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Traverser la lumière au musée Granet


Publié le : 3 Décembre 2018
Qui n’a rêvé de traverser la lumière pour la saisir ou s’y dissoudre afin d’en percer les
mystères? Fluctuante et insaisissable par nature, jamais elle ne s’épuise ni se livre dans
sa totalité, ne se dévoilant qu’en ondulations, éclats ou transparences... Au lendemain de
la guerre, six peintres de la « non-figuration » - Jean Bazaine, Roger Bissière, Alfred
Manessier, Elvire Jan, Gustave Singier, Jean Le Moal – s’y essayèrent pourtant. Le
musée Granet les rassemble à Aix-en-Provence jusqu’au 31 mars 2019.
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Roger Bissière, Lumière du Matin, 1960 - Huile sur toile, 100 x 81,5 cm, collection
Fondation Jean et Suzanne Planque © ADAGP, Paris 2018

Au mur, un tableau quadrillé en surfaces irrégulièrement fragmentées, comme «


tremblantes ». Un miroitement de bleus intenses y happe le regard, capté par la lumière
qui en émane; inspiré, semble-t-il, des compositions cubistes morcelées en facettes mais
aussi de l’art roman du vitrail (Roger Bissière, Lumière du Matin, 1960). Ailleurs, trois
petites œuvres de format vertical accrochées côte à côte, précieuses comme des icônes :
rehaussées de fonds ou cernes d’or, elles dévoilent leurs formes élémentaires de
couleurs vives, telles ces Pousses blanches (1953) de Bissière toutes en splendide
matité. Plus loin, une miriade d’ocelles sombres et de couleurs claires ou vives anime la
toile de touches vibrionnantes (Jean Le Moal, Garrigue, 1959). Comme si l’image
s’était libérée du cloisonnement pour dynamiser toute la surface du tableau. Comme si
toute stabilité avait disparu au seul profit de la mouvance et de l’énergie des choses,
ciel, terre et eau confondus. 
Jean Bazaine, Chant de l'Aube II, 1985 - 146X97 cm / Collection particulière ©
ADAGP, Paris 2018

Au fil de l’exposition, la palette des peintres se réduit à quelques couleurs essentielles


alliées à une intense vivacité d’écriture: les flammèches de tons chauds du Chant de
l’Aube II (Bazaine, 1985) nous emportent dans l’élan joyeux de touches posées en
oblique, tandis que les Rythmes automnaux d’Elvire Jan - sables, miroitements de
lumière sur le sol ou dans les airs? - dépouillent sa gamme chromatique de manière plus
subtile et radicale, noyant le regard dans la fluidité légère de l’aquarelle. Flux, aussi, que
ce Torrent de Manessier dont les flots marine ruissellent en diagonale, irisés de verts,
mauves, ocres et turquoise. Chez Singier, c’est l’espace pictural tout entier qui
s’embrase de couleur pure (Provence collines, 1959), perdant toute référence objective à
la réalité extérieure.
Jean Le Moal, Garrigue, 1959 - Huile sur toile, 81 x 100 cm / Collection particulière ©
ADAGP, Paris 2018
Elvire Jan, Rythmes automnaux, 1977, Aquarelle, 49,3 X 64,5, Collection particulière ©
ADAGP, Paris 2018

Pénétrer la lumière, tel fut donc le propos des six artistes réunis dans cette exposition
aixoise dont l’un des mérites est de rendre hommage à ces peintres de la « non-
figuration » injustement négligés. Le contexte qui les voit émerger lors de la Deuxième
Guerre mondiale est chaotique. L’exposition « Vingt jeunes peintres de tradition
française » en 1941 à la galerie Braun leur permet d’affirmer les recherches avant-
gardistes de la peinture, marquées par les héritages fauve, cubiste et surréaliste... Ils ne
se réclament pourtant d’aucune école ni enseignement ou esthétique communs : seules
les animent la contemplation et la célébration de la nature par la peinture - mais aussi
par le vitrail, la tapisserie, la mosaïque, les costumes et décors de théâtre pour certains -,
cette oscillation libre entre le monde extérieur et l’intériorité de l’artiste. Le critique
Charles Estienne les rassemblera pourtant à la galerie de Babylone à Paris, en 1952,
sous l’appellation impropre de « Nouvelle Ecole de Paris ». Bazaine, Bissière et
Manessier en sont le noyau.
Alfred Manessier, Torrent, 1959 - Huile sur toile, 97x130 cm / Collection particulière ©
ADAGP, Paris 2018

Souvent antagonistes, les courants se forment et se défont alors au gré de polémiques et


d’enjeux esthétiques sous la férule des critiques et d’une presse engagée en faveur d’un
art abstrait libre, néanmoins tiraillé entre Nouveau Réalisme, Figuration narrative et
abstraction plus radicale. Ce qui n’empêche pas nos artistes - rejoints par Elvire Jan,
Jean Le Moal, Gustave Singier - de creuser leur veine singulière au sein de ce groupe
amical et informel, le plus souvent à l’écart des querelles de l’époque liées aux avant-
gardes.
Gustave Singier, Provence collines, 1959 - Huile sur toile, 130 x 96,5 cm / Collection
particulière © ADAGP, Paris 2018

Ils s’efforcent, pendant les quelques décennies suivantes, de représenter la nature dans
ses éléments essentiels, « (...) là où vie et peinture se confondent en un flux unique, où
le mouvement même de l’existence gouverne la forme » affirme Bissière. Suite aux
réflexions de Charles Lapicque sur l’optique chromatique et spatiale, au sein de
paysages « fluidifiés » par la lumière est donnée priorité à un « langage ou signe
plastique retenant à la fois le monde sensoriel comme émotion et le monde spirituel
comme révélation finale » déclare Manessier. La peinture est pour eux l’art d’une
relation sensible au réel, autre que descriptive et apte à célébrer la Vie dans un élan
transcendant ; Jean Bazaine ne prône-t-il pas que « la peinture a besoin d’hommes qui
se noient parce que le monde a besoin d’être soulevé » ? Il s’agit bien pour nos six
artistes, malgré des thèmes et périodes différents, de « traverser la lumière », notamment
par le vitrail auquel ils s’essaient. Car ils s’inscrivent aussi dans ce courant d’après-
guerre qui, à la suite des Pères Couturier et Régamey, défend la « nécessité d’accueillir
dans l’Eglise des oeuvres de haute spiritualité issues de l’art des grands créateurs »*
de son temps, en réaction à l’art sulpicien et à l’heure de la reconstruction des édifices
religieux.

Alfred Manessier, (de g.à d.) Passion selon saint Jean, Passion selon saint
Marc, Passion selon saint Luc, 1986 - vue de l'exposition © ADAGP, Paris 2018

La conversion de Manessier au catholicisme en 1943 donnera ainsi lieu à la splendide


série des Passions dont quatre de 1986 sont ici rassemblées : à chacune une tonalité
différente selon le récit de l’évangéliste auquel elle se réfère, toutes procédant d’une
apparition-disparition de la croix entre ombre et lumière, comme une synthèse de la
cruauté de la Mort et de l’espérance de la Résurrection.
Comment expliquer, dès lors, l’oubli relatif de ces peintres : signe d’un « progrès »
avide de nouveauté? Sensibilité exacerbée de cet art synonyme d’un « émerveillement »
jugé dépassé ? Fidélité indéfectible à la peinture - médium traditionnel par excellence -
à l’époque, souvenons-nous, où Pierre Restany affirme en 1960 dans le Manifeste du
Nouveau Réalisme que « la peinture de chevalet a fait son temps » ? Assimilation dans
les esprits à une « chapelle » catholique ? Concurrence de l’art américain qui s’impose
sur la scène internationale? Ou cela tient-il aux mouvements successifs de l’Histoire
qui, entre flux et reflux, en exhument ou ensevelissent les courants, semblables en ceci à
cette expression de la fluidité de la Vie ? Sans doute un peu tout cela à la fois ; le musée
Granet a aujourd’hui le mérite de réparer cet oubli.

                 Odile de Loisy

Toutes les informations pratiques pour visiter l'exposition en cliquant ici.

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* Françoise Caussé, La revue L’Art Sacré, éd. du Cerf, 2010.

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