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Bartleby ou la nouvelle Humanité

« Les dimanches, Wall Street est un désert comme l´Arabie Pierreuse ; chaque nuit de
chaque jour est une désolation. Ce bâtiment, aussi, qui pendant les jours de la semaine
bouillit d´animation et de vie, la nuit il retombe de pure vide, et le dimanche il est
désolé. Et c´est ici où Bartleby fait sa demeure ; seul spectateur d´une solitude qu´il a vu
peuplé –une sorte d´innocent et transformé Mario, méditant entre les ruines de
Cartago !

Pour la première fois de ma vie une impression d´écrasante et pointue mélancolie s´est
emparée de moi. Avant, je n´avais expérimenté que des légères tristesses, non
désagréables. Maintenant, le lien d´une commune humanité m´arrachait au
découragement. Une mélancolie fraternelle ! » (Herman Melville. Bartleby, the
Scrivener. A Story of Wall Street.)

Étudiant : Fernando LÓPEZ.

Numéro d´étudiant : 11296435

Professeur : Frédéric Rambeau

Département de Philosophie. Université Paris VIII.

1
Introduction

Ce travail, autour des réflexions philosophico-politiques sur le récit de Herman


Melville, est construit en trois temps : dans un premier temps, la lecture que Rancière
fait dans La chair des mots de la lecture deleuzienne sur Bartleby, le récit de Hermann
Melville, dans Critique et Clinique ; dans un deuxième temps une reprise de la lecture
de Deleuze, pour confronter les deux textes et poser la question du rôle que certains
récits de la littérature américaine ont joué dans la problématique de la constitution
d´une subjectivation politique chez Deleuze. Finalement, une reconsidération de la
notion du « partage du sensible » en relation avec la problématique développée ici.

1.- Rancière : deuxième strate de lecture.

Dans le chapitre « Deleuze, Bartleby et la formule » de La chair des mots, Jacques


Rancière reprend l´analyse faite par Deleuze du récit Bartleby d´Hermann Melville,
étant le problème fondamentale de cette analyse le rapport entre la littérature et la
politique, rapport qui peut prendre la forme d´une prolongation de l´un dans l´autre,
d´un rapport symbolique, ou d´une impasse. La reprise du texte deleuzien par
Rancière a comme but de montrer comment l´analyse que fait Deleuze de ce récit
s´inscrit dans un rapport général à la littérature, et comment ce rapport nous conduit
finalement à une impasse qui fait court-circuiter un possible passage de l´ontologie à la
politique.

D´après la lecture de Rancière, Deleuze privilège dans sa lecture de Bartleby la mise en


marche d´une « formule », étant cette formule une performance et non un symbole ni
le déploiement d´une histoire selon le mode où elle est conçue par la poétique
aristotélicienne sous le paradigme de la représentation ou la mimesis. Ce qui nous
montre Rancière dans un premier temps, c´est que la lecture deleuzienne de Bartleby
s´inscrit dans une métaphysique de la littérature, qu´il considère la seule à exister, où
le rôle de la littérature, si on reprend le vocabulaire deleuzien, serait de faire basculer
l´extensif dans l´intensif, c´est-à-dire, d´effectuer une sortie du plan de la
représentation comme une contre- effectuation, comme la plongée dans le sans-fond.
Rancière défend que le principe de lecture deleuzien de la littérature est celui de la
rupture par elle du monde représentatif et, donc, le passage à un plan intensif, où la
littérature s´inscrirai dans le devenir, devenant avant-texte ou éternel préface d´elle-
même ; une littérature en état de naissance. Ce qui nous montre Rancière c´est
précisément comment cette coupure n´est pas « pure »1, mais comment il y a chez

1
« … L´intervention deleuzienne sur la littérature. Celle-ci vise à ramener la littérature à sa rupture
essentielle avec le monde de la représentation. Constamment les œuvres de la littérature trahissent la
pureté de la rupture. Constamment elles s´écartent de la logique de la sensation qui les fonde, elles
2
Deleuze un geste tel qui le conduit à s´intéresser non plus à ce monde intensif (duquel
Rancière fait l´équivalence avec la Volonté schopenhauerienne ou le « monde vrai »2)
mais à l´inscription de cette coupure entre deux plans dans la figure de l´héros ; à faire
du personnage une Figure3 qui devient le symbole de la coupure même effectuée par
la littérature.

Le fonctionnement concret de la « formule » montre qu´elle n´est pas littérale, qu´elle


ne peut pas être performative qu´à la condition d´être un symbole d´une opération
effectuée par la littérature comme découpage du monde de la représentation,
opération qui doit être montrée par l´opérateur, c´est-à-dire, le personnage. C´est en
relation avec cette indistinction opération-opérateur que Rancière nous rappelle le
passage où Deleuze, pour défendre que la tâche de la littérature consiste à creuser une
langue étrangère dans la propre langue, il doit faire appel à des exemples où cette
langue étrangère est parlée par les personnages eux-mêmes (Gregor Samsa dans La
métamorphose de Kafka, etc.), en constituant non plus une opération de la littérature
mais une action d´un personnage qui a beau introduire un peu de chaos dans la
langue, il ne détruit pas le plan de la représentation.

Bref, selon la lecture de Rancière, si on fait la distinction entre deux plans (l´un
intensif, celui du « monde vrai » d´où procède la « musique silencieuse », la langue
originelle ou étrangère à elle-même, l´autre extensif, celui de la mimesis) et si on
postule que le monde intensif est celui de l´égalité, où peut se développer une
communauté des frères, la lecture de Deleuze ne fait que montrer un processus de
psychose de l´héros, mais un héros qui, en dépit de sa folie, demeure dans le monde

réinsèrent de deux manières les traits d´expression émancipés dans l´univers mimétique… » (Jacques
Rancière. La chair des mots. « Bartleby et la formule »).
2
« Deleuze subsume en fait la littérature sous le concept de musique : non pas comme art particulier,
mais comme concept philosophique et idée de l´art ; cette musique qui, chez Schopenhauer, exprime
directement la musique du monde vrai, du monde a-signifiant et indifférencié qui se tient en dessous
des schèmes de la représentation. » (Op. Cit).
3
« La Figure n´est pas seulement le corps isolé, mais le corps déformé qui s´échappe. Ce qui fait de la
déformation un destin, c´est que le corps a un rapport nécessaire avec la structure matérielle : non
seulement celle-ci s´enroule autour de lui, mais il doit la rejoindre et s´y dissiper, et pour cela passer par
ou dans ces instruments-prothèses, qui constituent des passages et des états réels, physiques, effectifs,
des sensations et pas du tout des imaginations. » (Gilles Deleuze. Francis Bacon. Logique de la
sensation. Page 25).

« La Figure, c´est la forme sensible rapportée à la sensation ; il agit immédiatement sur le système
nerveux, qui est de la chair. » (Op. Cit. Page 39).

3
de la représentation ; un fou au milieu de la « mascarade », qui peut seulement
introduire une zone diagrammatique à l´intérieur de la représentation.

Politiquement, la figure de Bartleby, le nouveau Christ, nous dit Rancière, est aussi
celle de Zarathoustra, celui qui ne veut pas avoir des disciples, et c´est là où on trouve
la revanche d´Euridipes, la revanche du Christ. Si le passage entre l´ontologie et la
politique semble impossible, encore une fois, c´est parce que l´opération de la
« formule » de Bartleby, selon la lecture de Rancière, opère à l´intérieur du
personnage, mais ce personnage n´élimine pas les coordonnés sous lesquelles se
développe le monde de la représentation : on n´est pas dans une nouvelle
communauté des frères, mais dans une même communauté des pères où le père, qui
est devenu fou, n´est pas capable de faire basculer la mascarade et la transformer en
« musique silencieuse ».

2.- Deleuze : première strate de lecture.

On pourrait revisiter le texte de Deleuze pour essayer de faire voir jusqu´à quel point la
critique de Rancière invalide sa lecture, ou la conduit à une telle impasse. Peut-être
parce qu´il ne s´agit pas de dire que l´opérateur (le personnage, la Figure, l´
« Original ») vient prendre la place de l´opération (la littérature), mais que, au
contraire, c´est cette opération de la littérature qui va se loger au cœur du
personnage, même si celui-ci reste un personnage littéraire, et même si la figure de
Bartleby pourrait rester un symbole d´un nouveau type d´homme, brouillant de cette
façon la distinction entre le littéral et le symbolique.

Mais on pourrait poser l´hypothèse suivant : qu´il s´agit chez Deleuze d´un transfert
littéral dans le plan politique des opérations que la littérature américaine effectue avec
la construction de ses Originaux, c´est à dire, de reconnaitre que les mêmes opérations
peuvent être effectuées dans le plan de la littérature et de la vie, qu´on peut être tous
non « comme Bartleby », mais Bartleby dans son geste lui-même, qu´on peut être tous
Bartleby littéralement : « Oh, Bartleby ! Oh, Humanité ! », dernière phrase du récit de
Melville, peut-être comme la formulation d´une équation.

« La formule I PREFER NOT TO exclut toute alternative, et n´engloutit pas moins ce


qu´elle prétend conserver qu´elle n´écarte toute autre chose ; elle implique que Bartleby
cesse de copier, c´est-à-dire, de reproduire des mots ; elle creuse une zone
d´indétermination qui fait que les mots ne se distinguent plus, elle fait le vide dans le
langage. Mais aussi elle désamorce les actes de parole d´après lesquels un patron peut
commander, un ami bienveillant poser des questions, un homme de foi promettre. Si
Bartleby refusait, il pourrait encore être reconnu comme rebelle ou révolté, et avoir
encore à ce titre un rôle social. Mais la formule désamorce tout acte de parole, en
même temps qu´elle fait de Bartleby un pur exclu auquel nulle situation sociale ne peut

4
plus être attribuée. C´est ce dont l´avoué s´aperçoit avec effroi : tous ces espoirs de
ramener Bartleby à la raison s´effondrent, parce qu´ils reposent sur une logique des
présupposés, suivant laquelle un patron « s´attend » à être obéi, ou un ami
bienveillant, écouté, tandis que Bartleby a inventé une nouvelle logique, une logique de
la préférence qui suffit à miner les présupposés du langage. » 4

L´opération consiste, non plus à proposer un nouveau « partage du sensible »5 comme


forme de communauté, mais à faire de la communauté politique une zone
d´indétermination où il n´y a plus de places, ni de rôles auxquels les individus
pourraient être réduits, ni de modes de communication consensuels fondés sur une
certaine logique des présupposés : faire de l´espace politique un espace lisse6. Ça
serait, peut-être, une communauté sans communauté, une communauté non des
« exclus », mais où le principe même de sa constitution est l´impossibilité de
l´inclusion. Une communauté qui exclue et les particularités de chaque individu et

4
Gilles Deleuze. Critique et clinique. « Bartleby et la formule ». Page 95.
5
« J´appelle partage du sensible ce système d´évidences sensibles qui donne à voir en même temps
l´existence d´un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts exclusives. Un
partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette
répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes
d´activité qui détermine la manière même dont un commun se prêtre à participation et dont les uns et
les autres ont part à ce partage. » (Jacques Rancière. Le partage du sensible. Page 12. )

« Entendons par là la communauté comme manière d´occuper un lieu et un temps, comme le corps en
acte opposé au simple appareil des lois, un ensemble de perceptions, de gestes et d´attitudes qui
précède et préforme les lois et institutions politiques. » (Jacques Rancière. Le spectateur émancipé. Page
12.)
6
« L´espace lisse est justement celui de plus petit écart : aussi n´a-t-il d´homogénéité qu´entre points
infiniment voisins, et le raccordement des voisinages se fait indépendamment de toute voie déterminée.
C´est un espace de contact, de petites actions de contact, tactile ou manuel, plutôt que visuel comme
était l´espace strié d´Euclide. L´espace lisse est un champ sans conduits ni canaux. Un champ, un espace
lisse hétérogène, épouse un type très particulier de multiplicités : les multiplicités non métriques,
acentrées, rhizomoatiques, qui occupent l´espace sans le « compter », et qu´on ne peut « explorer
qu´en cheminant sur elles ». Elles ne répondent pas à la condition visuelle de pouvoir être observées
d´un point de l´espace extérieur à elles : ainsi le système des sons, ou même des couleurs, par
opposition à l´espace euclidien. » (Gilles Deleuze& Felix Guattari. Milles Plateaux. « Traité de
Nomadologie : la machine de guerre », page 459-460).

« Le trajet nomade (…) distribue les hommes (ou les bêtes) dans un espace ouvert, indéfini, non
communiquant. Le nomos a fini par désigner la loi, mais d´abord parce qu´il était distribution, mode de
distribution. Or c´est une distribution très spéciale, sans partage, dans un espace sans frontières ni
clôture. » (Op. Cit. Page 472).

5
l´impossibilité de leur fusion7, où les individus, comme Bartleby, sont « sans
particularités ». Si on est tous Bartleby, et non « comme Bartleby », c´est précisément
parce qu´on est « sans références, sans possessions, sans propriétés, sans qualités,
sans particularités »8, et que ce sans constitutif ne se confond pas avec un égalitarisme
illustré, ni avec l´indifférenciation propre à la Volonté schopenhauerienne9, parce qu´il
y a encore un élément qui permet aux individus de se différencier les uns des autres et
qui empêche, par principe, leur fusion communielle : « il leur reste précisément leur
« originalité », c´est-à-dire un son que chacune rend, comme une ritournelle à la limite
du langage, mais qu´elle rend seulement quand elle prend la route (ou la mer) avec
son corps, quand elle mène sa vie sans chercher son salut, quand elle entreprend son
voyage incarné sans but particulier, et rencontre alors l´autre voyageur, qu´elle
reconnaît au son. » 10

La communauté qui se crée à partir de ce type d´Homme, ne peut pas être, en dépit de
la surprise manifestée par Rancière dans son texte, que celle d´un « mur de pierres
libres non cimentées », étant le lien entre les individus une sorte de non-rapport basé
sur la « confiance », comme le dit Deleuze, comme croyance en eux-mêmes, au monde
et au devenir. Non un lien « fragile » qu´il faudrait reconstituer à chaque fois, étant
cette reconstitution le seul but de la communauté, son « inachèvement »11 propre,
mais une communauté sans-individus, une communauté du sans commun, ou du
commun comme sans : « Il avait refusé de dire qui il était, ou d´où il venait, ou s´il avait
une famille dans le monde (…) Mais il semblait seul, absolument seul dans l´univers.
Quelque chose comme un déchet au milieu de l´océan Atlantique».12

7
« … la communauté n´a pas à s´extasier, ni à dissoudre les éléments qui composent en une unité
surélevée qui se supprimerait elle-même, en même temps qu´elle s´annulerait comme communauté. »
(Maurice Blanchot. La communauté inavouable. Page 19).
8
Gilles Deleuze. Critique et clinique. Page 96.
9
« Rien d´autre ne se conclut que l´identité du pouvoir infini de la différence et de l´indifférence de
l´Infini », nous dit Rancière à ce respect. (La chair des mots. « Deleuze, Bartleby et la formule
littéraire ». )
10
Gilles Deleuze. Critique et clinique. Page 112.
11
« Il n´y a pas d´entité ni d´hypostase de la communauté parce que ce partage, ce passage est
inachevable. L´inachèvement est son « principe » - mais au sens où il faudrait prendre l´inachèvement
comme un terme actif, désignant non l´insuffisance ou le manque mais l´activité du partage, la
dynamique, si on peut dire, du passage ininterrompu par les ruptures singulières. C´est-à-dire, à
nouveau, une activité désœuvrée ou désoeuvrante. Il ne s´agit pas de faire, ni de produire, ni d´installer
une communauté ; il ne s´agit non plus d´y vénérer ou d´y redouter une puissance sacrée- mais il s´agit
d´inachever son partage. » (Jean-Luc Nancy. La communauté désœuvrée. Page 87).
12
Herman Melville. Bartleby, the Scrivener.

6
Le problème ne serait peut-être pas celui de l´image de la communauté comme un
tout délié, comme un mur de pierres libres non cimentées, mais le problème serait
plutôt d´établir comment ça se fait : comment les individus deviennent des originaux,
étant cette originalité la condition de possibilité d´une égalité non fusionnelle.
Comment chaque individu « devient » Bartleby littéralement, comment il évoque ou
provoque une telle opération ? Bref : comment chaque individu pose ses propres
problèmes et quelle rapport existe entre la subjectivation et la politique.

3.-Le partage :

Si un des concepts fondamentaux de la pensée politique chez Rancière est celui du


« partage » du sensible, il faut souligner qu´on trouve dans cette notion le même
problème qui semble être posé par rapport à Deleuze en relation avec ce passage du
virtuel au réel, de l´intensif à l´extensif ou à l´envers : de la dissolution dans la
« musique silencieuse » qui semble mener à une sorte d´immobilisme.

C´est parce que l´esthétique est définie par Rancière non comme « une théorie de l´art
en général ou une théorie de l´art qui le renverrait à ses effets sur la sensibilité, mais
un régime spécifique d´identification et de pensée des arts : un mode d´articulation
entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des
modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant une certaine idée de l´effectivité de
la pensée »13, que l´opération d´un vrai partage ne peut pas s´effectuer que comme
une opération transcendantale : comme quelque chose qui travaille dans les
conditions de possibilité de l´expérience ; une modification avant (dans un sens
logique) l´expérience: une opération avant toute expérience.

Par contre, le partage, tel qu´il est présenté par Rancière, ne change rien du sensible
mais sa distribution. On est déjà dans un plan extensif, si on reprend le vocabulaire
deleuzien, on n´effectue qu´une répartition d´un même « lot » sensible : on fait de la
tache de la politique celle d´une répartition, ce qui va de pair avec un concept de
justice comme donation de la partie correspondante du lot selon des critères de valeur
qui positionnent à chaque individu dans une échelle ou une hiérarchie. Que l´opération
« transcendantale » du partage soit possible ou pas, qu´elle puisse être effectuée
grâce ou à travers les formes artistiques ou pas, ne dit rien contre l´évidence de la
nécessité d´un partage qui ne soit pas une (ré)distribution des places déjà existantes.

Ce en quoi l´esthétique est politique, c´est justement dans la capacité non de


redistribuer la place des personnages dans la scène, mais dans la création d´une

13
Le partage du sensible. JACQUES RANCIÈRE. Page 10.

7
nouvelle scène à partir de la nouvelle position des personnages : passage d´un espace
strié à un espace lisse, selon la terminologie deleuzienne. C´est l´espace même qui doit
être modifié pour que quelque chose de différent puisse se produire hors du cadre des
lois sensibles déjà établi.

« Dans le go, il s´agit de distribuer dans un espace ouvert, de tenir l´espace, de garder
la possibilité de surgir en n´importe quel point : le mouvement ne va plus d´un point à
un autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée. Espace
« lisse » du go, contre espace « strié » des échecs. Nomos du go contre État des échecs,
nomos contre polis. C´est que les échecs codent et décodent l´espace, tandis que le go
procède tout autrement, le territorialise et le déterritorialise (faire du dehors un
territoire dans l´espace, consolider ce territoire par construction d´un second territoire
adjacent, déterritorialiser l´ennemi par éclatement interne de son territoire, se
déterritorialiser soi-même en renonçant, en allant ailleurs…). Une autre justice, un
autre mouvement, un autre espace-temps. » 14

Conclusion:

La lecture deleuzienne de Bartleby semble montrer, plutôt qu´une lecture politique


d´un texte littéraire, une lecture littéraire du geste politique, étant cette lecture
littéraire la consommation d´une opération que Deleuze présente comme celle
effectuée par la littérature américaine et dont le caractère d´opération subjective (en
raison du déplacement de l´opération littéraire dans l´opérateur –le personnage-) est
mis en lumière par Rancière, ce qui constitue pour lui, une impasse de la politique
deleuzienne.

On pourrait dire, encore une fois, que le problème de la communauté politique est
celui d´une subjectivation politique sans sujet, ou d´une subjectivation politique qui
implique un sans au cœur du sujet, sans qui ne s´identifie pas avec un égalitarisme
fusionnel, mais qui rend possible (et il nous faut signaler la difficulté de la possibilité
de ce « possible ») une communauté d´originaux (individus-sans qui ne fusionnent pas
en vertu de leur caractère original qui peut être, peut-être, identifié à ce que Rancière
appelle « style »15) dont leurs rapports constituent une sorte de non-rapport. Ce n´est
pas une communauté désœuvrée, mais une communauté dont le principe de
14
Milles Plateaux. G.DELEUZE&F.GUATTARI. Page 437.
15
« Le style est la puissance de présentation d´une nature déliée. Déliée de quoi ? Des formes de
présentation des phénomènes et de liaison entre les phénomènes qui définissent dans le monde de la
représentation. » (Jacques Rancière. La chair des mots. « Deleuze, Bartleby et la formule littéraire ». )

8
constitution est la dissolution, si on peut le dire comme ça, tout au moins une « non-
cimentation ».

Finalement, on doit signaler que, en dépit des difficultés qu´une telle position
théorique pose, un partage du sensible est une opération politique seulement si elle se
joue dans un plan transcendantal, comme une modification des conditions de
possibilité de l´expérience, et non comme une répartition de l´expérience même.
Changement d´espace plutôt qu´une nouvelle répartition des places dans le même
espace ; création de l´espace à partir du mouvement des individus : mouvement
absolu, c´est à dire, mouvement infini ou quiétude, selon le point de référence relatif.
Espace absolu où l´absolu n´est que la relation des individus les uns avec les autres.

9
Bibliographie

AGAMBEN, Giorgio. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque.


« Bartleby ». Éditions du Seuil, Paris, 1990.

BLANCHOT, Maurice. La communauté inavouable. Les Éditions de Minuit. Paris, 1983.

DELEUZE, Gilles.

-Critique et clinique. Les Éditions de Minuit. Paris, 1993.

-Francis Bacon. Logique de la sensation. Éditions du Seuil. Paris, 2002.

&GUATTARI, Felix.

-Milles Plateaux. « Traité de nomadologie : la machine de guerre. » Les Éditions de


Minuit. Paris, 1980.

MELVILLE, Herman.

-Bartleby, the Scrivener. A Story of Wall Street. Alianza Editorial Madrid, 2002.

NANCY, Jean-Luc.

-La communauté désœuvrée. Éditions Christian Bourgois. Paris, 1990.

-La communauté affrontée. Éditions Galilée. Paris, 2001.

RANCIÈRE, Jacques.

-La chair des mots. Éditions Galilée. Paris, 2003.

-Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions La Fabrique. Paris, 2000.

-Le spectateur émancipé. Éditions La Fabrique. Paris, 2008.

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