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CNRS
Éditions
Bergson ou l’humanité créatrice | Nadia Yala Kisukidi
Ouverture
p. 9-13
Texte intégral
1 Il pourra apparaître surprenant d’aborder les questions de
l’homme, de l’art et de la politique dans la philosophie de
Bergson. Non seulement elles ne sont ni la matrice, ni le
foyer originaire d’un seul de ses livres, mais plus encore,
pour ce qui est de la pensée politique, on pourra nettement
douter de son existence ou de sa consistance tant elle semble
avoir été piégée par les engagements politiques de l’auteur
lui-même durant la Première Guerre
Mondiale – engagement ayant participé au brouillage de la
ligne entre philosophie et idéologie1. Les propos sur l’art
dans l’œuvre n’apparaissent qu’au détour de remarques
éparses, bien souvent subordonnées à l’analyse d’une thèse
métaphysique qu’ils servent à illustrer, et les questions dites
politiques, tenues pour abstraites et consensuelles2, ne se
concentrent que dans un seul chapitre des Deux sources de
la morale et de la religion intitulé – ce qu’on notera
ironiquement – « Remarques finales ».
2 Ces trois objets de pensée ne parcourent toutefois pas
l’œuvre de Bergson sous le mode, lyrique ou spectral, d’une
présence-absence. Les conceptions de l’humanité, de l’art et
de la politique ne deviennent véritablement repérables et
signifiantes, c’est-à-dire dignes d’« intérêt3» et intelligibles,
qu’en tant qu’elles s’inscrivent dans un axe de réflexions qui
en définit les liens et l’ordonnancement non pas sous l’unité
d’un livre, mais sous l’unité d’un problème. Si ces trois objets
surgissent dans la pensée bergsonienne, ce n’est d’ailleurs
pas comme problème en soi mais comme réponse à un
problème précis, qui invite à les concevoir dans leur
interconnexion. L’anthropologie philosophique
bergsonienne n’émerge pas d’un questionnement frontal du
type : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Il en va de même pour
l’art et la politique, dont on pourra douter qu’ils peuvent se
constituer en objet d’une philosophie si on conçoit la
pratique philosophique, en un sens non bergsonien cette
fois, comme la production d’un discours rationnel et
systématique rendant raison, en le surplombant, de l’ordre
empirique des faits et de l’action.
3 La thématisation de l’anthropologie bergsonienne survient,
comme objet philosophique, en 1907 dans L’Évolution
créatrice. Elle s’épaissit à l’intérieur de la métaphysique de la
vie créatrice qui forme le centre du livre et dont elle constitue
un prolongement local mais nécessaire à partir d’un jeu
singulier de recentrement et de décentrement. C’est en
épousant le mouvement de ce qui l’englobe et la dépasse que
l’humanité peut être atteinte, en tant que la vie créatrice
« traverse l’homme et s’en sert pour son propre sens »4. Le
fond de l’anthropologie bergsonienne est tributaire de la
reconfiguration complète, dans L’Évolution créatrice, d’un
concept de création dégagé de toute dimension magico-
religieuse ou de toute approche sacralisée de l’humain5. Cette
reconfiguration s’appuie sur deux orientations
méthodologique et épistémologique, supposant, en amont,
une genèse biologique des facultés humaines de
connaissance :
Notes
1. Sur l’engagement de Bergson dans la Première Guerre Mondiale, on
consultera avec profit : Au nom de la patrie : les intellectuels et la
Première guerre mondiale, 1910-1919 de Christophe Prochasson et Anne
Rasmussen (Paris, La Découverte, 1996) ; ou encore Bergson politique de
Philippe Soulez (Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1989).
2. Voir par exemple l’article de Georges Friedmann « La prudence de M.
Bergson, ou Philosophie et caractère », in Commune, 3, n° 30, 1936,
p. 721-736.
3. EC, p. 106.
4. Georges Canguilhem, « Réflexions sur la création artistique selon
Alain », in Revue de métaphysique et de morale, janvier 1952, p. 184.
5. Sur ce point, on se rapportera aux critiques du concept de création
établies par Pierre Macherey dans Pour une théorie de la production
littéraire, Paris, François Maspero, 1966, p. 85 : « Les diverses
« théories » de la création ont ceci de commun qu’elles traitent le
problème de ce passage qu’est une fabrication en éliminant l’hypothèse
d’une fabrication ou d’une production. On peut créer dans la
permanence : alors créer c’est libérer un acquis qui est paradoxalement
donné ; ou bien on assiste à une apparition : la création est alors une
irruption, une épiphanie, un mystère. Dans les deux cas, ont été
supprimés les moyens d’expliquer le changement : dans l’un il ne s’est
rien passé ; dans l’autre il s’est passé quelque chose d’inexplicable. »
6. EC, p. 137.
7. EC, p. 178.
8. Sur cette qualification, voir : S. Dresden « Les idées esthétiques de
Bergson », in Les études bergsoniennes, vol. 4, Paris, Albin Michel, 1956,
p. 53-75 ; Raymond Bayer « L’esthétique de Bergson », in Les études
bergsoniennes, Paris, PUF, 1942, p. 125 ; ou encore Denis Huisman « Y
a-t-il une esthétique bergsonienne ? », in Bergson et nous – actes du �e
congrès des sociétés de philosophie de langue française, Paris, Librairie
Armand Colin, 1959, p. 153-155.
9. Jean-Luc Nancy, « Démocratie finie et infinie », in Démocratie dans
quel état ?, collectif, Paris, La Fabrique, 2009, p. 77.
10. Jean de la Harpe, « Souvenirs personnels d’un entretien avec
Bergson », in Henri Bergson, essais et témoignages inédits réunis par
Albert Béguin et Pierre Thévenaz, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière,
1943, p. 360.
11. Lettre de Bergson à Söderblom du 27 juillet 1909, in M., p. 798.
12. CB. p. 237.