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Entretiens/Phénoménologie/Philosophie

Entretien avec Natalie Depraz | Autour de la cardiophénoménologie

Publié le 9 octobre 2017 par Jean-Daniel Thumser Poster un commentaire

Natalie Depraz est professeure de philosophie à Université à Rouen et membre


universitaire des Archives Husserl de Paris, à l’ENS. Elle est l’auteure d’une pléiade
d’ouvrages relatifs à la phénoménologie et traductrice de plusieurs tomes des
Husserliana. Dans le cadre de l’ANR Emphiline-EMCO, elle oriente ses recherches
actuelles sur la problématique de l’interaction entre émotions et cognition. Ce
faisant, elle collabore avec différents chercheurs en philosophie et en psychiatrie
dans une optique transdisciplinaire afin de décrire au mieux de quelle façon la
phénoménologie et les sciences cognitives sont en mesure de répondre à l’impératif
d’une science holistique de la subjectivité. En proposant avec Thomas Desmidt une
cardiophénoménologie, elle esquisse une nouvelle façon de concevoir à la fois la
phénoménologie, le dessein neurophénoménologique de Francisco Varela et le projet
plus ample d’une naturalisation de la phénoménologie. Son hypothèse : « la
considération du système-cœur apporte une suture expérientielle entre science
cognitive et données phénoménologiques, avec laquelle […] il serait possible de
refermer le fossé explicatif (explanatory gap) dont on a déploré la persistance entre
elles[1] ». Cet entretien nous permettra de saisir les enjeux les plus cruciaux de cette
forme originale de phénoménologie scientifique.

Chère Natalie, j’aimerais tout d’abord souligner la singularité de votre œuvre. Très
tôt vous avez consacré votre travail à l’étude de l’intersubjectivité, de la chair et de
la psychologie, notamment dans votre thèse de doctorat publiée en 1995 sous le titre
Transcendance et incarnation. Vous avez en ce sens introduit en France une nouvelle
façon de lire le corpus husserlien à partir de textes qui n’étaient pas traduits et
qu’une certaine exégèse ne prenait que rarement en compte. La ligne directrice de
votre premier ouvrage, rappelons-le, était de signaler que la phénoménologie, loin
de se limiter au solipsisme de la réduction transcendantale, pouvait être désignée
comme une altérologie. Autrement dit, vous êtes l’une des premières à avoir
démontré que l’égologie développée par Husserl concerne non seulement l’ego
comme proto-stance (Urstand) ou pôle-Je, mais aussi sa vie sous une forme plus
large, c’est-à-dire dans l’optique de la vie psychologique et intersubjective. Aussi,
vous avez travaillé avec Francisco Varela, le père de la neurophénoménologie. Si je
vous dis tout cela, c’est parce qu’il me semble qu’il y avait déjà dans vos premiers
travaux les germes d’une nouvelle interprétation de la phénoménologie. Je pense en
particulier à ce passage de Transcendance et incarnation dans lequel vous dîtes que
la voie cartésienne de la réduction est aussi radicale que stérile et qu’il faudrait
certainement davantage nous tourner vers la voie de la psychologie[2]. Comment
décrieriez-vous ces premiers pas vers une approche ou une pratique
phénoménologique somme toute étrangère à une tradition qui accorde une primauté
absolue à la voie cartésienne ?

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Natalie Depraz : Je pense que rétrospectivement on peut effectivement retracer un lien,
faire une généalogie. Disons que si c’est précurseur, on pense à une téléologie, on
prédétermine l’avenir par l’avant. Ce serait un schéma de reconstruction de l’histoire.
Mais il est vrai que la voie de la psychologie a très tôt été pour moi une intuition, car elle
a trop souvent été minorée face à la voie cartésienne et la voie de la Lebenswelt que l’on
opposait alors l’une à l’autre, avec d’un côté un Husserl trop solipsiste, trop
transcendantal, et de l’autre un monde de la vie dans lequel le sujet est directement incarné
dans une communauté. Ce qui m’a intéressé dans ma thèse, c’était de découvrir cette voie
oubliée à travers le cours de 1923-24 Philosophie Première, dans lequel Husserl construit
la théorie de la réduction phénoménologique. En réalité, il met en scène la voie
cartésienne et la voie de la psychologie. C’est un cours très important, car on y trouve la
dimension la plus descriptive et systématique de la phénoménologie au sujet de la
psychologie. Il faut aussi se rendre compte que c’est un texte intermédiaire entre le
premier volume des Idées directrices et la Krisis. Dans les années 1920, Husserl propose
une systématisation, ce qui est assez rare dans son œuvre, parce qu’on a le plus souvent
affaire à des manuscrits épars. C’est une systématisation aussi construite que les Idées
directrices et qui se situe au même moment que les textes sur la synthèse passive (1918-
1926), lesquels sont à l’origine du tournant génétique de la phénoménologie. Pour moi, il
y avait dans Philosophie Première une configuration très importante, parce que ça mettait
en relation cette voie de la psychologie et la phénoménologie génétique. On reste alors
sur le terrain de l’individuel, contrairement aux textes de la Krisis qui traitent de la vie en
communauté. On reste notamment sur le terrain individuel du sujet, comme la voie
cartésienne, et en même temps, ce sujet on le pense depuis les vécus psychiques, plus
uniquement à partir de l’ego.

Il est vrai que le texte Philosophie Première met en avant la dimension vivante du
sujet : sa vie, son histoire, sa vocation, etc.

Oui, c’est la lecture que l’on fait le plus souvent de ce texte, c’est-à-dire qu’on met
généralement l’accent exclusivement sur la dimension éthique liée à la responsabilité, liée
à la vocation, à l’appel. On a affaire, au début de ce texte, à ce qui s’annonce comme un
cours sur la responsabilité du sujet. Alors qu’il ne s’agit en réalité absolument pas de cela.
Il s’agit de la réduction, mais d’une réduction qui est différente de la voie cartésienne.
Cette dernière étant conçue sur le modèle exposé dans les Idées directrices, c’est-à-dire
comme une réduction de type solipsiste, doit faire place à la voie de la psychologie qui
fait droit à la situation du sujet. C’est une réduction qui prend en considération
l’inscription du sujet à partir de ses vécus psychiques et non à partir du monde, de la
communauté et de l’histoire. C’est un autre type de monde qui est en jeu avec la
psychologie, c’est le monde des vécus dans la situation individuelle du sujet. Voilà ce qui
m’intéressait le plus dans ce texte, parce que je me suis rendu compte qu’il y avait là une
voie qui nous permettait d’entrer dans le concret de l’expérience du sujet sans forcément,
d’emblée, basculer du côté de l’intersubjectivité, de l’histoire, de la communauté, ce qui
est évidemment une forme d’incarnation. On peut, grâce à cette autre voie, être au plus
près de ce qui se passe pour le sujet en son for intérieur et on n’a pas affaire à une
dimension simplement empirique, introspective. On a là une structure, quelque chose qui
respecte la consigne que donnait Husserl, lorsqu’il proposait la réduction et qui se situe
sur le terrain de ce qui est formellement nommé le transcendantal. Cette voie permet aussi
d’éviter l’opposition entre ce qui est de l’ordre du transcendantal, le structurel, et ce qui
est de l’ordre du psychologisme. La voie de la psychologie respecte l’esthétique
transcendantale de Husserl. La seule différence, c’est qu’il l’applique au domaine de la

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vie du sujet. Ça permet de respecter cette dimension de la vie structurée des vécus internes
et de les penser dans leur genèse. C’est ce que fait par ailleurs tout le travail sur la synthèse
passive. Or, dans le cours de Philosophie Première il y a l’exposé de ces structures de la
vie du sujet, ces structures de dédoublement du sujet, par exemple, les scission-du-moi à
travers les vécus passés et le vécu présent, les vécus imaginés et les vécus actuels effectifs,
etc. On a toute la structuration du vécu dans sa stratification à travers les scissions et on
a aussi toute la dimension de genèse de la vie subjective, l’émergence des vécus à la
conscience. Ce cours, pour répondre à votre question initiale, était précurseur de ce que
j’appelle aujourd’hui une phénoménologie expérientielle qui permet de décrire la finesse
de la vie subjective. J’avais dans ce cours une sorte de laboratoire proprement husserlien,
c’est-à-dire entièrement indépendant des travaux scientifiques de son temps, et une vraie
élaboration philosophique de cette suture et de cette dynamique des vécus.

Cette dimension, par contre, je n’ai pas l’impression de la retrouver dans les travaux
de Francisco Varela avec lequel vous avez travaillé. Comment en êtes-vous arrivée
à travailler avec ce neuroscientifique et comment avez-vous conjugué ces différents
aspects dans le cadre de recherches phénoménologiques et scientifiques, autrement
dit dans l’optique d’une naturalisation de la phénoménologie ?

Pierre Vermersch

Il faut savoir que nous avons travaillé à trois, avec Pierre Vermersch et Franscisco Varela.
Le premier est psychologue, le second est neuroscientifique. Nous nous sommes
rencontrés avec Varela vers 1995 et nous avons immédiatement commencé à travailler
ensemble. C’était d’ailleurs grâce à Pierre Vermersch que nous nous sommes rencontrés,
alors qu’il nous proposait de participer à un séminaire qui portait sur les relations entre
phénoménologie et psychologie. De son côté, Francisco Varela s’est très vite emparé des
questions qui nous animaient alors, avec des publications au sujet de la
neurophénoménologie. J’étais alors aux avants postes de ce qu’il écrivait, c’est-à-dire
qu’on discutait ensemble tous les jours, en particulier lorsqu’il écrivait
Neurophenomenology. A methodological Remedy for the Hard Problem (1996). Tout ce
qui concerne Husserl dans cet article résulte des discussions que nous avons eues, car il
venait plus de Merleau-Ponty et de Heidegger. De mon côté, j’avais besoin d’un certain

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temps d’incubation pour ingérer les enseignements scientifiques. J’étais novice en la
matière. Il allait alors plus vite pour intégrer ce dont il avait pour ses recherches. Ce sont
ces discussions et ce travail préparatoire qui ont donné naissance à On becoming aware,
A Pragmatics of experiencing, que nous avons écrit à trois avec Pierre Vermersch. Tout
le travail sur la psychologie qui se trouvait dans ma thèse a beaucoup plus intéressé Pierre
Vermersch que Francisco Varela, parce que ce n’était pas son domaine d’expertise. On
avait une sorte de triangulation dans notre organisation de travail et ce qu’on cherchait à
mettre en relation c’était d’un côté le volet sciences cognitives et la neurodynamique,
d’un autre côté la phénoménologie et le troisième pôle était la psychologie très marquée
par la phénoménologie et liée notamment au travail de Piaget, le maître de Vermersch.
Le travail que j’avais alors exhumé de l’œuvre de Husserl donnait une assise
phénoménologique à ces deux aspects, neuroscientifique et psychologique. Tout s’est
donc enchaîné assez rapidement.

Vous vous êtes donc très vite consacrée à une étude transdisciplinaire de la vie du
sujet avec Pierre Vermersch et Francisco Varela. Ce travail devait être entièrement
atypique alors même qu’une lecture très cartésienne de la phénoménologie était
encore très présente.

En effet. Mais avant ces mêmes recherches sur la naturalisation de la phénoménologie


avec l’ensemble du groupe de Bordeaux, j’avais déjà entamé trois ans plus tôt une
relecture du corpus phénoménologique grâce à la mise en place d’un groupe de lecture
qui a donné naissance à la revue Alter. C’est un travail qu’on a commencé avec un petit
groupe d’amis en 1990 à l’École Normale Supérieure à Fontenay. Le projet du groupe
était déjà très lié à ce que je viens de dire, puisque l’idée était de publier des articles qui
ne soient pas de simples commentaires philosophiques, mais des descriptions du vécu.
Les premiers numéros sont très proches de cet objectif, en particulier avec des thèmes
comme naître et mourir, le temps et l’affection, l’animal, le sommeil et le rêve, etc. Vous
voyez qu’au moment de cette rencontre avec Varela et Vermersch, je cherchais déjà une
façon de sortir d’un paradigme trop herméneutique uniquement fondé sur l’interprétation
et le commentaire des textes et de trouver un paradigme qui permette de faire émerger la
dimension expérientielle. Au final, si je dois reconstruire ce cheminement de mon point
de vue, je me suis intéressée à cette dimension expérientielle bien avant cette rencontre,
avec la revue Alter et ma thèse qui, somme toute, restait malgré tout très académique.

Quant à la cardiophénoménologie, pourquoi partir du cœur plutôt que du cerveau,


comme le proposaient les chercheurs qui ont participé comme vous au volume
intitulé Naturaliser la phénoménologie ? Parce que, quand on y regarde bien, le cœur
partagerait le même statut que le cerveau dans la cadre d’une analyse à la première
personne, c’est-à-dire, comme l’écrivait par exemple Paul Ricœur[3], que le cerveau
ne sera jamais objet d’expérience, mais demeurera objet d’analyse scientifique.
Suffit-il que le cœur soit senti pour qu’il ait un statut différent de celui du cerveau
dans le cadre d’une phénoménologie scientifique et véritablement expérientielle ?

Je pense qu’il y a deux choses ici. D’une part, pourquoi le cœur plutôt que le cerveau ?
C’est une interrogation qui m’est apparu beaucoup plus tard par rapport à ce dont nous
discutions. Je n’avais pas du tout cette idée au départ, mais c’est né déjà de discussions
avec Francisco Varela. L’article « The rainbow of emotions » (2008), par exemple, nous
avions comme projet de l’écrire ensemble avant sa mort en 2001. Le schéma qui se trouve
dans ce même article est un schéma de Francisco Varela. C’était alors la base de nos

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discussions. J’ai notamment prononcé une conférence publiée dans le numéro d’Alter sur
les émotions et l’affectivité, en 1999, qui s’intitule « Délimitation de l’émotion, pour une
phénoménologie du cœur ». En fait, le questionnement sur le rapport entre le cœur et les
émotions est déjà présent à la fin des années 1990. Je me disais alors que la dimension
affective offre le maximum d’ancrage pour traiter l’expérience du sujet. On retrouve
notamment en partie cette question dans mon ouvrage Lucidité du corps paru en 2001.
D’un point de vue phénoménologique, j’avais déjà cette intuition au moment même où
émergeait le paradigme d’une neurophénomenologie. Francisco Varela, quant à lui,
s’intéressait aussi à la question de l’affect, mais la traitait sur le plan neuronal, parce qu’il
y a une neurologie de l’affect. Tout ce que fait Antonio Damasio, par exemple, va dans
ce sens. On peut traiter de l’affect autant à partir d’une étude neurologique et d’une étude
cardiophénoménologique. Mais on se posait déjà la question de savoir quelle place
accorder au cœur dans cette configuration-là. Le cœur est-il un simple organe permettant
de faire circuler le sang dans le corps et, de la même façon, de faire circuler le sang dans
le cerveau, le cerveau étant finalement une partie du corps ? Et si c’est bien cela sa
fonction, est-ce qu’il est un organe comme les autres ? Ou commande-t-il aussi le cerveau,
puisqu’il fait pulser la circulation sanguine dans le cerveau comme dans n’importe quelle
autre partie du corps ?

Quand on y pense, aujourd’hui il y a des tentatives de créer un cœur artificiel qui


serait une simple pompe. Pourtant ça ne fonctionne pas. Peut-être est-il plus que
cela, plus qu’une pompe.

Exactement ! On peut très bien se demander pourquoi cela ne fonctionne pas. S’il faut
absolument le dissocier des affects, par exemple. Mais, suite à la mort de Francisco
Varela, j’ai connu une phase durant laquelle j’ai décidé de me retirer quelque temps de ce
type de projets. Je travaillais encore à l’édition des volumes de Phenomenology and the
cognitive sciences avec Shaun Gallagher, revue que j’ai dirigée pendant six ans sous
l’impulsion de Francisco Varela qui était à l’origine du projet. Mais j’ai préféré laisser la
main à Dan Zahavi, parce que la direction que prenait alors la revue était trop anglo-
saxonne, trop empreinte de la philosophie de l’esprit. Je n’arrivais pas à imposer une
direction de recherche qui soit soucieuse des enseignements de la phénoménologie. En
fait, ça ne répondait pas du tout au projet qu’avait souhaité Francisco Varela. Pour
répondre au sujet du passage de la neurophénoménologie à la cardiophénoménologie, je
dois dire que ça s’est imposé assez tardivement à moi quand j’ai fait un travail de retour,
de réinvestissement de la neurophénoménologie après l’avoir vécue. Avec Claire
Petitmengin, on a repris contact. On a travaillé avec Michel Bitbol aussi. Mais nous étions
tous ébranlés par la disparition de Francisco Varela. Finalement, on a pris un peu de temps
avant d’arriver à remettre en scène un travail ensemble. J’ai relu énormément de choses
au sujet de la neurophénoménologie et progressivement j’ai essayé de poursuivre ce
travail en me disant qu’il fallait se donner les moyens de mettre en pratique ce paradigme
et montrer de quelle façon il fonctionne, c’est-à-dire montrer que ce n’est pas uniquement
une hypothèse spéculative intéressante. Il fallait montrer comme l’entendait Varela qu’on
peut co-générer des catégories descriptives issues de l’expérience subjective et des
catégories issues de la neurodynamique. En travaillant sur ce point, je me suis rendu
compte qu’il nous manquait une vraie compétence en explicitation que, du coup, je me
suis acquise avec des formations. Claire Petitmengin s’y est aussi largement attelée et on
a pu grâce à cela développer notre travail en mettant en acte ce paradigme de la
neurophénoménologie. Ça a pris du temps, mais une fois que l’on a fait ça, j’ai pris
conscience qu’on avait certes des catégories descriptives plus fines issues avec l’entretien

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d’explicitation qu’avec les catégories phénoménologiques de Husserl, mais il n’en restait
pas moins que le plan purement neurodynamique était un plan dont la temporalité était
tellement fine qu’elle ne pouvait pas entrer en synchronisation avec un vécu singulier. On
a donc été confrontés à un autre problème qu’on n’avait pas vu au départ.

Parlez-vous ici de la proto-temporalité cérébrale, le fait que le cerveau a toujours un


temps d’avance sur la conscience ?

En fait, il faut distinguer deux problèmes. D’abord que les catégories philosophiques sont
des catégories intemporelles et que la neurodynamique se chiffre en millisecondes. On a
là une discontinuité ontologique. Ce n’est même pas que ce n’est pas le même temps,
c’est que d’un côté il n’y a pas de temps, parce que c’est intemporel, c’est structurel, c’est
universel et ça vaut pour tout sujet. C’est la phénoménologie husserlienne, ce que
j’appelle une phénoménologie à la troisième personne. Quand on dit que la
phénoménologie traite de l’expérience, oui, elle le fait, mais il s’agit d’une structure
universelle. La pratique d’entretiens d’explicitation permet de saisir, au contraire, plus
finement la temporalité vécue. Mais surgit alors le second problème qui advient du
paradigme neurodynamique lié au fait que celle-ci est coincée dans une temporalité à la
milliseconde qui ne pouvait pas entrer en synchronie avec un paradigme expérientiel qui
permet d’atteindre au mieux une temporalité d’un quart ou d’une moitié de seconde. Ici
nous n’avions plus un problème ontologique, mais d’échelles temporelles et de non-
synchronisation d’échelles de temps. Dans le cadre de l’ANR Emphiline-EMCO, par
exemple, on arrive à capter l’émergence de l’émotion au niveau de la seconde et la courbe
que nous allons avoir va nous renseigner à la milliseconde. C’est face à cela que je me
suis dit que ce paradigme ne pouvait pas fonctionner tel quel et qu’il fallait changer
d’échelle temporelle au niveau des mesures empiriques. Il fallait alors chercher du côté
du rythme du système cardiovasculaire, car il nous renseigne à la moitié de seconde, soit
500 millisecondes. On trouve alors une continuité possible au niveau de l’expérience entre
le plan expérientiel et le plan organique, physiologique de l’émergence émotionnelle. Il
y a une synchronisation possible. De fait, tout le travail réalisé dans le cadre de l’ANR
Emphiline-EMCO est ici opérant. On peut vérifier quelque chose qui sera alors
cogénératif.

Par rapport à votre deuxième question, celle qui concerne l’impossibilité supposée que le
cœur soit autre chose qu’un objet de science. Est-ce que le cœur est un centre ou une
structure ? Francisco Varela se posait déjà la question, lorsqu’il mettait en avant le fait
qu’il faut prendre en considération le corps dans son incarnation et le contexte dans lequel
on se situe. Il a lui-même décentré la perspective focalisée sur le cerveau en tenant compte
du corps et du contexte, en prenant en compte différents pôles. On identifie ce qui est
vecteur ou moteur dans l’expérience du sujet. Mon idée était de mettre dans le jeu le cœur.
Pourquoi n’aurait-il pas une place spécifique dans cette configuration-là au même titre
que le cerveau et l’environnement ? On pourrait dire alors, comme vous, que le cerveau
on ne l’expérimente pas et le cœur non plus, mais on n’expérimente pas le corps en tant
que tel, ni l’environnement en tant que tel. À chaque fois, ce que nous allons
expérimenter, c’est une expérience, une rencontre, un événement, mais c’est lié au corps,
à l’environnement, etc. On a un corps et des structures qui donnent accès à certains vécus.
Alors, oui, on peut dire qu’on ne fait pas l’expérience du cœur, mais on fait l’expérience
du rythme cardiaque.

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En fait, face aux données des neurosciences et de ces propos, j’ai l’impression que
nous demeurons constamment dans la sphère de la passivité, que l’ensemble de ce
que nous vivons est tributaire de processus dont nous n’avons pas conscience ou dont
nous prenons conscience dans un après-coup. Sommes-nous condamnés à ne jamais
sortir de notre corps physique, à être soumis à sa temporalité et à ses processus
inconscients ? Sur ce point, les patients que vous analysez sont dépressifs, ils font
l’expérience d’un « locked-in syndrom », c’est-à-dire qu’ils sont entièrement soumis
à leur corps et à ces mêmes processus qui ne dépendent ni de leur bonne volonté ni
de leur conscience en général. Ils sont dans une pleine passivité. Pourquoi avoir
choisi de les analyser ?

Vous avez partiellement répondu à vos questions. Il y a le point concernant la passivité.


On est constamment dans un rapport de non-contrôle du corps, mais il y a aussi des
phénomènes de prise de conscience. Je dirais qu’effectivement le corps est quelque chose
qui nous dépasse, qu’on hérite et qu’on n’a pas forcément les moyens de le contrôler.
C’est une réalité, un fait. De ce point de vue-là, il y a bien passivité. Mais sommes-nous
fatalement soumis au corps qui serait comme une matière étrangère ? Parce que si l’on va
au bout du raisonnement au sujet de la passivité, on risque de penser que l’on a affaire à
quelque chose qui nous est tellement étranger que ça nous est extérieur et qu’on ne peut
rien en faire. Alors qu’en réalité, toute la phénoménologie, comme vous le savez, est une
approche qui considère que notre réalité est une réalité unifiée. On est un corps, comme
disait Merleau-Ponty, c’est-à-dire qu’on est un corps qui ne nous est pas étranger. Le
corps, c’est aussi une dimension de nous-mêmes à part entière. On est ce corps. À partir
de là, parler de prise de conscience, c’est prendre conscience qu’on est ce corps.

Comment répondre à cette exigence d’une réalité unifiée face à ce qui est de l’ordre
des pathologies qui nous mènent à renier ou vouloir oublier ce corps que nous
sommes ? Je pense tout particulièrement aux personnes qui souhaitent mettre sous
silence leur corps.

On retrouve tout cela dans des pathologies psychiques ou somatiques : l’obésité,


l’anorexie ou la dépression. En les étudiant, on apprend de quelle façon certaines
personnes vivent leur corps sur un mode pathologique qui sort du phénomène standard
où l’on peut être en possession de son corps lors d’un sprint, par exemple, ou lorsque nous
ne faisons pas attention au corps, ce qui est le cas le plus habituel. Les pathologies
accentuent ou font ressortir un rapport compliqué au corps. Quelqu’un qui est obèse, par
exemple, c’est quelqu’un qui va sentir son corps à longueur de journée, parce que la
moindre chose à faire le gêne. C’est une présence pathologique de la douleur où le corps
est tout le temps présent. À l’inverse, on peut perdre de vue son corps. C’est le cas d’un
schizophrène qui sera constamment en dehors de lui-même, à la fois de son corps et de sa
tête. Les pathologies sont des points d’extrémité qui permettent de prendre conscience de
notre propre fonctionnement corporel. Donc, le cas de la dépression, pour reprendre votre
question, c’était pour nous l’occasion d’étudier les réponses à la surprise. L’hypothèse de
départ était qu’il y aurait de leur part une hyporéactivité et nous nous sommes rendu
compte qu’il peut aussi y avoir des dépressions anxieuses qui provoquent de
l’hyperréactivité.

Vous faisiez notamment mention dans l’un de vos articles d’une visée thérapeutique
de vos recherches pour traiter la dépression. Pourriez-vous m’en dire plus ?

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Sur ce point, je préfère rester prudente, parce que ce n’est pas mon domaine de
compétence. Par ailleurs, avec les médecins avec qui je travaille, nous n’avons pas encore
assez d’éléments sur cette dimension-là. Mais nous allons continuer notre travail. Le
dernier article que j’ai publié traite en partie de la question, à cheval entre
phénoménologie et psychiatrie. Je pense que le travail sur ces cas pathologiques rend
possible un effet de loupe sur la réalité telle que nous la vivons et permet de mettre en
relief des éléments qu’on ne voit pas dans l’expérience normale. Il y a une dimension
méthodologique dans ce travail et une dimension expérientielle qui est d’une richesse
incroyable. Disons que ça amplifie l’expérience.

Entretien préparé par Jean-Daniel Thumser


Propos recueillis par Jean-Daniel Thumser

Notes :

[1] Natalie Depraz & Thomas Desmidt, « Cardiophénoménologie », {in} Jean-Luc Petit,
(éd.), La naturalisation de la phénoménologie 20 ans après, Strasbourg, Presses
Universitaires de Strasbourg, 2015, p.58

[2] Natalie Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995,


p.25 : « Contrairement à la seule voie cartésienne dont la radicalité du point de départ,
apodictiquement fondateur, est à la mesure de son étroitesse, de sa pauvreté voire de sa
stérilité phénoménologique, ou encore de la seule voie du monde de la vie qui livre une
intersubjectivité d’emblée donnée au monde et insuffisamment ressaisie dans sa
transcendantalité, la voie de la psychologie permet de fonder la pertinence de
l’intersubjectivité husserlienne, laquelle se soutient elle-même dans la configuration des
trois voies ».

[3] Jean-Pierre Changeux, Paul Ricoeur, La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 2008,
p.60

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