Sous la direction de
Catherine Chabert
Narcissisme
et dépression
P S Y C H O S U P
Sous la direction de
Catherine Chabert
Illustration de couverture : Franco Novati
Avec la collaboration de :
René KAËS
Professeur émérite de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université
Lyon 2, psychanalyste.
Jacqueline LANOUZIÈRE
Professeur émérite de psychopathologie à l’Université Paris 13, psychanalyste,
membre de la Société Psychanalytique de Paris.
Françoise NEAU
Maître de conférences en psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris-
Diderot, psychanalyste.
René ROUSSILLON
Professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Lyon 2,
psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris.
Alexandrine SCHNIEWIND
Professeur de philosophie à l’Université de Lausanne (Suisse), psychanalyste.
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS 1
PREMIÈRE PARTIE
NARCISSISME ET PERVERSION
Introduction 119
5 Sexualisation-désexualisation 139
BIBLIOGRAPHIE 171
DEUXIÈME PARTIE
FIGURES DE LA DÉPRESSION
Introduction 225
1 Les sources de l’héritage freudien 226
1.1 Luther ou l’invocation de l’aide divine 227
1.2 Les Lumières : la primauté de la raison 230
1.3 Schopenhauer et la naissance du sens moral 231
1.4 Schiller et la notion de détresse 233
1.5 Kierkegaard ou le désespoir face à soi-même 235
2 La détresse dans l’œuvre freudienne 237
2.1 Le paradigme individuel :
l’Esquisse d’une psychologie scientifique 237
2.1.1 L’expérience de satisfaction 238
2.1.2 L’acquisition de la fonction du jugement 240
2.1.3 Les conditions préalables : l’intérêt,
l’attention, la compréhension 242
2.1.4 Le rapport à la moralité 244
2.1.5 Le Nebenmensch, l’être d’à côté 246
2.2 Le paradigme socioculturel 248
2.2.1 L’Avenir d’une illusion ou les racines de la détresse
de l’âge adulte 250
2.2.2 Malaise dans la culture ou le bonheur sans idéal 255
3 L’altérité du transfert 257
3.1 Traiter par le transfert ou par la sublimation ?
La correspondance Freud/Pfister 257
3.2 Le Remerciement à Freud de Lou Andréas-Salomé 261
3.3 Les conseils techniques de Freud 263
3.4 « hilflos – hilfreich » : le paradigme 268
Conclusion 269
Introduction 273
1 La mélancolie et son histoire 279
1.1 La mélancolie littéraire 279
TABLE DES MATIÈRES IX
Introduction 353
Penser le rapport intime de la dépression et du lien 354
X NARCISSISME ET DÉPRESSION
BIBLIOGRAPHIE 417
AVANT-PROPOS
« Psychopathologie et psychanalyse »
Psychanalyse et psychopathologie sont décisivement liées, dès les débuts
de l’œuvre freudienne, comme le sont nécessairement une théorie,
une clinique, une méthode impliquées dans une démarche épistémo-
logique cherchant à analyser, à interpréter et à traiter les troubles
psychiques.
Étayées l’une par l’autre, elles mettent à l’épreuve les grands principes
du fonctionnement de l’appareil psychique tels qu’ils ont été définis et
élaborés par Freud à partir de ses découvertes « scandaleuses » : la
reconnaissance de l’existence de l’inconscient, la place fondamentale de
la sexualité dans le développement psychique, la dialectique du normal et
du pathologique. Aujourd’hui encore, ces mouvements de pensée provo-
quent des résistances, des refus, voire des procès, alors que, dans le même
temps, la clinique psychopathologique et la théorie psychanalytique
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
Catherine CHABERT
Première partie
NARCISSISME
ET PERVERSION
Chapitre 1
HISTOIRE ET
PSYCHOPATHOLOGIE
1 LE NARCISSISME : HISTOIRE
ET DÉFINITION DU CONCEPT
1. Pierre Hadot (1976) analyse les différentes versions de la légende de Narcisse, apparue dans la
littérature et l’art gréco-romains au début de l’ère chrétienne.
2. L’œuvre de Claude Lévi-Strauss met en œuvre cette hypothèse : le mythe proposerait la solution
imaginaire d’une réalité insoluble.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 9
(il est fasciné par cette image de lui-même idéalisé), la double entrave
(stérile, impuissant, il reste entravé entre la vie et la mort) et l’oscillation
métaphoro-métonymique (à sa mort, il se métamorphose en une fleur, le
narcisse, qui le représente métaphoriquement tout en étant une partie de
lui puisqu’elle a son nom et sa beauté).
Freud emprunte le terme de « narcissisme1 », créé à partir du mythe, au
criminologue Paul Näcke (1851-1913) qui introduit ce terme en allemand
en commentant les travaux d’Havelock Ellis, dont le premier tome des
Études de psychologie sexuelle paraît à Londres en 1897 : Näcke, auquel
Freud se réfère au tout début de son article, décrit ainsi une perversion,
celle d’un être qui n’aimerait, y compris sexuellement, que lui-même. À
partir de ce qui devient pour lui, dès 1914, un concept clé, Freud va
réorienter des pans entiers de la psychanalyse : la nature du conflit
pulsionnel, la conception psychanalytique du moi et la notion d’objet
vont s’en trouver profondément remaniées.
En introduisant le narcissisme, Freud superpose au dualisme pulsions
sexuelles/pulsions d’autoconservation, jusque-là prévalent, un autre
conflit pulsionnel qui oppose dans les pulsions sexuelles libido du moi et
libido d’objet.
Ce « développement de la théorie de la libido » que Freud propose en
1914, et qui conduit à la partition des investissements libidinaux, ouvre
ainsi une réflexion sur la notion d’objet et de « choix d’objet », et amène
Freud à différencier les instances du moi, en particulier le moi idéal,
préfiguration du surmoi. Ce moi, investi de libido narcissique, constituera
l’une des instances de la seconde topique, à partir de 1920 ; mais en
même temps, après avoir « introduit » ce concept en 1914, Freud ne le déve-
loppe pas dans ses élaborations suivantes. Bien plus, il paraît l’oublier :
avec la troisième théorie des pulsions qui accompagne la topique moi/ça/
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Bernard Golse (1989) revient sur le mot lui-même, devenu pour Freud « Narzissmus », au son
plus plaisant disait-il à Ernest Jones que le « Narcissismus » de Näcke. Freud avait ainsi
raccourci son prénom, Sigismund, en Sigmund. Golse propose de voir « dans cette amputation,
dans cette ellipse au cœur même des signifiants, la trace d’un point d’ouverture, d’un ombilic,
d’une ligne de fuite sur l’inconnu qui marquerait à la fois la symbolisation du sujet par la préno-
mination et la théorisation de l’investissement de ce même sujet en tant qu’objet. Nous serions
là à une autre limite, à savoir celle qui rejoint l’acte de pensée et l’objet même visé par la
pensée, mutuels reflets – en dernier ressort – l’un de l’autre ».
10 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Nous reviendrons de façon détaillée sur les analyses freudiennes à propos de Léonard dans le
paragraphe sur la perversion : la « représentation de la femme au pénis » dans ce souvenir
d’enfant de Léonard mène Freud sur la voie du modèle fétichiste de la perversion.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 11
(qui l’un et l’autre visent au plaisir mais par des voies différentes) préfi-
gure le remplacement de l’autoconservation par la libido du moi. En
analysant l’Homme aux rats, Freud avançait déjà en 1909 cette idée d’un
investissement libidinal des pulsions d’autoconservation.
Parallèlement à la notion d’un choix ou d’un stade objectal caractérisé
comme narcissique, Freud repère et suit deux autres fils qui seront consti-
tutifs du narcissisme et de son capital libidinal : le regard et la toute-
puissance de la pensée. Il souligne en effet le rôle essentiel joué par
l’érotisation du regard dans l’étiologie de la cécité hystérique, et la
12 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ La libidinalisation du moi
C’est justement la clinique qui rend nécessaire l’introduction d’un tel
concept. Le retrait de la libido d’objet sur le moi et le délire des grandeurs
ou l’hypocondrie dans la psychose, la toute-puissance de la pensée chez les
enfants et les primitifs, amènent en effet Freud à poser « un investissement
libidinal originaire du moi ; plus tard une partie en est cédée aux objets, mais,
fondamentalement, l’investissement du moi persiste et se comporte envers
les investissements d’objet comme le corps d’un animalcule protoplasmique
1. Laplanche a souligné que si cet auto-érotisme « était bien l’état premier de la sexualité, cela ne
signifiait pas qu’il fût nécessairement l’état biologique premier » (1970, p. 114-115).
14 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Mais les pulsions auto-érotiques existent dès l’origine ; quelque chose, une
nouvelle action psychique, doit donc venir s’ajouter à l’auto-érotisme pour
donner forme au narcissisme1.
Nous disons que l’être humain a deux objets sexuels originaires : lui-
même et la femme qui lui donne ses soins ; en cela nous présumons le nar-
cissisme primaire de tout être humain, narcissisme qui peut évidemment
venir s’exprimer de façon dominante dans son choix d’objet.
1. Nous soulignons.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 15
C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait
dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce
nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de
toutes les perfections (Freud, 1914).
1. Freud définit ici le complexe de castration comme « angoisse concernant le pénis chez le
garçon, envie du pénis chez la fille ».
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 17
sisme comme fixation à l’amour de soi n’est plus une perversion, alors
même que dans les Trois essais de 1905, c’est cette fixation qui caracté-
risait la perversion, comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant.
En 1914, c’est la perversion elle-même qui devient un avatar du narcis-
sisme, une stase dans le développement de l’idéal du moi : quand l’idéal
du moi ne s’est pas développé et n’a donc pas fait refuser par la conscience
morale ce que la satisfaction libidinale objectale pouvait avoir
d’« inconciliable » avec les représentations du moi, alors « la tendance
sexuelle pénètre telle quelle, comme perversion, dans la personnalité.
Être à nouveau, comme dans l’enfance, et également en ce qui concerne
18 NARCISSISME ET DÉPRESSION
les tendances sexuelles, son propre idéal, voilà le bonheur que veut
atteindre l’homme » (Freud, 1905).
La passion amoureuse elle-même est organisée sur un mode pervers,
dans la mesure où elle supprime le refoulement et élève l’objet sexuel au
rang d’idéal sexuel. Et la névrose n’échappe pas à ce même mouvement
narcissique pervers, quand l’excès d’investissement objectal appauvrit le
moi et prive d’accomplissement l’idéal du moi au point que seul un choix
d’objet de type narcissique lui permettra de restaurer sa toute-puissance
narcissique endommagée.
Une telle conception de l’idéal du moi éclaire en fait toutes les forma-
tions psychopathologiques, de la névrose à la psychose, et notamment la
paranoïa, « souvent causée par une atteinte du moi, par une frustration de
la satisfaction dans le domaine de l’idéal du moi » (Freud, 1905, p. 105).
Elle éclaire aussi la psychologie collective : « Outre son côté individuel,
cet idéal a un côté social, c’est également l’idéal commun d’une famille,
d’une classe, d’une nation. Outre la libido narcissique, il a lié un grand
quantum de la libido homosexuelle d’une personne, libido qui, par cette
voie est retournée dans le moi » : l’angoisse sociale, c’est cette libido
homosexuelle qui retourne dans le groupe quand les idéaux collectifs
sont insatisfaits. Freud reprendra cette analyse dans « Psychologie des
masses et analyse du moi », en 1921.
En introduisant le narcissisme qui remanie profondément les fonde-
ments de la métapsychologie, Freud, loin de désexualiser la libido comme
le fait Jung, resexualise le moi, qui devient l’un des deux pôles d’investis-
sement libidinal. Ainsi, comme l’écrit Laplanche (1987), « auto-érotisme
et narcissisme ne définissent pas des modes de relation au monde mais
des modes de fonctionnement sexuel et de plaisir ». Cette vie sexuelle
ainsi inaugurée vient se greffer sur la vie relationnelle.
Si Freud s’attache à la relation narcissique en examinant le type
d’objet investi (le moi, le corps, l’autre), il met aussi l’accent, avec sa
métaphore bancaire, sur l’investissement lui-même : le narcissisme, c’est
d’abord une activité d’investissement (narcissique) à laquelle le moi
s’emploie.
Pour ces raisons, le narcissisme est bien plus qu’un stade : avec sa
fonction unifiante, rassemblante, à l’opposé d’une force de dissolution, il
est la moitié de l’économie libidinale – et la moitié la plus productrice,
puisque c’est du moi qu’émanent les capacités d’investissement de
l’objet, lequel est l’autre moitié de l’économie libidinale.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 19
Le moi-plaisir originel […] veut s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui
tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, et qui se trouve au-dehors,
est pour lui tout d’abord identique.
Le moi hait, exècre, persécute, avec des intentions destructrices, tous les
objets qui deviennent pour lui sources de sensations de déplaisir, qu’ils si-
gnifient pour lui indifféremment un refusement de satisfaction sexuelle ou
un refusement de la satisfaction de besoin de conservation. On peut même
affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas
issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son
affirmation (1915a, p. 183).
qu’objet total et différencié dans la haine. Elle marque aussi le moi, dont
elle garantit le territoire et les frontières.
1. Extrait du préambule du numéro des Libres Cahiers pour la psychanalyse autour de la lecture de
« La négation » de Freud (Dire non, automne 2000). De ce négativisme, la formule de Bartleby,
le héros « intraitable » de Herman Melville, « I would prefer not to, je préfèrerais pas » comme
la traduit Pierre Leyris, offre un écho bouleversant qu’analyse Pontalis dans ce même numéro.
Le commentaire parlé sur « La négation » de Freud que le philosophe Jean Hyppolite fit au
séminaire de Lacan est également précieux pour accompagner la lecture de ce court article
fondamental de Freud (in Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 879-888).
22 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ La psychologie du moi
Heinz Hartmann, Ernst Kris et Rudolf Loewenstein, analystes viennois
qui fuirent le nazisme en émigrant aux États-Unis, se proposèrent à partir
des années 1950 de clarifier le concept freudien du moi, trop polysé-
mique à leurs yeux puisqu’il décrit à la fois l’objet de l’amour narcissique
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 29
1. A. Oppenheimer (1996) rend compte de ces développements dans deux ouvrages de Kohut, The
Restoration of the Self, New York, International Universities Press, 1977, et Self Psychology and
the Humanities, New York, Londres, Norton, 1985.
32 NARCISSISME ET DÉPRESSION
C’est aussi l’expérience du miroir qui pour Lacan règle le partage entre
l’imaginaire et le symbolique. Si elle permet à l’enfant de s’identifier
comme sujet devant le miroir, c’est dans la mesure où il n’y est pas seul
avec son image : il interroge l’autre, qui assiste effectivement ou non à
son jeu, sur ce qu’il voit ou ce qu’il est. Cet autre qui n’est déjà plus le
semblable, c’est la mère comme autre réel, mais c’est aussi en termes
lacaniens l’Autre – le langage dans lequel se fait l’interrogation,
l’instance symbolique elle-même : dans une telle expérience de totalisa-
tion qui met à l’épreuve les rapports entre le particulier et le général, dit
Rosolato, « c’est le langage seul qui permet d’accéder à la différence
entre le signifiant et le référent, entre les signifiants et leurs substitutions,
d’user des opérations d’affirmation, de négation et de conjonction/
disjonction » (1975, p. 159).
À ce moi aliéné dans sa « prison de verre », capturé par son reflet
spéculaire et pris dans une fonction de méconnaissance, Lacan oppose
ainsi le Je parlant, sujet divisé de l’inconscient. Ce moi purement imagi-
naire est aux antipodes de cette instance supérieure de synthèse et d’unité,
garante d’un rapport stable et non fantasmatique à la réalité externe, que
promouvait la psychologie du moi d’Hartmann, Kris et Loewenstein.
Ce n’est plus l’unification qui est recherchée, mais le néant, non plus
l’un mais le zéro.
C’est un troisième pôle qui permet en fait de comprendre comment
travaille ce négatif au cœur de la structure narcissique elle-même.
L’hallucination négative de l’objet maternel primaire permet de lier cette
tendance au zéro de la pulsion de mort ; par la projection des mouve-
ments pulsionnels internes sur un tel objet neutralisé, se constitue une
enveloppe vidée, mortifiée qui vient renforcer le pare-excitation et fournir
une structure, un cadre vide à l’intérieur duquel la vie psychique du sujet
va pouvoir s’inscrire et se déployer.
Green fait en effet de ce moment où l’enfant peut négativer la présence
de la mère, que Freud avait décrit dans le jeu du fort-da, la condition de
possibilité de l’activité de représentation, d’une mémoire encore sans
contenu, et de l’auto-érotisme. Il pose ainsi l’absence et la perte au
fondement de la pensée mais aussi de l’investiture narcissique, en deçà
de l’investissement narcissique. « […] L’hallucination négative signe
avec la perception globale de l’objet la mise hors-je de celui-ci, à quoi
succède le je-non-je sur quoi se fondera l’identification » (Green, 1966-
1967).
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
Il se traite comme elle le traite dès lors qu’elle n’est plus cette simple ex-
centration de lui. La mère est prise dans le cadre vide de l’hallucination
négative et devient structure encadrante pour le sujet lui-même. Le sujet
s’édifie là où l’investiture de l’objet a été consacrée au lieu de son inves-
tissement. Tout est alors en place pour que le corps de l’enfant puisse venir
se substituer au monde extérieur (Green, 1966-1967).
40 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ Narcissisme et névroses
Les successeurs de Freud ne se sont guère attachés aux relations entre
narcissisme et névrose. Pourtant, les notations de Freud sur « l’angoisse
de castration, c’est-à-dire l’intérêt narcissique pour l’organe génital »
(1925) et « ce morceau de narcissisme » qu’est le pénis donnent la
mesure des enjeux narcissiques de la problématique de castration. De
même, le poids des formations idéales dans la constitution du moi et la
conflictualisation intrapsychique entre les différentes institutions du moi
(et notamment avec le surmoi) amènent à accorder une place importante
à ce que Daniel Widlöcher (1994) appelle la « régulation narcissique »
dans la névrose. D’un point de vue psychopathologique, D. Widlöcher
souligne le rôle déterminant qu’y jouent les formations narcissiques
inconscientes : « fixation narcissique à des représentations de soi dans
une relation phobique d’objet dans l’hystérie, formation mégalomaniaque
et sadique dans la névrose obsessionnelle » (p. 435).
* Le narcissisme dans l’hystérie
C’est sur le terrain d’une grande fragilité narcissique que se construit et
se déploie l’hystérie : fragilité intrinsèque du narcissisme féminin, redou-
blée par la défaillance d’un objet maternel primaire dont les fonctions de
pare-excitation ou de contenance psychique seraient insuffisantes ou
inadéquates pour un enfant (futur hystérique) alors débordé par ses
fantasmes. Une telle défaillance maternelle peut retentir sur la solidité et
la fiabilité des limites entre dedans et dehors, moi et non-moi, au point
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 41
Si l’autre est toujours présent, c’est bien que son absence est reconnue, si
le désir de le détruire comme sujet désirant est si vif, c’est bien que son
identité en tant qu’autre, en tant que sujet, en tant que désirant est admise
[…] C’est ici que la question du manque de l’objet et de la dépression vient
prendre place, avec une acuité que le devenir de l’obsessionnel ne dément
pas : c’est bien parce que le recours narcissique ne permet pas de combler
la faille laissée par l’absence et la perte de l’autre, que les affects dépressifs
adviennent lorsque le travail analytique commence à trouver ses effets
dans la capacité à se défaire d’une relation d’emprise aliénante par l’illusion
de pouvoir qu’elle tend à maintenir (C. Chabert,1992).
■ Narcissisme et psychoses
Les relations entre psychose et narcissisme ont fait l’objet d’investi-
gations beaucoup plus nombreuses, mais contradictoires. À Freud qui,
avec Schreber et les mélancoliques, repérait dans la psychose un excès de
narcissisme, s’est opposé Federn, pour lequel les psychoses se définis-
saient précisément par leur insuffisance narcissique. Si la tendance au
désinvestissement narcissique, parallèlement au désinvestissement objectal,
apparaît aujourd’hui caractériser la psychose pour une part importante du
mouvement psychanalytique, une telle approche mérite d’être affinée :
les différentes façons dont le pôle narcissique est traité selon les psychoses
permettent d’en établir une typologie.
Comme le souligne G. Rosolato (1975) à partir des conclusions de
Freud (1911a) sur Schreber, si le retrait libidinal sur le moi apparaît
de prime abord caractériser comme narcissisme absolu les schizophré-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
nies les plus graves, dans les formes hébéphrénique ou catatonique des
psychoses où l’objet est complètement désinvesti, y compris l’objet
corporel, la destruction vise le fonctionnement psychique lui-même,
ultime objet qui pourrait tenir lieu d’objet interne : ainsi, au-delà du
narcissisme absolu, c’est bien plutôt le désinvestissement narcissique qui
les caractérise.
En revanche, dans la mélancolie, sous le retrait libidinal l’accrochage
objectal est massif, dans la mesure où le moi est envahi par l’ombre de
l’objet, qui imprègne l’introjection : la destruction de l’objet interne, « mort
lente de désolation et d’inanition (dans les formes hypocondriaques et
46 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Ainsi, le monde intra-psychique de ces patients n’est peuplé que par leur
propre soi grandiose, par des ombres dévalorisées du soi et des autres, et
par des persécuteurs potentiels qui représentent tout autant les persécuteurs
surmoïques sadiques non intégrés, que les images d’objet primitives
déformées sur lesquelles un sadisme oral intense a été projeté.
pulsionnel que cet autre pourrait susciter, ou bien encore sur le mode
spéculaire : l’autre ne peut apparaître que comme double, dans cette rela-
tion de mêmeté décrite par Piera Aulagnier (1984), sans que son altérité
soit reconnue.
Le retrait libidinal de l’objet et son reflux sur le moi sont précisément
sources de plaisir dans l’exercice de la pensée ou dans la jouissance
esthétique, pour le créateur comme pour le spectateur ou l’auditeur.
F. Brelet (1987) cite ce beau texte de Barthes (1972) sur l’espace du lied
romantique, affectif, à peine socialisé dit Barthes :
Son espace vrai d’écoute, c’est, si l’on peut dire, l’intérieur de la tête, de
ma tête. En l’écoutant, je chante le lied avec moi-même, pour moi-même
[…] En somme l’interlocuteur du lied c’est le double, c’est mon double,
c’est Narcisse.
* L’idéalisation
massive – honte d’être ce qu’ils sont, de n’être que cela – qui témoigne
du surinvestissement narcissique, redouble le rejet de la dépendance et
l’appauvrissement des investissements objectaux. L’arriération affective
est ici, pour Green, le produit d’une narcissisation et d’une idéalisation à
outrance, avec un rejet des mouvements pulsionnels sexuels et agressifs –
donc de la culpabilité dont la honte protège –, en face d’un désinvestis-
sement objectal croissant :
1. A. Oppenheimer remarque que Green présente, à travers deux syndromes (le narcissisme moral
et le complexe de la mère morte) deux cas de pathologies apparentés d’un point de vue clinique
à ceux décrits par Kohut, et elle s’attache d’une manière fort éclairante et stimulante à mettre en
parallèle les deux élaborations théoriques, tout en dégageant leurs différences et leurs oppositions
(1996, p. 164-167).
54 NARCISSISME ET DÉPRESSION
représentation ; mais il peut avoir aussi des effets négatifs, quand le vide
constitutif du moi (et de l’objet) à travers l’hallucination négative n’a pu
être suturé par les investissements des représentations auxquels il donne
naissance. Se développe alors un narcissisme négatif : cette aspiration au
neutre (étymologiquement « ni l’un ni l’autre »), au zéro auquel tend
l’excitation dans le narcissisme primaire selon le principe de Nirvana, est
à l’œuvre dans ce que Green appelle la psychose blanche (1973, 1983).
« Le moi se fait disparaître devant l’intrusion du trop-plein d’un bruit
qu’il faut réduire au silence », écrit Green (1979) à propos de l’Homme
aux loups analysé par Freud, mais aussi à propos de l’« enfant de ça »
rencontré dans un entretien à Sainte-Anne (Green et Donnet, 1973). Cette
tendance du moi à défaire son unité pour tendre vers zéro se manifeste
cliniquement par le sentiment du vide, et donne à ce narcissisme négatif
une fonction désobjectalisante (Green, 1984), au rebours de la fonction
objectalisante qu’avait le narcissisme positif.
De cette « clinique du vide » – ou « clinique du négatif » – qui résulte
toujours de tels processus de désinvestissement libidinal, à l’ombilic
de la psychose dit Green, participe aussi sur un versant névrotique le
« complexe de la mère morte », qui se révèle dans la « dépression de
transfert » selon le terme créé par Green (1980). Indépendante de la perte
effective de la mère réelle, cette dépression survient quand l’objet,
présent, est accaparé par un deuil et, de ce fait, brutalement absent à
l’enfant. Face à un tel désastre, et à la perte du sens que la dépression
maternelle entraîne, l’enfant se défend principalement en désinvestissant
l’objet maternel, en s’identifiant inconsciemment à la mère morte, en
surinvestissant l’activité fantasmatique et intellectuelle du moi pour panser
« l’unité compromise du moi désormais troué » (Green, 1980). L’objet
s’est trouvé enkysté, son désinvestissement a effacé sa trace et l’identi-
fication positive à la mère d’abord vivante et attentive s’est transformée
en identification négative, « c’est-à-dire identification au trou laissé par le
désinves-tissement » et non-identification à l’objet. La mort de l’objet, ici
son absence de vie, entraîne la désertification, la mortification du moi :
« Le deuil blanc de la mère induit le deuil blanc de l’enfant, enterrant une
partie de son moi dans la nécropole maternelle. »
* L’axe narcissique des dépressions :
du double au paradigme de l’enfant mort
Si dans la mélancolie, les auto-accusations pour des crimes non commis
et le sentiment d’indignité sont au premier plan, dans les dépressions,
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 55
1. Freud écrivait à propos de « La dynamique du transfert » (1912) que, dans le transfert comme
dans les rêves, le patient attribue à ce qui résulte de ces motions inconscientes réveillées un
caractère de présence et de réalité. Il veut agir ses passions. Pontalis commente cette dernière
phrase dans son essai sur « L’étrangeté du transfert » (1990).
2. L. Kahn renvoie pour cette notion de « représentation-limite » au « Manuscrit K » de Freud
(1897), contemporain de l’« Esquisse » (1895) : Freud décrit ainsi ces représentations qui empê-
chent le retour du souvenir pathogène avec lequel elles sont pourtant en contact.
58 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1.5 Conclusion :
pour ne pas en finir avec le narcissisme
2 LA PERVERSION : HISTOIRE
ET DÉFINITION DU CONCEPT
2.1 Introduction
2.1.1 Questions épistémologiques
Toute approche de la perversion pose d’emblée des questions épistémo-
logiques fondamentales qui s’enchevêtrent :
– la perversion, ou les perversions ? La pluralité des conduites perverses
peut-elle être subsumée sous le singulier de l’Être pervers – structure
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 61
mécanismes. Ces Trois essais sur les théories sexuelles infantiles sont en
effet pour Freud l’occasion d’exposer ses théories sur le développement
sexuel, caractérisé par son instauration en deux temps : la petite enfance,
et la puberté.
Dans le premier des Trois essais de 1905, Freud distingue les dévia-
tions par rapport à l’objet sexuel défini comme « la personne dont émane
l’attraction sexuelle », et les déviations quant au but sexuel défini comme
« l’acte [die Handlung] auquel pousse la pulsion ». Mais le terme même
de perversion n’apparaît qu’à propos des déviations quant au but, puis-
que, fidèle en cela à son origine infantile auto-érotique, « la pulsion
sexuelle est d’abord indépendante de son objet ». Les déviations quant au
but, caractéristiques donc des perversions, sont « soit a) des transgres-
sions anatomiques des zones corporelles destinées à l’union sexuelle, soit
b) des arrêts aux relations intermédiaires avec l’objet sexuel » – « toucher
et regarder », et entretenir une relation sadique ou masochiste avec
l’objet.
Les transgressions anatomiques sont selon les cas une « extension » de
l’intérêt sexuel à l’objet sexuel tout entier, ou un déplacement sur
d’autres zones corporelles que les parties génitales, ou la substitution à
l’objet sexuel d’un autre objet – un fétiche. J’évoquerai plus en détail
cette conception du fétiche en 1905 en la resituant par rapport à ses théo-
risations ultérieures par Freud.
Ainsi l’analyse de la sexualité infantile, au premier plan des préoccu-
pations de Freud en 1905, l’amène à la notion de perversité polymorphe
de l’enfant et à la théorie des pulsions partielles, à partir desquelles il
propose une première conception des perversions de l’adulte comme
régression et fixation à cette perversité infantile. Mais peut-on appeler
pervers le développement pulsionnel de l’enfant sans une comparaison
qui suppose la connaissance préalable du fait pervers chez l’adulte ? La
perversité de l’enfant est-elle autre chose qu’une métaphore et une inter-
prétation (F. Perrier, 1969) ?
L’objet est abandonné, mais le retour sur le corps propre (se montrer)
inclut le regard de l’autre (être regardé se montrer), et l’investissement de
la position passive vient s’ajouter à l’activité exhibitionniste.
L’analyse du couple sadisme/masochisme est plus complexe ; mais si
Freud remanie cette analyse avec le nouveau dualisme pulsionnel qui
opposera à partir de 1920 pulsions de vie et pulsions de mort, il maintient
jusqu’au bout la bipolarité de la pulsion, à l’origine de la bipolarité des
perversions. En 1915, dans « Pulsions et destins des pulsions », il postule
un sadisme originaire, non sexuel, pure affirmation de l’emprise sur
l’objet ; au retournement contre soi du sadisme (se faire souffrir, comme
dans la névrose obsessionnelle) doit s’ajouter un renversement complet
de l’activité en passivité, ce qui suppose qu’une personne extérieure
inflige cette souffrance à qui se place ainsi dans une position masochiste :
c’est le retournement de ce masochisme en sadisme qui sexualiserait ce
sadisme second.
1. Lacan retient la forme impersonnelle comme traduction de la phrase de Freud : « Ein Kind wird
geschlagen. » Après cette première traduction française, parue en 1933 dans la Revue française
de psychanalyse (1933, VI, n° 3-4), la traduction plus récente, parue en 1973, choisit de privilé-
gier la forme passive.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 71
ici un fantasme pervers, et non des actes. Les actes et les comportements
pervers ne seraient-ils que la réalisation, la fixation dans la réalité
externe de scénarios masochistes aussi universels que l’œdipe, et
partagés par les névrosés auxquels seul le refoulement interdirait cette
mise en acte ?
Une fois admise la représentation d’une union des deux espèces de pul-
sions, la possibilité d’une désunion – plus ou moins complète – s’impo-
se à nous. La composante sadique de la pulsion sexuelle nous fournirait
un exemple classique d’une union pulsionnelle au service d’une fin,
le sadisme devenu indépendant sous forme de perversion offrirait le
modèle d’une désunion, sans qu’elle soit, à vrai dire, poussée à l’extrême
(1923).
Le substitut de l’objet sexuel est une partie du corps qui convient en géné-
ral très mal à des buts sexuels (pied, chevelure), ou bien un objet inanimé
dont on peut démontrer la relation avec la personne sexuelle qu’il remplace
et, de préférence, avec sa sexualité (pièces de vêtements, lingerie). Ce n’est
pas sans raison que l’on compare ce substitut au fétiche dans lequel le
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Les conceptions freudiennes de la sexualité féminine, on le sait, ont donné lieu à d’importants
examens critiques impossibles à évoquer ici (voir notamment J. André, 1995).
76 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Voir les notes rajoutées en 1915 dans la nouvelle édition des Trois essais sur la théorie sexuelle.
78 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Il n’est pas juste de dire que l’enfant ayant observé une femme a sauvé,
sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus. Il a conservé cette
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 79
croyance, mais il l’a aussi abandonnée ; dans le conflit entre les lois de la
perception non souhaitée et la force du contre-désir, il en est arrivé à un
compromis comme il n’en est de possible que sous la domination des lois
de la pensée inconsciente – les processus primaires (1927).
Freud ne fait pas de différence entre ces deux formes de déni, qui
toutes les deux portent sur une partie manquante de la réalité – déni de la
castration de la femme, déni de la perte du père.
De même, le fétiche ne symbolise pas nécessairement le pénis : « La
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. C’est ainsi que G. Rosolato, alors dans la filiation lacanienne, traduit en 1966 cette
« Verleugnung », plus classiquement traduite par « déni » (cf. infra).
80 NARCISSISME ET DÉPRESSION
formations pathologiques :
1. Nous renvoyons ici au numéro spécial congrès de la Revue française de psychanalyse intitulé
« Les clivages » (1996, t. LX).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 83
■ Perversion et névrose
La « révolution » qu’apportent les Trois essais est dans cette affirmation :
c’est un même processus de fixation et de régression aux motions infan-
tiles perverses en soi qui est à l’œuvre dans les symptômes des névrosés
comme dans les conduites perverses : les symptômes « constituent
l’expression convertie de pulsions que l’on qualifierait de perverses
(au sens le plus large), si elles pouvaient, sans être détournées de la
conscience, s’exprimer directement dans des fantasmes ou dans des
actes. Les symptômes se forment donc en partie aux dépens d’une sexua-
lité anormale ; la névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion1 ».
Freud reprend plus loin cette métaphore du révélateur photographique
quand il évoque « des perversions positives et des perversions
négatives » : les secondes, à savoir les névroses, contiendraient dans
l’ombre la sexualité infantile que les perversions positives porteraient à la
lumière dans les conduites perverses.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
pervers) dans des fantasmes ou dans des actes. Des fantasmes ou des
actes : ils sont ici lestés de la même énergie pulsionnelle, perverse : les
fantasmes conscients des pervers, parfois convertis en dispositifs, les crain-
tes délirantes des paranoïaques et les fantasmes inconscients des hysté-
riques derrière leurs symptômes « coïncident en leur contenu jusque dans
leurs moindres détails », précise Freud dans une note de 1915 ajoutée aux
Trois essais.
En 1919, la perversion comme la névrose partagent le même noyau : le
complexe d’Œdipe, dont elles sont les restes. L’analyse du fantasme
masochiste de fustigation, qui résulte de l’amour œdipien pour le père,
sur un versant sadique pour la fille ou masochiste pour le garçon, rapproche
l’organisation névrotique de l’organisation perverse, même si le destin de ce
fantasme diffère selon les sexes, conduisant les femmes à la névrose et
les hommes à la perversion.
Elles ont aussi en commun la reconnaissance de la castration : le
fétiche n’apparaît-il pas comme une formation de compromis face à
l’angoisse de castration commune aux névrosés et aux pervers, face à la
crainte suscitée par le sexe féminin et universellement partagée ?
Et pourtant, c’est à partir de l’étude du fétichisme que Freud rapproche
de plus en plus la perversion de la psychose.
■ Perversion et psychose
de 3-4 ans déjà évoquée plus haut, Freud insiste sur la solution fétichiste
adoptée pour sauvegarder le pénis menacé de castration, et rapproche
alors cette « façon de se détourner de la réalité » du processus psychotique,
il découvre dans cette « ruse » une différence :
2.2.3 Conclusion
Après 1905, où Freud part des comportements pervers adultes pour théo-
riser une sexualité infantile « perverse en soi », son intérêt pour les
perversions est resté toujours plus ou moins incident : il affleure dans des
articles dont elles ne sont pas l’objet essentiel, et produit des modèles qui
varient au fil de l’œuvre. Mais, quel que soit le modèle proposé, que
Freud repère les perversions comme régression et fixation à la sexualité
infantile (1905) ou à la libido narcissique (1914), comme sédiment du
complexe d’Œdipe (1919a) ou bien comme déni où le fétiche vient signer
le triomphe sur la menace de la castration et protège en même temps le
pervers contre cette menace (1927), les perversions sont toujours liées
pour Freud à la psychosexualité infantile et à l’essentiel de son contenu
pour lui, le complexe de castration.
Dans le cadre du sexuel infantile, le processus pathologique et le lieu
nosographique des perversions varient. Mais la clinique freudienne ne
varie-t-elle pas, elle aussi, au fil de l’œuvre ? Si Freud, en 1905, souli-
gne comme ses prédécesseurs, Moll et Hirschfeld, la normalité au
moins sociale des pervers, ils se rapprochent des malades à partir du
moment où Freud considère la perversion, y compris l’inversion,
comme une régression narcissique, à l’instar de la mélancolie ou de la
paranoïa. Or « les seuls pervers venus effectivement consulter, et dont
certains ont été vraiment pris en traitement, ne sont plus du tout ceux
dont Freud parlait en 1905 et qui, pour l’essentiel, restèrent hors du
champ clinique et thérapeutique de la psychanalyse, mais bien des
sujets névrotiques souffrant de tels ou tels comportements pervers. La
théorisation se fera à partir des études et des traitements de ces
derniers, mais elle demeurera réputée valoir pour l’ensemble des
pervers, et en particulier pour ceux de l’autre groupe » (G. Lantéri-
Laura). Et en même temps, plus l’étiologie renverra à la structuration
précoce des relations objectales, moins ces comportements paraîtront
accessibles à la thérapie…
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 87
Le fétiche comporte en même temps le voile (qui n’est autre que le corps,
son réduit digestif, vaginal, de contenant) et ce qui est masqué (le pénis)
dans une relation réciproque où chacun se dérobe par l’action de l’autre,
dans une oscillation métaphoro-métonymique.
Ph. Greenacre articule ces troubles précoces, survenant dans les dix-huit
premiers mois de la vie, à d’autres qui peuvent survenir pendant la phase
phallique, entre deux et quatre ans, et aboutissent à « un complexe de
castration exagéré » : le fétiche, qui se substitue au pénis maternel et
dénie la menace de castration, a une fonction éminemment narcissique
puisqu’il réinstaure, par une introjection visuelle et olfactive, le phallus
du sujet lui-même et sert de prothèse identificatoire, sinon identitaire, en
protégeant en même temps de l’angoisse de séparation.
Reprenant cette question en 1968 en s’attachant aux différences entre
objet transitionnel et fétiche, l’auteur insiste davantage sur les difficultés
d’individuation dont procéderait le fétiche, en amont des processus de
transitionnalité. Le fétiche « prend origine dans les premières relations
inadéquates à l’objet et en créant une cristallisation, il tend à limiter leur
développement » : né chez ces enfants dont la première relation à la mère
n’a pas été « assez bonne », il se crée « à partir d’une situation plus
altérée » que l’objet transitionnel, qui est lui formateur d’illusion et
protecteur véritable, « représentation de la mère (partielle ou symbolique)
jusqu’à ce que l’individuation soit établie ».
* Le fétiche pallie les carences narcissiques :
« relation fétichique à l’objet » (E. Kestemberg)
et « perversité narcissique » (P.-C. Racamier)
C’est en s’attachant au registre narcissique, comme Ph. Greenacre,
qu’Évelyne Kestemberg décrit l’instauration d’une relation fétichique à
l’objet comme une défense face à une menace d’anéantissement, au plus
près de la psychose. La fétichisation signe d’après elle une incomplétude
de la construction narcissique, elle est une « projection d’un soi hypertro-
phié tenant lieu « en sa grandeur » d’objet interne non constitué » (1966).
E. Kestemberg examine la relation que certains patients, psychotiques
non délirants ou anorexiques, ont avec leur analyste : y pèse une « imago
archaïque indistincte, ambisexuée, en quelque sorte incluse dans les
investissements narcissiques du patient, mal séparée de lui-même, et pour
tout dire, mal organisée en tant qu’objet » (1978), qui les pousse, en deçà
du transfert, au besoin impérieux de s’assurer de la seule présence du
thérapeute, seule susceptible de garantir leur propre présence, voire leur
propre existence. Cette imago maternelle, mal distincte du père qu’elle
contient, témoigne selon E. Kestemberg d’une mère vécue non pas tant
comme objet d’amour privilégié mais comme cet objet d’amour dont la
perte constitue le danger psychique, c’est-à-dire la désorganisation du
moi, en d’autres termes, « objet inclus dans le vécu narcissique » (1978).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 93
Cet objet fétiche n’est pas le miroir du sujet, mais sa duplication externe,
qui lui permet de vérifier son existence et son idéalité : dans cette mesure,
l’objet exclu, rejeté à l’extérieur, s’offre comme garant narcissique du sujet
(C. Chabert, 1997).
Ainsi l’objet incestuel est cet objet fétiche dont la présence externe est
requise en permanence pour « combler un vide en dedans ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
semble-t-il, comme un objet qui se fait passer pour une histoire. Une
histoire qui commence par la frustration et le traumatisme, et finit en
triomphe, selon R. Stoller, où la victime de l’enfance est vengée par
l’auteur du fantasme. Pour lui, le fétiche est ainsi « une névrose extrême-
ment condensée », construite comme défense (de caractère) contre le
traumatisme, la frustration et le conflit – non sans une certaine dilution du
repérage psychopathologique puisque « la névrose, quel qu’en soit le
prix, est construite pour être moins douloureuse que les problèmes
qu’elle doit surmonter, en particulier ceux de la première enfance et de
l’enfance ».
96 NARCISSISME ET DÉPRESSION
de la Loi, de législateur, mais aussi qu’on ne l’instaure à une telle place que
pour l’y défier et pour faire la démonstration que son système est dérisoire
et ne fonctionne pas.
Dans ce désaveu, la mère est complice. Elle est la première à désa-
vouer la Loi : en destituant le père de sa fonction symbolique, elle est
celle qui « reconnaît au désir du sujet, pour autant qu’il lui est directe-
ment offert, valeur de Loi » (P. Aulagnier, 1966, p. 48). Ainsi chez Lacan,
la mère est celle qui induit la perversion du fils. Freud le soulignait déjà,
en évoquant la mère de Léonard de Vinci qui « mit l’enfant à la place de
l’époux » (Freud, 1910a).
98 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. C’est le sous-titre du chapitre que M. Safouan consacre à la psychanalyse dans l’ouvrage collectif
Qu’est-ce que le structuralisme ? (1967).
2. Par son étymologie, le mot « théorie » est directement relié au champ visuel : le grec theoria
signifie d’abord, au sens propre, l’action de voir, d’observer, d’examiner, et notamment un
spectacle, une fête solennelle... (Dictionnaire grec-français Bailly, 1950).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 99
prendre la fonction de substitut de ce qui n’est pas vu, mais qui est articulé,
formulé, comme étant vraiment pour le sujet ce que la mère possède, à sa-
voir le phallus, imaginaire sans doute, mais essentiel à sa fondation symbo-
lique comme mère phallique (Lacan, 1957).
l’objet du désir comme phallus, Lacan propose-t-il autre chose qu’« une
théorie phallique dont l’auteur est l’enfant de la phase phallique »,
demande M. Tort. En caractérisant la mère comme insatisfaite et inassou-
vie foncière, en la sommant de fonder le père comme Nom-du-Père,
selon une formule toute christique, Lacan n’érige-t-il pas une logique
phallique qui exclut les femmes de l’universalité et garantit l’inégalité de
l’Ordre Symbolique, cet objet virtuel singulier dont M. Tort souligne la
pseudo-naturalité, loin des symbolisations ?
1. Michel Tort (2000) donne comme exemple de ces connotations morales actuelles le traitement,
d’un même geste positiviste et médical, que César Botella propose de l’homosexualité : « À
l’heure actuelle, avec l’accroissement des connaissances tant au niveau de la théorie que de la
pratique, il doit être possible d’affirmer que la psychanalyse est appelée à résoudre le problème
de l’homosexualité » (« L’Homosexualité(s) : vicissitude du narcissisme », Revue française de
psychanalyse, 1999, LXIII, p. 1317). Régression ? Freud lui-même réconfortait une mère en lui
écrivant qu’on ne pouvait classifier l’homosexualité comme une maladie – mais comme « une
variation de la fonction sexuelle produite par un certain arrêt du développement » (in « Lettre à
une mère américaine », publiée in Amer. J. Psychology, 1991, 107, p. 786, citée par Tort,
p. 185).
102 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Ces faux clivages1 s’expriment sous diverses formes dans l’acte sexuel dé-
viant où l’on retrouve invariablement une tentative pour gagner, conserver
ou contrôler le phallus paternel idéalisé. Ce n’est que sur un mode défensif
qu’il est attribué à la mère, greffé sur son rôle phallique primordial en tant
que premier objet de désir et détenteur de vie. Cette poursuite éternelle du
père, bouclier contre la mère toute puissante, contribue à donner à la sexua-
lité perverse son caractère compulsif. Elle fournit également à la structure
psychique un rempart contre la psychose, en même temps qu’elle témoigne
de sa fragilité intrinsèque.
1. Mac Dougall se réfère à ce que Donald Meltzer appelle le « false splitting » (in Le Processus
psychanalytique, Paris, Payot, 1971).
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 103
S’il y a un accord à peu près général, c’est pour dire que le viol est un acte
de violence bien avant d’être un acte sexuel qui comporte d’ailleurs peu de
plaisir érotique et se termine souvent sans orgasme (C. Balier, 1993,
p. 162).
Les troubles qui éclosent à cette période de la vie peuvent être analysés
sous l’angle de l’expression d’une division du sujet d’avec lui-même : le
sujet rejette une part de lui, vécue comme une aliénation possible aux
objets d’investissement, tandis que cette conduite de rejet lui permet de s’af-
firmer en une identité négative qui ne devrait rien à l’objet (Ph. Jeammet,
1994).
1. Ainsi la douleur corporelle redessinerait les contours du moi quand les assises narcissiques
vacillent : Ph. Jeammet évoque « l’effet apaisant que procurent aux adolescents les brûlures de
cigarettes qu’ils s’infligent en cas de crises d’angoisse dépersonnalisantes ».
2. Ph. Jeammet fait ici référence à « ces conduites répétitives de quête et d’abandon de partenaires
sexuels ou d’amitiés idéalisées » (1985), si fréquemment observées chez les adolescents.
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 109
1. Cf. aussi les travaux de B. Brusset (1991, 1998) sur la boulimie et l’anorexie.
110 NARCISSISME ET DÉPRESSION
■ Perversion et psychose
Les aménagements pervers eux-mêmes peuvent dans certains cas appa-
raître comme des défenses face à une menace mélancolique toute proche
et à des risques majeurs de décompensation psychotique, comme le
montre le fonctionnement psychique de certains auteurs d’agressions
sexuelles, en particulier à travers les épreuves projectives (F. Neau,
2001). En aval, attentif au tracé de ces chemins qui vont de psychose en
perversion, « entre agonie psychique, déni psychotique et perversion
narcissique », Racamier évoque, lui, une cicatrisation perversive des
psychoses (1985, 1986).
Au-delà de ces aménagements, certaines organisations perverses
paraissent sous-tendues par un noyau psychotique, avec des angoisses
d’anéantissement et/ou d’éclatement identitaire massives. Mais elles ne
basculent pas dans la psychose : le clivage, mécanisme de défense majeur
requis pour lutter contre de telles angoisses, reste efficace alors qu’il
échoue dans la psychose à contenir l’éclatement du moi, l’investissement
perceptif et l’investissement libidinal s’y maintiennent alors que la
psychose se caractérise précisément par la perte de l’ancrage dans la
réalité et le désinvestissement libidinal, tant narcissique qu’objectal.
La spécificité de la perversion par rapport à la psychose résiderait
précisément dans le maintien de la jouissance libidinale autour du scéna-
rio fantasmatique. Même si cette jouissance s’obtient à partir d’« un objet
à abattre » (C. Chabert, 2002), ou à maintenir sous emprise – comme
dans le cas du fétichisme –, cette attaque de l’objet, ou l’emprise exercée
sur lui y est le meilleur gage de son existence, de sa survivance à des atta-
ques plus archaïques. Quand cette attaque se fait destructrice, quand la
cruauté se déchaîne, et avec elle la délibidinalisation et la désobjectalisa-
tion comme dans les agressions sexuelles les plus violentes, alors le
registre pervers paraît abandonné. « Dans le scénario pervers, quelque
chose de l’objet habite le fétiche », dit C. Chabert (2002) en citant
l’exemple du film de Luis Bunuel réalisé à partir du roman d’Octave
Mirbeau, le Journal d’une femme de chambre : les bottines, cet objet
partiel dont doit se parer la jeune et belle femme de chambre pour que
son maître puisse jouir, ont été portées par une autre femme, passionné-
ment aimée et à jamais perdue. Comme peut-être tout fétiche, cet objet-
HISTOIRE ET PSYCHOPATHOLOGIE 113
fétiche porte, lui, et pour son adorateur seulement, « l’inflexion des voix
chères qui se sont tues » qu’évoque, après Verlaine, J.-C. Rolland (1998).
N’est-ce pas ici au noyau mélancolique de la perversion que nous
aborderions ?
1. À quelques exceptions près, qui ouvrent à partir de la référence à Lacan une réflexion sur cette
clinique : J.-J. Rassial s’attache dans son ouvrage Le Sujet en état limite (Paris, Denoël, 1999) à
concevoir un « état limite » du sujet, J.-P. Lebrun analyse Un monde sans limite (Toulouse, Érès,
1997).
114 NARCISSISME ET DÉPRESSION
NARCISSISME
ET « LOGIQUES »
DE LA PERVERSION
INTRODUCTION
1. Différents travaux menés sous ma direction dans le cadre du centre de recherche clinique
(CRPPC) de l’université Lyon-II. Citons entre autres ceux, convergents, de Roman, Ravit,
Seibert, Edrosa, Modolo, ou encore Neau à Paris-V.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 121
« psychanalytique ».
Paradoxalement en effet la théorie psychanalytique, à la différence
d’autres approches, ne « s’applique » jamais à une question. Quand c’est
le cas, elle devient une forme de machine à influencer qui a contraint la
réalité et la résistance spécifique de celle-ci à devenir une « clinique ad
hoc », une clinique « manipulée » pour les besoins de la « donne » théori-
que. Elle s’offre l’illusion qu’une telle application est possible sans que la
clinique effective, par sa résistance propre, ne se venge de l’affront infligé
aux faits.
122 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Pour formuler les choses de telle sorte que cette exigence de travail soit
plus manifeste, on peut dire que toute étude « psychanalytique » d’une
configuration psychique particulière, d’un objet particulier, va donc
devoir être confrontée à la « pénétration agie », selon le concept proposé
par Donnet, de l’objet sur lequel elle porte son attention. La psychanalyse
ne « s’applique » pas, elle se laisse pénétrer par son objet. Cette
« pénétration agie » (j’en ai proposé l’idée à plusieurs reprises) opère à
trois niveaux et elle doit être mesurée et travaillée aux trois niveaux où
elle est impliquée : la pratique et le contre-transfert spécifique qu’elle
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1 LA PERVERSION POLYMORPHE
INFANTILE
2 PULSION PARTIELLE
OU « PARTIALISATION »
DES PULSIONS
ET DE LEURS REPRÉSENTANTS
1. Sur ces points, cf. Roussillon (1997), Le Rôle charnière de l’angoisse de castration, Monogra-
phie de la RFP, Paris, PUF.
2. Cf. Roussillon, op. cit.
130 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Une présentation « serrée » de ce modèle alternatif peut être consultée dans le recueil de cours
de Lyon-II, in Roussillon (1995), Les Fondements de la métapsychologie, CRPPC, consultable
sur le site internet du département de psychologie clinique de l’université Lyon-II.
132 NARCISSISME ET DÉPRESSION
3 L’ÉTAYAGE ET L’INTROJECTION
PULSIONNELLE
1. Il y en a bien trois, comme Freud le souligne lui-même, et non pas deux comme certains
commentaires actuels le prétendent. À la première théorie des pulsions qui oppose pulsion
d’auto-conservation et pulsion sexuelle succède une seconde théorie dans laquelle l’opposition
concerne la libido du moi (narcissisme et auto-conservation sont sexualisés) et la libido d’objet,
puis la troisième qui situe l’opposition entre pulsion de vie et pulsions de mort.
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 133
4 INTÉRIORISATION, EXTÉRIORISATION :
LE MASOCHISME
1. Un tel travail, en cours dans la réflexion présente, poursuit l’entreprise commencée dans Rous-
sillon (2001).
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 135
est que le surmoi, sous sa forme dite « sévère et cruelle », installe une
forme de perversion dans le fonctionnement psychique. Paradoxe sans
doute – mais que la clinique quotidienne confirme bien trop souvent – de
la « perversion » de l’instance même qui devrait représenter l’interdit et la
Loi. Nous reviendrons plus loin sur l’affinité paradoxale de la perversion
avec la « Loi » et la morale.
L’intérêt des développements de Freud sur cette question est celui du
lien qui s’établit alors avec l’objet externe, au-delà du surmoi. Dans la
perspective freudienne, le surmoi résulte des identifications du sujet aux
objets de l’œdipe, au « surmoi de ceux-ci », il témoigne de l’intériorisa-
tion des particularités des objets, de l’intériorisation de la relation que le
sujet entretenait antérieurement avec ces objets. On souligne souvent,
quand cette question est abordée dans les groupes d’analystes, que l’on
ne peut faire directement dériver la composition du surmoi des caractéris-
tiques « réelles » des parents effectifs. Le processus d’intériorisation
« transforme » l’image de ceux-ci, le surmoi « connaît » de l’intérieur les
moindres mouvements pulsionnels du sujet, « punit » celui-ci de ceux-là,
même s’ils conservent simplement une modalité représentative et ne
débouchent sur aucun acte effectif… La « morale » peut être « perverse »
ou « pervertie » sous la forme du « masochisme moral », mais dans
nombre de ses sources – et l’exercice de la « loi » est loin d’être exempt
de toute déviation – le « surmoi » peut aussi être « séducteur » et
« pervers », il « plonge ses racines dans le ça » et reste toujours plus
« proche de celui-ci que le moi » (1923).
Cependant Freud souligne quand même, à différentes reprises, la dette
que le surmoi contracte avec les objets de la réalité externe, il souligne
que ce n’est pas seulement la relation du sujet aux objets qui est intériori-
sée et reproduite dans la psyché, mais que la relation que les objets entre-
tenaient avec le sujet est aussi intériorisée et reproduite (1921), et que
l’hostilité du surmoi n’hérite pas seulement du ça du sujet, elle hérite
aussi directement de celle des objets significatifs de son histoire. Dans la
note qu’il consacre à la réaction thérapeutique négative en 1923, il souli-
gne que l’analyse de celle-ci rencontre une conjoncture favorable quand
le sentiment inconscient de culpabilité peut apparaître comme la trace
d’une « identification d’emprunt » résultant d’un amour antérieur pour un
objet maintenant abandonné. Dans la même note, Freud évoque la tenta-
tion de l’analyste de se donner lui-même comme un tel objet idéal quand
l’analyse ne parvient pas à découvrir quel objet se cache derrière
« l’identification d’emprunt ». Si Freud renonce finalement à l’utilisation
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 137
5 SEXUALISATION-DÉSEXUALISATION
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Cf. sur ces points Roussillon, « Le rôle charnière de l’angoisse de castration » (1997).
142 NARCISSISME ET DÉPRESSION
6 PERVERSION ET « SOLUTION »
POST-TRAUMATIQUE : LE FÉTICHISME
possibles.
La première, la plus « normale », va être de renoncer sous la menace,
et ainsi de préserver la possession de son membre viril. Le garçon
« sauve » son identité masculine, il « renonce » pour sauver son identifi-
cation masculine. Freud ne formule pas clairement à ce moment-là, à
quoi il faut renoncer. À l’auto-érotisme sans doute, mais aussi peut-être,
mêlée à celle-ci, à une identification féminine directement impliquée par
la menace de castration. Il renonce à être « en miroir » de la femme,
il renonce à ce que celle-ci soit son « double », son miroir corporel.
144 NARCISSISME ET DÉPRESSION
féminin. Le nez qui se voit « compense » le pénis qui ne se voit pas, qui
est absent. Le nez « crève » les yeux, « au milieu de la figure », il aveugle
sur l’absence de pénis, il est là, pour faire « oublier » ce qu’il cache, l’en
moins de la castration.
Pour Freud, cette descente du visage vers le sexe et le cloaque d’en bas
va de soi, et nous pouvons sûrement le suivre dans cette interprétation.
Mais elle n’épuise pas, loin s’en faut, les questions posées par cette
séquence clinique. Freud, à ma connaissance, ne remarque pas que le
« lieu » du fétiche est le visage et que, même si on admet la confusion des
zones, ceci est sans doute aussi « significatif ». Tout le contexte de la
scène met en évidence l’importance du regard et de l’investissement
visuel. Ce sont les yeux qui « brillent » quand ils investissent. Le nez qui
brille reflète au sujet son propre investissement, mais le fait même qu’il le
reflète souligne qu’il « fonctionne » alors comme une forme de « miroir »
pour le sujet. Winnicott insistera plus tard sur le fait que le visage, en
particulier celui de la mère, est investi comme miroir par l’enfant, qu’il
est le premier « miroir » dans lequel celui-ci peut voir reflété son propre
investissement.
La scène « fétichique » est une scène spéculaire, le visage reflète au
sujet la nature de son investissement. Ou plutôt, pour que le sujet puisse
se sentir « désirer » et prendre un plaisir « sexuel », il faut que, sur le
visage de sa partenaire, l’investissement soit reflété « en miroir », que le
sujet se voit sur son visage. Dans le fétichisme, l’auto-érotisme est
menacé, mais avec lui c’est peut-être bien l’investissement narcissique
primaire du sujet qui est menacé.
Cette analyse conduit à proposer, à côté des hypothèses de Freud
concernant la genèse du fétichisme, une hypothèse complémentaire et qui
inverse les données et les temps du processus. Je la formule dès mainte-
nant bien que son énoncé suppose les commentaires qui vont suivre dans
la seconde partie de ma réflexion. À la « catastrophe » de la découverte
du sexe féminin, vient se mêler une « catastrophe narcissique » anté-
rieure, celle de la perte du reflet de l’investissement par le visage de la
mère, perte du reflet lui-même, ou perte de ses caractéristiques particuliè-
res. À la « catastrophe » de la vision du sexe féminin « sans pénis », vient
se superposer la catastrophe qui a affecté la construction de la féminité
primaire, cette dernière vient se « projeter » sur le sexe féminin, elle se
mêle à lui. Nous pouvons alors essayer de comprendre pourquoi certains
garçons ne peuvent pas renoncer à la position féminine et « renoncer »
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 147
7 HOMOSEXUALITÉ PRIMAIRE
« EN DOUBLE »
ET NARCISSISME PRIMAIRE
états internes de bébé qu’elle lui « montre » ainsi, « pour qu’il les
connaisse » et se les représente. Ce double jeu – la mère est « en miroir »,
« en double », mais sans confusion entre elle et le bébé – permet à la fois
que le bébé puisse voir se refléter en l’autre ses propres états internes,
sans qu’il se confonde avec l’autre. La mère est un double, un double est
un même, il reflète le sujet en miroir, mais un double est un autre, il n’est
pas confondu avec soi.
1. Pour des développements plus précis de ces différents points, cf. Roussillon, 2002b.
150 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. On peut parler d’homo-érotisme, à la manière de Bergeret, si l’on veut marquer qu’il s’agit d’un
plaisir non « sexuel » dans la mesure ou il n’y a pas de « coupure », de « sexion ». Cependant, il
n’y a pas non plus « confusion » des deux partenaires et cela établit bien une forme de
« sexion ».
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 151
8 PERVERSION ET REPRÉSENTANT-AFFECT
DE LA PULSION
MacDougall est sans doute, parmi les auteurs de langue française, celle
qui s’est le plus penchée sur l’analyse des formes de ce qu’elle appelle
« néo-sexualités » et qui sont apparentées à ce que l’on décrit habituelle-
ment sous forme de « perversion ». Elle insiste, dans son étude, sur la
fonction défensive des différentes formes d’addictions qu’elle analyse –
elle range les néo-sexualités dans les formes de l’addiction – contre
l’émergence d’affects incontrôlables. La capacité à composer et introjec-
ter la vie affective dépend de la manière dont celle-ci a été primitivement
partagée et réfléchie par l’objet premier. Quand la fonction de régulateur
affectif de l’objet premier (Stern, 1985) ne s’est pas instaurée de manière
suffisante et que, donc, elle n’a pas pu être introjectée, l’affect, non réflé-
chi, conserve ou prend un caractère « passionnel » et potentiellement
« menaçant » pour l’économie psychique, il doit être réprimé ou soumis à
des techniques de « maîtrise ».
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
autre approche que celle qui est, là aussi, classiquement évoquée. Encore
une fois, l’enjeu de ma réflexion est davantage de compléter l’analyse
classique que de produire un modèle alternatif.
On souligne aussi souvent que le « pervers » ne respecte pas l’altérité
de l’autre et, dans le même mouvement, son « déni » des différences. Le
constat clinique est indéniable, mais il ne peut prendre qu’une valeur de
condamnation surmoïque, s’il n’est pas accompagné de son corollaire, à
savoir en quoi l’autre est un « même », un « semblable » qui n’est ni
reconnu ni « conçu ». C’est cela qu’il faut se donner « dans la
perception » et les mises en scène des scénarios « pervers », faute d’avoir
été « construit » dans la représentation psychique et composé dans
l’affect. Le « narcissisme » présent dans la perversion, la quête d’un autre
« double » de soi, le refus des différences, témoignent bien sûr d’un
évitement des organisateurs œdipiens, d’un mouvement « incestueux ».
Mais il témoigne aussi de l’effort du sujet pour tenter de faire advenir
dans son présent ce qui a « manqué » à l’organisation primitive de son
identité. Si le processus pervers échoue dans cette quête, c’est parce qu’il
tente de colmater une brèche narcissique qui n’est pas reconnue, qui est
effacée, annulée, par la défense narcissique elle-même.
Ce sont les mêmes « logiques » que l’analyse nous permet de retrouver
dans le masochisme. Dans la théorie du masochisme primaire érogène
que nous avons analysée plus haut, nous avons souligné comment cette
théorisation supposait l’absence d’un objet de recours, comment elle « se
passait » de tout objet. Deux hypothèses se présentent alors à la réflexion,
elles ne sont pas antagonistes et peuvent parfaitement être compatibles
l’une avec l’autre.
La première relierait le masochisme et son développement à l’effort
du sujet pour tenter de lier et intérioriser « tout seul » les expériences
subjectives qui ont été mal ou pas réfléchies par l’environnement
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
9 LE REPRÉSENTANT-REPRÉSENTATION
DE LA PULSION ET SA « PERVERSION »
(il est « trouvé »). Ce pas de plus dans l’approfondissement des condi-
tions de fonctionnement primitif ou fondamental de la psyché, essentiel
dans l’évolution de notre représentation du narcissisme primaire, ouvre la
question de savoir comment s’effectue le « décollement » de la représen-
tation investie et de la perception.
Dans l’expérience de « solitude en présence de l’autre », l’enfant peut
commencer à « comparer » les ressemblances et les différences entre la
représentation investie et la perception de l’objet, il peut « vérifier » que
le « jeu » avec l’une, la représentation investie, n’atteint pas l’autre, la
perception de la mère. Une telle expérience est subordonnée à deux condi-
tions sine qua non. La première est que l’enfant accepte de « lâcher » la
perception de l’objet et de commencer à décoller celle-ci de l’objet lui-
même. La seconde est que l’objet, qui perçoit bien sûr confusément
l’enjeu de différenciation qui se profile ainsi, tolère celui-ci et continue
de se montrer « discret » et bienveillant à l’égard du processus en cours.
C’est sur le « fond » de la qualité de cette expérience que celle de la
séparation perceptive effective va prendre sens. Dans l’expérience « en
présence de l’objet », l’hallucination représentative, la « présentation »
interne de l’objet, ne fait pas « disparaître » l’objet lui-même. Dans
l’expérience de la séparation, l’enjeu se corse dans la mesure où il s’agit
de pallier l’absence de l’objet par sa représentation interne, c’est-à-dire
de « reprendre » à l’objet la fonction régulatrice de la pulsion qui s’exer-
çait en présence de celui-ci, dans la rencontre avec lui. Pour souligner les
enjeux pulsionnels du processus, on peut dire qu’il s’agit de lui
« arracher » une partie de cette fonction, de détacher une partie de
l’investissement qui se portait sur la perception pour le tourner vers la
représentation et d’encourir ainsi les menaces de « représailles » et de
retaliations de la part de l’objet. Dans le langage traditionnel de la
psychanalyse, c’est là que s’ouvre la problématique véritable de l’auto-
érotisme. C’est là que nous avons situé, dans la première partie de notre
travail, la « partialisation » de la vie pulsionnelle, c’est-à-dire le détache-
ment, fragment par fragment, « détail par détail », partie par partie, de
l’investissement de l’objet, pour le ramener sur le moi. C’est ce processus
qui forme le « travail de deuil » de l’objet, contemporain donc de
l’établissement des auto-érotismes et de l’investissement de l’espace
représentatif interne, du « narcissisme secondaire repris à l’objet ».
Celui-ci ne peut s’effectuer sans que le tiers – le père, celui auprès de qui
est l’objet quand il est « perceptivement » absent, celui vers qui les
investissements maternels sont alors dirigés – ne soit conçu à la fois
NARCISSISME ET « LOGIQUES » DE LA PERVERSION 163
10 REPRÉSENTATION
DE LA REPRÉSENTATION ET FÉTICHE
qui est difficile, c’est d’en mesurer et accepter les formes et l’étendue.
Quand perception et représentation se décollent mal, la représentation
de la représentation va rencontrer une série de difficultés pour s’organi-
ser. C’est là que nous observons une autre des caractéristiques cliniques
de la perversion : elle a besoin du maintien d’un représentant perceptif de
la représentation, c’est là son aspect « fétichique ». C’est en ceci que
l’objet transitionnel et le fétiche sont apparentés. La différence est que
l’objet transitionnel, quand la transitionnalité a besoin d’un objet percep-
tif « objectivable » pour s’établir – ce qui n’est pas toujours le cas –, est
166 NARCISSISME ET DÉPRESSION
11 PHALLUS ET REPRÉSENTATION
DE LA REPRÉSENTATION
FIGURES
DE LA DÉPRESSION
Chapitre 3
CLINIQUES
DE LA DÉPRESSION.
MÉTAPSYCHOLOGIE
DE LA PERTE
1 CLINIQUES DE LA DÉPRESSION
Avant de nous engager dans cette étude consacrée aux figures de la dépression,
il nous faut souligner un certain nombre de constats qui confèrent toute
leur actualité à ces pathologies.
Il est essentiel de rappeler la pluralité des formes dépressives et la
nécessité de les distinguer, ce qui va à l’encontre de la généralisation,
voire de la confusion, qui dominent aujourd’hui l’appréhension de ces
troubles. La généralisation consiste à englober sous l’étiquette « dépres-
sion » tous les symptômes connus ou moins connus considérés comme
tels en s’attachant presque exclusivement aux phénomènes sans prendre
en compte les modalités de fonctionnement psychique qui les sous-
tendent. La confusion qui, cette fois, s’inscrit davantage dans une appro-
che courante et banale, profane en quelque sorte, consiste à nommer
« dépression » tout trouble psychique « mineur », c’est-à-dire ne relevant
pas, au niveau manifeste, de références psychiatriques ou psychopatho-
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
logiques.
De ce qui précède, découlent des conceptions de la compréhension et
donc du traitement des troubles dépressifs susceptibles d’engager le sujet
dans une démarche de pensée particulière, puisqu’elle relève quasiment
d’un système de logique où le lien de cause à effet prévaut : on est
déprimé parce que… La suite du mouvement s’impose. La reconnais-
sance de la cause ne permet pourtant pas nécessairement de lever la
symptomatologie dépressive. On le sait, certaines traversées dépressives
s’inscrivent dans l’événement : une perte, un deuil, une rupture, voire une
188 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Ces deux points sont, en fait, complémentaires : si, en effet, toutes les
dépressions trouvent leur essence dans une problématique de perte —
c’est-à-dire à la fois l’affrontement à une perte et la manière de traiter
cette perte — on peut aisément admettre que, d’une part, les pertes sont
susceptibles d’atteindre le moi de manières différentes selon ce qu’elles
touchent et que, d’autre part, les moyens utilisés pour lutter contre ou au
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 189
contraire intégrer ces pertes et leurs effets seront déterminés par des
modalités de fonctionnement psychique spécifiques de chaque individu.
1. « Deuil et mélancolie » est daté de 1915 ou de 1917. La première date est celle de la rédaction,
la seconde celle de la publication.
CLINIQUES DE LA DÉPRESSION 193
2 MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA PERTE :
L’APPROCHE FREUDIENNE
l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance
particulière comme un objet, comme l’objet délaissé » (ibid., p. 270).
C’est ainsi que la perte d’objet originaire se transforme en perte du moi et
que le conflit entre le moi et la personne aimée se convertit en scission
entre la critique du moi et le moi modifié par l’identification.
La mélancolie obéit à un double régime pulsionnel : elle emprunte une
partie de ses caractères au deuil puisqu’elle est aussi une réaction à la
perte réelle de l’objet d’amour, mais elle est également engagée dans un
processus de régression allant du choix d’objet narcissique au narcis-
sisme. C’est le traitement de l’ambivalence pulsionnelle qui va ordonner
les destins contraires de la dépression : dans le cas des névroses (dont le
paradigme serait ici la névrose de contrainte), l’ambivalence confère au
deuil une configuration pathologique notamment à travers les auto-repro-
ches concernant les souhaits de mort voués à la personne aimée. On voit
bien là la double valence — amour et haine — qui anime l’investissement
d’objet.
Dans la mélancolie, les facteurs déterminants débordent largement la
seule situation de perte par la mort de la personne aimée : sont parties
prenantes toutes les situations de vexation, de déception, de rejet. Dans ce
cas, le tourment que s’impose le patient relève d’un auto-sadisme dont la
cruauté est à la mesure de la haine pour l’objet déceptif, attaqué à travers
le moi du sujet qui s’est massivement identifié à lui :
Ce que veut montrer Freud c’est que, bien sûr, grâce à la régression
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
narcissique, l’objet a été supprimé mais que, en vérité, il s’est avéré plus
puissant que le moi lui-même : c’est à un objet mort que le moi est
contraint de s’identifier.
Pour l’instant, nous n’irons pas au-delà dans la lecture détaillée du
texte de Freud ; nous souhaitons cependant en dégager quelques effets
dans la compréhension des dépressions. Nous pouvons considérer que le
modèle « objectal » du deuil est susceptible de se retrouver chez tous les
sujets ou dans toutes les situations qui permettent de maintenir un inves-
tissement d’objet suffisamment solide et résistant. En de telles occurrences,
200 NARCISSISME ET DÉPRESSION
une situation œdipienne dont les désirs restent méconnus du fait du refou-
lement. On sait bien, évidemment, que la réalisation des souhaits
œdipiens, au-delà de leur dimension transgressive, actualise la crainte de
perdre l’amour de l’objet. Il paraît donc impossible de séparer la sexualité
et la perte.
Au sein du complexe d’Œdipe, le désir pour un parent et la rivalité
avec l’autre menacent les investissements premiers : à vouloir séduire le
père, la fille se met en danger de perdre l’amour de la mère ; à vouloir
séduire la mère, le garçon se met en danger de perdre celui du père.
Nombre de problématiques œdipiennes achoppent à ce niveau : si la diffi-
culté à éprouver l’agressivité vis-à-vis du rival rend l’engagement et le
dégagement conflictuel particulièrement malaisés, c’est beaucoup parce
que cette expression de l’ambivalence menace le sujet d’une perte
d’amour douloureuse.
moi : il est plus au fait des « fautes » issues des désirs inconscients que le
moi qui les refoule.
d’une position vers une autre est plus ou moins forte, bien sûr, selon
l’organisation psychique du sujet, mais on peut parfois repérer ces
mouvements chez le même sujet : l’émergence d’une sensitivité exces-
sive, la crainte ou la conviction de ne pas ou de ne plus être aimé (ou
aimable) est fréquente, même dans les dépressions dites névrotiques. La
projection fait partie des mécanismes de fonctionnement psychique
parmi les plus partagés et, par ailleurs, un sujet déprimé, nécessairement
fragilisé sur le plan narcissique, aura effectivement tendance à se sentir
mal aimé, voire persécuté, a minima.
Bien entendu, la juste mesure est indispensable : il y a un pas franchi,
et d’importance, entre le mal-être d’un sujet « simplement » déprimé qui
éprouve son environnement relationnel comme lointain — alors que c’est
lui qui s’en éloigne ! — et les mouvements interprétatifs récurrents qui
empêchent un autre d’éprouver véritablement ses affects dépressifs à
l’aune de la perte d’objet. Ce qui caractérise par ailleurs la position dépres-
sive dans ses traductions cliniques, c’est qu’avec son accès, la liaison
entre affects et représentations se met en place : l’absence ou la perte de
l’objet sont la cause des affects de tristesse.
LA DÉTRESSE
DANS L’ŒUVRE
FREUDIENNE :
UNE FIGURE
DE DÉPRESSION
ORIGINAIRE
INTRODUCTION
1. Toutes les citations allemandes qui suivront dans cette contribution sont traduites par moi, sauf
avis contraire ad locum où j’indique alors la référence de l’édition française utilisée.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 227
Lisez un peu Luther […] pour vous apercevoir jusqu’où peut s’affirmer la
puissance des images qui nous sont les plus familières […]. C’est bien à
celles-là que se réfère la pensée d’un prophète si puissant dans son inci-
dence, et qui renouvelle le fond de l’enseignement chrétien, quand il cher-
che à exprimer notre déréliction, notre chute dans un monde où nous
tombons dans l’abandon. Ses termes sont en fin de compte infiniment plus
analytiques que tout ce qu’une phénoménologie moderne peut articuler
sous les formes relativement tendres de l’abandon du sein maternel —
quelle est cette négligence qui laisse tarir son lait ? Luther dit littéra-
lement : Vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du diable
(Lacan, 1959-1960, p. 111 ; je souligne).
Cette référence à Luther est d’autant plus parlante que Lacan dit,
comme en passant et visiblement sans y prêter lui-même une attention
particulière, que le propos de Luther est d’exprimer notre déréliction face
à la condition humaine. Et l’on pense immédiatement à la Hilflosigkeit :
selon Luther, la déréliction n’est en effet rien d’autre que l’état de
détresse dans lequel l’être humain se trouve prostré. Mais Lacan s’inté-
resse d’avantage à la force imagée des mots qu’à la condition humaine
envisagée par Luther :
Ce qui s’articule ici est justement le tournant essentiel d’une crise d’où est
sortie toute notre installation moderne dans le monde. C’est à cela que
Freud vient donner sa sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer,
une fois pour toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes, là
où ils doivent être, c’est-à-dire dans notre corps (ibid., p. 111-112).
l’homme change radicalement. En effet, s’il est libre de choisir ses actes,
il peut agir de manière moralement bonne et donc, à travers ses œuvres,
espérer recevoir l’aide de Dieu. Luther, en opposition virulente avec
Érasme, refuse de faire confiance aux capacités de jugement de l’homme.
Celui-ci est, par sa chute du Paradis, fondamentalement mauvais, de sorte
qu’il n’est pas en mesure d’émettre un bon jugement. Érasme, en revan-
che, en fervent humaniste, plaide dans son traité Sur le libre arbitre
(1524) en faveur d’une entière confiance dans le libre arbitre, en atta-
quant Luther et les autres réformateurs (à propos de ce débat entre Luther
et Érasme, cf. Lacan, Séminaire VII, p. 116). Luther répond à Érasme par
le traité Du serf arbitre (1525) où il avance une critique non moins viru-
lente. Luther tente, dans cet écrit, de contrer pas à pas les attaques
d’Érasme. L’essentiel de son argumentation se résume dans le fait que
l’homme ne peut avoir un libre arbitre, car sa condition humaine l’en
empêche. Dieu voue une haine éternelle à l’homme, non seulement à
cause des défaillances d’une libre volonté, mais aussi en raison des
œuvres de cette dernière. Cette haine divine existait déjà avant la création
du monde. La description de cette haine quasi métaphysique a rarement
été surpassée par d’autres écrits chrétiens. Même le Dieu de Job n’est pas
hargneux, il laisse plutôt libre cours aux manigances de Satan (Job 1, 6-12),
tout comme le fait aussi le Dieu goethéen du Faust avec Méphistophélès
(Prologue).
Pourtant, Luther ne s’en tient pas au seul constat d’un Dieu méchant.
Son Dieu revêt des traits dualistes, en fonction de la perspective adoptée
et surtout en fonction de l’état et de l’attitude de l’homme. Si l’homme
accepte sa vulnérabilité fondamentale, s’il renonce à toute intervention
volontariste dans l’ordre du monde, en se pliant aux événements et en les
acceptant, alors son Dieu se montrera secourable. L’invocation de l’aide
divine devient ainsi la principale caractéristique du rapport entre
l’homme et son créateur. En effet, le mot Hilfe (aide) est fréquent dans les
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
La misère […] qui oppresse tous les états de la chrétienté […] amène non
seulement moi mais aussi tout un chacun à crier et invoquer l’aide… (À la
noblesse chrétienne).
230 NARCISSISME ET DÉPRESSION
Dieu n’aime pas et déteste qu’une bonne action soit commencée dans la
confiance en notre propre pouvoir et notre raison… (À la noblesse chré-
tienne).
Si l’aide de Dieu nous fait défaut, c’est donc par notre propre faute et
responsabilité, ou, en l’occurrence, par la faute de Rome et de l’église
catholique. Si, en revanche, un homme est sincère et vrai — donc noble
— il recevra l’aide divine.
L’état de détresse fait partie de la condition humaine. Rien, si ce n’est
l’aide de Dieu, ne peut nous en sauver. Ce qui se présente au départ sous
une forme négative (la condition de détresse) devient, par un renverse-
ment dialectique, la condition sine qua non d’une force positive (l’obtention
de l’aide de Dieu).
possible.
[…] la solitude est quelque chose de terrible, dès qu’elle dure et qu’elle
n’est pas volontaire, comme par exemple le fait d’être banni sur une île non
habitée. L’étendue d’un désert, une grande forêt solitaire, errer sur un lac
immense, sont des images qui suscitent l’épouvante et qui peuvent s’em-
ployer en poésie pour le sublime. Mais ici (dans la solitude) réside déjà une
raison objective d’effroi, par le fait que l’idée d’une grande solitude entraîne
aussi l’idée de la détresse [Hilflosigkeit].
La détresse est ainsi conçue comme un état intérieur, lié à une réelle
défaillance physique. Il s’agit donc d’une double souffrance, psychique et
physique, à laquelle rien ni personne ne peuvent subvenir de manière
secourable. Car cet état est précisément lié à une prise de conscience de
la solitude humaine. Don Carlos dans son cri de solitude n’appelle
personne ; il constate seulement qu’il n’a plus personne à qui il pourrait
adresser son appel ; il ne cherche pas un être attentif à sa détresse. Dans
l’association avec un bonheur vécu auparavant (« l’abondance du cœur »),
Schiller semble vouloir montrer que bonheur et détresse constituent et
jalonnent la vie et la condition humaine.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 235
2 LA DÉTRESSE
DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE
Sur ces fondements historiques, nous pouvons à présent nous tourner vers
l’œuvre freudienne et y esquisser le statut de la détresse. Deux axes se
dessinent : d’une part la détresse individuelle, d’autre part la détresse
dans le cadre socioculturel. Les deux axes sont intimement liés, l’axe
socioculturel s’étayant en grande partie sur le paradigme individuel.
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
1. Je cite selon l’édition allemande « Aus den Anfängen der Psychoanalyse », parue dans Imago,
London, 1950.
238 NARCISSISME ET DÉPRESSION
S’il n’y avait pas de détresse, il n’y aurait pas d’appel, et par conséquent
aucune raison pour l’adulte de diriger son attention sur cet appel. En
d’autres termes, l’état de détresse du nourrisson provoque cet enchaîne-
ment de va-et-vient entre l’interne et l’externe, entre un sujet et un autre.
La moralité, dans ce contexte, naît donc du rapport à autrui. On pourrait
même dire que la moralité se localise dans le rapport de communication
1. Cela fait penser à l’article de S. Ferenczi, « Confusion des langues entre les adultes et l’enfant »
(1932), in Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 125-135.
240 NARCISSISME ET DÉPRESSION
réussie entre deux individus, dont l’un est dans un état de détresse, alors
que l’autre est capable d’être secourable ; relation dont on peut souligner
l’asymétrie.
qui se trouve à côté de moi (neben mir), un être « proche » dans un sens
spatial ; une proximité qui n’engage donc pas de rapport émotionnel
particulier. En effet, le contexte dans lequel apparaît l’être proche indique
que, dans la perspective du nourrisson, un choix qualitatif ou distinctif ne
peut être effectué. Celui qui se situe à côté de lui, qui est là, est perçu
comme un être secourable. L’enfant en détresse ne peut pas choisir à qui
il s’adresse ; il ne peut pas évaluer celui ou celle qui lui semble le plus
secourable. Son seul recours est de se manifester par un cri auprès de
celui ou celle qui, situé à côté de lui, pourrait l’entendre. Il s’agit donc
d’un rapport à l’autre qui est encore en deçà d’un jugement attributif
dirigé vers autrui. Ce n’est pas un appel orienté intentionnellement, mais
plutôt un cri de secours dans une ultime adresse à l’autre. Ainsi, ce
rapport à l’autre est avant tout lié à la sensation et non pas à l’intellection
(comme c’est le cas dans tout jugement). L’appel ne peut pas prendre en
compte l’état dans lequel le Nebenmensch lui-même se trouve : l’autre est
un autre seulement du fait qu’il se trouve à côté de moi, sans être moi.
Cette disjonction est sous-tendue par un vécu d’inorientation à peine
supportable : l’autre n’est pas moi, il est au fond ce qu’il y a de totale-
ment étranger et en même temps celui de qui on attend un secours. Freud
souligne cet antagonisme en parlant d’aide étrangère (fremde Hilfe) qui
contient à la fois la menace de l’étranger et la délivrance du secours.
Celui qui est ainsi appelé doit, pour sa part, effacer ce qui en lui pourrait
faire barrage à la demande de secours. L’individu est secourable sans être
reconnu en tant qu’individu particulier. Son aide est donc un acte
d’altruisme, le premier reçu par l’homme. C’est pourtant ce rapport à
autrui qui provoque la mise en place d’une capacité de jugement de la
part de l’être en détresse : c’est auprès de l’être proche que l’on acquiert
la capacité de jugement. C’est dire que ce rapport à l’autre est un événe-
ment fondamental, crucial pour le passage de la sensibilité au jugement.
C’est aussi, à mon sens, le moment le plus spécifiquement intersubjectif
© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.
écho et laisse apparaître que ce qui est en question, c’est le fait de savoir
supporter la situation foncièrement désolante de la vie humaine. Mais
surtout, Freud rapporte la religiosité au phénomène biologique de la
détresse infantile, la dénuant ainsi de toute origine spirituelle. Et c’est
bien cela l’essentiel.
Les correspondances de Freud qui datent de la même époque que le
texte sur Léonard témoignent de l’intérêt accru de la part de Freud pour le
lien entre la détresse et la religion. En effet, pour le Nouvel An 1909, Freud
écrit à Ferenczi, lui faisant part qu’il vient d’avoir compris la signification
250 NARCISSISME ET DÉPRESSION
1. Pour l’ensemble des citations reprises de la traduction française des œuvres complètes, je
traduis détresse au lieu de désaide, afin de maintenir une cohérence avec l’ensemble de mon
texte.
LA DÉTRESSE DANS L’ŒUVRE FREUDIENNE 251
heureux. Cherchant à devenir égal à ses propres idéaux, il est « une sorte
de dieu prothétique ». Il n’a plus voulu se soumettre aux forces protectri-
ces en se croyant capable d’être égal à Dieu, il a voulu être égal au père
(les résonances avec Totem et tabou sont évidentes) sans mesurer les
conséquences que cela impliquerait. O