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Collection

dirigée par Glenn Tavennec


L’AUTEUR
Née en 1981 en Caroline du Sud, Kiera Cass est une auteure comblée. Grande fan de littérature jeunes adultes, elle
vit un réel conte de fées depuis que son éditrice chez HarperCollins est tombée amoureuse de sa trilogie dystopique :
La Sélection.

La saga La Sélection :

Tome 1 : La Sélection
Tome 2 : L’Élite
Tome 3 : L’Élue
Tome 4 : L’Héritière
Tome 5 à paraître en mai 2016
La Sélection, Histoires secrètes : Le Prince & Le Garde

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LA SÉLECTION
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poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
Titre original : THE SELECTION STORIES #2 : THE QUEEN & THE FAVORITE
© Kiera Cass, 2015
Traduction : © Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2015
Couverture : © Gustavo Marx / Mergeleft Reps, INC., 2015. Design Erin Fitzsimmons
EAN 978-2-221-19137-8
ISSN 2258-2932
(édition originale : ISBN : 978-0-062-35122-7, HarperCollins Children’s Books, a division of HarperCollins
Publishers Ltd., New York)
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
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1.
D eux semaines de compétition et j’en suis à ma quatrième migraine. Difficile
d’expliquer ça au prince. C’est déjà une catastrophe pour moi que toutes les
autres filles ou presque soient des Deux. Et mes femmes de chambre se donnent
beaucoup de mal pour rendre présentables mes mains couvertes d’ampoules. Pourtant je
vais bien être obligée, un jour ou l’autre, de lui parler de ces crises terribles qui me
tombent dessus sans m’avertir. Pour ça, il faudrait déjà qu’il me remarque.
La reine Abby est assise dans un coin du boudoir, on pourrait croire qu’elle fait tout
pour éviter les Sélectionnées. À la façon dont elle se tient, très droite, j’ai l’impression que
nous ne sommes pas les bienvenues. L’ambiance est glaciale.
Une des femmes de chambre s’active sur sa main avec une lime à ongles. Même en
pleine manucure, la reine a l’air agacée. Je ne la comprends pas, mais j’essaie de ne pas
la juger. Mon cœur serait très certainement changé en pierre si moi aussi, j’étais devenue
veuve si jeune. Heureusement que Porter Schreave, le cousin de son défunt mari, l’a
épousée et lui a permis de rester sur le trône. C’est une chance, en quelque sorte.
Je balaie la pièce du regard, observant les autres candidates. Gillian est une Quatre,
comme moi, mais une Quatre qui n’a pas honte de sa caste. Ses parents sont tous les
deux chefs cuisiniers et, à la façon dont elle décrit les petits plats qu’ils mitonnent, je sens
qu’elle va suivre la même voie. Leigh et Madison étudient l’une et l’autre en vue de devenir
vétérinaires et elles vont faire un tour aux écuries aussi souvent qu’on le leur permet. Je
sais que Nora est actrice, elle est soutenue par des meutes d’admirateurs qui rêvent de
la voir avec la couronne sur la tête. Uma, quant à elle, est gymnaste, et j’ai du mal à
croire qu’on puisse être aussi gracieuse. Plusieurs des Deux qui participent à la Sélection
n’ont pas encore choisi de métier. J’imagine que si quelqu’un payait mes factures à ma
place, m’offrait le gîte et le couvert, je ne serais pas très pressée, moi non plus, de me
lancer dans la vie active.
Lorsque je me masse la tempe, je sens que la peau de mes doigts est rêche. J’étudie
mes mains abîmées par mon travail à la plantation.
Jamais il ne voudra de moi.
Les yeux fermés, je revis la première fois où je me suis retrouvée face au prince
Clarkson. Je me souviens encore de la vigoureuse poignée de main que nous avons
échangée. Par chance mes femmes de chambre m’avaient trouvé des gants en dentelle,
sinon, vu mes cals et mes ampoules, j’aurais pu être renvoyée chez moi sans aucune
autre forme de procès. Il s’est montré posé, poli, intelligent. Princier jusqu’au bout des
ongles.
Je me suis rendu compte, au cours des deux semaines qui viennent de s’écouler, qu’il
ne sourit pas beaucoup. On dirait qu’il a peur de se faire réprimander s’il prend la liberté
de s’amuser. De temps à autre, pourtant, son regard s’illumine. Ses cheveux blond cendré,
ses yeux d’un bleu pur, son attitude conquérante… à mon sens, il est la perfection
incarnée.
À l’inverse de moi. Mais il y a un moyen, forcément, pour que le prince Clarkson me
remarque.
Mon Adele chérie,
Je tiens le stylo en suspens au-dessus de la feuille quelques instants. J’attends
l’inspiration et j’espère qu’elle va venir très vite.
Je me plais bien au palais. C’est très joli ici. C’est très grand, en fait, et plus que
joli, mais je ne connais pas les mots qu’il faut pour décrire cet endroit. Il fait chaud à
Angeles, sauf que c’est une chaleur différente de chez nous, et je ne sais pas non plus
comment la décrire. Ce serait formidable, non, que tu puisses venir tout voir, tout sentir
par toi-même ? Car oui, il y a des tas d’odeurs étranges.
Pour ce qui est de la Sélection, je n’ai pas passé une seule seconde en compagnie
du prince.
Ma migraine n’a pas l’air de vouloir se calmer. Je ferme les paupières et j’inspire
lentement, pour me forcer à rester concentrée sur ma lettre.
Tu as dû voir à la télé que le prince Clarkson a exclu huit candidates de la
compétition, uniquement des Quatre, des Cinq et la seule Six du lot. Il ne reste plus que
deux Quatre et quelques Trois, c’est tout. Je me demande si on attend de lui qu’il
choisisse une Deux. Ce serait le bon sens, j’imagine, mais ça me briserait le cœur.
Tu pourrais me rendre un service ? Tu veux bien demander à maman et papa si on
n’a pas un cousin, ou quelqu’un d’autre dans la famille, qui appartient aux castes
supérieures ? J’aurais dû leur poser la question avant mon départ. Ce genre
d’information me serait bien utile.
Soudain, je sens monter un haut-le-cœur. J’ai souvent la nausée pendant mes
migraines.
Il faut que je file. Je suis débordée. Je t’envoie des nouvelles très vite.
Plein de bises,
Amberly
Je commence à avoir la tête qui tourne. Je plie la lettre et je la glisse dans l’enveloppe
sur laquelle est déjà inscrite l’adresse de ma famille. Je me masse à nouveau les tempes,
avec l’espoir que cela soulagera la douleur – même si ça ne marche jamais.
— Tout va bien, Amberly ? me demande Danica.
— Mais oui. Un peu de fatigue, je crois. Je vais sortir prendre l’air. Me dégourdir les
jambes. Au lieu de rester enfermée.
J’adresse un sourire à Danica et Madeline, puis je quitte le boudoir et je cherche la
salle d’eau la plus proche. Tant pis si je fais couler mon maquillage en m’aspergeant le
visage, du moment que ça m’aide à reprendre mes esprits. Mais la salle d’eau est loin, et
j’ai toujours la tête qui tourne. Je m’effondre sur l’un de ces petits sofas douillets qui sont
placés à intervalles réguliers dans les couloirs, j’appuie ma tête contre le mur et j’essaie
de faire le vide.
Je n’y comprends rien. Ce n’est un secret pour personne que l’atmosphère et l’eau
dans les régions sud du royaume d’Illeá sont polluées. Même les Deux qui habitent à
Honduragua ont des problèmes de santé. Alors, maintenant que je respire un air sain, que
je mange à ma faim, que je vis dans un endroit propre et bien tenu, comment expliquer
que mes migraines continuent à me gâcher la vie ?
Si ça continue je vais rater toutes les occasions qui se présentent d’impressionner, en
bien, le prince Clarkson. Et si je suis trop malade pour participer à la partie de croquet
cet après-midi ? Je sens tous mes rêves me filer entre les doigts. Autant accepter ma
défaite dès maintenant, me faire à cette idée le plus vite possible. Cela fera moins mal
plus tard, le jour où je serai renvoyée chez moi.
— Que faites-vous là ?
Je sursaute. Le prince Clarkson est là, devant moi, dans le couloir.
— Rien du tout, Votre Altesse.
— Vous vous sentez mal ?
— Non, absolument pas.
J’essaie de me mettre debout, histoire de le rassurer. Mauvaise idée. Mes jambes me
lâchent et je m’écroule par terre.
— Mademoiselle ? lance-t-il, et il s’approche de moi.
— Pardonnez-moi. C’est si humiliant.
C’est alors que le prince me cueille dans ses bras.
— Fermez les yeux si vous êtes prise d’un malaise. Je vous conduis à l’infirmerie.
Une anecdote comique que je vais pouvoir raconter à mes enfants et à mes petits-
enfants : un jour le roi m’a transbahutée dans tout le palais comme si je ne pesais pas
plus qu’une plume. Je me sens bien là, dans ses bras. Cela fait des années que je rêve de
ce moment.
Ouvrant les yeux, j’aperçois une infirmière qui pousse un cri alarmé à ma vue.
— Je crois qu’elle s’est évanouie, explique Clarkson. Elle n’a pas l’air blessée.
— Installez-la ici, je vous prie, Votre Altesse.
Clarkson m’allonge avec mille précautions sur l’un des lits qui meublent l’infirmerie.
J’espère qu’il a compris, au regard que je lui lance, combien je lui suis reconnaissante.
Moi qui pensais qu’il allait partir sans attendre, je suis étonnée de le voir rester à mes
côtés tandis que l’infirmière prend mon pouls.
— Avez-vous mangé aujourd’hui, ma petite ? bu assez d’eau ?
— Nous venons de prendre notre petit déjeuner, répond le prince à ma place.
— Vous sentez-vous malade ?
— Non. Enfin, si. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de quoi s’alarmer.
En dédramatisant la situation j’espérais encore pouvoir participer à la partie de
croquet un peu plus tard. L’infirmière affiche une grimace, à la fois sévère et attendrie.
— Excusez-moi de vous contredire, mais vous n’êtes pas arrivée ici sur vos deux
jambes.
Exaspérée, je lâche :
— Ça m’arrive tout le temps.
— Comment ça, tout le temps ?
Je n’avais pas l’intention de l’avouer. Je soupire, essayant de trouver une porte de
sortie. Le prince va très vite découvrir que ma vie à Honduragua a abîmé définitivement
mon organisme.
— J’ai souvent mal à la tête. Et, parfois, j’ai du mal à tenir debout. À la maison je dois
me coucher des heures avant mon frère et mes sœurs, si je veux être capable de
travailler toute la journée. Je n’arrive pas à me reposer comme il faut depuis que je suis
arrivée ici.
— Je comprends. Autre chose, à part les maux de tête et la fatigue ?
— Non, madame.
Clarkson s’approche de moi. Pourvu qu’il n’entende pas le raffut que fait mon cœur.
— Cela fait longtemps que vous souffrez de ces problèmes ?
— Quelques années, peut-être plus. J’ai fini par m’y habituer.
— D’autres membres de votre famille ont les mêmes ? demande l’infirmière, soucieuse.
— Pas vraiment. Mais ma sœur saigne parfois du nez.
— Tout le monde est donc malade dans votre famille ? lance Clarkson, une pointe de
dégoût dans la voix.
Je proteste :
— Non. C’est que je vis à Honduragua…
Il hausse un sourcil compréhensif.
— Ah.
Chacun connaît la situation. Dans le Sud, l’air, l’eau, tout est contaminé. Il y a quantités
d’enfants difformes, de femmes stériles ; la mortalité infantile bat des records. Chaque
fois que les renégats font une incursion dans le palais, ils laissent après leur passage des
graffitis exigeant que le palais prenne des dispositions pour changer la donne. C’est un
miracle que les autres membres de ma famille ne soient pas aussi malades que moi. Ou
que je n’aie pas encore un pied dans la tombe.
Je prends une profonde inspiration. Qu’est-ce que je fabrique ici ? J’ai passé les
semaines qui ont précédé la Sélection la tête dans les nuages. Je me disais que je vivais
un véritable conte de fées. Mais ce n’est pas en me complaisant dans mes délires que je
vais devenir digne d’un homme tel que Clarkson.
Je tourne la tête, parce que je ne veux pas qu’il me voie pleurer.
— Auriez-vous l’obligeance de me laisser seule, Votre Altesse ?
Quelques secondes s’écoulent, puis je l’entends qui s’éloigne. À l’instant où il quitte
l’infirmerie, je fonds en larmes.
— Allons, ma petite, ça va s’arranger, me dit l’infirmière.
Je suis tellement triste que je la serre sur mon cœur, de toutes mes forces, comme si
c’était ma mère ou ma sœur.
— Ce genre de compétition est une source de stress, le prince Clarkson en est
parfaitement conscient. Je vais demander au médecin royal de vous prescrire un remède
contre les maux de tête, et tout ira mieux.
— Je suis amoureuse du prince depuis que j’ai sept ans. Je lui souhaitais tous les ans
bon anniversaire en chuchotant dans mon oreiller, pour que mes sœurs ne se moquent
pas de moi. Quand j’ai appris à écrire, je me suis entraînée en écrivant nos deux prénoms
ensemble… et la première fois qu’il m’adresse la parole, c’est pour me demander si je
suis malade.
Je marque une pause avant de crier mon désespoir :
— Je suis une moins-que-rien à côté de lui.
L’infirmière n’essaie pas de me contredire. Elle me laisse pleurer et je salis sa tenue
immaculée en la barbouillant de maquillage.
Je voudrais disparaître cent pieds sous terre. Clarkson va désormais me considérer
comme la fille qui a tourné de l’œil et qui l’a chassé de l’infirmerie. Je suis prête à parier
que je suis passée à côté de la chance de conquérir son cœur. À quoi pourrais-je lui
servir à présent ?
2.
I l s’avère que le croquet ne réclame que six joueurs par partie, pas plus, ce qui
me convient parfaitement. Je reste assise et je regarde, tâchant de comprendre les
règles au cas où mon tour viendrait, même si j’ai le sentiment que tout le monde va mourir
d’ennui avant la fin de l’après-midi.
— Bon sang, regardez-moi ces biceps, soupire Maureen.
Elle ne parle à personne en particulier, mais je jette quand même un coup d’œil.
Clarkson a enlevé sa veste et roulé les manches de sa chemise. Il est tellement beau. À
tomber par terre.
— Comment je pourrais m’arranger pour qu’il me prenne dans ses bras ? plaisante
Keller. Le problème, c’est que ce n’est pas en jouant au croquet que je peux simuler une
blessure.
Les filles éclatent de rire et Clarkson dirige son regard vers notre petit groupe, le
soupçon d’un sourire étirant ses lèvres. Un soupçon, voilà, rien de plus. Maintenant que j’y
pense, je ne l’ai jamais entendu rire. Peut-être un petit rire poli, une fois ou deux, mais
jamais de franche explosion de joie.
Et pourtant, l’ébauche d’un sourire qui s’affiche sur son visage, cela suffit pour me
paralyser. Oui, cela suffit amplement.
Les équipes traversent la pelouse et je sens, terriblement mal à l’aise, que le prince
s’est rapproché de moi. À l’instant où l’une des joueuses exécute un coup plutôt réussi, il
me jette un regard furtif, sans bouger la tête. Je lève les yeux dans sa direction et il
braque à nouveau son attention sur la partie. Des filles lancent des hourras.
— Il y a des rafraîchissements sur une table là-bas, me dit Clarkson à voix basse,
évitant mon regard. Je vous conseillerais d’aller boire un peu d’eau.
— Je me sens très bien.
— Bravo, Clementine ! s’exclame-t-il à l’adresse d’une fille qui vient de manier son
maillet de façon magistrale, puis à mon intention : Que vous vous sentiez bien ou pas, peu
importe. Ne pas boire, cela peut rendre un mal de tête plus douloureux encore. Vous
désaltérer serait très bénéfique.
Il baisse la tête, son regard croise le mien et je perçois quelque chose au fond de ses
pupilles. Pas de l’amour, pas même de l’affection, mais un sentiment qui va au-delà de la
simple préoccupation.
Comme je suis incapable de lui résister, je me lève et je me dirige vers la table des
rafraîchissements. J’entreprends de me servir un verre d’eau quand une bonne
m’arrache la cruche des mains.
— Excusez-moi. J’ai oublié que vous devez me servir. Il faut encore que je m’y habitue.
Elle me sourit.
— Vous n’avez pas à vous excuser. Prenez donc un fruit. C’est un délice par un jour
aussi chaud qu’aujourd’hui.
Je reste à côté de la table et je picore du raisin à l’aide d’une petite fourchette. Il va
falloir que je raconte ça à Adele : ici, on se sert de couverts quand on mange des fruits.
Clarkson jette des coups d’œil dans ma direction, sûrement pour vérifier que je
respecte ses conseils. Difficile de dire si c’est le raisin ou l’attention qu’il m’accorde qui
me remonte le moral.
Je ne joue pas au croquet une seule fois de l’après-midi.
Et trois jours s’écoulent avant que Clarkson m’adresse à nouveau la parole.

L’ambiance au dîner est étouffante. Le roi nous a faussé compagnie sans la moindre
explication et la reine va bientôt vider sa bouteille de vin. Certaines filles font la
révérence et regagnent leur chambre ; elles n’ont pas envie de voir notre souveraine
perdre toute sa dignité. Moi, je reste à ma table, rien ne pourra m’empêcher de dévorer
mon gâteau au chocolat jusqu’à la dernière miette.
— Comment vous portez-vous aujourd’hui, Amberly ?
Je relève la tête, paniquée. Clarkson s’est approché de moi à pas de loup. Une
chance que je n’aie pas la bouche pleine.
— Très bien. Et vous ?
— À merveille, merci.
Un bref silence, j’attends qu’il reprenne la parole. Ou peut-être que c’est moi qui suis
censée faire la conversation ? Est-ce que le protocole dit quelque chose à ce sujet ?
— J’étais en train d’observer que vous avez les cheveux fort longs, remarque-t-il.
— Oh.
Je baisse les yeux avec un petit rire gêné. Mes cheveux m’arrivent presque à la taille.
Même s’ils exigent beaucoup de soins, je peux les porter relevés de mille et une façons. À
la plantation ou à l’usine, c’est bien pratique.
— Oui. Je peux me faire des nattes, ce qui m’arrange là où je vis.
— Vous ne les trouvez pas trop longs ?
— Eh bien… je ne me suis jamais posé la question, Votre Altesse. Qu’en pensez-vous ?
Je passe mes doigts dans mes cheveux. Ils sont propres, plus beaux que jamais grâce
aux soins de mes femmes de chambre. Aurais-je l’air négligée sans même m’en rendre
compte ?
— Ils ont une couleur très flatteuse, répond Clarkson. À mon avis, une coupe plus
courte vous avantagerait.
Il hausse les épaules et tourne les talons avant d’ajouter :
— Ce n’est qu’une idée.
Je reste immobile un moment, plongée dans mes réflexions. Puis, abandonnant mon
gâteau, je regagne ma chambre. Mes bonnes sont là, elles m’attendent, comme à leur
habitude.
— Martha, tu crois que tu saurais me couper les cheveux ?
— Bien sûr, mademoiselle. Quelques centimètres, pas plus, pour les rafraîchir, répond-
elle en se dirigeant vers la salle d’eau.
— Non. Je les veux courts.
— Courts comment ?
— Eh bien… sous les épaules, quand même, mais peut-être au-dessus des
omoplates ?
— Ça fait plus de trente centimètres, mademoiselle !
— Je sais. Mais tu t’en sens capable ? Et tu saurais te débrouiller pour que ça fasse
joli ?
Je manipule quelques mèches, essayant de les imaginer plus courtes.
— Bien sûr, mademoiselle. Mais pourquoi voulez-vous vous couper les cheveux ?
— Je crois que l’heure est venue de changer.
Dans la salle d’eau mes bonnes m’aident à enlever ma robe et posent une serviette
sur mes épaules. Je ferme les yeux pendant que Martha s’active. Clarkson pense qu’une
coupe plus courte m’irait mieux et, de son côté, Martha va s’assurer que mes cheveux
restent assez longs pour que je puisse encore me faire une queue-de-cheval. Je ne
perds rien au change.
Je n’ose même pas jeter un coup d’œil dans le miroir avant que tout soit fini. J’écoute
la danse métallique des ciseaux. Je sens que les gestes de Martha deviennent plus précis,
on dirait qu’elle apporte la touche finale. Au bout de quelques minutes, c’est terminé.
— Qu’est-ce que vous en pensez, mademoiselle ? demande Martha sur un ton
hésitant.
J’ouvre les yeux. Au début je ne vois aucune différence. Mais je tourne la tête, à peine,
et mes cheveux retombent sur mon épaule. Je me coiffe à la va-vite et j’ai soudain
l’impression que mon visage est mis en valeur par un cadre acajou.
Le prince avait raison.
— C’est magnifique, Martha !
— Et ça vous donne l’air beaucoup plus mûr, ajoute Cindly.
— Mais oui, complètement !
— Attendez, mademoiselle, attendez ! s’écrie Emon.
Elle file vers la boîte à bijoux, qu’elle met sens dessus dessous. Elle cherche un
ornement précis. Enfin elle revient avec, entre les mains, un collier serti de grosses pierres
rouges qui scintillent. Je n’ai pas encore trouvé le courage de le porter.
Je relève mes cheveux pour qu’elle l’accroche autour de mon cou, mais elle a une
autre idée. Délicatement, elle le pose sur mon front, à la façon d’un diadème. Le bijou est
tellement somptueux qu’il rappelle beaucoup une couronne.
Mes femmes de chambre en ont le souffle coupé, ma respiration se bloque
complètement dans ma gorge.
J’ai passé tellement d’années à m’imaginer mariée au prince Clarkson mais jamais,
pas une fois, je ne l’ai considéré comme le garçon qui pourrait faire de moi une princesse.
Et enfin, je me rends compte que c’est ce que je veux, devenir princesse, en plus de
devenir sa femme. Je n’ai pas le bras long, je ne suis pas riche à millions, mais j’ai le
sentiment que c’est là un rôle que je saurais jouer à la perfection. J’ai toujours pensé que
Clarkson et moi serions bien assortis, mais peut-être que je pourrais aussi être utile à la
monarchie.
J’étudie mon reflet et, dans le secret de ma conscience, je récite le nom que je
souhaite pour moi. Son Altesse Amberly Schreave. Et, à cet instant, c’est ce que je désire
le plus au monde. L’amour de Clarkson, et la couronne.
3.
L e lendemain matin je demande à Martha de me trouver un serre-tête décoré
de joyaux et je laisse mes cheveux libres sur mes épaules. Ma fébrilité atteint son
comble. Je me trouve très belle aujourd’hui et je suis impatiente de voir si Clarkson est du
même avis.
J’aurais dû descendre un peu plus tôt, avant les autres, là je rentre dans la salle à
manger perdue au milieu d’un petit groupe de Sélectionnées et je passe complètement à
côté de la chance de capter l’œil du prince. Je jette des regards dans sa direction mais
Clarkson est concentré sur son petit déjeuner, il découpe avec méthode ses gaufres et
son jambon, consultant de temps à autre des documents étalés sur la table à côté de lui.
Son père vide tasse de café sur tasse de café, plongé lui aussi dans un dossier. J’imagine
que Clarkson et lui étudient les mêmes documents, qu’ils vont avoir une journée très
chargée. La reine s’est fait porter pâle et si personne n’ose dire qu’elle a trop bu hier
soir, tout le monde le pense.
Le petit déjeuner fini, Clarkson s’en va en même temps que le roi, pour vaquer à ses
affaires.
Je soupire. Ce soir, peut-être.
L’ambiance est calme dans le boudoir. Nous avons épuisé tous les sujets de
conversation et nous sommes désormais habituées à passer nos journées ensemble. Je
reste en compagnie de Madeline et Bianca, comme tous les jours ou presque. Bianca est
originaire d’une province voisine du Honduragua, nous avons fait connaissance dans
l’avion. Madeline est logée dans une des chambres contiguës à la mienne et le tout
premier jour sa bonne a frappé à ma porte pour demander aux miennes si elles avaient
du fil. Une demi-heure plus tard Madeline est venue nous remercier, nous sommes amies
depuis ce jour.
Des clans se sont formés dès le départ. C’est normal pour nous d’être séparés dans
la vie quotidienne en fonction de notre caste – les Trois par ici, les Cinq là-bas –, alors il
est naturel qu’on reproduise ce schéma dans le palais. Et même si la hiérarchie n’est pas
toujours respectée, j’aurais préféré qu’on soit plus solidaires. Est-ce que nous ne sommes
pas égales, du moins le temps que dure la compétition ? Est-ce que nous ne traversons
pas la même épreuve ?
— Des nouvelles de chez vous, les filles ?
Bianca lève la tête.
— J’ai reçu une lettre de ma mère hier qui dit que Hendly s’est fiancée. Vous vous
rendez compte ? Elle est partie il y a à peine une semaine, non ?
Madeline dresse l’oreille.
— Il est de quelle caste ? Elle progresse ?
— Oh oui ! répond Bianca, ravie. C’est un Deux ! Ça donne de l’espoir, pas vrai ?
J’étais une Trois avant d’arriver ici, mais l’idée d’épouser un acteur au lieu d’un vieux
médecin barbant, ça me plairait bien.
Madeline pouffe et acquiesce d’un hochement de tête. Je suis moins enthousiaste
qu’elle.
— Est-ce qu’elle le connaissait ? Avant de participer à la Sélection, je veux dire ?
Bianca incline la tête, comme si j’avais posé la question la plus stupide au monde.
— Ça m’étonnerait. Elle était une Cinq, lui c’est un Deux.
— Attendez, je crois qu’elle m’a dit qu’elle venait d’une famille de musiciens. Peut-être
qu’elle a joué pour lui une fois, suggère Madeline.
— Bien vu, répond Bianca. Dans ce cas, peut-être que ce n’était pas tout à fait un
étranger.
Je marmonne :
— Tu parles !
— Jalouse ? me demande Bianca.
— Non. Si Hendly est heureuse, tant mieux. C’est un peu bizarre, malgré tout, d’épouser
quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Un silence, puis Madeline ajoute :
— C’est un peu ce qu’on fait, non ?
Je m’exclame :
— Non ! Le prince n’est pas un inconnu.
— Vraiment ? rétorque Madeline. Alors je veux bien que tu me dises tout ce que tu sais
à son sujet, parce que moi, je ne sais rien de lui.
— En fait… moi non plus, avoue Bianca.
Je prends une grande inspiration, prête à me lancer dans un portrait complet de
Clarkson… mais je n’ai pas grand-chose à dire.
— Je ne prétends pas qu’il n’a aucun secret pour moi, mais ce n’est pas comme si
c’était le premier venu qu’on croisait dans la rue. On a grandi avec lui, on l’a entendu
parler pendant le Bulletin, on a vu son visage des centaines de fois. On ne le connaît
peut-être pas dans les moindres détails, mais je me fais une idée très nette de lui. Pas
vous ?
Madeline sourit.
— Je crois que tu as raison. Ce n’est pas comme si on avait débarqué au palais sans
même savoir comment il s’appelle.
— Tout à fait.
Une bonne s’est glissée près de moi, si furtivement que je sursaute quand elle chuchote
à mon oreille :
— On vous attend à l’extérieur, mademoiselle.
Je la dévisage, déconcertée. Je n’ai rien fait de mal. J’adresse un haussement
d’épaules à mes amies, je quitte mon fauteuil et je suis la domestique dans le couloir.
D’un geste, elle me montre le prince Clarkson. Il se tient là, un demi-sourire aux lèvres,
une enveloppe à la main.
— J’allais déposer un paquet au service du courrier et le préposé avait ceci pour
vous, annonce-t-il. Je me suis dit que vous n’auriez pas envie d’attendre.
Je m’approche de lui aussi vite que possible tout en essayant de rester élégante.
Avec un sourire diabolique il lève le bras, mettant la lettre hors de ma portée.
Je me mets à rire, je sautille et j’essaie d’attraper ce qui m’appartient.
— C’est pas du jeu !
— Allez, un petit effort.
Mes talons m’empêchent de sauter aussi haut que je le voudrais et je suis plus petite
que lui. Entre deux tentatives ratées, je sens un bras s’enrouler autour de ma taille.
Enfin, il me donne ma lettre. Comme je le soupçonnais, c’est Adele qui m’écrit. Une belle
journée, décidément.
— Vous vous êtes coupé les cheveux, remarque Clarkson.
— Oui. Ça vous plaît ?
— Beaucoup.
Là-dessus, il tourne les talons et s’éloigne sans même un regard en arrière.
Je n’ai pas menti en disant que je me faisais une idée très nette de lui. Et pourtant, en
le regardant évoluer dans sa vie au palais, je réalise qu’il ne se résume pas au
personnage qu’il présente pendant le Bulletin. Je ne me sens pas intimidée pour autant.
Au contraire, c’est un mystère que je suis impatiente de percer.
J’ouvre l’enveloppe là, dans le couloir, et je m’approche d’une fenêtre pour lire à la
lumière du jour.
Ma chère, très chère Amberly,
Tu me manques tellement que ça me fait mal. Presque aussi mal que les fois où je
pense à tous ces beaux vêtements que tu portes, aux bons petits plats que tu
savoures. Je n’arrive même pas à imaginer les parfums que tu respires ! Ça me
plairait tellement de les sentir, rien qu’une fois.
Maman est au bord des larmes chaque fois qu’elle te voit à la télé. Tu ressembles
à une Unique ! Si je ne connaissais pas la caste de toutes les filles, jamais je n’aurais
deviné qu’aucune ne fait partie de la famille royale. C’est drôle, non ? Avec un petit
effort d’imagination, on pourrait croire que ces étiquettes n’existent pas. En même
temps, elles n’existent pas pour toi d’une certaine façon. Les castes, tu les as toujours
rejetées.
À ce propos, j’aurais aimé te dire qu’il y a bien un Deux perdu dans notre arbre
généalogique, pour te faire plaisir, mais tu sais déjà que ce n’est pas le cas. J’ai posé
la question, nous sommes des Quatre depuis le début, un point c’est tout. Les seules
pièces rapportées ne sont pas les plus recommandables. Je préférerais ne pas avoir
à te raconter ça, et j’espère que personne ne va tomber sur cette lettre avant toi,
mais notre cousine Romina est enceinte. Apparemment elle s’est entichée de ce Six
qui conduit le camion de livraison des Rake. Ils se marient ce week-end, ce qui est un
grand soulagement pour tout le monde. Le futur papa (ah, pourquoi je ne retiens
jamais son nom ?) refuse qu’un de ses enfants devienne un Huit, et il préfère épouser
Romina alors que ça ne faisait pas du tout partie de ses plans, ce qui est très noble
de sa part. C’est dommage que tu rates le mariage, mais on est heureux pour
Romina.
Enfin bref, voilà la famille que tu te coltines aujourd’hui. Des gens qui travaillent la
terre, et quelques hors-la-loi. Contente-toi d’être la jeune fille pleine de beauté et
d’affection qu’on connaît tous, et le prince tombera amoureux de toi, c’est sûr.
On t’aime. Envoie-nous de tes nouvelles. Ta voix me manque. Quand tu es là,
l’ambiance est plus sereine et c’est seulement après ton départ que je m’en suis rendu
compte.
Au revoir, princesse Amberly. Ne nous oublie pas, nous autres, petites gens, quand
tu côtoieras les grands de ce monde !
4.
M artha me brosse les cheveux. Ce n’est pas une besogne facile car même s’ils
sont plus courts, ils restent très épais. J’espère en secret qu’elle va prendre son
temps. C’est l’une des choses au palais qui me rappellent mon chez-moi. Si je ferme les
yeux, j’arrive à me convaincre que c’est Adele qui tient la brosse.
Tandis que je revois en imagination la lumière grise qui baigne la maison, maman qui
chantonne pendant que les camions de livraison mugissent sous nos fenêtres, on frappe
à la porte. La réalité me rattrape malgré moi.
Cindly court jusqu’à la porte. À peine l’a-t-elle ouverte qu’elle esquisse une révérence.
— Votre Altesse.
Je me lève et je croise les bras sur ma poitrine, prise au dépourvu. Le tissu des
chemises de nuit est aussi fin que du papier à cigarette.
— Martha, ma robe de chambre. Vite.
Martha, qui était pliée en deux, se redresse et file chercher ma robe de chambre
tandis que je me tourne vers le prince Clarkson.
— Votre Altesse, comme c’est aimable de venir me rendre visite.
Et je le salue à mon tour d’une courbette, avant de me cacher comme je peux derrière
mes bras.
— J’espérais, dit-il, que vous pourriez vous joindre à moi pour déguster quelques
pâtisseries.
Un tête-à-tête ? Il est venu me proposer un tête-à-tête ?
Et moi qui suis en chemise de nuit, démaquillée, les cheveux en pagaille…
— Euh… dois-je… changer de tenue ?
Martha me donne ma robe de chambre, que j’enfile.
— Non, c’est très bien comme ça, répond Clarkson avant d’entrer comme s’il était
chez lui.
Et il est chez lui, quand j’y pense. Emon et Cindly se précipitent hors de la chambre.
D’un regard Martha me demande mes instructions, je lui fais signe que je n’ai plus besoin
d’elle et, à son tour, elle s’en va. Nous voilà seuls, le prince et moi.
— Votre chambre vous convient-elle ? demande Clarkson. Ce n’est pas très grand.
J’éclate de rire.
— Oui, elle doit vous paraître petite, à vous qui avez grandi dans un palais. À moi, ça
me plaît.
— La vue n’a rien d’exceptionnel.
— Mais j’aime le bruit de la fontaine. Et quand quelqu’un se présente à la porte,
j’entends le gravier crisser. Là d’où je viens, il y a beaucoup de bruit.
— Quel genre de bruit ?
— De la musique à plein volume. Je pensais que ça se passait comme ça dans toutes
les villes avant mon arrivée ici. Et puis il y a les camions ou les motos. Oh, et les chiens.
Des chiens qui aboient.
— Charmant, ironise Clarkson. Êtes-vous prête ?
Je cherche discrètement mes pantoufles, je les repère près du lit et je vais les mettre.
— Oui.
Clarkson se dirige à grandes enjambées vers la porte, puis il me regarde et m’offre
son bras. Je réprime un sourire.
Il n’a pas l’air d’apprécier le contact physique. J’ai remarqué qu’il marche presque
toujours les mains dans le dos, et au pas de course. Même à cet instant, alors que nous
remontons le couloir, on dirait qu’il a le diable aux trousses.
— Où allons-nous ?
— Il y a un salon particulièrement agréable au deuxième étage. Avec une vue
imprenable sur les jardins.
— Vous aimez les jardins ?
— J’aime regarder les jardins.
Je prends sa réponse comme une plaisanterie, mais il semble très sérieux.
Nous arrivons devant une porte fermée qui laisse passer un courant d’air frais. La
pièce est éclairée à la bougie. Je suis si heureuse que j’ai l’impression que mon cœur va
exploser. Je plaque une main sur ma poitrine pour m’assurer que tout est bien en un seul
morceau.
Trois grandes fenêtres sont ouvertes et les voilages dansent dans la brise du soir.
Devant la fenêtre centrale nous attendent une petite table, décorée d’un ravissant
bouquet, et ses deux chaises assorties. À côté, un chariot sur lequel sont présentés au
moins huit types de pâtisseries.
— Honneur aux dames, déclare Clarkson en me montrant le chariot.
J’avance, le visage fendu d’un large sourire. Nous sommes seuls. Il a préparé cela
pour moi. Mes rêves de petite fille sont devenus réalité.
J’essaie de me concentrer sur ce que j’ai sous le nez. Je repère des chocolats, tous
de formes différentes, et je ne peux pas deviner quel goût ils ont. Des tartes miniatures
coiffées de chantilly qui sentent bon le citron occupent le dernier rang et, pile devant moi,
je remarque des choux dodus et appétissants.
— Je ne sais pas quoi choisir.
— Alors ne choisissez pas, réplique Clarkson.
Il s’empare d’une assiette, la garnit d’un exemplaire de chaque pâtisserie, pose
l’assiette sur la table et m’invite à m’asseoir, la galanterie incarnée. Je prends place et
j’attends qu’il se serve.
Lorsque je vois ce qu’il a choisi, j’éclate de rire. Il y a cinq tartelettes aux fraises, si ce
n’est plus, empilées sur son assiette.
— Vous pensez que ça suffit ?
Il fait mine de se vexer.
— Je raffole de la tarte aux fraises… Donc, vous êtes une Quatre. Que faites-vous
dans la vie ?
— Je travaille la terre, dis-je en inspectant un chocolat.
— Vous gérez une exploitation agricole, plutôt.
— Plus ou moins.
Clarkson repose sa fourchette et me dévisage. Je me lance dans une explication :
— Mon grand-père possédait une plantation de café. Il l’a léguée à mon oncle, parce
que c’est l’aîné de ses enfants, alors mes parents, mes frère et sœurs et moi, on
travaille sur la plantation.
— Et donc… vous faites quoi exactement ?
Je repose le chocolat sur l’assiette et je croise mes mains sur mes genoux.
— La plupart du temps je cueille les cerises de café. Et j’aide à leur torréfaction dans
notre usine.
Clarkson reste muet.
— Elle était perdue dans les montagnes – la plantation, je veux dire – mais il y a
beaucoup de routes qui ont été construites depuis. Cela rend le transport plus facile,
c’est vrai, en retour ça aggrave la pollution. Ma famille et moi, on vit dans…
— Ça suffit.
Je baisse les yeux. Si mon travail est un travail manuel, ce n’est pas de ma faute. Et
ce n’est pas une honte non plus.
— Vous êtes une Quatre, mais vous faites le travail d’une Sept ? demande-t-il d’une
voix douce.
Je fais oui de la tête.
— En avez-vous parlé à quelqu’un d’autre ?
Je repasse dans mon esprit mes conversations avec les autres Sélectionnées. J’ai
tendance à les laisser parler d’elles-mêmes. J’ai raconté des anecdotes qui mettaient en
scène mon frère et mes sœurs, on a discuté de nos émissions télé préférées, mais je
crois que je n’ai jamais fait allusion à mon travail, pas une seule fois.
— Non, je ne pense pas.
Clarkson lève les yeux au plafond, puis il pose son regard sur moi.
— Vous ne devez jamais dire à personne comment vous gagnez votre vie. À aucun
prix. Si on vous pose des questions, dites que votre famille possède une plantation de
café, que vous participez à la gestion. Restez vague et pour rien au monde ne dites que
vous êtes ouvrière agricole. Suis-je clair ?
— Très clair, Votre Altesse.
Il me dévisage longuement, comme pour vérifier que rien ne m’a échappé. Mais il m’a
donné un ordre, et cela me suffit. Jamais je n’oserais désobéir à un ordre venant du
prince.
Il retourne à son assiette, enfonçant sa fourchette dans ses mini-tartes avec une
agressivité soudaine. Je suis trop nerveuse pour toucher à mes pâtisseries.
— Vous ai-je froissé, Votre Altesse ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Vous avez l’air… troublé.
— Les filles sont tellement stupides, marmonne-t-il. Non, vous ne m’avez pas froissé.
Je vous trouve sympathique. Pour quelle raison croyez-vous que je vous ai amenée ici ?
— Pour me comparer aux Deux et aux Trois et décider une bonne fois pour toutes de
me renvoyer chez moi.
Je n’avais pas l’intention de lui faire cette réponse-là. J’ai l’impression que mes plus
grandes inquiétudes sont en train de chercher à s’échapper de mon crâne et que l’une
d’elles a fini par trouver une issue.
— Amberly, je ne vous renvoie pas chez vous. Pas aujourd’hui.
Je relève légèrement la tête pour l’observer à travers mes cils. Un petit sourire flotte
sur ses lèvres, il me tend la main. Doucement, comme si notre bulle risquait d’éclater à
l’instant où sa peau va entrer en contact avec ma peau rugueuse, je glisse ma main dans
la sienne.
Mes yeux se voilent, je chasse les larmes d’un clignement de paupières.
— Je me trouve dans une position très particulière, explique Clarkson. J’essaie
d’établir les avantages et les inconvénients de chacune des options qui se présentent à
moi.
— J’imagine que le fait d’assumer le travail d’une Sept, c’est un inconvénient ?
— Tout à fait. Alors, cela m’arrangerait bien que cela reste entre nous. D’autres
secrets que vous souhaitez me confier ?
Il retire lentement sa main et empoigne sa fourchette. Je l’imite.
— Eh bien, vous savez déjà que je suis parfois malade.
— Oui. Quelle est l’origine de ces problèmes ?
— Je n’en sais trop rien. J’ai toujours eu mal à la tête, et de temps en temps je me
sens fatiguée. Les conditions de vie à Honduragua sont loin d’être idéales.
— Demain, après le petit déjeuner, au lieu de vous rendre dans le boudoir, retournez à
l’infirmerie. Je veux que le Dr Mission vous examine. Si vous avez besoin de quoi que ce
soit, il vous aidera, j’en suis convaincu.
— Bien entendu.
Enfin, j’arrive à avaler une bouchée de mon chou et c’est si bon que je pousse un
soupir. Divin. Les pâtisseries, c’est un luxe à la maison.
— Combien avez-vous de frères et sœurs ?
— Un frère et deux sœurs. Je suis la cadette.
— Vous avez une famille… nombreuse, répond Clarkson avec une grimace.
— Ça m’est déjà arrivé de dormir dans le même lit que ma sœur Adele ! C’est mon
aînée de deux ans. C’est très étrange de ne plus l’avoir à côté de moi, du coup je me fais
un petit tas de coussins pour la remplacer.
— Vous avez tout le lit pour vous à présent.
— Oui, mais je n’ai pas l’habitude. Tout est différent ici. Ce qu’on mange sort de
l’ordinaire. Les vêtements qu’on porte. Même les odeurs dans le palais sont nouvelles
pour moi, sans que j’arrive à décrire en quoi.
Clarkson repose sa fourchette.
— Vous êtes en train de me dire qu’une odeur nauséabonde flotte dans le palais ?
Une fraction de seconde j’ai peur de l’avoir insulté, mais il y a une étincelle de malice
au fond de ses yeux.
— Pas du tout ! C’est différent, voilà tout. L’odeur des vieux livres et de l’herbe et du
détergent qu’utilisent les femmes de chambre, tout ça mêlé. J’aurais aimé mettre cette
odeur en bouteille pour la garder éternellement avec moi.
— De tous les souvenirs dont j’ai entendu parler, c’est le plus étrange.
— Cela vous plairait, un souvenir de Honduragua ? On a de la boue d’excellente
qualité.
Il tente de réprimer un sourire.
— Très généreux de votre part. Vous me trouvez grossier de vous poser toutes ces
questions ? Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez savoir à mon sujet ?
J’écarquille les yeux.
— Tout ! Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ? Quels pays avez-vous
visités ? Est-ce que vous avez participé à la création de certaines lois ? Quelle est votre
couleur préférée ?
Il secoue la tête et m’offre un autre de ces demi-sourires qui me bouleversent.
— Le bleu, le bleu marine. Et vous pouvez citer n’importe quel pays sur cette planète,
j’y suis allé. Mon père exige que j’aie une éducation très complète. Illeá est une grande
nation, mais une nation jeune, tout bien considéré. La prochaine étape, c’est de garantir
notre position à l’échelle mondiale en nouant des alliances avec des pays plus installés.
Parfois je me dis que mon père aurait voulu que je sois une fille, il aurait pu me marier
pour renforcer l’une de ces alliances.
— Il est trop tard pour que vos parents essaient de vous donner une sœur, j’imagine ?
— Trop tard depuis longtemps, j’en ai peur.
Il y a un sous-entendu dans cette réponse mais je ne veux pas paraître indiscrète en
lui posant d’autres questions.
— Ce que je préfère dans mon travail, c’est la discipline que cela m’impose. On me
soumet un problème, je trouve une solution. Je n’aime pas que les choses restent en
suspens, inachevées, même si cela arrive rarement. Je suis prince et, un jour, je serai roi.
Ma parole fait loi.
Son regard pétille. C’est la première fois que je le vois aussi passionné par un sujet. Et
je le comprends. Bien que le pouvoir ne m’attire pas, je suis consciente de la fascination
qu’il peut exercer.
Il continue à me fixer et je sens la chaleur couler dans mes veines. Je ne sais pas si
c’est dû au fait que nous sommes seuls, ou qu’il semble si sûr de lui, mais je suis très mal à
l’aise. J’ai l’impression que tous les nerfs de mon corps sont attachés aux siens tandis
que nous restons assis, immobiles. Il y a de l’électricité dans l’air. Clarkson trace des
cercles sur la table de son index, refusant de détourner le regard. Ma respiration
s’accélère, la sienne aussi.
J’observe ses mains. Elles paraissent déterminées, curieuses, sensuelles, nerveuses…
je récite ces adjectifs dans ma tête tout en le regardant dessiner ses petits sentiers sur
la table. Mon rêve, ce serait qu’il m’embrasse, mais un baiser s’accompagne souvent
d’autre chose. Il va certainement prendre mes mains dans les siennes, enrouler son bras
autour de ma taille, caresser mon menton. Je pense à mes doigts, à leur peau rendue
rugueuse par toutes ces années de travail, et j’ai peur de ce qu’il va penser de moi si je le
touche à nouveau.
Il s’éclaircit la voix et détourne le regard, brisant la magie du moment.
— Je ferais mieux de vous raccompagner à votre chambre. Il est tard.
Il se lève et je le suis dans le couloir. Je ne sais pas trop quoi penser de notre tête-à-
tête. On aurait plutôt cru à un entretien d’embauche, pour être honnête. À cette pensée je
lâche un petit rire et il se tourne vers moi.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
J’hésite un instant.
— Eh bien… vous avez dit que vous me trouvez sympathique… mais vous ne savez
rien de moi. C’est comme ça que vous vous comportez d’ordinaire avec les filles que vous
appréciez ? Vous leur faites subir un interrogatoire ?
— Vous avez oublié. Jusqu’à très récemment, je n’avais jamais…
Clarkson est interrompu par le bruit d’une porte ouverte à la volée. Je reconnais
immédiatement la reine. Je m’apprête à faire une révérence, mais Clarkson me pousse
dans un couloir secondaire. La voix du roi retentit sur le palier :
— Ne t’en va pas comme ça ! hurle-t-il.
— Je refuse de discuter avec toi quand tu es dans cet état, répond la reine, la langue
pâteuse.
Clarkson me serre contre lui, comme s’il faisait un bouclier de ses bras.
— Tes dépenses ce mois-ci sont proprement scandaleuses ! rugit le roi. Tu ne peux
pas continuer à ce rythme. C’est ce genre de comportement qui va faire tomber le pays
entre les mains des renégats !
— Oh non, mon cher époux. C’est toi qui vas tomber entre les mains des renégats. Et
tu peux me croire – personne ne pleurera ton absence à ce moment-là.
— Reviens, vieille sorcière !
— Porter, lâche-moi !
— Si tu crois que tu peux me chasser du trône avec quelques robes hors de prix, tu te
trompes.
Soudain, un bruit : l’un des deux a frappé l’autre. Clarkson se détache de moi. Il pose
une main sur la poignée d’une porte et la tourne, mais la porte est fermée à clef. La
suivante s’ouvre sans problème. Il m’attrape par le bras, me pousse à l’intérieur d’un
bureau et referme la porte derrière nous.
Il commence à faire les cent pas en tirant sur ses cheveux, comme s’il voulait les
arracher. Il se dirige vers un sofa, saisit un coussin et le met en pièces.
Il casse un guéridon.
Envoie se fracasser plusieurs vases contre la cheminée.
Déchire les rideaux.
Pendant qu’il se déchaîne sur le mobilier je reste collée contre le mur, près de la porte,
en tâchant de me rendre invisible. Peut-être que je devrais courir chercher de l’aide. Mais
je ne peux pas le laisser seul, pas dans cet état.
Lorsqu’il a évacué la plus grosse partie de sa rage, Clarkson se souvient de ma
présence. Il traverse la pièce comme une flèche et vient se planter devant moi.
— Si vous vous permettez de raconter autour de vous ce qui vient de se passer, vous
allez le regretter…
— Clarkson…
— Vous gardez ça pour vous, compris ? poursuit-il, des larmes de fureur dans les yeux.
Je lève une main pour la poser sur son visage, il tressaille. Je fige un instant mon geste
puis j’essaie à nouveau, plus lentement cette fois-ci. Il a les joues chaudes, recouvertes
d’une pellicule de sueur, et il essaie de reprendre son souffle.
— Je n’ai rien vu, rien entendu. Et asseyez-vous. Rien qu’un instant, j’insiste.
Il accepte mon aide. Je le conduis vers une chaise et je m’assieds par terre, à ses
pieds.
— Mettez votre tête entre vos genoux et respirez.
Il me lance un regard interrogateur avant d’obéir. Je pose une main sur sa nuque et je
lui caresse les cheveux.
— Je les hais, murmure-t-il. Je les hais.
— Chut. Essayez de vous calmer.
— Je suis sérieux. Je les déteste. Quand je serai roi, je les condamnerai à l’exil.
— Pas les deux au même endroit, j’espère.
Il prend une profonde inspiration et il éclate de rire. Un rire franc, sincère, que rien ne
peut endiguer. Ainsi donc il en est capable. C’est enterré au plus profond de lui, voilà tout,
dissimulé derrière ses autres émotions, ses autres pensées, ses autres préoccupations.
Je le comprends mieux à présent et je chérirai chacun de ses sourires à l’avenir. Cela lui
demande tant d’efforts.
— C’est un miracle qu’ils n’aient pas réduit le palais en cendres, soupire-t-il.
— C’est comme ça depuis longtemps ?
— Eh bien, ils se disputaient moins quand j’étais petit. À présent ils ne se supportent
plus. Je n’ai jamais compris ce qui s’est passé. Ils sont tous les deux fidèles. Ou alors, s’ils
ont des liaisons chacun de leur côté, ils le cachent bien. Ils ne manquent de rien et ma
grand-mère m’a dit qu’ils étaient très amoureux autrefois. C’est à n’y rien comprendre.
— C’est compliqué d’être dans leur situation. Dans votre situation. Peut-être que ça a
fini par les user.
— Alors c’est ça qui m’attend ? Je vais finir par devenir comme mon père, ma femme
va devenir comme ma mère, et notre couple va imploser ?
Je pose une main sur sa joue. Cette fois-ci, il ne tressaille pas. Au contraire, il
s’abandonne à mon contact. Cela semble l’apaiser.
— Non. Rien ne vous oblige à finir comme eux. Vous aimez l’ordre ? Alors planifiez,
préparez. Imaginez le roi, l’époux, le père que vous voulez être, et débrouillez-vous pour
atteindre vos objectifs.
Il pose sur moi un regard où je lis presque de la pitié.
— Votre naïveté est vraiment désarmante.
5.
C
terrifie.
’est la première fois qu’un médecin m’examine. Si je deviens princesse,
j’imagine que les bilans de santé vont devenir un passage obligé et cela me

Le Dr Mission est doux et patient, mais cela me gêne qu’un étranger me voie toute nue.
Il me fait une prise de sang, me fait passer des radios et me palpe de partout, à la
recherche d’un signe qui le mettrait sur une piste, n’importe laquelle.
Je sors de l’infirmerie épuisée. J’ai très mal dormi cette nuit, bien entendu, et ça n’aide
pas. Le prince Clarkson m’a laissée hier soir devant ma porte en me faisant un
baisemain. Partagée entre euphorie et inquiétude, j’ai eu beaucoup de mal à trouver le
sommeil.
J’entre dans le boudoir, un peu nerveuse à l’idée de me retrouver face à la reine
Abby. J’ai peur qu’elle ait une marque au visage. Il est aussi tout à fait possible que ce
soit elle qui ait frappé le roi, c’est vrai. Mais je crois que je n’ai pas envie de savoir.
Et les autres non plus n’ont pas besoin de savoir.
Elle n’est pas là. Je vais rejoindre Madeline et Bianca.
— Bonjour, Amberly. Tu étais où ce matin ?
— Encore malade ?
— Oui, mais ça va beaucoup mieux.
Je ne sais pas si l’examen médical est censé être un secret, néanmoins je me dis qu’un
peu de discrétion ne fera pas de mal.
Madeline se penche vers moi et me chuchote à l’oreille :
— Tant mieux, parce que tu as tout raté ! La rumeur court que Tia aurait passé la
nuit avec Clarkson.
— Quoi ?
— Regarde-la, s’énerve Bianca. Regarde son petit air hautain.
Tia papote avec Pesha et Marcy près de la fenêtre.
— Mais ça va contre le règlement. Contre la loi.
— Quelle importance, murmure Bianca. Tu l’enverrais balader, toi, Clarkson ?
Je repense aux regards qu’il m’a lancés hier soir, à la façon dont ses doigts glissaient
sur la table. Bianca a raison : je n’aurais pas repoussé Clarkson.
— Mais c’est vrai, au moins ? Ou c’est juste une rumeur ?
Après tout, il a passé avec moi une partie de la soirée. Pas la nuit complète. Il a pu
occuper de mille façons différentes les heures qui séparaient le moment où il m’a laissée
devant ma porte et le petit déjeuner.
— Elle reste très évasive sur le sujet, explique Madeline.
— Eh bien, ça ne nous regarde pas.
Là-dessus, je saisis un jeu de cartes qui traîne sur la table et je commence à les
battre. Bianca rejette la tête en arrière et pousse un soupir bruyant tandis que Madeline
pose sa main sur la mienne.
— Bien sûr que ça nous regarde. Ça change les règles du jeu.
— Ce n’est pas un jeu. Pas pour moi.
Madeline s’apprête à me répondre lorsque la porte s’ouvre à la volée. La reine Abby
se plante sur le seuil du boudoir. Elle a l’air furieuse. Aucune trace de coup sur son visage,
ou alors elle est très forte en camouflage.
— Laquelle d’entre vous est Tia ? Alors ?
Tous les regards se tournent vers l’interpellée, aussi pâle qu’un linge. Elle lève
lentement la main et la reine se dirige vers elle à grandes enjambées, une lueur meurtrière
dans les yeux. Si la reine a quelque chose à reprocher à Tia, j’espère qu’elle ne va pas
l’humilier en public. Malheureusement, c’est bien ce qu’elle a l’intention de faire.
— Tu as couché avec mon fils ? lâche-t-elle.
— Votre Majesté, c’est une rumeur, répond Tia d’une toute petite voix.
On entendrait une mouche voler.
— Que tu n’as pas pris la peine de démentir ! hurle la reine.
— Si on laisse une rumeur circuler, bredouille Tia, elle finit par mourir. Démentir avec
véhémence implique toujours de la culpabilité.
— Alors tu démens cette rumeur, oui ou non ?
Prise au piège.
— Je n’ai rien fait avec votre fils, ma reine.
Qu’elle mente ou qu’elle dise la vérité, peu importe. Son sort était scellé avant même
qu’elle réponde.
La reine l’attrape par les cheveux et la tire en direction de la porte.
— Tu quittes le palais, et sans attendre.
La jeune fille pousse un cri de douleur.
— Mais il n’y a que le prince Clarkson qui ait le droit de faire ça, Votre Majesté. C’est
dans le règlement.
— Et le règlement interdit aussi de se comporter comme tu l’as fait, petite garce !
Tia trébuche et perd l’équilibre. La reine la retient, ses cheveux enroulés dans son
poing, et la pousse dans le couloir.
— DEHORS ! ALLEZ !
Puis elle claque la porte violemment, se tourne vers nous et balaie la pièce du regard.
— Que ce soit très clair entre nous ; si l’une de vous, petites idiotes, croit qu’elle peut
venir chez moi et me prendre ma couronne, elle va avoir une mauvaise surprise.
Elle circule entre les fauteuils et les canapés, à la fois terrifiante et majestueuse, et
s’arrête devant un petit groupe qui s’est replié contre le mur.
— Et si vous croyez que vous pouvez embobiner mon fils, vous vous mettez le doigt
dans l’œil. Je ne le permettrai pas ! s’exclame-t-elle en enfonçant son index dans le
visage de Piper.
Cette dernière attend que la reine s’éloigne pour faire une grimace de douleur.
— Je suis la reine. Et je suis aimée de mon peuple. Si vous voulez épouser mon fils et
vivre sous mon toit, vous devez m’obéir en tous points. Vous serez dociles. Gracieuses. Et
muettes.
La reine s’immobilise devant Bianca, Madeline et moi.
— À partir de maintenant, votre seule fonction est de bien présenter, de vous taire et
de sourire.
Nos regards se croisent et, bêtement, j’interprète sa dernière phrase comme un ordre.
Et je risque un sourire. Un sourire qui ne plaît pas à la reine et elle me gifle, de toutes ses
forces. Je retombe sur la table avec un grognement et je reste aussi immobile qu’une
pierre.
— Vous avez dix minutes pour quitter le boudoir. On vous portera vos repas dans
votre chambre aujourd’hui. Et je ne veux pas entendre un seul mot sortir de votre bouche,
lâche-t-elle à la cantonade.
J’entends la porte claquer.
— Elle est partie ?
— Oui. Ça va ? me demande Madeline.
— J’ai l’impression qu’elle m’a ouvert le visage en deux.
Je me redresse. La douleur se réverbère par vagues dans mon corps tout entier.
— Oh, mais c’est horrible ! s’écrie Bianca. On voit l’empreinte de sa main.
— Piper ? Où est Piper ?
— Ici.
Je me mets debout. Piper s’approche.
— Comment ça va, toi ?
— Ça fait un peu mal.
L’ongle de la reine a laissé sur son front une trace en forme de croissant de lune.
— Il y a une petite marque, mais avec du fond de teint on ne verra rien.
Nous tombons dans les bras l’une de l’autre.
— Qu’est-ce qui lui a pris ? s’étonne Nova, qui dit tout haut ce que nous pensons tout
bas.
— Peut-être qu’elle veut simplement protéger sa famille, suggère Skye.
— On a bien vu qu’elle boit comme un trou, ricane Cordaye. Son haleine pue l’alcool.
— Elle est toujours si distinguée à la télé, fait remarquer Kelsa, déboussolée.
Je prends la parole :
— Écoutez, l’une d’entre nous va apprendre ce que c’est qu’être reine. Même de
l’extérieur, la pression a l’air intolérable. Pour l’instant, je crois qu’on devrait toutes
l’éviter, autant que possible. Et ne parlons pas de cet épisode à Clarkson. Je ne suis pas
certaine que critiquer sa mère, même si elle a mal agi, serait une bonne idée pour nous.
— On doit continuer comme s’il ne s’était rien passé ? s’indigne Neema.
— Je ne peux pas te forcer la main. Mais moi, c’est ce que je vais faire.
Nous restons toutes silencieuses. J’avais espéré tisser des liens avec mes camarades
en parlant avec elles de la musique que j’aime ou en échangeant des astuces de
maquillage. J’étais loin de me douter que ce serait la peur qui nous rapprocherait comme
des sœurs.
6.
J e décide de fermer les yeux sur le comportement de Clarkson. S’il s’est laissé
séduire par Tia, je préfère ne pas le savoir. Et s’il n’a rien fait avec elle, ma curiosité
empêcherait la confiance de grandir entre nous. Il y a de fortes chances que ce ne soit
qu’une rumeur, peut-être forgée par Tia dans le but d’intimider ses rivales, et elle doit s’en
mordre les doigts à l’heure qu’il est.
Il vaut mieux ignorer ce genre de choses.
Ce qu’il est difficile d’ignorer en revanche, c’est le contrecoup de la gifle que m’a
assénée la reine. Des heures plus tard, ma joue brûle toujours.
— C’est l’heure de changer la glace, annonce Emon en me présentant une nouvelle
poche emplie de glaçons.
— Merci.
Lorsque j’ai regagné ma chambre pour leur demander de me trouver de quoi calmer
la douleur, mes bonnes m’ont demandé laquelle des Sélectionnées m’avait agressée, elles
voulaient la dénoncer au prince sans attendre. Je leur ai dit et répété plusieurs fois que
les autres filles n’avaient rien à voir là-dedans. Un domestique n’oserait pas lever la main
sur une Sélectionnée. Elles pensaient que j’avais passé toute la matinée au boudoir, ce
qui ne laissait qu’une seule option.
Elles ont compris. Sans que j’aie à l’expliquer.
— J’ai entendu dire, quand je suis descendue chercher de la glace, que la reine allait
prendre quelques jours de congé la semaine prochaine.
Martha est assise par terre, au pied de mon lit. J’ai pris place devant la fenêtre, mon
regard passe du mur du palais au ciel.
— C’est vrai ?
— Il semblerait que les nombreuses visites l’ont vidée de son énergie, répond-elle avec
un sourire. Alors le roi lui a proposé de prendre quelques jours de repos.
Je lève les yeux au plafond. Il s’énerve parce qu’elle s’achète des robes trop chères,
puis il l’envoie en vacances. Pourtant, je ne vais pas me plaindre. Une semaine sans elle,
ça va être le paradis.
— Ça fait toujours mal ? me demande Martha.
Je réponds d’un hochement de tête.
— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle. D’ici la fin de la journée, il n’y paraîtra plus.
J’ai envie de lui dire que ce n’est pas la douleur le problème. Mon inquiétude, c’est que
je commence à me rendre compte que la vie de princesse ne sera pas de tout repos.
Bien au contraire.
J’analyse les renseignements que j’ai glanés. Le roi et la reine s’aimaient à une
époque, aujourd’hui ils se vouent une haine mortelle. La reine est une alcoolique rongée
par le pouvoir. Le roi est au bord de l’effondrement physique et nerveux. Et Clarkson…
Clarkson fait de son mieux pour paraître philosophe, calme, en pleine possession de
ses moyens. Mais, derrière cette façade, il a un rire d’enfant. Et, quand il se brise, c’est un
miracle s’il parvient à remettre les morceaux en place.
La souffrance ne m’est pas inconnue, à moi non plus. À la plantation je travaille
tellement que je tombe de fatigue à la fin de la journée. Même si le statut de Quatre
offre normalement une certaine stabilité, ma famille vit dans le dénuement.
Être princesse, ce serait une nouvelle épreuve à traverser. À condition que le prince
me choisisse, bien entendu.
S’il me choisit, cela veut dire qu’il m’aime, non ? Et cela rendrait ce cauchemar
supportable…
— À quoi pensez-vous, mademoiselle ?
— À l’avenir. Ce qui est ridicule, je le sais bien. Comme si on pouvait prédire l’avenir.
— Vous êtes très gentille, mademoiselle. Le prince aurait de la chance de vous avoir à
ses côtés.
— Et j’aurais de la chance de l’avoir moi aussi.
C’est la vérité. Il représente tout ce que j’ai toujours désiré. Ce qui m’effraie, ce sont
les fardeaux qu’il doit assumer.

Danica enfile une paire d’escarpins qui appartiennent à Bianca.
— Ils me vont parfaitement ! Bon, je les prends, et toi tu prends les bleus.
— Marché conclu.
Bianca et elle scellent leur accord d’une poignée de main, ravies.
Personne ne nous a donné l’ordre de ne pas nous aventurer dans le boudoir le restant
de la semaine, mais toutes les filles choisissent de rester à l’étage réservé aux
Sélectionnées. Nous nous retrouvons par petits groupes et nous passons de chambre en
chambre pour bavarder et faire des essayages.
Sauf que tout est différent à présent. Sans la présence menaçante de la reine, les
filles montrent leur vrai visage. Tout le monde a l’air d’avoir un poids en moins sur les
épaules. Au lieu de nous soucier du protocole ou de jouer aux grandes dames, nous
redevenons les filles que nous étions avant que nos noms soient tirés au sort, lorsque le
temps était encore à l’insouciance.
Je me tourne vers Danica.
— Je crois qu’on fait à peu près la même taille. Je te parie que j’ai des robes qui
seront assorties à ces escarpins.
— Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Tu as une des plus belles garde-
robes. Cordaye aussi. Tu as vu les toilettes que lui préparent ses femmes de chambre ?
Je soupire. Les bonnes de Cordaye ont des doigts de fée : elles confectionnent des
tenues époustouflantes. Les robes de Nova sont elles aussi un cran au-dessus des
autres. Je me demande si la gagnante de la Sélection pourra choisir ses femmes de
chambre. Martha, Cindly et Emon sont mes anges gardiens. Je ne peux pas m’imaginer
vivre au palais sans elles à mes côtés.
— Tu sais ce que je trouve étrange ?
— Quoi ? me répond Madeline, qui explore la boîte à bijoux de Bianca.
— Un jour, ce sera différent. L’une de nous va se retrouver ici toute seule.
Danica vient s’asseoir près de moi à la coiffeuse.
— Je sais. Tu penses que ça explique pourquoi la reine est en colère ? Peut-être
qu’elle est restée seule trop longtemps.
— Je crois que c’est par choix personnel, déclare Madeline. Elle aurait pu embaucher
une dame de compagnie, ou inviter tous les gens qu’elle voulait. Elle pourrait faire venir
tous ses cousins et cousines, elle n’aurait qu’à claquer des doigts.
— Pas si le roi y trouve à redire, rétorque Danica.
— C’est vrai, relance Madeline. Je n’arrive pas à saisir le roi. Il m’a l’air détaché de
tout. Vous pensez que Clarkson sera comme lui ?
Je prends la parole :
— Non. Clarkson a une personnalité bien à lui.
Ma réponse est accueillie par un profond silence. Je lève la tête, Danica me dévisage
avec un sourire malicieux.
— Quoi ?
— Tu es mordue, me dit-elle, presque désolée pour moi.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Tu es amoureuse de lui. Tu pourrais apprendre demain qu’il mange des chatons au
petit déjeuner, tu serais encore folle de lui.
Je me tiens bien droite.
— Il pourrait m’épouser. Je n’ai pas le droit de l’aimer ?
Madeline glousse et Danica poursuit :
— Eh bien, si, mais c’est la façon dont tu te comportes, on dirait que tu l’aimes depuis
la nuit des temps.
Je rougis jusqu’aux oreilles et j’essaie d’oublier la fois où j’ai volé de l’argent dans le
porte-monnaie de maman pour acheter un timbre à l’effigie de Clarkson. Je l’ai collé sur
un morceau de carton que j’utilise toujours comme marque-page.
— Je le respecte. C’est le prince.
— C’est plus que ça. Tu préférerais mourir à sa place si on lui tirait dessus.
Je n’ose pas la contredire.
— Tu le ferais ! Oh là là ! me taquinent mes camarades.
— Bon, je vais aller chercher quelques robes. Je reviens tout de suite.
Je me lève brusquement et je quitte la chambre de Bianca.
J’essaie de ne pas craindre les pensées qui envahissent mon cerveau. S’il fallait
choisir entre la vie de Clarkson et la mienne, je crois vraiment que je me sacrifierais.
C’est le prince, et il a une valeur inestimable pour le pays. Plus que ça, il a une valeur
inestimable pour moi.
Je chasse cette pensée d’un haussement d’épaules.
De toute façon, personne ne lui tirera jamais dessus.
7.
J ’ai toujours besoin d’un temps d’adaptation face à la lumière aveuglante des
projecteurs. Comme je porte, à la demande de mes bonnes, une robe très lourde ornée
de pierreries, le tournage du Bulletin est un véritable calvaire.
Le nouveau présentateur interviewe les candidates. Nous sommes trop nombreuses
pour qu’il ait le temps de m’interroger. Tant mieux. Mais si quelqu’un doit me poser une
question, autant que ce soit Gavril Fadaye.
Le présentateur précédent, Barton Allory, a pris sa retraite le soir où l’identité des
Sélectionnées a été révélée, passant le relais à un remplaçant qu’il avait choisi lui-même.
Vingt-deux ans, issu d’une lignée respectable de Deux, un tempérament exubérant, Gavril
est un personnage qui attire la sympathie. Je suis triste de voir partir Barton… mais son
successeur a réussi à me séduire.
— Mademoiselle Piper, à votre avis, quel devrait être le rôle principal d’une
princesse ? demande-t-il, montrant à la caméra son plus beau sourire.
Madeline, sous le charme, me donne un coup de coude.
Piper adresse a Gavril une risette plein de coquetterie et prend une profonde
inspiration. Puis une autre. Le silence s’éternise.
C’est alors que je réalise que nous devrions toutes redouter cette question. Je jette un
coup d’œil furtif à la reine, qui va embarquer à bord d’un avion privé dès que les
caméras arrêteront de tourner. Elle dévisage Piper, la mettant au défi de parler alors
qu’elle nous l’a expressément interdit.
J’étudie le moniteur vidéo. La peur qui s’affiche sur le visage de Piper accélère les
battements de mon cœur.
— Piper ? chuchote Pesha, sa voisine.
Piper finit par secouer la tête.
Au regard de Gavril, je comprends qu’il cherche un moyen de sauver son émission, de
la sauver elle. Barton aurait su quoi faire, c’est certain. Gavril, lui, débute.
Je lève une main et Gavril me donne la parole, rassuré.
— Nous avons eu une longue conversation à ce sujet l’autre jour, alors j’imagine que
Piper ne sait pas par où commencer.
Je lâche un petit rire, d’autres filles m’imitent.
— Nous sommes toutes d’accord pour dire que notre premier devoir va au prince. Le
servir, c’est servir Illeá – et cela peut paraître incompréhensible comme approche du
rôle de princesse, mais remplir notre rôle, cela permet au prince de remplir le sien.
— Bien dit, mademoiselle Amberly.
Gavril me sourit et passe à une autre question.
Je n’ose pas regarder la reine. Je me concentre de toutes mes forces pour me tenir
droite sur ma chaise tandis qu’une nouvelle migraine commence à me labourer le crâne.
Et si ces douleurs étaient causées par le stress ? Si c’est le cas, comment expliquer que
certaines surviennent sans aucune raison ?
Je remarque grâce au moniteur que les caméras ne sont pas braquées sur moi, ni
même sur ma rangée, et je m’autorise à me passer une main sur le front. Je n’ai presque
aucune sensation dans les mains. J’aimerais bien me reposer dessus, m’en servir comme
appui, or ce n’est pas possible. Non seulement ce serait incorrect vis-à-vis des
téléspectateurs, mais la coupe de ma robe m’en empêche totalement.
Je me redresse, je respire avec régularité. La douleur augmente et j’essaie de ne pas
perdre courage. Cela m’est déjà arrivé de travailler malgré ma migraine, et dans des
conditions bien pires. Ce n’est rien. Je n’ai qu’à rester assise.
Les questions se succèdent, cela me semble interminable, même si Gavril n’interroge
pas toutes les filles. Enfin, les caméras s’éteignent. Pour autant, la soirée n’est pas
terminée. Il reste encore le dîner, qui dure d’ordinaire une bonne heure.
— Tout va bien ? me demande Madeline.
— Sûrement un peu de fatigue.
Des éclats de rire attirent notre attention. Le prince discute avec les filles de la
première rangée.
— J’aime bien la façon dont il est coiffé ce soir, fait remarquer Madeline.
C’est alors que Clarkson parcourt du regard les autres rangées, ses yeux se posent
sur moi. Je me mets debout et je le salue d’une petite courbette tandis qu’il approche. Il
pose une main sur mon dos et m’attire vers lui, dissimulant nos visages aux autres.
— Êtes-vous malade ?
— J’ai essayé de le cacher mais j’ai terriblement mal à la tête. Il faut que j’aille
m’étendre.
— Prenez mon bras. Souriez.
J’esquisse un petit sourire. Tout est plus facile quand il est à mes côtés.
— C’est très généreux de votre part de me faire l’honneur de votre présence, dit-il,
assez fort pour que les autres filles l’entendent. J’essaie de me rappeler quelle est votre
pâtisserie préférée.
Je ne lui réponds pas et je plaque un sourire forcé sur mon visage tandis que nous
quittons le studio. Mon sourire s’effrite dès que j’ai franchi le seuil et, au bout du couloir,
Clarkson me prend dans ses bras.
— Allons voir le médecin royal.
Je ferme les yeux. La nausée monte, j’ai des sueurs froides. Mais je me sens mieux
dans ses bras que sur une chaise, ou couchée. Malgré le tangage, être blottie contre lui,
la tête sur son épaule, c’est un véritable bonheur.
Une autre infirmière est de garde ce soir, tout aussi prévenante que la première. Elle
aide Clarkson à m’étendre sur un lit et glisse un oreiller sous mes pieds.
— Le docteur dort, nous explique-t-elle. Il est resté debout toute la nuit et une grande
partie de la journée pour aider deux femmes de chambre à accoucher. Deux garçons ! À
un quart d’heure d’intervalle !
La bonne nouvelle m’arrache un sourire.
— Inutile de le déranger. Ce n’est qu’un mal de crâne, ça va passer.
— Bêtises, rétorque Clarkson. Envoyez une domestique nous apporter notre dîner.
Nous attendrons.
L’infirmière opine et sort transmettre les ordres du prince. J’en profite pour lui donner
mon avis.
— Vous n’avez pas besoin de faire ça. Ce docteur a passé une nuit mouvementée, et
je vais très bien.
— Ce serait irresponsable de ma part de ne pas m’assurer qu’on vous apporte tous
les soins nécessaires.
J’essaie de trouver dans ces mots une tonalité romantique, mais ils sonnent plus
comme une obligation morale. Et pourtant, s’il n’avait pas voulu passer sa soirée à mes
côtés, il aurait pu repartir dîner avec les autres. Il reste en ma compagnie, c’est son
choix.
Je mange du bout des dents, pour ne pas paraître malpolie, car la nausée me coupe
toujours l’appétit. L’infirmière m’apporte un médicament et lorsque le Dr Mission nous
rejoint, les cheveux mouillés (il vient de sortir de la douche, j’imagine), je me sens beaucoup
mieux.
Le médecin s’incline devant nous.
— Veuillez me pardonner mon retard, Votre Altesse.
— Vous êtes tout pardonné, répond Clarkson. En votre absence nous avons savouré
un délicieux repas.
— Comment va votre tête, mademoiselle ? demande le médecin en prenant mon pouls.
— Beaucoup mieux. L’infirmière m’a donné un cachet, ça m’a fait du bien.
Il sort une petite lampe de poche et braque le faisceau lumineux dans mes yeux.
— Peut-être devriez-vous prendre un traitement de fond. Je sais que vous essayez de
calmer ces douleurs dès qu’elles font leur apparition, mais il faudrait les traiter de
manière prophylactique. Je ne vous promets rien, je vais voir ce que je peux vous trouver.
— Merci. Comment se portent les deux petits bouts de chou ?
Le docteur sourit d’une oreille à l’autre.
— Ils sont en pleine forme. Robustes et grassouillets.
Je souris à mon tour, pensant à ces deux nouvelles vies qui sont arrivées au palais
aujourd’hui. Peut-être qu’ils deviendront les meilleurs amis du monde ? Et qu’ils raconteront
à qui veut l’entendre l’histoire de leur naissance, la même nuit, presque comme des
jumeaux ?
— Puisqu’on parle de bébés, j’aimerais vous entretenir des résultats de votre examen,
assène le médecin.
Mon sourire s’efface aussitôt. Je me redresse, rassemblant mes forces. Je vois bien
qu’il n’a pas de bonnes nouvelles à m’annoncer.
— Les analyses montrent la présence de plusieurs toxines dans votre sang. Si ces
taux sont aussi élevés alors que cela fait des semaines que vous avez quitté votre
province, je présume qu’ils étaient à un niveau affolant quand vous viviez à Honduragua.
Pour certaines personnes, cela ne poserait aucun problème. L’organisme réagit et
s’adapte, cela peut n’avoir strictement aucun impact sur leur vie. D’après ce que vous
m’avez dit de votre famille, je suppose que c’est ce qui se passe avec votre frère et
l’une de vos sœurs. Mais votre deuxième sœur saigne du nez, c’est bien ça ?
Je hoche la tête.
— Et vous, vous avez constamment des migraines.
Je hoche à nouveau la tête.
— J’en déduis que votre organisme n’arrive pas à s’accoutumer à ces toxines. Entre le
résultat des examens et certaines des choses, plus personnelles, que vous m’avez
confiées, je crois que ces accès de fatigue, cette nausée et ces douleurs vont persister,
sûrement tout au long de votre vie.
Je pousse un soupir. Rien de si terrible, en fin de compte. Et Clarkson n’a pas l’air
dérangé par cette situation.
— J’ai aussi des motifs de préoccupation quant à votre fertilité, ajoute le médecin.
Je le fixe, les yeux écarquillés. À la lisière de mon champ de vision, je vois Clarkson
changer de position sur sa chaise. Il écoute plus attentivement.
— Mais… mais pourquoi ? Ma mère a eu quatre enfants. Et elle venait d’une grande
fratrie, comme mon père. Je me fatigue facilement, c’est tout.
Le Dr Mission reste posé, rationnel, objectif.
— Oui, et c’est vrai que l’aspect génétique est important or, d’après le résultat des
examens, je dirais que votre corps présente… un environnement défavorable à un fœtus.
Et si vous arriviez à concevoir (le médecin marque un temps d’arrêt, son regard se pose
furtivement sur Clarkson), votre enfant serait peut-être incapable d’assumer… certaines
tâches.
Certaines tâches. Autrement dit il ne serait pas assez intelligent, pas assez solide,
pas assez bon pour être prince.
Mon estomac se soulève.
— Vous en êtes certain ?
Clarkson attend une confirmation. J’imagine que c’est une information vitale pour lui.
— Ce serait dans le meilleur des cas. À supposer que vous puissiez concevoir un jour.
— Excusez-moi.
Je quitte le lit d’un bond, je cours jusqu’à la salle d’eau près de l’entrée de l’infirmerie,
je ferme la porte derrière moi et je vide mon estomac dans les toilettes.
8.
U ne semaine s’écoule. Clarkson ne m’accorde pas le moindre regard. J’ai le
cœur brisé. Je m’étais bêtement convaincue que c’était possible. Après avoir mis
derrière nous la gêne de notre premier entretien, j’avais eu l’impression qu’une relation
spéciale se nouait entre nous.
Visiblement, je me suis trompée.
Un jour, très bientôt, Clarkson va me renvoyer chez moi. Il me faudra du temps avant
que mon cœur s’en remette. Avec un peu de chance, je rencontrerai quelqu’un d’autre, et
qu’est-ce que je lui dirai alors ? Que je sois incapable d’engendrer un héritier au trône,
c’est théorique, totalement abstrait. Mais être incapable d’engendrer un Quatre ? Un
fardeau trop lourd à porter.
Je ne mange que quand les autres me regardent. Je ne dors que quand la fatigue
prend l’avantage. Mon corps n’a aucune considération pour moi, alors j’ai bien le droit de
n’avoir aucune considération pour lui, non ?
La reine rentre de vacances, le Bulletin continue, les journées où nous restons assises,
immobiles comme des poupées, se suivent et se ressemblent. Je reste détachée de tout
cela.
Ce jour-là, dans le boudoir, je suis assise près de la fenêtre. Le soleil me rappelle
Honduragua, même si l’air est plus sec ici. Je prie, suppliant Dieu de convaincre Clarkson
de m’éliminer au plus vite de la compétition. J’ai trop honte pour écrire à ma famille et lui
annoncer la mauvaise nouvelle, mais habiter sous le même toit que toutes ces filles, avec
leurs rêves et leurs ambitions, cela me rend la situation encore plus insupportable. J’ai
des limites. À la maison, je n’aurai plus à penser à tout cela.
Madeline arrive par-derrière, elle me frotte le dos et vient s’asseoir à côté de moi.
— Tu vas bien ?
— Fatiguée. Rien de nouveau.
— Tu es sûre ? Tu as l’air… différente.
— Quels sont tes buts dans la vie, Madeline ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Rien de plus que ce que je t’ai dit. Quels sont tes rêves ? Si la vie pouvait t’offrir
tout ce que tu voulais, qu’est-ce que tu lui demanderais ?
— Je serais princesse, bien entendu. Avec des tonnes d’admirateurs, des fêtes toutes
les semaines et Clarkson à mes pieds. Pas toi ?
— C’est un joli rêve. Et si la vie ne pouvait t’offrir qu’un tout petit peu, tu lui
demanderais quoi ?
— Un tout petit peu ? Qui se contenterait d’un tout petit peu ? répond Madeline avec un
sourire.
— Mais un tout petit peu, ce devrait être la base, non ? Il devrait y avoir un minimum
dans ce que la vie est censée t’offrir, tu ne trouves pas ? Ce serait trop, de demander un
métier qu’on ne déteste pas, ou un mari qui te chérit et te reste fidèle ? Ou demander un
enfant, un seul ? Même un enfant que d’autres trouveraient difforme ? Je ne pourrais pas
au moins avoir ça ?
Ma voix se brise et je plaque une main sur ma bouche.
— Amberly ? murmure Madeline. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’ai vraiment besoin de me reposer.
— Tu ne devrais pas être ici. Viens, je te raccompagne à ta chambre.
— La reine va s’énerver.
— Parce qu’en temps normal elle est très calme ?
— Oui, quand elle a bu.
Madeline éclate de rire, un rire franc et joyeux qu’elle étouffe aussitôt, de peur
d’attirer l’attention. La voir si gaie me remonte le moral et je la suis sans protester. Elle
ne pose pas de question, mais je prends la décision de tout lui raconter avant mon
départ, que j’imagine imminent.
Une fois devant la porte de ma chambre, je la prends dans mes bras et je la serre
fort contre moi. Longtemps. Elle se laisse faire. C’est tout ce dont j’ai besoin à cet
instant.
Avant de me réfugier dans mon lit, je tombe à genoux et je joins les mains.
— Est-ce que j’en demande trop à la vie ?

Fin d’une nouvelle semaine. Clarkson renvoie deux filles chez elles. Je regrette,
jusqu’au plus profond de mon cœur, de ne pas faire partie du lot.
Pourquoi ne m’a-t-il pas exclue de la Sélection ?
Je sais que Clarkson a ses mauvais côtés, mais je ne le pensais pas cruel. Je ne le
pensais pas capable de me torturer comme il le fait.
J’ai l’impression d’être somnambule, de répéter machinalement des gestes comme un
fantôme condamné à hanter des endroits familiers. Le monde est devenu l’ombre de lui-
même et je le traverse d’un pas pesant, glacée jusqu’aux os, épuisée.
Au bout d’un moment, les autres filles arrêtent de s’intéresser à mon sort. De temps à
autre je sens leurs regards peser sur moi. Je suis hors d’atteinte désormais et elles
semblent comprendre que tous leurs efforts seront inutiles. J’arrive à échapper à
l’attention de la reine, à l’attention de tous, et cela me va très bien.
J’aurais pu continuer ainsi éternellement. Mais un jour, un jour aussi terne et aussi
banal que les autres, je suis tellement dans ma bulle que je ne remarque pas que la salle
à manger s’est vidée. Soudain, une silhouette se matérialise devant moi.
— Vous êtes malade.
Mon regard se pose sur Clarkson et se détourne aussitôt.
— Non, plus fatiguée que d’habitude, c’est tout.
— Vous avez maigri.
— Je vous l’ai dit, je suis fatiguée.
Il frappe la table du poing et je sursaute. Mon cœur assoupi ne sait pas comment
réagir.
— Vous n’êtes pas fatiguée, vous boudez. Je comprends vos raisons, mais vous allez
devoir vous en remettre.
M’en remettre ? M’en remettre ?
Les larmes me montent aux yeux.
— Comment pouvez-vous être aussi méchant avec moi, Votre Altesse ?
— Méchant ? C’est par bonté d’âme que je vous éloigne du précipice. Vous allez finir
par vous tuer si vous continuez. Qu’est-ce que cela prouverait ? Ce serait une fameuse
réussite, n’est-ce pas, Amberly ? Vous êtes inquiète à l’idée de ne pas pouvoir porter
d’enfant ? Et alors ? Si vous mourez, vous n’aurez même pas eu l’occasion d’essayer.
Il pousse dans ma direction une assiette. Jambon, omelette et fruits.
— Mangez.
J’essuie mes larmes et j’étudie l’assiette. Mon estomac se soulève.
— C’est trop lourd. Je ne peux pas manger ça.
— Que pouvez-vous manger, alors ?
Je hausse les épaules.
— Du pain, peut-être.
Clarkson claque des doigts et un majordome surgit.
— Votre Altesse ?
— Allez aux cuisines et rapportez du pain pour Mlle Amberly. Différents types de pain.
— Tout de suite.
Le majordome quitte la salle à manger ventre à terre.
— Et n’oubliez pas le beurre, bon sang ! s’écrie Clarkson.
Je me liquéfie sous l’effet de la honte. Non seulement je me lamente sur des choses
qui échappent totalement à mon contrôle, mais j’ai aussi trop tendance à m’apitoyer sur
mon sort.
— Écoutez-moi. Ne faites plus jamais ça. Ne m’ignorez plus.
— Très bien, Votre Altesse.
— Appelez-moi Clarkson.
J’ai besoin de toute mon énergie pour lui sourire.
— Vous devez être irréprochable, vous comprenez ? Vous devez être une candidate
exemplaire. Jusqu’à récemment, je ne pensais pas que les circonstances réclameraient
que je vous le dise, mais vous m’obligez à être très clair : ne donnez à personne
l’occasion de mettre en doute vos compétences. Jamais.
Je reste immobile sur ma chaise. Qu’est-ce qu’il insinue ? Si j’avais les idées moins
embrouillées, je lui réclamerais une explication.
Quelques secondes plus tard, le majordome revient chargé d’un plateau sur lequel sont
disposés des pains divers et variés.
— À tout à l’heure, me dit Clarkson.
Il recule d’un pas, s’incline et quitte la salle à manger, les mains dans le dos.
— Cela vous convient-il, mademoiselle ? me demande le majordome.
J’acquiesce d’un signe de tête, j’attrape un petit pain et je mords dedans.

C’est étrange de découvrir qu’on compte pour certaines personnes alors qu’on ne s’en
doutait pas une seule seconde. Ou que perdre lentement pied a un impact sur les autres.
Quand je demande à Martha si elle veut bien m’apporter un bol de fraises, les larmes lui
montent aux yeux. Quand Bianca me raconte une plaisanterie qui me fait rire, Madeline a
une réaction de surprise, puis elle joint son rire au mien. Quant à Clarkson…
La seule fois où je l’ai vu bouleversé, c’était ce fameux soir où nous avons entendu
ses parents se disputer, et j’ai compris à son accès de violence ce qu’ils représentent
pour lui. Qu’il me brusque comme il l’a fait… c’est sa façon de me montrer que j’ai moi
aussi de l’importance à ses yeux, quand bien même j’aurais préféré un peu plus d’égards,
de délicatesse. Malgré tout, il y a une logique dans son comportement.
Ce soir-là, lorsque je me glisse sous les draps, je me fais deux promesses. La
première : si je compte autant pour Clarkson, il faut que j’arrête de passer mes journées
à me plaindre. La seconde : plus jamais je ne donnerai à Clarkson Schreave matière à
s’inquiéter comme je l’ai fait ces derniers jours.
Son univers est une tempête déchaînée.
Je vais lui apporter de la stabilité.
9.
— L a rouge, insiste Emon. Vous êtes toujours sublime en rouge.
— Mais ma tenue ne devrait pas être trop voyante. Peut-être quelque chose
de plus subtil, comme du bordeaux.
Cindly me présente une autre robe, à la teinte plus sombre que la première. Je pousse
un soupir de ravissement.
— Celle-là, oui.
Je n’ai pas la flamme que d’autres candidates portent en elles, je ne suis pas une
Deux – mais je commence à penser qu’il existe d’autres façons de briller. J’ai décidé
d’arrêter de m’habiller comme une princesse et de porter des toilettes dignes d’une reine.
Il ne faut pas être un génie pour remarquer qu’il y a une différence entre les deux. Les
Sélectionnées ont reçu des robes à imprimés floraux, aux tissus aériens. Les robes de la
reine marquent plus l’esprit, elles sont pleines d’audace. Si je suis d’une nature plutôt
discrète, je peux faire forte impression sur les autres par le biais de mes vêtements.
Je m’efforce aussi de me tenir différemment. Si on m’avait demandé, il y a encore
quelques semaines, ce qui me semblait le plus pénible, torréfier du café toute la journée
ou se tenir bien droite dix heures d’affilée, j’aurais misé sur la première option. Je n’en
suis plus si sûre à présent.
Ce sont les nuances que j’aimerais maîtriser, toutes ces petites choses insaisissables
qui distinguent les Uniques des autres. Ce soir, pendant le Bulletin, je voudrais me
présenter comme le choix le plus évident. Si les autres le pensent, je finirai par le penser
aussi.
Chaque fois qu’un doute se profile, je pense à Clarkson. Il n’y a pas eu de moment
décisif entre nous, de grande révélation, mais je m’accroche aux détails. Il m’a dit qu’il
m’appréciait. Il m’a demandé de ne pas l’ignorer. Il s’est détourné de moi, c’est vrai,
pourtant il est revenu. Cela suffit pour me donner de l’espoir. Alors je mets ma robe
rouge, j’avale un des cachets prescrits par le Dr Mission et je me prépare à faire de mon
mieux.

Nous ne savons pas vraiment à l’avance si Gavril va nous poser des questions, ou
lancer un débat. Il nous prend toujours par surprise. Je me dis que cela fait partie
intégrante du processus, pour augmenter les chances de trouver une prétendante dotée
d’un solide bon sens. D’où ma déception lorsque le Bulletin s’achève sans que l’une de
nous ait eu la possibilité de s’exprimer. J’espère que d’autres occasions se présenteront.
Tout le monde pousse un soupir de soulagement, tout le monde sauf moi.
Clarkson s’approche, je m’anime soudain. Il vient me voir. Il vient me proposer un
rendez-vous. Je le savais ! Je le savais !
Mais non, il s’arrête devant Madeline et il lui chuchote quelque chose à l’oreille. Elle lui
répond d’un petit rire et d’un hochement de tête enthousiaste. Il lui tend la main et l’aide à
quitter sa chaise, puis il se penche brusquement vers moi et souffle contre ma joue :
— Attendez-moi ce soir.
Et il s’en va sans un regard en arrière. Je suis déjà sur un petit nuage.

— Vous êtes certaine que vous n’avez besoin de rien d’autre, mademoiselle ?
— Oui, Martha, merci. J’ai tout ce qu’il faut.
J’ai baissé les lumières dans ma chambre et j’ai gardé ma robe rouge. J’aurais pu
faire monter quelques pâtisseries, mais je suis à peu près certaine qu’il aura déjà mangé.
Sans que je sache trop pourquoi, j’ai l’impression que ma température interne a
grimpé de plusieurs degrés, comme si ma peau essayait de me dire que cette soirée est
à marquer d’une pierre blanche. Je veux que tout soit parfait.
— Vous m’enverrez chercher, n’est-ce pas ? Vous ne devriez pas rester seule la nuit.
Je serre les mains de Martha dans les miennes.
— Dès que le prince s’en va, je te sonne.
Ma femme de chambre hoche la tête, puis elle me laisse.
Je cours jusqu’à la salle d’eau, je me recoiffe, je me brosse les dents et je défroisse
ma robe. Il faut que je me calme. Je suis sur le qui-vive, presque en panique.
Je m’assieds à ma coiffeuse, je me concentre sur mes doigts, mes paumes, mes
poignets. Les coudes, les épaules, le cou. Je passe tout mon corps en revue, tâchant de
contenir ma nervosité. Bien entendu, tous mes efforts tombent à l’eau à l’instant où
Clarkson frappe à la porte.
Il n’attend pas que je vienne lui ouvrir. Il entre sans plus de cérémonie. Je me mets
debout, j’ai l’intention d’exécuter une révérence mais il y a au fond de ses yeux quelque
chose qui me paralyse. Je le regarde avancer d’un pas nonchalant, le regard braqué sur
moi.
Sans un mot, il approche une main de mon visage, repousse mes cheveux vers
l’arrière puis laisse sa main sous mon menton. Sur ses lèvres flotte l’ébauche d’un sourire.
Alors, il se penche vers moi.
Ce baiser, je l’ai imaginé des centaines de fois. J’étais loin de la réalité.
Il me guide, m’attire vers lui. Mes mains se retrouvent je ne sais comment dans ses
cheveux, je me cramponne de toutes mes forces. Nous ne faisons plus qu’un. Je
m’abandonne totalement, constatant avec joie que nos deux corps s’emboîtent
parfaitement.
C’est cela, la joie. L’amour. Tous ces mots qu’on entend dans les conversations ou
qu’on lit dans les livres, et là… là, je sais ce qu’ils signifient.
Lorsqu’il se détache de moi, toute ma nervosité a disparu. Remplacée par une
sensation que je ne connais pas.
Notre respiration est saccadée, mais cela ne l’empêche pas de me faire un
compliment :
— Vous étiez resplendissante ce soir. Je tenais à vous le dire. Absolument
éblouissante.
Il m’embrasse une dernière fois et s’en va, non sans m’adresser un ultime regard
depuis le seuil.
Je flotte jusqu’à mon lit où je me laisse tomber. J’avais l’intention de sonner Martha
pour qu’elle m’aide à me déshabiller, mais je me sens si belle que je garde ma robe.
10.
L e lendemain ma peau est parcourue de picotements. Le moindre mouvement,
le moindre contact, le moindre courant d’air fait revivre les sensations de la veille
et mes pensées dérivent vers Clarkson chaque fois que cela se produit.
Nos regards se croisent deux fois pendant le petit déjeuner et une expression de
contentement s’affiche sur son visage. J’ai l’impression qu’un secret merveilleux nous lie,
lui et moi.
Même si personne ne sait si les rumeurs concernant Tia étaient vraies, je décide de
considérer son expulsion comme un avertissement et je ne parle à personne de la soirée
d’hier. Cela rend notre baiser d’autant plus sacré, d’une certaine manière, et je chéris son
souvenir comme un trésor.
Le seul problème, c’est que tout moment passé loin de Clarkson est une torture. J’ai
besoin de le revoir, de le toucher à nouveau. À tel point que les heures s’écoulent sans
que je me rappelle à quoi je les occupe. Clarkson m’obsède et je n’attends qu’une chose,
regagner ma chambre et m’habiller pour le dîner, ne tenant que par la promesse de le
retrouver.
Mes trois bonnes sont complètement en phase avec mon état d’esprit et la robe de ce
soir est encore plus belle que celle de la veille. Couleur miel, avec une taille Empire et une
traîne qui froufroute dans mon sillage. Un peu trop extravagante, peut-être, mais je
l’adore.
Je m’installe à ma place attitrée dans la salle à manger et je rougis jusqu’aux oreilles
lorsque Clarkson m’adresse un clin d’œil. Si seulement la pièce était plus éclairée, je
distinguerais mieux son visage. Je suis jalouse des filles qui sont attablées de l’autre côté,
la lumière du jour se déverse par les fenêtres dans leur dos.
— Elle est encore furieuse, marmonne Kelsa dans ma direction.
— Qui ?
— La reine. Regarde-la.
Je jette un coup d’œil vers la table principale. Kelsa a raison. La reine me fait penser
à une Cocotte-Minute. Elle pique une pomme de terre du bout de sa fourchette, l’étudie
puis la jette avec un grand bruit sur son assiette. Plusieurs filles sursautent.
— Je me demande ce qui s’est passé.
— Rien du tout. C’est le genre de personne qui n’est jamais contente. Si le roi l’envoyait
en vacances toutes les deux semaines, ça ne lui suffirait pas. Ce qui la rendrait heureuse,
ce serait de nous voir toutes partir.
Kelsa méprise la reine de tout son cœur. Je la comprends, bien entendu. Et pourtant,
par égard pour Clarkson, je n’arrive pas à détester la souveraine.
— Je me demande comment elle va réagir une fois que Clarkson aura fait son choix.
— Je n’ai même pas envie d’y penser, grommelle Kelsa. C’est la seule chose qui
pourrait me dégoûter d’être princesse.
— À ta place je ne m’inquiéterais pas trop. Le palais est assez grand pour que tu
arrives à l’éviter plusieurs jours de suite si ça te chante.
— Bien vu ! Tu crois qu’ils ont un donjon dans lequel on pourrait l’enfermer ?
Malgré moi, j’éclate de rire. Je sais bien que les dragons, ça n’existe pas, mais la reine
est ce qui se rapproche le plus d’un dragon à Illeá.
Tout arrive si vite que je n’ai pas le temps de réagir. Des objets traversent les
fenêtres et les carreaux volent en éclats. Les Sélectionnées se mettent à pousser des
cris perçants sous une pluie de verre et j’ai l’impression que Nora reçoit quelque chose à
la tête, un des projectiles qui sont passés au travers des vitres. Elle s’écroule sur la table
pendant que ses voisines essaient de comprendre ce qui se passe.
Je scrute l’un des objets qui ont atterri au milieu de la pièce. On dirait une très grande
soupière. Alors que j’essaie de déchiffrer une inscription gravée sur le côté, la soupière la
plus proche de la porte explose, crachant de la fumée.
— Fuyez ! hurle Clarkson. Sortez d’ici !
Le roi attrape la reine par la main et la tire dans le couloir. Je vois deux filles courir
jusqu’au centre de la salle à manger et Clarkson les guide jusqu’à la porte.
En l’espace de quelques secondes la pièce se remplit d’une épaisse fumée noire et,
entre ces émanations et les cris de panique, j’ai du mal à me ressaisir. Du regard je
cherche mes voisines de table. Je ne vois personne.
Elles ont pris la fuite, évidemment. Le gaz finit par m’engloutir. Où est la porte ? Je
prends une profonde inspiration, afin de me calmer, et je réussis seulement à me remplir
les poumons de ces vapeurs peut-être nocives. Je commence à suffoquer. Je soupçonne
cette substance d’être bien pire que la fumée ordinaire. Un jour je me suis approchée
d’un peu trop près d’un feu de joie mais là… là, c’est différent. Mon corps est soudain
accablé de fatigue. Je sais que ce n’est pas normal.
Je panique. Il faut que je reprenne mes repères au plus vite. La table… Si j’arrive à
trouver la table, tout ce qu’il me reste à faire, c’est tourner à droite. Je la cherche donc
à tâtons, toussant, crachant, inspirant ce gaz toxique. Je trébuche et je me cogne, la
table se trouve à un endroit où je ne l’attendais pas. Mais je m’en moque – j’ai réussi. Je
plante par inadvertance mes mains dans une assiette et je fais courir mes paumes sur
toute la longueur du plateau de bois, renversant des verres, heurtant des chaises.
Je ne vais pas m’en sortir.
Je n’arrive pas à respirer et je n’ai plus aucune énergie.
— Amberly !
C’est la voix de Clarkson. Je relève la tête. La fumée est trop dense.
— Amberly !
Je frappe la table de la main en toussant comme une forcenée. Je n’entends plus
Clarkson.
Je frappe à nouveau la table. Rien.
J’essaie une fois encore et ce coup-ci ma main, au lieu d’entrer en contact avec le
bois, atterrit sur une autre main.
Je me jette sur Clarkson et il me traîne à toute vitesse vers la porte.
— Venez, dit-il, la voix rauque.
J’ai l’impression de marcher des heures durant. Enfin, mon épaule percute le cadre de
la porte. Clarkson me tient par la main et me force à avancer alors que je n’ai qu’une
envie, me coucher, dormir.
— Non. Ne restez pas là.
Nous nous enfonçons dans le couloir et j’aperçois là quelques-unes de mes amies,
couchées par terre. Certaines s’étouffent à moitié, au moins deux d’entre elles ont vomi.
Clarkson me pousse un peu plus loin et nous nous effondrons en même temps, inspirant
par à-coups de l’air pur. Cette attaque – parce que c’est une attaque des renégats, j’en
suis certaine – n’a pas duré plus de deux ou trois minutes, mais j’ai l’impression d’avoir
couru un marathon.
Je suis allongée de tout mon poids sur mon bras, qui commence à s’engourdir, mais
changer de position demande trop d’efforts. Clarkson reste immobile lui aussi, même si je
vois son torse se soulever. Quelques secondes plus tard, il se tourne vers moi.
— Tout va bien.
Hors d’haleine, je lui réponds :
— Vous m’avez sauvé la vie. Je vous aime.
Je me suis imaginé cette scène – la scène des aveux – des dizaines, des centaines de
fois, mais jamais dans ce contexte. Je n’ai pas le temps de regretter ma spontanéité : je
m’évanouis tandis que les cris des gardes résonnent dans mes oreilles.

À mon réveil, je sens qu’on a collé quelque chose sur mon visage. Un masque à
oxygène, semblable à celui que j’ai vu la fois où Samantha Rail avait failli mourir dans un
incendie.
Je tourne la tête et je découvre que le bureau de l’infirmière ainsi que la porte se
trouvent juste à côté de moi. Presque tous les lits de l’infirmerie sont occupés. Je n’arrive
pas à voir combien de Sélectionnées se trouvent ici, ce qui m’inquiète un peu – certaines
n’auraient pas survécu à l’attaque ?
J’essaie de m’asseoir. Clarkson m’aperçoit et s’approche de moi. Comme je n’ai pas
trop le vertige et que j’arrive à respirer normalement, je retire le masque. Clarkson
avance d’un pas lent, il se remet à peine des effets du gaz toxique. Il vient prendre place
sur le bord de mon lit et s’adresse à moi d’une voix cassée :
— Comment vous sentez-vous ?
Je me racle la gorge.
— Comment pouvez-vous… comment pouvez-vous tenir autant à moi ? Je n’arrive
pas à croire que vous avez risqué votre vie pour me sauver. Vous auriez pu en trouver
vingt autres comme moi. Vous, vous êtes unique.
Clarkson prend sa main dans la mienne.
— Vous n’êtes pas tout à fait remplaçable, Amberly.
Je ravale mes larmes. L’héritier au trône aurait pu mourir pour moi. Je trouve ça
tellement beau que c’est presque trop lourd à porter.
Le Dr Mission passe devant mon lit.
— Mademoiselle Amberly, heureux de voir que vous avez repris connaissance.
— Comment vont les autres ?
Il échange un regard avec Clarkson. Il s’apprête à mentir, ce qui m’alerte un peu, mais
je me soucierai de cela plus tard.
— Elles récupèrent. Vous avez eu beaucoup de chance. Son Altesse a soustrait cinq
candidates au danger, vous comprise.
— Le prince Clarkson est courageux. C’est vrai, j’ai eu beaucoup de chance.
Là-dessus, je serre la main de Clarkson dans la mienne.
— Certes, répond le Dr Mission, mais permettez-moi de vous demander si ce courage
était opportun.
— Je vous demande pardon ? réplique Clarkson.
— Votre Altesse, vous savez certainement que votre père s’opposerait à ce que vous
consacriez autant de temps à une jeune fille indigne de votre rang.
J’ai l’impression de recevoir une gifle retentissante.
— Les chances qu’elle puisse engendrer un héritier sont négligeables, continue le
médecin. Et vous auriez pu perdre la vie en sauvant la sienne ! Je dois encore parler de
son état au roi, mais j’étais certain que dans votre grande charité vous alliez la renvoyer
chez elle dès que vous seriez au courant. Si cela se prolonge, je vais devoir en informer
le souverain.
Un long silence. Enfin, Clarkson prend la parole :
— Plusieurs des Sélectionnées m’ont confié que vos mains s’étaient attardées un peu
trop longtemps pendant l’examen aujourd’hui, déclare-t-il froidement.
— Que dites-vous là… ? répond le médecin, les yeux plissés.
— Et il me semble que l’une d’elles vous a accusé de lui avoir chuchoté quelques mots
inconvenants à l’oreille ? Cela n’a aucune importance, j’imagine.
— Mais jamais…
— N’essayez pas de nier. Je suis le prince. Nul ne met ma parole en doute. Et si je
prétends, même à demi-mot, que vous avez osé des gestes déplacés envers ces jeunes
femmes, dont l’une va devenir mon épouse, vous pourriez vous retrouver devant un
peloton d’exécution.
Mon cœur bat la chamade. J’aimerais dire à Clarkson d’arrêter, de ne pas menacer
le docteur. Il y a forcément d’autres moyens de régler ce problème. Mais je sais aussi qu’il
vaut mieux que je tienne ma langue.
Le Dr Mission a l’air de plus en plus mal à l’aise. Clarkson poursuit :
— Si votre vie a une quelconque valeur pour vous, je vous suggère de ne pas vous
mêler de la mienne. Suis-je clair ?
— Tout à fait, Votre Altesse, répond le médecin avec une révérence maladroite.
— Excellent. Dites-moi, Mlle Amberly est-elle en bonne santé ? Peut-elle regagner sa
chambre afin de s’y reposer ?
— Je vais demander à une infirmière de prendre sa tension.
Clarkson congédie le Dr Mission, qui s’éloigne à pas précipités.
— Quelle impudence ! s’échauffe Clarkson. C’est à peine croyable. Je devrais me
débarrasser de lui sur-le-champ.
— Non. Non, surtout ne lui faites pas de mal.
— Je voulais dire que j’allais me passer de ses services, précise-t-il avec un sourire,
lui trouver une position ailleurs. Plusieurs gouverneurs aiment s’attacher les services d’un
médecin privé. Contre monnaie sonnante et trébuchante.
Je pousse un soupir de soulagement. Tant que personne n’est condamné à mort.
— Amberly, chuchote le prince. Avant qu’il vous en informe, saviez-vous que vous ne
pourriez peut-être pas avoir d’enfant ?
— Cela m’inquiétait, oui. Il y a des femmes dans ma province qui sont stériles. Mais
mes deux sœurs sont mariées et elles ont des bébés. Il n’y a pas de raison que je n’en aie
pas, moi aussi.
— Ne vous préoccupez pas de cela maintenant. Je viendrai vous voir tout à l’heure. Il
faut qu’on ait une conversation sérieuse.
Il dépose un baiser sur mon front, là, devant tout le monde. Toutes mes craintes
s’envolent.
11.
— J ’ai un secret à te confier.
Clarkson chuchote à mon oreille et j’ouvre les paupières. Tout naturellement, comme si
mon corps n’avait pas été tiré du sommeil. Sa voix est une douce mélodie et je ne connais
pas façon plus agréable de se réveiller.
Je me frotte les yeux et mon regard se pose sur son sourire espiègle.
— Vraiment ?
— Tu veux que je te le dise ? souffle-t-il. Tu vas être la prochaine reine d’Illeá.
Je le dévisage, cherchant le piège. Il a l’air plutôt content de son petit effet.
— Tu veux que je te dise comment je l’ai su ? demande-t-il.
— Bien sûr, réponds-je, toujours incrédule.
— J’espère que tu me pardonneras mes petites manigances, mais cela fait longtemps
que je sais ce que je cherche chez ma future femme. Ce sont tes cheveux qui m’ont
convaincu.
Nous changeons de position dans le lit, afin de nous retrouver face à face.
— Comment ça, mes cheveux ?
— Ils n’avaient aucun défaut quand ils étaient longs. J’ai demandé à plusieurs filles de
se les couper, et tu as été la seule à les avoir raccourcis de plus de cinq centimètres.
Je le fixe du regard, abasourdie. De quoi parle-t-il ?
— Et le soir où je suis venu te chercher pour notre premier tête-à-tête… tu t’en
souviens ? Je suis arrivé tard, je savais que tu serais déjà prête pour dormir. Tu m’as
demandé l’autorisation de te changer et, quand je te l’ai refusée, tu n’as pas bronché. Tu
es venue avec moi, en chemise de nuit et peignoir. Les autres m’ont chassé dans le
couloir, où j’ai dû les attendre pendant qu’elles s’habillaient. Elles on été rapides, je le
reconnais, mais quand même.
J’étudie son explication quelques instants avant d’avouer :
— Je ne comprends toujours pas.
Il se cramponne à mes mains et m’explique :
— Tu as vu mes parents. Ils se font la guerre pour des broutilles. Il n’y a que les
apparences qui comptent pour eux. Et c’est important pour le royaume, c’est vrai, mais ils
s’empêchent d’être sereins, heureux. Si je te demande quelque chose, toi, tu me le donnes
sans protester. Tu n’es pas vaniteuse. Tu es assez sûre de toi pour me placer avant le
soin que tu portes à ton apparence, avant tout le reste. J’ai bien vu comment tu réagis
aux ordres que je te donne. Mais il n’y a pas que ça…
Clarkson prend une profonde inspiration, il baisse la tête, comme s’il rassemblait son
courage puis il poursuit :
— Tu as su garder mes secrets et si tu m’épouses, je peux t’en faire la promesse, il y
en aura d’autres, des dizaines d’autres. Tu ne me juges pas, tu n’as pas l’air d’être
déstabilisée par grand-chose. Tu m’apaises. Et ce que je recherche en priorité, c’est la
paix. Je pense que tu es la seule candidate capable de m’offrir cela.
— La stabilité malgré la tempête ?
Il plonge son regard dans le mien.
— Oui, c’est cela.
— Je serais heureuse de jouer ce rôle pour toi, mais il y a un petit problème.
— Ta caste ?
Ma caste ? Cela m’était complètement sorti de l’esprit.
— Non. Les enfants.
— Oh, ça… Cela n’a aucune importance, répond Clarkson en balayant l’air d’un revers
de main.
— Mais tu dois avoir un héritier.
— Pour quoi faire ? Perpétuer la lignée ? Cela se fera uniquement si tu me donnes un
fils. Imagine que nous n’ayons qu’un enfant, que cet enfant soit une fille. Jamais elle
n’aurait la légitimité pour porter la couronne. Tu ne crois pas qu’il y aurait un plan B ?
— Je veux des enfants, moi.
— Et rien ne t’interdit d’en avoir. À titre personnel, je n’ai aucune sympathie pour les
enfants. Les nourrices sont là pour s’en occuper.
— Et le palais est tellement vaste que tu ne les entendrais jamais pleurnicher.
— C’est vrai. Alors, quoi qu’il arrive, ce n’est pas un souci pour moi.
Il est si calme, si désinvolte que je le crois sur parole et un poids se détache de mes
épaules. Les larmes me montent aux yeux mais je les contiens. Je les réserve pour plus
tard, une fois que je serai seule.
— Le seul problème, poursuit-il, c’est ta caste. Enfin, pas pour moi, pour mon père. Il
me faudra du temps pour trouver un moyen de le convaincre, ce qui implique que la
Sélection pourrait durer plus longtemps que prévu. Mais ne perds pas courage, tu
deviendras ma femme.
Je me mords la lèvre, trop heureuse pour y croire.
— Tu m’appartiendras, à moi et à moi seul. Et je te placerai sur un piédestal, si bien
que tout le monde sera forcé de t’adorer.
— Je ne sais pas quoi dire.
Il m’embrasse brièvement.
— Alors entraîne-toi à dire oui. Quand l’heure viendra, je veux que tu sois prête.
Nous restons blottis l’un contre l’autre, sans parler, un bon moment. Je n’arrive pas à
me convaincre que tout cela m’arrive vraiment. Clarkson a prononcé ces mots que je
rêvais d’entendre un jour : reine, ma femme, adorer. Les rêves que je gardais au fond de
mon cœur sont en train de s’accomplir.
— Tu devrais te rendormir. L’attaque d’aujourd’hui était l’une des plus violentes qu’on
ait jamais eues. Je veux que tu récupères complètement.
— Si tel est ton souhait.
— Bonne nuit, Amberly.
— Bonne nuit, Clarkson.
Il s’en va et je me pelotonne sous ma couette, même si je sais que je serai incapable
de fermer l’œil. Comment dormir avec ce cœur qui galope dans ma poitrine et ces
pensées qui s’entrechoquent sous mon crâne ?
Je me lève et je vais m’asseoir à mon bureau. Écrire, cela va me soulager.
Mon Adele chérie,
Tu sais garder un secret ?
PREMIÈRE PARTIE

J e rabats sur mes épaules les lambeaux de ma robe. Je n’entends plus Carter
et je ne sais pas ce qui me glace le plus les sangs, son silence ou le froid qui règne dans
le cachot. J’ai vécu un véritable cauchemar quand j’ai vu les gardes le passer à tabac
mais ses grognements de douleur avaient au moins un mérite : me signaler qu’il était
encore vivant.
Tremblant comme une feuille, je me recroqueville sur moi-même. Une larme glisse le
long de ma joue et laisse dans son sillage, sur ma peau, une chaleur réconfortante.
C’était un risque. Un risque dont nous avions conscience mais que nous avons pris malgré
tout. Celui de vivre notre amour clandestinement au palais. Un amour que rien n’aurait pu
empêcher.
Je me demande comment les condamnés à mort sont exécutés. Sont-ils pendus ?
Abattus d’une balle en pleine tête ? Ou connaissent-ils une fin encore plus cruelle, encore
plus douloureuse ?
C’est alors qu’une autre peur s’insinue en moi : et si Carter était déjà mort ? Il ne fait
plus aucun bruit. Si seulement ils l’exécutaient avant moi… Je préfère largement le voir
partir en premier plutôt que mourir en sachant que la dernière chose qu’il aura sous les
yeux, c’est mon exécution. Même si, seule dans ce cachot, tout ce que je veux, c’est lui
épargner les souffrances qu’il endure.
Soudain, du bruit dans le couloir. Mon cœur se met à battre la chamade. Ça y est ?
C’est déjà la fin ? Je tâche de contenir mes larmes. Qu’avons-nous fait ? Comment ai-je
pu passer du statut de chouchoute d’Illeá à celui d’ennemie publique numéro un ? Oh,
Carter… Carter, pourquoi ?

Je ne pensais pas que j’étais autant attachée aux apparences. Et pourtant, chaque
jour ou presque après le petit déjeuner, je remontais dans ma chambre pour faire une
petite retouche maquillage avant de gagner le boudoir. C’était absurde, je le savais – je
n’allais pas revoir Maxon avant l’heure du dîner. Et le soir venu, évidemment, je me
repomponnais et je changeais de robe, au cas où.
Mes efforts ne menaient à rien. Maxon restait infailliblement poli et amical mais il n’y
avait pas d’étincelle entre nous, pas comme avec les autres filles. Qu’est-ce qui clochait
chez moi ?
Même si je vivais des moments merveilleux au palais, j’avais l’impression tenace que
les autres candidates – enfin, certaines d’entre elles – avaient trouvé une solution à un
problème qui m’échappait complètement. Avant d’intégrer la Sélection je me trouvais
drôle, jolie, pas trop bête. Depuis que je participais à cette compétition je me sentais
terne, quelconque. J’aurais dû être beaucoup plus attentive à ce que racontaient mes
amies chez moi, dans ma province natale, elles qui n’avaient qu’un seul objectif dans la
vie, trouver un mari le plus rapidement possible et fonder une famille. Elles passaient des
journées entières à parler chiffons, fond de teint et petits copains, alors que j’étais plus
du genre studieuse, à écouter religieusement les leçons de mes professeurs particuliers.
J’étais arrivée à la conclusion que j’avais négligé une leçon importante, justement, et je
me retrouvais parmi les cancres.
N’importe quoi, Marlee. Le secret, c’était de s’accrocher, voilà tout. J’avais appris
par cœur ce que Silvia nous avait expliqué pendant le cours d’histoire quelques jours plus
tôt. J’avais même pris des notes, de peur d’oublier quelque chose. Je voulais
impressionner Maxon par mon intelligence et ma culture. Je voulais aussi qu’il me trouve
belle, d’où ces sempiternelles retouches maquillage.
Est-ce que la reine Amberly se refaisait une beauté après le petit déjeuner ? Ça
m’aurait étonnée : elle était sublime sans le moindre artifice.
Je me suis arrêtée quelques instants dans l’escalier pour vérifier l’état de mon
escarpin. Le talon n’arrêtait pas de se prendre dans les tapis. Comme je n’ai rien
remarqué d’inquiétant, je suis repartie en direction du boudoir, plongée dans mes pensées,
pour analyser ma stratégie. Je voulais vraiment remporter la Sélection. Je n’avais pas
passé beaucoup de temps avec Maxon mais il paraissait gentil et plein d’humour et…
— Ah !
Mon talon a raclé le bord d’une marche et je me suis effondrée sur le sol en marbre.
— Mademoiselle ! Est-ce que ça va ?
J’ai levé la tête, un garde se précipitait vers moi.
— Ne vous inquiétez pas. Tout est intact, à part mon amour-propre, ai-je répondu en
rougissant jusqu’aux oreilles.
— Je ne sais pas comment vous arrivez à marcher avec ces instruments de torture.
C’est un miracle que vous n’ayez pas toutes la cheville foulée.
J’ai lâché un petit rire et le garde m’a offert sa main. En me relevant, j’ai lissé ma
robe et je me suis recoiffée.
— Merci.
— Je vous en prie. Vous êtes certaine que tout va bien ? m’a-t-il demandé d’un air
soucieux.
— J’ai un peu mal à la hanche mais à part ça, rien à signaler.
— Je vais vous conduire à l’infirmerie, pour qu’on vous examine et qu’on s’assure qu’il
n’y a pas de problème.
— Non, je vous assure, c’est inutile.
— Vous voulez bien me rendre service et aller quand même à l’infirmerie ? Je m’en
voudrais toute ma vie si vous vous êtes cassé quelque chose et que je restais les bras
croisés. Et je parie que le prince serait du même avis que moi.
Le garde avait des yeux bleus terriblement convaincants. Et il avait raison, il fallait
bien le reconnaître.
— Très bien, je vais aller à l’infirmerie.
— Parfait, a-t-il répondu avec un grand sourire avant de me cueillir dans ses bras et
de se mettre en marche.
La surprise m’a coupé le souffle et j’ai protesté :
— Ce n’est pas nécessaire du tout.
— Au contraire. Corrigez-moi si je me trompe, mais vous êtes mademoiselle Marlee,
n’est-ce pas ?
— Oui, c’est bien moi.
Son sourire était contagieux.
— J’ai fait de gros efforts pour me souvenir des noms de toutes les Sélectionnées.
Pour être franc avec vous, je n’étais pas la recrue la plus habile au camp de formation
et je me demande encore comment j’ai pu atterrir au palais. Mais je veux m’assurer qu’ils
ne regrettent pas leur décision, alors le moins que je puisse faire, c’est apprendre
quelques prénoms. Comme ça, je sais mettre un nom sur tous ces charmants visages.
J’aimais beaucoup la façon que ce garde avait de s’exprimer. Il donnait l’impression
de raconter une histoire palpitante alors que ses propos n’avaient rien d’exceptionnel.
Ses traits étaient expressifs, sa voix me transmettait son énergie.
— Eh bien, vous pouvez être fier du résultat. Et vous êtes trop dur avec vous-même.
Je suis certaine que si on vous a envoyé ici, ce n’est pas par hasard. Vos supérieurs ont
dû trouver du potentiel en vous.
— Merci pour votre gentillesse. Vous voulez bien me rappeler de quelle province vous
êtes originaire ?
— Du Kent.
— Tiens, moi je viens de la province d’Allens.
— Vraiment ? Allens partage une frontière avec le Kent, au nord de la Caroline. On
peut dire qu’on est voisins, en quelque sorte.
— On peut dire ça, mademoiselle. C’est la première fois que je quitte ma province.
Enfin, la seconde, si je compte le camp d’entraînement.
— Pareil pour moi. C’est plutôt difficile de s’habituer à cette météo.
— J’attends avec impatience l’arrivée de l’automne, mais ça m’étonnerait qu’ici ils
aient le même que chez nous.
— Ça m’étonnerait aussi. J’aime bien l’été, mais ça finit par devenir lassant.
— Lassant, c’est le mot. Vous imaginez Noël en été ? C’est ridicule.
— Un Noël sans neige, pour moi, ce n’est pas possible, ai-je répondu avec un soupir.
Et j’étais sincère. J’aurais voulu que l’hiver dure toute l’année.
— Sans neige, ce n’est pas possible, a répété le garde.
Je ne savais pas pourquoi je souriais autant. Peut-être parce que je me sentais
détendue en sa compagnie. Discuter en tête à tête avec un garçon, ça m’avait toujours
mise mal à l’aise. Je manquais d’habitude, c’est certain, mais j’étais contente de
découvrir que ces choses-là pouvaient me venir naturellement aussi. C’était moins pénible
que je le craignais.
À l’approche de l’infirmerie, il a ralenti le pas.
— Ça vous embêterait de me reposer par terre ? Je n’ai pas envie qu’ils pensent que
j’ai la jambe cassée.
— Mais pas du tout.
Le garde a fait ce que je lui demandais, puis il m’a ouvert la porte. Assise à un
bureau, une infirmière se tournait les pouces.
— Mlle Marlee a chuté dans le couloir. Sûrement rien de méchant, mais il faudrait
vérifier.
L’infirmière s’est levée d’un bond, visiblement ravie d’avoir de quoi s’occuper.
— Oh, mademoiselle Marlee, j’espère que vous ne vous êtes pas fait mal.
— Non, juste un peu à la hanche, c’est tout.
— Je regarde ça tout de suite. Merci mille fois, officier. Vous pouvez retourner à votre
poste.
Le garde l’a saluée de la tête et a tourné les talons. Avant de refermer la porte, il
m’a adressé un clin d’œil et je suis restée plantée là, à sourire comme une andouille.


Le présent me rattrape lorsque j’entends des voix dans le couloir. Les gardiens
saluent quelqu’un, deux mots se détachent : « Votre Altesse ».
Maxon est là.
Je me précipite vers la lucarne grillagée de ma geôle. La porte de la cellule d’en face
– la cellule de Carter – s’ouvre et Maxon se glisse dedans, escorté de deux gardes. Je
tends l’oreille mais seule la voix de Maxon me parvient, étouffée et indistincte. Des
marmonnements lui répondent, c’est Carter, je le sais. Il est réveillé. Il est en vie. Le
soulagement n’arrive pas à chasser le froid qui pénètre jusqu’à mes os.
Au bout de quelques minutes la porte du cachot s’ouvre à nouveau, Maxon en sort et
se dirige vers ma porte à moi. Les geôliers le laissent entrer et referment soigneusement
derrière lui. Au premier regard qu’il pose sur moi, il lance un cri stupéfait.
— Je suis scandalisé, que vous a-t-on fait ?
Et il s’approche de moi en enlevant son manteau dont il me recouvre les épaules.
— Maxon, je regrette tellement.
— Ce sont les gardes qui ont déchiré votre costume ? Ils vous ont fait mal ?
— Je n’ai jamais voulu vous tromper avec un autre. Je n’ai jamais voulu vous blesser.
Maxon prend mon visage entre ses mains.
— Marlee, écoutez-moi. Les gardes vous ont-ils frappée ?
Je réponds non d’un signe de tête.
— L’un d’eux m’a arraché mes ailes quand il m’a poussée dans la cellule, mais c’est
tout.
Maxon pousse un soupir. Il a vraiment bon cœur : il se préoccupe encore de moi alors
même que j’ai été déclarée coupable de trahison.
— Je regrette tellement, répété-je à mi-voix.
— Marlee, je commence tout juste à comprendre qu’il ne sert à rien de résister à
l’amour, répond-il, les mains posées sur mes épaules. Je ne vous jette pas la pierre,
soyez-en sûre.
— Nous avons essayé d’arrêter de nous voir. Je vous le jure. Mais je l’aime. Je
l’épouserais demain… si nous n’étions pas exécutés avant.
C’est à cet instant que j’éclate en sanglots. J’aurais voulu garder ma dignité, accepter
ma punition avec élégance. Mais cela me semble si injuste, j’ai l’impression que ma vie est
gâchée avant même que j’aie pu en profiter un peu.
— Vous n’allez pas être exécutés, déclare alors Maxon.
— Quoi ?
— Vous n’avez pas été condamnés à la peine capitale.
Je me jette dans ses bras.
— Merci ! Merci beaucoup ! Nous ne méritons pas votre clémence !
— Arrêtez ! Ça suffit !
Je recule d’un pas, confuse. Je n’aurais pas dû enfreindre le protocole comme je viens
de le faire.
— Vous n’êtes pas condamnés à mort, mais votre comportement exige une punition. Je
suis navré, Marlee, mais vous serez tous les deux châtiés en place publique demain matin.
À coups de fouet.
Maxon a du mal à me regarder dans les yeux ; on dirait presque qu’il sait déjà à quel
point nous allons souffrir, comme s’il était habitué à la douleur physique.
— J’en suis sincèrement navré, poursuit-il. J’ai essayé de m’y opposer, mais mon père
pense que le palais ne doit pas perdre la face et il n’en démordra pas. Et comme les
images qui vous incriminent ont déjà fait le tour du pays, je ne peux rien faire pour qu’il en
soit autrement.
Je m’éclaircis la voix avant de demander :
— Combien de coups ?
— Quinze. Ils vont s’arranger pour que l’expérience soit beaucoup plus pénible pour
Carter que pour vous, mais de toute façon vous allez l’un et l’autre vivre une véritable
torture. Certaines personnes s’évanouissent, tant la douleur est forte. Je suis terriblement
désolé.
Il a l’air déçu, déçu de n’avoir pas pu nous éviter ce sort. Et moi, ce qui me touche
vraiment, c’est sa gentillesse. Je me redresse, pour lui montrer que j’ai les épaules solides.
— Vous venez ici pour m’offrir ma vie et la vie de l’homme que j’aime et vous me
présentez des excuses ? Je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous avez
fait.
— Vous allez être rétrogradés au rang de Huit. Le châtiment va être diffusé à la
télévision en direct.
— Mais Carter et moi, nous allons finir ensemble, c’est bien ça ?
Maxon confirme de la tête.
— Alors, que demander de plus ? J’accepte les coups de fouet. Et si c’est possible, je
prends ceux de Carter en prime.
— C’est mot pour mot ce qu’il vient de me dire, répond Maxon avec un sourire triste.
Je souris aussi, tandis que des larmes – des larmes de joie cette fois – me voilent les
yeux.
— Cela ne m’étonne pas de lui.
— Depuis quelques jours je me dis que je sais ce que cela signifie, être amoureux, et
ensuite je vous vois, chacun prêt à endurer la souffrance de l’autre, et je me demande si
j’y comprends vraiment quoi que ce soit.
— Vous comprenez, j’en suis certaine. America, en revanche… il va peut-être lui falloir
du temps.
— Vous allez lui manquer. Fut un temps où elle m’encourageait à vous faire la cour.
— Seule une amie sincère pourrait s’effacer ainsi. Mais mon destin ce n’est pas vous,
ni la couronne. J’ai trouvé mon âme sœur.
— Elle m’a dit un jour une chose que je n’oublierai jamais : « Le véritable amour est en
général celui qui présente le plus d’inconvénients. »
— Elle avait raison.
Nous restons muets quelques instants, puis je brise le silence :
— J’ai peur, Maxon.
Il me serre dans ses bras.
— Cela ne durera pas très longtemps. C’est le discours préliminaire qui sera le
moment le plus pénible, mais pensez à autre chose pendant ce temps. Et je vais essayer
de vous obtenir les meilleurs remèdes, ceux qui me sont réservés, pour que vos plaies
cicatrisent plus vite. Pour l’instant, le mieux que vous ayez à faire, c’est dormir. J’ai dit à
Carter de se reposer lui aussi. Reprendre des forces va vous être d’une grande aide.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? Est-ce qu’il va bien ?
— Les gardes l’ont frappé, mais pour l’instant il tient le coup. J’ai un message à vous
transmettre de sa part : il vous aime, et il vous demande de m’obéir en tous points.
— J’aurai une dette éternelle envers vous, Maxon.
Il ne me répond pas. Il me serre contre lui et attend que je me détende. Puis il dépose
un baiser sur mon front.
— Au revoir.
Maxon se détache de moi, me sourit et frappe deux fois à la porte. Un garde vient lui
ouvrir.
Je retourne m’asseoir par terre, je m’appuie au mur et me fais une couverture du
manteau de Maxon. Ensuite je me réfugie dans mes souvenirs…


Jada était en train de me badigeonner la peau de crème, un rituel que j’avais appris à
aimer. Même si elle s’occupait de moi juste après le dîner, alors que j’étais très loin
d’avoir sommeil, c’était le signal que la journée était terminée, que je pouvais enfin me
laisser aller.
Cette journée avait été particulièrement pénible. En plus de me retrouver avec un gros
bleu sur la hanche et une poche de glace à appliquer dessus sur les ordres de l’infirmière,
j’avais passé un mauvais moment pendant le Bulletin. C’était pendant cette émission que
nous avions été présentées officiellement au public et Gavril nous avait bombardées de
questions. « Qu’est-ce que vous pensez du prince, est-ce que votre famille vous manque,
est-ce que vous vous entendez bien… » J’avais la voix stridente, je donnais l’impression
de piailler comme un oiseau. La nervosité. À chaque réponse ma voix montait d’une
octave. Silvia allait forcément me remonter les bretelles.
Bien sûr, je ne pouvais pas m’empêcher de comparer ma prestation à celle des
autres filles. Tiny avait été catastrophique du début à la fin, ce qui me rassurait un peu.
Difficile pourtant de dire laquelle avait surpassé ses concurrentes. Bariel était très à
l’aise devant la caméra, Kriss aussi. Cela ne me surprendrait pas qu’elles intègrent
toutes les deux l’Élite.
America avait émerveillé tout le monde, elle aussi. Rien d’étonnant à cela. Pourtant, en
la regardant, je m’étais rendu compte que je n’avais jamais eu d’amies qui appartenaient
à une caste inférieure à la mienne et j’avais eu la sensation d’être une vraie snob. Depuis
mon arrivée au palais, America était ma confidente, mon amie la plus proche – et j’étais
ravie de la voir briller de mille feux.
Bien entendu, l’important pour Maxon était de ne pas tomber dans les filets que
Celeste lui tendait. J’avais du mal à me remettre du fait qu’elle avait déchiré la robe
d’America. Et savoir qu’elle s’en était sortie sans même une réprimande, cela m’avait
aussi sapé le moral. Personne n’oserait se plaindre à Maxon, ce qui laisserait Celeste
libre de continuer à nous torturer. Je comprenais sa rage de vaincre – on voulait toutes
gagner, bien sûr – mais elle dépassait les bornes. Je la trouvais insupportable.
Jada me massait le cou et Celeste a commencé à disparaître à l’arrière-plan, tout
comme ma voix suraiguë, mes courbatures – je me forçais pendant la journée à me tenir
bien droite – et tous mes autres soucis.
Quand on a frappé à la porte je me suis dit que c’était peut-être Maxon, même si je
savais que je me faisais des illusions. Sûrement America, qui venait prendre le thé sur
mon balcon, ou proposer une promenade dans les jardins.
Lorsque Nina est allée ouvrir, c’est le garde que j’avais croisé tout à l’heure qui se
tenait sur le seuil. Il a risqué un coup par-dessus l’épaule de Nina, comme si l’étiquette en
vigueur au palais ne s’appliquait pas à lui.
— Mademoiselle Marlee ! Je suis venu vous voir !
Il avait l’air tellement content que j’ai lâché un petit gloussement. J’ai quitté ma
coiffeuse pour aller le rejoindre près de la porte.
— Entrez donc. Asseyez-vous. Je vais demander à mes femmes de chambre de nous
apporter du thé.
— Je ne veux pas vous retenir trop longtemps. Je venais simplement m’assurer que
vous êtes bien en un seul morceau après cette chute.
Je pensais qu’il gardait les mains derrière le dos pour respecter un semblant de
bienséance, mais en réalité il cachait un bouquet de fleurs qu’il m’a présenté avec un
grand geste théâtral.
— Oh ! Merci !
— Ce n’est pas grand-chose. Je suis ami avec l’un des jardiniers, il est allé les cueillir
pour moi.
Nina s’est approchée avec sa discrétion habituelle.
— Souhaitez-vous que je les mette dans un vase, mademoiselle ?
— S’il vous plaît, ai-je répondu en lui confiant le bouquet avant de me tourner vers le
garde. Sachez que tout va très bien. Un petit bleu, mais rien de grave. Et j’ai retenu une
leçon précieuse sur les escarpins.
— Les bottines que vous portez maintenant sont-elles plus confortables ?
— Tout à fait. J’ai l’intention de les intégrer beaucoup plus souvent à mes tenues.
— Si ça se trouve, elles vont révolutionner la mode au palais ! Et je pourrai dire que je
vous ai connue avant cette petite révolution.
Il a ri de sa propre plaisanterie et nous sommes restés face à face, tout sourire.
J’avais l’impression qu’il n’avait pas envie de partir… et je n’avais pas non plus envie qu’il
parte. Son sourire était très chaleureux et cela faisait très longtemps que je ne m’étais
sentie aussi bien avec quelqu’un.
Malheureusement, il a pris conscience qu’il avait dépassé certaines limites et il m’a
saluée d’une révérence rapide.
— Je ferais mieux d’y aller. Une longue journée m’attend demain.
— Dans un certain sens, moi aussi.
— J’espère que vous allez vous remettre complètement et je suis certain que nous
allons nous recroiser.
— Oui, c’est sûr. Et merci pour votre aide, officier… (j’ai regardé son insigne)
Woodwork.
— Ce n’est rien, mademoiselle Marlee, a-t-il répondu.
Puis il m’a saluée à nouveau et il a disparu dans le couloir.
Shea a refermé la porte derrière lui.
— Comme il est gentil, a commenté Jada, d’être venu prendre de vos nouvelles.
— C’est vrai, a renchéri Shea. Parfois les gardes sont des personnages vraiment
odieux, mais les dernières recrues m’ont l’air très bien.
— Celui-là semble en effet très compétent. Je devrais signaler son attitude au prince
Maxon. Ce serait une bonne idée de le récompenser pour son geste.
Même si je n’étais pas fatiguée, je me suis glissée dans mon lit. La nuit, il n’y avait plus
qu’une seule femme de chambre qui restait à mes côtés, c’était le seul moment où je
pouvais savourer un peu de solitude. Nina est revenue avec un vase bleu dont la couleur
mettait en valeur le jaune des fleurs.
— Pose-les sur la table de chevet, s’il te plaît.
Les yeux fixés sur le bouquet, j’ai senti un sourire étirer mes lèvres. Même si je venais
de suggérer le contraire, je savais que jamais je ne parlerais de l’officier Woodwork en
présence du prince. Je n’aurais pas pu dire pourquoi mais je savais que ce serait mon
petit secret.


La porte du cachot grince sur ses gonds et je me réveille en sursaut. Je me mets
debout instantanément et je m’emmitoufle dans le manteau de Maxon.
Un garde fait son entrée, il ne prend même pas la peine de me regarder dans les yeux.
— Tendez les bras.
Habituée au fait que tout le monde me donne du « mademoiselle », je ne comprends
pas tout de suite que c’est à moi qu’il s’adresse. Heureusement, il n’a pas l’air de vouloir
me punir pour ma lenteur. Je tends les bras devant moi, il les attache à une lourde chaîne
qui m’entraîne vers l’avant. Je courbe le dos.
— Avancez, ordonne-t-il.
Je le suis dans le couloir. Carter s’y trouve aussi, sous bonne garde, et il fait peine à
voir. Ses vêtements sont encore plus sales que les miens, il semble avoir du mal à tenir
debout. À l’instant où il m’aperçoit, un sourire éclaire son visage. Une croûte éclate sur ses
lèvres et il se met à saigner. Je lui réponds d’un sourire, puis les gardes nous entraînent
vers un escalier tout au bout du couloir.
Je sais que le palais foisonne de passages secrets, nous les empruntons souvent pour
rallier les refuges pendant les attaques des Renégats. Hier soir on nous a conduits à nos
cachots par une porte qui donnait l’impression d’être celle d’une simple armoire et c’est
par le même chemin que nous montons à présent au rez-de-chaussée.
Une fois arrivés à l’étage supérieur, le garde qui est à la tête du groupe se retourne
et aboie un ordre dans notre direction :
— Ne bougez pas !
Avec Carter, je reste figée derrière la porte entrebâillée, le cœur battant.
— Je suis désolé pour tout, chuchote-t-il.
Je lève les yeux vers lui et, au-delà de sa lèvre ensanglantée et de ses cheveux en
bataille, je vois le garçon qui a insisté pour m’emmener à l’infirmerie, le garçon qui m’a
apporté des fleurs.
— Pas moi, je réponds d’une voix ferme.
En une fraction de seconde, je revis dans ma tête tout ce que nous avons vécu
ensemble. Tous ces moments volés. Toutes ces fois où nos regards se sont croisés
furtivement ; où je suis restée dans une pièce avec l’espoir de le voir quelques instants ;
où il m’a adressé un clin d’œil sur le chemin du dîner ; où j’ai laissé échapper un petit rire
en l’apercevant dans le couloir. Notre relation s’est forgée autour de notre vie au palais,
faite de responsabilités et de contraintes, et je sais que j’ai profité au maximum du mois
qui vient de s’écouler, je pourrais mourir heureuse. Mourir le cœur rempli d’amour. Trop
d’amour pour laisser de la place au regret.
— Ça va aller, Marlee, me promet Carter. Quoi qu’il arrive aujourd’hui, tu pourras
compter sur moi.
— Toi aussi, tu pourras compter sur moi.
Il veut m’embrasser, les gardes l’en empêchent.
— Ça suffit ! aboie l’un d’eux.
Enfin la porte s’ouvre et Carter est poussé dans la lumière. Le soleil du matin se
déverse par les fenêtres et je dois baisser la tête pour ne pas être aveuglée. Mais cette
lumière a beau me désorienter, ce n’est rien à côté des cris assourdissants de la foule
qui s’impatiente. Nous nous retrouvons dehors, sur une immense place. Les yeux plissés, je
remarque que des gradins ont été installés pour les spectateurs. Mon cœur se brise
quand je constate qu’America et May sont au premier rang. Un garde me tire brutalement
par le bras, je lève la tête et je cherche mes parents du regard. Faites qu’ils soient déjà
partis.
Mais non, ils sont bien là, assis côte à côte.
Je sais que jamais Maxon n’aurait voulu qu’ils assistent à un pareil spectacle. Je sais
qui a eu cette idée horrible et, malgré mes efforts, une étincelle de haine vient embraser
mon cœur un instant. Le roi…
Soudain on m’arrache le manteau de Maxon des épaules, on me force à m’agenouiller
devant un bloc de bois, on m’enlève mes chaînes et on m’attache les mains au billot par
des sangles en cuir.
— Un crime passible de la peine de mort ! hurle quelqu’un. Mais dans sa mansuétude, le
prince Maxon va accorder sa grâce à ces deux traîtres. Longue vie au prince Maxon !
Les sangles qui me lacèrent les poignets me ramènent à la réalité. La peur jaillit en
moi et je pleure à chaudes larmes, regardant mes mains, tâchant de graver leur image
dans ma mémoire. Puis je me tourne vers Carter.
Il est attaché à une structure en bois et doit se tordre le cou s’il veut me voir. Je
concentre toute mon attention sur lui. Je ne suis pas seule. Je l’ai lui, il m’a moi. La douleur
finira par passer et je pourrai vivre ma vie à ses côtés. Mon amour, pour toujours.
Même si je tremble de peur, je suis aussi étrangement fière de moi. Non que je me
vante de recevoir des coups de fouet parce que je suis tombée amoureuse, mais je me
rends compte que certains ne sauront jamais ce que cela veut dire, avoir quelqu’un. Moi
si. J’ai trouvé l’homme de ma vie. Et pour lui, je ferais n’importe quoi.
— Je t’aime, Marlee. On va s’en sortir, me dit Carter, dont la voix me parvient malgré
les rugissements de la foule. Tout va bien se passer, je te le jure.
La gorge sèche, je n’arrive pas à prononcer un mot. Je hoche la tête, pour lui faire
comprendre que j’ai bien entendu.
— Marlee Tames et Carter Woodwork ! À partir de cet instant vous êtes tous les deux
déclassés. Vous êtes désormais des sans-grade. Vous êtes des Huit !
La foule lance des hourras, savourant notre humiliation.
— Et pour reproduire la honte et la douleur que vous avez infligées à Sa Majesté,
vous recevrez en public quinze coups de fouet. Que vos cicatrices vous rappellent
éternellement les péchés que vous avez commis !
L’orateur s’écarte d’un pas et, les bras levés, invite le public à applaudir. Les hommes
masqués qui nous ont attachés, Carter et moi, vont récupérer deux longues, deux
immenses baguettes dans un seau. Finis, les discours, place au spectacle.
Tandis qu’ils fouettent l’air de leurs baguettes pour les assouplir, je détourne les yeux.
Carter respire profondément, puis il avale sa salive et fixe à nouveau son regard sur moi.
Une fois encore mon cœur déborde d’amour. Le châtiment sera bien pire pour lui – il
risque même de ne plus pouvoir marcher quelques jours – mais il s’inquiète d’abord pour
moi.
Je ne suis pas du tout prête à ce qui arrive, alors la douleur m’arrache un cri avant de
refluer, et je dois me rappeler que tout cela n’est qu’un mauvais moment à passer. Tout
d’un coup, ma peau se met à brûler. La brûlure devient presque insoutenable et…
— Deux !
Pas de doute, ce sont des professionnels. Alors que la douleur atteint son paroxysme,
une nouvelle vague arrive. Je pousse un autre cri, mes mains tremblent tellement la
sensation est atroce.
— On va s’en sortir ! s’écrie Carter.
— Trois !
Je décide de serrer les poings, pensant que cela va me faciliter les choses. Erreur : la
peau tire et ça fait mille fois plus mal. Je lâche un cri étrange, qui provient du fond de ma
gorge.
— Quatre !
Est-ce que c’est du sang ?
— Cinq !
Oui, c’est du sang.
— C’est bientôt fini, me promet Carter d’une voix faible.
— Six !
Je ne vais pas y arriver. Je ne vais pas tenir. Impossible de supporter une douleur
pareille. C’est la mort assurée.
— Je… t’aime.
J’attends le coup suivant, mais j’entends quelqu’un hurler mon nom – on dirait qu’on
vient à mon secours. J’essaie de tourner la tête, je le regrette aussitôt.
— Sept !
La surprise me fait pousser un hurlement. Mes mains sont transformées en masses de
chair sanguinolentes et, tandis que le fouet s’abat encore une fois, mon corps renonce et
tout devient noir autour de moi…


Il n’y avait pas un chat dans les couloirs. Il ne restait plus que six Sélectionnées et le
palais commençait à être trop grand. Et trop petit, en même temps. Comment la reine
Amberly arrivait-elle à vivre ainsi ? Quelle solitude. Parfois le silence était si pesant que
j’avais envie de hurler.
J’ai entendu un rire joyeux et, lorsque je me suis retournée, j’ai aperçu America et
Maxon dans le jardin. Lui les mains jointes dans le dos, elle marchant à reculons. Elle
faisait de grands gestes, comme si elle racontait une histoire, et Maxon riait, les yeux
plissés. On aurait dit qu’il se faisait violence pour ne pas se précipiter sur elle et la serrer
dans ses bras. J’admirais sa patience, tout en étant ravie de voir qu’il avait fait le
meilleur choix possible. Peut-être que j’aurais dû en vouloir à America, mais ce n’était pas
le cas. Ils étaient parfaitement assortis. Maxon tempérait par son tempérament posé les
émotions qui tourbillonnaient en elle ; elle apportait de la légèreté à son sérieux.
J’ai continué à les observer et je me suis rappelé qu’il n’y avait pas si longtemps, à ce
même endroit, j’avais failli avouer à mon amie les sentiments que j’avais pour Carter.
J’avais malgré tout tenu ma langue. Même si je n’avais pas les idées claires, je savais
qu’il valait mieux que personne ne soit au courant.
— Quelle belle journée.
J’ai reconnu aussitôt sa voix. J’ai sursauté, j’ai rougi, mon cœur s’est mis à galoper
dans ma poitrine et je me suis liquéfiée sur place quand ses lèvres ont esquissé un demi-
sourire.
— Très belle. Comment allez-vous ?
— Bien, a-t-il répondu, les sourcils froncés.
— Un problème ?
Il a réfléchi quelques instants, puis il a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule pour
vérifier que nous étions bien seuls.
— Y a-t-il un moment aujourd’hui où vos femmes de chambre ne seront pas là ? Où je
pourrais peut-être venir vous parler ?
Mon pauvre cœur battait si fort que j’étais certaine que tout le palais pouvait
l’entendre.
— Oui. Elles partent déjeuner vers une heure.
— Je passerai un peu après une heure alors.
Il s’est éloigné, une expression triste sur le visage. Peut-être que j’aurais dû sur le
moment me montrer plus attentive, être plus à l’écoute. Mais je n’avais qu’une chose en
tête, le plaisir de pouvoir le revoir si vite.
J’ai regardé à nouveau dehors. Maxon et America se promenaient toujours. Ils
marchaient côte à côte à présent et elle tenait une fleur à la main qu’elle balançait
d’avant en arrière. Maxon a esquissé un geste, il voulait lui entourer la taille de son bras, il
a hésité puis il a joint à nouveau les mains derrière son dos, renonçant à son idée.
J’ai poussé un soupir. Tôt ou tard ils allaient se trouver. Et je ne savais pas s’il fallait
que je m’en réjouisse. Je n’étais pas prête à quitter le palais. Pas encore.

J’ai à peine touché à mon déjeuner. Trop nerveuse. Et même si j’ai essayé de ne pas
exagérer, j’ai vérifié rapidement mon reflet dans tous les miroirs devant lesquels je suis
passée. Les yeux de la Marlee que j’y ai vue étaient écarquillés et elle rayonnait,
littéralement. Elle se tenait même différemment. Elle n’était plus la même. Je n’étais plus
la même.
Je pensais que le départ de mes femmes de chambre m’aiderait à me détendre, mais
l’angoisse n’a fait que monter. Que voulait-il me dire ? Pour quelle raison ? Est-ce que ça
avait un rapport avec moi ?
Je n’aurais pas dû laisser la porte ouverte, parce que je suis sûre qu’il m’a regardée
faire les cent pas dans la chambre avant de s’éclaircir la voix.
— Officier Woodwork !
— Bonjour, mademoiselle Marlee. Je vous dérange ?
Il est entré dans ma chambre d’un pas hésitant.
— Pas du tout. Mes femmes de chambre viennent de partir, elles ne reviendront pas
avant une heure. Asseyez-vous donc.
— Ce ne serait pas une bonne idée, mademoiselle. Il vaut mieux que je vous dise ce
que j’ai à dire sans m’attarder.
— Très bien.
J’avais construit un espoir fragile autour de ce rendez-vous et maintenant… eh bien,
maintenant, je ne savais plus à quoi m’attendre.
J’ai vu qu’il était mal à l’aise, très mal à l’aise, et cela m’a gênée à mon tour. Je m’en
suis voulu de le mettre dans cet état-là.
— Officier Woodwork, dites-moi ce qui vous tracasse. Vous n’avez pas à être si
nerveux.
— Vous voyez, ce sont ces choses-là, m’a-t-il dit dans un soupir.
— Pardon ?
— La vie est injuste. Je ne vous en veux pas à vous personnellement. En fait, je voulais
venir ici pour assumer ma part de responsabilité et vous demander pardon.
— Je ne comprends toujours pas.
— Je crois que je vous dois des excuses. Depuis que je vous ai rencontrée, j’essaie de
vous croiser aussi souvent que possible dans les couloirs, de provoquer la chance.
J’ai essayé de réprimer un sourire. C’était exactement ce que je faisais de mon côté.
— Nos conversations, ce sont les seuls moments heureux que j’aie vécus au palais.
Vous entendre rire ou raconter votre journée, discuter avec vous d’un sujet auquel on ne
comprend pas grand-chose, ni vous ni moi, eh bien… ce sont de sacrés souvenirs.
Il a ébauché son fameux sourire en coin et j’ai lâché un petit rire en repensant à ces
discussions. Elles étaient toujours trop brèves. C’était un vrai plaisir pour moi d’échanger
avec lui.
— Moi aussi, ça me fait très plaisir, je le reconnais.
Son sourire s’est effacé.
— Je pense que c’est pour cela qu’il faut qu’on arrête de se voir, a-t-il asséné.
J’ai eu la sensation de prendre un coup de poing en plein estomac.
— Je crois que je suis allé trop loin. J’avais l’intention de rester ami avec vous,
strictement ami, mais plus je vous vois, plus je dois me cacher. Et si je me cache, c’est que
je prends la mauvaise route.
J’ai ravalé mes larmes. Depuis le tout premier jour, moi aussi, je me cachais la vérité.
— C’est à lui que vous appartenez, a-t-il poursuivi, les yeux braqués au sol. Je sais
que le peuple vous adore et c’est normal. La famille royale va forcément prendre les
sondages en compte avant que le prince n’arrête son choix. Si je continue à discuter
avec vous dans les couloirs à voix basse, est-ce une trahison envers la couronne ? Oui,
c’est ce que je pense.
— Vous avez raison. Je suis venue pour le prince, et j’ai promis de lui être fidèle ; et si
ce qui se passe entre nous dépasse l’amitié, alors il faut cesser de nous voir.
Nous sommes restés plantés là, penauds. J’avais du mal à respirer. J’avais espéré
que cette conversation partirait dans une tout autre direction.
— Je ne comprends pas pourquoi cela me fait autant de peine.
— Je ne comprends pas non plus.
À ce moment-là, j’ai su. J’ai su qu’il ressentait la même chose que moi. Ce n’était peut-
être pas ce qui était prévu au départ, mais comment fermer les yeux à présent ? Et si
Maxon jetait son dévolu sur moi ? Cela m’obligerait à accepter d’être sa femme ! Et si je
restais coincée au palais, liée éternellement à un homme qui n’était pas celui que
j’aimais ?
Hors de question.
Hors de question de passer à côté de mon destin.
Jetant aux orties l’étiquette, j’ai couru jusqu’à la porte, je l’ai fermée, je me suis jetée
sur Carter et je l’ai embrassé à pleine bouche.
Il a eu une hésitation d’un millième de seconde puis il m’a serrée contre lui, de toutes
ses forces, comme si j’étais une bouteille d’oxygène. Lorsque je me suis décollée, il a
secoué la tête, sa façon à lui de me réprimander.
— J’ai perdu cette guerre. Désormais, pas de retraite possible.
Ses paroles pleines de regret étaient démenties par le sourire qui s’affichait sur son
visage. Il était heureux, et moi aussi.
— Je ne peux pas vivre sans toi, Carter, ai-je dit en passant au tutoiement et en
l’appelant par ce prénom qu’il ne m’avait confié que quelques jours plus tôt.
— C’est dangereux. Tu en as conscience, j’espère ? Cela pourrait signer notre arrêt
de mort à l’un comme à l’autre.
Les yeux fermés, j’ai hoché la tête et des larmes ont roulé sur mes joues. Sans son
amour, j’étais morte de toute façon.


Des gémissements me réveillent. L’espace d’un instant, je ne sais pas où je me trouve.
Puis tout me revient d’un coup. La fête d’Halloween. Les coups de fouet, Carter…
La pièce est plongée dans la pénombre et, d’un regard circulaire, je constate qu’elle
est à peine assez grande pour contenir les paillasses sur lesquelles lui et moi sommes
étendus. J’essaie de me redresser et la douleur me fait pousser un cri. Je me demande
combien de temps je ne pourrai pas me servir de mes mains.
— Marlee ? lance Carter, couché sur le ventre.
Je me tourne vers lui.
— Je suis là. Tout va bien. J’ai simplement essayé de m’appuyer sur mes mains pour
me mettre debout.
— Oh, mon ange, je suis désolé, dit-il d’une voix rauque.
— Comment tu te sens ?
— Je suis en vie, plaisante-t-il. Mais dès que je bouge, ça fait un mal de chien.
— Je peux t’aider ?
Je me mets lentement debout et je l’observe. La partie inférieure de son corps est
recouverte d’un drap et je ne sais absolument pas quoi faire pour apaiser sa douleur.
Soudain, je repère dans un coin de la pièce une table sur laquelle sont posés des fioles,
des comprimés et des pansements et je m’en approche en clopinant.
Sur la table, un petit mot. Il n’y a pas de signature, mais je reconnais l’écriture de
Maxon.

À votre réveil, changez vos pansements. Utilisez l’onguent contenu dans les fioles.
Appliquez-le sur la peau à l’aide des carrés de coton, cela évitera les infections, et ne
serrez pas trop les bandages. Les pilules vous seront utiles également. Ensuite, reposez-
vous. N’essayez pas de quitter cette pièce.

— Carter, j’ai des remèdes pour nous.
Je dévisse avec mille précautions le bouchon d’une des fioles. Le parfum qui en
émane me rappelle fortement l’aloe vera.
— Lesquels ?
— Il y a des pansements, et une liste d’instructions.
Comment vais-je m’en sortir avec les deux mains bandées ?
— Je vais t’aider, propose Carter, qui semble lire dans mes pensées.
— Ça ne va pas être facile.
— Je n’ai jamais dit que ce serait facile… ce n’est pas exactement comme cela que
j’avais imaginé la première fois où tu me verrais nu.
J’éclate de rire. Et je retombe éperdument amoureuse. En moins d’une journée j’ai vécu
ce qu’il y a de pire, des coups de fouet en place publique, une mise au ban de la société
et un exil imminent. Et pourtant, je ris.
Quelle princesse pourrait en dire autant ?


Impossible de dire combien d’heures se sont écoulées depuis notre réveil mais nous
nous sommes faits aussi discrets que possible. Je suis assise à côté de Carter, je passe
mes doigts dans ses cheveux coupés ras.
— Tu as pensé à l’endroit où ils pourraient nous exiler ? me demande-t-il.
— Si on m’offre le choix, je préfère une région où il fait très chaud, plutôt qu’une région
très froide.
— J’ai l’intuition qu’ils ne vont pas nous envoyer dans une zone tempérée.
— Ça me fait peur de ne plus avoir de maison.
— Tu n’as pas à avoir peur. Je ne suis peut-être pas bon à grand-chose pour le
moment mais je peux largement prendre soin de nous. Je sais même construire un igloo, le
cas échéant.
— Un igloo ?
— Je te construirai le plus joli des igloos, Marlee. Tout le monde en sera très jaloux.
Je fais pleuvoir des baisers sur son front.
— Tu n’es pas bon à rien. Ce n’est pas comme si…
À cet instant, la porte s’ouvre avec un grincement. Trois personnes font leur entrée,
toutes vêtues de capes brunes, le visage dissimulé par une capuche. Qu’est-ce qui se
passe encore ?
L’un des nouveaux venus retire sa capuche et révèle son visage. Maxon. Je saute sur
mes pieds et je le prends dans mes bras en poussant un petit cri de douleur.
— Ça va s’arranger, me promet-il. Le baume que je vous ai fait livrer est très
efficace et toi, Carter, tu devrais réussir à marcher d’ici peu. Tu cicatriseras beaucoup
plus vite que d’autres qui ne bénéficient pas du même traitement.
Maxon se tourne ensuite vers les deux personnes qui l’accompagnent.
— Je vous présente Juan Diego et Abril. Jusqu’à aujourd’hui ils ont travaillé au palais.
Vous allez prendre leur place. Marlee, si Abril et vous voulez bien aller dans un coin de la
pièce, ces messieurs et moi-même allons détourner le regard pendant que vous échangez
vos tenues. Tenez, dit-il en me tendant une cape très semblable à celle d’Abril. Cela vous
permettra d’avoir un peu d’intimité.
J’étudie le visage timide de la jeune fille. Nous nous réfugions dans un coin, elle retire
sa jupe et elle m’aide à l’enfiler. À mon tour je me déshabille et je lui donne ma robe.
— Carter, il va falloir que vous mettiez un pantalon, dit Maxon. Nous allons vous aider
à tenir debout.
Je garde le regard fixé droit devant moi, en essayant de ne pas me soucier des bruits
que fait Carter.
— Merci, je chuchote à l’adresse d’Abril.
— C’est le prince qui a eu cette idée. Quand il a découvert où vous seriez exilés, il a
passé toute la journée à compulser des dossiers et à chercher quels domestiques étaient
originaires du Panama. Nous sommes venus travailler au palais pour nourrir notre famille.
Aujourd’hui, nous rentrons chez nous.
— Le Panama. On se demandait à quelle sauce on serait mangés.
— C’était cruel de la part du roi de vous exiler là-bas, en plus du reste.
— Comment ça ?
Abril jette un coup d’œil par-dessus son épaule, pour s’assurer que le prince n’écoute
pas.
— J’ai grandi là-bas, je suis une Six, et la vie y est dure. Les Huit ? Les gens les tuent
parfois pour s’amuser.
— Quoi ?
— Tous les deux ou trois mois on trouve un mendiant qui faisait la manche mort sur un
bout de trottoir. Personne ne sait qui peut faire ça. D’autres Huit, peut-être ? Les Deux et
les Trois qui ont de l’argent plein les poches ? Des Renégats ? Toujours est-il que ça
arrive de temps en temps. Vous auriez pu finir comme ça.
— Tenez, accrochez-vous à mon bras, propose Maxon. Et je me retourne pour voir
Carter s’appuyer au prince, déjà caché sous sa cape.
— Très bien. Abril, Juan Diego, les gardes ne devraient pas tarder à arriver. Prenez
les pansements et marchez comme si vous aviez mal. Je crois qu’ils ont l’intention de
vous mettre dans un bus. Ne levez surtout pas la tête. Personne ne va vous regarder de
trop près. Vous êtes censés être des Huit. Personne ne va vous prêter attention.
— Merci, Votre Altesse, dit Juan Diego. Je ne pensais pas revoir notre mère un jour.
— Merci à vous, répond Maxon. Vous leur sauvez la vie en acceptant de quitter le
palais. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour eux.
Je regarde Abril une dernière fois.
— Très bien, ajoute Maxon en rabattant sa capuche sur son visage. Allons-y.
Et il nous conduit dans le couloir en soutenant Carter du mieux qu’il peut. Je lui
chuchote :
— Est-ce que les gens vont soupçonner quelque chose ?
— Je ne pense pas. Les domestiques qui se trouvent au bas de l’échelle, comme les
commis de cuisine ou les femmes de ménage, ne doivent pas se montrer aux étages
supérieurs. S’ils ne peuvent faire autrement, ils portent cette tenue passe-partout. Tous
ceux qui nous croiseront vont penser que nous venons de finir telle ou telle corvée et que
nous regagnons nos chambres.
Maxon nous entraîne dans un escalier menant à un étroit couloir. Il pousse une porte
qui ressemble à des dizaines d’autres.
— Entrez ici.
Nous le suivons dans une pièce exiguë. Un lit dans un coin, une toute petite table de
chevet. Une jatte remplie de lait et une miche de pain nous attendent et mon estomac se
met à gargouiller. Par terre un tapis, quelques étagères fixées au mur.
— Je sais que ce n’est pas grand-chose, mais vous serez en sécurité ici. Je suis navré
de n’avoir rien de mieux à vous offrir.
— Vous nous présentez des excuses ? proteste Carter. Il y a encore peu de temps
nous devions être exécutés mais nous sommes en vie, ensemble, et nous avons un foyer.
Je sais qu’en théorie je vous ai trahi, je m’en rends bien compte, mais vous avez mon plus
total respect.
— Je le sais.
— Tant mieux. Vous ne trouverez pas plus loyal que moi parmi vos hommes, soyez-en
certain.
Carter conclut sa tirade par une grimace et il s’effondre dans les bras de Maxon.
— On va le mettre au lit, me dit le prince.
Il m’aide à le coucher. Carter occupe presque tout le lit, je vais devoir dormir sur le
tapis.
— Une infirmière passera vous voir demain matin. Reposez-vous quelques jours et ne
sortez pas de cette chambre. D’ici une petite semaine, je vous ferai mettre sur la liste
officielle des domestiques et un responsable va vous donner vos premières corvées. Je
ne sais pas précisément quelles seront vos nouvelles fonctions mais je compte sur vous
pour faire de votre mieux.
« Je vous rendrai visite aussi souvent que possible. Pour l’instant, personne n’est au
courant. Ni les gardes, ni les membres de l’Élite, pas même vos familles. Vous ne serez en
contact qu’avec un groupe restreint de domestiques et les chances qu’ils vous
reconnaissent sont minces. À partir de ce jour, vous vous appelez Mallory et Carson.
C’est la seule façon dont je peux vous protéger.
— Vous avez tout prévu. Merci.
— J’aurais voulu en faire plus. Je vais essayer d’aller récupérer certaines de vos
affaires personnelles. Avez-vous besoin de quelque chose de précis ? Si la demande
n’est pas trop extravagante, je vous promets de faire de mon mieux pour y accéder.
— Simplement une chose, dit Carter. Pouvez-vous nous trouver un prêtre ?
Il me faut une bonne seconde pour comprendre ce que cette question implique. Alors,
des larmes de joie me montent aux yeux.
— Excuse-moi, me fait Carter. Ça manque de romantisme comme demande en
mariage.
— Ce n’est pas grave.
Je regarde ses yeux s’embuer et je me souviens que Maxon est encore là lorsqu’il
reprend la parole :
— Ce serait une grande joie pour moi. Je ne sais pas trop combien de temps cela va
me prendre, mais oui, je m’engage à faire venir un prêtre.
Puis il sort les fioles de sa poche et les pose à côté de la miche de pain.
— Utilisez le baume encore une fois ce soir et reposez-vous autant que possible.
L’infirmière viendra demain matin.
Maxon quitte la chambre à reculons, un grand sourire sur le visage. Je me tourne vers
Carter.
— Veux-tu manger, mon fiancé ?
— Merci, ma fiancée, répond Carter avec un sourire, mais je suis un peu fatigué.
— Très bien, mon fiancé. Tu veux dormir ?
— Je dormirais mieux si ma fiancée était près de moi.
Oubliant la faim qui me tenaille le ventre, je me glisse dans le lit étroit où je tiens à
peine, à moitié écrasée par Carter. Et je m’endors aussitôt.
DEUXIÈME PARTIE

J ’étire mes doigts pour les décrisper. Mes mains ont fini par cicatriser mais
parfois, après une longue journée, mes paumes enflent et je ressens une douleur sourde.
Même mon alliance est trop serrée ce soir. Je vois qu’elle commence à s’effilocher, il va
falloir que j’en réclame une neuve à Carter demain matin. J’ai perdu le compte de toutes
les alliances en ficelle que j’ai usées, mais c’est un symbole qui compte beaucoup pour
moi.
La balayette à la main, je nettoie la table et je jette dans la poubelle la farine que
j’ai recueillie. D’autres domestiques assignés aux cuisines récurent le sol et rangent le
garde-manger. Tout est prêt pour le petit déjeuner, nous pourrons bientôt aller nous
coucher.
Deux mains se posent autour de ma taille, je sursaute.
— Bonjour, ma petite femme, me dit Carter en me plantant un baiser sur la joue.
Encore au travail ?
Il sent l’herbe fraîchement coupée et le soleil. J’étais certaine qu’on l’enverrait
travailler aux écuries – un endroit où le roi ne mettait jamais les pieds –, comme moi
j’étais enterrée dans les cuisines. Mais non, il a intégré l’équipe des jardiniers et il passe
ses journées au grand air. Il rentre le soir avec cette odeur accrochée à lui et l’espace
d’un instant j’ai l’impression de me promener dans les jardins du palais.
— J’ai presque fini. Quand j’aurai rangé je te rejoindrai dans la chambre.
— N’en fais pas trop. Je pourrais te masser les mains si tu veux.
— Ce serait le paradis.
J’apprécie toujours mes massages du soir – peut-être encore plus maintenant que
Carter a remplacé Jada –, mais si ma journée finit tard, c’est un luxe dont je dois me
priver. Ce n’est pas facile de passer du statut de Sélectionnée, choyée et adulée, à celui
de domestique corvéable à merci ; pourtant, je sais que je n’ai pas à me plaindre.
J’essaie de garder le sourire mais Carter lit en moi comme à livre ouvert.
— Que se passe-t-il, Marlee ? Tu as l’air triste ces derniers temps, murmure-t-il.
— Mes parents me manquent beaucoup, surtout maintenant que Noël approche. Je
n’arrête pas de me demander comment ils s’en sortent. Si je me sens aussi mal sans eux,
comment se débrouillent-ils sans moi ? Et c’est sûrement très bête de penser à ça, mais
on ne va pas pouvoir s’offrir de cadeaux. Qu’est-ce que je pourrais te donner ? Une
miche de pain ?
— Une miche de pain ? J’en rêve !
Son enthousiasme me fait rire.
— Mais je ne serais même pas en mesure d’utiliser de la farine pour te faire du pain.
Ce serait du vol.
— C’est vrai. En plus, la dernière fois que j’ai volé quelque chose, c’était assez gros et
j’ai reçu une belle correction, et de toute façon, il ne me manque rien.
— Tu ne m’as pas volée. Je ne suis pas une théière !
— Hmmm. Peut-être que c’est toi qui m’as volé. Parce que je me souviens très
clairement d’une époque où je n’appartenais qu’à moi-même, alors qu’aujourd’hui je suis
tout à toi.
— Je t’aime.
— Moi aussi je t’aime. Ne t’inquiète pas. Je sais que c’est une période difficile, mais ce
n’est que temporaire. Et nous pouvons être contents de ce que nous a apporté cette
année.
— C’est vrai. Excuse-moi de ne pas avoir le moral aujourd’hui. C’est juste que…
— Mallory !
En entendant mon nouveau nom, je me retourne. Un garde est entré dans la cuisine en
compagnie d’une jeune fille sur laquelle je pose les yeux pour la première fois.
— Où est Mallory ?
— Ici.
— Suis-moi, s’il te plaît.
Le garde a l’air pressé, mais sa politesse m’empêche de paniquer. Chaque jour
m’apporte son lot d’inquiétudes. J’ai peur qu’on nous reconnaisse, qu’on nous dénonce au
roi. Je sais que si cela arrive, les coups de fouet seront un agréable souvenir en
comparaison du sort qui nous sera fait.
— Je reviens tout de suite, dis-je à Carter en l’embrassant sur la joue.
Lorsque je passe devant la jeune fille inconnue, elle m’attrape la main.
— Merci pour tout. Je vais rester ici à vous attendre.
— Très bien, je réponds, décontenancée par son attitude.
— Nous comptons tous sur ton silence, me dit le garde en me conduisant dans le
couloir.
— Bien entendu.
Nous nous engageons dans l’aile où vivent les officiers et je suis de plus en plus
perdue. Une domestique de mon rang ne devrait pas accéder à cette partie du palais. Un
autre officier monte la garde devant une porte restée ouverte. Il a l’air calme, mais son
regard trahit son appréhension.
— Fais de ton mieux, dit une voix à l’intérieur.
Une voix que je reconnais.
Le choc quand je franchis le seuil. America est couchée sur un lit, le bras en sang, et
Anne, sa femme de chambre, inspecte la blessure sous le regard soucieux du prince.
Anne aboie des ordres aux deux gardes.
— Allez chercher de l’eau bouillante. Il doit y avoir un antiseptique dans la trousse de
secours, mais il me faut de l’eau, aussi.
Je me porte volontaire :
— J’y vais.
America lève la tête et son regard croise le mien.
— Marlee.
Elle fond en larmes et je vois bien que la douleur la terrasse.
— Je reviens tout de suite, America. Tiens bon !
Je retourne à toutes jambes aux cuisines, je vais chercher des serviettes dans un
buffet, je repère sur une plaque chauffante une casserole remplie d’eau bouillante que je
verse dans une cruche.
— Cimmy, j’ai vidé ta casserole, il va falloir remettre de l’eau, je crie à l’adresse de
ma camarade sans lui laisser le temps de protester.
Je cours inspecter le placard à liqueurs. Le roi garde pour sa consommation
personnelle les alcools les plus fins mais les cuisiniers ont à leur disposition du brandy
qu’ils utilisent parfois dans certaines recettes. Pour ma part, je sais préparer une
excellente côtelette de porc au brandy, du poulet au brandy et de la crème fouettée au
brandy. J’attrape une bouteille en espérant que ça va faire l’affaire.
Je regagne la chambre à l’instant où Anne prépare du fil et une aiguille, America
s’efforce de respirer profondément. Je pose la cruche et les serviettes derrière Anne et
je m’approche du lit avec ma bouteille d’alcool.
— Pour la douleur.
Je soulève la tête d’America, je veux l’aider à boire. Elle tente d’avaler une gorgée de
brandy qu’elle recrache aussitôt.
— Essaie encore.
Je m’assieds à côté d’elle et j’approche à nouveau la bouteille de ses lèvres. Cette
fois-ci ça passe mieux. Après avoir bu, elle pose les yeux sur moi. Il y a de la terreur au
fond de son regard.
— Je suis tellement contente de te voir, Marlee.
— Je serai toujours là pour toi, America. Tu le sais bien. Mais dans quoi tu t’es encore
fourrée ?
Je la rassure d’un sourire et je chasse une mèche de cheveux de son front. Je la vois
chercher ses mots.
— Sur le moment, je me suis dit que ce serait une bonne idée, répond-elle simplement.
— America, tes idées sont toutes mauvaises, dis-je en réprimant un fou rire. Tu as de
bonnes intentions, mais des idées catastrophiques.
Elle fait la moue, comme pour signifier qu’elle sait exactement où je veux en venir.
— Ces murs sont bien isolés ? demande Anne aux deux gardes.
C’est ici qu’ils doivent vivre.
— Plutôt bien, oui, répond l’un. C’est trop loin pour qu’on entende depuis le palais.
— Excellent, réplique Anne. Bon, tout le monde dans le couloir. Mademoiselle Marlee, je
vais avoir besoin de place, mais vous pouvez rester.
Cela fait des siècles que personne, à part Carter, ne m’a appelée par mon vrai nom
et je sens monter en moi une envie de pleurer. J’étais loin de me douter que j’étais autant
attachée à mon ancienne identité.
— Je ne traînerai pas dans tes pattes, Anne, rassure-toi.
Les hommes se retirent dans le couloir et Anne prend la tête des opérations. Tandis
qu’elle parle à America et se prépare à la recoudre, je reste impressionnée par son
sang-froid. J’ai toujours eu de l’affection pour les femmes de chambre d’America, en
particulier pour Lucy, qui est la gentillesse incarnée. Mais ce soir je vois Anne sous un
autre angle. Quelle tristesse qu’elle soit forcée de mettre en sourdine ses compétences
réelles pour travailler comme simple domestique.
Anne nettoie la plaie. America hurle dans la serviette qui lui sert de bâillon et je sais
que je dois l’empêcher de se débattre, même si l’idée ne me plaît pas du tout. Je grimpe
sur le lit et je m’assieds sur elle à califourchon, en concentrant mes efforts sur son bras
valide.
— Merci, marmonne Anne en retirant un petit fragment noir à l’aide d’une pince.
Est-ce de la terre ? Du verre ? Heureusement qu’Anne est méticuleuse. America
pourrait se retrouver avec une vilaine infection, mais il est clair que sa femme de
chambre va tout faire pour éviter ce scénario.
America pousse un autre hurlement et j’essaie de la calmer en me rappelant mon
propre calvaire.
— C’est bientôt fini, America. Pense à quelque chose de joyeux. Pense à ta famille.
Je vois qu’elle essaie, elle essaie de toutes ses forces, mais rien à faire. Elle souffre
trop. Alors je lui redonne une dose de brandy, que je lui fais boire pendant qu’Anne
s’active.
Je me demande si America va garder un seul souvenir de cette soirée. Elle a vraiment
bu beaucoup d’alcool. Anne a pansé la plaie, nous reculons d’un pas et nous regardons la
blessée chantonner une comptine de Noël tout en dessinant des silhouettes sur le mur, son
index en guise de crayon.
— Est-ce que quelqu’un sait où sont les chiots ? demande-t-elle, la voix pâteuse.
Pourquoi ils sont si loin ?
Voilà qui nous fait rire aux éclats. Le danger est passé, America est sauvée et la
seule urgence pour elle, ce sont des chiots qui se sont perdus. Elle est complètement ivre.
— Gardons cela pour nous, suggère Anne.
— Oui, bonne idée. Que lui est-il arrivé, à ton avis ?
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que le prince et elle pouvaient fabriquer à
l’extérieur du palais mais ce dont je suis sûre, c’est que Mlle America s’est pris une balle.
— Elle s’est pris une balle ?!
— Quelques centimètres un peu plus sur la gauche, et elle aurait pu mourir.
America s’amuse à présent à gonfler les joues et à enfoncer ses doigts dedans,
sûrement pour voir quel effet ça fait.
— Heureusement, elle est tirée d’affaire.
— Même si je n’étais pas à son service, je crois que je voudrais que ce soit elle qui
remporte la Sélection. Je ne sais pas ce qui se serait passé si nous l’avions perdue.
Anne ne s’exprime pas seulement en tant que femme de chambre, mais en tant que
citoyenne d’Illeá. Je sais exactement ce qu’elle ressent.
— Je suis contente qu’elle t’ait eue à ses côtés ce soir. Je vais chercher les gardes
pour qu’ils la ramènent dans sa chambre.
Je m’accroupis à côté d’America et je lui chuchote :
— Hé, je vais m’en aller. Essaie d’arrêter les bêtises, d’accord ?
— Oui, madame, répond-elle, le cerveau embrumé.
C’est sûr, elle ne se souviendra de rien.
Le garde qui est venu me chercher aux cuisines se tient au bout du couloir, sur le qui-
vive. L’autre garde est assis par terre, devant la porte, et semble très nerveux. Pendant
ce temps Maxon tourne comme un lion en cage.
— Alors ? me demande le prince.
— Elle va mieux. Anne s’est chargée de tout, et America est… eh bien, elle a avalé
beaucoup de brandy, alors elle ne sait plus trop où elle en est. Vous pouvez aller la voir.
Le garde assis sur le sol se met debout d’un bond et Maxon le suit dans la chambre.
Je voudrais leur poser quelques questions, mais le moment est sûrement mal choisi.
Je regagne mon petit logis d’un pas fatigué, sentant l’adrénaline refluer. Je vois Carter
couché par terre dans le couloir devant notre porte.
— Mais tu n’étais pas obligé de m’attendre, dis-je à voix basse, de peur de réveiller
quelqu’un.
— Je l’ai mise dans notre lit, alors j’ai décidé de t’attendre ici.
— Mis qui dans notre lit ?
— La fille de la cuisine. Celle qui accompagnait le garde.
— Ah oui. Qu’est-ce qu’elle me voulait ?
— Il paraît que tu es chargée de la former. Elle s’appelle Paige et elle m’a raconté
une version très intéressante de ce qui s’était passé ce soir.
— Comment ça ?
— Elle se prostituait, chuchote Carter. Elle m’a dit qu’America l’avait trouvée et
ramenée au palais. Ce qui veut dire que le prince et America ont fait une expédition
dehors ce soir. Tu sais pourquoi, toi ?
— Tout ce que je sais, c’est que je viens d’aider Anne à recoudre America, qui s’est
pris une balle dans le bras.
La stupéfaction qui se lit sur les traits de Carter reflète la mienne.
— Qu’ont-ils fait pour se mettre en danger comme ça ?
— Aucune idée. Mais mon petit doigt me dit que c’était pour la bonne cause.
Même si frayer avec des prostituées et se faire tirer dessus n’est pas un programme
très engageant, je sais que Maxon n’agit qu’en pensant au bien-être de ses sujets. C’est
son seul et unique mot d’ordre.
— Tu vas pouvoir dormir dans le lit à côté de Paige. Et moi, je vais dormir par terre.
— Non. Je préfère dormir par terre avec toi.
J’ai besoin d’être près de lui ce soir. Les pensées s’embrouillent dans mon esprit et
c’est Carter mon seul refuge.
Je me souviens que j’avais du mal à comprendre pourquoi America était furieuse
contre Maxon, elle le jugeait responsable de mon châtiment. À présent son attitude me
paraît logique. Même si Maxon a mon respect le plus total, je lui en veux un peu de n’avoir
pas su protéger ma meilleure amie et lui éviter cette blessure. Je ressens ce qu’elle a pu
ressentir. Et je prends la mesure de l’amour que j’ai pour elle, de celui qu’elle me porte
aussi. Si elle s’est inquiétée pour moi autant que je m’inquiète pour elle ce soir, pas
étonnant qu’elle ait cherché un fautif.


Plus d’une semaine s’est écoulée et la situation n’est toujours pas revenue à la
normale. Partout où je vais, les conversations tournent autour de l’attaque des Renégats.
Je fais partie des rares chanceux, des survivants. Alors que des dizaines de personnes
ont été assassinées avec une cruauté indescriptible dans les couloirs du palais, Carter et
moi en avons réchappé en nous barricadant dans notre chambre. Carter travaillait dans
les jardins quand il a entendu des coups de feu, il a immédiatement compris ce qui se
passait, il est venu me chercher aux cuisines et nous avons couru nous mettre à l’abri. Je
l’ai aidé à pousser le lit contre la porte et nous nous sommes couchés dessus, pour
l’alourdir.
J’ai tremblé dans ses bras pendant que les heures défilaient, à peu près certaine que
les Renégats ne nous épargneraient pas s’ils nous débusquaient. Je n’arrêtais pas de
demander à Carter si la meilleure solution n’aurait pas été de fuir par les jardins, mais il
n’était pas du tout de cet avis.
— Tu n’as pas vu ce que j’ai vu, Marlee. Nous serions déjà morts à l’heure qu’il est.
Alors nous avons attendu, toujours en alerte, jusqu’au moment où des amis sont venus
frapper à chaque porte dans le couloir, cherchant des survivants. Le plus déstabilisant,
c’était qu’à l’issue de cette attaque Maxon avait remplacé son père sur le trône.
Je n’étais pas encore née l’année où Clarkson avait été couronné mais les habitants
d’Illeá sont habitués à ces changements-là et l’arrivée de Maxon sur le trône a été
accueillie comme la chose la plus naturelle au monde. Surtout par moi, peut-être parce
que j’avais grandi avec Maxon. Nous avons toujours beaucoup de travail au palais,
Carter et moi, alors nous n’avons pas le temps de faire une pause et de réfléchir au
changement que cela annonce.

Je prépare le déjeuner quand un garde arrive dans les cuisines et m’appelle. Tout de
suite, une alarme se déclenche en moi. Cela me rappelle des mauvais souvenirs. Et je ne
sais pas trop comment réagir quand je vois Carter en compagnie du garde. Il vient
directement du travail, il est en nage.
— Tu sais ce qui nous attend ? je lui demande tandis que le garde nous escorte vers
les étages supérieurs.
— Non. À mon avis il n’y a rien à craindre mais j’en ai assez d’être baladé par des
gardes.
Je glisse ma main dans la sienne et le nœud de mon alliance se coince entre nos
doigts.
Le garde nous ouvre la porte de la Salle des Rois, réservée à l’accueil des invités de
prestige ou aux cérémonies protocolaires. J’aperçois Maxon assis sur son trône tout au
bout, la couronne sur sa tête. Très impressionnant. America est installée à sa droite sur
un fauteuil d’apparat un peu plus modeste, les mains croisées sur les genoux. Quel
bonheur de la revoir. Elle ne recevra pas sa couronne de reine avant le jour de leur
mariage mais, en attendant, elle porte dans les cheveux un diadème qui me fait penser à
un rayon de soleil. Elle est absolument magnifique.
Un peu à l’écart, autour d’une table, des conseillers compulsent des documents et
noircissent des pages entières.
Nous remontons un long tapis bleu à la suite du garde, qui s’arrête devant Maxon et
s’incline bien bas avant de se poster sur le côté. Carter et moi nous retrouvons face au
nouveau souverain.
Carter incline la tête. Je fais une révérence.
— Votre Majesté.
— Carter et Marlee Woodwork, commence Maxon avec un grand sourire. À la lumière
des services que vous avez rendus à la couronne, moi, votre souverain, je prends la
liberté d’annuler les sanctions prises à votre encontre.
Carter et moi échangeons un regard interrogateur.
— Bien sûr, c’est trop tard pour le châtiment corporel qui vous a déjà été infligé, mais
je parle ici des autres sanctions. Confirmez-vous qu’on vous a tous les deux rétrogradés
au rang de Huit ?
Je n’ai pas l’habitude de l’entendre parler de manière si cérémonieuse, mais j’imagine
qu’il y a un protocole à suivre.
— Nous confirmons, Votre Majesté, répond Carter.
— Confirmez-vous également que vous avez vécu au palais ces deux derniers mois,
où vous avez travaillé en tant que Six ?
— Nous confirmons, Votre Majesté.
— Est-il vrai, madame Woodwork, que vous vous êtes mise au service de la future
reine à un moment critique ?
— Oui, Votre Majesté.
— Est-il également vrai que vous, monsieur Woodwork, avez aimé et chéri
Mme Woodwork, ancienne de l’Élite et par conséquent précieuse fille d’Illeá, en prenant
soin d’elle aussi bien que le permettait votre situation sociale et financière ?
Carter baisse la tête. Il hésite à répondre, je ne sais pas pourquoi. Je prends la
parole à sa place :
— Oui, Votre Majesté !
Mon mari ravale ses larmes. C’est pourtant lui qui m’a dit que notre vie actuelle n’allait
pas durer éternellement, lui qui m’a encouragée quand les journées étaient trop longues.
Comment peut-il penser, ne serait-ce qu’une seconde, qu’il n’est pas à la hauteur ?
— Convaincu de vos mérites, moi, Maxon Schreave, votre souverain, je vous libère des
devoirs qu’exige votre caste. Vous n’êtes plus des Huit. Carter et Marlee Woodwork, vous
êtes les premiers citoyens d’Illeá sans caste.
— Sans caste, Votre Majesté ?
Je jette un regard à America et je la vois m’adresser un grand sourire, des larmes
dans les yeux.
— Tout à fait. Vous avez désormais un double choix à faire. Dites-nous d’abord si
vous souhaitez considérer le palais comme votre foyer, ensuite, quelle profession vous
souhaitez exercer. Quels que soient vos choix, ma fiancée et moi-même serons ravis de
vous apporter notre aide. Mais profession ne veut pas dire caste. Vous serez vous-
mêmes, tout simplement.
Je me tourne vers Carter, stupéfaite.
— Qu’est-ce que tu en penses ? me demande-t-il.
— Nous lui devons tout.
— C’est vrai.
Carter se tient bien droit et s’adresse directement à Maxon :
— Votre Majesté, ma femme et moi serions plus qu’honorés de rester à votre service.
Je ne peux pas parler à sa place, mais mon poste de jardinier me plaît beaucoup. J’aime
travailler au grand air et ça ne me dérange pas de le faire aussi longtemps que ma
santé me le permettra. Si le poste de responsable se libère, j’apprécierais qu’on prenne
ma candidature en considération, mais en attendant je suis comblé.
— Très bien, répond Maxon. Et vous, madame Woodwork ?
— Si la future reine n’y trouve rien à redire, j’aimerais être l’une de ses dames
d’honneur.
America remue un peu, secouée, et croise les mains sur son cœur. Maxon pose sur elle
un regard attendri.
— Vous constatez par vous-même que ce choix la ravit, conclut-il.
Il s’éclaircit la voix et interpelle les conseillers assis à la table :
— Messieurs, veuillez inscrire dans les minutes que les chefs d’inculpation contre
Carter et Marlee Woodwork sont abandonnés et qu’ils vivront à compter d’aujourd’hui
sous la protection du palais. Inscrivez également qu’ils n’ont pas de caste et qu’ils sont
affranchis de cette ségrégation.
— C’est inscrit ! s’écrie un homme.
Alors Maxon se met debout et il retire sa couronne tandis qu’America se précipite vers
moi pour me serrer dans ses bras.
— J’espérais tellement que tu resterais au palais ! Je serais complètement perdue
sans toi !
— Tu plaisantes ! Tu te rends compte de la chance que j’ai d’être au service de la
reine ?
Maxon s’approche et échange une poignée de main virile avec Carter.
— Vous êtes sûr de vouloir rester jardinier ? Vous pourriez réintégrer la garde royale,
ou même devenir conseiller si tel est votre souhait.
— Sûr et certain. Je n’ai jamais été doué pour ces choses-là. Je suis heureux les
mains dans la terre.
— Fort bien. Si vous changez d’avis, faites-moi signe.
— Oh ! J’ai failli oublier ! lance America.
Elle retourne à son trône et revient avec une petite boîte à la main. Cela pique ma
curiosité.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je t’avais promis d’assister à ton mariage, et je t’ai fait faux bond. Je me suis dit
que je pourrais me racheter avec un petit cadeau.
Et America me tend la boîte. Toutes ces choses que j’avais imaginées pour le jour de
mon mariage – une belle robe, une grande fête, une salle pleine de fleurs –, je ne les ai
pas eues. Mais l’important, c’est que j’avais un fiancé absolument parfait à qui j’ai dit oui.
Le reste, je pouvais m’en passer.
En même temps, recevoir un cadeau, c’est agréable. Et ça ne se refuse pas.
Je soulève le couvercle. À l’intérieur, deux alliances en or toutes simples.
— America !
— Nous avons choisi la taille au hasard, dit Maxon. Et si vous préférez un métal
différent, nous serons ravis de faire l’échange.
— Je trouve vos ficelles trop mignonnes, ajoute America, et j’espère que vous allez
garder celles que vous portez aujourd’hui et ne jamais les jeter. Mais nous avons pensé
que vous méritiez quelque chose d’un peu plus solide.
Je n’en crois pas mes yeux, je sens les larmes monter. Ce sont des objets à la fois si
petits et si précieux… étrange, non ?
Carter me prend la boîte des mains, retire la plus petite des alliances et rend la boîte
à Maxon.
— Voyons ce que ça donne.
Il retire lentement la ficelle de mon doigt et la remplace par l’anneau en or.
— Un peu grande. Mais elle est parfaite.
Surexcitée, je prends l’alliance de Carter, il enlève d’un coup sa ficelle et je glisse
l’anneau à son doigt. Son alliance à lui est pile à sa taille et j’admire l’effet en posant ma
main sur la sienne, les doigts déployés en éventail.
— C’est trop ! Trop de bonheurs en une seule journée.
America s’approche de moi et enroule ses bras autour de moi.
— J’ai l’intuition que ce n’est que le début.
Carter serre à nouveau la main de Maxon et je chuchote à l’adresse d’America :
— Je suis si contente de te retrouver.
— Moi aussi.
— Et tu vas avoir besoin de quelqu’un pour te calmer quand tu t’enflammes.
— Tu veux rire ! Une armée entière n’arriverait pas à m’arrêter.
— Jamais je ne vais pouvoir te remercier comme tu le mérites. Tu le sais, pas vrai ?
Je serai toujours là pour toi.
— Voilà qui vaut tous les remerciements du monde.
■ Questions / Réponses avec Kiera Cass
■ Que sont-ils devenus ?
QUESTIONS / RÉPONSES
AVEC KIERA CASS
Qu’est-ce qui t’a surprise quand tu as écrit La Reine ?
Ce qui m’a surprise, c’est le regard bienveillant qu’Amberly pose sur Clarkson. Difficile
de le considérer autrement que comme le bourreau de Maxon. Et pourtant, l’observer à
travers les yeux d’Amberly, cela m’a permis de voir aussi ses bons côtés ! Elle choisit de
ne pas le juger, de garder espoir, d’avoir confiance en lui. À mon avis, Clarkson peut
donner le meilleur de lui-même grâce à elle. Il est loin d’être parfait, mais je pense
sincèrement qu’elle l’a aidé à rentrer ses griffes.
L’intérêt était aussi d’étudier l’évolution de Clarkson sur le plan humain, de mieux
comprendre la distance qu’il garde vis-à-vis de Maxon. Il n’a jamais eu confiance en ses
parents et je pense qu’il doutait également de lui en tant que père. Et c’était plutôt mimi
de voir Amberly mettre le grappin sur le garçon de ses rêves. Elle a vraiment vécu un
conte de fées.
Lorsqu’elle le voit pour la première fois, quelle opinion Adele se fait-elle de Clarkson ?
Peut-elle deviner qu’il ne fera pas un très bon père ?
Jusqu’à cette première rencontre, Adele ne savait de lui que ce qu’Amberly voulait
bien lui raconter, et Amberly était toujours très élogieuse au sujet de son futur. Lors de
leur première visite au palais, les membres de la famille d’Amberly sont tellement
intimidés par le luxe qui les entoure qu’ils ont beaucoup de mal à se concentrer sur le
reste. La raison pour laquelle nous les voyons à peine, c’est qu’ils se sentent mal à l’aise
dans cet univers et après le couronnement d’Amberly, ils ne lui rendent visite que
rarement.
Comme elle est très proche de sa sœur, Adele fait l’effort de dominer cette gêne et
de lui rendre visite plus souvent. Elle voit bien l’affection que Clarkson témoigne à sa
sœur, surtout au début de leur mariage. Quels que soient les défauts de Clarkson, il aime
Amberly. Il ne l’exprime pas forcément de la meilleure des façons, mais l’amour est bien
présent.
Après la naissance de Maxon, tout le monde pense que son père préfère employer la
fermeté avec lui pour le préparer à son rôle de prince. Personne ne se doute qu’il le
brutalise, d’autant plus que Maxon gardera toujours le secret sur ce point. Adele, comme
ceux qui connaissent Clarkson de près ou de loin, voit en lui un individu séduisant, posé,
déterminé.
Six mots pour décrire Amberly ?
Parfaite, parfaite, parfaite, parfaite, parfaite… morte.
Six mots pour décrire Clarkson ?
Loin d’être parfait. Mort aussi.
Y a-t-il eu des surprises pendant l’écriture de La Préférée ?
C’était tellement mignon de regarder Marlee et Carter se faire les yeux doux ! Leur
relation est marquée par la violence mais pour ce qui est de leurs sentiments, il y a
énormément de pureté qui s’en dégage. Il l’aime, elle l’aime ; ils n’ont peut-être pas choisi
le moment idéal, ni l’endroit, mais c’est un amour sincère.
Ce qui m’a vraiment amusée, c’était de voir America ivre. Elle oublie toutes les bêtises
qu’elle a pu dire sous l’influence de l’alcool, mais pas Marlee ! C’est toujours très cool de
voir une scène à travers les yeux d’un autre personnage.
Marlee revoit-elle souvent ses parents une fois les castes dissoutes
et son nom blanchi ?
Oui, et Carter aussi ! Maxon leur a accordé son pardon et ils appartiennent tous les
deux à la maison royale. Nous les retrouvons (eux et leur famille) dans L’Héritière, et j’en
suis ravie. Je voulais tant que Marlee soit heureuse ! Cela me fait vraiment plaisir de voir
ses désirs devenir réalité.
Six mots pour décrire Marlee ?
La meilleure « meilleure copine » du monde !
Six mots pour décrire Carter ?
Trop chou, trop craquant, trop gentil !
America doit aller sur une île déserte et elle ne peut prendre que trois objets avec elle,
lesquels ?
J’imagine qu’un garde-manger bien rempli, ce serait de la triche ? Oui ? Alors…
sûrement un violon (pour se divertir), une fourchette (pour attraper sa nourriture et la
dévorer à belles dents) et des lunettes de soleil (parce qu’elle est peut-être sur une île
déserte, elle n’en est pas moins reine).
Maxon doit aller sur une île déserte, et il ne peut prendre que trois objets avec lui.
Lesquels ?
Son appareil photo (pour immortaliser toute cette beauté), un carnet (pour prendre
des notes) et une bouteille (pour envoyer des nouvelles à America et la supplier de venir
à son secours).
Peux-tu en dire plus à tes lecteurs sur les jumeaux d’America et Maxon, Eadlyn
et Ahren ?
Tout d’abord, cela ne surprendra personne d’apprendre qu’Eadlyn et Ahren sont des
enfants très désirés et très choyés ! Nous ne voyons pas Maxon et America à l’instant où
ils ont appris qu’ils allaient avoir des jumeaux, mais la nouvelle les a enchantés (et un peu
secoués aussi). Ils voulaient que leurs enfants bénéficient du meilleur de leurs deux
mondes, d’un côté beaucoup de repères et de l’autre des tonnes d’amour.
En grandissant, Eadlyn et Ahren montrent qu’ils sont très différents l’un de l’autre, sur
le plan physique mais aussi au niveau du tempérament. Eadlyn, qui tient beaucoup
d’Amberly, est décidée, réservée avec les gens qu’elle ne connaît pas et artiste, à sa
façon. Arhen, qui ressemble étonnamment à Maxon, est espiègle, patient et très sociable.
Leur rôle dans la structure familiale les modèle aussi. C’est vrai, c’est dur de savoir
depuis toute petite que votre destin, c’est d’être reine ! Mais ce sont leurs différences qui
rapprochent autant Eadlyn et Ahren. Ils s’aiment énormément et ils grandissent en
prenant l’habitude d’exprimer leurs sentiments. Peut-être parce que leurs parents n’ont
jamais eu peur d’exprimer leurs sentiments non plus.
En quoi L’Héritière est-il différent de La Sélection ?
Sur plusieurs plans. Il y a toujours un contexte politique, bien entendu, mais dans
L’Héritière cela prend une nouvelle forme. Maxon et America ont grandi avec les
Renégats et le système de castes. Ces deux éléments ont disparu et nous voyons Illeá
entrer dans une nouvelle ère. Ces développements appellent une approche différente,
d’autant plus qu’ils se produisent alors qu’il y a un nouveau roi. C’est absolument
palpitant.
L’approche chronologique change aussi. En mettant de côté l’épilogue de L’Élue, les
trois premiers tomes se déroulent sur une période de cinq mois. L’histoire d’Eadlyn se
passera sur trois mois environ. On peut penser que ce n’est pas énorme comme
différence, mais la Sélection n’est pas un événement anodin et qu’elle finisse au bout de
trois mois, je trouve cela ahurissant.
Enfin, le ton n’est pas le même. Eadlyn n’est pas America. Elle grandit sous le feu des
projecteurs et elle sait depuis toute petite qu’elle va se retrouver à la tête du royaume.
D’où une voix, des pensées et des émotions radicalement différentes de celles de sa
mère. En toute franchise, Eadlyn m’énerve parfois un peu mais j’ai beaucoup de respect
pour elle, et j’espère que les lecteurs vont se plonger dans son histoire en gardant en tête
qu’elle a son parcours à elle et qu’ils vont lui laisser la chance qu’ils ont laissée à
America.
QUE SONT-ILS DEVENUS ?
Kriss Ambers
Évincée par America, Kriss va rentrer à Columbia dans l’optique de repartir à zéro.
Elle quitte le palais bouleversée que Maxon l’ait rejetée, mais c’est après le mariage
princier qu’elle accuse le choc. Elle fait bonne figure tout au long de la cérémonie, prend
la pose devant les photographes et danse avec les invités, mais le cœur n’y est pas.
Pendant un bon mois Kriss reste terrée chez elle, elle passe ses journées à ressasser
et à tenter de comprendre ses erreurs. Elle regrette d’avoir offert son premier baiser à
Maxon et se convainc qu’America s’est mise entre elle et son destin. Elle accepte de
quitter sa chambre sur l’insistance de ses parents et travaille à l’université, aux côtés de
son père, en tant qu’assistante au département communication.
Les premiers temps, son statut lui fait horreur. Des inconnus l’abordent fréquemment
pour réclamer une photo d’eux en compagnie de la « fille de la Sélection », tout à fait
insensibles à la douleur que lui procure cette étiquette. Elle est souvent absente au début,
incapable de supporter le regard des autres. Elle prend l’habitude de se rendre à la
bibliothèque pour y travailler au calme, loin des curieux. Elle craint que sa vie tout entière
ne se réduise à cela et elle ne sait pas si elle deviendra un jour quelqu’un d’autre que
celle que « Maxon a failli choisir ».
Six mois plus tard, un pot est organisé pour fêter le retour d’un professeur qui a
consacré plus d’une année à récolter des échantillons de plantes dans les jungles de
l’Honduragua. Botaniste passionné par son travail, le professeur Elliot Piaria est porté
aux nues par ses collègues pour son ambition, ses compétences et sa précocité. Au
début, Kriss n’a pas très envie de participer à cette soirée, mais elle constate avec
plaisir qu’une autre personne tient la vedette ce jour-là. Et elle est ravie de faire la
connaissance du professeur, dont la première question est : « Qu’est-ce que vous
enseignez ? » Coupé de presque tout moyen de communication pendant son année sur le
terrain, Elliot ne sait rien de la Sélection et le sérieux de Kriss ne peut lui faire soupçonner
qu’elle a sept ans de moins que lui.
Ils se croisent souvent et Elliot s’étonne que Kriss n’enseigne pas, convaincu qu’elle est
faite pour être professeur, pas rat de bibliothèque. Sous son regard elle s’épanouit,
ravie qu’il soit si attentif.
En plus d’être attiré par Kriss, Elliot est l’une des rares personnes à la voir telle qu’elle
est vraiment, pas comme une ancienne candidate de la Sélection. Kriss gagne en
assurance, elle retrouve sa joie de vivre et elle est nommée professeur de
mathématiques. Peu après, Elliot et elle entament une relation.
Kriss ne sait pas si elle peut s’autoriser à tomber amoureuse de cet homme, car elle
craint de souffrir à nouveau. De son côté Elliot se laisse de plus en plus charmer et
demande sa main, un peu sur un coup de tête, un jour qu’elle est d’excellente humeur. Il
veut aller vite, de peur qu’elle change d’avis. Ils se marient un mois plus tard et Kriss finit
par accepter l’idée qu’Elliot l’aime pour elle-même, qu’il n’a aucune intention de se
débarrasser d’elle.
Ils ne quittent pas Columbia, même si la curiosité naturelle d’Elliot finit par les
emmener aux confins d’Illeá à la recherche de nouveaux sujets d’étude. Ils n’ont pas
d’enfant mais ils accueillent chez eux de nombreux animaux, la plupart exotiques, qu’ils
étudient aussi.
Natalie Luca
Natalie quitte la Sélection et rentre chez elle pour soutenir ses parents après la mort
de sa petite sœur, Lacey. Natalie a connu une vie relativement facile et c’est une
épreuve que sa famille a du mal à surmonter. Ses parents sont au bord du divorce mais
Natalie réussit à les réconforter en leur rappelant souvent que Lacey était la joie
personnifiée et qu’elle n’aurait jamais accepté qu’ils se séparent à cause d’elle. Elle
avait raison. Plusieurs de leurs amies avaient eu du mal à se remettre du divorce de leurs
parents et elles craignaient toutes les deux de vivre un jour la même épreuve alors qu’il
n’y avait aucun nuage entre leur père et leur mère.
Natalie estime que c’est une immense victoire d’avoir aidé ses parents à rester unis
et elle sait que Lacey aurait été fière d’elle. Elle arrive ensuite à la conclusion qu’elle doit
aussi penser à son bonheur personnel. Natalie n’a jamais brillé dans le domaine des
études, ce qui lui a valu beaucoup de critiques, mais Lacey lui avait toujours recommandé
de rester elle-même, en lui répétant qu’elle était exceptionnelle et magnifique.
Elle retrouve sa gaieté avant le mariage princier et, pendant la réception, elle éblouit
les invités et s’adonne aux plaisirs de la danse encouragée par son amie America.
Natalie n’est pas princesse et elle le vit très bien. Lorsqu’elle voit America, les mains
sagement jointes devant elle et droite comme un I, elle comprend qu’elle n’aurait jamais
accepté ce mode de vie et ses contraintes. Elle tient trop à sa liberté.
L’effervescence autour de la Sélection retombe et Natalie travaille dans la bijouterie
familiale, où elle apprend le savoir-faire et les techniques de la joaillerie. Grâce à sa
personnalité fantasque elle dessine des modèles hors du commun et, au prix d’un travail
acharné et avec l’aide de son père, elle maîtrise bientôt chaque étape du processus de
création.
Au bout de deux ans elle lance sa propre collection et la notoriété acquise grâce à la
Sélection lui permet d’attirer une clientèle de célébrités. Actrices et chanteuses, ainsi que
sa grande amie, la reine d’Illeá, se montrent souvent parées de ses créations. Belle et
débordante de vie, Natalie épouse un acteur et devient une Deux avant que le système
de castes soit abrogé. Le mariage ne dure pas, malheureusement, car Natalie ne
s’adapte pas au carcan de la vie de couple, elle préfère rester seule. Après son divorce,
elle a beaucoup de mal à reprendre pied mais elle finit par faire la paix avec elle-même.
Elle tente ensuite de faire carrière dans le cinéma, décrochant plusieurs rôles
secondaires dans des comédies sans vraiment convaincre les critiques.
Natalie et America ne se perdent pas de vue mais la Sélectionnée avec qui Natalie
garde vraiment contact, c’est Elise. Même s’il s’agit d’une amitié à distance, leurs
personnalités totalement opposées se complètent et elles peuvent compter l’une sur
l’autre dans les moments importants de la vie.
Elise Whisks
Elise considère son départ de la Sélection comme une humiliation terrible et, après
l’attaque des Renégats, elle refuse de remettre les pieds au palais, même pour assister
au mariage d’America et Maxon.
Elise ignorait que la guerre menée contre la Nouvelle-Asie n’était destinée en grande
partie qu’à effrayer l’opinion publique. Elle avait été déclarée à la suite d’un désaccord
commercial sans importance et amplifiée par le roi Clarkson qui espérait, en alimentant
le conflit, détourner son peuple des problèmes nationaux, et qui avait manipulé la
conscription afin de tenir en bride les castes inférieures et les Renégats potentiels.
Maxon avait senti qu’il y avait anguille sous roche un peu avant le début de la Sélection et
sa visite en Nouvelle-Asie avait confirmé ses soupçons. Les armées se livraient bataille
dans les régions les plus pauvres car le président de la Nouvelle-Asie faisait tout son
possible pour épargner les zones urbaines, craignant la force de frappe de Clarkson.
Des milliers de soldats ont trouvé la mort, pour une cause illusoire.
Elise pensait pouvoir être utile à Illeá, épouser Maxon était dans sa logique le premier
pas vers une paix qui n’intéressait pas le roi. Mais à son retour de Nouvelle-Asie, Maxon
avait entamé secrètement des démarches et, dès les premiers jours de son règne, un
armistice fut signé entre les deux pays. Maxon nomma Elise ambassadrice. C’était pour
elle un honneur de servir ainsi son pays et sa famille, elle accueillit sa nomination avec
joie.
Lors de l’un de ses nombreux voyages, Elise participe à une réunion avec le directeur
d’une société qui réinjecte une partie de ses bénéfices dans les régions dévastées par le
conflit. Le fils de cet homme est subjugué par les bonnes manières d’Elise, par sa
maîtrise des langues et par sa culture, mais aussi par sa beauté. Il garde le contact
avec elle et finit par demander sa main à sa famille. Les parents d’Elise lui donnent leur
bénédiction, conscients que ce jeune homme héritera d’une immense fortune et qu’il jouit
déjà d’un statut social enviable.
Tout à la joie de faire plaisir à sa famille, Elise en oublie son inquiétude principale,
celle d’épouser un homme qu’elle connaît à peine, même si elle se fie au jugement de ses
parents. Elle s’installe en Nouvelle-Asie et, à son immense surprise, elle trouve le bonheur
aux côtés de son mari. Il est d’une générosité et d’une patience incroyables, et il la
dorlote quand elle tombe enceinte.
Elise n’est jamais trop démonstrative avec sa famille mais à chaque fois qu’elle peut
discuter avec Natalie, elle se répand en compliments sur son mari, si séduisant et si gentil.
Elise a deux garçons, qui font sa fierté et sa joie. C’est une épouse comblée, épanouie
dans son travail, qui ne regrette jamais d’être passée à côté d’une vie de princesse.

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