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Giard Agnès, « Les robots sexuels, entre fantasme et réalité ? », in: Julien Sansonnens (dir.

), La cinquième
saison, n°6, “Portrait des robots”, 2019, p. 47-52.
Portrait desrobots Les robots sexuels,
entre fantasme et réalité ?
Agnès Giard

Il existe à travers le monde une cinquantaine d’entreprises


spécialisées dans la fabrication de poupées pour adultes, à la
peau synthétique et aux yeux de verre. Le préjugé concernant
ces poupées, c’est que leurs utilisateurs sont forcément frustrés,
pervers ou inhibés et qu’ils usent de la poupée à défaut d’autre
chose, reportant sur elle des désirs qui, autrement, pourraient
déboucher sur des passages à l’acte violent. Suivant cette logique
pour le moins discutable, les poupées sont souvent présentées
comme une providentielle forme d'exutoire et les personnes qui
défendent cette vision utilitariste du sexe ne manquent pas de
se réjouir que ce qu’elles appellent des sexdolls soient bientôt
robotisées : à leurs yeux, c’est la clé du progrès. Quelle valeur
accorder à ces idées stéréotypées ? Peut-on croire que grâce aux
poupées (et, à terme, aux androïdes) il n’y aurait plus besoin
de prostitué-es ? Pour formuler la question du point de vue
plus large : les humains pourraient-ils préférer les artefacts en
silicone à de vraies partenaires de chair et d’os ?

L’idée selon laquelle les non-humains pourraient


progressivement remplacer des partenaires de chair
et d’os connaît actuellement une grande faveur dans
les médias qui participent à l’atmosphère de panique
morale suscitée par la multiplication de campagnes
et de pétitions contre les « robots sexuels ». En Eu-
rope, cette panique est alimentée par ce que certains
médias désignent non sans exagération comme un
véritable boom des bordels de poupée. Le boom, de
fait, se réduit à peu de choses.
Tout commence en novembre 2016, lorsque la
société suisse FaceGirl spécialisée dans les services
érotiques promet d'ouvrir à Genève un « café-pipe
robotisé » : les fellations seront administrées par

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des poupées de silicone équipées d’une bouche vibrante.
Bien qu’ils diffusent très largement l’information (assurant à
Face Girl le bénéfice d’une campagne publicitaire gratuite),
les journalistes restent sceptiques : à Genève, les prestations
sexuelles tarifées sont proscrites dans les bistrots. Un projet
voué à l’échec.
A peine trois mois plus tard, le 24 février 2017, un homme
d'affaire espagnol ouvre à Barcelone le premier bordel de
poupées d'Europe : LumiDolls. Pour 120 euros de l’heure, les
amateurs peuvent louer dans une chambre un mannequin
de silicone. Il leur suffit de réserver en ligne, en indiquant la
poupée de leur choix et la façon dont ils désirent qu’elle soit
habillée : en lingerie, en collégienne ou en femme d’affaire ?
De façon très révélatrice, plusieurs magazines désignent
LumiDolls comme un bordel de « robots sexuels », indui-
sant leur lectorat à projeter sur les poupées des fantasmes
de science-fiction.
En avril 2017, une dominatrice professionnelle de Dort-
mund, Evelyne Schwartz, 29 ans, ouvre à son tour un bordel
de poupées appelé Bordoll – jeu de mot entre bordello et
doll – qui offre, pour 80 euros de l’heure, quinze poupées
au choix, dont une mâle afin que ni les gays ni les femmes
ne se sentent discriminés. Le 1er février 2018, c’est au tour
de la France : un entrepreneur de 28 ans, Joaquim Lousquy,
ouvre Xdolls à Paris.
Parallèlement, aux Etats-Unis, la firme Abyss Creations
commercialise une poupée nommée Harmony, dotée d’un
système de dialogue synchronisé avec des mouvements de
bouche et de yeux. Le fait qu’elle soit livrée avec ce que son
créateur appelle une « Intelligence Artificielle » inspire à la
presse des titres prudents : « Les bordels de robots devraient
bientôt devenir une réalité » affirme The Mirror, « Les bor-
dels vont jeter leurs prostituées au profit des robots sexuels »
renchérit le Daily Star…
L’ouverture d’un bordel de poupée à Bogota, en novembre
2017, suscite les mêmes délires médiatiques : « La Colom-
bie lance des poupées sexuelles pour réduire le niveau de la

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prostitution dans le pays », proclament des magazines, qui
présentent cette maison close comme un véritable dispo-
sitif humanitaire. Le Huffington Post n’hésite pas à faire du
phénomène un tournant historique majeur, soit « le début
d'une mutation révolutionnaire dans l'industrie du sexe ». Des
centaines de journalistes brodent sur ce qu’ils appellent une
« tendance en plein essor », allant jusqu’à prédire l’avènement
d'un monde, où des robots ultra-réalistes, programmés pour le
sexe, répondraient à tous les désirs de leurs clients. Ces articles
cependant se nuancent d’une touche d’effroi. Il n’est pas très
rassurant d’imaginer que des poupées style Real Humans ou
Terminator pourraient atterrir dans nos lits. De fait, les bordels
de poupée suscitent autant d’enthousiasme que de répugnance
et favorisent des fantasmes qui flirtent volontiers avec l’idée
de la fin du monde : et si les robots nous remplaçaient ?

Cette idée cependant ne passe pas l’épreuve du terrain. Au


Japon, pays pionnier dans la fabrication des love dolls, premier
pays au monde à faire l’expérience des bordels de poupées,
le phénomène se résorbe en l’espace de trois ans. Les bordels
disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Pourquoi ?

Le phénomène date de 2003. Lorsque le « business des


poupées » (doll fûzoku) démarre, salué par une presse plutôt
favorable, les clients tout comme les patrons de club se ré-
jouissent. Il s’agit de mettre des objets de luxe à la portée
de tous, de démocratiser l’accès à une sexualité jugée plus
humaine et plus propre. Il s’agit aussi, bien sûr, d’attirer de
nouveaux clients en proposant les prestations de poupées
kawaii, tout en réduisant à zéro le coût de la main d’oeuvre.
Rapidement, plusieurs agences apparaissent, offrant les pres-
tations sexuelles de love dolls. Les plus populaires proposent
une « livraison » à domicile ou dans une chambre d'hôtel. Les
autres sont ce que l'on appelle des « espaces de location » ou
des « boutiques » constituées de cabines individuelles avec
salle de bain, télévision et magnétoscope dans lesquelles les
love dolls sont mises à disposition du client.

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Le succès de ces établissements est tel que l’un d'entre eux,
Doll no mori, ouvert en juillet 2004, est franchisé sur tout le
territoire : une quarantaine de clubs estampillés Doll no mori
apparaissent, avec un revenu mensuel par club avoisinant les
trois millions de yens (24 000 euros). Ils sont ouverts 24 heures
sur 24. D’autres enseignes leur emboîtent le pas : Cream
doll, Little Lovers, Angel kiss, Doll fantasia… En décembre
2004, la revue Spa affirme que c’est le secteur le plus en
vogue du marché des call-girls. Pour confirmer ses dires, le
journaliste cite les propos de Kimura Hajime, propriétaire
de la maison-mère Doll no mori : « Nous avons créé notre
premier club avec quatre poupées à 600 000 yens [4 600
euros]. Nous avons rentabilisé l’achat de ces quatre poupées
en un mois. Elles travaillent pour rien et en permanence. »
Doll no mori fait payer 13 000 yens (100 euros) pour une
séance de soixante-dix minutes, « mais, ajoute Kimura, les
clients choisissent généralement la séance de deux heures »
(130 euros).
L’article cependant mentionne un fait troublant qui an-
nonce déjà la faillite financière à venir : lorsque le journa-
liste lui demande qui sont les clients, Kimura Hajime révèle
qu'il s’agit de curieux, qui viennent « pour voir ». Il s’avère
que le boom du dôru fûzoku repose presque entièrement sur
l’effet de la nouveauté. C’est-à-dire que les clients, une fois
leur curiosité assouvie, ne reviennent pas. Les poupées, à la
différence des prostituées semblent incapables de fidéliser
une clientèle. Dès 2005, les clubs se mettent à fermer les
uns après les autres. Le 18 avril 2005, la revue Gendai Net
publie un reportage éclairant sur les raisons pour lesquelles
ceux qui vont au bordel de poupées ne le font généralement
qu'une fois. « Nos clients, pour la plupart, c’est par curiosité,
explique un gérant. Il y a aussi les personnes qui hésitent à
acheter une poupée et qui font un “tour d’essai”. » Le tour
d’essai n’est pas concluant, semble-t-il.
Pour essayer d’en comprendre la cause, une autre revue –
Dacapo – mène l’enquête : en septembre 2005, elle embauche
plusieurs testeurs pour aller en club. Leur témoignage est

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éclairant. Ils affirment éprouver une grande gêne en présence
de l'objet : « J'ai ressenti de la culpabilité, affirme le premier
testeur. Je me suis demandé “ Qu'est-ce que je fais ici ? ” »
Le deuxième rapporte qu'il a eu beaucoup de peine à jouir
et trouve « vain de vouloir transmettre de l'amour quand ce
n'est pas réciproque ».
L’inertie de la poupée, son poids, son mutisme, son insen-
sibilité font donc obstacle à la relation sexuelle. Les hommes
d'affaires qui prostituent les love dolls constatent assez rapide-
ment que l'entreprise n'est pas rentable, du moins pas autant
qu'ils l'espéraient. Par ailleurs, les poupées se détériorent
vite. Lorsqu'il faut les faire réparer cela génère un manque
à gagner. Ils n'ont pas assez de poupées pour faire tourner
leur entreprise et ils ne parviennent pas à fidéliser les clients.
Comme toutes les bulles artificielles, le business des poupées
finit par éclater. Dès l’été 2005, les bordels ferment ou plutôt
sont remplacés par des clubs qui emploient des humaines. En
2006, toute trace du phénomène a pratiquement disparue.

Il est tentant d’en déduire que le « boom » des bordels en


Occident connaîtra le même sort : un feu de paille. Lorsque
des androïdes de compagnie verront le jour, il est probable
que ces simulacres ne feront pas plus illusion. Nous avons beau
nous amuser à faire semblant d’y croire, l’artefact reste une
chose qui n’a pas de regard. Or c’est le regard que le client
recherche, lorsqu’il paye pour une « relation ». Contrairement
à toute attente, la femme de silicone ne semble pas faite
pour assouvir les besoins sexuels. Face à elle, l’excitation des
clients retombe. Elle les réduit à l’impuissance. L’explication
de cet échec, bien sûr, est simple : contrairement à une idée
toute faite, le client n’est pas cet individu en manque, dont
les désirs se réduiraient au besoin mécanique de la purge.
Comme le soulignent la plupart des utilisateurs, le désir « à
sens unique » vide la relation de tout sens et l’apparente à
un simulacre grotesque. Le fait d’avoir payé pour l’accès à
un corps – même doté de gros seins – ne suffit pas à créer
l’envie. Encore faut-il que ce corps soit sociable. Assimiler les

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prostitué-es à des organes génitaux en location, de simples
outils « à valeur chiffrable », c’est postuler qu’il serait facile de
les remplacer par des ersatz sexuels, pourvu qu’ils soient aux
mêmes tarifs. Mais la transaction dite vénale se résume-t-elle
au simple mécanisme du troc : don d’argent contre accès à
un orifice ? Non. Ainsi que l’illustre l’échec historique du doll
fûzoku, il est difficile pour les clients de surmonter le choc de
cette absence d’échange que la poupée représente. Elle a le
regard plongé dans le vague. Elle fixe des yeux quelque chose
qui n’existe pas. Elle oppose à l’humain le mur de ses yeux
aveugles, de son expression vacante, de sa bouche muette.
Rares sont les personnes capables d’animer la poupée d’une
vie propre. Ce que les médias nomment « l’industrie » des
poupées n’est qu’un micromarché de niche concernant une
frange infime de la population. Les robots-partenaires à venir
(si jamais) n’auront probablement pas plus de succès : qu’ils
soient créés pour simuler l’émotion ne les rendra pas plus
humains. Pour la majorité des utilisateurs, une fois passée
l’excitation de la nouveauté, il est à prévoir une rapide dé-
saffection. Il apparaît de façon très claire – dans le contexte
culturel japonais, en tout cas –, que le client ne saurait faire
l’impasse sur une relation, parce qu’elle est la condition sine
qua non de son désir. Aucun réceptacle, aussi séduisant soit-il,
ne peut fournir ce service-là – une réflexion en miroir – en
l’absence de laquelle la relation sexuelle perd toute valeur et
même toute raison d’être.

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