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Gallimard
TABLE
au sujet les cloches d’église. Ce même moment se retrouve à notre époque quand un
individu a la conviction d’éprouver un sentiment analogue à la vue d’un objet volant
non identifié (O.V.N.I.). Effectivement, les créatures de l’espace, dans Rencontres
du 3e type, s’expriment dans un langage musical et se déplacent dans des véhicules
spatiaux brillamment éclairés. La conversion et l’appel qu’elle contient constitue
comme un moment esthétique, une césure dans le temps où le sujet se sent maintenu
sur un sommet, dans la solitude, par l’esprit de l’objet. « Ce qui rend une expérience
esthétique plutôt que cognitive ou morale, écrit Murray Kriger, c’est peut-être
qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle a la capacité de nous piéger au-dedans d’elle, de
nous empêcher de nous éloigner d’elle pour partir à la quête d’un plus grand savoir
ou d’activités pratiques. » Que ce moment intervienne au cours de la conversion du
chrétien, de l’envoûtement de l’Américain par l’O.V.N.I., de la rêverie du poète à
l’intérieur de son paysage, de l’extase de l’auditeur qui vit un moment intense à
l’écoute d’une symphonie ou encore de la captation du lecteur par le texte poé
tique, des expériences de ce type cristallisent le temps dans un espace où sujet et
objet paraissent parvenir à une rencontre marquée par une relation profonde. Bien
que ces moments puissent par la suite être soumis à une explication herméneutique,
ils constituent essentiellement un événement verbal remarquable par la den
sité de l’affect du sujet et la prise de conscience, en dehors de toute représen
tation — ce qui est fondamental — d’une étreinte avec l’objet esthétique. Une fois
vécus, il arrive que ces moments cautionnent chez le sujet un profond sentiment de
gratitude qui pourra le conduire, sa vie durant, à une longue quête de quelque
autre re-connaissance de l’objet esthétique. Le chrétien ira à l’église, espérant y
retrouver des traces de son expérience; le poète romantique parcourra ses paysages
en espérant une pause dans le temps — moment en suspens où le soi et l’objet se
mettent réciproquement en valeur et s’éclairent l’un l’autre; le naturaliste recher
chera l’oiseau le plus rare, vision qui crée chez lui un moment de brusque terreur
sacrée; le lecteur se laisse aller dans le texte imprimé et le récit, espérant que parallè
lement à la moisson herméneutique qu’il récoltera, il sera maintenu dans une rela
tion très intense avec l’esthétique du texte.
Pourquoi le moment esthétique suscite-t-il en nous la conviction profonde que
nous avons été en rapport avec un objet sacré? Sur quoi se fonde cette croyance?
En partie, de ce que nous vivons ce moment d’étrangeté comme un événement par
tiellement cautionné par l’objet. Nous ne pouvons prévoir le moment où nous ferons
une expérience esthétique; presque inévitablement, c’est par surprise que nous
sommes pris. C’est cette surprise complétée par une expérience de fusion avec l’objet
(icône, texte, son musical, paysage, etc.), lorsque nous nous sentons maintenus par
l’esprit de l’objet, qui nous apporte la conviction profonde que cette occasion a été,
à coup sûr, choisie pour nous. L’objet, c’est « la main du destin ». Et au cours de
cette induction par l’objet, nous sommes soudainement pris dans une étreinte qui n’a
l’épiphanie du sacré 255
que de lointains rapports avec le savoir ou le langage : il s’agit de la connaissance
d’un objet, non par l’appréhension de la représentation, mais par l’épiphanie affec
tive de « l’être avec », rencontre fondée sur l’expérience d’être plutôt que sur celle
de l’esprit, enracinée dans l’implication totale du soi plutôt que tenue à distance par
la mise en place métaphorique de la représentation ou de la pensée abstraite.
1. Cf. deux de nos articles antérieurs : « The aesthetic moment and the search for transforma
tion », The Annual of Psychoanalysis, vol. 6, 1978. Et « The transformational object », Internat. J.
Psycho-anal, vol. 59, n° 4, 1978.
258 LA CROYANCE
Il est curieux de constater que les psychanalystes, pour une grande part, n’ont
pas su voir que l’invitation à la psychanalyse suscite en fait chez tous les analysants
le souvenir profond de cette première relation d’objet. Comment cela? Nous invi
tons le patient à venir dans une pièce uniquement préparée pour le recevoir, un
espace qui, nous le savons tous, est un cadre qu’on pourrait dire être sculpté par
l’analyste pour ses patients. Dans une pièce à l’éclairage tamisé, loin de tout
bruit intrusif, où les objets ne changent pour ainsi dire jamais de place, l’analyste
260 LA CROYANCE
Quand, il y a deux ans, Jonathan est venu pour une analyse, il avait l’air d’un
jeune homme assez ordinaire, affecté par plusieurs des incertitudes habituelles
autour de la bisexualité. Avant de le voir, j’avais eu entre les mains le rapport du
consultant et la lecture de cet entretien faisait penser que Jonathan travaillerait dur
et promettait beaucoup pour la psychanalyse. Aussi je fus assez surpris lorsqu’il
s’effondra pratiquement sur le divan. Selon mon habitude, je gardai le silence — à
l’exception de quelques mots d’accueil à son arrivée — et ce silence dura assez long
temps avant qu’il ne se décidât à m’avouer qu’il ne savait pas très bien quoi dire au
juste et qu’il redoutait, d’une certaine manière, qu’il ne se passât avec moi ce qui se
passait avec toutes ses relations : je ne tarderais pas à découvrir qu’il ne pouvait
jamais dire la vérité. Quand je lui dis qu’il se tracassait à l’idée de ce que je pouvais
l’épiphanie du sacré 261
bien penser, je le vis sursauter légèrement sur le divan ; c’était comme la réponse
d’un petit enfant qui tressaille. Je commentai par la suite le fait qu’il paraissait
surpris ou sursautait chaque fois que je parlais et ce ne fut que progressivement que
nous en vînmes à comprendre que cette attitude correspondait au sentiment d’hor
reur qu’il éprouvait en entendant ma voix. J’étais différent de l’analyste — l’analyste
interne — qui avait été avec lui, l’avait aidé, conseillé, consolé pendant plusieurs
mois, avant notre rencontre. Cet analyste-là savait ce qu’il ressentait sans qu’il eût
besoin de le lui dire alors qu’il devait lutter pour me faire part de ses pensées que
trop souvent jè ne comprenais pas, ce qui était encore plus vexant. Peu à peu, j’ana
lysai le transfert et nous essayâmes de comprendre sa déception, celle de ma sépara
tion d’avec lui, de mon « échec » avec lui et sa répugnance extrême à communiquer
ce qui lui était insupportable et avait été tacitement reconnu, à savoir que j’étais
séparé de lui. Au début, il résista à cette analyse en me disant que ce malentendu
n’était que momentané : qu’après quelques minutes, je rectifierais tout ce que je
venais de dire et que nous pourrions alors nous entendre et nous comprendre
mutuellement. Bien que cela ne se passât pas ainsi qu’il l’espérait, il parut accepter
ce désillusionnement, mais, quelque temps après, je découvris que cette première
acceptation n’avait pas été sincère. Je constatai qu’au début l’attente d’une
analyse cautionnait sa propre relation privée à un analyste interne et qu’après
l’analyse de cette relation, il avait substitué le processus analytique à la relation ori
ginelle d’objet interne. Je découvris ainsi qu’il ne se souciait plus de savoir si je le
comprenais bien; au contraire, son expérience du prodessus de clarification et d’in
terprétation lui faisait éprouver un sentiment de joie teinté de respect. Pendant ce
temps, il devint de plus en plus confus et difficile à suivre et je pris conscience du
fait que je travaillais vraiment très dur pour débrouiller les choses; pourtant, plus
je travaillais, plus nous nous efforcions de sortir de cette confusion, plus il produi
sait de matériel. Je suis aujourd’hui convaincu que ce type de phénomène inter
venant dans une analyse est sujet à de multiples interprétations, mais je voudrais
montrer au lecteur que, dans ce cas précis, le patient s’était, je crois, profondément
attaché à mes fonctions d’objet transformationnel. Plus j’interprétais, plus il deve
nait confus et je fus obligé de me montrer de plus en plus « métamorphique ». Je laisse
intentionnellement de côté la signification de ce résultat en ce qui concerne l’his
toire de ce patient, car il me paraît important de comprendre que c’était le proces
sus analytique qui cautionnait ce type particulier de relation d’objet. Ce ne fut
qu’après avoir pu l’interpréter dans ce sens au patient qu’il nous fut possible de
situer la signification de ce souvenir dans son histoire.
Le processus analytique éveille alors un souvenir d’objet particulier, souvenir
vécu dans la relation transférentielle plutôt que rappelé par un souvenir conscient.
Telle est en particulier la fonction de l’analyste qui identifiait le processus analytique
à l’analyste en tant qu’objet, identification correspondant exactement à l’identifica
262 LA CROYANCE
CHRISTOPHER BOLLAS