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Tribune

Byung-Chul Han : la pandémie de la


fatigue
Byung-Chul Han publié le 23 March 2021 11 min

Le Covid-19 n'est pas seulement une crise virale : c'est une pandémie de fatigue, affirme
le philosophe allemand Byung-Chul Han dans une tribune engagée. Le virus se
contente de révéler, en l'accentuant, l'épuisement chronique de nos sociétés
néolibérales. 

La pandémie de Sars-Cov-2 est un miroir qui reflète les crises de notre société. Il
fait ressortir les symptômes de maladie dont la société souffrait avant même la
pandémie. L’un de ces symptômes est la fatigue. Nous nous sentons aujourd’hui tous
très fatigués et épuisés. Il s’agit d’une fatigue de fond, qui accompagne notre vie partout
et à tout moment, qui nous suit comme notre ombre. Et nous nous sentons encore plus
fatigués depuis la pandémie. Même l’inactivité forcée pendant le confinement nous
fatigue. Certains ont pu affirmer que le confinement a été l’occasion de profiter des
loisirs d’une vie au ralenti. Ce n’est pourtant pas le loisir qui prédomine aujourd’hui,
mais la fatigue et la dépression.

“Nous nous réalisons, nous optimisons jusqu’à notre mort. Nous performons et
produisons jusqu’à notre mort”
Byung-Chul Han

Pourquoi donc nous sentons-nous si fatigués ? La fatigue représente un phénomène


mondial. Dans mon livre La Société de la fatigue, publié il y a dix ans, j’essayais de
montrer que cette fatigue est une maladie de la société de la performance néolibérale. Le
travail en lui-même, si éprouvant soit-il, n’engendre pas une telle fatigue de fond. On
peut se sentir épuisé après une journée de travail, mais cette fatigue prend fin, à un
moment : après le travail, nous pouvons nous détendre. En revanche, la contrainte que
représente l’exigence de performance s’étend bien au delà des heures de travail. Elle
s’insinue dans les loisirs, dans le sommeil – et conduit d’ailleurs souvent à l’insomnie.
Il est impossible d’échapper à cette exigence intérieure de performance, qui nous
poursuit constamment. Nous nous soumettons volontairement et passionnément à la
croyance qu’ainsi nous nous accomplissons. Cette contrainte, non pas externe mais
interne, à devoir en faire sans cesse donne naissance à une figure fondamentale de la
fatigue. Nous nous réalisons, nous optimisons jusqu’à notre mort. Nous performons et
produisons jusqu’à notre mort.

Dans la société néolibérale du spectacle, l’exploitation se fait sans domination. Le


sujet performant, auto-exploitateur, est à la fois maître et esclave. Tout le monde porte
en lui un « camp de travail » [Arbeitslager, l’expression, qui peut choquer, est de
l’auteur]. La particularité de ce camp de travail, c’est que l’on en est à la fois prisonnier
et surveillant, victime et agresseur. En cela, le sujet auto-exploiteur diffère du sujet
obéissant de la société disciplinaire. Un sentiment de liberté caractérise ce sujet auto-
exploiteur. Raison pour laquelle l’auto-exploitation est plus efficace que l’aliénation
externe. L’écrivain Franz Kafka avait déjà mis en évidence cette liberté paradoxale du
serviteur qui s’imagine être maître. Dans un aphorisme il écrit ceci : « L’animal
soustrait le fouet au Seigneur et se fouette lui-même pour devenir maître. Il ne sait pas
qu’il s’agit là d’un fantasme, qui crée un nouveau nœud sur le fouet du Seigneur. » Cet
animal auto-auto-flagellateur représente le sujet accompli de l’auto-exploitation, qui se
croit libre.

“On a l’impression d’être un téléphone portable qui ne fonctionne qu’à 4 % des
capacités pour lesquelles on l’a payé”
Un patient atteint du Covid-19

L’une des choses effrayantes avec le Covid-19, c’est que les malades sont
extrêmement fatigués, qu’ils souffrent d’épuisement. Cette fatigue redouble la
fatigue de fond dont nous souffrons. De nombreux rapports insistent sur les souffrances
à long terme des individus qui ont guéri du virus. Ceux-ci sont frappés par un
« syndrome de fatigue ». Les personnes touchées ne sont plus en mesure de
« performer », de travailler. Ils ont parfois même du mal à remplir un verre d’eau, et ne
peuvent plus courir, à cause d’un essoufflement interrompu. Ils sont comme des
cadavres vivants. Un patient raconte : « On a l’impression d’être un téléphone portable
qui ne fonctionne qu’à 4 % des capacités pour lesquelles on l’a payé. »

Le virus affecte non seulement les malades, mais fatigue également les personnes
saines. Dans son essai Dans la tempête virale (Actes Sud, 2020), Slavoj Žižek consacre
un chapitre entier à la question : « Pourquoi sommes-nous fatigués tout le temps ? » Il
sent que le virus nous épuise. Mais il conteste les conclusions que j’ai avancées dans La
Société de la fatigue et rejette l’idée que l’aliénation externe aurait disparu au profit de
l’auto-exploitation : à ses yeux, l’aliénation externe a été externalisée dans les pays du
Tiers-Monde. En effet, La Société de la fatigue décrit la société néolibérale de
l’Occident et non les ouvriers chinois. Je ne peux cependant pas affirmer que ceux-ci ne
connaissent aucune forme d’auto-exploitation. L’atmosphère néolibérale se répand
également dans le Tiers-Monde, via les médias sociaux notamment. Les gens
deviennent, là aussi, isolés et narcissiques. Comme tout le monde, ils intériorisent ce
mantra néolibéral : « Vous êtes responsables de vos échecs.Vous ne pouvez vous en
prendre qu’à vous mêmes, pas à la société. » Les réseaux sociaux font de chacun de
nous des producteurs, des entrepreneurs de nous-mêmes. Ils globalisent le mode de vie
néolibéral et la culture de l’ego, qui érodent les communautés. 

“Travailler à domicile nous fatigue, plus que le travail au bureau. Cette situation nous
oblige à ruminer notre rapport à nous-mêmes. Cette fatigue est une fatigue de l’ego”
Byung-Chul Han

Dans un passage de son essai sur la pandémie, Žižek semble tout de même
réactiver la thèse de l’auto-exploitation, lorsqu’il écrit ceci : « Ils [les gens en
télétravail] libèrent du temps pour “nous exploiter nous-mêmes.” » Le camp de travail
néolibéral à l’époque de la pandémie porte aussi le nom de télétravail. Travailler à
domicile nous fatigue, plus que le travail au bureau. Être seul, en pyjama, assis devant
un écran, nous fatigue. Cette situation nous confronte à nous-mêmes, nous oblige à
ruminer notre rapport à nous-mêmes. Cette fatigue est une fatigue de l’ego. La vraie
détente consisterait à sortir de soi. Mais le bureau à domicile nous ramène toujours à
nous-mêmes. Il n’y a personne qui pourrait nous distraire de nous-même. Le manque de
contacts sociaux, de contacts physiques, de câlins nous fatigue.

C’est aussi le manque de rituels et de structures temporelles fixes qui est à l’origine
de la fatigue du télétravail. Nous avons perdu les structures temporelles fixes,
l’architecture temporelle qui stabilise normalement la vie. Les rituels permettent
normalement à une communauté d’émerger sans en passer uniquement par la
communication ; aujourd’hui, la communication sans communauté prévaut. La mise
en scène permanente de l’ego sur les réseaux sociaux nous fatigue, parce que cette
pratique détruit le social et la communauté. Là encore, le virus est le miroir de notre
société et de ses crises. Il accélère la disparition des rituels et l’érosion des
communautés. Tout ce qui restait encore de rituels, tels que le football, les concerts, les
restaurants, le théâtre ou le cinéma, est désormais aboli. La distanciation sociale brise le
social. L’autre n’est plus qu’un vecteur potentiel de contamination ; il faut tenir cet
autre à distance. Le virus agit comme un catalyseur de la crise contemporaine.

Les réunions Zoom incessantes nous fatiguent également. Elles font de nous des
zombies. Et surtout, elles nous obligent à nous regarder sans arrêt dans un miroir.
Regarder notre propre visage sur l’écran nous fatigue. Nous sommes systématiquement
confrontés à ce même visage. Par une ironie du sort, le virus est apparu au temps des
selfies, qui reflètent le narcissisme rampant de nos sociétés. Le virus exacerbe le
narcissisme. Notre image sur l’écran devient une sorte de selfie permanent. Tout cela
nous fatigue – là où nous aurions besoin de la présence bénéfique d’autrui.

Le narcissisme de Zoom a des effets secondaires aberrants. Le boom de la chirurgie


esthétique, par exemple. À cause de l’image déformée ou floue que leur renvoie l’écran,
les gens désespèrent de leur apparence. Avec une bonne résolution d’écran, nous
prenons conscience de nos rides, de nos cheveux qui tombent, de nos taches de
vieillesse, de nos poches sous les yeux – et encore de bien d’autres changements cutanés
disgracieux. Pendant la pandémie, les recherches Google sur la chirurgie esthétique ont
considérablement augmenté. Pendant le confinement, les chirurgiens ont été débordés
par les demandes d’élimination du problème d’apparence. On parle même, désormais,
de dysmorphisme de Zoom. Le reflet numérique plonge les gens dans la dysmorphie
– la préoccupation excessive les défauts d’apparence. Le virus accélère la tendance à
l’optimisation extrême qui nous hantait avant même le début de la pandémie. Le virus
est à nouveau le miroir de nos sociétés – un miroir littéral, dans le cas du dysmorphisme
lié à Zoom. Il grossit le désespoir que nous ressentons à cause de notre apparence. Cette
préoccupation pathologique de l’ego nous fatigue.

“La pandémie fait en sorte que cette communication inhumaine qu’est la


communication numérique devienne la norme”

Byung-Chul Han

 
Le gouvernement allemand a souligné à plusieurs reprises que la pandémie donne
enfin l’impulsion nécessaire au pays pour se libérer de ses réticences injustifiées à
l’égard du numérique. Grâce à la pandémie, l’Allemagne rejoint enfin le « Premier
Monde ». De toute évidence, la numérisation est aujourd’hui devenue une fin en soi.
Mais la pandémie révèle aussi les effets secondaire négatifs de cette numérisation. La
communication numérique est une communication particulièrement unilatérale, aveugle
et désincarnée – une communication extrêmement limitée. La pandémie fait en sorte
que cette communication inhumaine devienne la norme. Or cette communication
numérique nous fatigue tout particulièrement. C’est une communication sans résonance,
une communication sans bonheur. Pour des raisons techniques, nous ne pouvons pas
nous regarder dans les yeux lors d’une réunion Zoom. Nous regardons seulement
l’écran. Cette absence du regard de l’autre nous fatigue. À la faveur de la pandémie,
nous pressentons en même temps que la présence physique de l’autre est quelque
chose d’exaltant, que le langage implique une expérience physique, qu’un dialogue
réussi suppose le corps, et que nous sommes des êtres corporels. Les rituels dont nous
sommes privés à cause de la pandémie impliquent, eux aussi, des expériences
corporelles. Une communauté a besoin d’expériences physiques et exaltantes pour se
constituer – nous avons besoin de ces expériences pour nous arracher à l’ego.
Réintroduire des rituels serait un antidote à la fatigue fondamentale que nous
ressentons. Pour retrouver un sens de la communauté aussi, laquelle suppose une
dimension physique. Au contraire, la numérisation affaiblit le lien communautaire,
parce qu’elle produit une désincarnation.

L’hystérie de la santé était, de même, endémique avant le début de la pandémie.


Nous sommes aujourd’hui préoccupé, avant toute autre choses, par la survie, comme si
nous nous trouvions dans un état permanent de guerre. Dans cette lutte pour la survie, la
question de la bonne vie ne se pose pas. Toutes les forces de la vie sont mobilisées
pour étendre à tout prix la vie. La guerre contre le virus intensifie la lutte pour la survie.
Le virus transforme le monde entier en une quarantaine dans laquelle la vie, entièrement
vouée à la survie, se recroqueville sur elle-même. La santé devient le plus haut objectif
de l’humanité.

La société de survie perd complètement le sens de la bonne vie. Le plaisir est sacrifié
sur l’autel de la santé, qui devient une fin en soi. Nietzsche l’appelait déjà la « nouvelle
déesse ». L’interdiction  rigoureuse de fumer est un autre signe de cette hystérie de
la survie. Le plaisir doit céder la place à la survie. Quiconque est seulement préoccupé
de survie ne peut plus du tout profiter de la vie. Nous sommes prêts à sacrifier tout ce
qui fait le sel de la vie pour survivre. Ainsi, la réduction drastique des droits
fondamentaux est acceptée sans presque aucune contestation. Nous nous soumettons
sans résistance à cet état d’urgence qui réduit l’existence à la vie nue. Avec l’état
d’urgence viral, nous nous mettons volontairement en quarantaine.

“Nous aurons bientôt assez de vaccins contre le virus. Mais il n’y aura pas de
vaccination contre la pandémie mondiale de dépression”
Byung-Chul Han

Les Coréens appellent « Corona Blue » l’état de dépression qui règne depuis que la
pandémie se propage. En quarantaine, privé de contact social, la dépression
s’intensifie. La dépression est la véritable pandémie de nos jours. La Société de fatigue
s’ouvrait déjà sur ce diagnostic : « Chaque époque a ses principales maladies. Il y en a
eu un âge microbien, mais il s’est terminé avec l’invention des antibiotiques. Malgré la
peur évidente d’une pandémie de grippe, nous ne vivons plus, aujourd’hui, à l’ère
virale. Grâce à la technologie immunologique, cette ère est derrière nous. D’un point
de vue pathologique, le début du XXIe siècle n’est ni bactérien ni viral, il est
neurologique. Les maladies neurales telles que la dépression, les troubles de
l’attention, l’hyperactivité (TDAH), les troubles de la personnalité limite (BPD), ou
encore le syndrome de burnout (BS) déterminent le paysage pathologique de ce début
du XXIe siècle. » Nous aurons bientôt assez de vaccins contre le virus. Mais il n’y aura
pas de vaccination contre la pandémie mondiale de dépression.

Des dizaines de milliers de personnes se suicident chaque année en Corée du Sud,


principalement à cause de la dépression. En 2018, environ 700 écoliers ont tenté de
se suicider. Les médias parlent désormais d’un «  massacre silencieux ». Le Covid-19,
lui, n’a fait à ce jour que 1 700 morts en Corée du Sud. Mais la pandémie aggrave le
problème du suicide. Depuis le déclenchement de la pandémie, le taux de suicide a
beaucoup augmenté. Le virus exacerbe également l’atmosphère dépressive. Trop peu
d’attention est accordée, à l’échelle mondiale, aux conséquences de la pandémie.

La dépression est un symptôme de la société de la fatigue. Le sujet endure


l’épuisement professionnel jusqu’au moment du burn-out, où il n’en est plus capable. Il
échoue dans sa propre exigence de performance. Le fait de ne plus pouvoir
continuer à performer l’entraîne dans un engrenage destructeur d’auto-accusation
et d’auto-agression. Le sujet est en guerre avec lui-même, et meurt de cette guerre. La
victoire dans cette guerre contre soi-même s’appelle épuisement professionnel.

Le Covid-19 sature notre société de fatigue, en exacerbant le rejet pathologique de


cette société. Il nous plonge dans une fatigue collective. En ce sens, le virus pourrait
être qualifié de virus de la fatigue. Mais ce virus constitue aussi une crise dans le sens
grec de krisis, qui signifie « tournant ». Il peut nous révéler notre propre détresse. Il
nous adresse un avertissement urgent à entendre : vous devez changer de vie ! Nous le
pourrons seulement si nous révisons radicalement notre société, si nous parvenons à
inventer un nouveau mode de vie immunisé au virus de la fatigue.

Byung-Chul Han
Professeur de philosophie à l’Université des Arts de Berlin, ce penseur iconoclaste a
commencé sa carrière par des études de métallurgie en Corée du Sud avant de bifurquer
vers la philosophie, consacrant une thèse à Martin Heidegger. Il a par ailleurs noué un
lien particulier avec la France et la langue française, venant régulièrement à Paris
entendre chanter Barbara et assister aux séminaires de Jacques Derrida. Il s’est imposé
comme une figure centrale du débat public avec des essais comme La Société de la
fatigue (2010 ; trad. fr, Circé, 2014), Dans la nuée. Réflexions sur le numérique (Actes
Sud, 2015) ou Amusez-vous bien  ! Du bon divertissement (PUF, 2019). Il a récemment
publié L’Expulsion de l’autre (PUF, 2020) et s’apprête à faire paraître en France La
Société sans douleur (PUF).

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