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La croyance

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE


NUMÉRO 18 AUTOMNE 1978

Gallimard
TABLE

J.-B. Pontalis Se fier à... sans croire en... 5

Guy Rosolato La scission que porte l’incroyable. 15


Jean Pouillon Vous croyez? 29
Clément Rosset Assurance tous risques. 35
Claude Imbert Pour une structure de la croyance. 43
Hubert Damisch « Wie absichtslos. » 55

Marthe Robert Devant la loi. 75


Claude Roy Les séquestrés de la croyance. 99
Jean Losserand L’énigme de l’évidence. 113
Harold Searles Réalisme des perceptions dans un transfert délirant. 125
Didier Anzieu Machine à décroire : sur un trouble de la croyance
dans les états limites. 151

François Roustang Suggestion au long cours. 169


P. F. de Queiroz Siqueira Entre croyance et acroyance. 193
Michel Gribinski Le guéri, le sacré et l’impur. 211

Jean-Luc Donnet Une croyance à l’œuvre. 227


François Gantheret Je t’aime, je crois, j’ai mal. 243
Christopher Bollas L’esprit de l’objet et l’épiphanie du sacré. 253

André Green Le credo du psychanalyste. 263


Christopher Bollas

L’ESPRIT DE L’OBJET ET L’ÉPIPHANIE DU SACRÉ

Comment croyons-nous? La perception ordinaire ne présuppose-t-elle pas la


notion de croyance, la certitude que ce qui est ressenti ou perçu est là simplement
pour que nous l’appréhendions? Si certaines philosophies se plaisent à lancer un défi
quant à la présence vérifiable d’un objet extérieur, ou si la psychologie perceptive
nous garantit que toute perception est aperception, il s’avère toutefois que nos juge­
ments individuels et collectifs s’appuient sur une sorte de licence poétique, sur une
illusion nécessaire, celle que le monde dont nous parlons est là pour que nous en fas­
sions l’expérience. Cette illusion nécessaire sous-tend notre existence; sans elle non
seulement nous partagerions l’angoisse, mais la certitude de la folie de l’autre et de
nous-même. Nous serions également incapables de « corriger » notre perception et
celle d’autrui. Notre accord collectif, à savoir que le monde est là, cet accord s’as­
sortit d’une autre licence poétique, celle que les termes que nous utilisons pour
décrire le monde sont aptes à le représenter. Le mathématicien qui écrit : « Soit
X = 1 » hyperbolise la nature arbitraire du symbolique; le langage fonctionne tou­
jours au travers d’une croyance en des illusions partagées.
Je ne dirai rien des croyances partagées, j’évoquerai seulement une croyance
intime et profonde qui arrête la perception ordinaire pour placer le sujet dans un
espace que ne médiatise plus la métaphore; plus précisément, de ce moment où la
personne se sent choisie et maintenue dans une étreinte solitaire par la subjectivité
de l’objet. Je me réfère à ce moment où la personne, ébranlée par une expérience,
éprouve la certitude immuable d’avoir été bercée par l’esprit de l’objet ou habitée
par celui-ci, lieu de rendez-vous de quelque reconnaissance muette qui défie la repré­
sentation. Peut-être l’exemple le plus manifeste de cette forme d’expérience se voit-il
au cours de la conversion d’un incroyant à un objet sacré; en se convertissant au
Christ, la personne ressent le plus souvent un brusque enfermement du soi dans une
présence sacrée. A ce sentiment peut succéder celui d’être tenu par l’objet et la prise
de conscience d’un changement significatif dans la lumière de l’environnement (qui,
d’ordinaire devient sacrée) ou l’accompagnement de sons polyphoniques rappelant
254 LA CROYANCE

au sujet les cloches d’église. Ce même moment se retrouve à notre époque quand un
individu a la conviction d’éprouver un sentiment analogue à la vue d’un objet volant
non identifié (O.V.N.I.). Effectivement, les créatures de l’espace, dans Rencontres
du 3e type, s’expriment dans un langage musical et se déplacent dans des véhicules
spatiaux brillamment éclairés. La conversion et l’appel qu’elle contient constitue
comme un moment esthétique, une césure dans le temps où le sujet se sent maintenu
sur un sommet, dans la solitude, par l’esprit de l’objet. « Ce qui rend une expérience
esthétique plutôt que cognitive ou morale, écrit Murray Kriger, c’est peut-être
qu’elle se suffit à elle-même, qu’elle a la capacité de nous piéger au-dedans d’elle, de
nous empêcher de nous éloigner d’elle pour partir à la quête d’un plus grand savoir
ou d’activités pratiques. » Que ce moment intervienne au cours de la conversion du
chrétien, de l’envoûtement de l’Américain par l’O.V.N.I., de la rêverie du poète à
l’intérieur de son paysage, de l’extase de l’auditeur qui vit un moment intense à
l’écoute d’une symphonie ou encore de la captation du lecteur par le texte poé­
tique, des expériences de ce type cristallisent le temps dans un espace où sujet et
objet paraissent parvenir à une rencontre marquée par une relation profonde. Bien
que ces moments puissent par la suite être soumis à une explication herméneutique,
ils constituent essentiellement un événement verbal remarquable par la den­
sité de l’affect du sujet et la prise de conscience, en dehors de toute représen­
tation — ce qui est fondamental — d’une étreinte avec l’objet esthétique. Une fois
vécus, il arrive que ces moments cautionnent chez le sujet un profond sentiment de
gratitude qui pourra le conduire, sa vie durant, à une longue quête de quelque
autre re-connaissance de l’objet esthétique. Le chrétien ira à l’église, espérant y
retrouver des traces de son expérience; le poète romantique parcourra ses paysages
en espérant une pause dans le temps — moment en suspens où le soi et l’objet se
mettent réciproquement en valeur et s’éclairent l’un l’autre; le naturaliste recher­
chera l’oiseau le plus rare, vision qui crée chez lui un moment de brusque terreur
sacrée; le lecteur se laisse aller dans le texte imprimé et le récit, espérant que parallè­
lement à la moisson herméneutique qu’il récoltera, il sera maintenu dans une rela­
tion très intense avec l’esthétique du texte.
Pourquoi le moment esthétique suscite-t-il en nous la conviction profonde que
nous avons été en rapport avec un objet sacré? Sur quoi se fonde cette croyance?
En partie, de ce que nous vivons ce moment d’étrangeté comme un événement par­
tiellement cautionné par l’objet. Nous ne pouvons prévoir le moment où nous ferons
une expérience esthétique; presque inévitablement, c’est par surprise que nous
sommes pris. C’est cette surprise complétée par une expérience de fusion avec l’objet
(icône, texte, son musical, paysage, etc.), lorsque nous nous sentons maintenus par
l’esprit de l’objet, qui nous apporte la conviction profonde que cette occasion a été,
à coup sûr, choisie pour nous. L’objet, c’est « la main du destin ». Et au cours de
cette induction par l’objet, nous sommes soudainement pris dans une étreinte qui n’a
l’épiphanie du sacré 255
que de lointains rapports avec le savoir ou le langage : il s’agit de la connaissance
d’un objet, non par l’appréhension de la représentation, mais par l’épiphanie affec­
tive de « l’être avec », rencontre fondée sur l’expérience d’être plutôt que sur celle
de l’esprit, enracinée dans l’implication totale du soi plutôt que tenue à distance par
la mise en place métaphorique de la représentation ou de la pensée abstraite.

On pourrait illustrer la rêverie du moment esthétique par l’une des histoires


les plus populaires racontées en Angleterre aux enfants des écoles : Le vent dans les
saules. Il s’agit là, effectivement, d’une histoire pour enfants, sorte de fiction transi­
tionnelle, texte qui émerge du monde de certitudes fantasmatiques de l’enfant et qui
capte cette magie par l’entremise de l’intrigue et le ton serein du conte de fées.
La fiction infantile est pleine de moments d’horreur, de terreur, de fascination,
de suspense; le soi et l’environnement sont interchangeables comme si quelque
chose du sentiment qu’a l’enfant d’une métamorphose ontogénétique était enregistré
dans la fiction qu’il est en train de lire. Souvent dans le conte, comme dans Le vent
dans les saules, il est question d’un voyage, d’une aventure picaresque rendant fidè­
lement compte de l’appréciation qu’a l’enfant de ses propres transformations psy­
chosomatiques. Le vent dans les saules, c’est un conte de découverte. Une petite
taupe toute simple et effarouchée est prise en amitié par un rat d’eau aventureux,
un vrai casse-cou qui veut absolument descendre en sa compagnie le cours de la
rivière pour découvrir le monde. Un matin, juste avant l’aube, ils descendent tous
deux tranquillement la rivière à la nage. Soudain, le rat sursaute, il a eu le senti­
ment d’entendre un son éthéré : « Si beau, si étrange, si neuf, dit-il, mais qui s’est
arrêté si vite que je voudrais, je crois, ne l’avoir jamais entendu. Il a fait monter en
moi un désir lancinant, une souffrance, et plus rien maintenant ne me paraît impor­
tant, sinon d’entendre ce son, encore, toujours et à jamais. » La taupe, elle, n’a rien
entendu, mais, très respectueuse, elle reste vigilante, guettant une nouvelle occasion
de l’entendre. Elle demande à son ami le rat ce qui s’est passé, mais le rat est trans­
porté dans un état onirique. « Le rat ne répondit rien, mais avait-il entendu? En
extase, transporté, tremblant, tous ses sens étaient possédés par cette chose nouvelle
et divine qui s’était emparée de son âme sans défense, l’avait balancée, dorlotée
comme un petit enfant impuissant mais tout heureux quand on le tient très fort. »
Cette expérience — ce « moment esthétique » —, vécue comme nouvelle et étrange,
éveille pourtant un « désir lancinant »; son impact immédiat n’est pas cognitivement
relié à une expérience mentale antérieure et pourtant, affectivement, elle réveille le
passé. L’auteur, dans la situation de celui qui identifie à coup sûr la localisation
psychique de ses personnages, dit alors du rat qu’il est « transporté », possédé,
comme « un petit enfant impuissant mais tout heureux quand on le tient très fort ».
256 LA CROYANCE

L’écrivain sait comment identifier ce type d’expérience pour le lecteur enfant; il


emprunte l’imagerie du bébé tenu par la mère et situe le moment esthétique dans
l’espace qui est entre l’enfant et la personne qui prend soin de lui. Tel que je le vois,
le moment esthétique est la résurrection évocatrice d’une condition primaire du
moi révélée par un acte de surprise et un rapport étrange avec un objet, moment
étonnant où le sujet est saisi par l’illusion intense d’être choisi par l’environnement
en vue de quelque expérience affective empreinte d’un profond respect. Cette expé­
rience de « maintien » (holding) évoque le souvenir psychosomatique de ce que
Winnicott a appelé « l’environnement de maintien »; il s’agit là, autrement dit,
d’un enregistrement essentiellement pré-représentationnel de la présence de la
mère. Comme dans le cas du rat et de la taupe, l’expérience ne saurait véritablement
être reliée à un objet distinct, mais s’accompagne de la notion de ce à quoi l’objet,
supposé cautionner l’événement, devrait ressembler : à la fois terrifiant et sacré. Le
lecteur de Le vent dans les saules découvre qu’en réalité le rat et la taupe font l’ex­
périence du lever du soleil, mais qu’il leur est impossible de le voir effectivement se
lever : ils ne peuvent qu’éprouver son effet sur leur environnement. Ce qui me
paraît très proche de l’expérience que le petit enfant fait de sa mère : il expérimente
un processus de transformation dans son environnement interne et externe, mais il
ne sait pas que cette transformation est en partie cautionnée par la mère. L’expé­
rience de l’objet précède la connaissance de l’objet; en effet, il n’y a pas de véritable
lien cognitif entre l’expérience du maternage et l’objet qui materne. Au contraire, le
petit enfant a une expérience prolongée de l’étrange; il reste fixé à l’esprit d’un lieu
non identifiable; il a faim et, en un moment, il est nourri; des gaz le font souffrir et,
en un moment, un massage vient l’en délivrer. Il est cajolé, emmailloté, baigné,
embrassé, mais non par un objet identifiable : plutôt par quelque chose comme l’es­
prit du lieu. D’une certaine manière, nous voyons alors que réduire des expériences
spirituelles à l’administration discrète de la mère nous frappe toujours comme
quelque chose qui serait une insulte faite à l’intégrité des expériences d’étrangeté;
car, pour moi, le sacré précède le maternel; notre première expérience est antérieure
à notre connaissance de la mère en tant qu’objet existant de son plein droit. Avant de
l’identifier comme un objet, le petit enfant utilise la mère comme un lieu pro­
jectif pour localiser les registres psychosomatiques profondément énigmatiques de
son être, anticipant ainsi la découverte future qu’il fera d’elle en tant qu’objet
prenant soin de lui. Cette découverte, il la fera avec une terreur mêlée de res­
pect pour l’omniscience apparemment transformationnelle de la mère. Il est
effectivement troublant que la mère facilite les besoins du petit enfant, bien que sa
fonction ne soit pas correctement identifiée. Dans les premiers mois de la vie, elle
fournit au nourrisson l’expérience du sacré — où l’être est bercé par l’esprit du lieu
— et peu à peu elle sera identifiée au spirituel, au processus transformationnel.
Imaginons que le Rat et la Taupe ont un peu grandi et qu’un jour, naviguant
l’Épiphanie du sacré 257
sur la rivière au lieu d’y nager, ils pourront, eux aussi, voir le soleil se lever. Et,
quand le soleil se lèvera, ils pourront identifier l’objet (le soleil) au souvenir de leur
expérience esthétique antérieure, mais ils ne sauront pas que l’expérience esthétique
provenait, en fait, de la présence originelle du soleil. Pourtant, il nous est permis de
supposer que le soleil, à ce stade, deviendra leur symbole du processus transforma-
tionnel. De la même manière, le petit enfant fait l’expérience des soins maternels
comme s’il s’agissait d’un esprit du lieu, d’une localisation des transformations
psychosomatiques, qu’il identifiera avec la mère plutôt que comme venant de
celle-ci. Comme nous le savons, la mère facilite effectivement les besoins psycho­
somatiques de l’enfant et les transforme. Elle le nourrit et transforme sa faim en
gratification. Elle l’habille, le baigne, le nettoie et le chérit, elle joue avec lui et, pen­
dant chacun de ces moments, l’état psychosomatique du nourrisson change. C’est
la réalité. Mais le petit enfant ignore ce que sont effectivement les soins maternels.
Il fait seulement l’expérience du fait réel de sa propre métamorphose et, selon moi, il
identifie ce processus de métamorphose à la présence de la mère. C’est ainsi que la
mère est un objet identifié à la transformation personnelle du petit enfant, elle est
un « objet transformationnel » *, identifié à tort aux changements psycho­
somatiques qu’elle facilite mais dont le petit enfant ne sait rien.
Ainsi, le moment esthétique, en tant qu’expérience subjective consistant à être
tenu par un objet, me paraît plonger ses racines dans l’ontologie humaine. L’expé­
rience qu’a le nourrisson des soins maternels précède, me semble-t-il, son appréhen­
sion cognitive de la mère en tant qu’objet existant de son plein droit ou le moment
où il comprend que sa propre existence repose sur la nature des soins qu’elle pro­
digue dans ce qui est la première esthétique humaine. En particulier, c’est
l’idiome de la mère qui s’exprime dans les soins qu’elle donne, sa gestuelle très éla­
borée qui constituent cette première esthétique. C’est le moment le plus fort où le
contenu du soi est formé et transformé par l’environnement. Bien entendu, nous
savons objectivement que la relation symbiotique mère-enfant est une dialectique
d’échange où la nature de l’être du petit enfant sera réglée par la mère, mais, subjec­
tivement, le bébé est aussi peu conscient de lui-même en tant qu’agent distinct de
son propre destin que du caractère distinct de la mère en tant qu’objet. Le soi et
l’objet ne sont pas encore appréhendés en tant que présences globales; la prise de
conscience du petit enfant à l’égard du soi et de l’objet sera la connaissance des
transformations successives du fait d’être. Bien que ces transformations du fait
d’être finissent par s’identifier à l’objet, cette définition de l’objet se fonde sur une
expérience symbiotique et ainsi l’objet est relié à l’expérience que fait le petit enfant

1. Cf. deux de nos articles antérieurs : « The aesthetic moment and the search for transforma­
tion », The Annual of Psychoanalysis, vol. 6, 1978. Et « The transformational object », Internat. J.
Psycho-anal, vol. 59, n° 4, 1978.
258 LA CROYANCE

de sa propre prise de conscience subjective. En bref, la mère est identifiée moins


comme un objet que comme un processus associé à des gratifications cumulatives
internes et externes. Le premier objet est connu non par une cristallisation mentale
s’opérant dans une représentation d’objet, mais comme une expérience récurrente
d’être. Le moment esthétique où le sujet est maintenu est comme une attirance
étrange exercée par un objet qui paraît ébranler son être psychosomatique, ce
moment constituant un souvenir affectif bref et intense de la première relation de la
personne à l’objet.
Pour récapituler, je poserai que la mère est un objet transformationnel en ce
qu’elle est identifiée dans l’expérience du nourrisson au processus de l’altération
de l’expérience de soi; cette identification émerge d’un mode de relation symbio­
tique, quand le premier objet est « connu », non en tant que représentation d’objet,
mais en tant qu’expérience récurrente du fait d’être, à savoir une sorte de connais­
sance existentielle s’opposant à la connaissance par représentation. Alors que la
mère intègre l’être du petit enfant (instinctuel, cognitif, affectif et de l’environne­
ment), les rythmes de ce processus allant de la non-intégration (des non-intégrations)
à l’intégration (aux intégrations) rendent compte de la nature de cette relation
d’« objet », plutôt que des qualités de l’objet en tant que tel. La mère n’est pas
encore identifiée comme un objet mais est vécue comme un processus de transfor­
mation, et ce trait subsistera dans la quête de l’objet, lors de la vie adulte où, ainsi
que je le crois, l’objet est recherché en ce qu’il témoigne du processus des transfor­
mations du fait d’être. Dans la vie adulte, la quête ne vise pas originairement à la
possession de l’objet recherché; elle vise bien plutôt à s’y abandonner, comme à
un processus qui altère le soi, le sujet-en-tant-que-demandeur se sentant alors
comme le réceptacle des soins « enviro-somatiques » identifiés aux métamorphoses
du soi. Comme il s’agit là d’une identification qui commence avant que la mère ne
soit connue comme objet, j’estime que ce n’est pas une relation objectale allant de
l’amour à la haine, mais bien une identification proto-perceptuelle de l’objet avec
son trait actif — l’objet en tant que transformateur enviro-somatique du sujet — et
de la quête par la personne d’un objet (du banal au sacré, de l’ordinaire au surna­
turel) qui promet de se transformer.
Je crois que nous avons négligé jusqu’ici d’accorder l’attention qu’elle mérite
à la quête dans la vie adulte d’un objet qui est identifié à la métamorphose de soi.
Bien entendu, nous savons que les diverses croyances religieuses accordent une foi
révérencielle à tout objet sacré promettant une transformation du soi et de l’en­
vironnement, maintenant ainsi le premier lien à l’objet à l’intérieur d’une structure
mythique. Mais il y a aussi le cas où, dans le monde séculier, nous constatons que
l’investissement de l’espoir dans de multiples objets (un nouveau travail, le départ
pour un autre pays, des vacances, un changement dans les relations) peut traduire
la quête d’une expérience transformationnelle et, en même temps, une relation
l’épiphanie du sacré 259
continue à un objet qui est le signe d’une expérience de transformation. Le souvenir
ainsi vécu de cette relation à l’objet survient au cours du moment esthétique,
quand le sujet a le sentiment d’être en présence d’une connaissance étrange de
l’objet, connaissance identifiée à la transformation du soi, même si celle-ci n’est,
au mieux, que partielle. Dans la vie adulte, rechercher l’objet transformationnel,
c’est en réalité se souvenir d’une première expérience objectale, se rappeler, au
travers d’une expérience affective intense, une relation qui s’identifie aux expé­
riences transformationnelles cumulatives du soi. Ces moments esthétiques sont pri­
mitivement des souvenirs affectifs, rarement de nouveaux commencements (new
beginnings).
Ainsi l’advenue du moment esthétique — et semblables expériences varieront
selon l’idiome du caractère de chacun — continue d’affirmer le souvenir inconscient
de notre première expérience de l’objet facilitant : ces rencontres intenses avec
l’objet cautionnent la conviction renouvelée d’une connaissance plus approfondie
avec l’objet transformationnel. La quête de la métamorphose est un phénomène
non dit, mais omniprésent, souvent identifié, en fait, au processus; ainsi tomber
amoureux, acheter une maison, trouver un nouveau travail ou, comme le susurre
la voix pleine de séduction de la publicité télévisée, s’envoler vers une île de
vacances, tout cela peut aboutir à une transformation personnelle d’une espèce ou
d’une autre. Pourtant, même quand il y a eu réalisation, que l’objet de la quête est
effectivement là, rarement la promesse originelle de transformation s’accomplit; une
fois atteint, l’objet est remplacé par un autre objet, parce que sa possession effective
implique un mode de relation différent (une désillusion qui conduit à un mode de
relation plus « mature » à l’objet) : posséder, atteindre ou connaître l’objet ne sus­
cite plus la préoccupation profonde d’une quête qui ne se relâche jamais. Il n’est
pas sans ironie de savoir que cet objet qu’on appelle transformationnel ne pourra
jamais être trouvé; son absence constitue le rayonnement de sa présence; sa capacité
de stimuler le sujet en vue de changements personnels sert sa fonction fondamen­
tale en tant qu’objet qui sera identifié par le sujet avec les changements qui ne
cessent de s’opérer au-dedans de lui.

Il est curieux de constater que les psychanalystes, pour une grande part, n’ont
pas su voir que l’invitation à la psychanalyse suscite en fait chez tous les analysants
le souvenir profond de cette première relation d’objet. Comment cela? Nous invi­
tons le patient à venir dans une pièce uniquement préparée pour le recevoir, un
espace qui, nous le savons tous, est un cadre qu’on pourrait dire être sculpté par
l’analyste pour ses patients. Dans une pièce à l’éclairage tamisé, loin de tout
bruit intrusif, où les objets ne changent pour ainsi dire jamais de place, l’analyste
260 LA CROYANCE

propose à son patient un engagement extraordinaire. Chaque jour, pendant un laps


de temps déterminé, il sera avec lui : de façon inconditionnelle. Le patient pourra
rester silencieux, s’effondrer, se mettre en colère, tomber amoureux, confesser des
pensées horribles, oublier sa propre présence : l’analyste, lui, restera attentif et pré­
sent. Pendant ce temps, il s’assurera qu’il ne s’impose pas à son patient; en effet,
au travers de sa fonction qui consiste à faciliter l’expression des états d’âme, du
discours, des souvenirs, du désir du patient, il offre à la personne une relation qui
n’a pas d’équivalent dans le mode de relation adulte mais qui, ainsi que l’a fait
remarquer Winnicott, est étrangement similaire à la compétence d’une mère qui
s’occupe de son nourrisson. C’est la fonction de l’analyste en tant que personne qui
facilite le processus profond conduisant le patient à des micro-métamorphoses de
ses états d’âme, souvenirs, désirs, etc., ce qui, selon moi, l’amène à identifier l’ana­
lyste avec l’objet transformationnel. Et pourquoi pas? L’analyste offre une relation
de ce type, qu’il l’admette ou non. C’est pourquoi j’estime qu’il est faux et, sur le
plan contre-transférentiel, aveugle de notre part d’affirmer que le silence d’un
patient ou son attente profonde d’une métamorphose personnelle constituent soit
une résistance à « l’alliance de travail », soit simplement une .attente magique de
l’analyste : à savoir une projection narcissique. C’est, au contraire, un souvenir
évoqué par le processus analytique lui-même et qui doit être analysé comme tel.
C’est une chose de reconnaître que les psychanalystes ne peuvent répondre à l’iden­
tification en tant qu’objet transformationnel, c’en est une autre de refuser d’ad­
mettre que, consciemment ou inconsciemment, nous savons que la nature même de
notre cadre et de notre technique éveille une perception mnésique de ce type.
C’est le souvenir de l’objet transformationnel évoqué par le cadre de la psycha­
nalyse qui m’a permis de comprendre plusieurs patients que j’aurais considérés, il y
a quelques années encore, comme parfaitement inanalysables.

Quand, il y a deux ans, Jonathan est venu pour une analyse, il avait l’air d’un
jeune homme assez ordinaire, affecté par plusieurs des incertitudes habituelles
autour de la bisexualité. Avant de le voir, j’avais eu entre les mains le rapport du
consultant et la lecture de cet entretien faisait penser que Jonathan travaillerait dur
et promettait beaucoup pour la psychanalyse. Aussi je fus assez surpris lorsqu’il
s’effondra pratiquement sur le divan. Selon mon habitude, je gardai le silence — à
l’exception de quelques mots d’accueil à son arrivée — et ce silence dura assez long­
temps avant qu’il ne se décidât à m’avouer qu’il ne savait pas très bien quoi dire au
juste et qu’il redoutait, d’une certaine manière, qu’il ne se passât avec moi ce qui se
passait avec toutes ses relations : je ne tarderais pas à découvrir qu’il ne pouvait
jamais dire la vérité. Quand je lui dis qu’il se tracassait à l’idée de ce que je pouvais
l’épiphanie du sacré 261
bien penser, je le vis sursauter légèrement sur le divan ; c’était comme la réponse
d’un petit enfant qui tressaille. Je commentai par la suite le fait qu’il paraissait
surpris ou sursautait chaque fois que je parlais et ce ne fut que progressivement que
nous en vînmes à comprendre que cette attitude correspondait au sentiment d’hor­
reur qu’il éprouvait en entendant ma voix. J’étais différent de l’analyste — l’analyste
interne — qui avait été avec lui, l’avait aidé, conseillé, consolé pendant plusieurs
mois, avant notre rencontre. Cet analyste-là savait ce qu’il ressentait sans qu’il eût
besoin de le lui dire alors qu’il devait lutter pour me faire part de ses pensées que
trop souvent jè ne comprenais pas, ce qui était encore plus vexant. Peu à peu, j’ana­
lysai le transfert et nous essayâmes de comprendre sa déception, celle de ma sépara­
tion d’avec lui, de mon « échec » avec lui et sa répugnance extrême à communiquer
ce qui lui était insupportable et avait été tacitement reconnu, à savoir que j’étais
séparé de lui. Au début, il résista à cette analyse en me disant que ce malentendu
n’était que momentané : qu’après quelques minutes, je rectifierais tout ce que je
venais de dire et que nous pourrions alors nous entendre et nous comprendre
mutuellement. Bien que cela ne se passât pas ainsi qu’il l’espérait, il parut accepter
ce désillusionnement, mais, quelque temps après, je découvris que cette première
acceptation n’avait pas été sincère. Je constatai qu’au début l’attente d’une
analyse cautionnait sa propre relation privée à un analyste interne et qu’après
l’analyse de cette relation, il avait substitué le processus analytique à la relation ori­
ginelle d’objet interne. Je découvris ainsi qu’il ne se souciait plus de savoir si je le
comprenais bien; au contraire, son expérience du prodessus de clarification et d’in­
terprétation lui faisait éprouver un sentiment de joie teinté de respect. Pendant ce
temps, il devint de plus en plus confus et difficile à suivre et je pris conscience du
fait que je travaillais vraiment très dur pour débrouiller les choses; pourtant, plus
je travaillais, plus nous nous efforcions de sortir de cette confusion, plus il produi­
sait de matériel. Je suis aujourd’hui convaincu que ce type de phénomène inter­
venant dans une analyse est sujet à de multiples interprétations, mais je voudrais
montrer au lecteur que, dans ce cas précis, le patient s’était, je crois, profondément
attaché à mes fonctions d’objet transformationnel. Plus j’interprétais, plus il deve­
nait confus et je fus obligé de me montrer de plus en plus « métamorphique ». Je laisse
intentionnellement de côté la signification de ce résultat en ce qui concerne l’his­
toire de ce patient, car il me paraît important de comprendre que c’était le proces­
sus analytique qui cautionnait ce type particulier de relation d’objet. Ce ne fut
qu’après avoir pu l’interpréter dans ce sens au patient qu’il nous fut possible de
situer la signification de ce souvenir dans son histoire.
Le processus analytique éveille alors un souvenir d’objet particulier, souvenir
vécu dans la relation transférentielle plutôt que rappelé par un souvenir conscient.
Telle est en particulier la fonction de l’analyste qui identifiait le processus analytique
à l’analyste en tant qu’objet, identification correspondant exactement à l’identifica­
262 LA CROYANCE

tion, par le petit enfant, de ses propres transformations psychosomatiques (large­


ment facilitées par la mère) à la personne qui prend soin de lui. L’analyste et la mère
jouent tous deux pour le sujet le rôle de moi auxiliaire; tous deux le maintiennent au
travers du clivage qui s’opère en eux, une partie de leur sensibilité étant affectée aux
soins, au maintien, à la mise au monde du sujet alors qu’une autre partie du soi
témoigne d’une intelligence aiguë et vivante, extrêmement attentive aux changements
psychiques intervenant chez le sujet, enfant ou patient.
J’ai mis l’accent sur la croyance que d’une profonde expérience d’étrangeté
ou du caractère sacré d’un objet surgit un moment esthétique où l’on croit en
l’objet, le sujet éprouvant alors un rapport profond avec celui-ci. Une telle croyance
apparaît régulièrement au cours de différentes rencontres, dans la vie quotidienne
— épiphanies affectives, ou dans des circonstances très spéciales, une conver­
sion religieuse, par exemple. Ces croyances émergent de l’identification inébran­
lable du sujet à l’objet avec une transformation personnelle, et cet « objet trans-
formationnel » est une trace mnésique évocatrice de cet objet — la mère — qui a
été identifié par le bébé avec toute la gamme de transformations ontogénétiques.
Par conséquent, il importe de noter que la croyance en l’objet transformationnel
est moins une illusion qu’un souvenir, mais ce n’est pas un souvenir qui imprime
des images représentant quelque objet perdu; c’est un souvenir qui surgit d’un
mode d’être, un souvenir existentiel amené par la cristallisation de l’expérience
affective intense d’un objet. Il ne s’agit donc pas du souvenir de quelque chose de
passé, mais de l’intense expérience de quelque chose de présent. J’ai également
voulu montrer que le processus psychanalytique réveillait le souvenir du processus
transformationnel et cautionnait une identification inconsciente chez le patient,
identification à l’analyste en tant qu’objet transformationnel. J’ai enfin invité
les psychanalystes à bien vouloir regarder leur profession comme un contre-
transfert inconscient où ils se présentent eux-mêmes comme une trace mné­
sique de la première relation d’objet; s’ils sont incapables de percevoir la signification
inconsciente du cadre analytique, je me demande comment ils peuvent comprendre
la pleine signification de la relation transférentielle.

CHRISTOPHER BOLLAS

Traduit de l’anglais par Claude Monod.

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