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Cahiers de la recherche sur les droits

fondamentaux

18 | 2020
La vulnérabilité
Eleonora Bottini et Jean-Manuel Larralde (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/crdf/6382
DOI : 10.4000/crdf.6382
ISSN : 2264-1246

Éditeur
Presses universitaires de Caen

Édition imprimée
Date de publication : 19 novembre 2020
ISBN : 978-2-84133-987-7
ISSN : 1634-8842

Référence électronique
Eleonora Bottini et Jean-Manuel Larralde (dir.), Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, 18 |
2020, « La vulnérabilité » [En ligne], mis en ligne le 19 novembre 2021, consulté le 14 novembre 2022.
URL : https://journals.openedition.org/crdf/6382 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crdf.6382

Tous droits réservés


INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Le dossier thématique, intitulé « Vulnérabilités et droit », permet de s’interroger sur la
prise en compte contemporaine de ce concept devenu désormais central dans
différentes branches du droit tant français qu’européen et même interaméricain.
Cahiers
de la Recherche
Droits
sur les

Fondamentaux
Maquette de couverture : Cédric Lacherez

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

ISSN : 1634-8842
ISBN : 978-2-84133-987-7

© Presses universitaires de Caen, 2020


14032 Caen Cedex - France
Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

La vulnérabilité
2020 | no 18

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Université de Caen Normandie


Éditorial

Le dossier thématique du numéro 18 des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux
est intitulé « La vulnérabilité ». Cet intitulé ne doit toutefois pas occulter un point essentiel
qui émerge de la lecture du dossier : le caractère pluriel des vulnérabilités, montrant que
ce concept ne saurait être un concept univoque, tant en droit qu’en dehors de celui-ci.
Le juriste doit, en effet, se demander d’emblée si la vulnérabilité est un concept juridique
ou si les vulnérabilités ne seraient pas plutôt des situations extra-juridiques, factuelles
donc, dont le droit ne peut que chercher à encadrer les conséquences.
Cette situation de grande complexité appelle à l’établissement, autant que faire se peut,
d’une cartographie conceptuelle de la prise en compte des vulnérabilités par le(s) droit(s).
Plusieurs branches du droit, privé comme public, s’intéressent aux situations de vulnérabilité
des sujets de droit concernés à des niveaux différents – national et supranational (Marie
Rota, pour le droit européen et interaméricain des droits de l’homme). Le droit privé
(Laurence Fin-Langer) s’est explicitement saisi des vulnérabilités bien plus que le droit
public, qui n’est pas pour autant dispensé d’interrogation à ce sujet (Aurore Catherine et
Samuel Etoa). Le concept de vulnérabilité est apparu d’abord dans la loi pénale (Agnès
Cerf-Hollender), où l’on trouve encore aujourd’hui le plus grand nombre d’occurrences,
et s’est propagé ensuite en droit civil (Gilles Raoul-Cormeil), tant en droit des personnes
protégées qu’en droit des contrats et en droit des sociétés (Aïda Bennini), avec l’apparition
récente de facteurs de vulnérabilité spécifiques pour les entreprises individuelles (Laurence
Fin-Langer et Armelle Gosselin-Gorand). L’irruption de la vulnérabilité dans toutes les
sciences sociales depuis la fin des années 1990 en France justifie l’approche interdisciplinaire
originale de ce numéro : les regards croisés de la doctrine privatiste et publiciste permettent
d’envisager parallèlement, à travers le prisme de la vulnérabilité, le consommateur et
l’usager du service public (Delphine Bazin-Beust et Jean-Jacques Thouroude), le salarié
et le fonctionnaire face au harcèlement (Anne-Sophie Denolle et Fanny Gabroy).
De dérivation étymologique latine, de vulnus (blessure), le concept de vulnérabilité
renvoie dans son intention à la potentialité de toute personne à être blessée. Cette poten-
tialité, pour pouvoir être prise en compte par le droit, doit dépasser un certain seuil de
gravité qui permet d’identifier les personnes particulièrement vulnérables. L’extension du
concept, c’est-à-dire les objets qu’il désigne, ne peut se comprendre qu’à travers la prise en
compte des conditions concrètes, tant personnelles que circonstancielles, d’exercice des
droits des personnes. La migration en est un exemple, tant d’une manière générale que
dans des circonstances spécifiques comme celle des femmes migrantes (Catherine-Amélie
Chassin, Alexandra Korsakoff et Laurence Mauger-Vielpeau). Le domaine du numérique,
par son développement récent, pose également des questions spécifiques dont l’actualité
ne fait aucun doute (Thibault Douville, Chloé Hervochon, Élodie Noël et Yann Paquier),
tout comme le domaine de la concurrence (Grégory Godiveau).
De ces études des vulnérabilités prises en compte par le droit émergent trois pistes
de réflexion. Premièrement, le droit postule généralement la réversibilité de la vulnéra-
bilité car toute blessure est potentiellement amenée à guérir. Deuxièmement, en cas de
vulnérabilité irréversible, le droit insiste sur des formes d’autonomie dans la vulnérabilité.
Troisièmement, une tendance apparaît de recherche de la prévention de la vulnérabilité
par le droit car la simple correction risque, par définition, d’être intempestive.
Ce dix-huitième numéro des Cahiers accueille cette année encore, au sein de sa
rubrique « Variétés », une contribution de notre collègue tunisien Mamoud Zani qui
nous présente une réflexion très actuelle concernant l’instauration d’une juridiction
internationale spécialisée chargée de la répression des atteintes à l’environnement.
8 CRDF, nº 18 – 2020

Les jeunes chercheuses et chercheurs de l’Institut Demolombe et du Centre de


recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (Manon Decaux, Eugénie
Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay, Juliette Lecame) se sont chargés cette
année de la désormais habituelle chronique de jurisprudence du Conseil constitutionnel.
À partir des décisions rendues durant l’année 2019, elles et ils ont choisi de mettre plus
particulièrement en exergue la surveillance des opérations du référendum d’initiative
partagée, ainsi que plusieurs thématiques relatives aux droits fondamentaux, telles que
le droit de visite familiale au sein des établissements pénitentiaires, la responsabilité
sociale des plateformes numériques, la gratuité de l’enseignement public supérieur,
ou encore l’encadrement des manifestations. Cette publication est complétée par la
nouvelle livraison de la chronique de jurisprudence de la Cour américaine des droits
de l’homme (qui devient désormais une chronique annuelle), dans laquelle Marie Rota
expose les arrêts rendus en 2019 sur les questions du droit à la vie, du droit à l’intégrité,
du droit à la liberté de la personne et des droits économiques, sociaux, culturels et
environnementaux. Enfin Jean-Manuel Larralde nous présente la troisième chronique
bisannuelle de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux
prisons dans laquelle sont exposées les thématiques habituelles de cette juridiction en
la matière (lutte contre les conditions de détention et de soins indignes, dénonciation
des violences carcérales, mise en place de voies de recours effectives) ainsi que plusieurs
arrêts rappelant l’interdiction de l’utilisation de la prison comme instrument de contrôle
social dans les États démocratiques.
Le prochain numéro de notre revue sera intitulé Pandémies et épidémies, en lien avec
l’intense crise sanitaire qui a frappé à partir du deuxième semestre de l’année 2019 l’ensemble
des États du globe, confrontés à l’apparition d’une nouvelle maladie à coronavirus, connue
désormais sous le nom de Covid-19. Ce virus dévastateur n’a évidemment pas été la
première pandémie qui a frappé la planète, puisqu’Hippocrate lui-même avait déjà relaté
les vagues de choléra qui s’abattaient régulièrement sur les populations au Ve siècle avant
notre ère. Les chroniqueurs ont également décrit les ravages de la peste noire (ou grande
peste) qui aurait tué au XIVe siècle un tiers des habitants du continent européen. Plus
près de nous, l’épidémie de grippe espagnole en 1918-1919 a infecté plus d’un quart de la
population mondiale et entraîné la mort de 20 à 50 millions d’individus… Mais la pandémie
de Covid-19 a sans doute aucun confronté les institutions publiques à des défis inédits,
entraînant des réponses elles aussi largement inédites. L’instauration en France d’un « état
d’urgence sanitaire » par la loi nº 2020-290 du 23 mars 2020 a brusquement modifié de
nombreuses branches du droit et bousculé nombre de mécanismes démocratiques et de
libertés publiques. La mise en place rapide de différentes interdictions (tant aux niveaux
local et national que supranational), associée au déploiement de technologies numériques,
a généré de nombreux questionnements concernant le délicat équilibre entre la protection
du droit à la vie et à la santé, et le respect des libertés individuelles. En mobilisant les
réflexions de juristes de disciplines variées, mais aussi d’historiens, de sociologues, et de
philosophes, ce dossier permettra de réfléchir aux relations entre la lutte contre les crises
sanitaires et le droit et les institutions, entendus dans leur sens le plus large.

ELEONORA BOTTINI
Professeure de droit public à l’université de Caen Normandie
Directrice du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

JEAN-MANUEL LARRALDE
Professeur de droit public à l’université de Caen Normandie
Directeur des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)
La vulnérabilité

I. Rapports généraux

II. Rapports thématiques


La vulnérabilité en droit privé
Laurence FIN-LANGER
Professeure de droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

I. La reconnaissance des vulnérabilités par le droit privé


A. Les vulnérabilités reconnues
1. Des vulnérabilités implicitement reconnues
2. Des vulnérabilités explicitement reconnues

B. Des vulnérabilités discutées


1. Une liste des personnes vulnérables discutée
2. Une liste de facteurs de vulnérabilité discutée

II. Le traitement des vulnérabilités par le droit privé


A. L’insuffisance des mesures n’assurant pas une prise en charge de la personne vulnérable
1. L’insuffisance de la sanction de l’exploitation de la vulnérabilité
2. L’insuffisance de la protection de la personne vulnérable par des dispositions non spécifiques

B. La mise en place nécessaire de mesures assurant la prise en charge de la personne vulnérable


1. La prise en charge individuelle de la personne vulnérable
2. La prise en charge collective de la personne vulnérable

Aimons ce mot de vulnérabilité, voyons-le vivre ou


faisons-le vivre selon nos places respectives. Il est la
passerelle entre l’œuvre législative et la protection
réelle des majeurs les plus fragiles. Légiférer sur la
vulnérabilité est possible et même nécessaire […] 1.

Dans le langage courant, la vulnérabilité peut être définie pluridisciplinaires 4. Ces différentes branches des sciences
comme le caractère de quelqu’un qui peut être blessé, humaines retiennent alors des définitions différentes. Ainsi,
atteint physiquement, évoquant l’idée de fragilité et de en sociologie, il peut s’agir de « l’insécurité du bien-être des
faiblesse. Ce concept, transversal, a fait l’objet d’études individus, des ménages et des groupes face à un environne-
aussi bien en sociologie, qu’en économie, en philosophie 2, ment changeant ». En économie, la vulnérabilité est définie
en santé 3, comme en témoignent plusieurs colloques comme « le résultat d’une réponse insuffisante à un risque,

1. T. Fossier, « Peut-on légiférer sur la vulnérabilité ? », Droit de la famille, nº 2, 2011, dossier 2.


2. Voir par exemple M. Garrau, L’importance de la vulnérabilité : essai sur la signification et les implications de la catégorie de vulnérabilité dans la
philosophie morale et politique contemporaine, thèse de doctorat en philosophie, université Paris 10, 2011 ; M. Garrau, Politiques de la vulnérabilité, Paris,
CNRS éditions, 2018 ; Y. Pillant, Une politique de la vulnérabilité est-elle « pensable » ?, thèse de doctorat en philosophie, université d’Aix-Marseille, 2018.
3. Voir, pour une présentation des différentes conceptions aussi bien en France qu’à l’étranger : H. Thomas, « Vulnérabilité, fragilité, précarité,
résilience, etc. De l’usage et de la traduction de notions éponges en sciences de l’homme et de la vie », Recueil Alexandries (Esquisses), 2008, en
ligne : https://www.reseau-terra.eu/article697.html.
4. La vulnérabilité : questions de recherche en sciences sociales (Actes du colloque tenu à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 29 avril 2011),
M. Bresson, V. Geromini, N. Pottier (dir.), Fribourg, Academic Press Fribourg (Res Socialis), 2013 ; « Penser / exposer la vulnérabilité », colloque
dirigé par N. Proia-Lelouey, M.-H. Boblet, H. Marche, université de Caen Normandie, 29 novembre-1er décembre 2018.

CRDF, nº 18, 2020, p. 11 - 19


12 Laurence Fin-Langer

qui, ici, est celui de devenir pauvre » 5. Le droit privé s’est 1. Des vulnérabilités implicitement reconnues
également emparé de cette notion. C’est le droit pénal qui a
Certaines branches du droit protègent des personnes
introduit cette notion en 1980 pour aggraver la répression
présumées vulnérables, non pas en tant que telles mais en
du viol et de certains attentats aux mœurs. Depuis, le Code
raison d’un rapport de force et donc de manière relative :
pénal est celui qui contient le nombre d’occurrences le plus
elles sont présumées être la partie faible d’une relation. Il
élevé 6. Le droit civil a également été imprégné de cette
en est ainsi par exemple du consommateur ou du salarié.
notion, que ce soit en droit des contrats 7 ou en droit des
Vulnérabilité est alors synonyme d’infériorité, forme
personnes protégées 8, bien que le Code civil ne mentionne
de faiblesse extrinsèque, contingente par comparaison
pas expressément ce terme. On peut également citer le Code
à une autre partie considérée comme forte. Cette infé-
de la consommation, le Code de procédure pénale, le Code
riorité peut résulter d’une dépendance économique,
de l’urbanisme, le Code de l’entrée et du séjour des étrangers
informationnelle ou juridique, altérant l’intégrité ou la
et du droit d’asile 9. Plusieurs études transversales, dont le
liberté du consentement de ces personnes présumées
rapport annuel de la Cour de cassation publié en 2009 10, ont
vulnérables. Le droit assure alors leur protection, sans
été menées 11. Malgré sa diffusion et sa reconnaissance en
pour autant utiliser l’expression de vulnérabilité. Si elle
tant que véritable notion 12, ce concept est contesté en raison
existe, elle n’est pas nécessairement mise en avant. La
de son caractère flou et peu opérationnel 13. Ainsi, il n’est
vulnérabilité peut aussi être synonyme d’une faiblesse
pas cité dans plusieurs dictionnaires juridiques 14. Pourtant
inhérente à la personne. Le droit des personnes permet
derrière cette notion se cachent des piliers fondamentaux
ainsi de protéger et d’accompagner les mineurs et cer-
du droit privé comme la personne, sa dignité et la justice
tains majeurs en raison d’une vulnérabilité personnelle
sociale. Quelles sont donc les vulnérabilités reconnues
liée à leur âge, à leur faiblesse physique, à leur santé les
et à reconnaître en droit privé ? Comment sont-elles ou
empêchant d’exercer leurs droits. Ils sont alors vulné-
doivent-elles être traitées ? Cette étude tentera d’apporter
rables indépendamment de leur partenaire 15. Il en est
des pistes de réflexion.
de même en droit pénal, voire en droit de la santé, qui
considèrent le mineur de 15 ans de manière irréfragable
comme vulnérable en raison de sa faiblesse physique qui
I. La reconnaissance
l’empêche de se défendre.
des vulnérabilités par le droit privé Cette reconnaissance implicite et présumée soulève
plusieurs interrogations, comme le choix du seuil retenu.
Le droit en reconnaît plusieurs formes, mais se pose la Pourquoi le critère relatif aux mineurs n’est pas toujours et
question d’une éventuelle extension. n’a pas toujours été de 15 ans ? Cette présomption repose
sur un postulat parfois contraire à la réalité et arbitraire.
A. Les vulnérabilités reconnues Un adolescent de 16 ans peut être vulnérable et un autre ne
le sera plus nécessairement dès 14 ans. Il en est de même
Certaines vulnérabilités sont nommées alors que d’autres des vulnérabilités résultant de l’infériorité présumée. Cela
sont innommées ou implicites. a aussi pour risque de créer des surprotections et des

5. J. É. Bidou, I. Droy, « Peut-on mesurer la vulnérabilité sociale et économique des ménages et des individus ? », communication au colloque
« La mesure du développement », Paris, février 2012.
6. Au 15 janvier 2020, une recherche sur le site Légifrance donne trente-deux références dans le Code pénal.
7. N. Pfalzgraf, Vulnérabilité et vices du consentement, thèse de doctorat en droit privé, université de Strasbourg, 2015 ; S. Le Gac-Pech, « Bâtir un
droit des contractants vulnérables », Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 581.
8. J. Hauser, « Des incapables aux personnes vulnérables », Droit de la famille, nº 5, 2007, étude 14 ; « Les personnes vulnérables », 102e congrès des
notaires de France, Strasbourg, mai 2006.
9. Une recherche sur Légifrance, au 31 janvier 2020, donne vingt-deux codes dans lesquels le mot apparaît.
10. X. Lagarde, « La protection des personnes vulnérables, entre audace et tempérance. À propos du rapport annuel 2009 de la Cour de cassation »,
La semaine juridique, édition générale, nº 17, 26 avril 2010, 463 ; Cour de cassation, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour
de cassation, rapport annuel de la Cour de cassation 2009, Paris, La documentation française, 2009, en ligne : https://www.courdecassation.fr/
publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2009_3408.
11. V. Gittard, Protection de la personne et catégories juridiques : vers un nouveau concept de vulnérabilité, thèse de doctorat en droit privé, université
Paris 2, 2005 ; L. Dutheil-Warolin, La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, thèse de doctorat en droit, université de
Limoges, 2004 ; F.-X. Roux-Demare, « La notion de vulnérabilité, approche juridique d’un concept polymorphe », Les cahiers de la justice, nº 4,
2019, p. 619-630 ; M. Blondel, La personne vulnérable en droit international, thèse de doctorat en droit public, université de Bordeaux, 2015,
en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01424139/document ; C. Ruet, La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme, en ligne : https://hal-univ-paris10.archives-ouvertes.fr/hal-01671495/document.
12. L. Dutheil-Warolin, La notion de vulnérabilité…
13. F. Terré, D. Fenouillet, Droit civil : les personnes, 8e éd., Paris, Dalloz (Précis. Droit privé), 2012, nº 314 ; P. Malaurie, L. Aynès, Droit des personnes :
la protection des mineurs et des majeurs, 10e éd., Paris, LGDJ, 2018, nº 492.
14. Il n’est défini ni dans le Lexique des termes juridiques 2019-2020, 27e éd., S. Guinchard, T. Debard (dir.), Paris, Dalloz, 2019, ni dans le Dictionnaire
du vocabulaire juridique 2017, 8e éd., R. Cabrillac (dir.), Paris, LexisNexis, 2016, ni dans le Dictionnaire de la culture juridique, D. Alland,
S. Rials (dir.), Paris, Lamy – Presses universitaires de France (Quadrige), 2003.
15. La doctrine majoritaire parle du droit des personnes vulnérables : A. Batteur, Droit des personnes, des familles et des majeurs protégés, 10e éd., Issy-
les-Moulineaux, LGDJ, 2019, nº 1268 sq. ; N. Peterka, F. Arbellot, A. Caron-Déglise, Protection de la personne vulnérable, 4e éd., Paris, Dalloz (Dalloz
La vulnérabilité en droit privé 13

effets pervers 16 : la protection ne va pas nécessairement tel qu’il en ressort de la jurisprudence de la Cour euro-
cibler la personne réellement vulnérable. Pour répondre péenne des droits de l’homme 23, et la vulnérabilité permet
à ces critiques, le droit a donc reconnu des vulnérabilités ce passage 24, car elle est « plus attentive à la personne
explicites, parfois qualifiées de particulières. incarnée qu’au sujet abstrait de droit » 25. Elle offre un
moyen de corriger une situation dans laquelle la personne
ne peut effectivement exercer un droit en raison d’une
2. Des vulnérabilités explicitement reconnues
faiblesse particulière. Si le droit a reconnu un certain
Le droit pénal retient depuis 1980 des causes explicites de nombre de situations, d’autres peuvent également être
vulnérabilité : la minorité, l’état de grossesse, la maladie, prises en compte.
une infirmité ou une déficience physique ou mentale. Il
s’agit, dans ces cas, d’une vulnérabilité personnelle liée à 1. Une liste des personnes vulnérables discutée
la personne 17 révélant une faiblesse physique mais aussi
mentale 18. Dans des textes plus récents 19, apparaît égale- La vulnérabilité est souvent réservée aux seules personnes
ment la vulnérabilité en raison d’une situation économique physiques. Faut-il aller au-delà et si oui à qui ou à quoi
ou sociale, la personne étant isolée. Il s’agit alors d’une étendre cette notion ? La littérature juridique fait déjà
vulnérabilité réelle ou de circonstance. D’autres codes font référence à la vulnérabilité des milieux 26, des biens 27,
également référence à cette vulnérabilité économique 20 des édifices 28 ou des animaux 29. Le Fonds monétaire
et sociale 21. La Cour européenne des droits de l’homme international (FMI) a également établi des indicateurs
désigne quant à elle des groupes de population considérés de vulnérabilité des États, au regard notamment de leur
comme vulnérables, ces personnes ayant été victimes, dans capacité financière, afin de préconiser des mesures pour
le passé, de traitements défavorables, voire dégradants, éviter l’apparition d’une crise financière qui serait dom-
aux conséquences durables 22. Le rapport de la Cour de mageable pour l’ensemble de la population 30. La question
cassation met enfin l’accent sur la vulnérabilité juridique, n’est donc pas saugrenue. L’approche qui vise à protéger
pour les personnes étrangères faisant l’objet d’une privation la personne privée de l’exercice de ses droits en raison
de liberté sur décision administrative. Est-il possible d’en d’un risque particulier conduit à étendre cette vulnérabi-
admettre d’autres ? lité à toutes les personnes juridiques au nom d’une égalité
de traitement. La personne est alors définie de manière
abstraite comme étant la possibilité d’être un acteur
B. Des vulnérabilités discutées juridique et d’avoir des droits et des obligations. Pour-
raient ainsi être d’ores et déjà concernées les personnes
Cette notion de vulnérabilité joue un rôle juridique précis : morales 31, au nom d’un « anthropomorphisme » 32 ou d’un
si les droits sont reconnus, ils doivent aussi être effectifs « technopersonnalisme » 33, déjà présent en droit interne

action), 2017 ; A. Marais, Droit des personnes, 3e éd., Paris, Dalloz (Cours Dalloz), 2018, nº 323 sq. ; Protection juridique des majeurs vulnérables,
rapport du défenseur des droits, septembre 2016. En revanche, d’autres préfèrent le vocable d’incapables : B. Teyssié, Droit des personnes, 19e éd.,
Paris, LexisNexis, 2017, nº 561 ; P. Malaurie, L. Aynès, Droit des personnes…, nº 492 ; P. Courbe, F. Jault-Seseke, Droit des personnes, de la famille
et des incapacités, Paris, Dalloz (Mémentos Dalloz), 2018, p. 217 sq.
16. Voir, dans ce même numéro, la contribution de D. Bazin-Beust et J.-J. Thouroude, « La vulnérabilité des usagers du service public et des
consommateurs ».
17. Distinction proposée par X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 64.
18. Le terme « vulnérabilité » est défini uniquement dans cette conception personnelle dans le Vocabulaire juridique de G. Cornu, 10e éd., Paris, Presses
universitaires de France, 2014, ou dans le Dictionnaire juridique de C. Puigelier, 2e éd., Bruxelles, Bruylant (Paradigme), 2017.
19. Code pénal, art. 222-24 et 222-33.
20. Code du travail, art. L. 1132-1 ; Code de l’action sociale et des familles, art. L. 266-1 ; Code des transports, art. L. 1231-1-1 et L. 1215-3.
21. Code général des collectivités locales, art. L. 2333-87 ; Code de l’action sociale et des familles, art. L. 266-1 ; Code des transports, art. L. 1231-1-1,
L. 1215-3 et L. 1215-4.
22. C. Ruet, La vulnérabilité dans la jurisprudence…, p. 9.
23. Voir, par exemple, la mise en place d’un système d’aide juridictionnelle pour garantir un accès effectif à un juge (Cour EDH, 9 octobre 1979,
Airey c. Irlande, nº 6289/73, § 26), sauf en raison des circonstances de l’affaire, notamment la gravité de l’enjeu pour le requérant (Cour EDH,
15 février 2005, Steel et Morris c. Royaume-Uni, nº 68416/01, § 61).
24. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 56 ; D. Guérin, « La notion de vulnérabilité
appliquée à l’animal ? », in L’animal et l’homme, F.-X. Roux-Demare (dir.), Paris, Mare & Martin, 2019, p. 52.
25. F. Terré, D. Fenouillet, Droit civil : les personnes, nº 314.
26. Par exemple : Code de l’environnement, art. R. 556-2 ; Code de l’urbanisme, art. L. 122-15 (vise les espaces montagnards) ; Code de l’environnement,
art. R. 222-2 (cite les régions) ; Code de l’environnement, art. L. 566-7 et R. 229-51 (mentionne les territoires).
27. Par exemple : Code de l’environnement, art. L. 561-3.
28. Code de la construction et de l’habitat, art. L. 124-1 ; Code de la défense, art. L. 1322-3.
29. D. Guérin, « La notion de vulnérabilité appliquée à l’animal ? », p. 47 sq.
30. Voir la fiche technique du FMI, « Indicateurs de vulnérabilité », en ligne : https://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/vulf.htm.
31. Voir, dans ce même numéro, le rapport d’A. Bennini, « Vulnérabilité et sociétés ».
32. Voir V. Wester-Ouisse, « Dérives anthropomorphiques de la personnalité morale : ascendances et influences », La semaine juridique, édition
générale, nº 16-17, 2009, doctr. 137 ; J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, 2e éd., Paris, Presses universitaires de France (Thémis), 2013,
p. 87 : mouvement qui attribue les mêmes droits et obligations aux personnes morales que ceux dont dispose la personne physique.
33. G. Loiseau, « Des droits humains pour personnes non humaines », Recueil Dalloz, 2011, p. 2558.
14 Laurence Fin-Langer

ou supranational 34. D’autres, à l’avenir, pourraient aussi toutes ses dimensions et identités. Il convient alors de
devenir des personnes au sens juridique et technique, la protéger dès lors qu’en raison de sa faiblesse ou de sa
comme les robots dotés d’une intelligence artificielle 35, fragilité elle ne peut faire face à une situation qui l’expose
les animaux 36, voire la nature 37. Cette conception présente à un risque particulier. Mais quel risque ?
plusieurs risques. Le premier est d’étendre tellement la
notion de vulnérabilité qu’elle perdrait tout intérêt. Le 2. Une liste de facteurs de vulnérabilité discutée
deuxième est de mettre sur un pied d’égalité des sujets
de droit qui ne sont cependant pas comparables. Si leurs Le rapport de la Cour de cassation de 2009 fait une liste
intérêts doivent aussi être protégés, cette protection très complète d’hypothèses :
ne peut être identique à celle accordée aux personnes […] les enfants, les étrangers placés en zone de rétention,
humaines, au risque de diluer l’être humain au milieu les majeurs protégés, les emprunteurs adhérents à une
des sujets de droit et de voir disparaître sa primauté dans assurance de groupe, toutes les personnes prises en qualité
l’ordre juridique, primauté nécessaire car justifiée par d’assurés sociaux, les bénéficiaires de l’aide juridictionnelle,
son humanité 38. Pour éviter cette dérive, il pourrait être les particuliers surendettés, partie des locataires de leur
envisagé de parler, pour ces autres sujets titulaires de cer- logement principal, les investisseurs, les emprunteurs et
tains droits voire d’obligations 39, de « parapersonnalité ». les cautions profanes, les professionnels en situation de
Mais la personne n’est pas qu’une catégorie juridique dépendance économique, les personnes âgées ou celles
dont la santé est altérée, les salariés précaires, les salariés
spécifique, permettant d’accéder à la vie juridique. Une
protégés, les stagiaires, les personnes physiquement et
conception concrète est nécessaire : la personne est aussi
psychologiquement faibles, les « nouveaux esclaves » 47.
un être humain doté d’un corps et d’un esprit, apparte-
nant à l’espèce humaine 40. À ce titre, la personne dite Derrière cette énumération à la Prévert, on décèle
« humaine » doit être protégée non seulement dans l’exer- souvent les mêmes facteurs de vulnérabilité. Certes, c’est
cice de ses droits mais aussi dans sa dignité 41, c’est-à-dire sans doute le propre de l’être humain que de prendre des
en réalité dans son humanité au-delà de la personne 42. La risques dès lors qu’il agit. Ce n’est donc pas n’importe
vulnérabilité peut ainsi être définie plus restrictivement quelle exposition à un risque quelconque 48. Il semble effec-
comme étant « une atteinte à la personnalité juridique, tivement que le simple fait d’être salarié ou consommateur
[…] fai[san]t peser une menace sur la dignité des indivi- ne suffise pas pour être considéré comme vulnérable,
dus » 43. C’est donc la dignité de l’être humain qui fonde même s’il s’agit de la partie considérée comme faible dans
le respect dû à la personne humaine 44. Elle peut être vue la relation contractuelle. Le législateur conscient de cette
comme un principe matriciel et le fondement des droits conception trop large évite précisément ce vocabulaire et
de l’homme 45. Cette approche limite ainsi la portée de la va utiliser ensuite « particulière vulnérabilité » 49, qui est
vulnérabilité à la seule personne physique, quelle que soit sans doute la seule. Ainsi, le salarié pourrait se trouver dans
sa qualité : elle peut agir en tant que salarié, consommateur, une situation de vulnérabilité en raison notamment de sa
cocontractant ou travailleur indépendant 46, etc. Ce qui situation personnelle mais aussi des conditions de travail
compte c’est la personne physique qui agit et cela dans dans lesquelles il effectue sa prestation. Plusieurs critères

34. J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, p. 89 sq. ; p. 126 sq. : octroi aux personnes morales de certains droits fondamentaux comme le droit
au respect des biens, la liberté d’expression et même la liberté religieuse et les droits de la personnalité.
35. A. Bensoussan, « La personne robot », Recueil Dalloz, 2017, p. 2044 ; X. Labbée, « Faut-il personnifier la voiture autonome ? », Recueil Dalloz,
2019, p. 1719 ; P. Malaurie, L. Aynès, Droit des personnes…, nº 2. Pour une illustration possible d’une telle évolution, voir la série suédoise Real
Humans, diffusée par Arte entre 2012 et 2014.
36. Pour l’instant, le législateur ne les a pas reconnus comme telles mais comme « des êtres vivants doués de sensibilité » (Code civil, art. 515-14).
Mais certains auteurs sont pour la reconnaissance d’une personnalité dite technique, à l’instar de ce qui existe pour les personnes morales, pour
renforcer leur protection : J.-P. Marguénaud, F. Burgat, J. Leroy, « La personnalité animale », Recueil Dalloz, 2020, p. 28.
37. M. Hautereau-Boutonnet, « Faut-il accorder la personnalité juridique à la nature ? », Recueil Dalloz, 2017, p. 1040.
38. G. Loiseau, « Des droits humains… ».
39. Les personnes morales ont une personnalité juridique dont les droits et les obligations devraient dépendre de la finalité spécifique. C’est d’ailleurs la
même approche soutenue par Jean-Pierre Marguénaud, Florence Burgat et Jacques Leroy pour fonder la cause d’une personnalité animale technique
sans la calquer intégralement sur la personne physique (J.-P. Marguénaud, F. Burgat, J. Leroy, « La personnalité animale »). Le risque d’utiliser
le terme de personne en droit est d’avoir un alignement des droits pour tous les textes qui ne précisent pas la nature de la personne concernée.
40. J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, p. 17.
41. Elle a été reconnue comme ayant une valeur constitutionnelle à plusieurs reprises : CC, déc. nº 94/343-344 DC du 27 juillet 1994, Recueil Dalloz,
1995, p. 235 et dernièrement CC, déc. nº 2018-768 QPC du 21 mars 2019, Recueil Dalloz, 2019, p. 742. Voir Code civil, art. 16 ; Charte européenne
des droits fondamentaux, art. 1.
42. B. Edelman, La personne en danger, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 508 et 509.
43. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 65.
44. G. Loiseau, « Des droits humains… » ; E. Dreyer, « La dignité opposée à la personne », Recueil Dalloz, 2008, p. 2730.
45. B. Mathieu, « La dignité de la personne humaine : quel droit ? quel titulaire ? », Recueil Dalloz, 1996, p. 282. Voir, pour le débat, J. Rochfeld,
Les grandes notions du droit privé, p. 57.
46. Voir, dans ce même numéro, A. Gosselin-Gorand, L. Fin-Langer, « La vulnérabilité de l’entreprise individuelle ».
47. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 57.
48. Ibid., p. 58.
49. Voir par exemple : Code pénal, art. 223-15-2 sanctionnant l'abus de faiblesse ; Code du travail, art. L. 1132-1.
La vulnérabilité en droit privé 15

ont été donnés en doctrine. Le professeur Xavier Lagarde respectueuses de la dignité humaine. Ainsi, des difficultés
propose ainsi la définition suivante : « […] la personne économiques provoquées par une situation de maladie,
vulnérable est celle qui n’est pas en mesure d’exercer les de détresse, d’urgence, de besoins, par la conclusion de
attributs de la personnalité juridique » ou, en d’autres contrats déséquilibrés peuvent placer la personne dans
termes, « celle qui, dans une situation pathologique ou hors un isolement social et dans des conditions de logement
norme, [n’est] […] pas en mesure d’exercer correctement indignes. Il pourrait s’agir d’une « survulnérabilité », d’une
[ses] droits et libertés » 50. Ce critère est sans doute trop « plurivulnérabilité », ou d’une « vulnérabilité en cascade ».
large : la vulnérabilité d’une personne ne doit être prise L’ensemble de ces risques présente un caractère commun :
en compte que si l’exposition au risque en raison de sa ils sont irrésistibles, les personnes ne pouvant empêcher
situation personnelle ou réelle est susceptible de porter leur réalisation. Ce critère, à savoir avoir pour objet ou
atteinte à sa dignité, pouvant exclure la personne de son pour effet de porter atteinte à la dignité de la personne,
milieu. Si la personne malade, majeure protégée, mineure pourrait préciser les textes qui ne mentionnent pas la
ou migrante est objectivement dans une telle situation, forme ou la cause de la vulnérabilité 55. Comment le droit
dans les autres hypothèses, cela suppose une appréciation prend-il alors en compte ces situations ?
subjective, globale et in concreto de la situation, la vulné-
rabilité étant d’ailleurs susceptible de degrés.
Parmi les vulnérabilités personnelles, outre les aspects II. Le traitement des vulnérabilités
liés à la santé physique ou mentale ou à l’âge 51, il faut par le droit privé
sans doute aussi ajouter les faiblesses psychologiques
résultant par exemple de l’isolement de la personne. Il Certaines mesures sont insuffisantes et d’autres, en
pourrait s’agir par exemple du mineur migrant isolé ou de revanche, doivent être développées, pour permettre un
la personne sans papier, y compris en tant que travailleur 52, accompagnement de la personne vulnérable.
ou d’une situation de détresse économique, d’ignorance
ou d’inexpérience 53. La dépendance est une autre cause
de vulnérabilité importante et peut s’illustrer notamment A. L’insuffisance des mesures
dans les nouvelles formes de l’économie numérique 54. n’assurant pas une prise en charge
Parmi les vulnérabilités réelles, résultant du contexte de la personne vulnérable
et non de la personne, outre les aspects économiques et
sociaux, il faut sans doute ajouter les risques naturels, La sanction de l’exploitation de la vulnérabilité et l’uti-
tels que les inondations visées d’ailleurs par exemple lisation du droit commun pour prévenir ou corriger ses
par le Code de l’environnement, les risques sanitaires effets sont insuffisantes, car elles ne permettent pas un
comme le Covid-19 ou les risques technologiques. En accompagnement de la personne vulnérable.
outre, il n’est plus aujourd’hui incongru de parler de
vulnérabilité numérique : les personnes dépendent de 1. L’insuffisance de la sanction
leur environnement numérique et ne sont plus à l’abri
de l’exploitation de la vulnérabilité
de risques résultant de piratage, de cybercriminalité, de
vol d’identité numérique ou d’« illectronisme » qui vont Le premier souci du législateur a été de sanctionner les per-
les empêcher d’accéder à leurs droits et de les exercer sonnes qui exploitent cette vulnérabilité en portant atteinte
dans une société de plus en plus digitalisée. Les condi- aux biens de la personne vulnérable ou à sa personne. Le
tions dans lesquelles est effectué le travail pourraient législateur, par une loi nº 80-1041 du 23 décembre 1980,
enfin être facteur de vulnérabilité pour le salarié, voire le a aggravé certaines infractions pénales lorsque la victime
travailleur indépendant. Ainsi, une situation de harcèle- était vulnérable 56. Certaines infractions spécifiques ont
ment ou de travail forcé, voire de servitude, notamment également vu le jour, comme le délit d’abus de faiblesse
lorsque la personne est elle-même fragile en raison de en droit de la consommation 57 ou celui d’abus de vulnéra-
son âge ou de son état de santé, constituent des facteurs bilité 58, qui répriment l’exploitation d’un état d’ignorance
de vulnérabilité pouvant remettre en cause sa dignité. ou de faiblesse d’une personne qui n’est pas en mesure
L’ensemble de ces facteurs vont en réalité se combiner d’apprécier la portée de ses engagements ou de déceler
et former une chaîne conduisant à des situations non les artifices utilisés pour l’inciter à contracter. Si l’objectif

50. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 59.
51. Cette liste présentée de manière limitative (voir Dictionnaire juridique, C. Puigelier (dir.), « Vulnérabilité ») est trop restrictive.
52. La personne sans papier est reconnue comme étant vulnérable par la Cour EDH, 12 mars 2014, Kuric c. Slovénie, nº 26828/06, § 332 et 334.
53. Principes du droit européen des contrats, art. 4.109.
54. A. Gosselin-Gorand, L. Fin-Langer, « La vulnérabilité de l’entreprise individuelle ».
55. Voir par exemple : Code pénal, art. 225-14 sq. en matière de servitude et de travail forcé ; Code du travail, art. L. 8224-2 et L. 8234-1 ; Code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. R. 556-12 et R. 213-3.
56. Voir, dans ce même numéro, A. Cerf-Hollender, « Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale ».
57. Code de la consommation, art. L. 121-8.
58. Code pénal, art. 223-15 sq.
16 Laurence Fin-Langer

est louable et nécessaire, cette première démarche n’est consommation ou du travail à plusieurs vitesses, engendrant
évidemment pas suffisante. une rupture d’égalité 63. Par ailleurs, la réalité peut révéler
En effet, les textes relevant du droit pénal sont d’inter- une vulnérabilité inversée. Ainsi, le bailleur peut parfois
prétation stricte et ne visent pas toutes les situations. Il est être dans une situation de vulnérabilité qu’il est nécessaire
ainsi difficile de comprendre pourquoi certaines infractions, de prendre en compte 64. C’est pourquoi les dispositifs pré-
comme le harcèlement moral, font référence aux seules vus à l’origine dans les contrats spéciaux ont influencé le
vulnérabilités personnelles alors que d’autres, comme le droit commun des contrats, qui offre ainsi à toute partie
harcèlement sexuel, font aussi référence aux vulnérabilités au contrat, quelle que soit sa qualité, la possibilité de se
réelles. Il est également difficile de comprendre pourquoi les prévaloir de ces dispositions protégeant l’équilibre contrac-
formes les plus graves de harcèlement moral, qui reposent tuel. La réforme du droit des contrats opérée le 10 février
sur une stratégie managériale, ont pu échapper à l’incri- 2016 65 va d’ailleurs dans ce sens. Est ainsi consacrée une
mination en raison de la nécessité de prouver le caractère obligation pré-contractuelle d’information, pour permettre
individuel du préjudice 59. De même, l’abus de faiblesse à la personne de contracter en toute connaissance de cause 66.
du Code de la consommation ne protège que l’acheteur, De même, sont consacrées la notion de contrat d’adhésion
à condition d’être considéré comme un consommateur et et la lutte contre les clauses abusives, mécanisme d’abord
sous réserve d’établir l’élément intentionnel 60. En outre, prévu en droit de la consommation puis en droit com-
le nombre réduit des poursuites et la faiblesse des peines mercial dans les relations entre distributeur et fournisseur.
prononcées ne dissuadent pas les auteurs de tels faits. Ainsi, Cela permet de lutter contre les clauses d’exclusivité ou de
la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la non-concurrence, déjà objet de mesure spécifique en droit
France pour violation de l’article 4 de la Convention prohi- commercial ou en droit du travail. De même, la violence
bant le travail forcé et la servitude, en raison de l’insuffisance économique a été introduite dans le Code civil pour lutter
et de l’inefficacité de l’arsenal juridique dans ce domaine, contre l’exploitation d’un état de dépendance. C’est d’ail-
par deux fois 61. Malgré l’intervention de la loi nº 2013-711 leurs à cette occasion que la notion de personne vulnérable
du 5 août 2013 suite à ces condamnations, le nombre des est apparue dans la jurisprudence de la Cour de cassation 67.
poursuites reste encore trop faible en raison d’une qualifi- La rupture des relations contractuelles est également de
cation inexacte des faits 62. Par ailleurs, la personne victime plus en plus encadrée pour éviter les résiliations brutales,
n’est pas prise en charge par ce dispositif, qui ne concerne sans préavis et sans motif. C’est le droit du travail qui, grâce
que l’auteur des faits. Comment aider la victime et réparer à la mise en place du licenciement justifié par une cause
son préjudice ? Le droit pénal n’apporte aucune solution réelle et sérieuse, inspire cette réglementation pour éviter
à ces interrogations. la rupture trop facile d’un contrat indispensable à la dignité
de la personne. Cette protection est d’ailleurs renforcée en
2. L’insuffisance de la protection de la personne cas de maladie ou de grossesse. Même les relations entre
professionnels, telles que le bail commercial, les relations
vulnérable par des dispositions non spécifiques
commerciales bien établies ou celles avec les plateformes
La personne vulnérable peut être protégée lors de la numériques d’intermédiation, se rapprochent de ce modèle.
conclusion des contrats. Utiliser le droit des contrats Pour aller plus loin dans cette démarche, il a d’abord
spéciaux n’est sans doute pas une approche efficace pour été proposé de « bâtir un droit des contractants vulné-
deux raisons essentielles. La première est de considérer rables » 68, faisant voler en éclat la distinction entre droit
nécessairement un consommateur, un preneur ou un salarié de la consommation, droit de la distribution et droit des
comme une personne vulnérable, ce qui n’est pas toujours contrats spéciaux, voire le droit du travail. Une deuxième
le cas. Conscient de la difficulté, le législateur a alors mis en piste nous semble préférable, à savoir l’élaboration d’un
place la notion de « particulière vulnérabilité ». C’est alors droit des contrats qualifiés de « life time contracts » 69. Cette
ouvrir la boîte de Pandore et risquer de créer un droit de la théorie élaborée au Luxembourg a été construite à partir de

59. Voir, dans ce même numéro, A.-S. Denolle, F. Gabroy, « Vulnérabilité et harcèlement moral : étude comparée du droit de la fonction publique
et du droit du travail ».
60. Voir le dossier « Le délit d’abus d’ignorance ou de faiblesse », Actualité juridique. Pénal, 2018, p. 219.
61. Cour EDH, 26 juillet 2005, Siliadin c. France, nº 73316/01, Recueil Dalloz, 2006, p. 346, p. 1717 ; Cour EDH, 11 octobre 2012, C. N. et V. c. France,
nº 67724/09, La semaine juridique, social, nº 43, 23 octobre 2012, act. 460.
62. Voir, par exemple, B. Lavaud-Legendre, « L’affaire des coiffeurs du boulevard de Strasbourg ou comment le choix de la qualification révèle deux
approches d’une même réalité », Revue de droit du travail, 2018, p. 455.
63. Voir D. Bazin-Beust, J.-J. Thouroude, « La vulnérabilité des usagers du service public et des consommateurs ».
64. J. Monéger, « De la vulnérabilité en droit des baux », Loyers et copropriété, nº 5, mai 2010, repère 5.
65. Ordonnance nº 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
66. Code civil., art. 1112-1.
67. Cass., 3e civ., 13 janvier 1999, nº 96-18.309, Recueil Dalloz, 2000, p. 76 ; Defrénois, 1999, p. 749 ; Gazette du Palais, nº 303, 30 octobre 2001, p. 34 ;
La semaine juridique, édition générale, 1999, I, chron. 143, p. 1076 ; Revue trimestrielle de droit civil, 1999, p. 382.
68. S. Le Gac-Pech, « Bâtir un droit des contractants vulnérables ».
69. D. Hiez, « À propos des life time contracts », Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 817 ; Life Time Contracts. Social Longterm Contracts in
Labour, Tenancy and Consumer Credit Law, L. Nogler, U. Reifner (dir.), La Haye, Eleven International Publishing, 2014, extraits en ligne : http://
www.eusoco.eu/wp-content/uploads/2013/10/eusoco_book_outline.pdf.
La vulnérabilité en droit privé 17

l’étude du contrat de travail, du crédit à la consommation poussières d’amiante dans certaines conditions précises 79,
et du bail d’habitation, qui ont en commun de remplir une la Cour de cassation a étendu le préjudice d’anxiété à toutes
fonction particulière, procurer les biens nécessaires aux les substances nocives ou toxiques 80.
besoins fondamentaux de la personne. Il s’agit d’éviter que De même, la Cour de cassation a opéré un revirement
ces contrats soient déséquilibrés, et rompus de manière de jurisprudence très récent pour réparer le préjudice
abusive. Cette proposition de réglementation pourrait subi par des victimes de travail forcé ou en servitude 81
être étendue aux contrats nécessaires à un commerçant en faisant droit à une demande d’indemnisation pour le
ou à un entrepreneur individuel 70. préjudice économique mais aussi moral d’une jeune fille
Le droit civil a également permis d’indemniser les vic- mineure qui a travaillé pour un couple de Marocains sans
times grâce aux règles de la responsabilité civile. La Cour de être rétribuée pendant trois ans. Malgré la condamnation
cassation est à l’origine des évolutions les plus intéressantes pénale du couple, le juge pénal s’est déclaré incompétent
pour favoriser l’indemnisation des victimes vulnérables en pour accorder cette réparation et le juge civil a rejeté
se fondant sur le principe d’une réparation intégrale. Elle cette demande faute d’établir l’existence d’un contrat de
a ainsi étendu la liste des préjudices réparables au-delà travail. La Cour de cassation casse l’arrêt et indique que
du préjudice moral, comme le préjudice d’agrément 71, « la victime d’une situation de travail forcé ou d’un état
sexuel 72, d’établissement 73 et même le préjudice permanent de servitude a droit à la réparation intégrale du préjudice
exceptionnel indemnisant les préjudices extrapatrimoniaux tant moral qu’économique ». Elle précise également que le
atypiques, directement liés à un handicap permanent 74. préjudice est aggravé lorsque la victime est mineure, car
Cette réparation doit donc tenir compte des spécificités cette situation de travail forcé ou de servitude compromet
de la personne et notamment de sa vulnérabilité, qui pen- son éducation et nuit à son développement physique,
dant de nombreuses années a été occultée. Il a ainsi fallu mental, spirituel, moral ou social.
attendre 1995 pour que le préjudice subi par les personnes Cette réglementation non spécifique de la vulnérabilité
inconscientes soit intégralement réparé 75. doit nécessairement être complétée par d’autres moyens,
Deux exemples peuvent être donnés. Tout d’abord, plus adaptés à la situation des personnes vulnérables, pour
le mécanisme fondé par la loi du 9 avril 1898 et dérogeant préserver ou rétablir leur dignité.
au droit commun permet une indemnisation automatique
du salarié victime d’un accident du travail, sans qu’il soit
nécessaire d’établir une faute de l’employeur. Mais il ne B. La mise en place nécessaire
permet pas sa réparation intégrale, en raison du caractère de mesures assurant la prise
forfaitaire, alors que les victimes de droit commun, si elles en charge de la personne vulnérable
doivent établir la faute, peuvent obtenir la réparation de
tous leurs préjudices. Pour obtenir la réparation de certains Les techniques individuelles complètent les mesures
dommages limitativement énumérés 76, les salariés doivent collectives.
alors établir la faute inexcusable 77. Pour tenir compte de
cette rupture d’égalité et améliorer la réparation du préju- 1. La prise en charge individuelle
dice subi par les salariés, les juges ont assoupli cette juris-
de la personne vulnérable
prudence. Depuis une décision du Conseil constitutionnel
du 18 juin 2010 78, cette liste n’est plus limitative : d’autres Cette prise en charge individuelle passe par l’accompa-
préjudices comme celui sexuel ou d’anxiété peuvent être gnement de la personne. Il peut s’agir de l’attribution,
pris en charge. Au départ cantonné à l’exposition à des sous certaines conditions, de titres de séjour aux migrants,

70. Idée étudiée par D. Hiez (« À propos des life time contracts ») en raison précisément de cette dépendance des petits entrepreneurs individuels. Il
énonce le risque d’extension et donc de dénaturation de cette notion et les difficultés de trouver des critères pour définir ces contrats. La taille
de l’entreprise ou la forme d’exploitation pourraient être des critères pertinents.
71. Cass., Ass. plén., 19 décembre 2003, La semaine juridique, édition générale, 2004, 10008 ; Cass., 2e civ., 2 mars 2017, nº 15-27.523.
72. Cass., 2e civ., 17 juin 2010, Revue trimestrielle de droit civil, 2010, p. 562.
73. Cass., 2e civ., 12 mai 2011, Recueil Dalloz, 2012, p. 47.
74. Cass., 2e civ., 16 janvier 2014, nº 13-10.566, Bulletin civil II, nº 13, en présence d’un fait dommageable collectif comme une catastrophe naturelle
ou un attentat.
75. Cass., 2e civ., 22 février 1995, nº 93-12.644, La semaine juridique, édition générale, 1995, I, 3853 ; Recueil Dalloz, 1995, somm. 233 ; Revue trimestrielle
de droit civil, 1995, p. 629. À noter que, pour obtenir la réparation du préjudice spécifique de contamination au virus du VIH, il faut toujours la
conscience de la personne : Cass., 2e civ., 22 novembre 2012, Revue trimestrielle de droit civil, 2013, p. 123.
76. Code de la Sécurité sociale, art. L. 452-3.
77. Cass. soc., 28 février 2002, nº 00-10.051, Bulletin V, nº 81.
78. CC, déc. nº 2010-8 QPC du 18 juin 2010, Revue de droit du travail, 2011, p. 186 ; Droit social, 2011, p. 1208. La Cour de cassation a opéré un
revirement de jurisprudence pour suivre la position du Conseil constitutionnel : Cass., 2e civ., 4 avril 2012, nº 11-14.311, Recueil Dalloz, 2012, p. 1014
et 1098 ; Droit social, 2012, p. 839.
79. Cass. soc., 3 mars 2015, nº 13-20.486, Droit social, 2015, p. 360 ; La semaine juridique, social, nº 12, 24 mars 2015, 1106. L’exigence d’une inscription
de l’établissement sur une liste administrative n’est désormais plus nécessaire (Cass., Ass. plén., 5 avril 2019, nº 18-17.442).
80. Cass. soc., 11 septembre 2019, nº 17-2.4879.
81. Cass. soc., 3 avril 2019, nº 16-20.490, Revue de droit du travail, 2019, p. 529.
18 Laurence Fin-Langer

personnes vulnérables en raison d’un déracinement, d’une irresponsabilité et d’une protection qui peut voler en éclat.
rupture familiale et des difficultés d’intégration dans le pays Les créanciers vont ainsi demander un cautionnement au
d’accueil. Leur situation, si elle est complexe en raison des conjoint marié sous le régime de la séparation de biens ou
conséquences politiques et facteur également de vulnérabi- des taux d’intérêt plus élevés en raison du risque finan-
lité pour certains États, mérite sans doute une plus grande cier. D’autres mesures visent à aménager les dettes, voire
humanité dans le traitement de leur demande. Par ailleurs, à les effacer totalement, dans le cadre d’un rétablissement
le statut de réfugié en date du 28 juillet 1951 devrait être personnel étendu aux entrepreneurs individuels grâce à la
adapté aux nouvelles formes de vulnérabilité émergentes, procédure de rétablissement professionnel 87. Ces méca-
comme celles résultant des changements climatiques ou nismes sont inspirés d’une logique sociale de solidarité 88
des violences faites aux femmes dans leur pays d’origine 82. et traduisent cette exigence de dignité 89, car ils visent à
Le Code civil dispose également d’un ensemble de règles éviter l’exclusion sociale 90. Cela permet une protection
spécifiques aux personnes par hypothèse vulnérables, contre les « accidents de la vie ». Le surendettement bénéficie
même si ce n’est pas le terme utilisé par le Code civil 83. Le aussi aux personnes qui ont accumulé du crédit de manière
droit civil est passé d’un droit des incapables à un droit des parfois excessive mais en raison d’une imprévoyance, d’une
personnes protégées en 1988, voire à un droit des personnes inconséquence. Ne sont exclues que les personnes qui ont
accompagnées 84. Il permet non seulement de protéger organisé de manière délibérée leur endettement excessif,
leur patrimoine en évitant une précarité économique et la bonne foi n’étant plus caractérisée. L’organisation d’une
financière mais aussi leur personne, ainsi que leurs droits insolvabilité peut même constituer une infraction pénale 91.
extrapatrimoniaux voire fondamentaux 85 en les aidant à La même exigence apparaît dans le rétablissement pro-
garder leur autonomie et leur dignité malgré leurs diffi- fessionnel, puisqu’en présence d’une mauvaise foi, sera
cultés physiques ou mentales. Elles sont prises en fonction ouverte une liquidation judiciaire. L’inconvénient de ce
d’une appréciation in concreto de l’altération réelle de leurs dispositif réside dans les risques de surprotection parfois
facultés mentales. Il faut cependant préciser que toutes les du surendetté présumé être vulnérable, sacrifiant alors
personnes vulnérables n’ont pas nécessairement besoin de les droits des créanciers qui peuvent aussi être à leur tour
telles mesures de protection civile, notamment en cas de vulnérables 92. Il est sans doute préférable d’utiliser d’autres
vulnérabilité économique et / ou sociale. modes de prise en charge collective pour tenir compte de
Certaines mesures de prévention visent à limiter les cette vulnérabilité économique et sociale, la prise en charge
risques financiers, comme les mécanismes mettant à l’abri ne reposant alors plus sur les cocontractants.
le patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel, par
le biais par exemple de l’insaisissabilité de son logement ou 2. La prise en charge collective
la séparation de son patrimoine grâce à l’EIRL (entreprise
de la personne vulnérable
individuelle à responsabilité limitée) en deux sans création
d’une personne morale. S’il s’agit de protéger le logement Le fondement de la lutte contre les exclusions repose sur
indispensable à la protection de la dignité de la personne 86, la dignité humaine et est clairement affirmé notamment
il n’est pas certain que ces dispositifs soient les plus efficaces, dans l’article L. 115-1 du Code de l’action sociale et des
car ils peuvent constituer une nouvelle cause de vulnérabi- familles. Le droit de la protection sociale apporte un
lité : ils vont avoir pour effet de limiter le gage des créanciers soutien le plus souvent financier aux personnes les plus
et donc les garanties financières nécessaires à l’exercice vulnérables en présence de risques sociaux au nom de la
d’une activité économique. Ils créent alors l’illusion d’une solidarité nationale 93, en complément des mécanismes

82. Voir, dans ce même numéro, C.-A. Chassin, A. Korsakoff, L. Mauger-Vielpeau, « La vulnérabilité des migrants ». Lors de la journée d’étude ayant
donné lieu à cet article (journée d’étude intitulée « Vulnérabilités et droit, regards croisés », qui s’est tenue le 7 février 2020 à l’université de Caen
Normandie, sous la direction de Mathias Couturier, Delphine Bazin-Beust, Samuel Etoa, Aurore Catherine et Laurence Fin-Langer), A. Korsakoff
a démontré que ce statut n’était pas nécessairement adapté aux femmes persécutées dans leur pays, malgré les évolutions récentes du droit.
83. Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 97. L’expression est parfois utilisée par les juges du fond : Cass., 1re civ., 7 juin 2006, nº 04-10.125 ;
Cass., 1re civ., 12 décembre 2006, nº 05-21.312.
84. P. Malaurie, avant-propos à Droit des personnes : la protection des mineurs et des majeurs, 9e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2017.
85. A. Batteur, Droit des personnes, nº 1270 sq. : la loi nº 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs n’organisait qu’une
protection des biens, étendue à leur personne par la Cour de cassation (Cass., 1re civ., 18 avril 1989, nº 87-14563), extension consacrée par la loi
nº 2007-308 du 5 mars 2007 (Code civil, art. 415). La loi nº 2019-222 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice du 23 mars 2019
protège également l’exercice de certains droits fondamentaux comme en matière de mariage et de droit de vote.
86. CC, déc. nº 94-359 DC du 19 janvier 1985. Voir aussi Logement et vulnérabilité, D. Guérin, F.-X. Roux-Demare (dir.), Bayonne – Issy-les-Moulineaux,
Institut universitaire Varenne – LGDJ (Colloques et essais), 2016.
87. Les conditions d’ouverture sont assez strictes : absence de bien immobilier, absence de salariés ou de contentieux social, un actif d’une valeur
inférieure à 5 000 euros. Voir A. Gosselin-Gorand, L. Fin-Langer, « La vulnérabilité de l’entreprise individuelle ».
88. Cour de cassation, Les personnes vulnérables, p. 129.
89. J.-B. Racine, « Faut-il encore payer ses dettes ? Le cas du surendettement des particuliers », Les petites affiches, nº 63, 29 mars 2006, p. 37.
90. Voir V. Martineau-Bourgninaud, Procédures de surendettement des particuliers et rétablissement personnel, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018, nº 27 sq.
91. Ibid., nº 211 sq.
92. Ibid., nº 40.
93. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 8e éd., Paris, LexisNexis, 2017, nº 1.
La vulnérabilité en droit privé 19

d’épargne individuelle parfois impossibles et des assurances mettant en danger leur santé et leur sécurité, vulnérabi-
facultatives privées 94. Depuis sa mise en place en 1945, un lité qui a d’ailleurs justifié la mise en place d’un régime
débat existe pour savoir si ces prestations doivent avoir un particulier dans la loi nº 2019/1428 du 24 décembre 2019
caractère universel, et être accordées à tout individu, ou d’orientation des mobilités pour certaines plateformes.
si elles sont liées à un statut particulier, comme l’exercice Pour bénéficier d’une protection dont ils sont privés en
d’une activité professionnelle 95. Si le Conseil national de raison de leur statut d’indépendant, ces travailleurs agissent
la résistance voulait donner à tout citoyen des moyens en justice pour obtenir la requalification de leur relation
d’existence à chaque fois qu’il est incapable de se les pro- en contrat de travail, demande que les tribunaux acceptent
curer par son travail, l’ordonnance du 4 octobre 1945 a désormais 99.
limité cette protection aux seuls travailleurs, entendus À côté de la Sécurité sociale, reposant sur une idée
comme salariés 96. Il faut cependant signaler une évolu- d’assurance collective obligatoire et contributive, existe
tion vers une universalisation du régime de protection également les mécanismes de l’aide sociale fondés sur l’idée
et un alignement progressif, mais encore insuffisant ou d’assistance sociale, de charité non contributive mais liée à
incomplet, sur le régime des salariés, lorsque l’entrepre- des conditions de ressources 100. L’aide sociale vise alors à
neur individuel se trouve dans l’impossibilité temporaire garantir, au-delà de la protection de la personne vulnérable,
de fournir sa prestation et donc de générer un revenu. la dignité humaine par un accompagnement financier mais
Ainsi, les entrepreneuses peuvent bénéficier d’un congé aussi social 101. Le RSA (revenu de solidarité active) et la
maternité proche de celui des salariées et désormais tous prime d’activité en cas d’activité professionnelle relèvent de
peuvent toucher une allocation de fin d’activité, mais à des cette logique : peut en bénéficier toute personne de plus de
conditions très restrictives 97. De même, les mesures prises 25 ans y compris l’entrepreneur individuel qui ne dispose
en raison du Covid-19 visent tous les travailleurs, selon des pas d’un revenu minimum pour éviter l’exclusion sociale 102.
modalités analogues. Reste une différence notable avec Le gouvernement a ainsi annoncé de nombreuses mesures
les salariés : il n’y a aucune prise en charge des accidents au cours du mois de mars 2020 pour éviter que la crise du
du travail ou de maladies professionnelles bien que les Covid-19 soit un facteur supplémentaire de vulnérabilité
entrepreneurs soient fortement exposés à ces risques. C’est pour toutes les personnes. Ces mécanismes reposant sur
aujourd’hui une question importante pour les travailleurs la solidarité nationale complètent utilement les mesures
utilisant les plateformes de mise en relation numérique : civiles de protection. Toute la difficulté est de trouver un
s’ils ont l’apparence de l’indépendance, ils sont en réalité équilibre pour préserver les différents intérêts et pour éviter
sous leur subordination économique et leur surveillance une surprotection tout en accompagnant la personne en
numérique 98. Ils prennent parfois des risques inconsidérés fonction de ses besoins concrets et de son autonomie.

94. Ibid., nº 2 sq.


95. Ibid., nº 7 sq.
96. M. Borgetto, « La Sécurité sociale à l’épreuve du principe d’universalité », Revue de droit sanitaire et social, 2016, p. 11. Cette différence de régime
entre les salariés et les autres travailleurs a été jugée non discriminatoire et conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme : Cass. soc., 11 mai 2001, nº 99-20.420, Droit social, 2001, p. 778.
97. Il s’agit de l’allocation des travailleurs indépendants (Code du travail, art. L. 5424-25). Voir Feuillet Rapide Social Francis Lefebvre, nº 23, 2019, nº 2.
98. I. Desbarats, « Quel statut social pour les travailleurs des plateformes numériques ? La RSE en renfort de la loi », Droit social, 2017, p. 971.
99. Cass., 2e civ., 28 novembre 2019, nº 18-15.333 et 18-15.348 ; Cass. soc., 4 mars 2020, nº 19-13.316, arrêt Uber.
100. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 115-1.
101. P. Morvan, Droit de la protection sociale, nº 473.
102. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 262-1 et L. 115-2.
Vulnérabilité et droit public
Aurore CATHERINE
Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Samuel ETOA
Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. La vulnérabilité interrogée par le droit public


A. La prise en compte implicite de la vulnérabilité
B. Les contours incertains de la notion de vulnérabilité

II. Le droit public interrogé par la vulnérabilité


A. La redéfinition des concepts fondateurs
B. Le rôle des garanties juridictionnelles

Cantonnée il y a peu encore à la sociologie 1, la vulnéra- consommation 6. Et l’on pourrait multiplier longuement
bilité gagne depuis une vingtaine d’années le vocabulaire les références et les travaux relatifs à la vulnérabilité en
juridique 2. La doctrine privatiste paraît en pointe en la droit privé. À titre de comparaison, le droit public s’avère
matière. Ainsi la vulnérabilité est-elle depuis longtemps remarquablement peu disert. Le mot « vulnérabilité » ou
employée en droit pénal 3. En droit civil, la loi nº 2007-308 son corollaire « vulnérable » n’apparaissent pour ainsi dire
du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique jamais dans les lexiques des ouvrages de droit constitu-
des majeurs semble avoir fait de la vulnérabilité un thème tionnel ou de droit administratif. Plus surprenant, ces
récurrent de discussion 4. En 2009, la Cour de cassation références sont également absentes des précis, traités et
publie un rapport consacré à la notion 5. Plus récemment manuels relatifs aux droits de l’homme. Le Dictionnaire
encore l’apparition d’un « consommateur vulnérable » des droits de l’homme comporte bien une entrée dédiée à
constitue, dit-on, une nouvelle effigie du droit de la la « vulnérabilité » dans son index rerum, mais le renvoi

1. Sur ce point, voir C. Martin, « Penser la vulnérabilité. Les apports de Robert Castel », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 669-677.
2. Voir notamment B. Eyraud, P. Vidal-Naquet, « La vulnérabilité saisie par le droit », Revue justice actualités, 2013, p. 3 sq. ; F.-X. Roux-Demare,
« La notion de vulnérabilité, approche juridique d’un concept polymorphe », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 619-630.
3. Ainsi la vulnérabilité de la personne peut-elle être tout à la fois un fait justificatif ou une circonstance aggravante de l’infraction.
4. Il est intéressant de constater sur ce point que le terme « vulnérabilité » n’apparaît pas dans la loi du 5 mars 2007, de sorte que son emploi dans le
discours civiliste semble être le fruit d’une volonté doctrinale. Voir, en ce sens, J. Hauser, « Des incapables aux personnes vulnérables », Droit de
la famille, nº 5, 2007, étude 14 ; J. Hauser, « L’incapable, le protégé, le vulnérable », Revue trimestrielle de droit civil, 2009, p. 298. Plus largement
sur le droit des majeurs protégés, voir Nouveau droit des majeurs protégés. Difficultés pratiques, G. Raoul-Cormeil (dir.), Paris, Dalloz (Thèmes
et commentaires), 2012.
5. Cour de cassation, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, rapport annuel de la Cour de cassation 2009, Paris,
La documentation française, 2009, en ligne : https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2009_3408.
6. S. Le Gac-Pech, « Le consommateur vulnérable : la nouvelle effigie du droit de la consommation », Revue Lamy droit civil, nº 99, décembre 2012,
p. 61 sq.

CRDF, nº 18, 2020, p. 21 - 28


22 Aurore Catherine et Samuel Etoa

opéré ne concerne que les notions d’esclavage, de servitude I. La vulnérabilité interrogée


et de travail forcé 7. La moisson est donc maigre dans les
ouvrages académiques et porterait à croire que le droit
par le droit public
public se désintéresserait de la vulnérabilité. Une telle Le droit public, en tant que droit de la puissance publique,
analyse toutefois s’avère superficielle. D’abord parce que ne peut ignorer l’idée de vulnérabilité. Droit inégalitaire s’il
le droit public ne peut faire l’économie d’une réflexion sur en est, le droit public est implicitement fondé sur la notion
le sujet. Contrairement au droit privé qui postule l’égalité de vulnérabilité des gouvernés face au pouvoir (A). Ce qui
des relations entre particuliers, le droit public repose quant ne veut pas dire pour autant que l’émergence du voca-
à lui sur l’inégalité fondamentale des rapports entre la bulaire de la vulnérabilité au cours des dernières années
puissance publique et les individus, de sorte que le corpus n’engendre pas certains problèmes notamment dans la
juridique qui s’applique à ces rapports s’avère exorbitant délimitation et la définition de ce nouveau concept (B).
du droit commun 8. Une telle observation conduit à envisa-
ger le droit public comme un droit intrinsèquement fondé
sur la vulnérabilité des sujets qu’il est appelé à régir ; ce A. La prise en compte implicite
qui ne veut pas dire pour autant que le déséquilibre de la de la vulnérabilité
relation individu / puissance publique se solde toujours au
profit du premier, la notion d’intérêt général remplissant S’il est vrai que la notion de vulnérabilité a fait une entrée
ici un rôle justificatif. Ensuite parce qu’il faut rappeler remarquée en droit privé, on ne saurait cependant oublier
que l’histoire contemporaine du droit public semble aller que cette notion se situe également au cœur du droit public.
dans le sens d’une meilleure prise en compte des intérêts Encore faut-il souligner que, pendant longtemps, c’est d’une
des individus. Sans être exclusive de tout autre type de vulnérabilité innomée dont il a été question. Loin d’être un
considérations, l’influence des droits fondamentaux via détail dans l’édification du droit public, la prise en compte
les mouvements de constitutionnalisation et d’européa- de la vulnérabilité constitue au contraire l’une des pierres
nisation des branches du droit, notamment donc du droit angulaires de réflexion dans la construction de la théorie
public, s’avère déterminante. moderne de l’État et du statut de l’individu face au pouvoir.
Le droit public n’est donc pas étranger au phéno- Dès le XVIe siècle les théories contractualistes cherchent à
mène global de promotion de la vulnérabilité en droit concilier l’abandon de l’état de nature au profit d’un état
français. Mais c’est d’une vulnérabilité innommée dont il social et l’exercice légitime du pouvoir au sein de la structure
est question ici, puisque la prise en compte de la notion politique. Hobbes est sans doute celui qui a le mieux souli-
s’opère sans que le mot ou le langage de la vulnérabilité gné la fragilité de l’être humain tant dans l’état de nature que
ne soient explicitement employés. Cette prise en compte dans l’état social où prédomine un pouvoir tentaculaire et
de la vulnérabilité innommée constitue en quelque sorte oppresseur auquel l’auteur prête les traits du Léviathan 9. On
le pré carré du droit public, puisqu’elle n’est ni plus ni peut sans doute fortement critiquer le caractère anxiogène
moins que la conséquence du rapport de déséquilibre et pessimiste de la philosophie hobbesienne, mais nul autre
et de soumission qui constituent le cœur de la matière. que lui n’a le mieux saisi le pouvoir de domination de l’État
Reste que le passage d’une vulnérabilité innommée à une sur les individus. La philosophie des Lumières, à laquelle
vulnérabilité nommée – car liée à l’usage du vocabulaire participent Locke et Rousseau, mais aussi les révolutions
dans les discours juridictionnels ou heuristiques du droit du XVIIIe siècle au premier rang desquelles figure celle de
public – a de quoi interroger. Une chose en effet est de 1789 et sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
dire que le droit public repose sur la vulnérabilité, une aboutiront à réévaluer les rapports entre gouvernés et gou-
toute autre est de définir ce concept, autrement dit de vernants en assignant au pouvoir politique une contrainte
savoir ce qui se cache derrière la chose désormais signifiée. de but : la préservation des libertés. Certes, l’État dispose
L’usage de l’expression transforme ainsi la relation qui toujours du monopole de la violence légitime, selon les mots
s’établit entre les deux objets. S’installe dès lors par une du sociologue allemand Max Weber, mais il est désormais
sorte d’effet de miroir, une interrogation mutuelle du droit sommé, au moins théoriquement, de respecter les droits que
public et de la vulnérabilité. De telle sorte que si le droit les individus détiennent naturellement 10. La naissance de
public interroge la notion de vulnérabilité (I), celle-ci en l’État de droit au début du XXe siècle renforcera encore un
retour en vient à questionner le droit public tant dans peu plus la limitation du pouvoir de l’État. C’est ainsi que
ses concepts que dans la protection que ce dernier est Léon Duguit analyse lui aussi l’État comme une structure
susceptible de lui offrir (II). de domination 11,

7. Dictionnaire des droits de l’homme, J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Rials, F. Sudre (dir.), Paris, Presses universitaires
de France (Quadrige), 2008.
8. TC, 8 février 1873, Blanco, Recueil Sirey, 1873, II, p. 153.
9. T. Hobbes, Léviathan, G. Mairet (trad.), Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2009.
10. Sur ce point, voir N. Bobbio, Libéralisme et démocratie, Paris, Cerf (Humanités), 1996, p. 15-21, où l’auteur fait le lien entre les théories contractualistes
et la naissance des droits de l’homme.
11. L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd., Paris, Fontemoing, 1927, t. I, § 63, p. 671 : « Que la puissance gouvernante appartienne à un individu,
à une classe, à la majorité numérique des membres du corps social, à des groupements secondaires, elle est une puissance de fait, pas autre chose ».
Vulnérabilité et droit public 23

[…] un processus de différenciation entre gouvernants et à la conception du pouvoir, notamment en se proposant


gouvernés [,] [l]es premiers se trouvant détenteurs d’une non seulement de fixer le statut des gouvernants, mais
force leur permettant d’occuper cette position ascendante aussi les droits et libertés auxquels peuvent prétendre
et surplombante face à ceux auxquels ils peuvent ainsi les gouvernés 16. La montée en puissance de la justice
imposer leur volonté 12.
constitutionnelle en France au cours des années 1970 17 a,
La « puissance de contrainte » tient une place majeure dans une large mesure, permis la mise en effectivité des
dans sa pensée. La « plus grande » force est pour lui « l’élé- catalogues constitutionnels des droits et libertés et ce,
ment essentiel de tout État » 13, considérant que « les gou- tant dans le cadre du contrôle a priori qu’a posteriori 18
vernants ont toujours été, sont et seront toujours les plus de constitutionnalité des lois.
forts en fait » 14. Face à la force se trouve nécessairement Le droit administratif offre lui aussi des exemples
la faiblesse, la fragilité et par voie de conséquence une d’une prise en compte de la vulnérabilité innommée.
certaine idée de la vulnérabilité des gouvernés conduisant En effet, le droit administratif met en scène la relation
à analyser la Constitution d’un État comme la domination déséquilibrée qui s’opère entre l’administration d’une
des gouvernants sur les gouvernés, donc des plus forts part et les administrés d’autre part ; relation par consé-
sur les plus vulnérables. Sur ce point, il est intéressant quent profondément inégalitaire. C’est d’ailleurs la raison
de constater que Duguit réfute le principe d’une auto- d’être du droit administratif ; si l’administration doit être
limitation de l’État. Selon le père de la théorie du service soumise à des règles spéciales – le droit administratif –,
public, en effet, l’autolimitation de l’État n’est qu’une c’est parce qu’elle est dans une situation très différente de
fiction qui consiste à cacher le fait que « l’exercice du celle des particuliers : se manifestant comme puissance
pouvoir implique toujours une relation du supérieur à publique, elle peut imposer unilatéralement des droits
l’inférieur » 15. et des obligations aux administrés. Il existe un rapport
Toutefois, même au sein de la théorie de l’État de droit, d’autorité entre l’administration et les administrés, la
l’idée de vulnérabilité, sans non plus là encore être nom- première pouvant commander aux seconds. Dans la
mée, est décelable. Certes, l’État de droit peut se définir continuité des développements précédents la supériorité
comme un système institutionnel dans lequel la puissance de l’administration vis-à-vis des administrés induit la
publique est soumise au droit. Un tel système suppose, faiblesse, et par voie de conséquence une certaine vulné-
d’ailleurs, l’égalité des sujets devant les normes juridiques rabilité de ces derniers, même si sa légitimité tient dans
et l’existence de juridictions indépendantes. Mais préci- la poursuite de l’intérêt général. Les outils au service de
sément, la domination des uns sur la vulnérabilité des l’action de l’administration en attestent. Outre le procédé
autres s’en trouve ainsi atténuée par la volonté d’établir autoritaire de l’acte administratif unilatéral qui s’impose
l’égalité de tous devant la loi. Les normes juridiques sont aux administrés indépendamment de leur consente-
hiérarchisées de telle sorte que la puissance de l’État s’en ment, le contrat administratif, bien que plus consensuel,
trouve limitée. Dès lors, la vulnérabilité n’a pas disparu avance à visage masqué. En effet, les obligations qui en
de la conception de l’État puisqu’il s’agit justement de découlent pour le / les cocontractant(s) de l’adminis-
limiter la domination des gouvernants sur les gouvernés. tration ne trouvent pas leurs sources dans la seule et
La notion de vulnérabilité est d’autant plus présente que commune intention des parties. La volonté unilatérale
l’État de droit ne saurait s’envisager sans la reconnaissance de l’administration trouve là aussi largement à s’appli-
de droits au bénéfice des personnes. Or, reconnaître ces quer. Le contrat administratif est en effet lui-même, au
droits implique d’identifier en amont des situations de nom de l’intérêt général, inégalitaire, ce qui le dissocie
faiblesse, d’identifier des vulnérabilités à protéger. La profondément du contrat de droit privé qui repose sur
vulnérabilité est en effet intrinsèque à l’émergence des l’autonomie et l’égalité des parties (du moins en théo-
droits fondamentaux, là encore domaine majeur du droit rie). Le cocontractant de l’administration se retrouve
public. La reconnaissance de ces droits, qui a jalonné le ainsi dans une position de faiblesse, en conséquence
XXe siècle, a d’ailleurs contribué à faire évoluer le rôle de de vulnérabilité. Dans le cadre du contrat administra-
l’État vers un État providence impliquant qu’il agisse pour tif, l’administration dispose de pouvoirs importants,
prendre en charge la (les) vulnérabilité(s) identifiée(s). Le parmi lesquels on compte un pouvoir de direction, de
droit constitutionnel s’avère bien sûr le premier réceptacle contrôle, de sanction ou même encore de modification
de ces transformations idéologiques et politiques quant unilatérale. C’est précisément la raison pour laquelle,

12. E. Travers, « Volonté et puissance étatiques. Duguit critique de Rousseau, Kant et Hegel », Revue de la recherche juridique, nº 3, 2004, p. 1711.
13. L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, § 1, p. 3 : « On est ramené à l’élément essentiel de tout État : la plus grande force. Elle peut être matérielle ou
morale ; mais même lorsqu’elle n’est que morale, elle se traduit toujours par une puissance de contrainte. Il n’y a différenciation entre gouvernants
et gouvernés que lorsque les gouvernants peuvent en fait, imposer par la contrainte leur volonté aux gouvernés ».
14. Ibid., § 62, p. 656.
15. E. Travers, « Volonté et puissance étatiques… », p. 1718.
16. Qu’il nous soit possible ici de renvoyer simplement à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Toute
société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
17. Voir CC, déc. nº 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association.
18. Nous faisons ici référence aux articles 61 et 61-1 de la Constitution.
24 Aurore Catherine et Samuel Etoa

à défaut d’égalité, le juge administratif a construit des On pourrait multiplier les exemples d’une vulné-
mécanismes permettant à tout le moins d’assurer une rabilité innommée dans les diverses branches du droit
certaine équité dans ces rapports contractuels. Face à public. Il n’en reste pas moins que la vulnérabilité demeure
de telles prérogatives de l’administration, il est apparu difficile à cerner en tant que notion, cela d’autant plus que
indispensable de faire bénéficier son cocontractant d’un le droit a beaucoup évolué ces dernières années dans sa
droit à un certain « équilibre financier » 19, lui permettant, façon de l’appréhender et la saisir.
dans des hypothèses bien encadrées, de percevoir une
indemnisation en vertu, par exemple, de la théorie de
l’équation financière 20, du fait du prince 21 ou encore de B. Les contours incertains
l’imprévision 22. de la notion de vulnérabilité
Le développement exponentiel de la responsabilité
La prise en compte d’un certain état de fragilité des per-
administrative et la « complexification des solutions » 23
sonnes en droit public n’empêche pas toutefois de s’inter-
tournés vers une meilleure indemnisation des victimes de
roger sur les contours de la notion de vulnérabilité telle
l’action des autorités administratives révèlent également la
qu’elle apparaît dans les discours relatifs à cette branche
prise en compte d’une vulnérabilité qui n’est pas nommée
du droit. À dire vrai, la chose paraît à ce jour d’autant
en tant que telle mais qui est sous-entendue dans le statut
plus nécessaire que le vocabulaire de la vulnérabilité se
de victime. Le juge administratif déploie de nombreux
trouve de plus en plus utilisé dans la langue publiciste,
mécanismes pour pallier cet état, notamment dans le
et ce quel que soit le type de support utilisé. En effet,
cadre de la responsabilité sans faute, ayant fait émerger
ni le jurislateur, ni la doctrine ne semblent aujourd’hui
un « phénomène de socialisation des risques » afin de
ignorer la terminologie de la vulnérabilité, sans que l’on
[…] supporter la charge d’une indemnisation des pré- sache exactement cependant où placer le curseur de ce qui
judices qui excèdent, tant par leur particularité que par constitue l’état ou la situation de vulnérabilité. C’est donc,
leur degré de gravité, ce que chacun doit supporter dans comme souvent, l’emploi du mot ou plus largement du
l’intérêt général 24. vocabulaire lié au champ lexical de ce syntagme qui fait que
La responsabilité pour risque porte ainsi en elle la l’on en soit venu à interroger l’étendue de la vulnérabilité.
notion de vulnérabilité des administrés dont il convient Or, la détermination de ce que recouvre juridiquement
de tenir compte pour mieux les indemniser. Cette vulné- cette expression s’avère mal aisée. Cela pour plusieurs
rabilité n’est d’ailleurs pas nécessairement attachée à la raisons. En premier lieu, il faut observer que l’étymologie
situation dans laquelle se trouve la personne, « le risque des mots « vulnérables » ou « vulnérabilités » ne donnent
danger » se révélant « par l’activité d’une personne ou que fort peu d’éléments quant aux contours de l’objet
l’usage qui est fait d’une chose » 25. Par ailleurs, et de façon étudié. Pour l’essentiel en effet, il s’agira pour les auteurs
plus générale, certains auteurs, comme Maryse Deguergue, de rappeler que la vulnérabilité est une fragilité. Cette
relèvent que acception classique, qui est celle reçue par la majorité des
membres de la doctrine juridique comme cadre séman-
Le renforcement de l’effectivité des droits par l’engagement tique à leur réflexion 28, pose d’emblée un problème dès lors
de la responsabilité administrative […] bénéficie priori-
que toute personne se trouve par définition en situation
tairement à certaines catégories de citoyens en position
de vulnérabilité ou, pour le dire d’une manière inversée,
de vulnérabilité 26,
nul n’est invulnérable. En d’autres termes, rechercher les
ce qui fera l’objet d’une étude plus approfondie dans les contours de la vulnérabilité au sens juridique du terme
développements qui vont suivre 27. implique de dépasser ce premier écueil pour que soient

19. CE, 27 octobre 2010, Syndicat intercommunal des transports publics de Cannes, L’actualité juridique. Droit administratif, 2010, p. 2076.
20. Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle l’administration a utilisé son pouvoir de modification unilatérale du contrat pour augmenter les obligations
de son cocontractant (CE, 21 mars 1910, Compagnie générale française des tramways, Recueil Lebon, p. 216, concl. L. Blum).
21. Il s’agit cette fois de l’hypothèse dans laquelle l’administration aura modifié unilatéralement et indirectement les conditions d’exécution du
contrat (CE, 29 décembre 1905, Bardy, Recueil Lebon, p. 1014, concl. J. Romieu).
22. Cette hypothèse est celle dans laquelle se réalise un aléa anormal dû à la survenance d’un événement imprévisible et difficilement résistible (CE,
30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, nº 59928).
23. P. Gonod, « À propos de la responsabilité administrative », Mouvements, nº 29, 2003, p. 35.
24. Ibid. L’auteure poursuit en indiquant que la mise en place par le législateur de fonds de solidarité visant à réparer les dommages subis collecti-
vement a d’ailleurs répondu à cette forte tendance laissant envisager qu’« une logique de solidarité […] par suite se substitu[ait] à une logique
de responsabilité ».
25. M. Deguergue, « Regard sur les transformations de la responsabilité administrative », Revue française d’administration publique, nº 147, 2013,
p. 579. L’auteure fait référence aux hypothèses de responsabilité administrative sans faute au sein des hôpitaux publics : CE, Ass., 9 avril 1993,
Bianchi, Revue française de droit administratif, 1993, p. 573, concl. S. Daël ; CE, 9 juillet 2003, APHP c. Marzouk, Recueil Lebon, p. 338 ; L’actualité
juridique. Droit administratif, 2003, p. 1946, note M. Deguergue.
26. M. Deguergue, « Regard sur les transformations… », p. 583.
27. II.B ci-dessous.
28. Pour des exemples, voir F. Fiechter-Boulvard, « La notion de vulnérabilité et sa consécration par le droit », in Vulnérabilité et droit : le développement
de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, F. Cohet-Cordey (dir.), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2000, p. 13-32 ; F.-X. Roux-Demare,
« La notion de vulnérabilité… ».
Vulnérabilité et droit public 25

recherchées, au-delà de la fragilité qui nous affecte tous, En outre, un autre écueil doit être pris en compte dans
des causes spécifiques de vulnérabilité. Or, sur ce point la construction d’un concept juridique de vulnérabilité :
également, les choses achoppent. C’est ainsi que les auteurs celui de son caractère ambivalent. En effet, la vulnérabilité
se rassemblent autour de deux fondements au moins de peut parfois servir de support à l’édiction de mesures
vulnérabilité. En premier lieu, la vulnérabilité est présentée particulières favorables à la personne dont l’état de vul-
comme une qualité personnelle 29. Seraient dès lors « vul- nérabilité a été reconnu. Par exemple, dans une affaire
nérables » les personnes handicapées, celles souffrant de D. H. et autres c. République tchèque, la grande chambre
troubles mentaux, les personnes âgées (a fortiori lorsque de la Cour européenne des droits de l’homme affirme que
ces dernières sont en situation de dépendance), les enfants, les Roms sont « […] une minorité défavorisée et vulné-
etc. Cette première catégorisation semble à première vue rable » avant de souligner que, pour cette raison, le peuple
relativement homogène. Elle suscite en réalité un certain rom a « dès lors besoin d’une protection spéciale » 32. Mais
nombre d’interrogations pour qui accepte de l’envisager dans certains cas l’état de vulnérabilité d’une personne
pour ce qu’elle est : une suite ininterrompue de « fragilités » peut aussi donner lieu à des mesures négatives, prises,
et de maux hétéroclites. Il est en effet délicat de placer donc, à l’encontre de cette personne. C’est le cas lorsque
dans une même catégorie des personnes dont l’état de l’individu concerné exerce des fonctions éminentes. En
vulnérabilité semble perpétuel (handicap, troubles men- droit constitutionnel, l’altération des fonctions cognitives
taux, personnes âgées) et des personnes qui, à l’instar des et intellectuelles du chef de l’État est analysée comme
mineurs, relèvent d’un état de vulnérabilité que l’on serait étant un cas de vacance ou d’empêchement définitif
tenté de qualifier de transitoire ou de passager. En second donnant lieu à l’organisation d’élections présidentielles 33.
lieu, il est intéressant de constater que, parallèlement à L’objectif de ces mesures est bien sûr d’assurer la conti-
cette première approche, un second sens de la vulnérabilité nuité de l’État ainsi que le bon exercice du pouvoir au
tend à se développer qui envisage cette fois-ci la notion sein de l’exécutif. Plus récemment, et dans un autre ordre
dans un sens contextuel et non plus personnel. Pour le d’idée, le mot « vulnérabilité » a été employé dans son
dire autrement, la vulnérabilité serait le résultat tantôt acception négative dans une ordonnance de référé rendue
d’un risque pesant sur la personne, tantôt d’un rapport par le tribunal administratif de Paris 34. En cause devant
de force défavorable à cette personne. Cette extension le juge, les mesures restrictives prises à l’encontre d’un
du champ de la vulnérabilité à des sujets qui, en tant que officier de police suspecté de radicalisation. Rappelant
tels, ne connaissent pas de fragilité personnelle, impose l’attentat survenu à la préfecture de police quelques
une dilution des contours de la notion. D’abord parce que semaines plus tôt, l’écho médiatique que cette attaque
définie de la sorte la vulnérabilité entretient des rapports avait suscité et l’émotion qu’elle avait provoquée, le juge
étroits avec le principe de non-discrimination avec lequel considère que le préfet de police était fondé à prendre
pourtant elle ne se confond pas 30. Ensuite parce que pensée des mesures conservatoires envers « ceux des agents qui
en des termes contextuels la notion de vulnérabilité est de présentaient des indices de vulnérabilité, même faibles,
nature à se montrer accueillante. La vulnérabilité dont il en matière de radicalisation qui seraient de nature à faire
est question ici peut ainsi tout aussi bien toucher des per- naître des craintes chez leurs collègues de travail ». On
sonnes physiques que des personnes morales. Personnes le voit, la notion de vulnérabilité est ici employée dans
morales de droit privé, mais aussi, potentiellement, de un sens péjoratif. La référence à la vulnérabilité est donc
droit public. Aussi bien, l’État pourrait parfaitement être de nature à engendrer des attitudes différentes de la part
placé en situation de vulnérabilité selon cette approche. des pouvoirs publics selon les cas. Faut-il d’ailleurs s’en
L’hypothèse n’est pas à exclure pour deux raisons. D’abord étonner ? Nous ne le pensons pas. Le Conseil d’État avait
parce que l’État peut dans certains cas être placé dans la déjà eu l’occasion de mettre implicitement cette idée en
même situation que celle de particuliers (ainsi de l’État ges- lumière dans la jurisprudence Commune de Morsang-sur-
tionnaire de son domaine privé). Ensuite, et surtout, parce Orge dans laquelle, prenant acte du handicap physique
qu’il est désormais acquis que des puissances concurrentes du requérant, la haute juridiction administrative avait
se développent face à l’État, à l’instar de certaines personnes souligné l’atteinte au principe de dignité de la personne
privées telles que les GAFAM 31, dont la puissance (finan- humaine. En l’espèce c’est bien la prise en compte de
cière mais aussi et surtout technologique) peut constituer ce handicap qui conduit à l’interdiction du spectacle de
une menace, voire un risque pour la puissance de l’État. lancer de nain 35.

29. L’utilisation de l’image d’Achille dans l’article de Frédérique Fiechter-Boulvard est de ce point de vue tout à fait explicite de ce que la vulnérabilité
s’attache avant tout à la personne ; voir, ainsi, F. Fiechter-Boulvard, « La notion de vulnérabilité… », p. 13.
30. Sur ce point, voir l’article 225-1 du Code pénal et la liste des critères utilisés par cette disposition.
31. Il s’agit d’un acronyme afin de désigner les sociétés que sont Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.
32. Cour EDH, GC, 13 novembre 2007, D. H. et autres c. République tchèque, nº 57325/00, § 182.
33. Article 7 de la Constitution du 4 octobre 1958.
34. TA Paris, ord., 3 janvier 2020, nº 1926536/5.
35. CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, nº 136727 : « Considérant que l’attraction de “lancer de nain” consistant à faire lancer
un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d’un handicap physique et présentée comme telle ; que,
par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ».
26 Aurore Catherine et Samuel Etoa

Ainsi, si la vulnérabilité est indéniablement au cœur évoluer le principe d’égalité lequel tend de plus en plus à être
du droit public, celui-ci l’implique et la saisit de façon très doublé d’un principe de non-discrimination. Ce principe
hétérogène. Mais en la faisant émerger de plus en plus de non-discrimination, qui désigne l’interdiction de traiter
explicitement, c’est le droit public lui-même qui évolue moins favorablement une personne en raison de critères,
sous le coup de la vulnérabilité. réels ou supposés, tels que l’apparence, la croyance, l’âge ou
le sexe, met davantage en relief la notion de vulnérabilité
puisqu’il s’agit d’interdire de traiter défavorablement des
II. Le droit public personnes vulnérables. La vulnérabilité transforme ainsi
interrogé par la vulnérabilité progressivement le principe d’égalité.
La prise en compte contemporaine par le droit des
La prise en compte de la vulnérabilité interroge en retour inégalités de fait pour assurer encore davantage l’égalité de
le droit public. Dans ses concepts tout d’abord dès lors droit conduit ainsi à une évolution majeure de la concep-
que la prise en compte de la vulnérabilité impose cer- tion du principe d’égalité. Aujourd’hui l’enjeu est d’aller
tains infléchissements des principes qui sont au cœur au-delà de la conception classique du principe pour mieux
du droit public (A). Mais aussi interrogation sur le rôle envisager les situations individuelles et prendre en compte
des garanties juridictionnelles dès lors que le juge est la situation concrète de l’individu. Devant l’insuffisance
parfois saisi de l’appréciation de cette vulnérabilité et des du principe de l’égalité juridique, il est apparu nécessaire
implications réelles ou supposées de celle-ci sur le travail de redéfinir les droits pour envisager l’individu dans son
juridictionnel (B). environnement social et dans sa situation particulière, afin
de lui assurer une plus grande protection. Cela a conduit à
adopter une vision ultra-subjectiviste des droits consistant
A. La redéfinition des concepts fondateurs à reconnaître des droits spécifiques, sur mesure, au cas par
cas. Yaël Attal-Galy exprime cela par la « nécessité d’adapter
La notion de vulnérabilité, bien qu’aux contours incer- le droit au particularisme des situations individuelles » 42, le
tains, impose une transformation, un changement de
regard sur certains concepts centraux du droit public. […] souci de prendre en compte les réalités et les situations
Il en va ainsi notamment du principe d’égalité. L’égalité concrètes de certaines catégories d’individus défavorisées
souvent menacées par l’exclusion, les discriminations, la
formelle, ou abstraite, qui est l’égalité juridique conformé-
misère […] 43.
ment au principe selon lequel les mêmes lois s’appliquent
à tous 36, a longtemps prévalu au détriment d’une analyse L’enjeu étant de parvenir à l’égalité réelle.
pragmatique des situations visant à une égalité réelle véri- C’est ainsi que l’on assiste à une évolution qui consiste
fiable. L’égalité de droit a pour effet de masquer les inégalités à passer de l’individualisme, qui envisage l’individu comme
de fait dans lesquelles des situations de vulnérabilité sont un sujet autonome mais abstrait, c’est-à-dire non situé
identifiables. Les jurisprudences administrative 37 et consti- dans un contexte social, au personnalisme qui considère la
tutionnelle 38 ont par la suite reconnu l’idée selon laquelle des personne humaine en tant que travailleur, femme, membre
situations différentes peuvent se voir appliquer des règles d’un groupe particulier, ce qui se traduit par l’insertion de
de droit différentes. La discrimination qui s’opère alors cet individu dans différents groupes (famille, communauté
ici par la voie de la différenciation 39 a pour objet de mieux de travail par exemple). La personne est envisagée dans
appréhender les différences des usagers du service public, sa totalité : à la fois comme « individu » et comme « être
des agents, des entreprises partenaires, etc. La notion de social », ce dernier aspect conduisant à reconnaître des
vulnérabilité n’est a priori pas présente dans cette dimension droits collectifs. Ce sont ainsi des vulnérabilités indivi-
(ou dérogation ?) du principe d’égalité 40. Mais l’heure ne duelles mais aussi collectives qui sont prises en compte.
semble plus seulement être à celle de savoir si le droit opère La doctrine solidariste, la doctrine marxiste avaient
des distinctions. La question est davantage aujourd’hui déjà mis en exergue ces nécessités, et en permettant de
celle de savoir si ces distinctions produisent bien pour saisir les réalités sociales, elles ont incité à l’émergence
effet réel une meilleure égalité 41. Une plus grande prise en de nouveaux droits : les droits économiques, sociaux et
compte de la vulnérabilité des personnes conduit à faire culturels dont certains sont apparus avec la rédaction du

36. En vertu de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en
dignité et en droit ».
37. CE, sect., 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, nº 88032.
38. CC, déc. nº 79-107 DC du 12 juillet 1979, Ponts à péages.
39. Voir en ce sens M. Borgetto, « Égalité, différenciation et discrimination : ce que dit le droit », Informations sociales, nº 148, 2008, p. 8-17.
40. B. Seiller, « Contribution à la résolution de quelques incohérences de la formulation prétorienne du principe d’égalité », in Le droit administratif :
permanences et convergences. Mélanges en l’honneur de Jean-François Lachaume, Paris, Dalloz, 2007, p. 979.
41. Voir en ce sens, sur la question de l’égalité entre les hommes et les femmes, S. Hennette-Vauchez, D. Roman, Droits de l’homme et libertés
fondamentales, 1re éd., Paris, Dalloz, 2013, p. 625.
42. Y. Attal-Galy, Droits de l’homme et catégories d’individus, Paris, LGDJ (Thèses), 2004, p. 61.
43. Ibid.
Vulnérabilité et droit public 27

préambule de la Constitution de 1946. Ce texte est fonda- de l’intéressé au bon fonctionnement de l’institution
mental en ce qu’il précise l’étendue du principe d’égalité judiciaire 45. Le handicap fait aussi l’objet d’une prise en
en désignant explicitement les catégories d’individus qui compte particulière en cas d’autorisation administrative
nécessitent, en raison de leur vulnérabilité, un traitement de licencier un salarié protégé 46. De même, dans une pro-
particulier : la personne handicapée, l’étranger, la femme, cédure de référé-suspension, le tribunal administratif a
l’enfant, la personne malade… La formulation de l’alinéa 3 pris en compte la situation de handicap pour caractériser
du texte est relativement évocatrice de ce que la conception à la fois l’urgence et le doute sérieux quant à la légalité
égalitaire de 1789 ne suffit pas. En effet, il dispose que « la de la décision :
loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits
[…] eu égard à la situation de vulnérabilité qui est la sienne
égaux à ceux de l’homme ». Cette nouvelle disposition doit du fait de son handicap, le requérant doit être regardé
permettre au législateur d’accomplir l’égalité économique comme justifiant d’une situation d’urgence […]. L’affec-
et sociale pour faire disparaître dans tous les domaines tation de M. Bore a été opérée sans examen particulier de
les dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. Il sa situation de handicap et est de nature à faire naître un
en va de même pour les étrangers en vertu de l’alinéa 4 : doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée 47.
il s’agit de protéger ceux qui sont persécutés dans leur
On assiste ainsi indubitablement à une approche plus
pays et de leur reconnaître le droit d’asile. Plusieurs droits
empirique et casuistique des droits pour mieux prendre
fondamentaux sont ainsi proclamés, comme le droit au
en compte la / les vulnérabilité(s), l’objectif étant d’assurer
travail. Le principe d’égalité dans l’emploi est intéressant
une plus grande protection de la personne, de l’individu.
en ce qu’il est décliné sous la forme du principe de non-
Outre une redéfinition des concepts fondateurs du
discrimination en raison des origines, des opinions ou des
droit public, la notion de vulnérabilité interroge également
croyances des travailleurs. Sont par ailleurs reconnus la
le rôle des garanties juridictionnelles dès lors que le juge
liberté syndicale et le droit de grève. Les individus sans
administratif est saisi d’affaires dans lesquelles il est amené
emploi ou vivant dans la précarité font également l’objet
à apprécier des situations de vulnérabilité et à en tirer des
d’une attention particulière. La prise en compte de la
conséquences pratiques.
vulnérabilité dans l’énoncé du droit, des droits, conduit
nécessairement à porter sur eux un regard nouveau, à faire
émerger de nouvelles conceptions, l’objectif recherché B. Le rôle des garanties juridictionnelles
étant l’amélioration des conditions de vie de ces personnes
en situation de vulnérabilité. Comme l’écrit Attal-Galy, L’émergence contemporaine de la notion de vulnéra-
« la catégorisation du droit permet aux plus défavorisés de bilité en droit public se solde par une certaine forme
bénéficier d’un traitement plus adapté au particularisme d’adaptation des garanties offertes par le droit public aux
de leur situation » 44. Cette approche des droits catégoriels personnes vulnérables. Certes, cette prise en compte de
est aussi celle des textes internationaux. En témoignent, la vulnérabilité est encore balbutiante et pour tout dire
par exemple, la Convention sur l’élimination de toutes imparfaite. Ainsi la vulnérabilité d’une personne n’est-elle
les formes de discrimination à l’égard des femmes (1981) pas toujours de nature à produire des effets protecteurs
ou la Convention relative aux droits de l’enfant (1989). vis-à-vis des individus concernés 48. Mais il apparaît aussi
L’insuffisante protection des textes à portée générale que la vulnérabilité d’un requérant soit positivement prise
fondés sur une conception universelle de la personne en compte. Cette prise en compte peut résulter soit de
humaine a conduit là aussi à la particularisation des droits l’appréciation des conditions de recevabilité d’une action,
au niveau international. soit encore de la solution proposée par le juge saisi de
Les décisions du juge administratif sont empreintes la demande. La pratique du référé-liberté est topique
d’une telle évolution du droit et des droits. Pour ne prendre du premier cas de figure via notamment les conditions
qu’un exemple, en matière de handicap, le juge procède d’urgence et de gravité de l’atteinte exposées au sein de
à une analyse très particulière de la situation. Dans une l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Le juge
affaire, il a en effet mis en exergue la nécessité de prendre administratif se livre en effet à une appréciation in concreto
en compte la situation spécifique de handicap en exigeant, de chacun de ces deux critères. Cela ne signifie toutefois
pour fixer le taux de la prime individuelle d’un magistrat pas l’abdication de la part du juge administratif de toute
qui a la qualité de travailleur handicapé, que l’administra- forme de réalisme, a fortiori lorsque la mesure portée
tion tienne compte de son handicap non seulement pour devant lui nécessite l’intervention active des pouvoirs
déterminer le volume et la nature des tâches qui lui sont publics. Ainsi, dans son ordonnance Karamoko A., le
assignées mais aussi pour apprécier, au vu des objectifs Conseil d’État considère que la carence de l’État dans la
ainsi définis par rapport à ses capacités, la contribution mise en œuvre du droit à un hébergement d’urgence est de

44. Ibid., p. 65.


45. CE, 11 juillet 2012, Vaulot Pfister, nº 347703.
46. CE, 3 juillet 2013, M. B., nº 349496 ; CAA Versailles, 23 février 2012, André, nº 10VE03075.
47. TA Nantes, ord., 16 octobre 2014, Bore, nº 1408215.
48. CAA Nantes, 2e ch., 14 décembre 2018, nº 17NT03961.
28 Aurore Catherine et Samuel Etoa

nature à faire naître une atteinte grave et manifestement du principe de prohibition des traitements inhumains et
illégale à une liberté fondamentale lorsque cette carence dégradants existe même si « rien ne prouve l’existence
a des conséquences graves pour la personne intéressée. d’une intention d’humilier ou de rabaisser le requérant » 54.
Mais il retient également dans la foulée qu’il Dans l’affaire Jasinskis c. Lettonie, la Cour constate cette
fois une violation de l’article 2 de la Convention après
[…] incombe au juge des référés d’apprécier dans chaque
cas les diligences accomplies par l’administration en tenant le décès d’une personne sourde et muette en cellule de
compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l’âge, dégrisement, le juge soulignant ici que, s’agissant d’une
de l’état de santé et de la situation familiale de la personne personne handicapée, la nécessité de garantir l’adéquation
intéressée 49. des conditions de détention à sa situation particulière
s’avérait d’autant plus grande 55. La Cour européenne des
C’est en appréciant ces éléments que le juge admi-
droits de l’homme est donc particulièrement attentive
nistratif prend en compte la vulnérabilité du requérant.
aux situations particulières et aux sujétions individuelles,
S’agissant des détenus, le juge des référés a eu l’occasion à
comme le souligne par ailleurs Céline Ruet 56.
de multiples reprises de souligner leur vulnérabilité parti-
culière 50. Toutefois cette reconnaissance ne va pas jusqu’à
Au terme de cet article, il ne fait pas de doute que la notion
établir une présomption d’urgence dans le contentieux
de vulnérabilité innerve le droit public, soit qu’elle en soit
du référé-liberté dans les cas de placement à l’isolement 51,
au fondement, soit qu’elle participe à sa transformation
alors pourtant que cette présomption existe dans le conten-
par la prise en compte nécessaire des considérations
tieux du référé-suspension 52. Pour ce qui est de la prise en
contemporaines qui visent à assurer une plus grande pro-
compte de la vulnérabilité du requérant dans la solution
tection des personnes. Reste que ses contours sont sources
juridictionnelle, la jurisprudence de la Cour européenne
d’interrogations tant elle est à la merci des pouvoirs publics
des droits de l’homme s’avère d’une aide précieuse. Sou-
qui la mobilisent et la manient selon les objectifs, divers,
cieuse en effet de procéder à une lecture dynamique de la
à atteindre. Notion polymorphe, qui peut se décliner au
convention et de ne point protéger des droits théoriques
pluriel, la vulnérabilité
et illusoires mais au contraire « concrets et effectifs » 53, la
Cour n’hésite pas le cas échéant à adapter ses standards de […] est devenue une catégorie dominante d’expression
protection. Ainsi, dans l’arrêt Vincent c. France, la Cour des difficultés à être en société […] en même temps
reconnaît une violation de l’article 3 de la Convention qu’une catégorie agissante au nom de laquelle se déploie
aujourd’hui une grande diversité de registres de l’action
européenne des droits de l’homme à l’égard d’un détenu
publique 57.
paraplégique dans l’incapacité de circuler sans aide dans les
locaux de la prison de Fresnes. Le juge de Strasbourg retient Il n’en fallait pas moins pour identifier toute son
ici de manière tout à fait intéressante que cette violation équivocité et le champ d’étude qu’elle offre à la réflexion.

49. CE, ord., 10 février 2012, Karamoko A., nº 356456.


50. Ainsi, CE, ord., 22 décembre 2012, Section française de l’observatoire international des prisons et autres, nº 364584, 364620, 364621, 364647 : « […]
qu’eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration, il appartient à celle-ci, et notamment
aux directeurs des établissements pénitentiaires, en leur qualité de chefs de service, de prendre les mesures propres à protéger leur vie ainsi qu’à
leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant afin de garantir le respect effectif des exigences découlant des principes rappelés notamment
aux articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales […] ». Sur cette ordonnance,
voir O. Le Bot, « Référé-liberté aux Baumettes : remède à l’inertie administrative et consécration d’une nouvelle liberté fondamentale », La semaine
juridique, édition générale, nº 4, 21 janvier 2013, p. 139 sq. Pour une reprise de l’affirmation concernant l’état de vulnérabilité des détenus, voir
CE, ord., 30 juin 2015, nº 392043, 392044.
51. CE, ord., 20 novembre 2019, nº 435785 ; B. David, « Isolement : de l’urgence présumée en référé-suspension mais non en référé-liberté », Actualité
juridique. Pénal, nº 1, 2020, p. 40 sq.
52. CE, ord., 7 juin 2019, nº 426772 : « Eu égard à son objet et à ses effets sur les conditions de détention, la décision plaçant d’office à l’isolement
une personne détenue ainsi que les décisions prolongeant éventuellement un tel placement, prises sur le fondement de l’article 726-1 du Code
de procédure pénale, portent en principe, sauf à ce que l’administration pénitentiaire fasse valoir des circonstances particulières, une atteinte
grave et immédiate à la situation de la personne détenue, de nature à créer une situation d’urgence justifiant que le juge administratif des référés,
saisi sur le fondement de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative, puisse ordonner la suspension de leur exécution s’il estime remplie
l’autre condition posée par cet article ».
53. Cour EDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, nº 6289/73, § 24.
54. Cour EDH, 24 octobre 2006, Vincent c. France, nº 6253/03.
55. Cour EDH, 21 décembre 2010, Jasinskis c. Lettonie, nº 45744/08.
56. C. Ruet, « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2015,
p. 317 sq.
57. M.-H. Soulet, « Les raisons d’un succès. La vulnérabilité comme analyseur des problèmes sociaux contemporains », in Vulnérabilités sanitaires et
sociales. De l’histoire à la sociologie, A. Brodiez-Dolino, I. von Bueltzingsloewen, B. Eyraud, C. Laval, B. Ravon (dir.), Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2014, p. 59.
La vulnérabilité

I. Rapports généraux

II. Rapports thématiques


Les vulnérabilités nommées et innommées
en matière pénale
Agnès CERF-HOLLENDER
Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

I. La vulnérabilité nommée de la victime


A. La vulnérabilité physique ou psychique
B. La vulnérabilité économique et sociale

II. La vulnérabilité innomée du délinquant


A. La vulnérabilité du mineur délinquant
B. La vulnérabilité du majeur protégé délinquant

Les termes « vulnérabilité » ou « vulnérable » ne figuraient la doctrine, la vulnérabilité suscite ces dernières années
pas dans le Code pénal de 1810, alors même que certaines un intérêt croissant, dans toutes les branches du droit 5.
victimes y bénéficiaient déjà d’un régime plus protecteur, La vulnérabilité trouve son origine dans le verbe latin
leur qualité étant constitutive d’une infraction autonome, vulnerare, qui signifie « blesser, porter atteinte à ». La loi
ou considérée comme une circonstance aggravante de pénale, si elle utilise fréquemment le mot depuis la réforme
l’infraction subie 1. Le Code pénal issu des quatre lois du de 1992, n’en donne pas une définition générale, préférant,
22 juillet 1992, entré en vigueur le 1er mars 1994, a procédé dans la grande majorité des articles concernés, dresser une
à un bouleversement des valeurs, clairement exposé par liste des critères de vulnérabilité. Toutefois, quelques textes
Robert Badinter : « Pour exprimer les valeurs de notre du Code pénal permettent d’en cerner le sens. Tout d’abord,
temps, le nouveau Code pénal doit être un code humaniste, l’article 223-15-2, spécifique aux personnes vulnérables,
un code inspiré par les droits de l’homme » 2. Au-delà des incrimine, à leur encontre, l’abus de « l’état d’ignorance ou
classiques fonctions répressive et préventive du droit pénal, de faiblesse ». Ensuite, l’article 223-3, relatif au délaissement,
c’est sa fonction expressive de valeurs sociales qui est ainsi l’article 226-14, relatif à la levée du secret professionnel, et
mise en lumière. C’est à cette fin que la vulnérabilité a fait l’article 434-3, relatif à la non-dénonciation de privations
son entrée officielle dans le Code pénal, le droit se devant et mauvais traitements, usent de la périphrase éclairante
de protéger les plus faibles. Par la suite, le terme a connu un de « personne qui n’est pas en mesure de se protéger ». La
succès grandissant, les textes l’utilisant se sont multipliés 3, vulnérabilité est donc synonyme d’ignorance, de faiblesse,
la Cour de cassation y a consacré un rapport 4. Du côté de et renvoie en matière pénale, en premier lieu, aux personnes

1. En particulier les enfants, par l’incrimination autonome d’infanticide et la circonstance aggravante de mineur de 15 ans.
2. R. Badinter, préface au Projet de nouveau Code pénal, Paris, Dalloz, 1988, p. 31.
3. Pour un recensement des textes usant des mots « vulnérable » ou « vulnérabilité », dans et hors Code pénal, voir F.-X. Roux-Demare, « La notion
de vulnérabilité, approche juridique d’un concept polymorphe », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 619-630.
4. Cour de cassation, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, rapport annuel de la Cour de cassation 2009, Paris,
La documentation française, 2009, en ligne : https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2009_3408. Voir
J.-L. Gillet, « Réflexions sur le rapport de la Cour de cassation relatif aux personnes vulnérables », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 649-653.
5. Voir notamment, outre le colloque ayant donné lieu à cet article (« Penser / exposer la vulnérabilité », qui s’est tenu du 29 novembre au
1er décembre 2018 à l’université de Caen Normandie) : Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité. Études de droit français et de droit comparé,
F. Rouvière (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2010 ; dossier spécial Les cahiers de la justice, nº 4, 2019.

CRDF, nº 18, 2020, p. 31 - 38


32 Agnès Cerf-Hollender

qu’il est nécessaire de spécialement protéger, à savoir les mêmes critères, à savoir : l’âge, la maladie, l’infirmité, la
victimes potentielles. C’est ainsi pour ces dernières que la déficience physique ou psychique et la grossesse 13. Les états
vulnérabilité est nommée (I) par la loi pénale, produisant figurant dans cette liste sont une condition préalable des
alors un effet répressif, incriminant ou aggravant, car délits de délaissement et d’abus de l’état d’ignorance et de
constituant une condition préalable, un élément constitutif, faiblesse, un des éléments constitutifs de la traite des êtres
ou une circonstance aggravante de l’infraction. Mais la humains, et une circonstance aggravante commune à un
vulnérabilité ne se limite pas aux victimes. Elle peut aussi grand nombre d’infractions contre les personnes : meurtre,
naître du procès pénal engagé. Ainsi, le mis en cause, quelle actes de torture ou de barbarie, violences volontaires de
que soit la gravité des faits qui lui sont reprochés, peut être toutes gravités, viol, agressions et atteintes sexuelles,
vulnérable face à la machine policière et judiciaire. La loi harcèlements sexuel et moral, réduction en esclavage et
ne veut, ni ne peut, qualifier un assassin, un terroriste, un exploitation d’une personne réduite en esclavage, proxé-
pédophile, de vulnérable. Pourtant, cette vulnérabilité-là nétisme, exploitation de la vente à la sauvette ou de la
existe aussi, et elle est, de façon certes limitée, nommée mendicité, bizutage, atteinte à l’intimité, outrage sexiste.
par la Cour européenne des droits de l’homme, à l’égard Cette même circonstance aggravante se retrouve pour les
des personnes privées de liberté 6. Quoiqu’innomée par la principales atteintes aux biens que sont le vol, l’extorsion,
loi, cette dernière en tient malgré tout compte, avec une l’escroquerie, l’abus de confiance et la dégradation de
certaine réticence cependant, en prévoyant, pour certains biens. Une dernière cause de vulnérabilité, propre au
délinquants, des garanties tenant compte de leur situation délit d’abus de l’état d’ignorance ou de faiblesse, a été
de vulnérabilité (II). ajoutée par la loi nº 2001-504 du 12 juin 2001 relative à
la lutte contre les mouvements sectaires : la « sujétion
psychologique ou physique résultant de l’exercice de
I. La vulnérabilité nommée de la victime pressions graves ou réitérées ou de techniques propres
à altérer son jugement ».
Toutes les victimes d’infraction ne sont pas, ipso facto, Ces critères sont alternatifs. Ainsi, l’âge suffit pour
vulnérables. La vulnérabilité ne se confond pas avec le rendre vulnérable, sans qu’il soit besoin d’établir aussi une
fait d’avoir subi un préjudice. Dans le Code pénal, elle est altération des facultés mentales de la victime 14. Ils sont
généralement nommée au travers d’une liste de critères, de formulés de telle façon qu’ils offrent au juge une marge
sorte qu’elle a pu être qualifiée de « mot-valise » 7, ou encore d’appréciation. Ainsi, quant à l’âge, aucun seuil particulier
de « concept polymorphe » 8. Diverses classifications ont été n’est fixé, il peut donc s’agir du grand âge 15 comme du jeune
proposées : vulnérabilité personnelle ou réelle 9, intrinsèque âge, sous réserve des textes spécifiques aux mineurs qui
ou conjoncturelle 10, d’ordre physique ou d’ordre social ou seront développés ci-après. Aucune maladie, infirmité ou
culturel 11. Seuls les termes changent, pour distinguer ce déficience particulière n’est visée, et donc, toutes peuvent
qui relève de facteurs d’ordre physique ou psychique (A) être prises en compte. L’état de sujétion est appliqué hors de
et de la situation économique ou sociale de la victime (B). tout contexte sectaire, à l’encontre de mages, marabouts et
extralucides en tout genre 16, ou s’il résulte d’une dépendance
A. La vulnérabilité physique ou psychique psychologique, qu’elle soit fondée sur des sentiments amou-
reux ou affectifs 17, ou sur la qualité de l’auteur 18. Toutefois,
Quelques textes du Code pénal, peu nombreux, visent pour que la vulnérabilité soit prise en compte, elle doit être
la « vulnérabilité » sans plus de précision 12, mais, le plus établie in concreto par le juge, et être en lien avec l’infraction,
fréquemment, cette dernière est nommée par le biais des l’avoir permise ou facilitée : le seul constat du critère de

6. Cour EDH, GC, 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie, nº 36391/02 ; La semaine juridique, édition générale, nº 3, 14 janvier 2009, doctr. 104, nº 7,
obs. F. Sudre. Cet aspect ne sera pas développé ici, faisant l’objet d’une intervention distincte : voir, dans ce volume, M. Rota, « La vulnérabilité
dans la jurisprudence de la Cour européenne et la Cour interaméricaine des droits de l’homme ».
7. J.-P. Pierron, « La vulnérabilité, un concept pour le droit et la pratique judiciaire », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 570.
8. F.-X. Roux-Demare, « La notion de vulnérabilité, approche juridique d’un concept polymorphe ».
9. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 59-65.
10. F.-X. Roux-Demare, « La notion de vulnérabilité… », p. 623-626.
11. R. Badinter, préface au Projet de nouveau Code pénal, p. 41.
12. Voir notamment les articles 222-30-1, 225-13, 225-14, 225-14-2 du Code pénal.
13. On trouve parfois quelques variantes : l’article 223-3 du Code pénal, incriminant le délaissement, ne vise que « l’âge et l’état physique ou psychique » ;
l’article 225-12-1 du même Code, incriminant le recours à la prostitution, vise « la vulnérabilité due à une maladie, à une infirmité, à un handicap
ou à un état de grossesse ».
14. Cass. crim., 11 juillet 2017, nº 17-80.421, à propos de l’abus de l’état d’ignorance ou de faiblesse.
15. P. Thomas, C. Hezif-Thomas, C. Pradère, P. Darrieux, « Dépendance affective de la personne âgée et abus de faiblesse », Revue de gériatrie, vol. 19,
nº 6, juin 1994, p. 401.
16. Cass. crim., 18 mars 2014, nº 13-82.466, relatif à un étudiant de 18 ans, boursier, loin de sa famille, isolé et en « mal d’amour », abusé par une
voyante contactée par téléphone.
17. Cass. crim., 29 avril 2014, nº 12-87.650 ; Cass. crim., 17 octobre 2018, nº 17-87.048 ; Cass. crim., 19 avril 2017, nº 16-80.718, Revue de science criminelle,
2017, p. 283, obs. Y. Mayaud.
18. Cass. crim., 16 janvier 2019, nº 17-86.162, relatif à l’abus de l’état d’ignorance ou de faiblesse commis par le conseiller financier d’une banque.
Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale 33

vulnérabilité ne suffit pas 19, et cela même si la victime est d’une vulnérabilité innommée à une vulnérabilité nommée
un majeur protégé au sens du Code civil 20. du mineur, y compris pour la vulnérabilité économique
Le cas de l’enfant et de l’adolescent est à distinguer. et sociale.
Toutes les infractions contre les personnes prenant en
compte la qualité de personne vulnérable de la victime,
listées ci-dessus, prévoient aussi, mais distinctement, B. La vulnérabilité économique et sociale
celle de mineur. La minorité produit ainsi le même effet
incriminant ou aggravant que la vulnérabilité, sans avoir Contrairement à ce que l’on pourrait a priori penser,
été pour autant nommée comme telle par le Code pénal la vulnérabilité de type économique et social n’est pas
de 1992. Un commentateur avait souligné que les mineurs une vulnérabilité de « deuxième génération », car elle fut
« auraient très bien pu être englobés dans la catégorie de consacrée elle aussi dès le Code pénal de 1992, dans le
ces personnes particulièrement vulnérables mais on a contexte particulier du travail et du logement, par le biais
préféré les distinguer, sans doute dans un but pédagogique de la formule « la vulnérabilité ou l’état de dépendance ».
ou expressif » 21. Cette dissociation est en effet expressive L’expression fut ensuite reprise par la loi du 5 août 2013 23.
de l’importance de la protection de l’enfance pour le légis- La loi tend, par ce biais, à protéger contre l’exploitation par
lateur, qui se manifeste aussi par l’existence, dans le Code le travail et les marchands de sommeil. La « vulnérabilité
pénal, d’un chapitre intitulé « Des atteintes aux mineurs ou l’état de dépendance » sont aujourd’hui une condi-
et à la famille » 22, alors qu’aucun chapitre équivalent ne tion préalable de trois délits : l’obtention de services non
concerne les majeurs vulnérables. rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement
La minorité est ainsi un cas particulier de vulnérabi- sans rapport avec l’importance du travail accompli, la
lité, présumée de façon irréfragable et reposant sur le seul soumission à des conditions de travail ou d’hébergement
constat de l’âge, là où, pour le majeur, elle doit être établie incompatibles avec la dignité humaine 24, et la réduction
in concreto. La vulnérabilité prise en compte ici a trois en servitude 25. La loi visant « la vulnérabilité ou l’état de
aspects. Tout d’abord, elle est d’ordre physique, l’enfant, être dépendance » de la victime, la question pouvait se poser
faible, n’étant pas apte à se défendre contre une agression. de son interprétation : la dépendance est-elle une alter-
Ensuite, elle est d’ordre psychologique, l’enfant ne compre- native de la vulnérabilité, dont elle serait en conséquence
nant pas toujours les faits dont il est victime, allant parfois distincte ? Ou bien en est-elle une simple variante ? Ou
jusqu’à, en apparence du moins, y consentir. Cela explique bien encore un critère, comme le sont l’âge ou la mala-
qu’en matière d’agression sexuelle, l’article 222-22-1, alinéa 3 die ? La jurisprudence n’est pas entrée dans de telles
du Code pénal dispose que, si la victime a moins de 15 ans, considérations sémantiques, sans doute parce qu’elles
la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées « par ne présentent aucun intérêt répressif. Pour les juges, les
l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du deux termes sont assimilés. Ainsi, un travailleur peut être
discernement nécessaire pour ces actes ». Enfin, il s’agit aussi qualifié de vulnérable à l’égard de celui qui l’emploie, alors
d’une vulnérabilité d’ordre économique et social, l’enfant que le lien les unissant est un lien de dépendance 26. Ces
ne pouvant subvenir seul à ses besoins. C’est pourquoi le textes permettent notamment de sanctionner l’esclavage
mineur est présumé vulnérable pour l’application des délits domestique, illustré en particulier à l’égard de jeunes filles
d’exploitation par le travail, de travail forcé et de réduction étrangères confiées, parfois par leurs propres parents, à des
en servitude, par l’article 225-15-1 du même code. Ces deux tiers pour accomplir des tâches ménagères en échange du
textes sont aujourd’hui les seuls nommant expressément la gîte et du couvert 27. La vulnérabilité sociale ou économique
vulnérabilité du mineur. Relativement récents, le premier peut aussi résulter de l’absence de qualification des salariés
issu de la loi nº 2018-703 du 3 août 2018, le second de celle et de la situation particulièrement difficile de l’emploi
nº 2013-711 du 5 août 2013, ils sont annonciateurs du passage dans le secteur concerné 28, de l’éloignement de leur pays

19. Cass. crim., 8 juin 2010, nº 10-82.039, Bulletin criminel, nº 102 ; Revue de science criminelle, 2010, p. 619, obs. Y. Mayaud ; Cass. crim., 16 juin 2015,
nº 14-87.756.
20. Cass. crim., 1er avril 2014, nº 13-83.163, relatif à un curatélaire.
21. P. Couvrat, « Les infractions contre les personnes dans le nouveau Code pénal », Revue de science criminelle, 1993, p. 469 (nous soulignons).
22. Dans lequel on trouve, notamment, les délits relevant de la pédophilie : corruption de mineur (Code pénal, art. 227-22), propositions sexuelles (Code
pénal, art. 227-22-1), délits liés aux images pédophiles (Code pénal, art. 227-23 et 227-24) et atteinte sexuelle (Code pénal, art. 227-25 et 227-27).
23. Loi nº 2013-71 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne
et des engagements internationaux de la France, qui a notamment incriminé l’esclavage, la réduction en servitude et le travail forcé.
24. Respectivement art. 225-13 et 225-14 du Code pénal. Ces délits sont généralement en concours avec des contraventions du Code du travail (non-respect
du SMIC, de la durée du travail et des congés), mais s’en distinguent de par la prise en compte de la vulnérabilité ou la dépendance du travailleur.
25. Code pénal, art. 225-14-2.
26. Voir, par exemple, Cass. crim., 28 mars 2017, nº 16-80.914 ; Cass. crim., 4 mars 2003, nº 02-82.194, Bulletin criminel, nº 58 ; Droit pénal, 2003,
nº 83, obs. M. Véron ; Revue de science criminelle, 2003, p. 561, obs. Y. Mayaud.
27. Cass. crim., 11 mars 2011, nº 09-88.575 ; Cass. crim., 11 décembre 2001, nº 00-87.280, Bulletin criminel, nº 256 ; Droit pénal, 2002, nº 65, obs. M. Véron ;
Revue de science criminelle, 2002, p. 324, obs. Y. Mayaud ; Cass. crim., 10 décembre 2014, nº 13-86.206 ; Cass. crim., 31 mars 2016, nº 15-82.036 ;
Cass. crim., 29 mars 2017, nº 16-83.186.
28. Cass. crim., 4 mars 2003, nº 02-82.194, Bulletin criminel, nº 58 ; Droit pénal, 2003, nº 83, obs. M. Véron ; Revue de science criminelle, 2003, p. 561,
obs. Y. Mayaud.
34 Agnès Cerf-Hollender

d’origine et de leur famille, de leur absence de maîtrise harcèlement sexuel et de l’outrage sexiste la « particulière
de la langue française et de leur défaut d’autorisation vulnérabilité ou dépendance résultant de la précarité de la
de travail en France 29. Ont aussi été considérés comme situation économique ou sociale » de la victime 35. Il ressort
vulnérables ou dépendants des stagiaires, dès lors que le clairement des débats parlementaires que la loi cherche,
stage est indispensable pour l’obtention de leur diplôme 30, par cette expression, à protéger les plus pauvres 36. Mais le
des majeurs protégés 31, des personnes analphabètes et terme « précarité » est difficile à cerner de façon précise,
déficientes 32. et il a été diversement accueilli par la doctrine 37. La seule
La vulnérabilité ou l’état de dépendance nommés par chose qui soit sûre est qu’il permet, de par les infractions
ces textes doivent en principe être établis in concreto. Mais visées, d’étendre la prise en compte de la vulnérabilité
ici la loi pose une présomption spécifique, qui n’existe pas économique et sociale au-delà de son contexte initial.
pour la vulnérabilité physique ou psychique, y compris Enfin, la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, relative à
pour les personnes placées sous un régime civil de pro- la lutte contre le système prostitutionnel, ajoute à la liste
tection, tutélaire ou curatélaire. L’article 225-15-1 du Code des circonstances aggravantes de toutes les violences
pénal dispose que pour l’application des délits précités volontaires et des agressions sexuelles le fait que l’infrac-
« sont considérés comme des personnes vulnérables ou tion ait été commise sur « une personne qui se livre à la
en situation de dépendance », non seulement les mineurs, prostitution », y compris de manière occasionnelle, dans
mais aussi « les personnes qui ont été victimes des faits l’exercice de cette activité. Le terme « vulnérabilité » n’est
décrits par ces articles à leur arrivée sur le territoire fran- pas utilisé, mais la qualité de la victime produit le même
çais ». Cette formule vise, sans le dire expressément, les effet aggravant. On peut donc y voir une nouvelle facette,
étrangers entrés irrégulièrement sur le territoire, proies ou un nouveau critère de vulnérabilité.
faciles de l’exploitation par le travail. Or, ils sont, de ce Ce refus de nommer clairement la vulnérabilité des
seul fait, des délinquants 33. Ceci explique que la loi ait prostitués peut être rapproché de ce qui a été dit à propos
préféré une périphrase. Pour autant, tous les travailleurs en des travailleurs étrangers sans titre. Ces deux catégories
situation irrégulière ne bénéficient pas de la présomption. de victimes sont vulnérables, certes, mais le législateur
Encore faut-il qu’ils aient été soumis à des conditions rechigne à le dire clairement, peut-être en raison de l’illéga-
de travail indignes, ou sous-payés, ou, au pire réduits lité ou l’immoralité de leur situation. Il en est a fortiori de
en servitude, dès leur arrivée, ce qui limite en pratique même en présence d’un délinquant vulnérable. Ce constat
le champ de la présomption aux victimes de traite des permet de faire une transition avec la seconde partie.
êtres humains. Il est dommage que la loi du 5 août 2013,
lorsqu’elle a instauré cette présomption, n’ait pas pensé
à l’étendre à d’autres infractions, tout aussi susceptibles II. La vulnérabilité innomée du délinquant
d’être commises à l’égard des mêmes personnes, dans
les mêmes conditions, mais issues de lois antérieures : Tout mis en cause dans une procédure pénale, quelle
l’exploitation de la mendicité et l’exploitation de la vente que soit la gravité des actes commis, bénéficie des droits
à la sauvette 34. de la défense, garantis, notamment, par l’article 16 de la
Par la suite, le législateur a eu recours à un nouveau Déclaration des droits de l’homme de 1789, l’article 6
terme pour nommer la vulnérabilité économique ou de la Convention européenne des droits de l’homme,
sociale : celui de précarité. Apparu pour la première fois et plusieurs directives de l’Union européenne 38. Mais,
dans la loi nº 2012-954 du 6 août 2012, relative au harcè- pour que ces derniers soient efficients, encore faut-il que
lement sexuel, il fut repris ensuite dans la loi nº 2016-832 leur titulaire les comprenne pleinement. Celui dont le
du 24 juin 2016, visant à lutter contre les discriminations discernement est amoindri, a fortiori celui qui n’est pas
à raison de la précarité sociale, puis par la loi nº 2018-703 discernant, se trouve donc en situation de vulnérabilité
du 3 août 2018, renforçant la lutte contre les violences durant la procédure, ne pouvant, en raison de son état,
sexuelles et sexistes. Constitue ainsi aujourd’hui une cir- faire valoir ses droits et présenter utilement ses moyens de
constance aggravante du viol, des agressions sexuelles, du défense. En outre, la responsabilité pénale étant subjective,

29. Cass. crim., 28 mars 2017, nº 16-80.914.


30. Cass. crim., 3 décembre 2002, nº 02-81.453, Bulletin criminel, nº 215 ; Revue de science criminelle, 2003, p. 352, obs. A. Cerf-Hollender.
31. Cass. crim., 15 juin 2010, nº 09-83.185.
32. Cass. crim., 25 avril 2017, nº 16-83.053.
33. Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. L. 621-2.
34. Code pénal, art. 225-12-6 et 225-12-9, issus respectivement des lois nº 2003-239 du 18 mars 2003 et nº 2011-267 du 14 mars 2011.
35. Code pénal, art. 222-24, 222-29, 222-33 et 621-1. Curieusement, pour l’agression sexuelle, le mot dépendance n’est pas utilisé, la loi visant seulement
la vulnérabilité résultant de la précarité de la situation économique ou sociale.
36. Voir le rapport du Sénat nº 507 de P. Kaltenbach, et le rapport de l’Assemblée nationale nº 3799 de M. Ménard.
37. G. Loiseau, « Regard sur la précarité sociale », Recueil Dalloz, 2016, p. 1753 sq. ; G. Calvès, D. Roman, « La discrimination à raison de la précarité
sociale : progrès ou confusion ? », Revue de droit du travail, 2016, p. 526 sq.
38. Voir notamment la directive 2012/13 du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales ; la directive 2012/29 du
25 octobre 2012 relative au droit des victimes ; la directive 2013/48 du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat ; la directive 2016/343
du 9 mars 2016 relative à la présomption d’innocence et au droit d’assister à son procès.
Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale 35

elle suppose non seulement la culpabilité matérielle, mais applicable aux adultes », et qu’un « enfant accusé d’une
aussi la culpabilité morale de l’auteur, à savoir le discer- infraction se doit d’être traité d’une manière qui tienne
nement. C’est pour tenir compte de tout cela que la loi pleinement compte de son âge, de sa maturité et de ses
pénale instaure un régime protecteur au profit de certains capacités sur le plan émotionnel et intellectuel » 45. Plus
délinquants, les mineurs (A) et les majeurs protégés (B). récemment, la directive du 11 mai 2016 impose aux État
membres « la mise en place de garanties procédurales en
faveur des enfants qui sont des suspects ou des personnes
A. La vulnérabilité du mineur délinquant poursuivies dans le cadre de procédures pénales » 46, par le
biais de « droits » devant leur être accordés. Cela étant, en
La vulnérabilité présumée de l’enfant ne peut être limitée droit interne, et bien avant que ces dispositions interna-
aux situations dans lesquelles il est victime d’infraction. Si tionales et européennes ne soient adoptées, le législateur
tel était le cas, la loi manquerait de cohérence. En revanche, avait déjà mis en place un arsenal procédural protecteur,
sa vulnérabilité en tant que victime étant innomée 39, il qui a trouvé son point d’orgue avec l’ordonnance du
est cohérent qu’elle ne le soit pas non plus s’il est passé à 2 février 1945, relative à l’enfance délinquante, dont les
l’acte. Elle est toutefois incontestable. La doctrine sensible lignes directrices ont été érigées en principe fondamental
au sujet le rappelle régulièrement 40, même si, comme cela reconnu par les lois de la République 47, inscrites désormais
a pu être souligné, l’opinion publique, voire les juges ou le dans l’article préliminaire du futur Code de justice pénale
législateur, sont parfois dans un déni de cette dernière 41. La des mineurs 48.
vulnérabilité du mineur est doublement prise en compte. Ainsi, un consensus se dégage pour reconnaître que
Tout d’abord, la loi conditionne sa responsabilité pénale le mineur ne peut, du simple fait de son âge, être soumis
au discernement, sans en fixer un seuil précis pour le au même régime que les majeurs, la procédure devant
moment 42, et si tel est le cas, d’une part, la réponse édu- être adaptée à sa situation. Il ne sera pas fait ici un exposé
cative doit l’emporter sur la réponse répressive, d’autre détaillé de toutes les dispositions propres à sa vulnérabilité
part, si une peine est justifiée aux regards des circonstances procédurale, mais seulement des mesures permettant de
et de la personnalité, cette dernière doit en principe être compenser l’essentiel, à savoir le discernement amoindri
atténuée de moitié 43. Ensuite, la loi tient aussi compte de du mineur. Elles se traduisent, d’une part, par ce que la
la vulnérabilité procédurale, afin de garantir l’équité du directive de 2016 précitée appelle « le droit d’être accompa-
procès et les droits de la défense. Seule cette dernière sera gné par le titulaire de la responsabilité parentale pendant
développée ci après. les procédures », d’autre part, par l’assistance d’un avocat,
Au niveau international, la nécessité de prévoir des cela à tous les stades de la procédure, dès l’enquête de
règles de procédure pénale distinctes de celles des majeurs police, avant même que l’action publique ne soit engagée.
est proclamée par l’article 14, § 4 du Pacte international Cette garantie est fondamentale, et elle a été soulignée par
relatif aux droits civils et politiques de 1966 44, les règles de le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 8 février
Beijing adoptées par l’Organisation des Nations unies le 2019 relative à l’audition libre du mineur suspect : il s’agit
29 novembre 1985, et l’article 40 de la Convention interna- d’éviter que ce dernier « opère des choix contraires à ses
tionale des droits de l’enfant. Si l’article 6 de la Convention intérêts » 49.
européenne des droits de l’homme ne contient pas de La participation des parents 50 à la procédure se
dispositions analogues à celles de l’article 14 du pacte concrétise par l’obligation de les informer des poursuites
onusien, la jurisprudence européenne considère que la dont l’enfant fait l’objet, de l’évolution de la procédure,
justice des mineurs doit « nécessairement présenter des de les convoquer à toute audience 51. Leur rôle peut aussi
particularités par rapport au système de la justice pénale être actif. Ainsi, certaines alternatives à l’action publique

39. Voir supra, I.A, sous réserve des articles 222-22-1, alinéa 3, et 225-15-1 du Code pénal.
40. E. Gallardo, « L’intérêt supérieur de l’enfant dans la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice », Revue de
science criminelle, 2019, p. 755-764.
41. D. Salas, « Le déni de la vulnérabilité », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 557-561.
42. Code pénal, art. 122-8. L’ordonnance nº 2019-950 du 11 septembre 2019 portant partie législative du Code de justice pénale des mineurs pose une
présomption simple d’absence de discernement avant 13 ans (art. L. 11-1).
43. Ordonnance nº 45-174 du 2 février 1945, art. 2, et ordonnance du 11 septembre 2019, art. L. 11-3 et L. 11-5.
44. « La procédure applicable aux jeunes gens qui ne sont pas encore majeurs au regard de la loi pénale tiendra compte de leur âge et de l’intérêt
que présente leur rééducation. »
45. Cour EDH, 2 mars 2010, Adamkiewicz c. Pologne, nº 54729/00, § 106 et 70.
46. Directive 2016/800/UE du 11 mai 2016, Journal officiel de l’Union européenne, L 132, 21 mai 2016, p. 1 ; T. Cassuto, « Dernières directives relatives
aux droits procéduraux », Actualité juridique. Pénal, 2016, p. 314 sq.
47. CC, déc. nº 2002-461 DC du 29 août 2002, Journal officiel de la République française, 10 septembre 2002, p. 14953 ; Revue de science criminelle,
2003, p. 606, obs. V. Bück.
48. Issu de l’ordonnance nº 2019-950 du 11 septembre 2019, qui entrera en vigueur le 1er octobre 2020.
49. CC, déc. nº 2018-762 QPC du 8 février 2019, Journal officiel de la République française, 9 février 2019, texte nº 68 ; Actualité juridique. Pénal, 2019,
p. 278, obs. A. Taleb-Karlsson ; Droit de la famille, nº 4, 2019, comm. 90, P. Bonfils.
50. Le futur Code de justice pénale des mineurs (art. L. 311-2), transposant la directive du 11 mai 2016, prévoit la possibilité de substituer aux parents
un « adulte approprié », choisi par l’enfant, avec l’aval des autorités judiciaires.
51. Ordonnance du 2 février 1945, art. 10, repris par l’art. L. 311-1 du Code de justice pénale des mineurs.
36 Agnès Cerf-Hollender

ne peuvent être mises en œuvre qu’avec leur accord 52. ses représentants légaux n’ont pas sollicité l’assistance
Durant l’enquête de police, ils doivent être informés d’un avocat (ils en ont donc le droit), il en sera commis
du placement en garde à vue, ainsi que de leur droit, si un d’office,
l’enfant ne l’a pas fait, de choisir un avocat et de deman-
der un examen médical 53. Ces dispositions ont été en […] sauf si le magistrat compétent estime que l’assistance
d’un avocat n’apparaît pas proportionnée au regard des
partie étendues à l’audition libre et aux confrontations
circonstances de l’espèce, de la gravité de l’infraction, de
et opérations d’identification auxquelles le mineur par-
la complexité de l’affaire et des mesures susceptibles d’être
ticipe par la loi 23 mars 2019 54. Transposant la directive adoptées en rapport de celle-ci, étant entendu que l’intérêt
de 2016 55, cette même loi consacre un double droit du supérieur de l’enfant demeure toujours une considération
mineur : le droit à l’information de ses représentants primordiale 59.
légaux, qui doivent recevoir les mêmes informations
que celles qui doivent lui être communiquées au cours L’assistance de l’avocat n’est donc pas finalement,
de la procédure, et le droit d’être accompagné par eux obligatoire… Il est pourtant le mieux à même, plus encore
pour chaque audience et lors de ses interrogatoires ou que les parents, de protéger l’enfant lors de l’audition.
auditions 56. Toutefois, un bémol est posé, car le droit à Ainsi, si la prise en compte de la vulnérabilité procédu-
l’accompagnement lors des auditions ou interrogatoires rale du mineur délinquant est incontestable, quoiqu’inno-
est conditionné : il ne joue que si l’autorité qui procède mée, on note toutefois une certaine réticence des textes
à l’acte estime qu’il est dans l’intérêt de l’enfant, et si la les plus récents. Il en est de même à l’égard du majeur
présence de ses représentants légaux n’est pas de nature protégé, pour lequel la protection, même si elle s’inspire
à préjudicier à la procédure. Si on peut comprendre la de celle accordée au mineur, est plus limitée.
seconde, s’agissant de concilier l’objectif à valeur consti-
tutionnelle de recherche des auteurs d’infractions avec les
droits de la défense, la première est plus problématique. B. La vulnérabilité du majeur protégé délinquant
Il y aurait des cas dans lesquels l’accompagnement ne
serait pas conforme à l’intérêt de l’enfant ? En outre, Curieusement, le majeur soumis à une mesure de
l’appréciation de ces conditions relève de l’autorité qui protection civile, parce qu’il est dans l’impossibilité de
« procède à l’acte », et non de celle qui en contrôle l’exé- pourvoir seul à ses intérêts en raison d’une altération de
cution… soit un officier de police judiciaire en garde à ses facultés mentales ou corporelles de nature à empê-
vue ou en audition libre. Or la mise en œuvre d’un tel cher l’expression de sa volonté 60, n’est pas pour autant
droit ne devrait-elle pas relever d’un juge, ou du moins du qualifié de vulnérable par le Code civil. Il ne l’est pas non
procureur ? Tout ceci permet-il de compenser pleinement plus par le Code pénal. En tant que victime, il relève de
la vulnérabilité du mineur ? la catégorie des personnes vulnérables en raison d’un
Quant à l’assistance de l’avocat, elle était, dès l’ordon- critère physique, voire économique ou social. En tant
nance de 1945, une obligation à compter des poursuites, qu’auteur d’infraction, il peut, si son discernement est
mais il a fallu attendre la loi du 18 novembre 2016 57 pour aboli ou altéré au jour de l’infraction, relever de la cause
qu’elle soit étendue à la garde à vue. Le législateur rechigne d’irresponsabilité ou d’atténuation de responsabilité de
à aller au-delà, notamment en ce qui concerne l’audition l’article 122-1 du Code pénal. Mais il a longtemps été
libre du suspect, malgré la décision du Conseil constitu- le grand oublié de la procédure pénale, étant soumis
tionnel du 8 février 2019 précitée. La loi du 23 mars 2019, aux mêmes règles que les autres suspects, sans aucune
et, dans sa continuité, le futur Code de justice pénale spécificité 61. Une telle lacune fut censurée, comme violant
des mineurs 58 instaurent des dispositions alambiquées. l’article 6 de la Convention européenne des droits de
Il n’est pas dit clairement que le mineur est assisté d’un l’homme, dans l’affaire Vaudelle c. France, la Cour euro-
avocat. Le texte prévoit seulement que, si le mineur ou péenne soulignant l’incohérence à protéger civilement

52. Ordonnance du 2 février 1945, art. 7-1 et 7-2, repris par les art. L. 422-2 et L. 422-4 du Code de justice pénale des mineurs.
53. Ordonnance du 2 février 1945, art. 4, repris par l’art. L. 413-9 du Code de justice pénale des mineurs. Il en est de même pour la retenue du mineur
de 10 à 13 ans.
54. Ordonnance du 2 février 1945, art. 3-1, issu de la loi nº 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, Journal
officiel de la République française, 24 mars 2019, texte nº 2. Disposition reprise par les art. L. 412-1 et L. 412-2 du Code de justice pénale des mineurs.
55. Spécialement les articles 5, « droit de l’enfant à ce que le titulaire de la responsabilité parentale soit informé », et 15, « droit de l’enfant à être
accompagné par le titulaire de la responsabilité parentale ».
56. Ordonnance du 2 février 1945, art. 6-2, repris par les art. L. 12-5 et L. 311-1 du Code de justice pénale des mineurs.
57. Loi nº 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, Journal officiel de la République française, 19 novembre 2019,
texte nº 1.
58. Ordonnance du 2 février 1945, art. 3-1, et art. L. 412-2 du Code de justice pénale des mineurs.
59. P. Bonfils, « Loi de programmation et de réforme de la justice. Droit pénal des mineurs et de la famille », Droit de la famille, nº 4, 2019, dossier 17 ;
voir E. Gallardo, « L’intérêt supérieur de l’enfant… ».
60. Code civil, art. 425.
61. Tout au plus pouvait-il bénéficier du dernier alinéa de l’article 417 du Code de procédure pénale, qui impose l’assistance d’un avocat devant le
tribunal correctionnel « quand le prévenu est atteint d’une infirmité de nature à compromettre sa défense ».
Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale 37

un majeur sans prévoir aussi son assistance contre une lièrement vulnérable et susceptible de s’auto-incriminer,
accusation pénale portée contre lui 62. Furent ainsi mises aucune disposition particulière n’était prévue par la loi de
en lumière sa vulnérabilité procédurale, et la nécessité de 2007, la loi de réforme du 14 avril 2011 ayant seulement
prévoir des garanties pour permettre la compréhension ajouté le droit, pour le gardé à vue, de faire prévenir son
de la procédure et assurer les droits de la défense. tuteur ou son curateur 72.
Afin de se mettre en conformité avec les exigences La jurisprudence est venue compenser la frilosité
européennes, la loi nº 2007-308 du 5 mars 2007 a inséré légale, contraignant le législateur à réagir, mais, tou-
dans le Code de procédure pénale une série de dispo- jours, avec réticence. Deux décisions récentes surtout
sitions protectrices : l’obligation d’informer le juge des doivent être signalées, qui consacrent la vulnérabilité
tutelles ayant décidé la mesure de protection de l’engage- procédurale du majeur protégé, sans toutefois la nommer
ment des poursuites et de certaines alternatives à l’action expressément.
publique ou au jugement 63, l’obligation d’informer le La première concerne les lacunes légales en matière
tuteur ou le curateur de ces mêmes éléments, mais aussi de de garde à vue. Le Conseil constitutionnel a considéré
la date de l’audience (la chambre criminelle ayant précisé que l’absence d’obligation d’informer le tuteur ou le cura-
que toutes les audiences sont concernées, y compris durant teur de la mesure méconnaît les droits de la défense, car,
l’instruction 64 et dans le cadre de l’exécution des peines 65), compte tenu de son absence de discernement suffisant, le
et de l’issue de la procédure 66, l’assistance obligatoire d’un majeur protégé peut être alors dans l’incapacité d’exercer
avocat dès l’engagement des poursuites 67, et une expertise ses droits, et « opérer des choix contraires à ses intérêts » 73.
psychiatrique tendant à évaluer la responsabilité pénale 68. Des motifs équivalents avaient motivé la censure des
Toutefois, on ne peut que constater une certaine réti- lacunes de l’audition libre du mineur 74. En réaction, la
cence à protéger pleinement le majeur protégé suspecté ou loi du 23 mars 2019 75 a instauré l’obligation d’informer
poursuivi. Tout d’abord le décret d’application de la loi de du placement en garde à vue le tuteur ou le curateur, ces
2007 69 tend à limiter certaines garanties. Ainsi, l’expertise derniers ayant alors la faculté de demander l’assistance
psychiatrique est rendue facultative dans certains cas, d’un avocat et un examen médical si le gardé à vue n’a
de telle sorte qu’elle n’est réellement obligatoire qu’en pas encore exercé ces droits 76… mais elle n’est pas allée
matière criminelle 70. Quant à l’assistance obligatoire de jusqu’à prévoir l’assistance obligatoire de l’avocat, comme
l’avocat, il n’est pas imposé au tribunal correctionnel cela est le cas pour les mineurs. Cette même loi a étendu
ou de police, en première instance, d’en commettre un cette obligation à l’audition libre 77, et son décret d’appli-
d’office si aucun n’est présent à l’ouverture de l’audience, cation à toutes les autres retenues possibles au cours de
qui peut donc se tenir sans lui ; il appartiendra alors à la la procédure pénale 78 : les mandats d’amener ou d’arrêt,
cour d’appel, si elle constate cela, de le faire, de renvoyer la retenue pour suspicion de manquement à un contrôle
à une audience ultérieure, puis d’annuler le jugement, judiciaire ou aux obligations pesant sur un condamné en
évoquer et statuer au fond 71. Cette assistance n’est donc, milieu ouvert soumis au contrôle du juge de l’application
finalement, réellement obligatoire qu’en appel, mais des peines. Cette extension est certes protectrice, mais
encore faut-il qu’il ait été interjeté… Quant à la garde à on se demande si elle n’est pas essentiellement motivée
vue, domaine particulièrement sensible de la procédure par le désir d’éviter une nouvelle censure du Conseil
pénale, et au cours de laquelle le gardé à vue est particu- constitutionnel, voire de la Cour européenne.

62. Cour EDH, 30 janvier 2001, Vaudelle c. France, nº 35683/97, Recueil Dalloz, 2002, p. 354, note A. Gouttenoire-Cornut et E. Rubi-Cavagna ; ibid.,
p. 2164, obs. J.-J. Lemouland ; La semaine juridique, édition générale, nº 19, 9 mai 2001, II, 10526, note L. Di Raimondo ; Revue trimestrielle de
droit civil, 2001, p. 330, obs. J. Hauser et p. 439, obs. J.-P. Marguénaud ; Droit de la famille, nº 6, 2001, comm. 66, obs. T. Fossier.
63. Réparation, médiation, composition pénale et comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité : Code pénal, art. 706-113, al. 1.
64. Cass. crim., 19 septembre 2017, nº 17-81.919.
65. Cass. crim., 24 juin 2014, nº 13-84.364.
66. Code de procédure pénale, art. 706-113, al. 4 et 5.
67. Code de procédure pénale, art. 706-116.
68. Code de procédure pénale, art. 706-115 et D. 47-21.
69. Décret nº 2007-1658 du 23 novembre 2007, Journal officiel de la République française, 25 novembre 2007, texte nº 8.
70. Code de procédure pénale, art. D. 47-22 et D. 47-23.
71. Code de procédure pénale, art. D. 47-26.
72. A. Cerf-Hollender, « Le majeur protégé en garde à vue, grand oublié de la procédure pénale », in Nouveau droit des majeurs protégés, G. Raoul-
Cormeil (dir.), Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2012, p. 207-220.
73. CC, déc. nº 2018-730 QPC du 14 septembre 2018, Constitutions, 2018, p. 454 ; Dalloz actualité, 21 septembre 2018, obs. S. Fucini ; Droit de la famille,
nº 11, 2018, comm. 269, obs. P. Bonfils ; Actualité juridique. Pénal, 2018, p. 518, obs. J. Frinchaboy ; La semaine juridique, édition générale, nº 44-45,
29 octobre 2018, 1149, note J. Garrigue ; Procédures, nº 11, novembre 2018, comm. 344, note A.-S. Chavent-Leclère.
74. Voir supra, II.A.
75. V. Tellier-Cayrol, « L’assistance du majeur protégé placé en garde à vue, encore un effort : à propos de l’article 48 de la loi du 23 mars 2019 »,
Recueil Dalloz, 2019, p. 1241 sq.
76. Code de procédure pénale, art. 706-112-1 et D. 47-14. Dispositions à rapprocher du rôle des représentants légaux du mineur gardé à vue.
77. Code de procédure pénale, art. 706-112-2.
78. Décret nº 2019-507 du 24 mai 2019, Code de procédure pénale, art. D. 47-14, al. 3.
38 Agnès Cerf-Hollender

La seconde décision à signaler est un arrêt de la l’action publique, et permis au juge pénal de statuer
chambre criminelle du 5 septembre 2018 79. Au visa des sur la seule action civile, sans être tenu d’attendre la
articles 6 de la Convention européenne des droits de décision sur la culpabilité… ce qui risque de poser des
l’homme et préliminaire du Code de procédure pénale, difficultés pratiques si, au final, le mis en cause est relaxé
elle pose un principe selon lequel ou acquitté par la suite.
Cet arrêt présente l’intérêt d’ouvrir la protection au-
[…] il ne peut être statué sur la culpabilité d’une personne delà des majeurs protégés. Ses motifs en effet ne se limitent
que l’altération de ses facultés physiques ou psychiques
pas à ces derniers. Il met en lumière la vulnérabilité de
met dans l’impossibilité de se défendre personnellement
toute personne suspectée ou poursuivie dès lors qu’elle
contre l’accusation dont elle fait l’objet, fût-ce en présence
de son tuteur et assistée d’un avocat […]. n’a pas le discernement suffisant pour se défendre, sans
limiter ses motifs aux majeurs protégés. Face à la mise
En conséquence, la juridiction de jugement saisie en balance de l’intérêt général, qui impose de juger le
doit surseoir à statuer et renvoyer à une audience ulté- suspect, de l’intérêt de la victime, et de celui de la personne
rieure, la personne ne pouvant être jugée qu’après avoir vulnérable, elle a fait prévaloir ce dernier.
recouvré la capacité de se défendre. Cette décision est Il résulte de tout cela que la loi pénale est particulière-
particulièrement protectrice du prévenu ou de l’accusé, ment attentive à la vulnérabilité des victimes d’infraction,
mais elle laisse de côté la victime, tenue d’attendre, par- nommée et au champ en constante extension. Elle l’est
fois à perpétuité si les facultés ne sont jamais recouvrées, moins à l’égard des personnes suspectées ou poursuivies,
ce qui peut être le cas si l’altération est liée au grand pourtant vulnérables en raison de leur minorité ou de leur
âge. En réaction immédiate, la loi du 23 mars 2019 a état, même si la jurisprudence veille au respect à leur égard
consacré cette règle comme un cas de suspension de des droits de la défense et du procès équitable.

79. Cass. crim., 5 septembre 2018, nº 17-84.402, Actualité juridique. Famille, nº 10, 2018, p. 551, obs. A. Cerf-Hollender et G. Raoul-Cormeil ; Recueil
Dalloz, 2018, p. 2076, note V. Tellier-Cayrol ; V. Tellier-Cayrol, « Lorsque l’état de santé du mis en cause paralyse les droits de la défense, quel
remède apporter ? », Gazette du Palais, nº 5, 5 février 2019, p. 73 sq.
La vulnérabilité dans la jurisprudence
de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine
des droits de l’homme
Marie ROTA
Maître de conférences en droit public à l’université de Lorraine
Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’État (IRENEE, EA 7303)

I. Le recours à la vulnérabilité : une démarche relativement similaire


A. Un recours croissant dénué de définition préalable
B. La résilience : une finalité commune

II. La vulnérabilité : un concept reflétant une conception différente


des droits humains adoptée par les Cours
A. La lecture libérale de la vulnérabilité par la Cour européenne
B. La lecture sociale de la vulnérabilité par la Cour interaméricaine

Dans les récentes manifestations scientifiques consacrées l’accroissement du recours au concept en droit depuis
à la vulnérabilité, qu’il s’agisse des deux colloques de une vingtaine d’années, sans qu’on puisse néanmoins en
2018 organisés par les juristes Cathy Pomart et François saisir réellement les contours. De fait, le constat dressé par
Cafarelli 1 d’une part et par Marie-Hélène Boblet, Hélène Laurence Burgorgue-Larsen en 2014 semble toujours être
Marche et Nadine Proia-Lelouey 2, chercheuses en d’actualité : « [s]i le concept a fleuri, sa conceptualisation
littérature, sociologie et psychologie respectivement quant à elle n’a pas suivi » 4. Facteur de flou, son incertitude
d’autre part, ou encore de la journée d’étude organisée a été largement soulignée 5. Diane Roman, dans le rap-
par Mathias Couturier, Delphine Bazin-Beust, Samuel port de synthèse de cette première manifestation, ajoute
Etoa, Aurore Catherine et Laurence Fin-Langer en une difficulté supplémentaire : le fait que ce concept « se
2020 3, les contributeurs n’ont eu de cesse de souligner superpose souvent à d’autres catégories juridiques plus

1. Ce colloque, intitulé « Vulnérabilité et droits fondamentaux », s’est tenu les 19 et 20 avril 2018 à l’université de la Réunion et a donné lieu à la
publication d’un dossier dans la Revue des droits et libertés fondamentaux, 2019, revue en ligne : http://www.revuedlf.com/dossier/colloque-
vulnerabilite-et-droits-fondamentaux-19-20-avril-2018-universite-de-la-reunion.
2. Ce colloque interdisciplinaire, intitulé « Penser / exposer la vulnérabilité » auquel nous avons participé, s’est tenu du 29 novembre au 1er décembre 2018
à l’université de Caen Normandie (voir https://vulnerabilite.sciencesconf.org/resource/page/id/11).
3. Cette journée d’étude, intitulée « Vulnérabilités et droit, regards croisés », s’est tenue le 7 février 2020 à l’université de Caen Normandie (voir
http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/vss/6438).
4. L. Burgorgue-Larsen, « La vulnérabilité saisie par la philosophie, la sociologie et le droit. De la nécessité d’un dialogue inter-disciplinaire », in
La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, L. Burgorgue-Larsen (dir.), Paris, Pedone, 2014, p. 241.
5. Nous pouvons ici rappeler les propos de Florence Faberon : « Vulnérabillité, vulnérables : ces notions avec leur caractère de “mots-éponge”
ont un aspect emblématique, un pouvoir de rassemblement, un caractère évocateur en raison de leur malléabilité intrinsèque. Attirantes, elles
n’en sont pas moins limitées. Elles sont plus subjectives qu’objectives. Elles ont surtout une faiblesse évidente : elles sont sans contour défini »
(F. Faberon, « Vulnérabilité et besoin dans le droit de l’aide et de l’action sociales », in Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, E. Paillet,
P. Richard (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 52).

CRDF, nº 18, 2020, p. 39 - 46


40 Marie Rota

anciennes » 6, telles que celles « de pauvreté et d’exclusion d’un concept identique serait cependant un jugement
sociale », de « dépendance, inaptitude, invalidité et han- trop hâtif. Dans la mesure où la vulnérabilité s’inscrit
dicap » ou encore d’« incapacité » 7. dans le prolongement de la dignité humaine, elle-même
S’agissant de la définition du concept, elle fait aussi appréhendée de manière fort différente d’un juge à l’autre,
largement défaut, le législateur et les juges préférant on peut affirmer qu’elle reflète une conception des droits
« procéder par énumération de catégories de personnes humains qui, elle aussi, diffère (II).
vulnérables plutôt que par définition de la vulnérabilité » 8.
La doctrine s’y est cependant essayée. Pour Xavier Lagarde,
« sous l’angle du droit, la personne vulnérable est celle qui I. Le recours à la vulnérabilité :
n’est pas en mesure d’exercer les attributs de la person-
nalité juridique » 9. Selon Diane Roman, « la vulnérabilité
une démarche relativement similaire
peut se définir comme l’état d’une personne qui, en raison Les deux Cours régionales se saisissent du concept de
d’un contexte donné, ne peut, en droit ou en fait, jouir de vulnérabilité de manière croissante. Elles refusent cepen-
l’autonomie suffisante pour exercer pleinement ses droits dant de s’enfermer dans une définition précise (A) tout
fondamentaux » 10. Nous souscrivons, quant à nous, à cette en attachant à cette qualification juridique des faits des
dernière définition dans la mesure où elle insiste sur le conséquences ayant la même finalité (B).
contexte qui entoure cet état de fait – la vulnérabilité –
auquel le droit vient attacher des conséquences juridiques,
et donc sur son caractère réversible. A. Un recours croissant
Le second trait commun de ces études consacrées dénué de définition préalable
au recours à la vulnérabilité en droit est de souligner
les risques qui l’accompagnent. Comme le résume bien Ni la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
Caroline Boiteux-Picheral, trois écueils peuvent appa- des libertés fondamentales, ni la Convention américaine
raître : relative aux droits de l’homme, ni leurs protocoles ne
Le premier […] est celui de la différenciation, qui heurterait mentionnent le concept de vulnérabilité. Si la vulnérabilité
l’universalité des droits de l’homme et l’égalité des sujets est bien nommée et explicitement employée, ce n’est donc
de droit. Le deuxième est celui de la catégorisation avec pas dès l’origine mais bien par les juges qui vont s’en
d’une part, le risque de verser dans un essentialisme qui saisir de manière progressive et à un rythme de plus en
[…] réduirait les personnes concernées à un seul attribut plus soutenu.
[…] et d’autre part, le risque d’entretenir alors des stéréo- À ce titre, trois remarques s’imposent. Tout d’abord,
types, sinon un processus de stigmatisation. Le troisième les références au concept ne sont pas tout à fait concomi-
problème est celui du paternalisme, potentiellement tantes et surtout le nombre d’occurrences diffère. Pour ce
attentatoire aux libertés des intéressés et de nature, le cas
qui est de la jurisprudence de la Cour européenne, la notion
échéant, à les déresponsabiliser 11.
émerge en 1981 13, mais la Cour ne s’y réfère alors que très
C’est pourquoi la vulnérabilité est « une ressource rarement et de manière éparse. Ce n’est qu’à partir de 2001
à manier avec prudence » 12. Il semble alors opportun qu’on observe une utilisation plus systématique 14. Depuis,
de s’interroger sur le fait de savoir si cette prudence est on retrouve des mentions régulières de la vulnérabilité
de mise s’agissant de la jurisprudence des deux Cours dans la jurisprudence de la Cour, mais qui restent tout
régionales de protection des droits humains que sont de même assez rares au regard du très grand nombre de
les Cours européenne et interaméricaine des droits de décisions rendues par année. Une brève recherche sur la
l’homme. Toutes deux n’hésitent pas, en effet, à recourir base de données Hudoc montre que sur les un peu moins
à la vulnérabilité, suivant une démarche qu’on pourrait de 124 000 arrêts et décisions rendus jusqu’au 3 avril 2020,
qualifier de similaire (I). En conclure qu’il s’agirait là on ne trouve que 171 et 227 occurrences des termes

6. D. Roman, « Vulnérabilité et droits fondamentaux – Rapport de synthèse », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2019, chron. 19, en ligne :
http://www.revuedlf.com/droit-fondamentaux/dossier/vulnerabilite-et-droits-fondamentaux-rapport-de-synthese.
7. Ibid.
8. J.-Y. Carlier, « Des droits de l’homme vulnérable à la vulnérabilité des droits de l’homme, la fragilité des équilibres », Revue interdisciplinaire
d’études juridiques, nº 79, 2017, p. 184-185.
9. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation,
Paris, La documentation française, 2009, p. 59, en ligne : https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2009_3408.
10. D. Roman, « “Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés”. Le coronavirus, révélateur des ambiguïtés de l’appréhension juridique de la
vulnérabilité », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2020, chron. 15, en ligne : http://www.revuedlf.com/droit-administratif/ils-ne-mouraient-
pas-tous-mais-tous-etaient-frappes-le-coronavirus-revelateur-des-ambiguites-de-lapprehension-juridique-de-la-vulnerabilite.
11. C. Boiteux-Picheral, « Introduction – Vers une protection “systématisée” des personnes vulnérables ? », in La vulnérabilité en droit européen des
droits de l’homme. Conception(s) et fonction(s), C. Boiteux-Picheral (dir.), Limal – Bruxelles, Anthemis – Nemesis, 2019, p. 13.
12. M.-H. Soulet, « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », p. 7.
13. Cour EDH, 22 octobre 1981, Dudgeon c. Royaume-Uni, nº 7525/76, spéc. § 47, 60 et 62.
14. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme. L’exemple de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme »,
in La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, p. 65.
La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 41

« vulnérabilité » et « vulnerability » ainsi que 717 occur- personnes vulnérables en raison « d’une situation spé-
rences du terme « vulnérable » ou « vulnerable » dans la cifique » 22.
section « en droit » de ces différents arrêts ou décisions 15. Il faut enfin préciser, et c’est l’objet de notre troi-
Pour ce qui est de la jurisprudence de la Cour inter- sième remarque, qu’aucune des deux Cours ne donne
américaine, l’emploi du concept est plus tardif, puisqu’il de définition précise de la vulnérabilité. S’agissant de la
n’est mentionné pour la première fois qu’en 1997 16. Il faut Cour interaméricaine, elle en fait cependant une utilisa-
cependant avoir à l’esprit que la Cour est plus jeune que sa tion récurrente et détaillée, qui aboutit à ce qu’on puisse
consœur européenne puisqu’elle n’a vu le jour qu’en 1979 élaborer ce que Rosmerlin Estupiñan-Silva appelle un
et a rendu sa première affaire au contentieux qu’en 1987 17. « test de vulnérabilité », qu’elle détaille en identifiant
Il s’agissait alors de l’une de ses premières décisions et plus plusieurs éléments tels que « les causes sous-jacentes »,
précisément de la onzième rendue au fond de l’affaire (sur « l’exposition aux pressions » ou encore « la sensibilité
401 décisions rendues jusqu’au 3 avril 2020). À titre de face à la menace » 23. À partir de là, elle en fait découler
comparaison, la Cour européenne n’avait mentionné le un « test de vulnérabilité » 24, tout en reconnaissant qu’il
concept qu’au bout de 300 décisions environ et surtout est encore « en construction » 25, la Cour ne s’enfermant
21 années après la première. On ne retrouve donc pas de pas dans une démarche précise.
mention du concept dès l’origine de sa jurisprudence C’est au même constat que se livre Céline Ruet en
comme c’est le cas au niveau interaméricain. Il faut enfin 2015, analysant le concept dans la jurisprudence de la
signaler que la Cour interaméricaine fait une mention Cour européenne des droits de l’homme. Selon elle, cette
récurrente de la vulnérabilité dans ses différentes affaires 18, notion, « jamais définie, […] s’accompagne encore de
alors qu’au niveau européen cela ne concerne que des cas flou et d’ambiguïtés, malgré l’importance quantitative
particuliers 19. de ses occurrences et un ordonnancement qui reste par-
Qu’il s’agisse de la Cour interaméricaine ou de la Cour tiel tout en étant en progression » 26. Quatre années plus
européenne, ensuite, tout type de fragilité est envisagé. Il tard, à l’occasion de l’examen de l’affaire Ilias et Ahmed
peut s’agir d’un état de vulnérabilité physique, psycho- c. Hongrie, cinq universitaires italiens agissant en tant que
logique, économique ou encore social. Sont qualifiés de tiers intervenants ont explicitement demandé à la Cour de
« vulnérables » des enfants 20, des personnes en fin de vie, « fixer des principes pertinents » à l’égard de la vulnéra-
des personnes malades, des femmes, des membres de bilité, en raison de l’absence de définition dont la notion
minorités sexuelles ou encore de populations autochtones : pâtit et de son utilisation variable selon les contextes 27.
celles et ceux que Rosmerlin Estupiñan-Silva appelle La Cour refuse cependant de s’y attarder, ne faisant que
les personnes vulnérables en raison de leur « condition rappeler sa jurisprudence classique en matière de séjour
personnelle » 21. Les Cours peuvent aussi viser parfois des de demandeurs d’asile en zone de transit 28.
migrants ou déplacés forcés, des détenus et, pour ce qui est Ce commun refus peut être expliqué de différentes
de la Cour interaméricaine, des dirigeants de partis poli- façons. La difficulté d’en saisir les contours en est une 29.
tiques d’opposition, des défenseurs des droits humains, La « volonté [des Cours] de ne pas s’enfermer dans un
ou encore des journalistes, ce que l’auteure appelle les schéma préétabli qui pourrait constituer une contrainte

15. Base de données Hudoc, https://hudoc.echr.coe.int, consultée le 3 avril 2020. Pour des données statistiques plus précises, se référer à S. Besson,
« La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 65-66 et 81-85 ou encore C. Boiteux-Picheral, « Introduction… », p. 9-10.
16. Cour IDH, 17 septembre 1997, Loayza Tamayo c. Pérou, fond, série C, nº 33, § 57.
17. La Convention américaine est en effet entrée en vigueur le 18 juillet 1978, la première élection des juges a eu lieu le 22 mai 1979 et la nouvelle Cour
a été convoquée le 29 juin 1979. Néanmoins, elle ne rend son premier avis qu’en 1982, et sa première affaire qu’en 1987 (Cour IDH, 26 juin 1987,
Velásquez Rodríguez c. Honduras, exceptions préliminaires, série C, nº 1).
18. Voir, sur ce point, la très complète étude de R. Estupiñan-Silva, « La vulnérabilité saisie par la Cour interaméricaine », in La vulnérabilité saisie
par les juges en Europe, p. 105.
19. Comme le constate Caroline Boiteux-Picheral, « rapportée au nombre total d’arrêts rendus par la Cour de Strasbourg chaque année, la proportion
reste sans doute modeste » (C. Boiteux-Picheral, « Introduction… », p. 10).
20. La vulnérabilité de la personne mineure est la plus simple à caractériser dans la mesure où elle résulte d’une faiblesse de la personne « qui empêche
a priori l’individu d’exercer convenablement l’ensemble des attributs de la personnalité juridique » (X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel
de la Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 64).
21. R. Estupiñan-Silva, « La vulnérabilité saisie par la Cour interaméricaine », p. 105.
22. Ibid., p. 106. Pour une autre analyse de la jurisprudence interaméricaine, voir, entre autres, S. García Ramírez, « La afectaciones a los derechos
humanos de las personas vulnerables y las minorías. El papel de la Corte Interamericana de Derechos Humanos », in Diálogos constitucionales de
Colombia con el mundo, J. C. Henao (dir.), Bogota, Universita del Externado, 2013, p. 495-502. Pour ce qui est de la Cour européenne, se référer
à A. Palanco, « Les variations autour des formes de vulnérabilité reconnues en droit européen des droits de l’homme », in La vulnérabilité en
droit européen des droits de l’homme…, p. 33-61.
23. R. Estupiñan-Silva, « La vulnérabilité saisie par la Cour interaméricaine », p. 94-104.
24. Ibid., p. 94-109.
25. Ibid., p. 90 et 108.
26. C. Ruet, « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2015, p. 317.
27. Cour EDH, GC, 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, nº 47287/15, § 185.
28. Ibid., § 191-192.
29. Tous les auteurs qui se sont penchés sur le concept insistent sur sa polysémie. Voir, par exemple, S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des
droits de l’homme… », p. 60.
42 Marie Rota

dans l’avenir » 30 en est une autre. Il faut par ailleurs rap- dans une certaine stigmatisation entre le « bon vulnérable »
peler que le concept de vulnérabilité est à la fois propre à – le résilient – et le « mauvais vulnérable » – celui qui,
la condition humaine (le vulnérable, selon le sens courant, au contraire, ne développe aucune velléité de résilience.
est celui « qui peut être blessé » 31, soit toute personne) La table ronde consacrée plus spécifiquement au droit,
et consubstantiel aux droits humains 32. Aussi, « le rôle intitulée « Vulnérabilités nommées et innommées », y a
pivot de la vulnérabilité dans la structure d’un droit de fait figure de remarquable exception : à aucun moment le
l’homme, ou du moins celui de la vulnérabilité générale concept n’a été mentionné. La majorité des contributions
ou standard, […] fait que la Cour ne considère pas qu’elle des juristes relatives à la vulnérabilité en atteste également :
doive l’expliquer ou justifier son utilisation en pratique » 33. une seule y fait, à notre connaissance, référence 38.
Néanmoins, si cela peut apparaître acceptable s’agissant de Or il semble pourtant bien que le recours à la vul-
l’utilisation de LA vulnérabilité, celle qui est consubstan- nérabilité en droit ait cette finalité. Elle permet, dans les
tielle à l’être humain, elle l’est beaucoup moins s’agissant deux cas, aux (catégories de) personnes ou aux groupes
de l’utilisation par la Cour DES vulnérabilités, celles qui qualifiés de vulnérables 39 de retrouver une certaine auto-
sont situées, les vulnérabilités dites spécifiques 34 ou encore nomie en vue de rendre leurs droits humains effectifs
particulières 35. Une justification paraît en effet souhaitable – et on retrouve ici le caractère nécessairement réver-
du point de vue de la sécurité juridique, tant pour les États, sible de la vulnérabilité auquel nous faisions mention
pour qui la vulnérabilité est un facteur de contrainte 36, en introduction. Comme le constatent Mary Beloff et
que – et surtout – pour le justiciable, pour qui elle est un Laura Clérico :
moyen d’obtenir un accès aux droits renforcé. Car, et c’est
L’argument de la vulnérabilité […] met l’accent sur le fait
là le second point commun entre la jurisprudence des que des personnes ou des groupes de personnes nécessitent
deux Cours qui nous permet de qualifier leur démarche l’intervention d’un tiers (l’État) pour les aider à sortir de
de similaire, la finalité du recours à la vulnérabilité est l’état de vulnérabilité, car lorsqu’elles sont en situation
commune. d’exclusion, de marginalité, de subordination, elles ne
disposent pas des mêmes outils […] pour influencer et
inverser la situation 40.
B. La résilience : une finalité commune Cette question, qui ressort peut-être davantage de la
philosophie du droit, mérite cependant d’être posée pour
S’il est un concept sur lequel les juristes insistent peu par comprendre la démarche des deux Cours. Car le droit,
rapport aux chercheurs des autres sciences humaines et et plus précisément la jurisprudence des deux Cours qui
sociales, c’est bien celui de résilience. Ce terme renvoie impose ou incite 41 une adaptation des droits internes, a
à la capacité d’une personne, voire d’une société, de pour but de parvenir à une certaine résilience du vulné-
surmonter une épreuve 37, prolongeant en quelque sorte rable, via plusieurs procédés.
l’aphorisme de Nietzsche selon lequel « ce qui ne nous La facilitation de l’accès aux deux Cours est le premier.
tue pas nous rend plus fort ». Lors du colloque organisé Les juges se livrent en effet à une lecture des conditions de
en 2018 par des chercheuses en littérature, sociologie et recevabilité relativement souple à l’égard des personnes
psychologie, la plupart des intervenants y faisaient une qualifiées de vulnérables ou à leurs représentants. C’est
référence constante, tout en soulignant le risque de tomber ce qui correspond en partie à ce que Samantha Besson

30. A. Palanco, « Les variations autour des formes de vulnérabilité… », p. 33.


31. Selon le dictionnaire de l’Académie française, 8e éd., en ligne : https://www.dictionnaire-academie.fr.
32. Selon Samantha Besson, pour qu’il y ait un droit de l’homme, trois éléments doivent être caractérisés : « (i) des intérêts objectifs fondamentaux,
(ii) menacés de manière à rendre leur protection nécessaire, (iii) dont la protection par des droits et obligations impose un fardeau non seulement
faisable mais aussi raisonnable » (S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 63). Aussi, « [p]our qu’un intérêt
fondamental puisse être considéré comme suffisamment important pour donner naissance à un droit de l’homme […] il faut pouvoir identifier
un besoin général de protection de cet intérêt et, par conséquent, des menaces généralisées à cet intérêt » : c’est ce que l’auteure appelle la « menace
égale ou vulnérabilité égale » (ibid., p. 64).
33. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 62.
34. Ibid.
35. L. Burgorgue-Larsen, « La vulnérabilité saisie par la philosophie, la sociologie et le droit… », p. 242.
36. A. Palanco, « Les variations autour des formes de vulnérabilité… », p. 33.
37. En psychologie, la résilience se définit comme l’« aptitude à affronter les épreuves, à trouver des ressources intérieures et des appuis extérieurs, à
mettre en œuvre des mécanismes psychiques permettant de surmonter les traumatismes » (dictionnaire de l’Académie française, 9e éd.). Selon la
Commission d’enrichissement de la langue française, qui consacre un site Internet aux termes publiés au Journal officiel de la République française,
en sciences humaines et sociales, ce terme correspond davantage à la « capacité d’une personne ou d’une société à résister à une épreuve brutale
et à en tirer parti pour se renforcer » (en ligne : http://www.culture.fr/franceterme).
38. R. Estupiñan-Silva, « La vulnérabilité saisie par la Cour interaméricaine », p. 92 et 110-113.
39. Sur la distinction entre « groupes » et « catégories » des personnes, voir ci-dessous.
40. M. Beloff, L. Clérico, « Derecho a condiciones de existencia digna y situación de vulnerabilidad en la jurisprudencia de la Corte Interamericana »,
Estudios constitucionales, vol. 14, nº 1, 2016, p. 165-166. L’auteure précise ici que, sauf mention contraire, les traductions sont les siennes.
41. Sur cette différence, voir M. Rota, L’interprétation des Conventions américaine et européenne des droits de l’homme. Analyse comparée de la
jurisprudence des deux Cours de protection des droits de l’homme, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018, p. 182-189.
La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 43

appelle la « fonction procédurale » de la vulnérabilité 42. Le deux Cours. Mais il ne faut cependant pas s’y tromper,
second procédé est l’octroi d’une protection spécifique à car, s’il permet de « contrebalance[r] les effets néfastes
la personne vulnérable 43. Pour ce faire, les Cours mettent de l’abstraction libérale de l’individu » 52, le recours à la
à la charge des États des obligations positives qui vont au- vulnérabilité reste ancré dans la philosophie des droits
delà de celles habituellement imposées à l’égard de toute attachée à chaque système.
personne. S’agissant de la Cour européenne, il peut s’agir
tant d’obligations de protection des personnes vulnérables,
de mener une enquête lorsque leurs droits humains sont II. La vulnérabilité : un concept reflétant
atteints mais aussi de prévention 44, qui implique bien
souvent une inversion de la charge de la preuve, reposant
une conception différente des droits
sur les États 45. Elle peut aussi avoir vocation à limiter les humains adoptée par les Cours
droits et libertés d’autrui 46, ou encore à abaisser le seuil
Pour comprendre la philosophie des droits à laquelle se
de gravité qu’une atteinte à l’intégrité doit dépasser pour
rattache chaque Cour, il faut rappeler que les Conventions
être qualifiée de torture 47.
qu’elles sont chargées de protéger ont toutes les deux été
La Cour interaméricaine est quant à elle très claire : elle
rédigées après la Deuxième Guerre mondiale, époque
affirme dès 2006 dans son affaire Ximenes Lopes c. Brésil
à laquelle les droits humains sont fondés non plus sur
que
la liberté mais sur la dignité humaine. Ce concept peut
[…] toute personne en situation de vulnérabilité a droit à néanmoins revêtir plusieurs significations ce qui explique
une protection spéciale, en raison des devoirs spéciaux dont une différence de conception des droits humains qui en
l’accomplissement par l’État est nécessaire pour satisfaire découlent. Celle-ci rejaillit directement sur le concept
aux obligations générales de respect et de garantie des droits
de vulnérabilité qui fait l’objet d’une lecture qu’on peut
de l’homme 48.
qualifier de libérale s’agissant de la jurisprudence de la
Elle fait donc découler de l’article 1.1 de la Convention Cour européenne (A) et de sociale s’agissant de celle de
une obligation faite aux États « d’adopter des mesures posi- la Cour interaméricaine (B).
tives, déterminables en fonction des besoins particuliers
de protection du sujet de droit, que ce soit en raison de sa
condition personnelle ou de la situation spécifique dans A. La lecture libérale de la vulnérabilité
laquelle il se trouve » 49. Elle en fait découler des obligations par la Cour européenne
positives foisonnantes, adaptées à chaque vulnérabilité et
au contexte 50 qui l’entoure et d’où il résulte une inversion Si le concept de dignité se distingue de celui de vulnérabi-
systématique de la charge de la preuve au titre du devoir lité, un détour par son étude peut permettre de saisir les
de prévention 51. différences quant à l’appréhension de ce dernier. On peut
Les Cours imposent donc aux États de remédier, à ce titre rappeler qu’une première lecture de la dignité
d’apporter un palliatif à la situation de vulnérabilité dans consiste à l’attacher à toute personne humaine, qui, en
laquelle se trouvent ces personnes, le but étant de leur raison de sa singularité, mérite respect 53. C’est ici la qualité
permettre de jouir pleinement de leurs droits humains, de personne humaine qui implique la reconnaissance de
de manière concrète et égale. Ceci aboutit à une prise en sa dignité et qui fonde la reconnaissance de droits. Le
considération de l’individu situé, démarche commune aux passage de la liberté à la dignité implique cependant un

42. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 77-78. Voir aussi B. Pastre-Belda, « La dimension responsabilisante de la
vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in La vulnérabilité en droit européen des droits de l’homme…,
p. 165-171.
43. Sur ce point, voir la récente et très complète étude de B. Pastre-Belda, « La dimension responsabilisante de la vulnérabilité… », p. 161-196.
44. Dans l’affaire Stubbings et autres c. Royaume-Uni, par exemple, la Cour européenne affirme que « les enfants et autres personnes vulnérables,
en particulier, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace » (Cour EDH, 22 octobre 1996, Stubbings et autres
c. Royaume-Uni, nº 22083/93 et 22095/93, § 64).
45. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 78.
46. Comme le constate fort justement Jean-Yves Carlier à propos de l’affaire Dudgeon c. Royaume-Uni, « ce premier arrêt, en faisant référence aux
“personnes spécialement vulnérables”, ne se fonde nullement sur cette vulnérabilité pour condamner une atteinte aux droits fondamentaux du
requérant, homosexuel, mais, à l’inverse, pour admettre qu’une limite, proportionnée, à ces droits fondamentaux serait possible » (J.-Y. Carlier,
« Des droits de l’homme vulnérable… », p. 184).
47. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 76.
48. Cour IDH, 4 juillet 2006, Ximenes Lopes c. Brésil, fond, réparations et frais, série C, nº 149, § 103.
49. Ibid. Voir à cet égard B. Duhaime, « Le système interaméricain et la protection des droits économiques, sociaux et culturels des personnes et des
groupes vivant dans des conditions particulières de vulnérabilité », Annuaire canadien de droit international, nº 44, 2006, p. 95-160.
50. Sur l’importance du contexte, se référer à nos propos conclusifs, infra.
51. Pour un exemple récent et a contrario (qui fait figure d’exception dans la jurisprudence de la Cour), voir Cour IDH, 21 novembre 2019, Virula
et autres c. Guatemala, exception préliminaire, fond, réparations et frais, série C, nº 393, § 55-60.
52. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 60.
53. On peut ici relier cette conception au sens que lui attribue Kant, selon lequel la dignité est attachée à la personne en raison de son caractère
irremplaçable (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, V. Delbos (trad.), Paris, Delagrave, 1969, p. 160).
44 Marie Rota

changement de conception quant au titulaire des droits de l’homme, qui doit pouvoir choisir son propre com-
car son objectif principal est de reconnaître l’aspect social portement. Elle semble éviter l’écueil de l’interprétation
de l’être humain. La dignité est alors attachée à la per- antimoderne de la dignité, tout en se laissant la possibilité
sonne, envisagée au sein d’une société, de la communauté de reconnaître une portée plus étendue des droits, nécessi-
humaine, et non pas à l’individu, « être générique et non tée par le respect de la dignité humaine. Cette référence à
situé » 54, envisagé seul contre l’État. Aussi, le titulaire des la dignité implique cependant une prise en considération
droits n’est plus l’individu ou encore l’être humain du de la personne au sein de la société et par conséquent de sa
siècle des Lumières, mais la personne, concept englobant potentielle vulnérabilité. Il faut en effet avoir à l’esprit que
sa réalité sociale 55. la vulnérabilité est avant tout un concept relationnel : « un
Cependant, ce passage de la liberté à la dignité en tant individu est susceptible d’une atteinte, alors qu’un autre
que fondement des droits n’implique pas nécessairement en porte la menace et l’un implique l’autre » 62.
une remise en cause du libéralisme et de l’individualisme. L’attachement de la Cour européenne au libéralisme
Comme le constate Xavier Bioy, « le concept de personne explique qu’elle préfère raisonner en termes de catégories
peut […] se percevoir comme son prolongement, certes qu’en termes de groupes de personnes. Et pour cause :
comme correcteur de dérives, mais non comme étranger à l’« approche catégorielle a pour caractéristique générale
l’individualisme » 56. En effet, c’est bien le « concept unitaire de mettre en évidence des spécificités qui doivent être
de personne » 57 qui est pris en considération, la dignité prises en compte dans l’application de la norme, sans
y étant avant tout attachée, et pas à l’humanité, groupe pour autant briser fondamentalement l’unité du sujet
auquel elle appartient. Aussi, le titulaire des droits reste des droits de l’homme » 63. Contrairement aux catégories
le « sujet libéral », mais qui diffère de celui pris en compte de personnes qui « ont quelque chose de conjoncturel, de
par la philosophie des Lumières en raison de son caractère volatil, d’instable et d’abstrait, les groupes d’appartenance
« situé » 58. ont à l’inverse une essence, une substance concrète, une
Ainsi comprise, la dignité suppose de respecter la permanence » 64. Comme le souligne aussi Yaël Attal-Galy,
liberté de l’homme et établit même un lien entre ces deux « la catégorie rassemble des individus isolés, alors que
concepts 59. Le nécessaire respect de la dignité de l’homme les membres d’un groupe, défini par leur appartenance
n’écarte pas la liberté de ce dernier et c’est en cela qu’on religieuse ou ethnique, revendiquent des droits propres à
peut affirmer que « la dignité exige la liberté mais la liberté l’exercice et à l’existence de leur groupe » 65. C’est pourquoi,
n’est pas toute la dignité » 60. Elle ne s’inscrit plus directe- par exemple, la Cour refuse de qualifier les femmes de
ment dans la philosophie libérale, mais s’en accommode. groupe vulnérable 66.
C’est cette conception qu’adopte clairement la Cour On observe cependant un certain glissement de la
européenne en soulignant, dans l’affaire S. W. c. Royaume- jurisprudence européenne qui passe par la reconnais-
Uni, que « l’essence même [de la Convention] est le respect sance de discriminations indirectes 67 à l’égard de groupes
de la dignité et de la liberté humaines » 61. Car, si la dignité qualifiés de vulnérables, tels que les Roms / Tsiganes. La
est reconnue, la Cour prend à chaque fois le soin de préciser Cour souligne en effet que leur vulnérabilité implique
que la liberté l’est aussi, et au même titre. En mettant sur un « d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à
pied d’égalité les deux concepts, elle explique aussi les droits leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire
par la volonté de préserver le pouvoir d’autodétermination considéré que lors de la prise de décision dans des cas

54. J. Morange, Manuel de droits de l’homme et libertés publiques, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 36.
55. X. Bioy, Le concept de personne humaine en droit public. Recherche sur le sujet des droits fondamentaux, Paris, Dalloz, 2003, p. 737.
56. Ibid., p. 748.
57. Ibid., p. 747.
58. Nous reprenons ici les termes de Xavier Bioy, à qui revient la paternité de l’expression « sujet libéral situé » (X. Bioy, Le concept de personne
humaine en droit public…, p. 747).
59. Voir sur ce point O. Cayla, « Le coup d’État de droit ? », Le débat, nº 100, 1998, p. 125 ou encore C. Girard, S. Hennette-Vauchez, « Introduction », in
La dignité de la personne humaine : recherche sur un processus de juridicisation, C. Girard, S. Hennette-Vauchez (dir.), Paris, Presses universitaires
de France, 2005, p. 26-33.
60. B. Maurer, Le principe de respect de la dignité humaine et la Convention européenne des droits de l’homme, Paris, La documentation française,
1999, p. 48.
61. Cour EDH, 22 novembre 1995, S. W. c. Royaume-Uni, nº 20166/92, § 44 repris par Cour EDH, 11 juillet 2002, Goodwin c. Royaume-Uni,
nº 28957/95, § 90.
62. S. Besson, « La vulnérabilité et la structure des droits de l’homme… », p. 60.
63. C. Ruet, « La vulnérabilité… ».
64. D. Lochak, « Les minorités et le droit public français : du refus des différences à la gestion des différences », in Les minorités et leurs droits depuis
1789, A. Fenet, G. Soulier (dir.), Paris, L’Harmattan, 1989, p. 113.
65. Y. Attal-Galy, Droits de l’homme et catégories d’individus, Paris, LGDJ, 2003, p. 286.
66. A. Palanco, « Les variations autour des formes de vulnérabilité… », p. 48. Voir M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 396.
67. Peut-être faut-il ici préciser qu’on parle de discrimination indirecte lorsque ce n’est pas l’État qui va marginaliser ou mettre à l’écart certaines
personnes sans justifications raisonnables, objectives et proportionnées (définition de la discrimination directe), mais que c’est un état de fait :
l’existence de situations d’inégalités de fait implique cette marginalisation injustifiée (discrimination indirecte, liée à la rupture de l’égalité
substantielle). Sur la reconnaissance des discriminations indirectes par la Cour européenne des droits de l’homme, voir M. Rota, L’interprétation
des Conventions…, p. 394-395.
La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 45

particuliers » 68 et donc une intervention active de la part y appartenant, au nom d’un intérêt collectif. On peut
de l’État pour y mettre fin. Mais ce glissement s’arrête alors voir dans cette conception une résurgence de la
à ce stade. Contrairement à la Cour interaméricaine, la dignitas de la Grèce et de la Rome antique, où la dignité
Cour européenne refuse de consacrer des discriminations était attachée à une institution, à un rang ou à une fonction
positives à l’égard de groupes vulnérables 69. Elle refuse officielle ou corporative. Le groupe ou la communauté en
aussi de reconnaître des droits humains à ces groupes question se voyant reconnaître un statut particulier pourra
vulnérables qui, en tant que tels, mériteraient respect 70. requérir de ses membres d’agir de manière compatible
Une telle reconnaissance risquerait de limiter la liberté avec sa « dignité ». La liberté de toute personne peut alors
de l’individu au nom du nécessaire respect dû non plus être réduite et « le juge [devient] dans tous les cas […]
à la personne humaine mais audit groupe. Il en va com- celui qui exerce en dernière instance cette fonction de
plètement différemment de la jurisprudence de la Cour représentation des valeurs communautaires » 74.
interaméricaine. La Cour interaméricaine consacre directement cette
vision. Dès sa première décision portant sur le fond elle
affirme en effet que « l’exercice de la fonction publique a
B. La lecture sociale de la vulnérabilité des limites qui découlent du fait que les droits de l’homme
par la Cour interaméricaine soient des attributs inhérents à la dignité humaine et, par
conséquent, supérieurs au pouvoir de l’État » 75. La dignité
La Cour interaméricaine adopte une vision plus sociale des est ici opposée au pouvoir de l’État, comme l’était la liberté
droits humains. Cela s’explique, là encore, par le concept dans les déclarations occidentales. Elle fonde les droits
philosophique qu’elle place à leur fondement : la dignité humains – ils sont des attributs qui lui sont inhérents – et
humaine, mais qui n’est plus attachée à la personne, mais à limite la puissance étatique. Il s’agit là d’un présupposé
l’être humain, entendu dans son sens générique. La dignité puisque, selon la Cour, « le fait que toute personne ait des
lui est reconnue en raison de son appartenance à l’huma- attributs inviolables et inhérents à sa dignité humaine est
nité, qui devient son véritable dépositaire. Dans la mesure indiscutable » 76. La liberté n’est, quant à elle, pas entendue
où elle est attachée à la personne humaine – entendue en tant que concept au fondement des droits : il s’agit d’un
comme telle en tant que membre de ce groupe et que c’est simple « droit de l’homme » 77, auquel la Cour reconnaît en
ce groupe qui mérite respect – elle devient « une qualité revanche une nature particulière 78. Il faut en effet rappeler
opposable à l’homme par des tiers » 71. Elle peut de ce fait que la dignité ne s’oppose pas forcément à la liberté ; mais
être opposée à la liberté, « au nom de la dignité en soi », elle la fonde et peut l’encadrer.
c’est-à-dire de « la protection de l’humanité que renferme Il en va différemment pour le principe d’égalité. Dans
la personne du requérant » 72. son quatrième avis consultatif, la Cour souligne que « la
Comprise ainsi, la dignité peut se rattacher à une notion d’égalité découle directement de l’unité du genre
vision dite « communautaire » des droits humains. Le humain et est inséparable de la dignité essentielle de la
fait d’attacher la dignité à un groupe implique en effet personne, avec laquelle toute situation [discriminatoire]
que les droits n’appartiennent plus à l’individu mais à est incompatible » 79. Or, dans la mesure où elle est « insé-
une collectivité et qu’ils soient exercés dans son intérêt 73. parable » de la dignité, l’égalité en est l’expression même.
Cette vision collective de la dignité et des droits qui en La différence entre la dignité de la personne humaine
découlent explique qu’on puisse reconnaître d’autres et l’égalité est alors très ténue. En consacrant la dignité
groupes, venant tout autant limiter la liberté d’un sujet comme fondement, les juges partent du postulat initial

68. Cour EDH, GC, 13 novembre 2007, D. H. et autres c. République tchèque, nº 57325/00, § 181.
69. La Cour refuse en effet d’imposer aux États d’agir pour réduire les inégalités de fait en octroyant aux personnes de facto discriminées « des droits
ou des avantages dérogatoires et préférentiels » (définition de la discrimination positive de Y. Attal-Galy, Droits de l’homme…, p. 280 ; reprise
dans M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 396).
70. M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 396-397.
71. S. Hennette-Vauchez, « La dignité en 3D : analyses », in Voyage au bout de la dignité : recherche généalogique sur le principe juridique de dignité
de la personne humaine, C. Girard, S. Hennette-Vauchez (dir.), Paris, Mission de recherche droit et justice, 2004, p. 30.
72. Ibid., p. 31.
73. Se reporter à C. Girard, S. Hennette-Vauchez, « Introduction », p. 30.
74. O. Cayla, « Le coup d’État de droit ? », p. 128.
75. Cour IDH, 29 juillet 1988, Velásquez Rodríguez c. Honduras, fond, série C, nº 4, § 165.
76. Cour IDH, 17 septembre 2003, Condición Jurídica y Derechos de los Migrantes Indocumentados, opinion consultative nº OC-18/03, série A, nº 18,
§ 73. Voir à ce sujet H. Nogueira Alcalá, « Los derechos esenciales o humanos contenidos en los Tratados Internacionales y su ubicación en el
ordenamiento jurídico nacional : doctrina y jurisprudencia », Ius et Praxis, vol. 9, nº 1, 2003, p. 403-466. Voir également W. G. Di Lorenzo, « Abertura
da constituição », Direito e Justiça, vol. 24, nº 2, 2001, p. 171-200 ; H. Alves da Frota, « O princípio da dignidade da pessoa humana à luz do direito
constitucional comparado e do direito internacional dos direitos humanos », Revista Latinoamericana de Derecho, année 2, nº 4, 2005, p. 1-26.
77. Cour IDH, 21 novembre 2007, Chaparro Álvarez et Lapo Íñiguez. c. Équateur, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, série C, nº 170, § 52.
78. C’est en effet, selon elle, « un droit de l’homme de base, caractéristique des attributs de la personne, qui se projette dans toute la Convention » (ibid.).
79. Cour IDH, 19 janvier 1984, Propuesta de Modificación a la Constitución Política de Costa Rica Relacionada con la Naturalización, opinion
consultative nº OC-4/84, série A, nº 4, § 55. Elle en déduit dès lors que les principes « d’égalité et de non-discrimination découlent de l’idée de
l’unité de la dignité et de la nature de la personne [humaine] » (ibid., § 56).
46 Marie Rota

que tout homme parce qu’il est homme mérite respect. Comprise comme telle, l’utilisation de la vulnérabilité
C’est pour respecter cette essence humaine que les droits peut facilement faire réapparaître les « risques » – différen-
sont reconnus. L’égalité est quant à elle supposée dans ciation, essentialisation et paternalisme – identifiés par la
cette appartenance au genre humain (c’est parce que toute doctrine occidentale, attachée à la liberté de l’individu. Il
personne appartient au genre humain qu’elle est égale à nous semble cependant qu’à partir du moment où l’auto-
toute autre), et en est donc l’expression la plus fonda- nomie personnelle – qui est d’ailleurs au cœur du concept
mentale 80. Les autres droits, dont la liberté, en découlent de résilience – est reconnue et valorisée par la Cour, ces
ensuite. On comprend alors la position de la Cour qui risques peuvent être surmontés. Or la Cour se réfère jus-
reconnaît la valeur de jus cogens attachée à ce principe 81. tement la première fois à l’autonomie personnelle dans
C’est parce que le principe d’égalité est l’expression même la décision Ximenes Lopes c. Brésil précitée 85 qui consacre
de la dignité humaine, qui elle-même limite le pouvoir son dictum relatif à la vulnérabilité 86. Aussi peut-on y voir
de l’État, que le principe d’égalité devient la base de tout là la tentative de mise en place d’une garantie contre ces
ordonnancement juridique. dérives potentielles. Elle passerait par la recherche d’un
Or, cette dignité égalité va expliquer une reconnais- juste équilibre entre garantie de l’égalité substantielle (via
sance de droit et libertés spécifiquement attribués à des la reconnaissance de la vulnérabilité) et de la liberté indivi-
groupes vulnérables via la reconnaissance des discri- duelle (via la reconnaissance de l’autonomie personnelle).
minations indirectes par exemple, ce que fait la Cour Dans la mesure où, cependant, il revient au juge de
interaméricaine depuis beaucoup plus longtemps et de placer le curseur sur l’une ou l’autre des deux valeurs, elle
manière beaucoup plus systématique que la Cour euro- est nécessairement soumise à critique. C’est pourquoi
péenne 82. Elle passe aussi et surtout par la reconnaissance l’« angle d’analyse » proposé par Laurence Burgorgue-
de discriminations positives dont doivent bénéficier les Larsen « consistant à plus et mieux valoriser les contextes
groupes se trouvant justement en situation défavorable de vulnérabilité, plutôt que les personnes et / ou les groupes
vis-à-vis des autres groupes composant la société et, donc, vulnérables » 87 nous paraît particulièrement pertinent.
en position de vulnérabilité 83. Enfin, la Cour n’hésite Il nécessite cependant une ouverture du droit à ce dont
pas à reconnaître des droits à des groupes vulnérables, il est le produit, i. e. la société, et à une remise en cause
méritant un égal respect 84. À ce titre, la vulnérabilité du positivisme juridique, là encore bien ancré dans la
devient une condition objective d’une personne, en tant pensée occidentale. C’est peut-être aussi pourquoi la Cour
que membre d’un groupe vulnérable, qui est lui-même le européenne fait si peu souvent référence au contexte de
produit d’une relation déséquilibrée vis-à-vis des autres chaque affaire, contrairement à ce que fait la Cour inter-
groupes qui composent la société. américaine 88, qui pourrait ici servir de modèle.

80. En effet, la dignité « privilégie le présupposé de l’égalité entre les personnes humaines et permet une égale reconnaissance » (C. Girard, S. Hennette-
Vauchez, « La dignité en 3D », p. 28).
81. Cour IDH, 17 septembre 2003, Condición Jurídica y Derechos de los Migrantes Indocumentados, § 101.
82. M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 394-395.
83. Ibid., p. 395-396.
84. Ibid., p. 396-400.
85. Cour IDH, 4 juillet 2006, Ximenes Lopes c. Brésil, § 130.
86. Voir supra.
87. L. Burgorgue-Larsen, « La vulnérabilité saisie par la philosophie, la sociologie et le droit… », p. 242.
88. Comme le rappelle Laurence Burgorgue-Larsen : « la jurisprudence interaméricaine […] a toujours attaché une place centrale aux contextes
(historiques, sociologiques, culturels, etc.) » (ibid., p. 242). L’importance du contexte dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine est
également régulièrement soulignée par les juges de cette même Cour. Voir, pour un exemple récent, l’opinion du président de la Cour Eduardo
Ferrer Mac-Gregor Poisot et de la juge Elizabeth Odio Benito sous l’affaire Cour IDH, 19 novembre 2019, Díaz Loreto et autres c. Venezuela,
exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, série C, nº 392.
La notion de personne vulnérable en droit civil
Gilles RAOUL-CORMEIL
Professeur de droit privé à l’université de Brest
Responsable de l’axe « Vulnérabilité » du Lab-LEX (UR 7480)

I. Penser la vulnérabilité
A. Penser la vulnérabilité à partir de ses causes
1. Des causes concrètes aux causes abstraites
2. Une meilleure analyse de la vulnérabilité ?

B. Penser la vulnérabilité à partir de ses effets


1. Le traitement de la vulnérabilité avec ou sans incapacité d’exercice
2. Le traitement de la vulnérabilité par l’assistance ou la représentation

II. Exposer la vulnérabilité


A. Approche processuelle de l’exposition de la vulnérabilité
1. L’émargement de l’acte de naissance
2. L’aménagement du principe du contradictoire

B. Approche substantielle de l’exposition de la vulnérabilité


1. La levée du secret médical
2. La preuve de l’état de besoin

Les dictionnaires enseignent qu’est vulnérable la personne serait menacé d’extinction. Rien ne serait invincible ; rien
qui peut être blessée, frappée par un mal physique. La ne serait invulnérable. L’intuition oppose une échelle de
vulnérabilité désigne une faiblesse tandis que l’invulnéra- résistance et, corrélativement, une échelle de la vulnéra-
bilité est force, invincibilité. Illustrée par la mythologie 1, bilité, c’est-à-dire des degrés de vulnérabilité que prend
cette signification première de la vulnérabilité tend à se en considération l’ordre juridique lorsqu’il protège.
développer et même, par anthropomorphisme, à dépas- À s’en tenir aux personnes physiques, le législateur
ser la condition humaine, ainsi que l’énonce le Code de a rompu avec le principe d’égalité du Code Napoléon où
l’environnement, pour caractériser la faune et la flore 2. chaque contractant est porté à défendre ses intérêts. La loi
La vulnérabilité ne serait donc pas le propre de l’homme. protège dorénavant des catégories de personnes qu’elle
Sur Terre, y compris notre planète, tout ce qui est vivant répute – selon le vocabulaire doctrinal – vulnérables,

1. Pour rendre immortel son fils Achille, Thétis l’a plongé dans les eaux du Styx en le tenant par le talon, laissant ici le seul point vulnérable de son
corps. Dépeint comme le plus brave et le plus puissant guerrier de la guerre de Troie, ce héros homérique fut néanmoins mortellement blessé,
au talon, par une flèche décochée par Pâris, fils du roi Priam et frère d’Hector.
2. Art. L. 414-1 du Code de l’environnement qui définit « les zones spéciales de conservation [comme] des sites marins et terrestres à protéger
comprenant […] des habitats abritant des espèces de faune ou de flore sauvages rares, vulnérables ou menacées de disparition ». Introduit par
l’ordonnance nº 2001-321 du 11 avril 2001 relative à la transposition de directives communautaires et à la mise en œuvre de certaines dispositions
du droit communautaire dans le domaine de l’environnement, ce texte a été maintes fois modifié, y compris par la loi nº 2016-1087 du 8 août 2016
pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.

CRDF, nº 18, 2020, p. 47 - 54


48 Gilles Raoul-Cormeil

c’est-à-dire en situation de faiblesse à l’égard de leur obligation d’être accompagnée par la personne majeure
cocontractant. Le Code du travail de 1973, refondu à droit de leur choix 11.
constant en 2007 3, est fondé sur cette idéologie de pro- Susceptible de s’adapter à toutes les branches du droit,
tection. Il en est de même du Code de la consommation 4 la vulnérabilité est un caméléon qui épouse des situations
lorsqu’une personne contracte avec un professionnel dans de faiblesse incomparables les unes aux autres. Elle peut
son intérêt personnel. Mais ces codes spéciaux acceptent ainsi désigner, tour à tour,
de surprotéger les salariés 5 et les consommateurs plus […] les enfants, les étrangers placés en zone de détention,
vulnérables 6. Dans ces textes, comme dans bien d’autres 7, les majeurs protégés, les emprunteurs adhérents à une
l’expression « personne vulnérable » a le sens que lui assurance de groupe, toutes les personnes prises en qualité
réserve le vocabulaire commun. d’assurés sociaux, les bénéficiaires de l’aide juridictionnelle,
La vulnérabilité illustre le phénomène de la « double les particuliers surendettés, les parties qui sont locataires de
appartenance » 8 linguistique. Au sens commun de la leur logement principal, les investisseurs, les emprunteurs
langue française s’ajoute un sens technique, propre au et les cautions profanes, les professionnels en situation de
droit. Ainsi, en droit pénal, la vulnérabilité désigne la dépendance économique, les personnes âgées ou celles
qualité singulière des victimes et justifie une circonstance dont la santé est altérée, les salariés précaires, les stagiaires,
les personnes physiquement et psychologiquement faibles,
aggravante de l’infraction pénale. À propos du viol, par
les « nouveaux esclaves » 12.
exemple, l’article 222-24, 3° du Code pénal prend en
considération la qualité de personne vulnérable pour Au secours de cette longue énumération, un auteur
condamner plus sévèrement le criminel. La loi énonce a proposé de réduire ces situations de faiblesse à la dis-
d’abord les causes de « la particulière vulnérabilité » : l’âge, tinction des vulnérabilités personnelles ou réelles 13. Cette
la maladie, une infirmité, une déficience physique ou analyse a été approfondie par les travaux de l’axe « Vulné-
psychique ou un état de grossesse. La loi exige ensuite que rabilité » du Lab-LEX de l’université de Brest, conduisant
la vulnérabilité soit « apparente ou connue de l’auteur » certains de ses membres à distinguer les vulnérabilités
de l’infraction pénale 9. Synonyme d’état de faiblesse, structurelles et les vulnérabilités conjoncturelles 14. Alors
la vulnérabilité de la femme enceinte a pris les traits que les premières sont inhérentes à la personne (déficience
de « l’état de détresse » 10 lorsqu’elle entendait recourir intellectuelle, handicap physique ou psychique congénital
à l’interruption volontaire de grossesse. La détresse ou survenu à la suite d’un accident ou avec le grand âge),
justifiait la mise en place d’un dispositif de protection : les secondes sont déclenchées par les circonstances ou
information délivrée par des médecins, entretiens avec liées à l’environnement ; elles sont donc extérieures à la
un psychologue et, pour les femmes mineures qui veulent personne du sujet de droit même si elles compromettent
dissimuler leur état et leur décision à leurs parents, ou empêchent son insertion sociale.

3. Ordonnance nº 2007-329 du 12 mars 2007, ratifiée par la loi nº 2008-67 du 21 janvier 2008 et entrée en vigueur le 1er mai 2008 pour la partie législative.
4. Loi nº 93-949 du 26 juillet 1993 pour la partie législative. Sur laquelle, voir l’analyse critique de D. Bureau, « Remarques sur la codification du
droit de la consommation », Recueil Dalloz, 1994, chron., p. 291-297. Les techniques protectrices du droit de la consommation ne rendent pas le
consommateur incapable de contracter, au sens où il faut l’entendre en droit civil. Sur cette démonstration, voir G. Raoul-Cormeil, « Le consommateur
est-il un incapable ? », in 40 ans de droit de la consommation, 1972-2012. Bilan et perspectives (Actes du colloque de Montpellier, 28 septembre 2012),
D. Mainguy, M. Depincé (dir.), Montpellier, Faculté de droit et de science politique de Montpellier, 2013, p. 27-46.
5. Art. L. 1133-6 du Code du travail : « Les mesures prises en faveur des personnes vulnérables en raison de leur situation économique et visant à
favoriser l’égalité de traitement ne constituent pas une discrimination » (nous soulignons).
6. Art. L. 121-1, al. 3 du Code de la consommation : « Le caractère déloyal d’une pratique commerciale visant une catégorie particulière de consom-
mateurs ou un groupe de consommateurs vulnérables en raison d’une infirmité mentale ou physique, de leur âge ou de leur crédulité s’apprécie
au regard de la capacité moyenne de discernement de la catégorie ou du groupe » (nous soulignons).
7. Voir notamment l’article L. 213-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : « Une attention particulière est accordée aux
personnes vulnérables, notamment aux mineurs, accompagnés ou non d’un adulte » (nous soulignons).
8. G. Cornu, Linguistique juridique, 3e éd., Paris, Montchrestien (Précis Domat), 2005, nº 17, p. 68.
9. Voir, dans ce même numéro, A. Cerf-Hollender, « Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale », passim. Sur la vulnérabilité,
élément de qualification pénale et élément de répression pénale, voir C. Ghica-Lemarchand, « La vulnérabilité en droit pénal », in Magistrat,
7e éd., F. Debove (dir.), Paris, Sirey-Dalloz, 2016, p. 292-299.
10. Art. L. 2212-1 du Code de la santé publique, dans sa rédaction originelle issue de la loi nº 75-17 du 17 janvier 1975, recodifiée par l’ordonnance
nº 2000-548 du 15 juin 2000, jusqu’à ce qu’elle soit modifiée par la loi nº 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.
11. Art. L. 2212-7 du Code de la santé publique.
12. X. Lagarde, avant-propos au rapport annuel de la Cour de cassation de 2009, Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation,
Paris, La documentation française, 2009, p. 57, en ligne : https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2009_3408.
13. Ibid., p. 64 : La vulnérabilité personnelle, à laquelle appartiennent les mineurs et les majeurs protégés, résulte d’une faiblesse personnelle « qui
empêche a priori l’individu d’exercer convenablement l’ensemble des attributs de la personnalité juridique ». Par contraste, la vulnérabilité réelle
résulte du fait des choses : « Elle se constate lors de la conclusion d’un acte ou de l’exercice d’un droit à l’occasion desquels les circonstances
rendent la personne vulnérable ».
14. Voir notamment D. Guérin, F.-X. Roux-Demare, « Introduction », in Logement et vulnérabilité, D. Guérin, F.-X. Roux-Demare (dir.), Bayonne –
Issy-les-Moulineaux, Institut universitaire Varenne – LGDJ (Colloques et essais), 2016, p. 13-28 ; F.-X. Roux-Demare, « La notion de vulnérabilité,
approche juridique d’un concept polymorphe », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 619-630 ; D. Guérin, « Vulnérabilité et contentieux des
baux et des expulsions », dossier « Le juge des vulnérabilités » (Actes du colloque de Brest, 6 mars 2020), G. Raoul-Cormeil, M. Rebourg (dir.),
Droit de la famille, nº 5, 2020, dossier 12 ; M. Rebourg, « À la recherche de la personne vulnérable en droit privé français », in La vulnérabilité
en droit international, européen et comparé, A. Boujeka, M. Roccati (dir.), Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2020, à paraître.
La notion de personne vulnérable en droit civil 49

À l’aune du temps, le Code civil réserve deux traite- exposer (II) la vulnérabilité. Tel est le plan de l’analyse de
ments à la vulnérabilité : un régime inorganisé et ponctuel la vulnérabilité saisie par le droit civil.
à l’intention de toute personne majeure qui est soudaine-
ment placée dans un état de vulnérabilité, d’une part, et
un double régime organisé et continu, d’autre part. Ces I. Penser la vulnérabilité
régimes organisés se subdivisent. L’un des deux fonde
la condition de mineur qui sera exclue de l’analyse de la On ne peut penser la vulnérabilité sans la nommer. Le choix
vulnérabilité en droit civil, en dépit du fait que la parole de des mots est important aussi bien en ce qui concerne ses
l’enfant mineur a gagné à être écoutée lorsque l’intéressé causes (A) que ses effets (B). S’il n’existe pas, à proprement
est doué de discernement 15, que l’âge du mineur soit parfois parler 19, de représentant légal du majeur protégé, c’est
pris en considération ou que l’assistance 16 puisse parfois que la protection d’une personne majeure vulnérable ne
être préférée à la représentation, mais parce que – sauf va pas de soi. La vulnérabilité doit d’abord être reconnue
exceptions – le régime du mineur est posé de manière par un magistrat de l’ordre judiciaire qui, en matière de
générale, pour tout mineur pris in abstracto. En revanche, protection juridique des majeurs, désigne ensuite la per-
parce qu’il doit rester exceptionnel qu’un tiers s’immisce sonne qui prendra en charge ses intérêts. Le passage du
dans la vie d’un adulte, la protection juridique des majeurs fait au droit, de la vulnérabilité officieuse à la vulnérabilité
vulnérables est toujours, sans exception, soumise à une officielle passe par l’office du juge. Depuis 1968, le juge des
appréciation in concreto de son état et de sa situation. tutelles constitue la pièce maîtresse sur l’échiquier de la
protection juridique des majeurs, eu égard à son pouvoir
Le droit des majeurs protégés constitue le berceau juridique de reconnaître la vulnérabilité, en amont, et de déterminer
de la notion de vulnérabilité, faisant référence à la notion le traitement adapté, en aval.
de protection juridique de la personne. À tel point qu’il
faille veiller lorsque le vocable « personnes vulnérables »
est abordé, à bien le distinguer de celui des personnes A. Penser la vulnérabilité à partir de ses causes
protégées au sens de la loi nº 2007-308 du 5 mars 2007 17.
1804, 1968 et 2007 : ces trois dates constituent des repères
Sous le prisme du fait et du droit, l’insanité et, en pour le juriste français, tant elles ont été le témoin d’un
miroir, l’incapacité nous montrent que le traitement juri- renouvellement de la condition juridique des personnes
dique de la vulnérabilité de la personne majeure est ainsi majeures, privées de leur pleine capacité juridique. Sous
toujours prêt à sortir du lit du droit des majeurs protégés. l’empire du Code Napoléon (1804-1968), les causes de la
Cette propension dynamique du droit civil à doubler le vulnérabilité officielle étaient concrètes. On appelait un
traitement continu de la vulnérabilité par un traitement chat un chat ; l’aliéné était désigné comme tel, sans aucune
ponctuel conduit à distinguer la vulnérabilité officielle et la précaution formelle. Les progrès de la médecine et de la
vulnérabilité officieuse. Les statistiques confirment ces deux psychiatrie ont justifié le besoin de passer à une cause
niveaux de traitement : bien que délicat à établir, le nombre abstraite (1). Par-delà le choix des mots, c’est un principe
exact de mesures de protection juridique en cours (environ directeur – la nécessité – qui a conduit le juge à mieux
760 000) est beaucoup moins grand que le nombre de per- décrire l’état et la situation de la personne vulnérable
sonnes adultes qui traversent pour un temps plus ou moins éligible à la protection juridique des majeurs (2).
long une période difficile dans laquelle elles ne sont plus en
mesure de préserver leurs intérêts. Cette distorsion rend
opérationnelle la dialectique pluridisciplinaire du colloque
1. Des causes concrètes aux causes abstraites
au cours duquel la présente contribution a été exposée 18 La loi nº 68-5 du 3 janvier 1968 ne désigne plus la personne
qui oppose les représentations à l’action, penser (I) puis majeure à protéger comme celle qui est « dans un état

15. Art. 388-1, al. 1er du Code civil : « Dans toute procédure le concernant, le mineur capable de discernement peut, sans préjudice des dispositions
prévoyant son intervention ou son consentement, être entendu par le juge ou, lorsque son intérêt le commande, par la personne désignée par
le juge à cet effet ». Sur la parole de l’enfant mineur en justice, voir P. Bonfils, A. Gouttenoire, Droit des mineurs, 2e éd., Paris, Dalloz (Précis.
Droit privé), 2014, passim.
16. J.-J. Lemouland, « L’assistance du mineur : une voie possible entre l’autonomie et la représentation », Revue trimestrielle de droit civil, 1997, p. 1-24.
17. D. Guérin, F.-X. Roux-Demare, « Introduction », in Logement et vulnérabilité, p. 14.
18. « Penser / exposer la vulnérabilité », colloque tenu à l’université de Caen du 29 novembre au 1er décembre 2018, sous la responsabilité scientifique
de M.-H. Boblet, H. Marche et N. Proia-Lelouey et sous l’égide de la Maison de la recherche en sciences humaines, de l’université de Caen
Normandie et de différents laboratoires de recherche, tels que le CERREV (Centre de recherche Risques et Vulnérabilités – EA 3918), l’Institut
Demolombe (EA 967), le CRDFED (Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit – EA 2132). Coordonné par
M. Couturier, le premier des sept ateliers a été consacré à des analyses juridiques des vulnérabilités opposant celles qui sont nommées à celles
qui demeurent innomées.
19. Voir toutefois l’article 459-1 du Code civil. Ce texte renvoie aux dispositions du Code de l’action sociale et des familles et du Code de la santé
publique qui réservent les prérogatives du « représentant légal », aussi bien pour les mineurs que pour les majeurs protégés. La tradition de
soumettre le majeur en tutelle au régime du mineur fut consacrée par l’article 509 du Code Napoléon (21 mars 1804) : « L’interdit est assimilé
au mineur […] ». Dans le régime de la stérilisation thérapeutique interdite au mineur (art. L. 2123-2 du Code de la santé publique, issu de la loi
nº 2001-588 du 4 juillet 2001), le représentant légal désignait le tuteur et le curateur du majeur. L’ordonnance nº 2020-232 du 11 mars 2020 s’est
efforcée de limiter le représentant légal aux père et mère qui exercent l’autorité parentale.
50 Gilles Raoul-Cormeil

habituel d’imbécillité, de démence ou de fureur » 20. Ces L’article 431 du Code civil prolonge et donne du sens à
termes expressifs et concrets ont été remplacés par une l’article 425 qui le précède.
terminologie courtoise 21, respectueuse de la faiblesse
humaine, apaisante pour les familles et légitimée par
2. Une meilleure analyse de la vulnérabilité ?
une objectivité scientifique. Les facultés mentales sont
altérées par une maladie, une infirmité ou un affaiblis- Principe directeur de la protection juridique des majeurs,
sement dû à l’âge. Les nouveaux régimes de protection la nécessité fonde l’existence, la nature et le délai de la
étaient également applicables à l’altération des facultés mesure. La mesure de protection juridique est d’abord
corporelles si elle empêche l’expression de la volonté. subordonnée à une altération des facultés personnelle
L’article 490 du Code civil, issu de la loi de 1968, exi- médicalement constatée. La nécessité est médicale. Les
geait que l’altération soit « médicalement établie ». La juges des contentieux de la protection qui exercent les
médecine a pu imposer son langage abstrait, neutre et fonctions de juge des tutelles depuis le 1er janvier 2020,
scientifique car elle a su nous montrer que l’état de santé en lieu et place des juges d’instance, devront continuer
de la personne inapte est « susceptible d’évolution » 22, à expliquer leurs attentes aux médecins inscrits sur les
indépendamment de ses facteurs qui sont multiples listes du procureur de la République, tant le contenu du
(internes et externes). Précisons toutefois que le juge certificat circonstancié défini par l’article 1219 du Code de
des tutelles avait le pouvoir, sous l’empire de la loi de procédure civil a engendré un appauvrissement des écrits
1968, d’ouvrir une curatelle ou une tutelle sans certificat médicaux. En attendant que la formation juridique des
médical si la cause de la vulnérabilité résidait dans la médecins inscrits soit obligatoire, ainsi que le préconisent
prodigalité, l’intempérance ou l’oisiveté 23. Bien avant des rapports 26, il faut rappeler qu’il ne suffit pas qu’une per-
que la loi nº 2007-308 du 5 mars 2007 n’abolisse ces cas sonne souffre d’une altération de ses facultés mentales ou
d’ouverture à la protection juridique des majeurs, les corporelles empêchant l’expression d’une volonté lucide, il
juges des tutelles se sont détournés de ces protections de faut encore que la sauvegarde de ses intérêts personnels et
confort réclamées par les familles ; le seul cas où le juge patrimoniaux soit compromise 27. Tel est le volet juridique
des tutelles ouvrait un régime de protection juridique du principe de nécessité que l’on appelle aussi la subsi-
sans certificat médical était celui où l’intéressé refusait diarité. Ainsi, tant que la solidarité familiale s’exprime au
obstinément de se laisser examiner par un médecin spé- quotidien par des aides matérielles et par des procurations,
cialiste inscrit sur la liste du procureur de la République 24. la mesure de protection juridique n’est pas nécessaire. La
La rupture fut donc moins brutale dans la jurisprudence loi nº 2019-222 du 23 mars 2019 a réordonné les mesures de
que dans la loi du 5 mars 2007. À partir du 1er janvier protection moins contraignantes qui rendent subsidiaire
2009, le juge des tutelles est devenu le garant du principe le prononcé d’une protection judiciaire 28 : au mandat de
de nécessité. C’est à peine d’irrecevabilité que la requête protection future, s’ajoutent les mandats et les techniques
qui saisit le juge des tutelles doit être accompagnée d’un du droit des régimes matrimoniaux lorsque la personne
certificat médical circonstancié constatant l’altération vulnérable est mariée 29. Or, de nombreuses personnes
des facultés personnelles… quitte à être rédigé à partir vulnérables sont célibataires. Quant à la primauté du
de l’avis du médecin traitant ou d’un dossier médical 25. mandat de protection future, elle est un vœu pieux tant

20. Art. 489 du Code Napoléon.


21. J. Carbonnier, Essais sur les lois, 2e éd., Paris, Defrénois, 1995, p. 73.
22. J. Massip, Les incapacités : étude théorique et pratique, Paris, Defrénois, 2002, nº 442. Citation absente de l’édition suivante refondue après la loi
nº 2007-308 du 5 mars 2007 : J. Massip, Tutelle des mineurs et protection juridique des majeurs, Paris, Defrénois, 2009, nº 228. Voir aussi J. Hauser,
« La notion d’incapacité », Les petites affiches, nº 164, 17 août 2000, p. 3-8.
23. Art. 488, al. 3 du Code civil.
24. Cass., 1re civ., 10 juillet 1984, nº 83-10.653 P, Recueil Dalloz, 1984, p. 547, note J. Massip.
25. Cass., 1re civ., 20 avril 2017, nº 16-17.672 P, Droit de la famille, nº 6, 2017, comm. 140, note I. Maria ; La semaine juridique, édition générale, nº 19-20,
8 mai 2017, 525, note D. Noguéro ; Recueil Dalloz, 2017, p. 1455, note N. Peterka ; Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 612, obs. J. Hauser.
26. A. Caron-Déglise, Rapport de mission interministérielle. L’évolution de la protection juridique des personnes : reconnaître, soutenir et protéger les
personnes les plus vulnérables, 21 septembre 2018, p. 31, en ligne : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/rapport_pjm_dacs_rapp.pdf. Adde, D. Noguéro,
« Le certificat médical pour l’ouverture des mesures de protection des majeurs », Revue de la recherche juridique, nº 3, 2011, p. 1227-1252.
27. En cas de locked-in syndrom ; voir CA Douai, 9 novembre 2012, nº 12/91, JurisData, nº 2012-04694 ; Droit de la famille, nº 12, 2012, comm. 186,
note I. Maria. Arrêt reproduit in La vie privée de la personne protégée. In memoriam Thierry Verheyde, G. Raoul-Cormeil, A. Caron-Déglise (dir.),
Paris, Mare & Martin (Droit et sciences criminelles), 2019, nº 36, p. 394.
28. Art. 428 du Code civil. Parmi les commentaires de la loi nº 2019-222 du 23 mars 2019, voir J.-J. Lemouland, « Simplifier et recentrer le rôle du
juge dans le domaine de la protection des majeurs », Recueil Dalloz, 2019, p. 827 ; N. Peterka, « La déjudiciarisation du droit des majeurs protégés
par la loi du 23 mars 2019. Progrès ou recul de la protection ? », La semaine juridique, édition générale, nº 16, 22 avril 2019, doctr. 437 ; J. Combret,
D. Noguéro, « Personnes vulnérables, déjudiciarisation et contrôle des mesures judiciaires : réforme de la justice et prospective », Defrénois,
nº 29-34, 18 juillet 2019, étude 149y7, p. 13 ; I. Maria, « Protection juridique des majeurs : une nouvelle réforme dans l’attente d’une autre ? », Droit
de la famille, nº 4, 2019, dossier 15.
29. Art. 217, 219, 1426 et 1429 du Code civil. Sur l’habilitation judiciaire entre époux, la représentation judiciaire, la substitution et le dessaisissement
judiciaires, voir G. Raoul-Cormeil, « Le conjoint de la personne vulnérable (l’articulation du système matrimonial et du système tutélaire) »,
Defrénois, nº 12, 30 juin 2008, art. 38791, p. 1303-1319.
La notion de personne vulnérable en droit civil 51

que toutes les professions du droit ne maîtrisent pas cet la vulnérabilité peut rester officieuse, c’est-à-dire non inca-
instrument juridique et, partant, ne le promeuvent pas pacitante. Tel est le cas de la protection juridique mise en
auprès de leur clientèle 30. Il ne suffit donc pas de souffrir place sous le sceau de la discrétion : prise d’effet du mandat
d’une altération de ses facultés personnelles, il faut encore de protection future, sauvegarde de justice, habilitation
être dans l’impossibilité de prendre en charge ses intérêts familiale spéciale, voire mesure d’accompagnement judi-
personnels et patrimoniaux. Ainsi soumise à un double ciaire qui relève d’une vulnérabilité sociale 36. En revanche,
critère médical et juridique, la vulnérabilité est donc plus la vulnérabilité de la personne physique devient officielle
difficile à admettre. Cette analyse restrictive mériterait et, partant, incapacitante avec le prononcé d’une curatelle,
d’être saluée si elle n’était pas, au fond, justifiée par le d’une tutelle ou d’une habilitation familiale générale. En
besoin de faire des économies dans le budget de l’État. effet, pour chacune de ces trois mesures, le juge des tutelles
a habilité un tiers à assister ou à représenter la personne.
Non seulement les tiers sont censés connaître la nature de
B. Penser la vulnérabilité à partir de ses effets la mesure et le rôle du tiers mais la protection juridique des
intérêts de la personne protégée est assurée par une publicité
Le principe de nécessité et ses corollaires, la subsidiarité et et toute violation des règles de protection est sanctionnée par
la proportionnalité, devrait aboutir, tel est l’idéal posé par la nullité de l’acte juridique 37, sans compter la responsabilité
l’article 428, alinéa 2 du Code civil, à une individualisation civile 38 ou pénale de la personne en charge de la protection
de la mesure. À cet effet, le juge des tutelles doit faire des juridique ou des tiers qui abusent de l’état de faiblesse du
choix : le traitement de la vulnérabilité passe-t-il par une majeur vulnérable 39. En pratique, la connaissance précise
incapacité d’exercice (1) ? Et la personne en charge de la de la nature de la mission du curateur, du tuteur ou de la
protection doit-elle avoir un pouvoir d’assistance ou de personne habilitée présente des difficultés. Il existe une
représentation (2) ? distorsion entre la théorie et la pratique 40, entre l’idéal de
protéger sans jamais diminuer 41 et le respect de la sécurité
1. Le traitement de la vulnérabilité juridique des tiers.
avec ou sans incapacité d’exercice
2. Le traitement de la vulnérabilité
Depuis une décennie, le nombre de mesures de protection
par l’assistance ou la représentation
juridique croît de manière confuse : deux sauvegardes de
justice (avec 31 ou sans mandataire spécial), trois curatelles Dans une analyse prospective, le législateur attendra tou-
(simple, renforcée ou aménagée 32), deux tutelles (complète jours du juge des tutelles une meilleure individualisation
ou allégée 33), deux mandats de protection future (conclu de la mesure de protection juridique pour assurer la prise
en la forme authentique ou sous signature privée 34), trois en charge de la vulnérabilité sans compromettre la part
habilitations familiales (simple ou générale, puis pour la d’autonomie de la personne. Pourtant, un tel objectif n’est-
seconde : par assistance ou représentation 35). La constatation il pas vain dès lors que les tiers sont dans l’impossibilité de
de l’altération des facultés personnelles qui rend nécessaire connaître le périmètre exact des pouvoirs de la personne en
l’ouverture d’une mesure de protection juridique peut ainsi charge de la protection juridique tant qu’ils n’ont pas lu et
recevoir douze traitements possibles, dont dix sont entre les compris le jugement 42 ? Dans un esprit de simplification,
mains du juge des tutelles. Par esprit de simplification, ces les dix combinaisons de mesures de protection juridique
dix mesures peuvent être regroupées en deux catégories : répondent à une autre summa diviso, suivant la nature de

30. C. Abadie, A. Pradié, Rapport d’information sur les droits fondamentaux des majeurs protégés, Assemblée nationale, nº 2075, 26 juin 2019, p. 34.
31. Art. 437, al. 2 du Code civil : « Le juge peut désigner un mandataire spécial, dans les conditions et selon les modalités prévues aux articles 445
et 448 à 451, à l’effet d’accomplir un ou plusieurs actes déterminés, même de disposition, rendus nécessaires par la gestion du patrimoine de la
personne protégée. Le mandataire peut, notamment, recevoir mission d’exercer les actions prévues à l’article 435 ».
32. Art. 471 du Code civil : « À tout moment, le juge peut, par dérogation à l’article 467, énumérer certains actes que la personne en curatelle a la
capacité de faire seule ou, à l’inverse, ajouter d’autres actes à ceux pour lesquels l’assistance du curateur est exigée ».
33. Art. 473, al. 2 du Code civil : « […] le juge peut, dans le jugement d’ouverture ou ultérieurement, énumérer certains actes que la personne en
tutelle aura la capacité de faire seule ou avec l’assistance du tuteur ». L’allègement de la tutelle passe par une autonomie de la personne en tutelle ;
elle peut aussi être réalisée par une articulation de la tutelle à la personne et du droit des régimes matrimoniaux. Voir par exemple : CA Douai,
2 février 2012, nº 11/5594, Gazette du Palais, nº 215, 2 août 2012, doctr., p. 7, note G. Raoul-Cormeil.
34. Sous la différence de forme siège une différence de fond tenant à l’étendue des pouvoirs du mandataire à la protection future ; voir art. 489 à 494
du Code civil.
35. Art. 494-1 du Code civil.
36. L. Mauger-Vielpeau, « Le retour du prodigue », La semaine juridique, notariale et immobilière, nº 36, 5 septembre 2008, étude 1269.
37. Art. 465 du Code civil.
38. Art. 421 du Code civil.
39. Voir A. Cerf-Hollender, « Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale », passim.
40. Voir G. Raoul-Cormeil, « Les distorsions entre la théorie et la pratique du droit des majeurs protégés », La semaine juridique, édition générale,
nº 5, 4 février 2019, étude 121.
41. Voir T. Fossier, « Projet de réforme des incapacités. Un objectif à ne pas oublier : protéger sans jamais diminuer », Defrénois, nº 1, 15 janvier 2005, p. 3-34.
42. Art. 459, al. 2 du Code civil.
52 Gilles Raoul-Cormeil

la mission de la personne en charge de la mesure de protec- qui est toujours de droit positif, contrairement à la radia-
tion. La distinction de l’assistance et de la représentation tion des listes électorales des personnes en tutelle 50 depuis
est au cœur du droit des majeurs protégés tant en France l’abrogation de l’article L. 5 du Code électoral par la loi
qu’ailleurs 43 ; elle détermine la nature du contrôle exercé nº 2019-222 du 23 mars 2019 qui a pris effet le 25 mars
sur le pouvoir du protecteur 44. Ainsi, dans un régime suivant. Le Code de procédure civile offre cependant, y
d’assistance, l’entente entre le majeur protégé et son pro- compris depuis le décret nº 2019-756 du 22 juillet 2019,
tecteur rend inutile, sauf exceptions 45, la saisine du juge des matière à tempérer l’exposition de la vulnérabilité (2).
tutelles. En revanche, dans un régime de représentation, le
contrôle préventif du juge des tutelles est consubstantiel
1. L’émargement de l’acte de naissance
à tout acte grave. La distinction de l’assistance et de la
représentation se retrouve dans le régime des nullités Le jugement qui prononce une mesure de curatelle ou de
contractuelles 46 et dans celui de la responsabilité civile 47. tutelle – et une habilitation familiale générale depuis le
Elle connaît cependant une variante iconoclaste dans le 1er janvier 2006 – doit faire l’objet d’une publicité. La loi
nouveau régime des décisions médicales concernant les nº 68-5 du 3 janvier 1968 n’ignorait pas le respect de la vie
majeurs protégés. Seules les personnes protégées par un privée des majeurs protégés ; c’est une valeur qu’elle a tenté
régime de représentation relative à leur personne doivent de concilier avec la sécurité juridique des tiers. Concrè-
être assistées par leur protecteur lorsqu’elles sont aptes à tement, un extrait du jugement d’ouverture, de révision
consentir, la représentation étant limitée au cas où elles ou de mainlevée du jugement relatif à une curatelle ou à
sont devenues insanes 48. Par contraste, tout protecteur une tutelle, ou à une habilitation familiale générale doit
ayant une mission d’assistance n’a pas voix au chapitre ; être publié sur le répertoire civil du tribunal de grande
il n’est destinataire des informations médicales que si la instance – devenu au 1er janvier 2020 le tribunal judi-
personne protégée y consent 49. Comment un médecin qui ciaire – dans le ressort duquel siège le juge des tutelles 51.
n’a pas reçu de formation juridique saura-t-il déduire de Puis, à la diligence du greffe, l’officier de l’état civil de
la nature de la mesure qu’un curateur qui a une mission la commune dans laquelle est née la personne protégée
d’assistance à la personne ne peut assister la personne pro- doit porter en marge de l’acte de naissance la mention
tégée à prendre la bonne décision au sens de l’article 467 du « RC », pour répertoire civil, avec l’indication du lieu et
Code civil ? Il ne suffit donc pas de penser la vulnérabilité de la date à laquelle le jugement a été pris, du numéro
pour la prendre en charge. Il faut aussi la rendre publique. du répertoire civil ainsi que de la date de l’émargement.
Cette formalité produit son effet de publicité passive
« deux mois après que la mention aura été portée sur
II. Exposer la vulnérabilité l’acte de naissance » 52. En revanche, la loi garde le silence
sur le délai qui sépare le jugement de l’émargement : une
Exposer la vulnérabilité, c’est la rendre publique. L’immix-
durée incertaine sépare donc l’ouverture de la mesure de
tion dans la vie privée d’une personne aux fins de l’aider à
protection juridique et son opposabilité aux tiers. Il est
prendre en charge ses intérêts personnels et patrimoniaux
d’usage chez les mandataires judiciaires à la protection
doit être proportionnée à l’objectif recherché par la loi.
des majeurs d’informer personnellement les contractants
L’équilibre réalisé est-il satisfaisant ? Tel est l’objet de
du majeur protégé (bailleur, banquier, assureur, etc.).
l’analyse menée sous l’angle du droit processuel (A) et
Cette information personnelle permet de gagner un temps
sous l’angle du droit substantiel (B).
précieux. Mais les tiers qui n’auraient pas été informés
sont censés vérifier par eux-mêmes la capacité juridique
A. Approche processuelle de leur contractant et, à cette fin, solliciter un extrait récent
de l’exposition de la vulnérabilité d’acte de naissance. La mention « RC » doit les conduire à
se renseigner auprès du greffe pour connaître la nature et
L’approche processuelle de l’exposition de la vulnérabilité la durée de la mesure, ainsi que le nom de la personne en
nous porte à étudier l’émargement de l’acte de naissance (1) charge de la protection juridique. Pour rattraper le retard

43. Sur la démonstration, voir G. Raoul-Cormeil, « Exercice de droit comparé : la réforme québécoise et française en son ADN », in La protection des
personnes vulnérables (Actes du colloque de Montréal, 31 janvier 2020), Montréal, Y. Blais (Barreau du Québec ; 469), 2020, p. 25.
44. Sur la démonstration, voir M. Beauruel, La théorie générale du pouvoir en droit des majeurs protégés, Bayonne, Institut francophone pour la
justice et la démocratie (Thèses ; 185), 2019, nº 462.
45. Art. 426, 427 et 455 du Code civil.
46. Art. 465 du Code civil.
47. Art. 421 du Code civil.
48. Art. L. 1111-4, al. 8 du Code de la santé publique modifié par l’ordonnance nº 2020-232 du 11 mars 2020. Adde, G. Raoul-Cormeil, « Le régime
des décisions médicales concernant les personnes majeures protégées », La semaine juridique, édition générale, nº 12, 23 mars 2020, act. 331.
49. Art. L. 1111-2, al. 7 du Code de la santé publique modifié par l’ordonnance nº 2020-232 du 11 mars 2020.
50. Art. 444 du Code civil, auquel renvoie l’art. 494-6 in fine.
51. Sur le répertoire civil, voir art. 1057 à 1061 du Code de procédure civile. Voir aussi J. Massip, Tutelle des mineurs et protection juridique des
majeurs, p. 329-333.
52. Art. 444 du Code civil, pour la curatelle et la tutelle ; art. 494-6 in fine du Code civil, pour l’habilitation familiale générale.
La notion de personne vulnérable en droit civil 53

dans la réalisation de cette publicité, la loi du 5 mars 2007 toutes les conditions sont réunies avant de diminuer
a introduit une période suspecte de « deux ans » 53. Cette la pleine capacité juridique d’une personne. Saisi par
formalité dite « en zigzag » 54 devait ménager le respect de une requête, le juge des tutelles dispose du pouvoir de
la vie privée des majeurs protégés et de leurs familles. En prendre des mesures d’instruction pour être parfaitement
pratique, l’efficacité de ce dispositif est critiquée 55. Nul, à informé de l’état et de la situation, personnelle, familiale
l’exception des notaires, ne vérifie la capacité contractuelle et patrimoniale de la personne à protéger. La procédure
en sollicitant un extrait d’acte de naissance. Et, bien que est gracieuse 60, par essence, parce que le juge des tutelles
les contestations des établissements de crédit soient restées doit être guidé par le seul intérêt de la personne à protéger
vaines 56, ni la loi du 5 mars 2007 ni celle du 23 mars 2019 ou protégée. Pour autant, lorsqu’un contentieux s’élève
n’a trouvé l’opportunité d’introduire un registre électro- devant lui, le juge des tutelles doit faire respecter le prin-
nique qui rendrait public non pas les incapacités mais les cipe du contradictoire. À ce titre, il doit notamment aviser
pouvoirs suivant leur source (contractuelle ou judiciaire), la personne à protéger ou déjà protégée de sa faculté de
leur nature (assistance ou représentation), leur domaine constituer un avocat et de consulter le dossier au greffe
(spécial ou général) et leur durée, avec indication du béné- pour être en mesure de discuter chacune des pièces qui y
ficiaire. D’autres propositions ont été formulées 57 pour sont versées. La Cour de cassation sanctionne de manière
rendre plus efficace la protection juridique des personnes récurrente les décisions prises en violation de ce principe
majeures sans exposer au grand public leur vulnérabilité. directeur du procès 61. Pour autant, la vulnérabilité du
sujet à protéger ou protégé est prise en considération. Le
juge des tutelles « peut, par ordonnance motivée notifiée
2. L’aménagement du principe du contradictoire
à l’intéressé, exclure tout ou partie des pièces de la consul-
La procédure devant le juge des tutelles protège la vie tation si celle-ci est susceptible de lui causer un préjudice
privée des intéressés. Les auditions et les audiences ne psychique grave » 62. Le principe du contradictoire est
sont pas publiques 58. La vulnérabilité des personnes à aménagé de manière plus radicale lorsque la loi autorise
protéger conduit même le Code de procédure civile à le juge des tutelles à se dispenser d’auditionner la per-
autoriser le juge des tutelles à quitter le palais de justice sonne à protéger ou déjà protégée. La Cour de cassation
pour procéder aux auditions au lieu où elles résident 59. contrôle le respect des motifs justifiant l’ordonnance de
L’office du juge des tutelles est gracieux au sens où la loi non-audition 63. L’exposition de la vulnérabilité intéresse
oblige un magistrat de l’ordre judiciaire à vérifier que les tiers mais aussi le sujet de la protection juridique des

53. Art. 464 du Code civil. Malheureusement le compte à rebours du délai de deux ans débute à partir de la publicité du jugement en matière
de curatelle et de tutelle. En revanche, l’habilitation familiale fait courir ce délai à compter du jugement : art. 494-9, al. 2 du Code civil. Cette
différence de régime est discriminatoire !
54. J. Carbonnier, Droit civil, vol. I, Introduction. Les personnes, la famille, l’enfant, le couple, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige droit
civil ; 262), 2004, p. 488 : « Par une mention en marge de l’acte de naissance, on alerte les tiers sur la présence de documents dont ils pourront
obtenir copie. Pourquoi cette publicité par étapes ? Pour une raison technique, d’abord : la marge des registres de naissance n’aurait pas suffi à
des reproductions aussi longues. Pour une raison psychologique, surtout : par ces formalités en zigzag, il fallait ralentir les élans de la curiosité
(si les événements en question sont assurément de ceux que les cocontractants ont un intérêt légitime à connaître, les familles préfèrent de pas
les crier sur les toits) ».
55. Voir notamment D. Noguéro, « La publicité des mesures de protection des majeurs », in Mélanges en l’honneur du professeur Jean Hauser, Paris,
Dalloz – LexisNexis, 2012, p. 469-533, spéc. p. 479.
56. Cass., 1re civ., 9 novembre 2011, nº 10-14.375, Bulletin civil I, nº 198 ; Actualité juridique. Famille, 2012, p. 108, note T. Verheyde ; Recueil Dalloz, 2012,
pan. p. 2704, obs. D. Noguéro ; Droit de la famille, nº 1, 2012, comm. 11, note I. Maria ; Contrats, concurrence, consommation, nº 1, janvier 2012,
comm. 29, note G. Raymond ; Gazette du Palais, nº 5, 5 janvier 2012, p. 7, note G. Poissonnier ; Revue trimestrielle de droit commercial, 2012,
p. 1972, obs. D. Legeais ; Revue trimestrielle de droit civil, 2012, p. 292, obs. J. Hauser.
57. A. Caron-Déglise, Rapport de mission interministérielle…, p. 11, proposition nº 40 : « La création d’un répertoire civil unique, national et
dématérialisé assurant la publicité de toutes les mesures de protection judiciaires et des dispositions anticipées, accessibles aux juridictions,
aux notaires et aux avocats ». Adde, J.-M. Plazy, « Les perspectives de réforme et la sécurité juridique des tiers », in Majeurs protégés : bilan et
perspectives, G. Raoul-Cormeil, M. Rebourg, I. Maria (dir), Paris, LexisNexis, 2020, p. 397-406.
58. Art. 1220-1 du Code de procédure civile.
59. Art. 1220 du Code de procédure civile.
60. Art. 25 du Code de procédure civile. Sur la démonstration, voir G. Raoul-Cormeil, « Dossier “Majeurs protégés” : nature juridique de la procédure
devant le juge des tutelles », Actualité juridique. Famille, 2014, p. 148-151 ; G. Raoul-Cormeil, « La métamorphose de la procédure tutélaire », in
Quarantième anniversaire du Code de procédure civile (1975-2015), I. Pétel-Teyssié, C. Puigelier (dir.), Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2016,
p. 329-355 ; E. Jeuland, « La nature juridique de la procédure des tutelles : pour la reconnaissance d’un lien procédural de protection », Revue
trimestrielle de droit civil, 2018, p. 271-284.
61. Art. 16 du Code de procédure civile. Parmi les arrêts de cassation rendus au visa de ce texte, voir Cass., 1re civ., 20 novembre 2013, nº 12-23.218,
Actualité juridique. Famille, 2014, p. 56, obs. T. Verheyde ; Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 83, obs. J. Hauser ; Cass., 1re civ., 12 février 2014,
nº 13-13.581 ; Cass., 1re civ., 24 juin 2015, nº 14-18.578 ; Cass., 1re civ., 18 novembre 2015, nº 14-28.223 ; Cass., 1re civ., 27 janvier 2016, nº15-14.185,
Droit de la famille, nº 3, 2016, comm. 65, note I. Maria ; Cass., 1re civ., 3 octobre 2018, nº 17-23.599 ; Cass., 1re civ., 19 septembre 2019, nº 18-19.570,
La semaine juridique, édition générale, nº 42, 14 octobre 2019, 1048, obs. G. Raoul-Cormeil.
62. Art. 1222-1, al. 2 du Code de procédure civile.
63. Cass., 1re civ., 15 janvier 2020, nº 19-12.912, inédit : cassation pour défaut de base légale au visa de l’article 432 du Code civil d’un arrêt orléanais
confirmant une ordonnance de non-audition prise, sur avis médical conforme, en raison de l’agressivité récurrente de la personne protégée, alors
que ce texte limite la non-audition à deux cas : soit l’audition est de nature à aggraver l’état de santé de la personne à protéger, soit l’audition
serait non contributive au regard des difficultés ou de l’impossibilité pour la personne à s’exprimer.
54 Gilles Raoul-Cormeil

majeurs. Le silence sur sa condition est parfois élevé pour nullité de l’acte juridique qu’il aurait pris sous l’empire
protéger la vie privée de l’intéressé ou adoucir la mise en d’un trouble mental 67. La solution prend tout son sens
œuvre de sa protection à son égard. au regard des moyens de preuve de l’insanité d’esprit.
La nullité pour trouble mental est, comme l’incapacité 68
ou le vice du consentement 69, une exception purement
B. Approche substantielle personnelle au contractant. En revanche, elle ne constitue
de l’exposition de la vulnérabilité pas un droit strictement personnel 70 et l’ouverture d’une
tutelle permet au tuteur d’agir en nullité d’un acte patri-
L’exposition aux tiers de la vulnérabilité du sujet est organi- monial sans autorisation du juge 71. La raison est simple :
sée par des règles substantielles. La levée du secret médical le secret médial n’est pas opposable au tuteur 72. Après le
en constitue le meilleur exemple (1). Mais l’analyse pourrait décès du majeur protégé, ses héritiers seront les seuls à
se poursuivre, à l’envi, sur la preuve de l’état de besoin (2). pouvoir solliciter la nullité du contrat pour insanité de leur
auteur et, au besoin, à faire valoir des éléments médicaux 73.
1. La levée du secret médical
2. La preuve de l’état de besoin
Le secret médical protège le respect de la vie privée du
patient 64. Le lien entre la règle et son fondement se traduit L’exposition de la vulnérabilité se rencontre de manière
par le caractère relatif de la nullité du contrat pour insanité générale à chaque fois qu’une personne sollicite une aide
d’esprit. Cette sanction protège l’intérêt des personnes sociale 74 ou la reconnaissance d’un taux d’invalidité. En
majeures protégées 65 sans leur être réservée ; elle sanc- cette matière où la personne vulnérable n’est pas reconnue
tionne tout acte juridique conclu par une personne sous par une décision du juge des tutelles, l’analyse du conten-
l’empire d’un trouble mental 66. Lorsque l’action en nullité tieux des incapacités a pu montrer toutes les difficultés
est engagée du vivant du contractant insane, seul celui-ci pratiques consécutives à la preuve de l’état de besoin 75.
peut faire valoir cette cause de nullité pour la simple et En définitive, la vulnérabilité est, en droit civil, une
bonne raison qu’il est en mesure de se faire examiner par notion en devenir… un bouton de rose qui ne demande
un médecin et de produire en justice la preuve médicale qu’à s’épanouir. En droit, comme en botanique, il faut gar-
qu’il n’était pas lucide au moment où il a manifesté son der l’esprit de mesure. La vulnérabilité pourrait perdre son
consentement. Il a été jugé que le professionnel (commer- sens, son utilité et son rôle si elle était cultivée de manière
çant, agriculteur…) qui est dessaisi de l’administration et intensive. L’enjeu est aujourd’hui de reconnaître, à l’instar
de la disposition de ses biens au profit d’un organe de la de quelques textes, les « personnes les plus vulnérables » 76.
procédure collective reste le seul titulaire de l’action en Mais c’est déjà un autre sujet…

64. Sur le rapport entre le secret professionnel et la vie privée, voir M. Couturier, Pour une analyse fonctionnelle du secret professionnel, thèse de
doctorat en droit privé, université de Lille, 2004 ; M. Couturier, « Le MJPM et les secrets professionnels », in La vie privée de la personne protégée…,
étude 19, p. 257-273.
65. Art. 466 du Code civil.
66. Art. 414-1 du Code civil.
67. Cass. com., 16 décembre 2014, nº 13-21.479, Gazette du Palais, nº 57, 26 février 2015, p. 10, note T. Douville ; Recueil Dalloz, 2015, p. 1569, obs. J.-M. Plazy.
68. Voir ainsi art. 2289 du Code civil (cautionnement), à propos d’exception de minorité.
69. Cass., ch. mixte, 8 juin 2007, nº 03-15.602, Recueil Dalloz, 2008, p. 514, note L. Andreu ; Revue trimestrielle de droit civil, 2008, p. 331, obs. P. Crocq.
70. Voir ainsi art. 458 du Code civil.
71. Voir ainsi art. 475, al. 1er du Code civil.
72. Voir ainsi art. L. 1111-2 du Code de la santé publique.
73. Voir ainsi art. 414-2 du Code civil. Voir ainsi Cass., 1re civ., 15 janvier 2020, nº 18-26.683, Recueil Dalloz, 2020, p. 805, note G. Raoul-Cormeil,
et p. 1205, obs. D. Noguéro ; Droit de la famille, nº 3, 2020, comm. 51, note I. Maria ; Defrénois, nº 10, 5 mars 2020, p. 46, obs. J. Combret. Voir
déjà Cass., 1re civ., 27 juin 2018, nº 17-20.428, La semaine juridique, édition générale, 2018, 1522, note I. Maria ; Recueil Dalloz, 2018, p. 1732, note
J.-J. Lemouland.
74. Art. L. 116-1 du Code de l’action sociale et des familles : « L’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir, dans un cadre interministériel,
l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. Elle
repose sur une évaluation continue des besoins et des attentes des membres de tous les groupes sociaux, en particulier des personnes handicapées
et des personnes âgées, des personnes et des familles vulnérables, en situation de précarité ou de pauvreté, et sur la mise à leur disposition de
prestations en espèces ou en nature » (nous soulignons).
75. Voir, sur l’appréciation de l’employabilité, P. Leroy, « Vulnérabilité et contentieux de la sécurité sociale », dossier « Le juge des vulnérabilités »,
Droit de la famille, nº 5, 2020, dossier 14.
76. Voir ainsi art. L. 6323-1-1 du Code de la santé publique : « Les centres de santé peuvent […] mener des actions de santé publique, d’éducation
thérapeutique du patient ainsi que des actions sociales, notamment en vue de favoriser l’accès aux droits et aux soins des personnes les plus
vulnérables ou à celles qui ne bénéficient pas de droits ouverts en matière de protection sociale » ; art. R. 412-6 I du Code de la route : « Tout véhicule
en mouvement ou tout ensemble de véhicules en mouvement doit avoir un conducteur. Celui-ci doit, à tout moment, adopter un comportement
prudent et respectueux envers les autres usagers des voies ouvertes à la circulation. Il doit notamment faire preuve d’une prudence accrue à
l’égard des usagers les plus vulnérables » (nous soulignons).
La vulnérabilité des migrants
Catherine-Amélie CHASSIN
Maître de conférences (HDR) en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Alexandra KORSAKOFF
Docteure en droit public de l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Laurence MAUGER-VIELPEAU
Professeure de droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

I. La vulnérabilité induite par la migration


A. La vulnérabilité de l’État face à la migration
1. La migration, conséquence d’un conflit
2. La migration, cause de conflits

B. La migration et la vulnérabilité du migrant


1. La rupture sociale du migrant : les diasporas
2. La rupture juridique du migrant

II. La reconnaissance du statut de réfugié aux femmes persécutées


A. La problématique de l’auteur des persécutions
1. La remise en cause des persécutions étatiques
2. Le défi de l’asile interne

B. La problématique des motifs de persécution


1. La faible mobilisation des motifs « traditionnels »
2. Le recours au motif de l’appartenance à un certain groupe social

Dans le vocabulaire courant, le terme « migrant » signifie d’un pays dans un autre pour s’y établir (émigration,
« qui participe à une migration, spécialement travailleur immigration, exode, invasion) » et au « déplacement
originaire d’une région peu développée, s’expatriant de populations d’un endroit à un autre (migrant) » 1. La
pour trouver du travail, ou un travail mieux rémunéré première partie abordera la vulnérabilité des migrants du
(émigrant, immigrant) ». Le nom « migration » renvoie point de vue de l’État et s’interrogera sur la vulnérabi-
notamment au « déplacement de populations qui passent lité du migrant, quels que soient son âge et son identité

1. Le nouveau petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1996.

CRDF, nº 18, 2020, p. 55 - 63


56 Catherine-Amélie Chassin, Alexandra Korsakoff et Laurence Mauger-Vielpeau

sexuelle, confronté à toutes sortes de ruptures mais aussi Évoquer la migration impose de dépasser les clichés : le
sur la migration comme facteur de vulnérabilité de l’État migrant n’est pas nécessairement le ressortissant d’un État
lui-même. La seconde partie mettra en lumière des vic- d’Afrique qui tente sa chance sur un navire à la flottabilité
times particulières que sont les femmes persécutées dans douteuse entre la Libye et Malte ; il peut être autre qu’un
leur pays d’origine et qui cherchent protection auprès de Syrien essayant d’échapper à une guerre interminable. Du
la France en réclamant le statut de réfugié, lequel est bien point de vue du droit international, le migrant se définit
difficile à obtenir tant la définition du réfugié demeure comme toute personne qui franchit une frontière en vue
rédigée en des termes restrictifs en droit français. de s’installer pour plus de trois mois sur le territoire d’un
État dont il n’a pas la nationalité. Sont donc visés certes
les cas sus-évoqués, mais aussi les étudiants, les sportifs
de haut niveau, les milliardaires décidant d’investir dans
I. La vulnérabilité induite par la migration 2 un paradis (fiscal ou non).
Les profils des migrants sont variés. Mais tous par-
En 1948, le sociologue américain Eugene Kulischer pointait :
tagent un point commun : ils ont quitté leur État. Or la
L’histoire de l’humanité est une histoire d’errements. Cer- migration n’est jamais anodine. Ceux qui ont vécu une
taines époques des plus reculées ont souvent été désignées expérience d’expatriation, fut-ce de quelques mois, le
par le terme ère des grandes migrations. Cette terminologie savent : il n’est pas facile de partir ; il n’est pas non plus
laisse présumer qu’à d’autres périodes les mouvements facile de revenir. Le migrant se trouve de facto dans une
migratoires ont été plus séminaires, notamment avec la
forme de vulnérabilité (B). Mais cette vulnérabilité existe
sédentarisation des populations. Mais en réalité, aucune
aussi pour l’État, certes celui d’origine, mais aussi l’État
population n’a jamais été immobile. Chaque époque est
une période de grande migration 3. d’accueil (A). Ce sont ces deux aspects qui guideront nos
réflexions.
L’humanité est une masse migrante, par essence.
L’érection progressive des frontières est venue limiter la
praticabilité du phénomène ; elle n’a pour autant pas mis A. La vulnérabilité de l’État face à la migration
un terme aux migrations. Tout au plus a-t-elle rendu plus
visible le passage d’une souveraineté à une autre. Là où La migration n’est jamais anodine, ce point ne sera
l’accueil d’un étranger pouvait être un facteur souhaité par jamais suffisamment souligné. Les États ont donc tenté
la seigneurie, le nouveau venu venant accroître la richesse d’organiser ces migrations dès 1919, lors de l’adoption
financière et les troupes mobilisables 4, l’affirmation des du traité de Versailles dont la partie XIII crée l’Orga-
souverainetés étatiques est venue construire des barrières nisation internationale du travail (OIT). Le préambule
parfois insurmontables. Et pourtant les migrations se de la constitution de l’OIT souligne le lien indéfectible
poursuivent, qu’elles soient contraintes par un événement entre les conditions du travail et la paix universelle, la
extérieur (persécution ou guerre) ou qu’elles répondent à frustration induite par les premières mettant en danger
un besoin économique, selon l’adage qui résume la migra- la seconde 6. L’effort d’organisation des migrations du
tion du travail : ubi lucrum, ibi patria (« Là où est l’argent travailleur se développe dans le cadre de l’OIT 7, mais
se trouve ma patrie ») 5. Au sein de l’Union européenne, aussi dans le cadre des Nations unies avec l’adoption
ces migrations sont même devenues d’une grande banalité d’une convention propre 8 et, surtout, du Pacte mondial
du fait du libre établissement, qui permet aux étudiants pour des migrations sûres, ordonnées et régulières 9.
de bénéficier sans entraves du programme Erasmus+ ou Pourtant le défi de la migration demeure. Car au-delà
aux agents des États membres de rejoindre les bureaux de de ses modalités, la migration n’est pas sans conséquences
Bruxelles ou Luxembourg – sans oublier les retraités qui sur la stabilité de certains États, voire de certaines régions
préfèrent les rivages du Sud de l’Europe aux brouillards du monde : elle peut être la conséquence (1) ou la cause
incertains du Nord. de conflits (2).

2. Par Catherine-Amélie Chassin.


3. E. Kulischer, Europe on the Move. War and Population Changes, 1917-1947, New York, Columbia University Press, 1948, p. 8 (nous soulignons).
Sauf mention contraire, toutes les traductions sont des auteures.
4. Voir J.-A. Roux, « L’entraide des États dans la lutte contre la criminalité », Recueil des cours de l’Académie de droit international, vol. 36, 1931, p. 82.
5. Selon le mot de J. T. Shuval, « Diaspora Migration : Definitional Ambiguities and a Theorical Paradigm », International Migration Quaterly
Review, vol. 38, nº 5, 2000, p. 47.
6. Constitution de l’OIT, préambule : « […] il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l’injustice, la misère et
les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger, et […] il est urgent d’améliorer
ces conditions […] ».
7. Voir la convention OIT nº 97, Genève, 1er juillet 1949, complétée par la convention OIT nº 143, Genève, 4 juin 1975.
8. Organisation des Nations unies, Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur
famille, New York, 18 décembre 1990, Recueil des traités des Nations unies, vol. 2220, 2004, p. 3.
9. Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières fait suite à l’adoption de l’Agenda 2030 (Assemblée générale des
Nations unies, résolution 70/1 du 25 septembre 2015). Le pacte lui-même, dénué de valeur obligatoire, est adopté par les États à Marrakech
le 10 décembre 2018.
La vulnérabilité des migrants 57

1. La migration, conséquence d’un conflit des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dénombre
plus de deux millions de personnes qui fuient dans les
Hannah Arendt met en exergue ce lien entre migration
États limitrophes 13. Dans le cadre de la crise syrienne, les
de masses humaines et paix :
statistiques délivrés par le HCR 14 évoquent la présence de
Les guerres civiles qui ont inauguré et marqué les années près d’un million de réfugiés au Liban, pour un pays qui
vingt d’une paix incertaine n’ont pas seulement été plus compte au total six millions d’habitants – et qui, faut-il le
cruelles et plus sanglantes que les précédentes ; elles ont rappeler, a déjà dû absorber l’arrivée des réfugiés venus
entraîné l’émigration de groupes […] 10.
de Palestine en 1948 et 1967. En Turquie, ils étaient, en
Sont ici visés ceux qui pourraient être qualifiés de février 2020, environ 3,6 millions de réfugiés syriens. Cette
migrants du désespoir, contraints de quitter leurs foyers présence massive est devenue une arme politique aux
pour échapper à des persécutions que leur État de natio- mains du gouvernement, le président Erdogan n’hésitant
nalité ne peut ou ne veut empêcher. L’afflux des personnes pas, dès octobre 2019 alors que ses troupes entraient en
contraintes de quitter leur pays a conduit la communauté Syrie, à menacer d’ouvrir les portes si l’Union européenne
internationale, au sortir de la Première Guerre mondiale, ne soutenait pas ses initiatives militaires 15.
à laisser émerger une nouvelle branche du droit interna- Cette instrumentalisation des réfugiés rappelle ainsi
tional : le droit des réfugiés. Il ne s’agit pas ici de reprendre que les migrations peuvent, aussi, être cause de conflits.
la succession des textes depuis les premiers Arrangements
relatifs aux réfugiés russes (1922) et arméniens (1924) ; le 2. La migration, cause de conflits
texte phare reste aujourd’hui la Convention de Genève sur
le statut international des réfugiés (1951) complétée par L’actuel secrétaire général des Nations unies souligne
plusieurs textes à vocation régionale en Afrique (1969), l’impact des migrations sur la paix mondiale :
en Amérique latine (1984) et dans l’Union européenne Croissance de la population. Urbanisation. Raréfaction
(2004). Ces textes sont essentiels en ce qu’ils créent un de l’eau. Insécurité alimentaire et énergétique. Volatilité
statut reconnu au plan international (statut de réfugié) ou des prix des matières premières.
régional – laissant aux États le soin d’en déduire, dans leurs Lorsque nous regardons l’avenir, il semble certain que
ordres internes, le droit sans doute le plus essentiel pour ces tendances vont continuer à s’accroître et à se tendre,
celui qui a dû fuir : l’asile, c’est-à-dire un droit au séjour. créant ainsi une concurrence accrue et des conflits rela-
Car le bénéfice d’une protection internationale ou régionale tifs à des ressources naturelles de plus en plus rares. En
conséquence, on peut s’attendre à voir croître le nombre
n’entraîne pas de plein droit un séjour pour l’intéressé, les
de personnes contraintes de quitter leur communauté,
États ayant toujours refusé de se lier sur une prérogative
leur pays ou leur continent 16.
indéfectible de leur souveraineté : la gestion du séjour
des étrangers sur leur territoire. Il est donc envisageable Le phénomène migratoire risque en effet d’exacerber
de voir un réfugié privé du droit au séjour régulier sur le des tensions, déstabilisant des États. Ce lien a été établi en
territoire de l’État qui lui a reconnu le statut 11 – sans pour 1989 par Peter H. Gleick 17, dont les travaux montrent que
autant que l’on ne puisse l’éloigner vers l’État dont il pro- des arrivées massives viennent pressurer les ressources
vient, par application du principe dit de non-refoulement existantes, et peuvent agir comme un détonateur pour des
(Convention de Genève, art. 33, § 1er 12). conflits sous-jacents 18. Commence alors un cercle infernal,
Le droit international des réfugiés est conçu comme tant pour les État que pour les populations : la rareté des
un droit de protection des individus. Essentiel, cet instru- ressources crée de nouvelles migrations, lesquelles vont
ment juridique qu’est la Convention de Genève de 1951 à leur tour créer de nouveaux conflits. Ce scénario est
est pourtant dépassé face aux arrivées massives. Ainsi lors notamment dépeint par deux géographes australiens, Jon
du génocide rwandais, en 1994, le Haut Commissariat Barnett et Neil Adger 19. Se concentrant sur la raréfaction

10. H. Arendt, Les origines du totalitarisme. 2. L’impérialisme [The Origins of Totalitarianism, 1951], M. Leyris (trad.), Paris, Fayard (Points. Essais),
1997, p. 240.
11. Voir, par exemple, CJUE, 24 juin 2015, H. T., C-373/13 ; CJUE, 14 mai 2019, M. et autres, C-391/16.
12. Organisation des Nations unies, Convention relative au statut des réfugiés, Genève, 28 juillet 1951, Recueil des traités des Nations unies, vol. 189,
1954, p. 177.
13. Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies, Les réfugiés dans le monde : cinquante ans d’action humanitaire, Genève – Paris, HCR
– Autrement, 2000, p. 247.
14. Voir les chiffres actualisés à partir de la page Internet : www.unhcr.org/fr/urgence-en-syrie.html.
15. Le 10 octobre 2019, le président turc est très clair dans l’instrumentalisation de ces réfugiés syriens à l’heure où il déploie l’opération Source-de-Paix :
« Europe, si tu qualifies notre opération militaire de “mouvement d’occupation”, notre travail sera facile : nous ouvrons les portes et t’envoyons
3,6 millions de réfugiés » (cité par A. Mourenza, correspondant à Istanbul du journal espagnol El pais, édition en ligne du 11 octobre 2019 : https://
elpais.com/internacional/2019/10/10/actualidad/1570709328_486074.html)
16. A. Guterres, « Nansen Conference on Climate Change and Displacement », Oslo, 6 juin 2011, en ligne : http://www.unhcr.org/4def7ffb9.html.
17. P. H. Gleick, « The Implication of Global Climatic Changes for International Security », Climatic Change, vol. 15, 1989, p. 309-325.
18. Voir aussi R. McLeman, « Climate Change, Migration and Critical International Security Considerations », IOM Migration Research Series,
nº 42, 2011, p. 25 sq. ; M. Beniston, « Climate Change and Its Impact : Growing Stress Factors for Human Societies », Revue internationale de la
Croix-Rouge, vol. 92, nº 879, 2010, p. 557-568.
19. Voir J. Barnett, W. N. Adger, « Climate Change, Human Security and Violent Conflict », Political Geography, vol. 26, nº 6, 2007, p. 639-655.
58 Catherine-Amélie Chassin, Alexandra Korsakoff et Laurence Mauger-Vielpeau

des ressources, ils analysent les conflits qui ont ravagé le des ressorts politiques, et l’État d’accueil, dans lequel il
monde entre 1930 et 2007, et recensent trente-huit migra- souhaite le plus souvent prendre une place. Or l’un des
tions induites par des bouleversements climatiques. Dans effets de la migration est qu’elle fait perdre les repères
la moitié des cas, cette migration a causé un conflit armé dans l’État d’origine, sans pour autant permettre une
dans le pays d’accueil. Ils citent en particulier les pays intégration automatique dans la société de l’État d’accueil.
de la Corne de l’Afrique : la désertification rampante a La rupture vis-à-vis de l’État d’origine peut rapidement
conduit les populations à migrer, à la recherche d’eau et aboutir à un « déracinement » du migrant 21. Ce migrant va
de nourriture. Ce mouvement a intensifié les tensions dans être amené à reconstruire une image de son pays d’origine,
les pays voisins, sur un terreau fragilisé par des rivalités image souvent embellie et territorialisée en ce sens que
ethniques. Ces travaux démontrent que la vulnérabilité des chaque diaspora va, compte tenu de sa propre évolution
États face à la migration des masses n’est pas un mythe. au sein du pays d’accueil dans lequel elle se trouve, recréer
Cette analyse ne saurait se limiter aux États émergents : un pays d’origine qui ne correspond que partiellement à la
la vulnérabilité des États face au défi de l’assistance huma- réalité 22. Chaque diaspora, chaque migrant, va ainsi imper-
nitaire ne saurait être sous-estimée. On peut songer ici à la ceptiblement perdre pied avec la réalité de l’État d’origine,
charge de l’accueil des migrants pour des États européens auquel pourtant il entendra souvent se rattacher au moins
comme la Grèce ou Malte, mais aussi aux enjeux pour des en partie. Nous pourrions prendre un exemple simple
États tels la Colombie et le 1,3 million de Vénézuéliens mais parlant pour ceux qui, ces dernières années, vivent
qui se trouvent sur son territoire en 2019-2020, ou encore en France : les acronymes de ZAD (« zone à défendre »)
la Jordanie et le Liban face aux réfugiés syriens. À cette ou de LBD (« lanceur de balles de défense ») sont devenus
pression économique et structurelle peut être joint le communs dans la presse ; pourtant celui qui a quitté la
risque réel d’un basculement politique ; souvenons-nous France pour s’installer ailleurs, même s’il revendique son
qu’en 2016, l’élection de Donald Trump à la présidence attachement à son pays d’origine, n’aura pas nécessaire-
américaine est due, pour partie au moins, au fantasme ment suivi l’émergence de ces notions. L’exemple est certes
entretenu d’une invasion des États-Unis par des Mexicains anecdotique, mais il montre le mouvement de rupture
et à la nécessité, pour s’en prémunir, de construire un mur entre le migrant et son État d’origine. Ce mouvement
infrangible entre ces deux États. avait déjà été théorisé par Hannah Arendt, s’agissant de la
Indéniablement, les migrations sont un enjeu pour souffrance des déracinés 23, que l’on appellerait aujourd’hui
les États, car elles soulignent leurs vulnérabilités. Elles des migrants contraints : elle souligne la perte du domi-
sont un enjeu non moins fondamental pour les individus. cile et des habitudes quotidiennes, la perte de la langue
maternelle comme expression spontanée des sentiments,
l’illusion d’oublier le passé.
B. La migration et la vulnérabilité du migrant Cette rupture, inéluctable et qui s’accentue avec le
Habituellement les individus sont attachés à un État qu’ils temps, peut même devenir un véritable divorce dans la
ne quitteront que ponctuellement au cours de leur vie, un mesure où le cheminement du migrant est parallèle à celui
attachement juridique à travers le lien de nationalité, mais de son État d’origine, qui va se développer en dehors de son
aussi un attachement affectif qui permet de considérer que ressortissant. Le migrant peut alors en arriver à mépriser
« l’individu est ancré dans son État comme un cèdre du son pays d’origine, estimant qu’il a trahi la société dont le
Liban » 20. La migration lui fait quitter cet État d’origine migrant a cru garder la mémoire 24. Le retour éventuel du
pour s’installer dans un autre territoire, ce qui crée pour migrant peut alors être difficile, d’autant plus difficile que
l’individu une sorte de dualité, entre son État d’origine les populations demeurées dans le pays d’origine pourront
et l’État d’accueil. Cette situation aboutit à une double avoir une forme de jalousie vis-à-vis de cet expatrié parfois
rupture, sociale (1) et juridique (2). enrichi, et qui revient au pays en jugeant de son évolution
en son absence 25.
Cette rupture ne serait pas nécessairement problé-
1. La rupture sociale du migrant : les diasporas matique, si elle s’accompagnait de l’admission dans une
Le migrant est entre deux mondes : son État d’origine, dont autre communauté nationale. Or tel n’est pas le cas : le
il a les codes socioculturels et dont il connaît la plupart migrant reste un étranger aux yeux de l’État d’accueil. Les

20. Y. Benziman, « Citizenship as a Home », in Plurality and Citizenship in Israel, D. Avnon, Y. Benziman (dir.), Londres, Routledge, 2010, p. 53-67.
21. A. A. Cançado Trindade, « Le déracinement et la protection des migrants dans le droit international des droits de l’homme », Revue trimestrielle des
droits de l’homme, vol. 19, nº 74, 2008, p. 289-328. L’expression est reprise de son opinion dissidente émise dans l’affaire de la Cour interaméricaine
des droits de l’homme, 15 juin 2005, Communauté Moiwana c. Surinam, série C, nº 124.
22. W. Safran, « Comparing Visions of the Nation. The Role of Ethnicity, Religion and Diaspora Nationalism in Armenian, Jewish and Sikh Relations
to the Homeland », in Nationalism in a Global Era. The Persistence of Nations, M. Young, E. Zuelow, A. Sturm (dir.), Londres – New York,
Routledge, 2007, p. 33-54.
23. H. Arendt, La tradition cachée [Die verborgene Tradition, 1976], S. Courtine-Denamy (trad.), Paris, C. Bourgois, 1987, p. 58 et p. 125.
24. J. T. Shuval, « Diaspora Migration… », p. 46.
25. Voir, par exemple, R. Schwartz, « Sponsors or Spoilers : Diasporas and Peace Processes in the Homeland », in The Failure of the Middle East
Peace Process ? A Comparative Analysis of Peace Implementation in Israel / Palestine, Northern Ireland and South Africa, G. Ben-Porat (dir.),
Basingstoke – New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 135-154.
La vulnérabilité des migrants 59

conséquences de la qualification juridique sont lourdes. des conceptions culturelles de l’État d’origine. C’est
Elle renvoie à toute la réglementation relative à l’entrée alors « au droit international privé qu’il faut demander
sur le territoire (en France, art. L. 211-1 sq. du Code de comment concilier respect des droits de l’homme tels
l’entrée et du séjour et du droit d’asile – CESEDA), mar- que les conçoit l’ordre juridique du for et respect des
quant à chaque passage de la frontière que l’étranger cultures étrangères » 29. En France, ce prisme est prégnant
n’est pas un résident comme les autres, et qu’il ne peut dans les questions touchant au regroupement familial, tel
entrer qu’en raison d’une décision de l’autorité publique qu’organisé par le CESEDA (art. L. 411-1 sq.). Le migrant
territorialement compétente. De la même façon, l’étranger va devoir adapter sa vie familiale aux critères français.
a l’obligation de détenir un titre de séjour qui matérialise La famille est ici limitée aux couples mariés sous réserve
le droit concédé par l’État de demeurer sur son territoire. entre autres que le mariage ne concerne pas des sous-âgés
Là encore, en France la réglementation est fixée par le (art. L. 411-1) et ne soit pas polygamique (art. L. 411-7) ;
CESEDA, qui prévoit tout à la fois la compétence de seuls les enfants mineurs au jour du dépôt de la demande
l’autorité préfectorale en fonction des motifs du séjour peuvent être accueillis dans ce cadre (art. R. 411-3), quelle
(art. L. 311-1 sq.), la possibilité de contrôle de ce titre de que soit la nature du lien de filiation 30. Il a fallu que le
séjour (art. L. 611-1 sq.) et la sanction de ce titre à travers juge vienne compléter la loi pour admettre d’intégrer
la possibilité d’éloignement du territoire (art. L. 511-1 sq.). dans cette famille les enfants mineurs accueillis par voie
Faut-il le rappeler : le droit international garantit effecti- de kafala : retenue par le CESEDA s’agissant des enfants
vement le droit de séjour dans son propre pays, principe du conjoint (art. L. 411-3) et par l’accord franco-algérien
consacré par la plupart des conventions relatives aux de 1968 amendé en 2001 pour les enfants de nationalité
droits de l’homme et qui relève du droit coutumier 26. algérienne (Titre II modifié), c’est le juge administratif
Mais cette obligation ne concerne que les seuls nationaux, qui a permis l’évolution en ce domaine. Par l’affaire
et non les étrangers. Hocini de 2010 31, le Conseil d’État considère en effet
Chaque renouvellement, chaque contrôle permet que, s’agissant d’enfants accueillis par décision judiciaire
ainsi de souligner la fragilité de la condition d’étranger. prononcée dans un État de droit musulman, le critère
Apparaît ainsi subrepticement, aux côtés de la rupture permettant de rattacher l’enfant au demandeur peut
sociale, une rupture juridique. être certes le lien de filiation, mais aussi la délégation
parentale constituée par cette décision de kafala. Le juge
s’appuie alors sur l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui
2. La rupture juridique du migrant
permet d’étendre cette solution à l’ensemble des mineurs
L’existence d’un code spécifiquement dédié aux étrangers et non aux seules hypothèses visées par la loi française et
(le CESEDA, en France) trahit l’existence de fêlures juri- le traité franco-algérien. Pour autant, la Cour de justice
diques, dans la mesure où le migrant, quoique titulaire des de l’Union européenne elle-même le souligne : la kafala
droits fondamentaux de la personne humaine parce que ne saurait être assimilée à une adoption 32. Il en résulte
personne humaine, se trouve pourtant privé de certains que la famille telle qu’elle existait dans le pays d’origine
de ces droits. ne sera pas nécessairement la famille autorisée dans le
La rupture juridique est, d’abord, une rupture poli- pays hôte.
tique ; à raison, le migrant a pu être qualifié d’« orphelin de Ce simple fait pointe toute la vulnérabilité du migrant
l’État » 27. L’expatriation devient source de vulnérabilité sur pris dans son individualité. Mais les exemples pourraient
le plan politique : ainsi peut-on songer ici à ces ressortis- être multipliés, au-delà de la famille : la vulnérabilité sera
sants britanniques installés depuis plus de quinze ans sur le renforcée par la question linguistique, mais aussi par la
territoire d’un autre État membre et qui, du fait du Brexit, nécessité de faire reconnaître les éventuels diplômes et
non seulement ne votent plus sur le territoire de cet État qualifications professionnelles. Il y a bien une fragilité
membre mais ne votent plus non plus au Royaume-Uni. propre au migrant, qu’il soit travailleur ou étudiant, enfant
La rupture juridique existe également s’agissant ou malade, homosexuel ou militant d’une cause politique
de la vie familiale. Si la famille est « l’élément naturel propre, qu’il soit d’une couleur ou d’une religion minori-
et fondamental de la société » 28, si des juges ont pu taires dans l’État d’accueil, qu’il soit femme ou handicapé.
reconnaître le caractère sacré de la famille, la notion Ce sont en réalité toutes les vulnérabilités de l’être humain
même de famille est volatile car imprégnée largement qui sont ici renforcées par le déracinement de l’intéressé.

26. Hans Kelsen lui-même avait rappelé que l’État de nationalité a toujours l’obligation d’accepter son ressortissant (H. Kelsen, « Théorie générale
du droit international public : problèmes choisis », Recueil des cours de l’Académie de droit international, vol. 42, 1932, p. 254).
27. M. Denis-Linton, conclusions sur l’arrêt CE, Ass., 2 décembre 1994, Dme Agyepong, Revue française de droit administratif, 1995, p. 86-94, spéc. p. 90.
28. L’expression est utilisée par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 10 décembre 1966, art. 23 ; voir aussi Cour interaméricaine
des droits de l’homme, avis consultatif, 28 août 2002, Statut juridique et droits des enfants, série A, nº 17, § 66.
29. H. Gaudemet-Tallon, « Le pluralisme en droit international privé, richesses et faiblesses (le funambule et l’arc-en-ciel) », Recueil des cours de
l’Académie de droit international, vol. 312, 2005, p. 396.
30. Ce qui inclut dès lors les enfants accueillis par voie d’adoption : voir CE, 6 décembre 2002, Lukundu, tables du Recueil Lebon, p. 588.
31. CE, 1er décembre 2010, Mme Naili ép. Hocini, nº 328063.
32. CJUE, 26 mars 2019, S. M., C-129/18.
60 Catherine-Amélie Chassin, Alexandra Korsakoff et Laurence Mauger-Vielpeau

II. La reconnaissance du statut européen des droits de l’homme pour redéfinir ce qu’est
un réfugié, et y inclure les femmes persécutées.
de réfugié aux femmes persécutées 33 Ces critiques ont trouvé un écho sur la scène euro-
Certes la migration peut être source de vulnérabilités, péenne dès 1984, avec une résolution du Parlement
mais elle peut également en constituer un remède. Sont européen, par laquelle il prie les États de reconnaître la
ici visés les étrangers qui fuient une situation de vulnéra- qualité de réfugié « aux femmes qui, dans certains pays,
bilité acquise dans leur pays d’origine et se réclament du sont victimes de traitements cruels ou inhumains parce
statut de réfugié en France. Mais les textes qui régissent que l’on considère qu’elles ont enfreint des règles morales
la reconnaissance d’une telle protection restent entachés ou éthiques de la société où elles vivent » 37. Le Haut
d’insuffisances, de telle sorte qu’ils ne permettent pas de Commissariat aux réfugiés 38 et le Conseil de l’Europe 39
se saisir de l’ensemble des situations de vulnérabilité. suivent dès 1985. Et depuis cette date, on a vu fleurir
Et tel n’est notamment pas le cas des femmes qui sont nombre de recommandations, voire des dispositions
persécutées parce que ce sont des femmes dans leur pays contraignantes du droit de l’Union européenne 40, dans le
d’origine. même sens. Mais le législateur français reste sourd à ces
Rappelons que la notion de réfugié a été définie sur développements, de telle sorte que ce sont les juridictions
la scène internationale après la Seconde Guerre mon- administratives qui se sont chargées de faire évoluer la
diale. Aux termes de l’article 1, § A.2 de la Convention définition du réfugié en faveur des femmes persécutées,
de Genève du 28 juillet 1951, il s’agit d’un individu qui grâce à leur seul pouvoir d’interprétation des textes.
craint d’être persécuté dans son pays d’origine du fait Il convient donc de revenir ici sur ces évolutions, mais
de sa race, religion, nationalité, opinions politiques également leurs insuffisances, car force est de constater
ou appartenance à un certain groupe social 34. Cette qu’elles ne permettent toujours pas à l’ensemble des
définition a été complétée, en France, par un sixième femmes persécutées dans leur pays d’origine de se voir
motif de persécution. En ce sens, la loi nº 98-349 du reconnaître la qualité de réfugié en France.
11 mai 1998 prend acte de l’alinéa 4 du préambule de la Les deux principales critiques que les théoriciennes
Constitution du 27 octobre 1946 en ouvrant également féministes du droit ont adressées à la définition du réfugié
le statut de réfugié aux personnes persécutées dans leur seront successivement analysées, concernant d’abord
pays d’origine en raison de leur action en faveur de la l’auteur (A) puis les motifs (B) de persécution.
liberté.
Cette définition du réfugié ne mentionne pas l’iden-
tité sexuelle, si bien que les théoriciennes féministes du A. La problématique
droit l’ont remise en cause à partir des années 1980, en de l’auteur des persécutions
se fondant sur l’évolution du contexte juridique 35. En
effet, si les années 1950 étaient caractérisées par une À l’origine, seules les atteintes aux droits perpétrées par
certaine indifférence à l’égard des droits des femmes, un État sont assimilables à des persécutions, et par suite
ces derniers ont été revalorisés au cours des années 1970. susceptibles d’ouvrir droit au statut de réfugié. Cette
L’intervention de la Convention sur l’élimination de lecture, décriée, a depuis été abandonnée (1), mais la
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes prise en compte des atteintes aux droits réalisées par des
en date du 18 décembre 1979 en est un exemple topique. particuliers reste encore imparfaite (2).
Or, « tout instrument international doit être interprété
et appliqué dans le cadre de l’ensemble du système juri- 1. La remise en cause des persécutions étatiques
dique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu » 36.
Il convient donc de prendre en compte les évolutions Initialement, la notion de persécution recouvre les seules
consenties au sein du corpus du droit international et atteintes graves aux droits commises par un agent de

33. Par Alexandra Korsakoff.


34. Organisation des Nations unies, Convention relative au statut des réfugiés, p. 153.
35. D. Indra, « Gender : A Key Dimension of the Refugee Experience », Refuge, vol. 6, nº 3, 1987, p. 3-4 ; N. Kelly, « Gender-Related Persecution :
Assessing the Asylum Claims of Women », Cornell International Law Journal, vol. 26, nº 3, 1993, p. 625-674 ; A. Macklin, « Refugee Women and
the Imperative of Categories », Human Rights Quarterly, vol. 17, nº 2, 1995, p. 213-277.
36. Cour internationale de justice, « Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest
africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de Sécurité », avis consultatif du 21 juin 1971, Recueil, 1971, p. 31, § 53. Ce principe fait
écho à l’article 31, § 3.c de la Convention de Vienne sur le droit des traités, conclue à Vienne le 23 mai 1969, Recueil des traités des Nations unies,
vol. 1155, 1987, p. 331.
37. Parlement européen, résolution sur l’application de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, 13 avril 1984, Journal officiel des
Communautés européennes, C 127, 14 mai 1984, p. 137, § 1-2.
38. Comité exécutif du Haut Commissariat aux réfugiés, conclusions nº 39 (XXXVI) sur les femmes réfugiées et la protection internationale,
18 octobre 1985, point k.
39. Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, recommandation 1261 (1995) sur la situation des femmes immigrées en Europe, 15 mars 1995, § 9.12.
40. Sur ce point, lire les directives 2004/83/CE et 2011/95/UE, respectivement en date des 29 avril 2004 et 13 décembre 2011, dites « Qualifications »
(Journal officiel de l’Union européenne, L 304, 30 septembre 2004, p. 12-23 et Journal officiel de l’Union européenne, L 337, 20 décembre 2011, p. 9-26).
La vulnérabilité des migrants 61

l’État 41 qui n’agit pas à titre personnel 42. Cette interpré- du territoire de son pays d’origine pour tenir en échec
tation a été très critiquée au motif que de nombreuses sa demande de statut de réfugié. Cette notion, issue des
violences subies par les femmes émanent de particuliers, et décisions Dzebric et Dujic de la Commission des recours
non des autorités étatiques, ce qui a pour conséquence de des réfugiés (CRR) en date du 12 février 1993 48, a été
les placer en dehors du champ de la définition du réfugié 43. entérinée par l’article 1er de la loi du 10 décembre 2003
C’est la raison pour laquelle elle a progressivement été précitée, lequel précise qu’il convient de tenir compte de
remise en cause, en trois temps. la nature de l’agent de persécution pour l’appliquer. En
Tout d’abord, en 1983, dans sa jurisprudence Dankha, particulier, les travaux parlementaires indiquent qu’elle
le Conseil d’État accepte d’assimiler les actes commis par ne peut être mobilisée que dans l’hypothèse d’une persé-
des particuliers à des persécutions lorsqu’ils ont été perpé- cution commise par des particuliers. En d’autres termes,
trés avec l’encouragement ou la tolérance volontaire des si la loi de 2003 a certes permis de prendre en compte
autorités 44. Cette évolution a, par exemple, permis l’élec- les persécutions commises par des particuliers, elle a en
tion au statut des ressortissantes algériennes défendant même temps consacré un obstacle à leur prise en compte :
les droits des femmes et persécutées par des intégristes la possibilité de réinstallation interne du demandeur.
religieux au cours des années 1990 45. Il faut tout de même souligner que la notion d’asile
Puis, en 1991, dans la jurisprudence Arthur, la juridic- interne n’est pas systématiquement mobilisée dans ce
tion administrative accepte de qualifier de persécutions, contentieux : d’une part, parce que la loi affirme que c’est
les actes commis par des autorités de fait qui ont supplanté une simple faculté, et non une obligation 49, et d’autre part,
les autorités étatiques sur une portion du territoire 46. parce que son application a été strictement encadrée. En
Cette jurisprudence a en particulier été appliquée à la effet, la possibilité de réinstallation interne d’un deman-
situation de l’Afghanistan après la chute du président deur ne peut faire échec à une demande de statut de réfugié
Rabbani en 1994. Elle a permis la reconnaissance du statut que sous certaines conditions, relatives à l’installation et au
à des demandeuses persécutées par des moudjahidines en séjour dans la zone de refuge. Tout d’abord, le requérant
raison de leurs positions sur la condition des femmes 47. doit pouvoir s’y installer légalement et en toute sécurité 50.
Il faut finalement attendre la loi nº 2003-1176 du Puis, il doit pouvoir y séjourner durablement 51 et « y mener
10 décembre 2003 pour que l’exigence de l’auteur étatique une existence normale » 52, c’est-à-dire que la réinstallation
de persécution soit complètement abandonnée. Depuis, ne doit pas entraîner un « changement de son environne-
peu importe l’auteur des persécutions. L’article L. 713-2 ment social, économique et familial » 53.
du CESEDA prévoit expressément que les atteintes graves Ainsi, les critiques féministes du droit dénonçant
aux droits peuvent constituer des persécutions qu’elles la non prise en compte des persécutions commises par
soient commises par des agents étatiques ou non étatiques. des particuliers ont effectivement perdu en vigueur car
On pourrait donc à première vue croire que la critique ces violences ne sont plus automatiquement exclues du
des théoriciennes féministes du droit est complètement champ de la définition du réfugié. Il n’en reste pas moins
dépassée. Mais tel n’est pas le cas. En effet, parallèlement que ces critiques n’apparaissent pas encore totalement
à l’abandon du critère de l’agent étatique de persécution, dépassées, car l’asile interne tient encore en échec un
on a vu apparaître une restriction, afin de limiter la prise certain nombre d’entre elles. Un constat tout aussi mitigé
en compte de ces « nouvelles » persécutions justement. peut également être dressé concernant la problématique
Il s’agit de la possibilité de réinstallation interne, plus des motifs de persécution.
communément appelée « asile interne ».

2. Le défi de l’asile interne B. La problématique des motifs de persécution


L’« asile interne » consiste à tenir compte de la possibilité Pour rappel, les textes listent six motifs de persécution sus-
de réinstallation d’un demandeur sur une autre partie ceptibles d’ouvrir droit au statut de réfugié, parmi lesquels

41. Commission des recours des réfugiés (CRR), 1er février 1977, nº 8637.
42. CRR, 3 février 1995, nº 273912.
43. É. Jaillardon, « Quel droit d’asile pour les femmes… ? », in Rapports sociaux de sexe / genre et droit : repenser le droit, L. Langevin (dir.), Paris,
Éditions des archives contemporaines, 2008, p. 37-60, spéc. p. 45.
44. CE, 27 mai 1983, Dankha, nº 42074.
45. Voir, par exemple, CRR, 20 mai 1995, nº 272728.
46. CRR, 27 mai 1991, nº 173787.
47. Voir, par exemple, CRR, 26 octobre 1994, nº 253902.
48. CRR, SR, 12 février 1993, nº 216617 ; CRR, SR, 12 février 1993, nº 230571.
49. Ce principe a été dûment rappelé par le Conseil constitutionnel : CC, déc. nº 2003-485 DC du 4 décembre 2003, Loi modifiant la loi nº 52-893
du 25 juillet 1952 relative au droit d’asile, cons. 5.
50. Cour nationale du droit d’asile (CNDA), 29 novembre 2013, nº 13019552. Ces conditions sont issues de la directive 2011/95/UE.
51. CRR, 7 avril 2005, nº 501034.
52. CC, déc. nº 2003-485 DC, cons. 21.
53. CNDA, 29 novembre 2013, nº 13019552.
62 Catherine-Amélie Chassin, Alexandra Korsakoff et Laurence Mauger-Vielpeau

ne figure pas l’identité sexuelle. Ce silence pourrait suggérer portée dans l’espace public, que ce soit par une dénoncia-
que les femmes persécutées ne sont pas éligibles au statut. tion dans les médias, la participation à des manifestations
C’est en tout cas la critique retenue par les théoriciennes ou une structure militante 57. Par conséquent, une femme
féministes du droit, et que les juridictions administratives qui se borne à dénoncer une atteinte aux droits dans une
ont tenté de combattre en interprétant de manière exten- perspective individuelle, sans visibilité publique, ne pourra
sive les motifs préexistants (1), et tout particulièrement pas se voir reconnaître le statut de réfugié sur le fondement
le motif de l’appartenance à un certain groupe social (2). d’un motif politique. Cette dernière condition apparaît
particulièrement préjudiciable pour les demandeuses, car,
justement, elles ne sont pas toujours admises à intervenir
1. La faible mobilisation des motifs « traditionnels »
dans l’espace public dans leur pays d’origine 58.
Les motifs de la « race », religion et nationalité sont très Les motifs « traditionnels » de persécution n’appa-
rarement mobilisés dans le contentieux pour appréhender raissent ici pas suffisants pour se saisir de l’ensemble
les persécutions subies par les femmes. Pourtant, il est vrai des persécutions faites aux femmes. C’est la raison pour
qu’ils apparaissent à première vue particulièrement perti- laquelle la CRR a eu tout particulièrement recours au
nents, tant les atteintes aux droits des femmes sont souvent motif de l’appartenance à un certain groupe social, un
justifiées sur le fondement de considérations ethniques ou motif très peu mobilisé jusque dans les années 1990.
religieuses. Est ici en cause le caractère intersectionnel de
ces violences. Une « persécution intersectionnelle » est une
2. Le recours au motif de l’appartenance
forme de persécution fondée sur plusieurs motifs mais où
seule la combinaison de ces différents motifs est à l’origine
à un certain groupe social
de la persécution 54. Aucun des motifs, pris individuelle- Dans son arrêt Ourbih, le Conseil d’État a défini un certain
ment, ne permet à lui seul de fonder la persécution. Pour groupe social comme un groupe dont les membres par-
exemple, les femmes maliennes de l’ethnie soninké sont tagent une / des caractéristique(s) commune(s), nécessaire-
particulièrement exposées aux mutilations génitales. Mais ment fondamentale(s) depuis l’intervention des directives
c’est bien ici l’interaction de l’appartenance ethnique et de 2004/83/CE et 2011/95/UE, et qui fait l’objet d’une visibilité
l’identité sexuelle qui crée le risque. Pris individuellement, sociale 59. Dans ces conditions, on pourrait aisément imagi-
ces motifs sont insuffisants pour générer la persécution. ner un groupe social des femmes. Pourtant, les juridictions
Et c’est précisément parce que l’appartenance « raciale », administratives s’y refusent. En effet, depuis 1998, la CRR
religieuse, ou nationale ne suffit pas, à elle seule, à justifier subordonne l’existence de groupes sociaux à leur caractère
la persécution que les juges ne la mobilisent pas. En effet, circonscrit 60. Les femmes, qui représentent plus de la
selon eux, il convient de retenir le motif qui a déterminé moitié de la population, ne peuvent donc en former un.
la persécution 55. Or précisément ici, elle ne la détermine C’est en tout cas ce que la CRR a expressément affirmé
pas, ou en tout cas pas à elle seule, donc c’est considéré dans sa décision Hassan du 20 décembre 2004 61. Dans
comme insuffisant. ce contexte, les juridictions administratives françaises
Quant aux motifs politiques (opinions politiques et ont imaginé des groupes sociaux, plus restreints, pour
action en faveur de la liberté), ils sont mobilisés, eux, appréhender les persécutions faites aux femmes : le groupe
depuis les années 1990 au profit de militantes des droits social des femmes non mutilées 62, le groupe social des
des femmes, qu’il s’agisse de droits civils et politiques, femmes qui refusent de se soumettre à un mariage imposé
ou économiques et sociaux 56. Mais ces derniers restent ou tentent de s’y soustraire 63, et enfin le groupe social des
toutefois enfermés dans la notion de militantisme, qui femmes victimes d’un réseau transnational de traite des
limite fortement leur utilité ici. En effet, en l’état de la êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle qui sont
jurisprudence, la revendication de droits doit nécessaire- parvenues à s’en extraire ou ont entamé des démarches
ment intervenir en termes généraux et impersonnels et être en ce sens 64. Mais de telles formulations ne permettent

54. Sur l’intersectionnalité, lire : K. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Anti-Discrimination
Doctrine, Feminist Theories and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, nº 1, 1989, p. 139-167.
55. CNDA, 14 novembre 2013, nº 12024083.
56. Par exemple, pour le motif de l’action en faveur de la liberté : CRR, 7 février 2001, nº 356008 (pour une Algérienne militant contre les dispositions
inégalitaires du Code de la famille) ; CRR, 24 octobre 2002, nº 407759 (pour une Bangladaise en charge d’un planning familial). Pour le motif
des opinions politiques, voir aussi : CNDA, 30 avril 2008, nº 599747 (pour une femme militant contre les violences sexuelles en République
démocratique du Congo) ; CRR, 16 juillet 2002, nº 388131 (pour une Mauritanienne militant pour l’accès à l’éducation des femmes).
57. A. Korsakoff, Vers une définition genrée du réfugié. Étude de droit français, thèse de doctorat en droit public, université de Caen Normandie,
2018, p. 402-409.
58. T. Spijkerboer, Gender and the Refugee Status, Dartmouth, Ashgate, 2000, p. 58.
59. CE, 23 juin 1997, Ourbih, nº 171858.
60. CRR, 23 novembre 1998, nº 323912.
61. CRR, 20 décembre 2004, nº 433535.
62. CE, Ass., 21 décembre 2012, nº 332491.
63. CNDA, 23 juillet 2018, nº 15031912.
64. CNDA, 30 mars 2017, nº 16015058.
La vulnérabilité des migrants 63

respectivement de se saisir que des cas de mutilations ou non prétendre au statut, sans tenir compte de la réalité
génitales féminines, de mariages forcés et de prostitution de leur situation personnelle.
forcée. Ainsi, on est encore bien loin de pouvoir affirmer
Plus encore, pour être mobilisables, ces groupes sociaux que la France reconnaît le statut de réfugié aux femmes
doivent faire l’objet d’une visibilité sociale dans le pays d’ori- persécutées. Cela ne concerne que certaines atteintes aux
gine des requérantes. Or, la Cour nationale du droit d’asile droits : celles découlant d’un militantisme en faveur des
retient une définition très restrictive de cette condition, droits des femmes, les mutilations génitales, les mariages
puisqu’elle l’appréhende uniquement par la négative. Il faut forcés et les conséquences d’une soustraction à une prosti-
en effet que le groupe transgresse une norme sociale, qu’elle tution forcée. Et encore, dans ces trois derniers cas, seules
soit juridique ou coutumière, et encoure des persécutions les femmes de certains pays sont concernées.
présentant un caractère constant, répété et à une échelle La voie de la migration comme remède à une situation
suffisamment significative 65. En d’autres termes, il ne faut de vulnérabilité acquise dans le pays d’origine n’apparaît
pas seulement que la demandeuse au statut soit persécutée, donc pas toujours assurée, tant la définition du réfugié
mais également que l’ensemble des femmes placées dans reste rédigée en des termes restrictifs. Cette remarque vaut
la même situation dans son pays d’origine le soit. Cela pour notre cas d’étude, les femmes persécutées, mais peut
introduit donc une distinction parmi les demandeuses être élargie à d’autres problématiques (les homosexuels
suivant leur pays d’origine, qui déterminera si elles peuvent persécutés, les déplacés environnementaux…).

65. CNDA, 16 décembre 2008, nº 473648 ; CNDA, 29 novembre 2013, nº 13018952.


Vulnérabilité et harcèlement moral : étude comparée
du droit de la fonction publique et du droit du travail
Anne-Sophie DENOLLE
Maître de conférences en droit public à l’université de Nîmes
Détection, évaluation et gestion des risques chroniques et émergents (CHROME, EA 7352)

Fanny GABROY
Doctorante en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

I. La qualification juridique de harcèlement moral


A. La définition commune du harcèlement moral
B. La preuve disparate du harcèlement moral
1. Les difficultés liées à l’établissement de la preuve
2. La difficile admission du harcèlement managérial

II. Les mécanismes de protection contre le harcèlement moral


A. L’obligation de sécurité de l’employeur : une obligation efficace ?
B. La protection fonctionnelle : un mécanisme efficace ?

Communément, la vulnérabilité se conçoit comme le serait une vulnérabilité du fait des choses 4. La relation
caractère de quelqu’un « qui peut être blessé, atteint de travail, impliquant une soumission, une dépendance
physiquement » 1 ou « qui résiste mal aux attaques » 2. La du travailleur avec son donneur d’ordre, semble de toute
vulnérabilité renvoie alors à l’idée de fragilité, de faiblesse, évidence être facteur de vulnérabilités. Cette situation
ou encore de précarité. La vulnérabilité apparaît comme est d’ailleurs reconnue par la loi qui tend à protéger le
un concept variable et, précisément, chaque personne travailleur. Mais tous les travailleurs ne bénéficient pas
peut être assujettie à un ou plusieurs facteurs de vul- d’un même statut protecteur, cela dépend de l’identité
nérabilité. C’est ainsi que la Cour de cassation, dans de l’employeur. Précisément, deux statuts coexistent :
son rapport annuel de 2009, distingue la vulnérabilité celui du travailleur subordonné de droit privé, que l’on
personnelle et la vulnérabilité réelle, la première résul- désigne comme salarié, et celui du travailleur subordonné
tant d’une faiblesse personnelle 3, tandis que la seconde de droit public, agent public. Tous deux – salarié et agent

1. Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1988.


2. Ibid.
3. C’est-à-dire celle « qui empêche a priori l’individu d’exercer convenablement l’ensemble des attributs de la personnalité juridique » (Cour de cassation,
Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, rapport annuel de la Cour de cassation 2009, Paris, La documentation
française, 2009, p. 64, en ligne : https://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2009_3408).
4. « Elle se constate lors de la conclusion d’un acte ou de l’exercice d’un droit à l’occasion desquels les circonstances rendent la personne vulnérable »
(Cour de cassation, Les personnes vulnérables…, p. 64).

CRDF, nº 18, 2020, p. 65 - 72


66 Anne-Sophie Denolle et Fanny Gabroy

public – ne sont donc pas soumis au même droit, aux administrative tend, à l’inverse, à laisser une grande
mêmes contraintes. Seuls les agents publics sont placés marge de manœuvre à l’administration pour évaluer la
sous l’autorité d’un employeur qui peut invoquer sa situation de harcèlement moral.
mission d’intérêt général pour leur imposer de manière
unilatérale de lourdes obligations. En contrepartie, les
agents publics, tout du moins les fonctionnaires, ont pu I. La qualification juridique
bénéficier d’un statut plus protecteur. Mais ce dernier, de harcèlement moral
sous l’effet des réformes libérales successives, est régu-
lièrement remis en cause 5. S’il apparaît qu’en théorie le droit du travail et le droit de
Et plus largement, il semble que les conditions de la fonction publique partagent une définition commune
travail de l’ensemble des travailleurs se soient dégradées. du harcèlement moral (A), la pratique révèle une certaine
Qu’il soit de droit public ou de droit privé, le travailleur est disparité quant à la preuve de cette qualification (B).
soumis à des risques professionnels. Ces risques, lorsqu’ils
se réalisent, peuvent impacter sa santé physique et tout
autant sa santé mentale. Si la nécessité de sauvegarder A. La définition commune
la santé mentale des travailleurs s’est imposée bien plus du harcèlement moral
tardivement, elle semble être l’enjeu du XXIe siècle dans
le monde du travail 6. Les risques psychosociaux (RPS) 7 Que ce soit en droit du travail ou en droit de la fonction
sont définis comme publique, il existe un texte spécifique réprimant le harcè-
lement moral au travail. Ce texte a été introduit par la loi
[…] des risques pour la santé mentale, physique ou sociale, de modernisation sociale 11 à l’article L. 1152-1 du Code du
engendrés par des conditions d’emploi et des facteurs
travail, dans un titre V consacré aux harcèlements, et à
organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir
l’article 6 quinquiès de la loi de 1983 relative aux droits et
avec le fonctionnement mental 8.
obligations des fonctionnaires. La formule est commune
En 2016, ces risques ont été évalués dans le monde du aux deux domaines des relations de travail : aucun fonc-
travail et l’enquête gouvernementale fait état d’un niveau tionnaire ou salarié ne doit subir les agissements répétés
élevé de facteurs de risques psychosociaux révélateur de de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet
mal-être au travail 9. une dégradation des conditions de travail susceptible
Parmi ces risques psychosociaux, le harcèlement de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer
moral est souvent cité. Il constitue l’une de ses manifes- sa santé physique ou mentale ou de compromettre son
tations les plus graves, pouvant conduire jusqu’au suicide avenir professionnel. En sus d’être commun, le champ
de la personne qui en est victime. Le harcèlement moral d’application de ces textes semble large. Déjà, l’acte matériel
recouvre une définition juridique unique, commune à du harcèlement moral est désigné par « les agissements
tous les travailleurs 10. Malgré cette unité, le harcèlement répétés de harcèlement moral », ce qui devrait permettre
moral n’est pas appréhendé de la même manière selon d’englober n’importe quel acte – injures, brimades, humi-
le statut du travailleur subordonné (I). Au-delà des liations, comportements vexatoires, demandes d’objectifs
difficultés liées à la reconnaissance du harcèlement, les irréalisables, privation des moyens d’assurer correctement
moyens mis en œuvre pour le faire cesser ne semblent pas sa prestation de travail, mises au placard, dénigrement
adaptés (II). De toute évidence, force sera de constater dans les journaux, médias, réseaux sociaux, refus injustifié
que vont resurgir les différences d’essence entre le droit d’arrangements en termes d’horaires ou de congés payés,
du travail et le droit de la fonction publique : là où la etc. – et ce dans n’importe quel contexte. Ensuite, l’auteur
jurisprudence sociale appréhende la relation de travail peut être toute personne dans l’entreprise ou dans l’admi-
comme étant inégalitaire au profit de l’employeur en nistration. Il peut être le fait de l’employeur lui-même, mais
tentant de corriger le déséquilibre, la jurisprudence aussi celui d’un supérieur hiérarchique (n+1, n+2, etc.),

5. Cela provoque inévitablement un rapprochement entre les deux corpus normatifs ; voir N. Maggi-Germain, « Existe-t-il un droit commun du
travail ? », Droit social, 2019, p. 1034.
6. En dernier lieu, la 190e convention, adoptée par l’Organisation internationale du travail (OIT) le 21 juin 2019, concernant « l’élimination de la
violence et du harcèlement dans le monde du travail ».
7. Voir, notamment, P. Adam, « La prise en compte des risques psychosociaux par le droit du travail français », Le droit ouvrier, juin 2008, p. 313-332 ;
T. Aubert-Monpeyssen, M. Blatman, « Les risques psychosociaux au travail et la jurisprudence française : la culture de la prévention », Droit social,
2012, p. 832 ; A. Lamy, S. Zilloniz, Prévention des risques psychosociaux : les employeurs du public déclarent une forte exposition et une prévention
active, Point Stat, ministère de l’Action et des Comptes publics, 21 février 2019 ; L. Lerouge, « Harcèlement moral et fonction publique territoriale :
où en sommes-nous ? », Actualité juridique. Collectivités territoriales, nº 6, 2019, p. 277-281.
8. Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser (rapport Gollac), rapport du collège d’expertise sur le suivi des risques
psychosociaux au travail, 11 avril 2011.
9. Enquête « Conditions de travail et risques psychosociaux », 2016, en ligne : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/
enquetes/article/risques-psycho-sociaux-rps-edition-2015-2016.
10. Voir, notamment, P. Adam, Harcèlements moral et sexuel en droit du travail, Paris, Dalloz (Dalloz Corpus), 2020.
11. Loi nº 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale, Journal officiel de la République française, 18 janvier 2002, p. 1008.
Vulnérabilité et harcèlement moral : étude comparée du droit de la fonction publique et du droit du travail 67

d’un collègue, voire de personnes étrangères à l’entreprise et publics contre le harcèlement moral se heurte à l’appré-
mais qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les ciation qu’ont les juges de ce dispositif.
salariés 12. Concernant ces derniers, les nouvelles organisa-
tions de travail – cobureaux, coworking – et le recours à des
travailleurs indépendants dans les entreprises augmentent B. La preuve disparate du harcèlement moral
les hypothèses. Enfin, le résultat est une potentialité, un
risque d’atteinte aux droits et à la dignité du travailleur, Bien que le harcèlement moral bénéficie textuellement
d’altération de sa santé physique ou mentale, ou d’impact d’une approche globale et surtout d’une interdiction com-
négatif sur son avenir professionnel. D’une part, le champ mune à l’ensemble du monde du travail, il reste difficile à
d’application est là encore englobant 13. D’autre part, selon appréhender dans la pratique avec des différences notables
les termes du texte, l’atteinte n’a pas à être effective, une entre les salariés et les agents publics. Cette disparité dans
potentialité d’atteinte devrait suffire. Si la dégradation des le régime juridique applicable se retrouve tant lorsqu’il
conditions de travail doit être avérée, il suffit que cette s’agit d’apprécier les manifestations individuelles (1) que
dégradation ait été de nature à porter atteinte aux droits et collectives (2) du harcèlement moral.
à la dignité, ou à altérer la santé du travailleur ou à avoir un
impact négatif sur son avenir professionnel 14. Cependant, 1. Les difficultés liées à l’établissement de la preuve
en pratique, la mise en œuvre de la qualification de har-
cèlement moral par le travailleur n’interviendra qu’après Le harcèlement moral est souvent pernicieux, sournois, il
une atteinte – insoutenable – à sa situation personnelle 15. peut prendre des formes presque invisibles sauf pour celui
Aussi, devraient être concernés les faits de harcèlement qui en est la victime. On imagine bien dès lors les difficultés
moral d’un supérieur hiérarchique dirigé contre un de ses qu’il peut y avoir pour le travailleur à en apporter la preuve
subordonnés spécifiquement, mais également les méthodes devant le juge.
agressives de management, les pressions généralisées, ou Pour cette raison, depuis 2002, en droit du travail,
encore les restructurations continuelles, sources certaines le régime de la preuve a été assoupli au profit du salarié
de risques psychosociaux et d’altération de la santé mentale qui doit présenter au juge des éléments laissant supposer
des travailleurs. l’existence d’un harcèlement, charge ensuite au défendeur
Le travailleur, qu’il soit de droit public ou de droit de démontrer l’absence de tout fait s’apparentant à du
privé, face à ces situations ponctuelles ou plus diffuses de harcèlement 17.
harcèlement moral, se situe dans un état de vulnérabilité. En droit de la fonction publique, il a, en revanche,
Les agissements de harcèlement moral exercés sur un fallu attendre 2011 pour qu’un tel régime soit appliqué 18.
travailleur sont des facteurs de vulnérabilité ayant pour Avant 2011, le juge administratif considérait que les faits
objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité, ce qui de harcèlement devaient impérativement être établis par
pourrait conduire à son exclusion de son milieu 16. L’une l’agent victime 19. Neuf ans ont donc été nécessaires pour
des conséquences concrètes du harcèlement moral est le que le Conseil d’État opère un revirement de jurisprudence
développement de troubles psychiques chez le travailleur, et s’aligne ainsi sur le droit du travail.
entraînant arrêts maladies et mises à distance du milieu Malgré ce revirement et un régime de la charge de la
professionnel et social. La qualification de harcèlement preuve en apparence similaire, il reste plus difficile pour
moral et les sanctions attachées sont un outil de lutte l’agent public d’établir des faits de harcèlement, le juge
contre ce facteur de vulnérabilité. Néanmoins, l’existence administratif étant assez peu enclin à reconnaître leur
d’une protection large et commune des travailleurs privés réalité 20. Il tend en effet à laisser à l’administration une

12. P. Lokiec distingue plusieurs niveaux de harcèlement moral : le harcèlement vertical descendant, exercé par le supérieur hiérarchique ; le harcèlement
horizontal, par un collègue ; le harcèlement vertical ascendant, par un subordonné ; le harcèlement par des personnes étrangères à l’entreprise mais qui
exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés (P. Lokiec, Droit du travail, Paris, Presses universitaires de France (Thémis. Droit), 2019, p. 422).
13. Les « droits » visés par ce texte sont, selon le Conseil constitutionnel, les droits visés par l’article L. 1121-1 du Code du travail (CC, déc. nº 2001-
455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, Journal officiel de la République française, 18 janvier 2002, p. 1053). La dignité renvoie
plus spécifiquement aux conditions de travail, notamment pour les situations d’humiliation, d’absence de fourniture de travail au salarié, ou
encore de critiques vexatoires en public.
14. P. Adam, « Harcèlement moral », in Répertoire de droit du travail, Paris, Dalloz, 2020, nº 183.
15. Mais la chambre sociale a pu censurer une cour d’appel qui avait débouté un salarié au motif de l’absence de lien établi entre les faits de harcèlement
moral et la dépression du travailleur, rappelant que les juges du fond ne peuvent rejeter la qualification au seul motif de l’absence de relation
entre l’état de santé et la dégradation des conditions de travail (Cass. soc., 30 avril 2009, nº 07-43.219, Bulletin civil V, nº 210). Cependant, si la
chambre sociale a énoncé pendant un temps que le salarié a obligatoirement le droit à une indemnisation de son préjudice moral, sans avoir à le
démontrer (Cass. soc., 6 mai 2014, nº 12-25.253, inédit), elle est revenue sur sa position (Cass. soc., 13 avril 2016, nº 14-28.293, Bulletin civil V, nº 849).
16. Sur cette définition générale de la vulnérabilité, voir, dans ce même numéro, L. Fin-Langer, « La vulnérabilité en droit privé ».
17. Art. L. 1154-1 du Code du travail.
18. CE, 11 juillet 2011, Mme Montaut, nº 321225, concl. M. Guyomar, L’actualité juridique. Droit administratif, nº 36, 31 octobre 2011, p. 2072-2082 ; Droit
administratif, nº 10, 2011, p. 50-52, note F. Melleray ; La semaine juridique, administrations et collectivités territoriales, nº 48, 28 novembre 2011,
p. 34-38, note D. Jean-Pierre. Voir, dans le même sens, CE, 23 décembre 2014, M. A., nº 358340.
19. CE, 24 novembre 2006, Mme Baillet, nº 256313.
20. Voir notamment J.-P. Maublanc, « Les victimes de harcèlement moral, laissées-pour-compte de la justice administrative », in Espaces du service
public. Mélanges en l’honneur de Jean Du Bois de Gaudusson, F. Mélin-Soucramanien (dir.), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2014, p. 1205.
68 Anne-Sophie Denolle et Fanny Gabroy

grande marge de manœuvre dans l’usage qu’elle peut faire Le juge administratif apparaît ainsi bien plus com-
de son pouvoir hiérarchique, considérant par principe plaisant à l’égard du présumé harceleur que ne l’est le juge
que le comportement de l’agent peut justifier les abus de judiciaire. Et, selon certains,
son supérieur. Le juge prend ainsi en compte de manière
Les raisons de la résistance du juge administratif sont évi-
systématique l’attitude de l’agent. Dans une espèce de
dentes : reconnaître plus régulièrement l’existence d’agis-
2011, en suivant ce raisonnement, le Conseil d’État a pu sements de harcèlement moral dans la fonction publique,
considérer que même si l’agent avait subi à l’instar du juge judiciaire, risquerait de mettre en péril
[…] une dégradation importante de ses conditions de travail le mode de fonctionnement hiérarchique, essentiel au
se caractérisant, de la part de son supérieur hiérarchique, fonctionnement et à l’organisation des services publics, et
par une attitude de dénigrement systématique et une réduc- de porter une grave atteinte à la moralité administrative 26.
tion non négligeable de ses attributions antérieures […] 21
Il semble toutefois que l’on puisse également consi-
le harcèlement moral n’était pas constitué en raison de dérer que des agissements humiliants, perpétrés par un
l’attitude de l’agent révélant des difficultés relationnelles, supérieur hiérarchique ou portés à sa connaissance, sont
des refus d’obéissance et une agressivité. constitutifs d’une grave atteinte à la moralité administra-
En 2019, le Conseil d’État retient dans une autre tive et sont sources de graves dysfonctionnements au sein
affaire que les faits de harcèlement ne sont pas établis du service. C’est de toute évidence une telle logique qui
alors que l’employeur avait eu « une attitude déplacée, devrait être aujourd’hui davantage suivie par le juge admi-
excédant à certaines reprises l’exercice normal du pouvoir nistratif et ce, en particulier, au regard des préconisations
hiérarchique », qu’il avait dénigré publiquement l’agent de la circulaire du 20 mars 2014 relative à la prévention
et avait procédé de manière illégale à sa révocation 22. des risques psychosociaux qui prévoit que
Selon le Conseil d’État, il n’y a pas harcèlement dans la
Les employeurs publics se doivent d’être exemplaires à
mesure où l’agent pouvait, de son côté, se voir reprocher
l’égard de leurs agents. Promouvoir le bien-être de l’agent
un manquement à son devoir de réserve et à son obligation et, au premier chef, le respect de sa santé, est un objectif
de loyauté. primordial 27.
Le raisonnement du juge administratif est relative-
ment difficile à suivre, car, à notre sens, le comportement À cette fin, la circulaire précise que l’autorité hiérar-
de l’agent ne peut en aucun cas justifier que son supérieur chique doit remplir une mission particulière de vigilance
s’adonne à des pratiques dégradantes, humiliantes 23 alors envers les agents pour parer d’éventuelles manifestations
qu’il dispose au surplus de moyens légaux pour mettre un de souffrances liées aux conditions de travail, reconnues
terme aux défaillances de l’agent. Il est en effet assez pro- comme étant justement susceptibles d’altérer le bon fonc-
blématique d’envisager qu’un supérieur puisse répondre tionnement du service public 28. À ce titre, le juge pourrait
par le dénigrement à une insuffisance professionnelle 24. donc affiner son contrôle sur l’exercice du pouvoir hiérar-
Si le juge social admet pour sa part que l’attitude du chique, en restreignant la marge d’appréciation laissée à
salarié peut être prise en compte pour établir le harcè- l’administration lorsque sont en cause des faits susceptibles
lement, il ne le tolère que de manière marginale et non de porter atteinte à la dignité de l’agent.
systématique 25. Le juge social n’acceptera de prendre en Au-delà du droit de la fonction publique, comme
compte l’attitude du salarié que lors de dérapages verbaux nous l’avons souligné en amont, la preuve du harcèle-
à l’occasion d’une dispute, de faits circonstanciés, parfois ment moral est parfois assez difficile à établir au regard
isolés démontrant une situation de surenchère inhérente des formes assez pernicieuses que le harcèlement peut
à l’altercation. Le contexte est donc bien différent de justement recouvrir. Toutefois, lorsque le harcèlement se
celui pris en compte par le juge administratif qui tend, généralise et tend à se dissimuler derrière des méthodes
de manière générale, à atténuer les abus en tout genre du de management identifiées comme anxiogènes, sa preuve
fait du comportement de l’agent. pourrait en être facilitée.

21. CE, 11 juillet 2011, Mme Montaut, concl. M. Guyomar ; note F. Melleray ; note D. Jean-Pierre.
22. CE, 13 mars 2019, Mme A., nº 407199. Pour une analyse de cette décision, voir F. Tesson, « La difficile identification de la maladie professionnelle
psychique de l’agent public », L’actualité juridique. Droit administratif, nº 28, 5 mai 2019, p. 1658-1663.
23. Rappelons que le harcèlement peut, en effet, consister « en des mesures vexatoires ou des dénigrements des capacités professionnelles, généralement
destinées à humilier l’agent public qui en est victime, soit par des propos dévalorisants mettant en cause sans motifs les capacités professionnelles
mais aussi la personnalité de l’agent, soit par un dénigrement systématique des capacités professionnelles dans des termes souvent humiliants »
(L. Benoiton, « La protection de l’agent public victime de harcèlement moral », Revue du droit public, nº 4, 1er juillet 2011, p. 811).
24. Cette prise en compte de la « faute » de l’agent a été critiquée par certains auteurs comme Patrice Adam (P. Adam, « Élus et agents face au risque
pénal. Harcèlement (moral et sexuel) et agent public : quelles sanctions ? », Actualité juridique. Collectivités territoriales, 2014, p. 538).
25. Voir, parmi de rares exemples, CA Montpellier, 26 mai 2004, RG nº 04/00140 ; CA Grenoble, 25 février 2008, RG nº 07/00421 ; CA Douai,
31 mai 2007, RG nº 06/02146 ; Cass. soc., 24 novembre 2009, nº 08-43.481, inédit.
26. L. Benoiton, « La protection de l’agent public… ».
27. Premier ministre, circulaire nº 38082 relative à la mise en œuvre du plan national d’action pour la prévention des risques psychosociaux dans
les trois fonctions publiques, 20 mars 2014, p. 1.
28. Voir l’annexe 2 de la circulaire du 20 mars 2014 intitulée « La responsabilité des chefs de service en matière de prévention des risques professionnels ».
Vulnérabilité et harcèlement moral : étude comparée du droit de la fonction publique et du droit du travail 69

2. La difficile admission du harcèlement managérial le texte légal, peuvent concerner l’ensemble des travail-
leurs d’un service, celui qui s’en prévaut doit démontrer
Devant le juge administratif, la question du harcèlement que les actes le touchent personnellement. Après 2010, la
managérial ne se pose pas, tant il apparaît déjà difficile chambre sociale a plusieurs fois réitéré sa position, dans
de démontrer un comportement individualisé de harcè- les mêmes termes 36 et les juges du fond ont à plusieurs
lement moral 29. Le juge judiciaire semble quant à lui un reprises sanctionné des cas de harcèlement managérial 37.
peu plus enclin à admettre le harcèlement managérial. Par la suite, dans un arrêt du 15 juin 2017, la chambre
L’expression « harcèlement managérial » désigne les situa- sociale utilise pour la première fois l’expression « har-
tions dans lesquelles c’est l’organisation de travail elle- cèlement moral managérial », pour toutefois approuver
même, mise en place par les responsables hiérarchiques, la cour d’appel d’avoir retenu l’absence de preuve du
qui harcèle. La difficulté réside dans le caractère individuel harcèlement moral 38.
du harcèlement moral. Il faut que les agissements visent Néanmoins, le caractère individualisé du harcèlement
un salarié nommément désigné. C’est sur ce critère que moral constitue un réel obstacle à l’appréhension des
les juges du fond ont d’abord refusé cette forme de har- méthodes agressives de management. La qualification
cèlement 30. Par exemple, la cour d’appel de Reims, dans de harcèlement moral apparaît également peu adaptée
un arrêt en 2006, refuse la qualification de harcèlement pour les changements continus d’organisations du travail
moral au motif que le comportement reproché concernait ou les incessantes structurations d’entreprise, qui sont
tous les salariés 31. En 2007, la cour d’appel de Chambéry le pourtant cause de risques psychosociaux 39. On voit ici un
rejette, reprochant à la salariée de ne pas avoir démontré facteur particulier de vulnérabilité des travailleurs, dont
qu’elle était la seule concernée par la mesure litigieuse 32. les conditions de travail sont instables. Le procès France
Certains juges du fond ont opté pour une approche plus Télécom 40, ouvert au printemps dernier, a mis en exergue
souple en considérant que le caractère collectif ne fait pas une nouvelle forme de harcèlement : le harcèlement moral
obstacle au harcèlement moral 33, notamment en raison du organisationnel ou institutionnel qui a été retenu par le
fait que le harcèlement moral ne nécessite pas la preuve tribunal correctionnel de Paris, dans son jugement du
d’une intention de nuire 34. Par suite, la chambre sociale 20 décembre dernier 41. L’affaire présente cependant un
de la Cour de cassation, par un arrêt remarqué de 2010, a caractère spécifique, tant au regard des faits qu’en raison
validé la position. Elle pose cependant une condition : les de sa médiatisation 42. Aussi, l’une des solutions serait
agissements doivent pouvoir être caractérisés précisément d’assouplir le caractère individualisé du harcèlement
sur le salarié qui invoque le harcèlement 35. Autrement dit, moral. Cependant, au vu des décisions des juges du fond,
si « les agissements matériels de harcèlement », requis par il semblerait que le caractère individualisé ne soit pas

29. Voir, en ce sens, TA Rennes, 29 juin 2018, nº 1601268, « Harcèlement moral : la difficulté particulière de la mission confiée au chef de service peut
être prise en compte », Actualité juridique. Fonctions publiques, nº 6, 2018, p. 340-342 : « Le harcèlement moral répond d’abord à une logique
individuelle qui suppose l’existence de faits commis précisément au détriment de l’agent qui en est victime : il n’y a pas de harcèlement moral
“de service”. Aussi sa caractérisation reste-t-elle des plus incertaines lorsque, comme cela semble le cas en l’espèce, le chef de service qui fait un
usage inadéquat de son pouvoir hiérarchique ne le fait pas au détriment d’un agent identifié mais de l’ensemble des agents du service dont il a
la responsabilité, avec des effets qui peuvent être tout aussi néfastes ».
30. Voir, par exemple, CA Paris, 18 juin 2004, RG nº 03/31809 ; CA Paris, 24 mai 2005, RG nº 03/36721 ; CA Montpellier, 17 janvier 2007, RG nº 06/03131 ;
CA Grenoble, 18 juin 2007, RG nº 06/01038 ; CA Nancy, 17 octobre 2007, RG nº 06/03310 ; CA Nancy, 26 mars 2008, RG nº 05/00304.
31. CA Reims, 24 mai 2006, RG nº 03/02892.
32. CA Chambéry, 5 juin 2007, RG nº 06/01128.
33. CA Paris, 11 octobre 2007 ; Le droit ouvrier, janvier 2008, p. 7, note P. Adam.
34. P. Lokiec, Droit du travail, p. 422 ; pour une opinion selon laquelle exiger un élément intentionnel n’exclurait pas le harcèlement managérial,
voir P. Adam, « Pour une nouvelle définition du harcèlement moral au travail », Droit social, 2020, p. 249.
35. Cass. soc., 3 février 2010, nº 08-44.107, inédit, Droit social, 2010, p. 472, obs. C. Radé ; La semaine juridique, édition générale, nº 12, 22 mars 2010,
321, note J. Mouly. Voir, notamment, P. Adam, « La figure juridique du harcèlement moral managérial », La semaine sociale Lamy, nº 1482,
7 mars 2011, p. 4.
36. Voir, par exemple, Cass. soc., 27 octobre 2010, nº 09-42.488, inédit ; Cass. soc., 19 janvier 2011, nº 09-67.463, inédit ; Cass. soc., 1er mars 2011,
nº 09-69.616, Bulletin civil V, nº 53 ; Cass. soc., 17 janvier 2013, nº 11-24.696, inédit ; Cass. soc., 19 juin 2013, nos 12-18.850 à 12-18.854, inédit ;
Cass. soc., 7 mai 2014, nº 13-11.038, inédit ; Cass. soc., 21 mai 2014, nº 13-16.341, inédit ; Cass. soc., 22 octobre 2014, nº 13-18.862, Bulletin civil V,
nº 247 ; Cass. soc., 23 juin 2016, nº 14-30.007, inédit.
37. CA Amiens, 20 mars 2019, RG nº 16/02394 : même si l’employeur faisait face, dans son entreprise, à des difficultés économiques, cela ne saurait
justifier l’utilisation de méthodes de management inadaptées, qui ont eu des répercussions sur la situation personnelle du salarié ; CA Paris,
28 septembre 2017, RG nº 16/231 : des mails collectifs adressés aux secrétaires, sur un ton agressif, ne peuvent être justifiés par des impératifs de
gestion.
38. Cass. soc., 15 juin 2017, nº 16-11.503, inédit, Gazette du Palais, nº 29, 5 septembre 2017, p. 17, obs. G. Deharo.
39. Outre de nombreuses réaffectations ou réorganisations de leur poste de travail (que ce soit sur les missions ou sur l’installation physique du
bureau dans l’entreprise), il faut ajouter l’incertitude, l’attente, du prochain changement organisationnel en réflexion par l’entreprise.
40. Voir notamment, pour une critique favorable, J.-P. Teissonnière, « France Télécom : le travail en procès », La semaine sociale Lamy, nº 1895,
17 février 2020 ; pour une critique défavorable, voir J. Veil, « Un jugement qui risque de paralyser toute décision en matière de relations humaines »,
La semaine sociale Lamy, nº 1895, 17 février 2020.
41. P. Adam, « Pour une nouvelle définition… ».
42. Entre 2007 et 2010, France Télécom opère une vaste restructuration. L’objectif des méthodes est d’encourager les salariés à changer de poste ou
à quitter l’entreprise. Sur cette période, dix-neuf salariés de l’entreprise se sont suicidés.
70 Anne-Sophie Denolle et Fanny Gabroy

le seul pas à franchir. Les juges semblent prudents face II. Les mécanismes de protection
au modèle concurrentiel sur lequel repose le marché.
Aussi, dans un arrêt rendu le 26 avril 2019, la cour d’appel
contre le harcèlement moral
de Douai déboute la directrice d’une parfumerie de ses
En droit privé, le mécanisme est celui de l’obligation de
demandes sur le fondement d’un harcèlement moral. La
sécurité de l’employeur (A), en droit public, il est celui de
directrice régionale du distributeur avait mis en place une
la protection fonctionnelle du fonctionnaire (B).
méthode de management particulièrement offensive sur
le plan commercial, méthode qui a entraîné une pression
importante sur les responsables des magasins. Néanmoins,
A. L’obligation de sécurité de l’employeur :
pour la cour d’appel, cette pression a été la même pour tous
les magasins et cette méthode n’excède pas l’exercice nor- une obligation efficace ?
mal du pouvoir de direction et de gestion dans le secteur
de la parfumerie 43. Tout aussi curieux, les juges du fond L’obligation de sécurité de l’employeur est la pierre angu-
prennent parfois en compte la nature des fonctions de la laire de la santé et de la sécurité au travail. En vertu de cette
victime. Par exemple, la cour d’appel de Paris a rejeté le obligation, l’employeur doit tout mettre en œuvre pour
harcèlement moral en relevant que l’évaluation régulière assurer la sécurité et préserver la santé des travailleurs de
et contradictoire d’un banquier l’entreprise et, en cas d’échec, il engage sa responsabilité.
Cette obligation de sécurité comprend deux volets : un volet
[…] n’en reste pas moins dans les limites du classique et préventif d’une part, un volet répressif d’autre part 45. Ces
de l’acceptable, en début de carrière, reconnaissant les dernières années, l’accent est davantage mis sur l’aspect
points forts mais attirant aussi l’attention sur les points
préventif, notamment sous l’influence du droit de l’Union
faibles et identifiant des axes de progrès.
européenne 46. L’aspect préventif est également décliné
De plus, « une évaluation est précisément faite dans dans notre Code du travail. L’article L. 4121-1 énonce trois
ce but, et, sauf à être naïf, il ne faut pas s’étonner qu’un types de mesures nécessaires : des actions de prévention
corps, qui se veut d’“élite” en joue ». Les juges pour- des risques professionnels, des actions d’information et de
suivent en énonçant que le salarié « n’a pas été assez formation, et enfin la mise en place d’une organisation et
solide, à ce moment-là, pour soutenir le “choc en retour”, de moyens adaptés. L’article suivant liste neuf principes
qui a certainement été rude mais ne saurait pour autant généraux de prévention. La particularité de l’obligation
s’analyser comme un harcèlement » 44. En résulte donc de sécurité de l’employeur réside dans la nature que lui
un régime à deux vitesses selon le secteur d’activité dans a donnée la chambre sociale dans un premier temps. Les
lequel se situe le salarié : le secteur financier ou le secteur célèbres arrêts Amiante de 2002 47 en font une obligation
du luxe pourraient justifier des formes agressives de de résultat 48. Le harcèlement moral a été rattaché à cette
management. obligation de sécurité de résultat, pour la première fois dans
Droit de la fonction publique et droit du travail par- l’arrêt Balaguer du 21 juin 2006 49. L’employeur manque à
tagent donc une incrimination commune de harcèlement son obligation de sécurité, y compris quant aux actes de
moral, mais pour laquelle l’appréciation juridictionnelle harcèlement commis par d’autres salariés de l’entreprise,
apparaît amplement variable. En tout état de cause, que même s’il a pris des mesures pour faire cesser ces agis-
ce soit devant le juge administratif ou devant le juge judi- sements 50. Cependant, en 2015, dans l’arrêt Air France,
ciaire, de nombreuses lacunes sont relevées. La protection la chambre sociale revient sur la nature de l’obligation
du travailleur contre ce facteur de vulnérabilité, condui- de sécurité. Elle n’est plus vraiment une obligation de
sant à porter atteinte à sa dignité, est alors amoindrie. Les résultat 51. Y est énoncé que l’employeur qui justifie avoir
deux domaines disposent de dispositifs de protection des pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et
travailleurs plus généraux, qui pourraient venir en renfort. L. 4121-2 du Code du travail ne méconnaît pas son obli-
Mais sont-ils réellement adaptés ? gation légale de sécurité. Pour le dire autrement, en cas

43. CA Douai, 26 avril 2019, nº 16/01.495, La semaine juridique, édition générale, nº 26, 1er juillet 2019, 716, obs. B. Cassowitz.
44. CA Paris, 1er mars 2007, RG nº 05/07281.
45. Dit autrement, il y a deux conceptions de la protection de la santé et sécurité : la conception « défensive » (améliorer la réparation des pathologies
professionnelles et lutter contre les accidents du travail et maladies professionnelles) et la conception « offensive » (privilégier la prévention et
une approche plus globale du risque) (F. Favennec-Héry, P.-Y. Verkindt, Droit du travail, 6e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ (Manuel), 2018).
46. Directive du Conseil nº 89/391 du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de
la santé des travailleurs au travail, Journal officiel des Communautés européennes, L 183, 29 juin 1989, art. 3.
47. Cass. soc., 28 février 2002, nos 00-10.051, 99-17.221, 99-21.255 et 99-17.201, Droit social, 2002, p. 445, point de vue A. Lyon-Caen.
48. Au titre de l’obligation de résultat, le débiteur est présumé responsable à partir du moment où le résultat promis n’a pas été atteint, à charge pour
lui de renverser la présomption de responsabilité. En principe, il ne peut s’exonérer que par la force majeure.
49. Cass. soc., 21 juin 2006, nº 05-43.914, Bulletin civil V, nº 223 ; Recueil Dalloz, 2006, p. 2831, obs. M. Miné ; Recueil Dalloz, 2006, p. 1770,
obs. C. Dechristé ; Revue de droit du travail, 2006, p. 245, obs. P. Adam ; La semaine juridique, édition générale, nº 41, 11 octobre 2006, II, 10166,
note F. Petit ; La semaine juridique, entreprise et affaires, 2008, 1801, note S. Prieur.
50. Cass. soc., 3 février 2010, nº 08-44.019, Bulletin civil V, nº 30 ; Recueil Dalloz, 2010, p. 445, obs. J. Cortot ; Droit social, 2010, p. 472, obs. C. Radé ;
Revue de droit du travail, 2010, p. 303, obs. M. Véricel.
51. C. Blanvillain, « L’obligation de sécurité de résultat est morte ! Vive l’obligation de sécurité ! », Revue de droit du travail, 2019, p. 173.
Vulnérabilité et harcèlement moral : étude comparée du droit de la fonction publique et du droit du travail 71

de dommage, l’employeur est présumé responsable ; sauf au travail ont pour mission de prévenir le harcèlement
s’il démontre qu’il a pris toutes les mesures de prévention moral 54, mais ne disposent pas de pouvoir d’enquête. Les
énoncées par le Code du travail. Par la mise en œuvre de commissions paritaires régionales interprofessionnelles
ces moyens, l’employeur peut s’exonérer de sa responsa- dans les entreprises de moins de 11 salariés ont pour mission
bilité. Cette nouvelle position a été confirmée en matière d’apporter aux employeurs et aux salariés des informations
de harcèlement moral par un arrêt du 1er juin 2016. La utiles, mais elles ne peuvent intervenir dans la résolution
chambre sociale considère que l’employeur ne peut être de conflits qu’avec l’accord des deux parties concernées 55.
tenu pour responsable au titre de l’obligation de sécurité Elles ne disposent pas non plus de pouvoir d’enquête. Une
lorsqu’il a pris toutes les mesures de prévention prévues aux autre question a pu être soulevée : le salarié auteur des faits
articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et, qu’après de harcèlement moral doit-il être sanctionné ? L’employeur
avoir été informé de faits susceptibles de caractériser un a-t-il l’obligation de le licencier ? La Cour de cassation se
harcèlement moral, il a pris les mesures immédiates pour refuse à consacrer une telle obligation 56. Un arrêt de la
le faire cesser. L’objectif de ce revirement est clair : il s’agit cour d’appel de Paris de 2019 énonce que l’employeur ne
de favoriser le volet préventif, selon l’idée que « mieux vaut remplit pas son obligation de prévention s’il n’a pas mis en
prévenir le harcèlement que le guérir ». place une organisation de travail permettant que la victime
Mais la difficulté est désormais la suivante : quelles sont ne croise plus l’auteur du harcèlement dans les couloirs
les mesures de prévention jugées suffisantes ? La chambre de l’entreprise 57. Mais, est-ce une mesure de prévention
sociale énonce que l’employeur doit prendre toutes les impérieuse ou un simple exemple de mesures nécessaires ?
mesures de prévention prévues par les textes. Mais, ces En définitive, la chambre sociale reconnaît que la pré-
dernières sont énoncées de façon très générale par le Code vention du harcèlement moral est possible et que la mise
du travail. Quel est le degré requis pour considérer qu’une en œuvre des mesures de prévention adéquates permet
mesure est adaptée ? Par exemple, le 2° de l’article L. 4121-1 d’exonérer l’employeur de sa responsabilité. Mais, il existe
énonce que l’employeur doit mettre en place « des actions un flou abyssal sur ces mesures. En droit de la fonction
d’information et de formation ». Est-ce qu’une réunion publique, c’est la démarche inverse que semble adopter
d’une heure sur les dangers du harcèlement est suffisante ? le juge administratif.
Ensuite, nous énonce la chambre sociale, l’employeur,
informé d’une situation de harcèlement, doit prendre
« les mesures immédiates pour le faire cesser ». À nou- B. La protection fonctionnelle :
veau, quelles sont concrètement ces mesures ? Le Code un mécanisme efficace ?
du travail ne pose aucune procédure particulière en cas
de détection d’un harcèlement moral dans l’entreprise. Il En droit de la fonction publique, le raisonnement est
ressort de la jurisprudence que l’employeur doit diligenter en effet inversé puisque le Conseil d’État a reconnu en
une enquête 52. L’accord national interprofessionnel du juin 2019 que la victime de harcèlement moral peut
26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail demander à l’administration la réparation intégrale du
pose un cadre minimum à l’enquête interne : elle doit être préjudice subi en l’absence même de faute de sa part 58.
sans délai, discrète et équitable. L’enquête peut également Autrement dit, même si l’administration n’a pas commis
être effectuée par le comité d’hygiène, de sécurité et des de faute, sous-entendu qu’elle a déployé les moyens à
conditions de travail (CHSCT), désormais comité social sa disposition pour protéger l’agent du harcèlement,
et économique (CSE). Il a pu être jugé que l’employeur, sa responsabilité pourra tout de même être engagée.
qui met à pied à titre conservatoire le salarié signalé et Le seul constat de harcèlement suffit donc à engager sa
saisit le CHSCT pour qu’il diligente une enquête, prend responsabilité. N’est-ce pas là l’aveu – à demi-mot tout du
les mesures immédiates conformément à l’obligation de moins – que les moyens de lutter contre le harcèlement
sécurité 53. Mais la saisine du CSE n’est pas une obligation : moral dont dispose l’administration ne sont finalement
est-ce qu’une enquête diligentée par l’employeur lui-même pas appropriés et ne lui permettent pas de protéger l’agent
est suffisante ? À quel degré d’investigations est-elle satis- de manière efficiente. La consécration de la responsabilité
faisante ? Quid si l’employeur est lui-même l’auteur du sans faute ne serait qu’un moyen de compenser ce défi-
harcèlement moral ? Quid dans les entreprises de moins cit d’efficacité. La logique est simple : à défaut de réelle
de 11 salariés, dépourvues de CSE ? Les services de santé protection, l’agent pourra être pleinement indemnisé.

52. Sur la solution de principe, voir Cass. soc., 29 juin 2011, nº 09-70.902, Bulletin civil V, nº 172. Pour un arrêt récent, Cass. soc., 27 novembre 2019,
nº 18-10.551, Bulletin numérique des arrêts de la chambre sociale, nº 1647 ; La semaine juridique, social, 2020, 1011, comm. V. Armillei. L’apport
de cet arrêt réside également dans le principe selon lequel, même si le harcèlement moral n’est pas caractérisé, cela n’exclut pas l’absence de
condamnation de l’employeur qui n’aurait pas pris les mesures nécessaires à protéger la santé et la sécurité des salariés, sur le fondement de
l’obligation de prévention des risques professionnels, notamment de ne pas avoir diligenté une enquête.
53. CA Douai, 29 mars 2019, RG nº 17/003588.
54. Code du travail, art. L. 4622-2.
55. Code du travail, art. L. 23-113-1.
56. Cass. soc., 22 octobre 2014, nº 13-18.862, Bulletin civil V, nº 247.
57. CA Paris, 16 janvier 2019, RG nº 16/03933.
58. CE, 28 juin 2019, Mme A. et syndicat SGEN-CFDT, nº 415863.
72 Anne-Sophie Denolle et Fanny Gabroy

Il semble en effet que les mécanismes de lutte contre Ce défaut de neutralité de l’employeur n’est pas l’apa-
le harcèlement mis en place dans la fonction publique, nage de la fonction publique et se retrouve également
comme la protection fonctionnelle, ne sont pas adaptés 59. dans le secteur privé. Or, cela constitue indéniablement
La protection fonctionnelle est censée permettre à la vic- un obstacle à une protection effective des travailleurs
time du harcèlement moral d’obtenir de l’administration contre le harcèlement moral.
qu’il soit mis fin aux attaques subies et de pouvoir béné- Il semblerait ainsi pertinent d’envisager l’intervention
ficier d’une réparation adéquate 60. Mais cette protection d’une autorité tierce, voire d’une autorité indépendante,
est rarement octroyée à l’agent victime de harcèlement pour mettre en place les mécanismes permettant de lutter
moral car l’administration, peu encline à admettre le dys- contre le harcèlement moral à la demande du travailleur.
fonctionnement de son service, décide seule de l’octroi Ce rôle pourrait être assuré par le comité social dans la
de la protection fonctionnelle 61. fonction publique et par le CSE dans les entreprises de
L’administration apparaît alors comme étant juge et plus de cinquante salariés. Mais ces comités, soumis à
partie, l’empêchant ainsi de prendre les mesures adaptées. une logique de seuil, ne seront véritablement efficaces
Est particulièrement révélateur d’une telle situation le que dans les entreprises ou les services les plus consé-
fait que l’administration ait pu, dans certains cas, faire le quents 63. À défaut de telles instances, un service dédié de
choix d’octroyer le bénéfice de la protection fonctionnelle l’Inspection du travail pourrait remplir cette mission de
à des agents présumés responsables de harcèlement moral protection contre le harcèlement moral y compris dans la
tandis qu’elle l’a refusé à l’agent qui prétendait en être fonction publique. Rappelons que l’Inspection du travail
victime. a justement pour mission le contrôle de l’application de
Dans une affaire, tranchée par le Conseil d’État le la législation du travail. Pour cela, elle dispose de com-
1er octobre 2014, l’administration avait même rejeté la pétences et prérogatives appropriées pour réaliser des
demande de protection d’un agent alors que le juge pénal enquêtes en matière de harcèlement moral (connaissances
avait retenu la qualification de harcèlement moral pour juridiques ; droit d’entrée dans les locaux de l’entreprise
des faits imputables à deux supérieurs qui ont quant à eux (art. L. 8113-1 du Code du travail) ; accès aux documents
bénéficié de la protection fonctionnelle 62. Il s’agit d’une (art. L. 8113-4 sq.) ; recherche et constatation des infractions
situation où la logique partisane de l’administration est ou des manquements avec rédaction de procès-verbaux
ainsi poussée à son paroxysme. transmis au procureur de la République (art. L. 8113-7 sq.)).

59. CE, 1er octobre 2014, M. A, nº 366002, concl. F. Lambolez, Actualité juridique. Fonctions publiques, nº 1, 2015, p. 27-33. Les actions entreprises
par l’administration pour mettre un terme au harcèlement ne sont pas toujours adaptées. L’administration semble ainsi faire un usage abusif
de la mutation de l’agent victime de harcèlement, mutation qui est souvent vécue comme un échec et une sanction supplémentaire. Voir en ce
sens CE, 12 mars 2010, Commune de Hoenheim, nº 308974, La semaine juridique, administrations et collectivités territoriales, nº 18, 3 mai 2010,
2154, note D. Jean-Pierre. Plus largement, sur l’inadaptation de la protection fonctionnelle aux cas de harcèlement moral, voir A.-S. Denolle,
« Les risques psychosociaux dans la fonction publique : les limites de la protection fonctionnelle », Revue française de droit administratif,
septembre-octobre 2015, p. 983-991.
60. Rappelons que sont exclus du bénéfice de la protection fonctionnelle les agents de droit privé travaillant dans les services publics industriels et
commerciaux sauf les directeurs et comptables publics. Pour une critique de ces exclusions, voir notamment CE, sect., 8 juin 2011, Georges A,
nº 312700, La semaine juridique, administrations et collectivités territoriales, nº 43, 24 octobre 2011, 2337, comm. D. Jean-Pierre.
61. Voir notamment F. Lambolez, concl. sur CE, 1er octobre 2014, M. A. Selon l’auteur, « Dans un tel contexte, il était inévitable que la question du
harcèlement rencontre l’invocation du droit à la protection fonctionnelle, ce qui place l’administration dans une situation ambiguë et inconfortable.
En premier lieu, l’administration, qui n’est pas schizophrène, aura naturellement tendance à rejeter la demande de protection fonctionnelle d’un
agent qui soutient être victime de harcèlement de la part de son ou ses supérieurs : accorder la protection serait reconnaître d’emblée la réalité
du harcèlement ».
62. CE, 1er octobre 2014, Mme B, nº 364536, concl. F. Lambolez, Actualité juridique. Fonctions publiques, nº 1, 2015, p. 27-33.
63. Dans la fonction publique, est notamment prévue la possibilité de créer une formation spécialisée en matière de santé, de sécurité et de conditions
de travail (FSSCT). Mais les FSSCT ne sont obligatoires que dans les administrations territoriales de plus de deux cents agents. Pour la fonction
publique d’État et la fonction publique hospitalière le seuil n’est pas encore établi. Dans les entreprises privées de moins de cinquante salariés, le
CSE n’a que des attributions limitées, celles des anciens délégués du personnel, et ne dispose pas d’un budget propre, ce qui limite considérablement
ses moyens. Ce n’est donc que dans les entreprises de plus de cinquante salariés que le CSE peut véritablement jouer un rôle pour lutter contre le
harcèlement moral, à travers notamment son pouvoir d’enquête. Par ailleurs, les entreprises peuvent se doter d’une commission santé, sécurité
et conditions de travail (CSSCT), celle-ci n’étant obligatoire que dans les entreprises de plus de trois cents salariés.
La vulnérabilité des usagers
des services publics et des consommateurs
Delphine BAZIN-BEUST
Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

Jean-Jacques THOUROUDE
Maître de conférences émérite en droit public à l’université de Caen Normandie

I. La vulnérabilité du consommateur et de l’usager consommateur


A. Le droit de la consommation, réponse à la vulnérabilité du consommateur
dans des relations déséquilibrées
1. Le consommateur présumé vulnérable
2. Le consommateur effectivement vulnérable

B. La qualité d’usager d’un service public, risque de neutralisation du droit de la consommation


1. La distinction service public industriel et commercial / service public administratif
2. L’incidence d’une relation non contractuelle ou non exclusivement contractuelle

II. La vulnérabilité des usagers d’un service public administratif


A. La vulnérabilité de l’usager du service public administratif
au regard du maintien du service et de ses conditions de fonctionnement
1. L’absence de droit au maintien du service public
2. L’absence de droit au maintien des conditions de fonctionnement du service public

B. Une neutralisation de régimes juridiques favorables


1. Le caractère non écrit d’un contrat passé avec un service public administratif
2. L’impossible bénéfice du régime de la collaboration occasionnelle au service

Si le consommateur est vulnérable, ce n’est pas au titre pation de protection du particulier face au professionnel
d’une incapacité d’exercice comme un majeur protégé, par des règles impératives. Sous l’influence du droit de
mais parce qu’il est un contractant fragilisé ou supposé l’Union européenne, cet objectif est rattrapé par celui de
l’être. L’apparition du droit de la consommation est liée la régulation du marché : le consommateur a des droits
à la société de consommation, loin de l’époque où fut en tant qu’opérateur intervenant sur un marché dans
rédigé le Code civil, qui ne partageait pas cette préoccu- lequel il doit avoir confiance 1. Mais pour que ses intérêts

1. P. Stoffel-Munck, « L’autonomie du droit contractuel de la consommation : d’une logique civiliste à une logique de régulation », Revue trimestrielle
de droit commercial, 2012, p. 705.

CRDF, nº 18, 2020, p. 73 - 81


74 Delphine Bazin-Beust et Jean-Jacques Thouroude

soient préservés, il doit pouvoir faire des choix éclairés 1. Le consommateur présumé vulnérable
et accéder aux biens et services ; ce qui n’est pas toujours
le cas des consommateurs précarisés socialement et / ou Rien dans la définition légale du consommateur ne renvoie
économiquement. Par ailleurs, face au service public, à sa fragilité : « […] toute personne physique qui agit à
l’usager se présente comme un consommateur à géométrie des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité
variable, exposé à une vulnérabilité juridique. De fait, au commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agri-
gré de la nature de la relation entretenue avec ce service, cole » 2. Si la qualification de majeur protégé repose sur une
il est ou non privé des règles consuméristes attachées à sa analyse individuelle, celle de consommateur dépend de la
qualité de partie à un contrat de consommation conclu finalité extraprofessionnelle de l’action, sans considération
avec un professionnel (I). d’une faiblesse réelle. L’adepte de nouvelles technologies
La vulnérabilité juridique des usagers des services achetant un ordinateur ou l’investisseur effectuant du
publics administratifs et, dans une moindre mesure, des trading en ligne sur le marché des devises FOREX ne
usagers des services publics industriels et commerciaux peut donc se voir dénier cette qualité 3. Cette approche
dont le juge administratif n’a à connaître qu’en ce qui objective et abstraite s’avère adaptée à un droit de masse
concerne les recours contre les mesures générales d’orga- et à un contentieux de masse.
nisation de ces services ou la suppression du service, tient Mais le droit de la consommation repose sur un
à la situation dite « légale et réglementaire » dans laquelle double postulat : le consommateur est potentiellement
ils se trouvent à l’égard du service. Ils se trouvent en situa- vulnérable face au professionnel et celui-ci est potentiel-
tion de précarité juridique, qu’il s’agisse de la création lement susceptible d’abuser de sa supériorité. C’est sur un
des services publics administratifs, à laquelle ils n’ont rapport de force inégal, dont la vulnérabilité contractuelle
aucun droit, sauf pour les services publics obligatoires, est sous-jacente, présumée, que repose ce droit social
ou, lorsqu’ils accèdent à la qualité d’usager du service du marché 4 qui ne s’applique pas en principe en B to B,
public administratif, du fonctionnement du service ou même si le professionnel contracte en dehors de son
de sa suppression (II) domaine de compétence, ni en C to C. Certes, tous les
consommateurs ne sont pas démunis et ne se contentent
plus de consommer, offrant des biens et services sur le
I. La vulnérabilité du consommateur marché. D’où le refus de qualifier de consommateur celui
qui se déclare loueur professionnel de logements financés
et de l’usager consommateur à crédit pour profiter d’une défiscalisation 5.
Traditionnellement, les opérateurs gérant des services Des procédés consuméristes emblématiques sont par-
publics ne relèvent pas des règles consuméristes, faute ticulièrement adaptés à des vulnérabilités contractuelles
pour leurs usagers d’être des clients. Or certains d’entre émergentes. Le juge n’hésite pas à utiliser le droit de la
eux tiennent un discours commercial, développent des consommation pour préserver les intérêts des consomma-
pratiques promotionnelles et incitatives comme le font des teurs dans une société qui se digitalise, sans pour autant
entreprises privées. Si le droit de la consommation s’est rechercher leur protection inconditionnelle et imposer
construit pour remédier au déséquilibre quasi inhérent de des obligations disproportionnées aux professionnels 6.
la relation consommateur / professionnel (A), son appli- Dans le commerce électronique, l’information pré-
cation à l’usager d’un service public appelle une réponse contractuelle du consommateur est un remède à l’éloigne-
nuancée (B). ment des parties. Toutefois une plateforme, type Amazon,
n’a pas à communiquer, avant la conclusion du contrat, un
numéro de téléphone pour la joindre s’il existe un moyen
A. Le droit de la consommation, de communication alternatif équivalent 7. L’information
réponse à la vulnérabilité du consommateur précontractuelle sert aussi à imposer de la transparence
dans des relations déséquilibrées et de la loyauté aux plateformes 8. L’utilisateur d’une place
de marché en ligne ou d’un site comparateur est informé
Dans l’esprit originaire du droit de la consommation, la du référencement payant des offres et de la qualité de
vulnérabilité du consommateur est davantage présumée (1) l’opérateur avec lequel il est mis en relation, professionnel
que constatée (2). ou consommateur 9.

2. Article liminaire du Code de la consommation.


3. Cass., 1re civ., 22 janvier 2014, nº 12-20982 ; CJUE, 3 octobre 2019, C-208/18.
4. J.-P. Chazal, « Vulnérabilité et droit de la consommation », communication au colloque sur la vulnérabilité et le droit, université de Grenoble,
23 mars 2000, en ligne : https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01053489/document.
5. Cass., 1re civ., 23 janvier 2019, nº 17-23917.
6. D. Bazin-Beust, « Digitalisation et consommation », Revue de jurisprudence commerciale, mai-juin 2019, p. 198.
7. CJUE, 10 juillet 2019, C-649/17 ; directive (UE) 2019/2161 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019 dite « Omnibus » à transposer
au 28 novembre 2021, art. 4.
8. Art. L. 111-7 du Code de la consommation, issu de la loi nº 2016-1321 du 7 octobre 2016.
9. Directive (UE) 2019/2161, art. 6 bis.
La vulnérabilité des usagers des services publics et des consommateurs 75

Le droit des clauses abusives est mobilisé pour proté- Le juge démontre qu’il n’applique pas aveuglément
ger le consommateur contractant avec les réseaux sociaux les remèdes consuméristes fondés sur une vulnérabilité
et plateformes digitales, à la lisière du droit de la protection contractuelle présumée, distincte de la vulnérabilité avérée
des données personnelles 10. Ont été sanctionnées, souvent liée à une faiblesse subjective du consommateur.
sur action des associations de consommateurs, les clauses
suivantes : celle de Twitter prétendant que les contrats 2. Le consommateur effectivement vulnérable
sont conclus à titre gratuit en l’absence de contrepartie
monétaire due par l’utilisateur 11 ; de Facebook imposant de Il est parfois tenu compte de la situation concrète de fra-
saisir les tribunaux californiens 12 ; d’Amazon faisant croire gilité des consommateurs en raison de leur âge, état de
que seul le droit luxembourgeois s’applique sans préciser santé, déficience intellectuelle pour en déduire un régime
que le consommateur relève du droit de la consommation juridique spécifique. C’est le cas des « séniors ». Si tous
du pays de sa résidence 13. ne souffrent pas de déficit auditif, visuel ou cognitif, le
Pour le droit de rétractation de quatorze jours lié aux vieillissement est propice à la vulnérabilité. Il a été proposé
contrats à distance ou hors établissement, c’est un facteur de porter à trente jours le délai de rétractation en cas de
aggravant de vulnérabilité qui déclenche la protection du démarchage à domicile de clients de plus de 70 ans 20.
consommateur : un lieu non commercial favorise l’exploi- Depuis la loi nº 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au
tation de sa fragilité. Des professionnels en ligne tentent logement et un urbanisme rénové (loi ALUR), le bailleur
d’y faire échec mais le juge a une interprétation restrictive – professionnel ou non – d’un locataire de plus de 65 ans
des exclusions légales. La plaque d’immatriculation d’une aux ressources modestes ne peut donner congé que s’il lui
moto n’en fait pas un bien « nettement personnalisé » 14. Un propose un logement de remplacement « correspondant
matelas déballé peut être restitué à l’inverse d’une marchan- à ses besoins et à ses possibilités » situé dans une zone
dise qui, pour des raisons d’hygiène, ne pourrait l’être 15. proche du logement occupé 21.
Le droit des pratiques commerciales déloyales sanc- La vulnérabilité subjective du consommateur permet
tionne des méthodes exploitant la crédulité et la captivité surtout de moduler l’appréciation de la déloyauté et de
des consommateurs, confinant à des arnaques. En jan- l’agressivité d’une pratique déployée par un professionnel.
vier 2020, l’UFC-Que choisir a assigné le site LastMinute 16 Conformément au droit européen, les pratiques commer-
pour pratiques trompeuses et agressives : en cliquant sur ciales déloyales doivent être analysées in concreto quand
une fenêtre pop-up après renseignement de sa carte ban- elles visent une « catégorie particulière de consommateurs
caire, le client souscrit une assurance voyages ! La vente en ou un groupe de consommateurs vulnérables en raison
ligne de grilles de jeux Loto et Euromillions a été condam- d’une infirmité mentale ou physique, de leur âge ou de
née comme pratique présumée trompeuse en tant qu’elle leur crédulité », et non plus à l’aune du consommateur
affirme augmenter la chance de gagner aux jeux de hasard 17. « normalement informé et raisonnablement attentif et
Si la vente d’ordinateurs pré-équipés de logiciels n’est avisé » 22. Pour déterminer si la pratique est agressive, on
pas per se une pratique déloyale car elle correspond à la doit prendre en compte
demande de la majorité de la clientèle 18, celle de cartes SIM […] l’exploitation, en connaissance de cause, par le
comprenant des services payants pré-installés et activés professionnel, de tout malheur ou circonstance parti-
dont le consommateur n’est pas informé est une pratique culière d’une gravité propre à altérer le jugement du
agressive en tant que fourniture non demandée 19. consommateur 23.

10. J. Sénéchal, « Lutte contre les clauses abusives et protection des données à caractère personnel », Actualité juridique. Contrat, 2019, p. 412. La loi
nº 2016-1321 du 7 octobre 2016 accordait au consommateur un droit à la portabilité de ses données (art. L. 224-42-1 du Code de la consommation).
Il fut supprimé par la loi nº 2018-493 du 20 juin 2018, le RGPD (Règlement général sur la protection des données – règlement (UE) 2016/679 du
Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016) entré en vigueur le 25 mai 2018 instaurant ce droit pour toute personne physique (art. 20).
11. TGI Paris, 7 août 2018, nº 14/07300.
12. CA Paris, 12 février 2016, nº 15/08624.
13. CJUE, 28 juillet 2016, C-191/15.
14. Cass., 1re civ., 20 mars 2013, nº 12-15.052.
15. CJUE, 27 mars 2019, C-681-17.
16. Voir « LastMinute – Consommateurs, ne vous laissez pas abuser », 27 janvier 2020, en ligne : https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-
lastminute-consommateurs-ne-vous-laissez-pas-abuser-n74807.
17. Cass. crim., 28 janvier 2020, nº 19-80496.
18. Cass., 1re civ., 29 mars 2017, nº 15-13248.
19. CJUE, 13 septembre 2018, C-54/17.
20. Assemblée nationale, proposition de loi nº 3633 visant à renforcer la protection des personnes âgées à l’égard du démarchage, enregistrée à la
présidence de l’Assemblée nationale le 30 janvier 2007, antérieure à la directive 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011
réformant les contrats hors établissement et fixant le délai de rétractation à quatorze jours. La directive 2019-2161, cons. 54, permet d’étendre ce
délai pour les ventes conclues lors de visites à domicile car elles ciblent des personnes âgées ou d’autres consommateurs vulnérables.
21. Art. 15, III de la loi nº 89-462 du 6 juillet 1989 ; le dispositif est écarté si le bailleur présente les mêmes conditions de vulnérabilité d’âge et de
ressources.
22. Art. L. 121-1, al. 3 du Code de la consommation ; directive 2005-29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005, art. 5.
23. Art. L. 121-6, al. 2, 3° du Code de la consommation.
76 Delphine Bazin-Beust et Jean-Jacques Thouroude

Le droit de l’Union européenne inclut aussi parmi à l’approche objective du consommateur, à l’application
ses objectifs la satisfaction des besoins spécifiques des mécanique d’un droit de la consommation jugé parfois
consommateurs vulnérables 24. Les causes de vulnérabilité trop libéral et sous obédience du marché. Si la vulnérabilité
des secteurs « particulièrement problématiques » visés sont subjective n’aboutit pas en tant que telle à consacrer des
endogènes (âge, handicap) et exogènes (méconnaissance droits nouveaux, sa généralisation risque de faire éclore
de la langue, manque d’informations, nouvelles techno- un droit de la consommation à deux vitesses, du moins
logies, etc.) 25. Sont concernés notamment des secteurs d’amplifier l’approche catégorielle de ces bénéficiaires.
économiques ouverts à la concurrence, anciennement sous Voyons ce qu’il en est de l’usager d’un service public
monopole public, et générateurs de nouvelles précarités : invoquant le droit de la consommation.
fracture numérique, technologique, énergétique 26. De fait,
certains consommateurs ne peuvent profiter des bienfaits
du marché unique en raison de leur impossibilité d’utiliser B. La qualité d’usager d’un service public,
le commerce électronique ou l’intelligence artificielle pour risque de neutralisation
gérer leur consommation énergétique ou produire de du droit de la consommation
l’énergie, les privant de prix concurrentiels et les exposant
à des coûts plus élevés pour ces dépenses contraintes. La soumission du prestataire de service public au droit
Le droit français s’inscrit dans cette voie. Il impose de la consommation dépend en premier lieu de l’activité
aux entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à qu’il déploie, marchande ou non (1). Quant aux droits de
250 millions d’euros de rendre leur numéro de téléphone l’usager consommateur, ils sont tributaires d’une relation
pour traiter une réclamation accessible gratuitement aux contractuelle conclue avec le professionnel déployant
personnes « sourdes, malentendantes, aveugles et apha- ce service public (2). La nature des liens noués avec le
siques » via un service de traduction simultanée écrite et prestataire conditionnant l’application des textes consu-
visuelle 27. Les fournisseurs d’électricité et de gaz naturel méristes, l’usager consommateur se trouve exposé à une
doivent adapter la communication de leurs contrats et vulnérabilité d’ordre juridique.
informations aux handicaps des consommateurs 28. En
janvier 2019, l’UFC-Que choisir a saisi le Conseil d’État 1. La distinction service public industriel
pour le retard à l’adoption des décrets sur l’affichage
et commercial / service public administratif
en euros des compteurs Linky pour les bénéficiaires du
chèque énergie prévu par la loi du 17 août 2015 relative L’usager ne cumule la qualité de consommateur que
à la transition énergétique 29. s’il traite avec un service comparable à une entreprise
Le consommateur vulnérable est un standard com- intervenant sur un marché. L’usager d’un service public
plétant celui du consommateur moyen, trop rigide face industriel et commercial a pour partenaire un profession-
aux fragilités pouvant surgir au cours de la vie. Mais il nel, personne morale publique ou privée agissant à des
n’est pas défini uniformément par le droit de l’Union fins entrant dans le cadre de son activité commerciale,
européenne et ses préconisations sont variables. Soit industrielle, artisanale, libérale ou agricole 30. À la dif-
garantir l’accès à des biens et services en imposant aux férence d’un service public administratif ne déployant
professionnels une adaptation de leur infrastructure ou pas d’activité économique pour une clientèle contre
des tarifs encadrés, telle une lutte contre l’exclusion sociale rémunération, le service public industriel et commercial
significative d’un « para-droit de la consommation ». Soit va basculer dans le droit de la consommation 31. Est un
moduler l’appréciation d’une pratique commerciale en professionnel l’établissement à but non lucratif pour-
mettant l’accent sur un risque d’exploitation de la fragilité suivant une mission d’intérêt général d’enseignement et
contextualisée du consommateur. C’est alors un correctif accordant, à titre accessoire, une facilité de paiement à

24. Résolution du Parlement européen concernant une stratégie de renforcement des droits des consommateurs vulnérables, 22 mai 2012, 2011/2272(INI) ;
M. Friant-Perrot, « Le consommateur vulnérable à la lumière du droit de la consommation de l’Union européenne », Revue trimestrielle de droit
européen, vol. 49, nº 3, 2013, p. 483-498.
25. Alimentation, transports, Internet, énergie, accès à la justice.
26. Résolution du Parlement européen sur la protection des consommateurs dans les services collectifs : énergie, télécommunications, services
postaux, transports publics, 15 avril 2014, 2013/2153(INI) ; résolution du Parlement européen sur une nouvelle donne pour les consommateurs
d’énergie, 26 mai 2016, 2015/2323(INI).
27. Art. L. 112-8 du Code de la consommation.
28. Art. L. 224-2 du Code de la consommation.
29. Voir « Linky – Afficheur déporté : l’UFC-Que choisir saisit le Conseil d’État », 29 janvier 2019, en ligne : https://www.quechoisir.org/action-ufc-
que-choisir-linky-afficheur-deporte-l-ufc-que-choisir-saisit-le-conseil-d-etat-n63223.
30. Article liminaire du Code de la consommation.
31. F. Béroujon, « Application du droit de la consommation à un service public administratif : refus de principe ou excès de prudence du juge
administratif ? », Les petites affiches, nº 177-178, 5 septembre 2012, p. 20. En octobre 2019, Engie a été condamné pour démarchage illégal. Selon
la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), le consommateur démarché à domicile
ou par téléphone est plus vulnérable qu’en établissement commercial (DGCCRF, « La DGCCRF sanctionne Engie pour démarchage abusif »,
communiqué de presse, 18 octobre 2019, en ligne, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dgccrf/presse/communique/2019/
CP-dgccrf-sanctionne-engie-pour-demarchage-abusif.pdf).
La vulnérabilité des usagers des services publics et des consommateurs 77

un élève 32 ; de même de l’établissement public hospitalier publics agissent par décisions unilatérales. Des gestion-
ou de maison de retraite pour les activités autres que de naires invoquent comme ici contre l’usager des clauses
soins (restauration, location de biens, hébergement) 33. « reflétant » des dispositions légales ou réglementaires qui
Pour la Commission européenne, la « quasi-totalité » des régissent le fonctionnement du service et leur sont impo-
services sociaux – dont le logement social – devrait être sées par cahier des charges. Le juge administratif ne s’y est
considérée comme des activités économiques au sens du pas arrêté. Toutefois son application du droit consumériste
traité instituant la Communauté européenne, soit des n’est pas sans limite puisqu’il précise que le caractère
prestations fournies normalement contre rémunération abusif d’une clause s’apprécie au regard tant de la clause
même non payées directement par les bénéficiaires 34. et de l’ensemble des stipulations du contrat qu’au regard
L’assimilation du service public industriel et com- « des caractéristiques particulières » du service quand le
mercial au professionnel fut par le passé préconisée par contrat a pour objet l’exécution d’un service public. La
la Commission des clauses abusives dans les contrats de demande de l’usager en réputé non écrit sera alors rejetée
distribution d’eau 35. Elle a surtout été consacrée par le si la clause – exorbitante du droit commun – est justifiée
Conseil d’État qui applique la législation sur les clauses par les nécessités du service, l’intérêt général. Le standard
abusives entre les délégataires de service public et leurs d’appréciation de l’abus est là encore considérablement
usagers 36, lesquels, ici d’ailleurs, sont des sociétés com- modifié par rapport au Code de la consommation.
merciales inqualifiables de non professionnelles 37 béné- La spécificité de la relation service public industriel et
ficiaires de l’article L. 212-1 du Code de la consommation commercial / usager peut aussi motiver l’exclusion d’une
sur les clauses abusives. En déclarant illégale la disposition règle procédurale consumériste. Un particulier opposait
mettant à la charge des usagers les dommages liés à une à la collectivité publique émettant un titre exécutoire
fuite d’eau, soit une clause exonératoire de responsabilité, contre lui la prescription de son action en paiement de
le juge administratif contrôle l’application du droit de la redevance. Il est débouté car l’usager d’un service public
la consommation, comme son homologue judiciaire, et de l’enlèvement des ordures ménagères n’étant pas lié à ce
intègre la législation consumériste sur les clauses abusives service par un contrat, le délai n’est pas soumis aux dis-
dans le bloc de légalité de l’administration. positions dérogatoires de l’article L. 137-2, devenu L. 218-2
Mais la particularité de la relation service public du Code de la consommation 39. La personne publique
industriel et commercial / usager peut modifier, voire professionnelle échappe à la prescription biennale au
exclure, la protection du Code de la consommation et profit d’une prescription quadriennale.
générer une vulnérabilité d’ordre juridique à l’égal de La Cour de cassation ne dit rien sur la nature de la
l’usager d’un service public administratif. relation, probablement légale puisque la redevance a été
prise en application de l’article L. 23333-76 du Code géné-
2. L’incidence d’une relation non contractuelle ral des collectivités territoriales. Mais, en se cristallisant
sur l’absence de relation contractuelle, ne marque-t-elle
ou non exclusivement contractuelle
pas un recul par rapport au juge administratif ? Sauf à
La directive 93/13 sur les clauses abusives exclut les « clauses dire que là, il n’y a même pas de clause reflétant une
[contractuelles] qui reflètent des dispositions législatives disposition légale puisque la redevance résulte d’un acte
ou réglementaires impératives » 38. D’harmonisation mini- unilatéral de la collectivité. Elle persiste aussi à réserver
male, le droit français n’a pas transcrit cette exclusion. Ce la prescription biennale au consommateur lié par contrat
qui a permis au Conseil d’État de contrôler l’abus d’un à un professionnel 40. Or la lettre de l’article L. 218-2 du
règlement de distribution d’eau dont les dispositions, insé- Code de la consommation ne l’exige pas – même si son
rées dans un contrat d’adhésion, sont opposées à l’abonné. insertion dans le livre II « Formation et exécution des
L’appréciation du déséquilibre significatif déborde alors contrats » du Code milite en ce sens – et une réponse
sur des dispositions qui n’ont pas fait l’objet d’un accord ministérielle préconisait ce délai biennal pour les rede-
entre les parties. vances d’eau et d’assainissement 41. Cette restriction ne
Or la nature du lien avec l’usager aurait pu constituer devrait pas jouer pour un service public poursuivi pour
un obstacle au droit de la consommation, conditionné pratique commerciale déloyale, laquelle est toute action,
à l’existence d’une relation contractuelle. Des services omission, etc., d’un professionnel « en relation directe

32. CJUE, 17 mai 2018, C-147/16.


33. La directive 2013/11/UE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 sur la médiation consommation exclut les services d’intérêt général
non économiques et les services de santé (art. 2, 2, c et h).
34. Commission européenne, Com(2006) 177 final, 26 avril 2006.
35. Commission des clauses abusives, recommandations nº 85-01, 19 novembre 1982 et nº 01-01, 25 janvier 2001.
36. CE, 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, nº 221458 ; CE, 30 décembre 2015, Compagnie méditerranéenne des cafés Malengo, nº 387666.
37. « […] toute personne morale qui n’agit pas à des fins professionnelles » (article liminaire du Code de la consommation).
38. Directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993, cons. 13.
39. Cass., 1re civ., 4 juillet 2019, nº 19-13.494.
40. Cass., 1re civ., 9 juin 2017, nº 16-21.247, pour un refus à une gestion d’affaires.
41. Réponse du ministère des Finances et des Comptes publics à la question écrite nº 12641 du sénateur P. Leroy, 25 mai 2016, en ligne : https://www.
senat.fr/questions/base/2014/qSEQ140712641.html.
78 Delphine Bazin-Beust et Jean-Jacques Thouroude

avec la promotion, la vente ou la fourniture d’un produit commission administrative de cet établissement de fermer
aux consommateurs » 42. cette clinique en se prévalant des droits qu’ils auraient acquis
L’étude de l’usager-consommateur nous rappelle que au maintien de cette clinique. Le Conseil d’État rejette ce
le droit de la consommation est avant tout un droit des moyen en énonçant le principe selon lequel, sous réserve
contrats de consommation, des relations contractuelles de respecter les règles qui s’imposent à elle, il appartient
inégalitaires ou présumées comme telles, tributaires de à l’autorité administrative de décider la suppression d’un
rapports de force économiques et issues d’un acte uni- service public « sans que les usagers de ce dernier puissent
latéralement élaboré par le professionnel mais donnant utilement invoquer un droit acquis à son maintien » 45.
lieu à accord de volontés 43. Quant à la définition finaliste La même solution a été retenue dans un arrêt du
du consommateur – personne physique agissant à titre Conseil d’État du 25 avril 1994 46 à propos de la suppression
extraprofessionnel –, elle révèle, à l’heure où il utilise des d’une classe unique dans un hameau à raison d’un effectif
plateformes en ligne pour proposer des biens et services, d’élèves insuffisant. Aux termes de l’article 11 de la loi
qu’il est aussi un acteur économique sur le marché. Reste du 30 octobre 1886 sur l’organisation de l’enseignement
alors à définir les contours de la non-professionnalité mais primaire, alors applicable et abrogée depuis le 22 juin 2000,
c’est une autre question…
Toute commune doit être pourvue au moins d’une école
L’usager d’un service public administratif est pour sa
primaire publique. Il en est de même de tout hameau
part totalement éloigné de la notion de consommateur et
séparé du chef-lieu ou de toute autre agglomération par
sa vulnérabilité est davantage juridique qu’économique. une distance de trois kilomètres et réunissant au moins
quinze enfants d’âge scolaire.

II. La vulnérabilité des usagers En l’espèce une classe d’un hameau de montagne avait
été supprimée par l’inspecteur d’académie, l’emploi d’ins-
d’un service public administratif
tituteur de cette classe ayant été rattaché à la commune
Les usagers des services publics à caractère administratif principale bénéficiant d’une école primaire relevant du
sont principalement les victimes de l’une des fameuses lois service public obligatoire. Cette suppression de classe a
du service public, dites « lois de Rolland » (1938), à savoir été jugée légale par le Conseil d’État au regard du nombre
la loi de mutabilité ou d’adaptation du service même si d’élèves la fréquentant (sept), inférieur à quinze, et en
la loi d’égalité a le mérite de favoriser un accès « égal » au application du principe selon lequel
service public 44.
[…] les usagers d’un service public qui n’est pas obligatoire
Les usagers du service public n’ont ainsi aucun droit
n’ont aucun droit au maintien de ce service au fonction-
au maintien du service public ou de ses conditions de nement duquel l’administration peut mettre fin lorsqu’elle
fonctionnement (A) et ne peuvent par ailleurs bénéficier de l’estime nécessaire.
régimes juridiques neutralisés par le juge alors qu’ils pour-
raient pourtant atténuer leur vulnérabilité juridique (B).
2. L’absence de droit au maintien des conditions
de fonctionnement du service public
A. La vulnérabilité de l’usager La vulnérabilité juridique des usagers du service public
du service public administratif administratif résulte en la matière de leur situation dite
au regard du maintien du service légale et réglementaire. Les droits qu’ils peuvent tirer
et de ses conditions de fonctionnement de ces textes ne valent que tant que ces textes ne sont
pas abrogés ou modifiés. L’illustration de cette précarité
1. L’absence de droit au maintien du service public statutaire se retrouve aussi bien en matière de délivrance
de diplômes universitaires (a) que de fixation des tarifs
Alors même qu’un service public a été régulièrement créé d’accès aux services publics (b).
par une personne publique, les usagers de ce service ne
peuvent faire valoir aucun droit acquis à son maintien.
a. L’absence de pérennité de la délivrance
Il en a été ainsi jugé par exemple pour la fermeture
de diplômes universitaires
d’une clinique ouverte dans un arrêt du Conseil d’État du
6 avril 1973. Dans cette décision les praticiens exerçant dans Dans un arrêt en date du 12 février 1982, le Conseil d’État
une clinique ouverte contestaient la décision prise par la a consacré le principe de l’absence de droit des étudiants

42. Directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005, art. 2, d.


43. T. Revet, « Le projet de réforme et les contrats structurellement déséquilibrés », Recueil Dalloz, 2015, p. 1217 ; directive (UE) 2019/2161, art. 4 visant
les contrats de fourniture d’eau, gaz, électricité ou chauffage urbain, « par des prestataires publics, dans la mesure où ces produits sont fournis
sur une base contractuelle ».
44. CE, 5 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, nº 92004 : illégalité de la décision du directeur de la Radiodiffusion française de diffuser
les concerts de cette seule société.
45. CE, 6 avril 1973, nº 83281.
46. CE, 25 avril 1994, nº 137793.
La vulnérabilité des usagers des services publics et des consommateurs 79

au maintien des diplômes délivrés par une université suite par la poursuite d’un objectif social, ne constituent pas la
à un refus ministériel d’habilitation de ces diplômes à traduction d’un droit qui pourrait être regardé comme une
l’université Paris 7, génie biologique et médical, littérature créance des usagers sur l’État dont la privation porterait
française et comparée, histoire et civilisations. Le considé- atteinte au droit de propriété tel qu’il est garanti par l’article
premier du premier protocole additionnel à la convention
rant de principe de cet arrêt mérite d’être reproduit tant il
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
traduit clairement la situation juridiquement précaire des
libertés fondamentales ; que, dès lors, le moyen tiré de ce
étudiants usagers du service public universitaire : que les limitations apportées par les délibérations attaquées
Considérant […] que le statut des usagers du service public à la gratuité de l’accès aux musées concernés méconnaîtrait
de l’enseignement supérieur est défini par des textes légis- ces stipulations, combinées avec celles de l’article 14 de la
latifs et réglementaires et que le droit aux avantages qui même convention, doit être écarté 49.
résultent pour eux de ce statut est subordonné au maintien
en vigueur des textes qui les leur confèrent ; qu’il suit de là
que la vocation des étudiants de l’université requérante B. Une neutralisation
à poursuivre dans cet établissement des études en vue de régimes juridiques favorables
de l’obtention de certains diplômes nationaux conférant
les titres ou grades suivants, à savoir le diplôme d’études La vulnérabilité juridique des usagers des services publics
approfondies, le doctorat de troisième cycle, le diplôme administratifs se trouve aggravée par le constat jurispru-
d’études supérieures spécialisées, le diplôme de docteur- dentiel de l’impossibilité pour eux de bénéficier de régimes
ingénieur, était subordonné au maintien en vigueur des
juridiques aussi protecteurs que le contrat administra-
dispositions réglementaires habilitant cet établissement à
délivrer ces diplômes ; qu’ainsi l’université requérante n’est
tif, jugé incompatible avec leur situation « statutaire et
pas fondée à invoquer de prétendus droits acquis par ses réglementaire » (1) ou la qualification de collaborateur
étudiants en cours d’études pour demander l’annulation occasionnel du service public (2).
des décisions attaquées en tant qu’elles ne prévoient pas
de dispositions transitoires au bénéfice desdits étudiants 47. 1. Le caractère non écrit d’un contrat
passé avec un service public administratif
b. L’absence de droit acquis au maintien des tarifs
existants d’un service public administratif Le principe de l’absence de toute situation contractuelle a été
à de nombreuses reprises rappelé par le Conseil d’État dans
La solution a été dégagée par exemple pour l’augmentation
des domaines aussi variés que l’aide sociale (a), l’hospitali-
des tarifs d’une cantine scolaire décidée par la caisse des
sation de patients (b) ou la préparation de thèses (c).
écoles dans un arrêt de la cour administrative d’appel de
Paris du 2 juillet 2010 :
a. L’absence de toute situation contractuelle
Considérant que si les requérants soutiennent que la pour les usagers de l’aide sociale
majorité des familles subirait une augmentation des tarifs
du fait du nouveau dispositif, ils ne sauraient se prévaloir
Concernant les enfants dans des crèches, le Conseil d’État
d’aucun droit au maintien des tarifs préexistants, d’une a jugé le 21 septembre 1990 50 que les crèches gérées par
part, et n’établissent pas, ni d’ailleurs n’allèguent, que les les services de l’action sociale des armées du ministère de
tarifs issus du nouveau dispositif seraient supérieurs au la Défense et destinées à recevoir les enfants en bas âge
coût par usager de la prestation ou qu’ils feraient obstacle des ressortissants de ce ministère ont le caractère d’un
à l’égal accès de tous les usagers au service 48. service public administratif. Les usagers de ce service
public ne sont pas placés, vis-à-vis de l’État, qui en assure
L’absence de maintien garanti des tarifs se retrouve
directement la gestion, dans une situation contractuelle.
également en matière de tarification de l’accès aux musées.
Pour les usagers du service d’aide à domicile, le Conseil
Le Conseil d’État s’est prononcé sur cette question dans
d’État a précisé le 5 juillet 2017, dans une affaire révélant
un arrêt du 18 janvier 2013 :
l’existence d’un « vrai-faux » contrat de séjour pour l’aide
Considérant […] que les tarifs d’un musée ou d’un monu- à domicile, que la prise en charge de prestations d’aide à
ment national, y compris lorsqu’ils comprennent un droit domicile par un centre communal d’action sociale constitue
d’accès gratuit pour une partie des usagers, même motivé un service public administratif :

47. CE, 12 février 1982, nº 27098, 27099, 27700 (nous soulignons). Participe du même esprit la solution adoptée par le Conseil d’État dans un arrêt
du 24 janvier 2001 (nº 229501) : l’accès à une formation de 3e cycle de l’enseignement supérieur, en l’espèce un diplôme d’études approfondies
(DEA) de droit médical, ne constitue pas une liberté fondamentale dont la sauvegarde est susceptible de donner lieu au prononcé des mesures
sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.
48. CAA Paris, 2 juillet 2010, nº 09PA00974. La même solution vaut pour les usagers des services publics industriels et commerciaux. Voir en ce
sens CAA Paris, 24 novembre 2015, nº 14PA01350 : il s’agissait en l’espèce des tarifs de la distribution d’eau potable.
49. CE, 18 janvier 2013, nº 328230, cons. 8 (nous soulignons). Cette délibération a néanmoins été annulée par le Conseil d’État au motif qu’en limitant
aux seules personnes de 18 à 25 ans ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou d’un État partie à l’Espace économique européen
la gratuité d’accès aux monuments dont ils ont la charge et en excluant ainsi les résidents de longue durée en situation régulière de ces mêmes
États la disposition en cause a méconnu les dispositions de la directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003.
50. CE, 21 septembre 1990, nº 87408.
80 Delphine Bazin-Beust et Jean-Jacques Thouroude

Considérant que […] les usagers de ce service public ne santé publique relatives à l’engagement d’acquitter tous
sauraient être regardés comme placés dans une situation les frais de séjour non pris en charge par l’aide médicale
contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors ou l’assurance maladie n’ont pas pour objet et ne peuvent
même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » avoir légalement pour effet de placer l’hospitalisé, qui a
ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document indivi-
la qualité d’usager d’un service public administratif, dans
duel de prise en charge », dans les conditions fixées par
une situation contractuelle 54.
l’article L. 311-4 du [code de l'action sociale et des familles] ;
que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service Cette analyse a été confirmée dans un arrêt du Conseil
public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur d’État du 27 janvier 2014 55 précisant que la personne hospi-
un fondement contractuel est relatif au champ d’application talisée dans un établissement public de santé est un usager
de la loi et est, par suite, d’ordre public 51. d’un service public administratif et que le rapport né de
cette situation est un rapport de droit public.
Le Conseil d’État a enfin jugé dans un arrêt du
4 décembre 2019 que les usagers bénéficiaires du revenu de
c. L’absence de charte « contractuelle » de thèse
solidarité active (RSA) sont victimes d’une « double peine »
puisqu’ils ne bénéficient pas d’un véritable contrat et que Dans un premier arrêt en date du 20 mars 2000 56, le
le « contrat », ainsi improprement qualifié, est inattaquable Conseil d’État était saisi d’un recours contre un arrêté du
directement devant le juge administratif par les bénéfi- ministre de l’Éducation nationale publiant une charte-
ciaires du RSA qui peuvent seulement se prévaloir de son type des thèses conclue entre doctorant, directeur de
illégalité éventuelle à l’occasion d’un recours contre une thèse et structure d’accueil. La haute juridiction admi-
décision de suspension du versement du RSA. nistrative a considéré à l’occasion qu’en énonçant que la
Selon le Conseil d’État, charte est signée par le directeur de thèse et le doctorant,
L’obligation de conclure un « contrat librement débattu », l’arrêté attaqué n’a pas pour objet et ne pourrait légale-
prévue aux articles L. 262-35 et L. 262-36 du code de l’action ment avoir pour effet d’établir une relation contractuelle
sociale et des familles, n’a ni pour objet ni pour effet de entre les signataires. L’arrêté ne portait donc pas atteinte
placer le bénéficiaire du revenu de solidarité active dans à la liberté contractuelle des enseignants-chercheurs ni
une situation contractuelle vis-à-vis du département qui au caractère réglementaire qui s’attache à la situation du
lui verse ce revenu. Il suit de là qu’en regardant le « contrat doctorant par rapport au service public de l’enseignement
d’engagement » signé par Mme B… le 25 novembre 2009 supérieur.
comme un contrat de droit public et en estimant, par Dans un second arrêt, en date du 21 décembre 2001,
suite, qu’il était saisi d’un litige contractuel, le tribunal le Conseil d’État confirme l’absence de charte « contrac-
administratif de Strasbourg a méconnu le champ de la loi.
tuelle » de thèse :
Toutefois, si le contenu de ce document peut être
discuté, le cas échéant, à l’occasion d’un recours formé Considérant […] que par une délibération de son conseil
contre une décision de suspension du versement du d’administration du 8 mars 1999 l’université Paris VI a
revenu de solidarité active prise sur le fondement de approuvé une charte des thèses ; que s’il est prévu qu’au
l’article L. 262-37 du code de l’action sociale et des moment de son inscription le doctorant « signe » avec le
familles, ce document n’a pas le caractère d’un acte faisant directeur de thèse « la présente charte », une telle indi-
grief. Par suite, le « contrat d’engagement » signé par cation implique simplement que les intéressés ont pris
Mme B… le 25 novembre 2009 n’était pas susceptible connaissance de ce document et n’a pas pour objet et ne
de recours et les conclusions tendant à son annulation pourrait d’ailleurs avoir légalement pour effet d’établir
étaient irrecevables. Il y a lieu de substituer ce motif, qui une relation de nature contractuelle entre les signataires ;
est d’ordre public et n’appelle l’appréciation d’aucune qu’eu égard à la circonstance que les usagers du service
circonstance de fait, aux motifs du jugement attaqué, public de l’enseignement supérieur sont placés à l’égard
dont il justifie le dispositif 52. de ce dernier dans une situation réglementaire, les dis-
positions de la charte des thèses adoptée par l’université
Cette requérante aurait dû en l’espèce attaquer la Paris VI, s’appliquent aux doctorants dont les travaux
décision suspendant le versement de son RSA et non le sont en cours à la date de son adoption ; qu’au nombre
contrat lui-même. de ces dispositions figurent celles du paragraphe 7 intitulé
« Procédures de médiation » ; que lesdites procédures,
b. L’absence de contrat pour les patients hospitalisés qui ne revêtent qu’un caractère facultatif, habilitent le
président à « prendre tous les avis nécessaires afin de
Dans un arrêt du 13 juin 2001 53, le Conseil d’État a précisé résoudre le conflit » survenu entre un doctorant et un
que les dispositions de l’article R. 716-9-1 du Code de la directeur de thèse 57.

51. CE, 5 juillet 2017, nº 399977, cons. 1 (nous soulignons).


52. CE, 4 décembre 2019, nº 418975, cons. 4 et 5.
53. CE, 13 juin 2001, nº 211613.
54. Le Conseil d’État a repris cette formule dans un arrêt en date du 3 février 2016 (nº 388643) à propos d’une personne bénéficiant pourtant, dans
un hôpital, d’un « contrat d’hébergement ».
55. CE, 27 janvier 2014, nº 359582.
56. CE, 20 mars 2000, nº 202295.
57. CE, 21 décembre 2001, nº 220997 (nous soulignons).
La vulnérabilité des usagers des services publics et des consommateurs 81

2. L’impossible bénéfice du régime délivré par le préfet de la Nièvre. Un veau fit un écart
de la collaboration occasionnelle au service intempestif au moment de l’opération et la seringue vint
piquer l’épaule de l’éleveur lui causant une interruption
Un usager d’un service public administratif victime d’un temporaire de travail d’un mois, deux mois d’incapacité
dommage à l’occasion de sa collaboration à ce service à 50 % et 12 % d’invalidité permanente partielle. L’éleveur
public ne pourra pas bénéficier du régime de responsabilité a certes obtenu réparation de son préjudice suite à ses
sans faute propre aux dommages subis par les collabo- blessures mais non sur le terrain de la collaboration occa-
rateurs occasionnels du service public. Le Conseil d’État sionnelle au service public, l’usager du service ne pouvant
a précisé cette exclusion à l’occasion d’actions formées à la fois bénéficier du service – critère de sa qualification
par un élève d’une école publique victime d’un accident d’usager – et d’un régime de réparation sans faute tout
lors d’épreuves sportives (a) et par des éleveurs blessés à aussi bénéfique.
l’occasion d’opérations de vaccination de leur bétail (b).
Considérant que M. X… qui, selon les pièces du dossier,
assistait passivement à l’opération et, en raison des avan-
a. L’aide au bon déroulement tages qu’il en retirait, était un usager du service public
d’une épreuve sportive ne confère pas à l’usager de la vaccination vétérinaire, ne saurait être pour ces
du service public administratif la qualité raisons regardé comme un collaborateur occasionnel de
de collaborateur occasionnel du service public ce service ; Considérant en revanche que le vétérinaire,
en ne s’assurant pas de la contention de l’animal avant de
Dans une affaire relative à un accident subi par un élève procéder à l’opération de vaccination et en faisant preuve
dans une école publique de la commune de Saint-Germain- d’une particulière maladresse malgré l’écart de l’animal,
Langot à l’occasion d’épreuves du brevet sportif scolaire a commis une faute de nature à engager la responsabilité
(cet élève avait été frappé au visage par une corde élastique de l’État pour le compte duquel il intervenait ; qu’aucune
servant à l’épreuve de saut qu’il tenait au moment de faute ne saurait en revanche être reprochée à M. X… 59.
l’accident), le Conseil d’État a jugé le 23 juin 1971 58 que
Dans une affaire du 9 mars 2010, la cour administrative
la responsabilité de la commune ne pouvait être engagée
d’appel de Bordeaux a statué sur le cas d’un vétérinaire qui
sur le terrain du défaut d’entretien d’un ouvrage public
procédait, en exécution d’un mandat sanitaire délivré par
communal car la corde en cause était tendue entre deux
le préfet dans le cadre d’une opération de recherche de la
poteaux métalliques non fixés au sol. La responsabilité
brucellose, à un prélèvement sanguin sur un bovin appar-
de la commune ne pouvait davantage être engagée sur
tenant à M. X, exploitant agricole. Ce dernier avait alors
le terrain de la faute car le matériel scolaire utilisé n’était
subi une ruade de l’animal qui l’a blessé au genou. La cour
pas défectueux. Restait donc à envisager la mise en jeu
administrative d’appel de Bordeaux applique en la matière
de la responsabilité de la commune sur le terrain de la
les principes dégagés par le Conseil d’État dans son arrêt
collaboration occasionnelle au service public. Ce dernier
précité du 29 avril 1983 en des termes quasiment identiques
fondement de responsabilité a été écarté par le Conseil
pour écarter toute application du régime jurisprudentiel
d’État au motif que l’exercice scolaire sportif au cours
de la collaboration occasionnelle au service public :
duquel l’élève a été blessé se déroulait dans le cadre habituel
des activités d’enseignement de l’établissement si bien […] qu’en raison des avantages qu’il en retirait, M. X était
que l’aide fournie pour tenir la corde ne lui a pas conféré un usager du service public de la vaccination vétérinaire ;
la qualité de collaborateur occasionnel du service public que, dès lors, il ne saurait être regardé comme un colla-
(service public qui n’aurait pu en toute hypothèse qu’être borateur occasionnel de ce service ; que si M. X assurait la
contention de son animal lorsque l’accident est survenu, le
un service public de l’État de l’enseignement public du
concours qu’il apportait ainsi au service public, d’ailleurs
premier degré et non un service public communal). prévu par les dispositions de l’arrêté du 20 mars 1990
fixant les mesures techniques et administratives relatives
b. L’aide au bon déroulement d’une vaccination à la police sanitaire et à la prophylaxie collective de la
ou d’un prélèvement sanguin anti-brucellose brucellose bovine, n’excède pas celui qui peut norma-
ne confère pas à l’éleveur la qualité lement être demandé à tout propriétaire d’un animal à
de collaborateur occasionnel du service public l’occasion d’un prélèvement sanguin ; que, par suite, c’est
à tort que le Tribunal administratif de Limoges a jugé que
Dans une espèce jugée par le Conseil d’État le 29 avril 1983, l’État est responsable, sur le fondement du risque, des
un vétérinaire venait vacciner tout le troupeau d’un éleveur conséquences dommageables pour M. X des blessures
contre la brucellose en exécution d’un mandat sanitaire dont il a été victime 60.

58. CE, 23 juin 1971, nº 77313.


59. CE, 29 avril 1983, nº 36850.
60. CAA Bordeaux, 9 mars 2010, nº 09BX00009.
La vulnérabilité de l’entreprise individuelle
Armelle GOSSELIN-GORAND
Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

Laurence FIN-LANGER
Professeure de droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

I. Une identification récente des facteurs de vulnérabilité de l’entreprise individuelle


A. Identification des facteurs de vulnérabilité de l’entrepreneur individuel
1. La vulnérabilité résultant de la structure juridique adoptée
2. La vulnérabilité résultant de l’état de l’entrepreneur individuel

B. Identification des facteurs de vulnérabilité de l’activité de l’entreprise


1. La vulnérabilité résultant de la dépendance
2. La vulnérabilité résultant du risque de l’activité

II. Des réactions insuffisantes face aux facteurs de vulnérabilité


A. Des mesures de prévention de la vulnérabilité
1. Des mesures limitant les risques patrimoniaux
2. Des mesures limitant les risques juridiques

B. Des mesures de correction de la vulnérabilité


1. L’entrepreneur individuel face à la mise en place d’un régime de protection civile
2. L’entrepreneur individuel bénéficiant d’un régime de protection sociale

La vulnérabilité décrit le caractère de quelque chose ou Code des postes et des communications électroniques,
quelqu’un de fragile, de sensible 1. La notion de vulné- le Code de l’urbanisme, le Code de l’entrée et du séjour
rabilité est apparue de manière expresse en droit dans des étrangers et du droit d’asile 3. En quantité, c’est
les années 1980. Elle a, depuis, profondément pénétré dans le Code pénal et le Code de l’action sociale et des
l’ordre juridique 2 dans des domaines variés. Ainsi, la familles que la notion est la plus présente. Dans cette
notion de vulnérabilité est aussi bien présente dans le perspective, le droit tend à protéger les sujets vulnérables

1. https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/vulnerabilite
2. D. Roman, « Vulnérabilité et droits fondamentaux – Rapport de synthèse », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2019, chron. 19, en ligne :
http://www.revuedlf.com/droit-fondamentaux/dossier/vulnerabilite-et-droits-fondamentaux-rapport-de-synthese.
3. Cent quarante textes référencés sur Légifrance au 21 janvier 2020 dans vingt-deux codes différents.

CRDF, nº 18, 2020, p. 83 - 91


84 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Fin-Langer

en sanctionnant par exemple leurs atteintes plus sévè- I. Une identification récente
rement 4 ou en imposant une prise en considération de
la vulnérabilité 5 comme dans la mise en place de l’aide
des facteurs de vulnérabilité
alimentaire. Le droit considère aussi la vulnérabilité de de l’entreprise individuelle
façon innommée, en prenant en compte une faiblesse ou
les sujets dans leur vulnérabilité de manière implicite, Selon une étude menée par une fondation en 2006 8, les
sans le dire expressément. PME de moins de dix salariés sont considérées comme
L’entreprise individuelle, quant à elle, désigne les plus vulnérables, pour plusieurs raisons structurelles :
une forme d’exploitation d’une activité commerciale, une avance de trésorerie insuffisante, aucun associé pour
artisanale, agricole ou libérale, par une personne phy- prendre la place du chef d’entreprise défaillant, un nombre
sique. Cette entreprise n’est pas sujet de droit puisque de salariés souvent réduit voire nul. La notion de vulné-
n’est reconnu que l’entrepreneur individuel. Le droit rabilité de l’entreprise individuelle existe donc et si elle
ignore donc la vulnérabilité de l’entreprise. D’ailleurs, fait l’objet d’études transdisciplinaires, surtout en gestion,
ni le Code civil, ni le Code de commerce n’utilisent ce elle pénètre les réflexions juridiques. Certaines causes de
terme 6. Pourtant, cette notion apparaît dans des études vulnérabilité résultent de l’entrepreneur individuel (A)
économiques et de gestion. Les facteurs de vulnérabilité et d’autres de l’activité elle-même (B).
sont alors indexés et répertoriés. Tel est l’exemple de la
vulnérabilité financière qui dépend du taux d’endettement
et de la capacité de remboursement de l’entreprise 7 ou de A. Identification des facteurs
la vulnérabilité numérique, en raison d’une dépendance à de vulnérabilité de l’entrepreneur individuel
l’outil informatique. Certaines entreprises se sont même
spécialisées en diagnostic de vulnérabilité afin de déter- La vulnérabilité de l’entrepreneur individuel peut résulter
miner les conséquences prévisibles d’un risque majeur de son statut (1) ou de son état (2).
sur l’activité et de préconiser des mesures de protection,
de réduction de la vulnérabilité. La vulnérabilité fait donc 1. La vulnérabilité résultant
partie de l’activité économique et l’entreprise individuelle de la structure juridique adoptée
n’échappe pas à la réflexion, sous réserve que derrière
l’entreprise individuelle se cache une personne physique. Le droit positif affirme avec insistance le principe de la
A priori, l’entrepreneur individuel n’est pas une personne liberté du commerce et de l’industrie 9 et encourage la
vulnérable. Par hypothèse, il a les aptitudes pour exploiter création d’entreprise individuelle, de plus en plus aisée.
son entreprise et n’a donc pas de faiblesse intrinsèque. Ainsi, la loi nº 2008-776 du 4 août 2008 a favorisé le déve-
Par ailleurs, par opposition au salarié, il est sans aucune loppement de microentreprises, grâce notamment au
dépendance juridique au regard de ses partenaires. Cette statut de l’autoentrepreneur. Selon le rapport de l’INSEE
première analyse doit cependant se confronter à une réalité paru en 2019, les créations d’entreprises ont atteint un
parfois contradictoire. La vulnérabilité économique est nouveau record en 2018, principalement sous la forme
l’hypothèse selon laquelle l’activité de l’entrepreneur de microentreprises et d’entreprises individuelles pour
individuel peut être fragilisée ou que la qualité d’entre- près de la moitié de ces créations 10. Pourtant l’entreprise
preneur individuel fragilise. La notion de vulnérabilité individuelle demeure une forme d’exploitation très ris-
économique est plus récente que celle liée à la santé mais quée, source de vulnérabilité.
elle est importante car elle peut provoquer d’autres formes Elle diffère de la forme sociétale dans la mesure où
de vulnérabilité, notamment sociale, familiale ou encore l’entrepreneur exploite en son nom propre, sans aucune
relationnelle. Il est possible d’identifier des facteurs de séparation entre son patrimoine professionnel et personnel.
vulnérabilité dans le cadre de l’exercice d’une activité Selon le principe de l’unicité du patrimoine, les créanciers
économique sous forme d’entreprise individuelle (I) que professionnels peuvent saisir des biens non affectés à son
le droit tend à prendre en considération (II). activité pour payer leurs créances 11. Le choix de la structure

4. Voir, par exemple, Code pénal, art. 225-14-2 et 621-1.


5. Voir, par exemple, Code de l’action sociale et des familles, art. L. 266-2.
6. Exception dans l’article R. 623-70 du Code monétaire et financier visant les mesures de restructuration dans le domaine des crises bancaires.
7. Voir T. Adrian F. Natalucci, « Des taux plus bas plus longtemps : une hausse de la vulnérabilité peut peser sur la croissance », 16 octobre 2019,
blog du FMI, https://www.imf.org/fr/News/Articles/2019/10/15/blog-gfsr-lower-for-longer-rising-vulnerabilities-may-put-growth-at-risk.
Selon le FMI, en 2019, en raison d’un marché financier souple, les entreprises s’endettent plus et n’ont pas nécessairement des capacités de
remboursement à la hauteur.
8. Fondation pour une culture de sécurité industrielle, « Vulnérabilité des organisations », programme 2007, en ligne : https://www.foncsi.org/fr/
recherche/axes/vulnerabilite-organisations/vulnerabilite-organisations?searchterm=vuln%C3%A9rabili.
9. F. Dekeuwer-Défossez, É. Blary-Clément, Droit commercial, 12e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ (Domat droit privé), 2019, spéc. nº 226 sq.
10. INSEE première, nº 1734, janvier 2019, Les créations d’entreprises en 2018, en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703745.
11. La loi PACTE nº 2019-486 du 22 mai 2019 a exempté les fondateurs d’entreprises individuelles de l’obligation d’ouvrir un compte bancaire
professionnel. Toutefois, les travailleurs indépendants ont l’obligation de créer un compte dédié à l’activité de leur entreprise si leur chiffre
d’affaires a dépassé pendant deux années civiles consécutives un montant de 10 000 €. Cette mesure s’applique aussi aux microentrepreneurs.
La vulnérabilité de l’entreprise individuelle 85

sociétaire, y compris unipersonnelle, met structurellement sionnels, appelés burn-out, en raison d’une soumission
à l’abri le patrimoine personnel de l’entrepreneur : seul permanente au stress 15.
le patrimoine de la société unipersonnelle permettra de L’état d’ignorance. La facilité d’accès à l’exercice d’une
rembourser les créanciers. L’absence d’étanchéité entre activité économique n’enlève pas les difficultés et ne
les patrimoines personnel et professionnel est donc une préjuge en rien des qualités indispensables pour mener
cause de vulnérabilité spécifique, mais qui existe depuis à bien l’entreprise. L’ignorance, le défaut d’information,
fort longtemps. l’inexpérience, les besoins urgents 16 sont des facteurs
Par ailleurs, faute d’associé, les possibilités qu’a de fragilité. Cette ignorance va altérer le consentement
l’entrepreneur individuel de lever des fonds sont réduites. de l’entrepreneur : il ne pourra pas conclure le contrat
La vulnérabilité résulte d’une fluctuation parfois très attendu en toute connaissance de cause. Cette vulné-
importante dans les revenus liés à l’activité. Cela a des rabilité informationnelle peut aller jusqu’à ignorer le
conséquences dans le paiement des cotisations sociales fait que la personne exerce une activité commerciale
ou des impôts, même si le législateur a pris plusieurs de fait : est en effet commerçant celui qui effectue des
mesures pour réduire ce décalage entre le moment où le actes de commerce et en fait sa profession habituelle,
revenu est perçu et déclaré et celui où les cotisations sont l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés
payées 12. Le principe est celui d’un paiement de cotisations n’étant pas une condition pour exercer l’activité mais
ou des impôts à titre provisionnel, avec une régularisation uniquement pour se prévaloir du statut auprès des tiers 17.
ultérieure. Une sous-évaluation trop importante peut La personne non immatriculée sera considérée comme
entraîner des majorations de retard. Enfin, le régime de commerçant de fait si elle réalise, en son nom propre,
protection sociale oblige l’entrepreneur à payer des coti- des actes de commerce et qu’elle le fait avec un caractère
sations minimales, même si ces bénéfices sont insuffisants professionnel et habituel. Il est tenu compte de la durée et
voire nuls 13. Ce régime des charges sociales accompagné de la répétition de ces actes, certaines décisions regardant
d’une absence fréquente de trésorerie suffisante peut ainsi également le fait d’en tirer des moyens de subsistance 18.
constituer une fragilité particulière en cas de circonstance Cette situation est de plus en plus fréquente grâce aux
imprévue 14. outils numériques et aux plateformes de mise en relation
entre des prestataires de services, comme la vente, et les
2. La vulnérabilité résultant clients 19. Or, cette ignorance de la commercialité de fait 20
de l’état de l’entrepreneur individuel constitue un facteur de vulnérabilité 21 : ces personnes
risquent un redressement des cotisations URSSAF, un
L’état de santé et l’état d’ignorance sont également deux redressement fiscal pour ne pas avoir déclaré leurs revenus
facteurs de vulnérabilité récemment identifiés. liés à cette activité et des poursuites pénales pour travail
L’état de santé. Le droit pénal cite plusieurs causes de dissimulé 22. Par ailleurs, elles ne pourront pas bénéficier
vulnérabilité réduisant les aptitudes physiques : maladie, du statut éventuellement protecteur que leur confère le
grossesse, âge avancé. Elles vont empêcher temporairement, statut de commerçant, comme celui du bail commercial 23
voire définitivement, l’entrepreneur individuel d’exercer ou l’insaisissabilité de leur logement. Outre les facteurs de
son activité. Si l’on pense à l’état de santé physique, il ne faut vulnérabilité liés à la personne même de l’entrepreneur
pas non plus négliger la santé mentale. Les entrepreneurs individuel, l’activité de l’entreprise individuelle peut être
individuels n’échappent pas à des épuisements profes- source de vulnérabilité.

12. P. Morvan, Droit de la protection sociale, 8e éd., Paris, LexisNexis, 2017, nº 679 sq. ; Code de la sécurité sociale, art. L. 131-6-2. Les entrepreneurs
individuels ont la possibilité de choisir leurs échéanciers : https://www.urssaf.fr/portail/home/independant/je-paye-mes-cotisations/quand-payer.html.
13. Le montant forfaitaire annuel est de 1 108 euros, somme non due en cas de revenu de solidarité active (RSA) ou de prime d’activité.
14. Dans le contexte actuel et pour faire face aux difficultés liées au Covid-19, le gouvernement envisage de prendre des mesures spécifiques pour
différer voire annuler ces charges.
15. A. Eychenne, « Burn-out : les entrepreneurs sévèrement touchés », L’express, 23 janvier 2014, en ligne : https://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/
burn-out-les-entrepreneurs-severement-touches_1514644.html. Selon cette étude, entre 10 et 20 % des entrepreneurs seraient concernés par ce
syndrome.
16. Commission du droit européen des contrats (commission Lando), Les principes du droit européen du contrat : l’exécution, l’inexécution et
ses suites, version française par I. de Lamberterie, G. Rouhette, D. Tallon, Paris, La documentation française, 1997 : l’article 4:109 vise ainsi la
dépendance ou la relation de confiance, l’état de détresse économique ou de besoins urgents, l’imprévoyance, l’ignorance, l’inexpérience, voire
l’inaptitude à la négociation.
17. D. Houtcieff, Droit commercial, 4e éd., Paris, Sirey, 2016, nº 220 sq. ; Code de commerce, art. L. 121-1.
18. TGI Mulhouse, 12 janvier 2006, Communication, commerce électronique, 2006, comm. 112, L. Grynbaum.
19. L. Maupas, « Les “nouvelles” habitudes des particuliers et le statut de commerçant », La semaine juridique, entreprise et affaires, nº 42, 18 octobre 2018,
1530.
20. Cass. com., 13 décembre 1983, nº 82-16.360.
21. Cela peut même concerner des majeurs protégés. Voir, en ce sens, A. Gosselin-Gorand, « Le majeur sous curatelle et le régime d’assurance vieillesse
des commerçants », La semaine juridique, entreprise et affaires, nº 25, 21 juin 2012, 1410 ; Cass., 2e civ., 20 janvier 2012, Droit de la famille, nº 3,
2012, comm. 51, note I. Maria, p. 39.
22. Cass. crim., 30 mars 2016, nº 15-81.478, Bulletin criminel, nº 115.
23. Code de commerce, art. L. 145-1.
86 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Fin-Langer

B. Identification des facteurs peuvent sanctionner automatiquement un entrepreneur


de vulnérabilité de l’activité de l’entreprise individuel qui ne respecterait pas les conditions géné-
rales 28. Ces différentes formes de dépendance mettent
L’activité de l’entreprise peut aussi être facteur de vul- l’entrepreneur individuel dans une hypothèse d’infériorité
nérabilité en raison soit d’une dépendance (1) soit de et dans l’impossibilité de procéder autrement : il ne peut
nouveaux risques (2). pas remplacer ce partenaire, qui n’est pas substituable.
Il pourrait ainsi accepter des contrats déséquilibrés qui
1. La vulnérabilité résultant de la dépendance seraient alors cause de vulnérabilité immédiate ou future 29.

La dépendance est un facteur de vulnérabilité connue


2. La vulnérabilité résultant du risque de l’activité
depuis fort longtemps. Il peut s’agir d’une dépendance
juridique vis-à-vis par exemple du bailleur du local dans Le risque classique de défaillance financière. Une entre-
lequel est exploitée l’activité et / ou économique résultant prise est vulnérable sur le plan financier lorsque son niveau
d’une relation contractuelle vis-à-vis d’un partenaire. Il d’endettement est important et que ses ressources propres
en est ainsi par exemple en présence de clauses d’approvi- pour y faire face sont faibles. Certaines situations peuvent
sionnements exclusifs créant une dépendance vis-à-vis du déjà mettre l’entreprise dans une situation de vulnérabilité
fournisseur 24. La dépendance a eu un écho particulier avec particulière, avant même l’état de cessation des paiements :
la notion de contrat d’adhésion consacrée dans la réforme un défaut de trésorerie, les retards de paiement des clients,
du droit des contrats 25. Le contrat d’adhésion est celui « qui une augmentation imprévue du coût des matières pre-
comporte un ensemble de clauses non négociables, déter- mières, des mouvements sociaux, une crise sanitaire
minées à l’avance par l’une des parties » 26. Le critère retenu comme celle actuellement vécue, etc. L’ouverture d’une
est l’absence du caractère négociable, quelle qu’en soit la procédure collective est elle-même facteur de vulnéra-
cause, non précisée dans le texte. Il pourrait s’agir d’une bilité. Faute de séparation du patrimoine professionnel
impossibilité de droit ou de fait résultant par exemple et personnel, seront alors prises en compte l’intégralité
d’une dépendance, d’une ignorance, d’une absence de de ses dettes professionnelles et non professionnelles et
concurrence. Les contrats conclus par les entrepreneurs l’intégralité de son actif, y compris les biens communs.
individuels avec leurs partenaires peuvent donc relever Pendant de nombreuses années et en raison de la règle
de cette catégorie 27. En cas de dépendance, l’entrepreneur de l’interdiction des paiements des créances antérieures,
est limité dans la négociation du contenu du contrat et l’entrepreneur se trouvait dans une situation très délicate
notamment du prix de sa prestation. Cette dépendance au regard des prestations sociales, les caisses le privant
peut être tellement importante qu’elle peut même se pour- ainsi que ses ayants droit de toute prestation 30. Fort heu-
suivre après la rupture du contrat en présence d’une clause reusement, la chambre commerciale a permis d’imposer
de non-concurrence. Mais il peut également s’agir de la poursuite des contrats de mutuelle 31 lui permettant de
dépendance technique notamment numérique : il se peut bénéficier des prestations malgré le non-paiement des
tout d’abord que le résultat de l’activité de l’entrepreneur cotisations 32. Pour les créances postérieures et notamment
dépende de sa place dans le référencement d’un moteur celles relevant de sa vie extraprofessionnelle comme les
de recherche. Il se peut ensuite qu’il utilise une plateforme factures d’électricité, d’assurance habitation, de loyer, elles
de mise en relation entre lui et le client. L’outil numérique ne sont payées que si elles sont qualifiées de créances utiles
devient nécessaire, voire indispensable. Non seulement à la procédure. À défaut de paiement, les contrats peuvent
la dépendance est juridique et technique, mais aussi éco- être résiliés. L’ordonnance du 12 mars 2014 est venue
nomique : le prix de la prestation est fixé unilatéralement mettre un terme à la jurisprudence en incluant les besoins
par la plateforme. Par ailleurs, ces plateformes grâce à la de la vie courante du débiteur personne physique placée
surveillance électronique et aux algorithmes mis en place en liquidation judiciaire dans les créances dites méritantes,

24. Voir, pour une analyse ancienne, R. Plaisant, « Les contrats d’exclusivité », Revue trimestrielle de droit commercial, 1964, p. 1.
25. Code civil, art. 1110 ; voir le dossier « Le contrat d’adhésion », Revue des contrats, nº 2, 2019, p. 103 sq.
26. L’article 1110 du Code civil a connu une modification en raison de la loi nº 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant l’ordonnance nº 2016-131 du
10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
27. C. Briend, Le contrat d’adhésion entre professionnels, thèse de doctorat en sciences juridiques, université Sorbonne-Paris-Cité, 2015, consultée
sur HAL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01617483/document. Voir, pour des études plus spécifiques, les contrats de distribution : Lamy droit
économique, nº 3601, version en ligne sur le site Lamyline, mise à jour en novembre 2019 ; le bail commercial : L. Fin-Langer, « Contrat d’adhésion
et déséquilibre significatif », Loyers et copropriété, nº 10, octobre 2018, dossier 15.
28. Voir le dossier « La blockchain : de la technologie à la technique juridique », Dalloz IP/IT, 2019, p. 414 sq.
29. M. Behar-Touchais, « L’équilibre du contrat en droit commercial », in L’équilibre du contrat, G. Lardeux (dir.), Aix-en-Provence, Presses
universitaires d’Aix-Marseille, 2012, p. 31, nº 8 sq. L’équilibre contractuel doit être garanti en l’absence de négociation et d’interchangeabilité
du contractant dit faible, qui n’a pas rédigé le contrat (ibid., p. 27, nº 4 sq.). Le règlement P2B justifie d’ailleurs son existence en raison de cette
dépendance (voir règlement (UE) 2019/1150 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour
les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne, Journal officiel de l’Union européenne, L 186, 11 juillet 2019, p. 57, cons. 2).
30. Cass. soc., 13 mars 1997, nº 95-18.358.
31. Cass. com., 11 juin 2011, nº 09-16.646.
32. Cass. com., 5 avril 2016, nº 14-21.267. Voir aussi, pour le capital-décès, Cass., 2e civ., 17 janvier 2007, nº 04-30.797.
La vulnérabilité de l’entreprise individuelle 87

devant donc être payées à leur échéance et permettant ainsi 1. Des mesures limitant les risques patrimoniaux
au débiteur de conserver ces contrats indispensables à sa
Si la prise de conscience du législateur sur les interfé-
vie 33. L’ouverture d’une liquidation judiciaire a également
rences entre le statut privé et le statut professionnel de
de graves conséquences pour le débiteur y compris dans
l’entrepreneur existe et a conduit à l’adoption de mesures
sa vie privée et familiale : il est dessaisi de la gestion de ses
spécifiques, elles restent encore insuffisantes.
droits patrimoniaux portant sur ces biens professionnels
Certaines mesures permettent de limiter les risques
ou non, y compris les biens communs comme les gains et
patrimoniaux. Il existe des remèdes aux difficultés causées
salaires du conjoint in bonis 34. Cette ouverture a enfin des
par l’unicité de patrimoine. En cas de mariage, le droit
conséquences psychologiques non négligeables, en raison
des régimes matrimoniaux offre le choix d’un régime
de l’échec de l’activité, que certains tribunaux prennent
permettant de protéger le patrimoine du conjoint grâce à
en charge grâce à des cellules de soutien 35.
l’adoption d’un régime de séparation de biens. Les biens
Les nouveaux risques. La prise en considération des propres du conjoint ne seront pas compris dans le patri-
risques environnementaux est une des évolutions du moine appréhendé par les créanciers de l’entrepreneur
droit des affaires contemporain. Il peut s’agir de risques individuel. Le législateur a voulu également protéger
climatiques, comme des inondations 36, des tempêtes ou le logement familial, en lui permettant de le déclarer
des accidents technologiques. L’entreprise peut ainsi insaisissable. La loi nº 2015-990 du 6 août 2015 pour la
être située dans zones d’exposition aux risques tech- croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques
nologiques, exposant la population à des problèmes de (loi Macron) a transformé cette déclaration en insaisissa-
santé publique, de salubrité. Des plans de prévention bilité de plein droit, à laquelle l’entrepreneur peut renon-
des risques technologiques peuvent être mis en place cer. Il existe également la possibilité, par l’utilisation du
pour limiter cette vulnérabilité au maximum 37. Existent statut d’entrepreneur individuel à responsabilité limitée
aussi les dangers liés à l’utilisation du numérique, qui (EIRL), mécanisme facultatif, de séparer les patrimoines.
engendre des risques d’intrusion, de cybercriminalité, de Si l’on en croit les nouvelles dispositions de la loi PACTE
piratage, d’accès frauduleux d’origine interne ou externe nº 2019-486 du 22 mai 2019, il sera même possible de se
aux données personnelles des clients, des partenaires, déclarer sous statut EIRL sans affecter aucun bien à son
des salariés 38. patrimoine professionnel 39, ce qui, il faut bien le dire, peut
Le domaine des activités économiques n’échappant plus renforcer l’incompréhension des exigences de l’exercice
aux réflexions contemporaines sur la vulnérabilité, le d’une activité. Certains y verront un « encouragement
législateur contemporain cherche à réagir. légal de l’irresponsabilité entrepreneuriale » 40 qui place
ab initio l’entrepreneur dans une situation de vulnérabilité
financière. La prévention du risque patrimonial ne doit pas
II. Des réactions insuffisantes occulter la nécessité des partenariats financiers, lesquels
exigent des garanties à apporter. Le même paradoxe est
face aux facteurs de vulnérabilité
à signaler en ce qui concerne le dispositif de la microen-
Le droit a changé au fur et à mesure des réformes pour treprise : il s’agit d’un instrument d’optimisation sociale
prévenir davantage ces situations de vulnérabilité et pour et fiscale, permettant à l’autoentrepreneur, dans la limite
éviter que le risque ne se transforme en dommage. Il de certains plafonds qui ne cessent d’être augmentés, de
apparaît que le droit tend à prévenir la vulnérabilité (A) payer des cotisations uniquement en cas de réalisation
et à en corriger les effets (B). d’un revenu d’activité. Il ne cotise pas si ce résultat est nul.
Il faut cependant signaler une limite très importante, dont
les autoentrepreneurs n’ont peut-être pas conscience :
A. Des mesures de prévention faute de cotisations forfaitaires et minimales, ils ne sont
de la vulnérabilité plus couverts pour le risque maladie, vieillesse. Ils sont
les plus vulnérables faute de ressources suffisantes pour
Il s’agit de mesures qui visent à limiter les risques auxquels payer des cotisations mais, en même temps, ils ne sont
sont soumises les entreprises individuelles. plus couverts.

33. Code de commerce, art. L. 641-13, I. Voir contra avant : Cass. com., 12 mars 2013, nº 11-24.365, Actualité des procédures collectives, nº 6, mars 2013,
alerte 74, veille par L. Fin-Langer.
34. Code de commerce, art. L. 641-9 ; Cass. com., 16 novembre 2010, nº 09-68.459 ; J. Vallansan, « Le dessaisissement de la personne physique en
liquidation judiciaire », in Mélanges en l’honneur de Daniel Tricot, Paris, Litec – Dalloz, 2011, p. 599 sq.
35. C. Delattre, « La souffrance du chef d’entreprise face à la défaillance de son entreprise », Bulletin Joly. Entreprises en difficulté, nº 4, 2015, p. 201.
36. Voir l’étude « Vulnérabilité des entreprises » par le Centre européen de prévention du risque d’inondation, en ligne : https://www.cepri.net/
vulnerabilite-des-entreprises.html.
37. Code de l’environnement, art. L. 515-15 sq.
38. J. Icard, « L’impact des NTIC au sein des entreprises post-industrielles », Les cahiers sociaux, nº 178, mars 2006, p. 107 : il considère une vulnérabilité
du capital immatériel.
39. Code de commerce, art. 526-6, al. 2.
40. D. Guével, « L’encouragement légal de l’irresponsabilité entrepreneuriale », Recueil Dalloz, 2019, p. 2345.
88 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Fin-Langer

2. Des mesures limitant les risques juridiques précises et limitées notamment lorsqu’il s’agit de contrats
à durée déterminée 48. Il faut sans doute aller plus loin et
Cela concerne tout d’abord les relations individuelles entre mettre en place des règles communes au-delà des quali-
l’entrepreneur individuel et chacun de ses partenaires, fications juridiques. Deux pistes sont envisageables : soit
grâce au droit des contrats commun ou spécial. « bâtir un droit des contractants vulnérables », ciblant
Des obligations d’information sont de plus en plus alors ces personnes vulnérables 49, soit élaborer un droit
nombreuses, qu’il s’agisse des contrats spéciaux 41 ou du des contrats qualifiés de life time contracts 50. Cette théorie
droit commun, applicable à l’entrepreneur individuel 42. Le luxembourgeoise a été construite à partir de l’étude de
droit des contrats vise également à limiter la dépendance trois contrats particuliers qui ont en commun de fournir
d’une partie du contrat vis-à-vis du partenaire. Ainsi, les biens et les prestations indispensables aux besoins
certaines clauses d’exclusivité sont strictement encadrées, fondamentaux : le contrat de travail, le crédit à la consom-
voire totalement interdites. Les clauses d’approvision- mation et le bail d’habitation. Il s’agit d’éviter que ces
nement exclusif sont ainsi limitées à une durée de dix contrats nécessaires à la dignité soient déséquilibrés et
ans, sous peine de nullité absolue 43. De même, certaines discriminatoires, et rompus de manière abusive. Cette
clauses de non-concurrence sont interdites 44. La réforme proposition de réglementation pourrait être étendue aux
du droit des contrats opérée en 2016 vise de manière géné- contrats nécessaires à un entrepreneur individuel 51.
rale à rééquilibrer les relations contractuelles en réputant Pour répondre à ces nouvelles formes de vulnérabilité
non écrites certaines clauses qui sont potentiellement économique et numérique résultant de l’utilisation des
dangereuses pour l’une des parties au contrat, comme plateformes, le législateur a reconnu des droits collectifs
les clauses abusives dans les contrats d’adhésion 45 ou les au profit des utilisateurs. La loi nº 2016-1088 du 8 août
clauses privant l’obligation de sa substance y compris 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue
dans les contrats de gré à gré 46. La partie victime d’un social et à la sécurisation des parcours professionnels
déséquilibre pourra également invoquer l’article 1143 leur a ainsi accordé le droit de se syndiquer 52, de cesser
du Code civil relatif à l’état de dépendance. Ces condi- la prestation de travail, de manière concertée, afin de
tions pourraient être remplies lorsqu’un entrepreneur faire valoir leurs droits 53, reconnaissant ainsi un droit
individuel conclut par exemple un bail commercial qui de grève qui ne dit pas son nom. Elle a instauré une
avantage de manière excessive le bailleur, qui l’a rédigé et obligation à la charge des plateformes de rembourser,
en a profité pour imposer un prix et / ou des conditions sous certaines conditions, les contributions en matière
qui lui sont très favorables, alors qu’il n’a pas d’autre choix de formation professionnelle et des cotisations d’assu-
que de conclure celui qui lui est soumis s’il veut avoir un rance volontaire couvrant les risques d’accidents du
local pour exploiter son activité, local bien placé ou bien travail 54. Cette obligation, fondée sur la notion de res-
organisé, faute de trouver une autre situation comparable. ponsabilité sociale, illustre l’idée d’une collectivisation
Cette réforme vise également à protéger la pérennité de la prise en charge du risque physique, qui ne repose
de la relation contractuelle. Elle a ainsi introduit la révision pas sur les organismes publics mais sur des opérateurs
pour imprévision 47, ou la force majeure temporaire qui privés. La loi nº 2019-1428 d’orientation des mobilités
permet une suspension provisoire du contrat et non sa du 24 décembre 2019 a voulu également renforcer la
rupture. De même, la rupture des contrats nécessaires à protection des entrepreneurs qui exercent la fonction de
l’activité est de plus en plus encadrée par le droit positif, conduite d’une voiture de transport avec chauffeur ou
prévoyant des délais de préavis, des causes de rupture de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à

41. Code de commerce, art. L. 330-3, en cas de mise à disposition d’un nom, d’une enseigne avec une exclusivité totale ou partielle ; Code de commerce,
art. L. 442-6, en matière de coopération commerciale (D. Houtcieff, Droit commercial, nº 1126 sq.) ; en matière de bail commercial : obligation
de procéder à différents diagnostics techniques sur les différents risques naturels et technologiques (D. Houtcieff, Droit commercial, nº 550).
42. Code civil, art. 1112-1.
43. Code de commerce, art. L. 330-1.
44. Code de commerce, art. L. 341-1.
45. Code civil, art. 1171.
46. Code civil, art. 1170.
47. Code civil, art. 1195.
48. D. Houtcieff, Droit commercial, nº 1029.
49. S. Le Gach-Pech, « Bâtir un droit des contractants vulnérables », Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 581.
50. D. Hiez, « À propos des life time contracts », Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 817 ; Life Time Contracts. Social Longterm Contracts in
Labour, Tenancy and Consumer Credit Law, L. Nogler, U. Reifner (dir.), La Haye, Eleven International Publishing, 2014, extraits en ligne : http://
www.eusoco.eu/wp-content/uploads/2013/10/eusoco_book_outline.pdf.
51. D. Hiez (« À propos des life time contracts ») énonce le risque d’extension et donc de dénaturation de cette notion et les difficultés de trouver des
critères pour définir ces contrats. La taille de l’entreprise et la forme d’exploitation pourraient être des critères pertinents.
52. Code du travail, art. L. 7342-6.
53. Code du travail, art. L. 7342-5 : dans ce cas, ils n’engagent pas leur responsabilité contractuelle et cela ne peut être un motif de rupture de leur
relation ni justifier des mesures les pénalisant.
54. Seul l’entrepreneur reste redevable de la somme due, la plateforme se contentant de rembourser un certain montant. Cela suppose de réaliser
sur la plateforme un chiffre d’affaires annuel hors taxe de 13 % du plafond annuel de la Sécurité sociale.
La vulnérabilité de l’entreprise individuelle 89

deux ou trois roues. Le Conseil constitutionnel estime 1. L’entrepreneur individuel face à la mise
qu’il n’y a pas rupture d’égalité 55, en raison « du risque en place d’un régime de protection civile
d’accident auquel ils sont davantage exposés ». Certes,
le terme de vulnérabilité n’est pas utilisé, mais celle-ci Il peut arriver que l’entrepreneur soit dans un tel état
semble double en l’espèce, visant ainsi une hypothèse de de vulnérabilité qu’il doive être placé sous un régime
« survulnérabilité » : à savoir une vulnérabilité numérique de protection des majeurs. La question de la rencontre
et physique en raison des risques accrus d’« accidents du entre le droit des majeurs protégés et le droit des affaires
travail ». Le Code des transports intègre les droits visant soulève d’indéniables difficultés accentuées par l’absence
à garantir leur indépendance comme le droit de choisir de position claire du législateur lors de l’adoption de la
les plages horaires ou de refuser certaines propositions loi nº 2007-308 du 5 mars 2007 lorsque le majeur protégé
sans sanction possible, le droit d’être informé sur les est entrepreneur individuel 58. Les régimes étant variés
prix et les distances parcourues, sur l’activité générée et gradués, les difficultés notamment dès lors que l’acti-
par la plateforme l’année précédente, permettant au vité est commerciale ne sont pas les mêmes selon que le
travailleur d’anticiper son propre niveau d’activité et chef d’entreprise bénéficie d’une mesure de tutelle ou
donc de revenu. Est désormais prévue la possibilité pour de curatelle.
la plateforme de mettre en place une charte reprenant Tutelle. Si la mise en place d’une mesure de tutelle, régime
ces différents droits et visant à améliorer les conditions de représentation, conduit à arrêter l’activité, il existe des
de travail, notamment un prix décent 56. Cette mesure de difficultés liées à l’organisation de la cessation d’activité.
prévention est limitée puisqu’elle n’est pas obligatoire En cas d’activité commerciale, il pourra être remédié à
et ne vise pas toutes les plateformes. Surtout, lorsqu’elle l’impossibilité juridique d’exploiter le fonds de commerce
sera homologuée, l’action en requalification du contrat par sa vente, un apport du fonds en société en choisissant
de travail devrait être bloquée alors que, précisément, une structure sociétale où la qualité de commerçant de
c’est le statut le plus protecteur aujourd’hui pour les l’associé n’est pas exigée 59. La mise en location-gérance
travailleurs. L’Union européenne a également adopté un du fonds conformément aux dispositions des articles
règlement promouvant l’équité et la transparence pour L. 144-1 sq. du Code de commerce est une solution inter-
les entreprises utilisatrices des services d’intermédiation médiaire qui pourrait permettre de garder le fonds dans
en ligne, appelé règlement P2B 57, applicable à compter le patrimoine du majeur et de ne pas le démunir en cas de
du 12 juillet 2020. Il vise à donner plus de transparence retour à une situation favorable. Le choix et la réalisation
et à lutter contre cette dépendance. Ainsi, les conditions d’une de ces solutions juridiques supposent cependant
générales doivent être compréhensibles et accessibles, l’écoulement d’un laps de temps incompatible avec la
mentionner notamment les motifs de suspension ou de réalité pratique de l’activité économique. Il faut organiser
résiliation du service, les critères de classement dans le l’exercice provisoire de l’activité. Or, le tuteur se heurte
référencement des entreprises. En cas de résiliation de aux affaires courantes. Il est matériellement contraint
la relation, l’entrepreneur doit en principe être prévenu d’agir et intervient compte tenu des textes en son nom et
au moins trente jours avant la prise d’effet et connaître pour son propre compte en supportant tous les risques de
le motif. l’activité 60. Il est souhaitable que le législateur éclaircisse
Aux mesures de prévention, s’ajoutent des mesures la situation par des règles aisément identifiables et prévoie
de correction. dans le Code civil des dispositions applicables à cette
délicate période transitoire. Tous les éléments évoqués
montrent indéniablement qu’il n’existe pas de cap. Les
B. Des mesures de correction notaires, dans le cadre des auditions menées par le groupe
de la vulnérabilité de travail présidé par Anne Caron-Déglise, ont suggéré
d’instaurer un administrateur ad hoc, « réel accompa-
La vulnérabilité est parfois révélée et le droit prend en gnateur de l’entreprise, en attendant que les opérations
compte le fait que l’entrepreneur individuel ne peut plus envisagées puissent se réaliser » mais en prenant soin que
faire face seul aux risques qu’il subit. « cet administrateur n’apparaisse pas vis-à-vis des tiers

55. CC, déc. nº 2019-794 DC du 20 décembre 2019, cons. 20.


56. Code du travail, art. L. 7342-9.
57. Règlement (UE) 2019/1150 du 20 juin 2019, promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation
en ligne.
58. Voir, notamment, M. Menjucq, « L’incapable majeur en droit des affaires », La semaine juridique, notariale et immobilière, nº 20, 21 mai 1999,
p. 836 sq. ; A. Gosselin-Gorand, « L’incapacité commerciale après la réforme de la protection des majeurs protégés », La semaine juridique, notariale
et immobilière, nº 38, 19 septembre 2008, 1289, p. 27 sq. ; A. Gosselin-Gorand, « L’activité commerciale du majeur protégé », in Le patrimoine
de la personne protégée, J.-M. Plazy, G. Raoul-Cormeil (dir.), Paris, LexisNexis, 2015, p. 249-256 ; A. Gosselin-Gorand, « L’exercice de l’activité
commerciale par un majeur sous curatelle affirmé par la Cour de cassation », Defrénois, nº 7, 14 février 2019, p. 21.
59. A. Gosselin-Gorand, J.-C. Pagnucco, « Le majeur protégé dans la société », in Nouveau droit des majeurs protégés. Difficultés pratiques, G. Raoul-
Cormeil (dir.), Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2012, p. 97-114.
60. A. Gosselin-Gorand, « Protection des majeurs et réalisation d’une activité commerciale : la (re)conciliation », in Mélanges en l’honneur d’Annick
Batteur, Paris, Lextenso, à paraître.
90 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Fin-Langer

comme un “liquidateur judiciaire” » 61. Il faudrait assuré- 2. L’entrepreneur individuel bénéficiant


ment encadrer juridiquement cette période transitoire. d’un régime de protection sociale
Curatelle. S’agissant de la situation du chef d’entre- Le droit de la protection sociale permet d’apporter un
prise commerçant placé sous un régime de curatelle, soutien aux personnes les plus vulnérables au nom de la
la correction du droit s’est éclaircie en raison de l’avis solidarité nationale 67, en complément des mécanismes
rendu par la Cour de cassation le 6 décembre 2018 62. En d’épargne individuelle parfois impossibles et des assu-
affirmant qu’« aucun texte n’interdit à la personne en rances facultatives privées 68. Depuis sa mise en place
curatelle d’exercer le commerce, celle-ci devant toutefois en 1945, un débat existe pour savoir si ces prestations
être assistée de son curateur pour accomplir les actes doivent avoir un caractère universel ou si elles sont liées
de disposition que requiert l’exercice de cette activité », à un statut particulier comme l’exercice d’une activité
elle s’est prononcée en faveur de l’exercice d’une activité professionnelle 69. Si le Conseil national de la résistance
commerciale en cas de régime d’assistance. La Cour a voulait donner à tout citoyen des moyens d’existence
précisé le rôle du curateur sériant les enjeux d’une telle à chaque fois qu’il est incapable de se les procurer par
activité. Il y a obligation d’assistance dès lors que l’acte son travail, l’ordonnance du 4 octobre 1945 a limité cette
requiert en cas de tutelle une autorisation du juge ou protection aux seuls travailleurs, entendus comme sala-
du conseil de famille. Certes, l’assistance du curateur riés 70. Ainsi, jusqu’au 1er novembre 2019, le travailleur
dans le cadre des actes de dispositions relativise l’accès indépendant ne pouvait pas disposer d’une protection
aux activités de négoce. L’assistance permanente du contre le chômage, réservée aux salariés. Il ne pouvait
curateur, si elle est impossible dès lors qu’est impliqué que souscrire à des contrats d’assurance appelés contrats
un mandataire judiciaire à la protection des majeurs, Madelin, couvrant le risque de perte d’emploi subie ou
peut être imaginée dans le cadre familial 63. Par ailleurs, involontaire. Ce dispositif, facultatif, entraîne le paiement
l’application de l’article 471 du Code civil laisse une lati- de primes déductibles alors du revenu d’activité, ce qui
tude pour énumérer des actes que le majeur sous curatelle n’est pas le cas pour couvrir le risque de perte volontaire
pourrait faire seul ou au contraire ajouter des actes pour d’emploi 71. Il faut cependant signaler une évolution vers
lesquels l’assistance serait requise. L’articulation prévue une universalisation du régime de protection et un aligne-
des textes laisse une latitude pour adapter le régime de ment progressif mais encore insuffisant ou incomplet sur
protection et tenir compte de la singularité des situations le régime des salariés, lorsque l’entrepreneur individuel
des majeurs concernés 64. Enfin, l’article 469 du Code civil se trouve dans l’impossibilité temporaire de fournir sa
pourra in fine être utilisé s’il est constaté que le majeur prestation et donc de faire face à ses charges. Ainsi, les
compromet gravement ses intérêts. En n’interdisant pas entrepreneuses peuvent bénéficier d’un congé maternité.
l’accès aux activités commerciales mais en posant les De même, la loi nº 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la
conditions de son accompagnement, la Cour de cassation liberté de choisir son avenir professionnel a mis en place
place indubitablement le chef d’entreprise vulnérable au une allocation de fin d’activité, mais à des conditions très
cœur de la cité 65. restrictives 72. Reste une différence notable avec les salariés :
La vulnérabilité du chef d’entreprise est assurément il n’y a aucune prise en charge en termes d’accidents du
considérée. Même s’il doit être consolidé, un « droit de travail ou de maladie professionnelle bien qu’ils soient
l’entrepreneur protégé » 66 est en construction. fortement exposés à ces risques. Cette différence de régime

61. « Observations du Conseil supérieur du notariat », 19 juin 2018, p. 5, annexe du rapport du groupe de travail présidé par A. Caron-Déglise,
Rapport de mission interministérielle. L’évolution de la protection juridique des personnes : reconnaître, soutenir et protéger les personnes les plus
vulnérables, 21 septembre 2018, en ligne : http://www.justice.gouv.fr/publication/rapport_pjm_dacs_annexes.pdf.
62. N. Baillon-Wirtz, « La capacité commerciale du majeur en curatelle : avis du 6 décembre 2018 de la Cour de cassation », La semaine juridique,
notariale et immobilière, nº 3, 18 janvier 2019, act. 158 ; A. Gosselin-Gorand, « L’exercice de l’activité commerciale… » ; D. Noguéro, « Avis :
l’exercice du commerce par le curatélaire sous la réserve de l’assistance », La semaine juridique, édition générale, nº 51, 17 décembre 2018, 1338 ;
N. Peterka, « Capacité commerciale versus protection bancaire du majeur en curatelle », Recueil Dalloz, 2019, p. 365 ; G. Raoul-Cormeil, « La capacité
commerciale de la personne en curatelle : comment aménager la liberté d’entreprendre et la protection des biens », Actualité juridique. Famille,
2019, p. 41 ; J. Combret, « Le majeur en curatelle dispose-t-il de la capacité commerciale ? », Defrénois, nº 8, 21 février 2019, p. 26.
63. F. Dekeuwer-Défossez, É. Blary-Clément, Droit commercial, 11e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ – Lextenso (Domat droit privé), 2015, nº 234.
64. A. Gosselin-Gorand, « L’exercice de l’activité commerciale… », spéc. p. 23.
65. La situation du majeur placé sous sauvegarde de justice n’a jamais soulevé de grande difficulté. Ce régime n’altère pas la capacité y compris
commerciale. Comme sous l’empire de la loi de 1968, rien dans la loi de 2007 n’interdit au chef d’entreprise, dès lors qu’il conserve l’exercice de
ses droits, de continuer son activité. La protection juridique est temporaire et permet au sujet d’être représenté ponctuellement pour l’accom-
plissement de certains actes déterminés. Les actes accomplis encourent une remise en cause pour insanité d’esprit ou une rescision pour lésion.
Voir notamment A. Gosselin-Gorand, « L’incapacité commerciale… », spéc. p. 29.
66. N. Baillon-Wirtz, « La capacité commerciale du majeur en curatelle… », p. 7.
67. P. Morvan, Droit de la protection sociale, nº 1.
68. Ibid., nº 2 sq.
69. Ibid., nº 7 sq. Le même débat existe dans les textes internationaux.
70. M. Borgetto, « La Sécurité sociale à l’épreuve du principe d’universalité », Revue de droit sanitaire et social, 2016, p. 11.
71. P. Morvan, Droit de la protection sociale, nº 880.
72. Il s’agit de l’allocation travailleurs indépendants (Code du travail, art. L. 5424-25).
La vulnérabilité de l’entreprise individuelle 91

a été jugée par la Cour de cassation non discriminatoire réforme de la prévention des difficultés des entreprises et
et conforme à la Convention européenne de sauvegarde des procédures collectives 79. Cette forme très particulière
des droits de l’homme 73, en raison de la large marge de d’aide aux entreprises en difficulté ne concerne que les
manœuvre des États dans la mise en place de ces régimes entrepreneurs individuels sans patrimoine immobilier 80 et
de protection sociale. Face à ces lacunes et notamment en sans salarié 81. Elle pourrait avoir vocation à s’appliquer aux
termes d’accidents du travail, l’entrepreneur individuel qui entrepreneurs utilisant les plateformes de mise en relation,
se retrouve dans une situation de dépendance demande faute de clientèle propre et donc de fonds de commerce 82,
et peut obtenir la requalification de la relation en contrat ayant ainsi un actif très peu important. Les conditions
de travail 74. Cette démarche n’aurait pas lieu d’être si strictes ont été légèrement assouplies avec la loi PACTE en
les prestations sociales, venant en aide aux personnes permettant à ceux qui ont subi un redressement judiciaire
vulnérables, salariés ou entrepreneur individuel, étaient dans les cinq ans d’en bénéficier. Cette procédure vise à
versées dans les mêmes conditions 75. protéger les débiteurs vulnérables, sans patrimoine mais de
Faut-il revoir alors ce principe d’égalité de traitement bonne foi, en écartant le dessaisissement et en permettant
au regard non pas de la situation de la profession exercée un effacement des dettes, pour éviter qu’une situation
et de son statut mais en fonction de la situation de vulné- irrémédiable n’entrave sa dignité future.
rabilité dans laquelle se trouve la personne au moment L’évolution des pratiques d’exercice d’une activité
de l’arrêt de l’activité ? Cette interprétation aurait alors économique met en exergue une vulnérabilité de l’entre-
des conséquences sur la conception de la Sécurité sociale, prise individuelle qui ne peut plus être ignorée par le
reposant sur une idée d’assurance collective obligatoire droit. L’approche de la vulnérabilité révèle néanmoins
et contributive, distincte de l’aide sociale, reposant sur des paradoxes puisque, si certains éléments montrent que
l’idée d’assistance sociale, de charité non contributive mais cette vulnérabilité tend à être considérée, voire corrigée,
liée à des conditions de ressources 76. L’aide sociale vise d’autres illustrent l’apparition, voire l’encouragement de
alors à garantir au-delà de la protection de la personne facteurs de vulnérabilité. Le « tous entrepreneur » ambiant,
vulnérable la dignité humaine 77. Le RSA relève de cette notamment « l’ubérisation » de la société et l’essor des
logique et peut donc bénéficier à toute personne y compris nouvelles technologies, masquent souvent les enjeux de la
l’entrepreneur individuel qui ne dispose pas d’un revenu réalisation d’une activité économique. Si la prise en consi-
minimum. Il garantit aux personnes de plus de 25 ans un dération de la vulnérabilité dans le cadre de l’entreprise
montant minimum de ressources dès lors que la personne individuelle nous semble devoir être encouragée, il faut se
ne peut plus travailler 78. Un dispositif analogue appelé garder de nier la réalité. Entreprendre suppose un courage
prime d’activité s’applique lorsque la personne travaille mais aussi un risque. La rencontre entre la vulnérabilité
soit comme salarié soit comme non salarié. La même idée et l’entreprise individuelle doit comme souvent en droit
a inspiré l’ordonnance nº 2014-326 du 12 mars 2014 portant se faire de manière équilibrée.

73. Cass. soc., 11 mai 2001, nº 99-20.420, Droit social, 2001, p. 778.
74. Voir notamment Cass, 2e civ., 28 novembre 2019, nº 18-15.333 et 18-15.348 ; Cass. soc., 4 mars 2020, nº 19-13.316, arrêt Uber.
75. Voir par exemple en Belgique : instauration d’un droit passerelle permettant de conserver ses droits à la Sécurité sociale sans cotiser et de toucher un
revenu minimum en cas d’arrêt d’exploitation pour des raisons de calamité, de maladie, de faillite, de décision de tiers ayant un impact économique
(site Internet de la Sécurité sociale des entrepreneurs indépendants : https://www.inasti.be/fr/faq/je-suis-oblige-darreter-mon-affaire-et-maintenant).
76. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 115-1, qui précise cette finalité de l’aide sociale.
77. P. Morvan, Droit de la protection sociale, nº 473.
78. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 262-1 et L. 115-2.
79. Code de commerce, art. L. 645-1 sq. ; P. Roussel Galle, « Le rétablissement professionnel : de l’effacement des dettes au rebond », Gazette du Palais,
nº 98, 8 avril 2014, p. 32. Ce dispositif n’est pas ouvert aux EIRL.
80. Se pose la question de savoir s’il faudra prendre ou non en compte le logement désormais insaisissable (C. Lebel, « Rétablissement professionnel »,
Jurisclasseur. Procédures collectives, fasc. 2705, nº 19).
81. Le texte précise l’absence de contentieux social. Pourra-t-on ouvrir une telle procédure alors que l’entrepreneur agit en requalification en contrat
de travail de sa relation avec un partenaire ? Voir C. Gailhbaud, L. Fin-Langer, « Les débiteurs issus de la nouvelle économie », Revue des procédures
collectives, nº 4, juillet 2017, dossier 6, nº 16.
82. T. Douville, « Le fonds de commerce électronique : de sa reconnaissance à sa marginalisation », Dalloz IP/IT, 2019, p. 670.
Vulnérabilité et sociétés
Aïda BENNINI
Maître de conférences en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

I. La vulnérabilité de la société à l’égard de ses organes


A. La vulnérabilité de la société à l’égard de ses associés
B. La vulnérabilité de la société à l’égard de ses dirigeants

II. La vulnérabilité de la société à l’égard des tiers


A. Les vulnérabilités de la société à l’égard de ses cocontractants
B. Les vulnérabilités de la société à l’égard de ses parties prenantes

La vulnérabilité est un état de fait rendant la personne Quelle qu’en soit sa cause, la vulnérabilité de la société
qu’il atteint faible ou fragile. Le droit reconnaît, à travers est un état de fait qui aura pour conséquence directe ou
plusieurs de ses sous-disciplines, la vulnérabilité des indirecte de l’empêcher d’exercer normalement ses droits
personnes afin de leur apporter une protection dans et / ou ses prérogatives. Au regard des attentes légitimes
leur autonomie, leur intégrité physique, mentale, et leur découlant du contrat de société, la vulnérabilité pourrait
dignité. Cette protection juridique des vulnérables puise correspondre à un état qui menace la réalisation de l’inté-
son fondement dans l’ordre public de protection qui rêt social. Étant rappelé que la légitimité s’apprécie par
exprime l’idée selon laquelle le droit est l’instrument de rapport à la finalité du droit, de l’institution ou du contrat
la justice, et qu’il n’y a pas de justice sans équilibre. dans lequel l’attente s’insère 3.
La société, en tant que structure juridique de l’activité Au-delà de l’évolution du droit, la question de la
économique, n’échappe pas à l’ordre public de protec- vulnérabilité des sociétés est régulièrement posée dans le
tion à l’instar d’autres contrats 1. Ces dernières années, le débat public. Elle est même au cœur de la politique éco-
droit des sociétés a considérablement évolué dans le sens nomique dans une époque où les sociétés sont devenues
d’une meilleure protection des actionnaires minoritaires 2. perméables aux aléas extérieurs de toute nature, quelle
Mais la société elle-même peut être vulnérable en raison que soit leur taille, en raison d’une globalisation circulaire.
d’imperfections organisationnelles ou conjoncturelles. Les maux des unes deviennent alors ceux des autres, et
L’imperfection organisationnelle est synonyme de fac- les mécanismes juridiques tentent d’apporter une par-
teurs intrinsèques à la société tandis que l’imperfection tie de la solution prônée par la politique économique
conjoncturelle visera les facteurs extrinsèques à la société. poursuivie. Ces temps de crise sanitaire qui secouent le

1. Voir notamment J. Calais-Auloy, « Droit du marché et droit commun des obligations. L’influence du droit de la consommation sur le droit des
contrats », Revue trimestrielle de droit commercial, 1998, p. 115 sq. ; J. Mestre, « L’ordre public dans les relations économiques », in L’ordre public
à la fin du XXe siècle, T. Revet (dir.), Paris, Dalloz, 1996, p. 33 sq. ; Y. Strickler, « La protection de la partie faible en droit civil », Les petites affiches,
nº 213, 25 octobre 2004, p. 6-9.
2. C. Hannoun, « L’équilibre des pouvoirs au sein des sociétés par actions », in Le contrôle des entreprises. Évolution et perspectives, B. Le Bars,
C. Hannoun (dir.), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 15 sq.
3. À propos de la notion d’attente légitime, voir G. Wicker, Les fictions juridiques. Contribution à l’analyse de l’acte juridique, préface de J. Amiel-
Donat, Paris, LGDJ, 1997, p. 52 sq. ; J. Valiergue, Les conflits d’intérêts en droit privé. Contribution à la théorie juridique du pouvoir, préface de
G. Wicker, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2019.

CRDF, nº 18, 2020, p. 93 - 99


94 Aïda Bennini

monde en donnent une parfaite illustration. Dès la fin de A. La vulnérabilité de la société


l’année 2019, l’arrêt de l’économie chinoise a provoqué à l’égard de ses associés
un ralentissement significatif de l’activité de nombreuses
sociétés françaises. Ces sociétés sont certes indépendantes Lorsqu’il s’agit de la relation entre une société et ses action-
juridiquement, mais elles demeurent interdépendantes naires, c’est le droit des sociétés qui sera interrogé sous le
économiquement. Cela oblige à appréhender la question prisme de la vulnérabilité. Le droit des sociétés reconnaît
de la vulnérabilité dans le contexte d’une économie en depuis longtemps la vulnérabilité de la société vis-à-vis de
réseau. ses actionnaires à travers des règles protectrices de l’inté-
Dans une approche qui transcende les sous-disciplines rêt social 5. D’abord, la chambre commerciale de la Cour
du droit, cette étude tentera de démontrer que la vulnéra- de cassation a développé une jurisprudence abondante
bilité des sociétés est prise en compte par le droit positif, relative à l’abus du droit de vote, qu’il soit commis par des
et d’en tirer les critères. Ceux-ci pourraient contribuer à majoritaires 6, des minoritaires 7 ou des associés égalitaires.
la construction d’une théorie générale de la vulnérabilité, Dans ce contexte, la vulnérabilité de la société découlera du
dont l’enjeu principal réside dans l’introduction d’une risque de détournement d’un droit de sa finalité première,
meilleure proportionnalité des mécanismes juridiques au ce qui a pour conséquence l’atteinte à l’intérêt supérieur
regard de l’objectif de protection poursuivi. Sur le plan de la personne morale.
normatif, une meilleure identification des vulnérabilités Depuis la loi nº 2001-420 relative aux nouvelles régu-
pourrait réduire les excès de l’ordre public de protection lations économiques du 15 mai 2001 (NRE), le droit des
dénoncés de façon récurrente par la doctrine. Sur le fond, la sociétés s’est davantage attaché à protéger l’actionnaire
mise en lumière de la vulnérabilité à travers l’exemple des minoritaire vis-à-vis des majoritaires et des dirigeants, et
sociétés révélera la mouvance de cette notion sous l’effet in fine de la société. L’objectif de cette loi fut de renfor-
des circonstances. Les sociétés sont davantage vulnérables cer les droits de ce dernier en lui conférant un véritable
depuis qu’elles sont devenues plus poreuses sous l’effet contre-pouvoir, encourageant par là même l’investissement
de la réorganisation de l’entreprise sous forme de réseau. financier 8. Nombreuses sont les lois venues renforcer les
C’est la raison pour laquelle cette étude s’articulera autour droits de l’actionnaire minoritaire depuis, et jusqu’à la
de la dichotomie société (organisation interne) / entreprise loi nº 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et
(environnement externe). Il conviendra donc d’analyser la la transformation des entreprises, dite loi PACTE 9. À cet
vulnérabilité de la société à l’égard de ses propres organes, égard, la loi PACTE a transposé la directive 2017/828 en vue
soit ses actionnaires et dirigeants (I), puis à l’égard de ses de promouvoir l’engagement à long terme des actionnaires,
parties prenantes (II). ce qui a permis d’introduire une obligation de transparence
des investisseurs institutionnels, des gestionnaires d’actifs
et des agences de conseil en vote (proxy advisors).
I. La vulnérabilité de la société Le renforcement légal des droits de l’actionnaire mino-
à l’égard de ses organes ritaire a été mis à profit par les investisseurs institutionnels
pour transformer la structure traditionnellement verticale
La société est naturellement propice aux conflits d’intérêts du pouvoir, jugée plus favorable au majoritaire en raison
compte tenu du déséquilibre des rapports de force qu’elle de la supériorité de sa détention capitalistique. Autrement
abrite 4. En son sein, deux rapports se distinguent, celui dit, l’horizontalisation de l’entreprise rend la société plus
de la société avec ses associés (A), puis celui de la société vulnérable face à l’activisme actionnarial déployé par les
avec ses dirigeants (B). investisseurs institutionnels dans le cadre de l’ensemble

4. Les conflits d’intérêts dans le monde des affaires. Un Janus à combattre ?, V. Magnier (dir), Paris, Presses universitaires de France (CEPRISCA),
2006 ; D. Schmidt, Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Paris, Joly (Pratique des affaires), 2004 ; A. Couret, « Les conflits d’intérêts
dans la société anonyme, par Dominique Schmidt », Les petites affiches, nº 249, 15 décembre 1999, p. 12 sq. Plus récemment, la thèse de Valentin
Baudouin s’attache à décrire l’entreprise comme un système d’intérêts communs encadré par un ordre public écologique (V. Baudouin, Études
juridiques sur les petites et moyennes sociétés commerciales en transition écologique : l’entreprise sobre en contribution à une nouvelle approche
de la RSE, thèse de doctorat en droit privé, université de Strasbourg, 2019, 340 p.). Au-delà du droit des sociétés, la thèse de J. Valiergue est
particulièrement intéressante en ce qu’elle propose une grille de lecture des conflits d’intérêts en droit privé à travers le prisme de l’acte juridique
(J. Valiergue, Les conflits d’intérêts en droit privé…).
5. B. Dupuis, La notion d’intérêt social, thèse de doctorat en droit, université Paris 13, 2001 ; T. Favario, L’intérêt de l’entreprise en droit privé français,
thèse de doctorat en droit, université Lyon 3, 2004 ; A. Bennini, Le voile de l’intérêt social, Paris, Lextenso (LEJEP), 2013. Plus récemment : L’intérêt
social dans la loi PACTE, É. Chevrier, E. Royer (dir.), Paris, Dalloz (Grand angle), 2019.
6. La Cour de cassation a défini l’abus de majorité dans son célèbre arrêt Piquard : Cass. com., 18 avril 1961, Recueil Dalloz, 1961, p. 166 ; La semaine
juridique, édition générale, 1961, II, 12163, note D. Bastian.
7. La chambre commerciale de la Cour de cassation a consacré l’abus de minorité dans l’arrêt Six du 15 juillet 1992. Un an plus tard, la Cour a
confirmé les conditions nécessaires à la qualification de l’abus de minorité dans l’arrêt Flandin du 9 mars 1993. Voir, en ce sens, Cass. com.,
15 juillet 1992, Recueil Dalloz, 1993, p. 279 ; Cass. com., 9 mars 1993, Bulletin Joly Sociétés, 1993, p. 152, note P. Le Cannu.
8. D. Bureau, « La loi relative aux nouvelles régulations économiques. Aspects de droit des sociétés », Bulletin Joly sociétés, nº 6, 2001, p. 553 sq. ;
J. Dupichot, « La loi NRE et le droit des sociétés », Gazette du Palais, nº 150, 30 mai 2002, p. 3 sq. ; Y. Guyon, « Les réformes apportées en droit
des sociétés par la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques », Revue des sociétés, 2001, p. 503 sq.
9. R. Arakélian, « Loi PACTE : aspects de droit des sociétés », Actualité juridique. Contrat, 2019, p. 272.
Vulnérabilité et sociétés 95

du réseau. Deux techniques de déstructuration du pouvoir contexte, une société peut être amenée à évoluer dans le
sont largement utilisées, cumulativement parfois, par les cadre d’une entreprise organisée en réseau par ses action-
investisseurs institutionnels. Dans certains cas, cette dés- naires minoritaires, souvent investisseurs institutionnels.
tructuration du pouvoir peut avoir pour conséquence la Ce réseau sera fondé sur un tissu contractuel renforcé qui
fragilisation de la société en ce qu’elle se trouvera tiraillée a pour effet de mettre en œuvre un partenariat entre les
par des intérêts catégoriels. firmes détenues par les mêmes investisseurs, de sorte à
La première technique de déstructuration du pouvoir créer un ensemble homogène et efficient. Sur le plan de
réside dans le recours au groupe de sociétés qui peut la gouvernance, ces détentions minoritaires constituent
être défini comme un ensemble de sociétés dénué de in fine un terrain global et propice à l’exercice de l’acti-
personnalité juridique, et dont la forme peut varier à visme actionnarial. Cette nouvelle forme d’organisation
l’infini. Chaque entité dispose d’une existence juridique de l’entreprise en réseau génère indéniablement des
propre, tout en étant sous le contrôle économique et stra- vulnérabilités réciproques entre les sociétés qui en sont
tégique de la société mère. Dans une structure classique, à membres, en raison de leur interdépendance économique,
savoir le groupe pyramidal, la société mère – actionnaire contractuelle, outre la présence d’un pouvoir financier
majoritaire – est contrôlaire, et ses filiales obéissent à une commun potentiellement source d’abus, comme tout
politique économique dictée par elle. Les filiales sont alors actionnaire.
vulnérables en raison d’une centralisation du pouvoir Il peut être soutenu que la société est vulnérable à
décisionnel découlant de la notion de contrôle, tel qu’il l’égard de ses actionnaires en raison de conflits d’intérêts
est défini par l’article L. 233-3 du Code de commerce. qui sous-tendent sa propre organisation. La fiction de
Cette politique commune est d’ailleurs prise en compte la personnalité morale a longtemps dissimulé l’état de
aussi bien par le droit de la concurrence, qui légitime vulnérabilité intrinsèque de la société, consacrant l’intérêt
par exemple l’entente anticoncurrentielle entre filiales, supérieur de la personne morale comme la seule et unique
que par le droit pénal des affaires qui consacre la notion boussole. Mais les nouvelles organisations de l’entre-
d’intérêt du groupe comme fait justificatif de l’abus de prise, comme le groupe et le réseau, qui transcendent la
bien social dans le célèbre arrêt de la chambre criminelle personnalité morale de la société, rappellent que cette
Rozenblum du 4 février 1985 10. dernière n’est qu’une organisation humaine, riche des
À la lumière de ce qui précède, le recours au groupe forces et faiblesses des individus qui la composent, dont
de sociétés légitime la perpétration de pratiques interdites ses actionnaires et ses dirigeants.
au détriment des filiales pourtant juridiquement indépen-
dantes de leur mère. Ce contournement de la personnalité
juridique des filiales génère leur propre vulnérabilité au B. La vulnérabilité de la société
profit de la société mère, et les notions d’intérêt du groupe à l’égard de ses dirigeants
et de politique du groupe en sont l’instrument. En effet,
ces deux fictions juridiques viennent masquer la vulnéra- La vulnérabilité de la société vis-à-vis de l’action de son
bilité des filiales au nom d’un intérêt supérieur. Pourtant, dirigeant de droit est reconnue implicitement par le légis-
la fragilité des filiales est une réalité qui s’est accentuée lateur qui a élaboré un corpus de règles préventives et
avec la cohabitation entre actionnaires contrôlaires et coercitives. Ces règles trouvent leur justification dans le
investisseurs institutionnels, détenteurs d’un pouvoir risque d’abus du pouvoir de représentation et de direction
financier quasi équivalent au pouvoir politique détenu par du mandataire social. Dans le cadre d’un volet préventif, le
les majoritaires. Pour cette raison, l’Assemblée nationale législateur a notamment encadré les conventions conclues
envisage d’encadrer davantage l’activisme actionnarial à entre le dirigeant et la société dans les sociétés de capitaux
la suite d’un rapport d’information déposé par sa com- et hybrides depuis la loi nº 66-537 du 24 juillet 1966 relative
mission des finances le 2 octobre 2019 11. Dans ce contexte, aux sociétés commerciales. Certaines d’entre elles sont
les filiales se trouvent assujetties à un pouvoir actionnarial purement et simplement interdites 12, comme l’octroi d’un
décentralisé et diffus. découvert, d’un cautionnement ou d’un aval. D’autres sont
La seconde technique de déstructuration du pouvoir réglementées 13 en ce qu’elles supposent une appréciation
pyramidal des sociétés est l’entreprise en réseau. Dans ce in concreto, ainsi qu’un respect scrupuleux de la procédure

10. En matière d’abus de biens sociaux, la Cour de cassation conçoit qu’un tel acte puisse être perpétré dans l’intérêt du groupe de sociétés. Ce
raisonnement légitime le « sacrifice économique » imposé à la filiale au nom d’une politique plus générale qui dépasserait ses frontières. Ce sacrifice
économique doit être entendu de façon stricte, à la lumière de l’arrêt Rozenblum. La chambre commerciale a précisé que l’intérêt du groupe ne
devait pas mettre en péril la viabilité d’une filiale, mais elle n’exclut pas le renoncement à son enrichissement au profit d’un intérêt supérieur
(Cass. crim., 4 février 1985, La semaine juridique, édition générale, 1985, II, 20492, note A. Viandier).
11. P.-H. Conac, « L’Assemblée nationale envisage une amélioration des règles de transparence en matière d’activisme actionnarial », Revue des
sociétés, 2020, p. 63 sq.
12. Dans les sociétés anonymes, les conventions interdites sont visées à l’article L. 225-43 du Code de commerce.
13. Les conventions réglementées sont visées par plusieurs dispositions selon les formes sociales : art. L. 225-38 du Code de commerce pour les sociétés
anonymes monistes ; art. L. 225-86 du Code de commerce pour les sociétés anonymes dualistes ; art. L. 227-10 du Code de commerce pour les
sociétés par actions simplifiées ; art. L. 223-19 du Code de commerce pour les sociétés à responsabilité limitée.
96 Aïda Bennini

légale de validation par les organes de la société qui varie susceptible d’engager sa responsabilité civile délictuelle
selon les formes sociales. En réalité, ce mécanisme permet pour faute, et encourt les mêmes sanctions patrimoniales
à la société de se doter d’un moyen de contrôle, et, in fine, que le dirigeant de droit en cas de liquidation judiciaire.
de se prémunir d’éventuelles dérives de son dirigeant. La Dès lors, la vulnérabilité de la société vis-à-vis d’un diri-
loi PACTE du 22 mai 2019 relative à la croissance et la geant de fait découlera de son pouvoir d’influence sur la
transformation des entreprises a d’ailleurs renforcé ce direction de celle-ci.
dispositif en améliorant l’information des actionnaires en la En conclusion, la vulnérabilité de la société à l’égard
matière 14. Ces nouvelles dispositions sont salutaires même de ses organes (dirigeants et actionnaires) est intrinsèque
si le mécanisme reste perfectible puisque la notion même à sa propre organisation. Elle est le revers de la dimension
de convention réglementée n’est pas définie positivement fictive de la personnalité morale, contrainte de se faire
par le législateur, ce qui génère un flou autour de leur représenter et gérer par ses organes qui n’échappent pas
qualification. à la réalité de toute organisation humaine naturellement
Dans le même esprit protectionniste, le droit fran- tiraillée par des conflits d’intérêts. Mais la société a révélé
çais a introduit les principes américains de corporate davantage encore sa vulnérabilité à l’égard des tiers, depuis
governance, depuis l’entrée en vigueur de la loi relative qu’elle est devenue une « boîte de verre » 19.
aux nouvelles régulations économiques (NRE) du 15 mai
2001 15. Ces principes se sont imposés comme le stan-
dard de la bonne gouvernance dans le monde. Parmi II. La vulnérabilité de la société
les obligations qui en découlent, on y trouve les devoirs à l’égard des tiers
de diligence, de loyauté, d’information des actionnaires
et des parties prenantes. D’autres réformes sont venues La catégorie des tiers au contrat de sociétés est infinie.
consolider la protection de la société à l’égard de ses Se pose alors la difficulté de l’identification de ces tiers,
dirigeants, notamment par la limitation du cumul des dans un contexte économique où la structure sociétaire
mandats d’administrateur 16. est le maillon d’une entreprise organisée en réseau. Une
Lorsque les règles de prévention ne suffisent plus, le distinction peut être faite entre les tiers liés par un rapport
dirigeant fautif est sanctionné. Sur le plan pénal, plusieurs contractuel avec la société (A), et ceux qui n’ont pas de
infractions s’appliquent au dirigeant indélicat comme lien juridique avec cette dernière mais demeurent des
le délit d’abus de biens sociaux et le délit d’initié. Sur le parties prenantes (B).
plan civil, le dirigeant fautif peut être condamné pour
faute de gestion à l’égard de la société 17. Lorsque cette
faute du dirigeant est à l’origine de la déconfiture de la A. Les vulnérabilités de la société
société, le droit des procédures collectives parachèvera ce à l’égard de ses cocontractants
dispositif de protection de la société par la consécration
de sanctions patrimoniales, professionnelles et pénales, Les vulnérabilités de la société à l’égard de son envi-
faisant fi de l’écran de la personnalité morale en instaurant ronnement économique direct sont nombreuses, et les
une action en responsabilité pour insuffisance d’actif à règles applicables à la concurrence, à la distribution et
l’égard du dirigeant 18. aux relations commerciales sont porteuses de mécanismes
À la lumière de ce qui précède, la vulnérabilité de la de protection des sociétés et des entreprises. S’inscrivent
société à l’égard de son dirigeant de droit est inhérente dans cet esprit plusieurs dispositions protectrices, dont
au mandat de représentation et de direction du dirigeant la prohibition de l’abus de dépendance économique, les
qui lui confère un pouvoir susceptible de générer une règles relatives aux délais de paiement 20, les obligations
situation d’abus ou d’incurie. En l’absence de mandat, le précontractuelles du franchiseur à l’égard du franchisé 21,
droit s’est saisi de la gestion de fait. Le dirigeant de fait est la nécessité d’un préavis raisonnable en cas de rupture

14. J. Heinich, « Les conventions réglementées », Revue des sociétés, 2019, p. 619 sq.
15. N. Rontchevsky, « Le gouvernement d’entreprise à la française (Brèves observations sur le volet société de la loi NRE) », Recueil Dalloz, 2001,
p. 2578 sq.
16. Une personne physique ne peut exercer simultanément plus de cinq mandats d’administrateur de sociétés anonymes ayant leur siège sur le territoire
français. Une dérogation existe pour le cas des sociétés contrôlées (art. L. 225-21 du Code de commerce). Ces principes ont été assouplis par deux
textes successifs, les lois du 29 octobre 2002 et du 1er août 2003. Voir, en ce sens, J.-P. Dom, « Cumul des mandats : et si le remède s’avérait pire
que mal ? », Bulletin Joly Sociétés, nº 10, 2002, p. 1095 sq. ; B. Saintourens, « Le cumul des mandats sociaux au sein de la société anonyme après la
loi du 29 octobre 2002 », Revue des sociétés, 2003, p. 1 sq.
17. La faute de gestion est polymorphe, en ce qu’elle regroupe un nombre important de comportements qu’il est difficile de répertorier. Voir, en ce
sens, E. Scholastique, Le devoir de diligence des administrateurs de sociétés. Droit français et anglais, Paris, LGDJ, 1998, p. 46 sq. ; S. Di Meglio,
« Les dirigeants et mandataires sociaux en droit français », Cahiers juridiques et fiscaux de l’exportation, nº 5, 1999, p. 1079 sq.
18. Art. L. 651-1 du Code de commerce.
19. M.-A. Frison-Roche, « Le modèle du marché », Archives de philosophie du droit, nº 40, 1995, p. 286-313.
20. É. Chevrier, « Modernisation de l’économie : délais de paiement. Projet de loi de modernisation de l’économie, art. 6 et 6 bis nouveau », Recueil
Dalloz, 2008, p. 1607.
21. D. Ferrier, « Nullité du contrat de franchise lorsque le franchiseur ne délivre pas l’information précontractuelle prévue par la loi », Recueil Dalloz,
1997, p. 55.
Vulnérabilité et sociétés 97

totale ou partielle de relations commerciales établies 22, et laisse un espace confiné à la liberté contractuelle 26, ce qui
plus généralement la prohibition des pratiques restrictives peut amener une société débitrice à consentir à un accord
de concurrence. S’ajoute aux règles nationales, une pro- confidentiel déséquilibré avec ses créanciers 27. En cas de
tection européenne générale et sectorielle 23. Face à cette cessation des paiements consécutive à un tel accord, la
protection croissante de la partie faible dans les contrats société débitrice devra solliciter l’ouverture d’une pro-
conclus entre professionnels, la pratique a développé des cédure de redressement ou de liquidation judiciaire, ce
contrats sui generis afin de retrouver une liberté contrac- qui le rendra caduc 28.
tuelle perdue. Les contrats de partenariats dont le but est Il apparaît, à travers le maillage des relations contrac-
d’échapper au cadre réglementé de la franchise en sont tuelles auquel une société est partie, que cette dernière
une bonne illustration. Mais, la consécration récente de peut se trouver dans un état de faiblesse en raison d’un
la notion de déséquilibre significatif en droit des contrats déséquilibre lié à une ou plusieurs relations contractuelles,
est venue achever l’édifice de la protection de la partie dont la cause n’est pas toujours inhérente à la société elle-
cocontractante la plus faible économiquement dans les même. Les causes sont en effet plurielles. Elles sont parfois
relations entre professionnels 24. inhérentes à la qualité d’une partie au contrat, comme le
Force est de constater que les relations contractuelles franchisé ou le concessionnaire. Elles sont parfois liées
révèlent que l’état de vulnérabilité d’une société peut être au déséquilibre d’une ou plusieurs obligations prévues
provoqué par des facteurs extérieurs et contingents. Parce au contrat. Enfin, la cause de la vulnérabilité peut puiser
que cette situation de faiblesse est extériorisée, son carac- sa source dans la surprotection juridique dont bénéficie
tère variable est plus visible. Il dépendra essentiellement de l’autre partie.
l’intensité des rapports de force en présence qui fluctuent En somme, le droit commun des contrats ainsi que
sur toute la durée de l’exécution du contrat. Autrement certains contrats spéciaux organisent une protection de
dit, la partie faible n’est pas toujours celle que l’on croit, la partie faible y compris lorsqu’il s’agit d’une société,
dans la mesure où la vulnérabilité peut changer de camp. mais ce dispositif juridique demeure épars et hétérogène.
Mais lorsque les difficultés économiques d’une société Au-delà de son contenu, ses effets peuvent révéler un
se font jour, et qu’elles perturbent ses engagements contrac- excès de protection générant par là même la vulnérabi-
tuels, la vulnérabilité redevient intrinsèque à la société, lité des cocontractants de la partie présumée faible. La
même si sa cause peut lui être étrangère. Le droit des construction d’une théorie générale de la vulnérabilité
entreprises en difficulté intervient alors pour protéger la permettrait de s’extraire des clivages sous-disciplinaires,
société de son état de fragilité financière, et l’ensemble des et des dichotomies artificielles telles que les notions de
règles applicables dont l’arrêt des poursuites, l’arrêt du non-professionnels / consommateurs, professionnels, afin
cours des intérêts, l’interdiction du paiement des créances de privilégier la protection du cocontractant vulnérable
antérieures, ont été pensées pour permettre son sauvetage dans le cadre d’une approche globale et unitaire.
lorsqu’elle est débitrice 25. Paradoxalement, c’est au stade des
procédures collectives qu’une société débitrice devient la
moins vulnérable vis-à-vis de ses créanciers, en ce qu’elle B. Les vulnérabilités de la société
est mise à l’abri de pressions extérieures de toute nature. Sa à l’égard de ses parties prenantes
surprotection projette alors les créanciers dans l’incertitude,
et même parfois dans un état de vulnérabilité économique. La société connaît de nouvelles fragilités en raison de pres-
Il convient toutefois de soustraire à ce dernier propos sions extérieures visant à intégrer les intérêts des parties
la procédure de conciliation. Parce qu’elle a été conçue prenantes dans la gouvernance des sociétés, en particulier
dans l’esprit de prévenir les difficultés, la conciliation lorsqu’elles sont financiarisées 29. Mais pas seulement, car

22. Art. L. 442-1, II du Code de commerce (nouvelle numérotation issue de l’ordonnance nº 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du
livre IV du Code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées) qui dispose :
« II. Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production,
de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui
tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. / En
cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante
dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois. / Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis,
en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».
23. L. Idot, « La fin du premier mandat de la Commissaire Vestager marquée par un grand débat sur le rôle de la politique de concurrence », Revue
trimestrielle de droit européen, 2019, p. 883 sq.
24. G. Chantepie, N. Sauphanor-Brouillaud, « Déséquilibre significatif », in Répertoire de droit commercial, Paris, Dalloz, mai 2019, actualisation
février 2020, p. 170 sq.
25. F. Macorig-Venier, « Entreprise en difficulté : situation des créanciers », chap. 2 : « Restrictions aux droits des créanciers », in Répertoire des sociétés,
Paris, Dalloz, mars 2013, actualisation janvier 2020, nº 180-369.
26. La procédure de conciliation est régie par les articles L. 611-4 à L. 611-16 du Code de commerce
27. H. Monsèrié-Bon, « Décision d’homologation », in Répertoire de droit commercial, Paris, Dalloz, mars 2012, nº 113-120.
28. Art. L. 611-12 du Code de commerce.
29. Les sociétés financiarisées sont celles qui font appel à un financement extérieur orienté vers les marchés, ce qui ne vise pas exclusivement les
sociétés cotées.
98 Aïda Bennini

toutes les sociétés sont soumises à la vigilance de parties investisseurs plus généralement, faisant fi de l’obligation
prenantes qu’il s’agisse de défenseurs de l’environnement, de communiquer le montant des rémunérations et avan-
de la cause animale ou d’une alimentation plus saine 30, de tages de toute nature versés aux dirigeants par les sociétés
l’État qui défend la création et la sauvegarde de l’emploi, contrôlées, dans le rapport de gestion 32. Ce manque de
d’associations de consommateurs, d’associations de défense transparence a été d’autant plus mal perçu par le marché
de l’environnement, d’investisseurs professionnels, leurs que le groupe Renault avait perçu des aides de l’État
représentants et conseillers, des agences de notations, et français en 2009. La ténacité de Proxinvest à dénoncer
plus largement d’épargnants. En somme, la liste des parties ce défaut de transparence au fil de ses rapports annuels
prenantes s’étend à l’infini, et recouvre toute personne jusqu’en 2017 a sans doute participé à la sensibilisation de
ayant un intérêt légitime à faire valoir auprès de la société. l’opinion publique, conduisant les actionnaires à rejeter la
Dans ce contexte, la société ne peut ignorer ses parties résolution relative à la rémunération de M. Ghosn lors de
prenantes qui sont une source importante d’apports en l’assemblée générale 2016 33. Cela n’a cependant pas suffi
capitaux et en industrie. C’est précisément en raison de à emporter la conviction du conseil d’administration de
cette dépendance financière des sociétés à l’égard des Renault qui a tout de même validé la rémunération de son
marchés que certaines parties prenantes ont pu développer dirigeant, alors même que l’État français en est membre.
des actions militantes pour faire prévaloir leurs intérêts. En Au-delà des questions classiques relatives à la gou-
effet, la financiarisation des sociétés crée un terrain propice vernance stricto sensu, la menace d’un vote sanction peut
à l’activisme qui a pris une ampleur importante en France, planer sur certaines assemblées générales, afin de faire
particulièrement celui des investisseurs professionnels. prévaloir une vision de la stratégie économique. À cet
Étant rappelé qu’un investisseur n’est pas nécessairement égard, la question de la responsabilité sociétale intéresse de
actionnaire, au moment où il exerce des pressions directes plus en plus de conseillers et d’investisseurs 34. Le 5 février
ou indirectes sur une société émettrice. Dans ce dernier 2020, GLASS LEWIS, l’une des agences de conseil en vote
cas, ses conseillers sont un vecteur essentiel de l’activisme les plus influentes au monde, a publié sa politique pour
des investisseurs. la saison des assemblées générales 2020, dans laquelle
La doctrine juridique désigne ces pressions extérieures elle prône un vote sanction pour les entreprises jugées
exercées sur les sociétés d’activisme actionnarial bien que insuffisamment à l’écoute des préoccupations relatives à
ses initiateurs ne soient pas toujours actionnaires. Ce la responsabilité sociale.
vocable donne l’illusion d’un contenu homogène, alors Mais l’activisme devient de facto contre-productif,
que la réalité est plurielle. Pire, l’activisme actionnarial ne dès lors que l’action militante des parties prenantes vise à
fait l’objet d’aucune définition légale ou jurisprudentielle. imposer des intérêts catégoriels au détriment de l’intérêt
Il peut être décrit comme une action militante visant à social. Cela peut être le cas à travers des prises de position
déployer les moyens traditionnellement dévolus par le courtes sur les marchés financiers qui se concrétisent
droit pour la défense des intérêts de ses initiateurs. Une juridiquement par une vente à découvert. Ce mécanisme
telle action militante n’est pas fondamentalement contraire permet à un vendeur, qui n’est pas propriétaire d’un titre
à l’intérêt social. Elle exprime une démocratie de marché au moment où il conclut l’accord de vente, de le céder
dont l’intérêt est le déploiement de contre-pouvoir. dès lors qu’il s’engage à en être propriétaire au moment
Concrètement, certaines actions militantes peuvent de sa livraison 35. La finalité de la vente à découvert est
être déterminantes dans la nomination des dirigeants, la d’atteindre une valorisation plus juste d’une entreprise,
diminution de leurs rémunérations, ou le rétablissement lorsqu’elle a été surévaluée. Pourtant, cette technique
de la transparence dans la gouvernance. En témoigne peut être utilisée à mauvais escient, provoquant la baisse
l’affaire des rémunérations excessives de M. Ghosn, ancien du cours du titre au détriment de l’intérêt social, par le
dirigeant du groupe Renault Nissan, dénoncées dès 2009 recours à des campagnes de communication agressives
par Proxinvest, agence française de conseil en vote 31. La et non contradictoires.
rémunération de ce dernier au titre de ses fonctions chez En décembre 2019, l’Association française des entre-
Nissan n’avait pas été portée à la connaissance des action- prises privées (AFEP) a publié un rapport qui milite pour
naires dans le rapport de gestion du groupe Renault, et aux un encadrement légal de l’activisme actionnarial 36 qu’elle

30. J. Igalens, P. Francoual, « Vigilance et parties prenantes », Revue Lamy droit des affaires, nº 124, 1er mars 2017, p. 1 sq.
31. Proxinvest, La rémunération des présidents exécutifs des sociétés cotées, Paris, Proxinvest, 2009, vol. I, p. 54-55 ; Proxinvest, La rémunération
des dirigeants des sociétés du SFB 250, Paris, Proxinvest, 2011, p. 16-17 ; Proxinvest, La rémunération des dirigeants des sociétés du SFB 250, Paris,
Proxinvest, 2010, p. 103-104.
32. Obligation découlant de l’article L. 225-102-1 du Code de commerce. L’Autorité des marchés financiers (AMF) a considéré que le législateur
visait à travers cette disposition l’ensemble des rémunérations perçues au sein des sociétés comprises dans le périmètre de consolidation de la
société mère. Voir, en ce sens, Autorité des marchés financiers, « Rapport 2010 de l’AMF sur le gouvernement d’entreprise et la rémunération
des dirigeants », 12 juillet 2010, p. 50.
33. Proxinvest, La rémunération des présidents exécutifs des sociétés françaises, Paris, Proxinvest, 2016, p. 22.
34. V. de Beaufort, « L’engagement actionnarial en France, vecteur de gouvernance pérenne ? », Revue des sociétés, 2019, p. 375 sq.
35. A. Tehrani, Les investisseurs protégés en droit financier, préface de T. Bonneau, Paris, LexisNexis (Bibliothèque de droit de l’entreprise), 2015, p. 527 sq.
36. Association française des entreprises privées, « Activisme actionnarial », décembre 2019, rapport publié sur le site de l’AFEP : https://afep.com/
wp-content/uploads/2019/12/Activisme-actionnarial_Décembre-2019.pdf.
Vulnérabilité et sociétés 99

définit comme tout comportement court-termiste porté « verticale » et très « concentrée ». Cette influence n’est en
par des « méthodes agressives » 37. Cet appel a été entendu effet pas simplement opérationnelle. Elle peut également
par le législateur, puisqu’un rapport d’information a été avoir un impact normatif et prescriptif sur les marchés en
déposé par la commission des finances, de l’économie faisant évoluer les représentations sociales d’une « bonne »
générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée natio- gouvernance. L’activité de conseil en vote peut donc être à
nale, le 2 octobre 2019, relativement à l’encadrement de l’origine de doctrines (plus ou moins neutres) susceptibles
l’activisme actionnarial. On y trouve, en premier lieu, une de modifier non seulement les représentations des diffé-
proposition de définition de l’activisme actionnarial. Il rents acteurs du marché, mais aussi celles de la société civile
s’agit selon ce rapport de tout dans son ensemble. Elle peut même, in fine, influencer le
travail du législateur. Il s’agit donc d’une nouvelle forme
[…] comportement adopté par un actionnaire, le plus sou- d’activisme exercée par un acteur extérieur aux émetteurs
vent minoritaire, qui exige d’une société du changement,
concernés, alors que l’activisme traditionnel émanait plutôt
en faisant campagne, au-delà du dialogue bilatéral avec
l’entreprise, auprès de sa direction, d’autres actionnaires de leurs actionnaires. L’idée même de la fiabilité qui sous-
et parfois publiquement 38. tend la mission de conseil en vote devrait être une valeur
centrale dans les futurs débats législatifs, car leurs analyses
En second lieu, une série de treize propositions a été dépassent largement la simple relation de confiance avec
formulée afin d’encadrer l’activisme actionnarial exercé leurs mandants. Des analyses défaillantes seraient en effet
par les investisseurs et leurs conseillers. Parmi elles, la susceptibles de provoquer des externalités négatives, et
possibilité offerte à une société faisant l’objet d’une cam- notamment une instabilité des marchés financiers qu’il
pagne publique la mettant en cause d’être destinataire des est précisément nécessaire d’éviter.
informations substantielles qui sont communiquées à ses En tout état de cause, cette réflexion autour de l’acti-
actionnaires, par l’activiste à l’origine de la campagne ; ou visme des parties prenantes met en lumière les mécanismes
encore la possibilité offerte aux sociétés cotées de répondre générateurs de vulnérabilités des sociétés. En prenant
de façon souple et rapide à des campagnes les mettant en appui sur la dépendance financière de certaines socié-
cause publiquement, notamment par voie de presse. Le tés à l’égard des marchés, et en l’absence de cadre légal
rapport de l’Assemblée nationale va jusqu’à préconiser relatif à l’activisme en France, une partie prenante quelle
un droit à communication en faveur des sociétés émet- qu’elle soit peut exercer des pressions en usant d’une
trices, lors de « périodes de silence » (quiet period), qui communication asymétrique, doublée d’une asymétrie
précéderaient la publication de résultats des investigations informationnelle sur le fond, ce qui revient à priver les
engagées par les activistes 39. sociétés en cause de contradictoire.
Force est de constater que la définition proposée de
l’activisme mérite d’être étendue, en ce qu’elle semble En conclusion, la vulnérabilité des sociétés est sous-tendue
écarter l’action militante des conseillers en gouvernance par la notion de partie faible lorsqu’elle est intrinsèque à
et d’investisseurs n’ayant pas nécessairement la qualité la société elle-même. Mais l’état de vulnérabilité peut être
d’actionnaire. Pourtant, le rapport d’information de provoqué par des facteurs extérieurs à la société. Dans
l’Assemblée nationale souligne le rôle ambigu de certains ce cas, il sera le résultat d’une dissymétrie qui peut être
acteurs, comme les agences de conseil en vote (proxy advi- décrite comme un déséquilibre entre la société et son
sors), et reconnaît qu’il peut être utile de comprendre la environnement. Il portera sur une asymétrie information-
logique de leurs interventions. À cet égard, la loi PACTE, a nelle, économique, financière, voire d’une dépendance, ou
introduit quelques dispositions encadrant a minima cette d’une communication asymétrique privant la société d’un
activité de conseil 40, dont l’obligation de transparence. espace d’expression sur le marché. Dans tous les cas, la
En réalité, il convient de s’interroger sur l’impact du dissymétrie s’appréciera de façon in concreto, dans le cadre
pouvoir des conseillers en vote sur une gouvernance à d’un rapport de force qui ne découlera pas nécessairement
la française qui, sur le plan culturel, a longtemps été très d’un lien juridique.

37. Ibid., p. 3. Pour une synthèse, voir P.-H. Conac, « L’AFEP n’apprécie pas l’activisme actionnarial “court-termiste” », Revue des sociétés, 2020, p. 67 sq.
38. É. Woerth, B. Dirx, Rapport d’information déposé par la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire en conclusion des
travaux d’une mission d’information relative à l’activisme actionnarial, nº 2287, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 2 octobre 2019,
p. 13, en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b2287_rapport-information.
39. Ibid., recommandation nº 6, p. 63.
40. Art. L. 533-22-4 et L. 544-3 à L. 544-6 du Code monétaire et financier.
Relations économiques, libre concurrence
et vulnérabilités en Europe
Grégory GODIVEAU
Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Les vulnérabilités des concurrents


A. La protection des concurrents contre l’anticoncurrence
1. Des phénomènes anticoncurrentiels variés
2. Des instruments de mise en œuvre adaptés

B. La préservation des concurrents contre l’ultraconcurrence


1. La rationalisation du jeu de l’offre et de la demande
2. La recherche de cohérence des branches du droit

II. Les vulnérabilités des utilisateurs


A. Les utilisateurs de droit commun
1. Les consommateurs
2. Les usagers

B. Les acheteurs publics


1. Des vulnérabilités particulières
2. Une stratégie multiniveaux

La politique ne se fait plus aujourd’hui sans l’écono-


mie. Or, il n’est pas un seul problème économique
du moment qui ne soit international. Tous les pays
d’Europe dépendent étroitement les uns des autres
dans leur production comme dans leur consomma-
tion. Nous savons aujourd’hui que nous sommes
solidaires, dans la vie et dans la mort. Nous savons
que la faim d’un peuple voisin est une menace pour
nous, comme peut l’être aussi une excessive puis-
sance économique. À une économie internationale,
il n’est pas possible de faire correspondre seulement
des politiques nationales. Si ces politiques nationales
sont aujourd’hui inévitables, il faut pourtant que
dans l’avenir les systèmes d’entente européenne
reflètent cette interdépendance et cette solidarité.
A. Camus, éditorial du journal Combat,
3 décembre 1944 1.

1. Camus à “Combat”, J. Lévi-Valensi (éd.), Paris, Gallimard, 2002 (Cahiers Albert Camus ; 8), p. 369.

CRDF, nº 18, 2020, p. 101 - 109


102 Grégory Godiveau

En cette sombre période sanitaire, les mots de Camus qui les emploie d’être suffisamment compétitive pour
restent d’une saisissante intelligence. Jamais, depuis très continuer à jouer le jeu en question. Et la liste n’est pas
longtemps, l’interdépendance bienveillante et l’exigence exhaustive.
de solidarités multiples n’auront été plus nécessaires À ces différentes catégories de victimes corres-
pour faire face et front aux différents aspects de nos pondent plusieurs hypothèses de vulnérabilités. Essen-
vulnérabilités. Si l’on part et l’on parle en premier lieu tiellement économiques pense-t-on immédiatement. Les
des mots, la personne « vulnérable » (étymologiquement choses sont plus complexes que cela, car les fragilités
liée au terme latin vulnus, vulneris – la blessure) peut être économiques s’entremêlent le plus souvent à d’autres
définie comme celle qui est susceptible d’être blessée parce formes de faiblesses, voire ont des rapports de cause
qu’elle y est prédisposée, parce qu’elle y est plus disposée à effet avec ces dernières. Les vulnérabilités sociales,
que d’autres, en raison de ses éléments constitutifs, ainsi environnementales, sanitaires, territoriales, éducatives
que des circonstances de droit et / ou de fait qui entourent entretiennent, en effet, des liens étroits avec les vulnéra-
et déterminent son existence et parce que, finalement, elle bilités économiques. Ainsi ne bénéficiera-t-on pas d’un
est plus exposée que d’autres aux dangers de certaines accès à tel produit ou à tel service en raison d’une situa-
situations, à leurs débordements et à ce qui devient pour tion d’éloignement, parce que la logique concurrentielle
elle la démesure de certains comportements. ne portera pas les opérateurs économiques à offrir leurs
Un champ lexical révélateur des liens étroits entre la biens ou leurs services sur les territoires concernés. Dans
concurrence et les vulnérabilités. La concurrence est, dans d’autres cas, certains biens, en raison de l’excessivité de
son acception dynamique, jeu de l’offre et de la demande. leur prix et / ou de la limitation des débouchés qui résulte
Mais ce jeu, lorsqu’il est joué avec ferveur, prend les atours d’une pratique anticoncurrentielle 5 qui les affectent, sont
de la violence, de la guerre économique aux conséquences tout simplement inaccessibles à certaines catégories de
desquelles les personnes vulnérables sont particulière- consommateurs. Que l’on songe à cet égard à l’accès aux
ment et sensiblement assujetties. Dans le prolongement, traitements et aux soins médicaux : la vulnérabilité des
le droit de la concurrence se penche sur les pouvoirs, la malades à ce type de pratique est à la fois économique,
puissance de marché en vue d’appréhender, par exemple, sanitaire et sociale.
les situations de domination ou les positions dominantes Un champ d’application magnétique. Et pourtant, le
et les abus qui en sont commis. Dans un registre proche, droit de la libre concurrence, qui doit être ici compris
il s’intéresse aux cartels, dont la résonance sémantique comme un droit protecteur des entraves injustifiées aux
criminelle est claire, et dont les degrés de nuisance et libertés dont doivent pouvoir jouir les personnes dans
de menace sont à leur paroxysme lorsqu’ils deviennent leurs différentes dimensions et fonctions économiques,
hard core. De même le droit de la concurrence traite-t-il dispose a priori d’une force protectrice importante. Ses
de la dépendance économique 2, de la rupture brutale de vertus, au moins dissuasives, voire punitives, à l’égard
relations commerciales établies 3, du déséquilibre signifi- d’un très grand nombre de sources potentielles de créa-
catif 4. L’on n’hésite d’ailleurs pas à parler en doctrine, en tion, d’aggravation ou d’exploitation des situations de
jurisprudence, et dans les textes, de victimes de pratiques vulnérabilité doivent être rappelées. De ce point de vue, la
anticoncurrentielles. Elles sont à vrai dire de divers ordres. qualification d’activité économique est centrale. En effet,
L’on songe, en premier lieu, aux concurrents illégalement le droit de la concurrence s’applique aux entreprises qu’il
évincés du libre jeu de l’offre et de la demande, ou à ceux s’agisse de considérer leurs comportements (ou pratiques,
qui se trouvent pour les besoins de leurs activités dans qui relèvent à la fois du droit antitrust, du droit des pra-
une situation de dépendance économique (un distributeur tiques restrictives et du droit de la concurrence déloyale)
vis-à-vis de son fournisseur et réciproquement). Il peut ou qu’il faille se pencher sur leurs restructurations (qui
s’agir, en deuxième lieu, des utilisateurs vis-à-vis desquels sont assujetties au droit des concentrations) qui ont un
a été pratiqué un prix supra-concurrentiel ; ou encore de objet ou un effet anticoncurrentiel. Le dénominateur
ceux auxquels on a indûment refusé l’accès à un produit ou commun d’identification des entreprises est de ce point
à un service. Hommage doit aussi être rendu, en troisième de vue l’activité économique c’est-à-dire celle qui revient
lieu, aux « victimes collatérales » qui font indirectement à offrir des biens ou des services sur un marché donné,
les frais du jeu de l’offre et de la demande, par exemple indépendamment du statut juridique et du mode de
lorsqu’elles perdent leur travail à défaut pour l’entreprise financement de l’entité qui y pourvoit 6. La qualification

2. L’article L. 420-2, alinéa 2 du Code de commerce prohibe ainsi les abus de dépendance économique.
3. Art. L. 442-1, II du Code de commerce.
4. Art. L. 442-1, I, 2° du Code de commerce.
5. À titre d’illustration, aux termes de l’article L. 420-1 du Code de commerce les ententes sont qualifiées d’anticoncurrentielles lorsqu’elles ont pour
objet ou pour effet de : « Limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ; / Faire obstacle à la fixation des
prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ; / Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les
investissements ou le progrès technique ; / Répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement ». Les dispositions de l’article 101 du traité sur
le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui fondent l’interdiction des ententes anticoncurrentielles en droit de l’Union européenne
sont quasiment identiques et ont le même sens et la même portée.
6. CJCE, 23 avril 1991, Klaus Höfner et Fritz Elser c. Macroton, C-41/90.
Relations économiques, libre concurrence et vulnérabilités en Europe 103

d’entreprise n’est réduite ni à l’existence d’un but lucra- Le caractère économique d’une activité peut également
tif ni à la présence de formes sociétaires, ni encore à la évoluer dans le temps, le temps parfois que se constitue
considération de la forme publique ou privée (pas plus un marché les concernant 12. L’inclusion à la sphère de
d’ailleurs qu’à l’appartenance au secteur public ou privé) l’activité économique ne condamne en toute hypothèse
des entreprises en question. L’éventail des secteurs concer- pas un traitement concurrentiel particulier et, du moins
nés est parallèlement très vaste. Il peut donc agréger les l’espère-t-on, adapté des services d’intérêt économique
problématiques sanitaires, sociales, environnementales et général (SIEG). L’article 106, § 2 TFUE permet en effet
territoriales évoquées à l’instant. C’est dire l’ampleur du de n’appliquer les règles de concurrence que si et dans
champ d’application du droit de la concurrence, même la mesure où elles ne font pas échec en droit ou en fait
si ce n’est pas dire que tout est économique. A contrario, aux missions particulières d’intérêt général qui leur ont
la qualification d’activité non économique, parce qu’elle été imparties. Et plus encore, les activités non écono-
emporte une soustraction aux règles du marché, comporte miques ne sont pas irrémédiablement soustraites aux
des enjeux de toute première importance. On peut, en logiques concurrentielles. Certaines activités de puissance
effet, considérer que certaines activités doivent rester hors publique sont spécifiquement appréhendées par le droit
marché pour être préservées de la concurrence libre et de la concurrence en raison de leur aspect concurrentiel
non faussée et que cette mise à l’écart est nécessaire dans intrinsèque : c’est le cas des soutiens publics financiers,
la lutte contre les vulnérabilités, parce que l’application soumis au droit des aides d’État. D’autres manifestations
des lois du marché serait à cet égard contre-productive. de la puissance publique ont une dimension concurren-
C’est ainsi que les activités purement sociales y échappent, tielle incidente : les pouvoirs publics ont ainsi l’interdic-
comme les prestations d’assurance sociale fondées sur la tion (sous peine d’illégalité, voire d’engagement de leur
solidarité nationale et un système de répartition 7. Cette responsabilité) de susciter, d’imposer ou de favoriser une
conclusion peut être étendue à d’autres services publics infraction aux règles de concurrence 13. Cela concerne
(ou services d’intérêt général) non économiques dès lors leur activité de passation de certains contrats 14, voire
qu’ils sont hors marché (qu’ils en sont exclus, exceptés), leur activité de réglementation 15 ou de législation. D’une
comme le service public de l’éducation, d’aide à la petite façon ou d’une autre, le service et la puissance publics
enfance, de soutien aux personnes en situation de han- appartiennent bel et bien à la sphère concurrentielle.
dicap 8. Cependant, cette exclusion dépend souvent de Dans ce contexte, il nous faut nous mettre d’accord
plusieurs facteurs. Certaines activités peuvent revêtir un sur ce qu’implique le respect des règles de concurrence.
caractère économique dans certaines circonstances et Tout d’abord, il nous faut nous entendre sur le sens ori-
pas dans d’autres. C’est ce que fonde l’arrêt du Conseil ginel du droit de la libre concurrence : elle n’est, en Europe,
d’État Ordre des avocats au barreau de Paris 9, à propos du qu’un moyen de parvenir à la réalisation de l’intérêt général
service de prestation intellectuelle – presté gratuitement et admet que des considérations extraconcurrentielles
par l’État au bénéfice des collectivités territoriales – de viennent remettre en cause sa logique primaire. Ainsi
soutien logistique aux montages contractuels complexes, en est-il des considérations sociales, environnementales,
au grand dam des avocats qui y virent – à tort – une d’aménagement du territoire, pour ne pas dire de cohésion
démarche anticoncurrentielle. C’est encore ce qu’illustre économique, sociale, territoriale (et environnementale). Les
l’affaire Société Enfenconfiance, au sujet du service rendu cartes sont d’ailleurs rebattues depuis l’entrée en vigueur
par la Caisse nationale des allocations familiales à l’égard du traité de Lisbonne et l’objectif qu’il fixe à l’article 3
des départements dans le domaine de la petite enfance 10. du traité sur l’Union européenne (TUE) d’une économie
Selon le professeur Gabriel Eckert, ces solutions s’ana- sociale de marché hautement compétitive. La jurisprudence
lysent « comme une réduction du champ du marché de la Cour de justice de l’Union européenne est à cet égard
économique par l’organisation publique de la fourniture symptomatique des évolutions amorcées. C’est ainsi, par
d’une prestation non économique » 11. exemple, que des considérations liées à la gouvernance

7. CJCE, 13 février 1993, Poucet et Pistre c. AGF et Cancava, C-159 et C-160/91 ; CJCE, 22 janvier 2002, Cisal, C-218/00 ; CJCE, 16 mars 2004, AOK
Bundesverband et autres c. IchthyolGesellschaft Cordes, Hernani & Co et autres, C-264/01, C-306/01, C-354/01 et C-355/01.
8. CE, 3 mars 2010, Département de la Corrèze, nº 306911.
9. CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, nº 275531.
10. CE, 28 mai 2010, Société Enfenconfiance, nº 328731. Dans cette affaire, la requérante était une entreprise qui fournit, dans le cadre de marchés
publics de services à l’endroit des départements, des prestations de réalisation, de maintenance et d’actualisation de sites Internet d’information
sur les structures d’accueil de la petite enfance. L’exercice d’activités comparables par la Caisse nationale des allocations familiales à travers le
site mon-enfant.fr avait incité les départements à ne pas recourir à ses services. C’est alors que, se posant ainsi en concurrente, la requérante avait
demandé l’application des principes de la liberté du commerce et de l’industrie et du droit de la concurrence, sans succès.
11. G. Eckert, « Notion d’activité économique », Contrats et marchés publics, nº 8-9, août 2010, comm. 268 ; « Légalité du site “mon-enfant.fr” »,
La semaine juridique, administrations et collectivités territoriales, nº 23, 7 juin 2010, act. 447.
12. Sur tous ces points, voir la communication de la Commission européenne relative à la notion d’« aide d’État » visée à l’article 107, § 1 du traité
sur le fonctionnement de l’Union européenne, Journal officiel de l’Union européenne, C 262, 19 juillet 2016.
13. CJCE, 21 septembre 1988, Van Eycke c. ASPA, C-267/86.
14. CE, sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, nº 169907.
15. CE, sect., avis, 22 novembre 2000, Société L&P Publicité, nº 223645.
104 Grégory Godiveau

sociale d’une entreprise peuvent être, en droit des aides les individus. En sont nées des relations économiques
d’État, décisives de la qualification d’un investisseur privé complexes.
en économie de marché – et déterminer la compatibilité Traiter de la question des vulnérabilités et de la libre
concurrentielle d’un soutien public à une entreprise 16. concurrence en Europe impose que l’on resitue l’analyse
Plus largement, et contrairement à une idée trop dans ce cadre-là. C’est à (et dans) ces conditions qu’il
souvent répandue, le droit de la libre concurrence a une devient alors possible, par l’association (la confrontation ?)
vocation essentiellement protectrice – contre les abus des vulnérabilités aux forces de la libre concurrence,
et excès de pouvoir du marché – qu’il s’agisse de proté- d’envisager l’analyse en deux temps : les vulnérabilités des
ger les entreprises dans le libre exercice de leur activité concurrents (I), puis les vulnérabilités des utilisateurs (II).
économique ou qu’il faille défendre les utilisateurs de
produits ou de services contre la démesure de certaines
puissances économiques. Il n’est à cet égard pas anodin I. Les vulnérabilités des concurrents
qu’un rapprochement soit depuis toujours opéré (depuis
les ordo-libéraux, voire depuis le Sherman Act américain) En premier lieu, les concurrents sont exposés aux phé-
entre la nécessité de contre-pouvoirs politiques et l’exi- nomènes anticoncurrentiels qui mettent en péril leur
gence d’une lutte contre le pouvoir de marché 17. Il faut liberté économique (A). En deuxième lieu, les concurrents
donc dissiper le « grand malentendu » 18 sur la nocivité encourent le risque des excès de la concurrence. Il convient
de la liberté de concurrence et tenter de la comprendre de les en préserver, soit en rationalisant le sens et la portée
comme un instrument de lutte contre les vulnérabilités. des règles matérielles, soit en favorisant la cohérence de
Ensuite, il est nécessaire de rappeler les mouvements leur mise en œuvre (B).
actuels du droit de la concurrence, et notamment de
sentir le vent de procéduralisation qui souffle sur cette
A. La protection des concurrents
matière 19. L’inscription et l’enracinement toujours plus
profonds du droit de la concurrence dans les procédures contre l’anticoncurrence
répondent aux enjeux de la garantie des droits des acteurs Alors que les atteintes à la concurrence peuvent revêtir
de la concurrence. Qu’il s’agisse de porter des actions des formes variées (1), le droit de la libre concurrence s’est
visant à en faire constater la violation, et d’en tirer alors doté d’un ensemble composite d’instruments (2).
toutes les conséquences, ou qu’il faille contenir les excès
de procédure, d’importants courants sont à l’œuvre. Le
droit de la concurrence est traversé par deux mouvements
1. Des phénomènes anticoncurrentiels variés
parallèles de public enforcement et de private enforcement Ces variations s’attachent respectivement à protéger le
qui s’animent à la recherche d’équilibres publics et privés marché et les concurrents. Elles se rattachent à des enjeux
dans la poursuite de ses différents objectifs. communs, car « sans concurrent pas de concurrence ». La
Enfin, il convient d’orienter le propos sur la dialec- protection du marché prend ainsi en premier lieu pour
tique des rapports de systèmes juridiques européen et objet les pratiques – ententes et abus de position domi-
nationaux. Car les vulnérabilités s’envisagent aujourd’hui nante qui ont un objet ou un effet anticoncurrentiel 20 –,
dans un espace non plus seulement local ni national, mais les opérations de concentration – restructurations qui
régionalisé et mondialisé. Elles se manifestent au plan causeraient une entrave significative à une concurrence
européen et, du point de vue de la concurrence, au sein effective notamment du fait de la création ou du renfor-
du marché intérieur, lequel s’est construit en réaction cement d’une position dominante – et les aides d’État
aux abominations de la guerre, pour mettre sous clé – soutiens publics financiers sous quelque forme que ce
l’industrie d’armement, et reconstruire l’Europe exsangue soit qui avantageraient certaines entreprises ou certaines
autour de solidarités de fait puis de droit, économiques productions au détriment de leurs concurrentes. Paral-
puis politiques, sectorielles puis générales. En a résulté lèlement, la protection de la concurrence va de pair avec
une multitude de rapports juridiques singuliers entre une protection des concurrents. Or, et consécutivement
l’Union, ses États membres, les États tiers, les entreprises, à la communauté problématique qu’ils partagent avec le

16. Voir Tribunal UE, 11 septembre 2012, Corsica Ferries c. Commission, T-565/08. Dans cet arrêt, le Tribunal juge que dans une économie sociale de
marché hautement compétitive, un investisseur avisé ne saurait faire abstraction ni de sa responsabilité envers l’ensemble des parties prenantes de
l’entreprise ni de l’évolution du contexte social, économique et environnemental dans lequel il se développe. Les enjeux tirés de la responsabilité
sociale et du contexte d’entreprise sont en effet susceptibles d’avoir une influence majeure sur les décisions concrètes, économiquement rationnelles
et les orientations stratégiques de l’entrepreneur privé avisé. Ainsi, le versement par un investisseur privé d’indemnités complémentaires de
licenciement est, en principe, susceptible de constituer une pratique légitime et opportune dans le but de favoriser un dialogue social apaisé et
maintenir l’image de marque d’une société.
17. Voir L. Grard, « Conclusions », Revue de jurisprudence commerciale, 2015, Les dimensions de la sphère publique en droit de la concurrence,
G. Godiveau (dir.), p. 114.
18. L. Idot, « Europe et concurrence : le grand malentendu… », Europe, nº 7/8, 2005, p. 3.
19. Voir à cet égard les actes du colloque du Havre, « La “procéduralisation” du droit du marché intérieur », 18 et 19 octobre 2018, à paraître aux
Presses universitaires de Rennes en 2020.
20. C’est ce que prend pour objet le droit dit « antitrust ».
Relations économiques, libre concurrence et vulnérabilités en Europe 105

marché, les concurrents disposent d’instruments propres de notification / suspension / autorisation préalables et
à la défense de leurs intérêts particuliers. On songe ici au une logique de guichet unique fondant l’application
droit de la concurrence déloyale qui interdit et fonde, en alternative du droit européen et des droits nationaux 22.
droit civil interne, la sanction du parasitisme, de la désor- La protection contre l’anticoncurrence est donc plus ou
ganisation, de l’imitation et du dénigrement. C’est aussi moins diffuse selon les domaines.
le cas du droit des pratiques restrictives qui organise, sur
le fondement des articles L. 442-1 et suivants du Code de
commerce, la sanction de l’avantage indu, du déséquilibre B. La préservation des concurrents
significatif dans les relations contractuelles, de la rupture contre l’ultraconcurrence
brutale des relations commerciales établies, de la violation
de l’interdiction de la revente hors réseau ou de la revente Cette préservation suppose à la fois que l’on puisse penser
à perte, entre autres. une exposition rationnelle des concurrents à la rigueur du
jeu de l’offre et de la demande (1). De même cela implique-
t-il que l’on songe à la cohérence dans l’articulation des
2. Des instruments de mise en œuvre adaptés
différentes branches du droit (2).
À ces dimensions macro- et micro-juridiques corres-
pondent des instruments de mise en œuvre du droit de 1. La rationalisation du jeu
la concurrence calibrés sur ces différents types de maux.
de l’offre et de la demande
L’intérêt public qu’il y a à préserver l’ordre public éco-
nomique et concurrentiel justifie que des organes spéciali- Tout d’abord, rationalisation rime avec détermination du
sés soient chargés, par le droit institutionnel et procédural, périmètre dans lequel s’exerce la libre concurrence. Et,
d’en assurer la garantie. Ce que l’on a coutume de désigner outre le fait que certaines activités – non économiques –
par la locution anglophone de public enforcement désigne sont exceptées du champ d’application de son droit 23, ce
ainsi l’exécution du droit de la concurrence, aux fins du dernier offre de plus en plus de perspectives aux pouvoirs
respect de cet impératif global, par des autorités spéciale- publics pour se mettre à l’abri de sa logique initiale.
ment désignées à cet effet (les autorités de concurrence) C’est ce que permettent, par exemple, les instruments
et dotées de moyens procéduraux spécifiques adéquats. contemporains d’autosatisfaction des besoins publics.
Quant au respect des droits subjectifs des sujets de droit de Ces derniers prennent notamment les traits de l’exception
la concurrence – consommateurs, entreprises victimes de in house qui autorise les collectivités publiques à recourir,
phénomènes anticoncurrentiels –, il suppose leur garantie sans procédure de publicité et de mise en concurrence, à
juridictionnelle par les juges ordinaires dans le cadre du des entités dans lesquelles les capitaux privés sont exclus,
private enforcement. Il s’agit alors pour les juridictions sur lesquelles elles exercent un contrôle analogue à celui
nationales de constater la nullité d’un acte juridique qui qu’elles opèrent sur leurs propres services, et qui réa-
est le support d’une pratique anticoncurrentielle ou de tirer lisent avec elles l’essentiel de leur activité. Ce mécanisme
les conséquences indemnitaires d’un tel comportement, tend d’ailleurs à se généraliser et ne fait, il est vrai, plus
notamment. vraiment figure d’exception. Dans un registre proche,
La protection de la concurrence et des concurrents il faut encore mentionner les contrats de coopération
s’inscrit, en toute hypothèse, dans le cadre de véritables intercommunale. Ils permettent à plusieurs collectivités
politiques de concurrence définies et conduites au plan locales de mutualiser leurs ressources en vue d’exercer en
européen et national. Se pose alors inévitablement la commun certaines missions de service public sans avoir
question de l’articulation des différents instruments à passer un contrat de marché public 24. Ils témoignent en
mobilisés. Les équilibres sont ici différents selon les tout cas de l’émergence de nouvelles solidarités publiques.
branches concernées. Les droits européen et nationaux Ensuite et de façon plus générale, rationalisation
antitrust peuvent ainsi s’appliquer cumulativement dans signifie exemption des comportements, structures et
le cadre d’un système d’exception légale – sous réserve soutiens qui, bien que comportant des restrictions de
du respect du principe de primauté et de la prévalence concurrence, génèrent des efficacités économiques. Ainsi
rationalisée des solutions supranationales – 21, alors que le un bilan concurrentiel positif justifie-t-il l’exonération
contrôle des concentrations s’inscrit dans une procédure de l’interdiction qui serait, en son absence, prononcée. Il

21. Voir règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82
du traité, Journal officiel de l’Union européenne, L 1, 4 janvier 2003, p. 1.
22. Voir règlement (CE) nº 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, Journal officiel de l’Union
européenne, L 24, 29 janvier 2004, p. 1.
23. Voir, supra, l’introduction au présent article.
24. CJCE, 9 juin 2009, Commission des Communautés européennes c. République fédérale d’Allemagne, C-480/06, pt 47 ; voir également, sur ces
différentes hypothèses de soustraction aux obligations de mise en concurrence, la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil
du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, Journal officiel de l’Union européenne, L 94, 28 mars 2014, p. 1 ; directive 2014/24/
UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, Journal
officiel de l’Union européenne, L 94, 28 mars 2014, p. 65.
106 Grégory Godiveau

faut d’ailleurs insister sur le fait que la prise en compte du dont les désaccords peuvent, lorsqu’ils se penchent sur
bien-être de l’utilisateur est, à cette occasion, prépondé- une même affaire dans un sens contradictoire, exposer les
rante. Et si les concurrents (ou les utilisateurs d’ailleurs) acteurs économiques à des conséquences possiblement
trouvent dans des phénomènes anticoncurrentiels une catastrophiques. C’est ce qu’illustre l’affaire SeaFrance,
source de fragilisation, ces derniers seront autorisés s’ils emblématique des faiblesses du secteur du transport
leur sont en définitive bénéfiques. D’un point de vue maritime, et affectée par les approches discordantes des
particulier, le régime juridique applicable aux services autorités française et britannique de la concurrence. Leurs
d’intérêt économique général doit être relevé 25. dissonances ont, rappelons-le, empêché la reprise d’une
Enfin, le droit des aides d’État prévoit, malgré une entreprise pourtant en passe de retrouver une bonne santé
interdiction de principe des soutiens publics aux entre- économique et exposé les membres de l’entreprise concer-
prises qui ont un objet ou un effet anticoncurrentiel, leur née à un plan social qu’une application économiquement
exemption pour tenir compte d’impératifs environne- raisonnable du droit de la concurrence aurait permis
mentaux, sociaux, éducatifs, sportifs, etc. (art. 107, § 2 d’éviter. Une meilleure cohésion aurait d’ailleurs permis
et 3 et 109 TFUE) 26. Le droit des aides d’État s’empare de conserver une certaine (et troisième) forme de cohérence
également des enjeux relatifs aux entreprises en difficulté entre le droit de la concurrence et le droit des procédures
lesquelles peuvent bénéficier de certains soutiens publics collectives, ainsi qu’avec le droit social, dont l’application
sous conditions, par exemple en vue de la reprise des ne s’opposait pas en l’espèce au sauvetage de l’entreprise 28.
entreprises concernées, auquel cas une synergie s’opère La multiplicité et la complexité des enjeux s’incarnent
alors avec le droit des concentrations, dont les procédures aussi dans la désormais célèbre affaire Apple dans laquelle
seront activées pour autoriser l’opération de changement les avantages fiscaux consentis par l’Irlande à cette entre-
durable de contrôle. Le droit des concentrations admet prise américaine avaient pour « contrepartie » l’engagement
en effet un traitement juridique bienveillant à l’égard de cette dernière de redynamiser le bassin d’emploi dans la
des opérations qui constituent la seule alternative à la région de Cork. L’objectif et le dispositif en furent neutralisés
disparition pure et simple de l’entreprise concernée (et par la décision d’interdiction de la Commission européenne
à condition qu’il n’y ait pas de dommage concurrentiel qui considéra que cette aide était illégale et incompatible
pour les consommateurs) sur le fondement de la théorie avec le marché intérieur 29. L’affaire est aujourd’hui pen-
de l’entreprise défaillante (failing firm defence) 27. De ce dante devant le juge de l’Union européenne 30. Pourquoi
point de vue, les deux branches du droit de la concurrence ne pas envisager qu’à l’occasion de son arrêt les règles de
se rejoignent sur le critère de la défaillance du marché concurrence soient interprétées à l’aune de l’objectif d’une
qui, lorsqu’elle est caractérisée, impose un tempérament économie sociale de marché hautement compétitive ? La
aux règles de concurrence et un traitement adapté aux prise en considération des impératifs liés à l’emploi ne
situations de vulnérabilité. Ou quand la faiblesse des pourrait-elle changer la donne ?
mécanismes du marché lui-même justifie un traitement Ultime rempart contre les outrances de l’ultraconcur-
syncrétique de la question. rence, le juge a, depuis les origines, joué un rôle de pre-
mier plan dans cette démarche de mise en cohérence.
2. La recherche de cohérence Il a, tout d’abord, amplement contribué au respect des
libertés fondamentales des entreprises et des individus, en
des branches du droit
orientant les grands mouvements du droit administratif
La lutte contre les vulnérabilités rejoint alors la question européen des procédures de concurrence. Ainsi en a-t-il
de la cohérence du droit économique. Cohérence entre été au sujet des pouvoirs d’instruction, d’enquête 31 et de
les branches du droit de la concurrence tout d’abord, sanction de la Commission européenne, de la garantie des
comme l’illustre l’hypothèse évoquée à l’instant. Cohé- droits de la défense 32, de l’ouverture des procédures aux
rence entre autorités et juges de la concurrence ensuite, tiers. Le juge a au total stimulé l’édification d’un système

25. Voir, infra, II.A.2.


26. Voir, à cet égard, le règlement (UE) nº 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certaines catégories d’aides compatibles avec le
marché intérieur en application des articles 107 et 108 TFUE, Journal officiel de l’Union européenne, L 187, 26 juin 2014.
27. Voir, par exemple, l’autorisation du rachat Olympic Air par Aegean Airlines le 9 octobre 2013 (affaire COMP/M.6796) ; sur cette question, voir
L. Grard, « Actualité : Droit européen des transports (janvier à décembre 2013) », Jurisclasseur Europe Traité, fasc. 1129, 27 mars 2014. Voir également,
dans cette perspective, V. Correia, « Transport aérien et marché intérieur », Jurisclasseur Europe Traité, fasc. 1160, 19 septembre 2016, spéc. nº 63 sq.
28. Pour un récapitulatif de la saga SeaFrance / Eurotunnel / MyFerryLink, voir R. Doutrebente, « Droit social et droit de la concurrence », in
La systématique des contentieux concurrence en Europe, G. Godiveau (dir.), Bruxelles, Bruylant (Droit de la concurrence), 2020, à paraître.
29. Décision (UE) 2017/1283 de la Comission du 30 août 2016 concernant l’aide d’État SA.38373 octroyée par l’Irlande en faveur d’Apple, Journal
officiel de l’Union européenne, L 187, 19 juillet 2017.
30. Voir les affaires T-778/16, T-892/16 et C-12/18, C-678/17.
31. La consécration de la protection du domicile en est, par exemple, une question centrale. Voir CJCE, 21 septembre 1989, Hoechst AG c. Commission
des Communautés européennes, affaire jointes 46/87, 227/88. Les réponses apportées concernent aussi les pouvoirs du juge dans le contrôle des
perquisitions : CJCE, 22 octobre 2002, Société Roquette Frères SA c. DGCCRF, C-94/00.
32. Voir, par exemple, CJCE, 18 octobre 1989, Orkem c. Commission des Communautés européennes, 374/87. Si l’arrêt Orkem ne consacre pas le droit
de ne pas s’auto-incriminer, il précise en revanche que « […] la Commission ne saurait imposer à l’entreprise l’obligation de fournir des réponses
par lesquelles celle-ci serait amenée à admettre l’existence de l’infraction dont il appartient à la Commission d’établir la preuve ».
Relations économiques, libre concurrence et vulnérabilités en Europe 107

– majoritairement – respectueux des garanties procédu- 1. Les consommateurs


rales fondamentales. Mais il a aussi donné du souffle au
Les consommateurs sont, dès l’origine, au cœur des
mouvement visant à garantir le respect des droits matériels
dispositions concurrence. L’analyse concurrentielle est,
dont peuvent se prévaloir les acteurs du jeu de l’offre et de
aujourd’hui de façon incontournable, centrée sur leur
la demande. C’est ainsi – presque naturellement – qu’il
« bien-être ». C’est ainsi que l’article 101, § 3 TFUE dispose,
a permis que le sens et la portée du droit au juge soient
par exemple, que l’exemption d’une entente n’est possible
profondément repensés – notamment sur le fondement
que si celle-ci réserve à ces derniers une « part équitable
de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Cela
du profit qui en résulte ». Plus généralement, le bilan
est vrai au bénéfice des concurrents ayant fait l’objet d’une
concurrentiel d’un comportement, d’une structure ou
procédure et qui recherchent l’annulation d’une décision
d’un soutien financier public n’est positif qu’à condition
dont ils ont fait l’objet (ou la minoration de la sanction
qu’il ou elle profite aux consommateurs.
qui a été prononcée). Cela vaut aussi pour les victimes de
Aux premiers moments de la modernisation du droit
pratiques anticoncurrentielles cherchant à en obtenir la
de la concurrence – début des années 2000 –, laquelle
sanction – administrative, civile ou pénale dans certains
a vu des évolutions majeures en droits antitrust et des
cas –, ou la réparation in integrum des préjudices qu’ils
concentrations, cette préoccupation est réapparue comme
ont subis 33. Et cette dernière hypothèse concerne aussi bien
centrale 34. Y ont été étroitement associés des débats fonda-
les concurrents que les utilisateurs vulnérables.
mentaux sur la citoyenneté, la démocratie et la Constitution
économiques 35. Sur un plan technique, la mesure des
efficacités s’est consécutivement focalisée sur les bienfaits
II. Les vulnérabilités des utilisateurs quantitatifs et qualitatifs pour le consommateur. C’est ce
Placer le curseur sur les utilisateurs revient, en premier dont attestent notamment les règlements d’exemption
lieu, à nous interroger sur les utilisateurs tels que les par catégorie 36.
envisage le droit commun de la concurrence. Il s’agit, En définitive, si les consommateurs sont vulnérables
à titre général, des consommateurs ainsi que, dans une face aux phénomènes de marché, ces derniers ne sont en
mesure particulière, des usagers du service public éco- toute théorie juridiquement valables qu’à condition que
nomique (A). Cela nous conduit, en second lieu, à nous les premiers ne soient finalement pas « perdants ». Encore
questionner sur la position des acheteurs publics, non faut-il alors bien définir ce que l’on entend par « profit »
seulement au sujet des rapports du droit de la concurrence et par « part équitable » de ce dernier. Et que l’on admette
et du droit des contrats (et de la commande) publics, mais que le système, malgré ces préceptes qui ont vocation à le
aussi en considération de ce que les acheteurs publics ne justifier, a sans doute des failles.
sont pas des utilisateurs comme les autres. Le recours au
marché visant à pourvoir des besoins publics s’inscrit, 2. Les usagers
en effet, dans des politiques publiques dont les enjeux
Les usagers du service public économique sont des consom-
dépassent le cadre primaire de l’utilisation de biens ou
mateurs à part entière. Mais ils restent tout de même des
de services (B).
consommateurs à part, et cela tient à la singularité de l’offre
de service d’intérêt économique général. Consécutivement,
A. Les utilisateurs de droit commun leur régime juridique est particulier ne serait-ce que parce
qu’il institue certains tempéraments à la logique concur-
Le terme d’« utilisateur » permet de viser de façon géné- rentielle. L’article 106, § 2 TFUE permet en effet que la
rique les « consommateurs » (1). Il convient cependant rigueur des règles de concurrence soit atténuée si et dans la
de faire une place, dans cet ensemble général, au cas mesure où leur application ferait échec à l’accomplissement
particulier des « usagers » du service public (2). en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été

33. CJCE, 20 septembre 2001, Courage, C-453/99 ; CJCE, 13 juillet 2006, Manfredi, C-295 à C-298/04. Ce mouvement a d’ailleurs conduit à plusieurs
initiatives du législateur européen dont la plus remarquable est l’adoption de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du
26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions
du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne.
34. S’adressant au Parlement européen avant l’investiture de la Commission Barroso, la future commissaire à la concurrence Neelie Kroes rappelait
ainsi que « le bien-être des consommateurs est le but principal de la politique de concurrence » et qu’elle souhaitait le « mettre […] au centre »
de cette dernière (N. Kroes, « Une proximité idéologique avec Karel Van Miert », Concurrences, nº 2, 2005, p. 6).
35. Parmi les très nombreux travaux sur la question, voir notamment L.-J. Constantinesco, « La Constitution économique de la CEE », Revue trimestrielle
de droit européen, 1977, p. 244 ; D. Briand-Mélédo, « Droit de la concurrence, droit constitutionnel substantiel de l’Union européenne », Revue
trimestrielle de droit commercial, 2004, p. 205 ; et pour une étude rappelant les origines du concept, les différentes luttes constituant sa dialectique
fondatrice et une source de bibliographie abondante et précieuse, voir C. Joerges, « What is Left of the European Economic Constitution ?
A Melancholic Eulogy », European Law Review, nº 30, 2005, p. 461-489 ; La Constitution économique, F. Martucci, C. Mongouachon (dir.), Paris,
La mémoire du droit, 2015 ; H. Rabault, « La constitution économique de la France », Revue française de droit constitutionnel, nº 44, 2000, p. 707-745.
36. Voir, par exemple, le règlement (UE) nº 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, § 3, du traité sur
le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées, cons. 8, Journal officiel de l’Union
européenne, L 102, 23 avril 2010, p. 1.
108 Grégory Godiveau

impartie. Cette disposition s’inscrit, au demeurant, dans les incertitudes informationnelles et affaiblissent de facto
un ensemble matériel et procédural plus vaste sur lequel les pressions concurrentielles.
est fondée l’ouverture à la concurrence de certains secteurs Mais l’acheteur public doit, au sens du droit de la
jusque-là monopolisés (106, § 1 et 3, 114 et 115 TFUE). L’idée concurrence, être distingué du consommateur, auquel
n’en est pas d’écraser les considérations de service public les autorités de concurrence et la jurisprudence refusent
qui ont justifié ces monopoles, mais de faire en sorte qu’elles de l’assimiler 41. Cela signifie que le droit commun de la
soient réinterprétées à l’aune des exigences de la liberté concurrence ne lui est pas applicable en tant que tel, et
économique et des besoins des usagers. Cela emporte des qu’il ne peut notamment pas rechercher la réparation
reconfigurations parfois vigoureusement contestées – et à d’un dommage qu’il aurait subi comme un utilisateur de
certains égards franchement contestables. Mais l’ouverture droit commun dans les conditions ordinaires du private
à la concurrence s’accompagne d’obligations de service enforcement. De ce point de vue, le droit de la commande
public pour les opérateurs entrants et les opérateurs restants. publique fait office de droit complémentaire, de droit
L’accès à ces services s’inscrit d’ailleurs dans les valeurs de spécial de la concurrence en ce qu’il permet par exemple
l’Union européenne (article 14 TFUE, Protocole nº 26), d’appréhender les offres anormalement basses – lesquelles
en tant que droit fondamental (article 36 de la Charte des entretiennent une proximité notionnelle avec les prix
droits fondamentaux), et dans son rôle de préservation prédateurs que connaît bien le droit de la concurrence – ou
de la cohésion économique, sociale et territoriale 37. Il est de rejeter comme irrégulières des « offres qui comportent
sans doute possible d’établir un parallèle avec les principes des éléments manifestes de collusion » 42. Cela n’empêche
d’égalité, de continuité et de mutabilité qui caractérisent le pas que ces pratiques peuvent corrélativement faire l’objet
service public français et font de lui une pièce maîtresse de d’une sanction par l’autorité de concurrence 43.
la lutte contre les vulnérabilités. Il est également peut-être
envisageable de resituer le débat autour des questions de 2. Une stratégie multiniveaux
politiques publiques globales auxquelles contribuent les
politiques d’achat public. Cette distinction reste en toute hypothèse essentielle
au maintien de la singularité de l’acheteur public : il est
le démembrement fonctionnel d’une entité composite,
B. Les acheteurs publics chargée de politiques publiques cohérentes. Cela signi-
fie, d’abord, que la commande publique peut servir de
L’examen de la situation des acheteurs publics met au jour support politique de lutte contre les inégalités sociales,
(à nu ?) les fragilités singulières qui leur sont propres (1). environnementales et territoriales. À cet effet, elle doit
Il permet surtout de comprendre que les stratégies dans en tout premier lieu pouvoir faire face à ses propres fai-
lesquelles ils s’engagent sont complexes, sur un plan blesses. Et sa mobilisation doit de surcroît être envisagée
concurrentiel et extraconcurrentiel (2). en plusieurs dimensions. Car l’achat public doit ensuite
être repositionné dans un ensemble politique transversal :
à la fois européen, national et local ; en même temps
1. Des vulnérabilités particulières
économique et non économique ; traversé par l’objectif
Les acheteurs publics semblent particulièrement vulné- d’une économie sociale de marché hautement compé-
rables et exposés aux phénomènes anticoncurrentiels. titive et la perspective d’une égalité réelle, d’une justice
En effet, la commande publique se caractérise, « outre et d’une solidarité sociales. C’est à cette condition, sine
la masse des achats réalisés » 38, « par une répétition faci- qua non, que les différentes formes de nos vulnérabilités
lement identifiable par les opérateurs économiques » 39. seront converties, et deviendront la force de nos sociétés
Et « la transparence prévue par le droit de la commande postmodernes.
publique peut paradoxalement faciliter la mise en œuvre L’actuelle crise sanitaire du Covid-19 nous oblige à
d’une entente à l’encontre des appels d’offres » 40. De façon nous confronter, à plus forte raison, à ces enjeux. L’Union
plus générale, les procédures de publicité et de mise en européenne, par ailleurs largement décriée sur le point de
concurrence attachées à la commande publique réduisent la solidarité matérielle qu’elle n’a pas su organiser entre

37. Sur ces questions, on se permet de renvoyer à G. Godiveau, « La place des services d’intérêt économique général parmi les valeurs de l’Union »,
in Les valeurs communes dans l’Union européenne, L. Potvin-Solis (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 379-413.
38. V. Bridoux, Droit de la commande publique et droit de la concurrence de l’Union européenne. Étude sur une dynamique commune, thèse de
doctorat en droit, université Paris 1, 2019, p. 287.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. Autorité de la concurrence, 11 juin 2009, Situation de la concurrence dans le secteur des travaux d’entretien routier en Région Rhône-Alpes,
nº 09-D-20 ; Autorité de la concurrence, 15 novembre 2007, Demande de mesures conservatoires dans le secteur de la boulangerie industrielle,
nº 07-D-38 ; CA Paris, 14 novembre 2000, Syndicat des exploitants indépendants des réseaux d’eau et d’assainissement, cités par V. Bridoux, Droit
de la commande publique…, p. 219.
42. Art. 26 et 35 de la directive nº 2014/104/UE.
43. Voir, à cet égard, CJUE, 17 mai 2018, UAB, C-531/16.
Relations économiques, libre concurrence et vulnérabilités en Europe 109

ses États membres, n’a à cet égard pas totalement et irré- soutiens publics financiers 44, dans le cadre d’un marché
médiablement « tout faux ». Elle a notamment su activer intérieur en péril imminent. Gageons que cela serve à
le levier concurrentiel, sur le fondement du droit des aides donner l’impulsion, que l’on peut encore espérer, dans le
d’État, afin d’homogénéiser les règles gouvernant aux cadre des autres politiques européennes, à notre Union.

Ver-sur-Mer, le 29 avril 2020

44. Communication de la Commission européenne relative à l’encadrement temporaire des mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie dans
le contexte actuel de la flambée de Covid-19, Journal officiel de l’Union européenne, C 091I, 20 mars 2020, p. 1. Voir D. Berlin, « Des aides pour
pallier une perturbation grave de l’économie », La semaine juridique, édition générale, nº 13, 30 mars 2020, 387.
Les vulnérabilités numériques
Thibault DOUVILLE
Professeur de droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

Chloé HERVOCHON
Doctorante en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

Élodie NOËL
Doctorante en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

Yann PAQUIER
Doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Les vulnérabilités entre plateformes en ligne et entreprises utilisatrices


A. La définition de la plateforme
B. Les obligations des plateformes

II. La vulnérabilité des personnes concernées par un traitement de données à caractère personnel
A. Le traitement illicite des données personnelles
B. Cybermenaces à l’encontre des données personnelles

III. Les vulnérabilités résultant d’une prise de décision automatisée


A. La vulnérabilité induite par la technique
B. La vulnérabilité induite par le recours aux traitements algorithmiques
dans le cadre de l’action administrative : les décisions administratives individuelles

Le développement des technologies numériques suscite du pouvoir, notamment économique, exercé sur elle.
autant d’espoirs que de craintes. Des espoirs car elles Celles-ci sont rarement envisagées à travers le prisme
pourront certainement apporter des remèdes à certaines de l’environnement numérique.
altérations physiques ou psychologiques. Des craintes De manière évidente, l’environnement numérique ren-
aussi car elles bouleversent notre rapport au monde. force certaines vulnérabilités. Le législateur en a conscience,
Laissons de côté les vulnérabilités informatiques et il renforce alors le régime protecteur applicable. C’est le cas
intéressons-nous aux vulnérabilités personnelles, tenant des mineurs en raison de leur activité en ligne : ils bénéfi-
à l’état de la personne, et aux vulnérabilités relation- cient d’un droit à l’effacement des données. Cette solution
nelles, s’inscrivant dans le rapport aux autres et résultant aurait pu être étendue aux majeurs protégés, mais il n’en

CRDF, nº 18, 2020, p. 111 - 119


112 Thibault Douville, Chloé Hervochon, Élodie Noël et Yann Paquier

est rien. Dans le domaine économique, la concentration Finalement, les vulnérabilités dans l’environnement
du commerce électronique sur les plateformes en ligne numérique sont nombreuses. Elles ne sont pas toujours
qui ont une double activité de commercialisation directe différentes de celles qui existent dans les rapports sociaux.
de produits et de services et d’intermédiation crée des Toutefois, ces vulnérabilités sont tantôt déformées, ampli-
situations de vulnérabilités : les entreprises utilisatrices de fiées ou atténuées par le filtre technologique. De même,
plateformes d’intermédiation sont en situation de dépen- les technologies numériques sont à l’origine de nouvelles
dance à l’égard de ces dernières, ce qui a conduit à l’adoption vulnérabilités qui doivent être identifiées. Mais existe-t-il
d’un règlement européen ad hoc 1. un droit de la vulnérabilité numérique ? La réponse est
Mais l’environnement numérique crée aussi de nou- certainement négative, pas plus qu’il existe un droit de la
velles vulnérabilités. Tous vulnérables dans l’environnement vulnérabilité en général. Mais cela n’interdit pas d’essayer
numérique ? Cette approche est certainement excessive de trouver une cohérence entre les dispositifs protecteurs
même si l’économie numérique repose sur l’économie de épars et de souligner les faiblesses de notre droit.
l’attention qui exploite « les biais cognitifs des utilisateurs » 2. S’inscrivant dans le cadre d’une journée d’étude consa-
L’exclusion numérique – et donc sociale, économique ou crée au thème « Vulnérabilités et droit, regards croisés »,
administrative – en est un nouveau type mais tout en contri- l’étude des vulnérabilités numériques a mobilisé trois
buant à en accentuer d’autres. Elle touche de nombreuses jeunes chercheurs privatistes et publicistes spécialisés en
personnes. Certes l’accès à Internet est rattaché au droit droit du numérique. Ils ont cherché à illustrer la manière
au logement et à la lutte contre la pauvreté 3. De même, dont le droit prend en compte et tente de répondre à la
l’accessibilité des services en ligne aux personnes atteintes vulnérabilité dans l’environnement numérique mais aussi
d’un handicap est prévue 4. Mais la maîtrise des technolo- aux situations de vulnérabilité créées par cet environne-
gies numériques est insuffisante. Et le consentement (ou ment. Il en résulte trois études portant sur la situation
précisément le refus) de la personne concernée est souvent de vulnérabilité des entreprises utilisatrices à l’égard des
la seule protection dont elle dispose quant à l’utilisation plateformes en ligne sur lesquelles elles offrent des biens
des communications électroniques 5. Le législateur en a ou des services (I), sur celle des personnes concernées
pris conscience, notamment dans le secteur « financier ». à l’égard des traitements de leurs données à caractère
Ainsi, une exigence de vérification de l’aptitude des clients personnel (II) et enfin sur les vulnérabilités qui résultent
d’entreprises d’assurance ou d’établissements de crédit à des prises de décisions automatisées (III).
utiliser les communications électroniques a été instaurée
à la charge de ces derniers. En retour, les clients se voient
accorder le droit de revenir aux échanges sur support papier I. Les vulnérabilités entre plateformes
à tout moment. Toujours est-il qu’une politique d’inclusion en ligne et entreprises utilisatrices 9
numérique forte est nécessaire qui va bien au-delà des
initiatives actuelles 6. Alors qu’Internet avait pour objectif premier l’échange et
Et que dire aussi de la multiplication des traitements la communication entre deux machines, son utilisation
de données à caractère personnel ? Le droit pour les per- s’est démultipliée avec sa prise en main par les entreprises
sonnes concernées de maîtriser leurs données à caractère dont l’idée était de créer des lieux d’échanges entre inter-
personnel demeure limité tandis que l’effectivité de leur nautes. Sous l’impulsion de ces grandes entreprises que
protection est discutée 7. Le recours à des algorithmes sont notamment Google ou Amazon, la société est devenue
décisionnels fait craindre des discriminations en raison une société où la quête de profits forme la configuration de
de biais, risque accru en présence d’algorithmes auto- l’économie. Cette quête repose sur un modèle fondé sur
apprenants. En dehors des hypothèses où ils sont exclus, les technologies de l’information, les données et Internet
les garanties prévues semblent bien limitées tant s’agissant matérialisant un réel enjeu du pouvoir. Ce sont les plate-
de la transparence des algorithmes que de la portée du formes numériques, dont les places de marché et moteurs
réexamen de décisions algorithmiques par une personne de recherche, qui représentent les nouveaux acteurs pré-
humaine 8. dominant de l’économie. Ces dernières ont profondément

1. Règlement (UE) 2019/1150 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises
utilisatrices de services d’intermédiation en ligne ; voir infra la contribution d’Élodie Noël.
2. C. Zolynski, M. Le Roy, F. Levin, « L’économie de l’attention saisie par le droit », Dalloz IP/IT, 2019, p. 614.
3. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 115-3.
4. Par exemple prévoyant que les services de confiance doivent pouvoir, dans la mesure du possible, être accessibles aux personnes atteintes d’un
handicap : règlement (UE) 910/2014 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 sur l’identification électronique et les services de
confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur et abrogeant la directive 1999/93/CE, art. 15.
5. T. Douville, « Le principe du consentement dans le règlement général sur la protection des données à caractère personnel », in Le règlement
général sur la protection des données, A. Bensamoun, B. Bertrand (dir.), Paris, Mare & Martin, 2020, p. 133 sq.
6. Voir les propositions du Conseil national du numérique dans le rapport L’accessibilité numérique, entre nécessité et opportunité, 5 février 2020,
en ligne : https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/rap-cnnum-accessi-6.pdf.
7. Voir infra la contribution de Chloé Hervochon.
8. Voir infra la contribution de Yann Paquier.
9. Par Élodie Noël.
Les vulnérabilités numériques 113

modifié les pratiques commerciales mises en œuvre par service d’intermédiation en ligne est un service répondant
les acteurs traditionnels. Gain de temps, recherche de prix à trois conditions cumulatives : un service répondant à
bas, disponibilité et diversité de l’offre sont les nouvelles la définition de service de la société de l’information au
attentes auxquelles les plateformes ont su répondre. Ces sens de la directive de 2015 17, c’est-à-dire « tout service
« puissants facilitateurs de l’entrepreneuriat et de l’inno- presté normalement contre rémunération, à distance,
vation » sont devenus les nouveaux intermédiaires du par voie électronique et à la demande individuelle d’un
numérique 10. Ces derniers ne sont pas sans susciter des destinataire de services » 18 ; un service permettant « aux
inquiétudes quant à leurs pratiques commerciales bien entreprises utilisatrices d’offrir des biens ou services aux
souvent abusives, créant un « déséquilibre significatif » 11, consommateurs » 19 et ayant pour mission de faciliter les
manquant de transparence. Tel a été l’objet du litige 12 transactions ; un service fourni « sur la base de relations
relatif à Amazon caractérisant certaines clauses abusives 13. contractuelles entre le fournisseur de ces services et les
C’est aux questions posées par ces pratiques commerciales entreprises utilisatrices » 20.
devenues usuelles que le législateur européen a apporté Au regard de ces différents éléments, plusieurs constats
des réponses par le règlement « Platform to Business » peuvent être faits.
(P2B) du 20 juin 2019 14. Le règlement vient compléter la loi pour une Répu-
Dans quelles mesures les nouvelles technologies blique numérique 21 en ce qu’il appréhende les relations
repensent-elles les pratiques commerciales tradition- avec les entreprises et non seulement les relations avec
nelles mais surtout en quoi les règles mises en place par les consommateurs non professionnels.
le règlement sont-elles suffisantes pour appréhender cette Le législateur européen a, pour la première fois, consa-
évolution ? cré une définition de la plateforme d’intermédiation en
S’il est indéniable que les pratiques de ces acteurs ligne, prenant conscience de manière effective de leur
représentent une opportunité, le règlement semble être rôle majeur dans l’économie. Ce règlement marque les
novateur à deux égards, l’un tendant à la consécration prémices d’une rupture avec la vision désuète de cer-
d’une définition de la plateforme (A) l’autre en leur taines plateformes au sens de la directive dite « commerce
imposant une pluralité d’obligations (B). électronique » 22 du 8 juin 2000. En effet, cette dernière
permettait aux plateformes ayant un rôle neutre, « en ce
que [leur] comportement est purement technique, auto-
A. La définition de la plateforme matique et passif, impliquant l’absence de connaissance
ou de contrôle des données qu’[elles] stockent » 23, d’être
De par leurs pratiques, les plateformes sont devenues qualifiées d’intermédiaires techniques bénéficiant d’une
« des sources de vulnérabilité » 15 pour l’ensemble de la responsabilité extrêmement limitée. Or, les plateformes
société. En effet, les services d’intermédiation en ligne ont « avaient toujours revendiqué le bénéfice » 24 de cette direc-
pris une place « considérable dans les échanges commer- tive, profitant de l’appréhension par le droit quasi inexis-
ciaux mondiaux » 16 et sont matérialisés par les moteurs tante des nouvelles technologies. Le règlement P2B permet
de recherche, les places de marché. C’est avant tout leur de pallier en partie cette dérive en prenant en compte le
position d’intermédiaire et leur poids sur le marché qui caractère spécifique des plateformes mais surtout leur
a été la clé de voûte de ce règlement. C’est parce qu’elles fonction première qu’est l’intermédiation en ligne. C’est
remettent en cause les canons du droit déjà bien établis avant tout à des fins d’unicité des règles applicables aux
qu’elles représentent un enjeu majeur. Aussi, le règlement plateformes en ligne pour l’ensemble de l’Europe que les
est novateur en ce qu’il donne une définition fonction- institutions européennes ont mis en œuvre ce règlement,
nelle des plateformes. Au sens du présent règlement, un évitant une multiplicité des législations en la matière.

10. A. Cousin, « Plateformes d’intermédiation : les nouvelles règles européennes », Expertises, nº 452, 2019, p. 391.
11. Au sens de l’article L. 442-6 du Code de commerce.
12. TC Paris, 2 septembre 2019, nº 2017050625.
13. Sur ce point, voir A. Lecourt, « Sanction des pratiques commerciales abusives d’Amazon », Dalloz IP/IT, 2019, p. 710 ; H. Barbier, « Le statut
juridique de la plateforme en ligne : intermédiaire contractuel et non simple support technique », Revue trimestrielle de droit civil, 2019, p. 848.
14. Règlement (UE) 2019/1150.
15. V.-L. Benabou, L. Cytermann, C. Zolynski, « Bilan de l’Agenda numérique européen : quand la poussière retombe », Revue de l’Union européenne,
2020, p. 15.
16. A. Cousin, « Plateformes d’intermédiation… », p. 391.
17. Directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d’information dans le domaine
des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information.
18. Ibid., art. 1er, § 1, pt b.
19. Règlement (UE) 2019/1150, art. 2, § 2, pt b.
20. Ibid., art. 2, § 2, pt c.
21. Loi nº 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.
22. Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de
l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur.
23. CJUE, GC, 23 mars 2010, Google France SARL c. Louis Vuitton Malletier SA et autres, C-236/08 à C-238/08, § 114.
24. V.-L. Benabou, L. Cytermann, C. Zolynski, « Bilan de l’Agenda numérique européen… », p. 15.
114 Thibault Douville, Chloé Hervochon, Élodie Noël et Yann Paquier

Cependant, loin d’unifier, c’est un enchevêtrement Afin de mettre en échec le déséquilibre significatif
législatif qui a été créé, opacifiant d’autant plus la mise en imposé par les plateformes, une obligation de transpa-
œuvre de la responsabilité des plateformes. En principe, la rence et plus généralement d’information repose sur les
plateforme dont l’activité repose uniquement sur la mise plateformes, ces dernières devant préciser de manière
en relation, le stockage, doit être qualifiée d’intermédiaire « claire et compréhensible » 28 l’ensemble des informations
technique, sauf à démontrer qu’elle exerce une influence insérées dans les conditions générales d’utilisation mais
déterminante dans la réalisation de la prestation fournie aussi les critères de classement des entreprises utilisa-
par son intermédiaire. Si la plateforme propose plusieurs trices. Dans la lignée de l’obligation de loyauté imposée
services et s’ils sont indissociables, la qualification de par la loi pour une République numérique 29 à l’égard
l’ensemble dépendra de la qualification de la prestation des consommateurs non professionnels, le règlement
principale. Tel a été le cas de la société Uber dans un arrêt reconnaît une obligation d’information précontractuelle
de la CJUE de 2017 25. Il en ressort deux éléments, la mise et contractuelle à l’égard des entreprises utilisatrices. La
en œuvre d’une qualification unitaire du service et une mise en œuvre de cette obligation permet de répondre aux
qualification dépendant de l’identification de « l’élément « préoccupations quant aux pouvoirs des plateformes » 30.
principal » 26 du service. La prestation principale d’Uber À l’heure où la plateforme publicitaire Google détient
étant le service de transport et non un service de la société de 85 % des parts de marché depuis 2006 31, comment endi-
l’information, les deux étant indissociables, c’est la qualifi- guer un anéantissement de la concurrence si ce n’est en
cation de prestation de transport qui l’emporte. A contrario, pouvant vérifier leurs pratiques. En effet, le classement
si les services de la plateforme sont dissociables, c’est-à-dire opéré par un fournisseur de service d’intermédiation
indépendants économiquement, alors une responsabilité en ligne « a une incidence importante sur le choix des
distributive pourra être mise en œuvre, encore faut-il que consommateurs » et donc « sur la réussite commerciale
leurs régimes respectifs ne soient pas incompatibles. des entreprises utilisatrices » 32. Si, en principe, le classe-
Or le règlement P2B n’appréhende que le service ment doit être opéré de manière impartiale, certaines
d’intermédiation en ligne éludant le caractère protéiforme plateformes dont Google et Amazon ont été épinglées en
des plateformes. En effet, la plupart offrent un service raison de l’imprécision des critères de classement et du
de stockage, mettent en relation et offrent leurs propres favoritisme à l’égard de leurs propres services. Le moteur
services en concurrence directe avec les entreprises uti- de recherche Google référençait en priorité son site com-
lisatrices de cette plateforme. parateur Google Shopping 33 au détriment des autres alors
En outre, un devoir de diligence étant mis à la charge qu’Amazon faisait preuve d’un manque de transparence
des plateformes, se pose la question de leur réelle neutralité et de clarté quant aux critères de référencement des
à l’égard des contenus mis en ligne par leur intermédiaire entreprises 34. Dès lors, en imposant la communication
et donc de l’adéquation avec la directive sur le commerce des critères de classement, de leur opportunité pour le
électronique. En effet, comment pouvoir faire preuve de consommateur, du caractère payant ou non, le législateur
transparence et de vigilance tout en état neutre et ne pas tend à garantir le bon fonctionnement du marché et une
avoir connaissance des contenus stockés ? concurrence pérenne.
Pour autant, cette volonté de transparence doit être
tempérée, l’équilibre voulu par le législateur ne reposant
B. Les obligations des plateformes que sur un fil. En effet, si les fournisseurs ont l’obligation
d’indiquer leurs paramètres de fonctionnement, rien ne
Outre une définition de fournisseur de service d’intermé- leur impose « de divulguer les algorithmes » 35 ou plus lar-
diation en ligne, c’est un objectif de responsabilisation gement l’ensemble des informations relevant des secrets
ainsi que de transparence de leurs pratiques commerciales d’affaires. Or, tout l’intérêt d’un moteur de recherche
qui a été poursuivi par le législateur. Ce dernier impose une réside dans la performance de son algorithme et de ses
obligation de clarté dans l’établissement des conditions calculs permettant de classer les résultats en fonction de
générales d’utilisation des plateformes 27 et plus largement leur pertinence. Aussi, comment allier transparence et
un droit au référencement. conservation du fonctionnement de l’algorithme puisque

25. CJUE, GC, 20 décembre 2017, Asociación Profesional Elite Taxi c. Uber Systems Spain SL, C-434/15.
26. T. Douville, « Arrêt Uber ou l’art délicat de la qualification », La semaine juridique, entreprise et affaires, nº 10, 8 mars 2018, 1111.
27. Règlement (UE) 2019/1150, art. 3.
28. Ibid.
29. Code de la consommation, art. L. 111-7.
30. V.-L. Benabou, L. Cytermann, C. Zolynski, « Bilan de l’Agenda numérique européen… », p. 15.
31. Sur ce point, voir F. Fatah, « La souveraineté à l’ère du numérique : enjeux stratégiques pour l’État français et les institutions européennes »,
Revue de l’Union européenne, 2020, p. 26.
32. Règlement (UE) 2019/1150, cons. 24.
33. Commission européenne, résumé de la décision du 27 juin 2017 relative à une procédure d’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement
de l’Union européenne et de l’article 54 de l’accord EEE, Journal officiel de l’Union européenne, C 9, p. 11.
34. TC Paris, 1re ch., 2 septembre 2019, RG 2017050625.
35. Règlement (UE) 2019/1150, art. 6.
Les vulnérabilités numériques 115

c’est précisément grâce à lui que le classement est opéré permettent le profilage de l’individu, à savoir, prédire son
laissant une échappatoire pour les fournisseurs de services comportement, ses préférences, sa santé, etc., et prendre
d’intermédiation en ligne. des décisions le concernant. En outre, les données per-
Par conséquent, si le règlement reste une avancée sonnelles contiennent une information, elles ont un sens
majeure, la mise en place d’un corpus législatif favorisant qui les rend vulnérables en cas d’événements susceptibles
l’émergence des services en ligne a occasionné une évolu- d’entraîner une violation de sécurité : les cybermenaces.
tion fulgurante du nombre des plateformes leur donnant Ainsi, la personne concernée est touchée directement par
la possibilité d’asseoir leurs pratiques dans un contexte ces vulnérabilités puisqu’il est question de la protection
d’absence de régulation. En définitive, « les comportements de sa vie privée et de ses données personnelles.
déloyaux des géants de l’Internet » 36 sont tels que le légis- Quelles sont les solutions proposées par le législateur ?
lateur a aujourd’hui laissé place à une volonté protectrice Ces solutions sont-elles suffisantes et permettent-elles une
tant du consommateur que des entreprises utilisatrices. protection efficace ? Il s’agit d’envisager ces probléma-
tiques concernant le traitement illicite des données per-
sonnelles (A) et les cybermenaces qui pèsent sur elles (B).
II. La vulnérabilité des personnes
concernées par un traitement A. Le traitement illicite
de données à caractère personnel 37 des données personnelles
En 2017, selon la Commission européenne 38, les don- Il faut donc s’interroger sur les vulnérabilités liées à un
nées représentaient 272 milliards d’euros. Les données traitement illicite des données personnelles, c’est-à-dire
personnelles, anciennes données nominatives, sont les un traitement réalisé à l’insu de la personne concernée,
informations qui se rapportent à une personne physique sans respecter les principes relatifs au traitement l’empê-
identifiée ou identifiable, directement ou indirectement : chant d’exercer un contrôle sur ses données et risquant
la personne concernée. À l’ère du big data, c’est-à-dire de d’engendrer des discriminations. Ce traitement peut alors
la possibilité de récupérer rapidement une multitude de permettre de surveiller son mode de vie et / ou d’effectuer
données, ces dernières sont collectées et traitées en masse un profilage pour anticiper ses actions, ses préférences,
pour des finalités diverses. Quel est l’intérêt et l’enjeu voire pour prendre des décisions à son égard. Des affaires
de la collecte de ces données ? Lucratif avant tout. Elles célèbres ont d’ailleurs démontré la dangerosité de tels
permettent de connaître les centres d’intérêt et les besoins traitements, comme Prism et la surveillance de millions
d’une personne, d’influencer son comportement d’achat de personnes ou Cambridge analytica qui via le profilage
et elles peuvent être revendues à prix d’or sur le darkweb. d’individus a permis d’influencer des élections. Le pro-
Plus effrayant encore, elles peuvent être croisées pour filage présente des risques pour les droits et libertés des
déduire d’autres informations sur l’individu, influencer personnes et notamment pour leur vie privée.
son comportement ou être utilisées pour prendre des Face à ces enjeux, le législateur européen est intervenu
décisions à son égard. Face à l’enjeu majeur de protection avec le RGPD pour réglementer l’utilisation des données
de ces données et les vulnérabilités toujours plus nom- personnelles et éviter les dérives. Pour que le traitement
breuses, le législateur européen a encadré leur collecte soit licite, et sauf exception, il est nécessaire que la per-
et leur traitement. Depuis le 25 mai 2018 c’est le RGPD 39 sonne concernée y consente de manière non équivoque 40.
qui est applicable. Le traitement doit être licite, loyal et transparent et la
Il s’agit alors de s’interroger sur les vulnérabilités collecte de données doit avoir des finalités déterminées et
auxquelles doivent faire face les données personnelles. limitées à ce qui est nécessaire 41. De plus, le traitement est,
Elles sont principalement de deux types : en premier en principe, interdit sur les données sensibles révélant des
lieu, la donnée peut faire l’objet d’un traitement illicite, informations telles que l’origine raciale ou ethnique, les
à l’insu des personnes concernées, et, dans un second opinions politiques ou encore les convictions religieuses
temps, le sens qu’elle contient peut être révélé ou atteint. de la personne.
Concernant le traitement illicite, outre le fait que la per- L’objectif est de protéger la personne concernée et
sonne perde le contrôle sur ses données personnelles, ces des prérogatives lui ont même été accordées puisque
finalités peuvent être dangereuses notamment si elles le responsable du traitement doit lui transmettre des

36. M. Behar-Touchais, « Les pratiques commerciales déloyales des plateformes liées à la publicité sur Internet », in Rôle et responsabilité des opérateurs
de plateforme en ligne : approche(s) transversale(s) ou approches sectorielles ?, J. Sénéchal, S. Stalla-Bourdilon (dir.), Paris, IRJS, 2018, p. 146.
37. Par Chloé Hervochon.
38. Commission européenne, « Créer une économie européenne fondée sur les données », COM(2017) 9 final, 10 janvier 2017, p. 2.
39. Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du
traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (Règlement général sur
la protection des données – RGPD).
40. RGPD, art. 6.
41. RGPD, art. 5.
116 Thibault Douville, Chloé Hervochon, Élodie Noël et Yann Paquier

informations telles que les finalités de ce traitement, la sation semblent être indispensables pour anticiper et
durée de conservation de ces données, l’existence de ses limiter de nombreux risques.
droits et la présence d’un éventuel profilage 42. Par la suite, En dehors du traitement illicite, les risques de violation
la personne peut obtenir de la part du responsable de de sécurité des données personnelles sont omniprésents
traitement un accès à ses données afin de savoir si elles aujourd’hui.
sont traitées ou non 43. Elle peut également demander la
rectification, l’effacement de ses données 44 ou la limitation
du traitement 45 et elle peut même s’y opposer 46 à tout B. Cybermenaces à l’encontre
moment. des données personnelles
Les traitements illicites existent malgré tout et il
convient de se pencher sur les sanctions prévues. Tout Il s’agit alors de s’interroger sur les cybermenaces pesant
d’abord des amendes administratives peuvent être pro- sur les données personnelles et nous pouvons en recen-
noncées par la Commission nationale informatique et ser trois types : l’atteinte à leur intégrité, l’atteinte à leur
libertés (la CNIL, qui est l’autorité de contrôle en France) confidentialité et l’atteinte à leur disponibilité. Plusieurs
et elles peuvent aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires de personnes vont être touchées par la violation des données
l’entreprise ou 20 millions d’euros en cas de non-respect personnelles : la personne concernée puisque ses droits
des règles édictées par le RGPD. Il y a également des sanc- seront atteints et le responsable du traitement qui va
tions pénales pour les traitements qui ne respectent pas perdre la confiance de ses utilisateurs et subir de multiples
la réglementation avec des peines maximales de cinq ans pertes financières. Par exemple, en 2017, une agence de
d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende. Sont répri- crédit américaine s’est fait pirater provoquant une fuite
més la collecte de données personnelles par des moyens des données sensibles de ses clients et donc une atteinte
frauduleux, déloyaux ou illicites 47, la collecte malgré à leur vie privée mais, dans le même temps, une perte de
l’opposition de la personne concernée 48, la conservation de valeur des actions de la société de 35 % en une semaine 52.
données sensibles 49 ou de données personnelles pour une L’atteinte à l’intégrité de la donnée personnelle est une
durée supérieure à la durée initiale 50 et le détournement altération, une modification non autorisée. Ces dernières
des finalités du traitement 51. sont alors corrompues, elles ne correspondent plus à la
Tous ces mécanismes sont-ils suffisants ? Malheu- réalité. Par exemple, un pirate informatique qui pénètre
reusement non, puisqu’une difficulté majeure persiste : la le système d’une université pour modifier les notes des
personne concernée accepte volontairement le traitement étudiants.
de ses données personnelles en contrepartie de la gra- L’atteinte à la confidentialité résulte d’un accès non
tuité du service. Vous connaissez l’adage en numérique autorisé ou d’une divulgation non autorisée de ces données.
qui affirme que, si c’est gratuit, c’est que vous êtes le Il s’agit principalement des fuites ou des vols de données
produit. L’individu communique sciemment une multi- personnelles qui sont particulièrement répandues. Par
tude d’informations lorsqu’il utilise les réseaux sociaux, exemple, entre le 25 mai et le 1er octobre 2018, la CNIL a
lorsqu’il s’inscrit sur des sites Internet mais également reçu 742 signalements de fuites de données correspondant
via les objets connectés qu’il possède, et leur nombre aux données de 33,7 millions de personnes 53, mais on
explose (ordinateurs, smartphones, montres, enceintes peut également citer Yahoo en 2013 avec 3 milliards de
ou aspirateurs connectés). Toutes les données que l’on comptes de ses utilisateurs touchés ou Uber en 2016 avec
consent à transmettre sont analysées et traitées. Il y a un les données de 57 millions d’utilisateurs.
paradoxe puisque les individus commencent à réaliser Pour finir, l’atteinte à la disponibilité des données est
la vulnérabilité de leurs données personnelles mais leur une destruction ou une perte des données personnelles.
comportement demeure imprudent. La vigilance de la Elle peut résulter de la perte d’un périphérique (ordinateur,
personne concernée est pourtant la clé d’une meilleure clé USB) contenant des données personnelles ou encore de
protection de ses données et il faut réussir à lui en faire leur chiffrement comme la cyberattaque dont a été victime
prendre conscience. Ainsi, la pédagogie et la sensibili- le CHU de Rouen. Cette attaque est un rançongiciel (ou

42. RGPD, art. 13 et 14.


43. RGPD, art. 15.
44. RGPD, art. 17.
45. RGPD, art. 18.
46. RGPD, art. 21.
47. Code pénal, art. 226-18.
48. Code pénal, art. 226-18-1.
49. Code pénal, art. 226-19.
50. Code pénal, art. 226-20.
51. Code pénal, art. 226-21.
52. Le club des juristes, Assurer le risque cyber, janvier 2018, p. 31, rapport disponible en ligne : https://www.leclubdesjuristes.com/wp-content/
uploads/2018/01/cdj_rapport_cyber-risk_janvier-2018_fr_web.pdf.
53. CNIL, « Violations de données personnelles : 1er bilan après l’entrée en application du RGPD », 16 octobre 2018, en ligne : https://www.cnil.fr/fr/
violations-de-donnees-personnelles-1er-bilan-apres-lentree-en-application-du-rgpd.
Les vulnérabilités numériques 117

ransomware en anglais), un logiciel malveillant chiffrant les cybercriminels. Néanmoins, l’interconnexion des
l’intégralité des données du système contre le paiement systèmes permet aux virus de se diffuser rapidement à
d’une rançon pour récupérer la clé de déchiffrement. Au l’échelle mondiale, comme le démontrent les rançon-
CHU de Rouen, les données médicales des patients qui giciels Wannacry et Notpetya et leurs conséquences
sont des données personnelles ont été chiffrées. dommageables à travers le monde. Pour conclure, une
Afin de lutter contre ces vulnérabilités, le RGPD a législation européenne est donc une première étape pour
prévu diverses obligations à la charge du responsable du contrer ces vulnérabilités mais, au sein du cyberespace
traitement qui doit anticiper les violations par la sécuri- sans frontière, elle semble insuffisante…
sation. Il est ainsi tenu de mettre en œuvre les mesures
techniques et organisationnelles appropriées afin de
garantir un niveau de sécurité adapté au risque 54. Pour III. Les vulnérabilités résultant
ce faire, il doit sécuriser le traitement afin d’empêcher d’une prise de décision automatisée 61
ou du moins limiter les violations de données. Pour les
traitements les plus à risque, il doit réaliser une analyse Le recours aux traitements algorithmiques et leur mul-
d’impact du traitement sur la protection des données 55. tiplication engendrent des situations de vulnérabilité,
Il y a donc des garanties de sécurité afin d’assurer pouvant aller jusqu’à remettre en cause certains droits et
l’intégrité et la confidentialité des données. Malgré tout, libertés. Nous entendrons par vulnérabilité « toute fragilité
des violations peuvent avoir lieu et le responsable de morale ou matérielle, individuelle ou sociale à laquelle une
traitement doit alors notifier l’incident à la CNIL dans personne se trouve exposée » 62. Pour illustrer ce problème
les 72 heures 56 si la violation peut engendrer un risque émergent, des sources de vulnérabilités technologiques
pour les droits et libertés des personnes physiques. Il doit peuvent être induites par le recours à la technique (A).
également informer la personne concernée si l’incident Puis, nous aborderons les décisions administratives indivi-
présente des risques importants pour ses droits et liber- duelles fondées sur les traitements algorithmiques car elles
tés 57. Si le responsable du traitement n’a pas sécurisé son s’imposent parfois en toute opacité malgré l’absence de
traitement ou n’a pas notifié l’incident subi, il peut être consentement des administrés, du fait de prérogatives de
sanctionné par une amende administrative de la CNIL puissances publiques, ajoutant à la vulnérabilité technique
ou par une sanction pénale pouvant aller jusqu’à cinq ans une vulnérabilité juridique (B).
d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende 58.
Le cybercriminel risque les mêmes peines puisque
l’atteinte à l’intégrité ou à la disponibilité des données 59 et A. La vulnérabilité induite par la technique
la divulgation sans autorisation de données personnelles 60
sont sanctionnées pénalement. Un algorithme est un « ensemble de règles opératoires
L’intérêt de la sécurité du traitement est multiple dont l’application permet de résoudre un problème énoncé
mais elle est notamment essentielle en ce qu’elle entraîne au moyen d’un nombre fini d’opérations » 63. Il va faire
la confiance. Des données personnelles traitées sans l’objet d’une intégration dans un code informatique pour
sécurisation présentent un danger important pour la être exécuté : l’intérêt est d’obtenir l’automatisation de
vie privée de la personne concernée. Plusieurs difficul- la résolution du problème. Rappelons qu’ils ne sont pas
tés apparaissent pour garantir une sécurité effective des neutres 64.
données personnelles : l’ingéniosité des cybercriminels Qu’il s’agisse d’algorithmes auto-apprenants 65 ou
avec des techniques de piratage en constante mutation et moins sophistiqués, ils peuvent contenir des biais. D’une
l’interconnexion des systèmes qui favorise la propagation part, les biais algorithmiques peuvent résulter d’un souci
des atteintes au niveau mondial. En effet, les experts en de modélisation du problème et de sa résolution, d’autre
sécurité doivent se former constamment et effectuer part, de nombreux biais résultent des données scrutées
des veilles sur l’état de la menace afin de s’armer contre par les algorithmes. Ces deux points peuvent engendrer

54. RGPD, art. 32.


55. RGPD, art. 35.
56. RGPD, art. 33.
57. RGPD, art. 34.
58. Code pénal, art. 226-17 et 226-17-1.
59. Code pénal, art. 323-3.
60. Code pénal, art. 226-22.
61. Par Yann Paquier.
62. F.-X. Roux-Demare, « La notion de vulnérabilité, approche juridique d’un concept polymorphe », Les cahiers de la justice, nº 4, 2019, p. 620.
63. Dictionnaire Larousse en ligne, « Algorithme », https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/algorithme/2238.
64. « Il est en effet vain de demander aux algorithmes d’être “neutres” alors qu’ils sont généralement conçus pour choisir, trier, filtrer ou ordonner
les informations selon certains principes » (D. Cardon, « Le pouvoir des algorithmes », Pouvoirs, nº 164, janvier 2018, La datacratie, p. 65).
65. Selon le Conseil constitutionnel, les algorithmes auto-apprenants sont « susceptibles de réviser eux-mêmes les règles » en fonction des données
qu’ils analysent (CC, déc. nº 2018-765 DC du 12 juin 2018, Loi relative à la protection des données personnelles, § 66).
118 Thibault Douville, Chloé Hervochon, Élodie Noël et Yann Paquier

des discriminations 66, ou des outils d’aide à la décision tionner et ainsi contredire la volonté des développeurs.
trompeurs pour les utilisateurs. En effet, comme toute Par exemple, quand les logiciels font leur immixtion dans
personne, les concepteurs sont influencés aussi bien par des domaines sensibles tels les scrutins nationaux 71, la
l’environnement social, leurs expériences personnelles vulnérabilité pourrait être conséquente. Le corps électoral
que par l’état de l’art dans leur domaine. est vulnérable par rapport aux machines à voter, ce qui peut
Au début de la crise du Covid-19, des chercheurs en cas de dysfonctionnement altérer la sincérité du scrutin,
de l’INSERM ont proposé un outil d’aide à la décision et donc remettre en cause la volonté réelle des électeurs.
publique pour estimer le risque de son importation en
Europe 67, et qui considérait que les pays à risque étaient
le Royaume-Uni et l’Allemagne. Bien sûr, cet outil n’était B. La vulnérabilité induite par le recours
pas présenté comme ayant un but prédictif, mais comme aux traitements algorithmiques
« un outil théorique d’aide à la décision publique » 68. Or, dans le cadre de l’action administrative :
cette simulation n’incluait que des données parcellaires
les décisions administratives individuelles
sur le trafic aérien venant de République populaire de
Chine, ne tenant pas compte des liens étroits entre certains Le constitutionnaliste Lawrence Lessig est célèbre pour son
pays et le Hubei, berceau de l’épidémie. Il ne s’agit pas de adage : « Code is law » 72. Mais parfois, il s’agit de « Law is
remettre en cause ces outils, mais de les appréhender avec code » : il est possible d’implémenter dans un programme
mesure pour éviter que les gouvernants, et donc l’État, ne les règles de droit que l’administration souhaiterait voir
soient victimes de programmes mal conçus. appliquer.
Les algorithmes auto-apprenants augmentent le risque L’ancien article 10 de la loi informatique et libertés
de biais, surtout quand leur apprentissage n’est pas super- de 1978 disposait qu’
visé par des humains. Ces technologies, bien que promet-
teuses, permettent d’obtenir des critères inférés à partir des Aucune […] décision produisant des effets juridiques à
données et non plus juste en fonction de critères voulus par l’égard d’une personne ne peut être prise sur le seul fon-
dement d’un traitement automatisé de données destiné à
les concepteurs. Le risque est donc de voir reproduire des
définir le profil de l’intéressé ou à évaluer certains aspects
violations du droit positif car les données d’apprentissage
de sa personnalité 73.
comporteraient des biais exacerbés par l’outil. Telles les
activités bancaires d’Apple gérées aux États-Unis par la Il n’était donc pas interdit pour l’administration de
banque Goldman Sachs où les femmes se voyaient octroyer fonder des décisions administratives individuelles sur
un crédit inférieur aux hommes « alors qu’ils ont les mêmes de tels traitements dès lors qu’il y avait intervention
conditions fiscales et le même historique de crédit » 69. humaine 74.
Indépendamment des biais, les logiciels peuvent ren- La source de vulnérabilité réside toutefois dans l’appli-
fermer des fraudes. Un éditeur américain a reconnu avoir cation de règles non prévues par le droit positif à cause
favorisé les intérêts d’une société pharmaceutique dédiée des vulnérabilités techniques vues, et qui influencerait
aux opioïdes par un outil d’aide à la prise de décision ensuite l’agent dans sa prise de décision. Cette situation
recommandant aux médecins leur prescription 70. Le risque est d’autant plus problématique quand l’algorithme est
de vulnérabilité peut alors concerner le patient comme le secret, « dès lors que celui qui l’a créé ou le met en œuvre
professionnel de santé qui parfois ne comprend plus le ne le communique pas » 75. Il était urgent d’assurer une
fonctionnement des recommandations. transparence de ces dispositifs opaques. Le législateur, dès
Enfin, il ne faut pas négliger l’ordinateur qui exécute 2016 76, sous l’impulsion de la doctrine de la Commission
le programme, dont les composants peuvent dysfonc- d’accès aux documents administratifs (CADA) 77 et du juge

66. En ce sens, voir J. Charpenet, C. Lequesne Roth, « Discrimination et biais genrés, les lacunes juridiques de l’audit algorithmique », Recueil Dalloz,
2019, p. 1852-1857.
67. INSERM, « Coronavirus : des chercheurs de l’INSERM proposent un modèle pour estimer le risque d’importation de l’épidémie en Europe »,
24 janvier 2020, en ligne : https://presse.inserm.fr/coronavirus-des-chercheurs-de-linserm-proposent-un-modele-pour-estimer-le-risque-
dimportation-de-lepidemie-en-europe/38000.
68. Ibid.
69. A. Jean, « Quand les algorithmes discriminent les femmes », Le Point, 23 novembre 2019, en ligne : https://www.lepoint.fr/invites-du-point/
aurelie-jean-quand-les-algorithmes-discriminent-les-femmes-23-11-2019-2349124_420.php.
70. Department of Justice of the United States, « Electronic Health Records Vendor to Pay $145 Million to Resolve Criminal and Civil Investigations »,
27 janvier 2020, en ligne : https://www.justice.gov/opa/pr/electronic-health-records-vendor-pay-145-million-resolve-criminal-and-civil-investigations-0.
71. F. Pellegrini, « Chaînes de confiance et périmètres de certification : le cas des systèmes de “vote électronique” », rapport de recherche, RR-8553,
INRIA, 2014, en ligne : https://hal.inria.fr/hal-01010950v4/document.
72. L. Lessig, « Code Is Law : On Liberty in Cyberspace », Harvard Magazine, janvier-février 2000.
73. Loi nº 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi nº 2004-801 du 6 août 2004, art. 10.
74. Par exemple, voir CNIL, décision nº MED-2017-053 du 30 août 2017 mettant en demeure le ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche
et de l’innovation.
75. T. Douville, « Parcoursup et le secret des algorithmes », Dalloz IP/IT, 2019, p. 700.
76. Loi nº 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.
77. En ce sens, voir CADA, avis nº 20161989 du 23 juin 2016.
Les vulnérabilités numériques 119

administratif 78, a assimilé les codes sources à des documents décisions individuelles exclusivement automatisées. Il
administratifs communicables 79, sauf quand sont en jeu des rappelle qu’elles doivent avoir la mention explicite prévue
secrets et intérêts protégés par la loi 80. Malgré leur commu- à l’article L. 311-3-1 du CRPA et qu’aucun secret ou intérêt
nication, ils sont difficiles à comprendre pour les profanes. protégé par la loi ne peut être opposé à la communication
Le législateur a donc prévu des dispositions spéci- des principales caractéristiques du traitement 87. De plus,
fiques pour les administrés ayant fait l’objet d’une décision ces décisions doivent pouvoir faire l’objet d’un recours
individuelle prise sur le fondement d’un traitement algo- administratif ou contentieux. Pour le premier, l’admi-
rithmique, notamment car les traitements automatisés ne nistration doit pouvoir se prononcer sans recours à un
portent pas toujours sur des données à caractère personnel 81. traitement automatisé. En cas de contentieux contre
Ces décisions doivent mentionner explicitement qu’un la décision, le juge peut exiger la communication des
tel traitement est survenu, afin que l’intéressé (personne caractéristiques de l’algorithme 88. Quant au responsable
physique ou morale) puisse demander, même si la décision de traitement, il doit pouvoir expliquer à l’intéressé de
est favorable, que lui soient communiquées de manière manière intelligible son fonctionnement. Pour cela, il
intelligible les principales caractéristiques du programme 82. doit maîtriser le traitement et ses évolutions. Pour les
Cependant, cette avancée importante pour la transparence algorithmes auto-apprenants, le Conseil ajoute que,
se heurte à des exceptions juridiques 83. « sans le contrôle et la validation du responsable du
Le législateur 84 a finalement autorisé le recours aux traitement », ils ne peuvent fonder exclusivement une
décisions administratives fondées exclusivement sur un décision administrative individuelle 89. En l’état de l’art en
traitement algorithmique dès lors que le traitement ne informatique, cela revient à dire qu’ils doivent être exclus
porte pas sur des données à caractère personnel sensibles 85. car la transparence du processus décisionnel ne peut
Mais l’on imagine la crainte suscitée par ces outils pouvant être totale. Le Conseil est alors venu préciser un régime
sans intervention humaine produire des effets de droit juridique pour faire cesser une vulnérabilité juridique
intéressant les tiers, tout en faisant des erreurs, voire sur ces algorithmes.
créant de nouvelles règles de droit pour les algorithmes Enfin, à partir du 1er juillet 2020, les décisions admi-
auto-apprenants. nistratives individuelles reposant exclusivement sur de
Le Conseil constitutionnel, dans une décision du tels traitements comportent, à peine de nullité, la mention
12 juin 2018 86, s’est prononcé sur la conformité des explicite prévue à l’article L. 311-3-1 du CRPA 90.

78. TA Paris, 10 mars 2016, M. X, nº 1508951.


79. Voir Code des relations entre le public et l’administration (CRPA), art. L. 300-2. Et, sous condition, les administrations doivent également publier
en ligne les « règles définissant les principaux traitements algorithmiques utilisés dans l’accomplissement de leurs missions lorsqu’ils fondent des
décisions individuelles » (CRPA, art. L. 312-1-3 et D. 312-1-4).
80. Ils ne peuvent donc être communiqués que dans les conditions prévues par le livre III du CRPA, et à l’exception de l’art. L. 612-3 du Code de
l’éducation. Voir supra.
81. En effet, la loi nº 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par l’ordonnance nº 2018-1125 du 12 décembre 2018 permet, lorsqu’il y a un traitement de
données à caractère personnel, de connaître la logique qui sous-tend le traitement (art. 47).
82. CRPA, art. L. 311-3-1 et R. 311-3-1-1.
83. Tel est le cas par exemple lorsqu’est en jeu un secret de défense nationale. Voir les exceptions prévues à l’article L. 311-5, 2° du CRPA et à
l’article L. 612-3 du Code de l’éducation. Lire aussi T. Douville, « Parcoursup et le secret des algorithmes », p. 700-702 ; T. Douville, « Parcoursup
à l’épreuve de la transparence des algorithmes », Dalloz IP/IT, 2019, p. 390-393.
84. Loi nº 78-17, art. 47.
85. Sont considérées comme des données à caractère personnel sensibles les catégories de données listées à l’article 8, I de la loi nº 78-17.
86. CC, déc. nº 2018-765 DC du 12 juin 2018.
87. Ibid., § 70.
88. Ibid.
89. Ibid., § 71.
90. Loi nº 78-17, art. 47, 2°.
Variétés
Pour une justice pénale internationale en matière
environnementale : à propos de la répression
des atteintes à l’environnement
par une juridiction internationale spécialisée
Mamoud ZANI
Professeur de droit public
Directeur du Centre de droit international et européen (CDIE) de Tunis
Vice-président chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique au Centre européen de recherche et de prospective politique (CEREPPOL)

I. La répression confinée des atteintes à l’environnement par la CPI


A. Les lacunes statutaires
B. Les améliorations nécessaires

II. La répression étendue des atteintes à l’environnement par des juridictions régionales
A. La Cour européenne de Strasbourg
B. La Cour africaine de Malabo

III. La répression effective des atteintes à l’environnement


par de nouvelles initiatives normatives et juridictionnelles
A. La Convention internationale pour la lutte contre l’écocide
B. La Cour pénale internationale de l’environnement

La question de la criminalisation des atteintes portées à justice pénale 2, l’ECOSOC adopta la résolution 1992/22
l’environnement par une juridiction internationale ne date par laquelle il estima que « la criminalité nationale et
point d’aujourd’hui. En effet, l’Organisation des Nations transnationale, le crime organisé, les délits économiques,
unies (ONU), à travers son organe de coordination 1, le en particulier le blanchiment de l’argent et le rôle du droit
Conseil économique et social (ECOSOC), porta un intérêt pénal dans la protection de l’environnement » 3 devaient
particulier au rôle de la justice pénale dans la protection de constituer des priorités absolues pour les travaux de ladite
l’environnement, notamment eu égard aux conséquences commission. Par la suite, l’ECOSOC, par le truchement
néfastes des catastrophes écologiques. Sur recommanda- de toute une série de résolutions 4, ne fit que conforter
tion de la Commission pour la prévention du crime et la son action en matière de protection de l’environnement.

1. Voir Charte des Nations unies, art. 63, al. 2.


2. Elle a été créée par l’ECOSOC comme commission technique dans sa résolution 1992/1. En 2006, l’Assemblée générale élargit son mandat en
vertu de sa résolution 61/252.
3. Voir doc. A/CONF/169/12, 14 décembre 1994, p. 3, § 2.
4. Résolutions 1993/32, 1993/28 et 1994/15.

CRDF, nº 18, 2020, p. 123 - 132


124 Mamoud Zani

Il en est ainsi de l’approbation du programme de travail de l’article 22 proposée par le rapporteur spécial a supprimé
du neuvième congrès de l’ONU pour la prévention du toute référence à la notion d’environnement, outre que les
crime et le traitement des délinquants autour du thème membres de la CDI avaient insisté sur la suppression du
« la protection de l’environnement aux échelons national membre de phrase « exceptionnelle gravité » qui suscite de
et international : potentiel et limites de la justice pénale » ; vives inquiétudes s’agissant de sa signification et de son
l’intégration des délits écologiques parmi les questions implication en droit international humanitaire 8. En sus,
faisant l’objet de coopération technique ; la prise en compte la suppression de l’article 26 a révélé une dissension 9 au
par les organes compétents de l’ONU et ses États membres sein même de la CDI : certains membres affirmaient que
des recommandations afférentes au rôle du droit pénal les dommages à l’environnement ne devaient pas figurer
dans la sauvegarde de l’environnement, formulées par le dans le Code car ils ne répondaient pas aux critères de
Groupe spécial d’experts chargé d’examiner des formes qualification des crimes contre la paix et la sécurité de
plus efficaces de coopération internationale contre la l’humanité ; par contre, d’autres membres avaient plaidé
criminalité transnationale, y compris les crimes contre en faveur du maintien de l’article car les dommages déli-
l’environnement. bérés et graves à l’environnement étaient en réalité non
L’initiative d’une juridiction pénale internationale en seulement pour l’humanité d’aujourd’hui mais également
matière environnementale fut relancée devant la Commis- pour les générations futures.
sion pour la prévention du crime et la justice pénale par Dans le même ordre d’idées, la première partie du
le Costa Rica. Celui-ci proposa, en 1996, la création d’une « Projet d’articles sur la responsabilité des États » adopté
Cour internationale sur l’environnement pour connaître des à titre provisoire 10, en première lecture, par la CDI, com-
crimes écologiques internationaux, poursuivre les criminels prenait le problème des atteintes à l’environnement. À cet
et aider les États à interpréter les accords internationaux sur effet, l’article 19, alinéa 3, d considérait comme crime
l’environnement 5. Toutefois, la proposition en question est international :
restée lettre morte faute de consensus entre États. Elle fut
[…] une violation grave d’une obligation internationale
débattue aussi dans le cadre du projet de Code des crimes
d’importance essentielle pour la sauvegarde et la préserva-
contre la paix et la sécurité de l’humanité, précurseur du
tion de l’environnement humain, comme celles interdisant
Statut de la Cour pénale internationale (CPI). À cet effet, en la pollution massive de l’atmosphère ou des mers 11.
procédant à l’analyse dudit projet, la Commission du droit
international (CDI) 6 considéra la protection de l’environ- Mais ce maigre effort n’a pu se concrétiser ultérieure-
nement comme étant un intérêt fondamental de l’humanité ment puisque le projet définitif de la CDI sur la responsa-
et que, par conséquent, les atteintes particulièrement graves bilité des États a écarté toute référence à l’environnement
à cet intérêt devraient en bonne logique engager la respon- et les travaux de cet organe chargé de la codification
sabilité pénale internationale de leurs auteurs. et du développement progressif du droit international
La première version du projet de Code de 1991 7 pré- n’ont jamais porté sur la mise en place d’une juridiction
voyait deux dispositions ayant trait à l’environnement : internationale consacrée uniquement aux atteintes graves
d’un côté, l’article 22, alinéa 2-d (crime de guerre d’une à l’environnement.
exceptionnelle gravité) concernant l’utilisation de méthodes La multiplicité des juridictions pénales internationales
ou moyens de guerre qui sont conçus pour causer, ou dont a indubitablement contribué à l’essor de la justice pénale
on peut attendre qu’ils causeront, des dommages étendus, internationale 12, mais sans pour autant s’appesantir sur
durables et graves à l’environnement naturel ; de l’autre, un problème d’une importance capitale pour la survie de
l’article 26 (dommages délibérés et graves à l’environne- l’humanité, en l’occurrence la répression des crimes envi-
ment) se rapportant à la condamnation de tout individu ronnementaux ou écologiques. À cet égard, il y a lieu de
causant délibérément ou ordonnant que soient causés des relever que la compétence ratione materiae des tribunaux
dommages étendus, durables et graves à l’environnement pénaux 13 ad hoc, tels que le Tribunal pénal international
naturel. Cet élan ambitieux fut par la suite freiné ; les deux pour le Rwanda (TPIR) et le Tribunal pénal international
articles ont en effet été in globo altérés : la nouvelle mouture pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), y compris la CPI, n’inclut

5. Voir doc. SOC/STU/77, 22 mai 1996.


6. Voir Organisation des Nations unies, La Commission du droit international et son œuvre, 7e éd., New York, Nations unies, 2009, vol. I.
7. Voir Annuaire de la Commission du droit international, 1991, vol. II, partie 1, p. 101-102.
8. Voir Annuaire de la Commission du droit international, 1995, vol. II, partie 2, p. 27, § 98.
9. Ibid., p. 31, § 119-120.
10. À sa 48e session, tenue du 6 mai au 26 juillet 1996. Voir CDI, « Projet d’articles sur la responsabilité des États et commentaires y relatifs adoptés
par la Commission du droit international en première lecture », janvier 1997, p. 124-149 (pour le commentaire de l’article 19), en ligne : https://
legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/commentaries/9_6_1996.pdf. Voir aussi Assemblée générale des Nations unies, 51e session, Documents
officiels, Supplément nº 10, A/51/10, p. 148-174.
11. CDI, « Projet d’articles sur la responsabilité des États et commentaires y relatifs… », p. 125. À l’origine, cette disposition était l’article 18 (crimes et
délits internationaux) du projet d’articles présentés par le comité de rédaction. Voir doc. A/CN.4/291 et Add.l et 2, A/CN.4/L.243 et Add.l, p. 242.
12. Voir L’hirondelle et la tortue. Quatrièmes journées de la justice pénale internationale, J. Fernandez, O. de Frouville (dir.), Paris, Pedone, 2020 ;
L’avenir de la justice pénale internationale, J. Albert, J.-B. Merlin (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2018.
13. Voir J.-M. Sorel, « Les tribunaux pénaux internationaux. Ombre et lumière d’une récente grande ambition », Revue Tiers Monde, nº 205, 2011, p. 29-46.
Pour une justice pénale internationale en matière environnementale… 125

pas les atteintes graves à l’environnement. D’autant plus de la communauté internationale, notamment, suivant
que les Statuts desdites juridictions 14 ne disent rien sur l’article 5 du Statut de Rome, le génocide, les crimes contre
la responsabilité pénale des personnes morales pour les l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression.
dommages causés à l’environnement. Le Statut de Rome, adopté le 17 juillet 1998, à l’occasion
Pour remédier aux insuffisances à la fois de la justice de la Conférence plénipotentiaire des Nations unies sur la
pénale interne et internationale pour ce qui est de la cri- création de la CPI, ne fait que des références ténues à la
minalisation des atteintes à l’environnement, la doctrine notion d’environnement ou à la protection de la nature.
et certaines organisations non gouvernementales ont axé Du reste, l’article 8 consacré aux crimes de guerre constitue
leurs efforts sur les concepts d’écocide et d’écocrimes pour l’unique article faisant renvoi à l’environnement natu-
stimuler une nouvelle fois la réflexion sur la nécessité rel, dans un contexte spécifique, celui des conflits armés
d’une juridiction pénale internationale en matière envi- internationaux. Selon l’alinéa 2, b-iv de cet article, parmi
ronnementale. D’autres initiatives complémentaires ont les autres violations graves des lois et coutumes régissant
suivi dans le cadre du Conseil de l’Europe avec l’adoption cette catégorie de conflit, il sied de mentionner
de la Convention sur la protection de l’environnement
[…] le fait de diriger intentionnellement une attaque en
par le droit pénal, ainsi que de l’Union européenne au sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies
moyen de la directive 2008/99/CE du Parlement européen humaines dans la population civile, des blessures aux
et du Conseil en date du 19 novembre 2008 relative à la personnes civiles, des dommages aux biens de caractère
protection de l’environnement par le droit pénal. Et aussi civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’envi-
au sein de l’Union africaine (UA) avec la récente Cour ronnement naturel qui seraient manifestement excessifs
pénale africaine susceptible de sanctionner les atteintes par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret
à l’environnement. et direct attendu.
L’examen de la mise en place d’une juridiction interna- La protection de l’environnement naturel n’est pas
tionale spécialisée chargée de la répression des atteintes à prise en compte par cette disposition réservée davantage
l’environnement reste un sujet passionnant qui mérite une aux populations civiles qu’aux atteintes à l’environnement.
réflexion plus large par rapport à la CPI de La Haye. L’objec- De surcroît, la même disposition ignore les conflits armés
tif de cet article consiste donc à réfléchir aux modalités de internes susceptibles de causer de sérieuses atteintes à
l’institution d’une telle juridiction et aux conséquences qui l’environnement et impose des conditions draconiennes,
en découlent sur le plan de la responsabilité des personnes en l’occurrence l’étendue, la durabilité et la gravité des
morales. Pour ce faire, nous analyserons, tout d’abord, la dommages causés. En vérité, la protection de l’environ-
répression confinée des atteintes à l’environnement par la nement en période de conflit armé est envisagée par les
CPI (I), ensuite, la répression étendue des atteintes à l’envi- articles 35 et 55 du Protocole additionnel I (1977) aux quatre
ronnement par des juridictions régionales (II), et enfin, la Conventions de Genève du 12 août 1949. Il est ainsi prohibé
répression effective des atteintes à l’environnement par de d’employer
nouvelles initiatives normatives et juridictionnelles (III).
[…] des méthodes ou des moyens de guerre qui sont conçus
pour causer, ou dont on peut attendre qu’ils causeront, des
dommages étendus, durables et graves à l’environnement
I. La répression confinée des atteintes naturel.
à l’environnement par la CPI La conduite de la guerre tiendra compte de la protection de
La CPI n’exerce aucune compétence à l’égard des crimes […] l’environnement naturel contre des dommages éten-
environnementaux. Le Statut de cette juridiction comprend dus, durables et graves. Cette protection inclut l’interdic-
un certain nombre de lacunes (A) limitant sa compétence, tion d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus
d’où la nécessité d’apporter certaines améliorations afin pour causer ou dont on peut attendre qu’ils causent de tels
dommages à l’environnement naturel, compromettant, de
d’élargir sa compétence matérielle (B).
ce fait, la santé ou la survie de la population. Les attaques
contre l’environnement naturel à titre de représailles sont
interdites.
A. Les lacunes statutaires
Remarquons que ces deux articles n’interdisent ces
La répression des atteintes à l’environnement n’est pas du dommages à l’environnement que s’ils sont « étendus,
ressort de la CPI. La vocation première de cette juridiction durables et graves », ce qui laisse la porte ouverte à toute
internationale permanente indépendante du système interprétation divergente s’agissant des atteintes à l’environ-
des Nations unies consiste à mettre fin à l’impunité des nement d’un moindre degré. En définitive, il est essentiel
auteurs des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de rappeler tout de même les limites importantes de la CPI

14. Un mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux ad hoc du Rwanda et de La Haye a été institué par
le Conseil de sécurité de l’ONU conformément à sa résolution 1966 du 22 décembre 2010. Le mécanisme en question comprend deux divisions
dont les dates d’entrée en fonction ont été fixées le 1er juillet 2012 pour la division chargée des fonctions résiduelles du TPIR, et le 1er juillet 2013
pour la division chargée des fonctions résiduelles du TPIY (doc. S/RES/1966 (2010), p. 2).
126 Mamoud Zani

sur le plan fonctionnel : la juridiction de La Haye ne peut […] à la demande des États, à coopérer avec eux et à leur
exercer sa compétence à l’égard des crimes relevant de sa prêter assistance au sujet de comportements constituant
compétence que si ceux-ci ont été commis sur le terri- des crimes graves au regard de la législation nationale, à
toire d’un État partie ou par un ressortissant d’un tel État. l’instar de l’exploitation illicite de ressources naturelles, du
trafic d’armes, de la traite d’êtres humains, du terrorisme,
Cependant, ces deux conditions ne sont pas applicables
de la criminalité financière, de l’appropriation illicite de
lorsqu’une situation est déférée à la Cour par le Conseil
terres ou de la destruction de l’environnement 18.
de sécurité de l’ONU.
À cette première limite, il faut en ajouter deux autres : Bien que ce document reste muet sur la possibilité
d’un côté, sa compétence repose entièrement sur le principe d’instaurer un « crime contre l’environnement », ce début
de complémentarité ; en effet, la Cour ne peut intervenir que d’intérêt par la CPI aux atteintes à l’environnement consti-
si les autorités nationales compétentes n’ont pas la volonté tue un progrès ostensible, mais il reste à déterminer les
ou les moyens de poursuivre elles-mêmes les coupables modalités de la procédure à suivre afin que l’institution
avec la rigueur exigée 15. De l’autre, elle ne peut juger que en question puisse prendre réellement à bras-le-corps la
des événements qui se sont produits après l’entrée en question des crimes environnementaux. C’est pourquoi
vigueur du Statut de Rome le 1er juillet 2002 16. Par ailleurs, des améliorations semblent nécessaires au Statut de Rome.
l’article 124 du Statut permet à un État partie de déclarer Ainsi, il importe, tout d’abord, d’amender l’article 5 du
l’incompétence de la Cour, pour une période de sept ans, Statut pour ajouter un nouveau crime, appelé « écocide »
concernant la catégorie des crimes visés à l’article 8, lorsqu’il ou « catastrophe environnementale » ; ensuite, de prévoir
est allégué qu’un crime a été commis sur son territoire ou un article pour préciser les éléments constitutifs du crime,
par ses ressortissants. en particulier l’élément intentionnel ; enfin, de procéder
à la révision 19 du Statut de Rome, ce qui est une tâche
ardue : le secrétaire général de l’ONU devra convoquer
B. Les améliorations nécessaires une conférence ouverte aux participants à l’Assemblée
des États parties ; l’adoption de l’amendement requiert la
Une juridiction pénale internationale permanente doit être majorité des deux tiers (2/3) de ceux-ci, en cas d’absence
en mesure de sanctionner les crimes environnementaux de consensus.
commis par des personnes physiques et, surtout, des D’autres moyens d’amélioration sont également à
personnes morales telles que les entreprises multinatio- envisager : il en est ainsi de la création d’une chambre
nales. La gravité de ces crimes est à évaluer à la lumière spécialisée 20 au sein de la CPI chargée des atteintes graves à
des conséquences néfastes engendrées sur la santé des l’environnement et composée de spécialistes en la matière ;
personnes. Au demeurant, en tenant compte du critère de l’introduction d’un article 25 bis consacré à la respon-
de gravité des crimes, le Bureau du procureur de la CPI sabilité pénale des personnes morales ; de l’ajout d’autres
à la suite du « Document de politique générale relatif à la dispositions afférentes, par exemple, à la création d’un
sélection et à la hiérarchisation des affaires », présenté le fonds spécial d’indemnisation pour les dommages graves
15 septembre 2016, a décidé d’élargir le champ d’action à l’environnement, l’instauration d’une grille de peines
de la juridiction de La Haye pour s’intéresser aux crimes pour les personnes morales et la mise en place d’un poste
environnementaux. À ce sujet, le paragraphe 41 dudit de procureur adjoint chargé de l’environnement.
document précise que : Si la compétence de la CPI reste limitée en matière
L’impact des crimes peut s’apprécier à la lumière, entre
environnementale, d’autres juridictions peuvent sanc-
autres, de la vulnérabilité accrue des victimes, de la terreur tionner les crimes environnementaux.
répandue parmi la population ou des ravages qu’ils causent
sur le plan social, économique et écologique au sein des
communautés concernées. Dans ce contexte, le Bureau II. La répression étendue
s’intéressera particulièrement aux crimes visés au Statut de des atteintes à l’environnement
Rome impliquant ou entraînant, entre autres, des ravages
écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles par des juridictions régionales
ou l’expropriation illicite de terrains 17.
A contrario de la CPI, certaines juridictions régionales ont la
À cet égard, le Bureau du procureur cherchera faculté de sanctionner les atteintes à l’environnement. C’est

15. Statut de Rome, art. 17, al. 1, a et b.


16. Ibid., art. 11, al. 1 (compétence ratione temporis).
17. CPI, Bureau du procureur, « Document de politique générale relatif à la sélection et à la hiérarchisation des affaires », La Haye, 15 septembre 2016,
§ 41, p. 15.
18. Ibid., § 7, p. 5.
19. Voir Statut de Rome, art. 121 et 123.
20. À l’exemple de la Cour internationale de justice qui instaura une chambre spéciale pour les questions environnementales. Voir R. Ranjeva,
« L’environnement, la Cour internationale de Justice et la Chambre spéciale pour les questions de l’environnement », Annuaire français de droit
international, nº 40, 1994, p. 433-441.
Pour une justice pénale internationale en matière environnementale… 127

le cas notamment de la Cour européenne de Strasbourg (A) ment peuvent toucher le bien-être des personnes et les
et de la future Cour africaine de Malabo (B). priver de la jouissance de leur domicile.
Dans l’affaire Lopez Ostra c. Espagne (1994) 23, la requé-
rante se plaignait d’une pollution émanant d’une usine de
A. La Cour européenne de Strasbourg traitement de déchets de l’industrie du cuir (émanations
de gaz, odeurs pestilentielles et contaminations) portant
Tout comme la Cour internationale de justice (CIJ) atteinte à la santé des habitants des environs. La Cour a
ayant contribué à travers sa jurisprudence au dévelop- relevé que l’État défendeur n’était pas parvenu à ménager
pement des règles et principes du droit international de un juste équilibre entre l’intérêt que constituait le bien-être
l’environnement, en rappelant l’importance que revêt le économique de la ville – parce qu’elle accueillait une usine
respect de l’environnement pour l’ensemble des États de la de traitement de déchets – et la jouissance effective par la
communauté internationale et du genre humain, la Cour requérante de son droit au respect de son domicile et de
européenne des droits de l’homme a su développer pour sa vie privée et familiale.
sa part une jurisprudence riche en matière environnemen- Dans l’affaire Giacomelli c. Italie (2006) 24, la requérante
tale, quoique la Convention européenne de sauvegarde se plaignait d’émissions nuisibles émanant d’une usine de
des droits de l’homme et des libertés fondamentales reste traitement de « déchets spéciaux, y compris dangereux »,
muette sur la notion d’environnement. située à trente mètres de son domicile, en alléguant que cette
C’est par un subtil subterfuge consistant à opérer usine posait un risque pour sa santé et son domicile. La
une corrélation entre les droits énoncés dans la Conven- Cour a affirmé que, une étude d’impact sur l’environnement
tion et la qualité de l’environnement que la juridiction ayant été conduite sept ans seulement après le début de
strasbourgeoise a procédé à l’extension de son champ de l’exploitation de l’usine, alors que la loi l’imposait avant le
compétence ratione materiae pour englober les atteintes début de l’activité, les autorités de l’État n’avaient pas res-
graves à l’environnement. Dans toute une série d’affaires, pecté la législation nationale en matière d’environnement.
la Cour de Strasbourg s’est intéressée à divers aspects Il est à remarquer, d’une part, que les arrêts de la Cour
touchant l’environnement. européenne sont définitifs et obligatoires pour les États
Dans l’arrêt Tatar c. Roumanie (2009) 21, une mine parties du Conseil de l’Europe ; le Comité des ministres,
d’or dont le processus d’extraction utilisait du cyanure de organe décisionnel, en assure l’application. D’autre part,
sodium et située à proximité du domicile des requérants l’instance strasbourgeoise contrôle aussi le respect par les
avait libéré dans l’écosystème environ 100 000 m3 d’eaux États des dispositions d’un instrument révolutionnaire
de traitement contenant des cyanures à la suite d’un en matière de répression des atteintes graves à l’envi-
accident écologique survenu en janvier 2000. La Cour a ronnement, à savoir la Convention sur la protection de
constaté que les requérants n’avaient pas établi l’existence l’environnement par le droit pénal du 4 novembre 1998 25.
d’un lien de causalité entre l’exposition de leur fils au L’originalité de cet instrument repose sur le fait qu’il
cyanure de sodium et son asthme. Elle a toutefois relevé érige en infractions pénales 26 un certain nombre d’actes
que l’activité industrielle avait continué après l’accident commis intentionnellement ou par négligence, tels que
de janvier 2000, alors qu’aurait dû s’appliquer le principe l’émission ou l’introduction d’une quantité de substances
de précaution, selon lequel l’absence de certitude compte ou de radiations ionisantes dans l’atmosphère, le sol, les
tenu des connaissances scientifiques et techniques du eaux ; l’élimination, le traitement, le stockage, le transport,
moment ne saurait justifier que l’État retarde l’adoption l’exportation ou l’importation illicites de déchets ; l’exploi-
de mesures effectives et proportionnées. tation illicite d’une usine ; la fabrication, le traitement, l’uti-
Dans l’affaire Guerra et autres c. Italie (1998) 22, les lisation, le transport, l’exportation ou l’importation illicites
requérantes habitaient à environ un kilomètre d’une usine de matières nucléaires, d’autres substances radioactives ou
chimique fabriquant des engrais. Un accident s’était pro- de produits chimiques dangereux. Par ailleurs, il détermine
duit ayant conduit à l’hôpital des personnes gravement la responsabilité pénale des personnes morales 27 et envisage
intoxiquées par l’arsenic, en raison de la libération dans des sanctions 28 réprimant les atteintes à l’environnement,
l’atmosphère de tonnes de substances contenant ce poison. telles que l’emprisonnement et les sanctions pécuniaires
La Cour a rappelé que des atteintes graves à l’environne- et la remise en l’état de l’environnement.

21. Cour EDH, 27 janvier 2009, Tatar c. Roumanie, nº 67021/01.


22. Cour EDH, 19 février 1998, Guerra et autres c. Italie, nº 14967/89.
23. Cour EDH, 9 décembre 1994, Lopez Ostra c. Espagne, nº 16798/90.
24. Cour EDH, 2 novembre 2006, Giacomelli c. Italie, nº 59909/00.
25. À ce jour, elle n’est pas encore en vigueur ; seule l’Estonie l’a ratifiée. L’article 13, alinéa 3 exige trois instruments de ratification pour son entrée
en vigueur. Voir M. G. Faure, « Vers un nouveau modèle de protection de l’environnement par le droit pénal », Revue européenne de droit de
l’environnement, nº 1, 2005, p. 3-19 ; A. Szönyi Dandachi, « La Convention sur la protection de l’environnement par le droit pénal », Revue juridique
de l’environnement, nº 3, 2003, p. 281-288.
26. Voir Convention sur la protection de l’environnement par le droit pénal, art. 2 et 4.
27. Ibid., art. 9.
28. Ibid., art. 6.
128 Mamoud Zani

B. La Cour africaine de Malabo […] toute importation ou défaut de réimportation, tout


mouvement transfrontalier ou exportation de déchets
La remise en cause de la CPI par de nombreux États dangereux prescrit par la Convention de Bamako 35 sur
africains 29 l’accusant de s’acharner sur le continent l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux
par l’ouverture de diverses enquêtes, surtout depuis le et sur le contrôle des mouvements transfrontaliers et la
gestion des déchets dangereux produits en Afrique […] 36.
lancement du mandat d’arrêt à l’encontre du président
soudanais Omar el-Béchir accusé de crimes graves perpé- Et l’exploitation illicite des ressources naturelles se mani-
trés au Darfour, a amené ces États vers une alternative, à festant par des actes graves qui affectent la stabilité d’un
savoir le renforcement des pouvoirs de la Cour africaine État, d’une région ou de l’Union africaine 37 ; c’est le cas de
de justice et des droits de l’homme de sorte qu’elle soit l’exploitation des ressources naturelles sans respect des
compétente pour juger et punir les crimes graves sur le normes en matière de protection de l’environnement et
plan panafricain. D’où l’adoption, le 27 juin 2014, du de la sécurité des populations et du personnel ; du non-
Protocole de Malabo 30 (Guinée équatoriale) fusionnant la respect des normes et standards fixés par le mécanisme
Cour africaine de justice et la Cour africaine des droits de de certification de la ressource naturelle concernée ; de
l’homme et des peuples, pour instituer la Cour africaine la conclusion par corruption, fraude ou tromperie d’un
de justice et des droits de l’homme avec une section contrat d’exploitation des ressources naturelles, etc.
pénale internationale. L’objectif ouvertement affiché est En cas de responsabilité avérée des personnes morales,
la mise en place d’une justice pénale régionale 31 semblable la Cour de Malabo rend une ordonnance contre celles qui
à celle de la CPI, garantissant, contrairement à cette sont coupables, en précisant les compensations auxquelles
dernière, l’immunité des chefs d’État et de gouverne- ont droit les victimes, principalement la restitution, le
ment en exercice 32. De ce fait, le risque d’un droit pénal dédommagement et la réhabilitation 38.
régional rivalisant avec le droit international pénal 33
n’est pas à exclure. Les tentatives de répression des atteintes à l’environnement
La Cour africaine pénale de Malabo exerce une par des juridictions régionales démontrent bel et bien le
compétence ratione materiae plus élargie que la CPI ; dynamisme du droit pénal régional malgré ses limites.
elle connaît pas moins de quatorze crimes internationaux : Qu’en est-il de la sanction des crimes environnementaux
génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, par de nouvelles actions ?
crime relatif au changement anticonstitutionnel de gou-
vernement, piraterie, terrorisme, mercenariat, corruption,
blanchiment d’argent, traite des personnes, trafic illicite de III. La répression effective des atteintes
stupéfiants, trafic illicite de déchets dangereux, exploita-
tion illicite des ressources naturelles, crime d’agression 34. À à l’environnement par de nouvelles
cela, il faut ajouter de manière novatrice deux compétences initiatives normatives et juridictionnelles
particulières assurées à l’égard des personnes morales
impliquées souvent dans les dommages causés à l’environ- Les atteintes causées à l’environnement exigent une
nement, ainsi que les crimes économiques et financiers. répression effective. À cet effet, de nouvelles initiatives
La Cour pénale africaine examine les atteintes graves normatives et juridictionnelles ont émergé : un projet
à l’environnement commises par les personnes morales de Convention internationale pour la lutte contre l’éco-
(entreprises) sous l’angle de deux infractions : le trafic cide (A) et l’instauration d’une Cour pénale internationale
illicite de déchets dangereux, c’est-à-dire de l’environnement (B).

29. L’Union africaine avait appelé au retrait massif de la CPI. Cependant, le concept de retrait massif n’existe pas en droit international ; les États
africains ayant ratifié individuellement le Statut de Rome, ils ne peuvent en sortir qu’individuellement. Remarquons que l’Afrique constitue le
bloc régional le plus nombreux à faire partie de la CPI (34 États).
30. Protocole portant amendement au Protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, dit Protocole de Malabo.
Il n’est pas encore en vigueur. Quinze ratifications sont nécessaires pour son entrée en vigueur (art. 11, al. 1).
31. Voir M. Mubiala, « Chronique de droit pénal de l’Union africaine. Vers une justice pénale régionale en Afrique », Revue internationale de droit
pénal, nº 3-4, vol. 83, 2012, p. 547-557.
32. Selon l’article 46 A bis du Protocole de Malabo, « Aucune procédure pénale n’est engagée ni poursuivie contre un chef d’État ou de gouvernement
de l’UA en fonction, ou toute personne agissant ou habilitée à agir en cette qualité ou tout autre haut Responsable public en raison de ses
fonctions ». Cet article est en contradiction flagrante avec l’article 27, alinéa 1 du Statut de Rome disposant que : « […] la qualité officielle de chef
d’État ou de gouvernement, de membre d’un gouvernement ou d’un parlement, de représentant élu ou d’agent d’un État, n’exonère en aucun
cas de la responsabilité pénale au regard du présent Statut, pas plus qu’elle ne constitue en tant que telle un motif de réduction de la peine ».
33. Voir A.-M. La Rosa, Dictionnaire de droit international pénal : termes choisis, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
34. Voir Protocole de Malabo, art. 28 A.
35. Adoptée le 30 janvier 1991. Voir F. Ouguergouz, « La Convention de Bamako sur l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux et sur
le contrôle des mouvements transfrontaliers et la gestion des déchets dangereux produits en Afrique », Annuaire français de droit international,
nº 38, 1992, p. 871-884.
36. Protocole de Malabo, art. 28 L, al. 1.
37. Ibid., art. 28 L bis.
38. Ibid., art. 45, al. 1.
Pour une justice pénale internationale en matière environnementale… 129

A. La Convention internationale incurables graves à une population ou […] déposs[éder]


durablement cette dernière de ses terres, territoires ou
pour la lutte contre l’écocide
ressources 44.
En l’absence d’un instrument juridique international
Le projet de Convention écocide prévoit, à juste titre,
consacré à la lutte contre la criminalité environnementale,
l’imprescriptibilité du crime d’écocide 45 et la responsabilité
un groupe de juristes internationaux 39 proposa des projets
pénale des personnes morales 46, c’est-à-dire
de conventions internationales pour la répression des
écocrimes et écocides. Ceux-ci comprennent les […] toute entité ayant la personnalité juridique en vertu
du droit applicable, exception faite des États ou des entités
[…] actes illicites incriminés commis intentionnellement publiques dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance
ou par négligence au moins grave qui créent un risque publique et des organisations internationales publiques 47.
de dégradation substantielle des écosystèmes dans leur
composition, leur structure ou leur fonctionnement 40 ; À cet effet, tout État partie adopte des mesures légis-
ainsi que les « actes illicites incriminés commis intention- latives internes afin qu’une personne morale puisse être
nellement dans le cadre d’une action généralisée ou systé- tenue pénalement responsable du crime d’écocide, lorsque
matique et qui portent atteinte à la sûreté de la planète » 41. celui-ci a été commis, pour son compte, par toute personne
Sur ce dernier point, le crime d’écocide se rapproche du exerçant un pouvoir de direction en son sein, agissant soit
crime contre l’humanité 42. En vertu de l’article 1 du projet individuellement, soit en tant que membre d’un organe
de Convention écocide, celle-ci s’applique « aux crimes de la personne morale 48.
les plus graves contre l’environnement qui, en temps de Les sanctions à l’encontre des personnes morales
paix comme en temps de conflit armé, portent atteinte à la sont envisagées par l’article 7, alinéas 1 et 2 du projet de
sûreté de la planète ». Les actes commis intentionnellement Convention écocide. Elles portent de manière détaillée
dans le contexte d’une action généralisée ou systématique sur les amendes ; la dissolution ; la fermeture temporaire
portant atteinte à la sûreté de la planète englobent ou définitive des locaux ou établissements de la personne
morale ; le retrait de licences, autorisations ou conces-
[…] le rejet, l’émission ou l’introduction d’une quantité sions ; l’interdiction de recevoir des subventions et des
de substances ou de radiations ionisantes dans l’air ou financements publics et de contracter avec les adminis-
l’atmosphère, les sols, les eaux ou les milieux aquatiques ;
trations publiques ; la publication de la condamnation ;
la collecte, le transport, la valorisation ou l’élimination
de déchets, y compris la surveillance de ces opérations
la nomination d’un mandataire de justice.
ainsi que l’entretien subséquent des sites de décharge et L’ensemble de ces sanctions est déterminé en tenant
notamment les actions menées en tant que négociant ou compte prioritairement de la réparation du dommage
courtier dans toute activité liée à la gestion des déchets ; et de l’indemnisation des victimes, selon un certain
l’exploitation d’une usine dans laquelle une activité dan- nombre de critères 49, tels que le profit économique tiré de
gereuse est exercée ou des substances ou préparations l’infraction, y compris dans ce cas les économies ayant pu
dangereuses sont stockées ou utilisées ; la production, le résulter de la non-adoption de mesures de protection de
traitement, la manipulation, l’utilisation, la détention, l’environnement ; l’absence ou l’insuffisance des mesures
le stockage, le transport, l’importation, l’exportation ou de contrôle internes qui auraient permis la prévention
l’élimination de matières nucléaires ou d’autres substances de l’infraction ; la réitération d’infractions contre l’envi-
radioactives dangereuses ; la mise à mort, la destruction, la
ronnement au sein de ou par la personne morale et la
possession ou la capture de spécimens d’espèces de faune
et de flore sauvages protégées ou non 43.
collaboration de la personne morale. La réparation des
dommages causés par les actes illicites des personnes
Ils doivent impérativement causer morales prend la forme de mesures de remise en état ; de
[…] une dégradation étendue, durable et grave de l’air ou dommages et intérêts ; de programmes de conformité ;
de l’atmosphère, des sols, des eaux, des milieux aquatiques, de provisionnement du Fonds pour l’environnement ;
de la faune ou de la flore, ou de leurs fonctions écologiques ; de mesures de développement local ; d’excuses aux
ou la mort, des infirmités permanentes ou des maladies communautés lésées en tant que mesures de réparation

39. Des écocrimes à l’écocide : le droit pénal au secours de l’environnement, L. Neyret (dir.), préface de M. Delmas-Marty, Bruxelles, Bruylant, 2015.
La recherche a aussi abouti à la formulation de trente-cinq propositions pour mieux sanctionner les crimes contre l’environnement ; voir la
partie III, p. 445-451.
40. Ibid., p. 452 (« Tableau comparatif des infractions environnementales »).
41. Ibid. Voir aussi le projet de Convention écocide, art. 2, al. 1, disponible en ligne : http://blog.uclm.es/repmult/files/2019/12/02_PROJET-DE-
CONVENTION-CONTRE-L%E2%80%99%C3%89COCIDE.pdf.
42. Voir M. Delmas-Marty, L. Neyret, I. Fouchard, E. Fronza, Le crime contre l’humanité, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 128.
43. Projet de Convention écocide, art. 2, al. 1, a, b, c, d, e.
44. Ibid., art. 2, al. 2, a et b.
45. Ibid., art. 4.
46. La responsabilité pénale des personnes physiques est prévue par l’article 3 du projet Convention écocide.
47. Projet de Convention écocide, art. 5, al. 4.
48. Ibid., art. 5, al. 1.
49. Ibid., art. 8.
130 Mamoud Zani

symboliques adaptées à la dimension culturelle du dom- écocide à l’ONU exige aussi la convocation par le secrétaire
mage environnemental 50. général d’une conférence plénipotentiaire et la désignation
Pour ce qui est des personnes physiques, les sanctions 51 d’un groupe de travail pour assurer la rédaction de ses
doivent être efficaces, proportionnées et dissuasives, tout articles.
en garantissant la réparation des dommages à l’environne-
ment et l’indemnisation des victimes. Les peines encourues
peuvent prendre la forme de peines d’emprisonnement, B. La Cour pénale internationale
d’amendes et de confiscation des profits, biens et avoirs de l’environnement
tirés directement ou indirectement du crime, sans pré-
judice des droits des tiers de bonne foi. Le choix et la L’initiative d’une juridiction pénale internationale dédiée
détermination de la gravité de la sanction reposent sur à l’environnement revient à un groupement d’organi-
plusieurs critères, en l’occurrence le profit économique tiré sations 57 qui lança au sein du Parlement européen, le
de l’infraction, y compris dans ce cas les économies ayant 30 janvier 2014, la Charte de Bruxelles pour la création
pu résulter de la non-adoption de mesures de protection d’un Tribunal pénal européen et d’une Cour pénale inter-
de l’environnement ; la position hiérarchique de l’auteur nationale de l’environnement et de la santé.
de l’infraction ; la prompte réparation du dommage et Les promoteurs de la Charte ont constaté que l’utili-
l’indemnisation des victimes ; le caractère organisé du sation excessive des ressources contribue à la destruction
crime. Les mesures de réparation des dommages causés d’écosystèmes dont le fonctionnement assure le maintien
par les personnes physiques sont semblables à celles des et le développement de la vie ; et que l’usage de produits
personnes morales. toxiques et en particulier les perturbateurs endocriniens
Les autres dispositions innovantes 52 du projet de et les produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques
Convention écocide touchent la création du poste de affecte sérieusement la santé humaine. De ce fait, il importe
procureur international de l’environnement 53, d’une d’agir de manière urgente sur le plan juridique afin de
Cour pénale internationale de l’environnement 54 et d’un garantir la préservation de l’environnement avec des
Groupe de recherche et d’enquête pour l’environnement sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. C’est
(GREEN) 55 chargé d’effectuer des constatations de faits pourquoi, l’accès effectif à la justice s’avère indispensable
matériels susceptibles de correspondre à la définition du pour réprimer les dommages portés aux ressources, à la
crime d’écocide et de formuler des avis sur la criminalité nature et aux humains.
environnementale internationale. Reconnaissant « le droit inaliénable de l’homme à
Certes, le projet de Convention internationale pour un environnement sain et le risque d’irréversibilité du
la lutte contre l’écocide est ambitieux 56 de par l’enjeu niveau atteint par la perte de biodiversité » 58, la Charte
recherché visant à réprimer les atteintes graves à l’envi- conçoit un processus en trois étapes 59 pour l’instauration
ronnement, néanmoins sa concrétisation suscite certaines de juridictions consacrées à l’environnement. De prime
interrogations. En effet, le mécanisme d’application envi- abord, un Tribunal moral pour juger les responsables des
sagé est purement politique, l’Assemblée des États parties, crimes et délits environnementaux mettant en péril les
avec un mode de prise de décisions souvent difficile à ressources planétaires et la santé humaine par la société
atteindre, le consensus ; alors qu’il aurait été plus idoine civile. Ensuite, la création d’un Tribunal pénal européen
de confier la tâche de contrôle à un organe ou un groupe de l’environnement et de la santé par la modification des
d’experts indépendants. Plus généralement, le projet de statuts de la Cour de justice de l’Union européenne ; la
Convention ne dit rien au sujet du nombre d’instruments reconnaissance de la nécessaire sanction pénale des délits
de ratification requis pour son entrée en vigueur, ni sur environnementaux (directive 2008/99/CE) et la mise en
la question de la possibilité de formuler des réserves par place d’un Parquet pénal européen. Enfin, l’institution
les États parties. Enfin, le processus d’adoption du texte d’une Cour pénale internationale de l’environnement

50. Projet de Convention écocide, art. 7, al. 3.


51. Ibid., art. 6, al. 1, 2 et 3.
52. Elles concernent les enquêtes et poursuites, l’extradition, l’entraide judiciaire et la coopération internationale. Voir projet de Convention écocide,
art. 11, 14, 15 et 16.
53. Projet de Convention écocide, art. 17.
54. Ibid., art. 18.
55. Ibid., art. 20.
56. La rédaction de certains articles s’inspire tout de même des dispositions de la directive 2008/99/CE du Parlement européen et du Conseil du
19 novembre 2008 relative à la protection de l’environnement par le droit pénal. Voir, par exemple, les articles 3 (infractions), 5 (sanctions) et
6 (responsabilité des personnes morales) de la directive. Voir aussi L. Krämer, « Le droit répressif et le droit de l’environnement européen »,
Revue juridique de l’environnement, numéro spécial, 2014, p. 75-93 ; D. Roets, « Naissance du droit pénal européen de l’environnement (à propos
de la directive 2008/99/CE du Parlement européen et du conseil du 19 novembre 2008 relative à la protection de l’environnement par le droit
pénal) », Revue européenne de droit de l’environnement, nº 3, 2009, p. 271-283.
57. End Ecocide in Europe, Tribunal international de conscience des crimes relatifs à la nature, Académie internationale des sciences environnementales,
Fondation Lelio Basso, etc.
58. Préambule de la Charte de Bruxelles.
59. Ibid., principes 1, 2 et 3.
Pour une justice pénale internationale en matière environnementale… 131

et de la santé avec la reconnaissance de « la catastrophe souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur
environnementale comme l’une des incriminations des politique d’environnement et ils ont le devoir de faire en
crimes contre l’humanité permettant de poursuivre les sorte que les activités exercées dans les limites de leur juri-
responsables ayant agi de façon intentionnelle ». Ainsi, diction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage
à l’environnement dans d’autres États ou dans des régions
ce crime de catastrophe environnementale
ne relevant d’aucune juridiction nationale.
[…] permettrait d’obtenir une protection effective inter- - Les États doivent coopérer pour développer encore le
nationale des écosystèmes, dans l’esprit des précédents droit international en ce qui concerne la responsabilité
jurisprudentiels de nature civile émanant de la Cour inter- et l’indemnisation des victimes de la pollution et d’autres
nationale de Justice (Trail Case, conflit du canal de Corfou) dommages écologiques que les activités menées dans les
dont résulte une règle de droit international coutumier limites de la juridiction de ces États ou sous leur contrôle
selon laquelle : « aucun État n’a le droit d’utiliser ou per- causent à des régions situées au-delà des limites de leur
mettre qu’on utilise son propre territoire de telle manière à juridiction 64.
provoquer des dommages », réaffirmée par le principe nº 21
de la Déclaration de Stockholm de 1972 et dans le principe La jurisprudence de la CIJ s’est fait l’écho de ces prin-
nº 2 de la Conférence de Rio de Janeiro de 1992 60. cipes : dans l’affaire des usines de pâte à papier sur le fleuve
L’idée d’une Cour pénale internationale de l’environ- Uruguay (Argentine c. Uruguay) 65, l’organe judiciaire de
nement complémentaire des juridictions nationales avec un l’ONU a affirmé que
procureur international de l’environnement indépendant […] le principe de prévention, en tant que règle cou-
fut avancée par les initiateurs du projet de Convention tumière, trouve son origine dans la diligence requise
internationale pour la lutte contre l’écocide. L’Assemblée (« due diligence ») de l’État sur son territoire. Il s’agit de
des États parties à la Convention choisira pour un mandat « l’obligation, pour tout État, de ne pas laisser utiliser son
de cinq ans le procureur international compétent pour territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres
États » […]. En effet, l’État est tenu de mettre en œuvre
[…] enquêter et rassembler des preuves relatives à des tous les moyens à sa disposition pour éviter que les acti-
actes présumés d’écocide portés à la connaissance de son vités qui se déroulent sur son territoire, ou sur tout espace
Bureau, par les autorités nationales des États parties, par relevant de sa juridiction, ne causent un préjudice sensible
les institutions régionales et internationales intéressées à l’environnement d’un autre État 66.
par la lutte contre la criminalité environnementale, par
la société civile… 61. Cette obligation relève désormais du corps de règles du
droit international de l’environnement.
Elle désignera aussi des procureurs correspondants 62
Dans un autre litige relatif au projet Gabčíkovo-
nationaux pour l’assister dans ses tâches.
Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie) 67, la CIJ a rappelé que,
La démarche concrète pour la mise en place d’une
dans le domaine de la protection de l’environnement,
juridiction pénale internationale dévouée à la répression
des atteintes à l’environnement passe par la convocation […] la vigilance et la prévention s’imposent en raison
d’une conférence internationale sous l’égide des Nations du caractère souvent irréversible des dommages causés à
unies. Le secrétaire général de l’ONU désignera alors un l’environnement et des limites inhérentes au mécanisme
groupe de travail composé d’États parties pour recueillir même de réparation de ce type de dommages 68.
l’avis des autres membres et rédiger les dispositions du
Et d’ajouter que :
Statut de la future juridiction. Dans cette intention, la
question de la responsabilité internationale pour dom- La réparation doit « autant que possible » effacer toutes les
mages causés à l’environnement doit être davantage mise conséquences de l’acte illicite. En l’espèce, les conséquences
en lumière, tout en rappelant l’importance des principes des actes illicites commis par les deux parties seront effa-
21 et 22 de la Conférence de Stockholm des Nations unies cées « autant que possible » si ces dernières reprennent
leur coopération pour l’utilisation des ressources en eau
sur l’environnement de juin 1972 63. Ceux-ci méritent d’être
partagées du Danube et si le programme pluridimensionnel
mentionnés :
d’utilisation, de mise en valeur et de protection du cours
- Conformément à la Charte des Nations unies et aux d’eau, en tant qu’unité unique coordonnée, est réalisé de
principes du droit international, les États ont le droit manière équitable et raisonnable. Ce que peuvent faire les

60. Ibid., principe 3.


61. Projet de Convention écocide, art. 17, al. 2.
62. Ibid., art. 17, al. 3.
63. Voir A. C. Kiss, J.-D. Sicault, « La Conférence des Nations unies sur l’environnement (Stockholm, 5-16 juin 1972) », Annuaire français de droit
international, nº 18, 1972, p. 603-628.
64. Rapport de la Conférence des Nations unies sur l’environnement, Stockholm, 5-16 juin 1972, principes 21 et 22.
65. CIJ, arrêt du 20 avril 2010, Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), Recueil, 2010, p. 14 sq. Voir L. Vatna, « L’affaire
des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay) : un nouveau différend environnemental devant la Cour internationale
de justice », Revue québécoise de droit international, nº 22-2, 2009, p. 25-55.
66. CIJ, arrêt du 20 avril 2010, Usines de pâte à papier…, p. 55-56, § 101.
67. CIJ, arrêt du 25 septembre 1997, Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), Recueil, 1997, p. 7 sq.
68. Ibid., p. 78, § 140, al. 3.
132 Mamoud Zani

parties, c’est rétablir une gestion conjointe de ce qui reste la qualité de leur vie et leur santé, y compris pour les
du projet. À cette fin, il leur est loisible, d’un commun générations à venir » 72. La répression des atteintes graves
accord, de conserver les ouvrages de Čunovo, en apportant à l’environnement devient donc une action légitime et
des changements dans le mode d’exploitation du système inéluctable à partir du moment où les crimes environ-
pour ce qui est de la répartition de l’eau et de l’électricité,
nementaux peuvent sérieusement menacer la paix et
et de ne pas construire les ouvrages de Nagymaros 69.
le développement durable et font partie désormais des
Les formes de la réparation intégrale du préjudice formes les plus lucratives d’activités criminelles trans-
causé par le fait illicite ont été précisées par la CDI, dans nationales 73.
son « Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour La construction d’un véritable ordre public environ-
fait internationalement illicite » 70. Il s’agit dans l’ordre 71 de nemental ou écologique 74 passe concrètement par l’insti-
manière séparée ou conjointe de la restitution consistant tution d’une juridiction internationale spécialisée chargée
dans le rétablissement de la situation qui existait avant de la répression des atteintes graves à l’environnement.
que le fait illicite ne soit commis ; de l’indemnisation Les diverses initiatives préconisées à ce jour (extension de
couvrant tout dommage susceptible d’évaluation finan- la compétence de la CPI, projet de Convention écocide,
cière, y compris le manque à gagner dans la mesure où Cour pénale internationale de l’environnement…) pour
celui-ci est établi ; de la satisfaction se manifestant par la une justice pénale internationale effective en la matière
reconnaissance de la violation, une expression de regrets, sont louables et vont dans le bon sens, mais le chemin
des excuses formelles ou tout autre moyen approprié. à parcourir est encore long et semé d’embûches : tout
dépend par excellence de la bonne volonté des États et
La prise en compte des enjeux environnementaux par de leur désir de lancer le débat dans un cadre multilatéral
la communauté internationale ne cesse de croître, car sous l’égide des Nations unies pour édifier un droit inter-
l’environnement n’est plus « une abstraction, mais bien national commun de l’environnement en vue de préserver
l’espace où vivent les êtres humains et dont dépendent la planète et les générations futures.

69. CIJ, arrêt du 25 septembre 1997, Projet Gabčíkovo-Nagymaros…, p. 80, § 150.


70. Voir Assemblée générale des Nations unies, 56e session, Documents officiels, Supplément nº 10, A/56/10 ; Assemblée générale des Nations unies,
56e session, résolution 56/83, 12 décembre 2001. Voir aussi A. Pellet, « Les articles de la CDI sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement
illicite. Suite – et fin ? », Annuaire français de droit international, nº 48, 2002, p. 1-23.
71. Voir « Projet d’articles… », art. 34 à 37.
72. Voir CIJ, avis consultatifs, 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Recueil, 1996, p. 241-242, § 29.
73. Selon un rapport conjoint PNUE-INTERPOL (Programme des Nations unies pour l’environnement et Organisation internationale de police
criminelle, « La valeur des atteintes à l’environnement a augmenté de 26 % », 4 juin 2016), la valeur monétaire tirée de ces crimes se situait en 2016
entre 91 et 258 milliards de dollars. Voir PNUE, The Rise of Environmental Crime : A Growing Threat to Natural Resources Peace, Development
and Security, 2016, p. 7, en ligne : http://wedocs.unep.org/handle/20.500.11822/7662.
74. Voir N. Belaïdi, La lutte contre les atteintes globales à l’environnement : vers un ordre public écologique ?, Bruxelles, Bruylant, 2008.
Chroniques
Chronique de jurisprudence
constitutionnelle française 2019
Manon DECAUX
Doctorante en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Eugénie DUVAL
Docteure en droit public de l’université de Caen Normandie
Membre associée du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Léa DUVAL
Doctorante en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Fanny GABROY
Doctorante en droit privé à l’université de Caen Normandie
Institut Demolombe (EA 967)

Alexandre LABBAY
Doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Juliette LECAME
Docteure en droit public de l’université de Caen Normandie
Membre associée du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Premières (et dernières ?) décisions RIP du Conseil constitutionnel


A. Le feu vert du Conseil pour le recueil des soutiens
B. Le contrôle des opérations de recueil des soutiens

II. La vigilance constante du Conseil à l’égard du droit au recours juridictionnel effectif


contre les décisions impactant la vie familiale des détenus en détention provisoire
A. Une décision attendue au regard des décisions antérieures du Conseil
B. L’oubli récurrent du législateur du droit de recours contre les décisions
menaçant le droit des détenus de mener une vie familiale normale

III. Plateformes numériques de travail :


le Conseil constitutionnel refuse de céder au chant des sirènes
A. Une charte élaborée par la plateforme numérique validée dans son principe…
B. … Mais censurée sur sa portée : l’obstacle inconstitutionnel à la requalification en contrat de travail

CRDF, nº 18, 2020, p. 135 - 146


136 Manon Decaux, Eugénie Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay et Juliette Lecame

IV. La gratuité de l’enseignement public supérieur : une consécration en demi-teinte


A. La gratuité de l’enseignement public supérieur :
une lecture extensive mais prudente de l’alinéa 13 du préambule de 1946
B. Le renvoi au juge administratif et le risque d’un principe ineffectif

V. Le Conseil face à la loi « anti-casseurs » :


une protection mitigée du droit d’expression collective des idées et des opinions
A. La validation sans heurts du renforcement pénal du maintien de l’ordre lors des manifestations
B. L’interdiction administrative de manifester censurée dans ses modalités

L’office de la rue de Montpensier, instrument essentiel à constitutionnel en 2019. Jusqu’ici, aucune proposition
l’État de droit, n’est guère aisé. Si l’on sait qu’il n’appartient de loi n’avait réuni un nombre suffisant de soutiens par-
pas au Conseil constitutionnel de substituer son apprécia- lementaires pour déclencher ce mécanisme. C’est pour
tion à celle du législateur, force est de constater qu’il lui est faire échec au projet de privatisation d’Aéroports de Paris
nécessaire d’avoir des compétences idoines pour se pronon- (ADP) que plus d’un cinquième des parlementaires a
cer sur des problématiques parfois novatrices, comme celle actionné le mécanisme introduit à l’article 11, alinéa 3 de
du référendum d’initiative partagée (I), mais surtout variées. la Constitution en 2008 1. Cette première tentative nous
De manière non exhaustive, le Conseil est tenu, en 2019, de donne l’occasion de revenir sur le rôle assigné au Conseil
s’assurer de la constitutionnalité de lois touchant au droit de constitutionnel dans le cadre de cette procédure, au niveau
visite familiale au sein des établissements pénitentiaires (II), du déclenchement (A) et du contrôle des opérations de
à la responsabilité sociale des plateformes numériques (III), recueil des soutiens (B).
à la gratuité de l’enseignement public supérieur (IV) ou
encore au strict encadrement des manifestations (V). Vaste
champ donc, qui complexifie sensiblement un effort de A. Le feu vert du Conseil
systématisation des décisions du Conseil. pour le recueil des soutiens
Il nous est néanmoins possible de relever, au moins
dans un premier temps, que ce dernier cherche à conserver C’est au Conseil constitutionnel qu’il revient, dans un délai
son rôle de défenseur de la Constitution et des droits et d’un mois après la transmission de la proposition de loi
libertés y afférant. Garant des préceptes constitutionnels, par le président de l’assemblée concernée, de vérifier que
il réaffirme qu’il ne peut être un colégislateur « actif », les conditions prévues pour le déclenchement du recueil
même s’il n’est pas sans influence sur la qualité de la loi. des soutiens sont réunies. Ces conditions sont fixées par
Le constat final est moins positif, certaines décisions lais- l’article 45-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 et ont été
sant un goût d’inachevé ou l’impression que le Conseil, introduites par la loi organique du 6 décembre 2013 2. C’est
plus que de ne pas s’approprier la fonction législative, se à l’examen du respect de ces conditions – respect indis-
retranche derrière la séparation des pouvoirs pour ne pas pensable pour que la collecte des signatures d’électeurs
se prononcer, pour ne pas contredire, pour ne pas juger puisse débuter – qu’est consacrée la première décision
en défaveur de la majorité parlementaire. RIP rendue le 9 mai 2019 3.
Peut-être que des raisonnements plus charnus ou la Après avoir constaté sans difficulté que la proposition
publication d’opinions dissidentes permettraient d’évacuer de loi a été présentée par au moins un cinquième des
cette crainte, sûrement erronée… membres du Parlement 4, c’est son objet qui est examiné
par le Conseil. La proposition – qui vise à reconnaître le
caractère de service public national (au sens de l’alinéa 9
I. Premières (et dernières ?) décisions RIP du préambule de la Constitution de 1946) aux activités
du Conseil constitutionnel d’aménagement, d’exploitation et au développement
des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly
Les décisions RIP (référendum d’initiative partagée) ont et Paris-Le Bourget – a trait à la politique économique
fait leur apparition dans la jurisprudence du Conseil de la nation et aux services publics qui y concourent et

1. Constitution de la Ve République, art. 11, al. 3 : « Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l’initiative
d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ».
2. Ordonnance nº 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; loi organique nº 2013-1114 du 6 décembre 2013
portant application de l’article 11 de la Constitution.
3. CC, déc. nº 2019-1 RIP du 9 mai 2019, Proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris.
4. Ibid., § 4.
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019 137

entre donc dans le champ d’application prévu à l’article 11, constitutionnel le 10 avril 2019, le lendemain, était adopté
alinéa 1er de la Constitution 5. Le Conseil relève par ailleurs par le Parlement le projet de loi PACTE autorisant la
qu’aucune proposition de loi portant sur ce sujet n’a été privatisation d’ADP 14. En donnant son feu vert à la récolte
soumise au référendum depuis deux ans. des soutiens quelques semaines plus tard (le 9 mai), le
Il examine ensuite la conformité de la proposition de Conseil aurait donc fait du texte constitutionnel une
loi à la Constitution, contrôle qui a lieu avant le recueil des lecture stricte qui l’aurait conduit à en « méconnaît[re]
signatures et un éventuel référendum, le Conseil refusant, l’esprit » 15.
selon une jurisprudence classique, de contrôler la consti- Or, n’en déplaise au gouvernement et à certains
tutionnalité d’une loi référendaire 6. Faisant application membres de la doctrine, le Conseil ne fait ici qu’appliquer
d’une grille de lecture déjà utilisée dans d’autres décisions 7, la Constitution. En effet, à la date d’enregistrement de la
il affirme que les activités d’ADP « ne constituent pas saisine, le projet de loi PACTE n’avait pas été adopté et
un service public national dont la nécessité découlerait encore moins promulgué. S’il avait rendu une décision
de principes ou de règles de valeur constitutionnelle », contraire et « donn[é] toute sa portée à la règle selon
ce qui a pour effet de laisser le législateur ou l’autorité laquelle l’intervention du Parlement postérieurement au
réglementaire libres d’ériger ces activités en service public dépôt de l’initiative prive d’objet le recours au référen-
national 8. Il se limite à un contrôle de l’erreur manifeste dum » 16, comme le souhaitait le gouvernement, le Conseil
d’appréciation 9. Cette position du Conseil, qui confère aurait finalement « réécrit » le texte. Or ce n’est pas à lui
une marge de manœuvre importante au législateur, per- de pallier les éventuelles limites du texte constitutionnel.
met d’expliquer pourquoi il a pu déclarer conforme à la Le fait que le Conseil se soit prononcé quelques jours
Constitution à quelques jours d’intervalle la proposition plus tard à l’occasion de l’examen de la loi PACTE et
de loi ayant pour objet d’ériger les activités d’ADP en ait déclaré conforme à la Constitution la disposition
service public national 10, mais aussi la loi nº 2019-486 du autorisant la privatisation d’ADP n’a rien changé 17,
22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation malgré les tentatives du gouvernement 18. Laurent Fabius,
des entreprises (loi PACTE) visant à les privatiser 11. président du Conseil constitutionnel, a d’ailleurs publié
La conformité de la proposition de loi aux différentes le même jour un communiqué dans lequel il rappelle
conditions que nous venons d’exposer ne faisait guère de l’office du Conseil, à savoir « de juger si un texte de loi
doute. Reste à examiner une dernière condition. Selon dont il est saisi est conforme ou non à la Constitution
le Conseil, « à la date d’enregistrement de la saisine et pas de dire si ce texte lui apparaît bon ou mauvais en
par le Conseil constitutionnel », la proposition de loi opportunité » 19, rappelant qu’entre la décision 2019-1 RIP
n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition et la décision 2019-781 DC, « il y a pleine cohérence
législative promulguée depuis moins d’un an 12. Cette juridique » 20.
réponse s’imposait-elle avec la force de l’évidence ? Pas Loin de constituer une faute politique ou démocra-
du tout, si l’on en croit certains qui estiment que le tique, cette initiative pourrait avoir ouvert la porte à une
Conseil, en considérant que cette condition était remplie, « nouvelle forme de veto suspensif à la disposition de
a « détourné » la procédure et commis « une double faute, l’opposition » 21. La révision constitutionnelle de 2008, qui
juridique et démocratique » 13. Selon eux, l’adoption par a introduit le mécanisme du RIP, n’avait-elle pas d’ailleurs
le Parlement du projet de loi PACTE faisait obstacle à pour objet – entre autres – de revaloriser les droits de
la poursuite de la procédure. En effet, si la proposition l’opposition parlementaire et ceux des citoyens 22 ? Le RIP
de loi visant à qualifier ADP de service public national ADP constitue en effet un outil pour les parlementaires
(empêchant sa privatisation) a été transmise au Conseil d’opposition et pour une partie des citoyens de se faire

5. Ibid., § 6.
6. CC, déc. nº 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le
référendum du 28 octobre 1962, cons. 2 ; CC, déc. nº 2014-392 QPC du 25 avril 2014, Province Sud de Nouvelle-Calédonie, cons. 8.
7. Voir par exemple CC, déc. nº 86-207 DC du 26 juin 1986, Loi autorisant le gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et
social, cons. 53.
8. CC, déc. nº 2019-1 RIP, § 8.
9. Ibid., § 9.
10. CC, déc. nº 2019-1 RIP.
11. CC, déc. nº 2019-781 DC du 16 mai 2019, Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, § 52.
12. CC, déc. nº 2019-1 RIP, § 7.
13. O. Duhamel, N. Molfessis, « ADP : “Avec le RIP, le Conseil constitutionnel joue avec le feu” », Le Monde, 14 mai 2019.
14. Projet de loi nº 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, art. 135.
15. O. Duhamel, N. Molfessis, « ADP… ».
16. Ibid.
17. CC, déc. nº 2019-781 DC.
18. Observations du gouvernement sur la décision nº 2019-781 DC.
19. Communiqué de Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, du 16 mai 2019.
20. Ibid.
21. M. Fatin-Rouge Stefanini, « Le RIP pourrait devenir une nouvelle forme de veto suspensif », Le Monde, 17 mai 2019.
22. Ibid.
138 Manon Decaux, Eugénie Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay et Juliette Lecame

entendre plus directement. Peut-être est-ce justement ce ment les électeurs du nombre des soutiens réputés valides
qui déplaît à certains auteurs 23. à la proposition de loi ». Cette réclamation est devenue
Constatant la conformité de la proposition de loi aux sans objet selon le Conseil dans la mesure où il a décidé
différentes conditions, le Conseil déclare dans sa déci- de publier lui-même le nombre de soutiens recueillis tous
sion 2019-1 RIP que la période de recueil des soutiens les quinze jours 29.
doit démarrer dans le mois suivant la publication de sa Or, il aurait été plus logique que ce comptage soit
décision au Journal officiel. Son rôle dans la procédure disponible sur le site créé par le ministère de l’Intérieur
ne s’arrête toutefois pas là. Il doit également, comme pour le recueil des soutiens. En outre, le Conseil considère
pour les autres hypothèses de référendum prévues par qu’une publication tous les quinze jours constitue une
la Constitution 24, « veille[r] à la régularité des opérations publication régulière, ce qui paraît pourtant insuffisant. Un
de recueil des soutiens » 25. comptage plus fréquent n’apparaissait pas matériellement
impossible et aurait permis de donner plus de visibilité à
cette initiative 30. Il faut d’ailleurs attendre le 30 juillet – soit
B. Le contrôle des opérations un mois et demi après le début du recueil des soutiens –
de recueil des soutiens pour que cette publication ait lieu, la publication tous
les quinze jours n’ayant démarré qu’à partir du 29 août.
Au 4 mars 2020, plus de quatre mille réclamations avaient Surtout, comme l’a remarqué Paul Cassia, auteur de cette
été enregistrées par le Conseil depuis l’ouverture du recueil réclamation, si la mission du Conseil est d’« examine[r] la
des soutiens 26. C’est en effet au Conseil qu’il appartient régularité des opérations de recueil des soutiens », les textes
d’examiner et de trancher définitivement toutes les récla- ne prévoient pas qu’il doit « assurer par lui-même cette
mations. Ces dernières sont d’abord examinées par une régularité » 31. Le Conseil constitutionnel aurait donc dû,
formation spéciale de trois magistrats désignés à cette fin comme lui demandait Paul Cassia dans sa réclamation,
par le Conseil constitutionnel. Le « Conseil assemblé » 27 enjoindre au ministère de l’Intérieur 32 de publier réguliè-
ne se prononce que si l’auteur d’une réclamation entend rement (deux fois par semaine par exemple) le nombre de
contester la décision rendue par une formation spéciale soutiens. Enfin, en indiquant qu’« il a fait état de cette déci-
ou si celle-ci choisit de lui renvoyer une réclamation. S’il sion [de publication] dans les communiqués qu’il a publiés
constate une irrégularité dans le déroulement des opéra- les 30 juillet et 29 août 2019 » 33, le Conseil considère que ses
tions, il dispose d’une marge d’appréciation pour décider communiqués constituent des décisions administratives
« si, eu égard à la nature et à la gravité de ces irrégularités, dont on voit mal qui pourrait être compétent – à part
il y a lieu soit de maintenir lesdites opérations, soit de lui-même – pour statuer sur d’éventuels recours contre
prononcer leur annulation totale ou partielle » 28. elles. Cela soulève quelques interrogations notamment
En dépit des divers « cafouillages » qui ont altéré le du point de vue du respect du principe d’impartialité et
déroulement de la procédure, en particulier son démar- du droit à un recours juridictionnel effectif 34.
rage, le Conseil a rendu six décisions de rejet et un non-lieu Dans sa décision 2019-1-2 RIP, le Conseil est cette
à statuer. Parmi ces décisions, deux d’entre elles ont attiré fois resté dans les limites qui lui ont été assignées par
notre attention. La première est relative au comptage le législateur organique pour l’exercice de sa mission.
des soutiens recueillis. Face à l’inaction du ministère de En l’absence de dispositions spécifiques sur le sujet, le
l’Intérieur et dans le silence des textes, des systèmes de Conseil a considéré que « [l]e principe de pluralisme des
comptage avaient été spontanément mis en place par courants d’idées et d’opinions n’implique pas, par lui-
certains médias et particuliers pour informer les citoyens même, que des mesures soient nécessairement prises,
du nombre d’électeurs ayant signé la proposition de loi. notamment par le Gouvernement » pour informer les
C’est sur cette question que porte la décision 2019-1-1 RIP, électeurs sur la procédure du RIP, laissant les sociétés de
l’auteur de la réclamation demandant au Conseil qu’il l’audiovisuel libres « de définir elles-mêmes » les modalités
enjoigne au ministère de l’Intérieur « d’informer régulière- de cette information 35. Cette décision – qui n’était guère

23. Voir O. Duhamel, « Le référendum d’initiative citoyenne, soit poison, soit illusion », La semaine juridique, édition générale, nº 1-2, 14 janvier 2019,
p. 8-9. Pour Olivier Beaud, cette tribune « est surdéterminée par une rhétorique hostile à l’expression directe du peuple » (O. Beaud, « Remarques
sur le référendum d’initiative parlementaire et sur les arguments de ceux qui ont voulu en bloquer la procédure », Jus Politicum blog, 23 mai 2019).
24. Constitution, art. 60.
25. Ordonnance nº 58-1067 du 7 novembre 1958, art. 45-4, al. 1er (nous soulignons).
26. Conseil Constitutionnel, communiqué du 4 mars 2020 sur le recueil de soutiens dans le cadre de la procédure du RIP.
27. Ordonnance nº 58-1067 du 7 novembre 1958, art. 45-4, al. 4.
28. Ibid., al. 5.
29. CC, déc. nº 2019-1-1 RIP du 10 septembre 2019, M. Paul C., § 3.
30. J.-P. Derosier, « Une primeur, une gageure : le défi démocratique du “RIP Aéroports de Paris” », La semaine juridique, administrations et collectivités
territoriales, nº 30, 29 juillet 2019, act. 514.
31. P. Cassia, « Qui devrait publier le nombre des soutiens au référendum ADP ? », blog Mediapart, 16 septembre 2019.
32. Le ministère de l’Intérieur assure un « service minimum », comme en témoigne sa réponse dans la « foire aux questions » disponible sur le site du RIP.
33. CC, déc. nº 2019-1-1 RIP, § 3.
34. P. Cassia, « Qui devrait… ».
35. CC, déc. nº 2019-1-2 RIP du 15 octobre 2019, M. Christian S. et autres, § 5.
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019 139

surprenante au vu du communiqué du Conseil du 1er juillet détenue mais en attente d’un jugement, donc présu-
2019 36 – est bienvenue : si l’on peut regretter le silence du mée innocente, ou que la personne soit définitivement
législateur, il faut admettre que ce n’était pas au Conseil condamnée et purgeant une peine privative de liberté.
de le combler. Dans le premier cas, l’autorité compétente pour déli-
Le 26 mars 2020, le Conseil a pris acte de l’insuffi- vrer le permis de visite ou l’autorisation de sortie est la
sance du nombre de soutiens recueillis 37. Si plus de dix juridiction d’instruction ou de jugement, dans l’autre,
années ont été nécessaires après la révision de 2008 pour il s’agit de l’administration pénitentiaire 43.
que les premières décisions RIP apparaissent, combien Pourtant, il semble que le maintien des liens familiaux,
de temps va-t-il falloir attendre pour que le Conseil se notamment lorsque les personnes n’ont pas encore été
prononce de nouveau dans ce cadre ? Le projet de loi condamnées, n’a pas toujours été de mise. En témoigne
constitutionnelle d’août 2019 prévoit d’assouplir les la décision rendue par le Conseil constitutionnel relative
conditions du RIP mais aussi de mieux l’encadrer pour au rapprochement familial le 8 février 2019 44. Le Conseil
éviter qu’il puisse être utilisé comme un instrument par était saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité
l’opposition 38. Il n’est toutefois pas certain qu’une telle (QPC) par la section française de l’Observatoire interna-
révision voie le jour avant la fin du mandat d’Emmanuel tional des prisons (OIP) qui estimait que l’article 34 de la
Macron. À suivre… loi pénitentiaire de 2009 était contraire à la Constitution.
L’article 34 prévoyait, dans sa rédaction initiale, que
Les prévenus dont l’instruction est achevée et qui attendent
II. La vigilance constante du Conseil leur comparution devant la juridiction de jugement peuvent
à l’égard du droit au recours bénéficier d’un rapprochement familial jusqu’à leur com-
juridictionnel effectif contre les parution devant la juridiction de jugement 45.

décisions impactant la vie familiale Le rapprochement familial, lorsqu’il est obtenu par
des détenus en détention provisoire la personne détenue, lui permet d’être transférée dans un
lieu de détention plus proche du domicile de sa famille.
Le Conseil constitutionnel rattache historiquement le In fine, il permet donc une effectivité du maintien des
droit de mener une vie familiale normale à l’alinéa 10 liens familiaux, puisqu’il facilite les visites familiales en
du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 39. détention.
La détention ne fait pas disparaître ce droit, également Puisqu’elles ne prévoyaient aucun recours contre la
consacré à l’article 8 de la Convention européenne des décision de refus d’un tel rapprochement et qu’elles ne
droits de l’homme. En effet, comme l’a précisé la Cour précisaient pas les motifs pour lesquels l’autorité judiciaire
européenne des droits de l’homme, « les détenus en pouvait s’opposer au rapprochement familial, l’associa-
général continuent de jouir de tous les droits et libertés tion requérante considérait que ces dispositions portent
fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif et à
du droit à la liberté » 40. C’est donc très logiquement que la celui de mener une vie familiale normale.
loi pénitentiaire de 2009 consacre « le droit des personnes Si le Conseil constitutionnel reconnaît l’atteinte au
détenues au maintien des relations avec les membres droit à un recours juridictionnel effectif, il ne se prononce
de leur famille » 41, droit qui s’exerce notamment par pas sur l’atteinte au droit de mener une vie familiale nor-
les visites que ceux-ci leur rendent. La loi pénitentiaire male, estimant que l’article 34 était, en tout état de cause,
reconnaît par ailleurs que les restrictions à l’exercice des contraire à la Constitution. Une telle solution s’inscrit
droits des personnes détenues ne peuvent notamment parfaitement dans la lignée des décisions du Conseil
résulter que des « contraintes inhérentes à la détention, constitutionnel (A), mais elle est également manifeste du
du maintien de la sécurité et du bon ordre des établis- peu de cas que fait le législateur du droit au recours contre
sements » 42. La loi pénitentiaire aménage cependant les décisions impactant le maintien des liens familiaux des
ce droit de façon différente, selon que la personne soit personnes prévenues ou accusées (B).

36. Le Conseil avait en effet donné quelques précisions sur « le débat public portant sur la procédure en cours » (Conseil constitutionnel, communiqué
du 1er juillet 2019 sur le recueil de soutiens dans le cadre de la procédure du RIP).
37. 1 093 030 soutiens ont été recueillis alors qu’il était nécessaire d’en recueillir 4 717 396 (CC, déc. nº 2019-1-8 RIP du 26 mars 2020, Déclaration
du 26 mars 2020 relative au nombre de soutiens obtenus par la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de
l’exploitation des aérodromes de Paris).
38. Projet de loi constitutionnelle nº 2203 pour un renouveau de la vie démocratique, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le
29 août 2019, art. 9.
39. CC, déc. nº 97-389 DC du 22 avril 1997, Loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration, § 44 ; CC, déc. nº 2003-484 DC du 20 novembre 2003,
Loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, § 37.
40. Cour EDH, GC, 6 octobre 2005, Hirst c. Royaume-Uni, nº 74025/01, § 69.
41. Loi nº 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire, art. 35, al. 1, Journal officiel de la République française, 25 novembre 2009, p. 20192, texte nº 1.
42. Ibid., art. 22.
43. Ibid., art. 35, al. 2, 3 et 4.
44. CC, déc. nº 2018-763 QPC du 8 février 2019, Section française de l’Observatoire international des prisons.
45. Loi nº 2009-1436, art. 34, dans sa version initiale.
140 Manon Decaux, Eugénie Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay et Juliette Lecame

A. Une décision attendue au regard Cet enthousiasme récent du législateur fait suite à un
des décisions antérieures du Conseil oubli prolongé du droit de recours contre les décisions se
répercutant sur le droit de mener une vie familiale normale
Depuis l’entrée en vigueur de la loi pénitentiaire, le Conseil pour les personnes détenues mais pas encore condamnées.
a été saisi de plusieurs QPC contestant sa conformité
au droit à un recours juridictionnel effectif et à celui de
mener une vie familiale normale, et ce, dès 2016, en matière B. L’oubli récurrent du législateur
de permis de visite et d’autorisation de téléphoner en du droit de recours contre les décisions
détention provisoire 46. menaçant le droit des détenus
Dans toutes ces décisions, comme dans celle du 8 février de mener une vie familiale normale
2019, le Conseil se prononce uniquement sur le droit à un
recours juridictionnel effectif, qu’il rattache à l’article 16 de Le nombre élevé de décisions de non-conformité rendues
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 47, sans par le Conseil constitutionnel en la matière montre combien
s’interroger sur le droit de mener une vie familiale normale. le législateur s’est montré négligent pour organiser ces
Il est possible que le Conseil ait préféré se concentrer sur recours, d’autant qu’ils existent déjà lorsque la personne
l’atteinte – évidente – à un droit procédural, ce qui lui détenue est définitivement condamnée. C’est d’autant plus
permettait, de toute façon, de rendre une décision de non- frappant que l’absence de recours touche de nombreux
conformité. Mais la réticence du Conseil à s’interroger sur aspects du maintien des liens familiaux en détention :
l’atteinte au droit de mener une vie familiale normale peut l’octroi d’un permis de visite aux proches de la personne
également s’expliquer par sa volonté de laisser la possibilité détenue 50, l’autorisation de téléphoner 51, les correspon-
à l’autorité judiciaire de choisir les motifs sur lesquels elle dances 52, le rapprochement familial, et enfin, l’autorisation
peut fonder sa décision de refus du rapprochement familial. de sortie pour des circonstances exceptionnelles 53. Leur
Cependant, cette latitude d’action laissée au juge peut avoir nombre important ainsi que la diversité des sujets concernés
des conséquences fâcheuses sur le droit de mener une vie poussent à s’interroger sur les raisons d’un tel oubli.
familiale normale puisqu’elle ne permet pas toujours à la Cela peut s’expliquer par la dualité des régimes de
personne détenue de contester utilement la décision qui visites en détention, selon que la personne soit condamnée
lui est défavorable. définitivement ou qu’elle soit uniquement prévenue ou
Le dispositif de la décision du 8 février 2019 est accusée.
également topique : pour ne pas priver les personnes en Néanmoins, l’oubli du législateur en matière de
détention provisoire de leur droit de visite, ou du bénéfice recours contre les décisions rendues par l’autorité judi-
d’un rapprochement familial, le Conseil diffère l’abro- ciaire – uniquement à l’égard des personnes en déten-
gation, laissant au législateur le temps de modifier la loi tion provisoire – semble paradoxal. En effet, lorsque la
pénitentiaire. Celui-ci prend acte de la décision du Conseil personne est prévenue ou accusée, elle peut être visitée
et, au sein de la loi du 23 mars 2019, modifie les dispositions au moins trois fois par semaine, alors que la personne
contestées. Désormais, les personnes détenues peuvent condamnée peut être visitée au moins une fois par
contester les décisions de refus en matière de rapproche- semaine 54. Le régime des visites est donc plus favorable
ment familial « selon les modalités prévues au dernier alinéa aux personnes qui n’ont pas encore été condamnées. Cela
de l’article 145-4-2 du code de procédure pénale » 48. étant, avant les décisions de non-conformité rendues par
Plus intéressant, le législateur va au-devant d’une le Conseil, elles ne bénéficiaient pas de recours contre
déclaration d’inconstitutionnalité future, puisqu’il modifie les décisions de refus impactant leur droit de mener une
également les dispositions relatives aux autorisations de vie familiale normale.
sortie exceptionnelles pour les personnes en détention Ces différences de régime s’expliquent certainement,
provisoire, en introduisant un recours en la matière. Une dans l’esprit du législateur, par la différence d’objectif
telle anticipation s’explique par le dépôt d’une QPC par poursuivi entre la détention provisoire et la peine pri-
la section française de l’OIP devant le Conseil d’État le vative de liberté. En effet, la détention provisoire peut
22 janvier 2019, QPC qui sera transmise au Conseil consti- être « ordonnée ou prolongée » 55 uniquement lorsqu’elle
tutionnel par une décision du 5 avril 49 de la même année. constitue, par exemple, le seul moyen de « conserver des

46. CC, déc. nº 2016-543 QPC du 24 mai 2016, Section française de l’Observatoire international des prisons.
47. Ibid., § 9 ; CC, déc. nº 2018-175 QPC du 22 juin 2018, Section française de l’Observatoire international des prisons, § 4 ; CC, déc. nº 2018-763 QPC, § 3.
48. Loi nº 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 55, Journal officiel de la République française,
nº 71, 24 mars 2019, texte nº 2.
49. CE, 5 avril 2019, nº 427252, inédit.
50. CC, déc. nº 2016-543 QPC.
51. Ibid.
52. CC, déc. nº 2018-175 QPC.
53. CC, déc. nº 2019-791 QPC du 21 juin 2019, Section française de l’Observatoire international des prisons.
54. Loi nº 2009-1436, art. 34.
55. Code de procédure pénale, art. 144, al. 1.
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019 141

preuves » 56, d’« empêcher une pression sur les témoins » 57 requalification de la relation d’affaires en contrat de tra-
ou encore de « mettre fin à l’infraction ou prévenir son vail, dont on sait qu’elle pèse sur les plateformes comme
renouvellement » 58. Au contraire, la peine privative de une épée de Damoclès. Le Conseil constitutionnel, s’il
liberté répond à une logique de réparation lorsqu’il est approuve les modalités d’élaboration et de contrôle de
certain que l’infraction a été commise. Ainsi, la dualité des la charte (A), en censure cependant son principal intérêt
régimes de détention se justifie, mais il est regrettable que pour les plateformes (B).
cela soit au détriment des droits et libertés des personnes
détenues, quel que soit leur statut.
L’attention du Conseil constitutionnel en la matière A. Une charte élaborée par la plateforme
permet d’envisager une meilleure effectivité de ces droits numérique validée dans son principe…
pour les personnes en détention provisoire. Mais le Conseil
ne peut que se prononcer sur les dispositions de la loi La première pierre à l’édifice de la responsabilité sociale
dont il est saisi, ce qui rend son action inévitablement des plateformes à l’égard des travailleurs numériques a
parcellaire. En outre, cela nécessite un grand nombre été apportée par la loi nº 2016-1088 du 8 août 2016 relative
de saisines, permettant à l’ineffectivité d’un droit aussi au travail, à la modernisation du dialogue social et à la
important que celui de mener une vie familiale normale sécurisation des parcours professionnels (loi « Travail »).
– forcément mis à mal par la détention – de perdurer. Ont alors été insérés dans le Code du travail six articles
accordant un socle minimum de droits aux travailleurs :
quelques dispositions en matière d’accidents du travail,
le financement de quelques actions de formation profes-
III. Plateformes numériques de travail : sionnelle, un ersatz de droit de grève et un semblant de
le Conseil constitutionnel refuse liberté syndicale 64. Le travail de plateforme se développant,
de céder au chant des sirènes et avec lui les interrogations de la doctrine 65, le législateur
s’est remis à l’ouvrage.
Saisi par au moins soixante députés et soixante séna- Le mécanisme de la charte a été inséré une première
teurs de la loi d’orientation des mobilités (LOM) 59, le fois dans le projet de loi pour la liberté de choisir son ave-
Conseil constitutionnel était amené à se prononcer sur la nir professionnel en 2018, mais le Conseil constitutionnel
conformité à la Constitution des nouvelles dispositions du a déclaré l’article qui le consacrait inconstitutionnel pour
Code du travail concernant les travailleurs des plateformes adoption selon une procédure contraire à l’article 45 de
numériques 60. Plus précisément, le dispositif nouvellement la Constitution 66. Le dispositif, ajouté en amendement,
créé ne concerne que les travailleurs indépendants exerçant ne présentait en effet aucun lien, même indirect, avec le
les activités de conduite d’une voiture de transport avec projet de loi. Le dispositif a donc, dans un second temps,
chauffeur d’une part et les activités de livraison de mar- été inscrit dans le projet de loi sur les mobilités. Cela
chandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, expliquerait que ne soient concernés que les chauffeurs
motorisé ou non, d’autre part 61. Dit plus simplement, VTC et les livreurs à domicile, un tel mécanisme s’appli-
cela concerne les chauffeurs VTC (voiture de transport quant à l’ensemble des plateformes quelles que soient
avec chauffeur) et les livreurs à domicile 62. L’objet de leurs activités aurait succombé au même grief devant
ces nouvelles dispositions légales est l’établissement par le Conseil constitutionnel. Cette restriction du champ
la plateforme d’une charte, définissant les conditions et d’application n’est pas contraire à la Constitution, la dif-
modalités d’exercice de sa responsabilité sociale à l’égard férence de traitement étant fondée sur un critère objectif
de ses travailleurs 63. L’objectif premier de ce mécanisme, et rationnel en rapport avec l’objet de la loi : le législateur
dans l’esprit du législateur, était d’empêcher une éventuelle « a entendu inciter les opérateurs à renforcer les garanties

56. Ibid., art. 144, al. 2, 1°.


57. Ibid., art. 144, al. 2, 2°.
58. Ibid., art. 144, al. 2, 6°.
59. Loi nº 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités, Journal officiel de la République française, 26 décembre 2019, texte nº 1.
60. CC, déc. nº 2019-794 DC du 20 décembre 2019, Loi d’orientation des mobilités.
61. Code du travail, art. L. 7342-8 à L. 7342-11.
62. La LOM a aussi ajouté des dispositions au Code des transports (art. L. 1326-1 sq.), concernant ces mêmes travailleurs, mais qui ne sont pas
déférées au Conseil constitutionnel.
63. C. Larrazet, « Régime des plateformes numériques, du non-salariat au projet de charte sociale », Droit social, 2019, p. 167.
64. Code du travail, art. L. 7342-1 à L. 7342-6.
65. Parmi une littérature abondante, voir A. Bidet, J. Porta, « Le travail à l’épreuve du numérique », Revue de droit du travail, 2016, p. 328 ; P. Coursier,
« Quelles normes sociales pour les entrepreneurs de l’économie collaborative et distributive ? », La semaine juridique, social, 2016, 1400 ; I. Desbarats,
« Quel statut social pour les travailleurs des plateformes numériques ? La RSE en renfort de la loi », Droit social, 2017, p. 971 ; A. Fabre, M.-C. Escande-
Varniol, « Le droit du travail peut-il répondre aux défis de l’ubérisation ? », Revue de droit du travail, 2017, p. 166 ; B. Gomes, « Le crowdworking :
essai sur la qualification du travail par intermédiation numérique », Revue de droit du travail, 2016, p. 464 ; M. Julien, E. Mazurer, « Le droit
du travail à l’épreuve des plateformes numériques », Revue de droit du travail, 2018, p. 189 ; T. Pasquier, « Le droit social confronté aux défis de
l’ubérisation », Dalloz IP/IT, 2017, p. 368.
66. CC, déc. nº 2018-769 DC du 4 septembre 2018, Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, § 59 à 63.
142 Manon Decaux, Eugénie Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay et Juliette Lecame

sociales des travailleurs de ces plateformes, afin de tenir la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° ne
compte du déséquilibre existant entre les plateformes de peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordina-
ce secteur et les travailleurs » 67. Le Conseil constitutionnel tion juridique entre la plateforme et les travailleurs ». Les
estime en ce sens que les chauffeurs VTC et les coursiers conditions d’organisation et de contrôle de l’activité des
sont dans une situation plus dangereuse que les autres « collaborateurs » des plateformes numériques, comme la
travailleurs des plateformes, sans plus s’expliquer. géolocalisation, l’obligation de s’inscrire sur des créneaux
Concernant ensuite les modalités d’établissement horaires, le système de bonus et de pénalités, notamment
de la charte et son contenu, celle-ci est élaborée par la en cas de désinscription tardive d’un « shift » (entendre
plateforme unilatéralement et contient un certain nombre créneau horaire) ou de mauvaise notation par un client,
de droits que la plateforme s’engage à garantir aux tra- pouvant entraîner la suspension du compte du travailleur
vailleurs, comme « les modalités visant à permettre aux voire sa désactivation définitive, évoquent les critères
travailleurs d’obtenir un prix décent pour leur presta- de la subordination juridique, condition essentielle du
tion de services » ou « les mesures visant à améliorer les contrat de travail.
conditions de travail » 68. Si la plateforme souhaite faire Le contrat de travail est en effet défini comme le
homologuer la charte par l’autorité administrative, les contrat par lequel une personne exécute une prestation
travailleurs doivent être consultés, par tout moyen, sur de travail pour une seconde personne, moyennant rému-
le projet et le résultat de la consultation doit être joint à nération et sous sa subordination juridique. Ce lien de
la demande d’homologation. Le Conseil constitutionnel subordination « est caractérisé par l’exécution d’un travail
estime que cette procédure d’élaboration ne méconnaît sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner
pas le huitième alinéa du préambule de la Constitution de des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et
1946, garantissant le droit à la participation des travailleurs, de sanctionner les manquements de son subordonné » 71.
par l’intermédiaire de leurs délégués, car les travailleurs Qualification d’ordre public, l’existence du contrat de
des plateformes, ne constituant pas une communauté travail ne dépend ni de la volonté des parties, ni de la
de travail, ne sont pas titulaires de ce droit 69. De plus, le dénomination qu’elles ont donnée à leur convention 72.
législateur a suffisamment défini le contenu de la charte. L’article L. 8221-6 du Code du travail pose certes une
Enfin, bien qu’elle soit homologuée par l’autorité présomption de non-salariat pour les personnes inscrites
administrative, la compétence pour connaître de tout au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire
litige sur la charte revient au juge judiciaire. Le Conseil des métiers, mais il s’agit d’une présomption simple, qui se
constitutionnel estime que cette dérogation au principe de renverse par la preuve d’un lien de subordination juridique
la séparation des pouvoirs est justifiée par l’intérêt d’une permanente. C’est l’ensemble de ces principes qui ont
bonne administration de la justice, la juridiction judi- été repris par la chambre sociale de la Cour de cassation,
ciaire étant compétente pour statuer sur les litiges entre dans l’arrêt Take Eat Easy du 28 novembre 2018, pour
plateformes et travailleurs, notamment sur les demandes requalifier la relation entre la plateforme éponyme et ses
de requalification en contrat de travail 70, dont la tentative coursiers 73. Aussi, la requalification en contrat de travail
d’éviction par le législateur est paralysée. n’est pas entièrement virtuelle et c’est bien contre un tel
risque que voulaient se prémunir les plateformes.
En considérant que les engagements pris par la plate-
B. … Mais censurée sur sa portée : forme dans la charte ne peuvent caractériser ce lien de
l’obstacle inconstitutionnel à la subordination, quand ces engagements peuvent définir
requalification en contrat de travail point par point toutes les modalités d’organisation et
de contrôle de l’activité, il s’agissait de faire échec à la
L’objectif sous-tendu derrière ce mécanisme était de requalification en contrat de travail 74. Pour le Conseil
permettre aux plateformes de neutraliser la requalifica- constitutionnel, cela offre aux plateformes le pouvoir de
tion en contrat de travail. La disposition litigieuse, déjà déterminer elles-mêmes les éléments qui ne pourront pas
prévue dans le projet de 2018, énonçait que « l’établisse- être pris en compte par le juge dans l’appréciation de l’exis-
ment de la charte et le respect des engagements pris par tence d’un contrat de travail, ce qui relève normalement de

67. CC, déc. nº 2019-794 DC, § 20 (nous soulignons).


68. Voir la liste énoncée par l’article L. 7342-9 du Code du travail.
69. CC, déc. nº 2019-794 DC, § 13.
70. Ibid., § 30 à 33.
71. Cass. soc., 13 novembre 1996, Société générale, nº 94-13.187, Bulletin civil V, nº 386 ; J. Pélissier, A. Lyon-Caen, A. Jeammaud, E. Dockès, Les grands
arrêts du droit du travail, 4e éd., Paris, Dalloz, 2008, nº 2, p. 4-18.
72. Cass. soc., 19 décembre 2000, Labbane, nº 98-40.572, Bulletin civil V, nº 437 ; Droit social, 2001, p. 227, A. Jeammaud ; Droit social, 2001, p. 435,
G. Couturier.
73. Cass. soc., 28 novembre 2018, Take Eat Easy, nº 17-20.079, Revue de droit du travail, 2019, p. 36, M. Peyronnet ; La semaine juridique, édition
générale, nº 51, 17 décembre 2018, 1347, N. Dedessus-Le-Moustier ; La semaine juridique, social, nº 49, 11 décembre 2018, 1398, comm. G. Loiseau ;
La semaine juridique, social, nº 5, 5 février 2019, 1026, N. Anciaux ; La semaine sociale Lamy, nº 1841, 2018, p. 6, B. Gomes ; La semaine sociale
Lamy, nº 1841, 2018, p. 10, P. Lokiec ; Dalloz IP/IT, 2019, p. 186, J. Sénéchal ; Le droit ouvrier, 2019, p. 8, E. Dockès.
74. CC, déc. nº 2019-794 DC, § 25 et 26.
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019 143

la compétence du législateur. Mais, ce n’est pas l’ensemble droits d’inscription pour les étudiants venant de l’étranger
de la disposition que le Conseil constitutionnel censure hors Union européenne.
pour incompétence négative du législateur. Le texte se Dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir ten-
voit seulement amputer d’une partie et il demeure que dant à l’annulation de l’arrêté du 19 avril 2019, les associa-
« lorsqu’elle est homologuée, l’établissement de la charte tions requérantes, à savoir l’Union nationale des étudiants
ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques
juridique entre la plateforme et les travailleurs » 75. et sociales, le Bureau national des élèves ingénieurs et la
Les juges constitutionnels résistent donc au chant Fédération nationale des étudiants en psychologie, avaient
des sirènes : la qualification de contrat de travail est une soulevé la QPC ici commentée. Elles soutenaient que
protection substantielle des travailleurs et doit demeurer l’alinéa 3 de l’article 48 de la loi de 1951 méconnaissait le
d’ordre public. Quelques mois plus tard, la chambre sociale principe de gratuité de l’enseignement public supérieur
approuve la cour d’appel de Paris d’avoir retenu l’existence qui résulterait du treizième alinéa du préambule de la
d’un contrat de travail entre la plateforme Uber et un de ses Constitution de 1946.
chauffeurs VTC 76. Si les dispositions de la loi d’orientation Dans une décision à la motivation des plus sibyl-
des mobilités n’auraient pas été applicables pour les faits de lines, le Conseil constitutionnel consacre que « l’exigence
l’espèce, cela confirme un réel débat sur la qualification des constitutionnelle de gratuité s’applique à l’enseignement
relations entre plateformes et travailleurs numériques, que supérieur public » 81. Il tempère immédiatement ce principe
le législateur ne peut pas renvoyer à la seule appréciation en précisant que
desdites plateformes. À la bonne heure !
Cette exigence ne fait pas obstacle pour ce degré d’ensei-
gnement, à ce que des droits d’inscription modiques soient
perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités
IV. La gratuité de l’enseignement financières des étudiants 82.
public supérieur : L’extension de l’exigence de gratuité à l’enseigne-
une consécration en demi-teinte ment supérieur était une consécration bienvenue tant elle
n’allait pas de soi au regard des applications antérieures de
Dans sa décision du 11 octobre 2019 77, le Conseil consti- l’alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946 (A).
tutionnel a eu à trancher la question longtemps débattue Toutefois, sans apporter plus de précisions sur les modali-
de savoir si l’alinéa 13 du préambule de la Constitution de tés entourant la mise en œuvre de cette exigence, le Conseil
1946 impliquait une exigence de gratuité de l’enseignement constitutionnel prend le risque de limiter fortement, voire
public supérieur. Ce dernier a été saisi le 25 juin 2019 par le d’annihiler, la portée de cette dernière (B).
Conseil d’État 78 d’une QPC concernant la conformité à la
Constitution de l’alinéa 3 de l’article 48 de la loi nº 51-598
de finances pour l’exercice 1951 79. Cette disposition habilite A. La gratuité de l’enseignement
le ministre concerné ainsi que le ministre du budget à fixer public supérieur : une lecture extensive
par arrêté les taux et modalités de perception des droits mais prudente de l’alinéa 13
d’inscription dans les établissements de l’État. du préambule de 1946
En l’espèce, était contesté devant le Conseil d’État
l’arrêté en date du 19 avril 2019 80, pris sur le fondement de Alors que la gratuité de l’enseignement public ne fait plus
l’article 48, alinéa 3 de la loi précitée, fixant les droits d’ins- aucun doute pour le niveau primaire et secondaire 83, la
cription dans les établissements publics d’enseignement reconnaissance de la gratuité de l’enseignement public
supérieur. Cet arrêté, qui avait rencontré une vive oppo- supérieur était loin d’être aussi évidente et résulte d’une
sition de la part des associations d’étudiants, prévoyait extension de la portée de l’alinéa 13 du préambule de la
notamment une augmentation sensible du montant des Constitution de 1946, au terme duquel :

75. Ibid., § 29.


76. Cass. soc., 4 mars 2020, Uber France, nº 19-13.316, Recueil Dalloz, 2020, p. 490 ; Actualité juridique. Contrat, 2020, p. 227, T. Pasquier ; Commu-
nication, commerce électronique, 2020, comm. 33, G. Loiseau ; Le droit ouvrier, 2020, p. 181, A. Jeammeaud.
77. CC, déc. nº 2019-809 QPC du 11 octobre 2019, Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales
et autres.
78. CE, 24 juillet 2019, Association UNEDESEP, nº 430121.
79. Loi nº 51-598 du 24 mai 1951 de finances pour l’exercice 1951, Journal officiel de la République française, 26 mai 1951, p. 5467.
80. Arrêté du 19 avril 2019 relatif aux droits d’inscription dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministre chargé de
l’enseignement supérieur, Journal officiel de la République française, nº 95, 21 avril 2019, texte nº 28.
81. CC, déc. nº 2019-809 QPC, § 6.
82. Ibid.
83. Avant même l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946, la gratuité de l’enseignement primaire avait déjà été reconnue par la loi du 16 juin 1881
établissant la gratuité absolue de l’enseignement primaire dans les écoles publiques. De même, la gratuité de l’enseignement secondaire a également
figuré pour la première fois dans la loi de finances du 27 décembre 1927. Ces deux principes connaissent aujourd’hui une consécration législative
pérenne aux articles L. 132-1 et L. 132-2 du Code de l’éducation. Sur ce point, voir le commentaire de la décision CC, déc. nº 2019-809 QPC, p. 2-5.
144 Manon Decaux, Eugénie Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay et Juliette Lecame

La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à tout, d’un élan à la portée symbolique, au risque toutefois
l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. de voir cette exigence rester lettre morte.
L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque
à tous les degrés est un devoir de l’État 84.

Dès lors, en considérant que l’exigence constitution- B. Le renvoi au juge administratif


nelle de gratuité de l’enseignement public « à tous les et le risque d’un principe ineffectif
degrés » s’applique également à l’enseignement supérieur,
le Conseil constitutionnel s’inscrit dans une jurisprudence Le Conseil constitutionnel, en prévoyant la possibilité pour
constante consistant à étendre le champ d’application et les établissements d’enseignement supérieur de faire payer
renforcer la valeur normative de l’alinéa 13 du préam- des droits d’inscription modiques, ne donne en revanche
bule de 1946. En effet, ce n’est pas la première fois que aucune précision sur ce qu’il entend par « modiques ». En
le Conseil constitutionnel se fonde sur ces dispositions précisant qu’il « appartient aux ministres compétents de
pour en déduire certains principes et libertés relatifs à fixer, sous le contrôle du juge, le montant de ces droits
l’enseignement, parmi lesquels le principe de la liberté dans le respect des exigences de gratuité de l’enseignement
de l’enseignement 85 ainsi que le principe de l’égal accès public et d’égal accès à l’instruction » 92, il se décharge
à l’instruction 86 et d’égal accès à une formation profes- de cette mission qu’il assigne même explicitement au
sionnelle 87. juge administratif. Il reviendra à ce dernier de préciser
Toutefois, le Conseil constitutionnel restreint immé- les contours de ce principe et de contrôler si les droits
diatement la portée de l’exigence de gratuité de l’enseigne- d’inscription fixés par voie réglementaire sont en confor-
ment supérieur en précisant que celle-ci ne fait pas obstacle mité avec l’exigence de gratuité de l’enseignement public
à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus. supérieur.
Les juges, faisant preuve ici d’une certaine retenue, tâchent Toutefois, ce renvoi au juge administratif se heurte
de faire correspondre leur décision avec la réalité. En effet, à un blocage bien connu en droit administratif. En effet,
s’il est constant que l’enseignement primaire et secondaire contrôler la conformité à la Constitution des actes régle-
sont gratuits, il est tout aussi constant que l’accès aux mentaires pris en application de l’article 48 de la loi
établissements publics d’enseignement supérieur suppose nº 51-598 et fixant le montant des droits d’inscription
pour les étudiants de s’acquitter de droits d’inscription 88. À reviendrait, pour le juge, à contrôler la conformité à
cet égard, l’article L. 719-4 du Code de l’éducation prévoit la Constitution du fondement législatif de ces actes.
par exemple que « [l]es établissements publics à caractère Or, il est constant que le juge administratif se refuse
scientifique, culturel et professionnel […] reçoivent des à effectuer un contrôle de cette nature 93. Dans le cas
droits d’inscription versés par les étudiants » 89. précis de la loi nº 51-598, le Conseil d’État a déjà refusé
Ainsi, contrairement au principe de gratuité de à plusieurs reprises de contrôler la conformité d’un acte
l’enseignement public aux premier et second degrés réglementaire fixant le montant des droits d’inscription
qui a une valeur générale et absolue 90, la gratuité de à l’alinéa 13 du préambule de 1946 au motif que la loi de
l’enseignement supérieur a toujours eu une valeur rela- 1951 faisait obstacle à un tel contrôle 94.
tive que le Conseil constitutionnel n’entend pas remettre Une partie de la doctrine considère toutefois que les
en question 91. dispositions litigieuses ne font qu’habiliter le pouvoir
En outre, consacrer la gratuité absolue de l’enseigne- réglementaire à fixer le montant des droits d’inscrip-
ment supérieur aurait certainement engendré des requêtes tion et qu’il s’agirait alors d’un écran transparent que
en cascade aux conséquences difficilement estimables pour le Conseil d’État pourrait appréhender sans difficulté 95.
les établissements concernés. Reconnaître la gratuité de Dès lors que l’inconstitutionnalité serait inhérente à l’acte
l’enseignement supérieur en ces termes relève ainsi, avant réglementaire en lui-même et ne proviendrait pas de la loi

84. Préambule de la Constitution de 1946, al. 13.


85. CC, déc. nº 77-87 DC du 23 novembre 1977, Loi complémentaire à la loi nº 59-1557 du 31 décembre 1959 modifiée par la loi nº 71-400 du 1er juin 1971
et relative à la liberté de l’enseignement.
86. CC, déc. nº 2001-450 DC du 11 juillet 2001, Loi portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et culturel.
87. CC, déc. nº 2016-558/559 QPC du 29 juillet 2016, M. Joseph L. et autre.
88. Le commentaire de la décision mentionne sur ce point la quasi-constance de l’exigence d’une contribution financière de la part des étudiants
pour accéder à l’enseignement supérieur. Voir le commentaire de la décision CC, déc. nº 2019-809 QPC, p. 1 sq.
89. Art. L. 719-4, al. 1 du Code de l’éducation, dans sa rédaction issue de l’article 33 de la loi nº 2007-1199 du 10 août 2007, relative aux libertés et
responsabilités des universités, Journal officiel de la République française, nº 185, 11 août 2007, p. 13468, texte nº 2.
90. CE, 22 mars 1918, Ville de La Rochelle, nº 38150.
91. Notons par ailleurs qu’en précisant que cette dérogation ne vaut que « pour ce degré d’enseignement », le Conseil constitutionnel semble également
réaffirmer la valeur absolue de la gratuité de l’enseignement pour les niveaux primaire et secondaire.
92. CC, déc. nº 2019-809 QPC, § 7.
93. CE, sect., 6 novembre 1936, Arrighi, nº 41221 ; CE, Ass., 20 octobre 1989, Roujansky, nº 108243.
94. CE, Ass., 28 janvier 1972, Conseil transitoire de la Faculté des lettres et sciences humaines de Paris, nº 79200 ; CE, 27 avril 1987, Association laïque
des parents d’élèves des établissements de l’office universitaire et culturel français pour l’Algérie, nº 39183.
95. Voir notamment A. Roblot-Troizier, « Chronique de jurisprudence – Droit administratif et droit constitutionnel », Revue française de droit
administratif, 2019, p. 1123-1130.
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019 145

qui, elle, serait vide de tout contenu, le juge administratif mentaires, le Conseil se trouvait saisi – pour la seconde fois
pourrait « contourner » la loi et effectuer directement un seulement s’agissant d’une loi ordinaire 103 – par le président
contrôle de constitutionnalité de l’acte réglementaire 96. de la République. L’idée sous-jacente était claire : anticiper
Cette solution n’est toutefois pas garantie, et, dans les critiques liées à la restriction de libertés 104 en plein mou-
l’hypothèse inverse, la loi de 1951 fera obstacle à ce que le vement des Gilets jaunes. La procédure d’adoption de la
Conseil d’État effectue un contrôle de constitutionnalité loi était elle-même contestée. Les députés de l’opposition
de l’arrêté du 19 avril 2019, vidant ainsi de toute effectivité voyaient, dans la reprise de la proposition de loi du parti
le principe de gratuité de l’enseignement public supérieur Les Républicains 105, un « projet de loi déguisé » 106 destiné
nouvellement posé par le Conseil constitutionnel. à éviter l’étude d’impact. Le caractère tardif des amende-
Sur ce point, comme sur la lourde tâche confiée par ments gouvernementaux était, quant à lui, perçu comme un
le Conseil constitutionnel de définir ce qu’il faut entendre « contournement » du droit d’amendement parlementaire 107.
par « droits d’inscription modiques », l’arrêt du Conseil Toute méconnaissance de l’exigence de clarté et de sincérité
d’État à venir sera essentiel 97. du débat parlementaire sera néanmoins écartée 108.
Le Conseil se contente d’une « censure a minima » 109.
La fouille des bagages et véhicules (art. 2), la prohibition
V. Le Conseil face à la loi de la dissimulation du visage (art. 6), ainsi que l’inter-
diction de manifester pour les personnes faisant l’objet
« anti-casseurs » : une protection mitigée d’un contrôle judiciaire (art. 8) sont déclarées conformes
du droit d’expression à la Constitution (A). Seule est censurée l’interdiction
collective des idées et des opinions administrative de manifestation (art. 3) (B).

La liberté de manifester n’est protégée qu’indirectement


par le biais du droit d’expression collective des idées et des A. La validation sans heurts
opinions 98. Celui-ci fait son apparition en 1995 à l’occasion du renforcement pénal du maintien
de l’examen de la peine complémentaire d’interdiction de de l’ordre lors des manifestations
manifester 99. Puisqu’il dérive de la liberté d’expression,
son exercice constitue « une condition de la démocratie et Parmi les dispositifs insérés en matière pénale, ce sont
l’une des garanties du respect des autres droits et libertés » d’abord les nouvelles autorisations de fouilles 110 qui
et toute atteinte qui lui sera portée devra être nécessaire, conduisent le Conseil à examiner la conciliation opérée
adaptée et proportionnée 100. Se jouait donc, une nouvelle entre le maintien de l’ordre et les droits constitution-
fois, à l’occasion de la décision nº 2019-780 DC du 4 avril nellement protégés. Est en effet inséré, au sein du Code
2019, l’équilibre entre la liberté et la sécurité 100. de procédure pénale, un article 78-2-5 autorisant, sur les
Il revenait au Conseil constitutionnel de se prononcer lieux d’une manifestation et à ses abords immédiats, la
sur la constitutionnalité de quatre dispositions de la loi fouille de bagages et la visite de véhicules. L’étendue géo-
« visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public graphique concernée pourra donc être assez importante.
lors des manifestations » 102. Outre les deux saisines parle- Néanmoins, les garanties qui entourent ces inspections,

96. Ce principe est révélé par le juge dans l’arrêt CE, 17 mai 1991, Quintin, nº 100436.
97. Cet article a été rédigé avant la parution de l’arrêt du Conseil d’État du 1er juillet 2020 (CE, sect., 1er juillet 2020, nº 430121, 430266, 431133,
431510, 431688) par lequel, dans le cadre de l’examen de la conformité de l’arrêté du 19 avril 2019 aux dispositions de l’alinéa 13 du préambule
de la Constitution de 1946, le juge a apporté des précisions sur le critère de la modicité des droits d’inscription. La somme mise à la charge des
usagers doit dès lors s’apprécier au regard du coût annuel moyen de la formation envisagée et des différents dispositifs d’aide et d’exonération
à disposition des étudiants. En l’espèce, le Conseil d’État conclut que des droits d’inscription correspondant à 30 % du coût annuel moyen de la
formation peuvent être considérés comme modiques et ne méconnaissent donc pas l’exigence constitutionnelle de gratuité.
98. Commentaire de la décision nº 2019-780 DC du 4 avril 2019, p. 4.
99. CC, déc. nº 94-352 DC du 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, cons. 16.
100. CC, déc. nº 2019-780 DC du 4 avril 2019, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, § 8-9.
101. F. Chaltiel, « L’équilibre entre sécurité et liberté devant le juge constitutionnel », Les petites affiches, nº 138, 11 juillet 2019, p. 7.
102. Loi nº 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, Journal officiel de la République
française, nº 86, 11 avril 2019, texte nº 1.
103. O. Le Bot, « Loi anti-casseurs : censure des interdictions administratives de manifester », Constitutions, nº 2, 2019, p. 241.
104. Ibid.
105. Proposition de loi nº 575 visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs, déposée par B. Retailleau au Sénat
le 14 juin 2018.
106. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 2.
107. Ibid.
108. Ibid., § 7.
109. J.-M. Larralde, « L’interdiction administrative de manifester prévue par la loi Anticasseurs est inconstitutionnelle », L’essentiel. Droit de la famille
et des personnes, nº 6, 2019, p. 5.
110. Voir notamment : CC, déc. nº 76-75 DC du 12 janvier 1977, Loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des
infractions pénales ; déc. nº 2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure ; déc. nº 2017-677 QPC du 1er décembre 2017, Ligue des
droits de l’Homme.
146 Manon Decaux, Eugénie Duval, Léa Duval, Fanny Gabroy, Alexandre Labbay et Juliette Lecame

parmi lesquelles la limitation à la recherche et à la pour- d’interdire à une personne, constituant une menace d’une
suite de l’infraction de port d’arme dans une manifes- particulière gravité pour l’ordre public, de manifester.
tation et l’intervention du procureur de la République, Contrairement à l’article L. 211-4 du Code de la sécurité
sont considérées comme suffisantes 111. La conclusion est intérieure qui permet d’interdire une manifestation,
la même s’agissant de l’ajout, à la liste des obligations l’article L. 211-4-1 avorté entendait viser un seul individu,
auxquelles peut être soumise une personne placée sous l’interdiction étant prononcée à son égard en raison de
contrôle judiciaire, de l’interdiction de participer à des son comportement lors d’une manifestation au cours de
manifestations 112. laquelle des atteintes graves à l’intégrité physique ou des
Le point le plus problématique réside sans doute dans dommages aux biens auraient eu lieu 121. Elle n’était ainsi
la validation du nouveau délit 113 de dissimulation, volon- pas sans rappeler l’interdiction de manifester pouvant
taire et sans motifs légitimes, de tout ou partie du visage, être prononcée par l’autorité judiciaire à titre de peine
au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la complémentaire 122.
voie publique, au cours ou à l’issue de laquelle des troubles Le Conseil soulève certes que « [c]es dispositions
à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis 114. confèrent ainsi à l’administration le pouvoir de priver
Notons que la pertinence de cette infraction questionne, une personne de son droit d’expression collective des idées
puisque l’article R. 645-14 du Code pénal sanctionne déjà : et des opinions » 123. Mais interdire, de manière préventive,
à une personne de manifester n’est pas considéré comme
[…] le fait pour une personne, au sein ou aux abords inconstitutionnel en tant que tel 124. L’inconstitutionnalité
immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de
réside, non dans le principe d’une telle interdiction admi-
dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être
nistrative, mais dans la « latitude excessive dans l’appré-
identifiée dans des circonstances faisant craindre des
atteintes à l’ordre public 115. ciation des motifs susceptibles de justifier l’interdiction » 125
laissée à l’autorité administrative.
Les parlementaires dénonçaient le caractère imprécis Les carences du mécanisme sont relevées « de façon
de la nouvelle infraction 116. Cette critique est pour le chirurgicale » 126 par le Conseil 127. Aucun lien entre le com-
moins compréhensible. L’emploi successif des termes portement de l’individu et les atteintes graves à l’intégrité
« tout ou partie », « au sein ou aux abords », « au cours physique ou les dommages aux biens, ni même avec de
ou à l’issue », « sont commis ou risquent d’être com- quelconques violences, n’avait à être établi. L’ancienneté
mis », n’incite guère à admirer la clarté de la formule, du comportement était indifférente. Il n’était pas plus
tant cet article « vise systématiquement une chose et nécessaire de démontrer que la manifestation future était
son diminutif » 117. Toutefois, par un raisonnement qui a susceptible de donner lieu à de tels agissements. L’interdic-
pu être qualifié de « particulièrement acrobatique » 118, le tion devenait même exécutoire d’office si la manifestation
Conseil n’y décèle aucune méconnaissance d’exigences n’avait pas, ou trop tardivement, été déclarée. Enfin, cette
constitutionnelles 119. Seule la disposition préventive de mesure préventive pouvait aller jusqu’à prendre la forme
la loi connaîtra donc une censure. d’une interdiction d’un mois sur tout le territoire national.
Le Conseil en conclut nécessairement que le dispositif por-
tait une atteinte au droit d’expression collective des idées
B. L’interdiction administrative et des opinions qui ne pouvait être considérée comme
de manifester censurée dans ses modalités adaptée, nécessaire et proportionnelle 128.
Reste à découvrir où le Conseil entendra, dans le futur,
La « disposition phare de la loi Anticasseurs » 120 rési- placer le curseur pour constater le caractère proportionné
dait dans la possibilité pour l’autorité administrative de l’interdiction administrative de manifester…

111. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 13-17.


112. Ibid., § 34-40.
113. Prévu par l’article 431-9-1 du Code pénal.
114. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 27.
115. Comme le relève S. Detraz dans « Renforcement et garantie du maintien de l’ordre public lors des manifestations », La semaine juridique, édition
générale, nº 16, 22 avril 2019, p. 755.
116. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 28.
117. S. Detraz, « Renforcement et garantie… », p. 755.
118. J.-M. Larralde, « L’interdiction administrative de manifester… », p. 5.
119. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 32-33.
120. C. Fonteix, « Contrôle constitutionnel a priori de la loi Anticasseurs : censure partielle », Dalloz actualités, 15 avril 2019.
121. Article 3 de la loi déférée.
122. Article 222-47 du Code pénal.
123. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 22.
124. Voir notamment O. Le Bot, « Loi anti-casseurs… », p. 245 ; S. Detraz, « Renforcement et garantie… », p. 754.
125. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 23.
126. O. Le Bot, « Loi anti-casseurs… », p. 245.
127. CC, déc. nº 2019-780 DC, § 23-25.
128. Ibid., § 26.
Chronique de jurisprudence
de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019
Marie ROTA
Maître de conférences en droit public à l’université de Lorraine
Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’État (IRENEE, EA 7303)

I. Le droit à la vie (article 4 de la CADH)


A. Les violations du droit à la vie imputables aux agents de l’État
B. La peine de mort : une exception strictement limitée
C. Le droit de mener une vie digne

II. Le droit à l’intégrité de la personne (article 5 de la CADH)


A. Le droit à l’intégrité et la peine de mort
B. Le droit à l’intégrité personnelle, à la dignité et à la sécurité sociale
C. L’intégrité de la personne et l’obligation procédurale d’enquête
D. Le droit à l’intégrité personnelle des personnes détenues

III. Le droit à la liberté de la personne (article 7 de la CADH)


IV. Les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux (article 26 de la CADH)

En 2008, lorsque la première « Chronique de jurispru- de San José. Suite à la publication à partir de 2010 de ses
dence de la Cour interaméricaine » a vu le jour dans ces rapports annuels présentant ses principales avancées juris-
Cahiers, la production scientifique en langue française y prudentielles en langue française 2, un rythme bisannuel
étant relative était assez rare. L’accès aux décisions de la avait été retenu. L’apparition toujours plus fréquente de
Cour était difficile en raison de leur publication tardive contributions consacrées à la jurisprudence de la Cour
sur son site Internet (encore accentuée s’agissant des tra- interaméricaine dans le monde académique francophone
ductions en langue anglaise par ailleurs de très mauvaise avait enfin motivé un abandon de cette chronique sur
qualité). Beaucoup d’amalgames étaient faits s’agissant lequel nous revenons désormais. Car, si ces publications
de cette juridiction présentée comme « petite sœur » de existent, elles ne sont que ponctuelles et ne concernent que
la Cour européenne 1. C’est la raison pour laquelle nous certains sujets donnés 3. Les rapports annuels de la Cour
avions décidé de publier cette chronique, à un rythme ne paraissent en outre que tardivement. Or ses avancées
initialement annuel, permettant d’insister sur la spécificité jurisprudentielles sont dorénavant scrutées tant par la Cour
de l’interprétation des droits humains effectuée par le juge européenne que par le monde académique et la société

1. M. Rota, « Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux,
nº 6, 2008, p. 181-182.
2. Ces rapports sont disponibles sur la page suivante : http://www.corteidh.or.cr/informe-anual.cfm.
3. Exception faite de la très belle chronique de jurisprudence publiée par Hélène Tigroudja portant néanmoins sur une période de trois années
(H. Tigroudja, « Chronique de la jurisprudence consultative et contentieuse de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (2015-2017) »,
Revue trimestrielle des droits de l’homme, nº 115, 2018, p. 685-728).

CRDF, nº 18, 2020, p. 147 - 155


148 Marie Rota

civile, qui trouvent ici un point d’appui pour faire « avancer condamné pour diffamation 11, et les affaires Colindres
le droit » 4 dans un sens, on l’espère, plus protecteur des Schonenberg c. El Salvador 12, Gorigoitía c. Argentine 13 et
droits humains. C’est pourquoi une analyse pointue et Rosadio Villavicencio c. Pérou 14, qui ont essentiellement
relativement exhaustive 5 de cette jurisprudence sur l’année trait aux articles 8 et 25 de la Convention américaine des
passée nous apparaît aujourd’hui pertinente. droits de l’homme (CADH) protégeant les droits aux
S’agissant du contentieux, on observe une nette diver- garanties et à la protection judiciaires. Bien qu’il s’agisse
sification en 2019 qui s’accompagne d’un certain judicial des dispositions les plus invoquées par les requérants, y
self-restraint. Une seule affaire a trait aux disparitions compris dans les autres affaires, et qu’elles présentent un
forcées, dans laquelle la Cour constate cependant l’absence réel intérêt notamment au regard des relations entretenues
de contexte systématique et généralisé y étant relatif. entre la Cour et les juridictions nationales, nous nous
Il en découle une inversion de la charge de la preuve, attarderons, dans le cadre de cette chronique, uniquement
reposant sur les requérants, qui ne sont pas parvenus sur le droit à la vie (I), le droit à l’intégrité (II), le droit à
à démontrer que les victimes étaient détenues par des la liberté de la personne (III) et les droits économiques,
agents de l’État 6, ainsi qu’une disparition de l’obligation sociaux, culturels et environnementaux (IV).
positive d’enquête ex officio 7. L’affaire Rico c. Argentine
est aussi assez révélatrice de la retenue de la Cour, car,
si elle refuse de manière traditionnelle de se référer à la I. Le droit à la vie (article 4 de la CADH)
marge nationale d’appréciation, elle se livre en l’espèce à
un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation s’agissant La Cour précise la portée du droit à la vie dans plusieurs
des décisions rendues par les juridictions internes 8. On affaires. Elle rappelle que l’article 4, lu conjointement avec
peut enfin citer l’affaire Virula et autres c. Guatemala, l’article 1.1 qui impose aux États de respecter les droits
relative à l’assassinat d’un syndicaliste dans laquelle la et libertés conventionnels, ne suppose pas uniquement
Cour refuse de reconnaître l’existence d’une obligation une abstention de leur part – et donc « pas seulement que
de prévention qui serait à la charge de l’État au regard des nulle personne soit privée de sa vie de manière arbitraire
risques d’atteinte aux droits à la vie, à la liberté personnelle, (obligation négative) » – mais implique aussi qu’ils doivent
à l’intégrité personnelle et à la liberté d’association de adopter
la victime, au motif qu’il n’est pas démontré que l’État
[…] toutes les mesures appropriées pour protéger et pré-
savait ou aurait dû avoir connaissance de la « situation de
server le droit à la vie (obligation positive), conformément
risque avéré et imminent » dans laquelle se trouvaient les
au devoir de garantir le plein et libre exercice des droits à
membres du syndicat, avant la disparition de la victime 9. toute personne relevant de leur juridiction 15.
On prend ici conscience de l’importance de la charge
de la preuve, élément crucial pour l’issue d’une affaire 10. Au titre de la première obligation, on retrouve l’inter-
Faute d’espace, nous laisserons de côté les décisions diction faite aux agents de l’État de violer ce droit (A) mais
qui ne font que reprendre des principes bien ancrés dans la aussi d’infliger la peine de mort en dehors des conditions
jurisprudence de la Cour, à savoir l’affaire Álvarez Ramos prévues par la Convention (B). Au titre de la seconde,
c. Venezuela relative à la liberté d’expression, aux droits on trouve le droit de mener une vie digne, qui marque la
politiques et à la liberté d’aller et venir d’un journaliste spécificité de la jurisprudence interaméricaine (C).

4. Cette expression est empruntée à Françoise Tulkens, témoignage vidéo relatif à l’avis juridique rendu par le Tribunal international Monsanto,
en ligne : https://vimeo.com/213865446 (13e seconde).
5. Faute d’espace, seules les décisions portant sur le fond des affaires soumises à l’examen de la Cour feront l’objet d’une analyse ainsi que ses
opinions consultatives. De la même façon, seule l’interprétation de la première partie de la Convention, intitulée « Des obligations des États et
des droits protégés », sera abordée.
6. La Cour ne parle que d’indices présentés devant elle, non corroborés par de véritables preuves qui auraient été apportées en plus de ce qu’a étudié
l’État dans le cadre des procédures internes (Cour IDH, Arrom Suhurt et autres c. Paraguay, fond, 13 mai 2019, série C, nº 377, § 96).
7. Cour IDH, Arrom Suhurt et autres c. Paraguay, § 138-141.
8. S’agissant de l’appréciation des éléments de preuves et de leur rejet par les juridictions internes, la Cour estime, tout comme la Commission par
ailleurs, que « cette décision judiciaire doit être fondée sur des motifs “manifestement déraisonnables ou incompatibles avec les normes applicables”
pour constituer une violation des garanties judiciaires » (Cour IDH, Rico c. Argentine, exception préliminaire et fond, 2 septembre 2019, série C,
nº 383, § 82). Il en va de même s’agissant des décisions internes rejetant certaines voies de recours jugées comme étant inappropriées, qui ne sont,
selon la Cour, « ni manifestement arbitraires ni déraisonnables et donc contraires à la Convention américaine » (ibid., § 99). L’auteure précise
ici que, sauf mention contraire, les traductions sont les siennes.
9. Cour IDH, Virula et autres c. Guatemala, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 21 novembre 2019, série C, nº 393, § 55-60.
10. Voir sur ce point le projet de recherche porté par Marie-Bénédicte Dembour intitulé « DISSECT : Evidence in International Human Rights
Adjudication », dont l’argumentaire est disponible en ligne : https://hrc.ugent.be/wp-content/uploads/2019/10/DISSECT_description.pdf.
11. Cour IDH, Álvarez Ramos c. Venezuela, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 30 août 2019, série C, nº 380. La Cour rappelle en
l’espèce son test de compatibilité avec la Convention des restrictions aux trois droits invoqués, tout en insistant sur la vision large de la liberté
d’expression dont elle a toujours fait la promotion, particulièrement au regard de propos d’intérêt général.
12. Cour IDH, Colindres Schonenberg c. El Salvador, fond, réparations et frais, 4 février 2019, série C, nº 373.
13. Cour IDH, Gorigoitía c. Argentine, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 2 septembre 2019, série C, nº 382.
14. Cour IDH, Rosadio Villavicencio c. Pérou, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, 14 octobre 2019, série C, nº 388.
15. Cette affirmation de principe est réitérée de manière systématique dans les différentes affaires traitant du droit à la vie soumises à notre étude. Voir,
par exemple, Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 10 octobre 2019, série C, nº 384, § 100.
Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019 149

A. Les violations du droit dénommé El Infiernito, il s’en évade avec dix-huit autres
à la vie imputables aux agents de l’État détenus. En vue de retrouver les fugitifs, l’État lance une
opération policière de grande ampleur, baptisée Gavilán.
En vertu du droit à la vie, les États ont tout d’abord l’obli- Le corps de la victime est retrouvé un mois plus tard criblé
gation de garantir les conditions requises pour que ce de balles. La Cour retient la responsabilité des agents de
« droit inaliénable » ne soit pas violé et, au premier chef, l’État au regard d’un ensemble de données. Un rapport
d’empêcher ses agents d’y porter atteinte 16. Cela concerne d’expert indique tout d’abord que le tir de la balle retrou-
non seulement le pouvoir législatif, mais aussi « toute vée dans ses yeux avait eu lieu à courte distance, ce qui
institution étatique », y compris les forces armées et de rend difficilement crédible la version des faits présentée
police 17. Ce sont justement ces dernières qui sont mises par l’État selon laquelle la victime avait trouvé la mort
en cause dans plusieurs affaires. suite à un affrontement armé 24. Il est ensuite prouvé que
Dans la première, Díaz Loreto et autres c. Venezuela 18, les membres du Comando Antisecuestros de la police
la Cour se penche sur l’usage de la force (coups de feu) par nationale étaient sur le lieu du crime et que sa scène a été
des agents de l’État ayant abouti au décès des victimes. altérée 25. Le Guatemala a en outre fait état de plusieurs
Elle rappelle sa jurisprudence classique en affirmant que, versions contradictoires au niveau interne, devant la
pour être compatible avec la Convention, l’usage de la Commission et devant la Cour 26. Il ressort enfin de la
force doit être prévu par la loi, poursuivre un but légitime, version des faits présentée par le ministère public chargé
être nécessaire et strictement proportionné 19. Elle affirme de l’enquête pénale ouverte après la mort du requérant
ensuite l’existence d’un contexte d’exécutions extrajudi- qu’il avait été victime d’une exécution extrajudiciaire, ce
ciaires commises par des agents de la police vénézuélienne, à quoi conclut aussi la Cour 27.
reconnu par les institutions publiques tant au niveau interne
qu’international 20. S’agissant en outre d’« un usage de la
force par des agents de l’État ayant occasionné des blessures B. La peine de mort :
ou la mort à une ou plusieurs personnes », le Venezuela une exception strictement limitée
a l’obligation de « fournir une explication satisfaisante et
convaincante sur ce qui s’est passé et de désavouer les allé- La Cour a eu à se pencher sur la compatibilité de la peine
gations relatives à sa responsabilité, au moyen d’éléments de de mort prononcée à l’encontre de plusieurs personnes au
preuve adéquats » 21. Il en résulte une inversion de la charge Guatemala avec l’article 4 de la Convention dans quatre
de la preuve, et la Cour, se focalisant sur les deux derniers affaires. Elle se livre dans ce cadre à une interprétation
critères de son test de compatibilité, constate que l’État à la fois textuelle, systématique et consensuelle de cette
n’a pas prouvé qu’il y avait eu une confrontation entre les disposition pour signaler la « tendance abolitionniste » de
victimes et les forces de police 22. Il en découle une violation cette peine, qui implique qu’elle ne soit acceptable que dans
du droit à la vie des victimes, sans pour autant qu’elle ne des cas exceptionnels et soumise à de strictes limitations 28.
soit qualifiée d’exécution extrajudiciaire 23. Ceci ressort tant de la formulation de l’article 4 et plus
Les forces de police sont également mises en cause particulièrement de ses alinéas deux à six 29, de sa jurispru-
dans l’affaire Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, relative dence consultative 30, du Protocole additionnel à la CADH
au décès d’un fugitif condamné à la peine de mort pour relatif à l’abolition de la peine de mort 31, que du système
avoir enlevé un enfant et demandé en rançon le paiement universel de protection des droits humains avec lequel le
d’un million de quetzales à son père. Après avoir été système interaméricain est donc « en harmonie » 32. La Cour
placé dans un centre de détention de sécurité maximale rappelle enfin son affaire Fermín Ramírez c. Guatemala 33

16. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 100.


17. Ibid.
18. Cour IDH, Díaz Loreto et autres c. Venezuela, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, 19 novembre 2019, série C, nº 392.
19. Ibid., § 63.
20. Ibid., § 66-68.
21. Ibid., § 88.
22. Ibid., § 87.
23. Cet aspect est critiqué par le président de la Cour Eduardo Ferrer Mac-Gregor Poisot et la juge Elizabeth Odio Benito dans leur opinion dissidente.
24. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 103.
25. Ibid., § 104-106.
26. Ibid., § 107-109.
27. Ibid., § 110-111.
28. Cour IDH, Martínez Coronado c. Guatemala, fond, réparations et frais, 10 mai 2019, série C, nº 376, § 62.
29. Ibid., § 62-63.
30. Cour IDH, Restricciones a la pena de muerte (arts. 4.2 y 4.4 Convención Americana sobre Derechos Humanos), opinion consultative nº OC-3/83,
8 septembre 1983, série A, nº 3, § 53.
31. Cour IDH, Martínez Coronado c. Guatemala, § 64-66. Protocole à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant de l’abolition
de la peine de mort, adopté à Asunción (Paraguay), le 8 juin 1990, en ligne : https://www.cidh.oas.org/Basicos/French/g.peinedemort.htm.
32. Cour IDH, Martínez Coronado c. Guatemala, § 67.
33. Cour IDH, Fermín Ramírez c. Guatemala, fond, réparations et frais, 20 juin 2005, série C, nº 126, § 96 et 98.
150 Marie Rota

dans laquelle elle s’était déjà prononcée sur le concept de C. Le droit de mener une vie digne
« dangerosité future » d’un détenu en signalant que l’utilisa-
tion de ce critère tant au niveau de la qualification juridique La reconnaissance du droit de mener une vie digne est une
des faits qu’au niveau de la détermination de la sanction spécificité de la jurisprudence de la Cour interaméricaine,
applicable est incompatible avec le principe de légalité lorsqu’on la compare, tout du moins, avec celle de sa
(article 9 de la CADH). En effet elle « suppose une sanction consœur européenne. Contrairement à cette dernière 43,
fondée sur un jugement de la personnalité du délinquant et elle considère – ce qu’elle rappelle dans l’affaire ANCEJUB-
pas sur les infractions imputées en vertu de la classification SUNAT c. Pérou – que ce droit doit non seulement se
pénale applicable » 34. Elle en déduit une violation de cette comprendre comme celui de « tout être humain à ne
disposition tout comme celle des articles 4.1 et article 4.2 pas être privé de la vie de manière arbitraire, mais aussi
en soulignant que cette peine a, à la différence de l’affaire comme le droit à ne pas se voir imposer des conditions
précitée 35, été cette fois-ci exécutée 36. C’est pourtant bien qui l’empêchent ou compliquent l’accès à une existence
à un revirement de jurisprudence qu’elle procède puisque digne » 44. La Cour interaméricaine accepte donc d’instituer
quelques mois plus tard, dans deux autres décisions, elle une protection contre la violence sociale et de donner un
accepte d’évaluer cette peine au regard du droit à la vie contenu concret au terme de « vie » en invoquant la dignité
et constate une violation de l’article 4.2 relatif au champ humaine. Elle implique que l’État s’assure que chacun ait
d’application de la peine de mort 37 alors même qu’elle n’a accès à des conditions de vie minimales, dignes d’un être
pas été exécutée 38. humain et qui n’aboutissent pas à sa réification. L’État
Elle estime que cette même disposition est par ailleurs a par conséquent l’obligation « d’adopter des mesures
violée dans l’affaire Ruiz Fuentes et autres c. Guatemala positives, concrètes et visant à satisfaire le droit à une
s’agissant cette fois-ci de la condamnation d’un détenu vie digne, en particulier lorsqu’il s’agit de personnes
à la peine de mort en raison du crime commis, l’enlève- en situation de vulnérabilité et de risque » 45. Dans cette
ment. Cette affaire s’inscrit ici dans la continuité de sa hypothèse, l’attention que l’État doit porter à ces personnes
jurisprudence, la loi pénale guatémaltèque relative à la « devient prioritaire » 46. C’est le cas, comme en l’espèce,
peine de mort ayant déjà été condamnée par la Cour dans des personnes âgées 47.
une affaire précédente 39. Elle constate, de la même façon, La Cour accepte par ailleurs de faire le lien entre ce
une extension du champ d’application de cette peine 40, droit et celui qu’elle a découvert dans une affaire précé-
qui s’accompagne d’un caractère automatique et obliga- dant l’affaire ANCEJUB-SUNAT c. Pérou de quelques
toire, incompatible avec l’article 4.2 41. Enfin, l’article 4.6 mois, à savoir le droit à la sécurité sociale 48, dont l’un des
est violé en raison de la suppression de la procédure de composants est « la retraite reposant sur un système de
demande de grâce organisée devant un organisme étatique contributions ou de cotisations [sociales] » 49. Soulignant
spécialement constitué pour ce faire 42. le fait qu’elle « constitue le seul salaire de remplacement

34. Cour IDH, Martínez Coronado c. Guatemala, § 70. Voir aussi Cour IDH, Fermín Ramírez c. Guatemala, § 94.
35. Dans l’affaire Fermín Ramírez c. Guatemala, § 103, elle avait en effet considéré que « si [la victime] avait été exécutée en raison de la procédure
menée à son encontre, une privation arbitraire du droit à la vie aurait été caractérisée au regard de l’article 4 de la Convention ».
36. Cour IDH, Martínez Coronado c. Guatemala, § 71. Dans cette affaire, la victime avait été condamnée à la peine de mort en raison de sa dangerosité
après avoir été reconnue coupable d’un assassinat de sept personnes. Elle a fait l’objet d’une injection létale après plusieurs recours intentés dans
l’ordre juridique interne.
37. Selon cette disposition, « Dans les pays qui n’ont pas aboli la peine de mort, celle-ci ne pourra être infligée qu’en punition des crimes les plus
graves en vertu d’un jugement définitif rendu par un tribunal compétent en application d’une loi prévoyant cette peine qui était en vigueur avant
la perpétration du crime. La peine de mort ne sera pas non plus appliquée à des crimes qu’elle ne sanctionne pas actuellement ».
38. Cour IDH, Valenzuela Ávila c. Guatemala, fond, réparations et frais, 11 octobre 2019, série C, nº 386, § 156 et Cour IDH, Rodríguez Revolorio et
autres c. Guatemala, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 14 octobre 2019, série C, nº 387, § 64. Il n’y a donc violation du premier
alinéa de cette disposition, qui interdit les exécutions arbitraires, que si cette peine a été effectivement appliquée (Cour IDH, Valenzuela Ávila
c. Guatemala, § 156 et Cour IDH, Rodríguez Revolorio et autres c. Guatemala, § 65).
39. Cour IDH, Raxcacó Reyes c. Guatemala, fond, réparations et frais, 15 septembre 2005, série C, nº 133.
40. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 85-86.
41. En effet, ni les circonstances particulières de l’espèce, ni « le degré de participation et de culpabilité de l’accusé » ne peuvent, de ce fait, être invoqués,
circonstances qui pourraient être de nature à atténuer la sanction prononcée. Or, dans la mesure où l’article 4.2 restreint l’imposition de la peine
de mort aux crimes les plus graves, cette disposition est enfreinte (Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 88). La Cour réitère ce point
de vue dans l’affaire Cour IDH, Girón et autre c. Guatemala, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 15 octobre 2019, série C, nº 390, § 71.
42. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 91.
43. Selon la Cour EDH, « l’article 2 assure uniquement une protection contre le fait d’infliger la mort » et « ne peut pas être interprété comme
garantissant le droit à une certaine qualité de vie » (Cour EDH, 1re section, 29 avril 2003, Dremlyuga c. Lettonie, nº 66729/01).
44. Cour IDH, Asociación Nacional de Cesantes y Jubilados de la Superintendencia Nacional de Administración Tributaria (ANCEJUB-SUNAT)
c. Pérou, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, 21 novembre 2019, série C, nº 394, § 186. Elle rappelle à ce titre sa jurisprudence
classique selon laquelle la fondamentalité du droit à la vie, qui conditionne l’exercice des autres, implique qu’il soit aussi compris comme
consacrant le droit pour toute personne de ne « pas être empêchée d’avoir accès à des conditions qui lui garantissent une existence digne » (ibid.).
45. Cour IDH, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou, § 186.
46. Ibid.
47. Ibid.
48. Cour IDH, Muelle Flores c. Pérou, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, 6 mars 2019, série C, nº 375, § 187 (voir infra).
49. Cour IDH, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou, § 184.
Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019 151

que [les personnes âgées] reçoivent pour subvenir à la Cour souligne aussi que le fait que l’exécution ait été
leurs besoins essentiels », la Cour estime que la retraite, retransmise à la télévision pour « donner l’exemple » porte
mais aussi la sécurité sociale d’une manière générale, atteinte à la dignité humaine puisque cela revient à traiter
« constituent un moyen de protection pour jouir d’une vie les victimes « comme des objets » 57. Il s’agit donc d’un trai-
digne » 50. Aussi, le « droit à la sécurité sociale et le droit tement dégradant 58. Elle refuse en revanche de répondre
à la vie digne sont interconnectés, et de manière encore à l’allégation de la Commission et des représentants des
plus accentuée s’agissant de personnes âgées » 51. La Cour victimes selon laquelle le mode choisi pour mettre en œuvre
estime qu’il en découle plusieurs obligations positives à cette exécution, à savoir le fait d’être fusillé, constituait ou
la charge de l’État en vue de protéger la dignité de la vie non un acte de torture 59, alors même qu’elle reconnaît que,
des personnes âgées, en se fondant sur le « corpus juris tant au niveau régional qu’universel, les modes d’exécution
international » pertinent en la matière 52. Sans pour autant de la peine capitale qui causent le plus de souffrance sont
les lister de manière précise, elle constate qu’en l’espèce interdits 60. Néanmoins, « en raison des violations déjà
la diminution du montant des retraites des victimes avait déclarées en l’espèce, la Cour estime qu’il n’est pas néces-
eu un impact direct sur « leurs besoins fondamentaux en saire de se prononcer sur [cette question] » 61.
termes de santé, de logement, de nourriture et d’éducation
pour leurs enfants » 53. La qualité de vie des victimes s’en
est trouvée affectée, ce qui implique « non seulement une B. Le droit à l’intégrité personnelle,
violation de leur droit à la sécurité sociale, mais aussi une à la dignité et à la sécurité sociale
violation du droit à une vie digne » 54.
La Cour se penche dans l’affaire Muelle Flores c. Pérou sur
la réduction des pensions touchées par la victime du fait de
II. Le droit à l’intégrité de la personne son reclassement dans le régime de retraite de droit com-
(article 5 de la CADH) mun. Alors que les juridictions internes ont invalidé cette
décision, la victime, ayant travaillé dans une mine d’État
Le droit à l’intégrité de la personne a connu des développe- durant toute sa carrière et avant qu’elle ne soit privatisée,
ments spécifiques tant au regard de la peine de mort (A), n’a jamais concrètement réintégré le régime des retraites
de sa lecture combinée avec le droit à la dignité et le droit des fonctionnaires. Après avoir conclu à la violation du
à la sécurité sociale (B), de ses prolongements procédu- droit à une retraite tel que protégé par l’article 26 62, la Cour
raux (C) que de son invocation à l’égard des personnes souligne que le droit à la sécurité sociale (dont il fait partie
détenues (D). intégrante), le droit à l’intégrité personnelle et le droit à la
dignité humaine sont « interdépendants », ce qui implique
que « la violation de l’un puisse affecter directement l’autre »,
A. Le droit à l’intégrité et la peine de mort d’autant plus lorsqu’il s’agit de personnes âgées 63. En effet,
« le non-paiement des allocations de retraite génère chez une
Dans les différentes affaires relatives à la peine de mort, personne âgée une atteinte directe à sa dignité » puisqu’il
la Cour réitère sa position classique selon laquelle le fait s’agit de la principale ressource dont elle dispose « pour
de se savoir dans le « couloir de la mort » porte atteinte régler ses besoins primaires et élémentaires en tant qu’être
non seulement à l’intégrité physique, psychique et morale humain » 64, ainsi qu’une « angoisse, insécurité et incerti-
protégée par l’article 5.1 de la Convention, mais constitue tude quant à [son] avenir », d’où une atteinte à son droit
aussi un traitement cruel, inhumain et dégradant prohibé à l’intégrité 65. Aussi, et même si les articles 5.1 et 11.1, qui
par l’article 5.2 55. De même, l’angoisse et la souffrance res- protègent l’intégrité et la dignité de la personne, n’ont pas
senties par les membres de la famille violent cette première été expressément invoqués ni par la Commission ni par
disposition 56. Dans l’affaire Girón et autre c. Guatemala, les représentants des victimes, la Cour estime opportun

50. Ibid.
51. Ibid., § 185.
52. Ibid., § 187.
53. Ibid., § 188.
54. Ibid., § 191.
55. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 137 ; Cour IDH, Valenzuela Ávila c. Guatemala, § 207 ; Cour IDH, Rodríguez Revolorio et autres
c. Guatemala, § 96.
56. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 191.
57. Cour IDH, Girón et autre c. Guatemala, § 87.
58. Ibid.
59. Ibid., § 89.
60. Ibid., § 80.
61. Ibid., § 89.
62. Voir infra.
63. Cour IDH, Muelle Flores c. Pérou, § 204.
64. Ibid., § 205.
65. Ibid., § 206.
152 Marie Rota

de s’en saisir en vertu « du principe général du Droit iura permettre « la jouissance [des] droits substantiels [de
novit curia » 66. Ces considérations sont fondamentales la requérante] et sa qualité de juge » 73. Il en va aussi de
puisqu’elles ont motivé l’invocation par les représentants l’exigence d’indépendance de la justice 74. Au regard des
des victimes du droit de mener une vie digne dans l’affaire différents éléments de preuve soumis à la Cour, cette
ANCEJUB-SUNAT c. Pérou sus-analysée. En l’espèce, le fait dernière estime que les défaillances de l’État en la matière
d’avoir privé la victime, bénéficiant en outre d’une « pro- ont abouti à ce que l’intégrité personnelle de la requérante,
tection spécifique en tant que personne âgée en situation en tant que juge, ait été violée 75. L’État est par conséquent
de handicap », de son droit à la sécurité sociale pendant responsable d’une violation des articles 5.1, 8.1 et 25.1 de la
plus de vingt-sept ans a abouti à ce que sa « qualité de vie Convention, lus en relation avec son article 1.1.
et sa couverture de santé » aient été gravement affectées 67.
Une situation de « précarité économique » en a découlé,
d’où une « atteinte à son intégrité psychologique et morale D. Le droit à l’intégrité personnelle
ainsi qu’à sa dignité » 68. des personnes détenues
La Cour réitère sa jurisprudence classique s’agissant de la
C. L’intégrité de la personne qualification d’actes de torture commis par les agents de
et l’obligation procédurale d’enquête l’État à l’encontre de détenus dans trois affaires. Les deux
premières (Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala et Valenzuela
Dans l’affaire Villaseñor Velarde et autres c. Guatemala, Ávila c. Guatemala) sont relatives à la peine de mort. La
la Cour se prononce sur un contexte d’insécurité des Cour y rappelle que le mauvais traitement doit, pour être
acteurs de la justice entre 1990 et 2012, ces derniers étant qualifié de torture, être intentionnel, causer de graves
victimes de menaces et d’actes intimidation récurrents, souffrances physiques et mentales et être finalisé 76. C’est
voire d’agressions liées à leurs fonctions, altérant l’indé- bien le cas dans la première affaire au regard du caractère
pendance judiciaire, sans que l’État ne tente d’y remédier. intentionnel des traitements subis par la victime (sévices
La requérante, juge entre 1990 et 2013, a dénoncé devant physiques graves), des souffrances physiques éprouvées et
les juridictions internes plusieurs menaces directes, des de la finalité des tortionnaires (les forces de police) qui était
dommages intentés à l’encontre de ses biens, des tentatives d’obtenir des informations sur d’autres enlèvements 77. Il
d’accéder à son domicile, entre autres. La Cour relève en en va de même dans la seconde, les mauvais traitements
l’espèce l’existence de graves tentatives d’intimidation 69, occasionnés (coups, asphyxie et pénétration anale au moyen
dont l’État avait eu connaissance 70. Elle rappelle sa juris- d’un bâton) ayant cette fois-ci pour fin d’obtenir des aveux 78
prudence antérieure selon laquelle, en vue d’éviter que ou des informations sur le décès de la personne assassi-
l’indépendance judiciaire ne soit affectée par des « pres- née par la victime 79. La Cour réaffirme à cette occasion
sions externes », l’État doit prévenir de telles ingérences, sa jurisprudence en matière de viol en signalant que « les
mener une enquête et sanctionner les responsables. Or, souffrances graves de la victime sont inhérentes au viol et
ce fut bien le cas s’agissant de la première obligation au qu’un viol peut constituer une torture même s’il consiste en
regard de la mise à disposition de la victime de forces un seul acte ou se produit en dehors des locaux de l’État » 80.
de sécurité pendant près de dix-huit ans 71. L’obligation L’affaire Díaz Loreto et autres c. Venezuela permet
procédurale d’enquête a en revanche été malmenée 72. ensuite à la Cour de rappeler qu’est aussi qualifié d’acte
La Cour insiste à ce titre sur le fait qu’elle ne vise pas de torture tout usage de la force par les agents de l’État
seulement à satisfaire les exigences découlant des articles 8 qui n’est pas strictement rendu nécessaire par le com-
et 25 de la Convention qui protègent le droit aux garanties portement du détenu, en ce qu’il constitue « une atteinte
et à une protection judiciaires, mais a aussi vocation à à la dignité humaine » 81. Elle réaffirme par ailleurs que

66. Cour IDH, Muelle Flores c. Pérou, § 204.


67. Ibid., § 207.
68. Ibid.
69. Cour IDH, Villaseñor Velarde et autres c. Guatemala, fond, réparations et frais, 5 février 2019, série C, nº 374, § 89.
70. Ibid., § 95.
71. Ibid., § 104.
72. Ibid., § 126.
73. Ibid., § 130.
74. Ibid.
75. Ibid., § 131.
76. Selon la Cour, en effet, est qualifiée de torture « i) un acte intentionnel ; ii. qui a provoqué de sévères souffrances physiques ou mentales, et iii) s’il
a été commis avec un objectif ou une finalité déterminée » (Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 129 et Cour IDH, Valenzuela Ávila
c. Guatemala, § 193).
77. Cour IDH, Ruiz Fuentes et autre c. Guatemala, § 130-131.
78. Cour IDH, Valenzuela Ávila c. Guatemala, § 195.
79. Ibid., § 201.
80. Ibid., § 194.
81. Cour IDH, Díaz Loreto et autres c. Venezuela, § 91.
Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019 153

la charge de la preuve revient dans ce cas à l’État et qu’il contre les « ingérences arbitraires ou abusives […] dans la
existe une présomption de responsabilité pour les blessures vie de sa famille » en se fondant sur l’évolution du corpus
d’une personne ayant été « sous la garde des agents de juris international pertinent en la matière 92. La Cour en
l’État » 82. N’ayant ni enquêté ni apporté d’explications déduit qu’en vertu de cette première disposition, l’État a
satisfaisantes s’agissant de la mort d’un détenu, l’État l’obligation de garantir le maximum de contacts possible
est reconnu responsable d’une violation de son droit à avec les membres de la famille des détenus, leurs repré-
l’intégrité tel que protégé par l’article 5.1 de la Convention. sentants et le monde extérieur 93. Bien qu’il ne s’agisse pas
S’agissant des conditions de détention en tant que d’un droit absolu, différents facteurs doivent être pris en
telles, la Cour rappelle qu’elles peuvent être constitutives compte lors d’un transfert. Elle rappelle tout d’abord que
d’un traitement cruel, inhumain et dégradant 83 lorsqu’elles « la peine doit avoir pour objectif principal la réadaptation
ne remplissent pas les « exigences matérielles minimales ou la réinsertion du détenu ». Ensuite,
d’un traitement digne » 84, comme c’est le cas au sein du […] le contact avec la famille et le monde extérieur est
centre de sécurité maximale El Infiernito au Guatemala 85. essentiel à la réinsertion sociale des personnes privées de
Elle se livre par ailleurs à une lecture combinée des liberté [ce qui] implique le droit de recevoir des visites
articles 5.1, 5.2 avec l’article 26 de la Convention qui protège des membres de la famille et des représentants légaux.
les droits économiques, sociaux et culturels dans l’affaire
Elle souligne dans un troisième temps que « la res-
Hernández c. Argentine 86. En l’espèce, suite à la contraction
triction des visites peut avoir un effet sur l’intégrité per-
d’une méningite tuberculeuse durant sa détention, l’état
sonnelle de la personne privée de liberté et de sa famille ».
de santé de la victime ne cesse de se dégrader (atteintes
Ensuite, « la séparation injustifiée des personnes privées
neurologiques impliquant la perte de la vision d’un œil,
de liberté de leur famille peut affecter l’article 17.1 de la
incapacité partielle et permanente du membre supérieur
Convention ainsi qu’éventuellement l’article 11.2 ». Enfin,
gauche, perte de mémoire notamment). La Cour estime
que l’intégrité personnelle du détenu a été violée tant en […] dans le cas où le transfert n’a pas été demandé par la
raison de la surcharge du lieu de détention que de l’absence personne privée de liberté, elle doit être consultée, dans
de prise en charge médicale suffisante 87. Elle constate à ce la mesure du possible, à chaque transfert d’une prison
titre l’existence d’omissions imputables à l’État en termes à une autre, et autorisée à s’opposer à ladite décision
administrative, si besoin judiciairement 94.
de qualité, de disponibilité et d’accessibilité en matière de
soins. Il en ressort une violation du droit à l’intégrité de la En l’espèce, la Cour passe en revue son test de com-
victime et de son droit à la santé, justiciable en tant que tel 88. patibilité du transfert à l’article 5.6 de la Convention, à
Dans l’affaire López et autres c. Argentine 89, enfin, la commencer par sa légalité. Au regard du pouvoir discré-
Cour se prononce sur le transfert de détenus mineurs dans tionnaire laissé par la législation interne à l’administration
des centres de détention se situant à huit cent et deux mille pénitentiaire, elle estime que ce critère n’est pas rempli.
kilomètres de distance de leur famille, de leurs avocats et Bien que cela suffise en principe à constater la violation
des juges chargés de l’exécution de leur peine. La Cour se de l’article 5.6, il lui paraît opportun de poursuivre son
fonde sur l’article 5.6 de la Convention selon lequel « [l]es raisonnement au regard des quatre autres critères en
peines privatives de liberté doivent avoir pour but essentiel vue de vérifier si l’ensemble des dispositions invoquées
l’amendement et le reclassement social des condamnés » devant elle pouvaient l’être également 95. S’agissant du
qu’elle lit en relation avec l’article 5.3 90 imposant, selon elle, but poursuivi avancé par l’État, à savoir la recherche « de
que les effets de la privation de liberté soient strictement meilleures conditions pour purger sa peine en vue de
rendus nécessaires 91. Elle se livre ensuite à une lecture com- sa réinsertion, voire garantir sa sécurité », elle l’estime
binée de ces dispositions avec les articles 17.1 qui impose la légitime 96. La mesure est en revanche considérée comme
protection de la famille et 11.2 qui protège toute personne ni adéquate, ni nécessaire, ni proportionnée 97, d’où une

82. Ibid., § 92.


83. Cour IDH, Rodríguez Revolorio et autres c. Guatemala, § 392.
84. Ibid.
85. La Cour était déjà parvenue à ce constat dans l’affaire Cour IDH, Fermín Ramírez c. Guatemala, § 119 et le réitère donc logiquement dans l’affaire
Rodríguez Revolorio et autres c. Guatemala.
86. Cour IDH, Hernández c. Argentine, exception préliminaire, fond, réparations et frais, 22 novembre 2019, série C, nº 395.
87. Ibid., § 61.
88. Voir l’analyse ci-dessous, au titre de l’article 26.
89. Cour IDH, López et autres c. Argentine, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais, 25 novembre 2019, série C, nº 396.
90. Il dispose que « [l]a peine est personnelle et ne peut frapper que le délinquant ».
91. Selon la Cour, en effet : « Ce que vise l’article 5.3 est justement que les effets de la privation de liberté ne transcendent pas inutilement la personne
du condamné, et ce au-delà de ce qui est indispensable » (Cour IDH, López et autres c. Argentine, § 93).
92. Cour IDH, López et autres c. Argentine, § 90-117.
93. Ibid., § 118.
94. Ces cinq facteurs sont énumérés dans le § 118 de cette même affaire.
95. Cour IDH, López et autres c. Argentine, § 142.
96. Ibid., § 151.
97. Ibid., § 152-158.
154 Marie Rota

violation des articles 5.1, 5.6, 11.2 et 17.1 à l’égard de la IV. Les droits économiques, sociaux,
victime mais aussi à l’égard des membres de sa famille, la
Cour soulignant en outre la particulière gravité de cette
culturels et environnementaux 102
violation s’agissant de personnes mineures 98. (article 26 de la CADH)
Comme le constate Eduardo Ferrer Mac Greggor, la Cour
III. Le droit à la liberté de la personne fait la promotion depuis 2017 d’une vision globale des
violations des droits humains soumis à son analyse, en
(article 7 de la CADH) insistant sur « l’interdépendance et l’indivisibilité des droits
La Cour rappelle dans différentes affaires relatives à la économiques, sociaux, culturels et environnementaux […]
détention préventive les critères qu’elle doit remplir pour et des droits civils et politiques » 103. En 2019, trois affaires
être considérée comme compatible avec les articles 7.3, sont particulièrement révélatrices de ce mouvement : les
7.5 et 8.2 de la Convention (lus de manière combinée). Ils affaires Muelle Flores c. Pérou, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou
sont listés dans l’affaire Romero Feris c. Argentine 99. Pour et Hernández c. Argentine. Dans les deux premières c’est
qu’« une mesure conservatoire restreignant la liberté » ne le droit à une sécurité sociale et plus particulièrement le
soit pas considérée comme arbitraire, il faut : droit à une retraite qui est reconnu et, dans la troisième, le
droit à la santé. La Cour adopte, dans ces trois affaires, une
i. que soient présentés des présupposés matériels se
méthodologie similaire. Elle commence par affirmer ces
rapportant à l’existence d’un fait illicite et au lien entre la
personne poursuivie et ce fait ; droits comme droits autonomes et justiciables 104, elle en fixe
ii. que ces mesures remplissent les quatre autres cri- le contenu en se fondant sur un corpus juris international
tères du « test de proportionnalité », c’est-à-dire la finalité et national 105 et elle termine en vérifiant si le droit en cause
de la mesure qui doit être légitime (compatible avec la est violé en l’espèce 106.
Convention américaine), son adéquation en vue d’atteindre S’agissant du droit à une retraite, elle précise qu’il
le but recherché, sa nécessité et son caractère strictement est une composante du droit à la sécurité sociale 107. Il en
proportionné, et découle plusieurs obligations à la charge des États, à savoir
iii. que la décision qui l’impose contienne une moti- assurer le droit d’accéder à une retraite à l’âge légal prévu
vation suffisante pour évaluer si elle remplit les conditions à cet effet qui suppose la mise en place d’un système de
indiquées 100.
sécurité social efficace ; garantir des prestations suffisantes
En l’espèce, la Cour revient sur le but poursuivi qu’est en vue d’accéder à des conditions de vie adéquates ; rendre
le déroulement efficace d’une procédure et la prévention effectif l’accès à une retraite ; garantir qu’elle soit octroyée
d’un risque de fuite du suspect (considéré comme légitime) en temps utile et mettre en place un mécanisme judiciaire
en soulignant que la gravité de la peine n’est pas, en soi, permettant d’invoquer une violation de ce droit 108.
un critère suffisant pour le caractériser. L’imminence du Le droit à la santé a quant à lui déjà été reconnu
jugement n’est pas non plus un argument. Enfin, le fait par la Cour dans plusieurs affaires antérieures, mais
que la victime n’ait, selon le juge interne, pas reconnu comme découlant de droits civils et politiques tels que
la légitimité du tribunal qui le poursuivait et ne se soit le droit à la vie ou à l’intégrité 109. L’affaire Hernández
pas prêté aux actes d’enquête n’est pas prouvé. La peine c. Argentine innove sur ce point puisque la Cour accepte
préventive est donc considérée comme arbitraire, d’où de reconnaître qu’il a été directement violé, en tant
une violation conjuguée des articles 7.3, 7.5 et 8.2 de la que droit autonome et justiciable. Selon lui, l’État a le
Convention 101. devoir d’assurer l’accès aux services de santé essentiels,

98. Cour IDH, López et autres c. Argentine, § 159.


99. Cour IDH, Romero Feris c. Argentine, fond, réparations et frais, 15 octobre 2019, série C, nº 391. Cette affaire concerne la détention préventive
d’un élu ayant exercé différents mandats politiques entre les années 1985 et 1999, mis en cause pour des délits d’administration frauduleuse,
d’enrichissement illicite, de malversation de fonds publics, d’abus de pouvoir, de fraude, entre autres.
100. Ibid., § 92. Voir aussi Cour IDH, Hernández c. Argentine, § 103 et Cour IDH, Jenkins c. Argentine, exceptions préliminaires, fond, réparations
et frais, 26 novembre 2019, série C, nº 397, § 74.
101. Elle parvient à la même solution dans les affaires Cour IDH, Hernández c. Argentine, § 100-117 et Cour IDH, Jenkins c. Argentine, § 72-82.
102. Ci-après « DESCE ». Notons que le qualificatif « environnementaux » est ajouté de manière prétorienne par la Cour notamment depuis son
avis Cour IDH, Medio ambiente y derechos humanos (obligaciones estatales en relación con el medio ambiente en el marco de la protección y
garantía de los derechos a la vida y a la integridad personal - interpretación y alcance de los artículos 4.1 y 5.1, en relación con los artículos 1.1 y 2
de la Convención Americana sobre Derechos Humanos), opinion consultative nº OC-23/17, 15 novembre 2017, série A, nº 23. Sur ce point voir,
inter alia, L. Burgorgue-Larsen, « Environnement et droits de l’homme : de l’audace du juge interaméricain des droits de l’homme », Énergie –
Environnement – Infrastructures, nº 6, juin 2018, p. 53-55.
103. Eduardo Ferrer Mac Greggor, opinion consultative sous l’affaire Hernández c. Argentine, § 1.
104. Cour IDH, Muelle Flores c. Pérou, § 172-177 ; Cour IDH, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou, § 156-161 ; et Cour IDH, Hernández c. Argentine, § 64-67.
105. Ibid., § 178-193, § 162-176 et § 69-82 respectivement.
106. Ibid., § 194-207, § 177-191 et § 83-95 respectivement.
107. Cour IDH, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou, § 184.
108. Ibid., § 175. La Cour précise en outre que les atteintes à ce droit par l’État affectent le droit à la propriété privée de leurs bénéficiaires (Cour IDH,
Muelle Flores c. Pérou, § 212-217 et Cour IDH, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou, § 192-195).
109. Voir sur ce point H. Tigroudja, « Chronique de la jurisprudence… », p. 704-707.
Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019 155

garantissant des soins médicaux de qualité efficaces, mais discrimination » à ces droits et, « d’une manière générale,
aussi de promouvoir l’amélioration des conditions de progresser vers la pleine efficacité des DESCE » ; ils ont,
santé de sa population 110. D’après la Cour le droit à la santé ensuite, « l’obligation concrète et constante de progres-
se traduit par « le droit de toute personne de jouir du plus ser aussi rapidement et efficacement que possible vers
haut niveau de bien-être physique, mental et social » et la pleine efficacité dudit droit, dans la mesure de leurs
il suppose que soient prodigués les soins « opportuns et ressources disponibles, par le biais de la législation ou
appropriés conformément aux principes de disponibilité, d’autres moyens appropriés » 114. La Cour rappelle enfin
d’accessibilité, d’acceptabilité et de qualité » 111. Enfin, l’État le devoir de non-régression qui découle de l’article 26
doit « accorder une attention particulière aux groupes tout en soulignant l’importance des articles 1.1 et 2 de la
vulnérables et marginalisés » 112. Convention pour parvenir à ces fins.
Pour finir, la Cour revient dans ces trois affaires sur On peut voir en ces développements une victoire
le caractère progressif des DESCE tel qu’il est mentionné de l’ancien président de la Cour Eduardo Ferrer Mac
dans l’article 26. S’agissant des deux droits dégagés, elle Greggor, qui n’a eu de cesse de plaider en faveur de la
constate que « la nature et la portée des obligations qui reconnaissance de la justiciabilité directe des DESCE dans
[en] découlent » peuvent par certains aspects requérir différentes opinions séparées depuis sa prise de fonction.
« une exigibilité immédiate » et par d’autres « un caractère La jurisprudence de l’année 2020, d’une Cour dorénavant
progressif » 113. Aussi, les États doivent tout d’abord « adop- présidée par Elizabeth Odio Benito, sera donc scrutée avec
ter des mesures efficaces en vue de garantir l’accès sans attention de ce point de vue.

110. Cour IDH, Hernández c. Argentine, § 76-81.


111. Ibid., § 78.
112. Ibid.
113. Cour IDH, Muelle Flores c. Pérou, § 190 ; Cour IDH, ANCEJUB-SUNAT c. Pérou, § 173 ; et Cour IDH, Hernández c. Argentine, § 81.
114. Ibid.
Chronique de jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme relative aux prisons 2018-2019
Jean-Manuel LARRALDE
Professeur de droit public à l’université de Caen Normandie
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Le refus d’une prison instrument de contrôle social

II. La promotion de conditions de détention dignes

III. La lutte contre les violences carcérales

IV. Des standards de soins appropriés

V. Le maintien de relations avec l’extérieur

VI. Des voies de recours effectives

Si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de leader kurde Abdullah Öcalan 5. La Cour de Strasbourg a
l’homme consacrée aux prisons en 2018-2019 n’a pas apporté également été saisie d’un grand nombre de requêtes de
de bouleversements majeurs, on peut toutefois relever que personnes incarcérées en Turquie depuis la féroce répres-
ces deux années sont caractérisées par un grand nombre sion qui a suivi la tentative de coup d’État en 2016 6. Cet
d’arrêts à fort impact médiatique. Les juges strasbourgeois ensemble d’affaires turques (malheureusement complété
ont eu ainsi à statuer sur les recours des opposants poli- par des condamnations d’autres États aussi peu respectueux
tiques russes Alexeï Navalny 1 et Sergueï Magnitski 2, des des principes de l’État de droit…) a permis à la Cour de
activistes des Pussy Riot 3, du terroriste norvégien d’extrême rappeler sa ferme position concernant l’utilisation de la
droite Anders Behring Breivik 4, ou encore (à nouveau) du prison, qui ne peut être qu’un instrument pénal de dernier

1. Avocat et militant anti-corruption, il est l’un des leaders de l’opposition à Vladimir Poutine et il fait l’objet d’un véritable harcèlement de la part
des autorités (Cour EDH, GC, 15 novembre 2018, Navalnyy c. Russie, nº 29580/12).
2. Avocat fiscaliste décédé en prison en 2009 (incarcéré pour des accusations de fraude fiscale), il avait dénoncé le système politique russe et la
politique menée tant par le président Poutine que par les oligarques (Cour EDH, 27 août 2019, Magnitskiy et autres c. Russie, nº 32631/09 et 53799/12).
3. Le groupe russe d’activistes punk et féministes Pussy Riot avait organisé une performance en février 2012 dans la cathédrale moscovite du Christ
sauveur afin de dénoncer la situation politique en Russie. Rapidement arrêtées et incarcérées pour « hooliganisme motivé par la haine religieuse »,
elles ont été condamnées à des peines de prison ferme (Cour EDH, 17 juillet 2018, Mariya Alekhina et autres c. Russie, nº 38004/12).
4. En juillet 2011, Anders Breivik (dont le nom est désormais Fjotolf Hansen) a tué 77 personnes et blessé 42 autres lors d’un rassemblement politique
sur l’île d’Utoya et lors d’un attentat à la voiture piégée à Oslo. Il a été condamné à un internement de sûreté de 21 ans. La Cour a écarté sa
requête qui dénonçait ses conditions de détention pour défaut manifeste de fondement (Cour EDH, 21 juin 2018, Hansen c. Norvège, nº 48852/17).
5. Chef historique du Parti (illégal) des travailleurs du Kurdistan (PKK), il est détenu depuis 1999 sur l’île-prison d’Imrali, dans des conditions
particulièrement rudes. Dans sa décision du 27 septembre 2018, Öcalan c. Turquie (nº 12261/10), la Cour déclare la requête (qui dénonçait des
mauvais traitements infligés par des gardiens) irrecevable, car manifestement mal fondée.
6. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de membres des forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », a tenté
un coup d’État militaire afin de renverser les institutions de la République turque. Plus de 300 personnes ont été tuées et plus de 2 500 blessées.
Selon les autorités turques, ce coup d’État a été organisé par Fethullah Gülen, citoyen turc résidant aux États-Unis. Par la suite, de nombreuses
enquêtes pénales ont été engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de l’organisation güleniste. Depuis le 21 juillet 2016,
la Turquie est placée sous le régime de l’État d’urgence.

CRDF, nº 18, 2020, p. 157 - 165


158 Jean-Manuel Larralde

recours, et non un outil de contrôle social (I). On retrouve Le climat politique particulièrement répressif que
par ailleurs des jurisprudences plus « classiques », dans connaît la Turquie depuis le deuxième semestre 2016 a éga-
lesquelles la Cour continue à lutter contre les conditions lement permis à la Cour de dénoncer les abus du recours à la
de détention indignes (II) et les violences carcérales (III) prison dans cet État, comme le démontre l’arrêt Selahattin
et à promouvoir des standards de soins en prison appro- Demirtaş c. Turquie (nº 2) du 20 novembre 2018. Député
priés (IV). La Cour n’oublie pas en outre de rappeler que élu sous l’étiquette du Parti démocratique des peuples
toute personne incarcérée, quelle que soit la gravité des (HDP, parti de gauche pro-kurde), le requérant a été accusé
faits commis, continue à appartenir à la collectivité, ce qui d’avoir dirigé une organisation clandestine et tenu des
implique tant le maintien de liens avec l’extérieur (V) que propos incitant au terrorisme. Arrêté en novembre 2016,
la mise en place de voies de recours effectives (VI). il est depuis placé en détention provisoire. Rappelant que,
pendant l’exercice de son mandat, un député représente
ses électeurs, attire l’attention sur leurs préoccupations et
I. Le refus d’une prison défend leurs intérêts, la Cour insiste sur l’importance des
instrument de contrôle social mesures alternatives à la détention pour ces représentants
du peuple (ce qui ne semble guère avoir été envisagé en
Légitime en tant qu’instrument pénal de dernier recours 7, l’espèce…). Dépassant même le strict cas du requérant,
la prison ne peut par contre être utilisée à d’autres fins, les juges de Strasbourg, en rappelant le climat tout à fait
et notamment afin de museler l’opposition politique ou particulier qui règne dans cet État, estiment que les prolon-
des mouvements de contestation. Dans son arrêt Mariya gations successives de la détention du requérant, pour des
Alekhina et autres c. Russie (précité), la Cour juge ainsi motifs stéréotypés, notamment pendant deux campagnes
que la condamnation des membres des Pussy Riot à critiques (le référendum et l’élection présidentielle),
deux ans d’emprisonnement a constitué une ingérence
disproportionnée dans le droit des requérantes à leur […] poursuivaient un but inavoué prédominant, à savoir
liberté d’expression. Pour la Cour, en effet, tout en ayant celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du
indéniablement manqué aux règles de conduite dans un débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion
lieu de culte religieux, ces activistes, sans inciter à la haine, de société démocratique 10
à la violence ou à l’intolérance religieuse, ont contribué violant en conséquence l’article 18 de la Convention 11.
à un débat d’intérêt général sur la situation politique en Pour la Cour, la démocratie se nourrit en effet de la liberté
Russie, ce qui ne justifiait pas l’adoption de sanctions aussi d’expression et
sévères. La grande chambre a été encore plus claire face
aux différentes arrestations et condamnations infligées […] l’existence d’un « danger public menaçant la vie de
à l’opposant politique russe Alekseï Navalny. Celles-ci, la nation » ne doit pas être le prétexte pour limiter le libre
en effet, jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la
notion de société démocratique 12.
[…] risquaient gravement aussi de dissuader d’autres
partisans de l’opposition ainsi que la population en général L’arrêt du 16 avril 2019, Alparslan Altan c. Turquie, a
de participer à des manifestations et, plus généralement, d’ailleurs permis à la Cour de Strasbourg de rappeler que,
à des débats politiques ouverts 8. même face à de grandes difficultés politiques et sociales
et (telles qu’une tentative de coup d’État militaire), les auto-
rités ne possèdent jamais
[…] poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18
de la Convention, à savoir celui d’étouffer le pluralisme […] carte blanche, au regard de l’article 5, pour ordonner
politique, qui est un attribut du « régime politique véri- la mise en détention d’un individu pendant l’état d’urgence
tablement démocratique » encadré par la « prééminence sans aucun élément ou fait vérifiables ou sans base fac-
du droit », deux notions auxquelles renvoie le Préambule tuelle suffisante remplissant les conditions minimales de
de la Convention 9. l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons 13.

7. Si son utilisation repose sur des critères législatifs clairs et appliqués de manière cohérente par les juridictions (voir Cour EDH, 5 mars 2019,
Šaranović c. Monténégro, nº 31775/16). Toute incarcération doit par ailleurs reposer sur des éléments de preuve suffisants, et la privation de
liberté doit faire l’objet d’un contrôle effectif de sa légalité (Cour EDH, 7 novembre 2019, Natig Jafarov c. Azerbaïdjan, nº 64581/16). Cette idée de
technique de dernier ressort s’applique tout particulièrement à l’égard des mineurs pour qui l’incarcération ne doit être prévue que si les mesures
de contrôle judiciaire se sont avérées ineffectives (Cour EDH, 27 février 2018, Agit Demir c. Turquie, nº 36475/10).
8. Cour EDH, GC, 15 novembre 2018, Navalnyy c. Russie, § 152.
9. Ibid., § 175. L’article 18 de la Convention prévoit que « Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits
et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues ».
10. Cour EDH, 20 novembre 2018, Selahattin Demirtaş c. Turquie (nº 2), nº 14305/17, § 273.
11. Ibid., § 272. La Cour avait même demandé à la Turquie, « eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, […] d’assurer la cessation de la
détention provisoire du requérant […] dans les plus brefs délais » (§ 283), ce qui est resté sans effet. Concernant une répression pénale excessive
à l’encontre d’un homme politique, voir également Cour EDH, 20 mars 2018, Uzan c. Turquie, nº 30569/09.
12. Cour EDH, 20 mars 2018, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, nº 13237/17, § 210.
13. Cour EDH, 16 avril 2019, Alparslan Altan c. Turquie, nº 12778/17, § 147. L’affaire concernait la mise en détention d’un magistrat de la Cour
constitutionnelle turque après la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016.
Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2018-2019 159

Cette jurisprudence protectrice s’applique également tions qui sont compatibles avec le respect de la dignité
à l’égard des journalistes, comme le démontre l’arrêt humaine » 18, la Cour de Strasbourg a développé depuis
Stomakhin c. Russie du 9 mai 2018 14, dans lequel l’intéressé vingt ans une jurisprudence qui impose aux États des
avait été condamné à cinq ans de prison pour des articles standards précis concernant les conditions de détention.
qu’il avait écrits sur le conflit armé en Tchétchénie dans L’aspect le plus spectaculaire concerne la lutte contre la
une lettre d’information. Tout en reconnaissant que cer- surpopulation carcérale 19 et les conditions de détention
tains des articles ont pu dépasser les limites de la critique indignes qui y sont liées. L’arrêt Magnitskiy et autres
acceptable et même constituer des appels à la violence et c. Russie (précité) aboutit ainsi à un constat de violation
une apologie du terrorisme, la Cour considère que, dans automatique de l’article 3 en raison de la détention du
l’ensemble, l’atteinte que les autorités ont portée aux droits requérant dans des cellules d’une superficie allant de
de M. Stomakhin en le sanctionnant pour l’ensemble de ses 20 à 30 m² avec huit à quinze autres codétenus et de
déclarations ne répondait pas à un besoin social impérieux, l’absence d’un espace individuel pour dormir 20. L’arrêt
et que la sévérité de la peine qui lui a été infligée a emporté du 19 mars 2019, Bigović c. Monténégro 21, est également
violation de ses droits 15. Une logique comparable a été suivie représentatif de cette ligne jurisprudentielle : détenu dans
par la Cour à l’égard des personnes engagées auprès des une maison d’arrêt aux cellules mal aérées et humides,
organisations non gouvernementales, telles que le mouve- avec des toilettes seulement partiellement isolées du reste
ment azerbaïdjanais NIDA qui lutte pour promouvoir dans de la cellule, le requérant était confiné dans sa cellule
cet État la justice, la vérité et le changement politique. En vingt-trois heures sur vingt-quatre, avec peu de possibi-
arrêtant et en détenant pour des motifs fallacieux et sans lités d’exercice physique à disposition. Ces conditions de
véritables preuves ces activistes non violents, membres de détention, qui avaient déjà été dénoncées par le Comité
l’un des mouvements de jeunesse les plus actifs du pays, européen pour la prévention de la torture lors d’une
la Cour juge ici que les autorités ne visaient en réalité qu’à visite de cet établissement, ne sont pas respectueuses de
« punir les requérants de leur engagement politique et social la dignité humaine et violent, en conséquence, l’article 3
actif et de leur activité au sein de NIDA », violant ainsi les de la Convention. Toutes ces jurisprudences pointent
articles 18 et 5 de la Convention 16. Le respect du libre débat d’ailleurs à nouveau l’importance des w.-c. en cellule
démocratique implique même que l’on ne puisse condam- comme « marqueur » de la dignité des détentions comme
ner à une peine de quatorze jours d’emprisonnement une le montre l’arrêt du 3 avril 2018, Danilczuk c. Chypre 22. La
personne qui a protesté pendant le procès de généraux de détention est ici jugée dégradante par la Cour en raison
l’ère communiste qui avaient imposé la loi martiale dans les de la surpopulation, du défaut d’éclairage et de la froideur
années 1980 en Pologne. En effet, « les Cours, comme toutes des cellules, mais aussi en raison de la difficulté d’accéder
les autres institutions publiques, ne bénéficient d’aucune aux toilettes (les cellules n’en étant pas pourvues) et de ce
immunité à l’égard de la critique et du contrôle » 17. qu’il fallait uriner dans une bouteille et déféquer dans un
sac-poubelle lorsque les cellules étaient fermées à clé 23.
L’arrêt du 28 mai 2019, Clasens c. Belgique 24, ajoute par
II. La promotion de conditions ailleurs qu’une grève massive des personnels péniten-
de détention dignes tiaires (un tel mouvement ayant affecté les prisons belges
en avril-mai 2016) peut rendre les conditions de détention
Exigeant, depuis l’arrêt Kudla c. Pologne du 26 octobre indignes. L’effet cumulé de l’absence continue d’activité
2000, que tout prisonnier soit « détenu dans des condi- physique, des manquements répétés aux règles d’hygiène,

14. Cour EDH, 9 mai 2018, Stomakhin c. Russie, nº 52273/07.


15. Concernant les journalistes, voir également Cour EDH, 6 décembre 2018, Haziyev c. Azerbaïdjan, nº 19842/15.
16. Cour EDH, 7 juin 2018, Rashad Hasanov et autres c. Azerbaïdjan, nº 48653/13, 52464/13, 65597/13 et 70019/13, § 125 (pour la présente citation, et
chaque fois que l’arrêt n’est pas disponible en français, nous traduisons). Voir aussi Cour EDH, 19 avril 2018, Mammadli c. Azerbaïdjan, nº 47145/14,
à propos de l’arrestation et de la condamnation pour plusieurs infractions (notamment pour exercice illégal d’activités commerciales, fraude
fiscale et abus de pouvoir) d’un militant de premier plan de la société civile et défenseur des droits de l’homme, dirigeant plusieurs organisations
non gouvernementales impliquées dans l’observation électorale ; Cour EDH, 10 décembre 2019, Kavala c. Turquie, nº 28749/18, à propos d’un
défenseur des droits de l’homme accusé, sans soupçons plausibles, d’avoir participé aux événements de Gezi, qui se sont déroulés entre mai et
septembre 2013 à Istanbul. Pour la Cour, cette procédure poursuivait un but inavoué, contraire à l’article 18, à savoir réduire M. Kavala au silence
et avec lui tous les défenseurs des droits de l’homme.
17. Cour EDH, 6 décembre 2018, Słomka c. Pologne, nº 68924/1, § 64.
18. Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, nº 30210/96, § 94.
19. Voir, en ce sens, inter alia, Cour EDH, 29 janvier 2019, Nikitin et autres c. Estonie, nº 23226/16, 43059/16, 57738/16, 59152/16, 60178/16, 63211/16 et 75362/16.
20. Cour EDH, 27 août 2018, Magnitskiy et autres c. Russie. La Cour fait ici une application de l’arrêt de grande chambre du 20 octobre 2016, Muršić
c. Croatie, nº 7334/13. Voir cette chronique, Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 16, 2018, p. 188, en ligne : https://journals.
openedition.org/crdf/339.
21. Cour EDH, 19 mars 2019, Bigović c. Monténégro, nº 48343/16, § 144 sq.
22. Cour EDH, 3 avril 2018, Danilczuk c. Chypre, nº 21318/12.
23. Sur les conditions de détention indignes, voir également, inter alia, Cour EDH, 10 juillet 2018, Ščensnovičius c. Lituanie, nº 62663/13 ; 20 septembre
2018, Gaspari c. Arménie, nº 44769/08. Pour des constats de non-violation (totale ou partielle) de l’article 3 : 6 février 2018, Akimenkov c. Russie,
nº 2613/13 et 50041/14 ; 31 octobre 2019, Ulemek c. Croatie, nº 21613/16.
24. Cour EDH, 28 mai 2019, Clasens c. Belgique, nº 26564/16.
160 Jean-Manuel Larralde

de l’absence de contact avec le monde extérieur et de transportés dans des cabines faites de lourdes plaques
l’incertitude de voir ses besoins élémentaires satisfaits métalliques placées dans les fourgons cellulaires, alors
génère en effet selon la Cour une détresse excédant le que d’autres doivent voyager de nuit dans des comparti-
niveau inévitable de souffrance inhérent à la mesure ments de train ne disposant pas de places de couchage en
privative de liberté, et viole donc l’article 3 de la Conven- nombre suffisant. La Cour accorde ici à la Russie dix-huit
tion. Dans toutes ces hypothèses, la charge de la preuve mois afin de prendre des mesures pour réduire les déten-
repose sur l’État, à qui il appartient de réfuter les éléments tions loin des domiciles des personnes condamnées, pour
mis en avant par le détenu à l’appui de sa requête 25. Les interdire certains types de véhicules, et enfin pour mettre
détenus doivent cependant toujours évoquer des faits en place des recours internes effectifs aptes à prévenir des
précis et circonstanciés à l’appui de la requête, afin que la violations similaires 32.
Cour puisse déterminer dans quelle mesure le requérant
« allègue être personnellement affecté par les conditions
générales de détention dans la prison » 26. Tout défaut de III. La lutte contre les violences carcérales
« description concordante et cohérente [des] conditions
Comme la Cour l’a à nouveau rappelé dans son arrêt du
de détention » aboutit au rejet de la demande 27.
5 décembre 2019, J.M. c. France, tout en étant
Ces mauvaises conditions de détention relèvent très
souvent de situations récurrentes, ce qui conduit la Cour […] consciente du potentiel de violence existant dans les
à exiger des États l’adoption de réformes générales. Tel établissements pénitentiaires […], lorsqu’une personne
est le cas du Portugal, avec l’arrêt Petrescu du 3 décembre est privée de sa liberté, tout usage de la force physique
2019. Considérant que les faits allégués par le requérant qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le propre
comportement de cette personne porte atteinte à la dignité
dépassent son seul cas particulier et relèvent bien au
humaine et constitue, en principe, une violation du droit
contraire d’une « situation à une échelle plus étendue »,
garanti par l’article 3 33.
révélatrice de « problèmes systémiques ou structurels » 28,
la Cour, sans que le détail des actions à effectuer ne soit Appliquant ces principes, la Cour condamne ici la
fourni par les juges strasbourgeois (ni d’ailleurs un délai France pour des mauvais traitements infligés à un détenu,
imposé à l’État), indique que caractérisés par l’emploi d’une lance à incendie pour com-
battre un sinistre en cellule de faible importance (contrai-
[…] des mesures devraient être prises afin de garantir aux gnant ensuite le requérant à passer la nuit avec pour seul
détenus des conditions de détention conformes à l’article 3 vêtement un tee-shirt mouillé), un passage à tabac avec une
de la Convention [et qu’] un recours devrait être ouvert
strangulation, et un transfert avec pour seuls vêtements
aux détenus aux fins d’empêcher la continuation d’une
violation alléguée ou de permettre […] d’obtenir une un tee-shirt et un drap. Ces événements ont constitué des
amélioration [des] conditions de détention 29. traitements démontrant « un grave manque de respect pour
[l]a dignité humaine » 34, ayant « engendré peur, angoisse
Certaines situations ont même contraint la Cour et souffrance mentale » 35, constitutifs de traitements inhu-
à utiliser la technique des arrêts pilotes à l’encontre de mains et dégradants violant l’article 3 de la Convention 36.
plusieurs États 30. L’arrêt du 9 avril 2019, Tomov et autres Dans tous les cas, l’utilisation de la force en détention doit
c. Russie 31 (parmi 680 autres cas similaires) a ainsi permis être proportionnée, ce qui n’est notamment pas le cas de
à la Cour de se pencher sur la question des mauvaises l’utilisation de grenades lacrymogènes pour réprimer une
conditions de transfert entre les établissements péniten- mutinerie, celles-ci ayant entraîné l’incendie d’un dortoir et
tiaires, qui résultent principalement de l’application par gravement brûlé une détenue sur le corps et sur le visage 37.
la Russie de normes dépassées en matière de transport, L’arrêt du 22 novembre 2018, Konstantinopoulos et autres
prévoyant notamment que certains détenus devaient être c. Grèce (nº 2) aboutit au même constat de violation de la

25. Cour EDH, 3 mai 2018, Meianu et autres c. Roumanie, nº 67449/14 ; 5 février 2019, Utvenko et Borisov c. Russie, nº 45767/09.
26. Cour EDH, 18 janvier 2018, Koureas et autres c. Grèce, nº 30030/15, § 89.
27. Cour EDH, 27 août 2019, Izmestyev c. Russie, nº 74141/10, § 71.
28. Cour EDH, 3 décembre 2019, Petrescu c. Portugal, nº 23190/17, § 62.
29. Ibid., § 117.
30. Sur cette technique, voir cette chronique, Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 14, 2016, p. 147, en ligne : https://journals.
openedition.org/crdf/603 ; nº 16, 2018, p. 187 sq.
31. Cour EDH, 9 avril 2019, Tomov et autres c. Russie, nº 18255/10, 63058/10, 10270/11, 73227/11, 56201/13 et 41234/16.
32. Sur la question du transport des détenus, voir également Cour EDH, 30 octobre 2018, Jatsõšõn c. Estonie, nº 27603/15 ; 30 janvier 2018, Stepan
Zimin c. Russie, nº 63686/13 et 60894/14 ; 11 décembre 2018, Rodionov c. Russie, nº 9106/09.
33. Cour EDH, 5 décembre 2019, J.M. c. France, nº 71670/14, § 87.
34. Ibid., § 99.
35. Ibid., § 91.
36. Sur les violences commises par le personnel de surveillance, voir également Cour EDH, 3 décembre 2019, Jevtović c. Serbie, nº 29896/14. La Cour
a eu l’occasion de rappeler par contre que les sanctions disciplinaires ne constituent pas en elles-mêmes un traitement inhumain ou dégradant,
car il ne s’agit que d’une simple modification apportée aux conditions de détention légitimes (Cour EDH, 11 octobre 2018, Mazziotti c. France
(déc.), nº 65089/13).
37. Cour EDH, 29 janvier 2019, Ebru Dinçer c. Turquie, nº 43347/09.
Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2018-2019 161

Convention : si la Cour ne conteste pas « qu’une désobéis- ayant appuyé sur la détente (ce que ne permettait pas
sance des détenus puisse dégénérer rapidement en une l’« enquête préliminaire », prévue par la procédure russe) 44.
mutinerie, nécessitant ainsi l’intervention des forces de Une procédure pénale toujours pendante dix-huit ans
l’ordre » 38, elle dénonce néanmoins l’usage de tasers, ainsi après des violences institutionnelles commises lors de la
que des coups et des mesures humiliantes lors d’une fouille répression d’une mutinerie ne constitue pas davantage une
surprise de cellules, en raison d’informations reçues par enquête effective (arrêt Ebru Dinçer c. Turquie, précité),
la direction de la prison et qui faisaient état d’un possible pas plus qu’un classement sans suite d’une répression
mouvement de révolte, voire d’une évasion. S’appuyant violente d’une tentative d’évasion, en ne retenant que la
sur les constatations du médecin légiste, selon lequel les version des faits livrée par les agents pénitentiaires, pour
lésions présentées par plusieurs détenus étaient tout à conclure que les requérants (qui ne seront d’ailleurs pas
fait plausibles, et sur les déclarations d’un député faisant informés de cet abandon de la procédure) avaient pu être
état d’un « tabassage impitoyable » 39, la Cour juge que les blessés en sautant du mur 45.
mesures employées ont présenté un seuil de gravité violant
l’article 3 de la Convention.
Il appartient aussi aux autorités pénitentiaires de lutter IV. Des standards de soins appropriés
efficacement contre les violences commises entre détenus.
Dans cette perspective, elles doivent notamment rester par- Dans son arrêt du 31 janvier 2019, Rooman c. Belgique, la
ticulièrement vigilantes face à des signes avant-coureurs de grande chambre a rappelé que
mauvais traitements 40. Cette prévention des violences dans […] les soins dispensés en milieu carcéral doivent être
les établissements peut s’appuyer sur la vidéosurveillance appropriés, c’est-à-dire d’un niveau comparable à celui que
dans les établissements et même dans les cellules, à partir les autorités de l’État se sont engagées à fournir à l’ensemble
du moment où la loi indique avec une clarté suffisante de la population. Toutefois, cela n’implique pas que soit
les buts et méthodes de cette surveillance, ainsi que les garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux
que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs
pouvoirs reconnus aux autorités dans cette surveillance
au milieu carcéral 46.
vidéo 41. Mais, en aucun cas, les administrations ne peuvent
se voir reconnaître un pouvoir absolu leur permettant de En d’autres termes, « les conditions de détention d’une
mettre sous vidéosurveillance permanente n’importe quel personne malade doivent garantir la protection de sa santé,
détenu, sans limite de durée ni réexamen périodique 42. eu égard aux contingences ordinaires et raisonnables de
Dans tous les cas ces situations de violences carcérales l’emprisonnement » 47. La Cour souligne toutefois que le
doivent donner lieu à une enquête diligentée par les auto- contrôle de l’« adéquation » d’une assistance médicale
rités 43. Ainsi, pour un détenu grièvement blessé par une demeure un élément très complexe à déterminer, ce qui la
balle perdue lors d’une fusillade entre des agents d’escorte conduit à « conserver un certain degré de flexibilité dans
et des détenus qui tentaient de s’échapper pendant leur la définition du standard médical requis, en décidant au
transfert vers un autre établissement, la Cour rappelle non cas par cas » 48 et en refusant de « se prononcer sur des
seulement que l’État est responsable de la blessure subie en questions qui relèvent de l’expertise médicale » 49. Si la
ce qu’il a manqué à son obligation de protéger l’intégrité Cour n’exige pas de libération automatique des détenus
physique du requérant au cours de son transfert, mais qu’il pour des raisons médicales, un transfert dans un établis-
lui appartenait également d’ouvrir une enquête effective sement hospitalier s’avère parfois nécessaire 50, et certaines
qui aurait permis d’identifier le pistolet à l’origine du coup pathologies lourdes doivent également motiver l’arrêt d’un
de feu ayant blessé le requérant et l’identité de la personne régime de détention particulièrement sévère 51.

38. Cour EDH, 22 novembre 2018, Konstantinopoulos et autres c. Grèce (nº 2), nº 29543/15 et 30984/15, § 72.
39. Ibid., § 78.
40. Comme un viol et des humiliations, qui avaient été précédés par un rasage forcé de la tête et des sourcils, et des coups ayant engendré des
ecchymoses (Cour EDH, 15 janvier 2019, Gjini c. Serbie, nº 1128/16).
41. Ce qui n’était pas le cas dans l’arrêt Izmestyev c. Russie.
42. Cour EDH, 2 juillet 2019, Gorlov et autres c. Russie, nº 27057/06, 56443/09 et 25147/14, § 98.
43. Cette exigence d’enquête impartiale s’impose également dans les situations de décès de personnes en détention. Voir Cour EDH, 21 février 2019
Mammadov et autres c. Azerbaijan, nº 35432/07.
44. Cour EDH, 15 janvier 2019, Ilgiz Khalikov c. Russie, nº 48724/15.
45. Cour EDH, 21 février 2019, Gablishvili et autres c. Géorgie, nº 7088/11. Sur l’absence de procédure impartiale et contradictoire après des mauvais
traitements ayant conduit au décès d’un détenu, voir également les arrêts Magnitskiy et autres c. Russie et Konstantinopoulos et autres c. Grèce (nº 2).
46. Cour EDH, GC, 31 janvier 2019, Rooman c. Belgique, nº 18052/11, § 147.
47. Cour EDH, 13 mars 2018, Ebedin Abi c. Turquie, nº 10839/09, § 33. Cette exigence étant déjà posée par l’arrêt Kudla c. Pologne : le respect de la
dignité en prison implique que, « eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier [soient] assurés
de manière adéquate » (§ 94).
48. Cour EDH, 25 octobre 2018, Provenzano c. Italie, 25 octobre 2018, nº 55080/13, § 128-129.
49. Cour EDH, 17 mai 2018, Pilalis et autres c. Grèce, nº 5574/16, § 56.
50. Pour le refus de transfert d’un détenu souffrant d’une lourde pathologie mentale, voir Cour EDH, 19 février 2019, Gömi c. Turquie, nº 38704/11.
51. Comme l’application d’un régime de détention renforcée à un membre de la mafia condamné à la réclusion perpétuelle, souffrant de très graves
pathologies et qui finira par décéder en prison (Cour EDH, Provenzano c. Italie).
162 Jean-Manuel Larralde

L’affaire Magnitskiy et autres c. Russie (précitée) consti- Ce respect de la dignité humaine autorise toutefois,
tue un exemple marquant (et médiatisé) de défaillance aux yeux de la Cour, des examens médicaux qui peuvent
des soins prodigués en détention, ayant même conduit au se dérouler dans des conditions particulièrement contrai-
décès de l’intéressé. En particulier, les autorités n’ont pas gnantes, telles que des menottes et entraves aux chevilles,
pris de mesures satisfaisantes visant à faire un diagnostic et avec des agents pénitentiaires restant présents en salle
ou à lui permettre de voir un chirurgien, lequel aurait pu d’examen 56…
ordonner ou non une intervention. Pour la Cour cette
absence de consultation a peut-être grandement contri-
bué à son décès. En outre, sa prison n’était pas dotée des V. Le maintien de relations avec l’extérieur
installations nécessaires pour le soigner et les mesures
prises le jour de son décès pour remédier à la situation Structures de garde et de sanction, les prisons ne sont
d’urgence qui était née se sont avérées particulièrement pas pour autant des institutions qui doivent entraîner la
inadéquates. L’ensemble de ces éléments a généré une relégation de celles et ceux qui y sont hébergés. L’arrêt du
violation des articles 2 et 3 de la Convention. L’adéquation 11 avril 2019, Guimon c. France rappelle ainsi à nouveau
des soins n’existe pas davantage pour un détenu s’étant que si
vu administrer (en raison d’une pénurie) un médicament […] la détention, comme toute autre mesure privative de
non approprié pour sa tuberculose, ce qui a même abouti liberté, entraîne par nature une restriction à la vie privée
à ce que cette maladie devienne finalement incurable et familiale de l’intéressé [i]l est cependant essentiel au
(comme dans d’autres cas concernant cet État et portés à respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire
la connaissance de la Cour…) 52. La détention de longue autorise le détenu et l’aide au besoin à maintenir le contact
durée (jusqu’à cinquante-cinq mois pour certains) de per- avec sa famille proche 57.
sonnes malades dans un hôpital pénitentiaire surchargé, Ces relations avec l’extérieur peuvent emprunter
aux chambres sales, insuffisamment chauffées et ventilées, diverses techniques et modalités, certaines étant très
et aux conditions sanitaires précaires (marquées notam- anciennes, telles que le droit d’envoyer et de recevoir du
ment par une séparation insuffisante des malades, ce qui courrier. Le respect de la correspondance apparaît notam-
accroissait les risques de contagion), constitue également ment indispensable dans les relations entre le détenu
une violation des exigences de l’article 3 53. Certaines patho- et son avocat. Dans l’arrêt du 4 juin 2019, Mehmet Ali
logies exigent même des prises en charge spécifiques : l’arrêt Ayhan et autres c. Turquie (nº 2), les juges strasbourgeois
Rooman c. Belgique (précité) ajoute ainsi aux composantes condamnent ainsi la saisie de courriers entre le requérant
du « traitement adéquat » des détenus souffrants de troubles et son conseil, qui étaient relatifs à une saisine devant
mentaux, l’accès à un praticien psychiatre ou psychologue la Cour européenne des droits de l’homme. En agissant
qui parle la langue du malade, en raison du « rôle évident ainsi, les autorités internes ont en effet violé l’article 34
que joue en matière de santé mentale le dialogue entre de la Convention 58 en tentant « de décourager, voire
le patient et le thérapeute, dans une langue commune à d’empêcher, les requérants d’obtenir une réparation sur
l’un et à l’autre » 54. La Cour rappelle également que les le fondement de la Convention » 59. Si les conversations
autorités doivent fournir des repas respectant les besoins téléphoniques du détenu peuvent être mises sur écoute et
alimentaires de certains détenus souffrant de maladies enregistrées, ceci n’est possible que si de tels mécanismes
particulières (telle qu’un diabète). Cette exigence ne peut de contrôle sont assortis « de garanties suffisantes contre
être refusée pour des motifs purement économiques, car une ingérence disproportionnée dans le droit au respect
ceci est incompatible avec le de la vie privée et de la correspondance des personnes
[…] devoir de l’État d’organiser son système péniten- concernées » 60. Les relations avec l’extérieur passent
tiaire de façon à assurer aux détenus le respect de leur également par le droit à l’information des détenus, qui
dignité humaine, nonobstant les problèmes logistiques ne peuvent être privés de journaux et magazines envoyés
et financiers 55. par leur famille, si ces publications ne représentent aucun

52. Cour EDH, 12 mars 2019, Petukhov c. Ukraine (nº 2), nº 41216/13.
53. Cour EDH, 17 mai 2018, Zabelos et autres c. Grèce, nº 1167/15.
54. Cour EDH, 31 janvier 2019, Rooman c. Belgique, § 9 et 237.
55. Cour EDH, 13 mars 2018, Ebedin Abi c. Turquie, § 47. Sur les soins à apporter aux personnes souffrant de pathologies mentales lourdes, voir
également 9 janvier 2018, Kadusic c. Suisse, nº 43977/13.
56. Cour EDH, 13 novembre 2018, A.T. c. Estonie, nº 23183/15.
57. Cour EDH, 11 avril 2019, Guimon c. France, nº 48798/14, § 37.
58. Cette disposition prévoit que les États parties du Conseil de l’Europe s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace du droit de
saisir la Cour européenne des droits de l’homme.
59. Cour EDH, 4 juin 2019, Mehmet Ali Ayhan et autres c. Turquie (nº 2), nº 4536/06 et 53282/07, § 44. Sur cette question, voir également, Cour EDH,
11 décembre 2018, Rodionov c. Russie, § 211 sq. Les visites de l’avocat doivent également pouvoir se dérouler librement, en respectant des conditions
de confidentialité. Seules des circonstances exceptionnelles, telles que la prévention de crimes graves, ou d’atteintes sérieuses à la sûreté et à la
sécurité de l’établissement, peuvent limiter l’exercice de ce droit (Cour EDH, 9 avril 2019, Altay c. Turquie (nº 2), nº 11236/09, spéc. § 52).
60. Cour EDH, 11 décembre 2018, Rodionov c. Russie, § 182.
Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2018-2019 163

danger pour la santé et la vie des autres, et ne risquent du 13 février 2018, Andrey Smirnov c. Russie : durant les huit
pas davantage de troubler l’ordre dans l’établissement mois de détention préventive du requérant, l’administra-
ou servir à la commission d’infractions 61. Des manuscrits tion pénitentiaire a refusé plusieurs permis de visites (ses
rédigés par des détenus ne peuvent pas davantage être parents n’ont été autorisés à le visiter qu’à seize reprises).
saisis, sans aucun fondement légal, car de tels « docu- La Cour voit dans cette situation une violation de l’article 8
ments sont incontestablement le fruit de l’exercice par de la Convention (qui protège le droit à la vie privée et
les intéressés de leur droit à la liberté d’expression » 62. familiale) à un double titre. D’une part, la loi russe accorde
Les nouvelles technologies (telles que l’Internet) doivent un pouvoir discrétionnaire disproportionné au magistrat
également être autorisées, sous conditions, aux détenus, instructeur, en ne définissant ni précisément les circons-
ce qui permet notamment l’accès à des cours ou à des tances permettant de refuser les visites, ni le fondement
formations 63. d’un refus, ni la durée de la mesure d’interdiction 69. D’autre
Mais dans ce nécessaire maintien des liens person- part, l’organisation des visites dans un espace muni d’une
nels (et tout particulièrement des relations familiales, vitre séparant le détenu de ses visiteurs n’était justifiée ni
qui « constituent un facteur important qui facilite la par un risque de transmission d’information prohibée,
réintégration dans la société » 64), les visites aux personnes ni par la survenance possible de violences sur ses parents,
incarcérées revêtent une importance particulière. Si la ni par un risque sanitaire quelconque. Les effets d’un tel
Cour se refuse à reconnaître un droit au rapprochement dispositif de séparation n’ont eu, au contraire, pour seul
familial pour les détenus, elle juge cependant que résultat que d’accentuer les conséquences négatives de
[…] le fait de détenir une personne dans une prison éloi- l’enfermement, à un moment où ce jeune homme avait
gnée de sa famille à tel point que toute visite s’avère en fait particulièrement besoin du soutien de ses parents 70. La
très difficile, voire impossible, peut, dans certaines circons- Cour insiste également sur le fait que les personnes placées
tances, constituer une ingérence dans sa vie familiale 65. en détention préventive (qui bénéficient de la présomption
d’innocence) ne peuvent être soumises aux mêmes restric-
S’appuyant notamment sur les préconisations des
tions de leur droit aux visites que des détenus condamnés
Règles pénitentiaires européennes (RPE) 66, la Cour rappelle
(a fortiori ceux condamnés à la prison à vie) 71.
ainsi dans cet arrêt Avşar et Tekin c. Turquie que, même
Au-delà des visites, les détenus doivent être parfois
si les États disposent d’une large marge d’appréciation
autorisés à sortir de prison, dans des circonstances par-
quant aux critères à mettre en œuvre pour répartir les
ticulières, ce qui est notamment le cas pour assister aux
détenus entre les différents établissements, le maintien de
funérailles d’un proche 72. Tout refus en la matière doit
détenus dans des établissements situés à plus de 800 km
reposer
de leur foyer sans « examen circonstancié de la demande
de transfèrement des requérants », ni « mise en balance […] sur un examen individuel et circonstancié de [la]
individualisée des intérêts en jeu » constitue une violation demande et […] une mise en balance des intérêts en jeu,
de l’article 8 67. Par ailleurs, s’il n’existe pas au profit des à savoir, d’une part, le droit de l’intéressé au respect de sa
détenus de droit illimité à recevoir des visites 68, toute vie privée et familiale et, d’autre part, les impératifs liés
restriction doit en la matière être à la fois justifiée et pro- à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions
portionnée à la situation. Tel n’était pas le cas dans l’arrêt pénales 73.

61. Ibid., § 206.


62. Cour EDH, 20 novembre 2018, Günana et autres c. Turquie, nº 70934/10, 6560/11, 23599/12, 39367/12 et 66687/12, § 60.
63. Cour EDH, 18 juin 2019, Mehmet Reşit Arslan et Orhan Bingöl c. Turquie, nº 47121/06.
64. Cour EDH, 10 janvier 2019, Ēcis c. Lettonie, nº 12879/09, § 92.
65. Cour EDH, 7 septembre 2019, Avşar et Tekin c. Turquie, nº 19302/09 et 49089/12, § 60. Voir également Cour EDH, 3 juillet 2018, Voynov c. Russie,
nº 39747/10 ; 27 août 2019, Izmestyev c. Russie.
66. Et notamment sur la règle 17.1 qui prévoit que « [l]es détenus doivent être répartis autant que possible dans des prisons situées près de leur foyer
ou de leur centre de réinsertion sociale » (Recommandation Rec (2006) 2 du Comité des ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires
européennes, adoptée le 11 janvier 2006). Voir le § 36 de l’arrêt Avşar et Tekin c. Turquie.
67. L’État aurait dû en l’espèce prendre en considération « la situation personnelle des requérants, y compris la longue période de détention passée
dans des prisons situées loin de leurs familles ainsi que respectivement les contraintes liées à l’âge, l’état de santé et la situation financière de leurs
proches pouvant empêcher ces derniers de faire le voyage pour les voir » (Avşar et Tekin c. Turquie, § 73). A contrario, dans la décision du 7 mai
2019, Fraile Iturralde c. Espagne (nº 66498/17), la Cour juge que le refus de transfert d’un détenu membre de l’ETA condamné pour infraction
terroriste ne viole pas la Convention. Ce refus était, en effet, motivé par le souci légitime de veiller au maintien de l’ordre dans les établissements
pénitentiaires et d’assurer le respect de la politique applicable aux détenus membres de cette organisation.
68. A fortiori, l’État ne peut pas davantage être condamné si ce sont les proches de la personne incarcérée qui décident de ne pas mettre en œuvre
leur droit aux visites ! Voir Cour EDH, Chernenko et autres c. Russie (déc.), nº 4246/14, 33840/14, 12821/15, 52007/16 et 61992/16.
69. En l’espèce, les refus de visites – des deux parents – avaient été motivés en raison de « tentatives du père du requérant de faire obstruction à la
procédure » (Cour EDH, 13 février 2018, Andrey Smirnov c. Russie, nº 43149/10, § 10).
70. Cour EDH, 13 février 2018, Andrey Smirnov c. Russie, § 55. Sur cette question, voir également Cour EDH, 18 décembre 2018, Resin c. Russie,
nº 9348/14 ; 27 août 2019, Izmestyev c. Russie.
71. Cour EDH, 28 mai 2019, Chaldayev c. Russie, nº 33172/16.
72. L’arrêt Ulemek c. Croatie rappelle toutefois clairement que « l’article 8 de la Convention ne garantit pas aux personnes détenues un droit
inconditionnel à quitter la prison pour visiter un proche malade » (§ 152).
73. Cour EDH, 2 mai 2019, Vetsev c. Bulgarie, nº 54558/15, § 25.
164 Jean-Manuel Larralde

Ceci permet notamment de refuser à une détenue superviseur de la prison 80 ou devant le conseil de la prison
de sortir de son établissement pour se recueillir sur la ne constituent pas des recours effectifs 81, pas davantage
dépouille de son père, en raison de l’impossibilité de mettre que ne l’est le recours devant un supérieur hiérarchique,
en place une escorte renforcée dans le délai imparti, et ou un ombudsman 82. Quant aux recours indemnitaires
du profil pénal de l’intéressée : purgeant plusieurs peines ouverts en la matière, ils doivent permettre des compen-
de prison pour faits de terrorisme, celle-ci continuait de sations financières d’un montant satisfaisant 83.
revendiquer son appartenance à l’ETA 74. Par contre, un Les voies de recours sont également l’un des éléments
refus qui ne serait fondé que sur le sexe du demandeur essentiels des longues peines privatives de liberté, puisque
(en vertu de la loi sur les régimes carcéraux, seules les la Cour estime que toute peine de prison doit être « com-
femmes avaient accès à ce type d’autorisation) constitue pressible », car
une discrimination prohibée par la Convention de 1950 75.
[…] la dignité humaine, qui se trouve au cœur même du
système mis en place par la Convention, empêche de priver
une personne de sa liberté par la contrainte sans œuvrer
VI. Des voies de recours effectives en même temps à sa réinsertion et sans lui fournir une
chance de recouvrer un jour cette liberté 84.
Titulaires de droits, les personnes incarcérées doivent
également pouvoir être reconnues comme des justiciables La législation pénale ne peut, en conséquence, res-
lorsque l’exercice de leurs droits n’est pas ou plus respecté. treindre de manière excessive les possibilités d’élargissement
L’article 13 de la Convention européenne des droits de d’un condamné à une peine de perpétuité, notamment en
l’homme prévoit effectivement que empêchant
Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la […] de facto le juge compétent d’examiner une demande
présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un de libération conditionnelle et de rechercher si, au cours de
recours effectif devant une instance nationale, alors même l’exécution de sa peine, le requérant a tellement évolué et
que la violation aurait été commise par des personnes progressé sur le chemin de l’amendement que le maintien
agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles 76. en détention ne se justifie plus pour des motifs d’ordre
pénologique 85.
En d’autres termes, ces voies de recours doivent être
effectives « en pratique comme en droit » 77 et doivent En la matière, la situation de l’Ukraine (où seule une
permettre de « faire respecter la substance des droits et grâce présidentielle peut alléger une peine d’emprison-
libertés de la Convention » 78. La Cour n’impose pas par nement à vie) a conduit la Cour à adopter un arrêt pilote,
contre aux États les modalités de réparation, pourvu enjoignant cet État à réformer le système de contrôle
qu’elles soient adéquates 79. des peines de perpétuité réelle, afin de garantir que dans
Ces voies de recours sont tout à fait essentielles pour chaque cas il soit recherché si le maintien en détention
faire condamner des conditions de détention qui se est justifié par des motifs légitimes et de permettre aux
déroulent (ou se sont déroulées) en violation de l’article 3 condamnés à une telle peine de savoir ce qu’ils doivent
de la Convention européenne des droits de l’homme. À cet faire pour pouvoir bénéficier d’un élargissement et quelles
égard, l’existence de recours ouverts devant le procureur sont les conditions applicables 86.

74. Cour EDH, 11 avril 2019, Guimon c. France, nº 48798/14.


75. Cour EDH, 10 janvier 2019, Ēcis c. Lettonie, nº 12879/09.
76. La Convention prévoit même des voies de recours spécifiques pour faire protéger le droit à la sûreté, puisque son article 5 exige que « [t]oute personne
privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité
de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale » (§ 4) et que « [t]oute personne victime d’une arrestation ou d’une détention
dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation » (§ 5). Pour une application de l’article 5, § 4, voir par exemple
Cour EDH, 10 décembre 2019, Kavala c. Turquie.
77. Voir, inter alia, Cour EDH, Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, nº 23186/94, § 89. Ce qui implique notamment que la charge de la
preuve ne doit pas être excessive pour les requérants (Cour EDH, 9 avril 2019, Tomov et autres c. Russie, § 152).
78. Cour EDH, 31 octobre 2019, Ulemek c. Croatie, § 71. La Cour reprend ici les principes développés notamment dans l’arrêt du 27 janvier 2015,
Neshkov et autres c. Bulgarie, nº 36925/10, 21487/12, 72893/12, 73196/12, 77718/12 et 9717/13, § 180 sq.
79. Ainsi concernant l’indemnisation d’une détention provisoire indue, la Cour valide la possibilité d’accorder une réduction de la peine infligée au
requérant, pourvu que cette réduction soit mesurable et explicitement opérée dans cette intention (Cour EDH, 8 octobre 2019, Porchet c. Suisse
(déc.), nº 36391/16).
80. Cour EDH, 17 mai 2018, Pilalis et autres c. Grèce ; 3 juillet 2018, Voynov c. Russie.
81. Cour EDH, 18 janvier 2018, Koureas et autres c. Grèce.
82. Cour EDH, 9 avril 2019, Tomov et autres c. Russie, § 148.
83. Tel n’est pas le cas pour une indemnisation équivalant à 1 266 euros pour une détention de dix-sept mois dans des conditions indignes (Cour EDH,
29 mai 2018, Pocasovschi et Mihaila c. République de Moldova et Russie, nº 1089/09). De même, concernant une détention contraire à l’article 5,
une indemnisation de 3 320 et 324 euros pour respectivement 472 et 119 jours est non proportionnée à la durée de la détention des intéressés ;
bien davantage, les sommes octroyées sont ici si modestes qu’elles « portent atteinte à l’essence du droit à réparation des requérants » (Cour EDH,
10 juillet 2018, Vasilevskiy et Bogdanov c. Russie, nº 52241/14 et 74222/14, § 26).
84. Cour EDH, 13 juin 2019, Marcello Viola c. Italie (nº 2), nº 77633/16, § 136.
85. Ibid., § 129. Sur cette question, voir également, Cour EDH, 18 juin 2019, Dardanskis c. Lituanie (déc.), nº 74452/13 sq.
86. Cour EDH, 12 mars 2019, Petukhov c. Ukraine (nº 2), nº 41216/13.
Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2018-2019 165

Requérants, les détenus le sont aussi parfois devant la La Cour a rappelé à nouveau dans son arrêt Rooman
Cour européenne des droits de l’homme et des manœuvres c. Belgique (précité) que « [l]es mesures privatives de
des autorités visant à les décourager de formuler une liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et
requête constituent une violation de l’article 34 87. Ainsi d’humiliation », tout en ajoutant immédiatement « que
en est-il de l’interception systématique par les autorités les personnes privées de liberté sont dans une position
pénitentiaires et judiciaires turques des formulaires d’auto- vulnérable et que les autorités ont le devoir de les proté-
risation nécessaires pour soumettre à la Cour de Strasbourg ger » 89. Cette obligation de protection nécessite le respect
un grief. Selon elle, il est constant des droits de ces personnes, car on sait depuis
[…] inacceptable, du point de vue de la protection du droit de longtemps maintenant que « la justice ne saurait s’arrêter
requête individuelle, que les tribunaux nationaux prennent à la porte des prisons et rien […] ne permet de priver les
sur eux le soin de décider à la place des requérants s’ils détenus de la protection » apportée par la Convention
devaient ou non déposer une requête auprès de la Cour 88. européenne des droits de l’homme 90.

87. Étant toutefois entendu que, lorsque le requérant a obtenu une réparation satisfaisante en droit interne, il ne lui est alors plus possible d’être
considéré comme une « victime » au sens de la Convention européenne des droits de l’homme. Voir Cour EDH, 10 juillet 2018, Ščensnovičius
c. Lituanie, § 92-93.
88. Dans l’arrêt du 4 juin 2019, Mehmet Ali Ayhan et autres c. Turquie (nº 2), § 44. La Cour écarte l’argument fallacieux mis en avant par les juridictions
turques indiquant que l’aide apportée par les avocats aux différents requérants aux fins de saisir la Cour de Strasbourg ne visait que le seul objectif
d’accroître le chiffre d’affaires de leurs cabinets !
89. Cour EDH, 31 janvier 2019, Rooman c. Belgique, § 142-143.
90. Cour EDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, nº 7819/77 et 7878/77, § 69.
Résumés

Laurence FIN-LANGER
La vulnérabilité en droit privé
La notion de vulnérabilité est devenue une notion de droit privé à partir de 1980, grâce
au droit pénal qui en a fait une circonstance aggravante lorsque la victime de certaines
agressions notamment sexuelles est considérée comme étant vulnérable. Elle a peu à
peu pénétré de nombreuses matières dans le but de protéger ces personnes et de les
accompagner. L’objectif est alors de rendre à l’être humain sa dignité. Cette contribution
a pour objet d’étudier les vulnérabilités reconnues et à reconnaître puis de savoir quelles
mesures sont ou doivent être prises pour les traiter au mieux.

Vulnerability in Private Law


The notion of vulnerability became a notion of private law from 1980, thanks to the criminal
law which made it an aggravating circumstance when the victim of certain attacks, in
particular sexual assaults, is considered as being vulnerable. Little by little, it has penetrated
many matters in order to protect these people and to accompany them. The goal is to
restore human dignity. The purpose of this contribution is to study what vulnerabilities
are or should be recognised by private law and then what measures are or should be taken
to protect them.

Aurore CATHERINE et Samuel ETOA


Vulnérabilité et droit public
La vulnérabilité n’est pas étrangère au droit public. En effet, en explorant cette branche
du droit, force est de constater que le droit privé n’a pas l’apanage de cette notion,
contrairement à ce que pourraient laisser croire les importantes références, occurrences
du terme dans cette discipline du droit ainsi que les travaux de la doctrine privatiste. La
vulnérabilité apparaît en premier lieu comme notion innommée dans de larges pans du
droit public : théorie de l’État, droit constitutionnel, droit des libertés, droit administratif…
On la devine dans les discours, dans les théories mais aussi dans les mécanismes élaborés
notamment par le juge administratif. Mais ses contours n’en demeurent pas moins très
flous, même lorsque cette notion est nommée au décours de décisions de justice ou de
réflexions doctrinales. Toutefois, si la vulnérabilité est interrogée par le droit public, elle
l’interroge en retour conduisant à repenser des concepts fondamentaux du droit public
ainsi que les mécanismes de protection mis en œuvre par les juges.

Vulnerability in Public Law


Vulnerability is not unrelated to public law. Indeed, by exploring this branch of the law,
it is clear that private law does not have the prerogative of this concept, contrary to what
might be suggested by the important references, occurrences of the term in this discipline of
law as well as the work of the privatist doctrine. Vulnerability appears in large swathes of
public law: state theory, constitutional law, freedom law, administrative law, etc. We can
guess it in speeches, in theories but also in the mechanisms developed in particular by the
administrative judge. However, its outlines remain very vague, even when this notion is

CRDF, nº 18, 2020, p. 167 - 173


168 CRDF, nº 18 – 2020

named after court decisions or doctrinal reflections. However, if vulnerability is questioned


by public law, it questions it in return, leading to rethinking fundamental concepts of public
law as well as the protection mechanisms implemented by judges.

Agnès CERF-HOLLENDER
Les vulnérabilités nommées et innomées en matière pénale
La vulnérabilité a été nommée pour la première fois par le Code pénal de 1992. Elle
concerne certaines victimes, que la loi protège plus spécialement en raison de critères
physiques, psychologiques, économiques ou sociaux qui leur sont propres. La prise en
compte de la vulnérabilité ne se limite pour autant pas aux victimes. Elle est aussi prise
en compte pour certains délinquants, quoiqu’étant alors innomée.

Notion of Vulnerability in Criminal Matters


Vulnerability was first described in the Penal Code of 1992, providing victims with a more
specific protection on the basis of personal criteria such as physical, psychological or social
idiosyncrasies. The concept of vulnerability is however not limited to the victims: it can be
taken into account for some offenders, but not explicitly.

Marie ROTA
La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne
et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme
Cette contribution a pour but de cerner l’usage de la vulnérabilité par les Cours euro-
péenne et interaméricaine des droits de l’homme dans une perspective comparée. Il y est
démontré que si ces deux juridictions se saisissent du concept (sans pour autant le définir),
il est appréhendé de manière différente. On observe tout d’abord un accroissement du
recours à la vulnérabilité par les deux Cours ayant la même finalité : la résilience. Les
juges du Costa Rica y font en revanche une référence beaucoup plus systématique et
détaillée qui s’explique par la philosophie des droits humains à laquelle ils se rattachent.
Pour le comprendre, il faut rappeler que les deux Conventions ont été rédigées après
la Deuxième Guerre mondiale, époque à laquelle les droits humains sont fondés sur
la dignité humaine. Ce fondement peut néanmoins revêtir plusieurs significations,
qui expliquent ces différentes conceptions. Celles-ci rejaillissent directement sur la
vulnérabilité qui fait l’objet d’une lecture qu’on peut qualifier de libérale s’agissant
de la jurisprudence de la Cour européenne et de sociale s’agissant de celle de la Cour
interaméricaine.

Vulnerability in the Jurisprudence of the European


and Inter-American Courts of Human Rights
This article tries to identify the use of vulnerability by the European and Inter-American
Courts of Human Rights from a comparative perspective. The author shows that these Courts
are both grabbing the concept (without defining it), but understand it differently. First of
all, there is an increase in the use of vulnerability with the same purpose: resilience. On
the other hand, judges of Costa Rica make a much more systematic and detailed reference
to it, which can be explained by the philosophy of human rights to which they adhere. It
must be remembered that the European Convention on Human Rights and the American
Convention on Human Rights were drawn up after the Second World War, when human
rights were founded on human dignity. This foundation can nevertheless have several
meanings, which explain these different conceptions. It explains why vulnerability is reading
differently: in a liberal approach with regard to the case law of the European Court and
with a social one with regard to that of the Inter-American Court.
Résumés 169

Gilles RAOUL-CORMEIL
La notion de personne vulnérable en droit civil
Le Code civil français comprend deux systèmes de protection juridique. Celui de tous les
mineurs éligibles dans leur ensemble et celui des majeurs dont l’état et la situation sont
vérifiés au cas par cas par un médecin et un juge judiciaire. De l’évolution de la protection
juridique des majeurs (1804, 1968, 2007 et 2019), un principe de nécessité est né qui fonde
l’existence, la nature et la durée de la mesure de protection juridique (tutelle, curatelle,
sauvegarde de justice, habilitation familiale et mandat de protection future). La catégorie
des personnes majeures vulnérables – définie par la doctrine juridique – est donc plus large
que celle qui désigne les personnes officiellement protégées. De surcroît, le Code de l’action
sociale et des familles, le Code de la santé publique et le Code de la sécurité sociale mettent
au jour d’autres vulnérabilités. La combinaison de tous ces critères aboutit à découvrir les
personnes les plus vulnérables. La reconnaissance juridique de cette notion est subordonnée
à une rigueur dans l’analyse que contrarie la tendance à voir de la vulnérabilité partout.

The Notion of Vulnerable Person in Civil Law


The French Civil Code includes two systems of legal protection. The one of all eligible minors
as a whole and the one of adults whose condition and situation are examined by a doctor
and a judicial judge, on a case-by-case basis. From the evolution of the legal protection of
adults (1804, 1968, 2007 and 2019), a necessity principle was born which creates the existence,
the nature and the duration of the legal protection measure (tutelage, trusteeship, protection
of justice, family clearance, and so on…). The vulnerable adults category – defined by legal
doctrine – is therefore wider than the one which designates officially protected persons.
Moreover, the Social Action and Family Code, the Public Health Code and the Social
Security Code uncover other vulnerabilities. The combination of all these criteria results
in highlighting the most vulnerable people. The legal recognition of this notion is subject to
precision in the analysis that thwarts the current tendency to see vulnerability everywhere.

Catherine-Amélie CHASSIN, Alexandra KORSAKOFF


et Laurence MAUGER-VIELPEAU
La vulnérabilité des migrants
La migration est intrinsèquement vecteur de vulnérabilité. Cette vulnérabilité est protéi-
forme : elle touche tout à la fois l’État lorsqu’il est confronté à un phénomène d’ampleur,
et l’individu, que la migration place dans une situation de rupture. Cette vulnérabilité de
l’individu migrant sera renforcée, aggravée, lorsqu’elle se conjugue avec d’autres facteurs
comme l’existence d’une persécution ou l’appartenance de genre.

The Vulnerability of the Migrants


Migrations are in essence factors of vulnerability, on both a national level – where states are
facing a phenomenon of tremendous scale – and on a personal level – putting the displaced
individuals on the verge of collapse. The exposure of migrants is further intensified when
combined with other factors, such as a particular persecution, or a particular gender identity.

Anne-Sophie DENOLLE et Fanny GABROY


Vulnérabilité et harcèlement moral :
étude comparée du droit de la fonction publique et du droit du travail
La vulnérabilité des travailleurs est de longue date reconnue par la loi qui tend en principe
à l’atténuer. Or, force est de constater que les travailleurs subissent de manière récurrente
170 CRDF, nº 18 – 2020

des situations de détresse liées à leurs conditions de travail. C’est ce qu’on appelle les risques
psychosociaux dont le droit s’est tout de même emparé pour tenter d’en limiter les méfaits,
particulièrement pour ce qui concerne le harcèlement moral. Cette affliction fait même
l’objet d’une définition juridique unique, commune à tous les travailleurs, agents publics
et salariés. Malgré cette unicité apparente, le harcèlement moral n’est pas appréhendé de la
même manière selon le statut du travailleur. Il reste plus difficile pour l’agent public d’établir
des faits de harcèlement, le juge administratif étant assez peu enclin à reconnaître leur
réalité. Par ailleurs, les mécanismes de lutte contre le harcèlement à la charge de l’employeur
(obligation de sécurité, protection fonctionnelle) se révèlent finalement peu adaptés.

Vulnerability and Moral Harassment:


Comparative Study Public Service Law and Labour Law
For a long time the worker’s vulnerability has been recognised by law which tends to
mitigate it, however it must be noted that workers are still and recursively suffering distress
situations related to working conditions. This is what is called psychosocial risks and law
in general tries to contain the damages, especially related to moral harassment. It even has
a unique and common legal definition among all workers, public officials and employees.
Despite this apparent uniqueness, moral harassment is not apprehended the same way
according to the worker’s status. It remains tougher to establish facts of moral harassment
for a public official as the administrative judge is unwilling to acknowledge the reality of it.
Furthermore, the anti-harassment mechanisms (safety obligation, functional protection)
which are the responsibility of employers, proved to be poorly adapted.

Delphine BAZIN-BEUST et Jean-Jacques THOUROUDE


La vulnérabilité des usagers des services publics et des consommateurs
Alors que le droit de la consommation se veut un remède à la vulnérabilité contractuelle
du consommateur, le droit des services publics génère une vulnérabilité juridique de
l’usager. Le cumul des qualités de consommateur et d’usager d’un service public indus-
triel et commercial engendre une limite à l’application du droit de la consommation.
Comme pour l’usager d’un service public administratif, elle tient à la nature de la relation
entretenue avec le service et provoque une précarisation des droits de l’usager dans sa
relation avec le gestionnaire.

Vulnerability of Consummers and Public Service Users


While consumer law is intended to remedy the contractual vulnerability of the consumer,
public service law creates a legal vulnerability of the user. The combination of the qualities
of consumer and user of an industrial and commercial public service creates a limit to the
application of consumer law. As for the user of an administrative public service, it is due
to the nature of the relationship maintained with the service and it causes a precariousness
of the user’s rights in his relationship with the manager.

Armelle GOSSELIN-GORAND et Laurence FIN-LANGER


La vulnérabilité de l’entreprise individuelle
La vulnérabilité, notion récemment introduite dans le droit, pénètre tous les domaines y
compris le droit des affaires. Dans cette perspective et contre toute attente, une question
nouvelle de la vulnérabilité de l’entreprise individuelle se pose. Il apparaît en effet
possible d’identifier des facteurs de vulnérabilité de l’entreprise individuelle que le droit
considère peu à peu. L’approche de la vulnérabilité révèle néanmoins des paradoxes
puisque si certains éléments montrent que cette vulnérabilité tend à être considérée,
voire corrigée, d’autres illustrent l’apparition, voire l’encouragement de facteurs de
Résumés 171

vulnérabilité. Aussi est-ce de manière équilibrée que la rencontre entre la vulnérabilité


et l’entreprise individuelle doit être appréhendée.

Vulnerability of the Sole Proprietorship


Vulnerability, albeit recently introduced in right, is a concern in many legal fields, including
in corporate law. Under these prospects, and against all expectations, the vulnerability of
sole proprietorship can be questioned: it is now feasible to identify vulnerability factors for
individual firms in a legal context. Nevertheless, the concept of vulnerability raises paradoxes,
since the emergence of vulnerability in law can also tend to reinforce existing vulnerability
factors, or even lead to the apparition of new ones. As such, the extension of the concept of
vulnerability to individual firms must be considered with a balance of interest and caution.

Aïda BENNINI
Vulnérabilité et sociétés
Le droit reconnaît la vulnérabilité des sociétés à travers un corpus de règles protectrices
hétérogènes et éparses. À travers une approche sous-disciplinaire de la vulnérabilité, le
droit positif a créé des mécanismes de protection des sociétés désarticulés. Pourtant la
vulnérabilité est un état de fait mouvant et complexe qui nécessite une approche globale
dans la perspective d’une meilleure identification des situations méritant une protection
légale. C’est dans cet esprit que la présente étude tentera d’identifier les critères distinctifs
de la vulnérabilité des sociétés, ce qui pourrait contribuer in fine à la construction d’une
théorie générale.

Societies and Vulnerability


French law addresses the vulnerability of firms through a heterogeneous and scattered
body of protective rules. Through a sub-disciplinary approach to vulnerability, the state of
law has created a disjointed legal silos. However vulnerability is a changing and complex
state of affairs which deserves a global approach with a view to better identifying the
situations needing protection. It is from this perspective that this study attempts to extract
the distinctive criteria of the vulnerability of firms.

Grégory GODIVEAU
Relations économiques, libre concurrence et vulnérabilités en Europe
Le droit de la libre concurrence est, à la fois en droit européen et en droit interne, un
instrument juridique singulier dans l’appréhension des vulnérabilités. Aux yeux de
certains, il incarne la logique de marché, pourvoyeuse et porteuse de fragilités. Pour
d’autres, il se pose au contraire en protecteur et pourfendeur des faiblesses. Entre deux,
qu’en est-il ? Cette étude propose d’envisager à la fois ses forces et ses insuffisances dans
la protection du marché, des concurrents et des utilisateurs. Une mention singulière est
réservée à ce dernier égard aux acheteurs publics, lesquels se trouvent au cœur des enjeux
économiques, sociaux, environnementaux, territoriaux et sanitaires de la problématique.

Economic Relationships, Free Competition, and Vulnerabilities in Europe


In both european law and in national law, the right to free competition is an odd legal
instrument regarding vulnerabilities. According to some, it embodies a market-driven
rationale, necessarily carrying frailties; to others, it poses itself as a protector phasing out
weaknesses. What is the position to adopt in between? This study proposes to consider
both its strengths and its limits as for the protection of users, of competitors, and of the
market itself. The former also benefits from a particular treatment concerning public
172 CRDF, nº 18 – 2020

purchasers, who stand at the intersection of economical, social, environmental, territorial


and sanitary aspects of the conundrum.

Thibault DOUVILLE, Chloé HERVOCHON, Élodie NOËL et Yann PAQUIER


Les vulnérabilités numériques
Le développement des technologies numériques suscite de nombreux espoirs, mais force
est de constater que l’environnement numérique renforce certaines vulnérabilités tandis
qu’il en fait naître de nouvelles. Pour illustrer ce propos, cette contribution aborde le
cas des vulnérabilités entre plateformes en ligne et entreprises utilisatrices, ainsi que
la vulnérabilité des personnes concernées par un traitement de données à caractère
personnel. Enfin, les outils d’aide à la prise de décision ou exclusivement automatisées
ne sont pas sans poser des questions en matière de transparence.

Digital Vulnerabilities
The development of digital technologies raises many hopes, but the digital environment
reinforces some vulnerabilities while at the same time creating new ones. To illustrate this
point, this contribution addresses the case of vulnerabilities between online platforms and
user companies as well as the vulnerability of the persons concerned by the processing of
personal data. Finally, decision support tools or exclusively automated tools are not without
questions regarding transparency.

Mamoud ZANI
Pour une justice pénale internationale en matière environnementale :
à propos de la répression des atteintes à l’environnement
par une juridiction internationale spécialisée
La construction d’un véritable ordre public environnemental ou écologique passe
concrètement par l’institution d’une juridiction internationale spécialisée chargée de la
répression des atteintes graves à l’environnement. L’objectif de cet article est d’examiner
cette importante question sous l’angle des diverses initiatives préconisées telles que
l’extension de la compétence de la Cour pénale internationale, le projet de Convention
écocide et la mise en place d’une Cour pénale internationale de l’environnement pour
garantir une justice pénale internationale effective en matière environnementale.

For an International Criminal Justice Applied to Environment:


On the Enforcement of Environmental Protection by a Dedicated International Court
The construction of a genuine environmental or ecological public order requires the esta-
blishment of a specialised international jurisdiction responsible for the repression of serious
environmental damage. The purpose of this article is to examine this important issue from
the perspective of the various initiatives advocated such as the extension of the jurisdiction
of the International Criminal Court, the draft Ecocide Convention and the establishment
of an International Criminal Court for the Environment to ensure effective international
criminal justice in environmental matters.

Manon DECAUX, Eugénie DUVAL, Léa DUVAL,


Fanny GABROY, Alexandre LABBAY et Juliette LECAME
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019
Désormais traditionnelle dans cette revue, la chronique de jurisprudence constitutionnelle
vise à faire un état des lieux annuel des décisions rendues par le Conseil constitutionnel.
Résumés 173

Sous un angle critique, les auteurs présentent les continuité et rupture de jurisprudence,
ainsi que la variabilité du contrôle exercé par le Conseil selon les droits en cause.

A Chronicle of French Constitutional Law 2019


Now traditional in this journal, the chronicle of constitutional jurisprudence aims to make
an annual inventory of the Constitutional Council’s decisions. From a critical point of view,
the authors present the continuity and discontinuity of case law, and the variability of the
control exercised by the Conseil according to the rights in question.

Marie ROTA
Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019
L’auteure de cette chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de
l’homme se propose d’analyser ses principales décisions rendues en 2019. La portée des
droits conventionnels a en effet été considérablement enrichie par la Cour durant cette
période. Sont traités successivement ceux ayant subi une évolution marquante : les droits
à la vie et à l’intégrité de la personne (articles 4 et 5 de la CADH), le droit à la liberté
de la personne (article 7 de la CADH) et les droits économiques, sociaux, culturels et
environnementaux (article 26 de la CADH).

A Chronicle of the Case Law of the Inter-American Court of Human Rights 2019
The author of this Inter-American Court of Human Rights case law analyses the main
decisions of the Court in 2019. Indeed, the scope of the rights during this period has been
substantially increased. The most significant aspects of the jurisprudence of the Court are
examined, concerning some different rights: rights to life and to humane treatment (articles 4
and 5 of the ACHR), right to personal liberty (article 7 of the ACHR) and economic, social,
cultural and environmental rights (article 26 of the ACHR).

Jean-Manuel LARRALDE
Chronique de jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme relative aux prisons 2018-2019
Si la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 ne possède
pas de clause consacrée spécifiquement à la situation des personnes détenues, la Cour
de Strasbourg a, depuis le début des années 1980, élaboré une jurisprudence originale
et très protectrice en la matière. Cette chronique, qui porte sur les années 2018-2019,
présente les évolutions de la jurisprudence strasbourgeoise sur les questions de dignité
et de légitimé des détentions, sur l’évolution des méthodes pénitentiaires, sur la prise en
charge de la santé des personnes détenues et sur le renforcement des voies de recours
ouvertes aux personnes détenues.

A Chronicle of the Case Law of the European Court


of Human Rights Concerning Prisons 2018-2019
While the European Convention on Human Rights of November 4, 1950 does not have a
specific clause devoted in particular to the situation of detainees, the Court in Strasbourg
has, since the early 1980s, developed an innovative and protective jurisprudence on the
matter. This chronicle, which studies 2018 and 2019, outlines the evolutions of the Strasbourg
Court’s case law on the issues of dignity and legitimacy of detentions, of the changes in
penitentiary methods, of the medical care of detainees, and of the improvement of appeal
procedures for prison inmates.
Notes sur les auteurs

Delphine BAZIN-BEUST
Maître de conférences HDR en droit privé à l’université de Caen Normandie, elle est
membre de l’Institut Demolombe (EA 967). Ses travaux portent essentiellement sur le droit
de la consommation et le droit du tourisme. Elle a récemment publié le manuel Droit de
la consommation, 3e éd., Paris, Gualino Lextenso (Fac universités. Mémentos LMD), 2018 ;
et les articles « Digitalisation et consommation », Revue de jurisprudence commerciale,
mai-juin 2019, p. 198 sq. ; « Les voyages à forfait après la Directive Travel : quelle sécurité,
pour quels voyageurs ? », in Transport et sécurité, L. Siguoirt (dir.), préface C. Paulin,
Paris, LexisNexis, 2019, p. 375 sq.

Aïda BENNINI
Maître de conférences à l’université de Caen Normandie, ses travaux portent principalement
sur le droit des sociétés, et, plus précisément, sur les questions de gouvernance. Elle est
porteuse du projet MarLex (Loi du marché), labellisé Initiative d’excellence, et qui a pour
objet l’analyse de l’influence des agences de conseil en vote sur la gouvernance des sociétés.

Eleonora BOTTINI
Professeure de droit public à l’université de Caen Normandie, elle dirige depuis 2020 le
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED,
EA 2132). Ses travaux portent notamment sur le droit constitutionnel comparé et la
théorie du droit. Elle est l’auteure de l’ouvrage La sanction constitutionnelle. Étude d’un
argument doctrinal, Paris, Dalloz, 2016, tiré de sa thèse de doctorat.

Aurore CATHERINE
Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie, elle est membre
du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED,
EA 2132). Directrice de la clinique juridique des droits fondamentaux de l’université de Caen
Normandie et codirectrice du diplôme universitaire « Délégué à la protection des données »,
elle est spécialiste de droit de la santé, droit administratif et droit des libertés fondamentales.

Agnès CERF-HOLLENDER
Maître de conférences HDR en droit privé à l’université de Caen Normandie, elle est
membre de l’Institut Demolombe (EA 967). Codirectrice du master « Droit des libertés »,
elle est responsable de la chronique « Infractions relevant du droit social » de la Revue de
science criminelle. Ses travaux portent essentiellement sur la matière pénale.

Catherine-Amélie CHASSIN
Maître de conférences HDR en droit public à l’université de Caen Normandie, elle est
membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit
(CRDFED, EA 2132). Spécialiste des droits fondamentaux de la personne humaine, elle

CRDF, nº 18, 2020, p. 175 - 179


176 CRDF, nº 18 – 2020

codirige le master « Droit des libertés » et le diplôme universitaire « Laïcité, religions et


République » de la faculté de droit de Caen Normandie.

Manon DECAUX
Doctorante en droit public à l’université de Caen Normandie, elle est membre du Centre
de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132).
Ses recherches portent sur l’action de groupe devant le juge administratif sous la direction
des professeurs Jean-Christophe Le Coustumer et Élodie Saillant-Maraghni. Elle est
également chargée d’enseignement à l’université de Caen Normandie.

Anne-Sophie DENOLLE
Maître de conférences en droit public à l’université de Nîmes, elle est membre du Centre
de recherche sur la détection, l’évaluation et la gestion des risques chroniques et émergents
(CHROME, EA 7352). Ses travaux portent principalement sur le droit de l’environnement
et le droit administratif. Elle a récemment publié Le maire et la protection de l’environ-
nement, Paris, LGDJ, 2020 ; Droit nucléaire. La santé environnementale (avec L. Jaeger et
J.-M. Pontier), Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2019 ; « Pesticides :
dangerosité avérée, réglementation controversée ! », Actualité juridique. Collectivités
territoriales, nº 3, 2020, p. 109 ; « Les concours de polices en matière environnementale :
état des lieux et impacts sur l’autorité municipale », Actualité juridique. Collectivités
territoriales, nº 9, 2019, p. 370-373.

Thibault DOUVILLE
Professeur de droit privé à l’université de Caen Normandie, il y a créé un master « Droit
du numérique » ainsi qu’un diplôme universitaire « Droit, justice et numérique ». Il assure
la vice-présidence de la Fédération nationale du droit du numérique.

Eugénie DUVAL
Docteure en droit public, elle a soutenu une thèse à l’université de Caen Normandie
intitulée Participation et démocratie représentative. Le cas de la France, sous la direction
des professeurs Jean-Manuel Larralde et Marie-Joëlle Redor-Fichot. Elle est membre du
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED,
EA 2132). Elle a récemment publié « Quelle protection des animaux lors du transport et
de l’abattage en France ? », Revue du droit public et de science politique en France et à
l’étranger, nº 3, 2018, p. 791-821.

Léa DUVAL
Doctorante en droit public au sein du Centre de recherche sur les droits fondamentaux
et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), ses recherches portent sur la lutte contre
les discriminations à l’égard des femmes en matière professionnelle et politique, sous la
direction du professeur Jean-Manuel Larralde. Elle est également chargée d’enseignement
à l’université de Caen Normandie.

Samuel ETOA
Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie et membre du
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED,
EA 2132), ses domaines de recherches concernent les droits fondamentaux, le droit
administratif et le droit de la laïcité.
Notes sur les auteurs 177

Laurence FIN-LANGER
Professeure agrégée de droit privé à l’université de Caen Normandie, elle est membre de
l’Institut Demolombe (EA 967). Ses axes de recherche sont principalement le droit des
entreprises en difficulté et le droit du travail.

Fanny GABROY
Doctorante en droit privé à l’université de Caen Normandie, elle est membre de l’Institut
Demolombe (EA 967). Sa thèse, réalisée sous la direction de la professeure Laurence
Fin-Langer, porte sur les droits fondamentaux du travailleur et la révolution numérique.
Elle est également attachée temporaire d’enseignement et de recherche à la faculté de
droit de Caen Normandie.

Grégory GODIVEAU
Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie, il y enseigne le
droit public général, le droit public des affaires et le droit des collectivités territoriales. Il
est responsable de la licence professionnelle « Métiers des administrations et collectivités
territoriales ». Il est également second vice-président de la section 02 du Conseil national
des universités.

Armelle GOSSELIN-GORAND
Maître de conférences HDR en droit privé à l’université de Caen Normandie et membre de
l’Institut Demolombe (EA 967), elle mène ses principales recherches en droit international
privé et sur la rencontre entre le droit des majeurs protégés et le droit des affaires.

Chloé HERVOCHON
Doctorante en droit privé à l’université de Caen Normandie au sein de l’Institut Demolombe
(EA 967) avec mission d’enseignement, elle rédige actuellement une thèse de doctorat
intitulée Cybersécurité et droit privé sous la direction du professeur Thibault Douville.

Alexandra KORSAKOFF
Docteure en droit public de l’université de Caen Normandie, elle est membre associée du
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED,
EA 2132). Sa thèse de doctorat Vers une définition genrée du réfugié. Étude de droit
français, a été soutenue le 26 novembre 2018. Ses travaux s’articulent autour de la figure
de l’administré vulnérable, où l’étranger figure en bonne place.

Alexandre LABBAY
Doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie, il est membre du Centre
de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)
et chargé de travaux dirigés en droit administratif dans le cadre d’un contrat doctoral.
Actuellement en deuxième année de thèse, sous la direction de Dominique Custos,
intitulée Les modalités de l’action administrative à l’ère du numérique. Étude comparative
des droits administratifs français et américain, ses travaux portent sur les conséquences
de la révolution numérique sur l’action de l’administration, dans l’objectif de contribuer
à l’élaboration d’un modèle de l’État à l’époque des nouvelles technologies.
178 CRDF, nº 18 – 2020

Jean-Manuel LARRALDE
Professeur de droit public à l’université de Caen Normandie, il est membre du Centre
de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)
et, depuis 2012, juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Spécialiste de droits
fondamentaux, de droit pénitentiaire et de droit de la Convention européenne des droits
de l’homme, il dirige les Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux. Parmi ses
dernières publications : « La prison ne peut être un instrument de contrôle et de répression
politiques dans des États démocratiques », in Liberté(s) ! En Turquie ? En Méditerranée ?,
M. Touzeil-Divina (dir.), Le Mans – Issy-les-Moulineaux, L’Épitoge – Lextenso (Revue
méditerranéenne de droit public ; 9), 2018, p. 269-276 ; « La justiciabilité du bonheur au
regard du droit international : le droit à la santé », in Doctrines et réalité(s) du bonheur,
F. Lemaire, S. Blondel (dir.), Paris, Mare & Martin, 2019, p. 197-207 ; Les sens de la privation
de liberté (avec I. Fouchard, B. Lévy et A. Simon), Paris, Mare & Martin (Institut des
sciences juridique et philosophique de la Sorbonne), 2019.

Juliette LECAME
Docteure en droit public de l’université de Caen Normandie et membre associée du
Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED,
EA 2132), sa thèse, effectuée sous la direction des professeurs Marie-Joëlle Redor-Fichot
et Vincent Tchen, est intitulée Santé et droit(s) des étrangers en France. Elle a notamment
publié « Santé et asile en France », in La réforme de l’asile mise en œuvre, C.-A. Chassin
(dir.), Paris, A. Pédone, 2017, p. 103-120. Elle est par ailleurs juge assesseure à la Cour
nationale du droit d’asile.

Laurence MAUGER-VIELPEAU
Professeure de droit privé, membre de l’Institut Demolombe (EA 967) et de l’Institut de
protection des majeurs vulnérables et des familles, à l’université de Caen Normandie, elle
est spécialiste en droit des personnes et de la famille. Elle est coresponsable du master 2
Notariat de la faculté de droit de Caen Normandie.

Élodie NOËL
Doctorante en droit privé auprès de l’Institut Demolombe (EA 967), elle rédige actuel-
lement une thèse, sous la direction des professeurs Christophe Alleaume et Thibault
Douville, portant sur l’intermédiation numérique. Elle est également attachée temporaire
d’enseignement et de recherche à l’université de Caen Normandie.

Yann PAQUIER
Doctorant en droit public au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les
évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), il est actuellement en cinquième année de thèse.
Son travail porte sur le droit à la transparence des traitements algorithmiques, sous la
direction du professeur Jean-Manuel Larralde.

Gilles RAOUL-CORMEIL
Professeur de droit privé à l’université de Brest et responsable de l’axe « Vulnérabilité »
du Lab-LEX (UR 7480), il enseigne le droit civil et le droit de l’aide sociale aux étudiants
préparant un master de droit des personnes vulnérables. Spécialiste de droit des incapa-
cités par la majeure partie de ses publications depuis 2007, il a formé plus de cinq cents
professionnels à la protection des majeurs (diplôme universitaire, certificat national de
Notes sur les auteurs 179

compétence, « Mandataire judiciaire à la protection des majeurs ») et codirige encore le


master 2 « Protection des personnes vulnérables » à l’université de Caen Normandie. Il a
dirigé le Nouveau droit des majeurs protégés. Difficultés pratiques, Paris, Dalloz, 2012 ;
codirigé avec J.-M. Plazy, Le patrimoine de la personne protégée, Paris, LexisNexis, 2015 ;
avec A. Batteur, Éthique et conditions de la fin de vie, Paris, Mare & Martin, 2016 ; et avec
A. Caron-Déglise, La vie privée de la personne protégée. In memoriam Thierry Verheyde,
Paris, Mare & Martin, 2019.

Marie ROTA
Maître de conférences en droit public à l’université de Lorraine et membre de l’Institut de
recherches sur l’évolution de la nation et de l’État (IRENEE, EA 7303), elle est spécialiste
de droit international des droits humains et de droit comparé. Elle a notamment publié
L’interprétation des Conventions américaine et européenne des droits de l’homme. Analyse
comparée de la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine des droits de
l’homme, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018 ; « Les sanctions individuelles prises par le
Conseil de sécurité et les exigences du droit à un procès équitable », Civitas Europa, nº 41,
2018, p. 93-110 ; « Le respect du débat comme socle de tout régime démocratique. Analyse
comparée des jurisprudences des Cours européenne et interaméricaine des droits de
l’homme », Revue méditerranéenne de droit public, 2018, p. 85-93 ; « La reconnaissance
par la CJUE d’une Constitution matérielle au sens de Constantino Mortati ? », in La
Constitution matérielle de l’Europe, C. Jouin (dir.), Paris, A. Pedone, 2019, p. 77-93.

Jean-Jacques THOUROUDE
Maître de conférences émérite et chargé d’enseignement vacataire à l’université de
Caen Normandie, avocat honoraire spécialiste en droit public, ses travaux portent
principalement sur le contentieux administratif et la responsabilité médicale. Outre de
très nombreux articles et notes de jurisprudence, après deux publications aux Éditions
du Moniteur en 1992 et 2002, il a publié en 2014 une nouvelle édition de son ouvrage
Pratique du contentieux administratif chez Gualino Lextenso éditions. Il a également
publié un ouvrage sur Les responsabilités communales du fait de leurs ouvrages publics,
Voiron, Territorial éditions, 2011 ; ainsi que Pratique de la responsabilité hospitalière
publique, Paris, L’Harmattan, 2000.

Mamoud ZANI
Professeur de droit public et directeur du Centre de droit international et européen (CDIE)
de Tunis, il est spécialiste de droit international public, de droit international humanitaire,
de droit international du travail, de droit constitutionnel et de droit européen des droits
de l’homme. Il a notamment publié « L’institutionnel et le normatif à l’Organisation
internationale du travail : observations sur la production et la codification des normes
internationales du travail », Revue de la recherche juridique – droit prospectif, nº 176,
2019, p. 395-416 ; « Vers un droit international commun de lutte contre le trafic d’armes :
analyse du Traité onusien sur le commerce des armes (TCA) », Revue juridique de l’Ouest,
2019, p. 1-19 ; « La Chine et la sécurité mondiale : à propos de la contribution chinoise à
l’édification d’un nouvel ordre international de la paix », L’observateur des Nations unies,
nº 44, 2018, La Chine et le droit international, p. 87-98.
Liste des membres du Centre de recherche sur les droits fondamentaux
et les évolutions du droit (CRDFED) (par ordre alphabétique)

Membres permanents Doctorants – Membres permanents


Eleonora Bottini, professeure Karen Chadoutaud
Maria Castillo, maître de conférences Jean-Baptiste Contargyris
Aurore Catherine, maître de conférences Alexia David
Catherine-Amélie Chassin, maître de conférences HDR Manon Decaux
Dominique Custos, professeure Léa Duval
Françoise Épinette, maître de conférences Aysegul Fistikci
Samuel Etoa, maître de conférences Alexandre Labbay
Grégory Godiveau, maître de conférences Yann Paquier
Alexandra Korsakoff, docteure Morgan Pénitot
Christophe Lajoye, maître de conférences
Jean-Manuel Larralde, professeur
Jean-Christophe Le Coustumer, professeur
Vincent Le Grand, maître de conférences
Laurence Potvin-Solis, professeure
Marie-Joëlle Redor-Fichot, professeure
Élodie Saillant, professeure
Aurélie Tardieu, maître de conférences

Membres associés
Xavier Aurey, lecturer (université d’Essex, Royaume-Uni)
Quentin Butavand, chercheur associé, préparant une
thèse à l’université Paris Nanterre
Agnès Cerf-Hollender, maître de conférences HDR
(université de Caen Normandie)
Anne-Sophie Denolle, maître de conférences (université
de Nîmes)
Eugénie Duval, docteure
Lauréline Fontaine, professeure (université Paris 3 –
Sorbonne Nouvelle)
Nicolas Guillet, maître de conférences (université
Le Havre Normandie)
Nathalie Havas, magistrate administrative (tribunal
administratif de Rennes)
Sylvain Jacopin, maître de conférences HDR (université
de Caen Normandie)
Juliette Lecame, juge assesseure à la Cour nationale du
droit d’asile
Séverine Leroyer, maître de conférences (université
Paris 13)
Isabelle Moulier, maître de conférences (université de
Clermont-Ferrand)
David Poinsignon
Marie Rota, maître de conférences (université de Lorraine)
Vincent Tchen, professeur (université Le Havre
Normandie)
Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

no 1 La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux épuisé


no 2 Les titulaires particuliers des droits fondamentaux 15 €
no 3 Surveiller et punir / Surveiller ou punir ? 15 €
n 4 Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ?
o
15 €
no 5 L’enfant 15 €
no 6 Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux 15 €
no 7 L’universalisme des droits en question(s).
La Déclaration universelle des Droits de l’homme, 60 ans après épuisé
n 8
o
La liberté d’expression 15 €
no 9 Conseil constitutionnel et droits fondamentaux 18 €
no 10 Esclavage et travail forcé 18 €
no 11 Le droit de la famille en (r)évolutions 18 €
n 12 Droit et psychiatrie
o
18 €
no 13 Le droit d’asile 18 €
no 14 Urbanisme et droits fondamentaux 18 €
no 15 Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété 18 €
n 16 Les partis politiques
o
20 €
no 17 La motivation des actes administratifs.
Le droit français à la lumière du droit administratif comparé 24 €

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Internet : www.unicaen.fr/puc · Courriel : puc@unicaen.fr
Éditorial par Eleonora BOTTINI et Jean-Manuel LARRALDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

La vulnérabilité
I. Rapports généraux
Laurence FIN-LANGER : La vulnérabilité en droit privé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Aurore CATHERINE et Samuel ETOA : Vulnérabilité et droit public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

II. Rapports thématiques


Agnès CERF-HOLLENDER : Les vulnérabilités nommées et innommées en matière pénale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Marie ROTA : La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour interaméricaine des droits
de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Gilles RAOUL-CORMEIL : La notion de personne vulnérable en droit civil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Catherine-Amélie CHASSIN, Alexandra KORSAKOFF et Laurence MAUGER-VIELPEAU : La vulnérabilité des migrants . . 55
Anne-Sophie DENOLLE et Fanny GABROY : Vulnérabilité et harcèlement moral : étude comparée du droit de la fonction
publique et du droit du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Delphine BAZIN-BEUST et Jean-Jacques THOUROUDE : La vulnérabilité des usagers des services publics et des
consommateurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Armelle GOSSELIN-GORAND et Laurence FIN-LANGER : La vulnérabilité de l’entreprise individuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Aïda BENNINI : Vulnérabilité et sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Grégory GODIVEAU : Relations économiques, libre concurrence et vulnérabilités en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Thibault DOUVILLE, Chloé HERVOCHON, Élodie NOËL et Yann PAQUIER : Les vulnérabilités numériques . . . . . . . . . . . . . . . . 111

Variétés
Mamoud ZANI : Pour une justice pénale internationale en matière environnementale : à propos de la répression des
atteintes à l’environnement par une juridiction internationale spécialisée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

Chroniques
Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2019 par Manon DECAUX, Eugénie DUVAL, Léa DUVAL, Fanny
GABROY, Alexandre LABBAY et Juliette LECAME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Marie ROTA : Chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme 2019 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
Jean-Manuel LARRALDE : Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux
prisons 2018-2019. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157

Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167

Notes sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

Responsables de la publication : Jean-Manuel Larralde et Eleonora Bottini

ISSN : 1634-8842
ISBN : 978-2-84133-987-7 24 €

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