Vous êtes sur la page 1sur 378

Suivez-nous sur les réseaux sociaux !

 
Facebook : facebook.com/editionsaddictives
Twitter : @ed_addictives
Instagram : @ed_addictives
 
Et sur notre site editions-addictives.com, pour des news exclusives, des
bonus et plein d’autres surprises !
Disponible :

Magnetic Desires
Serveuse dans une petite ville d’Espagne, Emilia joue le rôle de la jeune
femme insouciante et légère. En réalité, elle est constamment sur le qui-vive
et craint chaque jour d’être rattrapée par un passé traumatisant, sanglant.
Elle prépare déjà son départ prochain afin de brouiller les pistes.
Sauf que
Gregory fait irruption dans sa vie comme une tornade. Elle devrait
normalement le fuir comme la peste, lui qui est arrogant, insupportable… et
décidé à la séduire !
Si Emilia se laisse aller au désir, elle risque de le payer
de sa vie…
Disponible :

Love Naked
Lorsque Ben se retrouve en une des journaux après un énième scandale,
c’est la frasque de trop. Son père, furieux, pose un ultimatum au
milliardaire : il va devoir se ranger et se marier, ou il n’héritera pas de la
société familiale. Le jeune homme décide de relever le défi, mais à sa
manière. Et quelle meilleure provocation que de choisir Selena, strip-
teaseuse sensuelle et mystérieuse, qui est l’exacte opposée des femmes que
son père aimerait le voir épouser ? Sauf que Selena n’a pas de temps à
perdre pour des caprices : mère célibataire, fuyant un passé douloureux, elle
élève seule son fils atteint d'une maladie grave et peine à faire face aux
factures médicales.
Elle n’accepte la proposition de Ben qu’à deux
conditions : il l’aide avec le traitement de son fils, et leur mariage reste
platonique.
Mais peu à peu, les barrières et les masques tombent, et le désir
s’en mêle…
Disponible :

Unlimited Sex
C’est au moment où Lucy se décide à chercher le grand amour (il serait
temps !) qu’il vient à elle ! Enfin presque…

Car « le grand amour » se manifeste sous la forme d’une enveloppe rouge


anonyme contenant une longue déclaration d’amour.

Le hic ? La lettre est adressée à une autre Lucy !

Alors que les enveloppes se succèdent, Lucy se prend à fantasmer à une


relation aussi érotique que troublante.

Mais le fantasme se transforme en cauchemar quand un inconnu l’agresse,


qu’elle se retrouve accusée de meurtre et qu’un fantôme du passé
réapparaît.

Heureusement, au milieu de tout ça, un amant aux pratiques sexuelles


vicieuses lui fait vivre les meilleures nuits de sa vie…
Disponible :

Vicious Temptation
Il aura suffi d’un regard pour que la vie ordonnée de Keeva s’effondre et
que la conditionnelle d’Arthus soit menacée.
L’un et l’autre s’attirent,
pourtant tout les oppose. Keeva est mesurée et discrète, tandis qu’Arthus est
arrogant et dangereux. Elle l’intrigue autant qu’elle l’obsède. Il l’exaspère
autant qu’il la trouble. Entre défis et passion, ils devront faire front lorsque
leur douloureux passé reviendra les hanter. Ils n’auront alors que deux
possibilités : en sortir vainqueurs ou détruits.
L’attraction sera-t-elle plus
forte que les fantômes de leur vie d’avant ?
Disponible :

Bad for you– Partie 1


Sally est rebelle, libre, et compte bien le rester !
Elliott a beau être
séduisant, charmeur et irrésistible, il est aussi arrogant et moqueur, bref,
insupportable !
Hors de question de céder à l’attirance, au désir, ou aux
baisers volcaniques qu’il lui offre.
Enfin, ça, c’est en théorie…
Chloe Wilkox

MY DOMINANT BOSS

APPRENDS-MOI
1.

Love hurts

Lake

L’amour fait mal. C’est dans tous les romans, dans tous les films, dans
toutes les chansons à l’eau de rose. Love Hurts1 : l’amour fait mal.

Longtemps, je me suis dit que, pour se préserver de la souffrance, il


suffisait d’empêcher tout sentiment amoureux. Je ne savais pas qu’un jour,
je le rencontrerais, lui. Et qu’il me serait impossible de résister. Que je
tomberais amoureuse, irrémédiablement. Que je lui offrirais mon cœur à
briser, tant de fois. Que je chérirais la souffrance d’aimer, de l’aimer plus
que tout. Plus que la vie même.

Puis que je mourrais pour lui.

Le canon de l’arme est froid contre ma tempe. Le cran de sécurité, en


sautant, produit un cliquetis métallique qui résonne dans le silence du
hangar désert. Je ferme les yeux, tente de retenir les nouvelles larmes qui
menacent de déborder. Dans ces derniers moments, les miens, c’est à son
image que je m’accroche, évidemment.

Jarden.

En un instant, tout me revient.

1 Chanson écrite par Boudleaux Bryant et publiée pour la première fois


sur l’album A Date with the Everly Brothers, des Everly Brothers.
2.

Quand vient la fin de l’été

Lake

– Aïe ! Merle, purin !


– Lake, ça va ? s’inquiète Gigi.

Je sors de la salle de bains en sautant à cloche-pied. Comme si jouer à la


marelle allait m’aider à enfiler ces foutus escarpins  ! Ma colocataire, en
train de boire son café à la table de la cuisine, m’observe avec un mélange
d’inquiétude et de curiosité.

– Merle, purin de bordage de chiots… C’est rien, grommelé-je, juste


cette saleté de mascara qui a essayé de m’éborgner.

Gigi repose sa tasse, impassible.

– Lake, il faut qu’on parle. Tu sais comme j’aime tes résolutions de


rentrée. Pas seulement parce que j’admire ta détermination à t’améliorer
d’année en année, mais surtout parce que je les trouve follement
divertissantes. Seulement, cette décision de remplacer les flopées de jurons
qui sortent habituellement de ta bouche avant le troisième café par des
noms plus ou moins issus du règne animal, ça va durer combien de temps ?
– Jusqu’à ce qu’on ait l’impression que je me lave la bouche avec du
savon de rose, répliqué-je d’un ton enjoué. Ou que Nadine de Rothschild
me juge digne de dîner à sa table. Je bosse chez les gros bonnets,
maintenant. Je ne peux plus parler comme si j’étais un marin bourré en
permission.
– Ni te pointer pour ton premier jour maquillée comme… Qu’est-ce que
tu as essayé de faire, exactement  ? me demande ma colocataire en
m’attrapant par le menton pour me scruter. Te déguiser en panda qui se
serait lui-même déguisé en Pretty Woman ?
– Oh, va te faire foot… réponds-je en fronçant les sourcils dans une
grimace comique.
– Allez, lance Gigi en riant, suis-moi : on va arranger ça.

Elle me traîne à la salle de bains et entreprend de réparer les dégâts.


Question make-up, Gigi est une pro. Pas seulement parce que mon amie est
habituée à se produire sur scène avec son groupe, Siren’s Blues  : c’est
également une hôtesse d’accueil émérite. C’est d’ailleurs elle qui m’a fait
embaucher en cette rentrée universitaire dans l’agence où elle travaillait
avant, Venus. Ils avaient besoin de quelqu’un qui s’y connaisse en plantes
et, visiblement, ayant grandi dans une ferme perdue au milieu de nulle part
– qui connaît Fairfax, Californie, environ 7000  habitants au dernier
recensement –, je fais figure d’autorité en la matière selon les critères new-
yorkais.

J’ai donc troqué l’uniforme du restaurant tex-mex où je travaillais


l’année dernière, El Bandito, contre une tenue censée représenter
«  l’élégance en toutes circonstances  » – c’est du moins le slogan de
l’agence. Exit, les talons carrés et la minijupe obligatoires, le chapeau de
cow-girl rose, le tee-shirt avec «  El Bandito  » écrit en lettres pailletées.
Quand je suis passée chez Venus vendredi pour signer mon contrat et
récupérer mon brief, on m’a remis trois tailleurs, un pour chaque jour de
travail, ainsi qu’une paire d’escarpins chics.

– C’est un uniforme spécial, commandé par le client, m’a expliqué la


fille au comptoir de l’agence. C’est vraiment un contrat très important pour
nous, Lake. Il faudra être irréprochable dans ta présentation et ta prestation.
Mais tu es une amie de Gigi, s’est-elle empressée d’ajouter avec un sourire
Colgate. Je te fais pleinement confiance. Gigi était vraiment la meilleure, a-
t-elle ensuite soupiré avec une évidente nostalgie, tout en détaillant ma
tignasse en bataille, mon tee-shirt distendu et la peinture incrustée sous mes
ongles.
Gigi, visiblement, la ville entière se pose la question  : comment vais-je
réussir à te remplacer ?

Nous sommes inséparables, Gigi et moi, et la rencontrer a été une


bénédiction pour la small town girl égarée dans la Grosse Pomme que
j’étais lorsque nos chemins se sont croisés. Mais nous sommes le jour et la
nuit ! Ma colocataire est aussi outrageusement féminine que je suis passe-
partout, aussi exubérante que je suis calme. Sûre d’elle, quand j’ai tendance
à rester en retrait. J’ai pourtant grandi dans une famille excentrique, avec
des parents hippies et non conformistes… Mais vu que j’ai un an d’avance
depuis la primaire, j’ai toujours été la plus jeune de ma classe. Et aussi la
plus grande. Un mètre soixante-douze d’os saillants avec, en prime, dès mes
11  ans, des boutons sur le front et des racines de cheveux grasses… Les
années ont beau avoir réglé mes problèmes, je continue de souffrir d’un
manque chronique de confiance en moi.

Cependant, une fois que Gigi en a fini avec mon maquillage, l’image que
me renvoie le miroir me plaît pour une fois. Mes longs cheveux châtain
clair, dont la couleur fade est heureusement contrebalancée par un volume
correct, ne sont pas plus mal planqués dans un chignon fourni. Le rouge à
lèvres violine que m’a choisi Gigi met en valeur mon teint mat, hérité de
mon arrière-grand-mère, native américaine. Mon regard bleu clair n’est pas
alourdi par le maquillage nude que ma colocataire vient de m’appliquer. Et
puis je ne sais pas ce qu’elle a fait avec mes sourcils broussailleux, mais j’ai
l’air moins farouche et butée que d’habitude. Tant mieux, je dois à tout prix
faire bonne impression. Ce job est une véritable aubaine  ! Horaires
compatibles avec mon emploi du temps de quatrième année d’étudiante en
art, seulement six à huit heures de travail hebdomadaire, quatre cents
dollars la semaine, le tout pour… arroser des plantes  ! Cet argent, j’en ai
dramatiquement besoin. Ma bourse ne couvre que mes frais d’inscription à
NYU – ce qui est déjà énorme, trente-sept mille dollars par an  ! –, mais
New York est une ville chère. Loyers exorbitants, nourriture hors de prix, et
puis toutes ces petites tentations qui font le sel de la vie et le drame des
finances… Expositions, théâtres, librairies… C’est pour profiter de tout cela
que j’ai quitté ma petite ville de Fairfax. Que j’ai renoncé à mes collines
piquées de fleurs de pavot et d’onagre, à mes sous-bois au parfum
d’eucalyptus, à la rivière dans laquelle nous nous baignions l’été avec mes
sœurs.

L’autre drame de mon banquier et de ma vie, c’est le prix de mon


matériel de peinture. Je travaille à l’huile, sur des toiles immenses, c’est un
budget. Et je refuse de laisser mes parents, à peu près aussi fauchés que moi
mais d’une générosité qui frise l’insanité, m’aider. Ils ont encore à charge
mes trois sœurs  : Karma et Dawn, les jumelles, 22  ans à elles deux, et
Rainbow, 17  ans et des rêves de grande ville plein la tête. L’année
prochaine, ce sera à son tour de quitter le nid et de partir en quête de son
destin.

– Attends, m’arrête Gigi alors que je m’apprête à sortir de la salle de


bains. Je prends une photo souvenir. Pour une fois que tu n’es pas en jean
ou en pantalon de yoga… Avec ton physique de top model, si c’est pas
malheureux de se moquer à ce point de son look !

Physique de top model…

Tout cela parce que je suis grande et que je vis encore sur mes acquis de
volleyeuse au lycée…

Je prends la pose pour elle et son iPhone, moue exagérée de rigueur,


avant de me justifier :

– Pourquoi faire des efforts vestimentaires alors que je termine toujours


couverte de peinture des pieds à la tête ?
– Et puis, de toute façon, c’est la grande tendance sur Instagram,
poursuis-je en tentant de défendre l’indéfendable devant cette fashionista
2.0. Toutes les influenceuses s’habillent en legging, crop top et baskets.
– Toutes celles qui ont tes jambes et ton ventre plat. Mais sache qu’elles
sont sponsorisées par Reebok pour ça, me taquine ma colocataire. Et puis,
j’ai un scoop pour toi, Lake : quand elles décident de se peinturlurer la face
avant de se prendre en selfie, elles ne le font pas littéralement !

Je glousse comme une gamine prise en faute. On a dû passer une demi-


heure hier à nettoyer le pigment bouton-d’or qui s’était incrusté jusqu’à la
racine de mes cheveux.

– Bon, allez, ne passe pas trop de temps à admirer ma photo en bavant.


– Et toi, dégage de la salle de bains ! File, avant d’être en retard.
– Au fait  ! crié-je dans l’entrée, comme si notre appartement était un
gigantesque manoir et non un trois-pièces de quarante-sept mètres carrés.
Tu dînes là, ce soir ?

Même pas besoin d’enfiler mon trench-coat  : en ce premier lundi de


septembre, il fait encore un temps estival. Je me munis de mon sac à main
en cuir, dans lequel j’ai fourré des affaires pour me changer avant d’aller à
la fac cette aprèm pour ma rentrée. Débarquer le premier jour déguisée en
secrétaire administrative ? Jamais ! Gigi s’arrête de fredonner « You Know
I’m No Good » d’Amy Winehouse et me répond, de son incroyable voix de
contralto :

– Non, je sors avec mon agent  ! Il m’a apparemment dégotté un super


cachet pour fin septembre, un concert de dingue, avec répétitions payées et
tout. Je te raconterai en rentrant !
– Ça marche, coloc  ! lancé-je en ouvrant la porte. Mets-lui-en plein la
vue !
3.

Calamity Lake

Lake

Il est neuf heures vingt lorsque je remonte la 88e rue. Autant, en


grimpant dans le métro, à Astoria, je me sentais légèrement décalée dans
mon tailleur d’executive woman d’un chic inédit pour moi, autant ici je me
fonds dans le décor. New York est une ville étrange, incroyablement mixte
et néanmoins pleine de frontières implicites. On passe de Chinatown à
Little Italy en deux rues, et c’est tout un monde qui change. Les quartiers
pauvres du Queens et celui où Gigi et moi vivons, artiste et bohème, sont
séparés par seulement trois pâtés de maisons.

L’île de Manhattan est le cœur de la ville et Central Park, son poumon.


Tous les New-Yorkais s’y retrouvent pour respirer ensemble. Pour autant,
les abords du parc demeurent inaccessibles à la plupart. Il s’y exhibe
boutiques de luxe, immeubles avec portiers, townhouses majestueuses. Je
ne pense rien de cet univers, si ce n’est qu’il n’est pas le mien. Pourtant,
l’apprentie artiste en moi est sensible à cette esthétique. L’épure des lignes.
La largeur des avenues. Les vêtements de marque, indéniablement
sublimes, exposés dans des vitrines savamment agencées. J’ai toujours vu le
monde comme une succession de lignes, de formes. Ensuite vient la couleur
et, enfin, la matière. Voilà, c’est tout cela que je recherche dans ma
peinture  : un agencement harmonieux entre la forme, la couleur et la
matière.

Aussi, quand j’arrive devant le numéro 77, où je suis attendue, l’émotion


me saisit. La maison de ville qui s’élève sur quatre étages devant moi est
une véritable œuvre d’art. Elle tranche avec le style hollandais qui domine
le reste de la rue, sans pour autant jurer. Elle pioche dans le meilleur de
l’architecture industrielle du siècle dernier. La façade est en briques, d’un
bleu profond, presque anthracite. Les pourtours des immenses fenêtres sont
en laiton. L’entrée est surélevée de quelques marches par rapport au trottoir.
Je les gravis et sonne, tout en spéculant sur la personne qui va venir
m’ouvrir. Sûrement un autre membre du personnel – car un client qui paie
pour que l’on arrose ses plantes doit également avoir des gens qui se
chargent d’épousseter ses étagères, de promener son chat persan et de gérer
ses stocks de papier toilette. Ce sera… une dame de compagnie collet
monté. Ou un majordome revêche.

Ou une bombe sexuelle en jean troué ?

Mes yeux s’écarquillent alors que, dans l’encadrement de la porte,


apparaît un grand brun que l’on imaginerait plus aisément en guitariste de
rock qu’en employé de maison. La petite trentaine, il a la peau mate et les
cheveux noirs qui tombent devant des yeux de séducteur presque
translucides. Il ressemble au bad boy qui peuple les rêves de chaque
adolescente. J’ignore quelle est sa fonction dans cette maison, mais il n’a
clairement pas été mandaté par Venus. Pas avec ce look grunge, qu’il porte
particulièrement bien. Ni avec ce tatouage immanquable sur la main qu’il
me tend – les lettres « EWMN », en caractères gothiques, s’étalent sur ses
phalanges.

Il rendrait Rain folle.

Ma petite sœur a un faible pour les mauvais garçons. Pas moi.


L’esthétique destroy me laisse indifférente. Mes trois ex n’ont rien à voir les
uns avec les autres, si ce n’est qu’ils repassaient tous leurs chemises. Rain
est comme Gigi : elle aime le chaos. Moi, j’apprécie l’ordre.

L’ordre, c’est bien. L’ordre, cela rime avec calme et sérénité.

Et j’ai besoin de sérénité pour créer. Ce job régulier, avec des revenus
réguliers, va m’assurer une bonne dose de sérénité durant ma dernière
année d’études avant le grand plongeon dans la vraie vie. Alors je laisse
tomber la tête de merlan frit, j’affiche mon sourire le plus professionnel et
je prends la main que Monsieur Grunge me tend.

– Mason. Mason Ward, déclare ce dernier en laissant apparaître une


rangée de dents blanches qui forment un sourire chaleureux.
– Monsieur Ward, enchantée, je suis…
– Mademoiselle Foreman ? suppose-t-il tout en me faisant signe d’entrer.
C’est parfait, vous êtes pile à l’heure. La ponctualité est une qualité
appréciée, ici. Oh, et M. Ward, c’est mon père, alors appelez-moi Mason,
d’accord ? Ça me permet de me donner le beau rôle : celui du patron cool,
ajoute-t-il avec un clin d’œil.

Je manque de m’étouffer. C’est lui, le client ultra-rigide que l’on m’a


vendu à l’agence ? Ce bad boy en jean troué ?

– En ce cas, appelez-moi Lake, réponds-je en ravalant mon étonnement.

Il a parlé de son père… Cela doit être lui, le véritable client.

Et ce Mason Ward est l’héritier rebelle, le fils prodigue.

– Ça marche, Lake. Je vous fais faire le tour du propriétaire ? Première


étape : le lobby. Il y a, comme vous pouvez le constater, un grand placard
où vous pouvez, si vous le désirez, ranger votre sac, dit-il en tapant sur la
porte coulissante dudit meuble intégré. Mais vous avez également un casier
qui vous est réservé en salle du personnel. D’ailleurs, je vous propose qu’on
commence par là…

Je lui emboîte le pas, tout en notant l’étonnant carrelage de l’entrée, une


mosaïque sublime, inspirée de l’art islamique. Au détour d’un couloir,
Mason Ward pousse une lourde porte. Nous pénétrons dans une pièce qui,
selon mes calculs, doit jouxter le garage que j’ai aperçu dehors.

Non, je ne suis pas une nerd. Je n’ai pas passé une immense partie de
mon adolescence à tracer des plans de maisons en rêvant à une possible
carrière d’architecte.
La pièce en elle-même est grande, dans les trente mètres carrés. Elle est
équipée de divers casiers, d’un grand miroir, d’un sofa et de deux fauteuils.
Une corbeille de fruits est posée sur la table à café. Je comprends que c’est
à la fois un vestiaire et une salle de pause.

– L’entrée de service est là, m’explique Ward en désignant la porte qui


donne sur la rue. Vous sonnerez ici à partir de mercredi, et on viendra vous
ouvrir. Si vous le voulez, arrivez à neuf heures quinze en tenue « civile »,
suggère Ward, amusé, en examinant mon allure stricte. Vous pourrez vous
changer ici. Pareil quand vous terminez votre service : vous pouvez quitter
votre uniforme. Mais dans la maison, il est obligatoire. Ce n’est pas moi qui
fais les règles, ajoute-t-il d’un air d’excuse.

Oui, c’est bien un héritier rebelle.

– Allez, on passe à la suite. Je vous propose de vous montrer uniquement


les pièces où vous aurez à officier  ; comme ça, on ne perd pas de temps.
Après tout, vous êtes censée finir à midi… Et puis vous pourrez toujours
visiter plus tard ! Vous avez l’année devant vous.

Je souris, bien plus détendue que ce matin dans la salle de bains. Il y a


quelque chose chez cet homme qui met immédiatement à l’aise.

La maison est, quant à elle, impressionnante, mais sans être austère ni


froide. J’évite de regarder partout comme si j’étais dans un showroom,
même si les nombreux meubles design, les tableaux aux murs, les tapis et
les objets d’art m’y invitent. Nous commençons par le rez-de-chaussée, où
Ward me montre un « boudoir », une salle de billard et une bibliothèque qui
me donne envie de lire Jane Austen au coin du feu. On monte à l’étage. Là,
il y a une salle à manger cosy et une vaste pièce à vivre, très lumineuse.
Cette dernière donne sur un immense jardin intérieur muni d’une cabane à
outils, que Mason ouvre en m’expliquant :

– Vous y trouverez tout le nécessaire : terreau, sécateurs, gants… Voici la


clé, je vous la laisse.
En levant la tête, je remarque qu’il existe un autre niveau à ce jardin,
accessible par un escalier en colimaçon.

– Faut-il également que je m’occupe de l’étage supérieur, Monsi…


euh… Mason ?
– Non, le jardin ne fait pas partie de vos attributions, excepté les
quelques plantes en pots que vous voyez là. Au printemps, il y aura peut-
être un peu de taille et de rempotage à faire… Je ne sais pas, je n’y connais
rien, avoue-t-il en riant. Mais je me souviens avoir vu votre prédécesseur
faire des trucs de ce genre. Moi, je suis capable de laisser un cactus mourir
de soif, ajoute-t-il avec un clin d’œil.

Je ris. Je vois tout à fait le genre. Gigi est pareille, elle pourrait tuer une
plante en plastique.

– Globalement, reprend Mason Ward, vous n’aurez pas à vous occuper


des étages supérieurs. J’occupe le deuxième, mais il n’y a pas de plantes –
pas des légales, en tout cas –, dit-il d’un air entendu.

J’essaie de lui sourire en retour, poliment. Après tout, je suis censée être
la jeune cool, non ? L’étudiante en art. Celle qui a grandi dans une ferme,
élevée par des hippies  ? Le fait est que je déteste la drogue. Toutes les
drogues. Ce que cela fait aux gens. J’ai bien sûr testé le pétard et les cuites,
ado… Eh bien, cela me dérange que l’on puisse se mettre dans des états
seconds aussi violents. Je crois que les gens, quand ils le font, ne mesurent
pas les possibles conséquences…

Mais visiblement, Mason Ward ne remarque pas mon fond de


réprobation. Tant mieux.

– L’autre occupant est au troisième, poursuit-il. Mais il préfère qu’on ne


visite pas ses « quartiers ».

Ward dessine les guillemets avec ses doigts.

J’imagine que l’autre occupant en question est le mystérieux Ward


senior…
– Quant au quatrième, il n’y a rien, non plus, qui vous intéresse. Juste la
piscine, la salle de sport et l’accès à l’héliport.

Et la Cité d’émeraude du pays d’Oz. Et l’âne qui chie des écus d’or pour
nourrir le royaume entier…

Merle. Les gros mots en pensée, j’ai le droit ?

– Vous vous demandez où vous avez atterri, hein ? s’amuse Ward devant
mon air ahuri.
– Certainement pas sur l’héliport, plaisanté-je. Je suis plutôt métro, de
manière générale.

Ward éclate de rire. Je l’admets : j’aime bien faire rire les gens. Cela me
permet presque d’oublier la gamine introvertie que j’étais.

– Bon, qu’est-ce qu’il nous reste à voir…  ? L’agence vous a parlé de


l’emploi du temps et du salaire, j’imagine ? On a besoin de vous le lundi, le
mercredi et le vendredi matin. Vous n’aurez pas votre clé, du moins pas tout
de suite. Mon colocataire (Je traduis mentalement par «  mon richissime
paternel  ».) est du genre méfiant. C’est Nathalie, la cuisinière, qui vous
ouvrira, les premiers temps. Ah, il faut que je vous présente Nathalie,
ajoute-t-il avec entrain en me tendant un arrosoir en inox pris dans la
cabane à outils. Venez !

On redescend au rez-de-chaussée et Ward me guide jusqu’à la cuisine.


Véritable puits de lumière, elle est équipée comme celle d’un restaurant
haut de gamme. Au milieu trône un petit bout de femme aux cheveux
auburn qui dépassent de sa toque. Elle doit être un peu plus âgée que moi –
peut-être 24, 25 ans. Elle lève la tête du plan de travail sur lequel elle pétrit
une pâte et sourit. Elle a une trace de farine sur la joue. Instantanément, je
sais qu’elle et moi allons être de grandes amies.

– Tu dois être Lake. Oh, mon Dieu, j’avais tellement hâte de te


rencontrer  ! Depuis que Josie, la fille qui était là avant toi, est partie, les
matinées sont longues dans cette maison. Malgré votre délicieuse présence,
Mason, ajoute-t-elle avec espièglerie.
Notre boss lève les yeux au ciel, faussement exaspéré. Puis son regard se
pose sur une assiette remplie de biscuits et son visage s’illumine.

– Nathalie, ce sont vos sablés au beurre de cacahouète ? Et vous espériez


me cacher ça ?
– N’y touchez pas, le prévient-elle en lui confisquant l’assiette. D’une, je
les ai faits pour accueillir Lake  : si vous voulez qu’elle tienne plus d’une
semaine dans cette maison de fous, il faut me laisser l’appâter avec des
douceurs. De deux, ils sortent à peine du four. Vous risquez de vous brûler
la langue.
– J’aime vivre dangereusement, répond Ward en s’emparant d’un sablé.
Et puis ces gâteaux valent mille fois qu’on prenne le risque.
– Votre courage ne cessera jamais de m’étonner, le taquine Nathalie.

Je suis vraiment au pays d’Oz. Je connais mal l’univers des ultrariches,


mais je suis à peu près sûre qu’ils n’ont pas tous coutume de plaisanter avec
leur personnel de maison !

– Tu en veux un ? me propose Nathalie en me tendant l’assiette d’un air


engageant. J’imagine que si celui-là n’a pas encore appelé le 911, c’est
qu’ils ne sont pas si chauds que ça.
– C’est gentil, mais je vais m’y mettre, réponds-je en me dirigeant vers
l’évier pour remplir mon arrosoir. Je préfère prendre mes marques
rapidement…

Avoir l’air sérieuse, fiable. Et accessoirement, être partie à temps pour


ne pas rater ma rentrée à la fac cet après-midi.

– Quant à moi, je dois filer, déclare Ward. Nathalie fermera derrière


vous. Remettez bien votre matériel à sa place. Oh, Nathalie… Je déjeune
dehors mais, ce soir, on sera deux. Si vous pouviez me concocter un de vos
petits miracles… ?
– Poitrine de cochon de lait et coques dans leur sauce au cidre, financier
cerise-pistaches, hautes-côtes-de-nuits. Et je mets du champagne au frigo.
– Vous êtes une perle. Ou un ange. Ou les deux. C’est avec vous que je
devrais sortir.
– Je me contenterai d’une augmentation de dix pour cent et d’une prime
de Noël, rétorque-t-elle, pince-sans-rire.
– Message reçu, ma perle. Bon, j’y vais  ! Bon courage, Lake, et à
mercredi !

Sur ce, Mason Ward file. Moi, je m’y mets, en commençant par l’étage et
mesure rapidement que les deux heures trente imparties ne seront pas de
trop. Voire que je risque de déborder aujourd’hui. D’autant que je ne
connais pas encore les plantes. Heureusement, j’ai mon Smartphone pour
identifier celles que je ne reconnais pas.

Ça va aller, ma réunion de rentrée à la fac n’est qu’à quatorze heures.

– Salut, petit érable du Japon, je me présente. Moi, c’est Lake. C’est moi
qui vais m’occuper de toi à présent, et je suis certaine qu’on s’entendra très
bien. Oh, mais ne sois pas jaloux, le palmier ! J’adore tes feuilles pointues
qui me rappellent ma Californie natale. Et toi, le papyrus… Tu sais que tu
es une de mes plantes préférées ? C’est à toi, ces belles tiges-là ? Tu habites
encore chez tes parents ?

Je sais, je suis bizarre… Mais s’il y a une chose que j’ai apprise, en
poussant moi-même en extérieur comme une mauvaise graine, c’est que les
plantes sont des organismes vivants à part entière. Elles adorent qu’on leur
parle.

Et écouter du Beyoncé. Véridique.

En arrivant enfin dans le «  boudoir  », qui doit faire la taille de mon


appartement, je souffle : je suis dans les temps pour ma rentrée. Certes, j’ai
mis plus longtemps que prévu mais, au moins, maintenant, je sais comment
m’y prendre avec mes copines vertes. J’effleure du doigt un xanthosoma
magnifique et lui fais mon petit speech – «  Salut, moi, c’est Lake  », et
cetera – tout en m’assurant qu’il n’y a personne dans les parages.

J’ai du mal à cacher que je suis fêlée mais, quand même, j’essaie !
C’est alors que je le remarque. Accroché à un mur, à portée de main,
comme si de rien n’était. Je pose mon arrosoir par terre, me frotte les yeux.

C’est tout bonnement impossible.

Je m’approche du cadre à petits pas prudents, pleine de déférence. Je


regarde la texture du papier, la couleur de l’aquarelle, la sécheresse du
dessin… Aucun doute possible, c’est bien un autoportrait d’Egon Schiele,
une œuvre qui doit valoir plusieurs millions ! Stupéfaite, je me recule, et un
frisson d’émotion me parcourt. Un de ceux qui vous mettent les larmes aux
yeux. Combien de fois dans sa vie a-t-on la chance d’observer une œuvre de
Schiele seul, sans personne pour vous déranger ? À New York, les musées
sont toujours pleins. Il faut compter avec le brouhaha, les bousculades, les
Smartphone brandis, les gardiens qui viennent vous demander de reculer.
Là, je me laisse submerger par cette splendeur sans que quoi que ce soit
vienne me perturber. À tel point que je mets au moins une dizaine de
minutes avant de m’apercevoir que Schiele n’est pas tout seul. Il y a
également un Basquiat en ces lieux. Et un Rauschenberg. Et un Kandinsky
– mon peintre préféré, puisque c’est de cet artiste russe du XXe siècle que
mon père est spécialiste  ; c’est sur Kandinsky qu’il anime le séminaire
destiné aux étudiants de premier cycle du San Francisco Institute of Art.
Émue de retrouver un peu de ma famille ici, un peu de mon enfance, je
m’avance vers le tableau, le cœur battant.

– Dingue, hein ? demande soudain une voix derrière moi.

Surprise, je me retourne avec l’impression d’avoir été prise en flagrant


délit. Je constate que Nathalie se tient contre le chambranle, son assiette de
biscuits à la main.

– Imaginer que des triangles, des carrés et des cercles puissent valoir tant
d’argent… ajoute-t-elle, méditative. J’ai lu dans la presse qu’il l’avait
acheté vingt-trois millions de dollars aux enchères chez Christie’s le mois
dernier.
– Ward senior ? demandé-je hallucinée. Il a acheté ce Kandinsky le mois
dernier ?
Je pensais que cette toile provenait d’un héritage  ! Qui a les moyens
d’acheter un Kandinsky aujourd’hui, vu la cote de l’artiste ?

– Quel Ward senior ? rit Nathalie. Je parlais de notre autre boss. Eh oui,
il n’y a rien que Jarden Pearson ne puisse s’offrir, apparemment.

Cette fois, ce n’est même pas que j’hallucine : c’est que je ne comprends
plus rien à ce que Nathalie raconte. Que vient faire le milliardaire
controversé dans cette histoire ?

– Quel est le rapport entre ce Kandinsky, Mason Ward et Jarden


Pearson ? demandé-je à la cuisinière en clignant des paupières.
– Tu n’es pas au courant ? Mason et lui vivent ensemble.

O.K. : ne pas bugger, ne pas bugger…

Je suis surprise. Quand Mason parlait tout à l’heure du dîner, j’ai cru
qu’il s’agissait d’un rendez-vous galant, pas d’un banal repas avec son
compagnon !

– Ça fait longtemps qu’ils sont en couple  ? demandé-je en tentant de


rester naturelle.

Car, comme tout le monde le sait, cela marche toujours très bien, le coup
de se forcer à être naturelle.

Génial. Vu mon air éberlué, Nathalie va sûrement croire que le fait qu’ils
sont gays me pose un problème. Génial, génial, génial.

– Je ne sais pas ce qu’il en est de la sexualité de Pearson, répond la


cuisinière avec un sourire amusé, il est plutôt secret. Mais vu le nombre de
nanas à qui j’ai préparé le petit déjeuner depuis que je travaille ici, je peux
te garantir que Mason, lui, est tout à fait hétéro ! Non, ils sont simplement
amis de longue date. Mason est venu vivre ici il y a environ un an, après
s’être fait mettre à la porte par sa copine. Note, je la comprends : il a beau
être charmant, c’est un coureur de jupons de première.
J’acquiesce tout en essayant d’assimiler ce que je viens d’apprendre. Je
comprends mieux pourquoi les gens de l’agence semblaient si stressés  :
Pearson n’est pas seulement l’un des individus les plus riches au monde,
c’est aussi l’un des plus grands génies de son temps ! Pas plus tard qu’hier,
alors que je faisais la vaisselle, j’ai encore entendu parler de lui à la radio.
Visiblement, son entreprise planche actuellement sur un moyen d’éradiquer
la pollution spatiale. Pour tout dire, j’ignorais même que l’espace était
pollué  ! En tant qu’écolo convaincue, j’ai tendu l’oreille, bien sûr. J’ai
appris que, contrairement à ce que je croyais, les satellites et les rampes de
lancement de fusées ne se désagrègent pas dans l’atmosphère  : ils se
mettent à tourner en orbite autour de la terre, à toute allure, en se
disloquant. Visiblement, Pearson a trouvé un moyen de nettoyer ces débris
en seulement cinq ans, au moyen d’un système de satellites munis de
harpons.

– C’est un type un peu bizarre, non  ? demandé-je à Nathalie de but en


blanc. Je veux dire… Il faut avoir la folie des grandeurs pour accomplir ce
qu’il a accompli en si peu de temps. Il n’a que 28 ans, c’est ça ?
– Il est plus que bizarre  : il est complètement control freak et parano,
rétorque la cuisinière en levant les yeux au ciel. Je n’ai jamais travaillé pour
quelqu’un d’aussi intransigeant. Mais je te rassure, tu n’auras pas affaire à
lui. Celui à qui tu dois rendre des comptes, c’est Mason. Pearson est
rarement là. Même moi, je ne le vois presque jamais. Pourtant, je suis là de
neuf heures à quatorze heures, puis de dix-sept heures trente à vingt
heures… Mais il rentre rarement aussi tôt et, quand il reçoit, il fait appel à
des chefs plus prestigieux que moi – question de standing –, précise
Nathalie, l’air vexée. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que personne ne doit
savoir que c’est pour lui que tu travailles. La clause de confidentialité des
employés, il y tient. Il a déjà traîné en justice une des femmes de ménage
parce qu’elle avait eu le malheur de parler à la presse. Tu t’en rends
compte  ? Un milliardaire qui réclame des dommages et intérêts à son
employée de maison ? Il faut vraiment ne pas avoir de cœur. Tu as bien lu
ton contrat, au moins ?
– Pas vraiment, avoué-je, embarrassée à l’idée de sembler négligente. Je
l’ai parcouru rapidement quand je suis passée à l’agence récupérer ma
tenue… Mais de toute façon, ce n’est pas comme si j’avais le moindre sens
de la négociation. Ou même comme si j’avais la possibilité de refuser ce
job ! Un boulot qui n’empiète pas sur les études et qui paie le loyer, Internet
et mes nouilles instantanées, c’était inespéré.
– Ne me dis pas que tu manges ces horreurs !
– Et si, dis-je en riant devant l’expression réprobatrice de la jeune chef.
– Alors là, non, pas question  ! D’une, tu vas prendre un de mes sablés
immédiatement. De deux, tu vas me laisser cuisiner pour toi.
– Pour le sablé, c’est avec plaisir, concédé-je en reposant mon arrosoir
pour avancer vers l’assiette qu’elle me tend. Mais pour le déjeuner, je vais
devoir décliner. Il est déjà midi trente et j’ai ma rentrée à quatorze heures.
– Tu vas dans quelle fac ? Et tu étudies quoi ?
– Les arts visuels à Steinhardt. C’est l’antenne de NYU, dans l’East
Village, expliqué-je.
– Ah ! C’était donc ça, ta fascination pour le…

Nathalie désigne le Kandinsky de la tête.

– J’ai un faible pour les ronds, les carrés et les triangles à vingt-trois
millions de dollars, je le confesse, admets-je en souriant.
– Chacun ses vices. Moi, c’est la truffe blanche et le caviar Almas à
vingt mille dollars le kilo.
– Vingt mille dollars pour des œufs de poisson ? Eh bien… lancé-je en
reculant d’un pas. On a vraiment de drôles de goûts, toi et moi, et pas les
plus économiques. Ça nous fait un point comm…

Oh merde. Oh merde, non, pitié !

Je n’avais pas vu le guéridon derrière moi. Tout comme je n’avais pas vu


ce qui était posé dessus et qui vient de tomber sur le tapis avec un bruit mat.
Dites-moi que ce n’est ni un vase, ni une tasse remplie de café, ni…

Ni un cendrier en cristal.

Je ramasse l’objet, désormais agrémenté d’une fine brèche. Tant pis pour
ma résolution de moins jurer cette année. Merde. Merde, merde, merde  !
Nathalie a bien dit que Jarden Pearson était procédurier ?
– Fais voir, s’inquiète celle qui, hélas, n’aura été ma collègue que durant
une matinée.

Dans ma tête se déroule un requiem à la mémoire de mon job parfait.

– Ça va aller, ça se voit à peine, me rassure la jeune chef. Tu n’as qu’à


retrouver le même d’ici à mercredi et le remplacer avant que quelqu’un ne
remarque quoi que ce soit. Ça peut marcher : Mason ne fume qu’à son étage
et Pearson s’autorise parfois une cigarette, mais seulement quand il reçoit !
De toute façon, il n’est même pas en ville en ce moment. Attends, il y a une
étiquette avec le nom de la marque dessous… «  Foscari  »… Tu peux
trouver leur boutique dans Little Italy ?

O.K., on laisse tomber le requiem et on passe directement à la marche


funèbre.

Je suis foutue. Définitivement foutue. Non seulement je vais me faire


virer, ce qui sera bien mérité, mais je viens de m’endetter pour les trois
prochaines années.

– Foscari est un designer vénitien très connu, expliqué-je à Nathalie pour


qu’elle comprenne ma face blême. Ce cendrier doit valoir des milliers de
dollars…

Au bord des larmes, je le repose délicatement sur le guéridon et le


regarde comme je contemplerais ma propre tombe. Je viens de gagner cent
vingt dollars net… et de perdre l’équivalent de mon budget trimestriel.

– Ça va aller, me rassure Nathalie, une main sur l’épaule.

Mais même sans la connaître, j’entends à son ton qu’elle n’en pense pas
un mot. Elle semble désolée pour moi. Parce qu’elle sait que je viens de
signer mon arrêt de mort.

– Quand est-ce que Jarden Pearson rentre  ? demandé-je en fixant


toujours le Foscari.
– La semaine prochaine.
– Et tu es certaine qu’il peut rester un moment sans le remarquer ?
– Absolument. La femme de ménage ne passe que l’après-midi, alors je
remarque toujours quand le cendrier est plein. Je ne supporte pas l’odeur de
tabac froid ! Je t’assure, s’il s’en sert une fois par mois, c’est le max !

Bon. Ce n’est pas comme si j’avais le choix.

Je viens de tirer la mauvaise carte au Monopoly, celle qui m’oblige à


faire réparer la toiture de tous mes hôtels sur Park Avenue. Je dois continuer
de jouer la partie en espérant que ma chance tourne.

Parce que je vais devoir le rembourser, ce Foscari.

Or, pour le rembourser, il me faut un job. Donc je ne peux pas me faire


virer aujourd’hui. Donc, pour l’instant, je tiens ma langue. C.Q.F.D.
4.

Home sweet home

Jarden

Décidément, il n’existe aucun endroit plus déprimant que la Silicon


Valley.

Comment est-ce que j’ai réussi à tenir un an dans ce trou au moment de


lancer la boîte ? Chaque fois que je rentre d’un déplacement là-bas, je suis
d’une humeur de chien. D’ailleurs, j’ai écourté mon séjour, de peur de finir
par me noyer dans le whisky. Ou dans la piscine de ma villa. Je sais qu’il
est important de conserver une plateforme d’Ambrose Tech là-bas, près de
Stanford, mais bon sang ! Comment peut-on vivre ailleurs qu’à New York ?

– Monsieur Pearson  ? m’interpelle le chauffeur en baissant la vitre qui


nous sépare. Nous y sommes, monsieur.

Home sweet home.

– Jarden ? Jarden, tu m’écoutes ou quoi ?


– Je t’écoute, Izzie, soupiré-je pendant que ma petite sœur déblatère au
téléphone. C’est simplement le chauffeur qui m’annonçait que je suis arrivé.
– Oh ? Bien rentré dans ta sublime maison, où t’attendent probablement
un gibier aux cèpes et ton meilleur ami ? Tu sais ce que j’ai mangé, moi, ce
soir ? Des haricots bouillis et une omelette caoutchouteuse. Je te jure, j’ai
l’impression que la cantine est encore pire que l’année dernière ! Si je dois
rester dans cette pension un an de plus, je vais tomber en dépression. Tu
veux vraiment d’une sœur gothique qui se scarifie et pique les médocs
contre l’hyperactivité de sa binôme de chimie pour supporter la vie  ? Ça
t’amuse, de ruiner mes plus belles années ?

Je souris malgré moi. J’ai du mal à imaginer l’Izzie solaire que je


connais me faire une crise d’ado carabinée. Surtout pour cause de cantine
dégueulasse.

– Si c’est si dur que ça, tu n’as qu’à sauter deux classes et atterrir
directement à la fac, suggéré-je. Comment j’ai fait, moi, à ton avis, pour
écourter le calvaire du lycée ?
– Ah, ah. Très drôle, Monsieur le Génie. Non, mais, sérieusement, j’ai
l’impression que tu refuses de comprendre : la nouvelle avec qui je partage
ma chambre n’est pas seulement bizarre. Elle est carrément timbrée ! Elle
note son nom sur toutes ses affaires : ses livres, ses compotes, le moindre
crayon à papier… Ses culottes, Jarden  ! Quel genre de névrosée de
l’extrême peut s’imaginer que je risque de lui piquer ses culottes ?

Pendant qu’Izzie continue de se plaindre, je sors de la voiture et récupère


mon sac. Dès que je franchis le seuil, Mason débarque. Je lui montre mon
téléphone, collé à mon oreille, et lève les yeux au ciel. Il ravale son
accolade et articule en silence :

– Izzie ?

Mason me connaît par cœur. Il sait qu’il n’y a qu’avec ma frangine


adorée que j’arrive à passer plus de cinq minutes à bavarder comme cela. Je
confirme d’un hochement de tête, lâche mon sac dans l’entrée et écoute
Izzie continuer à se plaindre. De l’horrible pension élitiste où je l’enferme
depuis des années. Du Vermont. De la vie. D’avoir 17 ans.

– Tu veux retourner vivre avec maman, c’est ça  ? lancé-je finalement


pour qu’elle arrête.

Ça la sèche, elle se tait un instant.

– Ce n’est pas drôle, Jarden. Tu sais quoi  ? C’est même une sacrée
remarque de connard.
Seule Izzie est capable de me parler aussi franchement. En réalité, seule
Izzie en a le droit. Oui, je suis un connard. Je ne comprends rien aux
émotions, que je suis pourtant passé maître dans l’art de feindre. Mais de
temps à autre, le masque tombe ; c’est comme cela.

Notre mère ne s’est pratiquement pas levée de son lit depuis trois ans.
Plus précisément, c’est du lit de la chambre d’ami de sa sœur, chez qui elle
vit, qu’elle est incapable de bouger depuis la mort de Richard, notre père. Et
moi, tout ce que je trouve à faire, ce sont des blagues à la con.

– Je sais, frangine, me radoucis-je. Je suis désolé. Je voulais simplement


dire que tout n’est sûrement pas si horrible là-bas, non ?

Le temps de me réconcilier avec Izzie et d’arriver à la faire relativiser, on


raccroche. Mason peut enfin me prendre dans ses bras, ce qu’il attendait
depuis dix minutes. Pourtant, il sait à quel point je déteste ce genre
d’effusions.

– Comment s’est passé ton vol, Wicked ?

C’est le surnom qu’il me donne depuis dix ans  : «  tordu  » – tout un


programme. Je réponds en employant le sien.

– Ç’aurait pu être pire, Mal.

C’est le diminutif de Malevolent, «  malveillant  ». Juste retour des


choses.

– La bonne nouvelle, c’est que je ne suis pas obligé de retourner là-bas


avant cet hiver, ajouté-je.
– Alléluia. Ça t’évitera d’être d’une humeur de merde. Tu as dîné ?
– Dans le jet, oui. Mais j’ai besoin d’un scotch, d’urgence. En Californie,
ils ne jurent plus que par le mezcal. J’ai cru devenir dingue.
– J’ai vidé le Macallan avec une petite meuf, l’autre soir. Super nibards,
sacrée descente. Mais il doit rester du Dalmore dans le boudoir.
– Arrête d’appeler cette pièce le « boudoir ». Ça me donne l’impression
de vivre avec une mère maquerelle. Ou pire : un décorateur d’intérieur.
– Très drôle, Wicked. Très drôle.

Je suis Mason jusqu’au petit salon et, pendant qu’il me sert un verre,
m’affale sur le canapé. Mal est venu vivre chez moi l’automne dernier,
après que la nana insignifiante avec qui il partageait un appartement à
Brooklyn l’a surpris au lit avec leur voisine. Elle a rompu immédiatement
et, par mesquinerie, sans doute pour couper court à l’idylle naissante entre
son ex et la girl next door, elle a gardé l’appartement. Évidemment, vu la
place qu’il y a dans cette maison, je lui ai tout de suite proposé de s’installer
ici, le temps de se retourner. Ce n’est pas comme si on n’avait pas déjà
cohabité quand on était encore que des gamins. Le truc, avec Mal, c’est que,
pour se retourner, il peut mettre un peu de temps. Imaginez une tortue qui
tomberait sur le dos. Une tortue qui fume des bangs en quantité
astronomique. Vous aurez un aperçu de Mal.

O.K., ce petit con est exaspérant. Mais je l’aime comme un frère.

Cela vient peut-être de la façon dont on s’est connus. Ou de ce qui est


arrivé à notre bande au fil des années. À la base, on était quatre
inséparables : Mason, Cole, Deniz et moi. Aujourd’hui, il ne reste plus que
Mason et moi. Cela rend nos liens encore plus forts.

J’attrape le verre que Mason me tend et me dirige vers la boîte à cigares


exposée dans une armoire vitrée. J’en sors une cigarette, attrape le cendrier
posé sur le guéridon.

– Mal, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Le Foscari est ébréché sur le côté, il manque une fine arête de verre.
Qu’est-ce qui s’est passé, putain ?

Avec ma collection, je suis maniaque. Chaque objet qui entre dans cette
maison a un sens. Par exemple, ce cendrier, je l’ai rapporté d’une visite des
ateliers Foscari à Murano. Le souffleur de verre l’avait modelé lors de la
démonstration qu’il donnait pour les clients présents cet après-midi-là. Il y
avait une petite fille, qui accompagnait ses parents. Une petite princesse
dans un joli manteau d’hiver, les joues rougies par la chaleur du fourneau.
Elle regardait l’artisan travailler avec une telle fascination que je n’avais
pas pu m’empêcher de l’observer. L’émerveillement dans son regard.
L’enfance à l’état pur.

Ses parents avaient acheté un énorme lustre en perles de verre clinquant,


mais la petite s’en fichait ; ce qui l’attirait, c’étaient les objets qui avaient
été modelés sous ses yeux. Un hippocampe. Un presse-papiers. Ce cendrier.
Alors, avec l’accord de son père, je lui ai offert les deux premiers et me suis
gardé le dernier. Chaque fois que je fume une cigarette, je repense à cette
gosse. À son regard sur le monde. Un regard complètement innocent,
sincère, exempt de toute perversion.

Mason s’approche, s’empare du Foscari, évalue les dégâts.

– Ça n’y était pas avant ? me demande-t-il.


– Pas la dernière fois que j’ai clopé, en tout cas. Tu ne t’en es pas servi
pour vider une de tes douilles, au moins ?
– Tu sais bien que je ne fume ma weed qu’à mon étage… Merde,
Wicked, je suis désolé, je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne vois pas qui
aurait pu faire ça. La nouvelle femme de ménage est super fiable, Nathalie
aussi. À la rigueur, il y a cette fille, la remplaçante de Josie…
– Qui est Josie ?

Depuis que Mason vit ici, c’est lui qui gère le personnel de maison. Il a
décrété que c’était mieux parce que, visiblement, je terrorise les gens. De
toute façon, il est plus souvent à la maison que moi. Son boulot le laisse
libre. Mason est programmeur free-lance, un des meilleurs que je connaisse
– normal, puisque c’est Cole et moi qui lui avons appris à coder. Mais il n’a
aucune ambition.

Enfin, ce n’est pas tout à fait exact.

Son ambition, c’est de vivre heureux, longtemps, en évitant de stresser.


Ce qui, selon lui, implique de passer le plus de temps possible à glander.
Là-dessus, comme dans de nombreux autres domaines, on est vraiment les
exacts opposés.
– Josie, c’est la petite blonde sexy qui arrosait les plantes et que tu m’as
demandé de virer cet été parce que ton laurier-rose avait cramé pendant la
canicule.
– Et donc, tu l’as remplacée par une gonzesse qui a décidé de saccager la
maison ?
– Me fais pas chier, Wicked… J’ai demandé une autre fille en urgence la
semaine dernière. L’agence m’en a proposé une en jurant qu’elle ferait
mieux l’affaire que Josie. Elle était hyper canon sur la photo de son CV, et
tu sais que je suis faible… Mais si tu veux, je m’en débarrasse. De toute
façon, elle a beau avoir des yeux à tomber et les seins d’Emily Ratajkowski,
elle est trop maigrichonne à mon goût.
– Ouais ? Eh ben, elle a visiblement un assez gros cul pour tout renverser
sur son passage, grogné-je en écrasant la clope sur laquelle j’ai seulement
tiré trois ou quatre taffes. Essaie de savoir si c’est vraiment elle, la
responsable. En attendant, je serai dans mon bureau.

Je monte au troisième. Après avoir lâché mon sac de voyage dans ma


chambre, je me dirige vers mon bureau. Scan rétinien, scan digital : la porte
coulissante s’ouvre, se referme sur moi. J’allume l’écran interactif désigné
par mes soins et me mets à examiner les nouvelles commandes de
l’interface cerveau-machine sur laquelle je bosse depuis bientôt trois ans. Je
vérifie aussi les dernières data de l’expérience conduite sur des souris. La
puce miniaturisée qu’on leur a implantée dans le système nerveux central
s’est enkystée au bout de deux semaines. En Californie, j’ai eu une longue
discussion avec l’équipe de neurochirurgiens chargés de l’implant. Ils
pensent que le souci vient de l’alliage utilisé et sont en quête d’une solution.
Le temps qu’ils trouvent, je peux continuer à travailler sur l’amplificateur
miniaturisé d’ondes électromagnétiques cérébrales. Avec encore trois cents
millions de dollars et six mois de travail, je devrais être en mesure de
proposer le premier outil de communication télépathique directement
implanté dans un cerveau humain.

Ce projet est top secret, bien entendu. À part mes équipes, seul Mason
est au courant. C’est pourquoi, quand il sonne, une heure après que j’ai
commencé à traiter les dernières données électroencéphalographiques, je le
laisse entrer dans ce qu’il appelle mon bunker.
– Ça avance ?
– Tu as la nuit devant toi, que je tente de répondre à cette question  ?
soupiré-je.
– Pas exactement, réplique mon meilleur pote. Sofia m’attend chez elle.
Je voulais juste te confirmer que c’est bien la fille des plantes qui a merdé.
J’ai vérifié la vidéosurveillance, j’ai dû remonter jusqu’à lundi mais j’ai
trouvé ça.

Mal me fourre son laptop sous le nez et lance une séquence vidéo où l’on
voit la fille en question, l’air plutôt canon en effet, bousculer le guéridon et
faire tomber le cendrier.

Bon, j’avais tort sur au moins un point.

La taille de son cul. Parce que, quand elle s’affole, se baisse et ramasse
le Foscari, je peux admirer ses courbes et constater qu’elle n’a rien en trop :
juste ce qu’il faut là où il faut. C’est le genre de cul fait pour être baisé fort.
La vision suffirait presque à me faire oublier ma contrariété – ou à me
donner des idées pour me passer les nerfs. Cul-Parfait passe le cendrier à
Nathalie, le reprend, le remet en place.

– Je la vire, alors ? me demande Mason.

Nathalie Lockheart sort du champ de la caméra. Je serais bien tenté de


me débarrasser d’elle aussi. Après tout, elle était là et elle a « oublié » de
rapporter l’incident. Elle a beau être à mon service depuis trois ans,
comment est-ce que je peux laisser évoluer dans cette maison remplie
d’œuvres d’art inestimables et de secrets industriels un personnel en qui je
ne peux pas avoir confiance  ? Je suis en train de fulminer quand je
remarque que l’autre fille, la canon, loin d’avoir déguerpi, se tourne vers
mon Kandinsky. Elle l’observe, s’en approche.

Si elle ose le toucher, je jure de poursuivre cette connasse et de la mettre


sur la paille jusqu’à la fin de ses jours.

Je m’empare du laptop de Mal, change de caméra de surveillance et de


focale pour observer la suite. L’écran me montre sur son visage en noir et
blanc, ses yeux – des yeux en amande, visiblement très clairs, un peu
cernés, qui lui donnent un air lascif et mélancolique. Mason n’avait pas
menti, cette fille est une bombe. Une bouche pulpeuse qui provoquerait
chez n’importe quel mec hétéro normalement constitué un début d’érection.
Un nez fin, légèrement retroussé. Des pommettes hautes. Un visage félin.
Mais ce qui me saisit, c’est son regard. Il y a une flamme qui vibre dedans
alors qu’elle observe le tableau. Une intensité. Toute une palette d’émotions
que je n’arrive pas à déterminer, encore moins à comprendre. Elle reste là, à
fixer le Kandinsky, comme si elle puisait dans sa contemplation une énergie
vitale. Puis elle porte sa main à sa joue et essuie rapidement quelque chose
– une… larme ?

– Wicked, répète Mal, tu veux que je vire cette fille, alors ?


– Ça dépend, réponds-je en refermant le laptop. Elle a tué mon
citronnier ?
– Pas que je sache. Mais à vrai dire, je serais incapable de distinguer un
citronnier d’un bégonia. Tu sais, moi, les plantes, à part celles qui se fument
et qui font rigoler…
– La différence entre le citronnier et le bégonia, ce sont ces gros fruits
jaunes et acides qui pendent aux branches, rétorqué-je en lui tendant son
ordinateur pour lui signifier que l’on a fini.
– En parlant d’acidité, me vanne Mason en retour, Zoey a laissé un
message sur mon répondeur pour me demander si jamais, par hasard,
monsieur daignerait la rappeler…
– Putain, mais qu’est-ce qu’elle me fait chier, celle-là, en ce moment !
– Pourquoi tu ne la jettes pas ? Tu pourrais avoir qui tu veux, raisonne
mon meilleur pote.
– J’ai qui je veux – en cachette. Mais tant que ma mère et Izzie me
croient en couple avec Zoey, elles me foutent la paix.

Le souci, c’est que Zoey aussi a l’air de se croire en couple avec moi,
maintenant. Et elle est loin, très loin de me foutre la paix, elle.

Notre contrat a pourtant toujours été clair : elle est censée attendre que je
la contacte. Mais depuis que je lui ai demandé au mois de juin de jouer les
petites amies de façade pour ma famille et pour la presse, Zoey semble
s’être prise au jeu. Au point qu’elle commence à contourner les règles.

– Au fait, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu voulais que je fasse. Je


peux appeler l’agence demain et voir s’ils ont une autre fille à nous
envoyer. Ou changer de prestataire. C’est comme tu préfères.
– Non, rétorqué-je en retournant aux données collectées par l’EEG. Je
me fous de comment elle traite la déco  ; ce qu’on lui demande, c’est de
s’occuper des plantes.

Je sais, je suis un enfoiré. Un mec capable de mentir à son seul ami sans
en éprouver le moindre scrupule. Mais si je disais à Mason ce qui fait que je
veux que l’on garde cette fille, cela achèverait de le convaincre que je suis
complètement cinglé.

C’est son regard.

Il y avait quelque chose, dans sa manière de regarder le tableau. Quelque


chose que je ne comprends pas, mais que je crève de déchiffrer.

Une humanité à laquelle je n’aurai jamais accès.

Mason me regarde en haussant les épaules. Il sait qu’en temps normal, je


suis absolument inflexible sur ce genre de truc. Je suis le genre d’homme
que les gens craignent. J’ai la réputation d’être sans cœur et sans merci et,
pourtant, j’ai décidé d’épargner le job de cette fille, du moins pendant
quelque temps.

Mason trouverait sûrement cela bizarre, s’il ne s’était pas habitué en dix
ans d’amitié à mes revirements brutaux.
5.

Que serà, serà2

Lake

Je regarde ma montre : dix heures trente. Une heure que je suis arrivée à
la townhouse, et je n’ai pas vu le temps filer. Ça va être comme cela toute la
journée. Comment je le sais ?

C’est comme cela tous les jours de la semaine ou presque depuis la


rentrée.

Normalement, je devrais avoir fini ici vers midi. Ensuite, j’irai à la fac
jusqu’à dix-sept heures trente. Puis je traverserai la moitié de Manhattan
pour prendre mon service à El Bandito. Je n’avais pas prévu de garder des
extras là-bas, vraiment pas. Mon job de rêve devait couvrir mes besoins
pour l’année…

Mais vu ma méga connerie avec le cendrier, je n’ai pas trop le choix.

Je peux déjà remercier le ciel que ma boulette n’ait pas encore été
découverte. Et mettre les bouchées doubles pour compenser.

Ça va, c’est juste un mauvais moment à passer.

Je rembourse ce cendrier de merle, et je pourrai recommencer à payer


mes factures.

Une fois que j’ai terminé à l’étage, je redescends. Comme chaque fois,
depuis deux semaines, je commence par la salle de billard, continue avec la
bibliothèque et termine par le boudoir – ma pièce préférée, grâce au
Kandinsky. J’ai constaté que la maison était remplie de toiles de maître ; il y
en a autant que les plantes ou presque. J’ai aussi remarqué qu’ici, c’est Fort
Knox : pour entrer, il faut montrer patte blanche. Je comprends ; moi aussi,
je serais parano à l’idée d’avoir des milliards de dollars accrochés à mes
murs. D’ailleurs, je n’arrête pas de me poser des questions angoissantes à
propos de la sécurité de ces œuvres. Que se passerait-il si une canalisation
explosait  ? Si un incendie se déclenchait  ? Cette possibilité me donnerait
envie de me faire prescrire du Lexomil. S’il arrivait quelque chose à cette
collection, ce serait une perte immense pour l’humanité !

Je devrais peut-être essayer de convaincre Mason Ward d’installer des


extincteurs dans chaque pièce. Juste au cas où.

J’imagine en souriant ce que me dirait ma mère si elle m’entendait


penser. «  Ne sois pas si angoissée, Lake. Laisse venir. Que serà, serà.
Derrière le chaos apparent de l’univers se trouve un subtil équilibre… » S’il
y a bien une chose que ma mère a échoué à me transmettre, c’est sa
philosophie zen. Pour moi, le chaos de la vie n’a aucun sens. C’est pour
cela que je préfère l’art : au moins, c’est un domaine où règne l’équilibre.
Et quand on a créé, il nous appartient de tout maîtriser.

– Mal ? entends-je soudain résonner dans l’entrée. Mal, tu es là ?

Ça y est, un intrus est venu cambrioler la maison et voler mon


Kandinsky.

Quelqu’un a réussi à s’introduire en l’absence de Ward et il n’y a que


Nathalie et moi pour défendre la maison. Et bien entendu, pas d’extincteur
en vue pour assommer le voleur de tableaux.

Je vais devoir lui asséner un coup d’arrosoir. Ou l’asperger d’engrais.

– Mal, j’ai oublié mon téléphone, tu ne l’aurais pas… ?

Avant d’avoir fini sa phrase, un homme fait irruption dans le boudoir. Un


homme que je reconnais, pour avoir fait des recherches sur lui au cours des
deux dernières semaines. Sans le reconnaître tout à fait, maintenant qu’il me
fait face.

Jarden Pearson.

Qu’on soit honnête  : en me documentant sur le célèbre ingénieur et


entrepreneur, j’avais remarqué qu’il était canon. Pearson a beau limiter le
nombre d’interviews qu’il donne et refuser de distribuer des photos de
presse, il ne peut pas empêcher les journalistes de le mitrailler quand il fait
une intervention ou se rend à un événement. Oui, j’avais vu l’indéniable :
ses traits fins, équilibrés par une mâchoire puissante, son nez parfaitement
droit, digne d’une sculpture antique, ses cheveux blond foncé, courts, qui
accentuent la virilité de son visage, et son regard perçant. Mais tout ce
qu’une photo volée ne peut montrer m’arrive maintenant en pleine figure.
Sa taille, imposante. Son mètre quatre-vingt-dix, qui réussit à me faire
sentir moi, la grande perche osseuse, minuscule. Son ampleur, qui va bien
au-delà de sa largeur d’épaules, qui émane de sa démarche, de chaque fibre
de son être et emplit la pièce. Ses yeux, dont la couleur me frappe
instantanément, tant elle contraste avec ses cheveux clairs et son visage
angélique : un noir profond. Impénétrable.

Certains hommes sont beaux, d’autres encore sont attirants, mais Pearson
est plus que cela  : il est subjuguant. Sa chemise blanche ouverte au col
laisse entrevoir la naissance de ses clavicules, deviner ses pectoraux
dessinés. Des muscles présents mais pas inutilement gonflés à coups de
protéines ou de machines. Des muscles de véritable sportif, de footballeur
ou de marathonien. Ses manches sont retroussées sur des avant-bras
puissants, sexy ; le genre de bras qui vous donne des images d’étreintes, de
corps-à-corps, de muscles bandés par l’effort de se tenir en appui sur le
matelas. La longueur, la hauteur de son corps, est divinement mise en valeur
par son pantalon de costume bleu pétrole. Le regard impénétrable qu’il me
lance fait le reste : je me trouve démunie. Rien ne m’avait préparée à ce que
Monsieur 197  de Q.I. soit aussi l’homme le plus beau que j’aie vu de ma
vie. Me souvenir du portrait que m’en a dressé Nathalie ne m’aide pas à
retrouver une contenance alors qu’il avance d’une démarche souple vers
moi, se penche sur la table basse et, tout en continuant de me fixer avec une
curiosité indifférente, attrape le Smartphone posé dessus.

– Monsieur Pearson, réussis-je tout de même à bafouiller, bonjour. Je


suis Lake. Lake Foreman. La personne qui…
– Qui casse mes cendriers, complète-t-il d’un ton neutre, tout en glissant
négligemment l’appareil dans la poche de son pantalon. Je suis au courant.

Son calme me glace encore plus que sa remarque. Il est au courant  !


Comment est-ce possible ? Je suis foutue. Définitivement foutue. Je ne peux
absolument pas me permettre de perdre ce travail et de me retrouver en plus
avec un procès pour dégradation de biens. Jouant le tout pour le tout, je
commence à me confondre en excuses piteuses, blâmant tour à tour mon
équilibre précaire sur mes talons, ma mauvaise étoile, ma maladresse
proverbiale… tout en me rendant compte que parler de mes deux mains
gauches n’est peut-être pas la meilleure façon pour moi de conserver mon
travail.

– Ce que je veux dire, bafouillé-je, c’est que si je me suis abstenue de


rapporter immédiatement l’incident, ce n’est pas par malhonnêteté. Je
voulais seulement retrouver le même cendrier avant d’en parler à M. Ward,
afin de pouvoir lui proposer une solution concrète de remplacement.
– Ça m’étonnerait que vous y arriviez. C’est un Foscari…
– Série limitée à seulement cent exemplaires. Et, étant forgée à la main,
chaque pièce est unique… Mais il en existe un, pour ainsi dire identique, à
vendre chez un antiquaire de TriBeCa. Il coûte deux mille huit cents dollars.
Si vous me laissez le temps de réunir cette somme, je pourrai…
– Amatrice de design et d’art ? m’interrompt Jarden Pearson en fronçant
les sourcils.

Je ne sais pas. C’est une bonne ou une mauvaise chose ?

– Je comprends mieux le temps que vous passez devant mes tableaux à


rêvasser au lieu de travailler, ajoute mon charismatique patron avec une
pointe de causticité.

O.K., c’est une mauvaise chose.


Je rougis de plus belle. C’est vrai que je ne peux pas m’empêcher de
regarder ces tableaux, fascinée, à la fin de chacun de mes services.
Notamment le Kandinsky, que j’ai pris l’habitude de contempler avant de
ranger mon matériel et de quitter la townhouse. C’est devenu un rituel
secret. Un petit instant qui recharge mes batteries avant que je n’aille
affronter le reste de la journée.

Mais comment est-ce que Pearson est au courant  ? Pour le cendrier


aussi, d’ailleurs.

Il n’y a qu’une seule réponse possible, qui me frappe de plein fouet.

– Vous espionnez vos employés ? demandé-je en ayant du mal à masquer


à quel point je suis choquée.

Mes quatre grands-parents étaient des beatniks. Ils ont élevé deux babas
cool  : un professeur d’histoire de l’art rêveur et une artiste-tisserande
pragmatique qui se sont rencontrés à la fac, sont tombés amoureux et ont
tout plaqué pour s’installer à la campagne. Ma mère élève les alpagas qui
fournissent la laine avec laquelle elle réalise des tapisseries prisées dans le
monde entier. Mon père bricole, chine et aménage la maison en véritable
esthète. Ils mangent bio, sont de toutes les manifestations et nous ont
élevées, mes sœurs et moi, selon certains principes. Parmi lesquels : il n’y a
rien de plus précieux que la liberté. Inutile, donc, de préciser que la notion
de vidéosurveillance n’a pas exactement bonne presse chez moi.

– Je surveille la sécurité de ma collection, rétorque Pearson en désignant


aux quatre coins de la pièce des caméras si minuscules que jamais je ne les
aurais remarquées moi-même. C’est précisé dans votre contrat. Lisez-le, la
prochaine fois  : comme ça, vous saurez également que votre tenue est
censée être exemplaire. Et là…

Il s’approche encore. Pendant ce temps, je cherche, affolée, ce qui le


dérange. Une tache sur mon chemisier ? Un trou dans mes collants ? Mais
alors que Jarden Pearson se poste face à moi et me domine de toute sa
hauteur, je me fige. Son odeur me foudroie. Un éclair dans le bas de mon
ventre, dans le creux de mes reins. Cuir. Bois fumé. Pin. Ce n’est pas qu’un
parfum, c’est lui. Il sent comme cela.

Il sent comme cela et cela me trouble.

Aussi, quand il s’empare d’un de ces épis qui me font criser chaque
matin au moment d’essayer de discipliner ma tignasse, quelque chose
s’embrase. Craquement d’allumette. Mes sens sont en feu et mon cœur
s’emballe. C’est si puissant que je ne peux m’empêcher de penser que cela
se voit forcément. Phéromones, pupilles dilatées ou autres ; l’effet qu’il me
fait, il doit forcément le percevoir. Cette certitude achève de me faire perdre
mes moyens.

– C’est à vos risques et périls, bafouillé-je dans une tentative désespérée


pour couvrir le bruit de mon cœur qui bat la chamade. Si je lis le contrat, je
risque de me mettre à tout contester. Ça va commencer par cette histoire de
caméra, puis je vais finir par proposer un casual friday…

Je ponctue ma remarque d’un sourire enjoué. Ou peut-être d’une


grimace. Je ne sais plus vraiment ce que fabrique mon visage, là.

– C’est une tentative pour faire de l’esprit, mademoiselle Foreman  ?


rétorque Jarden Pearson en me fixant droit dans les yeux.

Son expression est aussi impénétrable que celle d’une statue. Une très
belle statue. De dieu romain. Doté d’une super largeur d’épaules.

– Je vous préviens, ce n’est pas pour ça que je vous paie, ajoute-t-il en


tournant les talons.

Ma tentative de sourire se transforme en air ahuri. Je reste séchée. C’est


possible, une muflerie pareille ? Ce n’est pas interdit par le droit du travail ?
En fait, cet homme n’est pas une statue : c’est un connard. Pire : un robot.
Aucun tact, aucune chaleur, aucun sentiment.

Et dire que Mason Ward et lui sont amis !


Vexée comme un pou, je retourne à mes plantes en fulminant. Cela
m’apprendra à vouloir détendre l’atmosphère, tiens. Bon, O.K., ma réplique
n’était pas tordante mais, un sourire poli, cela l’aurait tué ? Je voulais juste
me montrer sympa, moi !

– Si l’idiotie était un prérequis à mon poste, il fallait le préciser à


l’agence  : ils auraient envoyé quelqu’un d’autre, grommelé-je dans les
branches de l’énorme ficus.

Seulement voilà, soit je marmonne trop fort, soit Monsieur Robot a une
ouïe de chouette lapone, parce que, à la façon appuyée dont il se racle la
gorge, il paraît soudain clair qu’il m’a entendue. Blême, je me retourne et le
vois figé sur le seuil du petit salon, mains glissées dans les poches et
posture désinvolte. Il m’observe de son regard noir corbeau, l’air de se
demander ce qu’il va faire de moi. Sûrement me virer manu militari, étant
donné que je viens de lui donner une deuxième bonne raison de le faire.

– J’imagine que votre langue bien pendue va plaire aux plantes, déclare
finalement Jarden Pearson. À ce qu’il paraît, elles ont besoin qu’on leur
parle beaucoup.

Puis il s’en va, nous laissant, mon arrosoir et moi, sur cette réplique qui
tue.

Bon, au moins il ne m’a pas virée.

L’un dans l’autre, je dirais que cette prise de contact s’est bien passée,
non ?

2 Chanson écrite par Jay Livingston et Ray Evan en 1956, dont le titre
signifie : « Ce qui doit advenir adviendra. »
6.

Les voleurs de tableaux

Lake

Étonnamment, ma semaine de travail s’est terminée sans que je me sois


fait remonter les bretelles par Mason ou par l’agence. En revanche, le
Foscari a été remplacé par un vulgaire cendrier Bart Simpson. Sûrement
une forme de provocation de la part de Jarden Pearson. Qu’est-ce qui va se
passer, maintenant  ? Pour l’instant, je n’ai gagné que mille deux cents
dollars sur les fameux deux mille huit cents. Je suis loin de pouvoir déjà
remplacer la pièce – en admettant que cette solution convienne à Monsieur
Robot ; il ne s’est pas montré particulièrement explicite sur la question.

À quatorze heures, j’arrive à Steinhardt. Comme chaque vendredi a lieu


mon workshop hebdomadaire, animé par Stanley Madsen, le responsable du
cursus. Cette quatrième année, à l’issue de laquelle j’obtiendrai mon
diplôme, est un peu particulière. Après trois ans de séminaires, de cours
magistraux et pratiques, de stages, notre promotion a huit mois devant elle ;
huit mois pour que chacun d’entre nous produise une œuvre originale qui
sera montrée au printemps lors de la grande exposition que NYU organise
conjointement avec la galerie Berny’s. Pour cela, la fac fournit aux douze
membres de la promotion un atelier individuel, avec comme seule
contrainte l’obligation d’y passer au moins vingt-cinq heures par semaine.
Chaque vendredi après-midi, nous nous réunissons ensuite pour rendre
compte de nos progrès, confronter nos œuvres et nos idées, faire part de nos
doutes et suggestions.
Quand j’arrive à la maison à la fin des cours, Gigi est déjà prête pour son
concert du soir, celui qu’elle a préparé ces trois dernières semaines. Elle va
chanter au gala de charité organisé par les Chirurgiens du cœur, des
médecins qui opèrent les enfants démunis aux quatre coins du monde.
Chaque année, cette association réunit le premier jour de l’automne ses
riches donateurs au Metropolitan Museum of Art pour une soirée
exceptionnelle dédiée à la collecte de dons.

Ce soir, Gigi ne se produit pas avec les Siren’s Blues mais avec un
orchestre de jazz. Elle a opté pour une robe charleston d’un blanc irisé.
Yeux de biche, rouge à lèvres moka et carré noir lissé : ma colocataire est
une bombe. Peut-être pas pour certains crétins qui ont la tête pleine d’idées
préconçues et tristes, mais pour tous ceux qui ont des yeux pour voir. Oui,
Gigi a des formes, des tas de formes. On pourrait même dire qu’elle est
ronde, à condition de ne pas craindre de se faire traiter de faux-cul par
l’intéressée. Gigi préfère l’adjectif grosse, qu’elle brandit comme l’étendard
de son droit à la différence. « Je ne vois pas ce qu’il y a de gênant à appeler
un chat un chat. »

Autant Gigi déteste les euphémismes, autant elle adore provoquer. C’est
sa manière d’être, et au passage de changer le monde. Non seulement Gigi
est la chanteuse qui s’apprête à ringardiser Lana Del Rey, mais c’est aussi le
mannequin plus size qui monte et la nouvelle icône du mouvement body
positive. Un sosie de Rose McGowan, période Charmed, en version bonnet
F.

Nous nous sommes rencontrées quand Gigi a posé pour mon cours de
dessin anatomique en deuxième année – se tapant au passage tous les
garçons de la promo. Quand, au moment de me faire virer de mon taudis du
Bronx, j’ai recroisé le charismatique modèle au secrétariat du département,
en train de poser une annonce pour trouver une colocataire, j’ai sauté sur
l’occasion. J’en avais marre d’être moi : en retrait, complexée, perdue dans
cette grande ville solitaire. J’ai tout de suite senti ce que Gigi pourrait
m’apporter. Dix-huit mois après, je mesure à quel point j’avais vu juste.
Certes, notre appartement est trop cher pour moi. Mais qu’est-ce que l’on
y est bien ! Comme il est sombre (merci le premier étage), nous avons peint
toutes les pièces dans des couleurs joyeuses et douces afin de lui donner un
côté cosy. Kitchenette lavande ouverte sur un salon vert lichen, salle de
bains rose bonbon. Ma chambre est gris tourterelle, celle de Gigi bleu
layette. Les meubles de récup sont customisés par des coussins extravagants
et des tissus chatoyants. Les murs sont chargés de mille trouvailles  :
affiches de films, d’expos, de concerts, cartes postales venues du monde
entier, reproductions d’œuvres d’art, masques tribaux, cadres baroques. Et
puis bien sûr, mes peintures – celles de l’époque où je ne produisais que de
petits formats, dans mes petits souliers, avant que Gigi et Stanley Madsen,
chacun à leur façon, ne décoincent mon geste et ne me libèrent.

– Tu ne devineras jamais ce que j’ai pour toi.


– Effectivement, Gigi : tu sais bien que je ne lis dans les pensées qu’à la
lune montante.
– Ah, ah, très drôle. Tu vas t’en vouloir quand… Attends une seconde,
dit-elle en se retournant et en fouillant dans un sac. Tadam !

Elle exhibe fièrement une robe de vestale bordeaux, dos nu, en voilages,
incroyablement élégante.

– Je l’ai empruntée à Anita, m’explique-t-elle. Vous faites à peu près la


même taille.
– Pas du tout ! m’exclamé-je. Anita fait une tête de moins que moi et elle
a l’air bien moins famélique !
– Tu sais bien que, pour moi, toutes les filles minces se ressemblent,
blague Gigi. Allez, enfile-la. Ce genre de tenue va à tout le monde, de toute
façon.
– Mais pourquoi j’enfilerais une robe de soirée pour passer la soirée à
l’appartement ? protesté-je.
– Parce que. Tu viens avec moi.
– À la soirée du Met ?
– Non, faire les courses chez Walmart ! Le PQ que tu as acheté est trop
fin, il se déchire chaque fois que je me torche. Bien sûr, à la soirée du Met,
patate !
Je passe sur ma réaction euphorique et sur les protestations de Gigi alors
que je me jette à son cou. Une heure plus tard, coiffée d’une queue-de-
cheval haute et maquillée comme une gravure de mode, je prends la pose à
côté de ma colocataire pour un selfie avant/après. Pendant que Gigi poste le
cliché sur son Insta, je l’envoie à Rainbow. Instantanément, ma sœur me
répond par une photo d’elle avec Karma et Dawn. Mes trois sœurs jouent à
singer ma pose sur la photo, ce qui marche franchement pas mal, étant
donné notre air de famille très prononcé. Je ris tout en m’étonnant d’à quel
point les jumelles ont encore grandi depuis l’été.

Qu’est-ce qu’elles me manquent !

Ma nostalgie ne dure pas longtemps : elle est vite effacée par l’écran de
Smartphone que Gigi me met sous le nez en grimaçant.

– Regarde qui te traque encore sur les réseaux…

Elle veut parler de Scott, mon ex, qui vient de liker notre photo. Je
grimace à mon tour. Scott Gilford est loin d’être mon meilleur souvenir. On
est restés ensemble quatre mois. Ma plus longue relation à ce jour. Scott
venait d’être transféré de sa fac de Londres, ville dont il était originaire.
Outre un accent craquant à la Benedict Cumberbatch, il paraissait
intéressant, cultivé, il ne rechignait jamais à sortir écouter une lecture ou
voir un film européen. Notre idylle a pris fin quand j’ai appris que Scott
couchait depuis des semaines avec une deuxième année de socio. Je l’ai
appris par son colocataire, qui espérait visiblement être celui qui me
consolerait.

Je sais : la classe.

Quand je suis allée me confronter à Scott, il n’a pas nié, au contraire : il a


tenté de me faire culpabiliser en m’expliquant qu’il m’avait trompée parce
que je ne l’aimais pas assez, que j’étais trop indépendante, que je lui faisais
toujours sentir qu’il n’était pas à la hauteur.

Double ration de classe.


C’était au mois de juin et, depuis, j’ai fait vœu de célibat. Visiblement, je
suis incapable de choisir les hommes. Même quand je finis par craquer pour
un étudiant modèle, un garçon bien sous tous rapports, celui-ci s’avère un
salaud doublé d’un crétin. De toute façon, quel garçon trouverait grâce à
mes yeux ? Aucun d’eux n’est jamais Tyler.

Non. Ne pas penser à Tyler, maintenant.

Pas alors que c’est une soirée importante pour Gigi. Je dois la soutenir,
pas la déprimer avec ma tête de six pieds de long !

– Bon, on y va, la star ?


– Attends, je mets des ballerines pour marcher jusqu’au métro.
– Tssst… Pas de ballerines qui tiennent ! Ce soir, je paie le taxi. Tu dois
arriver en grande pompe.

Quarante minutes plus tard, le taxi se gare devant l’entrée arrière du Met.
Gigi me présente rapidement les musiciens avec qui elle a répété ces
dernières semaines avant d’aller s’enfermer en loge pour se chauffer la
voix. Pendant ce temps, je déambule dans la grande halle du Met, où a lieu
la réception, au milieu des imposantes colonnes de style antique. Mon but
secret  ? Accéder aux salles du rez-de-chaussée, dans l’espoir de visiter le
musée désert de nuit. Seulement, tous les accès sont fermés et jalousement
gardés. Je me retrouve donc à errer en attendant le début du concert.
Comme n’importe quelle fille cherchant à se donner une contenance dans ce
genre de situation, je me venge sur le buffet et me lance dans une étude
comparative des diverses verrines et feuilletés. Deux kilos sur les hanches
plus tard, ma conclusion est faite  : le carpaccio de saumon sur mousse
d’avocat gagne haut la main.

Et hop ! Par ici, la flûte de champagne…

Je l’ai déjà dit, j’évite l’alcool. Depuis l’accident, il y a six ans, je déteste
me sentir dans le même état que cette nuit-là. Sentir que je perds le
contrôle, que je deviens lente, que mes réflexes sont amoindris. Mais un
verre de temps à autre, je prends. En plus, les occasions de boire du
champagne sont trop rares quand on est une étudiante en art fauchée !
Finalement, Gigi et l’orchestre montent sur scène sans qu’aucun des
invités fortunés de ce gala de bienfaisance les remarque. Mon exubérante
colocataire ne dit rien, ne salue pas : elle n’est pas là pour faire son show,
pour une fois, juste pour créer l’ambiance. Elle se met donc à chanter un
standard, « Cry Me a River ». Je l’observe de loin et me laisse envelopper
par sa voix chaude.

– Amatrice de design, d’art et de jazz  ? me glisse soudain une voix


grave, virile, qui m’électrise instantanément. Y a-t-il un domaine qui
n’entre pas dans votre champ de compétences  ? Je veux dire, à part votre
propre boulot ?

Mon cœur bondit alors que je fais volte-face et me retrouve nez à nez
avec Jarden Pearson, aka Monsieur Robot. Et quand je dis « nez à nez », je
suis littérale : nous sommes si proches que nos visages se touchent presque.
Génial  : on sait tous que le saumon et le champagne assurent une haleine
irréprochable…

Merle. Chiots. Est-ce qu’il est vraiment obligé de sentir aussi bon, lui ?

– Monsieur Pearson ? Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous faites là ?


– Comme tout le monde, répond-il avec une lueur ironique dans le
regard, je viens me gaver de petits fours et sauver le monde. Et vous ?
– Je suis là juste pour les petits fours, m’excusé-je en brandissant ma
verrine. Je sais, c’est un terrible manque d’ambitions.

L’ombre d’un sourire passe sur le visage de Monsieur Robot – à moins


qu’il ne s’agisse d’un rictus cruel et moqueur ? À cette distance réduite, je
vois flou. Cependant, je perçois toute la testostérone que cet homme
dégage.

O.K., plus de champagne pour moi. Visiblement, cela me rend nympho.

– Jarden, qu’est-ce que tu fabriques  ? Et cette coupe que tu m’avais


promise ? demande une sublime créature en posant la main sur l’épaule de
Monsieur Robot.
Instinctivement, je recule d’un pas et me racle la gorge, gênée – comme
si la playmate blonde qui venait de débarquer avait surpris quelque chose de
compromettant. Je tente mon plus beau sourire tout en détaillant cette
femme qui sort tout droit d’une agence de mannequins suédois. Entre 25 et
30 ans, sculpturale et pourtant angélique. Elle est encadrée de deux hommes
d’âge moyen – visiblement des chevaliers servants bénissant jusqu’au sol
que ses pieds foulent. Et elle me regarde avec un mélange de franche
hostilité et de suspicion.

Tout doux, Catwoman. La relation pénible que j’entretiens avec


Monsieur Robot est strictement professionnelle.

– Zoey, voici Lake Foreman, une de mes employées de maison, me


présente d’ailleurs ce dernier. Et amatrice d’art. Ou voleuse de tableau – sur
ce point, j’hésite encore. Mademoiselle Foreman, voici Zoey Broderick.

La blonde me jauge alors que ses deux prétendants me dévisagent, en se


demandant probablement depuis quand on laisse entrer les domestiques à ce
genre de soirée. Je serre les mains qu’ils me tendent avec un petit sourire.

– Artiste, rectifié-je en espérant redorer mon blason. J’étudie à


Steinhardt.
– Vraiment ? réagit alors l’un des deux hommes. Je suis moi-même issu
de Steinhardt. Promotion 2001. Carson Marshall.
– Oh, mon Dieu  ! Je suis une de vos plus grandes admiratrices. Votre
performance à Time Square il y a deux ans a complètement changé ma
conception de la place de l’artiste dans son œuvre. Pardon, je
m’enthousiasme… C’est un tel honneur !
– Ne vous excusez pas, dit Carson Marshall en riant. C’est toujours
flatteur de savoir qu’on n’est pas totalement hors du coup, même auprès de
la jeune génération. Vous êtes en quelle année ?
– Quatrième et dernière année.
– Oh, alors vous préparez votre première exposition ? Bob, déclare-t-il à
son acolyte, tu devrais tenter de te souvenir de ce nom et ce visage, histoire
d’être précurseur, pour une fois. Bob DeMann est journaliste au New
Yorker, il s’occupe de la rubrique « arts »…
– Enchantée, dis-je audit Bob en souriant. Et oui, en effet, j’ai commencé
à travailler en vue de l’exposition de fin d’année. Je suis très excitée.
– Vous avez de quoi  : c’est un très grand événement. Beaucoup de
presse, ce soir-là. Beaucoup d’acheteurs également.
– C’est ce que j’ai entendu dire, oui. Même si je n’espère pas avoir la
chance de vendre ma pièce !
– Logique, remarque Pearson en avalant une gorgée de champagne,
puisque vous manquez terriblement d’ambition.

Ce sont peut-être les bulles qui me montent à la tête, plus certainement


encore que la moutarde au nez. Ou ma détestation naturelle de la
méchanceté gratuite. Pearson a déjà tout : quel besoin de m’humilier devant
ses amis puissants, moi qui ne suis rien ni personne  ? En tout cas, pas
question que je me laisse faire ! Pas en dehors des heures ouvrables, et pas
pour quatre cents dollars la semaine !

– Peut-être que, à terme, je réussirai à vous intéresser à mon travail,


monsieur Pearson. J’ai cru comprendre à votre collection que vous étiez
vous-même amateur d’art – ou voleur de tableau, sur ce point, j’hésite
encore.
– Je vous assure que tous ces tableaux ont été légalement achetés,
mademoiselle Foreman, rétorque Pearson sans ciller, mais en posant sur
moi ses yeux couleur d’encre.
– Garder des Rauschenberg et des Kandinsky pour son propre plaisir, en
confisquant ces chefs-d’œuvre au patrimoine commun, c’est une forme de
vol, vous ne pensez pas ? surenchéris-je en espérant quand même le secouer
un peu pour lui rendre la monnaie de sa pièce.
7.

Sauvage

Jarden

– C’est une forme de vol, vous ne pensez pas ?

Voilà, elle a encore lancé une de ses répliques qui tuent, comme si elle se
fichait éperdument que je la vire. Cette fille n’a aucun contrôle sur ce qui
sort de sa bouche.

Cela tombe bien, j’ai bien deux ou trois idées pour la faire taire.

Un bâillon. Mon sexe au fond de sa gorge. Cette Lake Foreman a attiré


mon attention à cause de la façon qu’elle avait, à la fin de son service, de
s’asseoir en face du Kandinsky sur un fauteuil et de le fixer comme si sa vie
en dépendait. Mais depuis que je l’ai rencontrée en chair et en os, c’est
autre chose qui m’intéresse. Pas seulement parce qu’elle est sublime –
même si objectivement, elle l’est, surtout dans cette robe de soirée qui met
en valeur son physique exotique, ses yeux presque turquoise, sa bouche
dédaigneuse.

C’est surtout qu’elle a l’air incroyablement sauvage – et voir jusqu’où


elle accepterait de se soumettre serait un plaisir.

Non, je délire  : cette fille est certainement impossible à gérer. La


preuve  ? Son impertinence. Personne ne se permet de me parler comme
cela. J’ai toujours impressionné les gens, même quand je n’étais qu’un petit
white trash du Bronx, boursier dans un lycée d’élite. J’ai l’habitude d’être
craint. J’ai des raisons d’être craint. Mais cette fille semble ne pas s’en
rendre compte.

Il lui manque une case ou quoi ?

Elle n’a pourtant pas l’air demeurée. Elle a même le verbe plus alerte que
les gamines de son âge. En tout cas, sa réplique fait mouche  : ces vieux
obsédés de Carson et de Bob, qui bavaient sur Zoey il y a encore dix
minutes, sont comme moi ; ils n’ont plus d’yeux que pour elle. Pour se faire
mousser, ils commencent à débattre de la question qu’elle a soulevée.

Chérie, ne te leurre pas : ce n’est pas ton intelligence qui les emballe à
ce point.

Cette fille est vraiment sexy. Trop jeune, incapable de se tenir et


complètement cinglée, mais spectaculaire.

Et quand elle la ramène comme cela, elle me colle des visions très nettes.

Je l’imagine simplement vêtue de bas, attachée en hog tie, jetée sur le lit,
prête à se faire corriger. Le fait est que, depuis lundi, je fantasme sur le fait
de la punir pour sa grande gueule, de la baiser fort jusqu’à ce qu’elle
demande pardon…

Merde, putain.

Rien que d’y penser, cela me fait bander. Si Bob DeMann le remarque,
j’imagine le titre de son article dans le prochain New Yorker. «  Jarden
Pearson  : son hommage aux enfants malades  ». «  Chirurgiens du cœur  :
encore un effort sur le priapisme. »

Comment faire redescendre cette foutue érection ?

Surtout quand Mlle Foreman me regarde avec un air défiant aussi…


excitant ?
Je pourrais l’entraîner dans les chiottes, là, et la sauter une bonne fois
pour toutes.

Ce serait facile. Je sais qu’elle est attirée par moi, les nanas le sont
toujours. J’imagine que c’est dû au fait que je suis incapable de ressentir
quoi que ce soit  : elles espèrent être celles qui répareront ce qu’il y a de
cassé en moi.

Comme si c’était possible.

Je ne sais pas si Lake Foreman est elle aussi touchée par le syndrome de
l’infirmière mais, en tout cas, j’ai bien vu la façon dont elle m’a maté chez
moi l’autre jour. La baiser ne me demanderait aucun effort.

La véritable question est : est-ce qu’elle pourrait me donner ce dont j’ai


vraiment besoin ?

S’abandonner à ma volonté, me donner les pleins pouvoirs ? Je ne peux


la posséder que de cette manière : totale, absolue. C’est ce que je suis. C’est
ce qu’il me faut.

– Mademoiselle Foreman, que diriez-vous de poursuivre cette stimulante


conversation sur la piste de danse  ? lancé-je pour l’entraîner loin de ses
soupirants libidineux, et loin de Zoey qui n’apprécie pas franchement de
s’être fait piquer son titre de plus belle femme de la soirée.

Avec un peu de chance, si cela vire au pugilat, l’orchestre couvrira nos


cris.

Je l’attrape par le coude et la mène vers la piste. Ce n’est pas de la


séduction, juste du pragmatisme : je pare au plus pressé. Certes, danser avec
elle ne va pas calmer mon érection, mais cela me permettra au moins de la
dissimuler.

Mademoiselle Grande Gueule a l’air complètement décontenancée, et


Zoey nous fusille du regard. En l’ignorant, je pose une main au creux des
reins de ma cavalière.
– Votre main, lui intimé-je. Sur mon bras.

Première victoire : elle s’exécute sans protester pour une fois.

Voilà. Obéissante et douce. Tu vois comme c’est plus agréable pour nous
deux ?

– C’est mieux. Je préfère avoir vos mains en évidence, pour le moment


où vous ressortirez les griffes.

Mon côté pince-sans-rire la déstabilise visiblement  : elle commence à


bafouiller des excuses. Elle voulait juste plaisanter, si elle a dépassé les
bornes, elle s’en excuse, elle parle toujours sans réfléchir…

– Vous dites toujours tout ce que vous pensez, tout le temps, à tout le
monde ?
– J’essaie d’arrêter, admet-elle avec une grimace comique.
– Vous devriez. Ce serait sacrément reposant – et pas que pour vous.
– J’essaie d’arrêter, répète-t-elle en grognant, mais, vraiment, vous ne me
facilitez pas la tâche…

Cette nana a décidément du répondant. Je suis incapable de dire si cela


me plaît ou si cela m’exaspère. Mais mon entrejambe semble avoir décidé à
ma place. Je la maintiens à une distance honorable pour ne pas qu’elle sente
que je bande comme un taureau – même si sa réaction pourrait être
divertissante.

– Je ne vous paie pas pour vous faciliter la tâche mais pour me faciliter la
vie.
– Oui ? Eh bien, sans doute que je ne suis pas faite pour ça, rétorque-t-
elle.
– Sans rire ?
– Si vous êtes si mécontent, vous pouvez toujours me virer, me lance
lle
M Foreman, comme si c’était elle qui avait les cartes en main.
– Et vous, vous pourriez démissionner.
– J’ai besoin d’argent.
– Je me doute. Vous me devez deux mille huit cents dollars rien qu’en
verre de Murano. Et puis, ça se voit que vous êtes sous-alimentée.
– Augmentez-moi et je vous jure de veiller à ne plus jamais manquer de
Nutella.
– Pas la peine, soufflé-je d’une voix rauque en plongeant dans ses deux
lagons. Finalement, vous n’êtes pas si mal comme ça.

Le compliment visait à la déstabiliser : c’est réussi. À la façon dont ses


pupilles s’écarquillent, dont son souffle se bloque, dont elle humecte ses
lèvres sans même s’en rendre compte, je comprends que l’affaire est pliée.
Oui, elle fait semblant de piquer, comme une rose. Mais elle n’attend
qu’une chose : que je la cueille.

Je pourrais me la faire en hors-d’œuvre avant Zoey, ce soir.

L’entraîner dans un recoin sombre du musée et baiser son joli cul, puis
lui proposer un chèque de dédommagement pour la fin de son emploi,
embaucher une nouvelle fille et passer à autre chose. C’est terriblement
tentant. Je l’attire à moi pour lui faire sentir l’état dans lequel elle me met,
avec sa robe et sa défiance. Mais contre toute attente, Mademoiselle Grande
Gueule se raidit et s’arrache à mes bras. Elle a l’air choquée, et furieuse. Et
d’humeur à faire un scandale. Je regrette aussitôt mon manque de
discernement. Pas de joli cul pour moi ce soir, juste un procès pour
harcèlement sexuel.

Qu’est-ce qui se passe ? J’ai perdu mon habileté à décrypter les gens ou
quoi ?

Cela refroidit directement mes ardeurs, ce qui me permet de prendre l’air


aussi innocent qu’un agneau. Ça fonctionne : Lake Foreman semble soudain
douter de ce qu’elle a senti – ma queue raide contre son ventre. Cela ne
l’empêche pas de partir en vrille.

– Vous savez quoi ? crache-t-elle à voix basse. Quand j’ai accepté ce job,
je pensais que j’allais devoir prendre soin des plantes. Pas de l’ego
démesuré d’un golden boy incapable de respecter la moindre limite  ! Je
crois que vous aviez raison, monsieur Pearson : je préfère démissionner. Je
trouverai un autre moyen de vous rembourser votre putain de cendrier.

Elle tourne les talons et me plante là. J’imagine déjà le tweet rageur
qu’elle va composer une fois dans le métro… Merde ! Il faut que je rattrape
le coup. Je m’élance à sa poursuite et l’arrête au moment où elle atteint le
vestiaire.

– Je croyais que vous aviez besoin de ce travail, lui dis-je en la retenant


par le bras.
– J’ai besoin d’un travail. N’importe lequel. Mais pas à n’importe quel
prix !
– Vous êtes fière, remarqué-je.
– Et vous, vous êtes impossible, et irrespectueux, et…
– C’est vrai, la coupé-je. Mais c’est à M. Ward que vous répondez, et lui
est particulièrement charmant et conciliant. On peut donc s’arranger. Par
ailleurs, en ce qui concerne le Foscari…
– Oh ! mais je vais vous le rembourser, votre cendrier, s’emporte-t-elle.
Je vous l’ai déjà dit mille fois ! Et puis, de toute façon, vous devriez arrêter
de fumer. Votre maman ne vous a jamais dit que c’était mauvais pour la
santé ?
– Ma mère est comme vous : elle espère secrètement me voir mort. De
toute façon, j’allais justement vous proposer qu’on oublie cette histoire de
Foscari.
– Je ne veux pas de votre charité, O.K. ?

Et c’est moi qui suis impossible ?

– Très bien, m’agacé-je. Dans ce cas, trouvons un arrangement. Vous


êtes libre demain ?
– Oui, mais…
– O.K. Passez chez moi à dix heures. Portez quelque chose de chic mais
pas trop formel. J’ai une idée sur la façon dont vous pourriez me
dédommager.
– J’espère que vous plaisantez  ? Après ce qui vient de se passer, vous
imaginez sincèrement que… ?
– Je ne parlais pas de ce genre de dédommagement, mademoiselle
Foreman, la coupé-je exaspéré. Ça va, j’ai reçu le message de ce côté-là.

Et puis je m’en fous, ma grande, si tu savais…

Ç’aurait pu être amusant de me la faire, vite fait, avant de rentrer avec


Zoey et de passer aux choses sérieuses. C’est tout.

En tout cas, vu comme je me suis planté, il faut que je la gère.

– Demain. Dix heures chez moi. Et après, lancé-je en tournant les talons
et en m’éloignant, vous n’aurez plus affaire à moi !
8.

Irrémédiablement

Lake

C’est simple, je n’ai que deux possibilités : perdre mon job et devoir en
prime deux mille huit cents dollars à mon employeur, ou me rendre à sa
convocation et tenter de trouver un arrangement. Chacune de ces options est
risquée. Hier soir, Jarden Pearson a joué un jeu trouble dont j’ignore
jusqu’aux règles. C’est typiquement le genre de situation qui me rend
cinglée. Moi qui ai toujours besoin de tout planifier et d’anticiper, je nage
en eaux troubles.

Alors, pourquoi est-ce que j’accepte cela ?

Ce n’est pas juste la question de l’argent. Pearson avait raison, hier : je


suis fière. Si une situation risque de me dégrader, je ne transige pas  : je
tourne les talons. C’est peut-être d’avoir grandi dans une maison remplie de
filles, de femmes, qui m’a appris cela. C’est peut-être d’avoir des parents
qui, à chaque seconde de ma vie, m’ont enseigné le respect de moi-même et
des autres. Oui, en temps normal, j’écouterais mes tripes qui me crient de
fuir…

Mais il y a l’effet que Pearson me fait.

Un effet que je ne comprends pas. Car il m’attire, irrémédiablement. Ce


n’est pas seulement sa beauté hors normes, quasi diabolique – même si je
ne peux m’empêcher de me demander ce que cela fait, de toucher un
homme comme celui-là. De l’embrasser, de le caresser, d’être caressée par
lui. Ce qui m’attire, c’est peut-être de savoir à quel point cet homme est
intelligent. De constater à quel point cela le rend puissant. Libre de toute
convenance. Le poids du social semble ne pas peser sur lui. Cela le rend
insupportable, salaud, un vrai connard.

Mais c’est aussi incroyablement excitant.

Quand il a posé ses mains sur moi, hier, quand il m’a provoquée, quand
il m’a fait sentir son désir… quelque chose s’est déchiré en moi. Dans mes
reins, dans mon ventre. Libérant une envie animale, brutale. Ce sexe en
érection, odieux et obscène m’a complètement chamboulée. Pendant une
fraction de seconde, Pearson aurait pu me faire n’importe quoi, là, devant
tous les invités… Et cela m’a mise hors de moi. Qu’il ait ce pouvoir. Alors
que c’est déjà mon patron et que tant d’éléments de ma vie dépendent de
lui !

Est-ce qu’il va me faire une proposition malhonnête ?

Il m’a assuré que non, mais je ne suis pas idiote au point de lui faire
confiance. Je dois me préparer à tout.

Je dois me préparer à refuser.

Ce serait de la prostitution, purement et simplement.

Est-ce que cela en serait vraiment, étant donné mon envie de lui dire
oui ?

– Mais c’est pas vrai, qu’est-ce qui m’arrive ? lâché-je à mon reflet dans
le miroir, suffoquée par la honte.

Je voudrais nier ce désir mais il m’envahit complètement. Au point que,


après avoir décampé du Met hier, une fois rentrée dans l’appartement vide,
je me suis immédiatement…

Caressée.
En pensant à son regard sévère. À son air dur. À son ironie
insupportable. Et j’ai joui comme jamais je n’avais joui avant, en seulement
quelques secondes.

Je suis malade. Complètement tordue.

C’est quoi, mon problème ?

Mon problème, mon seul problème, c’est que je vais être en retard.

Il faut que je me décide. Que je quitte cette chambre, me mette en route.


Que je garde la tête froide. Je me lance un dernier regard dans la glace. J’ai
opté pour un legging en similicuir assez branché, un top blanc sobre mais
impeccable, une des vestes de tailleur que je porte normalement au travail,
et j’ai enfilé mes escarpins. Une tenue simple, mais bien plus sophistiquée
que ce que je porte habituellement. Et puis c’est Gigi qui m’a maquillée, ce
matin. Rouge à lèvres foncé, trait d’eye-liner fin. Mes cheveux lâchés,
laissés au naturel. Grâce à ma colocataire, je me sens féminine et plus mûre.

Il faut dire qu’elle a mis tout son cœur et son talent dans cette mise en
beauté.

Depuis la scène hier, Gigi n’a rien raté de ma petite danse avec Jarden
Pearson. Elle a reconnu le célèbre P.-D. G. d’Ambrose Tech pour avoir lu
son portrait dans la liste des mecs les plus sexy du magazine Glamour. Ça
l’a rendue hystérique : j’ai bien dû expliquer comment je m’étais retrouvée
dans cette drôle de situation !

En lui faisant jurer mille fois de ne jamais dévoiler à personne l’identité


de mon patron.

– J’ai signé une clause de confidentialité, Gigi ! Je n’ai le droit de rien


dire sur mon job, même pas le nom de mon employeur. Vu la réputation du
type, je n’allais pas aggraver mon cas en ne respectant pas les termes de son
contrat !
Gigi n’a aucune idée d’à quel point cet homme est autoritaire,
sarcastique et terrifiant, avec son air glacial et sa voix chaude. Un dieu
vivant en costume de marque.

Sauf le samedi, apparemment.

Mes yeux s’écarquillent. Pour une fois, ce n’est pas Nathalie qui vient
m’ouvrir la porte de l’entrée de service quand je sonne, mais Jarden Pearson
en personne. Un Jarden que je ne connaissais pas, plus brut de décoffrage,
plus viril encore qu’à l’accoutumée. Il a troqué son éternel costard pour un
jean slim noir et un tee-shirt noir à manches courtes qui, sans être près du
corps, laisse deviner chaque détail de son torse d’athlète. Ses pieds sont
chaussés de boots italiennes en cuir. Je suis surprise de voir dépasser de ses
manches un tatouage qui semble partir de ses épaules. J’ai du mal à
distinguer ce qu’il représente.

Des ailes ?

D’ange ou de démon  ? Sa beauté évidente me fait pencher pour le


premier. La bouffée de chaleur qui me saisit en croisant ses yeux noirs et
opaques me rappelle qu’il est probablement le second. Je suis tellement
subjuguée par son regard que je ne remarque pas tout de suite les plus
frappants de ces changements : une toute petite ecchymose au-dessus de son
arcade sourcilière et une lèvre supérieure légèrement tuméfiée.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé ? ne puis-je m’empêcher de m’inquiéter.


Vous vous êtes battu  ? Vous vous êtes montré odieux avec une bande de
gros balèzes et ils vont sont tombés dessus ?

Bah quoi  ? Je ne vais quand même pas rentrer mes fameuses griffes
maintenant !

Ou je risque d’être dévorée toute crue.

– Dans vos rêves, me répond Pearson avec ce demi-sourire ironique qui


me fait frémir à des endroits défendus. Je fais de la boxe, c’est tout.
L’entraînement a été musclé.
– Un entraînement un vendredi soir, après un gala mondain ? demandé-je
en levant un sourcil sceptique.
– À six heures, ce matin. Certains d’entre nous, mademoiselle Foreman,
sont capables de faire preuve de discipline.

Je décide d’ignorer sa pique et le suis jusque dans la cuisine, où il me


propose un café.

– Je préférerais un thé, si possible.


– C’est marrant, lâche-t-il d’un ton amusé, je vous supposais des goûts
plus corsés.

Je ne peux éviter de voir un double sens dans sa remarque. Je rougis. Je


ne veux pas qu’il me prenne pour une cruche qui se laisse peloter par le
premier venu ou qui couche pour payer ses dettes. Mais je n’ai aucune
envie qu’il me pense prude pour autant !

– Peut-être devriez-vous vous abstenir de toute supposition à mon


propos, vous ne croyez pas ?

Hypocrite.

C’est moi qui n’arrête pas de penser à lui, de spéculer sur qui il est et ce
qu’il me veut : je devine à son sourire qui s’élargit qu’il le sait parfaitement.
J’ai un instant peur qu’il ne me mette face à mes contradictions.
Heureusement, Mason débarque à ce moment-là, le visage ensommeillé,
simplement vêtu d’un pantalon de pyjama écossais.

– Tiens, Lake  ! Qu’est-ce que vous faites là  ? Des heures


supplémentaires ? Vous baby-sittez aussi les humains, en plus des plantes ?

Je souris de la remarque de mon vrai patron. De la grogne qu’elle suscite


chez son colocataire.

– Tu as fini de faire ton numéro, c’est bon ? demande Pearson à son ami.
– Ne sois pas jaloux de la relation que j’ai avec Lake. Ce n’est pas ma
faute si je suis naturellement sympathique. Chacun ses qualités. Vous n’êtes
pas d’accord, Lake ?

Je me retrouve prise en otage entre un Mason Ward qui plaisante en


espérant que j’en fasse autant, comme à notre habitude, et un Jarden
Pearson, dont je n’oublie pas qu’il tient mon avenir entre ses mains – même
si j’ignore encore ce qu’il attend de moi.

– Je vais passer mon tour sur cette question, si cela vous va.
– Oui, ça vaut sans doute mieux, grommelle Pearson en s’emparant d’un
hoodie en cachemire gris foncé posé sur le dossier d’une chaise. Bon,
suivez-moi, mademoiselle Foreman, on est attendus.
– Attendus ? Où ça ? demandé-je alors qu’il me tire par le bras vers la
sortie.
– Bonne journée, mademoiselle Foreman  ! me crie Mason, un brin
ironique. Ciao, Wicked, à ce soir !
– Wicked ? m’étonné-je une fois sur le perron.

Une berline noire élégante est garée devant la maison. Le chauffeur


descend pour nous ouvrir la portière. Jarden s’écarte pour me laisser me
glisser sur la banquette arrière.

Wicked, cela veut dire « tordu ». Ça lui va bien. Ce n’est pas rassurant,
mais cela lui va bien.

– C’était mon surnom en prison, réplique Pearson en montant à son tour


en voiture. C’est là que Mason et moi nous sommes connus.

Je lève les yeux au ciel. N’importe quoi…

– Bon, puisque vous êtes incapable de répondre sérieusement à mes


questions, j’imagine que ce n’est pas la peine que je vous demande quel est
le programme de la journée ?
– Nous nous rendons à la galerie Samuel-Werner. Ça vous dit quelque
chose ?
– Samuel Werner  ? demandé-je en écarquillant les yeux. LE Samuel
Werner ? Galeriste de Gerard Sprouse, Lorna Rojas et Stephen Walker ?
– Lui-même. Il m’a contacté parce qu’il a reçu un nouvel arrivage. Il
veut me le montrer en exclusivité.
– Pourquoi ? Vous êtes amis ?
– Non, mais j’ai deux millions à défiscaliser avant la fin de l’année. L’art
est une excellente niche.
– C’est une façon de voir les choses, déclaré-je, déconcertée par tant de
cynisme.
– C’est la mienne en tout cas. Et c’est justement pour ça que j’ai besoin
de vous. Je veux investir judicieusement. Choisir des pièces qui prendront
de la valeur.
– Mais… mais je suis étudiante en art moi, pas commissaire
d’exposition !
– Vous aviez l’air bien plus sûre de vous et de vos capacités, hier soir.
– Et vous, vous n’aviez pas l’air très convaincu !
– Il faut croire que vous avez réussi à me faire changer d’avis…

Bon sang  : son sourire… Éclatant, un brin arrogant, révélant une


fossette à la joue gauche.

– Vous ne pouvez pas être sérieux, déclaré-je en secouant la tête. Vous


n’allez tout de même pas confier deux millions de dollars à une inconnue,
comme ça !
– Non, je vais les confier à l’un des galeristes les plus renommés du
pays. Je veux juste votre avis. Nous sommes arrivés, constate-t-il alors que
la voiture s’arrête. Laissez tomber le regard de biche apeurée, voulez-vous ?
Vous n’avez pas une expression de tueuse, en stock ? Ce sera plus crédible,
au moment où je vous présenterai comme mon acheteuse.

Il va… me présenter comme son acheteuse  ? À Samuel Werner  ? Ce


n’est pas possible, je dois rêver – un de ces rêves qui peuvent virer en
cauchemar à tout moment.

Comme celui où je suis élue reine du bal de promo et où, au moment de


monter sur l’estrade pour recevoir ma couronne, je m’aperçois que je suis
en sous-vêtements.
Pourtant, une fois dans la réserve, devant les œuvres, j’oublie mes
craintes. Je me contente de faire ce que Pearson m’a demandé : donner mon
avis. Erin Delaney, Karl Mayfield, Andre Atkov… La plupart des artistes
que Samuel Werner nous présente ont moins de 40 ans. Des jeunes, dans le
monde de l’art contemporain. Leur talent est indéniable, mais certaines
pièces me subjuguent plus que d’autres. Je tente d’expliquer pourquoi à
Pearson, fais part de mes réserves et de mes francs enthousiasmes. Nous
débattons, parfois de façon ardue.

Étonnant, non ?

Il faut dire que Pearson a l’œil, et des convictions fortes. Il parvient


même à me faire éclater de rire quand il dézingue l’art conceptuel avec un
sacré sens de la satire. Peu à peu, j’oublie mes appréhensions, l’étrange
soirée de la veille, je sors de ma réserve… Nous ressemblons seulement à
deux passionnés d’art qui échangent d’égal à égal.

– Vous ne pouvez pas défendre le néocubisme, mademoiselle Foreman !


C’est impossible !
– Je ne défends pas le néocubisme en tant que tel, mais cette toile. Enfin,
regardez ! Les lignes, la tension, l’intelligence de la matière…
– De la matière, peut-être, mais pas de l’artiste  ! Quel sens ça a, de
produire du sous-Picasso, de nos jours ?
– Oh, alors, pour vous, c’est juste l’innovation qui compte  ? C’est un
raisonnement absurde ! Si c’était le cas, la plupart des peintures passeraient
de mode aussi vite que les vêtements.
– Lorsque ces peintures ressemblent à des pantacourts ou à des Crocs, ça
se défend, peut-être…

Son sens de l’ironie me fait rire, une fois de plus. J’ai connu le Pearson
imbuvable, le Pearson intimidant, le Pearson troublant, le Pearson trop
entreprenant  : me voilà face à une nouvelle facette de sa personnalité, le
Pearson drôle et acerbe.

Le Pearson sympathique.
À l’issue de la matinée, ce sont onze toiles et une sculpture qui sont
acquises par Jarden Pearson. Et un million six cent mille dollars dépensés
par ses soins. Quand je vois mon boss remplir le chèque, j’hallucine.

– Bien. J’imagine que vous n’avez plus besoin de mes services, lâché-je
presque à regret devant la galerie. Je vous laisse.
– Pas si vite. Nous avons une dernière étape qui nous attend. Le Foscari,
ajoute-t-il devant mon air interrogatif. Vous l’avez bien vu à TriBeCa ?
– Oh, oui, bien sûr, m’exclamé-je en rougissant, alors que son chauffeur
privé se gare pour nous récupérer. Seulement voilà, je n’ai pas encore réuni
la somme qui…
– Vous m’avez largement dédommagé, ce matin, mademoiselle Foreman.
À mes yeux, nous sommes quittes : je veux simplement racheter le cendrier.

Lorsque nous arrivons à destination, il est déjà treize heures.


Heureusement, le Foscari est encore là. Pour la forme, je fais baisser son
prix de deux cents dollars. Pearson fait le chèque.

– Où est-ce que je vous dépose ? Vous habitez le Queens, c’est ça ?


– À Astoria, confirmé-je, mais je ne rentre pas chez moi. Il y a une
séance à l’Angelika Film Center à 15 h 20, un film de Béla Tarr que je rêve
de voir. Je pensais attraper un falafel puis m’y rendre…
– O.K., je note : le design, l’art, le jazz, la nourriture moyen-orientale et
les films européens… D’autres centres d’intérêt que j’ignore encore, peut-
être ?
– À peu près tout ce que New York a à offrir. Je viens d’une petite ville,
précisé-je aussitôt.
– Et où fait-on les meilleurs falafels de New York ?

Je réfléchis un instant.

– Indéniablement chez Nish Nush, à quelques blocs de là…


– Très bien. Montez en voiture. On y va.

Mon cœur fait un bond. Je rêve ou Jarden Pearson vient de s’inviter à


déjeuner  ? Non que l’idée me déplaise… Mais je n’ai jamais réussi à
manger un sandwich falafel dignement. Je finis toujours avec des pickles
dans les narines et de la sauce à l’ail sur mon tee-shirt. Je passe donc les
deux minutes de trajet à réfléchir à ce que je pourrais commander chez Nish
Nush pour avoir l’air à peu près distinguée en partageant mon déjeuner avec
mon patron. Au moment de descendre de voiture, en constatant que lui ne
bouge pas d’un iota, je me sens vraiment idiote.

Bien sûr. Il n’a jamais envisagé de m’accompagner  : il a juste eu la


galanterie de me déposer.

Ce n’était pas un rancard, ce matin, et Pearson n’est pas un gentil garçon


qui me fait la cour. Qu’est-ce que j’imaginais  ? Pourquoi est-ce que cet
homme me rend cruche à ce point ?

– Profitez bien du reste de votre week-end, mademoiselle Foreman, me


lance Jarden Pearson alors que je m’apprête à claquer la portière. Mes
plantes vous attendent lundi, neuf heures trente. Et n’oubliez pas : je saurai
si vous êtes en retard ou mal peignée.
– C’est vrai, j’oubliais : Big Boss is watching me.
– Ne vous flattez pas, Lake  : je ne vous surveille que quand je sais
qu’une catastrophe est imminente, précise Pearson en souriant, avant de
refermer la portière.

L’effet de mon prénom dans sa bouche charnue…

Je regarde la berline s’éloigner, avec une drôle de sensation dans le


ventre, entre mélancolie et désir.

Tout serait éminemment plus facile si sa façon d’être odieux ou cassant


n’était pas aussi sexy…
9.

Tous les crapauds que j’ai embrassés


avant

Lake

Quand j’arrive à la maison après mon film hongrois de deux heures et


demie, Gigi m’attend de pied ferme, un mojito à la main.

– Alors, raconte ! Il te voulait quoi, Monsieur Sexy ?


– Il voulait son cendrier, soupiré-je en me débarrassant enfin de mes
stilettos. Tu t’attendais à quoi ?

Et moi, à quoi est-ce que je m’attendais ?

Certainement pas à passer une matinée aussi plaisante. Stimulante, drôle,


inattendue… J’hésite un moment puis finis par raconter mes aventures à
Gigi dans les moindres détails, tout en avalant une version virgin de son
cocktail. Après tout, maintenant qu’elle est au courant que Jarden est mon
patron, à quoi cela servirait de lui cacher le reste ?

– Il t’a emmenée dans une galerie  ? me demande-t-elle en écarquillant


les yeux. Dis-moi, ce n’est pas un peu ta version idéale du premier
rancard ?
– Si, sauf que, dans ma version idéale, je ne suis pas là uniquement pour
faire fructifier un investissement d'un million six cent mille et des
poussières. Et on ne me parle pas constamment comme à une subalterne.
J’ai une idée, lancé-je subitement. Je suis déjà habillée pour sortir et, toi, tu
es toujours habillée pour ça. Alors que dirais-tu d’aller célébrer le fait que
j’ai sauvé mon job et épongé ma dette ?
– Mmm… Dis-m’en plus…
– Nachos chez Ricco. Sangria pour toi, danse pour moi. J’ai besoin de…

De décharger mon corps de cette tension. De me vider de la violente


énergie qui me parcourt depuis que Pearson a posé sa main au creux de
mes reins hier. De rouler des pelles à des inconnus, s’il le faut. Tout pour
me le sortir de la tête.

– De me défouler, me contenté-je de dire.

Gigi ne se fait pas prier et nous voilà, ma coloc et moi, en route pour
Chez Ricco, le bar-salsa à deux blocs de chez nous où nous avons nos
habitudes. Mais arrivée devant la vitrine, ma colocataire se fige.

– Regarde qui est là…

Je tends le cou, jette un œil. Fais chier, qu’est-ce qu’il fiche ici ?

Scott, mon ex, est au bar, avec son crétin de colocataire. Ils vivent à
Manhattan, près du campus. Alors qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer
dans le Queens, un samedi soir ?

– Je crois que tu as officiellement un stalker, résume calmement Gigi


alors que nous nous cachons pour ne pas qu’ils nous voient. Tu veux faire
quoi ? On entre quand même ?

Supporter Scott, ce soir  ? Impossible. Je n’ai pas envie que ce soit la


guerre, je ne veux pas faire de vagues, je veux juste qu’il me laisse
tranquille. Il m’a trompée, j’ai rompu, point barre  ! Ce n’est pourtant pas
difficile à comprendre !

– Je propose qu’on se rabatte sur le Namaste Himalaya, qu’en dis-tu ?


– Que j’ai toujours de la place pour un cheese naan.
Devant mon biryani, tout en écoutant Gigi me parler de la nouvelle appli
de rencontre qui fait fureur et dont elle use et abuse pour se trouver des
plans fesse, je dresse mentalement un bilan de ma courte vie sentimentale
depuis mon arrivée à New York. En trois ans, j’ai récolté en tout et pour
tout trois amants. Le premier était un camarade de révision avec qui je
m’entendais bien et avec qui j’ai couché plus par curiosité que par désir. Je
dois avouer qu’en arrivant à NYU, j’avais l’impression que tout le monde
s’envoyait en l’air sauf moi. Et je ne voulais pas mourir vierge. Voilà
comment Alex a obtenu l’insigne honneur de me déflorer, après trois
semaines de flirt poussé, dans sa chambre d’étudiant. Puis de me faire
découvrir le sexe, pendant quelques semaines, avec toute sa gentillesse, sa
générosité et son enthousiasme.

Mais ce n’était pas assez.

Je n’avais pas… les papillons. Alors j’ai rompu. En pensant que le


meilleur était à venir – sur ce point, je me suis plantée.

Le deuxième était censé être celui qui me révélerait à moi-même. Dan


était tout ce dont une jeune fille romantique peut rêver. Plus âgé, distingué,
érudit, il dirigeait un T.D. de poésie. Il citait Blake et Keats de mémoire,
m’emmenait à des lectures, voir des pièces de théâtre off Broadway… Puis
me sautait dessus avec autant d’ardeur qu’un labrador, m’embrassait avec la
dextérité d’une limace avant de m’honorer avec la sensualité d’un marteau-
piqueur.

Et puis il y a eu Scott. Qui, au début, a réussi à faire battre mon cœur


avec ses petites attentions mignonnes, comme m’attendre à la fin de mes
cours avec un café, me cueillir des fleurs dans les jardins publics,
m’emmener pique-niquer sur les docks… Il a fallu qu’il me trompe pour
que j’ouvre les yeux et remarque qu’il n’était pas romantique mais radin,
pas ambitieux mais arriviste, pas déterminé mais amer. Il a fallu qu’il
commence à me coller et à m’empoisonner l’existence pour que je prenne
conscience de son machisme, de son ressentiment permanent, de son
agressivité latente.
– Tu veux qu’on aille danser ailleurs que chez Ricco ? me propose Gigi,
une fois l’addition du restaurant réglée. Je crois qu’Anita est dans ce
nouveau club qui vient d’ouvrir à SoHo…
– Non, j’ai suffisamment quadrillé la ville pour aujourd’hui. Je crois que
je vais rentrer me coucher. Mais vas-y, toi. Tu me raconteras.

J’accompagne ma belle brune au métro le plus proche puis rentre en


écoutant Leonard Cohen. Une fois dans l’appartement silencieux, je me
démaquille devant mon miroir, avale un verre d’eau. Et réfléchis, encore et
encore. À cette vie sentimentale insatisfaisante, mais qui est quand même
bien plus que ce que j’aurais pu espérer après l’accident. À ces rêves
d’enfant que l’on brade constamment en grandissant. À ce que j’imaginais
de l’amour quand j’avais 10  ans, 11  ans, 12  ans, et que Robert Pattinson
était mon seul autre Dieu hormis Tyler.

À l’époque, je pensais que rencontrer quelqu’un, faire l’amour avec lui


serait un immense bouleversement, une expérience cosmique. Un séisme.
Un big bang. Un abandon total et absolu à l’autre. Mais je ne crois plus,
finalement, qu’une telle chose existe. On essaie de faire ce que l’on peut, de
rencontrer l’autre, de remplir la nuit, de soulager sa solitude.

Moi, ma solitude a un nom : Tyler.

À cause de ce qu’il s’est passé cette nuit-là, j’ai mis au placard mes
fantasmes de corps qui vibrent à l’unisson. J’ai accepté que le sexe soit,
dans le meilleur des cas, un moyen de se défouler plutôt agréable. Peut-être
que, pour atteindre la transcendance, il faut être amoureuse… Sauf
qu’amoureuse, je sais que je ne pourrai plus jamais l’être. Il y a des choses
dont un cœur ne se remet pas. N’était-ce pas ce que m’avait dit la psy
scolaire, après l’accident ?

– Il n’existe aucun moyen de remonter le temps pour effacer un


traumatisme, Lake. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer de continuer à
avancer malgré tout, même si on se sent diminué, même si on a le cœur
brisé.

J’ai réussi, non, Tyler ?


Je mets un pied devant l’autre, chaque jour, depuis six ans. Cela me
demande des efforts, beaucoup d’efforts. Alors il faut me comprendre  :
j’aimerais autant que mes pieds cessent de se prendre systématiquement
dans les tapis persans de Jarden Pearson…
10.

Rien qu’un crush

Lake

Trois semaines ont passé depuis cette étrange journée en compagnie de


Monsieur Robot et depuis, nous ne nous sommes pas revus. Le seul signe
que je n’ai pas rêvé cette matinée  ? Les toiles que nous avons achetées
ensemble sont venues remplacer les anciennes. Une nouvelle génération
d’artistes a fait son apparition. Les «  vieux  » ont sûrement été enfermés
dans un coffre-fort, quelque part dans la maison. Privés de leur droit d’être
admirés. Quant à moi, j’ai repris ma place de domestique. Privée du soutien
moral de mon Kandinsky chéri.

J’avoue qu’une part de moi aurait aimé croiser Jarden. J’avoue même
qu’il m’est arrivé de venir au boulot en avance, juste au cas où… Je sais,
c’est idiot. Mais un petit crush, ce n’est pas bien méchant, non  ? Ni bien
dangereux ?

C’est en tout cas ce que j’ai décidé. Jarden Pearson et sa belle gueule
m’aident à me lever le matin ? Je prends. Ils me motivent à me maquiller
selon les standards impossibles de l’agence Venus et à passer une heure à
me lisser les cheveux ? Je prends aussi. Ils me donnent matière à rêver dans
les transports en commun  ? Banco. J’ai décidé d’assumer mon béguin. Je
fais des rêves éveillés où Jarden Pearson débarque et m’embrasse de façon
torride. D’autres où il me susurre des paroles ambiguës à l’oreille pendant
que l’on danse collés serrés. Et puis il y a des fantasmes moins avouables,
que je me garde pour mes nuits solitaires.

C’est sain, de fantasmer.


C’est ce que je ne cesse de me répéter. Ce n’est pas Pearson, c’est ma
solitude qui cherche à se combler, du moins en rêve. C’est une échappatoire
aux textos larmoyants de mon affreux ex, que j’ai décidé de rebaptiser
Scotch plutôt que Scott – il est tellement collant que cela lui va comme un
gant. C’est un écran pour ne pas penser au passé, à Tyler.

C’est sain.

Enfin… Pas au point que je me confie à Nathalie, dont je suis pourtant


de plus en plus proche. On a pris l’habitude de partager un café le matin
quand j’arrive, dans la salle de pause. La jeune et jolie chef a d’ailleurs
halluciné quand je lui ai raconté comment je m’étais tirée de mon mauvais
pas avec Pearson.

– Eh bien  ! Tu dois être sacrément douée dans ton domaine. Les


compétences : il n’y a que ça que Pearson valorise chez les autres. Enfin, je
dis «  valoriser  »… On s’entend. Il n’a pas franchement le compliment
facile, pas vrai ?

Compétente, je ne pense pas l’être plus que cela. Mais peut-être ai-je fait
illusion  ? Samuel Werner s’est en tout cas dégotté mon adresse mail de
l’université, et m’a écrit pour me dire à quel point notre rencontre l’avait
charmé. Visiblement, j’ai réussi à le convaincre que j’étais quelqu’un
d’important pour Jarden, car il me soigne. Au fond, tout cela est drôle.

– Nat ? demandé-je en passant une tête dans l’encadrement de la porte de


la cuisine à midi. J’ai fini, je file. À lundi ?
– Déjà ?
– Oui, j’ai mon workshop à quatorze heures. Je vais me changer puis
attraper un sandwich.
– Sandwich  ? demande la chef dont le regard noisette se met à pétiller
sous sa frange auburn. Attends, j’ai une idée…

Elle se met à sortir divers ingrédients du frigo : jambon italien, tomates


confites, roquette fraîche, pecorino…

– Nat, qu’est-ce que tu fais ?


– Je nous prépare un petit festin qu’on va déguster dans le jardin, toi et
moi. C’est l’été indien, autant qu’on en profite non  ? Visiblement, on va
perdre douze degrés, cette semaine.
– Tu es certaine qu’on peut ?
– Mais oui ! Mason me l’a dit et répété, qu’il fallait que je te nourrisse !
argumente Nat en riant. Tu te changeras après. Allez, suis-moi.

Nos sandwichs prêts, on s’installe sur les transats en teck et l’on


commence à parler de nos projets pour le week-end. Ce soir, Nathalie va
dîner dans un nouveau restaurant, le Coucou, où travaille un de ses anciens
collègues. Moi, je vais voir une exposition de sérigraphies à Brooklyn. Bref,
on va chacune laisser libre cours à nos passions.

– Tu as de la chance, remarqué-je. Toi, ta vocation, tu en vis, et bien.


– C’est vrai, mais j’ai parfois l’impression que ce travail est une cage
dorée. En restauration, on se confronte aux collègues, au chef de partie  ;
c’est le stress, mais ça permet de progresser. Il faut se dépasser, innover…
Ici, ça ronronne. Je nourris Mason comme si c’était un vieux chat de
gouttière doté de goûts de luxe, dit-elle en riant. Je gère mes stocks, remplis
le frigo, passe mes commandes, vois les prestataires… Je suis plus une
gestionnaire qu’une artisane. Je sais, ça peut paraître dingue de se plaindre :
j’ai 24  ans et vis le rêve de la plupart de mes collègues. De l’argent, mes
soirées pour moi…
– Mais tu veux plus. Quitte à galérer. Je comprends ça. Et je l’admire.

Cela pourrait être un de ces moments émouvants, un de ceux que l’on


voit dans les films, où deux amies échangent des vérités profondes sur le
sens de la vie… si ce n’était celui qu’un pigeon choisit pour faire ses
besoins en plein vol. Sans se soucier d’où il vise. C’est-à-dire mes cheveux.

– Ahaaa ! Merde, fait chier !


– C’est le cas de le dire, glousse Nathalie en me regardant m’agiter dans
tous les sens.

J’invective le volatile, insulte le ciel, et le destin qui a un sens de


l’humour bien particulier, pendant que Nathalie rigole de ma mésaventure.
La situation est tellement ridicule ! Lorsque mes yeux croisent ceux de ma
collègue, je m’esclaffe à mon tour.

– Voilà ce qui se passe quand on essaie de philosopher…


– C’est une parfaite… une parfaite métaphore… de la vie, poursuit
Nathalie en se tenant les côtes.

On repart de plus belle, jusqu’à avoir mal, jusqu’à manquer d’air.

– Emmène-moi à la cuisine et lave-moi la tête au liquide vaisselle,


supplié-je ma collègue, au comble de l’hilarité. Je ne peux pas aller à la fac
comme ça !
– Alors là, pas question, pleure Nathalie de rire. Je ne veux pas risquer la
grippe aviaire ! Utilise une des salles de bains !

La jeune chef finit par se calmer. Ses joues sont rose vif. Moi, j’ai les
zygomatiques douloureux.

– Je ne peux pas prendre ce risque, Nat, protesté-je en essuyant une


larme au coin de mon œil. Je vais probablement encore casser un porte-
savon en diamants…

Ma plaisanterie a pour effet de relancer notre hilarité.

– Sérieusement, insiste Nathalie une fois calmée, ne t’en fais pas. La


femme de ménage passe à 16 heures. Elle récure tout, change les serviettes,
c’est encore mieux qu’à l’hôtel ! Personne n’en saura rien.
– Tu es certaine ? Laquelle j’utilise ?
– Peu importe ! Celle de Ward, ou celle attenante à la chambre d’amis.
Ou encore celle du gymnase… La seule que je te déconseille, évidemment,
c’est celle de Pearson.

La jeune chef grimace. Une manière de m’avertir : il ne faut pas que je


m’attire de nouveau les foudres de Monsieur Robot. Seulement voilà, alors
que je grimpe les escaliers, l’idée devient tentante. Celle de provoquer
Jarden Pearson, aka l’homme qui hante mes rêves depuis trois semaines.
Celui à qui je pense, celui dont je me demande si ses lèvres sont douces. Et
puis, qu’est-ce que je risque ? Pearson n’a-t-il pas affirmé lui-même qu’il ne
me surveillait que quand une catastrophe se produisait  ? Si aucune
canalisation n’explose pendant que je suis sous la douche, cela restera un
pied de nez secret. Une façon d’empiéter sur le territoire de l’homme qui a
envahi mon espace mental.

Œil pour œil…

Timidement, je pose ma main sur la poignée de sa chambre. Je la tourne,


elle s’ouvre… Le cœur battant comme une petite fille sur le point de
commettre une grosse bêtise, je pénètre dans l’antre de Monsieur Robot.

Quoique « antre » ne soit pas vraiment le mot qui convienne !

Sa chambre, au contraire, est claire, dépouillée, épurée. Une immense


baie vitrée ouvre sur une terrasse privative munie d’une table de bistrot. Un
futon king size trône au centre de la pièce. Posés à même le sol, il y a un
verre d’eau entamé et un livre à la couverture usée. Je tends le cou, discerne
le titre : Utopia de Thomas More. L’ironie de cette lecture philosophique ne
manque pas de me frapper.

Jarden Pearson, un socialiste sommeillerait-il en vous ?

En souriant à cette idée, j’avance à pas feutrés jusqu’à la porte au fond


de la chambre. Le parquet en fines lattes de bois sombre craque sous mes
pas. Aucun risque que Nathalie m’entende  : ici, je suis dans un autre
monde. J’ouvre la porte coulissante gris foncé.

C’est bien là. La salle de bains attenante à la chambre du maître.

J’observe la baignoire-jacuzzi creusée dans le sol, la douche italienne, la


faïence sublime dans les tons de vert. Avec un sourire espiègle adressé à
moi-même, ou peut-être à la caméra de vidéosurveillance qui me filme
possiblement, j’enlève mon chemisier blanc, me défais de ma jupe crayon
et, en collant et soutif, entre dans la salle de bains.
Jarden Pearson n’est probablement pas parano au point d’installer une
caméra dans sa propre chambre.

Et s’il l’est, tant mieux pour lui : il aura eu droit à un strip-tease gratuit.
11.

Le Code

Jarden

Je sais, je sais… C’est mal…

Je ne devrais pas me connecter au système de vidéosurveillance de la


maison. Je ne devrais pas espionner Lake Foreman.

Comme je le fais pourtant quotidiennement depuis trois semaines…

Son message était clair, au Met : pas touche. Seulement, ce soir-là, elle
m’a surpris. Et le lendemain aussi.

Je suis rarement surpris.

C’est une sensation déstabilisante mais pas désagréable. Ne pas pouvoir


prédire ce qui va sortir de sa bouche, ne pas réussir à deviner ce qu’elle
pense, ne pas pouvoir anticiper ses moindres actions… Cela me plaît.

Mais cette attirance est dangereuse.

Elle m’amène en terrain inconnu. Elle me donne envie de changer la


donne. De bousculer mes règles pour pouvoir la connaître mieux, l’étudier.
Or, je ne sais pas ce qui se passerait si je redistribuais les cartes.

Rien de bon, sûrement.

Il n’y a qu’à regarder mon passé ou se fier au sang qui coule dans mes
veines.
Le Code. Je dois m’en tenir au Code.

Il a été établi pour me permettre de garder le monstre sous clé. Pour que
je puisse le contrôler. Le Code me permet d’assouvir mes besoins et
m’empêche de péter les plombs : pourquoi est-ce que j’en dévierais ?

Allez, j’éteins et me remets à bosser.

Seulement, au moment de me déconnecter, quelque chose se produit,


quelque chose qui me fait éclater de rire – et cela, non plus, ne m’arrive pas
souvent. Un pigeon chie sur Mademoiselle Grande Gueule. La sublime
étudiante perd de sa superbe. Elle bondit de son transat, commence à
s’agiter dans tous les sens, grimace et brandit un poing furieux vers le ciel.
Et moi, je ris de plus belle alors qu’elle quitte la terrasse, paniquée. Elle
commence à monter les escaliers, sûrement pour s’essuyer avec une
serviette ou se passer la tête sous l’eau… Mais très vite, mon sourire
s’efface. Elle passe le deuxième étage et poursuit vers mes quartiers. Je
rêve ! Elle se prend pour qui ? Elle croit qu’elle va où, comme ça ?

Je change de caméra pour la suivre dans le couloir. Putain, j’hallucine :


elle vient de poser la main sur la poignée de ma chambre ! Elle l’ouvre, fait
quelques pas… Nouvelle caméra, nouvelle focale. Estomaqué par son
audace, je l’observe. Se tenir sur mon territoire, examiner autour d’elle. Elle
finit par avancer jusqu’à la salle de bains et, avant que je n’aie eu le temps
de comprendre ce qu’elle fout, elle se désape.

Le chemisier blanc, bouton par bouton. La jupe crayon, qui moule


divinement ses hanches et son cul.

C’est lent, c’est sensuel. Je l’observe découvrir son cou de cygne, la


dentelle sombre de son soutien-gorge à balconnet, ses clavicules, son ventre
creux, son nombril ovale puis ses hanches étroites moulées dans le nylon.
Sa quasi-nudité, sur l’image, me fait péter un plomb. Elle me procure une
érection plus violente que toutes celles que j’ai eues dans ma vie. Jamais
mon côté voyeur n’a été titillé à ce point. Des images déferlent dans mon
esprit, brutales, intenses. Le sang qui pulse dans mes veines file directement
vers mon entrejambe.
Est-ce qu’elle sait que je l’observe  ? Est-ce que c’est pour moi qu’elle
fait ce petit show ?

Elle sait parfaitement que je peux la voir à chaque instant. Comment ne


pas prendre ce qu’elle est en train de faire comme une invitation ?

Petite vicieuse…

Bon sang, pourquoi est-ce que je n’ai pas mis de caméra sous la douche ?
Je pourrais continuer de la mater. Les seins couverts de savon. L’eau
ruisselant sur son corps de déesse. Sa chatte. Comment est sa chatte  ?
Soignée, comme le suggère sa lingerie sophistiquée  ? Ou nature, comme
son caractère ?

Je voudrais poser ma langue dessus.

La lécher jusqu’à la torture. L’entendre me supplier de la prendre et ne


pas lui donner ce qu’elle veut. Le désir m’amène à un point de frustration
intolérable. Mon pantalon va littéralement craquer.

Il faut que je trouve une solution.

Que je me branle. Que j’aille sauter cette réceptionniste pathétique qui,


chaque matin, me fait de l’œil en espérant que je la remarque un jour. Je ne
vois que cela pour me calmer.

Non, cela ne me calmerait pas. Je le sais.

Ce que je veux, c’est me la taper, elle. Celle qui vient d’oser cette
provocation. Et tant pis si elle ne me laisse pas lui faire tout ce que je veux.
Tant pis pour le Code, tant pis pour tout. Il me la faut.

– Franny ? fais-je en appelant mon assistante. Que l’hélicoptère se tienne


prêt à décoller, je dois rentrer chez moi en urgence.

À cette heure-ci, c’est le seul moyen de traverser Manhattan et d’arriver


chez moi dans les cinq minutes.
J’espère que Mlle Foreman a pour habitude de traîner sous la douche.

Je l’espère pendant que le pilote survole Manhattan à deux cent


cinquante kilomètres heure. Heureusement, il lui faut moins de trois
minutes pour arriver à la townhouse et poser l’appareil.

– Ne m’attendez pas, retournez au siège d’Ambrose Tech, lui


recommandé-je. Je vous ferai signe si j’ai besoin de vous.

Je dévale les escaliers qui communiquent avec ma terrasse privative. Je


sors ma clé, l’insère dans la serrure, fais coulisser la baie vitrée et déboule
dans la salle de bains.

– Qu’est-ce que… ? s’écrie d’abord Lake en se retournant, les cheveux


trempés, entourée d’une serviette. Monsieur Pearson ? Je… je suis désolée,
j’ai eu un souci et je…

Mais je ne l’écoute pas. Je l’empoigne et fais ce que je rêve de faire


depuis des semaines : je l’embrasse. Un baiser rude, sans tendresse, à la fois
furieux et excité. Sa bouche s’ouvre. Nos langues se touchent. Comme une
récompense, elle gémit. Décharge électrique dans mon bas-ventre. Sa
langue fraîche caresse la mienne avec dextérité. Son haleine est mentholée.
Elle soupire.

Je retire ce que j’ai dit, elle n’est pas frigide.

Au contraire : Lake est chaude, très chaude. À la manière dont ses doigts
se perdent dans mes cheveux, dont son bassin se colle au mien, dont elle
ondule, je devine que c’est un super coup. Je comprends aussi que je ne
m’étais pas trompé : elle me veut. Elle a peut-être hésité par peur de perdre
son boulot, ou simplement parce que j’étais avec Zoey ce soir-là. Qu’est-ce
que j’en sais ? Je m’en fous. Désormais, elle veut se donner.

Maintenant, je vais me guérir de cette putain d’obsession.

Je la soulève et la pose à côté du lavabo, sur le rebord du plan de toilette.


Mes mains sous ses cuisses. Ses bras autour de mon cou. Nos lèvres qui se
dévorent. Son odeur. Ses cheveux sentent l’écorce d’orange et le creux de
sa nuque embaume la cannelle.

Le Code. Penser au Code.

Il faut au moins qu’elle me dise jusqu’où je peux aller.

– Qu’est-ce que tu veux  ? haleté-je alors que sa bouche suit les


mouvements de la mienne.
– Je ne sais pas, lance-t-elle d’une voix éperdue.
– Si, tu le sais. Et j’ai besoin que tu me le dises. Je ne peux pas aller plus
loin si tu ne me dis pas ce qu’il te faut.
– Aller jusqu’où ? soupire-t-elle en passant ses mains sous ma chemise.
– Aller jusqu’à te faire jouir. Jusqu’à te baiser.

Elle gémit, sa bouche s’ouvre en grand et sa chatte vient se presser


contre mon sexe raide.

– C’est ce que vous allez faire ? Me baiser ?

Sa voix trahit son excitation.

– Uniquement si c’est ce que tu veux.


– À ton avis ? soupire-t-elle langoureusement avant d’enrouler sa langue
autour de la mienne.

Sans cesser de m’embrasser, elle détache la serviette nouée autour de sa


poitrine. Dos fin, bonnet D  : cette fille sort tout droit d’un fantasme
d’adolescent. Ses tétons sont durs. Ses aréoles, larges et brunes. Je
l’empoigne par ses cheveux mouillés, m’éloigne, la regarde. Satinée,
offerte. Sa chatte n’est pas vraiment épilée mais ses poils noirs sont courts
et forment un triangle étroit. Son sexe est parfait comme cela, même sans
artifices.

– Écarte les jambes pour moi. Je veux te goûter.


En se mordant la lèvre avec une expression d’ange et de démon, Lake
obéit. J’enfonce un doigt dans son intimité. Sa tête bascule en arrière, elle
pousse un cri d’extase. J’en ajoute un deuxième. Elle m’accueille. Ses
hanches se soulèvent. Elle semble affamée.

– Tu mouilles toujours autant ? grogné-je en sentant mon ventre se tordre


de désir.
– Je… Je ne sais pas… Oh, monsieur Pearson, c’est trop bon…

Putain, elle m’appelle monsieur.

Comme une jolie soumise… Je pense fugitivement à Nathalie Lockheart,


au rez-de-chaussée. Je doute qu’elle puisse nous entendre. Sauf si
Mademoiselle Grande Gueule est aussi bruyante au lit que dans la vie. Ce
qui, honnêtement, ne m’étonnerait pas.

– Il va falloir te montrer silencieuse, ma belle. Tu ne voudrais pas que la


maison entière sache ce que je suis en train de te faire ?

La possibilité que l’on nous entende l’excite visiblement, car elle se


contracte autour de mes doigts. Elle est étonnamment étroite et ses
penchants exhibitionnistes me font perdre la tête. Je ressors mes doigts,
lèche ce qu’il reste de son intimité. C’est bon, chaud. Ç’a le goût douceâtre
d’une nèfle, l’odeur discrètement épicée des immortelles. J’en veux plus. Je
soulève Lake et la porte jusqu’à ma chambre, puis la pose sur le lit.
Instantanément, elle ouvre les jambes pour moi. Je monte sur elle, place ma
tête entre ses cuisses, hume son parfum et commence à la lécher. D’abord
ses lèvres, que j’aspire. Puis son clitoris, gonflé sous ma langue. Lake se
contracte, se mord la main pour étouffer des cris si intenses que l’on
pourrait croire que jamais personne ne lui a fait cela avant. C’est bandant.
Elle se tortille, se tend, s’offre. Elle crispe ses doigts dans mes cheveux, sur
les draps. Elle s’ouvre toujours plus. Elle s’arc-boute, se tend.

– Prends-moi, finit-elle par lâcher en haletant. S’il te plaît, viens en moi.

Normalement, je punirais une femme qui ose exiger de moi quoi que ce
soit et me tutoyer sans mon autorisation.
Si elle était à moi, je jouerais à la frustrer jusqu’à ce que cela lui fasse
mal. Pour la faire jouir puissamment ensuite.

Mais ce n’est pas le cas. Je suis en train de désobéir à toutes mes règles,
je le sais. Seulement, je ne peux plus faire marche arrière. La perspective de
décharger en elle après ces longues semaines d’attente est vraiment trop
tentante. Je ne réfléchis pas plus longtemps : je me lève, retourne à la pièce
d’eau, prends une capote. Je reviens dans la chambre et, debout face au lit,
baisse la braguette de mon pantalon. Lake se redresse sur les coudes pour
me regarder, d’un air affamé qui me fait bander encore plus fort. Lorsque
ma verge jaillit de mon boxer, ses yeux s’écarquillent d’envie. On dirait
qu’elle veut littéralement la dévorer.

– Tu veux me prendre dans ta bouche, c’est ça  ? lui demandé-je en


attrapant ma queue au garde-à-vous.

Elle opine timidement puis rampe jusqu’à moi à quatre pattes. Elle se
hisse sur ses genoux et, en battant des cils, me prend dans sa bouche, en
entier. Je suis plutôt bien membré et, d’habitude, les femmes ont besoin de
temps pour se faire à mes proportions, mais pas elle. Elle me suce
goulûment, avant de venir insister sur mon gland. Elle me lèche comme si
j’étais une glace à l’eau, puis m’enfonce de nouveau en entier dans sa
gorge. Putain, c’est tellement bon  ! Je manque de me vider, là, dans sa
gorge. Mais je ne veux pas terminer avant d’avoir testé son sexe.

Ce sera la seule fois. L’unique fois que je prends le risque de baiser cette
fille avec qui je ne peux pas me laisser totalement aller.

– Assez joué. Passons aux choses sérieuses, déclaré-je en me retirant.

Elle pousse un petit cri de déception. Sa bouche brille de salive et elle


halète, essoufflée. Je déchire l’emballage de la capote et la déroule avant de
rejoindre Lake sur le lit. Je m’enfonce : elle s’ouvre. Je pousse : elle gémit.
Je surélève son bassin, entre très lentement. Je veux qu’elle me sente.
Centimètre par centimètre. Je plonge dans ses yeux couleur lagon. Le plaisir
les fait chavirer. Elle gémit encore. Mes mains empoignent ses seins. Je
joue avec ses tétons durs. Elle ferme les yeux dans une expression d’extase.
Elle soulève ses hanches vers moi et me laisse les agripper. Elle ne bouge
plus, n’a plus aucune volonté, sinon celle de se laisser baiser. Je la fais aller
et venir, violemment, intensément. Je savoure le plaisir qu’elle exprime par
cris. J’avais vu juste : c’est un super coup. Je ne pensais pas qu’une baise
normale pourrait me faire prendre un tel pied.

Même si je voudrais lui faire plus. Tellement plus.

– Jarden… Oh, Jarden, c’est trop bon…

Je préférerais qu’elle m’appelle monsieur Pearson, comme tout à l’heure.


Je préférerais qu’elle porte mes cordes et mes nœuds. Je préférerais mille
autres choses, et pourtant je suis comblé. Étrange paradoxe. Je ne sais plus
ce que je veux. Je ne veux qu’elle. Je la veux de toutes les manières
possibles, dans toutes les positions, par tous les orifices. Je sens son sexe
palpiter autour du mien. Je suis de plus en plus dur, gonflé, et elle est de
plus en plus serrée. J’ai envie que cela dure, j’ai envie de venir ; j’ai envie
de la sentir jouir. J’enfonce mon pouce dans sa bouche, qu’elle lèche
goulûment, puis je le pose sur son sexe. Juste une pression, et elle explose,
sans retenue – heureusement que la maison est immense et la porte fermée.
La sentir jouir me fait relâcher tout contrôle. Encore un coup, et je
décharge, violemment. À en avoir la tête qui tourne. C’est trop bon, putain.
Qu’est-ce qu’elle me fait ? Je halète et gémis alors que ma queue cherche à
aller plus loin, toujours plus loin. Puis je retombe, hagard. Conscient
soudain que c’était bien trop bon pour ne pas vouloir recommencer.
Conscient cependant qu’il m’aurait fallu plus pour être vraiment satisfait.
Conscient que Nathalie est là et nous a peut-être entendus. Conscient que la
fille qui est allongée sous moi, tremblante, trempée, est mon employée et
qu’elle a environ dix ans de moins que moi.

Bon sang, qu’est-ce que j’ai fait ?


12.

Les lois de l’attraction

Lake

Je suis encore hébétée de l’orgasme que je viens d’avoir, de sa bestialité,


quand Jarden Pearson se retire de moi sans douceur. Il attrape la capote, la
noue et la balance au pied du lit. Il ne me regarde pas, passe sa main sur son
visage qui, en une seconde, a retrouvé son expression glaciale.

Il regrette.

Évidemment, il regrette. Le pire, c’est qu’il a raison. Jamais nous


n’aurions dû faire cela. Qu’est-ce qui nous a pris  ? Quand j’ai entendu
l’hélico se poser et repartir, j’ai cru que j’étais en train de rêver… Mais
quelques secondes plus tard, il était là, face à moi. Il m’a attrapée,
embrassée, et j’ai su : je ne pourrais pas lui résister. Une force inconnue a
déferlé sur moi, à laquelle je n’étais pas préparée. Quand sa langue m’a
effleurée, mon sexe s’est mis à crier famine. J’ignorais que le désir puisse
être si fort. Si… pulsionnel. Je me suis laissé submerger et maintenant, dans
ce silence de mort, je me sens idiote. Je regrette. Je voudrais revenir en
arrière, tout effacer.

Non, je ne le voudrais pas.

Ce que je voudrais, c’est qu’il dise quelque chose. C’est ne plus ressentir
cette dévastation dans laquelle son silence consterné me plonge.

Ce que je voudrais, c’est qu’il soit un type normal.


Pas un génie de près de deux cents de Q.I., qui gagne plus d’argent en
une minute que je n’en verrai dans toute ma vie, et dont je ne suis que la
domestique. Je rassemble ce qu’il me reste de courage et de dignité puis me
lève, sur des jambes encore tremblantes de plaisir.

– Il faut que je file, déclaré-je, comme si de rien n’était. Je devrais déjà


être en route pour la fac.

Je commence à remettre mon uniforme. Tant pis, j’arriverai en tailleur et


les cheveux trempés à mon workshop. Le mascara qui dégouline
probablement. La tête de celle qui s’est fait baiser. Bien fait pour moi.

– Steinhardt, c’est bien downtown ? me demande Jarden d’un ton neutre.

J’opine.

– Attends, ne remets pas tes chaussures… Prends-les à la main, je ne


veux pas que Nathalie nous entende descendre ensemble. Je te dépose,
ajoute-t-il en se levant à son tour.

Le fait que sa première pensée soit de dissimuler à tout prix ce qui vient
de se passer m’humilie encore plus. Qu’est-ce que cela peut bien lui foutre,
que Nathalie nous entende descendre ensemble ? C’est moi, la godiche qui
me suis fait baiser par le patron, non ? Il a à ce point honte d’avoir joui en
moi ?

– Ça va aller, rétorqué-je froidement. Il y a une station de City Bike à


l’entrée du parc, au bout de la rue. Avec le trafic qu’il y a à cette heure-ci,
de toute façon, j’aurai plus vite fait à vélo.
– Deux roues. C’est une bonne idée.

Il rajuste le pantalon qu’il n’a même pas pris le temps d’enlever et y


rentre les pans de sa chemise.

– Allez chercher vos affaires en salle du personnel et sortez discrètement.


Je vous retrouve devant le garage.
Le retour au vouvoiement me fait l’effet d’une gifle. Il y a trois minutes,
c’était mon corps contre son corps, son souffle harmonisé au mien, nos
gémissements de plaisir à l’unisson. Et voilà que je suis invitée à l’attendre
dehors, comme rien. Comme un secret honteux. Comme un chien.

Pas question.

Et puis, il n’a pas entendu ce que je viens de dire ? Hors de question de


me retrouver piégée dans les embouteillages, avec lui qui m’ignore ou me
parle comme si on se connaissait à peine ! Une fois en salle du personnel, je
troque mon chemisier pour un tee-shirt, enfile mes baskets et ma veste en
jean. Je garde la jupe et les collants. Drôle de look, mais cela fera l’affaire.
Je sors de la maison en pensant filer directement vers le métro. Seulement,
Pearson m’attend devant, sur un engin à deux roues quasi futuriste dont le
moteur pétarade. Je l’observe avec stupéfaction. Il me tend un des deux
casques qu’il tient dans les mains.

– Enfilez ça. Et accrochez-vous bien.


– Je ne suis pas vraiment habillée pour ça, bafouillé-je pendant qu’il
enfile son casque.
– Ça ira. C’est pas loin.

J’enfourche la moto énorme. C’est la toute première fois de ma vie que


je chevauche un de ces engins. Est-ce que cela va aller très vite ? Est-ce que
je vais avoir peur  ? Au moment où je m’agrippe à sa taille, Pearson fait
rugir le moteur. Puis il démarre. D’abord, mon estomac fait un bond. Puis la
surprise laisse place à une sensation de légèreté, de liberté. La moto file
dans la rue, descend la 5e avenue, slalome entre les voitures. De peur et
d’excitation, j’ai collé mon corps au dos de Pearson. Mon bassin contre ses
fesses, j’épouse ses mouvements. Nos corps sont de nouveau en harmonie.
Je savoure le vent qui me fouette. Je savoure l’impression d’être en cavale,
de franchir un interdit. Il nous faut à peine un quart d’heure pour arriver à
Steinhardt. Pearson coupe le moteur. À regret, je descends de sa moto
design, enlève mon casque. Pearson, lui, garde le sien. Dylan Hopper, la
star de la promo, se tient sur le trottoir d’en face. Elle discute avec un des
membres de sa bande, Clarke Thompson. Dylan est une blonde sculpturale,
au travail photographique passionnant. Qui fait d’habitude comme si je
n’existais pas. Je dois être trop transparente pour elle. Trop classique, avec
mes peintures qui n’ont rien de conceptuel. Mais là, elle et son ami vidéaste
me fixent, l’air intrigués. Je me retourne vers Jarden, qui fait rugir le moteur
en regardant droit devant lui.

– Merci, lâché-je comme une idiote alors que ce que je voudrais, c’est
hurler.

Regarde-moi ! Dis quelque chose ! Dis que tu regrettes, que je n’ai plus
de boulot, que je t’ai allumé, que je n’ai pas intérêt à me faire des films…
N’importe quoi, mais parle !

Jarden Pearson se retourne vers moi. Il relève sa visière et je peux enfin


distinguer ses yeux noirs impénétrables. Sa voix me parvient étouffée par le
casque.

– Je suis désolé, Lake. Désolé d’avoir débarqué, désolé que les choses
aient échappé à mon contrôle comme ça. Est-ce que tu m’en veux ?
– Monsieur Pearson… réponds-je, démunie, en lui tendant son casque.

Il me coupe, impatient.

– Est-ce que tu m’en veux ?

Sa voix est déchirée. Je le sens presque aux abois.

– Non.

C’est un mensonge  : bien sûr que je lui en veux  ! Pas pour les raisons
qu’il avance : pour tout le reste. Pour ce qu’il ne comprend pas.

Je n’avais jamais rien vécu d’aussi fort, Jarden.

Entre nous, cela n’a duré que quelques minutes. Et pourtant, je le sens,
c’est mon existence entière qui vient de basculer. Rien ne sera plus jamais
comme avant. Il n’y aura plus de place pour les Alex, les Dan et les Scott. Il
n’y en avait déjà pas beaucoup… Là, c’était tellement intense  ! Même si
mon cœur se révolte, mon corps en veut encore.

– Je ne regrette rien, monsieur Pearson. Vous devriez en faire autant.


– D’accord, acquiesce-t-il avec gravité. Vous avez raison, je vais essayer
de ne plus y penser.

Il ne se rend pas compte à quel point ce qu’il vient de lâcher est cruel. Il
ne se rend pas compte de ce qu’il piétine – ma dignité, mon amour-propre,
mes sentiments. Il baisse la visière de son casque, ouvre les gaz, passe la
première… Et file sur son bolide, me plantant là, pleine de larmes qui
refusent de couler.
13.

Big Boss isn’t watching you (anymore)3

Lake

Tout mon week-end n’a été que grisaille. Une ouate d’ennui,
d’inassouvissement, de sentiments blessés. Un fond de gueule de bois, de
honte. La tête pleine de «  encore  », pleine de «  cela suffit  !  » Même me
confier à Gigi n’a pas réussi à éclaircir mes sentiments confus. J’ai attendu
lundi en apnée et me suis réveillée à l’aube, l’impatience chevillée au corps.

Seulement, maintenant que je suis devant l’entrée de service de la


townhouse, je n’ai qu’une envie : faire demi-tour.

– Ah, te voilà  ! fait Nathalie en m’ouvrant. C’est un de ces bazars, ce


matin… Viens, entre.
– Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je en battant des cils, déstabilisée.
– Pearson a visiblement eu un nouveau délire parano. Durant le week-
end, il a changé tout le système de sécurité. Dorénavant, tu auras ta propre
clé pour ouvrir l’entrée de service. Ensuite, si tu es la première, tu
désactives l’alarme. Et pour accéder à la maison, tu devras passer un scan
rétinien puis un scan digital. Pas mal, non ? ironise Nathalie.
– Un scan ? répété-je, incrédule.
– Attends, tu vas voir. De toute façon, je suis censée t’enregistrer  ;
Mason m’a montré comment.

Je la suis jusqu’à un ordinateur de bord fraîchement installé à la sortie de


la salle de pause et constate que, effectivement, la pièce est désormais
totalement hermétique. Porte blindée, bloquée : on ne peut pas l’ouvrir en
baissant la poignée. Nathalie compose un code indiqué sur ma clé  : une
fiche à mon nom apparaît sur l’écran. Je suis ses instructions et pose ma
paume sur le scanner, puis fais face à ce qui ressemble à une minicaméra.

– Voilà, tes données sont enregistrées. À présent, personne ne risque de


s’introduire à ta place dans cette forteresse.

Qu’est-ce que c’est que ce délire ?

Je sais, ce n’est pas rationnel, mais ce changement radical, juste après


que Pearson et moi avons… Comment ne pas imaginer que cela ait un
rapport ?

Mon intuition se confirme quand j’ouvre mon casier pour y ranger mes
affaires. Une boîte en carton, sur laquelle est inscrit mon nom, m’attend.
Une boîte pour rassembler mes affaires et foutre le camp ? Non, ce n’est pas
possible, Pearson n’oserait pas… Et puis pourquoi m’aurait-il fait une clé
pour me dégager dans la foulée ? Pleine d’appréhension, je tire la boîte et
constate qu’elle est remplie de ces minuscules caméras wi-fi que Pearson
m’a montrées le jour de notre rencontre. Ce curieux colis est accompagné
d’un mot, dans une enveloppe non scellée. Un simple carton, couleur
crème, élégant, avec en tête les coordonnées professionnelles de M. Jarden
Pearson. Le texte est laconique :

Je ne vous observerai plus.

J.P.

P.-S. : Mais si un tableau disparaît, je saurai que c’est vous.

Autant le mot me décompose, autant le post-scriptum fait bondir mon


cœur. À toute allure, je fourre le carton dans mon sac à main. Je ne sais pas
pourquoi. Pourquoi je ne le jette pas à la poubelle, avec ces foutues
caméras ? Pour le relire plus tard, le montrer à Gigi, le décortiquer autour
d’un verre de chardonnay  ? Je n’ai pas assez gambergé, ces dernières
soixante-douze heures, peut-être  ? Pearson vient de m’apporter la réponse
que je cherchais : il ne m’observera plus. Puisqu’il ne peut pas m’empêcher
de me désaper de façon impromptue, il regardera ailleurs. C’est pourtant
clair, non ?

Oui, mais, ce post-scriptum…

Alors là, non. Il ne faut pas que je commence à faire cela. Essayer de me
mettre dans sa tête, de deviner ce qu’il veut et ce qu’il pense. Il a terminé
son mot sur une vague référence commune : ce n’est pas une demande en
mariage ! Juste une façon d’arrondir les angles. Les caméras sont là, dans
mon casier, et le seul lien que nous avions est par conséquent rompu. Point
barre.

Je dois prendre ce geste comme ce qu’il est : un retour à la normale.

Je dois aller travailler.

3 Détournement du célèbre gimmick de 1984 de George Orwell «  Big


Brother is watching you », dont la traduction ici serait « Le Grand Patron ne
vous regarde (désormais) plus ».
14.

Not only sirens get the blues

Lake

[Ma Gigi d’amour, mauvaise nouvelle pour ce soir…]

Ma colocataire va me tuer en lisant mon texto. Pire  : elle va être


affreusement déçue.

[Ne me dis pas que tu as un empêchement !

Pitié, Lake, chérie d’amour, je rêve de cette

soirée depuis que la semaine a commencé.

La perspective de ce karaoké avec toi est ma

lumière au bout du tunnel, mon phare dans la

nuit, la crème dans mon café…]

Le restaurant chinois/karaoké de la 36e rue fait partie de nos grandes


traditions de colocataires. En cas de coup dur, deux Tsin Tao, un porc laqué,
du Lady Gaga beuglé dans le micro et ça repart  ! Là, ma Gigi en a
gravement besoin : la pauvre a été contrainte d’annuler une tournée d’une
semaine avec les Siren’s Blues. Le groupe devait jouer dans divers clubs en
Louisiane mais le batteur, Mike, s’est cassé le pied. Impossible pour lui de
donner le moindre concert dans les deux mois qui viennent.

Désolée, Gigi, mais je n’ai pas le choix…

[Un truc de boulot m’est tombé dessus

ce matin, je n’ai pas pu refuser.]


[Un extra à El Bandito ?]

[Pas exactement. Pearson.]

– Mademoiselle Foreman, vous êtes avec nous  ? m’interpelle Stanley


Madsen. Un commentaire, peut-être, sur le travail de Clarke ?
– Euh…

[Ne me dis pas que tu me plantes pour un mec !

Aussi sexy et bon au lit soit-il !]

[Vraimnt pas. Je t’explquerai.]

Je tape mon SMS à toute allure et l’envoie, fautes de frappe incluses,


avant de retourner à mon workshop et me lancer dans un commentaire
vaseux sur la gestion des perspectives dans la photo que présente Clarke
Thompson. J’arrive presque à être convaincante. Parfois, la panique donne
des ailes.

Et je dois bien admettre que depuis que Mason m’est tombé dessus au
moment où je quittais la townhouse, c’est la panique à bord.

La raison de mon agitation ? Mason nous a demandé, à Nathalie et moi,


de travailler ce soir à titre exceptionnel  : le chef qui devait cuisiner pour
Pearson et ses invités a annulé. Mason a non seulement mandaté Nathalie
pour prendre la main, mais il m’a aussi demandé si je pouvais assurer le
service.

– Ce ne sera ni très compliqué ni très formel : c’est simplement la mère


de Jarden qui vient passer le week-end à New York à l’occasion de son
cinquante-quatrième anniversaire. Une toute petite célébration en famille.
Tu as de l’expérience en restauration, non ? Tu penses que tu pourrais me
dépanner sur ce coup ? Tu seras rémunérée trois cents dollars, et comme ça
va être un repas terriblement ennuyeux, tu devrais être sortie à vingt-trois
heures trente. Juste à temps pour aller clubbeur ou boire des shots ou quelle
que soit l’activité que vous pratiquez, vous, les étudiants, pour vous éclater
un vendredi soir, a conclu Ward avec son air espiègle, qui rend
inenvisageable toute possibilité de refus.

Bon, soyons honnêtes, ce n’est pas la seule raison pour laquelle j’ai
accepté.

D’une, il y a les trois cents dollars. Qui cracherait sur une telle somme
pour un petit extra  ? Quand je travaillais jusqu’à la fermeture chez El
Bandito, les bons soirs, je gagnais une cinquantaine de dollars !

Et puis, il y a la perspective de le revoir…

Je sais, c’est lamentable. Surtout après deux semaines sans qu’il ait
donné signe de vie. Ce n’est pas comme si, en me voyant lui poser sa terrine
de Saint-Jacques sous le nez, il allait soudainement avoir une révélation –
«  Oh, Lake, tu es si belle et si agile. Comment fais-tu pour porter trois
assiettes à la fois  ? C’est la preuve de ta supériorité sur toutes les autres
femmes. Allons copuler comme des fous dans mon sauna.  » Ce n’est
évidemment pas cela que j’espère. C’est plus… Une forme de curiosité. À
quoi ressemble la famille de Jarden ? Je me souviens de la remarque qu’il
avait faite à propos de sa mère, au Met. Cette femme est-elle aussi glaçante
qu’il l’avait laissé entendre ? Aussi insaisissable que son fils ?

C’est sûrement une grande bourgeoise un peu harpie. Et elle lui colle la
migraine depuis sa plus tendre enfance, c’est pour cela qu’il a toujours les
sourcils froncés.

– Bon, déclare Stanley pour conclure le workshop, je dois vous avouer


que je ne suis pas ravi. D’une, certains d’entre vous semblent complètement
ailleurs aujourd’hui.

Suivez mon regard…

Je détourne les yeux, gênée, sachant que Stanley parle probablement de


moi, de mes échanges de textos avec Gigi, de mon air absent.
– De deux, il y en a qui n’ont même pas encore une ébauche de projet
pour le mois de mai ! Il faut se réveiller, là ! C’est votre avenir entier qui se
joue ! Cet événement, c’est l’occasion de nouer des contacts, d’être repéré
par des professionnels. Mécènes, responsables de résidences, galeristes,
critiques… Vous n’imaginez pas le nombre de personnalités qui seront
présentes à ce vernissage ou qui verront cette expo.

Stanley Madsen reprend son couplet habituel sur l’importance du réseau


et du travail sur sa propre image.

– Un artiste, à l’ère d’Instagram, ce n’est plus une figure mystérieuse


cachée dans sa tour d’ivoire. Vous ne vendez pas qu’une œuvre  : vous
vendez une personnalité, une façon d’être autant qu’une vision du monde.
Une marque – même si je déteste ce mot. Vous devez d’urgence, excusez
mon langage, vous sortir les doigts du cul !

Un gloussement parcourt l’assemblée, comme chaque fois que Stanley


jure. Ce dernier croise les bras, satisfait de son effet et d’avoir capté notre
pleine attention.

– Par ailleurs, j’ai une surprise pour vous, dit-il en faisant passer une pile
de documents dans les rangs. Ce que vous tenez entre vos mains est une
invitation à un événement exceptionnel. Une collection extraordinaire
d’artistes modernes et contemporains va être montrée pour la première fois,
au MoMA. Et comme le commissaire de l’expo est un ami, toute la
promotion a été invitée à l’inauguration.

Un murmure ravi parcourt la salle de classe.

– La soirée est dans une semaine. Prenez cette invitation comme une
occasion de vous faire connaître. Je serai là, bien entendu, et pourrai vous
présenter certains de mes contacts, mais c’est à vous de les impressionner.
Je compte sur vous, ne me foutez pas la honte, précise le fantasque
responsable du cursus.

***
J’ai vérifié vingt fois mon allure. Jupe noire, chemisier blanc, derbies
noirs. Smokey eye approximatif mais étonnamment convaincant. Cheveux
lissés qui me descendent jusqu’au creux du dos.

– Fais voir ? me demande d’ailleurs Nat en achevant de boutonner une


blouse propre – l’autre ayant eu un accident de sauce durant les préparatifs.
Waouh ! Tu es canon.
– On est canon, dis-je en regardant le reflet de mon amie dans le miroir.

Ses cheveux auburn tirés en arrière mettent en valeur ses yeux


incroyables, de véritables yeux de chat, constellés de paillettes d’or.

Je suis tellement soulagée qu’elle soit là, ce soir !

Quand j’ai dit oui à Mason ce matin, je me sentais impatiente. Mais plus
l’heure tourne, plus je me demande si je n’ai pas fait une connerie. Cela va
être tellement bizarre de revoir Jarden dans ce contexte !

Au moins, ce coup-ci, j’ai des vêtements sur le dos.

Mais… et si c’était encore plus étrange ?

Il faut que j’arrête de me poser mille questions, de me torturer.

Lui doit trouver la situation tout à fait normale. Sinon, il aurait embauché
une autre serveuse.

Je vais aider Nathalie en cuisine, rassurée d’être cachée dans cette pièce
que je connais bien. Mais trente minutes plus tard, quand la sonnette de
l’entrée retentit, mon estomac recommence à faire des nœuds. J’essaie
néanmoins de prendre l’air distant et digne d’une parfaite employée de
maison et trotte jusqu’à la porte, que j’ouvre cérémonieusement.

– Mesdames, puis-je vous débarrasser de vos manteaux ?

J’ose à peine regarder les deux femmes qui viennent de faire leur entrée.
Cette blonde au regard mélancolique, engoncée dans un luxueux manteau.
Et cette adolescente aux cheveux frisés qui l’accompagne, vêtue d’un jean
et d’un bomber branché.

Qui est-elle ? Une cousine, une sœur ? Une amie de la famille ?

– Maman, Izzie, soyez les…

Monsieur Robot vient de faire son entrée dans le vestibule. Il


s’interrompt un instant et me dévisage. L’effet smokey eye  ? Ou c’est ce
petit pantalon à pinces qui me va mieux que ce que j’imaginais ?

Déstabilisé, Jarden Pearson ? Impossible.

– Bienvenues, reprend Monsieur Robot comme si de rien n’était.

J’en étais sûre  : il n’est pas troublé le moins du monde. Si je voulais


obtenir une réaction de cet homme, j’aurais sans doute mieux fait de me
peindre un Monet sur la gueule. Ou d’accueillir ses invités en serviette de
bain. J’ai compris, depuis le temps, quels sont ses centres d’intérêt.

Moi, à l’inverse, je ne peux m’empêcher d’être parcourue d’un frisson.


Pourtant, je fais tous les efforts du monde pour que mon regard n’accroche
pas celui de mon énigmatique boss. Car une nouvelle fois, ce n’est pas le
Jarden Pearson qui fait la couverture des magazines, ni celui qui m’a fait
jouir sans enlever son costume impeccable qui me fait face. C’est cet autre
Jarden, sauvage, presque bad boy. Celui qui porte un jean slim noir, des
boots et, comble de la sexiness, un tee-shirt blanc sous une veste classe.
Juste assez près du corps et assez fin pour que je ne perde rien du spectacle
de sa musculature d’athlète. Ses pectoraux développés. Ses abdominaux
dessinés.

Ses yeux ténébreux. Son visage magnifique.

– Vous avez fait bon voyage ? demande Monsieur Robot à ses invitées.
– C’est toujours un bon voyage quand je laisse le Vermont derrière moi,
répond la blonde aux frisettes d’un air espiègle.
– Ta sœur a l’air de trouver que cette pension est le pire endroit au
monde, l’excuse Mme Pearson avec un sourire triste.

Sa sœur. Jarden Pearson a une petite sœur.

Je ne sais pas pourquoi cela me semble dingue. J’imaginais qu’il avait


probablement été créé dans un laboratoire, à partir de pièces détachées.
Pour moi, il a un côté surhumain qui ne colle pas du tout avec l’idée de
fratrie.

– Et toi, maman ? demande-t-il. Pas trop crevée par ton vol ?


– C’est surtout le contraste entre les vingt-quatre degrés qu’il faisait cet
après-midi à Houston et la grisaille new-yorkaise qui m’épuise. Mais je suis
contente de te voir, mon fils.

Elle l’embrasse sur la joue, de façon tendre, comme nostalgique, et


soudain cela me frappe. Cet homme que j’ai construit comme un
surhomme, un patron robot, est en fait normal. Il a une famille normale.
Qu’il reçoit chez lui presque normalement – si l’on excepte la future chef
étoilée en cuisine et l’ex-amante qui prend les manteaux.

Seulement, une chose manque dans ce tableau.

Un père. Démissionnaire, Pearson senior  ? Divorcé  ? En train de se la


couler douce en Floride avec une épouse qui a la moitié de son âge ?

– Karen  ! s’exclame Mason en faisant irruption dans le hall. Comment


allez-vous ? Vous êtes superbe. Et toi, Microbe… C’est moi ou tu as encore
poussé, depuis l’été ?
– J’ai fini ma croissance, Mal, répond l’ado en levant les yeux au ciel.
J’ai même l’âge de t’accompagner dans tes virées nocturnes, tu sais.
– C’est bien ce qui m’inquiète, répond Mason en prenant la petite sœur
de Jarden dans ses bras, affectueusement, comme un grand frère. Tu es
peut-être prête à ça, mais pas moi.

Je prends une nouvelle fois conscience d’à quel point Mason et Jarden
sont proches. Puis je prends conscience, surtout, que j’ai rangé les
manteaux dans le placard de l’entrée depuis trois bonnes minutes. Je reste
plantée là de façon complètement décalée, comme si j’attendais que
Pearson me présente à sa famille. Jarden se tourne d’ailleurs vers moi en me
lançant un regard sévère qui m’invite à décamper, à reprendre ma place en
cuisine. Seulement voilà, avec ce qui s’est passé entre nous, l’intimité que
nous avons eue et qu’il s’obstine à nier, j’ai soudain l’impression d’être
passée de Downton Abbey à La Servante écarlate.

J’exagère à peine.

Heureusement, je suis littéralement sauvée par le gong  : la sonnette


résonne, une deuxième fois. Cela me donne quelque chose à faire.
Maladroitement, je m’élance et ouvre la porte.

– Tiens… River, c’est bien ça ? me demande, fielleuse, la sublime Zoey


Broderick.

Moi, je n’ai pas oublié le nom du date que Jarden avait emmenée au Met
et qui m’avait fusillée du regard.

– Mademoiselle Broderick, m’incliné-je avec, je l’admets, un soupçon


d’ironie, sans même prendre la peine de corriger mon prénom.

Je suis au-dessus de cela.

Pourtant, je me sens au-dessous de tout. Parce qu’il ne faut pas se leurrer


sur la situation  : son date est là, à l’anniversaire de sa mère, et je suis en
train de la débarrasser d’un manteau de créateur sous lequel elle porte une
robe de marque sublime, tout en repensant, mortifiée, à ce qui s’est passé
entre Jarden et moi.

– Zoey, l’accueille Jarden en l’embrassant sur la joue – et soudain, un


poids énorme se soulève de ma poitrine.

Il ne l’embrasse pas. Il ne l’étreint pas.


Peut-être que j’ai mal interprété leur relation. Peut-être que c’est juste
une amie. Sa cousine. Ou mieux, sa sœur !

Sa grande sœur mariée, qui porte un autre nom. Sa grande sœur un brin
possessive.

Avec qui il partage la même blondeur et la même beauté lunaire. Après


tout, pourquoi pas  ? C’est en tout cas l’objet de toutes mes spéculations
alors que je sers le champagne et les canapés dans le salon, au premier.
C’est aussi l’objet de toutes mes spéculations alors que j’annonce que le
dîner est servi, avant de m’éclipser et de les laisser s’installer dans la salle à
manger. Et c’est encore ce qui m’obsède quand j’apporte le carpaccio
d’espadon à la grenade, concocté par Nathalie en entrée. Mais rapidement,
je suis détrompée. Pas seulement par la main de Zoey qui, dès que j’entre
dans la pièce, cherche celle de Jarden d’une façon qui serait largement
inappropriée s’ils partageaient ne serait-ce qu’un brin d’ADN. Ni par les
regards noirs qu’elle me lance ou les prénoms qu’elle m’invente, encore
plus farfelus que tout ce que mes parents auraient pu imaginer – River,
Ocean, Abyss.

Et pourquoi pas Starfish4, pendant qu’on y est ?

Non, ce qui m’indique très clairement que Pearson couche avec cette
femme, et qu’il m’a entraînée malgré moi dans un jeu de dupes dont jamais
je n’aurais voulu si j’avais su qu’il avait une relation sérieuse, c’est cette
remarque de sa mère :

– Je me désole de ne toujours pas voir de bague à votre doigt, Zoey.


Jarden, quand est-ce que tu vas enfin te décider ? J’ai parfois l’impression
d’avoir donné naissance au garçon le plus fulgurant de la création, constate
tristement Mme Pearson, sauf en ce qui concerne les affaires de cœur.

Je ne sais même pas comment je réussis à poser les assiettes sans


qu’elles se brisent sous le choc. Ou à me retirer de la salle à manger avec un
semblant de dignité. D’ailleurs, je ne suis pas tout à fait sûre de rester digne.
Sans doute que je vais trop vite dans mes mouvements. Que je suis trop
brusque, trop rouge, trop écœurée.

Trop prête à exploser de colère.

Comment est-ce qu’il a pu ? Il a trompé sa compagne. Une femme avec


qui sa propre mère l’imagine déjà marié. Avec son employée. Malgré le
risque évident qu’il y avait que nous nous recroisions un jour, avec Zoey.
C’est odieux pour elle, c’est odieux pour moi. Pas seulement parce qu’il ne
m’a pas rappelée. Pas seulement parce qu’il m’a laissée les servir ce soir.
Mais parce qu’il m’a attribué un rôle dont jamais, jamais, je n’aurais voulu :
celui de la briseuse de ménage.

J’ai été moi-même trompée, et par un garçon dont je n’étais même pas
amoureuse. Pourtant, je me souviens de l’humiliation cuisante. Du
sentiment d’être trop bête. Trop moche, trop fade, trop mauvaise au lit. Trop
aveugle. Quand j’ai appris que Scott s’était tapé cette nana à la vue de tous,
pendant des semaines, j’ai eu envie de rester cachée sous ma couette des
jours entiers. Je me sentais nulle, complètement conne, complètement
humiliée. Et voilà que, à mon corps défendant, je suis en train de faire vivre
bien pire à une autre femme.

Comment vais-je pouvoir gérer ma culpabilité et ma colère ? Survivre à


cette soirée sans faire un scandale ?

Ou sans m’enfuir en catimini, tout bonnement ?

– Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande Nathalie quand je fais mon entrée


dans la cuisine. Tu as vu un fantôme ? Tu es blanche comme un linge !

4 Étoile de mer.
15.

Qui sème le vent

Jarden

Merde. Putain. C’est pas vrai.

Je devrais buter Mason, sur ce coup. Ç’a beau être mon meilleur ami, il a
merdé dans les grandes largeurs.

En même temps, c’est ma faute.

Je ne lui ai pas parlé de mon coup de folie avec Lake ni du fait que je
suis littéralement obsédé par elle depuis des semaines. J’avais peur de sa
réaction. Personne ne me connaît aussi bien que Mal, personne n’a vu aussi
clairement ce dont je suis capable, et personne ne comprend aussi bien
l’intérêt du Code. De ma façon d’assouvir mes besoins. Que dirait-il s’il
savait que j’ai brisé mes règles pour baiser une petite étudiante innocente
qui est aussi notre employée de maison ?

Pire : que depuis que c’est arrivé, je ne suis pas retourné une seule fois à
la cage ?

Je suis en train de perdre complètement le contrôle. De lâcher une à une


toutes mes soupapes. Si je ne suis plus capable d’obéir au Code, je deviens
aussi dangereux qu’un psychotique qui arrêterait son traitement.

Il ne manquerait plus que Mlle Foreman fasse une scène devant ma mère
et ma sœur…
Ce qui n’est pas impossible, étant donné sa manière de ne jamais garder
la moindre émotion à l’intérieur. Je ne demande pas à tout le monde d’être
aussi vide de sentiments que moi mais, vraiment, cette fille est mon exact
opposé !

Et Zoey, qui se comporte comme si je comptais vraiment l’épouser…

O.K., je ne devrais pas le lui reprocher. Cela fait partie du contrat. Je


l’appelle, je la tringle, je lui fais tous les trucs dépravés qui nous font
prendre notre pied et, quand j’en ai besoin, elle joue les petites amies pour
que la presse arrête de chercher à connaître ma vie intime.

Mais elle endosse aussi et surtout ce rôle pour ma famille.

Pour que ma mère et Izzie arrêtent de se poser des questions sur le fait
que, à 28 ans, je n’ai jamais eu de relation amoureuse. Cela risquerait de les
mettre sur la voie de ce que je suis vraiment. Surtout Izzie, qui est tellement
intelligente. Si elle découvrait quel genre d’homme je suis, je ne pourrais
pas le supporter.

Aussi, avant la fin des entrées, je m’excuse, prétexte un ordre à donner


en cuisine et descends au rez-de-chaussée, dans l’espoir de contrôler Lake.
Je la trouve mutique, prête à exploser.

– Mademoiselle Foreman, un mot, je vous prie.

Un instant, j’ai peur qu’elle ne refuse de me suivre et pète un plomb, là,


devant Nathalie Lockheart. Mais non, elle m’emboîte le pas docilement –
c’est presque plus inquiétant ; je ne l’ai jamais vue aussi docile.

– Allons dans le petit salon, voulez-vous ?

Une fois à l’abri derrière une porte close, je lui dis ce qu’elle a besoin
d’entendre. Je m’excuse platement, explique que je suis vraiment, vraiment
navré de la bourde de Mason…
– Après ce qui s’est passé entre nous, je vous assure que j’ai veillé à
prendre toutes les dispositions pour que nous ne nous revoyions plus. Sans
doute aurais-je dû en avertir M. Ward…

O.K., ça, ce n’était manifestement pas ce qu’elle avait besoin d’entendre.

Mlle Foreman sort soudain de son silence pour exploser de rage.

– Vous avez une fiancée et vous avez baisé une de vos employées, siffle-
t-elle entre ses dents avec dégoût et mépris.

Bon, visiblement, je ne vais pas pouvoir régler cela en une minute et


deux excuses.

Et les autres là-haut, qui doivent se demander ce que je fous…

Et Lake, qui maintenant se mêle de ce qui ne la regarde pas.

– J’ai baisé avec une de mes employées : on était deux, je vous signale. Il
m’a semblé que vous en aviez conscience, quand je vous ai déposée devant
Steinhardt.
– Oui mais, moi, je ne trompe personne ! Je n’ai personne dans ma vie !

O.K., je vois. Mademoiselle a de grands principes.

– Ma relation avec Zoey est compliquée à comprendre. Mais je ne l’ai


pas trompée. Nous deux, ce n’est pas comme ça.
– Ah bon ? C’est juste une amie, peut-être ?
– Non, c’est une maîtresse. Quand vous serez un peu plus grande, vous
comprendrez peut-être que tout n’est pas noir ou blanc dans les relations.

O.K., c’est un coup bas, et ce n’est pas très malin. Ma remarque la fait
d’ailleurs sortir de ses gonds.

– Quand je serai un peu plus grande, comme vous dites, j’attendrai de


l’homme qui m’invite en comité restreint à l’anniversaire de sa mère et qui
envisage de m’épouser qu’il ne trousse pas toutes les domestiques derrière
mon dos !
– Ce que je fais avec Zoey ou la façon dont je la traite ne vous regarde
pas, rétorqué-je sèchement. Mettez-vous dans la tête, mademoiselle
Foreman, que nous avons eu un moment et qu’il est passé.
– Oui, ça, je l’ai bien compris, qu’il était passé ! Tant pis, j’imagine, si
vous ne vous êtes pas montré honnête. Si je dois me détester à l’idée d’avoir
trahi une autre femme. Il y a des gens, figurez-vous, qui ont une morale…
– Ne me parlez pas de morale ! explosé-je. Personne n’a plus de morale
et de règles de conduite que moi  ! Ce n’est pas votre morale que j’ai
heurtée  : c’est votre sensibilité. Voire, disons-le franchement, votre
sensiblerie !

Je sais que je suis terrifiant quand je me mets en colère. Pourtant, ce


n’est visiblement pas moi que Lake contemple, blême de nouveau : c’est la
porte derrière mon dos. Saisi d’un mauvais pressentiment, je me retourne.

– Excusez-moi, bafouille ma petite sœur dans l’embrasure, je ne voulais


pas vous déranger. Je voulais juste voir, Jarden, si tout allait bien…
– Tout va bien, Izzie, réponds-je en affichant une expression impassible
et calme. J’arrive dans une minute.
– Très bien, répond ma sœur en évitant mon regard.

Parce qu’elle a tout entendu ?

Izzie, contrairement à moi, est tout ce qu’il y a de plus pur, de plus


généreux en ce monde. Et elle avait l’air si heureuse de me croire en
couple  ! Elle doit être déçue de découvrir que je n’en ai rien à foutre de
Zoey.

– La mienne, de morale, est parfaitement sauve, reprends-je une fois


qu’elle s’est retirée. Malgré ce qui s’est passé entre nous. J’ai agi en tout
point selon mon code moral  : on s’est donné du plaisir parce qu’on le
voulait tous les deux. Et je vous ai laissée tranquille ensuite malgré mon
envie de… de…
De recommencer. D’aller plus loin, jusqu’à être pleinement satisfait. De
te punir de toutes les manières possibles. De te faire des choses que jamais
tu ne pourrais concevoir.

– Je vous ai laissée tranquille, conclus-je calmement.


– Sauf votre respect, monsieur Pearson, répond Lake la gorge étranglée,
vous devriez continuer.

Elle a raison : je le devrais.

– Pas de souci, grommelé-je en tournant les talons. Je ne vous


importunerai plus. Veuillez reprendre votre poste, je vous prie.
16.

Avec un peu d’imagination

Lake

Pour couronner le tout, Nathalie a visiblement compris ce qui se tramait


avec Pearson. Une fois que je suis revenue en cuisine, elle m’a froidement
proposé de rentrer chez moi.

– J’assurerai le service. Mais je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles.
Tu ne peux pas travailler dans cet état de nerfs.

Sa façon de s’adresser à moi ne s’est pas réchauffée durant toute cette


semaine et, en quittant la townhouse ce matin, j’ai compris que j’avais
probablement perdu celle qui était en train de devenir mon amie.
Désormais, ce n’est qu’une collègue indifférente, qui fait tout pour m’éviter.

Elle doit me prendre pour une pute. Ou une gourde. Ou les deux.

Cela ne fait que renforcer ma honte. Mon sentiment d’humiliation. Nous


avons passé la soirée entière d’Halloween à en parler en long, en large et en
travers avec Gigi. Mon amie m’a convaincue de demander à l’agence Venus
de trouver une autre fille. Je n’étais pas certaine que ce soit indispensable
mais, alors que la semaine s’achève, je sais que c’est la bonne solution. Je
ne peux pas continuer de travailler dans cette maison où ma seule collègue
me juge, où mon patron m’a sautée, où je me sens affreusement mal. Et
puis, que se passera-t-il si je recroise un jour Zoey Broderick ? Pearson m’a
assuré qu’ils avaient un accord mais j’ai vu sa jalousie envers moi, dès la
première seconde. Si encore elle n’avait été qu’une prétendante éconduite…
Mais Jarden peut dire ce qu’il veut, elle dîne avec sa mère !
Pendant que, moi, je fais sa vaisselle.

Admettons qu’elle accepte ce qu’il y a entre eux  : je ne suis pas tenue


d’en faire autant ! Et puis la façon dont il m’a parlé, dont il m’a traitée de
gamine, est inadmissible. Mon immaturité le dérangeait moins, quand il
s’agissait de me mettre son machin là où je pense !

Pourquoi est-ce que je craque toujours pour les salauds ?

Jarden, et avant cela Scott… Et si jamais quelque chose ne tournait pas


rond chez moi ?

En descendant du métro à Broadway-Lafayette et en me dirigeant vers


Steinhardt, je prends mon courage à deux mains et dégaine mon portable,
une boule d’angoisse coincée dans la gorge.

– Agence Venus NYC, Melissa à l’appareil, j’écoute.


– Melissa ? C’est Lake. Lake Foreman. La mission « plantes » au 7 East
th
88 Street, précisé-je.
– Lake, Lake… Ah mais oui, bien sûr ! Comment vas-tu ?
– Écoute, pour être honnête, je suis dans une situation délicate… Mes
obligations ont changé et je crains de ne pas pouvoir continuer de travailler
pour… Dans cette maison, me reprends-je. Est-ce qu’il serait possible de
trouver une autre fille ? Et de peut-être… m’affecter à d’autres missions ?

Un silence s’éternise. Je devine Melissa en train de lever les yeux au ciel,


de froncer les sourcils, de mordre nerveusement son stylo.

– Ça ne m’arrange pas, Lake. Du tout, du tout. Pour tout te dire, ce n’est


pas très professionnel de ta part. Tu es certaine de ton choix ? Il n’y a rien
que tu puisses faire pour aménager ton emploi du temps ?

Adieu, salaire miraculeux, souplesse du temps de travail et chignons


laqués.

« Vous reprenez votre poste à El Bandito. Vous ne passez pas par la case
départ. Vous ne touchez pas vingt mille dollars. »
Je soupire.

– Non, Melissa. Je crains que ce ne soit pas négociable. Je ne peux pas


poursuivre mon travail là-bas.
– Très bien, me répond cette dernière, pincée. En ce cas, tu dois
m’envoyer par courrier ta lettre de démission, que je soumettrai au client.
Comme tu as dépassé ta période d’essai, nous devons attendre qu’il
l’accepte. Dans l’intervalle, tu es tenue de poursuivre ton travail selon les
modalités habituelles. Je te préviendrai dès que la situation aura changé.

Cela ne me réjouit pas que les choses traînent en longueur. Pourquoi


faut-il toujours que tout soit si lent ? Même l’après-midi s’étire mollement.
Alors que toute la promo semble euphorique à l’idée d’aller au MoMA, ce
soir, tout ce que je peux faire, ce sont des prévisions budgétaires pour les
mois à venir, sous forme d’équations à quatre inconnues. Combien de temps
encore vais-je devoir rester au service de Pearson  ? Est-ce que l’agence
Venus me proposera d’autres missions  ? Est-ce qu’il me sera possible de
retourner travailler à mi-temps à El Bandito ? Et si oui, est-ce que cela ne
va pas nuire à ma dernière année d’école ?

Quand dix-sept heures sonnent, tout le monde rassemble ses affaires.


J’entends Dylan décrire précisément à son ami Clarke sa tenue pour ce soir.

– Une merveille de chez Gucci, en cuir bordeaux avec un col rouge


cerise. Et pour les chaussures, des Louboutin. Tu sais, mes noires, toutes
simples.

La it-girl de la fac se tourne vers moi.

– Et toi, Fairfax, tu sais ce que tu vas porter ?

Mon cœur en bandoulière, ma tristesse en étendard, mon angoisse à bout


de bras. Rayez la mention inutile.

Hey ! Mais je rêve où c’est bien à moi que Sa Seigneurie s’adresse ?


Bon, en m’appelant par le nom de ma ville d’origine, comme chaque fois
qu’elle daigne m’adresser la parole depuis quatre ans… Il faut dire que
cette New-Yorkaise sophistiquée adore me faire me sentir comme la reine
des ploucs. Ce n’est même pas contre moi  : en dehors de sa petite cour,
Dylan prend tout le monde de haut. Je devrais la mépriser pour cela. Je
devrais.

Mais ce n’est pas le cas.

Dylan est bien trop douée pour que je ne l’admire pas.

– Une robe à sequins, réponds-je en pensant au tee-shirt long de Gigi,


que je lui ai déjà empruntée une fois et qui, sur moi, fait une minirobe tout à
fait convaincante. Sequins noirs et bleus.
– O.K., très bien. Tu rentres enfiler ça et tu nous retrouves à dix-huit
heures au café Paul ? Tu vois où c’est ? À deux pas du musée.
– Au café Paul ? répété-je méfiante. Toute la promo se retrouve là-bas ?
– Non, juste Clarke, Rieko, Fiona et moi.

O.K., sa bande habituelle.

Soit les quatre artistes les plus barrés, les plus ambitieux et les plus doués
de la promo.

– On va établir notre stratégie pour ce soir, ajoute Clarke. Un cerveau


supplémentaire ne sera pas de trop.
– Quelle stratégie  ? demandé-je en ayant l’impression d’être comme
toujours complètement à côté de la plaque.
– Tout le monde de l’art sera là, m’explique Dylan, mais aussi tous les
wannabes artistes de cette ville. Il faut qu’on leur en mette plein la vue ! On
sera plus remarquables en groupe qu’en essayant de se placer chacun de
notre côté. On pourrait se présenter comme un… collectif. Les artistes les
plus doués de Steinhardt ?
– Mais… Mais pourquoi moi ?
– Tu as entendu ce que je viens de dire ? « Les plus doués ». Je suis peut-
être une garce mais je ne suis pas complètement idiote, lance Dylan avec un
sourire en coin. Je préfère t’avoir dans mon équipe qu’en concurrente,
Fairfax.

***

À dix-neuf heures pétantes, on se lève tous les cinq de nos chaises pour
enfiler nos manteaux et quitter le café Paul. Mon moral va un peu mieux
que cet après-midi – disons que, du fait d’avoir pris de nombreuses bonnes
résolutions, je me sens un peu moins nulle.

Un  : ne plus me faire traiter comme une merde. Deux  : démissionner


quoi qu’il m’en coûte. Trois : me faire d’autres amis que Gigi.

J’essaie donc de faire bonne figure pour que mes camarades ne fuient pas
tout de suite. Rieko est un peu éméché, Clarke un peu hystérique, Fiona un
peu anxieuse. Au moins, on a trouvé un nom pour notre soi-disant collectif.
Un nom assez drôle et provocateur, je trouve : Classy As Fuck.

– On devrait se faire des tee-shirts. Des cartes de visite. Lancer un


hashtag ! s’emballe Clarke en dansant, une fois qu’on a tous présenté nos
cartons d’invitation à l’entrée du MoMA.

Le grand Noir me fait faire une pirouette sur moi-même et je ris de bon
cœur, contente malgré ma déprime d’avoir pour la première fois depuis trois
ans l’impression d’en être – de ce monde, de cette école, peut-être même de
cette ville. Je me laisse galvaniser par l’énergie de mes camarades, par leurs
aspirations. M’accomplir en tant qu’artiste, assouvir mes ambitions, n’est-
ce pas finalement la raison de ma présence ici ? Et n’est-ce pas mille fois
plus important que des revers d’argent, de dignité égratignée ou même de
cœur ?

C’est déterminée à faire quelque chose pour moi, vraiment moi, que je
gagne le dernier étage du MoMA, où a lieu l’exposition temporaire. Notre
petite bande a fière allure, impossible de le nier. Fiona est sublime  : ses
lèvres carminées assorties à sa robe sont du plus bel effet. Rieko est encore
plus dandy que d’habitude : il a opté pour des mocassins rétro, un manteau
en damier noir et blanc, un petit feutre noir. Clarke, l’éternel hipster, a
négligemment enfilé un costume par-dessus un tee-shirt branché et opté
pour des baskets dernier cri. Et puis il y a Dylan. Spectaculaire, comme
toujours. Et si différente de tout ce que j’avais imaginé ! Oui, la sculpturale
blonde est impressionnante, elle ne mâche pas ses mots. Mais ce que j’avais
pris jusque-là pour de la méchanceté n’en est pas, je commence à le
comprendre. Dylan se fiche simplement de ce que l’on pense d’elle.

Je devrais en prendre de la graine.

Ne plus laisser les autres me définir. Mais cela, c’est plus facile à dire
qu’à faire… Parce que, alors que je découvre les œuvres exposées, je me
ratatine de nouveau.

C’est pas vrai. C’est une plaisanterie ?

Le destin a décidé de jouer avec mes nerfs jusqu’au bout  ? C’est mon
karma qui me rattrape enfin ? Ou c’est juste le genre de choses qui arrivent
quand on couche avec son patron  ? Toujours est-il que, alors que mon
regard passe du Kandinsky au Schiele, du Schiele au Basquiat, puis du
Basquiat au Pierre Soulages, je me prends en pleine face la situation : j’ai
beau avoir quitté son service, Jarden Pearson m’a suivie jusqu’au MoMA.
Ou plutôt, c’est sa collection qui m’a suivie, et c’est elle que je contemple
alors que mes camarades observent, attentifs. J’essaie de ne rien laisser
paraître de ce que je ressens, même si j’ai envie de m’exclamer que c’est
une blague, et une blague pas très drôle qui plus est ! Mais je ne peux pas
crier, bouder ou m’enfuir, donner raison à Jarden, me comporter en gamine.
Cette soirée n’a rien à voir avec lui, au fond.

Et tout à voir avec moi, avec ma passion, avec mon avenir.

Alors, bon an mal an, j’attrape une flûte de champagne et déambule


parmi les œuvres. Mon acte de bravoure est bien vite récompensé  : je
rencontre un journaliste du Village Voice, avec qui je disserte sur Marina
Abramovic. Je croise Samuel Werner, qui me reconnaît, et auprès duquel
j’introduis Rieko. Clarke me fait rencontrer son encadreur, un type
passionnant. Bref, pendant une heure, une heure et demie, j’ai l’impression
de gérer cette soirée d’une main de maître, de faire mes premiers pas dans
le monde des adultes, d’avoir un aperçu alléchant de la vie d’artiste que
j’aspire à mener. Mais vers 20 h 30, au moment où le directeur du MoMA
prend la parole devant ce parterre d’invités, Jarden Pearson se rappelle à ma
mémoire. Le discours de l’institutionnel commence, hélas, par un éloge du
collectionneur. Un homme «  extraordinaire  », un «  grand philanthrope
d’une rare modestie » puisqu’il a « préféré garder l’anonymat ».

Pour éviter un contrôle fiscal, peut-être ?

– Je dois tout de même vous rapporter ce que ce collectionneur m’a dit


en prêtant au MoMA ces œuvres extraordinaires, déclare le directeur.
Lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait décidé de partager enfin cette
collection, il m’a répondu ceci  : «  Je ne collectionne pas l’art par passion
pour l’art mais par passion pour les gens et l’énigme qu’ils représentent à
mes yeux. L’humain est l’animal le plus étrange qui soit, capable du plus
grandiose comme du pire. L’homme est la seule créature capable de détruire
un monde pour le reconstruire à la hauteur de son idéal – et je crois que
c’est cela, l’art. Quand les gens regardent une toile, ils sont émus par ce
concept que l’on appelle le Beau. Je ne sais pas ce qu’est le Beau, et l’art ne
m’émeut pas  : il me sidère. Parce qu’il y a dans le geste artistique une
violence inouïe qui ne cesse de me questionner et de me fasciner. »

Mes doigts se resserrent imperceptiblement autour de la flûte et ma


bouche se crispe. Entendre le directeur citer Jarden, ce soir, est bien entendu
pénible… Mais c’est encore pire de l’entendre rapporter ces propos-là. Une
chose si vraie à propos de l’art, des artistes, de l’humanité en général. Une
chose si profonde. La violence du geste créateur, je la connais, je la
pratique. C’est mon secret à moi, mon secret inviolable, et ce discours
rapporté me fait l’effet de le déflorer, là, aux yeux de tous. Comme si
Jarden, en tenant ces propos, parlait d’une part de moi, cachée et sacrée, à
laquelle personne – et surtout pas lui – n’a jamais eu véritablement accès.

Que j’ai toujours voulu cacher. Ma part « Tyler ».

Une petite boule se forme dans ma gorge alors que le directeur poursuit.
D’amertume, ou bien d’un autre sentiment que je ne sais pas vraiment
identifier.

– «  Pourquoi maintenant  ?  » m’a dit ce bienfaiteur du monde de l’art.


«  Parce qu’une jeune artiste a récemment découvert ma collection et, en
voyant l’effet que cette dernière produisait sur elle, j’ai compris que l’art
n’est pas une fin en soi. L’art n’est pas le seul produit du cerveau qui a
conçu l’œuvre. Aucune œuvre d’art n’est complète sans un regard… »

La voix du directeur du MoMA se trouble. Je manque de lâcher ma flûte


de champagne. Mon cœur s’emballe. Deux voix s’affrontent en moi. Celle
qui me dit que je suis ridicule, que je me prends pour le nombril du monde,
que vraiment on n’a jamais vu une idiote pareille… Et celle qui rugit  :
« C’est moi ! C’est de moi qu’il parle ! » Et je ne sais pas pourquoi mais, en
cet instant, cela signifie tout à mes yeux. Cela signifie que j’ai touché
Jarden, d’une certaine façon. Que je lui ai fait changer de perspectives. Et
ce, bien avant que l’on ne couche ensemble. Avant qu’il ne me traite
comme une moins que rien. Avant que je ne démissionne.

Ma décision est prise en un battement de cils. Je pose mon verre sur la


table la plus proche et fais demi-tour, sous les regards interrogatifs de Dylan
et Fiona. Je file au vestiaire, récupère mon manteau et mon sac, quitte le
musée et saute dans un taxi direction la townhouse. Heureusement, j’ai
toujours sa clé… Mais arrivée là-bas, ma déconvenue est totale : la maison
est vide, toutes les lumières sont éteintes. Personne n’est là.

Refusant de me laisser décourager, je saute dans un nouveau taxi. Cette


fois, c’est au siège d’Ambrose Tech que je demande à être déposée. Jarden
est censé être un vrai workaholic, non  ? Où se trouve un workaholic, un
vendredi à vingt heures quarante-cinq ?

– En effet, M. Pearson est bien là, m’indique une réceptionniste méfiante


et pincée. Mais il ne reçoit personne sans rendez-vous et, de toute façon,
pas à cette heure-ci.
– Donc si je comprends bien, répliqué-je en jouant avec ses nerfs, il n’est
pas en rendez-vous actuellement. Alors, rien ne vous empêche de
m’annoncer et de le laisser décider.
– Écoutez, mademoiselle, je ne sais pas ce que vous vous imaginez, mais
ce n’est pas un cabinet dentaire ou un salon de coiffure, ici  ! On ne
débarque pas comme ça !
– Mais puisque je vous dis que je travaille pour M. Pearson ! insisté-je.
Je suis sa… jardinière. Dites-lui que c’est pour une urgence.
– Une urgence de plantes ? demande la fille, sceptique.

Bah quoi, c’est possible, non ?

Sûrement. Avec un peu d’imagination.

– Son Malva nobilis titanicus a fleuri, inventé-je pour que ce cerbère


taille mannequin me laisse passer. C’est un phénomène qui ne se produit
qu’une fois par décennie pendant trois heures seulement. Il m’a demandé de
le prévenir dès que ça arriverait, il attend ça depuis des années ! Vous savez
comment il le prendrait, s’il ratait ça  ? On perdrait toutes les deux nos
boulots !

Le cerbère a toujours l’air aussi sceptique, mais je sens qu’elle évalue les
risques. Jarden Pearson n’est après tout pas exempt d’excentricités, et mon
mensonge farfelu semble presque plausible.

– Monsieur Pearson ? demande-t-elle dans le combiné de son téléphone.


Une jeune femme pour vous. Votre jardinière ? Lake Foreman ?

Je la vois opiner. Une fois. Deux fois.

– Il vous attend. Il est au vingt et unième étage, dans le bureau du fond.

Mon cœur se lance dans un triple looping alors que je fonce vers
l’ascenseur. Je ralentis soudain, pour cause de talons et de gêne. Puis me
remets à courir à travers le hall : rien à fiche du ridicule. Il a fait un grand
geste, à sa façon : c’est mon tour.

Et un grand geste se fait le souffle court. Un point, c’est tout.


Arrivée au vingt et unième, je trotte à travers un immense plateau de
travail, dont les box sont pour la plupart vides. J’essuie néanmoins quelques
regards curieux sur mon passage. Je suis habillée pour sortir et non pour
rencontrer le P.-D.G. d’une des plus grosses compagnies du monde.
Lorsque j’arrive au fond du couloir, mon souffle se bloque  : Jarden
m’attend, debout dans l’encadrement de la porte. Il est sublime, avec son
pantalon de costume gris anthracite et sa chemise blanche retroussée sur ses
bras. Il est sublimement viril, sublimement beau. Et, détail absolument
craquant, il semble presque nerveux. J’ai bien dit « presque ».

– Mademoiselle Foreman, qu’est-ce que… ?

Je ne le laisse pas finir  : je le pousse jusqu’à l’intérieur de son bureau,


referme la porte d’un coup de pied et me jette sur ses lèvres. Un baiser bref
et haletant, donné le souffle court, comme il se doit. Mes doigts se perdent
dans ses cheveux blonds doux comme la soie et, une nouvelle fois, je peux
savourer le contact de sa bouche pleine, douce et ferme. Ma langue effleure
la sienne, juste un instant, pour un baiser à la française qui me fait
cruellement prendre conscience que oui, c’est lui, je le veux, je ne pense
qu’à cela depuis que nous avons couché ensemble. Ses mains, d’abord
surprises, finissent par se poser dans le creux de mes reins. Il m’attire à lui,
bassin contre bassin, et je sens son sexe durcir contre mon ventre noué par
le désir brutal que j’ai de lui.

– J’étais au MoMA, expliqué-je dans l’urgence du moment, sans tout à


fait détacher ma bouche de la sienne. Je ne sais pas pourquoi vous avez fait
ce que vous avez fait, je ne sais même pas si ça veut dire quelque chose.
Tout ce que je sais, c’est que je n’aurais pas dû venir me jeter comme ça à
votre tête mais voilà  : je crois que votre geste, montrer votre collection,
c’est un cadeau. Pas un cadeau pour moi, mais un cadeau au monde entier.
Pourtant, c’est indéniablement la plus belle chose que l’on m’ait jamais
offerte…
17.

Même si c’est mal

Jarden

– Pourtant, c’est indéniablement la plus belle chose que l’on m’ait jamais
offerte…

Ses bras sont encore autour de mon cou et je sens le parfum de son
souffle, cette odeur d’écorce d’orange, de thé noir, de cannelle. Cette fille
sent la joie, cette fille sent Noël. Cette fille sent également le sexe. Elle
signera ma perte. Je n’arrive pas à résister – je n’essaie même pas. Je
l’embrasse en retour, la soulève, la porte contre le mur entre les deux
fenêtres de mon bureau, dans un angle mort, et la repose. On s’embrasse.
On se cherche. On se trouve. On se dérobe. Sa langue et ma langue. Ma
bouche et son cou. Ses dents qui effleurent le lobe de mon oreille. Ma main
qui fait tomber un des stores. Sa main qui se charge de l’autre. Tout est
fluide, tout est évident. Rien n’a été prémédité, décidé, discuté ; néanmoins,
le désir est là. Je pourrais la baiser, malgré mes employés à côté, malgré
l’interdit. Parce qu’elle me fait perdre la tête.

Elle me fait perdre la tête.

Elle est dangereuse. Elle me rend dangereux.

– Lake… Lake, attends, l’interromps-je le souffle court pendant que mon


corps entier se révolte contre cette décision. Je ne pense pas qu’on devrait…
Je ne suis pas certain que tu sois…
Mais elle ne me laisse pas finir. Elle passe sa main gracieuse sous ma
chemise, caresse mon épaule, et ma queue palpite, gorgée de sang, de sève,
d’envie de s’enfouir en elle.

– J’ai entendu ce que tu as dit, déclare-t-elle de sa voix extraordinaire.

Sa voix rauque, voilée.

– J’ai entendu ce que tu m’as expliqué, chez toi, l’autre soir. Sur Zoey,
sur votre relation – sur tes relations. Ne t’en fais pas pour moi, Jarden,
déclare-t-elle en penchant la tête, dévoilant son cou de cygne. Je n’ai que
20 ans. Je ne cherche pas un mari. Je ne fais pas de plans. Je suis venue sans
réfléchir, parce que j’en avais envie. J’ai envie de toi.

Cet aveu, lâché dans un souffle, est incroyablement érotique. Comment


une fille aussi jeune peut-elle dégager une telle sensualité  ? On dirait
qu’elle a été faite pour le cul. Quand je pense à tous les blaireaux de son âge
qui doivent se retrouver au lit avec elle sans même réussir à exploiter son
potentiel, à lui faire prendre le pied qu’elle mérite.

Si j’étais quelqu’un d’autre, je n’hésiterais pas un instant.

Si j’étais quelqu’un d’autre, je serais même tenté de faire plus que la


baiser. Je serais tenté de l’emmener dîner.

– Je sais que c’est compliqué, ajoute-t-elle – et une nouvelle fois sa voix


résonne directement dans ma queue. Rien de tout ça n’a de sens. On a près
de dix ans d’écart. Je travaille pour toi…
– Vraiment  ? fais-je mine de m’étonner. Il me semblait pourtant avoir
reçu ta démission aujourd’hui…

Ne la tutoie pas, Jarden. Desserre ton étreinte. Recule. Fuis.

– Et ? me demande-t-elle l’air interrogatif.


– Et j’ai décidé de la refuser, admets-je sans être capable de m’éloigner
d’elle. Tu avais sûrement tes raisons pour accepter ce job. Il est hors de
question que ce qui s’est passé entre nous interfère.
Le fait que t’imaginer à mon service me fasse complètement fantasmer
n’a rien à voir dans ma décision.

– Sauf si c’est ce que tu veux vraiment, ajouté-je pour nuancer mon


propos.

Après tout, j’oublie que ce n’est pas ma Soumise. Elle ne m’a pas laissé
le contrôle sur sa vie. Je ne peux pas disposer d’elle comme je le veux.

– À partir du moment où tu ne me mens pas, où tu ne me manipules pas,


où tu ne trompes personne avec moi, je peux compartimenter, déclare-t-elle.
Mais il nous faut des garde-fous.

Je ne peux m’empêcher de sourire  : les garde-fous, ça, au moins, je


connais. Et j’avoue en avoir cherché, après notre partie de jambes en l’air.
Avoir cherché toutes les solutions possibles pour pouvoir recommencer.
Mais la dernière fois, entre la culpabilité d’avoir fait n’importe quoi et la
frustration de n’avoir pas fait ce que je voulais, j’ai cru devenir dingue.

Je serais quand même curieux de connaître sa proposition.

– Comme ? demandé-je en plongeant dans ses yeux couleur lagon.


– On n’a qu’à se dire… Que ce week-end est à nous. Du sexe, rien que
du sexe. Aucun engagement. Et dimanche, à vingt et une heures, je rentre
chez moi, et tout reprend un cours normal. On exorcise enfin cette foutue
attirance. D’accord ?

Le souci, mademoiselle Foreman, c’est que vous n’exorcisez rien en


moi : vous attisez. Sans jamais éteindre tout à fait.

Mais ce qu’elle dit là me donne à réfléchir. Après tout, je pourrais


prendre ce qu’elle a à donner pour ensuite aller chercher ailleurs ce qu’il me
faut. Passer chez Zoey. Séduire une nana dans un club. Me payer une pro.
Leur faire ce que je ne peux pas lui faire, à elle.

Je veux de nouveau goûter sa peau. Sa chatte. Sentir sa chaleur.


Avoir un aperçu du paradis.

Ça doit d’ailleurs être cela, le purgatoire : un aperçu constant et jamais


satisfait du paradis.

– Suis-moi, on va à l’hôtel, décrété-je.

Elle se raidit légèrement.

– L’hôtel ? Ça fait un peu… tu sais… un peu pute…

La revoilà. La gamine de 20  ans qui n’assume pas tant que cela ses
décisions.

Il est encore temps de faire demi-tour, je le sais. Mais mon corps s’y
refuse – ce corps que j’ai passé ma vie d’homme à dompter pour être
certain de ne jamais être dominé par mes pulsions.

Pour être certain de ne plus jamais faire de mal à qui que ce soit.

– Je ne veux pas que Mason soit au courant, asséné-je fermement. Ni la


cuisinière, qui sera là demain. Alors c’est à prendre ou à laisser.

Une lueur farouche passe dans son regard. Elle pense que je suis un
enfoiré, je le sais.

Elle va refuser de se laisser traiter comme cela. C’est peut-être mieux.

Sauf que, à mon grand étonnement, l’étincelle de colère se mue en défi.

– O.K., l’hôtel, rétorque-t-elle. Tu veux que je fasse la réservation ?

Bordel.

Son arrogance et sa grande gueule me tapent vraiment sur le système.


Mais qu’est-ce que cela me fait bander !
18.

Nos désirs font désordre

Lake

Du sexe, rien que du sexe… On peut dire que j’ai été servie…

Alors que la langue de Jarden Pearson caresse mon clitoris, l’entoure de


sa douceur chaude, alors que sa bouche aspire mes lèvres, je crie et me
cambre et jouis, encore une fois. Combien d’orgasmes peut-on avoir en
quarante-huit heures  ? J’ai cessé de compter aux alentours de quatorze
heures hier. J’en étais à six. Chaque fois que je pense que je ne pourrai plus,
que mon corps ne pourra plus, Jarden me laisse recharger mes batteries et
recommence. Ses coups de reins, profonds. Ses mains expertes sur mes
seins, mon ventre, autour de mon cou. Son sexe puissant, imposant, dans
mon sexe ou dans ma gorge. Son inventivité.

Certes, je n’ai rien fait avec lui que je n’avais jamais fait avec mes trois
précédents amants. Et j’avais déjà connu l’orgasme. Seule, le plus souvent.
En pensant à lui, ces derniers temps. Mais cela n’avait rien à voir. Que ce
soit avec Alex, Dan ou Scott, j’avais souvent l’impression de tricher. Je
coinçais le drap entre mes cuisses au moment opportun pour me stimuler.
J’imaginais des petits scénarios pour m’émoustiller. Avec Jarden, tout ce
week-end, j’ai été dans l’instant présent. Submergée par ses caresses, par
son corps contre mon corps, au point de perdre la notion du temps, de
l’espace, de la décence. Je n’avais jamais connu un plaisir comme celui-là.
C’est comme si, chaque fois, quelque chose se déchirait au fond de moi et
qu’une vague très puissante se déversait. Je quitte la terre. Je perds pied
pendant des secondes entières – mais finis toujours par m’amarrer de
nouveau, à lui, à ses épaules larges, à ses bras puissants.

Seulement voilà, le week-end touche à sa fin.

Je regarde l’heure à sa montre, posée sur la table de nuit de la luxueuse


suite qu’il nous a réservée au Plaza. Il est déjà vingt heures cinquante. Plus
que dix minutes.

Et Jarden a une vigoureuse érection, que je refuse de lui laisser en


souvenir. Il y va de mon honneur.

J’effleure son torse, large, musclé. Il est tel que je l’avais imaginé dans
mes fantasmes, à quelques détails près. D’abord, il y a le tatouage que
j’avais déjà repéré chez lui  : deux ailes d’ange qui partent de son dos et
envahissent ses épaules. Une pièce imposante, étonnante chez Monsieur le
P.-D. G. parfait. Il en a un deuxième, plus petit, sur les pectoraux.
«  EWMN  ». Les mêmes lettres que sur les phalanges de Mason Ward.
Quelle est leur signification ? S’agit-il d’initiales ? D’un sigle ? Là-dessus,
Jarden est resté silencieux malgré mon interrogatoire.

Tout comme il est resté silencieux sur ses cicatrices.

Il en est criblé. Certaines ressemblent à des traces de brûlure, d’autres à


des fractures mal soignées. Il a des hématomes anciens, tellement
impressionnants que l’on peut difficilement les attribuer à son entraînement
de boxe. Ce n’est pas laid, bien au contraire  : sur lui, c’est sexy. Cela
montre que son corps a vécu, qu’il vit encore, qu’il a ses secrets, ses
douleurs et ses mystères – que j’aimerais bien percer. Seulement, quand je
lui ai posé des questions à ce sujet, mon amant d’un week-end a retrouvé sa
carapace d’ombre.

Visiblement, les questions personnelles ne font pas partie de notre deal.

Tant pis : ce que les bouches ne peuvent dire, les corps se chargeront de
l’exprimer. Pour encore au moins dix minutes !
– Je peux m’en occuper avant de partir, proposé-je en jetant un regard
gourmand à son entrejambe.

C’est un peu pour l’exciter que je fais cela, mais aussi parce que la vision
de son sexe suffit à me déclencher une nouvelle montée de désir. Mes
cuisses sont encore moites de mon excitation, de sa salive. Alors que
Jarden, d’un geste désinvolte et viril, colle son dos à la tête de lit et ajuste
un oreiller, je grimpe à califourchon sur lui.

– Je ne veux pas que tu partes, déclare Jarden comme si ce n’était pas de


la triche.

Comme si cela n’allait pas en totale contradiction avec les règles qu’il a
fallu fixer pour pouvoir s’autoriser cette parenthèse.

– Tu n’as pas le droit de dire ça, déclaré-je en plongeant dans ses yeux
noirs.

Je passe ma main sur sa verge  : il tressaille. Je porte ma paume à ma


bouche, la mouille de salive, le reprends en main. Et je commence à aller, à
venir. Lentement. Très lentement.

– Je dois m’en aller, Jarden, le préviens-je. Je dois reprendre ma vie.


Mais pas avant d’avoir fini de m’occuper de toi…

J’ajoute cette dernière phrase en me penchant vers lui pour embrasser


son cou, y laisser courir ma langue, attraper le lobe de son oreille entre mes
dents.

– Je me suis mal exprimé, se reprend Jarden en haletant. Je suis d’accord


pour que tu partes. Mais… Lake. Je ne veux pas arrêter ça. Putain, ne
t’arrête pas…

Vos désirs sont des ordres.

Je resserre l’étau de mes doigts. Il pousse un gémissement de plaisir qui


me provoque une décharge entre les jambes. J’ai conscience de mon sexe,
trempé et en feu. Je pourrais jouir, encore.

Je pourrais jouir tout le temps.

Je pourrais lui dire que, moi non plus, je ne veux pas partir.

– Je sais que je suis ton boss, ajoute-t-il en fermant les yeux d’un air
d’extase.
– Et je suis ton employée…

Sa bouche s’ouvre, il cherche l’air. Ses abdominaux se crispent. Je passe


délicatement mon pouce sur le haut de son gland.

– J’ai presque dix ans de plus que toi, ajoute-t-il en se mordant la lèvre.
– Et on avait fixé des règles…

Ses yeux se rouvrent. Noirs comme la nuit. Aussi hermétiques, aussi


dangereux.

– Fixons-en de nouvelles, déclare-t-il d’une voix autoritaire avant de


m’attraper fermement par les hanches.

Il pivote et nous basculons. Je me retrouve sous lui. Il attrape une capote


sur la table de nuit, déchire l’emballage, l’enfile. Il s’enfonce en moi
jusqu’à la garde. Je me cambre pour le recevoir au plus profond. Et je gémis
de plaisir alors qu’il empoigne mes seins.

– Faites-moi une proposition, monsieur le P.-D. G., lâché-je sans plus


aucune défense.

Jarden commence à me prendre. Des assauts secs et profonds, qui me


laissent le temps de savourer les vagues de plaisir, la vision de ses muscles
bandés par l’effort.

– Pas de relation, déclare-t-il en s’enfonçant chaque fois plus fort. Pas de


sentiments. Pas d’exclusivité. Pas de compte à rendre.
Il secoue la tête pour garder ses esprits. Sa voix est altérée par le plaisir.
Il grogne avant de reprendre.

– Juste un soir par semaine, Lake. On se retrouve. On baise. Ça s’arrête


là.

Je sais que je devrais dire non. Cela n’a aucun sens  ! Si je reste à son
service, je deviens quoi  ? La domestique que l’on trousse  ? C’est le
rétablissement du droit de cuissage, c’est ça ?

Je ne peux pas refuser.

Pas dans l’absolu. Pas quand il est en moi. Tout mon corps est secoué de
spasmes. Je ne sais même pas d’où ils partent. De mon sexe rempli. De mes
seins, que Jarden mord. De mon cou, qu’il caresse. De mon crâne, qui me
picote délicieusement au moment où il empoigne mes cheveux avec autorité
pour appuyer ses assauts.

Je n’ai jamais connu un homme qui dégage une telle sensualité, qui soit
si bon au lit, qui sache si bien comment s’y prendre. Et il est clair que je ne
suis pas prête à y renoncer.

– Je serais tentée d’accepter si tu me laissais choisir le soir, déclaré-je


d’une voix saccadée avant de pousser un cri profond.

Je sens mon vagin se contracter sur lui, palpiter. Les prémices d’un
orgasme – je commence à les reconnaître. Lui également n’est pas loin, si
j’en crois l’expression qui passe sur son visage.

– Putain, merde, Lake, tu sais que j’ai un emploi du temps qui… Putain,
mais qu’est-ce que tu me fais ? Tu es incroyable…

Son corps lourd d’homme tombe sur le mien, comme s’il cherchait à s’y
enfouir. J’écarte les jambes plus encore, et mon bassin va à la rencontre du
sien, d’un mouvement souple. J’aime quand il me parle comme cela. J’ai
aimé dès la première fois. Une découverte pour moi.
– Ce sera le dimanche, lui susurré-je à l’oreille en couinant de plaisir. Je
serai à toi tous les dimanches, complètement à toi…

Le fait de lui dire ces mots crus me fait grimper à la vitesse de l’éclair et,
sans que je m’y attende, j’explose. C’est long. C’est bon. C’est défendu.
C’est délicieux. Ma jouissance me renverse alors que je crie sous lui, et
Jarden accélère en grognant pour me rejoindre. Il part quelques secondes
seulement après moi, en gémissant. Sa main agrippe ma cuisse avec autorité
tandis qu’il s’arc-boute et décharge, que je m’arc-boute et le reçois.
Légèrement à contretemps, comme les deux voix d’un même duo. Et c’est
un peu sonnée, un peu hagarde, que je le sens serrer le préservatif à la base
de son sexe puis se retirer en tremblant légèrement.

– Va pour les dimanches, murmure-t-il en me mordant l’épaule.


19.

Donjon et dragonne

Lake

Hier soir, il était en moi.

Hier soir, il me disait des mots crus mais flatteurs, il me faisait jouir
comme personne avant, il m’apprenait que je pouvais faire perdre le nord à
un homme, même un homme tel que lui. Hier soir, je découvrais dans ses
bras que tout ce que j’avais toujours espéré, attendu du sexe, pouvait être
vrai. Que l’on pouvait donner et recevoir sans honte, que l’on pouvait se
sentir complémentaire, femme et homme, en parfaite harmonie. Que l’on
pouvait s’oublier dans l’ivresse, et pourtant être plus présent au monde que
jamais. Hier soir, il me permettait de faire connaissance avec la femme que
j’ignorais être.

Et aujourd’hui, j’arrose ses plantes.

J’avais peur que ce ne soit pénible. Humiliant. Surtout avec Nathalie, qui
se montre glaciale. En réalité, la situation me semble surréaliste. Ou plutôt,
irréelle. J’ai encore la sensation de sa peau sur ma peau, de son sexe en moi,
mais c’est comme si j’avais rêvé tout cela. Que je rêvais, là, en vidant un
arrosoir dans le bac du philodendron du petit salon.

Seulement, cela n’a rien d’un rêve.

Je le découvre lorsque la sonnette retentit. S’ensuit le pas de Nathalie sur


le carrelage du vestibule.
– Bonjour, Nathalie. Je viens voir Lake. Je présume qu’elle est là ?

Je reconnais tout de suite la voix de femme, un peu traînante, qui résonne


dans l’entrée. Son léger accent de Géorgie.

Zoey Broderick.

La « non-petite-amie » de celui qui est devenu, sans même que j’aie le


temps de m’en rendre compte, mon amant aussi. J’ai l’intuition que je ne
vais pas du tout aimer ce qui est sur le point de se produire…

Mais je peux l’assumer. C’est la moindre des choses pour Zoey et pour
moi.

– Je suis là, déclaré-je le plus dignement possible en faisant mon entrée


dans le vestibule et en tirant sur ma veste de tailleur d’un geste sec. Merci,
Nathalie.

Ma collègue me fusille du regard. Effectivement, je viens de la congédier


comme si j’étais sa supérieure, mais avais-je le choix ? Zoey Broderick est
là pour me parler, et quelque chose me dit qu’il serait bon que personne,
hormis moi, n’entende ce qu’elle a à dire. La jeune chef se retire, et Zoey
Broderick se défait de son manteau, qu’elle jette dans mes bras pour me
rappeler quelles sont nos places respectives.

La femme qui dîne à table avec la famille de Jarden. Et la fille qui se


cache en cuisine.

– Tu savais que Jarden avait rendez-vous avec moi, vendredi soir  ?


déclare-t-elle en faisant quelques pas et en regardant autour d’elle comme si
elle voulait évaluer cette pièce avant de faire une offre pour la maison. À
vingt et une heures, à la sortie de son bureau. Tu dois probablement
l’ignorer, puisque lui-même semble avoir complètement oublié… Je t’avoue
que ma surprise n’a pas été totale lorsque, en arrivant, je vous ai vus quitter
tous les deux le siège d’Ambrose Tech. Depuis combien de temps est-ce
que ça dure, vos escapades ?
Je baisse les yeux. Parce que, malgré ce que m’a dit Jarden de sa relation
avec Zoey, maintenant que je suis face à elle, j’entrevois sa souffrance. Et
j’en suis désolée.

– C’était la deuxième fois, réponds-je d’une petite voix contrite.


– Et il t’a emmenée à l’hôtel ? Ne nie pas, je vous ai suivis. Pourquoi là ?
Pourquoi pas dans son donjon d’Hudson Square ?

Je relève la tête, surprise.

– Son… donjon ? répété-je sans comprendre.

Un donjon ? C’est un truc d’heroic fantasy, ça ! De quoi est-ce qu’elle


parle ?

Je veux bien que Jarden Pearson, aka Monsieur Robot, puisse avoir des
penchants un peu geek malgré son physique d’apollon, mais pas au point de
jouer à des jeux de rôle  ! Une étincelle de doute passe dans le regard de
Zoey alors qu’elle me scrute pour, semble-t-il, évaluer si je me paie sa tête
ou non.

– Serait-ce possible que… ? Mais oui, c’est ça ! triomphe Zoey. Il ne t’a
pas parlé de ses goûts, hein  ? Il s’est dégotté une petite meuf vanille, une
nana basique qu’il emmène dans des palaces baiser sur du satin…

Zoey Broderick, sublime dans sa robe vert sombre près du corps, éclate
d’un rire sardonique en me jaugeant.

– Et moi qui me sentais menacée par toi… Mon Dieu, ajoute-t-elle en


secouant la tête, on peut dire que j’ai eu tout faux. Bon. Oublie ma petite
visite, veux-tu ? Ce n’est rien, pas la peine d’alerter Jarden.

Est-ce qu’elle me demande de lui mentir ? De lui cacher ce qui vient de


se passer ?

Alors que nous sommes censés nous retrouver dimanche, lui et moi ?
– Je suis désolée, Zoey, réponds-je en secouant la tête. Je ne peux pas
faire ça. Pas seulement parce que je ne veux pas mentir à Jarden mais parce
que…

Je m’interromps, ne sachant comment finir cette phrase sans la heurter


encore plus.

Parce que votre blessure n’est pas « rien », Zoey.

De même que la situation dans laquelle je me retrouve. Pas à mes yeux,


en tout cas.

– Je ne voulais pas vous faire de mal, reprends-je. Je ne savais pas que…


Jarden m’avait dit que…

Je baisse les yeux.

– Il m’avait avertie que vous étiez amants mais je pensais qu’entre vous,
ce n’était pas sérieux, confessé-je timidement.

Je ne le dis pas pour la vexer mais tout simplement pour lui expliquer
que j’avais sous-estimé ses sentiments à elle. Il n’empêche qu’une étincelle
de fureur passe dans son regard.

– Pas sérieux  ? siffle-t-elle. Écoute-moi bien, petite conne, je suis bien


plus importante aux yeux de Jarden que tu ne le comprendras jamais. Quant
à toi, tu n’es rien ! Je ne sais pas ce qu’il t’a raconté, mais il va se lasser de
toi en un rien de temps. Ce n’est pas comme si tu pouvais le satisfaire ! Tu
ne sais rien de Jarden ! De ce qu’il aime, ce dont il a besoin.

Les larmes me montent aux yeux. Parce que Zoey n’est pas la seule à
avoir mal en cet instant. Ce que j’ai vécu ce week-end… c’était tellement
fort !

Je ne veux pas que Jarden se lasse.


C’est sûrement égoïste de ressentir cela, surtout face à cette autre femme
qui ne fait aucun mystère de ce qu’elle éprouve pour lui. Mais je ne peux
pas renoncer à Jarden. Je ne le peux plus.

– Zoey, je crois vraiment que c’est une discussion que vous devriez avoir
avec Jarden, pas avec moi, lâché-je d’une voix étranglée.

Je me sens coupable. Possessive et coupable. Tant que je n’avais pas


Zoey en face de moi, je pouvais presque oublier son existence. Mais en cet
instant, c’est impossible.

Bon sang, je ne vais quand même pas fondre en larmes devant elle ?

Alors qu’elle a l’impression que je lui vole l’homme pour qui elle a des
sentiments ? Sacrée façon d’« assumer » !

Si je faisais cela, je ne pourrais plus me regarder en face.

Avant de craquer, je repose le lourd manteau de Zoey dans ses bras.

– Si vous voulez bien m’excuser, déclaré-je en tentant de maîtriser les


sanglots dans ma voix, j’ai du travail.

Puis je tourne les talons précipitamment pour retourner me réfugier dans


le petit salon. Zoey Broderick m’arrête dans ma course en m’attrapant par le
bras. Son visage est déformé par la haine, et sa voix n’est plus qu’un
murmure rageur.

– SM hard. Bondage extrême. Domination. C’est ça qu’il aime, tu


comprends ?

Je m’arrête et me fige. Qu’est-ce qu’elle raconte  ? SM  ? Domination  ?


Des images me viennent. Cagoule en cuir. Collier à clous. Appareil de
torture d’inspiration médiévale. Tout un décorum grotesque qui n’a
absolument rien à voir avec ce que j’ai vécu ce week-end ! Avec ce torrent
de sensualité, avec la beauté racée du corps de Jarden se coulant dans le
mien, avec le tourbillon de plaisir qui m’a emportée.
– De… De quoi est-ce que vous parlez  ? ne puis-je m’empêcher de
demander.

Tout en sachant que je ne devrais pas. Que je ne veux pas savoir.

Zoey laisse tomber son manteau au sol et, avec un rictus cruel, tire sur le
col roulé de sa robe et laisse apparaître un collier. Un collier ras du cou en
cuir, sur lequel sont inscrites les initiales de son Maître : « J.M.P. », Jarden
Matthew Pearson. Comme ceux que l’on met aux chiens. Cette vision
m’emplit d’un certain malaise. D’une vague nausée. J’observe le collier,
fascinée, sans pouvoir rien dire, sans pouvoir bouger. Je suis choquée.
Écœurée.

– Combien de temps tu crois qu’il va supporter le sexe plan-plan que tu


lui offres, hein ? poursuit Zoey. Il va vouloir plus. Et tu n’es pas taillée pour
ça – on ne s’invente pas Soumise en un claquement de doigts. Soit on l’a en
soi, soit on ne l’a pas ! Tu veux me faire croire que c’est ton truc ? Que tu
as envie… de ça ? demande-t-elle en tendant ses poignets, dont je remarque
à présent qu’ils sont meurtris. Ou de ça  ? ajoute-t-elle en dévoilant son
épaule où s’exhibe une rougeur en forme de lanière.

Est-ce que c’est vrai ?

Est-ce que c’est Jarden qui lui a fait mal comme cela ? Qui l’a meurtrie,
sciemment, pour son propre plaisir ?

Est-ce ce qui explique les cicatrices sur son corps à lui ?

Ma nausée s’intensifie, je sens une salive acide emplir ma bouche. Un


spasme, discret mais indubitable. Une sensation de lourdeur dans ma tête et
mes jambes, qui se dérobent sous moi.

Est-ce que c’est cela qu’il veut de moi ?

Pire : est-ce que c’est ce qu’il me réserve dimanche prochain ?

Oh, mon Dieu, je vais être malade.


Je vais vomir, là, aux pieds de cette femme qui me toise d’un air
triomphal.

Non, je ne peux pas.

Il me faut de l’air. En titubant, je commence à me diriger vers la salle du


personnel, alors que Zoey Broderick, dans mon dos, me lance un ultime
avertissement.

– Tiens-toi loin de lui, Lake. Tu n’as aucune idée d’à quel point il peut
être pervers et violent. À quel point une fille comme toi risque d’être
détruite. C’est un conseil d’amie !

D’amie, c’est ça… Boucle-la. Par pitié, boucle-la.

J’ouvre la porte de la salle du personnel, m’écroule sur un banc et essaie


de rassembler mes pensées. Les yeux vides, je regarde mon casier, à
seulement deux mètres de là. Qui me semble toutefois hors d’atteinte.

Attraper mon manteau. Mes sacs. Partir d’ici, maintenant.

Partir pour ne pas revenir.

Un nouveau haut-le-cœur me saisit quand je repense aux marques sur le


corps de Zoey. À ce collier, qui la dégrade complètement. À quel point faut-
il être tordu pour jouer à cela ?

J’ai vraiment laissé cet homme me pénétrer, me posséder tout le week-


end ?

Je me sens salie, souillée. Je ne veux pas, je ne peux pas, ce n’est pas


possible… Et pourtant résonne en arrière-fond un autre sentiment que ce
refus. Un sentiment innommable, qui me fait me sentir aussi tordue que
Jarden et Zoey.

La jalousie.
Je me suis donnée à lui comme à aucun homme avant. J’ai eu
l’impression de ne plus faire qu’un avec lui, et tout ce temps il rêvait
d’autre chose. D’une autre façon de faire, de prendre du plaisir. Tout ce
temps – Zoey a sûrement raison sur ce point –, il s’ennuyait. Comme moi je
me suis ennuyée avec d’autres. En pensant, «  O.K., pas désagréable,
mais… »

Est-ce qu’il fantasmait sur Zoey ?

Quand il était en moi, quand il soupirait : est-ce qu’il pensait à ce collier


avec ses initiales ? À ce qu’elle l’autorise à lui faire ? Elle, sa « Soumise » ?

Attraper mon manteau. Mes sacs. Partir d’ici. Maintenant.

Partir d’ici avant d’être aspirée dans un tourbillon malsain dont je ne


pourrai pas sortir indemne. Partir d’ici avant d’être congédiée ou
transformée en objet. Partir d’ici avant de ne plus savoir qui je suis.

Comme un zombie, je me relève, rassemble mes affaires, titube vers la


sortie.

Partir d’ici avant d’avoir le cœur brisé.


20.

Elle peint comme d’autres dansent

Jarden

– Très bien, monsieur Pearson. Restez en ligne, je vais vérifier.

Nathalie Lockheart pose le combiné. J’entends son pas qui s’éloigne.


J’attends cinq bonnes minutes, en jouant nerveusement avec mon Mont-
Blanc.

Quelle idée de vivre dans une maison aussi grande, putain ?

– Monsieur Pearson ? demande la cuisinière en reprenant le téléphone. Je


vous confirme que Mlle Foreman est bien à son poste. Souhaitez-vous lui
parler ?

La garce.

– Non, rétorqué-je d’une voix glaciale. Ça ira, Nathalie.

Je raccroche et balance mon iPhone à travers le bureau. Il va s’éclater


contre le mur d’en face et retombe, la vitre en mille morceaux. Je me sens
mieux.

– Franny ? demandé-je en appelant ma secrétaire depuis mon poste fixe.


Il me faut un nouvel iPhone, le mien vient de me lâcher.
– Je vais chercher ça tout de suite, monsieur Pearson, me répond-elle.
Je me renverse dans mon siège en fulminant. Putain, je n’arrive pas à y
croire ! Quand Lake n’est pas venue hier soir au Plaza, qu’elle s’est avérée
injoignable, j’ai pensé qu’il lui était arrivé quelque chose de grave ! Et voilà
qu’elle se pointe comme si de rien n’était, au boulot, ce matin  ? Mais
qu’est-ce qu’elle s’imagine, merde  ? Que je suis le genre d’homme à qui
l’on peut poser des lapins, comme cela, sans s’exposer à la moindre
conséquence ? Elle veut se la jouer inaccessible ? Que je lui coure après ?

Pour qui elle se prend ?

Je ne vais pas lui courir après : je vais simplement aller chercher ce qui
est à moi, ce qu’elle m’a promis.

Tu rêves. Elle ne te doit rien, pauvre imbécile.

Elle ne me doit rien parce que je n’ai rien précisé entre nous. Rien
contractualisé. Parce que je l’ai eue tout un week-end dans mon lit sans la
soumettre, sans même essayer.

Putain, mais qu’est-ce qui me prend ?

Je n’ai qu’une envie : sauter dans une voiture et débarquer chez moi pour
la punir comme elle le mérite. En plus, elle doit être dans son petit tailleur
sage qui me donne envie de la retourner, de la fesser puis de la baiser entre
deux portes.

Mais je n’en ferai rien. Ma maison doit rester une zone neutre.

Lake a déjà trop foutu le bordel dans ma vie. Je ne peux pas – je ne dois
pas – continuer à agir de façon aussi erratique que je l’ai fait ces dernières
semaines.

Mais elle ne perd rien pour attendre.

Je réussis à mettre ma rage de côté le temps de déjeuner avec un


partenaire potentiel, un constructeur de rampes de lancement de satellites
pour mon projet de dépollution spatiale. Puis je dirige une conf call avec les
équipes de la Silicon Valley et notre laboratoire du Nevada. Je quitte le
travail sans doute un peu plus tôt que d’habitude mais pas tant que cela.

Non, Lake Foreman ne foutra plus le bordel dans ma vie.

Même si c’est chez elle que me conduit mon chauffeur en cet instant…

Arrivé au premier étage de cet immeuble du Queens, je tombe sur un


paillasson en forme de Nyan Cat. Cela m’exaspère. Je sonne et une brune
vient m’ouvrir. Sans doute une copine de fac, ou une colocataire. La nana
en question n’est pas du tout mon genre, mais il faut bien admettre qu’elle a
du chien. Une gueule de poupée, une moue dédaigneuse et des sourcils
épais qui donnent à son regard un air intense et sensuel.

J’ai l’impression de l’avoir déjà vue quelque part.

La fille, elle, m’examine d’un air effronté. Elle ouvre la bouche pour dire
quelque chose mais je ne lui en laisse pas le temps.

– Bonsoir, est-ce que Lake est là ?

La brune me répond, d’une voix puissante et chaude, et je comprends, à


sa façon de me dire que je pourrai trouver Lake à son atelier jusque tard
dans la nuit, qu’elle sait parfaitement qui je suis. Pas seulement la figure
publique, mais le type qui baise Lake.

Ou qui, du moins, la baisait jusqu’à hier soir.

Je prends congé en marmonnant « bonne soirée » et fonce en direction de


Steinhardt. Heureusement, l’antenne de NYU n’est pas aussi grande que le
campus principal. Et puis j’ai un sens de l’orientation qui tient de la
sorcellerie. Je mets à peine cinq minutes à trouver le bâtiment où sont
rassemblés les ateliers des étudiants. La brune m’a dit que celui de Lake
était le 408-A. Je vérifie d’un rapide coup d’œil  : un rai de lumière
s’échappe bien de sous la porte. Je manque de frapper puis me ravise : Mlle
Foreman n’a pas eu la politesse de prévenir qu’elle ne viendrait pas hier, je
ne vais pas prendre celle de m’annoncer. D’un geste brusque, j’ouvre la
porte, prêt à lui crier dessus… Mais la scène sur laquelle je tombe m’arrête
dans mon élan.

Lake, plantée devant une toile immense, est en train de peindre, les
écouteurs d’un lecteur MP3  enfoncés dans ses oreilles. Qu’écoute-t-elle
alors que sa nuque gracile se balance  ? Je n’en ai aucune idée, mais la
musique rythme ses gestes, à la fois amples et précis. Elle peint comme
d’autres dansent.

Et ce qu’elle peint est incroyable.

Des formes douces, immenses, aériennes. Un tableau abstrait qui,


pourtant, semble représenter quelque chose de profond, d’insaisissable. On
dirait un ciel d’été au petit matin. Des ailes d’anges éclatées. Des pétales
volant au vent. Un champ de shibazakura en fleur. La toile, monumentale,
n’est pas juste belle : elle est intense. Elle me subjugue. Et, en un instant, je
comprends quelque chose que j’aurais dû saisir dès le départ, quelque chose
qui m’a échappé parce que j’ai décidé de ne pas le voir.

Lake n’est pas quelqu’un de normal.

C’est une artiste hors du commun. Une artiste comme il n’y en a qu’une
poignée par siècle. Cependant, malgré son génie et ce qu’il suppose
d’intransigeance, elle est capable de ressentir. D’avoir accès à ses émotions
et à celles des autres.

Lake est un miroir tendu à l’homme que je suis.

Elle me renvoie le reflet de ma propre laideur, de mon âme difforme.


Cette attirance dont je ne m’expliquais pas la violence trouve enfin son
sens. Il y avait une logique, derrière elle  : j’ai vu en Lake ce qui me
manque, à moi. Ce que j’aurais pu être, si je n’étais pas amputé de
l’essentiel.

L’empathie.

La capacité à ressentir.
J’observe, incrédule, son dos fin, ses épaules tendues, ses bras tachés de
peinture. Sa façon de peindre qui engage tout son corps. Sa salopette
élimée, retroussée, qui laisse apparaître ses chevilles graciles. Le top court
qu’elle porte en dessous et qui dévoile un carré de peau ambrée. Son
chignon fait à la va-vite, retenu par un pinceau. Elle est tout ce que je veux
et que je ne peux pas avoir. Il coule dans ses veines un poison que je désire
et qui m’est interdit, celui de l’humanité. Je veux l’en vider, l’en drainer, me
l’approprier, tout comme je veux le cultiver, l’observer, l’étudier et le
comprendre.

Ce n’était pas du désir. Tout ce temps, ce n’était pas du désir.

C’était de la torture. Parce que je sais qu’il y a en elle quelque chose que
je ne pourrai pas obtenir, même en la soumettant. Quelque chose qui se
dérobera toujours, mais à laquelle je suis incapable de renoncer. Alors que
je comprends tout cela, Lake se retourne, m’aperçoit, sursaute et porte la
main à son cœur en haletant. Rapidement, elle se reprend, furieuse, et
enlève ses écouteurs.

– Merde, Jarden… Qu’est-ce que tu fais là ?


– Ta colocataire m’a dit où te trouver, réponds-je sans être capable, pour
la première fois de ma vie, de la regarder dans les yeux.

J’aurais trop peur qu’elle n’y devine ce que je pense en cet instant.
Qu’elle voie en moi aussi clairement que je vois en elle.

– C’est ta toile pour l’exposition ? ajouté-je en la désignant d’un geste de


la tête. Tu n’avais pas menti, tu es douée.
– Je ne t’ai jamais dit que j’étais douée, rétorque-t-elle en croisant les
bras, défensive. C’est ce que tu as déduit de mes propos, tout seul comme
un grand.

Espèce d’emmerdeuse. Tu as raison, c’est ce que j’en avais déduit.

Décortiquer les gens, analyser le moindre de leur comportement, leur


moindre réaction, c’est ce que je fais. Pour tenter de leur ressembler le plus
possible. Un loup parmi le troupeau.
– Tu as raison, Lake, avoué-je, avec un sourire en coin. En ce cas, je ne
m’étais pas trompé.

Nos yeux se croisent et un sourire naît sur ses lèvres, qu’elle ravale
aussitôt en détournant les yeux.

– Je veux que tu partes, Jarden.

Je veux partir aussi, Lake.

Mais une part de moi s’en sent incapable. Maintenant que j’ai compris à
quel point nous nous ressemblons, je dois également comprendre pourquoi.

Pourquoi, malgré tout, sommes-nous si dissemblables ?

Pourquoi son génie lui permet-il de tout ressentir plus fort, quand le mien
m’empêche de ressentir quoi que ce soit, à part de la colère et l’envie de
détruire ?

– Tu n’es pas venue hier, déclaré-je en croisant les bras. Qu’est-ce qui
s’est passé ?
– Tu ne t’en doutes vraiment pas  ? me demande-t-elle en se révoltant.
Zoey est venue me voir, Jarden ! Elle m’a tout dit sur vous deux. Sur toi !

Une veine se met à battre dans ma tempe.

– Zoey a fait quoi ?


– Elle m’a parlé. Elle m’a… montré. Son collier révoltant ! Ses marques.

La gorge de Lake est nouée. Je cherche sur son visage ce qu’elle ressent.
Du dégoût. De la peur. J’essaie de masquer ce que je ressens, moi : la haine.
Froide, implacable. Envers Zoey, qui m’a trahi, qui a trahi notre contrat.
Comment est-ce que cette connasse a osé ?

Comment est-ce que je rattrape le coup ?

– Elle n’aurait jamais dû faire ça, grogné-je en serrant les poings.


– Oh, vraiment  ? Et pourquoi  ? Pour que tu puisses continuer à me
mentir ? À me sauter les dimanches et à la torturer, elle, le reste du temps ?

Je reçois sa remarque comme un uppercut. Elle n’aurait rien pu dire qui


soit plus à côté de la plaque. Toute ma vie, j’ai fait en sorte de combattre
l’ombre en moi. De la dominer. Pour ne jamais, jamais blesser quiconque.

Je me suis planté. Je n’ai rien à foutre ici. Rien à foutre avec elle.

– Je vais y aller, Lake, déclaré-je froidement en reculant vers la sortie de


son atelier. Mais avant, juste une chose que j’aimerais clarifier  : je ne
torture pas Zoey. J’ai avec elle un ensemble de pratiques qui visiblement te
dépassent, mais pour lesquelles elle est pleinement consentante. Parce
qu’être une Soumise correspond à quelque chose qu’elle a en elle et que je
comble, tout comme elle comble quelque chose en moi. Ça va peut-être
t’étonner mais tes jugements de valeur, on s’en contrefout. On a tous nos
béquilles, on fait tous en sorte de tenir le coup avec la vie, avec ce qu’on
est. Tu devrais parfois t’interroger, suggéré-je en désignant sa toile d’un
geste de la tête. Qu’est-ce que tu serais devenue, si tu n’avais pas eu ton
talent pour toi ?

Elle se mord la lèvre, baisse les yeux.

Touché.

– Je n’aurais peut-être pas tenu le coup, Jarden, admet-elle. Sans l’art


pour me soulager – oui, peut-être que je me serais effondrée, plus d’une
fois. Mais tu ne peux pas comparer  ! proteste-t-elle avec une soudaine
véhémence.
– Pourquoi  ? me moqué-je. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas
comparer deux des expériences les plus transcendantes qui existent au
monde  ? Le sexe et l’art  : si ça nous libère, si ça nous permet un instant
d’extase et d’oubli, pourquoi est-ce que ce serait si incomparable ?
– Parce que justement, votre truc, ce n’est pas du sexe  ! Ce n’est pas
normal !
– Le sexe n’est pas censé être normal, petite fille, précisé-je en ricanant.
Le sexe, c’est autre chose que la reproduction…
– Ne me parle pas comme ça ! me crie-t-elle dessus.
– Toi, ne me parle pas comme ça ! Qu’est-ce que tu sais, Lake, hein ? De
la vie en général, de ma vie à moi, de qui je suis ?
– Rien ! hurle-t-elle. Je ne sais rien parce que tu ne dis rien, Jarden ! Et
ça me rend folle ! Et ça me fait peur !
– Je ne te dis rien parce que je ne sais pas ce que tu serais capable
d’entendre, O.K. ? Tu le comprends, ça ?

Elle s’affaisse et me regarde, les yeux écarquillés, démunie.

– Tout, lâche-t-elle dans un souffle. Je pourrais tout entendre. Je pourrais


par exemple, ajoute-t-elle en avançant d’un pas vers moi, entendre d’où
viennent tes cicatrices… Je pourrais entendre d’où vient ta dureté, ta colère.

Ça m’étonnerait, petite fille.

– Tu pourrais aussi m’accepter comme je suis. Prendre ce que je te


donne.
– Prendre ce que tu me donnes, ce n’est pas t’accepter comme tu es, tu le
sais bien, dit-elle en se postant face à moi. Tu te caches, Jarden. Ce n’est
pas parce que j’ignore de quoi que je ne vois pas ce que tu fabriques.

Je redresse la tête, étonné, et plonge dans ses yeux. Aucune inconnue ne


m’avait jamais lu avec tant de clarté. Ça la rend plus attirante que la
moyenne, c’est sûr.

Mais aussi dangereuse.

Je ne peux pas tenter de dissimuler totalement ce que je suis. Sinon, Lake


pourrait se rendre compte que je joue constamment la comédie.

– Je me cache de moi-même, admets-je.


– En soumettant des femmes.
– Entre autres. Ça m’aide. Ce n’est pas une question de contrôle sur
l’autre  : c’est de moi-même qu’il s’agit. Une façon… d’avoir des garde-
fous, dis-je en reprenant sa propre formule.
Celle qu’elle avait employée avant que l’on ne s’autorise notre week-end
à l’hôtel.

– Les garde-fous… sourit-elle tristement. On en revient toujours là.


– Parce que c’est quelque chose dont j’ai besoin, confirmé-je en opinant.
– Mais pourquoi ? Je voudrais comprendre, lance-t-elle désespérée.
– Comprendre quoi ?
– Tout  ! Pourquoi il te faut ça  ? Ce que ça t’apporte. Comment c’est,
entre toi et Zoey ?
– C’est une relation qui me permet de laisser libre cours à une part de ce
que je suis, lui expliqué-je. Tout en sachant que je ne lui ferai jamais de
mal. Je sais ce qu’elle veut, ce que j’ai le droit de lui faire. C’est un…
cadre. Au sein duquel tout est permis, mais dont rien ne déborde.
– Et tu n’as jamais eu envie avec moi ? me demande-t-elle en se mordant
la lèvre.

Je ne peux pas m’empêcher de rire de sa naïveté.

– Bien sûr que si. J’en ai tout le temps envie, Lake. Je ne pense qu’à ça.
Mais je te l’ai dit : dans mon monde, tout est affaire de consentement.
– Tu dis… que tu en as tout le temps envie, reprend-elle avec un regard
timide incroyablement sexy. Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as envie de
me faire, exactement ?

Je sais que je ne devrais pas répondre. Que si elle sait, elle va prendre
peur. Mais je sais aussi que le lui dire juste une fois, le partager avec elle,
c’est ce qui se rapprochera le plus de le vivre.

– J’ai envie de t’habiller pour moi, Lake, déclaré-je d’une voix que le
désir rend rauque. De te préparer pour que je te baise. Que tu sois tout le
temps disponible pour ma queue. J’ai envie de te mettre des plugs. De
disposer de tous tes orifices. De te punir quand tu me désobéis – par
exemple, quand tu ne viens pas à un rendez-vous.
– Me punir ? frissonne-t-elle sans pour autant se dérober à mon regard.
– Si tu étais mienne, confirmé-je en hochant la tête, c’est ce que j’aurais
fait en arrivant ici.
– Comment ?

Je ferme les yeux, douloureusement. Je bande rien que d’y penser. Cette
frustration est une torture.

– Je t’aurais arraché tes fringues, commencé-je en rouvrant les yeux pour


lui faire face. Puis je t’aurais baisée, là, contre cette fenêtre, lumière
allumée. Je t’aurais baisée pour que le building d’en face, tous ces étudiants
dans leur salle de classe ou leur chambre te voient en train de te faire
prendre. Je t’aurais…

Je déglutis. Mon ventre se contracte.

– Je t’aurais interdit de jouir. Je me serais retiré au moment où tu voulais


le plus ma queue. Puis je t’aurais fait t’agenouiller, ouvrir bien grand la
bouche, et j’aurais baisé tes lèvres avant de décharger au fond de ta gorge.

Les yeux de Lake sont écarquillés. Sa respiration s’est accélérée et sa


jugulaire palpite.

– Pourquoi est-ce que tu aurais fait ça ?


– Parce que ça m’excite, admets-je. L’idée de t’humilier m’excite. L’idée
de te frustrer m’excite. L’idée de te maintenir dans un état de tension
érotique permanent, sans jamais te satisfaire, et que tu sois toujours prête
pour moi, m’excite.
– Donc, tu veux me posséder ?
– Bien sûr que je veux te posséder, rétorqué-je avec un rire sardonique.
Je ne vois même pas comment il pourrait en être autrement. Tu es…
parfaite.
– Et mon plaisir à moi, alors  ? me demande-t-elle d’une voix d’enfant
indignée.
– Dans un monde idéal, Lake, ça te procurerait du plaisir. Dans un
monde idéal, ce que je viens de dire te tordrait le ventre, te ferait hurler de
désir. Tu le voudrais. Tu le voudrais plus que tout.

Elle passe nerveusement sa langue sur ses lèvres et ferme les yeux,
comme une sainte menée au martyre. Elle a l’air résignée. Ses narines
palpitent. Elle frémit.

– Peut-être que tu aurais dû m’en parler, Jarden, lâche-t-elle, retranchée


derrière ses paupières closes. Peut-être que j’aurais pu dire oui. Tu n’y as
jamais pensé, à ça ?

Elle ne sait pas ce qu’elle raconte. Il ne faut pas que je l’écoute.

Il y a deux secondes, elle était prête à me faire inscrire sur la liste des
délinquants sexuels et maintenant, elle dit qu’elle pourrait être partante pour
ce que je viens de décrire ?

– Ne dis pas de conneries. Tu ne sais rien de mon monde, alors je vais te


donner un conseil : ne donne jamais quelque chose à un homme uniquement
parce qu’il en a envie. Trop de jeunes femmes font cette erreur et n’en
sortent pas indemnes. Moi, ça ne m’intéresse pas de t’abîmer.
– Tu ne comprends pas, Jarden, souffle-t-elle en rouvrant ses yeux bleu
clair.

Elle attrape ma main dans la sienne – un geste tellement naïf et mignon


en comparaison de ce que je viens de lui dire que je ne comprends vraiment
pas ce qui lui passe par la tête. Sans que j’aie eu le temps de réagir, elle
plonge ma main dans l’entrebâillement de sa salopette et la plaque contre sa
culotte. Et ce que je sens sur le dos de la main… Bon sang. Cela m’atomise.
Ma tête explose.

Elle est trempée.

Je le sens, même à travers sa lingerie : sa chatte mouille pour moi.

– C’est l’effet que tu me fais, déclare-t-elle timidement. L’effet que ce


que tu viens de dire me fait. Jarden… ajoute-t-elle. Parle-moi encore.
Qu’est-ce que tu voudrais ?
21.

Soumission

Lake

Sur la banquette arrière de sa voiture avec chauffeur, les baisers sont


chauds, moites, haletants. Ils sont comme une reddition, une acceptation de
Jarden tout entier, de sa langue, de son corps pressé contre le mien. Ils sont
un abandon, en contradiction avec ma petite tête qui ne veut pas se taire et
qui ne cesse de crier : que suis-je en train de faire ? Dans quoi me suis-je
embarquée ?

Tête versus corps : le grand combat de ma vie.

Quand on a une histoire comme la mienne, quand on a vécu ce que j’ai


vécu, se laisser aller n’est pas évident. Mais quand Jarden m’a… parlé,
c’est comme si je n’avais pas eu le choix. Tout mon corps est passé en état
de surchauffe et je me suis mise à le vouloir si fort que jamais je ne l’aurais
laissé partir de mon atelier sans moi.

– Il faut que tu me dises ce pour quoi tu es prête, halète Jarden alors que
nos bouches se dévorent. Ce que tu acceptes, ce que tu refuses.

Je reste un instant tétanisée. Je me sens incapable de répondre, de parler


aussi crûment que lui. De me montrer aussi cash. Mais les mains de Jarden
se glissent sous mon crop top et, au moment où ses pouces effleurent la
pointe de mes seins, toutes mes résistances m’abandonnent.

– Je ne veux… Je ne veux pas que tu me frappes, gémis-je, déchirée en


deux par le plaisir. Je ne veux pas de marques, et je ne veux pas avoir mal.
– Qu’est-ce que tu veux, alors ? grogne-t-il en suçotant le lobe de mon
oreille et en écrasant son bassin entre mes cuisses.
– Que tu fasses ce que tu as dit, haleté-je. Que tu me possèdes.

Il éclate d’un rire sexy, rauque.

– Lake Foreman, je vais t’attacher et te baiser toute la nuit…

Je souris contre ses lèvres. Être attachée, ce n’est pas bien méchant. Des
tas de gens le font, juste comme ça – même Gigi l’a déjà fait.

– Oui, ça, ça pourrait me tenter…

En seulement dix minutes, nous sommes à Hudson Square. Son


« donjon » – en réalité, un appartement moderne à la décoration design et
épurée. Je ne prête pas plus attention que cela à l’endroit, au cadre. À peine
la porte refermée, Jarden me plaque contre le mur de l’entrée. Je lâche mon
sac, et nous nous embrassons une nouvelle fois – différemment que dans sa
voiture. Lentement. Avec sensualité. Tout en continuant de m’embrasser,
Jarden m’enlève mon manteau, qui glisse le long de mes épaules. Je fais de
même avec le sien. Il se recule, ramasse nos affaires, les pose sur une chaise
et sourit.

– Cette tenue, Lake Foreman… Ce n’est vraiment pas possible.


– Comment est-ce que tu me préférerais ? le provoqué-je.
– Avec un corset et des bas. Mais à poil, tu feras aussi bien l’affaire,
ajoute-t-il en enlevant sa veste de costume et en la pliant soigneusement sur
son bras.

Quelque chose vient de changer dans sa posture. Il est devenu plus dur.
Presque salaud. Cela me vexe, et pourtant cela m’excite. Je me demande si
cela ne veut pas dire que la séance vient de commencer…

Un peu anxieuse, je le suis. Il me conduit dans une chambre spacieuse


aux murs bleu nuit et aux tentures pourpres. Un lit king size est collé contre
le mur du fond. Les draps sont en soie, assortis au rideau. Une banquette
bleue trône au pied du lit. Je tourne la tête pour examiner le reste. Plusieurs
armoires vitrées me laissent découvrir la collection de Jarden. Ici, des
fouets, des martinets, des cravaches. Là, des sextoys. Plus loin encore, des
bâillons, des menottes. Tous ces accessoires qui semblent si laids et si
ridicules dans un sex-shop ont ici quelque chose de raffiné, d’énigmatique.
D’un tiroir, Jarden sort des cordes beiges, épaisses, impressionnantes.

– Tu as déjà entendu parler du shibari ?

Je secoue la tête, admettant mon ignorance.

– C’est l’art japonais du bondage. Ces cordes permettent au Dominant de


contraindre le corps de sa Soumise de mille façons. Tu étais sérieuse quand
tu disais être d’accord pour que je t’attache ?

Le regard de Jarden est plus impénétrable que jamais. J’examine la ligne


escarpée de sa mâchoire volontaire, qui contraste avec l’absolue finesse de
ses traits. Je prends conscience de sa stature, tellement plus puissante que la
mienne. Je le veux. J’ai peur. Mes sentiments s’embrouillent. Je déglutis et
acquiesce.

– Je vais te priver de tes mouvements, déclare-t-il de sa voix profonde


qui me fait frissonner. Je vais t’attacher, te mettre dans toutes les positions
qui me permettront d’user de ton corps à ma convenance, de faire de toi ce
que je veux. Mais je ne vais pas te blesser, ajoute-t-il avec un peu plus de
douceur. Je ne vais pas te frapper. Et je veux que tu te souviennes des trois
mots que je vais prononcer maintenant : vert, jaune et rouge. Répète-les.

Son ton ne souffre pas la contradiction. Presque hypnotisée, j’obtempère.


Il opine, l’air satisfait de mon obéissance.

– Vert, c’est le mot que tu me diras quand tout va bien. Rouge, c’est le
mot « limite », celui qui signifie que tu veux arrêter – et j’arrêterai dans la
seconde. Jaune, ça signifie qu’on approche de ta limite. Que tu veux que je
ralentisse. Est-ce que tu as compris ?

Une nouvelle fois, j’opine.


– Je veux te l’entendre dire.
– J’ai compris, Jarden.

Un sourire avide passe sur son visage.

– Quand nous sommes dans cette chambre, je veux que tu m’appelles


monsieur. Pas de dérogation.

Dans tout autre contexte, cette phrase m’aurait fait rire… Mais pas là.
Pas alors que je suis avec un homme d’une beauté si saisissante, pas alors
que je suis si excitée, et pas quand Jarden a l’air aussi dur, aussi inflexible.
J’ai l’impression que je n’ai pas le choix, alors j’obéis.

– J’ai compris, monsieur.

Contre toute attente, prononcer ces trois mots me procure un délicieux


frisson dans tout le corps.

– Bien, dit Jarden sans aménité avant de s’asseoir sur la banquette.


Maintenant, déshabille-toi.

Déstabilisée mais désireuse de bien faire, j’obtempère et défais les clips


de ma salopette tout en enlevant avec la pointe de mon pied la basket du
pied opposé. Comme je regrette, maintenant, d’avoir refusé d’accompagner
Gigi à ses cours de pole dance  ! J’ai l’impression d’être aussi maladroite
qu’une collégienne. Antisexy au possible. D’ailleurs, Jarden m’observe en
souriant en coin, avec une lueur ironique dans le regard. Mais mon supplice
ne dure pas longtemps  : je me retrouve rapidement nue. À son regard qui
me scrute, qui remonte le long de mes jambes, s’attarde avec concupiscence
sur mon sexe, sur mon ventre, qui passe sur mes seins, mon sentiment de
grotesque se dissipe.

– Détache tes cheveux, décrète-t-il en commençant à déboutonner sa


chemise.

Mon souffle se bloque alors qu’il dévoile son torse parfait. Je m’attarde
sur le tatouage de ses épaules, sur ses tablettes de chocolat tentantes, sur la
fine colonne de poils dorés qui disparaît sous la ceinture de son pantalon,
sur ses cicatrices badass. Jarden enlève sa luxueuse montre et va la poser
dans une coupelle posée sur un meuble. Puis il revient vers la banquette, la
tire au centre de la pièce, la fait pivoter vers la fenêtre. Il me contourne et je
me sens une proie. J’ai une conscience aiguë de ma nudité, de sa peau.
Jarden souffle dans mon cou, cela me fait frissonner. Je crève d’envie de le
sentir me toucher, m’enlacer, caresser mon ventre et mes seins, mais il n’en
fait rien.

– Agenouille-toi, m’ordonne-t-il à la place. Bras dans le dos.

Docilement, j’obéis.

– Penche-toi, demande Jarden en empoignant ma nuque pour


accompagner mon mouvement.

Mon buste s’étend sur la banquette. Je tourne mon visage sur le côté
droit, vers les armoires vitrées. Jarden va chercher des cordes. Il revient, se
positionne au-dessus de moi, dans mon dos.

– Croise tes poignets. Je vais commencer par immobiliser tes bras. C’est
ce qu’on appelle un Gote Shibari, m’explique-t-il alors que je sens la corde
s’enrouler autour de mes poignets.

La rudesse des liens me surprend. Ils sont rêches et, alors que Jarden se
lance dans plusieurs tours, ils me serrent la peau. Mais Jarden réalise ses
nœuds de façon tellement experte que je ne m’inquiète pas : il sait ce qu’il
fait. En me soulevant par une épaule, il passe la corde au-dessus de ma
poitrine, avec une agilité qui me sidère – encore un nœud. Puis un deuxième
tour. Il tire. Ç’a pour effet de resserrer également le nœud autour de mes
poignets. La corde coince mon buste, mais c’est étonnamment agréable.
Jarden se munit d’une nouvelle corde, qu’il fait cette fois passer sous mes
seins. Pareil  : deux tours et un nœud solide. Mes bras et ma poitrine sont
maintenant pris dans un harnais. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est
excitant. Je m’humecte nerveusement les lèvres en sentant le vide lancinant
entre mes cuisses. Jarden me soulève par une épaule pour accéder à ma
poitrine et malaxe violemment un de mes seins avant de le pincer  : cela
m’arrache un cri rauque de plaisir et de surprise. Le picotement dans mon
sexe se fait plus fort.

– Quelle couleur, Lake ?


– Vert, haleté-je. Continue…
– Tu oses exiger des choses de moi ? rétorque Jarden en faisant claquer
sa main sur mes fesses.

Le feu sur ma peau n’est pas douloureux, au contraire : c’est comme une
morsure sensuelle. Avec une voix de première communiante, je m’excuse
auprès de « monsieur ». Je commence à vraiment me prendre au jeu.

Car c’est tout ce que c’est, un jeu. Non ?

Pour me le prouver, j’essaie de bouger, et découvre que je ne le peux pas.


Je suis complètement à sa merci. Heureusement, il me reste l’usage de mes
jambes. Sans cela, je crois que je paniquerais. Jarden, voyant que je me
débats, se penche sur moi et susurre à mon oreille :

– Qu’est-ce qui se passe ? Tu veux t’enfuir ? Éviter que je te fasse… ça ?

Il passe la main entre mes cuisses et, de ses doigts habiles, commence à
me caresser. Instantanément, j’oublie ma peur. C’est si bon…  ! Je
commence à gémir, à essayer de relever la tête pour chercher l’air et
pousser des cris de contentement… Sans l’usage de mes bras, je n’y arrive
pas. Je ne peux rien faire, à part le laisser me procurer du plaisir. Et gémir,
gémir encore pendant que mes hanches se soulèvent au gré du rythme que
ses doigts m’imposent.

– Je vais m’occuper de tes jambes maintenant, m’avertit-il. Pour avoir un


accès parfait à ta petite chatte. Tu veux ça, Lake  ? Que j’aie un accès
complet à ta chatte ?

Il accompagne ses mots crus de nouvelles caresses et je ne peux rien


faire à part m’entendre répondre oui, et gémir de façon obscène. Jarden se
saisit de moi par la taille et rectifie ma position sur la banquette avant de
m’attraper par les chevilles. Il ramène mes pieds dans mon dos. Il croise
mes chevilles et les noue avec des gestes rudes, dépourvus d’hésitation.
Puis il tend la corde, jusqu’à ce que mes talons touchent mes fesses, et la lie
à celle qui maintient déjà mes bras dans mon dos. Je me retrouve totalement
immobilisée mais, au lieu de penser à cela, je ne songe qu’au feu qui me
consume. À mon envie que Jarden s’occupe de nouveau de moi. Je manque
de le lui demander, de le supplier… mais me rappelle in extremis son
avertissement  : dans cette chambre, je ne peux rien exiger, juste accepter.
Accepter sa main qui revient entre mes cuisses jouer avec mon clitoris.
Accepter les deux doigts qu’il enfonce dans mon sexe pendant que je hurle
de plaisir. Accepter son pouce qui parcourt le pourtour de mon anus. Au
début, je suis intimidée par cette caresse et manque de lâcher le mot
« jaune ». Mais, alors que son autre main continue à aller et venir dans mon
sexe, la sensation devient elle aussi extrêmement troublante. Si bien que, au
bout de quelques minutes, j’ai presque envie de le sentir… de le sentir là.

Cela ne m’était jamais arrivé, de vouloir quelque chose comme cela.

J’ai l’impression qu’il me transforme en véritable nympho. C’est tout le


paradoxe  : la sensation de n’avoir plus aucune volonté, à part celle de
prendre du plaisir. L’impression d’être prête à tout. C’est dégradant, et en
même temps enivrant. Cette impression est bien sûr renforcée par le fait
que, même si je le voulais, je ne pourrais absolument pas bouger,
absolument pas l’arrêter… Privée de mes mouvements, de l’usage de mes
bras et de mes jambes, je ne suis plus qu’un corps. Un corps qu’il manipule,
un corps qui se tient à sa disposition, un corps qu’il amène à la frontière de
l’orgasme régulièrement, avant de changer d’avis, de me faire redescendre.

– Je pourrais te faire ça des heures durant, grogne Jarden en me


malaxant. Tu es tellement mouillée, tellement docile…

Il fait durer ce doux supplice plusieurs minutes. Ses changements de


rythme, ses mots crus  : tout est fait pour me donner un plaisir qu’il finit
toujours par me refuser. Je n’en peux plus. Je veux lui demander de me
prendre, mais je sais que je n’en ai pas le droit. Je m’étonne de lui obéir à ce
point. Je m’étonne du plaisir que cela me procure. Enfin, alors que j’ai
presque envie de pleurer tant je le veux, j’entends le bruit d’une boucle de
ceinture qui tinte.

– Je vais détacher tes jambes et te prendre, maintenant.

Il libère mes chevilles ankylosées et écarte mes cuisses. Je sens son sexe
muni d’un préservatif appuyer contre l’entrée de mon sexe. Depuis combien
de minutes joue-t-il à faire grimper la température ? Une demi-heure ? Trois
quarts d’heure ? Je suis en feu et c’est sans difficulté que Jarden s’enfonce
tout entier pendant que je rugis déjà d’extase.

Il grogne et se met à me baiser, fort, sans ménagement. C’est


incroyablement bon. C’est bon parce que je ne peux pas bouger, c’est bon
parce que je ne veux pas bouger, c’est bon parce que je n’attendais que
cela : son sexe dans mon sexe. Cette délivrance. Je prends un plaisir fou à
chacun de ses assauts, à ses grognements satisfaits dans mon dos, et me
prends même à rêver que sa main s’abatte de nouveau sur mes fesses
offertes pour rythmer ses va-et-vient. Il ne me baise qu’une minute, un
instant, avant que je n’explose dans un orgasme d’une violence inouïe.
C’est presque trop : trop rapide, trop surprenant, trop intense, trop violent.
Et surtout long, long comme j’ignorais que la jouissance puisse être. Je me
tends et me relâche, dans une série de soubresauts qui me font l’effet d’un
tremblement de terre. Et je crie mon plaisir, sans aucune pudeur, je gémis
sans discontinuer  ; et plus je gémis, plus Jarden me pénètre fort, en me
disant que je l’excite. Il agrippe mes hanches avec violence et me manipule
à sa convenance et j’ai honte, parce que cela me fait beaucoup de bien. Je
me cabre une ultime fois. À cet exact moment, Jarden lâche un cri rauque
en s’enfonçant au plus profond de moi… Puis il s’écroule. Haletant. Son
buste écrasé contre mon dos, sa peau nue contre la mienne.

Je me retrouve hébétée. Assommée par ce que je viens de vivre.


Assommée par l’état dans lequel je suis, cuisses écartées, sexe trempé, joue
collée contre la banquette.

– Détache-moi, Jarden, demandé-je en tentant de maîtriser l’affolement


dans ma voix.
Pour la première fois de la soirée, la panique prend le dessus.

– Qu’est-ce qui se passe ? me répond-il, inquiet, en se retirant. Tu as mal


quelque part ?

Oui, j’ai mal. J’ai les épaules douloureuses et les jambes engourdies,
mais surtout j’étouffe. J’étouffe.

– Détache-moi, Jarden ! crié-je pour toute réponse en ruant des épaules.

Immédiatement, il entreprend de défaire les nœuds… Seulement, je


continue à paniquer, à me débattre, pendant que Jarden me recommande de
rester immobile, de ne pas tirer sur les cordes.

– Libère-moi, le supplié-je sans l’écouter. S’il te plaît, Jarden !

Je sais que ma crise de panique n’est pas rationnelle, qu’il ne compte pas
me garder comme cela, que je devrais me calmer… Mais c’est au-dessus de
mes forces. Je ne comprends pas ce que je ressens. Si ce n’est que je ne
supporte plus de ne pas pouvoir bouger, que je ne supporte pas de sentir
mon sexe aussi rouge, gonflé et sensible, que je ne supporte pas de penser à
ce qui vient de se passer. À la façon dont je me suis laissé faire. Quand,
enfin, je suis libre, je me relève d’un bond et commence à me rhabiller à
toute allure, sans un regard pour Jarden. Je devine, dans un coin de mon
œil, que lui aussi renfile son pantalon.

– Appelle-moi un taxi, lui ordonné-je.


– Lake, essaie-t-il de me calmer en s’approchant de moi. Je ne peux pas
te laisser partir dans cet état. Il faut qu’on parle…

Il ne comprend pas ou quoi ? Je ne peux pas me calmer !

– Il faut que je sorte d’ici, déclaré-je, le souffle court, en quittant la


chambre en trombe.

Dans l’entrée, j’attrape mon sac et mon manteau, que je n’enfile même
pas, et ouvre la porte de l’appartement. Je remonte le couloir, appuie sur le
bouton d’appel de l’ascenseur.

– Lake  ! m’interpelle Jarden sur le pas de la porte alors que sa voix


résonne à tout l’étage. Lake, qu’est-ce que tu fais ?

Une sonnerie m’annonce que l’ascenseur est arrivé. Il s’ouvre, je m’y


engouffre. Jarden, torse nu, s’élance à ma poursuite.

– Lake, s’il te plaît, parle-moi, me demande-t-il en se postant face à moi


alors que les portes s’apprêtent à se refermer.

Mais qu’est-ce que je pourrais lui dire ? J’ouvre une bouche vide de mots
à l’instant où l’ascenseur se referme sur moi et se met en mouvement. C’est
alors que mes larmes jaillissent – des larmes de soulagement, des larmes de
honte. Mon état de confusion me terrasse. Je voudrais ne jamais avoir vécu
cela, ne jamais avoir découvert ce que j’ai entrevu dans ce fichu
appartement.

Pas sur Jarden : sur moi.

C’était comme être enterrée vivante, prisonnière de mon propre corps. Je


ne m’appartenais plus. Je n’étais plus rien.

Comment est-ce que j’ai pu vouloir cela ? Aimer cela ?

Je ne me comprends pas. Je me dégoûte. Tout ce que je pensais savoir


sur moi, sur la personne que je suis, est faux. Je me croyais libre,
indépendante, volontaire, et je ne suis qu’une chose. Une petite chose
malade, perverse, tordue, qui aime se faire brutaliser, insulter et sauter
comme une moins que rien.

Et je ne sais pas comment est-ce que je vais pouvoir vivre avec cela.
22.

Girl next door

Lake

– Où est le Terminal C ? Le Terminal C ?


– On y est, papa, tout va bien !

Mon père réajuste ses petites lunettes de professeur Tournesol pendant


que Karma et Dawn jouent avec le chariot où sont entassés les
innombrables sacs de voyage avec lesquels ma tribu est arrivée il y a un peu
plus d’une semaine à New York. À l’heure du départ, leurs bagages
semblent presque vides… Il faut dire que lorsque ma mère vient me rendre
visite, c’est toujours avec quarante mille cadeaux  : de la déco glanée en
brocante, des confitures maison, des cahiers de croquis vierges, des pulls
tricotés par ses soins. Mais pour Noël ET mes 21 ans, on peut dire qu’elle
n’a pas fait les choses à moitié !

Oui, je fais partie de ces petits veinards nés le même jour que l’Enfant
Jésus.

Les rares personnes que je connais qui sont dans mon cas se plaignent
d’être lésées par cette situation… Moi, non. Mais ce serait difficile avec des
parents comme les miens  ! Vingt et un ans qu’ils se surpassent à chaque
Merry Birthday, et cette visite surprise de toute la famille n’a pas fait
exception à la règle. Apprenant que j’étais coincée pendant les vacances
d’hiver par le job que j’ai repris chez El Bandito, ils ont décidé de venir me
soutenir. Soyons honnêtes : je pense qu’ils m’ont sauvée d’une dépression
carabinée. Ma vie a été un tel bazar, ces dernières semaines !
Le pire n’a pas été de démissionner, de me faire passer un savon par
l’agence Venus ou de devoir retrouver du travail dans la foulée : ç’a été de
me remettre de cette fameuse nuit. Du trouble qu’elle a créé en moi.
L’explosion de mon identité entière. Je sais que j’ai pris la bonne décision :
ne plus jamais m’exposer à cela, sortir de la vie de Jarden Pearson.
Pourtant, je pense à lui. Je pense à lui tout le temps.

À notre première journée, à la galerie Samuel-Werner. À notre week-end


à l’hôtel, si merveilleux. À ses mots, au MoMA. À son irruption dans mon
atelier. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui. Quelqu’un qui me
passionne autant. Quelqu’un qui me fasse vibrer si fort – comme si
j’accédais, en étant avec lui, à un autre niveau de réalité, un autre niveau
d’existence.

Sauf que je ne suis pas assez forte pour supporter cela.

Jarden est un homme extraordinaire mais moi, je suis une fille normale.
La fille des plantes. Même si son monde m’attire, je ne peux pas y vivre.
L’atmosphère y est trop dense, je n’arrive pas à y respirer.

– Maman, tu peux me passer quatre dollars ? demande Rain en mâchant


son chewing-gum.
– Tout dépend  : c’est pour aller chercher un thé à ta chère mère  ? la
taquine-t-elle.
– Presque : c’est pour trouver le magazine qui nous permettra, à toutes
les deux, de survivre aux sept heures de vol en classe éco.
– En ce cas… cède notre mère. Prends-en un avec des tests ! J’adore les
tests. Noam, tu surveilles les filles, un instant  ? Lake et moi avons des
choses à nous dire de femme à femme.
– Pas de problème, rétorque mon père. Après tout, dans un aéroport
bondé, le jour de la fin des vacances, à seulement quarante minutes de la fin
de l’embarquement, qu’est-ce qui pourrait bien se passer  ? À part devoir
repayer quatre billets pour l’autre bout du pays ?

Il ponctue sa remarque d’une grimace  : celle de Macaulay Culkin sur


l’affiche de Maman, j’ai raté l’avion. Ma mère et moi rions aux éclats alors
qu’elle m’entraîne à part.

– Bon, ma petite chérie, tu as entendu ton père  : on doit faire vite.


Dernières recommandations avant que je ne grimpe dans cet avion et ne
t’abandonne à cette ville impitoyable pour cinq longs mois. La première  :
rappelle-toi pourquoi tu es venue ici.
– Les loyers trop chers ? grimacé-je comiquement.
– Devenir une artiste. Ce que tu es sur le point d’accomplir ! J’ai vu tes
dernières toiles : tu es prête. Dans quelques mois à peine, le monde va enfin
connaître le talent immense qui est le tien. Je suis tellement fière de ta
ténacité, de ta force de travail et de ton courage ! Si on m’avait dit, quand
mon bébé de seulement 16  ans est partie pour New York, qu’elle
deviendrait cette jeune femme merveilleuse…
– J’ai eu un bon modèle, maman. Deux bons modèles, en vérité, ajouté-je
en jetant un coup d’œil à la dérobée à mon père.

Ce dernier est en train d’enregistrer les bagages des trois autres femmes
de sa vie pendant que Dawn et Karma retournent le hall de l’aéroport en
jouant à « chat ».

– J’espère en tout cas qu’on a su s’aimer assez et vous aimer assez pour
vous aider à vous construire, tes sœurs et toi, déclare ma mère. Ce qui
m’amène à ma deuxième recommandation…
– Je sais, continué-je en levant les yeux au ciel. Je devrais m’alimenter
mieux. Prendre l’air. Sortir de la ville.
– Ah, euh, non : ça, c’était la troisième, s’excuse ma mère. Ma deuxième
recommandation est en fait plus un constat : qui que soit ce garçon et quoi
qu’il ait fait, tu vas t’en remettre.

Mince. Elle a des antennes ou quoi ?

– Maman, je…
– Non, ne me dis rien, Lake. Je n’ai pas lancé ça pour te tirer les vers du
nez. Je voulais juste que tu te souviennes que ton cœur n’est pas en verre. Il
ne va pas se briser en mille morceaux. Ton cœur est fait pour ça  : aimer,
souffrir, apprendre… Jusqu’à ce que tu trouves le bon.
Vraiment ?

Pourtant, j’ai l’impression que mon cœur s’est déjà brisé. Et a été mal
rafistolé, à la colle Cléopâtre, par un enfant de maternelle maladroit. J’ai
cette impression depuis bientôt six ans.

– Peut-être que Tyler était le bon, maman, lâché-je en détournant mes


yeux humides. Peut-être que, pour moi, il est trop tard.
– Tyler n’était que le début. Et le garçon à qui tu dois cette mine
tristounette était une étape de plus dans ce long chemin qui va t’amener à
l’homme qui saura te rendre parfaitement heureuse. Car c’est ce que tu dois
viser, Lake : tu dois avoir, en matière de cœur, le même perfectionnisme que
dans ta peinture. Tu comprends ça ?

Je ne le comprends que trop bien.

C’est pour cela que j’ai rompu avec Jarden, que j’ai quitté mon job, que
j’ai déchiré le chèque de dédommagement qu’il m’a fait parvenir. Que je
n’ai rien dit quand Venus m’a « remerciée ». Je ne veux pas lui laisser de
prise. Je ne le peux pas.

Parce qu’il en a déjà bien trop.

Jarden me chavire, il me renverse, il m’intrigue et me passionne. Il est


tout ce dont j’ai toujours rêvé chez un homme.

Mais je ne peux pas être celle qu’il espère.

À essayer, je risque de me perdre. J’ai mis tellement de temps à me


reconstruire après l’accident… Je ne peux pas tout risquer de nouveau.

– Allez, un dernier câlin, ma fille, lance ma mère en m’ouvrant ses bras.


– Pas le dernier  ! On va se revoir bientôt, maman. Je vais essayer de
venir vous voir avant le printemps…
– Ah non  ! Ne gaspille pas ton salaire en billets d’avion. Reste ici,
profite, vis, crée. Ton père et moi, on te revoit à l’inauguration de ton
exposition. D’accord ?
J’opine, savoure son étreinte, puis nous allons retrouver les autres. Après
de longues embrassades, ma famille passe le portique qui la sépare de la
zone d’embarquement. Et moi, je prends la navette qui me ramène à
Manhattan. Ce soir, exceptionnellement, j’échappe à El Bandito : Nathalie
m’a trouvé, pour la période des fêtes, des extras bien payés chez un traiteur
de luxe. Mon ex-collègue m’a recontactée quand elle a appris que j’avais
quitté le service de Jarden. Elle s’est immédiatement excusée de sa froideur
des dernières semaines.

– Je ne veux pas que tu penses que je te jugeais, m’a-t-elle dit quand je


l’ai eue au téléphone. Simplement, j’étais inquiète. Je pensais que tu t’étais
laissé tourner la tête, je sentais que ça ne pouvait pas bien se finir… Les
hommes comme Jarden Pearson ne quittent jamais leurs compagnes – crois-
moi, j’en ai vu défiler, des mecs richissimes et séducteurs, dans mon métier.

Je n’ai bien entendu pas dit à Nathalie que Zoey et Jarden n’étaient pas
un couple conventionnel, qu’ils avaient un arrangement qui leur permet
d’aller voir ailleurs. Je n’ai pas non plus expliqué ce qui s’était réellement
passé entre nous. C’est tellement intime que, même à Gigi, j’ai refusé de
dire la vérité. J’ai donné une version édulcorée des faits – il était casé,
j’allais souffrir, je suis partie avant que ça ne se produise. Gigi a accepté
cette version officielle. Quant à Nathalie, elle a pris une grande décision :
démissionner, elle aussi.

– Ce travail, c’était une cage dorée. Je veux retrouver ma liberté.


Retourner travailler dans un restaurant, peut-être ouvrir mon propre lieu un
jour…

D’ici là, elle a décidé de développer un service traiteur. Qui sait ? Peut-
être même qu’avant la fin de cette nouvelle année, c’est elle qui me
proposera des extras ?

En attendant, Callaghan Catering et ses quatorze dollars de l’heure font


très bien l’affaire.

À dix-huit heures pétantes, j’arrive dans le triplex de Nate Davis, le


jeune procureur de l’État de New York. Je salue l’équipe, avec qui j’ai déjà
effectué deux prestations. Le temps de m’attacher solidement les cheveux…
Les premiers convives arrivent. Je déambule avec mes plateaux. Au bout de
deux heures, changement de poste  : on m’envoie tenir le bar avec Carly.
L’étudiante en deuxième année de sociologie s’avère une mine
d’informations sur les différents cocktails que l’on me réclame  : whisky
sour, Manhattan, Cosmopolitan.

– Un French 75, me demande une blonde sophistiquée en robe de soirée


juste après un gros rush.
– Sucre de canne, trois centilitres de gin, jus de citron et champagne,
traduit pour moi Carly.
– Avec une cerise confite, ajoute la blonde avec un clin d’œil espiègle.

Je m’affaire et lui tends son verre, qu’elle réceptionne en souriant avant


de tremper ses lèvres, lentement.

– Mmm, trop bon  ! Je n’avais jamais goûté avant, réfléchit-elle à voix


haute. C’est simplement un nom que j’ai entendu dans un film, à Noël.
Casablanca, tu connais ?

Sa familiarité me surprend. Je l’examine, les yeux ronds… C’est alors


que je la reconnais. Malgré son rouge à lèvres orangé, ses yeux fardés, ses
cheveux plaqués en un chignon parfait et sa robe de star.

Izzie Pearson.

L’ado s’est déguisée en femme fatale, ce soir. Je commence à me


confondre en excuses, à expliquer que je suis si distraite que je ne l’avais
pas reconnue.

– Ça m’arrange plutôt, déclare-t-elle en levant son verre. Au moins,


comme ça, tu ne m’as pas demandé ma carte d’identité.
– Je doute que je sois censée vérifier l’âge des convives à ce genre de
soirée, lancé-je.
– Mais moi, je suis juste une pièce rapportée. L’éternel «  +1  » de mon
célèbre frère, soupire-t-elle. D’ailleurs, tu l’as vu ?
Mes yeux s’écarquillent alors que je constate que, bien sûr, Izzie n’est
pas venue seule à une soirée barbante chez un jeune politicien : son frère est
là. Panique à bord. Comment est-ce que je vais faire si je le vois ? Je n’en ai
pas la force, je ne crois pas. Mais avant que je n’aie eu le temps de répondre
quoi que ce soit à Izzie, Nate Davis attire l’attention de ses convives et
réclame le silence. C’est alors que je le remarque, juste à côté de
l’ambitieux procureur. Dissimulé par une foule qui s’écarte comme par
magie.

Évidemment, dès que je l’aperçois, plus beau que jamais, je rougis,


m’étouffe, me décompose. Il me semble croiser un instant son regard…
Mais si c’est le cas, Jarden reste impassible, alors que Nate Davis remercie
tout le monde d’être venu ce soir.

– Je remercie particulièrement un invité de marque, Jarden Pearson, qui a


accepté de soutenir ma campagne de gouverneur.

Les invités applaudissent, puis Davis déroule son programme.

– L’écologie sera bien entendu mon autre grande priorité. C’est pourquoi
le soutien d’Ambrose Tech est précieux à mes yeux. Jarden, quelques mots
peut-être sur le projet Clear the Ocean, que nous espérons mettre en place
durant mon mandat ?

Je ne peux m’empêcher de dévorer Jarden des yeux pendant qu’il


explique la technologie qu’il a développée pour nettoyer les océans. Un très
long flotteur de six cents mètres, pourvu d’une jupe de trois mètres de
profondeur, qui permet de piéger le plastique sans toucher à la faune.

– Ce que cette technologie nous offre, appuie le jeune procureur, ce n’est


rien de moins que des océans sans plastique d’ici vingt ans !

Tout le monde applaudit, moi comprise. Puis Davis invite les gens à
reprendre leur conversation – et à faire un don pour sa campagne. Un
brouhaha s’élève de nouveau dans la salle de réception. Izzie se tourne vers
moi.
– Mon génie de frère… Occupé à inventer des moyens de sauver le
monde pendant que mes recherches à moi se portent sur la façon la plus
efficace de sécher les cours sans me faire prendre.
– Je suis certaine qu’il est fier de toi, affirmé-je, sans trop savoir d’où je
sors ça.

J’en suis pourtant convaincue depuis le soir où je l’ai vue chez lui.

– Ça se voit à sa manière de te regarder, ajouté-je avec douceur. Il ne


regarde personne comme ça.
– Presque personne, nuance Izzie en soutenant mon regard d’une façon
qui me fait rougir. Mon frère est persuadé d’être un sphinx mais il est
finalement beaucoup plus lisible qu’il ne le croit.

Y a-t-il un sous-entendu dans ce qu’elle vient de dire ? Devine-t-elle ce


qui s’est passé entre Jarden et moi ? Si c’était le cas, j’en mourrais de honte.

– Lake, intervient heureusement Jason, l’un de mes collègues. Je te


relève. Tu vas en pause ?
– Izzie, c’était un plaisir de te revoir, lâché-je le souffle court et les joues
en feu.
– Plaisir partagé. « Je crois que ceci est le début d’une grande amitié »,
ajoute-t-elle en levant son French 75 dans ma direction.

La dernière réplique de Casablanca. Encore un double discours ?

Alors que je remonte le couloir pour gagner la cuisine et prendre mes


vingt minutes de pause, je me demande s’ils ne seraient pas spécialistes,
dans la famille. Absorbée par mes pensées, je sursaute au moment où une
main attrape mon bras. Sa main.

– Lake… murmure Jarden alors que je me retourne pour lui faire face.

Je ne peux pas.

S’il me parle, s’il me demande comment ça va, s’il me demande


pourquoi je n’ai pas touché son foutu chèque de dix mille dollars, je vais
perdre mon sang-froid. Fondre en larmes. Lui crier dessus, me jeter dans ses
bras, lui dire qu’il me manque, qu’il est la pire chose qui me soit jamais
arrivée.

– S’il te plaît, Jarden, réponds-je, le menton tremblant. Pas de ça.


– Je n’ai encore rien dit, lâche-t-il tristement.
– Je sais. Mais ici, c’est mon lieu de travail. Je ne peux pas me permettre
de le perdre, celui-là.

Une expression ombrageuse passe sur son visage, son beau visage de
sculpture grecque. Je me mords la lèvre, je m’en veux d’avoir dit cela –
même si c’est la vérité. Surtout parce que c’est la vérité. Que cela met à nu
le déséquilibre entre nous. C’est lui, le milliardaire sublime que toutes les
femmes veulent mettre dans leur lit, quitte à tout vivre, tout accepter. Moi,
je suis la fille des plantes. La fille du bar. La fille du tex-mex. La girl next
door.

– Je suis désolé, Lake, me répond Jarden gravement. Je ne t’embêterai


plus.

Il se recule, hésite. Passe la main dans ses cheveux comme un gamin


perdu. C’est à la fois Jarden l’énigmatique qui me fait face, et l’homme
qu’a décrit Izzie et que je n’avais jamais perçu avant. Celui qui n’est pas
aussi invulnérable qu’il le croit. Le voir si triste fait voler mon cœur en
éclats. J’ouvre la bouche, cherche quelque chose à dire mais il ne m’en
laisse pas le temps.

– Je vais y aller, d’accord ? Je vais te laisser travailler.

Toute ma résolution m’abandonne. Je voudrais lui dire que je m’en fiche,


de ce job, du loyer, que je suis prête à débaucher tout de suite s’il me le
demande, à le suivre n’importe où.

Pour parler, juste parler.

Enfin démêler devant lui ce que je ressens, et que j’étais incapable de lui
dire la dernière fois.
Même si, en le contemplant, des images me reviennent.

Son corps parfait. Ses muscles bandés. Sa sueur mêlée à la mienne.


Notre extase. Puis ma panique. Mon sentiment d’étouffer. D’avoir
complètement perdu le contrôle. D’avoir perdu pied. D’être dégoûtante.

– Je pense que c’est mieux, acquiescé-je.

Les paroles de ma mère, à l’aéroport, me reviennent. « Ton cœur n’est


pas en verre. Il ne va pas se briser en mille morceaux. » Est-ce qu’elle en
est si sûre  ? Jarden et moi nous connaissons à peine, et pourtant nous
souffrons. Car lui aussi a mal  : je le vois à son mouvement de recul. Au
regard effaré qu’il me jette.

Cela m’anéantit. Mais en même temps, mon cœur bondit. Depuis un


mois, j’avais reçu son chèque et son silence comme une injure, la
confirmation de ce que je pensais : me soumettre à lui avait fait de moi une
moins que rien. Une marchandise, et non une femme. J’admets que je me
suis trompée. S’il souffre lui aussi de me voir ce soir, c’est peut-être que
j’étais plus qu’un simple objet à ses yeux.

Monsieur Robot est capable d’avoir des sentiments.

Est-ce que cela change quelque chose entre nous ? J’ai à peine le temps
de me poser la question qu’il me lâche, d’une voix étouffée :

– Essaie de prendre soin de toi, d’accord ?

Puis, sans attendre ma réponse, il tourne les talons. Sortant une nouvelle
fois de ma vie. Emportant me semble-t-il un nouveau morceau de moi.
23.

Tout le mal que l’on inflige

Jarden

– Je comprends mieux ta mauvaise humeur de ces derniers temps, me


lance Izzie dans l’ascenseur alors que nous quittons la réception.
– De quoi veux-tu parler ? grogné-je en appuyant sur le bouton du rez-
de-chaussée.
– Oh, ça va, arrête ton cinéma, Jarden ! s’agace ma petite sœur. Tu peux
me parler, tu sais. Qu’est-ce qui se passe, avec cette nana ? C’est pour elle
que tu as plaqué Zoey  ? Je sais que tu l’as larguée, ne le nie pas  ! Je vis
peut-être dans le trou du cul du monde mais j’ai quand même accès à
Internet. TMZ est en boucle sur les rumeurs : tu t’es enfin débarrassé de la
Reine des Neiges.

Je ne nie pas : la presse a raison. Après ce qu’a fait Zoey, elle a eu de la


chance que je ne l’étrangle pas. Si elle l’avait bouclée, si elle n’avait pas
tapé sa crise de jalousie, jamais Lake ne m’aurait demandé de la soumettre.
Jamais je n’aurais eu la faiblesse d’accepter. Jamais je n’aurais…

Qu’est-ce que j’ai fait, exactement ?

Je l’ignore. Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé, cette fameuse nuit,
il y a un peu plus d’un mois. Je sais juste que j’ai franchi une ligne rouge.
Que je l’ai forcée à faire quelque chose pour laquelle elle n’était
visiblement pas prête. Que je suis devenu tout ce que je m’étais promis de
ne jamais être.

Et elle, putain… Qu’est-ce qu’elle doit ressentir ?


À quel point je l’ai abîmée ? Qu’est-ce que je pourrais faire pour l’aider
à aller mieux ? Pour arrêter d’avoir la gerbe dès que je me regarde dans un
miroir ?

– Tu es chiant ! explose ma sœur face à mon silence. Tu ne me dis jamais


rien ! Mais je vous ai entendus chez toi, avec Lake ! Pas tout… Mais je sais
que tu as trompé Zoey avec elle. Alors quoi, c’est quoi, le problème ? Elle
ne gobe pas ton numéro de beau gosse torturé ?
– Tu crois vraiment que c’est un numéro, Izzie ?

Mon ton hésite entre sévérité, agacement et colère. Et espoir. Parce que
ma vie serait tellement plus simple, si j’étais l’homme que ma sœur voit en
moi.

– Un numéro tellement convaincant que, même toi, tu y crois dur comme


fer ! Mais sur moi, ça ne prend pas. Pas plus que ça ne prend sur cette fille,
à mon avis.
– Oh. Tu as découvert tout ça sur Lake en… quoi  ? Trois minutes de
conversation ?
– On peut apprendre beaucoup d’une personne en peu de temps, si on
s’en donne la peine. Et puis, Lake et moi, on a des affinités.
– Lesquelles, on peut savoir ?
– On semble être les seules femmes capables de te remettre les idées en
place.
« Femmes »… Le mot me fait sourire alors que je tiens la portière à Izzie
et qu’elle grimpe dans la voiture. Oui, ma petite sœur a l’air d’une femme,
ce soir, dans la robe Dior d’un jaune éclatant que je lui ai offerte pour Noël.
Mais c’est un déguisement : au fond, c’est encore une gamine.

Et Lake est plus proche de son âge, de son univers, que du mien.

Je me rembrunis. Qu’est-ce que je ferais, si un type touchait Izzie comme


j’ai touché Lake  ? Si un soi-disant Dominant expérimenté jouait de son
emprise sur elle pour la pousser à faire quelque chose qu’elle ne veut pas ?

Je connais la réponse.
Le cadavre du type en question flotterait dans l’Hudson.

Qu’est-ce que j’ai fait, putain  ? Comment est-ce que je peux réparer
cela ?

– Izzie, ça ne t’embête pas de rentrer seule à la maison ?


– Ça dépend : tu vas faire quelque chose de stupide ? Ou tu vas remonter
là-haut et déclarer ta flamme à cette fille devant une assemblée stupéfaite ?
– Si je te dis « ni l’un ni l’autre », ça te surprend ?
– Non, ça me déçoit, boude ma sœur.
– Tu survivras, lancé-je en refermant la portière sur elle puis en tapant
sur le toit de la berline pour que le chauffeur se mette en route.
24.

Sans que je le remarque, il s’est mis à


neiger

Lake

En finissant de ramasser les verres qui traînent et de les remballer, je me


sens vidée. Triste. Je me repasse le film de ma rencontre avec Jarden. Ses
yeux noirs, leur contraste avec ses cheveux blonds en bataille. Sa stature.
Son allure. Sa façon de se saisir de mon bras. De prononcer mon prénom
d’une voix grave, virile, envoûtante.

Qu’est-ce qu’il voulait me dire, ce soir ?

Est-ce que j’ai eu raison de ne pas l’écouter ? De protéger mon travail,


de me préserver des larmes, quitte à vivre sans savoir ce qu’il me voulait ?

– Lake  ? Vous pouvez y aller, m’informe M. Callaghan, le traiteur.


Tenez, voici votre salaire pour la soirée.
– Merci beaucoup. À bientôt, j’espère.
– Sans nul doute. Vous vous en êtes très bien tirée, ce soir.

Je hoche la tête et compte mon argent. Peut-être que, au lieu du bus de


nuit, je pourrais m’offrir un Uber pour une fois ? Après tout, il fait vraiment
froid aujourd’hui, il est tard, je suis claquée…

Et je n’ai aucune envie de marcher quinze minutes, de l’arrêt jusque


chez moi.
D’autant plus que, visiblement, pendant la soirée, sans que je le
remarque, il s’est mis à neiger. Je dégaine mon portable pour voir combien
me coûterait le trajet et constate que j’ai deux textos en attente de lecture.
Le premier est de Dylan. De sortie avec Reiko et Fiona, elle me propose de
les rejoindre. De la compagnie me ferait du bien… Mais je ne les ai vus
qu’une fois en dehors de la fac depuis la soirée au MoMA et je ne me sens
pas en état, avec mon chemisier sale, mon front qui brille et ma queue-de-
cheval qui pendouille tristement, de passer la soirée avec ces trois
caractères bien trempés. Et puis, mon moral en berne et moi, on risque de
gâcher la fête.

Le deuxième texto est, sans surprise, de Scott. Qui, «  comme par


hasard  », est encore en train de boire des coups dans un pub de mon
quartier. En temps normal, je ne répondrais que demain matin en
m’excusant d’avoir vu son message trop tard. Mais pas ce soir. Ce soir, j’ai
le cœur gros. Ce soir, je suis en colère contre moi-même. Ce soir, j’ai envie
de changer des choses dans ma vie.

J’ai envie de prendre les rênes.

– Allô, Scott ?
– Lake, c’est toi ? hallucine mon ex. Attends, je sors du bar… Comment
ça va ? Je ne pensais pas que tu me rappellerais, vu l’heure.

Surtout étant donné que je ne te rappelle jamais…

– Je travaillais. En ville. Je sors à peine.

Un silence au bout du fil. Scott attend visiblement que j’ajoute quelque


chose.

C’est bien ce que je voulais, non ? Reprendre un peu le contrôle de mon


existence.

– J’ai des choses à te dire, Scott, lancé-je d’un ton déterminé. Tu sais où
est-ce qu’on peut se retrouver ?
– Tu es où ?
– Central Park West.
– Attends-moi quelque part. Je prends un taxi. Je viens te chercher.

Scott semble trop heureux et c’est tant pis pour lui. Il croit quoi ? Que je
vais lui dire que je lui pardonne ? Pas question ! Je vais enfin lui faire face,
sans tenter de ménager notre « entente cordiale ». Je vais enfin lui dire qu’il
s’est comporté en minable, en lâche, et que je veux qu’il me foute la paix !
Que je ne suis pas sa victime !

Je décide de l’attendre dans le lobby de l’immeuble, dont je lui envoie


l’adresse. Du Queens, il met quarante minutes et fait sonner mon portable
en arrivant. Je le rejoins sur le trottoir. Il m’embrasse sur la joue. Je me
laisse faire, de mauvaise grâce.

– Viens, je connais un café ouvert pas loin. On y sera bien, lance-t-il en


prenant ma main.

C’est le contact importun de trop. Se tenir la main, c’est si intime…


Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Par réflexe, je me dégage.

– On peut savoir ce qui te prend ? me demande mon ex, énervé.

Et d’un coup, son accent british n’a plus rien de charmant.

– Ce n’est pas pour te tenir la main et te suivre aveuglément que je t’ai


demandé de venir, Scott ! C’est pour te dire enfin, face à face, de me laisser
tranquille. C’est toi qui as merdé. Toi qui m’as trompée. Et quoi que tu en
dises, je ne suis pas responsable de ça  ! Alors, arrête de chercher à me
manipuler, ça ne prend pas avec moi ! Je ne suis pas la petite plouc idiote
que tu imagines.
– Lake, tu vas vraiment me faire une scène dans la rue ?
– Je ne fais pas une scène  : je t’explique quelque chose que tu refuses
d’entendre depuis des mois ! réponds-je, suffoquée par sa mauvaise foi.
– Bon, tu es hystérique… Allez, viens, ne reste pas plantée sous la neige
dans cet état, tu vas attraper la mort.
Il me prend le bras, je me dégage. Je ne supporte plus sa manipulation, sa
façon de me nier. Je ne suis pas sa chose ! Je ne suis la chose de personne !

– Je ne suis pas hystérique, Scott. Arrête de me faire passer pour


quelqu’un que je ne suis pas ! Je suis simplement épuisée par ces derniers
mois, par ta façon de rôder autour de moi, de t’immiscer dans ma vie. Je
n’en avais pas conscience jusque-là, ajouté-je, mais c’est injuste. Je veux
que tu comprennes que ce que tu me fais vivre est injuste !
– Oh, ça va, arrête de te victimiser ! s’emporte-t-il. Tu sais très bien que
je suis amoureux de toi. Tu sais aussi que cette fille n’était rien : juste une
manière de ne pas céder totalement à mon obsession pour toi. Depuis que je
t’ai rencontrée, je t’ai dans la peau, tu occupes toutes mes pensées, et tout
ce que je voulais, c’était prendre un peu de distance…

Disant cela, il avance vers moi, attrape avec rudesse mon visage entre ses
mains avant d’essayer de m’embrasser. Je le repousse mais il tient bon. Une
expression mauvaise passe sur son visage alors qu’il me tient fermement,
plaquée contre la façade du building.

– Tu sais ce que je pense, Lake ? Je pense que tu m’as appelé parce que
tu as envie de jouer avec moi. Je pense que tu fais ça depuis le début, que tu
es une vraie salope et que, pour une fois, tu vas devoir assumer jusqu’au
bout ce que…
– Arrête, Scott  ! crié-je en le repoussant cette fois plus violemment.
Lâche-moi tout de suite, espèce de mala…

Mais je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Une silhouette massive en


manteau noir a fondu sur nous, s’est emparée de Scott et l’a étalé d’un coup
violent décoché en pleine mâchoire. Stupéfaite, je fixe mon ex alors qu’il
s’écroule au sol.

Bon sang, qu’est-ce qui se passe ?

Mon chevalier en armure se redresse, le visage convulsé de rage, pendant


que Scott essaie de se relever.
– Toi, ne bouge pas, grogne-t-il en lui assénant un coup dans le ventre.
Est-ce que tu vas bien, Lake ?
– Jarden ? demandé-je en écarquillant des yeux incrédules.

Je n’arrive pas à le croire. C’est lui ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Il a
quitté la soirée il y a des heures !

– Est-ce que tu vas bien ? insiste Jarden.


– Oui… Oui, je crois… réponds-je, déstabilisée.
– O.K. Tu vois ce taxi, garé sur le trottoir d’en face  ? me demande-t-il
d’une voix caverneuse qu’il tente d’adoucir. Je veux que tu montes dedans.

Je réfléchis à mes options. À la façon dont je voulais éviter Jarden ce


soir… À celle dont Scott vient de m’agresser… C’est vite vu. Sonnée,
j’acquiesce et fonce vers le taxi. J’ai à peine refermé la porte que je vois
Jarden relâcher le col de Scott, toujours au sol, et prononcer quelques mots
que je ne peux pas entendre. Scott blêmit, avec un mouvement de recul.
Jarden traverse la rue, ouvre la portière, monte dans la voiture.

– Roulez, ordonne-t-il au chauffeur.


– Quelle adresse ?
– Mais on s’en fout, putain ! Roulez, je vous dis ! éructe-t-il.

Il est hors de lui, au point que même moi, qu’il vient de sauver, je
tressaille. Je l’observe, muette, alors que le véhicule se met en branle.
Jarden ferme les yeux. Son expression est douloureuse, violente. Son visage
magnifique me semble plus torturé que jamais. Sa mâchoire puissante et
contractée par la rage. Son nez noble et droit. Ses yeux couleur nuit, fermés,
comme s’il cherchait à retenir derrière ses paupières closes les éclairs et le
tonnerre qui grondent en lui.

– Parle-moi, Lake, finit-il par me demander en plantant un regard


ombrageux dans le mien. Dis-moi un truc, n’importe quoi pour m’empêcher
d’ordonner à ce taxi de faire demi-tour. Pour m’empêcher d’aller buter ce
connard.
Je me mets à bafouiller. J’ai la tête vide. Sa fureur me désarme
complètement, même si je comprends qu’elle n’est pas dirigée contre moi
mais contre Scott.

Dire quelque chose, vite. Vite.

– J’ai trois poussins dans mon panier, je n’en veux que deux, qu’est-ce
que je fais ?
– Qu’est-ce que… ? Quoi ? me demande Jarden les sourcils froncés.
– J’en pousse un, réponds-je avec le plus grand sérieux.

Jarden me regarde, d’abord consterné… Puis il éclate de rire. Je ne crois


pas l’avoir déjà entendu rire avant. Et c’est tant mieux car son rire,
incroyablement sexy, me donne instantanément envie de l’embrasser. C’est
un rire qui contraste complètement avec sa gravité habituelle et son
assurance. C’est un rire dont je ne l’aurais jamais cru capable, un rire de
gamin. En secouant la tête, il retrouve son sérieux. Sa gravité.

– C’était qui, l’Anglais, Lake ?


– C’est mon ex.
– Ton ex ? Donc je suppose qu’il a ton adresse ?

J’opine, sans comprendre où il veut en venir – jusqu’à ce qu’il donne au


taxi l’adresse de son donjon.

– Qu’est-ce que tu fais ? demandé-je en me braquant.


– Hors de question que tu dormes chez toi, ce soir. Tu passes la nuit dans
mon appartement d’Hudson Square. Quant à ton immeuble, je vais envoyer
Mason le surveiller pour m’assurer que ta colocataire est elle aussi en
sécurité.
– D’une, ce n’est pas ton «  appartement  », protesté-je. C’est ta
garçonnière ! De deux, jamais Scott ne ferait ça. C’est un connard, O.K., et
jamais je n’aurais dû sortir avec ce mec mais il n’est pas dangereux !
– Tu vas m’écouter pour une fois, Lake Foreman, répond fermement
Jarden. Quand une femme se rend compte qu’un homme est dangereux, il
est souvent trop tard. Tu as conscience de ce qui aurait pu se passer, là, si je
n’étais pas intervenu ?
Un point pour lui.

Je me mords la lèvre. O.K., peut-être que « connard » n’est pas le mot


approprié pour Scott. Peut-être que d’autres mots conviendraient mieux.
Gros malade, enfoiré, manipulateur, porc – pas l’animal trop mimi dont on
fait du bacon : celui que l’on balance sur Twitter.

– O.K., très bien, je suis une gourde et j’ai des goûts de chiottes en mec !
rétorqué-je, ulcérée par ma propre bêtise, ma propre faiblesse de petite fille
naïve.

Ç’a pour effet de faire sourire Jarden en coin – et de m’exaspérer.

– Scott est un pervers narcissique et toi… Tu es quoi, exactement ? Un


stalker ?
– Je peux avoir tendance à être… protecteur, admet Jarden.
– Avec tes Soumises ?
– Non. Avec les gens qui comptent pour moi, lance-t-il d’un ton égal.

Comme s’il ne venait pas de dire un truc à vous faire voltiger l’estomac
et le cœur.

– On est arrivés, annonce-t-il, toujours comme si de rien n’était. Allez,


viens.

J’obéis, consciente que je suis en train de retourner dans cet endroit que
j’ai fui il y a quelques semaines à toutes jambes parce qu’il s’y est passé des
choses qui ont ouvert un abîme en moi. Un abîme d’incompréhension, de
peur, de questions sans réponses.

Comme : si j’ai aimé cela à ce point, est-ce que cela veut dire que je suis
comme Zoey ? Une Soumise, une masochiste ? Et si oui, si vraiment j’aime
être dominée, humiliée, objectifiée, qu’est-ce que cela dit de moi
profondément  ? Est-ce que je pourrai un jour être cette femme libre, cette
artiste engagée que j’ai toujours voulu devenir  ? Ces questions sont
abyssales, et j’y ai réfléchi jusqu’à la nausée sans trouver de réponse. Je
n’en peux plus. Alors pour rompre le lourd silence qui règne dans
l’ascenseur, je laisse libre cours à d’autres interrogations.

– C’est quelque chose que tu fais souvent ? Me surveiller ?


– C’est la première fois, me répond calmement Jarden. Et je ne te
surveillais pas. Mais je sais que tu as des problèmes d’argent. Je sais que tu
te déplaces en bus. Et je sais que le Queens est… le Queens. Je voulais juste
m’assurer que tu arrives à bon port, ajoute-t-il avec douceur alors que nous
accédons à son palier. C’est peut-être débile. C’est peut-être intrusif. Mais
vu ce qui s’est passé ce soir, je suis content de l’avoir fait.

Moi aussi, je suis contente que tu l’aies fait.

Même si cela m’a conduite là, sur ce palier. Même si remettre les pieds
dans cet appartement me rappelle des tas de souvenirs. Ses doigts, son sexe,
mes seins, sa voix. Nos corps. Ses cordes. Dans le hall de l’appartement,
j’hésite à enlever mon manteau et frissonne.

– Ne t’en fais pas, je ne te toucherai pas, déclare-t-il de sa voix profonde


comme s’il lisait dans mes pensées. Il y a une deuxième chambre, au fond
du couloir à droite. Le lit est fait. C’est une chambre… normale. Tu y seras
bien. Moi, je vais y aller.
– Reste, me surprends-je à lui demander alors qu’il pose sa main sur la
poignée.

Après tout, si j’ai appelé Scott, c’était pour mettre de l’ordre dans ma
vie. Enfin assumer ce que je ressens, faire face.

– Je crois… que je suis prête à parler de cette nuit-là.


– Tu es certaine ?

J’opine. L’expression qui passe sur son visage me convainc


immédiatement que c’est la bonne décision. Soulagement. Et pourtant
appréhension.

Comme moi.
Jarden me débarrasse de mon manteau, me propose d’aller à la cuisine,
met en route la bouilloire, s’assure que je suis bien. Biscuits sur la table.
Thé. Il me demande si cela me dérange qu’il fume et sort une cigarette. Sa
main tremble un peu ; je ne sais pas pourquoi mais cela m’attendrit. Puis,
comme deux vieux amants, nous commençons à discuter dans l’intimité de
cette cuisine silencieuse, au beau milieu de la nuit, assis sur nos tabourets
autour de l’îlot central. Je lui dis tout. Sans hésiter, sans euphémismes. Ce
que m’ont fait ses paroles crues quand il est venu dans mon atelier. La façon
dont mon désir m’a dépassée. Dont je me suis jetée, inconsciente, dans ce
jeu que je ne maîtrisais pas. Dont cela m’a ébranlée.

– C’était violent. Pas tant les actes, précisé-je. C’était violent…


émotionnellement. J’ai eu l’impression que tu avais découvert quelque
chose en moi, quelque chose d’enfoui et de sombre. Quelque chose dont je
n’avais moi-même pas conscience.
– Un passager clandestin, opine-t-il. Une part de toi dont tu ne
soupçonnais pas l’existence.
– Tu… Tu comprends ça ? m’étonné-je.
– Lake, avoue-t-il douloureusement. J’ai probablement inventé le
concept.

Je souris en retour et le silence s’installe. Cette fois, il n’est pas rempli de


gêne ou de questions sans réponses. Il est plein d’une connivence un peu
mélancolique.

– J’ai peur de me perdre, Jarden, lâché-je dans un souffle.


– Je sais. Je ne veux pas te faire de mal.
– Juste m’attacher, me soumettre et m’humilier, ajouté-je sans une lueur
de sarcasmes.
– Non, déclare-t-il en baissant les yeux. Ça, je ne le ferai plus jamais.

Je reçois sa phrase comme un uppercut. Alors c’est fini, vraiment fini ?


Ce n’est pas non plus ce que je veux !

Je ne sais pas ce que je veux. Cela fait des semaines que je ne sais plus
rien.
À part que j’éprouve quelque chose pour cet homme. C’est physique, et
c’est plus que cela. C’est physique, et c’est tout à la fois.

– Tu ne me toucheras plus jamais, répété-je, hébétée.


– Lake… Je n’ai jamais voulu ça entre nous. Je l’ai désiré, oui, je l’ai
fantasmé, mais tu sais bien : avec toi, je me serais contenté de sexe vanille.
– À condition de soumettre d’autres femmes, c’est ça ?
– Je ne peux pas m’en passer. C’est… ma manière à moi de juguler mon
ombre. Si j’arrête, j’ai peur de ce que je pourrais faire.

Je frissonne. Qu’est-ce qu’il veut dire par là  ? Pourquoi est-ce qu’il a
toujours l’air de considérer… qu’il est dangereux ?

– On aurait dû se contenter des dimanches, ajoute Jarden. Je n’aurais


jamais dû…
– Je te l’ai demandé, protesté-je.
– Et j’aurais dû refuser.
– Peut-être, oui. Mais tu ne l’as pas fait. Et pour ça, il n’y a pas de retour
en arrière.
– Si tu savais comme je m’en veux !
– Non, le coupé-je, tu ne comprends pas. Ce n’est pas un reproche. Ma
tristesse n’est pas un reproche. Seulement, ce que j’ai appris sur moi dans
cette chambre bleue, je ne peux pas le désapprendre. Je ne peux plus le
cadenasser au fond de moi  ; je le voudrais mais n’y arrive pas. J’en ai
conscience, depuis, à chaque instant. Même si je ne le comprends pas
encore.
– Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? me demande-t-il, démuni.
– J’y ai pensé, j’y ai beaucoup pensé, avoué-je. Sans trouver la réponse.
Mais ce soir, avec ce qui vient de se passer, avec tout ce que tu viens de me
dire, avec ta façon de m’écouter… Ça va peut-être te sembler dingue,
Jarden, mais il faut que j’explore cette facette de moi. Que je l’explore avec
toi, ajouté-je en lui prenant la main.
– Pas question, Lake ! tressaille-t-il en enlevant sa main.
– Jarden… supplié-je. Tu m’as montré tout ça  ; maintenant, je suis
perdue et, que tu le veuilles ou non, tu es le seul à pouvoir me guider !
– Tu te trompes, Lake, dit-il en secouant obstinément la tête. Je ne peux
pas effacer les blessures que je t’ai infligées.
– Tu peux essayer !
– Pas en te blessant encore plus !

Son éclat de voix résonne dans le silence. Son regard est farouche,
défiant.

– Tu refuses… soufflé-je doucement.


– Si tu savais comme ça me coûte, Lake, me lance-t-il d’un ton suppliant.
– Tu as ouvert la porte et maintenant tu refuses de m’aider.
– Je refuse de te détruire  ! L’autre soir, j’ai eu l’impression… J’ai eu
l’impression de te faire la pire chose qu’un homme peut faire à une femme !
Tu sais à quoi ont ressemblé ces dernières semaines, pour moi ? Je me suis
haï jusqu’à l’écœurement. J’ai eu envie de crever…
– Donc c’est toi que tu ne veux pas détruire, pas moi !
– Bon sang, comment tu peux dire quelque chose d’aussi injuste ? Tu ne
vois pas à quel point tu es importante à mes yeux ?

Mon souffle se coupe. Cette subite déclaration me donne l’impression


d’avoir été transformée en statue. Pendant un instant, je ne peux pas bouger,
pas respirer – un instant seulement. Parce que, la seconde d’après, je me
lève, me précipite vers lui et embrasse ses lèvres. Sa bouche est chaude,
accueillante, sa langue est douce et sensuelle. Son odeur d’homme, son
odeur de cuir et de pins, m’avait tant manqué ! Notre baiser est haletant. Ses
bras sont refermés sur moi, mes mains sont dans ses cheveux. Nous
sommes unis. Qu’il le veuille ou non, que je le désire ou pas, nous sommes
unis. C’est comme cela.
25.

L’heure bleue

Jarden

Sa bouche contre ma bouche. Son corps si fin, si fragile entre mes bras.
C’est quelque chose que je ne peux pas m’empêcher de vouloir depuis notre
rencontre. Seulement, dès que cela se produit, le monstre en moi se réveille.
Celui qui en veut plus. Celui qui rêve de faire bien pire que de l’attacher.
Celui qui veut la fouetter, la baiser jusqu’à ce qu’elle en ait mal, lui
interdire de jouir, ou au contraire la faire venir dix fois, vingt fois, jusqu’à
ce qu’elle ne puisse plus tenir sur ses jambes et qu’elle m’implore d’arrêter.

– Non, m’écarté-je subitement.

Elle obéit instantanément, tout en me jetant un regard blessé.

– Je ne comprends pas, Jarden. Je sais que tu me veux. Je le… sens.


– Tu as raison, déclaré-je en coiffant ses cheveux en arrière pour plonger
dans ses yeux. Je te veux. Mais je dois juste… éviter. Ce à quoi je pense.
Quand tu es comme ça avec moi.
– Si tu savais à quoi je pense, quand je suis comme ça avec toi…

Son soupir me crée un élancement dans le ventre. Désir brut, sans fard,
animal.

– Tu ne comprends pas ! me dégagé-je en allant me poster dans un coin


de la cuisine. Je voudrais autre chose pour nous, Lake. Je voudrais autre
chose pour moi, je te le jure. Tu me touches à un endroit où personne ne
m’a jamais touché. Tu es si différente des femmes que je fréquente
habituellement…

Les mots sortent tout seuls, comme si c’était un autre qui disait cela. Et
pourtant, chacun d’eux est vrai. Depuis ce soir-là, dans son atelier, je ne sais
pas comment dire… Je la vois. Je vois tout ce qu’elle pourrait m’apporter.
J’ai l’impression qu’avec elle je pourrais enfin apprendre. Je pourrais
trouver le moyen d’endormir le monstre en moi.

Mais pas sans être moi. Pas sans la posséder totalement.

– En quoi est-ce que je suis différente ? me demande-t-elle timidement.


– Tu es déterminée. Brillante – plus que ça, même. Joyeuse mais
profonde. Un peu paradoxale.
– C’est une bonne chose ?

J’opine.

– C’est une bonne chose, oui.


– Alors pourquoi tu ne veux pas qu’on réessaie ? plaide-t-elle.

Je soupire. Il est tard, le jour va bientôt se lever, et je n’arrive plus à


penser clairement.

– Je te l’ai dit : l’autre soir, quand tu as réagi comme ça, j’ai cru t’avoir
imposé notre rapport. Je suis beaucoup de choses, Lake, notamment avec
les femmes. Je suis dur, égoïste, insensible, un véritable connard. Mais je ne
suis pas un violeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai toujours pris
des Soumises expérimentées. Des femmes rencontrées dans des endroits
prévus pour ça. Des femmes qui se connaissent et savent ce qu’elles sont
prêtes à donner. Des femmes avec qui je peux être moi-même.
– Et tout va bien de ce côté-là ! Tu ne m’as pas violée, Jarden ! Ce n’est
pas parce que j’ai eu peur de moi, de nous, que tu as fait quelque chose de
mal.

Si. Parce que c’était moi qui menais le jeu, plus encore que d’habitude.
C’était à moi de guetter sa limite, de ne pas la pousser trop loin.
Mais j’ai échoué. Cette nuit-là : je n’ai pas su voir.

– Jarden, écoute-moi, répète-t-elle fermement en venant se planter face à


moi. Ce qui s’est passé, je l’ai voulu. À chaque seconde. C’est juste…
quand j’ai vu jusqu’où j’étais allée, ça m’a dépassée. Oui, si je t’avais
demandé d’arrêter et que tu ne l’avais pas fait, ç’aurait été un viol. Mais je
ne te l’ai pas demandé parce que je ne voulais pas que tu t’arrêtes.

Elle martèle la fin de sa tirade d’un ton déterminé, avec ses sourcils
froncés qui lui donnent un regard tellement intense. Soudain, je m’en rends
compte, que cela, rien que cela, je ne l’ai jamais eu avec une autre. Je ne me
suis jamais intéressé à ce que mes Soumises pouvaient chercher dans cette
relation. Tout ce qui a toujours compté pour moi, ce sont trois mots : oui,
non, peut-être. Vert, rouge, jaune. Mais avec Lake, même avoir cette
conversation que j’appréhendais, qui me fait revenir sur une nuit qui me
hante depuis un mois… c’est passionnant. Je n’y peux rien  : elle me
passionne.

– Dîne avec moi, lui proposé-je sans même savoir d’où cela sort. Ce soir.

Lake me regarde en battant des cils, de ses grands yeux bleus étonnés.

– Tu ne veux plus coucher avec moi mais tu m’invites à dîner ?


– Je veux apprendre à te connaître. Je veux qu’on puisse se faire
confiance.
– J’ai confiance en toi, Jarden.

Son ton est doux, las, épuisé. Son regard fatigué me donne envie de la
prendre dans mes bras, de la réconforter – mais j’en suis incapable.

– Ça prouve que tu ne peux pas te fier à tes jugements, lancé-je en


retournant m’asseoir.

Docilement, elle me suit, se rassied sur son tabouret de bar.

– Écoute, Lake, si tu veux vraiment qu’on fasse ça, qu’on réessaie, toi et
moi, je dois te connaître mieux. Y aller plus doucement.
– J’accepte ta proposition, déclare-t-elle posément. Mais à une
condition : que tu acceptes la mienne.

J’ouvre la bouche pour protester une énième fois. Lake lève la main pour
m’intimer le silence.

– Tu parles d’y aller doucement, argue-t-elle. Alors allons-y doucement.


Mais je ne lâcherai pas l’affaire.
– Ça m’aurait étonné, aussi, ne puis-je m’empêcher d’ajouter avec un
sourire en coin.
– Il ne s’agit pas juste de moi, de toi, du fait qu’on a envie l’un de
l’autre. Il s’agit d’exorciser cette foutue nuit, Jarden.

Je secoue la tête, vaincu, en fouillant mes poches.

– Tu es trop intelligente, Lake Foreman, déclaré-je en posant les clés de


l’appartement sur l’îlot central. Heureusement que tu as choisi d’être
artiste : tu aurais fait un avocat redoutable.
– Ça veut dire que tu admets que j’ai raison  ? me demande-t-elle en
croisant les bras d’un air de défi.

Je me lève de mon tabouret, fais le tour de l’îlot, attrape son menton,


lève son visage vers moi.

– Ça veut dire qu’on va y aller lentement. Tout reprendre de zéro, toi et


moi. Sans plantes, sans caméras, sans conflits et sans perte de contrôle.

Puis je me penche vers elle. Lentement, très lentement. Mes lèvres


s’approchent  : elle hisse son visage vers le mien. Je recule légèrement, le
temps de savourer son odeur. Le thé qui parfume son haleine. La cannelle
des biscuits qui s’est déposée sur sa bouche en petites paillettes épicées. Sa
peau qui sent l’ambre et la liberté. Puis j’effleure ses lèvres, et tout
doucement sa langue  ; c’est terriblement lent, terriblement doux,
incroyablement intense. Eh oui, beau.

– Enchanté, Lake Foreman, murmuré-je contre sa bouche. Je me


présente, Jarden Pearson.
– Enchantée, Jarden Pearson, susurre-t-elle en retour. Je suis ravie de
faire votre connaissance.

Je relâche son menton, me dirige vers la sortie de la cuisine, me retourne


à peine.

– Garde les clés, tu me les rendras ce soir. Je passe te prendre chez toi à
vingt heures. D’ici là, essaie de dormir.
– Et toi, glisse-t-elle d’un ton espiègle, essaie de ne pas trop penser à
moi…

Je ris en attrapant mon manteau. Bien sûr que je ne vais penser qu’à elle.
Je vais penser à elle ici, je vais penser à elle à deux pas de la chambre bleue.
Je vais penser à tout ce qu’elle attend de moi, à tout ce que je rêve de lui
faire. À tout ce qu’elle rêve peut-être que je lui fasse.

Et si je réussis à me contrôler, à y aller doucement, à clarifier les choses


dans ma tête et dans la sienne…

Peut-être que l’on peut y arriver. Peut-être que cela vaut le coup
d’essayer, elle et moi.
26.

W1CK3D

Jarden

Mal rentre en début d’après-midi à la townhouse, en sifflotant comme un


idiot. En voyant son air extatique, je comprends tout de suite.

– Alors, cette mission de surveillance, pas trop dur ? demandé-je. Tu as


quelque chose à me dire, peut-être ?

En s’affalant sur le canapé du salon, mon meilleur ami me raconte sa


nuit. Comment la colocataire de Lake, en l’entendant rôder sur leur palier
pour s’assurer que l’autre enfoiré ne s’y planquait pas, a cru à un
cambriolage. Comment elle est sortie, en nuisette rétro, armée d’un manche
à balai et de son caractère féroce.

– J’ai tout de suite craqué. J’avais l’impression d’être devant


l’incarnation de Betty Boop. Je lui ai expliqué les raisons de ma présence,
elle a rétorqué que c’était du Scott tout craché et m’a invité à entrer pour
que je garde le fort de l’intérieur. Elle a sorti deux bières et, de fil en
aiguille…
– Mal, ne déconne pas avec cette fille. S’il te plaît. C’est déjà assez le
bordel comme ça entre Lake et moi.

J’ai raconté toute l’histoire à Mason quand Lake a démissionné. Quand


j’ai jeté Zoey, quand j’ai touché le fond pendant un mois. Que je ne dormais
plus que deux ou trois heures par nuit. Que je ne faisais plus que travailler
et me rendre à la cage pour me défouler.
– Fais attention, Wicked. Cette fille, c’est visiblement ta kryptonite.
– Sauf que, dans l’histoire, je ne suis pas le super héros, Mal.
– Tu sais bien ce que j’en pense, mec. Tu sais ce que je pense du Code,
de Cole, de la cage, de tout ça.

Oui, je le sais.

Je sais aussi que Mal est aveugle en ce qui me concerne. Parce que, lors
de notre rencontre il y a dix ans, je lui ai sauvé la vie. Parce que je l’ai sorti
de la rue, que j’ai hacké le serveur du centre des affaires criminelles du
Massachusetts pour effacer son casier et le mien. Que je lui ai appris à
coder, offert une vie, un avenir. Si on ne s’était pas croisés, il croupirait de
nouveau en taule. Ou il serait déjà mort. De faim, de froid, d’un excès de
came ou autre.

On s’en est sortis ensemble.

Mais j’ai eu beau avoir fait disparaître toutes les traces de mon passé, j’ai
emporté la personne que je suis. Mes crimes. Mon hérédité. Ce que m’a
légué mon père biologique.

Je me suis toujours senti différent. Sûrement à cause de l’attitude de mes


parents vis-à-vis de moi. Karen répugnait à me prendre dans ses bras, à
m’embrasser. Richard m’observait avec une constante suspicion. De
mémoire, ç’a toujours été comme cela. D’ailleurs, je n’ai jamais réussi à
appeler Richard « papa ». J’étais seul, effroyablement seul.

Jusqu’à Izzie.

Quand ma petite sœur est née, j’ai découvert l’amour, la tendresse.


Richard et Karen n’aimaient pas spécialement que je l’approche, que je
m’occupe d’elle. Mais parfois, quand je l’entendais pleurer et qu’ils étaient
occupés, je me dépêchais de la prendre dans mes bras pour la calmer. Dans
ces moments-là, en cachette, je pouvais la garder des heures contre moi.
Écouter le bruit de sa respiration, de son sommeil, de ses gazouillis. Elle est
le premier être dont je me suis senti proche – et, pendant des années, il n’y a
eu personne d’autre. Puis je les ai rencontrés. Cole, Deniz, et plus tard
Mason.

Evil, Nasty et Malevolent.

À présent, il y a Lake. Lake et son indéniable génie. Lake et son cerveau


qui va à toute vitesse. Lake et ses reparties qui me font sourire. Lake et
toute sa palette d’émotions, son idéalisme, son sens moral.

Ces attributs dont je suis dénué.

Je pense à cela, même en passant la journée avec mon meilleur pote et


ma sœur. Même en accompagnant Izzie à J.F.K., en la prenant dans mes
bras, en lui souhaitant bon vol et une bonne rentrée lundi. Mais, quand je
passe prendre Lake à vingt heures, que je la vois apparaître au bas de son
immeuble, je ne pense plus à rien  : je me contente de regarder. Sa peau
ambrée, ses yeux de chat bleu turquoise, sa bouche charnue, son front
immense. Son allure. Sa silhouette élancée, ses formes affolantes. Sa queue-
de-cheval haute et lisse qui retombe sur son épaule. Ce n’est pas la Lake
nature dont j’ai pris l’habitude qui apparaît, mais une femme sophistiquée.
Sous son élégant manteau de laine, elle porte une robe bleu nuit, de
cocktail, transparente par endroits, et des talons aiguilles. Son sac, son
indéboulonnable sac en cuir usé, jure avec le chic de sa tenue, et ce détail la
rend encore plus belle. Plus humaine. Faillible, diraient certains – mais,
moi, j’y vois au contraire la marque de son caractère. De son absence de
vanité. Qu’a-t-on à prouver par son physique quand on peint des chefs-
d’œuvre comme les siens ? Lake aurait pu être laide, elle m’aurait fasciné
tout autant.

Mais elle n’est pas laide. Et je la désire. Je la désire comme jamais je


n’avais désiré personne.

Elle me regarde avec timidité au moment où j’ouvre la porte de la


limousine que j’ai louée. Je voulais que l’on ait un peu d’intimité. Que l’on
profite des bouchons qui ne manqueront pas de freiner notre trajet du
Queens à Manhattan pour commencer notre soirée.
– Tu as voulu m’en mettre plein la vue, avoue ? lance-t-elle en grimpant
sur la banquette à mes côtés.

Ses yeux jaugent tout ce qui l’entoure  : le panier garni qui trône sur la
tablette, le coffret en bois posé juste à côté, les fenêtres teintées, la vitre qui
nous sépare du chauffeur.

– Toi aussi, non ? Tu es sublime en tout cas, déclaré-je en attrapant deux


flûtes pour les remplir. Tiens-moi ça deux secondes, tu veux ?

Elle attrape les verres. Je m’empare du coffret et le lui tends.

– Qu’est-ce que c’est ?


– Je crois qu’on peut appeler ça un compromis, déclaré-je en récupérant
les verres pour qu’elle ait les mains libres. Ou une entrée en matière,
comme tu préfères.

Elle le prend, l’ouvre, examine le contenu. Le petit vibromasseur en


acier, posé sur un coussin de satin violet. La télécommande de poche, juste
à côté.

– C’est une simple proposition, lui expliqué-je. Tu n’es obligée de rien.


Mais si jamais tu en as envie, tu peux le porter ce soir. Quant à la
télécommande, tu peux la garder pour toi ou me la confier. Je me suis dit
que c’était une bonne manière d’explorer tes limites, ajouté-je en plongeant
dans ses yeux.

Mon noir se perd dans son bleu lagon durant un long moment. Puis, avec
ses fines mains aux ongles peints en rouge, elle s’empare de la
télécommande, actionne le vibromasseur, le contemple. Elle repose le
coffret, glisse ses mains sous la jupe de sa robe et fait rouler sa culotte le
long de ses jambes interminables. Je comprends qu’elle a mis des bas.
Qu’elle s’est souvenue que je lui avais dit comme cela m’exciterait. L’idée
qu’elle ait fait cet effort me rend dingue. Quant au sous-vêtement qui tombe
à ses pieds, c’est une invitation à la débauche. Un string en dentelle rouge,
assorti à ses ongles et à la semelle de ses chaussures. Lake pivote vers moi
et, de façon provocante, écarte les genoux. Je durcis instantanément.
– Mets-le, me demande-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Je
veux que ce soit toi qui le fasses.

Sa voix voilée crée des élancements dans ma queue. Il y a chez cette fille
ce constant mélange d’innocence et d’audace qui ne cesse de me faire
bander. Je prends le vibromasseur, tends la main jusqu’à ses cuisses moites
et chaudes. Puis je le lui enfonce, lentement, avec un geste sûr, jusqu’à ce
qu’il trouve sa place. Lake frémit mais ne quitte pas mes yeux. Elle remonte
son string, comme si elle avait déjà vécu ce genre de situation cent fois, et
me demande si je peux actionner la télécommande.

– Je veux savoir à quoi m’attendre, au cas où tu le déclenches en plein


restaurant.

Elle m’autorise à faire ça  ? Bordel, ce dîner va vraiment être


intéressant…

– Vous êtes certaine, mademoiselle Foreman ? Un simple avant-goût ne


va pas trop vous frustrer ?

Elle secoue la tête mais je lui montre rapidement qu’elle a tort car, dès
que l’objet en acier se met à vibrer en silence dans l’intimité de son sexe,
l’effet se fait sentir. Elle tente de soutenir mon regard, en vain. Elle finit par
fermer les yeux et retenir un gémissement. J’augmente la vitesse  : sa
bouche rouge, humide, s’entrouvre, et elle pousse son bassin vers moi,
comme si elle appelait ma queue. Avec n’importe quelle femme, je
prendrais mon pied à arrêter là, à la frustrer. Pas avec elle. Avec elle, mon
sexe hurle de désir et tout ce que je veux, c’est la baiser sauvagement à
l’arrière de la limousine.

Mais cette soirée sert justement à cela.

À ce que je récupère mon habituel self-control. À ce que je l’initie à mes


plaisirs. À ce que j’apprenne à mieux la connaître pour savoir jusqu’où je
peux aller avec elle.
Aussi, arrivé au restaurant, je la fais parler d’elle. C’est facile : le One by
the Sea est l’endroit idéal pour cela. On dîne dans une salle en pierres
blondes, calquée sur ces salons typiques des demeures rustiques du sud de
la France. Un feu crépite dans la cheminée. Les lustres et les chandeliers
diffusent une lumière douce. On est installés à côté d’une fenêtre clochée
qui donne sur un petit jardin. Les quelques gorgées de champagne dans la
limousine ont déjà délié sa langue. Le petit verre de jurançon qui
accompagne le foie gras poêlé fait le reste.

– C’était vraiment l’enfance idéale. J’avais tous les droits  : gambader


dans la campagne, dessiner sur les murs de ma chambre, disparaître des
journées entières dans ma cabane en forêt, inviter des amis sans prévenir
mes parents. J’ai grandi avec une liberté totale.
– Ça se ressent dans ton art.
– Tu trouves ? Tant mieux. Je crois que c’est plus vrai encore depuis que
je suis à New York. Il y a tellement de choses de Fairfax qui me manquent !
Les champs en fleurs au printemps, la joie de courir pieds nus en été,
l’odeur de bois brûlé en hiver, le bruit de la rivière… Mais je ne fais que
parler de moi. Toi, alors ? Tu as toujours vécu en ville ?
– J’ai grandi dans le Bronx, confirmé-je avec un hochement de tête.
– Oh, oh… Jarden Pearson n’est donc pas né avec une cuillère en argent
dans la bouche ?

J’esquisse un sourire de façade. Je ne peux pas m’empêcher de me


demander la tête qu’elle ferait si elle connaissait la vérité. La violence de
mon voisinage. La façon dont je suis parti de chez moi à 15 ans quand Cole
m’a trouvé. La rue, les squats.

– Pas vraiment, non, réponds-je en haussant les épaules d’un air


indifférent. Parents très catholiques, milieu plus que modeste. J’ai fréquenté
un bon lycée quand même, grâce à une conseillère d’orientation qui m’a
aidé à décrocher une bourse.
– Tu étais bon élève ?
– Disons que mes résultats n’étaient heureusement pas complètement
court-circuités par mes problèmes de discipline…
– Rebelle ? Raconte.
J’avais deux ans de moins que tout le monde et, pourtant, tout le bahut
me craignait. Je volais les sujets d’examens et les revendais à prix d’or à
ces gosses de riches. J’ai fabriqué du P.C.P. en cours de chimie et défoncé
toute l’équipe de foot avant un match. J’ai hacké le directeur de mon bahut
et mis en ligne la sextape qu’il avait faite avec la prof d’espagnol. Puis,
quand il m’a viré, j’ai brûlé sa voiture.

– Quelques bagarres. Quelques pétards. Les trucs classiques des ados du


Bronx.
– C’est marrant, c’est quelque chose que ne dit pas ta fiche Wikipédia,
plaisante-t-elle alors qu’arrive notre deuxième plat. D’ailleurs, elle ne dit
pas grand-chose.

Elle est tellement candide. Je pense au vibromasseur, en elle. À la façon


dont elle semble avoir oublié son existence. Moi pas. Rien que d’y penser,
le sang afflue de nouveau à ma queue. Je dois me maîtriser pour ne pas le
déclencher.

– J’essaie de couvrir mes traces, déclaré-je en avalant une gorgée de


bordeaux.
– Très bien. Alors en ce cas, dis-moi quelque chose sur toi. Quelque
chose que les journalistes ne savent pas.
– Quoi, par exemple ?
– Qu’est-ce qui te motive ? Comment un gamin du Bronx est parvenu, à
moins de 30 ans, à fonder un empire technologique aussi impressionnant ?

Je réfléchis sérieusement à la façon de lui répondre. Oui, il y a toute une


partie de mon passé que j’ai enterrée et dont personne ne doit jamais rien
savoir. Mais depuis sept ans, j’ai changé. Je suis devenu un homme qu’elle
peut connaître. Un homme que je veux qu’elle entrevoie – c’est le but de
cette soirée.

Ne plus jamais la prendre par surprise. Ne plus jamais la laisser se


bercer d’illusions sur moi, sur mes pratiques, sur ce que je suis.

Afin qu’elle ne me dise plus jamais « oui » quand, en réalité, elle ressent
« non ».
– Ça vient de mon enfance, je crois. J’ai vu des choses difficiles. La
misère, la violence. Très tôt, je me suis dit qu’il fallait que je fasse mon
maximum pour changer le monde. Dès la naissance d’Izzie, en fait.
– Tu l’aimes énormément, ta sœur.
– Elle est ce qui compte le plus à mes yeux, réponds-je avec une
honnêteté totale qui me change.
– Je comprends, elle a l’air formidable. Très différente de toi…
– Tu trouves ? ironisé-je.

Lake rit. Son rire est comme la rivière de son enfance qu’elle a décrite.
Une cascade d’eau vive et fraîche.

– Un poil plus accessible, réplique-t-elle. Et puis aussi moins ténébreuse.


Tu es certain que tu n’as pas été adopté ?

C’est une plaisanterie, bien sûr. Mais Lake ignore à quel point elle vient
de viser juste. Une fois de plus, sa perspicacité me déroute. La justesse de
ses intuitions – qui ne sont en réalité que la manifestation de son esprit
analytique. Comme un ordinateur, Lake Foreman scanne les humains,
relève les incohérences, traite les données et déduit.

Je sais qu’elle fonctionne comme cela. Je le sais parce que je suis pareil.

– Nous n’avons pas le même père, Izzie et moi, déclaré-je d’un ton que
je réussis à garder neutre. Le sien est malheureusement mort il y a trois ans.
Il s’appelait Richard, Richard Pearson. J’ai pris son nom parce que c’est lui
qui m’a reconnu et élevé. C’est cela, mon grand secret, ajouté-je dans le but
très clair de faire écran sur tous les autres pans de ma vie. Ma mère m’a eu
hors mariage, avec un autre, mais… Comme je te l’expliquais plus tôt  :
milieu de fervents catholiques, déclaré-je en haussant les épaules. Ils nous
ont caché la vérité, à ma sœur et moi. Je l’ai découverte quand j’avais
15  ans. Izzie, elle, l’ignore toujours. Je pense que c’est pour le mieux  :
maintenant que Richard est mort… Elle risquerait de lui en vouloir, et c’est
dur d’en vouloir aux morts.
– Jarden… Je suis désolée. Je me sens tellement idiote !
– Ne le sois pas. Je ne le suis pas. J’ai certainement eu une vie plus
heureuse comme cela. Richard a fait ce qu’il a pu. C’était un homme bien.
Et Izzie l’adorait.
– Et toi  ? me demande-t-elle avec compassion. Tu as trouvé ton vrai
père ?
– Géniteur, la corrigé-je en me rembrunissant. Oui, j’ai trouvé qui c’était.

Sa question me ramène au soir où j’ai découvert la vérité. La porte du


salon, entrouverte. Ma mère faisant les cent pas. Sa voix étranglée, malade
d’angoisse, au moment elle demande à son mari, celui que j’ai cru être mon
père pendant quinze ans  : «  Richard… Et si Jarden était comme lui  ?
Comme son vrai père ? »

– Et ? me demande Lake, l’air curieuse.


– Et mon père était un monstre, Lake. C’est tout ce que tu as besoin de
savoir. Ça, et que ma vie a été consacrée à tenter de lui ressembler le moins
possible. Ce que je suis plus ou moins parvenu à faire, grâce à l’aide de
mon meilleur ami.

Lake me jette un regard plein de sollicitude et hoche la tête.

– Tu n’as pas à m’en dire plus. Je suis désolée si j’ai été trop curieuse.
– Tu n’as pas à l’être, réponds-je en lui prenant la main par-dessus la
table. Tu as le droit de savoir avec qui… Tu as le droit de savoir qui je suis,
me reprends-je.

Je te donne ce que je peux.

D’un commun accord, nous décidons de changer de sujet, et passons le


reste de la soirée à parler de tout, de rien. De la coucherie de Mason et Gigi.
De son art, de mon travail. Je m’autorise même à lui dire quelques mots sur
le projet Empathie, sans dévoiler quoi que ce soit de confidentiel.

– L’idée, c’est de mettre au point une technologie qui révolutionnerait les


communications et le rapport des humains entre eux. Qui connecterait les
gens d’une façon si fondamentale que cela diminuerait drastiquement la
violence entre individus.
– Paradoxal, pour quelqu’un qui aime jouer avec la violence jusque dans
les dimensions les plus intimes de sa vie, relève-t-elle.

Elle dit cela d’une voix profonde, et son regard étincelle. C’est sexy, très
sexy. Surtout quand, ensuite, elle lèche sensuellement sa cuillère pleine de
crème fouettée.

– Tu l’as dit toi-même, c’est un jeu. Au sens mécanique du terme. Ce que


j’aime, c’est faire bouger les lignes. Ce n’est pas la violence en elle-même
qui m’intéresse, mais le contrôle qu’elle exige de son auteur. Et l’abandon
qu’elle suppose de la part de celui qui la subit.
– À ce titre, je n’ai pas été une très bonne Soumise, j’imagine.

Elle se mordille la lèvre de façon inquiète, mais je me souviens. La façon


dont elle s’est laissé attacher, manipuler, dont elle hurlait de plaisir quand je
la doigtais et que je frottais son clitoris. Dont, malgré ses liens, elle
bougeait pour tendre son cul et son sexe vers moi en me suppliant de la
soulager. Elle était plus bandante qu’aucune femme que j’avais jamais eue.
Mon sexe, gonflé, prêt à faire craquer mon pantalon, se rappelle
parfaitement cela.

– Je crois au contraire que tu as démontré… un certain potentiel. Et


qu’on pourrait travailler à l’exploiter.

Nous échangeons un regard entendu, avec la connivence que doivent


avoir un Maître et sa Soumise. Ce dîner était une bonne idée, il nous a
rapprochés. Je sens sa confiance en moi à présent, et je dois admettre que
j’ai confiance en elle. Assez pour nous autoriser un petit jeu. Je plonge
négligemment ma main dans ma poche et déclenche son vibromasseur.
Vitesse 1, pour lui laisser le temps de s’habituer.

Ses yeux s’écarquillent d’abord, puis sa bouche s’entrouvre de surprise.


Son corps se contracte et, sans s’en rendre compte, elle remue
nerveusement sur sa chaise. Ses doigts se crispent sur la nappe blanche, elle
regarde autour d’elle, affolée mais, malgré elle, ses yeux se ferment. Elle se
concentre pour retenir un gémissement, pour reprendre le contrôle. À mon
grand étonnement, elle y parvient. Je laisse l’acier vibrer en elle  : elle
semble s’habituer au rythme. Bien sûr, le plaisir ne peut aller que croissant,
et je sais aussi qu’elle est plus réactive que la plupart des nanas que j’ai
baisées dans ma vie… Mais j’aime tester son contrôle. Son niveau de
tolérance. C’est ce qui nous a manqué la dernière fois.

– Tout s’est bien passé, madame, monsieur ? nous demande le serveur en


venant débarrasser notre table.

Lake se tourne vers lui, stupéfaite et muette, incapable d’articuler un son


qui ne serait pas un halètement de plaisir. Je vois à l’expression du serveur
qu’il est troublé par ce qu’il lit confusément sur le visage de mon invitée. Il
n’y a rien de plus excitant que de se dire que, à la vue de tous mais dans le
plus grand secret, je stimule Lake et la fais mouiller, et qu’elle rêve
probablement de se faire prendre. Le serveur débarrasse à la va-vite,
décontenancé, l’œil pourtant brillant de lubricité. Une pulsion sadique me
pousse à augmenter la vitesse au moment où je demande l’addition, ce qui
met Lake au supplice pendant quelques secondes. Elle s’enfonce sur sa
chaise, se mord la lèvre, agrippe la table et se cambre légèrement. Elle lâche
même un gémissement lorsque le serveur s’éloigne enfin. Je fais décélérer
le vibromasseur avant qu’elle ne perde tout contrôle. Ma sublime
accompagnatrice retrouve un peu ses esprits – pas totalement.

– Jarden… Je veux retourner là-bas. Je veux retourner dans la chambre


bleue. Appelle la limousine et allons-y, me supplie-t-elle presque.

La perspective est plus que tentante. Mais je veux jouer encore.

– J’ai une meilleure idée, déclaré-je avec un sourire carnassier. Je crois


qu’on va prendre un taxi. Et je crois que je vais garder la télécommande à
portée de main durant le trajet. Juste pour voir ce qui se passe quand tu fais
la conversation avec le chauffeur.

Une lueur d’excitation passe sur son visage.

– Sadique, déclare-t-elle en se mordant la lèvre.


– Toujours, réponds-je en me levant de ma chaise.
27.

Comme un oracle

Lake

Les minutes qui suivent tiennent de la délicieuse torture. Je me lève à


mon tour, consciente que Jarden peut réenclencher le vibromasseur à tout
moment. Je suis consciente également que mon string est trempé.
Véritablement trempé. Et puis j’ai beau ne plus ressentir les spasmes de
plaisir procuré par le vibromasseur, j’ai conscience de sentir le sexe. Pas au
sens propre – mais dans ma façon d’être. De marcher de façon chaloupée.
De me tenir au bras de Jarden, languide, en attente de la suite. De le
toucher. Ce sentiment m’est d’ailleurs confirmé par les regards que les
autres hommes posent sur moi. Serveurs, clients du restaurant… Ils me
matent. Ils devinent. Ils savent à quel point je suis excitée, et le chauffeur de
taxi le saura aussi. C’est cruel de la part de Jarden de me mettre dans cet
état. Et c’est aussi incroyablement émoustillant. Je ne sais pas comment je
vais tenir jusqu’à Hudson Square… Cela va probablement être les minutes
les plus longues de ma vie.

– Votre taxi est là, monsieur Pearson, nous annonce le maître d’hôtel tout
en m’aidant à passer mon manteau. J’espère que votre invitée et vous-même
avez passé une bonne soirée.

Meilleure que tout ce dont j’avais rêvé.

C’était à la fois passionnant, intime, romantique, excitant, et la suite


promet d’être mieux encore… Aussi, ma déconvenue est grande quand, au
moment de grimper dans le taxi, deux personnes que je reconnais
immédiatement me tombent dessus.
– Lake Foreman sur son trente et un ! Qu’est-ce que tu fais là ?
– Rieko, Fiona… Qu’est-ce que vous faites ici ? demandé-je, hagarde, à
mes camarades de promo.
– On va à une fête, un peu plus haut. Une soirée en appartement, chez un
artiste allemand. Dieter Rohe, ça te dit quelque chose ?
– C’est bien celui qui réalise ces peintures murales dans toutes les villes
qu’il visite ? J’ignorais qu’il était à New York en ce moment, lance Jarden.

Immédiatement, Rieko et Fiona se tournent vers lui. Ils examinent avec


curiosité et respect cet homme un peu plus âgé qu’eux, d’une beauté
incomparable et d’une allure folle dans son manteau Armani, qui est
visiblement mon cavalier pour la soirée.

– Jarden Pearson, ajoute-t-il en leur tendant la main.

À la tête qu’ils font, je comprends que mes deux amis reconnaissent son
nom. Ils se présentent à leur tour et s’emballent : il faut absolument que l’on
vienne, cela va être génial, cela fait des semaines qu’il faut que l’on se
refasse une soirée… Inutile de dire que j’avais d’autres projets en tête…
Mais Jarden semble tenté par la proposition.

– On devrait dire oui, mademoiselle Foreman, me glisse-t-il à l’oreille de


sa voix chaude. Après tout, c’était bien l’idée de la soirée ? Je te montre un
peu de mon monde si, toi, tu me montres le tien.

La formulation, subtilement ambiguë, me fait sourire. Il a déjà gagné et il


le sait. J’espère juste qu’il ne va pas s’amuser à me faire jouir devant une
poignée d’artistes célèbres… Les inconnus dans les restos et les taxis, passe
encore, mais là…

À moins que je ne désire qu’il le fasse ? Argggh, je ne le sais pas !

– D’accord, on y va, cédé-je, provoquant la joie de mes camarades.

Seulement, après quelques mètres, Jarden me pousse soudain dans une


rue transversale et me plaque au mur. Je sens son corps imposant contre le
mien, comme malade de désir. Son odeur de cuir, son odeur boisée, son
haleine délicatement mentholée. Ses yeux noirs perçants qui me scrutent,
ma poitrine affolée qui bat contre ses pectoraux puissants. Je me demande
s’il a faussé compagnie aux deux autres pour me baiser là, dans cette ruelle
sombre, entre des poubelles – pire, je l’espère.

– Lake ? Jarden ? appelle la voix de Rieko depuis l’avenue.

Mon séduisant Dominant me fait un sourire entendu, avant de pencher la


tête de façon à voir Rieko et Fiona.

– Avancez, on vous rejoint ! J’ai juste un truc à régler avec Lake.


– Bien sûr, gloussent-ils de concert. On se retrouve devant l’immeuble.

Jarden me refait face, de son air impénétrable et, sans me lâcher les yeux,
passe la main sous ma jupe. Tout mon corps palpite alors qu’il effleure mes
bas. Il sourit, l’air affamé, et monte la main jusqu’à mon sexe. Je frémis, me
tortille, pousse mon intimité vers sa main en le suppliant intérieurement de
me soulager. Il écarte mon string mouillé : je sens le vent glacé de l’hiver, je
devine ma moiteur brûlante. Jarden tire sur le cordon du vibromasseur et, le
plus naturellement du monde, le glisse dans sa poche.

– Je crois qu’on a assez donné dans le jeu pour ce soir, assène-t-il. Je ne


vais quand même pas t’obliger à passer la soirée sur le qui-vive, en te
demandant si je suis assez dingue pour te déclencher un orgasme devant ces
gens avec qui tu travailles.

Je reste là, la bouche ouverte, le souffle bloqué par la frustration. Je


donnerais tout, absolument tout pour qu’il me caresse, là, ne serait-ce que
quelques secondes.

C’est tout ce qu’il me faudrait pour jouir.

– Tu ne vas pas me laisser dans cet état ? lui demandé-je sans y croire.

D’une main, Jarden prend appui contre le mur derrière moi.


– Pour quelle raison  ? Tu ne peux pas attendre quelques heures  ? me
demande-t-il avec un sourire arrogant.

Je sens les larmes me monter aux yeux. Cela fait mal, bien trop mal.
Comme une enfant obstinée, je serre les paupières et secoue la tête. Je m’en
veux d’être à deux doigts de pleurer, mais ma frustration est trop intense.

C’est alors que je les sens. Ses doigts effleurant doucement mes lèvres,
les écartant, puis remontant le sillon de mon sexe jusqu’à mon clitoris
gonflé. J’ouvre la bouche pour laisser échapper un cri de plaisir mais Jarden
m’en empêche, plaquant son autre main contre ma bouche. Il commence à
me caresser, pressé contre moi, alors qu’à seulement un mètre de nous des
gens passent en riant, en discutant. Il suffirait qu’ils tournent la tête pour
nous voir. Et pourtant, je m’en fous, je me fous de tout. Seuls comptent en
cet instant les caresses de Jarden et son corps imposant contre le mien. Je
bouge mes hanches au rythme de sa main, gémis contre sa paume, ferme les
yeux et les rouvre d’un air suppliant qui signifie  : «  Encore, encore.  » Le
plaisir monte à la vitesse d’une fusée. Il ne me faut pas trente secondes pour
être prête à exploser dans un orgasme démentiel. Jarden se penche alors à
mon oreille pour me susurrer :

– Quand tu jouiras, pense à l’état dans lequel je suis. Pense à ma queue


raide qui bande pour toi, qui va bander toute la soirée. Aux choses que je
vais avoir envie de te faire à cette fête. Et à ce que je te réserve pour plus
tard.

Chacun de ses mots me rapproche du précipice. Je jouis, sexe contre


l’une de ses paumes et bouche écrasée contre l’autre, dans un rugissement
heureusement étouffé. Mes yeux perdus croisent ceux de Jarden, qui me
contemple, hypnotisé. Je suis encore secouée de spasmes alors qu’il me
retire ses mains, attrape mon string, le fait rouler le long de mes jambes et le
récupère à mes pieds pendant que je rajuste ma robe. Il glisse mon sous-
vêtement dans sa poche.

– Qu’est-ce que tu fais ? lui demandé-je, les yeux écarquillés.


– Tu as eu ta douceur. À moi d’avoir la mienne. Allez, ajoute-t-il en me
prenant les bras pour que nous rejoignions les autres. Et n’oublie pas  :
essaie de garder les genoux serrés.

Je marche, mal à l’aise de sentir mon sexe exposé, encore humide de


plaisir, et flippe en montant les escaliers… Heureusement, une fois à la
soirée, je me raisonne sur la longueur de ma robe et oublie vite cet
inconfort. La fête bat son plein. Je me sers un virgin mojito pour ne pas
risquer de finir ivre après tout ce que j’ai déjà ingurgité ce soir. Jarden, lui,
opte pour un whisky. La première demi-heure de la soirée est vraiment
sympa  : les gens dansent, viennent nous parler, je rencontre beaucoup
d’artistes passionnants venant d’autres écoles… C’est vers minuit que je
commence à tiquer, remarquant çà et là les lignes de cocaïne s’aligner sur
les tables, les pailles changer de main, les narines se remplir. Je n’avais
jamais vu de coke avant d’arriver à New York mais ici, et particulièrement
dans les milieux artistiques j’ai l’impression, c’est monnaie courante. Il ne
faut pas vingt minutes pour que se produise tout ce que je déteste : les gens
parlent plus vite, plus fort, et surtout uniquement d’eux. Mes interlocuteurs
se perdent dans un babil égotiste qui m’ennuie et me met mal à l’aise.
Même Jarden, qui s’amusait pourtant au début et me faisait toutes sortes de
réflexions sociologiques pertinentes sur la faune de la soirée, a lui-même
l’air blasé devant cette débauche d’ivresse, de snobisme et de drogue.

– Ça ne te dit pas d’aller sur la terrasse ? Je crois que j’ai besoin d’une
cigarette, me confie-t-il. Ces gens commencent à me taper sur les nefs.
– On devrait y aller, non ? Moi aussi, je suis un peu… soûlée. Et pas au
virgin mojito, si tu vois ce que je veux dire.
– O.K., concède-t-il. Une clope, on salue tes amis et on décolle. En plus,
je te rappelle qu’on a laissé des choses en suspens, toi et moi.
– Parle pour toi ! glissé-je en souriant à son oreille.

On se faufile jusqu’à l’immense terrasse avec vue imprenable sur


l’Hudson et en face, au loin, le New Jersey. D’immenses chauffages et gaz
permettent aux convives d’éviter d’avoir froid. Jarden s’allume une
cigarette. Nous regardons autour de nous. Les filles rient hystériquement.
Les garçons parlent d’eux, le torse bombé.
– Intéressant, votre monde, mademoiselle Foreman, me glisse Jarden
avec un sourire ironique craquant. Pas si simple, mais j’imagine, vous
connaissant mieux, que c’est normal…
– Ah oui ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là, monsieur Pearson ?

Mais à cet instant, je me décompose en voyant derrière Jarden un abruti


format quarterback soulever une fille qui proteste en criant et en riant, puis
la pencher par-dessus la rambarde de la terrasse en pierre. Ce pauvre con la
fait basculer dangereusement au-dessus du vide, avec une confiance absolue
en ses muscles et aucune conscience de son état d’ébriété. Pour moi, c’en
est trop. Je revois en un instant le corps de Tyler, écrabouillé plusieurs
mètres au-dessous de moi, disloqué sur le sol. Je vois rouge – de colère, de
peur. Et fonce vers le type en hurlant.

– Pose-la immédiatement, espèce de con  ! hurlé-je d’une voix aiguë.


Demeuré ! Connard !

Le quarterback, stupéfait, se tourne vers moi et pose la fille, tout en


commençant à se confondre en excuses face à mes cinquante et quelques
kilos de rage brute mais sa compagne, qui dégage des effluves de vomi de
vodka qui se sentent à des kilomètres, ne l’entend pas de cette oreille.

– Non mais, tu te prends pour qui, espèce de malade  ? C’est quoi, ton
problème ? Sérieux, quelqu’un connaît cette connasse ? Qui l’a invitée ?

C’est plus fort que moi  : alors que ma peur bleue se dissipe, que
l’adrénaline retombe, les larmes me montent aux yeux. Pas à cause de ce
que me balance cette idiote bourrée jusqu’à l’os, qui ne se rend même pas
compte d’à quel point leur jeu aurait pu mal tourner. Mais à cause du
soulagement.

Il aurait pu la tuer.

La laisser basculer par accident. Ne pas réussir à la rattraper. Et je sais, je


connais le bruit atroce qu’aurait fait son corps en s’écrasant sur le bitume.
Ce bruit mat et mou. Comme un sac plastique rempli d’abats qui se déchire.
Seulement, elle est hors de danger.

Elle est hors de danger et passe ses nerfs sur moi, alors que je n’ai
qu’une envie  : éclater en sanglots comme on le fait après une grosse
frayeur. Sans réfléchir, je tourne les talons, quitte l’immense terrasse et
fends la foule d’allumés dans le salon pour récupérer mon manteau dans
l’entrée. Puis je m’enfuis, la tête vide, dans l’escalier que je n’allume même
pas. Seulement, alors que j’atteins le troisième palier, la minuterie se
déclenche.

– Lake ! Lake, attends-moi ! crie Jarden pour m’appeler.

Mais cela n’arrête pas ma course, au contraire. Parce que l’idée de me


confronter à lui est pire que tout. Comment lui expliquer que je me sois
enfuie, comme cela  ? Comment lui faire supporter mes drames et mes
failles alors que l’on se connaît à peine ? Je lui ai demandé cette soirée – et
je viens de la ruiner.

Je me déteste.

Seulement, à l’instant où je sors dans le froid tranchant de la rue, où


l’humidité du fleuve Hudson me lacère jusqu’aux os, deux bras puissants se
saisissent de moi, me font pivoter, et je me retrouve plaquée contre le torse
puissant de Jarden. Je me retrouve à sentir sa chaleur. Sans qu’il me
demande quoi que ce soit, sans qu’il exige d’explications pour mon pétage
de plombs. Et, alors qu’il me donne ce dont j’ignorais avoir tant besoin, une
simple étreinte, un simple contact, j’agrippe son avant-bras comme si je me
noyais.

Si seulement j’arrêtais de pleurer… Si seulement je pouvais lui


expliquer…

Mais je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à lui dire ce que j’ai vu, sur cette
terrasse. Le corps de cette fille cinq étages plus bas, dans une position de
pantin disloqué que je connais trop bien, au milieu d’une mare de sang noir.
– Jarden… S’il te plaît… Arrête-moi un taxi. Il faut que je rentre. Je suis
désolée, si tu savais… je ne voulais pas gâcher une soirée si parfaite…
– Tu veux rire  ? D’une, tu n’as rien gâché  : la soirée a cessé d’être
parfaite au moment où cette bande d’idiots a commencé à se croire dans
Scarface. Je ne supporte pas la drogue, surtout prise par des cons : cela les
rend encore plus rébarbatifs.

C’est idiot mais je cesse enfin de pleurer, laisse même échapper un petit
rire tout en essuyant mon nez rougi et probablement un peu morveux.

– De deux, je ne sais pas ce qui s’est passé là-haut mais une chose est
sûre  : je ne te laisse pas rentrer et dormir seule dans cet état. Viens à la
townhouse. Je te ferai une tisane, on dira du mal des gens.
– Non, Jarden, je ne peux pas…
– Foreman, je ne veux rien entendre. Tu dors chez moi, un point, c’est
tout.
28.

Sur ses ailes d’ange

Lake

Parfois, on croit connaître les gens dans leurs moindres détails, leurs
moindres traits, et l’on découvre en les regardant dormir que c’est faux. Par
exemple, Jarden a deux visages. Celui de l’homme inflexible, sûr de lui,
protecteur. Et celui de l’enfant vulnérable dont on voudrait s’occuper. Une
face diurne, une autre nocturne. Une où ses yeux ombrageux prennent toute
la place, une autre où ils sont retranchés derrière des paupières aussi fragiles
que du papier de soie.

– Mademoiselle Foreman, grogne-t-il soudain dans son sommeil. Je rêve


ou vous me regardez dormir ?
– J’essaie de savoir si, comme le commun des mortels, Monsieur Robot
rêve.
– Je rêve, oui, rétorque-t-il, un sourire de connard aux lèvres sans ouvrir
les yeux. Je rêve qu’on me laisse dormir sans m’épier.
– Je note : « les robots sont visiblement capables d’humour », précisé-je
en prenant une voix de scientifique.

Puis je pousse un cri de surprise et de joie alors que, sans prévenir et


avec la souplesse d’un fauve, Jarden me saute dessus et me plaque dos au
matelas. Mais très vite, je ne ris plus : je croise mes jambes sur son dos et
ondule alors que je sens son sexe dur contre mon ventre. Et je soupire, et je
halète, quand nos bouches se trouvent et se dévorent.

– Mademoiselle Foreman, vous me faites transgresser toutes mes règles.


– Vous avez peur de quoi, Monsieur Robot ? Du bug ?
– Dans le cas présent, je crains plutôt une surchauffe de mes logiciels…
– Et quelle règle de la robotique puis-je bien briser, juste à vouloir te
faire du bien ? susurré-je sous lui en caressant sa peau si douce.
– Eh bien, déjà, me glisse-t-il en posant une rangée de baisers le long de
ma nuque, tu es la première femme que j’invite à dormir dans mon lit…
– Quoi ?

Je le repousse et me redresse sur le coude.

– Là, tu m’intrigues : dis-m’en plus !


– Il n’y a rien à dire, lance Jarden, étendu sur le dos. Ce lit est le mien.
Cette maison aussi. Pour le sexe, j’ai mon appartement.
– Ton « donjon ».
– C’est Zoey qui appelait cet endroit ainsi. J’ai toujours trouvé ça
ridicule.
– J’avoue, réponds-je en pouffant.

O.K., c’est moche, mais je ne suis pas mécontente qu’il dénigre Zoey.

Et qu’il parle d’elle au passé.

– Où est-ce que vous en êtes, d’ailleurs, vous deux  ? demandé-je d’un


ton volontairement indifférent.
– Regardez-la, essayer de se renseigner, mine de rien…

Jarden bascule à son tour sur le côté et laisse courir son doigt sur mon
épaule nue.

– Zoey et moi, c’est fini. Nous avions un contrat, elle l’a trahi en se
mêlant de mon histoire avec toi. La confidentialité de nos rapports était la
première des règles.
– Tu as beaucoup de règles.
– C’est vrai, répond-il en guise d’esquive.

Je ris.
– Ne joue pas les idiots. Ce que je veux dire, c’est : comment ça se fait ?
Toutes ces lois implicites, ces accords, ces consignes ?
– Disons que j’obéis à un… code.
– Un code ?
– Un ensemble de règles que je me suis fixées il y a longtemps. Pour être
sûr de ne pas perdre le contrôle.

Tu m’étonnes, Monsieur le Control Freak…

– Mais que voudrais-tu qu’il arrive si tu le perdais ?


– Je n’en sais rien, répond Jarden d’un air absent, méditatif. Je suppose
que je n’ai aucune envie de le découvrir. Et toi, alors  ? ajoute-t-il avec la
même gravité en plongeant dans mes yeux comme un faucon sur sa proie.
Qu’est-ce qui t’a fait perdre le contrôle hier ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je soupire. Je savais que je n’y échapperais pas. Hier, je me suis


endormie dans le taxi et nous n’avons pas pu parler de ma réaction extrême.
Mais vu la façon dont Jarden m’a récupérée, je lui dois une explication.

Même si après, je me demande ce qu’il restera de la fille joyeuse qu’il


voit en moi…

– J’avais un ami, expliqué-je. Mon meilleur ami d’enfance, le fils de nos


voisins. Plus qu’un ami, en fait – j’ai toujours eu le béguin pour lui. Il
s’appelait Tyler. On faisait tout ensemble  : camper dans le jardin, pêcher,
construire des pièges à lézards…

Jarden m’écoute, réellement attentif. J’ai cru percevoir hier que mon
enfance, tellement différente de la sienne, l’intéressait vraiment.

– On s’est éloignés au collège. Tyler était très beau, il avait des origines
Seneca comme moi, mais disons que sa puberté a été plus heureuse. Il était
très grand, costaud, sportif, avec des yeux noirs magnifiques et des cheveux
de jais.
– Tu ne devais pas être mal, non plus, lance Jarden, dont les yeux
sourient.
– Détrompe-toi  ! J’étais une vraie mocheté. Dents de traviole, acné,
cheveux gras  : toutes les plaies de la nature me sont tombées dessus. En
plus, j’avais un an d’avance et je suis de la fin de l’année, alors j’étais
toujours la gamine de service. Ce n’est pas la raison de mon éloignement
avec Tyler, mais disons que me sentir si mal dans ma peau m’a renfermée.
Il était toujours gentil avec moi mais j’y voyais de la pitié. Ses autres amis
populaires se moquaient de moi et même s’il prenait toujours ma défense,
c’était terrible. D’autant plus terrible que j’étais raide dingue de lui et que
ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Mais, par une sorte de
fierté mal placée, je l’évitais. Pardon, je me perds dans des détails inutiles…

Parce que je veux éviter le cœur du sujet. Je veux éviter cette nuit-là.

– L’été après la seconde, les choses ont changé pour moi. Je suis
devenue… eh bien, jolie, j’imagine. J’ai commencé à traîner avec les élèves
cool de Fairfax High. À faire des trucs d’ado normale  : expéditions
nocturnes, bains de minuit, beer pong, action ou vérité… Je préférais
toujours la solitude, pour être honnête. Dessiner, me balader dans la
campagne, lire les sœurs Brontë… Mais traîner avec ce groupe me
permettait de voir Tyler.

Ma voix s’étrangle sur son prénom. Une boule dans la gorge, étouffante
comme du coton, m’empêche de poursuivre pendant plusieurs secondes.
Jarden attend, patiemment.

– Tu te souviens de ton premier amour ? demandé-je finalement, la voix


tremblante. Quand on est ado… Les sentiments sont tellement exaltés ! On
pense en termes de « jamais », de « toujours », on croit mourir de bonheur
pour un regard et, la seconde d’après, c’est le drame pour rien…
– Lake, me demande Jarden avec gravité. Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-
ce que… Est-ce que Tyler t’a fait du mal ?

Il ponctue sa question en essuyant, de son pouce, une larme dont je


n’avais même pas conscience. Je comprends à son air inquiet et douloureux
ce qu’il s’imagine.
– Non, non, ce n’était pas comme ça, le détrompé-je immédiatement en
secouant la tête. Tyler… C’était vraiment quelqu’un de bien. Toujours est-
il, me ressaisis-je, que l’on avait pris l’habitude de traîner dans cette maison
en construction, dont le chantier avait été interrompu deux ans plus tôt. On
y allait avec des bouteilles d’alcool piquées à nos parents, nos iPod et des
enceintes portatives. On ne faisait rien à part traîner, explorer…

Ma gorge se resserre.

– Un soir, Tyler m’a appelée au deuxième étage. Je suis allée le


rejoindre, même si je savais que c’était dangereux. Le plancher était
vermoulu, il n’y avait pas de rambarde à l’escalier et sur le palier… Mais je
suis montée quand même, parce que j’étais amoureuse comme on l’est à
14  ans, et que j’aurais tout donné pour une minute en tête à tête avec lui.
Sur le moment, j’ai cru avoir pris la meilleure décision de ma vie parce que,
quand je suis arrivée, Tyler m’a attirée à lui et m’a embrassée. Mon premier
baiser, ajouté-je d’une voix tremblante. C’était si magnifique, tellement
inespéré  ! Au début, je n’osais pas fermer les yeux, de peur que Tyler ne
disparaisse. Finalement, je me suis laissé aller, comme lui, et quand nos
paupières se sont rouvertes, il a eu ce sourire – je n’oublierai jamais ce
sourire. Timide, inquiet, et pourtant heureux. Moi, j’étais muette de
béatitude. Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, s’est reculé de
seulement un pas… Je ne sais pas ce qui s’est passé, éclaté-je soudain en
larmes en me redressant dans le lit, en étant prostrée, en collant mes poings
fermés contre mes yeux jusqu’à en avoir mal. Le sol a dû craquer sous ses
pieds, et je n’ai pas eu le réflexe de le rattraper… Il aurait pu s’en tirer  !
m’écrié-je rageusement. Des gens survivent à des chutes bien plus
importantes ! Je ne sais pas pourquoi sa tête a heurté le sol en premier, je ne
sais pas pourquoi sa colonne s’est brisée, je ne sais pas pourquoi je n’ai
même pas essayé de le retenir…

Jarden s’est lui aussi redressé et, au milieu de ma litanie de « je ne sais
pas », me prend dans ses bras. Non, il ne me prend pas dans ses bras : il me
serre. Fort. Pour me rappeler que je suis ici, avec lui, dans cette chambre, et
non à Fairfax il y a plus de six ans, penchée au-dessus du vide, en train de
regarder le corps de mon ami d’enfance, mon tout premier amour,
désarticulé à mes pieds, gisant dans son propre sang.

– Chut… me berce le seul homme à avoir réussi à me faire parler de cet


accident. Ce n’est pas ta faute, Lake. Ce n’est pas ta faute. Ce sont
simplement des choses qui arrivent…
– Mais pourquoi  ? me révolté-je malgré sa douceur, comme une enfant
furieuse. Pourquoi ?

Je sais bien que c’est ridicule. Je n’ai pas la réponse, et Jarden non plus.
Peut-être qu’il y a dans l’univers une force supérieure qui a créé tout ça, le
monde et ses beautés, le monde et ses tragédies, qui a créé le hasard et le
chaos… Mais même si une telle force existe, je doute qu’elle en sache plus
de ces deux corps pratiquement nus et enlacés dans ce lit d’une maison de
Manhattan. Alors je laisse de côté la colère et la révolte et prends ce que le
hasard et le chaos m’ont donné pour l’heure  : les bras de Jarden pour me
tenir. Son épaule pour pleurer. Mes larmes intarissables sur son tatouage en
forme d’ailes alors qu’il me berce et m’assure d’une voix douce qu’il
comprend.

– Je sais ce que c’est que de perdre quelqu’un, Lake. Ton


incompréhension, ta culpabilité, je les ai vécues. Je ne vais pas faire comme
tous ces gens qui te répètent qu’il faut se pardonner, aller de l’avant… Je
veux juste que tu saches que je comprends vraiment ce que tu ressens.

Je me redresse en séchant mes larmes.

– Tu l’as… Tu l’as vécu, toi aussi ? demandé-je timidement.


– Mon meilleur ami, confirme-t-il en hochant la tête. Celui dont je te
parlais hier et qui m’a aidé.

Je comprends alors le malentendu.

– Je pensais que tu parlais de Mason, avoué-je dans un souffle.


– Non, il ne s’agissait pas de Mal mais de quelqu’un d’autre. Plus qu’un
meilleur ami, en réalité : un mentor. Il s’appelait Cole.
Son débit est lent. Sa voix, douloureuse.

– Il est mort il y a quatre ans, finit-il par lâcher. On ne se voyait déjà plus
à l’époque, on a eu… des désaccords quand j’ai lancé ma boîte. Je crois que
mes choix de vie l’ont déçu. Qu’il aurait préféré que je mette mon talent
pour l’ingénierie au service d’autres causes, plus nobles.

J’ai un mouvement de recul, choquée, et fais face à Jarden. Le Jarden qui


n’est pas un sphinx. Le Jarden cabossé.

– Un peu plus nobles ? Mais… Qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus noble
que nettoyer les océans ? Dépolluer l’espace ? Travailler à rendre meilleure
la société dans laquelle on vit ?
– Cole était… compliqué, commence à m’expliquer Jarden. Notre amitié
était compliquée. C’était un utopiste. Un anarchiste. Il ne voulait pas
changer le monde tel qu’il est  : il ambitionnait de façonner un nouveau
monde. Le monde tel qu’il faudrait qu’il soit. Et pendant longtemps, j’ai
partagé cette ambition, m’avoue-t-il.
– Qu’est-ce que ça veut dire, « le monde tel qu’il faudrait qu’il soit » ? Je
ne comprends pas.
– Un monde juste. Sans qu’une petite partie de la planète exploite le reste
de l’humanité. Sans que des gens souffrent au profit d’une poignée de
privilégiés. Sans que les ressources soient systématiquement pillées et des
individus, des nations entières étranglées par les dettes ou maintenues dans
des situations d’esclavage plus ou moins conscientes et volontaires… Je ne
sais pas, je ne saurais plus te dire. C’étaient mes idées à l’époque, mais j’ai
changé. J’ai compris, avec le temps, que je ne suis pas Dieu. Que je ne peux
pas sauver l’humanité entière : juste contribuer à améliorer les choses dans
la mesure de mes capacités. Mais ce changement de perspective a fait qu’on
s’est perdus de vue, Cole et moi.

Un bref silence s’installe, où je réfléchis à tout ce que Jarden vient de


m’expliquer, sur lui, sur l’homme qu’il a été.

– Comment est-ce qu’il est mort ? demandé-je finalement avec douceur.


Cole ?
– Personne ne le sait vraiment, me répond Jarden en haussant les épaules.
Probablement assassiné par les services secrets. Plus probablement encore
par certains puissants qu’il s’est mis à dos.

Je me fige et le regarde, ébahie. Assassinat ? Services secrets ? Comme


dans Homeland ? Jarden me parle d’un univers qui, pour moi, appartient au
domaine de la fiction !

– Mais pourquoi ? Pourquoi aurait-on voulu l’assassiner ?


– Je te l’ai dit, soupire Jarden en se passant la main sur le visage. C’était
un anarchiste. Il faisait partie d’une organisation politique, un groupe
militant considéré par les États-Unis comme terroriste…
– Et tu as été ami avec ce type-là ? demandé-je incrédule.

Terroriste, ce n’est pas exactement une fonction que j’accepterais qu’un


de mes amis occupe…

– Un temps seulement. Quand ses idées et ses pratiques étaient…


acceptables.

En disant cela, sans même s’en rendre compte, Jarden porte la main au
tatouage sur son pectoral. Là où s’étalent les mêmes lettres que sur les
phalanges de Mason : « EWMN ». Jarden frotte l’inscription du revers de
son pouce, deux fois, comme s’il espérait l’effacer. C’est un geste tout à fait
inconscient, j’en suis persuadée, mais soudain une question s’impose à
moi : est-ce que ce tatouage a à voir avec l’organisation en question ? Celle
de ce fameux Cole ?

Est-ce que Jarden… ?

Mais avant que je n’aie eu le temps d’ouvrir la bouche pour formuler la


moindre interrogation, une voix féminine retentit dans les escaliers de la
townhouse.

– Jarden ? Jarden, tu es là ? Ohé, Jaaaaarden ?


– Merde, grommelle ce dernier, c’est ma sœur. Putain, mais qu’est-ce
qu’elle fout là ?
À toute allure, mon épais mystère aux ailes d’ange sort du lit et se
rhabille puis se précipite hors de sa chambre, juste à temps pour barrer le
passage à Izzie.

– Isobel Katharina Pearson, on peut savoir ce que tu fais ici, et pas dans
le Vermont alors que la rentrée des classes est dans exactement vingt
heures, trente-deux minutes et quarante-sept secondes ?
– Eh là, mollo sur les chiffres, Rainman… J’ai passé une nuit
abominable dans la limousine des parents de Grace, sur des routes
verglacées, et je n’ai rien d’autre que du café instantané dans le sang.

Je comprends, au reste de leur conversation, qu’Izzie s’est retrouvée


coincée à Boston par une tempête de neige au moment de prendre sa
correspondance pour le Vermont. Et, tout en les écoutant, je ressasse la
conversation que nous venons d’avoir avec Jarden. Les mille questions qu’il
me reste. Dont celle de l’éventuelle implication de Jarden dans les activités
« politiques » de son ami. Ou celle de la signification du sigle EWMN.

– Heureusement, Grace était sur le même vol que moi, poursuit Izzie.
Elle a prévenu ses parents, et leur chauffeur est venu nous chercher en
voiture. On est arrivés à New York en milieu de nuit, alors j’ai préféré
dormir chez elle.
– Et tu n’as pas pensé à m’appeler  ? demande son grand frère outré.
Putain, Izzie, tu sais bien que quoi qu’il arrive…
– Je savais que tu avais un rancard, le coupe la jeune fille. Pas la peine de
nier, Mason t’a balancé. Je ne voulais surtout pas interrompre cet
événement  ! Une tempête de neige sur la côte est en hiver, c’est d’un
banal… Alors que mon frère qui s’intéresse à une nana qui a plus de trois
mots de vocabulaire et qui connaît probablement toutes ses tables de
multiplication…

Je connais bien peu de choses sur l’énigme Jarden mais, s’il y a bien un
truc dont je suis certaine, c’est qu’il n’a aucune envie que j’entende sa
sœur parler de cela. De nous.
Je décide donc de me rhabiller, moi aussi à la va-vite et de me montrer.
Enfin… en laissant tomber les bas. Et en nouant une des chemises de Jarden
par-dessus la robe prêtée par Dylan hier après-midi en catastrophe.

Ç’a du bon, une copine fashion victim qui fait la même taille que vous.

– Qui s’intéresse à qui ? interviens-je en me présentant à la porte.


– Toi, esquive Jarden, apparemment ravi que je les interrompe. Tu
t’intéresserais visiblement aux maths. Tu m’avais caché ça.
– Salut, Izzie, dis-je timidement en faisant un coucou gêné au bulldozer à
frisettes.
– Ah, euh, salut, Lake, me répond-elle aussi à l’aise que moi. Pardon, je
ne savais pas que tu étais là… Mais bon, ajoute-t-elle avec entrain,
puisqu’on est ici et que je compte tirer Mason du lit, on pourrait bruncher
tous les quatre ?
– Tu n’as pas un endroit où tu devrais te rendre, Izzie ? la contrecarre son
frère. Par exemple : le Vermont ?
– Tu as raison  : fais donc affréter le jet, le rembarre-t-elle. Pendant ce
temps, Lake et moi, on s’occupe des mimosas5. Lake, je veux tout savoir de
la soirée d’hier…

Isobel Katharina Pearson… Par où commencer ?

– Il n’y a pas grand-chose à raconter. Dîner plus ciné, dans la plus pure
tradition du premier rendez-vous, lancé-je en m’engageant dans les
escaliers.

Sachant que je n’ai pas besoin de me retourner pour sentir le


soulagement de Jarden. Sachant que c’est ce dont il a besoin  : que je
protège notre intimité, quitte à mentir à ses proches. Oui, il n’y a eu aucun
pacte entre nous, aucun contrat… Mais mon silence lui est acquis, et je
garderai ses secrets quoi qu’il en coûte. Parce qu’il a été là pour moi, non
pas une fois mais deux. Parce qu’il m’a ramassée à la petite cuillère. Parce
qu’il s’est ouvert à moi, et que je me doute que ce n’est pas quelque chose
qu’il fait facilement. Parce qu’il a lui aussi perdu quelqu’un.
Parce que, même sans raison, je l’aurais fait.

Parce que c’est comme cela. Et chaque seconde qui passe, un peu plus
encore.

5 Cocktail très populaire aux États-Unis à l’heure du brunch, mélangeant


champagne et jus d’orange.
29.

Chaque seconde qui passe

Lake

– Je sais, je sais, je suis en retard…


– Et ton chapeau de cow-girl est de traviole, me taquine Ashley en
finissant de se changer dans les vestiaires d’El Bandito.
– Je suis désolée, cette semaine a été complètement dingue…

Je lâche mes tote bags remplis de carnets de croquis et de matériel de


peinture. Je vire la tenue chic dans laquelle j’ai passé mon après-midi pour
enfiler mon uniforme du far west version Las Vegas.

– Tu as l’air radieuse, note Ashley. Cet œil qui brille, c’est bon pour les
pourboires. C’est ce mystérieux garçon dont tu m’as parlé qui te met dans
cet état ?
– Non, il est encore en Californie. Je ne l’ai pas vu depuis ce fameux
premier rancard.
– Alors, tu t’es trouvé un amant ?
– Mieux que ça, déclaré-je d’un air mystérieux avant de lui lâcher la
raison de ma bonne humeur à l’oreille.

Un job. Un vrai boulot qui n’implique pas de sentir la sauce salsa.

Ashley pousse un cri de joie et se jette à mon cou. C’est l’une des plus
anciennes serveuses de chez El Bandito. Bientôt sept ans de bons et loyaux
services, afin d’élever ses deux enfants, de payer son loyer ainsi que le
détective privé censé mettre la main sur son ex-mari et les pensions
alimentaires impayées.
– Raconte !

Alors que l’on dresse les tables, je lui détaille mon entretien chez Maisel
& Goldberg, la prestigieuse galerie qui m’a contactée lundi. Ils cherchent
une hôtesse pour treize heures hebdomadaires, avec un salaire de dix-sept
dollars de l’heure. C’est Samuel Werner, le galeriste de Jarden, qui a
suggéré mon nom.

Jarden.

Comment mon univers peut-il, en moins de cinq mois, s’être resserré à


ce point autour d’un simple prénom  ? Jarden est parti lundi matin dans la
Silicon Valley, emportant l’odeur de son corps, le velouté de sa peau, la
force de ses bras et les réponses à toutes les questions que je n’ai pas pu
poser.

Et ces questions se sont multipliées.

Elles se sont multipliées quand, dimanche soir, j’ai tapé « EWMN » dans
mon navigateur de recherche. Au début, je n’ai rien trouvé de probant.
Eshkol-Wachman Movement Notation, un des critères de diagnostic du
syndrome d’Asperger dans le DSM-IV. European Water Management
News, une association environnementale européenne. Rien en ajoutant
« organisation politique », « Jarden Pearson » ou « Mason Ward » dans les
critères de recherche. Mais quand j’ai ajouté la mention « terrorisme  », je
suis tombée sur l’E.W.M.N. Army, un groupuscule actif durant quatre
années. E.W.M.N. Army est mentionnée dans deux articles  : un sur un
scandale sanitaire dans le Colorado – une usine déversait ses déchets dans
une rivière d’eau potable. Un autre sur une affaire pharmaceutique : un labo
a commercialisé pendant plus de vingt ans un médicament malgré les
risques d’A.V.C. qu’il représentait et dont le fabricant était parfaitement au
courant. Le point commun entre ces deux affaires  ? Elles impliquent des
groupes industriels importants et elles ont été révélées par une source
anonyme, documents de preuve à l’appui  : l’E.W.M.N. Army. Aucune
mention de terrorisme dans ces articles, et aucune mention d’actes
répréhensibles de la part du groupuscule à part l’usage du hacking contre
des corporations criminelles. Pourtant, c’est ce que je découvre de plus
probant quant à la signification de ces quatre lettres par rapport à ce que
Jarden m’a rapporté. Cela semble surréaliste. Oui, j’ai bien compris que
Jarden et Mason étaient des sortes de génies de l’informatique mais, en
dehors de cela, rien ne permet de les relier à ce groupe.

Est-ce que j’oserai interroger Jarden à son retour ?

Il m’a déjà écrit qu’il voulait me voir ce week-end, et peut-être que je


suis complètement idiote ou désespérée, mais je me suis assurée de ne rien
prévoir de demain soir à dimanche, afin d’être totalement disponible. En
attendant de le revoir, je travaille comme une forcenée. Dans mon atelier, au
resto, pour Callaghan Catering. Et j’observe d’un regard inquisiteur Mason,
« Mal » comme l’appelle Jarden, qui sort tous les matins en catimini de la
chambre de ma colocataire après l’avoir fait rugir férocement toute la nuit –
c’est du moins l’impression que j’ai malgré le casque de chantier qu’ils ont
eu la délicatesse de m’offrir. J’observe son tatouage à la main et ces quatre
lettres qui m’obsèdent depuis dimanche : « EWMN ».

À une heure moins le quart, je récolte mes soixante-sept dollars de


pourboire. J’efface sans le lire le texto de Scott, dont le nouveau mantra,
depuis sa rencontre musclée avec Jarden le week-end dernier, est qu’il va
porter plainte contre « mon mec » et moi. Mon bus pour Astoria arrive en
seulement deux minutes, et l’unique poivrot à l’intérieur semble dormir du
sommeil du juste. J’imagine que c’est ma façon à moi d’avoir de la
chance… Pourtant, je suis heureuse.

Ma relation avec Jarden me rend heureuse.

Malgré les questions sans réponses, j’ai l’impression de commencer à le


connaître. Qu’il me fait une place dans sa vie – la preuve  : il m’a laissée
dormir avec lui, dans son lit, ce qu’aucune autre n’avait fait avant. Et à son
retour, il veut me voir. Cela veut dire quelque chose, non ?

Oui. Cela veut dire quelque chose.


Je le sais. Je le sens. En souriant comme une idiote, je trace ses initiales
dans la buée de la vitre.

Demain. Il sera à New York demain.

Avec un peu de chance, il ne me reste plus qu’une nuit avant de retrouver


ses bras.
30.

La neige et la nuit

Lake

– Vraiment, tu ne pouvais rien trouver de plus voyant pour passer me


prendre à la fin des cours ? lancé-je à Jarden en sortant de Steinhardt à la fin
de mon workshop.
– Quitte à faire jaser, autant le faire vraiment, répond Jarden, amusé,
dans sa tenue casual alors que j’approche de lui.

Je n’avais aucune idée qu’il passerait me prendre ici à dix-sept heures


trente. Ni qu’il le ferait dans une Lincoln noire de huit mètres de long.
Alors qu’il m’enlace, je sens sur nous les regards curieux. Rieko et Fiona,
qui ont eu vent de mon scandale samedi dernier à la soirée et qui se sont fait
un sang d’encre pour moi. Dylan, qui se languissait de savoir qui était le bel
inconnu pour qui je lui ai emprunté une robe de marque après avoir pleuré
tout au long du mois de décembre. Mais ce qui rend la scène remarquable
n’est pas tant la limousine devant laquelle vient de se poster une fille en
manteau de laine, grosse écharpe tricotée, blue-jean et baskets, munie d’un
encombrant carton à dessins. C’est l’homme qui l’attendait, adossé à la
voiture, bras croisé, à la fois sauvage et sexy. Dans son blouson d’aviateur,
des Wayfarer sur le nez, ses cheveux blonds en bataille, Jarden est l’image
même de la virilité. J’aime le contraste entre l’homme d’affaires et l’homme
au repos. Dont les vêtements, qu’ils soient rock and roll ou corporate,
recouvrent un corps tatoué, marqué, incroyablement puissant et
indéniablement à tomber. Et quand il me renverse pour me donner un baiser
de cinéma, je me dis que, décidément, un peu de frime a du bon.
– Où est-ce que tu vas, Fairfax ? me crie Dylan de l’autre côté du trottoir,
les mains en porte-voix.

Je me tourne vers elle et hausse les épaules, ignorant sincèrement la


réponse à cette question, avant de lui lancer à mon tour, à tue-tête :

– Si tu ne me vois pas lundi matin dans mon atelier… surtout, n’envoie


personne me chercher !

La sculpturale blonde rit aux éclats alors que Jarden décrète que cela
suffit, me soulève comme un paquet et me pose sur la banquette arrière de
la limousine.

– Champagne ? m’offre-t-il. San Pellegrino ? Coca Zéro ?


– Tu ne vas vraiment pas me dire où on va ? demandé-je, étonnée.
– À l’aéroport de Newark, dans un premier temps. Puis dans le Colorado.
– Le Colorado ?
– Il y a actuellement trente centimètres de neige à Aspen. J’ai demandé
au gardien d’ouvrir mon chalet. La femme de ménage est passée, on a du
bois pour la cheminée et les fruits de mer ont été commandés. On atterrit à
vingt heures, heure locale.
– Mais… Jarden… protesté-je en riant nerveusement. Je ne peux pas
partir comme ça ! J’ai… le ménage à faire avec Gigi demain ! Et puis il me
faut des affaires de toilette, des vêtements !
– Alors tu vois, le côté pratique dans le fait que nos deux colocataires
baisent ensemble, c’est qu’on peut leur demander de l’aide dans ce genre de
cas. D’une, c’est Mason qui sera de corvée de salle de bains ce week-end.
C’est une bonne chose, ça le prépare à retourner à la vie domestique un jour
et à quitter ma maison. De deux, tu as tout ce qu’il te faut à l’arrière, un sac
que Gigi t’a préparé, plus deux ou trois babioles que j’ai ajoutées  : pulls
chauds, polaire, pantalon de ski, anorak, raquettes…
– Tu es vraiment sérieux ? demandé-je avec des yeux ronds.

Il l’est. Il l’est tout à fait. Et à vingt heures quarante-deux, je mets les


pieds dans son luxueux chalet en écarquillant les yeux. Même dans les
magazines d’architecture de mon père que je dévorais ado, je n’avais jamais
rien vu d’aussi beau  ! La pièce principale, toute en bois et en pierres
apparentes, est dotée d’une façade entièrement vitrée qui permet d’admirer
la neige à perte de vue. Les sapins, les sommets montagneux… Pour la
Californienne que je suis, il n’y a rien de plus exotique que la neige. De
plus magique.

– Va te détendre dans le Jacuzzi, me propose Jarden. J’arrive. J’allume


juste un feu de cheminée.

Pincez-moi, c’est trop beau pour être vrai.

Pourtant, après un verre de vin pris à deux dans le Jacuzzi puis un dîner
de fruits de mer face à la vue imprenable, alors que Jarden sirote un cognac
pendant que nous sommes assis devant le feu de cheminée, je me dis que ce
n’est pas un rêve  : c’est simplement la vie de Jarden – c’est-à-dire la
mienne, durant le temps où il voudra bien la partager. Toute la soirée, nous
nous sommes raconté notre semaine. Ses projets, les miens. La Silicon
Valley. La galerie Maisel & Goldberg. Comme si échanger des nouvelles,
notre quotidien, était la chose la plus naturelle au monde. Au point que
toutes les interrogations qui m’ont taraudée la semaine me semblent à
présent accessoires. Je ne veux pas me plonger dans le passé, le sien ou le
mien : pas ce soir. Qu’est-ce que cela peut faire, s’il a fait tomber il y a huit
ou dix ans des sales types, des criminels en col blanc  ? S’il refuse
aujourd’hui d’en parler ? Je veux juste profiter du feu qui crépite, du disque
de Nina Simone que nous écoutons, de sa présence. De cette paix.

– Je suis heureux que tu sois là, lâche soudain Jarden.

Toutefois, il me semble détecter pour la première fois de la soirée


quelque chose de préoccupé dans son ton.

– Au jeu de celui qui est le plus heureux, je crois que je gagne haut la
main, monsieur Pearson.
– Lake, commence-t-il en se redressant, l’air mal à l’aise. Lake, il faut
qu’on parle.
Mon cœur rate un battement. Je sais que ce genre d’introduction est
rarement bon signe. Je me redresse à mon tour et toise Jarden, anxieuse. Il
prend ma main dans la sienne avec une douceur, une tendresse que jamais je
n’aurais pu imaginer il y a dix jours à peine. Pourtant, j’ai peur de ce qui va
suivre. J’ai peur parce que c’est Jarden. Qu’il va vite, plus vite que moi.
Qu’il a déjà eu mille vies et qu’il va encore en vivre mille autres. Qu’il a eu
mille femmes. Mille idées. J’ai peur parce que je sais que, un jour, il va se
lasser. S’ennuyer de moi, de ma banalité, de ma lenteur.

J’ai peur parce que c’est le genre d’homme qui peut sortir de ma vie
comme il y est entré : en un claquement de doigts.

– Comme tu le sais, je n’ai pas vraiment l’habitude de… tout ça,


commence-t-il à m’expliquer. De toi, de nous, des relations comme ça. J’ai
beaucoup réfléchi cette semaine et je crois que j’ai besoin…

Il fronce les sourcils, hésite un instant. Il a l’air perdu, comme un gamin.


Mais c’est un homme, et son implacable beauté jusque dans ce moment de
doute me serre le ventre et le cœur.

– J’ai besoin qu’on clarifie la nature de ce qui nous lie.

Il se lève, d’un mouvement souple et racé, et traverse la pièce pour


chercher, dans un des sacs posés devant la porte d’entrée, une fine chemise.
Un porte-documents frappé de ses initiales en lettres dorées, J.M.P.

Ce sigle… Comment ne pas penser au collier de Zoey ?

Il revient, me la tend. Je m’en empare à contrecœur et l’ouvre.

– Je n’ai pas seulement dégagé Zoey de ma vie parce qu’elle a rompu


son engagement, m’explique-t-il en se rasseyant face à moi. Je l’ai dégagée
parce que je ne voulais plus personne, Lake. Plus personne d’autre que toi.
Jamais je n’aurais imaginé que c’était possible. Mais tu es là, je suis là, et je
crois qu’il se passe un truc entre nous. Seulement voilà  : je ne suis pas
différent de l’homme que tu as rencontré en septembre. Je suis toujours…
moi.
Tout en l’écoutant, je sors de la pochette le document et commence à
l’examiner. À comprendre.

Contrat de soumission

Déclaration préliminaire

Il est entendu entre les parties que ce contrat a une valeur morale. Il n’a
aucune valeur légale au sens strict de la loi.

La Soumise Lake Foreman accepte également que, sitôt ce contrat signé,


son corps devienne la propriété du Maître, Jarden Pearson, qui pourra en
faire ce que bon lui semble, à l’intérieur des limites définies par le présent
contrat.

La Soumise Lake Foreman accepte de tenter de plaire à son Maître au


meilleur de ses habiletés. En cela, elle existe essentiellement pour le plaisir
du Maître.

Je manque de m’étouffer à la lecture de ce point et, médusée, poursuis


ma lecture.

1. Clauses communes

a. Ce contrat prend effet à la date de la signature des deux parties.

b. Il lie la soumise Lake Foreman à son Maître, Jarden Pearson, sous


réserve des conditions d’annulation énoncées à la section « clauses de
dissolution » du présent contrat.

c. Le contrat ne peut être modifié que par l’accord des deux parties.

Droits et obligations du Maître

1.1 Le Maître s’engage à tenir compte dans ses exigences des obligations
familiales et professionnelles de la Soumise.

1.2. Le Maître dispose de tous les pouvoirs sur sa Soumise au plan physique
et sexuel. Cela inclut toutes formes de pratiques, sexuelles ou non,
d’humiliations et de punitions qu’il jugera appropriées, y compris
virtuellement.

1.3. Le Maître se doit de respecter les limites physiques de la Soumise


lorsqu’il l’initie à de nouvelles pratiques.

1.4. Le Maître se doit de se tenir informé de l’état physique et


psychologique de la Soumise et d’en tenir compte lors de ses pratiques.

1.5. Le Maître a le droit de prêter sa Soumise à qui il le désire sans avoir à


se justifier.
C’en est trop. Je lâche le document, effarée.

– C’est donc ça que tu veux ? lâché-je d’une voix blême. Tu veux… me


prêter à d’autres hommes  ? Que je n’existe essentiellement que pour te
plaire ?
– Je veux te posséder, Lake, déclare Jarden d’un ton presque clinique. Je
veux posséder tout ce que tu es, de ton corps à ton âme. Je pensais avoir
toujours été clair sur ce point.
– Mais avoir mon âme, Jarden, avoir l’âme de quiconque, ça ne se décide
pas dans un foutu contrat  ! explosé-je. Et puis, où je suis, hein, moi, là-
dedans ? Comment tu veux me posséder en annulant tout ce que je suis ?
– T’annuler  ? C’est ça que tu crois que j’exige  ? Quand il s’agit de
toujours prendre en compte ton état physique ou psychologique ? De ne pas
empiéter sur tes obligations professionnelles et familiales ? Quand je veux
qu’on établisse un safeword, « ton » safeword, auquel je devrai toujours me
plier ?
– Tu veux me contrôler… soufflé-je, ulcérée.
– Tu ne comprends toujours pas ! s’emporte à son tour Jarden.

Son brusque éclat de voix me rend muette de stupeur. Je le regarde,


choquée, alors que sa main tremble imperceptiblement. Je crois, au début,
que c’est de rage mais comprends rapidement que non : c’est autre chose.
Une tempête, dans sa tête. Une noirceur. Un désarroi.

– C’est moi que je veux contrôler, Lake  ! Toutes ces limites sont pour
moi. Ce cadre : pour moi. Et il vise à te protéger, toi ! Si tu as besoin qu’on
change les clauses, qu’on les réajuste à ton désir, je le ferai sans hésiter  :
c’est même tout le but de ce week-end… Mais on ne peut plus rester dans
ce flou !
– Je n’ai pas besoin d’être protégée de toi, Jarden, réponds-je en secouant
la tête.

Je sens que ma voix vacille un peu. Que les larmes ne sont pas loin.

– Si tu crois ça, c’est que tu es idiote, répond-il sèchement en se levant.


Jamais je n’aurais pensé que tu puisses être aussi stupide.
Il crache ce dernier mot et me tourne le dos, va fumer face à la baie
vitrée en regardant le paysage. Son avant-bras posé à l’horizontale sur la
vitre, son front en appui dessus. Et moi, je ne dis rien. Je sens mes joues en
feu. Ce qu’il vient de dire, c’était une gifle. La plus cuisante des gifles.

– Pourquoi je dois être protégée de toi, hein  ? contre-attaqué-je


finalement en trouvant la force de me lever à mon tour. À cause de
l’E.W.M.N. Army ?

Il se retourne d’un mouvement vif. Son regard étincelle de rage.

– Qui t’a parlé de ça, hein ? Qui ?


– Personne ne m’en a parlé, Jarden, mais je ne suis pas aussi idiote que
tu veux bien le croire ! lancé-je furibarde, les poings serrés et pourtant des
larmes aux yeux. Je sais bien ce que ton tatouage signifie, je sais que Mason
l’a aussi, et je sais ce que vous avez fait…

Je m’interromps alors qu’il fonce sur moi, me prend par les épaules, me
secoue en criant.

– Tu ne sais rien de l’E.W.M.N. Army, O.K.  ? Tu ne sais rien et tu ne


dois surtout jamais en parler à personne !
– Jarden, tu me fais peur, dis-je en commençant à sangloter.
– À personne !
– Jamais je ne ferais ça  ! crié-je à mon tour en pleurant maintenant à
chaudes larmes. Jamais je ne te trahirais, jamais je ne ferais quoi que ce soit
qui te nuirait !
– Tu ne comprends décidément rien, hein ? ricane-t-il d’un air mauvais
en me relâchant, en reculant d’un pas. Je n’ai pas peur pour moi, Lake.
Rien, absolument rien ne me lie aujourd’hui à l’E.W.M.N. Army et quand
bien même, je suis trop puissant, bien trop célèbre, pour que quiconque,
n’importe quel gouvernement, n’importe quelle agence de renseignement,
puisse s’attaquer à moi sans risquer d’être découvert  ! Mais ils ont abattu
Cole, ont fait disparaître son corps. Une autre membre du groupe est
enfermée dans une prison de haute sécurité, en isolement depuis quatre ans,
et elle n’en sortira jamais. Si quiconque te lie à ça, c’est toi qui seras en
danger ! Lake, putain… lâche-t-il désespéré en reprenant son souffle, en se
radoucissant. Je suis fracassé. Je suis tordu, complètement ravagé de
l’intérieur, je ne comprends rien à rien aux sentiments, aux relations, et
j’ignore comment faire ce qu’on est en train de faire, toi et moi… Mais je
tiens à toi, bordel. Je tiens à toi comme je ne pensais pas tenir à une femme
dans ma vie. S’il t’arrivait quelque chose…

Je ne sais pas comment répondre à cela. Je ne sais pas comment réagir à


sa brusque explosion de violence ni à son mécontentement, et je sais encore
moins réagir à ce soudain aveu. À son intensité – l’intensité de Jarden, en
entier, là, dans quelques mots de rien mais qui changent tout.

«  Je tiens à toi comme je ne pensais pas tenir à une femme dans ma


vie. »

Alors je me rends. Je rends les armes. Je décide de faire ce que je n’ai


jamais fait. De lâcher prise. De faire un acte de foi. Je retourne près de la
cheminée, ramasse un stylo au passage sur la table basse, prends ce foutu
contrat, m’agenouille sur la peau de bête et signe. Je l’aurais fait avec mon
sang, s’il me l’avait demandé. Jarden me regarde, désemparé.

– Tu ne l’as même pas lu, proteste-t-il en secouant la tête.


– Qu’est-ce que ça change ?
– Tout ! Jamais je ne pourrai accepter que tu me dises « oui » les yeux
fermés, tu comprends ? Que tu le signes ou pas, ce contrat est caduc à mes
yeux à partir du moment où tu n’y consens pas pleinement, en toute
connaissance de cause !
– Je n’ai pas besoin de lire un bout de papier pour t’appartenir, rétorqué-
je. Je n’ai pas besoin de le lire pour savoir que j’ai confiance en toi. Que tu
ne me feras pas de mal. Je suis à toi, Jarden. Et mon safeword est « rouge ».
Ça existe, c’est là, c’est entre toi et moi, avec ou sans contrat !

Ça y est, je me suis mise à nu, j’ai tout donné, je me suis donnée, moi, et
ne sais pas du tout à quoi m’attendre de sa part. Mais en une fraction de
seconde, il traverse la pièce, m’enlace, m’embrasse avec toute la fougue
d’un premier baiser. Le premier baiser que je n’ai jamais eu, le premier
baiser qui a été anéanti par la mort de Tyler, ce premier baiser qui vous
change, qui change une vie. Je le reçois là, ce soir, de cet homme que j’ai
pourtant déjà embrassé. Parce qu’il n’y a jamais rien eu avant, jamais : seul
cet instant compte. J’ai le cœur retourné, les genoux qui tremblent, peur de
l’inconnu, et je vibre. Je vis. Si fort. Avec lui.

– Au diable, le contrat, halète-t-il contre ma bouche. Au diable, l’univers


entier, Lake Foreman. Tu me plais tellement… Tu n’as pas idée d’à quel
point tu me plais.

Sans défaire notre étreinte, nos pieds bougent, esquissent une danse
maladroite qui nous fait contourner la table basse, le canapé, et nous mène
jusqu’à la chambre. Son talon pousse la porte, ma hanche la bouscule, nos
corps enlacés l’enfoncent, nous tourbillonnons à l’intérieur de la pièce.
Jarden me pousse sur le lit, je tombe doucement sur le matelas accueillant.
Puis il grimpe sur moi, avec sa souplesse fauve, et son corps d’athlète me
surplombe.

– « Au diable, le contrat » : ça signifie que vous n’allez pas me dominer,


monsieur ? dis-je pour le provoquer, pour aiguiser son désir.

Pour lui donner ce qu’il veut, et que j’ai appris moi aussi à vouloir plus
que tout dans ses bras.

– Parce que c’est ce dont j’ai envie, ajouté-je en l’attirant à moi. Que
vous me dominiez.
– On va utiliser ton safeword, réplique-t-il de voix rauque et virile.
Comme on l’a fait jusqu’à présent.

Il prend ma bouche, mord ma lèvre inférieure – juste un peu trop fort.


Juste ce qu’il faut pour que ce soit réellement excitant. Puis il se redresse,
recule d’un pas. Il fait passer son pull et son tee-shirt, d’un seul tenant, par-
dessus sa tête. Se présente à moi dans toute sa brutalité. Sa masse. Ses
muscles. Les bleus qui se sont effacés, ceux qui sont apparus entre-temps et
qui sont pour moi autant de points d’interrogation. Les cicatrices et le
tatouage qui, eux, n’ont pas bougé. Qui appartiennent sans doute à la même
histoire, une histoire dont je ne sais rien mais qui a désormais un nom,
E.W.M.N. Army.

– Déshabille-toi, m’ordonne-t-il d’une voix autoritaire. Montre-toi.

Je me redresse, m’assieds au bord du lit, enlève moi aussi tee-shirt et pull


d’un seul tenant. Dessous, parce que je savais que j’allais le voir ce soir, j’ai
mis de la lingerie neuve. De la lingerie compliquée, choisie en milieu de
semaine avec Gigi dans une de ses boutiques de pin-up. Un court corset
noir, agrafé sur le devant par des attaches violettes, qui fait pigeonner ma
poitrine. Un string en dentelle assorti, qui ne laisse pas beaucoup de place à
l’imagination. Jarden examine d’abord le corset, avec un demi-sourire
étonné et satisfait. Puis je me lève, vire mes baskets, déboutonne mon jean
et m’en débarrasse avec mes chaussettes, et c’est maintenant le string qu’il
examine avec le même contentement.

– Tu t’es habillée pour me plaire, constate-t-il.


– Oui, monsieur, réponds-je en soutenant son regard.

Il avance d’un pas vers moi. Son aura m’enveloppe. Je devine déjà la
chaleur de sa peau.

– Tu t’es habillée comme ça pour m’exciter. Pour que j’aie envie de te


baiser.

En disant cela, il s’empare de mon string et le tire vers le haut. Le sous-


vêtement cisaille brusquement mon sexe et je halète – de surprise, de
douleur. De plaisir aussi. Plaisir de son geste, de ses mots crus.

– Ça fonctionne, poursuit-il avec un sourire satisfait.

Il tire plus fort, me fait plus mal, et mon corps entier s’embrase. J’aime
sa dureté. J’aime qu’il existe quelque chose en nous, entre nous, qui me
pousse à me soumettre. Jarden m’attrape par le cou, sans serrer, mais avec
dureté.

– Tu sais que j’aime les cheveux lâchés. Alors qu’est-ce que tu attends ?
– J’attendais que vous me le demandiez, monsieur, réponds-je en
haletant.

Un nouvel élément se mêle à mon magma d’émotion alors que je défais


l’attache de mon chignon : la peur. Pas la vraie peur, la frayeur paralysante
et glaçante, mais ce petit frisson d’excitation que l’on ressent devant un film
d’horreur. Une peur pour de faux.

Dont l’ivresse est pourtant vraie.

Mes cheveux se relâchent et Jarden, toujours en me tenant par le cou,


m’embrasse. Pas doucement mais brutalement. Un baiser impérieux,
exigeant. Un baiser profond qui me force à accueillir sa langue et me laisse
hors d’haleine.

– Présente-moi ton cul, exige-t-il en se détachant de mes lèvres, en me


relâchant.

Timidement, je me retourne.

– Pas comme ça. Écarte les jambes, m’ordonne-t-il en me dirigeant de


son genou. Penche-toi. À quatre pattes.

Il me pousse sur le lit et je m’offre. Campée sur mes genoux, en appui


sur mes mains. Épaules jetées en arrière, dos cambré. La dentelle de mon
string déjà mouillé. J’entends sa ceinture qui tinte, j’entends l’étoffe de son
jean qui tombe. J’entends, j’attends. Je ne bouge pas, ne décide rien. Je
frissonne simplement et sens mes muscles se raidir. Soudain, le matelas
s’enfonce sous moi. Jarden m’a rejointe, il s’est placé derrière moi. Il écarte
mon string et parcourt ma vulve avec ce que je reconnais immédiatement
être son sexe. La douceur de son sexe, que j’ai déjà sentie sur ma peau et
sur ma langue. La douceur de son sexe, qui étale mon humidité sur le mien.
Je frémis et me tends pour qu’il s’enfonce mais il se dérobe, attrape mes
cheveux à la base de ma nuque, redresse ma tête en arrière, écrase son torse
sur mon dos pour me glisser à l’oreille :
– Si tu lisais tes contrats, tu saurais que tant qu’on n’est pas safe, toi et
moi, on se tient à carreau.
– Si je lisais mes contrats, rétorqué-je en haletant, j’essaierais
certainement d’imposer un casual friday de la lingerie. Slip kangourou et
pilou.
– Si tu avais lu ton contrat, réplique-t-il du tac au tac, j’aurais pu te punir
pour ton insolence. Et tu n’as pas idée d’à quel point j’aurais aimé ça…

J’entends le sourire dans sa voix. Le plaisir qu’il prend à nos joutes


verbales. Et j’entends aussi son désir brûlant, qui m’enflamme tout entière.

– Vas-y, lui lancé-je comme une invite, ou peut-être une provocation.


Punis-moi, Jarden…
– Tu es certaine ?

J’acquiesce du mieux que je peux et il me relâche. Sa main qui, il y a une


seconde encore, tenait ma crinière s’abat sur mes fesses avec violence. Je
frémis. De surprise, pas vraiment de douleur – c’est plus comme un
pincement, suivi d’une brûlure. Une sensation nette, sans appel. Sans même
me laisser le temps de me remettre, Jarden abat sa main sur moi une
deuxième fois. Et une troisième. Et une quatrième. Chaque claque est plus
douloureuse que la précédente sur ma peau échauffée. Et plus humiliante
encore que celle d’avant. Je me demande où j’en suis. Jaune ?

Non, j’en suis encore loin.

La sensation est puissante mais pas douloureuse. Ce qui me blesse le


plus est son ardeur à me frapper.

Mais en même temps, elle m’excite.

Et cette excitation se transforme en plaisir brutal, violent, au moment où


l’autre main de Jarden se glisse sous ma lingerie et où ses doigts entrent en
moi avec rudesse. Dès qu’il commence à me doigter, je me mets à gémir de
contentement. À haleter. Il me baise de sa main pendant de longues
minutes, tout en me fessant encore de temps à autre. Je crois me scinder,
devenir folle de plaisir. Rageusement, Jarden me baisse mon string et
continue. Coups. Plaisir. Coups. Plaisir.

Plaisir.

– J’aimerais te mettre ma queue, grogne-t-il. Je voudrais te la mettre ici,


ajoute-t-il en passant son pouce dans le sillon de mes fesses. Fort. Jusqu’à
ce que tu cries.

Je tressaille de surprise alors qu’il appuie à cet endroit de moi dont


j’ignore tout, qui n’a jamais été pénétré, jamais caressé à part une fois par
lui. Je me figerais presque si je le pouvais – mais malgré mon appréhension,
je bouge. Sur son autre main, ses autres doigts qui continuent à me donner
du plaisir. J’hésite à dire « non ». J’hésite à dire « jaune ». Puis finalement,
je dis quelque chose de plus vrai encore.

– Jarden, je n’ai jamais… On ne m’a jamais…

Le mot ne veut pas sortir. Il reste coincé dans ma gorge, dans toute sa
crudité, dans toute son étrangeté.

– On ne t’a jamais enculée ? poursuit Jarden. Avec un cul pareil, c’est un


crime.

Je ne sais pas si c’est un crime. Je sais juste que j’éprouve un plaisir


nouveau à être à ce point exposée, à ce point offerte à son regard. Toutes les
questions que je me suis toujours posées sur cette zone-là, cette pratique-là
– est-ce que c’est sale ? Est-ce que cela fait mal ? – me paraissent soudain
hors de propos. Je sais juste que c’est bon. Là, la façon dont il me touche,
c’est bon.

– Est-ce que ça te va, si je fais ça  ? demande-t-il en m’enfonçant


doucement son pouce.
– Oui, lâché-je dans un souffle. Oui, c’est…

Je ne termine pas ma phrase et pousse un gémissement de contentement


au moment où son doigt me pénètre. Le soulagement est à la hauteur de
mon appréhension, même si la sensation est… étrange. Jarden continue de
me doigter, par mes deux trous, et tout se mélange très vite dans un nuage
de plaisirs indéterminés. Je me sens plus remplie que je ne l’ai jamais été ;
même si ce sont juste des doigts.

Je me sens plus remplie que jamais et pourtant, déjà, j’en veux plus.

Tout en gémissant mon approbation, je cède. Lui cède. Totalement.


Diffractée par le plaisir qu’il me donne.

– Je veux… je veux que tu me possèdes comme aucun autre homme ne


l’a fait avant, haleté-je avant de pousser un nouveau gémissement. Je veux
le faire. Avec toi.
– Tu es certaine  ? me demande Jarden en s’enfonçant – plus fort, plus
profond.

Je tressaille un instant. Une légère sensation de douleur. Puis le plaisir


fond de nouveau sur moi, plus enveloppant encore, plus intense, plus lourd.

– Oui… Oui, s’il te plaît…


– Pardon ? me demande-t-il d’une voix ferme en abandonnant mon sexe
pour empoigner mes cheveux.

Je me reprends immédiatement.

– S’il vous plaît… Monsieur…

J’ai envie de pleurer tant je me sens vide. Tant je veux être remplie. Mais
cette frustration est de courte durée – le temps que Jarden prenne un
préservatif et un tube lubrifiant dans la table de nuit, l’enfile. Entre-temps,
je me suis étendue sur le côté et il vient s’allonger derrière moi. Il m’enlace
tendrement, son sexe tendu contre mes fesses, et commence à caresser mon
clitoris. Instantanément, je me mets à me convulser de plaisir en haletant.

– Certaines femmes adorent, d’autres détestent, susurre-t-il


sensuellement à mon oreille. Tu n’es obligée de rien. Tu peux m’arrêter à
tout moment. Mais sache que tu vas avoir mal – au début. C’est ensuite que
tout change.

Ce qu’il dit ne me rassure pas. Je n’ai pas envie d’avoir mal. J’ai juste
envie de le sentir. En profondeur. Là. Parce que c’est neuf, et que c’est lui.

– Quelque chose me dit, ajoute-t-il en me mordant le lobe de l’oreille,


tout en me faisant basculer sur le ventre pour grimper sur moi, que tu vas
adorer ça… Je peux te faire jouir comme je veux.

Ses paroles me provoquent un élancement de désir presque douloureux.


Alors que j’approuve en gémissant, il étale le lubrifiant, tout en continuant
de me préparer avec ses doigts. Puis, au bout d’un moment, quand je suis
suffisamment détendue et ouverte, je sens son gland appuyer, entrer un peu.
Mais pas de douleur à l’horizon… C’est quand son membre commence à
s’enfoncer pleinement que la douleur me saisit, fulgurante. Mes yeux
s’écarquillent, ma bouche s’ouvre – pour crier, chercher l’air, je ne sais pas.
De toute façon, je ne respire pas et n’émets aucun son : je reste tétanisée.
Jarden, lui, pousse un gémissement d’extase. Puis il glisse sa main sous
moi, sous nous, et recommence à caresser mon sexe. C’est comme un shoot
de morphine, un antidouleur puissant qui chasse la sensation violente que
j’ai ressentie un instant plus tôt. Maintenant, je le sens parfaitement, et je
n’ai plus vraiment mal. C’est comme s’il avait trouvé sa place. Toutefois, il
ne bouge pas tout de suite. Il me masturbe encore. Jusqu’à ce que ce soit
moi qui commence à balancer les hanches, par réflexe. Jusqu’à ce que ce
soit moi qui trouve le mouvement, l’intensité.

La sensation est ahurissante. Jamais je n’aurais imaginé cela, jamais je


n’aurais imaginé qu’il existe quelque chose d’aussi bon. Au début, oui, cela
fait encore un peu mal. Mais c’est aussi… un comblement. Une sensation
d’être prise, vraiment prise. J’ondule sous Jarden, de plus en plus fort, de
plus en plus vite, jusqu’à ce qu’il cesse de caresser mon clitoris, jusqu’à ce
qu’il m’attrape par les hanches et me plaque sur le matelas. Il s’enfonce en
moi profondément, lentement, me laissant savourer toute une palette de
sensations contradictoires. Il gémit et grogne au-dessus de moi, avec une
animalité nouvelle. Et moi, je crie. Je crie de plaisir comme jamais je
n’avais crié avant. Je crie à chaque assaut, je crie quand il se retire. Oui, il
me prend de cette façon, mais c’est plus que cela : c’est tout mon corps qui
est engagé. C’est comme… si je le sentais aussi devant. Entre mes jambes.
Partout. Mon corps entier n’est plus qu’une immense zone de plaisir même
si, mes cuisses et mon dos irradient de la douleur du moment où il m’a
pénétrée. Je ne sais pas depuis combien de temps cela a commencé. Je ne
sais pas combien de temps je vais pouvoir l’endurer. Ni combien de temps
je vais tenir avant de jouir, tellement c’est bon. Je ne sais même pas si le
temps est encore une unité de mesure valable par rapport à ce que je suis en
train de vivre. Je ne me suis jamais à ce point sentie un instrument de
plaisir. Et pourtant, je n’ai jamais connu une jouissance aussi forte. Je ne me
pose même plus la question de l’orgasme, chaque seconde est un orgasme.
Alors que Jarden me pilonne, je sens que cet orgasme va arriver, je sens que
je viens… Et je le dis, et je le crie, dans un babil étonné, sans plus aucune
maîtrise de mes émotions, de mes sensations, de mon langage.

– Je savais que tu aimerais ça, grogne Jarden en me baisant de plus belle.

Ses coups de boutoir se font de plus en plus violents mais cela fait
longtemps que son sexe en moi ne me fait rien d’autre que du bien. Il
pourrait y aller aussi fort qu’il veut… D’ailleurs, c’est ce qu’il fait et j’en
hurle de plaisir. Puis j’explose soudain, à la même exacte seconde que lui.
J’explose avec la même violence que ce que je viens de vivre. Des milliers
de pétales. Des milliers d’atomes. Des milliers de larmes. Rien n’a plus de
sens. Le monde est sens dessus dessous. Je suis passée de l’autre côté du
miroir et je ne suis pas certaine de vouloir en revenir un jour. Je ne suis pas
certaine de le pouvoir. Je ne gémis plus, ma bouche est vide, mais mon
cœur déborde.

Je l’aime.

Cette certitude s’impose à moi alors que je jouis. Je l’aime. « Je t’aime. »
C’est tout ce que je voudrais lui dire alors que je me rassemble après ces
longues secondes. Ça, mais aussi  : «  Merci de m’avoir fait vivre cette
expérience. Merci de m’avoir fait connaître cette intensité. Merci de
m’avoir faite tienne. Prends-moi dans tes bras. Ne me quitte jamais. » Sauf
que je ne dis rien. Je le laisse se retirer, m’attirer à lui, face à face, et me
serrer contre son corps.

– Ça va  ? me demande-t-il en repoussant mes cheveux en arrière, en


cherchant mon regard.

Non, cela ne va pas.

Cela ne va pas parce que je t’aime. Cela ne va pas parce que je viens
juste de m’en rendre compte. Tout comme je me viens de me rendre compte
que tu ne m’aimeras probablement jamais. Qu’il n’a jamais été question de
cela entre nous, tu t’es montré clair dès le départ ; tu ne m’as jamais fait
miroiter un conte de fées. Et cela me blesse bien plus que tout ce que tu as
pu mettre dans ton foutu contrat. Bien plus que tout ce que tu pourrais
jamais me faire.

Mais ça, je ne le dis pas. À la place, je me love dans ses bras et,
timidement, je réponds :

– J’ai envie d’un verre d’eau, pas toi ?


31.

Je me suis perdu en elle

Jarden

J’ai passé la nuit à la regarder dormir. À essayer de guetter sur son visage
ce à quoi elle pouvait bien rêver. À essayer de comprendre ce qui se passe
en moi. La façon dont elle me bouleverse. Ce à quoi je serais prêt à
renoncer pour elle.

Car certes, elle a signé ce foutu contrat, les yeux fermés. Elle l’a signé
sans lire la clause 1.10 : «  La Soumise ne peut toucher ni même effleurer
son Maître sans autorisation expresse de sa part.  » Elle a signé la clause
1.13  : «  La Soumise s’engage à toujours s’adresser à son Maître avec
respect et s’engage à ne communiquer son avis que sur demande du
Maître.  » Elle a signé la clause de confidentialité. Elle a signé le
renoncement à sa liberté au profit de ma jouissance. Elle a signé ce que tant
d’autres femmes ont signé avant elle. Mais sans comprendre ce que cela
implique vraiment, sans même s’en préoccuper.

Sans réaliser que je ne peux pas accepter cela.

Je ne peux pas la laisser s’engager dans quelque chose qu’elle ne


comprend pas. Je ne peux pas prendre le risque de lui imposer des actes
auxquels elle n’a pas vraiment réfléchi. Je ne peux pas accepter ce faux
consentement, qui n’est en réalité qu’un aveuglement. Un plongeon dans
l’inconnu, tête la première, quand tout le but de ce contrat devrait au
contraire être de clarifier nos rapports.

Je dois établir un vrai accord avec elle.


Spécifique à elle, à ses envies, à ce qu’elle est prête à essayer. Et tant pis
si elle n’est pas capable d’aller aussi loin qu’une Soumise expérimentée : je
serais de toute façon incapable de renoncer à notre histoire. Parce qu’il y a
quelque chose, entre nous. Quelque chose de beau, de grand. Quand j’étais
en elle cette nuit, dans son cul, que l’on a joui en même temps, cela m’a
ouvert en deux. Cela n’avait rien à voir avec de la domination, rien du tout :
c’était de la fusion. Elle s’est donnée à moi, je me suis perdu en elle. Jamais
je n’aurais pu l’« annuler », comme elle dit. Jamais je ne le pourrais. C’est
d’elle que j’ai besoin, de ce qu’elle est.

Mais le monstre doit être nourri.

Et il lui faut un cadre. Que va-t-il se passer, si je continue à agir sans ?


Quand la bête va-t-elle surgir ? Quels dégâts va-t-elle causer ?

J’ouvre les yeux sur ces questions. Il est onze heures  : j’ai dormi trop
tard mais j’ai dormi trop peu. Son corps a obsédé le mien jusque dans le
sommeil. Je me lève, elle n’est plus dans le lit. Je m’habille tranquillement,
retourne dans le salon. Je la vois dehors, en train de prendre son café, assise
sur le rebord de la baie vitrée, emmitouflée dans son anorak. Ce n’est
qu’une gosse. Une petite chose dotée d’une trop grande intelligence, d’une
trop grande sensibilité, d’un trop grand talent. Elle ne peut pas contenir tout
cela, même si elle essaie. Malgré ses fêlures, malgré ses fragilités  : elle
incarne toute la grâce et la joie du monde, tout en symbolisant le courage
qu’il faut pour affronter ce dernier.

Je fouille dans un des sacs, et sors l’écrin que je voulais lui présenter hier
soir. J’attrape ma veste d’aviateur, enfile mes boots, agrippe le contrat, vais
la rejoindre. Je sais que je n’ai plus le choix : puisque j’ai perdu le contrôle,
je dois le lui laisser. C’est l’histoire classique : celle du Dominant qui s’est
laissé dominer.

Seulement, cela n’était pas censé m’arriver à moi.

– Tu es là, s’illumine-t-elle alors que je fais coulisser la porte-fenêtre.


J’opine, viens m’asseoir à ses côtés en silence, lui vole un baiser et une
gorgée de café. On regarde la neige, tout ce blanc qui recouvre le sol
caillouteux et accidenté des montagnes, et les sapins presque noirs.

– Lake, déclaré-je sans la regarder elle, en m’accrochant à l’horizon, qui


est moins vertigineux que ses yeux. Il y a deux choses importantes qu’il
faut que je t’explique. Je veux t’en parler maintenant, je veux que tu
m’écoutes et que tu jures de ne plus jamais les évoquer par la suite. Tu peux
faire ça ?

Elle met un temps à répondre mais finit par articuler :

– Oui.
– La première concerne l’E.W.M.N. Army. Je veux que tu comprennes
ce que c’était et pourquoi il serait dangereux d’en reparler un jour. Tu as
sans doute lu ces deux articles que je n’ai pas réussi à faire tomber.
L’histoire de compagnies puissantes mises à mal par nos activités, et qui
n’ont pas fini de vouloir nous le faire payer. À l’époque, on était
intouchables. Invisibles, incorruptibles. On vivait dans des immeubles
vides, souvent des bureaux désaffectés. On changeait régulièrement
d’endroit, on vivait retranchés derrière des Firewall et des V.P.N.
impossibles à craquer. On était insaisissables parce que rien n’avait de prise
sur nous à part notre idéal. On peut arrêter des hommes, expliqué-je, les
museler, les tuer, mais on ne peut pas arrêter une idée. C’était ça, notre
force. Mais avec les années, le groupe s’est mis à avoir… d’autres types
d’activités. Cole clamait que, pour lancer une révolution, il faut des
contacts, des alliés, de l’argent. L’argent, il l’a trouvé en se servant des
malversations qu’on découvrait, non plus pour les dénoncer mais pour faire
chanter leurs auteurs. Et je te parle de gens qui ont tous les pouvoirs. Qui
possèdent ton ordinateur, ton téléphone et son contenu, ta carte d’assurée
sociale. Qui possèdent parfois des pays, des armées.

Je fouille nerveusement mes poches  : jean, veste. Pas de clopes à


l’horizon, malheureusement.
– Les contacts, reprends-je, il les a noués avec d’autres groupes, qui
avaient une vision du monde que je ne partage pas. La guérilla urbaine. Les
assassinats ciblés. La déstabilisation systématique de certaines régions du
monde pour tenter d’engendrer un chaos global. Avant qu’il ne soit trop
tard, avant qu’on n’aille trop loin, je suis parti, et j’ai embarqué Mason.
J’avais été un fantôme de mes 15 à mes 21 ans, un squatteur, du vent. Pas
d’état civil, juste un pseudonyme sur certaines messageries cryptées. J’ai
repris mon identité, je me suis fait embaucher comme codeur dans une boîte
de la Silicon Valley. En parallèle, j’ai développé une petite application dans
l’air du temps, pour empocher rapidement de l’argent et mener à bien les
autres projets que tu connais. Voilà, c’était ça, ma vie, avant. Mais il ne faut
plus en parler. Tu comprends ?

Je vois dans le coin de mon champ de vision qu’elle opine,


solennellement.

– La deuxième chose dont je veux te parler, c’est les raisons qui font que
je suis comme je suis. Que j’ai besoin de ce cadre dont je te parlais hier. Je
t’ai déjà dit que Richard n’était pas mon père biologique. C’est quelque
chose que j’ai compris très tôt. D’abord parce que Richard et ma mère ont
les yeux bleus, tous les deux, et que les miens sont noirs. C’est une équation
quasi impossible : je l’ai découvert en entrant au collège, quand je me suis
intéressé aux bases de la génétique en cours de biologie. J’ai tout de suite
vérifié mon acte de naissance  : comme c’était bien le nom de Richard
inscrit dessus, j’ai tenté d’en avoir le cœur net. J’ai demandé à mes parents
leur groupe sanguin en prétextant un projet pour l’école. AB pour Karen,
B+ pour Richard. J’ai fait tester mon propre sang via un site Internet : ça ne
m’a coûté qu’une centaine de dollars, que j’ai obtenus en hackant le compte
en banque d’un de mes profs. Je suis AO. Le A, je le tiens de Karen, ma
mère. Le O, lui, vient d’ailleurs.

Bordel, il m’aurait vraiment fallu une cigarette.

– Pendant des années, je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Izzie


venait seulement de naître et je savais que l’explication la plus probable à
cette situation, c’était que ma mère avait trompé Richard et était tombée
enceinte de moi. Je ne voulais surtout pas faire voler ma famille en éclats.
Pour Izzie. Elle a immédiatement… illuminé ma vie. Je n’avais pas été très
heureux avant elle. Pas très aimé. Mais elle…

Je ne trouve pas les mots pour dire ce que cela peut représenter, quand on
n’a soi-même jamais été pris dans les bras, jamais cajolé, jamais embrassé,
même par sa propre mère. La fragilité d’un nourrisson. La façon dont cela
vous brise le cœur. L’adoration avec laquelle vous regarde un bébé d'un an,
deux ans. La magie de voir un enfant grandir, apprendre. Les premiers pas.
Les premiers mots. La première ligne d’écriture, tracée en bâtons
maladroits. Ce moment où tous les possibles sont encore ouverts. Et puis
cette radicalité, chez les gosses. Leur confiance en la vie, en l’humain, en
l’avenir.

– C’est quand j’ai eu 15 ans que j’ai appris la vérité sur les circonstances
de ma naissance, expliqué-je à la place. En surprenant une conversation
entre mes parents. Comme tu le sais, j’étais un ado difficile. Et après la
suspension de trop, ma mère s’est inquiétée. Elle a voulu m’envoyer voir un
psychiatre. Elle avait peur que je ne sois comme mon géniteur. Je l’ai
entendue en parler avec Richard, un soir. Elle a dit…

« Et si Jarden était comme lui ? Comme son vrai père ? Un… »

– Elle a dit que c’était un psychopathe.

Je lâche le mot comme s’il était fait de cailloux, de sable, de terre, puis
marque une pause. Je me demande comment va réagir Lake. Mais elle ne
dit rien : elle m’observe, fixement, et j’ose à peine la regarder en retour. Je
pense à tout ce que je passe sous silence  : qu’avant que ma mère ne dise
cela, oui, j’ai bien vu son foutu psy. Que c’est lui qui a découvert mon Q.I.
anormalement élevé. Que c’est aussi lui qui a livré à mes parents les
conclusions qui ont achevé de les faire paniquer : défiance face à l’autorité,
impulsivité, absence de culpabilité, personnalité dissimulatrice et
manipulatrice… Tous les signes de la sociopathie précoce.

– J’ai voulu en savoir davantage, reprends-je. J’ai commencé par le plus


évident  : le dossier médical de ma mère, que j’ai obtenu en hackant son
assureur. J’ai découvert un constat de viol daté de neuf mois avant ma
naissance. J’ai ensuite infiltré le serveur de la N.Y.P.D. J’ai lu la plainte de
ma mère, le récit des événements. Non seulement elle avait bien été violée
par un inconnu, mais elle n’était pas l’unique victime. Entre 1985 et 1993,
avant d’être interpellé dans le Massachusetts, mon géniteur a violé une
douzaine de femmes à travers le pays.

J’ai une grimace douloureuse et une vague envie de gerber alors que je
précise :

– Il aimait torturer ses victimes, les mutiler, que ça dure longtemps. Il a


été condamné en 1999 : ma mère a témoigné, sans jamais rien m’en dire. Il
a pris vingt-cinq ans.
– Jarden…
– Laisse-moi finir, Lake, lui intimé-je. S’il te plaît.

Sinon, je vais perdre de vue l’essentiel. Je ne vais pas trouver comment


te faire comprendre.

– La suite concerne ma rencontre avec Cole. La façon dont je me suis


barré de chez moi et dont on a fondé ensemble, au fil des années, ce qui est
devenu la E.W.M.N. Army. Comme j’avais créé une backdoor dans les
fichiers de la police pour pouvoir y accéder, un point d’accès permanent,
j’ai commencé à suivre certaines affaires, similaires à celle de ma mère.
Parfois, les flics trouvent un suspect, mais n’arrivent pas à réunir assez de
preuves pour obtenir un mandat. C’est comme ça que je me suis mis à… les
aider. En pénétrant le disque dur et le cloud de certains de ces types, en
collectant des infos, en les remettant anonymement à la police. J’en ai fait
arrêter trois. J’en ai laissé s’échapper deux, alors que je croyais les tenir.
C’est à cette époque que Cole m’a mis la main dessus.

Je ferme les yeux un instant. Juste un instant. Alors que me submerge le


souvenir du soir où Cole, après m’avoir pisté pendant de longues semaines
de forums de hacking en chatroom cryptées, m’a enfin trouvé.

***
Le type en sang à mes pieds. Son visage en bouillie. Son souffle
rauque. Les sirènes au loin. Une vision d’horreur – mais rien de
comparable à la vidéo de ce qu’il a fait à cette gamine. Sa propre
fille.

J’aurais dû enregistrer. J’aurais dû tout enregistrer, quitte à


devenir moi-même complice.

Et j’aurais dû aller plus vite. Trouver le listing de tous les


connectés sur le forum. Combien est-ce qu’ils étaient, à streamer
cette séquence live en même temps que moi ? À se palucher devant ?
Cent ? Mille ? Plus ?

– Monte, gamin ! Monte dans la caisse tout de suite, putain !


– Cole  ! lui crie celle dont j’ignore encore qu’elle s’appelle
Deniz. Cole, il faut qu’on se casse d’ici tout de suite !
– Pas sans le gosse, merde !
– Tu l’as entendu, petit ? Et tu entends les sirènes, là ? C’est
pour toi qu’ils viennent !
– Est-ce qu’il… Est-ce qu’il est mort ? ne puis-je m’empêcher de
demander avec un haut-le-cœur en essuyant sur mon pull mes poings
en sang.
– Pas encore, le génie, mais avec le boulot que t’as fait, ça ne
va pas tarder. Bouge, putain !

***

Je secoue la tête. La scène se dissipe – ce souvenir, que j’ai été incapable


de lui raconter. Cet acte immonde que je ne pourrai jamais lui confesser
sans risquer de la perdre pour de bon. La main de Lake se pose sur mon
bras, je tourne mon visage vers elle. Elle tremble de tous ses membres et les
larmes coulent en silence sur son visage.

– Je suis désolée pour ton père, Jarden, tellement désolée…


– Tu n’as pas à l’être. C’est mon histoire, c’est tout. Là d’où je viens. Ce
qui coule dans mes veines.
– Mais tu n’es pas comme lui, proteste-t-elle doucement. Toi, tu as fait
arrêter ces hommes.
– Et j’ai fait d’autres choses, Lake. Avant de découvrir la vérité. Après
aussi. Des choses que tu n’imagines pas. J’ai…

Je n’ai pas le courage.


Si encore il n’y avait sur mes mains que le sang de ce pédophile, dont
Cole m’a ensuite appris qu’il était mort dans l’ambulance qui le
transportait !

– Je n’ai jamais fait quoi que ce soit d’approchant à une femme que ce
que faisait mon père, jamais. Mais crois-moi, je sais ce que j’ai en moi. Pas
besoin de se fier à mes gènes  : le psy l’avait vu, et tous les gens que j’ai
détruits l’ont vu aussi. Mais j’ai trouvé une méthode, ajouté-je. Un moyen,
un seul, d’être sûr de ne jamais faire subir ça à quiconque. De ne jamais
laisser la violence m’échapper. Et la domination en fait partie. C’est le seul
moyen, insisté-je. Le seul moyen de laisser s’exprimer ce que j’ai en moi,
en étant sûr que jamais, jamais je n’empiéterai sur le consentement de
quiconque. Le tien plus que tout autre. Alors s’il te plaît, me ressaisis-je, lis
ce putain de contrat. Lis-le en détail. Dis-moi ce que tu acceptes, raie ce que
tu refuses. Trouvons tes limites, nos limites. Et ensuite, seulement ensuite…
Tu pourras porter ça, ajouté-je en lui tendant le contrat et l’écrin.

Puis je me lève et rentre. Je n’ai pas besoin d’attendre qu’elle l’ouvre, je


sais ce qu’il y a dedans : une chaîne de cheville que j’ai fait faire pour elle,
par un bijoutier. Avec un pendant en forme de clé et une médaille frappée
de mes initiales, J.M.P. À mes Soumises, normalement, je fais porter un
collier – « répugnant », comme elle me l’avait dit un soir dans son atelier.
Pas à elle. Quoi qu’elle en pense, quoi que je veuille, je la traite
différemment.

Je sais également ce qu’il y a dans le contrat. Les plugs. Les pinces. Les
cravaches. Les chaînes. Les barres d’écartement. Les bâillons. Les cannes.
Les divers types d’humiliation. Les divers types de punitions. Leurs
conditions d’application. Ses obligations. Parler seulement quand je l’y
autorise, dans les limites de la liberté que je lui attribue. Ne jamais me
contacter directement. Se tenir toutes les nuits, quelle que soit l’heure, à
disposition pour me satisfaire sexuellement. Sucer qui je veux, se faire
prendre par qui je veux, en public si je le décide, contre du fric si cela
m’excite. C’est une soupape. Je l’ai eue ces dix dernières années. Et
apprendre à fonctionner sans certains de ces éléments m’effraie.
Mais ce sera toujours mieux que de continuer à être en roue libre comme
je le suis avec elle depuis des mois.

Je vais prendre une douche, dans une vaine tentative pour me vider la
tête, le temps qu’elle lise. Quand je reviens, elle est assise sur la table à
manger, la tête entre les mains, l’écrin posé devant elle. Elle lève son visage
vers moi. Elle a visiblement beaucoup pleuré. La voir comme cela me
flingue. Je l’imagine d’un coup avoir envie de tout rayer, de refuser d’un
bloc qui je suis, ce que je veux. Depuis hier, j’ai été tellement obsédé par le
fait de déterminer les clauses auxquelles je serais prêt à renoncer, que je
n’ai pas envisagé un instant qu’elle puisse les refuser toutes, tout
bonnement. Qu’elle puisse me refuser moi.

– Jarden, il faut qu’on parle… J’ai lu et je ne peux pas signer un tel


document.

Je l’avais compris. À l’instant où j’ai vu ses yeux rougis, je l’avais


compris. Et pourtant, quand elle le dit à voix haute, cela me fait encore plus
mal.

Notre histoire est impossible.

Parce que si je suis prêt à faire des compromis, je ne peux pas effacer
totalement ce que je suis.

– O.K., avoué-je d’une voix découragée. Prépare tes affaires. Je vais


faire affréter le jet, on décollera en milieu d’après-midi.

Je retourne dans la chambre pour attraper mes fringues de la veille.

– Tu ne veux même pas discuter  ? me demande-t-elle, choquée et


incrédule, en débarquant sur le pas de la porte.
– Discuter de quoi ? rétorqué-je, blessé. Tu refuses le contrat ! J’ai beau
essayer de t’expliquer en quoi c’est nécessaire pour moi, tu ne veux pas
comprendre !
– Non, je ne comprends pas  ! C’est si clinique, si froid… Ce que tu
proposes n’a rien à voir avec du sexe : c’est une pure transaction ! Et je ne
suis pas une marchandise !
– Ce n’est pas sur toi que porte la transaction : c’est sur nos pratiques !
m’emporté-je. Tu ne le vois pas, ça ?
– Mais justement  : le sexe n’est pas une transaction  ! C’est une…
relation ! Il y a des choses là-dedans pour lesquelles je ne suis clairement
pas prête, m’explique-t-elle, mais qu’est-ce qui dit que ce ne sera pas le cas
dans un mois  ? Six mois  ? Pourquoi est-ce que tu as besoin de tout figer
comme ça ? C’est tellement… mortifère !

Je reçois le coup en plein cœur. Évidemment, qu’elle me trouve


mortifère. Glauque. Dégueulasse. Elle est d’une telle force de vie ! Et moi,
je ne suis que néant.

– Je ne peux plus avoir cette dispute, Lake, déclaré-je en secouant la tête.


Pas une énième fois.

Je ne sais plus comment t’expliquer ce dont j’ai besoin. Le dictionnaire


entier n’a visiblement pas assez de mots pour te faire comprendre ce que…

– Donc tu refuses de parler ? me coupe-t-elle, ulcérée.


– Mais parler, on n’a fait que ça ! Hier, ce matin…
– Non, ce matin, tu as fait un monologue ! s’emporte-t-elle. Et ne va pas
déformer mes propos  : je suis soulagée que tu te sois confié avec autant
d’honnêteté, et aussi honorée de ta confiance mais, maintenant, tu vas
m’écouter ! Je refuse de parler seulement quand tu m’y autorises, je refuse
de te demander la permission pour tout, je refuse de te laisser me dicter ma
conduite, ou de me tenir prête à baiser des nuits entières. J’ai un boulot qui
compte à mes yeux : la galerie Maisel & Goldberg m’a écrit ce matin pour
me confirmer mon embauche. Au passage, oui, félicitations à moi ! ironise-
t-elle. J’ai mon art, j’ai mes amis, j’ai ma famille…

Mais elle le fait exprès, ou quoi ?

D’une, je lui ai dit que j’étais prêt à négocier. De deux…

– Le contrat précise bien que je n’empiéterai pas là-dessus ! rétorqué-je,


exaspéré.
– Sauf que je ne suis pas artiste seulement cinquante pour cent du temps,
Jarden  ! Je ne suis pas une amie, une camarade de classe, une fille, une
sœur à temps partiel ! Je ne suis pas si… clivée ! Je suis moi, Jarden, cent
pour cent moi – ou du moins, c’est ce que j’essaie d’être. Et ce n’est pas
parce que je refuse que tu évacues des aspects de ma personnalité quand ça
t’arrange que je te refuse, toi !
– Me refuser, moi, tu ne fais que ça depuis qu’on a commencé cette
« discussion », ironisé-je avant de la contourner pour regagner le salon.
– Non ! réplique-t-elle en me suivant. Parce que j’accepte plus important
que ça. J’accepte ton histoire, j’accepte ce que tu es, j’accepte de partager
ton intimité et tes secrets sans les dévoiler… Et puis j’accepte tout le reste !
Tes menottes, tes martinets, tes barres d’écartèlement…

J’essaie de ne pas rire à la façon dont elle écorche le nom mais c’est
impossible. Ma voix trahit mon attendrissement absolu, malgré notre
affrontement épuisant.

– C’est barre d’écartement…


– Peu importe  ! Écarte-moi, écartèle-moi, fouette-moi, encule-moi, je
m’en fous !

Je tente de rester calme, clair, concentré. Mais pourquoi faut-il que la


vulgarité lui aille aussi bien ?

– Je veux bien te donner tout ce que j’ai, Jarden. Mais je ne donnerai rien
de plus. Et ce que j’ai, c’est ça : c’est mon désir pour toi, le désir que tu me
fasses toutes ces choses-là, le désir de te donner mon corps sans aucune
restriction. Ça devrait être assez ! Pour moi, ça l’est !
– Quand est-ce que tu vas comprendre ? J’ai besoin de restrictions ! J’en
ai besoin car tu as forcément des limites, et je ne peux pas continuer de
coucher avec toi sans les connaître !
– Alors si c’est juste ça, pas besoin de contrat  ! Je peux te le dire là,
maintenant  : le sexe, tout le sexe, c’est d’accord  ! Le reste  : hors de
question.

Non, décidément, elle ne comprend pas.


Ça ne peut pas être « juste » du sexe. La domination que j’exercerai sur
elle, serait-elle sexuelle, aura toujours une part psychologique. Parce ce que
la baise n’engage pas seulement le corps mais aussi le langage.
L’imaginaire. Ce que l’on est, profondément.

Décidé à lui montrer que ce n’est pas si simple, ou en tout cas pas
suffisant, de dire « O.K. à tout tant que cela reste du sexe », je retourne à
grandes enjambées dans la chambre. J’attrape les capotes, et reviens dans le
salon où elle m’attend sans savoir ce que je mijote. Je l’attrape au vol, la
retourne, la plaque contre le premier mur qui passe. Elle frémit. Je
déboutonne son jean, le baisse en même temps que sa culotte. Je défais ma
braguette et sors ma queue. Je m’interromps, le temps de guetter un « non »
qui ne vient pas. C’est même tout le contraire : Lake tend son cul vers moi
en haletant. J’enfile à la hâte le préservatif et entre en elle, furieux.

D’autant plus furieux que je ressens du soulagement dans la seconde.

Je la lui mets à fond et commence à la baiser, fort, le plus fort que je


peux. Lake est, comme d’habitude, incroyablement réactive.
Incroyablement bonne. Elle bouge quand il le faut, s’immobilise au bon
moment, me prend jusqu’à la garde en gémissant. Notre baise bestiale,
reflet d’un affrontement qui ne peut pas s’éteindre, miroir de tout ce qui
refuse de mourir entre nous, dure à peine deux minutes. Deux minutes avant
qu’elle ne commence à donner des signaux. Ses ongles qui griffent les
murs. Sa chatte qui se resserre en spasmes autour de moi. Elle veut jouir,
Mademoiselle C’est d’accord.

Elle veut jouir et elle va voir ce que cela fait, d’être contrôlée jusque
dans ce désir-là.

Alors que je sens qu’elle va venir, sans lui laisser le temps de finir, je
décharge dans un râle puissant, la fourre à fond puis me retire, vire la capote
usagée, range ma bite. Ses cris de plaisir ont fini dans un râle étranglé de
surprise, de colère. Lake se rajuste à peine et se laisse glisser contre le mur,
des larmes de frustration au ras des cils.
– Juste le sexe, déclaré-je alors en haletant encore de mon orgasme aussi
rapide que violent. Et le reste : hors de question. Ça te va, alors ? Même si
c’est ça, le sexe en question ?

O.K., ma démonstration est dégueulasse. Mais mieux vaut maintenant, et


de cette façon qui ne lui impose rien, que plus tard, avec des conséquences
plus graves. Lake se prend la tête entre les mains. Je m’assieds dos au mur,
à côté d’elle. Je suis hébété. Perdu dans les vapeurs de mon plaisir, et
pourtant rongé par la culpabilité.

– Je voulais que tu t’en rendes compte, murmuré-je, honteux. Le sexe


n’est jamais « juste » du sexe. On engage autre chose.

Elle éclate en sanglots et tourne vers moi un visage convulsé.

– Bravo, tu as réussi ton coup  ! Tu t’es montré très clair et très


convaincant !

Ses larmes me déchirent. Mais au moins, je peux me dire que, oui, j’ai
réussi mon coup. Qu’elle s’en rend compte, à présent.

Elle va probablement choisir d’arrêter là, mais cela vaut mieux.

Moi, jamais je n’aurais eu la force de la laisser partir. Il n’y a qu’à voir


comment j’ai cédé hier…

– Le souci, reprend Lake avec véhémence, c’est que je ne sais toujours


pas ce que je peux accepter et ce que je dois refuser, Jarden  ! Parce que
toutes ces pratiques, je ne les connais pas !

Je me fige. Ses propos me font l’effet d’un électrochoc. Pour la première


fois, j’entrevois les raisons profondes de sa réticence.

– Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas expliqué ça plus tôt ? lui demandé-
je, effaré.
– Parce que j’avais honte, avoue-t-elle en détournant la tête. Tu as eu
toutes ces femmes, toutes ces Soumises… J’ai eu peur que, en te montrant
l’étendue de mon ignorance, tu n’en déduises que notre histoire est
impossible.
– C’est là que tu te trompes  ! protesté-je. J’ai pensé ça, oui, mais
justement parce que tu refusais l’idée même du contrat ! Aussi étrange que
ça te semble, ce foutu bout de papier, c’est avant tout un moyen de se
montrer ouverts et honnêtes l’un envers l’autre.
– Alors qu’est-ce qu’on va faire  ? me demande-t-elle, aux abois. Je ne
peux pas donner mon accord à un ensemble de pratiques que je ne connais
pas et, toi, tu ne peux pas être avec quelqu’un sans contrat…

Une part au fond de moi se révolte. Je refuse d’envisager que l’on ne


puisse pas y arriver. Je dois trouver un moyen.

– J’ai une proposition à te faire, lancé-je après y avoir réfléchi quelques


instants. Accordons-nous du temps. Une période d’un mois pour essayer ce
qui t’attire. On utilisera ton safeword. Et ça te permettra de mieux voir ce
que tu aimes, ce qui ne te plaît pas…
– Tu… Tu serais prêt à faire ça ? me demande-t-elle sans avoir l’air d’y
croire.
– Si j’avais compris plus tôt ce qui te retenait, je te l’aurais proposé
avant, confirmé-je d’une voix douce. Mais il y a quand même trois règles
que j’aimerais fixer dès le départ. La confidentialité, d’abord. Une
exclusivité de ta part. Et le fait que moi seul aie le droit de te contacter. Je
sais que tu ne vas peut-être pas comprendre, mais c’est important pour m…
– J’accepte, dit-elle sans me laisser finir. Évidemment que j’accepte  !
C’est bien ça, non, qu’on appelle un compromis ? demande-t-elle avec une
légèreté un peu forcée, dans une tentative bienvenue pour détendre
l’atmosphère.
– Aucune idée, plaisanté-je en retour. Comment est-ce que je pourrais
savoir, puisque je n’ai jamais essayé avant ?

Elle me donne une tape sur le bras, que je reçois en riant.

– Tu es vraiment salaud de te moquer de mon inexpérience.


– Je sais.
Je sais surtout qu’elle sait que je ne me moque pas  : je dédramatise.
Après tout, on a tous les deux pas mal de choses à apprendre.

Et cela vaut le coup d’essayer de les apprendre, ensemble.

Si jamais cela doit ne pas fonctionner, que ce soit au moins après que
l’on a tout tenté.

Décidé à sceller notre accord verbal, je me lève, me dirige vers la table,


m’empare du contrat et m’apprête à le déchirer quand Lake m’arrête.

– Attends ! Laisse-le-moi. Pour que je… réfléchisse. À ce qui me tente


ou non.
– Tu as raison, dis-je en m’emparant également du bracelet de cheville
avant de revenir vers elle.

Puisqu’il n’y aura pas de contrat, du moins pas tout de suite, je veux au
moins qu’un symbole nous lie. Pour lui rappeler à chaque instant que, pour
le moment, elle est mienne.

Elle est mienne.

Cette pensée me rend heureux autant qu’elle m’effraie. Parce que je vais
devoir me montrer à la hauteur. Pendant encore quatre semaines, je dois
naviguer dans cet entre-deux.

Trente jours. Je peux tenir trente jours.

Après m’être accroupi en face d’elle, je vire ses baskets boueuses et une
de ses chaussettes de ski.

Si un jour on finit par vraiment négocier, il faudra que je règle la


question de ses fringues.

Sa lingerie est toujours ultra-bandante, spécialement celle qu’elle portait


hier. Parfois, elle peut être d’une élégance stupéfiante, comme quand je l’ai
emmenée dîner. Mais son look hippie-artiste-garçon manqué le reste du
temps, ce n’est vraiment pas possible.

Pourtant, ce pied fin et minuscule dans une grosse chaussette, cela me


faire sourire.

Je referme le bijou sur sa cheville gauche, délicatement. Puis je soulève


Lake et la porte contre moi.

– Qu’est-ce que tu fais ? me demande-t-elle, surprise.


– À ton avis  ? On va au lit, mademoiselle Foreman. Leçon no 1  : la
Soumise, lorsqu’elle contente son Maître, a droit à une récompense. Et puis,
il est temps de s’occuper de ton orgasme, non ?

***

La nuit est en train de tomber quand j’ouvre les yeux. J’ai des crampes à
la mâchoire à force de l’avoir léchée, et un sentiment de plénitude de toutes
les fois où je l’ai baisée cet après-midi. Elle aussi dort, comme une souche.
Cotonneux, j’attrape le portable qui vibre sur la table de chevet.

– Allô ? annoncé-je à voix basse en sortant du lit.

Bon sang, il pèle dans cette baraque quand on est à poil.

– Monsieur Pearson ? Désolé de vous déranger, monsieur.

Je reconnais tout de suite la voix de Gideon Price, le responsable


cybersécurité d’Ambrose Tech.

– Price… réponds-je d’une voix ensommeillée en me frottant les yeux.


Qu’est-ce qui se passe  ? Pourquoi vous m’appelez un samedi, alors que
j’avais expressément demandé à ne pas être dérangé ?
– J’ai une mauvaise nouvelle, m’annonce mon employé avec gravité.
Nous avons été hackés, monsieur.
32.

La E.W.M.N. Army

Jarden

– J’ai une mauvaise nouvelle. Nous avons été hackés, monsieur.


– Pardon ? demandé-je, halluciné.
– Nous avons détecté une brèche dans la sécurité de nos serveurs à
quinze heures quarante et une. À quinze heures cinquante sept, j’ai été
prévenu par notre data center de Pennsylvanie.
– Et vous ne m’appelez que maintenant ? À seize heures trente ?
– Nous avons pensé pouvoir contrôler la situation, monsieur. Mais je
crains de devoir vous confirmer que des données ont été compromises.

Je vois rouge et éructe dans le téléphone.

– Les plans du prototype du projet Empathie ?


– Non, non, les pirates n’ont pas réussi à y accéder… Mais certaines
données relatives à Clear the Ocean ont été encryptées et la clé est…
impossible à trouver.
– Impossible  ? répété-je halluciné. Vous vous foutez de ma gueule,
Price ?

Je ne perds même pas mon temps à développer : je lui raccroche au nez,


fais affréter le jet, demande à un hélicoptère de passer nous prendre et
réveille Lake. Je ne sais même pas où je trouve la force de le faire en
douceur, de lui expliquer calmement la situation. Peut-être simplement dans
l’idée qu’elle porte cette chaîne à présent, ce qui implique que je dois en
prendre soin coûte que coûte. En seulement un quart d’heure, nous quittons
Aspen. Une fois à l’aéroport, je préviens Mason d’être à la maison à mon
arrivée. Si aucun des incompétents que je paie ne peut trouver la clé qui
permettra de décoder les données cryptées par les pirates, on va devoir s’y
coller lui et moi.

Dans l’avion, je m’assure que Lake a tout ce qu’il lui faut et je


commence à œuvrer. Je découvre d’abord le rootkit que les hackers ont
utilisé pour créer une backdoor dans le serveur. Je passe le reste du vol à
neutraliser leur malware. Arrivé à New York, je sais au moins que
l’hémorragie est arrêtée. En revanche, toutes les méthodes de
désenchiffrement que j’ai tentées ont échoué. Si je n’étais pas aussi furieux,
j’admirerais la finesse de leur travail. Je ne connais que deux personnes au
monde qui auraient pu réussir un hack pareil : Mason et moi.

Il faut croire qu’un nouveau venu a décidé de tenter un exploit


retentissant.

– Je suis désolé, m’excusé-je auprès de Lake alors que nous grimpons


dans la berline qui nous attend à Newark, je n’ai pas le temps de passer par
le Queens pour te déposer. On appellera un taxi pour toi en arrivant chez
moi, ça te va ?
– Aucun problème, me rassure-t-elle aussitôt.

Le trafic est fluide et, en quarante minutes, nous arrivons à la townhouse.


Un SMS de Mason m’avertit qu’il est coincé dans les embouteillages ; je lui
avais prêté ma maison dans les Hamptons pour qu’il en profite ce week-end
avec Gigi. Il m’annonce qu’il sera là dans une vingtaine de minutes
seulement. J’ouvre la porte, compose le code de l’alarme, allume et me fige.
De la musique vient de l’étage supérieur. Une chanson que je reconnais
immédiatement.

« With your feet in the air and your head on the ground

Try this trick and spin it, yeah

Your head will collapse

But there’s nothing in it

And you’ll ask yourself

Where is my mind ?

Where is my mind ? »
Je lâche mes affaires, monte les escaliers le cœur battant. Je m’étais
trompé dans l’avion : je connais une autre personne capable d’accomplir ce
hack. Une personne que je pensais perdue à jamais, enfermée à vie.
Pourtant, mes enceintes crachent son morceau préféré, son hymne – ce qui a
été notre chanson, pendant des années : « Where is My Mind » des Pixies.
J’arrive à l’étage essoufflé, non par l’effort mais par l’émotion. Et j’ai
l’impression que mon cœur lâche quand je la vois, assise sur le canapé, dans
un tailleur-pantalon impeccable. Ses cheveux bruns tombent en ondulations
lâches sur ses épaules. Elle porte à sa bouche carmin, assortie à ses ongles,
une fine cigarette, en se foutant de mettre des cendres par terre – en se
foutant de tout, avec superbe, comme à son habitude. Ses jambes sont
croisées. La droite repose négligemment dans le vide et l’on peut voir, sur la
cheville qu’elle balance nerveusement, son tatouage EWMN. Lake surgit
derrière moi, mais je remarque à peine sa présence. Tout ce que je peux
faire, c’est lâcher, exsangue :

– Nasty… Qu’est-ce que tu fais là ?


– Je voulais te remettre ça en main propre, lâche-t-elle comme si de rien
n’était, comme si on s’était vus la veille.

Avec un calme olympien, elle pose une clé USB sur la table basse qui
nous sépare. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Deniz, aka Nasty, a
toujours su soigner ses entrées.

– C’est la clé d’encryptement que j’ai créée spécialement pour vous


donner du fil à retordre, à Mal et toi, déclare-t-elle. Considère ça comme un
cadeau de retrouvailles. Je voulais te montrer les failles de ton système de
sécurité, Wicked.
– Ce hack, c’était toi ? halluciné-je. Mais… pourquoi ?

La question est débile. Pourquoi Deniz fait-elle du Deniz  ? Pourquoi


cette femme, au-dessus de tout et de tout le monde, aurait-elle besoin de la
moindre justification pour agir ? Deniz décroise ses jambes interminables et
relève légèrement son pantalon pour dévoiler son autre cheville, enserrée
d’un bracelet électronique.
– Finalement, contre toute attente, ils m’ont laissée sortir. Liberté
conditionnelle, précise-t-elle. L’une des conditions étant de trouver un
job… Ça tombe bien, conclut-elle d’un air sarcastique. Tu as l’air d’avoir
besoin d’un responsable cybersécurité qui connaisse un minimum son
métier, je me trompe ?
33.

Marcher à rebrousse-vent

Lake

– Ce hack, c’était toi ? demande Jarden abasourdi. Mais… pourquoi ?


– Finalement, contre toute attente, ils m’ont laissée sortir, explique la
femme assise sur le canapé.

La femme au tatouage EWMN sur la cheville. La femme au bracelet


électronique. Les paroles de Jarden, à Aspen, me reviennent.

« Ils ont abattu Cole, ont fait disparaître son corps. Une autre membre du
groupe est enfermée dans une prison de haute sécurité, en isolement depuis
quatre ans, et elle n’en sortira jamais ! »

Le lien n’est pas compliqué à faire…

– Liberté conditionnelle, précise la femme en question. L’une des


conditions étant de trouver un job. Ça tombe bien, ajoute-t-elle d’un air
sarcastique. Tu as l’air d’avoir besoin d’un responsable cybersécurité qui
connaisse un minimum son métier, je me trompe ?

Le silence qui suit s’éternise. J’ai tout le temps de continuer à la détailler,


même si elle ne semble pas remarquer mon existence – même si personne
dans la pièce ne semble la remarquer. Ses vêtements chics, stricts, comme
les aime Jarden. Son visage sophistiqué. Sa bouche rouge, immense, faite
pour dévorer les hommes, et ses griffes assorties. Ses cheveux bruns, épais,
sublimes. Et puis sa peau, mate – comme la mienne. Ses yeux bleu clair, en
amande – comme les miens, encore.
– Tu as le job, Deniz. Mais il faut qu’on parle de…

Jarden s’interrompt, se tourne vers moi comme s’il venait brutalement de


se rappeler mon existence. Son visage est dur comme du granit. Ses yeux
sont deux gouffres ouverts sur le noir qui règne en lui.

– Lake, va appeler un taxi, exige-t-il avec froideur.

Je le regarde, choquée par sa dureté, révoltée même, et ouvre la bouche


pour protester mais il ne m’en laisse pas le temps.

– S’il te plaît, lance-t-il d’un ton vide de toute émotion. Appelle un taxi
et va l’attendre en bas.

Et depuis ? Rien. Cela fait neuf jours, et pas un texto, pas un coup de fil.
Tout ce que j’ai, c’est un accord tacite qui m’interdit de le contacter et une
chaîne qui pèse comme un boulet à mes pieds.

Si au début j’ai respecté la consigne, après cinq jours, j’ai surtout décidé
qu’il pouvait aller au diable. D’autant qu’il est à New York, je le sais par
Gigi. Elle voit Mason tous les soirs ou presque. Cette nuit, elle a encore
découché, sûrement pour dormir à la townhouse. De toute façon, même si
elle croisait Jarden, qu’est-ce qu’elle pourrait me dire ? Je n’ai pas parlé à
ma colocataire de Deniz, de l’E.W.M.N. Army. J’ai accepté l’idée que
Mason ne lui dirait rien non plus. Si vraiment c’est dangereux, cela vaut
mieux.

Je sais qu’il tient à elle. Qu’il la traite bien, qu’il la rend heureuse. C’est
l’essentiel.

Gigi et Mason se connaissent depuis moins d’un mois et, pourtant, ils
sont déjà partis en week-end ensemble. Ils se sont mis d’accord pour ne
plus voir personne d’autre, font des projets d’avenir… Comment ne pas
comparer leur relation à celle que j’entretiens avec Jarden ? Cela fait cinq
mois qu’il est entré dans ma vie. Quatre mois qu’il est entré dans mon lit. Il
a tout bouleversé sur son passage. Pour la première fois depuis des années,
j’ai ressenti quelque chose… Et je sais que lui aussi a des sentiments pour
moi, il me l’a dit, il me l’a aussi montré…

Mais ce n’est pas suffisant.

Je ne peux pas vivre avec le déséquilibre qui existe entre nous. Je ne


peux pas le supporter. Dans un lit, dans une chambre bleue, à l’arrière du
taxi, oui, il peut devenir mon Maître, je l’accepterais comme tel. Mais dans
le quotidien ? Il n’est rien qu’une bourrasque qui souffle sur ma vie, soulève
un nuage de poussière qui m’aveugle, passe comme un courant d’air et
renverse tout sur son passage.

Et je n’ai plus la force.

Plus la force d’aller contre le vent. Plus la force de me battre contre tout,
tout le temps. Je ne peux pas affronter la pression des cours, du boulot, les
factures qui s’empilent et le frigo désert. Pas avec un cœur vide.

Et ce foutu serrurier qui n’arrive pas…

Ah oui, parce que – c’est la cerise sur le gâteau – un junkie local a


visiblement décidé d’essayer de forcer notre porte cette nuit pour nous voler
la télé que l’on ne possède même pas… Résultat, mes clés ne fonctionnent
plus, je dois faire changer la serrure en urgence. Par ici, les mille huit cents
dollars que je n’ai pas sur mon compte en banque !

Elle est pas belle, la vie ?

Il est donc déjà midi quand je peux enfin quitter l’appartement et me


rendre à la galerie. Dès que je franchis la porte de Maisel & Goldberg, mon
cœur s’allège. Il faut dire que mon travail a été mon seul rayon de soleil
depuis un peu plus d’une semaine. L’équipe est petite – seulement les deux
fondateurs, Nora Maisel et Francis Goldberg, et moi. Ma mission est
normalement d’assurer la permanence quand mes boss sont de repos…
Mais ils n’ont rien contre le fait que je les aide pour les accrochages, la
communication, l’évènementiel. Bref, je mets la main à la pâte et cela me
fait du bien.
Cela m’évite de me sentir complètement nulle et triste.

En milieu d’après-midi et malgré un programme chargé entre clients,


newsletter à relire et livraison à réceptionner, je prends quand même une
courte pause pour écrire à Gigi à propos de cette histoire de porte.

[L’assureur et le propriétaire sont prévenus,

maintenant reste à voir s’ils vont mettre la main

à la poche… Sinon, ton trousseau de clés est

dans mon sac. Tu veux passer le prendre à

la galerie avant 19 heures ? Je ne serai pas à la

maison ce soir. Je vais me rendre à l’atelier,

tenter de rattraper ma matinée perdue…]

Quand, vingt minutes plus tard, mon iPhone flambant neuf fourni par la
galerie vibre, je m’attends à voir une réponse de ma colocataire… Mais
c’est un SMS de Jarden qui apparaît sur l’écran. Mon cœur trébuche puis
s’emballe.

[Il faut que je te voie. Passe à mon bureau ce soir

à 22 h. L’accueil sera prévenu. J]

L’accueil sera prévenu  ? Comme c’est noble et généreux de votre part,


monsieur Pearson, de me faciliter l’accès afin que je puisse répondre
positivement à votre convocation… Non, mais, il se fiche de moi  ? Il est
passé où, l’homme du Colorado ? Celui des : « Je tiens à toi comme je ne
pensais pas tenir à une femme dans ma vie » ? Celui des compromis ? Est-
ce qu’il se met, ne serait-ce que deux secondes, à ma place  ? Parce que,
moi, je n’arrête pas d’essayer de me mettre à la sienne ! De spéculer sur ce
qu’il vit, sur ce que lui fait la réapparition de cette Deniz, sur ce qu’elle
représente pour lui !

Ça, ce n’est pourtant pas difficile à imaginer…

Si Jarden a un type et que j’y corresponds, alors cette Deniz aussi. Dans
une version plus âgée. Et Dominatrix. En fait, non  : si on excepte son
physique, elle ressemble bien plus à Jarden qu’à moi. Elle dégage la même
assurance écrasante que lui, le même self-control, la même froideur.

Quand elle l’a connu, il était encore un adolescent… et elle, déjà une
femme.

Qu’est-ce qu’elle lui a fait  ? Est-ce que c’est elle qui l’a rendu comme
cela ? Est-ce qu’elle l’a « initié » comme il m’initie moi, alors qu’il n’avait
que 15 ans et qu’elle était déjà une adulte ?

Je la hais. Sans la connaître, je la hais.

C’est cette haine qui me ronge alors que je quitte la galerie après avoir
remis ses clés à Gigi. Cette haine qui m’occupe alors que je m’achète un
sandwich et monte à mon atelier. Heureusement, cette haine se dissipe
lorsque je me mets à peindre. Dans la pénombre, dans le silence, avec une
extrême concentration – je ne peux me permettre aucune erreur maintenant
que ma toile est presque achevée. J’ai trouvé son titre  : Flesh – chair. La
masse bleue au centre représente une étendue d’eau et le ciel, fondus
ensemble dans ce qui pourrait être l’aube ou la fin du jour. Des explosions
de verts et de bruns sont censées évoquer la rive sauvage. Et au milieu, les
beiges et les roses esquissent deux silhouettes. Deux corps enlacés,
fiévreux : un homme, une femme. Un train de s’étreindre dans un lac – lake,
en anglais.

Pas besoin d’être psy pour savoir ce que cette peinture représente…

Stanley Madsen pense que c’est ce que j’ai produit de mieux depuis que
je suis à l’école. Dylan et Clarke aussi. Ils disent que j’y ai mis une
radicalité, une crudité que je n’avais jamais exprimée avant. Car cette
étreinte suggérée n’est pas seulement belle, elle est aussi menaçante. Ces
corps nus, exposés, qui se baignent en pleine forêt au crépuscule… On
imagine surgir le loup à tout moment, prêt à les dévorer.

Est-ce que c’est avec ça que j’ai vécu, ces derniers mois ? Le sentiment
d’une menace sourde et constante ?
Est-ce que c’est cela que représente Jarden à mes yeux ? Est-ce que c’est
la façon dont il m’occupe, me préoccupe ?

Comment est-ce que je peux tolérer cela ?

Rectificatif : comment ai-je pu ? Parce que je n’y suis pas allée, ce soir.
J’ai résisté. Il est plus de vingt-trois heures et je suis toujours là, à travailler
dans le calme de mon atelier.

Je me suis choisie, moi.

Et j’ai beau être fière de ma décision, force est de constater que je ne suis
pas tranquille avec cette idée. Plus les minutes défilaient et m’éloignaient
de l’heure fatidique, vingt-deux heures, plus je sentais l’anxiété monter en
moi. Et à minuit, je suis tellement sur les nerfs que je sursaute pour un rien
– plus exactement, pour un craquement devant la porte que je m’imagine
entendre.

– Qui est là ? appelé-je.

Pas de réponse. Intriguée, je sors sur le palier… Personne. En haussant


les épaules, je referme et tire quand même le verrou. J’ai beau me sentir
idiote, je ne peux m’empêcher de mettre une lumière un peu plus forte, de
rester sur le qui-vive. Quand je dois aller aux toilettes vingt minutes plus
tard, je traverse les couloirs obscurs à toute allure, en ne cessant de regarder
par-dessus mon épaule. J’ai l’impression étrange de sentir une présence,
d’être épiée. Bon an mal an, je reprends mon pinceau… puis me fige. Je me
sens trop tendue, mal à l’aise.

C’est ridicule.

Je décide de faire un break. De me détendre. Je sors mon iPhone, mes


écouteurs. J’ignore volontairement les appels en absence, les messages
vocaux, les notifications de textos. Jarden qui m’envahit après m’avoir
désertée. Je file directement dans ma bibliothèque musicale. Il me faut
quelque chose de dansant. Je trouve rapidement : Amanda Blank, LE disque
de mon entrée au collège.
Je lance la meilleure chanson possible, la chanson qui me défoulera, qui
me fera tout oublier – sauf les raisons qui font que j’ai bien fait de me tenir
loin de lui.

« D.J., play that song a little louder

I gotta, gotta get him outta my head

Gotta dance the pain away

Can’t go to sleep just yet  »6 

Je me mets à danser, pieds nus, bras au-dessus de ma tête, poignets


croisés. J’ondule, je frappe le sol avec mes talons, secoue la tête pour la
vider, expulser ma douleur. Et je chante. Je chante à tue-tête, à cet étage
vide, mes sentiments blessés, le manque dans mes veines.

« Comment peut-il dire qu’il m’aime inconditionnellement ?

Et pourtant m’imposer tant de règles, tant de restrictions ?

Il dit : “Personne ne t’aimera aussi fort que moi”

Mais je ne peux pas être l’homme que tu veux que je sois.

Il ne pouvait pas prendre ma main

Maintenant, il refuse de la lâcher

De peur que je ne trouve quelqu’un d’autre à aimer

Alors il referme sur moi son piège puis s’éloigne quand même

Il le sait : il reviendra

Il le sait : il sera trop tard. »

Je chante si fort, le volume poussé à fond dans mes oreilles, que je


n’entends pas avant la fin de la chanson les poings qui martèlent la porte en
bois de mon atelier, et la voix qui rugit mon prénom.

– Lake  ! Lake, ouvre-moi immédiatement  ! Arrête ton cinéma tout de


suite !

Il le sait, il reviendra. Il le sait : il sera trop tard.

Je me débarrasse de mes écouteurs et, d’avance lasse de ce qui va suivre,


je vais lui ouvrir. Fatiguée de savoir qu’en le voyant mon cœur va bondir, se
serrer, exploser dans un feu d’artifice de sentiments contradictoires.
Comme : « je t’aime ». Comme : « je te déteste ». Comme : « où étais-tu,
tout ce temps ? » Et pourquoi est-ce que tu n’arrives pas à me laisser partir,
alors même que tu ne veux pas être avec moi ?

– Qu’est-ce que tu fiches ici, Jarden ? me contenté-je de dire à la place,


alors que je me retrouve face à celui qu’il faut que j’évite.

En tentant d’ignorer son corps imposant, athlétique, tellement attirant.


Son blouson d’aviateur, ses cheveux blonds en bataille, ses yeux perçants,
ses traits fins. Sa mâchoire puissante. Sa colère – cette colère que je ne
pourrai jamais éteindre.

– Pourquoi tu te caches ici ? gronde-t-il. Je t’ai attendue pendant près de


deux heures ! Je n’ai pas arrêté de t’appeler, putain ! Si je n’avais pas eu un
coup de fil de Mason qui était avec Gigi, qu’est-ce qui se serait passé ? Je
t’aurais attendue la nuit entière comme un con ?
– Tu aurais sûrement fini par te lasser. Ce n’est pas ce que tu fais le
mieux, te lasser  ? lâché-je avec une dureté dont je ne me pensais pas
capable.

Dont j’aurais été incapable avant lui. Avant qu’il ne me change et ne


fasse de moi une personne amère, presque cynique. En retour, son regard
étincelle de rage.

– Eh bien, tu en as, des choses à dire, pour quelqu’un qui refuse de


parler…
– Et tu en as fait, des kilomètres, pour quelqu’un qui s’en fout, rétorqué-
je avec le même ton cassant que lui.
– Sûrement parce que je ne m’en fous pas. Comme toi, tu ne t’en fous
pas, dit-il en jetant un coup d’œil entendu à ma cheville nue, à la chaîne qui
y est encore attachée.

Que je n’ai pas encore eu la force d’enlever.

– Casse-toi, Jarden. Va retrouver ton ex. Tu n’as plus besoin de mes


services, maintenant qu’elle est revenue, non ?
– Mon ex ? ricane Jarden. J’imagine que tu parles de Deniz ? Alors tu en
es encore là… À t’imaginer que je suis ce foutu Prince charmant, avec son
lot d’histoires de cœur avortées… Quand est-ce que tu comprendras, Lake ?
Je ne suis pas comme ça ! Je n’ai pas d’ex, pas de copines, pas de relations
amoureuses. Je ne donne pas dans ce genre de trucs !
– Ex, Soumise, plan cul, vieille peau sur le retour… Appelle ça comme
tu veux, appelle-la comme tu veux… Il n’empêche que tu as couché avec
elle, pas vrai ? Deniz ?
– Mais qu’est-ce que ça peut te foutre, putain  ? explose-t-il. C’est du
passé, Deniz ! Je suis là, je reviens vers toi. C’est toujours vers toi que je
reviens, merde ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?
– Qu’un mec qui m’ignore puis me siffle comme un chien  ? ironisé-je.
Aucune idée, connard.

L’insulte me stupéfie moi-même. Jamais je ne pensais que j’aurais été


capable de lui parler comme cela. Que j’aurais été assez cinglée pour le
faire. Après tout, est-ce qu’il ne me l’a pas assez répété ? Il est dangereux.
Effrayée par les conséquences de ce que je viens de dire, stupéfaite, je me
recule. Seulement, à chaque pas en arrière que je fais, Jarden avance vers
moi.

– Comment tu viens de m’appeler, là ?

Je me retrouve au fond de mon atelier, littéralement dos au mur. Par


réflexe, j’attrape la première chose qui me passe par la main, une grande
brosse enduite de peinture, et la brandis devant moi.

– Ose lever la main sur moi et je repeins ton costard à dix mille dollars
en bleu Klein.

Jarden s’arrête, abasourdi.

– Lever la main sur toi ? Tu imagines que c’est ça que j’allais faire ?
– C’est bien ce qui t’intéresse, non ? Faire souffrir les filles avec qui tu
couches ? Leur faire mal ?
– Tu penses encore que c’est de ça qu’il s’agit…
Il secoue la tête, navré. Toute sa fureur l’a visiblement abandonné. Il est
comme moi : vidé par notre histoire. Il approche lentement et, sans aucune
violence, me désarme de mon pinceau et de mon bleu. Il me domine de tout
son corps mais ne me touche pas. Pourtant, je sens son magnétisme irradier,
caresser ma peau.

– On n’y arrivera jamais toi et moi, constate-t-il tristement. Pas vrai ?


– On aurait pu, lancé-je, la gorge étranglée. Je crois vraiment qu’on
aurait pu, si tu avais mis du tien.
– Oui, répond-il l’air rêveur, on aurait sûrement pu… Si tu avais compris
que je n’ai jamais voulu te faire de mal, Lake. Je crois même que ç’a
toujours été le contraire. Je voulais seulement m’assurer que, quoi qu’il
arrive, je ne t’en ferais pas.
– On peut dire que c’est raté, rétorqué-je avant de laisser échapper un rire
amer.
– Je pensais sincèrement que le séjour à Aspen avait changé les choses.
Que tu avais compris que tant que je ne revenais pas sur notre accord, ça
voulait dire que même sans te voir j’étais avec toi. C’était ma manière à moi
de créer un monde rien qu’à nous. Un code pour communiquer. Vert, jaune,
rouge : tu te souviens ?

Oui, je m’en souviens. Mais ce n’est pas assez. Des mots, j’en ai plus
que trois, j’en ai même beaucoup, et je ne veux plus les ravaler, les sentir
me ronger de l’intérieur, me trouer le ventre.

– Ça veut dire que si je te dis rouge, tu t’en iras ? demandé-je en sentant


les larmes me piquer les yeux.

Une étincelle de panique passe dans le regard de Jarden. Mais il


acquiesce.

– Oui, je m’en irai.


– Et si je ne dis rien ? me révolté-je. Qu’est-ce qui se passera, Jarden ?
– Il ne se passera rien, admet-il tristement. Je ne suis pas comme toi,
Lake : mon monde n’est pas aussi nuancé. Dans le mien, il n’y a pas de bleu
Klein.
Je ferme les yeux, comme face à une scène d’accident. Comme pour ne
pas voir ce que je m’apprête à saccager.

Même si c’est pour le mieux.

Je le fais pour moi. Pour ma santé mentale. Pour que Jarden ne me vide
pas définitivement de toutes mes couleurs.

– Au fond, ce n’était pas à toi que j’étais soumise, déclaré-je, les


paupières closes. Tous ces mois, c’est à mes sentiments que j’étais asservie.
Et je ne peux plus, Jarden. Je ne veux plus. On a dépassé le rouge depuis
longtemps…

Je sens quelque chose en moi qui se déchire.

– Je ne veux plus te voir.

Voilà, c’est lâché, et j’ai l’impression de tomber avec la même lourdeur


que ces mots, de m’écraser avec eux. Bruit de sac qui se déchire. Mare de
sang. Et moi, disloquée au milieu. Je garde les yeux clos, ne respire plus. Je
suis presque morte de l’avoir chassé et pourtant, j’espérais encore qu’il me
ranime. Je sens toute sa chaleur me quitter. Le vent qui l’arrache à moi. Le
bruit d’une porte qui se referme.

Je rouvre les yeux : il n’est plus là.

6 « D.J. », Amanda Blank, I Love You, ©2009 Dowtown Music.


34.

La terre vaine

Jarden

Février est le plus atroce des mois. Un condensé de nuit. Un couloir dont
on n’atteint jamais le bout. Je n’aurais pas dû prendre autant de kétamine, je
ne sais pas comment je tiens encore debout. Pour être honnête, je ne sais
même pas si c’est le cas. Je suis affalé sur mon canapé, depuis des heures,
j’ai l’impression. En face de moi, sur le tapis, deux filles avec des colliers
de chien baisent ensemble. Une troisième suce mon sexe anesthésié pendant
que je dirige ses mouvements en appuyant sur sa tête. Rien, cela ne me fait
rien ; j’ignore par quel miracle je suis encore dur. Je la tire par sa laisse et la
dégage, range ma queue, reboutonne mon jean et prends un rail de coke
pour redescendre. La drogue qu’a chopée Deniz sur le deep web est
excellente. Presque trop. J’ai même failli overdoser avec l’héro à laquelle
elle s’assomme depuis qu’elle est sortie de prison. Elle a commencé là-bas
elle aussi, quand elle a appris que Cole avait été exécuté. Quand l’agent des
services secrets qui lui rendait régulièrement visite pour l’interroger, pour
lui faire donner nos noms, à Mason et à moi, ainsi que l’identité des autres
personnes avec qui elle travaillait, lui a montré des photos du corps afin
qu’elle craque.

Je n’arrive même pas à imaginer ce qu’elle a traversé.

Je ne sais pas comment est-ce que l’on s’en sort, quand on perd la
personne que l’on aime. Je ne sais pas ce que c’est, d’aimer. La seule fois
où j’ai ressenti quelque chose d’approchant, c’était pour Lake. Mais elle
avait raison : c’était incomplet. Parce que je suis incomplet.
Si loin d’elle, de ce qu’elle est.

Jusqu’au bout, elle se sera battue. Elle sera restée droite, forte. Même au
moment de me dégager de sa vie.

Surtout au moment de me dégager de sa vie.

Où est-ce que je retrouverai une femme comme cela ? Une qui soit aussi
pleine de talent, de vie  ? Nulle part, et c’est tant mieux parce que tout ce
que je pourrais faire, c’est la détruire. Un peu mieux, un peu plus chaque
fois. On peut toujours faire pire à quelqu’un.

– Jarden, gueule Mason dans les escaliers en descendant du deuxième.


Jarden, putain qu’est-ce que tu fous ? Tu sais quelle heure il est ?

Deux heures. Ou peut-être cinq. En tout cas, pas l’heure d’écouter de la


techno à fond, j’en conviens.

– Il n’y en a pas une de vous qui veut se bouger le cul pour baisser le
son, putain ? hurlé-je aux filles alors que Mal fait irruption dans le salon.

Magie de la kéta  : j’arrive à me voir dans ses yeux. À voir la sombre


merde. Le déchet humain.

– Je sais, admets-je en essayant de me lever. Pas glorieux…


– Wicked… lâche Mal, consterné. Mec, ça ne peut plus durer…

Il s’approche de la table basse, regarde les pochons éventrés sur les


boîtiers de CD.

– C’est Deniz qui t’a filé cette merde  ? Tu n’avais pas tapé depuis,
quoi… sept ans ?
– Ne t’en fais pas, je gère. C’est juste des anesthésiants, un peu de coke
pure pour le up. Pas d’amphets. Ça ne va pas me faire dérailler.
– Je crois que tu ne t’es pas regardé dans un miroir, mon pote, me lance
Mal en secouant la tête.
– Tu sais très bien ce que je veux dire… Je ne vais pas buter quelqu’un.
– Sauf toi-même, si tu continues comme ça. Tu sais que ça compte,
quand même ?
– Pour toi, peut-être, lâché-je d’un ton indifférent.

Mal me toise, les mains dans les poches, avant de s’emparer de la came.
Je n’essaie même pas de l’empêcher de faire ce qu’il va faire : la balancer
sur le balcon, laisser le vent la balayer. Je sais que si je me lève et que l’on
s’affronte d’une quelconque manière, cela pourrait mal finir. Pour lui.

Demain, je dirai à Deniz de m’en reprendre quand on se verra au


bureau.

À moins que demain ne soit samedi ? Que l’on ne soit déjà demain ?

– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? me demande Mason devant la baie


vitrée avant de s’adresser aux trois meufs creuses que j’ai ramassées dans
un club libertin. Mesdemoiselles, il est temps de vous casser, la fête est
finie.
– C’est une intervention, Mal ?
– Je ne sais pas. Ça aiderait, si je te lisais une lettre où je t’explique que
ça suffit, les conneries ? Que j’étais d’accord pour te laisser deux semaines,
mais qu’on a dépassé la deadline  ? Tu veux quoi  : que je te dise que je
t’aime comme un frère ? Que ça me flingue, de te voir dans cet état ?
– Pauvre petit Mal… ricané-je. Si malheureux de me voir comme ça…
Dis-moi, par curiosité, vous en parlez avec ta copine  ? Vous discutez de
moi, de Lake, avant de vous rassurer sur le fait que vous vous êtes trouvés ?
Qu’à vous, ça ne vous arrivera jamais de vous entre-déchirer jusqu’à
toucher le fond ?
– Fais vraiment gaffe, Wicked. Ne mets pas Gigi sur le tapis, je te jure
que tu ne gagneras rien de bon à ce jeu-là. Si jamais tu dis du mal d’elle…
– Quoi ? grondé-je d’une voix caverneuse en me levant enfin du canapé.
Qu’est-ce que tu vas faire, Mal, exactement ?

Les filles, en train de rassembler leurs affaires et de se rhabiller, le font


plus vite qu’elles peuvent. Elles sentent que la situation est explosive,
qu’elle peut déraper à tout instant. Je le sens. Seul Mal, coincé sur la rive de
sa putain de normalité, semble ne pas s’en rendre compte. Je pourrais le
démolir. J’ai envie de le démolir. Tout en sachant que notre amitié est le
dernier fil qui me retient à mon peu d’humanité. Que si je le romps, tout est
foutu, ma vie ne vaut plus rien.

Et c’est pour cela que c’est aussi tentant. Rompre les amarres une bonne
fois pour toutes. Basculer de l’autre côté.

– Je vais à la cage, déclaré-je en le contournant.


– Pas question, me lance Mason en me suivant. Pas dans cet état. Au
mieux, tu vas te faire tuer par quelqu’un. Au pire…
– Dis-le, crié-je en faisant volte-face et en montrant les dents. Vas-y,
Mal, crache enfin ce qu’on sait toi et moi  : au pire, c’est moi qui tue
quelqu’un. Parce que c’est ce que je suis : un tueur.
– Arrête, mec, me supplie Mal en attrapant ma nuque de sa main tatouée.
Par pitié. Redescends. C’est la came et la tristesse qui parlent. Dors ; dans
quelques heures tout sera différent.
– Ça te rassurerait de le penser, hein  ? lui demandé-je avec un sourire
mauvais. Après la pluie, le beau temps  ; il faut toucher le fond pour
remonter la pente. Toutes ces banalités…

Je ricane. Il n’a pas tort : je suis vraiment défoncé.

– Tu ne sais pas ce que c’est qu’être moi, Mal, expliqué-je en fermant les
yeux. Cette noirceur ne vient pas de m’envahir parce que je me suis fait
plaquer ou je ne sais quelle autre connerie : je l’ai tout le temps en moi. Je
passe mon temps à la contrôler. Ça mobilise toute ma force, toute mon
énergie. Sauf que, de l’énergie, je n’en ai plus, là. Je suis fatigué de vivre,
Mal. Et je suis trop lâche pour crever. Alors, dis-moi, tu ferais quoi à ma
place ?

Mon meilleur ami ne dit rien, reste là à me tenir par la nuque, comme s’il
pressentait qu’à la seconde où il la lâchera, je tomberai, irrémédiablement.

– C’est juste tes réserves de sérotonine qui sont vides, Wicked. C’est
rien, c’est de la chimie, c’est un truc que tu maîtrises parfaitement…
Je me rends compte qu’il pleure. Il me crache son petit speech censé me
raisonner et il n’y croit tellement pas, il sait tellement que cela ne sert à
rien, qu’il pleure. On ne soigne pas le mal de vivre. Pas un mal de vivre
comme le mien. Lentement, je me dégage.

Cette nuit, j’en finis.

Je resterai sur ce ring le temps qu’il faut. Le temps que l’on m’achève.
Puisque je suis trop trouillard pour faire le job moi-même.

– Jarden ! crie Mason alors que je descends les escaliers.

Mais trop tard : j’attrape mon blouson, les clés de la moto. Et file vers la
cage. En me promettant que cette nuit sera la toute dernière fois.
35.

Noir comme la nuit

Lake

– Putain, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel, qu’est-ce qui se passe ?
demandé-je, hagarde, en mettant un pied dans le salon.

Gigi, un peu inquiète, avance vers la porte d’entrée à laquelle Mason


tambourine et sonne depuis deux minutes en nous appelant. Quelle heure
peut-il bien être ? Le soleil est en tout cas encore loin d’être levé. Je n’aime
pas cela. Le fait que Mason débarque à la Jarden. Je pensais qu’il était
différent de son ami, mais ce n’est visiblement pas le cas.

– Bébé, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui t’arrive ? le questionne Gigi


en lui ouvrant, les yeux ronds et l’air terrifiée.
– Pas maintenant, Princesse, répond-il en la contournant. Lake, il faut
que tu viennes avec moi. Tout de suite.
– Mason… C’est le milieu de la nuit… Qu’est-ce qui se passe  ?
demandé-je en me passant la main sur ma figure pour me frotter les yeux.
– Il va se faire tuer, Lake, me presse Mason, affolé. Ou pire. Par pitié, il
faut que tu l’arrêtes. S’il te plaît : viens avec moi. Maintenant !
36.

Ceci est mon sang

Jarden

– Bienvenue à la cage ! hurle le maître de cérémonie dans son micro. Pas


de règles. Pas de but. Juste vous, vos poings, votre vie misérable rejouée
coup après coup sur le ring !

La foule présente ce soir dans le sous-sol de cet abattoir du Bronx éructe.


Bikers. Toxicos. Punks. Skinheads. Mecs en costard. Mecs assoiffés. Mecs
gonflés aux stéroïdes. Mecs taillés pour tuer à mains nues. Mecs censés ne
pas tenir une seconde sur le ring. Mecs qui tiennent quand même, sur les
nerfs, sur la rage. Mecs qui souffrent. Mecs qui ont arrêté de souffrir depuis
longtemps. Mecs en colère. Mecs qui sont passés bien au-delà.

Et pas un seul qui soit plus désespéré que moi.

L’armoire à glace qui me fait face m’assène un coup en pleine mâchoire.


Instant d’extase. Tout devient blanc dans ma tête. Comme si un souffle de
lumière avait balayé le monde. Ma tête part sur le côté, entraînant mon
corps entier. J’atterris contre le grillage de la cage où je suis enfermé depuis
trois combats. Les spectateurs hurlent de joie.

– Juste une règle et une seule, continue le maître de cérémonie. Rester


debout. Votre prix ? Comme dans la vie : que dalle ! Votre seul prix, c’est
de rester dans la cage, d’attendre le combat suivant. D’attendre le moment
où vous supplierez pour que ça s’arrête, où vous partirez la queue entre les
jambes, à moins qu’on ne vous évacue sur un brancard…
J’écoute son petit speech nihiliste alors que Monsieur Muscles me
charge. Et j’ai juste envie de rire. Je les emmerde, tous. Déjà trois matchs
que je suis dans la cage. Je ne sais pas combien il en faudra. Avec toute la
came que j’ai dans le corps, sûrement plus très longtemps. Mais ce n’est pas
en ambulance que l’on me dégagera ce soir.

Je rentrerai chez moi en corbillard.

Et je me demande ce qui lâchera en premier. Cerveau, cœur, foie ?

– Tu en as assez, blondinet  ? me demande la montagne en arrivant sur


moi.

Mon sourire s’élargit. Est-ce que c’est son poing qui assénera le coup
fatal  ? Aucune chance  : au moment où il le balance, je me baisse. Et
l’attrape par la taille, charge de tout mon poids pour le déséquilibrer, pour
renverser sa force. Il tombe sur le dos. Je lui grimpe dessus, commence à
abattre mes poings sur son visage. Une fois, cinq fois, dix fois. Jusqu’à ce
que ce ne soit plus un visage. Jusqu’à ce que le maître de cérémonie ouvre
la cage, entre, m’attrape par le poignet et lève mon bras dans les airs.

– Troisième victoire consécutive par K.-O.  ! Allez, qui veut tenter le


diable, cette nuit ?

Je me relève, hébété. Le sang brouille ma vue. Le mien, celui de mes


adversaires. Je souffle comme une bête blessée. La sueur et la crasse
dégoulinent sur mon torse nu. Je titube sur mes jambes, secoue la tête. Un
instant, j’ai des visions : je crois la voir. Lake, dans l’assistance. À côté de
Mason. Les deux m’observent, d’un air horrifié et réprobateur. Signes de
ma conscience qui fait des siennes  ? Ou prémices d’une hémorragie
cérébrale ?

– Alors ? crie le maître de cérémonie. Personne ?

La foule est en délire mais personne ne rejoint la cage. Jusqu’à ce que,


d’un coup, la foule se taise. Une silhouette apparaît à l’entrée et pousse la
porte grillagée qui entoure ce carré de béton. Une silhouette frêle, noyée
dans un manteau de laine, un sweat mou et un pantalon de pyjama écossais.

– Moi.

Je tourne la tête sur le côté. Le maître de cérémonie bafouille.

– C’est… Ce n’est pas vraiment prévu dans le règlement.


– Pas de règle, pas de but. C’est bien ce que vous avez annoncé  ? lui
rétorque Lake, déterminée, avant d’avancer au centre de la cage.

De se poster face à moi. Angélique au milieu de cet enfer. Jusqu’à ce que


je comprenne que, malgré la lumière qui émane d’elle, elle n’est pas une
apparition. C’est elle, bien elle  ; c’est son odeur. Tous les autres la voient
aussi. Et se taisent.

– Qu’est-ce que tu attends ? Combats-moi, me lance-t-elle à voix basse.

Sans colère, juste avec une infinie douceur. Une infinie tristesse.

– C’est Mason qui t’a amenée ? Il n’aurait jamais dû, rétorqué-je sur le
même ton.
– Mais je suis là. Je suis face à toi. Alors, vas-y, combats-moi. C’est bien
le but de cet endroit, non ?

J’ignore sa question, avance ma main meurtrie jusqu’à sa joue. Elle love


son visage dans ma paume. Pendant cet instant où l’on s’emboîte
parfaitement, je pourrais presque croire que l’on est faits pour être
ensemble… Jusqu’à ce que je me souvienne de tout ce qui nous sépare. Je
retire ma main d’un geste vif, comme si je m’étais brûlé. J’ai laissé une
traînée de sang sur sa peau soyeuse.

– Te combattre, Lake, je ne fais que ça depuis cinq mois, lâché-je d’une


voix sourde. Je sais comment ça se termine : on y perd, tous les deux. Alors
je déclare forfait.
Je la contourne et sors de la cage. Sous les cris furieux des autres. Sous
leurs sifflets. J’attrape mes pompes, mon blouson et mon tee-shirt, que
Ramy, l’un des habitués, me tend. J’enfile juste le blouson, et me sers du
tee-shirt pour m’éponger la figure avant de le balancer. Je sors une clope, la
coince entre mes dents, fends la foule. Ignore Mal à quelques mètres de là.
J’ouvre la trappe, remonte à la surface de la terre. Lake me poursuit dans
l’étroit escalier en bois. Elle sort à son tour. Me rejoint au moment où je
renfile mes boots dans l’entrepôt vide, si l’on excepte les crochets de
boucher qui pendent.

– Tu es complètement défoncé, siffle-t-elle, outrée. Tu as pris de la


drogue et c’est Deniz qui te l’a fournie : Mason m’a tout dit en chemin !
– Tout ? ricané-je en faisant volte-face. Ça m’étonnerait.
– Il m’a dit que tu avais l’habitude d’en prendre, avant. Il m’a dit où tu as
commencé. Il m’a dit que tu étais allé en prison, il y a dix ans ! Que c’est là
qu’il t’a connu !
– Et ça t’a paru un scoop  ? lui gueulé-je dessus. Je t’en avais pourtant
parlé, non ? Le jour où tu es venue chez moi pour racheter le Foscari.

Je m’en souviens  : j’avais lancé cela comme une blague. «  On s’est


connus en prison  »… Sans comprendre pourquoi j’agissais ainsi. C’était
dangereux et irresponsable de mettre une inconnue sur la voie. De lui
donner ne serait-ce que quelques miettes susceptibles de me renvoyer en
taule, et cette fois à perpétuité.

– Qu’est-ce que tu as fait, Jarden ? Qu’est-ce que tu as fait de si terrible


pour être enfermé ? Pour que tu sois obligé de t’assommer afin d’éteindre ta
douleur ? Pour t’en vouloir encore, dix ans après ?
– Tu ne comprends rien, pas vrai  ? dis-je en riant de façon cruelle. Ce
n’est pas juste une chose, Lake. Et c’est encore moins celle qui m’a
envoyée en taule… C’est ce que je suis ! Ce que j’ai fait avant la prison !
Ce que j’ai fait là-bas !
– Alors raconte-moi  ! Aide-moi à comprendre qui tu es, Jarden  ! Tu
passes ton temps à me demander de t’accepter mais pour ça, tu dois te
donner un minimum. Moi je t’ai parlé de…
– De quoi ? De ton grand traumatisme ? Ton petit copain qui s’est écrasé
par terre ? C’est ça, toute la noirceur que tu as en toi ?

C’est absolument dégueulasse et je m’en veux immédiatement. Comme


je l’ai dit : je ne sais pas ce que c’est, de perdre la personne que l’on aime.
Je ne sais pas ce que c’est, qu’aimer. Lake, sûrement lassée de servir une
fois de plus de punching-ball humain, me regarde avec tout le mépris du
monde. Puis elle tourne les talons et commence à partir mais je la retiens,
désespéré.

– Si je ne te donne rien, c’est parce que ton respect compte pour moi ! La
façon dont tu me regardes. Ce que tu vois en moi. Quand tu me connaîtras,
tout ça s’envolera !
– Alors tant mieux  ! s’emporte-t-elle. Tant mieux parce que, pour
l’instant, ça ne part pas ! Parce que, pour le moment, je ne pense qu’à toi,
tout le temps, et je n’en peux plus, Jarden ! Ça fait cinq mois que ma vie est
suspendue à la tienne et j’en ai marre ! Alors si tu as quelque chose pour me
libérer, donne-le-moi !
– Je…

Je ne peux pas.

– Je…

Je ne dois pas.

– Je…

Il le faut. S’il n’y a que cela pour la délivrer de moi, je dois le lui donner.

– Est-ce qu’on peut aller ailleurs, Lake ? Juste toi et moi ? S’il te plaît.
– Tu es venu comment ? En voiture ? Tu es en état de conduire ?
– En moto. Et pas vraiment, admets-je.
– Je commande un Uber. On va à Hudson Square.
– Non, chez toi.
– Il y a Gigi chez moi, proteste-t-elle.
– Je m’en fous. Je veux voir où tu dors. Où tu vis. Je veux pouvoir
t’imaginer quand tu n’es pas avec moi…

La came me délie la langue. À moins que ce ne soit les coups que je me


suis pris. Ou tout simplement le fait de remonter un peu à la surface après
être tombé si bas ces trois dernières semaines.

Il a suffi pour cela qu’elle apparaisse.

Lake et sa grande gueule. Lake et ses sept ans de moins. Lake et son
pyjama pourri, sur lequel elle a enfilé directement son manteau. On arrive
chez elle alors que le jour pointe le bout de son nez. Gigi est déjà habillée,
pomponnée. Visiblement, Lake l’a avertie en chemin de notre arrivée, à
moins que ce ne soit Mason, parce qu’elle lance, en nous voyant apparaître :

– Mon Dieu, son visage… Ne lésine pas sur la teinture d’iode. Moi, je
vais retrouver Mal. Et toi, espèce de connard, ajoute-t-elle à mon intention,
ce n’est pas parce qu’il a fallu sauver ta peau cette nuit que j’ai oublié le
nombre de fois que tu as failli lui coûter la sienne. Si tu t’avises de la faire
souffrir encore une fois, je t’assure : je m’occupe de toi d’une façon qui te
fera regretter ta période Fight Club.

Sur ce, la porte claque. Lake m’installe sur un de leurs tabourets de bar, à
proximité du comptoir qui sépare leur minuscule cuisine d’un salon/salle à
manger pas bien grand non plus. Elle fait glisser mon blouson sur mes
épaules nues. La doublure est maculée de sang, de sueur, de poussière de
béton. Ma Lake disparaît dans la salle de bains, et revient avec du
désinfectant et des compresses. Je regarde la déco aux murs.

– Je te préviens, ça va piquer.

J’ignore son avertissement.

– C’est toi qui as peint tout ça ? demandé-je alors qu’elle commence à
me soigner.
– Ce n’est pas toi qui poses les questions, ce soir  : c’est moi. Tes
cicatrices, tes bleus, ça vient de ces combats ?
J’opine.

– Ça dure depuis combien de temps ?

Je grimace. Effectivement, cela pique.

– Environ treize ans. C’est Cole qui a eu l’idée. Il m’a emmené à la cage
la première fois pour que je… pour que je lâche un peu de vapeur.
– Pourquoi ça ?

J’attrape son poignet pour qu’elle arrête de s’occuper de moi, pour


qu’elle me regarde dans les yeux au moment où je le lui dis. Pour que je
puisse voir dans les siens.

– Parce que le soir où il m’a trouvé, le soir où je suis entré en


clandestinité, j’avais… j’avais tué quelqu’un, confessé-je après une
hésitation. À force de le frapper, j’avais tué quelqu’un. Cole m’a tiré de ce
mauvais pas, il m’a aidé à disparaître. Il a écouté mon histoire. C’est là qu’il
a eu l’idée du Code. Un ensemble de règles pour juguler ma violence. Les
combats clandestins d’un côté, le B.D.S.M. de l’autre. Il m’a emmené à la
cage, et aussi dans mon premier donjon. Lui et Deniz.
– C’est donc bien elle qui t’a rendu comme ça, lâche Lake, saisie. Qui t’a
initié au B.D.S.M. ! Alors que tu n’avais que 15 ans !

J’éclate d’un rire nerveux, un peu dément. Je lui avoue que j’ai tué
quelqu’un et elle, elle fixe encore sur sa petite jalousie ? Qu’est-ce qu’elle
me fait, là ? Un gros déni façon « psychologie pour les nuls » ?

– Qu’est-ce que tu racontes ? D’une, je n’ai jamais touché Deniz : c’était


la femme de Cole. Deniz est la femme de Cole, Lake ! Elle ne sera jamais
que ça à mes yeux ! Et puis : merde ! C’est tout ce qui te dérange, dans ce
que je viens de dire ?
– Bien sûr que non, Jarden ! Je sais juste une chose : tu es quelqu’un de
bien. Quelqu’un de bon. De tellement bon que tu essaies de sauver la foutue
planète à toi tout seul ! Alors, quoi qu’il soit arrivé quand tu avais 15 ans,
autorise-moi à te laisser le bénéfice du doute, O.K. ? Autorise-moi à penser
qu’il y avait plus que ce que tu viens de me dire ! Une histoire derrière tout
ça, un contexte…

Et voilà  : il lui faut des raisons, des excuses. Est-ce que certaines
personnes méritent de mourir  ? Je ne le pense pas. Est-ce que d’autres ne
peuvent s’empêcher de tuer ? Oui, cela, je le crois.

– O.K., donc ça te rassure si je te dis que c’était une ordure de première ?


Un pédophile ? Ça change quoi, à tes yeux ? Ça fait de moi Batman, c’est
ça ?
– Un pédophile  ? demande-t-elle, les yeux écarquillés d’horreur. Est-ce
qu’il t’avait… ?

Des images de Braham Ashbrook me reviennent. Des images de lui en


pleine « action ».

– J’aurais préféré, réponds-je en ravalant la bile qui me remonte de


l’estomac. Moi, au moins, j’aurais pu me défendre… Mais non : son truc à
lui, c’était les petites filles. Sa petite fille, pour être plus précis. Il lui… Il
lui faisait des trucs en live stream. Des trucs dont, treize ans après, je ne suis
même pas capable de parler. Il se… Il se faisait payer pour ça. Elle avait
9 ans. Je suis tombé sur des images, des captures d’écran sur un forum du
dark web pendant que je pistais un suspect de la NYPD. Pendant des
semaines, j’ai essayé de savoir d’où elles venaient  ; j’ai enquêté en me
faisant moi-même passer pour un amateur de viol d’enfant… Jusqu’à ce
qu’un soir je réussisse à me faire «  inviter  » à assister à une diffusion en
direct… Ça m’a permis de localiser son adresse IP alors, sans réfléchir, j’y
suis allé. Il tournait dans un box, dans un garde-meuble près des docks. Je
voulais juste qu’il arrête… Je voulais juste libérer la petite… Mais j’avais
15 ans, pas loin de seize, et je ne faisais pas le poids. Ce type, Ashbrook, a
commencé à me démolir le portrait jusqu’à ce que sa propre gamine
l’assomme avec une barre de chantier pour m’aider… Et là, j’ai pété un
plomb. Alors qu’il était à terre, avec probablement une commotion, j’ai
commencé à cogner. À cogner encore. Sans m’arrêter.
Mes yeux se ferment. Je me rappelle mes poings. Les os qui craquent.
Les hurlements de la petite, ses supplications pour que j’arrête, pour que je
ne tue pas son père. Puis sa course éperdue pour me fuir, moi qui étais passé
en un instant de sauveur à malade assoiffé de sang. La voiture qui pile à
deux mètres de nous. L’homme qui en sort, Cole. Qui m’arrête, me tire,
m’ordonne de venir avec lui. Qui m’explique qu’il me cherche depuis
maintenant trois mois ; qu’il est un hacker, comme moi. Je raconte à voix
haute, pour Lake  : Deniz qui gueule, qui nous appelle, qui me fait
remarquer les sirènes de flics qui se rapprochent de nous. Et c’est comme si
j’y étais encore. Une partie de moi n’a jamais quitté ce garde-meuble. Elle y
est, recommençant à tuer, et c’est sans fin. Une boucle. Un ruban de
Möbius. Je rouvre les yeux, n’ayant enfin plus rien à perdre. Plus rien à
cacher sur ce que je suis.

Plus rien à sauver.

Je ne peux qu’aller au bout. Montrer mon vrai visage et la laisser partir,


enfin.

– La deuxième fois que j’ai tué, poursuis-je, c’était en prison. Cette fois,
c’était prémédité. Un meurtre que j’ai mûri pendant trois ans, patiemment.
Tu devines qui était la victime ?

Les yeux de Lake s’écarquillent. Oui, elle a compris.

– Ton père, lâche-t-elle dans un souffle.


– Je préfère vraiment le terme géniteur, Lake, ironisé-je. Eh oui, c’était
bien lui. Il a fallu que j’attende trois ans… grincé-je. Le temps d’être assez
âgé pour me faire moi aussi incarcérer dans une prison pour adultes. La
sienne : Cedar Junction, dans le Massachusetts.

Le reste du récit sort de moi avec une fluidité étonnante. Comme si, toute
ma vie, je m’étais préparé à le lui raconter. La façon dont je me suis procuré
une arme sans numéro de série dans la cité de Harlem River Drive. Dont
j’ai attendu le lendemain de mon dix-huitième anniversaire. Puis dont j’ai
pris le bus pour traverser l’État de New York et le Connecticut, avant de
voler une voiture et de conduire jusqu’à Plainville, Massachusetts.
– Une fois là-bas, je suis entré dans la première épicerie venue et j’ai
pointé l’arme sur le caissier. Une arme chargée, pour ne pas risquer la
probatoire. Ça a marché : je suis passé en comparution immédiate et j’ai été
incarcéré à Cedar Junction, Norfolk, Massachusetts. La prison devant
laquelle je m’étais tenu, trois ans plus tôt, pour aller rencontrer celui à qui je
« dois la vie ». La prison devant laquelle j’avais fait demi-tour, en me disant
que le confronter ne suffisait pas. Que ce ne serait jamais assez. Et tu sais ce
que j’ai trouvé, une fois à l’intérieur, Lake  ? Pas un de ces milliers de
pauvres types qui croupissent dans des prisons américaines par manque de
chance ou de possibilités, non : un authentique monstre. Un être au-delà de
toute rédemption. Mon père… Caïd de la Fraternité aryenne, psychopathe
de première, pervers à un point rarement égalé dans l’histoire du crime. Et
brillant, bien entendu. Manipulateur comme pas deux. D’une intelligence
extrême, uniquement tournée vers le vice et la destruction de l’autre…
Mais, hé : la pomme ne tombe pas bien loin de l’arbre, pas vrai ? On aurait
pu penser qu’un violeur de femmes se serait ennuyé en prison… Ç’aurait
été sans compter le nombre de gamins perdus qui atterrissent là. Parce
qu’ils ont volé pour se nourrir. Qu’ils sont entrés par effraction dans une
voiture ou une cave pour y passer la nuit. Le nombre de mineurs à qui l’on
ne trouve pas de place en détention juvénile. De la chair fraîche. Des gosses
dont je me tenais loin mais que j’entendais chialer la nuit. Des gosses dont
j’entendais les cris étouffés. Tu sais comment crie un être humain, quand il
se fait violer, Lake ? Comme un porc. Ce son me poursuivra toujours. Je l’ai
entendu presque chaque nuit, pendant cinq mois. Et tu peux être certaine
que derrière lui, il y avait toujours mon «  père  »  : Theodore Archibald
Green. Ce sac à merde a même commencé à me tourner autour, à essayer de
me briser, à chercher la faille et le moment où je ne me tiendrais pas sur le
qui-vive… Et moi, je ne passais toujours pas à l’action, je n’exécutais pas
mon plan. J’avais tout prévu, cependant. Repéré son mode opératoire. Il
agissait généralement au moment où les gardiens changeaient de service…
Pendant les quelques minutes de flottement, il coinçait ses victimes dans un
recoin désert de la prison et lui, crois-moi, il n’hésitait pas à passer à
l’action…

Je m’arrête une seconde, hors d’haleine.


– C’était de la torture. J’étais venu pour me venger et voilà qu’en ne
faisant rien, j’étais devenu comme tous les autres à Cedar Junction  : un
complice. J’avais confectionné l’arme, pourtant. Mais j’étais paralysé : j’ai
compris que je ne voulais pas tuer encore. Pas revivre cette boucle infinie.
La date de ma libération approchait et j’étais toujours incapable de le
faire… Je laissais les viols se produire en me chiant dessus, en me
demandant ce qui m’avait pris de mettre sur pied ce plan insensé. En priant
pour ne pas être le prochain. Pour ne pas me faire agresser par mon propre
père. Jusqu’à ce que débarque un nouveau venu, un de ces gosses dont je
parlais…

Ma voix se brise. La scène entière me revient. L’eau qui coule des


douches. Son clapotis sur les carreaux sales et ébréchés. La lame
improvisée dans ma main – une simple brosse à dents taillée en pointe avec
une lame de rasoir fixée de l’autre côté. Le bruit de ses flancs qui se trouent
alors que je frappe. Que je le frappe lui : Ted A. Green, néonazi, violeur en
série. Mon géniteur. Et je me rappelle encore avec netteté la surprise que
j’ai ressenti quand j’ai découvert qu’il n’est pas si facile de trouer la
carapace de la peau, des muscles, des os ; de trouver un organe vital. Qu’il
faut pour cela une détermination sans faille et une force physique que
jamais je n’aurais soupçonnée. Et alors que je comprends que je n’y
arriverai pas en m’y prenant comme cela, que je place la lame de rasoir sous
la gorge de ma victime et la tranche, je revois le visage du gamin, tapi dans
un recoin des douches, dont le visage se fait éclabousser de sang. Je revois
sa bouche ouverte sur un cri silencieux. Je revois ses yeux presque
translucides, écarquillés. Ses mèches noires. Ses tatouages de faux dur.

Tous ces traits que je connais si bien. Que Lake connaît si bien.

– Mason, lâché-je finalement. Il a fallu que Mason vienne me trouver


cinq jours après son incarcération, qu’il me supplie de l’aider…

***
– Tu veux rire, le nouveau  ? Tu crois que je peux quelque chose
contre ce gars-là  ? Tu as vu son gang  ? Il me reste encore trois
mois à tirer, merde !
– Tout le monde ici raconte que tu lui as déjà tenu tête
plusieurs fois. Qu’il n’a pas encore osé te toucher. Que tu as une
arme. Pitié… Je ne sais pas qui tu es, ce que tu as fait pour te
retrouver ici, mais tu as l’air d’être quelqu’un de bien…
– Dégage de ma cellule, connard. Ici, c’est chacun pour soi  :
plus tôt tu l’apprendras, mieux ce sera pour tout le monde.

***

– Et encore, j’ai refusé. Mais cette ordure lui est tombée dessus devant
moi et là, ç’a été trop. J’ai réagi sans même réfléchir… Je l’ai égorgé…
– Tu as tué pour sauver des gens, Jarden, intervient enfin Lake en posant
sa main sur la mienne. Deux fois.
– Non  ! J’ai tué pour me venger, deux fois  ! J’ai tué  ! Un point, c’est
tout !
– Je ne crois pas que ce soit tout, rétorque-t-elle en secouant obstinément
la tête.

Je lui retire ma main et me lève, furieux contre elle.

– Mais putain, pourquoi est-ce que tu refuses d’entendre ce que je dis ?


Je suis comme lui, Lake ! Mêmes yeux, même noirceur, même Q.I., même
plaisir à détruire  ! On pratique juste… différemment. Mais je suis comme
lui ! Un foutu psychopathe !
– Non ! se révolte-t-elle en bondissant sur ses pieds pour s’approcher de
moi, pour essayer de prendre mon visage entre ses mains, pour me forcer à
la regarder. Tu étais juste un gamin paumé qui a fait une épouvantable
connerie, qui a réagi de manière violente à une situation qui l’était encore
plus, qui a pété un plomb devant l’innommable et… et je suis désolée de te
le dire, Jarden, mais sans Cole et Deniz, tu t’en serais sans doute mieux
sorti ! Je ne crois pas qu’avec leur foutu code, ils t’aient tant aidé que ça.
Peut-être même que, s’ils n’avaient pas cultivé ta violence, appuyé sur son
traumatisme, jamais tu n’aurais mis ce plan à exécution avec ton géniteur…
– Tu ne sais pas ce que tu racontes, Lake ! Tu imagines à quel point ça
aurait pu être pire, sans eux ? Sans que toutes ces années, j’aie un endroit
pour canaliser mes pulsions destructrices ?
– Et tu imagines qui tu aurais pu devenir si ta mère, au lieu de te laisser
te construire dans les non-dits et la haine de toi, t’avait tout raconté ? Si elle
t’avait pris dans ses bras comme j’essaie de le faire en cet instant ? Si elle
t’avait assuré de son amour malgré tout ?
– Tu me cherches des excuses ! me dégagé-je. Mais, putain ! Pourquoi ?
Pourquoi tu fais ça, hein ?
– Parce que je t’aime  ! me crie-t-elle au visage. Je t’aime, espèce
d’idiot  ! Et je me connais suffisamment pour savoir que je ne serais pas
tombée amoureuse d’un psychopathe !

Merde, Lake, non…

Pas cela. Par pitié : pas cela.

– Tu l’as dit toi-même, lancé-je en détournant le regard. Tu as des goûts


de chiottes en matière de mecs.
– Très bien, O.K.  ! Alors, en ce cas, c’est toi que je connais
suffisamment ! Et Mason. Et Izzie. Tous ces gens qui t’adorent et qui ne se
trompent certainement pas sur ton compte !

Elle refuse de comprendre… Elle refuse de me voir tel que je suis et de


laisser son joli rêve d’amour voler en éclats. Lake et ses sept ans de
moins… Lake et son idéalisme…

– Tu sais ce que j’ai fait, ce soir ? la provoqué-je. Avant la cage, je veux


dire ?
– Je m’en fiche, murmure-t-elle en approchant.
– Je suis allé dans un club libertin et j’ai ramené trois connasses dont je
n’avais rien à foutre. Puis je leur ai demandé de baiser ensemble, devant
moi. Juste parce que je le pouvais, ajouté-je en m’esquivant pour
l’empêcher de me toucher.

Pour m’empêcher de succomber.

– Je m’en fiche, poursuit-elle sur le même ton.


– Que j’ai fait me sucer à tour de rôle, alors même que je n’en avais
aucune envie, que ça ne me faisait rien  ! Juste pour les dégrader, elles  !
Parce que je le pouvais.
– Tu ne me décourageras pas comme ça, Jarden. Tu ne me feras pas fuir.
– Je suis un sadique, Lake, lâché-je à court d’arguments, acculé alors
que, malgré ma tentative de la repousser, elle me fait maintenant face.
– En ce cas, je dois être maso…

Et elle m’embrasse. Malgré ma lèvre supérieure explosée, malgré la


douleur que cela me provoque, c’est bon. C’est bon de sentir de nouveau la
fraîcheur de sa langue, la souplesse de son corps, la douceur de sa peau et
de ses cheveux.

– Je n’arriverai pas à te dire non, Lake…


– Ça tombe bien : je n’ai aucune envie que tu me dises non, susurre-t-elle
en laissant ses mains courir sur mon torse, sur mes épaules.
– Mais pourquoi  ? Pourquoi est-ce que tu t’acharnes comme ça avec
moi ?
– Parce que. Je ne sais pas. Je t’aime, c’est tout.

Aucune nana n’a jamais osé me dire ça. Elles ont eu raison : jamais je ne
l’aurais permis. Mais ces mots, dans sa bouche à elle, me foutent une trique
pas possible. De tous les trucs qui ont pu m’exciter dans ma vie, cet aveu
d’amour à sens unique est sans doute le plus tordu.

Putain, je me dégoûte…

– Arrête, ne dis pas ça.


– Je t’aime, je t’aime, je t’aime, me provoque-t-elle.
– Je te l’ai dit dans la cage : je ne te combattrai pas.
– Parfait. En ce cas, laisse-toi faire…

Elle tombe à genoux et, au milieu du salon, défait ma ceinture, et la


braguette de mon jean qu’elle baisse d’un mouvement autoritaire.

– Je vais te montrer ce que ça fait, de se faire sucer et de ressentir


quelque chose, Jarden, lance-t-elle en levant les yeux vers moi.

En me lançant un regard en forme de détonation, de balle dans le cœur.


Rien à voir avec ces mimiques de salope que peuvent faire les filles pour
exciter les mecs, non. Un regard franc, honnête, pur, qui se contente
d’annoncer la couleur.

Au moment où ses lèvres se referment sur moi, je manque de perdre


l’équilibre. Je me rattrape in extremis en prenant appui sur le bar derrière
moi et pousse un gémissement déchiré. C’est tellement bon que c’est une
torture. Elle commence à prendre ma queue dans sa gorge, lentement mais à
fond. De toutes les centaines de femmes que j’ai connues, aucune ne me l’a
jamais fait aussi bien. Je n’ai jamais été sucé comme cela, avec autant de
sensualité, d’inventivité, d’endurance et de dévotion. C’est tellement bon
que je suis incapable de protester. Je n’ose même pas bouger, comme si
j’avais à mes pieds un animal rare et précieux et que, au moindre
mouvement, je risquais de le faire fuir. Alors je me contente de gémir, de
haleter, de laisser le plaisir me crucifier. De me sentir choisi.

Moi qui me suis toujours imposé, moi qui ai toujours décidé : choisi.

Pendant de longues minutes, cela dure, sans que je sois capable de


prononcer un mot. Mais quand je sens la pression se faire de plus en plus
forte dans mon ventre, j’ai un sursaut de conscience.

– Lake… Lake, attends, dis-je en me dégageant, en prenant son bras pour


la relever de force. Je ne veux pas te baiser. Surtout pas cette nuit.
– Ça tombe bien : cette nuit, c’est moi qui te baise, assène-t-elle avant de
se débarrasser de son sweat.

Bordel.

Elle ne porte rien en dessous et ses seins atterrissent dans mes mains sans
que je sache même comment. En sentant leur poids, leur fermeté, et les
tétons durs que trouvent d’instinct mes pouces, je manque d’éjaculer
directement. Un spasme violent. In extremis, je me retiens et Lake fait
tomber son pantalon de pyjama en dessous duquel elle est également nue.
Face à moi, collée à moi, à ma peau meurtrie, à mon sexe dressé  :
complètement nue. Elle se baisse de nouveau et vire mes boots, mon jean.
Sans volonté, je la laisse me conduire à une chaise. Me grimper dessus.
S’écarter au-dessus de moi.
– Attends, ai-je la présence d’esprit de haleter alors que mon cerveau
explose. Capote.
– Tu as raison, se renfrogne-t-elle adorablement avant d’aller dans la
salle de bains. Capote.

Elle revient avec un petit étui doré.

– Tu le fais ? Ou c’est moi qui m’en charge ? Je te préviens, je ne suis


pas très douée.
– Ça, j’en doute, soufflé-je alors qu’elle déchire le papier, pince la capote
et la déroule.

Puis elle passe ses jambes de part et d’autre de mes cuisses, entoure mon
cou de ses bras et s’empale sur moi en poussant un gémissement de plaisir.
Elle se cambre, et je bénis la capote de se mettre entre nous, de me
permettre de garder un semblant de contrôle. Puis elle fait ce qu’elle avait
dit : elle me baise. Elle prend le contrôle. Qu’il s’agisse de ses doigts qui
s’enfoncent dans mes épaules, de sa bouche qui dévore la mienne, de sa
langue qui vient me provoquer, de son sexe qui se serre et se desserre. De
ses hanches qui montent et qui descendent. De la façon dont elle retombe
sur moi. Pour la première fois de ma vie, quelqu’un me domine. Une fille
poids plume, qui refuse mon forfait. Nos peaux s’épousent parfaitement,
autant que nos sexes. Et je ne me lasse pas de faire courir mes mains sur son
dos. De sentir ses ongles caresser mon cuir chevelu. Sa poitrine se coller à
mes pectoraux. De la fixer droit dans les yeux. Je respire vite, lâche des
râles d’extase, et elle lâche des « je t’aime ». Je me demande quel peut bien
être son problème, à cette fille parfaite, pour avoir fait la même connerie
que tant d’autres, pour s’être laissé aller à croire que je pouvais être sauvé.
J’ai mal, affreusement mal. Pour une fois, c’est moi qui souffre en baisant.
Et qui comprend l’étrange plaisir qui existe dans le fait de s’abîmer aussi
profondément. De se soumettre complètement à l’autre. Alors que Lake se
resserre autour de moi en gémissant mon prénom, que je cherche ses yeux,
c’est moi qui la supplie pour une fois.

– Je veux qu’on jouisse en même temps… À la même exacte seconde.


Parce qu’il existe une part irrationnelle de moi qui pense qu’à l’instant
où cela se produira, je serai enfin délivré. Que je pourrai crever, là, en elle.
De bonheur, de malheur : je ne sais pas vraiment.

– Je suis en train de venir, halète-t-elle avant de laisser sa phrase mourir


dans un petit cri.

Et c’est vrai, je la sens trembler autour de ma queue. C’est le détonateur.

– Oh, mon Dieu, Jarden, oh, ne t’arrête pas, c’est trop bon…

Mais elle n’a pas à s’en faire  : je ne m’arrêterais pour rien au monde.
Non, je continue, obstinément, et laisse le réel se dissoudre autour de nous,
puis se lacérer complètement. Je suis en train de revenir aux origines de
tout. Au temps d’avant la matière, au temps d’avant le temps. J’ai
l’impression que mon corps ne tiendra pas le choc. Et si ce n’est pas mon
corps qui lâche, alors ce sera mon cœur. J’enfouis mon visage dans le cou
de Lake, et décharge dans un cri. Elle rugit en même temps, puis nos
bouches se trouvent et se perdent ensemble dans le silence. C’est tellement
beau, putain… Tellement, tellement beau.

Tellement, tellement grand.

Je retrouve peu à peu mes esprits, sans que le sortilège se dissipe


complètement. Je croyais vraiment que j’allais mourir. Sauf que je ne suis
pas mort : je suis là, haletant, encore en elle. Son corps enveloppe le mien.
Sa bouche reste posée sur la mienne. Son pouce balaie quelque chose sous
mon œil. De la poussière de comète. De l’eau que l’on a rapportée de Mars.
Ou bien peut-être une larme, rien qu’une larme. Après tout, qu’est-ce que
j’y connais ?
37.

Jusqu’à ce qu’il ne reste que ça

Lake

Il dort encore à mes côtés. Mon ange noir. Mon ange déchu. Hier, quand
je l’ai senti pleurer, cela a sans doute été le plus beau moment de ma vie. La
confirmation qu’il se trompe sur lui, sur sa nature malgré son passé. Je me
fiche qu’il ait ignoré mon « je t’aime », je me fiche même qu’il m’aime :
tout ce que je veux, c’est qu’il cesse de boiter.

Il est déjà midi et je me suis fait porter pâle au boulot. Après cette nuit,
tout ce que l’on a traversé, tout ce qui a failli lui arriver, je ne le lâche pas.
Hors de question. D’ailleurs, quand il ouvre lui aussi les yeux, il ne cherche
même pas à m’en empêcher.

– J’ai l’impression que je ne tiendrai pas debout, aujourd’hui. Pas dans la


vie. Pas sans toi.

Ces mots me bouleversent. Le fait qu’il ait besoin de moi. Qu’il me le


dise.

– Ça tombe bien, je ne vais nulle part, le rassuré-je en guise de réponse.

Après un détour par la townhouse pour qu’il se change, on arrive à


Ambrose Tech à quatorze heures. Tout le monde nous regarde passer, de la
réceptionniste aux employés en costume. Moi, mon legging en similicuir,
mon sweat gris trop grand. Jarden, son slim noir, son pull en cachemire
porté à même la peau. Son visage encore explosé, vaguement dissimulé par
sa paire de Ray Ban. On ne manque visiblement pas de faire jaser puisqu’il
ne faut pas dix minutes pour que Deniz fasse irruption dans le bureau de
Jarden.

– Alors comme ça, on se donne en spectacle  ? persifle-t-elle avec un


sourire ironique avant de remarquer que je suis assise sur le canapé du
bureau du P.-D. G., au dix-neuvième étage de cette tour en verre. Ah, vous
êtes là aussi…
– Tout doux, Deniz, lui lance sèchement Jarden.
– Je suis de mission de garde rapprochée, répliqué-je depuis mon sofa.
Au cas où vous auriez encore l’excellente idée de lui fournir de la drogue
alors qu’il est en train de toucher le fond.
– Lake… m’appelle Jarden. Laisse tomber. Ce n’est pas la faute de
Deniz. Je suis un grand garçon.
– Oui, Lake, répète Deniz avec son sourire de garce. C’est un grand
garçon.

Puis elle quitte la pièce.

Bon sang, je la hais.

Son tailleur crème impeccable, sa beauté à couper le souffle, son air


décontracté indéboulonnable… Je la hais encore plus maintenant que je sais
précisément quel rôle elle a joué dans la construction de Jarden. Elle et
Cole… Des sauveurs… Quelle blague  ! Quel genre d’adulte recueille un
gamin en train d’imploser et l’encourage à se laisser aller à ses pires
penchants ? Quel genre d’adulte emmène un ado de 15 ans dans ses clubs
SM et l’encourage à « pratiquer » ? Normal que Jarden ne sache pas aimer !
Normal qu’il ne sache pas où est le bien, où est le mal  ! D’après mes
calculs, il y a treize ans, Deniz devait avoir mon âge, peut-être un peu plus.
Elle savait ce qu’elle faisait.

Soit elle est juste complètement immorale et cinglée, soit elle avait un
but.

C’est pour cela que, après une heure à croquer Jarden dans un des carnets
que j’ai emportés pour m’occuper pendant qu’il travaille, je prétexte le fait
d'avoir besoin d’un café pour me lancer en quête de son bureau. L’étage est
indiqué dans l’ascenseur… Je débarque, le visage fermé, devant cette
femme qui me dégoûte d’autant plus qu’il est difficile de nier ce qui, en
elle, me renvoie à moi. Cette femme aux yeux bleu clair, au teint mat, au
physique exotique, qui me ressemble vaguement.

– Lake… Tu t’es perdue, peut-être ? Ou tu voulais juste pouvoir aligner


deux mots sans que Wicked là-haut te muselle  ? Je sais qu’il peut avoir
cette fâcheuse habitude avec les filles.
– Il faut dire que vous lui avez bien appris comment faire. Et tôt. C’est
important, de leur inculquer les bonnes valeurs quand ils sont encore
influençables et complètement paumés, rétorqué-je en m’asseyant en face
d’elle.

Elle pousse un genre de long sifflement, vaguement admiratif.

– Eh bien… Jarden t’en a raconté, des choses, à ce que je vois. J’imagine


qu’il t’a dit également ce qu’il avait fait. Dans quel contexte mon défunt
mari et moi-même l’avons trouvé  ? Au risque de te décevoir, nous avons
fait ce que nous avons pu…
– Ce qui m’étonne, voyez-vous, c’est que quelqu’un d’aussi intelligent
que Jarden n’ait jamais tiqué. Sur le fait que vous l’avez cherché pendant
des semaines, par exemple. Que vous aviez déjà des projets pour lui au sein
de votre petit groupuscule. Que vous aviez besoin de le recruter. Et moi,
quand une personne avec un Q.I. de 200  omet de se poser les bonnes
questions, je n’ai qu’un mot pour ça  : emprise. Un moyen bien commode
d’exploiter les ressources des autres…
– Jarden menait déjà la même guerre que nous avant qu’on ne le trouve,
réplique Deniz en plantant ses coudes sur le bureau avant de se pencher vers
moi. Il avait les mêmes méthodes que nous. Simplement, il se trompait
d’ennemis, visait trop petit. D’après toi, qu’est-ce qui est le pire  ? Un
criminel  ? Un pédophile  ? Ou un politicien, un trader, un homme
d’affaires ? Qui, d’après toi, a le pouvoir de détruire le plus de vies ?
– La question n’est pas numéraire mais morale. C’est plutôt  : qui a la
plus grande volonté de détruire des vies.
– Et tu crois que les entreprises qui développent les produits avec
lesquels tu t’empoisonnes chaque jour, la merde que tu manges, les fringues
que tu portes et qui ont coûté la vie d’une ouvrière au Bangladesh, ton
portable pour lequel un enfant a trimé dans une mine en Chine, n’ont
aucune volonté de détruire ? Que ça leur échappe ? C’est juste un accident ?
– Non, répliqué-je en lui jetant un regard appuyé. Je pense qu’ils croient
comme d’autres que la fin justifie les moyens. C’est terrible, abject… Et je
ferai tout dans la mesure de mes moyens, Deniz, pour que les personnes de
ce genre échouent dans leur entreprise, vous pouvez me croire. Est-ce que
je me suis bien fait comprendre ?

La menace est à peine voilée : je ne cherche pas à faire dans la dentelle.


Je crois qu’après cette nuit, on a dépassé ce stade. Je veux juste arracher
Jarden aux griffes de cette sorcière, l’aider à se reconstruire – ce qu’il avait
déjà très bien commencé lui-même depuis sept ans.

– Cinq sur cinq, répond Deniz avec un sourire satisfait, comme si elle
avait voulu me faire sortir de mes gonds. Mais tu peux être tranquille, Lake.
Le groupe est dissous, son leader est mort et Jarden n’est plus, comme il le
faisait remarquer tout à l’heure, un petit garçon. Et il n’a certainement pas
besoin de l’aide d’une petite fille pour se défendre.

J’encaisse le coup et le prends pour ce qu’il est  : une tentative de


m’atteindre. Cette garce ne réussira pas à me faire douter de moi. Elle
n’arrivera pas à m’éloigner. Maintenant, elle le sait : Jarden n’est plus tout
seul. Il m’a moi.

Maintenant, je le vois différemment.

Je vois les ombres qu’il combat. Une fois que j’ai regagné son bureau, je
reprends mon carnet de croquis et les dessine sur son visage, encore et
encore, jusqu’à ce qu’il soit tard, qu’il me dise qu’il veut partir d’ici. Qu’il
veut rester avec moi.

– On va où tu veux. Je n’ai rien de prévu, à part toi.


– O.K. Que dirais-tu de mon atelier  ? J’ai fini ma toile pour l’expo.
J’aimerais bien avoir ton avis d’expert, Monsieur le Voleur de tableaux.
Je hausse mes sourcils plusieurs fois de suite, dans une grimace comique.
Jarden rit.

– Très bien. On attrape quelque chose à manger et on va là-bas. Pique-


nique aux chandelles dans l’atelier de l’artiste… C’est très Montmartre.

Ou, pour le dire autrement, monsieur Pearson, très romantique.

Sa proposition fait naître des papillons dans mon ventre. J’ai vraiment
l’impression que cette nuit a tout changé entre nous. Jarden et moi achetons
de quoi faire un festin chez le traiteur libanais et, en taxi, nous mettons en
route. On arrive à Steinhardt alors que la plupart des étudiants ont déjà
quitté le campus. On monte directement aux ateliers, main dans la main.
Peut-être pas sereins, ce n’est pas vraiment possible après la nuit que l’on a
passée ; il va nous falloir du temps pour cela. Mais heureux, ça, oui. J’ouvre
avec ma vieille clé rouillée l’unique verrou, et constate qu’elle joue. Puis
que la porte s’ouvre toute seule. Je ne comprends pas tout de suite ce qui se
passe, il faut attendre que j’atteigne l’interrupteur et que l’halogène que j’ai
installé en début d’année s’allume pour cela… Je lâche mes sacs. Avance
vers la toile.

– Non… Non, non, non, gémis-je en approchant. C’est pas vrai !

Je contemple ma toile ravagée. Barrée des mots rouges « Say hi to your


lad for me » – « Salue ton mec pour moi », en argot britannique. Un acte de
vandalisme clairement revendiqué.

Scott.

– C’est pas vrai ! continué-je à crier. Enfoiré ! Connard de Scott !

De rage, de désespoir, je renverse le chevalet, mais Jarden lâche tout à


son tour, fonce sur moi et m’attrape dans ses bras.

– Bébé… Bébé, s’il te plaît, calme-toi…


– Que je me calme  ? crié-je en me débattant. Que je me calme  ? J’ai
bossé pendant des mois sur ce projet ! Et je suis censée le rendre dans cinq
semaines ! Cette toile, c’est tout pour moi ! Mon année, mon avenir…

En sanglotant, je m’écroule dans les bras puissants qui me retiennent.


Moi aussi, je vois tout en noir d’un coup. Même si Jarden tente de me
rassurer.

– Je sais tout ce que ça représente pour toi… On va trouver une solution,


je te le jure…
– Pourquoi est-ce qu’il a fait ça, Jarden ? Quel intérêt ?
– Je ne sais pas, murmure-t-il en me berçant. Je pensais qu’il t’avait
laissée tranquille après notre rencontre.
– Non, admets-je. Il continue de m’écrire parfois. Pour m’insulter, la
plupart du temps.

Je sens Jarden se crisper. Il me pousse légèrement pour me regarder en


face. Ses sourcils sont froncés, dans un mélange d’inquiétude et de colère.

– Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?


– Je ne pensais pas que c’était très important. Ni que… tu sais… Ni que
ça t’intéresserait.

Il reçoit ma remarque de plein fouet et je me rends alors compte d’à quel


point je me suis trompée, à quel point c’était injuste de penser cela. Me
protéger, que ce soit des autres, de lui, ou de moi-même parfois, a toujours
été sa première préoccupation.

– Est-ce que je peux voir ces textos s’il te plaît ?

J’opine, déverrouille mon portable, remonte mon fil de discussion avec


Scott jusqu’à la soirée du 4 janvier et le lui tends. Cela commence par un
selfie de Scott, bien amoché par sa rencontre inopinée avec Jarden.

[Ton mec et toi êtes des tortionnaires, j’en

ai la preuve et crois-moi, je vais aller parler

aux flics.]
[C’est ça, Scott. Parle-leur. Je me ferai un plaisir

de leur expliquer comme tu m’as plaquée contre

ce mur pour me forcer à t’embrasser et comme

tu as commencé à me toucher de partout avec

tes sales pattes de pervers. Je suis sûre qu’à ce

petit jeu là, tu vas gagner.]

C’était ma dernière réponse. Le reste des messages de Scott, qui sont


arrivés de manière erratique, toujours comme des cheveux sur la soupe, je
les ai laissés dans le silence.

[Tu me manques.

[Je viens de retrouver cette photo de nous deux.

Tu te rappelles cette journée ? On était quand

même beaux, ensemble, non ?]

[Qu’est-ce que tu fous, Foreman ? Encore en train

de te faire tringler par ton cinglé ? J’espère qu’il

en profite bien. Tu as toujours été plus intéressante

à l’horizontale que debout.]

[Tu peux faire comme si je n’existais pas. Tu peux

jouer les garces indifférentes, si ça t’amuse.

Il n’empêche qu’on sait toi et moi l’importance que

j’ai eue à tes yeux. Je doute sincèrement que tu

partages autant avec ce type que tu partageais

avec moi.]

[Je suis passé en bas de chez toi, aujourd’hui.

Au cas où tu te demandes qui a pissé

dans ta cage d’escalier.]

Jarden cesse de scroller l’écran et me rend mon iPhone.

– Je crois que j’en ai assez vu comme ça. Bon, voilà ce qu’on va faire,
Lake : tu fixes un rendez-vous à Scott maintenant. Je vais aller m’expliquer
avec ce petit connard et…
– Non ! protesté-je. Ça ne sert à rien ! C’est trop tard, le mal est fait.
– Et c’est quoi, l’étape d’après  ? Après t’avoir harcelée, après avoir
détruit ta toile ? Il faut que cet enfoiré comprenne qu’il a intérêt à te foutre
la paix !
– Jarden ! Je refuse que tu y ailles. Je ne veux pas ! J’ai…

J’ai peur.

Peur de ce qu’il pourrait faire à Scott. Surtout ce soir. Surtout avec tout
ce qui s’est passé ces dernières vingt-quatre heures. Il ne l’admettra jamais
mais il est fragile. Ce n’est pas le moment de réveiller ses vieux démons.

– Je ne veux pas que la situation t’échappe, expliqué-je en secouant la


tête.

Doux euphémisme pour : je ne veux pas que tu le massacres comme je


t’ai vu massacrer ce type la nuit dernière sur le ring. Pas tant pour Scott
que pour toi  ! Tu ne peux plus déraper. Tu te hais bien trop quand tu
dérapes.

– Lake, déclare Jarden en empoignant ma nuque et en posant son front


contre le mien. Tu disais cette nuit que tu croyais en moi. Que tu pensais
que je n’avais pas besoin du Code. C’est l’occasion de me le prouver à moi-
même. Laisse-moi régler ça. Je vais simplement avoir une petite
conversation avec ce malade et lui passer l’envie de recommencer à
s’attaquer à toi. D’ici là, attends-moi chez moi, tu y seras en sécurité. Je te
dépose. S’il te plaît, insiste-t-il. Fixe-lui rendez-vous. Fais-moi confiance.

Je ferme les yeux, recouvre ses mains des miennes, m’y accroche. Il a
raison  : il faut que j’aie foi en lui. Et il est grand temps qu’il retrouve
confiance en lui-même.

– O.K., cédé-je. Mais je ne vais pas chez toi. Je dois rester ici, il faut que
je me remette au travail. J’ai beau avoir mes croquis et mes études
préliminaires, si je veux que tout soit prêt dans cinq semaines, je ne dois pas
perdre une minute.
– D’accord, cède Jarden. Mais en ce cas, tu fixes rendez-vous à Scott au
fin fond d’Hoboken  : je ne veux pas savoir ce malade à proximité du
campus, ce soir. Et je demande à Mason de te rejoindre ici. Juste au cas où.
– Très bien, admets-je en tapant mon texto. Dis à ton coloc de venir avec
ma coloc tant qu’à faire  : ils se distrairont mutuellement pendant que je
travaille.

Je donne rendez-vous à Scott, non pas à Hoboken, ce qu’il trouverait


suspect, mais chez Ricco, le bar à deux pas de chez moi, où il sait que j’ai
mes habitudes.

[J’ai bien compris le message, Scott.

Je crois qu’il faut qu’on parle.]

Ce cinglé met évidemment moins d’une minute à répondre, trop heureux


que son petit acte de terreur ait fonctionné. À croire qu’il passe sa vie
accroché à son portable en attendant que je réagisse à ses agressions.

[Je file asap.

Je serai là-bas d’ici 40 minutes.]

Enfoiré. Si tu savais ce qui t’attend.

– Jarden, lui demandé-je au moment où il part. Jure-moi… jure-moi de


ne pas lever la main sur lui. Ça n’en vaut pas la peine. Il n’en vaut pas la
peine.

Jarden revient vers moi, m’enlace et m’embrasse plus passionnément que


jamais.

– Je te le jure, souffle-t-il en se détachant de mes lèvres. Je vais juste lui


parler d’homme à homme. Lui signer un chèque pour qu’il retourne à
Londres s’il le faut. Je suis peut-être cinglé, ajoute-t-il en souriant
tristement, mais j’ai bien conscience que ce qu’il vient de faire ne mérite
pas de finir balancé dans une rivière, un bloc de ciment aux pieds. Toi,
attends Mason. Mange. Travaille. C’est juste un contretemps. Sur le chemin
que l’on a parcouru depuis hier et que l’on va continuer de parcourir
ensemble : rien qu’un tout petit accident de parcours.
O.K., ce n’est pas un « je t’aime » mais l’idée que l’on fasse ce chemin à
deux, je prends. C’est plus qu’assez pour me redonner espoir en mon avenir,
puisque Jarden compte en faire partie. Je puise ma force dans cette idée et,
dès qu’il franchit la porte, m’attelle à ma toile. En essayant de ne pas me
décourager. J’attrape d’abord un cutter, pour enlever du châssis celle qui a
été vandalisée. Puis je déroule par terre un rouleau de toile vierge, prends
les mesures, découpe le tissu et le tends autour du cadre en bois. Je voudrais
m’occuper de la sous-couche ce soir afin que, demain, elle soit sèche et que
je puisse attaquer le dessin préliminaire. Je reçois un SMS de Mason : il est
en route, avec Gigi, il me demande si j’ai besoin d’une dose de caféine. Ils
seront à Steinhardt dans dix minutes.

[Double dose. Non : triple. Avec de la crème

et du sucre vanillé. Vous êtes adorables de venir

me soutenir, j’en avais vraiment besoin.]

Il me répond instantanément, je découvre son SMS alors que je suis


encore accroupie au-dessus de mon châssis.

[Pas de souci. Ça va aller, Lake.

Gigi te fait savoir que…]

Mais je n’ai pas le temps de lire la suite  : juste le temps de sentir un


chiffon, rugueux comme ceux que j’utilise pour nettoyer mes pinceaux, se
plaquer contre ma bouche. Une puissante odeur d’éther pénètre mes narines
alors que je me débats. Des mouches noires envahissent mon champ de
vision. De plus en plus étendues, de plus en plus opaques. Juste qu’à ce
qu’il ne reste que cela.

Le noir : rien que le noir.


38.

Tout ce qui nous revient

Lake

Je mets du temps à prendre conscience d’où je suis. À me souvenir de ce


qui s’est passé. À me demander pourquoi j’ai ce goût dégueulasse dans la
bouche et ce que je fais là. Pourquoi mes bras tirent. Mon premier réflexe :
essayer de les secouer. Je ne comprends pas tout de suite qu’ils sont
attachés. Solidement menottés à un large conduit d’eau ou de gaz derrière
moi. Je me sens complètement K.-O., j’ai une migraine atroce. Le sol en
béton est froid sous mes fesses. Et dans mon simple sweat-shirt, je gèle.

Mes yeux aussi mettent du temps. À se faire à l’obscurité. Les sons me


parviennent avant que je ne distingue vraiment quoi que ce soit. Bruits de
talons sur le béton. Vent qui souffle fort et fait trembler les hautes fenêtres.
Vagues qui se fracassent non loin. Enfin, elle, qui apparaît.

– Tiens, tu es réveillée ?

Deniz s’est changée par rapport à tout à l’heure. Elle est maintenant
vêtue de noir : pantalon, pull, manteau, gants, bottes.

– Qu’est-ce que… Qu’est-ce que je fais ici ? essayé-je d’articuler.

Je me rends bien compte que ma réaction n’est pas normale. Que je suis
trop calme, trop docile. Mais je ne me demande même pas pourquoi ; j’ai
d’autres préoccupations. Par exemple : ma bouche horriblement sèche, ma
langue qui pèse une tonne, ma voix qui n’est qu’un mince filet d’air. Deniz
éclate d’un rire sardonique.
– J’ai un peu trop chargé la mule, on dirait… Remercions les effets
combinés du chloroforme et du flunitrazépam. Tu as dormi pendant vingt-
neuf heures, princesse. Je ne te dis pas dans quel état est le Prince charmant
depuis que tu as disparu  ! Il est complètement démoli. Je te rassure, il
remue ciel et terre pour te retrouver mais, malheureusement pour toi, il est
bien loin de me soupçonner.
– Jarden… lâché-je d’une voix misérable, enrouée.

C’est vraiment pour lui qu’elle fait cela  ? Pour me dégager du tableau,
récupérer son emprise  ? Elle est cinglée. Complètement cinglée. Je
remarque, dispatchées autour de moi, diverses seringues usagées. Qu’est-ce
qu’il y avait dedans ? Est-ce qu’elle m’a injecté tout cela ?

Il faut que quelqu’un vienne me sortir d’ici. Il ne faut plus que cette
malade me touche : elle pourrait me tuer.

Je rassemble le peu de forces que j’ai, le peu de voix, et commence à


hurler.

– À l’aide ! À l’aide, par pitié !

Ma voix est caverneuse, elle déraille, et mes cris sont trop faibles.
Tellement faibles qu’ils font rire Deniz.

– Pauvre chat… On est au milieu de nulle part, sur l’île Uncatena, dans
l’archipel Elizabeth. Une zone industrielle abandonnée depuis les années
soixante-dix… Tu peux crier mais personne ne t’entendra.

Les îles Elizabeth… Juste au-dessous du cap Cod…

Cela veut dire que l’on a quitté New York. Que l’on est plus loin de
Jarden que ce que j’aurais imaginé. Je ne sais pas pourquoi, cette pensée
achève de me faire paniquer.

– À l’aide ! crié-je de plus belle. Par pitié, quelqu’un !


– Tu peux continuer à appeler si ça t’amuse, réplique Deniz en sortant un
objet coincé à l’arrière de son pantalon, près de la ceinture. Mais c’est aussi
inutile qu’agaçant. Ce serait vraiment top pour nous deux si tu faisais en
sorte de ne pas trop me taper sur le système, là. J’ai eu une semaine
difficile.

Malgré l’obscurité qui règne dans ce que j’identifie maintenant comme


un vaste entrepôt vide, un rayon de lune se reflète sur l’objet qu’elle vient
de dégainer et que je reconnais immédiatement  : un revolver. Pas aussi
rutilants que ceux que j’ai pu voir dans les films, non : une arme compacte,
noire, qui a l’air de peser une tonne.

Elle compte me tuer.

Mon sang se transforme en glace. Sans réfléchir, je hurle de plus belle.


Deniz, en levant les yeux au ciel, charge l’arme. Le bruit résonne dans le
bâtiment désert. Elle s’approche de moi et la colle sur ma tempe.

– Maintenant, ta gueule. Tu commences vraiment à me taper sur les


nerfs.

Je fais au mieux pour maîtriser mon hystérie, pour ne pas l’énerver plus,
pour me calmer. Les yeux fermés, je sanglote pourtant. Je n’arrive pas à y
croire, je ne veux pas y croire… Pourquoi est-ce qu’elle fait cela ? Qu’est-
ce qu’elle espère de Jarden, exactement ?

Jarden, pense à Jarden.

Cette idée suffit à me calmer. Pas totalement mais assez pour que mon
souffle redevienne régulier, pour que mes larmes se fassent silencieuses.
J’expire profondément et m’accroche à mes pensées de lui. À nous deux, à
ce que l’on a vécu. À ce qui nous restait encore à vivre. Aux possibles qui
s’étaient enfin ouverts.

L’amour fait mal. C’est dans tous les romans, dans tous les films, dans
toutes les chansons à l’eau de rose. Love Hurts : l’amour fait mal.

Longtemps, je me suis dit que, pour se préserver de la souffrance, il


suffisait d’empêcher tout sentiment amoureux. Je ne savais pas qu’un jour,
je le rencontrerais, lui. Et qu’il me serait impossible de résister. Que je
tomberais amoureuse, irrémédiablement. Que je lui offrirais mon cœur à
briser, tant de fois. Que je chérirais la souffrance d’aimer, de l’aimer plus
que tout. Plus que la vie même.

Puis que je mourrais pour lui.

Le canon de l’arme est froid contre ma tempe. Le cran de sécurité, en


sautant, produit un cliquetis métallique qui résonne dans le silence du
hangar désert. Je ferme les yeux, tente de retenir mes nouvelles larmes qui
menacent de déborder. Dans ces derniers moments, les miens, c’est à son
image à laquelle je m’accroche, évidemment.

Jarden.

En un instant, tout me revient. Ce n’est pas ma vie qui défile devant mes
yeux mais notre histoire. Notre première rencontre. Notre première danse.
Notre première journée ensemble. Notre deuxième baiser. Nos corps. Nos
peaux. Nos âmes meurtries. Ce lien si particulier qui fait que je suis à lui,
tout comme je sais qu’il est à moi.

– Tu ne l’auras jamais, craché-je en ouvrant les yeux pour faire face à ma


tortionnaire. Même en me tuant. Au fond, tu le sais. Tu l’as dit toi-même :
Jarden n’est plus le gamin influençable d’il y a treize ans.

Deniz éclate de rire.

– Tu crois que c’est pour Jarden que je fais ça ?

Elle secoue la tête, l’air ravie.

– C’est fou, tu avais l’air si maligne avant-hier dans mon bureau…


J’imagine que les apparences sont trompeuses.

Deniz retire son flingue de ma tempe. Il pend lourdement au bout de son


bras.
– C’est pour Cole, princesse. Tout ça, c’est pour Cole.
– Pourquoi ? demandé-je d’un air défiant. Parce que Jarden a lâché votre
petite communauté de psychopathes  ? C’est ta vengeance pour cette
« trahison » ? À quoi ça sert, maintenant que ton mari est mort ?

Deniz me regarde d’un air désolé.

– Cole n’est pas mort, gamine. Désolée de te décevoir. Torturé, oui,


affamé, brisé, mais pas mort. Il est détenu de façon illégale depuis quatre
ans par les États-Unis, m’explique-t-elle en rangeant le revolver dans sa
ceinture. Et j’ai enfin trouvé une façon de le faire sortir, de nous faire sortir
tous les deux, et de repartir de zéro – avec l’aide de notre cher
gouvernement. Nouvelles identités, nouveaux passeports, casiers effacés et
un demi-million pour aider le jeune couple à s’installer dans la vie…

Deniz s’allume une cigarette. Un de ces longues tiges fines de papier


blanc. Elle prend son temps, ne semble pas pressée. C’est ce qui me
confirme qu’elle dit vrai  : où nous sommes, personne ne risque de nous
trouver. Elle n’a aucune urgence à se débarrasser de moi.

– L’interface cerveau-machine de ton petit copain. Tu n’imagines pas à


quel point ça intéresse nos dirigeants. Pas pour les applications militaires
évidentes qu’elle permet, même si ce serait beau – imagine, des soldats
télépathes… Non, nos services de renseignements, qui m’ont proposé
d’échanger le prototype contre la libération de Cole, voient bien plus loin
que ça. La télépathie, c’est fun, c’est ludique : qui n’en a pas rêvé ? On peut
l’exploiter de façon amusante pour tout le monde, par exemple façon réseau
social. Tweeter avec une simple pensée, changer son statut Facebook par la
force de l’esprit, créer un thread sur WhatsApp grâce à la télépathie… Quel
humain n’en rêverait pas  ? Qui ne serait pas prêt à se faire implanter
volontairement pour accéder à cette incroyable évolution transhumaniste ?
complète-t-elle en souriant d’un air cruel. Pense aux téraoctets de datas que
ça représente  ! Les possibilités politiques, commerciales… On peut tout
imaginer, à ce stade : des spots électoraux ciblés, diffusés directement dans
les millions de cerveaux de nos concitoyens. Des pubs personnalisées. Tu as
envie d’un café  ? Hop  ! Starbucks débarque dans ta tête, avec sa petite
musique entêtante. C’est le magnifique avenir cauchemardesque que nous a
concocté Jarden, avec sa foutue obsession de connecter les gens.
«  Empathie  », mon cul… Il pensait quoi  ? Qu’un outil de communication
pourrait être mis au service du peuple  ? Il a créé cette situation tout seul.
Relativement consternant, de la part d’un garçon à qui j’avais pris soin de
faire lire les écrits de Ted Kaczynski7, ajoute-t-elle en secouant la tête,
navrée.
– C’était donc ça, ton plan  ? Te faire embaucher comme responsable
cybersécurité pour dérober les plans du projet Empathie ?
– En gros, oui, admet-elle en haussant les épaules. Ça m’a semblé le
moyen le plus simple de hacker le grand hacker. Jarden a toujours eu une
meilleure technique que moi, avoue-t-elle. Mais je possède une plus grande
créativité. Ce que j’avais oublié, en revanche, c’est son niveau de
paranoïa… Tu sais qu’en réalité, il n’y a pas de plans ? Chaque fois qu’il
avance dans l’élaboration du prototype, il le reconstruit puis détruit ses
recherches. J’imagine, en ce sens, que Cole et moi l’avons bien formé  :
hacker du software est à la portée de n’importe quel geek venu. Mais le
hardware, en matière de sécurité, il n’y a rien de tel. On peut prendre le
contrôle d’ordinateurs à l’autre bout du monde sans même avoir à se
déplacer, on peut pirater des serveurs, mais hacker un esprit pour connaître,
par exemple, la localisation d’un coffre-fort et le moyen d’en récupérer le
contenu, est un exercice bien plus délicat. Bref, continue-t-elle, ravie de
m’infliger son petit exposé, j’ai d’abord pensé qu’il fallait que je la joue
espionnage old school : on resserre son emprise sur la cible, on la manipule
pour qu’elle nous donne directement ce qu’on lui demande… Je t’avoue
que pour ça, tu as d’abord été bien utile : après que tu l’as jeté, Jarden était
brisé. Ç’a été un jeu d’enfant de l’aider à toucher le fond, de lui faire
prendre de la came tout en lui faisant croire que je ne cherchais qu’à
l’aider… Puis, tu as décidé de refaire surface. Mais, hé, j’imagine que je ne
serais pas un véritable génie si je n’avais pas eu dès le départ un plan B !

Elle lance cela d’un ton enjoué, visiblement très fière d’elle et des plans
tordus que son esprit malade est capable d’inventer pour arriver à ses fins.

– Dès le début, j’ai su que tu pourrais m’être utile, Lake. Dès que j’ai
compris, en fait, que notre petit Jarden, pour la première fois de sa vie, était
tombé amoureux. Alors je t’ai hackée, toi, afin de voir en quoi tu me serais
utile. Je suis entrée de nuit dans ton appartement pour placer un spyware sur
ton téléphone et ton ordinateur. J’ai récupéré… ta vie entière – bien
ennuyeuse, si tu me permets la critique. Mais c’est comme ça que j’ai pu
suivre en direct tous tes déplacements. Que j’ai lu ta passionnante
correspondance avec Scott Gilford, l’amant anglais éconduit… Éloigner
Jarden de toi en le mettant sur la piste de Scott a été un jeu d’enfant – il a
suffi pour ça de glisser un peu d’argot british dans mon graffiti. Et nous
voilà, ajoute-t-elle en croisant les bras. En plein cinquième acte – là où la
tragédie prend tout son sens. Tu vois cette caméra, juste là  ? Dès que je
serai de retour à Manhattan, elle va se mettre à diffuser, via un lien sécurisé
que Jarden va recevoir. Ces images vont le mettre devant une alternative
simple. On en revient à l’espionnage vieille école : soit il remet le prototype
aux mystérieux ravisseurs, soit il peut regarder en direct la seule femme
qu’il ait jamais aimée crever de faim et de froid. Ou, pour me montrer plus
réaliste et moins romantique  : de soif. Ça prend environ trois jours. Et le
premier est déjà passé.
– Tu es cinglée, sifflé-je, complètement cinglée… Et complètement
stupide si tu crois que Jarden ne va pas trouver d’où proviennent ces
images.
– Avec le pare-feu que j’ai mis en place  ? Désolée, princesse, aucune
chance. J’ai eu quatre ans à temps plein pour l’élaborer, celui-là.
– Et tu crois qu’il ne va pas te soupçonner ? crié-je en me débattant. Toi
qui resurgis justement au moment où tout ça se passe ?
– Princesse… Tu te flattes. Certes, Jarden est amoureux de toi, bien qu’il
soit beaucoup trop fracassé pour le formuler, peut-être même pour s’en
rendre compte… Mais tout de même ! Je l’ai recueilli quand il n’avait plus
personne, je l’ai façonné, éduqué… Tu n’as pas vu Raiponce, quand tu étais
petite ? « Mothers knows best »8. Bon, allez, je file : je dois rejoindre ton
amoureux à la première heure pour faire semblant de l’aider à te chercher.
Mais avant…

Deniz ressort son revolver et avance sur moi en le brandissant dans les
airs. Il me semble voir cette masse d’acier noir suspendue dans le ciel
pendant un temps infini avant que la crosse ne retombe sur mon visage. Une
fois. Deux fois. Trois fois. Jusqu’à ce que je ne sente même plus les coups :
juste le liquide chaud et poisseux qui dégouline sur mon visage.

– Pour le motiver, susurre Deniz à mon oreille, presque tendrement. Ou


le déconcentrer, ce qui, pour moi, revient au même.

Assommée par les coups que je viens de recevoir, j’entends sa voix


déformée. Comme si elle était irréelle, qu’elle sortait des tréfonds d’un
rêve. Ma tête pend lamentablement au bout de mon cou, dégoulinant de
sang et de bave par ma bouche tuméfiée, par mon front ouvert. Mes
paupières sont tellement gonflées d’hématomes que je ne vois presque plus
rien. Et c’est tant mieux  : je ne veux plus rien voir, plus rien sentir.
J’entends le bruit des bottes qui s’éloignent. Une lourde porte métallique
que l’on ouvre. Un rai de lumière avance sur le béton glacial du sol. Deniz
s’immobilise dans l’entrée.

– Tu sais, Lake, même si j’ai conscience que jamais Jarden ne se


pardonnera d’avoir mis au point la technologie qui va réussir à faire passer
1984 d’Orwell pour un conte de fées, je suis heureuse qu’il ait trouvé une
gentille fille comme toi pour le soutenir. Alors, merci pour lui. Et bienvenue
dans la famille, lance-t-elle avant de refermer la porte.

7 Terroriste américain actif durant dix-huit années, autrement connu sous


le nom «  Unabomber  ». Son célèbre manifeste, La Société industrielle et
son avenir, analyse les liens entre progrès techniques et restrictions des
libertés individuelles.

8 Version anglaise de la chanson « N’écoute que moi » du film Raiponce


de Disney.
39.

Tout ce qu’il nous reste

Jarden

– Mal  ! crié-je depuis l’autre bout de la table. Tu as du nouveau sur


l’adresse IP qui diffuse ?
– Toujours pas, grogne mon meilleur ami.

C’est le branle-bas de combat à la maison depuis que j’ai reçu un lien sur
ma messagerie il y a deux heures. Un lien qui me connecte à une webcam et
qui me permet de l’observer, elle, en direct. Prostrée, affaissée, les mains
attachées en hauteur. Le visage tuméfié, au point qu’elle est presque
méconnaissable. Des seringues usagées jonchant le sol autour d’elle.

– Putain, s’emporte Deniz. Les salauds ! J’arrive à les tracer jusqu’à un


proxy en Suède… Et après, je les perds. Plus rien.

Je me prends la tête entre les mains. Cela fait déjà dix minutes que je
n’arrive plus à penser, plus à rien faire. Je me contente de fixer Lake sur
l’écran. En me demandant comment est-ce possible, comment ce cauchemar
a-t-il pu se produire. Comment ai-je pu être assez con pour la laisser avant-
hier pour aller jouer les chevaliers en armure face à son blaireau d’ex ?

Il faut que j’agisse. Ce lien, c’est tout ce que j’ai.

C’est mieux que rien. Or, il y a deux heures encore, je n’avais rien. Pas
une piste, pas un espoir. Pas de soutien. J’ai passé ma journée au
commissariat pour tenter d’expliquer que, certes, Lake est majeure et
vaccinée, certes notre relation n’est pas des plus simples et certes, elle avait
toutes les raisons du monde d’être bouleversée… Mais que non, elle n’avait
sûrement pas décidé de « prendre l’air » sans prévenir sa meilleure amie, ou
ses parents, ou même moi, le «  petit ami  ». Les flics n’ont rien voulu
entendre. Ils ont pris ça à la légère, ils en riaient presque. Alors dès que j’ai
reçu le mail avec le lien, j’ai décidé de satisfaire à la première demande des
ravisseurs  : laisser la police en dehors de ça. Qu’est-ce qu’ils pourraient
faire de toute façon ? Fouiller un à un les hangars de New York ? On ne sait
même pas si elle est encore en ville.

– Putain ! rugis-je en balayant d’un revers de bras le moniteur sur lequel


j’observe Lake.
– Jarden… tente de me calmer Deniz en posant sa main sur la mienne.
On va y arriver. Il ne faut pas que tu te décourages.

Je résiste à la tentation de l’envoyer chier. En deux heures, on a déjà eu


toutes les engueulades possibles, elle et moi. Je lui ai balancé tous les
reproches que l’on peut imaginer. Comme  : « Tu n’en as rien à foutre de
Lake, pas la peine de jouer la comédie, Deniz. » Comme : « Mais putain,
pourquoi est-ce que je te paie douze mille dollars par mois si tu n’es pas
foutue de suivre un putain de nœud de réseaux  ?  » Comme  : «  Tu n’as
aucune idée de ce que je traverse ! Ni Mal ni toi ne pouvez comprendre ! »
Ce dernier reproche était le plus injuste de tous. Deniz est en réalité mieux
placée que quiconque pour savoir ce que je ressens.

À un détail près : Cole est mort en sachant à quel point il était aimé.

Et moi, j’ai été infoutu de l’exprimer à Lake. De m’en rendre compte


avant qu’elle ne disparaisse.

Mais je l’aime, putain. Je l’aime.

Je n’ai jamais été sûr de rien dans ma vie. Ni de ce que je suis ni de ce


que je fous dans cette vie. Ce qu’elle me fait éprouver est ma toute première
certitude.

Alors pitié, tiens le coup, mon amour. Tiens le coup.


– Fais chier, siffle Mal. Comment est-ce qu’ils réussissent à faire ça ?

Je sais ce que mon ami ressent. Chaque fois que l’on semble enfin
s’approcher des ravisseurs, que l’on a l’impression d’être sur le point de les
localiser, ils se dérobent comme par miracle. Il semble qu’ils savent en
temps réel ce que l’on va tenter. Pourtant, il n’y a pas de logiciels espions
sur les ordinateurs depuis lesquels on opère : je m’en suis assuré en m’en
procurant des air gapés. Des machines qui n’ont jamais été connectées à
Internet, qui même n’ont jamais été utilisées avant. Impossible, donc, que
quiconque y ait installé un spyware.

– Jarden… lance Deniz. Ça fait trente-six heures. On ne sait même pas si


Lake a mangé ou bu depuis qu’elle a été enlevée. On ignore ce qu’il y avait
dans ces seringues. Tu sais comme moi ce que ça veut dire. D’ici douze
heures, si elle ne s’hydrate pas, ses organes vont commencer à subir des
dommages irréparables.

Deniz a raison. Qu’est-ce que je fous  ? Je ne vais pas continuer à


regarder son corps lâcher en direct !

– Tant pis, je leur donne ce qu’ils veulent.

Le projet Empathie.

Je m’y suis refusé, ces deux dernières heures, parce que Mason m’a
convaincu que c’était risqué. C’est mon seul outil de négociation avec ces
hackers et rien ne dit qu’ils tiendront leur promesse une fois les plans
réceptionnés : me dire où Lake se trouve. Seulement, je n’ai plus le choix.

Mais il y a un obstacle. De taille.

Il n’existe aucun plan du projet Empathie. À chaque nouveau modèle que


j’ai construit, j’ai détruit le précédent ainsi que toutes mes recherches.

– Prenez les ordinateurs, décrété-je. Suivez-moi.


Je fais appeler l’hélicoptère et, en dix minutes, on arrive à Hudson
Square. Direction la chambre bleue, où je déplace une des armoires et ouvre
le coffre dissimulé derrière.

– Je vais avoir besoin de vous.

Besoin d’eux pour démonter la puce, noter la moindre étape de


construction, le moindre alliage utilisé, prendre des photographies. Je leur
explique tout cela en plaçant le prototype sous leurs yeux. Nous nous y
attelons, frénétiquement. Il nous faut en tout sept heures. Sept heures de
torture où la paralysie me gagne chaque fois que je pense que c’est trop
long, que cela va être trop tard, que l’on ne va pas y arriver, que Lake va
crever. C’est la suivre sur l’écran de mon téléphone qui me donne la force
de repartir. Quand enfin on y est, quand enfin c’est fini, j’envoie le fichier
complet en priant pour que les ravisseurs tiennent leur part du marché, sans
aucune certitude… Et reçois instantanément un SMS avec la localisation
précise de Lake. Je vérifie sur un plan.

– Elle est sur une île, au large de la côte. Mason, préviens une
ambulance, transmets-leur les coordonnées  ! Il faut que j’y aille tout de
suite !

Je mets une heure à arriver sur l’île en question, deux mètres carrés
caillouteux, en hélicoptère. Le pilote atterrit juste devant l’entrepôt où Lake
se trouve. La porte est déjà ouverte et les équipes médicales venues de
Providence, la ville la plus proche, sont sur place en compagnie de la
police.

– Attention, crie l’un des ambulanciers. À mon commandement…

Avec une scie à métaux, ses collègues s’occupent de libérer Lake. Je me


précipite vers eux. Deux flics me barrent le passage.

– Vous ne comprenez pas ! C’est moi qui vous ai fait prévenir. C’est ma
femme, là-bas. Ma femme !
Je prononce ce nom de «  femme  » instinctivement, parce que c’est ce
qu’elle est pour moi, et arrive à les bousculer, à passer de force, à
m’approcher de Lake. Sa peau est grise et striée, ses lèvres pâles et scellées.
Elle a l’air inconsciente. Les flics me tombent dessus, m’éloignent de force
alors que je chiale, je crie, que je ne sais même pas ce que je dis, à part qu’il
faut qu’ils la sauvent. Brancard. Évacuation. On m’empêche de monter dans
l’hélicoptère avec elle. Mon pilote les suit, direction l’hôpital de Rhode
Island.

– Elle est en soins intensifs, annoncé-je, paniqué, quand Mason arrive


trois heures après.

Je viens seulement de finir de donner ma déposition aux deux


inspecteurs de la police de Providence – qui a en grande partie consisté à
répéter que je ne savais absolument pas qui se cachait derrière le
kidnapping de Lake.

– Ses reins, ajouté-je, vacillant, en prenant appui sur Mason. Je crois


qu’ils ont commencé à lâcher.

Je m’effondre dans les bras de mon ami. Littéralement. Comme un


bâtiment qui s’écroule. Tant que j’étais dans l’action, que je parlais avec les
flics pour retracer ces dernières quarante-huit heures, j’arrivais à garder un
semblant de contrôle. À présent, livré à ma terreur de perdre Lake, je n’ai
plus de fondations, plus rien qui m’amarre au sol. J’entrevois la folie, la
vraie : celle que seule la douleur peut causer.

– Monsieur Pearson ? me demande un médecin en sortant de la zone de


soins. Votre amie est hors de danger. Elle dort pour le moment. On l’a mise
sous perfusion pour continuer à la réhydrater progressivement, et on a déjà
organisé son transfert d’ici deux jours chez vous, à New York. Elle a été
prise à temps, m’assure-t-il en posant sa main sur mon épaule. Tout va bien
aller.
– Oh, mon Dieu, hoqueté-je. Oh Seigneur…

Je sais  : c’est un peu trop tard pour prier. C’est pourtant ce que je fais
dans les heures qui suivent. Des prières de gratitude, des prières pour que
son état ne se dégrade pas subitement. Gigi, qui nous a rejoints, est à peu
près dans le même état que moi.

– Mal, m’étonné-je vers minuit, où est Deniz ?


– Aucune idée, m’avoue mon pote. Je croyais qu’elle me suivait avec sa
propre voiture quand je me suis mis en route pour l’hôpital… Avec tout ce
qui se passe, je ne m’en suis même pas aperçu.

J’essaie de l’appeler. Pas spécialement parce que j’ai envie de lui parler
ou que j’ai besoin qu’elle soit là mais parce que j’ai besoin de rompre la
monotonie de ces implacables minutes qui s’égrènent avec une lenteur
abominable. Elle ne répond pas. En même temps, il est tard.

Sur les coups de deux heures du matin, on m’informe que Lake s’est
réveillée et qu’elle est extrêmement agitée.

– Elle demande à vous voir, m’explique l’infirmière, elle refuse de se


calmer, et lui donner quoi que ce soit dans son état serait dangereux. Ce
n’est pas dans notre protocole, mais je suis prête à vous laisser y aller si
vous pensez pouvoir réussir à l’apaiser.

Je la suis dans le dédale de couloirs aux couleurs chiasseuses, le cœur


battant, sentant autour de moi l’odeur de maladie, de mort, du désinfectant
parfum «  brise de mai  », qui essaie piteusement de masquer la réalité du
lieu où l’on se trouve. Lorsque j’aperçois Lake, si pâle, si fragile, une
perfusion dans son bras meurtri et le visage rendu méconnaissable par les
coups, je me jure de retrouver ceux qui lui ont fait cela. De les détruire. Puis
elle ouvre la bouche et prononce mon nom, comme un pépiement affolé.
«  Jarden.  » Et mon cœur se fend. Je repense à mes prières, plus tôt. À
l’homme que j’ai promis de devenir si jamais elle m’était rendue. À
l’homme que j’ai besoin de devenir si je veux ne serait-ce que commencer à
être digne d’elle.

– Chut… Ne dis rien, lui intimé-je en me précipitant à son chevet. Garde


tes forces. On a tout le temps pour parler, tout le temps du monde…
Je m’accroupis et prends le plus délicatement possible sa main dans la
mienne.

– S’il te plaît, il faut que tu m’écoutes, halète-t-elle.


– Non. Écoute-moi d’abord, lui susurré-je avec douceur en espérant la
calmer. Je t’aime, Lake Foreman. J’ai été un imbécile de ne pas m’en rendre
compte avant, de ne pas te le dire plus tôt. Parce que je crois que je t’ai
aimée à la minute où je t’ai parlé. Et je ne me le pardonnerai jamais d’avoir
été aussi lent à la détente, tout comme je ne me pardonnerai pas de t’avoir
laissée seule dans ton atelier. Mais tu vas t’en sortir. Tu vas t’en sortir et
moi, je vais consacrer chacune des secondes qu’il me reste à vivre à faire en
sorte de te rendre heureuse, tu m’entends ? Je te promets que c’est fini, mes
conneries. Je vais changer, Lake, je vais…
– Jarden, me coupe-t-elle en pleurant, Jarden, s’il te plaît, écoute-moi…
C’était Deniz, hoquette-t-elle en fondant en larmes. C’est elle qui m’a fait
ça.

Le monde vacille sous moi alors que Lake commence à m’expliquer, du


mieux qu’elle peut malgré sa confusion et ses difficultés pour parler. Son
kidnapping. Le hangar. Le deal qu’a passé Deniz avec les autorités. Cole en
vie.

Cole en vie.

Je voudrais ne pas la croire. Je voudrais que la personne qui a le plus


compté dans mon passé soit morte et enterrée, bouffée par les vers. Je
préférerais tout sauf ce que Lake me dit là. Pas seulement à cause de la
haine qui me saisit. Mais parce que je sais à présent que je ne pourrai pas
tenir mon engagement  : laisser tomber, oublier, me tourner vers notre
avenir. Il n’y a pas de pardon possible pour ce que je viens d’apprendre. Il
n’y en a aucun.

Je me lève, sonné, et entends Lake me demander d’un ton suppliant :

– Jarden, où est-ce que tu vas ?

Les tuer. Tous les deux.


Je retire ce que j’ai dit : certaines personnes méritent de mourir.

Et je maintiens ce que j’ai toujours pensé : d’autres sont faites pour les
anéantir.

Chacun sa nature.

– Ne te préoccupe pas de ça, O.K.  ? lancé-je en essayant d’avoir l’air


calme. Occupe-toi de te rétablir. Il faut que tu dormes à présent. Je serai là
demain matin à ton réveil.
– Jarden, non  ! s’écrie-t-elle avant d’ajouter, d’une voix faible, ne fais
pas ça. Ne me laisse pas.

Et c’est toujours le même affrontement qui se met en place. Non pas


celui qui nous oppose, Lake et moi, mais celui qui se joue en moi depuis les
origines. Où est le bien ? Où est le mal ? Comment faire la différence, dans
un monde où les ordures gagnent toujours à la fin ? Comment font les gens,
pour renoncer à leur colère, à leur violence ? À leur désir de vengeance ? La
réponse me vient de Lake, au moment où elle me supplie :

– Ne me quitte pas cette nuit, ne les piste pas. Ne gâche pas ta vie et la
mienne. Choisis-moi. Choisis-nous.

Oui, j’ai envie de la choisir. Mais qu’est-ce que cela signifie, la choisir ?
Laisser Cole et Deniz s’en tirer ainsi  ? Laisser notre gouvernement
s’arroger tous les droits et détourner des technologies à des fins
liberticides ? Que vaut notre amour, au regard de l’avenir sombre que Deniz
a prédit  ? Qui peut dire si le bonheur de deux personnes vaut un monde
détruit  ? Et puis Deniz avait raison quand elle a parlé à Lake  : comment
vivre, moi, avec la certitude que j’ai inventé la technologie qui va rendre
possible un cauchemar éveillé  ? Je n’ai pas les réponses. Hacker des
ordinateurs, inventer des machines, produire des lignes de code, oui, ça, je
le peux. Mais savoir ce qui est bien, ce qui est mal ? Je suis sans doute le
moins bien placé pour cela.

Tout ce que je peux faire, tout ce que peut produire mon esprit, ce sont
des stratégies.
Alors je décide d’agir avec froideur, avec calcul. Après avoir juré à Lake
que je n’allais nulle part, que je serais de retour dans deux minutes, je sors
de la chambre. Sur le clavier de mon téléphone, je compose un numéro au
hasard. Je lance l’appel et suis soulagé de voir que personne ne décroche. Je
tombe sur un répondeur. «  Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie
d’Estella Byerly… »

«  Bonjour, Estella Byerly. Tu ne le sauras sans doute jamais mais tu


t’apprêtes à changer le monde. »
« Je sais que vous écoutez, commencé-je d’une voix calme. Vous écoutez
toujours. Je sais également ce que vous avez fait. Et je veux que vous
sachiez que je vais passer toute mon énergie, ma fortune et mes moyens à
collecter les preuves de votre responsabilité. Ne vous faites pas d’illusions :
les moyens dont je parle sont immenses. Je détiens vos transports. Je
détiens vos outils de communication. Je détiens vos applications de
messagerie. Je vais faire en sorte de détenir vos ordinateurs, vos téléphones
et vos interfaces. Développer mes activités jusqu’à détenir des ressources
illimitées. Cette technologie ne verra pas le jour sans que je vous livre une
guerre implacable. Alors un conseil : tuez votre projet dans l’œuf ou je serai
contraint d’attaquer. »

Je raccroche en ayant une pensée pour Estella Byerly, qui dort


tranquillement. Qui demain se réveillera avec un message étrange. Peut-être
qu’elle croira à une blague, peut-être qu’elle croira à un fou. Je range mon
téléphone dans ma poche, sans savoir si la NSA m’a bien entendu. Sans
savoir si j’ai bien fait ou si j’ai réellement les moyens de me mettre en
travers du chemin des services de renseignement de la nation la plus
puissante au monde. Puis je rentre dans la chambre retrouver Lake. En
acceptant de tuer moi aussi mon projet dans l’œuf : celui de me venger de
Cole et de Deniz. En acceptant de ne pas savoir ce qu’il adviendra de ce
monde. En acceptant de ne pas pouvoir défaire ce qui a été fait. En
acceptant de ne pas savoir ce que l’avenir nous réserve.

En acceptant d’être humain.

Voilà, je vais commencer par là. Et voir où cela nous mène.


40.

Vers la lumière

Jarden

– Alors, qu’est-ce que tu en penses ? me demande Lake en se mordant la


lèvre inférieure de cet air à la fois sexy et craquant qui me rend absolument
fou.

Fou d’amour.

Je recule d’un pas dans la galerie déserte. C’est le milieu de la nuit. Lake
aura travaillé jusqu’au bout, mais elle y sera finalement arrivée.

Elle a fini sa toile à temps.

Malgré sa semaine d’hospitalisation. Malgré les nuits sans sommeil qui


s’en sont suivies. Les cauchemars, les crises de panique : elle y est arrivée.

Non, mieux que cela.

Elle s’est surpassée. Elle a produit une pièce d’une telle force que je n’ai
plus aucun souffle, plus aucun mot. Je sais pourtant qu’elle attend mon
commentaire, anxieuse. Le vernissage de son exposition de fin d’année est
dans seize heures et, toute à son anxiété, elle ne mesure pas bien ce qu’elle
a accompli mais, moi, je m’en rends compte  : sa vie va changer,
radicalement. À partir de demain, le monde de l’art en entier n’aura plus
que son nom sur les lèvres. Elle va enfin récolter les fruits de ce pour quoi
elle a travaillé si dur. Elle va être reconnue comme l’immense artiste qu’elle
est.
Et j’aurai l’honneur d’être avec elle.

De l’accompagner dans son triomphe.

Je suis tellement, tellement chanceux.

– Jarden  ? insiste-t-elle d’un air anxieux. Pourquoi est-ce que tu ne dis


rien ? Tu n’aimes pas ?

Je tourne mon visage vers elle, dans la pénombre de cette vaste salle
d’exposition dont nous n’avons allumé que quelques lumières. Mais elle les
voit tout de suite. Mes larmes. Deux sillons symétriques sur mes joues, qui
disent plus que les paroles ne sauraient exprimer. Tout à mon intense
émotion, je lui prends maladroitement la main.

– Pourquoi est-ce que tu pleures ? me demande-t-elle, inquiète.


– Parce que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, avoué-je dans un souffle.

Ce n’est pas le bon terme, je le sais. Sa toile est plus que « belle » : elle
est grandiose. Elle me secoue, me bouleverse.

– Merci, ajouté-je en portant sa main à ma bouche pour en embrasser le


dos.
– Tu es certain que ça ne te dérange pas ? Je veux dire : tu es tellement
secret… Ça ne t’embête pas qu’on puisse te reconnaître ?

Avant de se servir de moi comme modèle, elle m’avait posé la question,


bien entendu, et j’avais accepté. Mais de toute façon, ce n’est pas moi
qu’elle a peint : c’est l’homme qu’elle voit en moi. L’homme qu’elle a fait
de moi.

– Je n’ai plus rien à cacher, Lake. Grâce à toi. Ce n’est pas que je n’ai
plus de secret, précisé-je, mon visage tourné vers elle. C’est que je n’ai plus
de honte.

Je ne sais pas si elle peut comprendre ce que je viens de lui dire… Mais à
la façon dont elle me regarde, émue, heureuse, je suppose qu’elle m’a
entendu, et je lui souris. Puis je reviens à la toile. Son visage et mon visage,
n’en formant plus qu’un, indiscernable. Ombre et lumière. Tendresse et
violence. Mes yeux fermés, superposés à ses yeux grands ouverts.

– Bon, on l’ouvre ? proposé-je joyeusement en brandissant le champagne


que j’ai apporté pour notre inauguration privée.

Je n’attends pas sa réponse et fais sauter le bouchon. Elle rit alors que
j’avale le monticule de mousse qui se forme sur le goulot avant de lui
tendre la bouteille. Elle avale à son tour une gorgée, symbolique. Puis je
l’attire à moi, et l’embrasse. La douceur de ses lèvres m’électrise.

– Je t’aime, Lake Foreman.


– Je sais, répond-elle en souriant.

Ces deux mots valent plus pour moi que n’importe quelle déclaration
enflammée. Malgré ce que nous avons vécu, les allers et retours que je lui ai
fait subir, je lui suis tellement reconnaissant d’accepter de me faire
confiance. De me croire quand je lui dis que je l’aime, que je serai toujours
à ses côtés, qu’elle a changé ma vie. Je pose de nouveau ma bouche sur la
sienne. Les lèvres s’étirent. Je suis heureux, tout bonnement.

– On rentre ? me propose-t-elle, tout contre ma bouche. Je dois être de


retour à dix heures demain pour aider le reste de la promo à finaliser
l’accrochage.
– On rentre, acquiescé-je.

Ma voiture avec chauffeur nous attend devant la galerie. Lorsque je


referme la portière, le conducteur ne me demande même pas où nous
allons  : il doit commencer à connaître mes nouvelles habitudes. Comme
chaque soir depuis que Lake est sortie de l’hôpital il y a un mois, nous
prenons la direction d’Astoria, dans le Queens.

Au début, il m’a paru important que Lake retrouve son quotidien, ses
murs, sa chambre, ses affaires  ; sa cuisine mauve, son salon gris-vert, sa
salle de bains rose ; sa penderie brinquebalante, sa commode en chêne. Pour
se sentir en sécurité, en contrôle de sa propre vie. C’est comme cela que,
presque sans le décider, je me suis mis à vivre dans quarante-sept mètres
carrés, laissant la townhouse à Mason et Gigi.

– Tu n’as jamais l’impression qu’on s’est fait arnaquer  ? demandé-je


avec un sourire en coin alors que j’ouvre le robinet de l’évier et constate
que l’eau a de nouveau été coupée.
– Je croyais que tu aimais bien la vie de bohème ? me réplique Lake en
m’enlaçant par-derrière.
– Avec toi, je pourrais vivre dans une yourte, répliqué-je. Ça ne veut pas
dire que je ne préfère pas le Plaza.

Elle glousse. Je fais volte-face pour la prendre dans mes bras.

– Avoue que ça a un côté exotique.


– Exotique et excitant. C’est assez bandant, de baiser ma petite amie
étudiante dans son appartement « bohème »…

La vérité, c’est que, la baignoire sabot, cela va bien cinq minutes, mais
les Jacuzzi sont plus commodes quand il s’agit d’y tenir à deux. Seulement,
je m’en fous. Ce qui compte, c’est que Lake et moi soyons ensemble. Je la
soulève et la ramène dans le salon, où je la pose sur la table à manger.

– Je te rappelle que je ne suis plus étudiante que pour… quinze heures,


dit-elle en consultant l’heure qu’affiche le four à micro-ondes.
– Ce sera tout aussi bandant de baiser ma petite amie diplômée, je te
rassure, susurré-je en déposant une rangée de baisers dans son cou. Et ma
petite amie artiste. Et ma petite amie célèbre…
– Les femmes de pouvoir ne t’impressionnent pas  ? me taquine-t-elle
avant de fermer les yeux de plaisir.
– Pas quand j’ai des moyens efficaces de les soumettre, rétorqué-je en
passant ma main entre ses cuisses.

Lake frémit. Et s’offre. Et nous faisons l’amour, là ; sur la table, puis sur
le carrelage, avant d’atterrir dans le lit. Je lui répète des mots crus, je lui
répète que je l’aime. Elle se cambre en griffant mon dos, et nous jouissons à
l’unisson. Puis, alors que les premiers rayons du jour filtrent par les stores,
l’amour de ma vie s’endort sur son oreiller, un sourire aux lèvres. Un
sourire dont j’espère être la cause, un sourire que je veux voir chaque jour
jusqu’à ma mort, et que j’emporte à mon tour dans le sommeil, comme un
trésor. En murmurant, juste avant de sombrer moi aussi, même si elle ne
peut pas m’entendre :

– Ma plus grande richesse, c’est toi.


Épilogue

Lake

– Papa, arrête ! dis-je en donnant une tape sur la main de mon père qui,
une fois de plus, vient de voler un des petits fours que Nathalie est en train
de concocter.

Je sens que mon amie est au bord de l’implosion. Depuis qu’elle a lancé
son affaire il y a un mois, nous sommes les premiers clients à lui
commander un buffet complet. Comme le comité était restreint et que ses
fonds sont encore limités, elle a décidé de tout faire toute seule… C’était
sans tenir compte du bordel qui règne comme toujours dans la ferme
Foreman  : mon père, visiblement résolu à faire une indigestion de pâte
feuilletée ; les jumelles qui ont décidé de retomber en enfance en jouant à
cache-cache dans toute la maison, cuisine incluse. Et un alpaga en liberté,
qui passe la tête par la fenêtre du rez-de-chaussée en se demandant ce qu’il
pourrait bien chaparder.

– Ça suffit, la maison de fous ! décrété-je. On laisse Nathalie travailler et


on rejoint les autres dans le jardin.

Au beau milieu des herbes folles avec vue sur mes collines chéries, Izzie
et Rain discutent à bâtons rompus de leur rentrée en dernière année de
lycée. Ma mère explique sa technique de tissage à Dylan, qui l’écoute
attentivement. Gigi répète avec son clavier le showcase qu’elle nous a
promis avant le dîner, sous le regard adorateur de Mason. Jarden se fait
harceler par Rieko, Fiona et Clarke sur le fait qu’il doit «   
absooooolument  » créer une fondation pour l’art contemporain. Un
bouchon saute  : c’est Stanley Madsen qui ressert Nora Maisel et Francis
Goldberg. Mes amis de lycée font un peu bande à part, en se demandant
sûrement où ils ont atterri et ce que je suis devenue en quatre ans.

Et les parents de Tyler sont là.

Ça comptait énormément à mes yeux qu’ils viennent à cette fête, même


s’ils ne sont plus nos voisins depuis longtemps. Ils ont déménagé après
l’accident, se sont rapprochés de l’océan. Ils discutent avec les amis de mes
parents. Annie, secrétaire du San Francisco Art Institute. Gilda, sa
compagne. Mark et Sara, qui nous louent un lopin de terre. Calvin, le shérif
de Fairfax. J’oublie sûrement d’en citer, d’autant que tout le monde n’est
pas encore arrivé. Il est tôt, cependant  : le soleil impitoyable de juin
commence seulement à décliner et, il y a deux heures encore, le jardin
n’était pas fréquentable.

Toute notre tribu new-yorkaise est venue avec nous, en jet. Jarden et moi
leur avons réservé des chambres dans des bed and breakfast proches de la
ferme. Cette fête, c’est l’occasion de célébrer notre diplôme. Mais aussi,
hélas, de dire au revoir à certains. En septembre, Fiona retourne en Iran, le
temps de demander un visa de travail. Dylan, elle, a été acceptée à la Villa
Medicis à Rome. Clarke, lui, reste dans les parages : il a récupéré mon poste
chez Maisel & Goldberg. Rieko retourne vivre chez ses parents quelque
temps. Mason prend ma place dans l’appartement, et réciproquement. Izzie
quitte le Vermont pour le Texas : Karen a enfin repris sa vie en main. Après
avoir trouvé en janvier un poste de secrétaire dans un lycée, elle vient d’être
promue conseillère d’éducation ! Et, cerise sur le gâteau, elle a également
rencontré quelqu’un – un certain Baxter, dont le fils est scolarisé dans
l’établissement où elle travaille. Ils se sont installés ensemble il y a un mois.
Dans la foulée, monsieur a fait sa demande. Puis le couple s’est envolé pour
le Vermont afin de proposer à Izzie de venir s’installer avec eux. Izzie,
après avoir consulté Jarden, a accepté. Elle voulait soutenir sa mère dans
cette aventure, avant de déployer ses propres ailes pour partir à la fac dans
un an. Certes, aux yeux d’une ado qui a grandi à New York, le Texas n’est
pas l’endroit le plus glamour au monde… Mais comme Izzie le dit avec
philosophie, «  il fera plus chaud que dans le Vermont ». Au fond, je crois
qu’elle est ravie de quitter sa pension, qui la faisait se sentir coupée du
monde. Et profondément heureuse et soulagée des changements qui se sont
opérés dans la vie de Karen ! Le couple ne devrait d’ailleurs plus tarder à
arriver.

Quant à moi…

Moi, j’ai réussi à valider in extremis mon année. Malgré ma


convalescence. Ou grâce à elle, je ne sais pas. Quand je suis sortie de
l’hôpital, pendant quelques semaines, je n’ai réussi à communiquer avec
personne à part avec Jarden. Je restais complètement traumatisée, dans une
colère noire. J’ai vraiment touché le fond à ce moment-là  : le fond du
nihilisme, le fond du dégoût pour mes semblables. Je ne sais pas où Jarden
a trouvé les ressources pour m’attirer de nouveau vers la lumière. Mais il
s’est vraiment battu pour me faire reprendre confiance en la vie, en les
autres. Sans son amour indéfectible, je n’y serais certainement pas arrivée.
De voir à quel point il s’est métamorphosé pour notre couple, combattant
vingt-huit ans de noirceur pour devenir un petit ami aimant, solide et tendre,
m’a aidée à comprendre que l’on pouvait remonter les pentes les plus
raides. À coups de petites attentions et de grands gestes, Jarden m’a fait
toucher du doigt que l’essentiel de notre vie n’était pas ces années que nous
avions traversées l’un sans l’autre : c’est ce qui nous attend, tous les deux,
ensemble.

Peindre est également ce qui m’a permis de me reconstruire. Je me suis


lancée à corps perdu dans le travail. Barricadée dans l’atelier, au sens
propre – j’ai bien dû remettre trois ou quatre verrous. Je ne sortais presque
plus ; j’avais même installé un matelas sur place pour dormir le soir. Mais
ça valait le coup. Bien sûr, je ne me fais pas d’illusions  : l’accueil
extraordinaire qu’a reçu ma toile est sûrement dû au fait qu’elle livre un peu
de l’intimité de mon énigmatique et célèbre petit ami… Mais j’ai reçu de
nombreuses propositions d’achat. J’ai évidemment refusé de la vendre : à la
place, je l’ai offerte à quelqu’un qui la méritait plus que tout. Elle trône
désormais dans une townhouse près de Central Park, entre les branches d’un
ficus immense et d’un xanthosom.

Même si elle va laisser un vide d’ici quelques mois.


Quand elle rejoindra les autres œuvres que je vais exposer cet automne
lors de mon tout premier show solo dans une galerie de Brooklyn. Un tout
petit espace ouvert depuis seulement dix-huit mois… par une équipe jeune
et franchement enthousiaste, avec laquelle je suis incroyablement honorée
de travailler. Je ne veux plus hésiter dans la vie, plus tergiverser. Je veux
aller vite, progresser, en profiter, accomplir de grandes choses, laisser une
trace. En frôlant la mort, j’ai entraperçu toute la vie que j’avais laissée
s’échapper en n’étant jamais satisfaite de moi, de mon travail  ; en n’étant
jamais assez sûre de qui je suis, ce que je vaux, l’amour que je mérite. Je ne
me l’explique pas, mais je suis changée. À présent, je sais que le temps file,
qu’il joue contre nous. Que ce que j’ai, tous ces gens autour de moi, toute
cette joie, cette envie de créer, est précieux. Que ça peut m’être enlevé à
tout moment. Et, contrairement aux années qui ont suivi la mort de Tyler, ça
ne m’angoisse plus : c’est une donnée avec laquelle je compose. Pour faire
de chaque instant un moment de bonheur. Malgré tout ce qui nous est
arrivé, je crois en l’avenir. J’y crois.

Et Jarden aussi.

Quand il est revenu dans ma chambre d’hôpital, il y a quatre mois, quand


il m’a parlé de son appel à la NSA, nous n’avions aucun moyen de savoir
s’il avait fait le bon choix. Mais en recevant, trois jours après, par courrier,
les plans de son prototype ainsi que des photographies de Cole et Deniz
menottés, dans des uniformes orange de prisonniers, nous avons compris le
message  : nos ennemis invisibles déclarent forfait pour le moment. Non
seulement nous sommes libres, mais les gens que nous aimons, et tous les
autres également, le resteront.

– Qu’est-ce que tu fais là dans ton coin, ma chérie ? s’écrie ma mère en


me faisant sursauter. Ne reste pas seule, viens avec nous. Regarde qui est
là !

Je me retourne et vois Karen, au bras de celui qui doit être le fameux


Baxter.
– Lake, je suis si heureuse de te revoir. Bax, je te présente Lake, ma
merveilleuse belle-fille. Lake, voici Bax, mon fiancé. Et voici son fils,
Logan, ajoute-t-elle en s’écartant pour me présenter le jeune homme qui les
accompagne.

Peau brune, mèches rebelles, yeux noirs et perçants comme ceux d’un
faucon, tatouages aux bras, tee-shirt d’un groupe de punk rock : planquez le
beau Logan ou Rain va faire une syncope !

– Enchantée, Logan, annoncé-je en serrant la main qu’il me tend.

Je surprends déjà le regard plein de convoitise de ma petite sœur pour le


bad boy ténébreux qui doit avoir son âge, à peine plus. Je prie pour que
maman ait eu avec elle la fameuse conversation. Celle sur les abeilles, les
petites fleurs et les MST.

– Tu as remarqué comme l’irruption d’un beau brun polarise l’attention


des jeunes filles en fleur de la maison  ? blagué-je à l’oreille de Jarden un
peu plus tard, alors que la nuit tombe lentement sur ma Californie natale et
que les lampions ont pris le relais du soleil. Même Karma et Dawn ont
soudain décidé qu’elles allaient arrêter d’avoir douze ans et rembourrer leur
soutien-gorge…
– Du moment que, toi, tu préfères les blonds, me répond-il en m’enlaçant
par-derrière.
– Si tu as des doutes sur le sujet, je peux te fournir des preuves
immédiates de mon absolue dévotion à ta personne, tu sais, lancé-je en
pivotant.

Je me retrouve face à ce nouveau Jarden, bien plus solaire et lumineux


que celui que j’ai rencontré il y a neuf mois. Le Jarden qui dit qu’il m’aime,
le Jarden qui s’affiche avec moi, le Jarden qui me présente comme sa «   
compagne  » à la presse. Le Jarden qui n’a pas quitté mon chevet pendant
que j’étais à l’hôpital ; celui qui est ensuite venu s’installer avec moi quand
je suis sortie. Qui s’est occupé de ranger derrière moi, de me nourrir, de me
soutenir pendant que je travaillais comme une acharnée. Je repense à la
première fois que je l’ai vu, dans le petit salon, avec son air à la fois
insolent et sévère. Je repense à cette soirée où nous avons dansé ensemble,
au Met, et au frisson qui m’a parcourue lorsqu’il a posé sa main au creux de
mes reins. Je me souviens de notre première fois, chez lui, alors que je
sortais à peine de la douche. Je me rappelle mes larmes, mes espoirs et mes
désespoirs. Cette nuit qui a tout changé entre nous, à la cage. Ce moment à
la fois merveilleux et douloureux où j’ai compris à quel point il tenait à
moi.

Je pensais ne jamais pouvoir un jour aimer à ce point.

Je pensais ne jamais pouvoir être aimée à ce point. Avec cette qualité


d’amour là. C’est comme si j’étais remplie. Comblée.

Sereine, enfin.

Par moments, je contemple ma vie et n’arrive tout bonnement pas à y


croire. J’ai dans mon lit, dans mes bras, dans mon cœur, un homme d’une
beauté irréelle, d’une intelligence hors du commun, d’une sensibilité et
d’une intensité inouïe, et il m’a choisie, moi, Lake Foreman de Fairfax.
L’ancienne ado ingrate et sur la réserve.

– Alors, qu’est-ce que tu en dis  ? demandé-je en me mordant la lèvre


inférieure et en empoignant les revers de sa veste pour l’attirer à moi. Toi et
moi, on pourrait… ?
– Tu sais bien que je n’ai jamais été très doué pour résister à la tentation,
répond-il en souriant. On se retrouve à la grange dans dix minutes  ? me
glisse-t-il.

Après des mois, sa voix grave et profonde m’électrise toujours autant. Je


n’arrive pas à me passer de son corps, de sa peau, de nos jeux.

– Je vois que monsieur a repéré les lieux…

Impatiente à l’idée de notre escapade, je m’éclipse sept minutes plus tard


pour aller retrouver l’homme que j’aime. Il m’attend derrière la grange,
m’attrape au vol, me plaque contre le mur et m’embrasse passionnément.
Tous mes sens sont en alerte alors que je m’enivre de son odeur virile, que
je savoure la force de ses bras qui m’enlacent.

– Suis-moi, finis-je par lui susurrer. Avant que quelqu’un ne nous


intercepte.

Précautionneusement, j’ouvre la porte grinçante de la grange… Et


étouffe un cri de joie quand Jarden me soulève par surprise. Il referme la
porte puis me pose sur la roue du vieux tracteur abandonné dans cette
remise depuis au moins vingt-cinq ans.

– Tu vas salir ma robe ! protesté-je.


– Je t’en achèterai une autre, riposte Jarden en tombant à mes pieds pour
commencer à jouer avec la chaîne qui orne ma cheville.

Je l’ai gardée comme simple bijou car même si, entre Jarden et moi, il
n’y a plus de contrat, plus de code, juste la liberté totale de nous aimer
comme nous l’entendons, cet objet reste un souvenir. Le souvenir d’un
temps où l’avenir paraissait bien plus bouché qu’il ne l’est aujourd’hui.

Et puis, ce n’est de toute façon pas comme si Jarden et moi avions mis
fin à nos jeux…

Au contraire  : nous avons aujourd’hui tout loisir de faire comme bon


nous semble – chez lui, chez moi ou dans une chambre bleue. Ce sera
encore plus le cas quand, cet été, je vais poser mes cartons chez lui et qu’il
va vider l’appartement d’Hudson Square. Est-ce que j’appréhende ce
changement  ? Pas le moins du monde. Nous n’avons pas passé une seule
nuit séparés depuis cet hiver ! Cette installation «  officielle » n’est qu’une
formalité. En revanche, je m’étonne un peu de ce que Jarden fabrique à mes
pieds… On n’était pas censés faire une fugue coquine avant le concert de
Gigi  ? C’était l’idée, non  ? Alors quoi  ? Après le fétichisme du pied, il a
décidé d’essayer le fétichisme des chevilles ? Je me penche et constate qu’il
lutte avec le fermoir de ma chaîne. Finalement, il parvient à l’ouvrir et à me
la retirer.
– Chéri, qu’est-ce que tu fais  ? demandé-je en fronçant des sourcils
anxieux.
– Je monte en gamme, rétorque-t-il en laissant le bijou glisser dans la
poche de sa veste un lin.

Avant de sortir, de la même poche, un petit écrin en velours, qu’il ouvre


solennellement. À l’intérieur trône une magnifique bague, avec un
incroyable diamant rectangulaire monté sur un anneau d’or.

– Lake Foreman, déclare-t-il nerveusement, tu as vu le pire de moi, mais


tu as aussi toujours vu le meilleur, et tu as permis à ce meilleur d’émerger.
Et je sais que j’avais juré ! Plus de contrat entre nous. Mais tu me connais :
je suis incapable de tenir mes promesses…

J’étais déjà en larmes avant qu’il ne prononce cette phrase, mes mains
plaquées sur mon visage incrédule : j’essuie maintenant mes joues avec un
rire ému. Je n’arrive pas à croire ce qui est en train de se passer. Il est fou,
vraiment fou.

Et je l’adore absolument.

– Il n’y en a qu’une seule que je compte tenir, poursuit-il. Non, deux en


fait. Celle de t’aimer à chaque seconde. Et celle de te rendre heureuse.
Toute ma vie, ajoute-t-il, la gorge nouée, j’ai cru que j’étais mauvais. Pourri
de l’intérieur, incapable d’aimer. Il a fallu que je te rencontre pour
comprendre : ce n’est pas que je n’en étais pas capable. C’est que je ne te
connaissais pas encore, Lake Foreman.

Jarden prend la bague de son pouce et son index puis se relève. Ses yeux
noirs plongent dans mes deux flaques humides. Je dois être affreuse, du
mascara plein les joues, mais je m’en fous éperdument. Mon cœur bat la
chamade alors que je suis en train de vivre LE moment le plus déterminant
de toute ma vie. Jarden recoiffe une de mes mèches, et reprend, de sa voix
caressante :

– Il n’y a personne au monde que j’admire autant que toi. Qui


m’éblouisse à ce point. Ton talent, ta vivacité, ta résilience ont
complètement changé ma vie. Chamboulé ma vision des choses. J’étais
tellement seul, avant toi, mon amour… Et je ne veux plus être seul. Je veux,
moi aussi, goûter ma part de bonheur. Or, je ne connais rien qui me rendrait
plus heureux au monde que de faire de toi ma fem…
– Oui  ! m’écrié-je avant même qu’il n’ait eu le temps de finir, en lui
tendant ma main droite. Évidemment que oui !

Il sourit et commence à me passer la bague au doigt, avant de se raviser.

– Tu es certaine que c’est la bonne main  ? Tu as vu ça dans Wedding


Magazine  ? Ou c’est simplement à force de regarder des comédies
romantiques avec Gigi que tu es devenue une pro en la matière ?
– Oh, mais tais-toi, crétin, dis-je en sautant de ma roue de tracteur pour
atterrir dans ses bras en riant.

Il m’enlace, je l’embrasse, on roule dans le foin, et ma robe est


définitivement foutue, mais moins que son costard. Tant mieux : ça ravira
ma mère de voir que M. Parfait est aussi capable de se froisser.

– Allez, proposé-je en tendant une nouvelle fois mon annulaire. Mets-la-


moi.

À l’instant où je me rends compte de mon double sens, je deviens aussi


rouge qu’une pivoine pendant que Jarden éclate de rire, obtempère, avant de
mordre ma bouche comme s’il s’agissait d’un fruit.

– Espèce de vicieuse…
– Rho, ça va, tu sais très bien que ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Non, mais c’est ce que tu avais en tête.
– Avec toi ? Toujours, répliqué-je avec un regard franc, alors que Jarden
passe ses mains sous ma robe pour m’enlever ma culotte.

Il secoue la tête, comme si j’avais encore dit une bêtise, avant de me


corriger :

– Pour toujours, mademoiselle Foreman. Avec moi, pour toujours. C’est


ça, que tu viens d’accepter…
FIN
Disponible :

Dark Love
Anna est douce, innocente et inexpérimentée.
Et elle a décidé que ça devait
changer ! Entraînée par son amie Iris, libérée et sulfureuse, elle découvre
les amants, la volupté et le désir.
Et si, pour guérir de ses blessures, il fallait
se brûler les ailes ?
Découvrez I'll Protect You d'Anne Cantore

I'LL PROTECT YOU


Extrait des premiers chapitres

ZSHA_001
« I have run

I have crawled

I have scaled these city walls

These city walls

Only to be with you

Only to be with you

But I still haven't found what I'm looking for »

« J'ai couru

J'ai rampé

J'ai escaladé les remparts des villes

les remparts des villes

Juste pour être avec toi

Mais je n'ai toujours pas trouvé ce que je cherche »

U2, I still haven’t found what I’m looking for

Paroles de Adam Clayton, Dave Evans, Larry Mullen, Paul David


Hewson, Victor Reina

« Elle attend que le monde change

Elle attend que changent les temps

Elle attend que ce monde étrange

Se perde et que tournent les vents

Inexorablement, elle attend »

Elle attend

Paroles Jean-Jacques Goldman

« L’homme prévoit,

et Dieu rit. »

Traduction française d’un proverbe en yiddish.

À l’homme d’honneur de ma vie.

Je t’aime.

Anne
Prologue

Sacha

L’air est brûlant. Aride et désertique. Gorgé de ce feu bouillonnant à son


paroxysme en ce début d’après-midi. C’est un temps de juin comme seul le
sud de la France sait en offrir. Chaud à en mourir. Malgré cela, elle est là,
plantée sous ce soleil de plomb, visiblement écrasée, mais bien présente.

Depuis mon poste d’observation, je la vois tamponner son visage avec un


mouchoir en papier. Elle transpire. Je n’en suis pas surpris. Sa tenue ne
convient absolument pas à la saison.

Ses bottines noires au cuir épais sont éraflées, abîmées et déformées.


Elles lui enserrent le pied jusqu’au bas du mollet. Le reste de ses vêtements
est à l’image de ses chaussures. Hors saison, hors d’état, hors d’usage. Sa
jupe noire est taillée dans un tissu lourd et épais. Son chemisier noir n’a
plus de forme non plus, à force d’être porté et lavé. Il est en si mauvais état
qu’elle a ajouté, malgré la chaleur étouffante, un léger lainage par-dessus.
Un cache-misère noir. Comme le reste…

Je me souviens qu’il y a un an à peine, elle portait encore de jolies robes


aux couleurs vives qui laissaient voir ses jambes fines, légèrement
bronzées. J’ai aussi l’image très nette d’une paire de sandalettes dont la
lanière s’enroulait autour de sa cheville fine de manière très sensuelle. Sa
situation était tout autre. Je me doutais que les choses deviendraient de plus
en plus difficiles pour elle. À cette époque déjà, son mari s’était… évaporé.

Je connais sa situation financière. Elle est de plus en plus en plus


délicate. Sa vie bascule lentement mais inexorablement dans la précarité. Je
l’ai signalé dans mes rapports. Mais pour le moment les ordres sont clairs :
«  On attend et on voit, Sacha, on n’est pas des putains d’assistants
sociaux ! » Facile à dire quand on n’est pas confronté au problème.

Je secoue la tête pour retrouver ma concentration. J’aimerais


comprendre. Pourquoi se tient-elle debout, bien droite, les yeux fixés sur le
sol, dans ce qui a été autrefois son jardin ? Elle a vécu presque dix ans ici.
Le moindre recoin de cet agréable endroit doit lui être familier. Mais elle
reste là, les yeux obstinément braqués sur cette plate-bande de fleurs. Elle
est donc venue pour cet endroit. Depuis qu’elle a mis les pieds ici, elle n’a
pas eu un regard pour l’immense bâtisse de verre et d’acier qui surplombe
ce coin de paradis. Sa maison. Enfin, plus maintenant.

D’ici quelques minutes, un commissaire-priseur dirigera la vente aux


enchères de cette splendide propriété. L’offre est belle et il y a beaucoup de
monde. Des hommes pour la plupart. Tous très bien habillés. Ils
déambulent, la mine intéressée, consultant les papiers qu’ils ont dans les
mains. Le plus souvent ils sont seuls, mais parfois, ils vont par paire. Ils
échangent alors à voix basse, réfléchissent, relancent et acquiescent. Elle les
a vus, ces vautours qui se délectent de son malheur, mais c’est à peine si
elle les a gratifiés d’un regard indifférent. Ce qui me ramène à cette seule et
unique question. Que fait-elle ici ?

– Mélanie ?

Elle sursaute.

Elle n’est pas venue seule. Un prêtre l’accompagne. L’homme d’Église


la contemple avec un doux sourire aux lèvres. J’essaie de ne pas trop
m’attarder sur la légère contrariété que je ressens quand je vois les yeux
d’un autre se poser sur elle. Sacha, c’est un curé ! Et puis qu’est-ce que ça
peut bien me foutre qu’un autre la regarde  ? Je soupire et je me frotte la
nuque.

Qu’est-ce que je fais là ?

Ma mission, c’est de garder un œil sur elle, pas de la suivre comme un


putain de harceleur. Alors peut-être devrais-je arrêter de me mentir ? Je fais
bien plus qu’obéir aux ordres depuis quelques mois… J’ai intérêt à me
reprendre. Mais cette femme a quelque chose de fascinant. Elle est comme
un élastique prêt à craquer. À chaque emmerdement qui lui tombe dessus, je
me dis que ça y est, elle va rompre définitivement. Mais non. Elle encaisse
sans broncher et elle résiste.

– Mélanie, il serait sage de partir, relance calmement le prêtre.


Maintenant.

Elle a un petit sourire. Du genre de ceux qui servent à s’excuser.

– J’arrive, mon père. Je vous rejoins, encore un instant.

Je ferme brièvement les yeux. Mélanie a une voix très agréable. À la fois
douce et bien timbrée. Le curé lui offre un sourire réconfortant qu’il
accompagne d’une main amicale sur son épaule.

– Je vous attends dans la voiture.

Elle le regarde un instant s’éloigner. Puis son regard retombe sur le sol.
Sur cette plate-bande fleurie. Bon sang mais qu’est-ce qu’elles ont, ces
fleurs, de si passionnant ?

Mélanie relève alors doucement la tête. La vente va commencer, le


commissaire-priseur vient de battre le rappel sur la terrasse du premier
étage. Les acheteurs pressent le pas et rentrent par petits groupes, prêts à en
découdre pour planter leurs crocs dans les restes exsangues de la famille
Martin. C’est le meilleur qui commence. Pour eux. Pour elle, c’est un revers
de plus. Est-ce pour cela qu’elle a tenu à être présente  ? Pour bien
comprendre, bien s’assurer qu’elle est dans la merde jusqu’au cou ? Et peut-
être pour se donner la force de résister encore. Pour elle, pour ses fils.

L’instant d’après nous sommes seuls. Elle ne peut pas me voir. Je suis
toujours dissimulé par le tronc de ce gros palmier. Et elle n’a aucune raison
de penser que quelqu’un l’observe. Malgré cela, d’un regard circulaire, elle
s’en assure. Une fois cela fait, elle penche légèrement son buste en avant et
crache sur les jolies fleurs. Elle passe une main rapide sur sa bouche pour
l’essuyer puis tourne les talons et, le dos droit la démarche raide, s’engage
sur l’allée en direction de la sortie.

D’accord…

Je la regarde partir avec encore plus de questions en tête. J’essaie de


synthétiser tout ce que je sais de cette femme. Elle a tué un homme. Et pas
n’importe lequel  ! L’un des plus dangereux de la côte. L’ennemi juré de
mon clan, depuis toujours, je crois. Disons que son organisation et la nôtre
étaient… concurrentes. Mais notre façon de gérer le business était très
différente. Jacek n’avait le respect de rien ni aucun honneur. Ma famille ne
trahit jamais sa parole. Notre premier padre, Maximilien Gardani, et Jacek
Mycielski étaient de vieux adversaires. Si Max a été le premier à mourir, sa
famille a survécu. Aujourd’hui, son fils, Marco, est le nouveau padre. La
mort de Jacek a signé la fin des siens et de son organisation criminelle,
tandis que la nôtre a, de nouveau, la mainmise sur l’ensemble de la Côte
d’Azur, de Marseille à la frontière italienne. Pas un gramme de drogue, pas
une arme ne se vend sans que nous ne soyons au courant. Aucun projet
financier d’envergure ne nous échappe, y compris sur le rocher
monégasque.

Et c’est à cette jolie blonde que l’on doit cet exploit d’avoir appuyé sur la
gâchette. Mais nous ne savons ni pourquoi, ni comment elle a fait ça. S’il y
a quelque chose que mon boss supporte mal, c’est l'inconnu. C’est ce qui
me vaut de lui coller aux basques depuis presque un an. J’ai pu me faire une
idée de son caractère. Et jusqu’à présent, je peine à voir en elle une
meurtrière. Je ne remettrais pas en doute la parole de Marco Gardani, mon
chef, seul témoin de cet assassinat, mais je n’arrive pas à superposer
l’image douce et fragile que renvoie cette femme, à celle d’une tueuse en
train de viser le cœur de Jacek Mycielski.

Je fronce les sourcils et observe l’endroit qu’elle vient de quitter. Le jet


de salive accroché à une fleur brille dans la lumière éclatante. Je ne
comprends pas…
J’attends que sa silhouette disparaisse au bout de l’allée puis, à mon tour,
je sors de la propriété. J’ai garé mon 4 x 4 plus loin dans la rue, préférant
venir à pied. Pendant que je marche sous le soleil ardent, je me demande ce
qui a bien pu pousser la si douce, si fragile et si bien éduquée Mélanie
Martin à laisser un gros crachat sur ces jolies fleurs… D’où venait cet éclat
de colère si froid et dur dans ce regard d’habitude si bleu, si pur et si
mélancolique ? Mystère !

Et je n’aime pas les mystères…


1

Mélanie

quatre mois plus tard

Je frissonne. Il fait pourtant chaud dans le bureau de l’assistante sociale.


Mais depuis plusieurs semaines, le froid s’est glissé au fond de moi. Il est
devenu mon compagnon au même titre que la tristesse, l’angoisse, la peur.
La femme en face de moi relève le nez du dossier qu’elle consulte puis
replace ses lunettes. Ses yeux gris, rendus petits par l’épaisseur de ses
verres de myope, sont las et vides. Le regard de quelqu’un qui sait
qu’aujourd’hui encore, elle n’apportera pas les bonnes réponses à une
famille en détresse.

– Madame Martin, je crains de ne pas pouvoir faire grand-chose pour


votre situation.

L’anxiété monte d’un cran, me coupant la respiration. Je ferme les yeux.


Pour un peu, j’éclaterais presque de rire devant l’ironie du sort. Dire qu’il y
a plus d’un an, j’ai pensé régler mon problème en tuant un salopard d’un
coup de carabine. Le meurtre parfait. Aucun témoin et les eaux boueuses du
port marchand de Fos-sur-Mer pour y jeter l’arme du crime.

Mais depuis que j’ai tué le pire truand que la terre ait jamais porté, je
vais de Charybde en Scylla1  ! Vingt années d’exécration viscérale qui ont
enfin trouvé leur finalité quand j’ai pressé la détente pour exécuter Jacek
Mycielski. Je me souviens avec une acuité toute particulière de cet instant,
quand le corps de mon tortionnaire, celui qui m’avait considérée comme un
bout de viande, comme une marchandise, s’est écroulé. La vague de
soulagement et de sérénité que j’ai ressentie  ! Enfin, j’allais vivre. Je ne
serais plus prisonnière de mon passé et de mes souvenirs. J’ai juste oublié
que la haine et la vengeance ont un prix. Et maintenant, je passe à la caisse.
Moi… et mes gosses !

– Mais… mais j’ai deux fils, je bafouille, au bord des larmes.

Mon interlocutrice soupire et lisse les papiers sur son bureau du plat de
la main.

– Je sais… je sais… mais j’ai beaucoup de dossiers tout aussi importants


que le vôtre et malheureusement, mon budget est loin d’être suffisant.
Qu’en est-il de ce curé qui vous aide ?

Le pauvre père Luc  ! Il a été hospitalisé la semaine dernière après une


sévère arythmie cardiaque. Il s’est écroulé en pleine messe dominicale ! Je
n’en sais pas plus. Si le prêtre ne devait pas se rétablir, un remplaçant sera
nommé par le diocèse. En attendant, les offices sont assurés par d’autres
curés en charge d’autres paroisses et donc d’autres misères que la mienne !

– Il est… enfin, il ne peut plus s’occuper de moi, je murmure lentement.

La femme mord sa lèvre inférieure. Elle attrape ma main qui tremble sur
le bureau.

– Écoutez, je vais essayer de passer quelques coups de fil pour vous


trouver un hébergement d’urgence pour ce soir. Je crains que dans les
semaines qui viennent, malheureusement, nous ne devions procéder un peu
au jour le jour. Je sais, tempère-t-elle immédiatement voyant que je vais
ouvrir la bouche, vos enfants ont besoin de stabilité. Mais nous sommes au
mois d’octobre et pour le moment, ils ont surtout besoin d’un endroit où
passer la nuit au chaud, Mélanie. Vous comprenez ? Un pas après l’autre.

Évidemment, elle a raison. Parer au plus pressé, c’est mon univers depuis
plusieurs mois. Depuis la… disparition de Baptiste, mon époux. Depuis
l’exécution, par mes bons soins, de celui qui était son patron, Jacek
Mycielski. Après cela, tout s’est enchaîné avec une rapidité déconcertante.
Les perquisitions, les convocations, les interrogatoires, les juges, les
huissiers, les saisies… jusqu’à l’ultime expulsion. En quelques mois, j’ai
perdu mon mari, mes ressources, mes amis, ma maison. Tout ce que
Baptiste avait acquis depuis plus de dix ans grâce à l’argent sale du crime
organisé m’a été retiré par la justice. Il s’en est fallu de peu pour que même
mes sous-vêtements soient considérés comme pièces à conviction  ! Et
comme il ne restait plus personne à accuser à part moi, le procureur a passé
ses nerfs sur moi !

Dans les premiers temps, le père Luc et des amis de la paroisse m’ont
soutenue. Mais quand il est devenu de notoriété publique que Baptiste était
à la tête d’un gigantesque réseau de prostitution, même les bonnes âmes se
sont trouvé d’autres combats… moins sulfureux  ! Le père Luc est resté,
inébranlable dans sa foi et sa compassion. Maintenant que mon dernier
soutien vient de s’écrouler, je me demande combien de temps il me faudra
pour couler définitivement entraînant Axel et Hugo, mes garçons, dans ma
chute.

– Pourriez-vous patienter dans la salle d’attente pendant que je me


renseigne ? s’enquiert-elle doucement, me tirant de mes idées noires.
– Oui. Oui, naturellement.

Je me lève et regagne la petite pièce sombre où mes fils se morfondent.


Axel, l’aîné, darde sur moi un regard où se mélangent colère, peur et
tristesse. À 16 ans, il a pris cette histoire de plein fouet. Depuis, je le vois se
débattre dans son enfer personnel, résistant à toutes mes tentatives pour le
soulager de sa peine, hurlant sa rage et sa colère contre moi dès que
l’occasion se présente. Hugo, lui, fixe le sol. Il s’est renfermé sur lui-même
et ses yeux ne croisent plus les miens qu’en de trop rares occasions. Les
souffrances d’Hugo ne sont pas moins douloureuses que celles de son frère,
elles sont juste plus silencieuses. Bravement, je leur souris.

– Elle va… elle va nous trouver une solution.

Axel me jette un regard noir.

– Elle a intérêt ! Puisque tu en es incapable !


J’accuse le coup. Comme toujours. Je suis de la race des roseaux. Le
vent peut souffler fort, je ploie, mais ne romps jamais. J’attends. La tempête
ne dure pas éternellement. À un moment, les bourrasques cessent et je me
redresse. Toutefois, depuis l’automne dernier, je suis lasse de cet ouragan
qui balaie mon existence sans relâche. Je me laisse tomber sur la chaise en
plastique à côté d’Hugo. Je lui prends la main. Il ne réagit même pas.

Mon regard s’échoue sur les murs gris sale, couverts d’affiches de
prévention toutes plus colorées les unes que les autres. Dehors l’horizon se
noircit. La fenêtre, à peine assez grande pour dispenser une maigre clarté
dans la pièce, ne laisse voir qu’un ciel de plus en plus chargé. La première
goutte s’écrase contre la vitre, prélude à un déluge orageux.

– Si on n’a pas d’endroit pour dormir ce soir, on va finir trempés.

La voix atone d’Hugo s’élève dans la pièce silencieuse. Il n’y a aucune


trace de courroux, ou même d’effroi dedans. Non, il a juste énoncé cela
comme un fait. Un simple constat. Mon cœur se serre. À 14 ans, mon fils a
perdu ses illusions.

– Mais non, ne t’inquiète pas, ça va aller.

Je mens. Je mens effrontément. Mais je mens depuis tellement longtemps


et à tout le monde, à commencer par moi  ! Ma vie entière repose sur le
mensonge, même mon propre nom n’est qu’une imposture. Je ne m’appelle
pas Mélanie. Je ne suis pas orpheline. Je ne suis pas cette femme
charmante, bien sous tous rapports, épouse d’un homme d’affaires avisé et
charismatique.

Une fois de plus, le film repasse dans mon esprit. Il commence toujours
au même instant. Celui où Jacek Mycielski s’écroule au premier tir. Nous
sommes deux à avoir tiré, Catherine Rubains, avocate de son état, et moi.
Pour des raisons différentes mais pour le même motif  : la vengeance  !
Après avoir jeté les armes dans les eaux boueuses du port, nous nous
sommes séparées. Définitivement. Nous ne nous sommes plus recontactées,
comme si tacitement nous étions d’accord pour que nos chemins ne se
croisent plus jamais. Même quand la mort du chef du clan Mycielski a
précipité ma perte et que j’aurais bien eu besoin d’un bon avocat et non de
ce jeune imbécile commis d’office qui m’a été assigné. Oui, Catherine ou
un de ses confrères plus aguerris, m’auraient bien été utiles dans la
tourmente judiciaire que j’ai traversée.

Mais à ce moment-là, je ne savais pas demander. Depuis j’ai appris.

S’il vous plaît… J’ai besoin… Il me faudrait…

Ces mots franchissent mes lèvres à présent avec une facilité


déconcertante. Sans l’argent que Baptiste tirait de son immonde trafic de
femmes, je n’avais aucune source de revenus, donc pas moyen de payer un
bon avocat. Les comptes ont été bloqués, mes meubles saisis avant que la
maison ne le soit. Tout ça en quelques mois… grâce à l’inefficacité patentée
de mon défenseur !

Le père Luc a réussi à me trouver un deux-pièces mis à disposition par


une bonne chrétienne. Jusqu’à ce qu’elle apprenne que mon mari faisait
dans la prostitution. Quand le parfum du scandale devient trop entêtant, il
s’agit d’éloigner le flacon qui le contient. Le prêtre m’a alors orientée vers
une assistante sociale. J’ai pu bénéficier d’une chambre d’hôtel pendant un
mois entier, avant qu’une erreur administrative et une case mal cochée ne
me mettent, ce matin même, à la porte de mon dernier refuge.

Les garçons étaient déjà partis en cours. J’ai rassemblé nos deux valises
puis laissé un mot à leur attention à la réception, leur expliquant la situation
et leur donnant rendez-vous à notre ancienne paroisse. Je me suis rendue
avec nos maigres effets à la sacristie du père Luc. C’est là que j’ai appris
son hospitalisation, par le diacre qui officie habituellement avec lui.
L’assistante sociale dans le bureau voisin est mon dernier recours. Si elle ne
nous trouve pas un endroit où dormir, mes fils et moi franchirons
officiellement un cap de plus dans la déchéance.

– Mélanie Martin ?

Je lève brutalement les yeux vers l’origine de cette voix grave qui vient
de m’interpeller. Un homme, grand et imposant, se tient dans l’encadrement
de la porte, l’emplissant complètement. Sa simple présence suffit à
rapetisser la pièce déjà exiguë. Même s'il ne fait preuve d'aucune
agressivité, je me sens écrasée par sa prestance impressionnante. Je le
dévisage, fouillant dans ma mémoire d’où je peux le connaître. Je détaille
ses cheveux courts d’une blondeur angélique et ses yeux d’un bleu azur si
profond qu’il en paraît presque artificiel. Je note leur forme légèrement en
amande qui rend son regard hypnotique. Son visage se compose de traits
marqués comme découpés à la serpe, avec des pommettes hautes, un nez
droit et une ligne de mâchoire bien ciselée. Il se dégage de l’ensemble une
beauté incontestable, mais aussi une force et une puissance qui ne peuvent
qu’impressionner et marquer une mémoire. Or je suis sûre de ne l’avoir
jamais rencontré !

– Qu’est-ce que vous lui voulez ? gronde la voix agressive d’Axel.

Je pose une main apaisante sur son bras et me lève en déglutissant


difficilement. Qu’est-ce qui va bien pouvoir me tomber encore dessus ? Le
costume qu’il porte est coûteux et bien taillé. C'est un juge ou un huissier,
un problème donc. L’homme jette un regard presque amusé à mon fils.

– Prenez vos affaires et suivez-moi !

Retrouvant l’usage de la parole je demande :

– Qui êtes-vous ? Et pourquoi devrait-on vous suivre ?

Il montre un léger signe d’impatience, mais répond quand même.

– Mon nom ne vous dirait rien, mais le clan Gardani a toujours su être là
pour vous.

Gardani. Maximilien Gardani. Un nom venu du passé. Un nom que je


n’aurais jamais pensé entendre à nouveau. Un nom chargé d’espoir.

Je ferme les yeux et pousse un profond soupir. La tempête vient enfin de


cesser de souffler sur mon existence.
1 Quitter un mal pour un autre pire encore.
2

Sacha

Malgré la pluie et le temps sombre, j’abaisse le pare-soleil. Le miroir de


courtoisie me permet de jeter un coup d’œil discret à l’étrange trio installé
sur la banquette arrière du 4  x 4. Le plus jeune des gosses semble
complètement perdu. L’aîné arrive à peine à contenir la colère qui
bouillonne en lui et semble sur le point d'exploser. Quant à leur mère, elle
me donne l’impression de quelqu’un qui vient de sortir d’une longue nuit de
cauchemar. J’ai entendu le soupir de soulagement qui lui a échappé quand
elle a compris que le clan prenait les choses en main.

– Elle est mignonne, hein ! s'exclame Vlad en russe.

Il me regarde avec un sourire moqueur rivé aux lèvres. Je hausse les


épaules.

– Tais-toi et conduis !
– OK ! Si elle ne t’intéresse pas, moi, je veux bien m’en occuper de la
jolie maman ! me lance-t-il, hilare.

Et en plus, ça le fait rire ! Mes yeux croisent ceux de la femme dans le


petit miroir. Elle fronce les sourcils, visiblement mal à l’aise et inquiète.

– Tais-toi, tu l’angoisses  ! Elle ne comprend pas ce que l’on dit et ça


n’aide pas à la rassurer !

Vlad se concentre à nouveau sur la route, mais sans cesser de sourire,


l’imbécile  ! Je sais que Mélanie est une belle femme. Elle a de superbes
cheveux blonds qui cascadent en boucles lâches jusqu’au milieu de son dos.
D’immenses yeux bleus de biche éclairent son visage. Je la savais aussi très
grande, mais j’en ai eu confirmation quand elle s’est levée pour me suivre.
Le haut de son crâne m’arrive sous le menton. Pourtant, je frôle le mètre
quatre-vingt-dix. Oui, Mélanie est une femme magnifique.

Mais elle a dans le regard cette lueur qu’on retrouve dans celui de la bête
traquée par le chasseur. Son teint pâle et ses joues légèrement trop creuses
expliquent mieux que n’importe quel discours qu’elle endure trop de
privations depuis trop longtemps. La finesse du poignet, qui dépasse de son
gilet défraîchi, laisse présager une nature délicate, mais là, elle est
franchement maigre. Il faut qu’elle se remplume un peu. Je lui trouverais
encore plus de charme avec quelques rondeurs supplémentaires !

Je me renfrogne. J’en ai marre de cette idée débile qui revient


régulièrement dans mon esprit ! Cette femme et ses deux gamins sont sous
ma responsabilité, alors l’imaginer autrement que comme une personne
dont je dois assurer la sécurité est inenvisageable. Cette idée est d’autant
plus ridicule que la vie que je mène de ce point de vue-là me convient tout à
fait. Mon célibat me satisfait et j’ai de loin en loin une relation purement
physique avec Isabelle, la barmaid en chef du Dark Side, notre club de
Nice. On s’appelle quand on en a besoin, et basta !

Nous nous engageons sur l’autoroute A8. Je consulte rapidement ma


montre. Nous serons à Toulon vers dix-neuf heures. Parfait  ! Ça me
permettra d’installer la petite famille avant de rejoindre les autres à Nice.
Tiens d’ailleurs, je pourrais envoyer un texto à Isa pour lui proposer de
terminer chez elle après son service…

– Mais… mais on va où ?!

La question fige mon pouce au-dessus de l’écran de mon téléphone, que


je viens de sortir de ma poche. La voix de Mélanie a grimpé de plusieurs
octaves. Vlad me jette un coup d’œil interrogateur. Je pivote légèrement sur
mon siège pour regarder la femme et explique :

– Un appartement vous attend à Toulon. Il y a une chambre pour vous et


chacun de vos fils.
Considérant que mon explication est largement suffisante, je fixe à
nouveau mon regard sur la route. Ça ne doit pas être le cas pour Mélanie
puisqu’elle détache sa ceinture pour s’approcher au plus près des sièges
avant.

– Mais ce n’est pas possible  ! Mes enfants sont scolarisés à Aix-en-


Provence !
– Il y a de bons établissements à Toulon, intervient Vlad.
– Je n’en doute pas, mais nous avons notre vie à Aix ! Non ! Ramenez-
nous chez…

Elle s’arrête net. Je tourne légèrement la tête et hausse un sourcil


moqueur.

– Chez vous, madame Martin ? Vous voulez dire, dans cette belle maison
qui a été vendue aux enchères publiques pour à peine la moitié de sa valeur
il y a quelques mois ? Ou bien dans ce minuscule studio à peine salubre que
cette bonne chrétienne vous a généreusement octroyé, mais qu’elle vous a
bien fait payer par ses jugements sentencieux, stupides, et méchants  ? Ou
alors vous pensez à cette chambre d’hôtel minable où il vous fallait partager
le même lit tous les trois ? À moins que vous n’ayez un autre plan pour ce
soir ? Si vous voulez bien m’éclairer ?

Elle pâlit. Ses lèvres perdent de leur couleur, se réduisant à une fine ligne
blafarde sur son joli visage de poupée. Ses yeux brillent de larmes retenues.
Elle encaisse mon ironie et mes sarcasmes en rentrant la tête dans les
épaules. L’espace d’un bref instant, ça me contrarie de la voir aussi mal.
Mais je ne suis pas du genre diplomate et je n’ai fait qu'énoncer des faits.
Enfin, j’aurais peut-être pu y mettre plus de formes quand même.

– Bien  ! Va pour Toulon alors  ! Asseyez-vous correctement et bouclez


votre ceinture.

Elle se laisse glisser sur le siège en cuir et se rattache, la tête toujours


baissée.
– Vas-y ! Il te parle comme une merde et tu dis rien. On sait même pas
qui sont ces types. Et toi, tu décides de les suivre  ! Comme ça, sans rien
dire ! Et si papa revient à Aix et qu’il ne nous trouve pas ?! Putain, tu fais
chier !

L’aîné lui hurle dessus avec véhémence. Autant le plus jeune est
mutique, autant celui-ci est prêt à s’en prendre sérieusement à sa mère. Quel
sale petit morveux  ! J’ôte ma ceinture de sécurité pour me retourner
complètement et, malgré le bip lancinant qui retentit dans l’habitacle, je
décide de lui mettre les points sur les i.

– Toi, tu vas commencer par la fermer, espèce de p’tit con ! Sinon tu vas
avoir affaire à moi ! Tu iras où on te dira d’aller et tu vas laisser les grandes
personnes s’occuper des choses importantes. C’est clair ?

Le gosse se crispe et semble sur le point de me répondre, mais sa mère


nous prend tous les deux de court en prenant vivement sa défense.

– Je ne vous autorise pas à parler à mon fils de cette manière !

La réflexion m’arrache un rictus moqueur.

– Eh bien, on dirait que la petite maman ne t’a pas à la bonne ! Je me


demande si elle serait plus sensible à mon charme ! s’amuse Vlad.
– Ah, mais tu vas la fermer, toi aussi ! j’explose.

Vlad part d’un éclat de rire tonitruant. La surprise se mélange à la colère


sur le visage des Martin, mère et fils.

– Et maintenant, tout le monde s’attache et se tait  ! Et toi, conduis  !


j’ajoute à l’attention de Vlad.

Mon cousin secoue la tête, toujours mort de rire, et appuie sur


l’accélérateur pour s’insérer sur la bretelle de l’autoroute qui nous conduira
à Toulon. Derrière, j’entends un grognement de protestation que Mme
Martin fait taire d’un «  Axel ! » sec et à peine audible.
Le reste du voyage se déroule sans heurts. Comme prévu, vers dix-neuf
heures trente, la famille est installée dans son nouvel appartement. Les fils
ont d’ailleurs investi leurs chambres avec un certain enthousiasme, quand
ils y ont découvert deux PlayStation et pas mal de jeux. Leur mère regarde
bouche bée la cuisine, entièrement équipée, le frigo et les placards garnis.
Elle parcourt lentement des yeux la pièce de vie, sa main effleurant le cuir
noir du canapé et les voilages ivoire habillant les fenêtres. Les murs sont
blancs, le mobilier provient d’un grand magasin suédois, mais tout est neuf
et fonctionnel. L’ensemble est peut-être un peu impersonnel, mais au moins,
ils sont à l’abri du froid et de la pluie.

– C’est un peu… enfin, ça manque de charme, mais…


– Non, non !! me coupe-t-elle vivement. C’est… parfait… c’est juste…
parfait.
– Pour ce qui est des frais, ne vous inquiétez de rien…

Elle lève la main pour m’interrompre à nouveau.

– Je sais… Le clan s’occupe de tout, comme toujours, explique-t-elle


d’une voix douce.

Elle me décoche un sourire radieux. Et toute sa physionomie se


transforme. Ses yeux s’illuminent et une petite fossette apparaît sur sa joue
gauche. Oui, Mélanie Martin est vraiment une belle femme. Et je prends un
certain plaisir à l’observer. Mon téléphone vibre, m’arrachant subitement à
ma contemplation. Vlad doit s’impatienter dans la voiture.

– Je vous laisse vous installer. Nous reprendrons contact avec vous


demain pour les modalités pratiques de votre séjour, dis-je tout en me
dirigeant vers la porte d’entrée.

Elle se précipite à ma suite.

– Attendez !

Je me retourne. Elle se tord les mains et pince les lèvres dans une attitude
angoissée. Visiblement, elle souhaite me dire quelque chose, mais
appréhende ma réaction.

– Pourquoi maintenant ? Je veux dire, j’apprécie ce que vous… ce que le


clan fait pour moi… Mais pourquoi maintenant ? Ça fait plus d’un an que je
vis un enfer…

Je la considère quelques secondes. J’hésite. Elle finira bien par savoir,


mais est-ce le bon endroit, le bon moment et suis-je la bonne personne pour
lui balancer le truc ? Ça, j’en doute. Je finis par me décider.

– Maître Catherine Rubains a été retrouvée morte ce matin à son cabinet.


Une balle en plein cœur. Du 22 long rifle. Et sur le corps, un mot épinglé :
«  Promesse tenue ». Alors, suivez mon conseil : fermez bien cette porte et
restez sur vos gardes. À demain.
3

Delphine

Je regarde, à travers la vitre sans tain, le lieutenant Valentini interroger le


suspect assis en face de lui.

– J’suis sûr qu’il est complice, crache l’homme à côté de moi.

Je retiens un soupir d’exaspération. En tant que son supérieur


hiérarchique, je devrais porter une attention particulière aux certitudes du
lieutenant Bruno Diaz qui assiste à cette confrontation avec moi. Mais elles
sont bien le cadet de mes soucis ! Je lui tends les papiers que j’ai coincés
sous mon bras.

– Merci, Diaz, pour votre avis éclairé  ! dis-je sans chercher à contenir
l’ironie qui perce dans ma voix. Tenez, classez ces rapports dans le dossier.
– Ben j'assiste pas à la fin de l’interrogatoire ?!

Je lève les yeux au ciel. Non Ducon ! Au lieu de ça, je me contente de


répondre :

– Vous pouvez disposer.

Dans un grognement contrarié, Diaz sort du petit bureau que nous


occupons pour assister à l’interrogatoire, remontant son jean avachi qui
s’abaisse dangereusement sur le bas de son dos. Trop pour ma tranquillité
d’esprit ! Je détourne les yeux, écœurée.

La veille encore, j’ai compulsé ses résultats d’enquête. Une catastrophe !


Dieu merci, c’est mon seul boulet ! Le reste de mes équipiers a une autre
opinion de la fonction qui lui a été confiée. René Parenti, commissaire
principal de la ville de Toulon, aujourd’hui décédé et dont j’ai hérité du
poste, avait la réputation d’un flic honnête et efficace. Ceux qu’il a recrutés
sont donc taillés dans le même bois. À une exception près  : Le lieutenant
Bruno Diaz. Paresseux et très certainement ripou jusqu’à la moelle. Je rêve
de m’en débarrasser. Mais sans preuve, difficile de faire quoi que ce soit.
Diaz est peut-être flemmard et négligent dans son travail, mais très prudent
quant à ses activités illicites. Convaincre l’IGPN2 avec des soupçons revient
à essayer de manger sa soupe avec une fourchette. Stupide, inefficace et
inutile.

Mon téléphone portable vibre. Je consulte l’écran et réprime une


grimace. Le procureur Varenne. Dire que nous ne sommes pas les meilleurs
amis du monde est un doux euphémisme pour qualifier notre relation. Ce
type m’a planté un couteau dans le dos au moment d’instruire le procès de
Marco Gardani, le chef du plus puissant gang mafieux de la région. Après
l’affrontement à Fos il y a près d’un an et demi, qui s’est terminé par la
mort de l’autre monstre de la Côte d’Azur, Jacek Mycielski, et le
malheureux décès de mon prédécesseur, j’avais tout pour lui faire passer de
longues années en taule. Sans compter la disparition du lieutenant Demange
qui enquêtait sur cette affaire. Mais non  ! Des documents ont été
mystérieusement égarés et le nombre de vices de procédure sur ce dossier a
atteint un record  ! Varenne a couvert le padre, Marco Gardani, j’en suis
sûre. Mais qu’est-ce que ce mafieux a contre le procureur de la ville pour le
tenir aussi serré ?

– Aumale, j’écoute !
– Bonjour commissaire. Comment allez-vous ?

Le ton est poli, mais froid. Varenne et moi entretenons une courtoisie de
façade, mais nos échanges sont tellement glacials qu’ils enrhumeraient un
Inuit.

– Très bien, monsieur le procureur. Que puis-je pour vous ?

Vas-y traître ! Crache le morceau !


– Je vous appelle à titre d’information, madame. J’ai déposé auprès du
tribunal une demande de déclaration judiciaire de décès pour le lieutenant
Demange.

J’en reste sans voix. Peut-être un peu trop longtemps.

– Commissaire ?
– Oui, je balbutie, encore sous le coup de la surprise. Mais… ce n’est pas
un peu tôt ?
– Aumale, soupire le procureur, nous n’avons plus de nouvelles, de
traces, ou le moindre indice sur le devenir du lieutenant Demange, depuis
près de dix-huit mois. Pas de mouvements bancaires, un appartement vide,
pas le plus petit signe de vie. Les dernières choses dont nous sommes
véritablement sûrs, c’est de l’avoir identifié sur les caméras de sécurité du
port de Fos, théâtre de toute cette malheureuse affaire, qui sont toutes
mystérieusement tombées en panne dix minutes plus tard, et d’avoir
retrouvé la carcasse de sa voiture dans cet entrepôt qui a brûlé plus d’un
jour ! Pensez-vous sincèrement qu’il ait pu en réchapper ?

Effectivement, vu sous cet angle…

– Nous sommes donc d’accord, conclut-il avec emphase. Je vous


souhaite une excellente journée, commissaire.

Il raccroche. Je range lentement le téléphone dans ma poche de jean.


Luka Demange… Qu’êtes-vous devenu ? J’ai lu votre dossier. Vous étiez un
des meilleurs éléments de ce commissariat, le protégé de Parenti et vous
vous êtes volatilisé lors de ce règlement de comptes entre les deux plus gros
gangs de la région. Certains de vos ex-collègues vont jusqu’à murmurer
que vous étiez un pourri, comme Diaz…

Je reporte mon attention sur Valentini et le convoyeur de fonds. Je tends


la main pour augmenter le son du haut-parleur qui retransmet la
conversation se déroulant de l’autre côté de la vitre.

– … mais puisque je vous dis que ça s’est passé comme ça, geint le type.
Il m’a envoyé une photo de ma gosse avec un message. Je devais me
débrouiller pour lui apporter du fric, sinon il tuait ma petite.

L’homme commence à sangloter doucement.

– Hier matin, quand on s’est préparés à sortir du dépôt, reprend-il


soudainement, je savais toujours pas comment j’allais faire. Alors j’ai
paniqué. Les collègues avaient pas encore mis leur gilet pare-balles… J’ai
tiré. J’ai récupéré deux sacs qu’on devait transférer, que j’ai chargés dans
ma bagnole. Le type m’avait donné rendez-vous en m’envoyant des
coordonnées GPS. Je me suis retrouvé pas très loin de la chartreuse de la
Verne, sur une petite route perdue. Il m’attendait avec sa moto et ma fille. Il
a pas enlevé son casque. Il m’a enfermé dans mon coffre et, quelques
minutes plus tard, j’entendais un bruit de moteur qui s’éloignait et ma
gamine qui pleurait. C’est elle qui a fini par réussir à ouvrir le coffre.

Valentini fait mine de se gratter la nuque et de réfléchir.

– Pourquoi t’as pas appelé la police si c’était un enlèvement ? T’as tiré


sur tes collègues, y en a un qui est encore dans le coma et ce n’est pas sûr
qu’il s’en sorte ! T’y as pas été avec le dos de la cuillère, dis-moi !

Le type se tasse sur son siège et pleure doucement.

– Il avait ma gamine.

Valentini se recule sur sa chaise.

– OK, c’est toi qui vois, j’aurais essayé !

Mon lieutenant se lève et me jette un coup d’œil à travers le miroir. À


mon tour, je sors et nous nous retrouvons dans le couloir.

– Alors ? Tu en penses quoi ?

Romain Valentini hausse les épaules.

– Je ne sais pas  ! Il a l’air sincère mais franchement, l'histoire de


l’enlèvement de la gamine pour faire pression sur le père, ça me paraît
tellement gros !
– Et pourtant, il dit vrai, s’exclame une voix inconnue.

Je me retourne pour me trouver nez à nez avec une jeune femme


souriante. Assez grande, brune, elle a des yeux si noirs qu’on distingue à
peine l’iris de la pupille. Elle n'est pas maquillée à l'exception de sa bouche
soulignée d'un rouge à lèvres cerise. Son teint mat indique des origines
méditerranéennes. Elle est vêtue d’un tailleur bien coupé, bleu marine, qui
met en valeur une silhouette athlétique bien proportionnée. Un simple coup
d’œil au sac Chanel qu’elle porte à l'épaule suffit à me convaincre que ce
n’est pas une contrefaçon achetée de l’autre côté de la frontière. Je jette un
regard de biais à Valentini qui la détaille sans cacher qu’il apprécie ce qu’il
voit.

– Morgane Aggostini, se présente-t-elle en me tendant la main.

Je lui rends son salut.

– Commissaire Aumale.

Elle sourit.

– Je sais, je vous cherchais. Je suis votre nouvelle experte en


criminologie.
– Ah oui, le divisionnaire m’a prévenue ce matin de votre arrivée. Mais
je pense, mademoiselle, que vous allez très vite vous ennuyer parmi nous !

Une lueur rieuse traverse son regard sombre.

– Je ne crois pas ! Votre client, ajoute-t-elle en désignant la porte de la


salle d’interrogatoire d’un coup de pouce, ne vous mène pas en bateau.

Les sourcils de Valentini remontent haut sur son front.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demande-t-il avec morgue.


– Depuis près d’un an, un certain nombre d’affaires de vol ont eu lieu
dans la région. Toutes avec un mode opératoire similaire. J’ai recensé des
cas de Menton à Marseille…

Valentini laisse échapper un juron.

– C’est le territoire des Gardani !

La jeune femme fronce les sourcils, perplexe.

– C’est quoi, les Gardani ?


– Pas quoi, mais qui. Pour faire court, mon pire cauchemar. C’est un
gang mafieux qui me pourrit la vie, j’explique devant l’air interrogateur de
la jeune femme.
– Oh… je vois.
– Non, vous ne voyez pas, mademoiselle Aggostini, mais poursuivez, s’il
vous plaît.
– Oui bien sûr. Je disais donc que tous ces vols ont un point commun. Ils
ont eu lieu sans effraction, sans arme, presque sans drame. Puisqu’à chaque
fois, ce sont les victimes qui ont aidé le voleur. Il faut dire qu’il disposait
d’un moyen de pression sur eux. Généralement, ça se passe de la manière
suivante  : la personne reçoit une photo ou une vidéo d’un de ses proches
sous la menace du kidnappeur. Elle a ordre de coopérer si elle veut
récupérer l'otage vivant. Paniquée, la victime s’exécute. Et le kidnappeur
tient sa parole et rend son otage sans une égratignure  ! Madame Aumale,
c’est pour cela qu’on m’envoie ici. Votre convoyeur de fonds est la dernière
victime du Tigre.
– Le tigre ? s’exclame Valentini.

La jeune femme acquiesce

– C’est le nom que je lui ai donné. Parce qu’il agit comme tel. Il prend le
temps qu’il faut pour observer sa victime, la comprendre, tout apprendre
jusqu’à la connaître par cœur. Puis quand il maîtrise complètement l'emploi
du temps et l'environnement, il passe à l’action. Comme un tigre bondit sur
sa proie. Le profil que j’ai établi me permet d’affirmer qu’il est intelligent,
très organisé et discipliné, bien évidemment. C’est un homme blanc, dans la
trentaine. Quand on aura mis la main dessus, ses voisins seront les premiers
à se récrier que c’était un homme discret, serviable et très aimable. Je pense
qu’il poursuit un but bien précis. Mais lequel, ça, je ne le sais pas. Ce dont
je suis à peu près sûre, c’est que Toulon est sa zone de repli.

J’échange un regard dubitatif avec Valentini et lâche un gros soupir.


Comme si je n’avais déjà pas assez de problèmes !

2 Inspection Générale de la Police Nationale : La police des polices.


4

Mélanie

Je regarde avec fascination la machine faire couler les gouttelettes de


café dans ma tasse. Quand la dernière trouble la surface en un petit cercle
concentrique vite absorbé par la porcelaine, je l’attrape au creux de mes
mains et inspire profondément. Un sourire naît sur mes lèvres alors que
l’arôme riche et raffiné qui s’en échappe chatouille mes narines.

Mon Dieu, comme cela m’a manqué  ! Savourer un simple café,


tranquillement dans ma cuisine, alors que le jour se lève paresseusement sur
la ville. Je jette un coup d’œil par la fenêtre. L’appartement est situé dans
une petite résidence. Des espaces verts bien entretenus entourent
l’ensemble. Il y a des cyprès, des pins parasols et de jolies plates-bandes
couvertes de fleurs de couleurs. Fugitivement, l’image de mon merveilleux
jardin, celui de ma belle maison à Aix, passe devant mes yeux.

Je la chasse. Cet éden était lentement et insidieusement devenu mon


enfer personnel. Il recèle en son cœur des souvenirs que je ne veux pas voir
revenir à la surface. Je me concentre sur le parfum délicat qui titille mes
narines. Et inexorablement, comme un châtiment, l’odeur me ramène à un
moment de ma vie que je veux oublier. Cette affreuse nuit. J’avais fait du
café pour chasser de mon nez cette odeur de mort, de sang et de terre. Mon
estomac se soulève à ce souvenir. Je repose ma tasse et secoue la tête. Je
n’ai presque pas dormi, partagée entre le soulagement et l’excitation. Les
garçons par contre ont bien profité de leurs lits et continuent ! Lors de ma
dernière visite dans chacune de leur chambre, j’ai pris plaisir à les regarder
sommeiller.

Dans la douceur du repos, Axel a perdu ce masque de colère qui déforme


ses traits en permanence. Sur l’oreiller, son visage est détendu et apaisé. Et
enfin, il dort profondément. Mon aîné porte sur ses épaules bien trop de
choses : l’angoisse de nous savoir dans la précarité, l’impuissance de voir la
situation se détériorer et la culpabilité de ne pas pouvoir la corriger. Et aussi
l’absence de son père… Nous avons partagé des logements si exigus ces
derniers temps que je suis bien placée pour savoir qu’il passe presque autant
de nuits blanches que moi. Quand il ne tente pas d’étouffer ses sanglots
dans l’oreiller pour que je ne les entende pas… Pour la première fois depuis
des mois, Axel est apaisé dans son sommeil. J’en ai conçu un tel bonheur,
une telle sérénité, que les larmes ont coulé sans bruit sur mes joues tandis
que je le regardais dormir. Seule la peur de le réveiller m’a arrachée à ma
contemplation. Je me suis retirée sur la pointe des pieds, remerciant le ciel
de nous avoir offert cet îlot de calme dans la tempête. Je me suis alors
glissée dans la chambre d’Hugo. Lui aussi dormait à poings fermés. Plus tôt
dans la soirée, je l’ai entendu rire brièvement. Un son qui n’existe plus dans
ma vie depuis des mois. J’étais en train de préparer le dîner et les
gloussements d’Hugo me sont parvenus depuis sa chambre. J’ai failli lâcher
les assiettes que je tenais dans les mains. Il fut un temps où entendre mes
fils rire était la chose la plus naturelle du monde… Une époque révolue,
celle où je jouais la femme aveugle. Et je dois cette situation, ce magnifique
appartement, un café frais et mes fils dormant sereinement, à la mort d’une
autre. L’homme… dont je ne connais même pas le nom... a dit que
Catherine Rubains avait été retrouvée morte, une balle en plein cœur. Qui
l’a tuée et pourquoi  ? Je doute fortement qu’un des anciens complices de
feu Jacek Mycielski y soit pour quelque chose. Le gang de l’ex-truand a été
complètement dissous, je l’ai appris de la bouche même du juge qui instruit
l’affaire à Aix-en-Provence. La mort de Catherine n’est peut-être pas liée à
l'assassinat de Jacek. Elle était avocate et devait avoir son lot d’ennemis.
Pourtant le clan a jugé nécessaire de me mettre à l’abri. Donc les Gardani
savent… Ils savent quoi au juste ? Que Catherine et moi avons tué Jacek ?
C’est impossible ! Personne n’a été témoin de notre geste ! Je soupire. À un
moment, il faudra que j’aie une explication avec ce… type. La première
chose à demander serait peut-être son nom, car si lui semble tout connaître
de moi, je n’ai aucune idée de qui il est. Je lui ai fait confiance d’instinct, ce
qui, à bien y réfléchir, est assez curieux. La confiance, je ne sais plus ce que
c’est depuis un bail ! Toutefois Maximilien Gardani et son clan n’ont jamais
trahi la mienne. Je consulte ma montre. Une image me revient en mémoire.
Je me revois faire ce même geste pour regarder l’heure qu’affichait ma
superbe montre Cartier en or blanc. Ce bijou est depuis longtemps un
souvenir. Je hausse les épaules. Le modèle en plastique made in Taïwan que
je porte me donne la même heure que celui, plus luxueux, qui a orné mon
poignet pendant des années. Les garçons dorment encore. Normalement ils
devraient être en cours. Mais je ne sais pas où je vais pouvoir les scolariser.
Je réfléchis. Les vacances de la Toussaint débutent dans deux jours. Ça va
me laisser un peu de temps pour organiser tout cela. Mais c’est un point
qu’il me faudra vite résoudre. Je veux absolument qu’ils reprennent une vie
normale le plus rapidement possible. Une «  vie normale  »… l’expression
m’arrache une grimace. C’est quoi, une vie normale, quand on est ado sans
domicile fixe, sans argent et à la merci d’un clan mafieux  ? Mon regard
tombe sur ma tasse. Une vie normale, c’est un café et des croissants  ?
Soudain, j’ai très envie de préparer un beau petit-déjeuner pour mes
garçons. J’attrape vivement mon sac qui traîne sur la petite table devant moi
et vérifie le contenu de mon porte-monnaie. Il me reste un peu d’argent,
assez pour des viennoiseries et du pain frais. Je déchire une page du petit
carnet que je garde toujours dans mon sac et laisse un mot sur la table de la
cuisine à l’attention de mes fils. Puis j’attrape mon vieux gilet élimé, et
gagne le rez-de-chaussée de l’immeuble. J’ai à peine fait un pas à
l’extérieur du hall qu’une grosse goutte d’eau s’écrase sur mon crâne. Je
lève la tête. D’autres perles froides et énormes heurtent mon visage. J’ouvre
la bouche et tire la langue. La pluie touche mes papilles et j’avale. Elle a un
goût inattendu, que je ne connais plus depuis longtemps. Le goût de la
liberté.

À suivre,

dans l'intégrale du roman.


Disponible :

I'll Protect You


Fier et inflexible, Sacha Azarov est le bras droit de Marco Gardani, chef du
plus puissant clan mafieux de la Côte d’Azur. Il exécute les ordres sans
poser de questions, vouant une loyauté inébranlable à ceux qui lui ont offert
une nouvelle vie.
Il ne se laisse jamais attendrir, par rien ni personne. Alors
veiller sur Mélanie Martin, veuve et mère de deux ados, ça devrait être une
mission de routine, non ?
Sauf qu’elle le déstabilise par sa force et sa
douceur, elle s’insinue dans ses rêves et ses désirs, donne envie à Sacha de
choses qui lui sont interdites…
Comme de désobéir aux ordres pour la
protéger. Et si Sacha perd son honneur, cela pourrait leur coûter la vie.
Retrouvez

toutes les séries

des Éditions Addictives


sur le catalogue en ligne :

http://editions-addictives.com
« Toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite
(alinéa 1er de l’article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par
quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal. »

© Edisource, 100 rue Petit, 75019 Paris

Mars 2019

ISBN 9791025746226

ZADA_001

Vous aimerez peut-être aussi