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Nuit-Couleur-Espace

Entretien avec le peintre Gábor Lajta Péter Sinkovits, historien de l’art

PS : Les plus récents de tes tableaux – présentés à l’Institut Français dans une exposition
intitulée Nox, puis en plus grand nombre au Salon Szinyei – dévoilent un autre côté de ta
personnalité, comme si ton identité d’avant restait en retrait. En général, sur tes nus d’il y a 3
ou 4 ans apparaît, dans un espace vide et immatériel, un corps de femme vulnérable dont les
gestes soulignent la solitude et la fragilité. Par contre, tes peintures récentes sont remplies de
figures en mouvement occupant la scène. Leurs gestes pleins d’élan deviennent des éléments
de la composition. Qu’est-ce qui a provoqué ce changement radical dans ta conception ?
GL : Je pense que le changement n’est pas si radical que cela. Certes, la nouvelle série
apporte un changement par rapport aux nus, mais avant, j’avais déjà peint des tableaux à
plusieurs figures qui représentaient des scènes de café ou de bistrot. C’est ce fil-là que j’ai
repris, car je voulais continuer à tisser quelque chose. Néanmoins, je reste toujours attiré par
les espaces vides et l’environnement dénudé, construit autour d’une figure.
PS : Le changement était sans doute préparé par certaines inspirations. De quels processus
s’agit-il ?
GL : Ces dernières années, j’ai subi diverses influences sous forme d’expériences visuelles
et aussi d’exemples picturaux. J’avais envisagé depuis des années de peindre des tableaux sur
l’univers des concerts, notamment sur le Festival Sziget (Festival sur l’Ile). Je caresse cette
idée depuis 5 ou 6 ans, mais mes autres travaux m’ont empêché de la réaliser. L’influence
picturale concrète venait surtout de Tibor Csernus que j’ai rencontré plusieurs fois à Paris.
J’ai même écrit sur lui, et c’est moi qui ai inauguré son exposition à la Galerie d’Art
(Műcsarnok) à Budapest, en 1999. L’influence incontournable de Csernus a certainement
contribué au processus.
PS : Csernus n'a pas fait de peintures nocturnes, c'est plutôt chez Caravage, le grand
prédécesseur que nous retrouvons cette thématique.
GL : Les tableaux de Csernus évoquent plutôt le crépuscule. Bien qu’il y ait appliqué un
fond sombre, il est souvent impossible de déterminer la période de la journée. Cependant, ces
derniers temps, Csernus traite des sujets plus concrets, comme dans la série Hogarth. En
même temps, sa palette est devenue plus colorée. J’ai apprécié cet aspect coloré, puisque
même avant de rencontrer Csernus, j’avais déjà fait des peintures aux couleurs vives. Le
peintre revient toujours sur certaines questions fondamentales, et je vois son évolution comme
une spirale. Il retourne toujours au même endroit, en espérant atteindre un niveau plus élevé à
chaque fois.
PS : Comment traites-tu tes expériences visuelles ? A part les esquisses, fais-tu aussi des
photos ? C’est à partir d’elles que tu commences à travailler ou d’après tes souvenirs ?
GL : Il n’est pas possible de rassembler plusieurs centaines de personnes dans un atelier pour
qu’elles y posent pendant des mois. Ce serait éventuellement faisable dans un studio de
cinéma, si quelqu’un y consacrait des millions. Or la peinture n’est pas considérée comme une
distraction onéreuse, contrairement à La guerre des étoiles. Le peintre doit se contenter d’une
bouteille de vin rouge, n’est-ce pas ? Blague à part, cela vaut la peine de fixer certaines choses
sur photos. Je fais aussi des esquisses, mais les images stockées dans ma mémoire contribuent
énormément à la composition. Il s’agit donc d’une alliance de méthodes. Le problème avec la
photo, c’est qu’elle fausse la vision personnelle. Certes, elle fixe des choses dont on ne se
souviendrait plus, mais d’un autre côté, il y a beaucoup de choses dont on se rappelle et
qu’elle ne fixe pas.
PS : Les personnages sur tes tableaux apparaissent dans des configurations spatiales de plus
en plus complexes, tout en étant de plus en plus nombreux. Cela veut dire que tu as aussi
progressé dans l’art de la peinture ?
GL : Je ne sais pas si j’ai progressé, mais j’ai senti que je devrais avancer, car le défi était
important. J’ai soudain été confronté au problème qui consistait à placer beaucoup de figures
sur un tableau où il y avait déjà le paysage, le ciel, la lune, les nuages ou les étoiles. Les
lumières artificielles et naturelles éclairant l’espace ont également compliqué la situation.
Outre la contemplation et l’observation, il me semblait important d’étudier les maîtres
anciens, disons de Véronèse à Delacroix en passant par Adam Elsheimer. J’ai constaté que
plus je me plongeais dans ces études, plus les problèmes paraissaient difficiles. Je pense tout à
coup à une expérience précédente intéressante qui me revient même aujourd’hui. Il y a une
bonne dizaine d’années, j’ai transcrit la Bacchanale de Poussin en tableau cubiste, c’est-à-dire
j’en ai fait une paraphrase cubiste. En y travaillant, j’ai compris à partir de la méthode de
Poussin que chez lui la réalité apparente était, en fait, particulièrement abstraite. J’ai aussi
appris à quel point ces maîtres étaient inégalables. Au cours de ces études, je me suis rendu
compte qu’il ne fallait pas toujours tout réinventer, mais plutôt utiliser les anciennes
inventions. Les peintres anciens aussi s’empruntaient certaines techniques.
PS : Les œuvres de ta série se situent entre les deux extrêmes, entre les grands tableaux
d’environ deux mètres et les ouvrages très petits. En préparant les esquisses, tu connais déjà
les dimensions de la peinture ?
GL : Pas vraiment. Je fais des aquarelles et des ébauches à l’huile parfois toutes petites,
parfois plus grandes. C’est au cours de l’élaboration que se joue le sort des ébauches,
certaines resteront en état d’esquisse, alors que d’autres deviendront des tableaux à part
entière. La frontière entre esquisse et tableau est souvent floue. Je note fréquemment les
thèmes à réaliser, et en préparant les esquisses, je sens instinctivement lesquelles pourraient
être transformées en tableaux et quelles seraient les dimensions appropriées.
PS : Prenons un exemple concret, la peinture On naît le soir et meurt le matin qui, je crois,
est l’une des œuvres les plus intéressantes de la série, et elle prête également à une infinité
d’approches philosophiques. Comment cette peinture est-elle née ? Quelles expériences l’ont-
elles inspirée ?
GL : Je me suis inspiré des fêtes nocturnes sur le mont Frank. Leur caractéristique est que
l’on se retrouve dans un environnement naturel, quelque part là-haut d’où on voit la ville. La
nuit, on allume des feux dont la lumière se mêle aux lumières artificielles en couleur, ce qui
génère une ambiance fabuleuse. C’est pour cette expérience concrète que je cherchais une
composition adéquate. Cependant, le résultat ne peut pas être lié à un seul lieu, car il y a aussi
d’autres expériences qui interviennent. Les trois rayures traversant le tableau peuvent aussi
être identifiées aux éléments. Le niveau le plus bas où se déroule l’histoire est l’univers de la
terre et du feu ; au-dessus, il y a les arbres, un environnement naturel plus humide que nous
pouvons considérer comme l’élément aqueux. Et là-haut, il y a l’air, la nuit, le vide. Mais tout
ceci n’était pas conscient à ce point-là durant le travail.
PS : Tes tableaux d’avant étaient plus durs, presque des compositions sculpturales.
Maintenant ils relèvent plutôt du pittoresque...
GL : J’avais tout de même des œuvres très expressives aussi. D’ailleurs, Rubens a dit à l’un
de ses élèves, peut-être à Van Dyck, « Sois pictural et non sculptural », ce qui ne veut
absolument pas dire que les peintres de type sculptural ne pourraient pas être aussi importants
que les autres.
PS : Comme Michel-Ange.
GL : Oui, mais Michel-Ange peignait tout de même avec des couleurs, en plus, très vives.
Les restaurateurs de ses fresques ont subi récemment de violentes attaques pour les avoir
nettoyées. Entre temps, les critiques n’ont pas épargné Michel-Ange non plus. Pauvres
critiques. Les couleurs ne me gênent pas, je voudrais être plus coloré et aussi plus pittoresque.
Plus pittoresque aussi dans le sens de l’obsession de Francis Bacon qui dit que le peintre n’a
qu’à balancer de la peinture sur la toile et voilà le tableau est déjà fait. En même temps, la
peinture devrait être aussi très précise. Cette contradiction m’interpelle tout particulièrement
même aujourd’hui. Je crois que dans le même tableau, on peut alterner les détails précis et
moins soignés. Horribile dictu : même les pinceaux. Je voudrais désormais travailler de
manière plus décontractée et expressive dans le domaine de la réalité.
PS : C’est de ces efforts que les Français t’ont récompensé en te décernant le prix Taylor ?
GL : L’année dernière, à l’occasion de la Saison culturelle hongroise en France, j’ai pu
participer avec quelques collègues hongrois au Salon 2001 à Paris. C’est là que le comité de la
Fondation Taylor m’a désigné pour ce prix. La curiosité de cette récompense, c’est qu’elle
date de l’époque de Napoléon III où vivait le baron Taylor, fondateur du prix. Il existe donc
des traditions de ce genre, et moi, j’aime les traditions, malgré mon fort attachement au
présent.
PS : Tu envisageais de faire une série de cent tableaux, mais au Salon Szinyei, tu n’en as
présenté que vingt-neuf, car les autres ne sont pas encore finis.
GL : A la prochaine exposition, à la Galerie Erlin, j’exposerai de nouvelles aquarelles
appartenant à la série, alors que dans mon atelier, beaucoup d’œuvres à moitié prêtes
attendent d’être élaborées. Je me suis vite rendu compte que la création des tableaux
nocturnes pouvait durer même plusieurs années. En même temps, je voudrais aussi revenir sur
les nus ou sur les versions non élaborées des travaux nocturnes, car il y a des tableaux
commencés très sombres, puis d’autres où la lumière masque le noir. D’ailleurs, c’est pour
cela qu’un écrit sur mon exposition peut avoir légitimement pour titre : «Des nuits
transformées en jour».

Budapest, le 15 mai 2002

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