Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Facebook : facebook.com/editionsaddictives
Twitter : @ed_addictives
Instagram : @ed_addictives
Et sur notre site editions-addictives.com, pour des news exclusives, des
bonus et plein d’autres surprises !
Disponible :
Magnetic Desires
Serveuse dans une petite ville d’Espagne, Emilia joue le rôle de la jeune
femme insouciante et légère. En réalité, elle est constamment sur le qui-vive
et craint chaque jour d’être rattrapée par un passé traumatisant, sanglant.
Elle prépare déjà son départ prochain afin de brouiller les pistes.
Sauf que
Gregory fait irruption dans sa vie comme une tornade. Elle devrait
normalement le fuir comme la peste, lui qui est arrogant, insupportable… et
décidé à la séduire !
Si Emilia se laisse aller au désir, elle risque de le payer
de sa vie…
Disponible :
Love Naked
Lorsque Ben se retrouve en une des journaux après un énième scandale,
c’est la frasque de trop. Son père, furieux, pose un ultimatum au
milliardaire : il va devoir se ranger et se marier, ou il n’héritera pas de la
société familiale. Le jeune homme décide de relever le défi, mais à sa
manière. Et quelle meilleure provocation que de choisir Selena, strip-
teaseuse sensuelle et mystérieuse, qui est l’exacte opposée des femmes que
son père aimerait le voir épouser ? Sauf que Selena n’a pas de temps à
perdre pour des caprices : mère célibataire, fuyant un passé douloureux, elle
élève seule son fils atteint d'une maladie grave et peine à faire face aux
factures médicales.
Elle n’accepte la proposition de Ben qu’à deux
conditions : il l’aide avec le traitement de son fils, et leur mariage reste
platonique.
Mais peu à peu, les barrières et les masques tombent, et le désir
s’en mêle…
Disponible :
Unlimited Sex
C’est au moment où Lucy se décide à chercher le grand amour (il serait
temps !) qu’il vient à elle ! Enfin presque…
Vicious Temptation
Il aura suffi d’un regard pour que la vie ordonnée de Keeva s’effondre et
que la conditionnelle d’Arthus soit menacée.
L’un et l’autre s’attirent,
pourtant tout les oppose. Keeva est mesurée et discrète, tandis qu’Arthus est
arrogant et dangereux. Elle l’intrigue autant qu’elle l’obsède. Il l’exaspère
autant qu’il la trouble. Entre défis et passion, ils devront faire front lorsque
leur douloureux passé reviendra les hanter. Ils n’auront alors que deux
possibilités : en sortir vainqueurs ou détruits.
L’attraction sera-t-elle plus
forte que les fantômes de leur vie d’avant ?
Disponible :
MY DOMINANT BOSS
APPRENDS-MOI
1.
Love hurts
Lake
L’amour fait mal. C’est dans tous les romans, dans tous les films, dans
toutes les chansons à l’eau de rose. Love Hurts1 : l’amour fait mal.
Jarden.
Lake
Cependant, une fois que Gigi en a fini avec mon maquillage, l’image que
me renvoie le miroir me plaît pour une fois. Mes longs cheveux châtain
clair, dont la couleur fade est heureusement contrebalancée par un volume
correct, ne sont pas plus mal planqués dans un chignon fourni. Le rouge à
lèvres violine que m’a choisi Gigi met en valeur mon teint mat, hérité de
mon arrière-grand-mère, native américaine. Mon regard bleu clair n’est pas
alourdi par le maquillage nude que ma colocataire vient de m’appliquer. Et
puis je ne sais pas ce qu’elle a fait avec mes sourcils broussailleux, mais j’ai
l’air moins farouche et butée que d’habitude. Tant mieux, je dois à tout prix
faire bonne impression. Ce job est une véritable aubaine ! Horaires
compatibles avec mon emploi du temps de quatrième année d’étudiante en
art, seulement six à huit heures de travail hebdomadaire, quatre cents
dollars la semaine, le tout pour… arroser des plantes ! Cet argent, j’en ai
dramatiquement besoin. Ma bourse ne couvre que mes frais d’inscription à
NYU – ce qui est déjà énorme, trente-sept mille dollars par an ! –, mais
New York est une ville chère. Loyers exorbitants, nourriture hors de prix, et
puis toutes ces petites tentations qui font le sel de la vie et le drame des
finances… Expositions, théâtres, librairies… C’est pour profiter de tout cela
que j’ai quitté ma petite ville de Fairfax. Que j’ai renoncé à mes collines
piquées de fleurs de pavot et d’onagre, à mes sous-bois au parfum
d’eucalyptus, à la rivière dans laquelle nous nous baignions l’été avec mes
sœurs.
Tout cela parce que je suis grande et que je vis encore sur mes acquis de
volleyeuse au lycée…
Calamity Lake
Lake
Et j’ai besoin de sérénité pour créer. Ce job régulier, avec des revenus
réguliers, va m’assurer une bonne dose de sérénité durant ma dernière
année d’études avant le grand plongeon dans la vraie vie. Alors je laisse
tomber la tête de merlan frit, j’affiche mon sourire le plus professionnel et
je prends la main que Monsieur Grunge me tend.
Non, je ne suis pas une nerd. Je n’ai pas passé une immense partie de
mon adolescence à tracer des plans de maisons en rêvant à une possible
carrière d’architecte.
La pièce en elle-même est grande, dans les trente mètres carrés. Elle est
équipée de divers casiers, d’un grand miroir, d’un sofa et de deux fauteuils.
Une corbeille de fruits est posée sur la table à café. Je comprends que c’est
à la fois un vestiaire et une salle de pause.
Je ris. Je vois tout à fait le genre. Gigi est pareille, elle pourrait tuer une
plante en plastique.
J’essaie de lui sourire en retour, poliment. Après tout, je suis censée être
la jeune cool, non ? L’étudiante en art. Celle qui a grandi dans une ferme,
élevée par des hippies ? Le fait est que je déteste la drogue. Toutes les
drogues. Ce que cela fait aux gens. J’ai bien sûr testé le pétard et les cuites,
ado… Eh bien, cela me dérange que l’on puisse se mettre dans des états
seconds aussi violents. Je crois que les gens, quand ils le font, ne mesurent
pas les possibles conséquences…
Et la Cité d’émeraude du pays d’Oz. Et l’âne qui chie des écus d’or pour
nourrir le royaume entier…
– Vous vous demandez où vous avez atterri, hein ? s’amuse Ward devant
mon air ahuri.
– Certainement pas sur l’héliport, plaisanté-je. Je suis plutôt métro, de
manière générale.
Ward éclate de rire. Je l’admets : j’aime bien faire rire les gens. Cela me
permet presque d’oublier la gamine introvertie que j’étais.
Sur ce, Mason Ward file. Moi, je m’y mets, en commençant par l’étage et
mesure rapidement que les deux heures trente imparties ne seront pas de
trop. Voire que je risque de déborder aujourd’hui. D’autant que je ne
connais pas encore les plantes. Heureusement, j’ai mon Smartphone pour
identifier celles que je ne reconnais pas.
– Salut, petit érable du Japon, je me présente. Moi, c’est Lake. C’est moi
qui vais m’occuper de toi à présent, et je suis certaine qu’on s’entendra très
bien. Oh, mais ne sois pas jaloux, le palmier ! J’adore tes feuilles pointues
qui me rappellent ma Californie natale. Et toi, le papyrus… Tu sais que tu
es une de mes plantes préférées ? C’est à toi, ces belles tiges-là ? Tu habites
encore chez tes parents ?
Je sais, je suis bizarre… Mais s’il y a une chose que j’ai apprise, en
poussant moi-même en extérieur comme une mauvaise graine, c’est que les
plantes sont des organismes vivants à part entière. Elles adorent qu’on leur
parle.
J’ai du mal à cacher que je suis fêlée mais, quand même, j’essaie !
C’est alors que je le remarque. Accroché à un mur, à portée de main,
comme si de rien n’était. Je pose mon arrosoir par terre, me frotte les yeux.
– Imaginer que des triangles, des carrés et des cercles puissent valoir tant
d’argent… ajoute-t-elle, méditative. J’ai lu dans la presse qu’il l’avait
acheté vingt-trois millions de dollars aux enchères chez Christie’s le mois
dernier.
– Ward senior ? demandé-je hallucinée. Il a acheté ce Kandinsky le mois
dernier ?
Je pensais que cette toile provenait d’un héritage ! Qui a les moyens
d’acheter un Kandinsky aujourd’hui, vu la cote de l’artiste ?
– Quel Ward senior ? rit Nathalie. Je parlais de notre autre boss. Eh oui,
il n’y a rien que Jarden Pearson ne puisse s’offrir, apparemment.
Cette fois, ce n’est même pas que j’hallucine : c’est que je ne comprends
plus rien à ce que Nathalie raconte. Que vient faire le milliardaire
controversé dans cette histoire ?
Je suis surprise. Quand Mason parlait tout à l’heure du dîner, j’ai cru
qu’il s’agissait d’un rendez-vous galant, pas d’un banal repas avec son
compagnon !
Car, comme tout le monde le sait, cela marche toujours très bien, le coup
de se forcer à être naturelle.
Génial. Vu mon air éberlué, Nathalie va sûrement croire que le fait qu’ils
sont gays me pose un problème. Génial, génial, génial.
– J’ai un faible pour les ronds, les carrés et les triangles à vingt-trois
millions de dollars, je le confesse, admets-je en souriant.
– Chacun ses vices. Moi, c’est la truffe blanche et le caviar Almas à
vingt mille dollars le kilo.
– Vingt mille dollars pour des œufs de poisson ? Eh bien… lancé-je en
reculant d’un pas. On a vraiment de drôles de goûts, toi et moi, et pas les
plus économiques. Ça nous fait un point comm…
Ni un cendrier en cristal.
Je ramasse l’objet, désormais agrémenté d’une fine brèche. Tant pis pour
ma résolution de moins jurer cette année. Merde. Merde, merde, merde !
Nathalie a bien dit que Jarden Pearson était procédurier ?
– Fais voir, s’inquiète celle qui, hélas, n’aura été ma collègue que durant
une matinée.
Mais même sans la connaître, j’entends à son ton qu’elle n’en pense pas
un mot. Elle semble désolée pour moi. Parce qu’elle sait que je viens de
signer mon arrêt de mort.
Jarden
– Si c’est si dur que ça, tu n’as qu’à sauter deux classes et atterrir
directement à la fac, suggéré-je. Comment j’ai fait, moi, à ton avis, pour
écourter le calvaire du lycée ?
– Ah, ah. Très drôle, Monsieur le Génie. Non, mais, sérieusement, j’ai
l’impression que tu refuses de comprendre : la nouvelle avec qui je partage
ma chambre n’est pas seulement bizarre. Elle est carrément timbrée ! Elle
note son nom sur toutes ses affaires : ses livres, ses compotes, le moindre
crayon à papier… Ses culottes, Jarden ! Quel genre de névrosée de
l’extrême peut s’imaginer que je risque de lui piquer ses culottes ?
– Izzie ?
– Ce n’est pas drôle, Jarden. Tu sais quoi ? C’est même une sacrée
remarque de connard.
Seule Izzie est capable de me parler aussi franchement. En réalité, seule
Izzie en a le droit. Oui, je suis un connard. Je ne comprends rien aux
émotions, que je suis pourtant passé maître dans l’art de feindre. Mais de
temps à autre, le masque tombe ; c’est comme cela.
Notre mère ne s’est pratiquement pas levée de son lit depuis trois ans.
Plus précisément, c’est du lit de la chambre d’ami de sa sœur, chez qui elle
vit, qu’elle est incapable de bouger depuis la mort de Richard, notre père. Et
moi, tout ce que je trouve à faire, ce sont des blagues à la con.
Je suis Mason jusqu’au petit salon et, pendant qu’il me sert un verre,
m’affale sur le canapé. Mal est venu vivre chez moi l’automne dernier,
après que la nana insignifiante avec qui il partageait un appartement à
Brooklyn l’a surpris au lit avec leur voisine. Elle a rompu immédiatement
et, par mesquinerie, sans doute pour couper court à l’idylle naissante entre
son ex et la girl next door, elle a gardé l’appartement. Évidemment, vu la
place qu’il y a dans cette maison, je lui ai tout de suite proposé de s’installer
ici, le temps de se retourner. Ce n’est pas comme si on n’avait pas déjà
cohabité quand on était encore que des gamins. Le truc, avec Mal, c’est que,
pour se retourner, il peut mettre un peu de temps. Imaginez une tortue qui
tomberait sur le dos. Une tortue qui fume des bangs en quantité
astronomique. Vous aurez un aperçu de Mal.
Le Foscari est ébréché sur le côté, il manque une fine arête de verre.
Qu’est-ce qui s’est passé, putain ?
Avec ma collection, je suis maniaque. Chaque objet qui entre dans cette
maison a un sens. Par exemple, ce cendrier, je l’ai rapporté d’une visite des
ateliers Foscari à Murano. Le souffleur de verre l’avait modelé lors de la
démonstration qu’il donnait pour les clients présents cet après-midi-là. Il y
avait une petite fille, qui accompagnait ses parents. Une petite princesse
dans un joli manteau d’hiver, les joues rougies par la chaleur du fourneau.
Elle regardait l’artisan travailler avec une telle fascination que je n’avais
pas pu m’empêcher de l’observer. L’émerveillement dans son regard.
L’enfance à l’état pur.
Depuis que Mason vit ici, c’est lui qui gère le personnel de maison. Il a
décrété que c’était mieux parce que, visiblement, je terrorise les gens. De
toute façon, il est plus souvent à la maison que moi. Son boulot le laisse
libre. Mason est programmeur free-lance, un des meilleurs que je connaisse
– normal, puisque c’est Cole et moi qui lui avons appris à coder. Mais il n’a
aucune ambition.
Ce projet est top secret, bien entendu. À part mes équipes, seul Mason
est au courant. C’est pourquoi, quand il sonne, une heure après que j’ai
commencé à traiter les dernières données électroencéphalographiques, je le
laisse entrer dans ce qu’il appelle mon bunker.
– Ça avance ?
– Tu as la nuit devant toi, que je tente de répondre à cette question ?
soupiré-je.
– Pas exactement, réplique mon meilleur pote. Sofia m’attend chez elle.
Je voulais juste te confirmer que c’est bien la fille des plantes qui a merdé.
J’ai vérifié la vidéosurveillance, j’ai dû remonter jusqu’à lundi mais j’ai
trouvé ça.
Mal me fourre son laptop sous le nez et lance une séquence vidéo où l’on
voit la fille en question, l’air plutôt canon en effet, bousculer le guéridon et
faire tomber le cendrier.
La taille de son cul. Parce que, quand elle s’affole, se baisse et ramasse
le Foscari, je peux admirer ses courbes et constater qu’elle n’a rien en trop :
juste ce qu’il faut là où il faut. C’est le genre de cul fait pour être baisé fort.
La vision suffirait presque à me faire oublier ma contrariété – ou à me
donner des idées pour me passer les nerfs. Cul-Parfait passe le cendrier à
Nathalie, le reprend, le remet en place.
Le souci, c’est que Zoey aussi a l’air de se croire en couple avec moi,
maintenant. Et elle est loin, très loin de me foutre la paix, elle.
Notre contrat a pourtant toujours été clair : elle est censée attendre que je
la contacte. Mais depuis que je lui ai demandé au mois de juin de jouer les
petites amies de façade pour ma famille et pour la presse, Zoey semble
s’être prise au jeu. Au point qu’elle commence à contourner les règles.
Je sais, je suis un enfoiré. Un mec capable de mentir à son seul ami sans
en éprouver le moindre scrupule. Mais si je disais à Mason ce qui fait que je
veux que l’on garde cette fille, cela achèverait de le convaincre que je suis
complètement cinglé.
Mason trouverait sûrement cela bizarre, s’il ne s’était pas habitué en dix
ans d’amitié à mes revirements brutaux.
5.
Lake
Je regarde ma montre : dix heures trente. Une heure que je suis arrivée à
la townhouse, et je n’ai pas vu le temps filer. Ça va être comme cela toute la
journée. Comment je le sais ?
Normalement, je devrais avoir fini ici vers midi. Ensuite, j’irai à la fac
jusqu’à dix-sept heures trente. Puis je traverserai la moitié de Manhattan
pour prendre mon service à El Bandito. Je n’avais pas prévu de garder des
extras là-bas, vraiment pas. Mon job de rêve devait couvrir mes besoins
pour l’année…
Je peux déjà remercier le ciel que ma boulette n’ait pas encore été
découverte. Et mettre les bouchées doubles pour compenser.
Une fois que j’ai terminé à l’étage, je redescends. Comme chaque fois,
depuis deux semaines, je commence par la salle de billard, continue avec la
bibliothèque et termine par le boudoir – ma pièce préférée, grâce au
Kandinsky. J’ai constaté que la maison était remplie de toiles de maître ; il y
en a autant que les plantes ou presque. J’ai aussi remarqué qu’ici, c’est Fort
Knox : pour entrer, il faut montrer patte blanche. Je comprends ; moi aussi,
je serais parano à l’idée d’avoir des milliards de dollars accrochés à mes
murs. D’ailleurs, je n’arrête pas de me poser des questions angoissantes à
propos de la sécurité de ces œuvres. Que se passerait-il si une canalisation
explosait ? Si un incendie se déclenchait ? Cette possibilité me donnerait
envie de me faire prescrire du Lexomil. S’il arrivait quelque chose à cette
collection, ce serait une perte immense pour l’humanité !
Jarden Pearson.
Certains hommes sont beaux, d’autres encore sont attirants, mais Pearson
est plus que cela : il est subjuguant. Sa chemise blanche ouverte au col
laisse entrevoir la naissance de ses clavicules, deviner ses pectoraux
dessinés. Des muscles présents mais pas inutilement gonflés à coups de
protéines ou de machines. Des muscles de véritable sportif, de footballeur
ou de marathonien. Ses manches sont retroussées sur des avant-bras
puissants, sexy ; le genre de bras qui vous donne des images d’étreintes, de
corps-à-corps, de muscles bandés par l’effort de se tenir en appui sur le
matelas. La longueur, la hauteur de son corps, est divinement mise en valeur
par son pantalon de costume bleu pétrole. Le regard impénétrable qu’il me
lance fait le reste : je me trouve démunie. Rien ne m’avait préparée à ce que
Monsieur 197 de Q.I. soit aussi l’homme le plus beau que j’aie vu de ma
vie. Me souvenir du portrait que m’en a dressé Nathalie ne m’aide pas à
retrouver une contenance alors qu’il avance d’une démarche souple vers
moi, se penche sur la table basse et, tout en continuant de me fixer avec une
curiosité indifférente, attrape le Smartphone posé dessus.
Mes quatre grands-parents étaient des beatniks. Ils ont élevé deux babas
cool : un professeur d’histoire de l’art rêveur et une artiste-tisserande
pragmatique qui se sont rencontrés à la fac, sont tombés amoureux et ont
tout plaqué pour s’installer à la campagne. Ma mère élève les alpagas qui
fournissent la laine avec laquelle elle réalise des tapisseries prisées dans le
monde entier. Mon père bricole, chine et aménage la maison en véritable
esthète. Ils mangent bio, sont de toutes les manifestations et nous ont
élevées, mes sœurs et moi, selon certains principes. Parmi lesquels : il n’y a
rien de plus précieux que la liberté. Inutile, donc, de préciser que la notion
de vidéosurveillance n’a pas exactement bonne presse chez moi.
Aussi, quand il s’empare d’un de ces épis qui me font criser chaque
matin au moment d’essayer de discipliner ma tignasse, quelque chose
s’embrase. Craquement d’allumette. Mes sens sont en feu et mon cœur
s’emballe. C’est si puissant que je ne peux m’empêcher de penser que cela
se voit forcément. Phéromones, pupilles dilatées ou autres ; l’effet qu’il me
fait, il doit forcément le percevoir. Cette certitude achève de me faire perdre
mes moyens.
Son expression est aussi impénétrable que celle d’une statue. Une très
belle statue. De dieu romain. Doté d’une super largeur d’épaules.
Seulement voilà, soit je marmonne trop fort, soit Monsieur Robot a une
ouïe de chouette lapone, parce que, à la façon appuyée dont il se racle la
gorge, il paraît soudain clair qu’il m’a entendue. Blême, je me retourne et le
vois figé sur le seuil du petit salon, mains glissées dans les poches et
posture désinvolte. Il m’observe de son regard noir corbeau, l’air de se
demander ce qu’il va faire de moi. Sûrement me virer manu militari, étant
donné que je viens de lui donner une deuxième bonne raison de le faire.
– J’imagine que votre langue bien pendue va plaire aux plantes, déclare
finalement Jarden Pearson. À ce qu’il paraît, elles ont besoin qu’on leur
parle beaucoup.
Puis il s’en va, nous laissant, mon arrosoir et moi, sur cette réplique qui
tue.
L’un dans l’autre, je dirais que cette prise de contact s’est bien passée,
non ?
2 Chanson écrite par Jay Livingston et Ray Evan en 1956, dont le titre
signifie : « Ce qui doit advenir adviendra. »
6.
Lake
Ce soir, Gigi ne se produit pas avec les Siren’s Blues mais avec un
orchestre de jazz. Elle a opté pour une robe charleston d’un blanc irisé.
Yeux de biche, rouge à lèvres moka et carré noir lissé : ma colocataire est
une bombe. Peut-être pas pour certains crétins qui ont la tête pleine d’idées
préconçues et tristes, mais pour tous ceux qui ont des yeux pour voir. Oui,
Gigi a des formes, des tas de formes. On pourrait même dire qu’elle est
ronde, à condition de ne pas craindre de se faire traiter de faux-cul par
l’intéressée. Gigi préfère l’adjectif grosse, qu’elle brandit comme l’étendard
de son droit à la différence. « Je ne vois pas ce qu’il y a de gênant à appeler
un chat un chat. »
Autant Gigi déteste les euphémismes, autant elle adore provoquer. C’est
sa manière d’être, et au passage de changer le monde. Non seulement Gigi
est la chanteuse qui s’apprête à ringardiser Lana Del Rey, mais c’est aussi le
mannequin plus size qui monte et la nouvelle icône du mouvement body
positive. Un sosie de Rose McGowan, période Charmed, en version bonnet
F.
Nous nous sommes rencontrées quand Gigi a posé pour mon cours de
dessin anatomique en deuxième année – se tapant au passage tous les
garçons de la promo. Quand, au moment de me faire virer de mon taudis du
Bronx, j’ai recroisé le charismatique modèle au secrétariat du département,
en train de poser une annonce pour trouver une colocataire, j’ai sauté sur
l’occasion. J’en avais marre d’être moi : en retrait, complexée, perdue dans
cette grande ville solitaire. J’ai tout de suite senti ce que Gigi pourrait
m’apporter. Dix-huit mois après, je mesure à quel point j’avais vu juste.
Certes, notre appartement est trop cher pour moi. Mais qu’est-ce que l’on
y est bien ! Comme il est sombre (merci le premier étage), nous avons peint
toutes les pièces dans des couleurs joyeuses et douces afin de lui donner un
côté cosy. Kitchenette lavande ouverte sur un salon vert lichen, salle de
bains rose bonbon. Ma chambre est gris tourterelle, celle de Gigi bleu
layette. Les meubles de récup sont customisés par des coussins extravagants
et des tissus chatoyants. Les murs sont chargés de mille trouvailles :
affiches de films, d’expos, de concerts, cartes postales venues du monde
entier, reproductions d’œuvres d’art, masques tribaux, cadres baroques. Et
puis bien sûr, mes peintures – celles de l’époque où je ne produisais que de
petits formats, dans mes petits souliers, avant que Gigi et Stanley Madsen,
chacun à leur façon, ne décoincent mon geste et ne me libèrent.
Elle exhibe fièrement une robe de vestale bordeaux, dos nu, en voilages,
incroyablement élégante.
Ma nostalgie ne dure pas longtemps : elle est vite effacée par l’écran de
Smartphone que Gigi me met sous le nez en grimaçant.
Elle veut parler de Scott, mon ex, qui vient de liker notre photo. Je
grimace à mon tour. Scott Gilford est loin d’être mon meilleur souvenir. On
est restés ensemble quatre mois. Ma plus longue relation à ce jour. Scott
venait d’être transféré de sa fac de Londres, ville dont il était originaire.
Outre un accent craquant à la Benedict Cumberbatch, il paraissait
intéressant, cultivé, il ne rechignait jamais à sortir écouter une lecture ou
voir un film européen. Notre idylle a pris fin quand j’ai appris que Scott
couchait depuis des semaines avec une deuxième année de socio. Je l’ai
appris par son colocataire, qui espérait visiblement être celui qui me
consolerait.
Je sais : la classe.
Pas alors que c’est une soirée importante pour Gigi. Je dois la soutenir,
pas la déprimer avec ma tête de six pieds de long !
Quarante minutes plus tard, le taxi se gare devant l’entrée arrière du Met.
Gigi me présente rapidement les musiciens avec qui elle a répété ces
dernières semaines avant d’aller s’enfermer en loge pour se chauffer la
voix. Pendant ce temps, je déambule dans la grande halle du Met, où a lieu
la réception, au milieu des imposantes colonnes de style antique. Mon but
secret ? Accéder aux salles du rez-de-chaussée, dans l’espoir de visiter le
musée désert de nuit. Seulement, tous les accès sont fermés et jalousement
gardés. Je me retrouve donc à errer en attendant le début du concert.
Comme n’importe quelle fille cherchant à se donner une contenance dans ce
genre de situation, je me venge sur le buffet et me lance dans une étude
comparative des diverses verrines et feuilletés. Deux kilos sur les hanches
plus tard, ma conclusion est faite : le carpaccio de saumon sur mousse
d’avocat gagne haut la main.
Je l’ai déjà dit, j’évite l’alcool. Depuis l’accident, il y a six ans, je déteste
me sentir dans le même état que cette nuit-là. Sentir que je perds le
contrôle, que je deviens lente, que mes réflexes sont amoindris. Mais un
verre de temps à autre, je prends. En plus, les occasions de boire du
champagne sont trop rares quand on est une étudiante en art fauchée !
Finalement, Gigi et l’orchestre montent sur scène sans qu’aucun des
invités fortunés de ce gala de bienfaisance les remarque. Mon exubérante
colocataire ne dit rien, ne salue pas : elle n’est pas là pour faire son show,
pour une fois, juste pour créer l’ambiance. Elle se met donc à chanter un
standard, « Cry Me a River ». Je l’observe de loin et me laisse envelopper
par sa voix chaude.
Mon cœur bondit alors que je fais volte-face et me retrouve nez à nez
avec Jarden Pearson, aka Monsieur Robot. Et quand je dis « nez à nez », je
suis littérale : nous sommes si proches que nos visages se touchent presque.
Génial : on sait tous que le saumon et le champagne assurent une haleine
irréprochable…
Merle. Chiots. Est-ce qu’il est vraiment obligé de sentir aussi bon, lui ?
Sauvage
Jarden
Voilà, elle a encore lancé une de ses répliques qui tuent, comme si elle se
fichait éperdument que je la vire. Cette fille n’a aucun contrôle sur ce qui
sort de sa bouche.
Cela tombe bien, j’ai bien deux ou trois idées pour la faire taire.
Elle n’a pourtant pas l’air demeurée. Elle a même le verbe plus alerte que
les gamines de son âge. En tout cas, sa réplique fait mouche : ces vieux
obsédés de Carson et de Bob, qui bavaient sur Zoey il y a encore dix
minutes, sont comme moi ; ils n’ont plus d’yeux que pour elle. Pour se faire
mousser, ils commencent à débattre de la question qu’elle a soulevée.
Chérie, ne te leurre pas : ce n’est pas ton intelligence qui les emballe à
ce point.
Et quand elle la ramène comme cela, elle me colle des visions très nettes.
Je l’imagine simplement vêtue de bas, attachée en hog tie, jetée sur le lit,
prête à se faire corriger. Le fait est que, depuis lundi, je fantasme sur le fait
de la punir pour sa grande gueule, de la baiser fort jusqu’à ce qu’elle
demande pardon…
Merde, putain.
Rien que d’y penser, cela me fait bander. Si Bob DeMann le remarque,
j’imagine le titre de son article dans le prochain New Yorker. « Jarden
Pearson : son hommage aux enfants malades ». « Chirurgiens du cœur :
encore un effort sur le priapisme. »
Ce serait facile. Je sais qu’elle est attirée par moi, les nanas le sont
toujours. J’imagine que c’est dû au fait que je suis incapable de ressentir
quoi que ce soit : elles espèrent être celles qui répareront ce qu’il y a de
cassé en moi.
Je ne sais pas si Lake Foreman est elle aussi touchée par le syndrome de
l’infirmière mais, en tout cas, j’ai bien vu la façon dont elle m’a maté chez
moi l’autre jour. La baiser ne me demanderait aucun effort.
Voilà. Obéissante et douce. Tu vois comme c’est plus agréable pour nous
deux ?
– Vous dites toujours tout ce que vous pensez, tout le temps, à tout le
monde ?
– J’essaie d’arrêter, admet-elle avec une grimace comique.
– Vous devriez. Ce serait sacrément reposant – et pas que pour vous.
– J’essaie d’arrêter, répète-t-elle en grognant, mais, vraiment, vous ne me
facilitez pas la tâche…
– Je ne vous paie pas pour vous faciliter la tâche mais pour me faciliter la
vie.
– Oui ? Eh bien, sans doute que je ne suis pas faite pour ça, rétorque-t-
elle.
– Sans rire ?
– Si vous êtes si mécontent, vous pouvez toujours me virer, me lance
lle
M Foreman, comme si c’était elle qui avait les cartes en main.
– Et vous, vous pourriez démissionner.
– J’ai besoin d’argent.
– Je me doute. Vous me devez deux mille huit cents dollars rien qu’en
verre de Murano. Et puis, ça se voit que vous êtes sous-alimentée.
– Augmentez-moi et je vous jure de veiller à ne plus jamais manquer de
Nutella.
– Pas la peine, soufflé-je d’une voix rauque en plongeant dans ses deux
lagons. Finalement, vous n’êtes pas si mal comme ça.
L’entraîner dans un recoin sombre du musée et baiser son joli cul, puis
lui proposer un chèque de dédommagement pour la fin de son emploi,
embaucher une nouvelle fille et passer à autre chose. C’est terriblement
tentant. Je l’attire à moi pour lui faire sentir l’état dans lequel elle me met,
avec sa robe et sa défiance. Mais contre toute attente, Mademoiselle Grande
Gueule se raidit et s’arrache à mes bras. Elle a l’air choquée, et furieuse. Et
d’humeur à faire un scandale. Je regrette aussitôt mon manque de
discernement. Pas de joli cul pour moi ce soir, juste un procès pour
harcèlement sexuel.
Qu’est-ce qui se passe ? J’ai perdu mon habileté à décrypter les gens ou
quoi ?
– Vous savez quoi ? crache-t-elle à voix basse. Quand j’ai accepté ce job,
je pensais que j’allais devoir prendre soin des plantes. Pas de l’ego
démesuré d’un golden boy incapable de respecter la moindre limite ! Je
crois que vous aviez raison, monsieur Pearson : je préfère démissionner. Je
trouverai un autre moyen de vous rembourser votre putain de cendrier.
Elle tourne les talons et me plante là. J’imagine déjà le tweet rageur
qu’elle va composer une fois dans le métro… Merde ! Il faut que je rattrape
le coup. Je m’élance à sa poursuite et l’arrête au moment où elle atteint le
vestiaire.
– Demain. Dix heures chez moi. Et après, lancé-je en tournant les talons
et en m’éloignant, vous n’aurez plus affaire à moi !
8.
Irrémédiablement
Lake
C’est simple, je n’ai que deux possibilités : perdre mon job et devoir en
prime deux mille huit cents dollars à mon employeur, ou me rendre à sa
convocation et tenter de trouver un arrangement. Chacune de ces options est
risquée. Hier soir, Jarden Pearson a joué un jeu trouble dont j’ignore
jusqu’aux règles. C’est typiquement le genre de situation qui me rend
cinglée. Moi qui ai toujours besoin de tout planifier et d’anticiper, je nage
en eaux troubles.
Quand il a posé ses mains sur moi, hier, quand il m’a provoquée, quand
il m’a fait sentir son désir… quelque chose s’est déchiré en moi. Dans mes
reins, dans mon ventre. Libérant une envie animale, brutale. Ce sexe en
érection, odieux et obscène m’a complètement chamboulée. Pendant une
fraction de seconde, Pearson aurait pu me faire n’importe quoi, là, devant
tous les invités… Et cela m’a mise hors de moi. Qu’il ait ce pouvoir. Alors
que c’est déjà mon patron et que tant d’éléments de ma vie dépendent de
lui !
Il m’a assuré que non, mais je ne suis pas idiote au point de lui faire
confiance. Je dois me préparer à tout.
Est-ce que cela en serait vraiment, étant donné mon envie de lui dire
oui ?
– Mais c’est pas vrai, qu’est-ce qui m’arrive ? lâché-je à mon reflet dans
le miroir, suffoquée par la honte.
Caressée.
En pensant à son regard sévère. À son air dur. À son ironie
insupportable. Et j’ai joui comme jamais je n’avais joui avant, en seulement
quelques secondes.
Mon problème, mon seul problème, c’est que je vais être en retard.
Il faut dire qu’elle a mis tout son cœur et son talent dans cette mise en
beauté.
Depuis la scène hier, Gigi n’a rien raté de ma petite danse avec Jarden
Pearson. Elle a reconnu le célèbre P.-D. G. d’Ambrose Tech pour avoir lu
son portrait dans la liste des mecs les plus sexy du magazine Glamour. Ça
l’a rendue hystérique : j’ai bien dû expliquer comment je m’étais retrouvée
dans cette drôle de situation !
Mes yeux s’écarquillent. Pour une fois, ce n’est pas Nathalie qui vient
m’ouvrir la porte de l’entrée de service quand je sonne, mais Jarden Pearson
en personne. Un Jarden que je ne connaissais pas, plus brut de décoffrage,
plus viril encore qu’à l’accoutumée. Il a troqué son éternel costard pour un
jean slim noir et un tee-shirt noir à manches courtes qui, sans être près du
corps, laisse deviner chaque détail de son torse d’athlète. Ses pieds sont
chaussés de boots italiennes en cuir. Je suis surprise de voir dépasser de ses
manches un tatouage qui semble partir de ses épaules. J’ai du mal à
distinguer ce qu’il représente.
Des ailes ?
Bah quoi ? Je ne vais quand même pas rentrer mes fameuses griffes
maintenant !
Hypocrite.
C’est moi qui n’arrête pas de penser à lui, de spéculer sur qui il est et ce
qu’il me veut : je devine à son sourire qui s’élargit qu’il le sait parfaitement.
J’ai un instant peur qu’il ne me mette face à mes contradictions.
Heureusement, Mason débarque à ce moment-là, le visage ensommeillé,
simplement vêtu d’un pantalon de pyjama écossais.
– Tu as fini de faire ton numéro, c’est bon ? demande Pearson à son ami.
– Ne sois pas jaloux de la relation que j’ai avec Lake. Ce n’est pas ma
faute si je suis naturellement sympathique. Chacun ses qualités. Vous n’êtes
pas d’accord, Lake ?
– Je vais passer mon tour sur cette question, si cela vous va.
– Oui, ça vaut sans doute mieux, grommelle Pearson en s’emparant d’un
hoodie en cachemire gris foncé posé sur le dossier d’une chaise. Bon,
suivez-moi, mademoiselle Foreman, on est attendus.
– Attendus ? Où ça ? demandé-je alors qu’il me tire par le bras vers la
sortie.
– Bonne journée, mademoiselle Foreman ! me crie Mason, un brin
ironique. Ciao, Wicked, à ce soir !
– Wicked ? m’étonné-je une fois sur le perron.
Wicked, cela veut dire « tordu ». Ça lui va bien. Ce n’est pas rassurant,
mais cela lui va bien.
Étonnant, non ?
Son sens de l’ironie me fait rire, une fois de plus. J’ai connu le Pearson
imbuvable, le Pearson intimidant, le Pearson troublant, le Pearson trop
entreprenant : me voilà face à une nouvelle facette de sa personnalité, le
Pearson drôle et acerbe.
Le Pearson sympathique.
À l’issue de la matinée, ce sont onze toiles et une sculpture qui sont
acquises par Jarden Pearson. Et un million six cent mille dollars dépensés
par ses soins. Quand je vois mon boss remplir le chèque, j’hallucine.
– Bien. J’imagine que vous n’avez plus besoin de mes services, lâché-je
presque à regret devant la galerie. Je vous laisse.
– Pas si vite. Nous avons une dernière étape qui nous attend. Le Foscari,
ajoute-t-il devant mon air interrogatif. Vous l’avez bien vu à TriBeCa ?
– Oh, oui, bien sûr, m’exclamé-je en rougissant, alors que son chauffeur
privé se gare pour nous récupérer. Seulement voilà, je n’ai pas encore réuni
la somme qui…
– Vous m’avez largement dédommagé, ce matin, mademoiselle Foreman.
À mes yeux, nous sommes quittes : je veux simplement racheter le cendrier.
Je réfléchis un instant.
Lake
Gigi ne se fait pas prier et nous voilà, ma coloc et moi, en route pour
Chez Ricco, le bar-salsa à deux blocs de chez nous où nous avons nos
habitudes. Mais arrivée devant la vitrine, ma colocataire se fige.
Je tends le cou, jette un œil. Fais chier, qu’est-ce qu’il fiche ici ?
Scott, mon ex, est au bar, avec son crétin de colocataire. Ils vivent à
Manhattan, près du campus. Alors qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer
dans le Queens, un samedi soir ?
À cause de ce qu’il s’est passé cette nuit-là, j’ai mis au placard mes
fantasmes de corps qui vibrent à l’unisson. J’ai accepté que le sexe soit,
dans le meilleur des cas, un moyen de se défouler plutôt agréable. Peut-être
que, pour atteindre la transcendance, il faut être amoureuse… Sauf
qu’amoureuse, je sais que je ne pourrai plus jamais l’être. Il y a des choses
dont un cœur ne se remet pas. N’était-ce pas ce que m’avait dit la psy
scolaire, après l’accident ?
Lake
J’avoue qu’une part de moi aurait aimé croiser Jarden. J’avoue même
qu’il m’est arrivé de venir au boulot en avance, juste au cas où… Je sais,
c’est idiot. Mais un petit crush, ce n’est pas bien méchant, non ? Ni bien
dangereux ?
C’est en tout cas ce que j’ai décidé. Jarden Pearson et sa belle gueule
m’aident à me lever le matin ? Je prends. Ils me motivent à me maquiller
selon les standards impossibles de l’agence Venus et à passer une heure à
me lisser les cheveux ? Je prends aussi. Ils me donnent matière à rêver dans
les transports en commun ? Banco. J’ai décidé d’assumer mon béguin. Je
fais des rêves éveillés où Jarden Pearson débarque et m’embrasse de façon
torride. D’autres où il me susurre des paroles ambiguës à l’oreille pendant
que l’on danse collés serrés. Et puis il y a des fantasmes moins avouables,
que je me garde pour mes nuits solitaires.
C’est sain.
Compétente, je ne pense pas l’être plus que cela. Mais peut-être ai-je fait
illusion ? Samuel Werner s’est en tout cas dégotté mon adresse mail de
l’université, et m’a écrit pour me dire à quel point notre rencontre l’avait
charmé. Visiblement, j’ai réussi à le convaincre que j’étais quelqu’un
d’important pour Jarden, car il me soigne. Au fond, tout cela est drôle.
La jeune chef finit par se calmer. Ses joues sont rose vif. Moi, j’ai les
zygomatiques douloureux.
Et s’il l’est, tant mieux pour lui : il aura eu droit à un strip-tease gratuit.
11.
Le Code
Jarden
Son message était clair, au Met : pas touche. Seulement, ce soir-là, elle
m’a surpris. Et le lendemain aussi.
Il n’y a qu’à regarder mon passé ou se fier au sang qui coule dans mes
veines.
Le Code. Je dois m’en tenir au Code.
Il a été établi pour me permettre de garder le monstre sous clé. Pour que
je puisse le contrôler. Le Code me permet d’assouvir mes besoins et
m’empêche de péter les plombs : pourquoi est-ce que j’en dévierais ?
Petite vicieuse…
Bon sang, pourquoi est-ce que je n’ai pas mis de caméra sous la douche ?
Je pourrais continuer de la mater. Les seins couverts de savon. L’eau
ruisselant sur son corps de déesse. Sa chatte. Comment est sa chatte ?
Soignée, comme le suggère sa lingerie sophistiquée ? Ou nature, comme
son caractère ?
Ce que je veux, c’est me la taper, elle. Celle qui vient d’oser cette
provocation. Et tant pis si elle ne me laisse pas lui faire tout ce que je veux.
Tant pis pour le Code, tant pis pour tout. Il me la faut.
Au contraire : Lake est chaude, très chaude. À la manière dont ses doigts
se perdent dans mes cheveux, dont son bassin se colle au mien, dont elle
ondule, je devine que c’est un super coup. Je comprends aussi que je ne
m’étais pas trompé : elle me veut. Elle a peut-être hésité par peur de perdre
son boulot, ou simplement parce que j’étais avec Zoey ce soir-là. Qu’est-ce
que j’en sais ? Je m’en fous. Désormais, elle veut se donner.
Normalement, je punirais une femme qui ose exiger de moi quoi que ce
soit et me tutoyer sans mon autorisation.
Si elle était à moi, je jouerais à la frustrer jusqu’à ce que cela lui fasse
mal. Pour la faire jouir puissamment ensuite.
Mais ce n’est pas le cas. Je suis en train de désobéir à toutes mes règles,
je le sais. Seulement, je ne peux plus faire marche arrière. La perspective de
décharger en elle après ces longues semaines d’attente est vraiment trop
tentante. Je ne réfléchis pas plus longtemps : je me lève, retourne à la pièce
d’eau, prends une capote. Je reviens dans la chambre et, debout face au lit,
baisse la braguette de mon pantalon. Lake se redresse sur les coudes pour
me regarder, d’un air affamé qui me fait bander encore plus fort. Lorsque
ma verge jaillit de mon boxer, ses yeux s’écarquillent d’envie. On dirait
qu’elle veut littéralement la dévorer.
Elle opine timidement puis rampe jusqu’à moi à quatre pattes. Elle se
hisse sur ses genoux et, en battant des cils, me prend dans sa bouche, en
entier. Je suis plutôt bien membré et, d’habitude, les femmes ont besoin de
temps pour se faire à mes proportions, mais pas elle. Elle me suce
goulûment, avant de venir insister sur mon gland. Elle me lèche comme si
j’étais une glace à l’eau, puis m’enfonce de nouveau en entier dans sa
gorge. Putain, c’est tellement bon ! Je manque de me vider, là, dans sa
gorge. Mais je ne veux pas terminer avant d’avoir testé son sexe.
Ce sera la seule fois. L’unique fois que je prends le risque de baiser cette
fille avec qui je ne peux pas me laisser totalement aller.
Lake
Il regrette.
Ce que je voudrais, c’est qu’il dise quelque chose. C’est ne plus ressentir
cette dévastation dans laquelle son silence consterné me plonge.
J’opine.
Le fait que sa première pensée soit de dissimuler à tout prix ce qui vient
de se passer m’humilie encore plus. Qu’est-ce que cela peut bien lui foutre,
que Nathalie nous entende descendre ensemble ? C’est moi, la godiche qui
me suis fait baiser par le patron, non ? Il a à ce point honte d’avoir joui en
moi ?
Pas question.
– Merci, lâché-je comme une idiote alors que ce que je voudrais, c’est
hurler.
Regarde-moi ! Dis quelque chose ! Dis que tu regrettes, que je n’ai plus
de boulot, que je t’ai allumé, que je n’ai pas intérêt à me faire des films…
N’importe quoi, mais parle !
– Je suis désolé, Lake. Désolé d’avoir débarqué, désolé que les choses
aient échappé à mon contrôle comme ça. Est-ce que tu m’en veux ?
– Monsieur Pearson… réponds-je, démunie, en lui tendant son casque.
Il me coupe, impatient.
– Non.
C’est un mensonge : bien sûr que je lui en veux ! Pas pour les raisons
qu’il avance : pour tout le reste. Pour ce qu’il ne comprend pas.
Entre nous, cela n’a duré que quelques minutes. Et pourtant, je le sens,
c’est mon existence entière qui vient de basculer. Rien ne sera plus jamais
comme avant. Il n’y aura plus de place pour les Alex, les Dan et les Scott. Il
n’y en avait déjà pas beaucoup… Là, c’était tellement intense ! Même si
mon cœur se révolte, mon corps en veut encore.
Il ne se rend pas compte à quel point ce qu’il vient de lâcher est cruel. Il
ne se rend pas compte de ce qu’il piétine – ma dignité, mon amour-propre,
mes sentiments. Il baisse la visière de son casque, ouvre les gaz, passe la
première… Et file sur son bolide, me plantant là, pleine de larmes qui
refusent de couler.
13.
Lake
Tout mon week-end n’a été que grisaille. Une ouate d’ennui,
d’inassouvissement, de sentiments blessés. Un fond de gueule de bois, de
honte. La tête pleine de « encore », pleine de « cela suffit ! » Même me
confier à Gigi n’a pas réussi à éclaircir mes sentiments confus. J’ai attendu
lundi en apnée et me suis réveillée à l’aube, l’impatience chevillée au corps.
Mon intuition se confirme quand j’ouvre mon casier pour y ranger mes
affaires. Une boîte en carton, sur laquelle est inscrit mon nom, m’attend.
Une boîte pour rassembler mes affaires et foutre le camp ? Non, ce n’est pas
possible, Pearson n’oserait pas… Et puis pourquoi m’aurait-il fait une clé
pour me dégager dans la foulée ? Pleine d’appréhension, je tire la boîte et
constate qu’elle est remplie de ces minuscules caméras wi-fi que Pearson
m’a montrées le jour de notre rencontre. Ce curieux colis est accompagné
d’un mot, dans une enveloppe non scellée. Un simple carton, couleur
crème, élégant, avec en tête les coordonnées professionnelles de M. Jarden
Pearson. Le texte est laconique :
J.P.
Alors là, non. Il ne faut pas que je commence à faire cela. Essayer de me
mettre dans sa tête, de deviner ce qu’il veut et ce qu’il pense. Il a terminé
son mot sur une vague référence commune : ce n’est pas une demande en
mariage ! Juste une façon d’arrondir les angles. Les caméras sont là, dans
mon casier, et le seul lien que nous avions est par conséquent rompu. Point
barre.
Lake
Et je dois bien admettre que depuis que Mason m’est tombé dessus au
moment où je quittais la townhouse, c’est la panique à bord.
Bon, soyons honnêtes, ce n’est pas la seule raison pour laquelle j’ai
accepté.
D’une, il y a les trois cents dollars. Qui cracherait sur une telle somme
pour un petit extra ? Quand je travaillais jusqu’à la fermeture chez El
Bandito, les bons soirs, je gagnais une cinquantaine de dollars !
Je sais, c’est lamentable. Surtout après deux semaines sans qu’il ait
donné signe de vie. Ce n’est pas comme si, en me voyant lui poser sa terrine
de Saint-Jacques sous le nez, il allait soudainement avoir une révélation –
« Oh, Lake, tu es si belle et si agile. Comment fais-tu pour porter trois
assiettes à la fois ? C’est la preuve de ta supériorité sur toutes les autres
femmes. Allons copuler comme des fous dans mon sauna. » Ce n’est
évidemment pas cela que j’espère. C’est plus… Une forme de curiosité. À
quoi ressemble la famille de Jarden ? Je me souviens de la remarque qu’il
avait faite à propos de sa mère, au Met. Cette femme est-elle aussi glaçante
qu’il l’avait laissé entendre ? Aussi insaisissable que son fils ?
C’est sûrement une grande bourgeoise un peu harpie. Et elle lui colle la
migraine depuis sa plus tendre enfance, c’est pour cela qu’il a toujours les
sourcils froncés.
– Par ailleurs, j’ai une surprise pour vous, dit-il en faisant passer une pile
de documents dans les rangs. Ce que vous tenez entre vos mains est une
invitation à un événement exceptionnel. Une collection extraordinaire
d’artistes modernes et contemporains va être montrée pour la première fois,
au MoMA. Et comme le commissaire de l’expo est un ami, toute la
promotion a été invitée à l’inauguration.
– La soirée est dans une semaine. Prenez cette invitation comme une
occasion de vous faire connaître. Je serai là, bien entendu, et pourrai vous
présenter certains de mes contacts, mais c’est à vous de les impressionner.
Je compte sur vous, ne me foutez pas la honte, précise le fantasque
responsable du cursus.
***
J’ai vérifié vingt fois mon allure. Jupe noire, chemisier blanc, derbies
noirs. Smokey eye approximatif mais étonnamment convaincant. Cheveux
lissés qui me descendent jusqu’au creux du dos.
Quand j’ai dit oui à Mason ce matin, je me sentais impatiente. Mais plus
l’heure tourne, plus je me demande si je n’ai pas fait une connerie. Cela va
être tellement bizarre de revoir Jarden dans ce contexte !
Lui doit trouver la situation tout à fait normale. Sinon, il aurait embauché
une autre serveuse.
Je vais aider Nathalie en cuisine, rassurée d’être cachée dans cette pièce
que je connais bien. Mais trente minutes plus tard, quand la sonnette de
l’entrée retentit, mon estomac recommence à faire des nœuds. J’essaie
néanmoins de prendre l’air distant et digne d’une parfaite employée de
maison et trotte jusqu’à la porte, que j’ouvre cérémonieusement.
J’ose à peine regarder les deux femmes qui viennent de faire leur entrée.
Cette blonde au regard mélancolique, engoncée dans un luxueux manteau.
Et cette adolescente aux cheveux frisés qui l’accompagne, vêtue d’un jean
et d’un bomber branché.
– Vous avez fait bon voyage ? demande Monsieur Robot à ses invitées.
– C’est toujours un bon voyage quand je laisse le Vermont derrière moi,
répond la blonde aux frisettes d’un air espiègle.
– Ta sœur a l’air de trouver que cette pension est le pire endroit au
monde, l’excuse Mme Pearson avec un sourire triste.
Je prends une nouvelle fois conscience d’à quel point Mason et Jarden
sont proches. Puis je prends conscience, surtout, que j’ai rangé les
manteaux dans le placard de l’entrée depuis trois bonnes minutes. Je reste
plantée là de façon complètement décalée, comme si j’attendais que
Pearson me présente à sa famille. Jarden se tourne d’ailleurs vers moi en me
lançant un regard sévère qui m’invite à décamper, à reprendre ma place en
cuisine. Seulement voilà, avec ce qui s’est passé entre nous, l’intimité que
nous avons eue et qu’il s’obstine à nier, j’ai soudain l’impression d’être
passée de Downton Abbey à La Servante écarlate.
J’exagère à peine.
Moi, je n’ai pas oublié le nom du date que Jarden avait emmenée au Met
et qui m’avait fusillée du regard.
Sa grande sœur mariée, qui porte un autre nom. Sa grande sœur un brin
possessive.
Non, ce qui m’indique très clairement que Pearson couche avec cette
femme, et qu’il m’a entraînée malgré moi dans un jeu de dupes dont jamais
je n’aurais voulu si j’avais su qu’il avait une relation sérieuse, c’est cette
remarque de sa mère :
J’ai été moi-même trompée, et par un garçon dont je n’étais même pas
amoureuse. Pourtant, je me souviens de l’humiliation cuisante. Du
sentiment d’être trop bête. Trop moche, trop fade, trop mauvaise au lit. Trop
aveugle. Quand j’ai appris que Scott s’était tapé cette nana à la vue de tous,
pendant des semaines, j’ai eu envie de rester cachée sous ma couette des
jours entiers. Je me sentais nulle, complètement conne, complètement
humiliée. Et voilà que, à mon corps défendant, je suis en train de faire vivre
bien pire à une autre femme.
4 Étoile de mer.
15.
Jarden
Je devrais buter Mason, sur ce coup. Ç’a beau être mon meilleur ami, il a
merdé dans les grandes largeurs.
Je ne lui ai pas parlé de mon coup de folie avec Lake ni du fait que je
suis littéralement obsédé par elle depuis des semaines. J’avais peur de sa
réaction. Personne ne me connaît aussi bien que Mal, personne n’a vu aussi
clairement ce dont je suis capable, et personne ne comprend aussi bien
l’intérêt du Code. De ma façon d’assouvir mes besoins. Que dirait-il s’il
savait que j’ai brisé mes règles pour baiser une petite étudiante innocente
qui est aussi notre employée de maison ?
Pire : que depuis que c’est arrivé, je ne suis pas retourné une seule fois à
la cage ?
Il ne manquerait plus que Mlle Foreman fasse une scène devant ma mère
et ma sœur…
Ce qui n’est pas impossible, étant donné sa manière de ne jamais garder
la moindre émotion à l’intérieur. Je ne demande pas à tout le monde d’être
aussi vide de sentiments que moi mais, vraiment, cette fille est mon exact
opposé !
Pour que ma mère et Izzie arrêtent de se poser des questions sur le fait
que, à 28 ans, je n’ai jamais eu de relation amoureuse. Cela risquerait de les
mettre sur la voie de ce que je suis vraiment. Surtout Izzie, qui est tellement
intelligente. Si elle découvrait quel genre d’homme je suis, je ne pourrais
pas le supporter.
Une fois à l’abri derrière une porte close, je lui dis ce qu’elle a besoin
d’entendre. Je m’excuse platement, explique que je suis vraiment, vraiment
navré de la bourde de Mason…
– Après ce qui s’est passé entre nous, je vous assure que j’ai veillé à
prendre toutes les dispositions pour que nous ne nous revoyions plus. Sans
doute aurais-je dû en avertir M. Ward…
– Vous avez une fiancée et vous avez baisé une de vos employées, siffle-
t-elle entre ses dents avec dégoût et mépris.
– J’ai baisé avec une de mes employées : on était deux, je vous signale. Il
m’a semblé que vous en aviez conscience, quand je vous ai déposée devant
Steinhardt.
– Oui mais, moi, je ne trompe personne ! Je n’ai personne dans ma vie !
O.K., c’est un coup bas, et ce n’est pas très malin. Ma remarque la fait
d’ailleurs sortir de ses gonds.
Lake
– J’assurerai le service. Mais je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles.
Tu ne peux pas travailler dans cet état de nerfs.
Elle doit me prendre pour une pute. Ou une gourde. Ou les deux.
« Vous reprenez votre poste à El Bandito. Vous ne passez pas par la case
départ. Vous ne touchez pas vingt mille dollars. »
Je soupire.
Soit les quatre artistes les plus barrés, les plus ambitieux et les plus doués
de la promo.
***
À dix-neuf heures pétantes, on se lève tous les cinq de nos chaises pour
enfiler nos manteaux et quitter le café Paul. Mon moral va un peu mieux
que cet après-midi – disons que, du fait d’avoir pris de nombreuses bonnes
résolutions, je me sens un peu moins nulle.
J’essaie donc de faire bonne figure pour que mes camarades ne fuient pas
tout de suite. Rieko est un peu éméché, Clarke un peu hystérique, Fiona un
peu anxieuse. Au moins, on a trouvé un nom pour notre soi-disant collectif.
Un nom assez drôle et provocateur, je trouve : Classy As Fuck.
Le grand Noir me fait faire une pirouette sur moi-même et je ris de bon
cœur, contente malgré ma déprime d’avoir pour la première fois depuis trois
ans l’impression d’en être – de ce monde, de cette école, peut-être même de
cette ville. Je me laisse galvaniser par l’énergie de mes camarades, par leurs
aspirations. M’accomplir en tant qu’artiste, assouvir mes ambitions, n’est-
ce pas finalement la raison de ma présence ici ? Et n’est-ce pas mille fois
plus important que des revers d’argent, de dignité égratignée ou même de
cœur ?
C’est déterminée à faire quelque chose pour moi, vraiment moi, que je
gagne le dernier étage du MoMA, où a lieu l’exposition temporaire. Notre
petite bande a fière allure, impossible de le nier. Fiona est sublime : ses
lèvres carminées assorties à sa robe sont du plus bel effet. Rieko est encore
plus dandy que d’habitude : il a opté pour des mocassins rétro, un manteau
en damier noir et blanc, un petit feutre noir. Clarke, l’éternel hipster, a
négligemment enfilé un costume par-dessus un tee-shirt branché et opté
pour des baskets dernier cri. Et puis il y a Dylan. Spectaculaire, comme
toujours. Et si différente de tout ce que j’avais imaginé ! Oui, la sculpturale
blonde est impressionnante, elle ne mâche pas ses mots. Mais ce que j’avais
pris jusque-là pour de la méchanceté n’en est pas, je commence à le
comprendre. Dylan se fiche simplement de ce que l’on pense d’elle.
Ne plus laisser les autres me définir. Mais cela, c’est plus facile à dire
qu’à faire… Parce que, alors que je découvre les œuvres exposées, je me
ratatine de nouveau.
Le destin a décidé de jouer avec mes nerfs jusqu’au bout ? C’est mon
karma qui me rattrape enfin ? Ou c’est juste le genre de choses qui arrivent
quand on couche avec son patron ? Toujours est-il que, alors que mon
regard passe du Kandinsky au Schiele, du Schiele au Basquiat, puis du
Basquiat au Pierre Soulages, je me prends en pleine face la situation : j’ai
beau avoir quitté son service, Jarden Pearson m’a suivie jusqu’au MoMA.
Ou plutôt, c’est sa collection qui m’a suivie, et c’est elle que je contemple
alors que mes camarades observent, attentifs. J’essaie de ne rien laisser
paraître de ce que je ressens, même si j’ai envie de m’exclamer que c’est
une blague, et une blague pas très drôle qui plus est ! Mais je ne peux pas
crier, bouder ou m’enfuir, donner raison à Jarden, me comporter en gamine.
Cette soirée n’a rien à voir avec lui, au fond.
Une petite boule se forme dans ma gorge alors que le directeur poursuit.
D’amertume, ou bien d’un autre sentiment que je ne sais pas vraiment
identifier.
Le cerbère a toujours l’air aussi sceptique, mais je sens qu’elle évalue les
risques. Jarden Pearson n’est après tout pas exempt d’excentricités, et mon
mensonge farfelu semble presque plausible.
Mon cœur se lance dans un triple looping alors que je fonce vers
l’ascenseur. Je ralentis soudain, pour cause de talons et de gêne. Puis me
remets à courir à travers le hall : rien à fiche du ridicule. Il a fait un grand
geste, à sa façon : c’est mon tour.
Jarden
– Pourtant, c’est indéniablement la plus belle chose que l’on m’ait jamais
offerte…
Ses bras sont encore autour de mon cou et je sens le parfum de son
souffle, cette odeur d’écorce d’orange, de thé noir, de cannelle. Cette fille
sent la joie, cette fille sent Noël. Cette fille sent également le sexe. Elle
signera ma perte. Je n’arrive pas à résister – je n’essaie même pas. Je
l’embrasse en retour, la soulève, la porte contre le mur entre les deux
fenêtres de mon bureau, dans un angle mort, et la repose. On s’embrasse.
On se cherche. On se trouve. On se dérobe. Sa langue et ma langue. Ma
bouche et son cou. Ses dents qui effleurent le lobe de mon oreille. Ma main
qui fait tomber un des stores. Sa main qui se charge de l’autre. Tout est
fluide, tout est évident. Rien n’a été prémédité, décidé, discuté ; néanmoins,
le désir est là. Je pourrais la baiser, malgré mes employés à côté, malgré
l’interdit. Parce qu’elle me fait perdre la tête.
– J’ai entendu ce que tu m’as expliqué, chez toi, l’autre soir. Sur Zoey,
sur votre relation – sur tes relations. Ne t’en fais pas pour moi, Jarden,
déclare-t-elle en penchant la tête, dévoilant son cou de cygne. Je n’ai que
20 ans. Je ne cherche pas un mari. Je ne fais pas de plans. Je suis venue sans
réfléchir, parce que j’en avais envie. J’ai envie de toi.
Après tout, j’oublie que ce n’est pas ma Soumise. Elle ne m’a pas laissé
le contrôle sur sa vie. Je ne peux pas disposer d’elle comme je le veux.
La revoilà. La gamine de 20 ans qui n’assume pas tant que cela ses
décisions.
Il est encore temps de faire demi-tour, je le sais. Mais mon corps s’y
refuse – ce corps que j’ai passé ma vie d’homme à dompter pour être
certain de ne jamais être dominé par mes pulsions.
Pour être certain de ne plus jamais faire de mal à qui que ce soit.
Une lueur farouche passe dans son regard. Elle pense que je suis un
enfoiré, je le sais.
Bordel.
Lake
Du sexe, rien que du sexe… On peut dire que j’ai été servie…
Certes, je n’ai rien fait avec lui que je n’avais jamais fait avec mes trois
précédents amants. Et j’avais déjà connu l’orgasme. Seule, le plus souvent.
En pensant à lui, ces derniers temps. Mais cela n’avait rien à voir. Que ce
soit avec Alex, Dan ou Scott, j’avais souvent l’impression de tricher. Je
coinçais le drap entre mes cuisses au moment opportun pour me stimuler.
J’imaginais des petits scénarios pour m’émoustiller. Avec Jarden, tout ce
week-end, j’ai été dans l’instant présent. Submergée par ses caresses, par
son corps contre mon corps, au point de perdre la notion du temps, de
l’espace, de la décence. Je n’avais jamais connu un plaisir comme celui-là.
C’est comme si, chaque fois, quelque chose se déchirait au fond de moi et
qu’une vague très puissante se déversait. Je quitte la terre. Je perds pied
pendant des secondes entières – mais finis toujours par m’amarrer de
nouveau, à lui, à ses épaules larges, à ses bras puissants.
J’effleure son torse, large, musclé. Il est tel que je l’avais imaginé dans
mes fantasmes, à quelques détails près. D’abord, il y a le tatouage que
j’avais déjà repéré chez lui : deux ailes d’ange qui partent de son dos et
envahissent ses épaules. Une pièce imposante, étonnante chez Monsieur le
P.-D. G. parfait. Il en a un deuxième, plus petit, sur les pectoraux.
« EWMN ». Les mêmes lettres que sur les phalanges de Mason Ward.
Quelle est leur signification ? S’agit-il d’initiales ? D’un sigle ? Là-dessus,
Jarden est resté silencieux malgré mon interrogatoire.
Tant pis : ce que les bouches ne peuvent dire, les corps se chargeront de
l’exprimer. Pour encore au moins dix minutes !
– Je peux m’en occuper avant de partir, proposé-je en jetant un regard
gourmand à son entrejambe.
C’est un peu pour l’exciter que je fais cela, mais aussi parce que la vision
de son sexe suffit à me déclencher une nouvelle montée de désir. Mes
cuisses sont encore moites de mon excitation, de sa salive. Alors que
Jarden, d’un geste désinvolte et viril, colle son dos à la tête de lit et ajuste
un oreiller, je grimpe à califourchon sur lui.
Comme si cela n’allait pas en totale contradiction avec les règles qu’il a
fallu fixer pour pouvoir s’autoriser cette parenthèse.
– Tu n’as pas le droit de dire ça, déclaré-je en plongeant dans ses yeux
noirs.
Je pourrais lui dire que, moi non plus, je ne veux pas partir.
– Je sais que je suis ton boss, ajoute-t-il en fermant les yeux d’un air
d’extase.
– Et je suis ton employée…
– J’ai presque dix ans de plus que toi, ajoute-t-il en se mordant la lèvre.
– Et on avait fixé des règles…
Je sais que je devrais dire non. Cela n’a aucun sens ! Si je reste à son
service, je deviens quoi ? La domestique que l’on trousse ? C’est le
rétablissement du droit de cuissage, c’est ça ?
Pas dans l’absolu. Pas quand il est en moi. Tout mon corps est secoué de
spasmes. Je ne sais même pas d’où ils partent. De mon sexe rempli. De mes
seins, que Jarden mord. De mon cou, qu’il caresse. De mon crâne, qui me
picote délicieusement au moment où il empoigne mes cheveux avec autorité
pour appuyer ses assauts.
Je n’ai jamais connu un homme qui dégage une telle sensualité, qui soit
si bon au lit, qui sache si bien comment s’y prendre. Et il est clair que je ne
suis pas prête à y renoncer.
Je sens mon vagin se contracter sur lui, palpiter. Les prémices d’un
orgasme – je commence à les reconnaître. Lui également n’est pas loin, si
j’en crois l’expression qui passe sur son visage.
– Putain, merde, Lake, tu sais que j’ai un emploi du temps qui… Putain,
mais qu’est-ce que tu me fais ? Tu es incroyable…
Son corps lourd d’homme tombe sur le mien, comme s’il cherchait à s’y
enfouir. J’écarte les jambes plus encore, et mon bassin va à la rencontre du
sien, d’un mouvement souple. J’aime quand il me parle comme cela. J’ai
aimé dès la première fois. Une découverte pour moi.
– Ce sera le dimanche, lui susurré-je à l’oreille en couinant de plaisir. Je
serai à toi tous les dimanches, complètement à toi…
Le fait de lui dire ces mots crus me fait grimper à la vitesse de l’éclair et,
sans que je m’y attende, j’explose. C’est long. C’est bon. C’est défendu.
C’est délicieux. Ma jouissance me renverse alors que je crie sous lui, et
Jarden accélère en grognant pour me rejoindre. Il part quelques secondes
seulement après moi, en gémissant. Sa main agrippe ma cuisse avec autorité
tandis qu’il s’arc-boute et décharge, que je m’arc-boute et le reçois.
Légèrement à contretemps, comme les deux voix d’un même duo. Et c’est
un peu sonnée, un peu hagarde, que je le sens serrer le préservatif à la base
de son sexe puis se retirer en tremblant légèrement.
Donjon et dragonne
Lake
Hier soir, il me disait des mots crus mais flatteurs, il me faisait jouir
comme personne avant, il m’apprenait que je pouvais faire perdre le nord à
un homme, même un homme tel que lui. Hier soir, je découvrais dans ses
bras que tout ce que j’avais toujours espéré, attendu du sexe, pouvait être
vrai. Que l’on pouvait donner et recevoir sans honte, que l’on pouvait se
sentir complémentaire, femme et homme, en parfaite harmonie. Que l’on
pouvait s’oublier dans l’ivresse, et pourtant être plus présent au monde que
jamais. Hier soir, il me permettait de faire connaissance avec la femme que
j’ignorais être.
J’avais peur que ce ne soit pénible. Humiliant. Surtout avec Nathalie, qui
se montre glaciale. En réalité, la situation me semble surréaliste. Ou plutôt,
irréelle. J’ai encore la sensation de sa peau sur ma peau, de son sexe en moi,
mais c’est comme si j’avais rêvé tout cela. Que je rêvais, là, en vidant un
arrosoir dans le bac du philodendron du petit salon.
Zoey Broderick.
Mais je peux l’assumer. C’est la moindre des choses pour Zoey et pour
moi.
Je veux bien que Jarden Pearson, aka Monsieur Robot, puisse avoir des
penchants un peu geek malgré son physique d’apollon, mais pas au point de
jouer à des jeux de rôle ! Une étincelle de doute passe dans le regard de
Zoey alors qu’elle me scrute pour, semble-t-il, évaluer si je me paie sa tête
ou non.
– Serait-ce possible que… ? Mais oui, c’est ça ! triomphe Zoey. Il ne t’a
pas parlé de ses goûts, hein ? Il s’est dégotté une petite meuf vanille, une
nana basique qu’il emmène dans des palaces baiser sur du satin…
Zoey Broderick, sublime dans sa robe vert sombre près du corps, éclate
d’un rire sardonique en me jaugeant.
Alors que nous sommes censés nous retrouver dimanche, lui et moi ?
– Je suis désolée, Zoey, réponds-je en secouant la tête. Je ne peux pas
faire ça. Pas seulement parce que je ne veux pas mentir à Jarden mais parce
que…
– Il m’avait avertie que vous étiez amants mais je pensais qu’entre vous,
ce n’était pas sérieux, confessé-je timidement.
Je ne le dis pas pour la vexer mais tout simplement pour lui expliquer
que j’avais sous-estimé ses sentiments à elle. Il n’empêche qu’une étincelle
de fureur passe dans son regard.
Les larmes me montent aux yeux. Parce que Zoey n’est pas la seule à
avoir mal en cet instant. Ce que j’ai vécu ce week-end… c’était tellement
fort !
– Zoey, je crois vraiment que c’est une discussion que vous devriez avoir
avec Jarden, pas avec moi, lâché-je d’une voix étranglée.
Bon sang, je ne vais quand même pas fondre en larmes devant elle ?
Alors qu’elle a l’impression que je lui vole l’homme pour qui elle a des
sentiments ? Sacrée façon d’« assumer » !
Zoey laisse tomber son manteau au sol et, avec un rictus cruel, tire sur le
col roulé de sa robe et laisse apparaître un collier. Un collier ras du cou en
cuir, sur lequel sont inscrites les initiales de son Maître : « J.M.P. », Jarden
Matthew Pearson. Comme ceux que l’on met aux chiens. Cette vision
m’emplit d’un certain malaise. D’une vague nausée. J’observe le collier,
fascinée, sans pouvoir rien dire, sans pouvoir bouger. Je suis choquée.
Écœurée.
Est-ce que c’est Jarden qui lui a fait mal comme cela ? Qui l’a meurtrie,
sciemment, pour son propre plaisir ?
– Tiens-toi loin de lui, Lake. Tu n’as aucune idée d’à quel point il peut
être pervers et violent. À quel point une fille comme toi risque d’être
détruite. C’est un conseil d’amie !
La jalousie.
Je me suis donnée à lui comme à aucun homme avant. J’ai eu
l’impression de ne plus faire qu’un avec lui, et tout ce temps il rêvait
d’autre chose. D’une autre façon de faire, de prendre du plaisir. Tout ce
temps – Zoey a sûrement raison sur ce point –, il s’ennuyait. Comme moi je
me suis ennuyée avec d’autres. En pensant, « O.K., pas désagréable,
mais… »
Jarden
La garce.
Je ne vais pas lui courir après : je vais simplement aller chercher ce qui
est à moi, ce qu’elle m’a promis.
Elle ne me doit rien parce que je n’ai rien précisé entre nous. Rien
contractualisé. Parce que je l’ai eue tout un week-end dans mon lit sans la
soumettre, sans même essayer.
Je n’ai qu’une envie : sauter dans une voiture et débarquer chez moi pour
la punir comme elle le mérite. En plus, elle doit être dans son petit tailleur
sage qui me donne envie de la retourner, de la fesser puis de la baiser entre
deux portes.
Mais je n’en ferai rien. Ma maison doit rester une zone neutre.
Lake a déjà trop foutu le bordel dans ma vie. Je ne peux pas – je ne dois
pas – continuer à agir de façon aussi erratique que je l’ai fait ces dernières
semaines.
Même si c’est chez elle que me conduit mon chauffeur en cet instant…
La fille, elle, m’examine d’un air effronté. Elle ouvre la bouche pour dire
quelque chose mais je ne lui en laisse pas le temps.
Lake, plantée devant une toile immense, est en train de peindre, les
écouteurs d’un lecteur MP3 enfoncés dans ses oreilles. Qu’écoute-t-elle
alors que sa nuque gracile se balance ? Je n’en ai aucune idée, mais la
musique rythme ses gestes, à la fois amples et précis. Elle peint comme
d’autres dansent.
C’est une artiste hors du commun. Une artiste comme il n’y en a qu’une
poignée par siècle. Cependant, malgré son génie et ce qu’il suppose
d’intransigeance, elle est capable de ressentir. D’avoir accès à ses émotions
et à celles des autres.
L’empathie.
La capacité à ressentir.
J’observe, incrédule, son dos fin, ses épaules tendues, ses bras tachés de
peinture. Sa façon de peindre qui engage tout son corps. Sa salopette
élimée, retroussée, qui laisse apparaître ses chevilles graciles. Le top court
qu’elle porte en dessous et qui dévoile un carré de peau ambrée. Son
chignon fait à la va-vite, retenu par un pinceau. Elle est tout ce que je veux
et que je ne peux pas avoir. Il coule dans ses veines un poison que je désire
et qui m’est interdit, celui de l’humanité. Je veux l’en vider, l’en drainer, me
l’approprier, tout comme je veux le cultiver, l’observer, l’étudier et le
comprendre.
C’était de la torture. Parce que je sais qu’il y a en elle quelque chose que
je ne pourrai pas obtenir, même en la soumettant. Quelque chose qui se
dérobera toujours, mais à laquelle je suis incapable de renoncer. Alors que
je comprends tout cela, Lake se retourne, m’aperçoit, sursaute et porte la
main à son cœur en haletant. Rapidement, elle se reprend, furieuse, et
enlève ses écouteurs.
J’aurais trop peur qu’elle n’y devine ce que je pense en cet instant.
Qu’elle voie en moi aussi clairement que je vois en elle.
Nos yeux se croisent et un sourire naît sur ses lèvres, qu’elle ravale
aussitôt en détournant les yeux.
Mais une part de moi s’en sent incapable. Maintenant que j’ai compris à
quel point nous nous ressemblons, je dois également comprendre pourquoi.
Pourquoi son génie lui permet-il de tout ressentir plus fort, quand le mien
m’empêche de ressentir quoi que ce soit, à part de la colère et l’envie de
détruire ?
– Tu n’es pas venue hier, déclaré-je en croisant les bras. Qu’est-ce qui
s’est passé ?
– Tu ne t’en doutes vraiment pas ? me demande-t-elle en se révoltant.
Zoey est venue me voir, Jarden ! Elle m’a tout dit sur vous deux. Sur toi !
La gorge de Lake est nouée. Je cherche sur son visage ce qu’elle ressent.
Du dégoût. De la peur. J’essaie de masquer ce que je ressens, moi : la haine.
Froide, implacable. Envers Zoey, qui m’a trahi, qui a trahi notre contrat.
Comment est-ce que cette connasse a osé ?
Je me suis planté. Je n’ai rien à foutre ici. Rien à foutre avec elle.
Touché.
– Bien sûr que si. J’en ai tout le temps envie, Lake. Je ne pense qu’à ça.
Mais je te l’ai dit : dans mon monde, tout est affaire de consentement.
– Tu dis… que tu en as tout le temps envie, reprend-elle avec un regard
timide incroyablement sexy. Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as envie de
me faire, exactement ?
Je sais que je ne devrais pas répondre. Que si elle sait, elle va prendre
peur. Mais je sais aussi que le lui dire juste une fois, le partager avec elle,
c’est ce qui se rapprochera le plus de le vivre.
– J’ai envie de t’habiller pour moi, Lake, déclaré-je d’une voix que le
désir rend rauque. De te préparer pour que je te baise. Que tu sois tout le
temps disponible pour ma queue. J’ai envie de te mettre des plugs. De
disposer de tous tes orifices. De te punir quand tu me désobéis – par
exemple, quand tu ne viens pas à un rendez-vous.
– Me punir ? frissonne-t-elle sans pour autant se dérober à mon regard.
– Si tu étais mienne, confirmé-je en hochant la tête, c’est ce que j’aurais
fait en arrivant ici.
– Comment ?
Je ferme les yeux, douloureusement. Je bande rien que d’y penser. Cette
frustration est une torture.
Elle passe nerveusement sa langue sur ses lèvres et ferme les yeux,
comme une sainte menée au martyre. Elle a l’air résignée. Ses narines
palpitent. Elle frémit.
Il y a deux secondes, elle était prête à me faire inscrire sur la liste des
délinquants sexuels et maintenant, elle dit qu’elle pourrait être partante pour
ce que je viens de décrire ?
Soumission
Lake
– Il faut que tu me dises ce pour quoi tu es prête, halète Jarden alors que
nos bouches se dévorent. Ce que tu acceptes, ce que tu refuses.
Je souris contre ses lèvres. Être attachée, ce n’est pas bien méchant. Des
tas de gens le font, juste comme ça – même Gigi l’a déjà fait.
Quelque chose vient de changer dans sa posture. Il est devenu plus dur.
Presque salaud. Cela me vexe, et pourtant cela m’excite. Je me demande si
cela ne veut pas dire que la séance vient de commencer…
– Vert, c’est le mot que tu me diras quand tout va bien. Rouge, c’est le
mot « limite », celui qui signifie que tu veux arrêter – et j’arrêterai dans la
seconde. Jaune, ça signifie qu’on approche de ta limite. Que tu veux que je
ralentisse. Est-ce que tu as compris ?
Dans tout autre contexte, cette phrase m’aurait fait rire… Mais pas là.
Pas alors que je suis avec un homme d’une beauté si saisissante, pas alors
que je suis si excitée, et pas quand Jarden a l’air aussi dur, aussi inflexible.
J’ai l’impression que je n’ai pas le choix, alors j’obéis.
Mon souffle se bloque alors qu’il dévoile son torse parfait. Je m’attarde
sur le tatouage de ses épaules, sur ses tablettes de chocolat tentantes, sur la
fine colonne de poils dorés qui disparaît sous la ceinture de son pantalon,
sur ses cicatrices badass. Jarden enlève sa luxueuse montre et va la poser
dans une coupelle posée sur un meuble. Puis il revient vers la banquette, la
tire au centre de la pièce, la fait pivoter vers la fenêtre. Il me contourne et je
me sens une proie. J’ai une conscience aiguë de ma nudité, de sa peau.
Jarden souffle dans mon cou, cela me fait frissonner. Je crève d’envie de le
sentir me toucher, m’enlacer, caresser mon ventre et mes seins, mais il n’en
fait rien.
Docilement, j’obéis.
Mon buste s’étend sur la banquette. Je tourne mon visage sur le côté
droit, vers les armoires vitrées. Jarden va chercher des cordes. Il revient, se
positionne au-dessus de moi, dans mon dos.
– Croise tes poignets. Je vais commencer par immobiliser tes bras. C’est
ce qu’on appelle un Gote Shibari, m’explique-t-il alors que je sens la corde
s’enrouler autour de mes poignets.
La rudesse des liens me surprend. Ils sont rêches et, alors que Jarden se
lance dans plusieurs tours, ils me serrent la peau. Mais Jarden réalise ses
nœuds de façon tellement experte que je ne m’inquiète pas : il sait ce qu’il
fait. En me soulevant par une épaule, il passe la corde au-dessus de ma
poitrine, avec une agilité qui me sidère – encore un nœud. Puis un deuxième
tour. Il tire. Ç’a pour effet de resserrer également le nœud autour de mes
poignets. La corde coince mon buste, mais c’est étonnamment agréable.
Jarden se munit d’une nouvelle corde, qu’il fait cette fois passer sous mes
seins. Pareil : deux tours et un nœud solide. Mes bras et ma poitrine sont
maintenant pris dans un harnais. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est
excitant. Je m’humecte nerveusement les lèvres en sentant le vide lancinant
entre mes cuisses. Jarden me soulève par une épaule pour accéder à ma
poitrine et malaxe violemment un de mes seins avant de le pincer : cela
m’arrache un cri rauque de plaisir et de surprise. Le picotement dans mon
sexe se fait plus fort.
Le feu sur ma peau n’est pas douloureux, au contraire : c’est comme une
morsure sensuelle. Avec une voix de première communiante, je m’excuse
auprès de « monsieur ». Je commence à vraiment me prendre au jeu.
Il passe la main entre mes cuisses et, de ses doigts habiles, commence à
me caresser. Instantanément, j’oublie ma peur. C’est si bon… ! Je
commence à gémir, à essayer de relever la tête pour chercher l’air et
pousser des cris de contentement… Sans l’usage de mes bras, je n’y arrive
pas. Je ne peux rien faire, à part le laisser me procurer du plaisir. Et gémir,
gémir encore pendant que mes hanches se soulèvent au gré du rythme que
ses doigts m’imposent.
Il libère mes chevilles ankylosées et écarte mes cuisses. Je sens son sexe
muni d’un préservatif appuyer contre l’entrée de mon sexe. Depuis combien
de minutes joue-t-il à faire grimper la température ? Une demi-heure ? Trois
quarts d’heure ? Je suis en feu et c’est sans difficulté que Jarden s’enfonce
tout entier pendant que je rugis déjà d’extase.
Oui, j’ai mal. J’ai les épaules douloureuses et les jambes engourdies,
mais surtout j’étouffe. J’étouffe.
Je sais que ma crise de panique n’est pas rationnelle, qu’il ne compte pas
me garder comme cela, que je devrais me calmer… Mais c’est au-dessus de
mes forces. Je ne comprends pas ce que je ressens. Si ce n’est que je ne
supporte plus de ne pas pouvoir bouger, que je ne supporte pas de sentir
mon sexe aussi rouge, gonflé et sensible, que je ne supporte pas de penser à
ce qui vient de se passer. À la façon dont je me suis laissé faire. Quand,
enfin, je suis libre, je me relève d’un bond et commence à me rhabiller à
toute allure, sans un regard pour Jarden. Je devine, dans un coin de mon
œil, que lui aussi renfile son pantalon.
Dans l’entrée, j’attrape mon sac et mon manteau, que je n’enfile même
pas, et ouvre la porte de l’appartement. Je remonte le couloir, appuie sur le
bouton d’appel de l’ascenseur.
Mais qu’est-ce que je pourrais lui dire ? J’ouvre une bouche vide de mots
à l’instant où l’ascenseur se referme sur moi et se met en mouvement. C’est
alors que mes larmes jaillissent – des larmes de soulagement, des larmes de
honte. Mon état de confusion me terrasse. Je voudrais ne jamais avoir vécu
cela, ne jamais avoir découvert ce que j’ai entrevu dans ce fichu
appartement.
Et je ne sais pas comment est-ce que je vais pouvoir vivre avec cela.
22.
Lake
Oui, je fais partie de ces petits veinards nés le même jour que l’Enfant
Jésus.
Les rares personnes que je connais qui sont dans mon cas se plaignent
d’être lésées par cette situation… Moi, non. Mais ce serait difficile avec des
parents comme les miens ! Vingt et un ans qu’ils se surpassent à chaque
Merry Birthday, et cette visite surprise de toute la famille n’a pas fait
exception à la règle. Apprenant que j’étais coincée pendant les vacances
d’hiver par le job que j’ai repris chez El Bandito, ils ont décidé de venir me
soutenir. Soyons honnêtes : je pense qu’ils m’ont sauvée d’une dépression
carabinée. Ma vie a été un tel bazar, ces dernières semaines !
Le pire n’a pas été de démissionner, de me faire passer un savon par
l’agence Venus ou de devoir retrouver du travail dans la foulée : ç’a été de
me remettre de cette fameuse nuit. Du trouble qu’elle a créé en moi.
L’explosion de mon identité entière. Je sais que j’ai pris la bonne décision :
ne plus jamais m’exposer à cela, sortir de la vie de Jarden Pearson.
Pourtant, je pense à lui. Je pense à lui tout le temps.
Jarden est un homme extraordinaire mais moi, je suis une fille normale.
La fille des plantes. Même si son monde m’attire, je ne peux pas y vivre.
L’atmosphère y est trop dense, je n’arrive pas à y respirer.
Ce dernier est en train d’enregistrer les bagages des trois autres femmes
de sa vie pendant que Dawn et Karma retournent le hall de l’aéroport en
jouant à « chat ».
– J’espère en tout cas qu’on a su s’aimer assez et vous aimer assez pour
vous aider à vous construire, tes sœurs et toi, déclare ma mère. Ce qui
m’amène à ma deuxième recommandation…
– Je sais, continué-je en levant les yeux au ciel. Je devrais m’alimenter
mieux. Prendre l’air. Sortir de la ville.
– Ah, euh, non : ça, c’était la troisième, s’excuse ma mère. Ma deuxième
recommandation est en fait plus un constat : qui que soit ce garçon et quoi
qu’il ait fait, tu vas t’en remettre.
– Maman, je…
– Non, ne me dis rien, Lake. Je n’ai pas lancé ça pour te tirer les vers du
nez. Je voulais juste que tu te souviennes que ton cœur n’est pas en verre. Il
ne va pas se briser en mille morceaux. Ton cœur est fait pour ça : aimer,
souffrir, apprendre… Jusqu’à ce que tu trouves le bon.
Vraiment ?
Pourtant, j’ai l’impression que mon cœur s’est déjà brisé. Et a été mal
rafistolé, à la colle Cléopâtre, par un enfant de maternelle maladroit. J’ai
cette impression depuis bientôt six ans.
C’est pour cela que j’ai rompu avec Jarden, que j’ai quitté mon job, que
j’ai déchiré le chèque de dédommagement qu’il m’a fait parvenir. Que je
n’ai rien dit quand Venus m’a « remerciée ». Je ne veux pas lui laisser de
prise. Je ne le peux pas.
Je n’ai bien entendu pas dit à Nathalie que Zoey et Jarden n’étaient pas
un couple conventionnel, qu’ils avaient un arrangement qui leur permet
d’aller voir ailleurs. Je n’ai pas non plus expliqué ce qui s’était réellement
passé entre nous. C’est tellement intime que, même à Gigi, j’ai refusé de
dire la vérité. J’ai donné une version édulcorée des faits – il était casé,
j’allais souffrir, je suis partie avant que ça ne se produise. Gigi a accepté
cette version officielle. Quant à Nathalie, elle a pris une grande décision :
démissionner, elle aussi.
D’ici là, elle a décidé de développer un service traiteur. Qui sait ? Peut-
être même qu’avant la fin de cette nouvelle année, c’est elle qui me
proposera des extras ?
Izzie Pearson.
– L’écologie sera bien entendu mon autre grande priorité. C’est pourquoi
le soutien d’Ambrose Tech est précieux à mes yeux. Jarden, quelques mots
peut-être sur le projet Clear the Ocean, que nous espérons mettre en place
durant mon mandat ?
Tout le monde applaudit, moi comprise. Puis Davis invite les gens à
reprendre leur conversation – et à faire un don pour sa campagne. Un
brouhaha s’élève de nouveau dans la salle de réception. Izzie se tourne vers
moi.
– Mon génie de frère… Occupé à inventer des moyens de sauver le
monde pendant que mes recherches à moi se portent sur la façon la plus
efficace de sécher les cours sans me faire prendre.
– Je suis certaine qu’il est fier de toi, affirmé-je, sans trop savoir d’où je
sors ça.
J’en suis pourtant convaincue depuis le soir où je l’ai vue chez lui.
– Lake… murmure Jarden alors que je me retourne pour lui faire face.
Je ne peux pas.
Une expression ombrageuse passe sur son visage, son beau visage de
sculpture grecque. Je me mords la lèvre, je m’en veux d’avoir dit cela –
même si c’est la vérité. Surtout parce que c’est la vérité. Que cela met à nu
le déséquilibre entre nous. C’est lui, le milliardaire sublime que toutes les
femmes veulent mettre dans leur lit, quitte à tout vivre, tout accepter. Moi,
je suis la fille des plantes. La fille du bar. La fille du tex-mex. La girl next
door.
Enfin démêler devant lui ce que je ressens, et que j’étais incapable de lui
dire la dernière fois.
Même si, en le contemplant, des images me reviennent.
Est-ce que cela change quelque chose entre nous ? J’ai à peine le temps
de me poser la question qu’il me lâche, d’une voix étouffée :
Puis, sans attendre ma réponse, il tourne les talons. Sortant une nouvelle
fois de ma vie. Emportant me semble-t-il un nouveau morceau de moi.
23.
Jarden
Je l’ignore. Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé, cette fameuse nuit,
il y a un peu plus d’un mois. Je sais juste que j’ai franchi une ligne rouge.
Que je l’ai forcée à faire quelque chose pour laquelle elle n’était
visiblement pas prête. Que je suis devenu tout ce que je m’étais promis de
ne jamais être.
Mon ton hésite entre sévérité, agacement et colère. Et espoir. Parce que
ma vie serait tellement plus simple, si j’étais l’homme que ma sœur voit en
moi.
Et Lake est plus proche de son âge, de son univers, que du mien.
Je connais la réponse.
Le cadavre du type en question flotterait dans l’Hudson.
Qu’est-ce que j’ai fait, putain ? Comment est-ce que je peux réparer
cela ?
Lake
– Allô, Scott ?
– Lake, c’est toi ? hallucine mon ex. Attends, je sors du bar… Comment
ça va ? Je ne pensais pas que tu me rappellerais, vu l’heure.
– J’ai des choses à te dire, Scott, lancé-je d’un ton déterminé. Tu sais où
est-ce qu’on peut se retrouver ?
– Tu es où ?
– Central Park West.
– Attends-moi quelque part. Je prends un taxi. Je viens te chercher.
Scott semble trop heureux et c’est tant pis pour lui. Il croit quoi ? Que je
vais lui dire que je lui pardonne ? Pas question ! Je vais enfin lui faire face,
sans tenter de ménager notre « entente cordiale ». Je vais enfin lui dire qu’il
s’est comporté en minable, en lâche, et que je veux qu’il me foute la paix !
Que je ne suis pas sa victime !
Disant cela, il avance vers moi, attrape avec rudesse mon visage entre ses
mains avant d’essayer de m’embrasser. Je le repousse mais il tient bon. Une
expression mauvaise passe sur son visage alors qu’il me tient fermement,
plaquée contre la façade du building.
– Tu sais ce que je pense, Lake ? Je pense que tu m’as appelé parce que
tu as envie de jouer avec moi. Je pense que tu fais ça depuis le début, que tu
es une vraie salope et que, pour une fois, tu vas devoir assumer jusqu’au
bout ce que…
– Arrête, Scott ! crié-je en le repoussant cette fois plus violemment.
Lâche-moi tout de suite, espèce de mala…
Je n’arrive pas à le croire. C’est lui ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Il a
quitté la soirée il y a des heures !
Il est hors de lui, au point que même moi, qu’il vient de sauver, je
tressaille. Je l’observe, muette, alors que le véhicule se met en branle.
Jarden ferme les yeux. Son expression est douloureuse, violente. Son visage
magnifique me semble plus torturé que jamais. Sa mâchoire puissante et
contractée par la rage. Son nez noble et droit. Ses yeux couleur nuit, fermés,
comme s’il cherchait à retenir derrière ses paupières closes les éclairs et le
tonnerre qui grondent en lui.
– J’ai trois poussins dans mon panier, je n’en veux que deux, qu’est-ce
que je fais ?
– Qu’est-ce que… ? Quoi ? me demande Jarden les sourcils froncés.
– J’en pousse un, réponds-je avec le plus grand sérieux.
– O.K., très bien, je suis une gourde et j’ai des goûts de chiottes en mec !
rétorqué-je, ulcérée par ma propre bêtise, ma propre faiblesse de petite fille
naïve.
Comme s’il ne venait pas de dire un truc à vous faire voltiger l’estomac
et le cœur.
J’obéis, consciente que je suis en train de retourner dans cet endroit que
j’ai fui il y a quelques semaines à toutes jambes parce qu’il s’y est passé des
choses qui ont ouvert un abîme en moi. Un abîme d’incompréhension, de
peur, de questions sans réponses.
Comme : si j’ai aimé cela à ce point, est-ce que cela veut dire que je suis
comme Zoey ? Une Soumise, une masochiste ? Et si oui, si vraiment j’aime
être dominée, humiliée, objectifiée, qu’est-ce que cela dit de moi
profondément ? Est-ce que je pourrai un jour être cette femme libre, cette
artiste engagée que j’ai toujours voulu devenir ? Ces questions sont
abyssales, et j’y ai réfléchi jusqu’à la nausée sans trouver de réponse. Je
n’en peux plus. Alors pour rompre le lourd silence qui règne dans
l’ascenseur, je laisse libre cours à d’autres interrogations.
Même si cela m’a conduite là, sur ce palier. Même si remettre les pieds
dans cet appartement me rappelle des tas de souvenirs. Ses doigts, son sexe,
mes seins, sa voix. Nos corps. Ses cordes. Dans le hall de l’appartement,
j’hésite à enlever mon manteau et frissonne.
Après tout, si j’ai appelé Scott, c’était pour mettre de l’ordre dans ma
vie. Enfin assumer ce que je ressens, faire face.
Comme moi.
Jarden me débarrasse de mon manteau, me propose d’aller à la cuisine,
met en route la bouilloire, s’assure que je suis bien. Biscuits sur la table.
Thé. Il me demande si cela me dérange qu’il fume et sort une cigarette. Sa
main tremble un peu ; je ne sais pas pourquoi mais cela m’attendrit. Puis,
comme deux vieux amants, nous commençons à discuter dans l’intimité de
cette cuisine silencieuse, au beau milieu de la nuit, assis sur nos tabourets
autour de l’îlot central. Je lui dis tout. Sans hésiter, sans euphémismes. Ce
que m’ont fait ses paroles crues quand il est venu dans mon atelier. La façon
dont mon désir m’a dépassée. Dont je me suis jetée, inconsciente, dans ce
jeu que je ne maîtrisais pas. Dont cela m’a ébranlée.
Je ne sais pas ce que je veux. Cela fait des semaines que je ne sais plus
rien.
À part que j’éprouve quelque chose pour cet homme. C’est physique, et
c’est plus que cela. C’est physique, et c’est tout à la fois.
Je frissonne. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Pourquoi est-ce qu’il a
toujours l’air de considérer… qu’il est dangereux ?
Son éclat de voix résonne dans le silence. Son regard est farouche,
défiant.
L’heure bleue
Jarden
Sa bouche contre ma bouche. Son corps si fin, si fragile entre mes bras.
C’est quelque chose que je ne peux pas m’empêcher de vouloir depuis notre
rencontre. Seulement, dès que cela se produit, le monstre en moi se réveille.
Celui qui en veut plus. Celui qui rêve de faire bien pire que de l’attacher.
Celui qui veut la fouetter, la baiser jusqu’à ce qu’elle en ait mal, lui
interdire de jouir, ou au contraire la faire venir dix fois, vingt fois, jusqu’à
ce qu’elle ne puisse plus tenir sur ses jambes et qu’elle m’implore d’arrêter.
Son soupir me crée un élancement dans le ventre. Désir brut, sans fard,
animal.
Les mots sortent tout seuls, comme si c’était un autre qui disait cela. Et
pourtant, chacun d’eux est vrai. Depuis ce soir-là, dans son atelier, je ne sais
pas comment dire… Je la vois. Je vois tout ce qu’elle pourrait m’apporter.
J’ai l’impression qu’avec elle je pourrais enfin apprendre. Je pourrais
trouver le moyen d’endormir le monstre en moi.
J’opine.
– Je te l’ai dit : l’autre soir, quand tu as réagi comme ça, j’ai cru t’avoir
imposé notre rapport. Je suis beaucoup de choses, Lake, notamment avec
les femmes. Je suis dur, égoïste, insensible, un véritable connard. Mais je ne
suis pas un violeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai toujours pris
des Soumises expérimentées. Des femmes rencontrées dans des endroits
prévus pour ça. Des femmes qui se connaissent et savent ce qu’elles sont
prêtes à donner. Des femmes avec qui je peux être moi-même.
– Et tout va bien de ce côté-là ! Tu ne m’as pas violée, Jarden ! Ce n’est
pas parce que j’ai eu peur de moi, de nous, que tu as fait quelque chose de
mal.
Si. Parce que c’était moi qui menais le jeu, plus encore que d’habitude.
C’était à moi de guetter sa limite, de ne pas la pousser trop loin.
Mais j’ai échoué. Cette nuit-là : je n’ai pas su voir.
Elle martèle la fin de sa tirade d’un ton déterminé, avec ses sourcils
froncés qui lui donnent un regard tellement intense. Soudain, je m’en rends
compte, que cela, rien que cela, je ne l’ai jamais eu avec une autre. Je ne me
suis jamais intéressé à ce que mes Soumises pouvaient chercher dans cette
relation. Tout ce qui a toujours compté pour moi, ce sont trois mots : oui,
non, peut-être. Vert, rouge, jaune. Mais avec Lake, même avoir cette
conversation que j’appréhendais, qui me fait revenir sur une nuit qui me
hante depuis un mois… c’est passionnant. Je n’y peux rien : elle me
passionne.
– Dîne avec moi, lui proposé-je sans même savoir d’où cela sort. Ce soir.
Lake me regarde en battant des cils, de ses grands yeux bleus étonnés.
Son ton est doux, las, épuisé. Son regard fatigué me donne envie de la
prendre dans mes bras, de la réconforter – mais j’en suis incapable.
– Écoute, Lake, si tu veux vraiment qu’on fasse ça, qu’on réessaie, toi et
moi, je dois te connaître mieux. Y aller plus doucement.
– J’accepte ta proposition, déclare-t-elle posément. Mais à une
condition : que tu acceptes la mienne.
J’ouvre la bouche pour protester une énième fois. Lake lève la main pour
m’intimer le silence.
– Garde les clés, tu me les rendras ce soir. Je passe te prendre chez toi à
vingt heures. D’ici là, essaie de dormir.
– Et toi, glisse-t-elle d’un ton espiègle, essaie de ne pas trop penser à
moi…
Je ris en attrapant mon manteau. Bien sûr que je ne vais penser qu’à elle.
Je vais penser à elle ici, je vais penser à elle à deux pas de la chambre bleue.
Je vais penser à tout ce qu’elle attend de moi, à tout ce que je rêve de lui
faire. À tout ce qu’elle rêve peut-être que je lui fasse.
Peut-être que l’on peut y arriver. Peut-être que cela vaut le coup
d’essayer, elle et moi.
26.
W1CK3D
Jarden
Oui, je le sais.
Je sais aussi que Mal est aveugle en ce qui me concerne. Parce que, lors
de notre rencontre il y a dix ans, je lui ai sauvé la vie. Parce que je l’ai sorti
de la rue, que j’ai hacké le serveur du centre des affaires criminelles du
Massachusetts pour effacer son casier et le mien. Que je lui ai appris à
coder, offert une vie, un avenir. Si on ne s’était pas croisés, il croupirait de
nouveau en taule. Ou il serait déjà mort. De faim, de froid, d’un excès de
came ou autre.
Mais j’ai eu beau avoir fait disparaître toutes les traces de mon passé, j’ai
emporté la personne que je suis. Mes crimes. Mon hérédité. Ce que m’a
légué mon père biologique.
Jusqu’à Izzie.
Ses yeux jaugent tout ce qui l’entoure : le panier garni qui trône sur la
tablette, le coffret en bois posé juste à côté, les fenêtres teintées, la vitre qui
nous sépare du chauffeur.
Mon noir se perd dans son bleu lagon durant un long moment. Puis, avec
ses fines mains aux ongles peints en rouge, elle s’empare de la
télécommande, actionne le vibromasseur, le contemple. Elle repose le
coffret, glisse ses mains sous la jupe de sa robe et fait rouler sa culotte le
long de ses jambes interminables. Je comprends qu’elle a mis des bas.
Qu’elle s’est souvenue que je lui avais dit comme cela m’exciterait. L’idée
qu’elle ait fait cet effort me rend dingue. Quant au sous-vêtement qui tombe
à ses pieds, c’est une invitation à la débauche. Un string en dentelle rouge,
assorti à ses ongles et à la semelle de ses chaussures. Lake pivote vers moi
et, de façon provocante, écarte les genoux. Je durcis instantanément.
– Mets-le, me demande-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Je
veux que ce soit toi qui le fasses.
Sa voix voilée crée des élancements dans ma queue. Il y a chez cette fille
ce constant mélange d’innocence et d’audace qui ne cesse de me faire
bander. Je prends le vibromasseur, tends la main jusqu’à ses cuisses moites
et chaudes. Puis je le lui enfonce, lentement, avec un geste sûr, jusqu’à ce
qu’il trouve sa place. Lake frémit mais ne quitte pas mes yeux. Elle remonte
son string, comme si elle avait déjà vécu ce genre de situation cent fois, et
me demande si je peux actionner la télécommande.
Elle secoue la tête mais je lui montre rapidement qu’elle a tort car, dès
que l’objet en acier se met à vibrer en silence dans l’intimité de son sexe,
l’effet se fait sentir. Elle tente de soutenir mon regard, en vain. Elle finit par
fermer les yeux et retenir un gémissement. J’augmente la vitesse : sa
bouche rouge, humide, s’entrouvre, et elle pousse son bassin vers moi,
comme si elle appelait ma queue. Avec n’importe quelle femme, je
prendrais mon pied à arrêter là, à la frustrer. Pas avec elle. Avec elle, mon
sexe hurle de désir et tout ce que je veux, c’est la baiser sauvagement à
l’arrière de la limousine.
Afin qu’elle ne me dise plus jamais « oui » quand, en réalité, elle ressent
« non ».
– Ça vient de mon enfance, je crois. J’ai vu des choses difficiles. La
misère, la violence. Très tôt, je me suis dit qu’il fallait que je fasse mon
maximum pour changer le monde. Dès la naissance d’Izzie, en fait.
– Tu l’aimes énormément, ta sœur.
– Elle est ce qui compte le plus à mes yeux, réponds-je avec une
honnêteté totale qui me change.
– Je comprends, elle a l’air formidable. Très différente de toi…
– Tu trouves ? ironisé-je.
Lake rit. Son rire est comme la rivière de son enfance qu’elle a décrite.
Une cascade d’eau vive et fraîche.
C’est une plaisanterie, bien sûr. Mais Lake ignore à quel point elle vient
de viser juste. Une fois de plus, sa perspicacité me déroute. La justesse de
ses intuitions – qui ne sont en réalité que la manifestation de son esprit
analytique. Comme un ordinateur, Lake Foreman scanne les humains,
relève les incohérences, traite les données et déduit.
Je sais qu’elle fonctionne comme cela. Je le sais parce que je suis pareil.
– Nous n’avons pas le même père, Izzie et moi, déclaré-je d’un ton que
je réussis à garder neutre. Le sien est malheureusement mort il y a trois ans.
Il s’appelait Richard, Richard Pearson. J’ai pris son nom parce que c’est lui
qui m’a reconnu et élevé. C’est cela, mon grand secret, ajouté-je dans le but
très clair de faire écran sur tous les autres pans de ma vie. Ma mère m’a eu
hors mariage, avec un autre, mais… Comme je te l’expliquais plus tôt :
milieu de fervents catholiques, déclaré-je en haussant les épaules. Ils nous
ont caché la vérité, à ma sœur et moi. Je l’ai découverte quand j’avais
15 ans. Izzie, elle, l’ignore toujours. Je pense que c’est pour le mieux :
maintenant que Richard est mort… Elle risquerait de lui en vouloir, et c’est
dur d’en vouloir aux morts.
– Jarden… Je suis désolée. Je me sens tellement idiote !
– Ne le sois pas. Je ne le suis pas. J’ai certainement eu une vie plus
heureuse comme cela. Richard a fait ce qu’il a pu. C’était un homme bien.
Et Izzie l’adorait.
– Et toi ? me demande-t-elle avec compassion. Tu as trouvé ton vrai
père ?
– Géniteur, la corrigé-je en me rembrunissant. Oui, j’ai trouvé qui c’était.
– Tu n’as pas à m’en dire plus. Je suis désolée si j’ai été trop curieuse.
– Tu n’as pas à l’être, réponds-je en lui prenant la main par-dessus la
table. Tu as le droit de savoir avec qui… Tu as le droit de savoir qui je suis,
me reprends-je.
Elle dit cela d’une voix profonde, et son regard étincelle. C’est sexy, très
sexy. Surtout quand, ensuite, elle lèche sensuellement sa cuillère pleine de
crème fouettée.
Comme un oracle
Lake
– Votre taxi est là, monsieur Pearson, nous annonce le maître d’hôtel tout
en m’aidant à passer mon manteau. J’espère que votre invitée et vous-même
avez passé une bonne soirée.
À la tête qu’ils font, je comprends que mes deux amis reconnaissent son
nom. Ils se présentent à leur tour et s’emballent : il faut absolument que l’on
vienne, cela va être génial, cela fait des semaines qu’il faut que l’on se
refasse une soirée… Inutile de dire que j’avais d’autres projets en tête…
Mais Jarden semble tenté par la proposition.
Jarden me refait face, de son air impénétrable et, sans me lâcher les yeux,
passe la main sous ma jupe. Tout mon corps palpite alors qu’il effleure mes
bas. Il sourit, l’air affamé, et monte la main jusqu’à mon sexe. Je frémis, me
tortille, pousse mon intimité vers sa main en le suppliant intérieurement de
me soulager. Il écarte mon string mouillé : je sens le vent glacé de l’hiver, je
devine ma moiteur brûlante. Jarden tire sur le cordon du vibromasseur et, le
plus naturellement du monde, le glisse dans sa poche.
– Tu ne vas pas me laisser dans cet état ? lui demandé-je sans y croire.
Je sens les larmes me monter aux yeux. Cela fait mal, bien trop mal.
Comme une enfant obstinée, je serre les paupières et secoue la tête. Je m’en
veux d’être à deux doigts de pleurer, mais ma frustration est trop intense.
C’est alors que je les sens. Ses doigts effleurant doucement mes lèvres,
les écartant, puis remontant le sillon de mon sexe jusqu’à mon clitoris
gonflé. J’ouvre la bouche pour laisser échapper un cri de plaisir mais Jarden
m’en empêche, plaquant son autre main contre ma bouche. Il commence à
me caresser, pressé contre moi, alors qu’à seulement un mètre de nous des
gens passent en riant, en discutant. Il suffirait qu’ils tournent la tête pour
nous voir. Et pourtant, je m’en fous, je me fous de tout. Seuls comptent en
cet instant les caresses de Jarden et son corps imposant contre le mien. Je
bouge mes hanches au rythme de sa main, gémis contre sa paume, ferme les
yeux et les rouvre d’un air suppliant qui signifie : « Encore, encore. » Le
plaisir monte à la vitesse d’une fusée. Il ne me faut pas trente secondes pour
être prête à exploser dans un orgasme démentiel. Jarden se penche alors à
mon oreille pour me susurrer :
– Ça ne te dit pas d’aller sur la terrasse ? Je crois que j’ai besoin d’une
cigarette, me confie-t-il. Ces gens commencent à me taper sur les nefs.
– On devrait y aller, non ? Moi aussi, je suis un peu… soûlée. Et pas au
virgin mojito, si tu vois ce que je veux dire.
– O.K., concède-t-il. Une clope, on salue tes amis et on décolle. En plus,
je te rappelle qu’on a laissé des choses en suspens, toi et moi.
– Parle pour toi ! glissé-je en souriant à son oreille.
– Non mais, tu te prends pour qui, espèce de malade ? C’est quoi, ton
problème ? Sérieux, quelqu’un connaît cette connasse ? Qui l’a invitée ?
C’est plus fort que moi : alors que ma peur bleue se dissipe, que
l’adrénaline retombe, les larmes me montent aux yeux. Pas à cause de ce
que me balance cette idiote bourrée jusqu’à l’os, qui ne se rend même pas
compte d’à quel point leur jeu aurait pu mal tourner. Mais à cause du
soulagement.
Il aurait pu la tuer.
Elle est hors de danger et passe ses nerfs sur moi, alors que je n’ai
qu’une envie : éclater en sanglots comme on le fait après une grosse
frayeur. Sans réfléchir, je tourne les talons, quitte l’immense terrasse et
fends la foule d’allumés dans le salon pour récupérer mon manteau dans
l’entrée. Puis je m’enfuis, la tête vide, dans l’escalier que je n’allume même
pas. Seulement, alors que j’atteins le troisième palier, la minuterie se
déclenche.
Je me déteste.
Mais je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à lui dire ce que j’ai vu, sur cette
terrasse. Le corps de cette fille cinq étages plus bas, dans une position de
pantin disloqué que je connais trop bien, au milieu d’une mare de sang noir.
– Jarden… S’il te plaît… Arrête-moi un taxi. Il faut que je rentre. Je suis
désolée, si tu savais… je ne voulais pas gâcher une soirée si parfaite…
– Tu veux rire ? D’une, tu n’as rien gâché : la soirée a cessé d’être
parfaite au moment où cette bande d’idiots a commencé à se croire dans
Scarface. Je ne supporte pas la drogue, surtout prise par des cons : cela les
rend encore plus rébarbatifs.
C’est idiot mais je cesse enfin de pleurer, laisse même échapper un petit
rire tout en essuyant mon nez rougi et probablement un peu morveux.
– De deux, je ne sais pas ce qui s’est passé là-haut mais une chose est
sûre : je ne te laisse pas rentrer et dormir seule dans cet état. Viens à la
townhouse. Je te ferai une tisane, on dira du mal des gens.
– Non, Jarden, je ne peux pas…
– Foreman, je ne veux rien entendre. Tu dors chez moi, un point, c’est
tout.
28.
Lake
Parfois, on croit connaître les gens dans leurs moindres détails, leurs
moindres traits, et l’on découvre en les regardant dormir que c’est faux. Par
exemple, Jarden a deux visages. Celui de l’homme inflexible, sûr de lui,
protecteur. Et celui de l’enfant vulnérable dont on voudrait s’occuper. Une
face diurne, une autre nocturne. Une où ses yeux ombrageux prennent toute
la place, une autre où ils sont retranchés derrière des paupières aussi fragiles
que du papier de soie.
O.K., c’est moche, mais je ne suis pas mécontente qu’il dénigre Zoey.
Jarden bascule à son tour sur le côté et laisse courir son doigt sur mon
épaule nue.
– Zoey et moi, c’est fini. Nous avions un contrat, elle l’a trahi en se
mêlant de mon histoire avec toi. La confidentialité de nos rapports était la
première des règles.
– Tu as beaucoup de règles.
– C’est vrai, répond-il en guise d’esquive.
Je ris.
– Ne joue pas les idiots. Ce que je veux dire, c’est : comment ça se fait ?
Toutes ces lois implicites, ces accords, ces consignes ?
– Disons que j’obéis à un… code.
– Un code ?
– Un ensemble de règles que je me suis fixées il y a longtemps. Pour être
sûr de ne pas perdre le contrôle.
Jarden m’écoute, réellement attentif. J’ai cru percevoir hier que mon
enfance, tellement différente de la sienne, l’intéressait vraiment.
– On s’est éloignés au collège. Tyler était très beau, il avait des origines
Seneca comme moi, mais disons que sa puberté a été plus heureuse. Il était
très grand, costaud, sportif, avec des yeux noirs magnifiques et des cheveux
de jais.
– Tu ne devais pas être mal, non plus, lance Jarden, dont les yeux
sourient.
– Détrompe-toi ! J’étais une vraie mocheté. Dents de traviole, acné,
cheveux gras : toutes les plaies de la nature me sont tombées dessus. En
plus, j’avais un an d’avance et je suis de la fin de l’année, alors j’étais
toujours la gamine de service. Ce n’est pas la raison de mon éloignement
avec Tyler, mais disons que me sentir si mal dans ma peau m’a renfermée.
Il était toujours gentil avec moi mais j’y voyais de la pitié. Ses autres amis
populaires se moquaient de moi et même s’il prenait toujours ma défense,
c’était terrible. D’autant plus terrible que j’étais raide dingue de lui et que
ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Mais, par une sorte de
fierté mal placée, je l’évitais. Pardon, je me perds dans des détails inutiles…
Parce que je veux éviter le cœur du sujet. Je veux éviter cette nuit-là.
– L’été après la seconde, les choses ont changé pour moi. Je suis
devenue… eh bien, jolie, j’imagine. J’ai commencé à traîner avec les élèves
cool de Fairfax High. À faire des trucs d’ado normale : expéditions
nocturnes, bains de minuit, beer pong, action ou vérité… Je préférais
toujours la solitude, pour être honnête. Dessiner, me balader dans la
campagne, lire les sœurs Brontë… Mais traîner avec ce groupe me
permettait de voir Tyler.
Ma voix s’étrangle sur son prénom. Une boule dans la gorge, étouffante
comme du coton, m’empêche de poursuivre pendant plusieurs secondes.
Jarden attend, patiemment.
Ma gorge se resserre.
Jarden s’est lui aussi redressé et, au milieu de ma litanie de « je ne sais
pas », me prend dans ses bras. Non, il ne me prend pas dans ses bras : il me
serre. Fort. Pour me rappeler que je suis ici, avec lui, dans cette chambre, et
non à Fairfax il y a plus de six ans, penchée au-dessus du vide, en train de
regarder le corps de mon ami d’enfance, mon tout premier amour,
désarticulé à mes pieds, gisant dans son propre sang.
Je sais bien que c’est ridicule. Je n’ai pas la réponse, et Jarden non plus.
Peut-être qu’il y a dans l’univers une force supérieure qui a créé tout ça, le
monde et ses beautés, le monde et ses tragédies, qui a créé le hasard et le
chaos… Mais même si une telle force existe, je doute qu’elle en sache plus
de ces deux corps pratiquement nus et enlacés dans ce lit d’une maison de
Manhattan. Alors je laisse de côté la colère et la révolte et prends ce que le
hasard et le chaos m’ont donné pour l’heure : les bras de Jarden pour me
tenir. Son épaule pour pleurer. Mes larmes intarissables sur son tatouage en
forme d’ailes alors qu’il me berce et m’assure d’une voix douce qu’il
comprend.
– Il est mort il y a quatre ans, finit-il par lâcher. On ne se voyait déjà plus
à l’époque, on a eu… des désaccords quand j’ai lancé ma boîte. Je crois que
mes choix de vie l’ont déçu. Qu’il aurait préféré que je mette mon talent
pour l’ingénierie au service d’autres causes, plus nobles.
– Un peu plus nobles ? Mais… Qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus noble
que nettoyer les océans ? Dépolluer l’espace ? Travailler à rendre meilleure
la société dans laquelle on vit ?
– Cole était… compliqué, commence à m’expliquer Jarden. Notre amitié
était compliquée. C’était un utopiste. Un anarchiste. Il ne voulait pas
changer le monde tel qu’il est : il ambitionnait de façonner un nouveau
monde. Le monde tel qu’il faudrait qu’il soit. Et pendant longtemps, j’ai
partagé cette ambition, m’avoue-t-il.
– Qu’est-ce que ça veut dire, « le monde tel qu’il faudrait qu’il soit » ? Je
ne comprends pas.
– Un monde juste. Sans qu’une petite partie de la planète exploite le reste
de l’humanité. Sans que des gens souffrent au profit d’une poignée de
privilégiés. Sans que les ressources soient systématiquement pillées et des
individus, des nations entières étranglées par les dettes ou maintenues dans
des situations d’esclavage plus ou moins conscientes et volontaires… Je ne
sais pas, je ne saurais plus te dire. C’étaient mes idées à l’époque, mais j’ai
changé. J’ai compris, avec le temps, que je ne suis pas Dieu. Que je ne peux
pas sauver l’humanité entière : juste contribuer à améliorer les choses dans
la mesure de mes capacités. Mais ce changement de perspective a fait qu’on
s’est perdus de vue, Cole et moi.
En disant cela, sans même s’en rendre compte, Jarden porte la main au
tatouage sur son pectoral. Là où s’étalent les mêmes lettres que sur les
phalanges de Mason : « EWMN ». Jarden frotte l’inscription du revers de
son pouce, deux fois, comme s’il espérait l’effacer. C’est un geste tout à fait
inconscient, j’en suis persuadée, mais soudain une question s’impose à
moi : est-ce que ce tatouage a à voir avec l’organisation en question ? Celle
de ce fameux Cole ?
– Isobel Katharina Pearson, on peut savoir ce que tu fais ici, et pas dans
le Vermont alors que la rentrée des classes est dans exactement vingt
heures, trente-deux minutes et quarante-sept secondes ?
– Eh là, mollo sur les chiffres, Rainman… J’ai passé une nuit
abominable dans la limousine des parents de Grace, sur des routes
verglacées, et je n’ai rien d’autre que du café instantané dans le sang.
– Heureusement, Grace était sur le même vol que moi, poursuit Izzie.
Elle a prévenu ses parents, et leur chauffeur est venu nous chercher en
voiture. On est arrivés à New York en milieu de nuit, alors j’ai préféré
dormir chez elle.
– Et tu n’as pas pensé à m’appeler ? demande son grand frère outré.
Putain, Izzie, tu sais bien que quoi qu’il arrive…
– Je savais que tu avais un rancard, le coupe la jeune fille. Pas la peine de
nier, Mason t’a balancé. Je ne voulais surtout pas interrompre cet
événement ! Une tempête de neige sur la côte est en hiver, c’est d’un
banal… Alors que mon frère qui s’intéresse à une nana qui a plus de trois
mots de vocabulaire et qui connaît probablement toutes ses tables de
multiplication…
Je connais bien peu de choses sur l’énigme Jarden mais, s’il y a bien un
truc dont je suis certaine, c’est qu’il n’a aucune envie que j’entende sa
sœur parler de cela. De nous.
Je décide donc de me rhabiller, moi aussi à la va-vite et de me montrer.
Enfin… en laissant tomber les bas. Et en nouant une des chemises de Jarden
par-dessus la robe prêtée par Dylan hier après-midi en catastrophe.
Ç’a du bon, une copine fashion victim qui fait la même taille que vous.
– Il n’y a pas grand-chose à raconter. Dîner plus ciné, dans la plus pure
tradition du premier rendez-vous, lancé-je en m’engageant dans les
escaliers.
Parce que c’est comme cela. Et chaque seconde qui passe, un peu plus
encore.
Lake
– Tu as l’air radieuse, note Ashley. Cet œil qui brille, c’est bon pour les
pourboires. C’est ce mystérieux garçon dont tu m’as parlé qui te met dans
cet état ?
– Non, il est encore en Californie. Je ne l’ai pas vu depuis ce fameux
premier rancard.
– Alors, tu t’es trouvé un amant ?
– Mieux que ça, déclaré-je d’un air mystérieux avant de lui lâcher la
raison de ma bonne humeur à l’oreille.
Ashley pousse un cri de joie et se jette à mon cou. C’est l’une des plus
anciennes serveuses de chez El Bandito. Bientôt sept ans de bons et loyaux
services, afin d’élever ses deux enfants, de payer son loyer ainsi que le
détective privé censé mettre la main sur son ex-mari et les pensions
alimentaires impayées.
– Raconte !
Alors que l’on dresse les tables, je lui détaille mon entretien chez Maisel
& Goldberg, la prestigieuse galerie qui m’a contactée lundi. Ils cherchent
une hôtesse pour treize heures hebdomadaires, avec un salaire de dix-sept
dollars de l’heure. C’est Samuel Werner, le galeriste de Jarden, qui a
suggéré mon nom.
Jarden.
Elles se sont multipliées quand, dimanche soir, j’ai tapé « EWMN » dans
mon navigateur de recherche. Au début, je n’ai rien trouvé de probant.
Eshkol-Wachman Movement Notation, un des critères de diagnostic du
syndrome d’Asperger dans le DSM-IV. European Water Management
News, une association environnementale européenne. Rien en ajoutant
« organisation politique », « Jarden Pearson » ou « Mason Ward » dans les
critères de recherche. Mais quand j’ai ajouté la mention « terrorisme », je
suis tombée sur l’E.W.M.N. Army, un groupuscule actif durant quatre
années. E.W.M.N. Army est mentionnée dans deux articles : un sur un
scandale sanitaire dans le Colorado – une usine déversait ses déchets dans
une rivière d’eau potable. Un autre sur une affaire pharmaceutique : un labo
a commercialisé pendant plus de vingt ans un médicament malgré les
risques d’A.V.C. qu’il représentait et dont le fabricant était parfaitement au
courant. Le point commun entre ces deux affaires ? Elles impliquent des
groupes industriels importants et elles ont été révélées par une source
anonyme, documents de preuve à l’appui : l’E.W.M.N. Army. Aucune
mention de terrorisme dans ces articles, et aucune mention d’actes
répréhensibles de la part du groupuscule à part l’usage du hacking contre
des corporations criminelles. Pourtant, c’est ce que je découvre de plus
probant quant à la signification de ces quatre lettres par rapport à ce que
Jarden m’a rapporté. Cela semble surréaliste. Oui, j’ai bien compris que
Jarden et Mason étaient des sortes de génies de l’informatique mais, en
dehors de cela, rien ne permet de les relier à ce groupe.
La neige et la nuit
Lake
La sculpturale blonde rit aux éclats alors que Jarden décrète que cela
suffit, me soulève comme un paquet et me pose sur la banquette arrière de
la limousine.
Pourtant, après un verre de vin pris à deux dans le Jacuzzi puis un dîner
de fruits de mer face à la vue imprenable, alors que Jarden sirote un cognac
pendant que nous sommes assis devant le feu de cheminée, je me dis que ce
n’est pas un rêve : c’est simplement la vie de Jarden – c’est-à-dire la
mienne, durant le temps où il voudra bien la partager. Toute la soirée, nous
nous sommes raconté notre semaine. Ses projets, les miens. La Silicon
Valley. La galerie Maisel & Goldberg. Comme si échanger des nouvelles,
notre quotidien, était la chose la plus naturelle au monde. Au point que
toutes les interrogations qui m’ont taraudée la semaine me semblent à
présent accessoires. Je ne veux pas me plonger dans le passé, le sien ou le
mien : pas ce soir. Qu’est-ce que cela peut faire, s’il a fait tomber il y a huit
ou dix ans des sales types, des criminels en col blanc ? S’il refuse
aujourd’hui d’en parler ? Je veux juste profiter du feu qui crépite, du disque
de Nina Simone que nous écoutons, de sa présence. De cette paix.
– Au jeu de celui qui est le plus heureux, je crois que je gagne haut la
main, monsieur Pearson.
– Lake, commence-t-il en se redressant, l’air mal à l’aise. Lake, il faut
qu’on parle.
Mon cœur rate un battement. Je sais que ce genre d’introduction est
rarement bon signe. Je me redresse à mon tour et toise Jarden, anxieuse. Il
prend ma main dans la sienne avec une douceur, une tendresse que jamais je
n’aurais pu imaginer il y a dix jours à peine. Pourtant, j’ai peur de ce qui va
suivre. J’ai peur parce que c’est Jarden. Qu’il va vite, plus vite que moi.
Qu’il a déjà eu mille vies et qu’il va encore en vivre mille autres. Qu’il a eu
mille femmes. Mille idées. J’ai peur parce que je sais que, un jour, il va se
lasser. S’ennuyer de moi, de ma banalité, de ma lenteur.
J’ai peur parce que c’est le genre d’homme qui peut sortir de ma vie
comme il y est entré : en un claquement de doigts.
Contrat de soumission
Déclaration préliminaire
Il est entendu entre les parties que ce contrat a une valeur morale. Il n’a
aucune valeur légale au sens strict de la loi.
1. Clauses communes
c. Le contrat ne peut être modifié que par l’accord des deux parties.
1.1 Le Maître s’engage à tenir compte dans ses exigences des obligations
familiales et professionnelles de la Soumise.
1.2. Le Maître dispose de tous les pouvoirs sur sa Soumise au plan physique
et sexuel. Cela inclut toutes formes de pratiques, sexuelles ou non,
d’humiliations et de punitions qu’il jugera appropriées, y compris
virtuellement.
– C’est moi que je veux contrôler, Lake ! Toutes ces limites sont pour
moi. Ce cadre : pour moi. Et il vise à te protéger, toi ! Si tu as besoin qu’on
change les clauses, qu’on les réajuste à ton désir, je le ferai sans hésiter :
c’est même tout le but de ce week-end… Mais on ne peut plus rester dans
ce flou !
– Je n’ai pas besoin d’être protégée de toi, Jarden, réponds-je en secouant
la tête.
Je sens que ma voix vacille un peu. Que les larmes ne sont pas loin.
Je m’interromps alors qu’il fonce sur moi, me prend par les épaules, me
secoue en criant.
Ça y est, je me suis mise à nu, j’ai tout donné, je me suis donnée, moi, et
ne sais pas du tout à quoi m’attendre de sa part. Mais en une fraction de
seconde, il traverse la pièce, m’enlace, m’embrasse avec toute la fougue
d’un premier baiser. Le premier baiser que je n’ai jamais eu, le premier
baiser qui a été anéanti par la mort de Tyler, ce premier baiser qui vous
change, qui change une vie. Je le reçois là, ce soir, de cet homme que j’ai
pourtant déjà embrassé. Parce qu’il n’y a jamais rien eu avant, jamais : seul
cet instant compte. J’ai le cœur retourné, les genoux qui tremblent, peur de
l’inconnu, et je vibre. Je vis. Si fort. Avec lui.
Sans défaire notre étreinte, nos pieds bougent, esquissent une danse
maladroite qui nous fait contourner la table basse, le canapé, et nous mène
jusqu’à la chambre. Son talon pousse la porte, ma hanche la bouscule, nos
corps enlacés l’enfoncent, nous tourbillonnons à l’intérieur de la pièce.
Jarden me pousse sur le lit, je tombe doucement sur le matelas accueillant.
Puis il grimpe sur moi, avec sa souplesse fauve, et son corps d’athlète me
surplombe.
Pour lui donner ce qu’il veut, et que j’ai appris moi aussi à vouloir plus
que tout dans ses bras.
– Parce que c’est ce dont j’ai envie, ajouté-je en l’attirant à moi. Que
vous me dominiez.
– On va utiliser ton safeword, réplique-t-il de voix rauque et virile.
Comme on l’a fait jusqu’à présent.
Il avance d’un pas vers moi. Son aura m’enveloppe. Je devine déjà la
chaleur de sa peau.
Il tire plus fort, me fait plus mal, et mon corps entier s’embrase. J’aime
sa dureté. J’aime qu’il existe quelque chose en nous, entre nous, qui me
pousse à me soumettre. Jarden m’attrape par le cou, sans serrer, mais avec
dureté.
– Tu sais que j’aime les cheveux lâchés. Alors qu’est-ce que tu attends ?
– J’attendais que vous me le demandiez, monsieur, réponds-je en
haletant.
Timidement, je me retourne.
Plaisir.
Le mot ne veut pas sortir. Il reste coincé dans ma gorge, dans toute sa
crudité, dans toute son étrangeté.
Je me sens plus remplie que jamais et pourtant, déjà, j’en veux plus.
Je me reprends immédiatement.
J’ai envie de pleurer tant je me sens vide. Tant je veux être remplie. Mais
cette frustration est de courte durée – le temps que Jarden prenne un
préservatif et un tube lubrifiant dans la table de nuit, l’enfile. Entre-temps,
je me suis étendue sur le côté et il vient s’allonger derrière moi. Il m’enlace
tendrement, son sexe tendu contre mes fesses, et commence à caresser mon
clitoris. Instantanément, je me mets à me convulser de plaisir en haletant.
Ce qu’il dit ne me rassure pas. Je n’ai pas envie d’avoir mal. J’ai juste
envie de le sentir. En profondeur. Là. Parce que c’est neuf, et que c’est lui.
Ses coups de boutoir se font de plus en plus violents mais cela fait
longtemps que son sexe en moi ne me fait rien d’autre que du bien. Il
pourrait y aller aussi fort qu’il veut… D’ailleurs, c’est ce qu’il fait et j’en
hurle de plaisir. Puis j’explose soudain, à la même exacte seconde que lui.
J’explose avec la même violence que ce que je viens de vivre. Des milliers
de pétales. Des milliers d’atomes. Des milliers de larmes. Rien n’a plus de
sens. Le monde est sens dessus dessous. Je suis passée de l’autre côté du
miroir et je ne suis pas certaine de vouloir en revenir un jour. Je ne suis pas
certaine de le pouvoir. Je ne gémis plus, ma bouche est vide, mais mon
cœur déborde.
Je l’aime.
Cette certitude s’impose à moi alors que je jouis. Je l’aime. « Je t’aime. »
C’est tout ce que je voudrais lui dire alors que je me rassemble après ces
longues secondes. Ça, mais aussi : « Merci de m’avoir fait vivre cette
expérience. Merci de m’avoir fait connaître cette intensité. Merci de
m’avoir faite tienne. Prends-moi dans tes bras. Ne me quitte jamais. » Sauf
que je ne dis rien. Je le laisse se retirer, m’attirer à lui, face à face, et me
serrer contre son corps.
Cela ne va pas parce que je t’aime. Cela ne va pas parce que je viens
juste de m’en rendre compte. Tout comme je me viens de me rendre compte
que tu ne m’aimeras probablement jamais. Qu’il n’a jamais été question de
cela entre nous, tu t’es montré clair dès le départ ; tu ne m’as jamais fait
miroiter un conte de fées. Et cela me blesse bien plus que tout ce que tu as
pu mettre dans ton foutu contrat. Bien plus que tout ce que tu pourrais
jamais me faire.
Mais ça, je ne le dis pas. À la place, je me love dans ses bras et,
timidement, je réponds :
Jarden
J’ai passé la nuit à la regarder dormir. À essayer de guetter sur son visage
ce à quoi elle pouvait bien rêver. À essayer de comprendre ce qui se passe
en moi. La façon dont elle me bouleverse. Ce à quoi je serais prêt à
renoncer pour elle.
Car certes, elle a signé ce foutu contrat, les yeux fermés. Elle l’a signé
sans lire la clause 1.10 : « La Soumise ne peut toucher ni même effleurer
son Maître sans autorisation expresse de sa part. » Elle a signé la clause
1.13 : « La Soumise s’engage à toujours s’adresser à son Maître avec
respect et s’engage à ne communiquer son avis que sur demande du
Maître. » Elle a signé la clause de confidentialité. Elle a signé le
renoncement à sa liberté au profit de ma jouissance. Elle a signé ce que tant
d’autres femmes ont signé avant elle. Mais sans comprendre ce que cela
implique vraiment, sans même s’en préoccuper.
J’ouvre les yeux sur ces questions. Il est onze heures : j’ai dormi trop
tard mais j’ai dormi trop peu. Son corps a obsédé le mien jusque dans le
sommeil. Je me lève, elle n’est plus dans le lit. Je m’habille tranquillement,
retourne dans le salon. Je la vois dehors, en train de prendre son café, assise
sur le rebord de la baie vitrée, emmitouflée dans son anorak. Ce n’est
qu’une gosse. Une petite chose dotée d’une trop grande intelligence, d’une
trop grande sensibilité, d’un trop grand talent. Elle ne peut pas contenir tout
cela, même si elle essaie. Malgré ses fêlures, malgré ses fragilités : elle
incarne toute la grâce et la joie du monde, tout en symbolisant le courage
qu’il faut pour affronter ce dernier.
Je fouille dans un des sacs, et sors l’écrin que je voulais lui présenter hier
soir. J’attrape ma veste d’aviateur, enfile mes boots, agrippe le contrat, vais
la rejoindre. Je sais que je n’ai plus le choix : puisque j’ai perdu le contrôle,
je dois le lui laisser. C’est l’histoire classique : celle du Dominant qui s’est
laissé dominer.
– Oui.
– La première concerne l’E.W.M.N. Army. Je veux que tu comprennes
ce que c’était et pourquoi il serait dangereux d’en reparler un jour. Tu as
sans doute lu ces deux articles que je n’ai pas réussi à faire tomber.
L’histoire de compagnies puissantes mises à mal par nos activités, et qui
n’ont pas fini de vouloir nous le faire payer. À l’époque, on était
intouchables. Invisibles, incorruptibles. On vivait dans des immeubles
vides, souvent des bureaux désaffectés. On changeait régulièrement
d’endroit, on vivait retranchés derrière des Firewall et des V.P.N.
impossibles à craquer. On était insaisissables parce que rien n’avait de prise
sur nous à part notre idéal. On peut arrêter des hommes, expliqué-je, les
museler, les tuer, mais on ne peut pas arrêter une idée. C’était ça, notre
force. Mais avec les années, le groupe s’est mis à avoir… d’autres types
d’activités. Cole clamait que, pour lancer une révolution, il faut des
contacts, des alliés, de l’argent. L’argent, il l’a trouvé en se servant des
malversations qu’on découvrait, non plus pour les dénoncer mais pour faire
chanter leurs auteurs. Et je te parle de gens qui ont tous les pouvoirs. Qui
possèdent ton ordinateur, ton téléphone et son contenu, ta carte d’assurée
sociale. Qui possèdent parfois des pays, des armées.
– La deuxième chose dont je veux te parler, c’est les raisons qui font que
je suis comme je suis. Que j’ai besoin de ce cadre dont je te parlais hier. Je
t’ai déjà dit que Richard n’était pas mon père biologique. C’est quelque
chose que j’ai compris très tôt. D’abord parce que Richard et ma mère ont
les yeux bleus, tous les deux, et que les miens sont noirs. C’est une équation
quasi impossible : je l’ai découvert en entrant au collège, quand je me suis
intéressé aux bases de la génétique en cours de biologie. J’ai tout de suite
vérifié mon acte de naissance : comme c’était bien le nom de Richard
inscrit dessus, j’ai tenté d’en avoir le cœur net. J’ai demandé à mes parents
leur groupe sanguin en prétextant un projet pour l’école. AB pour Karen,
B+ pour Richard. J’ai fait tester mon propre sang via un site Internet : ça ne
m’a coûté qu’une centaine de dollars, que j’ai obtenus en hackant le compte
en banque d’un de mes profs. Je suis AO. Le A, je le tiens de Karen, ma
mère. Le O, lui, vient d’ailleurs.
Je ne trouve pas les mots pour dire ce que cela peut représenter, quand on
n’a soi-même jamais été pris dans les bras, jamais cajolé, jamais embrassé,
même par sa propre mère. La fragilité d’un nourrisson. La façon dont cela
vous brise le cœur. L’adoration avec laquelle vous regarde un bébé d'un an,
deux ans. La magie de voir un enfant grandir, apprendre. Les premiers pas.
Les premiers mots. La première ligne d’écriture, tracée en bâtons
maladroits. Ce moment où tous les possibles sont encore ouverts. Et puis
cette radicalité, chez les gosses. Leur confiance en la vie, en l’humain, en
l’avenir.
– C’est quand j’ai eu 15 ans que j’ai appris la vérité sur les circonstances
de ma naissance, expliqué-je à la place. En surprenant une conversation
entre mes parents. Comme tu le sais, j’étais un ado difficile. Et après la
suspension de trop, ma mère s’est inquiétée. Elle a voulu m’envoyer voir un
psychiatre. Elle avait peur que je ne sois comme mon géniteur. Je l’ai
entendue en parler avec Richard, un soir. Elle a dit…
« Et si Jarden était comme lui ? Comme son vrai père ? Un… »
Je lâche le mot comme s’il était fait de cailloux, de sable, de terre, puis
marque une pause. Je me demande comment va réagir Lake. Mais elle ne
dit rien : elle m’observe, fixement, et j’ose à peine la regarder en retour. Je
pense à tout ce que je passe sous silence : qu’avant que ma mère ne dise
cela, oui, j’ai bien vu son foutu psy. Que c’est lui qui a découvert mon Q.I.
anormalement élevé. Que c’est aussi lui qui a livré à mes parents les
conclusions qui ont achevé de les faire paniquer : défiance face à l’autorité,
impulsivité, absence de culpabilité, personnalité dissimulatrice et
manipulatrice… Tous les signes de la sociopathie précoce.
J’ai une grimace douloureuse et une vague envie de gerber alors que je
précise :
***
Le type en sang à mes pieds. Son visage en bouillie. Son souffle
rauque. Les sirènes au loin. Une vision d’horreur – mais rien de
comparable à la vidéo de ce qu’il a fait à cette gamine. Sa propre
fille.
***
– Je n’ai jamais fait quoi que ce soit d’approchant à une femme que ce
que faisait mon père, jamais. Mais crois-moi, je sais ce que j’ai en moi. Pas
besoin de se fier à mes gènes : le psy l’avait vu, et tous les gens que j’ai
détruits l’ont vu aussi. Mais j’ai trouvé une méthode, ajouté-je. Un moyen,
un seul, d’être sûr de ne jamais faire subir ça à quiconque. De ne jamais
laisser la violence m’échapper. Et la domination en fait partie. C’est le seul
moyen, insisté-je. Le seul moyen de laisser s’exprimer ce que j’ai en moi,
en étant sûr que jamais, jamais je n’empiéterai sur le consentement de
quiconque. Le tien plus que tout autre. Alors s’il te plaît, me ressaisis-je, lis
ce putain de contrat. Lis-le en détail. Dis-moi ce que tu acceptes, raie ce que
tu refuses. Trouvons tes limites, nos limites. Et ensuite, seulement ensuite…
Tu pourras porter ça, ajouté-je en lui tendant le contrat et l’écrin.
Je sais également ce qu’il y a dans le contrat. Les plugs. Les pinces. Les
cravaches. Les chaînes. Les barres d’écartement. Les bâillons. Les cannes.
Les divers types d’humiliation. Les divers types de punitions. Leurs
conditions d’application. Ses obligations. Parler seulement quand je l’y
autorise, dans les limites de la liberté que je lui attribue. Ne jamais me
contacter directement. Se tenir toutes les nuits, quelle que soit l’heure, à
disposition pour me satisfaire sexuellement. Sucer qui je veux, se faire
prendre par qui je veux, en public si je le décide, contre du fric si cela
m’excite. C’est une soupape. Je l’ai eue ces dix dernières années. Et
apprendre à fonctionner sans certains de ces éléments m’effraie.
Mais ce sera toujours mieux que de continuer à être en roue libre comme
je le suis avec elle depuis des mois.
Je vais prendre une douche, dans une vaine tentative pour me vider la
tête, le temps qu’elle lise. Quand je reviens, elle est assise sur la table à
manger, la tête entre les mains, l’écrin posé devant elle. Elle lève son visage
vers moi. Elle a visiblement beaucoup pleuré. La voir comme cela me
flingue. Je l’imagine d’un coup avoir envie de tout rayer, de refuser d’un
bloc qui je suis, ce que je veux. Depuis hier, j’ai été tellement obsédé par le
fait de déterminer les clauses auxquelles je serais prêt à renoncer, que je
n’ai pas envisagé un instant qu’elle puisse les refuser toutes, tout
bonnement. Qu’elle puisse me refuser moi.
Parce que si je suis prêt à faire des compromis, je ne peux pas effacer
totalement ce que je suis.
J’essaie de ne pas rire à la façon dont elle écorche le nom mais c’est
impossible. Ma voix trahit mon attendrissement absolu, malgré notre
affrontement épuisant.
– Je veux bien te donner tout ce que j’ai, Jarden. Mais je ne donnerai rien
de plus. Et ce que j’ai, c’est ça : c’est mon désir pour toi, le désir que tu me
fasses toutes ces choses-là, le désir de te donner mon corps sans aucune
restriction. Ça devrait être assez ! Pour moi, ça l’est !
– Quand est-ce que tu vas comprendre ? J’ai besoin de restrictions ! J’en
ai besoin car tu as forcément des limites, et je ne peux pas continuer de
coucher avec toi sans les connaître !
– Alors si c’est juste ça, pas besoin de contrat ! Je peux te le dire là,
maintenant : le sexe, tout le sexe, c’est d’accord ! Le reste : hors de
question.
Décidé à lui montrer que ce n’est pas si simple, ou en tout cas pas
suffisant, de dire « O.K. à tout tant que cela reste du sexe », je retourne à
grandes enjambées dans la chambre. J’attrape les capotes, et reviens dans le
salon où elle m’attend sans savoir ce que je mijote. Je l’attrape au vol, la
retourne, la plaque contre le premier mur qui passe. Elle frémit. Je
déboutonne son jean, le baisse en même temps que sa culotte. Je défais ma
braguette et sors ma queue. Je m’interromps, le temps de guetter un « non »
qui ne vient pas. C’est même tout le contraire : Lake tend son cul vers moi
en haletant. J’enfile à la hâte le préservatif et entre en elle, furieux.
Elle veut jouir et elle va voir ce que cela fait, d’être contrôlée jusque
dans ce désir-là.
Alors que je sens qu’elle va venir, sans lui laisser le temps de finir, je
décharge dans un râle puissant, la fourre à fond puis me retire, vire la capote
usagée, range ma bite. Ses cris de plaisir ont fini dans un râle étranglé de
surprise, de colère. Lake se rajuste à peine et se laisse glisser contre le mur,
des larmes de frustration au ras des cils.
– Juste le sexe, déclaré-je alors en haletant encore de mon orgasme aussi
rapide que violent. Et le reste : hors de question. Ça te va, alors ? Même si
c’est ça, le sexe en question ?
Ses larmes me déchirent. Mais au moins, je peux me dire que, oui, j’ai
réussi mon coup. Qu’elle s’en rend compte, à présent.
– Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas expliqué ça plus tôt ? lui demandé-
je, effaré.
– Parce que j’avais honte, avoue-t-elle en détournant la tête. Tu as eu
toutes ces femmes, toutes ces Soumises… J’ai eu peur que, en te montrant
l’étendue de mon ignorance, tu n’en déduises que notre histoire est
impossible.
– C’est là que tu te trompes ! protesté-je. J’ai pensé ça, oui, mais
justement parce que tu refusais l’idée même du contrat ! Aussi étrange que
ça te semble, ce foutu bout de papier, c’est avant tout un moyen de se
montrer ouverts et honnêtes l’un envers l’autre.
– Alors qu’est-ce qu’on va faire ? me demande-t-elle, aux abois. Je ne
peux pas donner mon accord à un ensemble de pratiques que je ne connais
pas et, toi, tu ne peux pas être avec quelqu’un sans contrat…
Si jamais cela doit ne pas fonctionner, que ce soit au moins après que
l’on a tout tenté.
Puisqu’il n’y aura pas de contrat, du moins pas tout de suite, je veux au
moins qu’un symbole nous lie. Pour lui rappeler à chaque instant que, pour
le moment, elle est mienne.
Cette pensée me rend heureux autant qu’elle m’effraie. Parce que je vais
devoir me montrer à la hauteur. Pendant encore quatre semaines, je dois
naviguer dans cet entre-deux.
Après m’être accroupi en face d’elle, je vire ses baskets boueuses et une
de ses chaussettes de ski.
***
La nuit est en train de tomber quand j’ouvre les yeux. J’ai des crampes à
la mâchoire à force de l’avoir léchée, et un sentiment de plénitude de toutes
les fois où je l’ai baisée cet après-midi. Elle aussi dort, comme une souche.
Cotonneux, j’attrape le portable qui vibre sur la table de chevet.
La E.W.M.N. Army
Jarden
« With your feet in the air and your head on the ground
Where is my mind ?
Where is my mind ? »
Je lâche mes affaires, monte les escaliers le cœur battant. Je m’étais
trompé dans l’avion : je connais une autre personne capable d’accomplir ce
hack. Une personne que je pensais perdue à jamais, enfermée à vie.
Pourtant, mes enceintes crachent son morceau préféré, son hymne – ce qui a
été notre chanson, pendant des années : « Where is My Mind » des Pixies.
J’arrive à l’étage essoufflé, non par l’effort mais par l’émotion. Et j’ai
l’impression que mon cœur lâche quand je la vois, assise sur le canapé, dans
un tailleur-pantalon impeccable. Ses cheveux bruns tombent en ondulations
lâches sur ses épaules. Elle porte à sa bouche carmin, assortie à ses ongles,
une fine cigarette, en se foutant de mettre des cendres par terre – en se
foutant de tout, avec superbe, comme à son habitude. Ses jambes sont
croisées. La droite repose négligemment dans le vide et l’on peut voir, sur la
cheville qu’elle balance nerveusement, son tatouage EWMN. Lake surgit
derrière moi, mais je remarque à peine sa présence. Tout ce que je peux
faire, c’est lâcher, exsangue :
Avec un calme olympien, elle pose une clé USB sur la table basse qui
nous sépare. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Deniz, aka Nasty, a
toujours su soigner ses entrées.
Marcher à rebrousse-vent
Lake
« Ils ont abattu Cole, ont fait disparaître son corps. Une autre membre du
groupe est enfermée dans une prison de haute sécurité, en isolement depuis
quatre ans, et elle n’en sortira jamais ! »
– S’il te plaît, lance-t-il d’un ton vide de toute émotion. Appelle un taxi
et va l’attendre en bas.
Et depuis ? Rien. Cela fait neuf jours, et pas un texto, pas un coup de fil.
Tout ce que j’ai, c’est un accord tacite qui m’interdit de le contacter et une
chaîne qui pèse comme un boulet à mes pieds.
Si au début j’ai respecté la consigne, après cinq jours, j’ai surtout décidé
qu’il pouvait aller au diable. D’autant qu’il est à New York, je le sais par
Gigi. Elle voit Mason tous les soirs ou presque. Cette nuit, elle a encore
découché, sûrement pour dormir à la townhouse. De toute façon, même si
elle croisait Jarden, qu’est-ce qu’elle pourrait me dire ? Je n’ai pas parlé à
ma colocataire de Deniz, de l’E.W.M.N. Army. J’ai accepté l’idée que
Mason ne lui dirait rien non plus. Si vraiment c’est dangereux, cela vaut
mieux.
Je sais qu’il tient à elle. Qu’il la traite bien, qu’il la rend heureuse. C’est
l’essentiel.
Gigi et Mason se connaissent depuis moins d’un mois et, pourtant, ils
sont déjà partis en week-end ensemble. Ils se sont mis d’accord pour ne
plus voir personne d’autre, font des projets d’avenir… Comment ne pas
comparer leur relation à celle que j’entretiens avec Jarden ? Cela fait cinq
mois qu’il est entré dans ma vie. Quatre mois qu’il est entré dans mon lit. Il
a tout bouleversé sur son passage. Pour la première fois depuis des années,
j’ai ressenti quelque chose… Et je sais que lui aussi a des sentiments pour
moi, il me l’a dit, il me l’a aussi montré…
Plus la force d’aller contre le vent. Plus la force de me battre contre tout,
tout le temps. Je ne peux pas affronter la pression des cours, du boulot, les
factures qui s’empilent et le frigo désert. Pas avec un cœur vide.
Quand, vingt minutes plus tard, mon iPhone flambant neuf fourni par la
galerie vibre, je m’attends à voir une réponse de ma colocataire… Mais
c’est un SMS de Jarden qui apparaît sur l’écran. Mon cœur trébuche puis
s’emballe.
Si Jarden a un type et que j’y corresponds, alors cette Deniz aussi. Dans
une version plus âgée. Et Dominatrix. En fait, non : si on excepte son
physique, elle ressemble bien plus à Jarden qu’à moi. Elle dégage la même
assurance écrasante que lui, le même self-control, la même froideur.
Quand elle l’a connu, il était encore un adolescent… et elle, déjà une
femme.
Qu’est-ce qu’elle lui a fait ? Est-ce que c’est elle qui l’a rendu comme
cela ? Est-ce qu’elle l’a « initié » comme il m’initie moi, alors qu’il n’avait
que 15 ans et qu’elle était déjà une adulte ?
C’est cette haine qui me ronge alors que je quitte la galerie après avoir
remis ses clés à Gigi. Cette haine qui m’occupe alors que je m’achète un
sandwich et monte à mon atelier. Heureusement, cette haine se dissipe
lorsque je me mets à peindre. Dans la pénombre, dans le silence, avec une
extrême concentration – je ne peux me permettre aucune erreur maintenant
que ma toile est presque achevée. J’ai trouvé son titre : Flesh – chair. La
masse bleue au centre représente une étendue d’eau et le ciel, fondus
ensemble dans ce qui pourrait être l’aube ou la fin du jour. Des explosions
de verts et de bruns sont censées évoquer la rive sauvage. Et au milieu, les
beiges et les roses esquissent deux silhouettes. Deux corps enlacés,
fiévreux : un homme, une femme. Un train de s’étreindre dans un lac – lake,
en anglais.
Pas besoin d’être psy pour savoir ce que cette peinture représente…
Stanley Madsen pense que c’est ce que j’ai produit de mieux depuis que
je suis à l’école. Dylan et Clarke aussi. Ils disent que j’y ai mis une
radicalité, une crudité que je n’avais jamais exprimée avant. Car cette
étreinte suggérée n’est pas seulement belle, elle est aussi menaçante. Ces
corps nus, exposés, qui se baignent en pleine forêt au crépuscule… On
imagine surgir le loup à tout moment, prêt à les dévorer.
Est-ce que c’est avec ça que j’ai vécu, ces derniers mois ? Le sentiment
d’une menace sourde et constante ?
Est-ce que c’est cela que représente Jarden à mes yeux ? Est-ce que c’est
la façon dont il m’occupe, me préoccupe ?
Rectificatif : comment ai-je pu ? Parce que je n’y suis pas allée, ce soir.
J’ai résisté. Il est plus de vingt-trois heures et je suis toujours là, à travailler
dans le calme de mon atelier.
Et j’ai beau être fière de ma décision, force est de constater que je ne suis
pas tranquille avec cette idée. Plus les minutes défilaient et m’éloignaient
de l’heure fatidique, vingt-deux heures, plus je sentais l’anxiété monter en
moi. Et à minuit, je suis tellement sur les nerfs que je sursaute pour un rien
– plus exactement, pour un craquement devant la porte que je m’imagine
entendre.
C’est ridicule.
Alors il referme sur moi son piège puis s’éloigne quand même
Il le sait : il reviendra
– Ose lever la main sur moi et je repeins ton costard à dix mille dollars
en bleu Klein.
– Lever la main sur toi ? Tu imagines que c’est ça que j’allais faire ?
– C’est bien ce qui t’intéresse, non ? Faire souffrir les filles avec qui tu
couches ? Leur faire mal ?
– Tu penses encore que c’est de ça qu’il s’agit…
Il secoue la tête, navré. Toute sa fureur l’a visiblement abandonné. Il est
comme moi : vidé par notre histoire. Il approche lentement et, sans aucune
violence, me désarme de mon pinceau et de mon bleu. Il me domine de tout
son corps mais ne me touche pas. Pourtant, je sens son magnétisme irradier,
caresser ma peau.
Oui, je m’en souviens. Mais ce n’est pas assez. Des mots, j’en ai plus
que trois, j’en ai même beaucoup, et je ne veux plus les ravaler, les sentir
me ronger de l’intérieur, me trouer le ventre.
Je le fais pour moi. Pour ma santé mentale. Pour que Jarden ne me vide
pas définitivement de toutes mes couleurs.
La terre vaine
Jarden
Février est le plus atroce des mois. Un condensé de nuit. Un couloir dont
on n’atteint jamais le bout. Je n’aurais pas dû prendre autant de kétamine, je
ne sais pas comment je tiens encore debout. Pour être honnête, je ne sais
même pas si c’est le cas. Je suis affalé sur mon canapé, depuis des heures,
j’ai l’impression. En face de moi, sur le tapis, deux filles avec des colliers
de chien baisent ensemble. Une troisième suce mon sexe anesthésié pendant
que je dirige ses mouvements en appuyant sur sa tête. Rien, cela ne me fait
rien ; j’ignore par quel miracle je suis encore dur. Je la tire par sa laisse et la
dégage, range ma queue, reboutonne mon jean et prends un rail de coke
pour redescendre. La drogue qu’a chopée Deniz sur le deep web est
excellente. Presque trop. J’ai même failli overdoser avec l’héro à laquelle
elle s’assomme depuis qu’elle est sortie de prison. Elle a commencé là-bas
elle aussi, quand elle a appris que Cole avait été exécuté. Quand l’agent des
services secrets qui lui rendait régulièrement visite pour l’interroger, pour
lui faire donner nos noms, à Mason et à moi, ainsi que l’identité des autres
personnes avec qui elle travaillait, lui a montré des photos du corps afin
qu’elle craque.
Je ne sais pas comment est-ce que l’on s’en sort, quand on perd la
personne que l’on aime. Je ne sais pas ce que c’est, d’aimer. La seule fois
où j’ai ressenti quelque chose d’approchant, c’était pour Lake. Mais elle
avait raison : c’était incomplet. Parce que je suis incomplet.
Si loin d’elle, de ce qu’elle est.
Jusqu’au bout, elle se sera battue. Elle sera restée droite, forte. Même au
moment de me dégager de sa vie.
Où est-ce que je retrouverai une femme comme cela ? Une qui soit aussi
pleine de talent, de vie ? Nulle part, et c’est tant mieux parce que tout ce
que je pourrais faire, c’est la détruire. Un peu mieux, un peu plus chaque
fois. On peut toujours faire pire à quelqu’un.
– Il n’y en a pas une de vous qui veut se bouger le cul pour baisser le
son, putain ? hurlé-je aux filles alors que Mal fait irruption dans le salon.
– C’est Deniz qui t’a filé cette merde ? Tu n’avais pas tapé depuis,
quoi… sept ans ?
– Ne t’en fais pas, je gère. C’est juste des anesthésiants, un peu de coke
pure pour le up. Pas d’amphets. Ça ne va pas me faire dérailler.
– Je crois que tu ne t’es pas regardé dans un miroir, mon pote, me lance
Mal en secouant la tête.
– Tu sais très bien ce que je veux dire… Je ne vais pas buter quelqu’un.
– Sauf toi-même, si tu continues comme ça. Tu sais que ça compte,
quand même ?
– Pour toi, peut-être, lâché-je d’un ton indifférent.
Mal me toise, les mains dans les poches, avant de s’emparer de la came.
Je n’essaie même pas de l’empêcher de faire ce qu’il va faire : la balancer
sur le balcon, laisser le vent la balayer. Je sais que si je me lève et que l’on
s’affronte d’une quelconque manière, cela pourrait mal finir. Pour lui.
À moins que demain ne soit samedi ? Que l’on ne soit déjà demain ?
Et c’est pour cela que c’est aussi tentant. Rompre les amarres une bonne
fois pour toutes. Basculer de l’autre côté.
– Tu ne sais pas ce que c’est qu’être moi, Mal, expliqué-je en fermant les
yeux. Cette noirceur ne vient pas de m’envahir parce que je me suis fait
plaquer ou je ne sais quelle autre connerie : je l’ai tout le temps en moi. Je
passe mon temps à la contrôler. Ça mobilise toute ma force, toute mon
énergie. Sauf que, de l’énergie, je n’en ai plus, là. Je suis fatigué de vivre,
Mal. Et je suis trop lâche pour crever. Alors, dis-moi, tu ferais quoi à ma
place ?
Mon meilleur ami ne dit rien, reste là à me tenir par la nuque, comme s’il
pressentait qu’à la seconde où il la lâchera, je tomberai, irrémédiablement.
– C’est juste tes réserves de sérotonine qui sont vides, Wicked. C’est
rien, c’est de la chimie, c’est un truc que tu maîtrises parfaitement…
Je me rends compte qu’il pleure. Il me crache son petit speech censé me
raisonner et il n’y croit tellement pas, il sait tellement que cela ne sert à
rien, qu’il pleure. On ne soigne pas le mal de vivre. Pas un mal de vivre
comme le mien. Lentement, je me dégage.
Je resterai sur ce ring le temps qu’il faut. Le temps que l’on m’achève.
Puisque je suis trop trouillard pour faire le job moi-même.
Mais trop tard : j’attrape mon blouson, les clés de la moto. Et file vers la
cage. En me promettant que cette nuit sera la toute dernière fois.
35.
Lake
– Putain, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel, qu’est-ce qui se passe ?
demandé-je, hagarde, en mettant un pied dans le salon.
Jarden
Mon sourire s’élargit. Est-ce que c’est son poing qui assénera le coup
fatal ? Aucune chance : au moment où il le balance, je me baisse. Et
l’attrape par la taille, charge de tout mon poids pour le déséquilibrer, pour
renverser sa force. Il tombe sur le dos. Je lui grimpe dessus, commence à
abattre mes poings sur son visage. Une fois, cinq fois, dix fois. Jusqu’à ce
que ce ne soit plus un visage. Jusqu’à ce que le maître de cérémonie ouvre
la cage, entre, m’attrape par le poignet et lève mon bras dans les airs.
– Moi.
Sans colère, juste avec une infinie douceur. Une infinie tristesse.
– C’est Mason qui t’a amenée ? Il n’aurait jamais dû, rétorqué-je sur le
même ton.
– Mais je suis là. Je suis face à toi. Alors, vas-y, combats-moi. C’est bien
le but de cet endroit, non ?
– Si je ne te donne rien, c’est parce que ton respect compte pour moi ! La
façon dont tu me regardes. Ce que tu vois en moi. Quand tu me connaîtras,
tout ça s’envolera !
– Alors tant mieux ! s’emporte-t-elle. Tant mieux parce que, pour
l’instant, ça ne part pas ! Parce que, pour le moment, je ne pense qu’à toi,
tout le temps, et je n’en peux plus, Jarden ! Ça fait cinq mois que ma vie est
suspendue à la tienne et j’en ai marre ! Alors si tu as quelque chose pour me
libérer, donne-le-moi !
– Je…
Je ne peux pas.
– Je…
Je ne dois pas.
– Je…
Il le faut. S’il n’y a que cela pour la délivrer de moi, je dois le lui donner.
– Est-ce qu’on peut aller ailleurs, Lake ? Juste toi et moi ? S’il te plaît.
– Tu es venu comment ? En voiture ? Tu es en état de conduire ?
– En moto. Et pas vraiment, admets-je.
– Je commande un Uber. On va à Hudson Square.
– Non, chez toi.
– Il y a Gigi chez moi, proteste-t-elle.
– Je m’en fous. Je veux voir où tu dors. Où tu vis. Je veux pouvoir
t’imaginer quand tu n’es pas avec moi…
Lake et sa grande gueule. Lake et ses sept ans de moins. Lake et son
pyjama pourri, sur lequel elle a enfilé directement son manteau. On arrive
chez elle alors que le jour pointe le bout de son nez. Gigi est déjà habillée,
pomponnée. Visiblement, Lake l’a avertie en chemin de notre arrivée, à
moins que ce ne soit Mason, parce qu’elle lance, en nous voyant apparaître :
– Mon Dieu, son visage… Ne lésine pas sur la teinture d’iode. Moi, je
vais retrouver Mal. Et toi, espèce de connard, ajoute-t-elle à mon intention,
ce n’est pas parce qu’il a fallu sauver ta peau cette nuit que j’ai oublié le
nombre de fois que tu as failli lui coûter la sienne. Si tu t’avises de la faire
souffrir encore une fois, je t’assure : je m’occupe de toi d’une façon qui te
fera regretter ta période Fight Club.
Sur ce, la porte claque. Lake m’installe sur un de leurs tabourets de bar, à
proximité du comptoir qui sépare leur minuscule cuisine d’un salon/salle à
manger pas bien grand non plus. Elle fait glisser mon blouson sur mes
épaules nues. La doublure est maculée de sang, de sueur, de poussière de
béton. Ma Lake disparaît dans la salle de bains, et revient avec du
désinfectant et des compresses. Je regarde la déco aux murs.
– Je te préviens, ça va piquer.
– C’est toi qui as peint tout ça ? demandé-je alors qu’elle commence à
me soigner.
– Ce n’est pas toi qui poses les questions, ce soir : c’est moi. Tes
cicatrices, tes bleus, ça vient de ces combats ?
J’opine.
– Environ treize ans. C’est Cole qui a eu l’idée. Il m’a emmené à la cage
la première fois pour que je… pour que je lâche un peu de vapeur.
– Pourquoi ça ?
J’éclate d’un rire nerveux, un peu dément. Je lui avoue que j’ai tué
quelqu’un et elle, elle fixe encore sur sa petite jalousie ? Qu’est-ce qu’elle
me fait, là ? Un gros déni façon « psychologie pour les nuls » ?
Et voilà : il lui faut des raisons, des excuses. Est-ce que certaines
personnes méritent de mourir ? Je ne le pense pas. Est-ce que d’autres ne
peuvent s’empêcher de tuer ? Oui, cela, je le crois.
– La deuxième fois que j’ai tué, poursuis-je, c’était en prison. Cette fois,
c’était prémédité. Un meurtre que j’ai mûri pendant trois ans, patiemment.
Tu devines qui était la victime ?
Le reste du récit sort de moi avec une fluidité étonnante. Comme si, toute
ma vie, je m’étais préparé à le lui raconter. La façon dont je me suis procuré
une arme sans numéro de série dans la cité de Harlem River Drive. Dont
j’ai attendu le lendemain de mon dix-huitième anniversaire. Puis dont j’ai
pris le bus pour traverser l’État de New York et le Connecticut, avant de
voler une voiture et de conduire jusqu’à Plainville, Massachusetts.
– Une fois là-bas, je suis entré dans la première épicerie venue et j’ai
pointé l’arme sur le caissier. Une arme chargée, pour ne pas risquer la
probatoire. Ça a marché : je suis passé en comparution immédiate et j’ai été
incarcéré à Cedar Junction, Norfolk, Massachusetts. La prison devant
laquelle je m’étais tenu, trois ans plus tôt, pour aller rencontrer celui à qui je
« dois la vie ». La prison devant laquelle j’avais fait demi-tour, en me disant
que le confronter ne suffisait pas. Que ce ne serait jamais assez. Et tu sais ce
que j’ai trouvé, une fois à l’intérieur, Lake ? Pas un de ces milliers de
pauvres types qui croupissent dans des prisons américaines par manque de
chance ou de possibilités, non : un authentique monstre. Un être au-delà de
toute rédemption. Mon père… Caïd de la Fraternité aryenne, psychopathe
de première, pervers à un point rarement égalé dans l’histoire du crime. Et
brillant, bien entendu. Manipulateur comme pas deux. D’une intelligence
extrême, uniquement tournée vers le vice et la destruction de l’autre…
Mais, hé : la pomme ne tombe pas bien loin de l’arbre, pas vrai ? On aurait
pu penser qu’un violeur de femmes se serait ennuyé en prison… Ç’aurait
été sans compter le nombre de gamins perdus qui atterrissent là. Parce
qu’ils ont volé pour se nourrir. Qu’ils sont entrés par effraction dans une
voiture ou une cave pour y passer la nuit. Le nombre de mineurs à qui l’on
ne trouve pas de place en détention juvénile. De la chair fraîche. Des gosses
dont je me tenais loin mais que j’entendais chialer la nuit. Des gosses dont
j’entendais les cris étouffés. Tu sais comment crie un être humain, quand il
se fait violer, Lake ? Comme un porc. Ce son me poursuivra toujours. Je l’ai
entendu presque chaque nuit, pendant cinq mois. Et tu peux être certaine
que derrière lui, il y avait toujours mon « père » : Theodore Archibald
Green. Ce sac à merde a même commencé à me tourner autour, à essayer de
me briser, à chercher la faille et le moment où je ne me tiendrais pas sur le
qui-vive… Et moi, je ne passais toujours pas à l’action, je n’exécutais pas
mon plan. J’avais tout prévu, cependant. Repéré son mode opératoire. Il
agissait généralement au moment où les gardiens changeaient de service…
Pendant les quelques minutes de flottement, il coinçait ses victimes dans un
recoin désert de la prison et lui, crois-moi, il n’hésitait pas à passer à
l’action…
Tous ces traits que je connais si bien. Que Lake connaît si bien.
***
– Tu veux rire, le nouveau ? Tu crois que je peux quelque chose
contre ce gars-là ? Tu as vu son gang ? Il me reste encore trois
mois à tirer, merde !
– Tout le monde ici raconte que tu lui as déjà tenu tête
plusieurs fois. Qu’il n’a pas encore osé te toucher. Que tu as une
arme. Pitié… Je ne sais pas qui tu es, ce que tu as fait pour te
retrouver ici, mais tu as l’air d’être quelqu’un de bien…
– Dégage de ma cellule, connard. Ici, c’est chacun pour soi :
plus tôt tu l’apprendras, mieux ce sera pour tout le monde.
***
– Et encore, j’ai refusé. Mais cette ordure lui est tombée dessus devant
moi et là, ç’a été trop. J’ai réagi sans même réfléchir… Je l’ai égorgé…
– Tu as tué pour sauver des gens, Jarden, intervient enfin Lake en posant
sa main sur la mienne. Deux fois.
– Non ! J’ai tué pour me venger, deux fois ! J’ai tué ! Un point, c’est
tout !
– Je ne crois pas que ce soit tout, rétorque-t-elle en secouant obstinément
la tête.
Aucune nana n’a jamais osé me dire ça. Elles ont eu raison : jamais je ne
l’aurais permis. Mais ces mots, dans sa bouche à elle, me foutent une trique
pas possible. De tous les trucs qui ont pu m’exciter dans ma vie, cet aveu
d’amour à sens unique est sans doute le plus tordu.
Putain, je me dégoûte…
Moi qui me suis toujours imposé, moi qui ai toujours décidé : choisi.
Bordel.
Elle ne porte rien en dessous et ses seins atterrissent dans mes mains sans
que je sache même comment. En sentant leur poids, leur fermeté, et les
tétons durs que trouvent d’instinct mes pouces, je manque d’éjaculer
directement. Un spasme violent. In extremis, je me retiens et Lake fait
tomber son pantalon de pyjama en dessous duquel elle est également nue.
Face à moi, collée à moi, à ma peau meurtrie, à mon sexe dressé :
complètement nue. Elle se baisse de nouveau et vire mes boots, mon jean.
Sans volonté, je la laisse me conduire à une chaise. Me grimper dessus.
S’écarter au-dessus de moi.
– Attends, ai-je la présence d’esprit de haleter alors que mon cerveau
explose. Capote.
– Tu as raison, se renfrogne-t-elle adorablement avant d’aller dans la
salle de bains. Capote.
Puis elle passe ses jambes de part et d’autre de mes cuisses, entoure mon
cou de ses bras et s’empale sur moi en poussant un gémissement de plaisir.
Elle se cambre, et je bénis la capote de se mettre entre nous, de me
permettre de garder un semblant de contrôle. Puis elle fait ce qu’elle avait
dit : elle me baise. Elle prend le contrôle. Qu’il s’agisse de ses doigts qui
s’enfoncent dans mes épaules, de sa bouche qui dévore la mienne, de sa
langue qui vient me provoquer, de son sexe qui se serre et se desserre. De
ses hanches qui montent et qui descendent. De la façon dont elle retombe
sur moi. Pour la première fois de ma vie, quelqu’un me domine. Une fille
poids plume, qui refuse mon forfait. Nos peaux s’épousent parfaitement,
autant que nos sexes. Et je ne me lasse pas de faire courir mes mains sur son
dos. De sentir ses ongles caresser mon cuir chevelu. Sa poitrine se coller à
mes pectoraux. De la fixer droit dans les yeux. Je respire vite, lâche des
râles d’extase, et elle lâche des « je t’aime ». Je me demande quel peut bien
être son problème, à cette fille parfaite, pour avoir fait la même connerie
que tant d’autres, pour s’être laissé aller à croire que je pouvais être sauvé.
J’ai mal, affreusement mal. Pour une fois, c’est moi qui souffre en baisant.
Et qui comprend l’étrange plaisir qui existe dans le fait de s’abîmer aussi
profondément. De se soumettre complètement à l’autre. Alors que Lake se
resserre autour de moi en gémissant mon prénom, que je cherche ses yeux,
c’est moi qui la supplie pour une fois.
– Oh, mon Dieu, Jarden, oh, ne t’arrête pas, c’est trop bon…
Mais elle n’a pas à s’en faire : je ne m’arrêterais pour rien au monde.
Non, je continue, obstinément, et laisse le réel se dissoudre autour de nous,
puis se lacérer complètement. Je suis en train de revenir aux origines de
tout. Au temps d’avant la matière, au temps d’avant le temps. J’ai
l’impression que mon corps ne tiendra pas le choc. Et si ce n’est pas mon
corps qui lâche, alors ce sera mon cœur. J’enfouis mon visage dans le cou
de Lake, et décharge dans un cri. Elle rugit en même temps, puis nos
bouches se trouvent et se perdent ensemble dans le silence. C’est tellement
beau, putain… Tellement, tellement beau.
Lake
Il dort encore à mes côtés. Mon ange noir. Mon ange déchu. Hier, quand
je l’ai senti pleurer, cela a sans doute été le plus beau moment de ma vie. La
confirmation qu’il se trompe sur lui, sur sa nature malgré son passé. Je me
fiche qu’il ait ignoré mon « je t’aime », je me fiche même qu’il m’aime :
tout ce que je veux, c’est qu’il cesse de boiter.
Il est déjà midi et je me suis fait porter pâle au boulot. Après cette nuit,
tout ce que l’on a traversé, tout ce qui a failli lui arriver, je ne le lâche pas.
Hors de question. D’ailleurs, quand il ouvre lui aussi les yeux, il ne cherche
même pas à m’en empêcher.
Soit elle est juste complètement immorale et cinglée, soit elle avait un
but.
C’est pour cela que, après une heure à croquer Jarden dans un des carnets
que j’ai emportés pour m’occuper pendant qu’il travaille, je prétexte le fait
d'avoir besoin d’un café pour me lancer en quête de son bureau. L’étage est
indiqué dans l’ascenseur… Je débarque, le visage fermé, devant cette
femme qui me dégoûte d’autant plus qu’il est difficile de nier ce qui, en
elle, me renvoie à moi. Cette femme aux yeux bleu clair, au teint mat, au
physique exotique, qui me ressemble vaguement.
– Cinq sur cinq, répond Deniz avec un sourire satisfait, comme si elle
avait voulu me faire sortir de mes gonds. Mais tu peux être tranquille, Lake.
Le groupe est dissous, son leader est mort et Jarden n’est plus, comme il le
faisait remarquer tout à l’heure, un petit garçon. Et il n’a certainement pas
besoin de l’aide d’une petite fille pour se défendre.
Je vois les ombres qu’il combat. Une fois que j’ai regagné son bureau, je
reprends mon carnet de croquis et les dessine sur son visage, encore et
encore, jusqu’à ce qu’il soit tard, qu’il me dise qu’il veut partir d’ici. Qu’il
veut rester avec moi.
Sa proposition fait naître des papillons dans mon ventre. J’ai vraiment
l’impression que cette nuit a tout changé entre nous. Jarden et moi achetons
de quoi faire un festin chez le traiteur libanais et, en taxi, nous mettons en
route. On arrive à Steinhardt alors que la plupart des étudiants ont déjà
quitté le campus. On monte directement aux ateliers, main dans la main.
Peut-être pas sereins, ce n’est pas vraiment possible après la nuit que l’on a
passée ; il va nous falloir du temps pour cela. Mais heureux, ça, oui. J’ouvre
avec ma vieille clé rouillée l’unique verrou, et constate qu’elle joue. Puis
que la porte s’ouvre toute seule. Je ne comprends pas tout de suite ce qui se
passe, il faut attendre que j’atteigne l’interrupteur et que l’halogène que j’ai
installé en début d’année s’allume pour cela… Je lâche mes sacs. Avance
vers la toile.
Scott.
aux flics.]
[C’est ça, Scott. Parle-leur. Je me ferai un plaisir
[Tu me manques.
avec moi.]
– Je crois que j’en ai assez vu comme ça. Bon, voilà ce qu’on va faire,
Lake : tu fixes un rendez-vous à Scott maintenant. Je vais aller m’expliquer
avec ce petit connard et…
– Non ! protesté-je. Ça ne sert à rien ! C’est trop tard, le mal est fait.
– Et c’est quoi, l’étape d’après ? Après t’avoir harcelée, après avoir
détruit ta toile ? Il faut que cet enfoiré comprenne qu’il a intérêt à te foutre
la paix !
– Jarden ! Je refuse que tu y ailles. Je ne veux pas ! J’ai…
J’ai peur.
Peur de ce qu’il pourrait faire à Scott. Surtout ce soir. Surtout avec tout
ce qui s’est passé ces dernières vingt-quatre heures. Il ne l’admettra jamais
mais il est fragile. Ce n’est pas le moment de réveiller ses vieux démons.
Je ferme les yeux, recouvre ses mains des miennes, m’y accroche. Il a
raison : il faut que j’aie foi en lui. Et il est grand temps qu’il retrouve
confiance en lui-même.
– O.K., cédé-je. Mais je ne vais pas chez toi. Je dois rester ici, il faut que
je me remette au travail. J’ai beau avoir mes croquis et mes études
préliminaires, si je veux que tout soit prêt dans cinq semaines, je ne dois pas
perdre une minute.
– D’accord, cède Jarden. Mais en ce cas, tu fixes rendez-vous à Scott au
fin fond d’Hoboken : je ne veux pas savoir ce malade à proximité du
campus, ce soir. Et je demande à Mason de te rejoindre ici. Juste au cas où.
– Très bien, admets-je en tapant mon texto. Dis à ton coloc de venir avec
ma coloc tant qu’à faire : ils se distrairont mutuellement pendant que je
travaille.
Lake
– Tiens, tu es réveillée ?
Deniz s’est changée par rapport à tout à l’heure. Elle est maintenant
vêtue de noir : pantalon, pull, manteau, gants, bottes.
Je me rends bien compte que ma réaction n’est pas normale. Que je suis
trop calme, trop docile. Mais je ne me demande même pas pourquoi ; j’ai
d’autres préoccupations. Par exemple : ma bouche horriblement sèche, ma
langue qui pèse une tonne, ma voix qui n’est qu’un mince filet d’air. Deniz
éclate d’un rire sardonique.
– J’ai un peu trop chargé la mule, on dirait… Remercions les effets
combinés du chloroforme et du flunitrazépam. Tu as dormi pendant vingt-
neuf heures, princesse. Je ne te dis pas dans quel état est le Prince charmant
depuis que tu as disparu ! Il est complètement démoli. Je te rassure, il
remue ciel et terre pour te retrouver mais, malheureusement pour toi, il est
bien loin de me soupçonner.
– Jarden… lâché-je d’une voix misérable, enrouée.
C’est vraiment pour lui qu’elle fait cela ? Pour me dégager du tableau,
récupérer son emprise ? Elle est cinglée. Complètement cinglée. Je
remarque, dispatchées autour de moi, diverses seringues usagées. Qu’est-ce
qu’il y avait dedans ? Est-ce qu’elle m’a injecté tout cela ?
Il faut que quelqu’un vienne me sortir d’ici. Il ne faut plus que cette
malade me touche : elle pourrait me tuer.
Ma voix est caverneuse, elle déraille, et mes cris sont trop faibles.
Tellement faibles qu’ils font rire Deniz.
– Pauvre chat… On est au milieu de nulle part, sur l’île Uncatena, dans
l’archipel Elizabeth. Une zone industrielle abandonnée depuis les années
soixante-dix… Tu peux crier mais personne ne t’entendra.
Cela veut dire que l’on a quitté New York. Que l’on est plus loin de
Jarden que ce que j’aurais imaginé. Je ne sais pas pourquoi, cette pensée
achève de me faire paniquer.
Je fais au mieux pour maîtriser mon hystérie, pour ne pas l’énerver plus,
pour me calmer. Les yeux fermés, je sanglote pourtant. Je n’arrive pas à y
croire, je ne veux pas y croire… Pourquoi est-ce qu’elle fait cela ? Qu’est-
ce qu’elle espère de Jarden, exactement ?
Cette idée suffit à me calmer. Pas totalement mais assez pour que mon
souffle redevienne régulier, pour que mes larmes se fassent silencieuses.
J’expire profondément et m’accroche à mes pensées de lui. À nous deux, à
ce que l’on a vécu. À ce qui nous restait encore à vivre. Aux possibles qui
s’étaient enfin ouverts.
L’amour fait mal. C’est dans tous les romans, dans tous les films, dans
toutes les chansons à l’eau de rose. Love Hurts : l’amour fait mal.
Jarden.
En un instant, tout me revient. Ce n’est pas ma vie qui défile devant mes
yeux mais notre histoire. Notre première rencontre. Notre première danse.
Notre première journée ensemble. Notre deuxième baiser. Nos corps. Nos
peaux. Nos âmes meurtries. Ce lien si particulier qui fait que je suis à lui,
tout comme je sais qu’il est à moi.
Elle lance cela d’un ton enjoué, visiblement très fière d’elle et des plans
tordus que son esprit malade est capable d’inventer pour arriver à ses fins.
– Dès le début, j’ai su que tu pourrais m’être utile, Lake. Dès que j’ai
compris, en fait, que notre petit Jarden, pour la première fois de sa vie, était
tombé amoureux. Alors je t’ai hackée, toi, afin de voir en quoi tu me serais
utile. Je suis entrée de nuit dans ton appartement pour placer un spyware sur
ton téléphone et ton ordinateur. J’ai récupéré… ta vie entière – bien
ennuyeuse, si tu me permets la critique. Mais c’est comme ça que j’ai pu
suivre en direct tous tes déplacements. Que j’ai lu ta passionnante
correspondance avec Scott Gilford, l’amant anglais éconduit… Éloigner
Jarden de toi en le mettant sur la piste de Scott a été un jeu d’enfant – il a
suffi pour ça de glisser un peu d’argot british dans mon graffiti. Et nous
voilà, ajoute-t-elle en croisant les bras. En plein cinquième acte – là où la
tragédie prend tout son sens. Tu vois cette caméra, juste là ? Dès que je
serai de retour à Manhattan, elle va se mettre à diffuser, via un lien sécurisé
que Jarden va recevoir. Ces images vont le mettre devant une alternative
simple. On en revient à l’espionnage vieille école : soit il remet le prototype
aux mystérieux ravisseurs, soit il peut regarder en direct la seule femme
qu’il ait jamais aimée crever de faim et de froid. Ou, pour me montrer plus
réaliste et moins romantique : de soif. Ça prend environ trois jours. Et le
premier est déjà passé.
– Tu es cinglée, sifflé-je, complètement cinglée… Et complètement
stupide si tu crois que Jarden ne va pas trouver d’où proviennent ces
images.
– Avec le pare-feu que j’ai mis en place ? Désolée, princesse, aucune
chance. J’ai eu quatre ans à temps plein pour l’élaborer, celui-là.
– Et tu crois qu’il ne va pas te soupçonner ? crié-je en me débattant. Toi
qui resurgis justement au moment où tout ça se passe ?
– Princesse… Tu te flattes. Certes, Jarden est amoureux de toi, bien qu’il
soit beaucoup trop fracassé pour le formuler, peut-être même pour s’en
rendre compte… Mais tout de même ! Je l’ai recueilli quand il n’avait plus
personne, je l’ai façonné, éduqué… Tu n’as pas vu Raiponce, quand tu étais
petite ? « Mothers knows best »8. Bon, allez, je file : je dois rejoindre ton
amoureux à la première heure pour faire semblant de l’aider à te chercher.
Mais avant…
Deniz ressort son revolver et avance sur moi en le brandissant dans les
airs. Il me semble voir cette masse d’acier noir suspendue dans le ciel
pendant un temps infini avant que la crosse ne retombe sur mon visage. Une
fois. Deux fois. Trois fois. Jusqu’à ce que je ne sente même plus les coups :
juste le liquide chaud et poisseux qui dégouline sur mon visage.
Jarden
C’est le branle-bas de combat à la maison depuis que j’ai reçu un lien sur
ma messagerie il y a deux heures. Un lien qui me connecte à une webcam et
qui me permet de l’observer, elle, en direct. Prostrée, affaissée, les mains
attachées en hauteur. Le visage tuméfié, au point qu’elle est presque
méconnaissable. Des seringues usagées jonchant le sol autour d’elle.
Je me prends la tête entre les mains. Cela fait déjà dix minutes que je
n’arrive plus à penser, plus à rien faire. Je me contente de fixer Lake sur
l’écran. En me demandant comment est-ce possible, comment ce cauchemar
a-t-il pu se produire. Comment ai-je pu être assez con pour la laisser avant-
hier pour aller jouer les chevaliers en armure face à son blaireau d’ex ?
C’est mieux que rien. Or, il y a deux heures encore, je n’avais rien. Pas
une piste, pas un espoir. Pas de soutien. J’ai passé ma journée au
commissariat pour tenter d’expliquer que, certes, Lake est majeure et
vaccinée, certes notre relation n’est pas des plus simples et certes, elle avait
toutes les raisons du monde d’être bouleversée… Mais que non, elle n’avait
sûrement pas décidé de « prendre l’air » sans prévenir sa meilleure amie, ou
ses parents, ou même moi, le « petit ami ». Les flics n’ont rien voulu
entendre. Ils ont pris ça à la légère, ils en riaient presque. Alors dès que j’ai
reçu le mail avec le lien, j’ai décidé de satisfaire à la première demande des
ravisseurs : laisser la police en dehors de ça. Qu’est-ce qu’ils pourraient
faire de toute façon ? Fouiller un à un les hangars de New York ? On ne sait
même pas si elle est encore en ville.
À un détail près : Cole est mort en sachant à quel point il était aimé.
Je sais ce que mon ami ressent. Chaque fois que l’on semble enfin
s’approcher des ravisseurs, que l’on a l’impression d’être sur le point de les
localiser, ils se dérobent comme par miracle. Il semble qu’ils savent en
temps réel ce que l’on va tenter. Pourtant, il n’y a pas de logiciels espions
sur les ordinateurs depuis lesquels on opère : je m’en suis assuré en m’en
procurant des air gapés. Des machines qui n’ont jamais été connectées à
Internet, qui même n’ont jamais été utilisées avant. Impossible, donc, que
quiconque y ait installé un spyware.
Le projet Empathie.
Je m’y suis refusé, ces deux dernières heures, parce que Mason m’a
convaincu que c’était risqué. C’est mon seul outil de négociation avec ces
hackers et rien ne dit qu’ils tiendront leur promesse une fois les plans
réceptionnés : me dire où Lake se trouve. Seulement, je n’ai plus le choix.
– Elle est sur une île, au large de la côte. Mason, préviens une
ambulance, transmets-leur les coordonnées ! Il faut que j’y aille tout de
suite !
Je mets une heure à arriver sur l’île en question, deux mètres carrés
caillouteux, en hélicoptère. Le pilote atterrit juste devant l’entrepôt où Lake
se trouve. La porte est déjà ouverte et les équipes médicales venues de
Providence, la ville la plus proche, sont sur place en compagnie de la
police.
– Vous ne comprenez pas ! C’est moi qui vous ai fait prévenir. C’est ma
femme, là-bas. Ma femme !
Je prononce ce nom de « femme » instinctivement, parce que c’est ce
qu’elle est pour moi, et arrive à les bousculer, à passer de force, à
m’approcher de Lake. Sa peau est grise et striée, ses lèvres pâles et scellées.
Elle a l’air inconsciente. Les flics me tombent dessus, m’éloignent de force
alors que je chiale, je crie, que je ne sais même pas ce que je dis, à part qu’il
faut qu’ils la sauvent. Brancard. Évacuation. On m’empêche de monter dans
l’hélicoptère avec elle. Mon pilote les suit, direction l’hôpital de Rhode
Island.
Je sais : c’est un peu trop tard pour prier. C’est pourtant ce que je fais
dans les heures qui suivent. Des prières de gratitude, des prières pour que
son état ne se dégrade pas subitement. Gigi, qui nous a rejoints, est à peu
près dans le même état que moi.
J’essaie de l’appeler. Pas spécialement parce que j’ai envie de lui parler
ou que j’ai besoin qu’elle soit là mais parce que j’ai besoin de rompre la
monotonie de ces implacables minutes qui s’égrènent avec une lenteur
abominable. Elle ne répond pas. En même temps, il est tard.
Sur les coups de deux heures du matin, on m’informe que Lake s’est
réveillée et qu’elle est extrêmement agitée.
Cole en vie.
Et je maintiens ce que j’ai toujours pensé : d’autres sont faites pour les
anéantir.
Chacun sa nature.
– Ne me quitte pas cette nuit, ne les piste pas. Ne gâche pas ta vie et la
mienne. Choisis-moi. Choisis-nous.
Oui, j’ai envie de la choisir. Mais qu’est-ce que cela signifie, la choisir ?
Laisser Cole et Deniz s’en tirer ainsi ? Laisser notre gouvernement
s’arroger tous les droits et détourner des technologies à des fins
liberticides ? Que vaut notre amour, au regard de l’avenir sombre que Deniz
a prédit ? Qui peut dire si le bonheur de deux personnes vaut un monde
détruit ? Et puis Deniz avait raison quand elle a parlé à Lake : comment
vivre, moi, avec la certitude que j’ai inventé la technologie qui va rendre
possible un cauchemar éveillé ? Je n’ai pas les réponses. Hacker des
ordinateurs, inventer des machines, produire des lignes de code, oui, ça, je
le peux. Mais savoir ce qui est bien, ce qui est mal ? Je suis sans doute le
moins bien placé pour cela.
Tout ce que je peux faire, tout ce que peut produire mon esprit, ce sont
des stratégies.
Alors je décide d’agir avec froideur, avec calcul. Après avoir juré à Lake
que je n’allais nulle part, que je serais de retour dans deux minutes, je sors
de la chambre. Sur le clavier de mon téléphone, je compose un numéro au
hasard. Je lance l’appel et suis soulagé de voir que personne ne décroche. Je
tombe sur un répondeur. « Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie
d’Estella Byerly… »
Vers la lumière
Jarden
Fou d’amour.
Je recule d’un pas dans la galerie déserte. C’est le milieu de la nuit. Lake
aura travaillé jusqu’au bout, mais elle y sera finalement arrivée.
Elle s’est surpassée. Elle a produit une pièce d’une telle force que je n’ai
plus aucun souffle, plus aucun mot. Je sais pourtant qu’elle attend mon
commentaire, anxieuse. Le vernissage de son exposition de fin d’année est
dans seize heures et, toute à son anxiété, elle ne mesure pas bien ce qu’elle
a accompli mais, moi, je m’en rends compte : sa vie va changer,
radicalement. À partir de demain, le monde de l’art en entier n’aura plus
que son nom sur les lèvres. Elle va enfin récolter les fruits de ce pour quoi
elle a travaillé si dur. Elle va être reconnue comme l’immense artiste qu’elle
est.
Et j’aurai l’honneur d’être avec elle.
Je tourne mon visage vers elle, dans la pénombre de cette vaste salle
d’exposition dont nous n’avons allumé que quelques lumières. Mais elle les
voit tout de suite. Mes larmes. Deux sillons symétriques sur mes joues, qui
disent plus que les paroles ne sauraient exprimer. Tout à mon intense
émotion, je lui prends maladroitement la main.
Ce n’est pas le bon terme, je le sais. Sa toile est plus que « belle » : elle
est grandiose. Elle me secoue, me bouleverse.
– Je n’ai plus rien à cacher, Lake. Grâce à toi. Ce n’est pas que je n’ai
plus de secret, précisé-je, mon visage tourné vers elle. C’est que je n’ai plus
de honte.
Je ne sais pas si elle peut comprendre ce que je viens de lui dire… Mais à
la façon dont elle me regarde, émue, heureuse, je suppose qu’elle m’a
entendu, et je lui souris. Puis je reviens à la toile. Son visage et mon visage,
n’en formant plus qu’un, indiscernable. Ombre et lumière. Tendresse et
violence. Mes yeux fermés, superposés à ses yeux grands ouverts.
Je n’attends pas sa réponse et fais sauter le bouchon. Elle rit alors que
j’avale le monticule de mousse qui se forme sur le goulot avant de lui
tendre la bouteille. Elle avale à son tour une gorgée, symbolique. Puis je
l’attire à moi, et l’embrasse. La douceur de ses lèvres m’électrise.
Ces deux mots valent plus pour moi que n’importe quelle déclaration
enflammée. Malgré ce que nous avons vécu, les allers et retours que je lui ai
fait subir, je lui suis tellement reconnaissant d’accepter de me faire
confiance. De me croire quand je lui dis que je l’aime, que je serai toujours
à ses côtés, qu’elle a changé ma vie. Je pose de nouveau ma bouche sur la
sienne. Les lèvres s’étirent. Je suis heureux, tout bonnement.
Au début, il m’a paru important que Lake retrouve son quotidien, ses
murs, sa chambre, ses affaires ; sa cuisine mauve, son salon gris-vert, sa
salle de bains rose ; sa penderie brinquebalante, sa commode en chêne. Pour
se sentir en sécurité, en contrôle de sa propre vie. C’est comme cela que,
presque sans le décider, je me suis mis à vivre dans quarante-sept mètres
carrés, laissant la townhouse à Mason et Gigi.
La vérité, c’est que, la baignoire sabot, cela va bien cinq minutes, mais
les Jacuzzi sont plus commodes quand il s’agit d’y tenir à deux. Seulement,
je m’en fous. Ce qui compte, c’est que Lake et moi soyons ensemble. Je la
soulève et la ramène dans le salon, où je la pose sur la table à manger.
Lake frémit. Et s’offre. Et nous faisons l’amour, là ; sur la table, puis sur
le carrelage, avant d’atterrir dans le lit. Je lui répète des mots crus, je lui
répète que je l’aime. Elle se cambre en griffant mon dos, et nous jouissons à
l’unisson. Puis, alors que les premiers rayons du jour filtrent par les stores,
l’amour de ma vie s’endort sur son oreiller, un sourire aux lèvres. Un
sourire dont j’espère être la cause, un sourire que je veux voir chaque jour
jusqu’à ma mort, et que j’emporte à mon tour dans le sommeil, comme un
trésor. En murmurant, juste avant de sombrer moi aussi, même si elle ne
peut pas m’entendre :
Lake
– Papa, arrête ! dis-je en donnant une tape sur la main de mon père qui,
une fois de plus, vient de voler un des petits fours que Nathalie est en train
de concocter.
Je sens que mon amie est au bord de l’implosion. Depuis qu’elle a lancé
son affaire il y a un mois, nous sommes les premiers clients à lui
commander un buffet complet. Comme le comité était restreint et que ses
fonds sont encore limités, elle a décidé de tout faire toute seule… C’était
sans tenir compte du bordel qui règne comme toujours dans la ferme
Foreman : mon père, visiblement résolu à faire une indigestion de pâte
feuilletée ; les jumelles qui ont décidé de retomber en enfance en jouant à
cache-cache dans toute la maison, cuisine incluse. Et un alpaga en liberté,
qui passe la tête par la fenêtre du rez-de-chaussée en se demandant ce qu’il
pourrait bien chaparder.
Au beau milieu des herbes folles avec vue sur mes collines chéries, Izzie
et Rain discutent à bâtons rompus de leur rentrée en dernière année de
lycée. Ma mère explique sa technique de tissage à Dylan, qui l’écoute
attentivement. Gigi répète avec son clavier le showcase qu’elle nous a
promis avant le dîner, sous le regard adorateur de Mason. Jarden se fait
harceler par Rieko, Fiona et Clarke sur le fait qu’il doit «
absooooolument » créer une fondation pour l’art contemporain. Un
bouchon saute : c’est Stanley Madsen qui ressert Nora Maisel et Francis
Goldberg. Mes amis de lycée font un peu bande à part, en se demandant
sûrement où ils ont atterri et ce que je suis devenue en quatre ans.
Toute notre tribu new-yorkaise est venue avec nous, en jet. Jarden et moi
leur avons réservé des chambres dans des bed and breakfast proches de la
ferme. Cette fête, c’est l’occasion de célébrer notre diplôme. Mais aussi,
hélas, de dire au revoir à certains. En septembre, Fiona retourne en Iran, le
temps de demander un visa de travail. Dylan, elle, a été acceptée à la Villa
Medicis à Rome. Clarke, lui, reste dans les parages : il a récupéré mon poste
chez Maisel & Goldberg. Rieko retourne vivre chez ses parents quelque
temps. Mason prend ma place dans l’appartement, et réciproquement. Izzie
quitte le Vermont pour le Texas : Karen a enfin repris sa vie en main. Après
avoir trouvé en janvier un poste de secrétaire dans un lycée, elle vient d’être
promue conseillère d’éducation ! Et, cerise sur le gâteau, elle a également
rencontré quelqu’un – un certain Baxter, dont le fils est scolarisé dans
l’établissement où elle travaille. Ils se sont installés ensemble il y a un mois.
Dans la foulée, monsieur a fait sa demande. Puis le couple s’est envolé pour
le Vermont afin de proposer à Izzie de venir s’installer avec eux. Izzie,
après avoir consulté Jarden, a accepté. Elle voulait soutenir sa mère dans
cette aventure, avant de déployer ses propres ailes pour partir à la fac dans
un an. Certes, aux yeux d’une ado qui a grandi à New York, le Texas n’est
pas l’endroit le plus glamour au monde… Mais comme Izzie le dit avec
philosophie, « il fera plus chaud que dans le Vermont ». Au fond, je crois
qu’elle est ravie de quitter sa pension, qui la faisait se sentir coupée du
monde. Et profondément heureuse et soulagée des changements qui se sont
opérés dans la vie de Karen ! Le couple ne devrait d’ailleurs plus tarder à
arriver.
Quant à moi…
Et Jarden aussi.
Peau brune, mèches rebelles, yeux noirs et perçants comme ceux d’un
faucon, tatouages aux bras, tee-shirt d’un groupe de punk rock : planquez le
beau Logan ou Rain va faire une syncope !
Sereine, enfin.
Je l’ai gardée comme simple bijou car même si, entre Jarden et moi, il
n’y a plus de contrat, plus de code, juste la liberté totale de nous aimer
comme nous l’entendons, cet objet reste un souvenir. Le souvenir d’un
temps où l’avenir paraissait bien plus bouché qu’il ne l’est aujourd’hui.
Et puis, ce n’est de toute façon pas comme si Jarden et moi avions mis
fin à nos jeux…
J’étais déjà en larmes avant qu’il ne prononce cette phrase, mes mains
plaquées sur mon visage incrédule : j’essuie maintenant mes joues avec un
rire ému. Je n’arrive pas à croire ce qui est en train de se passer. Il est fou,
vraiment fou.
Et je l’adore absolument.
Jarden prend la bague de son pouce et son index puis se relève. Ses yeux
noirs plongent dans mes deux flaques humides. Je dois être affreuse, du
mascara plein les joues, mais je m’en fous éperdument. Mon cœur bat la
chamade alors que je suis en train de vivre LE moment le plus déterminant
de toute ma vie. Jarden recoiffe une de mes mèches, et reprend, de sa voix
caressante :
– Espèce de vicieuse…
– Rho, ça va, tu sais très bien que ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Non, mais c’est ce que tu avais en tête.
– Avec toi ? Toujours, répliqué-je avec un regard franc, alors que Jarden
passe ses mains sous ma robe pour m’enlever ma culotte.
Dark Love
Anna est douce, innocente et inexpérimentée.
Et elle a décidé que ça devait
changer ! Entraînée par son amie Iris, libérée et sulfureuse, elle découvre
les amants, la volupté et le désir.
Et si, pour guérir de ses blessures, il fallait
se brûler les ailes ?
Découvrez I'll Protect You d'Anne Cantore
ZSHA_001
« I have run
I have crawled
« J'ai couru
J'ai rampé
Elle attend
« L’homme prévoit,
et Dieu rit. »
Je t’aime.
Anne
Prologue
Sacha
– Mélanie ?
Elle sursaute.
Je ferme brièvement les yeux. Mélanie a une voix très agréable. À la fois
douce et bien timbrée. Le curé lui offre un sourire réconfortant qu’il
accompagne d’une main amicale sur son épaule.
Elle le regarde un instant s’éloigner. Puis son regard retombe sur le sol.
Sur cette plate-bande fleurie. Bon sang mais qu’est-ce qu’elles ont, ces
fleurs, de si passionnant ?
L’instant d’après nous sommes seuls. Elle ne peut pas me voir. Je suis
toujours dissimulé par le tronc de ce gros palmier. Et elle n’a aucune raison
de penser que quelqu’un l’observe. Malgré cela, d’un regard circulaire, elle
s’en assure. Une fois cela fait, elle penche légèrement son buste en avant et
crache sur les jolies fleurs. Elle passe une main rapide sur sa bouche pour
l’essuyer puis tourne les talons et, le dos droit la démarche raide, s’engage
sur l’allée en direction de la sortie.
D’accord…
Et c’est à cette jolie blonde que l’on doit cet exploit d’avoir appuyé sur la
gâchette. Mais nous ne savons ni pourquoi, ni comment elle a fait ça. S’il y
a quelque chose que mon boss supporte mal, c’est l'inconnu. C’est ce qui
me vaut de lui coller aux basques depuis presque un an. J’ai pu me faire une
idée de son caractère. Et jusqu’à présent, je peine à voir en elle une
meurtrière. Je ne remettrais pas en doute la parole de Marco Gardani, mon
chef, seul témoin de cet assassinat, mais je n’arrive pas à superposer
l’image douce et fragile que renvoie cette femme, à celle d’une tueuse en
train de viser le cœur de Jacek Mycielski.
Mélanie
Mais depuis que j’ai tué le pire truand que la terre ait jamais porté, je
vais de Charybde en Scylla1 ! Vingt années d’exécration viscérale qui ont
enfin trouvé leur finalité quand j’ai pressé la détente pour exécuter Jacek
Mycielski. Je me souviens avec une acuité toute particulière de cet instant,
quand le corps de mon tortionnaire, celui qui m’avait considérée comme un
bout de viande, comme une marchandise, s’est écroulé. La vague de
soulagement et de sérénité que j’ai ressentie ! Enfin, j’allais vivre. Je ne
serais plus prisonnière de mon passé et de mes souvenirs. J’ai juste oublié
que la haine et la vengeance ont un prix. Et maintenant, je passe à la caisse.
Moi… et mes gosses !
Mon interlocutrice soupire et lisse les papiers sur son bureau du plat de
la main.
La femme mord sa lèvre inférieure. Elle attrape ma main qui tremble sur
le bureau.
Évidemment, elle a raison. Parer au plus pressé, c’est mon univers depuis
plusieurs mois. Depuis la… disparition de Baptiste, mon époux. Depuis
l’exécution, par mes bons soins, de celui qui était son patron, Jacek
Mycielski. Après cela, tout s’est enchaîné avec une rapidité déconcertante.
Les perquisitions, les convocations, les interrogatoires, les juges, les
huissiers, les saisies… jusqu’à l’ultime expulsion. En quelques mois, j’ai
perdu mon mari, mes ressources, mes amis, ma maison. Tout ce que
Baptiste avait acquis depuis plus de dix ans grâce à l’argent sale du crime
organisé m’a été retiré par la justice. Il s’en est fallu de peu pour que même
mes sous-vêtements soient considérés comme pièces à conviction ! Et
comme il ne restait plus personne à accuser à part moi, le procureur a passé
ses nerfs sur moi !
Dans les premiers temps, le père Luc et des amis de la paroisse m’ont
soutenue. Mais quand il est devenu de notoriété publique que Baptiste était
à la tête d’un gigantesque réseau de prostitution, même les bonnes âmes se
sont trouvé d’autres combats… moins sulfureux ! Le père Luc est resté,
inébranlable dans sa foi et sa compassion. Maintenant que mon dernier
soutien vient de s’écrouler, je me demande combien de temps il me faudra
pour couler définitivement entraînant Axel et Hugo, mes garçons, dans ma
chute.
Mon regard s’échoue sur les murs gris sale, couverts d’affiches de
prévention toutes plus colorées les unes que les autres. Dehors l’horizon se
noircit. La fenêtre, à peine assez grande pour dispenser une maigre clarté
dans la pièce, ne laisse voir qu’un ciel de plus en plus chargé. La première
goutte s’écrase contre la vitre, prélude à un déluge orageux.
Une fois de plus, le film repasse dans mon esprit. Il commence toujours
au même instant. Celui où Jacek Mycielski s’écroule au premier tir. Nous
sommes deux à avoir tiré, Catherine Rubains, avocate de son état, et moi.
Pour des raisons différentes mais pour le même motif : la vengeance !
Après avoir jeté les armes dans les eaux boueuses du port, nous nous
sommes séparées. Définitivement. Nous ne nous sommes plus recontactées,
comme si tacitement nous étions d’accord pour que nos chemins ne se
croisent plus jamais. Même quand la mort du chef du clan Mycielski a
précipité ma perte et que j’aurais bien eu besoin d’un bon avocat et non de
ce jeune imbécile commis d’office qui m’a été assigné. Oui, Catherine ou
un de ses confrères plus aguerris, m’auraient bien été utiles dans la
tourmente judiciaire que j’ai traversée.
Les garçons étaient déjà partis en cours. J’ai rassemblé nos deux valises
puis laissé un mot à leur attention à la réception, leur expliquant la situation
et leur donnant rendez-vous à notre ancienne paroisse. Je me suis rendue
avec nos maigres effets à la sacristie du père Luc. C’est là que j’ai appris
son hospitalisation, par le diacre qui officie habituellement avec lui.
L’assistante sociale dans le bureau voisin est mon dernier recours. Si elle ne
nous trouve pas un endroit où dormir, mes fils et moi franchirons
officiellement un cap de plus dans la déchéance.
– Mélanie Martin ?
Je lève brutalement les yeux vers l’origine de cette voix grave qui vient
de m’interpeller. Un homme, grand et imposant, se tient dans l’encadrement
de la porte, l’emplissant complètement. Sa simple présence suffit à
rapetisser la pièce déjà exiguë. Même s'il ne fait preuve d'aucune
agressivité, je me sens écrasée par sa prestance impressionnante. Je le
dévisage, fouillant dans ma mémoire d’où je peux le connaître. Je détaille
ses cheveux courts d’une blondeur angélique et ses yeux d’un bleu azur si
profond qu’il en paraît presque artificiel. Je note leur forme légèrement en
amande qui rend son regard hypnotique. Son visage se compose de traits
marqués comme découpés à la serpe, avec des pommettes hautes, un nez
droit et une ligne de mâchoire bien ciselée. Il se dégage de l’ensemble une
beauté incontestable, mais aussi une force et une puissance qui ne peuvent
qu’impressionner et marquer une mémoire. Or je suis sûre de ne l’avoir
jamais rencontré !
– Mon nom ne vous dirait rien, mais le clan Gardani a toujours su être là
pour vous.
Sacha
– Tais-toi et conduis !
– OK ! Si elle ne t’intéresse pas, moi, je veux bien m’en occuper de la
jolie maman ! me lance-t-il, hilare.
Mais elle a dans le regard cette lueur qu’on retrouve dans celui de la bête
traquée par le chasseur. Son teint pâle et ses joues légèrement trop creuses
expliquent mieux que n’importe quel discours qu’elle endure trop de
privations depuis trop longtemps. La finesse du poignet, qui dépasse de son
gilet défraîchi, laisse présager une nature délicate, mais là, elle est
franchement maigre. Il faut qu’elle se remplume un peu. Je lui trouverais
encore plus de charme avec quelques rondeurs supplémentaires !
– Chez vous, madame Martin ? Vous voulez dire, dans cette belle maison
qui a été vendue aux enchères publiques pour à peine la moitié de sa valeur
il y a quelques mois ? Ou bien dans ce minuscule studio à peine salubre que
cette bonne chrétienne vous a généreusement octroyé, mais qu’elle vous a
bien fait payer par ses jugements sentencieux, stupides, et méchants ? Ou
alors vous pensez à cette chambre d’hôtel minable où il vous fallait partager
le même lit tous les trois ? À moins que vous n’ayez un autre plan pour ce
soir ? Si vous voulez bien m’éclairer ?
Elle pâlit. Ses lèvres perdent de leur couleur, se réduisant à une fine ligne
blafarde sur son joli visage de poupée. Ses yeux brillent de larmes retenues.
Elle encaisse mon ironie et mes sarcasmes en rentrant la tête dans les
épaules. L’espace d’un bref instant, ça me contrarie de la voir aussi mal.
Mais je ne suis pas du genre diplomate et je n’ai fait qu'énoncer des faits.
Enfin, j’aurais peut-être pu y mettre plus de formes quand même.
L’aîné lui hurle dessus avec véhémence. Autant le plus jeune est
mutique, autant celui-ci est prêt à s’en prendre sérieusement à sa mère. Quel
sale petit morveux ! J’ôte ma ceinture de sécurité pour me retourner
complètement et, malgré le bip lancinant qui retentit dans l’habitacle, je
décide de lui mettre les points sur les i.
– Toi, tu vas commencer par la fermer, espèce de p’tit con ! Sinon tu vas
avoir affaire à moi ! Tu iras où on te dira d’aller et tu vas laisser les grandes
personnes s’occuper des choses importantes. C’est clair ?
– Attendez !
Je me retourne. Elle se tord les mains et pince les lèvres dans une attitude
angoissée. Visiblement, elle souhaite me dire quelque chose, mais
appréhende ma réaction.
Delphine
– Merci, Diaz, pour votre avis éclairé ! dis-je sans chercher à contenir
l’ironie qui perce dans ma voix. Tenez, classez ces rapports dans le dossier.
– Ben j'assiste pas à la fin de l’interrogatoire ?!
– Aumale, j’écoute !
– Bonjour commissaire. Comment allez-vous ?
Le ton est poli, mais froid. Varenne et moi entretenons une courtoisie de
façade, mais nos échanges sont tellement glacials qu’ils enrhumeraient un
Inuit.
– Commissaire ?
– Oui, je balbutie, encore sous le coup de la surprise. Mais… ce n’est pas
un peu tôt ?
– Aumale, soupire le procureur, nous n’avons plus de nouvelles, de
traces, ou le moindre indice sur le devenir du lieutenant Demange, depuis
près de dix-huit mois. Pas de mouvements bancaires, un appartement vide,
pas le plus petit signe de vie. Les dernières choses dont nous sommes
véritablement sûrs, c’est de l’avoir identifié sur les caméras de sécurité du
port de Fos, théâtre de toute cette malheureuse affaire, qui sont toutes
mystérieusement tombées en panne dix minutes plus tard, et d’avoir
retrouvé la carcasse de sa voiture dans cet entrepôt qui a brûlé plus d’un
jour ! Pensez-vous sincèrement qu’il ait pu en réchapper ?
– … mais puisque je vous dis que ça s’est passé comme ça, geint le type.
Il m’a envoyé une photo de ma gosse avec un message. Je devais me
débrouiller pour lui apporter du fric, sinon il tuait ma petite.
– Il avait ma gamine.
– Commissaire Aumale.
Elle sourit.
– C’est le nom que je lui ai donné. Parce qu’il agit comme tel. Il prend le
temps qu’il faut pour observer sa victime, la comprendre, tout apprendre
jusqu’à la connaître par cœur. Puis quand il maîtrise complètement l'emploi
du temps et l'environnement, il passe à l’action. Comme un tigre bondit sur
sa proie. Le profil que j’ai établi me permet d’affirmer qu’il est intelligent,
très organisé et discipliné, bien évidemment. C’est un homme blanc, dans la
trentaine. Quand on aura mis la main dessus, ses voisins seront les premiers
à se récrier que c’était un homme discret, serviable et très aimable. Je pense
qu’il poursuit un but bien précis. Mais lequel, ça, je ne le sais pas. Ce dont
je suis à peu près sûre, c’est que Toulon est sa zone de repli.
Mélanie
À suivre,
http://editions-addictives.com
« Toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite
(alinéa 1er de l’article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par
quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal. »
Mars 2019
ISBN 9791025746226
ZADA_001