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Entretien public de Pierre Soulages

24 juillet 2015

In « Une œuvre de Pierre Soulages »,


éditions Bernard Muntaner, Marseille, Avril 1998

© Archives Soulages

Pierre Soulages. — J’ai été très intéressé par l’analyse géométrique que Gilbert Dupuis
a faite de ma peinture*. Au demeurant je pense que lui comme moi sait que tout n’est
pas géométrisable dans la peinture, pas plus que dans la vie tout n’est pas
mathématisable. Mais il y a des choses que je sais quand même et que je peux dire : le
problème des proportions est arrivé en relation avec le choix des formats. Il y a très
longtemps, je travaillais sur une toile d’un format du commerce qui s’appelle « le cent
paysage » et qui mesure 162 cm x 114 cm. Or il y avait toujours un endroit de cette toile
que j’avais besoin de marquer ; j’avais besoin de quelque chose de fort, par exemple
d’une ligne à cet endroit-là ; et je me suis aperçu qu’elle déterminait un carré. J’en fus
très étonné jusqu’à ce que je découvre que je travaillais sur un format dont la grande
dimension était égale à la diagonale de ce carré : c’était le format qu’on appelle √2, ce
qui est le format du papier à lettres que vous utilisez — qu’on utilise d’ailleurs depuis
quelque temps ; ces formats ont été normalisés il y a une quinzaine d’années — ; mais
l’expérience dont je vous parle date de plus de quarante ans. Cela m’a fait comprendre
que ce que j’aimais dans les formats, c’était, pour parler d’une manière plus banale,
« que ça ne tombe pas juste ». Quand je divisais la grande longueur par la petite et que
ça tombait juste, j’étais moins satisfait.

Je préférais travailler justement sur un format qu’on appelle irrationnel. Dans ce cas
quand on se laisse aller instinctivement — instinctivement n’est pas le mot, je veux dire
lorsqu’on se laisse guider par la sensibilité — on tombe sur des relations qu’on peut
souvent analyser géométriquement. Par ailleurs il ne faut pas oublier les effets d’illusion
optique : quand on met côte à côte un carré noir et un carré blanc de même dimension,
ils n’apparaissent justement pas de même dimension ; ces faits aussi interviennent dans
les décisions du peintre. De toute façon il est toujours très difficile de parler simplement
de peinture parce que tout y est mêlé. J’entends parfois des gens qui parlent d’une
couleur, du noir, ou du jaune. Mais ils ne disent pas si ce noir couvre 1 m2, 10 m2 ou
seulement 5 cm2; pourtant on sait bien que la quantité est aussi un facteur de la qualité.
Gauguin l’avait dit : « 1 kg de vert est plus vert que 100 gr du même vert », marquant
par là que la quantité était aussi une qualité. Même si on connaît la quantité en terme de
surface, de dimension de surface, on ne dit pas si cette couleur est dans une forme
rectangulaire, anguleuse, ou plutôt ronde, ou ellipsoïde. Essayez de faire cette
expérience : découpez dans du papier d’une certaine couleur, jaune par exemple, une
forme plus ou moins ronde et une autre forme avec beaucoup d’angles, puis, après avoir
disposé les deux formes sur la même surface colorée, demandez à quelqu’un « quel est
le jaune que vous préférez » ; il va en choisir un, pensant vraiment qu’il ne s’agit pas de
la même couleur. On voit bien par là l’action de la forme sur la couleur. Quand on dit
« une couleur », on ne dit pas si c’est grand, si c’est plus petit, on ne dit pas si c’est rond
ou si c’est anguleux, mais on ne dit pas non plus si c’est transparent ou si c’est opaque
— une couleur, si elle est transparente, n’est pas la même que si elle est opaque —, on
ne dit pas si c’est fibreux ou si c’est granuleux, ou si c’est lisse, et cependant dans la
peinture toutes ces choses arrivent à la fois dans la perception d’une forme. En
procédant avec les mots, ce que nous appelons jaune, par exemple, est une abstraction
alors qu’en réalité, en peinture, il arrive d’une manière concrète, accompagné de la
forme, de la matière, de toutes les caractéristiques de la couleur, transparence, opacité,
etc. Quand je disais tout à l’heure que tout n’était pas géométrisable dans la peinture, ni
mathématisable, j’avais, entre autres choses dans la pensée, ce que je viens d’expliquer.

Question – Pendant l’intervention, on a vu le soleil se déplacer sur la surface de votre


tableau ; je voudrais savoir ce que le peintre en pense ?

P.S. – Ah, oui ! Je suis très contre, comme je suis contre l’éclairage des peintures par
des « spots », des projecteurs directs. Toute peinture devrait être vue dans une lumière
égale. Je dois dire que le soleil sur une peinture noire, c’est catastrophique parce que, à
ce moment-là, la peinture se met à chauffer : elle atteint jusqu’à 60°, ce qui est très
mauvais pour elle. J’ai été inquiet, et amusé aussi, par ce que la lumière intense du soleil
révélait de son état de conservation : à certains endroits des coulures d’eau
accidentelles, à d’autres, de la poussière, etc… Mais surtout un tel éclairage disloque
l’organisation propre à l’œuvre. Mais enfin ici, dans cet amphithéâtre d’université, on
n’est pas en situation muséale, c’est moins grave. S’il en était ainsi tous les jours, il y
aurait de quoi protester. Je préfère que mes peintures soient vues à la lumière naturelle
mais pas au soleil bien sûr ; elle est plus riche en couleur et plus changeante. Même
avec la lumière électrique qui est fixe, la peinture vit lorsqu’on circule devant elle,
certains reflets apparaissent ou disparaissent en fonction des aplats, de la direction des
stries laissées par la brosse, de leur orientation par rapport à la lumière incidente, et de
remplacement du regardeur.

On parle du noir de ces peintures-là, mais je dirais sans craindre le paradoxe que, en
réalité, je ne peins pas avec du noir, même si la matière que j’utilise quand je peins est
la peinture noire, car la vraie matière qui m’intéresse, c’est la lumière : la lumière
réfléchie par le noir, et elle dépend en partie de la qualité de la lumière incidente. Tout
cela fait partie du champ mental ouvert par cette conception de la lumière picturale.
Q. – Pour continuer sur ce sujet, il y a une toile de vous au Musée d’art moderne de
Grenoble qui est devant une grande verrière, ce qui fait que, en cette saison, en
automne, vers 3 h de l’après-midi, la lumière venue de l’extérieur, du ciel, s’y reflète, et
qu ‘elle paraît bleue ; il est fort difficile de la voir noire. Par contre vers 5 h de l’après-
midi, la lumière extérieure est réfléchie par le parquet et votre toile semble marron,
d’un très somptueux marron. C’est un phénomène fascinant d’une certaine façon.
Considérez-vous qu’il est contradictoire avec vos intentions initiales ?

P.S. – Pas du tout, pas du tout, au contraire. C’est avec ça, avec la lumière que la
peinture vit. Évidemment on se rend bien compte que cette toile est peinte avec le même
pot de noir, mais si on la voit noire, c’est qu’on la regarde avec ce qu’on a dans la tête et
pas avec les yeux. C’est ce qui se passe également, d’une manière bizarre, pour les
vitraux que j’ai faits à Conques : quand on me les a demandés pas mal de gens se sont
arrachés les cheveux, disant: « Ah, là, là ! on fait faire des vitraux à ce peintre qui peint
toujours avec du noir, il va faire des vitraux noirs ». C’était la preuve qu’ils n’avaient
pas regardé mes peintures. Je voulais un verre blanc qui ne soit pas transparent mais
translucide, traversé par la lumière mais opaque au regard ; je souhaitais une certaine
intériorité de la lumière. Je voulais aussi faire de ce lieu un lieu clos où le regard ne soit
pas attiré, distrait par le spectacle extérieur ; je voulais que les qualités propres à
l’identité du bâtiment soient mises en évidence. Comme le verre que je souhaitais
n’existait pas j’ai décidé d’en inventer un. J’ai dû faire des recherches techniques
pendant plusieurs années et, après pas mal d’aventures, je suis arrivé à le mettre au
point, et ensuite à le faire fabriquer, mais c’est une longue histoire… Le verre enfin
obtenu n’est pas un simple transmetteur de la lumière, il la capte, la diffuse et devient
alors lui-même émetteur de clarté, d’une clarté intimement liée aux variations
d’intensité et de couleur de la lumière naturelle. Ces vitraux par moments sont bleus
comme la toile que vous avez vue à Grenoble, mais pas du même bleu. À d’autres
heures ils sont plus chauds, quelquefois rosés, quelquefois jaunes, cela varie avec la
course du soleil. C’est la lumière émanant d’eux, évoluant avec la course du soleil qui
rythme cet espace et l’écoulement du temps, et je trouve émouvant que le passage du
temps soit présent de cette manière dans une architecture du XIe siècle. Si j’ai ainsi
travaillé la lumière ce n’est pas par une lubie d’artiste, mais l’importance du jeu de la
lumière dans ce bâtiment est inscrite dans ses mesures et ses proportions mêmes. Je
résume : dans la nef, les fenêtres qui sont au nord sont plus petites, plus basses et plus
étroites que celles qui leur font face côté sud ; la différence de mesure des fenêtres est
très nette. Plus loin quand on avance et qu’on se trouve dans le transept, la partie nord
du transept a des fenêtres qui sont très larges et beaucoup plus grandes, beaucoup plus
larges et beaucoup plus importantes que celles qui leur font face au sud. Quand on
s’aperçoit de cela, il paraît certain que les constructeurs ont voulu organiser les effets de
la lumière dans le bâtiment et que par conséquent il fallait en tenir compte. Il faut bien
se garder — en tout cas je me suis bien gardé, moi — de rectifier, de rééquilibrer ; sinon
cela aurait voulu dire que je corrigeais les constructeurs, mon idée a d’abord été — avec
la qualité de lumière que j’y introduisais —de donner à voir cette architecture telle
qu’elle est, telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous.

 Q. – Est-ce que lorsque vous peignez une toile comme celle-ci, vous avez
préalablement fait des croquis ?

P.S. – Je ne sais pas pour cette peinture-là. Je ne pense pas qu’il y ait eu des croquis.
Mais peut-être que si. Je ne m’en souviens plus. Ma pratique est très diverse. Souvent
lorsque je pars d’un croquis, la toile se faisant, y échappe au point de ne plus avoir de
rapport avec son origine. Quelquefois je fais une toile et de cette toile en naît une autre,
très voisine et un peu différente, et de proche en proche, comme ça, toute une série
s’échafaude et cette série devient un ensemble que je ne dissocie pas, que j’expose
ensemble. D’autres fois l’organisation survient sur la toile même, et ça en reste là. C’est
très variable. Pour ces problèmes je vous renvoie au catalogue raisonné de ma peinture
(1), où tout cela est mieux expliqué par l’auteur que je ne le ferais moi-même. Pour en
revenir à cette toile, je ne peux rien affirmer. Ce dont je crois me souvenir, c’est que la
plupart des lignes, des surfaces de cette peinture-là sont, je crois, venues quasi
instinctivement, je veux dire sans préméditation, comme ça, comme dans l’expérience
dont je vous ai parlé tout à l’heure, lorsque, à mes débuts, il y a très longtemps, je me
suis aperçu que je mettais une ligne forte à un endroit précis d’un tableau et que, ce
tableau ayant un format √2, cet endroit précis était le lieu virtuel d’un carré dont le côté
était la largeur de la toile.

Q. -Je voudrais savoir, M. Soulages, comment vous avez réagi à l’exposition de


Présence Panchounette en 86 ?

P.S. – De qui ?

Q. – De Présence Panchounette. On avait installé devant une de vos toiles, qui


d’ailleurs, je pense, ressemblait énormément à celle-ci, un canapé en cuir noir, et cela
créait une sorte de rivalité.

P.S. – C’était de l’ironie, je pense.

Q. – Vous l’avez vue ?

P.S. – Oui. Oh, vous savez, on peut tout faire dans ce genre, et tout refaire, si c’est
oublié. On peut mettre des moustaches à la Joconde, ça a été fait ; on peut mettre une
barbe à la Vénus de Milo, ce qui avait été fait une trentaine d’années avant les
moustaches à la Joconde, ce qui n’est pas le contraire, on peut toujours faire des choses
comme ça. Toutes ne sont peut-être pas du même ordre. D’ailleurs Présence
Panchounette fait des choses intéressantes, parfois intentionnellement reprises de choses
très anciennes : « trompette sous un crâne », par exemple. On peut voir exactement la
même chose dans le catalogue des « Incohérents » en 1890…

Q. – On vous taxe parfois d’utiliser un procédé. Qu’est-ce que vous en pensez ?

P.S. – Et bien, je trouve que c’est très juste. Effectivement dans toute cette période-ci,
j’utilise la lumière comme d’autres utilisent les couleurs ; mais j’utilise toutes les
couleurs de la lumière réfléchie par le noir. On peut appeler cela un procédé. Cependant,
vous le savez, ça n’a pas toujours été le cas. Il y a bientôt 50 ans que je peins, que
j’expose plus exactement, car il y a beaucoup plus longtemps que ça que je peins,
puisque, enfant, je peignais aussi, avec du noir déjà. Mais à mes débuts j’utilisais le noir
pour provoquer, par contraste avec des couleurs claires, une lumière que j’appelais
picturale. Je l’appelais picturale parce que ce n’était pas une lumière telle que celle
qu’on reçoit dans la réalité, mais c’était la lumière qui naissait des rapports de
dimensions et de couleurs sur une toile. Je travaillais plutôt par contrastes. Ensuite il y a
toute une autre période — évidemment je résume en quelques minutes, c’est un peu
rapide — où je travaillais avec de la couleur à laquelle je superposais du noir que je
retirais ensuite, de sorte qu’on voyait réapparaître la couleur, qui semblait sourdre de la
toile, derrière le noir, ce qui donnait une qualité particulière à la couleur. Puis les
périodes se sont imbriquées. Il n’y a pas eu un beau jour où je me suis dit :
« maintenant, terminé avec le contraste: je travaille sur autre chose ». Non. D’ailleurs je
varie les pratiques. Pendant toute une période, pendant une quinzaine d’années, j’ai
travaillé avec la réflexion par le noir. Mais en ce moment il se trouve que je fais des
toiles qui ne sont pas tout à fait comme ça, même si j’utilise aussi la réflexion par le
noir. D’ailleurs lorsque j’ai commencé à fonder ma peinture uniquement sur la réflexion
de la lumière par le noir, avec des surfaces fibreuses qui font vibrer et dynamisent la
lumière opposées à des surfaces calmes où elle est plus étale, je n’avais pas décidé de
faire ça. C’est une histoire que j’ai racontée souvent. J’étais en train de rater un tableau
et j’ai compris après plusieurs heures de travail que, si je travaillais depuis plusieurs
heures bien que persuadé que ce que je faisais n’était pas intéressant, c’est qu’il y avait
quelque chose d’autre qui était plus fort encore que ma fatigue et pouvait expliquer mon
acharnement. A ce moment-là — c’était en 1979 — je me suis aperçu que je faisais une
peinture basée sur un nouveau principe, la pratique d’un autre procédé et j’ai continué.

Q. – Si on admet que le noir mange la lumière, c’est là quelque chose qui est de la
nature du besoin, qui renvoie à l’instinct, à l’animalité. Comment percevez vous cela ?
Y a-t-il une satisfaction de besoin instinctif, y a-t-il quelque chose de primaire, ce qui
m’intéresserait beaucoup, dans votre façon de peindre?

P.S. – J’ai toujours dit que j’étais très attentif à tous les moments d’origine — peut-être
parce qu’ils nous renvoient à nos origines. Mais voici comment le plus souvent cela se
passe. Je vous ai dit que je ne choisis pas n’importe quel format, que je me suis aperçu
que je préférais certains formats à d’autres, certaines proportions plus exactement, et
certains formats pour leur dimension aussi. La dimension que je choisis dépend de
l’humeur du moment : il y a des jours où je n’ai pas envie de me confronter à une
grande surface, d’autres jours au contraire… Quand j’ai choisi une toile, souvent
j’attends, je tourne autour, j’attends d’oser, d’oser apporter quelque chose là-dessus. Et
d’ailleurs quelquefois je n’ose pas, et je rentre chez moi, je ne fais rien. D’autres fois
j’apporte quelque chose sur la toile, une trace, et c’est la manière dont je ressens alors ce
qui se passe qui fait que j’ai envie de continuer, d’intensifier ce que je sens. Et puis ce
que je fais change… C’est une sorte de dialogue entre ce que je crois qui est en train de
naître sur la toile, ce que j’en ressens, et de proche en proche, comme ça, j’avance et ça
se transforme et ça se développe, se précise et s’intensifie dans un sens qui m’intéresse
ou pas. Quelquefois ça me surprend ; ce ne sont pas les plus mauvaises fois, celles où on
perd le chemin et où un autre s’ouvre, imprévu. Et puis lorsque je m’aperçois que je ne
peux pas ajouter grand chose sans tout modifier, je m’arrête et je considère que le
tableau est pour l’instant terminé, qu’il doit pour l’instant en rester là. Alors je tourne le
tableau contre le mur et je ne le regarde pas de quelques jours, quelques semaines,
parfois quelques mois. Et puis ensuite lorsque je le regarde de nouveau, s’il me paraît
toujours apporter quelque chose, s’il me paraît vivant, alors à ce moment-là il peut sortir
de l’atelier.

Q. – Donc contrairement à ce que disait Jasper Jones il n’y a pas besoin à’être deux
pour peindre. En tout cas, dans votre cas, c’est le peintre et pas quelqu’un d’autre qui
décide quand le tableau est terminé.
P. S . – Je ne sais pas ce qu’à dit Jasper Jones, mais, en ce qui me concerne, je peins
d’abord pour moi. Parce que c’est un exercice ou une activité qui me paraît donner du
sens à ma vie. Mais je considère que ça n’est de l’art qu’à partir du moment où d’autres
peuvent  s’investir dans ce que je leur propose, y trouver un accord, une ouverture, un
plaisir.

Q. – Vous avez dit, quand on voit la couleur on ne voit pas sa forme, on ne voit pas sa
quantité, ni sa texture. Ça m’a rappelé ce que Pierre Schaeffer dit du son dans Le guide
des objets sonores. Et j’aimerais savoir en conséquence si on pourrait parler, à propos
de votre manière de peindre, d’une musique picturale ?

P.S. – Vous savez, on peut toujours jouer avec les mots… Moi-même je me suis laissé
allé à dire des bêtises dans ce genre-là. J’ai dit un jour que la peinture était une
expérience poétique. Dit ainsi, c’est idiot parce que la poésie, ça se fait avec des mots.
Le mot… Vous connaissez le dialogue, qu’on peut transposer au cas de la peinture, où
Degas dit à Mallarmé : « J’ai beaucoup d’idées pour des poèmes, mais je suis trop
absorbé par la peinture pour les écrire ». Mallarmé lui répond : « Mais. Monsieur, la
poésie ça ne se fait pas avec des idées, ça se fait avec des mots ». C’est pourquoi
lorsqu’on parle de musicalité, ou de choses comme ça, à propos de la peinture, on glisse
sur un autre terrain. C’est toujours pour essayer de cerner quelque chose de difficile à
exprimer avec des mots simples qu’on a recours à des métaphores qui évoquent d’autres
domaines que celui, réel, de la peinture. Remarquez, si ce parallèle s’établit maintenant,
ce n’est pas un hasard. Il s’inscrit dans le moment actuel de notre culture.

Q. – II y a eu un peintre dont je ne me rappelle plus le nom qui a peint des toiles de plus
en plus sombres et quand il est arrivé au noir, il s’est suicidé…

P. S. – Je pense que je ne suis pas concerné, puisqu’avec le noir, tel que je l’utilise, c’est
au contraire la vie de la lumière qui apparaît. Alors c’est plutôt la démarche inverse de
celle de votre peintre.

Q. – Itten disait que le noir était la couleur la moins expressive avec le blanc. Qu ‘en
pensez- vous ?

P.S. – Ce monsieur s’occupait d’abstractions. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, moi
je ne comprends pas qu’on parle du noir comme couleur indépendamment de tous les
autres éléments de la perception qu’on en a. Sinon je crois qu’on parle d’autre chose que
de peinture.

Q. – J’aimerais savoir s’il y a un message spécifique dans cette peinture et, si oui,
lequel?

P.S. – Je ne pense pas que la peinture soit là pour transmettre des messages ni un
message. D’ailleurs si ce n’était que ça la peinture, le message une fois passé, on
pourrait déchirer la toile, la mettre au panier comme on fait d’un télégramme qu’on a
compris. Et on ne le fait pas.

Q. – Alors quel est votre but en créant une peinture ?


P.S. – De proposer aux gens un objet dans lequel je me suis investi et dans lequel ils
pourront peut-être eux-mêmes entrer ou investir ce qu’ils ont en eux, et y trouver un
plaisir, l’aimer. Quand nous regardons une œuvre du passé très lointain, comme par
exemple une sculpture mésopotamienne, nous savons que nous n’appartenons pas du
tout à la même société, et que nous n’avons pas les mêmes idées, les mêmes croyances
religieuses, les mêmes mythes que les gens de cette époque-là, et cependant si nous
aimons cette sculpture mésopotamienne, c’est que nous y trouvons quelque chose qui
nous correspond, à nous ; c’est que nous projetons de nous-même quelque chose auquel
cette œuvre répond ou révèle et je pense que c’est là le propre des œuvres d’art de toutes
les époques. C’est ce qui explique qu’au fond une œuvre mésopotamienne, si on l’aime,
est aussi présente, aussi moderne, qu’une peinture contemporaine.

Q. – Je suis aveyronnaise et une admiratrice profonde et fervente de l’œuvre de Pierre


Soulages et j’aurais aimé que vous nous disiez quelque chose sur les rapports que votre
peinture entretient avec vos origines. Par exemple, le choix du noir a-t-il quelque chose
à voir avec les toits en ardoise de Rodez ou avec Conques ?

P.S. – Vous savez, on est toujours marqué par quelque chose. Il est sûr que le pays où je
suis né a orienté mes premiers goûts, lorsqu’ils se sont formés, mais j’ai l’habitude de
dire que je suis né, certes comme tout le monde, dans un lieu, mais que le vrai lieu de
ma naissance a été la peinture contemporaine. Je me sens tout à fait aveyronnais mais je
pense qu’il y a une autre chose tout aussi importante, c’est ce que j’ai aimé dans l’art, et
pas seulement dans les paysages aveyronnais.

Q. – Vous avez dit que vous avez peint votre œuvre avec du noir que vous avez. tiré
d’un pot. Il n ‘y a donc pas de couleurs sous-jacentes aujourd’hui dans vos
réalisations ?

P.S. – Si, ça arrive. Dans celle-ci il n’y a en a pas. D’ailleurs quelquefois la couleur
sous-jacente, c’est du noir, c’est-à-dire que, étant donné ma manière de travailler, que je
vous ai décrite tout à l’heure, si je pars d’une toile blanche et que j’y apporte une
première trace de pinceau ou d’un quelconque instrument, une tache noire, il se crée
évidemment une relation entre le blanc et le noir et je suis alors parfois conduit vers
quelque chose que je n’ai pas envie de faire, qui n’est pas dans mon projet. Aussi je
préfère commencer à travailler sur une toile uniformément recouverte de noir. A ce
moment-là je me rends compte que je travaille avec de la lumière, celle que réfléchit le
noir que j’apporte. C’est ce que je fais le plus souvent, mais il m’arrive de commencer
sur une toile préparée avec du bleu ; alors je recouvre entièrement avec de la couleur
noire, à l’huile, qui reste fraîche assez longtemps, sans me préoccuper de la matière elle-
même ; ensuite, je travaille cette matière-là, le noir-lumière, et parfois arrive les reflets
ou même dans l’amincissement du noir qui le recouvre, une trace du bleu sous-jacent.
D’ailleurs si j’ai commencé à faire ça…, c’est une anecdote aussi : j’ai un atelier à Sète
et un jour que j’avais peint une toile avec le même procédé que celle-ci, rien qu’avec du
noir, j’ai cru voir du bleu dedans. Je savais très bien que je n’en avais pas mis, mais
c’était un jour de mistral, la mer était très bleue et il y avait des reflets bleus. C’est à ce
moment-là que j’ai eu envie d’introduire du bleu pour voir comment fonctionnait un
bleu venant de la couleur avec le bleu venant de la lumière et c’est un peu comme ça
que j’ai commencé à faire ces toiles-là. Mais c’était à l’origine tout à fait fortuit.
Q. – Je voudrais savoir quels outils vous utilisez en général pour peindre. Est-ce que
vous les fabriquez vous-même ou est-ce que vous les achetez dans le commerce ?

P.S. – Non. Vous savez, ça c’est une longue histoire. Les premiers matériaux que j’ai
utilisés pour peindre, ce sont le brou de noix ou les goudrons. Ce fut d’abord le brou de
noix, à la fin des années 40. C’était une couleur très inhabituelle et même surprenante.
Elle est devenue moins surprenante depuis l’arte povera. Si je suis allé vers des
couleurs qui me paraissaient triviales, banales, c’est parce qu’elles me touchaient
davantage que les couleurs qu’on achetait dans des tubes de métal chez les marchands
de couleurs. Quant aux outils, à l’époque où je suis arrivé à Paris on vendait des brosses
superbes avec des viroles chromées aux poils en forme de petits rectangles qui étaient
parfaitement adaptées à la technique de Seurat ou des post-impressionnistes. D’ailleurs
si vous regardez certaines toiles cubistes de Braque et de Picasso, vous voyez qu’ils ont
peint avec ces brosses-là, qui avaient été mises au point pour une technique différente et
pour une époque différente. Et puis on vendait aussi des brosses à formes usées,
bombées, qui servaient pour les nus de l’école des Beaux-Arts et qui étaient
vraisemblablement comparables à celles que Rubens a utilisées. J’ai trouvé que ces
outils avaient une qualité qui ne me convenait pas ; il y avait en eux quelque chose qui
me repoussait. Etait-ce le programme qu’ils sous-entendaient? Je suis entré alors dans
une boutique de marchands de couleurs pour bâtiment et j’ai acheté des outils de peintre
en bâtiment. Ces outils-là apportaient des formes qui me touchaient davantage. A partir
de là je me suis mis à fabriquer mes outils, les brosses aussi bien que les racloirs, les
racloirs d’ailleurs dérivés des couteaux à enduire des peintres en bâtiment. Dans
l’urgence du moment, je prenais n’importe quoi qui me tombait sous la main,
quelquefois un morceau de carton, et puis que je jetais. Après j’ai perfectionné mes
outils. J’ai pris du cuir, mais le cuir gorgé d’huile finissait par devenir aussi dur que du
bois, et je cherchais une souplesse. J’ai donc cherché autre chose qui corresponde à mes
besoins. Car, vous savez, peindre ce n’est pas seulement apporter de la couleur sur une
toile ; on peut, dans le même acte, tout à la fois déposer de la couleur et la retirer, et
alors, à ce moment-là, on obtient une qualité de mélange qui est tout à fait inimitable et
qui est aussi riche, mais d’une autre nature, d’une autre pensée de la peinture que ce que
pouvait faire Bonnard en multipliant 150 touches dans un décimètre carré. Cette
technique a marqué une période de mon travail. Pour en revenir, d’une manière précise,
à la question que vous me posiez, les couleurs de ce tableau, ces stries en tout cas sont
faites avec des pinceaux, des grands pinceaux plats qui sont des instruments banals de
peintre en bâtiment. Cela donne ce que l’on voit là. La qualité de lumière qui est
réfléchie par ces stries n’a rien à voir avec le travail du peigne cubiste qui fait vibrer la
lumière de manière mécanique. La qualité de lumière qu’on obtient avec les outils que
j’emploie, si on essaye de l’analyser —je précise une fois de plus que ce que je fais
n’est pas parti d’une analyse, mais j’ai essayé de l’analyser pour savoir un peu pourquoi
cette qualité de lumière réfléchie par le noir m’intéressait. Elle résulte du fait que la
trace du pinceau crée une série de dièdres, enfin de sillons qui sont des sortes de dièdres,
où chaque dièdre a un angle différent, ce qui n’arrive pas avec le peigne. Quand la
lumière frappe cette surface où la couleur s’organise avec des dièdres, des sillons qui
ont des angles différents, elle est réfléchie ; mais la réflexion et la qualité de la lumière
réfléchie dépend de l’inclinaison de la face éclairée de chaque sillon. Chacun a une
lumière réfléchie différente des sillons voisins. L’ensemble crée une qualité de gris
inimitable. C’est d’ailleurs pourquoi ce type de peinture est très, très mal reproduit par
la photographie. Ce qui n’est pas pour me déplaire, je dois vous dire, parce que ça
prouve que ce que je fais est spécifique à cette peinture et ne passe pas par le moyen de
représentation qu’est la photographie.

Q. – Vous avez. dit que travailler avec le noir et le blanc, ça ne vous intéressait plus ?

P.S. – Si. Justement, je m’y remets. Mais enfin, ça personne ne l’a vu encore .

Q. – Excusez-moi de revenir un peu en arrière, d’un quart de siècle peut-être ; vous


aviez accordé un entretien à une revue. Jardin des Arts , je pense, mais je n’en suis pas
sûr. Vous y disiez à peu près ceci : »N »oubliez jamais que quand vous peignez avec
une couleur vous peignez avec deux  ». Ainsi le moindre geste qui laisse une trace sur le
support engendre immédiatement l’obligation de gérer deux territoires différents à la
fois. Toutes choses sont déjà probablement sur la toile avec ce seul geste.

P.S. – Tout à fait. Remarquez, vous parlez d’un seul geste. Je dirai d’un seul point.
Prenez un segment d’un mètre de long, ou de 10 cm aussi bien. Mettez un point sur ce
segment : vous engagez un tas de choses. Si vous le mettez au milieu ou si vous le
mettez au tiers, vous rentrez dans une manière de concevoir les proportions telles
qu’elles sont utilisées dans l’architecture classique. Si vous le mettez tout près du bord,
tout près de l’extrémité du segment, et que la plus petite partie est contenue sept fois
dans le tout, vous rentrez dans des proportions qui ont été utilisées dans la période
hellénistique. Si vous placez ce point de telle sorte que la petite partie soit à la grande ce
que la grande est à la somme des deux, vous rentrez dans ce qu’on appelle en géométrie
le partage en moyenne et extrême raison : quand vous comparez un pentagone étoile
avec le pentagone convexe dans lequel il est inscrit, le rapport entre le grand coté du
pentagone étoile et le petit côté du pentagone dans lequel il est inscrit est justement ce
rapport-là ; par là vous rentrez dans toute une période de l’architecture qui s’est servi de
ce rapport, entre autres celle du moyen-âge — songez aux cahiers de Villard de
Honnecourt, qui est un architecte du XIIIème siècle — où l’on a construit quelquefois une
façade de cathédrale en utilisant le pentagone ; l’architecte ne savait pas sans doute ce
qu’est une racine carrée, — il ne savait pas l’extraire en tout cas — mais il utilisait sans
le désigner le rapport (√5+1)/2.

Ainsi un point finalement peut engager beaucoup de choses.

Q. – Votre catalogue raisonné est commencé. Quelle impression ça vous fait, de


retourner de votre vivant à vos œuvres de jeunesse ?

P.S. – Et bien je n’aime pas ça, je préfère penser à la toile que je ferai demain.

Q. – Ma question s’adresse aussi à M. Duby : est-il possible de faire l’histoire d’un


peintre vivant ? Est-ce qu ‘il peut collaborer lui-même à son histoire ? Est-ce qu’il peut
construire ce qui restera de lui même ?

Georges Duby – Nous venons de constater, par l’exemple de ce que vient de dire Pierre
Soulages, qu’il pourrait être son propre historien, et l’historien peut très facilement faire
l’histoire d’un peintre vivant ; c’est une histoire qui n’est pas achevée, c’est tout.

P.S. – Je voudrais rappeler que si ce catalogue raisonné est le catalogue raisonné de mes
peintures, il a un auteur qui s’appelle Pierre Encrevé ; puis il y a des gens qui comme
moi ou mon épouse fournissent des documents. Ma seule intervention dans ce catalogue
a été de dire au photograveur : « Oh ! cette photogravure n’est pas bonne, vous devriez
la rectifier. Elle est trop bleue ou trop rouge ». J’ai essayé de faire que les reproductions
soient meilleures que ce qu’elles auraient été si quelqu’un qui ne connaissait pas ma
peinture s’en était occupé. C’est tout ce que j’ai fait et je ne me suis occupé de rien
d’autre. On sait bien autour de moi que ça m’agace prodigieusement qu’on vienne sans
cesse me trouver, en me posant des questions sur le passé. Moi, ce qui m’intéresse, c’est
ce que je ce que je fais en ce moment et ce que j’ai envie de faire.

Q. – Alors, justement, qu’est-ce que vous annoncez, quels sont vos projets ? Est-ce que
vous avez pris une nouvelle décision ?

P.S. – Je ne crois pas aux décisions avant de peindre. J’ai des désirs, mais je crois
seulement aux décisions que je prends avec la matière, les outils, la surface. Décisions
avec, pendant, et devant ce qui se produit sur la toile.

Note:

1 – Deux tomes du catalogue raisonné sont parus, le troisième paraîtra fin 98. [^]

* La dernière note citée dans « Une particularité physionomique » de G. Dupuis


précédant l’entretien était :

On peut se rappeler ici le célèbre paragraphe de Diderot sur l’architecture :

« Michel-Ange donne au dôme de Saint-Pierre de Rome la plus belle forme possible. Le


géomètre de La Hire, frappé de cette forme, en trace l’épure, et trouve que cette épure
est la courbe de la plus grande résistance. Qui est-ce qui inspira cette courbe à Michel-
Ange, entre une infinité d’autres qu’il pouvait choisir? L’expérience journalière de la
vie . C’est elle qui suggère au maître charpentier, aussi sûrement qu’au sublime Euler,
l’angle de l’étai avec le mur qui menace ruine ; c’est elle qui fait souvent entrer, dans
son calcul subtil, des éléments que la géométrie de l’Académie ne saurait saisir. »
DIDEROT – Œuvres esthétiques – Paris – Classiques Garnier 1959 .[^]

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