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Photo de couverture : © Mirko Iannace / ImageBrief.

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Traduit de l’anglais (États-Unis) par Tiphaine Scheuer

L’édition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaise


chez Intermixed Books (Penguin Group), sous le titre :
BETWEEN BREATHS: ALL OF YOU

© 2013 by Christina Lee.


© Hachette Livre, 2015 pour la traduction française.
Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-397619-0
À Greg, pour me laisser la priorité.
Ça représente tout pour moi.
L’amour était un bâton de dynamite. Une promesse de souffrance et d’implosion. Sur ce terrain
miné, au premier obstacle, on pouvait faire exploser son ennemi avant même qu’il ait allumé la
mèche. C’était du moins ce que j’avais retenu de la succession de relations stériles de ma mère.
Assise sur l’accoudoir d’un fauteuil, j’avalai une gorgée de ma bière chaude et parcourus des yeux
la fête qui se déroulait à la fraternité. Les faibles gémissements qui me parvenaient du canapé voisin
éveillaient mon désir. Ma meilleure amie Ella et son petit copain remettaient ça. Notre autre amie,
Rachel, qui était encore plus cavaleuse que moi, se trouvait dans un coin en train d’embrasser l’un
des nombreux sportifs de l’université. Et je n’avais pas l’intention d’être la seule à rentrer bredouille
ce soir.
Les mecs étaient faciles à décrypter – du moins au niveau hormonal. Il suffisait de paraître sans
défense ou au contraire d’adopter une attitude lascive pour qu’ils baissent instantanément leur
pantalon. Sauf qu’aucun des types présents ne me plaisait. Peut-être que j’enverrais un message à Rob
pour un coup d’un soir sur le chemin de la maison. À moins d’être déjà dans les bras de quelqu’un
d’autre, il était toujours partant.
Mon regard fut attiré par le garçon qui entrait dans la cuisine par la porte de derrière. Des boucles
noires s’échappaient de la casquette de base-ball rouge enfoncée sur sa tête. Son tee-shirt sombre
moulait son torse mince et ses bras musclés. Un morceau de premier choix. Il devait
savoir exactement comment mettre à profit ses lèvres charnues.
Je le regardai taper dans la main d’un type puis poser son avant-bras sur le comptoir. Son sourire
était magnétique et je le voyais déjà destiné à moi seule, dans cinq minutes, quand il serait en train de
me faire du gringue. Je me levai et tirai sur mon haut pour mettre un peu plus en valeur mon décolleté
– le peu que j’avais – et me dirigeai vers le fût de bière, mon gobelet à la main.
En m’approchant, je constatai que ce type était d’une beauté renversante. Le poing qu’il avait
fourré dans sa poche tirait sur son jean et laissait apparaître un petit bout de son ventre. La ligne de
poils fins qui disparaissait sous la ceinture fit naître une vague de chaleur en moi.
Je tentai de capter son regard, mais il paraissait totalement indifférent aux personnes qui
l’entouraient.
Son ami, en revanche, c’était une autre histoire. Il me dévorait pratiquement des yeux. Mignon lui
aussi, il ne tenait cependant pas la comparaison avec le Canon. En revanche, il pourrait peut-être
faire office de ticket d’entrée. Dommage que je ne sois pas du genre à embarquer les deux d’un coup.
Ça aurait pu être amusant.
La bile me remonta au fond de la gorge. Certainement pas. Deux, ça signifiait davantage de
testostérone et moins de pouvoir. Sans parler de ce qui pourrait se passer même si je pensais avoir le
contrôle. J’avais mes raisons de ne m’envoyer qu’un type à la fois.
Arrivée à côté du fût de bière, j’entendis le Canon confier à un ami qu’il emménageait le
lendemain matin. Avec un peu d’espoir, pas dans un autre État. Peu importait, car je n’avais besoin
de lui que pour cette nuit. Il avait une voix grave et profonde qui me plut instantanément.
Le copain du Canon tendit la main pour s’emparer de mon verre.
— Laisse-moi t’aider.
Le Canon releva la tête, et nos regards se croisèrent pour la première fois. Ses yeux d’une couleur
de chocolat chaud me clouèrent sur place. Ils parcoururent brièvement ma silhouette avant de se
détourner. Je faillis avoir le vertige.
Il repoussa une mèche de cheveux rebelles qui lui tombait sur le front et reprit sa conversation.
J’avais envie de passer mes doigts dans les boucles brunes de sa nuque. Je pris note mentalement
de le faire plus tard, quand il serait allongé sur moi.
Son ami me rendit mon verre, rempli à ras bord. Le Canon ne tourna plus les yeux vers moi.
— Merci.
Je serrai les dents et m’efforçai de garder mon sourire bien en place.
— Comment tu t’appelles ? demanda-t-il en se rapprochant.
Son haleine sentait la bière et le tabac. Je savais que j’aurais pu me le mettre dans la poche d’un
claquement de doigts.
Mais ce n’était pas lui que je voulais. C’était le Canon. Juste pour cette nuit.
— Je m’appelle Avery, répondis-je, assez fort pour que le Canon m’entende.
Il parut seulement marquer une brève pause à l’énonciation de mon nom, sans pour autant regarder
dans ma direction. Mince. Peut-être qu’il avait une petite amie ou qu’il était gay. Les jolis garçons
par ici le sont souvent.
— Ravi de te rencontrer, Avery. Moi, c’est Nate.
Il glissa sa main sur ma hanche et j’envisageai de laisser tomber ma chasse et de l’emmener à
l’étage sans tarder. Mais, pour une raison étrange, quelque chose me retint.
— Je reviens.
Je le plantai là, vacillant sur ses pieds.
Je rejoignis Ella et Joel, qui s’en donnaient toujours à cœur joie sur le canapé.
— Je vais rentrer, dis-je à l’oreille d’Ella.
Elle reprit son souffle.
— Pas de candidat, ce soir ?
— Si, un. (Je jetai un coup d’œil vers la cuisine par-dessus mon épaule. L’ami du Canon
m’attendait toujours.) Mais je suis pas trop d’humeur.
— Garce, tu es toujours d’humeur. (Un sourire malicieux apparut sur ses lèvres.) Tu vas aller voir
Rob, à la place ?
— Peut-être.
Je ne voulais pas la décevoir. Le week-end, j’étais toujours prête à m’offrir du bon temps. Et,
même si je n’avais pas sa totale approbation, elle était toujours avide de détails graveleux le
lendemain. Ella n’avait pas réussi à me faire changer au lycée et elle n’y parviendrait pas davantage
aujourd’hui. Mais, quand je n’étais pas dans le bon état d’esprit, je n’avais pas envie de le lui
expliquer.
Je tournai la tête pour dire au revoir à Rachel, mais elle avait disparu à l’abri des regards avec son
sportif. Ella enfonça de nouveau sa langue dans la bouche de Joel.
Elle s’était retrouvée coincée entre Rachel et moi un nombre incalculable de fois, et le couple
qu’elle formait désormais avec Joel faisait fondre un petit coin de mon cœur gelé. Un vrai petit ami,
voilà ce qu’Ella avait toujours voulu. Quelqu’un qui la mettait dans tous ses états, comme elle disait.
Quoi que ça puisse signifier.
Joel avait plutôt intérêt à continuer de bien la traiter, ou il aurait affaire à moi. Je n’étais pas contre
l’idée de lui broyer les couilles. Mes cours d’autodéfense m’avaient enseigné de bonnes prises.
Je décidai de jeter un dernier regard au Canon en passant à côté de lui sur le chemin de la sortie, et
j’essayai de l’attirer avec ma voix la plus sexy. Malheureusement, je devais aussi passer à côté de
son copain.
— Excuse-moi.
Ma bouche était tout près de l’oreille du Canon et ma poitrine effleura son bras. Il sentait le
shampooing à la noix de coco. Un parfum de sable chaud, de soleil brûlant et de sexe. Je n’avais
qu’une envie, me laisser tomber dans ses bras. Mais je poursuivis mon chemin.
— Pas de problème, répondit-il sans un regard.
Merde. Rejetée de plus belle. J’avais deux fois plus envie de lui.
Tout juste quand je posais le pied sur le seuil, je sentis une main chaude sur ma taille. Je faillis
brandir un poing victorieux en l’air. Je t’ai eu.
Je me retournai pour saluer le Canon, le souffle déjà court. Mais mon sourire disparut quand je
découvris qu’il s’agissait de son ami.
— Hé, ma jolie, tu vas où ?
— Je m’en vais.
Je me tortillai pour me libérer.
Mais il m’emboîta le pas.
— Ça te dirait pas de passer un peu de temps avec moi ?
— Peut-être une autre fois.
Il posa ses deux mains sur ma taille et, en temps normal, j’aurais favorablement accueilli ce genre
de geste – je l’aurais même provoqué –, mais, pour une raison qui m’échappait, je n’arrivais pas à
me remettre du rejet du Canon.
J’étais un désastre émotionnel, plus encore que je ne l’avais réalisé. Ella, pourtant, me le rappelait
presque chaque fichu jour qui passait.
Et, tout juste quand je commençais à pester contre moi-même et à changer d’avis concernant son
ami, la voix grave du Canon me parvint :
— Lâche l’affaire, Nate. Elle a dit qu’elle s’en allait, et je suis à peu près sûr que ça veut dire
sans toi.
Je clignai des yeux, stupéfaite. Peut-être bien qu’il m’avait remarquée, après tout.
Son ami recula en levant les mains. Puis il se dirigea vers le fût.
Le Canon me jeta un coup d’œil.
— Ça va ?
— Oui, merci.
Minute, tout était inversé ! J’étais en train de remercier le Canon pour sa galanterie. Et la
galanterie n’était pas du tout le genre des types que je fréquentais.
Le Canon hocha la tête, puis tourna les talons et quitta la pièce. Mon ego alla s’écraser sur le
carrelage froid.
Le Canon Chevaleresque n’éprouvait pas le moindre intérêt pour moi.
Je parcourus, seule, les deux pâtés de maisons qui me séparaient de mon appartement.
Une fois dans mon lit, je m’agitai et me retournai en imaginant les lèvres du Canon sur les miennes,
la peau en feu.
Mon téléphone vibra sur ma table de nuit. C’était Rob.
T’es d’humeur ?
Pas ce soir.
Je sortis de la douche et enfilai ma blouse bleue. Je travaillais à la maison de retraite et, ce soir,
j’avais un cours. J’avais obtenu mon diplôme d’infirmière auxiliaire et j’allais passer celui
d’infirmière d’État à l’université locale, située à quelques rues d’ici. C’était la raison précise pour
laquelle j’avais choisi cet appartement.
Il s’agissait d’un bâtiment ancien, cinq étages seulement, avec deux appartements et une laverie par
niveau. Les propriétaires, un couple d’âge moyen avec enfants, étaient plutôt sympas. J’avais essayé
de convaincre Ella d’emménager avec moi l’année passée, mais elle préférait rester chez ses parents
pour économiser.
Et peut-être qu’il valait mieux pour moi vivre seule. Le loyer était bas et j’avais mes petites
habitudes. On n’aurait probablement fait que se taper sur les nerfs. En plus, elle dormait déjà souvent
à la maison.
Mon téléphone vibra sur le meuble de la salle de bains. Ma mère. Ce n’était pas une lève-tôt, alors
il devait se passer quelque chose. Peut-être qu’elle avait rompu avec son dernier crétin en date et
qu’elle cherchait du réconfort. Dommage pour elle, elle n’en trouverait pas ici. Pas tant qu’elle ferait
comme si ce qui s’était passé avec Tim cinq ans plus tôt était ma faute, en rejetant la culpabilité sur
mes tenues vestimentaires.
Je m’étais juré de ne plus jamais lui faire confiance, ni à elle ni à aucun homme.
— Maman, je vais être en retard au travail.
Elle était en larmes et voulait se servir de moi comme d’un déversoir à lamentations. Aucune
surprise. Je ne maintenais le contact avec elle que pour garder un œil sur mon petit frère, qui était en
dernière année de lycée.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu t’es encore fait larguer par je-ne-sais-qui ?
— Non, c’est moi qui l’ai quitté. Je l’ai surpris de trop nombreuses fois en train de me tromper.
Les coups de fil de ma mère me rappelaient constamment pourquoi je ne voulais construire aucune
relation durable avec quelqu’un. Quand on gardait le contrôle de sa propre vie, les hommes ne
pouvaient pas venir semer la pagaille dans votre esprit et poser leurs mains sur vous sans votre
permission. Plus jamais. L’amour n’était qu’un ridicule conte de fées, sans chaleur ni satisfaction.
Moi seule pouvais assurer ma propre sécurité, comme une cage d’acier érigée autour de mon cœur.
— C’est peut-être le moment pour toi de faire une pause avec les hommes. Concentre-toi sur
Adam. Il n’a pas besoin de tous ces mélodrames dans sa vie, ou bien lui aussi s’empressera de
déménager dès qu’il aura dix-huit ans.
Avec tous ces types qui se succédaient à la maison, l’avenir de mon frère m’avait toujours rendue
nerveuse. Ne risquait-il pas de mal tourner ?
J’avais évoqué sans détour avec lui la bonne manière de traiter les filles, malgré ce dont il pouvait
être témoin à la maison. Je ne lui avais jamais révélé ce qui était arrivé avec Tim, du moins pas la
pire partie. Ella était la seule à tout savoir, si l’on mettait de côté les personnes qui niaient purement
et simplement les faits : ma mère et Tim.
— Chérie, tu as vingt et un ans. Il est grand temps que toi, tu te trouves un homme bien.
— Je te l’ai dit. Je peux m’occuper de moi toute seule.
En plus, il n’existait aucun homme bien. À l’exception de mon frère, que je voulais épargner à tout
prix. Il sortait avec la même fille depuis quelques mois et je l’avais prévenu au sujet de la protection.
La dernière chose dont il avait besoin, c’était d’un bébé à charge. Mais il m’avait assuré qu’il
resterait avec elle si ça devait se produire. Parce qu’il était amoureux.
Je ne savais pas trop comment mon frère s’était sorti indemne de ce modèle familial. Mais je
craignais que quelqu’un n’abuse un jour de sa bonté.
— Je le sais bien. Mais la présence d’un homme peut servir à certaines choses. Je déteste penser
que tu vas passer ta vie toute seule.
C’était le moment où il fallait que je raccroche. Quand ma mère se mettait à prêcher les vertus des
hommes, alors qu’elle-même n’était qu’une espèce de radar à minables, à traîtres et à menteurs. Des
hommes qui la volaient, qui profitaient du loyer gratuit, ou encore qui payaient ses factures pour
acheter son silence.
— Bon, maman, c’est l’heure. Je dois aller bosser. On se parle plus tard.
Je relevai mes boucles blondes, humides et indisciplinées en queue-de-cheval. J’appliquai du
mascara sur mes cils translucides pour faire ressortir mes yeux et éviter ainsi de ressembler à une
gamine de douze ans. C’était une manière de signifier aux résidents qu’ils ne pouvaient pas me faire
tourner en bourrique avec leurs exigences farfelues. Je masquai les taches de rousseur sur l’arête de
mon nez et finis par une touche de gloss rose.
Le reflet d’une femme de vingt et un ans me faisait désormais face. Mes courbes avaient fini par se
développer en dernière année de lycée, mais ma poitrine et mes fesses n’avaient pas atteint le volume
que j’aurais espéré. Je possédais un bon bonnet B, mais le reste de mon corps restait trop juvénile à
mon goût.
Non pas que les hommes que je fréquentais se plaignent de quoi que ce soit à ce propos. Ils
cherchaient la même chose que moi, une rapide délivrance de leur frustration sexuelle. Des mois
pouvaient s’écouler sans que j’en éprouve le besoin, mais mon vibromasseur ne tenait pas la
distance. Rob me suffisait pour un coup rapide, mais il ne serait pas éternellement à ma disposition.
Tôt ou tard, il voudrait plus. Et je ne pouvais pas lui donner davantage.
Aujourd’hui, le soleil qui filtrait par la fenêtre était si tentant que je décidai de me rendre au
travail à pied, à trois rues d’ici. Quand j’ouvris la porte d’entrée de l’immeuble, un camion de
déménagement était en train de se garer sur le trottoir. L’appartement du cinquième était vide depuis
des mois et j’avais pris l’habitude d’aller faire ma lessive là-haut, au calme. L’autre résident du
cinquième était un pilote de ligne le plus souvent absent, et la buanderie ne servait à personne.
Deux types descendirent du camion et, quand le premier apparut au détour du véhicule, je faillis
trébucher dans mes sabots blancs d’infirmière. Il ne portait pas sa casquette de base-ball aujourd’hui,
et ses cheveux en bataille retombaient sur ses yeux bruns et chaleureux.
Impossible.
Il me dévisagea, et l’ombre d’un doute passa sur ses traits. Je l’avais entendu dire à son ami, la
veille, qu’il emménageait le lendemain, mais je n’aurais jamais, jamais pu deviner que ce puisse être
dans mon immeuble.
Je repris mon chemin tête basse, tout aussi embarrassée par ma tenue que par mon ardeur de la
veille au soir. Rien de tel qu’une journée en gériatrie pour me dégriser. Heureusement, l’ami qui
l’accompagnait aujourd’hui n’était pas celui qui m’avait demandé mon prénom et avait essayé de me
retenir.
— Salut, lança-t-il. (Je me retournai vers lui, instable dans mes sabots.) Tu… heu… tu habites
ici ?
Je le caressai du regard. Ses profonds yeux couleur chocolat chaud semblaient m’attirer comme
pour m’encourager à y goûter.
— Oui.
— Le monde est petit. (Il tendit le bras vers moi.) Bennett. Bennett Reynolds.
Il me serra la main. Des paumes douces et de longs doigts. Je me mordis la lèvre inférieure pour
retenir un soupir. Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?
Peut-être qu’il allait me laisser lui faire perdre la tête. Peut-être même dès ce soir.
— Avery Michaels. Rez-de-chaussée, appartement 1A.
— Avery. Je me souviens.
Il jeta un coup d’œil à ma blouse et à mes sabots. Je me sentais mal fagotée. Tout sauf sexy. Non
pas qu’il m’ait forcément trouvée sexy la veille, avec mon jean moulant et mon décolleté.
— Tu bosses à l’hôpital universitaire ?
— Non, à la maison de retraite sur Hamilton Street.
Il fit une pause, comme s’il réfléchissait à sa prochaine question. Ses yeux cacao transpercèrent
mes vêtements, cherchant un indice. Je comblai ses lacunes.
— Je prends des cours à la fac pour devenir infirmière. Le boulot à côté, c’est pour payer les
factures. Et toi ?
— Je fais des études d’art à la fac. Il me reste une année. En parallèle, je travaille chez Raw Ink,
sur Vine Street.
Je connaissais bien ce salon de tatouage. Je m’étais retrouvée dans le lit du propriétaire deux mois
plus tôt. Oliver était mince et tatoué, juste la dose de bad boy qu’il me fallait pour la nuit.
— Tu es tatoueur ?
Bon sang de bonsoir, ce mec était encore plus excitant. Je jetai un coup d’œil à ses bras, sans
apercevoir le moindre signe révélateur.
— Je pensais que tu aurais plus de tatouages.
Je glissai mon doigt derrière mon oreille sur celui que j’avais fait à dix-huit ans, quand je m’étais
enfin échappée du domicile maternel. Il trouverait sûrement ça très amateur.
— Non, seulement deux, bien placés.
Il sourit et regarda ses pieds, presque timide. Il possédait des dents parfaitement blanches et
alignées.
— Parfois, point trop n’en faut, non ?
Et parfois, plus il y en a, mieux c’est. Je parcourus des yeux ses muscles fermes et l’avant de son
jean. Il pourrait s’avérer intéressant d’avoir un sex friend dans le même immeuble. Ou désastreux.
Je devais vraiment freiner mes ardeurs et me rappeler que ce type n’était même pas intéressé par
moi.
Pour l’instant.
— Bon, je dois filer, dis-je. Bon courage pour ton emménagement.
Je jetai un regard à son ami, occupé à envoyer un message. Je songeai qu’il ferait lui aussi un bon
candidat.
— Vous êtes des gros fêtards ? Parce que ce bâtiment est du genre plutôt calme.
— Non. Hier soir, tu as vu toute l’étendue de mon âme de fêtard. Et il n’y a que moi qui emménage.
Bennett s’installait, seul. Il retourna vers le camion.
— À plus tard.
Je me retins de me retourner plus d’une fois pour voir s’il me regardait et finis par céder. Il ne me
regardait pas. La déception fit rage dans ma poitrine.

Ma journée de travail, partagée entre les dosages de médicaments, les repas et les changements de
draps, fut chargée. J’avais parfois l’impression de ne valoir guère mieux qu’une femme de chambre.
Certaines personnes âgées étaient franchement dégoûtantes, probablement même avant d’être tombées
malades.
Et puis il y avait des perles comme Mme Jackson. Je m’étais habituée à voir son regard doux cerné
de rides chaque jour depuis un an.
Je savais me garder de trop m’attacher aux résidents ; j’avais connu mon lot d’adieux. De toute
façon, je n’étais pas vraiment du genre à construire des liens émotionnels. Mais, d’une certaine
manière, Mme Jackson avait réussi à franchir la barrière et à se lier d’amitié avec moi.
Pour être honnête, elle me rappelait ma propre grand-mère, morte quand j’avais douze ans.
Fougueuse et déterminée, elle ne mâchait jamais ses mots. Tout le contraire de ma mère. Pas étonnant
que Mme Jackson et moi, nous nous entendions si bien.
— C’est un sourire que je vois sur ton visage ? demanda-t-elle quand j’entrai, munie de l’oreiller
supplémentaire qu’elle m’avait demandé.
Elle me perçait constamment à jour avec une facilité déconcertante. Je venais effectivement de
repenser au Canon, qui emménageait dans mon immeuble.
— Je ne souriais pas, répliquai-je en plaçant l’oreiller dans son dos. C’est votre imagination.
— Hmm… alors pourquoi tu as les joues rouges ?
— Vous êtes en train de rêver. (Je lui servis un verre d’eau fraîche.) Je crois que les médicaments
vous sont montés au cerveau.
— Ne joue pas avec moi, petite, rétorqua-t-elle avec fougue.
Les doigts bronzés de sa main valide se posèrent sur mon bras. J’étais prête à parier qu’en son
temps elle devait être un véritable volcan, une force avec laquelle il fallait composer.
— On aurait dit que tu pensais à un homme.
— N’importe quoi. Jamais. Les garçons sont des idiots.
— Pas tous.
Les jours passaient, mais la conversation restait la même. Le mari de Mme Jackson était follement
épris d’elle et lui rendait visite tous les après-midi depuis son admission consécutive à une attaque. Il
apportait généralement un bouquet de fleurs fraîches ou ses barres chocolatées préférées. Elle n’avait
peut-être pas recouvré l’usage total de sa jambe et de son bras droits, elle était toujours lucide et
appréciait les visites, contrairement à de nombreux autres patients atteints d’Alzheimer ou de
démence.
— Malheureusement, c’est vous qui détenez le dernier type bien de l’univers tout entier, dis-je en
me dirigeant vers la porte. Il n’y en a plus aucun de disponible. Je vais peut-être être obligée de vous
le voler.
— J’ai beau être vieille et malade, je me battrai bec et ongles pour le récupérer.
— Je veux bien vous croire, madame Jackson, je veux bien vous croire.
J’adorais nos petites taquineries, c’était le meilleur moment de ma journée. Mme Jackson était en
résidence car son mari, lui-même affecté de problèmes médicaux, n’était plus en mesure de s’occuper
d’elle. Après son attaque, elle avait besoin d’une surveillance constante, ce qui incluait la toilette, les
repas, la gestion des médicaments ainsi que de la physiothérapie pour ses membres affaiblis.
Ses enfants étaient adultes, et Mme Jackson avait laissé entendre qu’elle ne voulait pas être une
charge pour eux. Ils lui rendaient visite une fois par semaine et leur affection était palpable. D’après
certaines bribes de conversations que j’avais surprises, ils lui avaient proposé de la prendre chez
eux, mais elle avait farouchement refusé, arguant qu’ils ne pouvaient se permettre de perdre leur
travail ni de subvenir à tous ses besoins.
Depuis son admission, Mme Jackson avait fait de nouvelles petites attaques appelées accidents
ischémiques transitoires. J’espérais qu’elles ne la mèneraient pas à la mère de toutes les attaques
avant longtemps.
Elle me manquerait sérieusement.
Je n’avais pas vu Bennett, le Canon Chevaleresque, depuis le jour de son emménagement, en dehors
de la fois où j’étais montée faire ma lessive au cinquième étage, en souvenir du bon vieux temps.
J’avais entendu des coups de marteau résonner derrière sa porte et supposé qu’il était en train de
fixer quelque chose au mur – peut-être l’affiche d’une fille sexy aux cheveux et aux cils sombres, tout
l’opposé de moi. Pour commencer, je savais pertinemment que monter à son étage était une mauvaise
idée, du genre qui confine au harcèlement. Après avoir transféré mes vêtements dans le sèche-linge,
j’avais donc filé en douce en prenant soin de régler une alarme sur mon téléphone pour revenir une
heure plus tard.
Sauf que je m’étais endormie sur mon manuel de soins infirmiers et, quand je déboulai de
l’ascenseur pour récupérer mon linge, je tombai sur Bennett qui sortait mon soutien-gorge en dentelle
rouge du sèche-linge.
— Tu comptais voler mes dessous pour ton petit plaisir personnel ?
Bennett se figea, mon bonnet B à la main, une expression indéchiffrable sur le visage, à l’exception
du tic nerveux de sa mâchoire. Si ce beau mec pouvait rester insensible face à de la lingerie fine,
alors tout espoir était perdu pour lui et moi.
Il portait un short kaki, et je parcourus des yeux ses jambes musclées et ses mollets fermes. Il se
tourna vers moi, un petit sourire aux lèvres.
— Ça t’appartient, hein ?
— En effet.
Je vis sa façon d’observer mon short et mon haut rose fluo, son regard s’attarder sur ma poitrine,
comme s’il me visualisait dans cette dentelle rouge.
— Tu voudrais me l’emprunter, ou peut-être que tu préférerais le voir porté ?
— Je suis sûr que ça doit être un régal pour les yeux. (Mes joues s’enflammèrent. Les envies de
flirt du Canon pointaient-elles enfin le bout de leur nez ?) Comment se fait-il que tu montes faire ta
lessive ici ?
— C’est une habitude que j’ai prise pendant que ton appartement était vide. Ton voisin n’est
jamais là et, à mon étage, la machine est toujours en panne. (Je lissai l’avant de mon tee-shirt et
remarquai que son regard suivait attentivement mes doigts.) Et toi, pourquoi tu fouillais dans mes
affaires ?
Le Canon sembla troublé.
— Je… heu… tu… (Il passa sa main dans ses cheveux.) J’attendais pour faire sécher mon linge et
je me suis dit que j’allais retirer le tien jusqu’à ce que tu viennes le récupérer.
— Oui, désolée. (Je m’approchai et notai que sa barbe mal rasée lui donnait un air un peu plus
tatoué-débraillé et moins sportif-propre-sur-lui.) Je me suis endormie sur les subtilités des maladies
infectieuses.
— Tu m’étonnes, ça doit difficilement tenir éveillé. Mes cours ne valent pas beaucoup mieux.
Surtout la période impressionniste. (Son regard s’attarda sur mes jambes et mon ventre avant de se
reposer sur mes yeux.) Je ne t’aurais jamais prise pour une étudiante en soins infirmiers.
— Ah bon ? En quoi, alors ?
Je m’appuyai contre la machine et inspirai son léger parfum de noix de coco. Je m’attendais à tout.
Je ne savais pas vraiment pourquoi mes paumes étaient devenues moites.
— Heu, je ne sais pas. Plutôt en commerce ou en marketing ? Quelque chose de plus…
Il s’interrompit et se gratta la nuque, les yeux rivés sur le mur derrière moi.
— Plus quoi ?
Qu’est-ce que le Canon pensait réellement de moi ? Peut-être fallait-il m’estimer heureuse qu’il
pense à moi tout court.
— Plus agressif, plus compétitif, j’imagine.
Je me décomposai. Par là, il me faisait comprendre qu’il savait que j’en avais eu après lui, l’autre
soir. Et, d’une certaine manière, je détestais ce qu’il avait perçu de moi. Je ne courais pas après les
garçons. C’étaient eux qui couraient après moi.
Mais lui me voyait comme une sorte de prédatrice. J’avais envie de lui prouver le contraire.
Je me fichais pas mal des garçons. Tous confondus. Et je me fichais encore plus de ce qu’ils
pouvaient penser de moi. Sauf à cet instant précis.
— Eh non.
Je m’écartai de la machine pour aller récupérer mes vêtements, et ma hanche effleura sa taille. Mes
genoux faillirent céder. Je ramassai mes sous-vêtements à la vitesse de l’éclair. Je voulais ficher le
camp loin d’ici, loin des sensations qu’il éveillait en moi.
— Je dois avoir un faible pour les gens malades et fragiles.
— C’est admirable.
Sa voix était douce comme du velours, presque un murmure qui résonna contre ma colonne
vertébrale et jusque dans mes cheveux. Je frissonnai. Je ne répondis pas, incapable de formuler le
moindre mot.
— Sinon, heu, désolé d’avoir touché à tes affaires, dit-il en se redressant.
Je sentais la présence de son corps juste derrière moi et la chaleur qui s’en dégageait. En temps
normal, sa remarque m’aurait inspiré une réplique plaisante et taquine, mais rien ne me vint.
Je laissai le sèche-linge ouvert et me faufilai jusqu’à l’ascenseur. J’appuyai sur le bouton un peu
trop violemment.
— Bonne nuit.
Quand les portes se refermèrent avec un grincement, je libérai enfin le souffle que je retenais.

Un raclement me tira de mon sommeil de plomb. Je clignai des yeux en tentant de rassembler mes
esprits. Le bruit provenait directement de l’autre côté de la fenêtre de ma chambre. Les ombres
dansaient à travers les rideaux. Je distinguai le contour d’une tête et d’épaules. Mon cœur fit un bond.
Quelqu’un essayait d’ouvrir discrètement la fenêtre et de s’introduire chez moi. Mon pouls se mit à
battre sourdement dans mes oreilles. Je glissai mes doigts vers mon téléphone posé sur la table de
nuit.
Mais le reste de mon corps était comme cimenté. Prisonnière de ma terreur, j’étais incapable
d’esquisser le moindre geste.
Cette personne avait-elle l’intention de me voler ou de me violer ? Je ne respirais plus que par à-
coups.
J’avais pris des cours d’autodéfense ces deux dernières années, et je savais comment réagir dans
ce genre de situation. Tout ce que j’avais à faire, c’était trouver mon téléphone et composer le 911,
puis me ruer hors de chez moi. Mais, pour une raison inconnue, je n’arrivais pas à bouger d’un
millimètre.
Je m’étais retrouvée face au même danger imminent l’année de mes seize ans, et je m’étais battue.
C’était la raison précise pour laquelle j’avais poursuivi assidûment mes cours d’autodéfense. Alors
pourquoi étais-je incapable de réagir aujourd’hui ?
En tant que femme, cet appartement au rez-de-chaussée n’avait pas été mon premier choix, mais je
n’en avais pas eu d’autre.
Le son de ma fenêtre qui coulissait fit bondir mon cœur dans ma poitrine, et je manquai de
m’étouffer avec ma propre salive.
Tout à coup, j’entendis une grosse voix crier à l’extérieur :
— Qu’est-ce que vous fichez ? Dégagez de là tout de suite ! J’appelle les flics !
Il y eut un bruit de lutte, un claquement sourd puis des grognements étouffés. Tout ce que j’en
déduisis, c’était que la personne qui avait grimpé à ma fenêtre était retombée au sol et prenait ses
jambes à son cou.
J’entendis ensuite la même voix s’exclamer :
— Enfoiré ! Tu t’en tireras pas comme ça !
Puis des halètements, comme s’il essayait de pourchasser l’intrus.
Et moi j’étais toujours clouée à mon lit, la poitrine douloureuse, le souffle court.
La minute suivante, une voix demanda sous ma fenêtre :
— Avery, tu es là ? Tout va bien ? C’est Bennett. Du cinquième.
Je ne l’avais pas vu depuis quelques jours. Que faisait-il maintenant sous ma fenêtre ?
Je finis par reprendre mes esprits et je me redressai d’un coup, soulagée.
— O… oui, je suis là.
— Quelqu’un essayait de s’introduire chez toi. J’ai appelé la police. (Il s’interrompit, essoufflé. Je
l’imaginais plié en deux ou appuyé contre le mur de brique.) Je vais venir. Tu peux ouvrir la porte ?
Bordel de merde ! Mes jambes tremblaient et je luttai pour me relever. Bennett avait fait fuir un
intrus. Et moi, qu’est-ce que j’avais fait pour me tirer d’affaire ? Absolument rien.
J’aurais pu me faire dévaliser, violer ou même assassiner. C’était bien la peine d’avoir débité ce
beau discours à ma mère.
Merde. Merde et merde.
Je ne voulais pas être secourue, j’aurais voulu donner sa raclée à cet enfoiré moi-même.
— Avery ?
Bennett était maintenant devant ma porte et frappait doucement.
Je m’apprêtai à lui ouvrir, furieuse contre moi. Bennett se rua à l’intérieur et m’attrapa par les
épaules.
— Est-ce que ça va ? Tu étais réveillée ?
Je voulais lui répondre que non, pour qu’il ne sache pas quelle fichue poule mouillée j’étais en
réalité. Enfin quoi, j’étais capable de mettre quelqu’un à terre dans mes cours de kickboxing, mais
dans la réalité je me dégonflais ?
— Heu, oui, le bruit à ma fenêtre m’a réveillée.
Il me serrait les épaules, genre sauveur de ces dames, et je m’écartai promptement.
— Il s’est enfui avant que je puisse le rattraper, mais j’ai bien vu son visage et ses vêtements.
J’entendis alors les sirènes hurler au loin. Bon sang, maintenant tout le quartier allait être réveillé.
— Avery, la police va arriver d’une seconde à l’autre, tu devrais peut-être t’habiller.
Je baissai les yeux sur mon short de pyjama léger et mon débardeur blanc – sans soutien-gorge –,
mes tétons dressés au-dessous.
Et voilà que Bennett jouait une nouvelle fois au parfait gentleman. Mince.
— Tu as raison, merci. (Je ramassai un jean et un sweat à capuche sur le sol de ma chambre et les
enfilai à la hâte. Je reparus dans le salon et demandai :) C’est mieux comme ça ?
Il hocha la tête.
— Je suis sûr que les flics auront plus la tête à ce qu’ils font.
Malgré la situation, cette remarque enflamma tout mon corps.
— Bennett, comment est-ce que tu… (Je m’approchai de la porte de ma chambre et jetai un coup
d’œil à ma fenêtre entrouverte.) Qu’est-ce que tu faisais dehors ?
— Je rentrais de chez Lou, le bar au coin de la rue, et je l’ai vu à ta fenêtre.
— Oh mon Dieu, dis-je. C’est surréaliste. Merci.
Le plus surréaliste dans cette histoire, c’était ma réaction. Comme une fichue demoiselle en
détresse.
Les lumières du véhicule de police projetèrent des lueurs rouges et bleues sur les murs de mon
appartement.
— On devrait peut-être aller à leur rencontre.
Bennett tendit le bras pour me prendre la main, mais je résistai. Il fronça les sourcils et je me
sentis mal après ce qu’il venait de faire pour moi. Alors je le laissai me guider à l’extérieur, la main
posée au bas de mon dos.
La police resta une bonne heure, le temps de prendre nos dépositions et d’écouter la description du
suspect. Notre propriétaire, M. Matthews, fit également son apparition et m’assura qu’il ferait venir
un serrurier au petit matin pour sécuriser toutes les fenêtres du rez-de-chaussée.
La plupart des locataires étaient retournés se coucher, mais Bennett resta à mes côtés jusqu’au
bout. Il posa pour moi des questions pertinentes à la police, par exemple quand j’allais avoir de leurs
nouvelles et comment les contacter si j’avais des questions supplémentaires. Comme s’il était mon
satané porte-parole. Le plus surprenant, c’est que je le laissai faire.
Ma tête tournait toujours, sous l’effet du choc, de la colère mais surtout de la peur. Et également à
cause du reste de la nuit. J’avais aussitôt décidé de dormir sur le canapé du salon, près de la porte
d’entrée et des couteaux dans la cuisine.
Quand tout fut dit, Bennett me raccompagna jusqu’à ma porte.
— Ça va aller ?
Craignant que ma voix ne me trahisse, je me contentai de hocher la tête et insérai ma clé dans la
serrure.
Il avait dû remarquer mon hésitation.
— Avery, tu es sûre que tu…
— Bien sûr ! répliquai-je d’un ton sec. Écoute, je suis désolée. La nuit a été longue. Merci pour
tout.
— Pas de problème. Bonne nuit.
Il se dirigea vers l’ascenseur et je franchis le seuil à contrecœur. Je sentis son regard dans mon
dos et refermai vivement ma porte avant de m’y appuyer de tout mon poids.
Soudain, mon appartement me parut différent. Plus sombre. Rempli d’ombres tapies dans les coins.
Le vent provoquait des craquements sinistres.
Je sentis qu’on frappait et j’entendis Bennett se racler la gorge.
— Avery ?
Je m’écartai de la porte, comme si je n’y étais pas restée appuyée tout ce temps. Je pris une
profonde inspiration, rassemblai mes esprits et ouvris.
— Oui ?
Les traits de Bennett étaient froissés par l’inquiétude. Il tendit la main.
— Viens.
— Quoi… Où ?
— Tu vas finir la nuit chez moi.
— Non, je… bredouillai-je.
Je le dévisageai, impassible, tandis qu’il gardait sa main tendue vers moi.
Sérieusement ?
En acceptant, je passerais pour une faible.
De qui je me moquais ? J’avais été surprise par la présence d’un intrus une seconde à peine avant
qu’il parvienne à pénétrer dans ma chambre.
Sa main chaude me procurait un sentiment de sécurité. Il serra la mienne pendant tout le trajet en
ascenseur et ne la lâcha que pour sortir ses clés de sa poche.
Puis il me coula un long regard en biais.
— Si c’était arrivé à ma mère ou à mes sœurs, je ne les aurais jamais laissées dormir toutes
seules, si ça peut te rassurer.
Il avait donc plusieurs femmes dans sa vie auxquelles il tenait. Mon cœur fondit un petit peu.
Il ouvrit la porte. Des dizaines de cartons jonchaient le sol de la pièce.
— Désolé, j’ai pas encore vraiment tout déballé. Je pense m’y mettre ce week-end.
Il jeta un regard au canapé, presque entièrement recouvert de grosses boîtes bleues débordant de
DVD.
— Heu, écoute…
Je m’apprêtai à lui dire que ce n’était pas grave, que je pouvais redescendre, mais il me prit par la
main et m’entraîna dans sa chambre. C’était la seule pièce qui n’était pas envahie par les cartons.
Un lit trônait au centre, recouvert d’une couette à damier noir et gris. Très discret. Très douillet.
Très viril.
— Tu peux dormir dans mon lit.
Je clignai des yeux, surprise. Non pas que je ne m’étais jamais retrouvée dans le lit d’un homme
auparavant, mais cette situation était différente. Peut-être parce que les circonstances n’étaient pas
sexuelles et qu’il s’agissait là d’un geste attentionné et soucieux.
Il désigna le salon.
— Je vais dormir là.
— Sûrement pas, Bennett, je ne vais pas te prendre ton lit. (Je me tournai vers la porte.) C’est moi
qui vais dormir là.
— S’il te plaît, ne discute pas. (Il s’écarta de la porte.) Je serai tout près, alors pas d’inquiétude.
En plus, on est au cinquième. Dors bien.
Quelque chose s’enclencha au plus profond de moi. Il ne s’intéressait pas à moi comme la plupart
des autres hommes – du moins ce n’était pas l’impression qu’il donnait – et il n’avait pas l’intention
de profiter de moi. Je me sentais réellement en sécurité, même si je n’avais pas le contrôle. Du
moins, pour le moment…
— Attends. (Je tournai les yeux vers le lit.) De quel côté tu dors, d’habitude ?
Il pointa le côté le plus proche de la porte.
Je me dirigeai de l’autre et commençai à déboutonner mon jean. Il m’observa une seconde
supplémentaire avant de refermer la porte. Je retirai mes vêtements et me glissai sous les draps. Ils
sentaient son odeur. La noix de coco, les épices, tout en masculinité.
De l’autre côté du mur, j’entendis Bennett déplacer quelques cartons, ouvrir et refermer ce qui
ressemblait à une armoire, puis s’installer. Vingt minutes plus tard, je ne dormais toujours pas et je
me sentais agitée. Je décidai d’aller me servir un verre d’eau fraîche.
J’ouvris discrètement la porte, je me frayai un chemin sur la pointe des pieds à travers la pièce
plongée dans le noir et je faillis trébucher sur Bennett. J’avais pensé qu’il serait couché sur le
canapé, mais il était allongé à même le sol. La culpabilité me noua l’estomac.
— Désolée, murmurai-je. J’allais me chercher un verre d’eau.
Il avait les yeux ouverts et caressa mon corps du regard. Je portais de nouveau uniquement mon
débardeur blanc et mon short de pyjama, et j’aurais pu jurer percevoir du désir dans ses yeux.
— Les verres sont dans le placard à gauche de l’évier.
Au moins, il avait déballé sa vaisselle. Je me servis un verre et bus de grandes gorgées le temps de
décider quoi faire ensuite. Il était manifestement réveillé et mal à l’aise par terre. Il n’avait même pas
essayé de retirer les boîtes qui encombraient son canapé.
Je retournai auprès de lui et lui tendis la main, un peu comme il l’avait fait tout à l’heure.
— Viens.
— Hein ?
Il se redressa, torse nu. Je m’efforçai de ne pas braquer mon regard sur son ventre ferme. En vain.
J’aperçus également un tatouage sur son abdomen et notai mentalement de le questionner plus tard.
— Ne discute pas, dis-je.
Il saisit ma main et je l’entraînai jusque dans sa chambre. Il portait un caleçon bleu et je dus
détourner les yeux.
— Je te promets de ne pas te mordre et de rester de mon côté du lit.
Il dut trouver ça amusant car il secoua la tête, un petit sourire aux lèvres.
— Tu es sûre ?
— Absolument.
Il se glissa sous les draps et soupira, comme s’il était heureux de retrouver son lit. Je m’allongeai
et lui tournai le dos, tous mes sens en alerte. La tension entre nous était palpable. Mais ce n’était pas
comme d’habitude. Je n’avais pas envie qu’il me caresse ou qu’il me baise pour passer le temps.
Non, j’avais envie de ses bras autour de moi, de son menton dans mon cou, de la caresse lente et
douce de ses lèvres sur les miennes. J’étais presque sûre de pouvoir me perdre follement dans ses
baisers.
Oh, comme j’avais envie de lui. Mais d’une manière différente. D’une manière que je n’avais pas
ressentie depuis Gavin, mon premier petit ami, quand j’avais seize ans. Avant que Tim vienne tout
gâcher. Moi et ma relation.
Peut-être que je pouvais quand même l’avoir. Rien que pour me perdre. Pour m’aider à oublier.
— Tu vas réussir à dormir ? demanda Bennett d’une voix rauque et sexy qui résonna entre mes
omoplates. Tu penses encore à ce qui s’est passé ?
Non, mais je confirmai malgré tout :
— Oui.
Il se rapprocha de moi et je sentis immédiatement sa chaleur. Il tendit timidement les doigts et je
faillis me cambrer pour les accueillir.
Puis il me massa délicatement le dos en traçant des cercles.
— Chh… Tu es en sécurité avec moi. Tu peux t’endormir.
Mon corps frissonna des pieds à la tête.
Pourtant, au bout de quelques minutes, ses caresses me firent sombrer dans un profond sommeil.
Quand j’ouvris les yeux, le soleil baignait la chambre de Bennett et projetait ses rayons en travers
du lit. Bennett avait disparu, mais je l’entendais s’affairer de l’autre côté de la porte.
Est-ce que j’avais vraiment passé la nuit dans le lit de ce garçon… uniquement parce que j’avais
peur de dormir seule ?
Je m’extirpai des draps chauds et j’enfilai mes vêtements. Je me faufilai dans la salle de bains et
fus horrifiée par mon reflet. Mes cheveux étaient emmêlés et mon mascara avait coulé sous mes yeux.
Je m’aspergeai le visage d’eau fraîche pour me réveiller puis me servis d’une des petites serviettes
de toilette bleues de Bennett pendues à côté du lavabo. Je parcourus ses produits de toilette et
découvris son onéreux shampooing à la noix de coco. Je l’ouvris et en humai une rapide bouffée
avant de le reposer sur le meuble.
Quand j’émergeai de la salle de bains, je trouvai Bennett debout dans le salon, une tasse de café
fumante à la main.
— C’est à peu près tout ce que je peux te proposer ce matin. Tu veux du lait, du sucre ?
— Noir, sans sucre, ça ira, et tu as déjà fait beaucoup pour moi, cette nuit.
— Pas de problème.
Il s’assit sur le canapé, du côté libre. Il me désigna un fauteuil, qu’il avait manifestement
débarrassé pour moi, et but une gorgée de son café. Il était déjà lavé et habillé. Ses cheveux
paraissaient moins indisciplinés quand ils étaient humides, et aujourd’hui il portait un jean gris, un
tee-shirt noir et des bottes de motard. Il ressemblait déjà plus à un tatoueur.
— Tu travailles aujourd’hui ? lui demandai-je.
— Oui, Oliver a chargé ma journée complète.
Le nom de son patron dans sa bouche me fit tressaillir. Oliver aurait voulu conduire notre histoire
au-delà d’une simple nuit. Il avait voulu m’emmener dîner le lendemain, et j’avais refusé.
— Tu connais ces types des fraternités… ils veulent toujours des tatouages à des endroits bien
visibles pour étaler le symbole de leur école.
— Je ferais mieux de te laisser y aller, dans ce cas, je ne voudrais pas les faire attendre, dis-je.
Moi aussi, je dois me préparer pour aller bosser.
— Je t’en prie, finis au moins ton café.
J’hésitai.
— D’accord, rien qu’une minute, comme ça je partirai en te laissant ta tasse.
Il m’observait, et je jetai un regard autour de moi comme si je découvrais son intérieur. Sauf que
rien n’était déballé, et je me contentai de contempler le contenu de ses cartons ouverts. Sa vie tout
entière avait été flanquée dans des boîtes et, d’une certaine manière, je trouvais trop personnel, trop
intime de me retrouver au beau milieu.
— Alors, pas de colocataire ?
— En fait si, quelqu’un vient emménager le mois prochain.
— Une petite amie ?
Je ne savais même pas pourquoi je posais la question. Ça ne me regardait absolument pas.
— Non, pas de petite amie. Pas encore. J’ai vaguement commencé à fréquenter quelqu’un le mois
dernier, mais on verra où ça mène.
Il me regarda dans les yeux, comme pour jauger ma réaction. Il n’était pas obligé de me confier ce
genre d’information, mais j’eus la sensation qu’il le voulait. Peut-être pour me faire comprendre qu’il
n’était pas intéressé. Ou qu’il n’était pas encore attaché. Je ne savais pas trop.
— Quoi qu’il en soit, mon copain arrivera le mois prochain. (Il pencha la tête.) Tu sais… celui
que tu as rencontré à la soirée.
Je tripotai l’ourlet de mon pull.
— Ah oui… Nate, c’est ça ?
Bennett hocha la tête puis sa voix prit un ton sérieux :
— Je peux te poser une question, Avery ?
— Bien sûr.
Je finis par m’asseoir en face de lui, dans le fauteuil rembourré qu’il avait dégagé pour moi.
— Comment se fait-il… (Il baissa les yeux, rompant le contact visuel.) Comment se fait-il que tu
n’aies pas voulu de mon pote ? Je veux dire, en dehors de son comportement si évident. Mais, en
général, les filles craquent.
Posait-il la question par simple curiosité, ou parce qu’il était intéressé ? Devais-je répondre sans
détour ? Tout à coup, je me relevai et me mis à arpenter la pièce.
— Je ne sais pas. (Je m’approchai de la fenêtre pour masquer mon trouble, et observai la triste vue
sur le parking.) En temps normal, je serais rentrée dans son jeu. Moi non plus, je ne suis pas du genre
à m’attacher.
Quand je me retournai vers lui, une lueur de déception passa dans son regard avant de disparaître.
C’était mon tour d’essayer de jauger sa réaction.
Je décidai de poursuivre sur la voie de l’honnêteté.
— Mais ce n’était pas lui qui m’intéressait, cette nuit-là.
— Ah non ? fit-il d’une voix basse et douce.
— Non. (Je baissai les yeux, songeant que le message avait été on ne peut plus clair.) Et moi, je
peux aussi te poser une question ?
Il cala son pied sur le bord de la table basse.
— Vas-y.
— Comment se fait-il que tu lui aies dit de ne pas insister ? Enfin… je ne t’ai vu parler à aucune
fille, et ce n’est pas comme si tu m’avais parlé, à moi. (Je me raclai la gorge, soudain sèche.) Est-ce
que Nate risquait vraiment de perdre le contrôle ? Parce que je suis sûre que j’aurais pu m’en
occuper toute seule.
— Pour commencer, c’est Nate qui t’a parlé le premier, dit-il en buvant une petite gorgée. C’est
assez logique, qui pourrait remarquer une fille superbe en train de traverser la pièce et ne pas aller
lui adresser la parole ?
J’avais entendu ce genre de réplique des dizaines de fois, mais, venant de lui, d’une certaine
manière, l’effet était plus réel. Plus direct. Plus sincère.
Je sentis des étincelles crépiter dans mon ventre et décidai de masquer l’émotion qu’il venait de
susciter en moi.
— Il y a une suite ?
— Pardon ?
Il détourna les yeux de mes lèvres pour les replonger dans mon regard.
Quelque chose s’embrasa en moi ; probablement ses super-pouvoirs hormonaux qui jouaient avec
mon corps.
— Tu as dit pour commencer.
— Ah… oui, dit-il avec un petit sourire en coin. Et, ensuite, je me suis dit que tu étais le genre de
fille à dévorer des mecs tout crus au petit-déjeuner. Malgré tout, j’ai cru préférable d’intervenir. Nate
est un peu lourd, parfois.
Était-ce une manière de dire que je l’intimidais ?
Dans un monde parfait, je ne serais pas une dragueuse invétérée. Parce que j’avais envie de lui.
Pour moi toute seule. Et sur-le-champ.
Je m’appuyai contre le rebord de la fenêtre.
— Qu’est-ce qui t’a donné cette impression sur moi ?
— Ta façon de te comporter. (Il haussa les épaules.) Confiante, pleine d’assurance.
— Est-ce que c’est mal ?
— Pas du tout. (Il passa ses doigts dans ses cheveux.) C’est carrément sexy.
À cet instant, nos phéromones étaient sur un pied d’égalité. Elles s’aguichaient, échangeaient leur
salive.
— Je me suis dit que je… enfin, que Nate ne te correspondrait pas, de toute façon, bredouilla-t-il.
Tu sais, certains mecs aiment prendre un peu plus leur temps.
Était-il sérieux ? À cet instant, j’avais l’impression d’être une véritable mangeuse d’hommes. Une
Saloposaurus rex.
— Heu, disons que Nate ne m’a pas fait l’effet d’un mec qui cherche à se mettre en couple, dis-je.
Il devint carrément écarlate. Nous avions beau parler par énigmes, nous savions tous deux de quoi
il s’agissait réellement.
— Et par association, en tant qu’ami de Nate, je t’ai mis toi dans le même panier.
— C’est faux. Moi, je suis du genre à m’engager, corrigea-t-il d’une voix grave et douce, comme
s’il était sûr de lui sur ce point. Si je trouve la bonne.
Les murs de son appartement semblèrent soudain se rapprocher. Je ne serais jamais ce genre de
femme, pour lui, et je devais absolument passer à autre chose, immédiatement. Monsieur le Tatoueur
s’était avéré intrigant et mystérieux. Il devait y avoir quelque chose là-dessous. Peut-être s’était-il
sévèrement brûlé les ailes et ne voulait-il plus coucher à droite à gauche. Ou peut-être que son
dévouement à une seule personne faisait partie de sa religion ou quelque chose du genre.
Quoi qu’il en soit, je ne pouvais pas m’attarder plus longtemps pour le découvrir.
Bennett soutenait fermement mon regard, mais je parvins à m’en détacher.
— Bon, dis-je.
— Bon.
Ce seul mot pouvait tout dire et rien dire à la fois.
Je déposai ma tasse dans l’évier et me dirigeai vers la porte.
— Merci encore, pour tout. Ton lit est vraiment très confortable.
— Quand tu veux.
Je ricanai.
— S’agit-il d’une invitation ouverte, monsieur Reynolds ?
Le sourire légèrement lascif qui flotta sur ses lèvres m’indiqua que c’était peut-être effectivement
le cas, malgré tout ce qu’il venait de me dire. Que peut-être je pourrais être la kryptonite de ses
valeurs et de ses idéaux.
Il fallait que je sorte d’ici, et vite.
Pourtant, il décida de reprendre :
— Parfois, c’est agréable de dormir avec quelqu’un. J’avais oublié à quoi ça ressemblait.
Je m’arrêtai et me retournai.
— Ça fait longtemps ? Pour quelqu’un qui a ton physique ?
Il baissa les yeux et ses cils répandirent une ombre sur ses joues.
— Oui.
— Quelqu’un t’a fait souffrir à ce point-là ?
Il releva vivement la tête et afficha un sourire accusateur.
— Et toi ?
— Touché, monsieur Reynolds. (Je sus qu’aucun de nous n’allait se décider à répondre.) Passe une
bonne journée.
Les paroles de Bennett ne quittèrent pas mes pensées de la journée.
J’étais dans la lune et Mme Jackson ne manqua pas de le remarquer.
— Tu dois être encore en train de penser à ce garçon, déclara-t-elle, la main sur la télécommande.
Elle adorait regarder ses feuilletons la journée. Des scénarios remplis de trahisons, de déceptions
et de réconciliations sur l’oreiller.
Je fis la grimace.
— Vous êtes insupportable, très chère.
Son mari venait de quitter l’établissement, et je remplis un vase d’eau pour les marguerites
blanches qu’il lui avait apportées. Il restait parfois regarder la télé avec elle, en lui tenant tendrement
la main. L’affection émanait de leurs êtres quand ils étaient ensemble et je m’imaginais que,
lorsqu’ils étaient plus jeunes et plus agiles, leur vie sexuelle avait dû être passionnée.
— Tu sais que j’ai raison. Allez, parle-m’en un peu.
Elle tapota le lit à côté d’elle. Il nous arrivait de nous parler à cœur ouvert pendant l’heure des
repas. Elle évoquait sa vie et moi la mienne. Dans les grandes lignes, disons. Elle s’attristait chaque
fois que je mentionnais ma mère, jugeant que celle-ci ne connaissait pas ses priorités. Et je savais
qu’elle s’inquiétait pour mon frère et qu’elle estimait qu’il devrait vivre avec moi après son diplôme.
— Je ne vais nulle part. J’ai toute la journée devant moi.
— Et moi, j’ai des rondes à effectuer. (J’ajustai la bande velcro du brassard du tensiomètre.) En
plus, vos enfants et petits-enfants ne devraient plus tarder.
— Des excuses, toujours des excuses. Tu ferais bien de tenter ta chance avec ce garçon, dit-elle en
me tapotant la main. Il doit être spécial. Je ne t’ai jamais vue avec cet air-là.
— Quel air ?
Voilà les dangers qu’il y avait à voir une personne tous les jours. Elle apprenait à reconnaître
votre humeur presque trop bien.
— Ces flammes dans tes yeux, précisa-t-elle d’un ton rêveur.
Je secouai la tête, refusant d’admettre quoi que ce soit.
— Laisse-moi deviner, reprit-elle. C’est un jeune homme déroutant. Il te fait ressentir des choses.
Le vertige, la frustration et la tension, tout ça à la fois. J’ai raison ?
— Je ne sais pas, peut-être.
Je voulais lui expliquer que je n’avais pas l’intention d’insister avec Bennett. Qu’il recherchait
autre chose. Quelqu’un d’autre. Qu’au mieux nous serions amis. Que je ne pouvais même plus
l’envisager comme un simple coup d’un soir. Que je l’avais déjà dans la peau et que je devais
l’oublier, le chasser de mes pensées et passer à autre chose.
Mais je savais que ces paroles risqueraient de la décevoir. C’était une vraie romantique, et son
mari lui prouvait que le véritable amour existait. Du moins pour eux.
— Ma chère enfant, ce sont les racines qui prennent corps.
— Les racines ?
Je penchai la tête sur le côté. Mme Jackson était sans cesse en train de citer quelqu’un ou quelque
chose.
— Deux graines plantées ensemble dans le champ de l’amour, destinées à grandir de concert. (Elle
prit une profonde inspiration et poursuivit :) Le ciel déverse des seaux de rêves et de désirs, les
racines prennent corps et les feuilles s’entremêlent pour n’en faire plus qu’une.
— Les racines prennent corps… répétai-je. Waouh. Ça en jette. C’est quoi ?
— C’est un poème qui s’intitule « Les racines de l’amour ».
— Votre mémoire photographique m’épate.
— Quand tu auras trouvé l’amour, tu te mettras toi aussi à citer de la poésie.
Je me détournai pour qu’elle ne me voie pas lever les yeux au ciel.
— Alors, quoi de neuf, fillette ? demanda Ella, assise en face de moi au café du campus. Toujours
flippée par le rôdeur ?
— Un peu, avouai-je. Mais mon nouveau sublime voisin a volé à mon secours.
— Tu m’étonnes, fit-elle avec un sourire en s’adossant à sa chaise, comme si elle se préparait à
écouter une bonne histoire.
— Non, rien à voir, répondis-je en observant les étudiants passer de l’autre côté de la vitre.
Malheureusement.
Elle haussa un sourcil.
— Oh, allez, tu n’as pas couché avec lui ?
— Je te le jure. (Dans ma bouche, ça paraissait difficile à croire.) On a simplement dormi dans le
même lit. Il m’a massé le dos et je me suis endormie. C’était adorable.
— Tu te fiches de moi, répliqua-t-elle en buvant une gorgée de son cappuccino.
— Pas du tout.
— Et comment tu te sens ?
Elle se pencha en avant. Ses yeux bleus étincelaient au soleil. Les miens étaient plus gris-bleu,
comme la couleur d’un océan déchaîné.
— Je ne sens rien du tout, mentis-je. Il s’est comporté comme un ami.
Elle fit une moue. C’était sa manière à elle de m’accuser de dire n’importe quoi – quand elle ne
croyait pas un mot de ce que je racontais. Je me perdis dans mes pensées et le silence s’étira.
Ella remua sa boisson avec sa cuillère.
— Est-ce que c’est le genre de mec avec qui tu pourrais être amie ?
— Sûrement, répondis-je avec conviction.
Pourtant, je n’en étais pas sûre. Évidemment, je serais capable de le fréquenter, mais sans rien
attendre d’autre de sa part ?
— C’est tant mieux, approuva Ella.
— Pourquoi ?
Je mordis dans mon petit pain à la fraise.
— Ça veut dire que tu prends enfin conscience que tous les mecs n’essaieront pas de te faire la
même chose que ce connard, expliqua-t-elle en tortillant une mèche de cheveux autour de son doigt.
Tu n’es pas obligée de repousser tous les hommes. Ou de les utiliser. Ou de les contrôler. Et tu sais
que je ne parle pas de l’espèce de cinglé qui a essayé de s’introduire chez toi.
Ma mâchoire tomba. En général, Ella critiquait mon comportement avec les garçons tout en se
délectant malgré tout des détails croustillants. Comme si elle vivait par procuration à travers mon
vagin, ou je ne sais quoi.
— Tu es une femme forte, belle et indépendante, accablée par le bagage émotionnel que tu te
trimballes. (Elle me tapota la main par-dessus la table.) Mais, des fois, c’est bien de laisser la porte
ouverte.
J’agitai les sourcils.
— Oh, j’ai laissé la porte ouverte à plein de gars.
Je récoltai un gloussement.
— En tant qu’ami, espèce de Marie-couche-toi-là. Quelqu’un pour réchauffer ton petit cœur, pas
ton lit.
— Tu parles comme une carte de vœux. Et aussi beaucoup comme Mme Jackson.
— Comment va-t-elle ?
Les yeux d’Ella s’illuminèrent. Elle l’avait rencontrée une fois, quand elle était venue me chercher
au travail pour m’emmener déjeuner. Son mari était en train de la promener dans son fauteuil roulant
et elle avait insisté pour rencontrer Ella. Elles avaient fini par bavarder pendant une heure et j’avais
sauté mon déjeuner.
— Bon sang, j’adore cette femme. Un jour ou l’autre, je la prendrai comme grand-mère d’adoption.
— C’est peut-être la seule figure parentale que j’aie, dis-je. Sauf que c’est moi qui prends soin
d’elle.
— Ça, je n’en sais rien. Je dirais que c’est une attention mutuelle. (Le regard d’Ella s’adoucit.)
Hé, tu as parlé à ton frère récemment ?
— Bien sûr. Je garde un contact quotidien avec lui. (Je soupirai.) Il sort toujours avec Andrea. Il
l’emmène au bal. J’espère seulement qu’elle ne lui brisera pas le cœur.
— C’est un bon garçon. Il a réussi à garder la tête sur les épaules malgré votre mère.
Ella n’approuverait jamais sa conduite. Elle ne connaissait que trop bien notre situation, et son
amitié m’était précieuse.
Elle m’avait empêchée de sauter d’un pont plus d’une fois quand nous étions au lycée. Ses parents
étaient des gens compréhensifs qui m’avaient laissée dormir chez eux un nombre incalculable de fois
quand je me disputais avec ma mère.
Mais notre amitié fonctionnait véritablement dans les deux sens. Je savais que la façade optimiste
d’Ella masquait parfois une profonde souffrance. Sa famille avait connu son lot de chagrin après la
mort du frère d’Ella au lycée. Elle avait avoué que ma présence chez elle l’avait également aidée à
passer certains caps difficiles.
— Bon, revenons-en à l’ami-voisin-canon. Décris-le-moi en cinq mots maximum. C’est parti !
C’était un jeu auquel nous jouions au lycée, appelé les Cinq Doigts, mais je n’étais pas d’humeur.
En plus, le seul mot qui me venait à l’esprit pour décrire Bennett, c’était sexy, sexy, sexy, sexy,
sexy.
— Allez, quoi, dis-moi quelque chose, insista-t-elle.
— Il travaille chez Raw Ink, dis-je comme si j’en étais fière. Il fait des études d’art à la TSU.
— Pas possible… Tu crois qu’il pourra me faire mon tatouage ?
Ella voulait un tatouage depuis que je la connaissais. Après notre diplôme, quand j’avais fait le
mien, elle avait voulu m’imiter, mais elle avait eu la frousse au dernier moment.
— Tu viendras avec moi, d’accord ?
— Bien sûr, répondis-je, sans en être certaine.
Pourquoi avait-il fallu que je sorte avec le patron de Bennett, ce soir-là ? Si je débarquais sur son
lieu de travail, Oliver risquait de penser que j’étais toujours intéressée. Et alors, si Oliver et Bennett
se mettaient à parler de moi… Aïe. D’ailleurs, je ne savais pas trop pourquoi je me souciais de ce
que Bennett penserait de mes activités nocturnes.
— Tu devrais peut-être aller faire un tour au salon, voir son travail. Tu pourras lui confier tes
idées et voir ce qu’il te propose.

Après mon entraînement de kickboxing, je me plongeai dans les révisions de mes cours de
réanimation. Je devais garder une bonne moyenne si je ne voulais pas renouveler ce cours. Au
prochain semestre, je devais effectuer des rotations aux soins intensifs de l’hôpital universitaire et
j’étais très excitée à l’idée de découvrir de nouvelles choses. La maison de retraite m’avait beaucoup
appris sur les soins en phase terminale et les interventions de crise. Et peut-être qu’un poste
m’attendrait à l’hôpital après l’obtention de mon diplôme.
Je savais que je ferais une bonne infirmière, car j’étais capable de garder le contrôle de mes
émotions tout en aidant les gens trop vulnérables à prendre soin d’eux-mêmes. C’était important pour
moi, et la paie était correcte car les infirmières étaient peu nombreuses et très demandées.
Au fond de moi, j’avais toujours voulu que ma grand-mère soit fière de moi. Elle avait été aide-
soignante et n’avait jamais fait la démarche de décrocher son certificat. Elle m’avait constamment
encouragée à aller à l’université, dès mon plus jeune âge, arguant que je serais la première de la
famille à obtenir un diplôme, étant donné que ma mère n’avait même pas fini le lycée.
Ma mère et ma grand-mère se chamaillaient sans cesse.
— Ton père se retournerait dans sa tombe s’il te voyait traîner en ville avec tous ces hommes,
avait-elle dit à plus d’une occasion.
Elle avait supplié ma mère de montrer à ses enfants l’exemple d’une femme forte et indépendante.
— Alors, seulement, un homme te respectera.
J’imagine que j’avais dû assimiler la leçon bien mieux que ma mère.
Malgré leurs différences, quand ma grand-mère était tombée malade, ma mère s’était mise dans un
état que je ne lui avais jamais vu. Elle avait prévu de prendre ma grand-mère à la maison pendant sa
chimiothérapie, mais le cancer l’avait emportée trop rapidement.
J’étais en train de feuilleter un magazine people tout en me demandant si j’allais pouvoir redormir
dans mon lit. J’avais transféré mon oreiller et ma couette sur le canapé, et je m’étais assurée de
garder bien en vue le plus tranchant de mes couteaux sur le comptoir de la cuisine.
Malgré la lumière à détecteur de mouvement installée par le propriétaire à l’entrée principale et
les verrous supplémentaires posés par un serrurier à mes fenêtres, les ombres qui jouaient à travers
mes stores me nouaient toujours l’estomac.
La nuit dernière, un homme animé de l’intention de voler ou de violer avait choisi ma fenêtre pour
s’introduire. Sans la présence de Bennett, ma journée aurait nettement plus mal fini. Mon incapacité à
faire le moindre geste aurait fait de moi une femme volée, violée ou même morte.
Je sortis mon téléphone et envisageai de demander à Rob de venir passer la nuit avec moi. Rob
n’avait jamais dormi chez moi car je ne l’y avais jamais autorisé, mais peut-être qu’après le sexe il
accepterait de dormir sur le canapé.
Je pourrais lui dire que j’avais un peu peur et il comprendrait, car, comme tout garçon, il aimerait
probablement savoir qu’une femme se repose sur lui. Il serait aussi surpris parce que je n’avais
jamais compté sur lui pour quoi que ce soit d’autre que mon petit plaisir personnel.
Ça pourrait aussi l’exciter un peu – ou lui donner envie de me faire ses adieux. Ce qui était sûr,
c’est que ça ne faisait pas partie de notre arrangement.
Les doigts en suspens au-dessus du clavier, je finis par céder.
Salut, Rob, tu as quelque chose de prévu ce soir ?
Non, rien. Tu veux qu’on se voie ? Je peux être là dans trente minutes.
Mes doigts se figèrent. Je me demandai si j’étais prête à franchir cette limite avec lui. Il n’était ni
mon protecteur ni même mon ami. Rien que mon plan cul.
Un coup frappé à ma porte me fit sursauter et je lâchai mon téléphone.
Je m’approchai de la porte et aperçus Bennett par le judas. Mon cœur se mit à marteler mes côtes.
Il portait les mêmes vêtements que ce matin, mais son tee-shirt était froissé et il avait les cheveux en
bataille.
J’ouvris avant de prendre conscience de la tenue que je portais encore une fois. Même short de
pyjama, avec un débardeur rose cette fois. Et toujours pas de soutien-gorge.
Bennett parcourut mon corps des yeux avant de s’arrêter franchement sur ma poitrine. J’aurais pu
jurer que mes tétons durcirent comme pour le saluer. Il déglutit avant de dire :
— Heu, coucou, je viens de rentrer et je me suis dit…
Il resta là à me contempler, comme s’il délibérait dans sa tête.
— Oui ?
Je me surpris à retenir mon souffle, pleine d’espoir, priant pour qu’il prononce les mots que je
souhaitais entendre.
— Heu, tu veux de nouveau de la compagnie, ce soir ? (Il se frotta la nuque, regarda ses pieds.
Qu’est-ce qu’il était sexy !) J’ai pensé… si c’était ma mère, elle voudrait que je veille sur elle
encore un jour ou deux.
Je fermai les yeux de soulagement et laissai échapper un soupir. J’arrivai même à oublier qu’il
venait juste de me comparer à sa mère. Merci pour les signaux contradictoires ! Mais je n’étais pas
particulièrement douée dans ce domaine.
— Est-ce que ça te rend nerveuse de dormir ici toute seule, cette nuit ?
Il s’exprimait d’une voix sincère, comme s’il espérait que je dise oui.
Je pouvais nier, rien que pour lui prouver que j’étais une femme forte, mais ma détermination
s’effrita très vite. Je désirais tellement sa compagnie que mes doigts tremblaient sur la poignée de la
porte.
— P… peut-être.
— Tu veux venir regarder un film chez moi et rester pour la nuit ?
Mon cœur bondit et vacilla. Ce garçon allait me tuer.
Il tendit la main vers moi.
— Sans discuter ?
Je hochai la tête.
— Laisse-moi enfiler des vêtements et j’arrive.
Il baissa les yeux sur mes jambes nues et déglutit.
— Bonne idée.
Je refermai la porte et réprimai mon hésitation. Sans discuter, avait-il dit. J’enfilai un tee-shirt par-
dessus mon débardeur. J’observai mon reflet dans le miroir et arrangeai légèrement mon maquillage.
Puis j’appliquai du gloss pour faire bonne mesure.
Quand Bennett ouvrit sa porte, je remarquai qu’il avait débarrassé son canapé et commencé à vider
ses cartons. Son écran plat et sa Xbox étaient installés sur un meuble en verre et noyer, et un carton
de DVD attendait au-dessous.
— À toi de choisir, proposa-t-il en désignant les piles de films. Je suis même d’accord pour
regarder un truc de fille à la télé si tu veux ; tout ce qui te fera plaisir, pour que tu te sentes à l’aise ce
soir.
Je serais tout sauf à l’aise. En sa présence, tous mes sens étaient en alerte. Ses lèvres me
suppliaient d’y goûter, ses cheveux d’y glisser mes doigts. Mais je ne devais pas oublier qu’il
s’agissait sûrement d’une soirée entre copains, en tout bien tout honneur. Peut-être qu’on pourrait le
devenir.
— Je suis pas du genre à regarder des trucs de fille.
Il ricana.
— Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas surpris.
Il possédait un mélange éclectique de blockbusters et de films indépendants, quelques comédies et
même deux ou trois films romantiques.
Je m’emparai du boîtier du Seigneur des anneaux.
— Voilà, ça, c’est mon truc.
— Sérieux ?
Ses yeux s’illuminèrent.
— Absolument.
— Lequel tu préfères ?
On aurait dit un test, comme s’il doutait que je puisse aimer Tolkien et la fantasy.
— Les Deux Tours.
Des flammes dorées animèrent son regard.
— Moi aussi.
— Alors c’est parti.
Ses yeux s’assombrirent de nouveau et il baissa les paupières. Je m’efforçai de maîtriser ma
respiration.
Nous nous installâmes sur le canapé en conservant une légère distance. Un message fit vibrer mon
téléphone et il me revint soudain à l’esprit que j’avais laissé Rob en plan. Merde.
Je suppose que ça veut dire non pour ce soir ?
Je répondis hâtivement.
Désolée, un copain est passé me voir, on se capte plus tard.
Bennett me jeta un regard curieux.
— Petit ami ?
— Non, je t’ai dit que ce n’était pas mon truc.
— Alors quelqu’un qui espère le devenir ?
J’optai pour l’honnêteté.
— Nan, c’est plutôt une relation d’« amis et plus si affinités ».
L’expression choquée qui passa sur ses traits ne put m’échapper, et il me sembla même percevoir
ce qui ressemblait à de la jalousie. Ou peut-être s’agissait-il seulement de curiosité.
— Allez, ne me dis pas que tu n’es pas abonné à ce genre de relations.
Il s’éclaircit la voix pendant que j’attendais sa réponse. Mais rien ne vint.
— Tu es un garçon sexy, Bennett. (Je levai les mains.) Je suis sûre qu’un tas de filles doivent se
jeter sur toi.
Un petit sourire étira ses lèvres d’un côté.
— Tu me trouves sexy ?
— Tu évites la question.
— La réponse est non, je n’ai rien connu de ce genre.
Je dus carrément ramasser ma mâchoire par terre. Je m’étais attendue à ce qu’il réponde quelque
chose comme : Évidemment, mais c’était avant, maintenant je cherche à me caser.
— Ne te méprends pas, reprit-il d’une voix grave. Je suis sorti avec un paquet de filles. Je suis
humain, après tout. Et bien sûr que les filles me draguent…
Je tressaillis intérieurement. Était-ce ainsi qu’il me voyait ? Je ne m’étais jamais jetée sur
quiconque… je n’en avais jamais eu besoin. C’étaient les mecs qui se jetaient sur moi. À l’exception
de ce fameux soir, quand j’avais vu Bennett pour la première fois.
Il fallait que je change de sujet illico.
Je remarquai qu’il avait sorti quelques photos de ses cartons et qu’il en avait placé deux sur son
bureau, situé dans un coin de la pièce. Je me levai et m’en approchai.
— Ce sont ta mère et tes sœurs ?
Sa mère était une belle femme aux cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules. Elle se tenait à
côté de jumelles, ainsi que d’une sublime adolescente qui était elle aussi destinée à faire tomber les
garçons comme des mouches.
— Oui. Les jumelles ont douze ans et ma sœur Taylor vient d’en avoir dix-sept.
— Waouh, tu as dû grandir en baignant dans les œstrogènes. (Je tournai les yeux vers lui.) Où est
la testostérone ?
— Inexistante. (Sa mine se renfrogna et un éclat de colère pure passa sur ses traits.) Disons que je
suis le seul modèle masculin décent de leur vie.
Voilà qui pouvait expliquer beaucoup de choses. Je remarquai qu’ils étaient tous différents les uns
des autres. Leur père était-il parti, était-il mort, ou venaient-ils tous de pères différents, comme mon
frère et moi ? Je gardai ces questions pour plus tard.
— Elles vivent dans le coin ?
— À peu près à vingt minutes au sud, à West View. Je les vois toutes les semaines pour le dîner
dominical. J’y habitais encore jusqu’à l’année dernière, quand ma mère a rencontré son mari actuel.
(Je vis un muscle tressauter sur sa joue.) Alors le jour est venu pour moi de partir.
— Oh, je ne connais que trop bien ce sentiment, approuvai-je sans donner plus d’explications.
J’avais quitté la maison à seize ans et je dormais la plupart du temps chez Ella. Puis j’avais
également coupé tout lien émotionnel après ça.
— Est-ce que tu as eu des problèmes avec ton beau-père ?
— Pas vraiment. C’est juste que j’ai aidé ma mère à payer les factures et à élever mes sœurs aussi
longtemps que je l’ai pu, mais maintenant il peut s’occuper de tout ça. Tant qu’il restera dans les
parages.
Il devait y avoir quelque chose à creuser là-dedans, je le sentais, mais je ne voulais pas insister
sur le sujet.
Peut-être était-il ce genre de garçon super-responsable et incapable de lâcher prise.
— On dirait que nos mères auraient pu être les meilleures amies du monde, dans une autre vie.
Il pencha la tête sur le côté pour m’observer d’un air songeur.
— Où vit ta famille ?
— À une heure d’ici environ. Je ne la vois pas très souvent, mais je parle presque tous les jours à
mon frère Adam. Il est en dernière année de lycée et j’essaie de garder le contact. C’est un bon
garçon.
— Et ta mère ?
Je gardai le silence, ce qui était injuste étant donné les informations qu’il avait partagées avec moi.
— Tu n’es pas obligée de m’en dire plus si tu ne veux pas.
Je haussai les épaules.
— Que dire ?… C’est ma mère. La plus grosse plaie de ma vie. (Et la plus grande traîtresse.)
Alors je garde mes distances.
— Et ton père ?
— Contentons-nous d’éviter ce sujet.
Il n’y avait pas de sujet à discuter, d’ailleurs. Je ne savais même pas si ma mère connaissait
vraiment son identité. Ou seulement son nom. Quoi qu’il en soit, elle n’en avait jamais parlé.
— Une autre fois, alors, dit-il. (Je remarquai qu’il s’était rapproché et que nos épaules se
touchaient presque.) Tu veux une bière pendant le film ?
— Oui, parfait.
Il ouvrit deux bières et me rejoignit sur le canapé. Le générique de début défila sur l’écran et il se
rapprocha encore. Nos genoux se frôlèrent. Je bus ma boisson, les yeux rivés sur les images, sans
pour autant saisir une bribe du film. Heureusement, je l’avais déjà vu une demi-douzaine de fois, au
cas où il voudrait en discuter.
J’avais conscience du moindre de ses mouvements, comme un courant électrique qui vibrait dans
l’air. Chacune de ses gorgées, chaque fois qu’il baissait le bras et effleurait le mien. Je tressaillis
quand il monta le volume et que sa cuisse frotta contre mon short.
J’avais l’impression d’être une préado en pleine montée d’hormones, qui désespère d’attirer
l’attention de celui qui la fait craquer.
Après avoir fini ma bière, je commençai sérieusement à somnoler. Pendant la grande scène de
bataille, ma tête commença à s’affaisser vers son épaule. Bennett glissa son bras dans mon dos en se
rapprochant encore. Puis, quand il se mit à dessiner de petits cercles sur mon bras, mon sang se mit à
battre rapidement dans mes veines.
Je ne savais pas s’il avait conscience de l’effet de ses caresses sur moi.
J’avais beau feindre le sommeil, mon excitation monta d’un coup. Si les doigts de Bennett
glissaient d’à peine un centimètre, ils se retrouveraient sur mes seins. Ils faillirent se dresser tout
seuls vers sa main, comme pour chercher son contact.
Je ne pouvais m’empêcher de me demander si ma proximité le troublait lui aussi.
Je l’avais surpris à m’observer, un peu plus tôt, et il désirait manifestement passer du temps avec
moi. Je ne comprenais pas le sens de son invitation : avait-il agi par sentiment d’obligation ou par
pitié ? Je pouvais me tromper. Il avait mentionné l’existence d’une fille, au cours de nos précédentes
conversations, et il m’avait malgré tout invitée à passer la nuit chez lui.
Je soupirai et me blottis contre lui. Je posai prudemment les doigts contre sa cuisse. Le muscle de
sa jambe se crispa et sa main se figea sur mon épaule. Je sentais son souffle chaud et rapide contre
mes cheveux.
Peut-être qu’il n’était pas insensible, après tout.
Mince, je ne savais pas ce que je faisais. Il m’avait bien précisé être du genre à s’engager, et voilà
que je venais mettre la pagaille pour essayer de prouver je ne sais quoi.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Avais-je autant besoin de voir de quel bois il était fait ?
Mais je nourrissais également d’autres pensées. Comme, par exemple, que Bennett serait peut-être
ouvert au genre d’arrangement que j’avais avec Rob. Sauf que j’étais terrifiée à l’idée de me perdre
avec un garçon comme Bennett ; comme une drogue dont les doses ne suffiraient jamais. Et c’était
risqué pour une fille bien résolue à garder le contrôle quoi qu’il arrive. À rester elle-même. Ça ne
collait pas avec la moindre forme de relation.
Bennett ne souffla mot quand mes doigts effleurèrent doucement sa cuisse. Il prit une inspiration et
me caressa le dos avant de remonter sur ma nuque. La sensation de chaleur entre mes jambes ne fit
que s’intensifier. Je résistai à l’envie de me tortiller et de gémir contre son torse.
Quand arriva le générique de fin, Bennett se redressa. Mais je feignais toujours le sommeil,
appuyée contre son épaule. Ses doigts me manquèrent aussitôt qu’il les retira de mes cheveux.
— Avery, murmura-t-il. Tu vas te coucher ?
— Mmm.
Il s’écarta un instant, puis je me sentis soulevée par des bras forts. Il embaumait la noix de coco et
le sable blanc. Je gardai les yeux fermés mais j’enfouis mon visage dans son cou, les lèvres posées
contre sa peau douce. Il réprima un petit gémissement.
Il me porta jusqu’à son lit et effleura le sommet de mon crâne avec ses lèvres. Une vague
d’euphorie me traversa. Il me déposa face au mur, dans la même position que j’avais adoptée la nuit
passée. Je perçus son souffle saccadé tandis qu’il retirait son jean et son tee-shirt. Puis il se glissa à
mes côtés.
Il hésita longtemps avant de finir par se rapprocher de moi. Il passa sa main autour de ma taille et
la posa sur mon ventre, chaude, ferme et protectrice, à tel point que je ne pus retenir un petit hoquet.
— Je peux ? murmura-t-il.
Je ne pus que hocher la tête, les membres mous.
Sa respiration s’intensifia et je le sentis durcir dans mon dos. Mais Bennett n’ajouta rien et
n’esquissa plus un geste. J’avais la sensation qu’il essayait de se contenir et je n’avais pas l’intention
de me jeter sur lui.
Ce fut le moment le plus sensuel de ma vie.
Nous restâmes ainsi quelques minutes supplémentaires, tendus et excités, jusqu’à ce que sa
respiration s’apaise et qu’il sombre dans le sommeil. Au bout d’un moment, je finis par me laisser
dériver à mon tour.
Je dormis dans le lit de Bennett les trois nuits suivantes, à peu près sur le même modèle. Je frappais
à sa porte, nous nous faisions livrer à dîner, nous regardions un film ou nous écoutions de la musique.
Je l’aidais à vider quelques-uns de ses cartons et il m’indiquait où installer ses affaires.
Je pus avoir un léger aperçu de son travail. Je savais qu’il suivait des études artistiques, mais une
autre facette de lui se dévoilait dans ses œuvres. Éclectiques et épatantes, elles étaient à son image. Il
s’agissait principalement de scènes de vie citadine dessinées au fusain ou de paysages pittoresques
qu’il parvenait à transformer en versions éthérées et singulières. Quand La Nuit étoilée rencontre Le
Cri.
Puis nous nous pelotonnions dans son lit, son torse plaqué contre mon dos, et son excitation ne
m’échappait jamais. Il aurait pu également percevoir la mienne si j’avais un appendice qui me
poussait sur le corps. C’était une sensation à la fois éprouvante et écrasante, mais aussi rassurante.
Je n’avais jamais agi de la sorte avec un garçon. Et je ne savais pas qui était le plus têtu de nous
deux. Aucun ne semblait disposé à franchir le cap. Pour lui, c’était peut-être par crainte de devenir
l’un de mes « amis et plus si affinités ». Et, de mon côté, une minuscule partie de moi ne voulait pas
lui laisser croire que j’étais une fille facile – ou une fille qui s’engage facilement.
Je lui avais posé des questions sur la fille qu’il fréquentait, mais il ne m’avait jamais répondu. J’en
avais déduis qu’il avait le même problème que moi : pas le moindre désir d’être avec qui que ce soit
d’autre pour le moment.
Rob, ivre, m’avait même envoyé des messages en me menaçant de se pointer chez moi tant il était
en manque. C’était également mon cas, comme jamais. Mais il me paraissait trop bizarre d’inviter
Rob en sachant que Bennett pourrait le croiser par accident. Nos intentions à tous les deux n’étaient
pas claires et la limite était impossible à définir.
Je décidai donc d’endosser le rôle du plus fort des deux – celui qui avait encore une once de
contrôle et de bon sens – et je mis un terme à mes visites nocturnes chez Bennett. Il fallait que je
dorme dans mon fichu lit.
Le quatrième soir, je m’abstins donc de monter chez lui et il ne descendit pas me voir, ce qui me
sembla presque pire encore. La contraction douloureuse dans ma poitrine ne s’apaisa que lorsque je
sombrai dans un sommeil agité. Je supposai qu’il avait saisi le message, à savoir que le petit jeu
auquel nous nous livrions ne m’intéressait plus.
Au matin, j’éprouvai une certaine fierté d’avoir réussi à passer la nuit sans l’aide d’un homme. Je
devais retrouver ma vie. J’étais forte et indépendante, et c’était le mode de vie qui me convenait.
Le lendemain, dans la salle des activités, Mme Jackson nota une différence.
— Tu as l’air résignée, aujourd’hui. Peut-être même avec une pointe de tristesse.
— Non, aujourd’hui vous m’avez mal cernée, répondis-je en posant mon brelan d’as. (Je lui avais
promis de faire une rapide partie de rami.) Je suis confiante et sûre de moi.
— « Je suis une femme, écoute-moi rugir ! » railla-t-elle en gloussant.
Elle déploya ses cartes dans sa main avec des doigts tremblants. C’était un geste qui lui était
devenu difficile à cause de l’engourdissement de ses mains lié à son attaque.
— On essaie de jouer le jeu de l’indépendance avec lui, c’est ça ?
Elle était incroyablement frustrante. Elle voyait toujours clair en moi et je l’adorais pour ça.
J’adressai un signe de la main à Star, la fille de Mme Jackson, qui entrait dans la pièce.
— Oh, parfait. Maintenant, vous allez pouvoir vous plaindre de l’emploi du temps de Star et de
son mari, et des moments d’intimité qu’ils devraient se réserver.
Je lui lançai un clin d’œil et quittai la pièce.
Cette nuit-là, je tentai un petit coup vite fait avec Rob – chez lui plutôt que chez moi. Je refoulais
une telle frustration sexuelle que je ne savais pas quoi faire. Rob avait deux colocataires, de vrais
emmerdeurs, toujours rivés devant leur PlayStation, défoncés. Leur appartement était un désastre et je
refusais d’utiliser la seule salle de bains qu’ils partageaient tous. Je ne voulais pas voir leurs poils
pubiens collés sur les murs ni les traces de leur urine par terre. Les hommes avaient vraiment des
manières de cochon, aucun doute là-dessus. C’était l’une des raisons pour lesquelles je me trouvais
très bien toute seule.
Quand Rob referma la porte de sa chambre derrière nous, il souleva immédiatement mon tee-shirt
et commença à me peloter. Sans préliminaires. Non pas que j’en aie jamais eu besoin auparavant. Ses
gestes étaient brusques, ses baisers vagues et imprécis, et, pour la première fois, je me demandai
comment j’avais pu faire ça avec lui de si nombreuses fois. Soudain, tout me paraissait différent et je
ne ressentais pas la moindre excitation.
Ce serait sûrement la première fois que j’allais devoir simuler, mais je ne voulais pas décevoir
Rob. Nous ne nous voyions que dans ce but précis, et, s’il avait besoin de se libérer, j’allais me
forcer à lui rendre ce service. Mais, bon sang, j’en avais besoin aussi. Mon vibromasseur n’était
qu’un piètre substitut à la chair et aux os. Ou à une érection, dans ce cas précis.
Une heure plus tard, sur le trajet de la maison, je songeai que je n’étais jamais repartie aussi peu
satisfaite depuis très longtemps.
La deuxième nuit, je dormis de nouveau seule dans mon lit ; les choses revenaient finalement à la
normale. J’essayai d’ignorer le nœud dans ma gorge qui trahissait un manque – le manque d’une
personne – ainsi que de me convaincre que Bennett s’en sortait très bien de son côté, puisqu’il
n’avait pas non plus cherché à me contacter.
Ce soir, j’accompagnai Ella et Rachel à une soirée, et j’étais tout excitée de sortir avec mes amies.
Mais, tout en m’habillant, je ne pus m’empêcher de me demander si Bennett serait présent. La
fraternité qui organisait la fête était la même que la dernière fois, et Bennett avait précisé que l’un
des sportifs de la bande était un client à lui. Il s’était fait tatouer deux dessins sur les biceps l’année
précédente.
Voilà que j’étais en train de choisir ma tenue en fonction de Bennett. Pathétique. J’enfilai mon
jean moulant préféré, ainsi qu’un top fluide dont je déboutonnai le décolleté. Au-dessous, je portais
un débardeur blanc avec soutien-gorge intégré. Il donnait à ma petite poitrine une tenue qui la rendait
ferme et ronde.
À notre arrivée, je fus bien forcée d’admettre ma frustration en constatant l’absence de Bennett.
Son ami Nate était présent, en revanche, mais j’évitai tout contact visuel avec lui. Ça ne m’empêcha
pas pour autant de boire quelques tequilas avec Rachel et Ella, et de passer un bon moment.
La musique résonnait, la pièce était bondée et je dansai avec les filles sur quelques morceaux.
Enfin, je me sentais lâcher prise et cessai de me torturer. Nous laissâmes deux garçons danser avec
nous, mais, quand l’un d’eux commença à devenir un peu trop entreprenant, je repoussai ses avances.
Pas du tout à cause de Bennett. Seulement, je voulais me remettre dans la partie à mon rythme.
Nous sirotâmes les margaritas que Rachel avait tout spécialement confectionnées pour nous. Elle
se pencha vers moi et cria par-dessus la musique :
— Un mec canon n’arrête pas de regarder vers ici. Si tu n’en veux pas, je m’en occupe.
Je relevai les yeux et repérai Bennett, appuyé contre le mur, une bière à la main. Il était tellement
beau que mes poumons se vidèrent d’un coup. Il m’adressa un signe de la main et je lui répondis par
un sourire.
— C’est lui, c’est ça ? cria Ella à mon oreille. Ton voisin ?
— Oui.
Je me mordis la lèvre et mon cœur se mit à danser la java dans ma poitrine.
— Il est à tomber par terre, dit-elle en buvant sa margarita à la paille.
— Oui, acquiesçai-je. Dommage qu’il ne veuille pas aller plus loin avec moi.
— Peut-être que si, mais qu’il préfère attendre, répondit-elle en lui jetant un regard par-dessus
mon épaule.
Je levai les yeux au ciel. Elle était plus proche de la vérité qu’elle ne le pensait. Bennett avait
dormi dans le même lit que moi et ne m’avait pas touchée une seule fois.
— Attendre quoi ?
— Que tu le désires autant que lui, crétine.
Je ne lui avais pas raconté tous les détails de nos nuits, seulement qu’on s’était revus deux ou trois
fois, en toute innocence.
— Réfléchis, dit-elle, toute contente d’elle.
Oh, j’y réfléchissais. Chaque jour qui passait.
Et je savais où Ella voulait en venir.
J’avais effectivement envie de lui.
Mais, maintenant, je voulais le chasser de mes fichues pensées.
Rachel se dirigea vers Bennett comme investie d’une mission, et je sentis mon estomac se nouer.
Elle avait des cheveux sombres et courts, et un visage absolument saisissant. Des lèvres charnues et
des yeux verts particulièrement expressifs. Les garçons se battaient pour pouvoir l’approcher.
Elle offrit à Bennett son sourire le plus dévastateur. Il lui rendit son salut par politesse, mais il ne
me quitta pas des yeux. Rachel m’adressa un regard, haussa les épaules et mima du bout des lèvres :
Il est tout à toi. Puis, l’instant d’après, un linebacker l’attira sur ses genoux.
Ella me tira la main.
— Viens, j’arrive pas à trouver Joel mais il faut absolument que je danse sur celle-là.
— D’accord.
Je me levai et jetai un dernier coup d’œil à Bennett. Il me tournait le dos et discutait avec Nate.
Celui-ci dit quelque chose, ils se tapèrent dans la main et burent une gorgée de leur bière.
Nous nous frayâmes un chemin au milieu de la foule et je me mis à osciller le bassin au rythme de
la musique. Je levai les bras en l’air et me laissai happer par la mélodie lente et sensuelle.
Une minute plus tard, je sentis un souffle chaud dans ma nuque et des mains puissantes sur mon
ventre. Je savais que c’était lui sans avoir besoin de me retourner. Ses longs doigts s’étaient posés
sur mon corps pendant plusieurs nuits. Je fermai les yeux et savourai le contact de sa peau contre la
mienne.
— J’adore quand tu gardes tes cheveux détachés.
Il effleura le bout de mes boucles et un frisson parcourut tout mon corps.
— Tu n’es pas montée, souffla-t-il contre mon oreille.
— Je me suis dit qu’il était temps de grandir et de dormir dans mon propre lit, répondis-je.
— Je comprends.
Il se mit à osciller en rythme avec moi, les mains sur mes hanches. Ses doigts glissèrent sous le
bord de mon tee-shirt, puis quelques centimètres plus haut. Je m’efforçai de garder le contrôle de ma
respiration.
— Je sais que ça va te paraître insensé, murmura-t-il, mais tu m’as manqué.
Il m’attira contre lui et je pris une brusque inspiration. Je sentais son torse ferme, les battements
forts et réguliers de son cœur contre mon dos. Je posai mes doigts sur sa nuque et m’appuyai contre
lui.
Ses doigts laissèrent une empreinte brûlante le long de mes côtes et s’arrêtèrent juste au-dessus de
mon nombril. Je balançai les hanches d’avant en arrière en cadence avec la musique et il laissa
échapper un long gémissement.
— Merde, Avery, fit-il avant de s’écarter subitement. J’ai besoin d’air.
Il quitta précipitamment la piste de danse, me laissant sans voix et excitée, trop excitée.
Ella haussa un sourcil dans ma direction.
Pourquoi diable résistait-il autant ?
— Ce mec en pince sérieusement pour toi, annonça-t-elle. Alors, qu’est-ce qui vient de se passer ?
— Je sais pas trop, répondis-je en me renfrognant. Ça t’embête si je rentre ?
— Ça ne te ressemble pas de te miner le moral à cause d’un mec, dit-elle. Je pense que tu ressens
beaucoup plus de choses que tu ne veux le faire croire.
Je me contentai de hausser les épaules avant de m’éloigner d’un pas lourd. C’était le problème
avec les amis de toujours. Ils se montraient trop perspicaces. En particulier Mademoiselle la
Diplômée en Psychologie.
De retour chez moi, je pris à peine le temps de me déshabiller avant de m’effondrer sur mon lit,
pompette et frustrée.
J’avais suffisamment bu pour sombrer immédiatement dans le sommeil.
Un coup frappé à ma porte me tira d’un sommeil agité. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Le corps
tendu comme une corde, mes yeux se tournèrent immédiatement vers la fenêtre de ma chambre, en
espérant qu’il ne s’agissait pas d’un autre voisin qui venait m’avertir d’une nouvelle intrusion. Ces
deux dernières nuits, j’avais réussi à m’endormir sans trop me stresser à ce sujet, surtout après avoir
assisté à un autre cours de kickboxing tout récemment.
En revanche, j’avais caché sous mon matelas le plus gros de mes couteaux de cuisine. Et je me
retrouvai à plonger les doigts pour le récupérer.
Pourtant, mes stores restaient obscurs et le seul rai de lumière provenait du réverbère au coin de la
rue. J’étais en sécurité.
Alors qui pouvait bien frapper ?
J’entendis sa voix avant de me diriger vers la porte :
— Avery ?
Bennett était là, légèrement vacillant.
Je croisai les bras.
— Tu es bourré ?
— Peut-être un peu, admit-il en posant la main sur sa nuque. Mais plus nerveux qu’autre chose.
Moi, j’avais le pouvoir de rendre nerveux ce mec sublime ?
— Et qu’est-ce qui te rend nerveux ? demandai-je en posant les mains sur mes hanches.
— La peur que tu sois furieuse contre moi. (Il se pencha en avant.) Que tu ne me laisses pas entrer
pour qu’on parle.
— Je ne suis pas furieuse. Un peu frustrée, peut-être.
J’ouvris la porte plus grande pour le laisser entrer. Je ne savais pas trop ce que je faisais, mais je
savais que je voulais le voir, lui parler, passer du temps avec lui.
— Espérais-tu par hasard tester le confort de mon lit, ce soir ?
Il parcourut mon corps des yeux et un frisson remonta le long de ma colonne.
— Plus que tout.
— Eh bien tant mieux, répondis-je en me retournant pour m’éloigner. Parce que je suis épuisée et
je vais me recoucher.
Je le sentis m’emboîter le pas. Je me glissai de nouveau sous mes draps tandis qu’il observait les
photographies aux murs et les petits bibelots sur ma commode, comme s’il cherchait à tout
mémoriser.
Mon cœur se mit à battre la chamade quand il détacha sa ceinture puis retira son pantalon. Ce
faisant, il ne me quitta pas des yeux, comme si ce strip-tease était destiné à moi et à moi seule. Mince
alors, quelle sensualité.
Le jean qui glissa sur ses jambes musclées laissa apparaître un caleçon bleu. Puis il retira son tee-
shirt. La lueur de ma lampe de chevet soulignait les courbes de son ventre plat et de ses biceps.
J’aperçus brièvement le tatouage sur sa cage thoracique. Des lettres noires s’étalaient sur sa peau
douce et j’espérai avoir l’occasion, un jour, de les examiner de plus près.
— En fait, tu dors de ce côté-là, dit-il d’un ton léger en se faufilant sous les draps.
Nous nous retrouvâmes face à face et nous regardâmes longuement.
— Bennett, dis-je en prenant une profonde inspiration, qu’est devenue la fille que tu fréquentais ?
— Je sais pas. On ne s’est pas parlé depuis un moment. Je devais avoir autre chose en tête.
Il tendit la main et effleura mon épaule du bout des doigts, puis la ligne de ma mâchoire. J’eus
l’impression d’être traversée par un courant électrique. L’anticipation me noua l’estomac. Je ne
pouvais en supporter davantage. J’avais envie de lui. Besoin de lui.
Je ne sais pas si j’avais déjà autant désiré embrasser quelqu’un.
Un frémissement me parcourut le bas du dos.
— Avery ?
Bennett caressa mes lèvres et la chaleur du contact embrasa mon ventre et mes cuisses.
— Oui ? fis-je dans un halètement.
— Je ne sais pas ce qui se passe ni ce qu’on est en train de faire, mais, si je ne t’embrasse pas tout
de suite, je crois que je vais exploser.
Ses doigts s’enroulèrent autour de mon cou et m’attirèrent plus près de lui.
— Mince, Bennett, susurrai-je, hors d’haleine.
Je laissai ma tête retomber en arrière contre ses doigts.
Il murmura des mots doux contre mon cou et sous mon oreille. Puis il mordilla ma lèvre inférieure
et j’eus du mal à reprendre mon souffle. Il passa ses pouces sur mes joues et plongea intensément
dans mon regard. Puis ses lèvres effleurèrent les miennes, si tendrement que je ne pus retenir un
frisson.
Cet homme était-il obligé de tout faire à pas mesurés ? J’étais en train d’agoniser d’une mort lente
et érotique.
Il positionna son corps sur le mien.
— J’adore tes yeux. Ils me rappellent la couleur de l’orage.
Je posai les mains sur son torse avant de les remonter dans ses cheveux, et j’empoignai ses mèches
soyeuses.
Puis ses lèvres douces se posèrent sur les miennes et, quand il glissa sa langue à l’intérieur, un
gémissement monta dans ma gorge. Il explora lentement ma bouche, et toutes les terminaisons
nerveuses de mon corps se mirent à palpiter contre lui.
Il passa sa main dans mes cheveux pour me maintenir contre lui et le baiser s’intensifia.
Sa vie semblait dépendre de ce baiser. Quelque chose qui ressemblait à un grognement émergea de
ses lèvres, et une nouvelle vague de chaleur s’empara de mon être.
Bennett m’embrassait comme un fou et je n’arrivais plus à respirer, mais je m’en fichais, car, si
c’était à ça que ressemblait le fait de l’embrasser, alors je pourrais toujours refaire le plein
d’oxygène plus tard.
Il tira sur ma lèvre inférieure pour l’attirer dans sa bouche, puis sur ma lèvre supérieure, en
prenant son temps pour les sucer l’une après l’autre. J’enfonçai mes doigts dans sa nuque.
Ses mains ne descendirent jamais sur mon corps, même si je les y aurais volontiers accueillies. Il
se concentrait entièrement sur mes lèvres. Puis sur mon cou. Puis sur mon oreille. Son souffle chaud
contre ma peau me fit frémir des pieds à la tête.
Ce mec connaissait son affaire.
Il se décala de nouveau et son corps me recouvrit de toute sa longueur. Sa poitrine, son ventre et
son bassin étaient collés aux miens. Bennett jeta son dévolu sur la base de ma gorge et l’aspira
avidement dans sa bouche. La tension s’intensifia entre mes jambes et je soulevai les hanches pour
les plaquer contre les siennes.
Sa langue plongea de nouveau dans ma bouche, humide, profonde et puissante, comme s’il était
affamé et que je représentais son dernier repas sur terre. Je n’arrivais pas à contrôler ma respiration,
devenue aussi erratique que mon rythme cardiaque.
Il se passa une éternité avant que Bennett reprenne son souffle et je déplorai instantanément le
retrait de sa langue. J’avais les lèvres gonflées, mes joues me piquaient à cause du frottement de sa
barbe mal rasée, mais je n’attendais qu’une chose, qu’il reprenne son exploration.
Il me regarda dans les yeux un long moment, en silence, avant de m’embrasser de nouveau comme
un fou. Il captura ma bouche dans un élan désespéré, frénétique et enflammé. J’avais l’impression de
sauter du haut d’une falaise, de sombrer, de me noyer, et je ne voulais le secours de personne tant
qu’il continuerait à m’embrasser.
J’étais excitée, la tête très haut dans le ciel, avec l’impression de ne plus pouvoir en supporter
davantage. J’avais envie de cet homme, s’il le voulait lui aussi.
Il m’attira au-dessus de lui et je sentis son érection presser contre le tissu fin de mes sous-
vêtements. Son corps chaud et palpitant me laissa pantelante, rongée par le désir.
Je fis glisser ma main sur son ventre jusqu’à la ceinture de son caleçon et il poussa un soupir,
ébranlé. Il saisit ma main pour me stopper.
— Avery, je sais pas ce que tu me fais.
— La même chose que toi, répondis-je entre deux souffles. Bennett, j’ai envie de toi.
Son corps entier se raidit. Puis il se retira de sous moi.
— Je… je peux pas.
— Comment ça, tu peux pas ? (Ma voix était montée d’une octave.) Pourquoi tu es venu, Bennett ?
— Je suis venu parce que j’arrête pas de penser à toi. (Il se prit la tête entre les mains.) Tu es la
femme la plus sexy que j’aie jamais rencontrée.
Que cet homme, qui incarnait pour moi la sensualité absolue, puisse penser la même chose de moi
me laissa sans voix. Un frisson de gratitude me parcourut avant de disparaître aussitôt, semblable à
l’instant exquis où un flocon de neige atterrit sur le bout de votre doigt, pur et parfait, une seconde
avant de se dissoudre.— Alors quel est le problème ?
— Avery. (Il récupéra son tee-shirt par terre.) Je… j’attends.
— Oui, manifestement. Tu attends quoi ?
— J’attends de trouver la bonne, dit-il en se relevant.
Alors il pensait donc bel et bien que j’étais une sorte de fille facile. Une fille facile et sexy, mais
tout de même.
Je serrai les poings et j’envisageai brièvement de m’en servir contre lui.
— Oh, je vois, tu peux dormir avec moi sans me toucher et me peloter sur la piste de danse,
mais…
Je ne sais pas ce qui me crispait autant. Il m’avait clairement expliqué qu’il cherchait à s’engager.
Et je lui avais clairement fait comprendre que je n’avais pas l’étoffe d’une petite amie – alors
pourquoi étais-je aussi furieuse que lui le pense aussi ?
— Non ! Tu comprends pas, Avery, dit-il. J’ai envie de toi. Ma parole, j’ai envie de toi comme
j’ai jamais eu envie de personne.
— Mais… ?
— Mais… (Une lueur de résignation, voire de respect, brillait dans son regard.) Je suis vierge,
Avery.
Ce fut comme un coup de poing dans le ventre.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je suis sûr que tu n’as pas besoin de la définition, dit-il en passant ses doigts dans ses cheveux.
Je le dévisageai pendant ce qui me parut être des heures, le cerveau en ébullition. Les images de
nos moments passés ensemble défilèrent dans mon esprit comme un diaporama. La soirée, les nuits
chez lui, la piste de danse.
— Vas-y, crache le morceau, dit-il en croisant les bras. J’ai tout entendu.
Je secouai la tête, pas certaine de savoir ce qu’il voulait.
Il monta dans les aigus pour imiter une voix de femme :
— « Peut-être que je serai celle qui va te faire craquer, Bennett… »
N’avais-je pas essayé, moi, de le faire craquer ? Cette pensée accéléra mon rythme cardiaque.
— Ou encore ça : « Je préférerais être avec quelqu’un qui sait s’y prendre. »
Cette dernière imitation me fit dresser d’un coup.
— Sérieux ?
— Sérieux, confirma-t-il, l’air à la fois furieux et blessé.
— D’accord, je comprends. Ça peut être un peu comme le scoop du siècle pour certaines femmes,
y compris moi.
— Je vois ça.
Il enfila son tee-shirt.
— Je pense que je veux seulement comprendre. (Je serrai le drap dans ma main.) Tu peux
m’expliquer ?
Il plissa les yeux.
— Il le faut vraiment ?
— Non, bien sûr, je suis désolée. (Je détournai les yeux, honteuse.) Tu as le droit d’avoir ton
intimité. C’était idiot.
— Non, Avery, c’est moi l’idiot. (Il souffla.) Je ne sais pas ce que je fais ici. J’ai envie
d’apprendre à te connaître, d’être à tes côtés. Mais tu m’as bien fait comprendre que tu ne voulais pas
te mettre en couple.
— Et toi, que c’était précisément ce que tu cherchais. Alors je suis aussi responsable.
J’avais envie de lui dire que moi aussi je ne pensais plus qu’à lui, que j’éprouvais exactement la
même chose, mais la seule idée de lui avouer me terrifiait, et la limite n’en serait que plus floue pour
nous deux.
— Bon, écoute. J’ai toujours veillé sur ma mère et mes sœurs, d’aussi loin que je me souvienne.
Ma mère était encore une adolescente quand elle m’a eu. On a dû vivre chez ma tante un moment,
finit-il par expliquer malgré tout. (Je ne voulais pas l’interrompre, alors je gardai les lèvres
scellées.) Ma mère n’a connu que des relations vouées à l’échec. Les hommes la traitaient comme de
la merde.
— Pareil pour la mienne, murmurai-je, plus pour moi que pour lui.
— Et quel beau modèle elle a offert à ma sœur : elle aussi est tombée enceinte à seize ans. (Il
s’était levé et arpentait désormais la pièce.) Je me suis juré de ne jamais coucher à la légère et de
risquer de mettre une fille enceinte. J’ai effectué des petits boulots bizarres pour aider ma mère à
payer ses factures. Je n’avais certainement pas l’intention d’élever un enfant moi aussi.
— Mais tu ne trouves pas ça extrême ? demandai-je.
Il leva les yeux au ciel, comme s’il avait déjà entendu ça des dizaines de fois. Ce qui avait
probablement dû être le cas de la part des hordes de filles qui mouraient d’envie de le mettre dans
leur lit. Malgré tout, je tentai de m’expliquer :
— Il y a la pilule, et beaucoup de filles ont des rapports sexuels sans tomber enceintes.
— Comme toi ? fit-il avant qu’une pointe de regret traverse son regard. Merde. Excuse-moi, c’était
déplacé. Je dois être un peu trop sur la défensive.
— Je l’ai mérité. Et, pour ta gouverne, je n’ai pas de rapports tous les jours. Mais je n’ai pas honte
non plus d’en avoir envie de temps en temps.
— Ça me rend jaloux d’entendre ça et je n’aime pas ce sentiment. (Il me dévisagea d’un air
affligé.) Merde, c’est du grand n’importe quoi.
La jalousie d’un homme à mon égard n’était pas un sentiment auquel j’étais habituée.
— Mais ça va au-delà de tout ça, Avery, reprit-il. J’ai vu comment les hommes se comportaient
avec ma mère, leur façon de lui dire je t’aime uniquement pour obtenir ce qu’ils voulaient, alors que
je savais que c’était un ramassis de conneries.
Je hochai la tête ; je savais pertinemment ce qu’il voulait dire. J’avais moi aussi été témoin de ce
genre de scènes à la maison.
— Je veux quelque chose de réel, murmura-t-il. Et je suis bien décidé à l’attendre.
Ma gorge se noua.
— Est-ce que tu… attends le mariage ?
— Non. (Il me regarda droit dans les yeux.) J’attends seulement l’amour.
Ces paroles m’ébranlèrent. Il semblait si honnête, si sincère, si courageux…
— Tu n’es jamais tombé amoureux ? demandai-je.
Moi si, une seule fois. Gavin et moi avions seize ans et nous nous apprêtions à faire l’amour pour
la première fois. C’est alors que Tim avait tout gâché. Pour moi, pour mon couple. Il avait étiré
comme une immense ombre noire qui transformait l’amour en peur, voire en haine.
Si je pouvais avoir une chance de revivre ma première fois, je la saisirais sans hésiter. Je ne
serais pas aussi effrayée, aussi méfiante. Peut-être alors que Gavin n’aurait pas été aussi minable
avec moi quand tout a été fini.
— J’ai cru être amoureux, une fois, mais je me suis rendu compte que je me plantais totalement,
expliqua-t-il. Alors je n’ai pas l’intention de refaire cette erreur.
Voilà un homme qui attachait de la valeur aux femmes. Et il fallait qu’il tombe sur quelqu’un
comme moi.
— Crois-le ou non, Bennett, dis-je, je te respecte encore plus maintenant…
— Est-ce que c’est tout ce que tu éprouves pour moi… du respect ? demanda-t-il en se penchant
vers moi. Parce qu’à ta façon de m’embrasser…
Il attendait de moi quelque chose que je ne pouvais pas lui donner. Ni maintenant ni jamais.
Purée, c’était épineux. J’avais méchamment envie de lui. Mais c’était impossible. Nos objectifs
étaient à l’exact opposé. Alors pourquoi la seule idée de le quitter me faisait-elle l’effet d’un coup de
couteau dans le cœur ?
Ce n’était qu’un type parmi d’autres. Un type sexy, profond et irrésistible. Qui se trouvait être
vierge. Et vivre dans mon immeuble, là où je serais forcée de le croiser à tout moment. Chienne de
vie.
— J’éprouve… du désir, rectifiai-je. (Il secoua la tête et un muscle tressauta dans sa mâchoire.) Je
suis désolée que tu sois attiré par quelqu’un comme moi. Je ne peux pas être la fille qui te
correspond, Bennett.
Son regard me transperça, comme s’il essayait de trouver une chose en moi à laquelle s’agripper.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
Confrontée à la vérité, je fermai les yeux.
— Les deux.
—Il est vierge ? couina Ella.
Je baissai la tête pour éviter son regard inquisiteur.
Rachel, Ella et moi nous étions retrouvées au café du campus entre deux cours, et nous étions
installées sur les banquettes rembourrées dans un coin.
Rachel suivait des études de commerce ; après la remarque de Bennett, ce premier jour près de la
machine à laver, selon laquelle il m’imaginait dans un domaine d’études plus compétitif, je ne pus
m’empêcher de penser que la spécialisation de Rachel lui convenait à la perfection.
Ella suivait des études de psychologie et elle aimait se servir de son incompréhensible jargon sur
moi. Selon elle, je refoulais mes sentiments concernant Tim et je les projetais sur tous les hommes de
la planète.
— Merde alors ! s’exclama Rachel. Tu te rends compte du bordel de la situation, qu’il soit
justement attiré par une chaudasse comme toi ?
Je levai les yeux au ciel.
— Merci bien, morveuse.
J’avais beau réagir avec nonchalance, j’avais envie de lui en coller une. Pourquoi cette idée
semblait-elle si farfelue ?
— Ce n’est pas ce qu’elle voulait dire, intervint Ella en faisant les gros yeux à Rachel. Tu as
beaucoup d’autres qualités, Avery. Beaucoup d’autres choses merveilleuses… pour une chaudasse.
— Mais on peut dire que tu es émotionnellement indisponible, ajouta Rachel en calant ses cheveux
derrière ses oreilles.
Je fronçai les sourcils.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité.
— J’ai pas dit le contraire, répondit Rachel en éclatant de rire.
Elle était occupée à faire les yeux doux à un candidat à l’autre bout du café. Elle était constamment
en mode séduction. J’étais une petite joueuse comparée à elle. Elle avait quelque chose à prouver et
moi, quelque chose à… éviter.
Ella me prit les mains.
— Est-ce que tu as des sentiments pour ce mec ?
— Je… je ne sais pas, répondis-je. (Puis je perçus l’expression sur le visage de Rachel, celle qui
disait que notre belle solidarité serait fichue si je répondais par l’affirmative.) Bien sûr que non.
Rien que du désir.
— D’accord. Fais comme si Rachel n’était pas là, dit Ella en jetant un regard noir à notre amie. Je
sais que tu éprouves quelque chose ! Tu refuses seulement de l’admettre.
— Qu’est-ce que ça change ? soufflai-je. Je suis une épave. Tu l’as dit toi-même.
— Oui, pour plaisanter. Tu n’es pas une épave ! (Ella me serra la main.) C’est seulement ce que tu
penses de toi-même.
— Elle l’est quand même un peu, railla Rachel avec une moue de ses lèvres parfaites.
Rachel possédait une histoire différente de la mienne. Elle était restée en couple cinq ans avec son
premier amour. Ils s’étaient fiancés, elle l’avait rejoint dans une université hors de l’État, et elle
s’était alors rendu compte qu’elle n’était pas prête pour la banlieue et le mariage. Elle avait rompu
avec lui avant de revenir s’inscrire à l’université du coin.
Nous l’avions rencontrée à une soirée l’année précédente. Un type bourré essayait de nous
brancher toutes les deux – en même temps, dois-je préciser – et, plutôt que de sortir les griffes
comme d’autres filles auraient pu le faire, Rachel avait choisi d’en rire et nous avions décidé de lui
jouer un petit tour.
Rachel était résolument plus diabolique que moi. Elle avait allumé le type et l’avait poussé à se
déshabiller dans l’une des chambres de la fraternité. Puis, au lieu de venir me chercher comme elle le
lui avait dit, elle avait caché tous ses vêtements. Lui qui s’était préparé à une partie à trois, il s’était
retrouvé avec la queue entre les jambes à être la risée de son groupe de copains.
Rachel avait admis vouloir rattraper le retard qu’elle avait pris avec les hommes pendant les cinq
dernières années. Ella pensait que Rachel était toujours amoureuse de son ex, mais celle-ci n’avait
jamais voulu l’admettre. Moi, je supposais qu’elle avait simplement besoin de faire une pause pour
grandir un peu et analyser la situation. Elle n’aimait pas parler de sentiments et nous nous efforcions
de maintenir un ton léger en toute circonstance, du moins quand il s’agissait de sa vie. Mais elle
restait un boute-en-train qui n’avait pas son pareil pour détendre l’atmosphère.
— En plus, t’imagines un peu comme ce serait cool de mettre un puceau dans ton lit ? (Une lueur
que je reconnus illumina les yeux de Rachel, celle de la chasse.) Apprends-lui comment s’y prendre.
Il sera comme un petit chiot avide, obsédé par l’idée de te satisfaire.
— Au cas où tu l’aurais oublié, j’ai déjà couché avec un puceau, précisai-je. Gavin, mon copain
du lycée.
— Oui, mais c’était différent. Vous étiez vierges tous les deux. Aucun de vous deux ne savait ce
qu’il faisait.
— Comment j’ai pu devenir amie avec vous deux ? (Ella leva les yeux au ciel.) Vous ne racontez
que des conneries malgré votre expérience avec les mecs.
Ella nous répétait toujours que nous ne faisions que fuir nos sentiments. Encore ses conneries de
psychologue en herbe.
— Je vais te dire une chose, repris-je en prenant une profonde inspiration. Ce mec sait se servir de
sa bouche. Il est loin d’être vierge de la langue.
— C’est bon signe, approuva Rachel en me tapant dans la main. Il faut que tu l’aies à l’usure, que
tu lui fasses baisser la garde.
Je repensai à la langue de Bennett qui s’emmêlait à la mienne, et une vague de chaleur déferla sur
ma peau. Je ne cessais également de penser à ce qui serait arrivé si nous ne nous étions pas arrêtés,
l’autre nuit.
J’étais désespérée de savoir que je ne sentirais plus ses lèvres, ses bras forts et son corps fiévreux
contre moi. C’était encore bien plus que cela, mais jamais je ne l’avouerais à Rachel. Ni à qui que ce
soit, en réalité. J’appréciais aussi Bennett en tant que personne ; son sens de l’humour, ses goûts
musicaux et cinématographiques, cette expression dans son regard quand il parlait de ses dessins.
Mais ça ne changeait rien au fait que nous cherchions des choses différentes, malgré l’attirance que
nous éprouvions l’un pour l’autre.

Bennett et moi ne nous étions pas vus depuis plusieurs jours, et il me manquait. Mais je voulais
avancer. Et j’étais certaine que lui aussi. Peut-être qu’il avait rappelé la fille dont il m’avait parlé et
qu’il donnait une nouvelle chance à leur couple. Je chassai ces pensées de ma tête.
En plus, j’avais prévu de voir Rob, ce soir. Ce n’était sûrement pas très réfléchi étant donné la
frustration que j’avais éprouvée lors de notre dernière nuit passée ensemble, mais, maintenant que
j’avais pris de la distance avec Bennett et ses merveilleuses lèvres, peut-être que je serais capable
de voir Rob d’un œil neuf. Ce qui reviendrait, en fait, à la façon dont je le voyais avant. Je le
trouvais mignon et sexy. En plus, il ne m’avait jamais donné de raison de ne pas l’apprécier. Il ne
cherchait pas non plus à se mettre en couple, notre arrangement nous convenait donc à la perfection.
Aussitôt que la porte de l’appartement se referma derrière Rob, il fut prêt à l’action. Il sortit le
petit carré d’aluminium de sa poche et ne perdit pas une seconde pour retirer ses chaussures. Il posa
immédiatement ses lèvres sur les miennes et je glissai mes jambes autour de sa taille sans attendre. Il
me porta jusqu’à mon lit et, même si je ne brûlais pas de désir pour lui, je priai pour que ce soir il
satisfasse mes besoins.
Les rapports avec Rob étaient toujours rapides, muets et sans préliminaires.
Mais je ne pouvais m’empêcher de regretter la montée du désir, la lente combustion que j’avais
éprouvée avec Bennett l’autre nuit.
— Rob, attends, dis-je en m’écartant aussitôt que mon dos toucha mon matelas. Donne-moi une
minute.
Je fermai les yeux et fis la grimace. Je n’étais plus d’humeur. Et je ne pensais pas être capable de
faire semblant une nouvelle fois.
— J’ai changé d’avis. J’y arrive pas, ce soir.
— Quoi ? (Il me dévisagea, les doigts figés sur sa braguette.) Pourquoi tu m’as demandé de venir,
alors ?
— Je suis désolée… Je pensais être dans l’ambiance. (Je me relevai et sortis de la chambre, Rob
sur les talons.) Seulement, j’ai trop de choses en tête… entre les cours, le boulot et le reste.
Je me mordis la lèvre et me maudis en silence de ne pas aller jusqu’au bout. C’était totalement
injuste pour Rob. Mais, en l’observant, je sus avec certitude que jamais je ne prendrais mon pied ce
soir. J’avais envie de quelqu’un d’autre.
— Laisse tomber, Avery, dit-il en saisissant la poignée de la porte. La prochaine fois, ne m’envoie
pas de message à moins d’être sûre de toi. Que je ne perde pas mon temps.
— Laisse tomber toi-même, répliquai-je en serrant les dents. (Ma frustration avait débordé.)
N’oublie pas les deux fois où tu étais trop bourré pour aller jusqu’au bout et où c’est toi qui m’as
laissée en plan.
Il agita la main d’un geste de dédain et passa la porte. Je savais qu’il était aussi frustré que moi.
Mais, ce soir, je ne pouvais rien pour lui.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?
Je m’allongeai sur mon lit et fermai les yeux en repensant à l’autre nuit avec Bennett. Sa langue
dans ma bouche, son corps chaud sur le mien, son érection pressée contre mes sous-vêtements
humides. Je sentis l’excitation monter instantanément. Mes doigts exercèrent leur pouvoir magique et
me procurèrent l’orgasme le plus puissant que j’aie ressenti depuis que j’avais rencontré ce sublime
garçon du cinquième étage.

Deux jours plus tard, je me retrouvai à la bibliothèque de l’université pour consulter des manuels
de pharmacologie, quand je repérai une casquette de base-ball rouge à travers la salle. La seule vue
de Bennett me comprima la poitrine. Il portait un jean et un tee-shirt blanc sous un sweat à capuche
gris.
Dès que j’eus fini, je baissai la tête et rejoignis la sortie à la hâte en essayant de calmer mon
rythme cardiaque.
Mais, avant d’avoir pu franchir les portes coulissantes, j’entendis sa voix dans mon dos.
— Avery, attends.
Je ralentis et me retournai, redoutant d’établir le contact visuel avec lui et de tomber sous son
charme ensorceleur.
— Comment tu vas ? demanda-t-il.
— Bien, répondis-je en me forçant à respirer normalement.
Je me concentrai sur le livre de Van Gogh calé sous son bras.
— Je… je… bredouilla-t-il. Écoute, est-ce qu’on ne pourrait pas oublier cette situation gênante et
simplement devenir amis ?
Je me mordis la lèvre et haussai les épaules. Finalement, je trouvai le courage de le regarder. Je
notai la façon dont ses cils jetaient des ombres sur ses joues quand il clignait des yeux et dont sa
barbe mal rasée accentuait encore sa beauté. Il ne cessait de m’en mettre plein la vue.
— J’aime vraiment passer du temps avec toi, dit-il d’une voix rauque.
— Heu… Moi aussi.
Il se redressa et ses épaules semblèrent se détendre. Il était aussi tendu et incertain que moi. Peut-
être que ça pourrait fonctionner. Peut-être qu’avec un petit effort on pourrait être amis.
— Où tu vas, maintenant ?
— Je rentre chez moi, répondis-je.
— Je peux… t’accompagner ?
— Bien sûr.
Nous sortîmes dans l’air frais et automnal. Je fermai ma veste et me réglai sur son pas. Le vent
s’était levé et je l’entendais souffler dans les arbres.
Bennett se pencha pour prendre une feuille d’érable rousse qui venait de tomber mollement sur le
sol devant nous. Il fit tourner la tige entre ses doigts.
— En primaire, on devait ramasser des feuilles et faire des collages.
— Ou les repasser entre deux feuilles de papier paraffiné. (Je fis la grimace.) J’adore l’automne.
L’air frais, les feuilles colorées, la saison du foot.
— Du foot ? (Bennett haussa un sourcil.) Ça ne devrait pas me surprendre, mais c’est le cas.
Je levai une épaule.
— Je joue à un jeu de Fantasy Football à mon boulot. L’année dernière, j’ai battu une personne
âgée et je me suis fait quelques centaines de dollars.
Il éclata de rire et secoua la tête.
— T’es une sacrée dure à cuire, tu le sais ?
— J’imagine.
J’eus l’impression qu’il ne parlait pas seulement de football.
— Alors, qu’est-ce que tu as de prévu ce week-end ? demandai-je pour essayer de rester sur un ton
léger.
J’espérais qu’il n’allait pas me répondre qu’il avait un rencard. Même s’il allait falloir que je me
fasse à cette idée si nous comptions devenir amis.
Je me secouai en réalisant que mon regard était de nouveau braqué sur ses lèvres.
— En fait, samedi, je vais à une exposition à Lakeland, répondit-il en ramassant une autre feuille.
Je reviens dimanche soir.
— Une expo à laquelle tu participes ? demandai-je, excitée pour lui.
— Oui. (Il contourna un tas de feuilles qui obstruait le trottoir.) J’ai déjà fait des salons dans le
passé, mais cette expo est énorme. Elle est très fréquentée et mes dessins seront en vente.
— C’est génial. (Nous arrivâmes au coin de notre rue.) Les gens vont s’arracher ton travail, je le
sais.
— Ce serait chouette, dit-il. Mais je suis déjà fier d’y participer.
Je me sentais comme plus légère d’être en sa compagnie.
— Et toi ? demanda-t-il. Des projets pour le week-end ?
— Samedi, c’est mon premier jour de congé depuis une éternité. À l’origine, on avait prévu, avec
les filles, d’aller faire un tour au nouveau casino à une heure d’ici environ, mais Ella avait oublié que
Joel l’avait invitée à une réunion de famille le même week-end. (Je soupirai.) De toute façon, j’ai des
cours à réviser.
Les filles de mon travail m’avaient invitée à une espèce de vente de bijoux à domicile samedi soir,
le genre de soirée où on vous met la pression pour acheter. Mais les articles étaient souvent onéreux
et je n’étais pas d’humeur.
Une sorte de mélancolie s’abattit sur moi à l’idée que Bennett serait absent tout le week-end.
Même si nous ne nous étions pas parlé ces derniers jours, je ne cessais de l’apercevoir en train de
monter ou de descendre de l’ascenseur. Maintenant que nous étions officiellement revenus à un statut
d’amis, j’espérais secrètement qu’il me proposerait de passer du temps avec lui – de nous faire livrer
à dîner, de regarder un film.
Tout en gardant une distance de sécurité entre nous sur le canapé, bien entendu.
— Dommage. Mais au moins tu as toujours ta journée de congé, dit Bennett en ouvrant la porte.
J’espère que tu passeras un bon week-end.
— Bon week-end à toi aussi, dis-je. Et bonne chance. Lundi, je veux un rapport détaillé sur tes
ventes.
Il m’adressa un signe de la main en s’approchant de l’ascenseur. J’insérai ma clé dans ma serrure
sans pouvoir me défaire de mon irrésistible attirance pour lui. Peut-être valait-il mieux qu’il soit
absent ce week-end.
Alors que je franchissais le seuil de chez moi, j’entendis Bennett me rappeler. Je pivotai sur moi-
même.
— Oui ?
Les portes de l’ascenseur se refermèrent derrière lui.
— Heu… (Il ferma les yeux comme pour rassembler son courage. Quand il les rouvrit, un feu
couleur caramel couvait à l’intérieur.) Tu ne voudrais pas venir… à mon expo, ce week-end ?
Mon estomac se noua.
— Tu veux dire… aller voir tes œuvres ?
— Je veux dire… faire le trajet avec moi et tout ça.
Il baissa les yeux sur ses pieds et se frotta la nuque en attendant ma réponse.
Après avoir ramassé ma mâchoire par terre, je considérai sa proposition. Mais je n’arrivais pas à
assembler les pièces du puzzle. Les seules pensées que mon cerveau pouvait former étaient : lui, moi,
hors de la ville, deux jours complets.
— Je, heu… Ce n’est que pour une nuit, et ma chambre d’hôtel est équipée de deux lits doubles.
Ou, si tu veux, tu peux prendre ta propre chambre. Seulement… ce serait sympa d’avoir une amie
avec moi. Enfin, à moins que tu n’aies peur de t’ennuyer à mourir.
Mince. Je mourais d’envie d’accepter ! Était-ce bien raisonnable ? Sûrement pas. Mais, quand il
s’agissait de Bennett, je ne m’illustrais pas par mon discernement. En plus, si nous comptions être
amis, nous devions être capables de passer du temps ensemble, même en dehors de la ville. Et
pourquoi m’opposer à sa tentative de lier une saine amitié ?
— Oui, ce serait amusant. Merci pour ton invitation.
Son sourire illumina le couloir tout entier et je m’agrippai au chambranle de la porte pour me
soutenir. Bon sang, il était sublime.
— Super. On part à huit heures samedi matin.
Samedi matin, Bennett me retrouva sur le parking à huit heures tapantes. Il tenait un grand gobelet de
café à la main, et j’eux envie de lui sauter au cou. Je me retins.
— Tu assures. Merci.
— Je suis déjà allé faire le plein, j’en ai profité pour prendre des cafés, déclara-t-il en ouvrant la
portière passager de sa vieille Jeep gris argent.
Lakeland était à deux heures de route en direction du nord.
Sa compagnie me comblait de joie, même si j’avais passé une nuit agitée à me demander si j’avais
pris la bonne décision. Je ne pouvais m’empêcher de vouloir apprendre à mieux le connaître, surtout
si nous avions l’intention de devenir amis.
Il me laissa choisir la station de radio et je me mordis la lèvre en constatant qu’il roulait pare-
chocs contre pare-chocs sur l’autoroute. Pendant la dernière portion du trajet, après avoir chanté U2 à
tue-tête et avoir joué au punch buggy1 de manière un peu trop agressive, nous restâmes silencieux un
moment. Bennett se frottait l’épaule en m’accusant d’avoir un méchant crochet du droit.
— Tu veux jouer à un autre jeu ? proposai-je en observant les cônes orange qui bordaient la route
pour signaler des travaux.
J’espérais que nous n’allions pas en heurter un.
J’avais déjà mal aux jambes et j’attendais avec impatience de pouvoir me lever et m’étirer.
— Avec plaisir. (Il ajusta son rétroviseur intérieur.) Lequel ?
— On appelle ça le jeu des Cinq Doigts. Ella et moi, on y jouait tout le temps avec nos amis au
lycée.
— Est-ce que je dois me méfier ? demanda-t-il en étirant son bras vers moi.
— Non. L’un pose une question et l’autre doit y répondre en utilisant cinq mots maximum.
Son regard se teinta de malice.
— Et si on n’y arrive pas ?
— Normalement, tu dois boire quelque chose. Mais on va jouer autrement.
— OK, c’est parti, dit-il. On pourra toujours boire notre café.
— Pas si tu ne veux pas t’arrêter à toutes les stations-service pour que j’aille aux toilettes.
— Bien vu. Il y a vraiment un truc avec les filles et leurs envies de pipi. (Il sourit.) Je suis bien
placé pour le savoir, j’ai grandi dans une maison pleine de filles.
— Quand les filles se réunissent aux toilettes, c’est l’occasion pour elles d’avoir des
conversations top secret, comme par exemple… de quelle manière diriger le monde.
— Ah ! J’aimerais être une petite souris, parfois.
— Bon, je commence. (J’étais pressée de débuter pour pouvoir apprendre à mieux le connaître.)
Le moment le plus gênant de ta vie ?
— Heu, voyons voir…
Il se caressa la mâchoire.
— Tu viens d’utiliser trois mots.
— Mince… non, attends. (Il écarquilla les yeux.) Je ne savais pas qu’on ne pouvait pas réfléchir à
voix haute. Tu me laisses une seconde chance ?
Je lui souris. Il était adorable quand il était troublé.
— Bien sûr.
Il prit son temps pour réfléchir à sa réponse avant de dire :
— Braguette coincée… dans cheveux.
Il ponctua chacun de ses mots en dépliant un doigt.
— Bien joué, approuvai-je. Et… sérieux ?
— Sers-toi de ton imagination.
— J’y serai bien obligée si tu ne comptes pas me donner de détails.
— Non, affirma-t-il d’un air content de lui.
Sa réponse pouvait se lire dans les deux sens et ne faisait que rendre Bennett encore un peu plus
mystérieux. S’agissait-il de ses cheveux à lui ou de ceux de quelqu’un d’autre ?
— Bon, à mon tour. (Il souriait comme un enfant.) Heu… Le livre préféré de ton enfance ?
Je levai les doigts pour compter. Ça pouvait passer.
— … Tirez pas sur l’oiseau moqueur.
— Impressionnant. C’est l’un de mes préférés aussi.
— À moi. À quoi tu ressemblais, au lycée ?
Il se gratta le menton tout en se creusant les méninges.
— Bien équilibré, responsable, studieux…
— Je le savais, laissai-je échapper.
Il leva son dernier doigt.
— Sournois.
J’ouvris grande la bouche. Je n’aurais jamais pu deviner qu’il avait un côté sournois.
— Tu es en train de devenir un grand mystère, monsieur Reynolds.
— Vraiment ? Quoi, est-ce que la plupart des ados n’ont pas des méthodes un peu fourbes ?
— Certes.
Je repensai au nombre de fois où j’avais quitté la maison en douce pour retrouver Gavin. Mais
Bennett m’avait confié qu’il effectuait des petits boulots pour subvenir aux besoins de sa famille. Ça
devait être difficile. Heureusement qu’il lui restait un peu de temps libre pour s’amuser.
— Est-ce que tu faisais du sport, ou ton truc c’était déjà le dessin ?
— Je crois que c’est mon tour, mademoiselle Michaels.
— Oups, tu as raison.
— Qu’est-ce qui te plaît dans ton boulot à la maison de retraite ?
Je m’étais posé la question plusieurs fois, ces derniers temps. Surtout après une journée
harassante. Mais la paie était correcte et il me fallait un plan B au cas où Adam aurait besoin un jour
de vivre avec moi.
Les maisons de retraite étaient remplies d’exclus, de personnes abandonnées par leur famille. Pas
toutes, mais la majorité. Et ces résidents se repéraient à dix mètres : aucune visite, un regard vide,
peu d’énergie.
Je connaissais ce sentiment, de se sentir seule, sans personne pour se battre pour vous. Pour vous
soutenir et croire en vous.
De se rouler en boule et d’être sans ressource. Frustrée. Abattue.
Je me reconcentrai sur la question de Bennett. Il attendait ma réponse.
— Aider… apprendre… expérience… Mme Jackson.
— Mme Jackson ? répéta-t-il en haussant un sourcil dans ma direction.
— À mon tour, enchaînai-je pour le taquiner, mais aussi pour changer de sujet.
Le nom de Mme Jackson m’avait échappé malgré moi.
Trop troublée pour me rappeler ma question initiale, j’en cherchai une autre.
— Quel est le tatouage le plus bizarre que tu aies jamais dessiné ?
Il réfléchit longuement, comme si la liste était sans fin.
— Si c’est trop difficile de choisir, alors disons le plus bizarre de ce mois-ci.
Sa réponse vint immédiatement :
— Souche d’arbre, livre d’enfant, mec.
Mon cœur fit un bond.
— En référence à L’Arbre généreux ?
Il écarquilla les yeux en acquiesçant.
— Le bouquin pour enfants le plus déprimant du monde, marmonnai-je.
Je n’allais pas lui avouer que j’avais pleuré comme une madeleine la première fois que je l’avais
lu. Je l’avais trouvé dans la bibliothèque d’Ella chez ses parents. Il avait laissé une marque
indélébile dans mon esprit. Quand elle m’avait confié qu’il s’agissait de son livre préféré et que sa
mère le lui avait dédié, j’avais fondu en larmes devant elle.
J’avais pris conscience, alors, que personne ne s’était jamais sacrifié pour moi comme ce
personnage dans le livre, et que personne ne le ferait jamais… en particulier ma propre mère.
Mais je me sacrifierais pour Adam sans réfléchir. Il était mon frère, ma responsabilité, mon cœur,
même s’il savait très bien prendre ses responsabilités. Tout comme moi.
Bennett tendit la main, conscient que je m’étais perdue dans mes pensées. Ses doigts chauds, qui
serrèrent brièvement les miens avant de se retirer, me ramenèrent au présent.
— C’est mon tour, dit-il. Mme Jackson ?
— Sage, incorrigible romantique, figure grand-maternelle.
— Une résidente ?
Je hochai la tête. Un petit sourire triste flotta sur ses lèvres. Comme s’il avait compris qu’elle
représentait beaucoup pour moi mais qu’il ne voulait pas insister sur le sujet. Je détournai les yeux
pour observer le paysage qui défilait sur le côté.
— À moi. Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? demandai-je.
— Réussir à vivre de mon art, dit-il, ce qui nous arracha un éclat de rire.
Il baissa la voix et prit un ton légèrement graveleux :
— Qu’est-ce qui t’a attirée chez moi, à la soirée ?
Je déglutis pour réprimer ma surprise. Allait-on vraiment revenir sur ce sujet ?
Je gardai les yeux rivés de l’autre côté de la vitre et je lui donnai la réponse qui me paraissait la
plus honnête :
— Sexy… sourire magique… regard expressif.
Sublime. Incroyable. Spécial.
Je l’entendis retenir son souffle, mais il garda le silence. Ses mains s’étaient crispées sur le volant.
Comme la fois où je m’étais agrippée à la poignée de la porte de mon appartement.
Je remuai sur mon siège sans pour autant croiser son regard.
— Qu’est-ce qui t’a donné envie de m’embrasser ? murmurai-je.
Je n’étais même pas sûre qu’il m’ait entendue, jusqu’à ce qu’il finisse par répondre :
— Alchimie explosive… conversations intenses… magnifique.
Je penchai la tête en avant, le souffle coupé. Je fis mine de chercher mon téléphone dans mon sac
posé par terre.
Je sentis ses doigts chauds dans le bas de mon dos et je l’entendis avaler péniblement sa salive.
— On est arrivés, Avery.
Je relevai les yeux quand il s’engagea sur le parking de l’Holiday Inn. Il se gara. Nous ne nous
étions toujours pas regardés dans les yeux.
— Je m’occupe des sacs, dit-il avant de sortir à la hâte de la voiture.
Je pris plusieurs inspirations successives pour essayer de reprendre mes esprits.
Ce n’étaient que des mots, Avery.
Je le retrouvai devant la voiture, et c’est alors que nos regards se croisèrent. Le sien transperça ma
poitrine et s’empara de mon cœur tourmenté. Il caressa et apaisa les endroits meurtris comme un
baume, avant de relâcher, enfin, son emprise.
Bennett se dirigea vers le hall de l’hôtel. Je retrouvai l’usage de mes jambes et approchai de la
réception d’un pas incertain. Il communiqua son nom pour obtenir la clé de notre chambre.
— Vous êtes ici pour l’exposition d’art contemporain ? demanda la directrice de l’hôtel.
— Oui, répondit Bennett.
Je me raclai la gorge.
— Vous reste-t-il des chambres disponibles ?
Bennett se raidit à côté de moi tandis que la directrice consultait son ordinateur.
— Nous sommes presque complets à cause de l’exposition et d’un autre congrès qui a lieu ce
week-end. La dernière disponible est une chambre fumeur au troisième étage.
Je fis la moue. Je détestais tout ce qui avait un rapport avec la cigarette. Ces chambres puaient à
dix kilomètres.
— Non, ça ira. Merci.
Elle tendit à Bennett deux cartes d’ouverture de la chambre et, alors que nous nous dirigions vers
l’ascenseur, il m’en tendit un exemplaire.
— Mince alors. Je suis désolé si tu es mal à l’aise. Peut-être que ce n’était pas une si bonne idée,
après tout.
Le ton peiné de sa voix me fit culpabiliser.
— Non, Bennett, j’ai accepté de venir parce que j’en avais envie, expliquai-je. J’ai juste eu un
moment de doute à la réception, la proximité entre nous dans ces lits…
— Pas si on fait tout pour l’éviter. Je te promets que je dormirai à l’autre bout de l’autre lit.
Nous sortîmes de l’ascenseur et pénétrâmes dans notre chambre. Elle était simple mais propre.
Deux lits doubles étaient séparés par une table de nuit. La salle de bains se trouvait de l’autre côté de
la pièce, ainsi qu’une penderie, un mini-bar et un évier.
— Je prends celui-là, déclarai-je en désignant le lit le plus proche de la fenêtre.
— Ça me va, répondit-il avec un sourire, que je lui rendis aussitôt.
— Et maintenant, allons vendre tes œuvres.

Nous nous rendîmes en voiture à l’exposition, installée dans un immense espace de l’un des
centres commerciaux du coin. J’aidai Bennett à transporter les pièces qu’il avait entreposées dans le
coffre de sa Jeep et nous nous mîmes en quête d’un stand sur lequel les exposer.
Le coordinateur de l’événement lui attribua l’un des derniers, situé dans le coin le plus éloigné, et
Bennett se mit à installer ses œuvres sur des chevalets fournis avec son espace. Ses dessins étaient de
tailles variées et, même s’il ne s’agissait que de fusains en noir et blanc, deux d’entre eux
possédaient quelques touches de couleur.
Comme celui qu’il était en train de disposer sur un chevalet et qui évoquait l’œil d’un cyclone
– noir, gris et coléreux. Mais, quand on orientait son regard vers le cœur de la tempête, on y décelait
quelques éclats verts et orangés ; le résultat était saisissant.
Des dizaines d’autres exposants étaient en train de s’installer, et j’entrepris de faire un tour des
divers stands. J’y trouvai pêle-mêle sculptures, photographies et peintures abstraites. Presque tous
les artistes arboraient la même intensité dans le regard, une expression de plaisir étouffé par une
nervosité palpable. Satisfaits de leur travail et néanmoins sur la réserve, pas vraiment prêts à
présenter leurs ouvrages aux yeux du monde, ni peut-être à les céder.
Bennett m’avait conseillé d’emporter mes cours pour réviser pendant les temps morts, mais j’étais
trop agitée pour les sortir de mon sac. L’énergie créatrice qui débordait des lieux semblait
contagieuse.
De retour au stand de Bennett, j’aperçus ce dernier en train de parler avec une petite rousse aux
beaux yeux bleus… Une autre artiste ? Elle avait posé la main sur son bras, et la familiarité du geste
me comprima la poitrine.
— Avery, je te présente mon amie Rebecca.
Rebecca me sourit tout en m’évaluant attentivement ; tout y passa, mon jean, mon haut et mes
cheveux.
— Tu exposes aussi ? demandai-je par pure politesse.
— Oui, mes sculptures sont au stand numéro 14, répondit-elle en pointant le doigt dans cette
direction.
— Je les ai vues, dis-je. Elles sont très belles.
Bennett se racla la gorge :
— Rebecca et moi, on s’est connus au centre artistique de notre ville natale.
— Oui, et on ne s’est pas vus depuis des mois, ajouta-t-elle avec une moue. (J’eus la sensation
qu’il avait connu ses lèvres de manière plus intime.) La prochaine fois que tu viens, appelle-moi,
qu’on aille boire un café.
Il hocha la tête et elle s’éloigna après lui avoir jeté un sourire par-dessus son épaule. Je mourais
d’envie d’en savoir plus, mais ça ne me regardait pas.
Mais peut-être que si, car nous étions amis après tout, non ? J’étais dévorée par la curiosité ; avec
combien et quel genre de filles Bennett était-il sorti ? Peut-être avait-il eu des hordes d’amies qui,
comme moi, étaient rongées par l’attente et l’espoir de le mettre un jour dans leur lit.
Merde, mon imagination allait finir par me tuer.
— Alors, qu’est-ce que tu penses des autres artistes ? demanda-t-il en rangeant un carton vide sous
la table.
— J’ai vu des choses extra, mais j’ai un faible pour cet artiste-là.
— Oh, vraiment ? (Ses joues se colorèrent vivement.) Pourquoi ça ?
Je parcourus ses œuvres des yeux et remarquai un dessin que je n’avais pas vu jusque-là. Il était si
stupéfiant que je ne pus m’empêcher de m’approcher et de passer les doigts sur les contours pour
essayer de le comprendre.
— Celui-là, par exemple, est à couper le souffle.
Deux silhouettes au fusain se tenaient à chaque extrémité de la toile, dessinées en tourbillons de
gris orageux, de bruns et de noirs. Mais, dans l’espace qui les séparait, occupant tout le centre, se
trouvaient des objets abstraits et colorés qui flottaient dans l’air, comme un sablier déformé, des
livres en fusion et des arbres spectraux.
C’était comme si tous ces objets leur barraient le passage et les empêchaient de se rejoindre. Des
volutes rouges, jaunes et pourpres contrebalançaient les couleurs ternes des silhouettes androgynes,
comme pour distinguer leur existence dénuée de couleur des pièces et fragments qui occupaient le
centre.
Les deux personnages semblaient ne pas pouvoir se discerner nettement l’un l’autre à cause des
obstacles qui leur obstruaient la vue. Mais l’un d’eux se penchait sur le côté pour tenter d’apercevoir
l’autre, une expression de nécessité et de désir pur sur les traits.
Il me vint à l’esprit que l’on pouvait interpréter ce dessin comme une métaphore de Bennett et moi.
C’était absurde, car Bennett avait très probablement créé cette œuvre bien avant de me rencontrer.
Pourtant, ce dessin me parlait. Il s’adressait à quelque chose de profondément enraciné en moi.
Émue par son intensité, je sentis des larmes me piquer les yeux.
Bennett se trouvait maintenant juste derrière moi, et la chaleur de son corps irradiait contre le
mien. Il approcha sa bouche de mon oreille et son souffle effleura ma nuque.
— Dis-moi ce que ce dessin te fait ressentir en cinq mots maximum, murmura-t-il.
La première larme coula sur ma joue et les mots se formèrent tout seuls :
— Douleur, mélancolie, beauté, désir…
Les bruits d’installation semblaient s’être étouffés, comme si nous étions seuls au monde face au
rayonnement de son dessin. Et, tout comme ces deux silhouettes, nous avions contourné tout ce
fouillis pour nous retrouver à portée de la main de l’autre.
Je me retournai vers lui et il essuya la larme sur ma joue.
— Et ?
— Espoir, murmurai-je.
Il n’ajouta rien. Il fouilla mon regard, mais je ne savais pas ce qu’il cherchait. Peut-être
l’expression de mon cœur meurtri.
— C’est l’un de tes préférés ? demanda-t-il.
Une annonce résonna dans le centre commercial et l’instant s’envola. Les portes s’ouvrirent pour
autoriser l’accès au public. Bennett m’attira sur l’une des chaises disposées derrière le stand avant le
début du tumulte. La foule se massait autour des œuvres, posait des questions, clamait des prix et
passait de table en table par vagues entières. La matinée s’écoula sans accalmie.
Après être allée nous chercher des sandwichs pour le déjeuner, je constatai que Bennett avait
vendu deux dessins à un homme, qui était en train de rédiger un chèque, penché sur la table. Bennett
déplaça les œuvres pour pouvoir les emballer quand le client reviendrait les chercher avant de partir.
L’une d’elles était celle pour laquelle j’avais développé une affinité particulière. J’éprouvai un
pincement de regret car, tout au long de la matinée, je n’avais cessé d’envisager de l’acheter. Mais,
maintenant qu’elle était vendue, j’étais ravie pour lui. J’avais déjà du mal à payer mon loyer, ma
nourriture et mon essence.
Au cours de l’après-midi, je relevai les yeux de mes cours, que j’avais fini par sortir de mon sac,
et surpris Rebecca en train de m’observer de l’autre côté de l’allée. Je me tournai vers Bennett, qui
jouait à un jeu sur son téléphone, et je réalisai que c’était probablement lui qu’elle observait. Mais
peut-être que c’était bien moi… Peut-être que notre relation attisait sa curiosité. Autant que leur
relation avait attisé la mienne.
Je pouvais le comprendre sans mal. Bennett était sublime.
— Ta jolie copine rousse regarde par ici, déclarai-je d’un ton aussi détaché que possible.
Bennett poussa un long soupir.
— Tu te souviens quand je t’ai dit que j’avais cru être amoureux, à une époque ?
J’écarquillai les yeux.
— C’était Rebecca ?
Il hocha la tête et reposa son téléphone.
J’observai Rebecca sous un nouveau jour. Son visage était saisissant et son corps sensuel – petites
fesses, gros seins.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’était ma copine au lycée, expliqua-t-il en buvant une gorgée du soda que je lui avais apporté.
Mon premier amour, ou du moins ce qu’il me semblait. Mais elle m’a trompé, et plus d’une fois,
d’après ce que j’ai compris.
— La garce, fis-je pour lui arracher un rire, et ce fut le cas. Dois-je en conclure qu’elle a fait
l’expérience du côté sournois de Bennett et peut-être même qu’elle s’est coincé les cheveux dans la
braguette de quelqu’un ?
— Peut-être bien, répondit-il avec une lueur de malice dans le regard.
Je réprimai ma soudaine jalousie. Il y avait prescription.
— Tu es encore blessé ?
— Non, de l’eau est passée sous les ponts.
— Eh bien, elle, elle te regarde comme si elle éprouvait quelques remords.
— Peu importe, il n’y a aucun retour en arrière possible. (Il secoua la tête.) Je ne ressens
absolument plus rien pour elle.
Je ne pus m’empêcher de me demander si, dans quelques mois, sa réponse serait la même à mon
propos.
1. Jeu consistant à repérer le premier une Volkswagen Coccinelle et à donner un coup dans le bras de son voisin en criant « punch
buggy ».
Épuisés et affamés, nous rentrâmes à l’hôtel, décidés à manger un morceau et à boire un verre au
bar. Nous partageâmes des ailes de poulet et des bâtonnets de mozzarella, le tout arrosé de deux
bières chacun.
— Mince alors. La bouffe de bistrot, c’est trop bon mais mauvais pour le corps. Comment tu fais
pour garder la ligne ?
— Je fais du sport, répondit Bennett. Et, pour répondre à la question que tu m’as posée tout à
l’heure, je n’ai pratiqué qu’un seul sport au lycée : la lutte.
Il avala une grande gorgée de bière.
— Et toi ? Comment tu entretiens ce corps sublime ?
— Je fais du kickboxing. (Je baissai la tête pour dissimuler la rougeur sur mes joues.) Mais j’ai
toujours eu une silhouette juvénile. Mes courbes se sont développées sur le tard.
— Il ne me serait jamais venu à l’idée de qualifier ton corps de juvénile, Avery, dit-il avant de
reposer sa serviette. Je suis cassé, tu veux monter ?
En sortant de l’ascenseur, on ne put éviter un couple qui était en train de se grimper dessus. Un
type crâne rasé portant un treillis militaire susurrait des mots d’amour à une brune aux longues
jambes tout en l’embrassant tendrement dans le cou.
Bennett me jeta un sourire en coin et ouvrit la porte de notre chambre à la vitesse de l’éclair.
— À ton avis, ils ont été séparés combien de temps ? murmurai-je.
— Très longtemps, répondit-il. Ça a dû être dur.
— Oh, c’est dur, approuvai-je en gloussant, et Bennett éclata de rire.
Quand je sortis de la salle de bains, son regard s’attarda sur tout mon corps, bien que j’aie eu la
présence d’esprit de garder mon soutien-gorge cette fois-ci et d’enfiler un pantalon de pyjama en
flanelle. Bennett avait lui aussi opté pour une tenue pudique : il portait un short de sport qui lui
arrivait presque aux genoux et un tee-shirt bleu YMCA.
Je le serrai brièvement contre moi pour lui souhaiter une bonne nuit, j’inspirai son parfum de noix
de coco et je le remerciai pour son invitation. Il me retint un peu plus longtemps que nécessaire, et je
réalisai une nouvelle fois combien je me sentais bien dans ses bras.
Il enfouit son visage dans mes cheveux ; ma nuque se mit à picoter et il s’écarta.
— Est-ce que tu viens de me renifler ?
Le sourire qui étira ses lèvres fit naître des flammes sous ma peau.
Malgré tous mes efforts, ce week-end ne faisait finalement qu’accroître encore mon attirance pour
lui.
À présent, chacun à un bout de la chambre, nous ne nous lâchions pas du regard sans prononcer un
mot. Puis je remarquai que Bennett fermait les yeux et déglutissait péniblement.
J’envisageai de faire une remarque ironique au sujet de nos lits doubles, mais son visage paraissait
si concentré, si intense ! Je ne pouvais qu’observer les émotions brutes qui passaient sur ses traits,
ses poings serrés… C’était totalement déconcertant.
L’électricité dans l’air était telle que je pouvais presque l’entendre crépiter.
Était-ce dû à l’alcool que j’avais consommé ou simplement à la beauté du garçon qui se tenait
devant moi, toujours est-il que mon excitation monta en flèche.
Trahie par mon propre corps, je cambrai le dos avec un gémissement en imaginant Bennett
m’attirer dans son lit, m’arracher mes vêtements et me dire qu’il avait envie de me baiser comme un
fou.
La tension ne cessa de monter. Bennett tenta de changer de position pour dissimuler la bosse qui se
formait entre ses jambes, mais elle était visible comme le nez au milieu de la figure.
Il finit par se retourner, prit une profonde inspiration puis se précipita vers la salle de bains.
— Je vais prendre une douche, marmonna-t-il dans ma direction.
Il était aussi excité que moi et essayait de mettre le plus de distance possible entre nous.
— Bennett, c’est pas grave, dis-je.
Un frisson parcourut mon corps. Je dus me retenir de lui sauter dessus.
— Donne-moi une minute.
Il referma la porte de la salle de bains et je l’entendis s’y appuyer de tout son poids.
— Attends, Bennett.
J’éprouvais le désir désespéré, le besoin impérieux d’être à ses côtés, de remédier à sa frustration.
Si ce n’était pas pour moi, alors juste pour lui.
J’entendis l’eau de la douche couler avant qu’il ouvre la porte. Il reparut dans la chambre pour
récupérer quelque chose dans son sac posé par terre à côté de son lit.
— Ça ira mieux dans quelques minutes.
Le robinet était ouvert à fond et de la vapeur s’échappait déjà des parois en verre de la douche.
Quand il se redressa, sa brosse à dents à la main, je perçus sa respiration saccadée.
Je parcourus son corps des yeux, jusqu’à son intense érection et ses mains tremblantes.
Je réprimai un besoin irrésistible de le toucher quand il passa à côté de moi d’un pas décidé.
— Bennett, murmurai-je. Je veux t’aider.
Il s’arrêta brusquement et retint son souffle.
— Mince, Avery…
Je fis un pas vers lui.
— S’il te plaît.
Encore un pas. Il ne bougea pas. Debout devant lui, je perçus le désir qui assombrissait son regard
et alourdissait ses paupières.
J’approchai mes doigts de sa ceinture et il poussa un gémissement. La brosse à dents tomba au sol.
Quand le bout de son sexe jaillit de son short, la respiration de Bennett ne fit que s’accentuer encore
un peu. Je glissai mes mains sous son tee-shirt et le lui retirai.
Quand il se pencha pour le poser par terre, je repérai un deuxième tatouage au bas de son dos. Je
me souvenais à présent qu’il m’avait confié en posséder deux bien placés.
Je caressai son torse et je vis un frisson naître sur sa peau. Je baissai son short et libérai son
érection. La vache. Il était ferme, doux, étourdissant.
Je passai mes doigts sur son ventre et sur ses hanches, taquinai la zone autour de son sexe sans y
toucher. Il saisit mon visage entre ses mains et m’embrassa avec une passion, une conviction telles
que tout l’air quitta mes poumons. La bouche en feu, il tourna sa langue contre la mienne.
— Tu es magnifique, Bennett, murmurai-je tout contre ses lèvres.
Puis j’écartai ses doigts de mon visage et les laissai retomber le long de son corps. Il serra les
poings mais ne tenta plus un geste.
Je plongeai dans son regard.
— Je peux te toucher ?
Pour toute réponse, il poussa un gémissement étouffé.
Quand je m’emparai de lui, je sentis son souffle se bloquer au fond de sa gorge. Il était chaud et
ferme dans ma main. Je passai mon pouce sur son extrémité gonflée et suivis des yeux le mouvement
de sa poitrine qui se soulevait. Son regard se voila.
Bennett enfouit ses doigts dans mes cheveux et les fit glisser sur ma nuque. Je savourai la moindre
de ses caresses, le moindre de ses souffles, chaque fois qu’il prononçait mon nom.
Je retirai totalement son short.
— Va sous la douche.
Il recula sans hésitation et pénétra dans la cabine embuée. L’eau tomba en cascade sur ses épaules
et dégoulina sur son torse. Je m’emparai du savon fourni par l’hôtel, le sortis de son emballage et le
passai sous le jet d’eau brûlante.
Je le fis mousser sur son torse et j’entrepris de laver son cou, sa poitrine et son ventre. Quand mes
doigts atteignirent ses poils sombres et bouclés, il ferma les yeux et laissa échapper un gémissement.
Puis, de mes doigts savonneux, je saisis son membre en le frottant de haut en bas et il s’appuya contre
la paroi.
— Bon sang, Avery…
J’alternai entre un rythme lent et un rythme rapide, et il s’agrippa à mes épaules avant de glisser
ses mains sur mes seins. Il passa ses pouces sur mes tétons, qui durcirent instantanément à travers
mes vêtements. Mes caresses s’intensifièrent en même temps que ma respiration. Je continuai de
frotter son membre chaud et luisant.
— Je vais venir…
— Jouis pour moi, murmurai-je contre ses lèvres.
Ce fut le point de rupture. Il grogna pour accompagner sa délivrance et enfouit son visage dans mon
cou.
La substance blanche et laiteuse s’étala sur son ventre et je reculai, étourdie et excitée. Il fixa ses
yeux sur les miens et, s’il n’avait pas libéré son emprise peu après, j’aurais été capable de jouir dans
ma culotte.
Je me détournai pour le laisser finir de prendre sa douche. Je me brossai les dents et enfilai un tee-
shirt sec, puis je m’allongeai en tournant le dos à son lit vide. Il resta cinq minutes supplémentaires
dans la salle de bains.
Quand il reparut dans la chambre, je sentis son regard sur moi, mais je ne bougeai pas. Je feignais
de dormir, car je n’avais pas envie de parler de ce qui venait de se passer. Je n’avais aucun regret,
mais je ne voulais pas qu’il cherche une interprétation trop précise à mon geste ou qu’il y accorde
une trop grande signification. Moi-même, je ne savais pas vraiment ce qu’il représentait. Tout ce que
je savais, c’était qu’une partie de moi, brute et charnelle, avait éprouvé le besoin de le toucher. De
lui faire du bien.
Mon matelas s’affaissa sous le poids de son genou et je serrai les jambes. J’étais encore en train
de récupérer de l’expérience intense que je venais de vivre – le voir nu et le faire jouir.
Je ressentais un sentiment de puissance inexplicable.
— Avery, murmura-t-il à mon oreille. Pourquoi tu as fait ça ?
— J’en avais envie, bredouillai-je. (Je rouvris les yeux et les tournai vers la fenêtre obscure.) J’en
avais besoin. Mince, Bennett, je te trouve incroyable. Restons-en là.
Je l’entendis prendre une profonde inspiration et ses doigts chauds se posèrent sur mon épaule.
— Et si, moi aussi, j’avais envie de te faire des choses ?
Je secouai la tête malgré l’humidité qui inonda instantanément mes sous-vêtements.
— Non, Bennett. Ça va.
Bon sang, rien que le son de sa voix…
— En plus, tu briserais tes propres règles… Va te coucher.
Il garda le silence si longtemps que je me demandai s’il ne s’était pas endormi. Puis il finit par
soupirer et par répondre :
— Bonne nuit.
Il déposa un baiser sensuel au creux de mon cou. Mes épaules se raidirent et je tentai, en vain, de
retenir un gémissement.
— Avery…
Sa langue caressa mon oreille et je faillis me désintégrer sur place. Je penchai la tête vers lui en
respirant par à-coups. Un grognement résonna au fond de sa gorge avant qu’il plaque sa bouche sur la
mienne.
Sa langue, détendue et indolente, décrivit une danse lente dans ma bouche, le summum de la
sensualité. Mon pouls, lui, grimpait irrémédiablement vers les étoiles.
Il glissa sa main sous mon tee-shirt et je tressaillis malgré moi quand il toucha mon ventre. Il
remonta vers mon soutien-gorge et l’écarta pour libérer ma poitrine. Il me poussa à m’allonger à plat
dos et souleva mon haut. Il parcourut mon corps des yeux avant de passer son genou par-dessus ma
taille pour me chevaucher. Il leva mes bras au-dessus de ma tête et me retint prisonnière, puis il
déposa de doux baisers sur mes lèvres.
Je me tortillai sous lui et son érection grandissante se pressa contre mon ventre. Il dégrafa mon
soutien-gorge et fit glisser la dentelle le long de mes bras, puis le laissa tomber par terre. Il me
caressa des yeux.
— Tu es la perfection incarnée, murmura-t-il contre mes lèvres.
Il s’allongea sur le côté et passa le bout de son doigt entre mes seins. La tête me tourna. Ma
poitrine se gonfla et mon désir se transforma en désespoir. Quand je sentis son pouce autour de mes
mamelons, j’agrippai mon drap si fort que je craignis de le déchirer.
Je tressaillis malgré moi quand sa main trouva le bord de mon pantalon. Il se dressa sur ses genoux
et, tendrement, retira mon pyjama. Je portais une culotte en coton rose. Il embrassa mes jambes du
regard et, quand il s’arrêta sur mon entrejambe, je crus bien que j’allais fondre sur place. Je savais
que je n’allais pas tenir très longtemps. J’avais tellement envie de lui, et depuis si longtemps qu’il
n’avait qu’à soutenir son regard un peu plus longtemps pour me faire jouir.
— Tu es sublime, murmura-t-il.
Je fermai les yeux et m’agrippai de nouveau au drap. Quand ses mains remontèrent le long de mes
cuisses, mes jambes se mirent à trembler.
— J’ai envie de te toucher, dit-il en caressant l’ourlet de dentelle de ma petite culotte.
Il inspira un grand coup en écartant mon slip sur le côté.
— Tu es humide…
Il déposa une série de baisers brûlants de mon cou jusqu’à ma bouche. Il mordilla ma lèvre
inférieure tout en insérant un doigt dans mes plis mouillés. Je poussai un râle et il attira ma langue
dans sa bouche pour la sucer jusqu’à ce que je me cambre sous lui. Quand il glissa un deuxième doigt
en moi, je poussai un gémissement. Je savais que je ne tiendrais pas beaucoup plus longtemps.
J’agrippai des mèches de ses cheveux et l’attirai contre moi. Ma langue lapa avidement sa bouche
pendant que ses doigts continuaient leur exploration. J’émis un bruit guttural contre ses lèvres quand
il se mit à caresser mon point sensible avec son pouce. Il appuyait, tournait, frottait.
Puis il cessa ses petits mouvements et exerça une sorte de pression constante et enivrante – je
basculai dans une autre dimension.
Bennett me serra pendant que je palpitais de tout mon corps, puis je finis par quitter lentement mon
nuage pour revenir sur terre. Il me fit doucement rouler sur le côté pour s’aplatir contre mon dos, et je
finis par tomber dans un délicieux et profond sommeil.
Quand je me réveillai au son de l’alarme de Bennett, j’étais seule dans mon lit. Bennett avait dû
quitter la chambre pour aller nous chercher deux cafés, à en juger par la tasse qu’il était en train de
me tendre.
— Tu es mon sauveur.
Je me redressai en maintenant le drap contre moi pour masquer ma nudité.
Le regard de Bennett glissa au-dessus de ma poitrine couverte puis se détourna.
— Je me suis dit que tu aurais besoin de caféine.
— Tu as vu juste.
Je lui souris et bus une longue gorgée.
Il me répondit par le même sourire, qui ne semblait pas forcé. La situation n’était pas aussi gênante
que je l’aurais cru après les événements de la nuit.
— Aujourd’hui, on n’a que jusqu’à midi. Ensuite, on remballe ce qui reste et on reprend la route.
— Très bien. Je vais peut-être en profiter pour réviser un peu.
Bennett se comportait d’une manière trop calme et sereine. Comme s’il était parfaitement à l’aise
avec ce qui s’était passé entre nous, ou alors qu’il n’avait pas l’intention de revenir dessus.
Moi qui n’en avais pas envie non plus, ça me convenait parfaitement.
Une partie de moi s’était attendue à ce qu’il souhaite reparler du statut de notre relation, mais peut-
être savait-il que ça ne nous mènerait pas bien loin. Ou encore peut-être réalisait-il que je ne pourrais
pas remplir ce rôle. Même s’il nourrissait cette idée jusqu’à un certain point.
Alors pourquoi je me sentais aussi incertaine, avec un goût d’inachevé ? J’avais des nœuds dans
l’estomac et, chaque fois qu’il me regardait avec ses yeux magnifiques et expressifs, ces nœuds se
transformaient en battements d’ailes de papillon.
Des papillons si intenses que je les ressentais jusque dans mes orteils.
Ce que j’avais peur d’admettre, c’était qu’il ne me trouvait peut-être pas assez bien pour lui. Qu’il
ne voyait pas en moi l’étoffe d’une petite amie officielle, après tout. Et, pour être honnête, c’était le
cas.
Alors remets-toi, Avery.
J’inclinai ma tasse de café vers lui.
— À l’espoir de ne rien avoir à remballer à la fin de l’expo.
La veille, Bennett s’en était bien sorti et avait vendu une douzaine de dessins. Il choqua sa tasse
contre la mienne, sourit et commença à ramasser ses affaires éparpillées autour du lit.
Je me levai en ajustant le drap autour de moi.
— Je vais me doucher. Je peux être prête dans vingt minutes.
Je sentis son regard sur mon corps et je m’efforçai de réprimer l’étincelle de désir que je sentis
naître dans mon bas-ventre.
La nuit dernière avait complètement fait basculer mon monde. Il m’avait donné du plaisir rien
qu’avec ses doigts. C’est dire dans quel état il me mettait. Et sa façon de jouir, ses yeux voilés, son
front plissé et sa mâchoire crispée ! Cette seule image – et mon vibromasseur – me suffirait pendant
un long moment.
La foule était moins dense que la veille à l’exposition et je gardai un silence confortable. Installée
sur la chaise derrière Bennett, je sortis mon livre de cours et m’attaquai au chapitre 21. La rousse
continuait de nous observer de l’autre côté de l’allée, mais, puisque Bennett ne semblait pas la
remarquer, et donc s’en soucier, je décidai de l’imiter.
Malgré l’absence de conversation concernant les événements de la nuit, quelque chose avait
changé entre nous. Nous avions partagé un instant si intime que j’avais la chair de poule rien que d’y
penser. J’étais capable de lui faire éprouver des choses – des choses vraiment puissantes – et, d’une
certaine manière, ça changeait tout.
Mais je n’essaierais pas pour autant de me rapprocher de lui, pas de cette manière, en tout cas.
Rien que de façon purement amicale. Et je continuerais de me répéter ce mensonge encore et encore
jusqu’à finir par y croire. Je n’étais absolument pas préparée à l’arrivée d’une personne aussi
merveilleuse que Bennett Reynolds dans ma vie. Et je ne le serais jamais. J’étais complètement
paumée, et il ne lui faudrait pas longtemps avant de le comprendre et de s’enfuir en courant.
Peu importait. Il n’y avait aucune chance que notre aventure nocturne se reproduise à l’avenir.
Tous les éléments avaient été réunis pour nous pousser à l’acte : la chambre d’hôtel, les ébats
amoureux passionnés dans le couloir, la conversation intense pendant le trajet en voiture… Tout ça
n’était qu’une histoire de circonstances, et je resterais en alerte si l’occasion devait se représenter.
Sauf que, en vérité, le résultat était que je me sentais encore plus proche de Bennett. Son invitation
avait été l’occasion pour moi de découvrir de nouvelles choses étonnantes à son sujet, et j’en étais
ravie. Il pouvait se révéler un ami précieux. Pour moi comme pour tout le monde, d’ailleurs.
Son téléphone bourdonna et il le sortit de sa poche.
— Salut, maman.
Je perçus sa petite voix ainsi que quelques bribes de mots, sans pour autant tendre l’oreille. Elle
lui demandait s’il venait dîner ce soir, comme tous les dimanches soir.
— Je t’ai dit que je participais à une expo ce week-end. Cette fois, ce sera sans moi.
Il écouta en silence le ton frustré de sa mère.
— Non, maman, je… (Il souffla et écouta encore.) J’ai mon amie Avery avec moi et je dois la
ramener.
Il me tourna le dos afin de gagner un peu d’intimité, et je fis mine d’être plongée dans mon
bouquin.
— Les filles me verront la semaine prochaine. Non… Bon, écoute, je vais lui proposer.
Il serra les dents.
— Je te tiens au courant d’ici une heure ou deux. Salut, maman.
Je refermai mon livre.
— Tu as l’air aussi désespéré que moi quand je parle à ma mère.
— Oui, disons qu’elle sait jouer sur la corde sensible. (Il soupira.) La culpabilité a toujours
marché en sa faveur.
— Tu m’en diras tant, marmonnai-je. Tu étais censé les voir aujourd’hui ? Désolée, je n’ai pas
voulu écouter.
— C’est notre dîner hebdomadaire. Par hasard, tu ne voudrais pas… (Il se passa les doigts dans
les cheveux.) Laisse tomber.
— Pose-moi la question, le pressai-je, le cœur battant.
Il prit une profonde inspiration.
— Est-ce que ça t’embêterait de passer chez ma mère sur le trajet du retour ? Je ne vais pas
t’imposer le supplice du dîner familial, mais, si je m’arrête, je pourrai au moins voir mes sœurs et…
vérifier certaines choses.
Cette dernière partie me rappela ma propre conduite envers mon frère, quand je m’assurais qu’il
allait bien. Qu’il survivait. Qu’il croyait toujours en l’amour.
— Bien sûr que non, Bennett. Pas de problème.
Je perçus une lueur de surprise dans son regard.
— Super, merci beaucoup.
À midi et demi, nous étions sur la route. Bennett avait vendu l’un de ses plus petits dessins et
semblait satisfait. Je l’avais aidé à emballer les œuvres restantes et à les déposer dans le coffre de sa
Jeep.
— Ça t’embête si on s’arrête à un drive-in ? Je meurs de faim.
— Moi aussi, acquiesçai-je avant de retirer mes chaussures et de poser mes pieds sur le tableau de
bord pour me mettre à l’aise.
Il s’engagea dans l’allée d’un McDonald’s et nous commandâmes hamburgers, frites et sodas.
— Après ce qu’on a avalé hier soir et maintenant ça, je vais devoir manger des salades jusqu’à la
fin de la semaine, déclarai-je.
— Tu vois, c’est tout l’intérêt de l’exercice, dit-il en mordant dans son hamburger. Je peux manger
ce que je veux, tant que je me dépense après.
— Bien sûr, je suis certaine que tes gènes n’ont rien à voir là-dedans, répliquai-je en levant les
yeux au ciel.
Je m’efforçai de ne pas regarder ses muscles sous son tee-shirt bleu.
Nous reprîmes la route tout en finissant nos hamburgers. Quand je ressortis la main du sachet de
frites, Bennett l’attrapa pour que j’en dépose dans sa bouche. Sa langue effleura le bout de mes doigts
et je retins mon souffle.
— Encore, s’il te plaît, dit-il en mâchant.
— Tu crois que je suis ton esclave aujourd’hui, ou quoi ? (La chaleur montait dans mon ventre.) Tu
n’as qu’à prendre tes frites.
— Hé, je suis le chauffeur, sois sympa, protesta-t-il en posant le sachet sur ses genoux pour
plonger la main à l’intérieur. Tu veux jouer aux Cinq Doigts pour passer le temps ? demanda-t-il, la
bouche pleine.
Je n’étais pas sûre que ce soit une bonne idée, mais il semblait de bonne humeur et j’étais partante.
— D’accord.
— Bon, dit-il en s’essuyant les doigts sur une serviette que je lui tendis. (Je réfrénai mon envie de
les engloutir dans ma bouche et de les lécher un par un pour en retirer le sel.) Je commence.
Je hochai la tête et joignis mes mains sur mes genoux.
— Parle-moi de ton tatouage derrière l’oreille.
Mon dos se raidit. L’emplacement de ce tatouage avait eu pour but d’être peu visible. Il signifiait
quelque chose pour moi. Il représentait une période de ma vie qui me poussait à rester forte.
L’époque où j’avais pris la décision de ne plus jamais être fragile.
Mais d’une certaine manière, aux côtés de Bennett, je me sentais d’une faiblesse extrême. Et ça me
fichait la frousse.
Quand faut y aller…
— Dix-huit ans… symbole gaélique… survie.
Bennett analysa ma réponse en fronçant les sourcils. Je retins mon souffle un long moment. Puis il
tendit la main vers mes cheveux. Ma peau frémit à son contact.
Une main toujours sur le volant, il repoussa mes mèches derrière mon épaule pour exposer mon
oreille et apercevoir de nouveau mon tatouage. J’attendais qu’il dise quelque chose, n’importe quoi,
comme « ça craint », ou « c’est moche », ou encore « c’est mal fait ».
Mais il ne souffla mot.
— Tu aurais sûrement fait mieux, murmurai-je.
— Non. Mais j’adorerais pouvoir te tatouer, un jour.
La sensualité du geste fit naître des étincelles en moi. Je me voyais allongée sur sa table en le
laissant exercer ses doigts magiques.
— Ça me rappelle, repris-je en saisissant l’occasion au vol, que mon amie Ella voudrait prendre
rendez-vous avec toi. Elle veut se faire tatouer depuis des années mais, chaque fois, elle se rétracte
au dernier moment.
— Ça arrive souvent. C’est OK pour moi, alors je la verrai bientôt.
— Bon, reprenons notre jeu. (Il me jeta un petit coup d’œil.) Je te retourne la question. Tes
tatouages ?
Un sourire sensuel flotta sur ses lèvres, comme s’il se rappelait notre aventure nocturne. Quand
j’avais pu apprécier ses tatouages sur son corps nu. Mince. Je croisai les jambes et serrai les cuisses.
Il se racla la gorge deux fois :
— Un sablier et un poème.
Il s’en était tiré trop facilement. Le sablier situé au bas de son dos ressemblait à celui de son
dessin que j’aimais tant. Le poème, lui, était tatoué sur sa cage thoracique, mais je voulais plus
d’informations.
— Je peux voir le poème ?
Il ouvrit de grands yeux.
— Quoi… maintenant ?
Je haussai les épaules.
— On n’a que ça à faire.
Il déglutit et ses paupières s’alourdirent. Bon, peut-être que ce n’était pas une bonne idée. Mais ce
tatouage attisait ma curiosité depuis des semaines.
Bennett croisa mon regard et hocha la tête. Je retirai ma ceinture de sécurité et me rapprochai de
lui. Ses articulations blanchirent sur le volant, comme s’il risquait de perdre le contrôle de la voiture
s’il n’accordait pas toute son attention à la route.
Heureusement, le tatouage se trouvait de mon côté. Je soulevai son tee-shirt d’une main tremblante
et je le sentis prendre une vive inspiration. Le poème était écrit à l’encre noire et se recourbait vers
l’intérieur sous la forme d’une mini-tornade qui me rappela le dessin vu à son expo.
J’approchai mon visage de ses côtes. Sa poitrine se soulevait à un rythme rapide et mon souffle
créait des frissons sur sa peau douce.
Je trouvai le début du poème, signalé par une petite étoile, et le lus à voix haute :
— « Déploie tes muscles. Retire ta peau. Abandonne tes tripes… »
Ma poitrine se comprima. Je continuai :
— « Blottis-toi au creux de mes os. Mêle ton souffle au mien. Liquéfie-toi pour moi. Rien que pour
moi. Enfouis ton âme au fond de la mienne. »
Je me redressai et laissai retomber son tee-shirt. Étourdie, j’avais l’impression que ma langue
s’était épaissie dans ma bouche. Je gardai les yeux fixés devant moi sur les voitures et l’autoroute,
pour tenter de digérer ce merveilleux poème aux multiples lectures.
— Bennett, c’est… waouh, parvins-je à dire en essayant de croiser son regard, mais il gardait les
yeux rivés droit devant lui. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?
— Je crois que c’est mon tour, mademoiselle Michaels.
— Non ! Pause, Bennett, répliquai-je en serrant les dents. Je veux vraiment savoir. Dis-le-moi,
s’il te plaît.
Il me regarda longuement avant de reporter son regard sur la route et de répondre :
— Il a été écrit par un poète contemporain, expliqua-t-il, comme à contrecœur. Et il fait office de
rappel pour moi… le rappel qu’il existe deux sortes d’amours différents.
Je retenais mon souffle, priant pour qu’il continue. Ce magnifique garçon ne cessait de m’étonner à
chaque instant. D’un regard, je l’implorai de poursuivre.
— Il y a l’amour malsain, étouffant. On rejette sa personnalité pour l’autre. Comme ma mère l’a
fait toute sa fichue vie.
Il prit une inspiration lourde de sens.
— Et il y a l’amour libérateur, qui te permet d’être toi-même. On forme une seule et même
personne quand on est avec celle ou celui qu’on aime inconditionnellement – mais sans jamais
devenir invisible pour autant.
Quelque chose s’éveilla au fond de moi. Les éléments commencèrent à se remettre en place et le
déclic eut lieu. Mon cœur jaillit de ma poitrine et alla atterrir aux pieds de Bennett, pour le supplier,
l’implorer d’apaiser toutes mes blessures, de raccommoder mon âme meurtrie.
Je ne pouvais même plus me raisonner.
— Pourquoi tu ne dis rien ? murmura-t-il.
Il me jeta un regard nerveux.
— Parce que je n’ai pas de mots, répondis-je, toujours sous le choc. Ce que tu viens de dire, ça…
ça me… ça me laisse sans voix.
Nous gardâmes le silence de longues minutes, perdus dans nos pensées. J’attendis que mon cœur
revienne dans sa cavité, dans ma poitrine, pour pouvoir respirer de nouveau librement.
Bennett fut le premier à rompre le silence :
— Pourquoi le mot survie ?
Bennett avait partagé quelques convictions intimes avec moi. Je devais me montrer juste et ouvrir
mon cœur à mon tour. Il fallait bien admettre qu’il était plus courageux que moi.
— Parce que j’ai survécu à ma mère. Malgré l’enfance que j’ai passée avec elle et malgré toutes
ses… conquêtes. Toutes ses conneries. Son égoïsme. (Sa trahison, faillis-je ajouter. Je poussai un
soupir.) Et je garde l’espoir, en dépit de tout, que je pourrai aider mon frère à survivre lui aussi à
cette femme.
Il me prit la main et l’attira vers lui, puis la serra fort.
— Merci, Avery. Merci de partager ça avec moi.
Comme s’il savait l’effort qu’il m’avait coûté de m’ouvrir à lui. Ça alors, ce garçon me pigeait
totalement.
—Ma famille habite juste après cette sortie, déclara Bennett en pointant son doigt vers l’est. Tu es
prête ?
— Je suis prête, répondis-je en agrippant ma ceinture de sécurité.
Rencontrer la famille de Bennett ? Mais à quoi je pensais ?
Il s’engagea dans le premier quartier après la sortie puis emprunta la deuxième allée latérale. La
maison était un ranch à la peinture écaillée, au jardin parsemé de fleurs à moitié fanées. Mais une
jolie palissade blanche clôturait la propriété et la pelouse semblait fraîchement tondue.
Il frappa à la porte. Une femme qui ne pouvait qu’être sa mère nous ouvrit.
— Pourquoi tu ne te sers pas de ta clé, mon chéri ?
Elle paraissait différente de la photo que j’avais vue chez lui. Ses cheveux étaient en désordre, son
chemisier était froissé et une cigarette pendait à la commissure de ses lèvres, comme si seule une
longue bouffée pouvait l’aider à apaiser ses nerfs.
Bon sang, j’avais l’impression d’être face à ma propre mère.
— Maman, je te présente Avery, déclara Bennett tandis que nous entrions.
— Ravie de vous rencontrer, dis-je, les paumes moites.
Je me demandai ce que cette famille allait penser de mon amitié avec Bennett. J’étais soulagée
d’avoir mis un peu de mascara et de m’être brossé les cheveux ce matin. Même si je n’avais aucune
raison de vouloir paraître particulièrement présentable. Ou jolie.
— Benny ! s’exclamèrent les jumelles d’une seule voix en déboulant dans les escaliers.
Parfaitement identiques, elles portaient de longs cheveux bruns. Comment pouvait-on les distinguer
l’une de l’autre ?
— Benny ? mimai-je du bout des lèvres.
Il plissa les yeux.
— Lex, Soph, dit-il en soulevant les petites pour les faire tournoyer dans les airs. Où est Taylor ?
— Taylor ! cria sa mère, la cigarette toujours aux lèvres. Ramène tes fesses ici !
— J’arrive !
Taylor apparut en haut des marches, un bébé dans les bras. Il devait avoir un an et je me rappelai
que Bennett avait évoqué une grossesse l’année précédente. Seulement, je ne m’étais pas doutée un
instant qu’elle avait gardé son enfant. Allez savoir pourquoi.
Une fois face à nous, elle me salua.
Avec son visage magnifique, ses boucles sombres et son teint parfait, elle aurait pu être la jumelle
de Bennett. Elle possédait les yeux bleus de sa mère. Les jumelles, elles, avaient les yeux foncés.
— Tout le monde, je vous présente mon amie Avery, annonça Bennett. (Le bébé se mit aussitôt à
pleurer. Bennett prit son neveu dans ses bras et fit le tour de la pièce.) Toby, qu’est-ce qu’il y a, mon
petit pote ?
Toby cessa de crier et observa Bennett, qui s’était mis à faire des grimaces amusantes.
— Encore, dit Toby.
Bennett répéta ses singeries jusqu’à ce que Toby éclate de rire sans qu’aucun son sorte de sa
bouche. C’était absolument adorable.
— Je vous sers quelque chose à boire ? me proposa Mme Reynolds.
Elle passa sa cigarette sous l’eau avant de la jeter dans la poubelle sous l’évier.
Au moins, elle respectait les consignes de sécurité. Mais tout ce tabagisme passif pour ses
enfants… Enfin, de qui je me moquais ? J’étais l’exemple ambulant des conséquences du tabagisme
passif d’un parent.
— Quelque chose avec de la caféine ? demandai-je.
Taylor ouvrit le frigo et se tourna vers moi.
— Du Coca Light ?
— Parfait.
Je jetai un regard alentour. La cuisine était dans un état désastreux. Des jouets jonchaient le sol, les
surfaces étaient recouvertes d’objets divers et la vaisselle sale s’empilait dans l’évier. Bennett
contourna le comptoir, Toby toujours dans les bras.
— Les jumelles n’ont pas fait leurs corvées ? demanda Bennett en jetant un coup d’œil à l’évier.
Maman, il faut vraiment que tu appliques cette règle.
Elle sortit une nouvelle cigarette de son paquet.
— Elles ne m’écoutent pas.
— Alexis, Sophie, mettez-vous à la vaisselle, ordonna Bennett d’un ton autoritaire.
Immédiatement !
Je ne l’avais jamais vu dans ce rôle, et je fus prise au dépourvu. Les jumelles traînèrent les pieds
jusqu’à l’évier en lui jetant des regards noirs.
— Est-ce qu’elles écoutent Henry ? demanda-t-il tout bas à Taylor.
— Oui. (Elle soupira.) Quand il est là.
— Il travaille beaucoup, intervint sa mère. Ne commence pas, Bennett. Tu sais que c’est un homme
bien.
— Je ne fais que me renseigner, maman.
Bennett observa Taylor en plissant les yeux, comme un questionnement silencieux, et sa sœur se
contenta de hausser une épaule. Je remarquai alors les cernes sous ses yeux. Étaient-ils la
conséquence de ses courtes nuits de jeune maman, ou de ses longues journées d’étudiante ?
Je songeai aux difficultés de la maternité pour une adolescente ; le souhait émis par Bennett de ne
pas avoir à élever si jeune son propre enfant prit alors tout son sens. Je commençais à comprendre. À
comprendre vraiment.
— Comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ? demanda Mme Reynolds.
— On vit dans le même immeuble et on est inscrits à la même université, répondis-je.
Taylor avait récupéré son bébé dans les bras de son frère et s’apprêtait à lui donner le biberon.
— Avery est infirmière auxiliaire, précisa Bennett en posant une main au creux de mon dos. Elle
va passer son diplôme d’infirmière d’État.
Le contact de ses doigts chauds me fit tressaillir, mais j’aimais la sensation protectrice qu’ils me
procuraient et je n’étais pas sûre de vouloir qu’il les retire.
Son geste ne passa pas non plus inaperçu aux yeux de sa sœur et de sa mère.
— Je voudrais travailler dans les services de santé, dit Taylor d’une voix douce et humble. J’ai
pris l’option facultative dans mon lycée.
— Je serais ravie de t’en parler un peu, si tu veux, lui proposai-je. Tu n’as qu’à demander.
— Super. (Elle ajusta la position du biberon.) Merci.
— Comment ça va avec les devoirs, les filles ? demanda Bennett aux jumelles. Vous arrivez à
suivre ?
— Taylor nous aide, répondit Alexis en lavant une assiette.
J’éprouvai de la compassion pour Taylor. Elle semblait porter un sacré fardeau. Et je ne pus
m’empêcher de me demander si le père de Toby s’impliquait dans leur vie. J’en doutais.
Bennett saisit le bras de Taylor, une lueur d’inquiétude dans les yeux. La même inquiétude que
j’éprouvais sans cesse pour mon frère.
— Tu t’en sors, Tay ?
— Je m’accroche, Ben. En fait, Henry m’aide pour les maths, pour les courses et d’autres choses.
Henry. Le beau-père. Il semblait s’occuper de ces gamins.
Je frissonnai en repensant à l’intérêt que Tim portait à mes devoirs, et j’espérai que les intentions
d’Henry étaient sincères.
Je remarquai que ces filles s’exprimaient comme si leur mère ne se trouvait pas dans la pièce. Et
ça ne semblait pas la déranger le moins du monde. En fait, elle s’était plantée à la table de la cuisine
avec un soda et une autre cigarette. Du moins, j’espérais qu’il s’agissait bien de soda dans son verre.
Ce tableau me rappelait tant mon propre foyer que j’avais envie de la gifler, de lui dire de reprendre
les rênes de cette famille et d’assumer ses responsabilités.
Je comprenais maintenant pourquoi Bennett se sentait aussi responsable de ses sœurs.
— On va bientôt devoir rentrer, maman, annonça Bennett.
— Je dirai à Henry que tu seras là la semaine prochaine. Il sera déçu que tu ne sois pas resté. Il
avait prévu de faire des grillades pour le dîner.
Je me demandai une nouvelle fois si cet Henry était un homme digne de confiance. Je me faisais du
souci pour Taylor, comme si j’étais prête à lui proposer de venir vivre avec Bennett ou moi. Voilà ce
que c’était d’endosser trop de responsabilités dans son enfance. Quand on finit par rompre le cordon,
l’angoisse subsiste malgré tout.
— Tay, tu voulais me montrer quelque chose à l’étage ? demanda Bennett, et le regard qu’ils
échangèrent me révéla qu’ils devaient se parler.
— Ça ne t’embête pas ? me demanda Bennett. Je reviens tout de suite.
— Pas de problème.
J’examinai le dessin d’une des jumelles collé sur le frigo. Ces dernières lavaient toujours la
vaisselle et se disputaient à propos de jeux vidéo.
Je vis Taylor et Bennett disparaître en haut de l’escalier, puis je me tournai vers leur mère. Je ne
savais pas trop quoi lui dire. Comme avec la mienne, je soupçonnais que nous n’avions rien en
commun.
— Il est amoureux de toi, déclara Mme Reynolds sans préambule en soufflant une bouffée de
fumée. J’espère que tu ne vas pas lui briser le cœur.
— Nous… nous ne sommes qu’amis.
— Bien sûr. (Elle but une gorgée de sa boisson.) Je vois bien comment il te regarde.
— Je ne sais pas vraiment quoi vous répondre.
— Il ne ramène jamais personne ici, dit-elle avant de soupirer. C’est un bon garçon.
— Je suis d’accord. (Je m’installai sur une chaise face à elle.) Le meilleur.
— Il est indispensable ici… vraiment, dit-elle d’une voix vacillante. Alors il n’a pas de temps à
perdre avec une fille.
Ce qui revenait à dire, en réalité, qu’elle se reposait encore et toujours sur son fils au lieu de
compter sur elle-même, et mon sang ne fit qu’un tour.
— Je vous entends très clairement, dis-je en soutenant son regard dur.
Elle souffla une nouvelle bouffée et se détourna. Comme si elle avait dit ce qu’elle avait à dire et
qu’elle en avait fini avec moi.
— C’est un adulte aujourd’hui, repris-je, par égard pour Bennett plus que pour elle. (Et peut-être
un peu pour moi, aussi.) Il doit construire sa propre vie et vivre ses rêves.
Je relevai les yeux ; Bennett se tenait immobile en haut de l’escalier, les sourcils froncés.
— Tu cherches les histoires, maman ?
C’était une phrase qu’il avait dû lui débiter des centaines de fois, et je réalisai que je n’étais pas à
ma place et que je n’avais pas à intervenir. Ils avaient un long passé commun et, même si je pensais
le comprendre, beaucoup d’autres choses m’échappaient également.
— Tout va bien, dis-je en me levant. J’ai été ravie de rencontrer ta famille, Bennett. Je vais
t’attendre dans la voiture.
Quand Bennett sortit de la maison, il avait les traits tendus et les mâchoires crispées. Il fit marche
arrière dans l’allée et me dit :
— Je suis désolé de t’avoir amenée ici.
— Pas moi. (Je posai la main sur son bras et le sentis tressaillir.) Heureusement, Bennett, que ni
toi ni moi ne sommes définis par notre famille.
Je tournai les yeux vers le paysage, et je le sentis se détendre légèrement.
Le silence dura jusqu’à l’autoroute.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Elle jouait juste son rôle de mère protectrice, répondis-je.
C’était un mensonge mêlé de vérité. Une vérité partielle.
— Alors tu t’es trompée de mère, siffla-t-il. La seule personne qu’elle protège, c’est elle-même.
— Peut-être, approuvai-je. Ou peut-être que les choses ne sont pas toujours toutes noires ou toutes
blanches. Je trouve que tu t’en es plutôt bien sorti.
— Ouais, je trouve aussi.
— Et souviens-toi, j’ai le même genre de mère à la maison. Alors, l’égoïsme, ça me connaît.
Il posa ses doigts sur mon genou. Une brève et légère caresse qui me toucha malgré tout en plein
cœur.
— Sinon, qu’est-ce que tu penses de ton nouveau beau-père ?
Je retins mon souffle en attendant sa réponse. J’espérais que Taylor était en sécurité. Mais, d’une
certaine manière, je doutais que Bennett la laisse dans cette maison si ce n’était pas le cas.
— Je pense que c’est le type le plus correct avec lequel elle soit jamais sortie. La vérité, c’est
qu’il est le père des jumelles – il a fini par revenir après tout ce temps.
— Sérieux ?
— Il n’était pas au courant de leur existence. Ma mère et lui n’ont passé qu’une nuit ensemble et
elle ne lui avait jamais dit qu’elle était tombée enceinte, expliqua-t-il.
De nouveau, je compris mieux son aversion pour les coups d’un soir et son abstinence.
Toutes ces choses ne faisaient que s’ajouter aux valeurs et aux convictions qu’il s’était lui-même
forgées.
— Et puis ils se sont recroisés, toutes ces années plus tard.
— Alors ça c’est incroyable, dis-je. Mais je crois à l’incroyable.
Son sourire m’enflamma de l’intérieur.
— Je pense qu’Henry saura rattraper le temps perdu avec ses filles. C’est pour Taylor que je
m’inquiète.
— Elle doit crouler sous la pression, acquiesçai-je. Mais elle a l’air intelligente et responsable.
— Elle l’est. Mais s’occuper d’un bébé tout en finissant ses études ? C’est dur. (Il poussa un
soupir.) Je lui ai proposé de se soustraire à l’emprise de notre mère et de vivre avec moi. Mais
Henry s’y est opposé. Il m’a conseillé de terminer la fac et de le laisser jouer le rôle de l’homme
dans cette maison, pour changer.
Ma poitrine s’allégea en entendant les paroles de cet homme.
— Est-ce que ça t’a soulagé… d’entendre ça ?
Il haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que quelqu’un sache reconnaître tout ce que tu as fait – tu aurais sûrement préféré que ça vienne
de ta mère, mais quand même. Et de savoir que, maintenant, tu peux te concentrer sur toi seul.
Il passa la main dans ses cheveux.
— Je sais que c’est foireux, mais c’est ce que j’ai toujours connu. Et puis c’est agréable de se
sentir indispensable, des fois.
— Oui, c’est foireux, je te le confirme.
Je le taquinai en lui poussant l’épaule.
— Hé ! (Il me coula un regard en biais, les yeux pétillant de malice.) Je suis un chantier en cours.
— Qui ne l’est pas… ? murmurai-je.
— Je prie pour que ma mère ne fasse pas tout capoter. Elle a un type bien juste sous son nez… ce
qui ne lui est jamais arrivé avant, dit-il. Alors j’espère qu’elle ne va pas merder et tout envoyer
balader.
La vérité dure et froide de ses paroles resta bloquée dans ma gorge, et j’éprouvai quelques
difficultés à la faire passer.
Raw Ink était situé dans un petit centre commercial sur Vine Street. Ella avait pris rendez-vous
quelques jours plus tôt et m’avait suppliée de l’accompagner. Je savais qu’elle ne me lâcherait pas.
Elle klaxonna deux fois quand elle vint me chercher et cria :
— Grimpe, pétasse !
Depuis notre excursion, les choses étaient à peu près redevenues normales entre Bennett et moi.
Nous ne passions pas plus de moments programmés à l’avance tous les deux, mais, quand on se
croisait dans l’immeuble, on en profitait pour se faire livrer à dîner et regarder un film, ou un match
le dimanche après-midi. Il me suggérait des joueurs pour mon équipe de football imaginaire et je
remettais en question sa logique et ses choix déplorables.
Tout ça était purement platonique. Du moins, vu de l’extérieur.
Malgré tout, je mourais d’envie de savoir ce que notre week-end avait représenté pour lui. Un lien
plus profond s’était indéniablement tissé entre nous, malgré la tension sexuelle insensée et
omniprésente. Nous évoquions avec honnêteté nos familles, nos amis et nos boulots, mais jamais ce
qui se passait entre nous.
J’aurais dû m’en féliciter. Rien n’avait changé de mon côté. Sauf que je voulais toujours lui sauter
dessus toutes les deux minutes. Et ça fichait une pagaille monstre dans mon cerveau. Mais je savais
qu’il ne s’autoriserait jamais à avoir une relation sexuelle avec moi. Et cette décision forçait toujours
autant mon respect.
Cependant, mon désir de créer un lien plus intime avec lui était devenu viscéral ; il s’insinuait dans
mes tripes, envahissait mon corps et mon entrejambe, comme un animal qui se languit d’une chose
qu’il ne pourra jamais obtenir.
La réceptionniste de Raw Ink cadrait à la perfection avec les lieux, avec ses cheveux aux pointes
bleues et son bras entièrement tatoué. Elle avait vérifié notre rendez-vous sur son agenda et nous
avait proposé de nous asseoir.
Elle remonta le couloir et passa la tête par la troisième porte sur la gauche.
— Bennett, ton rendez-vous est arrivé pour le choix du dessin.
Je perçus ensuite sa voix rauque, qui me fit l’effet d’une caresse le long de ma colonne vertébrale.
— Dis-lui que j’arrive, je finis avec une cliente.
Nous nous installâmes sur un canapé en cuir noir. Les murs étaient recouverts de graffitis
décoratifs et des haut-parleurs diffusaient une sorte de rock alternatif et bruyant. J’avais encore du
mal à m’imaginer Bennett travailler ici, même s’il n’était qu’à quelques mètres.
Il devait pourtant se trouver dans son élément, et je me représentais ses dessins exposés sur tous
les murs.
Quelques minutes plus tard, Bennett apparut en compagnie d’une cliente. Il portait un jean serré,
ses Doc Martens noires et un tee-shirt noir à manches longues ajusté. La fille tripotait le film qui
entourait son poignet : un onguent clair et gras suintait sur les bords.
— Et voilà, dit Bennett. Garde-le au propre et n’y touche pas trop. Suis les instructions du
prospectus. Holly va s’occuper de toi.
— Merci beaucoup, couina-t-elle en minaudant.
Il me vint soudain à l’esprit qu’un paquet de filles devaient lui glisser discrètement leur numéro de
téléphone après un tatouage bien placé. Mes joues s’enflammèrent quand je me mis à imaginer ses
mains sur ma peau, en train de tatouer mon ventre ou le creux de mes reins.
Une chose était sûre, Bennett savait se servir non seulement de ses lèvres magiques, mais
également de ses doigts.
Ce garçon possédait une sacrée dextérité. Il devait donc avoir un minimum d’expérience, ou alors
c’était tout simplement inné chez lui.
Bennett parcourut des yeux la salle d’attente et son regard se posa sur moi. Puis il glissa comme à
regret vers mon amie.
— Tu es prête, Ella ?
— Oui. (Elle bondit sur ses pieds.) Avery peut m’accompagner ?
— Bien sûr, répondit-il en m’adressant un sourire en coin.
Il savait combien ce rendez-vous rendait Ella nerveuse. De mon côté, je restai à l’affût, redoutant
de croiser Oliver, le patron de Bennett. Mais peut-être qu’il agirait normalement. Ce n’était qu’un
coup d’un soir, après tout. Même s’il avait essayé d’obtenir un rencard le lendemain, j’avais décliné
son invitation et depuis nous avions rompu le contact.
Nous suivîmes Bennett dans l’étroit couloir décoré de photos encadrées des tatouages de certains
clients. Un papillon coloré au bas d’un dos attira mon attention. Une odeur d’antiseptique emplissait
l’air, mais un autre effluve pénétra mes sens tandis que Bennett nous introduisait dans son espace…
la noix de coco.
— Asseyez-vous là, dit-il en désignant une table en verre entourée de quatre chaises.
Je remarquai un bureau noir contre le mur, où étaient branchés l’ordinateur et l’iPod de Bennett. La
musique ici était différente, plus apaisante, moins agressive. Certainement pour aider ses clients à se
détendre.
— Passons aux choses sérieuses, Ella. (Bennett semblait bien plus formel que d’habitude.)
Explique-moi ce que tu as en tête.
Ella se mordit la lèvre.
— Je sais à peu près ce que je veux, mais je voudrais voir un peu ton travail d’abord. Est-ce que tu
as des exemples ?
— Bien sûr. (Il ramassa un classeur blanc par terre et le posa devant elle.) Voici mon portfolio.
— Ne t’avise pas de lever les yeux au ciel, toi, siffla Ella. Je ne fais que vérifier.
Je secouai la tête et ricanai.
— Je n’ai absolument rien dit !
Ella se mit à feuilleter le classeur. J’essayai de le parcourir avec elle, mais le regard de Bennett
pesait sur moi et je n’arrivais ni à détourner les yeux ni à me concentrer. Il me paraissait différent
dans son élément, plus confiant, plus sûr de lui, et je devais admettre que ça me troublait.
J’avais attaché mes cheveux en queue-de-cheval et je sentais son regard qui essayait de scruter le
tatouage derrière mon oreille. Je calai distraitement une mèche derrière. Je baissais les yeux chaque
fois qu’Ella me désignait un tatouage, mais ceux de Bennett agissaient comme un aimant ; j’avais du
mal à détourner le regard.
Sa façon de m’observer était bien différente de celle de la plupart des autres garçons, ni vulgaire
ni agressive. Je me languissais encore un peu plus.
— Ton travail est stupéfiant, Bennett, dit Ella au bout de quelques minutes.
— Merci. (Un sourire timide flotta sur ses lèvres.) Ça t’aide à prendre une décision ?
Elle revint à la page qu’elle avait marquée avec son pouce. Elle représentait une petite libellule,
un dessin qu’elle avait en tête et qu’elle espérait retrouver dans le travail de Bennett. Elle le pointa
du doigt.
— Celui-là. En revanche, est-ce que c’est possible d’avoir différentes nuances de couleurs ?
— Bien sûr. Tu peux en faire ce que tu veux, approuva-t-il.
Sa voix était douce et assurée, bien différente de son attitude quand il m’avait embrassée à l’hôtel,
lorsque je l’avais rejoint dans la salle de bains. J’aimais cette facette de Bennett. Il avait adopté le
même comportement avec sa famille.
— Alors, pourquoi une libellule ? Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?
— Heu…
Ella buta sur la question. Peut-être trouvait-elle l’explication de Bennett un peu faible, mais j’étais
persuadée du contraire. Elle était puissante et pleine de significations.
Il se racla la gorge :
— Quand un client s’apprête à graver un dessin permanent sur sa peau, il doit se poser une
question importante.
— Laquelle ? demanda Ella.
— Est-ce que je fais ça parce que cette année j’ai une lubie pour les libellules, ou est-ce que j’y
attache une symbolique plus profonde ? (Bennett sortit un bloc à dessin et des crayons.) Les goûts
peuvent changer. Je te dis ça parce que tu sembles nerveuse.
Les épaules d’Ella se détendirent et elle prit une grande inspiration.
— Ça veut bien dire quelque chose pour toi, Ella, intervins-je pour l’encourager.
Le frère d’Ella était décédé quand nous étions au lycée et, bien sûr, elle avait été dévastée. Nous
l’avions tous été. Ella disait que, lorsqu’ils étaient enfants, ils adoraient par-dessus tout les week-
ends passés au cottage de leur grand-mère, où ils nageaient, pêchaient et essayaient d’attraper les
libellules qui voletaient au-dessus du lac. Les libellules et tous les autres insectes qui tournoyaient
sous le soleil. Le jour des funérailles de Christopher, au cimetière, Ella avait juré ses grands dieux
qu’une libellule n’avait cessé de lui voler autour.
— Hé, ça ne me regarde pas vraiment. Tu n’es pas obligée de m’expliquer quoi que ce soit, reprit
Bennett d’une voix douce. J’essaie seulement de t’aider à prendre confiance en toi.
— Ça… ça me rappelle mon frère… qui est mort il y a deux ans.
Le regard de Bennett s’adoucit.
— Mince. Je suis désolé, Ella, dit-il d’une voix tendue. La libellule, c’est une bonne idée si c’est
un hommage à ton frère. Est-ce que tu te sens plus sûre de ta décision ?
— Oui, répondit-elle. Et merci.
Bennett hocha la tête et se mit à dessiner sur son bloc. Une libellule prit bientôt forme sous ses
gestes prompts et réguliers. Après avoir vu ses autres dessins, je savais que celui-là était du gâteau
pour lui. Il pourrait sûrement le croquer les yeux fermés.
— Où veux-tu ton tatouage ?
— Je pensais à ma cheville. (Ella se tortilla les mains.) Qu’est-ce que t’en penses, Avery ?
— Ça me semble parfait, répondis-je, soudain ravie de l’avoir accompagnée. (Même si elle ne
m’avait pas vraiment laissé le choix.) Et tu pourras toujours le couvrir si besoin.
— Quelles nuances de couleurs tu voudrais ? demanda Bennett en laissant sa main en suspens au-
dessus de ses crayons.
— Des verts et des bleus, répondit-elle, tout excitée.
Il choisit deux couleurs, puis des volutes de bleu cobalt et de vert d’eau s’animèrent sur la feuille.
— Quelque chose comme ça ?
Elle poussa un petit couinement.
— J’adore.
— Si tu veux bien attendre dehors ou aller prendre un café, je vais transposer le dessin sur du
papier-calque. On va pouvoir te le faire aujourd’hui.
— Aujourd’hui ?
Ella sembla de nouveau nerveuse.
— C’est parfait. (Je me levai et entraînai Ella avec moi.) Tu as assez réfléchi. Lance-toi une fois
pour toutes.
Bennett sourit.
— Accordez-moi un peu de temps et je reviens vous chercher.
— On va aller grignoter un morceau de l’autre côté de la rue, dis-je. Envoie-moi un message quand
tu seras prêt.
Il nous apparut soudain que nous n’avions pas le numéro l’un de l’autre. Pas très utile quand on
habite le même immeuble. Je tapai le mien sur le clavier de son téléphone avant de le lui rendre.
— À tout à l’heure.
Ella et moi nous rendîmes au petit restaurant de bagels de l’autre côté de la rue, et nous
commandâmes des cafés et des sandwichs. Ella mangea du bout des dents ; sa nervosité lui coupait
l’appétit.
— C’est tout petit et ce sera fini en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, dis-je pour essayer
de la rassurer. Il sera superbe et, quand ce sera fait, tu seras enchantée, crois-moi.
L’arrivée d’un message fit vibrer mon téléphone. Mon estomac se noua à l’idée de lire un texto de
Bennett. Mais, après un coup d’œil à mon écran, je constatai qu’il s’agissait de Rachel.
Alors, elle l’a fait ?
Presque.
Dis à cette garce bonne chance de ma part.
Promis.
— Rachel te souhaite bonne chance.
Je laissai de côté la partie « garce ». C’était une marque d’affection commune entre nous trois, et
je ne doutais pas qu’Ella l’ajouterait automatiquement dans sa tête.
— Si Rachel était là, elle n’aurait sûrement aucun scrupule à se faire tatouer l’immense dessin
qu’elle veut dans le dos, railla Ella. Mince, je vous envie, parfois.
— Tu nous envies pourquoi ? demandai-je en mordant dans mon bagel.
— De vous laisser aller et de suivre le mouvement.
— Hum, on dirait que tu ne m’as pas vue récemment, dis-je la bouche pleine. Je suis incapable de
me lâcher sur quoi que ce soit en ce moment, même avec Rob.
— Tu as passé un week-end mortel et orgasmique avec Bennett, et maintenant tu ne peux plus voir
les autres mecs comme avant, dit Ella. N’essaie même pas de nier. Tu vois un peu ce que t’a fait le
Canon ?
— Oh oui, je le vois chaque nuit quand je suis seule dans mon lit. Ou plutôt je le sens, devrais-je
dire.
— Ce n’est pas si mal d’avoir le même garçon dans son lit tous les soirs. Tu devrais essayer, à
l’occasion, dit-elle en plissant le nez. Moi, je passe la nuit avec Joel. Je suis impatiente de lui faire
la surprise et de lui montrer mon tatouage.
— Sûr que tu ne vas pas t’ennuyer ce soir.
Mon téléphone bourdonna et je ressentis une crispation familière dans le ventre.
Je suis prêt.
Mon cœur bondit dans ma poitrine à la lecture de ces mots.
Tu es prêt tout de suite ?
Oui. Et vous ?
Prêtes ;-) On arrive dans cinq minutes.
— Qu’est-ce que c’est que ce sourire niais ?
— Quel sourire niais ? Allez, viens, Bennett nous attend.
— Je doute que ce soit moi qu’il attend.
— Cause toujours.
— Tu refuses peut-être de l’admettre, bécasse, mais tu es déjà sacrément mordue, déclara Ella en
m’emboîtant le pas. Tu n’as levé aucun autre type depuis que tu as rencontré Bennett.
— Alors j’imagine qu’il est temps d’y remédier.
Mes paroles me parurent aussi creuses que ma détermination.
— Comme tu veux, dit-elle. Tu viens bien à la soirée de la fraternité ce week-end, hein, celle
qu’ils donnent dans le jardin ?
— Absolument.
Nous entrâmes de nouveau chez Raw Ink et Holly, la réceptionniste, nous fit signe d’avancer dans
le fond.
Bennett portait des gants en latex noir et préparait ses outils comme s’il s’apprêtait à exécuter une
expérience des plus sensuelles. Moi qui me demandais s’il pensait encore à notre week-end, le désir
que je lus dans son regard répondit de lui-même.
— Allonge-toi dans le fauteuil et mets-toi à l’aise, dit Bennett.
Ella s’installa dans le fauteuil en cuir noir, qui me fit penser à celui d’un cabinet de dentiste. Puis
il mania un levier pour relever un repose-pied.
— Et voilà.
Une fois tout en place, il s’empara du papier-calque. Il étala une légère couche d’onguent sur la
cheville d’Ella, y apposa le papier et appuya dessus. Je réalisai une nouvelle fois combien cette
procédure pouvait parfois s’avérer intime.
Pour mon tatouage, la fille s’était montrée très professionnelle. Et je n’attendais rien de moins de
la part de Bennett. Alors pourquoi mes mains devinrent subitement moites tandis que je regardais ses
doigts tenir délicatement la jambe de ma meilleure amie ?
— Qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda Bennett une fois le calque apposé.
Ce dessin était encore meilleur que celui qu’il avait croqué devant nous sur son bloc. Il s’était
manifestement appliqué à le rendre plus brillant.
Ella rayonnait.
— Je trouve que c’est magnifique.
— Super, approuva Bennett avant de me regarder. Et toi, mademoiselle Michaels ? Tu valides ?
Ses paupières s’alourdirent et je croisai les jambes.
— Ça me semble parfait, monsieur Reynolds.
— Ça suffit, les formalités, tous les deux, intervint Ella. À moins que la situation n’exige d’exhiber
ses fantasmes sexuels.
Je lui donnai une petite tape et Ella leva les yeux au ciel.
— Remets-toi, imbécile, j’ai besoin de toi.
Bennett baissa le regard sur ses outils, la nuque en feu.
— Tu peux prendre une chaise, Avery.
Ella faillit m’arracher le bras quand Bennett brandit son dermographe.
— Juste un petit conseil. Si tu as besoin d’une pause ou que tu as la tête qui tourne, préviens-moi,
que je puisse retirer l’aiguille avant que tu ne bondisses du fauteuil.
L’expression sur le visage d’Ella manifestait maintenant la plus pure terreur.
— Oh, Ella. Tu vas sentir des minuscules piqûres au début, et puis tu t’y habitueras, dis-je. Serre-
moi la main si tu veux.
Tandis que Bennett positionnait l’aiguille, Ella m’agrippa la main comme si elle avait des fichues
contractions ou je ne sais quoi.
— C’est parti. Ce sera fini plus vite que tu ne le penses.
Bennett s’adressait à elle d’une voix douce et rassurante. Je me mordis la langue ; Ella me serrait
si fort que mes articulations se mirent à blanchir.
Elle commença par se tortiller avant de parvenir à rester immobile. Elle ferma les yeux et pencha
la tête en arrière, pressée d’en finir.
Je prenais un grand plaisir à regarder Bennett travailler ; il se léchait les lèvres et penchait la tête
avec la plus intense concentration. Ses gestes étaient précis tout en restant délicats. Il fredonnait tout
bas, si bas que je ne parvenais pas à reconnaître l’air. Les faibles vibrations de sa voix qui se
mêlaient à son souffle léger faisaient courir un frisson sur ma peau et un léger picotement entre mes
jambes.
— Ça va ? s’enquit Bennett en ôtant l’excès d’encre sur la peau d’Ella avec une lingette
d’antiseptique.
— Je m’accroche, couina-t-elle. C’est déjà moins douloureux qu’au début.
— Bien. J’ai fini les contours, tu peux te détendre le temps que je change d’aiguille pour faire les
ombres. La sensation sera un peu différente… plus douce.
Ella souffla et rouvrit les yeux. Elle me lâcha et je secouai la main.
— Merde alors. Rappelle-moi de ne pas être à tes côtés si tu dois accoucher un jour.
Bennett me tournait le dos, mais je l’entendis glousser tout en préparant ses ustensiles.
Quand il pivota de nouveau, ses yeux se fixèrent sur les miens, comme attirés par une force
invisible.
— Alors, tu as décidé ce que tu allais me laisser te tatouer sur le corps ?
— Je n’y ai pas vraiment réfléchi, répondis-je en essayant de soustraire mes yeux à son emprise.
— Non ? Moi, j’ai quelques idées.
— Écoutez, tous les deux, vous pourrez vous sauter dessus quand toi, Bennett, tu en auras fini avec
moi, intervint Ella. Mais, pour l’instant, contentons-nous de terminer mon tatouage.
— Lâche-nous la grappe, crétine.
Je lui pinçai violemment le genou.
— Personne ne va se sauter dessus, déclara Bennett avant de brandir sa nouvelle aiguille.
J’observai ses gestes tout en essayant de calmer ma respiration. Notre attirance devenait bien trop
évidente.
— Et voilà, c’est fini, annonça-t-il quelques minutes plus tard. Ça n’était pas si méchant, hein ?
Les yeux d’Ella brillaient d’admiration.
— Ça valait le coup. Je l’adore.
— Il est superbe, Ella.
Je remerciai Bennett du bout des lèvres et il me répondit par un clin d’œil.
— Je vais te donner notre brochure pour les instructions à suivre. Ne les prends pas à la légère si
tu ne veux pas choper une infection.
Ella se releva, les jambes tremblantes, et je l’aidai à retrouver son équilibre.
Je suivis Bennett dans le couloir. Je marquai une pause pour admirer un tatouage encadré quand je
sentis deux bras glisser sur ma taille.
Puis la voix grave d’Oliver :
— Coucou, la plus sexy… Tu es venue demander ton reste ?
Je tressaillis. Bennett fit volte-face et la stupeur se lut sur ses traits.
Je repoussai les mains d’Oliver.
— Salut, Oliver. Je suis seulement là pour soutenir une amie que Bennett vient de tatouer.
— Ah oui ?
Il observa Ella, qui se trouvait à la réception avec Holly.
— Elle est aussi canon que toi ?
— Elle a un copain, répliquai-je avant de faire un pas en arrière.
Bennett serrait les dents si fort que je fus forcée de baisser les yeux, mal à l’aise.
D’habitude, je savais rembarrer les types collants et leur dire le fond de ma pensée, mais la
présence de Bennett me clouait sur place.
— Je sais de source sûre que tu n’es pas du genre à te mettre en couple, beauté, me dit Oliver à
l’oreille d’une voix traînante. Alors on peut remettre ça ce soir, si t’es libre.
— Arrête, Oliver. (Je me représentais maintenant avec de la fumée qui me sortait des oreilles.) Je
suis ici pour mon amie, rien d’autre.
— Hé, Oli, j’espère que tu fais pas le coup à toutes nos clientes, si ?
Bennett arborait un sourire tendu. Il essayait de plaisanter avec son patron, mais la gravité du
double sens ne m’échappa pas.
— Bien sûr que non, Ben, répondit Oliver avant de se redresser et de reculer.
— Viens, Avery, reprit Bennett, les mâchoires crispées. Allons retrouver ta copine.
Après ça, Bennett évita tout contact visuel avec moi.
Comme s’il était déçu par l’idée que j’aie pu coucher avec son patron.
Voire dégoûté.
Je tiquai. Qu’il aille se faire voir. Il n’avait pas le droit de me faire ressentir ça.
Quand Ella sortit du salon avec un signe de la main et que Bennett disparut dans le couloir, j’eus la
sensation que, peut-être, il s’agissait d’un adieu définitif.
Mon téléphone sonna tôt samedi matin. Trop tôt. En voyant le numéro de mon frère s’afficher, je
sentis la panique s’emparer de moi. Il faisait toujours la grasse matinée.
— Adam, qu’est-ce qui ne va pas ?
— C’est maman. (Il semblait essoufflé.) Elle n’est pas rentrée hier soir, mais ce n’est pas vraiment
ce qui m’a surpris ; tu sais, ses habituels vendredis soir au bar. J’ai pensé qu’elle avait fini par
s’envoyer en l’air chez quelqu’un.
Dans sa bouche, ce vocabulaire à propos de ma mère n’avait rien d’inhabituel, mais il me gênait
toujours autant. Les autres ados avaient-ils ce genre de conversation merdique au sujet de leurs
parents ?
— Et ?
La situation devait être sérieuse pour qu’Adam m’appelle à cette heure-ci.
— Bref, elle est rentrée ce matin et elle a essayé de se cacher dans sa chambre, reprit-il. Avery,
elle est dans un état lamentable. Elle a une lèvre gonflée et un œil au beurre noir.
— Quoi ? (Je me redressai d’un coup dans mon lit.) Elle t’a dit ce qui s’était passé ?
Adam soupira.
— Je suis presque sûr de déjà le savoir.
— Quoi, Adam ? (Je ramassai mon jean par terre et l’enfilai à la hâte.) Dis-moi, merde !
— Je ne voulais pas t’en parler jusque-là, mais elle revoit Tim.
Le sang reflua de mon visage.
— Pardon ?
— Elle m’a demandé de ne rien te dire et j’ai pensé que, de toute façon, ça ne durerait pas. Il n’est
pas venu plus de deux ou trois fois. Mais, hier soir, je l’ai entendue lui parler au téléphone et c’est
comme ça que j’ai su qu’elle allait le retrouver.
— Ce fils de pute ! m’exclamai-je en enfonçant mon poing dans le matelas. Je saute sous la douche
et j’arrive.
— Maman va être furax, mais je ne savais pas quoi faire d’autre, souffla-t-il. (Il semblait soulagé.)
J’ai besoin de toi, sœurette.
— Tu as fait ce qu’il fallait.
L’heure que je mis pour me rendre à la maison ne fit qu’accentuer ma colère. Ma mère allait peut-
être enfin réaliser la noirceur de Tim et sa propension à la violence. J’agrippais le volant si fort que
mes doigts commençaient à gonfler.
Je regrettais presque de ne pas avoir tué Tim quand j’en avais eu l’occasion. Mais je serais
probablement en prison à l’heure qu’il était. Je n’avais aucun témoin et ma mère n’avait pas cru un
mot de ce que je lui avais raconté. À l’époque, Tim était flic et les forces de l’ordre formaient un
groupe soudé. Si Tim avait fini par quitter ma mère, c’était uniquement grâce à mon ex, Gavin ; son
père était le maire de la ville et je m’en étais servie pour le menacer.
Mais je savais que, à ce jour, ma mère me tenait toujours pour responsable de l’avoir fait fuir.
En m’engageant sur Maple Drive, je fus tiraillée par une tension familière. Je n’étais pas revenue
depuis des mois, mais, aussitôt que j’entrai dans mon ancien quartier, j’eus la sensation d’être une
étrangère, comme si je n’étais plus à ma place. Et qu’est-ce que j’en étais fière ! Pourtant, la vue de
la mairie et du stade qui défilèrent sur le côté eut le pouvoir de me renvoyer une nouvelle fois à ma
condition d’adolescente paumée.
Je me garai à côté de la vieille guimbarde marron d’Adam dans l’allée en béton défoncé. Les
arbres avaient pris des teintes dorés et orangés et quelques feuilles jonchaient déjà le gazon.
Adam et moi adorions sauter dans les tas de feuilles mortes pendant que maman nous criait de
l’aider à passer le râteau. Adam faisait partie de la plupart de mes bons souvenirs. Ma mère était
toujours avec un type ou un autre. Certains essayaient de jouer le rôle de parent et d’autres nous
ignoraient totalement. Je ne me rappelais même pas le prénom de la moitié d’entre eux.
Mais je me souvenais de Tim. Le week-end, maman et lui buvaient souvent plus que de raison.
Inutile de préciser sur quel genre de situation il m’était arrivé de tomber. Parfois, je les surprenais à
moitié nus et évanouis sur le canapé. D’autres fois, ils invitaient des amis et se défonçaient en faisant
tourner des bangs d’herbe.
Tim essayait de s’immiscer dans nos vies à la moindre occasion. Il avait fini par me convaincre
pendant un temps – je l’avais vraiment cru sincère. Il assistait à mes matchs de softball et à mes
auditions de piano, entraînant ma mère avec lui. Mais je réalisais aujourd’hui que son seul but avait
été de m’amadouer, de me préparer à ce qu’il avait essayé de me faire plus tard. Ce qu’il avait
essayé de me voler.
J’avais tenté de mettre Adam à l’abri des conquêtes de notre mère, mais, au moment d’entrer au
lycée, il avait déjà compris la situation. Il n’était ni bête ni naïf. Et, le plus surprenant, c’est qu’il
n’était pas blasé. Il restait optimiste, sociable et plein d’espoir. En quittant la maison pour la fac,
j’avais donc moi aussi gardé l’espoir qu’il finisse le lycée sans encombre et qu’il trace sa route.
Adam sortit en courant de la maison. Il était grand, mince et beau, mais son visage restait juvénile.
Je descendis de voiture et le serrai contre moi.
— Tu aurais besoin d’une bonne coupe, frérot. (J’ébouriffai ses mèches blondes.) Mais je parie
que les filles adorent ça.
Une fossette se creusa sur sa joue.
— Une seule fille peut exiger que je me coupe les cheveux, et ce n’est ni toi ni maman, tu le sais.
Je pris mon frère par l’épaule et nous nous dirigeâmes vers la porte d’entrée. Son mètre quatre-
vingt-cinq l’obligeait à se pencher pour m’emboîter le pas.
— Comment se fait-il que tu sois aussi accro à une fille, hein ?
Je fus soudain frappée par la ressemblance entre Adam et Bennett. Curieusement, cette pensée me
combla de joie et d’optimisme. Adam était doux et sensible, et complètement fou de sa petite amie,
Andrea. Il n’était plus vierge comme Bennett, mais je savais qu’il prenait ses précautions.
La vieille porte en aluminium s’ouvrit en grinçant, et le son de la télé me parvint aux oreilles
comme une alarme qui me vrillait la tête. Maman écoutait toujours la télé beaucoup trop fort.
— Où est-elle ?
— Dans la cuisine.
Elle était assise sur une chaise, une fichue cigarette calée entre ses lèvres gonflées. Après un coup
d’œil plus attentif, je portai la main à mon visage. Le bleu qui s’étalait sous son œil avait viré au
violet et sa lèvre supérieure était fendue.
— Je ne sais pas pourquoi Adam t’a appelée, dit-elle d’une voix rocailleuse. Tu n’as pas mis les
pieds ici depuis des mois.
Je passai outre à son numéro de Calimero. Je lui parlais souvent au téléphone, et plus encore à mon
frère. J’avais quitté cet endroit pour moi. Pour m’épargner. Et j’aurais emmené Adam si elle m’avait
laissée faire.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait, maman ? demandai-je en posant les mains sur mes hanches. Il a levé la
main sur toi ?
— Tu ne sais rien de rien, Avery, répliqua-t-elle en pointant un doigt accusateur sur moi. Ne
t’avise pas de débarquer ici comme si tu étais chez toi. Tu nous as quittés, tu te souviens ?
— Maman, je suis à l’université, tu te souviens ?
— Tu es partie bien avant la fac.
Elle m’avait paru si vulnérable, à l’époque… Comme si sa santé mentale ne tenait plus qu’à un fil.
Je m’étais demandé si son mode de vie n’allait pas finir par la rattraper. Accepter n’importe quel
homme chez elle, dans son lit, en espérant qu’il l’« aimerait » en retour et qu’il resterait assez
longtemps pour l’aider à payer les factures.
C’était là que nos chemins s’étaient séparés. Je n’acceptais dans mon lit que les hommes de mon
choix, et je les jetais dehors immédiatement après. Et jamais de la vie je ne les avais suppliés de
veiller sur moi, de m’aider financièrement, jamais je n’avais rendu de petits services en échange
d’une somme d’argent.
— J’ai essayé de t’expliquer pourquoi je partais, maman, déclarai-je. Mais tu ne m’as pas crue.
Elle refusa de croiser mon regard et se contenta de tirer de longues bouffées de sa cigarette. Je
n’aurais pas été surprise que son café soit légèrement relevé.
— Il faut mettre de la glace sur ce coquard.
Je sortis un sachet de petits pois du congélateur, m’agenouillai à côté d’elle et l’appliquai sur son
œil.
Quand elle finit par me regarder, je constatai qu’elle s’adoucissait.
— Tu me crois, aujourd’hui ? murmurai-je en écartant ses cheveux blonds et emmêlés de son
visage.
De grosses larmes se mirent à couler sur ses joues. Elle ne l’admettrait probablement jamais à
voix haute, mais je pris ça comme un aveu.
— Il va faire de ta vie un enfer, repris-je en ajustant ma position. Tu vas devoir remplir une
demande d’ordonnance restrictive contre lui.
— Une ordonnance restrictive ?
Sa lèvre inférieure tomba et se mit à trembler.
Je hochai la tête.
— Tu l’aimes encore ?
Elle secoua la tête.
— Je le croyais. Mais il a changé.
Je me mordis la langue pour me retenir de lui dire qu’il n’avait fait que jouer un rôle tout au long
de ces années. Alors qu’en réalité il montrait son vrai visage dans ma chambre, au milieu de la nuit.
— Tu as peur de lui ?
Elle ferma les yeux. De nouveau, son seul aveu.
— Monte dans la voiture, dis-je en me redressant. Adam aussi. On va au commissariat.
Elle ne bougea pas et se contenta de me regarder avec ses yeux de chien battu, dont un cerné de
noir et de violet.
— Ne t’avise pas d’essayer de protester, sifflai-je entre mes dents. Tu élèves un mineur à la
maison. Tu dois le protéger jusqu’à ce qu’il ait fini l’école.
Je me penchai près de son oreille.
— Fais au moins ce qu’il faut pour lui, puisque tu ne l’as pas fait pour moi.
Elle prit une vive inspiration et resta interdite. Puis elle se dressa sur ses jambes tremblantes et,
après avoir attrapé son sac, elle se dirigea vers la porte. Adam me coula un long regard oblique, mais
ne posa aucune question. J’étais prête à parier qu’il avait déjà compris.
Sur le trajet, je composai le numéro d’une personne qui allait rester bouche bée d’avoir de mes
nouvelles après tout ce temps. J’avais conservé son numéro dans mon téléphone.
Il décrocha à la première sonnerie.
— Gavin, c’est Avery.
Il y eut une longue pause. Alors je comblai le silence :
— Je sais que ça fait longtemps, mais j’ai besoin de ton aide. Et de celle de ton père, aussi.

Après avoir rempli l’ordonnance de restriction temporaire, je déposai ma mère et mon frère à la
maison. Je prenais mon service cet après-midi au travail et je devais rentrer immédiatement.
Maman allait devoir se présenter à une audience pour entériner l’ordonnance restrictive, et Gavin
m’avait promis que son père examinerait la question dès que je lui communiquerais le nom de la
personne contre qui portaient les charges.
Même si notre relation avait mal fini, il savait que j’avais traversé l’enfer à cause de cet homme.
Maman m’avait assurée que Tim avait déjà repris la route, car son épouse l’attendait chez eux à
trois quarts d’heure d’ici, à Russel Township. L’ordure. Ma mère aurait été prête à le reprendre
malgré tout.
Quoi qu’il en soit, je l’obligeai à contacter l’un de ses anciens flirts pour venir lui tenir compagnie
cette nuit – rien de tel qu’une demoiselle en détresse pour faire accourir les hommes. Regardez
comment Bennett avait pris soin de moi après la tentative d’effraction dont j’avais été victime…
La seule pensée de dormir de nouveau dans le lit de Bennett alluma des étincelles dans mon ventre,
et je m’efforçai de la chasser de mon esprit.
Je suppliai Adam de passer le week-end chez moi. Je lui proposai même d’inviter sa petite amie
Andrea. Mais il refusa. Il ne voulait pas trop s’éloigner de la maison, juste au cas où. Il me promit en
revanche de venir le week-end suivant et de m’appeler le lendemain matin, ou avant au besoin.

À la seconde où je pénétrai dans la chambre de Mme Jackson cet après-midi-là, elle sut que
j’avais passé une rude journée.
— Tu as une mine effroyable, princesse.
— Les princesses ont-elles seulement le droit d’avoir une mine effroyable ? demandai-je en
l’aidant à se repositionner dans son lit.
Elle détestait être allongée à plat et voulait voir le paysage par la fenêtre.
— Même les princesses passent des rudes journées, dit-elle en me touchant l’épaule. Raconte-moi
ce qui s’est passé, ma chérie.
Je lui parlai de ma mère, en laissant de côté les détails sur l’identité de Tim et sur ce qu’il m’avait
fait quelques années plus tôt. Inutile d’augmenter sa pression artérielle. Elle en avait bavé, ces
derniers temps. Ses pieds gonflaient et sa température avait atteint des pics plus tôt dans la semaine.
— Tu es une bonne fille, dit-elle en me tapotant la main. Et une gentille grande sœur.
Je souris en préparant le thermomètre.
— Et, si j’étais ta grand-mère, ajouta-t-elle, je mettrais un peu de plomb dans la cervelle de ta
mère.
Je repensai à ma grand-mère, qui était aussi forte et volontaire que cette femme en face de moi. Un
sourire apparut sur mes lèvres. Aucun doute qu’elles auraient toutes les deux donné du fil à retordre
à ma mère.
— Je vous crois sur parole, dis-je. Si vous étiez ma grand-mère, ma vie serait immensément plus
heureuse. Celle d’Adam aussi.
— Considère-moi comme ta grand-mère d’adoption, dans ce cas. J’insiste. Je t’aime déjà comme
une petite-fille.
— Ça représente beaucoup pour moi, bien plus que vous ne pensez. (Des larmes me piquèrent les
yeux.) Maintenant, dites-moi où est votre mari. Je n’ai pas eu ma dose de fleurs aujourd’hui.
— Tu recevras tes propres fleurs, un jour, dit-elle, l’œil brillant. (Je connaissais déjà la suite.)
Alors, comment va notre joli garçon ? Tu n’as pas parlé de lui depuis un bon bout de temps.
— Il s’appelle Bennett. Mais je vous confirme qu’il est joli garçon. Et il ne se passe rien avec lui.
Nous ne sommes qu’amis.
Après l’épisode avec Oliver au salon, je n’étais même plus sûre de ça.
— Hmm hmm… fit-elle d’une voix traînante. Je ne te crois pas une seconde. Tu as des étincelles
dans les yeux.
Après avoir noté sa température dans son dossier, je la bordai et lui souhaitai une bonne nuit.
— On se voit lundi.
Sur le trajet du retour, je reçus un message de Rob. Je faillis ne pas prendre la peine de le lire, car
trop fatiguée et certainement pas d’humeur. Du moins pas d’humeur pour lui.
Tu es chez toi ?
Pas encore.
Je crois que j’ai oublié mes Ray-Ban à ton appart… Je peux passer les récupérer ?
Tu en as tant besoin que ça ? Ce ne sont que des lunettes de soleil.
C’est un cadeau de ma mère, elles valent une fortune et je la vois demain pour déjeuner.
Je serai chez moi dans dix minutes.
J’avais enfilé mon pyjama en flanelle et je m’étais déjà servi un verre de vin quand mon interphone
sonna. Je ramassai les lunettes de Rob posées sur le comptoir pour le rejoindre à la porte.
J’espérais qu’il saisirait le message, au cas où il aurait quelque chose en tête pour nous ce soir.
— On dirait que tu es prête à aller te coucher, dit-il en jetant un coup d’œil à mes pantoufles en
peluche.
Ainsi couverte de la tête aux pieds, j’étais certaine qu’il ferait une croix sur l’idée d’un
rapprochement.
— Oui, je suis crevée.
Nous étions encore en train d’évoquer les plans de Rob et de ses copains pour la soirée quand
Bennett émergea de l’ascenseur. Je me redressai, le corps instantanément tendu. Il portait un sweat à
capuche gris, un jean large et des Converse bleues et usées. Le style décontracté lui allait à la
perfection.
Bennett ajusta sa casquette de base-ball rouge. Il voûta les épaules et regarda derrière lui, comme
s’il espérait trouver une sortie de secours pour prendre la fuite.
— Salut, dit-il, puis il poursuivit son chemin en baissant la tête.
Il ne tourna même pas les yeux vers Rob, qu’il dut prendre pour l’un de mes nombreux « amis et
plus si affinités ».
Mais peut-être que Rob n’était plus rien de tout cela. Plus maintenant.
Bennett Reynolds fichait une sacrée pagaille dans ma tête.
Je ne voulais pas qu’il s’en tire aussi facilement. Je voulais lui parler, m’assurer que les choses
allaient bien entre nous. Même si j’étais presque persuadée du contraire.
— Tu fais quoi ce soir, Bennett ?
Bennett s’arrêta et sembla se demander s’il allait se retourner ou non. Mon estomac se souleva.
— Je vais au bar du coin de la rue, répondit-il, le regard sombre et orageux. Voir une amie.
Sa façon de prononcer le mot amie me fit tressaillir. Cherchait-il seulement à se venger de moi, ou
avait-il bel et bien rendez-vous avec une fille ?
— Super. (Je ne le pensais pas, évidemment.) Heu, je te présente mon ami Rob.
Bennett lui adressa un simple hochement de tête et pivota pour partir. J’avais soudain envie de me
débarrasser de Rob le plus vite possible.
— Bon, Rob, je vais aller me coucher, déclarai-je d’une voix forte pour que Bennett m’entende.La
porte se referma derrière lui et je le suivis des yeux jusque dans la rue. Bennett ne regarda pas une
seule fois en arrière et s’éloigna d’un pas sûr.
Rob observa la porte, puis moi, les traits durs. C’était une expression que je lui avais rarement vue
– il était toujours plutôt décontracté et insouciant, des qualités appréciables pour un bon plan cul. Il
ne posait aucune question.
— D’accord, heu… Merci pour les lunettes.
Rob les fit tournoyer dans sa main d’un geste curieux et saccadé, comme s’il avait envie d’ajouter
quelque chose. Pour la première fois, j’avais l’impression que ce soir il espérait obtenir plus. Qu’il
avait peut-être effectivement espéré que je l’invite à entrer. Il soupira.
— T’es fatiguée, c’est ça ? On se voit plus tard, dans ce cas.
Je restai éveillée et je suivis une émission de décoration intérieure à la télé. Mais je n’arrivais pas
à me concentrer. Chaque fois que j’entendais une clé tourner dans la serrure de la porte de
l’immeuble, je pensais que Bennett était de retour, peut-être en compagnie d’une fille.
Je l’imaginai allongé à côté de moi, ses bras forts autour de mon corps et sa bouche chaude contre
mes lèvres. Je voulais inspirer son shampooing à la noix de coco, dessiner chaque centimètre de sa
peau avec ma langue et l’écouter bredouiller mon nom tout en le faisant jouir.
J’espérais que Bennett se sentirait seul et qu’il passerait me voir à son retour du bar parce qu’il
désirait ma compagnie. Mais il n’en fit rien.
La fête avait lieu ce soir et une pluie fine n’avait cessé de tomber tout au long de la journée.
L’automne était une saison imprévisible et Ella m’assura qu’ils avaient prévu de dresser de grandes
tentes pour mettre les fêtards à l’abri des éléments. Joel avait manifestement passé la journée à
égrainer du maïs avec ses copains de la fraternité. Ils avaient aussi inauguré les fûts de bière avec un
peu d’avance, et Joel faisait une sieste avant la soirée.
Ce soir était la nuit idéale pour me ressaisir, pour reprendre le contrôle de ma vie. Bennett avait
trop d’emprise sur mes pensées et mes fantasmes, et j’avais besoin d’un retour à la réalité.
J’en étais arrivée à un point de ma vie où je pouvais être satisfaite. Je travaillais dur, je suivais
mes cours et j’avais de bons amis. Quand j’avais des envies, j’appelais Rob ou je choisissais un mec
à une fête ou dans un bar et je sortais avec lui, je le laissais me peloter ou même me faire jouir.
C’était une façon de me sentir désirable et un peu moins seule pendant un laps de temps prédéfini.
En plus, je jouais selon mes propres règles. C’était moi qui tenais les rênes, c’était aussi simple
que ça. Je ne souhaitais rien de compliqué.
Il était désormais évident que Bennett avait lui aussi tourné la page. Peut-être que la fille qu’il
avait retrouvée au bar, l’autre soir, était précisément celle qu’il avait commencé à fréquenter avant
de me rencontrer.
Ella et Rachel klaxonnèrent pour m’avertir de leur arrivée alors que j’étais en train d’écrire un
message à Adam. Tout avait été calme sur le front familial, maman sortait avec ses amies ce soir et
Andrea et lui restaient à la maison pour regarder un film.
Je m’étais assurée de m’habiller chaudement. Jean moulant, baskets rouges et pull épais. J’aurais
pu y aller à pied, mais Ella avait insisté pour passer me prendre. Quand je me glissai sur la banquette
arrière, Rachel couina.
— C’est parti pour une nuit de folie, les pétasses !
On se tapa dans les mains avant de se mettre en route.
La pluie tombait toujours et le trajet en voiture, même court, nous éviterait de prendre l’eau. Il
faisait plus chaud que prévu ; en sortant du véhicule je pataugeai accidentellement dans une flaque
sans trop y faire attention.
Les tentes blanches qui se découpaient sur le ciel nocturne et l’odeur de bouillon de palourdes qui
flottait dans l’air m’évoquèrent l’automne, les feuilles mortes et les nuits douillettes. Rachel récupéra
trois bières dans les glacières alignées contre la clôture pendant que Joel manifestait sa joie de
retrouver Ella en la plaquant dans un coin.
Rachel et moi sirotâmes notre première bière en examinant la foule. Toujours les mêmes habitués,
l’interminable liste de membres de fraternités ou de sororités, de sportifs, d’amis d’amis et tous ceux
qui gravitaient autour. C’était l’une des plus grosses soirées de l’année. Je savais que Bennett serait
présent et je redoutais à l’avance qu’il n’ait amené un rencard. Je décidai de garder mes distances et
de m’en trouver un pour la soirée.
La bière me faisait un effet agréable et, quand Rachel rejoignit un groupe de sportifs qui fumaient
dans le garage, je me dirigeai vers les glacières pour m’en servir une deuxième. Les sportifs, c’était
la spécialité de Rachel. Sûrement parce que son ex, une star du basket, lui manquait énormément.
Je savais qu’elle était déjà sortie avec au moins deux des types de cette bande. Je lui avais dit que
je les rejoindrais après mon verre, mais aucun d’eux ne m’attirait.
Et je craignais bien que personne ne puisse soutenir la comparaison avec Bennett.
Je décapsulai ma bière et m’arrêtai près du grand feu qui brûlait dans le jardin pour me réchauffer
les pieds. Une odeur d’herbe flottait dans l’air et je repérai une espèce de blonde qui passait un joint
à un type assis sur une chaise de jardin à côté du feu.
Bennett se tenait directement derrière elle, à côté de Nate et d’une grande et jolie brune. Je fermai
les yeux pour maîtriser ma respiration. J’avais l’impression que je ne pourrais jamais me débarrasser
de lui. Comme s’il allait me hanter jusqu’à ce que j’obtienne mon diplôme ou que je déménage, ou les
deux. Je me demandai si cette fille était celle qu’il avait retrouvée l’autre soir et s’il avait pris la
même décision que moi : avancer et se trouver quelqu’un d’autre cette nuit.
La chanson Fix You de Coldplay résonnait dans les enceintes, et l’absurdité de la situation
m’arracha un ricanement. Voilà que je me retrouvais nez à nez avec Bennett, le mec que je rêvais de
mettre dans mon lit – soyons honnêtes : que je voulais pour moi toute seule jour et nuit – mais que je
ne pouvais pas avoir à cause d’un sérieux problème personnel à régler. Et je n’étais ni prête ni
disposée à laisser quiconque s’en charger pour moi.
Nate m’aperçut et me fit signe d’approcher. Je secouai la tête en espérant m’en tirer avec un simple
salut de loin. Pas de chance. Il s’approcha de moi et me tira par la main auprès de Bennett et de la
brune, dont les doigts remontaient maintenant le long de son bras.
— Hé, Ben, regarde qui j’ai trouvé, annonça Nate en passant son bras autour de moi.
À en juger par son hochement de tête dénué d’expression, Bennett fut totalement pris de court ; puis
il reporta vite son attention sur la fille. Mon estomac se noua si brutalement que je crus bien que
j’allais vomir. Son indifférence était pire encore que sa colère.
Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? J’étais venue ici dans l’optique de passer un bon
moment avec mes amies et de me trouver quelqu’un pour la nuit. De garder le contrôle de mes
émotions, et pas l’inverse.
Je cherchai quelque chose à dire à Nate, quelque chose d’autre que lui demander bêtement ce qu’il
étudiait à la fac.
— Alors, tu emménages toujours dans mon immeuble à la fin du mois ?
— Changement de plan, répondit-il d’un air penaud. C’est la fin du semestre, et je n’ai pas pu me
libérer de mon autre bail aussi facilement que je le pensais.
— Je vois, dis-je en m’efforçant de garder les yeux sur lui et de les empêcher de dériver vers
Bennett et la fille.
Dans ma vision périphérique, je la voyais balancer ses cheveux et tortiller les hanches.
Apparemment, elle avait aussi le don de le faire mourir de rire, car il était plié en deux.
Nate se pencha vers moi.
— Il n’est pas avec elle, soit dit en passant.
Je haussai les épaules et tentai de maîtriser le tremblement de mes mains.
— Peu importe. Au cas où tu ne serais pas au courant, on est seulement amis.
— Eh bien, au cas où tu ne serais pas au courant, mon pote est complètement fou de toi, répliqua-t-
il en jetant un regard à Bennett par-dessus mon épaule. Et on peut dire que c’est un type en or, le
meilleur que je connaisse. Tu pourrais lui donner une chance.
Mon cœur se mit à faire des cabrioles dans ma poitrine.
— C’est un peu plus compliqué que ça, Nate.
— Je comprends. Pas d’attaches et tout ça, dit-il. (Il avait apparemment appris quelques détails de
choix auprès de Bennett.) Mais, si je trouvais une fille avec laquelle je possédais une telle alchimie,
je laisserais pas tomber si facilement. Je dis ça…
L’alchimie était effectivement incontestable. Je pouvais même sentir le courant électrique qui
traversait l’air en ce moment même et qui faisait crépiter mon cœur. J’étouffais.
Ne sachant quoi ajouter, je reculai d’un pas.
— Je vais aller retrouver mes amies.
Je sentis le regard de Bennett sur moi et me retournai. Un mélange de passion, d’incertitude et de
colère émanait de lui. La brune essayait de regagner son attention, en vain.
Je pus à peine reprendre mon souffle. Je reculai jusqu’à me retrouver sous les branchages d’un
érable géant à l’arrière de la propriété. Je levai la tête vers les feuilles colorées. Une goutte de pluie
tomba sur ma joue et rafraîchit mon visage surchauffé. L’arbre me procura un abri contre la pluie qui
se mit soudain à tomber plus fort. Tout le monde se précipita sous la protection des tentes.
Moi, je choisis de disparaître derrière le tronc. Je repris mes esprits et me persuadai d’enfouir
mes sentiments pour Bennett une bonne fois pour toutes. Je devais me concentrer sur mes cours, sur
Adam et sur ma carrière. Tout était calme et sombre, comme si je me retrouvais seule dans un petit
monde isolé. Puis la pluie commença à tomber à verse et je fus bientôt trempée des pieds à la tête. Je
m’écartai du tronc et décidai de courir me mettre à l’abri.
Mais une tache rouge brouilla ma vision et je fus repoussée contre le tronc. Je tentai de résister
contre l’écorce qui me rentrait dans le dos. Les cheveux dégoulinants de Bennett retombèrent sur mon
front et il saisit mon visage entre ses mains. Il approcha ses lèvres humides des miennes pour les
faire fusionner.
Je n’eus pas le temps d’analyser l’enchaînement des événements avant que mon esprit se
transforme en voile de brume et d’inconscience. C’était comme si toutes les terminaisons nerveuses
de mon cerveau se démultipliaient et se propulsaient directement entre mes jambes pour y mettre le
feu.
Je glissai mes doigts sur son torse et dans son cou. Je le sentis frissonner contre moi. Mon cœur
martelait ma poitrine pendant que la bouche de Bennett me dévorait, libérant d’un coup toutes ses
frustrations.
Trempés, nos vêtements nous collaient à la peau, et la pluie ne semblait pas près de s’arrêter. Je
passai ma langue sur ses lèvres et le plus sensuel des gémissements monta dans sa gorge. Il plaqua
son corps contre le mien et m’écrasa sous le poids de sa passion.
— C’est comme ça que ça te plaît ? gronda-t-il, mais mon cerveau n’enregistrait pas ses paroles.
À ce moment-là, j’aurais été incapable de me souvenir de mon prénom.
Ses mains brutales parcoururent mon corps pour s’emparer de mes fesses. Il me souleva du sol et
j’enroulai mes jambes autour de sa taille. Ses mains et sa bouche partout sur moi, je sentis son
entrejambe durcir.
— Dis-moi que t’en as envie.
Il se laissa glisser au sol et m’attira à califourchon sur lui. Je ne pus retenir un gémissement.
Il lécha les gouttes de pluie dans mon cou et remonta jusqu’à ma bouche. Il aspira ma langue entre
ses lèvres et la suça vigoureusement pendant que je continuais à gémir.
Ses mains se posèrent sur mes seins et il frotta mes tétons à un rythme furieux et effréné.
— C’est comme ça que font les autres mecs ?
Je reculai d’un coup. Je me figeai tandis que le souvenir refaisait surface.
C’est comme ça que tu laisses ton petit copain te toucher ? Il est trop jeune pour savoir ce qu’il
fait. Laisse-moi te donner du plaisir.
Bennett m’embrassa brutalement et je me tortillai pour me libérer de son étreinte.
— Tu laisses tout le monde t’avoir. Tu distribues des parties de toi-même comme des vulgaires
bonbons.
Je me raidis, tentant de trouver un sens à cette nouvelle facette de Bennett. Il paraissait perdu,
malheureux, désespéré.
— C’est peut-être le seul moyen. Faire semblant d’être comme eux.
Un nouveau souvenir m’obstrua soudain la gorge. Je luttai pour calmer mon rythme cardiaque.
Qu’est-ce qu’il y a, Avery ? On prévoit notre première fois depuis des semaines. Je suis dur
comme un roc, putain, j’ai besoin de me libérer. Laisse-moi faire.
Je giflai violemment Bennett et reculai. Il fut réduit au silence. Il se redressa d’un coup, les mains
tremblantes, et essaya de me rattraper, mais je reculai encore.
— Ils ne me font rien ressentir du tout. Rien du tout !
Je repoussai son torse, et son visage se froissa.
— Mais toi… Tu possèdes déjà une partie de moi, tu ne l’as pas compris ? m’écriai-je en
trébuchant.
— Attends, Avery. Je suis désolé, dit-il d’une voix torturée. Je t’en prie, ne t’en va pas.
Je restai figée sous les arbres. La pluie martelait mon corps entier.
— Je ne sais pas quoi faire d’autre, dit-il. Je n’arrête pas de penser à toi. J’ai tellement envie de
toi, si tu savais…
— Ce que tu veux de moi me fait bien trop peur. Je ne peux pas… Je ne peux pas…
Mes sanglots secouèrent mes épaules.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Avery ? (Il m’agrippa par-derrière et approcha ses lèvres de mon
oreille.) S’il te plaît. Dis-le-moi.
— Laisse… (Je repoussai ses mains.) Laisse-moi tranquille !
Je partis en courant. Loin de Bennett. Loin de mes souvenirs. Loin de mes sentiments chaotiques.
Une fois de retour chez moi, je sautai sous la douche et restai un long moment sous le jet d’eau
brûlante.
Ella me harcela au téléphone jusqu’à ce que je finisse par lui répondre que j’allais bien et que
j’étais rentrée me coucher.
Bennett cogna à ma porte et m’implora de lui parler.
Je l’ignorai jusqu’à ce qu’il abandonne et qu’il rentre chez lui.

Le lendemain matin, j’enfilai ma tenue de travail. Je rallumai mon téléphone et y trouvai une
dizaine de messages supplémentaires d’Ella. J’approchai mon doigt de la touche « supprimer » avant
de décider d’y jeter un œil.
Si tu as l’intention de me filtrer, je vais te bombarder de messages toute la nuit.
Bon sang, Avery ! Ce qui s’est passé ce soir entre Bennett et toi, c’était voué à t’arriver avec
n’importe quel type auquel tu te serais attachée.
Tu dois lui expliquer ce qui t’est arrivé. Allez, dis-lui tout de suite !
Il ne s’enfuira pas et il saura l’assumer. Ce garçon a de profonds sentiments pour toi.
Et je pense que tu ressens la même chose. En fait, JE SAIS que tu ressens la même chose.
Je sais que ce n’est pas ce que tu veux, que ça te fout les jetons, que tu as l’impression de
perdre le contrôle, mais pitié, donne sa chance à quelqu’un.
Tu aurais dû le voir hier soir. Il a essayé de retourner te chercher, mais Nate l’en a empêché. Il
avait l’air malheureux et semblait s’en vouloir à mort.
Ne t’inquiète pas, je ne lui ai rien dit. Seulement que tu lui parleras quand tu seras prête.
Ce garçon est vraiment un type bien. Comme Adam.
Je soufflai lentement et observai mon reflet dans le miroir. Mes yeux rouges et gonflés. La légère
éruption cutanée sur le bas de ma joue causée par le frottement de la barbe de Bennett la nuit
dernière.
Il s’était montré sensuel, passionné et fiévreux. Je me sentais plus en sécurité dans les bras de
Bennett qu’auprès de qui que ce soit d’autre.
Je savais qu’il n’avait pas cherché volontairement à me blesser, mais ses mots m’avaient
bouleversée, désorientée. Je m’étais sentie perdre le contrôle. Des sentiments que j’avais mis des
années à refouler.
Bennett pensait-il sérieusement que je m’abandonnais si facilement ?
Avait-il raison ?
Il était frustré par sa situation, comme j’étais frustrée par la mienne.
Adam. Bennett. Joel. M. Jackson. Peut-être y avait-il bel et bien des hommes décents sur cette
terre.Mais je faisais l’autruche. Je ne voulais pas les voir. Je ne voulais rien ressentir.
J’attrapai mon sac et mes clés pour me rendre au travail. Dès que j’ouvris la porte de mon
appartement, j’entendis un bruit sourd. Un grand objet rectangulaire posé contre ma porte avait
basculé en avant. Enveloppé dans du papier argenté, il était accompagné d’un mot.
Je posai le paquet sur ma table basse et ouvris l’enveloppe.
A.,
Je suis désolé. Je t’en prie, crois-moi, je n’ai jamais voulu te faire de mal. J’ai tellement honte
de moi. Mais je t’ai entendue clairement. Tu n’es pas prête pour ça. Pour moi. Pour nous.
Alors je vais te laisser tranquille.
Mais, si tu te décides à me parler, tu sais où me trouver.
J’avais prévu de t’offrir ce cadeau, un jour. J’imagine que le moment est aussi bon qu’un autre.
Prends bien soin de toi.
B.
P.-S. Voilà ce que je pense de toi en cinq mots maximum : intense, déterminée, graveSEXY (oui,
c’est un seul mot), incroyable, magnifique.

De grosses larmes roulèrent sur mes joues. Je déchirai le bel emballage. La découverte du cadeau
m’arracha un hoquet. Il s’agissait du dessin que j’avais découvert à l’exposition. Il était encadré.
Il ne l’avait jamais vendu. Il l’avait mis de côté pour moi.
Mes doigts tremblaient si fort que je dus le reposer avant qu’il ne m’échappe des mains.
Mais, aujourd’hui, il me faisait un autre effet.
La première silhouette semblait s’efforcer tant bien que mal de franchir tous les obstacles pour
atteindre l’autre côté, mais la seconde silhouette était si bien cachée qu’elle ne parvenait pas à la
trouver.
Et elle n’avait pas l’intention de se manifester de sitôt.
Je relus trois fois la lettre de Bennett, séchai mes larmes, arrangeai mon maquillage et partis
travailler. La pluie avait cessé et l’air s’était réchauffé. La marche allait me faire du bien.
Mon téléphone se mit à sonner alors que je traversais Albert Street. Ma mère. Je n’étais pas prête
à lui parler – ni à elle ni à personne d’autre, en fait – mais, au vu des événements récents, je m’y
sentais obligée.
— Salut, maman. Je suis en route pour le travail. Tout va bien ?
Elle garda le silence, mais je l’entendais respirer. Elle se préparait à ce qu’elle s’apprêtait à dire.
Je serrai le téléphone.
— Crache le morceau, maman.
Sa voix n’était qu’un murmure rauque :
— Que t’a fait Tim ?
Je faillis m’arrêter net, trébucher toute seule et provoquer une collision sur le passage clouté.
Ma voix devint rugueuse :
— Tu sais ce qu’il a fait. Je t’ai tout dit, en espérant que ma mère me croirait.
Je l’entendis tirer une longue bouffée de sa cigarette. Je me la représentai, assise à la table de la
cuisine en train d’enchaîner les clopes.
— C’est pour ça qu’il nous a quittés ?
Pardon ? Qu’est-ce que c’était que ce délire ?
Elle éprouvait donc le besoin malsain de savoir qu’il ne l’avait pas quittée à cause de ce qu’elle
aurait pu faire ? Dès qu’il s’agissait de Tim, elle faisait preuve d’une faiblesse aberrante !
— Il est parti parce que je l’ai menacé.
Elle libéra le souffle qu’elle retenait manifestement.
— C’est pour ça qu’il avait le bras bandé, cette nuit-là, quand il est parti ?
À ce moment-là, j’avais éprouvé une grande fierté. J’avais perçu la peur dans son regard. À deux
centimètres près, le petit ustensile tranchant lui aurait transpercé le cœur.
— Oui.
Le silence s’étira pendant une longue minute, durant laquelle chacune écouta la respiration de
l’autre. Cette femme manifesterait-elle un jour de la compassion, de l’affliction ? Me dirait-elle
qu’elle était fière de moi ? Ou… aurait-elle n’importe quelle attitude maternelle ?
— C’est pour ça qu’il m’a frappée.
— Quoi ? (Mon cœur se mit à battre à un rythme effréné.) Bon sang, maman. Dis-moi ce qui s’est
passé cette nuit-là.
— On s’est disputés… (J’entendis ses larmes monter.) À propos de toi.
— Comment ça, à propos de moi ?
La maison de retraite se profila devant moi et je ralentis le pas. Impossible d’embaucher sans
savoir ce qui s’était passé.
— Chaque fois que je l’ai vu ces derniers temps, il m’a posé des questions sur toi. Quand tu avais
déménagé, si tu allais revenir, à quoi tu ressemblais maintenant. (Elle reniflait et toussait
simultanément.) J’ai eu l’impression que soit il avait peur de toi, soit il éprouvait une sorte de désir
malsain de te revoir.
Elle retint son souffle un instant, le temps de me laisser digérer. Le seul souvenir de la voix de Tim
me fit frissonner.
— Alors je lui ai posé des questions au sujet de cette fameuse nuit. Je voulais savoir.
Merde.
— Qu’est-ce que tu lui as demandé ?
— Si ce dont tu l’accusais était vrai.
J’avalai ma salive tant bien que mal.
— Et ?
— Il a nié de toutes ses forces, évidemment, dit-elle. (Sa voix était maintenant teintée de haine.)
Mais, cette fois-ci, je n’ai pas marché.
L’heure de l’épiphanie était-elle enfin venue pour ma mère ?
Je savais qu’elle ne me présenterait jamais d’excuses pour sa trahison. Ça ne lui viendrait pas à
l’esprit. Et j’étais arrivée à un point dans ma vie où je n’en avais plus besoin. Plus aujourd’hui. En
outre, ce que je venais d’entendre était ce qui s’en rapprocherait le plus.
— Est-ce que tu t’es retrouvée seule quelque part avec lui ?
Je pouvais revoir la scène. Tim qui devenait plus manipulateur, plus colérique. Il passait d’une
voix douce et rassurante à un ton rude et menaçant.
— On était sur le parking devant le bar. (Une, deux, trois bouffées de cigarette.) Alors je l’ai
prévenu que les gens pourraient nous voir dans sa voiture et qu’ils appelleraient les flics.
— Ça aurait pu être tellement pire, maman !
— Je lui ai dit que, s’il gardait ses distances, je ne préviendrais pas les flics, dit-elle. Je pense
qu’il ne reviendra plus. Il n’a plus de copains dans la police comme autrefois.
— Quoi d’autre, maman ? Je sais que tu me caches quelque chose.
— Eh bien… je ne pense pas que l’ordonnance restrictive soit vraiment nécessaire. (Et voilà. Elle
continuait de le protéger.) Ça ne fera qu’attirer l’attention sur la situation et ficher la pagaille dans
son autre famille.
— Tu as l’air de croire que son autre famille n’est pas déjà fichue en l’air. (Je laissai échapper un
rire cynique.) Combien de temps encore Tim continuera de s’en tirer, hein ? C’est déjà arrivé il y a
des années et tu le laisses s’en sortir encore une fois.
— Je n’ai pas dit que je n’allais pas aller à l’audience, dit-elle. (Si, c’était exactement ce qu’elle
avait dit !) J’ai seulement dit… que j’allais y réfléchir.
— Mince, maman, tu réalises une seconde la nature de tes relations avec les hommes ?
Il y eut un long silence avant qu’elle réponde :
— Comme toi tu réalises celle des tiennes ?

J’arrivai à la réception avec dix minutes de retard. Heureusement, mon supérieur était en réunion
du personnel au bout du couloir.
— Désolée, Lillian.
C’était l’infirmière dont je prenais la relève.
— Hum, j’ai cru que quelqu’un avait oublié de me dire que tu t’étais fait porter pâle.
— Ça n’arrivera plus, lui assurai-je. Tu me fais un compte rendu ?
Lillian récupéra son sac dans un tiroir situé sous le bureau et me tendit les rapports.
— M. Brody, chambre 105, attend son électrocardiogramme et Mme Jackson, dans la 108, doit
faire un nouveau check-up dans une heure.
Je tendis l’oreille.
— Quels sont les symptômes ?
— Vue floue, troubles de l’élocution et faiblesse dans les membres. Les médecins se demandent si
elle n’a pas fait une autre petite attaque cette nuit. Elle est programmée pour un scanner.
Je préparai les dosages de médicaments en essayant de ne pas paniquer. Mon côté pragmatique me
rappelait que je travaillais dans une maison de retraite et que les patients n’étaient pas là pour
toujours. Soit ils se remettaient, soit ils mouraient.
Ce qui expliquait que, du côté émotionnel, je voulais prendre mes distances, arrêter de me confier
autant à elle pour m’épargner une peine immense le jour où elle partirait. Mais c’était elle que je
risquais de blesser.
Tout comme je blessais Bennett. Je chassai immédiatement cette pensée de mon esprit.
Quand j’entrai dans sa chambre, elle était allongée sur le côté. Son teint d’habitude coloré
paraissait légèrement plus pâle. Je passai mes doigts sur son front pour la réveiller.
— C’est l’heure des médicaments.
Elle entrouvrit les paupières, le souffle court.
— S… salut, mon rayon de soleil, dit-elle d’une voix atone, indolente.
Elle cligna des yeux et je repositionnai ses oreillers pour l’aider à se redresser. Elle m’observa
d’un regard inquiet.
— Non, je retire ce que j’ai dit. On dirait que quelqu’un s’est pris un orage.
Elle n’aurait pas pu être plus proche de la vérité.
— Il a beaucoup plu la nuit dernière, dis-je en m’efforçant de garder un ton léger.
— Répète un peu ? dit-elle en plissant les yeux. Je ne parlais pas au sens littéral.
— Je sais, répondis-je d’une voix tendue.
Elle me saisit la main.
— Il… il s’est passé quelque chose avec le canon qui te court après ?
Je ne voulais pas que Mme Jackson sache que c’était à cause d’elle que je m’inquiétais, alors,
cette fois, je décidai de céder à ses questions.
— Peut-être.
— Il se rapproche un peu trop, c’est ça ? (Elle haussa les sourcils.) Et toi… tu t’éloignes.
Cette femme aurait mérité un oscar pour ses dons de télépathie.
— Pourquoi êtes-vous toujours persuadée que c’est moi qui cause des problèmes ? demandai-je en
plantant ma main sur ma hanche. C’est peut-être lui qui a fait quelque chose de mal.
— S’il s’est mal comporté, c’était seulement par peur, dit-elle en avalant ses pilules. Et la peur,
c’est l’autre facette de l’amour.
— Hein ?
J’entrepris de masser ses doigts faibles et tremblants.
— Ma chérie, je sais que tu as oublié de partager certaines choses avec moi. (Elle me serra la
main avec le peu de force qu’il lui restait.) Des choses douloureuses.
Elle était perspicace. Sacrément perspicace. Je ne niai pas, et ne pris pas ses paroles à la légère.
— Ta vie entière ne peut pas être définie par un seul instant. Ni même par une série d’instants
difficiles. (Elle soutint mon regard, et je n’eus pas le courage de détourner les yeux.) Tu es forte et
courageuse. Mais ça ne veut pas dire que tu ne peux pas te reposer sur les autres de temps en temps.
Mes yeux se voilèrent et s’embuèrent. Je les clignai pour retenir mes larmes. Aujourd’hui, j’étais
submergée par les émotions. À propos de Bennett. De ma mère. De Mme Jackson.
— Surtout quand ces « autres » sont de sublimes jeunes hommes. (Elle m’adressa un clin d’œil.)
Donne-lui une chance, petite.
Ma parole, c’était le jour de la distribution générale de conseils.
Peut-être que l’univers tout entier complotait contre moi.
— Laissez-moi raviver la circulation dans vos pieds, dis-je pour changer de sujet.
Je soulevai la couverture pour découvrir ses jambes enflées. La rétention d’eau faisait gonfler sa
peau et la distendait, lui donnant un air luisant et cireux, un peu comme du plastique.
Aussitôt que je commençai à lui masser les chevilles, son front se détendit et elle se laissa aller
sur le dos avant de reprendre la conversation.
— Parle-moi un peu de ta grand-mère, dit-elle d’une voix légèrement bourrue. Tu ne l’as évoquée
que deux ou trois fois.
Comment avait-elle deviné que je pensais beaucoup à elle ces temps-ci ?
Je ne cessai de m’interroger : si grand-mère avait été en vie quand ma mère sortait avec Tim,
m’aurait-elle crue, elle, et m’aurait-elle serrée dans ses bras les nuits où je pleurais en tremblant
dans mon lit ?
Je connaissais la réponse sans le moindre doute possible. Bien sûr que oui.
Dès qu’il était question de mâles beaux et charmants, ma mère se voilait la face, et ma grand-mère
n’avait jamais cessé de le lui reprocher. Elle se demandait ce qu’elle avait raté dans son éducation
pour que ma mère cherche autant à se reposer sur les hommes.
Je m’étais posé la même question une centaine de fois. Ma mère avait-elle vécu dans son passé une
chose dont je n’étais pas informée ? Dont je ne serais jamais informée ? Une chose qui l’incitait à se
raccrocher aussi imprudemment au moindre filet de fausse sécurité ?
La mort de son père quand elle était encore petite ? Ou l’acharnement de ma grand-mère au travail
pour subvenir à leurs besoins à toutes les deux ? Quand elle était tombée enceinte de moi, ma mère
avait-elle espéré ferrer le type qui l’avait mise en cloque ? Ça n’avait fonctionné ni la première fois,
ni la deuxième, d’ailleurs.
Un point sensible de sa cheville soutira à Mme Jackson un faible gémissement et me ramena au
présent.
— Ma grand-mère vous ressemblait beaucoup. Pleine d’entrain, de compassion et de sagesse. (Je
massai son mollet et l’arrière de son genou.) C’était aussi une sacrée emmerdeuse.
Cette réflexion lui arracha un sourire.
— Pas étonnant que tu m’aimes autant.
Je lui rendis son sourire et m’attaquai à l’autre jambe.
Mme Jackson ferma les yeux et laissa échapper un soupir.
— Que lui est-il arrivé ?
— Elle est morte d’un cancer quand j’avais douze ans.
Je me souvenais encore du jour où nous avions reçu le coup de téléphone qui m’avait mise à
genoux. Je n’avais jamais prié de ma vie, mais ce jour-là j’avais prié, supplié, imploré pour que la
nouvelle soit erronée. Pour qu’elle passe la porte en sautillant et me prenne sur ses genoux une
dernière fois.
— Quelle tristesse. (Mme Jackson m’observait avec un regard doux.) Je suis sûre qu’elle t’a
beaucoup appris. Elle a joué un grand rôle pour que tu sois la femme que tu es devenue.
— Absolument. J’ai appris à être indépendante et à me donner les moyens d’obtenir ce que je
voulais.
Pour être honnête, ma mère aussi avait eu une influence sur ma personnalité – en me forçant à
prendre ma vie en main. Dieu sait qu’elle-même ne l’avait jamais fait.
Les joues de Mme Jackson se détendirent.
— Si elle était encore là, elle serait d’accord avec moi.
— À quel sujet ?
— Pour que tu donnes une chance à ce beau garçon.
Je secouai la tête en riant.
— Vous voyez… une sacrée emmerdeuse.
Quelques jours plus tard, dans la soirée, je me retrouvai devant la porte de Bennett, prête à frapper.
J’avais accroché son dessin encadré dans ma chambre et je l’observais chaque soir avant d’aller me
coucher. Il me rappelait Bennett. Son rire, ses yeux, sa chaleur.
Le fait était qu’il me manquait sérieusement. Et je lui devais au moins une explication.
Je n’étais pas prête à m’engager dans quoi que ce soit, mais c’était déjà un début. Je n’avais jamais
ouvert mon cœur à aucun garçon, mais quelque chose me disait qu’il en valait la peine. Qu’il me
comprendrait.
Il vivait selon des codes préconçus pour se protéger. Moi aussi. Et il méritait d’en connaître la
raison.
Je frappai trois coups et j’attendis. Je perçus du mouvement à l’intérieur, puis une voix. Une voix
féminine.
— Quelqu’un a frappé, Benny.
Benny ? J’avais seulement entendu sa famille lui donner ce surnom.
Quelqu’un d’autre le connaissait-il de manière aussi intime ?
La porte s’ouvrit alors que j’envisageais de prendre la fuite.
Rebecca. L’ex que j’avais rencontrée à l’exposition. Mon cœur se figea instantanément. Je ne
pouvais ni cligner des yeux, ni remuer les lèvres, ni m’éloigner. Je restai pétrifiée face à ses yeux
bleus et ses cheveux roux et brillants. Son joli visage et son impressionnante silhouette.
— Salut, dit-elle.
Dans mon propre intérêt, je finis par me décoincer.
— Salut, Rebecca. Je voulais seulement parler à Bennett. Mais il a de la compagnie, alors je
repasserai plus tard.
— Il est sous la douche, dit-elle avec une pointe de satisfaction dans la voix. On va aller grignoter
un morceau. Mais je lui dirai que tu es passée.
Je me retins de piquer un sprint jusqu’à l’ascenseur, l’estomac retourné. Il avait bel et bien avancé.
Peut-être que le fait d’avoir revu Rebecca lui avait donné l’envie de retenter le coup avec elle.
Allongée sur mon canapé, la télé allumée sur une chaîne au hasard, un pot de glace en train de
fondre devant moi, j’essayai de me persuader que je n’avais aucune raison d’être bouleversée.
C’était moi qui l’avais repoussé. Et ce n’était pas parce que j’étais enfin prête à m’ouvrir à lui que ça
changerait quoi que ce soit à notre relation inexistante.
Nous étions dans le flou. Il était dans le flou.
Je pouvais comprendre qu’il souhaite oublier et passer à autre chose.
Il me sembla les entendre passer devant ma porte en riant aux éclats. Je montai le volume de la
télévision au maximum. Moins de deux minutes plus tard, mon téléphone vibra sur la table basse.
Rebecca m’a dit que tu étais passée. Ce n’est pas ce que tu crois, Avery.
Je ne crois rien du tout.
Ne fais pas semblant. Pas avec moi.
D’accord. Alors disons plutôt : je n’ai aucun droit de croire quoi que ce soit.
C’est vrai. Mais je voulais quand même que tu le saches.
Pourquoi ?
Tu sais pourquoi. Comment se fait-il que tu sois passée ?
C’était rien.
Ça n’est jamais rien quand ça te concerne, Avery. Ce sera toujours important. Des choses
importantes que j’aurai toujours envie de savoir.
Un frisson parcourut mon corps. Même le ton de ses fichus messages me faisait de l’effet.
;-) Retourne auprès de ton amie. On se croisera plus tard.
Après avoir avalé une grosse cuillerée de glace et regardé une deuxième comédie minable à la
télé, je décidai d’aller me coucher. J’avais largement dépassé mon quota de nunucheries pour la
soirée.
Je pris conscience que je voulais protéger la virginité de Bennett. Je n’étais pas prête à la lui
prendre moi-même, du moins pas selon ses conditions. Mais j’étais furieuse à l’idée qu’une autre
femme intervienne pour remplir ce rôle.
Quand j’entendis frapper à ma porte, je fermai les yeux en exprimant le vœu silencieux qu’il
s’agisse de Bennett et à la fois que ce ne soit pas lui.
Aussitôt que j’eus ouvert la porte, il déclara :
— Elle envisage de transférer son dossier et de s’inscrire à la fac d’ici.
— Pour se rapprocher de toi ?
Je m’écartai pour le laisser entrer.
Il portait un jean foncé et délavé et je remarquai que ses cheveux étaient ébouriffés. Rebecca y
avait-elle passé la main ?
— Qui sait ? Je ne suis pas sûr que ça m’intéresse, répondit-il, et le poids dans ma poitrine
s’allégea. Quoi qu’il en soit, je lui ai dit que je lui ferais visiter le campus aujourd’hui. Alors, c’est
ce que j’ai fait.
— Elle est où maintenant ? demandai-je en me réinstallant sur mon canapé.
— En train de rentrer chez elle. (Il prit place à côté de moi. Assez près pour que nos genoux se
touchent.) Elle n’est qu’à une demi-heure de route. Elle pourra faire la navette pour les cours.
Je rivai les yeux sur le reportage à la télé.
— Et dormir chez toi dès qu’elle sera trop crevée.
Il me donna un petit coup de coude.
— Avery Michaels, quel est ce ton que je détecte dans ta voix ?
Je haussai un sourcil.
— Quel ton ?
Je jouais les idiotes et il le savait très bien.
Il tourna son visage vers moi.
— En cinq mots maximum, qu’est-ce que tu as ressenti quand Rebecca a ouvert la porte ?
Je jouai avec la télécommande.
— Rien du tout.
— Vraiment ? (Un sourire malicieux apparut sur ses lèvres. Il n’avait pas l’intention de laisser
tomber.) Voyons si je peux t’aider. Tu as peut-être ressenti la même chose que moi quand j’ai entendu
la façon dont Oliver t’a parlé au salon, ou quand je t’ai surprise à la porte de chez toi en pyjama avec
Rob.
Je sentis une chaleur me monter aux joues.
— C’est-à-dire ?
Il se rapprocha et plongea ses yeux dans les miens.
— Surpris… curieux… FURAX… jaloux, jaloux, jaloux.
— Tu enfreins les règles. Ça fait six mots.
Il haussa un sourcil.
— Je me suis dit que je te laisserais m’en emprunter un.
Un courant électrique me traversa.
— Pourquoi ?
Il ricana.
— Si tu n’arrives pas à le dire à voix haute, alors je t’aide.
J’agrippai la couverture sur mon canapé.
Tout à coup, il redevint sérieux, le regard sincère.
— Pourquoi tu es passée chez moi ce soir ? demanda-t-il d’une voix douce comme une caresse.
— Je… je te devais une explication pour l’autre fois.
— Mais non. Je t’ai fait peur et j’en suis encore malade.
— Tu m’as bel et bien fait peur, acquiesçai-je, et il baissa la tête. Mais pas de la manière que tu
crois.
Il releva les yeux.
— Comment, alors ?
— C’était ta façon de me parler. (Je pris une profonde inspiration.) Ça a fait remonter certains
souvenirs que j’avais enfouis très profondément.
— Merde. (Il se passa une main dans les cheveux.) Je suis vraiment désolé.
— Non, Bennett, ce n’est pas comme si j’avais cru que tu allais me faire du mal, précisai-je avant
de me racler la gorge. En fait, je ne me suis jamais sentie autant en sécurité avec quelqu’un d’autre.
Son souffle se bloqua au fond de sa gorge. Il leva la main pour me toucher, avant de se raviser et
de la laisser retomber.
— Tu es en sécurité avec moi, Avery.
— C’est une idée à laquelle je dois encore m’habituer.
Il hocha la tête puis se radossa, attendant que je poursuive.
Il resta immobile. Comme s’il se fondait avec les meubles et redoutait de respirer. Comme s’il
craignait que je n’aie changé d’avis et que je ne souhaite plus me confier à lui.
— Quand j’avais seize ans, ma mère avait un petit copain qui s’appelait Tim. Il était flic. (Bennett
avait les yeux grands ouverts, intenses.) J’avais toujours l’impression qu’il m’observait et qu’il me
regardait d’une manière différente. La manière dont il aurait dû regarder ma mère.
Bennett porta son poing à ses lèvres, mais garda le silence.
— Il avait développé beaucoup d’intérêt pour moi – pour mes devoirs, mes activités – et il
essayait de gagner ma confiance. Quand j’ai commencé à sortir avec Gavin, mon premier amour, Tim
s’est comporté bizarrement. Presque comme s’il était jaloux.
Bennett me prit la main et je le laissai faire, même si j’avais honte de ce qui allait suivre. Lui
confier cette histoire, c’était comme dépouiller mon corps de tous ses nerfs, un par un. Douloureux,
pratiquement impossible et complètement flippant.
Et s’il ne me croyait pas, lui non plus ?
Je chassai ces pensées. Il n’était pas ma mère. Et encore moins Tim.
Il y avait peu de personnes à qui j’accordais ma confiance sur cette terre… Et Bennett était
rapidement en train de s’inscrire sur la liste. Il s’était comme intégré dans mon corps et me procurait
une sensation de sécurité et de protection. Et je me retrouvais à lui confier l’un de mes secrets les
plus sombres, les plus profonds.
Pourtant, ça me semblait nécessaire. Prononcer les mots à voix haute leur donnerait un sens plus
réel et m’aiderait à dissiper les recoins sombres de mon âme. Du moins, je l’espérais.
Ma respiration devint plus saccadée. Avais-je assez de courage pour le faire ?
— Hé, Avery, tout va bien. Tu n’es pas obligée de me dire quoi que ce soit.
Il cala une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Son parfum m’enveloppa comme une
couverture chaude.
— Si, en fait, si. Si ce n’est pour toi, au moins pour moi.
Il hocha la tête d’un air compréhensif et fit glisser ses doigts sur ma joue.
— Ma mère et Tim buvaient beaucoup ensemble, et parfois je me demandais si Tim n’essayait pas
de la saouler au point qu’elle s’évanouisse. (Je pris une inspiration.) Tim s’est mis à se glisser dans
ma chambre au milieu de la nuit. En toute innocence, au début. Il faisait semblant d’être ivre et
s’écroulait à côté de moi, ou alors il me frottait le dos ou me caressait les cheveux. Je n’avais jamais
eu de vrai père, alors, à ma façon, je ne trouvais pas ça désagréable. Comme si, peut-être, c’était ce
qu’un père aurait fait.
Bennett s’agrippait à ma main, anticipant la suite. Mais son expression restait neutre.
— Et puis les choses ont commencé à changer. Il s’est mis à me dire des saletés. J’étais… j’étais
vierge et il l’a découvert rien qu’en… qu’en me touchant. Alors j’ai commencé à avoir peur de lui. Il
avait une manière de me menacer tout en gardant une voix calme et un visage impassible…
— Putain, Avery. (Bennett bondit sur ses pieds et se mit à faire les cent pas.) J’ai envie de tuer cet
enfoiré.
Ses paroles me donnèrent le courage de continuer. Il me croyait et, au fond de moi, je l’avais
toujours su. J’avais seulement eu la frousse de l’admettre.
Je le laissai se remettre du choc. Il prit quelques profondes inspirations puis se rassit.
— Je suis désolé. Continue, je t’en prie, je veux entendre la suite.
— J’avais un petit ami super et les choses devenaient sérieuses entre nous. Je voulais perdre ma
virginité avec lui. Pas avec Tim. (Bennett tressaillit et je sentis mon pouls s’accélérer.) Je veux
dire… je savais qu’il me prendrait quelque chose que je ne lui proposais pas. Il me l’aurait volé.
Alors, techniquement, il n’aurait pas été mon premier.
— Salopard, marmonna Bennett.
— Cette nuit-là, j’ai eu le sentiment que Tim allait passer à l’acte. Ma mère était ivre morte et je
l’ai entendu lui dire des choses sur moi. Que je m’habillais comme une pute et que mon petit copain
était un minable. Il plantait le décor, il préparait la voie en retournant ma mère contre moi. Je savais
qu’elle ne prendrait jamais mon parti, de toute façon. Elle était aveuglément amoureuse de lui.
Bennett ferma les yeux, prêt à entendre la suite.
— Alors j’ai caché une paire de ciseaux sous mon matelas. Quand il a débarqué dans ma chambre
cette nuit-là, j’ai fait mine d’être d’accord pour lui faire baisser sa garde. (Je déglutis plusieurs fois
de suite pour garder le contrôle de ma voix.) Puis, quand il a commencé à… s’approcher pour de
bon, je me suis emparée des ciseaux. J’aurais pu le tuer, Bennett. Et Dieu sait que je le voulais. Mais
je me suis dit que j’allais seulement lui faire peur.
— Il aurait pu réussir à te maîtriser. Ou retourner les ciseaux contre toi, à la place.
— J’en avais conscience, dis-je, les larmes aux yeux. Mais j’étais prête à prendre ce risque plutôt
qu’à le laisser me violer.
La poitrine de Bennett se soulevait à un rythme erratique. Il prit mon visage entre ses mains et me
dévisagea, une lueur inquiète dans ses yeux grands ouverts.
— Je lui ai dit d’une voix calme que mon petit copain avait tout découvert. Et qu’il menaçait de
tout raconter à son père, qui était le maire de la ville.
Je perçus quelque chose de différent dans le regard que Bennett planta sur moi. Comme de
l’admiration, ou peut-être même du respect. Pour l’adolescente de seize ans qui avait pris le
problème à bras-le-corps. Qui savait pertinemment, à ce moment-là, qu’elle se retrouverait
complètement livrée à elle-même.
Cette Avery-là forçait aussi mon admiration. Pour son courage, son sang-froid. C’était l’une des
raisons pour lesquelles je me raccrochais encore farouchement à ses valeurs, à ses idéaux, à ses
convictions.
— J’ai dit à Tim que, si Gavin n’avait pas de mes nouvelles avant minuit, il devait tout raconter à
son père. Ça lui a fichu une frousse d’enfer. (Mes larmes débordèrent et je ne fus pas assez rapide
pour les essuyer.) Et j’ai saisi l’occasion de le poignarder dans le bras. Je ne suis pas allée profond,
mais suffisamment. Et je lui ai conseillé de ne plus jamais poser sa putain de main sur moi.
Mon corps se mit à trembler ; Bennett m’attira contre lui et passa ses bras autour de moi par-
derrière. Il nous recouvrit avec la couverture et me serra pendant que je sanglotais et que je revivais
cette scène dans ma mémoire.
Mais le fait de la raconter une nouvelle fois après toutes ces années agit sur moi comme une
libération.
Une délivrance qui me terrifiait tout à la fois.
— Je suis désolé de ce qui t’est arrivé.
Bennett couvrit le côté de ma tête de baisers et murmura mon nom encore et encore, jusqu’à ce que
je n’aie plus de larmes à verser et que je m’affaisse contre sa poitrine.
— Tu es si forte, si courageuse… murmura-t-il. (Il me souleva du canapé et je passai mes bras
autour de son cou.) Laisse-moi prendre soin de toi cette nuit.
Il me porta jusqu’à mon lit et rabattit ma couette sur moi. Il s’assit sur le bord et me caressa les
cheveux.
— Je peux rester jusqu’à ce que tu t’endormes.
Avec Bennett à mes côtés, je me sentais en sécurité, au calme, et je ne voulais pas rester seule
cette nuit.
Quand je relevai la tête, je le vis fixer des yeux son dessin que j’avais accroché sur le mur opposé.
Il porta mes doigts à ses lèvres et embrassa la paume de mes mains.
Je soulevai la couette pour l’inviter.
— S’il te plaît, Bennett.
Il fronça les sourcils.
— Tu es sûre ?
— Oui. Je veux te sentir à côté de moi.
Il retira son jean, se glissa derrière moi et me serra contre son torse.
— Chh…
Aucun de nous ne dit mot. Nous nous contentâmes d’écouter la respiration de l’autre. Je sentais son
cœur battre contre mon dos, à un rythme fort et régulier.
— Avery ? Ton plan a marché, non ?
— Tim nous a quittés cette nuit-là, murmurai-je. Et ma mère m’en a toujours tenue pour
responsable.
— Ta mère ne t’a pas crue ? s’étonna-t-il, les dents serrées.
Je secouai la tête, pas vraiment surprise par sa réaction. Ma mère était un cas. Son déni me l’avait
confirmé. J’avais compris que je devrais tout gérer par moi-même. Et que ce ne serait pas facile.
— Et Gavin ?
— Il n’est pas au courant de tout. Je ne voulais pas, expliquai-je. Mais ça a gâché notre première
nuit ensemble, c’est sûr. J’étais complètement fermée. Il ne comprenait pas ce qui se passait. On a
rompu juste après.
Il resserra son étreinte.
— Tu avais toujours envie de perdre ta virginité si vite après tout ça ?
— C’est dur à expliquer. Je ne voulais pas le décevoir. Et je voulais toujours partager ça avec lui.
Je pensais que ça pourrait m’aider, d’une certaine façon. M’aider à oublier Tim, aussi. Sauf que ça
ne s’est pas passé exactement comme je l’avais prévu.
— Oh, Avery. (Il déposa un baiser dans mes cheveux.) J’espère que tu réalises à quel point tu es
étonnante.
Son étreinte était inflexible et je savourais la chaleur de son corps.
— Après ça, j’ai eu comme un déclic. Je me suis promis que personne n’aurait plus jamais ce
genre d’emprise sur moi, dis-je d’une voix qui retrouvait de la force. Que je serais la seule
responsable de ma propre vie – y compris de ma vie sexuelle. Et qu’aucun type ne méritait que je me
perde, moi, une nouvelle fois.
J’avais passé les semaines suivantes dans un état lamentable. Je séchais les cours et volais la bière
de ma mère, ne sachant comment rassembler les morceaux de moi-même qui avaient été éparpillés
dans tous les sens. Mais c’est Adam qui m’avait sauvée. Avec Ella qui, de son côté, faisait le deuil
de son frère disparu. Elle m’avait dit qu’elle avait besoin de moi. Autant que j’avais besoin d’elle.
Mais Adam, punaise, Adam.
Il savait que quelque chose ne tournait pas rond chez moi et, quand j’avais commencé à lui
expliquer la situation, j’avais vu sa confiance en moi décliner. La peur brillait dans ses yeux, ainsi
que la confusion. Je savais que je ne pouvais pas le laisser tomber. Je ne voulais pas qu’il se sente
aussi seul que moi. Il n’était encore qu’un gamin, et il avait désespérément besoin de croire en
quelqu’un. Quelqu’un qui croie en lui également.
Et, pour lui, j’étais cette personne. Je l’avais toujours été, et je le serais toujours. Aussi longtemps
qu’il aurait besoin de moi.
Bennett garda le silence, comme s’il analysait tout ce que je venais de lui raconter. Peut-être qu’il
avait fini par comprendre et allait me laisser tomber. Et je devais accepter sa décision. Même si je
n’étais plus certaine de le vouloir désormais.
— Je sais que ça ne veut pas forcément dire grand-chose, mais c’est comme ça que je m’en suis
sortie.
— C’est parfaitement logique, approuva-t-il, une pointe de tristesse dans la voix. Merci de me
l’avoir dit.
Bennett me serra jusqu’à ce que nos respirations s’accordent sur le même rythme et que le sommeil
nous engloutisse.
Le lendemain matin, je me réveillai dans les bras de Bennett. Je l’avais laissé veiller sur moi cette
nuit. Que je sois prête ou non à l’admettre, je lui avais cédé une grosse partie de moi. Et je n’en étais
ressortie ni détruite ni discréditée. En fait, c’était une délivrance.
Son souffle effleurait mon oreille et son pouls battait dans mon dos. Quand je me retournai, il avait
les yeux ouverts et semblait perdu dans ses pensées.
J’espérais qu’il ne regrettait pas d’avoir passé la nuit ici. Ou qu’il n’allait pas chercher à
disparaître le plus loin possible. Quoi qu’il en soit, j’allais devoir accepter sa décision. Je m’étais
rendue vulnérable face à lui, mais j’avais encore du chemin à parcourir. Et je n’étais pas certaine
qu’attendre quelqu’un comme moi soit la meilleure des idées, même si son attirance pour moi était
palpable.
— À quoi tu penses ? murmurai-je.
— Honnêtement ? dit-il d’une voix rauque et plus sexy que jamais. J’étais en train de me dire que
j’aurais peur de te faire l’amour.
Mon cœur bondit dans ma poitrine.
— Pourquoi ?
— Eh bien, pour des raisons évidentes. Que ce soit ma première fois et tout ça… Mais aussi à
cause de toutes ces choses que j’éprouverais. Et toi…
Je retenais mon souffle.
— Et moi, quoi ? Dis-moi.
— Tu m’as dit, à la soirée de la fraternité, que tous ces types ne te faisaient rien ressentir. (Son
haleine taquina mon oreille et m’arracha un frisson.) Et si tu ne ressentais rien non plus avec moi ?
— Impossible, répliquai-je en me tordant le cou pour le regarder dans les yeux. Je suis
incroyablement excitée quand je suis avec toi. Je ressens chaque baiser, chaque caresse. Tout.
Il ferma les yeux et me caressa la nuque.
— Moi aussi j’ai mes propres craintes, tu sais, repris-je, galvanisée.
— Lesquelles ?
Il rouvrit les yeux et je perçus une lueur de désir à l’intérieur.
— Après avoir attendu tout ce temps, j’ai peur que tu ne penses que le sexe avec moi n’a rien de
spécial, après tout.
— Aucun risque, murmura-t-il contre mon oreille.
— Ou bien que je ne me perde dans toutes ces émotions et que je ne finisse par… baisser ma
garde.
— Et ce serait mal ?
— J’aurais peur d’être exposée et qu’on profite de moi une nouvelle fois.
— Mais c’est une peur que tout le monde connaît, Avery, dit-il en déposant un baiser sur mon
front. Je la comprends, et je comprends pourquoi tu tiens autant à ton indépendance. Mais je ne
m’imagine pas un jour ne plus chercher à te protéger et à veiller sur toi.
— C’est justement ce qui m’échappe. Tu es enfin libéré du poids de tes responsabilités envers ta
famille. Pourquoi aimes-tu autant l’idée de t’occuper de quelqu’un d’autre ?
— À t’entendre, une dirait que c’est une corvée. (Il me serra un peu plus fort.) C’est agréable de se
sentir désiré par une personne que tu aimes et indispensable pour elle.
— Je ne sais pas, Bennett. Je dirais qu’on est dans une impasse.
— Ou à la croisée des chemins, répliqua-t-il. Ça dépend du point de vue.
— Le sexe ne représente pas la même chose pour nous, dis-je en jouant avec ses mèches. Tes
blessures t’ont braqué et les miennes m’ont un peu trop ouverte.
Il embrassa mon épaule.
— On se ressemble plus que tu ne le crois.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— On a tous les deux des problèmes de confiance, expliqua-t-il. Moi, j’accorderai ma confiance à
la personne avec laquelle je coucherai.
— Tu vois, c’est une sacrée pression. Pour moi, le sexe n’est qu’une façon de me sentir bien, de
prendre du plaisir. Vite fait bien fait.
Bennett rejeta la tête en arrière et partit d’un grand éclat de rire.
— Tu sais très bien qu’on n’est pas uniquement en train de parler de sexe. On parle de sentiments,
Avery. Ce qu’on se fait ressentir l’un l’autre quand on est ensemble.
Il avait raison. Après avoir connu quelqu’un comme lui, je n’étais pas certaine de vouloir revenir à
des coups d’un soir. Bennett était quelqu’un qui prenait son temps, qui donnait de l’importance à la
moindre caresse.
Accablée, le souffle court, je décidai d’opter pour l’honnêteté.
— J’adore ce que tu suscites chez moi. À ta façon de m’embrasser, de me toucher, je me sens…
spéciale. Et ça me donne aussi envie de te rudoyer un peu. Ça me terrifie.
— C’est réciproque, surtout l’histoire du rudoiement, dit-il, et je lui donnai une petite tape. Peut-
être qu’on a besoin de temps pour développer notre confiance l’un en l’autre. Est-ce qu’on ne
pourrait pas au moins essayer ?
— Si, je peux essayer, Bennett.
C’était bien moi ? Cette nuit avait opéré plus de changements en moi que je ne l’aurais cru. Je
voulais ce mec, et j’étais prête à faire des compromis pour l’avoir. J’étais prête à me dévoiler, si
terrifiant que ça puisse me paraître.
— Mais je ne peux pas te garantir que je ne vais pas cafouiller de temps en temps ou chercher à
prendre la fuite.
— Contente-toi d’être toujours honnête avec moi, d’accord ?
Je hochai la tête.
Plongée dans ses yeux comme il l’était dans les miens, je vis mes propres émotions se refléter à
l’intérieur. Confiance, espoir, désir.
Ses lèvres s’approchèrent des miennes et je sortis ma langue pour les effleurer.
Pour toute réponse, il poussa un petit gémissement.
Puis il m’embrassa franchement et nos langues effectuèrent une danse lente et mesurée. Ce baiser
pur et honnête me paraissait complètement nouveau. Il glissa ses doigts dans mes cheveux et nous
restâmes ainsi à nous embrasser, lécher et taquiner les lèvres, le cou et les oreilles.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir un jour me lasser de toi, murmura-t-il en capturant le creux de ma
gorge.
— Je vois ce que tu veux dire.
Il était allongé sur moi et son entrejambe frottait contre ma hanche. Je mourais d’envie de me
repositionner pour pouvoir le sentir contre ma culotte, qui s’humidifiait un peu plus à chaque
seconde.
Mais, la dernière fois que nous nous étions retrouvés dans cette position, dans mon lit, la situation
l’avait dépassé. Je ne voulais pas qu’il y mette un terme une nouvelle fois.
Bennett embrassa mon front, puis mon nez. Il plongea dans mon regard et mon corps tout entier se
mit à fourmiller. Quand il caressa le bas de mon tee-shirt, je retins mon souffle.
— Tu veux pas enlever ça ?
Je me redressai et passai mon tee-shirt par-dessus ma tête. Je ne portais pas de soutien-gorge et
mes tétons durcirent sous son regard.
— Mince, Avery, je suis pas sûr d’avoir jamais vu de poitrine aussi parfaite.
Il posa la main sur ma clavicule puis au sommet de mes seins.
— C’est OK ? demanda-t-il.
Ma seule réponse fut un gémissement de désir. Il passa ses pouces sur mes mamelons avant de
s’emparer de ma poitrine à pleine main. Il porta un téton à sa bouche et enroula sa langue autour. Je
me cambrai pour l’encourager. Il le suça et le lécha avidement avant d’accorder la même attention au
second.
Puis il m’allongea sur le dos et se dressa au-dessus de moi.
— J’ai rêvé de ton goût.
Mon souffle se bloqua au fond de ma gorge.
Ses doigts glissèrent entre mes seins jusqu’à mon nombril.
— Si tu veux que je m’arrête, tu n’as qu’un mot à dire. (Il croisa mon regard.) Je m’arrêterai
toujours, Avery. Toujours. Tu me crois ?
Je hochai la tête. Le désir rendait ma respiration rauque.
— Est-ce que tu veux que je m’arrête maintenant ?
— Non. (Je laissai échapper un souffle tremblant.) Non, surtout pas.
Il fit traîner sa langue entre mes seins avant de descendre et donner un petit coup à mon nombril.
— Qu’est-ce que tu sens bon…
Il déposa de légers baisers sur mon ventre et sur les bords de ma culotte. Je me tortillai, haletante,
et l’anticipation m’entraîna au bord de l’explosion.
Jamais aucun homme n’avait vénéré mon corps de cette façon. C’était une sensation enivrante.
Bennett planta un baiser brûlant sur mon pubis et son haleine chaude transperça le tissu de ma
culotte. J’agrippai la couette et laissai échapper un gémissement.
— Oh, Bennett, comment tu fais pour savoir de quelle manière me rendre folle ?
Il descendit sa langue à l’intérieur de ma cuisse.
— J’ai dit que j’étais vierge, Avery, pas que j’étais un saint.
— Ni un moine, apparemment, marmonnai-je.
Je le sentis sourire contre ma peau.
Il passa son pouce sous ma culotte et la tira sur mes hanches. L’air frais qui souffla sur ma peau ne
fut d’aucun secours pour apaiser les flammes entre mes jambes.
Bennett lécha ma hanche.
— Un tatouage serait super-sexy, juste là. Et je serais le seul à le voir quand je ferais ça.
Il baissa ma culotte sur mes cuisses et j’ouvris grande la bouche.
Il la laissa retomber par terre et caressa du regard la zone située entre mes jambes. Son inspection
m’intimidait autant qu’elle m’excitait.
— Tu es tellement belle, Avery.
Ma poitrine se souleva et se bloqua quand je sentis ses mains remonter à l’intérieur de mes cuisses
pour les écarter, puis il inséra ses épaules entre elles.
Il approcha sa bouche à quelques millimètres de ma peau sans cesser de me regarder, guettant ma
réaction.
C’était le geste le plus sensuel du monde.
Son souffle frôla ma peau avant que je sente la caresse de sa langue chaude. Je décollai les
hanches du lit.
Il recommença sans me quitter du regard, lentement, doucement, et mes jambes se mirent à
trembler.
Puis il referma les lèvres sur moi et augmenta la pression.
Mes yeux roulèrent dans leurs orbites et je prononçai son nom dans un souffle.
— Avery, tu es délicieuse.
Son profond gémissement vibra contre ma peau et la tension familière de l’orgasme palpita dans
mon bas-ventre.
Il inséra un doigt en moi d’une manière aussi experte que sa langue, et sa bouche se mit à lécher et
sucer le petit paquet de nerfs de mon épicentre.
Les doigts enfoncés dans ses cheveux, j’approchai de la jouissance absolue.
Malgré tout, quelque chose me retenait. Difficile de perdre totalement le contrôle. Mon abandon à
Bennett prendrait une signification bien différente, à présent. Après cette nuit, notre relation prendrait
une signification différente. Elle deviendrait réelle.
— Je veux que tu me fasses confiance, dit-il avant de retirer son doigt.
Puis son autre main relâcha ma cuisse.
La bouche de nouveau posée sur moi, il saisit mes mains. Il entremêla nos doigts et les serra fort.
— Jouis pour moi, ma belle.
Sa langue et sa bouche adoptèrent alors un rythme implacable. Il lécha mes replis luisants et
apporta la juste dose de pression dans sa succion.
Le plaisir et la passion montèrent jusqu’à atteindre une intensité extrême.
— Oh, Bennett, t’arrête pas.
Je fermai les yeux. Les couleurs et la lumière dansèrent derrière mes paupières closes, et mon
corps explosa enfin en un million de petits morceaux.
Il serra mes mains et sa bouche resta immobile pendant mes tremblements, mes secousses. Je
répétai son nom sans relâche.
Puis il m’attira dans ses bras et me caressa les cheveux.
— Merci.
Ma peau reluisait et ma voix était encore rauque.
— Pour quoi ?
— Pour m’avoir montré ta vulnérabilité.
Au cours des deux semaines suivantes, Bennett et moi nous vîmes régulièrement. Nous allions boire
des verres chez Lou, le bar du coin de la rue, nous nous retrouvions sur le campus pour prendre un
café entre les cours et nous commandions à dîner pour les soirées que nous passions à étudier
ensemble. Nous nous étions mis d’accord pour ne pas prendre l’habitude de dormir dans le lit de
l’autre. J’avais beau être disposée à donner une chance à cette histoire de confiance, je n’étais pas
prête à me fondre totalement dans sa vie.
Une chose était sûre, ce n’était jamais facile de quitter Bennett après l’une de nos intenses sessions
de pelotage sur mon canapé ou sur le seuil de sa porte. J’aurais voulu qu’il reste et qu’il s’endorme
avec moi, mais je me retenais. Et lui aussi.
Quand je l’avais laissé me faire ce qu’il m’avait fait l’autre matin, j’avais connu l’orgasme le plus
intense de toute ma vie. Même si j’avais déjà eu des orgasmes en couchant avec d’autres hommes, il
ne s’agissait que d’un moyen de parvenir à mes fins. Me laisser aller et lui faire confiance à un degré
complètement différent – où les émotions entraient en ligne de compte – avait été une expérience
intense, grisante et satisfaisante.
Mais j’avais peur de me perdre avec Bennett, de m’oublier. J’en percevais déjà les premiers
signes. À commencer par la nuit de l’effraction manquée chez moi. Non pas que Bennett soit en cause,
mais la seule idée de permettre à quelqu’un de s’infiltrer dans ma vie me laissait sans défense.
C’était à la fois terrifiant, agréable et exaspérant.
Rob était revenu vers moi deux fois et j’avais décidé de me montrer honnête avec lui. Je lui avais
avoué que j’avais rencontré quelqu’un et que je lui donnais sa chance. Bennett et moi n’avions jamais
parlé d’exclusivité, mais c’était un accord tacite entre nous. En plus, je n’aurais pu supporter de lui
causer de la tristesse ou de la jalousie.
Est-ce que c’est à cause de ce type… de ton voisin ? m’avait demandé Rob.
Vraiment, ça ne te regarde pas. Qu’est-ce que ça peut te faire ?
J’ai senti que quelque chose avait changé chez toi ces derniers temps.
J’imagine qu’il est temps de passer à autre chose, Rob.
Bien sûr, pigé. Tu me permets une question ? Si j’avais voulu aller plus loin, ça aurait fait une
différence ?
Pardon ? Rob ne m’avait jamais donné cette impression. Il me semblait que nous avions passé un
accord mutuel limpide. Du coup, je m’en voulais. C’était un gentil garçon. Peut-être que lui aussi
cherchait quelque chose – quelqu’un – de plus significatif. Même si on ne pouvait pas dire que
j’avais jamais cherché de mon côté.
Mais je ne voulais pas lui donner de faux espoirs. Je devais être directe.
Mince, Rob… je suis désolée. Je ne sais pas quoi dire. Pour être franche… probablement pas.
Pas de problème. Prends soin de toi, Avery. Tu sais où me trouver.
J’avais presque pu percevoir la déception teinter sa réponse. En proie à des regrets sourds, je
m’étais assise pour relire notre échange.
Adam et sa petite amie venaient passer le week-end chez moi. J’avais posé ma journée du samedi
et je fis des projets pour le dîner. Je n’étais pas encore sûre de vouloir présenter Bennett à ma
famille, mais, à l’approche du week-end, je réalisai que je souhaitais sa présence.
À quelle heure arrive ton frère ?
À midi. Tu veux venir dîner avec nous au resto mexicain sur First Street ?
Avec plaisir. À ce soir.
Adam et Andrea formaient un joli couple. L’adoration que lui vouait mon frère m’inquiéta un peu
au début, jusqu’à ce que je constate qu’elle était tout aussi gentille avec lui. Étant donné qu’ils
envisageaient tous les deux de s’inscrire ici à l’université, je décidai de leur faire visiter le campus.
Je leur montrai la librairie et la bibliothèque, le bureau des admissions et les bâtiments dans lesquels
se déroulaient la plupart de mes cours.
Nous nous garâmes sur la place près du campus et nous entrâmes dans toutes les petites boutiques.
La journée était belle, les feuilles étaient pleines de couleurs et Andrea s’extasia sur le côté
pittoresque de la ville.
Ella nous rejoignit pour déjeuner au café du campus, qui proposait une large variété de soupes et
de sandwichs. Ella avait toujours adoré Adam et voulait rattraper le temps perdu. Elle voulait aussi
rencontrer sa copine et donner son approbation.
Elle se montrait presque aussi protectrice que moi avec lui. Je pouvais la comprendre. Après ce
qui était arrivé à son frère, je ne remettais pas ses intentions en question. Son amour et sa loyauté
envers Adam. C’était une réponse primitive à l’enfer qu’avait traversé sa famille.
— Adam, couina-t-elle, viens par ici et embrasse-moi.
Adam sourit et lui présenta Andrea.
— J’adore tes cheveux, déclara Andrea en tendant la main pour toucher les boucles d’Ella.
J’essaie de faire la même chose, mais ça ne tient jamais.
— Je l’aime déjà, s’exclama Ella en serrant l’épaule d’Adam.
Nous étions toujours devant la devanture du café et une file d’attente se formait au comptoir.
— Allons prendre des places avant que ce soit bondé.
J’allai poser ma veste sur une chaise pour réserver une table dans un coin puis les rejoignis dans la
file. Adam et Ella étaient en pleine conversation, et Andrea en profita pour me demander des conseils
sur les sandwichs.
— Le dinde-bacon est sûrement mon préféré, mais les autres sont bons aussi, expliquai-je. Tes
parents étaient d’accord pour que tu viennes passer le week-end ici ?
— Absolument, répondit-elle. Ils adorent Adam. Il est souvent chez nous. Surtout… quand ta mère
a de la compagnie le week-end.
Une tension familière me noua l’estomac.
— Ça arrive souvent, ces temps-ci ? Sois honnête.
— Peut-être une fois par mois.
Au moins, le flux avait légèrement diminué depuis que j’avais quitté la maison.
— Andrea, rends-moi service. Assure-toi de rester à l’écart de la maison pendant ces week-ends.
Je savais qu’Adam se montrait protecteur avec elle, mais je m’inquiétais malgré tout.
— Adam ne me laisse pas venir le week-end, de toute façon, dit-elle, les joues rouges. Je sais
pourquoi il insiste.
Comme j’étais fière de mon frère ! Je l’étreignis par-derrière et me hissai sur la pointe des pieds
pour planter un baiser sur sa joue.
— Que me vaut cet honneur ? demanda-t-il.
— C’est seulement parce que je t’aime.
Je lui ébouriffai les cheveux. Il haussa les épaules et se retourna de nouveau vers Ella. Ils parlaient
de son autre frère, qui se préparait pour la saison de basket en compagnie d’Adam.
— Mes parents étaient ravis qu’on vienne voir le campus, dit Andrea. Et ça ne leur posait aucun
problème qu’on passe le week-end chez toi, au contraire.
Je me mordis l’ongle.
— Ça ne leur poserait toujours aucun problème s’ils savaient que je n’ai qu’un seul matelas
gonflable pour vous deux ?
Andrea rougit violemment.
— Tu n’as pas à t’inquiéter pour nous, Avery. On ne ferait jamais…
— Andrea, ce n’est pas ce que je voulais dire ! m’exclamai-je en lui saisissant l’épaule.
Seulement… une grande sœur digne de ce nom aurait mieux prévu le coup. Mais je vous fais
confiance pour vous tenir comme il faut chez moi.
De nouveau, ce mot… confiance. S’ils savaient ce que j’avais fait, au lycée… Pas de sexcapade
avant la fac, mais tout le pelotage du monde – selon mes conditions – pour me débarrasser du
souvenir de Tim et de Gavin.
— Je ne m’inquiète absolument pas à ce sujet, poursuivis-je.
Nous étions les prochains à passer commande et je décidai de régaler tout le monde.
Je mordis dans mon sandwich pendant qu’Ella nous parlait de ses cours de psycho. Andrea voulait
s’engager dans la branche sociale et également se renseigner sur la vie dans les dortoirs.
Je n’avais jamais connu les dortoirs comme Ella. Au début, je faisais la navette entre le campus et
mon studio proche de la maison pour pouvoir garder un œil sur Adam. J’avais été enchantée de
pouvoir déménager un peu plus loin quand Adam s’apprêtait à entrer en avant-dernière année de
lycée, avec son mètre quatre-vingt-cinq et ses quatre-vingt-dix kilos.
— Regardez qui voilà, annonça Ella entre deux bouchées. Le nouveau petit ami d’Avery.
Je tournai vivement la tête. Bennett se trouvait à l’autre bout de la salle en compagnie de Nate et de
deux filles. Bennett et Nate nous tournaient le dos, me laissant tout le loisir d’observer leurs amies.
Celle qui se tenait le plus près de Bennett arborait une coupe de lutin et des tatouages fleuris sur les
deux bras, ainsi qu’un anneau dans le nez. L’autre fille tenait un livre et se penchait vers Nate, sa
cascade de cheveux noirs repoussée sur le côté. Ils parlaient et riaient entre eux.
Bennett tenait lui aussi une conversation animée avec la tatouée. La jolie tatouée. Il avait
certainement plus de choses en commun avec elle qu’avec quelqu’un comme moi. Une vague de
jalousie remonta dans ma gorge et je dus m’éclaircir la voix plusieurs fois de suite.
Quand je reportai de nouveau mon attention sur notre tablée, je réalisai que plus personne ne
parlait. Adam me dévisageait, la bouche entrouverte.
— Tu as un petit ami ?
— Non, répondis-je en secouant la tête un peu trop énergiquement. On apprend seulement à se
connaître. En fait, j’ai invité Bennett à se joindre à nous pour le dîner.
Même si je n’avais plus qu’une envie : annuler.
— Hé, pétasse, tu étais carrément en train de lancer des éclairs à la fille tatouée, fit remarquer
Ella.
— Absolument pas, répliquai-je, les dents serrées. En plus, notre relation n’est pas exclusive ou
quoi que ce soit. Tu sais que ce n’est pas ce que je cherche.
Ella tordit sa lèvre inférieure et Adam continua de m’observer intensément.
— Quoi ? aboyai-je dans sa direction.
— Je… je ne t’ai pas vue comme ça depuis… longtemps.
— Comme quoi ?
Je voulais mettre un terme à cette conversation.
— Intéressée par un garçon, précisa-t-il d’une voix douce et timide. Je commençais justement à me
demander si…
— Si je quoi ?
Je vis Andrea lui agripper la main.
— Si tu… (Un muscle tiqua dans sa joue et Andrea secoua la tête.) Si tu n’avais pas plus de choses
en commun avec maman que tu ne voulais bien l’admettre.
Sa réflexion me fit l’effet d’une gifle. Je bondis aussitôt sur mes pieds.
— Va te faire voir, Adam.
— Non, Avery, je t’en prie, écoute-moi, m’implora-t-il.
Andrea se prit le visage entre les mains.
— Repose immédiatement tes fesses avant de faire une scène, siffla Ella. Laisse ton frère
s’expliquer.
Je me rassis à contrecœur malgré mon envie de détaler. Mon cœur martelait mes côtes.
— Merde, Adam. Maman et moi n’avons rien en commun.
— D’accord, sœurette. (Adam soupira.) Ce que je voulais dire, c’est que… tu étais différente,
avant. Pas aussi cynique. Tu étais heureuse quand tu étais avec Gavin, du moins la plupart du temps.
Et… j’aimais te voir comme ça.
— Je sais, Adam. Mais beaucoup de choses ont changé ensuite. J’en avais trop vu. Et j’ai pris la
décision en mon âme et conscience de rester seule. De m’occuper de moi toute seule. (Je lui pris la
main par-dessus la table.) Je ne suis avec personne parce que je l’ai choisi. Si maman n’est avec
personne, elle, c’est parce qu’elle ne choisit que des minables.
— Elle a raison, approuva Andrea, ce qui me prit au dépourvu. (Sa petite amie prenait ma
défense !) Adam, ta sœur est totalement indépendante, et moi je l’admire pour ça.
— Moi aussi, acquiesça-t-il. Je veux seulement qu’elle soit heureuse. Comme nous.
— Ça viendra, dit Andrea. Quand elle sera prête.
Je restai sans voix. Mon frère et sa copine parlaient de moi comme si je n’étais pas là. Je poussai
un soupir exaspéré. Je savais que mon frère n’essayait pas de se montrer cruel. Il était inquiet, c’est
tout. Comme je m’inquiétais pour lui.
Ella me lança un clin d’œil.
— Je t’avais dit que j’adorais cette petite. (Elle se leva et fit signe à Andrea.) Allons chercher les
desserts. Leur cheese-cake est une tuerie.
Elle voulait nous accorder un peu d’intimité, à mon frère et à moi. Même si je n’avais qu’une
envie, étrangler Adam.
— Je suis désolé, sœurette, dit-il, les épaules voûtées.
— Je le sais.
Je bus une gorgée de mon thé glacé. Soudain, la manière dont j’avais choisi de passer ces
dernières années m’apparut dans toute sa clarté. Bennett m’avait accusée de « distribuer des parties
de moi ». Et c’était au tour d’Adam de m’accuser de ressembler à maman avec sa horde d’amants.
Tout se précisa brutalement dans ma tête. Je ne cédais pas des parties de moi. Au contraire, je les
dissimulais soigneusement. Je n’avais donné qu’une petite portion à ma famille et à mes amis car je
n’étais pas prête à tout donner de ma personne. Pas encore.
J’aurais dû expliquer à Adam dans le détail ce qui s’était passé avec Tim. C’était la personne dans
ma vie que je protégeais le plus. Mais il ne me connaissait pas vraiment. Il ne connaissait pas
vraiment celle qui essayait de devenir une version améliorée de notre mère. Le genre de personne
que grand-mère aurait voulu qu’elle soit.
Toutes ces années, je n’avais cessé de me répéter que je valais véritablement mieux que ma mère.
Et c’était le cas, à bien des égards. Sur des points fondamentaux. Mais pas sur tous les points
essentiels. Car je refusais l’accès à mon monde à la personne que j’aimais plus que tout. L’accès à
mon cœur. Je devais y remédier. Tout de suite.
— J’ai toujours eu une relation différente de la tienne avec maman, déclara Adam de but en blanc.
Maman se comportait comme si elle était en compétition avec toi. Comme si tu ressemblais plus à
une amie qu’à sa fille.
Je l’avais ressenti moi aussi. On aurait dit qu’elle craignait que je ne lui pique tous ses petits
copains ou je ne sais quoi. Seulement, je ne pensais pas qu’Adam s’en était aperçu lui aussi.
Je fis la grimace.
— Tu as remarqué aussi, hein ?
— Oui. Elle n’est pas un bon modèle, Avery, mais on n’a qu’elle. Et je comprends pourquoi tu as
déménagé, pourquoi tu voulais mettre de la distance entre vous.
— Peut-être que tu n’es pas au courant de tout, Adam, dis-je en soutenant son regard perçant,
admirative du jeune homme beau, fort et intelligent qu’il était devenu.
— Je crois que j’en ai une petite idée, sœurette, bredouilla-t-il avant de baisser les yeux, comme
s’il redoutait de croiser mon regard.
Je ne voulais pas qu’il ait honte ou peur de me parler.
Je ne voulais pas laisser Tim nous faire ça. Nous enlever ça. Je voulais que nous gardions la tête
haute. Que nous soyons fiers de ce que nous étions devenus.
Je saisis son menton et le forçai à relever la tête.
— Vraiment ?
Mon cœur s’écrasait littéralement contre mes côtes.
— Je sais que ça a un rapport avec Tim, déclara-t-il en me regardant enfin. Je sais qu’après son
départ maman était dans un sale état, mais toi aussi.
Il avait donc bel et bien fait le rapprochement et tiré ses conclusions.
— Il t’a fait quelque chose, c’est ça ? demanda-t-il, une lueur de colère dans les yeux. Il t’a fait du
mal.
— Oui, il m’a fait du mal. Il m’a volé quelque chose. Mon innocence. Mais pas entièrement. J’ai
réussi à le repousser, cette dernière fois.
Il me regarda avec un mélange d’effroi et d’admiration, la bouche entrouverte.
Puis il ferma les yeux. Pour bloquer la cruelle vérité.
— Putain, dit-il. Et maman ne t’a pas crue, c’est ça ?
— C’est ça, murmurai-je.
— Et aujourd’hui ? Maintenant qu’il l’a tabassée ?
— Maintenant, oui. Elle a mis le temps, hein ?
Je tentai de contenir mon amertume. J’étais lasse d’éprouver de la rancune, de la colère et ce
sentiment de trahison.
— Bon, écoute, frérot, repris-je. (J’avais envie de le serrer dans mes bras, comme je le faisais si
souvent auparavant quand il se réveillait d’un cauchemar ou qu’il tombait dans la cour de récré.) Tim
ne m’a pas tout volé. Je suis quelqu’un de plus fort aujourd’hui. Il n’a pas réussi à me briser.
Adam me prit brusquement la main.
— Avery, tu es la personne la plus courageuse que je connaisse. Tu as toujours été là pour moi. Tu
m’as pratiquement élevé, c’est toi qui m’as appris à être quelqu’un de bien.
Mes yeux se remplirent de larmes. Ma gorge se noua. L’émotion me submergeait et débordait de
toutes parts. L’amour, la gratitude. La fierté.
— Tu m’as appris à me débrouiller, à survivre, à prendre soin de moi, reprit-il. Et je ne veux plus
que tu t’inquiètes à mon sujet, désormais.
Je secouai la tête.
— Je n’arrêtais jamais de m’inquiéter.
Il était ma famille, mon cœur, mon foyer.
— Je sais que je pourrai toujours compter sur toi. Je le sais. Mais, sœurette, il est temps.
— Temps… répétai-je. De quoi ?
— De vivre ta vie. De trouver ton bonheur.
— C’est ce que je fais, Adam.
Je jetai un regard alentour et repris conscience du cadre qui m’entourait. J’évitai soigneusement de
tourner les yeux en direction de la table de Bennett, même si le bonheur évoqué à l’instant par Adam
l’impliquait sans nul doute.
Il me jeta un regard sceptique.
— Alors prouve-le-moi.
— Comment ?
— Présente-moi ton nouveau petit copain, dit-il, une lueur de défi dans les yeux. Maintenant. En
public. Arrête de faire la trouillarde.
Ce fut le moment que choisirent Ella et Andrea pour reparaître, avec un plateau de brownies, de
cookies et de cheese-cake. Je poussai un soupir de soulagement. Oui, je faisais ma trouillarde et
maintenant Adam arborait un petit sourire satisfait.
Je lui tirai la langue avant de mordre dans mon brownie.
— Vraiment, Avery, tu veux jouer à la plus maligne ?
Il se jeta sur moi et passa ses bras autour de mon cou avant que je n’aie pu reculer.
Il me fit une fausse prise d’étranglement, la même que lorsqu’on se bagarrait étant petits. Quand on
se battait pour la télécommande, ou simplement pour s’amuser.
— Je vais te tuer, bafouillai-je en essayant de glisser mes doigts sous ses bras pour trouver ses
points les plus chatouilleux.
Ça fonctionnait dans notre enfance et il finissait toujours par éclater de rire.
Mais aujourd’hui il était plus fort. Trop adulte et trop mûr, pour son propre bien.
— Eh bien ! Si c’est moi qui avais essayé de lui faire ça, elle m’aurait botté les fesses.
Je me figeai en entendant la voix de Bennett. Adam me relâcha après m’avoir ébouriffé les
cheveux. Je lui décochai un bon coup dans le bras.
— J’imagine que c’est un droit réservé aux frères, ajouta Bennett, et Adam leva les yeux vers lui.
(J’étais trop occupée à arranger mes cheveux. Sale gosse.) Tu dois être Adam.
— Oui.
Adam tendit la main pour serrer celle de Bennett.
— Je suis l’ami d’Avery, Bennett. J’ai beaucoup entendu parler de toi.
— Ravi de te rencontrer, dit Adam. Et voici ma petite amie, Andrea.
Andrea lui adressa un petit signe de la main et Bennett hocha la tête. Puis il baissa les yeux vers
moi et, quand nos regards se croisèrent, son visage tout entier s’illumina. En serrant mes épaules, il
fit :
— Salut.
— Salut toi-même, répondis-je avec un sourire.
— J’allais retourner travailler avec Lila et Jesse, annonça-t-il en désignant l’endroit où
l’attendaient Nate et les deux filles à l’extérieur. Nate te passe le bonjour. Je crois qu’il en pince
pour Jesse.
Debout à côté de cette dernière, Nate semblait lui désigner un point sur le trottoir. Lila devait
manifestement être la fille tatouée. Je ne pus m’empêcher de l’observer plus attentivement. Gros
seins, pommettes hautes, taille menue.
Bennett se pencha pour murmurer à mon oreille :
— Tu veux de nouveau m’emprunter un mot ?
Je lui donnai un coup de coude.
— Non. Pas cette fois.
La jalousie que j’avais éprouvée un peu plus tôt me paraissait maintenant ridicule. Bennett devait
travailler avec tout un tas de jolies filles. Mais c’était moi qu’il voulait.
Et bon sang, moi aussi je le voulais ! Je devais me montrer courageuse. Comme l’avait dit Adam.
— Tant mieux.
Bennett déposa un baiser sur ma joue et je me sentis rougir.
— On se voit au resto mexicain ce soir ? demanda Bennett en reculant pour se diriger vers la
sortie.
— Super, acquiesça Adam. À tout’, mec.
Bennett arriva vers sept heures et nous nous mîmes en route pour le restaurant. Avec ses cheveux en
pagaille comme je les aimais, il portait encore sa tenue de travail – jean foncé délavé et chemise
noire ajustée, ainsi que ses bottes de motard. Je dus retenir un soupir en posant les yeux sur lui.
Tandis que nous remontions First Street, Bennett évoqua son travail et le salon de tatouage, et
Adam la prochaine saison de basket. Je me sentais légère, heureuse et fière de voir mes deux garçons
préférés passer la soirée ensemble pour apprendre à se connaître. J’espérais qu’ils
allaient comprendre ce que j’admirais chez l’un comme chez l’autre.
Bennett me prit la main.
— On pourra assister à l’un des matchs de ton frère pendant la prochaine saison ?
Il caressa ma paume avec son pouce et je restai un moment sans voix.
— Ce serait génial, approuva Adam.
Il était clair qu’Adam appréciait Bennett. Qu’il l’admirait, même. Il lui posait toutes sortes de
questions et cherchait des conseils pour l’université. J’y voyais une certaine logique, étant donné
qu’Adam n’avait jamais vraiment eu de modèle masculin dans sa vie. Peut-être que Bennett et lui
pourraient devenir amis.
À moins que notre couple ne fonctionne pas. Ce qui était possible, compte tenu de mon passé
chaotique. Mais j’avais le sentiment que Bennett ne lui retirerait pas son amitié pour autant.
L’idée que Bennett puisse ne plus faire partie de ma vie m’emplit d’une mélancolie telle que je dus
prendre une vive inspiration par le nez pour me ressaisir.
Je ne pouvais plus me mentir. C’était indéniable. J’étais en train de tomber folle amoureuse de
Bennett Reynolds. Qui l’eût cru ?
Au restaurant, nous fîmes honneur aux tortillas et à la sauce épicée. Bennett et moi vidâmes à nous
seuls un pichet entier de margarita. Quand Adam émit l’envie d’y goûter, je lui jetai un regard
sombre.
Bennett secoua la tête avec un éclat de rire.
— Avery, tu as bien conscience que ton frère a déjà dû goûter à la bière et à l’herbe. Qu’est-ce
que tu faisais, toi, pendant ta dernière année de lycée ?
— Oui, sœurette, railla Adam. T’inquiète pas, tu sais que je suis responsable. Mais, de temps en
temps…
Je me couvris les oreilles de mes deux mains.
— Je ne veux pas entendre ça.
Bennett me donna un coup de genou sous la table.
— Je n’avais jamais vu cette facette de toi.
Je fis une moue.
— Quelle facette ?
— La facette maternelle et protectrice. Ça me plaît.
— Elle peut se montrer encore plus casse-pieds que notre mère, ajouta Adam.
Je pointai sur lui un doigt accusateur.
— Hé, il faut bien que quelqu’un le fasse.
Adam et Andrea rirent aux éclats. Puis ils se mirent à parler du devoir qu’ils devaient rendre lundi
pour l’un de leurs cours communs.
Je sentis le regard de Bennett posé sur moi, un sourire au coin de ses lèvres.
— Quoi ?
— Rien.
Il déposa un baiser dans mes cheveux et approcha ses lèvres de mon oreille :
— Est-ce qu’il y a une chance qu’un jour tu prennes soin de moi, aussi ? Que tu protèges mon petit
cœur aussi farouchement ?
Mes poumons se vidèrent d’un coup.
Je déglutis. Je devais admettre que oui, c’était ce que je commençais à éprouver pour lui. Je ne
voulais pas le blesser ou le voir blessé par qui que ce soit.
— Il y a toujours une chance, répondis-je, incapable de croiser son regard.
Il souleva mon menton avec son pouce. Je vis mon désir se refléter dans ses yeux.
Enivrée par sa proximité immédiate, je me surpris à chanceler légèrement. Son genou effleura le
mien et son souffle agita mes cheveux. À cet instant, je réalisai que je n’aurais voulu être nulle part
ailleurs qu’à ses côtés.
Je fis remonter ma main sur sa cuisse et il siffla entre ses dents.
— À quoi tu penses en ce moment, en cinq mots maximum ?
Mes lèvres cherchèrent aussitôt son oreille. Je ne pouvais pas lui dire qu’il me faisait perdre la
tête. Que j’étais submergée par mes sentiments pour lui. Pas encore. Alors, à la place, je choisis de
lui dire combien je brûlais de désir pour lui.
— J’aimerais… connaître… ton… goût…
Il ferma les yeux et m’attira contre lui.
— Bon sang, Avery, maintenant je suis dur comme un roc.
Mon excitation était telle que je dus m’agripper aux accoudoirs pour me ressaisir. Puis Bennett
s’écarta pour se repositionner sur sa chaise.
— Je vais aux toilettes, annonçai-je en me levant, les jambes tremblantes.
— Je t’accompagne, dit Andrea.
Une fois debout côte à côte face au miroir, je remarquai que j’avais les joues rouges.
Andrea, qui se remettait du gloss, me sourit.
— Vous êtes tellement mignons, Bennett et toi.
J’appliquai un peu de poudre sur mes taches de rousseur et lui rendis son sourire.
— J’espère que tu ne m’en voudras pas de dire ça, mais il est à tomber par terre.
Je pointai mon pinceau vers elle.
— Hé, garde les yeux sur le tien.
— T’inquiète pas. (Elle poussa un soupir.) Ton frère est canon, aucun doute là-dessus. Je pourrais
me perdre dans ses yeux.
Je fis une petite grimace.
— Je ne suis pas sûre de vouloir entendre ça.
Elle rougit.
— Désolée.
— Mais non, ne t’excuse pas, dis-je en me tournant vers elle. Je suis heureuse qu’Adam soit avec
toi.
— Il est ce que j’ai de plus cher. (Son visage devint sérieux.) Tu peux me faire confiance, je
prendrai bien soin de lui.
Mais j’étais déjà certaine qu’il pouvait prendre soin de lui-même.

Bennett nous laissa devant ma porte et déposa sur mes lèvres un baiser chaste qui ne fit rien pour
satisfaire mon désir.
— À demain.
J’aidai Adam et Andrea à s’installer dans le salon. Ils se blottirent sur le canapé et parcoururent
les chaînes de télé pour trouver un bon film.
— Pour ta gouverne, sœurette, je vais dormir sur le canapé et Andrea sur le matelas.
— Adam. Je me fiche de savoir si vous dormez ensemble. Je suis passée par là et je sais que c’est
agréable de dormir avec la personne qu’on aime.
Mes mots me rappelèrent étrangement ceux de Bennett après notre première nuit passée ensemble
dans son lit.
— On verra, répondit Adam, légèrement troublé. Sinon, heu… j’adore Bennett.
— Ça me fait plaisir. Qu’est-ce qui te plaît chez lui ?
J’étais curieuse de savoir ce que mon frère pensait de lui. Voyait-il chez lui les mêmes choses que
moi ?
— Il est cool, mûr et honnête. (Adam s’interrompit.) Et je peux t’assurer qu’il t’adore. Est-ce
que… tu ressens la même chose ?
— Je… je crois.
Soudain, j’avais envie de voir Bennett sur-le-champ. Pour lui montrer combien j’aimais sa
compagnie. Combien je tenais à lui. Peut-être même pour lui révéler ce que je dissimulais au fond de
moi – mon désir et mes peurs, la façon dont sa présence comblait les vides en moi.
— Ça me fait penser… marmonnai-je. Je… je reviens. J’ai oublié de dire quelque chose à Bennett.
Je me précipitai sur le palier avant qu’ils ne puissent remarquer mon trouble.
J’avais besoin de le serrer contre moi. De l’embrasser, de le goûter. J’étais presque aveuglée par
mon désir pour lui.
Quand Bennett ouvrit sa porte, il sembla émerveillé de me voir.
— Qu’est-ce que tu…
Mes lèvres furent sur les siennes avant qu’il n’ait pu finir sa phrase. Je le repoussai à l’intérieur de
son appartement, je refermai la porte du bout du pied et je le plaquai violemment contre le mur.
— Avery, grogna-t-il dans ma bouche.
Je retirai son tee-shirt et un frisson parcourut sa peau.
Je léchai et suçai son cou avant de faire glisser ma langue sur son torse. Je pris le temps de la
passer sur ses tétons, qui durcirent aussitôt.
Bennett renversa sa tête contre le mur et poussa un râle.
J’éprouvai un sentiment de puissance que je n’avais jamais expérimenté auparavant. Un sentiment
d’excitation incomparable.
Tandis que je poursuivais mon chemin sur son ventre, sa respiration s’accéléra. Je déposai une
série de baisers sur le tatouage de sa cage thoracique, et son abdomen frémit dans mon sillage.
Puis je me glissai derrière lui, bien décidée à examiner plus attentivement son tatouage en forme de
sablier.
Je caressai les contours noirs, le sable à l’intérieur qui brillait d’une teinte orangée. Le sablier en
lui-même était déformé, comme s’il avait fondu, à la manière de celui qu’il avait lui-même desssiné.
— Raconte-moi son histoire.
Il s’efforçait de contrôler sa respiration.
— J’ai toujours aimé le concept de la distorsion du temps.
Je lui fis face, glissai mes mains autour de sa taille et je l’entendis haleter.
— Il y a un dicton qui dit : « Le sablier se fige dans les moments de tristesse et poursuit sa course
dans les moments de bonheur. » (Il prit mon visage entre ses mains et plongea ses yeux dans les
miens.) Le concept précis du temps est une exigence. Celle de le posséder, de le savourer, de lui
donner une signification. Avant de le gâcher… ou que lui te consume.
Puis sa bouche fondit sur mes lèvres. Il m’embrassa avec une intensité telle que j’avais
l’impression de me déliter de l’intérieur. Comme s’il absorbait tout l’air de mon corps.
Il finit par rompre notre baiser, nous laissant pantelants. Aucun de nous ne bougea.
— J’ai chaud, marmonnai-je.
Il passa son bras autour de ma taille.
— C’est toi qui es chaude.
Je rivai mes yeux aux siens.
— J’ai envie de poser mes lèvres partout sur toi. Ça te tente ?
— Nom d’un chien, Avery, dit comme ça…
Son regard s’assombrit et mon désir fit palpiter mon bas-ventre.
Mais, ce soir, je voulais lui être entièrement dévouée.
Je déboutonnai son jean, le baissai sur ses chevilles et, d’un coup de pied, il s’en débarrassa
totalement.
Son caleçon en coton moulait ses formes ; je caressai la bosse qui gonflait le tissu et il renversa la
tête en arrière, parcouru d’un frisson.
Puis je fis disparaître son caleçon et Bennett se retrouva complètement nu devant moi. Jamais je
n’avais vu de corps masculin aussi stupéfiant.
— Tu es magnifique, je pourrais passer la nuit à te regarder.
Il attira mon visage contre le sien et nos langues s’entremêlèrent passionnément.
Je le forçai à reculer jusqu’au canapé. Son érection appuyait contre mon ventre. Je me positionnai
à genoux entre ses jambes et observai son regard mi-clos. Sa beauté était dévastatrice.
— J’arrive pas à croire que tu sois là, murmura-t-il.
Il tendit la main pour retirer l’élastique de ma queue-de-cheval. Mes boucles blondes retombèrent
en cascade sur mes épaules, et il fit tourner le bout de mes mèches autour de ses doigts.
— C’est comme un rêve éveillé.
Je fis remonter mes doigts le long de ses cuisses et m’emparai de son sexe, qui tressaillit à mon
contact.
— Je veux que tu jouisses dans ma bouche.
— Oh putain…
Sa lèvre se mit à trembler quand je glissai ma langue de bas en haut. Puis je la fis tournoyer autour
de son gland, ce qui lui arracha un grognement.
Je l’enfonçai dans ma bouche centimètre par centimètre, jusqu’à ce qu’il atteigne le fond de ma
gorge.
Je l’engloutis à un rythme régulier en gardant mes doigts serrés à la base de son membre.
— Merde, Avery, souffla-t-il.
Il empoigna des mèches de mes cheveux en prenant soin de ne pas tirer trop fort.
Quand mes lèvres se refermèrent autour de son extrémité, je sentis sa respiration s’accélérer,
saccadée, et je compris qu’il était tout proche de l’extase.
Je le plongeai intégralement dans ma bouche et ce fut le point de basculement.
Il poussa un cri. Un liquide chaud et salé jaillit derrière mes lèvres et j’en lapai la moindre goutte.
Il poussa un profond gémissement qui dressa tous les poils sur ma nuque.
— Oh bébé, c’est… personne n’a jamais… c’était incroyable.
Il m’attira à califourchon sur ses genoux.
Je le serrai contre moi jusqu’à ce que sa respiration se calme et reprenne un rythme lent et régulier.
Ella, Rachel et moi nous étions retrouvées au café entre deux cours. Mon service commençait
bientôt à la maison de retraite et j’avais besoin de prendre des forces. Et de voir mes copines.
Bennett m’avait envoyé un message ce matin pour me dire qu’il enchaînerait directement avec le
travail après ses cours. Depuis cette nuit où j’étais montée le rejoindre chez lui, les choses
semblaient différentes entre nous. Plus confortables, plus saines, plus intimes, même si nous n’avions
pas franchement abordé le sujet.
— Alors, quand est-ce qu’on se reprogramme notre week-end ? demanda Ella avant de prélever
une grosse bouchée de son muffin à la myrtille.
— J’ai déjà pris deux samedis en moins de deux mois, dis-je. Je ne pense pas pouvoir me libérer
avant un moment.
— Alors on réessaiera après les vacances, suggéra Rachel.
Puis elle jeta un regard mauvais à Ella.
— Et interdit de tout gâcher à cause des projets de son mec !
— Pigé, couillonne. Sinon, Avery, où en est la police sur ton affaire ?
— Ils m’ont dit qu’il y avait eu beaucoup de cambriolages dans le quartier. Mais jusqu’ici aucune
piste, répondis-je en mordant dans mon bagel. Il doit faire profil bas, parce que l’inspecteur m’a dit
qu’on ne leur avait rien signalé depuis l’intrusion dans mon immeuble.
— Peut-être que Bennett lui a fichu la frousse de sa vie, dit Ella. Il a vu son visage et il l’a surpris
en flagrant délit.
— C’est vrai. Je ne pense pas qu’il reviendra, mais, s’il le fait, je me tiendrai prête.
Pendant mes cours de kickboxing, j’avais canalisé toute mon énergie sur cet intrus. Si l’histoire
venait à se répéter, je me sentais forte et opérationnelle.
Sauf que c’était aussi ce que je pensais juste avant les faits. Mais, jusque-là, je me représentais
quelqu’un comme Tim. Quelqu’un que je connaissais. Pas un inconnu.
— Quelle dure à cuire ! s’exclama Rachel. Ne t’avise pas de pratiquer tes prises sur moi.
— Toi et moi, ça ne nous ferait pas de mal d’en apprendre quelques-unes, fit remarquer Ella en
feuilletant son manuel de psychologie.
Elle révisait pour l’examen qu’elle passait dans une heure.
— En parlant d’intrusion, dit Rachel, un peu trop fort à mon goût. Et notre petit puceau ?
Je fis la grimace.
— Eh bien quoi ?
— Tu as fini par le faire céder ? Tu as couché avec lui ? (Elle battit des cils dans ma direction.)
Ce n’était pas ton objectif ultime ?
— Fais pas l’idiote. Bien sûr que non.
— Oh, allez. J’aurais dû lancer les paris, parce que je savais que tu finirais par avoir raison de sa
volonté. Est-ce qu’il est accro, au moins ?
Rachel pouvait vraiment se montrer ridicule. Parfois il valait même mieux ne pas débattre du sujet
avec elle. Elle avait toujours le dernier mot et c’était généralement hilarant.
À moins que ça ne concerne un sujet personnel et quelqu’un à qui l’on tenait.
Je décidai simplement de laisser couler. De la laisser pérorer.
— Bien sûr, Rachel. Son engin est parfait et on s’est payé du bon temps.
— Je savais que notre puceau finirait par te céder. Je parie qu’il en redemande tout le temps,
maintenant. La prochaine fois, tu n’auras qu’à me l’envoyer.
Elle leva la main pour que je tape dedans, mais je secouai la tête.
J’entendis Ella étouffer un petit cri. Quand je relevai les yeux, elle entrouvrit la bouche, le regard
braqué sur un point derrière moi. Je me retournai et j’aperçus la tache rouge d’une casquette de base-
ball ; Bennett quittait précipitamment le café. Je ne voyais que son profil, mais la moue de ses lèvres
crispées et son froncement de sourcils ne m’échappèrent pas.
— Merde.
Je me retrouvai subitement collée à mon siège, comme paralysée.
— Rattrape-le, patate, me dit Ella d’une voix sifflante.
Ses paroles me ramenèrent à la réalité. Je bondis sur mes pieds et me ruai vers la porte. Je
parcourus la rue des yeux, mais il n’était en vue nulle part.
Je rejoignis les filles, du plomb dans l’estomac.
— Merde, c’était le puceau ? couina Rachel. Il a entendu notre conversation ?
Ella me regarda avec un mélange de tristesse et de frustration dans les yeux.
— Il était derrière moi depuis longtemps ? demandai-je en me laissant tomber en avant.
— Probablement assez longtemps pour avoir tout entendu, répondit-elle. Il avait l’air… blessé,
Avery.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ? s’exclama Rachel. Tu as obtenu ce que tu voulais, non ?
— Non, Rachel. Je t’ai… menti. Et je me suis menti à moi-même. (Les larmes me brûlèrent les
yeux.) Je l’aime vraiment beaucoup, Rachel. Vraiment beaucoup, beaucoup.
Elle garda le silence, visiblement stupéfaite de ma déclaration. Depuis le temps qu’on se
connaissait, je n’avais jamais prononcé de phrase qui puisse seulement se rapprocher d’une
déclaration pareille.
Je sortis mon téléphone et rédigeai un message, les doigts tremblants.
Ce n’est pas ce que tu crois.
Pas de réponse.
Je t’en prie, laisse-moi t’expliquer.
Toujours aucune réponse.
Mes épaules s’affaissèrent.
Ella m’observait, prête à dire quelque chose que je ne voulais sûrement pas entendre.
— Crache le morceau. (Je repoussai mon assiette d’un geste un peu trop brusque.) Je sais, j’ai
foiré, d’accord ?
— Il est peut-être temps de dire à Bennett ce que tu ressens vraiment pour lui.
— Et si je ne le sais pas encore ?
— Tu le sais, imbécile, répliqua-t-elle en faisant claquer sa main sur la table. Tu as seulement
peur de l’avouer ! Ça vaut le coup de le perdre ?
— Attends, quoi ? intervint Rachel, interpellée par le ton sérieux de notre échange. C’était si bon
que ça, au pieu ?
— On n’est même pas encore passés à l’acte. (Je me levai et rassemblai mes affaires.) Pour
l’instant, on s’est contentés de préliminaires. Beaucoup de préliminaires.
— C’est peut-être ça, alors, dit-elle. C’est peut-être la frustration sexuelle qui te monte à la tête.
Je levai les yeux au ciel et quittai le café. Je comprenais ce que voulait dire Rachel. Il y avait une
sacrée frustration sexuelle entre nous. Mais le sexe n’était pas la seule chose à laquelle j’aspirais
avec Bennett.
Bien sûr que j’avais envie de lui. Mais de lui tout entier.
J’aimais sa poésie, son intégrité. Sa grâce paisible.
— Avery, attends.
Je m’arrêtai au coin de la rue et me retournai pour faire face à Rachel.
— Quoi ?
Je m’efforçai de garder un ton calme, mais je n’étais pas d’humeur à supporter ses plaisanteries ou
ses sarcasmes.
— Écoute, je suis désolée, dit-elle, légèrement rouge. Ella m’a dit que j’avais merdé.
— Ça va.
Je n’étais pas certaine que Rachel soit capable d’avoir une conversation à cœur ouvert, alors je
songeai que, si elle était assez mûre pour me présenter ses excuses, je préférais en rester là.
— Je sais ce que c’est, poursuivit-elle en agrippant mon bras. De ressentir ça pour quelqu’un.
— J’en doute pas, mais tu n’en parles jamais.
— Parce que c’est trop douloureux. (Elle se mordit la lèvre. Je ne l’avais jamais vue aussi
vulnérable.) Et j’ai fait beaucoup d’erreurs.
— Je comprends. C’est notre cas à tous, Rach. Alors, si tu veux en parler un jour…
— Bon, arrêtons là les conneries sentimentales, déclara-t-elle en ponctuant sa conclusion d’un
geste du doigt. (Elle recula et s’apprêta à traverser la rue pour rejoindre sa voiture.) Si tu veux ce
joli petit cul, alors va le chercher.
Je ne pus que secouer la tête avec un éclat de rire.
J’écrivis une dernière fois à Bennett avant de prendre mon service à la maison de retraite :
J’espère que tu seras disposé à me parler après mon boulot. Je peux passer ?
Toujours aucune réponse ! Je faillis jeter mon téléphone par terre pour le piétiner et le réduire en
miettes.
J’arrivai au travail avec un quart d’heure d’avance. Je passai le poste de sécurité à l’entrée,
présentai mon badge et adressai un léger signe de la main à Robert, notre gardien.
Lillian, qui était au poste infirmier en train de prendre des notes, releva la tête à mon arrivée.
— Bien dormi, Avery ?
— C’est presque l’heure du déjeuner ! (Je pris une profonde inspiration pour maîtriser mon
humeur. Ce n’était pas sa faute si je nageais en plein chaos.) Quoi de neuf dans le coin ?
— M. Meyers, de la 121, est décédé hier soir. Un nouveau résident va prendre sa chambre.
Elle fit une pause pour noter quelque chose et me laisser digérer la nouvelle. M. Meyers était un
patient très malade et complètement immobilisé. Nous devions le changer de position régulièrement
pour lui éviter la formation d’escarres. Je savais que ce n’était qu’une question de temps, mais la
nouvelle n’en était pas moins triste pour autant.
— Et Mme Jackson a fait un nouvel accident ischémique transitoire cette nuit. Elle est épuisée.
Ma poitrine se comprima.
— Sa famille est passée la voir ce matin ?
— Pas encore.
Je chassai ma peine dans un recoin sombre de mon cœur. C’était la seule manière de traverser
cette journée. C’était une capacité que j’avais développée avec le temps, qui pouvait s’avérer très
utile et pour laquelle j’étais plutôt douée – surtout dans mon boulot.
Je préparai un cathéter pour Mme Alvinia, récupérai un bassin hygiénique pour Mme Wilson qui
venait de sonner, et me procurai de nouvelles éponges pour le bain de M. Lewis.
Quand je parvins enfin à la chambre de Mme Jackson, elle me tournait le dos mais ses yeux étaient
ouverts, rivés sur l’érable géant situé devant sa fenêtre et qui avait perdu presque toutes ses feuilles.
Sa peau paraissait sèche et squameuse, et je songeai qu’un petit massage ne ferait pas de mal à ses
membres affaiblis. L’une de ses mains était fermée, raidie par sa dernière attaque ; c’était celle dont
je m’occupais régulièrement.
Je me saisis de la lotion thérapeutique sur le chariot et en versai une noisette dans ma main.
Je passai mes doigts dans ses cheveux noirs et courts, et nos regards se croisèrent.
— Ça vous dit que je vous masse un peu ?
Elle remua faiblement la tête et je pris ça pour un oui. Je m’efforçai de réprimer le pincement dans
ma poitrine quand j’aperçus ses yeux vides. Je savais qu’elle souffrait, mais il n’y avait pas grand-
chose d’autre à faire que de lui administrer son traitement et lui apporter un peu de réconfort.
Je frottai sa main d’un mouvement circulaire et ses doigts se décrispèrent. Elle ferma les yeux et
les traits de son visage se détendirent. J’étais heureuse de pouvoir lui procurer une certaine forme de
répit. Une attaque pouvait avoir des conséquences débilitantes sur le corps, en particulier quand les
muscles ou l’activité motrice étaient touchés.
— Merci.
Elle s’exprimait d’une voix faible et éraillée. C’était difficile de la voir dans cet état. Entre ça et
ce que j’avais fait subir à Bennett ce matin, je me sentais perdue, affligée. Je devais absolument me
ressaisir.
— Ça me fait plaisir.
Sans la moindre incitation de ma part, elle se mit à me parler de sa vie. Un peu comme elle l’avait
fait dans le passé, mais cette fois c’était encore différent.
Les patients évoquaient parfois leurs souvenirs quand ils approchaient le stade terminal, et
l’écouter divaguer me noua la gorge.
— Épouser M. Jackson a été la meilleure décision de toute ma vie. Il m’a fait des enfants et m’a
appris à aimer. Je suis tellement heureuse d’avoir connu cet homme… Malgré toutes les épreuves que
j’ai traversées, ce fut magique de partager ma vie avec lui.
— Eh bien, quelle éloquence, cet après-midi ! fis-je d’une voix légère pour tenter de retrouver
notre gouaille habituelle. Pourquoi vous me dites tout ça ?
— Je ne suis pas idiote. Je sais que mon heure arrive, et dans moins longtemps qu’on ne le croit.
(L’effort durcissait sa voix, mais je n’avais pas l’intention de lui dire d’économiser sa salive ; elle se
serait empressée de me remettre à ma place.) Je veux m’assurer que les personnes que j’aime
profondément sachent exactement ce que je ressens. J’ai déjà planté mes racines, maintenant je ne fais
que les cultiver. J’espère que les graines s’éparpilleront avec le vent.
Je contins mes larmes. Le message de Mme Jackson me concernait également. Voilà qu’elle
replongeait dans ses histoires de racines.
Avant de quitter la chambre, je lui murmurai à l’oreille combien elle représentait pour moi et
combien elle avait influencé ma vie. Juste au cas où.
À la fin de mon service, je fonçai tout droit au cinquième étage de mon immeuble. J’étais malade à
l’idée d’avoir gâché quelque chose de très spécial. Je frappai à sa porte, mais Bennett ne répondit
pas et l’appartement semblait vide.
Je rentrai chez moi, sautai sous la douche et enfilai mon pyjama. Je me servis un verre de vin blanc
puis décidai d’aller me coucher.
Je sortis mon téléphone une dernière fois.
S’il te plaît, Bennett, parle-moi. J’en suis malade.
J’obtins enfin une réponse et je me demandai où il pouvait se trouver, s’il n’était pas chez lui. Je
retins mon souffle.
J’ai juste… besoin de temps.
On s’est promis d’être honnêtes l’un envers l’autre quand on aurait envie de s’enfuir, tu te
souviens ? J’ai seulement besoin de savoir ce que tu penses.
D’accord. Je pense que tout ça n’était peut-être qu’une espèce de conquête pour toi. Une
plaisanterie. Ferrer le puceau dans tes filets. En faire un sujet de blagues avec tes copines.
Bon sang, c’est FAUX. Mon amie Rachel est un sacré boulet. Elle est crue, vulgaire et c’est une
dragueuse invétérée. Parfois, ce n’est même pas la peine d’essayer d’avoir une vraie conversation
avec elle. Alors, à la place, j’ai choisi d’opiner du chef et de lâcher l’affaire.
Tu vois, c’est précisément le problème. Je ne valais pas la peine pour toi de faire un effort et de
la remettre à sa place. Tu n’as pas défendu mes principes, ma réputation ni mon cœur, Avery.
Bennett, non. Je suis désolée, ce n’étaient pas du tout mes intentions.
Je veux bien croire que tu t’en veux. Et j’accepte tes excuses. Mais j’ai quand même besoin de
temps. Pour réfléchir. Pour savoir ce que je souhaite vraiment.

Deux jours s’étaient écoulés depuis notre échange et j’étais dans un état lamentable. Je ne savais
pas quoi faire. Il fallait se rendre à l’évidence : Bennett représentait beaucoup pour moi et il me
manquait terriblement.
C’était moi qui étais constamment en train de fuir. Jamais je n’aurais pensé qu’il pourrait vouloir
prendre ses distances, lui. Et j’avais vraiment fait l’imbécile, ce jour-là, avec Rachel. Je n’avais pas
eu le courage d’avouer ce que j’éprouvais réellement. D’avouer que j’étais en train de tomber
amoureuse de ce merveilleux garçon. J’avais fait preuve de l’immaturité la plus totale. Il était sûr que
je retiendrais la leçon si jamais je devais le perdre.
Tout ce temps, je protégeais mon propre cœur sans jamais prendre en compte que je devais aussi
défendre le sien.
J’enfilai ma tenue de kickboxing malgré ma réticence. Je n’avais qu’une envie, m’étendre sur mon
canapé et broyer du noir.
Je verrouillai ma porte derrière moi et faillis me heurter à Rebecca et à Bennett qui venaient
d’entrer dans l’immeuble.
Mon estomac bondit dans ma gorge.
— Salut, Avery, lança Rebecca d’un ton beaucoup trop gai à mon goût.
Incapable de prononcer le moindre mot, je me contentai de hocher la tête.
Bennett entrouvrit la bouche. Il dut percevoir la douleur et la tristesse dans mes yeux, et c’est
probablement ce qui l’incita à me parler :
— Rebecca a rendez-vous avec le service d’orientation. Alors j’ai accepté de l’accompagner et de
lui faire visiter le campus.
— Avant que je prenne une décision, ajouta-t-elle. J’ai besoin de savoir combien de mes crédits
vont pouvoir être transférés ici.
— Bien, dis-je. (Je voulais m’échapper le plus vite possible.) Je vais être en retard pour mon
entraînement. Bonne chance, Rebecca.
Rebecca s’approcha de l’ascenseur, mais Bennett pivota et me saisit par le bras. L’atmosphère
était si tendue que je redoutais de m’étouffer.
Mon cœur bondit et caracola dans ma poitrine.
Rebecca allait-elle tenter quelque chose avec lui ? Est-ce qu’il la laisserait faire ?
— Non, dit-il en croisant mon regard. Jamais.
Est-ce que j’avais pensé tout haut ? Ou bien il avait lu dans mes pensées ?
— Je… je… quoi ?
— Je sais ce que tu penses.
Il lâcha mon bras et mon muscle frémit.
Je n’arrivais toujours pas à aligner deux mots :
— Je n’étais pas…
— Je ne le ferai pas, Avery. Même si je suis encore en rogne et incertain au sujet de certaines
choses. (Il enfonça ses mains dans ses poches et martela ses mots :) Parce que tous les jours, chaque
jour, tu es toujours dans ma tête, dans la moindre de mes fichues pensées.
Là-dessus, il s’éloigna à la hâte et mes poumons se vidèrent d’un coup.
Il retrouva Rebecca devant l’ascenseur et ils rentrèrent à l’intérieur.
Et je restai plantée là ; ses paroles résonnaient toujours à travers mon corps comme un baume
réparateur.
Le lendemain, je reçus un message de lui.
C’est la merde à la maison. Ma mère et Henry se sont disputés et il est parti. Je rentre passer le
week-end là-bas. Juste pour que tu saches où je suis.
Je suis désolée. Je suis là si tu as besoin de moi.
Mais il n’avait pas besoin de moi. Parce que je ne reçus plus aucune nouvelle de lui.
À la fin du week-end, j’avais élaboré un plan. Je ne savais pas trop ce qui se tramait dans la famille
de Bennett, et ça pouvait signifier deux choses : soit il devait y passer plus de temps que prévu, soit il
envisageait même de retourner s’y installer.
Mais je savais que je voulais être présente pour lui et que j’étais prête à me battre.
Comme pour entériner un peu plus cette conviction, ma mère me passa un coup de fil pour me
demander de l’accompagner à l’audition. Elle comptait mener à terme sa demande d’ordonnance
restrictive et elle voulait mon soutien.
Si elle pouvait se reprendre en main, alors moi aussi.
J’appelai Raw Ink et pris rendez-vous pour un tatouage avec Bennett. Sous un pseudonyme. J’avais
décidé quel tatouage je désirais précisément sur ma hanche, et lui seul pouvait l’exécuter.
Et peut-être que, une fois pris au piège, il se déciderait à me parler.
Nerveuse, je commençais à montrer des signes d’impatience dans le hall d’entrée quand j’entendis
le timbre profond de la voix de Bennett dans le couloir. Il se figea net en m’apercevant. Il chercha
des yeux son planning de rendez-vous, mais j’étais seule dans la salle d’attente.
— Alors c’est toi, heu… Michael ?
— Oui, Avery Michaels. Ravie de te rencontrer. (Je m’efforçai d’afficher une expression neutre.)
Ta, heu… réceptionniste a peut-être mal noté mon nom.
Un sourire en coin apparut lentement sur ses lèvres et il jeta un coup d’œil à Holly, au téléphone
derrière son bureau.
— Avery, qu’est-ce que tu fais là ?
— Je viens me faire tatouer, quelle question !
Nous entrâmes dans sa pièce sans un mot et il referma la porte derrière nous. Il s’assit à la même
table que le mois dernier avec Ella. Il sortit son carnet de dessins et adopta l’attitude du
professionnel compétent. Seul son genou s’agita à un rythme frénétique pendant une minute. Et ça
n’était pas mieux de mon côté. J’avais soigneusement chiffonné le flyer d’un groupe de rock que
j’avais ramassé dans l’entrée.
— Donc… (Il gardait les yeux rivés sur la table.) Où est-ce que tu veux ton tatouage ?
— Sur la hanche.
Il inspira vivement par le nez.
— Sérieux, Avery ? C’était seulement une suggestion, cette nuit-là.
— Une suggestion qui a fait son chemin et que j’adore. Vraiment. (J’essayai de capter son regard,
mais il se dérobait.) Alors, tu peux me le faire ?
Il m’accorda enfin un coup d’œil.
— Quel genre tu voudrais ?
— Une sorte de cœur un peu déformé qui sera planté dans des racines. Le genre de racines qui
poussent sous un arbre, épaisses et noueuses.
Ses doigts se murent aussitôt sur sa feuille. Il dessina un cœur d’une forme irrégulière et courbée,
un peu comme les divers objets intercalés au milieu de son dessin accroché dans ma chambre. Quand
il s’attaqua aux racines, il demanda :
— Qu’est-ce que ça représente pour toi ?
— Ça veut dire que mon cœur est prêt… à planter ses racines, répondis-je. Je pense qu’il a
toujours été prêt. J’avais seulement besoin d’une chose… en laquelle croire vraiment.
Il haussa un sourcil dans ma direction.
— Tu vois, c’est à cause d’un merveilleux garçon qui est récemment entré dans ma vie. (Nous
échangeâmes un long regard fixe qui illumina le moindre recoin sombre de mon cœur.) Il me fait
ressentir des choses. Des choses incroyables. Et, maintenant, je sais ce que je veux – ce dont j’ai
besoin – et, quoi qu’il arrive, je lui serai toujours reconnaissante de m’en avoir fait prendre
conscience.
Il ne répondit pas et se contenta de respirer par la bouche. Son regard s’adoucit.
Alors je poursuivis sur ma lancée :
— C’est ce que dit Mme Jackson, en tout cas. Planter ses racines.
— Mme Jackson ? Tu lui as parlé de… ce garçon ?
— Oui, et pas qu’un peu. Elle savait depuis le début, même avant moi, que ce garçon était en train
de bouleverser ma vie. Elle est toujours à radoter au sujet de l’amour et des racines, à dire qu’il faut
s’assurer de faire connaître ses sentiments à l’autre avant qu’il vous quitte… pour de bon.
Je me levai, ébranlée par mes paroles. Je me postai devant ses dessins accrochés au mur pour me
soustraire à son regard inquisiteur.
— Ce tatouage me rappelle aussi un sublime poème.
— Quel poème ?
— C’est ce même garçon qui m’a initiée à la poésie contemporaine, répondis-je, toujours trop
lâche pour croiser son regard. En tout cas, ce poème m’a complètement bouleversée.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il s’appelle « Ne m’oublie pas ». (Je me décidai enfin à planter mes yeux dans les siens malgré
le tremblement de mes mains.) Voyons. « J’ai essayé d’oublier, mais tu as planté des racines autour
de mon cœur et fait surgir des fleurs juste sous ma clavicule. »
Il parut fasciné par ces mots. Alors je continuai :
— « Tout le jour j’effeuille leurs pétales. Mais je n’ai pas encore établi avec certitude si tu…
m’aimais ou pas. »
Il ferma les yeux et remua sur son siège.
Après avoir pris une profonde inspiration, il reprit son dessin, les mâchoires crispées.
Ses doigts parcouraient la feuille pour essayer de capturer l’essence de mes désirs, en se basant
sur ma confession et sur les vers du poème.
Quand il eut fini son croquis, je me penchai pour le regarder plus attentivement. J’entendis Bennett
retenir sa respiration. J’en profitai pour inspirer une bouffée du parfum de ses cheveux. Cette odeur
m’avait manqué.
Son dessin était épatant et je sus que c’était le bon. Qu’il était le bon. Mais lui aussi devait être sûr
de moi, et c’était une décision qui n’appartenait qu’à lui.
— Il est incroyable. C’est parfait.
— Génial, dit-il. Tu veux m’attendre dans l’entrée pendant que je prépare tout ?
— Je… je peux attendre ici ? Je ne t’embêterai pas.
Je voulais seulement rester près de lui.
Il hocha la tête et entreprit de transférer son dessin sur du papier-calque. De mon côté, je répondis
à quelques messages sur mon téléphone et feuilletai son portfolio sans jamais cesser de penser que je
voulais faire de nouveau partie de sa vie.
— C’est prêt, annonça-t-il, puis il se leva et s’approcha de moi. Je vais l’appliquer sur ta peau.
Je baissai mon jean sur ma hanche et calai ma culotte au-dessus en prenant soin de ne pas trop
m’exposer. Mais son regard lécha ma peau comme une flamme.
Je profitais d’un avantage déloyal en portant mes sous-vêtements en dentelle rouge. Je mourais
d’envie de savoir si je le troublais toujours autant, si la dentelle rouge lui rappellerait notre
rencontre, à la laverie de son étage, quand il avait flirté avec moi pour la première fois.
Il s’agenouilla devant moi, les mains légèrement tremblantes. Il prit une inspiration comme pour se
ressaisir, puis il appliqua le calque sur ma peau, qu’il se mit à frotter.
Le contact de ses doigts fit affluer mon sang dans la zone située entre mes jambes.
Méticuleux et concentré, il se saisit ensuite d’un miroir.
— Ça te plaît ?
En voyant le dessin sur ma hanche, j’éprouvai une bouffée d’enthousiasme. Ce tatouage
représentait tout ce qui était spécial pour moi, y compris Mme Jackson. Et Bennett était le créateur
magicien de ce qui allait désormais faire partie intégrante de moi.
— J’adore.
— Alors c’est parti, dit-il en s’écartant. Allonge-toi là.
Il se dirigea vers le fauteuil rembourré située contre le mur et je m’installai dessus. Je rivai les
yeux au plafond tandis qu’il préparait ses instruments et son encre.
— Tu es sûre d’être prête ? La hanche, c’est une zone sensible, ce sera plus douloureux que
l’oreille.
— Ça ira. Je suis entre de bonnes mains.
Il rapprocha son tabouret à roulettes et je m’efforçai de me concentrer sur la musique douce
diffusée par son iPod. J’inspirai par le nez et expirai par la bouche pour calmer mes nerfs.
Je restai à la merci de Bennett pendant l’heure qui suivit. Une fois que l’aiguille eu commencé son
travail de précision, je conservai une immobilité parfaite. La peur me nouait l’estomac et je dus me
retenir de bondir sur mes pieds pour m’enfuir de la pièce.
Mais je me raisonnai. Il s’agissait de Bennett, l’homme que je voulais dans ma vie. L’homme dont
j’étais tombée amoureuse.
Il me procurait un sentiment de sécurité. L’histoire que je construisais avec lui ne m’avait ni fait
disparaître ni discréditée. Peut-être pouvait-on effectivement s’intégrer à la vie de l’autre sans
compromettre sa personnalité.
J’allais devoir y croire. Lui faire confiance. Et l’amener à me faire confiance.
Mes épaules se détendirent, la tension s’évacua et une sensation de sérénité s’empara de moi. Il ne
me ferait pas de mal. En fait, il était très doué pour veiller sur moi. Et, grâce à lui, je m’étais
transformée jusqu’à incarner une autre version de moi-même. Une version améliorée.
J’observai ses lèvres, sa peau, ses cheveux, l’intensité et la concentration de son regard.
— Avery, il faut que tu arrêtes, dit-il sans relever les yeux du dermographe.
— Arrêter quoi ?
— De me regarder comme ça.
— Monsieur Reynolds, essaierais-tu de me faire croire que jamais aucune fille ne s’est mise dans
tous ses états quand elle était dans cette pièce ? (Un sourire en coin flotta sur mes lèvres.) Surtout
quand tu étais sur le point de toucher une zone intime de son anatomie ?
— En général, c’est plutôt de la terreur que je lis dans leurs yeux, répondit-il en se décidant enfin à
croiser mon regard. Cela dit, c’est déjà arrivé une fois ou deux. Mais c’était sans importance.
— Pourquoi ?
— Parce que, Avery, elles n’étaient pas toi.
J’inspirai une pleine bouffée.
— Bennett…
— Finissons-en, d’accord ? Je dois rester concentré et professionnel. (Ses yeux s’étaient
assombris au point de devenir presque noirs.) Je suis en train de te faire un tatouage. J’essaie de ne
pas penser à ton corps et à tes lèvres. Non, ça ne m’a absolument pas traversé l’esprit. Alors allons-
y.
Il mit la machine en route et le son étouffa le gémissement qui naissait au fond de ma gorge. Nous
gardâmes le silence, moi bien décidée à fixer le plafond des yeux et lui à se concentrer sur sa tâche.
Il posa ses doigts sur mon bas-ventre et je me mordis la langue pour me contenir. J’espérais qu’il
n’avait pas remarqué le durcissement de mes tétons.
Il étira ma peau, le visage à quelques centimètres de mon nombril. Son parfum emplit mes narines.
Noix de coco, sable et soleil.
Puis l’aiguille entra en contact avec ma peau. J’agrippai légèrement le rebord du fauteuil, mais
cette brûlure m’était familière et je savais que j’allais vite m’habituer au rythme du dermographe.
— Alors, que s’est-il passé chez toi, Bennett ?
— Ma mère est dans un sale état. Elle se rend compte de tout ce qu’elle a fait de travers. Mais je
lui ai dit que la seule façon de récupérer Henry, c’était de lui prouver qu’elle avait changé.
Je ne pus m’empêcher d’y voir également un message personnel.
— Je pense qu’Henry est d’accord pour retenter le coup, mais il a besoin de savoir que c’est du
sérieux.
Double message.
— Il faut qu’elle comprenne qu’elle doit tenir ses engagements au sein de la relation. Lui montrer
qu’elle a envie de lui et… qu’elle l’aime.
— Tu sais, Bennett, quand tu perds une chose dont tu n’avais pas conscience d’avoir besoin dans
ta vie, la leçon est dure à encaisser, déclarai-je. Ce n’est que peine et regrets. Et, tout ce que tu
espères, c’est retrouver cette personne pour lui montrer tes sentiments.
L’aiguille s’était retirée et Bennett ne me lâchait plus des yeux. Son regard pénétrant et brûlant de
désir me fit un effet plus intime encore que s’il avait posé sa bouche sur moi.
Il essuya l’excédent d’encre avec une lingette d’antiseptique.
— J’ai fini les contours. L’ombrage ne devrait pas prendre très longtemps.
Sa voix rauque et brusque me fit frissonner des pieds à la tête.
J’avais soudain envie de rester allongée là des heures encore. J’aimais le voir mener la danse,
avoir le contrôle. Je m’étais cramponnée pendant si longtemps à mes principes et à la maîtrise de
moi-même que relâcher un peu la pression avait un effet libérateur.
— Quoi qu’il en soit, dès que j’ai fini ici, je rentre directement. Taylor a besoin de moi et Henry
doit passer. On va faire une sorte de réunion de famille.
— Tu vas rester là-bas ?
Je m’efforçai de ne pas laisser transparaître ma déception. Même s’il ne m’avait pas adressé la
parole de la semaine passée, je savais malgré tout qu’il était présent… quelque part.
— Je ne sais pas. Au moins cette nuit, oui, étant donné que je ne travaille pas demain.
Quand il eut fini mon tatouage, il m’aida à descendre de la table.
Le résultat était à couper le souffle. Mon cœur jaillit de ma poitrine, tomba aux pieds de Bennett et
le supplia de me serrer, de me garder auprès de lui.
Un frisson me parcourut la peau et mes yeux me piquèrent. Je lui étais infiniment reconnaissante
d’avoir créé ce chef-d’œuvre sur mon corps. Je lui en serais éternellement reconnaissante quoi qu’il
puisse arriver par la suite.
— Hé, dit-il en posant ses mains sur mes épaules. Pourquoi tu pleures ?
— Parce que tu as fait exactement ce que je voulais. C’est magnifique. (Je reniflai et appuyai mon
front contre son épaule.) Et, même si tu décides que… tu ne veux pas de moi, j’aurai toujours ça…
cette merveille que tu as créée pour moi.
— Avery, regarde-moi. (Il enfouit ses doigts dans mes cheveux.) Tu m’as blessé. Je ne veux plus
jamais être le sujet d’une plaisanterie. Je veux être réel. Je veux que, nous deux, ce soit réel.
— C’est plus réel que tout ce que j’ai pu connaître dans ma vie.
— C’est tout ce que j’avais besoin d’entendre.
Il caressa la courbe de ma mâchoire et déposa un tendre baiser sur mes lèvres.
Je fermai les yeux et savourai le contact.
L’interphone sonna sur son bureau.
— Bennett, ton prochain rendez-vous est arrivé.
Il me serra dans ses bras.
— Allez, viens, on va te nettoyer.
J’avais suivi les instructions de Bennett à la lettre pendant les deux jours suivants : éviter les
vêtements serrés, recouvrir constamment le tatouage d’une couche de gras et l’exposer à l’air autant
que possible.
Le cœur formait des croûtes et cicatrisait doucement. Je ne pouvais me retenir de l’admirer à la
moindre occasion et j’avais même laissé Mme Jackson y jeter un œil.
Elle se remettait de sa dernière crise et retrouvait sa vigueur au fil des jours.
— Je suis fière de toi, petite. Ce garçon va bien s’amuser avec ce tatouage.
— Madame Jackson, vous allez me faire rougir.
— Arrête un peu. Tu ne rougis pas. Tu meurs d’impatience de rentrer chez toi et de le retrouver ce
soir.
C’était la vérité. Bennett ne m’avait pas donné de nouvelles depuis deux jours. La famille s’était
réunie, Henry et sa mère s’étaient réconciliés et il voulait rester un peu là-bas pour aider les filles.
Jusqu’à la prochaine dispute. Sa mère, tout comme la mienne, était un « chantier en cours ». Depuis
l’application de l’ordonnance restrictive, ma mère paraissait différente au téléphone, plus honnête,
moins critique et peut-être même un peu effrayée à l’idée de tomber sur un autre type de la trempe de
Tim. Mais ça ne l’empêchait pas d’écumer les bars chaque week-end.
Je lui avais conseillé de changer toutes les serrures, au cas où Tim posséderait un double des clés,
et elle avait accepté de faire appel à un serrurier avant l’audition qui avait lieu la semaine suivante.
Elle avait même accepté de s’inscrire à des cours d’autodéfense. Mais j’avais le sentiment qu’elle
n’irait pas au bout. Une étape après l’autre.
Bennett était rentré chez lui ce matin, pendant que j’étais au travail, et m’avait proposé de passer
me voir après son dernier rendez-vous au salon pour jeter un œil sur l’évolution de son ouvrage. De
mon côté, je devais réviser pour un examen de pharmacologie et j’avais emporté mes livres pour
prendre une longueur d’avance pendant ma pause déjeuner.
Et ce soir, maintenant que j’étais en train de l’attendre, c’était comme la première fois que je
l’avais vu. Des papillons battaient frénétiquement des ailes dans mon ventre. J’étais rongée par la
nervosité. Je redoutais de dire ou de faire quelque chose qui pourrait une nouvelle fois tout faire
foirer.
Mais, quand j’ouvris la porte pour le laisser entrer, toutes mes craintes s’envolèrent et furent
aussitôt remplacées par une certaine exaltation. Je voulais que ce sublime garçon fasse partie de ma
vie.
J’espérais seulement qu’il ressentait la même chose.
Il se mordit la lèvre et je tombai en fascination devant ce geste.
— Tu m’as manqué, dit-il en caressant mon corps des yeux.
Je lui rendis son regard en silence et je lus dans le sien un vif désir mêlé d’une sorte
d’appréhension. Il passa ses longs doigts dans ses cheveux.
Ce garçon avait ramassé mon cœur meurtri dans le caniveau et l’avait bercé délicatement dans ses
bras. L’heure était venue d’accorder au sien la même tendresse.
— Avery, j’ai envie… de te toucher, dit-il en traversant la pièce pour venir encadrer mon visage
de ses mains.
Il m’embrassa avec lenteur, hésitation, tout comme notre première fois.
J’étais enivrée.
Quand je rouvris les yeux, il m’observait avec émerveillement. Je l’embrassai de nouveau en
fourrant mes mains dans ses boucles. Il inséra sa langue et j’entrouvris les lèvres pour lui permettre
l’accès. Mon désir s’intensifia encore quand je sentis sa langue toucher la mienne.
Il libéra mes cheveux de leur queue-de-cheval d’une main plus pressante et glissa son pouce dans
mon cou. Mon corps frémit, grisé par le contact de sa peau chaude et douce contre la mienne.
Ses mains parcoururent ma taille et mon dos, et finirent par se poser sur les boutons de mon
chemisier. Il les défit un par un et contempla ma peau nue avec une sorte de vénération. Puis ses
lèvres trouvèrent ma clavicule et la naissance de mes seins. Il écarta mon chemisier et la bretelle de
mon soutien-gorge sur le côté de mon épaule, et déposa une série de baisers sur ma peau.
Après avoir complètement retiré mon soutien-gorge, il captura mon mamelon dans sa bouche.
Quand il mordilla légèrement l’autre, mes genoux se mirent à trembler. Il me saisit par la taille et
m’attira contre lui.
— Je te tiens, bébé.
Nos lèvres scellées ensemble, il nous guida vers ma chambre.
— Je dois vérifier mon travail, dit-il en m’allongeant sur le lit.
La fièvre qui me consumait continuait de grandir, prête à me dévorer totalement.
Il retira lentement mon legging. Je l’aidai à ôter son tee-shirt. Je restai une nouvelle fois en extase
devant son torse lisse et son ventre plat.
Il fit doucement glisser ma culotte sur mes hanches et s’écarta pour observer mon tatouage.
— Sexy…
Il m’embrassa de nouveau, cette fois avec plus de fougue. Sa passion faisait l’effet d’un courant
électrique qui traversait son corps avant de se transférer au mien. Nos doigts s’entrelacèrent.
— Avery, j’ai l’irrésistible envie d’être en toi. (Je fondis littéralement dans mes draps, et mon
corps se liquéfia.) Tu veux bien ?
Je savais ce qu’il me demandait sans qu’il ait besoin de prononcer un mot.
Il voulait que je sois sa première. Il me donnait son corps.
D’un côté, je désespérais de le sentir au fond de moi. Mon désir était si brûlant qu’il en devenait
presque douloureux.
Mais, d’un autre côté, je me demandais encore si je serais en mesure de lui accorder ce dont il
avait besoin.
— Bennett, dis-je d’une voix tremblante, le souffle court. Tu es sûr ?
— Je suis sûr, bébé, murmura-t-il. J’ai envie de toi. J’ai envie que tu sois à moi.
J’attirai son visage contre le mien et lui donnai un baiser passionné dans lequel j’essayai de mettre
tout ce que j’éprouvais à cet instant précis. Il m’accordait sa confiance et je voulais la chérir. Lui
rendre hommage.
Il déboutonna sa braguette et retira son jean. Je me dressai sur mes coudes et j’admirai la vue
quand il ôta son caleçon. Divine vision que son corps nu dressé devant moi. Ses bras musclés, ses
hanches minces, la ligne de poils qui descendait jusqu’à sa divine anatomie.
Il saisit mes chevilles et les tira doucement au bord du lit. Puis il se positionna au-dessus de moi.
J’entrouvris les lèvres quand sa langue remonta le long de mon ventre et plongea dans mon nombril
en prenant soin d’éviter mon nouveau tatouage, qui resterait sensible quelques jours encore.
Je tentai de tendre la main vers son torse, mais il s’écarta.
— Non, dit-il. Toi. Toi et seulement toi. Ta peau blanche, ta poitrine parfaite, ton goût, ton parfum.
Ton cœur.
Alors, ses mains écartèrent mes cuisses et son regard pénétra entre mes jambes. Il déposa une
cascade de baisers à l’intérieur de mes cuisses et observa mes seins gonfler de désir.
Puis sa langue plongea en moi. Je gémis et me crispai sous sa bouche. Il ouvrit un passage avec ses
pouces et passa sa langue sur moi, au fond de moi, m’arrachant de petits cris. Je faillis perdre la tête.
Je soulevai les hanches et me cambrai pour l’encourager, le supplier de me prendre.
Je voulais le sentir au fond de moi sur-le-champ.
Mais cette expérience devait se dérouler selon ses conditions, pas selon les miennes.
Il me contempla avec un désir et une affection qui me donnèrent le vertige. Je savais ce qu’il était
en train de vivre, ce que cet instant représentait pour lui. Il m’avait confié attendre l’amour, et, même
s’il n’avait pas prononcé les mots exacts, son regard me transmettait encore davantage.
Submergée par l’émotion, j’espérais qu’il pouvait lui aussi lire le même message dans mon regard.
— Avery, je n’avais pas vraiment prévu ça. Tu as une capote ?
Je lui désignai ma table de nuit, presque embarrassée d’être aussi préparée.
Il déchira le petit carré d’aluminium et le mania avec maladresse. Je le lui pris des mains et le
déroulai sur sa peau tendue. Il tremblait presque.
Je me hissai sur mes oreillers et je lui pris la main pour l’encourager à me suivre.
Il rampa sur moi et écrasa sa bouche sur la mienne.
— J’ai trop envie de toi, gronda-t-il.
Il se positionna entre mes jambes et je retins mon souffle.
Il plongea ses yeux dans les miens avec une lueur interrogatrice et silencieuse.
Il me demandait la permission, il s’assurait que moi aussi j’en avais envie.
— Bien sûr que oui, je t’en prie, marmonnai-je. Toi tout entier. Rien que toi.
Alors il inséra son extrémité en moi et la sensation le fit frémir. Il ne me quitta pas des yeux tandis
qu’il s’enfonçait de plus en plus profond, jusqu’au bout. Il ouvrit la bouche et se mit à respirer par à-
coups saccadés.
— Putain, Avery, tu es incroyable.
Le sentir niché ainsi au fond de moi me submergea d’émotion. C’était bien différent de tout ce que
j’avais connu. L’extase pure. Je sentis mon regard se voiler.
Il s’agissait peut-être de son dépucelage, mais, d’une certaine manière, c’était aussi le mien.
Il oscilla des hanches contre moi, se retira tout du long avant de plonger de nouveau en moi.
— Putain, bébé, tu es si profonde.
La sensation était incroyable et une tension familière se mit à palpiter dans mon ventre.
J’enroulai mes jambes autour de sa taille et remuai contre lui à une cadence lente et sensuelle. Il se
pencha et s’empara de ma bouche. Son baiser fut éloquent.
— Tu es chaude, Avery, tellement chaude…
Il posa son pouce sur mon point sensible et me guida vers mon point de rupture.
Mon orgasme secoua violemment mon corps et je m’agrippai à Bennett.
Il s’immobilisa pour savourer l’instant, le plus pur émerveillement brillant dans ses yeux.
Il plongea de nouveau en moi à un rythme contrôlé et mesuré.
— Seigneur, Avery, tu… je… Putain, c’est extraordinaire.
Je connus un nouveau moment d’ivresse en le voyant jouir sous mes yeux. Les lèvres entrouvertes,
le regard flou, la poitrine soulevée par son plaisir.
Il s’effondra sur moi et déposa une pluie de baisers sur mes lèvres, mon visage et mon cou.
— Tu es absolument magnifique, murmura-t-il contre mon oreille.
Je resserrai mes bras autour de son cou.
— Ne bouge pas. Pas encore, marmonna-t-il. Je veux te sentir encore comme ça.
Nous restâmes immobiles jusqu’à ce que nos respirations se calment et que nos muscles retrouvent
leur vigueur.
Avant qu’il s’endorme, ce soir-là, Bennett répéta mon prénom encore et encore.
Je sentis mon cœur se déployer, s’apaiser, s’épanouir dans un sentiment d’amour pur et absolu.
Le lendemain, je me réveillai dans les bras de Bennett. Je me sentais enfin à ma place. Il m’avait
fait l’amour avec une sensualité débordante d’émotion, et j’avais trouvé ça sensationnel.
Une fois levés, nous enclenchâmes tous deux la vitesse supérieure. Nous commencions tôt l’un
comme l’autre. Puis Bennett passait une soirée entre collègues.
Après m’avoir donné un baiser, il quitta mon appartement en promettant de m’envoyer un message.
Il occupa mes pensées tout au long de la journée, la sensation de sa peau contre la mienne, l’orgasme
si différent des autres qu’il m’avait procuré.
J’avais envie de lui demander comment il avait trouvé sa première fois, mais je ne voulais ni
l’embarrasser ni lui donner l’impression de le traiter comme un gamin. Tout ce que je gardais en tête,
c’était la façon dont ses yeux fouillaient les miens et les petits bruits qui s’échappaient de sa bouche.
J’avais beau être certaine des sentiments que j’éprouvais pour Bennett, je ne lui en avais rien
révélé hier soir.
Et lui non plus. Peut-être que j’allais trouver le courage de le lui avouer très bientôt.
Mme Jackson avait immédiatement remarqué le changement qui s’était opéré en moi et, dès qu’elle
se mit à évoquer Bennett, je rougis comme une pivoine.
— Tu vas me faire le plaisir de chérir ce garçon, tu m’entends ?
Ses paramètres vitaux étaient irréguliers aujourd’hui et, tout en l’encourageant à avaler autre chose
que le bouillon de poulet posé sur son plateau, je refoulai ma crainte de l’imminence d’une nouvelle
attaque.
Quand vint l’heure du coucher, épuisée, je m’effondrai sur mon lit. Tout juste quand je commençais
à sombrer dans le sommeil, je reçus un texto de Bennett. Je savais qu’il passait la soirée dans un bar
avec ses collègues, et mon cœur bondit quand je vis son message illuminer mon écran.
Comment s’est passée ta journée ?
Bien, mais je suis épuisée. Déjà au lit.
Hmm… tu me donnes envie. Notre soirée ne fait que commencer.
Tu peux m’écrire quand tu rentreras si tu veux. Amuse-toi bien.
Non, je vais te laisser dormir, je t’embêterai plutôt demain matin. Bonne nuit, bébé.
Je gardai les yeux rivés sur l’écran pour essayer de lire entre les lignes. La nette impression que
Bennett se retenait ne m’avait pas quittée de la journée. Tous ses messages avaient manqué de
chaleur.
Comme s’il craignait que je me sente étouffée parce qu’il s’était offert à moi hier.
Comme s’il craignait que je m’enfuie en courant.
S’il savait… ! Je n’avais pas l’intention d’aller où que ce soit.
Et j’avais bien l’intention de le lui démontrer dès le lendemain.

Le jour suivant, je me trouvais au poste infirmier, en train de terminer mon compte rendu sur
l’agitation de Mme Jackson – qui n’avait pas non plus échappé à son mari car il m’en avait fait la
remarque à peine dix minutes plus tôt –, quand la sécurité de l’accueil me bipa.
— Mademoiselle Michaels, il y a un paquet pour vous, déclara Robert. Il vous attend à la
réception.
Un paquet ? En général, les paquets destinés à notre service consistaient en du matériel médical,
mais celui-ci semblait m’être adressé personnellement. Je descendis, rongée par une curiosité
soudaine. À mon arrivée, je l’aperçus immédiatement, à côté du large sourire de Robert. Il s’agissait
d’un énorme bouquet de fleurs.
— J’ai l’impression que vous avez un admirateur, mademoiselle Michaels.
Je m’approchai avec impatience du bouquet posé sur une table, le feu aux joues. C’était un mélange
de gerberas rouges, orange et roses. Les couleurs étaient éclatantes, luxuriantes, et c’étaient de loin
mes fleurs préférées.
Je remarquai rapidement que l’un d’entre eux avait perdu tous ses pétales sauf un, qui s’accrochait
désespérément à la vie. Un mot était attaché à la tige.
Je le dépliai avec précaution et mes yeux enregistrèrent l’initiale de Bennett au bas de la feuille
avant d’avoir parcouru le reste.
A.,
Oui, c’est le cas. Sans le moindre doute.
Un sourire se dessina sur mon visage. Je savais que Bennett faisait référence au poème « Ne
m’oublie pas », que je lui avais récité au salon de tatouage. « Je n’ai pas encore établi avec certitude
si tu m’aimais ou pas. »
À sa manière, il me confirmait qu’il était amoureux de moi. Mon cœur fit un grand bond, plongea
en piqué et parcourut le demi-kilomètre qui me séparait de lui.
Sous son aveu, il avait écrit encore :
J’espère que tu éprouves la même chose.
Il voulait savoir si je l’aimais aussi. Et je l’aimais, Oh, je l’aimais.
On peut se voir ce soir ?
B.
P.-S. Et quant à l’autre nuit… je n’ai aucun mot, Avery, aucun mot.
Je ne pus retenir le sourire qui apparut sur mes lèvres. Puis je pris conscience que je me trouvais
toujours dans le hall d’entrée presque vide. Je repris la direction de mon service pour récupérer mes
affaires, transmettre mon rapport et rentrer chez moi.
Mais, avant cela, j’avais l’intention de montrer à Mme Jackson le magnifique bouquet qu’on
m’avait offert, puis de la taquiner sur le fait que son mari ne lui en avait pas encore fait parvenir
aujourd’hui.
Dès que les doubles portes automatiques coulissèrent, je remarquai que le poste infirmier était
désert. Puis je perçus un faible bourdonnement. Celui qui indiquait un code bleu dans le service.
L’équipe devait être réunie dans la chambre du patient en détresse.
J’avais connu mon lot de codes bleus, mais cette fois-ci la situation me parut différente. Je ne
réussis pas à décoller mes pieds du sol. Je resserrai la main autour du bouquet pour éviter qu’il ne
me glisse des doigts et ne s’éparpille au sol.
Comme mon cœur à cet instant.
Je savais en mon for intérieur quel était le résident concerné. Bon sang, elle avait attendu que je
quitte l’unité pour partir sans me dire adieu.
Ce fut cette pensée qui me permit de bouger. Je n’avais pas l’intention de la laisser mourir en
dehors de mon service. Je posai en hâte les fleurs sur le bureau et me dirigeai vers sa chambre. Mes
pas sur le linoléum froid faisaient écho aux battements de mon cœur attristé.
Alors que j’approchais de la porte, je vis l’équipe d’infirmières et de médecins ressortir, la tête
basse.
Je compris qu’elle était déjà partie.
Je m’appuyai d’une main au mur pour accuser le coup. Je n’avais jamais pleuré pour la disparition
d’un résident, sauf au cours de mon premier mois, lorsque j’étais encore jeune et inexpérimentée.
Mais aujourd’hui il ne s’agissait pas d’une résidente ordinaire. Elle représentait bien plus pour
moi. Bien plus.
Mes pieds, lourds comme du plomb, refusaient de bouger. Lillian apparut sur le seuil de la
chambre.
— Celle-ci lui a été fatale. Elle est morte sur le coup. Ils ont déjà noté l’heure du décès.
Je fermai les yeux et je sentis ses doigts froids se poser sur mon bras.
— Je suis désolée.
J’attendis que les lieux soient déserts pour rassembler mon courage et entrer dans la pièce. Après
un décès, certaines procédures devaient être respectées et une infirmière était restée dans la chambre
pour s’en charger.
Je contournai le rideau blanc qui entourait son lit. La vision de son corps sans vie et parfaitement
immobile me parut surréaliste.
Ses yeux étaient fermés, ses bras calés sous le drap. Son expression n’arborait plus la moindre
douleur ni la moindre préoccupation. Elle paraissait presque sereine. Presque.
Je remarquai alors une personne effondrée dans un fauteuil, un bouquet de tulipes serré entre les
mains. M. Jackson. J’avais oublié qu’il était encore là. C’était lui qui avait dû donner l’alerte.
Je m’assis à ses côtés sur une chaise en plastique et je pris une profonde inspiration.
Je ne savais pas comment commencer. Que pouvais-je décemment exprimer alors que le corps de
la femme avec laquelle il avait passé sa vie était étendu, sans vie, sous ses yeux ?
— Elle vous aimait plus que tout, vous savez. (Ma voix semblait vide et creuse.) C’était… une
personne extraordinaire. Je suis heureuse de l’avoir connue.
Un sanglot s’échappa de ses lèvres et résonna dans ma poitrine, laissant un vide immense.
— Je ne sais pas comment je vais faire sans elle.
S’agissait-il du revers de la médaille en amour ?
On se créait une vie avec quelqu’un, on partageait son cœur et son âme tout entière, jusqu’au jour
où l’autre vous quittait. Telle était la cruelle réalité.
Et je n’étais pas convaincue que ça en vaille la peine. Qu’il vaille la peine de s’ouvrir à quelqu’un
si c’était pour finir par se retrouver avec une plaie béante.
M. Jackson se racla la gorge et contempla sa femme. Ses yeux étaient rouges et sa peau marbrée,
mais sa voix restait ferme :
— Je ne changerais pas un seul jour de nos quarante années passées ensemble. Pas un seul fichu
jour. Tu m’entends, Louise ?
J’étais comme paralysée sur ma chaise, fascinée par ses paroles.
— Tu as donné tout son sens à ma vie. Tu l’as rendue importante. Et tu l’as infiniment améliorée.
Sa voix se brisa et il se prit la tête entre les mains.
J’attendis auprès de lui pendant qu’il sanglotait entre ses doigts, puis j’essuyai ses joues avec un
mouchoir. L’infirmière évacua les lieux pour nous laisser un peu d’intimité. Elle me tapota l’épaule
en sortant.
M. Jackson se leva pour s’approcher de sa femme. Il déposa les tulipes sur l’oreiller au-dessus
d’elle et un baiser sur son front.
— Je sais que je te reverrai. Il faut que je m’accroche à cette idée. Dieu ne peut avoir la cruauté de
t’enlever à moi sans le moindre espoir de retrouvailles.
Je fermai les paupières quand une larme coula de mon œil.
Je savais déjà ce que c’était que d’être privée de Bennett, même si c’était incomparable avec
l’épreuve que M. Jackson allait traverser, et maintenant je me retrouvais également privée de
Mme Jackson. Je viendrais désormais au travail avec une sorte de nuage sombre et plein de tristesse
au-dessus de moi.
Mais, dans ma tête, je pouvais presque entendre sa voix qui m’encourageait à avancer, à vivre ma
vie, à chasser ma tristesse.
Ce fut à ce moment-là que les enfants du couple Jackson pénétrèrent dans la pièce et se
regroupèrent autour de leur père.
Ils ne formèrent plus qu’un dans un mélange de pleurs et d’étreintes, de chagrin et d’amour.
Je quittai la chambre de Mme Jackson en lui adressant à mon tour mes douloureux adieux en silence.
Je récupérai mon manteau et le bouquet, puis je rentrai chez moi dans un voile de brouillard.
Je repensai aux paroles de son mari. Faire sa vie avec quelqu’un, c’était un concept universel.
Soit on tentait sa chance, soit on restait dans l’impasse.
Dans tous les cas, on prenait un risque et on jouait avec le destin, avec son propre bonheur.
Un message d’Ella fit vibrer mon téléphone :
Quoi de neuf ?
Mme Jackson est morte aujourd’hui. Je n’arrive pas à y croire. Je suis en train de rentrer.
Je suis désolée. Je te retrouve chez toi.
Ella arriva avec des plats chinois. Nous bûmes une bouteille de vin et elle me laissa pleurer sur
son épaule. Elle savait l’affection que je portais à Mme Jackson et la place que je lui avais accordée
dans ma vie. Elle m’avait poussée à remettre en question mes idéaux, comme si elle reflétait la
personne que j’avais espéré devenir, malgré l’enfance que j’avais eue, malgré mon cœur endurci et
mes flirts insignifiants.
Nous mangeâmes de la glace en regardant des bêtises à la télé, et je lui racontai tout.
Mon tatouage, ma relation avec Bennett, notre relation sexuelle et l’amour que j’éprouvais pour
lui.
Et ça me fit beaucoup de bien de me confier à quelqu’un.
— Pour ce que ça vaut, je suis fière de toi, pétasse, déclara Ella en jetant nos boîtes vides à la
poubelle.
— Pourquoi ? demandai-je avant de finir mon verre.
— Je te connais depuis un sacré bout de temps, expliqua-t-elle en remplissant nos verres avant de
se rasseoir. On peut diviser ta vie en deux : il y a un avant et un après.
Je gardai le silence pour méditer sur ses paroles.
— L’Avery d’ avant Tim était rigolote et pleine d’optimisme malgré le comportement de ta mère.
Même après la mort de ta grand-mère, tu gardais espoir en l’avenir.
En effet. Ma grand-mère me manquait beaucoup, mais elle m’avait transmis une certaine ambition
pour moi-même.
— L’Avery d’ après Tim s’est endurcie, brisée et renfermée sur elle-même. Je comprends. Je
comprends totalement. (Elle changea de position sur le canapé pour me faire face.) Malgré tout ça, tu
as continué d’essayer de t’amuser. Sauf que… ce n’était plus le même genre d’amusement.
— Comment ça ?
— C’était comme si tu ne faisais que combler un besoin, que tu réglais ton affaire.
Je hochai la tête ; elle avait raison. Sur tout. Je ne faisais qu’exécuter les choses machinalement,
sans conviction, sauf quand il s’agissait des cours, de mon boulot et d’Adam.
— D’abord, dis-je, sache que je te déteste d’avoir mentionné le nom de cet enfoiré pour ponctuer
le résumé de ma vie.
— Pourquoi ne pas prononcer son nom tout haut ? s’étonna-t-elle. Tu veux qu’il reste anonyme ?
Débarrassons-nous de ce connard ! Tim ! Tim ! Tim ! L’enfoiré !
J’éclatai de rire et je faillis m’étouffer en buvant une nouvelle gorgée de mon vin.
— Ensuite, repris-je après m’être raclé la gorge plusieurs fois, t a vie à toi aussi pourrait être
divisée en un avant et un après, ma très chère garce.
Les yeux d’Ella s’assombrirent au souvenir de son frère disparu, et je lui pris la main.
— Mais, mince alors, je t’admire pour la façon dont tu as repris le dessus, Ella. J’aurais aimé te
ressembler. Tu as cherché de l’aide et tu n’as jamais changé ta personnalité. Enfin, disons que moi je
t’ai vue changer parce que je te connais depuis très longtemps, mais tu ne t’es pas… laissé abattre.
— Je t’aime, patate. (Ella me serra fort contre elle.) Merci de t’être enfin confiée à moi. Promets-
moi de ne plus jamais te refermer comme une huître. Avec moi ou avec Bennett. Ou avec qui que ce
soit.
Elle avait raison. Je m’étais verrouillée de l’intérieur et je ne m’étais même pas rendu compte à
quel point.
— Promis, dis-je en espérant sincèrement pouvoir tenir parole.
En plus, Mme Jackson risquerait de me botter les fesses la prochaine fois qu’elle me mettrait la
main dessus.
Quand je consultai l’horloge, je constatai qu’il était déjà neuf heures. Je savais que Bennett était
rentré depuis près de deux heures maintenant.
Et je ne l’avais pas appelé.
Je n’avais pas réagi ni à ses fleurs ni à son petit mot.
Je ne l’avais pas invité à passer me voir.
J’avais comme qui dirait à nouveau foiré en beauté.
Je me pris la tête entre les mains, rongée par les remords.
Il y eut soudain un coup frappé à ma porte. Mon estomac se noua instantanément. Je redoutais qu’il
ne s’agisse de Bennett qui venait me dire sa façon de penser.
Me dire que je l’avais blessé une nouvelle fois.
Ella ouvrit la porte et le laissa entrer. Mon cœur martelait mes côtes. J’avais envie à la fois de me
jeter dans ses bras et de le repousser. Mes émotions s’éparpillaient dans tous les sens.
J’avais tellement envie de lui dans ma vie que ça me terrifiait.
— Coucou, dit-il en se postant devant moi.
Je me tortillai les doigts, incapable de le regarder. Je craignais de déceler de la souffrance et de la
colère dans ses yeux.
Mais, en fouillant un peu, j’y aurais également trouvé de l’amour. L’autre facette de la peur,
comme l’avait dit Mme Jackson.
Bennett s’agenouilla et souleva mon menton du bout des doigts.
Je relevai les yeux pour croiser son regard. Je n’y décelai aucune colère, je n’y vis que de la
douceur et de l’inquiétude.
— Bennett, je suis désolée, je…
— Je suis ici pour prendre le relais, dit-il. Ella m’a appelé et m’a dit ce qui s’était passé. On s’est
mis d’accord pour échanger nos places à neuf heures.
Je dévisageai Ella, totalement confuse.
— Eh oui, ma petite, confirma Ella, l’air contente d’elle. Maintenant, fais-lui un peu de place, c’est
son tour de te nourrir à la petite cuillère.
Je les regardai alternativement, le cœur gros.
Elle récupéra son manteau, me planta un baiser sur la joue et se dirigea vers la porte.
— Tu es entre de bonnes mains, maintenant.
Puis elle disparut.
Bennett me serra aussitôt dans ses bras.
— Je suis navré pour Mme Jackson. Ce soir, je veux rester à tes côtés.
J’étais tellement soulagée qu’il ne soit ni blessé ni furieux !
Il ne me poussait pas à réfléchir ou à reparler de ce qui s’était passé hier ou aujourd’hui.
Il comprenait que j’étais en deuil et il en restait là.
— Bennett, je voulais t’appeler pour te dire que tes fleurs étaient magnifiques et t’inviter à passer
ici.
— Chh… dit-il en m’enveloppant dans la couverture. On a tout le temps de parler de tout ça. Pour
l’instant, contentons-nous d’être ensemble.
Nous nous allongeâmes sur le canapé. Les yeux rivés l’un sur l’autre, nos regards éloquents se
passaient de mots.
Puis je commençai à lui raconter des anecdotes sur Mme Jackson, l’enquiquineuse qui m’avait
aussi incitée à devenir quelqu’un de meilleur. Un peu comme Bennett sans même en avoir conscience.
Il se contentait d’être lui-même, de me vouer un amour pur et naturel.
Plus tard, nous nous installâmes dans ma chambre pour regarder une quelconque émission de
téléréalité, et il ne me lâcha pas de toute la nuit.
Avant que nous nous endormions, il me murmura à l’oreille :
— Avery, je veux qu’on traverse les épreuves tristes et difficiles ensemble. Pour qu’on n’oublie
jamais le chemin qui nous ramènera l’un à l’autre.

Quand je me réveillai le lendemain matin, le chagrin et le deuil ne me laissèrent pas une seconde
de répit.
Mais, sous mes émotions à fleur de peau, subsistaient des vérités existentielles.
L’amour, l’amitié et l’espoir.
Je restai étendue dans les bras de Bennett, à l’écoute de sa respiration régulière, les yeux rivés sur
son dessin accroché au mur. Je repensai à sa confidence sur l’oreiller ; je me demandai si nous
avions effectivement réussi à trouver la voie qui nous reliait l’un à l’autre malgré nos bagages.
Nous avions tous les deux cours ce matin, mais nous nous mîmes d’accord pour nous retrouver ici
dans l’après-midi. Aucun de nous ne travaillait et nous voulions absolument passer la journée
ensemble.
J’appelai ma responsable pour lui demander si elle connaissait les dispositions concernant les
funérailles de Mme Jackson et si je pouvais aménager mes horaires pour pouvoir y assister. Elle
m’assura que c’était possible et ajouta, avant de raccrocher :
— Tu sais, chacun d’entre nous a eu une Mme Jackson dans sa vie. Une personne avec laquelle on
développe des liens malgré toutes nos réticences. Et c’est une bonne chose. En fait, c’est même
nécessaire. Ça signifie qu’on est humain, Avery.
Bennett et moi déjeunâmes tardivement avant d’aller faire un tour au musée d’art contemporain. Il
me montra ses artistes préférés et me sensibilisa à leurs travaux les plus récents.
Sa présence était une vraie consolation, tout comme de faire des activités normales avec lui. De
commencer à l’introduire dans ma vie.
Cette nuit-là, nous fîmes l’amour selon mes conditions. Je le chevauchai à un rythme frénétique,
fougueux, mais toujours doux et sensuel. Ensuite, nous restâmes étendus dans les bras l’un de l’autre.
— Je sais pas si je m’en lasserai un jour, déclara Bennett, encore essoufflé.
Quand il caressa mes seins, mon ventre et mes cuisses, le désir monta de nouveau.
Et pour la première fois depuis des années, je ressentis même une étincelle de bonheur.
Une étincelle incandescente qui électrisa tout mon corps.
Il posa ses doigts sur ma joue et m’embrassa lentement. Nos langues s’emmêlèrent intimement.
La semaine qui suivit, Bennett et moi fûmes inséparables. Il m’accompagna au service funéraire de
Mme Jackson. Je me présentai poliment et serrai la main des membres de sa famille.
Sa fille, Star, semblait en savoir plus sur moi que je ne l’aurais cru, ce qui me rassura et me
confirma que Mme Jackson m’avait appréciée autant que je l’avais appréciée.
À la veillée, elle me murmura :
— Bennett a l’air d’être quelqu’un de bien. Ma mère l’aurait adoré.
Bennett me fit même la surprise d’apporter un bouquet de marguerites au cimetière. Nous restâmes
aux côtés de la famille de la défunte pendant que les hôtes jetaient l’un après l’autre une fleur dans sa
tombe.
Cette semaine-là, mon travail à la maison de retraite fut particulièrement pénible et éprouvant. Un
nouveau résident avait déjà pris la chambre de Mme Jackson, comme pour effacer son souvenir.
Mais ses paroles sages et attentionnées, son assurance et son humour cinglant resteraient à jamais
dans mon cœur.
Son remplaçant était un vieil homme grincheux du nom de M. Smith, et je gloussais doucement
chaque fois qu’il aboyait un ordre. J’imaginais Mme Jackson en train de se régaler elle aussi.
Vous essayez de me faire regretter votre présence, n’est-ce pas ?
Aujourd’hui, Bennett m’accompagnait à l’audition de ma mère. Il m’avait demandé la permission
de venir et, sur le coup, j’avais hésité. C’était comme s’il s’insérait de lui-même dans mon passé et
tous ses vilains petits secrets.
Il avait pris sa matinée au salon de tatouage ; il voulait m’apporter son soutien moral, même s’il
restait dans la voiture ou dans le hall du tribunal.
Il savait que Tim serait peut-être présent. L’accusé avait le droit d’assister à l’audition. S’il ne se
présentait pas, ça ne changeait pas grand-chose à la paperasse.
Dès que nous nous engageâmes dans l’allée de la maison, mes paumes devinrent moites sur le
volant. Adam était au lycée et Bennett allait rencontrer ma mère pour la première fois. Mes tripes
refusaient de coopérer.
J’avais déjà rencontré la famille de Bennett et il était clair que nous partagions des historiques
similaires. Mais je craignais qu’il ne découvre la réalité foireuse de ma vie une fois qu’il aurait
rencontré ma mère.
À notre arrivée, je la trouvai assise à la table de la cuisine en train d’enchaîner les cigarettes. Ses
doigts tremblaient et les ombres qui s’étiraient sous ses yeux m’indiquaient que sa décision laissait
déjà des traces.
— Maman, je te présente Bennett.
Je me retins de préciser qu’il s’agissait de mon petit ami. J’étais moi-même seulement en train de
me faire à cette idée. Mais elle l’avait deviné. Je n’avais jamais ramené aucun garçon à la maison
auparavant.
— Ravi de vous rencontrer enfin, madame Michaels, déclara Bennett avec un sourire poli.
— Ravie aussi.
Je la vis le parcourir des yeux à la dérobée et je serrai les dents.
Il avait la moitié de son âge et elle pensait tout de même pouvoir se permettre ce genre de
comportement. Il fallait qu’elle cesse de croire que nous étions en compétition et, après cette journée,
j’avais bien l’intention de lui faire passer le message.
Mais, pour l’instant, je laissai couler.
— Prête, maman ?
Bennett était resté dans l’entrée, hésitant, les mains dans les poches, et il sembla soulagé de la voir
mettre un terme à son examen approfondi.
— Aussi prête que possible.
Quand elle se leva, je réalisai qu’elle portait une robe bleue et je constatai avec soulagement
qu’elle n’avait pas de décolleté.
— Ça va être dur de l’affronter s’il se présente.
— Ce sera dur pour toutes les deux, maman.
Bennett, qui avait pris le volant, me serra la main et nous déposa à l’entrée du tribunal. Il allait se
garer avant de nous rejoindre à l’intérieur. Ma mère sortit la première. Elle avait engagé l’un de ses
ex qui était avocat pour l’aider dans la procédure et elle le retrouvait avant l’audition. Elle avait
fréquenté Lance pendant quelques mois, deux ans plus tôt, et s’en était sortie avec une voiture
d’occasion en prime. Dommage qu’à l’époque il ait été marié. Je me demandai comment elle allait lui
verser ses honoraires, cette fois-ci.
Quand je posai la main sur la poignée de la portière, Bennett me retint pour m’embrasser. Malgré
l’énormité de la situation, malgré sa douceur et son soutien, une vague de chaleur se déversa dans
mon bas-ventre.
— Bonne chance, bébé, murmura-t-il à mon oreille. Tu étais déjà forte à l’époque, mais
aujourd’hui tu l’es encore plus.
Alors que je commençais à gravir les marches du tribunal, mon estomac se mit à faire des sauts
périlleux. Il s’agissait d’un bâtiment historique situé en centre-ville ; je l’avais visité avec Gavin
quand il était allé se plaindre auprès de son père de ses amendes excessives.
Gavin ne payait jamais les parcmètres et sa négligence avait fini par le rattraper. Comme Tim,
Gavin possédait également le gène de la confiance démesurée, qu’il devait certainement à son statut
de fils de politicien. Je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir. Tout était question d’éducation.
Mais, d’après ce que j’avais compris au sujet de Tim, sa suffisance lui venait uniquement de son
ADN, et sa fonction au sein des forces de l’ordre n’avait fait que gonfler davantage son orgueil déjà
démesuré.
Ma mère était en train de s’entretenir avec son avocat, vêtu d’un costume noir et d’une cravate
rouge. Je pris place sur le banc en bois à côté d’elle et jetai un regard alentour, espérant ne pas
croiser le regard de Tim. Je portais un pantalon noir et un simple chemisier ainsi que des chaussures
plates. Je voulais lui faire comprendre que j’étais une adulte, et non plus la gamine terrorisée qu’il
avait connue cinq ans plus tôt.
L’endroit regorgeait de personnes comme nous, qui attendaient de présenter leur cas devant le juge.
Je songeai que la matinée allait être longue.
Quand notre tour arriva enfin, je me félicitai une nouvelle fois de notre démarche auprès de la
police et de la plainte déposée. Les photos des bleus de ma mère se trouvaient dans le dossier et
Lance nous assura que l’affaire serait vite réglée.
Avec mon autorisation, ma mère avait également signalé l’agression dont j’avais été victime
quelques années plus tôt, mais Lance semblait certain que cette preuve extérieure à l’affaire qui
concernait ma mère serait inutile.
Il avait vu juste.
Le juge accorda sans difficulté une ordonnance restrictive permanente validée pour une durée de
cinq ans.
À notre retour, Bennett nous attendait dans le hall et je lui communiquai la nouvelle.
Il garda les mâchoires crispées.
— Est-ce qu’il était là-dedans avec vous ?
Je secouai la tête. Tim ne s’était pas montré et je lâchai un soupir de soulagement, même si une
petite partie de moi aurait voulu voir cet enfoiré. Au fil des ans, dans ma tête, je l’avais transformé en
véritable monstre. Je n’avais que seize ans, et aujourd’hui il me paraîtrait certainement différent.
Maman devait attendre le document officiel à garder en sa possession si elle devait un jour appeler
la police. Elle m’apprit qu’elle allait déjeuner avec Lance pour célébrer l’heureuse nouvelle et qu’il
la raccompagnerait ensuite.
Je ne doutais pas un instant qu’ils allaient fêter ça comme il se devait.
— Je voulais aussi m’assurer que tu appelles un serrurier avant de partir, maman.
Évidemment, elle ne s’en était toujours pas occupée. Comment pouvait-elle accorder si peu
d’importance à sa propre sécurité ?
Elle baissa les yeux et se mordit la lèvre.
— Oh, heu… Lance m’a dit qu’il connaissait un bon serrurier et qu’il l’appellerait pour moi.
Je soupirai. C’était reparti. Elle s’empressait déjà de laisser un homme prendre les décisions à sa
place.
Mais peut-être devais-je arrêter de la juger. N’espérait-elle pas seulement trouver quelqu’un pour
prendre soin d’elle et de son cœur, elle aussi ? Je repensai au poème tatoué sur les côtes de Bennett
et à la notion de l’effacement de soi au profit du couple et de l’amour. J’espérais simplement qu’un
jour elle le comprendrait.
Bennett était allé chercher la voiture et je décidai de contourner le tribunal pour lui faciliter la
tâche. L’allée devant le bâtiment était bondée.
Debout sur le trottoir, je sentis les poils se dresser sur ma nuque. Ce fut peut-être sa respiration
appuyée ou sa manière de se racler la gorge, mais je sentis sa présence avant même de poser les yeux
sur lui.
Sa voix était pour toujours gravée dans mes cauchemars.
— Tu n’as pas changé.
Mon cœur manqua un battement. Je pivotai pour lui faire face. Tim paraissait plus petit que dans
mon souvenir, moins imposant. Ses cheveux grisonnaient et sa barbe s’était étoffée. Je pris
conscience que c’était moi qui avais grandi et que lui n’avait pas changé d’un pouce.
Il s’approcha et je sentis la vague d’émotions qui émanait de son être : l’excitation, l’arrogance, le
désir. Je réprimai un frisson.
Et je retrouvai ma voix :
— Toi non plus, Tim. Toujours le même prédateur d’enfants, agresseur de femmes. Tu me
dégoûtes.
Sa lèvre supérieure se retroussa et je reculai pour qu’il ne me voie pas tressaillir.
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé, tu as eu trop la trouille pour venir à ta propre audition ?
— Mon avocat m’a assuré que ça ne changerait rien ; ta mère avait un dossier suffisamment solide
contre moi.
— Alors qu’est-ce que tu fais là ?
— J’espérais bien que tu sois là pour pouvoir enfin poser mes yeux sur toi.
La nausée monta dans ma gorge et je vis ses paupières s’alourdir.
— Tu m’as manqué, Avery.
Si nous ne nous étions pas trouvés au beau milieu d’une rue bondée, j’aurais tourné les talons et
pris la fuite. J’étais certaine qu’il aurait essayé de me malmener.
Mais pas avant de me débatre comme un beau diable. Je serrai les poings et lui tins tête.
— Ta mère a peut-être une ordonnance restrictive contre moi, dit-il en se penchant. (Beaucoup trop
près.) Mais pas toi. Je n’ai aucune raison de ne pas m’approcher de toi autant que j’en ai envie.
Il était en train de me menacer ! Il me faisait comprendre qu’il allait me traquer et me poursuivre !
Mon esprit se vida et des taches noires et grises se mirent à tournoyer derrière mes paupières. La
terreur se mit lentement à me consumer.
J’entendis un grognement et le claquement d’une portière.
— Avery ?
Tim recula et traversa précipitamment la rue.
Bennett m’attrapa par les épaules et me secoua légèrement.
— Avery, regarde-moi. Qui c’était ?
— Quoi ?
J’errai dans un brouillard de peur et d’incrédulité.
— C’était qui, ça, putain, Avery ?
— T… Tim, bredouillai-je. C’était Tim.
Bennett écarquilla les yeux, puis tourna les talons et se lança à sa poursuite.
Mais qu’est-ce qui lui prenait ?
— Hé ! hurla-t-il en repérant Tim, qui, au bout de la rue, se figea net.
Je n’avais jamais vu Bennett dans une telle rage. Il me fichait une trouille d’enfer. Soudain, mes
jambes retrouvèrent leur mobilité. Je traversai la rue à sa suite.
Bennett criait toujours, les mains levées, et Tim restait immobile, un petit sourire narquois et
menaçant aux lèvres.
— Espèce de fils de pute, gronda Bennett en s’approchant de lui. Tu ne poseras plus jamais la
main sur elle, tu m’entends ?
Puis je vis Bennett serrer le poing et l’écraser sur la mâchoire de Tim.
— Bennett, non ! Attends.
J’étais terrifiée par ce dont Tim était capable.
Tim fit une balayette à Bennett et ils se retrouvèrent tous deux à terre, où ils continuèrent de se
battre. Bennett avait sa taille, son poids et sa hargne de son côté. Mais Tim se croyait malin et
invincible, ce qui créait une combinaison mortelle.
— Bennett, arrête ! Laisse-le partir. On peut régler ça autrement.
En fait, j’allais retourner tout droit au tribunal et remplir ma propre demande d’ordonnance
restrictive.
Le son de ma voix immobilisa Bennett l’espace d’une seconde, ce qui laissa la main à Tim. Il se
dressa au-dessus de Bennett et lui écrasa son poing dans le ventre.
Du sang maculait le visage de Tim, la chemise de Bennett et ses mains. J’étais incapable de
déterminer s’il venait du nez de Tim ou de la joue de Bennett.
Ce dernier paraissait impuissant, allongé par terre, et quelque chose se déclencha dans mes tripes.
Je n’allais certainement pas laisser cet enfoiré faire du mal à la personne que j’aimais.
Je me concentrai, me tournai sur le côté et exécutai une rotation du genou, en m’assurant que la
partie supérieure de mon pied entre en contact à l’endroit voulu. Un grognement s’échappa de mes
lèvres juste avant que mon coup de pied circulaire parfaitement maîtrisé s’abatte dans le dos de Tim.
J’entendis un craquement et il s’écroula avec un gémissement.
Mes cours de kickboxing prouvaient enfin leur utilité.
— Relève-toi, dis-je à Bennett en l’aidant à s’asseoir. (Puis je lui murmurai :) Laisse-le partir,
crois-moi. Je vais gérer l’affaire par voie légale.
Tim était déjà sur les genoux et Bennett et moi reculâmes pour lui laisser de la place. La foule
s’était massée autour de nous et les flics allaient arriver d’une seconde à l’autre pour les arrêter tous
les deux. Pas question que Tim porte plainte contre Bennett et nous crée des problèmes.
Tim se releva et recula de quelques pas en boitant. J’espérais bien lui avoir cassé une côte ou
deux. Mais il ne me ferait jamais le plaisir de le montrer devant moi.
— Dégage de ma vue, Tim. Avant que les flics arrivent, dis-je d’une voix menaçante. (Je voulais
lui faire croire que j’allais le laisser s’en tirer. Sinon, il trouverait un nouveau moyen de nous faire
du mal.) Il ne te touchera plus.
Son expression était impassible, à l’exception du tic qui agitait sa joue. Je le suivis des yeux et le
vis disparaître au coin de la rue après nous avoir jeté un dernier regard.
Je m’effondrai contre Bennett et il me serra dans ses bras.
— Oh mon Dieu, tu vas bien ? (J’étais tellement soulagée qu’il ne boite pas !) Tu n’aurais pas dû le
poursuivre comme ça.
— Avery, écoute-moi. (Il respirait difficilement.) Je l’ai reconnu.
Je m’écartai pour le regarder en face.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— C’était lui, dit-il en ouvrant de grands yeux. Celui qui a essayé de s’introduire dans ta chambre
cette nuit-là. J’en suis certain.
Je vacillai sur mes jambes et Bennett dut me soutenir.
Cette nuit-là, Tim avait eu l’intention de me violer. Et Bennett m’avait sauvée.
Il me déposa sur le siège passager de ma voiture tandis que je cherchais désespérément de l’air. Il
se servit de mon téléphone pour appeler ma mère.
Lance et elle sortirent à toute allure du tribunal et Bennett leur expliqua ce qui venait de se passer.
Ma mère dut s’asseoir sur le trottoir et se prit la tête entre les mains.
Lance me conseilla de remplir une demande d’ordonnance restrictive et de porter plainte sur-le-
champ. Je ne cherchai pas à discuter.
Puis il décrocha son téléphone pour demander une faveur au juge. Il contacta également le poste de
police.
Il écarta l’appareil de sa bouche tandis qu’on le mettait en attente.
— Bennett, vous avez bien fait de ne rien dire au sujet de la tentative d’effraction devant Tim.
Bennett hocha la tête. Même en proie à la rage, il avait su faire preuve de discernement.
— S’il avait compris que vous l’aviez reconnu, il aurait pris la fuite. Mais je suis sûr qu’il sera
vite appréhendé et inculpé. Son cas a déjà été signalé par le maire, déclara Lance avec un regard
dans ma direction.
Je ressentis un élan de gratitude envers Gavin. Il avait fait ce qu’il avait pu pour m’aider alors que
rien ne l’y obligeait.
— À condition que vous soyez prêt à le reconnaître au cours d’une séance d’identification ?
demanda Lance.
— Bien sûr, assura Bennett.
— Comment savoir qu’il ne va pas se cacher maintenant ? demanda ma mère, une lueur de panique
dans les yeux.
— C’est toujours une possibilité, acquiesçai-je. Mais, devant lui, j’ai fait comme si nous ne
voulions pas de problèmes. J’espère seulement qu’il a marché.
Ma mère s’agenouilla devant moi et me prit les mains.
— Je suis vraiment désolée, mon bébé. Pour tout.
J’obtenais enfin ses excuses, au coin d’une rue, au milieu de tout ce chaos. Mon soulagement
submergea mes sens et je ne pus retenir les larmes qui coulèrent sur mes joues. Ni le tremblement de
mes mains entre celles de ma mère.
— Je le sais, maman.
Lance nous escorta pour remplir la plainte et utilisa ses contacts pour faciliter la transmission.
L’inspecteur chargé de l’affaire lui apprit qu’il détenait l’adresse du domicile et celle du travail de
Tim, et qu’il était attendu aujourd’hui à l’une ou à l’autre. Ma mère leur fournit également les noms
de quelques bars qu’il fréquentait, ce qui leur fut d’une grande aide. Moi, je levai les yeux au ciel.
Quand l’affaire fut conclue, Bennett ne voulut pas me laisser conduire et nous raccompagna à notre
immeuble. Le sang avait séché sur sa chemise et dans ses cheveux. Mais, en dehors du bleu qui se
formait sur sa joue, il jura ne presque rien sentir.
Heureusement qu’il n’était pas blessé outre mesure. Je passai le trajet à prier pour que Tim soit
arrêté sans délai. Lance nous avait assurés que la police était alertée et augmenterait le niveau de
sécurité de notre rue.
J’étais certaine de ne me sentir en sécurité que si je quittais mon immeuble, mais, d’ici là, il fallait
y aller un jour après l’autre. Une heure après l’autre.
J’avais l’impression que je ne pourrais jamais me débarrasser de Tim. Et, aujourd’hui, Bennett
était indéniablement impliqué. Quel immense bordel !
Bennett se gara devant notre immeuble et nous pénétrâmes à l’intérieur.
— Va chercher des affaires. Tu vas passer la nuit chez moi, et toutes les nuits suivantes jusqu’à ce
qu’on soit sûrs que tu es en sécurité, dit Bennett.
Je ne discutai pas, car je savais qu’il avait raison. Il avait également contacté notre propriétaire
sur le trajet pour le mettre au courant de la situation.
Une fois dans ma chambre pour rassembler quelques vêtements, j’évitai de regarder la fenêtre par
laquelle Tim avait essayé de s’introduire. Je songeai que ma vie serait bien différente aujourd’hui si
Bennett n’était pas rentré chez lui au bon moment cette nuit-là.
J’éteignis la lumière de ma chambre et retournai dans le salon. Je reçus un coup de fil de Lance et
je le mis sur haut-parleur.
— Ils l’ont chopé à son boulot, déclara-t-il, hors d’haleine. (Je me laissai tomber sur le bord du
canapé.) Son patron a dit qu’il était arrivé en retard à cause d’un problème de côtes fracturées.
Bennett déposa un baiser sur mon front et je ne pus retenir un sourire.
— Oh, mon Dieu. (Je m’allongeai contre les coussins, submergée par une vague de soulagement.)
Merci pour votre aide, Lance.
— Attends, Avery, ce n’est pas fini.
Bennett cessa de faire les cent pas et riva les yeux sur moi, l’air préoccupé.
— D… d’accord, dis-je en serrant le poing sur mon genou.
— Nous avons découvert qu’il y avait un mandat d’arrêt contre lui dans un autre État… pour
tentative de viol.
Bennett fondit à mes côtés pour me frotter les épaules tandis que j’inspirais une bouffée d’air.
— Vous… vous plaisantez ?
C’était comme si j’avais su, au plus profond de moi, que je n’avais pas pu être la seule. Quelqu’un,
quelque part, avait parlé. Cette personne était plus courageuse que moi. Je remerciai cette fille en
silence, qui qu’elle soit.
J’espérais en dépit de tout qu’elle avait reçu le soutien, la confiance et l’amour que je n’avais
jamais eus.
Jusqu’à aujourd’hui.
— Il y a toujours une possibilité qu’il soit libéré sous caution, précisa Lance, me ramenant à la
réalité. Mais, si les accusations persistent, il va en prendre pour un bout de temps.
De grosses larmes tracèrent des sillons sur mes joues.
— Encore merci pour tout, Lance.
— Je t’en prie, c’est bien normal. Si j’ai contribué à éliminé un salaud de nos rues, alors j’ai
rempli ma mission.
Je pris une profonde inspiration.
— Est-ce que ma mère est toujours avec vous ?
— Heu, oui, répondit-il d’un ton embarrassé. Oui, elle est là.
— Vous pouvez me la passer une minute ?
— Bien sûr.
— Oh, Lance ? Encore une chose. (Je me levai et allai observer les réverbères allumés dans la
rue.) Veillez bien sur elle.
Je jetai un regard à Bennett, surprise par mes propres paroles.
Mais il comprenait pourquoi je lui disais ça.
L’ombre d’un sourire dansa sur ses lèvres et il me lança un clin d’œil.
Après avoir discuté quelques minutes avec ma mère et demandé à Adam de me passer un coup de
fil, Bennett et moi montâmes au cinquième étage.
Il voulait être à mes côtés, et j’en avais besoin aussi. Il me semblait inenvisageable de passer la
nuit dans mon appartement, rempli d’ombres tapies dans les coins, de murmures menaçants et de
souvenirs obscurs.
Je préférais gérer mes émotions à la lumière du jour, où je pourrais me rappeler les bons souvenirs
que j’avais construits dans mon appartement.
Je déposai mon sac dans la chambre de Bennett pendant qu’il avalait d’un trait un grand verre
d’eau dans la cuisine. Il semblait épuisé et fourbu, et ce fut mon tour d’éprouver le besoin de prendre
soin de lui.
— Allons-y, dis-je. Je te mets sous la douche.
Nous nous déshabillâmes et nous glissâmes sous le jet d’eau brûlante. Je lavai soigneusement le
sang dans les cheveux de Bennett et passai son corps en revue, à la recherche d’une autre blessure
éventuelle. Puis je frottai délicatement ses côtes avec un gant, là où un bleu était en train
d’apparaître.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça pour moi, lui dis-je.
Je faisais référence à plusieurs choses à la fois. L’effraction. La bagarre avec Tim. Et sa présence
à l’audition ce matin.
— Personne ne touchera plus à un seul de tes cheveux si je suis là pour l’empêcher, répondit-il.
Même si je ne doute pas que tu aurais pu régler son compte toute seule à Tim.
Je souris et posai ma tête contre son torse tandis que l’eau dégoulinait dans mon dos. Puis il se
rinça les cheveux.
— Je veux que tu restes dans ma vie le plus longtemps possible, ajouta-t-il en prenant mon visage
entre ses mains. Avery, je t’…
Je plaquai mes lèvres contre les siennes avant qu’il n’ait pu finir sa phrase. Il ne m’avait pas dit
qu’il m’aimait depuis qu’il m’avait offert son bouquet de fleurs. Peut-être avait-il attendu que je le lui
dise à mon tour. Peut-être ne voulait-il pas me presser ou m’étouffer.
Mais, à cet instant précis, je n’avais pas besoin de l’entendre prononcer ces mots. Je savais déjà
ce qu’il ressentait. Il me l’avait amplement démontré tout au long de la journée.
Notre baiser s’enflamma, dans un tourbillon de lèvres, de langues et de corps mouillés. Son
érection appuya contre mon ventre et créa une onde de choc à travers mon corps.
Je commençai à le caresser tout doucement et je sentis son membre palpiter sous mes doigts.
— Laisse-moi m’occuper de toi, dis-je en m’agenouillant.
Puis je passai ma langue sur sa peau.
— Oh, bon sang, Avery, grogna-t-il.
Tout juste quand je refermai mes lèvres sur lui, il me tira par les bras pour me redresser. Son
regard était assombri par le désir.
— Je veux me sentir connecté avec toi, gronda-t-il contre mes lèvres. J’ai besoin d’être en toi.
Tout de suite.
Sa voix rauque me fit frissonner. Je m’emparai d’un préservatif, dont il gardait désormais un stock
dans un tiroir de sa salle de bains, et l’aidai à le dérouler sur lui.
Il me souleva comme si je ne pesais pas plus lourd qu’une plume et qu’il n’avait pas les côtes
endolories. J’enroulai mes jambes autour de sa taille et il me plaqua contre la paroi de la douche.
Il s’enfonça en moi et je perdis toute lucidité. Il n’y avait que nous deux dans notre petite bulle de
bonheur.
L’instant me paraissait rempli de sens comparé aux événements totalement insensés de la journée.
Il agrippa mes cuisses et se nicha au plus profond de moi. Je laissai ma tête retomber contre le
carrelage froid et prononçai son nom dans un gémissement.
— Bébé, murmura-t-il avant de me donner un baiser qui vida l’air de mes poumons.
Mes muscles se liquéfièrent, mais il me tenait fermement.
Quand il remua les hanches contre moi, je ne perçus pas l’urgence à laquelle je m’attendais, étant
donné son empressement à me faire l’amour. Non, il faisait preuve d’une intensité délibérée qui me
rendait folle et qui me faisait trembler contre lui.
Des étincelles crépitèrent dans mon ventre et enflammèrent mon corps jusqu’à ce que j’oublie le
monde qui nous entourait et que seuls comptent mes sensations et le goût de sa langue dans ma
bouche.
Un cri s’échappa de mes lèvres et mes muscles se crispèrent quand il me hissa plus haut contre le
mur pour s’enfoncer plus profondément encore.
Mon plaisir se transforma en brasier. Mon souffle se coupa et mes lèvres s’entrouvrirent.
— Oh mon Dieu, Bennett, oui !
Notre orgasme fut simultané, rapide et violent, comme si nous déversions la tourmente et le chaos
de la journée l’un dans l’autre.
Par la suite, nous nous étendîmes sur son lit, enveloppés dans ses draps.
Qu’allait-il se passer après cette journée ? L’incertitude, la confusion et la crainte demeuraient.
Mais j’étais trop heureuse de me trouver dans les bras de cet homme merveilleux pour lequel
j’éprouvais un amour incommensurable.
Un homme qui ne me laisserait jamais sombrer dans l’invisibilité ou dans l’insécurité.
Un homme qui protégerait mon corps et mon âme.
Si je voulais bien l’y autoriser.
Je rompis notre baiser pour reprendre mon souffle et caressai sa joue gonflée du bout des doigts.
Puis mes lèvres frôlèrent son oreille.
— Demande-moi ce que je ressens en ce moment.
— En cinq mots maximum ? dit-il avec un petit sourire.
Je déposai un baiser sur son front.
— Bien sûr.
Il se racla la gorge.
— Mademoiselle Michaels, dites-moi je vous prie ce que vous ressentez à cet instant précis en
cinq mots maximum. Et sans tricher.
Je me redressai pour le chevaucher, les lèvres à quelques centimètres des siennes, les yeux rivés
sur lui.
— Passion… Intensité… Folie furieuse… Amour.
J’insufflai toute la force de mes mots dans mon baiser. Il resta pantelant, hors d’haleine.
Je voulais m’assurer qu’il ressente leur authenticité jusque dans le tréfonds de son cœur.
Et partout ailleurs.
Photo de couverture : © Marie Klein

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Tiphaine Scheuer

L’édition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaise


chez Intermixed Books (Penguin Group), sous le titre :
BETWEEN BREATHS : PROMISE ME THIS

© 2014 by Christina Lee.


Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.
© Hachette Livre, 2015 pour la traduction française.
ISBN : 978-2-01-397408-0
Je plaquai la petite brune contre le mur et mes lèvres sur son cou. Son parfum suave, presque trop
sucré, offrait un vif contraste avec celui auquel j’avais fini par m’habituer, celui que j’en étais même
venu à rechercher.
Jessie avait toujours eu une odeur exotique, comme des fleurs sauvages. Mais je chassai vite cette
pensée de mon esprit. Ce n’était pas comme si son parfum n’était pas imprimé en moi en permanence,
de toute façon.
J’entraînai la fille dans les toilettes vides et j’allumai la faible lumière, ce qui n’était pas une très
bonne idée dans ce décor miteux. Cette nana m’avait reluqué au cours des deux dernières soirées au
bar de Zach, et elle avait sérieusement envie de coucher avec moi.
On n’avait juste pas la même perception du mot sérieusement.
Étant donné que je n’allais pas sauter en parachute ni battre des records sur le circuit de mon oncle
dans un avenir proche, c’était la montée d’adrénaline dont j’avais envie, ou plutôt besoin, ce soir.
Une peau douce, un corps chaud, une fille sans prénom que je ne reverrais jamais.
Je posai la main sur la courbe de son épaule et je glissai mon doigt le long du profond décolleté de
son chemisier à la mode. Quand je l’entendis gémir, j’éprouvai une envie furieuse de lui arracher ses
boutons. Mais j’étais presque sûr qu’elle n’apprécierait pas de me voir abîmer son vêtement hors de
prix.
— Je t’ai vu à deux soirées de la fraternité, marmonna-t-elle.
Je haussai les épaules ; j’avais effectivement participé à mon lot de ce genre de soirées. C’est sûr
qu’à cet instant précis j’aurais adoré avoir accès à l’une de leurs chambres d’amis. Parce que cette
fille m’aurait aidé à étouffer les parasites dans ma tête ; à assouvir mon irrésistible envie de perdre
le contrôle, de m’abandonner voluptueusement dans son corps, de laisser éclater la tempête qui
grondait en moi.
Mais je ne pouvais pas me le permettre. Je ne pouvais pas devenir comme mon père.
Lui n’avait qu’à lever la main pour que ma mère se recroqueville dans un coin. Je m’étais fait la
promesse de ne jamais me retrouver dans une situation où une femme me regarderait avec la même
lueur de panique dans les yeux. Sinon je serais fichu. En tant qu’homme. En tant qu’être humain digne
de ce nom.
À la place, j’avais choisi de ne m’impliquer avec aucune fille, de ne pas vraiment les voir – rien
que des corps flous, en mouvement, allongés sous moi pendant une heure ou deux. De cette manière,
je pouvais ne pas me donner à elles, pas entièrement. Et surtout pas leur montrer mon côté répugnant,
insensible.
Pas une seule femme sur terre ne pourrait comprendre la ligne de conduite que je m’imposais
pendant le sexe. J’avais édifié toute une série de règles à suivre à l’intérieur de ma propre tête. Pas
de langue et pas de brusquerie. Et certainement ne jamais donner la moindre fessée ou attraper par les
cheveux pendant l’acte.
Je fis glisser mes doigts sur la taille de la brune, tandis que mes yeux dans le reflet du miroir me
déstabilisèrent l’espace d’un court instant. Ils étaient cernés de rouge, fatigués. Vides, même.
À l’exception de ce qui se dissimulait au-dessous.
Le désir. L’avidité. La peur.
Un coup sec frappé à la porte me fit sursauter. La fille plissa les yeux de frustration.
— Attends ton tour ! grommelai-je contre son épaule, en espérant que la personne derrière la porte
saisirait le message.
Un autre petit coup, insistant.
— Je dois faire pipi et ce sont les seules toilettes du bar !
La voix, de l’autre côté du mur, était fougueuse, gutturale et un petit peu trop familière.
— Il y a quelqu’un là-dedans, au moins ?
La porte s’ouvrit d’un coup et Jessie apparut. Elle nous observa en clignant des yeux. Je relâchai la
fille comme si elle était en feu – même si je n’étais pas vraiment sûr de comprendre mon geste.
Je ne pouvais détourner les yeux de ses lèvres rouges et pulpeuses, ou de son bras recouvert de
tatouages colorés. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Jessie ne venait jamais au bar avec l’équipe du salon
de tatouage de Raw Ink le jeudi ; elle suivait son cours du soir à l’université.
Jessie écarquilla les yeux quand elle trébucha sur le léger rebord marquant le seuil de la porte.
Elle chancela vers l’avant, manquant de tomber sur le sol crasseux. Je me précipitai vers elle et la
saisis par les bras pour amortir sa chute.
Sa tête atterrit sur mon épaule et mes lèvres touchèrent presque sa nuque. Je n’avais jamais été
aussi proche d’elle et j’en profitai pour inspirer son parfum enivrant.
Elle s’écarta et je croisai son regard, un mélange sensuel de marron et de vert. Il paraissait
perplexe. Elle avait une chevelure brillante, couleur moka et zébrée de mèches bleues. J’éprouvai sa
peau tatouée, douce et chaude, sous mes doigts.
Quand elle se redressa, elle nous observa tour à tour, la fille et moi, et ses lèvres firent une moue.
— Vraiment, Nate, dans les toilettes ? dit-elle en posant ses mains sur ses hanches. La grande
classe.
Une vague de chaleur remonta dans mon cou. Elle m’appelait rarement Nate. Elle m’avait depuis
toujours attribué le surnom de Monsieur Propre, et j’eus le souffle coupé en entendant mon prénom
dans sa bouche. Le son me plaisait, même s’il était teinté de mépris.
La brune s’était déjà précipitée dans le couloir, les traits déformés par l’agacement. Elle tenta de
me faire signe de la suivre, mais mon intérêt était déjà retombé.
Pour une quelconque raison, les paroles de Jessie m’avaient cloué sur place tandis que mon
cerveau cherchait une explication décente à lui donner.
— C’est pas… Je n’allais pas…
Les syllabes affluaient dans ma bouche comme si elles étaient prononcées par quelqu’un d’autre.
Quelqu’un de plutôt minable.
Je tentai de trouver une réplique pleine d’esprit, à la hauteur de nos taquineries habituelles, mais
les mots butaient sur ma langue.
— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? (Elle haussa les sourcils comme si elle ne comprenait
pas ma réaction. Elle me poussa par l’épaule en direction de la porte.) Allez, sors de là que je puisse
faire pipi.
Je retournai dans le bar et trouvai Bennett en compagnie de sa fiancée, Avery, installés à la table
du fond avec Cory, Dex, Emmy et quelques autres employés du salon de tatouage.
— Quoi de neuf ?
Ce groupe était soudé comme une vraie famille, et avait du mal à laisser entrer qui que ce soit dans
son cercle. Mais, d’une manière ou d’une autre, j’avais réussi à gagner leur confiance au cours de
l’année passée. Dex avait eu une brève histoire avec Jessie, mais il avait fini par accepter mon amitié
avec elle et même à apprécier nos plaisanteries.
Je m’installai et tentai de faire signe à la serveuse pour obtenir une bière, mais elle se trouvait à
l’autre bout de la salle et semblait débordée, ce qui signifiait qu’ils étaient de nouveau à court de
personnel, ce soir.
J’attendais le retour de Jessie pour pouvoir me racheter à ses yeux. J’avais réagi bizarrement aux
toilettes et je voulais rectifier le tir. Elle était ma seule copine fille et je voulais conserver notre
amitié intacte.
Qu’est-ce que ça pouvait bien faire qu’elle m’ait vu m’envoyer une nana contre un lavabo ? Elle
savait pertinemment que je n’étais pas en reste en matière de filles, même s’il ne s’était jamais rien
passé sous son nez. La belle affaire.
Il y avait chez Jessie quelque chose de brut, de fougueux et de galvanisant, bien différent de ce que
je trouvais chez les autres filles que je fréquentais habituellement. Ça m’excitait et me fichait une
trouille d’enfer à la fois.
Avec une fille comme elle, je risquerais probablement de me perdre, de tout laisser sortir, et
c’était bien le problème. Dès que quelqu’un comme elle me verrait pour ce que je suis réellement,
elle me jetterait illico dans le caniveau, dégoûtée, et répandrait peut-être même tous mes secrets à la
ronde. Jessie était une dure à cuire, qui ne se laissait pas marcher sur les pieds et qui n’accepterait
jamais de s’envoyer en l’air dans des toilettes sales.
Il valait bien mieux la garder dans la sphère amicale. En plus, je n’étais vraiment pas son genre,
non plus. Elle aimait les types tatoués, percés et débraillés.
Je devais l’admettre, je m’étais souvent demandé si Jessie était du genre fougueuse, au lit. Je
fantasmais même là-dessus. Mais, si je franchissais cette limite, tout serait terminé pour moi. C’était
dans mes gènes et dans mon sang : mon propre frère en apportait la preuve au quotidien.
Jessie revint des toilettes et me jeta un regard oblique.
— Où est ta copine ? Je n’avais pas l’intention de vous interrompre dans ces toilettes répugnantes.
Je haussai les épaules, soudain sans voix. Il fallait que je mette un terme à ces conneries. Nous
étions amis. Des amis qui aimaient faire des pitreries ensemble.
— Je ne sais pas, Blue, répondis-je en utilisant le surnom que je lui avais attribué quelques mois
plus tôt. J’ai essayé de me la faire sur la table de billard, mais elle était pas chaude.
Elle renversa la tête en arrière et éclata de rire de bon cœur. Nous étions de nouveau à armes
égales.
— Oh, Monsieur Propre, c’est vraiment dégoûtant. Qui sait ce qu’il peut y avoir comme résidus
sur le feutre…
— Ce serait fini pour elle en dix secondes chrono, de toute façon, répliquai-je en faisant mine de
me frapper la poitrine. Un seul coup d’œil à mon paquet et elle se serait sûrement évanouie sur place.
Peu de filles sont capables de gérer un truc pareil.
— Continue comme ça, Monsieur Propre, dit-elle tandis que les gars autour éclataient de rire. Un
jour tu vas perdre un pari et tu vas devoir le prouver. Et, quand on aura enfin vu ton tout petit machin,
tu ne pourras jamais t’en relever.
Je me levai et j’exhibai mes muscles pour faire mine de fanfaronner, puis je lui lançai un clin d’œil
avant de me diriger vers le bar pour chercher une autre bière.
Je bus une longue gorgée de ma bière et j’observai Nate à la dérobée de l’autre côté de la table
tandis qu’il discutait avec Bennett. Pour moi, il n’avait toujours été qu’un joli garçon à qui son riche
papa avait payé ses études.
Sauf que, quand je l’avais vu avec cette fille contre le lavabo, quelque chose avait fait tilt dans
mon cerveau. Bien sûr, je savais pertinemment qu’il couchait avec de nombreuses filles et s’amusait
de ne jamais rester avec elles assez longtemps pour connaître la couleur de leurs yeux.
Mais sa manière de plaquer ses mains sur les hanches et sa bouche chaude et humide contre la
gorge de sa conquête… Bon sang, ce spectacle m’avait poussée à le voir sous un nouveau jour.
J’aimais les types un peu plus bruts de décoffrage, et il n’avait jamais correspondu à ce profil jusqu’à
ce que je le voie dans cette posture, tout en puissance et en rudesse.
Nate semblait soulagé que je ne le taquine pas plus que ça à ce sujet. J’étais toujours en train de le
titiller et d’habitude il me le rendait bien, mais ce soir il paraissait soucieux, peut-être même
embarrassé que je l’aie surpris en situation aux toilettes dans ces conditions.
J’avais entendu des rumeurs selon lesquelles il restait évasif avec ses conquêtes, il ne révélait pas
grand-chose de lui-même, il ne donnait pas de véritables baisers – et j’en étais venue à me demander
pourquoi les filles recherchaient ne serait-ce que sa compagnie.
Si les rumeurs disaient vrai, il embrassait à peine, et uniquement dans le but de coucher. Ça aurait
pu lui donner une image d’immense salaud, sauf qu’il n’en faisait pas étalage et n’en parlait jamais. À
moins bien sûr que l’un de nous ne l’y incite, et alors il en rajoutait et jouait le numéro du faux
macho, ce qui, au mieux, était comique. Tout était bon pour amuser la galerie. C’est ce qu’on en était
tous venus à attendre de la part de Nate.
Mais je mentirais si je refusais d’admettre que je m’interrogeais à son sujet ; je me demandais s’il
avait jamais eu quelqu’un de sérieux dans sa vie. Quelqu’un qui lui aurait fait tellement de mal qu’il
aurait décidé de rester sur la défensive et de dissimuler soigneusement cette partie de lui-même.
Nate éclata de rire et donna une tape dans le dos de Bennett, ce qui me rappela à quel point il était
vivant et entier tout le reste du temps. Avec ses amis et son sens de l’humour, il n’avait rien à cacher
– surtout pas son enthousiasme quand il évoquait ses cabrioles de casse-cou, sa prochaine escalade
ou sa future virée en snowboard – mais il restait toujours cette partie de sa vie qui était des plus
énigmatiques.
J’en avais simplement conclu qu’il était immature et que tout lui avait été trop facilement offert,
trop tôt, par sa riche famille. Mais ce soir, j’avais aperçu quelque chose de différent. Quelque chose
qui ressemblait à une profonde blessure, comme un désir inassouvi sur les traits de son visage, rien
qu’une fraction de seconde avant qu’il repousse cette fille. C’était là. Je savais que je n’avais pas
rêvé.
Quoi qu’il en soit, Nate était bien trop collet monté à mon goût, avec ses jeans parfaitement coupés
et ses chemises boutonnées jusqu’en haut, même si ces vêtements rendaient tout à fait hommage à ses
muscles bien dessinés. Et les filles qu’il fréquentait se ressemblaient probablement toutes : sublimes
et privilégiées.
J’appréciais un certain sérieux chez les garçons que je fréquentais de mon côté, ce qui fait que je
n’avais jamais prêté attention à Nate au-delà de notre relation légère et espiègle. Mais ce soir je
devais avouer que, pour la première fois, je pouvais me représenter moi-même plaquée contre ce
lavabo, avec ses lèvres chaudes sur mon cou.
— Qu’est-ce que tu fais ici ce soir ? me demanda Nate en poussant mon pied sous la table.
Mince, il fallait que je me sorte de ces réflexions avant que Monsieur Propre ne comprenne que
j’avais des pensées salaces à son sujet.
— Tu n’es pas là, normalement, le jeudi soir. Tu n’as pas ton cours de photo ?
J’avais également oublié son éternelle perspicacité.
— D’habitude, si, répondis-je en pliant ma serviette pour occuper mes mains. Mais on est en train
d’étudier la photo grand format et, ce soir, c’était un cours indépendant.
Nate fronça les sourcils. Il était joli garçon, mais d’une beauté sans prétention ; des cheveux blond
foncé et des yeux de la couleur du whisky. Il avait un corps sublime, mais trop musclé à mon goût. Il
aimait s’entraîner aussi assidûment qu’il aimait faire la fête.
Malgré son apparence extérieure, il s’intégrait plutôt bien dans sa bande de copains, qui était
capable de travailler dix heures d’affilée au salon de tatouage avant d’aller boire des verres après
minuit, pour se lever tôt le lendemain matin et tout recommencer.
— Qu’est-ce que ça veut dire exactement, un « cours indépendant » ? demanda Nate, sa jambe
battant la mesure à toute allure sous la table, comme s’il avait besoin d’évacuer un peu la pression.
Ce qui était probablement la raison pour laquelle cette fille était entrée en scène, jusqu’à ce que je
leur gâche ce moment à tous les deux.
Je chassai ces pensées dans un coin de ma tête et je me concentrai sur ma mission. Il fallait que je
trouve mon sujet, et sans délai.
— Je dois créer une immense expo photo, et notre professeur nous a accordé notre soirée pour
qu’on commence à y réfléchir.
— Chez Zach, c’est l’endroit parfait pour faire tes devoirs, railla Dex, qui dissimula son sourire en
buvant une gorgée de sa bière.
— Toi, la ferme ! dis-je, avant de me tourner vers Nate : Nos travaux seront exposés au prochain
festival d’art ; ça comptera pour la moitié de ma note et je ne sais absolument pas quoi photographier.
Pas encore.
Je passais mon diplôme universitaire d’arts plastiques avec spécialisation en photographie. Il me
fallait soixante crédits pour y arriver et j’étais en bonne voie, mais ça n’allait pas aussi vite que je
l’aurais voulu, compte tenu des frais. Mais rien ne sert de courir, ou je ne sais plus quoi.
Tout comme mon père, ma grande passion, c’était la photographie. J’étais excitée à l’idée de faire
bon usage de son Hasselblad 500C/M dont j’avais hérité quand il était décédé trois ans plus tôt, mais
je me trouvais en plein blocage créatif. Alors j’avais songé qu’une bière aiderait peut-être à faire
surgir quelques idées.
— Et pourquoi pas des photos du quartier ? Tu ne fais jamais rien d’autre que de passer ton temps
à mater les gens au salon, déclara Cory pour me provoquer.
Il savait pertinemment qu’il n’y avait que peu de temps morts au salon de tatouage. J’étais l’une
des réceptionnistes chez Raw Ink – ou plutôt responsable administrative, femme de ménage et nounou
du personnel – et je suivais des cours à mi-temps à l’université.
— Je ne mate pas les gens, je t’ignore, c’est tout, répliquai-je en lui tirant la langue.
C’était un plaisir de travailler avec lui mais, en tant que personne, Cory était plutôt chaotique. Gay,
il avait un don pour choisir les plus beaux des enfoirés ; il était donc toujours en peine d’une manière
ou d’une autre.
Malgré ça, son travail était épatant. Il s’était spécialisé dans les portraits et, si vous vouliez le
visage de votre grand-mère gravé pour toujours sur votre peau, c’était l’homme de la situation.
Simplement, il ne fallait pas lui demander de dessiner votre amourette du moment, son sujet
sensible. Si vous changiez d’avis, il vous faisait promettre de ne pas revenir le voir pour recouvrir
ou effacer le tatouage deux mois plus tard.
— Pourquoi pas les tatouages ? suggéra Bennett – et Avery acquiesça.
Bennett était l’un des êtres humains les plus gentils de cette planète. Il était aussi très agréable à
regarder et, quand elles le voyaient avec sa fiancée, toutes les filles dans un rayon de quinze
kilomètres se mettaient à bouder. Quand ils étaient ensemble, leur sex-appeal suintait de tous les
pores de leurs peaux et je n’avais aucun mal à imaginer l’intensité de leur vie sexuelle.
S’il était expert dans tous les domaines, Bennett s’était spécialisé dans les phrases écrites. Quand
un client désirait se faire tatouer sa citation favorite, je l’envoyais chez Bennett sans réfléchir. Avery
avait une preuve de ses talents sur sa propre peau.
— Les photos que tu as accrochées dans le couloir du salon sont incroyables, dit Avery.
Oliver, le propriétaire de Raw Ink, m’avait demandé de prendre des photos professionnelles pour
décorer les murs. Je m’étais servie du labo de l’université pour les développer, puis je les avais
apportées chez un encadreur pour les recadrer et les monter correctement. Ce projet m’avait pris une
année entière. J’avais demandé aux clients de rester assis pendant de longues minutes, le temps
d’ajuster la lumière et l’angle de prise de vue, avant d’immortaliser leurs tatouages.
— J’y ai pensé, répondis-je en hochant la tête. Vous allez me prendre pour une folle, mais je
préférerais trouver un autre sujet pour me lancer un défi personnel.
— Ça peut se comprendre, approuva Dex en buvant une longue gorgée de bière.
J’avais remarqué qu’il n’en était qu’à sa deuxième bière et qu’il y allait doucement ce soir, sinon
l’un des gars allait encore une fois devoir le ramener chez lui. Dex et Cory avaient beau être les plus
âgés de nous tous, ils se comportaient parfois comme de vrais ados.
— Je pensais à des photos d’extérieur, déclarai-je au groupe en observant les visages à la ronde.
— Tu veux dire comme des arbres ou des fleurs ? demanda Avery. Les feuilles d’automne, ce
serait magnifique.
Je plissai le nez. Ni l’une ni l’autre n’étions du genre à aimer la nature plus que ça, même si je
savais l’apprécier de loin.
— Non, ce serait trop… faible.
— Tu peux toujours venir avec moi au parc d’entraînement pour chiens, proposa Emmy, qui en
était toujours à son premier verre.
Je secouai la tête. Elle et ses satanés chiens de chenil ! Elle les préférait certainement aux humains.
— Je pensais à quelque chose de plus audacieux, de plus industriel… comme des vélos ou des
motos, par exemple. Je ne sais pas, je me triture le cerveau.
— Tu n’as qu’à me retrouver au bar de motards ce week-end, proposa Cory. Le parking est rempli
de jolies bécanes.
C’était un vrai passionné de motos, et il avait même hérité d’une vieille Harley de son père. Il
avait rencontré certains de ses ex-petits copains dans ce bar, même si c’était un endroit un peu
particulier pour un gay. Mais Cory savait faire profil bas – c’est du moins comme ça qu’il me l’avait
décrit.
— C’est pas une mauvaise idée, dis-je.
On l’avait tous déjà accompagné dans ce bar, auparavant. Le lieu avait tendance à attirer une foule
de rustres. Moi qui trouvais déjà notre bande assez exclusive, ce n’était rien comparé à ce clan. Eux
non plus n’appréciaient pas les faux amateurs qui feignaient de partager leur passion.
— Et pourquoi ne pas photographier des édifices ? suggéra Nate.
Il suivait des études pour devenir ingénieur et aimait tout ce qui avait un rapport avec les plans et
la construction.
L’été précédent, Nate m’avait invitée à un concert au Centre musical des artisans avec son cousin
Kai. Nous avions fait la route avec Bennett et Avery, sa colocataire Ella ainsi que son petit ami
Quinn. Pendant tout le chemin, Nate n’avait cessé de me montrer d’intéressantes structures et de me
raconter des anecdotes originales à leur sujet. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit de pouvoir les
photographier.
— Pas sûr que ce soit mon truc, désolée.
— Pas de souci, répondit Nate, dont la jambe se stabilisa enfin sous la table.
Avery fit signe à Bennett de se décaler pour qu’elle puisse se lever et aller aux toilettes. Bennett se
pencha pour lui déposer un baiser sur le côté de la tête et elle lui adressa un sourire langoureux. Au
début, quand elle s’était mise avec lui, j’avais pensé qu’elle allait le manger tout cru. Cette fille était
endurcie et j’adorais son attitude qui disait « on ne me la fait pas, à moi », mais Bennett l’avait
adoucie. Je trouvais qu’ils se complétaient très bien.
— Je viens de penser à quelque chose pour ton projet, Jessie, intervint Bennett en se tournant de
nouveau vers moi. Peut-être que Nate ici présent peut t’aider.
— Hein ? (Nate releva vivement la tête.) Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Tu fais ce stage super cool où tu dois monter sur les structures des ponts et ce genre de trucs.
— Sérieux ? Je sais que tu bosses pour une entreprise ce semestre, mais je n’ai jamais vraiment
compris ce que tu faisais pour eux, dis-je en le dévisageant. Tu es autorisé à monter sur les structures
des ponts ?
Nate hocha la tête.
— Ils ont un contrat avec la ville et mon superviseur m’a emmené sur le pont Municipal, tu sais, le
grand pont bleu qui enjambe la rivière au centre-ville ?
— Génial, soufflai-je, impressionnée.
— Ouais, tu devrais voir la vue depuis là-haut. Honnêtement, c’est une des choses les plus
incroyables que j’aie vues, dit-il avec un regard légèrement voilé, comme s’il revoyait la scène dans
sa tête. Mais impossible qu’on m’autorise à t’emmener là-dessus.
Mon esprit entra en ébullition à cette perspective.
— En tout cas, ça correspond à mon idée industrielle, répondis-je avant de claquer des doigts. Je
parie que je pourrais prendre des photos de différentes sortes de ponts.
— Je savais que tu trouverais ça cool, intervint Bennett.
— Super idée. Mais ici, ce n’est rien comparé à Bridgeway, à la frontière de l’État, expliqua Nate,
qui est connue comme la ville des ponts.
— Vraiment ? Je savais pas. Quel genre de ponts ?
— Il y en a des petits, construits sur le même modèle que ceux qu’on a ici en ville, répondit-il, les
yeux brillants. Mais, si tu t’éloignes un peu dans les terres, tu peux trouver quelques ponts couverts.
— Des ponts couverts ? répéta Cory.
— Ouais, c’est des ponts à poutres en treillis avec un toit et un revêtement extérieur. On en voit
parfois dans les vieux films. Il y en a même un qui franchit une rivière et c’est carrément chouette.
— Hmm… Le thème de mon projet pourrait être : les ponts au fil du temps, dis-je, tandis que mon
esprit était déjà en train de s’égarer sur la lumière et les réglages que je pourrais utiliser sur
l’appareil de mon père. Mec, tu viens juste de me donner l’idée du siècle.
— Tout le plaisir est pour moi, dit Nate, avant de me lancer un clin d’œil qui me donna des
frissons.

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