios pervers représente sûrement


le père, comme il est devenu classique de le remarquer, mais il doit aussi
être compris comme le lieu où ce qui est clivé dans le processus
« revient » dans la scène, fait retour dans l’organisation de celle-ci. Le
clivage du moi oblige l’analyse à un double niveau d’interprétation.
L’affect, souvent « absent » du scénario lui-même, de sa scène, fait retour
chez le spectateur, « doit » faire retour chez le spectateur. La scène
« appelle » l’affect, clivé et forclos de l’éprouvé de celui qui représente le
sujet dans le scénario, elle l’appelle chez le spectateur, elle le « produit »
dans l’éprouvé de celui-ci, ou produit une réaction à son induction.
158 NARCISSISME ET DÉPRESSION

De telles considérations montrent que, si le masochisme « retourne » la


pulsion contre le sujet, comme, là encore, il est classique de le souligner
depuis Freud, ce n’est pas pour autant qu’il ne tente pas « d’externaliser »
certains représentants de celle-ci d’un autre côté. L’existence du
« clivage » du moi brouille le repérage « simple » des mouvements
pulsionnels, et ce qui est vrai d’une partie des motions et représentants de
la pulsion, peut s’inverser pour une autre. L’opposition du « sadisme » et
du « masochisme » est une opposition « métapsychologique », ce n’est
pas une opposition clinique, du moins de la clinique des processus de la
perversion. C’est une opposition qui appartient à la « logique » de la
névrose, à la logique de la position narcissique de la névrose, elle appar-
tient au jeu des représentations psychiques, au monde du fantasme, elle
n’appartient pas à la logique « en négatif » de la perversion et des compor-
tements « pervers ».
Dans un travail antérieur (Roussillon, 2002a) consacré aux « logiques »
du sadisme, j’ai essayé de montrer comment les processus qui composent
l’expression clinique du sadisme obéissent à différentes « logiques »
clivées les unes des autres. Je ne peux pas reprendre ici l’intégralité des
développements que j’ai proposés dans ce travail, mais seulement souli-
gner certaines des réflexions auxquelles j’ai abouti alors. Selon une
première « logique », le comportement sadique vise à « jouir » de la
souffrance et de la terreur imposées à la « victime ». Dans cette
« logique », le plaisir est pris à « faire mal », à faire le mal, il exprime une
pulsion destructrice tournée vers l’objet. Cette « logique » est conforme à
la description métapsychologique d’une pulsion de destruction tournée
vers le dehors, elle suppose que le sujet se soit installé dans une position
d’exception. Cependant, l’écoute des soignants confrontés au travail
psychothérapeutique des patients incarcérés à la suite de leurs comporte-
ments sadiques fait apparaître l’existence d’une autre « logique » qui
vient doubler et conflictualiser la première. Selon celle-ci, l’enjeu du
comportement sadique est d’évacuer « dans » la victime, par
« retournement », la souffrance que le sujet sadique ne peut supporter
d’endurer. On reconnaît ici le processus de l’identification projective.
Dans cette perspective, la « pulsion sadique » n’est que le vecteur de
l’externalisation d’un état psychique « intolérable », elle n’est que le
« conducteur » d’un message qui signifie à la victime : « Souffre, souffre
comme moi, souffre ce que je n’ai pas supporté de souffrir », et donc qui
suppose une identification narcissique inconsciente à celle-ci. Dans cette
« logique », la victime est appelée à « soigner » la blessure d’être de son
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 159

« bourreau », elle est mise en position d’endurer ce qui est répudié de la


subjectivité de celui-ci, ce qui est « clivé » de celle-ci. Entre les deux
« logiques » précédentes, on peut aussi insérer la « logique de la
vengeance » dans laquelle il s’agit de faire subir à un autre ce qu’on a eu
à vivre soi-même, de lui faire « partager » cette expérience. Tout va
dépendre, on le pressent, du degré de subjectivation de la souffrance ou
de la terreur à l’origine du mouvement.
Sadisme comme masochisme ne peuvent être compris selon la simple
« logique » de la décharge d’une tension pulsionnelle première, il faut
« originer » aussi la pulsion dans le déplaisir de la tension lui-même, ce
qui en modifie singulièrement le sens. L’expression « pulsionnelle »
n’exprime pas directement un mouvement pulsionnel qui épuiserait son
sens dans l’immédiateté de sa décharge. Elle a une fonction dans l’écono-
mie défensive du sujet, elle prend sens en rapport avec l’expérience
subjective et le déplaisir dont elle est porteuse, elle possède une valeur
inconsciente. Sa « logique » est aussi celle de l’évacuation d’expériences
subjectives « clivées ». Cette hypothèse est nécessaire pour rendre compte
de la complexité du tableau clinique, pour rendre compte du type d’enjeu
« inconscient » qu’il comporte aussi, pour rendre compte du paradoxe
qu’il met en scène. Une large partie du modèle théorique de la perversion
a été élaborée à partir de l’univers fantasmatique de la névrose, à partir de
ce que parfois la névrose met en jeu et en scène de son univers fantasma-
tique, de ce qu’elle « défoule » parfois de ses tensions pulsionnelles. La
confrontation avec l’univers des pratiques et comportements « pervers »
conduit à compléter ce modèle par le relevé des enjeux identitaires
primaires clivés qui viennent se mêler à l’expression de la vie pulsion-
nelle et tenter de se lier ainsi secondairement à celle-ci.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

9 LE REPRÉSENTANT-REPRÉSENTATION
DE LA PULSION ET SA « PERVERSION »

Après l’affect et le mode de traitement « particulier » que le processus


pervers lui fait subir, il faut maintenant en venir au destin de l’autre grand
représentant psychique de la vie pulsionnelle, celui du représentant-
représentation. Un détour est nécessaire pour évoquer le problème spéci-
fique qu’il pose dans le processus pervers.
160 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Potentiellement à partir du moment où une expérience antérieure est


réinvestie, elle « re-présente » celle-ci. Cependant, quand la psyché repré-
sente une expérience antérieure, elle ne « perçoit » pas nécessairement
qu’elle re-présente celle-ci. Si l’investissement est suffisamment intense, il
produit un mode de « présentation » hallucinatoire de l’expérience, il tend à
produire ce que Freud a nommé une « identité de perception » qui, en
dehors de l’espace du rêve, est source de confusion psychique. Il est donc
important pour la psyché de pouvoir faire la différence entre une re-
présentation antérieure investie et une perception actuelle, en particulier
s’il s’agit d’expériences de déplaisir. Selon les temps ou les modes
d’organisation psychique, différents processus sont mis en œuvre pour
maintenir la différence entre représentation investie et perception. Cette
problématique n’a pas échappé à Freud, mais les développements de la
clinique des dernières années ont conduit les psychanalystes à donner une
importance beaucoup plus essentielle que Freud ne l’avait fait aux procé-
dures par lesquelles la psyché différencie perception et représentation.
La procédure classiquement relevée par Freud est celle de la « modé-
ration » et de la « retenue » de l’investissement. Pour faire la différence,
il suffit que l’investissement de la représentation psychique n’atteigne pas
le niveau où elle « produit » une reviviscence hallucinatoire, mais où elle
se contente de « produire » une simple re-présentation de celle-ci. Pour
représenter en « connaissance de cause », il faut se « retenir » et pour se
retenir, il faut avoir fait le deuil de « l’identité de perception », se conten-
ter de « l’identité de pensée ». La partie « représentation » de l’objet doit
être différenciée du « tout » de sa perception. Nous avons vu l’impor-
tance, dans les processus de la perversion, de la confusion de la partie et
du tout, c’est tout l’enjeu de ce qui est repéré comme « partiel » dans la
problématique pulsionnelle.
Les difficultés de ce premier modèle ont commencé à surgir au constat
que le deuil de l’identité de perception, donc le deuil primaire de l’objet,
le deuil du fait de retrouver dans la représentation psychique l’objet tel
qu’en lui-même, ne va pas de soi. J’ai pu formuler la circularité para-
doxale du problème de la manière suivante : « Il faut faire le deuil de
l’objet pour pouvoir le représenter, mais pour faire le deuil de l’objet il
faut pouvoir le représenter. » Se « retenir » ne suffit pas, ou plutôt un
certain nombre de conditions sont requises pour que le sujet puisse se
« retenir » de manière efficace, pour que se structure un espace représen-
tatif différencié de l’espace perceptif. J’ai essayé ailleurs (Roussillon,
2002b) de retracer en détail l’ensemble des conditions de possibilités
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 161

alors impliquées, je ne peux reprendre ici l’ensemble de mon développe-


ment et je me contenterai d’en extraire les points essentiels pour mon
argumentation présente.
De la même manière que, pour que l’affect s’organise et se compose en
« affect-signal », en affect « messager », il faut que la relation « homo-
sexuelle primaire en double » soit suffisamment établie, de la même
manière, pour que le sujet puisse progressivement acquérir la conscience
de son espace représentatif interne, pour que celui-ci se constitue, il faut
que l’objet primaire ait suffisamment « réfléchi » au sujet la nature
« représentative » de certains de ses processus. Si « l’accordage affectif
transmodal » est le moyen privilégié du partage émotionnel nécessaire à
la régulation de l’affect, c’est « l’ajustement », selon le concept proposé
par Daniel Stern, qui permet à la mère de commencer à transmettre à
l’enfant la différence entre la chose elle-même et sa représentation.
L’ajustement désigne la procédure par laquelle, sur fond de la relation
« en double » que nous avons décrite plus haut, la mère modifie « l’écho »
qu’elle reflète à l’enfant, en atténuant celui-ci de manière significative.
Elle commence ainsi à introduire, dans certaines circonstances, une diffé-
rence entre ce qui est « vrai » dans son intensité et qui demande accor-
dage empathique, et ce qui ne vaut que comme « signal », que comme
représentation et qui demande ajustement. Mais, bien entendu, cette
préforme ne suffit pas, il faut encore qu’elle puisse être « reprise » et
appropriée par la psyché infantile.
Deux expériences subjectives seront décisives dans ce travail d’appro-
priation. La première « chronologiquement » est celle qui s’effectue dans
l’expérience d’être seul en présence de l’objet (Winnicott), la seconde est
celle de la « séparation », c’est-à-dire de l’absence perceptive de l’objet.
La première permet à l’enfant de commencer à différencier la perception
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de l’objet présent, mais discret et non intervenant, de la représentation


investie de celui-ci. Freud a mis un certain temps avant de pouvoir envi-
sager que perception et hallucination n’étaient pas antagonistes, que
l’une et l’autre pouvaient co-exister dans l’expérience, c’est-à-dire que
la « représentation d’objet » hallucinée pouvait se confondre avec la
perception de l’objet. Ce n’est que dans l’un de ses derniers articles,
« Constructions en analyse », et à propos du processus délirant, qu’il
commence à relever plus nettement le fait. Winnicott, de manière plus
résolue, a fondé toute sa conception de l’objet trouvé-créé sur une telle
superposition de l’hallucination (l’objet est « créé ») et de la perception
162 NARCISSISME ET DÉPRESSION

(il est « trouvé »). Ce pas de plus dans l’approfondissement des condi-
tions de fonctionnement primitif ou fondamental de la psyché, essentiel
dans l’évolution de notre représentation du narcissisme primaire, ouvre la
question de savoir comment s’effectue le « décollement » de la représen-
tation investie et de la perception.
Dans l’expérience de « solitude en présence de l’autre », l’enfant peut
commencer à « comparer » les ressemblances et les différences entre la
représentation investie et la perception de l’objet, il peut « vérifier » que
le « jeu » avec l’une, la représentation investie, n’atteint pas l’autre, la
perception de la mère. Une telle expérience est subordonnée à deux condi-
tions sine qua non. La première est que l’enfant accepte de « lâcher » la
perception de l’objet et de commencer à décoller celle-ci de l’objet lui-
même. La seconde est que l’objet, qui perçoit bien sûr confusément
l’enjeu de différenciation qui se profile ainsi, tolère celui-ci et continue
de se montrer « discret » et bienveillant à l’égard du processus en cours.
C’est sur le « fond » de la qualité de cette expérience que celle de la
séparation perceptive effective va prendre sens. Dans l’expérience « en
présence de l’objet », l’hallucination représentative, la « présentation »
interne de l’objet, ne fait pas « disparaître » l’objet lui-même. Dans
l’expérience de la séparation, l’enjeu se corse dans la mesure où il s’agit
de pallier l’absence de l’objet par sa représentation interne, c’est-à-dire
de « reprendre » à l’objet la fonction régulatrice de la pulsion qui s’exer-
çait en présence de celui-ci, dans la rencontre avec lui. Pour souligner les
enjeux pulsionnels du processus, on peut dire qu’il s’agit de lui
« arracher » une partie de cette fonction, de détacher une partie de
l’investissement qui se portait sur la perception pour le tourner vers la
représentation et d’encourir ainsi les menaces de « représailles » et de
retaliations de la part de l’objet. Dans le langage traditionnel de la
psychanalyse, c’est là que s’ouvre la problématique véritable de l’auto-
érotisme. C’est là que nous avons situé, dans la première partie de notre
travail, la « partialisation » de la vie pulsionnelle, c’est-à-dire le détache-
ment, fragment par fragment, « détail par détail », partie par partie, de
l’investissement de l’objet, pour le ramener sur le moi. C’est ce processus
qui forme le « travail de deuil » de l’objet, contemporain donc de
l’établissement des auto-érotismes et de l’investissement de l’espace
représentatif interne, du « narcissisme secondaire repris à l’objet ».
Celui-ci ne peut s’effectuer sans que le tiers – le père, celui auprès de qui
est l’objet quand il est « perceptivement » absent, celui vers qui les
investissements maternels sont alors dirigés – ne soit conçu à la fois
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 163

comme une nécessité dans la continuité d’être et en même temps comme


un rival dans la « reprise » des qualités et investissements de l’objet.
Nous l’avons dit, ce travail va conduire l’enfant à « partialiser »
l’investissement pulsionnel, à détacher « partie par partie » chaque
investissement pulsionnel de la perception de la mère ou de l’autre de
celle-ci, le père, vers qui ceux-ci peuvent être dirigés. Progressivement
donc, le travail de différenciation de l’investissement de la perception et
de l’investissement de la représentation va « gagner » l’ensemble de la
vie psychique, va devoir être « conquis » par le travail de subjectivation
de l’enfant.
Quand ce travail, ou une partie de celui-ci, échoue, tout se passe
comme si l’objet « partait » avec une partie du sujet, comme s’il la
« gardait » avec lui ou la « donnait » à l’autre. Comme si l’absence de
l’objet ou l’autre, le tiers vers qui l’objet se tourne, « arrachait » au sujet
une partie de lui, qui restait « collée » à sa perception ou à sa présence
effective, la séparation « castre » le sujet d’une partie de lui. Représenta-
tion d’objet et perception d’objet ne parviennent pas à être séparées.
C’est l’une des caractéristiques observées dans le processus « pervers »,
dans les « fixations » perverses à l’objet, l’une des caractéristiques qui
imposent des formes de « contrôle » ou de maîtrise de l’objet lui-même ;
celui-ci reste porteur d’une partie du sujet, objet et sujet ont alors une
« partie commune », une « peau commune ».
Pourquoi, ou plutôt comment, le processus de « décollement » peut-il
donc échouer ? Les trois « temps » logiques que nous avons évoqués
dans la construction de la différence entre la représentation investie et la
perception peuvent apporter leur « contribution » à cet échec, même si,
singulièrement, chez tel ou tel, c’est l’un de ceux-ci qui peut être le plus
déterminant.
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La difficulté peut apparaître « en présence de l’objet » dans l’organisa-


tion et la mise en place de la « relation homosexuelle en double » elle-
même, dans l’échec ou les erreurs du travail d’accordage et d’ajustement
maternel. L’intrication « transitionnelle » de la représentation d’objet
hallucinée et de la perception de celui-ci s’effectue mal, ce qui s’est mal
collé – mais « collé » quand même, il n’y a pas ici de retrait autistique
véritable et durable – se « décolle » mal ensuite. L’effort d’intrication
premier compromet le premier travail de différenciation de l’expérience
de « solitude en présence de l’autre », il a épuisé les capacités de travail
psychique dont est alors capable l’enfant, qui ne peut tenter l’aventure de
164 NARCISSISME ET DÉPRESSION

« lâcher » ensuite la « prise » sur la perception trop chèrement gagnée.


L’effort « s’épuise » dans l’intrication de la représentation et de la percep-
tion, il n’est plus disponible pour leur différenciation et tout le travail
psychique qui doit s’effectuer en aval.
Mais cette difficulté peut apparaître aussi au temps spécifique de
l’expérience de « solitude en présence de l’objet » du fait d’un objet qui
ne tolère pas le développement des fonctions auto-érotiques du sujet et
réagit à l’amorce de celles-ci en intervenant « comme si » elles compro-
mettaient la nature ou la qualité du lien et donc de l’investissement.
Enfin, elle peut surgir à partir de la séparation et du « démenti » que
celle-ci implique de la part de l’objet face au fantasme d’une « atteinte »
de l’objet, d’une amputation de celui-ci, qui serait provoquée par la reprise
« auto-érotique » de ses qualités régulatrices. L’objet « répondant » ainsi
aux effets subjectifs de ce fantasme de telle manière que celui-ci se trouve
être accrédité par cette réponse, représentation et perception de l’objet
sont alors mises en antagonisme, c’est la représentation de l’objet ou sa
perception. Elles peuvent se « recoller » secondairement et défensive-
ment contre la violence ainsi impliquée. C’est tout le travail que nous
avons décrit comme celui de la « crise œdipienne », du narcissisme
secondaire qui se trouve être entravé ou menacé dans ses fondements.
Dans les différents cas que je viens d’évoquer, la différence entre la
représentation investie et la perception s’effectue mal et un certain niveau
de confusion menace de s’établir entre elles deux. Cette menace de
confusion, cette confusion même, nous en avons relevé de nombreuses
traces dans la première partie de notre réflexion à propos des processus
de la perversion, c’est elle qui est sous-jacente à la confusion de la partie
et du tout, sur laquelle nous avons mis l’accent à différentes reprises.

10 REPRÉSENTATION
DE LA REPRÉSENTATION ET FÉTICHE

Quand le décollement de la représentation et de la perception s’effectue


suffisamment bien, le travail psychique ainsi réussi va rendre possible
une série d’expériences dans lesquelles la nature spécifique de l’investis-
sement de l’activité de représentation pourra être explorée. L’enfant peut
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 165

découvrir la nature de la différence entre la représentation investie et la


perception investie, il peut petit à petit, grâce à celle-ci et aux jeux qu’elle
rend possibles, structurer l’expérience d’une « représentation de la
représentation ». Il va devoir conquérir celle-ci « partie par partie »,
« détail par détail », tout au long de la « crise » œdipienne qui s’inaugure
avec la nécessité de signifier les premières « séparations » d’avec l’objet
« perçu ». C’est grâce à ce travail psychique qu’il peut « construire »
progressivement ensuite un différenciateur interne, un signe interne, un
signal interne, lui permettant de discriminer représentation interne investie
et perception d’objet investie.
Cette représentation de la représentation va tout d’abord prendre la
forme d’une « chose » qui « représente » la représentation, d’un
« représentant-chose de la représentation », c’est l’objet transitionnel et les
formes, plus tardives, de l’objet « médium-malléable » (Roussillon, 1991).
Elle pourra ensuite se détacher de cet objet-représentant, selon le même
modèle que celui de la différenciation entre la perception et la représenta-
tion, être intériorisée et acquérir le statut d’une véritable représentation
psychique. L’enfant pourra alors différencier ce qu’il pense, ce qu’il
imagine, ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qu’il représente et investit dans la
représentation, de ce qu’il perçoit effectivement, il pourra avoir une
pleine conscience de cette différence. Ce n’est qu’avec la « dissolution »
du complexe d’Œdipe, et l’instauration du surmoi post-œdipien, que sera
acquise pleinement et de manière permanente cette capacité. On peut
même, sans doute, aller jusqu’à penser que c’est l’acquisition de cette
capacité qui permet d’organiser le surmoi post-œdipien, et donc de
« dissoudre » la forme infantile du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire d’orga-
niser un fonctionnement post-œdipien. Les difficultés « névrotiques »
concerneront les efforts de l’enfant, de l’adolescent puis de l’adulte, pour
tenter de « contourner » cette différentiation, pour « économiser » le
travail psychique de deuil qu’elle implique. La différence est acquise, ce
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

qui est difficile, c’est d’en mesurer et accepter les formes et l’étendue.
Quand perception et représentation se décollent mal, la représentation
de la représentation va rencontrer une série de difficultés pour s’organi-
ser. C’est là que nous observons une autre des caractéristiques cliniques
de la perversion : elle a besoin du maintien d’un représentant perceptif de
la représentation, c’est là son aspect « fétichique ». C’est en ceci que
l’objet transitionnel et le fétiche sont apparentés. La différence est que
l’objet transitionnel, quand la transitionnalité a besoin d’un objet percep-
tif « objectivable » pour s’établir – ce qui n’est pas toujours le cas –, est
166 NARCISSISME ET DÉPRESSION

transitoire, souvent mobile, toujours dissout à terme dans un « objet »,


alors que l’objet « fétiche » s’installe, se « fixe » et perdure.
La caractéristique majeure des états « psychotiques » est l’impossibi-
lité d’organiser un représentant ou une représentation de la représenta-
tion, et de la différence perception investie/représentation investie. La
caractéristique majeure des états « névrotiques » est, nous l’avons dit, la
tentative de contournement des effets de la différence établie et reconnue
entre représentation et perception. La caractéristique majeure des états et
processus « pervers » est que la différence entre perception et représenta-
tion ne peut se maintenir sans la présence d’un objet ou d’un comporte-
ment « perceptible » qui tient lieu de « représentant de la représentation »
ou de représentant de la différence entre représentation et perception.
C’est pourquoi le fétichisme me paraît être une caractéristique générale
des processus pervers et pas seulement une « perversion » particulière, il
y a toujours un aspect « fétichique » des « solutions » perverses, et les
« fouets », les « falbalas » de liens, cuirs et autres « chaînes » de l’arsenal
« masochique » en sont l’un des multiples exemples.
En ce sens, nous rejoignons la description faite par Évelyne Kestem-
berg d’une « relation d’objet fétichique », même si nous préférons
l’appeler « fonctionnement fétichique » plutôt que de le définir à partir
d’une forme de « relation d’objet ». Dans toutes les formes de
« perversion » menacent de se confondre la partie et le tout, la représenta-
tion et la perception, et, avec elles, menace de se dissoudre l’organisation
psychique. L’organisation d’un fonctionnement « fétichique » tente de
garantir la psyché contre un tel « effondrement », contre le retour d’une
« passion » première de l’affect qui menacerait de désorganisation les
acquis les plus évolués de la psyché.
Cependant le fétiche conserve l’aspect d’une « mascarade », il contient
toujours aussi la menace que soit dénoncée sa fonction « cicatricielle »
des blessures premières du « narcissisme primaire », la manière dont il
masque et tente de « contenir » et lier celles-ci. Il doit « montrer » le lien,
il doit « tenir » perceptivement le lien non « construit » dans l’espace
représentatif.
Il nous reste à articuler ces dernières hypothèses avec les développe-
ments plus classiques concernant la castration et l’effroi devant le sexe
féminin. Nous avons évoqué la place essentielle de l’organisation des
auto-érotismes dans le travail de différentiation entre la perception investie
et la représentation psychique.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 167

11 PHALLUS ET REPRÉSENTATION
DE LA REPRÉSENTATION

L’auto-appropriation contenue dans l’auto-érotisme signale que celui-


ci, à différencier alors soigneusement des techniques auto-sensuelles et
des procédés dits auto-calmants par les psychosomaticiens, lie et sexualise,
c’est-à-dire inscrit dans l’orbite du principe de plaisir-déplaisir, les
caractéristiques fondamentales du rapport premier à l’objet, et en
particulier la fonction régulatrice de celui-ci et sa place dans l’organi-
sation du champ représentatif. Sexualisation et introjection vont de
paires, mais elles s’accompagnent et accompagnent aussi l’investis-
sement des représentations psychiques et leur fonction « réflexive »
première. En ce sens, toutes les activités du moi doivent commencer à
être « pulsionnalisées » primairement, sexualisées ou libidinalisées,
elles ne seront « désexualisées » que secondairement et quand le
« plaisir de fonctionnement » aura pu suffisamment se diffracter dans
l’ensemble du fonctionnement du moi. Il y a une coïncidence à
l’origine entre l’auto-érotisme et l’activité de représentation primaire,
une coïncidence entre la créativité et l’introjection pulsionnelle, entre
la créativité et les signifiants du sexuel. Ce que la psychanalyse a forte-
ment toujours souligné et que nos collègues des sciences cognitives
commencent à reconnaître et à explorer depuis qu’ils se sont avisé que
la cognition ne pouvait guère être dissociée de la vie affective et de son
intégration.
Dans la mesure où elle réorganise l’ensemble de la vie psychique sous
le primat du phallus, l’organisation phallique de la pulsion identifie,
menace d’identifier aussi complètement phallus et représentant de la
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

représentation. Elle réfléchit ce qu’il faut de sexualisation, d’investisse-


ment de plaisir, d’introjection pulsionnelle pour représenter et symbo-
liser, elle réfléchit la nécessité d’un investissement sexuel primaire
généralisé dans l’appropriation représentative, dans l’appropriation de la
représentation. Dans ce contexte, l’un des enjeux de la problématique
phallique de la castration est alors de commencer à disjoindre secondai-
rement l’activité représentative de l’activité auto-érotique. De commen-
cer à différencier activité représentative et sexualisation, donc de
commencer à désexualiser représentation de la représentation et phallus,
de « secondariser » la représentation de la représentation.
168 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’impact de la différence des sexes se mesure à l’aune de cette ques-


tion. L’effroi devant le sexe féminin se comprend alors aussi comme
l’effroi devant un monde dans lequel il risquerait de ne plus y avoir de
« représentant de la représentation », comme l’effroi d’un monde menacé
de devenir irreprésentable, un monde menacé de la perte des potentiels
créateurs de l’activité représentative. On conçoit qu’une telle menace
affecte l’organisation des auto-érotismes, on comprend aussi que l’orga-
nisation phallique puisse « reprendre » et ressaisir sous son primat
l’ensemble des angoisses et blessures narcissiques antérieures. À travers
les menaces qui pèsent sur l’auto-érotisme, celles dont nous avions
relevé la présence dans l’analyse que Freud propose du fétichisme,
pèsent des menaces qui concernent les soubassements de l’activité repré-
sentative, les opérateurs de la différenciation entre perception et représen-
tation investie, les soubassements de l’être lui-même. C’est là aussi que le
père doit « prendre » une « autre signification » (Freud 1938) dans
l’économie psychique, qu’il devient porteur et garant de l’organisation de
l’activité représentative et de la différenciation perception/représentation,
que l’identification paternelle devient une véritable identification
« symbolique » et symbolisante, qu’elle « garantie » contre la chute dans
un monde privé de représentant de la symbolisation.
Les recherches de Zazzo (1995) signalent que ce n’est qu’à la sortie de
la crise œdipienne, vers cinq-six ans, que l’image de soi dans le miroir est
véritablement reconnue dans tous les contextes, c’est-à-dire sans confir-
mation par l’autre. Le miroir réflexif de soi n’est véritablement intégrable
qu’à partir du moment où s’instaure le surmoi post-œdipien, il ne sera
effectivement intégré qu’après le passage de la puberté et les réorganisa-
tions qu’elle implique dans l’économie représentative1. Avant que ne
s’instaure cette capacité auto-réflexive, la « fonction miroir » du père2, sa
fonction de miroir « symbolisant » parce que réfléchissant l’univers
représentatif – celle qui garantit l’activité représentative dans les deux
sexes quand elle peut se mettre en place, c’est-à-dire aussi bien quand
l’objet primaire la présente à l’enfant et que le père la soutient à son tour
– est nécessaire à l’étayage de l’activité représentative, à l’étayage de sa
délimitation et de sa reconnaissance. C’est pourquoi le fétiche ne repré-
sente pas seulement le phallus absent de la mère, il représente aussi la

1. Sur ce point, cf. Roussillon (2000b).


2. Sur ce point, cf. Roussillon (2001), Le Plaisir de la différence, In Press.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 169

manière dont est évitée la question de celui du père et de la fonction


paternelle au sein de l’économie de la symbolisation et de son articula-
tion avec la place de la scène primitive au sein de cette économie. Mais
bien sûr ce chapitre-là ouvre sur les rivages d’un abord plus traditionnel
de la question des rapports de la perversion avec le narcissisme… au-delà
de ce que l’essai présent tentait de mettre au travail.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
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Deuxième partie

FIGURES
DE LA DÉPRESSION
Chapitre 3

CLINIQUES
DE LA DÉPRESSION.
MÉTAPSYCHOLOGIE
DE LA PERTE
1 CLINIQUES DE LA DÉPRESSION

Avant de nous engager dans cette étude consacrée aux figures de la dépression,
il nous faut souligner un certain nombre de constats qui confèrent toute
leur actualité à ces pathologies.
Il est essentiel de rappeler la pluralité des formes dépressives et la
nécessité de les distinguer, ce qui va à l’encontre de la généralisation,
voire de la confusion, qui dominent aujourd’hui l’appréhension de ces
troubles. La généralisation consiste à englober sous l’étiquette « dépres-
sion » tous les symptômes connus ou moins connus considérés comme
tels en s’attachant presque exclusivement aux phénomènes sans prendre
en compte les modalités de fonctionnement psychique qui les sous-
tendent. La confusion qui, cette fois, s’inscrit davantage dans une appro-
che courante et banale, profane en quelque sorte, consiste à nommer
« dépression » tout trouble psychique « mineur », c’est-à-dire ne relevant
pas, au niveau manifeste, de références psychiatriques ou psychopatho-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

logiques.
De ce qui précède, découlent des conceptions de la compréhension et
donc du traitement des troubles dépressifs susceptibles d’engager le sujet
dans une démarche de pensée particulière, puisqu’elle relève quasiment
d’un système de logique où le lien de cause à effet prévaut : on est
déprimé parce que… La suite du mouvement s’impose. La reconnais-
sance de la cause ne permet pourtant pas nécessairement de lever la
symptomatologie dépressive. On le sait, certaines traversées dépressives
s’inscrivent dans l’événement : une perte, un deuil, une rupture, voire une
188 NARCISSISME ET DÉPRESSION

déception, sont susceptibles de précipiter un individu, quel qu’il soit,


dans une bascule dépressive riche de la symptomatologie la plus courante
et la plus douloureuse. Ce type de dépression relève de réactions à une
atteinte, narcissique ou objectale, qui font partie de modalités de fonc-
tionnement psychique « normales », au point que l’inverse — c’est-à-dire
l’indifférence apparente, l’absence de réaction à une atteinte importante
— peut être considéré comme suspect, et parfois même inquiétant.
La difficulté réside plutôt dans le fait que ce schéma « normal » est pris
comme modèle univoque, alors qu’en vérité, il n’est pertinent que pour
certaines formes dépressives et qu’il se révèle inadéquat pour d’autres,
plus complexes et parfois plus graves. Sans évoquer, dès maintenant, les
passages dépressifs associés à des transformations liées à des événements
internes, il faut rappeler tous ceux qui ne peuvent en aucune manière être
rattachés à une cause et qui semblent surgir parfois très brutalement, sans
signe précurseur et sans facteur déterminant. Le saut est tout aussi rapide,
qui consiste alors à considérer que c’est l’hérédité — la génétique — et
les facteurs biologiques qui président à ces décompensations.
Enfin et surtout, les effets des premiers constats évoqués ci-dessus
montrent paradoxalement une position épistémologique qui consiste à
banaliser les troubles dépressifs et en même temps à les situer dans le
registre des maladies mentales les plus fatales. La banalisation est liée à
l’application du mot « dépression » à des difficultés psychiques spécifi-
ques certes, mais courantes et surtout passagères, et l’aggravation prend
le relais quand ces troubles perdurent et enferment le sujet dans un
monde progressivement désocialisé.
Deux points méritent d’être préalablement soulignés :

– la pluralité des formes dépressives qui conduit à parler de cliniques au


pluriel ;
– le noyau commun de ces cliniques, dont nous avançons d’ores et déjà
qu’il est constitué par la confrontation à une problématique de perte.

Ces deux points sont, en fait, complémentaires : si, en effet, toutes les
dépressions trouvent leur essence dans une problématique de perte —
c’est-à-dire à la fois l’affrontement à une perte et la manière de traiter
cette perte — on peut aisément admettre que, d’une part, les pertes sont
susceptibles d’atteindre le moi de manières différentes selon ce qu’elles
touchent et que, d’autre part, les moyens utilisés pour lutter contre ou au
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 189

contraire intégrer ces pertes et leurs effets seront déterminés par des
modalités de fonctionnement psychique spécifiques de chaque individu.

1.1 Le mal d’un siècle ?

Les préoccupations scientifiques, cliniques… et ordinaires concernant les


« dépressions » constituent l’un des soucis majeurs de la santé. Ce constat
n’est d’ailleurs pas sans poser d’emblée problème : la dépression relève-
t-elle d’une maladie psychique ou bien peut-elle être considérée comme
un état naturel de la condition humaine ? Les très nombreux travaux qui
la concernent et s’attachent soit à en déterminer l’étiologie, soit à en
chercher le sens, ont tous pour objectif de trouver les moyens thérapeuti-
ques susceptibles d’en apaiser les effets, de la soigner sinon de la guérir :
mais ce but prévalent, à quoi peut-on l’attribuer ? Renvoie-t-il à l’absence
de tolérance des sociétés modernes à tout ce qui pourrait entraver le bien-
être et la satisfaction ? Est-il déterminé par une volonté de maîtrise auto-
risée par l’importance des progrès technologiques et par les positions
toutes-puissantes qu’ils engendrent ? Paradoxalement, l’écart se crée
entre les formulations de la vie quotidienne qui englobent sous le terme
de « dépression » des troubles psychiques divers et la recherche scientifi-
que qui, dans des domaines très diversifiés, s’attache à différencier des
formes singulières et tend à les penser en termes de dépressions (au
pluriel) afin de mieux souligner le caractère essentiellement hétérogène
de cette affection.
À cet égard, l’historique de la mélancolie proposée par Daniel Widlö-
cher dans Les Logiques de la dépression (1983) peut constituer un exem-
ple paradigmatique des maladies dépressives : la notion de
« mélancolie » a été fixée par Hippocrate pour signifier l’envahissement
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

par la « bête noire », point de vue mettant en liaison étroite le corps et


l’âme, certes, mais qui souligne cependant l’interdépendance des deux,
ainsi que l’opposition possible entre mélancolie et manie. D. Widlöcher
reprend ainsi l’évolution de la notion jusqu’à la fin du XVIIIe siècle où naît
véritablement la clinique moderne, rompant avec la tradition hippocrati-
que puisqu’elle instaure l’individualisation de la pathologie mentale.
L’objectif est alors d’établir une classification raisonnée des différentes
formes d’aliénation mentale : désormais la folie est considérée comme
une entrave au fonctionnement intellectuel et se différencie en folie
globale (la manie) et folie partielle (la mélancolie).
190 NARCISSISME ET DÉPRESSION

C’est à Kraepelin que l’on doit un vrai changement dans la classifica-


tion puisqu’il oppose la psychose maniaco-dépressive à la démence
précoce. Pour D. Widlöcher, la classification de Kraepelin est critiquable
en ce que, d’une part, elle établit un parallélisme entre les deux catégories
de troubles de nature tout à fait différente que sont la psychose maniaco-
dépressive et la schizophrénie et que, d’autre part, elle laisse de côté des
formes subaiguës ou chroniques de dépression, classées dans des cadres
nosologiques plus vagues : la neurasthénie, puis la dépression névrotique
et la psychasthénie.
Nous nous en tiendrons à cet exemple, car il n’est pas question ici de
proposer un historique détaillé concernant la clinique et la théorie de
l’ensemble des dépressions, mais de souligner plutôt que, de tout temps,
cette clinique et les théories qui ont tenté d’en trouver l’explication ou
l’élaboration ont existé et constitué par ailleurs le socle de toutes les
réflexions concernant les troubles mentaux comme si, en effet, la mélan-
colie pouvait être considérée comme l’atteinte fondamentale, le noyau de
la maladie humaine. Il n’est pas question non plus de nous engager dans
le débat toujours présent de l’origine de la dépression, endogène ou
exogène, débat actualisé par les recherches extrêmement développées
dans le domaine de la biologie et dont nous ne discuterons pas de la perti-
nence. Ce qui nous importe davantage relève d’une approche psychopa-
thologique qui, sans négliger ces apports, s’attache à en analyser la
clinique la plus fine. « Lorsqu’il s’agit de soigner un déprimé, la clinique
demeure irremplaçable », écrit D. Widlöcher (op. cit., p. 31).
Cette assertion, à laquelle nous adhérons, implique deux conséquences
essentielles :
– si la clinique des dépressions est susceptible de montrer des éléments
communs qui permettent d’en identifier l’essence, elle met en
évidence la diversité des figures de la dépression, au-delà des mani-
festations observables, au sein du fonctionnement psychique indivi-
duel et donc de l’organisation psychopathologique éventuellement
sous-jacente. Cela suppose bien sûr que la clinique de la dépression
demeure une clinique individuelle, certes, mais cela signifie aussi
qu’une approche transnosographique de la dépression demeure perti-
nente dans une perspective psychopathologique qui se reconnaît
comme telle ;
– dans le cadre de la psychopathologie psychanalytique, le recours à la
métapsychologie peut s’avérer extrêmement précieux pour se saisir des
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 191

modalités singulières de la clinique dépressive, si l’on s’accorde à


penser que celle-ci, de toutes manières, relève toujours du traitement
de la perte.

Le passage est ainsi susceptible d’être assuré entre des phénomènes


observables — les signes de la clinique dépressive — et l’étude d’une
problématique fondamentale, inéluctable, qui relève en effet de la
confrontation à la perte et de la manière dont chacun est capable de la traiter
psychiquement. Ce qui suppose une « métapsychologie de la perte » se
donnant comme but de différencier les modes d’élaboration selon l’orga-
nisation psychique du sujet ; il paraît indispensable, au-delà, et en raison
du risque « classificatoire », de s’attacher à la dynamique de ces modalités
qui peuvent apparaître différemment chez le même individu, et donc
changer au cours de la vie d’une part, et par les effets d’une prise en
charge thérapeutique d’autre part.
Nous avons choisi de nous référer au modèle psychanalytique du fonc-
tionnement psychique pour aborder les « figures de la dépression » et de
nous appuyer sur la métapsychologie freudienne et post-freudienne pour
tenter de les penser. Dans le domaine de la dépression comme dans tous
les autres, la démarche de la psychopathologie psychanalytique consiste
à procéder par allers-retours entre clinique et théorie. Rappelons rapide-
ment, à cet égard, les principes de l’épistémologie freudienne. En 1914,
dans « Pour introduire le narcissisme », Freud présente un véritable
manifeste empiriste : le fondement de la science, « c’est l’observation
seule ; les matériaux qu’elle promeut sont d’abord recueillis sous forme
de conceptions fondamentales, nébuleuses, évanescentes, à peine repré-
sentables ». Le premier temps de la recherche est ainsi consacré à la
description des phénomènes qui sont ensuite « rassemblés, ordonnés et
insérés dans des relations » (« Pulsions et destins des pulsions », 1915).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Pourtant, dans la description déjà, certaines idées abstraites sont présen-


tes, constituant une structuration préalable du regard, structuration qui
repose en fait sur la croyance ou le pressentiment de sa future fécondité.
Les découvertes mises au jour font inéluctablement déborder le point de
vue initial : le travail dialectique préconisé par Freud commence là, dans
un souci d’ajustement permanent entre les phénomènes considérés et la
constitution de l’appareil théorique proprement dit. Ce corpus théorique
va devoir lui aussi fonctionner comme préconception dans la structura-
tion du regard clinique car « le progrès de la connaissance ne tolère pas
non plus de rigidité dans les définitions ».
192 NARCISSISME ET DÉPRESSION

1.2 Dépressions vives, dépressions masquées

Si nous suivons la démarche épistémologique freudienne, il nous faut


d’abord procéder à la description des troubles, en nous attachant à ce que
lui-même propose dans la première partie de « Deuil et mélancolie »
(1915)1. Tout d’abord une question : la clinique ou plutôt les cliniques de
la dépression ont-elles changé depuis bientôt un siècle ? L’idée princeps
de Freud relève de ses procédures habituelles : partir de la pathologie (la
mélancolie) pour comprendre le normal (le deuil) ; mais aussi, monter un
échafaudage scientifique obéissant à la mise en perspective de deux pola-
rités, dans le système binaire qu’il affectionne.
Au début de son texte — contemporain, il est vrai, de « Pulsions et
destins des pulsions » cité ci-dessus — Freud propose, sciemment ou pas,
une illustration de ses principes de recherche : il insiste sur la dimension
fluctuante de la définition conceptuelle de la mélancolie, sur la diversité
des formes cliniques qu’elle est susceptible d’emprunter, sur la difficulté
à les regrouper sous l’égide d’une unité, et enfin sur leur double valence
somatique et psychique.
Si Freud propose de « rapprocher » la mélancolie et le deuil, c’est que
les tableaux cliniques le justifient, de même que les facteurs qui les déter-
minent : le deuil est une réaction à la perte d’une personne aimée ou
« d’une abstraction tenue à sa place » (1915b, p. 264) ; ce sont les mêmes
actions qui déclenchent une mélancolie du fait d’une disposition morbide
du sujet.
La description clinique nous est encore familière : humeur dépressive
douloureuse, suppression de l’intérêt pour le monde extérieur, perte de la
capacité d’amour, inhibition de l’activité et abaissement du sentiment de
soi sous forme d’auto-reproches et auto-injures susceptibles, dans les cas
où les mouvements sont les plus extrêmes, de se transformer en quête
délirante de punition. Or, poursuit Freud, ces symptômes se retrouvent
dans le deuil — qui ne présente pas de caractère morbide — à l’exception
du trouble du sentiment de soi. L’inhibition et le défaut d’investissement
montrent que le sujet est totalement « abandonné » à son deuil et que, de
ce fait, il n’y a plus d’énergie disponible.

1. « Deuil et mélancolie » est daté de 1915 ou de 1917. La première date est celle de la rédaction,
la seconde celle de la publication.
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 193

Le travail de deuil consiste justement dans une évolution qui, à partir


de l’épreuve de réalité (l’objet aimé n’existe plus), déclenche une réac-
tion de révolte car « l’homme n’abandonne pas volontiers une position
libidinale, pas même lorsqu’un substitut lui fait signe » (ibid., p. 265).
Mais le respect de la réalité finit par triompher : chacun des souvenirs et
des attentes associé à l’objet perdu est surinvesti, puis la libido s’en déta-
che. Lorsque cette tâche est accomplie, le moi redevient « libre et non
inhibé ».
Les caractéristiques essentielles du deuil peuvent donc être ainsi résu-
mées : le deuil est une réaction normale à la perte d’un objet aimé, il
impose une expérience douloureuse et un travail de désinvestissement
progressif parce que la prise en compte de la réalité de la perte est main-
tenue. C’est un passage certes très éprouvant et parfois très lent, mais il
connaît un début et une fin : la tâche qu’il implique aboutit à la libération
du moi qui pourra s’engager à la fois dans de nouveaux investissements
et de nouvelles activités.
C’est sur le modèle du deuil que les passages dépressifs sont suscepti-
bles de s’élaborer, même si l’on peut déplorer l’usage extensif de la
formulation « faire son deuil » dans le vocabulaire contemporain. Que les
mouvements dépressifs suivent une voie analogue ne signifie pas pour
autant que toute perte est l’équivalent d’un deuil. Dans cette perspective,
le terme de deuil ne devrait être utilisé que dans les cas de perte d’un
« objet » fortement investi, consciemment.
Cependant, si l’on suit Freud de plus près, on notera certes que le deuil
est une réaction normale, nous l’avons déjà fortement souligné, mais que
la mélancolie serait, elle, caractéristique d’une pathologie dépressive, et
donc s’en différencierait nettement : l’objet n’est pas réellement mort,
mais s’est trouvé perdu en tant qu’objet d’amour (comme dans le cas
d’une rupture amoureuse par exemple). Dans d’autres cas, on ne parvient
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pas à identifier clairement ce qui a été perdu et le patient ne le sait pas


davantage. Ainsi, conclut Freud, on pourrait suggérer que « d’une façon
ou d’une autre, la mélancolie [se rapporte] à une perte d’objet soustraite à
la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne
la perte n’est conscient » (ibid., p. 266).
Cela nous donne à penser que, peut-être, nous avons trop rapidement
rapproché le deuil et la dépression et que cette dernière, lorsqu’elle prend
une forme intense, pathologique, relèverait plutôt de la mélancolie.
Examinons cette hypothèse d’un peu plus près : la grande différence
194 NARCISSISME ET DÉPRESSION

entre deuil et mélancolie est que le fait à l’origine du déclenchement de


cette dernière demeure énigmatique, d’une part, et que, d’autre part, on
assiste à « un abaissement extraordinaire » du sentiment du moi, un
« prodigieux appauvrissement du moi » : « Dans le deuil, le monde est
devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi lui-même » (ibid.,
p. 266). Or il nous faut bien admettre que, dans le tableau clinique des
dépressions (et non des deuils), nous sommes très régulièrement confron-
tés à cet abaissement de l’estime de soi, à cet appauvrissement de
l’amour pour le moi. Même si le sentiment de soi n’est pas envahi par des
représentations aussi massives et aliénantes que dans la mélancolie,
l’atteinte narcissique est toujours présente. Si le moi est paralysé par un
défaut d’investissement qui se traduit par un manque d’intérêt pour le
monde extérieur, il est lui-même soumis à cette absence d’intérêt dans un
système de miroir où le monde et le moi obéissent au même impératif de
perte du désir.
Alors peut-on pour autant considérer que, dans toute « dépression », la
dimension mélancolique est présente et éventuellement dominante ? Le
modèle « mélancolique » serait-il celui de la dépression plutôt que celui
du deuil ?
La confrontation à la clinique contemporaine des dépressions peut
éventuellement nous permettre d’avancer. Pour D. Widlöcher (1983), la
méthode clinique s’impose d’abord et pour reconnaître la dépression, il
est indispensable d’en repérer les signes. Le premier temps de l’observa-
tion consiste à rassembler les données conformes au tableau de la dépres-
sion : angoisses, sentiments d’échec et de désespoir, sensations de fatigue
et difficultés intellectuelles sont autant d’expressions dans les plaintes du
patient. Le clinicien les écoute et note le comportement abattu, la mimi-
que figée, le débit lent et entrecoupé de silences. La dépression en effet
réalise un syndrome, c’est-à-dire un ensemble de symptômes.
Le syndrome dépressif présente deux traits essentiels : la tristesse et le
ralentissement psychomoteur. La tristesse imprègne tout le monde
subjectif du malade : remords, nostalgie du passé, désintérêt à l’égard
du présent, appréhension et craintes vis-à-vis du futur. La représentation
de soi est profondément dévalorisée à travers l’expression d’un sentiment
d’incapacité ou même des auto-reproches. L’entourage est désinvesti, le
déprimé déclare qu’il n’a de goût à rien, qu’il n’aime plus les siens :
cependant, écrit D. Widlöcher, « l’attachement aux choses et aux gens
subsiste » (p. 35), même s’il n’en tire aucune joie.
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 195

Le second caractère fondamental de la dépression est le ralentissement


moteur et idéique : le ralentissement moteur est nettement observable au
niveau du comportement alors que le ralentissement idéique apparaît
dans la lenteur des jeux associatifs et de la pensée. Les thèmes sont répé-
titifs, le sujet rumine une absence d’intérêt, mais là encore, pour
D. Widlöcher, il s’agit d’un faux désintérêt :

En réalité, le sujet confesse qu’il continue de s’intéresser à ses activités ha-


bituelles, aux êtres et aux valeurs qui le mobilisent en temps normal. Ce
qui lui manque, c’est bien l’incitation à agir. On pourrait dire que c’est
l’appétit qui lui manque, non le goût des choses (ibid., p. 36).

D’autres symptômes sont retrouvés avec une certaine fréquence mais


sans la constance de ces deux traits fondamentaux et sans leur cohérence
logique : troubles du sommeil, anomalies du comportement alimentaire,
troubles neurovégétatifs et perturbations fonctionnelles à travers les
manifestations physiques de l’angoisse (constriction cervicale ou thoraci-
que, vertiges), troubles du rythme cardiaque, baisse de la tension arté-
rielle, troubles digestifs, douleurs, etc. Cependant, tous ces éléments
valent moins pour le diagnostic que les deux traits fondamentaux (tris-
tesse et ralentissement psychomoteur) sans lesquels il ne peut être établi.
D. Widlöcher rappelle que si la logique de la maladie permet de mettre
en place une « forme canonique » de la dépression, elle ne doit pas pour
autant faire oublier les caractéristiques individuelles et donc ses variantes
possibles. On décrit par exemple des formes d’intensité extrême, dont la
mélancolie stuporeuse, la mélancolie anxieuse ou encore délirante. Dans
ces trois cas, un trait essentiel est massivement aggravé : l’inhibition
paralysante dans la première, l’angoisse et l’agitation masquant le ralen-
tissement dans la seconde, l’auto-accusation déréelle dans la troisième. À
l’opposé, les formes mineures ont fait l’objet d’études plus récentes : en
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

particulier, on s’intéresse beaucoup aux dépressions masquées dans


lesquelles les signes majeurs de la dépression sont au second plan et où le
tableau clinique est colonisé par un symptôme peu évocateur ou par un
symptôme d’allure essentiellement physique.
On peut aussi regrouper les variantes cliniques selon leur mode évolu-
tif. La forme « canonique » est caractérisée par la dimension transitoire et
périodique de la dépression. Les accès montrent une fréquence variable et
l’écart entre chacun change également. Cette forme périodique peut être
accompagnée d’épisodes maniaques alternant avec les accès dépressifs :
dans ce cas, le ralentissement dépressif s’inverse en excitation maniaque
196 NARCISSISME ET DÉPRESSION

mais la tristesse demeure. Toutes ces formes appartiennent à la maladie


maniaco-dépressive, bipolaire ou monopolaire. Elles relèvent essentiel-
lement de la clinique psychiatrique.
Le troisième critère pour la classification des variantes cliniques est
l’âge : dépressions de l’enfance, mal connues, souvent masquées par des
symptômes trompeurs ; dépressions de l’adolescence, elles aussi très
souvent cachées par une symptomatologie aiguë ; dépressions des
personnes âgées dominées par l’anxiété.
Cependant, ces critères de classification permettent essentiellement
d’appréhender les cliniques de la dépression dans le cadre d’un diagnos-
tic en première lecture. Si l’on s’engage plus avant, non plus seulement
dans la description phénoménologique, utile certes mais sans doute insuf-
fisante, il est essentiel de saisir la place de la dépression au sein du fonc-
tionnement psychique. Dans cette perspective, on peut établir des
correspondances entre la tristesse en tant qu’affect (et pas seulement
comme état d’humeur) et ce qui est (ou non) susceptible de lui donner
sens, c’est-à-dire, comme nous le verrons plus loin, construire des
liaisons entre affects et représentations, liaisons dont la singularité témoi-
gne de la nature individuelle du fonctionnement psychique. On pourra
faire l’hypothèse, en revenant à Freud, que la tristesse est inéluctablement
associée à la perte, même si l’objet de cette perte demeure énigmatique.
Par ailleurs, une autre correspondance peut être proposée entre le
ralentissement psychomoteur et le désinvestissement, c’est-à-dire, en
termes analytiques, le retrait de la libido qui porte sur le moi et/ou le
monde.
C’est donc dans la dialectique des mouvements pulsionnels que la
problématique dépressive est susceptible de trouver son sens. Par ailleurs,
les modalités d’élaboration de la perte seront modulées par les événe-
ments, les infléchissements individuels plus ou moins intenses, ou l’âge,
certes, mais elles seront également tributaires de l’organisation psychique
du sujet. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les études transno-
sographiques de la dépression. Il ne s’agit pas pourtant de proposer une
nouvelle classification qui, cette fois, prendrait en compte le fonctionne-
ment psychique appréhendé dans son organisation structurale ou psycho-
pathologique : il n’est pas possible de définir des types de dépression en
fonction du mode névrotique, psychotique ou « pervers » correspondant,
sans sombrer dans un écueil classificatoire tout aussi discutable que
certaines catégorisations psychiatriques particulièrement réductrices
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 197

parce qu’elles s’en tiennent essentiellement à une approche descriptive


cantonnée au phénomène. Mais il est possible, au-delà, d’étudier, par le
détour de la métapsychologie, des figures de la dépression parfois très
contrastées justement en ce qu’elles mobilisent des systèmes de liaison
entre représentations et affects fort différents, et qu’elles s’inscrivent
dans une dialectique pulsionnelle dont les visées se révèlent dans une
opposition et une complémentarité intéressantes.

2 MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA PERTE :
L’APPROCHE FREUDIENNE

À l’origine de la problématique de perte, se découvre l’état de détresse


(l’Hilflosigkeit) de l’infans : privé de parole, pris par l’expérience d’une
impuissance radicale, le petit homme est d’emblée soumis à ce fonde-
ment de sa condition constitué par son immaturité fonctionnelle, par la
dépendance à son environnement qui seul pourra le secourir, et donc par
la confrontation à des situations dans lesquelles il se trouve privé de
secours, un état de « désaide », comme le traduit Jean Laplanche.
Nous proposons de revenir à l’analyse du texte de 1915, « Deuil et
mélancolie », puis de poursuivre par l’étude de la perte telle qu’elle est
proposée par Freud en 1920, dans « Au-delà du principe de plaisir », pour
nous engager dans deux directions : celle de la douleur de perdre (1926,
Inhibition, symptôme et angoisse) et enfin la voie ouverte du côté des
identifications (1923, « Le moi et le ça »). Ces quatre textes constituent
autant de jalons pour l’analyse des problématiques de perte et de leur
devenir : étapes essentielles dans l’œuvre de Freud, au regard de cette
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

problématique certes, mais aussi dans le mouvement et le développement


de sa pensée. Ce qui, on s’en doute, témoigne de l’importance de ce
thème dans l’étude de la genèse et du fonctionnement de la psyché.

2.1 Destins pulsionnels de la perte :


« Deuil et mélancolie » (1915)
Revenons au point sur lequel nous nous sommes arrêtés au paragraphe
précédent, c’est-à-dire à cette caractéristique de la mélancolie, toujours
198 NARCISSISME ET DÉPRESSION

présente, qui consiste pour le patient à se décrire en termes négatifs, criti-


ques, parfois mortifiants — ce que Freud appelle un « délire de peti-
tesse » essentiellement moral, associé très souvent à l’insomnie et à
l’anorexie. Pour Freud, contredire le malade serait une erreur thérapeuti-
que : « Il doit bien avoir, en quelque façon, raison et dépeindre quelque
chose qui se trouve être tel qu’il apparaît » (ibid., p. 266). Il est en effet
aussi privé d’intérêt, aussi incapable d’être aimé ou de s’engager dans
une activité qu’il le dit1, mais ces assertions sont secondaires en ce
qu’elles sont le produit d’un travail intérieur que nous ne connaissons
pas, mais qui peut se comparer au deuil et qui « consume le moi ». Cette
consomption aboutit à des auto-accusations démesurées même si, sous la
plume de Freud, l’idée surgit subrepticement que le doute et la mésestime
de soi sont susceptibles de permettre l’accession à la vérité de la connais-
sance de soi ! Il y a pourtant démesure, car aucun crédit n’est fait aux
éventuelles qualités plus positives du moi ; et en même temps, une
connotation clinique très particulière accompagne cette position hyper-
critique : il n’y a pas de honte, chez le mélancolique, à exprimer les traits
les plus défavorables de son être moral.
Cela dit, ce que la mélancolie révèle, qui n’était pas si évident dans le
deuil (puisque celui-ci concerne une perte d’objet), c’est que le sujet
souffre d’une perte quant à son moi. Ainsi se dégage une différence
notoire entre deuil et mélancolie : le deuil inscrit une perte objectale alors
que la mélancolie signale une perte narcissique. Deux destins distincts
donc pour ces deux états : le processus reconstruit par Freud constitue un
pivot essentiel, probablement à l’origine des développements à venir et
notamment du « tournant de 1920 ».
À l’origine de la mélancolie, se découvre un choix d’objet, une fixation
libidinale à une personne déterminée ; sous l’influence d’une déception
réelle de la part de cette personne aimée, la relation d’objet est ébranlée :
le mouvement ne suit pas le cours « normal » (celui qui s’apparente au
travail du deuil) qui aurait consisté à détacher la libido liée à l’objet déce-
vant et à la déplacer sur un nouvel objet. En fait, l’investissement de
l’objet s’avère peu solide, peu résistant, si bien que la libido libre est
ramenée vers le moi (et non plus sur un objet nouveau). Cependant, cette
libido ramenée vers le moi est utilisée de manière singulière, elle sert à
instaurer une identification du moi avec l’objet abandonné : « L’ombre de

1. Cf. ce que D. Widlöcher (1983) décrit dans sa clinique des dépressions.


CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 199

l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance
particulière comme un objet, comme l’objet délaissé » (ibid., p. 270).
C’est ainsi que la perte d’objet originaire se transforme en perte du moi et
que le conflit entre le moi et la personne aimée se convertit en scission
entre la critique du moi et le moi modifié par l’identification.
La mélancolie obéit à un double régime pulsionnel : elle emprunte une
partie de ses caractères au deuil puisqu’elle est aussi une réaction à la
perte réelle de l’objet d’amour, mais elle est également engagée dans un
processus de régression allant du choix d’objet narcissique au narcis-
sisme. C’est le traitement de l’ambivalence pulsionnelle qui va ordonner
les destins contraires de la dépression : dans le cas des névroses (dont le
paradigme serait ici la névrose de contrainte), l’ambivalence confère au
deuil une configuration pathologique notamment à travers les auto-repro-
ches concernant les souhaits de mort voués à la personne aimée. On voit
bien là la double valence — amour et haine — qui anime l’investissement
d’objet.
Dans la mélancolie, les facteurs déterminants débordent largement la
seule situation de perte par la mort de la personne aimée : sont parties
prenantes toutes les situations de vexation, de déception, de rejet. Dans ce
cas, le tourment que s’impose le patient relève d’un auto-sadisme dont la
cruauté est à la mesure de la haine pour l’objet déceptif, attaqué à travers
le moi du sujet qui s’est massivement identifié à lui :

L’analyse de la mélancolie nous enseigne que le moi ne peut se tuer que


lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-
même comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre soi l’hos-
tilité qui concerne un objet et qui représente la réaction originelle du moi
contre les objets du monde extérieur (ibid., p. 273).

Ce que veut montrer Freud c’est que, bien sûr, grâce à la régression
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

narcissique, l’objet a été supprimé mais que, en vérité, il s’est avéré plus
puissant que le moi lui-même : c’est à un objet mort que le moi est
contraint de s’identifier.
Pour l’instant, nous n’irons pas au-delà dans la lecture détaillée du
texte de Freud ; nous souhaitons cependant en dégager quelques effets
dans la compréhension des dépressions. Nous pouvons considérer que le
modèle « objectal » du deuil est susceptible de se retrouver chez tous les
sujets ou dans toutes les situations qui permettent de maintenir un inves-
tissement d’objet suffisamment solide et résistant. En de telles occurrences,
200 NARCISSISME ET DÉPRESSION

il est possible de penser que le travail d’élaboration de la perte s’inscrira


dans le déplacement de la libido sur de nouveaux objets : même si
l’atteinte narcissique est repérable, même si les auto-reproches et la
culpabilité liés à l’ambivalence sont douloureusement présents pendant
une phase plus ou moins longue de la traversée dépressive, l’issue advient
grâce au déplacement de l’investissement du premier objet sur un autre,
différent. On peut se saisir, au-delà de la clinique dépressive, de l’ampleur
paradigmatique de ce modèle : par exemple, dans le développement de
l’enfant, la déception quasi inéluctable (et souvent structurante) de la
relation au premier objet (la mère) pourra, si l’investissement objectal est
globalement résistant, déterminer un déplacement de l’investissement de
cet objet vers un autre (le père) et assurer une triangulation effective,
essentielle non seulement pour le déploiement du complexe d’Œdipe,
mais pour le devenir du traitement de toute perte d’objet. C’est l’ambiva-
lence qui promeut un tel mouvement de déplacement, une ambivalence
nécessaire car elle permet, de par l’expression de la haine, une séparation
effective dont la valeur trophique n’a pas à être démontrée. Mais cette
haine pour l’objet ne peut être éprouvée en tant que telle que si une quan-
tité d’énergie libidinale suffisante est susceptible de la rendre supporta-
ble. Lorsque cette condition n’est pas remplie, on est renvoyé à la
position mélancolique décrite par Freud : l’investissement libidinal ne
résiste pas et la haine est massivement retournée contre le moi lui-même,
maltraité, appauvri, violemment attaqué à l’instar de l’objet auquel il
s’est inconsciemment identifié. Se découvrent, en de telles situations, les
dépressions « masquées » notamment par le recours compulsif à des
comportements autodestructeurs.

2.2 La répétition comme mode de traitement


de l’angoisse de perte d’amour

2.2.1 Un précurseur d’« Au-delà du principe de plaisir » :


l’échec devant le succès

Dès 1916, Freud s’est préoccupé de l’attraction par l’échec de certains


patients et de la répétition du sentiment d’impuissance ou de la méses-
time de soi. Il souligne, dans « Quelques types de caractère dégagés par
le travail psychanalytique », le désir de certains patients de se considérer
comme des « exceptions » dans la mesure où le travail analytique et les
renoncements qu’il impose (notamment le renoncement aux symptômes
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 201

et aux bénéfices secondaires) sont refusés. Freud remarque une particula-


rité commune à tous ces malades :
Leur névrose se rattache à une expérience et à une souffrance qui les avait
touchés dans un premier temps de leur enfance, dont ils se savaient inno-
cents et qu’ils pouvaient estimer une injustice, un préjudice porté à leur
personne (p. 142).

Notons, quant à nous, l’éventuelle analogie entre la notion d’injustice ou


de préjudice et la déception ou la vexation aux origines du mouvement
mélancolique. Cependant, pour l’heure, c’est plutôt à la question de la
castration que Freud rattache ce sentiment d’innocence et d’injustice, en
s’appuyant sur l’exemple des femmes « raccourcies d’un morceau » qui
nourrissent « une grande amertume vis-à-vis de leur mère qui les a fait
naître femme au lieu de les faire naître homme » (ibid., p. 145).
Au-delà de cette frustration irréversible pourtant, le phénomène para-
doxal de l’échec devant le succès retient l’attention de Freud : la contra-
diction entre ceux qui échouent devant le succès et la théorie selon
laquelle l’homme devient malade du fait de la frustration peut être levée
dès lors qu’on distingue frustration interne et frustration externe. Nous
retrouvons ici les mêmes polarités que dans la problématique dépressive
liée à une perte « interne » difficile à identifier et une perte « externe » aisé-
ment objectivable. Par ailleurs, la frustration suppose que l’objet aimé (ou
l’objet secourable) se révèle défaillant dans la réalisation du désir, ce qui
peut aviver un sentiment de perte d’amour de la part de cet objet.
L’incidence de l’échec devant le succès nous montre la contribution
possible du masochisme et du sentiment de culpabilité aux problémati-
ques dépressives. L’érotisation de la souffrance, lorsque celle-ci est liée à
la perte, témoigne de l’intrication pulsionnelle et de l’importance de
l’investissement libidinal dans des situations où l’on pourrait être tenté
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

d’abandonner la référence sexuelle (au sens freudien du terme, c’est-à-


dire en tenant compte du caractère libidinal des pulsions). Par ailleurs, le
retournement de l’agressivité contre le moi constitue un destin pulsionnel
connu dans le registre de la conscience morale et de la culpabilité. Ainsi,
dans les exemples empruntés à la littérature, Freud souligne la réactiva-
tion de la culpabilité chez Rebecca West1 lorsque se découvre la dimen-
sion incestuelle de sa relation avec l’ancien amant de sa mère, répétant

1. Freud fait référence à l’héroïne d’Ibsen.


202 NARCISSISME ET DÉPRESSION

une situation œdipienne dont les désirs restent méconnus du fait du refou-
lement. On sait bien, évidemment, que la réalisation des souhaits
œdipiens, au-delà de leur dimension transgressive, actualise la crainte de
perdre l’amour de l’objet. Il paraît donc impossible de séparer la sexualité
et la perte.
Au sein du complexe d’Œdipe, le désir pour un parent et la rivalité
avec l’autre menacent les investissements premiers : à vouloir séduire le
père, la fille se met en danger de perdre l’amour de la mère ; à vouloir
séduire la mère, le garçon se met en danger de perdre celui du père.
Nombre de problématiques œdipiennes achoppent à ce niveau : si la diffi-
culté à éprouver l’agressivité vis-à-vis du rival rend l’engagement et le
dégagement conflictuel particulièrement malaisés, c’est beaucoup parce
que cette expression de l’ambivalence menace le sujet d’une perte
d’amour douloureuse.

2.2.2 La répétition : « Au-delà du principe de plaisir » (1920)


Sans entrer dans l’analyse de l’ensemble de ce texte qui cristallise « le
tournant des années vingt », rappelons l’idée — au moins aussi scanda-
leuse que celle, ébauchée, de l’échec devant le succès — selon laquelle
l’être humain ne serait pas toujours et seulement guidé par la recherche
de la satisfaction et du plaisir, mais qu’il pourrait tout aussi bien être
emporté par l’attraction du déplaisir et du mal-être. Fondement du maso-
chisme, cette idée (ou ce constat ?) va être largement développée dans
« Au-delà du principe de plaisir », texte particulièrement controversé car
Freud y introduit la notion de pulsion de mort que d’aucuns continuent de
considérer comme relevant d’une démarche plus métaphysique que
métapsychologique.
Nous nous contenterons, dans ce chapitre, d’extraire le passage consa-
cré à la question de l’absence et de la perte, à partir de l’observation célè-
bre du petit-fils de Freud, privé de la présence de sa mère et gardé par son
grand-père. L’enfant est un garçon de dix-huit mois au développement
normal, ayant de bonnes relations avec son entourage familial, plutôt
« gentil » et raisonnable : il ne dérange pas ses parents la nuit, il respecte
les interdictions et surtout il ne pleure jamais quand sa mère, à laquelle il
est manifestement très attaché, le quitte pendant plusieurs heures. Or cet
enfant a l’habitude de lancer loin de lui tous les objets dont il se saisit et
en même temps il émet « avec une expression d’intérêt et de satisfaction
un O-O-O-O sonore et prolongé qui, selon le jugement concordant de la
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 203

mère et de l’observateur, n’était pas une interjection mais signifiait “fort”


[adv : au loin, parti] » (op. cit., p. 285). On connaît la suite : l’enfant
possède une bobine en bois autour de laquelle est enroulée une ficelle ; il
jette la bobine tenue par la ficelle par-dessus le bord de son lit, si bien
qu’elle disparaît à la vue ; il crie son « O-O-O-O » puis tire la ficelle pour
faire remonter la bobine et salue son apparition par un joyeux « da » (là).
L’interprétation proposée par Freud nous intéresse particulièrement
quant à la problématique de perte, à l’angoisse qu’elle suscite et au mode
de traitement qu’elle peut entraîner. Freud insiste d’abord sur la « grande
performance culturelle de l’enfant » qui renonce à une satisfaction
pulsionnelle : il peut désormais laisser partir sa mère sans se rebeller et
s’en dédommage en mettant lui-même en scène la disparition et le retour.
Le second point a trait au plaisir et au déplaisir : il est impossible, écrit
Freud, que le départ de la mère soit agréable ou indifférent pour l’enfant.
La question se pose alors — comme à propos des névroses traumatiques
— de la contradiction entre le déplaisir d’une telle situation et la complai-
sance à la répéter dans le jeu. Mais ce qui se dégage essentiellement est le
passage d’une situation subie (le départ de la mère imposé à l’enfant),
c’est-à-dire d’une position passive, à une position active puisque c’est
l’enfant qui préside à l’ordonnancement du jeu. Cela relèverait d’une
pulsion d’emprise, indépendante du fait de savoir si le souvenir apporte
du plaisir ou du déplaisir.
Une autre interprétation est possible : jeter l’objet au loin pourrait être
une vengeance à l’égard de la mère ou un défi par lequel l’enfant lui
signifierait qu’il n’a pas besoin d’elle et qu’elle peut partir, à la limite
même qu’il lui ordonne de partir. On retrouve ici l’opposition entre ce qui
revient à une situation éprouvée, « réelle », imposée au sujet par l’autre,
et ce qui relève de la création d’un jeu de représentations au sein duquel
le sujet adopte une position active de maîtrise : « Il [l’enfant] était passif,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

à la merci de l’événement, mais voici qu’en le répétant, aussi déplaisant


qu’il soit, il assume un rôle actif » (ibid., p. 286). Cette stratégie est tout à
fait repérable en clinique adulte, dans le mode narcissique de réaction à
l’absence et à la perte : refus de la passivité, refus de reconnaissance de
l’impact de la perte de l’objet, position d’emprise et d’auto-suffisance.
Que l’autre soit présent ou pas, peu importe ; si le sujet se satisfait tout
seul, il ne souffre d’aucun manque et n’a donc besoin de personne.
Le passage de l’événement à la représentation prend toute sa significa-
tion à partir de la question de la perte : c’est bien dans cette perspective
204 NARCISSISME ET DÉPRESSION

que dans « La négation », en 1925, Freud inscrira la dynamique de


l’appartenance et du rejet au fondement de la capacité à se représenter un
objet absent. C’est en effet par le passage de la présence à l’absence et à
sa reconnaissance que l’affect se lie à la représentation. Mais pour que
cette procédure advienne, il est indispensable que l’objet ait été perdu,
qui autrefois avait apporté une satisfaction réelle. Il y a donc nécessité
d’une différenciation de base entre moi et objet, entre ce qui appartient à
l’un et à l’autre. L’existence d’un moi qui se reconnaît comme tel s’attache
immanquablement à ce qui s’éprouve, à condition toutefois que la qualité
et l’appartenance de ces éprouvés soient reconnues. Cette reconnaissance
passe par l’autre, par son regard, par son attention : c’est là que se décou-
vre la connexion si étroite entre l’intime et l’étranger, entre le moi et
l’objet. Le texte, si fondamental, de « La négation » (1925) offre une
démonstration magistrale de la co-substantialité du moi et de l’objet dans
le passage de la perception à la représentation : il souligne encore
l’impact essentiel de la perte d’objet et de sa reconnaissance dans l’acces-
sion à la représentation. Or la représentation de l’objet absent, la possibi-
lité ou non de le convoquer comme image interne, même s’il n’est pas
perceptivement présent, constitue un pivot majeur. Cette capacité est
essentielle dans la possibilité pour le sujet d’élaborer l’absence de l’objet
et elle conditionne très largement les modalités de réactions par rapport à
la perte, donc les différentes qualités de la dépression, si l’on considère
que celle-ci, comme nous l’avons signalé au début de ce chapitre, est une
réaction à la perte.

2.3 La douleur de perdre :


Inhibition, symptôme et angoisse (1926)

En 1926, dans l’addendum de Inhibition, symptôme et angoisse, la ques-


tion de la douleur est abordée par Freud en termes plus précis : il s’inter-
roge sur les effets de la séparation d’avec l’objet et se demande
notamment ce qui, une fois posé le caractère immanquablement doulou-
reux d’une telle expérience, provoque des réactions aussi différentes que
l’angoisse, le deuil ou la douleur. Ainsi se pose la question des liens entre
douleur et perte d’objet.
Le traumatisme est d’abord rattaché à l’impossibilité du nourrisson à
comprendre ou à expliquer l’absence de la mère : le surgissement de
l’angoisse est déterminé par la perte de la perception de l’objet éprouvée
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 205

comme perte réelle de l’objet. Par la suite, les expériences de satisfaction


répétées ont permis la création de l’objet, la mère, qui « connaît dans le
cas du besoin un investissement intense et qu’il faut nommer “pleine de
désirance” » (p. 285). C’est à cet état que Freud rapporte la douleur : elle
advient lorsqu’une excitation, du fait de son extrême intensité, déborde
les barrières de pare-excitation et se maintient constamment, sans
qu’aucune action puisse y mettre un terme.
Quelle ressemblance peut-on dégager de la comparaison entre les
conditions d’apparition de la douleur et de la perte d’objet ? Dans le cas
de la douleur corporelle, se produit un investissement narcissique très
élevé de l’endroit du corps douloureux. Mais, écrit Freud, « le fait remar-
quable que, en cas de déviation psychique par un intérêt d’une autre
espèce, les douleurs corporelles les plus intenses ne se produisent pas
[…] trouve lui aussi son explication dans le fait de la concentration de
l’investissement sur la représentance psychique de l’endroit du corps
douloureux » (ibid., p. 285-286). Il y aurait donc transfert de la sensation
douloureuse au domaine du psychisme. Le surinvestissement de l’objet
absent, « en désirance », constituerait un état d’excitation inapaisable,
augmentant sans cesse, si bien que les conditions économiques de cette
douleur psychique seraient équivalentes de celles qui provoquent la
douleur corporelle.
Ces constructions théoriques nous permettent d’appréhender la
singularité des différentes figures de la dépression : lorsque le passage
de la perception à la représentation de l’objet absent est possible, le
maintien vivant de l’objet perdu, à l’intérieur de la psyché, constitue un
recours effectif, relativement solide et résistant. En tout cas, la perma-
nence de l’investissement d’objet permettra, ultérieurement, que le déta-
chement libidinal indispensable à l’élaboration de la perte puisse
s’effectuer.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Lorsque l’investissement de l’objet reste soumis à la contrainte de la


perception et que l’accession à la représentation s’en trouve affaiblie ou
fluctuante, la dépendance vis-à-vis de l’objet se révèle dans ses aspects
les plus aigus : la douleur de perdre peut alors envahir le moi, comme par
exemple au début d’un deuil, ou encore dans des moments mélancoliques
qui montrent comment l’absence et/ou la perte de l’objet sont vécues
comme autant d’effractions narcissiques insurmontables et maintiennent
un haut degré d’excitation (le paradoxe clinique de l’abattement dépressif
et de l’insomnie peut trouver là sa résolution).
206 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le déprimé, prisonnier d’un défaut (apparent) d’investissement objec-


tal, peut éprouver de fortes douleurs — psychiques et physiques — du
fait de ce défaut d’investissement et de l’état d’excitation angoissante que
l’absence de satisfaction, et donc du plaisir, peut engendrer. Par ailleurs,
la recherche de sensations, si fréquente chez certains sujets aux prises
avec une dépression masquée, vient étonnamment illustrer le propos de
Freud concernant la douleur physique et la douleur psychique : dans
certains cas, la douleur physique constitue un recours actif qui permet de
lutter contre la douleur psychique de la perte. Les conduites addictives
illustrent de manière frappante cette problématique : en deçà, se découvre
toujours une problématique dépressive majeure.

2.4 La voie des identifications :


« Deuil et mélancolie » (1915) ;
« Le moi et le ça » (1923)
Au-delà du phénomène du deuil, il nous faut admettre, au point où nous
en sommes, que non seulement la problématique de la perte est au cœur
de la condition humaine, mais qu’elle offre une expérience, ou des expé-
riences indispensables pour le développement psychique et son fonction-
nement. L’absence de reconnaissance de la séparation maintient un état
fusionnel entre le sujet et l’objet, et celui-ci assigne le moi à un statut
d’indifférenciation et d’aliénation toxique.
On conviendra alors qu’au-delà des situations de perte classiquement
repérables en termes de deuil, de rupture, d’abandon, etc., susceptibles de
déterminer un état ou un moment dépressif, les différentes étapes de la
vie confrontent à la nécessité de renoncer et de perdre les bénéfices et
les objets qui les procurent, inhérents à telle ou telle période de la vie.
Il faudrait ajouter que les objets perdus ne relèvent pas uniquement de
la catégorie des expériences heureuses, contrairement à ce que la
nostalgie convie, mais aussi de celle, moins idéalisée, des expériences
négatives, malheureuses, éprouvantes puisque, comme nous l’avons vu
au paragraphe précédent, celles-ci ont tendance à être répétées par le
même sujet.
Dans la dynamique du fonctionnement psychique, la notion d’identifi-
cation est consubstantielle de celle de la perte : dans « Deuil et mélanco-
lie » déjà, Freud consacre un long développement à la distinction entre
identification hystérique et identification narcissique, en montrant
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 207

comment la réaction en termes de deuil ou de mélancolie est tributaire de


la qualité des identifications. Plus tard, dans « Le moi et le ça », il s’atta-
che à analyser la fonction de la perte dans la construction des identifi-
cations et, fidèle au principe de la dialectique entre le normal et le
pathologique, il intègre le mouvement mélancolique à l’édification des
identifications du moi.

2.4.1 Les identifications dans « Deuil et mélancolie » (1915)


L’identification relève avant tout d’une opération d’appropriation : le sujet
s’empare, à son insu, d’un trait de l’objet. Mais en même temps, le méca-
nisme peut opérer symétriquement ou réciproquement : l’objet s’empare
du sujet en lui imposant, à son tour, un trait auquel il doit passivement
souscrire, qu’il doit faire sien.
Freud, dès 1915, se consacre à la différenciation des formes d’identifi-
cation en analysant avec beaucoup de soin l’identification hystérique et
l’identification narcissique mobilisées respectivement dans le deuil et
dans la mélancolie : dans l’identification narcissique, l’investissement
d’objet est abandonné (à l’instar de ce qui se passe dans la mélancolie)
alors que, dans l’identification hystérique, il persiste et demeure actif.
Cependant, ces deux types distincts d’identification ont une racine
commune : l’identification narcissique est la plus originaire et introduit,
en quelque sorte, à l’identification hystérique dont elle serait le soubasse-
ment. Cependant, comme nous l’avons souligné ci-dessus, l’élément
essentiel dans l’étude des identifications apparaît dans la consubstantia-
lité de ce concept et de celui de la perte. Est-ce un hasard si, dans un texte
consacré à l’analyse de deux modalités contrastées de traitement psychi-
que de la perte, la question des identifications est non seulement présente,
mais constitue le point central des processus ? Est-ce un hasard si,
étudiant minutieusement les différentes étapes du deuil et de la mélanco-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

lie dans la perspective comparative qu’il affectionne, Freud insiste sur


l’ambivalence qui articule les deux mouvements, faisant apparaître, dans
le deuil, une liaison possible de l’agressivité par la libido alors que, dans
la mélancolie, la haine contre l’objet se retourne et s’acharne contre le
sujet ?
La déception (ou le préjudice) de la part de la personne aimée, à
l’origine de la mélancolie, n’entraîne pas, comme dans la névrose, un
déplacement de la libido vers un nouvel objet (nous l’avons déjà ferme-
ment souligné plus haut), elle s’engage dans une « identification du moi
208 NARCISSISME ET DÉPRESSION

avec l’objet perdu » et la perte d’objet se transforme en perte du moi :


« L’identification narcissique avec l’objet devient alors le substitut de
l’investissement de l’objet, ce qui a pour succès que, malgré le conflit
avec la personne aimée, la relation d’amour n’a pas été abandonnée »
(1915b, p. 270)1.
En contraste, l’identification hystérique accorde la prévalence à l’iden-
tification à l’objet du désir de l’autre, c’est-à-dire, dans la configuration
œdipienne, à l’identification au père pour le fils, à la mère pour la fille.
Dans l’organisation œdipienne « complète », la double orientation du
conflit pousse vers une double identification, au père et à la mère, selon la
face positive ou inversée du complexe. Cependant, ce qu’il nous faut
surtout retenir au regard de notre objet d’étude est que c’est à l’objet
investi auquel il faut renoncer que l’identification hystérique s’adresse,
un objet dont l’investissement libidinal, objectal, perdure. C’est bien
dans un contexte de perte qu’opère le mouvement d’identification : la
possibilité de renoncer témoigne pour autant de la solidité du lien à
l’objet et de la résistance de cet investissement.
Au contraire, l’identification narcissique est déterminée par un faible
investissement originaire de l’objet : en cas de défection ou de déception
de la part de l’objet, le retrait de l’investissement suit une filière « anti-
objet ». Le surinvestissement narcissique vise alors à pallier la lacune qui
absorbe des quantités plus ou moins importantes d’énergie pulsionnelle.
L’identification mélancolique accomplit un pas de plus : il s’agit d’une
identification à un objet non seulement perdu mais détruit, mort et, de
surcroît, non identifié.

2.4.2 Les identifications dans « Le moi et le ça » (1923)

Dans « Le moi et le ça », Freud revient à la mélancolie et insiste : au


choix d’objet se substitue une identification. La déception imposée par la
perte entraîne une modification du moi en ce sens que l’objet perdu
s’y érige : le but de cette introjection favoriserait l’abandon de l’objet.
Depuis 1915, Freud a compris, dit-il, que cette substitution contribue
fortement à la formation du moi et notamment à son caractère.

1. C’est moi qui souligne.


CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 209

Au début de la vie psychique, l’investissement d’objet et l’identi-


fication ne sont pas très distincts : le moi est faible, il a connaissance
des investissements d’objet par le ça, les accepte ou les refoule. S’il
doit renoncer à ces investissements, le moi se modifie en ce sens que,
comme dans la mélancolie, l’objet s’érige à l’intérieur de lui, ce qui
facilite évidemment l’abandon de l’objet. Freud va même jusqu’à se
demander si cela n’est pas une condition pour que le ça abandonne ses
objets mais il affirme que, dans les premières phases du développement,
le caractère du moi se construit par sédimentation des investissements
d’objets abandonnés et qu’il contient l’histoire de ces choix d’objet.
Cela revient à dire qu’un processus analogue à celui de la mélancolie
(comme modèle de traitement de la perte et d’identification) fait partie
des opérations psychiques généralement requises pour la construction
du moi.

Un peu plus loin dans le texte, Freud continue de s’attacher au moi et à


ses relations de dépendance. À ce propos, en évoquant les tensions possi-
bles entre l’idéal du moi et le moi et le classique sentiment d’infériorité
qui caractérise les névrosés, il revient aux différences entre névrose
obsessionnelle et mélancolie. Certes, son propos concerne les modalités
d’éprouvés du sentiment de culpabilité dans ces deux affections, mais si
l’on admet qu’une part importante des dépressions est sous-tendue par le
retournement de l’agressivité contre le moi, et en deçà par une attaque du
moi, « mal-aimé » du surmoi, dans la répétition de la crainte de perdre
l’amour, on peut considérer que les propos freudiens valent aussi pour la
compréhension de la problématique de perte des deux organisations
psychopathologiques différentes.

Dans la névrose obsessionnelle, le sentiment de culpabilité s’exprime


bruyamment et le moi se révolte. En vérité, c’est le surmoi qui torture le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

moi : il est plus au fait des « fautes » issues des désirs inconscients que le
moi qui les refoule.

Dans la mélancolie, le moi ne proteste pas contre le surmoi, il se reconnaît


coupable, il cherche même la punition. Selon Freud, la différence tient à
ce que, dans la névrose obsessionnelle, les motions inconvenantes restent
en dehors du moi, alors que dans la mélancolie, l’objet de ces motions est
englobé dans le moi, par identification. Le surmoi, excessivement fort,
fait rage contre le moi avec une violence impitoyable, parfois même une
cruauté terrible qui montre que tout le sadisme a été colonisé pour une
210 NARCISSISME ET DÉPRESSION

attaque dont la composante destructrice est massive : dans la mélancolie


règne une « pure culture de la pulsion de mort ».
Dans la névrose obsessionnelle, au contraire, le pas de l’autodestruc-
tion n’est jamais vraiment franchi car la sécurité du moi est garantie par
le maintien de l’investissement de l’objet. Cela permet de comprendre
aisément que celui-ci peut être attaqué et qu’une part de l’agressivité le
concerne, si bien que seule la part restante est retournée sur le moi. Le
moi n’a pas pris en lui ces tendances agressives et destructrices, aussi se
défend-il par des formations réactionnelles. Le surmoi, lui, considère que
le moi est coupable de ces intentions destructrices, si bien que le moi est
coincé entre les mouvements meurtriers du ça et les reproches de la
conscience morale. Il en résulte, quand cela est possible, à la fois une
auto-torture interminable et une torture systématique de l’objet lorsque
celui-ci peut être atteint. Les états dépressifs apparaissent dans l’inhibi-
tion dominante de ces tendances destructrices, seul étant actif le mouve-
ment d’attaque du moi.
Les deux modèles psychopathologiques que nous venons d’évoquer
brièvement sont susceptibles de nous permettre de poursuivre notre
réflexion : même si des éléments communs se découvrent entre mélanco-
lie et névrose obsessionnelle, on voit bien à quel point les destins
pulsionnels, différents dans les deux affections, régentent l’ambivalence
et le lien à l’objet. Maintenu dans la névrose, coûte que coûte, il préserve
paradoxalement le moi d’atteintes destructrices majeures ; dans la mélan-
colie au contraire, l’identification narcissique et l’englobement de l’objet
dans le moi laissent croître et exploser les tendances destructrices qui
touchent, du même coup, et l’objet et le moi.
Il serait, certes, caricatural de distinguer de manière trop catégorique
les dépressions « névrotiques », objectales d’une part, et les dépressions
« narcissiques » d’autre part, en établissant des correspondances rigides
avec par exemple les névroses et les fonctionnements limites. Cepen-
dant, la prise en compte de la nature plus ou moins objectale, plus ou
moins narcissique, des modalités d’investissement du moi et de l’objet
constitue un indice précieux pour l’étude des figures singulières de la
dépression.
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 211

3 PENSER LA PERTE, APRÈS FREUD

Deux points doivent être préalablement précisés à l’orée de ce paragraphe :


– comme le lecteur a pu s’en rendre compte, nous n’avons pas mis en
place des références spécifiques aux maladies dépressives. La littéra-
ture actuelle s’avère riche en titres et bibliographies suffisamment
connus et répertoriés pour être trouvés sans difficulté. L’objectif de ce
travail est d’un autre ordre : il s’agit de chercher, à travers la métapsy-
chologie psychanalytique, les éléments susceptibles d’être mis à
l’épreuve par la clinique dépressive dont on sait qu’elle est largement
dispersée et présente dans nombre d’affections psychiques ;
– dans cette perspective, les auteurs dont nous allons maintenant citer les
travaux ont réfléchi à la problématique de perte d’objet à partir de la
clinique dépressive, mais sans s’attacher à une symptomatologie connue
par ailleurs1.
Nous avons choisi de nous référer à quatre auteurs psychanalystes :
Melanie Klein, Donald W. Winnicott, André Green, Pierre Fédida, parce
que ces auteurs ont marqué, par leurs travaux, la pensée psychanalytique et
partant la psychopathologie, en se focalisant sur des troubles psychiques
qui, du temps de Freud, n’entraient pas nécessairement dans les indications
de cure : les états psychotiques et les fonctionnements limites. Certains
psychanalystes insistent en effet sur la distinction des conflits essentiels qui
constituent le noyau des différentes organisations psychopathologiques : si
le conflit œdipien et ses avatars se reconnaissent comme problématique
centrale des névroses, il semble dominé chez les états-limites par la très
grande difficulté d’élaboration de la perte, ce qui entrave du même coup la
dynamique œdipienne. Quant aux psychoses, au-delà de l’atteinte identi-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

taire qu’elles recèlent, elles sont susceptibles d’être considérées comme


entièrement déterminées par le déni de la séparation et de la perte2.
Ce bref survol tentera surtout de dégager les apports originaux des
auteurs et leur impact dans l’appréhension — et la compréhension — des
mouvements et des états dépressifs.

1. Voir plus haut : dépressions vives, dépressions masquées.


2. Voir à ce sujet C. Chabert (2002) « Quelques réflexions métapsychologiques », in Processus de la
schizophrénie, où les liaisons entre schizophrénie et mélancolie sont étudiées.
212 NARCISSISME ET DÉPRESSION

3.1 Melanie Klein : position paranoïde-schizoïde,


position dépressive

On connaît bien les apports de Melanie Klein concernant deux positions


fondamentales pour le fonctionnement psychique : ce sont des « posi-
tions » et non des stades, et en ce sens elles sont susceptibles d’être mobi-
lisées tout au long de la vie et pas seulement dans leur phase d’éclosion
dans les débuts du développement de l’enfant.
La position paranoïde-schizoïde permet l’une des premières tentatives
de différenciation par rapport à la fusion mère/enfant des commence-
ments de la vie : elle consiste à cliver l’objet en bon et mauvais objets,
distincts, sans que la continuité entre les deux soit repérée. L’objectif du
clivage est bien de séparer radicalement l’un de l’autre. Les liaisons entre
le clivage et l’absence ne sont pas univoques : si l’on a, un peu rapide-
ment, établi des correspondances entre la mère absente et sa qualification
négative — car alors l’enfant est sans recours, débordé par l’excitation —
il ne faut pas pour autant négliger la même qualification négative associée
à l’excès de présence. Winnicott a largement développé ce point de vue
avec sa conception de la mère « suffisamment » bonne. Cependant, ce qui
est intéressant dans ce modèle est qu’il associe étroitement le moi et
l’objet : si l’objet est mauvais, le moi l’est aussi, mal aimé, mal soigné,
maltraité par lui ; si l’objet est bon, le moi le devient également, aimé,
gratifié, etc., et vice-versa. La caractéristique de la position paranoïde-
schizoïde réside aussi dans les mécanismes de défense qu’elle ordonne :
la projection (et l’identification projective) y occupe une place première
aux côtés du clivage.
La position dépressive se développe de façon concomitante et permet
de rassembler en un seul le mauvais et le bon objet. L’accession à l’ambi-
valence en est à la fois la condition et l’effet : l’objet est unique, tantôt
bon, tantôt mauvais, mais il s’inscrit dans la permanence et la continuité.
La conquête de l’ambivalence pulsionnelle constitue une victoire essen-
tielle pour le fonctionnement psychique. Elle autorise une expression
pulsionnelle modulant l’amour et la haine, suppose une liaison effective
entre tendances libidinales et tendances agressives-destructrices.
Dans le cadre des problématiques dépressives, il est fréquent de voir
associer la position paranoïde-schizoïde aux états psychotiques ou limites
et la position dépressive aux névroses. Cette mise en correspondance —
hâtive à notre avis — fait perdre l’intérêt de la référence : la bascule
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 213

d’une position vers une autre est plus ou moins forte, bien sûr, selon
l’organisation psychique du sujet, mais on peut parfois repérer ces
mouvements chez le même sujet : l’émergence d’une sensitivité exces-
sive, la crainte ou la conviction de ne pas ou de ne plus être aimé (ou
aimable) est fréquente, même dans les dépressions dites névrotiques. La
projection fait partie des mécanismes de fonctionnement psychique
parmi les plus partagés et, par ailleurs, un sujet déprimé, nécessairement
fragilisé sur le plan narcissique, aura effectivement tendance à se sentir
mal aimé, voire persécuté, a minima.
Bien entendu, la juste mesure est indispensable : il y a un pas franchi,
et d’importance, entre le mal-être d’un sujet « simplement » déprimé qui
éprouve son environnement relationnel comme lointain — alors que c’est
lui qui s’en éloigne ! — et les mouvements interprétatifs récurrents qui
empêchent un autre d’éprouver véritablement ses affects dépressifs à
l’aune de la perte d’objet. Ce qui caractérise par ailleurs la position dépres-
sive dans ses traductions cliniques, c’est qu’avec son accès, la liaison
entre affects et représentations se met en place : l’absence ou la perte de
l’objet sont la cause des affects de tristesse.

3.2 Donald W. Winnicott : la crainte de l’effondrement


Nous ne reviendrons pas sur les aspects les plus connus et combien utiles
des travaux de Winnicott. La découverte de l’aire transitionnelle relève
d’une observation et d’une réflexion profonde sur les effets de l’absence
non seulement dans le développement de l’enfant, mais aussi tout au long
de sa vie. L’objet transitionnel est bien là pour pallier, élaborer, la non-
présence de la mère ou de son substitut et en tant que tel, il représente le
produit paradigmatique de la dialectique de la présence et de l’absence.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

« La crainte de l’effondrement », telle que l’analyse et l’interprète


Winnicott, nous donne un aperçu précieux de ce que la perte est suscepti-
ble d’engendrer dans la psychose. Dans ce texte de 1974, l’auteur expli-
que que la crainte de l’effondrement concerne un effondrement qui a déjà
été éprouvé et qu’en de tels moments « le patient a besoin qu’on lui dise
que l’effondrement, dont la crainte détruit sa vie, a déjà eu lieu ». Cepen-
dant, cette angoisse primitive disséquante (agony) ne peut être mise au
passé si le moi n’a pas pu l’accueillir dans l’expérience du présent.
Winnicott assigne la crainte de l’effondrement à un « inconscient »
qu’il différencie de celui de la névrose et même de l’inconscient freudien.
214 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Il caractériserait des modalités psychotiques de défense contre l’angoisse


de perdre l’unité du self, et non contre l’angoisse de castration. Pour
Winnicott en effet, la crainte de l’effondrement est pré-œdipienne : il
soutient un « en deçà » du sexuel qui qualifierait la valeur des échanges
entre l’enfant et son environnement et infléchirait son développement
lorsque les faillites de cet environnement ne peuvent pas être intégrées
comme expériences psychiques. Dans le transfert, l’angoisse disséquante
est éprouvée « en réaction aux faillites et aux erreurs de l’analyste […].
Grâce à ce phénomène, il [le patient] pourra progressivement accueillir la
faillite originale de l’environnement » (p. 210).
À notre avis, la crainte de l’effondrement ne concerne pas seulement
les expériences pré-œdipiennes de non-existence, de vide ou de défaut
d’unité du self. Elle concerne aussi et en même temps la matière vive des
fantasmes originaires et notamment le fantasme de scène primitive, dans
la constitution des commencements. La faillite de l’environnement occa-
sionnée ou déterminée par l’émergence de la sexualité, c’est-à-dire par
les fantasmes de scène primitive, trouve l’écho intérieur de l’impuissance
dans la faillite de l’enfant à combler le désir de la mère. La non-admis-
sion de cette incapacité relève du déni et de l’omnipotence narcissique et
rend particulièrement menaçante la crainte de l’effondrement. L’exclu-
sion des représentations produites par les fantasmes de scène primitive a
pour effet que le sens susceptible d’être donné à l’absence disparaît,
emportant avec lui ses traces libidinales 1.

3.3 André Green : le complexe de la mère morte


C’est cette situation catastrophique qu’André Green propose d’élaborer
avec le complexe de la mère morte. Celui-ci constituerait, à sa manière, le
modèle de certaines modalités dépressives, dont nous pourrions dire
qu’elles s’opposent en effet, en termes de « dépression de vie » et
« dépression de mort ». Une transformation radicale de la vie psychique
de l’enfant est déclenchée par un désinvestissement maternel brutal, trau-
matique, parce qu’il advient sans signes avant-coureurs, sans explication
possible. Les effets de cette effraction vont être traités par la mise en
œuvre de défenses caractéristiques : le désinvestissement affectif et
représentatif de l’objet maternel équivaut à « un meurtre psychique de

1. Voir C. Chabert (2003) « Fantômes d’amour », in Féminin mélancolique, p. 107-119.


CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 215

l’objet, accompli sans haine », aucune destructivité pulsionnelle n’inter-


venant dans cette opération dont le résultat est « la constitution d’un trou
dans la trame des relations d’objet avec la mère » (1980, p. 231).
La perte de sens est liée à l’impossibilité de comprendre le désinvestis-
sement de la mère, effondrée sans raison. C’est le père qui est alors
désigné comme bouc émissaire, responsable de l’humeur noire de la
mère, dans la mise en place d’une triangulation précoce qui rassemble
l’enfant, la mère et l’objet inconnu du deuil de la mère (condensé avec
le père). Cette situation déclenche alors une haine secondaire et une
excitation auto-érotique déterminant une dissociation entre corps et
psyché.
Enfin, et cela est essentiel, « la quête d’un sens perdu structure le déve-
loppement précoce des capacités fantasmatiques et intellectuelles du
moi » (ibid., p. 233). A. Green découvre ainsi une activité représentation-
nelle qui s’inscrirait dans la contrainte d’imaginer, à l’instar du dévelop-
pement intellectuel qui obéirait, lui, à la contrainte de penser. Il s’agit
en effet de combler le « non » du désinvestissement par un fonctionne-
ment hyperactif du penser, entretenant une excitation indispensable au
maintien du sentiment d’exister. Ce processus est illustré très claire-
ment chez les patientes anorexiques qui entretiennent une hyperactivité
physique et intellectuelle pour lutter contre une dépression profonde,
masquée.
La contrainte de penser, l’effervescence psychique qu’elle produit,
montrent la tension et l’effort pour maîtriser la situation traumatique,
pour fermer la brèche d’un « je ne t’aime pas » ou « je ne t’aime plus »
imprévisible. L’activité du penser est alors essentiellement investie dans
des opérations d’anticipation et de devinement — guettant les signes
avant-coureurs de la catastrophe — afin de ne pas se laisser surprendre
par le retour d’une telle effraction.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

On peut élargir le complexe de la mère morte à toute construction


mettant au jour un désinvestissement par l’objet, soudain, transitoire,
imposant un changement drastique dans les modalités de relations
d’objet. Toute situation suscitant une perte traumatique d’ordre narcissi-
que, renvoyant finalement à un détournement du regard de la mère sur
l’enfant.
216 NARCISSISME ET DÉPRESSION

3.4 Pierre Fédida : les bienfaits de la dépression


Nous souhaitons conclure ce chapitre en évoquant un point de vue essen-
tiel dans l’ouvrage de Pierre Fédida paru en 2001 : Des bienfaits de la
dépression. Éloge de la psychothérapie. Il nous semble en effet témoi-
gner de l’actualité de la pensée analytique et de la modernité de la
psychopathologie dans le domaine pourtant si visité de la dépression.
Le premier point sur lequel P. Fédida insiste est que, lorsqu’il s’agit de
la vie psychique des humains, il est indispensable d’avoir du temps pour
écouter. Si, dans le registre de la vie psychique, on constate l’échec des
causalités univoques qui tendent à isoler les parties biologiques et les
parties psychiques, la dépression prend valeur d’un véritable paradigme
thérapeutique. D’un côté, nous disposons des moyens capables de sous-
traire les patients aux symptômes de leur dépression ; d’un autre côté, il
nous faut admettre que la guérison de la dépression n’est pas réalisée dès
lors qu’on repère ces symptômes handicapants. Cette assertion témoigne
d’une position critique vis-à-vis de l’utilisation exclusive des échelles de
dépression à des fins diagnostiques en psychiatrie.
Le second point relevé par P. Fédida est que les hypothèses avancées
par la psychanalyse sur les conditions de survenue d’un état dépressif
restent incertaines. Les métaphores produites pour évoquer la dépression
relèvent essentiellement du froid, du silence glacé, et somme toute appel-
lent l’imagination du côté du déshumain. P. Fédida conduit ses spécula-
tions à partir de métaphores géologiques, ce qui lui permet de s’arrêter à
la glaciation : sur le modèle des formes animales et végétales, le
« psychique » pourrait être conçu comme une forme fixe de conservation
de la vie, forme pourtant suffisamment plastique pour permettre la régres-
sion. « Entre le début et la fin de la période glaciaire, la névrose met ainsi
en œuvre d’extraordinaires moyens de maintenir l’humain en vie, tandis
que rien ne doit exposer cette vie à des dépenses sollicitées de l’exté-
rieur » (p. 36). La névrose obsessionnelle 1 apparaît exemplaire parce
qu’elle représente l’influence décisive du glaciaire comme formation du
psychique et qu’elle est, en même temps, un modèle de progrès régressif
vers la pensée. P. Fédida propose donc d’utiliser cette fantaisie spécula-
tive en considérant « les formes symptomatiques simples d’une névrose
glaciaire protégeant la vie contre ce qu’elle aurait de vivant. À cet égard,

1. Cf. supra : à propos des travaux de Freud.


CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 217

la dépression serait l’état corrélatif d’une névrose glaciaire (névrose


obsessionnelle) dont il serait aussi la protection. Ce qu’on appelle
“psychique” ne serait-ce pas cela le processus même d’une sorte d’évolu-
tion fixe accordant ces moyens nécessaires de défense contre ce que le
vivant de la vie a de traumatique ! » (ibid., p. 36).
Les psychanalystes auraient trop tendance à comprendre les états
dépressifs en référence à la séparation, à l’abandon ou encore à des
carences affectives élémentaires. Selon P. Fédida, la dépression devrait
mobiliser une autre imagination, nourrie par l’observation des forces
animales et de leur formidable capacité d’adaptation aux dangers les plus
violents. En mettant trop l’accent sur le deuil, la perte ou la séparation, on
néglige de penser au fait que l’animation de la vie est éprouvée comme
une menace violente de mort sur la vie. « Toute mise en mouvement est
d’autant plus terrifiante qu’elle paraît entraîner dissociation et épuise-
ment » (ibid., p. 46). Il est indispensable de prendre en compte la
violence dépressive (c’est-à-dire la violence constitutive de la dépression)
et la fonction que l’autre assure dans l’engendrement de cette violence.
L’intérêt clinique de la notion d’excitation est de désigner, dans la
dépression, ce qui relève d’une tentative pour échapper à l’emprise terri-
fiante par une mise en acte compulsive de l’angoisse. Le phénomène
dépressif est sans doute l’indication d’une angoisse de perte, mais on
pourrait aussi bien avancer que la plainte qu’elle entraîne tend à protéger
le patient contre « toute attention trop réveillée qui ferait intrusion dans
un sommeil sans rêve et entraînerait ainsi l’émergence trop intense du
psychique sur la forme d’une catastrophe hallucinatoire. J’entends par
catastrophe hallucinatoire ce surcroît d’excitations internes que l’appareil
psychique ne saurait être en mesure de supporter » (ibid., p. 51).
Peut-être est-il nécessaire de traduire cette pensée profonde et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

complexe. Ce que propose P. Fédida est d’approcher la dépression, en


deçà du phénomène déprimé, autrement que par la référence systémati-
que à la perte et au deuil (ce que nous avons fait tout au long de ce chapi-
tre !). En s’étayant sur l’exemple de la névrose obsessionnelle, appelée
névrose « glaciaire » en référence sans doute au « gel » des affects
produit par l’isolation — mécanisme prévalent au service du refoulement
dans cette affection — et aussi au mouvement régressif qui le caractérise,
l’idée principale est que la dépressivité, actualisée par la situation analyti-
que, constitue une protection majeure contre la violence du vivant, celui-
ci représentant l’affrontement entre le sujet et l’autre. C’est cette liaison à
218 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’autre qui engendre la dépressivité, comme effet secondaire à l’excès


d’excitation qu’il provoque. Si la dépressivité contient une composante
érotique, il ne faut pas négliger le rôle essentiel de l’autre et l’impact de
sa présence dans l’émergence et l’engendrement de l’auto-érotisme.

3.5 Moments mélancoliques

Nous sommes évidemment tentée de mettre en correspondance cet aspect


des travaux de P. Fédida avec ce que nous avons pu proposer nous-même,
à partir de l’étude de la passivité, pour la compréhension des « moments
mélancoliques » tels qu’ils sont susceptibles d’apparaître dans la clinique
psychanalytique, mais aussi dans le cours de la vie (Chabert, 2003).
Rappelons très brièvement qu’à l’origine de l’excitation, les mouve-
ments pulsionnels doivent être saisis dans leur double dimension :
passive, du côté de la sensation, de l’empreinte, de l’éprouvé ; active, du
côté de l’exercice, de la maîtrise. Dans les deux cas, la sensation et le
plaisir sont éprouvés de l’intérieur avec cependant une différence nota-
ble : la passivité implique, plus que l’activité, l’impact de l’action de
l’autre sur le sujet. En ce sens, la passivité est impliquée chaque fois que
l’excitation est reconnue comme telle, dans sa liaison avec l’objet qui la
suscite.
Sans doute, en empruntant un raccourci un peu rapide, on pourrait défi-
nir la passivité comme l’état d’excitation par l’autre : être excité, être
aimé… être abandonné par l’autre. C’est bien, semble-t-il, ce que
P. Fédida veut dire quand il soumet l’auto-érotisme aux modalités de la
présence de l’autre.
Dans la mélancolie, nous l’avons vu, la régression narcissique (et
l’englobement de l’objet dans le moi) permet que l’attaque contre l’objet
soit masquée par l’attaque contre le moi. Si l’on associe les deux textes
de 1915 « Deuil et mélancolie » et « Pulsions et destins des pulsions »,
on peut proposer la construction suivante : à l’origine (nous ne l’avons
que trop répété !) un choix d’objet très marqué narcissiquement génère la
haine vis-à-vis de l’objet excitant. Celle-ci combat la passivité (l’être
excité) et ce qu’elle implique en éprouvés, notamment « l’être aimé »
qui, selon Freud, en est la forme la plus achevée. Si la déception advient,
et avec elle la blessure ouverte du non-amour, la haine contre l’objet est
renforcée : ramenée sur la personne propre par la régression narcissique
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 219

et le mouvement pulsionnel, elle soutient le mouvement mélancolique et


nourrit l’activité sadique contre le moi.
Pour résumer, le mouvement mélancolique constituerait une des voies
de détournement de la passivité, contre l’être-aimé, l’être-excité, contre
l’objet et finalement contre le sujet lui-même. En même temps, lorsqu’il
apparaît dans la cure, ce mouvement mélancolique offre « une occasion
privilégiée de faire valoir et apparaître l’ambivalence des relations
d’amour » car « les facteurs occasionnant la mélancolie débordent en
général le cas bien clair de la perte par la mort et englobent toutes les
situations […] par lesquelles peut s’inscrire dans la relation une opposi-
tion d’aimer et haïr ou se renforcer une ambivalence déjà présente »
(1915b, p. 272).
La passivité originaire, le fondement du sexuel, la passivité inhérente
au processus de l’analyse se déclarent là, dans la répétition, parce que
celle-ci (re)crée l’écart entre l’adulte et l’enfant, l’écart entre l’analyste et
l’analysant, auquel celui-ci croit, au moins dans les premiers temps de la
cure, même (et surtout) s’il le nie. Écart qui surgit dans la confusion des
langues (dénoncée par Ferenczi), dans l’opposition du langage de la
passion et du langage de la tendresse. Mais au-delà de cette opposition,
n’est-ce pas cet écart lui-même qu’impose l’adulte à l’enfant ?
La confusion ne pourrait-elle pas naître de la non-reconnaissance et/ou
de la falsification des affects par les mots, mots non pertinents, mots
effractants par leur absence de pouvoir de contenance et de liaison ? Pour
être éprouvés, les affects ne requièrent-ils pas la reconnaissance et la
qualification qui conditionnent l’instauration d’un espace psychique
propre, d’un espace intérieur ?
Les mots trouvés/créés adviennent pour dire l’écart enfin reconnu entre
l’adulte et l’enfant ; ils montrent aussi un autre écart, lié au premier, celui
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la présence et de l’absence, écart dans lequel s’arriment les potentiali-


tés de représentation. Cela suppose que la perte d’objet soit admise, cela
témoigne bien sûr de la capacité du sujet à maintenir vivante en lui la
présence de l’autre ; cela témoigne aussi de la capacité du sujet à se
représenter vivant dans la pensée de l’autre.
C’est peut-être là que le moment mélancolique trouve sa fin. Freud ne
rappelle-t-il pas que l’objet du travail de la mélancolie est analogue à
celui du deuil ? Qu’il se fonde vraisemblablement sur la même situation
économique et sur les mêmes tendances ?
220 NARCISSISME ET DÉPRESSION

On peut penser que la différence revient alors surtout à la force narcis-


sique infiniment plus dominante dans le processus mélancolique et à
l’infléchissement qu’elle apporte dans la dialectique des identifications à
l’objet perdu. Celui-ci demeure énigmatique et difficile à circonscrire :
s’il conserve une si grande part d’inconnu, n’est-ce pas qu’il se situe
confusément dans un espace mal délimité et qu’en écrasant le sujet, il
brouille ou effracte les frontières ? Dans ce contexte, la « confusion »
mélancolique pose autrement la problématique de la perte d’objet : il
s’agit en effet, dit Freud, d’être emporté par le même destin que l’objet
anéanti, à moins de choisir de s’en défaire, si les bénéfices narcissiques
assurés par la vie se montrent les plus forts. L’ambivalence mélancolique
ne concerne pas seulement la lutte entre l’amour et la haine, elle engage
des forces extrêmes dans le combat entre la vie et la mort. Lorsque la fin
de la mélancolie s’impose, c’est la vie qui l’emporte. La vie, donc la
libido, donc l’activité. Mais Freud énonce une autre condition à cette
victoire : il faut que l’investissement libidinal menacé abandonne l’objet
et se retire sur le lieu du moi dont il était parti. Après la régression inhé-
rente au processus mélancolique, le conflit doit se jouer entre une partie
du moi et l’instance critique : c’est par l’intériorisation de la lutte entre
les deux parties adverses, actualisée dans le déchirement mélancolique,
que l’issue advient et se représente dans l’appareil psychique. Ce mouve-
ment implique que la part libidinale, celle du vivant, parvienne à appri-
voiser la part du mort, grâce au désenchantement narcissique permis par
l’acceptation de la passivité. Si la part libidinale gagne, c’est que le moi
accueille l’excitation, qu’il accepte l’empreinte de l’autre autrement que
dans ses dérives mortifères. Cela suppose, dans l’engagement transféren-
tiel, qu’au-delà des représentants-représentations, les affects puissent être
convoqués, éprouvés, reconnus, identifiés : la place est alors laissée à la
passivité pour ce qu’elle vient dire de l’être-excité, être-affecté, être-
aimé.
Dans cette perspective, nous ne serions pas si éloignée du point de vue
de P. Fédida : ce qu’il appelle « dépressivité » apparaît équivalent de ce
que nous nommons « moments mélancoliques ». Ceux-ci, au-delà des
formes les plus souffrantes et surtout les plus pathologiques constitutives
d’états dépressifs plus ou moins graves et durables, pourraient être consi-
dérés comme intrinsèquement liés au fonctionnement de l’appareil
psychique, non seulement parce qu’ils permettent une désarticulation de
l’ambivalence pulsionnelle, mais parce qu’ils fomentent effectivement un
combat crucial contre « le courant de la vie » comme le nomme
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 221

P. Fédida, c’est-à-dire contre l’attraction par l’autre, contre l’excitation


qu’il engendre, contre le risque de perte qu’il entraîne, si tôt qu’il menace
de s’éloigner.
Peut-être qu’en ce sens nous pourrions rejoindre l’idée que la dépres-
sion offre, au-delà de l’expérience taraudante, parfois disséquante
(« l’agonie » dont parle Winnicott) qu’elle impose, un noyau de lutte
puissant pour rester vivant, si effectivement rester vivant implique
d’abord et avant tout la résistance, au sens littéral du terme.
Chapitre 4

LA DÉTRESSE
DANS L’ŒUVRE
FREUDIENNE :
UNE FIGURE
DE DÉPRESSION
ORIGINAIRE
INTRODUCTION

Quelle est la place de la détresse dans la discussion sur la dépression ?


Pourquoi s’attarder plutôt auprès de la « détresse » que d’autres états
connexes, tels le « désespoir » ou « l’angoisse » ?
La détresse tient une place particulière dans l’œuvre freudienne. Elle y
trouve sa première expression : Hilflosigkeit. Première expression que les
Français ne cessent de citer en allemand, faute d’équivalent direct dans
leur langue. Cette difficulté a l’avantage d’avoir permis de repérer une
notion centrale de la pensée freudienne, qui toutefois n’est pas un
concept psychanalytique au sens strict. Puisque le lecteur francophone
doit, la plupart du temps, se contenter de lire le mot allemand, il pense
qu’il s’agit d’un mot très particulier et attribue peut-être même à Freud la
paternité de ce mot. Or c’est bien la plus grande erreur que l’on puisse
faire : le mot Hilflosigkeit fait partie de l’héritage sémantique de la langue
allemande, de même que de la culture théologique et philosophique alle-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

mande. Plus encore : rien de plus naturel dans le langage ordinaire


allemand, encore aujourd’hui, que d’utiliser ce mot, d’où le risque qu’il
passe inaperçu pour un lecteur germanophone pour qui il est tout à fait
familier. Cela dit, ce mot est passé par toute une série de transformations
dans son contenu sémantique et c’est là que réside l’intérêt de l’utilisation
qu’en fait Freud.
Hilflosigkeit n’est en effet pas traduisible en français. Il ne l’est pas
parce qu’il s’entend toujours en référence à Hilfe (aide), et la langue fran-
çaise ne possède pas d’équivalent qui contiendrait ce champ sémantique
226 NARCISSISME ET DÉPRESSION

(contrairement à l’anglais qui peut traduire littéralement par helples-


sness). Faute de traduction littérale en français, on est obligé de s’en
approcher par périphrase : « être sans aide » ou « être en manque
d’aide », ce qui a mené les traducteurs des œuvres complètes de Freud à
former le substantif « désaide » qui a l’avantage de conserver la racine
étymologique allemande, mais le désavantage d’en faire un terme abstrait
alors que le mot allemand est, tout au contraire, un mot profondément
ancré dans le langage ordinaire, véhiculant le sens concret d’un affect très
fort de solitude associé à l’absence d’aide. Il est donc préférable de cher-
cher en français un mot courant qui corresponde plus à la dimension
affective du mot allemand. « Détresse » est à cet égard probablement le
plus adéquat. Nous parlerons donc d’états de détresse1.
La caractéristique d’Hilflosigkeit la plus importante est d’exprimer une
forme de détresse originaire, liée à la condition humaine. À cet égard,
Freud est pleinement l’héritier d’une longue tradition. En revanche, sa
manière de comprendre ce qu’est cette détresse, le sens qu’il lui donne,
est tout à fait nouvelle et insolite. Freud l’établit par rapport à un état
d’impuissance biologique, alors que Hilflosigkeit était, jusqu’à Freud,
conçu en référence à une dimension transcendante.
La détresse, telle que Freud la conçoit, est une forme de « dépression
originaire ». Le mot « dépression » ne se réfère pas à un état pathologi-
que, mais plutôt à un état propre à chaque homme, un état relié à la condi-
tion biologique de chaque homme. Cet état est « originaire », dans le sens
où il est présent notamment à la naissance, se manifestant dans une
détresse primordiale de l’être humain qui ne peut subsister tout seul, sans
aide extérieure.

1 LES SOURCES DE L’HÉRITAGE FREUDIEN

Ne pas reconnaître la filiation ou la paternité culturelle qu’il y a entre Freud


et un certain tournant de la pensée, manifeste à ce point de fracture qui se situe
vers le début du XVIe siècle, mais qui prolonge puissamment ses ondes
jusqu’à la fin du XVIIe, équivaut à méconnaître tout à fait à quelle sorte de pro-
blèmes s’adresse l’interrogation freudienne (Lacan, Séminaire, VII, p. 117).

1. Toutes les citations allemandes qui suivront dans cette contribution sont traduites par moi, sauf
avis contraire ad locum où j’indique alors la référence de l’édition française utilisée.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 227

Un bref regard historique permet de mettre en relief l’ampleur de la


notion de détresse. Ce parcours historique nous permet de mieux saisir à
quel point la théorie freudienne de la détresse s’insère dans une longue
tradition épistémologique. Il serait en effet erroné de penser qu’il s’agit
d’une simple excursion historico-sémantique du mot Hilflosigkeit. Bien
au contraire, nous allons voir que l’utilisation freudienne de ce mot est
profondément rattachée à son histoire sémantique, qu’elle en porte les
traces et en modifie, sur des points essentiels, sa teneur. Et c’est en cela
que réside son principal intérêt (dans ce qui suit, j’utiliserai souvent le
terme allemand, afin de le mettre plus directement en évidence).

1.1 Luther ou l’invocation de l’aide divine


La notion de Hilflosigkeit, plus particulièrement son ancrage dans la
langue allemande, remonte au XVIe siècle à Martin Luther (1483-
1546), le réformateur protestant allemand. L’influence de Luther sur la
formation de la langue allemande (à travers sa traduction de la Bible en
allemand) est fondamentale. De nombreux mots allemands ont reçu une
signification théologique sous sa plume. Il en est ainsi pour le mot
« aide » (Hilfe), qui constitue la racine étymologique du mot Hilflosig-
keit.
Lacan, dans son séminaire L’Éthique de la psychanalyse (Séminaire
VII, 1959-1960), fait retour à Luther et évoque la « paternité » épistémo-
logique qui relie la pensée freudienne avec le tournant décisif du
XVIe siècle, à celle de Luther, et qui se poursuivit avec les Lumières. Si
les philosophes des Lumières ont souvent été nommés précurseurs de la
pensée freudienne, rares sont ceux qui, comme Lacan, font remonter les
parentés jusqu’à l’époque de la Réforme. Ce fait mérite l’attention : nous
verrons, au fil de ce chapitre, à quel point notre approche concernant la
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Hilflosigkeit fait écho à Lacan, en prenant toutefois un autre axe d’inter-


prétation.
Les motifs qui mènent Lacan à se référer à Luther sont bien particu-
liers : dans le Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, Lacan cherche
à situer la place qui revient à l’éthique en psychanalyse. Pour ce faire, il
cite quelques passages centraux de l’œuvre freudienne qui traitent de
cette question, puis retrace les influences majeures sous-jacentes à la
conception freudienne de la moralité. Sans nous attarder sur cette discus-
sion de l’éthique, retenons seulement ici les fréquentes références de
228 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Lacan à l’Esquisse dans ce contexte. C’est en effet plus précisément dans


la discussion de ce que Lacan appelle « les pulsions et les leurres »
(Séminaire VII, chap. VII, p. 105-119) que la référence à Luther appa-
raît :

Lisez un peu Luther […] pour vous apercevoir jusqu’où peut s’affirmer la
puissance des images qui nous sont les plus familières […]. C’est bien à
celles-là que se réfère la pensée d’un prophète si puissant dans son inci-
dence, et qui renouvelle le fond de l’enseignement chrétien, quand il cher-
che à exprimer notre déréliction, notre chute dans un monde où nous
tombons dans l’abandon. Ses termes sont en fin de compte infiniment plus
analytiques que tout ce qu’une phénoménologie moderne peut articuler
sous les formes relativement tendres de l’abandon du sein maternel —
quelle est cette négligence qui laisse tarir son lait ? Luther dit littéra-
lement : Vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du diable
(Lacan, 1959-1960, p. 111 ; je souligne).

Cette référence à Luther est d’autant plus parlante que Lacan dit,
comme en passant et visiblement sans y prêter lui-même une attention
particulière, que le propos de Luther est d’exprimer notre déréliction face
à la condition humaine. Et l’on pense immédiatement à la Hilflosigkeit :
selon Luther, la déréliction n’est en effet rien d’autre que l’état de
détresse dans lequel l’être humain se trouve prostré. Mais Lacan s’inté-
resse d’avantage à la force imagée des mots qu’à la condition humaine
envisagée par Luther :

Ce qui s’articule ici est justement le tournant essentiel d’une crise d’où est
sortie toute notre installation moderne dans le monde. C’est à cela que
Freud vient donner sa sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer,
une fois pour toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes, là
où ils doivent être, c’est-à-dire dans notre corps (ibid., p. 111-112).

Cette dimension est certes importante, mais qu’en est-il de l’autre


versant, celui de l’état de détresse, dont Luther se fait, si l’on veut
poursuivre sa propre métaphore, l’avocat du diable ? Sommes-nous
véritablement devant un « optimisme pastoral », comme le pense Lacan ?
Il semblerait plutôt que Luther témoigne de sa conscience exceptionnel-
lement accrue de la solitude humaine et qu’il met tout en œuvre pour
trouver une solution à cet état infernal de privation de Dieu (gottlos).
La question centrale pour Luther est celle du statut que l’on peut accor-
der au libre arbitre. Selon qu’on l’accorde ou non, la condition de
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 229

l’homme change radicalement. En effet, s’il est libre de choisir ses actes,
il peut agir de manière moralement bonne et donc, à travers ses œuvres,
espérer recevoir l’aide de Dieu. Luther, en opposition virulente avec
Érasme, refuse de faire confiance aux capacités de jugement de l’homme.
Celui-ci est, par sa chute du Paradis, fondamentalement mauvais, de sorte
qu’il n’est pas en mesure d’émettre un bon jugement. Érasme, en revan-
che, en fervent humaniste, plaide dans son traité Sur le libre arbitre
(1524) en faveur d’une entière confiance dans le libre arbitre, en atta-
quant Luther et les autres réformateurs (à propos de ce débat entre Luther
et Érasme, cf. Lacan, Séminaire VII, p. 116). Luther répond à Érasme par
le traité Du serf arbitre (1525) où il avance une critique non moins viru-
lente. Luther tente, dans cet écrit, de contrer pas à pas les attaques
d’Érasme. L’essentiel de son argumentation se résume dans le fait que
l’homme ne peut avoir un libre arbitre, car sa condition humaine l’en
empêche. Dieu voue une haine éternelle à l’homme, non seulement à
cause des défaillances d’une libre volonté, mais aussi en raison des
œuvres de cette dernière. Cette haine divine existait déjà avant la création
du monde. La description de cette haine quasi métaphysique a rarement
été surpassée par d’autres écrits chrétiens. Même le Dieu de Job n’est pas
hargneux, il laisse plutôt libre cours aux manigances de Satan (Job 1, 6-12),
tout comme le fait aussi le Dieu goethéen du Faust avec Méphistophélès
(Prologue).
Pourtant, Luther ne s’en tient pas au seul constat d’un Dieu méchant.
Son Dieu revêt des traits dualistes, en fonction de la perspective adoptée
et surtout en fonction de l’état et de l’attitude de l’homme. Si l’homme
accepte sa vulnérabilité fondamentale, s’il renonce à toute intervention
volontariste dans l’ordre du monde, en se pliant aux événements et en les
acceptant, alors son Dieu se montrera secourable. L’invocation de l’aide
divine devient ainsi la principale caractéristique du rapport entre
l’homme et son créateur. En effet, le mot Hilfe (aide) est fréquent dans les
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

deux textes fondamentaux À la noblesse chrétienne de la nation alle-


mande (1520) et De la liberté du chrétien (1520). Hilfe apparaît toujours
dans le contexte bien précis de l’invocation de Dieu : « avec l’aide de
Dieu » (mit Gottes Hilfe), « que Dieu nous aide » (hilf uns Gott). Cette
Hilfe de Dieu est posée par Luther comme le seul secours à la misère de
l’homme :

La misère […] qui oppresse tous les états de la chrétienté […] amène non
seulement moi mais aussi tout un chacun à crier et invoquer l’aide… (À la
noblesse chrétienne).
230 NARCISSISME ET DÉPRESSION

La prière est le moyen premier pour obtenir l’aide divine. Luther y


recourt sans cesse, comme en témoignent les lettres écrites à son épouse
lors des moments les plus épineux des discussions avec ses opposants. Le
seul argument donné par Luther en faveur de la confiance qu’il faut main-
tenir face à ce qui arrivera consiste à dire : « Dieu, et lui seul, nous
aidera… » La volonté humaine n’y est donc pour rien. Toute démarche,
toute revendication doit, selon Luther, se référer à cette aide fondamen-
tale et originaire. Il faut cependant être attentif au fait qu’un autre guette
toujours le moment pour venir en aide : le diable. Cette aide-là, pour
Luther, est celle à laquelle Rome et les papes ont recours, d’où l’état de
profonde misère qui règne dans le monde. Luther va même jusqu’à dire
que ce monde ne peut qu’être un monde de misère et de lamentations,
une vallée de lamentations. Cette situation de détresse résulte du fait que
l’homme cherche à accomplir des œuvres en s’appuyant seulement sur le
pouvoir et la raison. Or Dieu n’aime pas cette attitude :

Dieu n’aime pas et déteste qu’une bonne action soit commencée dans la
confiance en notre propre pouvoir et notre raison… (À la noblesse chré-
tienne).

Si l’aide de Dieu nous fait défaut, c’est donc par notre propre faute et
responsabilité, ou, en l’occurrence, par la faute de Rome et de l’église
catholique. Si, en revanche, un homme est sincère et vrai — donc noble
— il recevra l’aide divine.
L’état de détresse fait partie de la condition humaine. Rien, si ce n’est
l’aide de Dieu, ne peut nous en sauver. Ce qui se présente au départ sous
une forme négative (la condition de détresse) devient, par un renverse-
ment dialectique, la condition sine qua non d’une force positive (l’obtention
de l’aide de Dieu).

1.2 Les Lumières : la primauté de la raison


Il fallut attendre encore deux siècles jusqu’à ce que le rationalisme puisse
acquérir ses lettres de noblesse. Lassés peut-être de l’éternelle déprécia-
tion de la raison humaine, lassés aussi des ravages qu’avaient apportés les
guerres de religions, les penseurs se mirent à reconsidérer la condition
humaine et surtout les ressources secourables de l’homme.
L’immense mérite d’Emmanuel Kant (1724-1804) est d’avoir osé
lancer l’appel à l’humanité d’avoir le courage de faire usage de sa propre
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 231

raison. On ne peut s’empêcher d’y entendre une réponse à l’importance


accordée auparavant à l’aide divine. Comment ne pas penser alors à une
influence particulière, voire à un lien causal, entre la formation du subs-
tantif Hilflosigkeit au XVIIIe siècle et l’appel kantien ? Le contraste entre
la négation de la raison humaine par Luther et l’incitation d’utiliser préci-
sément cette raison par Kant en témoigne. Du moment que l’on accorde à
l’homme le droit d’utiliser sa raison, du moment où cela devient même
un devoir moral, inévitablement, la condition humaine est perçue diffé-
remment. L’homme ne peut plus faire l’impasse sur son propre raisonne-
ment. La raison et le raisonnement sont devenus indiscutablement les
éléments fondateurs de la condition humaine.
Ainsi la référence à Dieu n’est plus prioritaire. Kant argumente en
faveur d’une nécessité inhérente à l’homme de maintenir une part de
spéculation en lui, mais cette part est reconnue comme incertaine, comme
exclue de toute évidence ultime. Dieu ne peut plus être considéré comme
le fondement direct et absolu de l’homme et l’aide de Dieu ne peut plus
être perçue comme condition sine qua non de la vie humaine. Bien au
contraire : en se rattachant à sa raison, l’homme perd inévitablement
l’assurance de cette aide précédemment invoquée ; l’homme se trouve
face à sa propre solitude pour laquelle plus aucune sollicitude divine ne
peut être attendue.
Dès le moment où le principe transcendant n’est plus invoqué comme
ultime recours et où la raison doit faire fonction de guide, la situation
change fondamentalement : si la raison humaine défaille, si elle se
montre impuissante, l’homme se trouve dans une détresse sans limite.
L’aide de Dieu est perdue dans son immédiateté et l’aide accordée par la
raison n’est plus invocable, puisque précisément défaillante. L’homme se
trouve alors dans une situation analogue à celle de Job, mais radicale-
ment différente dans ses présupposés métaphysiques : l’homme des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Lumières constate les défaillances, constate les ravages inhérents à


l’expérience de détresse, mais cherche à tout prix à maintenir sa
confiance en la raison. Les philosophes de cette époque y voient la nais-
sance de la responsabilité humaine et du sens moral.

1.3 Schopenhauer et la naissance du sens moral


Arthur Schopenhauer (1788-1860) écrit le traité Le Fondement de la
morale (1840) en réponse aux Fondements de la métaphysique des mœurs
232 NARCISSISME ET DÉPRESSION

(1785) de Kant. Schopenhauer cherche à reformuler les principes moraux


constitutifs de l’éthique. Selon Kant, toute éthique est fondée sur le
devoir, érigé en tant que seul véritable motif moral. Une telle assertion ne
peut laisser indifférent. Schopenhauer réagit vivement pour montrer que
les motifs moraux ne doivent pas être limités au devoir seulement et, pour
ce faire, il propose de revoir entièrement la constitution des motifs
moraux.
Selon Schopenhauer, l’origine des motifs moraux se trouve dans le
« souffrir avec », la compassion (Mitleid). Celle-ci est la seule et unique
source de la moralité, étant donné qu’elle exige le rapport à l’altérité le
plus complexe qui puisse être : mitleiden, c’est souffrir avec (mit) l’autre,
sans être l’autre. Schopenhauer souligne qu’il n’y a rien de plus difficile,
voire de plus impensable, que d’effectuer un tel mouvement envers
autrui qui, par conséquent, constitue l’expression du plus haut degré de
moralité.
Cette assertion indique déjà que pour Schopenhauer la moralité se
situe dans un rapport intersubjectif. Contrairement à Kant, pour qui le
rapport à autrui reste toujours limité par le principe du devoir (la loi
morale de Kant est innée au sujet, et pas forcément liée à une altérité), la
moralité pour Schopenhauer est inconcevable sans un mouvement vers
autrui.
Comment se constitue ce que Schopenhauer appelle le motif moral, i.e.
la motivation d’action morale ? L’homme est foncièrement égoïste. Ses
motifs et motivations sont essentiellement dirigés vers l’autoconserva-
tion. Kant, avec l’impératif catégorique, pose la maxime de la nécessité
de pouvoir universaliser toute action : ce que l’on fait ou que l’on
souhaite faire, il faut aussi le souhaiter pour autrui, afin que cette action
soit morale. À la base une réciprocité est donc exigée. Or c’est elle
qu’attaque Schopenhauer. À son avis, les motifs de cette réciprocité sont
loin d’être clairs. Pour sortir de l’impasse qui se dessine, il faut reconsi-
dérer entièrement ce que signifie la réciprocité dans la relation humaine.
C’est là le propos central de l’éthique schopenhauerienne.
L’intérêt est le terme clé de l’éthique. Il devient synonyme des motifs
moraux : l’intérêt et le motif sont deux termes identiques. L’intérêt signi-
fie quod mea interest, ce qui m’importe. Or les maximes kantiennes
excluent tout intérêt personnel. « Quelle monstruosité ! » s’exclame
Schopenhauer : sans l’intérêt, aucune moralité n’est concevable. Toute
motivation a pour élément déclencheur un intérêt, qu’il soit dirigé envers
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 233

soi-même ou envers autrui. Comme chaque action suppose un motif, il y


a forcément toujours nécessité d’un intérêt préalable. Schopenhauer
concède que toute action est égoïste, à une exception près : l’action du
souffrir avec. C’est la raison pour laquelle cette action particulière est la
seule véritablement morale.
Schopenhauer donne les raisons suivantes pour justifier son approche :
l’action du « souffrir avec » est suscitée par un autre qui se trouve dans
une situation de passivité ; son état peut consister à nécessiter de l’aide,
du secours ou un soulagement. Seul le motif de venir en aide peut conte-
nir, aux yeux de Schopenhauer, une véritable valeur morale. L’aide est
ainsi entièrement dirigée vers autrui, le motif étant uniquement la
décharge de celui qui est dans l’incapacité de s’aider lui-même. Ce
mouvement d’aide envers autrui implique une identification : je dois
envisager le bien d’autrui comme s’il s’agissait de mon propre bien ; mon
action doit me concerner directement. L’identification à autrui devient
ainsi le critère de moralité.
L’éthique schopenhauerienne se fonde sur cette explication, la sollici-
tude (Mitleid) en est le paradigme. La « participation morale » à autrui
concerne seulement sa souffrance : c’est sa détresse qui suscite mon inté-
rêt et donc mon action positive. C’est ainsi uniquement la douleur, la
souffrance, le manque, le danger, la détresse, la misère d’autrui qui
éveillent ma participation (Teilnahme) à autrui. Dans ces moments, et
seulement dans ceux-ci, « je souffre avec l’autre, même si sa peau
n’inclut pas mes nerfs… ». Cette transitivité accrue reste pour Schopen-
hauer un « phénomène mystérieux », relevant de l’énigme de l’espace qui
se réduit jusqu’à être supprimé entre le sujet et l’objet.
Mais l’énigme réelle, pour Schopenhauer, est que ce rapport inter-
subjectif est fondateur de la moralité : sans l’autre, pourrait-on dire, pas
de moralité ; mais surtout, sans détresse d’autrui pas de compassion
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possible.

1.4 Schiller et la notion de détresse


Friedrich Schiller (1759-1805) exprime à merveille la conscience nais-
sante de la responsabilité humaine. Le mot Hilflosigkeit est fréquemment
utilisé par lui, et cela précisément lorsqu’il est question de la condition
humaine. Dans ses drames tels par exemple Don Carlos, La Pucelle
d’Orléans (« ils vont exiger de l’aide/que puis-je faire, moi qui suis
234 NARCISSISME ET DÉPRESSION

moi-même en état de détresse [hilflos] ! », 1, 2), Guillaume Tell (« voici


la barque qui m’emporterait là-bas,/et je dois gésir ici, en état de détresse
[hilflos], et perdre courage », 1,1, 124-125), mais aussi les Écrits philoso-
phiques, il fait apparaître l’état de détresse inhérent à la condition
humaine. Schiller énonce la nécessité de faire face à la détresse humaine
et souligne l’absence d’aide secourable.
Dans le célèbre traité Du sublime (1801), Schiller considère entre
autres les moyens propices à communiquer au lecteur le sentiment du
sublime. La détresse figure comme un des états lié à la solitude qui à son
tour compte parmi les états provoquant le sentiment du sublime :

[…] la solitude est quelque chose de terrible, dès qu’elle dure et qu’elle
n’est pas volontaire, comme par exemple le fait d’être banni sur une île non
habitée. L’étendue d’un désert, une grande forêt solitaire, errer sur un lac
immense, sont des images qui suscitent l’épouvante et qui peuvent s’em-
ployer en poésie pour le sublime. Mais ici (dans la solitude) réside déjà une
raison objective d’effroi, par le fait que l’idée d’une grande solitude entraîne
aussi l’idée de la détresse [Hilflosigkeit].

Dans les Lettres au sujet de Don Carlos, Schiller évoque la détresse en


tant qu’état de grande et profonde souffrance dans laquelle se trouve Don
Carlos, seul au monde, n’ayant personne de secourable à qui il pourrait
faire appel. Citant un passage du Don Carlos où le héros exprime précisé-
ment cette solitude (« Je n’ai personne, personne/sur cette grande et vaste
terre, personne »), Schiller juge nécessaire de revenir sur l’état de détresse et
de l’expliquer :

La détresse et la pauvreté du cœur le [i.e. Carlos] ramènent à présent


précisément au point où l’abondance du cœur l’avait laissé auparavant…

La détresse est ainsi conçue comme un état intérieur, lié à une réelle
défaillance physique. Il s’agit donc d’une double souffrance, psychique et
physique, à laquelle rien ni personne ne peuvent subvenir de manière
secourable. Car cet état est précisément lié à une prise de conscience de
la solitude humaine. Don Carlos dans son cri de solitude n’appelle
personne ; il constate seulement qu’il n’a plus personne à qui il pourrait
adresser son appel ; il ne cherche pas un être attentif à sa détresse. Dans
l’association avec un bonheur vécu auparavant (« l’abondance du cœur »),
Schiller semble vouloir montrer que bonheur et détresse constituent et
jalonnent la vie et la condition humaine.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 235

D’une certaine façon, le fait de reconnaître et d’accepter l’état de


détresse humaine devient l’enjeu majeur du rationalisme naissant. Accor-
der à l’homme sa pleine responsabilité, c’est donc avant tout lui faire
prendre conscience des limites de sa raison et, surtout, reconnaître que
rien ne peut remédier à cette limite, sauf peut-être un plus grand investis-
sement de la raison.

1.5 Kierkegaard ou le désespoir face à soi-même

Sören Kierkegaard (1813-1855) témoigne des effets ambivalents des


Lumières sur la pensée. Pour lui, l’extrême paradoxe qu’inflige la condi-
tion humaine à la raison ne peut être tenu sans le recours à une transcen-
dance ultime. Son recours à l’ironie constitue une échappatoire pour la
raison, sans pour autant être une solution durable. Le monde est mauvais,
insensé, absurde. On entend résonner là les connotations luthériennes, ce
qui n’étonnera pas de ce protestant qu’est Kierkegaard, élevé dans une
atmosphère de culpabilité particulière. Son père avait « maudit Dieu », ce
qui l’entraîna vers une grave mélancolie. Kierkegaard a ainsi vécu la
situation inverse de celle de la famille de Job : il a vu les effets dévasta-
teurs du sentiment de culpabilité d’avoir failli dans la foi envers Dieu.
C’est peut-être la raison pour laquelle il ne pourra jamais se défaire entiè-
rement de ce « saut » vers la foi, qu’il qualifie pourtant lui-même
d’absurde.
La notion de désespoir, développée dans le Traité du désespoir (1849,
j’abrège par TD. Ce traité est également connu sous le titre La Maladie à
la mort) est un élément clé de la pensée kierkegaardienne. Bien que
n’étant sémantiquement pas l’équivalent de Hilflosigkeit, cette notion
retient néanmoins notre intérêt à cause de leur proximité épistémologi-
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que. Le désespoir chez Kierkegaard est en effet un état de détresse


interne, propre à la condition humaine.
Le désespoir est une « maladie de l’esprit » à laquelle personne ne peut
échapper. Seul le degré de conscience de cette maladie varie, l’intensité
du désespoir augmentant au gré de la prise de conscience. Il s’agit d’un
état purement interne au moi, indépendant d’autrui et n’envisageant pas
d’aide secourable extérieure. De cette façon, Kierkegaard écarte toute
présence relationnelle, mise à part la présence transcendante de Dieu,
seule mesure pensable pour le moi, bien que recours inacceptable.
236 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le noyau dur du désespoir est la pente qu’inflige à l’individu la prise


de conscience de sa faiblesse : plus il en prend conscience, plus son
désespoir est grand. Le désespoir naît et se nourrit uniquement d’une
discordance intrapsychique : « Le désespoir est la discordance interne
d’une synthèse dont le rapport se rapporte à lui-même » (TD, I, 2, p. 65).
On peut donc aller jusqu’à parler d’un certain solipsisme de la concep-
tion kierkegaardienne du désespoir. La solitude de l’homme est absolue et
culmine dans un enfermement du sujet face à lui-même, face à sa propre
division. Comme le dit Corinne Enaudeau : « Je ne peux ni m’enfermer
dans le monde, ni me retirer du monde, ni donner trace dans le monde de
mon rapport à l’absolu, c’est-à-dire l’exprimer » (Enaudeau, 2002, p. 142).
L’homme désespère de constater qu’il ne peut jamais faire un avec lui-
même, qu’il y a toujours une division du moi avec lui-même. Il ne peut
ainsi même pas se sentir seul, dans le sens d’être solitaire (einsam), et par
là uni et seul avec lui-même. Le moi s’enferme dans un rapport circulaire
avec lui-même :

Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit il est dans le


rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le rapport,
mais le retour sur lui-même du rapport (TD I 1 ; p. 61).

Cette réflexivité ultime montre de manière dramatique l’impossibilité


d’une ouverture sur/vers autrui. La circularité se concentre dans le fait de
ne pas vouloir être soi-même, tout en le voulant désespérément. « En
désespérant d’une chose, au fond l’on désespérerait de soi » (TD, p. 71).
On aimerait se débarrasser de son moi, sans y parvenir, puisque vouloir
se débarrasser du moi engendre à son tour le désespoir de réaliser que
l’on ne peut être autre que ce moi que l’on est. Cette « atroce contradic-
tion du désespoir » (TD, p. 74) montre à quel point le désespoir est
impuissant à détruire le moi.
Le désespoir, à son degré ultime, c’est le péché ; le péché de ne plus
avoir l’espoir de la foi. Toutefois, ce saut vers la foi est à son tour un vain
espoir, un leurre.
Le désespoir humain n’est ainsi, comme le montre C. Enaudeau,
qu’une figure d’une détresse bien plus absolue, celle de Dieu qui échoue
à se faire entendre par Adam (la non-réponse d’Adam à l’interpellation
« où es-tu ? », cf. Enaudeau, op. cit., p. 145). L’alliance ratée avec Dieu
est la cause ultime du désespoir : « Le fond du désespoir serait donc le
malentendu, l’impuissance de l’appel à se faire entendre » (ibid., p. 144).
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 237

Un lien direct avec la détresse, telle que nous la concevons dans la


présente contribution, s’impose : l’aide de Dieu, telle qu’elle s’offrait
encore chez Luther, n’est plus possible. Les Lumières ont laissé leurs
traces, ouvrant l’écart entre l’homme et Dieu à tel point que le repli sur
soi dans un solipsisme dépressif et sans issue en devient une conséquence
dramatique et tragique. En résulte, chez Kierkegaard, une profonde
angoisse existentielle et métaphysique du vide et du néant, qu’il conçoit
comme profondément ancrée dans chaque individu.
On pourrait retracer à partir de Kierkegaard toute la tradition philoso-
phique de l’existentialisme qui fait de l’état de détresse le fondement du
sentiment d’angoisse de l’homme. Mais cela nous éloignerait trop du
propos de la présente contribution.
Retenons donc que les penseurs que nous venons d’évoquer posent de
manière unanime la détresse comme profondément liée à la condition
humaine. Les différences se situent plutôt dans la façon d’envisager un
secours à cette détresse, la foi et la raison étant les deux options principales
pour une solution de secours.

2 LA DÉTRESSE
DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE

Sur ces fondements historiques, nous pouvons à présent nous tourner vers
l’œuvre freudienne et y esquisser le statut de la détresse. Deux axes se
dessinent : d’une part la détresse individuelle, d’autre part la détresse
dans le cadre socioculturel. Les deux axes sont intimement liés, l’axe
socioculturel s’étayant en grande partie sur le paradigme individuel.
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2.1 Le paradigme individuel :


l’Esquisse d’une psychologie scientifique
Certains passages de l’Esquisse (1895)1 évoquent la détresse du nou-
veau-né et son besoin vital d'une communication avec un être secourable.

1. Je cite selon l’édition allemande « Aus den Anfängen der Psychoanalyse », parue dans Imago,
London, 1950.
238 NARCISSISME ET DÉPRESSION

La dimension vitale et existentielle de la détresse y est prédominante,


fondée cependant sur l'état d'impuissance biologique.
Dans l’Esquisse, le poids est mis sur la relation entre le nourrisson en
état de détresse et la personne qui se trouve à côté de lui (Nebenmensch)
et qui lui porte secours. La relation humaine s’exprime chez Freud à
travers deux états : (1) celui d’être secourable (hilfreich) et (2) celui
d’être en état de détresse (hilflos). Cette entrée dans une première relation
intersubjective correspond, selon Freud, à la naissance de la moralité
chez l’enfant. En d’autres termes, sortir de l’état de détresse grâce à
l’aide d’une autre personne est la condition préalable et nécessaire pour
l’instauration de la moralité chez l’homme. L’analyse détaillée de quel-
ques passages choisis va nous permettre de retracer pas à pas le cours de
l’argumentation freudienne.

2.1.1 L’expérience de satisfaction


Situé dans la première partie de l’Esquisse, le chapitre intitulé « l’expé-
rience de satisfaction » (chap. 11, p. 402) introduit l’altérité à travers la
dimension motrice de « l’action spécifique » qui doit être relayée par une
« aide extérieure ». C’est pourtant d’abord un changement interne qui a
lieu, dans le nourrisson, sous forme de tension que celui-ci tente
d’évacuer par un cri. Toutefois, cette voie n’est pas suffisante pour une
décharge satisfaisante. Une intervention externe est nécessaire pour
subvenir au besoin. L’organisme humain n’est donc pas en mesure de
subvenir tout seul à une action spécifique de décharge. Un autre, externe,
est indispensable. Cet autre se présente sous forme d’une « aide étran-
gère » (fremde Hilfe). C’est donc avant tout l’action externe qui est souli-
gnée, plus que la personne. Plus précisément, c’est la relation entre les
deux individus et les deux états qui forme le noyau même du rapport.
L’aide extérieure provient d’un individu expérimenté dont l’attention est
attirée par l’état de détresse de l’enfant.
Reprenons plus en détail l’articulation de cette relation : l’aide exté-
rieure est essentielle car c’est bien elle qui est requise pour soulager
l’enfant de sa détresse. La perspective prise est celle de l’enfant, de son
état et de ce qui intervient par rapport à lui. De même, l’explication qui
suit, concernant l’individu expérimenté, se rapporte à l’enfant lui-même.
En effet, celui-ci ne sait pas ce qui provoque la réponse à son cri. Il ne sait
pas que c’est l’attention particulière dont est capable un individu doté
d’une certaine expérience et que c’est son expérience qui permet à cet
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 239

individu d’entendre et de comprendre la teneur du cri. La condition préa-


lable de l’aide est donc la capacité d’avoir une attention compréhensive
pour l’état de l’enfant.

Cette voie de décharge obtient ainsi la fonction secondaire éminemment


importante de la communication et la détresse originelle de l’être humain
est la source d’origine de tous les motifs moraux (p. 402).

Cette phrase est particulièrement étonnante et énigmatique. Quel est le


lien entre la communication du petit être humain et l’individu expéri-
menté d’une part et la naissance de la moralité d’autre part ? La détresse
est présentée ici comme étant la source première de la moralité. Il est
difficile de saisir la portée de cette assertion. Dans quelle mesure et sous
quelle forme, la détresse est-elle liée à la naissance de la moralité ? Quel
sens revêt ici le terme de « moralité » ? De quel type de communication
s’agit-il ? La communication est une fonction secondaire, mais quelle est
alors, dans ce contexte, la fonction première (y en a-t-il une ou
plusieurs) ?
Quelle est la nature de la relation entre l’individu en état de détresse et
celui qui lui vient en aide ? L’attention de l’un fait écho à l’appel de
l’autre. La communication est ainsi au centre d’une relation bien particu-
lière. Le langage de l’enfant est entendu et compris grâce à une attention
particulière de l’adulte ; la réponse de l’adulte sera de venir en aide et de
provoquer ainsi l’expérience de satisfaction. La communication est donc
avant tout le fait qu’une traduction de langages différents a été effectuée
et qu’elle a réussi1.
On peut supposer que la source de la moralité se situe précisément dans
ce type de communication. L’état de détresse devient ainsi non seulement la
source de la moralité, mais aussi la condition préalable à la communication.
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S’il n’y avait pas de détresse, il n’y aurait pas d’appel, et par conséquent
aucune raison pour l’adulte de diriger son attention sur cet appel. En
d’autres termes, l’état de détresse du nourrisson provoque cet enchaîne-
ment de va-et-vient entre l’interne et l’externe, entre un sujet et un autre.
La moralité, dans ce contexte, naît donc du rapport à autrui. On pourrait
même dire que la moralité se localise dans le rapport de communication

1. Cela fait penser à l’article de S. Ferenczi, « Confusion des langues entre les adultes et l’enfant »
(1932), in Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 125-135.
240 NARCISSISME ET DÉPRESSION

réussie entre deux individus, dont l’un est dans un état de détresse, alors
que l’autre est capable d’être secourable ; relation dont on peut souligner
l’asymétrie.

2.1.2 L’acquisition de la fonction du jugement


Dans le chapitre « La mémoire et le jugement » (p. 414 sq.), différents
modes de réflexions sont énumérés, dont un qui trouve son origine dans
l’état de désir. Si on est dans la situation d’un investissement du désir, si
donc la voie de satisfaction du désir n’est pas libre, une perception qui
surgit ne peut pas coïncider avec l’image mnémonique souhaitée. Freud
localise ici la naissance de l’intérêt. Il s’agit de l’intérêt dirigé vers le
désir de pouvoir reconnaître cette image perceptive, afin de pouvoir, par
ce biais, accéder à l’image mnémonique. Les éléments qui ne parviennent
pas à coïncider dans leur investissement, ceux qui divergent éveillent
l’intérêt et sont à l’origine de deux types de travail de réflexion. L’un
concerne le travail mnémonique (qui est sans but) réveillé par des souve-
nirs et mis en œuvre par les différences ; l’autre reste dans les éléments
nouvellement survenus et constitue un travail de jugement sans but. Sur
le fond de ce cadre théorique, Freud donne un exemple : « Admettons
que l’objet qui fournit les perceptions soit semblable au sujet, un être
proche (Nebenmensch) » (p. 415)
L’intérêt de cet exemple est spécifié : « L’intérêt théorique s’explique
par le fait qu’un tel objet est à la fois le premier objet de satisfaction, par
ailleurs le premier objet hostile, de même que la seule instance secou-
rable » (p. 415).
Ce passage se lit comme une continuation directe du passage qui
concerne l’expérience de satisfaction et spécifie avec une grande conci-
sion les différentes fonctions du Nebenmensch, que nous traduisons ici
par « être proche » (nous reviendrons par la suite sur la signification du
Nebenmensch et sur sa traduction) : « […] c’est pour cela que l’être
humain apprend à connaître à travers l’être proche (Nebenmensch) »
Cette phrase, assez énigmatique, n’est pas sans rappeler le passage clé
évoqué plus haut qui attribuait à une telle relation avec l’être proche la
naissance de la moralité. Dès lors, en rapprochant ces deux passages, le
dernier s’éclaire. On comprend que la fonction de connaître est attribuée
à la relation spécifique de l’être proche avec l’autre être humain (dont
nous pouvons supposer qu’il est l’être en détresse), de même que la nais-
sance de la moralité. Mais on doit alors s’interroger sur le lien entre le
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 241

sens moral et la fonction de connaître. Pour ce faire, il faut tenter de saisir


d’un peu plus près ce que signifie cette « fonction de connaître ». Nous
verrons qu’il s’agit de la fonction du jugement.
De l’être proche émanent des complexes perceptifs. Freud donne des
exemples de perceptions visuelles qui, d’une part, sont reconnues par le
sujet comme étant autres que lui (tels les traits du visage de l’être proche,
cf. Lévinas à ce propos, infra), d’autre part, des perceptions visuelles qui
sont perçues chez le sujet comme étant identiques à lui (tels des mouve-
ments corporels, déjà perçus par lui-même auparavant). De même, un cri
de l’être proche éveille chez le sujet le souvenir de ses propres cris et par
conséquent le souvenir de son propre vécu douloureux. Notons ici cet
exemple du cri de l’être proche : il souligne la possibilité que lui aussi
puisse se trouver dans une situation de détresse, ce qui semblait inconce-
vable précédemment, dans l’expérience de satisfaction.
Ainsi l’être proche devient, dans la perception du sujet, un être double,
un « complexe » : d’une part, la partie autre que soi se présente comme
une chose (Ding) qui reste comme un ensemble (Gefüge) rassemblé en
soi, en tant que chose impénétrable, incompréhensible ; d’autre part, la
partie semblable à soi est compréhensible, donnant accès à des souvenirs
d’expériences propres. Le fait d’être capable de diviser un tel complexe
perceptif démontre qu’il a été reconnu comme tel, ce qui signifie qu’un
jugement a été émis. La fonction de l’être proche serait donc essentiel-
lement éducative sur le plan discursif.
Toutefois, c’est un peu malgré lui que l’être proche a cette fonction
« éducative », dans la mesure où ce n’est pas en tant que personne, mais
plutôt comme complexe multiple qu’il produit un tel effet. L’être proche
est avant tout une construction qui a la fonction de revêtir les différents
aspects de l’objet. Cet être proche, comme le suggère l’exemple du cri, se
trouve certainement à d’autres moments dans le rôle inverse d’être lui-
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même un sujet en détresse, perdant alors ses caractéristiques d’être


proche. C’est dire que l’être proche est l’objet de la projection d’autrui et
n’existe pas en tant que tel.
Ce chapitre de l’Esquisse, singulièrement révélateur, se termine avec le
rappel que le rétablissement de l’expérience de satisfaction est au centre
des efforts mis en œuvre par le sujet, ces efforts provoquant la naissance
des capacités de réflexion. Retenons à cet égard le rôle innovateur de
l’intérêt qui est à l’origine de la recherche de l’expérience de satisfaction
originelle.
242 NARCISSISME ET DÉPRESSION

2.1.3 Les conditions préalables : l’intérêt, l’attention, la compréhension

Le début de la troisième partie de l’Esquisse (p. 439) apporte un éclair-


cissement considérable : en effet, les termes déjà présents auparavant
dans les deux passages examinés sont repris et élucidés par d’autres
formulations. Ainsi, Freud commence par confirmer qu’il est question
maintenant des fonctions secondaires — ce qui était clairement annoncé
dans le premier passage où la fonction secondaire la plus importante était
présentée sous forme de communication. Le statut de la perception est
repris, avec cette fois l’indication claire qu’il s’agit du rapport entre le
moi et le monde extérieur : quel mécanisme permet de faire le lien entre
le moi et les perceptions externes qui viennent à lui ? Qu’est-ce qui se
met en œuvre en lui pour qu’il saisisse ces perceptions et que celles-ci
puissent l’influencer ? Selon Freud, il faut avant tout que le sujet s’inté-
resse à une perception particulière. Plus précisément, il s’agit du méca-
nisme de l’attention psychique (p. 439). Freud s’interroge sur ses origines
et en vient à l’idée qu’il ne doit pas s’agir d’un mouvement automatique,
mais plutôt d’un mécanisme biologique.
Il faut être très prudent avec cet énoncé : Freud précise qu’il comprend
par « biologique » un mécanisme ayant survécu, au cours du développe-
ment psychique, à une succession d’expériences de déplaisirs. L’attention
psychique est dès lors un état identique par son effet à celui de l’investis-
sement perceptif. Le modèle de cet état est l’expérience de satisfaction.
La réception de cette expérience se situe dans les états de concupiscence
qui se sont développés en états de désir et d’attente. Pour Freud, ces états
contiennent la justification biologique de toute pensée. Dans le moi sévit
une tension d’envie à la suite de laquelle la représentation de l’objet aimé
surgit, à savoir la représentation du désir. En d’autres termes, la représen-
tation de l’objet vient remplacer l’objet lui-même (la perception elle-
même).
Sans pouvoir entrer dans les détails de l’ensemble de cette articulation,
reprenons le fil du mécanisme de l’attention psychique. Freud spécifie :
l’attention psychique produit la situation psychique de l’appréhension et
cela notamment pour les perceptions qui ne sont pas identiques avec les
investissements de désir. L’attention vient donc en aide là où il y aurait un
manque, une faiblesse ; elle vient combler une lacune, de sorte que
chaque perception reçoit un investissement. Dans ce sens, l’attention
donne la justification biologique. Une consigne est donnée au moi qui lui
indique le type d’attente qu’il doit investir. Retenons ici ce dernier
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 243

élément : le moi a besoin d’indications précises, afin que son attention


soit dirigée au bon endroit. Soulignons qu’il s’agit là aussi d’une donnée
morale, le moi devant être en quelque sorte éduqué au type de désir sur
lequel son attention psychique devra se diriger. Il faut donc « canaliser »
l’attention, afin de parvenir à un maximum de satisfaction.
L’attention psychique mène ainsi à combler des lacunes d’investisse-
ment dans le sujet lui-même ; c’est-à-dire qu’il dirige par lui-même son
attention sur ce qui lui permettra de produire un effet de satisfaction. Un
autre cas de figure est envisagé, à savoir celui d’une attention externe,
provenant de l’être proche. En effet, le premier passage concernant
l’expérience de satisfaction marquait le fait que l’individu secourable
dirige son attention vers la demande de celui qui est en état de détresse.
C’est à nouveau à travers le langage que le contact s’établit. Le langage
(un cri hostile) est une voie de décharge. Mais une fonction secondaire en
résulte, l’individu secourable est rendu attentif à l’état désirant et néces-
sitant de l’enfant.
Arrêtons-nous à ce dernier élément : tout d’abord, il s’agit de la
description de l’état dans lequel se trouve l’enfant au moment où l’atten-
tion de l’individu secourable est éveillée. L’enfant est dans un état dési-
rant et nécessitant : deux adjectifs très forts dans leur portée, traduisant
un excès : l’un, désirant, exprime l’excès du côté du positif, dans le sens
où il est rattaché au désir, étant ainsi un élément actif ; l’autre, nécessi-
tant, se rattache à l’excès du côté du négatif, exprimant l’état passif lié au
déplaisir. Ce double excès est constitutif de l’état dans lequel se trouve
l’enfant en détresse. On peut y trouver le résultat du double mouvement
entre la reconnaissance de ce qui est moi et non-moi ; la partie désirante
veut aller au-devant d’autrui, veut retrouver l’expérience de satisfaction
perdue ; alors que la partie nécessiteuse subit l’effet de l’autre partie
toujours inatteignable, incompréhensible. La tension qui résulte de ce
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double excès de désir est un aspect de la détresse.


Ce passage ayant trait à la détresse est l’un des plus existentiels sous la
plume de Freud. En effet, cette tension dialectique entre l’excès actif et
l’excès passif montre bien à quel point la détresse est avant tout un vécu
interne interdépendant du rapport à autrui, notamment de la réponse
reçue. C’est là qu’intervient la fonction décisive de la communication.
Elle est non seulement constituée à partir de l’attention de l’individu
secourable, mais aussi du fait de l’attente excessive de la part de l’enfant
qui lance son appel, afin d’être déchargé de son état de détresse.
244 NARCISSISME ET DÉPRESSION

La communication est donc l’élément qui vient donner du sens à ce qui


resterait sinon de l’ordre de l’expérience brute ; mais c’est en même
temps ce qui résulte de la rencontre, de l’adéquation, entre l’attention de
l’un et l’appel de l’autre.
Si l’on revient sur les passages évoqués ci-dessus, on s’aperçoit qu’ils
concernent autant l’état de détresse et ce qui le constitue que les caracté-
ristiques de l’individu qui vient en aide. La tension constante entre le
dehors et le dedans, entre sujet et objet, entre désir et réalité est ainsi
esquissée à travers les deux protagonistes, l’individu demandant de l’aide
et celui qui est secourable. Ce mouvement, hautement dialectique en soi,
constitue l’établissement de l’individuation psychique.
À retracer le mouvement des trois passages clés présentés ici, l’enchaî-
nement suivant se dessine : le cri hostile de l’être en détresse suscite une
attention particulière de l’être proche (dont la capacité à s’intéresser est la
condition préalable de son attention) qui peut alors venir en aide à l’indi-
vidu en état de détresse. Ce dernier vit cette aide de manière ambivalente,
la recevant comme un complexe, dont une part est foncièrement inacces-
sible, alors que l’autre produit le soulagement recherché. Grâce à cette
part de satisfaction, une communication peut s’établir entre les deux indi-
vidus. C’est là que se situe la source d’origine des motifs moraux.
Le dernier chaînon de cette argumentation est certes encore le plus
obscur. En effet, quel est le lien entre l’individuation psychique qui
commence à se clarifier dans le rapport de réciprocité entre les deux indi-
vidus et la moralité ? Dans quelle mesure l’individuation est-elle sous-
tendue par la capacité à la communication que Freud indique comme
l’élément clé pour la naissance de la moralité ?

2.1.4 Le rapport à la moralité

L’importance de l’imbrication entre détresse, intersubjectivité et sens


moral devient d’autant plus significative qu’elle n’est pas poursuivie en
tant que telle dans les réflexions ultérieures de l’œuvre freudienne. Ainsi
M. Schneider (1991) souligne, dans son analyse du Nebenmensch freu-
dien, que le « complexe du Nebenmensch » est « promis à un destin
d’ensevelissement, Freud préférant, dans les œuvres ultérieures, se
donner d’emblée, au départ de l’itinéraire, une distinction ferme entre le
sujet de l’objet » (p. 511). Selon Schneider, l’œuvre ultérieure de Freud
aurait provoqué « le naufrage systématique d’une série d’hypothèses
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 245

germant au ras d’une spéculation naissante » faisant ainsi effet de


« bâillon placé sur la plurivocité inhérente au cri originaire » (ibid.).
Ce que Schneider localise par rapport au devenir de l’être proche pour-
rait, à mon avis, être traité de manière plus large : on pourrait en effet
questionner le devenir du complexe triparti — a) détresse ; b) intersub-
jectivité ; c) sens moral — et soutenir que c’est l’articulation de ce
rapport qui a subi un certain naufrage. Il n’est cependant pas dû à un
délaissement volontaire de Freud face à des intrications trop hasardeuses
du rapport sujet/objet. Bien plus, il s’agit d’une évolution de la pensée
freudienne qui provoque un passage du paradigme individuel au para-
digme socioculturel.
Mais avant de pouvoir aborder ces questions, reprenons un instant la
question de l’héritage épistémologique. Qu’il s’agisse d’un « complexe »
indiquant une moralité particulière, dans laquelle le rapport à autrui a une
portée individuante, est confirmé par le contexte historique dans lequel
cette assertion freudienne demande à être lue. Nous pouvons à présent
mieux apprécier le lien avec Schopenhauer.
Les termes avec lesquels Schopenhauer pose l’origine de la moralité
sont singulièrement proches de l’argumentation freudienne de l’Esquisse
que nous venons d’examiner. De plus, ils rappellent la description que
Rousseau donne de la naissance du sens moral. La similarité des termes
utilisés met au jour une étonnante proximité de pensée, trace d’un héri-
tage important, certainement profondément redevable d’une pensée des
« après-Lumières ».
En effet, est soulignée chez Schopenhauer comme chez Rousseau
l’idée que la faiblesse de l’homme constitue la condition de la moralité.
Le sentiment de compassion, ce mouvement de « transport » vers autrui
qui exige une grande vigilance pour maintenir la différence entre soi et
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

autrui, la capacité de sentir avec dans le refus de fusion, l’empathie qui


reste toutefois toujours dans une nécessaire distance, tout cela constitue
la condition sine qua non de la moralité.
Si la proximité de pensée entre Rousseau et Schopenhauer est grande
et montre qu’ils traduisent l’air de leur temps, le lien avec la conception
freudienne est plus problématique. En effet, les mêmes termes impliquent
d’importantes divergences dans la conception de ce que moralité veut
dire. Ainsi, à travers les similarités frappantes concernant les fondements
de la moralité, il faut tenter de repérer en quoi l’approche freudienne
diffère.
246 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Tout d’abord, Freud ne parle pas de la compassion (Mitleid). Pourtant,


les termes avec lesquels il décrit le mouvement qui s’instaure entre l’indi-
vidu en détresse et celui qui est secourable correspondent entièrement à
la définition schopenhauerienne de la compassion ! L’intérêt, dont Freud
souligne qu’il est à l’origine de la capacité de l’être proche à venir en
aide, l’attention que ce dernier sait diriger au bon endroit, la situation
même de la misère et de la détresse… ce sont là des termes que l’on
trouve aussi chez Schopenhauer.
Pourtant il ne s’agit pas d’une simple reprise. Bien plus, Freud inverse
l’argument, en montrant directement, dans l’application même, ce que
ses prédécesseurs philosophes traitaient de manière théorique. Freud
prend son point de départ dans la situation de détresse originaire du nour-
risson et montre les mouvements qui se mettent en place à partir d’un tel
état. En soulignant l’importance de la communication, il situe ce type de
relation dans une réciprocité extrêmement proche de celle décrite par
Schopenhauer ou Rousseau.
On pourrait avancer que la coïncidence des termes laisse sous-entendre
l’intention de Freud de commenter implicitement les données philosophi-
ques ayant trait à la morale. En reprenant les mêmes termes, il effectue
une sorte de « commentaire », ainsi qu’une « rectification » des concepts,
en leur donnant une connotation plus spécifiquement liée à sa conception
de l’homme. C’est en effet de l’homme qu’il s’agit avant tout. Dire que la
moralité prend son origine dans la faiblesse humaine suppose en effet que
l’on sait clairement ce que signifie une telle faiblesse, comment elle se
manifeste, mais aussi quel type de moteur pour les actions humaines elle
constitue. Si pour Schopenhauer l’intérêt premier de fournir une défini-
tion de la morale était de contrer la pensée kantienne, et donc de faire
bouger un peu la rigidité du devoir, pour Freud les enjeux sont autres.
Mais quels sont-ils ?

2.1.5 Le Nebenmensch, l’être d’à côté


De quel autre s’agit-il ? De quelle dépendance ? La reconnaissance de
l’autre n’est-elle pas dépendante de l’attente qui lui est portée, c’est-à-
dire de la fonction qui lui est attribuée ? L’individu secourable (hilfreich)
qui vient au-devant de l’enfant en état de détresse (hilflos) n’est autre,
dans l’Esquisse, que l’être proche. Terme souvent évoqué, au point de le
banaliser, il faut cependant souligner qu’il n’est pas anodin. Le Neben-
mensch se caractérise avant tout par sa position dans l’espace : c’est celui
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 247

qui se trouve à côté de moi (neben mir), un être « proche » dans un sens
spatial ; une proximité qui n’engage donc pas de rapport émotionnel
particulier. En effet, le contexte dans lequel apparaît l’être proche indique
que, dans la perspective du nourrisson, un choix qualitatif ou distinctif ne
peut être effectué. Celui qui se situe à côté de lui, qui est là, est perçu
comme un être secourable. L’enfant en détresse ne peut pas choisir à qui
il s’adresse ; il ne peut pas évaluer celui ou celle qui lui semble le plus
secourable. Son seul recours est de se manifester par un cri auprès de
celui ou celle qui, situé à côté de lui, pourrait l’entendre. Il s’agit donc
d’un rapport à l’autre qui est encore en deçà d’un jugement attributif
dirigé vers autrui. Ce n’est pas un appel orienté intentionnellement, mais
plutôt un cri de secours dans une ultime adresse à l’autre. Ainsi, ce
rapport à l’autre est avant tout lié à la sensation et non pas à l’intellection
(comme c’est le cas dans tout jugement). L’appel ne peut pas prendre en
compte l’état dans lequel le Nebenmensch lui-même se trouve : l’autre est
un autre seulement du fait qu’il se trouve à côté de moi, sans être moi.
Cette disjonction est sous-tendue par un vécu d’inorientation à peine
supportable : l’autre n’est pas moi, il est au fond ce qu’il y a de totale-
ment étranger et en même temps celui de qui on attend un secours. Freud
souligne cet antagonisme en parlant d’aide étrangère (fremde Hilfe) qui
contient à la fois la menace de l’étranger et la délivrance du secours.
Celui qui est ainsi appelé doit, pour sa part, effacer ce qui en lui pourrait
faire barrage à la demande de secours. L’individu est secourable sans être
reconnu en tant qu’individu particulier. Son aide est donc un acte
d’altruisme, le premier reçu par l’homme. C’est pourtant ce rapport à
autrui qui provoque la mise en place d’une capacité de jugement de la
part de l’être en détresse : c’est auprès de l’être proche que l’on acquiert
la capacité de jugement. C’est dire que ce rapport à l’autre est un événe-
ment fondamental, crucial pour le passage de la sensibilité au jugement.
C’est aussi, à mon sens, le moment le plus spécifiquement intersubjectif
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

qu’accorde Freud aux rapports humains. En effet, l’humain et l’interhu-


main sont à ce moment dans un rapport fluctuant, l’un n’étant pas claire-
ment distinct de l’autre. L’autre est indispensable, s’adresser à lui n’est
en somme rien d’autre qu’un acte de survie, dont le choix délibéré est
réduit à un minimum ; à l’inverse, entendre l’appel et venir à l’aide est de
l’ordre de l’obligation existentielle, avec la lourde tâche de devoir agir
sans être reconnu pour ce que l’on fait, l’action ayant comme principale
fonction d’aider autrui à s’individuer. L’urgence affective de ce rapport
intersubjectif a comme caractéristique d’être à la fois une disjonction
absolue (état de détresse/capacité d’être secourable) et un effacement
248 NARCISSISME ET DÉPRESSION

constant de la subjectivité de chacun, l’être en détresse ne sachant pas


encore véritablement ce qu’est l’autre.
C’est ce qui a amené Emmanuel Lévinas (1974) à dire de l’être proche
qu’il se trouve dans une position « d’otage ». Cet autre proche est peut-être
lui-même démuni face à la détresse qu’indique l’appel. Ainsi, chacun devient
à sa façon otage de la détresse, cette dernière devenant presque une entité
séparée, agissant à l’insu des individus. L’être proche doit interpréter,
diagnostiquer le besoin qui est présenté sous forme brute et non articulée.
Ce rapport primordial contient des impulsions tout à fait essentielles
pour une conceptualisation du statut de la détresse. En effet, on voit se
dessiner une intrication étroite entre le sentiment de détresse et l’adresse
à l’autre dans une non-reconnaissance de ce que cet autre est vraiment.
Ce mouvement est insolite et hautement significatif, car il fait preuve
d’une conceptualisation de la détresse qui s’oppose à toute transcen-
dance : être en détresse relève avant tout de l’état biologique d’impuis-
sance. L’être secourable n’est pas une force surnaturelle, pas un Dieu
tout-puissant, même pas un être spécifié, mais simplement l’être qui se
trouve à côté. On ne pourrait être plus anti-transcendent dans la désigna-
tion de l’être secourable. L’être proche, anonyme et non reconnu en tant
que personne propre, est la condition nécessaire à toute individuation. Ce
rapport se passe de toute capacité de discernement ou de jugement, s’inscri-
vant sur un arrière-fond de brouillage des pistes entre sujet et objet. Toute-
fois, malgré — ou peut-être à cause de — cette confusion, le rapport
interhumain provoque et établit les rudiments d’une individuation.
Cette affirmation freudienne est très forte, notamment si on la lit dans
un contexte cherchant à déduire les implications éthiques d’un tel rapport
intersubjectif. En effet, l’altérité devient alors un support primordial à
toute individuation, le moteur étant le vécu de détresse. Autrement dit, la
situation de détresse provoque la nécessité d’établir un rapport avec
autrui, permettant de transgresser la peur primordiale de l’autre comme
un étranger. C’est donc bien dans cette interaction que naît le sens moral.

2.2 Le paradigme socioculturel

Le problème auquel Freud doit se confronter est le suivant : quelles sont


les possibilités de remédier à la détresse humaine ? Parmi les différentes
alternatives, Freud a déjà fait un choix conséquent et déterminant :
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 249

l’homme est à sa naissance hilflos par le fait même de son impuissance


biologique, et cet état biologique entraîne un vécu interne et psychique de
détresse. Freud explique certains phénomènes socioculturels à travers
une généralisation du paradigme individuel. Entrent dès lors en jeu les
notions de bonheur et d’idéal (religieux, éthique) comme Ersatz de l’être
secourable. En effet, à l’échelle socioculturelle, ce n’est plus l’interaction
entre deux personnes, mais l’attitude d’une civilisation face à la condition
humaine en général qui est en question.
Freud, dans ses écrits socioculturels, s’attache à montrer que la reli-
gion est issue de la détresse biologique de l’être humain. Dans ce sens, il
situe la racine de la religion dans la vie elle-même et non pas dans une
transcendance spirituelle.
Dans « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », Freud (1910)
évoque le caractère sécurisant de l’autorité parentale pour l’enfant.
L’enfant humain a besoin de pouvoir s’appuyer sur une telle autorité ; si
elle est menacée, le monde lui-même commence à vaciller. Léonard sert
d’exemple des effets du retrait précoce de l’autorité paternelle. Selon
Freud, cela se reflète dans l’attitude que Léonard adopte en tant qu’adulte
par rapport à la religion, à savoir une attitude très libre face aux dogmes
religieux. Cet exemple sert à Freud pour soutenir de manière générale :

La religiosité se rapporte biologiquement à la longue détresse et à la néces-


sité d’aide du petit être humain, lequel, lorsqu’il reconnaît plus tard sa vé-
ritable solitude et faiblesse face aux grandes puissances de la vie, ressent
sa situation de manière similaire à ce qu’il a ressenti dans son enfance, et
il cherche à dénier la désolation de cette situation par un renouvellement
régressif des forces protectrices infantiles (GW, VIII, p. 195).

Cet extrait exprime en condensé le passage du paradigme individuel au


paradigme socioculturel. Il montre bien à quel besoin infantile l’idéal fait
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

écho et laisse apparaître que ce qui est en question, c’est le fait de savoir
supporter la situation foncièrement désolante de la vie humaine. Mais
surtout, Freud rapporte la religiosité au phénomène biologique de la
détresse infantile, la dénuant ainsi de toute origine spirituelle. Et c’est
bien cela l’essentiel.
Les correspondances de Freud qui datent de la même époque que le
texte sur Léonard témoignent de l’intérêt accru de la part de Freud pour le
lien entre la détresse et la religion. En effet, pour le Nouvel An 1909, Freud
écrit à Ferenczi, lui faisant part qu’il vient d’avoir compris la signification
250 NARCISSISME ET DÉPRESSION

de la religion : « Le dernier fondement de la religion est la détresse infan-


tile [infantile Hilflosigkeit] de l’homme » (1er janv. 1909)
Étonnante coïncidence, pour le Nouvel An 1910, Freud écrit en termes
presque identiques à Jung :
La raison dernière du besoin de religion m’a frappé comme étant la détres-
se [Hilflosigkeit] infantile, tellement plus grande chez l’homme que chez
les animaux. À partir de ce moment il ne peut se représenter le monde sans
parent, et s’octroie un Dieu juste et de nature bonne (lettre du 2 janv. 1910).

La position de Freud est claire : la recherche individuelle d’un être


secourable se retrouve au niveau socioculturel dans le culte religieux
d’un Dieu miséricordieux qui subvient aux besoins humains.
Plus tard, dans L’Avenir d’une illusion (1927) et Malaise dans la civili-
sation (1930), Freud développe ce déplacement vers le paradigme socio-
culturel. Les développements de Freud dans ces deux ouvrages mettent
en évidence une conception évolutionniste de la détresse, c’est-à-dire
l’idée que le paradigme individuel se retrouve dans la dimension socio-
culturelle et même phylogénétique de l’humanité.

2.2.1 L’Avenir d’une illusion ou les racines de la détresse de l’âge adulte


Dans L’Avenir d’une illusion, Freud s’intéresse avant tout au phénomène reli-
gieux en tant qu’expression d’une névrose universelle, dispensant l’individu
de former une névrose personnelle. Ce qui nous intéresse ici tout particuliè-
rement, c’est que là aussi la détresse est présentée comme tenant un rôle
principal dans la motivation de se tourner vers une instance religieuse.
Freud établit un lien entre le vécu infantile précoce, le sentiment de
détresse et déréliction (tel que nous l’avons rencontré dans l’Esquisse)
d’une part, et l’orientation culturelle et religieuse prise par l’individu à
l’âge adulte d’autre part :
Ce sont les relations entre la détresse de l’enfant et celle de l’adulte, qui le
prolonge, si bien que, comme il fallait s’y attendre, la motivation psychana-
lytique de la formation de la religion devient la contribution infantile à sa
motivation manifeste (trad. fr. OCF, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 24)1.

1. Pour l’ensemble des citations reprises de la traduction française des œuvres complètes, je
traduis détresse au lieu de désaide, afin de maintenir une cohérence avec l’ensemble de mon
texte.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 251

Ainsi, les représentations religieuses tiennent une place particulière-


ment importante dans « l’inventaire psychique » d’une culture. La valeur
particulière des représentations religieuses consiste à délivrer l’homme
de l’angoisse existentielle dont il a fait l’expérience depuis sa petite
enfance. Les forces de la nature (qui s’expriment notamment dans les
catastrophes naturelles ou des maladies graves) peuvent être vécues
comme une menace cruelle et impitoyable : « […] elle nous remet sous
les yeux notre faiblesse et notre détresse auxquels nous pensions nous
soustraire grâce au travail culturel » (trad. fr. p. 16).
Les penseurs allemands des Lumières soutenaient déjà, nous l’avons
vu notamment avec Friedrich Schiller, le lien immédiat entre la détresse
et l’effroi face aux forces de la nature. Freud se montre ainsi l’héritier des
Lumières, tout en proposant une explication psychologique fondamenta-
lement nouvelle.
Pour l’individu, comme pour l’humanité dans son ensemble, la vie est
difficile à supporter. Les privations induites par la culture sont parfois
lourdes et les souffrances que procure le destin manquent souvent de sens
pour l’individu. Une solution de défense contre ces menaces est donc
recherchée. À cette fin, il faut avant tout que le monde et la vie ne soient
plus une source d’angoisse pour l’individu. Un moyen d’y parer est celui
d’humaniser la nature ; les passions de l’âme sont extériorisées et proje-
tées à l’extérieur (ainsi, les dieux d’Homère, par exemple, se caractéri-
sent par des traits fondamentalement humains), de sorte que l’homme
peut se sentir en « quiétude dans l’inquiétant », en élaborant son
angoisse : « On est peut-être encore sans défense, mais on n’est plus
paralysé de détresse, on peut pour le moins réagir […] » (GW, XIV, 338).
Cette manière de projeter à l’extérieur le vécu intérieur inquiétant,
présentée ici sous l’angle socioculturel, repose sur le modèle infantile de
la détresse individuelle du nourrisson. Cette situation soulageante n’est
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

en effet que « la continuation de ce qui a précédé, car on s’était déjà


trouvé, petit enfant, en pareille détresse, face à un couple parental […] »
(trad. fr. p. 17).
La proximité avec l’Esquisse est évidente, bien que cette fois il soit
question du couple parental et pas seulement de la mère. De plus,
l’Esquisse ne décrivait pas la mère comme l’objet menaçant pour
l’enfant ; c’était plutôt l’impossibilité de parvenir seul à une décharge
interne qui provoquait le sentiment de détresse chez l’enfant, l’être
proche étant alors celui qui vient à l’aide. Le modèle infantile esquissé ici
252 NARCISSISME ET DÉPRESSION

par Freud s’est donc transformé de manière significative, le changement


passant cependant presque inaperçu. À présent, ce n’est pas seulement le
couple parental, mais aussi et surtout le père qui est introduit dans le
modèle infantile de la détresse. Le père devient celui qu’enfant on
redoute, mais dont la protection assure contre les dangers du monde
inquiétant et étranger.
Le modèle du père, à qui Freud a donné ses lettres de noblesse dans
Totem et tabou (1912-1913), vient donc évincer celui de l’être proche de
l’Esquisse. Par la suite, à l’âge adulte, l’homme accorde aux forces de la
nature des caractéristiques paternelles et les rehausse au rang de dieux.
Cependant, quelles que soient les avancées individuelles et collectives
dans l’observation et la compréhension des phénomènes naturels, « […]
la détresse de l’homme demeure et, avec elle, leur désirance paternelle,
ainsi que les dieux » (GW, XIV, 339).
On attribue aux dieux divers rôles de pare-angoisse (face à la cruauté
du destin et des souffrances), sans que cela permette pour autant de faire
disparaître l’angoisse. Et l’homme est pris d’un soupçon inquiétant :
aucune aide ne peut être apportée au désarroi et à la détresse de l’huma-
nité. Ainsi un déplacement a eu lieu vers une importance grandissante de
la morale et des lois culturelles. Ces dernières reçoivent une légitimation
divine et sont attribuées non seulement aux hommes, mais aussi à la
nature et au monde :

Ainsi se trouve créé un trésor de représentations, nées du besoin de rendre


supportable la détresse humaine, édifiées à partir du matériel que sont les
souvenirs de la détresse de la propre enfance et de celle du genre humain
(trad. fr. p. 19).

La culture et la religion déchargent l’individu de l’épreuve de la


détresse, en proposant à tous une protection extérieure apte à parer aux
angoisses internes.
Dans l’ensemble, Freud retrace la double origine et légitimation du
développement socioculturel de la religion : son fondement phylogéné-
tique dans l’accordance d’une primauté au père (tel qu’il l’a présenté
dans Totem et Tabou), son vécu individuel chez le petit enfant et, enfin,
son expression socioculturelle qui culmine dans la croyance en un seul
Dieu portant les traits d’un père bienveillant sur qui l’intensité des sentiments
infantiles peut être reportée.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 253

Freud sait que son exposé sur la fonction de la religion va susciter de


virulentes critiques. Bon argumentateur, il devance la critique en intro-
duisant un dialogue fictif avec un adversaire, partisan de la religion, et
parmi les objections avancées par celui-ci, le rôle primordial de la
détresse est remis en cause :

Vous faites procéder l’humanisation de la nature du besoin de mettre fin au


désarroi et à la détresse de l’homme face aux forces de la nature redoutées,
du besoin de se mettre en relation avec elles et finalement de les influencer.
Mais un tel motif semble être superflu (trad. fr. p. 22).

L’adversaire soutient en effet qu’il est naturel et inné à l’homme de


projeter son être à l’extérieur, qu’il n’a pas d’autres moyens pour
comprendre. Il cherche donc à présenter la projection vers l’extérieur
comme un processus naturel et par là désintéressé. Freud acquiesce : il
s’agit d’un mouvement naturel à l’homme, mais il souligne cependant
que le mot « naturel » ne signifie pas « désintéressé » :

Il [i.e. l’enfant] a appris au contact des personnes de son premier entourage


qu’instaurer une relation avec elles est bien la voie pour les influencer et
c’est pourquoi, plus tard, dans le même dessein, il traite tout ce qui se pré-
sente d’autre à lui comme jadis ces personnes (trad. fr. p. 22).

Dans Totem et tabou, le rapport fils/père est au centre de l’exposé, Dieu


est présenté par l’adversaire comme le père exalté et la désirance pour ce
dernier est considérée comme la racine du besoin religieux. Pourquoi
changer et présenter la genèse du besoin religieux dans l’impuissance et
la détresse de l’homme ? « […] voici que vous transposez en termes de
détresse tout ce qui était antérieurement complexe paternel » (trad. fr.
p. 23).
Si Freud fait poser à son interlocuteur cette question, c’est qu’au fond
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

elle le préoccupe lui-même. Sa réponse en témoigne : il réduit sa propre


théorie de manière étonnante, s’attachant à montrer qu’il n’y a nullement
contradiction entre ses propos dans L’Avenir d’une illusion et dans Totem
et tabou, mais qu’il s’agit, bien au contraire, de deux points de vue
complémentaires.
Il aurait pu rétorquer que dans l’Esquisse, il avait déjà fait de la
détresse le paradigme originaire de la moralité chez l’enfant. Ou alors, il
aurait aisément pu rappeler à son interlocuteur qu’en 1910, deux ans
environ avant Totem et tabou, parut « Un souvenir d’enfance de Léonard
254 NARCISSISME ET DÉPRESSION

de Vinci », dans lequel le lien entre la détresse et la religion était évoqué


pour la première fois (cf. ci-dessus). Aurait-il lui-même oublié ces paral-
lèles qui témoignent pourtant si manifestement de la complémentarité des
deux points de vue ?
Freud s’engage à montrer plus clairement les liens entre le complexe
paternel d’une part, la détresse et le besoin de protection d’autre part. Or,
un tel lien n’est pas difficile à trouver. Freud rappelle le lien entre les
paradigmes individuel et socioculturel et invite à se remettre dans la
situation du petit enfant. Au départ, c’est la mère qui subvient au besoin
de satisfaction de l’enfant et c’est elle le premier objet d’amour de
l’enfant et sa première protection contre les dangers extérieurs, « elle
devient, osons-nous dire, le premier pare-angoisse » (p. 24). Jusqu’ici
nous retrouvons l’Esquisse et Freud poursuit, en intégrant cette fois
Totem et Tabou : dans sa fonction protectrice, la mère est bientôt relayée
par le père qui gardera cette fonction pendant toute l’enfance. Or l’enfant
éprouve pour lui une certaine ambivalence, du désir et de l’admiration, et
en même temps de la peur. En grandissant, l’individu s’aperçoit qu’il
continue à éprouver cette profonde détresse existentielle et qu’il restera à
cet égard toujours un enfant. Il ne peut se passer d’une protection contre
les puissances étrangères :
Ainsi le motif de désirance pour le père est-il identique au besoin de pro-
tection contre les conséquences de l’impuissance humaine ; la défense
contre la détresse de l’enfant confère à la réaction à cette détresse que
l’adulte doit reconnaître, c’est-à-dire à la formation de la religion, ses traits
caractéristiques (trad. fr. p. 24).

L’impression d’effroi liée à la détresse de l’enfant a éveillé le besoin de


protection — protection par l’amour — auquel le père a répondu par son
aide ; la reconnaissance du fait que cette détresse persiste tout au long de
la vie a été la cause du ferme attachement à l’existence du père […]. Du
fait que la Providence divine gouverne avec bienveillance, l’angoisse
devant les dangers de la vie est apaisée […] (trad. fr. p. 30 sq.).

De plus, l’âme individuelle éprouve un formidable soulagement : les


conflits de l’enfance provenant du complexe paternel — conflits jamais
entièrement surmontés — lui sont retirés et pris en charge par une solution
admise par tous.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 255

2.2.2 Malaise dans la culture ou le bonheur sans idéal


Freud, dans Malaise dans la culture (1930), aborde la question socio-
culturelle par un autre angle : comment accéder au bonheur sans idéal,
sans le support idéalisant de la religion ? La détresse est là aussi omnipré-
sente, en toile de fond, dans son questionnement. Il faut se souvenir de la
conclusion implicite que sous-tend l’exposé sur le bonheur : si l’individu
ne parvient pas à être heureux sans support idéal, alors il retombera dans
la situation de détresse décrite dans L’Avenir d’une illusion. Le risque est
fort de se retrouver devant un tableau négatif et pessimiste sur les capaci-
tés de l’homme à assumer tout seul son propre bonheur (idéal avancé déjà
par les Lumières).
Freud admet que la finalité d’une vie pour chacun est « d’aspirer au
bonheur », puisque l’on veut « devenir heureux et le rester ». Toutefois,
les dispositions naturelles de chacun jouent un rôle important dans cette
recherche. Tout en distinguant deux versants dans cette aspiration au bon-
heur — vouloir que soient absents la douleur et le déplaisir, mais vouloir
aussi que soient vécus de forts sentiments de plaisirs —, Freud conclut
que la recherche de plaisir prévaut dans une vie. Mais cela demeure,
poursuit-il, un désir utopique, car « le dessein que l’homme soit heureux
n’est pas contenu dans le plan de la création » (trad. fr. p. 18). C’est dire
que malgré les efforts de chacun, le principe de plaisir ne parvient pas à
s’imposer face au principe de réalité. Il est donc très difficile aux hommes
de devenir heureux. Freud en creuse les causes et soutient que la culture
en est responsable :

On découvrit que l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter


le degré de refusement que lui impose la société au service de ses idéaux
culturels, et on en conclut que la suppression ou la forte diminution de ces
exigences signifiait un retour à des possibilités de bonheur (trad. fr., p. 30).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Nous sommes à nouveau devant le paradigme individuel, cette fois


influencé et, d’une certaine façon, victime du paradigme socioculturel :
l’homme est devenu névrosé parce qu’il ne supporte pas les renonce-
ments imposés par la société. L’homme qui a refusé l’illusion religieuse
doit à présent se débrouiller tout seul face aux angoisses existentielles.
La civilisation moderne est, selon Freud, construite sur un renoncement
pulsionnel qui se manifeste dans les différentes expressions culturelles
des sublimations. Pourtant, malgré cette haute capacité à la transforma-
tion des buts pulsionnels, il s’avère que l’homme n’est pas devenu plus
256 NARCISSISME ET DÉPRESSION

heureux. Cherchant à devenir égal à ses propres idéaux, il est « une sorte
de dieu prothétique ». Il n’a plus voulu se soumettre aux forces protectri-
ces en se croyant capable d’être égal à Dieu, il a voulu être égal au père
(les résonances avec Totem et tabou sont évidentes) sans mesurer les
conséquences que cela impliquerait. Or le résultat est qu’il ne dispose
plus du support idéal qui pourrait le protéger de ses angoisses. Par cet
acte d’individuation, il a aboli son propre pare-angoisse.
Cela n’est pas sans déplaire à Freud : l’homme n’est plus dupe d’une
protection surhumaine qui vient pallier son angoisse, il ne se leurre plus
dans l’illusion d’être bercé par des bras secourables et protecteurs. Freud
préfère cette réalité, même si elle est difficile à accepter.
En effet, à maintes reprises il fait état de ses réticences face à l’éthique
comprise comme un idéal et apparentée à l’illusion. Pour lui, tout illu-
sionnement est un facteur de vision du monde (Weltanschauung), qu’elle
soit religieuse, artistique ou philosophique. D’où sa méfiance manifeste,
peut-être même exagérée pour tout ce qui dans l’homme a trait à ce qui
est élevé, moral, supra-personnel. Freud préfère éviter tout contact avec
cette sphère supérieure de l’homme. Bien qu’héritier sur certains points
des Lumières, Freud s’en démarque ainsi sur ce point central. La partie
supérieure de l’homme contient toujours le risque de retomber dans
l’idéalité du surmoi et d’effacer l’importance bien plus grande de
l’inconscient. Dans « Le moi et le ça » (1923), Freud avoue avoir été
amené à changer un peu de position :

Aussi longtemps que nous avions à nous consacrer à l’étude du refoulé


dans la vie psychique, nous n’éprouvions pas le besoin de partager l’an-
xiété de ceux qui se préoccupaient de savoir où nous avions laissé ce
qu’il y a de supérieur en l’homme […] Maintenant que nous nous ris-
quons à l’analyse du moi, nous pouvons répondre à tous ceux qui,
ébranlés dans leur conscience éthique, se sont récriés qu’il doit y avoir
dans l’homme un être supérieur : certainement, et voici cet être supé-
rieur, l’idéal du moi ou surmoi, la représentance de notre relation aux
parents.

La quête de la partie supérieure rejoint ainsi les aspirations religieuses


et repose, comme nous l’avons vu dans L’Avenir d’une illusion, sur la
relation précoce aux parents.
Le rôle de l’analyse se démarque ainsi clairement d’une « cure
d’âme » religieuse : le but n’est pas de s’appuyer sur des idéaux reli-
gieux. Bien plus, l’analyse vise la prise de conscience des motifs qui font
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 257

que l’homme se sert d’un recours religieux. Tout en regrettant la perte


d’un tel support sublimatoire et en étant lucide sur la part de douleur exis-
tentielle qu’une telle perte implique, Freud affirme dans Avenir d’une
illusion le grand progrès que constitue cette reconnaissance pour le
domaine thérapeutique :
Il est certain que l’homme se trouvera alors dans une situation difficile, il
devra s’avouer toute sa détresse et son infirmité dans les rouages du mon-
de, n’étant plus le centre de la création ni l’objet de la tendre sollicitude
d’une Providence bienveillante (trad. fr. p. 50).

Tel Job, l’homme actuel se trouve devant une mise à l’épreuve dont
personne ne sait s’il en supportera les conséquences, car une fois l’illu-
sion dénoncée, la vie peut être difficilement supportable. Freud affronte
cette détresse, quitte à reconnaître que l’on est un « invalide de la vie ».

3 L’ALTÉRITÉ DU TRANSFERT

Voilà pourquoi le dernier salut qu’ils échangent, à l’instant de la sépa-


ration, est empreint du respect le plus grave que l’homme doive à son
semblable (L. Andréas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, 1931, p. 34).

3.1 Traiter par le transfert ou par la sublimation ?


La correspondance Freud/Pfister
L’amitié entre Freud, « l’hérétique impénitent », et Oskar Pfister, le
« cher homme de Dieu », est étonnante, voire questionnante. Leurs orien-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

tations sont en effet diamétralement opposées : l’un est un athée juif,


l’autre un pasteur protestant. Pourtant, la psychanalyse les relie. Pfister se
considère comme disciple de Freud ; il pratique avec ses paroissiens en
Suisse des « cures d’âmes », cherchant à mettre en pratique les principes
de la psychanalyse. C’est donc un honneur inestimable pour lui d’être en
contact direct (établi par l’intermédiaire de Jung) avec l’inventeur de la
psychanalyse. Freud pour sa part trouve en Pfister un fidèle allié pour la
« cause de la psychanalyse ». À l’époque où leur amitié débute (à partir
de 1909), les rapports avec Jung sont déjà tendus et se détérioreront rapi-
dement. Pfister a des contacts en Suisse, notamment dans les milieux
258 NARCISSISME ET DÉPRESSION

protestants ; cela est certainement un point non négligeable pour Freud


qui cherche à éviter d’avoir des disciples uniquement d’origine juive. De
plus, le monde anglo-saxon, fortement marqué par la religion protestante,
est également visé. On peut donc supposer qu’à l’origine de l’amitié des
deux hommes se trouve aussi un intérêt réciproque, motivé par la cause
de la psychanalyse1.
Pourtant, il faut admettre que ces motifs seuls ne sauraient être suffi-
sants pour justifier une amitié qui durera jusqu’à la mort de Freud.
Alors qu’il se dispute tour à tour avec Jung, Adler, Rank, Ferenczi,
l’amitié avec Pfister persiste. Certes, on pourrait dire que Pfister n’est
pas, comme psychanalyste, sur pied d’égalité avec les autres disciples
de Freud : le fait qu’il soit encore pasteur « pratiquant » joue certaine-
ment un rôle important. Pourtant, il ne faut pas oublier que Pfister
acquiert un statut très particulier en Suisse : il devient le premier
analyste « laïque » (non-médecin) et en même temps le premier « non-
laïque » (pasteur) !
Si les deux hommes parviennent à maintenir pendant presque trente
ans leur amitié, c’est que l’un d’entre eux, Pfister, ne quitte à aucun
moment sa position de disciple fidèle, zélé, pour se comporter en rival. Il
est certainement conscient qu’il n’en aurait pas les moyens. Il ose néan-
moins hausser la voix lorsque la religion protestante lui semble être mal
comprise par Freud, ou si sa pratique suscite les critiques de son maître. Il
se fait d’ailleurs attaquer à plusieurs reprises par Freud sur différentes
notions, notamment sur sa conception de l’amour et de la sexualité…
Mais jamais le ton respectueux et amical ne disparaît entre les deux
hommes.
On peut toutefois se demander s’ils n’ont jamais véritablement saisi
l’écart qui s’ouvrait entre eux en ce qui concerne leurs conceptions de
l’idéal et du rôle que joue ce dernier dans le transfert. Les deux hommes
partagent au départ une même conception de ce qu’est la condition
humaine : l’homme est dans une situation de détresse existentielle fonda-
mentale. Mais l’essentielle différence entre Freud et Pfister réside dans
leurs conceptions des moyens à mettre en œuvre pour être secourable en
tant que thérapeute à celui ou celle qui est en détresse. La question est
très concrète : Pfister fait de son mieux pour soigner ses paroissiens et fait

1. Cf. pour plus de détails sur Pfister, Michel Baron, Oskar Pfister. « Pasteur à Zurich » (1873-
1956). Psychanalyse et protestantisme, Puteaux, Éd. du Monde interne, 2000.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 259

part à Freud de ses questions, de ses doutes, de ses résultats. Mais les
réponses de Freud montrent bien où se situe le noyau de l’écart : les
résultats thérapeutiques de Pfister sont dus, aux yeux de Freud, au trans-
fert sur la religion et sur l’éthique, « solution » que Freud ne saurait
adopter avec ses patients. Freud ménage considérablement ses critiques,
même s’il indique clairement que lui-même ne travaille pas avec de tels
outils :

À vrai dire, dans ce sens, vous êtes mieux placé que nous autres médecins,
parce que vous sublimez le transfert sur la religion et l’éthique, ce qui ne
réussit pas facilement chez les invalides de la vie (lettre du 9 oct. 1918, in
Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister 1909-1939,
p. 103-105).

Si aucun mépris ne se lit dans ces lignes, on y trouve en revanche une


certaine ironie, lorsque Freud parle des « invalides de la vie ». On peut se
demander s’il ne s’agit pas ici d’une manière détournée d’avancer une
critique. C’est en même temps autoriser Pfister à pratiquer à sa façon, à
utiliser la religion et l’éthique là où lui, Freud, n’estime pas que cela soit
de mise. Dans son estime pour Pfister, il ne juge peut-être pas nécessaire
de réprimander une pratique s’adressant à des patients qui ne remettent
pas en cause leur religion. Pourtant, malgré cette indulgence manifeste,
Freud ne cesse de souligner l’écart avec la pratique psychanalytique :

[…] je ne peux que vous envier, au point de vue thérapeutique, la possibi-


lité de la sublimation dans la religion. Mais ce qui est beau dans la religion
n’appartient certainement pas à la psychanalyse. Il est normal qu’en ma-
tière de thérapeutique nos chemins se séparent ici et cela peut demeurer
ainsi. Tout à fait en passant, pourquoi la psychanalyse n’a-t-elle pas été
créée par l’un de tous ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce
fût un juif tout à fait athée.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

On peut imaginer qu’une telle réponse ne devait pas satisfaire Pfister,


si désireux de faire de la « bonne » psychanalyse. Pfister est convaincu
qu’il parviendra à concilier les deux pratiques ; visiblement Freud l’est
moins, mais il ménage poliment cet ami. Pfister en revanche pense que
rien ne saurait véritablement les séparer, puisque chacun est à la recher-
che de la vérité. Il voit en Freud un chrétien malgré lui, « car quiconque
vit pour la vérité vit en Dieu » (ibid.).
Dans l’échange entre Freud et Pfister apparaît une composante impor-
tante régulièrement rappelée par Freud : la situation analytique exige une
260 NARCISSISME ET DÉPRESSION

attitude particulière de la part du thérapeute, notamment en ce qui


concerne le transfert. Freud souligne à ce propos qu’il ne faut pas se
méprendre : il s’agit d’un élément « épineux » qu’il ne faut pas laisser de
côté. Il faut reconnaître que le transfert est la croix que l’analyste est
amené à porter, le plus difficile étant de prendre en compte la spécificité
propre à chaque patient.
Sans le transfert, on n’obtient pas de résultat analytique : « Le succès
est très beau, mais entièrement dépendant du transfert » (ibid.). Pour cette
raison, il faut faire attention de ne pas se méprendre sur les causes et sur
la durée d’une guérison. Freud tente à plusieurs reprises de faire
comprendre à Pfister ses positions à ce sujet. Ainsi ne cesse-t-il d’affirmer
que les préoccupations religieuses et éthiques ne sont pas de son ressort :

Pour être franc, je vous abandonne la dernière : l’éthique m’est étrangère


et vous êtes pasteur d’âmes. Je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet
du bien et du mal, mais en moyenne, je n’ai découvert que fort peu de
« bien » chez les hommes. D’après ce que j’en sais, ils sont pour la plupart
que de la racaille, qu’ils se réclament de l’éthique de telle ou telle doctrine
ou d’aucune (ibid.).

Freud montre qu’il veut éviter à tout prix une conception axiologique
de l’idéal et de l’éthique. En des termes similaires il dit ailleurs : « Je
n’éprouve aucunement le besoin d’une compensation morale plus haute,
de même que je n’ai pas l’oreille musicale » (lettre à Putnam du 18 août
1910, in Putnam J., L’introduction de la psychanalyse aux États-Unis,
p. 131).
Cette attitude freudienne en traduit clairement une autre, non moins
idéaliste, certainement plus absolue. À Pfister il fait ainsi une confidence,
qui prend presque les traits d’un aveu : « Je professe pour ma part un
idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s’écartent d’une manière
des plus affligeantes » (lettre à Pfister du 9 oct. 1918, in op. cit., p. 103).
On entend le sceptique parler qui, faute de savoir avec certitude
comment utiliser un concept, préfère ne pas du tout en faire usage. On
peut se demander alors si on ne pourrait pas attribuer à Freud sa propre
boutade dans « Le moi et le ça » : « L’homme moral n’est pas seulement
beaucoup plus immoral qu’il ne le croit mais aussi beaucoup plus moral
qu’il ne le sait. »
L’indulgence freudienne montre à quel point il reconnaît lui-même la
grande exigence inhérente à ses propos : que chacun cherche ses propres
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 261

moyens pour supporter la détresse qui persiste chez l’adulte ; que chacun
trouve une solution de recours. Cependant, Freud est convaincu que non
seulement pour lui-même, mais aussi pour d’autres personnes, le « secours
religieux » n’est plus opérant :
Il existe, par exemple, un type de femmes qui refusent tout remplacement
par quelque chose d’idéal et qui exigent de la vie un semblant de bonheur
ou la continuation du transfert (lettre du 10 mars 1909, in op. cit., p. 56
sq.).

On notera que ce n’est qu’un semblant de bonheur qui peut être donné
à cette femme — un semblant tout aussi illusoire qu’un idéal ? Ces
« invalides de la vie » seraient-ils dès lors ceux qui n’ont plus cette capa-
cité à avoir foi en un idéal ? Il suffit de se rappeler les arguments d’Avenir
d’une illusion (1927) pour constater qu’il s’agit là, pour Freud, du résultat
réel de la désillusion.

3.2 Le Remerciement à Freud


de Lou Andréas-Salomé
Au printemps 1931, Lou Andréas-Salomé envoie un hommage à Freud à
l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire. L’hommage était inti-
tulé Mon remerciement à Freud. Freud la remercie de cet écrit, propose
de le faire publier, mais demande toutefois de changer le titre, par trop
personnel, et de l’intituler : « Mon remerciement à la psychanalyse ».
Lou refuse : tout l’écrit « n’est en somme que ce mot, il n’existe que par
la personne qui porte ce nom » (Correspondance avec Sigmund Freud ;
p. 242 sq.). L’ouvrage portera finalement le titre : Mon remerciement à
Freud. Lettre ouverte à l’occasion du 75 e anniversaire du professeur
Sigmund Freud (publié en français sous le titre : Lettre ouverte à Freud).
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L’ensemble de cet hommage prouve le grand écart qui sépare Freud et


Lou, écart tout aussi grand qu’entre Freud et Pfister. En effet, Lou se laisse
souvent et facilement emporter par des élans de mysticisme. Consciente
de son approche très personnelle, Lou souligne toutefois qu’elle reste
toujours proche de Freud :
Rien ne me plaît davantage, quant à moi, que vous me teniez en laisse pour
me guider — pourvu que la laisse ait une bonne longueur ; de cette fa-
çon, si je m’en vais battre la campagne, vous n’aurez besoin que de tirer
sur la laisse pour que je sois à nouveau près de vous, sur le même terrain.
262 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Car « près de vous », cela veut dire, pour moi, là où je vous sais toujours
proche des profondeurs : au plus près (p. 75).

Lou évoque dans ce texte le paradigme de la détresse et de l’aide


procurée par l’analyste. À cet égard, elle souligne la relation d’homme à
homme dans la cure : « Elle fonde ce contact sur l’égalité des qualités
humaines, tout en le niant au sens d’un lien individuel » (p. 27). En des
termes qui lui sont propres, Lou invoque l’humanité du thérapeute, en
dénonçant l’attitude du bon Samaritain ou l’excès de neutralité et
d’objectivité. Ce qui compte, c’est la rencontre entre les deux protagonistes,
dont l’un souffre et l’autre est en mesure d’aider :

L’accomplissement de cette tâche requiert rien moins que la concentration


de toute notre énergie, afin que les efforts de celui qui apporte l’aide et
ceux de celui qui en a besoin puissent converger précisément là où ils peu-
vent se rencontrer et s’aider mutuellement, simplement parce qu’ils parti-
cipent de la même humanité (p. 29).

Lou insiste sur la « double action de donner et de prendre » qui ne


peut avoir lieu que sur la base d’une rencontre humaine. Le thérapeute
doit toujours se demander si lui, dans une situation telle que la vit son
patient, en aurait supporté autant. Une fois la cure terminée, le souve-
nir de l’analyste finira par s’estomper dans l’esprit du patient,
l’analyste en revanche n’oubliera jamais son patient, « en raison du
spectacle unique qu’il lui offrit » (p. 33). Ces lignes montrent l’impor-
tance que revêt pour Lou la personne de l’analyste, le vœu, pourrait-on
dire, de ne pas être oubliée par l’analyste qu’est Freud (d’où l’intitulé
de l’hommage qu’elle refuse de changer !). Elles se lisent aussi comme
un rappel du profond respect mutuel qui accompagne une cure analy-
tique.
Lou aborde certes bien plus ouvertement que Freud cette symétrie de
l’analyste et de l’analysant : « Nous sommes égaux à l’intérieur de notre
condition d’homme » (p. 35). En dehors de toutes considérations de
préférences personnelles, en dehors de tout affect, il reste la solidarité qui
lie les deux protagonistes.
Lou évoque également la question de la religiosité. Face à la « tragédie
humaine », le commun des mortels s’installe dans la religion comme
dans un fauteuil confortable ; il ressemble à un client de grand magasin
qui acquiert pour un prix raisonnable « un oreiller ou une béquille ». Lou,
jeune fille, avait été saisie par un profond doute quant à la religion qui lui
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 263

était imposée, elle maintient cette méfiance et dénonce « l’anthropologi-


sation » de Dieu. L’homme a fait de Dieu un semblable, un « voisin
géant », lui attribuant des caractéristiques humaines en le transformant en
homme avec lequel un échange interhumain semble être possible.
C’est là un simple pare-angoisse qui évite de prendre en compte ce que
serait la véritable exigence de la foi. Lou, en partie, est proche de la criti-
que freudienne de la religion : « face au monde situé au-dessus de lui et
en dehors de lui, l’homme se trouve dans une détresse toujours plus radi-
cale » (p. 103). En revanche, elle oppose à cette religiosité médiocre, une
autre forme, celle de la vraie spiritualité de l’homme qui doute et qui
supporte ce doute.

Le fardeau dont on se décharge sur les épaules du rédempteur, c’est la dé-


tresse humaine ; mais en dernier ressort, l’homme ne peut l’éprouver que
comme une faute dont il porte la responsabilité, comme une tare irré-
médiable, l’homme ne peut que se sentir coupable d’être devenu homme,
follement téméraire de vivre sa condition d’homme, et désespérer de ce qui
le ligote toujours (p. 104).

Le névrosé vit dans cette détresse extraordinaire qui provoque la résis-


tance à la guérison : « Car la détresse névrotique a besoin du désespoir
pour accréditer son activité fantasmatique » (p. 105).
Lou traduit en ses propres mots un aspect de la pensée freudienne : le lien
entre la détresse fondamentale de la condition humaine et la cure analytique.
Elle souligne la dimension existentielle inhérente à la rencontre entre
l’analyste et l’analysant et s’attarde tout particulièrement auprès de l’action
spécifique de l’analyste face à la personne en détresse qu’est l’analysant.
Dans sa conception de la détresse, Lou est proche de la tradition théo-
logique et philosophique, donnant à la détresse une dimension spirituelle
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

que Freud cherchait précisément à lui ôter.

3.3 Les conseils techniques de Freud

À peu près à la même époque que les débuts de la correspondance entre


Pfister et Freud, ce dernier rédige un texte « Sur la dynamique du trans-
fert » (1912), ainsi que les « Conseils au médecin dans le traitement
psychanalytique » (1912). On y trouve de nombreux éléments concernant
le rapport entre l’analyste et le patient et le paradigme de la détresse y
264 NARCISSISME ET DÉPRESSION

apparaît également. Freud souligne que ses conseils ne sont que des
« lignes directrices » et non des règles absolues :

Mais je dois dire expressément que cette technique s’est révélée la seule
appropriée à mon individualité ; je n’ose pas disconvenir qu’une personna-
lité médicale constituée tout autrement puisse être poussée à préférer une
autre attitude envers le malade et envers la tâche à mener à bien (trad. fr.
p. 145).

L’analyste doit se comporter un peu comme un chirurgien qui, lorsqu’il


opère, est guidé par le souci de bien effectuer sa tâche et non par des
motifs émotionnels tels la compassion pour le patient. De manière analo-
gue, il faut exiger de l’analyste une certaine froideur du sentiment. Celle-
ci a deux avantages : d’une part elle préserve les affects de l’analyste, ce
qui est un « ménagement souhaitable », d’autre part elle constitue la
condition primordiale pour apporter au malade le plus de secours possi-
ble. Freud souligne donc ici que l’analyste ne doit pas réagir par pitié ou
compassion à l’état de besoin (ou de détresse) du patient.
Plus précisément, il s’agit de ne pas répondre de manière interperson-
nelle à la détresse du patient. Contrairement à ce que dit Lou, il ne s’agit
pas de réagir par « humanité », mais de répondre en tant qu’analyste en
sachant maintenir la dissymétrie nécessaire, précisément aussi sur le plan
humain. Il est important de retenir ces éléments, notamment en vue de les
éclairer à la lumière de notre paradigme général de la détresse.
La question de l’attitude de l’analyste face à ses propres affects et face
à ceux de son patient revient à plusieurs reprises, sous différentes formes.
Être passé soi-même par une « purification psychanalytique » est
présenté par Freud, dans ce texte, comme condition sine qua non pour un
analyste, car elle seule permet de comprendre ce qu’est l’attitude théra-
peutique adéquate.
L’un des profits qui résulte de la cure analytique (sous-entendu : bien
menée dans l’économie libidinale de l’analyste) est une relation psychi-
que durable entre analyste et analysant. Par contraste, un analyste jeune
et zélé risque de donner trop de sa propre individualité (dont on peut se
demander s’il ne faut pas le comprendre dans le sens de subjectivité),
dans la volonté d’entraîner le patient au-delà de ses limites.

On devrait penser qu’il est tout à fait admissible, voire approprié, pour le
surmontement des résistances existant chez le malade, que le médecin lui
permette un aperçu sur ses propres déficiences et conflits animiques, lui
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 265

rendant possible par des communications confidentielles tirées de sa pro-


pre vie de se placer sur le même plan que lui. Une confiance n’en vaut-elle
pas une autre, et celui qui exige l’intimité de l’autre ne doit-il pas aussi lui
en témoigner autant ? (trad. fr. p. 152).

En 1912, Freud devance ici ce que son élève et disciple Sandor Ferenczi
tentera une vingtaine d’années plus tard avec l’analyse mutuelle et dénonce
déjà une telle attitude comme une dérive. La situation décrite a trait à un
rapport interpersonnel, où chacun se confie à l’autre de moi à moi (cf.
Fédida, 1999). Or Freud le souligne bien : le rapport psychanalytique se situe
sur un autre plan. Une attitude qui engage un rapport de personne à personne
sur un plan d’égalité absolue ne saurait avoir aucun effet bénéfique. Au
contraire : ce serait laisser libre cours aux résistances du malade et surtout, la
résolution du transfert se trouverait fortement entravée. D’où le conseil : « Le
médecin doit être opaque pour l’analysé et, telle la surface d’un miroir, ne
rien montrer d’autre que ce qui lui est montré » (trad. fr. p. 152).
Un an plus tard, en 1913, Freud publie des nouveaux conseils, ayant
trait cette fois au début du traitement psychanalytique : « Le début du
traitement ». Freud évoque à nouveau l’attitude que devrait préconiser
l’analyste par rapport au patient, à savoir une attitude qui affirme franche-
ment ses exigences, notamment le prix des séances. À nouveau l’analyste
est comparé au chirurgien honnête qui se fait payer un prix adéquat pour
son intervention :

Je pense qu’il est de loin plus digne et moins problématique d’un point de
vue éthique d’avouer ses véritables exigences et besoins, que d’agir,
comme c’est encore actuellement d’usage parmi les médecins, comme des
philanthropes désintéréssés… (GW, VIII, p. 464).

En ce qui concerne la question du paiement, le cas d’une personne


n’ayant aucune ressource est évoqué. Freud situe cette question dans une
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

tout autre perspective que celle généralement admise : par le fait que la
gratuité rend l’analyse pour ainsi dire inopérante, Freud avoue que les
démunis sont le plus souvent exclus d’un tel traitement. Comme pour
trouver une excuse à ce qui pourrait sembler être une attitude élitiste,
Freud avance : « Peut-être l’avis populaire a-t-il raison de soutenir que
celui qui pour cause de la misère de la vie est obligé de travailler dur, ne
tombe pas aussi facilement dans la névrose » (ibid. p. 466).
Freud n’hésite pas à se montrer ici froid, au risque de se faire traiter de
misanthrope, en adoptant l’attitude de l’analyste qui ne se laisse pas
266 NARCISSISME ET DÉPRESSION

emporter par des sentiments de pitié ou de compassion. Une fois cette


attitude assurée, Freud est à même d’envisager la possibilité suivante :
Évidemment, on trouve parfois des gens valables et sans leur propre faute
en état de détresse [hilflos], pour qui un traitement non rémunéré ne bute
pas sur les résistances évoquées et parvient à de beaux résultats (ibid.).

Dans les « Remarques sur l’amour de transfert » (1915), la question du


rapport intersubjectif est particulièrement présente. En effet, l’ensemble
de l’écrit questionne le fait de savoir quelle attitude prendre face à la revi-
viscence d’affects dans le transfert : quelle part de « réalité » faut-il leur
attribuer ? Freud évite de formuler un impératif moral qui défend au
médecin traitant de céder à toute tentation. Ses conseils ne s’alignent pas
sur la morale conventionnelle, mais sont issus de la pratique et des diffi-
cultés réelles que l’analyse comporte : « Je suis cette fois-ci dans
l’heureuse situation de pouvoir remplacer l’octroi moral par un égard de
la technique analytique, sans transformation du résultat » (GW, X, p. 311
sq.).
D’où la conséquence, plus importante encore : il est insensé de vouloir
exiger de la part du patient la suppression des pulsions et de l’appeler à la
sublimation. Avoir une attitude analytique, c’est accepter les motions
pulsionnelles suscitées chez l’analysant et tenter de les dissoudre dans la
résolution du transfert. Il s’agit de trouver une attitude véritablement éthi-
que, à savoir celle qui est entièrement construite sur la véracité. C’est là
que réside d’ailleurs la seule égalité du rapport analytique : on demande à
chaque protagoniste une authenticité, différente toutefois pour chacun
d’entre eux, par le fait de leurs positions différentes. Il y a donc une
symétrie dans l’exigence, mais une dissymétrie dans la manière d’accomplir
l’exigence.
L’éthique, les principes moraux, peuvent donc, jusqu’à un certain
point, être remplacés par des principes techniques : c’est une façon de
rendre plus « neutre » les principes d’actions, de les dépouiller de princi-
pes qui n’auraient pas forcément un véritable sens dans l’application.
Cependant, Freud doit avouer qu’il n’est pas possible de remplacer entiè-
rement l’éthique par la technique : une part de moralité reste toujours
présente et peut même être utile, à certains moments et sous certaines
conditions. C’est d’ailleurs là qu’intervient la fonction de l’idéal pour
l’analyste : afin d’éviter qu’il cède à son désir, Freud conseille d’élever
l’amour à une hauteur idéale. Le patient ou la patiente doit apprendre par
l’analyste à dépasser le principe de plaisir et à situer son désir à un niveau
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 267

plus élevé. Mais comment faire coïncider ce propos avec la remarque


concernant le fait que l’analyste ne doit pas imposer ses propres idéaux à
ses patients ? Que penser du fait que certains patients, les « invalides de
la vie » par exemple, ne sauraient supporter un tel refus ? La réponse
freudienne est plus ou moins claire : elle semble préconiser de manière
générale le recours à la sublimation qui apporte plus de liberté à
l’homme, mais avoue que pour certains patients cela ne marche pas car
ils n’acceptent aucun substitut.
Bien plus tard, Freud fait à nouveau état de certains aspects techniques
du traitement analytique dans « Constructions en analyse » (1937) et
« Analyse finie, analyse infinie » (1937). Il revient au rapport entre
analyste et analysant. Il s’agit de la place des deux protagonistes dans la
cure psychanalytique et, avant tout, de la nécessaire dissymétrie entre les
deux.
Ce qui compte surtout, c’est de réaliser que le travail analytique
comprend deux parties fondamentalement différentes : il s’agit de deux
lieux séparés, où un travail particulier est attribué à chaque personne.
Confondre les deux lieux serait passer à côté du rôle que l’on est assigné
à jouer. Aux deux lieux correspondent deux temps qui coïncident, sans
pour autant se confondre. Freud parle même d’un « pacte » entre analyste
et analysant. Si un tel pacte s’avère trop négatif, si donc le transfert est
trop conflictuel, il se peut que la situation analytique soit sérieusement
mise en danger, car alors l’analyste est perçu par le patient comme un
étranger hostile imposant des exigences désagréables ; en somme,
l’analyste est vécu uniquement comme l’être proche étranger de l’enfance,
sans les autres attributs du complexe.
Freud dit à présent explicitement que la personne qui vient en analyse
est au départ en état de détresse. Pour cette raison, l’analyste l’emportera
toujours sur le malade. Freud évoque ainsi un jeune patient russe —
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

l’homme aux loups — venu le consulter en détresse absolue. Une telle


détresse peut amener le processus analytique à être interminable : l’enfant
humain est toujours imparfait par nature et on ne peut rien changer à la
condition humaine.
L’analyse ne peut en aucune façon faire disparaître la détresse de la
condition humaine, sinon elle se rangerait exactement à la même place
que la religion, mais elle peut aider un individu à mieux faire face à la
condition humaine, sans trop de faux-semblant.
268 NARCISSISME ET DÉPRESSION

3.4 « hilflos – hilfreich » : le paradigme


Arrivés à ce point, nous pouvons constater que la conception de la situa-
tion analytique se fonde sur le rapport primordial et précoce de l’individu
hilflos (en état de détresse) et l’individu hilfreich (secourable). Posons
qu’il s’agit là du paradigme de base sous-tendant l’ensemble de la
conceptualisation freudienne des deux lieux et des deux temps pour les
deux protagonistes de la situation analytique. Les positions ne peuvent
être plus claires : il ne s’agit pas d’un rapport entre deux personnes en
tant que sujets qui communiqueraient de moi à moi, aussi peu que lors de
la relation précoce évoquée dans l’Esquisse (là aussi, il s’agissait d’indi-
vidus et non de personnes, ce qui laissait apparaître l’importance de leur
fonction, plus que de leur personnalité respective). Nous avions évoqué le
fait que dans ce rapport entre le nourrisson en état de détresse et l’être
proche qui vient à son secours, l’état subjectif de l’adulte n’est aucune-
ment pris en compte, ni même reconnu par l’être en état de détresse.
Seule, l’action secourable est perçue, seule elle est demandée et recher-
chée. De manière similaire, la personne de l’analyste est présentée par
Freud avec les mêmes caractéristiques que l’être proche. Sauf que main-
tenant c’est avec une intention particulière que l’analyste doit mettre en
œuvre une telle situation, il doit en quelque sorte permettre la réinstaura-
tion d’une situation qui avait existé auparavant. D’où l’importance de ne
pas mélanger les rôles, d’où aussi l’importance de ne pas vouloir établir
une relation de moi à moi. Une communication singulière s’établit donc
entre les deux protagonistes, qui se fonde avant tout sur une profonde
dissymétrie dans l’interprétation des propos et gestes échangés.
Dans la situation d’origine, ce n’était pas tant le moi que la coïnci-
dence de deux états foncièrement différents qui importait. C’est dans ce
contexte et sur cet arrière-fond que l’on comprend mieux pourquoi Freud
souligne que l’état psychique de l’analyste, sa « normalité » psychique,
est autre chose que son rôle dans la situation analytique. Il ne faut pas
perdre de vue « qu’à côté », l’analyste est aussi un être humain, avec ses
faiblesses et ses difficultés inévitables, tout comme l’être proche, au sujet
duquel nous avions d’ailleurs évoqué la possibilité que lui-même se
retrouve dans des situations de détresse.
Transfert et contre-transfert deviennent dès lors les paradigmes reflé-
tant le rapport intersubjectif originel. L’être proche, c’est l’analyste qui
prête son écoute au besoin de l’autre, et aide ainsi l’être en détresse à
s’individualiser.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 269

CONCLUSION

Arrivés au terme de cette contribution, reprenons brièvement le mouvement


général de notre argumentation.
Tout d’abord, nous avons montré que la notion de Hilflosigkeit est
ancrée dans la tradition théologique et philosophique. Luther évoque la
détresse humaine, considérant l’aide divine comme étant l’unique
secours. Les penseurs des Lumières, en revanche, cherchent à faire face à
cette détresse profondément humaine par le seul biais de la raison. Cela,
nous l’avons vu avec Kierkegaard, pose à l’homme une exigence qui peut
être difficile à tenir.
Ces différentes positions posent toutes la même question : comment
supporter une détresse que chaque homme rencontre nécessairement,
étant donné qu’elle est intimement liée à la condition humaine ?
Freud se fait l’héritier de ce questionnement en reprenant le mot Hilflo-
sigkeit. Toutefois, il lui donne une orientation toute nouvelle, faisant de la
détresse une impuissance avant tout biologique. Cela n’empêche pas que
la détresse soit vécue par l’individu comme une détresse existentielle,
mais sa racine n’est plus liée à une transcendance divine. On peut donc
dire que Freud donne à l’origine de la détresse humaine une nouvelle
cause, mais qu’il accepte, comme ses prédécesseurs, de faire de la
détresse le paradigme de la condition humaine.
De plus, Freud esquisse le modèle d’une première expérience de satis-
faction dans laquelle est mis un terme à l’état de détresse par l’intermé-
diaire d’une personne proche. Le rapport intersubjectif est donc présenté
comme l’issue à un état duquel on ne peut sortir seul. Or ce rapport est
principalement caractérisé par une dissymétrie fondamentale entre les
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

deux individus. La personne secourable est vécue par l’être en détresse


comme un être « à côté » (Nebenmensch), sans autres caractéristiques
individualisantes.
L’expérience de satisfaction dépend d’une communication réussie
entre les deux protagonistes. Toutefois, cette communication ne doit pas
être confondue avec la compréhension : les deux individus ne se
comprennent pas dans leur individualité profonde ; en revanche, ils réus-
sissent à communiquer ensemble dans la mesure nécessaire, de sorte que
l’impuissance de l’être en détresse est en partie réduite au supportable.
270 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’expérience d’impuissance originaire ne disparaît pas avec cette


première expérience de satisfaction. Elle accompagne l’homme pendant
toute sa vie. Cependant, l’expérience de satisfaction n’est pas oubliée : un
souvenir nostalgique en est conservé et l’individu cherchera sa vie durant
à la retrouver. Si la détresse traverse l’existence humaine puisqu’elle est
profondément ancrée à la condition humaine, le souvenir de l’expérience
de satisfaction devrait également l’accompagner.
Ce modèle se retrouve dans la cure analytique, où la personne de
l’analyste se trouve dotée des fonctions du Nebenmensch. Là aussi, une
communication a lieu qui ne doit également pas être confondue avec une
compréhension d’individu à individu. La position des deux protagonistes
est nécessairement dissymétrique, comme elle l’était lors de la situation
originaire de détresse. Mais l’expérience de satisfaction n’est pas oubliée
et accompagne la cure en toile de fond, en s’exprimant avant tout dans le
transfert.
La cure analytique fait également écho aux positions socioculturelles
de Freud : le but n’est pas d’encourager une sublimation religieuse pour
subvenir à la détresse humaine, mais de retrouver les origines infantiles
de l’état de détresse.
La détresse est ainsi conçue comme une figure de dépression origi-
naire, en ce sens qu’elle traverse toute l’existence humaine en tant que
source profonde du sentiment d’impuissance.
Chapitre 5

MÉLANCOLIE,
SEXE ET FÉMINITÉ
INTRODUCTION

La problématique que je me propose d’exposer ici concerne les rapports


qu’entretient la « mélancolie » avec la féminité. Mes réflexions sur les
liens existant entre ces deux entités, entre la psychosexualité féminine et
l’état psychique marqué par une dysthymie qui colore et altère l’ensem-
ble de la vie psychique, sont anciennes. Elles s’inscrivent dans le même
champ théorico-clinique que celles que j’ai développées parallèlement
sur les rapports de l’hystérie et de la féminité dont la problématique a été
abordée dans cette même collection (Lanouzière, 1999) 1.
Les rapports de l’hystérie et de la mélancolie avec la féminité ne datent
pas d’hier. L’histoire de l’une et de l’autre fait clairement apparaître
qu’elles sont étroitement associées à des figures féminines de l’excès. La
« furie hystérique » ressemble par bien des côtés à la « fureur maniaco-
dépressive » au point que les descriptions anciennes de l’une ou de
l’autre rendent parfois difficile leur distinction. L’une et l’autre sont des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

exemples de cet « hors de soi » où peuvent conduire les souffrances de


l’amour blessé auxquelles les femmes semblent être particulièrement
exposées.
Cet excès, ce paroxysme qui mène au « hors de soi » s’est incarné au
cours de l’Histoire dans les figures féminines de l’inquiétant et du mal
qu’étaient les magiciennes, les pythies, les harpies, les sorcières et autres

1. Je reprends dans ce travail une ligne de pensées que j’ai déjà avancées sur cette question à diffé-
rentes reprises (Lanouzière, 1989 ; 1992 ; 2001).
274 NARCISSISME ET DÉPRESSION

mauvais génies séducteurs, à la sexualité dangereuse et mortifère dont


Lilith est sans doute la représentante originaire (Brill, 1984) et qui,
surgies de l’imaginaire des hommes, ont servi à fixer leurs angoisses,
pour ne pas dire leur « horreur » du féminin. La mythologie féminine
universelle obéit à un clivage de ses images qui reproduit la bipartition
des représentations maternelles de l’enfant partagées entre des figures
archaïques terrifiantes et des figures protectrices et nourricières. Ainsi
Lilith est-elle le doublet maléfique et dangereux d’Ève qui elle-même se
dédouble dans la figure antithétique de Marie.
Mais cette bipolarité retrouvée dans toutes les cultures sous cette
forme symbolique n’en traduit pas moins aussi les attitudes profondes
des hommes envers les femmes, dont on sait que pendant des millénaires
elles n’eurent d’autre sort que celui de mère ou de prostituée. Ces attitu-
des ne peuvent avoir été sans effet sur leur féminité. Les procès en sorcel-
lerie ont mis en évidence, bien avant Charcot, l’étonnante aptitude
hystérique des femmes à s’identifier, dans certaines circonstances, à de
telles figures du mal suggérées par les hommes et le rapport « hypnoti-
que », « la suggestibilité » des femmes en mal d’amour, au désir des
hommes, rapport que Freud (1921) comparait au rapport « amoureux ».
Cependant, la suggestibilité des femmes et leurs identifications aux désirs
des hommes n’expliquent pas totalement leurs identifications aux figu-
res du mal que leur proposaient les inquisiteurs. Si elles les incarnèrent
au-delà même de ce que ceux-ci attendaient, c’est en raison de leurs
propres facteurs pulsionnels et de leurs représentants fantasmatiques
comme de leurs identifications à des figures maternelles dangereusement
malfaisantes.
L’étude des relations précoces mère/fille a montré l’ambivalence plus
grande de la mère à l’égard de la fille et l’importance de la haine inconsciente
de la fille projetée sur l’objet primaire qui transforme celui-ci en figure
d’épouvante à la mesure de l’hostilité projetée sur lui, et sa réintro-
jection qui alimente la culpabilité et l’exposition au châtiment. De ce
point de vue, les hystériques en reconnaissant et en s’accusant de
méfaits qu’elles n’avaient pu commettre se conduisaient comme
des mélancoliques. Elle montre aussi le salutaire déplacement des
pulsions libidinales de la fille (et de la mère) sur l’objet paternel, qui
aère, allège la relation mère/fille et arrache les germes d’une relation
d’emprise de l’une sur l’autre, au risque néanmoins que l’emprise passe
de la mère au père.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 275

Freud n’a jamais sous-estimé les facteurs sociaux dans la construction


de la psychosexualité féminine. En 1895, il établissait des « rapports
évidents entre la mélancolie et la féminité » et situait ses sources dans le
contrôle et l’appropriation par la société de la sexualité et de la jouissance
de la femme. En 1912, il stigmatisait « l’effet lointain » de l’éducation et
du comportement des hommes dans l’échec de la vie amoureuse des
femmes. En 1933, il met en garde contre la sous-estimation de l’influence
des organisations sociales sur la passivité féminine et sur la répression de
son agressivité, « constitutionnellement prescrite et socialement impo-
sée » qui « favorise le développement de fortes motions masochistes »
mais « qui parviennent à lier érotiquement les tendances destructrices
tournées vers le dedans. » Freud a ainsi, aux deux bouts de son œuvre,
invité les chercheurs souhaitant soulever un pan de l’énigme de la fémi-
nité à ne pas négliger l’influence sur celle-ci des différents « discours »
sur la femme par lesquels passent les différentes formes de répression et
de passivation dont elle est l’objet.
Cette passivation de la femme par la société, ajoutée à sa « naturelle
passivité » (Freud, 1896, p. 136) — « pulsions sexuelles à but passif1 »,
« désirs caractérisés par la passivité, surtout le besoin d’être aimé » et
« la tendance à se soumettre aux autres, qui atteint son apogée dans le
masochisme ou désir d’être maltraité par les autres2 » — serait-elle l’une
des voies d’entrée dans la mélancolie ? La passivité est en effet une
donnée de la clinique dépressive, plus particulièrement de la clinique
mélancolique qui observe qu’une poussée de passivité est fréquemment
déclenchée par une situation débordant les capacités du moi à y faire
face et confrontant donc le sujet à son incapacité d’y réagir. Cette impo-
tence face à la violence d’un événement ou d’un alter ego a pour consé-
quence de ramener régressivement le sujet à une situation (abandon,
séparation, castration, perte) où il était sans recours face à l’hostilité de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

l’autre.
Figures de l’excès, les hystériques et les mélancoliques ont été diaboli-
sées par la médecine et par la société. Ces excès, déclenchés par des

1. Freud S. (1919). « Un enfant est battu », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973 :
« Il faut accorder qu’il existe des pulsions à but passif dès le début, surtout chez la femme mais
la passivité n’est pas encore le tout du masochisme », p. 233-234.
2. Freud S. (1930). Le Président T. W. Wilson, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1990, p. 76-
77. Texte dont il n’est pas certain qu’il soit de Freud et qui pour cette raison ne figure pas dans les
OCP (cf. le vol. XVIII de celui-ci, p. 363-364).
276 NARCISSISME ET DÉPRESSION

situations douloureuses, souvent traumatiques, d’abandon, de séparation,


d’humiliation, de perte sont autant de formes de protestation où l’exalta-
tion peut le disputer à l’abattement. Le deuil lui-même, « prototype
normal d’un état pathologique », et qui est une réaction habituelle à la
perte d’un objet aimé, peut se manifester sous la double forme de sa
reconnaissance et d’une dysphorie passagère ou de son déni et d’une
élation du moi, triomphant de l’objet, comparable à une ivresse qui déli-
vre des inhibitions et des culpabilités et noie la dépression. Freud (1930)
comparait la manie à une drogue qui donne du plaisir, une jouissance
immédiate et supprime les sensations déplaisantes. Il est sans doute le
premier à avoir noté l’exhibitionnisme du mélancolique qui étale ses
plaies sans pudeur. L’exhibitionnisme mélancolique comme l’exhibition-
nisme hystérique exige un public auquel un « spectacle » est ainsi donné
à voir, spectacle d’une souffrance mais qui, à être ainsi exhibée au regard,
fournit au sujet une source d’auto-jouissance paradoxale provenant pour
partie d’un afflux libidinal repéré par K. Abraham (1922) et comparé à
une « fête maniaque ». Cette exhibition qui apporte au mélancolique « un
plaisir à côté d’un tourment » (Abraham, 1911) relève d’un assujet-
tissement au regard de l’autre propre à la femme et commun à l’exhibi-
tionnisme hystérique (Lanouzière, 2002) et à l’exhibitionnisme
mélancolique. Cet assujettissement féminin au regard de l’autre conduit
au narcissisme et à ses pathologies, il conduit aussi à ses causes, à la
fameuse blessure des « petites différences ».
L’idée d’un « roc » de l’anatomie et d’une évolution psychique diffé-
rentielle de l’homme et de la femme court tout au long de l’œuvre de
Freud. Faut-il la rejeter comme fil d’Ariane de l’étude de la « féminité »
alors même qu’elle est partie prenante dans l’organisation œdipienne ?
Dans le concept de féminité, concept rarement défini, certains désignent
la psychosexualité de la femme, d’autres sa dimension de « mystère ».
« L’énigme de la féminité » dont parle Freud, lorsqu’elle est entendue
dans sa dimension mythique, fait de celle-ci « une affaire d’hommes »
(Aulagnier, 1967) au risque d’oublier que la féminité est aussi une
énigme pour la femme elle-même et en fait donc une « affaire de femmes ».
La féminité est alors « l’objet » de l’autre femme et le problème de la
femme celui de son appropriation, d’où les fantasmes de vol — voler/être
volée — si fréquents chez les filles révélant leur angoisse concernant leur
féminité et ses dommages et présents également dans la mélancolie.
Autre source d’ambiguïté, la distinction entre le « féminin » et la « fémi-
nité » que, avec d’autres et à la suite de J. Rivière (1929) parlant de « la
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 277

féminité comme mascarade », M. Cournut-Janin (1998) ramène à une


distinction entre le « dedans caché » (le féminin) et le « dehors montré »
(la féminité), celle-ci se comprenant alors comme « l’organisation
inconsciente d’un leurre ».
L’idée freudienne d’une évolution psychique différentielle de l’homme
et de la femme consécutive à leur différentiation sexuelle trouve son
apogée en 1933 avec la thèse de l’« achèvement » psychique prématuré
de la femme par rapport à l’« inachèvement » juvénile de l’homme,
rendant compte respectivement de la « rigidité » psychique de la
première et de la « perfectibilité » prolongée du second. Or s’il y a
bien une évolution psychique différentielle du garçon et de la fille, elle
tient plutôt à l’inachèvement de cette dernière et à ses conséquences
psychiques.
Responsable de la lenteur de la construction de la féminité, en raison
de l’attente imposée par la biologie, l’inachèvement sexuel féminin a
deux conséquences psychiques majeures : une intensification de la vie
fantasmatique grâce à laquelle la fille comble imaginairement et par anti-
cipation ce que la nature lui a momentanément refusé, et une intensifica-
tion des processus d’identification lui permettant de surmonter le
« manque » sous ces différentes et successives figurations ainsi que les
angoisses de séparation, de perte et d’intrusion. Ces angoisses, typique-
ment féminines, éclairent le fond de dépressivité reconnu par l’épidémio-
logie qui voit en effet dans la dépression, toutes formes confondues, la
psychopathologie féminine par excellence. Cette dimension féminine
dépressive n’avait pas échappé à Freud qui faisait, de l’angoisse de perdre
l’amour, l’équivalent féminin de l’angoisse masculine de castration. Dans
ses premiers manuscrits (1893-1897) où la pathologie féminine était au
premier plan de ses préoccupations étiologiques, il discerna très vite chez
les femmes la présence de particularités psychiques et/ou physiques qui
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

les prédisposent à certains troubles, en gros à l’hystérie et à la mélancolie


qui, l’une comme l’autre, ont pour étiologie un dommage, un « manque »
du côté du sexuel. Les cas présentés dans ses Études sur l’hystérie sont
en réalité, selon son propre aveu, des cas « mixtes » dans lesquels divers
types d’angoisse se côtoient. À côté d’angoisses plus directement ratta-
chables à des facteurs sexuels, d’ailleurs disparates, on discerne en effet
des angoisses dépressives liées à des situations explicites de perte et de
deuil. Le mélange des facteurs étiologiques dans ces névroses explique
leur fréquence en même temps que leur banalité. Hystérique ou mélanco-
lique ? Osciller entre l’hystérie et la mélancolie, mélanger hystérie et
278 NARCISSISME ET DÉPRESSION

mélancolie, tel semble avoir été le destin des femmes dont Freud avait
choisi de raconter l’histoire : femmes exposées, par nature, à de multiples
situations de perte et de séparation, hyper-sensibilisées à toutes formes de
« manquements » dans l’ordre du sexuel.
Figures séculaires majeures de la féminité, les hystériques et les
mélancoliques, avec leur mal à vivre, leurs humeurs, leur sensibilité exas-
pérée aux désirs et aux trahisons de l’autre, hantent la psychanalyse
depuis ses origines. Cette voie d’entrée féminine dans les mystères de
l’inconscient, tout en créant un lien privilégié entre la psychanalyse et
la femme, n’a pas néanmoins levé, selon Freud (1933), les secrets de la
féminité.
Les travaux psychanalytiques sur la féminité sont nombreux. La
plupart d’entre eux ont retenu comme organisateur de celle-ci le
complexe de castration et l’envie du pénis, même si des voix de plus en
plus nombreuses se sont élevées pour en relativiser le rôle. Jones et
M. Klein ont été les premiers à ne plus tenir cette envie pour fondamen-
tale et à déplacer l’objet d’envie sur le sein maternel. Toutefois, ces
auteurs se sont plus attachés à la relation (bonne ou mauvaise) de l’enfant
au sein qu’à la relation de la femme à cet organe (qui se fait attendre)
impliqué dans sa vie de femme et d’amante et dans sa vie de mère nour-
ricière, mobilisant ainsi dans sa relation à l’enfant un double courant
pulsionnel, sexuel et auto-conservatif. La reconnaissance de l’impor-
tance de la figure de la mère dans la psychosexualité féminine, dans la
construction de la féminité, vient tardivement dans l’œuvre de Freud
(1931). Et ce n’est pas sans « surprise » (1931) qu’il découvre « le lien
exclusif à la mère » de la phase pré-œdipienne, « aussi intense et
passionné » que celui au père. Cet attachement à l’objet maternel dont il
parle en termes tantôt de « passion », tantôt de « tendresse » est reconnu
comme « décisif pour l’avenir de la femme » (1933). La figure mater-
nelle, occultée un temps par celle du père, centrale dans l’hystérie,
devient, avec K. Abraham (1924), centrale dans la dépression.
Considéré par Freud comme le plus difficile qui soit, le destin de la
femme tient cette spécificité d’être placé sous le signe de la séparation et
de la perte et donc du deuil. Ce destin qui débute avec le traumatisme de
la séparation — traumatisme pour la mère, traumatisme pour l’enfant —
inaugure un parcours où devront se répéter de tels événements fondateurs
et structurants. Se séparer physiquement de l’objet est le premier acte
pour que celui-ci puisse rencontrer à son tour l’autre hétérosexuel du
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 279

couple futur sur lequel reposent la continuité de la chaîne des générations


et l’avenir de l’espèce. Séparation plus compliquée pour la fille qui devra
changer d’objet et non glisser de l’objet maternel à l’objet féminin,
comme c’est le cas du garçon. Le « traumatisme du sevrage1 » qui
succède à celui de la naissance poursuit cette œuvre de mise à distance
physique de l’autre, de séparation corporelle qui se double de la mise en
place de processus psychiques visant à rétablir au plan psychique l’unité
physique interrompue, unité psychique d’essence narcissique recherchée
dans la séduction mutuelle, réciproque, en miroir, de la mère et de
l’enfant réalisant une complétude qui, nécessaire dans les débuts de la vie
néo-natale, devra à son tour être abandonnée (Lanouzière, 1991). C’est
autour de la période du sevrage que M. Klein situe la position dépressive,
c’est au sevrage qu’Abraham rattache le noyau organisateur de la mélan-
colie, la blessure infligée par la rupture de cette illusoire et dangereuse
unité. Plus près de nous, les rapports de la féminité et de la mélancolie
(Juranville, 1993 ; Lambotte, 1993), la question d’un « noyau mélanco-
lique d’origine maternelle » (Kristeva, 1987 ; Cournut-Janin, 1998) et
d’un « féminin mélancolique » (Chabert, 2003) orientent les recherches
nouvelles sur ces liens entre féminin et mélancolie.

1 LA MÉLANCOLIE ET SON HISTOIRE

1.1 La mélancolie littéraire

Dans le texte fameux qui lui est attribué, Problème XXXI, Aristote pose
une question largement reprise et commentée depuis : « Pourquoi tout
être d’exception est-il mélancolique 2 ? », entendant par là : atteint des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1. Si Freud était sceptique quant à la nature traumatique de la naissance soutenue par Rank (cf.
Inhibition, symptôme et angoisse, 1926), c’est en terme de traumatisme qu’il parle du sevrage :
« Le sevrage est une expérience traumatique » (1909, Minutes de la Société psychanalytique de
Vienne) ; « le sevrage a une action traumatique » (1916, 23 e leçon d’Introduction à la psycha-
nalyse).
2. « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philoso-
phie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains
au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine […] », Aristote,
L’Homme de génie et la mélancolie, trad., prés. et notes de J. Pigeaud, Paris, Rivages Poche/Petite
bibliothèque, 1988, p. 83.
280 NARCISSISME ET DÉPRESSION

maux qu’Hippocrate attribue à un excès de bile noire dans le sang affec-


tant l’âme (sous forme de tristesse, de « dysthymie » et d’abattement) et/
ou le corps (sous forme d’épilepsie, d’apoplexie, d’ulcères). Aristote
cite, à titre d’exemples illustrant sa thèse, Héraclès, Ajax, Bellérophon,
mais aussi Empédocle, Platon, Socrate, Lysandre et les poètes. Bien des
siècles plus tard, Esquirol, en 1820, ajoutant à cette liste d’hommes
illustres les noms de Mahomet, Luther, le Tasse, Caton, Pascal, Chatterton,
J.-J. Rousseau, confirme ainsi cette doctrine qu’il récuse pourtant, consi-
dérant en outre que le terme de mélancolie, trop « consacré dans le langage
vulgaire », devrait être abandonné et remplacé par celui de « lypémanie »
plus scientifique. Plus récemment, Y. Bresse (1994) a ajouté le nom de
saint Augustin à cette liste de célébrités masculines.
Cette conception selon laquelle il ne saurait y avoir de « génie » sans
« fureur » et sans quelque « folie », et qui établit donc un lien entre la
créativité et la mélancolie, va en effet intéresser de nombreux artistes
reconnaissant en eux-mêmes les signes sinon de cette maladie, du moins
ceux d’un tempérament ou d’un état d’âme qui s’en rapproche et va
inspirer leurs œuvres. Grâce à elles, la mode sera à la mélancolie dans les
milieux artistiques européens, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en
Angleterre et en France, où se développe une « mélancolie mondaine » et
« poétique ». En Angleterre, elle est connue dès le XVIe siècle sous le nom
d’« elizabethan melancholy » avant de poursuivre sa fortune sous celui
de « spleen1 ». Au XIXe siècle, en France, le « spleen » est cultivé par des
artistes comme Chateaubriand, Nerval et bien d’autres, mais c’est sans
doute dans l’œuvre de Baudelaire, qui « en savait long sur la mélanco-
lie » (Starobinsky 1989) pour en avoir fait précocement « l’expérience
subjective », que le « spleen » — cette autre façon plus élégante, plus
« dandy », de dire son mal de vivre — tient une place importante (cf. les
poèmes intitulés « Spleen » dans Les Fleurs du mal). Baudelaire, qui
avait « cultivé » son hystérie avec « jouissance et terreur », avait aussi
« souhaité guérir de tout, de la misère, de la maladie et (aussi) de la
mélancolie » qui avait été « sa compagne intime ». Kierkegaard (1849)
avoua avoir été « la proie d’une mélancolie monstrueuse ». C’est au
moment où il était sur le point d’en guérir qu’il rédigea, dans la fièvre et
l’exaltation, son Traité du désespoir qu’il appela la « maladie mortelle ».
Plus près de nous, V. Woolf atteinte d’une psychose maniaco-dépressive

1. Terme anglais, formé à partir du grec splên : la rate, siège de la bile noire et donc de la mélancolie.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 281

luttera désespérément contre la maladie par l’écriture. « J’ai plongé dans


mon grand lac de mélancolie. Mon Dieu qu’il est profond ! Une mélanco-
lique de naissance, voilà ce que je suis ! Je n’arrive à surnager que grâce au
travail […] », écrit-elle le 23 juin 1929 dans son Journal d’un écrivain.

1.2 La notion médico-philosophique de mélancolie


La mélancolie ne sera pas la seule entité médicale à devenir à la mode.
L’hystérie au XIXe siècle connaît le même sort. Elle est aussi présente
partout. Les écrivains revendiquent leur hystérie comme marque de leur
différence et de leur génie. Flaubert s’identifie à Madame Bovary au point
de se mettre à vomir quand il décrit les spasmes de l’empoisonnement de
son héroïne. Au XXe siècle, c’est la schizophrénie de Bleuler, qui en 1911
a rebaptisé ainsi la démence précoce, qui devient à la mode. J.-P. Sartre et
S. de Beauvoir ne craignent pas de se déclarer « schizophrènes ».
La notion de mélancolie évolua. Tout en s’appuyant sur la théorie
hippocratique des quatre humeurs (bile noire et bile blanche, sang et
flegme) et des quatre tempéraments qui en dérivent (colérique, mélanco-
lique, sanguin et flegmatique) qui faisait de la mélancolie une maladie,
Aristote innova en en faisant la nature même, « l’êthos » du génie. Avec
Aristote, la mélancolie devient constitutive de l’être (cf. la présentation
de J. Pigeaud, L’Homme de génie et la mélancolie). Ultérieurement, les
correspondances établies entre les quatre humeurs et les quatre tempéra-
ments s’étendirent aux quatre éléments cosmiques (air, terre, eau et feu),
aux quatre saisons, et aux quatre qualités fondamentales (chaud, froid,
sec et humide) pour former une sorte de combinatoire surdéterminante
ayant valeur de théorie des influences combinées s’exerçant sur le corps
et l’esprit humain. Cette combinatoire qui couvre l’ensemble du champ
humain, tant physique et mental que normal et pathologique, est coiffée
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par l’influence des quatre planètes (Jupiter, Mars, Saturne et Vénus).


Sous l’influence de l’astronomie arabe, il s’établit vers le IXe siècle un
rapport étroit entre Saturne et la mélancolie, les humeurs et par là les
tempéraments et même les couleurs. Selon une doctrine astrologique
arabe, « les astres, les éléments et les humeurs pouvaient et devaient être
reliés aux couleurs qui leur correspondaient ». Saturne, la plus haute
planète du ciel astrologique, avait la réputation chez les Anciens d’exer-
cer une action néfaste, retardatrice du cours des entreprises auxquelles
sont associés les « enfants » de cet astre.
282 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le christianisme au Ve siècle, par la voix de saint Augustin, s’opposa


vivement à la conception astrologique de l’univers, défendant la prédesti-
nation divine contre la détermination astrologique et combattant le culte
des dieux païens. L’abandon des dieux romains au profit du Dieu unique
et vrai est le dessein de saint Augustin (424) dans La Cité de Dieu (cf. le
livre VII où il résume son combat dans ses livres précédents et où il
démonte notamment l’illogisme du culte de Saturne).
Le péché est un point essentiel de la théologie chrétienne, il condamne
l’homme à la tristesse et à la honte. La tristesse, inhérente à la mélanco-
lie, n’est ni le produit du déséquilibre des humeurs, ni la conséquence de
l’influence de l’astre noir saturnien, elle est la conséquence de la faute
originelle et de sa conscience malheureuse. Le corps, à cause du péché
d’Adam, est ainsi devenu pour l’homme une source d’inquiétude et de
tristesse. Pour saint Augustin, le corps était d’autant plus un problème
qu’il devait être aimé et traité par l’homme comme la compagne que Dieu
lui avait donnée pour aide (la chair de sa chair, l’os de ses os), mais aussi
maîtrisé et frustré dans ses besoins et ses désirs. Le corps était marqué à
jamais par le péché de concupiscence et, pour cela, une source de tris-
tesse et d’inquiétude renouvelée par la relation sexuelle qui renouvelait le
péché de convoitise et rappelait la « chute » consécutive et la honte
sexuelle. Le péché originel empoisonnait et la chair et l’esprit, d’où la
vertu de la continence pour la tranquillité de l’âme et du corps.
L’« acedia1 » et ses dérivés (la tristesse, l’ennui, l’inertie et la paresse)
étaient pourchassés par l’Église qui voyait là un péché contre Dieu et une
voie ouverte à Satan et ses œuvres de destruction. En 1929 M. Klein,
quand elle analyse l’explosion de destructivité du petit héros de L’Enfant
et les sortilèges2, l’opéra de Ravel dont Colette avait écrit le livret, qui
assis à sa table de travail « illustre le stade ultime de la paresse où l’ennui
s’est transformé en cafard », ne convoque pas le diable pour expliquer le
comportement de l’enfant mais ses pulsions destructrices activées par la
menace de la frustration orale qui fait de son indulgente « bonne mère »

1. L’acedia, définie comme « morosité » ou « humeur chagrine », était le sixième des péchés capi-
taux recensés au IVe siècle, non loin de la tristesse qui en était le quatrième ; par la suite, ils
devaient être confondus, seule demeurant dans la liste la tristesse qui a fini par en disparaître. En
revanche la paresse, un temps confondue avec l’acédie, subsistera au dernier rang de la liste (cf.
Jeammet N., Le Plaisir et le Péché. Essai sur l’envie, 1998).
2. Dans l’article de M. Klein (1929) « Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une
œuvre d’art et dans l’élan créateur », l’opéra de Ravel est intitulé Le Mot magique.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 283

une « mauvaise mère ». Refusant de faire ses devoirs, rêvant de tirer la queue
du chat ou d’arracher les plumes du perroquet, de gronder tout le monde et de
mettre maman au coin, il suffit d’une menace de sa mère pour que, saisi par
la rage, il passe aux actes et que se déchaînent ses pulsions destructrices.
Les éducateurs retinrent les leçons qui s’adressaient aux pères du
désert, ascètes, moines, ermites, pour les aider à lutter contre les passions
mauvaises nées de la vacuité du désert risquant de compromettre le salut
de leur âme et pourchassèrent chez leurs élèves, et plus encore chez les
filles, la paresse et l’ennui. Ils tenaient que l’ennui porte à la rêverie et
que celle-ci génère chez les femmes des passions sataniques. Michelet ne
craint qu’une chose pour une fille de quatorze ans, « c’est la rêverie » et
s’emploie à lui occuper l’esprit au plus vite (La Femme, 1859). C’est
« l’ennui et le désespoir […] l’ennui pesant, l’ennui mélancolique des
après-midi, l’ennui tendre qui égare en d’indéfinissables langueurs […]
le besoin absolu de varier l’existence, de sortir d’une vie monotone par
quelque écart ou quelque rêve » (La Sorcière, 1862) qui étaient, pour lui,
responsables de la « terrible maladie des cloîtres » dont mourraient les
jeunes filles enfermées là par leurs familles et des épidémies de posses-
sions diaboliques qui s’y développaient aussi. N’est-ce pas l’ennui égale-
ment qui a guidé la main des deux célèbres empoisonneuses de la
littérature française, Emma Bovary et Thérèse Desqueyroux, l’ennui qui
a fait place libre aux rêveries les plus dangereuses ? Mais derrière ces
figures hystéro-dépressives de sorcière déchaînée, se dessine une autre
figure, celle d’une enfant, d’une petite fille livrée trop jeune aux seules
ressources de son esprit et de ses songes, trop tôt privée d’un sein mater-
nel apaisant et sécurisant.
À la Renaissance, vers 1470, Marsile Ficin, qui révéla à l’Europe la
notion d’homme de génie mélancolique, consacra une monographie
complète à Saturne et à la mélancolie, brossant le tableau des influences
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positives et négatives de l’une et de l’autre, des inconvénients de


l’humeur mélancolique et de la dangereuse bipolarité de Saturne, cette
planète de l’esprit et de la « sublime contemplation ». Son expérience
personnelle (il était lui-même mélancolique et un enfant de Saturne)
l’amenait à considérer Saturne comme un « astre essentiellement maléfi-
que et la mélancolie comme un destin fondamentalement funeste 1 ».

1. On peut consulter à ce sujet les pages que Klibansky, Panofsky et Saxl (1964) consacrent à
Marsile Ficin, in Saturne et la mélancolie Paris, Gallimard, 1989, p. 405-432.
284 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Saturne, comme le mélancolique, est l’exemple de l’association des


contraires. Deux siècles plus tard, Robert Burton (1621), qui lui aussi
tenait « son savoir de l’habitude de la mélancolie » et qui a cherché à s’en
guérir en écrivant sa monumentale Anatomie de la mélancolie, voyait un
lien entre celle-ci et son enfance malheureuse, privée de l’affection de ses
parents, ouvrant ainsi la voie à la recherche des facteurs affectifs préco-
ces dans la psychogenèse de la mélancolie. Il a également ouvert la voie à
son « traitement psychique » en soulignant le danger de dissimuler son
chagrin et en suggérant de le confier à un « ami discret, loyal et affec-
tueux », autrement dit à un « psychothérapeute », suggérant ainsi d’une
part l’origine omnipotente de la volonté de surmonter tout seul sa souf-
france dépressive et d’autre part « qu’il faut être deux pour guérir de
l’isolement et du vide intérieur » (Fédida, 2001).

1.3 Les figures de Saturne et de la mélancolie

Si toutes les figures du Panthéon antique manifestent une forte contradic-


tion interne, cette dualité est plus marquée encore chez Cronos, figure
masculine de la mélancolie, tant dans son influence sur le monde exté-
rieur que dans sa destinée qui en fait le dieu des contraires par excellence.
D’un côté, il est le dieu bienfaisant de l’agriculture et le protecteur des
semailles, le dieu des naissances, de l’autre il est le dieu sombre, détrôné
et solitaire, assimilé parfois au dieu de la mort. Connu surtout pour être le
père qui dévore ses enfants (et à ce titre pour être le dieu Chronos dévora-
teur du temps), alors même qu’il est célébré comme le père des dieux,
Cronos a également castré son père Uranus avec la faucille qui, dans les
mains de son fils (Zeus) « accomplissant la loi du talion », sert à le châtrer.
La faucille, emblème de la castration (du père par le fils et du fils par le père)
est aussi dans la mythologie outil des moissons. L’instrument des récoltes
est donc, en même temps, l’instrument de « l’outrage » le plus terrible.
Le grec Cronos contamina le romain Saturne, dieu des champs et des
récoltes qui, à l’origine, était dépourvu d’ambivalence. Saturne, égale-
ment dieu des philosophes, des spéculations et de la divine contemplation
du fait de sa position la plus élevée dans le ciel astrologique, est paré des
attributs les plus sombres de Cronos. L’art antique exprima cette double
nature de Saturne en le représentant tantôt comme le formidable dieu de
la terre, distributeur de bienfaits mais inspirant aussi la crainte, tantôt
comme le souverain destructeur des Enfers.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 285

Son ambivalence, ses contradictions internes, sa dualité et son excep-


tionnelle et monstrueuse oralité expliquent que Saturne, ce « Soleil noir »
soit devenu une figure emblèmatique de la mélancolie. Le mythe rapporte
qu’il avala une grosse pierre emmaillotée qu’il avait prise pour son fils,
tendue par sa femme Rhéa qui voulait soustraire son sixième enfant au
sort funeste des cinq premiers. Devenu adulte, Zeus, sauvé par la ruse de
sa mère, força son père à dégorger la fameuse pierre et avec elle les cinq
frères et sœurs engloutis dans les Enfers de ses sombres entrailles.

1.4 La mélancolie ailée


Après une représentation essentiellement masculine de la mélancolie,
après Cronos/Saturne figurés dans l’iconographie sous les traits d’un
homme barbu, plutôt âgé, à l’expression tantôt exaltée, tantôt abattue,
souvent inquiétante, le regard oblique ou baissé, la tête penchée, surgit,
au XVe siècle, une personnification féminine de la mélancolie : « Dame
Mérencolye » (1428) offre sous la plume d’Alain Chartier un aspect
effrayant. Elle sera décrite sous le nom de « Malinconia » par C. Ripa
dans son Iconologia (1611), comme « une vieille femme, triste et affli-
gée, pâle et maigre, pauvrement vêtue ou en haillons, le regard tourné
vers le sol ».
Sous des influences conjuguées dont celle de Ficin, Dürer (1514) avec
sa célèbre et énigmatique « Mélencolia I » en renouvelle le genre. Sa
« mélancolie » est une femme, plutôt jeune et robuste, le front couronné
de feuillage, richement vêtue, le poing fermé supportant la tête, le regard
rêveur, perdu dans le lointain des songes. Assise sur une marche, dans un
décor hétéroclite et désordonné d’outils et d’objets, la « Mélencolia » de
Dürer s’offre au regard parée en outre d’une insolite paire de grandes
ailes repliées qui semblent l’accabler de leur poids et de leur envergure.
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En haut et à gauche une chauve-souris, animal nocturne, en vol, tient une


cartouche portant l’inscription « MELENCOLIA § I ». Cette étrange
représentation ailée suscite force questions : est-ce une femme, un ange,
un génie1 ? Mais pourquoi aussi, à côté d’elle, ce « putto » boudeur, grif-
fonnant fébrilement sur son ardoise, juché sur une meule ? Klibansky

1. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette figure de la mélancolie de certaines des descriptions
de Lilith représentée comme un démon femelle à face de femme, dotée d’ailes et portant de
longs cheveux.
286 NARCISSISME ET DÉPRESSION

dans son commentaire souligne le « noirâtre sentiment de n’avoir rien


accompli » que dégage la « Melencolia » de Dürer « un génie femme
avec des ailes qu’elle ne déploie pas, avec une clef dont elle n’ouvrira
rien, avec des lauriers au front, mais sans nul sourire de “victoire”, à la
différence d’une autre figure féminine ailée, celle de la “Victoire de
Samothrace”, avec ses grandes ailes triomphalement déployées ». Mais
pourquoi une figure féminine pour cette « tragédie essentiellement
humaine » ? Pourquoi les « Mélancolie » féminines ont-elles les ailes
repliées et pourquoi sont-elles entourées de bambins joufflus et joueurs ?
Y a-t-il un lien entre le « génie » procréateur féminin et son absence de
génie créateur ? Est-ce le féminin et/ou le maternel féminin qui est
responsable de l’impuissance créatrice des femmes affectées dès le
départ d’une valence négative ? Comment la femme donnée comme
« aide » à Adam pourrait-elle prétendre à ce statut d’être d’exception
dont parle Aristote ? Nulle figure féminine dans sa liste des célébrités,
pas plus que, des siècles plus tard, dans celle d’Esquirol. Dürer 1 comme
Cranach2 et bien d’autres ont-ils perçu, avec l’intuition et l’expérience
intérieure propres aux artistes, cette affinité entre la féminité et cette
tendance de l’âme à répondre par l’inhibition douloureuse et/ou l’exalta-
tion à l’expérience du manque ? La majorité des artistes, peintres ou écri-
vains, qui se sont intéressés à la mélancolie ont été eux-mêmes, comme
on le disait autrefois, des « enfants de Saturne » qui ont lutté contre leur
propre dépression et qui ont pu saisir ce que celle-ci pouvait devoir au
féminin en eux (la bisexualité) et au maternel en l’objet (le lien originaire
à la mère). L’inhibition psycho-motrice et la tristesse reconnues
aujourd’hui pour être les deux traits fondamentaux de la dépression
(Widlöcher, 1983) ne sauraient trouver meilleure illustration que cette
personnification d’une femme affligée de l’incapacité douloureuse à
déployer ses ailes.

1. Les historiens de l’art notent que le sujet ayant servi à « La femme assise », étude pour la
« Melencholia I » de Dürer qui ressemble fort à une malade asilaire, pourrait avoir été sa
femme, et rapportent aussi que lui-même souffrait de mélancolie.
2. Cranach, comme Dürer, accompagne en effet ses « Mélancolie », belles et séduisantes jeunes
femmes richement vêtues, parfois ailées, d’une bande de « putti » qui s’ébattent à leurs pieds. Si
la « Melencholia » de Dürer secrète une mystérieuse gravité, il se dégage en revanche des
« Melancolie » de Cranach une étrange et inquiétante ambiance. La « Melencholia » de Dürer
est plongée dans ses pensées ou ses ruminations, celle de Cranach est curieusement appli-
quée à écorcer une baguette de bois tandis que les « putti » mènent, comme les sorcières en
arrière-fond, un véritable sabbat. Certains y découvrent une mise en scène des œuvres de Satan
telles que les conçoit Luther.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 287

1.5 De la mélancolie à la dépression

La vulgarisation d’un concept n’entraîne pas seulement son usure et la


nécessité pour le monde médical de recourir à des concepts plus scientifi-
ques, elle entraîne aussi la dissolution de la « chose » elle-même, dissolu-
tion d’autant plus aisée que la « chose » qui est ainsi nommée est elle-
même plus ambiguë et marquée d’ambivalence. C’est le cas du concept
de mélancolie (du nom de la bile qui en est la cause, melakhola) qui dési-
gnait dans le corpus hippocratique aussi bien un état morbide, anormal,
qu’un tempérament, une inclination ou une disposition, une « diathèse » ;
comme c’est le cas aussi de l’hystérie, du nom de l’organe féminin,
l’utérus, dont les mouvements étaient censés responsables de la maladie
hystérique et qui a disparu en 1952 de la nomenclature psychiatrique.
Le propre de la description et de l’explication hippocratique de la
mélancolie est la mise en évidence de la double polarité de cette affec-
tion, opposant un pôle maniaque d’excitation au pôle mélancolique
d’inhibition, sous-tendu par l’action de la « bile chaude » responsable de
la manie ou de la « bile froide » cause de la mélancolie ; le mélange
harmonieux entre les deux humeurs antagonistes assurant un certain
équilibre de l’âme, mais plus ou moins facilement rompu, la tristesse
propre à l’esprit mélancolique n’étant pas absente de l’humeur maniaque
où elle peut se dissimuler sous le masque de la gaieté. Dans cette concep-
tion, la manie ne s’oppose pas simplement à la mélancolie, les deux pola-
rités peuvent se succéder, suggérant déjà l’idée de la bipolarité de cette
maladie que E. Kraepelin désignera du nom de psychose maniaco-
dépressive, signant en quelque sorte l’acte de naissance du concept de
dépression en psychopathologie et que, avant lui, J.-P. Falret nommera
« folie circulaire » et J.G.F. Baillarget « folie à double forme ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Pour un ensemble de raisons, le concept de dépression, qui signifie


abaissement et qui est employé en médecine, aussi bien en anatomie (à
propos de la dépression des os du crâne) qu’en physiologie (à propos par
exemple de la dépression respiratoire), va peu à peu remplacer celui de
mélancolie, sans pour autant le faire disparaître du vocabulaire psychopa-
thologique. Nous conserverons le concept de mélancolie dans le sens où
il a été utilisé par Freud, c’est-à-dire couvrant l’ensemble du champ dit
de la dépression. À ce titre, on pourrait parler d’un ensemble flou mélan-
colico-dépressif au sein duquel peuvent se détacher des sous-ensembles
plus précis.
288 NARCISSISME ET DÉPRESSION

1.6 Le délire des négations, une figure singulière


de la dépression
La question posée par Aristote au sujet des hommes d’exception se pose
aussi à propos des femmes : pourquoi sont-elles, plus souvent que les
hommes, victimes de cette « humeur noire », de ce « poison noir » dont
parlait Hippocrate ? Pourquoi partagent-elles ce privilège avec les créa-
teurs alors qu’elles sont généralement tenues pour peu aptes à la « créati-
vité » ? Statistiquement, toutes formes de dépression confondues, deux
déprimés sur trois sont des femmes. Ces données épidémiologiques
récentes confirment des observations plus anciennes rassemblées par les
aliénistes du XIXe siècle tels Cotard, Camuset, Arnaud et Seglas à propos
du délire des négations. La suprématie numérique des négatrices s’y
exprime d’une façon indiscutable, même si on relève quelques cas de
négateurs parmi ces observations. Suprématie logique des négatrices
puisque ce délire prend racine avec une prédilection certaine sur le terrain
de la mélancolie anxieuse, mais non explicative.
À la suite des travaux de Lassègue (1852) qui avait détaché des diver-
ses formes de mélancolie, le délire des persécutions, Cotard (1882) a
exposé une évolution délirante rencontrée chez les mélancoliques non
persécutés et reposant sur des « dispositions négatives ». Avec prudence,
il s’est hasardé à donner le nom de délire des négations à l’état des mala-
des chez lesquels cette disposition négative est « portée au plus haut
degré », malades atteints d’un trouble profond de la « sensibilité
morale », élément fondamental de la mélancolie. C’est sur un tel terrain
que se développe cette « négation systématisée » qui trouve sa forme la plus
aboutie dans ce que Seglas (1897) a appelé le « syndrome de Cotard » où
le délire des négations peut emprunter simultanément ou successivement
quatre formes principales : d’indignité, de possession, de négation d’organes
et d’immortalité.
Cette négativité, portée à sa pointe dans le délire, se manifeste dans des
tableaux où dominent des craintes, des terreurs imaginaires, des idées de
ruine sans fondement, idées auxquelles s’ajoutent des sentiments de
culpabilité, voire de damnation, d’incapacité et d’auto-accusation
forcenée. Ces malades s’accusent d’être la honte de leur famille dont ils
font ainsi le malheur, eux-mêmes éprouvant une honte et une horreur de
ce qu’ils sont : en perdition, privés d’intelligence, sans énergie, sans
amour, dépourvus de tout sentiment humain, des déchets, des rebuts,
mais sans honte à le crier tout haut à ceux qui veulent bien les entendre.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 289

Les négateurs qui se pourfendent ainsi sans pitié et sans pudeur étaient
antérieurement, d’après leurs proches, certes plutôt mélancoliques et taci-
turnes, mais aussi des êtres scrupuleux, serviables et dévoués, charitables,
dotés des « qualités morales les plus distinguées ». Cette « hypocondrie
morale » jointe à l’hypocondrie propre à la « négation d’organes »
réalise, par sa démesure, une sorte de délire mélancolique des « gran-
deurs » à l’envers, par exagération des « petitesses 1 ». Les « négateurs »,
comme les génies mentionnés par Aristote, sont eux aussi des êtres
d’exception, tirant leur exception de l’absolue singularité de leur condi-
tion. De ce point de vue, on peut, avec A. Jeanneau (1980), considérer le
« Cotard » comme un « joyau du narcissisme ».
La négation des organes du corps et de leur fonctionnement qui permet
au mélancolique de vivre sans œil, sans bouche, sans estomac, sans intes-
tin, sans vessie, sans anus et donc sans respirer, sans voir, s’alimenter,
déféquer, uriner, sans cerveau et donc sans penser, a pour conséquence
logique l’idée (insupportable) de son immortalité, corrélative aussi de la
perte de son identité et de tout arrimage à l’autre qu’elle suppose, ce qui
le dote d’un statut particulier, dans un « entre-deux de l’humain et du
non-humain ». « La personne de moi-même », comme se désignait la
malade de Leuret citée par Cotard, niait tout ce qui faisait son identité.
Voyageuse sans bagage dans l’éternité, elle se disait sans nom, sans âge,
sans parent, sans enfant, sans sexualité, sans racine, sans filiation, seule :
« La personne de moi-même n’est l’enfant de personne ; l’origine de la
personne de moi-même est inconnue. » Rien donc de la banalité du
malheur ordinaire chez le mélancolique négateur, dont la négation des
organes du corps et de ses fonctions peut aller jusqu’à la négation du
corps lui-même et à l’affirmation que plus rien n’existe et que lui-même
n’est rien. Il ne s’accuse pas non plus de banales peccadilles mais, selon
lui, de fautes inexpiables qui exigent un châtiment exemplaire ; il n’est
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

pas condamné à mort comme un criminel ordinaire, il est condamné à ne


mourir jamais, à être éternellement ce vivant/mort, dans une infinie soli-
tude et dans un absolu désespoir, celui de « ne pouvoir même mourir »
(Kierkegaard) ou de « mourir de ne pas mourir » (sainte Thérèse
d’Avila). Le « Cotard » est victime de cette « maladie mortelle » du moi
persécuté par un surmoi inhumain, dans laquelle la mort n’est pas le

1. Cotard indique que le « délire des petitesses » signalé dans la périencéphalite diffuse par le Dr
Materne, paraît fort voisin du délire des négations (op. cit., p. 245).
290 NARCISSISME ET DÉPRESSION

terme du mal, mais un « terme interminable » qui conduit paradoxa-


lement au suicide pour y échapper. Le « Cotard » se joue des extrêmes,
des contradictions, il combine tous les excès, ceux du « trop », de la
« pléthore » et ceux du « trop peu », de la pénurie ou plus encore du
manque.
On peut dire, à la suite de Freud (1925) dans La Négation et en suivant
le commentaire qu’en a fait Jean Hyppolite (1966), que le « Cotard »
avec sa « passion » de l’opposition, sa « manie » de la négation, présente
ce qu’il est sous le mode de ne l’« être pas ». Cette apparition de l’être
sous la forme de ne l’être pas qui se produit avec la négation (Hyppolite
préfère traduire Verneinung par « dénégation ») est un des possibles fils
conducteurs pour repérer les liens existant entre la mélancolie et la fémi-
nité.
La description du délire des négations par Cotard a posé aux aliénistes
un certain nombre de questions que sa mort prématurée (1889) laissait en
suspens. Le congrès annuel de médecine mentale de 1892 (congrès de
Blois) consacra une journée à l’examen de quelques-unes de ces ques-
tions. L’énigme de ce délire où s’exprime un narcissisme négatif absolu
n’y fut pas élucidée, mais la question de sa fréquence plus élevée chez les
femmes et de sa survenue au mitan de leur vie et parfois à la ménopause y
fut soulevée. Indiscutablement ce délire, qui a par ailleurs disparu de la
clinique contemporaine depuis l’avènement des thérapeutiques chimi-
ques et sismothérapiques (électrochoc, choc à l’insuline), a l’intérêt
d’attirer l’attention sur la problématique du corps qui est au centre de la
mélancolie mais aussi de la féminité, et de poser la question des
rapports de l’une et de l’autre, la question de l’identité et de la sexualité
féminine, et mérite à ce titre d’être interrogé par les psychanalystes.
Lacan semble avoir été le premier à le faire à propos de ces « vieilles
dames » rencontrées à l’asile, en proie au délire de négation, qui décla-
rent ne pas avoir de bouche et qu’elles ne mourront jamais et qu’il
compare à des lunes. Ces femmes, dit-il, « se sont identifiées à une image
où manquent toute béance, toute aspiration, tout vide du désir, à savoir ce
qui proprement constitue la propriété de l’orifice buccal » (1955, p. 327).
C’est dire que, pour Lacan aussi, la mélancolie a à voir avec les figures de
l’oralité. Dès 1938, il considérait que le sevrage « est souvent un trauma-
tisme psychique dont les effets individuels (anorexies dites mentales,
toxicomanies par la bouche, névroses gastriques) révèlent leurs causes à
la psychanalyse », affections qui sont connues pour se développer sur un
terrain dépressif.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 291

2 LES FEMMES ET LA DÉPRESSION

2.1 La vulnérabilité féminine à la dépression


Quelles sont les réponses apportées jusqu’ici par les sciences biologiques
et par les sciences humaines à la question des causes de la suprématie
féminine en matière de dépression ?
La psychiatrie attribue actuellement ce phénomène soit à des facteurs
biologiques (l’effet des déséquilibres hormonaux à certaines périodes de
la vie féminine), soit à une vulnérabilité particulière de la femme à des
facteurs psychoaffectifs (perte d’objet et/ou d’estime de soi) et sociaux,
ceux-ci étant, selon certaines études épidémiologiques, plus importants
que les facteurs biologiques. Les études anglo-saxonnes sur le rôle
des événements vitaux, les « life-events », dans l’étiologie dépressive
montrent l’existence d’un lien significatif entre un événement traumati-
que constitutif d’une perte d’objet et/ou d’estime de soi et la dépression.
Une relation de cause à effet est ainsi établie entre un événement objectif,
repérable et datable dans le temps, et un phénomène dépressif à partir
de l’antécédence de l’événement sur le phénomène dépressif. Certains
événements qui affectent particulièrement la vie conjugale, tels que la
mort du conjoint1, le divorce, la séparation et la mésentente, semblent
ainsi doués d’un pouvoir pathogène d’autant plus net que les sujets
présentent des facteurs prédisposants. Ainsi des facteurs comme
l’absence d’activité professionnelle, un milieu socio-économique défavo-
risé, des jeunes enfants à charge, des difficultés conjugales et la perte de
la mère avant l’âge de 11 ans, accroîtraient les risques de dépression chez
les femmes.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1. Le veuvage qui est de loin la cause principale du deuil est une affaire de femmes. M.L. Bourgeois
(1996) rapporte qu’il y a cinq fois plus de veuves que de veufs et qu’au-delà de 75 ans, il y a
nettement plus de femmes veuves que mariées alors que c’est le contraire pour les hommes (plus
d’hommes mariés que de veufs).
292 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Pour intéressantes qu’elles soient, ces études épidémiologiques à visée


objective, menées sur des populations d’individus1, pèchent précisément
par l’absence de prise en compte de la significativité individuelle de
l’événement et donc de son pouvoir pathogène pour le sujet. Or, si la
clinique a depuis longtemps souligné l’importance affective de ces
événements, elle a également mis en évidence, avec le caractère subjectif
de la nature traumatique ou non d’un événement, dépendant de l’organi-
sation de la personnalité du sujet et de son histoire, la notion importante
de « résistance individuelle » aux traumatismes. P. Marty fait justement
remarquer que « l’origine extérieure du traumatisme ne porte pas, en elle-
même, une valeur objectivement appréciable » comme il fait aussi obser-
ver que « la perte d’un être proche peut ne pas être plus traumatisante,
chez un individu adulte, qu’un jour chez un autre, par exemple, le senti-
ment provoqué par le passage d’une poussière dans un rayon de soleil »
(1980, p. 102).
La question de la vulnérabilité plus grande de la femme à ces facteurs
psycho-affectifs et sociaux et aux traumatismes telle qu’elle a pu être
objectivée dans ces études épidémiologiques ne fait cependant que dépla-
cer d’un cran la question : d’où tient-elle cette sensibilité plus grande à
des situations de perte et de déperdition narcissique, sauf à considérer
qu’elle y est plus exposée que les hommes ?
Certains grands événements biologiques qui s’accompagnent de modi-
fications hormonales comme la poussée mammaire, les premières règles,
la gestation, le post-partum, l’allaitement et la ménopause sont tenus pour
responsables des dépressions survenant à l’adolescence, après l’accou-
chement et le sevrage, ainsi qu’à la cinquantaine. Mais ces événements
biologiques qui ponctuent en effet le cours de la vie féminine sont égale-
ment des événements psychiques majeurs exposant aussi, en tant que tels,

1. Rappelons pour mémoire l’échelle d’événements récents de Holmes et Rahe (1967) composée
de 43 événements, affectés chacun d’un coefficient différent décroissant à partir de la mort du
conjoint recevant le poids maximum de 100 LCUs (Life Change Unit), le divorce 73, la sépara-
tion 65, le mariage 50 et les vacances 13. On citera aussi les études de G. W. Brown et T. Harris,
publiées dans Social Origins of Depression : A Study of Psychiatric Disorder in Women,
London, Tavistok publications, 1978 et de E. S. Paykel « Life Events and Early Environment »,
in Handbook of Affective Disorders, New York, Paykel éd., The Guildford Press, 1982. Toute-
fois, dans le DSM II-R (1987), c’est la mort d’un enfant auquel est affecté le coefficient le plus
élevé (la mort du conjoint passant à la seconde place), les femmes ayant tendance à répondre
plus dramatiquement que les hommes à cette perte. On trouvera dans l’ouvrage de M.-L. Bour-
geois, cité plus haut, une recension des principales études épidémiologiques sur le deuil et ses
complications.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 293

à des expériences dépressiogènes de séparation, de perte d’objet et de


mise en question de la valeur et de l’estime de soi, impliquant des rema-
niements psychiques profonds. À travers ces expériences, ce sont l’image
de soi, son unité, son intégrité, le tissu identitaire même et les équilibres
de la balance libidinale narcissique/objectale qui sont secoués par ces
séismes somato/psychiques d’amplitude variable mais généralement
forte.

2.2 Sexualité, féminité et mélancolie


Pourquoi ce plus grand nombre de femmes touchées par « l’aile sombre »
de la dépression ? La psychanalyse a-t-elle ou peut-elle apporter une
réponse à la question de cette affinité de la féminité et de la mélancolie ?
Où mène la voie tracée par Freud qui lie l’organisation psychique à
l’anatomie : « Il faut bien que la différence anatomique se marque dans
les conséquences psychiques » ?
La plupart des commentateurs du Problème XXXI d’Aristote souli-
gnent que le mélancolique dont il s’agit est tel par nature et non par mala-
die. C’est un « excès », mais un excès naturel si on peut dire et quasi
normal de bile noire qui fait d’un homme un mélancolique, mais pas
nécessairement un malade, même si cet excès « naturel » de bile le
prédispose à la maladie mélancolique, lorsque le « Kairos » (l’occasion,
les circonstances) se prête à la transformation de cet état normal en un
état morbide.
Le portrait que l’Aristote des Problemata brosse du mélancolique est
donc celui d’un homme porté par nature à tous les excès. C’est le portrait
d’un homme intempérant, inconstant et vicieux. C’est, selon l’auteur, un
« obsédé du sexe » et ce, semble-t-il à la lecture de ces Problemata, du
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

fait de la découverte dans son enfance des prouesses de son pénis « capa-
ble de petit qu’il est, de connaître une extension rapide » et de « donner
du plaisir chez ceux qui, tout près de leur puberté, se laissent aller à le
frotter ». On ne peut plus clairement lier sexualité et mélancolie, excita-
tion sexuelle prématurée mais narcissisante, auto-érotisme persistant et
mélancolie. La littérature médicale prêtait aux mélancoliques soit une
exceptionnelle incontinence, soit une non moins surprenante indifférence
en la matière. Au XIIe siècle, sainte Hildegarde de Bingen, qui dans
Causae et curae porta toute son attention à la sexualité des mélancoli-
ques, fut aussi la première à séparer les types masculins et féminins de
294 NARCISSISME ET DÉPRESSION

mélancolie. « Melancholica » est l’équivalent féminin de l’homme


mélancolique, une créature pitoyable et repoussante. Ce lien établi depuis
Aristote entre mélancolie et sexualité, Freud va aussi l’établir mais diffé-
remment et associé cette fois à la féminité.
Comme chez Aristote, mais par d’autres voies, l’hypothèse d’une
prédisposition dépressive de la femme liée à son « destin » anatomique et
à sa physiologie est en filigrane chez Freud. C’est donc dans la « psycho-
somatogenèse » de la féminité qu’est à rechercher cet « axe narcissique
des dépressions » dont parle Rosolato (1975), responsable des potentia-
lités dépressives de la femme.
Il s’agit moins de dégager ce qui pourrait relever d’un éventuel modèle
féminin de la dépression (par rapport à un modèle masculin) que de déga-
ger, dans la construction même de la féminité, les conditions d’une
dépressivité, d’une prédisposition que viendraient précipiter les éléments
ou les facteurs appartenant à l’ordre de la conjoncture individuelle et de
l’événement. C’est pourquoi le terme de « mélancolie » dans son accep-
tion la plus large, sans référence à une catégorie nosographique plus
précise, comme l’a fait Freud (1917) dans Deuil et mélancolie, peut être
retenu, et que peut être retenu son schéma métapsychologique de la
mélancolie, « fignolé » par K. Abraham (1924), et qui peut, au prix de
quelques retouches, servir de cadre général de « base » aux affections
dépressives dans leur ensemble.
Si la question de la féminité ne figure pas dans la liste des essais de
métapsychologie de Freud, elle n’en constitue pas moins une ligne de
réflexion ancienne, présente en filigrane dans les premières interrogations
des années pré-psychanalytiques et dans les travaux ultérieurs, mais qui
ne trouvera une forme synthétique que tardivement dans les deux textes
publiés coup sur coup en 1931 et 1933 sur la féminité.
Dès les années 1893-1895, la clinique de Freud l’amène à soupçonner
l’affinité des femmes avec certaines pathologies et plus précisément à
soupçonner la présence chez les femmes de particularités psychiques et/
ou physiques semblant les prédisposer à certains troubles. Dans ces
années où il construit sa « neurotica », Freud fait une grande découverte
dont la voie a été frayée par Charcot, celle du rôle de la « chose
sexuelle » dans l’étiologie de l’hystérie qu’il étend à la mélancolie. Au
cours de cette période, il rédige plusieurs manuscrits théorico-cliniques
dont trois d’entre eux, écrits successivement en 1893, 1894 et 1895, lient
de façon tout à fait explicite la dépression à la sexualité et à la féminité.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 295

2.2.1 Le manuscrit B ou « l’engorgement du sexuel par la société »


Dans le manuscrit B de 1893, intitulé Étiologie des névroses, adressé à
Fliess prié de le « cacher à sa jeune femme » en raison de son contenu,
Freud s’emploie à différencier la mélancolie, la dépression périodique et
la neurasthénie qu’il range toutes les trois dans les névroses d’angoisse.
Après avoir noté en premier lieu que « tout neurasthénique manque de
confiance en lui-même, est dans une certaine mesure pessimiste et tend
à se forger des idées antagonistes déprimantes », il distingue la dépres-
sion périodique de la mélancolie « vraie » par le critère de l’anesthésie
psychique (sexuelle) absente chez la première, mais caractéristique de la
seconde.
Freud caractérise ici la dépression périodique par des accès d’angoisse
(plus fréquents chez les femmes car liés à l’hystérie), un traumatisme
psychique mais qui n’aurait qu’une valeur déclenchante, et une absence
d’anesthésie psychique sexuelle.
À l’inverse, la mélancolie vraie se présenterait sous la forme d’une
névrose d’angoisse chronique associée à une anesthésie psychique
sexuelle. Freud conclut que « ces névroses parfaitement évitables mais
totalement incurables » sont des produits de la société qui interdit la
masturbation et proscrit les relations sexuelles avant le mariage (entraî-
nant ainsi une stase, une sorte d’engorgement de la tension sexuelle
privée de systèmes appropriés de décharge de l’excitation) et qui se
trouve ainsi condamnée à devenir victime des névroses incurables
qu’elle a elle-même engendrées. « L’autorisation de libres rapports
entre jeunes gens et jeunes filles », que Freud préconisait dans le cas où
l’on disposerait de « méthodes anticonceptionnelles inoffensives », était
censée éviter ces névroses destructrices de la joie de vivre et des relations
conjugales.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Ce programme que Freud appelait de ses vœux et que le XXe siècle a


réalisé a-t-il eu les effets qu’il en attendait ? Rien n’est moins sûr.
L’« appréhension de la sexualité », dont il parlait peu après dans ce texte,
« avec à l’arrière-plan, des choses vues ou entendues et à moitié compri-
ses, donc une étiologie purement émotionnelle, mais toujours de nature
sexuelle » n’a pas disparu chez nombre de jeunes femmes chez qui elle
reste encore la source de troubles, même s’ils prennent des formes clini-
ques différentes. La sexualité humaine reste, en son fond, cette force
perturbatrice créatrice de conflits et de névroses découverte par Freud.
Mais soulignons que, dans ce manuscrit, Freud, en faisant en quelque
296 NARCISSISME ET DÉPRESSION

sorte de la mélancolie une maladie sociale, rejoignait d’une certaine


façon R. Burton qui, à la fin de son Anatomie de la mélancolie, avançait
lui aussi l’hypothèse de l’origine sociale de la mélancolie et voyait dans
un changement de l’organisation de la société le remède à cette « maladie
sociale ».

2.2.2 Le manuscrit E ou « l’aspiration ardente à l’amour psychique »

Après avoir fait de la frigidité une caractéristique de la mélancolie


vraie en 1893, Freud revient dans le manuscrit E de juin 1894, portant
le titre Comment naît l’angoisse ?, sur le cas de celle-ci et soutient à
nouveau l’idée d’un lien entre les deux : « Il arrive très souvent que
les mélancoliques soient des frigides » (p. 82) et il avance qu’ils « ne
ressentent pas le besoin du coït dont ils ne tirent aucune sensation,
mais aspirent ardemment à l’amour sous sa forme psychique ». Nous
pourrions dire, ajoute Freud, qu’« ils éprouvent une grande tension éroti-
que psychique ; lorsque cette dernière vient à s’accumuler sans qu’une
décharge se réalise, la mélancolie fait son apparition ». Il précise aussi
que l’excitation exogène, à la différence de l’excitation endogène,
n’entraîne pas d’accumulation excessive et dommageable, toute réac-
tion étant capable de la réduire, alors que l’excitation endogène (la
pulsion sexuelle) exige en effet une réponse spécifique, sans laquelle se
produit une accumulation de tension psychique sexuelle créatrice
d’angoisse.
C’est en termes économiques, énergétiques que Freud, dans ce texte,
différencie la mélancolie de la névrose d’angoisse, faisant appel à une
notion de seuil/limite entre le somatique et le psychique, dont le franchis-
sement exige un quantum d’excitation et une opération de transforma-
tion. Au-delà d’un certain seuil, la tension sexuelle physique se
transforme en angoisse quand, s’accumulant, elle ne subit pas d’élabora-
tion psychique qui la transformerait en affect ; phénomène qu’il rattache
à un développement imparfait de la sexualité psychique, à une répression,
à une désagrégation ou enfin à un écart entre la sexualité physique et la
sexualité psychique, à un divorce entre l’acte physico-sexuel et son
élaboration psychique. La tension sexuelle psychique se transforme en
mélancolie quand elle s’accumule et que fait défaut une tension sexuelle
physique propice à une décharge libératrice.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 297

2.2.3 Le manuscrit G ou « l’apanage des femmes à la frigidité »

Un an plus tard, en 1895, dans le manuscrit G consacré à La Mélancolie,


Freud réaffirme une fois de plus les « rapports évidents entre la mélanco-
lie et la frigidité » tirés de ses observations précédentes : long passé de
frigidité des mélancoliques, lien de causalité entre la frigidité et la mélan-
colie, « toute provocation de la frigidité encourageant le développement
de la mélancolie », existence d’une catégorie de femmes psychiquement
très exigeantes dont le désir se transforme très aisément en mélancolie et
qui sont frigides.
Dans la seconde partie de ce texte, Freud avance une idée importante
qui sera reprise vingt ans plus tard dans Deuil et mélancolie. La mélanco-
lie serait provoquée par une perte (dans le domaine des besoins instinc-
tuels) et son affect serait celui du deuil. Freud applique ce schéma à
l’anorexie de la jeune fille qui serait une forme de mélancolie juvénile,
chez un sujet à la sexualité inachevée. La perte de l’appétit correspond
dans le domaine sexuel à une perte de libido. D’où son idée que la mélan-
colie serait « un deuil provoqué par une perte de libido » et plus loin
l’idée d’un appauvrissement libidinal consécutif à cette perte, analogue à
une « hémorragie interne », douloureuse comme une « blessure ».
L’image d’un « trou » par où s’écoule l’excitation complète cette descrip-
tion avec la précision que, dans la mélancolie, c’est dans le psychisme
que se situe ce trou.
Si on retient de ces textes que la mélancolie est un deuil causé par une
perte de libido provoquée mais aussi entretenue par un excès de l’activité
psychique centrée et fixée sur les scenarii construits à partir de ces choses
sexuelles perturbatrices, vues ou entendues et à moitié comprises,
auxquelles il fait allusion en 1893, et qui « pompe » la libido au point de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

la tarir, on retient aussi de ce dernier texte les images utilisées par Freud
pour caractériser ce processus mélancolique. Images corporelles, trans-
posées au plan psychique, de « blessure » et de « trou », évocatrices de la
castration somatique féminine, dont il soulignera ultérieurement (1925a)
les conséquences négatives sur le narcissisme féminin, irrémédiablement
blessé. Freud semble établir déjà un lien entre défaut physique, manque
chez la femme, « castration » et défaut psychique, manque de libido et
néanmoins perte continue de celle-ci. Il reprendra plus tard cette image
de « blessure ouverte », interne, vidant et appauvrissant le moi dans
Deuil et mélancolie où l’auteur de l’attaque est identifié comme étant la
298 NARCISSISME ET DÉPRESSION

partie clivée du moi (le surmoi) qui observe et attaque furieusement


l’autre.
En 1895, dans un autre texte (Qu’il est justifié de séparer de la neuras-
thénie un certain complexe symptomatique sous le nom de névrose
d’angoisse), après avoir exposé le schéma du processus sexuel, Freud
affirme que pour l’essentiel celui-ci peut être « transféré aussi à la
femme, malgré tout le retard et l’atrophie artificiels de la pulsion
sexuelle féminine, qui viennent compliquer le problème ». Malgré ces
réserves qui font référence aux influences sociales inhibitrices de la
sexualité féminine, mais qui préfigurent aussi les limitations imposées
par l’anatomie, Freud conclut que « chez la femme aussi, il faut admettre
l’existence d’une excitation sexuelle somatique, un état dans lequel cette
excitation devient stimulus psychique, libido, provoquant la poussée à
l’action spécifique, action à laquelle est attaché le sentiment de jouis-
sance » (p. 32), même s’il souligne aussitôt après que chez la femme on
ne peut indiquer ce qui pourrait être analogue au relâchement des vési-
cules séminales. La femme n’est donc pas exclue de la jouissance, mais
cette jouissance reste énigmatique et problématique.
On retiendra aussi le lien implicite que Freud établit entre la mélanco-
lie et la féminité par l’intermédiaire de cette « ardente aspiration à
l’amour sous sa forme psychique » dont il fera plus tard une caractéristi-
que de la psychologie féminine, comme si cette aspiration qui creuse
l’écart entre amour physique et amour psychique était la réponse de la
femme à son « infériorité » somatique qui reste comme une « cicatrice ».
En 1923, dans La Disparition du complexe d’Œdipe, Freud verra en effet
dans le clitoris, ce « rabougrissement » du pénis, la cause de « la transfor-
mation des tendances directement sexuelles en tendances tendres inhi-
bées quant au but », c’est-à-dire de la transformation de l’amour
physique en amour psychique, en tendresse. Cette tendresse évoquée
dans La Féminité, qui doit tempérer la passion maternelle et son emprise
mortifère sur l’enfant, implicite à la transformation de l’amour/passion de
la femme pour son mari quand elle parvient à « assurer » son mariage en
faisant de celui-ci « son enfant et à se comporter vis-à-vis de lui en
mère », est aussi la ruine de l’amour conjugal qui ne survivrait que grâce
à un certain degré de sujétion sexuelle et grâce à la fusion du courant
tendre et du courant sensuel.
Tenant donc pour « évidents » et « prouvés » par ses observations clini-
ques, les rapports entre mélancolie et frigidité, Freud, dans ce manuscrit G,
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 299

lie plus spécifiquement celle-ci à la féminité, se demandant pourquoi la


frigidité est « l’apanage des femmes » (p. 96). Freud, malgré ces liens
implicites, revient sur la sociogenèse de la frigidité et de la mélancolie
esquissée l’année précédente. Il voit dans l’éducation des filles et dans le
rôle passif dévolu aux femmes par la société, les conditions de cet
apanage. C’est à un paradoxe éducatif qui enjoint aux femmes de séduire
les hommes, d’être pour eux des objets d’excitation sans être elles-
mêmes excitées par l’excitation qu’elles provoquent, c’est par l’injonc-
tion paradoxale de rester froides dans le temps même où elles enflam-
ment les sens des hommes, donc dans une situation de double contrainte,
que Freud situe l’origine de cet apanage. Il accuse ainsi les éducateurs et
la société d’empêcher la libido des femmes de parvenir à maturité, les
femmes exigeantes et froides sont des exemples des effets de cette imma-
turité juvénile dans laquelle elles sont maintenues du fait de cette
contrainte. Cette situation de double contrainte est encore renforcée par
le mariage de convenance, sans amour qui leur est aussi imposé.
Dans ce manuscrit comme dans les Études, Freud esquisse les condi-
tions de la dépendance psychique de la femme (particulièrement forte
chez la mélancolique et l’hystérique), dépendance à l’égard de l’amour
de l’objet qui l’amène à se faire objet du désir de celui-ci au mépris de
son propre désir, et donc source d’insatisfaction chronique et de ressenti-
ment. La déviation psychique de la sexualité féminine « divorcée » par la
société de ses sources somatiques a pour conséquence, dans ces années-
là, une dérivation parallèle de l’insatisfaction au plan psychique qui se
marque par l’extrême sensibilité des mélancoliques comme des hystéri-
ques aux « manquements » de l’objet, manquements concernant aussi
bien son impuissance sexuelle, ses infidélités que ses délaissements.
Si Freud situe dans ce texte les sources de la mélancolie dans le
contrôle et l’appropriation par la société de la sexualité et de la jouissance
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la femme, donc dans une sociogenèse, il dessine aussi les lignes d’une
psychogenèse de sa pathologie. La passivation de la femme par le conflit
créé du fait de demandes contradictoires qui court-circuitent les sources
corporelles de sa sexualité pour la dérouter sur des voies psychiques a
pour conséquence ce qui sera ultérieurement décrit comme identification
et aliénation au désir de l’autre. Se dessinent donc là très clairement les
conditions de la dépendance psychique de la femme qui se fait objet du
désir pervers de l’autre et sujet d’un non-désir de cet autre dans lequel cet
autre trouve cependant une source au renouvellement de son excitation
défaillante. La femme n’apparaît pas simplement comme l’objet d’élection
300 NARCISSISME ET DÉPRESSION

des « conduites » perverses des abuseurs de la « neurotica », elle apparaît


ainsi d’emblée « passivée » par cette fantasmatique perverse qui fait
précocement intrusion dans son psycho-soma à l’occasion des messa-
ges éducatifs paradoxaux qui accompagnent l’ensemble des soins qui
lui sont prodigués dans son enfance. C’est donc dès l’enfance que
s’exerce cette influence qui vise à faire de la femme un « objet »
prisonnier de son « objet », c’est dans et dès l’enfance que s’exerce sur
elle la pulsion d’emprise de la société qui passe par les relais éducatifs
et les relais primitifs de soins. Trente ans plus tard, il n’a pas aban-
donné cette idée d’une passivation de la femme par la société. En
1933, il mettait encore en garde contre une sous-estimation de
l’influence des organisations sociales qui « acculent la femme à des situa-
tions passives » et il ajoutait à la répression sexuelle dénoncée en 1895,
« la répression de son agressivité, constitutionnellement prescrite et
socialement imposée », favorisant l’installation du « masochisme authen-
tiquement féminin » par le développement de motions masochistes
parvenant « à lier érotiquement les tendances destructrices tournées vers
le dedans » (p. 155).

2.3 Les névroses mixtes de la femme


En 1899 (lettre 102 à Fliess), reprenant sur la base de nouveaux cas clini-
ques la question des rapports de la mélancolie et de la sexualité, Freud
réaffirme encore l’existence de ce lien entre frigidité et mélancolie qu’il
avait soutenue des années plus tôt. Mais, si dans les manuscrits la « chose
sexuelle » apparaissait comme l’étiologie commune de l’hystérie et de la
mélancolie, dans la même période, dans les Études sur l’hystérie (1895),
d’autres facteurs étaient tenus pour responsables de la fréquence des
« névroses mixtes1 », c’est-à-dire des névroses dans lesquelles la sympto-
matologie dépressive, repérable dans tous les cas d’hystérie examinés, est

1. La notion de « névrose mixte » désigne chez Freud « un mélange de plusieurs étiologies spécifi-
ques ». Le terme, utilisé pour la première fois en 1893 dans le manuscrit B, puis en 1894 dans le
manuscrit D et en 1895 dans les Études sur l’hystérie, ne le sera plus par la suite, mais la notion
subsistera dans L’Homme aux loups en 1918 et dans Inhibition, symptôme et angoisse en 1926,
où Freud note encore que « dans chaque cas de névrose obsessionnelle il paraît bien que l’on
peut trouver, au niveau le plus profond, une couche de symptômes hystériques formés très tôt »
(p. 34). Pour J. Bergeret (1975), le terme de « névrose mixte » ne se rapporte pas à un simple
mélange à l’intérieur des névroses d’éléments hystériques et obsessionnels par exemple, mais
bien à une mixité de structure entre les deux groupes opposés alors par Freud, entre celui des
psycho-névroses et des névroses actuelles.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 301

mise en relation avec des expériences pathogènes (des traumatismes


psychiques) telles que maladies graves, décès de personnes chères,
déceptions amoureuses, blessures d’amour propre, sentiments aigus
d’injustice, offenses narcissiques diverses. La constatation dans ces
histoires de malades de l’importance des « secousses morales » parallè-
lement aux symptômes sensoriels ou moteurs conduit Freud à voir dans
ces derniers des modes de symbolisation de deuils inélaborables en
raison du caractère insupportable des souffrances qui sont ainsi évitées.
Freud décrit là (p. 132-133) un mécanisme de substitution/conservation
que l’on retrouvera à l’œuvre dans le mécanisme d’identification résolutif
du conflit œdipien d’une part et dans le processus mélancolique d’autre
part.
Très vite, Freud constate donc que les cas d’hystérie « pure » sont rares
dans sa clientèle. Les névroses « banales » plus fréquentes rentrent plutôt
dans cette catégorie nosographique nouvelle, celle des « névroses
mixtes », du fait du mélange de leurs facteurs étiologiques. Ces « névro-
ses mixtes » constituent l’un des aspects des « névroses complexes des
femmes » pour lesquelles un diagnostic différentiel est difficile à poser,
compte tenu du fait que se mêlent des facteurs étiologiques d’origines
diverses, psychiques, somatiques et sociales. L’hystérie, qui n’est le plus
souvent qu’une des composantes de quelque névrose mixte, ne peut être
décelée et traitée comme une névrose isolée que dans certains cas limites
(Études sur l’hystérie, p. 208), c’est-à-dire ceux que Freud appelle « cas
limite d’hystérie pure » et qui sont rares, celui de Miss Lucy R., le troi-
sième cas des Études, lui paraissant exemplaire. Mais il n’en demeure pas
moins nécessaire de délimiter dans ces névroses mixtes la part respective
de l’hystérie et de la dépressivité, même si dans toute névrose manque
rarement un « trait de dépression ». En 1905, à propos de Dora qui était
envahie par des pensées obsédantes sur la relation de son père à M me K.
et qui se plaignait de « ne pouvoir penser à rien d’autre », Freud
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

commentait en note qu’« une pareille pensée prévalente, accompagnée


d’une profonde dépression, est souvent le seul symptôme d’un état
morbide qu’on appelle parfois “mélancolie”, mais qui se laisse résoudre,
par la psychanalyse, comme une hystérie ».
Au cours de ces années-là, outre l’indistinction entre dépression et
mélancolie, on observe chez Freud une multiplicité des sous-groupes
auxquels elles sont associées : dépression périodique (troisième forme
de la névrose d’angoisse), dépression hypochondriaque, mélancolie
anxieuse (forme mixte de névrose d’angoisse et de mélancolie), mélancolie
302 NARCISSISME ET DÉPRESSION

cyclique (forme héréditaire et cas typique et extrême de la mélancolie),


mélancolie banale grave (par décroissance ou cessation d’excitation
sexuelle somatique), mélancolie neurasthénique (par affaiblissement
durable du groupe sexuel psychique du fait d’une masturbation exces-
sive), mélancolie hystérique et mélancolie vraie (présentée par une
patiente qui était sans cesse plongée dans le désespoir par la triste convic-
tion de n’être bonne à rien, incapable de faire quoique ce soit etc. qui
annonce les patientes de Deuil et mélancolie).

2.4 Mélancolie et féminité

Il est évident qu’il y a pour Freud, pendant cette période, une indéniable
affinité non seulement entre l’hystérie et la mélancolie, mais entre la
féminité et la mélancolie. Aussi ne faut-il pas être surpris si, vingt ans
plus tard, dans Deuil et mélancolie, quand il brosse le portrait type du
mélancolique, ce soit celui d’une femme qu’il se mette à peindre. Sur
les quatre occurrences où au fil de la plume il prête une identité
sexuelle au mélancolique, trois concernent des femmes. Il évoque ainsi
successivement la fiancée abandonnée, la « brave » femme laborieuse
et fidèle qui au cours de sa maladie « ne parle pas mieux d’elle que
celle qui ne vaut rien » et enfin la femme affligée d’un mari impuis-
sant. Ces deux dernières figures ne nous sont pas inconnues, nous les
avons déjà rencontrées, pour l’une en 1899, quand Freud évoquait pour
Fliess cette patiente désespérée par la triste conviction d’être bonne à
rien, et dont le désespoir et la mélancolie s’expliquaient par la crainte de
ne pouvoir jamais bien jouer son rôle de femme du fait d’une « atresie
hymenalis ». Pour l’autre, Freud en avait déjà parlé en 1893 et en 1894
lorsqu’il attribuait les symptômes neurasthénico-dépressifs et anxieux
des femmes mariées ou délaissées à l’impuissance de leur mari ou à une
continence forcée.
C’est par touches successives que Freud dessine ce portrait complexe
du mélancolique : une femme donc, mesquine, égoïste, insincère sous
son excessive et impudique sincérité, exhibitionniste et outrancière, une
femme narcissique et dépendante, mais gouvernée par un surmoi d’une
particulière sévérité. Au total une « brave » femme tout de même, mais
qui, sans en avoir l’air, « fait tout un plat » parce qu’elle a été abandonnée
ou parce que son mari lui a « manqué » sexuellement et qui est ainsi
offensée par son impuissance comme par ses infidélités.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 303

On saisit ici la vulnérabilité narcissique de cette femme, exigeante et


insatisfaite. L’incapacité de l’homme à la satisfaire sexuellement, qu’il en ait
été incapable (par impuissance) ou qu’il s’en soit détourné (par abandon),
entraîne chez elle, dans les deux cas de figure, une même blessure insup-
portable. Déception et humiliation sont les effets d’une même offense
narcissique. S’il est clair que ce qui constitue le talon d’Achille de la
femme mélancolique est bien, comme le dit Freud, sa très grande dépen-
dance à l’égard de l’amour de l’objet (en 1895, il parlait, comme on l’a
vu plus haut, de son « aspiration ardente à l’amour sous sa forme psychi-
que ») et sa particulière sensibilité à ses manquements, il est clair aussi
que dans cette affaire il s’agit toujours d’une histoire de sexe.
Aristote voyait dans le mélancolique un « obsédé du sexe », on est
tenté de même, en suivant Freud, de voir dans la femme mélancolique
dont il dessine les traits, une obsédée de la chose sexuelle. La femme
mélancolique serait tourmentée aussi par le sexe, non au sens où l’enten-
dait Aristote mais au sens où elle ramènerait toutes les offenses à une
seule, imputable à son sexe. Rien d’étonnant à cela si l’on se souvient que
pour Freud, le destin anatomique de la femme, qui la condamne par
ailleurs à perdre ses objets, détermine les grandes lignes de sa person-
nalité.
Le rapprochement de Deuil et mélancolie et de Pour introduire le
narcissisme, écrits l’un et l’autre dans la même foulée, des grands textes
plus tardifs sur la féminité fait apparaître d’importantes similitudes
structurales entre ce que Freud dégage tantôt comme particularités de
la structure mélancolique, tantôt comme celles de la structure féminine :
même narcissisme, même choix d’objet effectué sur le modèle narcissi-
que, même tendance excessive à l’identification, même dépendance à
l’égard de l’objet et de son amour. Il y a là, sous cette forme condensée,
une indiscutable parenté entre les deux.
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Tout au long de son œuvre, comparant l’homme à la femme, Freud


soutiendra que ce qui les différencie ce sont leurs dispositions libidinales
opposées : la disposition de l’homme à aimer a pour pendant la disposi-
tion inverse de la femme à être aimée et sa vulnérabilité aux défaillances
de l’objet d’amour. Il reviendra à maintes reprises sur cet insatiable, cet
incoercible besoin d’être aimée de la femme. Dépendante et narcissique,
la femme que décrit Freud en 1931 et 1933 est aussi dévorée d’envie,
privée du sens de la justice, dépourvue d’altruisme et incapable de subli-
mation pulsionnelle. Ces qualités négatives comme son insatiable besoin
304 NARCISSISME ET DÉPRESSION

d’être aimée, la femme les doit à une injustice de la nature, à son manque
de pénis. À deux reprises au moins, Freud soulignera les liens de ce
manque avec ce sentiment d’injustice des femmes se considérant comme
ayant subi un dommage dans l’enfance (1916) et avec un sentiment
d’infériorité instauré comme une cicatrice de cette blessure narcissique
(1925a). C’est ce manque-là qui, à ses propres yeux, ne la rendrait pas
« aimable », digne d’être aimée, qui serait à l’origine de l’exacerba-
tion de ce besoin d’amour et de sa permanente insatisfaction. Seul en
effet un amour sans faille pourrait la rassurer et réparer l’injustice
originelle dont elle serait victime. Mais une telle demande, une telle
exigence d’un amour sans faille, sans faiblesse, caractéristique de la
demande hystérique, seul réparateur possible d’un dommage néanmoins
impardonnable, porte en elle-même les conditions de son échec.
L’objet auquel s’adresse une telle demande ne peut être en effet que
défaillant, manquant à y répondre. Aussi ce « réparateur » potentiel
est-il immanquablement appelé à réitérer l’offense et à occuper la
position d’offenseur.
Il y aurait ainsi chez la femme un indéniable sentiment d’infériorité
propice au développement d’une dépressivité constituée sur la base de
cette blessure narcissique originelle. L’amertume des filles à l’égard
de leur mère prendrait racine, selon Freud, dans le reproche de les
avoir « fait naître femme et non pas homme ». La plainte féminine n’est
pas différente et se confond avec celle du déprimé de F. Pasche (1969)
qui « ne reproche pas à ses parents de ne pas l’avoir assez nourri,
caressé, gâté… mais de ne pas l’avoir fait assez beau, assez fort, assez
intelligent » et qui fait écho à la remarque plus générale de Freud sur
la croyance de chacun d’être « en droit de garder rancune à la nature
et au destin en raison de préjudices congénitaux et infantiles », et de
réclamer « des compensations à de précoces mortifications de notre
narcissisme, de notre amour-propre ». C’est dans l’amour de l’objet que
la femme cherche ces compensations, d’où son angoisse de la perte
de son amour qui est « visiblement un prolongement de l’angoisse du
nourrisson quand sa mère lui manque » (Freud, 1933). Menacée de
perdre son objet, la femme redeviendrait un nourrisson en proie à
l’Hilflosigkeit.
Freud reviendra maintes fois sur cet insatiable besoin d’être aimée de
la femme et fera en 1931 et en 1933 un portrait de la femme quasiment
superposable à celui de la femme mélancolique de 1915, tout comme il
avait fait, en 1914, du portrait de la femme narcissique un portrait de la
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 305

« vraie femme1 ». Tout se passe comme s’il faisait implicitement de la


féminité la structure de base de la mélancolie et de celle-ci une exagéra-
tion pathologique de celle-là, sans qu’il dégage explicitement autrement
que par la perte de l’objet et de son amour, ce qui assure le passage de
l’une à l’autre.

2.5 Manque et féminité


L’ensemble théorique qui soutient la conception psycho-sexuelle de l’être
humain chez Freud comprend une théorie de l’inachèvement, une théorie
du développement psycho-sexuel en deux temps, organisé autour des
deux modalités temporelles du trop tôt de la pulsion sexuelle et du trop
tard de l’infrastructure biologique, inapte à fournir au départ une réponse
adéquate, adaptée à l’excitation et à sa décharge, une théorie de l’étayage
des pulsions sexuelles sur les pulsions d’auto-conservation et une théorie
de la séduction.
Les notions d’immaturité, d’inachèvement des fonctions d’auto-
conservation d'où provient l’état de détresse originelle, l’Hilflosigkeit,
l’incapacité objectivo-subjective de l’enfant à s’aider soi-même et celle
du caractère de prématuration, de précocité du développement sexuel,
responsables l’un et l’autre de la dépendance vitale à l’égard de l’objet
comme de l’aptitude auto- et allo-érotique, courent tout au long de
l’œuvre freudienne et en constituent l’infrastructure biologique. C’est à
son inachèvement somatique que l’être humain doit son inachèvement
psychique, mais par là aussi sa perfectibilité prolongée.
Filles et garçons sont-ils égaux au départ dans l’immaturité première
des équipements et la précocité des pulsions, dans le trop tôt de l’excita-
tion et le trop tard de la réponse appropriée ? La position de Freud est
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loin d’être claire. Il n’hésite pas en effet, en 1933, à opposer l’homme


dans la trentaine, encore inachevé et ouvert à des développements ulté-
rieurs, à la femme du même âge déjà figée psychiquement, ce qui
suppose des développements s’étant effectués à des vitesses différentes et
donc des équipements également différents, plus matures et achevés chez

1. En 1914, dans « Pour introduire le narcissisme » (1969, p. 94), Freud parle du type féminin
narcissique chez lequel la formation des organes sexuels féminins « provoque une augmentation
du narcissisme originaire » comme le « type féminin le plus fréquent et vraisemblablement le
plus pur ».
306 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’un, plus immatures et inachevés chez l’autre, condition de cette perfec-


tibilité prolongée du développement humain et des différences pulsion-
nelles. Il oppose ainsi à l’homme juvénile et inachevé la femme dont le
développement primitivement accéléré a achevé trop tôt son cours et figé
ses positions, ce qui suppose des facteurs explicatifs de ces différences de
régime qui l’amènent à associer le peu de contribution des femmes aux
découvertes et inventions culturelles au caractère « clos et fermé » de leur
développement, bloquant toute évolution et tout progrès ultérieur. On se
souvient que Freud ne créditait les femmes que de l’invention du tressage
et du tissage, sur le modèle perfectionné de la toison pubienne qui
masquerait l’absence de pénis.
L’ambiguïté des positions de Freud sur la question de l’achèvement ou
de l’inachèvement somatique de la fille est perceptible à propos de son
équipement anatomique sexuel quand il compare son clitoris à un pénis
« atrophié » et « rabougri » sans se prononcer sur la nature de cette atro-
phie ou de ce « rabougrissement ». Sont-ils l’effet d’un achèvement
prématuré par arrêt prématuré du développement ou l’expression d’un
inachèvement par retard de celui-ci, comme l’imaginent dans leurs théo-
risations les petites filles et les petits garçons et même plus tard les
femmes qui n’ont pas renoncé dans leur for intérieur à l’espoir de le voir
pousser un jour ? Dans la XXXIII e conférence, c’est bien dans le sens
d’un achèvement précoce, d’un arrêt du développement que Freud le
présente, reconnaissant l’existence dans le corps féminin de « vestiges »
masculins atrophiés, mais reconnaissant aussi chez l’homme l’existence
de pareils vestiges féminins.
H. Deutsch (1933) a souligné le rôle de l’envie du pénis dans les
dépressions féminines. Elle rapporte ainsi plusieurs cas cliniques dans
lesquels la souffrance narcissique de ces patientes pouvait être ramenée à la
déception d’être privée de pénis. Chez l’une d’entre elles, ce manque avait
entraîné l’utilisation généralisée de la négation comme défense contre une
réalité décevante. Son intolérance au manque était telle qu’elle s’arrangeait
pour faire avorter toute réaction à la perte en niant son existence. Le
résultat était toujours : « Je n’ai rien perdu ». Elle rapporte qu’elle « avait
pu voir très clairement chez cette patiente comment le mécanisme de dénéga-
tion tout entier avait commencé avec la naissance d’un frère, avec la négation
qu’elle ait souffert d’une perte quelconque en n’ayant pas de pénis ».
E. Jacobson (1971), de son côté, rapporte le cas d’une petite fille,
Peggy, qui sombra dans une première dépression à l’âge de trois ans et
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 307

demi à la naissance de son frère, un « petit rien du tout » qui accaparait


néanmoins toute l’attention de ses deux parents à cause d’un « instrument
magique et puissant » qui lui permettait de prendre son plaisir et de
donner aussi un paroxysme de plaisir. Au sein, ce « petit rien du tout »
pouvait prendre ce qu’il voulait parce qu’il possédait le pénis qu’elle-
même avait eu autrefois mais que sa mère avait dû lui prendre pour le lui
donner, alors qu’il lui était défendu (à elle) de sucer son pouce. Ultérieu-
rement, Peggy qui souffrait de dépression périodique « voyait des images
de pénis, très grands comme des sexes de chevaux, chaque fois qu’elle
était abandonnée par un de ses amants ». Comme chez Peggy, on pouvait
découvrir chez la patiente d’H. Deutsch l’élément oral derrière l’envie du
pénis et deviner ce qu’il cachait.
Cet état de manque qui engendre une diversité de symptômes a pour
conséquence une idéalisation de la « chose » manquante et enviée.
L’idéalisation du pénis, qui prête à l’organe mâle des qualités fabuleuses,
un tout pouvoir sur soi et sur le monde, une capacité de procurer des plai-
sirs ineffables, de constituer une protection contre l’angoisse et la culpa-
bilité, a pour parallèle mépris et haine pour la mère, si mal ou si
pauvrement pourvue, étendus à l’ensemble des femmes. « L’envie du
pénis est toujours envie d’un pénis idéalisé », surestimé. M. Torok
(1964), comme H. Deutsch, note que l’envie du pénis a pour contrepartie
pour le sujet « la dépression, la dévalorisation de soi, et la rage ». Mais
elle rappelle aussi que l’envie du pénis n’est pas envie de l’organe lui-
même, mais de ce qu’il représente en tant que l’inaccessible, le non-
réalisé. Psychanalytiquement, l’envie du pénis est à entendre, non comme
envie de la « chose » anatomique, de l’organe, mais comme le « camou-
flage » d’un désir qui ne peut être formulé que sous cette forme de l’envie
d’une autre « chose ». Elle insiste sur cette idée d’un « artifice », d’un
« masque » sous lequel se cache autre chose et qui a à voir avec la
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

première relation à la mère, la relation au Sein.

2.6 Corps et mélancolie féminine

La question du corps n’est pas absente des réflexions premières de Freud


sur la mélancolie, et plus encore sur la mélancolie féminine, situant
sommairement son étiologie dans la frigidité (l’anesthésie physique
sexuelle dans le manuscrit G a un statut ambigu, constituant un « indice »
de mélancolie ou une « préparation » à celle-ci ; 1985, p. 96), dans le
308 NARCISSISME ET DÉPRESSION

défaut anatomique (le pénis rabougri, l’atresia hymenalis) ou dans une


atteinte à son intégrité (l’hystérectomie, la mammectomie). Mais quand
il dresse le tableau clinique de la mélancolie dans Deuil et mélancolie, il
souligne que « c’est l’aversion morale du malade à l’égard de son propre
moi qui vient au premier plan, avant l’étalage d’autres défauts : infirmité
corporelle, laideur, faiblesse, infériorité sociale qui, ajoute-t-il, sont plus
rarement l’objet de son auto-appréciation », soulignant ainsi la délibidi-
nalisation du corps du mélancolique, réduit à un appareil somatique déré-
glé. L’image de la « souillon mélancolique », sans soin pour sa personne
et sans souci des effets de celle-ci sur son entourage, est une figure bien
connue. Plus près de nous, la clinique reconnaît dans le désinvestissement
de son moi corporel par la femme un signe dépressif d’origine narcissi-
que. De même que la femme investit et valorise son moi corporel « dans
un sens de plus en plus étendu, allant de son corps, de ses vêtements et de
ses parures, vers son « intérieur », sa maison et tout ce qui fonctionne en
tant que support matériel de sa vie amoureuse », comme le note B. Grun-
berger (1964, p. 106), de même le mouvement dépressif tend régressive-
ment à défaire cette belle « unicité » narcissique en désinvestissant ces
objets chargés de libido. Le mouvement dépressif privant la femme de
l’« auto-suffisance » que la beauté lui apportait accroît son besoin d’être
aimée et sa dépendance à l’objet.
L’importance accordée par la psychanalyse aux différents érotismes et
aux zones érogènes directrices sur lesquelles ils s’appuient, et qui définis-
sent l’évolution des différents modes d’appréhension corporelle de la
réalité, témoigne de son intérêt pour le corps. Il revient à K. Abraham
d’avoir abordé le problème de la mélancolie du point de vue de ces étapes
prégénitales d’organisation de la libido et des échanges orificiels qui
soutiennent le « langage des organes », les mouvements psychiques
étant le prolongement des mouvements corporels et relationnels
initiaux, organisés à partir des zones érogènes. On rappellera que c’est
en effet sur un mode « corporel » qu’Abraham a décrit les étapes
fantasmatiques du destin de l’objet perdu qui reproduisent un « cycle
digestif ». La dynamique psychique du processus est ramenée à un
fantasme d’incorporation digestive et d’expulsion anale où apparaît le
conflit entre le désir d’expulser et de détruire le « mauvais » objet et celui
de retrouver et de conserver le « bon » objet par sa réincorporation, au
risque de le détruire. Boulimie et anorexie, constipation et diarrhée sont
les équivalents et la retraduction corporelle des mouvements psychiques
qui ont emprunté au corps ses modes de figuration. Le corps qui, par
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 309

l’intermédiaire du sexuel, fait le lien entre l’hystérie et la mélancolie dans


les années 1893-1895 est différemment affecté par les « histoires de
souffrance » qui leur sont communes.
La spécificité du corps hystérique à montrer/cacher, à rendre visible
l’invisible, ce qui ne doit pas être vu, tient au choix de l’organe ou de la
fonction où loger, fixer le symptôme : principalement les organes et fonc-
tions de la vie de relation, ceux et celles qui servent à communiquer, déjà
investis et érotisés dans et par la relation première à l’autre (l’objet origi-
nel), ce que Freud nomme la « complaisance somatique ». Il tient aussi à
la capacité féminine d’érotisation du corps en son entier. Ce sont les
mêmes lieux corporels qui ont été originellement investis qui seront
investis par les futures conversions, évitant ainsi une dépense d’énergie à
en chercher de nouveaux. Le « corporel » parle, et son discours s’adresse
à un autre. Ce qu’il dit, sous cette forme silencieuse et bruyante du donné
à voir, de l’« imposé » à voir, a un sens, mais caché et qui reste à décou-
vrir. Le symptôme, « cri » ou « murmure », toujours plainte, est appel à
l’autre et entre ainsi dans la stratégie érotique du désir et de sa communi-
cation.
À la différence du corps hystérique qui montre et dit mais contraint à
déchiffrer, comme des « hiéroglyphes » disait Freud, le sens caché de ce
qui est écrit à même le corps, dans une « belle » indifférence de l’hystéri-
que à l’égard de son symptôme, le corps mélancolique se dérègle et
devient un fardeau : la fatigue s’installe, le sommeil fuit, l’appétit dispa-
raît, les intestins se bloquent, la tête se fait lourde et douloureuse, etc., et
le mélancolique, les yeux tournés vers le sol, épuisé, souffre et se plaint.
Chez l’un, un conflit érotique né d’une représentation inconciliable,
coupée de son affect, trouve à se résoudre dans un compromis auquel le
corps prête ses modes de figuration ; chez l’autre, avec la désérotisation,
c’est le divorce de l’âme et du corps qui est consommé et les pulsions
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

d’auto-conservation, les instincts vitaux qui sont mis en défaut par le


désétayage du sexuel sur l’auto-conservatif. En 1917, Freud en début de
Deuil et mélancolie, rappelant la diversité des formes cliniques de la dépres-
sion, notait la plus grande ressemblance de certaines avec des affections
somatiques qu’avec des affections psychogènes.
Le balancement entre l’impotence généralisée, l’anesthésie globale qui
prive le corps du mélancolique de toute sensation, et l’agitation frénéti-
que du maniaque, entre une passivité accablée et une activité fébrile,
appartient à un même corps « cadavérisé » (Kristeva, 1987) par le « crime »
310 NARCISSISME ET DÉPRESSION

de l’introjection (N. Abraham, 1963), crime imaginaire dont le « corps du


délit » est profondément enfoui grâce à cette opération psychique dans
le patient. Qui dit « crime », dit faute et culpabilité, culpabilité tenant à la
« volupté » du crime, c’est-à-dire au plaisir, coupable parce qu’érotique,
d’installer l’objet à l’intérieur de soi sur le mode oral qui conduit, en le
mangeant, à le détruire. Habité par un mauvais objet incorporé qui le
cannibalise à son tour, le moi/corps du déprimé épuisé, « pompé », sucé,
infesté, pourri par ce « cadavre » interne qui n’a rien d’exquis, vidé de sa
substance libidinale, est livré aux pulsions auto-destructrices qui vont,
chez le mélancolique délirant, jusqu’à la destruction imaginaire de ses
zones et organes corporels mais qui, chez le déprimé « mal mentalisé »
des psychosomaticiens, privé des capacités de fantasmatisation (expres-
sion de la sexualité psychique) qui maintiennent le pont entre le corps
biologique et le corps érotique, vont signer une voie d’entrée dans une
affection somatique localisée dans une zone « froide », vulnérable, dans
une zone ou une fonction « exclue » de ce que Ch. Dejours appelle « la
subversion libidinale » (2001).

2.7 L’abandon et son traumatisme


Le sentiment d’estime de soi dépend, de façon tout à fait intime, de la libi-
do narcissique […] Dans la vie amoureuse, ne pas être aimé rabaisse le
sentiment d’estime de soi, être aimé l’élève (Freud, 1914).

Le sentiment de l’infériorité a de fortes racines érotiques. L’enfant se sent


inférieur s’il remarque qu’il n’est pas aimé et de même pour l’adulte. Le
seul organe qui soit réellement considéré comme inférieur est le pénis
atrophié, le clitoris de la fille (Freud, 1933).

La clinique montre que l’abandon par un objet érotique, qui se révèle à


l’examen narcissiquement indispensable, est chez les femmes l’une des
causes déclenchantes parmi les plus fréquentes de réactions dépressives
banales ou graves. D’où l’abandon tient-il dans ces cas son pouvoir trau-
matique ? La honte qui l’accompagne apparaît comme l’un des facteurs
qui peut faire basculer une réaction dépressive banale et normale en une
véritable et plus grave dépression avec, à l’horizon, d’inquiétantes
décompensations, somatiques notamment. Très tôt (1890), il ne fit aucun
doute, pour Freud, que « des affects dépressifs pouvaient abréger consi-
dérablement la durée de la vie » et qu’« une violente frayeur, une morti-
fication ou une honte cuisantes » étaient également susceptibles de
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 311

« mettre un terme brutal à la vie ». L’expression « mourir de honte »,


prise à la lettre, exprime bien le caractère mortel de l’atteinte narcissique
du moi par la honte, qui dans certains cas peut conduire au suicide ou à la
mort brutale, comme le soulignait Freud. Dans sa version figurée, elle
exprime la réalisation du fantasme de disparaître, de ne plus être
confronté à un regard qui vous réduit à rien. I. Hermann (1943), qui
rappelle que Descartes et Spinoza avaient vu dans la honte un phénomène
apparenté au deuil, à la faiblesse et à l’inhibition, note aussi que celui qui
a honte baisse la tête et a les yeux fixés au sol (dans l’attitude classique
du déprimé de l’iconographie évoquée plus haut), incapable de trouver un
soutien dans le regard de l’autre et de s’y « cramponner ». D’où vient que
la honte, cet affect dérivé de l’angoisse, doté d’un pouvoir traumatique,
semble avoir un lien privilégié lui aussi avec la féminité ?
Il nous faut rappeler ici, brièvement, que pour Freud la honte féminine
est tributaire de cette fameuse infériorité anatomique de la femme, dont il
parle dans plusieurs textes, qui subsiste à titre de « cicatrice narcissique »
avec trois conséquences importantes : un sentiment d’infériorité, un
mépris pour son propre sexe et un relâchement du lien tendre à la mère,
« l’organe inférieur » étant la preuve du non-amour de cette dernière. Cet
« organe inférieur » conjuguerait donc deux registres de blessure, le
registre narcissique et le registre objectal, liant étroitement chez la femme
l’objectal au narcissique, le psychique au corporel. De là viendrait encore
l’importance si forte pour celle-ci d’être l’aimée, l’élue, choisie pour ce
qu’elle est. C’est pourquoi aussi son idéal du moi, construit sur un
modèle féminin idéal, sur une féminité idéalisée, tendrait à l’obtention
d’une féminité corporelle et psychique parfaite, censée lui assurer de la
sorte désirabilité et amour sans faille. Toute tension dès lors entre le moi
et cet idéal de perfection (comme cela se produit dans l’abandon) repré-
senterait une source potentielle de honte et de souffrance dépressiogène
par la mise en question de l’estime de soi.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Le caractère traumatique que, dans certaines circonstances, peut pren-


dre l’abandon tient à ce que celui-ci agit comme un dévoilement brutal
des imperfections et « infirmités » du sujet masquées par la relation
amoureuse et qui sont ainsi mises au jour, laissant la femme dénudée et
honteuse sous le regard des autres intériorisé dans cet idéal du moi
exigeant. La perte de l’objet érotique par abandon ou infidélité, vécue par
la femme comme une attaque contre sa sexualité génitale, équivalente
d’une castration, rappelle régressivement toutes les menaces concernant
l’unité et l’intégrité du corps et de son image, voire de son identité féminine.
312 NARCISSISME ET DÉPRESSION

La « chosification » par la honte pousse au doute identitaire. Si je ne suis


plus désirée et aimée, suis-je encore une femme ? Lorsque l’amour de
l’autre pour ce que l’on est disparaît, la question de « l’avoir » revient au
premier plan et, avec lui, la réanimation sadique de la honte et du mépris.
Une telle interrogation montre l’insuffisance et donc la fragilité des
« confirmations narcissiques » indispensables par le regard maternel qui
a une action d’unification du moi corporel et psychique et par le regard
paternel porteur à la fois de son désir et de son interdit, et donc la fonc-
tion de réparation narcissique dévolue à l’objet érotique. La perte de la
confiance en son pouvoir de séduction (attirer l’amour de l’homme et le
conserver), le doute dans les capacités de plaire et d’être aimée se trans-
forme en une perte interne, en un sentiment de vide intérieur consécutif à
l’hémorragie narcissique qui épuise la vie psychique, ouvrant la voie à un
mouvement « mélancolique ».
Dans ce cas de figure de l’abandon, du rejet par l’objet sexuel, l’aban-
donnée a une double tâche : celle de surmonter la perte de l’objet qui
comporte déjà en soi un retrait de libido narcissique et celle de surmonter
l’humiliation et la honte qui l’accompagnent. La honte par abandon de
l’objet sexuel a pour conséquence cette mise en question de la dimension
séductrice du sujet et une insupportable blessure d’amour-propre qui
réveille les anciennes blessures imparfaitement cicatrisées par la relation
amoureuse et une refragilisation de l’estime sexuelle de soi. Être rejetée
conduit alors le sujet à se vivre comme un déchet ou comme un excré-
ment. La désidéalisation de soi, de sa féminité, consécutive au rejet et à la
honte, met en évidence les liens existant entre la honte, l’analité et l’idéa-
lisation, sur lesquels J. Chasseguet-Smirgel (1999) a particulièrement
insisté. Nombre de jeunes filles1 ou de femmes abandonnées expriment
leur sentiment d’être nulles, sans intérêt ni valeur, à la suite de leur aban-
don, le pire étant pour elles un abandon au bénéfice d’une autre supposée
mieux nantie, mais qu’elles tentent néanmoins de rabaisser dans un
mouvement projectif restaurateur. C’est quand il est brutal et humiliant
que le détachement de l’objet prend pour le sujet valeur d’une déjection.

1. La vie haletante et désespérée de Marie Bashkirtseff, qui meurt à 24 ans de tuberculose, en est un
exemple. L’hyper-activité forcenée qu’elle déployait en permanence participait de sa lutte contre
une dépression dont la psychogenèse semble remonter à la séparation de ses parents, vécue comme
un rejet humiliant de la part de son père, la poussant dans un narcissisme démesuré masquant et
révélant un doute sur sa valeur personnelle. Elle oscillait sans cesse entre une « haute opinion »
d’elle-même et le sentiment de ne rien valoir, entre un désir réparateur de gloire artistique et le
sentiment d’être privée des moyens pour y parvenir, privée de génie ou même de talent.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 313

Le rejet assimile le sujet rejeté à un déchet, à un rebut (« Il m’a jetée à


la poubelle comme un kleenex », « Il me prend pour une moins que
rien ») ou même à un excrément (« Il m’a traitée comme une m… »).
L’ébranlement par l’abandon brutal et mortifiant d’assises narcissi-
ques fragiles va jusqu’à provoquer des décompensations d’allure
psychotique. M. Khan (1974) rapporte ainsi le cas de Caroline qui, à
la suite de l’abandon par son mari (elle venait d’être plaquée d’une
manière très brutale et humiliante par celui-ci), avait présenté un état
d’agitation et de confusion de type maniaco-dépressif dont la psycho-
genèse remontait à l’âge de 3 ans, avec la naissance de deux jumelles
nées prématurément et la grave et longue dépression consécutive de sa
mère.
Il existe une autre dimension blessante de l’abandon qui ne saurait être
sous-estimée, celle de l’impotence et de la passivité qui ajoutent leurs
effets délétères au sentiment de vide psychique auquel renvoient l’aban-
don et le rejet humiliant contre lesquels se déploiera aussi « l’agir dépres-
sif » : tuer comme on le verra plus bas chez Médée ou se tuer, comme on
le voit dans le cas de Mademoiselle Else, l’héroïne du roman éponyme
d’A. Schnitzler (1923)1, impuissante à régler le conflit entre ses intérêts
propres et ceux de son père car, quel que soit le choix fait, elle ne pouvait
échapper à la honte, celle liée à son « abandon » par son père, celle liée
au traumatisme sexuel que comportait la demande du financier et celle
d’appartenir à un sexe à ce point méprisé qu’il était l’objet de ces deman-
des honteuses. Toutefois, en choisissant de s’exposer nue, non seulement
aux yeux de son suborneur, mais aux yeux de tous, dans le salon de musi-
que d’un hôtel, Mademoiselle Else, en se conduisant publiquement de
façon « éhontée », avait tenté d’échapper à son impuissance et au carac-
tère honteux de ce à quoi elle ne pouvait se soustraire, sans y parvenir
cependant.
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La réaction féminine à l’abandon peut entraîner un clivage du moi, une


partie reconnaissant la perte tandis que l’autre partie la dénie (déni
souvent encouragé par l’attitude ambiguë et/ou sadique de l’objet qui
s’oppose ainsi à l’installation de la réaction dépressive normale), déni
pouvant aller jusqu’à la permutation des positions d’abandonnée et

1. Le roman d’A. Schnitzler est l’histoire d’une jeune fille qui doit sauver son père de la prison
pour escroquerie en sollicitant un prêt à un riche et vieux monsieur qui accepte à condition de la
voir nue. Révoltée mais incapable de sortir de cette impasse, elle finit par s’y résoudre comme
elle avait fini par se résoudre à « sauver » ainsi sa famille du déshonneur et se tue.
314 NARCISSISME ET DÉPRESSION

d’abandonnant et qui peut signer l’émergence d’une réaction maniaque,


et ce d’autant plus qu’elle s’accompagnera de la quête frénétique d’un
nouvel objet annulant la perte du précédent et de la recherche de satisfac-
tions qui réinstallent l’illusion d’une toute-puissance narcissique phalli-
que. Déni de la perte et omnipotence assurent un triomphe sur l’objet,
mais qui ne peut être que passager tant il requiert d’énergie détournée du
travail de symbolisation des affects négatifs.
Si, avec une cruauté impudique, la mort de l’objet est évoquée si
souvent par les abandonnées comme une source de souffrance qui
aurait été bien moindre que celle de l’abandon, c’est souvent moins
l’ambivalence à l’égard de l’objet qui est en cause, même si elle ne
saurait être sous-estimée, que la honte en effet d’avoir été rejetée, jetée
par lui comme un objet sans valeur, comme un déchet. Mais cela tient
aussi au fait que si l’abandon fait resurgir préférentiellement des affects
de haine, la perte réelle de l’objet telle que la réalise la mort écarte plus
facilement ces sentiments hostiles en faveur de la tendresse. La compo-
sante tendre qui fait défaut au mélancolique, sans tendresse ni pour lui
ni pour l’objet, permet à l’endeuillé de faire l’épargne de la dépense
maniaque dont l’essence est de triompher à tout prix de l’objet et de le
réduire à sa merci. Ce sentiment de triomphe inhérent au deuil normal
lui-même a pour effet, comme le note justement M. Klein, de retarder
ou de compliquer le travail du deuil en raison de la haine pour l’objet
qui lui est associée et qui entrave son idéalisation. Elle souligne le
soulagement et l’apaisement qu’apporte à l’endeuillé le souvenir des
bontés du mort qui peut continuer ainsi à être aimé, alors que la haine le
transforme en un persécuteur interne, contaminant et fragilisant les
bons objets intérieurs.
Une femme séparée de son mari, profondément humiliée par une
rupture qui portait gravement atteinte à son idéal de perfection féminine,
était persuadée qu’il était incapable de se gouverner seul dans la vie, sans
son appui, et fantasmait qu’il n’osait pas revenir bien qu’il en eût le
besoin et le désir. Elle attendait, disait-elle, qu’il vienne à « Canossa » lui
« manger dans la main comme un mouton ». Elle triomphait ainsi de
l’objet par le mépris et le contrôle omnipotent, typiques de la position
maniaque, pour se défendre contre l’humiliation et le sentiment dépressif
d’abandon. Des années durant, alors qu’elle ne pouvait ignorer que celui-
ci avait, comme on dit, « refait » sa vie, elle gardait néanmoins intacte
cette conviction qui l’empêchait de faire le deuil de cette union et de
refaire sa vie de son côté. Le refus obstiné d’accepter la réalité des faits,
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 315

le déni de la perte de l’objet, le maintien de l’illusion de la conservation


du lien avec lui protégeaient cette femme contre une menace dépressive
dangereuse pour son narcissisme et constituaient un moyen grâce auquel
son moi tentait de se défendre contre l’humiliation et la honte de cette
séparation.
Lorsque l’humiliation domine le tableau, la haine, la honte et la
vengeance l’emportent sur l’amour, la culpabilité et la réparation. La
honte, lorsqu’elle est l’expression de la blessure d’un idéal du moi non
seulement de perfection mais encore de maîtrise et de contrôle, interdi-
sant au moi toute manifestation de souffrance, synonyme de faiblesse et
de dépendance risquant d’accroître sa détresse, se met au service d’un
surmoi exigeant et punitif qui est ainsi resexualisé et satisfait, mais prive
le moi des manifestations de soutien, de sympathie et d’amour gratifian-
tes qui sont généralement recherchées dans ces situations. C’est lorsque
le déni de la perte de l’objet et de la relation avec lui ne peut plus être
maintenu que peuvent se produire des décompensations, notamment
somatiques, touchant souvent des fonctions ou des organes corporels
symboliques du double lien sensuel et tendre à l’objet (seins, utérus,
ovaires, vagin, peau) et que certains considèrent comme des « mélan-
colies somatiques ».
L’intolérance à la séparation, à la rupture du lien amoureux se déve-
loppe sur un terrain de ruptures précédentes, de séparations traumatiques
précoces, répétées, ayant empêché l’élaboration de ce que M. Klein a
appelé « position dépressive » permettant ultérieurement le travail du
deuil opposé au « travail de mélancolie » (Beno Rozenberg, 1991) et sur
des organisations narcissiques.

3 DEUIL ET MÉLANCOLIE
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La perte de l’objet est la raison du deuil et de la mélancolie. Freud,


suivant en cela K. Abraham qui, le premier, en 1911, avait établi un lien
entre ces deux états, « confirme » (le terme est d’Abraham, 1924)
l’observation de son élève et la prolonge dans son célèbre essai Deuil et
mélancolie, intercalant entre l’état douloureux mais normal du deuil —
qui cède au terme d’un travail psychique libératoire — et la mélancolie,
les états pathologiques où ce travail du deuil, compliqué ou bloqué par le
conflit ambivalentiel, s’éternise. Dans la mélancolie, à la différence des
316 NARCISSISME ET DÉPRESSION

deux autres états, la perte de l’objet est soustraite à la conscience, le sujet


« sachant sans doute qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu en cette
personne ».
Le deuil n’est pas « un affect simple » (Laplanche 1980, p. 310), allant
de soi, une simple douleur, comme « il apparaît au profane ». Pour le
psychologue, il est au contraire une « grande énigme » (Freud, 1915,
p. 235) que Freud s’efforcera plus tard de lever. Les expressions comme
« être en deuil », « faire son deuil », impliquent une action interne, ce que
Freud désigne comme un « travail », c’est-à-dire un ensemble d’opéra-
tions psychiques de transformation, de métabolisation, visant un détache-
ment de l’objet perdu, un retrait des investissements libidinaux qui lui
étaient attachés. Ce « travail de deuil » (Trauerarbeit) ne s’accomplit pas
d’un seul coup et sans « rébellion », le respect de la réalité (de la perte de
l’objet) prend du temps car l’existence de l’objet perdu (dans la réalité
externe) se poursuit néanmoins psychiquement.
Le travail du deuil n’est pas seulement lent, il est aussi énigmatique
car, à première vue, l’endeuillé s’emploie moins à rompre ses liens avec
l’objet aimé qu’à les consolider, à renforcer au contraire son attachement
pour lui. Comment, alors, ce renforcement du lien à l’objet qui s’effectue
souvenir par souvenir, image par image, aboutit-il cependant, non sans
paradoxe, à l’effet inverse, à son désinvestissement ? C’est par l’effet
d’une métabolisation progressive de l’objet que Freud explique le désin-
vestissement du lien à celui-ci, métabolisation opérant par un mécanisme
d’identification introjective ou incorporative tel que, au terme de l’opéra-
tion, l’objet perdu au dehors est conservé au-dedans : « Je ne l’ai plus »,
mais « je le suis ». L’avoir est abandonné au profit de l’être, Freud
présentant cette régression (de l’avoir à l’être) comme un « dédommage-
ment » du préjudice subi avec la perte de l’objet et Abraham comme une
« consolation » : « L’objet aimé n’est pas perdu car maintenant je le porte
en moi et ne le perdrai jamais » (Abraham, 1924, p. 268). Pointant cet
aspect énigmatique du travail du deuil, Laplanche (1980) l’explique par
l’effet du « démantèlement » de l’image de l’objet aimé du fait du frac-
tionnement de ce surinvestissement. Mais, dix ans plus tard (1990), il
propose une autre interprétation de ce travail paradoxal du deuil en abor-
dant autrement la question économique de la transformation du surinves-
tissement en désinvestissement.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 317

3.1 Le deuil de Pénélope

En prenant comme exemple de travail de deuil la légende de Pénélope


dont le deuil est intolérable, mais qui, fidèle à son Ulysse, croit en son
retour et ruse pour faire patienter les prétendants à sa main et gagner du
temps, tissant le jour pour pouvoir détisser pendant la nuit sa fameuse
toile, Laplanche en propose une autre version. Pénélope, absorbée dans
son deuil d’Ulysse, ne détisserait pendant la nuit que pour pouvoir tisser
pendant le jour non pas la même toile mais une autre toile, car Pénélope
ne coupe pas les fils (à l’inverse de ce que décrit Freud dans le deuil) mais
les démêle pour les recomposer autrement, les retisser d’une autre façon.
Laplanche souligne la répétitivité et la durée de ces opérations de tissage,
détissage et retissage que poursuit Pénélope, dont le « travail » semble ne
pas avancer mais qui a cependant fait évoluer ses liens à Ulysse au point
qu’elle peut sembler réticente à l’idée de son retour et répugner à le
reconnaître. Le mythe rapporte que sa ruse éventée, Pénélope était enfin
disposée à choisir parmi les prétendants qui se pressaient dans son palais
et donc à former de nouveaux nœuds.
Même s’il prend ainsi nécessairement du temps, le travail du deuil, tôt
ou tard, prend « spontanément » fin. Le deuil « normal » est un état
passager, transitoire, limité dans le temps (Freud parlait d’un an et demi),
au terme duquel le monde devenu « pauvre et vide » (« Un seul être vous
manque et tout est dépeuplé ») est censé se repeupler, la libido libérée
étant alors prête à répondre aux nouveaux objets qui lui font signe. Le
travail de détachement, de déliement de la libido porte sur ce qui nous
rattache aux objets aimés, sur les « souvenirs » et les « attentes » de
l’objet. Dans le deuil, les souvenirs, cultivant la nostalgie, s’opposent au
retrait de la libido hors de l’objet perdu par crainte que ce retrait ne fasse
en quelque sorte mourir l’objet une seconde fois, l’endeuillé craignant
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ainsi de perdre l’objet à nouveau en perdant son souvenir, l’objet aban-


donnant étant abandonné à son tour comme par retaliation (la culpabilité
liée à l’oubli de l’objet, ressenti comme la réalisation d’un vœu de mort,
est à l’origine de certains deuils interminables). Les souvenirs participent
ainsi à une lutte contre le « commandement » de la réalité en même
temps qu’ils obéissent à un « respect » progressif de celle-ci, ce que
Freud désigne sous le terme d’activité de « compromis ». Dans ce
contexte, sans que l’on puisse parler d’une « psychose hallucinatoire de
désir », les souvenirs peuvent prendre l’épaisseur du réel et amener
l’endeuillé à croire fugitivement à la présence du défunt, le plus souvent
318 NARCISSISME ET DÉPRESSION

dans un lieu qui lui était familier. Les objets des souvenirs occupent ici un
espace psychique particulier entre un « plus jamais là » et un « encore un
peu là », témoignant de la persistance de la « rébellion » contre le
commandement de la réalité.
Dans le cas de Pénélope, le « respect » de la réalité n’est pas aisé 1, il
manque à l’épouse d’Ulysse l’épreuve radicale de la mort, du constat de
visu du décès de l’objet. Certes, Ulysse est absent et son absence se
prolonge, mais la certitude de sa mort fait défaut, autorise tous les espoirs
et justifie « l’attente croyante2 » de Pénélope qui, comme toute amou-
reuse, veut croire qu’il est toujours en vie, veut croire en son retour et
l’attend. Pénélope, en cela, est semblable à toutes les femmes depuis la
nuit des temps qui sont condamnées à voir partir leur époux à la chasse, à
la pêche, à la guerre, aux croisades, chercher du travail et dont le destin
est de les attendre au foyer dont elles sont les gardiennes. Mais, au fil des
années, la « croyance » de Pénélope s’est usée en même temps que le
travail nocturne, inconscient du deuil faisait son œuvre. Son cœur
« tiraillé se déchire » : doit-elle rester ici, dans la demeure d’Ulysse, ne
songer qu’aux « droits de son époux », à l’estime que lui porte son peuple
(conformément à un idéal du moi exigeant), ou doit-elle faire un choix,
quitter ces lieux et se remarier avec le moins mauvais de ses prétendants
(c’est-à-dire obéir au commandement de la réalité qui coïncide ici avec
les penchants du ça) ?
C’est « un deuil sans fin » que les dieux ont donné à Pénélope, qui
surmonte sa peine pendant le jour grâce à ses diverses activités de
maîtresse de maison, mais qui la nuit ne peut trouver le sommeil et se
laisse assiéger le cœur par l’aiguillon des chagrins. Pénélope, en effet, a
pleuré et attendu Ulysse pendant vingt ans et résisté près de quatre ans à
la pression de ses prétendants. Pour autant, peut-on parler à son sujet de
« deuil pathologique », de deuil interminable alimenté par l’ambivalence
et la culpabilité à quoi Freud ramène ce type de deuil « obsessionnel » ?

1. L’amour pour l’objet s’oppose à ce respect de la réalité. L’endeuillé souffre de devoir se


soumettre à l’inacceptable et veut d’autant plus croire au retour magique de l’objet aimé
perdu que son système de croyance l’y autorise. Descartes exhortait Huygens qui avait perdu sa
femme de respecter la réalité et de cesser d’imaginer une possible résurrection pour ne plus la
regretter (lettre du 20 mai 1637).
2. En 1890, dans « Traitement psychique », Freud distinguait l’attente anxieuse susceptible de
perturber l’issue de la maladie de l’attente croyante qui serait une force agissante présente dans
les tentatives de traitement et de guérison du psychologue et avec laquelle il faut compter.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 319

Qu’est-ce qui, chez Pénélope, a soutenu si longuement cette « attente


croyante » dont parlait Freud ? Est-ce la puissance de l’amour, la force du
désir ou l’insignifiance des prétendants qui, ne faisant pas le poids, ne
valent pas d’oublier Ulysse, « le héros dont la gloire court à travers
l’Hellade et plane sur Argos ! » et qui rejaillit sur elle, dont elle est l’héri-
tière avec tout ce que cela comporte de gratifications narcissiques, mais
aussi de frustrations (sexuelles) ou de renoncements, ou est-ce dans la
nature de la femme, dans son histoire libidinale qu’il faut chercher la
résistance de cet attachement à l’épreuve du temps ?
Néanmoins, malgré cette croyance, alors qu’elle attend ce moment
des retrouvailles depuis tant de temps, alors qu’elle en a rêvé encore
récemment, Pénélope accueille le retour d’Ulysse avec circonspection,
loin de laisser éclater sa joie et de se jeter dans ses bras, elle se montre
incrédule et prudente, justifiant le nom de « la plus sage des femmes »
que lui donne Homère. Ne voulant pas risquer d’être abusée par un beau
parleur et connaître le déshonneur ou le sort d’Hélène, la femme de
Ménélas, Pénélope met Ulysse à l’épreuve, un secret d’alcôve, une
histoire de lit, d’intimité amoureuse, connu d’eux seuls, soit confondra
l’imposteur, soit lui apportera la preuve qu’il s’agit bien de son époux.
Comme Ulysse, célèbre pour ses ruses, Pénélope a usé de la ruse pour
calmer l’impatience de ses prétendants, et use encore d’une ruse
pour dévoiler l’identité d’Ulysse. On peut reconnaître dans cette iden-
tification à l’objet sexuel l’un des mécanismes décrits par Freud aussi
bien dans le dégagement œdipien que dans le processus de dégagement
de l’objet perdu à l’œuvre dans le deuil, mais aussi « l’influence exer-
cée sur le moi par l’objet sexuel, particulièrement fréquente chez les
femmes et caractéristique de la féminité » (1933, p. 89). L’attitude
prudente de Pénélope est la preuve de sa « sagesse », mais aussi
l’expression de l’évolution de ses liens à Ulysse au cours du travail de
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deuil où elle a tissé une autre « toile » relationnelle avec lui. Sa mise à
l’épreuve du héros, tout en témoignant de la nature sexuelle de son atta-
chement pour lui, est aussi la marque de son identification agressive à
celui qui l’a abandonnée pour d’autres missions, pour d’autres odyssées
que conjugales et qui, à peine de retour, est d’ailleurs promis à d’autres
aventures.
320 NARCISSISME ET DÉPRESSION

3.2 Amour de l’objet, amour pour l’objet

L’amour est aussi indispensable à la vie que l’eau et le pain. On meurt


d’amour aussi bien que de faim, ce que rappelle Laplanche (1987) dans
les Nouveaux Fondements pour la psychanalyse :

Il est une constatation après tout banale, celle que l’être humain peut se
tuer, ou en tout cas accepter de mourir pour un idéal. Il est une constatation
plus psychanalytique, c’est que, pour vivre aussi et pas seulement pour
mourir, il a besoin d’aimer, il lui faut une raison de vivre qui soit l’amour,
une pulsion de vie que Freud dénomme Éros. Aimer pour vivre, aimer
l’autre, mais aussi s’aimer pour vivre un peu plus autonome, un peu à
l’écart des vicissitudes de l’amour de l’autre (p. 51).

L’amour, de l’autre et de soi, qui est le thème de Pour introduire le


narcissisme (Freud, 1914), est au cœur du deuil et des dépressions. La
perte de l’autre et de son amour a d’inévitables effets sur l’amour de soi,
sur le délicat équilibre entre ces deux courants de la libido isolés par
Freud. Une précoce déception amoureuse altère gravement l’estime de
soi, lèse durablement le narcissisme infantile et sa répétition ultérieure
joue un rôle dans la genèse des états maniaco-dépressifs (Abraham,
1924 ; Jacobson, 1971). La clinique des différents états dépressifs (du
deuil à la mélancolie) met en évidence la fragilité de l’économie libi-
dinale et le caractère vital de l’amour. « Un solide égoïsme préserve de la
maladie, mais à la fin l’on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber
malade et l’on doit tomber malade lorsqu’on ne peut aimer, par suite de
frustration » (Freud, 1914, p. 91). Le danger de ne plus être aimé, la plus
banale et la plus fréquente des vicissitudes de l’amour, c’est non seule-
ment de ne plus pouvoir aimer en retour par épuisement du potentiel libi-
dinal nourri par la circularité amoureuse et de se cramponner
douloureusement à ses objets perdus, même lorsqu’un substitut se trouve
disponible, mais de ne plus s’aimer soi-même et de perdre ainsi toute
raison de vivre puisque perdant simultanément les deux polarités (narcis-
sique et objectale) de la libido et d’entraîner une désintrication pulsion-
nelle au profit de la pulsion de mort. La « passagèreté » du deuil normal
qui, si douloureux soit-il, s’arrête spontanément, a pour pendant la
« passagèreté » de l’amour lorsqu’il est insuffisamment lesté par la
tendresse, que Freud rattache à l’auto-conservation, même s’il la présente
aussi comme un produit de l’inhibition quant au but de la pulsion
sexuelle. La tendresse vient calmer, atténuer ce que comporte de violence
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 321

la pulsion sexuelle telle qu’elle peut se révéler dans la passion amoureuse


et se substituer au désir quand il s’émousse d’être satisfait.

3.3 L’impossible deuil de Médée


« Si tu ne m’aimes pas… je t’aime, et si je t’aime, si je t’aime prends
garde à toi1… » Euripide a mis en scène l’histoire tumultueuse, très
moderne, très actuelle, d’une femme victime d’un coup de foudre pour un
jeune aventurier sans scrupule, Jason, parti à la conquête de la Toison
d’or et qui l’entraîne dans une folle et sanglante équipée. C’est un héros
intrépide que Médée aime d’emblée d’une folle passion, un choix d’objet
narcissique, reflet et miroir révélateur d’elle-même. Mais ce héros auquel
elle sacrifie tout, parents, amis, patrie, se révèle autre que celui qu’elle a
suivi et auquel elle a donné sa foi sans réserve. C’est un homme qui,
après un temps de bonheur conjugal tranquille entre Médée et les enfants
qu’elle lui a donnés, est maintenant possédé par d’autres pulsions/
passions, où non seulement elle n’a plus de part, mais dont la satisfaction
exige de la sacrifier, ce qu’il fait sans état d’âme, sans faire montre de la
moindre empathie, de la moindre identification avec ce qu’elle peut
éprouver, attendant une fois encore qu’elle subordonne ses intérêts aux
siens, qu’elle subordonne sa passion pour lui à ses ambitions à lui.
Oublieux de tout ce qu’il lui doit, Jason la répudie pour épouser la fille de
Créon, roi de Corinthe, qui de son côté décide de l’exiler avec ses deux
fils. Le retournement brutal de son amour pour Jason en haine qui empê-
che toute élaboration de cette rupture, tout deuil de son amour, est tel
qu’il s’étend à ses enfants qu’elle se met à haïr de la même haine qu’elle
voue désormais à leur père : « Enfants maudits d’une mère qui n’est plus
rien que haine, puissiez-vous périr avec votre père et toute la maison
s’écrouler. » Aveuglée par l’humiliation et le ressentiment, Médée ne
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trouve qu’une issue pour décharger la passion négative qui l’habite, le


meurtre de sa rivale et de ses propres enfants.
Si Médée entre dans la catégorie des « criminels par sentiment de
culpabilité » dont parle Freud et tue ses enfants pour se punir d’un
premier crime (celui de son frère au cours de son épopée sanglante avec
Jason), c’est la trahison de Jason dans lequel elle avait placé son idéal du

1. Mise en garde de Carmen à don Jose dans le célèbre opéra comique de G. Bizet dont le livret de
Meilhac et Halévy est inspiré d’un roman de Mérimée.
322 NARCISSISME ET DÉPRESSION

moi et auquel elle a tout sacrifié qui déclenche sa folie meurtrière. Elle
punit ainsi Jason de ses offenses, lui rendant coup pour coup, rejetant sur
lui toute la faute. C’est lui, et lui seul qui, à ses yeux, en bafouant ses
engagements et en l’outrageant, est le véritable meurtrier de ses enfants.
Médée refuse toute culpabilité consciente pour des actes commandés par
son amour déçu et humilié pour Jason. Mais si le crime a appelé
inconsciemment un autre crime pour punir et effacer le premier, il a
aussi chez elle une dimension qu’on peut dire positive, libératrice et
reconstructrice. Égarée par la douleur, près de perdre la raison et sa raison
de vivre après la morsure de l’affront, Médée semble retrouver l’une et
l’autre dans l’action, dans la perpétuation d’un crime pourtant abominable,
et surmonter ainsi sa détresse et son désir de mourir.
Dans un tout premier temps Médée, en effet, se déprime et retourne contre
elle la haine et le mépris qu’elle ressent pour Jason, mais sa haine pour lui
l’emporte et l’exalte comme l’avait exaltée son amour. La rencontre provi-
dentielle du « généreux Égée » qui compatit à sa souffrance, condamne la
conduite de Jason et lui promet de la protéger si elle lui donne des enfants,
l’aide à surmonter sa première réaction de désespoir et à écarter la tenta-
tion auto-destructrice. En renarcissisant son moi mortellement blessé,
Égée lui fournit l’énergie complémentaire nécessaire à l’exécution de sa
vengeance. C’est grâce à la médiation d’un nouvel objet, secourable et
protecteur mais aussi fort de sa toute-puissance royale, qu’elle cesse de se
mépriser et de se haïr et qu’elle retrouve assez d’énergie pour extérioriser
sa pulsion de mort. La reliaison d’Éros et de la pulsion de mort, que réalise
la rencontre renarcissisante avec Égée qui la détourne de son projet auto-
destructeur, renforce en revanche son projet criminel, lui fournissant la
force de le réaliser. La violence de la haine de Médée pour Jason n’est
pas différente de son amour et le crime se trame aussi bien dans l’amour
que dans la haine, puise sa force dans l’une comme dans l’autre. L’objet
est bien ici selon l’expression de Green le « révélateur des pulsions ».

3.4 Le « blues » : deuil ou « mélancolie » ?


On n’aime pas de la même manière à tous moments, il ne se brode pas sur
cette étoffe de la vie des fleurs toujours brillantes, enfin l’amour peut et
doit cesser ; mais la maternité n’a pas de déclin à craindre, elle s’accroît
avec les besoins de l’enfant, elle se développe avec lui. N’est-ce pas à la
fois une passion, un besoin, un sentiment, un devoir, une nécessité, le
bonheur ? (Balzac, 1842, p. 195).
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 323

Il sera ici encore question d’amour et de passion 1, non de passions


érotiques ou de passions narcissiques, toutes aussi porteuses de souffran-
ces et donc dangereuses et aliénantes les unes que les autres, mais de
passion combinant narcissisme et objectalité, érotisme et sublimation,
souffrance et jubilation. Le critère de l’objet des passions est d’être
unique et irremplaçable et c’est la grande affaire des femmes, on l’a
rappelé plus haut, de vouloir être justement pour l’autre cet unique et
irremplaçable objet de son amour. Cet amour-là, si la femme le rencontre
rarement ou, en tout cas, durablement, si elle « soupçonne qu’il a ses
intermittences » et qu’il ne rime pas, comme elle aimerait le croire, avec
toujours, la mère, elle, l’obtient en la personne de l’enfant et sent qu’il est
« impérissable ». C’est en des termes semblables que Freud décrit la
surestimation de la mère par l’enfant pour qui elle est « l’unique, l’irrem-
plaçable » (1910, p. 51), et « l’importance unique, incomparable, inalté-
rable et permanente » de sa première séductrice, « l’objet du premier et
du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureu-
ses » (1938b, p. 59). On comprend par là pourquoi la maternité a pour la
femme une pareille importance, une importance telle qu’elle peut la
conduire à défier ou nier la menace de mort s’attachant, dans certains cas,
à l’engendrement et à commettre ainsi une « folie ». Mais est-ce le désir
d’enfant, celui d’engendrer et de pouvoir rivaliser avec la mère toute-
puissante, ou encore celui d’être enceinte et de vérifier par là le bon état
de l’appareil génital féminin, qui poussent ainsi certaines femmes, au
péril de leur vie, à braver menaces et interdits ? C’est en tout cas l’occa-
sion pour la femme non seulement de prendre sa revanche par rapport à
une négativité antérieure, de montrer et même d’exhiber un corps non
plus marqué d’une absence mais porteur d’une exubérante positivité
différenciatrice — c’est le sens de cette exposition triomphaliste où le
corps tout entier se fait phallique — mais encore de réaliser ce désir
d’être tout pour l’autre qui a pour précurseur obligé que cet autre soit tout
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pour soi.
Cet émerveillement, cet enchantement qui commence pendant la gros-
sesse, se poursuit avec la naissance de l’enfant et s’épanouit dans cette
sorte de « folie à deux » propre à tout état amoureux, n’est pas seulement

1. Dans les Trois essais sur la sexualité, Freud distingue l’amour normal, tempéré (Liebe), de la
passion (Verliebtheit) par la dimension d’excès de la seconde, la toute-puissance de l’amour ne
se manifestant peut-être jamais plus fortement que dans ses égarements, dans l’idéalisation de
l’objet, mais aussi dans celle de la pulsion sexuelle qui conduit aux perversions.
324 NARCISSISME ET DÉPRESSION

normal, il est aussi nécessaire à l’introduction de l’enfant à la vie psychi-


que par la mère1. Pour enchanteresse qu’elle puisse être, la maternité
induit d’une part des remaniements psychiques et est marquée d’autre
part par deux événements critiques, l’accouchement et le sevrage, qui
sont reconnus pour troubler la néo-organisation psychique propre à la
maternité, relançant notamment les processus psychiques relatifs à la
perte et au deuil dont ils éprouvent ainsi la solidité.
La plupart des auteurs, à la suite d’H. Deutsch (1945), première
psychanalyste à consacrer tout un ouvrage à La Maternité et qui voyait
dans l’enfantement un danger pour la sécurité et l’équilibre du moi,
s’entendent pour reconnaître en celle-ci un état de fragilisation psychique
comparable à celle de l’adolescence (Racamier, 1979), concomitant
d’une régression libidinale (au stade oral) et d’une régression « structu-
rale » (au niveau pré-objectal) dont la valeur organisatrice dépend de la
qualité du moi, de sa capacité à assumer ces mouvements régressifs tout
en les contrôlant, et d’une remise en chantier de l’histoire infantile et de
ses conflits, œdipiens notamment. À la notion primitive de « maîtrise »
du complexe d’Œdipe, tâche que tout humain se voit imposer, Freud,
d’une façon moins radicale, a substitué un peu plus tard celle de
« déclin », convenant mieux au destin de celui-ci chez la fille où, loin de
« voler en éclat » comme chez le garçon devant la menace de castration,
il paraît au contraire s’éterniser. « La petite fille reste [dans l’œdipe]
pendant une période d’une longueur indéterminée, elle ne l’abolit que
tard, et alors imparfaitement » (Freud, 1933). Il est ainsi classique de voir
dans le premier enfant un « enfant du père » et de rattacher son trop ou
son trop peu d’investissement par la mère, au réveil plus ou moins culpa-
bilisant des émois œdipiens incestueux et de la rivalité triomphante avec
sa propre mère. La crudité de certains rêves incestueux au cours de la
grossesse témoigne de la fragilité du refoulement et de l’abaissement
dangereux de la censure, expliquant les difficultés de sommeil souvent
rencontrées alors. M. Byldowsky (1990) note que la « maternalité » est
un état psychique particulier de susceptibilité ou de transparence psychi-
que où des « fragments de l’inconscient viennent à la conscience »
comme dans les psychoses, mais d’une façon ordinaire chez la femme
enceinte. Elle rejoint ainsi nombre d’auteurs qui soulignent la parenté de
la maternalité et de la psychose. Bibring (1961) parle d’un tableau

1. L’absence de cette folie amoureuse ferait soupçonner, selon A. Green, une carence inquiétante.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 325

temporaire de « désintégration », d’un degré important de « dissolu-


tion » et Winnicott (1956) compare sa « préoccupation maternelle
primaire » à un état de repli, de dissociation, à une « fugue hors de
soi ».
Qu’est-ce qui, dans des conditions normales, c’est-à-dire dans celles
où l’enfant est désiré et attendu, fait obstacle à l’installation ou au main-
tien de cette passion ? Qu’est-ce qui est cause de ce renversement des
émotions attendues ? H. Deutsch en cite quelques-unes, comme une réac-
tion à un écart trop grand entre le réel du vécu et le vécu imaginaire chez
les femmes hystériques, une réaction des femmes infantiles et narcissi-
ques à l’humiliation et à la honte de ne pas avoir surmonté leurs peurs et
qui déplacent sur la maternité et sur l’enfant leur ressentiment. Il semble
qu’un certain « désenchantement » passager soit banal et sans effet néga-
tif sur la relation à l’enfant. A. Bouchart-Godard (1987), dans une inter-
vention sur les « mères désenchantées », considère que de la double perte
causée par l’accouchement (perte de la coïncidence entre imaginaire et
réel et perte d’un objet au statut incomparable) « résulterait chez toute
femme un certain désenchantement ». Désenchantement ou mouvement
dépressif face au terme d’une expérience corporelle et psychique à nulle
autre pareille de coexistence en même temps que de séparation du moi et
d’un autre, expérience qui met en question l’identité et l’unité de soi et
néanmoins assure le développement du fantasme d’une néo-unité, d’une
néo-totalité soutenant un sentiment de complétude narcissique qu’il faut
abandonner, même si c’est pour une autre expérience enrichissante ? Si la
grossesse confirme l’intégrité corporelle, clôture la femme sur un
« plein » occultant toutes ses brèches, l’accouchement la renvoie à un
creux vidé de sa partie la plus précieuse, réveillant les angoisses infanti-
les d’avoir un intérieur abîmé ou détruit et que dissipera, généralement
aussitôt, l’assurance de l’intégrité physique du bébé, point de départ de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

son idéalisation.
L’« ébranlement » de l’accouchement dont parle Freud a comme
conséquence une régression libidinale à la position de nourrisson (qui
ranime les conflits psychiques refoulés et remobilise les mécanismes
défensifs archaïques) et, de ce fait, une sensibilité psychique exacerbée
aux réactions de l’entourage, à ses manquements dans l’ordre du soutien
et de la sollicitude. Les défauts du « holding » de la mère par son entou-
rage accroissent sa détresse lorsque son moi est débordé par les deman-
des auxquelles il ne peut répondre et l’empêchent psychiquement à son
326 NARCISSISME ET DÉPRESSION

tour d’effectuer un « holding » correct du bébé, mettant en danger les


débuts de sa vie psychique.
La femme qui vient de mettre au monde un enfant, en devenant mère à
son tour, perd sa propre position d’enfant. Les remaniements du statut
mère/fille/mère ont pour effet de raviver la rivalité œdipienne et l’opposi-
tion narcissique à la mère (au lieu de la rendre caduque puisque la diffé-
rence mère/fille est effacée) dans un temps où la fille-mère a besoin de
s’appuyer sur son identification à sa propre mère pour assurer les fonc-
tions inhérentes à son nouveau statut et où elle a besoin d’une figure
maternelle à ses côtés pour satisfaire ses besoins de régression sur
laquelle s’appuie son identification au bébé. C’est un double deuil que la
nouvelle mère doit simultanément accomplir, celui de la séparation
corporelle de l’enfant et celui de la perte de son propre statut de fille-
enfant.
Le gain d’un enfant au dehors, dans le réel du monde, est réalisé au
prix d’une perte à payer au dedans, matérialisée par le creux du ventre
vidé de son fruit mais aussi de ses matières et de ses humeurs, urine,
liquide amniotique, sang, placenta, purgé en quelque sorte de ses résidus
impurs. Mais cette purgation naturelle est jugée insuffisante dans nombre
de cultures qui, après l’accouchement, condamnent la mère et l’enfant (et
parfois le reste de la famille) considérés comme impurs à l’isolement
pendant plusieurs jours avant de pratiquer les rituels de purification qui
les réintroduiront dans le corps social. La sacralisation de la maternité et
de son culte est le pendant de l’impureté (sexuelle et excrémentielle) qui
s’attache à l’accouchement et à ses suites, qui nourrissent l’un et l’autre
l’imaginaire humain.
La succession du vide corporel à la plénitude, de la décomplétude à la
complétude imaginaire, constitue en soi un appel à un mouvement
dépressif gênant le déplacement obligé des investissements de l’objet
interne identifié au soi sur l’objet externe et par là même étranger au soi.
Les blessures éventuelles de l’appareil génital au cours de l’accouche-
ment et les interventions chirurgicales qui réactivent les fantasmes de
mutilation et de castration compliquent encore la mise en œuvre des
nouveaux aménagements. La mère a à surmonter sa répulsion envers le
bébé né « inter faeces et urinas », double négatif du bébé idéalisé imagi-
naire (d’autant plus repoussant que les conflits de l’analité se sont rejoués
sur la scène de l’accouchement), et sa haine contre l’agent de ses mutila-
tions. Le rappel de ces données d’observation vient là pour souligner
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 327

combien l’accouchement, avec ses angoisses spécifiques1, est un événe-


ment propre à prendre une valeur traumatique, à réactiver l’ambivalence
affective et pulsionnelle, et par là à favoriser l’émergence d’un mouvement
dépressif.
Le « baby blues », avec ses résonances mélancoliques de jazz des années
trente, est le nom donné en 1968 à un état passager et fréquent (présenté par
près de 80 % des femmes) de dépressivité survenant de un à dix jours après
cet ébranlement de l’accouchement. Instabilité de l’humeur, crises de
larmes, hyper-sensibilité, alternance d’exaltation et d’abattement, inquié-
tudes vagues et sans réel fondement sont ses signes habituels et plus ou
moins discrets, accompagnés de troubles du sommeil, de fatigue ou
même d’épuisement. Tel qu’il est décrit, ce syndrome de « mal-être », de
« vague à l’âme » porte bien son nom. Le « baby blues » est cette figure
nostalgique et douloureuse du baby qui a emporté avec lui la complétude
d’être et laissé en son lieu un irréductible manque. Tel est peut-être le
noyau mélancolique féminin, l’illusoire espoir que l’enfant puisse venir
mettre fin à une attente sans fin. Comme tel, ce « blues » de quelques
jours peut être compris comme une réaction normale de deuil témoignant
du travail psychique commandé par la perte de cet objet imaginaire et par son
désinvestissement, nécessaire à l’investissement de l’objet réel et témoi-
gnant des divers réaménagements psychiques requis par la maternité.
Au-delà de cette limite temporelle, le « blues-partum » (Yalom, 1968)
au cours duquel l’enfant, sans être désinvesti, n’est pas cependant aussi
investi qu’il le devrait et où il est plus source de préoccupation que de
réjouissance, semble faire le lit d’un véritable état dépressif, s’installant
généralement entre quatre et six semaines après l’accouchement, distinct
néanmoins de ce que la psychiatrie française désigne du nom de psychose
puerpérale. La dépression post-natale que l’on peut considérer comme le
négatif de la « folie maternelle » passionnelle est un phénomène connu
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

depuis l’Antiquité. Mais Hippocrate qui en avait relevé les signes


semblait désigner sous le nom de « folie des parturientes » davantage la
psychose puerpérale que le « baby blues ». Esquirol décrira lui aussi sous
le terme de « l’aliénation des nouvelles accouchées et des nourrices » les
troubles psychotiques du post-partum.

1. Toutes les études historiques rapportent le lourd tribut que, jusqu’au XIXe siècle, les femmes ont
payé à la mort pour donner la vie et, malgré les dangers de l’accouchement et de ses suites, leur
hantise de la stérilité, de la fausse-couche et de la mort des enfants en bas âge.
328 NARCISSISME ET DÉPRESSION

La figure maternelle s’impose comme l’ordonnateur de cette organi-


sation temporaire et complexe, marquée par la paradoxalité des mouve-
ments psychiques et relationnels : la femme redevenant un enfant au
moment où elle se prépare à devenir une mère, faisant retour à une posi-
tion narcissique au moment où elle a à s’ouvrir à une nouvelle forme
d’objectalité, revenant à son histoire passée au moment où se dessine une
histoire nouvelle à construire. L’accouchement et le sevrage traversent,
comme on l’a déjà dit, cette néo-organisation, relançant les processus
psychiques d’investissement/ désinvestissement/réinvestissement et
d’identification relatifs à la perte et au deuil qui s’organisent originairement
autour de l’objet maternel.

3.5 La figure maternelle

Tous les auteurs, depuis Abraham, se sont accordés pour voir dans la
mère et dans la relation précoce à celle-ci le pivot autour duquel s’organisent
la dépression et ses différentes figures.
Obnubilé par la figure du père dans l’économie libidinale féminine
dont l’hystérie lui avait découvert les arêtes, ce n’est que tardivement que
Freud a reconnu, dissimulée derrière un attachement paternel intense,
l’importance de la phase du tendre attachement préœdipien à la mère,
décisive pour l’avenir de la femme, phase qui est le creuset de la mater-
nité et d’une sexualité réussie. Ce tendre attachement est dissimulé
derrière une vindicte, révélatrice d’une passion déçue, qui fait rarement
défaut dans le discours des déprimées, parfois masquée par une idéalisa-
tion en interdisant l’expression directe. La mère est ainsi souvent décrite
par la déprimée comme jamais à la bonne distance, ou trop lointaine et
indifférente ou trop proche et intrusive, ou combinant ces deux modes de
distance à l’autre selon ses humeurs ou ses besoins, égocentrique, narcis-
sique, toute-puissante et écrasante, plus préoccupée de ses propres inté-
rêts que de ceux de sa fille. Frigide ou sensuelle, elle oscille dans le
discours filial entre une figure de vierge et martyre ou de dévergondée
infidèle, sinon à son époux du moins à cette fille qu’elle n’a pas su
combler ou qu’elle a négligée après l’avoir trop comblée, ce qui conduira
paradoxalement cette dernière, fixée à cette phase d’exclusivité du lien à
la mère, à choisir un partenaire amoureux sur ce modèle de mère
comblante mais infidèle. Enfin, la mère de la déprimée est souvent elle-
même une déprimée chronique, accablée, insatisfaite, habitée par une
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 329

sourde tristesse et que l’enfant a « suivi » empathiquement dans sa


dépression pour maintenir un contact avec elle ou dont il s’est fait le
« thérapeute ».
Tout enfant pour vivre, se développer psychiquement et physiquement,
a besoin d’une « mère » en bonne santé, vivante, disponible et qui l’aime.
La dépression maternelle qui confronte l’enfant à une mère malade,
inanimée et indisponible, et qui lui fait douter de son amour, entrave son
bon développement et crée chez lui les conditions d’une dépressivité
ultérieure, même si elle peut activer aussi chez lui des processus compen-
sateurs enrichissant sa vie psychique, comme c’est le cas de nombre de
créateurs.
En 1934, Melanie Klein découvre « chez les enfants comme chez les
adultes souffrant de dépression, la peur d’abriter en eux des objets
mourants ou morts et l’identification du moi à de tels objets » (p. 316) et
soutient que la fixation d’un enfant à sa mère ne provient pas seulement
de sa dépendance à son égard, mais de son angoisse et de sa culpabilité
née de son agressivité. Ces objets « mourants ou morts » ne concernent
pas, dans le langage kleinien, les objets réels, mais l’état des « bons »
objets internes que le moi n’a pas su protéger contre les attaques des
« mauvais » objets dont les pulsions destructrices ont été activées par les
aléas de la relation à la mère, notamment par les frustrations de l’allaitement
et du sevrage.
C’est donc dans la violence des pulsions destructrices et dans la
violence de leurs effets sur les objets internes et externes que M. Klein
situait l’origine des états maniaco-dépressifs. La « position dépressive »,
qui désigne les efforts désespérés déployés par le moi pour « sauver,
réparer, restaurer » ces objets internes, représente à la fois la détresse du
moi face à la menace de leur perte imminente dont il se sent responsable
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

et les défenses mobilisées pour les conserver vivants à l’intérieur de lui


grâce à une « introjection réussie ». Tout en ne faisant de cet éternel
conflit entre l’amour et la haine, source inépuisable des souffrances et des
angoisses humaines, qu’un conflit pulsionnel, M. Klein concède néan-
moins qu’il trouve son apaisement dans l’amour de l’objet externe, dans
l’amour rassurant apporté par la « mère » réelle qui confirme le moi dans
sa capacité d’aimer et de protéger ses objets. La sollicitude inquiète et la
culpabilité du moi à l’égard de ses objets, étape capitale du développe-
ment psychique et de la vie relationnelle, caractéristique de la position
dépressive, témoignent du triomphe de l’amour conforté, consolidé par
330 NARCISSISME ET DÉPRESSION

l’amour apporté par l’objet, sur la haine. Moment fécond où se noue en


même temps que la prise en charge des pulsions de haine comme
d’amour, la dépendance à un objet bifon soutenant l’amour et suscitant la
haine, double externe/interne d’un moi divisé.
Tout deuil, toute perte d’un objet aimé ou de son amour, ne conduit pas
seulement à tenter de réinstaller l’objet aimé et perdu dans le moi, mais
également tous les « bons » objets originels emportés avec lui dans la
tourmente de la perte. Tout deuil réactive ainsi les sources primitives
d’affliction, d’angoisse et de culpabilité et, pour M. Klein, l’issue
normale du deuil tient à la capacité de l’endeuillé de surmonter la perte
actuelle comme il avait surmonté les pertes originelles, avec « des métho-
des semblables à celles que le moi avait utilisées au cours de l’enfance »
(1940, p. 369). Le deuil pathologique comme l’état maniaco-dépressif
signent après-coup cet échec initial à développer et élaborer la position
dépressive dont la figure maternelle est l’organisateur central, ainsi que
l’ont bien vu les post-kleiniens comme Winnicott et Bion. Winnicott
(1988) a particulièrement insisté sur la nécessaire « continuité » de la
relation entre le tout-petit et une figure maternelle pour que se développe
sa capacité de « se soucier » et de « réparer » qui dérive de la « position
dépressive » et qui est mise à l’épreuve dans certaines situations de diffi-
cultés psychiques de la mère qui se réverbèrent sur l’enfant.
Dans « Le complexe de la mère morte », A. Green (1980) a étudié les
effets sur l’enfant d’une figure maternelle particulière, celle d’une mère
physiquement présente mais psychiquement absente car absorbée dans
un deuil et qui est perçue par l’enfant, antérieurement investi de façon
normale, « comme morte » du fait de la disparition ou de l’appauvrisse-
ment des moyens habituels de communiquer avec elle qui est le signe
pour l’enfant de son désinvestissement mortifère.
Quelle que soit la cause1 de la dépression de la mère, ce que l’enfant a
à surmonter n’est pas la perte proprement dite de la mère mais la perte de
son investissement, de son amour tel qu’il s’exprimait antérieurement.
On retrouve chez Green cette idée de l’intériorisation alors par l’enfant
d’un objet « mourant ou mort » qu’il va tenter désespérément de ramener
à la vie, de réanimer avec les pauvres moyens dont il dispose, qui vont lui

1. Parmi la variété des causes de la dépression maternelle (perte des parents, d’amis proches,
liaison amoureuse du mari, etc.), A. Green souligne que la perte d’un enfant en bas âge est la
plus grave.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 331

servir à lutter contre l’angoisse en même temps qu’à tenter de ramener


vers lui cette mère qui s’est éloignée et à rétablir avec elle la communi-
cation vivante interrompue. Le désinvestissement de l’objet maternel
constitutif d’un « trou » dans la trame des relations d’objet avec lui (qui,
souligne Green, n’empêche pas le maintien des investissements périphé-
riques) et l’identification inconsciente à la « mère morte » sont les répon-
ses du moi à l’échec de sa tentative de réanimation de l’objet et de
récupération de son amour.
C’est cette identification inconsciente, primaire, en miroir, à une mère
impuissante à aimer son enfant et l’expérience d’avoir été impuissant à la
sortir de son marasme qui seraient la matrice du sentiment d’impuissance
qui accable ultérieurement le déprimé, impuissant à aimer, à tirer parti de
ses dons, à accroître ses acquis, à se réjouir de ses réussites, à sortir d’une
situation conflictuelle. Cette dépression, qui est la répétition d’une
dépression infantile passée plus ou moins inaperçue alors, ne s’actualise
que dans le transfert.

3.6 Mélancolie et créativité : Virginia Woolf


3.6.1 Créativité et création
La littérature psychanalytique différencie la créativité de la création, en
définissant l’une comme une disposition présente en chacun d’entre nous
et l’autre plutôt comme l’activité créatrice proprement dite. Si la créativité
est une disposition répandue, la création en revanche est beaucoup plus
rare. Selon Winnicott (1971) qui en a développé le concept, la créativité
serait tributaire de la qualité de l’environnement originel dans sa survenue
ou sa perte, de la qualité des soins maternels. L’illusion donnée à l’enfant
par la mère d’avoir créé le sein serait une des conditions du développement
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de la créativité constitutive de la partie saine de la personnalité sur laquelle


s’appuie la création artistique. Toutefois on a observé (Jaques, 1965) des
crises à des étapes particulières de la vie, comme celle du « milieu » de
celle-ci qui engendre chez certains, du fait de la conscience de sa brièveté
et de la plus grande proximité de la mort, une réélaboration de la position
dépressive. Ce travail qui produit d’importants changements psychiques
favorise, chez les individus doués, le passage à la création grâce à une
levée des inhibitions faisant obstacle jusque-là à l’utilisation de la créativité
et à un accès aux sources inconscientes des représentations concernant
la sexualité, la naissance et la mort. À l’inverse de Freud qui a toujours
332 NARCISSISME ET DÉPRESSION

soutenu que la femme était moins créative que l’homme, Winnicott parle
de la créativité comme « l’un des dénominateurs communs à l’homme et
à la femme ».
Les gens heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire. Freud fait à peu près le
même constat quand il observe qu’ils ne fantasment pas : « On peut dire
que l’homme heureux n’a pas de fantasmes, seul en crée l’homme insa-
tisfait ». Dans « La création littéraire et le rêve éveillé »1, il situe le
moteur de la création dans l’insatisfaction qui pousse l’individu à créer
un monde imaginaire. « Les désirs non satisfaits sont les promoteurs des
fantasmes, tout fantasme est la réalisation d’un désir, le fantasme vient
corriger la réalité qui ne donne pas satisfaction ». Seuls donc se livre-
raient à la fantaisie les insatisfaits, les « frustrés », ceux qui ont besoin
pour vivre de s’évader d’une réalité décevante ou pénible et de construire
une néoréalité imaginaire compensatrice ; ce sont leurs insatisfactions
sexuelles qui pousseraient les femmes à construire des scénarii contentant
leurs tendances amoureuses.
En reconnaissant au fantasme une capacité de correction de la réalité
insatisfaisante Freud annonçait dès ces années là la fonction réparatrice,
thérapeutique de la création imaginaire sur laquelle les auteurs plus
contemporains ont insisté.

3.6.2 Créativité et procréation


La créativité, au sens usuel du terme de capacité de créer, d’inventer, de
donner naissance à des œuvres originales, a longtemps été déniée aux
femmes par les hommes, la procréation les en ayant écartées. Leur
trop grande proximité de la nature et du monde animal avec lequel elles
partageaient la parturition et l’allaitement les éloignait d’une créativité
qui apparentait l’homme aux dieux et distinguait l’homme ordinaire
de l’homme exceptionnel, du « génie créateur » touché par l’étincelle
divine.
L’envie, on le sait depuis M. Klein, conduit au mépris et à la dévalori-
sation du possesseur de l’objet envié. L’envie des hommes de posséder le
pouvoir des femmes de donner la vie est une des causes du rabaissement
dont elles ont été l’objet de leur part. L’envie de ce pouvoir procréatif

1. Freud S. (1908). « La création littéraire et le rêve éveillé », in Essais de psychanalyse appliquée,


Paris, 1971, p. 69-81.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 333

dont ils étaient privés les a poussés à dévaloriser la femme qui le détient
et à lui refuser cette capacité créatrice dans le registre de la culture. De
leur côté, les tendances identificatoires des femmes les ont conduites
pendant des siècles à reprendre à leur compte l’idée masculine que la
féminité les privait de ces capacités créatives.
Pourtant l’idée du « génie créateur » renferme celle de procréation et
de descendance, d’engendrement d’un enfant aussi bien que d’une
œuvre. La langue témoigne de ce rapprochement effectué depuis des
temps reculés entre production/création artistique (plus particulièrement
littéraire) et production/création génitale. L’écriture est l’activité qui est
le plus souvent assimilée, par les auteurs eux-mêmes, à un équivalent
psychique de la procréation. On ne s’étonnera donc pas qu’elle soit le
mode d’expression culturelle favori des femmes ni qu’elle soit le lieu
d’affrontement des pulsions créatives et des pulsions procréatives, des
pulsions sexuelles génitales et des pulsions sublimées, désexualisées. Cet
antagonisme est souligné par A. Anzieu (1969) qui rapproche le goût des
femmes pour les mots avec la précocité verbale des petites filles et
s’interroge sur le rapport existant entre la légalisation du refus d’enfanter,
les craintes des femmes quant à la perte du moyen d’expression spéci-
fique à leur sexe et la crise que traverserait l’écriture féminine contem-
poraine.
Virginia Woolf, exemple de créativité littéraire continue, assimilait elle
aussi création et procréation, parlant des Trois Guinées, son onzième
ouvrage, comme ayant été de tous ses « accouchements » le plus facile,
même si elle percevait l’antinomie chez la femme entre ces deux proces-
sus. Avec la « dévorante lucidité » qui était la sienne, V. Woolf savait que
malgré son désir de fonder une famille, elle n’était pas faite pour un
mariage ordinaire : il comportait trop de chaînes, trop de servitudes. Elle
n’était faite ni pour la maternité, ni pour la sexualité conjugale qui en
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

était la condition. Elle devait y renoncer (poussée par son mari qui jugeait
son état mental incompatible avec la maternité) en tout état de cause, sans
faire comme si ça « n’en valait pas la peine ». « Ne fais jamais, écrit-elle
dans son Journal d’un écrivain comme si les enfants par exemple,
pouvaient être remplacés par autre chose… On doit aimer les choses pour
elles-mêmes ». On voit quelques années plus tard dans ce même Journal
que le travail de renoncement a commencé à faire son œuvre : « C’est à
peine, écrit-elle, si je désire avoir des enfants à moi maintenant », oppo-
sant à ce désir affaibli, usé par le temps, par le désinvestissement volon-
taire, et par ses angoisses dépressives, « l’insatiable désir d’écrire » qui a
334 NARCISSISME ET DÉPRESSION

absorbé peu à peu tout autre désir. « Je n’aime pas le fait “physique”
d’avoir des enfants à soi mais peut-être en ai-je tué instinctivement le
penchant, à moins que la nature ne s’en soit chargée ». Tuer le désir
d’enfant, n’est-ce pas tuer les enfants eux-mêmes si radicalement qu’il
faille en tuer jusqu’au désir ? Le terme est fort et si Virginia l’utilise, c’est
parce qu’il lui est dicté par une réalité interne qui n’a rien perdu de sa
charge affective douloureuse. On abordera plus loin les origines infantiles
de ce désir destructeur et ses conséquences, mais il est vrai qu’elle attri-
bua aussi sa mélancolie morbide et son sentiment d’échec à l’absence
d’enfants.
L’analogie entre écriture et maternité revient fréquemment dans sa
correspondance avec sa sœur à l’occasion des maternités de cette dernière
et de la rivalité qu’elles éveillaient chez elle. C’est comme écrivain,
comme mère des enfants nés de son imagination qu’elle pouvait soutenir
la rivalité avec la maternité de chair.
Assimiler les capacités créatrices à la faculté maternelle de mettre au
monde des enfants comme le fait M. Klein est contesté par J. Chasseguet-
Smirgel pour qui faire des enfants situe l’être dans l’ordre biologique qui
est le lot commun de l’homme comme de la femme, alors que l’œuvre est
avant tout un produit narcissique, étant pour l’artiste, davantage « un
enfant selon son cœur ». Elle cite à l’appui de sa position celle de
Montaigne qui, dans les Essais, soutient que ce que nous engendrons par
l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance,
sont produits par une plus noble partie de notre corps et sont plus nôtres
et que nous sommes père et mère ensemble en cette génération, citant lui-
même Platon qui ajoute que ces enfants-là sont immortels, immortalisant
leurs pères et parfois les déifiant.
Pourquoi, mise à part « l’hérédité » familiale, l’environnement
culturel1 qui en explique le goût précoce, l’écriture a-t-elle étouffé chez
Virginia Woolf tout autre désir que celui d’écrire ? Pourquoi cet « insa-
tiable désir » d’écrire malgré les tourments qu’apporte avec elle l’écri-
ture et dont elle ne cesse de parler tout en insistant sur son caractère
vital ?

1. Tous les biographes insistent sur l’ héritage intellectuel de Virginia Woolf dont la famille appar-
tenait depuis plusieurs générations à l’aristocratie de l’esprit et dont les parents étaient apparen-
tés ou liés aux grands écrivains de leur temps.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 335

■ Écrire pour exister

Virginia Woolf présente, au tout début de son adolescence, « une crise »


qualifiée de « folie » par son entourage, dont les manifestations laissent à
penser qu’elle ébranle fortement des assises identitaires déjà fragiles,
fragilisées par les remous de la puberté et par des évènements familiaux
traumatiques. Elle conserve de ce premier épisode la hantise qu’il se
reproduise. La peur de la folie qui ne la quitte plus, du clivage entre une
partie saine de sa personnalité et une partie morbide terrifiante dont elle
n’a pas le contrôle contribue à creuser ce doute identitaire et existentiel
qui la pousse à écrire et qui est l’une des marques de sa création littéraire.
En soutenant son identité défaillante, écrire l’aide à exister et se trouver.
Virginia existait à travers l’écriture, seul mode d’exploration concrète
de sa vie intérieure et d’affrontement des « monstres » qu’elle rencontrait
au cours de ses plongées dans les profondeurs de celle-ci. Rencontres
inévitables mais indispensables à la découverte de la clef des énigmes
auxquelles elle était confrontée, énigme de la féminité pour reprendre
l’expression de Freud, énigme de sa féminité, des crises de folie qui la
menaçaient et de la culpabilité qui ne la lâchait pas. Elle « aspirait,
comme elle le note dans son Journal, à découvrir le pourquoi de sa
dépression » : « Qu’est-ce donc ? Mourrai-je sans l’avoir trouvé ? Qui
suis-je ? En moi surnagent, vont et viennent sans trêve ces interro-
gations ».
La différence des sexes faisait partie de ces énigmes. Elle représentait
pour elle un mystère et une incongruité qui compliquait la relation entre
les êtres. Elle en aborda la question avec humour dans Une chambre à
soi. Deux sexes, dit-elle, sont tout à fait insuffisants par rapport à « l’éten-
due et à la diversité du monde » et par conséquent un seul le serait encore
plus. Alors plutôt que l’opposition entre les deux qui conduit à la domina-
tion d’un sexe sur l’autre, elle opte pour la fusion des deux dans chacun
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

d’eux, fusion qui dans le domaine de l’esprit est, selon elle, la condition
de la créativité individuelle et de sa valeur, en accord en cela avec Cole-
ridge pour qui « un grand esprit est androgyne ».
Virginia Woolf aimait jouer à la femme libérée, afficher une liberté de
langage peu conventionnelle, parler cru, avoir des conversations osées,
choquer. La bisexualité la fascinait et les femmes l’attiraient depuis son
enfance. Mais elle ne s’engageait pas réellement dans ses relations amou-
reuses féminines, gardant toujours une certaine distance propre plus au
« jeu » qu’au laisser-aller amoureux véritable. Pour ses biographes, écrire
336 NARCISSISME ET DÉPRESSION

avait l’avantage de lui offrir, à travers l’androgynie de ses personnages,


de vivre au plan imaginaire des tendances bisexuelles qu’elle ne pouvait
se permettre de réaliser. « Orlando » lui permit d’assumer ses tendances
homosexuelles et la sauva sans doute des tentations de vivre dans la
réalité des expériences qui, compte tenu de sa fragilité psychique,
auraient pu provoquer chez elle les graves décompensations qu’elle
appréhendait par-dessus tout1. On peut juger de la menace que représen-
tait un « passage à l’acte » auquel la poussait sa curiosité et sa sensualité
mais qui heurtait sa sensibilité et son attachement conjugal protecteur
quand on sait qu’à la joie qui inonda l’écriture d’ « Orlando » succéda,
l’œuvre terminée, un réveil brutal de ses tendances autodestructrices.
Écrire (« la grande consolation et le fléau »), malgré ses tourments, restait
pour elle le seul moyen de vivre une androgynie véritable, spirituelle et
corporelle, l’écriture étant par essence, androgyne.

■ Écrire pour se perpétuer

Enfanter est le mode spécifique d’expression de l’essence de l’être-


femme. Écrire, comme enfanter est aussi « un mode de se perpétuer »
(A. Anzieu). Chez Virginia Woolf, comme chez beaucoup d’autres femmes
écrivains, le choix de ce mode de création met fortement en question
l’accomplissement de ce qui est le propre de la femme : engendrer,
donner la vie, assurer la continuité vitale de la communauté humaine. Le
désir de création a pour corrélât, c’est clair chez V. Woolf, la destruction
du désir d’enfanter. Cette pulsion destructrice, qui soutient paradoxale-
ment le désir d’écrire, explique en partie la culpabilité féminine à se
livrer à cette activité, notamment lorsque « écrire remplace enfanter »,
lorsque les enfants de l’esprit remplacent les enfants de la chair.
Le deuil de la procréation, le renoncement à celle-ci apparaît comme le
prix à payer par les femmes pour accéder à la créativité. La pulsion créa-
trice féminine se heurte à la pulsion procréatrice sur laquelle elle
s’appuie, qu’elle prolonge ou remplace sous cette forme détournée et
épurée de sa composante sexuelle. Une fois les pulsions procréatives
satisfaites ou inhibées par l’horloge biologique, une fois levés ou
contournés les interdits biologiques aussi bien que sociaux, la créativité
s’offre alors à la femme pour de nouvelles aventures existentielles.

1. Ses biographes sont partagés sur la nature de ses liaisons amoureuses homosexuelles. Voir V.
Wolf (20 décembre 1927), Journal d’un écrivain.
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 337

Le parallèle entre le processus créatif et le processus procréatif s’étend


au caractère compulsif que peuvent prendre ces deux pulsions. On peut
dire de Virginia Woolf par exemple qu’elle était perpétuellement enceinte,
traversée par une compulsion de grossesse cérébrale qui la poussait, avant
même de terminer un roman, à anticiper et à préparer le nouveau. C’est
en termes analogues à ceux utilisés pour décrire le terme d’une grossesse
qu’elle décrivait le long et douloureux travail qui accompagne la fin d’un
livre. « C’est un processus naturel, prolongé, plutôt douloureux et cepen-
dant excitant et dont on désire inexprimablement voir la fin. Oh, le soula-
gement de s’éveiller et de penser : “c’est fini”. Le soulagement et je suppose,
la désillusion ». Qui dit désillusion dit illusion. Virginia a l’intuition que
la mise au monde d’un livre, comme la mise au monde d’un enfant,
repose sur des mécanismes communs d’illusion et de désillusion. Cette
mise au monde en mettant fin à un processus de surinvestissement et
d’idéalisation d’un objet appartenant au double registre du réel et de
l’imaginaire, conçu pour une part par la rêverie de l’auteur qui en attend
reconnaissance et renommée provoque, du fait de l’écart entre le réel
et l’imaginaire, un choc générateur de déception et de dysphorie qui
rappelle le désenchantement passager du « post-partum » de la mère venant
d’enfanter.
Comme la compulsion procréative, la compulsion créative telle qu’elle
se manifeste chez Virginia Woolf, vise à colmater un même sentiment de
vide intérieur insupportable dont l’expression emprunte à la sphère soma-
tique sous la forme de fatigue, de migraines persécutrices, de fièvre, de
mal au dos, d’impressions de tête vide se répétant tout au long de sa vie,
la condamnant à l’isolement, et au repos forcé. Les douleurs de l’âme, les
désespoirs, les angoisses ont pour écho et pour porte-parole les douleurs
d’un corps tout entier mélancolisé.
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3.6.3 Créativité et mélancolie

La perte de ses objets aimés est présente tout au long de la vie et de


l’œuvre de V. Woolf. La mort de ses parents, de sa mère, de son père,
d’une sœur et d’un frère fait partie de la douloureuse série des évène-
ments malheureux qui la frappèrent. La mort de sa mère, « le plus grand
désastre qui puisse se produire », eut sur elle un véritable effet traumati-
que, la privant de toute possibilité de réaction émotionnelle effective au
point de l’amener à douter de ses sentiments : « j’avais treize ans et je
craignais de ne pas avoir assez de sentiments ». Doute qu’elle conservera
338 NARCISSISME ET DÉPRESSION

sa vie durant et qui jettera une ombre inquiétante sur sa vie amoureuse et
son aptitude à la maternité. Cet évènement qui eût un effet de sidération
immédiate et déclencha sa première crise dépressive, fût aussi le point de
départ de ses pulsions créatives.
Ce gel émotionnel à la mort de sa mère, qui ajouta son propre trauma-
tisme au traumatisme de la mort et témoigne de sa difficulté ultérieure à
faire le deuil de cet objet d’amour, explique l’allure critique de ses réac-
tions, les alternances d’excitations et d’inhibition dépressive et leur répé-
tition à la mort de son père. Elle explique aussi le caractère obsessionnel
des souvenirs de ses parents. Cette difficulté d’expression émotionnelle se
distingue toutefois, même si elle en paraît proche, de l’absence de chagrin
dans les mêmes circonstances signalées par H. Deutsch. Dans un article
éponyme, « Absence of grief », elle fait de l’absence de chagrin la défense
d’un moi trop faible « pour supporter la tension du travail de deuil et qui
utilise ainsi un mécanisme d’auto-protection narcissique pour se soustraire
au processus » (p. 195). Virginia n’était pas sans chagrin mais sans les
moyens habituels pour l’exprimer. Son trop de chagrin les avait bloqués,
la laissant inconsolable.
L’attachement de Virginia à sa mère était d’autant plus fort que son
amour pour elle était coloré d’ambivalence, n’ayant jamais pu en jouir
totalement sans partage. Julia, sa mère, avait eu quatre enfants en cinq
ans et sa disponibilité psychique était réduite. La relation qu’elle avait
avec elle était encadrée par la présence d’une sœur et d’un frère âgés l’un
et l’autre de un et trois ans de plus qu’elle et d’un dernier, né dix-huit
mois après elle. On peut raisonnablement penser que les troubles alimen-
taires, dont elle souffrit toute sa vie et plus encore au cours de ses accès
dépressifs, avaient pour origine un sevrage1 précoce (trois mois) et peut-
être maladroit en raison de la fatigue de sa mère et des soucis et tensions
que le couple traversait alors. Le petit dernier, en ravissant à Virginia le
sein maternel et la brève position d’enfant préféré de sa mère, suscita de
sa part une rancune tenace et des sentiments négatifs que le temps
n’altéra pas. S’il est vrai, comme le soutient M. Klein (1940), que l’expé-
rience de la perte du sein est le point organisateur de la vie mentale et
qu’elle conditionne la façon dont se passeront les expériences ultérieures

1. Hermione Lee (1996) rapporte que ce petit dernier aurait été sevré bien plus tard que ne l’aurait
été Virginia (in Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, traduit de l”anglais par Laurent Bury,
Paris, Éditions Autrement littérature).
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 339

du même ordre, on peut en déduire que les réactions de Virginia à son


sevrage précoce, l’abord de la position dépressive, a bien été le noyau
organisateur de sa pathologie future.
La famille de Virginia était un exemple de ce qu’on appelle maintenant
une « famille recomposée » et sa mère se trouvait à la tête d’une tribu de
huit enfants. Veuve à vingt-quatre ans avec trois enfants, elle ne s’était
jamais réellement remise de la mort de son premier mari qu’elle aimait
passionnément. D’après ses proches, elle en perdit la foi et toute capacité
d’être heureuse, s’étant, à la suite de cet événement, transformée en
garde-malade auprès de ses parents et amis. La façon dont elle s’épuisait
physiquement, en assumant au-delà de ses forces les tâches familiales et
de charité auxquelles elle s’adonnait sans limites, ressemblait à un suicide.
Son remariage avec un veuf, d’âge mur, austère et taciturne, relevait
d’une volonté sinon d’expiation, du moins de sacrifice dont l’écho se fait
entendre dans le sentiment de culpabilité qui tourmenta Virginia sa vie
durant. Belle et bonne mais triste, traversée, elle aussi, par des bouffées
de mélancolie, elle pouvait paraître souvent absente n’offrant alors à ses
enfants qu’un regard lointain. Elle se partageait entre trop de personnes
autour d’elle, proches ou non pour pouvoir répondre aux attentes de ses
enfants en leur ménageant des temps d’intimité ininterrompue.

■ Écrire pour être regardée

Virginia eut ainsi à se confronter à la dépressivité chronique de sa mère et


à sa disponibilité psychique réduite du fait de la lutte qu’elle menait pour
ne pas se laisser engloutir par les assauts de sa mélancolie. Les effets
cumulés de l’indisponibilité psychique de nature dépressive et de l’indis-
ponibilité matérielle due à la présence simultanée de quatre très jeunes
enfants exposaient Virginia à une déprivation particulière, à celle d’un
regard dans lequel elle pouvait se voir. Trop de regards s’interposaient
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entre le regard de sa mère et le sien, trop de transparence entre son regard


et le sien. Or on sait que c’est dans l’échange des regards avec une mère
suffisamment disponible, psychiquement présente et suffisamment
aimante que le nourrisson puise le sentiment précoce de son être et de son
existence. On sait aussi que cette absence de réciprocité des regards provo-
que chez le petit enfant une insécurité, un malaise, voire un dès-être.
La carence du « rôle de miroir de la mère » (Winnicott, 1971) entraîne un
éprouvé de vide, de manque, d’absence générateur de chaos. Ce type de
carence propre au mode défectueux de présentation de l’objet induit,
selon Winnicott, une atrophie de la capacité créative. Mais le sentiment
340 NARCISSISME ET DÉPRESSION

de « transparence » qui appartient à cette série d’éprouvés négatifs peut


induire une défense visant à l’effet inverse. Au lieu de renoncer à être vu,
le bébé s’emploie à animer et retenir le regard maternel de façon à en être
vu coûte que coûte. C’est ce qui semble s’être passé pour V. Woolf. C’est
pourquoi chercher à être vue, regardée, est devenu le moteur de sa créativité,
à la base de son regard créatif et de son don exceptionnel d’observer et de
traduire l’infinité des mouvements de l’âme des personnages de ses romans.
Ainsi paradoxalement son désir d’être vue la conduisait vers les chemins
de l’invisible, la ramenait à cette invisibilité qu’elle avait longtemps
combattue.
Privée de la disponibilité absolue du regard maternel, Virginia se tourna
vers son père amusé et séduit par cette petite fille séductrice, « parfaite
coquette », vraie « petite coquine » bien décidée à en être vue, et trouva
auprès de lui l’échange des regards dont elle avait besoin. Cependant
lui aussi devait la décevoir et susciter son ambivalence, son adoration et
son exaspération. Même si sa mort l’avait bouleversée, provoquant
sa seconde crise de folie, bien des années plus tard elle se félicitait de sa
disparition. S’il avait vécu, sa vie à lui aurait « entièrement mis fin » à
sa vie à elle : « pas d’écriture, pas de livres pour elle » et pour elle cela
était « inconcevable ».
Le sentiment d’être vue que lui apportaient ses livres lui procurait le
sentiment d’exister dont elle manquait si souvent. Il n’est pas déraisonna-
ble de penser que son insatiable désir d’écrire ait été mu par son insatia-
ble désir d’être regardée, d’être enveloppée par un regard dans lequel se
puise et se conforte le sentiment d’exister. Son œuvre fut certainement
soutenue de bout en bout par le désir inconscient de dire à ses parents, et
plus encore à sa mère : « regardez-moi ». Ce désir d’être regardée dont
elle cherche la satisfaction dans l’écriture est néanmoins la source du
renouvellement de son angoisse de ne pas l’être, de ne pas être lue, de ne
pas être passée au feu de la critique, craignant par-dessus tout qu’on la
« rejetât comme négligeable », ce qu’elle éprouva sans doute à l’arrivée
de son frère, « l’amour chéri » de sa mère. De sa mère qu’elle a décrite
comme maternelle et tendre, qui « aurait toujours voulu avoir un bébé »
et qui « n’était jamais si heureuse que quand elle en portait un dans ses
bras », elle tient son attirance pour les femmes « voluptueuses », à la
« poitrine pleine », « ayant la capacité de dispenser la protection mater-
nelle qui, précise-t-elle, je ne sais pourquoi, est ce que j’ai toujours désiré
recevoir le plus au monde ». Cette protection maternelle qui lui fit préco-
cement défaut du fait de la présence de nombreux rivaux, elle la cherchera
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 341

auprès de femmes correspondant à ce type mais sans jamais s’engager


cependant dans une relation aimante véritable avec elles. De ses relations
amoureuses avec Vita, la femme correspondant le plus à ce modèle, avec
laquelle elle goûta aux plaisirs de la sensualité partagée et qui a certaine-
ment le plus compté pour elle, ne dit-elle pas « mes relations avec elle
m’amusent : quittée si ardente en janvier… et maintenant quoi ? Suis-je
amoureuse d’elle ? Mais qu’est-ce que l’amour ? Qu’elle soit amoureuse
de moi m’excite, me flatte et m’intéresse. Qu’est-ce que cet amour ? ».
De la même, rentrée de voyage, elle note dans son Journal : « Vita est
donc revenue… comme on est déçu par la personne réelle ». C’est auprès
d’un homme intelligent et protecteur, auprès de son mari, qu’elle trouvera
ce qui s’approche le plus de cette figure protectrice rêvée.
V. Woolf ne fait pas exception à la règle qui fait de la figure de la mère
le pivot de la vie psychique du mélancolique. Elle-même voyait dans
l’appartenance au sexe féminin l’origine de l’importance de la mère dans
la vie psychique des femmes et dans sa propre vie fracassée par sa mort
prématurée. Sa pensée ne la quittait pas, obsédée par son absence, obsé-
dée par ce qu’aurait été sa vie si elle avait vécu. Lorsqu’on est une
femme, écrit-elle dans Une chambre à soi, « on pense à travers sa mère ».
Formule équivoque qui peut s’entendre de plusieurs façons mais qui
implique l’idée à la fois d’intrication des pensées avec celles de la mère
et de leur désintrication, de résistance, d’obstacle à traverser pour penser
par soi-même, pour s’affranchir de la mère et de ses pensées et au-delà du
désir de son désir. Elle éveille l’idée d’une traversée, d’un passage
conservant des traces de cette traversée plus ou moins difficile qui reproduit
au niveau psychique l’arrachement originel des corps.
La perte physique de sa mère, morte de la grippe, fut d’autant plus
tragique qu’elle avait été précédée par sa perte psychique lors de la nais-
sance de son jeune frère, perte créatrice d’une blessure narcissique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

causée d’avoir été négligée au profit d’un alter préféré. L’horreur de l’être
à nouveau, d’être méconnue, incomprise, contribua à développer chez
elle un niveau élevé d’exigence vis-à-vis de son œuvre. Ce sont des
chefs-d’œuvre qu’elle attend d’elle-même, des chefs-d’œuvre qui la
mettent à l’abri de la négligence, de l’incompréhension ou de la tiédeur
des éloges attendus. Comme elle le dit bien, « la tiédeur déprime plus
qu’un mot d’éloge n’exalte ». Les louanges qu’elle recense minutieuse-
ment dans son Journal, comme les critiques, ne relèvent pas de la simple
vanité d’un ego aux abois mais de la perte de son identité et donc de son
sentiment d’existence même qu’elle expérimente dans ses épouvantables
342 NARCISSISME ET DÉPRESSION

éprouvés de vides annonciateurs de la folie. Même si dans son Journal


elle répète qu’il s’agit pour elle de son « moi » d’écrivain, il est clair que
celui-ci n’est que l’enveloppe protectrice de son « moi » mélancolique
perpétuellement menacé et qui ne tient que grâce à son moi d’auteur. De
même que son moi d’auteur ne tient que par son moi mélancolique dont il
tire sa créativité. Même si elles la martyrisent, Virginia tient à ses
« mélancolies » dont elle tire la matière de son œuvre. Toutes les étapes
de la vie, y compris les plus douloureuses sont profitables, du point de
vue artistique : « Elles vous fertilisent, je pense à ma folie à Hogarth
house… ».
Frédérique Amselle, dans sa postface au Journal intégral, souligne la
diversité des angles sous lesquels on peut lire ce vaste ouvrage qui couvre
une grande partie de la vie de Virginia. Cette entreprise débutée à l’âge de
quinze ans, deux ans après la disparition de sa mère, interrompue puis
reprise en 1915, pour ne s’arrêter cette fois que quatre jours avant sa
mort, ressemble à bien des égards à une sorte d’insistant regard posé sur
elle-même, peut-être destiné à remplacer le regard maternel trop tôt
disparu. Dans ce Journal elle se regarde, regarde sa vie, le monde, ses
relations au monde à la manière d’un regard posé sur elle par quelqu’un
d’extérieur à elle mais qui serait son double, notant à maintes reprises,
comme le dirait une mère à son enfant, combien elle est égotiste,
combien elle est animée d’une insatiable curiosité à l’égard d’elle-même.
Cette introspection, au-delà de ses aspects narcissiques, semble participer
d’un besoin de se connaître pour mieux se structurer, se contrôler et se
maîtriser.

3.6.4 Créativité et thérapeutique

La « mélancolie » est-elle un obstacle à la créativité ou à l’inverse en


constitue-t-elle un stimulant efficace ? L’étude de nombreux créateurs a
montré qu’elle pouvait être l’un et/ou l’autre. Le cas de Virginia Woolf
d’une créativité quasi ininterrompue montre de façon exemplaire (et à cet
égard son Journal est irremplaçable) qu’elle peut aussi bien calmer des
angoisses que les exaspérer, provoquer des « crises de folie » que les
éviter ou les retarder.
La peur de la folie, de l’agitation maniaque ou de la dépression mélan-
colique que prenait sa maladie diagnostiquée maniaco-dépressive, son
intuition qu’elle était liée à son histoire affective et aux figures de ses
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 343

deux parents l’a amené à soupçonner la dimension thérapeutique de la


création. Elle a découvert que l’écriture n’était pas seulement une activité
au service de la création artistique mais une activité thérapeutique, auto-
thérapique
Si faire revivre la figure de son père et de sa mère, les tirer de l’oubli
qui les menaçait et en faire enfin le deuil était le dessein avoué de Virginia
dans La promenade au phare, son livre le plus autobiographique, il devait
aussi l’aider à se dégager d’images/souvenirs qui la perturbaient encore
des années après leur mort. L’urgence de se délivrer de ces souvenirs qui
s’étaient transformés au fil des ans en obsessions était aussi le but de cette
entreprise. Autrement dit Virginia cherchait à la fois à lutter contre l’oubli
délétère et à se libérer par l’oubli de souvenirs obsédants. Mais toucher à
ces figures du passé, réveiller les monstres endormis n’était pas sans
danger : Virginia tomba malade à peine le livre commencé, « secouée
comme un vieux drapeau » par un trop-plein d’émotions mais réussit
doublement son projet au plan artistique comme au plan thérapeutique.
Son livre reçut le prix Fémina-Vie heureuse en 1928 et l’écriture remplit
sa mission : « Autrefois, écrit-elle dans son Journal, je pensais chaque
jour à lui (son père) et à Mère. La promenade au phare les a ensevelis
dans mon esprit. Ils m’obsédaient l’un et l’autre de façon malsaine et
écrire sur eux fut un acte nécessaire ».
Revenant des années plus tard sur le soulagement apporté à ses obses-
sions concernant sa mère par l’écriture de La promenade au phare, elle
ajoute une précision intéressante relative à la nature de son obsession :
« j’ai, écrit-elle, cessé d’être obsédée par ma mère. Je n’entends plus sa
voix ; je ne la vois plus ». Il est curieux que le fait d’avoir perdu sa voix et
son regard soit présenté comme une victoire, à moins de penser que le
manque de mère qui la laissa sans larmes et sans voix à sa mort se soit
transformé avec les années en un trop de mère obsédant qui fait surgir, en
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

lieu et place de la mère protectrice tant désirée, la mère persécutrice


envahissant son espace mental dont elle ne savait pas plus se protéger
qu’elle n’avait su la protéger de ses projections haineuses, de sa rancune
pour s’être tuée en abusant de ses forces et qui l’avait abandonnée à sa
détresse puis à ses persécutions auditives et visuelles.
Virginia expliqua le succès thérapeutique de sa méthode en la compa-
rant à celle de la psychanalyse : « J’ai fait pour moi, déclare-t-elle, ce que
les psychanalystes font pour leurs patients. J’ai exprimé une émotion
ressentie depuis très longtemps, en profondeur. Et en l’exprimant je l’ai
344 NARCISSISME ET DÉPRESSION

expliquée, puis je l’ai laissée en repos ». C’est à une action cathartique


qu’elle attribue le soulagement de ses obsessions, à la levée du refoule-
ment de ses émotions dont elle avait subi les effets à la mort de sa mère,
son incapacité à exprimer son chagrin. La lecture de La promenade au
phare oriente vers une autre hypothèse thérapeutique, celle du rôle de la
réparation et de ce que A. Jeanneau appelle l’idéalisation médiatrice.
La promenade au phare est considérée comme le chef-d'œuvre de
V. Woolf. C’est l’ouvrage dont elle était le plus satisfaite et qu’elle aimait
le mieux. Même si elle avait dû en interrompre l’écriture pendant près de
six mois tant elle avait été souffrante après en avoir rédigé les vingt-deux
premières pages, elle a toujours souligné l’espèce d’aisance et de vivacité
voire d’allégresse avec laquelle elle l’avait écrit. Il n’est pas indifférent de
relever que les premières pages qui la précipitèrent dans des conflits
émotionnels invalidants correspondent à celles où elle dessine les traits
psychologiques essentiels de la personnalité de son père et de sa mère,
incarnés dans le livre par M. et Mrs. Ramsay, couple d’un certain âge,
encore amoureux l’un de l’autre, parents de huit enfants et dont la figure
centrale dans le roman devait être initialement le père (« Mais le centre,
c’est l’image de père assis dans un bateau et déclamant : "Nous pérîmes
chacun pour soi" et, trois mois plus tard, « J’hésite entre un portrait
simple et intense de mon père, et un livre beaucoup plus vaste et lent »),
mais qui s’est déplacée sur celle de la mère, car le phare du livre vers
lequel convergent tous les regards, c’est elle. C’est à elle que s’adresse ce
chant, cette ode, cette élégie qu’est La promenade au phare : « Voici ma
mère songea Prue. […] Voici l’être qu’il nous faut […] elle sentit le caractère
extraordinaire du hasard heureux qui lui avait donné une mère pareille ».
Amour et adoration s’élèvent dans le livre vers cette mère à qui Virginia
n’avait pas su dire, quand elle est partie, combien elle l’aimait, tout pareille à
elle qui ne pouvait pas dire non plus à son mari qu’elle l’aimait, « venant de
ce qu’elle ne pouvait pas dire, ce qu’elle éprouvait », partageant toutes les
deux le même silence sur leurs sentiments. La question des sentiments,
du « sentimental » est récurrente chez V. Woolf, le terme même lui
restant dans la gorge. En décidant de raconter l’histoire de son enfance ;
elle reconnaissait que « le thème est sentimental » et que malgré ses réti-
cences littéraires elle ne pouvait y échapper. Sa sœur Vanessa fut très
troublée par le portrait étonnement ressemblant de sa mère et par la façon
dont elle avait saisi l’extraordinaire beauté de son caractère.
Avec ce merveilleux mémorial, Virginia répare les objets que l’excès
de son ambivalence et de sa colère avait pu endommager et restaure, par
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 345

petites touches légères, à la manière d’une restauratrice de fresques


anciennes, les images qu’elle en avait conservées, abîmées, déformées
par l’envie, le ressentiment, la haine et la colère. Dans le roman, c’est à
Lily Briscoe, artiste peintre, amoureuse elle aussi de Mrs. Ramsay, l’un
de ses doubles dans le roman, que Virginia fait dire sa colère : « Mrs.
Ramsay avait donné. Elle avait donné, donné, donné et puis elle était
morte – en laissant tout ceci. Elle en voulait vraiment à Mrs. Ramsay…
Tout cela était de la faute de Mrs. Ramsay. Elle était morte ». Cela était
d’autant plus impardonnable que sa mort s’ajoutait à d’autres blessures
objectales et narcissiques moins visibles accroissant le ressentiment et
donc le conflit entre l’attachement à l’objet et son détachement haineux.
Le désir de réparation qui appartient à l’élaboration de la position
dépressive décrite en 1935 par M. Klein dans sa « Contribution à la
psychogenèse des états maniaco-dépressifs » joue, selon elle, un rôle
capital dans le développement psychique humain, puisqu’il est le produit
de la souffrance dépressive issue de la nostalgie et de la culpabilité qui,
elle-même, est le produit du souci de l’autre menacé par les pulsions
destructrices du sujet qui mobilise défensivement ses pulsions de vie
pour réparer les objets internes qu’il a attaqués et neutraliser ses pulsions
agressives. Ce désir de réparation, qui a pu être rapproché de la notion
chrétienne de rachat, poursuit des buts autant égoïstes qu’altruistes car,
si poussée par la culpabilité, la réparation relève bien d’un souci,
d’une inquiétude pour l’objet, poussée par la crainte de le perdre, elle
est moins au service de l’objet qu’à celui du moi menacé par cette perte.
Au désir de réparation qui mobilise les pulsions créatives que Winnicott
assimile aux pulsions de vie, peut s’adjoindre l’idéalisation de l’objet
qui, à la faveur de l’identification, apporte un complément narcissique au moi
dépressif, le protégeant contre une exaltation inverse de ses petitesses.
Si La Promenade au phare a été unanimement louée par la critique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

c’est parce que Virginia a réussi à faire du « beau » avec du « bon »,


parce qu’elle a touché son lecteur avec ce dont elle se méfiait le plus : des
sentiments mais qui sonnent vrai.
L’idéalisation de ses objets originels qui concourt à leur réhabilitation
et à la réhabilitation de son monde interne ne relève pas d’une réparation
« maniaque » qui exige une restauration parfaite, voire une restitution à
l’état initial en vertu d’un clivage entre le « bon » ou le « mauvais » qui
opère par exclusion. Elle relève d’une réparation qui n’efface pas les
traits imparfaits de l’objet, les traces des dommages qu’il a subis mais les
346 NARCISSISME ET DÉPRESSION

intègre selon une logique inclusive de l’objet « bon » et « mauvais ».


Ainsi le portrait émouvant et vrai de ses parents n’est-il pas manichéen.
Mrs. Ramsay (qui est également un double de Virginia), aussi parfaite
soit-elle aux yeux de ses adorateurs, était parfois tyrannique, autoritaire,
dominatrice et aimant commander. Elle-même se jugeait très imparfaite
et s’interrogeait sur la vanité qui peut-être guidait son besoin de venir en
aide aux autres.
Le portrait de son père ne masquait pas sa tyrannie, son égoïsme, ses
tendances sadiques qui éclatent d’entrée de jeu « avec le sourire sarcasti-
que que provoquaient en lui non seulement le plaisir de désillusionner
son fils et de ridiculiser sa femme, pourtant dix mille fois supérieure à lui
en tous points (aux yeux de James) mais encore la vanité secrète tirée de
la rectitude de son propre jugement ». Mais ses faiblesses mêmes décou-
vrent la tendresse du regard posé sur elles. Virginia regarde son père avec
le regard de sa mère, un regard à la fois lucide et indulgent, qui baigne
d’amour tous ceux sur qui il se pose. Elle regarde son œuvre avec les
yeux attendris et émerveillés d’une mère rassurée et comblée narcissique-
ment par l’enfant qu’elle vient de mettre au monde : « Ah ! Comme
certains passages de La promenade au phare sont charmants ! Doux,
flexibles, et, je crois, profonds, et parfois, pendant toute une page pas un
mot qui ne soit juste », écrit-elle en relisant son « poème psychologique »
comme l’appelait son mari. Si l’idéalisation révèle et masque l’envie que
suscitait en Virginia la perfection de son objet d’amour, sa capacité à être
« cette délicieuse fécondité, cette fontaine, cette vaporisation de vie… »,
l’idéalisation « imparfaite » permet grâce à l’identification à l’objet idéa-
lisé de renoncer à la fusion impossible avec lui et de s’en détacher moins
conflictuellement.
L’intuition de Virginia d’un lien entre son passé infantile et sa maladie
s’est renforcée, influencée par sa lecture tardive des œuvres de Freud.
Aussi se plonge-t-elle à nouveau dans son histoire et dans celle de ses
parents, de son père dont l’image l’obsède encore. Contrairement à ce
qu’elle pensait, La promenade au phare ne l’avait pas définitivement
débarrassée de ses souvenirs d’enfance. Ils reviendront, dans les mois
précédant sa mort, avec toute leur force pathogène, ramenant avec eux
des sentiments et des émotions qui avaient empoisonné sa jeunesse.
Reviennent la honte et la culpabilité attachées aux abus sexuels dont elle
aurait été victime à six ans de la part de son demi-frère qui se serait livré
à des attouchements de « ses parties intimes », aux caresses incestueuses
de son autre demi-frère à l’adolescence et aux sentiments troubles qu’elle
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 347

éprouvait elle-même pour son père, qui contribuèrent à paralyser sa


sexualité. Le retour de ces souvenirs s’intègrent dans le bilan des causes
de sa maladie dont elle sent l’étau se resserrer à nouveau, se demandant
toutefois pourquoi faut-il « qu’elle rédige ses hypothèses sexuelles à
présent ». Éclairée par Freud elle prend de plus en plus conscience que le
concept d’ambivalence s’applique à ses relations, à celles à son père et à
ses images, que les sentiments mélangés qu’elle éprouvait pour lui, tantôt
l’adorant « personne ne l’attirait plus que lui » tantôt le haïssant, étaient
ambivalentes. Sa plongée dans les souvenirs du passé ramène ainsi un lot
d’images disparates, parmi lesquelles surnagent des images apaisantes et
chaleureuses sur le couple de ses parents « simples, clairs et placides ! »,
« si humains avec leurs enfants » et sur son père « si franc, si raisonnable,
si transparent » qui jettent une lueur moins désespérante sur ses années
d’enfance et qui rejoignent les images idéalisées de La promenade au phare.
La figure centrale de La promenade au phare après avoir dû être celle
de son père s’était déplacée sur celle de sa mère, c’est sans doute pour-
quoi vingt ans plus tard Virginia avait en tête un livre sur son père qui
l’aiderait « à le trouver » et du même coup à se trouver elle-même et à
comprendre d'où venait son ambivalence. Elle ne s’en donnera pas le
temps.
Virginia avait trouvé dans le travail d’écriture un moyen pour faire face
à la détresse infinie dans laquelle elle se trouvait périodiquement : « J’ai
plongé dans mon grand lac de mélancolie, mon Dieu qu’il est profond !,
une mélancolique de naissance, voilà ce que je suis ! Je n’arrive à surna-
ger que grâce au travail… Dès que je m’arrête de travailler, il me semble
que je m’enfonce, que je m’enfonce… », écrivait-elle dans son Journal
deux ans à peine après avoir terminé La promenade au phare. L’écriture
dans sa fonction thérapeutique a montré ses limites avec le retour en force
de ses pulsions autodestructrices et son suicide final. Certaine d’être
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rattrapée par la « folie » contre laquelle elle s’est battue toute sa vie, elle
abandonne la lutte. Avec le sentiment de ne plus pouvoir écrire, elle a
perdu son arme essentielle et ne peut donc plus lutter, c’est-à-dire créer,
et en créant, réparer l’objet et se réparer, et cela indéfiniment. L’auto-
destruction est la conséquence de l’arrêt de la création/réparation moi/
autre dont l’acte créateur/réparateur exige une sublimation des pulsions
destructrices.
La fonction thérapeutique de la création a ses limites. Si l’écriture a aidé
V. Woolf à lutter efficacement pendant des années contre l’envahissement
348 NARCISSISME ET DÉPRESSION

de ses pulsions destructrices, l’a aidé à se dégager des images parentales


qui des années après leur mort, « “l’obsédaient l’un et l’autre de façon
malsaine », si « écrire sur eux fut un acte nécessaire », si écrire diminuait
sa mélancolie, écrire ne l’a pas guérie du sentiment tragique de la vie.

CONCLUSION

En 1937, Freud établissait une fois encore un lien entre la mélancolie, la


féminité et le désir de pénis, rappelant que le motif le plus fort d’entre-
prendre une cure était d’acquérir cet organe masculin et que des accès de
dépression grave survenaient chez certaines patientes avec la venue de la
certitude intérieure que la cure analytique ne réalisait pas leur vœu. Plus
près de nous, Roiphe et Galenson (1981) ont confirmé l’existence de
cette envie féminine controversée et soutenu que son influence sur le
développement féminin s’exerce plus tôt (18-19 mois) que Freud ne
l’avait supposé. Ils ont observé que les petites filles irritées par la
perception de cette différence devenaient déprimées mais que cette
influence, étroitement liée aux peurs de perte d’objet (et de perte anale),
était dépendante de leur vécu corporel et affectif avec leurs deux parents.
Ces observations suggèrent que l’étendue de la blessure narcissique,
(dépendante de la qualité et de la continuité du lien affectif aux deux
objets originaires), avant d’être celle de la petite fille, est celle de ses
parents, portée par leur regard et par leurs attitudes et qu’il leur appartien-
drait donc de faire de cette troublante différence un élément de valorisa-
tion féminine, privant les femmes du même coup de la possibilité de
trouver dans cette différence anatomique la source de tous leurs maux.
Mais ne serait-ce pas oublier que les messages (préconscients-conscients)
portés par le regard, les gestes et les mots des parents sont pour une part
« compromis » par leur inconscient ?
L’idéalisation de l’objet manquant et la perte de l’espoir de l’acquérir
enfin (qui explique les réactions dépressives féminines en analyse
mentionnées par Freud) semblent bien être l’un des facteurs prédisposant
certaines femmes à un type de dépression proche de ce que F. Pasche (1969)
appelle les « dépressions d’infériorité ». Pasche décrit sous ce nom des
dépressions caractérisées par une auto-dépréciation douloureuse, de la
honte, un sentiment d’insuffisance et d’impuissance et un besoin du moi
MÉLANCOLIE, SEXE ET FÉMINITÉ 349

de surmonter cette imperfection grâce à la médiation d’un objet narcissi-


que proche (père, époux, amant, enfant). La dévalorisation inattendue de
cet objet admiré, faisant office d’idéal du moi, est l’événement déclen-
chant de ce type de dépression, la « perte » de cet objet admiré renvoyant
le sujet au mépris de lui-même auquel il avait tenté ainsi d’échapper.
Il resterait à s’interroger sur le rôle que jouent encore dans la dépressi-
vité féminine et ses « dépressions d’infériorité », le statut officiel d’infé-
riorité des femmes pendant des millénaires et la religion du phallus dont
elles ont été les servantes obligées, et dont il est difficile de penser que
l’imaginaire collectif et individuel n’en conserve pas des traces jouant
dès l’identification primaire par les autres, parents et proches, préalable
aux différentes identifications aux autres.
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Chapitre 6

LES DÉPRESSIONS
CONJOINTES
DANS LES ESPACES
PSYCHIQUES
COMMUNS
ET PARTAGÉS
INTRODUCTION

La dépression n’est pas seulement une psychopathologie, elle est une


expérience fondamentale de la vie psychique. Dans son ouvrage sur les
bienfaits de la dépression, P. Fédida (2001) s’est démarqué d’une sémio-
logie classique, d’une objectivation des signes. Il oppose la dépression
(« une maladie humaine du temps, une glaciation du mouvement psychi-
que ») à la capacité dépressive, porteuse de potentialité créatrice,
« protectrice et régulatrice » : cette dépressivité, écrit-il, est nécessaire à
la vie pour qu’elle reste vivante et pour soustraire le sujet à l’excès des
excitations1.
Si la dépression est bien cette expérience personnelle d’un drame
qui s’éprouve dans l’extrême solitude, elle comprend aussi une
dimension interpsychique, une part qui concerne l’autre, et dans
certains cas plus-d’un-autre. Il ne s’agit pas seulement de prendre en
considération le soi dans son lien à l’autre, mais ce qui se noue
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dans un lien dont la consistance psychique, les modes d’organisation


et les processus sont irréductibles à ceux des sujets qui le constituent.

1. Dans un récent ouvrage, C. Cyssau (2004) adopte une position proche de celle de P. Fédida.
Loin de considérer d’abord la dépression dans ses dimensions psychopathologiques, elle
s’attache à comprendre comment les temps dépressifs d’une vie sont les « instigateurs du
changement dans la vie psychique, promoteurs du lien et de la différence, inventeurs d’une
relation à soi et à l’autre, gardiens du sexuel et d’une indépendance de chacun des amants
dans l’amour » (p. 11).
354 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Cette dimension du lien n’est pas propre à l’expérience dépressive1,


mais elle y prend un statut et des fonctions remarquables, en rapport
direct avec cette expérience.
Nous savons que toute maladie psychique implique les proches du
malade dans l’équilibre de leur monde interne et de leurs relations, soit
par résonance, identification projective, induction adhésive, soit et le plus
souvent par mesure défensive contre le débordement de leurs défenses.
La dépression dans ses diverses formes les implique peut-être davantage
que d’autres troubles. Il y a dans la dépression et plus exactement dans
l’affect dépressif, le retour d’une vicissitude du lien primaire, un violent
rappel d’une perte surmontée dans la douleur de la séparation, et qui n’a
jamais été complètement guérie. Ce retour n’affecte pas seulement le
sujet dans son rapport à l’autre, il affecte dans certains cas le lien lui-
même.

Penser le rapport intime de la dépression et du lien

Ce rapport intime de la dépression et du lien suscite bien des questions, et


notamment celle d’une co-genèse, d’une co-production de la maladie
dans les défauts du lien primaire, défauts dans lesquels la mère, l’enfant
et le père sont partie prenante. La dépression se tisserait alors dans les
espaces poreux qui lient le parent déprimé à sa descendance, héritage des
deuils non accomplis, occlus, déniés, impossibles.
Parlant de sa dépression après plusieurs années d’analyse, une analy-
sante m’apporte cette formulation : « Je souffre dans la zone où je suis
attachée aux deuils irréalisés de ma mère. » En mettant ainsi l’accent sur
le lien perdu à ses objets internes, elle désignait aussi la part de l’autre
dans son état dépressif. Son histoire, somme toute assez banale mainte-
nant que nous savons la repérer, est celle d’une dépression conjointe
dans la dépression maternelle. La dépression de ma patiente avait long-
temps été masquée par des symptômes hystériques et quelques accidents
somatiques, comme elle peut l’être chez d’autres déprimés par le délire
ou des conduites psychopathiques. Il aura fallu que mon propre noyau
dépressif soit mobilisé, comme il l’est assez régulièrement dans toute

1. Elle est repérable et connue de longue date dans les délires à deux ou à plusieurs, dans les dénis
conjoints, dans les hallucinations collectives, dans les symptômes hystériques partagés, etc.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 355

cure, pour qu’avec elle je comprenne que je ne pouvais pas travailler sans
que soient transférés sur moi, et aussi déposés en moi, cette dépression
conjointe et son enjeu narcissique. « Plus je m’approche de cette mère
endeuillée, plus je ressens combien j’ai peu compté pour elle, elle est ma
brèche, et vous n’y pouvez rien. » Comment se détacher d’une souffrance
psychique dans la zone où l’on est attaché aux autres et où le lien aux
autres vous maintient dans cette zone de la souffrance narcissique ?
Comment réanimer du « vivant gelé » (Fédida, 2001) lorsque le mort est
enterré dans la psyché maternelle et que sa propre capacité dépressive n’a
pu être remise en mouvement ? Comment l’analyste pourra-t-il traiter cet
axe narcissique (Rosolato, 1975) commun à toutes les dépressions, et
dans ce cas commun à la mère et à l’enfant si, par l’effet du transfert,
l’affect dépressif ne traverse pas l’analyste lui-même et si l’analysant ne
le touche pas dans son propre écart entre son idéal et le sentiment de ses
insuffisances et de sa précarité ?
Ces questions donnent un aperçu du problème plus large que je
voudrais introduire dans ce chapitre : celui d’une psychopathologie
dont la symptomatologie ou, dans certains cas, la structure se dévelop-
perait de manière relativement identique chez des sujets liés entre eux
dans des espaces psychiques communs et partagés. La formulation de ce
problème en fait apparaître les deux versants, qu’il s’agit d’articuler :
celui de la structure intrapsychique des sujets liés entre eux dans et par
cette psychopathologie ; celui de la structure des liens dans laquelle se
forme cette pathologie : l’ensemble familial, le couple, le groupe, l’insti-
tution.
La notion d’une dépression qui serait conjointe chez deux ou plusieurs
sujets, dont certains caractères leur seraient communs et qui constituerait
pour eux une expérience partagée, pose une série de questions difficiles
lorsque nous nous référons à une conception psychanalytique de la vie
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

psychique.
Le premier problème est d’ordre topique, il concerne l’intelligibilité
d’un espace psychique dans lequel deux ou plusieurs personnes peuvent
souffrir des mêmes troubles en raison du lien qui les unit : avec quels
concepts rendre compte de cette topique ?
Si nous parlons de symptômes partagés, et en admettant que ceux-ci
peuvent se constituer à partir de structures psychiques diverses, différen-
tes ou identiques, il nous faut aussi rendre compte d’un point de vue
dynamique qui soit en mesure d’articuler la singularité du symptôme
356 NARCISSISME ET DÉPRESSION

avec une dynamique interpsychique. Ici encore, comment penser cette


complexité ? Nous pouvons supposer que, pour que cette dynamique
apparaisse, il est nécessaire qu’un espace psychique commun à ces
sujets ait été constitué : un espace que le symptôme confirme et
conforte.
Mais nous ne sommes pas encore quitte avec un troisième problème,
sans doute le plus difficile à formuler et à traiter, parce qu’il met en
cause notre conception de l’intime singularité des investissements
pulsionnels et des affects. Comment rendre compte du facteur économi-
que, prévalent dans la dépression lorsque ce facteur apparaît dans un
espace où les investissements dépendent, pour une part vitale, de l’autre ?
Comment rendre compte de l’économie pulsionnelle, et spécialement
de l’économie du narcissisme primaire immanquablement convoqué
dans la défaillance de l’objet primaire, lorsque l’on a quelque raison de
supposer que, pour une part, l’économie psychique s’établit et se gère
dans les liens intersubjectifs ? Comment rendre compte de la valence
qualitative de la pulsion, c’est-à-dire des affects (tristesse, détresse,
menace d’effondrement, angoisse du vide, colère…) associés à la dépres-
sion ? Comment penser leur formation et leurs effets chez le sujet et dans
le lien ?
Il n’est pas sûr que nous pourrons répondre à ces questions difficiles
dans le cadre de ce chapitre, mais la notion de dépression conjointe est
une assez bonne occasion pour les poser. Elle nous confronte à une
expérience d’allure paradoxale : celle d’une extrême solitude maintenue
au cœur même du lien intersubjectif. L’expérience de la dépression
nous fait éprouver au plus haut point le drame d’être sans recours, ni
dans l’intimité avec soi-même ni dans celle de l’autre alors que, dans
le même mouvement, cette expérience peut être conjointe, commune et
partagée par plusieurs sujets. Ils y sont à la fois solitaires et liés entre
eux, et leur douleur est encore plus intense du fait même qu’elle est
partagée.
Pour rendre compte de ce paradoxe, il sera nécessaire de discerner le
niveau de l’expérience dépressive et celui de la formation des symptômes,
et d’être attentif à l’articulation entre des niveaux distincts de détermina-
tion des symptômes : celui du sujet et celui des liens dans lesquels il s’est
psychiquement constitué.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 357

Éléments pour une psychopathologie du lien

Ce chapitre s’inscrit dans le cadre d’un projet plus ample : celui de


contribuer à une psychopathologie du lien à laquelle la psychanalyse
pourrait apporter une perspective qui préserve la prise en considération
des enjeux subjectifs dans ces formes de la souffrance humaine1. Ce n’est
pas une tâche aisée, mais il importe de l’entreprendre, même s’il ne sera
pas possible d’exposer les problèmes de fond que pose une telle appro-
che. Toutefois, certains des concepts qui pourraient la qualifier doivent
être présentés, parce qu’ils seront mis à contribution dans les élaborations
de la clinique à laquelle je me suis référé 2.
J’ai proposé une définition du lien selon trois critères. Le premier
concerne le contenu : j’appelle lien la réalité psychique inconsciente
spécifique construite par la rencontre de deux ou plusieurs sujets. Je
complète par une définition en termes de processus : le lien est le mouve-
ment plus ou moins stable des investissements, des représentations et des
actions qui associent deux ou plusieurs sujets pour certaines réalisations
psychiques : accomplissements de désirs, protection et défense, levée
d’interdits, actions communes (faire, jouer ensemble), etc. Le troisième
critère définit le lien par sa logique propre, distincte de celle qui organise
l’espace intrapsychique. J’ai proposé la formule : « pas l’un sans l’autre
et sans l’ensemble qui les contient 3 ».

1. Les tout premiers éléments pour constituer une psychopathologie du lien sont apportés par les
travaux de Lassègue et Falret (1877) sur la folie à deux. Un vaste et fructueux débat s’était
engagé, dans le champ de la psychiatrie à la suite de leurs hypothèses. Une autre étape du débat
est engagée avec l’approche phénoménologique de R.-D. Laing et ses travaux sur la famille
(1972). Au cours de plusieurs études (1985, 1993, 1994, 1996, 2000, 2002), j’ai examiné sur quel-
les bases il est possible de constituer, à partir de Freud, mais surtout à partir des travaux des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

psychanalystes qui ont utilisé des dispositifs psychanalytiques pour travailler avec les groupes,
les familles et les couples, quelques propositions pour construire une psychopathologie du lien.
2. La base clinique de mes observations sera constituée pour l’essentiel par des états dépressifs
névrotiques et borderline, tels qu’ils apparaissent dans le lien intersubjectif et dans le cadre de
ce lien. Parce que mon expérience est insuffisante et que la littérature en ce domaine ne prend
pas ou ne prend guère en considération les dimensions du lien, j’ai dû laisser sur les bords de
mon champ, sauf dans le cas de la dépression dans les institutions psychiatriques, la psycho-
pathologie de la psychose maniaco-dépressive, de la mélancolie et des dépressions essentiel-
les. Je me centrerai donc principalement sur les états dépressifs consécutifs à une séparation
insurmontable ou à un deuil inélaboré.
3. Cette définition de travail ne comporte pas de critères de description des différents types de
liens : liens parentaux, filiaux, fraternels, intergénérationnels, transgénérationnels, amicaux ou
hostiles, homosexuels et hétérosexuels ; liens archaïques, préœdipiens, œdipiens ; liens narcissi-
ques, libidinaux, thanatiques, les liens d’amour et de haine, etc.
358 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Le lien fait tenir ensemble des sujets dans un espace psychique


commun, conjoint et partagé. Le lien unit, réunit, noue, attache ou
entrave des sujets qui ne peuvent pas ne pas être dans le lien, et ils le sont
selon diverses modalités et sous l’effet de processus divers, parmi
lesquels l’identification joue un rôle central. Le concept de lien ne peut se
comprendre si l’on n’admet pas que le lien unit des sujets par-delà une
coupure, une séparation ou une absence à surmonter.
En portant l’attention sur ce qui lie ensemble les sujets du lien dans
une configuration de la psyché dotée d’une réalité psychique, de forma-
tions et de processus propres, nous ne faisons que poursuivre la recherche
inaugurée par Freud avec la notion de psyché de groupe. Toutefois, si la
logique du lien est une logique du « pas l’un sans l’autre et sans l’ensem-
ble qui les contient », dans la perspective que je propose, il s’agit avant
tout d’articuler les rapports entre les sujets considérés dans leur singula-
rité et la réalité psychique mise en œuvre dans le lien qui les lie entre eux.
Le sujet est considéré du point de vue où il est sujet du lien, dans la
formation même de son statut de sujet de l’inconscient. La logique du
lien diffère suffisamment de celle du sujet parce que, dans la pensée
théorique, les espaces du sujet et du lien ne se confondent pas.
En revanche, ces espaces et leurs logiques se confondent dans les
fantasmes archaïques, dans des phases de régression dans le lien et dans
les représentations de nombreux malades : tout ce qui arrive à l’un arrive
aussi à l’autre, ou à l’ensemble des autres auxquels le sujet est lié de
manière narcissique, métonymique, isomorphe.
On peut alors parler d’une souffrance de l’ensemble et d’une patholo-
gie du lien qui est aussi une pathologie et une souffrance des sujets noués
dans l’ensemble. Les sujets souffrent d’être ensemble ou quand ils sont
ensemble. Ou bien ils sont liés entre eux dans des rapports tels que la
pathologie de l’un est nécessaire à la pathologie de l’autre : la pathologie
est alors le ciment du lien.
Cette perspective engage un changement de vertex dans le champ théo-
rique de la psychanalyse et, comme tel, il oblige à repositionner ses hypo-
thèses de base.
La prise en considération de l’espace psychique du lien rend nécessaire
une autre topique : l’inconscient n’est pas tout entier localisable dans la
première ni dans la seconde topique de la métapsychologie freudienne.
Même si la spéculation freudienne a imaginé les moyens de penser une
troisième topique, il ne lui a pas été possible de la mettre à l’épreuve et de
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 359

la construire véritablement, faute d’un dispositif méthodologique appro-


prié. Cette autre topique soutient l’existence de lieux psychiques ectopi-
ques, exportés et importés d’une psyché à l’autre. Dans ces lieux d’un
sujet « hors sujet » se déposent, se projettent ou s’encryptent des forma-
tions psychiques qui appartiennent au sujet et à l’ensemble. En sont les
résultats les alliances inconscientes, les fonctions phoriques (de porte-
symptôme, de porte-rêve, de porte-idéaux, etc.).
Un point de vue dynamique est à construire, pour prendre en compte
la conflictualité dans la formation des symptômes et des processus
de régulation dans le lien et dans la dynamique intrapsychique/inter-
psychique.
Enfin, une autre économie est à penser. On en prend la mesure lorsque
l’on observe que la psychopathologie du lien apparaît lorsque les liens
intersubjectifs n’accomplissent plus leurs fonctions économiques de
contenance, de cadre et de transformation nécessaires à la vie psychique,
ou lorsque des ruptures catastrophiques mettent en péril les liens qui se
sont formés entre les sujets et l’ensemble dont ils sont les constituants,
les bénéficiaires, les serviteurs et les héritiers.

1 L’APPROCHE PSYCHANALYTIQUE
CLASSIQUE DE LA DÉPRESSION

Alors que l’approche psychiatrique classique de la dépression distingue


des formes et des causes diverses : dépression mélancolique et dépression
névrotique, dépression « héréditaire » et dépression réactionnelle,
l’approche psychanalytique classique de la dépression, centrée sur le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

monde interne, s’est construite sur ses rapports avec l’expérience du deuil
et de la mélancolie.
La dépression consiste dans l’intense fixation du sujet à la perte de
l’objet autant qu’à l’objet perdu. Plus fondamentalement, elle est une
souffrance antérieure au symptôme qui la manifeste. Elle est une rupture,
une faille, une profonde défaillance du lien avec le monde, en même
temps qu’elle est une insoutenable solitude : elle est la douleur du désir
désormais irréalisable, alors que subsiste le lien avec l’objet perdu. En
proposant ce point de vue, elle dépasse ces différences. Elle propose trois
360 NARCISSISME ET DÉPRESSION

continuums : l’expérience de la perte de l’objet, le modèle de l’incorpora-


tion, le noyau narcissique. Je voudrais rappeler brièvement quelques
points centraux dans l’approche psychanalytique classique de la dépres-
sion, en présentant les principaux axes de la recherche freudienne (deuil,
mélancolie et dépression), les acquis des travaux kleiniens et post-kleiniens
(la notion de position dépressive), les concepts issus des recherches de
Spitz, de Winnicott (la capacité d’être seul en présence d’autrui) et de
Racamier (le concept de deuil originaire).

1.1 Deuil, dépression et mélancolie


1.1.1 Diversité des deuils et processus de deuil
Notons tout d’abord la diversité des deuils et processus de deuil. Il en
résulte plusieurs conceptions du deuil.
Le deuil restreint limite celui-ci au processus qui se déroule à partir de
la perte par décès d’un être cher ; il rattache un processus interne à un fait
vérifiable et à l’épreuve de réalité. Toutefois cette conception réaliste (pas
de deuil sans décès) risque de réduire la compréhension des processus de
deuil à l’œuvre dans d’autres configurations.
Le deuil élargi s’étend à toute perte d’objet interne, à toute perte d’illu-
sion ou de positions acquises. C’est le cas lorsqu’il s’agit d’une sépara-
tion, de la perte ou de la rupture d’une relation amoureuse, sans qu’il soit
question de la mort réelle de l’objet. C’est aussi le cas lorsqu’il s’agit de
l’atteinte traumatique à des parties de soi (corps ou psyché) vécues
comme des pertes de parties de soi. Sans doute faut-il encore distinguer
entre la perte de l’objet et la perte du lien qui inclut la perte d’une partie
de soi, faire la différence entre la perte de ce que l’objet a donné et le
manque à recevoir ce que l’objet n’a pas donné. C’est sans doute la
douleur du désir irréalisable, comme l’a souligné A.-S. Salamonovitz
Salas Weinstock (1997) qui définirait la dépression mélancolique
comme un mal antérieur au symptôme, un mal qui ne parvient pas à se
conflictualiser.
Assurément le concept de deuil en s’élargissant ainsi risque de se
dissoudre, mais ce qui est commun à toutes ces situations est l’expérience
de la séparation et de la perte, et celle-ci, conjointement objectale et
narcissique, requiert un travail psychique, le travail de deuil, qui porte
corrélativement sur soi et sur le lien. Cette conception élargie éclaire la
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 361

distinction entre deuil et mélancolie : il n’y a deuil que s’il y a lien, et s’il
n’y a pas de lien, il n’y a pas de deuil, mais mélancolie. Elle laisse cepen-
dant ouverte la question de savoir si, au-delà de la distinction entre le fait
du deuil et le processus de deuil, nécessairement élargi, il s’agit du même
processus dans les deux cas. Abordant cette question dans un débat avec
P.-C. Racamier, D. Anzieu (1995, p. 121) avait souligné que la mort est
un phénomène nécessaire et qu’il y a une différence de traitement psychi-
que pour un phénomène contingent et un phénomène nécessaire. Cepen-
dant, admettre que la mort d’un être cher est le prototype du processus de
deuil permet de retenir les processus communs à diverses formes du
deuil.
Cette perspective élargie est déjà proposée par Freud, dès Totem et
tabou (1912-1913), avant Deuil et mélancolie (1915-1917). Jusqu’au
tournant de la seconde topique, la théorie freudienne des pulsions unifie
toutes les formes d’attachement à un objet (personne, objet psychique,
idée ou situation) autour d’une énergie commune, la libido, dont l’effet
est d’assurer la liaison entre le moi et ses objets. Dans cette perspective,
le deuil est l’état affectif consécutif à la perte d’un être cher et, par exten-
sion, d’un objet ou d’une situation, d’une fonction ou d’un statut parti-
culièrement investis par la libido. Le sujet endeuillé se trouve confronté à
un double mouvement psychique, source de douleur : l’illusion que
l’objet demeure, la réalité de sa perte.

1.1.2 Le travail de deuil et l’ambivalence vis-à-vis de l’objet

Le travail de deuil consiste dans les opérations psychiques accomplies


pendant le deuil. Il se caractérise par un détachement progressif de l’objet
auquel la libido était attachée, par un désinvestissement des liens avec
l’objet perdu, et par une transformation dans les identifications et dans
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

l’économie narcissique. Ce travail de transformation rend possible de


nouveaux investissements. En même temps que s’installent le souvenir et
la nostalgie de l’objet perdu et que s’effectue son intériorisation, le moi
est devenu disponible pour d’autres attachements, d’autres liens, d’autres
tâches. Le deuil est une transformation de la réalité et le travail du deuil
transforme le lien avec le mort. Freud souligne la dimension de l’ambiva-
lence vis-à-vis de l’objet dans la dépression névrotique : aimer et haïr,
maintenir le lien d’amour et le rejeter. Pour que le travail de deuil se
fasse, il faut que l’objet perdu soit devenu suffisamment ambivalent. De
ce point de vue, la dépression est une tentative de maîtriser l’ambivalence
362 NARCISSISME ET DÉPRESSION

ou encore une conséquence directe de l’ambivalence1 ou un échec de


l’ambivalence.
La dépression est la fixation à cet état de deuil non-transformé
jusqu’au terme du travail de deuil, elle est l’équivalent pathologique d’un
deuil jusqu’alors impossible, ce qui signifie aussi que l’individu est
protégé de l’effondrement mélancolique par sa dépression. P. Fédida
(2001) exprime cette proposition en disant qu’être déprimé, « c’est tenter
de conserver psychiquement un mort (ou des morts) oubliés » : le corps
du déprimé peut faire office de sépulture pour ce mort, ou le déprimé
pourrait être le mort. Il tenterait de retrouver dans son état dépressif cette
expérience d’une première mort — physique et/ou psychique — très
ancienne. Dans cette perspective, le travail de la psychothérapie analyti-
que consiste essentiellement dans la remise en mouvement de la capacité
dépressive par « la réanimation du vivant gelé ».
La distinction entre les différentes formes de la dépression s’est
progressivement imposée. Les dépressions anaclitiques et névrotiques,
préœdipiennes et œdipiennes sont structurellement différentes des
dépressions graves, psychotique, mélancolique ou borderline.

1.1.3 La mélancolie est un échec du travail du deuil

Pour Freud (1917), la mélancolie est différente du deuil. Elle se distingue


par le fait que dans la mélancolie l’objet perdu est le « moi » du sujet, et
non l’objet et le lien à l’objet. Le travail de deuil ne peut pas s’engager
jusqu’à son terme puisque, au lieu d’aboutir, comme dans le deuil
normal, à un renoncement à l’objet perdu et à la restauration de l’investis-
sement narcissique, le sujet renonce à son moi. Freud décrit la mélancolie
comme la régression libidinale au stade narcissique primaire du dévelop-
pement psychoaffectif. À ce stade, le moi du sujet et l’objet d’amour
maternel ne font qu’un. Le mélancolique est confronté au deuil d’un
objet inconscient, le sujet ne peut y renoncer puisqu’il ne le connaît pas,
il est envahi de désespoir, confronté à des scènes où l’objet haï se
retourne en objet hostile et destructeur. Le moi endeuillé de lui-même
s’auto-déprécie et s’attaque lui-même dans les idées et les accomplis-
sements de suicide.

1. D. Widlöcher relève une relation de causalité entre l’intensité de l’ambivalence et le risque de


dépression (1983, p. 111).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 363

Deuil ou mélancolie ? questionnaient N. Abraham et M. Torok (1972)


en reprenant pour la développer la notion férenczienne d’introjection des
pulsions opposée à celle d’incorporation de l’objet. M. Torok avait mis
en relief (1968) comment l’incorporation est une sorte de « magie occulte
pour récupérer l’objet-plaisir ». L’incorporation fixe la « maladie du
deuil ». L’objet incorporé en lieu et place de l’objet perdu est un monu-
ment commémoratif du désir banni de l’introjection : autant de tombeaux
dans la vie du moi.
La question du sujet mélancolique n’est pas d’établir un lien avec les
autres, mais d’abandonner le lien qui le fixe à un monde qui n’existe pas
et qui par conséquent ne s’est pas constitué. Les liens du mélancoli-
que avec un objet n’ont jamais pu s’établir dans une relation ambiva-
lente d’amour et de haine parce que l’épreuve de réalité n’a pas pu
avoir lieu.

1.2 La position dépressive et l’héritage kleinien


K. Abraham (1924) a caractérisé la dépression mélancolique comme le
résultat d’une fixation du sujet au deuxième stade oral. L’agressivité de
l’enfant vis-à-vis de l’objet, le fantasme de l’attaquer et de le détruire
avec les pulsions agressives (avec ses dents) a pour conséquence
l’angoisse de dévorer l’objet d’amour ou d’être dévoré par lui.
C’est en référence à ces perspectives que M. Klein introduit en 1934 le
concept de la position dépressive, qui s’installe vers le quatrième mois de
la vie du bébé cannibale. Comme la position schizo-paranoïde qui la
précède, la position dépressive est une « constellation psychique cohé-
rente » (Baranger, 1999) qui comporte un type de relation d’objet et un
type de défense spécifique. Elle joue un rôle central dans le développe-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ment psychique de l’enfant puisque c’est elle qui assure le passage


crucial de l’objet partiel à l’objet total. Avec l’avènement de la position
dépressive, la mère est perçue comme un objet total, elle a une vie sépa-
rée de celle de l’enfant, elle échappe à son contrôle omnipotent, elle a des
relations sexuelles avec le père, c’est avec lui qu’elle fait un enfant. Le
complexe d’Œdipe commence à prendre sa forme évoluée, il en fait
partie. L’angoisse dépressive est surmontée par les mécanismes d’inhibi-
tion de l’agressivité et la réparation de l’objet.
J. Steiner (1993) a décrit une position intermédiaire entre les deux
positions fondamentales décrites par M. Klein (1934) : il s’agit d’un
364 NARCISSISME ET DÉPRESSION

système de défense pour fuir l’angoisse en évitant le contact avec les


autres et avec la réalité. Un tel système est responsable de la création de
lieux fantasmatiques, comme des grottes, des refuges, des forteresses ou
des habitations dans des îles désertes, etc., ou de liens contraignants
pouvant procurer une relative sécurité (secte, organisations mafieuses,
groupes fondés sur une stricte idéologie).
La position dépressive est décisive quant au destin du deuil : elle
comporte le processus de la transformation de la peur de perdre l’objet en
une expérience de la perte de l’objet. C’est pourquoi le deuil normal, le
deuil pathologique et l’état maniaco-dépressif ont une origine commune
dans cette position. Si le sujet fuit la position dépressive, il s’engage dans
un état pathologique : dans la mélancolie, la manie, la paranoïa, ou dans
la névrose.

2 LA DÉPRESSION DANS LES ESPACES


PSYCHIQUES COMMUNS ET PARTAGÉS

Les approches classiques sont principalement, sinon exclusivement,


centrées sur la prise en considération de l’objet interne dans le processus
de la dépression. Parallèlement aux travaux sur les relations précoces,
conduits sur la base des observations cliniques et des thérapies conjointes
mère-enfant, une place a commencé à être faite à l’intersubjectivité dans
l’expérience de la dépression. Ces nouvelles approches ont pu se déve-
lopper sur la base des dispositifs de travail psychanalytique qui réunis-
sent, avec un ou plusieurs psychanalystes, des couples, des familles, des
groupes ou les personnels d’une institution de soin. Elles ont permis de
rendre compte de manière plus précise des processus et des formations
psychiques et interpsychiques en jeu dans les dépressions conjointes,
communes et partagées.
Ces recherches prennent en considération la réaction de l’objet externe
de l’autre (des autres) face au deuil et à la perte. L’exemple des dépres-
sions partagées dans le lien mère-enfant décrit plusieurs sortes de
scénarios : les retraites psychiques communes à la mère et à l’enfant ; le
retrait paradoxal de l’investissement de l’enfant chez la mère dépressive
pour la protéger ; les efforts de l’enfant hyperactif pour réveiller sa mère
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 365

déprimée, les conduites de collage 1 et d’hypervigilance mise en œuvre


pour ne pas la perdre de vue, pour la toucher sans cesse, se coller à elle ou
la protéger.
Pour se constituer et se fixer, la plupart de ces scénarii impliquent une
défense commune à l’enfant et à l’un de ses parents (ou aux deux) contre
la non-séparation, dans l’imminence de la séparation. Les liens qui se
nouent sont fondés sur des alliances inconscientes : ainsi, le pacte déné-
gatif2 qui porte sur le déni commun de la perte peut être décrit du point de
vue de la fonction psychique qu’il accomplit pour chacun des sujets
noués dans le lien dépressif. Ces pactes sont de véritables antidépresseurs
dans la mesure où ils maintiennent un pont sur la séparation. Nous
verrons que toutes les configurations de liens utilisent les diverses moda-
lités des alliances inconscientes pour se maintenir.
Avant de nous engager dans l’analyse des dépressions conjointes, il est
important d’introduire plusieurs éléments différenciateurs :
– il n’existe pas une forme unique et identique de la dépression pour les
sujets qui, ensemble, sont liés dans un espace psychopathologique
commun. Des symptômes distincts (dépression anaclitique, deuil
pathologique, thèmes délirants, troubles psychosomatiques…) peuvent
recouvrir un fond dépressif commun ;
– il importe de distinguer entre la structure dépressive propre à une
configuration de liens (la dépression de ces espaces) et la structure
dépressive d’un sujet dans cette configuration (la dépression du sujet
dans ces espaces) ;
– dans ce dernier cas, il convient de faire la différence entre la dépres-
sion du lien à l’objet interne en tant qu’il est perdu et la dépression
dans le lien à l’objet externe en tant qu’il est le terme d’une relation et
d’une action intersubjective ;
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

– un cas particulier nous intéresse spécialement : lorsque l’objet


externe est lui-même dans la dépression. Dans ce cas remarquable,

1. Ces conduites ne sont pas différentes du collage à l’autre chez le sujet état limite dépressif décrit
par J. Bergeret (1972), même si prévaut chez ce type de patient une stratégie qui oscille entre la
recherche de la protection et l’évitement de l’affrontement.
2. Sur les alliances inconscientes, cf. R. Kaës (2009). Le pacte dénégatif (Kaës, 1989) qualifie le
travail de l’inconscient nécessaire à la formation du lien intersubjectif dans des conditions qui
servent le refoulement ou le déni chez ses sujets. Un tel pacte précède chaque sujet et, pour des
raisons qui lui sont propres, il le reconduit et en conclut de nouveaux. Ces alliances inconscien-
tes forment la trame psychique de l’expérience culturelle.
366 NARCISSISME ET DÉPRESSION

qui définit au mieux la notion d’un espace conjoint de la dépression, le


sujet dans sa dépression est aussi confronté aux objets endeuillés des
autres.
Trois hypothèses ont organisé la mise en perspective de la dépression
dans les espaces psychiques conjoints, communs et partagés :
– il existe une affinité entre la dépression et les espaces psychiques
communs et partagés ;
– cette affinité exprime la problématique du lien et de la séparation ;
– la métapsychologie issue de la cure ne rend compte que partiellement
et de manière insuffisante des pathologies communes.
Ces trois propositions convergent sur un point commun : la dépression
implique une théorie du lien, elle est le témoin d’un lien qui échoue à se
transformer après la perte de l’objet, laissant le sujet à vif dans son
narcissisme et dans sa culpabilité.

3 LES DÉPRESSIONS CROISÉES


DANS LE LIEN PRÉCOCE.
DEUIL ORIGINAIRE ET SÉPARATION

La clinique psychanalytique des dépressions dans les relations précoces


s’est développée sur quatre principales questions. Elles forment la base
des recherches sur les dépressions communes, conjointes et partagées.
La première se constitue sur la base d’une double expérience, celle du
deuil originaire (Racamier, 1992) et celle de l’échec de la séparation. Elle
s’inscrit directement dans le lien intersubjectif. Les effets de cette expé-
rience sont extrêmement importants : ils mettent en cause, au-delà de la
survivance de l’objet, celle du sujet lui-même, et par conséquent le destin
de la haine et l’incapacité d’être seul en présence d’autrui.
La deuxième s’organise autour des formations du narcissisme et des
zones de narcissisme partagé. Elle implique une modalité fondatrice du
lien, celle du contrat narcissique, et elle met en cause certaines formes de
l’idéalisation partagée et ses effets mégalomaniaques comme défense
contre l’affect dépressif.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 367

La troisième interroge les processus et les moyens par lesquels s’effec-


tue le passage entre les espaces psychiques conjoints par la dépression,
entre la mère et l’enfant, quelquefois entre plusieurs générations, par
exemple dans l’exportation vers les générations suivantes des deuils inac-
complis par les précédentes. Outre le moyen de l’exportation, d’autres
modalités sont utilisées : l’identification projective, la projection, le
dépôt.

3.1 Le concept de deuil originaire et l’échec


de la séparation

Le concept de deuil originaire proposé par P.-C. Racamier (1992, 1995)


place le deuil au début de la croissance psychique. Le point de départ de
la réflexion est commun à plusieurs auteurs. L’enfant et la mère vivent
dès le début de la vie psychique du bébé dans une fusion, un « unisson
interpsychique » dans lequel prévalent le narcissisme primaire et la
séduction narcissique réciproque. Survient la déprise de l’unisson
primaire, du côté de la mère et du côté du bébé : il s’agit d’une expé-
rience fondamentale de perte, mais d’une perte en vue d’une découverte :
« Il faut d’abord faire le deuil d’un unisson sans objet ou indifférencié
pour se découvrir et découvrir l’objet […] passer de la mère comme
atmosphère à la mère comme personne et comme corps » (Racamier,
1995, p. 49). Le travail de séparation qui aboutit à ce deuil originaire
n’est jamais tout à fait terminé, il dure toute la vie.
Dans le meilleur des cas, ce travail est conjointement fait par la mère et
par l’enfant : la mère fait un travail interne qui la conduit à reconnaître et
à accepter l’enfant tel qu’il est, et non pas exactement comme elle l’avait
imaginé, à se séparer corporellement et psychiquement de l’enfant, à le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

laisser vivre sa vie avec ces propres forces de croissance. Le bébé est lui
aussi poussé par ses propres forces : il est « poussé par dedans pour aller
de l’avant » (ibid., p. 52).
Racamier (1992) donne à ce détachement de l’unisson originaire et à
son deuil un statut épistémologique fondateur : il est la racine de la pensée
des origines — de l’origine de la vie et de toute chose, de la reconnais-
sance de l’origine par les parents. Le concept de deuil originaire conduit
aussi Racamier à préciser son rapport avec le complexe d’Œdipe et ce
qu’il nomme l’antœdipe :
368 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’œdipe a pour butoir l’interdit de l’inceste, il a pour fantasme central


celui de la scène primitive. Il a pour objet la différenciation des sexes.
L’antœdipe […] a pour butoir l’interdit de la fusion indéfinie. Il faut que
mère et bébé se séparent. C’est une loi générale, une nécessité à la fois in-
terne, biologique et sociale. Le deuil originaire ou le deuil narcissique en
est le moment inaugural et l’enjeu en est la différence des générations
(1995, p. 55).

A. Carel a souligné à plusieurs reprises (1995, 1997) la complexité du


processus interpsychique de deuil originaire qui se joue entre la mère,
l’enfant et le père. La fécondité de ce concept tient tout particulièrement
au fait que, selon A. Carel, l’originaire suppose un après-coup, avec les
réorganisations successives des processus de symbolisation. Autrement
dit, le deuil originaire est une construction en après-coups successifs dans
le lien primaire et dans le générationnel :

Le deuil originaire chez l’enfant, écrit Carel, s’étaye sur la capacité d’en-
deuillement des parents, en après-coup des épreuves de perte expérimen-
tées autrefois dans le groupe famille1. Ainsi se transmettent à l’enfant les
conditions de possibilité de son propre travail de deuil, de séparabilité, dès
l’unisson, au sein de l’illusion primaire.

3.2 L’effondrement, la solitude essentielle


et la capacité d’être seul en présence de l’autre

Cette expérience de la perte de l’objet, D.W. Winnicott (1958) l’a expri-


mée en contrechamp avec le concept de la capacité d’être seul en
présence de l’autre. Cette capacité ne peut se constituer que si, préala-
blement, le sujet a pu vivre dans les meilleures conditions possibles
l’expérience originaire de l’effondrement et la solitude essentielle qui

1. A contrario, l’incapacité d’endeuillement des parents compromet l’élaboration du deuil origi-


naire chez l’enfant. Dans une étude du contexte interpsychique de l’évitement relationnel du
nourrisson, A. Carel a pris comme fil directeur la dépression maternelle, souvent une co-dépres-
sion père/mère/enfant. Il note qu’au premier abord, la notion de dépression maternelle est peu
informative, car on la retrouve dans tellement de configurations psychopathologiques du jeune
enfant qu’elle en perd toute spécificité. Mais il observe que les dépressions maternelles manifes-
tes et affectivées ne génèrent que rarement de l’évitement relationnel chez le nourrisson et qu’en
revanche, les dépressions latentes, désaffectivées, contre-investies, peu mentalisées, avec un
fonctionnement opératoire prévalent dans le lien, sont beaucoup plus souvent associées à
l’évitement relationnel du nourrisson.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 369

l’accompagne. L’effondrement est cette expérience du début de la vie,


mobilisable tout au long de son déroulement, que Winnicott a associé
dans sa célèbre étude sur « La crainte de l’effondrement » (1974) à la
non-intégration psyché/soma, à l’attraction de la gravité, au narcissisme
primaire, à la non-excitation primaire. Cet état ne doit pas être empiété
par l’excitation pulsionnelle et par l’environnement, condition pour que
l’objet se constitue et que l’environnement soit découvert.
L’expérience de la solitude originaire caractérise l’effondrement qui
inaugure la vie humaine : Winnicott, comme le rappelle opportunément
C. Cyssau (2004), la « place exactement à la jonction entre l’environne-
ment et l’individu ». La solitude originaire ne signifie pas que le sujet
n’est pas depuis toujours déjà dans le lien. C. Cyssau précise :

La solitude du bébé repose sur son ignorance absolue de sa dépendance


qu’il n’a aucun moyen, ni somatique ni psychique, de percevoir, dans l’état
de fusion primaire à l’environnement qui est le sien, et elle tient à l’inter-
ruption de la continuité d’existence, effet de l’empiétement de l’environ-
nement et de la non-intégration (op. cit., p. 53).

Winnicott s’intéresse au plaisir et à la tolérance à la solitude, découvre


qu’elle s’enracine dans l’expérience précoce au cours de laquelle le bébé
éprouve les bienfaits d’une forme de solitude, d’absence et de séparation
en présence de la mère. Cette expérience fondamentale qui peut seule
rendre possibles l’avènement et l’organisation de fantasmes personnels,
notamment des fantasmes sexuels, suppose que le travail de deuil origi-
naire a pu être effectué, du côté de la mère et du côté de l’enfant. L’expé-
rience de la solitude en présence de l’autre est donc un dépassement de la
dépression et, corrélativement, la dépression est incompatible avec cette
capacité. Ici encore s’affirment, en relation avec les qualités intra-
psychiques du sujet, le rôle et les qualités de l’environnement psychique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

parental : l’absence, la carence, la perte réelle de l’objet mettent en péril


les objets internes, mais tout aussi bien les empiétements.
Sur la mise en péril des objets internes, et plus radicalement du self,
par les carences graves de l’environnement, les travaux classiques de
R. Spitz sur le syndrome de l’hospitalisme en ont montré le drame : il
s’agit d’enfants qui reçoivent des soins médicaux corrects, mais qui sont
privés de tout affect de la part de la mère ou des substituts maternels.
Ils pleurent, puis ils s’enferment dans le silence et ils meurent. La privation
des liens d’amour les conduit à la mort.
370 NARCISSISME ET DÉPRESSION

3.3 Les formations du narcissisme


et des zones de narcissisme partagé

Freud, en 1914, a proposé d’une manière très convaincante de considérer


que le narcissisme primaire de l’enfant « Sa Majesté le Bébé » s’étaie sur
le narcissisme parental. L’enfant en retour soutiendra leur narcissisme s’il
est en mesure de réaliser « leurs rêves de désirs irréalisés ». C’est dans ce
rapport narcissique fondateur du lien que je parle de co-étayage du
narcissisme parent/enfant.
La notion de contrat narcissique élaboré par P. Castoriadis-Aulagnier
(1975) traduit cette réciprocité et en développe les termes et les condi-
tions1. L’enfant reprend à son compte l’investissement narcissique paren-
tal : de ces investissements dépend la valeur qu’il acquiert pour lui-même
et au regard des autres. Un aspect décisif du contrat narcissique concerne
les formes de l’idéalisation partagée entre les parents et l’enfant. Le
contrat narcissique est vital pour maintenir la continuité de l’investisse-
ment d’autoconservation pour chaque sujet et pour l’ensemble dont il est
partie constituante2.
Lorsque l’enfant ne peut, pour diverses raisons, « souscrire » aux
termes du contrat narcissique, l’étayage du narcissisme est insuffisant et
il ne reçoit ni ne restitue un apport narcissique vital, capable de maintenir
le lien primaire.
F. André (1986) a mis en évidence, à partir de sa pratique de psycho-
thérapie psychanalytique de la famille, la souffrance que suscite chez
certains parents la naissance d’un enfant handicapé : cet enfant « insuffi-
samment » bon est vécu comme une atteinte au narcissisme parental et

1. Le contrat narcissique prescrit que chaque sujet vient au monde de la société et de la succession
des générations en étant porteur d’une mission, celle d’avoir à assurer la continuité de la généra-
tion et de l’ensemble social. Dans cette mesure, le groupe d’appartenance anticipe une place pour
chacun dans l’ensemble. Pour assurer sa propre continuité, l’ensemble doit ainsi investir narcissi-
quement cet élément nouveau. La place qui, selon les termes du contrat, est offerte par le groupe
au nouveau venu (le nouveau-né), lui est signifiée par l’ensemble des voix qui, avant lui, a tenu
un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe. Ce discours inclut les idéaux et les
valeurs ; il transmet la culture et la parole de certitude de l’ensemble social. Chaque sujet doit
reprendre ce discours à son compte. C’est par lui qu’il est relié à l’Ancêtre fondateur.
2. F. Richard note que la dépression est le plus souvent mal supportée par l’entourage qui
exerce des pressions « pour que le sujet retrouve l’éclat d’un supposé “avant” qui n’a peut-être
jamais existé. Il s’agit de retrouver l’image d’un enfant idéal, merveilleux, qui n’aurait rien à
voir avec le sujet déprimé, endommagé qu’il est devenu » (1989, p. 80).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 371

familial. Dans les cas étudiés, l’enfant devient le dépositaire des parties
non élaborées, négatives des membres de la famille : l’enfant « insuffi-
samment » bon déçoit leur attente d’un enfant qui soutiendrait leur
narcissisme. On voit ici que l’enfant n’est pas en soi « insuffisamment »
bon : il l’est dans la conjonction des narcissismes blessés. Dans ces
conditions, l’enfant ne donne pas les signes attendus qui constituent les
parents en parents « suffisamment » bons. Ce qui est en souffrance chez
ces parents, c’est la difficulté de transmettre à ces enfants l’identité
humaine, une identité qui les reconnaîtrait comme suffisamment sembla-
bles dans le regard parental. Dans les cas traités par F. André, les dépres-
sions consécutives chez les parents ont une incidence directe (mais non
automatique) sur la formation du narcissisme chez l’enfant.
Il est possible de généraliser une proposition à partir de cette situation
douloureuse : la faille narcissique qui prend souche dans le lien primaire
suscite le sentiment chronique de dépréciation et de vide et, en défense
contre l’affect dépressif, une auto-appréciation exagérée. C’est là une
configuration qui pourra conduire l’adolescent et l’adulte à rechercher
incessamment son accréditement auprès des autres, par le moyen du
collage à des groupes ou à des bandes.
Cette perspective diffère de celle qui reconnaît dans toute perte d’objet
la dimension d’une dépréciation narcissique. Il s’agit d’un processus
intrapsychique repérable dans l’axe narcissique des dépressions décrit
par G. Rosolato (op. cit.).
Un autre cas de figure apparaît dans l’analyse des personnes placées en
situation de « soutien de famille » lorsque, enfant, ils sont voués à
l’impossible mission d’accomplir une fonction parentale pour leurs
propres parents. Dans la cure d’une patiente déprimée, l’enjeu narcissi-
que de sa souffrance se manifeste dans le renversement tragique des
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

étayages et du contrat narcissique : elle faisait des rêves répétitifs dans


lesquels elle se représentait portant sur son dos un lourd sac de blé prêt à
s’éventrer, et elle risquait de trébucher. Cette représentation écrasante de
sa mère dépressive et de la fonction phorique à laquelle elle avait été assi-
gnée s’étendait quelquefois à toute la famille. À la suite d’un de ses
rêves, elle dit : « Si je m’effondrais, ils allaient tous se casser la gueule.
Et moi j’avais besoin d’elle, de ma mère, pour que je sois stable et que je
me fasse une colonne [vertébrale]. » Aussitôt après, elle constate avec
tristesse : « J’étais un étai inutile et je pouvais fuir de partout. » Sous
cette menace de l’effondrement, de l’angoisse de se vider et de ne pas
372 NARCISSISME ET DÉPRESSION

pouvoir contenir ni se contenir, la parole de regret laissait aussi pointer la


position grandiose inassumable à laquelle elle avait été assignée, et son
désir lui aussi impossible de « fuir » dans la chute. Avant d’entreprendre
une analyse, elle avait inventé une autre voie de sortie : elle s’était mise à
faire du judo, cherchant ainsi à transformer le poids qui tentait de l’écra-
ser en une énergie utilisable pour se dégager de son emprise. Au-delà de
cette solution préfigurative et provisoire, il lui fallait travailler sur une
autre économie, celle qui conjointement tenait sa dépression dans celle
de sa mère.
La notion d’effondrement originaire fut d’une grande utilité pour le
travail de l’analyse. Elle permettait de comprendre comment pour elle
cette expérience n’avait pas pu s’élaborer du fait de l’empiétement de
« l’état tranquille d’effondrement » par la dépression de la mère. La
patiente avait lutté contre sa crainte d’un écroulement et d’un vidage, tout
en jouissant de la position insupportable de porte-mère et de « soutien de
famille ». La cure lui offrait l’occasion d’avoir accès à cet effondrement
du début de la vie et de constituer son expérience de la solitude essen-
tielle qui est au cœur de l’expérience dépressive non pathologique.
Mais la cure nous conduisit à travailler sur un autre axe. Pour cette
patiente, l’effondrement dépressif était un effondrement narcissique, du
fait du renversement dans les termes et dans les enjeux du contrat narcis-
sique. La dépression dans l’expérience douloureuse du vide et de la
mésestime de soi dévoilait la matrice narcissique du sujet dans le lien. La
perte dont il est question ici est celle de l’investissement narcissique
originaire du sujet par l’autre (par plus-d’un-autre) qui rend possible la
fondation du narcissisme. Privé de tout apport narcissique, comme les
enfants qui, souffrant de l’hospitalisme, en meurent, le sujet ne peut vivre
hors du contrat narcissique qui le fonde. Aucune séparation ne peut alors
se produire, aucune solitude s’assumer, dans le plaisir, en présence
d’autrui.

3.3.1 Les effets la dépression maternelle sur l’enfant.


Le complexe de la mère morte
Les effets de la dépression maternelle sur l’enfant ont été particulière-
ment mis en évidence par les travaux d’A. Green (1980) sur le complexe
de la « mère morte ». Ces recherches s’inscrivent dans ce que Green
appelle une clinique du vide, ou clinique du négatif, dont les manifesta-
tions sont constamment celles d’un désinvestissement massif « qui laisse
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 373

des traces dans l’inconscient sous la forme de “trous psychiques” » (op.


cit., p. 125).
Le complexe de la mère morte décrit une dépression singulière que
révèle le transfert. Il ne s’agit pas, précise Green, d’une dépression par
perte réelle d’un objet ; la séparation réelle d’avec l’objet qui aurait aban-
donné le sujet n’est pas ici en cause. Le trait essentiel de cette dépression
est qu’elle a lieu en présence de l’objet, lui-même absorbé par un deuil.
La mère, pour une raison ou une autre, s’est déprimée (le cas le plus
grave étant celui de la mort d’un enfant en bas âge). La cause est totale-
ment occultée à l’enfant auquel manquent les signes pour la connaître et
dont la connaissance rétrospective n’est jamais possible parce qu’elle
repose sur un secret.
Le désinvestissement maternel brutal, imprévisible, provoque une
transformation radicale de la vie psychique de l’enfant, un changement
fondamental de l’imago maternelle. Ce désinvestissement est vécu par lui
comme une catastrophe, qui se traduit par une perte d’amour et une perte
de sens : il a un caractère traumatique parce qu’il est brutal et effractif.
Les défenses mises en œuvre par l’enfant consistent dans un désinvestis-
sement affectif mais aussi représentationnel de l’objet maternel et dans
une identification inconsciente à la mère morte : il s’agit d’un meurtre
psychique de l’objet accompli sans haine et dont le résultat est la consti-
tution d’un trou dans la trame des relations d’objet avec la mère. Un
deuxième front de défense mobilise une haine secondaire mettant en jeu
des désirs d’incorporation régressive, une excitation auto-érotique sans
tendresse ni pitié, une réticence à aimer l’objet.
Green insiste (op. cit., p. 233) sur le lien entre la perte du sens et
l’impossibilité de comprendre le désinvestissement de la mère. Dans la
mesure où l’objet du deuil de la mère demeure inconnu pour l’enfant,
la quête du sens perdu structure le développement précoce des capacités
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

fantasmatiques et intellectuelles de son moi. Une contrainte à imaginer et


à penser d’une manière hyperactive se met en place pour préserver sa
capacité à surmonter le désarroi de la perte du sein par la création d’un
sein rapporté, destiné à masquer le « trou du désinvestissement ».
Le double déterminisme de certaines dépressions maternelles a été
étudié par M. Berger (1997) au cours d’entretiens familiaux avec une
mère déprimée, dont les symptômes se manifestent lorsqu’elle est aban-
donnée par le père de l’enfant au moment de la naissance de celui-ci. Les
entretiens, en présence de l’enfant porteur lui aussi d’un symptôme
374 NARCISSISME ET DÉPRESSION

dépressif, conduisent à penser que la dépression maternelle se situe à


deux niveaux. Le premier est conjoncturel : la mère s’est déprimée en
constatant qu’elle était désinvestie par son mari au moment de la nais-
sance de l’enfant ; elle s’est alors sentie coupable de son désir de réin-
vestir sa vie de femme, et davantage encore lorsque les symptômes de
l’enfant se sont manifestés et se sont intensifiés.
Le second niveau est structurel : l’analyse fait apparaître que la dépres-
sion maternelle existait sous une forme latente dès la naissance de
l’enfant. La sensibilité de la mère à la perte, qu’actualise le départ du
mari, date en fait de ses relations avec sa propre mère. L’analyse décou-
vre que pour la patiente, l’enfant a toujours été un gêneur par rapport à
son organisation narcissique : ce dont témoigne son absence de disponi-
bilité interne lorsqu’elle est en présence de l’enfant et ce qui rend compte
de son retrait permanent vers une imago maternelle idéalisée, « sorte
d’objet interne de passion mélancolique ». M. Berger conclut que pour
l’enfant « la mère est alors complètement perdue » (op. cit., p. 48). Face à
ce retrait de l’investissement maternel, l’enfant, comme il a été déjà
mentionné, développe des conduites de collage et d’hypervigilance à
l’égard de sa mère.

3.4 Les processus et les moyens par lesquels s’effectue


le passage entre les espaces psychiques conjoints
par la dépression
La découverte des processus psychiques mobilisés dans les dépressions
croisées dans le lien précoce a confirmé que dans le travail de la sépara-
tion et dans le travail du deuil, deux dynamiques et deux économies
psychiques sont à l’œuvre ou sont paralysées : l’une est intrapsychique,
l’autre interpsychique. Dans cette première étude, nous avons pu repérer
quelques processus par lesquels s’effectue le passage entre les espaces
psychiques conjoints par la dépression :
1. L’exportation psychique (Racamier) des formations psychiques non
élaborées par la psyché des parents et exportées dans celle de l’enfant.
Nous en avons le cas dans la situation de l’enfant dont l’investissement
comme « insuffisamment bon » est inacceptable par les parents. Cette
exportation peut se faire sur plusieurs générations, comme le montrent les
exportations vers les générations suivantes des affects associés à des
deuils inaccomplis par les générations précédentes.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 375

2. Le dépôt (Bleger) est le corrélat de l’exportation psychique. Il


consiste dans l’évacuation d’éléments psychiques immobilisés, gelés, qui
n’ont jamais été symbolisés. Ce qui est déposé en principe ne se répète
plus. L’objectif du travail thérapeutique est de repérer les réceptacles
(topiques et économiques) des dépôts, afin de les transformer en éléments
symbolisables par le travail intrapsychique et par l’élaboration intersub-
jective du groupe et des thérapeutes.
3. Les vicissitudes des diverses modalités de l’identification. L’identifi-
cation originaire à l’espèce humaine est d’abord le fait des parents, elle
introduit le nouveau-né dans la reconnaissance comme être fait « de la
même pâte que les parents » (Racamier).
L’identification primaire de l’enfant à la mère, sur le mode oral de
l’introjection du sein, inclut tout le drame de la séparation dans l’expé-
rience inaugurale du sevrage1. Les identifications narcissiques et imagi-
naires sont co-structurées par le désir de l’enfant et par la réponse de
l’objet.
L’identification secondaire dans le moment œdipien relance cette
problématique : elle s’inaugure par un moment dépressif, une « chute
narcissique » provoquée par la déception de ne pas être le seul objet du
désir maternel. L’enfant doit reconnaître l’existence d’un tiers vers lequel
se tourne le désir de la mère ; l’identification œdipienne se constitue
d’abord sur le mode de l’identification hystérique au désir de l’autre :
l’enfant s’identifie à l’objet du désir de la mère, mais il doit renoncer
à être cet objet et s’identifier, s’il est un garçon, au rival interdicteur et
à l’objet aimé et admiré de la mère, et s’il est une fille à la mère elle-
même.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

1. P. Delaroche en saisit parfaitement l’enjeu lorsqu’il écrit : « La dépression en effet renvoie


toujours à un certain type de lien primaire avec la mère toute-puissante. Plus exactement au
moment où la mère sèvre l’enfant de son propre chef, comme horrifiée de sa jouissance, sans
référence tierce. Pour le futur déprimé, il s’agit alors d’une perte soudaine qu’il ne comprendra
que plus tard, et qui lui fait mesurer pour l’instant sa déchéance impuissante. À défaut de s’iden-
tifier de façon perverse à elle, il compense sa frustration en constituant un moi idéal mégaloma-
niaque à la mesure du dommage subi. On retrouve ce schéma plus ou moins accentué selon la
structure et en fonction de la qualité de la configuration œdipienne précoce, qualité qui en atté-
nue singulièrement l’aspect quantitatif, mais il reste toujours un noyau traumatique pathogène.
L’envers de cet aspect déprimant imaginaire, c’est bien entendu le côté positif, structurant de
l’autonomisation, autonomisation culturellement valorisée chez le petit humain qui maîtrise par
les mots ce qu’il perd en images. Mais chez le dépressif, subsiste ce trauma, trauma narcissique,
car il résulte de la confrontation mortifère avec une image qu’il est contraint d’intérioriser en
imago terrifiante et idéale » (1988, p. 79).
376 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Les identifications tertiaires sont constituées par l’introjection d’autres


modèles et d’autres idéaux que les modèles et les idéaux parentaux : ils
se constituent à l’adolescence en réaction aux modèles et idéaux anté-
rieurs1.
4. L’accent mis sur le contrat narcissique a introduit une inflexion
notable dans la problématique de la dépression. La dépression s’installe
dans le sentiment, consécutif à la perte de l’objet, d’une discontinuité et
d’une déchéance du moi. L’installation de la continuité et de la valeur du
moi dépend de la qualité du contrat narcissique qui lie l’ensemble inter-
subjectif et le sujet dans lequel il se forme. Les identifications narcissi-
ques et imaginaires assurent la représentation de continuité primitive du
moi pour autant que l’ensemble garantit cette représentation fondamen-
tale. C’est la fonction du contrat narcissique dans l’expérience de la sépa-
ration et, plus largement, dans l’élaboration du deuil originaire. En effet,
l’acceptation de la séparation est corrélative de l’acceptation de l’autre
autant que de l’introjection d’un objet d’amour stable et sécurisant pour
le moi.
5. La tolérance de la psyché parentale à l’agressivité inconsciente de
l’enfant vis-à-vis de l’objet perdu (ou décevant ou frustrant). De cette
tolérance dépend la formation de la culpabilité nécessaire pour faire le
deuil de l’objet. Lorsque l’agressivité n’est pas exprimée directement ou
n’est pas tolérée par le sujet ou par son entourage, afin de préserver
l’image idéalisée de l’objet perdu et sa propre image, l’autodévaluation
s’accroît du sentiment de solitude, de détresse et de désespoir. Dans ces
conditions, l’objet est totalement perdu et une intense angoisse d’aban-
don saisit le sujet.
S’il est vrai que « le deuil est le signe d’une certaine maturité »,
comme le souligne M. Hanus (1995, p. 8), il est aussi le signe d’une
solide organisation du lien intersubjectif.

3.4.1 Risques d’une théorie contre-transférentielle


de la « cause-mère »
Au terme de cette première mise en situation des dépressions conjointes
dans l’espace psychique commun et partagé des relations précoces, une
question resitue les rapports entre les représentations théoriques que nous

1. Sur le travail de deuil à l’adolescence et la dépression dans la formation, cf. Kaës, 1973.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 377

élaborons à propos de ces dépressions et les mouvements contre-transfé-


rentiels du psychothérapeute. Dans son ouvrage sur la psychothérapie des
dépressions narcissiques, F. Richard (1989) interroge la conception
courante de la possession du sujet dépressif par une image de mère elle-
même dépressive. Il attire l’attention sur les théories contre-transféren-
tielles sollicitées par la pathologie des états dépressifs et des états limites,
théories qui se trouvent confrontées à l’écoute requise chez le thérapeute
pour dégager le sujet dépressif de ce qui le gèle dans un défaut d’amour
et de jouissance. Il repère bien comment la mère installe son propre
narcissisme blessé ou sa propre hystérie dans l’enfant et comment la
dépression de l’enfant est alors une réaction à l’excès d’idéal et de toute-
puissance déposé en lui par sa mère : « Le trop-plein de la mère est trans-
formé en plénitude du vide chez l’enfant » (op. cit., p. 83). F. Richard met
cependant en garde contre la théorisation d’une cause-mère comme
schème originel fondateur de toute réalité, et qui s’exprimerait dans la
proposition constante que ce qui est en cause est « l’alimentation psychi-
que de l’enfant par sa mère qui saura, ou ne saura pas, digérer les
émotions de son enfant » (ibid.).

4 LA DÉPRESSION PARTAGÉE
DANS LA CURE PSYCHANALYTIQUE

4.1 Formes de la dépression contre-transférentielle

Le découragement au cours du travail psychanalytique, le travail de la


séparation en fin de cure, le réveil d’une ancienne position dépressive
sont des expériences habituelles chez l’analyste : ce sont des expériences
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

dépressives qui se produisent avec tous les patients, car elles sont inhé-
rentes au travail psychanalytique de l’analyste. Leur élaboration requiert
qu’il se soumette à l’analyse, quelquefois douloureuse, de son contre-
transfert. Dans cette élaboration, son mouvement dépressif peut se révé-
ler être l’effet de son intolérance au doute, à la mise en échec, de ses
fantasmes de toute-puissance, de l’idéalisation de l’analyse, etc.
Autre chose est la dépression induite par l’analysant dans l’analyste
par le moyen de l’identification projective, sans pour autant susciter chez
l’analyste un réveil dépressif intense et inattendu. L’analysant cherche à
378 NARCISSISME ET DÉPRESSION

faire éprouver à l’analyste, en se débarrassant de ses affects dépressifs,


ceux qu’il a subis sans pouvoir les élaborer. L’analyste est sollicité dans
sa fonction-alpha, de transformation des objets bruts destructeurs en des
objets introjectables. D’autres processus peuvent conduire au même
résultat, par exemple lorsque l’analysant se déprime dès lors qu’il a pu
s’assurer par l’expérience de la mise à l’épreuve de l’analyste (et donc
dans le transfert) que le conteneur psychique de celui-ci est suffisamment
fiable, et qu’il est actif de manière appropriée à son propre tempo de
transformation.
Plusieurs cas de figures sont possibles. En voici trois. Certains patients
développent dans le transfert des conduites de collage et d’hypervigi-
lance vis-à-vis de l’analyste, comme les bébés décrits par M. Berger à
l’égard de leur mère (cf. supra, p. 184). Ce sont des personnes particuliè-
rement sensibles au fantasme d’être abandonné lorsque, dans le réel, elles
sont confrontées à la situation où l’analyste doit inopinément supprimer
et reporter une séance. L’analysant peut s’imaginer qu’il arrive à son
analyste quelque chose qui est la conséquence de ses mouvements
agressifs à son égard, qu’il va l’abandonner, tourner ailleurs son inté-
rêt. S’il peut arriver que l’analyste soit mis en difficulté avec de tels
patients, pour des raisons qui tiennent à son propre noyau dépressif,
l’élaboration du transfert et l’interprétation de la résistance sont la voie la
plus fréquente.
D’autres patients, comme Madame R., s’occupent de l’analyste
comme s’il fallait le soutenir contre un probable et quelquefois imminent
effondrement dépressif. L’analyse du transfert conduit Madame R. à se
remémorer qu’elle agissait ainsi à l’égard de sa propre mère dont elle
devait s’occuper, car la moindre absence, le moindre retard de la part
d’un de ses enfants la plongeait dans la dépression, et sa sœur elle aussi
s’effondrait. De la même manière, Madame R. avait collé sa mère-enfant
et ses frères et sœur sur elle pour ne pas s’effondrer devant la dépression
maternelle. Elle n’avait pas pu compter sur son père pour être établie
dans sa position d’enfant, il l’avait au contraire toujours confirmée dans
celle de soutien de famille. Figée dans cette position, elle traverse une
adolescence sans conflit ni révolte, et elle s’épuise dans cette position
jusqu’à ce que le suicide lui apparaisse comme la seule solution dont elle
disposait pour faire entendre sa détresse, pour que l’on s’occupe d’elle.
Elle rate sa tentative, se déprime gravement : l’analyse la conduira vers
une autre voie dont elle trouve une partie de la formule décisive : « Ma
mère avait collé ses enfants sur elle-même pour ne pas s’effondrer. »
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 379

Nous découvrons ensemble son corollaire : « Pour ne pas s’effondrer,


elle-même devait rester collée à sa mère, pour que l’objet ne s’effondre
pas sur lui-même, sur elle-même. »
Un de mes premiers analysants fut Monsieur V. qui était venu me
demander une psychanalyse pour essayer de sortir de sa dépression qui
l’avait accompagné toute sa vie. Il voulait « essayer », sans être bien
convaincu qu’il réussirait. Il était né dans des conditions difficiles, sa
mère avait failli mourir à sa naissance et il avait vécu une dépression
infantile à 5 mois à la suite d’une hospitalisation qui l’avait séparé de sa
mère pendant plusieurs semaines. Sept mois plus tard, la naissance de
sa sœur le confronte de nouveau à une expérience de séparation et à de
violents mouvements de haine à l’égard de sa mère. Si la dépression est
autre chose qu’un état de détresse 1, il ne fait pas de doute que l’état de
détresse en est une composante majeure et que, mal soigné, celui de mon
patient avait conforté l’état dépressif dans lequel il s’était fixé. Au cours
de sa vie scolaire, amoureuse et professionnelle, il avait répété des
conduites de retrait brutal d’investissement sur ses objets : il ne pouvait
pas les conserver, l’angoisse qu’ils l’abandonnent était trop importante.
Sa stratégie était de mettre l’autre en échec à se constituer pour lui en
objet fiable et stable. Il trouvait les partenaires appropriés pour nouer des
liens de grande dépendance, les plaçant dans l’impossibilité de le satis-
faire. Il réussissait régulièrement à susciter chez ceux avec lesquels ces
liens s’établissaient, hommes ou femmes, des mouvements de dépression,
puis d’agressivité devant leur mise en échec, puis d’abandon.
La cure était un nouvel essai pour tenter de briser ce cercle de l’échec.
Mais aussi pour le répéter. Il me fit éprouver l’efficacité de cette boucle
d’induction qui produisait en permanence cet état dépressif partagé :
j’étais envahi par la culpabilité de ne pas réussir à le sortir de ce cercle
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

jusqu’au moment où, prenant conscience des mouvements de haine que


j’éprouvais pour lui, je dus analyser mon contre-transfert et je pus
commencer à comprendre sa stratégie d’induction réciproque et le cercle
d’échec qu’elle engendrait. Il fallait à tout prix qu’il me fasse éprouver
qu’il était un enfant insuffisamment bon, à défaut d’être secrètement un
enfant merveilleux. C’est sur ce fantasme d’avoir déchu de cette position
que le processus analytique a pu se développer.

1. Comme le souligne C. Chabert (1999).


380 NARCISSISME ET DÉPRESSION

4.2 Un cas de dépression conjointe


dans la cure psychanalytique

Tout autre chose est la dépression contre-transférentielle lorsqu’elle entre


en résonance directe avec la dépression de l’analysant. Cette conjonction
d’une organisation dépressive chez l’analysant et chez le psychanalyste
peut se manifester d’une manière tout à fait inattendue au cours du travail
de la cure, même si, après-coup, il apparaît qu’elle se profilait à bas bruit, à
l’insu de l’analyste, dès les entretiens préalables, dans son acceptation
de traiter le patient. Cette manifestation conduit toujours l’analyste
à une élaboration contre-transférentielle, elle l’entraîne souvent à un
travail de reprise intense de son propre processus analytique. Il importe
en effet au travail de la cure qu’il se donne les moyens de repérer
comment se produisent, et avec quels effets, les inductions dépressives
réciproques.
J’ai longuement analysé une telle situation dans un travail (2002, p. 64-69)
dont je résume les principales articulations.
Madame A. est en analyse depuis quelques mois et elle ne parvient pas
à parler d’un drame qui l’a frappée il y a plusieurs années, la mort de sa
fille à l’adolescence. Je suis souvent découragé en entendant sa parole
monotone, épuisée, répétitive et obsédante. Depuis quelques séances le
ton change. Elle dit ne rêver que rarement, mais récemment des rêves lui
viennent assez souvent, des rêves post-traumatiques, répétitifs, une scène
où elle revoit sa fille défigurée après son accident. Dans le rêve, elle est
comme à un spectacle, extérieure à la scène, elle n’éprouve rien et
lorsqu’elle m’en fait le récit, elle répète qu’elle ne peut rien en dire, elle
aimerait plutôt pouvoir pleurer ou hurler. Madame A. est assaillie de
pensées suicidaires et envahie par la culpabilité à l’égard de sa fille, elle
se reproche de n’avoir pas su la protéger. La veille, tout à la fin de la
séance, elle m’annonce qu’elle ira passer la journée — jour anniver-
saire de la naissance de sa fille — sur sa tombe. Je lui fais remarquer
cette coïncidence entre la tombe et l’anniversaire de sa fille. Je suis
inquiet et découragé. Je la sens au bord d’un possible effondrement.
Après son départ, il me vient une pensée qui s’impose à moi dans deux
versions entre lesquelles j’hésite : « je vais y penser » ou « il faudra y
penser ».
La nuit suivante, je fais un rêve dans lequel apparaît une jeune femme
que j’identifie comme la fille de ma patiente : elle n’est donc pas morte.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 381

À la séance qui suit ce rêve, ma patiente m’annonce qu’elle n’est pas


allée au cimetière et qu’elle a fait deux rêves étranges. Le premier est un
rêve de séance organisé autour du fantasme d’une scène sexuelle dont
elle est exclue et excitée. Du sang est associé au sexe et à la mort. Dans le
rêve suivant, sa seconde fille « tombe » d’une falaise, les jambes cassées,
mais elle la retrouve miraculeusement réparée. De retour à la maison, elle
reçoit un coup de téléphone qui menace sa fille. La femme de ménage lui
reproche de ne pas assurer la sécurité de sa fille. Un type arrive en
hurlant, elle sort pour l’arrêter. Sa fille a disparu, elle la retrouve dans les
toilettes, blessée, nue et mouillée.
Le récit du second rêve de Madame A. a suscité en moi une certaine
confusion, comme si nous avions partagé le même espace onirique. Son
rêve m’a surpris en raison des nombreuses similitudes avec mon propre
rêve. L’analyse de celui-ci me conduit à repérer d’abord l’affect qui a
déclenché mon rêve et qui a surgi de l’abattement de ne pas être en
mesure de lui dire ce qui pourrait rétablir chez elle un processus de
pensée. Il s’agit d’un affect en résonance avec sa propre impuissance :
elle ne peut rien en dire, je ne sais rien lui dire d’autre, j’en suis empêché.
L’analyse du rêve me met sur la voie de l’effet que sa résistance et son
système de défense produisent sur mes propres pensées inconscientes. Je
suis remis en contact avec un épisode éprouvant de ma vie, la perte
précoce d’un de mes propres enfants. Dans le rêve, je saurai lui rendre sa
fille, moi qui n’ai pas su empêcher la mort de mon enfant. Dans mon
rêve, je triomphe de son impuissance et de la mienne.
L’analyse de ses rêves et du mien me convainc qu’un pacte dénégatif
était en train de se mettre en place entre elle et moi : déni et toute-puis-
sance contre l’épreuve de la dépression et de la persécution. De cela il ne
faut pas parler : de la mort de l’enfant, mais surtout de l’impuissance à
l’empêcher. Son affect gelé me mobilise dans mes propres affects de
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

deuil demeurés en partie inélaborés.


Un difficile travail de deuil est en stase chez Madame A. : elle est enva-
hie par la culpabilité et des angoisses d’effondrement associées à l’expé-
rience traumatique. Cette phase pénible réveille en moi des affects
douloureux, une préoccupation pour elle (et sans doute en rapport avec
mon enfant mort). La cure réveille en elle comme en moi des expériences
de menace d’effondrement.
Je comprends alors que mon identification inconsciente à son moi
paralysé devant ses objets en souffrance suscite en moi l’obligation « d’y
382 NARCISSISME ET DÉPRESSION

penser », car c’est aussi ce qui s’impose à moi comme ce que je ne


connais pas et que j’ai de nouveau à penser. Je suis momentanément
confronté à un défaut de représentation, seul se manifeste l’affect dépressif
devant mon échec à dire ce que j’aurais dû lui dire.

5 LA DÉPRESSION DANS LE COUPLE

La notion de dépression dans le couple appelle une distinction que j’ai


proposée et qui s’applique à toute configuration de lien dans laquelle
survient un symptôme dépressif : ou bien la dépression affecte un des
membres du couple mais pas l’autre, ou bien elle concerne le couple dans
sa relation de couple et probablement dans les choix d’objets qui l’ont
constitué et dont certains éléments peuvent s’inscrire dans une lignée
intergénérationnelle. C’est du couple déprimé dont il sera question dans
ce paragraphe et pour en comprendre les conditions, il importe de quali-
fier succinctement les constituants psychiques du lien de couple.
Le modèle proposé par Freud quant au choix d’objet amoureux (Trois
essais sur la théorie de la sexualité, 1905 et Pour introduire le narcis-
sisme, 1914) établit qu’il s’effectue soit selon le type de choix par
étayage, soit selon le type de choix narcissique 1. L’opposition entre ces
deux types de choix fait apparaître leurs sources, mais les liens qui unis-
sent deux partenaires amoureux sont libidinaux et narcissiques dans des
proportions variables.
J.-G. Lemaire (1979, 1995) rappelle, après Freud et quelques autres 2,
que le couple amoureux se forme sur l’effacement partiel des frontières
du moi de chacun, sous l’effet des processus d’idéalisation, de clivage et
d’identification. Une relation fusionnelle s’installe, condition de la
formation de ce que Lemaire appelle le « Nous » : un « ensemble consti-
tué se maintient dans une homéostasie de plus en plus indépendante des

1. Selon le type de choix d’objet par étayage, « on aime, écrit Freud, a) la femme qui nourrit ; b)
l’homme qui protège et les lignées de personnes qui en descendent » (« Pour introduire le
narcissisme »). Selon le type de choix d’objet narcissique, on aime l’objet sur le modèle de la
relation de soi-même à sa propre personne, que l’objet représente (ibid.).
2. Cf. notamment les travaux de A. Eiguer, A. Ruffiot, I. Berenstein I., Puget J. sur la thérapie
psychanalytique du couple, in Eiguer et al. (1991).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 383

variations de chaque sujet ou de chaque moi » (1995, p. 72) 1. Le


« Nous » est à la fois de l’ordre de la croyance des amoureux et une entité
qui articule des psychismes individuels.
Un tel état fusionnel est provisoire et généralement, comme le note
Lemaire, un travail psychique de deuil s’impose pour permettre à chacun
de retrouver un minimum d’autonomie psychique, un amour de soi non
complètement détourné sur l’autre. Dans ce double mouvement dialec-
tique qui se poursuit durant toute la vie du couple, s’opposent aux
aspirations fusionnelles (d’appropriation, d’emprise, d’absorption ou
d’anéantissement mutuel) et les besoins narcissiques de sauvegarde de
soi, de défense contre cet autre tout-puissant et envahissant.
Ce second mouvement réveille une agressivité différenciatrice à
travers une désidéalisation de l’objet d’amour, suscite des sentiments de
déception vis-à-vis du partenaire. Un véritable travail de deuil s’impose
ainsi comme « une nécessité absolue, structurante, sans lequel le couple
meurt, sinon les amoureux » (op. cit., p. 67)2. Ce travail de deuil, qui
porte sur la relation, diffère du travail de deuil lié à la mort physique de
l’être aimé. La différence tient à l’épreuve de réalité (constater le décès
véritable de l’aimé). À cette condition, nécessaire mais insuffisante, la
libido pourra en être détournée et ramenée sur le moi pour sauver ce moi
menacé d’être emporté dans la mort avec l’objet perdu.
Dans le deuil de la relation, il s’agit essentiellement de faire face à la
perte de valeur de l’objet d’amour pour le sujet déçu : l’autre n’est pas
aussi bon qu’on l’avait cru, ni aussi désirable, ni aussi gratifiant. Ici,
l’épreuve de réalité manque ou elle est parcellaire, mais aussi les marques
symboliques qui soutiennent le deuil lié à la mort font défaut, et c’est ce
qui rend si difficile, si lent et si oscillant le travail psychique de deuil de
l’amour.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Ce travail est indispensable pour se réorganiser et voir s’atténuer sa


douleur ; il est toujours scandé par des moments dépressifs de repli sur

1. Il précise : « Les rôles de chaque partenaire varient, par exemple (de celui qui projette, ou intro-
jecte), mais l’ensemble continue de fonctionner avec cette relative stabilité qui constitue l’entité
groupale du couple » (ibid.).
2. « Quand on travaille avec les couples, note J.-G. Lemaire, on est obligé d’entendre le concept de
deuil comme le processus par lequel chacun apprend à renoncer à l’appropriation de l’autre et
simultanément à son extrême idéalisation. Ce travail de deuil exige, comme tout travail de deuil,
une énergie importante, un temps prolongé et, bien sûr, s’accompagne de douleur » (ibid.,
p. 68).
384 NARCISSISME ET DÉPRESSION

soi et de désintérêt pour le monde extérieur. Il peut confronter un des


partenaires à une dépression grave, mais celle-ci peut concerner les
deux membres du couple lui-même, comme le montre la situation
suivante.

5.1 Un cas de dépressions croisées dans un couple


J.-G. Lemaire rapporte la situation à laquelle se trouve confronté un
couple qu’il reçoit en psychothérapie psychanalytique (op. cit., p. 73-77).
Madame T. demande une consultation pour son ami qui se déprime.
J.-G. Lemaire les reçoit d’abord ensemble pour faire le point.
Elle est veuve d’un grand sportif, un héros audacieux dont elle se vante
de ne pas avoir fait son deuil. Elle est restée seule longtemps avec ses
enfants, puis elle a accepté les avances d’un homme excellent, ami de son
mari et lui-même en quête d’absolu. Cet homme était rempli d’admira-
tion pour elle, il la considérait comme une femme héroïque, fidèle et
indépendante.
Il est divorcé d’une femme qui l’avait abandonné pour un autre et lui
avait retiré ses enfants. Il a beaucoup souffert de son divorce, de la sépa-
ration de ses enfants et il souhaite un foyer chaleureux et stable.
Aujourd’hui, malgré ce que dit Madame T., il ne se considère pas comme
vraiment déprimé : il est inquiet et se demande si leur projet de mariage,
auquel il tient beaucoup plus qu’elle, se réalisera, car il la sent peu dési-
reuse de s’y engager et il a l’impression qu’elle se passe facilement de
lui.
Derrière les affirmations et les rationalisations du couple, il apparaît à
J.-G. Lemaire que Madame T. n’a pas élaboré le deuil de la personne de
son premier mari. Elle en a introjecté les symboles de valeur, elle conti-
nue à en porter fièrement le nom et à en arborer les décorations et photos.
Il est demeuré une partie d’elle et elle continue de rêver du type de rela-
tion qu’elle avait établie avec lui. Dans ces conditions, l’investissement
du nouveau partenaire est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre.
Quant à lui, il cherche en elle ce qu’il n’a pas trouvé dans sa première
union, mais sa passion et sa soif d’absolu exigent une relation d’une autre
densité et d’une plus grande proximité qu’elle n’est pas prête à lui
donner. Ce qui les lie, « c’est l’admiration commune du héros, dont ils
n’ont pas fait le deuil et qui leur sert tous deux de modèle identificatoire,
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 385

à condition surtout qu’il reste un modèle inatteignable, à jamais préservé,


idéal et peu culpabilisant puisque les circonstances contemporaines ne
permettent plus la réalisation de ses exploits ».
L’analyse montre encore comment les formations de l’idéal s’inscri-
vent pour chacun dans leur histoire familiale respective, que le thérapeute
rapporte ainsi : lui a eu une enfance triste au sein d’une famille nombreuse
auprès d’une mère ingénieure, souvent absente mais très possessive, et
d’un père lointain surtout préoccupé de croissance sociale. Elle a vite
pris ses distances d’une famille dont la mère, dépendante et sacrifiée,
était peu heureuse et dont le père n’avait d’admiration que pour les
qualités supposées viriles, cela en rapport avec une probable homosexua-
lité. Mais elle était néanmoins très admirée dans cette famille dont elle
représentait l’idéal.

5.2 Spécificité et généralité de l’épreuve


de la dépression dans le couple

Cet exemple clinique nous apporte de nouvelles données pour compren-


dre les processus de la dépression dans les espaces psychiques communs
et partagés. Tout d’abord, la question du couple pose celle du choix
d’objet amoureux et du destin de la sexualité adulte dans la dépression. Je
constate que si la première dimension est abordée dans la clinique,
puisqu’il s’agit d’un couple organisé sur le mode du choix d’objet par
étayage — cas le plus fréquent des couples déprimés — la seconde n’y
est présente que discrètement.
Ensuite, le couple est l’héritier de processus et de formations psychi-
ques transmises à travers les rapports intergénérationnels. Ce qui a été
établi à propos des relations précoces doit être réintroduit comme une
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

perspective de compréhension des dépressions communes et partagées.


Elles sont ainsi communes et partagées sur deux axes, celui des partenai-
res en présence et celui des rapports de chaque partenaire avec ses liens
d’origine. Cette problématique est particulièrement actualisée dans les
dépressions familiales.
Parmi ces apports, je retiendrai ceux qui concernent les manœuvres
d’évitement du travail de deuil et le maintien de la dépression dans le
couple, la fonction qu’y jouent l’identification projective et la collusion
inconsciente.
386 NARCISSISME ET DÉPRESSION

5.2.1 Les manœuvres d’évitement du travail de deuil


et le maintien de la dépression dans le couple

Les manœuvres d’évitement du travail de deuil sont multiples et,


lorsqu’elles perdurent chez les membres du couple, elles maintiennent
l’état dépressif dans le couple. Lemaire décrit trois de ces résistances : un
type de compromis fréquent vise à maintenir une forme initiale d’idéali-
sation, tout en acceptant la prise en compte de l’expérience d’une souf-
france et d’une déception venant du partenaire. Lorsqu’il est trop
douloureux d’admettre des sentiments ambivalents à son égard, le clivage
de l’objet permet de détacher de lui la partie « mauvaise » et de l’attribuer
à un tiers. Un autre processus d’évitement du deuil consiste à prendre un
partenaire d’appoint ou des partenaires successifs. Sur l’exemple clinique
qu’il analyse, il montre que le second partenaire, après la perte réelle
d’un premier, peut être utilisé pour éviter le deuil de celui-ci et maintenir
son idéalisation. Le choix d’un partenaire déjà déprimé est une des
façons pour l’autre membre du couple de penser faire l’économie de sa
propre dépression lorsqu’elle préexiste à la formation du couple. Dans le
cas rapporté par Lemaire, l’un et l’autre sont confrontés à la dépression
par défaut du travail de deuil. Il peut arriver aussi que s’établisse un jeu
de bascule entre le sujet déprimé, entretenu dans sa dépression par
l’autre, et qui s’en défend par des phases d’excitation maniaque insuppor-
tables.
Son observation confirme la proposition que j’ai avancée plus haut : les
espaces psychiques communs affectés par la dépression sont constitués
de processus spécifiques à chaque sujet, selon l’agencement propre de sa
configuration d’objets partiels et de ses mécanismes de défense.

5.2.2 Un processus du lien : l’identification projective


et les projections croisées

J’ai relevé, à la fin du paragraphe précédent, quelques processus par lesquels


s’effectue le passage entre les espaces psychiques conjoints par la dépres-
sion : l’exportation psychique, le dépôt, les identifications structurantes
(originaires, primaires, secondaires et tertiaires). L’analyse que propose
Lemaire introduit le processus de l’identification projective :

Les entretiens en thérapie de couple mettent en évidence les agencements


complexes de ces processus d’intro- ou de projection. Comment chaque
sujet, par exemple, en deçà de sa conscience, utilise les caractéristiques de
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 387

l’autre pour lui prêter ce qui l’embarrasse. Ce qui est dénié en soi ou désa-
voué est placé par identification projective à l’intérieur de l’autre. Par
exemple, un incident, un détail pris dans le réel sert de support pour étayer
le sentiment d’une persécution par l’autre, et un jeu de rationalisation plus
ou moins serré vient ensuite l’appuyer. L’autre, parfois, y réagit de façon
symétrique et s’ensuit alors une escalade. Ou bien l’autre y réagit de ma-
nière complémentaire en acceptant la projection, reconnaissant sa culpabi-
lité d’une attitude persécutive. On voit alors parfois se constituer de
véritables systèmes organisés où, par exemple, les projections accusatrices
de l’un rencontrent l’auto-accusation de l’autre : tous deux, en quelque
sorte, accusent le même (ibid., p. 72).

La projection sur l’autre se produit lorsque l’introjection ne se réalise


pas : il faut alors compter avec la réaction de l’autre sur lequel s’effectue
la projection, et cette réaction est fonction de ses identifications, de ses
fantasmes et de ses défenses. Au contraire, avec l’introjection, l’objet est
admis comme une partie de soi qui dialogue avec une autre partie de soi.

5.2.3 La collusion inconsciente


La notion de collusion a été découverte dans le cadre des thérapies
systémiques de couple (Dicks 1967 ; Willi, 1975). Avec elle apparaît une
autre modalité des alliances inconscientes. Reprenant le concept sur le
versant de ses composantes fantasmatiques inconscientes, Lemaire
montre qu’il traduit « une commune problématique libidinale ou narcissi-
que avec au départ deux manières opposées d’y réagir : l’un tirant jouis-
sance d’une disposition pulsionnelle contre laquelle l’autre se défend.
Cette organisation spontanée a fait leur attrait mutuel et, derrière elle, se
dessinent des projections croisées, souvent flottantes, comme l’évoquait
H. Dicks, et qui continuent d’assurer la base de ce que certains appellent
l’appareil psychique du couple ».
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6 CLINIQUE DE LA DÉPRESSION
DANS LE GROUPE FAMILIAL

Bien que les dépressions conjointes fassent partie de la clinique courante


de la psychothérapie psychanalytique des familles, la littérature n’est
guère prodigue d’analyses cliniques et d’élaborations théoriques sur cette
388 NARCISSISME ET DÉPRESSION

question. Les manifestations et les causes de cette pathologie en sont


pourtant fréquentes et variées : ce sont soit des dépressions installées, soit
des dépressions conjoncturelles associées à des situations de déracine-
ment ou de perte d’un enfant, soit des dépressions qui apparaissent au
cours d’un processus évolutif thérapeutique. Les consultations s’enclen-
chent tantôt sur la base d’une dépression conjointe et partagée qui
concerne l’ensemble du groupe-famille, tantôt sur la base de la dépres-
sion d’un de ses membres, ce symptôme affectant l’ensemble familial
sans que tous soient véritablement déprimés. Il y a donc lieu de distin-
guer les dépressions familiales et les dépressions dans la famille. Dans ce
paragraphe, il sera essentiellement question des dépressions familiales.
La spécificité de la famille est qu’elle est un groupe formé par des
sujets appartenant à au moins deux générations (parents, enfants) et
qu’elle procède le plus souvent de l’union sexuelle d’un homme et d’une
femme qui assurent généralement les fonctions parentales auprès des
enfants. La famille est l’espace psychique partagé dans lequel se forme la
psyché de l’enfant, héritier de parties de celles des parents, et elle a donc
d’emblée une dimension intergénérationnelle dans la structuration de la
vie psychique de ses membres.

6.1 L’axe transgénérationnel des dépressions


dans les familles endeuillées
Une conjonction remarquable des dépressions familiales implique la
transmission des deuils inaccomplis dans l’axe transgénérationnel. Nous
en retrouvons les effets dans les dispositifs de psychothérapie psychana-
lytique de la famille, mais aussi dans la cure comme me le disait cette
analysante que j’évoquai au début de ce chapitre : « Je souffre dans la
zone où je suis attachée aux deuils irréalisés de ma mère. »
La clinique nous met en contact avec ces générations de familles
endeuillées. J’ai observé l’effet des dépressions familiales sur plusieurs
générations lorsque le deuil d’un frère ou d’une sœur chez les enfants
survivants rencontrait l’obstacle d’un travail de deuil particulièrement
difficile chez les parents, eux-mêmes fixés dans des deuils inaccomplis
(Kaës, 1996). Ils transmettent ainsi un noyau dépressif, quelquefois
mélancolique à leurs descendants, sans qu’il soit question de facteurs
biologiques dans cette transmission. À travers la clinique de deux cas et
l’évocation de ce que fut la mort de Julius pour S. Freud, j’ai introduit la
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 389

notion d’imago du frère mort, double mortel et mortifère de l’enfant


survivant, image de son narcissisme destructeur, mais aussi témoin de
l’insuffisance de l’investissement des parents dans le contrat narcissique.
C’est à travers ce schème imaginaire que le sujet constitue et appareille
ses rapports intersubjectifs.

6.2 L’enfant, partie mélancolique du parent

M. Berger (1997) a étudié avec précision et une grande perspicacité clini-


que la souffrance de la séparation chez les enfants de parents divorcés et
chez les enfants placés ou adoptés. Il a porté son attention sur des situa-
tions qui concernent au plus près notre recherche. Il note la profondeur de
la dépression chez certains parents, mères ou pères dont la partie dépri-
mée, mélancolique autodestructrice, est projetée (exportée, déposée,
évacuée) dans leur enfant. Ceux-ci peuvent réagir par des effondrements
massifs, avec ou sans tentative de suicide, et par une sidération plus ou
moins importante. Dans ce cas, l’enfant n’a pas d’autre solution que
d’être identifié (ou de s’identifier) à cette partie inconsciente du
psychisme maternel ou paternel. J.-C. Rolland (cité par Berger, p. 115)
précise que, dans cette situation, il ne s’agit pas véritablement d’une rela-
tion mère-enfant, mais plutôt de deux parties enfant d’un seul adulte :
« Un adulte, une femme, utilise la maternité pour se libérer de sa propre
partie autodestructrice qui la menace de mort, et l’autre partie, c’est
l’enfant dont les comportements autodestructeurs sont au premier plan. »
Cette perspective, centrée sur l’organisation intrapsychique de la mère,
peut se considérer d’un autre point de vue, celui d’un double processus
conjoint qui rend inextricable l’espace psychique commun à l’enfant et
aux parents : l’auto-accusation destructrice de l’enfant, motu proprio,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

et l’invasion (projection dépôt, expulsion évacuation) de la part auto-


destructrice de la mère dans l’enfant.

6.3 Le cas de Cédric

Je résume une observation clinique approfondie et je ponctue les points


les plus significatifs au regard de la dépression conjointe dans une famille
traitée par M. Berger (1995) dans le cadre d’entretiens familiaux. Cédric,
un nourrisson de 18 mois, présente une insomnie sévère pour laquelle un
390 NARCISSISME ET DÉPRESSION

traitement s’engage avec les parents, le bébé et la fille Stéphanie, âgée de


3 ans et demi. Dix séances d’entretiens familiaux auront lieu, répartis sur
douze mois. Le traitement a comporté quatre phases avec un remaniement
du symptôme à chacune d’entre elles.
La première phase est agencée autour d’un fantasme qui fonctionne
comme l’organisateur psychique commun à tous les membres de la
famille : l’énoncé de ce fantasme est « l’enfant est le père de sa mère et
le mari de sa grand-mère maternelle ». Dans le transfert, Cédric se
comporte en effet vis-à-vis du thérapeute comme s’il devait apporter de
l’affection à un membre de la famille. Bébé insomniaque dès sa nais-
sance, il traversa des phases de brève accalmie, mais une recrudescence
sévère apparut à un moment où la famille, réunie avec la grand-mère dans
la maison des grands-parents, pense à la mort brutale du grand-père dans
cette maison, six mois auparavant, mais sans en parler. La grand-mère n’a
pas fait le deuil de son mari et elle investit fortement Cédric depuis la
reprise brutale de l’insomnie, elle le prend dans son lit les nuits où elle en
a la garde. L’enfant couche entre ses parents les autres nuits, ce qui
provoque une tension importante dans le couple, qui a espacé ses rela-
tions sexuelles depuis six mois. La mère ne veut pas se séparer de
l’enfant la nuit, partageant ainsi avec sa propre mère le fantasme que
l’enfant serait abandonné : un abandon déchirant pour la grand-mère et
traumatique pour la mère de Cédric.
La grand-mère vient spontanément se joindre à la séance suivante, elle
parle des troubles du sommeil de sa fille, qui ont débuté lorsqu’elle avait
8 mois, au moment où elle aussi, comme Cédric et à peu près au même
âge, avait perdu sa grand-mère et son grand-père maternels. M. Berger
note que, « à cette génération déjà, une dépression familiale liée à un
deuil avait entraîné une insomnie chez un nourrisson ».
Au cours d’une séance, Cédric s’endort lorsque le thérapeute commence
à parler à sa grand-mère : ce mouvement transférentiel complexe illustre
ce que M. Berger appelle la règle de substitution : lorsqu’un thérapeute
est l’objet de la projection destinée à l’enfant, les symptômes disparais-
sent souvent pendant la séance. Parlant aux parents de la place où, dans le
transfert, il est mis à la place du grand-père de Cédric, Berger fait
comprendre aux parents la nature de la place fantasmatique et réelle
occupée par Cédric. Le résultat fut que les parents remirent l’enfant dans
sa chambre malgré ses protestations et décidèrent de ne plus le confier
qu’exceptionnellement la nuit à sa grand-mère. Une autre amélioration
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 391

fut liée au travail sur la « grand-parentification » de l’enfant : « L’enfant


“présentifiait” le père mort de la mère, en outre la grand-mère et l’enfant
fonctionnaient en miroir du couple parental au lieu de l’encadrer dans
une répartition sur trois générations différenciées » (p. 235-236).
La deuxième phase s’articule autour d’un second organisateur
commun, le paradoxe : « la limite indispensable est mauvaise ». Stépha-
nie, la sœur de Cédric, est devenue très envahissante pour sa mère alors
que Cédric l’est moins. Il se produit un déplacement des fonctions
jusqu’alors portées par Cédric : maintenir un collage entre tous et éviter
que chacun ait un espace personnel.
Le père ne souhaite mettre aucune limite à ses enfants, il se laisse enva-
hir par eux. Pour en rendre compte, il dit avoir été élevé par une mère qui
lui posait sans cesse des interdits et des limites absurdes. Sa mère, aban-
donnée à la naissance, n’avait pas connu ses propres parents, ne s’occu-
pait pas de lui. Il veut être entièrement disponible à ses enfants.
Apparaissent les difficultés du père à élaborer des limites internes, à trou-
ver un juste milieu entre trop et trop peu de limites, son propre père étant
soumis à son père : autre difficulté de rencontrer un père capable de
soutenir une imago paternelle structurante. La mère de Cédric a égale-
ment un problème de limite avec sa propre mère. Pour le père comme
pour la mère, les limites sont mauvaises : elles sont équivalentes à une
déchirure ou, chez le père, à une absurdité.
À la suite de ce travail sur les limites, des espaces personnels apparais-
sent entre la mère et Cédric, ce que la grand-mère supporte mal, car pour
elle la distance est aussi celle du détachement de sa fille par rapport à elle :
elle se déprime assez gravement au fur et à mesure que les entretiens
progressent. M. Berger note :

En s’autorisant un espace propre, les parents fondent ainsi la possibilité


© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

que se développe, chez Cédric et Stéphanie, la capacité d’être seul en pré-


sence d’un autre. Le résultat est le suivant : Cédric se constitue un objet
transitionnel, un coussin, et accepte de dormir toute la nuit dans sa cham-
bre. L’énurésie de Stéphanie disparaît complètement (op. cit., p. 238).

La troisième phase a pour organisateur commun le paradoxe : « Le


couple créateur de l’enfant est mauvais pour l’enfant. » Alors que les
deux enfants sont plus autonomes, ont leur espace personnel et peuvent
avoir leurs fantasmes propres, ils sont confrontés à la difficulté d’élaborer
la capacité d’être seul en présence d’un couple. Les parents se sont
392 NARCISSISME ET DÉPRESSION

beaucoup rapprochés affectivement et disent pouvoir se parler de leurs


difficultés : la constitution de leur espace propre leur permet de partager
un espace commun avec moins de crainte.
Une nouvelle symptomatologie apparaît alors, qui désarme les
parents : Cédric, qui dort dans sa chambre, se lève plusieurs fois par nuit,
va voir ce que font les parents dans leur chambre, et se recouche. À
d’autres moments, il se réveille en pleurant, comme s’il était en proie à
des terreurs nocturnes, et ne se rendort que lorsqu’un parent est venu le
voir. Pendant les entretiens, il va souvent se coller contre sa mère. Quant
à Stéphanie, elle empêche en permanence ses parents de se parler, fait des
scènes au moment d’aller se coucher, frappe à la porte de la chambre des
parents lorsque ceux-ci vont s’y reposer ou s’engouffre derrière Cédric
qui y entre d’emblée. Pendant les entretiens, elle se montre séductrice
envers son père et se colle à lui de façon très érotisée. Les parents préci-
sent s’être rapprochés depuis trois mois, et selon eux les troubles de
Stéphanie ont augmenté depuis cette date. Bref, parents et enfants se
débattent avec le problème de la différence des sexes et de la scène primi-
tive.
Repérant que le fantasme organisateur auquel ils sont confrontés pour-
rait être le suivant : « Le couple créateur de l’enfant est mauvais pour
l’enfant », M. Berger communique aux parents qu’ils ont peut-être de la
difficulté à se présenter comme un couple face à leurs enfants, car dans
leur propre histoire, l’image de leurs parents en couple les a soumis à des
sentiments difficiles qu’ils veulent épargner à Cédric et Stéphanie. Il
explique à quelles difficultés leurs enfants peuvent être confrontés si eux,
parents, se montrent unis. L’intervention fait son effet : les parents répon-
dent qu’ils se seraient sentis soulagés si leurs propres parents avaient été
unis, puis ils évoquent des sentiments d’envie et d’exclusion à leur égard
(séduction ou pleurs pour séparer les adultes), tout comme le font Cédric
et Stéphanie vis-à-vis d’eux.
Une élaboration personnelle longue et parfois difficile commence chez
les parents qui abordent ainsi la problématique œdipienne. À la suite de
quoi, les troubles des enfants disparaissent, sauf l’insomnie de Cédric qui
persiste sous une forme un peu différente.
La quatrième phase s’organise sur le paradoxe auquel la mère a été
soumise : « Je t’éloigne parce que je t’aime trop. » Des aspects impor-
tants de l’histoire de la mère sont de nouveau évoqués : au début de
l’adolescence, elle avait été envoyée par sa mère, sans explication, rejoindre
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 393

à l’étranger sa sœur aînée qui avait subi le même exil quelques années
plus tôt : il s’agissait de les éloigner de leur père trop agressif avec ses
enfants devenus grands. Ceci avait entraîné chez elle plusieurs consé-
quences : la difficulté de l’élaboration fantasmatique de la problématique
œdipienne, la difficulté de l’accès à la différence adulte/enfant (il fallait
les éloigner pour éviter que parents et enfants se battent ou aient des rela-
tions sexuelles), l’empêchement de faire le deuil de son père. La mère de
Cédric ne garde aucun souvenir de cette période. C’est pour elle un trou
dans son histoire.
Au cours du processus thérapeutique, un important problème d’affects
œdipiens et de deuil non résolus se fait jour et s’élabore chez la mère.
M. Berger souligne combien il devait être difficile pour elle de trouver sa
place auprès d’un père qui se comportait comme un enfant et qui la
mettait en position de se comporter comme si elle était sa mère ou sa
femme. Les places des différentes générations sont mélangées pour elle,
comme elles le sont pour Cédric.
Maintenant que le deuil se fait et qu’existe un bon éloignement, la
mère peut se décoller d’une image de père parfait, idéalisé et incestueux,
et peut laisser apparaître son ambivalence. Cette transformation lui
permet de reconnaître les projections dont Cédric est encore l’objet, dans
la mesure où il représente pour elle, en partie, ce père.

6.4 Un déni de signification chez les parents


sert l’évitement d’un possible travail
de deuil chez l’enfant

Avec l’histoire de Joël, un adolescent de 15 ans, et de sa psychothérapie


dans le cadre d’une prise en charge de la famille dans un centre médico-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

psychologique, Bernard Penot (1989, p. 108-135) fait apparaître d’autres


dimensions dans la formation d’un espace dépressif commun et partagé
au sein de la famille.
B. Penot décrit Joël lors de son arrivée au CMP comme un adolescent
« campé » aux limites de la non-existence. Au fil des entretiens, l’histoire
et les symptômes de Joël apparaissent comme la reprise en masse d’un
déni familial : un déni qui porte sur les expériences répétitives de sépara-
tion traumatique sur plusieurs générations. Dans la mesure où ces sépara-
tions n’ont pu être symbolisées, elles maintiennent chez les membres de
394 NARCISSISME ET DÉPRESSION

la famille une zone commune de dépression, le symptôme étant parti-


culièrement grave et masqué chez Joël.
L’histoire du père et de la mère comporte de nombreux points
communs : l’un comme l’autre ont quitté leur village pour venir travailler
à Paris. Très vite ils ont un enfant, mais la mère confie le bébé à ses
parents en raison des conditions précaires d’existence qui étaient alors les
siennes à Paris. Elle allait très rarement le voir, redoutant le chagrin de
devoir le quitter à nouveau et de faire plus de mal que de bien au bébé.
Lorsqu’elle le reprend avec elle à Paris, Joël appelait sa grand-mère
« maman » et sa mère « mamie » ; l’enfant est confié à une nourrice
durant la journée. Peu après avoir repris Joël, la mère se retrouve de
nouveau enceinte ; elle confie à nouveau le garçon, qui a juste 2 ans,
pendant toute la deuxième moitié de sa grossesse, à la grand-mère
(ravie). Lorsqu’il reviendra définitivement chez ses parents, à la fin de sa
troisième année, le petit frère sera déjà là.
La mère décrit Joël comme un bébé très sage et ne pleurant jamais. Le
tableau qu’elle en donne, évocateur de déprivation grave, conduit
B. Penot à rappeler que « la plupart des dépressions pathologiques de
l’enfance tendent à demeurer longtemps méconnues par l’entourage ;
alors même qu’elles peuvent comporter une potentialité prépsychotique à
moyen terme » (op. cit., p. 111).
Cette dépression grave de la première enfance va se renforcer par un
épisode hautement caractéristique au cours de sa première année de cours
élémentaire. Sa maîtresse, qui considère Joël comme un élève modèle et
que le petit adore, doit partir en congé de maternité, de sorte que Joël ne
va pas la retrouver à la rentrée de janvier. Il s’effondre alors littéralement.
Penot note que l’impact catastrophique de la maternité-trahison de la
maîtresse sur l’économie psychique de Joël a pu résulter d’un effet cumu-
latif en après-coup, par rapport à la disparition première de la grand-mère-
maman (ou de la mère-mamie). Mais cet épisode en relaie d’autres qui
ont concerné ses parents.

6.4.1 Effets de la thérapie familiale dans le traitement de la dépression


La thérapie familiale va permettre en effet la mise en discours de l’imagi-
naire familial. Les parents vont se mettre à parler de leurs vécus de
jeunesse, ce qui aidera les thérapeutes à mieux saisir ce qui pouvait
sous-tendre, chez eux, l’abolition de sens qui a pu présider au dévelop-
pement de Joël.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 395

La mère fut mise en pension dès le début de ses études secondaires.


Excellente élève, elle obtint une bourse lui permettant de poursuivre ses
études secondaires dans un collège de la ville voisine, tenu par des reli-
gieuses. Il ne lui fut alors possible de voir ses parents qu’aux vacances.
Elle dit avoir été très malheureuse, s’efforçant de « cacher ça » à ses
parents pendant deux longues années, « pour ne pas leur faire de peine ».
Mais lorsqu’elle fut admise en seconde, elle demanda soudain à arrêter
ses études, à la surprise générale puisqu’elle avait d’excellents résultats.
Plusieurs traits de son récit rappellent ce qu’elle dit de sa difficulté de
retrouver son bébé lorsqu’elle l’avait confié à sa propre mère. Ce qui
retient surtout l’attention de Penot est son impossibilité de dépasser ce
cafard pendant plusieurs années, comme si quelque chose de très fort,
d’impérieux, la tenait nostalgiquement captive au village.
Le père raconte une histoire étonnamment similaire (après avoir
protesté que, « pour lui, c’est différent »). Comme il était studieux et
réservé, le curé du village le fit entrer, en sixième, au petit séminaire de la
préfecture, pensant « qu’on pourrait peut-être en faire un prêtre ». Il se
trouva lui aussi dans l’impossibilité de revoir sa famille et se sentit extrê-
mement malheureux pendant plusieurs années, sans davantage oser s’en
ouvrir à quiconque. Ses mauvais résultats en troisième le firent rendre à
ses foyers. Il demeure alors passivement chez ses parents, triste et
soumis, jusqu’à ce qu’un préposé d’une administration l’incite à venir le
remplacer, inaugurant du coup sa carrière professionnelle.
Ce qui ressort dès lors de façon frappante, au-delà des diverses dénéga-
tions, c’est la profonde connivence fantasmatique de ce couple : chacun a
été durement confronté à l’exigence parentale d’être consacré à un idéal
(d’enseignante religieuse pour l’une, de prêtre pour l’autre), au cafard
impossible à dire, loin des satisfactions domestiques (œdipiennes).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Ce point secret de connivence imaginaire, douloureuse, entre les


parents a été alimenté chez chacun par le souvenir d’une souffrance de
jeunesse et d’un échec à répondre à un idéal. Le caractère traumatique
que cette expérience avait pris pour l’un comme pour l’autre avait entravé
son appropriation subjective, ce qui rendrait compte de leur difficulté à en
expliciter quelque chose à leur fils.
B. Penot note que l’imaginaire de ces familles, dans lesquelles la
dépendance narcissique est mutuelle, comporte des lignes de fracture
dans leur capacité à s’autoreprésenter. La non-articulation de sens aboutit
« à ce fait que, pour l’ultime génération, les données de l’héritage
396 NARCISSISME ET DÉPRESSION

d’ensemble tendent à entretenir entre elles des rapports de pure juxta-


position d’incompatibles, selon une problématique de déni (mutuel) de
signification et de valeur ».
La cure de Joël en reproduira et en dépassera les termes. L’analyse du
transfert en équipe permettra de saisir ce qui s’actualise de la reproduc-
tion infinie d’un phénomène de coupure intersubjective entre adultes
responsables. Cette reproduction tendait à abolir toute transmission signi-
ficative à propos de Joël, avec pour conséquence l’impossibilité pour lui
de se constituer comme sujet. L’analyse des transferts permit aussi de
comprendre comment la dépression de Joël s’est trouvée prise dans une
problématique envieuse autour de sa « possession », et dans les expérien-
ces dépressives conjointes chez les parents1. Pour que le processus théra-
peutique se développe, « quelque chose devait être assumé, reconnu
symboliquement, dans l’intersubjectivité des personnes constituant le
cadre pour Joël » (op. cit., p. 121).

6.4.2 Pacte dénégatif et déni en commun du deuil

Les deux cas que j’ai choisis, celui de Cédric et celui de Joël, ont un trait
en commun : le déni du deuil et son maintien par un pacte qui scelle une
communauté de déni. Dans les deux cas, le déni du deuil gèle le proces-
sus de deuil : « défantasmé, démentalisé, déreprésenté », comme l’écrit
Racamier, le deuil est privé des connexions fantasmatiques, il devient
indiscernable et difficilement élaborable. Le deuil dénié par le parent
n’est pas seulement gelé, il s’immisce selon diverses modalités (par
expulsion, injection, dépôt) dans la psyché de l’enfant et dans
l’ensemble de la famille2. Ces expulsions et ces injections sont des
agirs toxiques, des traumas, des dettes insolvables qui produisent des
fantômes.

1. L’équipe a pu se représenter que « Joël était utilisé comme support de projection des dimensions
régressives ou handicapées des adultes eux-mêmes, celles sans doute dont ils avaient du mal à se
départir nostalgiquement. Ainsi pouvions-nous remarquer que toute tentative de la part d’un
soignant d’exercer sur Joël une demande anticipatrice quelconque déclenchait immanquable-
ment chez quelque autre membre de l’équipe une forte réaction agressive de type réprobateur.
Cela ressemblait assez à ce qu’il nous était possible de constater comme attitudes chez ses
parents » (p. 123).
2. « Ce sont des choses auxquelles nous sommes très accoutumés auprès des familles les plus
perturbées et des patients les plus douloureux. Le patient psychotique est souvent le garant du
renfermement dénié, du deuil occlus, il est l’opercule du déni, celui qui bouche et achève de
boucher le déni familial » (Racamier, 1995, p. 61).
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 397

Le cas de Cédric montre bien comment le déni commun de la perte


accomplit des fonctions psychiques identiques pour chacun des sujets
noués dans le lien dépressif : déni et toute-puissance contre l’épreuve du
deuil et de la séparation. L’impossibilité pour Joël de se constituer
comme sujet est l’effet du déni familial des expériences de séparation
traumatique répétées sur plusieurs générations.

7 LA DÉPRESSION EN GROUPE

L’expérience de la dépression dans les groupes correspond à deux sortes


de déterminations. L’une est propre à un sujet dont les identifications
imaginaires et les idéaux sont mis en causes et menacés d’être perdus. Ce
processus peut survenir à la suite de la mort (ou du départ) d’un membre
du groupe avec lequel le sujet déprimé entretenait des liens particulière-
ment affectés d’idéalisation ; il peut aussi se mettre en œuvre dans le
décours d’un processus de changement encadré par un dispositif groupal
de psychothérapie ou de formation. Dans une telle situation, les proces-
sus identificatoires (les identifications spéculaires, narcissiques) entre les
membres du groupe et les phénomènes de résonance fantasmatique
jouent un rôle considérable dans le partage des affects dépressifs ou dans
les défenses contre la dépression. Le groupe en tant qu’ensemble accom-
plit des fonctions diverses (de mise en figuration, de contention, de répa-
ration, de fournitures de nouveaux idéaux…) pour le (ou les) sujet(s)
déprimé(s). Ces divers accomplissements rendent manifeste la fonction
assez couramment défensive du groupe (du groupement) contre la
dépression et la solitude.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Une autre détermination de l’expérience de la dépression en groupe


concerne le groupe lui-même en tant qu’ensemble. Le groupe déprimé est
un groupe dont les membres vivent l’expérience commune, conjointe et
partagée de la perte d’un objet qui les avait constitués dans leurs liens de
groupe et dans leur rapport au groupe comme objet commun. Les
membres d’un groupe sont confrontés à la chute de l’illusion groupale, à
la mise en cause des idéaux du groupe, à la décomposition de son idéolo-
gie, à la perte (départ, mort, disparition) de son fondateur (de sa fonda-
trice) ou d’une personne qui incarnait les valeurs du groupe. Chacun et
tous éprouvent dans ces pertes la menace qu’une partie de soi disparaisse,
398 NARCISSISME ET DÉPRESSION

que les figures de l’unité du groupe dans le corps commun issues des
identifications primaires soient détruites, que les garants symboliques
soient anéantis. Les angoisses archaïques font retour, avec les fantasmes
ou les signifiants de démarcation qui les sous-tendent, avec les mécanis-
mes de défenses censés les en protéger : clivage, oscillation maniaco-
dépressive, déni, tentatives forcenées de recoller, de remembrer le
groupe. Ces expériences dépressives affectent rarement les groupes éphé-
mères, qui s’organisent d’ailleurs ainsi pour faire l’économie de la
dépression. Elles sont beaucoup plus fréquentes dans les groupes insti-
tués, et notamment dans les institutions, ce dont nous nous préoccuperons
dans le prochain paragraphe.
Dans ce paragraphe, il sera question d’une articulation entre ces deux
types de détermination, l’accent étant mis sur la première, c’est-à-dire sur
l’expérience de la dépression en groupe, dans un type de groupe traité en
dispositif de travail psychique.
L’observation rapportée par A. Missenard (1971) est à cet égard signi-
ficative. Elle a été faite pendant un groupe dit de formation qui, dans ce
cas, était inséré dans le dispositif plus large d’un séminaire d’une durée
d’une semaine1. Une réaction dépressive est au cœur du processus qui
s’est développé dans le petit groupe dans lequel Missenard assure la
fonction de psychanalyste. Dans son étude, il propose d’éclairer certaines
particularités des processus de groupe à partir de cette réaction dépres-
sive : je limiterai la présentation que j’en fais dans ce chapitre en la résu-
mant à ses principaux traits et en retenant les aspects qui concernent plus
directement l’expérience partagée de la dépression en situation de
groupe.

1. Missenard note que dans de tels groupes, les participants sont en majorité des psychologues,
travailleurs sociaux, médecins, religieux, infirmiers des hôpitaux psychiatriques. Moins
nombreux sont les cadres d’entreprises. Tous sont intéressés par les problèmes de relation et
surtout, et plus encore, par le problème de leur changement personnel, de leur évolution.
Derrière la demande de faire une expérience de groupe pour les besoins de la formation profes-
sionnelle par exemple, se profile le désir, plus ou moins net mais présent, de se percevoir, de se
voir par le regard des autres, de réfléchir sur soi-même et sur les problèmes et limites que l’on
rencontre dans sa vie et dans la réalisation de son projet personnel. Ces métaphores narcissi-
ques : se voir, réfléchir, ne sont évidemment pas exclusives du désir de changement, lequel n’est
pas non plus exclusif des résistances qu’il soulève. On veut changer pour des motifs multiples,
dont la souffrance n’est pas exclue, bien sûr, mais ça n’est pas toujours facile.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 399

7.1 Un sujet se déprime dans un groupe


Le récit d’A. Missenard, que je reproduis en le citant, se centre tout
d’abord sur un des participants dans son rapport au groupe et à certains
membres du groupe, puis il rend compte du développement de la réaction
dépressive dans le groupe tout entier.
Au cours des deux premiers jours de ce groupe à majorité « psy », François-
Joseph, qui est cadre d’entreprise, tente sans succès de montrer aux autres que
sa courtoisie, sa gentillesse sont le fonds de sa nature, que ces attitudes
constituent, à ses yeux, l’essentiel de la vie sociale, et qu’il n’y a rien au-
delà qui mérite d’être pris en considération. Souriant et affable, il s’efforce de
faciliter les relations entre les participants, notant au passage qu’on lui re-
connaît habituellement des capacités de recevoir et d’animer les réunions.

L’ensemble des participants — et en particulier une femme plus âgée que


François-Joseph, et qui a tôt proclamé l’échec répété de sa vie sentimenta-
le — le prend pour objet d’intérêt. Devenu le centre des propos, il est im-
plicitement pour le groupe ce « pauvre François-Joseph », si naïf, aux
défenses si évidentes, que l’on va faire « évoluer ». Ce que l’on fait.

François-Joseph perd son sourire, devient grave, sombre, taciturne, à la


fois présent et lointain, il est dans une attitude dépressive ; dans les séances
de groupe et surtout durant le temps qui sépare les séances, il est l’objet de
soins et d’attention, principalement de la part des femmes et notamment
des femmes maternelles.

Ce à quoi correspond cette position dépressive peut être recherché d’abord


au niveau du sujet. Il dit de lui que dans la vie, il est volontiers pris pour
confident et qu’on le fait souvent porte-parole pour transmettre des messa-
ges difficiles. Il est donc moins parole assumée que parole transmise, il re-
cherche pour sienne la place où il lui faut être pour unir ce qui ne l’est pas.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Dans le groupe, c’est ainsi qu’il va s’efforcer de fonctionner, c’est cette


image de lui-même qu’il va en même temps actualiser et assumer, image
de celui qui, toute agressivité refoulée, établit des liens entre les gens et qui
s’assure en même temps une position centrale, une position de pouvoir.

François-Joseph peut utiliser cette image parce qu’elle correspond à une


forme idéale vers laquelle il tend, à une identification narcissique1, et parce

1. On emploiera ici, indistinctement, la formulation identification narcissique et identification


imaginaire, qui renvoient au stade du miroir (note de A. Missenard).
400 NARCISSISME ET DÉPRESSION

qu’elle remplit en outre des fonctions défensives importantes : grâce à elle,


il peut séduire, satisfaire des traits homosexuels passifs latents, en même
temps qu’il prend une position maternelle et refoule son agressivité.
Cela, les autres participants ne l’acceptent pas : ils refusent à François-
Joseph d’entrer dans son « jeu » ainsi qu’implicitement il le leur deman-
de et qui nécessiterait pour eux de prendre des positions trop éloignées
de leur désir.

François-Joseph amicalement et fermement contesté devra donc abandon-


ner dans le groupe une identification imaginaire dont il faisait habituelle-
ment usage. Sa réaction dépressive est une atteinte narcissique liée à la
perte d’un idéal du moi narcissique. Elle a pour conséquence de placer
François-Joseph auprès des femmes maternelles du groupe et de le mettre
dans la même position que ceux auxquels, dans sa vie, il sert de confident
ou de porte-parole. Dans la problématique d’une relation mère-enfant, il
occupe donc successivement dans le groupe les deux positions. En effet,
en lui faisant abandonner une identification imaginaire maternelle, le
groupe le conduit à actualiser l’autre pôle de la relation fantasmatique
mère-enfant, que cette identification avait pour fonction de voiler.

On peut se demander pourquoi cette position nouvelle est devenue alors


supportable et quels ont été les mécanismes psychiques qui ont permis à
ce sujet de vivre ce que, jusqu’alors, il devait éviter ? Cette question reste
pour l’instant en suspens. On peut cependant faire l’hypothèse que la perte
d’identification imaginaire n’est supportable que dans la mesure où elle est
suivie d’un remplacement, d’une substitution. On verra plus loin que cette
nouvelle identification s’installe dans le processus du groupe.

7.2 Le processus du groupe


dans ce mouvement dépressif

Missenard propose de prendre en considération ce qui se passe dans le


groupe en le reliant au moment où apparaît la position dépressive de
François-Joseph. Il note que François-Joseph est très vite devenu le
centre des échanges entre les membres du groupe et, en se présentant
comme doué pour « animer » les réunions, il a supplanté celui qui en
occupe officiellement la place. Il est donc devenu ainsi à la fois support
de transfert et de résistance contre une autre forme d’implication.

Le discours de François-Joseph n’est si bien entendu qu’en raison de son


contenu et de la place d’où il est proféré, place centrale qui était en quelque
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 401

sorte à prendre. C’est celle du moniteur idéal, celui que chacun voudrait
être et n’ose assumer. Par identification projective, chacun confie à Fran-
çois-Joseph la part de lui-même qu’il ne peut soutenir, celle qui le pousse
à supplanter le moniteur.

En même temps, chacun assume une position opposée et complémentaire ;


en montrant à François-Joseph ce qu’il y a d’insoutenable et de défensif
dans sa position, en l’empêchant finalement de la soutenir, c’est aussi la
part de soi que François-Joseph supportait que l’on détruise. On résout ain-
si — ou l’on essaie — le conflit de motivation et l’ambivalence du désir de
changement.

Mais cela n’est possible que dans la mesure où l’on peut, en même temps,
s’identifier au moniteur, à celui qui en occupe officiellement la place : c’est
sous son égide que l’on se met quand on conteste à qui que ce soit — à
François-Joseph comme à soi-même — le droit de rivaliser avec lui.

Ce qui se dit dans le groupe peut être compris comme le reflet de la pro-
blématique de chacun. Ce discours est un reflet de celui qui pourrait être
tenu en chacun, dans son ambivalence initiale, et dans son angoisse devant
son désir de changement. Aux uns revient d’exprimer ce désir, à d’autres,
ici François-Joseph, revient d’exprimer l’angoisse et surtout la défense
contre l’angoisse.

Mais chacun a confié aux autres — ou à François-Joseph — la part de lui-


même qu’il ne se reconnaît pas : la plupart ont déposé en lui leurs défenses,
François-Joseph a déposé dans les autres son désir de changement. Les uns
et les autres s’appuyant soit sur une identification au désir supposé du
moniteur, soit sur un désir de le supplanter.

À partir de quoi un travail psychique se fait dans le groupe : il consiste en


la mise à mort d’une image d’un sujet pour qui elle fonctionnait comme
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

repère identificatoire et comme système défensif. Mais en abandonnant —


non sans mal — cette part de lui-même, François-Joseph a été incorporé
au groupe, il est devenu semblable aux autres qui, pour convaincre ce
« pauvre François-Joseph », s’étaient déjà identifiés entre eux. Le groupe
des autres donnait ainsi à François-Joseph une nouvelle image, à laquelle
celui-ci pouvait se conformer ; il constituait un nouvel ensemble auquel
François-Joseph pouvait fusionner.

[…] Au niveau du groupe, le processus comporte un troisième aspect. En


« soignant » François-Joseph déprimé, le groupe a tenté de le « réparer »
et d’effacer ainsi la culpabilité de l’agression qu’il lui avait portée.
402 NARCISSISME ET DÉPRESSION

[…] L’ensemble des phénomènes constituant le processus groupal peut-


être reformulé en termes d’identifications. François-Joseph, pour sa part, a
perdu un repère identificatoire articulé à son idéal du moi narcissique, et
cette atteinte narcissique a été compensée par le travail de « réparation »
accompli par le groupe, certes, mais aussi par la mise en place, devenue
possible, des identifications nouvelles que lui apporte le groupe lorsqu’il
s’y intègre, après avoir abandonné ses défenses initiales. […] Plus schéma-
tiquement, on peut dire qu’à son idéal du moi narcissique François-Joseph
a substitué un idéal du moi collectif. On peut le dire en se souvenant que
cet idéal du moi collectif ne lui était évidemment pas étranger lors de sa
venue au groupe.

Les identifications des autres participants sont de l’ordre des identifica-


tions projectives et introjectives. À François-Joseph chacun « confie » pro-
jectivement, « dépose » en lui la part de soi qu’il refuse, au moment même
où il assume le désir que François-Joseph rejette. […] Ces identifications
projectives et introjectives mutuelles permettent à chacun un travail d’in-
tégration nouvelle après un clivage initial. Tout ce mouvement s’appuie sur
l’identification au moniteur. François-Joseph, en effet, se met en position
de rivalité avec lui, les autres se réfèrent implicitement à lui — et à son désir
supposé — pour soutenir leur position agressive.

7.3 Phase dépressive et état dépressif dans les groupes

A. Missenard note que François-Joseph a vécu un moment dépressif dans


ce groupe, mais qu’il n’a pas présenté un véritable état dépressif. Sa
phase dépressive apparaît dans un mouvement d’identifications : elle
succède à la perte de l’une et précède la mise en place de l’autre. La
possibilité pour François-Joseph de retrouver une identification nouvelle
dans le groupe a certainement été très importante dans la prévention
d’une éventuelle dépression. Cette possibilité est liée au désir de chan-
gement qui a animé François-Joseph. C’est ce désir qui lui permet,
dans un deuxième temps, de se retrouver identique aux autres, de
rejoindre le projet et l’idéal communs, et de réparer ainsi la perte
subie. Cette possibilité est aussi liée au fait que François-Joseph ne
s’est pas trouvé seul dans le groupe, qu’un travail de groupe y a été
effectué et a rendu possible qu’il y trouve d’autres repères identifi-
catoires.
Un autre mécanisme est en cause dans un groupe lorsque l’unité imagi-
naire du groupe et les nouvelles identifications remplaçant celles qui ont
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 403

été perdues ne peuvent plus être reconstituées. Le sujet reste comme en


suspens dans la position dépressive à laquelle cette perte l’a conduit et
qui affecte tout l’espace groupal. C’est ce que montrent les mouvements
dépressifs dans les institutions.

8 DÉPRESSION, IDÉALISATION
ET PERSÉCUTION EN INSTITUTION

L’espace psychique d’une institution est d’une complexité supérieure à


celle du groupe : s’y intriquent des niveaux d’organisation hétérogènes.
Dans une institution psychiatrique comme celles dont il sera question
dans ce paragraphe, l’espace psychique des sujets singuliers, malades,
soignants et administratifs interfère sans cesse avec celui du service, des
groupes dans ce service, et celui de l’institution dans son ensemble. Les
mouvements psychiques qui affectent une région de cet espace produi-
sent des effets dans une autre région. Pour introduire la question de la
dépression dans l’espace institutionnel, il faut avoir à l’esprit cette réso-
nance, amplifiée ou minorée, qui traverse les espaces différents qui le
composent.
Il convient aussi de savoir que le travail des soignants est un travail à
forte teneur d’idéaux, d’identifications (imaginaires, narcissiques, projec-
tives, introjectives…) au sujet souffrant et au sujet soignant, mais aussi de
mécanismes de défense en rapport avec les vicissitudes de ces idéaux et
de ces identifications, témoins de leur désir de soigner. Cette caractéristi-
que est aussi celle des personnes qui travaillent avec la « pâte » humaine :
enseignants, éducateurs, pasteurs, magistrats… Les institutions qui sont
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

les moyens de leur tâche sont particulièrement exposées à développer un


espace psychique spéculaire, comme l’a soutenu J. Bleger (1970)
lorsqu’il a découvert que les institutions psychiatriques fonctionnent en
miroir de la pathologie des patients qu’elles accueillent, ou en résistance
à la pathologie de ces patients.
Sur ces bases, on peut s’attendre à ce que la pathologie des dépressions
soit fréquente, diverse, transversale et synergique dans les institutions de
soin psychiatrique, qu’elle affecte les soignants, tout ou partie d’une
équipe ou d’un service.
404 NARCISSISME ET DÉPRESSION

Pour conduire la réflexion sur cette question, je choisirai trois situa-


tions différentes, dans la mesure où des configurations différentes
donnent naissance à des expressions dépressives différentes dans l’espace
institutionnel. La première concerne la syntonie des effondrements
dépressifs dans une équipe soignante aux prises avec la mélancolie d’une
patiente dans un moment de crise institutionnelle. La deuxième concerne
les mouvements dépressifs dans le deuil difficile, et dans certains cas à la
limite de l’impossible, du fondateur d’une institution. Le troisième exem-
ple reprend la question de la chute de l’idéal dans les institutions inno-
vantes lorsque ses membres se trouvent confrontés à certaines exigences
du réel ou à la découverte de leurs propres limites.

8.1 Une équipe soignante aux prises avec la mélancolie


d’une patiente dans un moment de crise
institutionnelle

La situation que je vais rapporter a pour cadre le service d’un hôpital


psychiatrique pour adultes. J’accompagne l’équipe soignante dans son
élaboration des conduites de soin auprès des malades dont elle a la
charge. Nous travaillons plus particulièrement sur les articulations entre
les cas qui font question et les mouvements que suscite dans l’équipe le
travail soignant auprès de tel ou tel malade. La situation qui est mise en
travail au cours d’une séance de supervision a pour contexte un climat
très lourd qui pèse sur tous les services, et qui cumule les difficultés
issues de la mise en application du régime des 35 heures et les restric-
tions économiques drastiques qui démantèlent les services. Le mot
marasme m’est souvent venu à l’esprit en songeant à l’angoisse des
soignants devant l’atteinte portée à leur capacité soignante par la
conjonction de ces mesures économiques et sociales. Ils se sentent aban-
donnés, ils sont accablés par le sentiment de leur détresse et de leur
impuissance, ils sont épuisés par la colère qu’ils retiennent, plusieurs ont
quitté l’hôpital, à grand risque, d’autres songent à abandonner leur
métier, plusieurs sont en congé maladie. Ils dépérissent et risquent de se
laisser mourir dans leur vie psychique à l’hôpital.
La séance que je vais relater débute, dans ce climat pesant et sombre,
par un silence assez prolongé que mes appels à se mettre au travail ne
parviennent pas à rompre. Je me sens moi aussi envahi par un affect
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 405

dépressif, le sentiment d’un « à quoi bon, qu’est-ce que je peux faire avec
eux… ».
Le médecin assistant, soutenu par un infirmier, se risque à parler d’une
patiente qui met durement toute l’équipe à l’épreuve. Madame L. (43
ans) a déjà connu plusieurs hospitalisations, le plus souvent à la suite de
tentatives de suicide, la première à 18 ans, puis la longue série des autres
tentatives, les unes graves, les autres un peu moins lourdes. Entre les
phases où elle est très déprimée et où elle se défend sur le mode de
l’apathie décrit par M. Enriquez (1984), Madame L. vit des périodes
d’hyperactivité. Nous apprenons qu’elle a vécu très douloureusement le
divorce de ses parents, lorsqu’elle avait 10 ans et que son apathie date de
cette époque, avec un refoulement de toute cette période. Au cours d’un
précédent séjour, nous apprenons qu’elle a fait des études d’infirmière :
tout donne à penser qu’elle pensait ainsi soigner sa mère, gravement
dépressive « depuis la nuit des temps » : elle abandonnera ses études peu
avant que sa mère finisse par se suicider, comme un de ses frères. Elle dit
de son père qu’il était très éprouvé par l’état de sa femme, qu’il lui a
toujours paru épuisé, qu’il s’est ensuite marié trois fois sans vivre une vie
satisfaisante. Depuis plusieurs années, il s’entoure de déchets et vit comme
un clochard.
Depuis son actuel séjour à l’hôpital, elle se comporte comme une
masse inerte, elle n’offre aucune prise à aucune forme de rencontre avec
les soignants, résiste à toute évolution : elle mange et dort, comme un
nourrisson, fume le reste du temps. Son physique est très ingrat, de plus
en plus repoussant, des excoriations creusent son visage. Lorsqu’elle
accepte des soins, elle les consomme pendant une durée assez courte, et à
condition qu’ils s’appliquent à son corps partiel (oreille, yeux, dents,
peau) mais elle les met en échec, notamment ceux qui concernent la peau.
Nous notons que ce n’est pas seulement la peau qui fait l’objet de cette
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

manœuvre de soins simultanément appelés et refusés, mais toutes les


zones sensorielles. Depuis plusieurs semaines, tout est exténuant pour
elle et pour les soignants. Je reçois les plaintes des soignants qui s’enga-
gent de plus en plus dans une position apathique, adoptant à mon égard la
même attitude qu’ils dénoncent chez Madame L. : elle s’exhibe au regard
des autres, sa difficulté serait de n’avoir pas pu se constituer dans le
regard de sa mère déprimée, être reconnu par elle.
Le choix du cas de Madame L., qui pose un réel et grave problème aux
soignants, est retenu (au double sens d’être sélectionné et de garder pour
406 NARCISSISME ET DÉPRESSION

soi : cf. le début de la séance) en raison de son potentiel de résonance


avec le fond dépressif dans lequel sont pris tous les soignants. C’est sur
ce choix que j’invite l’équipe à travailler. Je pense aussi qu’ils me font
partager leurs affects et leur impuissance, dans le transfert, en répétant
avec moi ce qu’ils ne peuvent élaborer ni avec leur patiente, ni avec les
instances institutionnelles, retenus qu’ils sont de penser leur propre phase
dépressive grave. Ce qu’ils transfèrent, c’est aussi leur demande d’être
reconnus.
Toutefois, la situation n’est pas si simple. De la même manière que
Madame L. s’acharne1 à ne pas faire pour elle-même ou à ne pas recevoir
quelque chose de bon pour elle, les soignants s’efforcent de me convain-
cre qu’ils sont impuissants à faire quoi que ce soit de bon pour eux et
pour Madame L.
C’est un fait admis par tous que cette femme mélancolique est une
patiente particulièrement difficile, ingrate, peu gratifiante et qu’elle
suscite chez plusieurs soignants des mouvements agressifs et d’abandon.
Ils comprennent bien que son vide interne et son apathie n’appellent
aucun désir de lien, que la présence de l’autre ne rencontre en elle que de
l’absence à l’autre, qu’il ne peut se produire d’événements dans un
monde sans projet. Mais nous découvrons qu’eux-mêmes se conduisent
vis-à-vis de leur idéal de soignant, mis à mal de plusieurs côtés, comme
Madame L. se comporte vis-à-vis de sa mère interne : la punir et se punir
soi-même de la punir. Tout semble s’orchestrer dans un scénario tragique
et silencieux du ratage, de la mise en échec — de soi et de l’autre —, de
l’auto-accusation retournée en déflection de haine et de rejet.
Dans cet exemple, nous trouvons réunis plusieurs facteurs qui contri-
buent à créer l’espace psychique partagé de la dépression conjointe : la
mélancolie d’une patiente particulièrement difficile, qui met à l’épreuve
la capacité soignante d’une équipe ordinairement très réceptive, organi-
sée par le désir de dispenser des soins au plus près de la singularité de
chaque patient. Les soignants sont mis à mal dans leurs idéaux person-
nels et communs, au moment où ils vivent l’institution psychiatrique
comme une instance qui les persécute, met en pièce la continuité des
soins, qui les attaque dans leur capacité soignante au lieu de les protéger.
Ils se comportent vis-à-vis d’eux-mêmes, de la patiente et de ce que je

1. C’est le mot qui convient à ses attaques contre son enveloppe de peau.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 407

représente pour eux exactement comme la patiente à l’égard de sa mère


interne et vis-à-vis d’elle-même. C’est ce qu’il a été possible de repérer,
différenciant ainsi les espaces dépressifs et les moyens de les traiter.
Il conviendrait d’ajouter un degré de complexité supplémentaire à cette
configuration. C’est un cas très fréquent dans un centre de crise par
exemple, où tout un groupe thérapeutique de patients entre en résonance
intense et durable avec un malade dépressif par le moyen d’identifica-
tions projectives mutuelles auto-entretenues. Il n’est pas rare que la
dépression affecte par le même moyen les soignants, soit qu’ils trouvent à
leur insu une figuration fascinante de leur propre noyau dépressif, soit
qu’ils mettent en œuvre des défenses, quelquefois communes, contre
certains contenus régressifs insupportables de la dépression. Cette désor-
ganisation intense de la capacité soignante est réversible, à la condition
que soit disponible un dispositif d’écoute qui permette de surmonter la
difficulté de symboliser ce qui échappe au contrôle des soignants.

8.2 Une institution novatrice et le deuil impossible


des malades-ancêtres

La chute de l’idéal dans les institutions innovantes est une autre occasion
pour ses membres d’être confrontés à un moment dépressif lorsqu’ils
doivent faire face à certaines exigences du réel, à la découverte de leurs
propres limites ou à l’ambivalence qui traverse leur désir de soigner.
J’ai eu l’occasion de suivre, souvent dans un travail de plusieurs
années, des institutions de soin issues de l’hôpital psychiatrique, notam-
ment des hôpitaux de jour et des centres de crise (Kaës, 1996a). Dans ces
institutions novatrices, ce que chacun (administrateurs, soignants, mala-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

des et familles) engage dans la fondation de l’institution produit des


effets intenses sur le devenir de l’ensemble institutionnel et sur celui des
sujets singuliers, des malades spécialement. Les formations idéales sont
ici plus qu’ailleurs mobilisées dans les scénarios fantasmatiques qui
soutiennent le désir de soigner et la mise en œuvre collective de ce désir.
Soigner les malades, c’est d’abord s’établir soi-même et établir l’autre
(plus d’un autre) dans un scénario fantasmatique partageable et en partie
partagé, dont les termes s’énoncent à travers des actions psychiques et
des emplacements corrélatifs, complémentaires ou antagonistes. Des
objets abîmés, souffrants, détériorés, rencontrent des objets réparateurs,
408 NARCISSISME ET DÉPRESSION

régénérateurs, salvateurs etc., dans des scénarios psychiques d’actions


antagonistes : réparer/détruire, faire mourir/sauver…
La situation que j’évoque se situe à une période où se mettaient en
place les premiers hôpitaux de jour. L’idéalisation de la tâche était assez
forte, nécessaire pour engager ces institutions innovantes dans le projet
de reconstruire le monde du soin psychiatrique. À un moment du travail
avec l’équipe soignante, à propos de la sortie de certains malades hors du
dispositif de soin, un profond malaise affecte l’équipe, avec des manifes-
tations dépressives plus ou moins graves : dégoût du travail, sentiment
d’échec et d’incapacité, idées de départ, intolérance à leurs mouvements
agressifs vis-à-vis des malades, sentiment d’être abandonné par le médecin
chef et par l’administration, etc.
L’analyse dévoile un accord jusqu’alors tenu inconscient par chacun et
par tous. Cet accord portait sur le désir inconscient de conserver certains
des premiers malades reçus dans la nouvelle institution. Ces malades
occupaient, en effet, avec certains des premiers soignants, une certaine
place dans l’espace psychique partagé de l’origine commune. Ils devraient y
être conservés, tenus avec les uns et les autres, à la fois pour être préser-
vés de la destruction et pour être indéfiniment soignés : se séparer d’eux
était devenu équivalent à la destruction de l’hôpital, à la mise en cause
des idéaux fondateurs.
Dans l’étude plus large que j’ai consacrée à cette institution, j’ai
proposé que ces malades inclus dans l’espace originaire y font figure et
fonction partielle d’ancêtres, ou de représentants ancestraux. Ces mala-
des-ancêtres perpétuent, dans l’ensemble, pour l’économie de l’ensemble
et pour celle de chacun des sujets de l’ensemble pris isolément, les
éléments du scénario originaire inconscient d’où procèdent les places, les
fonctions, les discours et, à un niveau d’organisation secondarisé, le
projet de l’institution. C’est de ces investissements figés dans la représen-
tation de l’origine que les soignants avaient à se séparer. Ils vivaient cette
séparation comme une perte intolérable, une épreuve difficilement
surmontable, au point qu’ils avaient aménagé des situations paradoxales
pour s’en protéger : tel malade-ancêtre était maintenu à la place de
l’enfant malade merveilleux sans lequel les soignants ne pouvaient
s’assurer de leur propre capacité soignante, mais à la condition essen-
tielle qu’il ne guérisse pas. Tel autre malade-ancêtre était maintenu dans
la place de l’objet-dépotoir, un autre dans celle de l’objet contraphobique
vis-à-vis de l’administration persécutrice.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 409

Laisser partir ces malades confrontait les soignants à effectuer une


série de réorganisations de leurs idéaux et de leurs repères identifica-
toires face aux limites du travail qu’ils pouvaient entreprendre : une
distance s’était creusée entre les investissements de (et dans) l’origine
et leur expérience, plus décevante. La dépression masquait et révélait cet
écart.

8.3 Deuil difficile et dépression lors du départ


du fondateur

Si les moments dépressifs sont somme toute assez fréquents dans les
institutions de soin, c’est aussi que le travail psychique qui s’y fait expose
les soignants à une constante confrontation avec des atteintes narcissi-
ques, avec l’expérience des limites (celles du soin et celles qui leur sont
propres), avec le réajustement de leurs idéaux. Les remaniements qui en
résultent prennent leur essor sur ces phases dépressives.
Cette dépressivité en quelque sorte structurelle est à distinguer des
dépressions graves et durables qui affectent tout l’espace d’une institu-
tion et qui confrontent les soignants à des angoisses archaïques, à des
retraits massifs d’investissement, à des vécus insupportables d’autodé-
valuation, d’auto-accusation, bref à des dépressions authentiques. Les
deux exemples que je viens de proposer donnent un aperçu de cette diffé-
rence.
Il arrive que d’autres sortes de déterminations provoquent des effets
analogues. Je ne ferai qu’évoquer ici des institutions ou des membres
d’une institution qui n’ont pas pu survivre (quelquefois à la lettre) au
départ de leur fondateur. Cette configuration doit être circonstanciée, car
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

de nombreuses variables interviennent et interfèrent. Le contexte du


départ (démission volontaire ou départ obligé, consécutive ou non à un
grave conflit, mort brutale ou prévisible) n’est pas sans porter trace des
investissements placés dans la fondation par le fondateur et par ceux qui
l’ont suivi. Déterminante est aussi la nature du lien qui s’est établi entre
le fondateur et les membres de l’institution : de nombreux deuils ne
sont pas surmontés, car le fondateur avait lui-même préparé la dépres-
sion insurmontable en établissant un lien d’emprise avec les membres
de l’institution, emprise qui s’exerçait avec d’autant plus d’efficacité
que le lien de dépendance était recherché et soutenu par les « adhérents ».
410 NARCISSISME ET DÉPRESSION

J’ai en mémoire la position perverse d’un fondateur qui avait averti ses
assujettis qu’ils ne survivraient pas à sa disparition ou à la dissolution de
sa fondation.
Dans tous ces cas de dépression consécutifs à un deuil insurmontable,
ce qui est en question est l’intensité des investissements narcissiques réci-
proques et mutuels entre le fondateur et ceux qui se fondent en lui. Que le
pacte qui les unit vienne à se déchirer, par le départ du fondateur, les
survivants se sentent éminemment coupables de cet abandon 1.

9 PROPOSITIONS SUR LES DÉPRESSIONS


CONJOINTES ET PARTAGÉES

Au terme de ce parcours, qu’avons-nous appris sur les dépressions


conjointes, communes et partagées ? Tout d’abord que la dépression est
toujours une douleur intime et une douleur dans le lien. La douleur est
une expérience intense dont nous avons rencontré diverses faces : la
dépression est la maladie humaine, la « maladie de la douleur 2 » — la
douleur d'être, la douleur de la perte, la douleur du désir désormais irréa-
lisable, la douleur de la séparation, la douleur narcissique 3.
Pour faire un bilan plus précis de ce parcours, nous partirons des hypo-
thèses de travail qui ont soutenu notre démarche et nous nous deman-
derons si, dans les différentes configurations de lien que nous avons
explorées, elles se sont avérées pertinentes. Nous ferons ensuite le point
sur les processus et les formations psychiques mobilisés dans les dépres-
sions conjointes. Nous examinerons alors quels modèles explicatifs pour-
raient être proposés pour rendre compte de la consistance psychique des
dépressions conjointes, communes et partagées.

1. Depuis la rédaction de ce chapitre, j’ai développé l’étude des deuils des fondateurs dans les
institutions, en mettant l’accent sur le travail du deuil, des représentations de l’originaire et du
passage des générations (Kaës R., 2007).
2. Sur la « maladie de la douleur », à propos de Marguerite Duras, cf. Kristeva, 1987.
3. Sur la douleur narcissique, cf. Chabert, 2003.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 411

9.1 L’affinité entre la dépression et


les espaces psychiques communs et partagés
Nous étions partis de la proposition qu’il existe une affinité entre la
dépression et les espaces psychiques communs et partagés qui tiennent
ensemble le sujet et son environnement intersubjectif. La dépression
intrapsychique du lien à l’objet interne est conjointement la dépression
du lien intersubjectif dans la mesure où, précisément, ces deux espaces
sont en totalité ou en partie superposables et emboîtés. Dans ce cas, la
dépression qui est essentiellement un effondrement de l’espace interne
est un effondrement corrélatif dans l’espace psychique du lien inter-
psychique.
Avec l’objet perdu, le lien est affecté de diverses manières : il se
déprime, se renforce, s’organise sur le déni, etc. La perte de l’objet est
conjointement la perte du lien et la perte du sens. Il n’est pas rare, dans ce
cas, que le lien s’organise essentiellement par et dans la dépression,
manifestant ainsi la valeur anti-dépressive du lien.
Dans tous les cas, la souffrance de la dépression concerne la zone où
l’on est attaché les uns aux autres par toutes sortes de liens. La souf-
france de la dépression est celle de la perte de l’objet dans la mort, la
séparation, le désamour ; elle est aussi celle de l’effondrement du
narcissisme.
Si, comme je l’ai supposé, l’affinité entre la dépression et les espaces
psychiques communs et partagés exprime la problématique du lien et de
la séparation, nous avons dans cette hypothèse un point de départ perti-
nent pour construire une théorie du lien. La dépression est le symptôme
d’un lien qui échoue à se transformer après la perte de l’objet, laissant le
sujet à vif dans son narcissisme et dans sa culpabilité.
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9.2 Le lien s’organise aussi contre l’effondrement


de la dépression
Mais nous devons développer un autre point de vue, celui que nous ouvre
l’expérience psychanalytique du travail avec les groupes, dont nous avons
pu tout au long de ce chapitre repérer la pertinence dans toutes les confi-
gurations cliniques que nous avons envisagées. Le lien s’organise aussi
contre l’effondrement de la dépression, le lien est aussi un évitement de
412 NARCISSISME ET DÉPRESSION

la solitude, inhérente au travail du deuil et condition pour que le sujet


émerge de la « psyché de masse ». À bien des égards, celle-ci fonctionne
— aussi bien dans les couples que dans les familles — comme une des
modalités les plus efficaces qui soient pour soutenir le déni de la perte par
une alliance conjointe de tous ceux qui ont un intérêt à maintenir ensem-
ble un état de confusion : confusion entre le vif et le mort, mais aussi
entre les générations. En ce sens, l’illusion groupale — au sens freudien
du mot illusion — est le maintien de l’illusoire capacité attribuée au
groupe de faire prévaloir un ordre hors de la mort et de la finitude. Les
groupes, du plus petit jusqu’au plus grand, lorsqu’ils sont sous l’effet de
l’allégeance à l’Idéal, à la toute-puissance de l’Idée et à la tyrannie de
l’Idole dans lequel se mire le narcissisme, sont des drogues psychiques
anti-dépressives puissantes, et par là même mutilantes pour ses sujets,
pour la pensée, pour la culture, pour l’amour. Mais ils ne font que retar-
der et amplifier la catastrophe psychique et sociale qui se nourrit de ces
pactes dénégatifs1.

9.3 Les diverses formes de la dépression dans le lien

Il existe diverses formes et configurations de la dépression dans l’espace


psychique conjoint commun et partagé.
Résumons ce que la clinique nous a appris :

– il importe de distinguer entre la structure dépressive propre à une


configuration de liens (la dépression de ces espaces) et la structure
dépressive d’un sujet dans cette configuration (la dépression du sujet
dans ces espaces). Les dépressions communes concernent plusieurs
sujets tenus dans un lien : par exemple la dépression consécutive à la
perte d’un objet commun (une famille, un couple, un groupe), à un
deuil familial, ou la dépression qui suit une catastrophe sociale,
comme la disparition de proches sous l’effet de la violence d’État.

1. Dans un ouvrage récent (2003) au titre évocateur Ululare con i luppi, E. Gaburri et L. Ambrosiano
ont développé un point de vue assez proche du mien. Ils suggèrent de considérer le deuil à partir
du vertex du groupe et de ce que celui-ci transmet à l’individu pour l’élaborer (les processus de
séparation et d’individuation, le pacte totémique) ou pour l’éviter.
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 413

C’est aussi le cas des deuils collectifs, qui affectent une communauté
tout entière1. Il peut arriver aussi que l’objet perdu n’est pas commun,
mais le partage des symptômes crée un vécu plus ou moins partagé :
pour que cet effet se produise, il faut quelque chose en commun ;
– il n’existe pas une modalité unique et identique de la dépression pour
les sujets liés dans un espace psychopathologique commun, mais des
symptômes divers (dépression anaclitique, deuil pathologique, thèmes
délirants, troubles psychosomatiques…) peuvent recouvrir un fond
dépressif commun ;
– des processus divers sont à l’œuvre dans la dépression conjointe :
induction réciproque, exportation, injection, dépôt, projection, identifi-
cation projective, identification hystérique, inclusion mutuelle, etc.
Outre ces processus individuels, des processus interpsychiques sont à
l’œuvre, notamment dans les alliances inconscientes : pactes dénégatifs,
déni en commun, etc.

9.4 Les modèles explicatifs


La métapsychologie issue de la cure ne rend compte que partiellement et
de manière insuffisante des processus responsables des pathologies
communes. La théorie de l’appareil psychique individuel a été constituée
sur la base de la méthode du divan et, de ce fait, elle n’est pas le cadre
métapsychologique adéquat pour rendre compte de la réalité psychique
que construit un ensemble intersubjectif. Elle n’a pu que spéculer sur le
fonctionnement psychique du lien et de certains troubles du lien.

1. Je voudrais faire mention des recherches qui tentent d’inscrire la dépression partagée dans un
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

contexte social et culturel plus large. Il s’agit plus spécifiquement des conditions du travail du deuil
collectif et du deuil individuel collectif, dans les grandes catastrophes sociales provoquées par
la violence d’État, les dictatures, les guerres civiles et les génocides. Sur ces aspects du deuil,
l’ouvrage de J.-C. Métraux (2004) est une référence majeure. Une autre référence est le travail
d’O. Douville sur ce qu’il nomme « la mélancolisation du lien social ». Il décrit ainsi l’effet de
l’indifférence généralisée à l’égard des choix éthiques sur une économie psychique impuissante
à se lier à des représentations du futur et à investir la vie psychique lorsque la relation à autrui ne
sert plus à rien (2000, p. 260).
Pour ma part (Kaës, 1998), je pense que le fond de dépressivité qui affecte la modernité est un
effet de la disparition ou de l’effondrement des garants métasociaux et métapsychiques qui
assurent une suffisante continuité dans les objets de croyance, de sens et de confiance : à
l’anthropophagie psychique généralisée dans les sociétés postmodernes, forme de l’incorpora-
tion orale anti-dépressive, s’allie ce que C. Castoriadis (1996) appelait « la montée de l’insigni-
fiance ».
414 NARCISSISME ET DÉPRESSION

L’avènement de nouveaux dispositifs de travail psychanalytique ouvre un


autre registre du débat sur les espaces psychiques conjoints et la psycho-
pathologie qui s’y développe. Nous nous trouvons ainsi devant trois
grands modèles explicatifs.
1. Les explications classiques de la psychiatrie font appel, depuis Lasè-
gue et Falret, au modèle de l’induction pour rendre compte des patholo-
gies conjointes, sur le modèle du délire à deux. Ce modèle est du même
niveau que celui de l’influence, proposé par G. Le Bon et G. Tarde pour
rendre compte des processus psychiques dans les groupes et dans les
foules.
2. Avec Freud, la psychanalyse a introduit un autre modèle explicatif
en proposant le concept de l’identification dans son rapport au désir
inconscient : au désir inconscient de l’autre et au désir inconscient pour
l’autre. L’identification hystérique fournit le prototype de ce modèle pour
rendre compte des identifications communes et complémentaires et des
scénarii inconscients qui les soutiennent. Par la suite, les modèles
psychanalytiques enrichissent cette proposition (identification projective,
dépôts, inclusion mutuelle, encryptage, etc.).
3. Les recherches psychanalytiques sur la réalité psychique commune
et partagée apportent de nouveaux modèles explicatifs, la plupart issus de
la pratique du travail psychanalytique en situation de groupe. Aux modè-
les classiques de la résonance fantasmatique inconsciente (Foulkes,
1964 ; Ezriel, 1950) ou de la mentalité de groupe (Bion, 1961) se sont
ajoutées d’autres conceptions. Le modèle de l’appareillage psychique
(Kaës, 1976), d’abord appliqué au groupe, s’est ensuite étendu à la
famille, au couple et aux institutions. Il a introduit une différence de
régime dans la formation de l’espace psychique commun, conjoint et
partagé, selon les modalités isomorphes et homéomorphes de l’appa-
reillage. Il a permis de repérer l’importance des alliances inconscientes
(pactes dénégatifs, déni en commun) dans les processus de formation
du lien et de l’inconscient des sujets du lien. Ce modèle exprime
certains processus repérés dans l’approche classique en les resituant
dans un espace interpsychique : par exemple, l’exportation ne peut réus-
sir que si elle rencontre chez un sujet un accueil sinon un appel vers une
importation.
Des stratégies inconscientes corrélatives sont ainsi mises en évidence :
la dépression de l’un induit un mouvement dépressif chez l’autre, selon
des stratégies inconscientes propres à chaque sujet, identiques ou
LES DÉPRESSIONS CONJOINTES 415

complémentaires. Nous sommes en présence, une fois encore, de diffé-


rents cas de figure ; ils vont de l’empêchement du travail du deuil chez
l’autre pour maintenir chez soi le déni ou le gel de l’objet perdu à la
tentative de faire éprouver à l’autre ce que le sujet a subi sans pouvoir
l’élaborer.
Les recherches psychanalytiques sur les processus de la transmission
psychique entre les générations et chez les contemporains ont développé
d’autres modèles explicatifs. Nous en avons vérifié la pertinence lorsque
la clinique a montré comment la dépression transmise dans le lien joue un
rôle décisif dans la structuration de zones entières de la psyché. C’est le
cas lorsque le deuil impossible chez un des parents ou chez les deux
parents, quelquefois sur plusieurs générations, rend problématique
l’élaboration du deuil originaire chez l’enfant. Les dépressions transmi-
ses forment un espace psychique structurellement organisé par une
boucle d’induction dépressive réciproque.
Parmi les recherches à entreprendre, un chantier concerne le régime
des processus temporels dans les dépressions conjointes et partagées.
Lorsque la dépression est vécue ensemble par plusieurs sujets, il n’est pas
établi qu’elle s’est constituée, qu’elle évolue et qu’elle s’élabore dans le
même temps1 et au même rythme pour tous. La diversité des temps
psychiques est une dimension importante des pathologies conjointes.

9.5 La co-élaboration des résistances


à sortir du cercle de la dépression conjointe

C’est aussi une question qui concerne directement le travail psychique du


traitement de la dépression conjointe. Le deuil d’un objet commun ne se
fait pas au même rythme pour chaque sujet, ni le travail de l’élaboration,
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

ni celui de la réparation. Dans les situations cliniques qui ont été explo-
rées, la guérison des états dépressifs a requis une co-élaboration de la part
de tous les sujets liés dans et par la dépression. La logique du « pas l’un
sans l’autre » joue ici comme dans la genèse des troubles, à cette diffé-
rence près qu’il s’agit de dénouer les nœuds pathogènes qui se sont

1. Les effets de cette synchronie du deuil présente des caractéristiques encore peu connues, c’est
précisément ce qu’éclaire l’ouvrage de J.-C. Metraux. Le rythme de l’élaboration de la dépression
conjointe n’est pas identique pour chaque sujet.
416 NARCISSISME ET DÉPRESSION

formés dans l’espace psychique commun et partagé, quelquefois d’une


génération à l’autre, sans que l’on puisse agir directement avec la généra-
tion précédente. Le processus s’engage alors en s’actualisant dans le
transfert intergénérationnel, dont le support est le thérapeute, mais aussi
d’autres sujets qui constituent les composantes de l’espace plurisubjectif 1.
Nous avons vu que le thérapeute (ou le psychanalyste) est souvent
confronté à vivre le cercle d’échec qui caractérise ces dépressions
conjointes et qui révèle la puissance des résistances à sortir de ce cercle.
Lorsque « le symptôme est tenu de plusieurs côtés », selon l’heureuse
formule de Freud à propos de Dora, ce qui se dénoue d’un côté se
renforce souvent d’un autre. Dans cette conjoncture, il convient de porter
une attention particulière au destin de la haine dans les dépressions parta-
gées consécutives à un deuil. La haine entretient le cercle de la dépres-
sion selon divers scénarii. Par exemple, certains parmi les autres
endeuillés sont accusés, et chacun peut aussi accuser chacun, de n’avoir
pas su ou voulu prendre soin de l’objet perdu. Ou bien l’objet perdu est
placé dans la position d’un juge agressif : le sujet déprimé s’identifie à la
victime de cette agression ou à l’instance qui le juge, ou bien l’objet
agresseur est projeté sur un objet externe ou encore la position de la
victime est attribuée à un autre. Selon un autre scénario, l’objet perdu est
identifié à une partie de soi contre laquelle nous ne pouvons pas diriger
notre haine, dès lors projetée sur un autre, ou sur plus d’un autre.
Cette configuration nous conduit à réfléchir sur les conditions et les
processus qui rendent possible la co-élaboration des résistances à sortir
du cercle de la dépression conjointe. Dans tous les cas, nous avons à
mettre en travail les processus générateurs de différenciation entre les
espaces conjoints et les espaces personnels. Toutes les situations clini-
ques exposées en montrent la nécessité. Mais il est tout aussi important
de travailler sur les bénéfices que tire de la conjonction des espaces
psychiques pathologiques chacun des sujets, notamment pour servir la
résistance à accepter sa propre dépression. Je pense que, dans tous les
cas, ce sont les alliances inconscientes qui sont les maîtres d’œuvre de la
résistance. Ce sont donc elles qu’il convient de délier.

1. C’est ce qu’a remarquablement montré la psychothérapie de Cédric et de sa famille (cf. p. 200).


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PSYCHO SUP PSYCHOLOGIE
COGNITIVE

PSYCHOLOGIE
SOCIALE

PSYCHOLOGIE
CLINIQUE
Sous la direction de
Catherine Chabert

TRAITÉ DE PSYCHOPATHOLOGIE
DE L’ADULTE
NARCISSISME ET DÉPRESSION
La mise en perspective du narcissisme et de la CATHERINE CHABERT
dépression est désormais classique dans les travaux de Professeur de
psychologie clinique
psychopathologie psychanalytique : le risque serait plutôt et psychopathologie
de les associer de manière systématique au point de à l’Université Paris-
Descartes.
les confondre. Le présent ouvrage permet d’éviter cet
écueil et de suivre l’évolution des deux concepts en en RENÉ KAËS
dégageant la spécificité dans des champs différents. Professeur émérite de
psychologie clinique
Les auteurs, universitaires et psychanalystes, offrent ici une et psychopathologie à
contribution substantielle et convaincante à l’élaboration l’Université Lyon 2.

clinique et théorique de ces problématiques et de JACQUELINE


leurs destins singuliers : dérives psychopathologiques LANOUZIÈRE
majeures ou bien dégagement et ouverture vers des voies Professeur émérite de
psychopathologie à
nouvelles. l’Université Paris 13.
Ce deuxième volume du Traité de psychopathologie de
l’adulte est composé de deux parties : FRANÇOISE NEAU
Maître de conférences
– Narcissisme et perversion ; en psychopathologie et
psychanalyse à l’université
– Figures de la dépression. Paris-Diderot.
Destiné aux étudiants de master et doctorat engagés
RENÉ ROUSSILLON
dans une formation en psychologie clinique et en
Professeur de
psychopathologie, cet ouvrage s’adresse également aux psychologie clinique
cliniciens en exercice. et psychopathologie à
l’Université Lyon 2.

ALEXANDRINE
SCHNIEWIND
Professeur de philosophie
à l’Université de
Lausanne.

LICENCE MASTER DOCTORAT

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ISBN 978-2-10-054274-1 www.dunod.com

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