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Gaïa n’est-elle qu’un thermostat ?

Sur la lecture de James Lovelock


par Bruno Latour.

Paul-Antoine Miquel
Université de Toulouse 2

Résumé :

Comment mieux préciser les relations entre l’individuation biologique, la


biosphère et Gaïa ? Dans l‘ouvrage écrit par Lovelock en 1979, Gaïa et la
biosphère sont clairement confondus. La tâche de cet essai est de trouver un
argument théorique pour distinguer la géosphère de la biosphère, et pour
mieux comprendre aussi les formes de tissage qui existent entre la géosphère
et les organismes vivants qui la composent. Tout n’est pas dans tout, et il est
important de trouver un argument pour mieux dissocier et connecter ces
entités. Le point central sur lequel tout cet argument repose est la distinction
que nous proposons d’introduire entre individuation physique et individuation
biologique.
Mais en même temps nous voudrions trouver un argument compatible avec
l’approche connexionniste et constructiviste proposée par Latour. Elle nous
semble fournir une excellente perspective de recherche. Latour en effet refuse
de tomber dans le Charybde du réductionnisme et dans le Sylla du holisme,
pour traiter de Gaïa. Et cela exige de ne plus penser la biosphère et la
géosphère simplement comme des sphères ! Il faut au contraire comprendre
en quel sens on peut dire de la géosphère qu’elle est paradoxalement aussi une
extension de la biosphère et non pas simplement ce dans quoi on peut déjà
définir au préalable ses conditions de viabilité. La terre ne devient ainsi
habitable pour les vivants que dans la géosphère. Dans la perspective que nous
allons esquisser, la question de son habitabilité devient aussi une question de
géophysique.

Introduction

Pour comprendre ce que dit Lovelock_ insiste Latour_ il faut commencer par
sortir « d’une conception intenable de la totalité » (Latour, 2015, p 130). La
véritable question qui se pose au sujet de Gaïa est : « comment suivre les
connexions sans être holiste pour autant ? » (Latour, 2015, p 130). Et Latour
d’ajouter ensuite, qu’il faut aussi « abandonner l’idée de partie » (Latour, 2015,
p 131). Il invoque en effet l’hypothèse d’une pénétrabilité des entités proposée
par Tarde et Whitehead. Gaïa n’est donc pas une totalité, au sens classique du
terme. Latour ajoute que pour comprendre Gaïa, il ne faut pas se contenter de
suivre les connexions, car Gaïa est aussi une « construction ». Pourtant, dans la
quatrième conférence, Latour (2015) use d’un tout autre registre de
vocabulaire. Il rappelle l’équivalence entre vie et autorégulation proposée par

1
Lovelock pour définir Gaïa. Ce sont des mots que l’on trouve effectivement
dans l’ouvrage de l’ingénieur anglais (Gaïa, a new look at life on earth ; 1979, p
11, p 49). En voici une citation rapide reprise et commentée par Latour dans
son livre et dans un article écrit en réponse aux objections de Tyrell :

« I describe Gaia as a control system for the Earth – a self-regulating system


something like the familiar thermostat of a domestic iron or oven » (1979, p 11).

Or s’il y a en effet un dispositif de contrôle, et même si comme pour tout


dispositif de ce genre, sa logique est circulaire et non pas causale, n’est-ce pas
forcément à un certain niveau qu’on peut remarquer sa présence ? Si on suit
l’ingénieur anglais, tel semble bien être le cas. La terre a gardé une
température constante, un taux d’oxygène et un taux de salinité des océans
remarquablement stables que l’on ne peut pas expliquer par des
considérations simplement physico-chimiques. Il semble que la biosphère se
comporte ici comme une sorte de dispositif autorégulateur. Mais si on voit
ainsi les raisons qui mettent en danger une approche réductionniste, on voit
moins bien en quoi une approche holiste serait remise en cause. On ne voit pas
non plus où et comment les termes de « connexion » et de « construction »
pourraient trouver leur usage. Certes Lovelock parle d’un trial and error
mechanism, mais il s’agit là d’un mécanisme pour expliquer la mise en place
progressive d’un tel dispositif, qui, une fois actionné, garderait la même
structure générale d’organisation.
Derrière ce premier problème, il y en a un second. Comment concevoir Gaïa,
non pas comme un simple être vivant, mais comme une extension de
l’organisation biologique ? Conscient des difficultés rencontrées dans sa
première édition, Lovelock nous invite lui-même à suivre cette démarche :

« I failed to make clear that it was not the biosphere alone that did the
regulating, but the whole thing, life, the air, the oceans and the rocks » (Préface
de 2000).

Comment mieux préciser alors les relations entre l’organisation biologique,


la biosphère et Gaïa ? Dans l‘ouvrage de 1979, Gaïa et la biosphère sont
clairement confondus. Notre tâche est de trouver un argument théorique pour
distinguer et articuler la géosphère de la biosphère, et pour mieux comprendre
aussi les formes de tissage qui existent entre la biosphère et les organismes
vivants qui la composent.

1- Pour une théorie de l’individuation biologique comme préalable.

La première étape de notre argumentation consiste à revenir sur l’usage


que nous faisons du concept d’individuation biologique et des raisons pour
lesquelles nous le préférons au concept d’organisation. Le terme d’organisation
ou encore d’auto-organisation suggère simplement qu’un système est
davantage en tant que tout que la somme de ses éléments. Mais le terme
d’individuation utilisé en référence à son usage chez Gilbert Simondon (1964),
désigne le fait qu’un système constitue un tout qui est en même temps élément

2
de lui-même. Pour Simondon, en effet l’individu est paradoxalement le résultat
de l’individuation. Il ne constitue donc pas une totalité close sur elle-même et il
n’est pas non plus pourvu de parties au sens traditionnel. Or il y a de vrais
points communs entre notre vocabulaire et celui utilisé par Latour (2012). Ce
n’est sans doute pas un hasard puisque Latour est aussi un lecteur de
Simondon, même s’il cite plus volontiers Tarde. Nous pensons donc que notre
contribution peut aider à améliorer et expliciter la perspective qu’il propose.

* Tout d’abord, et comme Simondon lui-même, nous pensons qu’il existe


déjà des systèmes physiques complexes dont on peut dire qu’ils sont éléments
d’eux-mêmes1. Comment la localité d’un système se voit dans une transition de
phase de premier ordre (par exemple la cristallisation) ? Nommons G la
fonction qui régit les relations entre un système S et son environnement
simplifié. G va par exemple avoir deux visages en fonction du fait que nous
mettons en avant les variations de pression à température constante, ou les
variations de température à pression constante. Mais dans tous les cas, et
comme le dit Gibbs, G n’existe précisément, que dans la mesure où l’entropie de
l’univers ne se mesure pas. G est simplement ce qui pilote la relation entre
entropie et enthalpie dans une réaction chimique, ou encore une relation
physique où il y a un échange avec le milieu extérieur. Qu’est-ce qu’un
environnement simplifié ? Ce sont ce que les physiciens nomment des
conditions limites, qu’il ne faut pas confondre avec les conditions initiales. Un
système fermé a telle ou telle condition initiale. Il n’y a de conditions limites
que pour les systèmes ouverts. Comment se voit alors la localité du système ?
Elle se voit par le fait que pour certaines valeurs critiques de pression et de
température, par exemple et s’il s’agit de transitions du premier ordre, les
dérivées ∂G/∂P et ∂G/∂T de la fonction G ont une valeur infinie. Au voisinage
du point critique, elles ne sont plus mesurables. Il y a deux dérivées, selon les
deux visages de G :

∂G/∂P= V à T cte ; ∂G/∂T = S à P cte

La première est associée au volume, la seconde à l’entropie. Il en est de


même si nous prenons un système ferromagnétique (transition de phase du
second ordre). Les dérivées seconde de sa fonction G deviennent infinies.
Qu’est-ce que cela signifie ? Ce que le physicien va analyser, c’est une

1 Dans un système physique complexe, la localité du système se voit. Pour reprendre la belle expression
de Latour, il faut détruire partiellement l’image du « globe » pour le comprendre. Il existe plusieurs types
de systèmes physiques complexes. Les analyses récentes de Van Frassen (2004) et Bitbol (2007)
montrent amplement qu’un système quantique est déjà complexe en ce sens. Quand on affirme la
complétude structurale d’un système quantique, on oublie toujours que c’est dans un cadre qui est celui
des inégalités de Heisenberg. On va toujours pouvoir décrire les états quantiques d’un système dans une
certaine langue, à condition toutefois que nous admettions qu’il y a plusieurs langues pour les décrire, et
que nous ne pouvons pas toutes les parler à la fois. Dans une certaine langue, une observable est aussi la
valeur propre d’un vecteur propre projeté un certain nombre de fois sur lui-même, parce qu’en même
temps dans une autre langue, tel n’est pas le cas. Et cette impossibilité de parler en même temps ces
langues est elle même inscrite dans le formalisme, par le jeu croisé des transformées de Fourier qui est le
principe secret sur lequel repose les inégalités de Heisenberg (voir notamment Lévy-Leblond/Balibar,
1987, pp 236-137).

3
difformité du système. Il ne se comporte pas dans son environnement, comme
il se comporterait sans son environnement. Les équations de flux et l’action de
son environnement sur lui ne sont pas uniformes. Elles sont difformes. Pour
certaines valeurs des variables qui définissent cette action, une singularité, une
non linéarité, ou encore une brisure de symétrie surgit. Nous pensons que
cette action de l’environnement ne peut pas être décrite d’une manière
mécanique. C’est une contrainte topologique. En d’autres termes, elle tient à la
forme ouverte du système, et non pas à une cause, au sens traditionnel du
terme.

Expliquons-nous davantage. On pourrait penser que G ne dit rien du


système S de départ. Elle dit quelque chose de la relation entre S et son
environnement. Nommons cela S* = S + E. Mais finalement ne décrit-on pas S*
de manière complète ? Oui et non ! Pour décrire S*, il faut comprendre que S*
est une extension de S. Et S, si on fait abstraction de son environnement, ne se
comporte pas du tout comme S* ! Les difformités que les physiciens vont
analyser, n’apparaissent en effet que dans S*. Elles n’apparaissent en aucun cas
dans un système fermé, régi seulement par l’énergie libre de Helmholtz, et non
par l’énergie de Gibbs notée G. Il y a donc une différence radicale entre S et S*
que l’on ne peut pas comprendre, si on en reste à S. Cette différence n’est autre
que la localité de S. Cette manière de concevoir la localité de S ressemble à ce
que Latour appelle une « connexion » (Latour et alli, 2012). Nous ne pouvons
jamais en effet traiter S comme un individu qui interagirait avec un autre
individu. Il faudrait plutôt dire qu’il est interaction avant d’être individu. Ce
que nous ajoutons simplement ici, c’est que cette notion n’est pas propre aux
systèmes sociaux. Elle nous semble déjà avoir une pertinence pour les
systèmes physiques complexes. Pour mesurer la localité de S, il faut toujours
placer S dans quelque chose d’autre. Et nous allons donner un nom à cet
opérateur de localité, ou encore de connectivité. Nous allons le nommer R1.
Voilà pourquoi évidemment, tout comme il ne peut y avoir d’entropie de
l’univers, il ne peut y avoir d’énergie libre de l’univers ! Telle est la leçon que
nous tirons de la formule de Gibbs. C’est un principe fondamental de
covariance (Van Fraassen, 1989) qui est ainsi annulé2. Le système S ne se
comporte par comme l’univers, au sens minimal où il est justement impossible
d’attribuer à l’univers les mêmes propriétés que lui. S a en effet pour propriété
de connectivité R1 d’être à la fois un tout, une entité, et en même temps une
propriété, ou un attribut qui apparaît dans la liste spécifiant une autre entité S*
dont S dépend.
Il n’est guère étonnant ensuite que ce que nous nommons « R2 » puisse être
associé à R1. Ce n’est du moins pas étonnant, du point de vue de l’ontologie du
système dans lequel nous sommes ainsi placés. Dans certaines conditions et
pour certaines valeurs de ses paramètres de contrôle, pression, température,
susceptibilité, selon que la transition soit elle-même d’ordre un ou d’ordre
deux, une propriété globale surgit. Ce que dit R2, ce n’est pas que le tout est
plus que la somme de ses parties. Cela c’est justement la conception antique et
insuffisante de la totalité, dont Lovelock reste partiellement prisonnier. Ce que
dit R2, c’est que le tout est en même temps le résultat de ses opérations. Il est

2 « The equation is covariant if it is either true for all the frame of reference or for none » (1989, p 281).

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ainsi au sens strict et précis élément de lui-même. Il a un « auto », mais cet
« auto » est pourtant, et très paradoxalement en même temps le produit de ses
opérations. Il n’est donc pas individu. Il est individué. Dit en d’autres termes,
on peut bien dire de R2 qu’il exprime le fait que le système a une dimension
constructive.
En termes de physicien (R1 R2) signifient, que même s’il n’y a pas de
solution analytique directe aux équations différentielles qui décrivent
initialement les relations entre un système S et son milieu, en se plaçant dans
un espace approprié, il est possible d’écrire une équation récursive de point fixe
qui va nous donner la valeur de l’exposant critique permettant de mesurer
exactement quand et comment une propriété globale émerge au sein de ce
système S et qui le transforme en S*. Et cet exposant critique est toujours
valable pour une classe de systèmes locaux et non pas pour un seul. Ce sont les
techniques dites de renormalisation qui rendent cela possible. Mais cet espace
approprié dont nous parlons n’est pas un espace d’états traditionnel. C’est un
espace de modèles (Lesne, 2008). Il ne décrit pas l’univers comme un grand
système dont on pourrait dégager la structure, à la manière de Laplace. Il
décrit une propriété que nous observons à travers des modèles abstraits qui
satisfont les données expérimentales que nous pouvons recueillir. Nous ne
pouvons le dégager qu’en renonçant d’emblée à prétendre parler de l’univers,
en tant que tel. Autrement dit, pour écrire les équations des groupes de
renormalisation, il faut forcément intégrer à la fois la dimension de connexion
et de constructivité des systèmes locaux que le physicien analyse.

** Mais ensuite, et comme beaucoup d’autres aujourd’hui (Bailly/Longo


2008, Soto/Sonnenschein 1999, Mossio/Moreno 2010, Montévil/Mossio 2015,
Montévil/Pocheville/Longo 2012) nous pensons qu’il y a une différence d’ordre
entre l’individuation physique et l’individuation biologique. Une telle
différence d’ordre n’est pas au centre de la réflexion de Latour qui n’en évoque
pas la possibilité. Elle nous semble pourtant tout à fait centrale pour éclairer le
débat sur Gaïa et la biosphère. Elle va nous permettre en effet de présenter un
argument pour éclairer les relations entre les organismes vivants et la
biosphère, argument qui n’est pas présent dans le travail de Latour. Si l’on
utilisait un vocabulaire bergsonien, il faudrait dire que cette différence d’ordre
est une différence de nature et non pas une différence de degrés. Cette idée
était tout simplement déjà celle de Gould. C’est dans « Full House » que Gould
évoque ce qu’il nomme « the left wall of complexity ». Il y a un « mur de
gauche » de l’individuation biologique, un peu comme au base-ball. Mais en
quoi consiste cette différence de nature ? Nous proposons d’imaginer, à la
manière de Simondon (1964), un système dont l’individuation est
indéfiniment retardée, dans la mesure où elle est redoublée. Pour mettre en
scène ce redoublement, nous proposons d’écrire l’équation récursive suivante,
à travers laquelle les deux opérateurs R1 et R2 sont soumis à une condition R
d’auto-application. Il s’agit évidemment d’une condition théorique. Ce n’est pas
une condition empirique :

(1) R N = (R1 R2) N

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Ce que nous imaginons est pourtant en adéquation avec les résultats des
sciences expérimentales actuelles qui portent sur les origines de la vie. Elles
montrent notamment en effet qu’il n’y a pas une, mais des origines. On ne peut
plus dire par exemple que la vie trouve son origine dans la présence des acides
aminés, ou qu’elle trouve son origine dans des gènes minéraux qui auraient
préexisté aux gènes biologiques. Nous pouvons imaginer ainsi que la première
contrainte émergente majeure soit de type structure dissipative, la seconde de
type boucles de régulation catalytique positive et négative, la troisième la
membrane, la quatrième le stockage de mémoire par certaines molécules, etc…
A la limite N nous irions ainsi vers la contrainte de redoublement R qui n’est
plus une simple contrainte du premier ordre. Et sous l’influence de cette
contrainte, le système S, au terme des itérations que nous venons de décrire
est transformé en B.
Que signifie le B que nous obtenons ? Cela signifie que le système en
question n’est plus simplement élément de lui-même, comme un simple
système physique. Il a une individuation redoublée. Sa structure devient duale
ou bipolaire. En même temps qu’il est du monde physique, il est d’un monde
d’individuation qui lui est propre. Il a une nouvelle carte d’identité. Nous allons
supposer que ce monde tend vers lui-même à travers deux points fixes qui
sont la localité internalisée du système B, et l’agentivité ou normativité
internalisée du système B, de sorte qu’il y ait bien redoublement
d’individuation :

(2) R = 12 R

Nous voyons que c’est du redoublement d’individuation R que nous


supposons qu’il tend vers deux points fixes (12) à travers lesquels sa
structure d’individuation redoublée est le résultat de ses opérations. L’individu
biologique est le résultat toujours provisoire de ce redoublement. Il n’en est en
rien la cause. Telle est la supposition que nous formulons. Quelles en sont les
conséquences ? Nous voyons aisément deux paramètres d’ordre, ou si vous
préférez, deux propriétés émergentes apparaître en relation avec cette
nouvelle équation de point fixe. Le premier n’est pas décrit par les analyses de
Bailly et Longo. Il est par contre clairement formulé par Simondon.

Selon 1 le théâtre de normes qui caractérise un organisme vivant est


toujours est constamment élément de lui-même, au sens où il ne forme un
ensemble de contraintes que dans la mesure, où il dépend en même temps de
contraintes qui ne sont pas les siennes3. Dit en d’autres termes, il n’est
identique à lui, que dans la mesure où il diffère de lui, dans la mesure où il est
spontanément, pour des raisons à présent internes (espace de contraintes) et
non pas simplement externes à la fois en dedans et en dehors de lui-même,
élément d’une niche biologique à travers laquelle il est co-construit
(Lewontin, 2001). Il n’a d’identité que dans et à travers cette co-construction.
Son identité est celle d’un nomade, et non d’un sédentaire. Nous voyons bien

3 Dit en d’autres termes, c’est un ensemble qui est toujours en même temps élément d’un autre ensemble.
Il est structurellement potentiel. Il n’est pas actuel.

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ce que cela signifie, puisque cela joue ici au niveau des contraintes. Cela ne
signifie pas simplement que le système est local, comme un système physique.
Cela signifie plutôt que sa localité est internalisée. Elle n’est plus de l’ordre
du fait. Elle est transformée en norme. Sa localité vaut de droit, et le système
commence ainsi spontanément à se donner son environnement et non pas
simplement à le subir. Evidemment, une telle direction de pensée est
exactement contraire aux postulats traditionnels du néodarwinisme. Si notre
hypothèse est juste, plus un système biologique est individué, et plus il est co-
construit. Cela se voit à un double niveau. Tout d’abord un système biologique
n’est pas robuste au sens traditionnel du terme. Il est robuste en tant qu’il ne
boucle sur lui-même comme ensemble de contraintes, que dans la mesure où il
dépend en même temps de contraintes qui ne sont pas les siennes. Nous en
avons une illustration parfaite dans le schéma proposé par Montévil/Mossio
(2015).

Rela ve closure, because openness, and not the


opposite (Maël/Ma eo, 2015)

Ensuite, dans la perspective qui est la nôtre, il ne saurait y avoir de


robustesse, sans qu’il y ait en même temps vulnérabilité et plasticité,
précisément de par le fait que la localité d’un organisme est internalisée, cette
localisation ouvre sur un potentiel de destruction et sur un potentiel de
transformation.

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D’après Miquel/Whang 2016.

Nous pensons que le cancer, le vieillissement ou la mort, sont des exemples


de potentiels de destruction de ce genre. Il est évident dans cette perspective
que le cancer est d’abord et avant tout une pathologie de l’individuation
(Soto/Sonnenschein 1999) et non le résultat de la mutation d’un gène. Et, s’il y
a une nécessité à ce qu’un organisme vieillisse ou meure, elle n’est pas
intrinsèque au sens traditionnel du terme, elle est plutôt l’illustration du fait
que sa localité est une norme, un réquisit. Il ne meurt pas. Il est un être pour la
mort. Il ne tombe pas malade. Il est un être pour la maladie. Ce n’est pas
simplement de l’humain qu’il faut dire cela, mais de tout être vivant.
Nous pensons aussi que l’internalisation de la localité est aussi ce qui fait de
la plasticité une norme, de la plasticité, c’est à dire de la capacité de changer de
normes en interaction avec son milieu. Cette capacité est pour nous le résultat
de l’hétérogénéité propre à tout organisme vivant. Elle ne vient pas
simplement des variations du milieu, comme si l’on s’en tient à la définition
traditionnelle du terme en biologie du développement (West Eberard, 2003).

Par l’opérateur 2 nous supposons que l’agentivité ou la normativité d’un


système biologique n’est à son tour pas un état qui lui est propre dans
certaines circonstances. C’est une norme, une contrainte. Le vivant n’est pas
simplement agentif (R2). Il est agentif de droit (2). Il n’est pas simplement
créateur. C’est une exigence pour lui d’être créateur. Nous pensons d’ailleurs
que le concept de « Wille zur Macht » proposé par Nietzsche ressemble
énormément à 2. La volonté de puissance n’est pas la volonté de quelqu’un.
Ce n’est pas la volonté d’un individu, au sens traditionnel. Elle exprime plutôt
un redoublement de l’individuation dont l’individu est l’effet, ou dans le
langage de Nietzsche, un redoublement de la puissance. La puissance non plus
comme simple état, mais comme tendance ou encore instinct.
Selon 2 et pour des raisons internes liées à l’espace/temps hypercritique
dans lequel un organisme se constitue comme tel, sa singularité est générique,
elle n’est plus spécifique. Cela signifie qu’un tel système ne connaît pas une
transition critique dans certaines conditions et pour certaines valeurs de ses
paramètres de contrôle. Nous supposons au contraire en accord avec les
hypothèses de Longo et Montévil (2015) que sa criticité est internalisée. Il est
donc de droit l’agent de ses transformations. Dit dans un langage plus
philosophique, sa singularité est en même temps ce qu’il fait de ce qu’elle est.
Sa singularité n’est pas un état, mais une construction dont il est en même
temps ainsi rendu agent, il n’en est plus simplement l’objet. Il n’a rien de tout
fait. Il se fait.

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La stabilité d’un individu biologique existe. Il est élément de lui-même, il a
donc un lui-même normatif. Il a une carte d’identité. Il a une anatomie et une
physiologie. Il a une répartition du travail fonctionnel et physiologique. Les
reins ne font pas circuler le sang. Je ne nie donc pas l’autonomie de l’individu
théorisée par (Moreno/Mossio, 2010; Montévil/Mossio, 2015). Ils ont raison
de la souligner. Mais ce « lui-même » est en quelque sorte toujours déposé par
le processus de redoublement d’individuation que nous venons de décrire.
Pour reprendre encore une formule de Nietzsche, il n’est qu’une petite raison
toujours au service d’une raison plus grande. Il est un compromis entre ces
deux archi-contraintes d’ordre topologique 1 et d’ordre chronologique 2. Sa
stabilité est donc forcément relative, comme nous l’observons dans la réalité
naturelle. Nous pouvons en faire des diagrammes. Mais ces diagrammes ne
nous donnent pas directement les principes.
Nous pensons donc que l’individu est à chaque fois le résultat d’une forme
d’interaction très complexe, mais dont la base fondamentale n’est autre que
12. L’un des éléments décisifs de cette complexité sur lequel nous allons
insister dans ce papier est le découplage entre les trajectoires ontogéniques et
phylogéniques, comme étant définitionnel d’un système biologique.
Introduisons le de manière frontale : il n’est pas possible de comprendre le
dédoublement entre ontogénie et phylogénie, si on part de l’idée qu’un
organisme est un ensemble de contraintes clos sur lui-même. Au contraire,
si on admet que plus un organisme est individué et plus il est co-construit
d’une part, et que d’autre part plus il est individué, et plus il est en mesure
d’engendrer de nouvelles contraintes, le découplage de l’ontogénie à la
phylogénie va forcément apparaître comme un puissant moteur
d’individuation biologique ! Il introduit tout simplement une division qui
garantit qu’un organisme ne saurait être reproduit à l’identique par sa
descendance. Il est donc par sa phylogénie différent de soi, même si par son
ontogénie il est au moins partiellement identique à lui-même. On voit ainsi
que si un organisme n’est pas robuste sans être au moins partiellement
plastique et vulnérable, cela pourrait bien être à cause de ce découplage
entre phylogénie et ontogénie, à la frontière entre les contraintes
développementales et les contraintes évolutionnistes. Ce découplage me
semble une pièce maîtresse pour comprendre notamment en quoi un
organisme peut être rendu autonome, au sens où il internalise son espace de
contraintes (Mossio/Moreno 2010), tout en étant pourtant défini par le
principe darwinien de descendance avec modification, qui est un principe non
conservatif (Longo/Montévil, 2015).

2 - Gaïa et la biosphère

1- Peut-on dés lors concevoir Gaïa comme le résultat le plus global de ce


processus de découplage entre ontogénie et phylogénie ? S’il y a une non
identité à soi de Gaïa au sens technique que nous venons de donner, elle ne
peut pas prendre la même forme que celle qu’elle aurait dans n’importe quel
autre organisme biologique. On ne peut pas dire en effet de l’identité de Gaïa
qu’elle est le résultat d’une co-construction, puisqu’il n’y a pas d’autres super-

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organismes avec lesquels Gaïa coopère. Gaïa semblerait alors se totaliser elle-
même. Si une telle définition s’avérait juste, si on pouvait considérer la planète
Terre comme un organisme autonome, au sens où il reproduirait sans cesse les
conditions qui rendent possible son existence, pourquoi ne pas conclure d’elle
qu’elle serait le seul véritable organisme vivant ?
Evidemment, dans une telle perspective, nous serions loin de la définition
de l’individuation biologique que nous venons d’esquisser dans la partie
précédente. Nous reviendrions plutôt à une définition de l’organisation
biologique proche de celle proposée par Varela (1980) et ses disciples. Cela
pourrait expliquer aussi que Gaïa puisse être sans contradiction un optimum
et un thermostat. Dans l’univers de pensée néo-darwinien, cela n’a aucun sens.
Mais dans la perspective de la clôture organisationnelle et de l’autopoièse,
c’est tout-à-fait imaginable. Rappelons en effet que pour Varela et ses disciples,
la structure d’un système biologique est en même temps le résultat de ses
opérations, de telle sorte qu’elle est sans cesse reconduite à l’identique. Elle
ne se transforme pas. C’est le concept de clôture organisationnelle. Si on
comprend Gaïa de cette manière, qu’est-ce qui nous empêche de la caractériser
comme un être vivant, si on admet par ailleurs que la clôture organisationnelle
est une propriété fondamentale de la vie ?
Mais si au contraire, dans la perspective que nous défendons, il faut bien
distinguer l’individuation biologique de la clôture organisationnelle, alors cela
signifie que le découplage entre ontogénie et phylogénie est un élément
fondamental pour définir un être vivant. Or, quelle forme pourrait bien
avoir ce découplage pour Gaïa ? Gaïa n’a justement pas de descendance. Il n’y
a pas de descendance avec modifications de la géosphère, pas même de la
biosphère. C’est une confusion catégorielle qui nous a conduit à l’oublier. La
descendance avec modifications ne vaut que pour des organismes vivants. Et
Gaïa n’est donc pas un organisme vivant.
Par ailleurs, nous pouvons dire que Gaïa ne se reproduit pas, mais nous
pouvons ajouter que Gaïa n’évolue pas non plus. C’est la biosphère qui évolue,
ce n’est pas Gaïa. La biosphère, c’est-à-dire l’ensemble des organismes
vivants. J’insiste, pour éviter toute confusion, dans la perspective que je
défends ici, Gaïa et la biosphère ne sont donc évidemment pas identiques l’une
à l’autre. Quant à la géosphère, c’est un ensemble de contraintes qui
expliquent comment la température reste stable, comment le système
d’autorégulation qui permet cette stabilité reste robuste. Autrement dit,
c’est à nouveau la robustesse, qui caractérise la géosphère. Ce n’est ni la
plasticité, ni l’évolvabilité ! Là encore, il semble qu’il y ait une confusion de
catégories ; dont Lovelock est sans doute en partie responsable. Gaïa, c’est
notre planète. Elle abrite la vie, mais la géosphère n’est pas la biosphère. Je
définirai , en effet, la biosphère comme n’étant rien d’autre que la trajectoire
phylogénique des êtres vivants, en tant que nous ne pouvons les comprendre
qu’en refusant d’oublier le découplage fondamental entre phylogénie et
ontogénie qui les définit. S’il y a quelque chose par excellence qui évolue, c’est
bien la biosphère. Ce ne sont pas les organismes. Ces derniers s’adaptent,
quand ils sont complexes, il se développent et montrent aussi leur
vulnérabilité aux agents pathogènes. Mais ils n’évoluent pas ! Inversement
commençons par nous demander à présent : est-il possible de concevoir la
biosphère comme un super-organisme ? Même si elle ne se reproduit pas,

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même si elle n’a pas de descendance, n’est-ce pas la biosphère qui évolue ?
Reprenons nos critères. Ne peut-on pas considérer la biosphère comme un
théâtre de contraintes ouvert et normatif ? Précisons-mieux ce point. Peut-on
vraiment dire que c’est la biosphère qui évolue, ou que ce sont les organismes
vivants qui évoluent dans la biosphère ?

2- Il faut regarder de près le problème. Et pour le faire, nous allons


provisoirement considérer la biosphère dans ses seules relations de
composition avec les organismes vivants, et cela sans tenir compte pour le
moment de la géosphère. La biosphère ne peut pas être un système biologique
ouvert au même titre qu’un organisme vivant. Pourquoi ? La première réponse
est que la biosphère forme un tout, mais elle n’est pas élément d’un autre tout
biologique, au sens où elle ne fait pas partie d’une totalité biologique qui
l’inclurait en elle. Mais la biosphère n’est-elle pas alors que globale ? Encore un
coup comme éviter de faire de la biosphère une sphère ? Il y a là quelque chose
de difficile à comprendre conceptuellement.
Posons le problème autrement. La biosphère n’est pas close, comme un
thermostat ! Elle est bien ouverte, elle est même l’ouvert par excellence et le
normatif par excellence, mais d’une manière différente d’un simple organisme.
Elle est en effet plutôt la condition qui fait que tous les organismes présents
dans la biosphère sont en même temps dans une niche, et qu’ils sont eux
mêmes des niches. Ils sont co-construits. Essayons d’analyser de plus près
cette condition. En quel sens peut-on dire de la biosphère elle-même qu’elle
est dans une niche, en même temps qu’elle est une niche ? En quel sens peut-
on dire de la biosphère qu’elle n’est régulatrice, que parce qu’elle est régulée,
autrement dit, qu’elle n’est un tout qu’en étant pourtant paradoxalement
élément d’elle-même ? Parce que les éléments qui composent la biosphère sont
en même temps eux-mêmes des totalités biologiques, des points de vue. Ce qui
rend la biosphère structurellement locale vient des organismes vivants qui la
composent. Cela ne vient pas du milieu biologique et physico-chimique qui
l’environne. De la biosphère seule, on peut dire, qu’elle a complètement,
entièrement son milieu en elle, au moins au sens biologique ! Voilà pourquoi
elle continue en permanence d’évoluer. Elle est certainement l’entité
biologique la plus radicalement détotalisée, puisqu’elle est détotalisée
entièrement de l’intérieur ! Et c’est d’elle que nous pouvons dire en un certain
sens qu’elle est le local et qu’elle est ce qui évolue par excellence, même si la
biosphère ne se développe pas et ne prolifère pas, puisque toutes ses
contraintes sont en elles. La biosphère est par excellence la condition
d’internalisation de la localité dont tout organisme vivant dépend lui-
même. C’est ce qui explique pourquoi il n’y a jamais de complète
récapitulation de la phylogénie dans l’ontogénie. Dit dans le langage de Latour,
les systèmes vivants ne sont pas simplement connectés, ils internalisent leur
connectivité, et la condition d’internalisation n’est autre que la biosphère. C’est
ce point à notre avis que notre analyse ajoute à sa brillante contribution.

3- Comment comprendre alors à présent les relations de composition entre


la biosphère et la géosphère ? Une ambiguïté essentielle que l’on retrouve sans
cesse à la fois chez Lovelock, mais aussi chez ses interprètes peu attentifs porte
sur la question de savoir s’il faut considérer Gaïa comme un ensemble de

11
conditions physico-chimiques rendant possible passivement la vie et son
évolution, ou si au contraire il faut considérer Gaïa comme vivante ? C’est la
logique binaire qui est à l’œuvre dans cette question que nous voudrions
commencer par éviter. Il faut dire que l’ingénieur anglais a partiellement lui-
même succombé à cette logique en acceptant d’abord l’analogie entre Gaïa et
un organisme vivant.

Mais ce n’est pas le seul point troublant et approximatif dans son langage. Il
affirme par exemple que partout où il y a de la vie, il y a un système qui prend
de l’énergie libre à son milieu et qui rejette de la chaleur. Mais toutes les
transitions de phase classiques du premier ou du second ordre, comme la
cristallisation, le ferromagnétisme ou encore les structures dissipatives
constituent des systèmes de ce genre ! Cette remarque ne nous permet donc en
rien de distinguer l’individuation physique de l’individuation biologique. Elle
ne nous permet pas de comprendre la différence entre un être vivant et un
cristal. Revenons ensuite sur l’image du thermostat, telle qu’il l’utilise (Gaïa, a
new look at life on earth ; 1979, p 11, p 49). C’est une image empruntée à la
cybernétique. Un four moderne, affirme l’auteur, n’est pas un simple feu. C’est
un dispositif doté de capteurs qui contrôle par régulation positive et négative
la température du feu, de sorte qu’elle reste constante. On voit bien que la
logique de ce dispositif n’est pas causale, elle est circulaire. C’est un dispositif
autorégulateur. Pourtant encore une fois cette image est trompeuse. Dans un
dispositif de ce genre, la circularité est engendrée à partir de la mise en place
des capteurs par un ingénieur humain. Ce n’est en rien une propriété
émergente du système ! La robustesse est obtenue artificiellement. Et nous
avons vu qu’il existe une quantité de systèmes physiques robustes, qui ne sont
pas de simples dispositifs artificiels, et au sein desquels au contraire une
propriété globale émerge, de telle sorte que le système s’autorégule, car il est
d’abord individué. Il est élément de lui-même en interaction avec son
environnement. Tel est par exemple le cas pour les rouleaux de Bénard. Non
seulement donc cette image est trompeuse, mais elle ne spécifie en rien Gaïa,
en tant qu’en son sein, il y a intrication entre la géosphère et la biosphère.
Pourtant nous allons séjourner un moment dans l’image et nous demander
jusqu’à quel point elle peut néanmoins avoir une valeur heuristique. Et je
pense en effet comme Latour qu’elle en a une.

Le point le plus frappant par lequel il faut commencer est sans doute la
température de la terre. Qu’elle ait pu rester à peu près constante, ou en tout
cas stable avec des fluctuations et donc robuste, voilà le point de départ du
raisonnement de l’auteur. Je ne peux pas vérifier jusqu’à quel point c’est vrai.
Mais cela ne semble pas démenti par les géophysiciens d’aujourd’hui. Certes on
pourrait objecter, comme le fait Toby Tyrell (2013), qu’il s’agit peut-être d’un
heureux concours de circonstances susceptible de changer à tout moment.
Rien ne garantit a priori qu’elle soit structurellement stable. Mais qu’une
planète dont la température est restée constante alors que son atmosphère
était au départ chargée de méthane et à l’arrivée chargée d’oxygène, nous
semble pourtant a posteriori constituer une marque troublante de robustesse !
Comme s’il y avait en effet à l’origine de cette stabilité une dynamique et une
sorte d’attracteur. Bien entendu, aucun besoin d’évoquer l’intentionnalité et la

12
cause finale pour cela. Ce point ne nous paraît même pas devoir susciter le
moindre débat. Aurait-on l’idée de dire que puisque le climat est en partie
modélisable grâce à l’attracteur de Lorenz, c’est que le climat est conscient ?
C’est tout simplement absurde et stupide.
Ensuite et deuxièmement, le cœur du raisonnement de Lovelock n’est pas là.
Il constate les différences énormes entre les atmosphères de Mars, de Vénus et
de Gaïa. Et il remarque que celles des deux premières planètes sont plus
proches de l’équilibre chimique que la dernière. Ce n’est pas le dioxyde de
carbone qui domine sur notre planète. Il y a du nitrogène, du méthane mais
aussi beaucoup d’oxygène qui devraient normalement réagir ensemble.
Comment concevoir la stabilité de cette répartition loin de l’équilibre
chimique ? En contribuant par exemple à enfouir le carbone dans les sols et à
dégager de l’oxygène dans l’air, les organismes vivants ne participent-ils pas
clairement de cette stabilité ? Ce point n’est d’ailleurs pas nié par Tyrell
(2013). Au contraire. Mais c’est un premier point central pour Lovelock, car
cela signifie que ce sont des paramètres biologiques qui semblent ainsi être à
l’origine de cette stabilité loin de l’équilibre du système géophysique. Et cela
lance d’ailleurs tout un programme de recherche. On peut notamment citer la
mise en évidence du rôle du dimethylsulfure (DMS) produit par une variété
d’algues et qui est largué, puis oxydé dans l’atmosphère en contribuant ainsi à
la formation des nuages et à son refroidissement. On voit ici la subversion du
raisonnement pyramidal traditionnel à l’œuvre dans la pensée anglo-saxonne !
La stabilité géophysique ne nous donne pas une structure de base à partir de
laquelle il faudrait se demander, s’il y a ou non émergence de propriétés
biologiques, de telle sorte que le réductionniste puisse répondre « non » et que
le holiste puisse répondre « oui ». Le réductionniste et le holiste ont tort tous
les deux, car la question n’est tout simplement pas bien posée !
Formulée de cette manière, elle repose sur un postulat commun : la vision
pyramidale de la Nature héritée de Lloyd Morgan (1923). Dans le
raisonnement de Lovelock, la géochimie est au contraire courbée par la
biologie. Ce n’est pas la biologie qui repose sur une base géochimique. La stabilité
physico-chimique illustrée ici par la constance de la température de la terre
n’est rien d’autre qu’une construction. Elle résulte des interactions à l’œuvre
entre les entités biologiques et leur support physico-chimique. C’est cela qui
nous empêche de penser Gaïa comme un simple support. Mais en même temps
rien dans cette approche ne vient invalider l’idée que Gaïa pourrait être un
être vivant. Ni que Gaïa se résume à un système autorégulateur, comme en
cybernétique. N’oublions pas que les contresens que Bruno Latour attribue aux
détracteurs de Lovelock, sont d’abord des contresens qu’il a fait lui-même et
sur lesquels il est ensuite revenu.
Allons plus loin, rejetons le modèle cybernétique. Acceptons que Gaïa ne
puisse se comprendre simplement de cette manière. Rien dans les analyses
que nous venons de mener ne nous conduit à rejeter la thèse selon laquelle
Gaïa serait bien l’entité biologique par excellence définie par une forme de
clôture organisationnelle, au sens de Varela et de ses disciples. Gaïa serait ainsi
un système de contraintes qui s’auto-reproduit continuellement, à condition
de bien comprendre la différence entre les flux géophysiques et les contraintes
biophysiques, comme dans le modèle de Varela. Or c’est cela que nous
contestons ! Nous avons vu qu’il faut caractériser un être vivant par

13
l’individuation et non par l’organisation ! Cela signifie qu’il n’y a pas de vie
sans découplage entre l’ontogénie et la phylogénie. Or ce découplage n’a
évidemment aucun sens pour Gaïa et le raisonnement ne marche donc pas !
Comment sortir du dilemme. C’est Lovelock qui va nous aider. Rappelons qu’il
écrit en effet :

« I failed to make clear that it was not the biosphere alone that did the
regulating, but the whole thing, life, the air, the oceans and the rocks » (Préface
de 2000).

Nous allons à présent proposer une lecture de cette phrase en phase avec
celle qui est suggérée par Latour. Gaïa n’est ni une simple condition pour
l’émergence de la vie, ni une manière de dire que la terre est vivante. Gaïa est
une forme d’extension constructive de la biosphère. Voilà aussi pourquoi
Gaïa et la géosphère ne sont pas synonymes. Telle est du moins la thèse que
nous défendrons ici.
Les logiciens distinguent dans les systèmes formels deux formes
d’extension. Imaginons un système formel A. Supposons maintenant que nous
puissions lui donner tout un ensemble de modèles A* qui le satisfont.
A*contient des modèles qui sont non isomorphes à A. Pourtant chaque modèle
présent dans A* est compatible avec la structure axiomatique de A et avec
l’ensemble des théorèmes que l’on peut déduire de cette structure. C’est une
extension conservative. Le schème pyramidal s’applique. A est la base et A*
l’ensemble des modèles que l’on ne peut réduire à cette base, mais qui en
dépendent pourtant essentiellement. Mais il existe aussi des extensions
constructives ! C’est notamment Gödel qui a démontré l’existence de telles
extensions. Prenons un système PA. Il y a une extension constructive ZF de PA
si on peut démontrer dans ZF une formule qui existait dans PA sans qu’on
puisse la démontrer dans PA. Cela vient évidemment du fait que la structure de
PA est ouverte et que l’on peut démontrer dans PA qu’il existe des formules,
dont on ne peut décider à l’intérieur de PA, si elles sont démontrables ou non
démontrables !
Gaïa ne nous semble être rien d’autre que cela. Elle émerge de la biosphère
comprise comme un système évolutif, mais qui est pourtant en même temps,
une fois constitué, en interaction avec l’air, l’océan et les rochers qui ne sont
justement pas des êtres vivants. Autrement dit, Gaïa est ce qui nous force à
admettre une mixité des entités, comme celle que Latour (2016) appelle de
ses vœux. D’un premier point de vue, la nouvelle entité « biosphère » forme un
tout découplé des éléments biologiques qui la composent et en relation de
connexion avec eux, comme nous l’avons vu. Mais d’un autre point de vue, elle
dépend à présent rétrospectivement des relations entre les êtres vivants qui la
composent, et de l’air, de l’eau, du feu, des rochers et des montagnes de la terre.
Tel est le postulat qui est au centre d’un raisonnement constructif, selon
Latour. Prenons le temps de citer son travail :

“Step 1, choose an entity A to start with – a phenomenon like bacteria


respiration, or crustal rock weathering; step 2, shift attention to its surroundings
(precisely, as we shall see, what Tyrrell, intoxicated by the metaphor of ‘selfish
genes’, forbids himself to do); step 3, detect in those surroundings what

14
transformation the entity A has induced; step 4, detect in those surroundings
what transformation they have on A; step 5, compound the reciprocal effects by a
gross use of the notion of negative or positive feedback, not because you believe
there is a machine and an engineer (more of this later), but just to make sure the
two are ‘closely coupled’; step 6, a tricky step, now, choose this ersatz of a
feedback loop as the new starting point; step 7, start again so that ‘entity plus
surroundings’ are now replaced by loops interfering with other loops; step 8 (the
most important one in my view), anxiously revise the description so as to make
sure the loops upon loops are not added to one another as if they were one Whole
above the entities you started with.” (Latour, 2016, p 12)

La terre, les océans, le feu, la mer et l’air réagissent sur les êtres vivants et
sur la biosphère, en même temps que cette dernière à présent les contrôle. Il
n’y a pas de simple hiérarchie avec une totalité totalisée, il y a Enchevêtrement,
Mixité des entités, il n’y a pas simplement un nouveau tout qui émerge en plus
de ses éléments. Il y a connectivité. L’émergence de la biosphère fait aussi que
la géosphère recompose la biosphère en même temps qu’elle est réciproquement
recomposée par elle. Car en effet la biosphère est élément d’elle-même dans la
géosphère, en même temps qu’elle l’est par rapport à chaque organisme vivant,
mais pas sur le même mode, car la géosphère n’est pas en vie. C’est ainsi que
nous pouvons tisser et articuler, mais sans tout mélanger.
En un sens Gaïa est moins que la biosphère, car elle n’est qu’un ensemble de
paramètres physicochimiques. Mais en un autre sens elle est plus ! Elle est
plus car elle est la marque que la géosphère est non seulement courbée par la
vie mais peut-être même aussi rendue ainsi habitable4. C’est cela la Terre. C’est
ce mixte, c’est cette marque. C’est cette subversion de la vision pyramidale de
la nature, avec au premier étage la physique et la chimie et au deuxième étage
la biologie. Il n’y a pas de maison et il n’y a pas d’étage, car la nature n’est pas
humaine ! Comme le montre si bien Montebello dans son dernier livre (2015)
la nature n’est pas là pour nous, et Gaïa en est justement la preuve. C’est en ce
sens que nous ne voyons pas d’objection à dire que Gaïa contraint la physique
et la chimie de la terre à se plier aux contraintes propres à la biosphère, mais
dans l’exacte mesure pourtant où la géosphère la contraint aussi en rendant la
terre habitable. L’habitabilité de la terre, propriété pourtant normative, ne
relèverait pas que de la biosphère. On pourrait l’envisager ainsi comme une
sorte d’extension constructive.
Pourtant, contrairement à d’autres, nous ne pensons pas que cette mixité
rende Gaïa réfractaire à tout forme d’explication scientifique. La constance de
la température de la terre, le taux de salinité de la mer, le taux d’oxygène de
l’atmosphère qui reste stable un milliard d’années, tous ces éléments associés
à la présence d’un radiateur permanent autour duquel notre planète tourne
forment un ensemble très troublant. C’est comme si nous avions là un très
spécial système thermodynamique ouvert et loin de l’équilibre, avec des
paramètres de contrôle (température, luminosité), et une série d’exposants
hypercritiques garantissant probablement de manière stable la plasticité
évolutive de la biosphère et en même temps pourtant construits par elle,
émergeant d’elle en interaction avec la géosphère! C’est comme si nous avions

4 Voir Dutreuil S (2014).

15
là sous les yeux les mystérieux exposants qu’on pourrait rêver de rattacher un
jour aux origines de la vie ! C’est comme si sous nos yeux se manifestait la
limite abstraite à travers laquelle les concepts de mixité et d’enchevêtrement
deviennent opératoires !

Conclusion

* Si on part de la méthode traditionnelle en considérant qu’il y a d’abord des


objets ou des agents, puis qu’il faut observer les interactions entre eux, mais
aussi les interactions entre eux et leur milieu, pour finalement dégager la
structure du système qu’on analyse, tout ce que nous venons d’écrire est
obscur, voire incompréhensible. On peut se disputer alors pour savoir par
exemple si la géosphère a des propriétés structurales qui ne se réduisent pas à
la somme des éléments qui la composent ou non. On tombe dans le Charybde
du réductionnisme et le Silla du holisme. C’est l’approche traditionnelle. Elle
n’apporte rien au problème que nous posons.
Mais dans l’approche que nous proposons, en un sens la biosphère trouve
son extension dans la géosphère, parce qu’en un autre sens la géosphère peut
aussi être considérée comme une extension de la biosphère. Nous n’avons pas
simplement affaire à des agents ou à des entités, mais à des points de vue
singuliers. Et l’une des caractéristiques de ces points de vues qui ressemblent à
ce que Tarde et Latour nomment des monades, c’est que l’un d’entre eux peut
tout aussi bien entrer dans la liste des propriétés et des attributs qui en
caractérisent un autre. Ce qu’il nous faut chercher alors, n’est pas comment en
ramener l’un à l’autre, mais les recoupements entre elles (overlapings), les
classes d’universalité, qui permettent de les articuler l’un sur l’autre. Gaïa nous
semble être un excellent candidat, à l’intermédiaire entre biosphère et
géosphère.
**Ensuite, nous pensons qu’il n’est pas simplement possible de chercher les
modes de connexion entre ces points de vue singuliers, mais aussi les
conditions particulières qui font qu’une forme de mixité, comme Gaïa_ qui
n’est donc ni simplement la biosphère, ni simplement la géosphère, mais
leur connectivité_ est en mesure d’émerger. Pour les trouver, il nous semble
que la méthode de recoupement proposée par Latour ne suffit pas. Elle est trop
descriptive. Nous croyons que ces conditions existent et que les savants de
demain vont bientôt les découvrir. Nous pensons qu’un élément clé pour le
comprendre, se situe au niveau de l’individuation biologique qu’il ne faut pas
confondre avec l’organisation, au sens de Varela. Et nous pensons que cet
élément n’est autre que la condition R qui explique pourquoi l’individuation
biologique n’est pas une individuation comme les autres et qui éclaire la
relation entre les organismes vivants et la biosphère. C’est aussi un argument
central pour comprendre en quoi Gaïa ne peut pas être considérée comme
vivante et en quoi il existe encore une distinction importante entre biosphère
et géosphère qu’il faut maintenir.
*** Enfin dans tout le raisonnement ici exposé, le lecteur attentif ne
manquera pas de noter que nous n’avons eu recours qu’au principe de
descendance avec modifications et au découplage entre ontogénie et
phylogénie pour caractériser la biosphère. Nous n’avons eu besoin en rien de

16
faire intervenir le principe de sélection naturelle… Ce principe ne nous
semble pas plus clairement attesté en biologie que le principe d’utilité en
économie, et cela malgré la quantité impressionnante de papiers qui lui sont
consacrés. Mais peut-être sommes-nous dans l’erreur ! L’histoire le dira. Enfin,
en ce qui concerne le second, il nous semble que le théorème d’impossibilité
d’Arrow a déjà largement rendu son verdict, même si bien peu nombreux sont
ceux qui en connaissent l’existence.
Nous n’avons pas eu besoin non plus de dire que le vivant se reproduit. La
reproduction nous paraît être un lointain héritage aristotélicien qui n’éclaire
pas, mais obscurcit au contraire le bon usage du principe de descendance avec
modification au niveau phylogénique, et du principe de prolifération avec
variations au niveau ontogénique (Soto et alli, 2016). Mais sans doute
sommes-nous aussi dans l’erreur !

Jochiwon,
le 24 août 2016.

Lectures

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