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Page titre

Prologue
1. Carpe Diem
2. Paria un jour, paria toujours ?
3. Chercher une aiguille dans une botte de foin
4. L’antre du prédateur
5. Du strip au strip-tease, il n’y a qu’un pas
6. Réfléchir avant d’agir ? C’est surfait
7. Les hallucinations ne posent pas de strips
8. Le faux pas de trop
9. La curiosité est un vilain défaut
10. Prise au piège
11. Docteur Charlie
12. Le retour de Red Fion
13. Saleté de joueur !
14. Vilains petits secrets
15. Croquer la pomme à pleines dents
16. Frères de cœur
17. L’heure de vérité
18. Exercice de respiration
19. Vole, Red Falcon
20. À deux doigts du drame
21. Questions - réponses
22. Invités surprises
23. Les règles du jeu
24. L’art de soigner les bleus à l’âme
25. Infiltration ennemie
26. Qu’il s’étouffe avec son collier !
27. Le bonbon de la discorde
28. Le calme avant la tempête
29. Pris en flag
30. Le véritable adversaire
31. Règle numéro deux : ne jamais se retrouver seule
32. Confessions intimes
33. Le passé finit toujours par nous rattraper
34. Réunion d’urgence
35. Il n’y a que la vérité qui blesse
36. Retour au point de départ
37. C’est dans l’adversité qu’on se révèle
Épilogue

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© Aurore Payelle, 2023
© Éditions Plumes du Web, 2023
82700 Montech
www.plumesduweb.com
ISBN : 978-2-38151-139-9

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consentement de l’Auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une
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Créations graphiques de l’ensemble de l’ouvrage (couverture et dessins


d’ambiance à l’intérieur) réalisées par l’auteure du livre. (Instagram :
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À ceux qui se sentent mieux dans la solitude de leur chambre que dans la
foule,

À ceux qui ont passé tant de temps à se préoccuper de ce que pensent les
autres qu’ils en ont oublié d’exister pour eux-mêmes.

Il n’est jamais trop tard pour changer les choses.

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Prologue

Weston
Trois semaines plus tôt

L’averse s’abat sur moi.


Des perles d’eau ruissellent sur mon visage, se mêlant aux larmes de rage
qui s’y trouvent déjà. Trempé jusqu’aux os, je tremble de la tête aux pieds,
pourtant je ne m’effondre pas. Choqué, incapable du moindre mouvement,
je me contente de tanguer sous la force du vent.
Qu’est-ce que je fous là ?
Tout s’est passé si vite. Des images saccadées se succèdent dans mon
esprit et l’évidence me frappe de plein fouet.
Je me suis fait rouler.
Mes doigts se referment sur ma crosse de hockey tandis qu’un rire
nerveux s’échappe de ma gorge. Je suis ridicule. À quel moment ai-je cru
pouvoir m’en sortir seul ? Mon plan était voué à l’échec et ce, depuis le
début. Pourtant, comme le crétin que je suis, j’ai foncé tête baissée. Et voilà
où j’en suis.
J’aurais dû écouter Bill.
Putain. Putain. Put…
Les gouttes tombent du ciel en nombre, faisant onduler la surface sombre
des flaques. Malgré la tempête qui balaie la côte, je résiste aux vents
déchaînés. Ma bouche s’entrouvre, mais aucun son n’en sort. Rien. Pas
même une plainte lancinante qui viendrait franchir la barrière de mes lèvres.
Je demeure mutique alors que des gyrophares se mettent à colorer la pluie
de bleu et de rouge. Je n’entends pas les sirènes, englouties par les rafales
qui soufflent à mes oreilles. Une vague d’effroi déferle en moi, inondant
mon épiderme de frissons d’horreur.
Quelqu’un a prévenu les flics. Ils vont penser que c’est moi. Ils vont
penser que…
Les yeux embués par la détresse et la colère, j’ignore les hommes qui se
jettent sur moi. Le seul élément qui accapare mon attention, c’est l’épaisse
mare de sang qui recouvre le sol. Elle s’étend progressivement et entoure
peu à peu cette silhouette inerte sur le bitume.
Je pensais ne rien avoir à perdre et je réalise soudain l’ampleur des
emmerdes qui m’attendent. Alors qu’on m’immobilise pour me passer les
menottes, je comprends qu’aucun retour en arrière ne sera désormais
possible. Ces traîtres m’ont tout pris. Mes rêves de hockey, mes espoirs de
carrière, ma raison d’être… Il ne reste rien, sinon la certitude que j’ai fait le
mauvais choix.
Ce soir, Red Falcon{1} vient de se faire couper les ailes en plein vol, et la
chute fait horriblement mal.

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1.
Carpe Diem

Charlie

Mon téléphone vibre entre mes mains pour la quatrième fois en l’espace
de quelques minutes.
Manille : T’as intérêt à te magner, sinon je viens te chercher par la
peau des fesses. Où que tu sois.
Assise sur les toilettes de l’université, couvercle baissé, je fixe sans
entrain le message menaçant de ma colocataire. Je la connais par cœur et je
sais qu’elle ne plaisante pas. Quand elle affirme quelque chose, elle le fait.
Manille serait bien capable de traverser la ville pour me forcer à quitter
cette cabine.
Je jette un coup d’œil à ma montre en grimaçant. Ouaip, je suis on ne
peut plus à la bourre. J’avais promis que je la rejoindrais au bar pour
qu’elle me présente ses copines, mais c’est plus fort que moi, je n’arrive pas
à me convaincre de bouger d’ici. Chassez le naturel, il revient au galop !
Cela doit bien faire vingt minutes que je me suis enfermée là, à essayer de
me raisonner. Il n’y a rien à faire. La vérité, c’est que je n’ai aucune envie
de me rendre à cette stupide soirée. Pour preuve, les cours sont terminés
depuis un moment et je ne suis même pas rentrée me changer. Cette longue
et difficile première semaine passée à l’U-Dub{2} n’a fait que confirmer ce
que je savais déjà : je ne suis pas prête à retrouver une vie sociale normale.
Tout ce dont j’ai envie, en cet instant, c’est de rejoindre mon lit.
Je pousse un soupir interminable, puis je finis par décoller mon derrière
devenu douloureux de son trône. De toute façon, si je ne me pointe pas là-
bas, mon frère, Bill, l’apprendra et ça chauffera pour mon matricule. Il a été
clair avec moi, si je ne fais aucun effort d’adaptation et que je continue de
m’isoler, il me renverra illico chez mes parents. Et retourner à Denver, il
n’en est pas question.
J’inspire un grand coup, puis je tape un court message à l’attention de
Manille, lui signifiant mon arrivée prochaine. J’entre le nom du bar où elle
se trouve sur mon GPS. La ville de Seattle ressemble à s’y méprendre à un
véritable labyrinthe. Ça ne fait que quelques jours que j’ai atterri ici. Mis à
part mon frère et sa copine – alias ma nouvelle coloc –, je ne connais
personne. Si ce n’est peut-être le gérant de la supérette qui commence à
avoir l’habitude de me voir débarquer à toute heure pour me ravitailler en
cette drogue délicieusement nommée cappuccino au chocolat blanc.
Je rejoins la sortie de l’immeuble d’un pas las. Par chance, notre lieu de
rendez-vous ne se trouve qu’à trois rues, pile à mi-chemin entre mon
appartement et mon amphi. J’entame ma troisième année d’études
d’infirmière. Enfin, pour être plus exacte, je redouble ma troisième année.
Après l’échec de ma scolarité à Denver, il devenait vital de repartir sur des
bases… plus saines. Face aux difficultés que je rencontrais là-bas, mon
frère a réussi à convaincre mes parents de me laisser le rejoindre à Seattle.
Sur le coup, j’avais trouvé l’idée extrêmement attrayante, mais après ces
cinq jours passés dans la grisaille locale… je n’en suis plus aussi persuadée.
Dehors, le temps est à la pluie, pour ne pas changer. Je rabats la capuche
de mon sweat sur mes cheveux châtains tout en frissonnant. Je peux
reprocher beaucoup de choses à Denver, mais au moins, il y faisait beau la
plupart du temps. L’humidité, ce n’est pas vraiment mon truc.
Mon sac de cours sur l’épaule, je hâte le pas, bien décidée à en finir avec
cette horrible journée. Je n’ai rien contre les gens, mais moins il y en a dans
un même endroit, mieux je me porte. Considérons cette soirée comme une
simple formalité… Plus vite je prouverai à Manille que je fais des efforts de
sociabilisation, plus vite je pourrai rentrer me mettre au chaud.
Après dix bonnes minutes de marche, je finis par apercevoir l’enseigne
aux couleurs de l’Irlande dont Manille m’a parlé. Il paraît que c’est le
quartier général de l’équipe de hockey universitaire, les Huskies. Mon frère
y joue en tant qu’attaquant depuis quatre ans, il en est même devenu le
capitaine.
Arrivée devant la porte, je ne réfléchis pas. Je la pousse d’un coup sec et
m’engouffre à l’intérieur en retenant mon souffle. Si je prends le temps de
peser le pour et le contre, je rebrousserai chemin. Mon pouls s’agite
quelque peu. Un décompte commence alors dans mon esprit comme un
réflexe détestable ancré au plus profond de mon crâne. Je tente de chasser
les chiffres qui s’imposent dans mes pensées, sans y parvenir.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq.
Encore vêtue de ma capuche parsemée de fines gouttelettes d’eau, je
traverse l’allée principale sous la lumière tamisée des ampoules. Je fouille
les environs d’un coup d’œil rapide. Une vague de soulagement m’envahit
quand je découvre ma future belle-sœur attablée avec ses copines.
Six.
Rassurée, je m’arrête de compter. Je m’empresse de rejoindre Manille et
ses yeux s’ouvrent comme deux billes lorsqu’ils se posent sur mon visage.
Mon estomac exécute un looping douloureux. Aïe, j’ai une allure si
pitoyable ?
— Sa-salut, bégayé-je en essayant de ne pas paraître déstabilisée par le
regard qu’elle me jette.
Les deux autres filles, maquillées et apprêtées pour la soirée qui doit
suivre, me reluquent d’un air étrange. Elles doivent me prendre pour une
extraterrestre dans mon pull aux manches trop longues et mon short en jean.
Manille sourit tout en me dévisageant sans savoir quoi dire. Visiblement,
elle ne s’attendait pas à me voir débarquer avec des yeux rouges, des
paupières enflées et mon sac de cours sur le dos.
— Hem, se racle-t-elle la gorge. Tu as fini plus tard que prévu, on dirait.
J’acquiesce en silence, elle poursuit.
— Bien… les filles, c’est Charlie, la sœur de Bill. Charlie, voici Aimy et
Brittany.
Je les salue brièvement avant de détailler les alentours avec attention.
Après un inventaire minutieux et aussi discret que possible, j’ai remarqué
deux portes, trois fenêtres ainsi qu’un couloir. Par chance, il n’y a aucun
client suspect. En même temps, il n’y a pas grand monde dans la salle. Je
m’attendais à tomber sur une bande de hockeyeurs aux visages peinturlurés
de deux gros traits noirs au niveau des pommettes, mais force est de
constater que les Huskies ne sont pas présents. Je n’ai rien contre eux,
cependant les rares coéquipiers de mon frère que j’ai eu l’occasion de
rencontrer ces dernières années avaient l’air d’avoir reçu de trop nombreux
palets sur le casque. « Des filles, du sexe et des matchs ». Ce leitmotiv
résume assez bien les attentes des sportifs en général.
— Charlie, tout va bien ?
J’esquisse un sourire factice et tâche de me reconcentrer sur la
conversation. Manille se retourne vers ses amies pour leur adresser un rictus
gêné, puis elle me fixe à nouveau. Je crois qu’elle tente de me faire passer
un message. Ses deux grosses billes noisette font l’aller-retour entre mon
crâne et mon visage un bon moment avant que je ne comprenne. Je retire
ma capuche en me retenant de lever les yeux au ciel. Venir dans ce bar m’a
déjà demandé beaucoup de courage et, désormais, je suis à deux doigts de
repartir en courant. Encore plus quand ses copines me jaugent de cette
façon.
— Alors, Charlie… commence prudemment Aimy, la rousse qui se tient
à ma droite, tu te plais bien, ici ?
— J’ai un peu de mal à me faire au climat, répliqué-je, une grimace aux
lèvres. Mais la ville a l’air sympa.
— Tu verras, d’ici quelques semaines, tu ne voudras plus jamais quitter
Seattle, me lance-t-elle sur un ton amical pendant que sa voisine de tablée
plisse les paupières.
— J’ai déjà entendu Bill parler de toi, intervient la blonde aux cheveux
ondulés. Tu es la petite sœur prodige qui a sauté une classe. Tu es en
médecine, c’est ça ? C’est drôle, je t’imaginais avec une paire de lunettes
d’intello.
Pardon ?
Ma salive fait fausse route. Cette fille ne manque pas de culot. De un, je ne
suis pas en médecine et de deux, « prodige » n’est pas le mot que j’aurais
utilisé pour me qualifier. Si un jour je l’ai été, j’ai maintenant bien du mal à
garder un niveau satisfaisant en cours. Mes parents auraient tellement aimé
que Brittany dise vrai. Malheureusement pour eux, leur parfaite petite Charlie
est morte en même temps que les neuf autres étudiants de son ancienne
université et elle ne reviendra jamais. Malgré tous leurs efforts.
— Charlie ?
Perdue dans mes souvenirs, il me faut un moment pour réagir lorsque
Manille m’appelle. Je sursaute et elle vient à ma rescousse en enroulant son
bras autour de mes épaules. Heureusement que la copine de Bill me connaît
bien, sinon je ne sais pas comment je ferais pour ne pas passer pour une
folle dingue auprès de ses amies.
— Ma nouvelle coloc a réussi l’exploit de choper un rhume en moins de
sept jours à Seattle. Je vais l’aider à avoir meilleure mine avant qu’on
débarque chez Frank.
Elle m’attrape par le bras et m’entraîne en direction des toilettes, tout en
chuchotant à mon oreille.
— T’es sûre que ça va ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que tu as une tête de déterrée. Et puis, ça fait des plombes qu’on
t’attend. Les filles voulaient partir sans toi. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Je
m’inquiétais.
— Rien de bien grave. J’étais à la bibliothèque.
— Les cours débutent à peine. Personne ne perd son temps à étudier la
semaine de la rentrée.
— Moi si, éludé-je.
— Et la vérité, sinon ?
— Je n’avais pas envie de sortir, sifflé-je.
— Pourquoi est-ce que je ne suis pas surprise ? Bon, le principal, c’est
que tu sois venue. Je sais que ça te demande beaucoup d’efforts, mais je te
promets que ça va bien se passer. On connaît toutes les personnes présentes
à la soirée.
Je hausse les épaules pendant qu’elle referme la porte des toilettes
derrière nous.
— Je suis là uniquement parce que c’est ce que Bill attend de moi.
— C’est déjà une belle avancée. Bon, à nous, maintenant.
Dos au mur, les bras croisés sur la poitrine, j’observe Manille qui fouille
dans son sac pour en sortir suffisamment de fond de teint pour repeindre
une pièce entière.
— Heureusement que j’ai toujours un peu de maquillage avec moi,
déclare-t-elle avec fierté.
— D’ailleurs, en parlant de Bill, où est-il ?
La brune qui se trouve être fiancée à mon crétin de frère secoue la tête.
— Il participe à un entraînement surprise avec les nouveaux de l’équipe. Il
nous rejoindra chez Frank dans la soirée. Bill se donne à fond, en ce moment,
en prévision des sélections. Je crois qu’il a de bonnes chances d’être recruté
en ligue pro à la fin de l’année. L’université, c’est bientôt terminé, tu t’en
rends compte ?
— Mouais, parle pour toi, maugréé-je. J’ai l’impression qu’il me reste
une éternité avant de terminer mes études.
— Allez, ne fais pas cette tête. On a encore plusieurs mois à passer
ensemble, je vais bien m’occuper de toi. On va commencer par camoufler ces
vilaines rougeurs, approche.
Je m’exécute sans broncher. Je me hisse près du lavabo tandis que
Manille papillonne des cils. Je connais ce sourire et il n’annonce rien de
bon.
— Bill n’arrivera que tard dans la soirée… Tu sais ce que ça signifie ?
— Vas-y, fais-moi rêver.
— Ça veut dire que je vais pouvoir te présenter plein de monde. Des
filles… comme des mecs !
Je retiens une grimace en rejetant ma tête en arrière. Aïe, c’est
exactement ce que je craignais. J’imaginais mes premiers jours à Seattle en
mode hibernation et films projetés sur le mur, à écumer le catalogue des
Disney. Pas en mode gueule de bois et paillettes.
— Ah… cool, déclaré-je sans entrain.
— Tu verras, les Huskies sont super sympas. On va passer un bon
moment.
— Si tu le dis.
— Charlie… murmure-t-elle en m’adressant un sourire attendri. Je sais
que tu n’as pas envie de sortir, mais tu ne crois pas qu’il est temps que tu
recommences à vivre ? À notre âge, on devrait s’éclater et profiter de
chaque instant. Tu ne peux pas gâcher ta vie à te méfier de tout. Carpe
Diem ! Le passé est le passé. Ce qui est arrivé à Denver, c’était là-bas. Pas
ici.
J’acquiesce malgré moi. Même si en mon for intérieur, je sais qu’elle dit
vrai, mon cerveau a du mal à accepter que j’avance. Quitter Denver était
nécessaire pour ma santé, mentale comme physique. Cependant, je ne suis
pas certaine que cette nouvelle vie à Seattle soit celle dont j’ai rêvé. À quoi
bon se forcer à entrer dans un moule, à côtoyer des gens qu’on m’impose,
alors que je n’ai qu’une envie, prendre mes jambes à mon cou ?
— Je ne sais pas trop…
— Écoute, je te propose qu’on fasse un tour à la soirée. Si ça ne te plaît
pas, tu n’auras qu’à rentrer. C’est à dix minutes à pied de l’appart et tu as
les clés.
Les mains coincées entre mes cuisses, je hoche la tête tout en fixant les
fines lignes rosées sur mes poignets. Si les cicatrices sur la peau
s’estompent avec le temps, celles qui demeurent invisibles ne guérissent
jamais réellement.
— Allez, Charlie. Tu n’as qu’une vie. Profites-en.
Une vie… C’est ironique quand j’y pense. Comment appeler cet état
intermédiaire dans lequel j’évolue depuis le drame de Denver ? Les pensées
confuses, je laisse Manille terminer son travail. Tourner la page n’a rien
d’évident. J’ai passé des mois à essayer d’oublier, en vain.
— Charlie, gronde-t-elle. Arrête de ressasser. Je te connais comme si je
t’avais faite. Si je ne t’oblige pas à sortir, tu vas rester enfermée dans ta
grotte. Ce qu’il te faut, c’est de la nouveauté… ainsi qu’une bonne dose de
Martini.
— Du Martini, vraiment ? répliqué-je, un sourire en coin.
— Ouaip. Et puis tu verras, ce sera l’occasion idéale de rencontrer du
monde. Des gens de confiance.
— Je pourrais aussi les rencontrer plus tard. Genre dans une ou deux
semaines. Ce n’est pas pressé. Et puis là, je suis un peu fati…
Mon interlocutrice se marre avant d’apposer sa touche finale, un fin trait
d’eye-liner.
— Tu peux bien me raconter tout ce que tu veux, tu sais que je ne
changerai pas d’avis. Je suis têtue comme…
— … une mule. Bill le répète sans arrêt, me moqué-je gentiment.
J’attends qu’elle repose ses accessoires avant d’oser un regard en
direction du miroir.
— Le résultat est pas mal, mais tout ce maquillage était obligatoire ?
— Pour quelqu’un qui se pointe à une fête en sweat à capuche,
absolument. Comment tu comptes attirer des mecs dans tes filets, sinon ?
— J’en sais rien, avec de la conversation, par exemple ?
— Oh, Charlie, la conversation, ça ne fonctionne pas. Avant de t’adresser
la parole, rappelle-toi que les hommes sont dotés d’yeux.
— Et d’un cerveau, j’ose espérer.
— Si tu veux parler de celui qu’ils ont entre les jambes…
Elle lâche un rire graveleux qui me fait sourire.
— De toute façon, tu perds ton temps. Je ne suis pas venue ici pour me
trouver quelqu’un.
— Ouais, je sais. Mais t’as besoin de te changer les idées et je compte
bien t’y aider.

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2.
Paria un jour,
paria toujours ?

Weston

Je peine à me garer devant la villa de Frank. Le garage est inaccessible.


Toutes les places de parking sont prises et une dizaine de voitures sont
stationnées sur le trottoir. J’effectue un tour du pâté de maisons pour me
rendre compte de l’ampleur du bordel. Putain, ce con parlait d’une petite
soirée. Mon œil, ouais. Il y a bien une cinquantaine de personnes amassées
dans son jardin. J’imagine déjà l’état de sa baraque, au lever du jour. Je
mets ma main à couper qu’il regrettera d’avoir invité autant de monde,
surtout quand il faudra nettoyer.
J’observe la scène depuis la selle de ma Ninja tout en me demandant si je
fais bien d’entrer là-dedans. Une bonne partie des étudiants présents n’ont
pas la moindre envie de me croiser et c’est réciproque. Si j’avais eu un plan
B, j’aurais créché ailleurs. Manque de bol, je loge ici le temps de récupérer
les clés de mon appart. Si un jour on accepte de me les rendre…
Quelle merde ! Je préférerais mille fois me trouver chez moi plutôt qu’ici.
Mais, tant que je ne rembourse pas mon loyer de retard, je suis bon pour
rester chez Frank. Il est le seul à ne pas m’avoir tourné le dos après ce qui
est arrivé. Depuis qu’il a terminé ses études, l’année dernière, il se
contrefiche de ce qui se dit à l’université et je lui en suis reconnaissant. Lui,
au moins, n’a pas gobé le ramassis de mensonges que les autres hockeyeurs
lui ont servi.
On te retrouve sur un parking en compagnie d’un mec inconscient avec
qui tu t’es pris la tête, et voilà comment tu finis avec une suspension de ta
bourse et une exclusion de l’équipe des Huskies. C’est une mesure
temporaire, il paraît, juste pour calmer les esprits. Mouais… tout le monde
sait que, dans le domaine du sport, temporaire signifie pour toujours.
Personne n’oublie ce genre de fait divers.
De toute façon, cette histoire ne s’arrêtera pas là.
Je remonte mon casque sur mon crâne pour m’essuyer le coin de la
bouche d’un revers de la main. Le goût métallique présent sur ma langue
refuse de disparaître malgré les cigarettes que j’enchaîne. À l’aide du rétro,
je vérifie si du sang coule encore de la commissure de mes lèvres, mais
dans la pénombre, je n’aperçois pas grand-chose.
Un long soupir m’échappe tandis que je m’allume une clope. J’inspire
une première bouffée, puis crache la fumée qui me brûle les poumons. Je
toussote en riant jaune. Ça aussi, c’était censé être temporaire. Je n’ai
jamais touché aux cigarettes avant ma suspension. Le sport, la compétition,
l’équipe, c’était toute ma vie. Le hockey passait avant tout. Pff… j’ai
l’impression que ces événements datent d’une autre époque, pourtant, ils
ont eu lieu il n’y a qu’un mois. Dire qu’il a suffi d’une vingtaine de jours
pour que je devienne un paria…
Je tapote ma cigarette contre la semelle de ma chaussure. Des cendres
s’envolent avant d’atterrir sur la selle entre mes cuisses. J’époussette les
résidus grisâtres. Au moins, il me reste encore ce petit bijou. Le moteur
rugit au moment où j’accélère brusquement. Je ne compte pas rester ici, à
attendre que quelqu’un daigne bouger sa caisse pour que j’accède au
garage. Je me parque à l’arrache sur le gazon, loin des fêtards qui risquent
d’abîmer ma précieuse Kawasaki. Frank me fera sûrement la gueule pour
avoir participé à la destruction de son massif de fleurs, mais je me ferai
pardonner en emmenant sa nièce à la fête foraine. Il sait qu’Emma m’adore.
Après avoir vérifié que personne ne me prête attention, je range mon
casque et mes gants dans le coffre de ma moto, puis je trace jusqu’au
portillon qui donne sur l’arrière du jardin. Je tape rapidement le code de
sécurité sur le boîtier avant de rabattre ma capuche sur ma tête.
Ne pas faire de scène… garder profil bas, me répété-je mentalement en
accélérant le pas.
Facile à dire quand on ne s’appelle pas Weston.
Tendu, je sens ma peau frémir de rage. J’ai la sensation que tout le monde
ne regarde que moi. S’il y en a un qui ose me faire la moindre réflexion sur
ma présence ici, je jure que je l’emplafonne. Je rase les murs depuis des
semaines, espérant que tout cet enfer cesse enfin, et je suis à deux doigts
d’imploser. Je serre les poings, me force à avancer en marchant dans
l’ombre. Les gobelets en plastique qui jonchent le sol craquent sous mes pas
furibonds. La pelouse en est couverte alors qu’il n’est que vingt-deux
heures, le nettoyage promet de piquer. Je me faufile à l’intérieur par la porte
de la cuisine. Une dizaine d’inconnus errent dans la pièce en quête d’alcool,
mais par chance, ma tronche ne leur dit rien. J’ai juste droit à quelques
coups d’œil curieux. La plupart des lumières ont été éteintes pour créer une
ambiance tamisée, ce qui me convient parfaitement. Je vérifie qu’aucun
Husky ne se trouve dans les parages et avance jusqu’au frigo à la recherche
d’un truc à grailler. Une main se pose sur mon épaule. Sur mes gardes, je
me retourne, prêt à riposter.
— Eh, tout doux, ce n’est que moi ! me lance Frank, les bras en l’air en
signe d’apaisement. Je venais récupérer des glaçons.
L’ancien ailier des Huskies marque une pause, s’attendant peut-être à ce
que je prenne la parole, ce que je m’abstiens de faire. Rester silencieux est
sûrement mieux quand je me sens à fleur de peau comme ce soir. Je
risquerais de balancer des conneries qui me coûteraient cher, encore une
fois. C’est l’un de mes plus grands défauts, je ne peux pas m’empêcher de
l’ouvrir, et je n’ai pas besoin d’ajouter de nouveaux faits divers à mon
dossier.
— Je ne t’ai pas vu de la journée, ça a été ? m’interroge-t-il, suspicieux.
Je souris avec amertume devant son regard inquisiteur. Il parcourt mon
visage puis mes mains, à la recherche d’hématomes, de traces de combat. Il
trouve quelques éraflures sur ma joue droite ainsi que sur mes doigts
accrochés à la porte de son frigo. Je remue la tête avant qu’il n’en tire des
conclusions.
— Relax, mec. J’étais juste à la salle de sport. Si j’avais tué quelqu’un, je
ne serais pas en train de me nourrir tranquillement dans ta cuisine.
— Ouais, bah j’espère bien. Je n’ai pas envie d’aller te filer des oranges
en taule.
— Ça tombe bien, je déteste les oranges.
— Ne fais pas le malin, West. Je m’inquiète pour toi.
— Maintenant que tu as pu constater que je vais on ne peut mieux, j’ai le
droit de remonter dans ma chambre, Papa ? me moqué-je.
— C’est ça, fous-toi de moi. Au lieu de t’enfermer dans ta piaule,
pourquoi tu ne restes pas boire un coup ? Il serait temps d’aller de l’avant.
Les cours ont repris.
— Pour croiser les Huskies au grand complet ? Non merci. Je préfère
encore me jeter par la fenêtre.
— À ce point ? Bah, vas-y, ne te gêne surtout pas pour moi. Ça m’évitera
de me coltiner ta mauvaise humeur.
Il m’adresse un doigt d’honneur, s’éloigne de quelques pas avant de faire
volte-face.
— Au fait, je dis ça comme ça, mais il n’y a que deux membres de
l’équipe, ce soir. La moitié est à un entraînement avec les nouveaux et
l’autre moitié n’avait pas envie de sortir. Donc, t’as aucune excuse pour fuir
ma fête.
Je fronce les sourcils, fais la moue, soudain hésitant.
— Et Bill ?
— À la patinoire. Profite de ta soirée, Weston. Personne ne t’emmerdera
aujourd’hui.
Je hoche lentement la tête, réalisant que je n’ai peut-être pas autant
d’ennemis dans les parages que je le pensais. Je me sens soudain plus léger.
Putain, je suis beaucoup trop stressé ces dernières semaines…
Frank récupère ses glaçons avant de disparaître avec. J’attrape une bière
ainsi que le reste d’un sandwich vieux de deux jours que j’engloutis en
rejoignant le salon. L’épaule posée contre le chambranle de la porte, je me
poste à l’entrée de la pièce. Dehors, par la baie vitrée, je reconnais Joshua et
Kev, deux des défenseurs de l’équipe. Ils sont bien trop occupés à se
pavaner devant leurs rares fans pour me remarquer. Je m’estime chanceux
que les autres joueurs ne soient pas présents. Voir tous ces mecs que je
considérais comme ma famille profiter de la fête sans se soucier de ce que
je deviens, ça m’aurait foutu en rogne. Mes deux coéquipiers font les jolis
cœurs avec les filles qui les accompagnent et je ne peux m’empêcher de me
marrer. Je n’ai jamais compris pourquoi la gent féminine a autant d’attrait
pour les hockeyeurs. C’est peut-être à cause du plastron qui donne l’air
d’être baraqué, je n’en sais rien. En tout cas, j’aperçois d’ici les étoiles dans
les yeux de ces dames. Joshua s’est toujours pris pour un don Juan, mais les
nanas sont plus attirées par le t-shirt aux couleurs de l’université que par sa
personnalité.
— Hé, Dark Vador, tu bloques le passage, gronde une voix fluette
derrière moi.
Je pivote sur mes talons pour dévisager le petit bout de femme autoritaire
qui s’impatiente. Les bras croisés sur sa poitrine, elle tape du pied, l’air
blasé.
— Ça fait plaisir de voir que je ne suis pas le seul à être d’une humeur de
merde, lâché-je au bout de quelques secondes d’un duel de regards.
— Je ne suis pas de mauvaise humeur, argue-t-elle.
— Ah oui ? Tu m’en diras tant. C’est vrai que tu sembles ravie d’être ici.
Alors, qu’est-ce qu’il t’arrive, ton mec vient de te plaquer ? Tu as taché ta
robe et tu as été forcée d’enfiler ce pull ?
— Pardon ?
Elle arque les sourcils, l’air de se demander pourquoi elle perd son temps
avec un con comme moi, et je pousse un soupir. Je recule d’un pas pour lui
permettre de passer.
— Laisse tomber, princesse. Retourne à ta fête… Moi, je vais rentrer
dans mon antre, marmonné-je. Ce genre de soirée n’est décidément plus
pour moi.
La jeune femme aux cheveux châtains m’observe de ses grands yeux
marron. Alors qu’elle pourrait se barrer et faire mille choses plus
intéressantes, elle reste plantée devant moi, la bouche pincée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? l’interrogé-je.
— Pense à désinfecter ça. Les petites plaies peuvent vite dégénérer. Tu
sais ce qu’est une cellulite infectieuse ? Je te jure que ce n’est pas beau à
voir.
— Pardon ? m’étonné-je à mon tour.
— Ta joue. Tu saignes. Tu devrais nettoyer ça.
Je frotte mon égratignure et porte ma main à hauteur de mes yeux pour y
contempler le sang séché.
— Mauvaise journée, toi aussi ? m’interroge-t-elle.
J’acquiesce sans trop savoir pourquoi.
— Mauvais mois, plutôt.
Cette fille ne peut pas viser plus juste. Il y a encore une heure, des mecs
de mon ancienne université ont tenté de m’agresser dans la rue. Par chance,
je m’en suis tiré avec des plaies minimes, mais le moment viendra où je ne
m’enfuirai pas assez vite. Et j’espère sincèrement que je trouverai une
solution avant qu’on me retrouve raide mort au beau milieu de nulle part.
— Et toi ? Pourquoi est-ce que tu as l’air au bout de ta vie ? la
questionné-je tandis qu’elle jette des regards inquiets autour d’elle.
Un rire cristallin s’échappe de ses lèvres. Elle décroise enfin les bras,
puis elle désigne l’ensemble de la pièce d’un geste de la main.
— Quand tu auras une colocataire qui t’obligera à venir à ce genre de
soirée contre ton gré, tu comprendras. Tu n’es pas le seul à rêver de rentrer
chez toi.
J’ai beau détailler son visage, il ne me dit rien. Pourtant, je connais pas
mal de monde sur le campus.
— Je ne t’ai jamais vue. Je me trompe ?
— Moi ? C’est possible. Je suis arrivée la semaine dernière.
— T’es de passage, alors ?
Pour toute réponse, elle hausse les épaules avant de murmurer :
— J’imagine qu’on peut dire ça.
Son sourire gagne rapidement ses yeux tandis qu’elle élève sa main dans
ma direction.
— Charlie, m’annonce-t-elle.
Amusé, je tape dans son poing, ce qui lui soutire un nouveau rire.
— Weston.
— Eh bien, Weston, je te souhaite une fin de soirée moins pourrie que la
mienne. Je dois rejoindre ma coloc, sinon il se pourrait que je dorme
dehors. Elle a mon sac et mes clés sont à l’intérieur. Si je finis par la
retrouver, je l’étripe.
Quelqu’un augmente le volume de la musique. Elle se hisse sur la pointe
des pieds pour parler à mon oreille.
— Si tu apprends qu’il y a eu un meurtre dans les parages, prétends que
tu ne m’as jamais croisée.
— Bon courage, lui soufflé-je. Si tu as besoin d’aide pour balancer un
corps à la mer, tu sais où me trouver.
Elle m’adresse un rapide signe de la main, puis pointe ma joue de son
index.
— Et pense à désinfecter ça.
Je rigole, ma bière posée contre mes lèvres. J’en avale la moitié d’une
traite, puis inspire un grand coup tandis que Charlie disparaît entre les
convives. J’ai passé tellement de temps seul, à ruminer mes emmerdes, que
j’en ai oublié qu’une simple conversation informelle pouvait faire autant de
bien. Adossé au mur du salon, je souris pour la première fois depuis ce qui
me semble des lustres. Je regarde cette drôle de fille arpenter le rez-de-
chaussée et je me dis qu’en fin de compte, il y a peut-être encore une place
pour moi, ici. Peut-être que tout espoir n’est pas totalement perdu.

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3.
Chercher une aiguille
dans une botte de foin

Charlie

La musique bat son plein dans le salon. Malgré la taille impressionnante


de la baraque, tous les invités ont l’air de s’être entassés dans cette seule
pièce. Les fêtards enivrés se bousculent dans tous les sens. J’évite un grand
gaillard de justesse et je me hisse sur la pointe des pieds pour tenter
d’apercevoir la chevelure ondulée de Manille. La tâche s’avère plus ardue
que prévu. Il y a du monde partout, peu importe où mes yeux se posent.
Je déambule au hasard, le regard perdu sur les silhouettes en mouvement.
Je ne connais personne, ici. J’ai l’impression désagréable d’être en territoire
hostile, sans la moindre solution de repli. En brave soldat que je m’efforce
d’être, j’adresse un sourire navré à la fille que je viens de heurter de plein
fouet, faute d’inattention, et je reprends mon errance solitaire.
Manniiillleee, où est-ce que tu te planques ?
Pourquoi a-t-il fallu qu’elle disparaisse alors qu’elle savait que je ne
comptais pas m’éterniser ici ? Je jette un œil aux étudiants près de moi.
Chaque personne vit sa propre existence sans se soucier de la mienne, ce
dont je devrais être ravie. Après tout, c’est mon but, non ? Survivre à cette
année scolaire, sans faire de vagues, tel un fantôme au milieu de la foule.
Insignifiante et hors du temps. Dans ma vie antérieure, je me serais mêlée
aux autres, à peine le palier franchi. J’aurais peut-être été à la place de cette
fille en bikini, en train de danser sur la table. Désormais, je longe les murs
en repérant les issues de secours les plus proches. Je suis venue pour faire
plaisir à Manille – et à mon frère par la même occasion. Me faire de
nouveaux amis n’a jamais été au programme. Je ne sais même pas si je suis
prête pour ça.
Quelqu’un se met à crier à ma droite. Surprise, je sursaute et commence à
compter malgré moi avant d’entendre des acclamations ainsi que quelques
fous rires. Le tube de la mort, comme j’aime l’appeler, cette espèce de long
tuyau dans lequel on fait couler l’alcool directement dans la bouche d’une
personne, s’élève au-dessus des têtes. Un homme, placé au milieu du
groupe, toussote et je manque de tourner de l’œil quand je remarque l’état
de son t-shirt. Il est maculé d’une substance gluante que je refuse
formellement d’identifier. Je retiens un haut-le-cœur avant de m’élancer
vers le jardin à la recherche d’air frais. Dehors, le vent est moite,
légèrement salé, à cause de la présence de la mer à quelques miles d’ici.
J’inspire à pleins poumons jusqu’à ce que les spasmes qui secouent mon
estomac s’estompent. J’ai vu de tout durant mes études d’infirmière, mais
s’il y a bien un truc que je ne supporte pas, ce sont les vomissements. Je
peux tout endurer, de l’urine au sang, mais alors ça… Beurk.
Il me faut une poignée de minutes pour me remettre de cette vision
d’horreur. Je m’accroche à la rambarde de l’escalier qui mène à la piscine.
J’ai encore l’odeur coincée dans les narines. Je me pose un instant sur les
marches avec la sensation étrange d’être observée, ce qui est ridicule parce
que personne ne prête attention à l’inconnue que je suis.
Quand l’écœurement est calmé, je décide de poursuivre mes recherches
ailleurs. Manille ne se trouve en aucun cas dans la piscine avec mes clés.
J’exécute un demi-tour et traverse le jardin pour vérifier qu’elle ne se cache
pas à l’arrière de la maison. Tapis dans la pénombre, ce n’est pas elle que je
finis par débusquer. Comme dans toute fête digne de ce nom, des couples se
bécotent derrière les buissons. Un homme maintient la cuisse dénudée de sa
partenaire, adossée contre le mur du garage. Vu leurs positions respectives,
les préliminaires sont terminés depuis un long moment. Charmant.
Je m’éloigne furtivement d’eux, jusqu’à faire le tour complet de la villa.
Revenue à mon point de départ, à proximité de la piscine, je m’arrête à
nouveau. L’imposante baie vitrée reliant le salon et le jardin est grande
ouverte. Je scrute les environs. Personne ne ressemble ni de près ni de loin à
ma future belle-sœur, et ça commence sérieusement à m’agacer. Je regrette
de lui avoir confié mes affaires de peur de les perdre. J’ai toujours la
possibilité de patienter à l’entrée de notre immeuble, mais qui sait combien
de temps je vais devoir l’attendre ? Je saisis mon téléphone et compose une
énième fois son numéro. Sans surprise, elle ne décroche pas. Les enceintes
crachent leur musique avec une telle puissance que ça ne m’étonne même
pas. Dépitée, je tourne sur moi-même avant de lever instinctivement les
yeux vers l’étage. La lumière est allumée dans plusieurs pièces, signe que la
fête s’étend au palier supérieur. Mon regard se promène sur les différentes
ouvertures jusqu’à tomber sur une silhouette encapuchonnée.
Je frissonne en sentant ses yeux peser sur moi. Monsieur Mauvaise
Humeur est penché par la fenêtre. L’extrémité rougeoyante d’une cigarette
luit à proximité de son visage, que je ne distingue pas clairement. Il fait
bien trop sombre pour pouvoir déchiffrer son expression, mais je devine que
ses iris sont dirigés vers moi. À aucun moment il ne détourne la tête. Depuis
combien de temps me fixe-t-il ainsi ? Je hausse un sourcil, soudain curieuse.
Weston m’observe une longue minute, puis disparaît finalement à
l’intérieur, sans plus d’explications. Perplexe, je reste plantée sur la pelouse,
à me demander ce qui lui prend. Il devait se marrer en me voyant errer
autour de la maison, telle une âme en peine.
Enfin bon, m’interroger à son sujet ne m’aidera pas à récupérer mes clés.
Déterminée à rentrer chez moi au plus vite, je pénètre à nouveau dans le
salon que j’ai joyeusement surnommé l’antre des Enfers. Si Manille ne se
trouve ni dans le jardin ni au rez-de-chaussée, c’est qu’elle est là-haut. Je
parcours la pièce en apnée avant d’atteindre la porte où j’ai croisé Dark
Vador un peu plus tôt. Là, un petit couloir dessert l’entrée, ainsi que la
cuisine. J’y suis déjà allée plusieurs fois en une heure. C’est donc sans
grand espoir que j’y retourne. Par miracle, j’y repère la copine rousse de
Manille. Je me précipite vers elle pendant qu’elle remplit un verre d’un
alcool transparent. Je jure que si je ne me contrôlais pas un minimum, j’en
pleurerais de joie.
— Aimy ?
La jeune femme, visiblement éméchée, me dévisage d’un regard hagard.
— Je suis Charlie, la coloc de Manille. Tu me reconnais ?
— Mais bien sûr ! T’as soif ? Tiens, prends ça.
Elle me refourgue son gobelet d’un mouvement maladroit et je le rattrape
de justesse. Quelques gouttes giclent hors du récipient, mais mon pull à
capuche est sauf. Dieu soit loué ! J’éloigne le verre de la jeune femme avant
qu’un drame ne survienne, tout en essayant de capter son attention.
— Je cherche Manille, tu sais où elle est ?
— Ma quoi ?
— Ma-nil-le. Elle est grande, brune, pulpeuse, des yeux verts…
— Manille ?
— Oui, la copine de Bill, mon frère.
— Ah ! Manille ! Mais il fallait le dire plus tôt.
Blasée, je m’abstiens de tout commentaire. Ça ne ferait qu’embrouiller
son cerveau déjà bien imbibé et mon but n’est pas de perdre davantage de
temps.
— Elle est à l’étage. Brit s’est fait larguer par son mec, je ne te raconte
pas le drame. On tente de la réconforter comme on peut. Moi, je suis
chargée de ramener l’alcool ! Vu son état, il va falloir des heures pour la
calmer.
Je hoche la tête tout en lui souhaitant bon courage, puis je me précipite
dans l’escalier. Si j’en crois les paroles d’Aimy, ma belle-sœur n’est pas
près de rentrer chez elle. Et moi, je n’ai pas la moindre envie de passer la
nuit avec des mecs couverts de vomi au rez-de-chaussée.
Essoufflée par ma course, je débarque sur le palier desservant plusieurs
pièces sans savoir où aller. J’arpente le couloir, mais je ne trouve pas ce que
je cherche. Je compte mentalement le nombre de portes en essayant de les
faire correspondre à la fenêtre à laquelle j’ai aperçu Weston. Il pourra peut-
être m’indiquer une direction.
À peu près certaine de ne pas me tromper, j’élève mon poing dans l’air et
je frappe fort. Avec le boucan qui règne ici, j’ai peur qu’il ne m’entende
pas. Comme personne ne répond, je réitère mon geste une fois, deux fois,
trois… fois.
La porte s’ouvre à la volée, ne me laissant pas le temps de me préparer à
ce qui m’attend. Surprise, je recule en renversant la moitié de l’alcool sur
moi.
— Putain de bordel de merde, y en a qui cherchent vraiment les
problèmes, ici, vocifère sa voix grave.
Bouche bée face à un Weston furieux, j’en perds mes mots. J’en oublie ce
que j’étais venue lui demander. Son regard dur s’arrête sur ma mine
déconfite, puis sur ma main prête à frapper sa quatrième salve de coups.
Mon cœur bat si fort que je crains qu’il ne s’échappe de ma cage
thoracique. L’homme dressé devant moi fronce les sourcils avant de me
dévisager avec étonnement. Ses traits tendus s’apaisent lorsqu’il constate
que ce n’est que moi. Je rassemble le peu de courage dont je suis dotée pour
relever la tête vers lui. L’éclairage du couloir me permet d’admirer ce que je
ne pouvais pas voir dans le salon : deux billes aussi bleues et sombres que
la mer déchaînée, rivées sur moi.
Je rabats ma main restée en l’air contre ma poitrine et je me mets à
bégayer quelques mots d’excuse incompréhensibles. Je tente d’essuyer
maladroitement l’alcool sucré qui colle déjà à ma peau tout en peinant à
m’exprimer.
— Je, dé-désolée, je... je cherchais Brit.
L’homme face à moi se lèche les lèvres en remuant imperceptiblement la
tête. Je suis le mouvement hypnotique de sa langue et nos regards
s’accrochent l’un à l’autre. Mon palpitant s’agite une nouvelle fois. Il
émane de cet homme une aura particulière. À la fois énigmatique et
orageuse. Chaotique.
Au bout de longues secondes de silence, Weston finit par rabattre ses
mèches brunes en arrière dans un soupir.
— Ta pote n’est pas ici.
Sa voix n’est qu’un grondement rauque. Une mise en garde, presque
animale.
— D’accord. Dé-désolée… pour le dérangement.
Ma réponse formulée, je demeure immobile. Mes jambes ne bougent pas
d’un millimètre. Trop choquée pour me mouvoir, je reste là, les pieds vissés
au parquet, à essayer de comprendre ce qu’il se passe. Les sens aux aguets,
je détaille sa posture. L’une de ses mains est accrochée à la tranche de la
porte, la seconde se trouve dans son dos, comme s’il cachait quelque chose.
Pourquoi est-ce que j’ai l’impression qu’il s’attendait à une autre sorte de
visite ? Son regard se détache du mien pour observer le couloir et ses
occupants. Une fois que c’est fait, il paraît presque rassuré. Je pose mon
verre sur un meuble à proximité tout en me risquant à détailler son visage
amoché. Sa joue est bien plus rouge que je ne l’avais remarquée et
l’entaille, bien plus profonde. Je plisse le front, tout à coup soucieuse. La
future infirmière que je suis s’exprime à ma place.
— Il te faudrait des strips.
Ses yeux s’agrandissent d’incompréhension.
— Pour ta blessure. Un pansement strip.
Un ange passe. Weston demeure muet. Un groupe de fêtards s’engouffre
dans le couloir, juste derrière moi. Je me pousse sur le côté et lorsque je
relève la tête, le regard que me jette Weston me met mal à l’aise. Je ne
saurais pas trop dire ce qui me perturbe autant, mais j’ai la sensation qu’il
me traverse de part et d’autre. C’est… déstabilisant. Je me reprends
finalement. J’esquisse un sourire gêné avant de me sauver. Je m’empresse
de m’éloigner tandis que sa voix claque dans mon dos.
— Charlie ! Attends.
Je me retourne vers Weston, qui s’avance sur le palier.
— Oui ? répliqué-je d’un timbre bien plus aigu que d’ordinaire.
Weston me fait signe d’approcher. J’obtempère, plus par curiosité que par
réelle envie.
— Quoi ?
— Désolé, déclare-t-il en repoussant ses cheveux vers l’arrière d’un air
contrit. Je pars souvent au quart de tour ces temps-ci.
— On a tous nos bons et nos mauvais moments. C’est pas grave.
Il se penche vers moi et son souffle vient effleurer ma nuque.
— Du coup, je me demandais… est-ce que tu sais poser des strips ?

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4.
L’antre du prédateur

Charlie

Un frisson fugace recouvre ma peau. West recule légèrement. Il incline la


tête sur le côté, guettant une réponse de ma part, puis répète sa question.
— Tu sais poser un strip ou pas ? La plaie recommence à saigner dès que
j’y touche.
De sa main gauche, il ouvre davantage la porte de la chambre derrière lui,
comme une invitation à entrer. À l’intérieur, tout est sombre. Seule une
lampe de chevet est allumée dans un coin isolé. J’adresse un regard curieux
à l’homme brun qui se dresse devant moi. Ses coups d’œil inquiets vers le
couloir n’ont rien de rassurant.
— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça comme si c’était un secret
d’État ? Tu as peur qu’on découvre que quelqu’un t’a frappé ? lui lancé-je,
amusée.
— Personne ne m’a frappé, persifle-t-il.
— Ah oui ? Tiens donc.
— Je sors d’un cours de boxe, pour ta gouverne.
— Vraiment ? Alors pourquoi tu parais autant sur tes gardes ?
Il se redresse de toute sa hauteur, me surplombant d’une tête, puis avance
à nouveau, tel un colosse menaçant de s’abattre sur moi. Son regard perçant
s’assombrit avant de se planter dans le mien.
— Je te conseille de tenir ta langue. Je ne suis pas réputé pour être facile.
Je lâche un rire sarcastique qui lui fait serrer les mâchoires. Weston fait
donc partie de ces mecs qui aiment jouer aux gros durs ? Qui l’aurait cru. Je
suis un peu déçue, pour le coup. Il semblait sympa de prime abord.
— J’ai compris le message, Monsieur Mauvaise Humeur. Tu n’es pas un
gentil petit agneau. Maintenant, tu peux arrêter ton cirque. Si tu veux que je
t’aide, ça marche mieux en le demandant poliment.
— Tu sais quoi ? Finalement, je vais me débrouiller tout seul, pour le
strip.
— S’il te plaît, c’est si difficile que ça à prononcer ? Et puis, il n’y a rien de
honteux à reconnaître que quelqu’un nous a agressé.
— Personne ne m’a agressé, articule-t-il en frappant le chambranle du
poing.
— Tant mieux alors.
— Tant mieux, comme tu dis. Tu me files un coup de main ou pas ?
Il s’écarte pour me laisser la possibilité d’entrer dans la pièce.
— S’il te plaît ?
— S’il te plaît, lâche-t-il dans un soupir.
Un sourire satisfait aux lèvres, je le rejoins sur le pas de la porte, puis je
m’y arrête, soudain indécise.
— Tu es… tout seul ?
— Non, je joue aux cartes avec les sept nains.
— Très drôle.
— Ça te dérange de te retrouver ici avec moi ?
— N-non, je pensais juste qu’avec la fête, il y aurait du monde partout.
— Est-ce que j’ai l’air d’avoir envie de me saouler avec les autres ?
Je remue la tête. Effectivement, il ne semble pas d’humeur à s’amuser.
— J’habite dans cette chambre.
Prudente, j’esquisse un petit pas en avant. À part quelques meubles
plongés dans la pénombre, il n’y a rien ni personne. Une table ronde
entourée de deux chaises est placée sur la droite. Dessus, j’y distingue un
paquet de clopes éventré ainsi que des feuilles rangées en un tas
désordonné. À ma gauche se trouvent un grand lit et une valise ouverte en
grand sur le sol. Il règne dans cette chambre une ambiance pesante qui n’a
rien en commun avec la soirée qui bat son plein dans le reste de la maison.
Je me retourne vers Weston, toujours posté près de la porte, et me fige
malgré moi. Ses doigts se referment lentement sur la serrure. Un léger clic
retentit, me faisant comprendre que je suis désormais coincée ici avec lui.
Comme une saleté de réflexe, je me mets à compter malgré moi.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six.
Mon pouls s’agite alors que je tente de me raisonner. Il n’y a pas de quoi
paniquer. Weston n’a peut-être pas envie d’être dérangé, après tout. Avec
tous les fêtards qui rôdent à l’étage, certains ne doivent pas prendre la peine
de frapper. Un sourire crispé sur le visage, j’exhorte mes poumons à
continuer à jouer leur rôle. Je me concentre sur l’air pénétrant mes bronches
pour ne pas céder à l’angoisse qui s’infiltre dans mes veines. Je ne suis pas
du genre parano, mais me retrouver enfermée dans une pièce avec un
inconnu, c’est flippant. Je me mordille nerveusement l’intérieur des joues.
Ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire. Je suis bien placée pour
savoir que les fêtes sont les pires endroits pour se faire agresser. Il y a trop
de bruit, trop d’agitation pour qu’un appel à l’aide soit entendu.
Sept.
Huit.
West se meut avec prudence, comme s’il avait senti le changement qui
s’était opéré en mon for intérieur. Les traits graves, il glisse dans ma
direction. Doucement, il dépose sur la petite table ronde ce qu’il cachait
dans son dos depuis le début. Si le tintement du métal me fait sursauter, ce
n’est rien par rapport à l’effroi qui parcourt mon sang lorsque je découvre
de quoi il s’agit.
Putain de merde.
L’adrénaline, pompée par mon cœur qui accélère, se propage rapidement
dans mon corps, telle une traînée de poudre qu’on viendrait enflammer. Je
recule d’un bond afin de maintenir la distance entre Weston, son couteau de
chasse et moi.
La tension dans la pièce grimpe de seconde en seconde. La respiration
courte, il me faut un instant pour comprendre la situation. Le jeune homme,
impassible, se dresse entre la liberté et moi. Soyons réalistes, je ne réussirai
jamais à forcer le passage. Il est trop grand, trop fort pour une femme
fluette comme moi. Je tâche de me reprendre, de ne pas laisser l’angoisse
me gagner. Céder à la panique ne m’aidera pas. Je réfléchis à une manière
de me sortir de ce pétrin et je me souviens avoir aperçu Weston par la
fenêtre, un peu plus tôt. Je ne peux pas me permettre de me retourner pour
vérifier, cependant je mettrais ma main à couper qu’il y en a une dans les
parages. Je n’espère pas sauter du premier étage, mais si je suis assez
rapide, j’aurai peut-être le temps d’appeler au secours avant qu’il ne me tue.
Parce que c’est bien ce qu’il a l’intention de faire, non ?
Neuf.
Dix.
Mon décompte terminé, un déclic s’opère dans mes pensées et j’arrive
enfin à retrouver assez de courage pour bouger. Le claquement de sa
semelle sur le sol m’arrache un hoquet de surprise.
Une des choses qu’on m’a apprises durant mes études, c’est comment
faire face à un patient agressif. La règle numéro 1 consiste à l’avoir toujours
en vue, la numéro 2 à ne jamais être seule avec lui — pour celle-ci, c’est
raté — et la troisième, à le faire parler le temps qu’une solution soit
trouvée. Les jambes tremblantes, je me redresse, l’air de rien.
— Et donc, ces strips, tu les as rangés où ?
Un sourire en coin étire la commissure de ses lèvres tandis qu’il se
déplace en direction d’une commode à sa droite. Sans geste brusque, je
marche à reculons jusqu’à ce que mon dos rencontre la cloison derrière moi.
— Ils sont là, déclare-t-il en jetant une boîte cartonnée sur la table près de
lui. Il te faut autre chose ?
— Du désinfectant.
Il fouille à nouveau dans le tiroir et j’en profite pour longer le mur
jusqu’à sentir la poignée d’une fenêtre s’enfoncer entre mes omoplates.
— Alcool, coton, sparadrap. Tu as tout.
Il balance sa trousse à pharmacie sur sa chaise au moment où je fais
volte-face. J’agrippe la poignée de toutes mes forces afin de la faire pivoter.
Cette dernière tourne, cependant la fenêtre refuse de s’ouvrir. Je jure tout en
tirant plus fort lorsque la voix grave de West tonne derrière moi.
— Elle ne bougera pas. Je l’ai coincée.
Surprise, je recule d’un pas pour vérifier ses dires. Dans la précipitation,
je n’avais effectivement pas repéré la crosse de hockey calée entre la fenêtre
et la tringle à rideaux.
Son rire gagne mes oreilles et mes muscles se crispent. Je n’ai pas
survécu au drame de Denver pour crever dans cette chambre.
— Qu’est-ce que tu comptais faire ? Sauter du premier étage ? se marre-t-
il alors que le sang déserte mon visage.
Malgré la musique assourdissante, les grincements du parquet m’alertent.
West approche, je me dépêche de lui faire face. Avant qu’il ne m’ait rejointe,
je plonge sur le sol pour atteindre la porte d’entrée. Je n’ai même pas le temps
de la toucher que sa main s’abat sur mon corps. Je tente de hurler, mais ses
doigts se plaquent sur ma bouche. Muette, je me débats pendant qu’il
enjambe mes hanches pour me maintenir sur le parquet.
Les larmes aux yeux, je le dévisage, horrifiée.
— Charlie… murmure-t-il pour attirer mon attention.
Je m’agite de plus belle. J’essaie de taper des pieds dans l’espoir que
quelqu’un entendra mon appel au secours. Mon tortionnaire, presque
couché sur moi, appuie de tout son poids sur mon corps pour l’immobiliser.
— Charlie, répète-t-il plus fort. Tu te fais des films, là.
Quoi ?
Intriguée par le ton qu’il emploie, je cesse de gigoter.
— Ce couteau ne t’est pas destiné. Je le garde avec moi, au cas où. C’est
tout.
Je cligne des yeux plusieurs fois pendant que des larmes encore
accrochées à mes cils se mettent à glisser sur mes joues. Sa phrase n’a pas
de sens, pourtant… pourtant ce qu’il me dit pourrait être la pure vérité.
À moins que ce soit un mensonge pour que je coopère ?
Qu’est-ce que je connais de cet homme, après tout ?
— Je vais retirer ma main, mais s’il te plaît, ne crie pas. Je n’ai pas envie
que Frank me vire d’ici. J’ai déjà bien assez d’emmerdes comme ça. OK ?
Je hoche péniblement la tête et, aussitôt, la pression qu’il exerce sur ma
bouche se fait plus légère. En quelques secondes, mes lèvres ont recouvré
leur liberté. J’inspire une grosse bouffée d’air dans l’espoir que la brûlure
de mes poumons s’estompe. Mon cœur a du mal à s’apaiser, il cogne fort
dans sa cage. J’ose un regard à l’homme toujours à califourchon sur mes
cuisses.
— Si le couteau n’est pas pour moi, il est pour qui ? demandé-je d’une
voix éraillée par la peur.
— Ça, ça ne te regarde pas.
— Et tu voudrais que je te fasse confiance ?
Il soupire, vraisemblablement exaspéré, puis consent à s’expliquer.
— J’ai eu quelques différends avec des mecs peu fréquentables, ça te va ?
— C’est pour celui qui t’a fait ça ?
Je désigne la blessure sur sa joue et il détourne le visage. D’un bond
rapide, il se met debout avant de me tendre la main pour m’aider à me
relever. J’hésite à la saisir, ce qu’il sent parfaitement.
— N’y vois rien de personnel. Moins tu en sauras, mieux tu te porteras.
Je m’assieds avec maladresse, à même le parquet, tout en jaugeant
l’homme dressé à un mètre de moi d’un regard confus.
— Quand j’ai frappé à ta porte… tu t’attendais à la visite de ces mecs ?
— Je n’attends jamais personne. Si quelqu’un cherche à me voir, ce n’est
pas bon signe, en général. Disons que j’ai été un peu… surpris par ta
présence.
Je fais la moue en me relevant.
— Surpris n’est pas vraiment le mot que j’aurais employé. Tu étais sur
tes gardes.
— Et j’ai bien raison de l’être. Tu n’imagines pas le nombre de vautours
qui attendent que je me plante. Le monde n’est pas aussi rose que tu le
penses.
— Rose ? J’ai l’air si naïve à tes yeux ?
Amère, je serre les poings.
— C’est facile de juger quand on ne connaît pas. Tu n’as pas idée de qui
je suis ni par quoi je suis passée.
— Non, effectivement, mais j’avoue devenir de plus en plus curieux à ton
sujet, déclare-t-il en ricanant.
Son intonation sympathique résonne à mes oreilles sans que je réagisse.
Encore confuse, je ne sais quoi penser de la situation. Un sourire illumine
soudain le visage de Weston, comme s’il s’apprêtait à éclater de rire. Il
secoue la tête, l’air de se retenir, et va chercher deux chaises qu’il place près
de moi.
— Un strip et je déverrouille la porte. Deal ?

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5.
Du strip au strip-tease,
il n’y a qu’un pas

Charlie

J’acquiesce malgré moi tandis que Weston retourne sur ses pas. Ce
dernier tire la table jusqu’à nous et me présente son nécessaire de soins,
posé juste à côté du couteau. La présence de cet objet me glace le sang. Je
l’ignore de mon mieux en me saisissant de la bouteille d’alcool à 70° d’une
main tremblante. J’en verse un peu sur mes doigts pour les désinfecter, puis
j’arrache un morceau de coton du sachet. J’en fais une petite boule et je
m’immobilise devant les yeux bleus de West braqués sur moi.
— Pas encore remise de tes émotions, à ce que je vois.
Je remue la tête pendant qu’il repousse l’arme blanche vers moi.
— Si ça te rassure, prends-la. Je te l’ai dit, elle ne t’est pas destinée. Je ne
te ferai rien. Je me protège juste des visiteurs indésirables.
Les mains crispées sur les genoux, je relève finalement le nez pour
l’affronter. L’angoisse dans mon ventre s’est transformée en un nœud
étrange. J’ai la bouche sèche, le cœur qui bat fort. Ses yeux d’un bleu foncé
peu commun cherchent les miens. Quand ils les trouvent, je me perds dans
les abysses profonds que j’y rencontre. Les eaux agitées qu’ils renfermaient
ont cédé leur place au calme serein d’un océan mystérieux.
— C’est peut-être toi qui as besoin de soins ?
Weston attrape délicatement mes doigts transis de peur. Il récupère le
coton qui s’y cache pour l’imbiber d’alcool avant de me le rendre. Son
index s’attarde sur mon poignet le temps de palper mon pouls.
— Ça va passer. L’adrénaline ne met que quelques minutes à
redescendre, mais ça, tu dois le savoir, non ?
Je confirme ses propos d’un mouvement lent de la tête et je prends
conscience qu’il a raison. L’adrénaline génère une augmentation de la
fréquence cardiaque ainsi qu’une hausse de la pression artérielle. Elle donne
à mon corps l’impression qu’il pourrait soulever des montagnes.
Rassérénée, je repousse doucement sa paume. Je me désinfecte à
nouveau les mains avant de nettoyer sa pommette. La faible luminosité de
la pièce m’oblige à me pencher vers lui pour mieux voir. D’une main, je
dégage les quelques mèches brunes qui lui tombent sur le front, de l’autre,
je m’applique à être la plus professionnelle possible. J’ignore les battements
erratiques de mon cœur alors que son souffle réchauffe ma joue. Les
picotements de l’alcool lui soutirent quelques grimaces, cependant il ne
bronche pas.
— Tu es infirmière ? m’interroge-t-il à voix basse.
— Plus ou moins.
— Plus ou moins ? Ce n’est pas une réponse, ça, murmure-t-il.
— Je suis seulement en troisième année.
— Oh, je vois. Laisse-moi deviner… Parcours scolaire impeccable, famille
aisée, sororité et tout ce qui s’ensuit ? Tu es la fille modèle dont rêvent tous
les parents, tu ne quittes jamais le droit chemin et tu passes ton temps plongée
dans les bouquins.
Mon ventre se serre et mon visage se ferme aussitôt. Weston ne peut être
plus proche et plus éloigné de la vérité à la fois. Ce qu’il décrit est l’exact
reflet de ma vie, ou du moins, ce qu’elle était il y a quelques mois encore.
— Les apparences sont souvent trompeuses. Je redouble, je ne dois pas
être si parfaite que ça.
Il fronce les sourcils, puis me dévisage comme s’il n’en croyait pas un
mot. Il fait la moue, réfléchit, puis en vient à la conclusion que c’est un
mensonge.
— Tu dis ça pour me prouver que j’ai tort. Je suis sûr que tu es une fille
brillante.
Je rigole en acquiesçant. Il n’est peut-être pas si bête, lui non plus.
— OK, Weston. Je t’accorde un point.
— Juste West.
— West, répété-je. Je redouble parce que j’ai raté trop de cours. Je n’ai
pas passé les examens.
— Et il y a une raison à ça ?
— Le monde n’est pas aussi rose que tu le penses.
— Tu marques un point.
Il rit et je me surprends à l’imiter. Mes yeux descendent jusqu’à sa
bouche entrouverte, ce que ses iris saphir remarquent. Il m’observe, les
dents plantées dans sa lèvre. Je recommence à désinfecter sa plaie pour ne
pas lui montrer à quel point son regard me trouble.
Weston ne peut avoir plus raison. Il y a encore quelques mois, je ne
sortais pas, je ne séchais pas les cours. Je n’ai jamais été en dehors des
clous. Et un jour, un drame est venu chambouler ma vie comme un
bulldozer qui détruit tout sur son passage. Irréversible et dévastateur. Dès
lors, la Charlie que j’étais n’a jamais totalement réussi à se relever.
Je place le strip sur la joue de Weston, puis je récupère sa main posée sur
sa cuisse pour y poursuivre les soins. Il frémit légèrement à ce contact
imprévu, mais me laisse faire. J’arrache un nouveau morceau de coton et
entreprends de désinfecter les éraflures présentes sur ses phalanges.
— Il devait être bien costaud, ce sac de frappe.
— Il y avait même plusieurs sacs de frappe, si tu veux tout savoir, avoue-
t-il à demi-mot.
— Et ça t’arrive souvent de… t’entraîner avec autant de sacs ?
La commissure de ses lèvres se soulève, mais il ne relève pas mes
propos. Son regard se voile et je cherche rapidement quoi dire pour relancer
la conversation.
— Je connais peu de gens qui ont des strips dans leurs tiroirs.
— J’en déduis que tu connais peu de mecs comme moi.
— Pas faux. Tu marques un autre point.
Je resserre ma prise sur sa main, rendue humide par le désinfectant qui
glisse entre mes paumes. Ses doigts s’accrochent aux miens, faisant rater un
battement à mon cœur.
— Comment est-ce que tu t’es retrouvée forcée à venir chez Frank, ce
soir ? m’interroge-t-il.
— Frank ? C’est qui ?
— Le mec à qui appartient cette maison.
— Ah ! Ma coloc m’a obligée à sortir. Il paraît que je suis censée
apprendre à m’amuser et à lâcher prise.
— Et est-ce que tu y arrives ?
Je hausse les épaules.
— Je dois encore travailler sur certains points, déclaré-je en riant. J’ai…
du mal à me sentir en sécurité dans des endroits inconnus.
— J’ai cru comprendre. Tu paniques souvent comme ça ?
Une grimace vient recouvrir mon sourire.
— Plus que je le voudrais.
— Désolé pour tout à l’heure, mon but n’était pas de t’effrayer.
— T’en fais pas. Je vais m’en remettre.
— Il n’y a rien de tel qu’une bonne montée d’adrénaline pour se sentir
vivant, plaisante-t-il.
Je lève les yeux au ciel sans pouvoir m’empêcher de rire.
— T’es expert dans le domaine ? rétorqué-je, amusée.
C’est à son tour de décocher un sourire malicieux.
— Je suis sportif de haut niveau. Je connais bien cette sensation.
Je repense à la crosse de hockey coincée et l’évidence me frappe de plein
fouet.
— Tu fais partie des Huskies ? lui demandé-je.
Il acquiesce d’un signe de la tête et je m’en trouve tout de suite soulagée.
Mon frère et lui sont coéquipiers. Weston est donc un ami, pas un tueur en
série.
— Du coup, tu passes l’année à Seattle ? reprend-il.
— Oui, enfin je ne sais pas trop. C’est ce qui est prévu, mais c’est
possible que je rentre chez mes parents si je ne me plais pas ici.
— Tu viens d’arriver. Ce serait bien… dommage.
Intriguée par sa manière si particulière de prononcer la fin de sa phrase,
je relève le nez vers lui. Mon souffle est suspendu à son dernier mot,
comme s’il se répercutait en moi. Il sonne à la fois peiné et… suave. Je dois
être folle pour attribuer à trois petites syllabes ce genre de connotation.
West maintient mon regard et l’envie me prend de creuser le sujet.
— Et pourquoi ce serait dommage ?
Il rit, cherche une réponse pendant que je retrousse sa manche à la
recherche d’une égratignure qui m’aurait échappé. Mes doigts courent sur
sa peau, puis s’immobilisent. Je suspends mon geste quand je découvre sous
le tissu des lettres tatouées sur son avant-bras. J’incline la tête pour mieux
déchiffrer ce qui y est inscrit.
— L’enfer, c’est les autres{3}, lit Weston.
Mon pouls s’emballe. Ces mots sont exactement les derniers que j’ai
écrits dans mon journal intime, il y a de ça trois mois. Quand j’étais au plus
mal. Quand je refusais encore de mettre un pied dehors.
Par cette seule phrase, j’ai l’impression de le connaître et ça me
chamboule. Troublée par cette coïncidence inexplicable, je fixe longuement
le tracé fin et harmonieux des lettres. La main de Weston saisit avec
précaution mon poignet. Mon épiderme se pare de milliers de frissons. Il
récupère le coton que je tiens pour le poser sur la table. Des papillons dans
le ventre, je suis son geste des yeux jusqu’à croiser son regard.
Une espèce de magnétisme émane de son corps lorsqu’il me touche,
semblable à un champ de force entre deux aimants. Quand ses doigts se
mettent à pianoter sur mon avant-bras, je perçois l’énergie invisible qui pèse
sur ma peau. Mes muscles se contractent en réaction à cette alchimie
étrange qui nous lie. Cette tension n’a rien de comparable à la peur. Elle est
l’inverse de la logique. Elle est le besoin urgent, viscéral et complètement
déraisonnable.
Les battements de mon cœur se répercutent si fort en moi que j’ai la
sensation que Weston peut les entendre. Il tire plus fort sur mon bras pour
réduire la distance entre nous. Stupéfaite, je le laisse faire. Telle une poupée
de chiffon qui n’a plus le contrôle d’elle-même, je suis à sa merci. Et je
veux l’être. Il m’attire à lui et nous nous retrouvons à mi-chemin entre nos
deux chaises. Ses yeux lâchent les miens pour s’aventurer sur mes lèvres.
Dans ses iris torturés, je découvre une envie folle, semblable en tout point à
la mienne.
Son visage se rapproche jusqu’à s’enfouir dans mes cheveux châtains.
Ma respiration s’entrecoupe d’un hoquet de surprise lorsque je sens sa
bouche entrer en contact avec mon cou. La chaleur de son baiser réchauffe
mes sens enivrés. Il agrippe ma nuque avec douceur et fermeté, puis fait
basculer ma tête sur le côté. La bretelle de mon débardeur glisse sur mon
épaule. Au lieu de me rhabiller, j’offre à ses yeux avides une vue dégagée
sur ma poitrine. Sa deuxième paume s’aventure sur mes côtes pendant que
ses lèvres remontent à la recherche des miennes avant de s’y écraser sans
aucune préméditation.
Rapidement, notre baiser s’intensifie, ne nous laissant que trop peu de
temps pour respirer. J’ignore ce que je fais ici, ses mains sur ma taille,
prêtes à m’entraîner sur ses draps, et je m’en fiche. Rien ne compte en cet
instant, si ce n’est la chaleur grandissante au creux de mon ventre. J’appose
mes paumes sur les joues de Weston pour le maintenir près de moi. Il
s’empare de ma bouche avant de la ravager d’un baiser sauvage à m’en
donner le tournis. Je gesticule pour retirer mon pull pendant qu’il jette son
sweat-shirt au loin, dans un mouvement pressé et désordonné. Sans perdre
davantage de temps, je l’aide à se débarrasser des couches de vêtements
superflues, ne laissant plus qu’un boxer dont le renflement est bien visible.
Il frissonne au passage de ma paume sur sa ceinture d’Apollon et je
descends encore. Sous mes caresses, son regard bleu se fait fiévreux.
Affamé.
En réponse, ses mains se chargent d’ôter mon short et mon t-shirt. Elles
glissent sur mon ventre jusqu’à se frayer un chemin sous ma culotte. Je me
tends au contact de ses doigts experts et, quelques secondes plus tard, je ne
suis déjà plus que respiration hachée et sensations débridées. Le corps en
ébullition, je laisse son index s’introduire entre mes cuisses. Pendant ce
temps, sa langue pleine de fougue, elle, malmène la mienne dans un combat
dont je ne connais pas encore les règles.
Weston se relève. Je m’accroche à son dos, y plante mes ongles, en le
suppliant de continuer pendant qu’il me pose sur le matelas. Il raffermit sa
prise sur mes fesses, me force à me rapprocher de lui. Il s’arrête un instant,
récupère son portefeuille et en extrait un petit carré d’aluminium qu’il
découpe d’un coup de dents.
Weston rampe au-dessus de moi. Il accentue la pression de son bassin
contre le mien et, à mesure que l’étau de ses bras se resserre autour de moi,
je me sens vivante. Prisonnière de son corps, nos souffles haletants
s’entremêlent. De toute ma vie, j’ai connu nombre de prisons dorées, mais
je n’en ai rencontré aucune de ce genre. Une cage de laquelle je n’ai pas
envie de m’enfuir.
Sans cérémonie, Weston s’invite entre mes cuisses. Je frissonne de plus
belle, prête à me consumer. Je m’accroche fort à ses épaules et bientôt, ses
va-et-vient répétitifs ont raison de ma lucidité. Mes pensées s’embrouillent,
des sentiments contradictoires se fracassent dans ma poitrine. Je renverse la
tête en arrière, ivre de plaisir, pendant qu’il suçote mes lèvres. Alors que la
fête bat son plein à l’étage inférieur, que la musique inonde la propriété, je
laisse l’obscurité nous avaler. Je ferme les paupières pour ne songer à rien
d’autre qu’au moment présent.

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6.
Réfléchir avant d’agir ?
C’est surfait

Charlie

Mes paupières s’ouvrent comme deux ressorts tendus à leur maximum.


Les pensées encore embrumées, je tourne la tête et découvre le dos nu et
musclé d’un homme. Je cligne des yeux, espérant naïvement que l’image
disparaîtra d’elle-même mais, évidemment, ce n’est pas le cas. Une
première réflexion traverse alors mon cerveau de manière fugace, bientôt
suivie par une seconde, preuve irréfutable de ma couardise.
Qu’est-ce que t’as foutu, Charlie ? Sauve-toi !
Étendue de tout mon long sur le matelas, je m’intime l’ordre de quitter
cet endroit au plus vite, mais mon corps refuse d’obtempérer. De peur de
tirer du sommeil l’homme à mes côtés, je n’ose pas détacher mes yeux du
plafond. J’évite de bouger ou de respirer trop fort, il ne faut surtout pas
qu’il devine que je suis réveillée. Je ne saurais même pas quel bobard lui
raconter pour expliquer les raisons de ma fuite en pleine nuit. Tout ce dont
je suis certaine, c’est que je dois à tout prix partir avant qu’il n’ouvre les
paupières.
Je n’ai pas besoin de me remémorer la scène pour comprendre ce que je
fous là. Weston et moi avons couché ensemble. J’ai couché avec un parfait
inconnu et je n’avais même pas l’excuse d’être saoule. Ça ne m’était encore
jamais arrivé. Les histoires d’un soir, ce n’est pas mon truc. J’attends
toujours d’avoir plusieurs rendez-vous avec un homme avant de passer à
l’acte. Me laisser aller avec un mec rencontré une heure plus tôt ne fait
absolument pas partie de mes habitudes.
Ce que j’ai honte !
Il ne faut pas que cette histoire s’ébruite. Si jamais Weston en parle à ses
amis ou à des gens du campus, Bill me tuera de ses propres mains.
Je me fige soudain. Mes neurones embrouillés se remettent à jouer leur
rôle et une information capitale refait alors son apparition au beau milieu du
bordel qui règne dans ma mémoire. Oh non. West fait partie des Huskies !
Pourquoi est-ce que mon cerveau a décidé d’occulter ce fait au pire moment,
hein ? Il a suffi que ce beau brun me décoche un sourire, qu’il me murmure
quelques mots gentils pour que je tombe dans le panneau. Je m’étais pourtant
juré de rester loin de toute vie sociale, cette année, et les relations charnelles
étaient aussi à proscrire.
Les lèvres pincées, j’entreprends de pivoter sur le flanc le plus lentement
possible. Je suis nue comme un ver au moment où Weston rabat le drap sur
son torse. Je lève un sourcil dans sa direction. On peut dire que Monsieur
est d’une galanterie sans faille. Il garde l’étoffe coincée entre ses jambes, tel
un précieux trésor, plutôt que de la partager avec son coup d’un soir. Je
frissonne en éloignant mes pieds des siens. Je m’assieds avec prudence sur
le bord du matelas pour écouter le son de sa respiration. Heureusement qu’il
dort à poings fermés. Ça nous évitera d’avoir cette discussion honteuse
d’après baise qu’ont les gens bourrés au petit matin. J’entreprends de
rattacher mon soutif, tout en lui jetant un regard coupable.
Dommage, hein ?
En plus d’être canon, je dois avouer que c’était un bon coup. Mais ! Mais
ça s’arrête là. Lorsque mon frère m’a proposé de le rejoindre à Seattle, ses
règles étaient claires et nettes. Au moindre écart de conduite, je risque un
retour à Denver.
1 — Suivre mes cours avec assiduité et sérieux.
2 — Avoir une vie sociale et essayer de me faire des amies. Amies avec
un E, bien entendu.
3 — Ne pas fricoter avec ses coéquipiers.
Ne jamais, jamais au grand jamais, coucher, flirter ou me rapprocher de
quelque façon des membres de son équipe. Le hockey, c’est sa safe zone{4},
et les Huskies, sa famille. Son club est l’endroit où il se sent le mieux et
c’est aussi son tremplin pour l’avenir. Je me demande bien où j’avais la
tête… Pourquoi est-ce que je n’y pense que maintenant ? Je me flagelle
mentalement pour ne pas avoir réfléchi avant. L’adrénaline et la peur que
j’ai ressentie n’étaient peut-être pas étrangères à mon comportement
inhabituel, pourtant ce n’est pas une excuse. J’ai merdé et je compte bien
emporter ce secret avec moi dans la tombe.
Cependant, un problème demeure. Je jette un regard perplexe à la
silhouette de l’homme recroquevillé sur lui-même. Weston. Comment
savoir s’il ébruitera notre aventure d’une nuit ? Bien décidée à réparer mon
erreur, j’attrape un papier vierge sur sa table et j’y griffonne quelques mots
au stylo rouge :
« À moins que tu ne tiennes à mourir dans d’atroces souffrances, ne parle
à personne de cette nuit. »
Signé : « La fille flippée d’hier ».
Je doute que ma menace l’impressionne, mais qui ne tente rien n’a rien.
Si West a la soudaine envie de raconter ce qu’il s’est passé entre nous, je
n’aurai qu’à prétendre qu’il avait trop bu et qu’il a tout halluciné.
Désespérée et prête à tout pour fuir le lieu du crime au plus vite, je me
rhabille et récupère mon portable laissé sur vibreur. Il est à peine minuit. Je
n’ai dormi qu’une petite heure pendant laquelle Manille et mon frère ont
tenté de m’appeler une dizaine de fois. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est
pas encore trop tard pour qu’ils s’inquiètent réellement. D’ici, j’entends
l’agitation qui règne toujours dans la villa. Je rejoins le palier de la
chambre, puis déverrouille la serrure. Je referme la porte derrière moi,
traverse le couloir sans m’arrêter. Honteuse, je me contente de fixer le
carrelage. J’ai l’impression qu’un panneau clignote sur mon front, avec
pour inscription : « Regardez, elle a couché avec le coéquipier de son
frère ».
Je presse le pas. Comme prévu, la plupart des fêtards n’ont pas bougé du
salon. Je me faufile dans la foule et ne ralentis qu’une fois dans le jardin,
loin de tout danger. J’écris un rapide message à l’attention de Manille pour
savoir où elle se trouve et cette dernière répond presque instantanément.
Manille : À l’appart. Tu fichais quoi ?
Sans entrer dans les détails, je lui indique que je suis en chemin. Avant de
quitter la demeure de Frank, je scrute la fenêtre par laquelle j’avais aperçu
mon compagnon de soirée, un peu plus tôt. Mon estomac se noue. Si
Weston est intelligent, il comprendra de lui-même qu’il vaut mieux ne pas
parler de ses exploits au lit devant Bill, à moins qu’il ne tienne à avoir de
gros problèmes.
Bill est ce genre de grand frère ultra-protecteur, à attendre sa petite sœur
à la sortie du lycée, une batte de baseball sur l’épaule et un sourire effrayant
aux lèvres. Croyez-le ou non, cette méthode anti-garçon est ultra-efficace.
En tout cas, avoir un Bill à ses côtés a ses avantages… et ses inconvénients.
Vêtue seulement d’un débardeur blanc et d’un mini short, je longe les haies
parfaitement entretenues de la propriété. Pour changer, il pleut et je suis
transie de froid. Je me maudis intérieurement. J’ai oublié de récupérer mon
pull à capuche, posé sur la chaise de Weston. J’espère qu’il brûlera cette
preuve de mon passage avant que quelqu’un ne tombe dessus. Oh… et puis
tant pis. Mon nom n’y est pas inscrit et je ne suis pas la seule fille à en porter.
Je chasse au loin ces idées oppressantes pendant que je rejoins aussi vite que
possible mon immeuble, à deux rues de là. Dès que j’aperçois le balcon de
mon appartement, je fais sonner le téléphone de Manille pour la prévenir.
— Je suis en bas, annoncé-je, le souffle court.
Le temps d’atteindre la porte du hall d’entrée, ma coloc a déjà ouvert,
grâce à l’interphone. Je grimpe quatre à quatre les marches avant de
débouler sur le palier, devant mon frère et sa copine, bras croisés sur leur
ventre. Bill est en survêtement, Manille en pyjama, mais vu leurs traits
tendus, je doute de les avoir réveillés.
— Où est-ce que tu étais ? commence Bill sans préambule. On t’a
cherché partout dans la villa.
Prête à jouer la comédie pendant qu’il tape du pied, je lève les yeux au
ciel.
— Eh bien, vous avez dû mal regarder.
— Tu n’as pas décroché à un seul de mes appels, me sermonne à son tour
Manille.
J’entre dans l’appartement, retire mes Converse humides, en prenant bien
soin de leur tourner le dos. J’ai trop peur que mes bobards transparaissent
dans mon regard. Je suis le genre de fille incapable de cacher ses
sentiments. Je n’ai rien d’une calculatrice et encore moins d’une menteuse.
— Je te signale que toi non plus, tu n’as pas répondu. Je t’ai appelée une
bonne vingtaine de fois et tu étais introuvable, riposté-je. J’ai fini par
abandonner. Je me suis posée sur un canapé et je me suis endormie.
— Tu as réussi à dormir, avec tout ce boucan ? réplique Bill, suspicieux.
— Que veux-tu, j’ai un don inné pour m’assoupir n’importe où. On ne va
pas en faire tout un plat ! Et puis, j’ai appelé Manille dès que je me suis
réveillée.
— T’as bu ?
Blasée, je hausse un sourcil.
— Est-ce que j’ai l’air saoule ?
Il ne relève pas ma phrase et se contente de soupirer en retournant
s’asseoir devant la télé.
— On s’est inquiétés, murmure Manille, une moue boudeuse sur le
visage.
Je lui adresse un petit sourire avant de lui envoyer un coup de coude en
passant.
— Et moi, j’ai cru que tu avais essayé de m’abandonner là-bas.
Elle rigole, puis rejoint mon frère pendant que je file m’enfermer dans
ma chambre. Je trace immédiatement dans ma salle de bains privative.
J’ouvre le robinet de la douche et, le temps que l’eau se réchauffe, je
retourne sur mes pas. J’avance jusqu’à ma table basse pour y récupérer mon
journal intime. Je n’y ai plus rien écrit depuis des mois. Chaque fois que
mon regard s’égare sur les pages, les mauvais souvenirs affluent. Je le
feuillette et trouve rapidement ce que je cherche. Les doigts soudain
tremblants, j’avale ma salive. J’ai sous les yeux un de ces passages que je
n’ai jamais eu la force de relire.
Je m’arme de courage et tente de décrypter les premières lignes de mon
écriture rendue floue par les auréoles des larmes séchées sur le papier.
Le 5 juin.
J’ai toujours cru que le plus dur était derrière moi et j’avais tort. Le pire
n’est pas d’effacer les souvenirs horribles qui hantent mes nuits, mais
d’ignorer le regard moqueur des gens.
Comme si se remettre de ce drame n’était pas une épreuve suffisante…
Je déteste ces gens, tous autant qu’ils sont, et je ne veux plus jamais les
revoir. Devant, ils m’offrent des sourires compatissants alors que dans mon
dos, ils continuent à parler et à s’échanger des vidéos de moi. Ils m’ont tout
pris, de ma dignité à mon image, en passant par ma confiance en moi. Je
n’ose plus sortir depuis des jours. Me remettre du drame, c’est une chose,
mais affronter les rumeurs et le jugement des autres, c’est hors de ma
portée. Surtout quand ils ont en partie raison.
J’ai honte de réagir de cette manière à chaque situation angoissante qui
se présente. Je ne me reconnais pas. Je ne sais pas qui est cette fille qui
panique d’une manière si ridicule. La psy a dit que je n’avais pas à me
sentir coupable, que chacun a sa façon de gérer son stress et ses émotions.
Pourtant, je suis la seule de l’université qui s’est mise à débloquer après la
fusillade.
Ma mère s’impatiente. Elle ne comprend pas que je préfère rester
enfermée. Comment veut-elle que je fasse comme s’il ne s’était rien passé ?
Comme si mon existence n’était pas en train de voler en éclats ?
« Sors, Charlie ! Va prendre l’air ». C’est facile à dire quand on n’est pas
directement concernée… Tout a toujours semblé si simple dans sa vie. A-t-
elle déjà connu le sentiment pesant de n’avoir sa place nulle part et de
chercher, en vain, un endroit où se sentir en sécurité ?
Je crois qu’il n’y a que lorsque je suis seule que je vais bien. Que je n’ai
pas honte.
Ce qu’il s’est passé ce matin aura à nouveau prouvé que j’avais raison.
L’enfer, c’est dehors. L’enfer, c’est les autres.

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7.
Les hallucinations
ne posent pas de strips

Weston

Le soleil vient réchauffer mes paupières closes. J’ignore l’heure qu’il est,
mais d’après l’intensité des rayons qui pénètrent par ma fenêtre, j’imagine
que la matinée est déjà bien avancée. D’un grognement primitif et sonore,
j’attrape la première chose qui me passe sous la main et la fous sur mon front.
Quelle que soit l’heure, il est bien trop tôt pour se lever et mon alarme n’a pas
encore sonné. Engourdi par le sommeil, je tente de replonger dans les bras de
Morphée où m’attend une belle nana aux yeux en amande. J’ai la trique de
bon matin et je suis certain que cette fille aux cheveux caramel y est pour
quelque chose. Au prix d’un grand effort, je parviens à me remémorer nos
derniers instants ensemble. Je tire sur le drap pour recouvrir mon corps juste
avant de me rouler en boule, prêt à poursuivre nos ébats imaginaires. Je lâche
un gémissement d’aise, puis je m’immobilise, les sourcils froncés. Un étrange
parfum se dégage du tissu collé à mon visage. Je le hume longuement pour
tenter d’en reconnaître les effluves. C’est sucré, vanillé, légèrement fleuri…
Putain.
Je me redresse aussitôt et jette au loin ce pull qui n’est assurément pas le
mien. Avec la plus grande prudence, je m’agenouille sur le bord du lit pour
observer le vêtement bleu marine qui gît près de la table. Je le reconnais
sans le moindre doute. Mes méninges se remettent en marche en même
temps que mes yeux s’écarquillent. Merde, Charlie n’était pas un rêve.
Cette révélation me percute comme un palet reçu en pleine tête. Je me sens
tout à coup ridicule. Comment ai-je pu oublier ça ? Je balaie ma chambre
d’un regard inquiet et constate avec étonnement qu’il n’y a personne
d’autre. Par acquit de conscience, je soulève même le drap pour être sûr
avant de me laisser retomber sur le matelas.
Mes doigts glissent le long de ma pommette, jusqu’à effleurer le strip
posé là, hier soir. Je retiens une grimace au passage. Les mecs d’Indy ne
m’ont pas loupé. J’ai la joue qui tire à m’en faire pleurer l’œil, j’espère que
ça n’a pas viré au coquard.
Une chose est certaine, ce pansement et ce pull sont la preuve que je n’ai
rien imaginé.
Le front plissé, j’essaie d’analyser la situation avec le peu de lucidité que
mon cerveau m’accorde durant sa phase de réveil. Je me remémore ma fin
de soirée et je peine à retenir un rire lorsque le visage mort de trouille de
cette fille sortie de nulle part me revient. Dire qu’elle a réellement cru que
j’allais la séquestrer… Je rêve. Je sais ce qu’on raconte sur moi, mais quand
même ! Je passe une main dans les mèches qui tombent devant mes yeux
pour les rabattre en arrière, puis je me frotte le crâne. N’empêche, je l’ai
échappé belle. Cette soirée aurait pu virer au drame si je n’avais pas
empêché Charlie de s’enfuir de ma chambre. Elle se serait sauvée en hurlant
que je comptais la buter. Avec les soupçons qui pèsent sur moi
actuellement, ça aurait été la cerise sur le gâteau. Heureusement pour moi,
la nuit s’est terminée en beauté. C’était complètement imprévu, mais le
dénouement était magistral !
Je détaille la place laissée vide à ma droite. Deux sentiments
contradictoires se battent en duel dans ma poitrine. L’orgueil et la joie
luttent pour savoir qui triomphera. D’un côté, ma fierté est piquée à vif.
Aucune de mes conquêtes ne s’est jamais barrée en douce. De l’autre, je
dois reconnaître que cette nuit était mémorable. Ça fait un bail que je n’ai
pas passé une soirée sans ressasser mes problèmes. Hier, ils se sont tous
envolés d’un coup de baguette magique.
J’ignore si je recroiserai cette fille un jour. Tout ce que je sais de Charlie,
c’est qu’elle vient d’arriver à Seattle. Elle doit sûrement étudier à l’U-Dub,
comme moi, étant donné qu’elle m’a dit être en troisième année d’études
d’infirmière. Néanmoins, un campus, c’est grand. Rien ne me dit que je
retomberai sur elle et, vu qu’elle s’est barrée sans un mot, je ne suis pas
certain qu’elle ait envie d’être retrouvée.
Mon drap enroulé négligemment autour de la taille, je me décide enfin à
quitter le lit. Inutile de me recoucher. Je suis bien réveillé et, désormais, je
me sens même contrarié. Je foule le parquet de ma chambre d’un pas lourd
pour atteindre mon armoire. J’enfile un t-shirt noir, ainsi qu’un jogging gris,
et je me dirige vers la porte. En chemin, je ramasse le pull de Charlie que je
repose soigneusement sur le dos de la chaise. Du coin de l’œil, je remarque
un truc étrange sur la table. Un message au stylo rouge. Sur le moment, ma
première pensée va aux mecs de l’université de Seattle, mais l’écriture aux
lettres arrondies me rassure quelque peu. Les brutes ne mettent pas de petits
« o » à la place des points sur les « i ».
« À moins que tu ne tiennes à mourir dans d’atroces souffrances, ne parle
à personne de cette nuit.
La fille flippée d’hier ».
Mes sourcils s’arquent malgré moi et j’éclate de rire. C’est une blague ? Je
ne vois pas ce que ça peut être d’autre. Je retourne la feuille à la recherche
d’une note complémentaire ou d’un numéro de téléphone, cependant je ne
trouve rien. J’observe la face vierge une longue minute, comme si elle allait
tout à coup me révéler une vérité que j’ignore, mais j’ai beau chercher, il n’y
a aucune trace d’encre rouge. Je fouille les papiers à proximité, vérifie sur
mes convocations et autres rapports des flics. Mon sourire s’évanouit seconde
après seconde. Il n’y a pas de message caché. C’est le seul mot que Charlie a
laissé avant de se volatiliser. Sympa.
Amer, je finis par reposer la feuille là où je l’ai trouvée et je file me
passer un peu d’eau sur le visage pour me remettre les idées en place. Je
décide d’oublier cette nana d’un soir pour me concentrer sur le programme
du jour, activité bien plus importante. On a beau être dimanche, quand on
est un athlète, c’est à temps plein. En plus, c’est la semaine de la rentrée, et
qui dit rentrée dit reprise du sport et du club. Officiellement, je suis encore
suspendu pour deux semaines, ce qui ne m’empêche pas d’assister aux
entraînements. Le hockey, c’est ma passion, ma vie. Je jure que cette fois, je
ferai ce qu’il faut pour que l’année se déroule au mieux. Même si pour y
parvenir, je dois supporter les ragots qui courent à mon sujet.
Mon portable se met à sonner. J’éteins l’alarme qui m’informe qu’il est
bientôt temps que je parte, puis je traverse le couloir. De nombreux gobelets
jonchent le sol. Je les ramasse, les empile en un tas propre avant d’entrer
dans la salle de bains. J’en ressors aussitôt en claquant la porte derrière moi.
Fait chier, soupiré-je avant de m’élancer vers l’étage inférieur.
Je cherche le propriétaire des lieux de pièce en pièce et je finis par le
trouver dans le jardin. Grand, musclé, brun, mais légèrement dégarni sur les
tempes, Frank déambule en short et tongs au milieu des sacs-poubelle. À
ses yeux cernés et aux traces de marqueurs dans son dos en forme de
smiley, j’en déduis que la nuit a été courte.
— Putain, Frank, le hélé-je. Y a un de tes potes qui a repeint les murs de
la salle de bains, râlé-je.
— Naaan, tu déconnes ?
— Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ? Ça sent la mort, là-haut.
— Merde. J’irai jeter des seaux d’eau tout à l’heure. Tu voulais te
doucher ?
— Non, t’inquiète. J’en prendrai une dans les vestiaires. J’ai
entraînement, l’informé-je, les mâchoires serrées.
— Oh merde, le premier entraînement du semestre… J’avais
complètement zappé. Attends, je file me changer et on y va ensemble.
— T’en fais pas, je vais me débrouiller comme un grand. Il faut bien que
j’affronte tout ça, à un moment ou à un autre, de toute façon. Et puis, je
crois que t’as du pain sur la planche. Je t’aiderai à ranger à mon retour. Si je
reviens un jour.
— Dis pas de conneries. Pourquoi ce ne serait pas le cas ?
En réponse, je lui jette un regard qui en dit long sur mon état d’esprit.
— Je te l’ai déjà dit, j’ai discuté avec tes coéquipiers, m’assure-t-il. La
plupart sont prêts à faire abstraction de ce qu’il s’est passé avec Marc. Ils te
laissent le bénéfice du doute.
— C’est trop généreux de leur part.
— C’est mieux que rien. Estime-toi heureux qu’ils t’adressent la parole.
Je marmonne quelque chose dans ma barbe, puis tourne le dos à mon
pote. L’expérience m’a prouvé qu’il valait mieux ne rien dire plutôt que
d’aggraver mon cas. Je me retiens de lui répondre et je me baisse
rapidement pour ramasser quelques détritus à mes pieds. Je les balance dans
la benne située à quelques mètres de là pendant que Frank, tout sourire,
place ses deux mains sur ses hanches. Il admire les dégâts autour de lui tout
en hochant la tête avec une certaine fierté.
— Quel bordel ! Ça, c’est ce que j’appelle une putain de belle soirée.
Son enthousiasme fait plaisir à voir. Au moins, il n’a pas l’air démoralisé
par les heures de ménage qui l’attendent. Je détaille à mon tour les
cannettes disséminées ici et là dans les escaliers menant à la piscine. Un rire
lascif filtre de mes lèvres malgré moi quand je repense à la fille à la
capuche que j’observais depuis ma fenêtre.
— Rien qu’à la tronche que tu fais, je peux confirmer que t’as profité de
ma petite fête, toi aussi. Je me trompe ? me lance-t-il, joyeux. Elle était
mignonne ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles, éludé-je, le sourire aux lèvres.
— Je te connais, Weston Parker. Pas la peine de prétendre le contraire.
Alors, elle était comment ?
Je lui adresse un sourire mystérieux pendant qu’il tente de grappiller des
informations.
— Du genre évanescente. Elle s’est barrée avant que je me réveille.
— Aïe. T’es sûr qu’elle a existé, au moins ? T’avais peut-être trop bu.
Je pointe le pansement sur ma joue.
— Les hallucinations ne posent pas de strips.
— Pas faux.
— Bon, faut que j’y aille ou je vais être à la bourre.
— Courage. Appelle, si t’as besoin.
Je lui confirme que je le ferai avant de retourner à l’intérieur pour finir de
me préparer. Je récupère mon sac d’entraînement, puis je rejoins ma moto.
Le trajet entre la villa de Frank et l’université ne dure même pas dix
minutes. Lorsque j’arrive enfin devant la patinoire, plusieurs voitures sont
déjà garées sur le parking. Les mains rendues moites par l’anxiété, je retire
mes gants de protection afin de les balancer dans le coffre de ma bécane
avec mon casque. Le stress commence lentement à me nouer l’estomac,
mais je force mes traits à demeurer impassibles. D’ici, je peux sentir des
regards hostiles peser sur moi. Ce n’est pas le moment de montrer que toute
cette histoire m’atteint.
Ils ne savent rien, West. Ça va le faire. Ce sont juste des rumeurs. C’est
tout ce qu’ils ont contre toi.
La tête haute, j’entre dans les vestiaires. Je salue d’un bonjour général
mes quelques coéquipiers présents. Sur les bancs opposés, Jo, Steeve et
Preston discutent dans un coin. Ils relèvent à peine les yeux vers moi, ce qui
n’est pas pour me déplaire. Je préfère de loin l’indifférence aux conflits. La
respiration en suspens, je passe devant un nouveau joueur. Je lui jette un
regard prudent, ne sachant pas ce qu’on lui a raconté à mon sujet. Je lui
tends la main pour voir dans quel camp il se range et ce dernier me rend
mon geste.
— Weston, déclaré-je simplement, en guise de salutations.
— Geo-Georges, bégaie-t-il.
— Bienvenue chez les Huskies.
Il me remercie et je l’entends chuchoter un « putain, c’est Red Falcon »
qui me soutire un sourire. En voilà au moins un qui n’est pas au courant de
ma suspension au sein de l’équipe. Rassuré, je rejoins mon casier d’un pas
plus léger. Celui de Bill, notre capitaine et – accessoirement – mon meilleur
ami jusqu’à il y a peu, est entrouvert. J’en déduis qu’il est déjà arrivé, lui
aussi. Je ne l’ai pas revu depuis l’incident avec Marc. Bill m’évite et je me
suis évertué à faire de même.
Tandis que je me perds dans mes pensées, mon regard se floute
légèrement et je ne reviens à moi que lorsqu’une silhouette assombrit ma
vision.
— Si tu te poses la question, la réponse est oui, m’informe une voix sur
ma droite.
Les nerfs à fleur de peau, je sursaute presque. Je hausse un sourcil curieux
en direction de Yann, un défenseur de l’équipe. Le blond, un grand sourire
aux lèvres, vient appuyer son épaule sur le mur près de moi. Les paupières
plissées, je mets un moment à réagir, ne sachant pas trop s’il s’agit d’un piège
ou non.
— De quoi tu parles ?
— De mon fessier. Si tu te demandes si c’est le plus beau du monde, la
réponse est oui.
— T’es con, Yann.
— Quoi, c’est pas ce que tu regardais à l’instant ? Tu avais l’air si
concentré, s’indigne-t-il en ricanant.
— T’as croisé Bill ? le coupé-je.
— Ouaip. Il est déjà sur la glace.
— Il est de bonne ou de mauvaise humeur ?
J’essaie de tâter un peu le terrain, histoire de savoir à quoi m’en tenir, et
Yann se met à grimacer.
— Pff… Difficile à dire. Il est toujours ultra-tendu les jours de rentrée. Je
te suggère de te faire discret.
— Merci du conseil, marmonné-je.
Il m’assène une petite tape amicale sur l’épaule avant de s’éloigner pour
revêtir son plastron de protection. Pour ma part, je me contente de jeter mes
affaires dans le casier avec nonchalance. Privé de glace, ça signifie aussi
interdiction de porter les couleurs de l’équipe. Ma punition doit durer un mois
complet, à moins que Marc ne se réveille dans les deux prochaines semaines
et apporte un témoignage qui corroborerait le mien.
Trente jours sans frôler la glace… c’est dur.
Je ne l’admettrai devant personne, mais cette sanction me pèse
énormément. Je quitte les vestiaires pour les tribunes de l’équipe. Le coach a
tenu à poursuivre les séances pendant le summer break, mais le premier
entraînement officiel de l’année scolaire a une saveur particulière. Les portes
sont exceptionnellement ouvertes aux curieux. J’évite de jeter un œil aux
familles et amis présents dans les gradins. Inutile de perdre mon temps. À
l’instar des deux années précédentes, personne n’a fait le déplacement pour
moi. Je me dirige directement vers le banc des joueurs. Je lance un bonjour
discret aux coéquipiers que je n’ai pas encore croisés et m’assieds à
l’extrémité de la planche.
Les conversations s’essoufflent sur mon passage, mais je fais comme si
de rien n’était. J’écrase nerveusement ma bouteille d’eau entre mes paumes,
le regard rivé sur le blanc immaculé de la glace.
J’ai envie d’une clope. Je crois que ça m’apaiserait.
Je pousse un long soupir, renverse la tête en arrière en broyant le
plastique entre mes doigts. Je m’enjoins au calme jusqu’à ce que Yann
débarque, une dizaine de minutes plus tard. Il se laisse tomber près de moi,
ses patins à la main. Après avoir échangé quelques plaisanteries avec les
Huskies présents, l’attention se détourne peu à peu de ma personne.
L’ambiance semble même s’alléger. J’ose un regard furtif à mes coéquipiers
pour vérifier qui est absent ou non. Nous sommes censés être dix-huit
joueurs au total, deux viennent de rejoindre notre université durant l’été et
deux autres manquent à l’appel. Marc, qui est encore à l’hôpital et Bill,
notre capitaine.
J’avale une grosse gorgée d’eau pour avoir l’air occupé tandis que les
chuchotements se poursuivent près de moi. Je ne sais pas de quoi ils parlent,
mais ce ne serait pas étonnant que ça me concerne. Je suis leur sujet de
prédilection, ces derniers temps.
— Ah, voilà enfin le coach, me murmure Yann en se penchant vers moi.
Il va encore nous faire un speech de rentrée ennuyant.
Ma tête pivote instinctivement vers le quarantenaire en question qui
s’entretient avec un grand blond d’une carrure similaire à la mienne. Mon
estomac fait un tour sur lui-même quand ils se mettent à marcher dans notre
direction. Bill salue quelques personnes dans les gradins. Nous fréquentons
la même bande de potes depuis deux ans, alors je ne peux pas m’empêcher
de jeter un œil aux tribunes. Je reconnais aussitôt Manille à sa longue
tignasse ondulée, mais j’ai du mal à voir qui est la nana à ses côtés. La
bouche pleine d’eau, je me penche un peu plus pour détailler la fille à la
silhouette masquée sous des vêtements trop amples pour elle. La jeune
femme tourne la tête dans ma direction et je m’étrangle.
Des cheveux châtains, des yeux en amande, un pull à capuche…
Putain de merde.
C’est Charlie.

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8.
Le faux pas de trop

Weston

Les yeux écarquillés, je retiens avec difficulté l’eau présente dans mes
joues. Une petite quantité fuite entre mes lèvres avant que je n’avale le tout
d’une seule et douloureuse gorgée. Incapable de bouger tant je suis
stupéfait, je reste vaillamment caché derrière mon coéquipier.
Putain, je ne sais même pas pourquoi je me planque. Ce n’est pas comme
si j’étais censé avoir honte, si ?
Alors que je cherche une réponse à ma question existentielle, Yann me
lance un regard étonné. Mon visage tendu et livide le fait marrer. Il semble
convaincu que le stress causé par l’apparition de Bill me submerge et je ne
fais rien pour le contredire. Je ne compte pas admettre devant lui qu’une nana
vient de me ficher la peur de ma vie. Il ne manquerait plus que Yann en parle
à tout le monde pour que ce qu’il reste de ma réputation soit ruiné.
— T’inquiète pas, West. Je t’assure que Bill ne te fera pas chier,
aujourd’hui.
En pleine crise de tachycardie, je hoche la tête en essuyant le mince filet
d’eau sur ma mâchoire. J’attends que mon voisin de banc se reconcentre sur
autre chose pour me pencher en avant avec la plus grande discrétion. L’air
innocent, je fais semblant de m’étirer, puis j’en profite pour me retourner en
direction des gradins. D’une œillade aussi brève que furtive, je tente
d’apercevoir Charlie une nouvelle fois, mais le destin est contre moi.
Impossible de distinguer autre chose que des cheveux châtains qui s’agitent
derrière Manille. À mieux y regarder, à part une paire de jambes à la peau
blanche, je ne vois rien qui ressemble de près ou de loin à la fille avec qui
j’ai couché. Après tout, qu’est-ce que Charlie ficherait à la patinoire ?
Je pousse un soupir de soulagement. J’ai tellement peu l’habitude qu’une
de mes conquêtes se barre en pleine nuit que j’ai l’impression d’avoir
merdé quelque part. Et si je n’avais pas assuré ?
Pff… c’est trop d’émotions en une matinée. Je suis clairement à cran. Sur
le moment, il m’a paru évident que c’était elle, mais je ne suis plus sûr de
rien.
Je reporte mon attention sur notre coach, qui s’apprête à se lancer dans
son traditionnel discours de début de saison. Les doigts crispés, j’attends
qu’il pose des mots sur la situation que vit l’équipe. L’entretien que j’ai eu
avec lui après l’agression de Marc me file la chair de poule rien qu’en y
repensant. Il a été clair avec moi et ses menaces ont été sans équivoque.
Encore un faux pas et je dégage des Huskies.
Je refuse que ça arrive.
Si j’ai quitté l’université de Seattle pour l’U-Dub, c’est pour le hockey.
C’est une véritable bénédiction d’avoir été transféré ici, et me faire virer de
l’équipe reviendrait à un retour à la case départ.
Vêtu de son t-shirt blanc et violet, Malcolm s’approche de nous. Il
détaille les joueurs un à un de son regard perçant et mon anxiété grimpe
d’un cran.
— Bon, les gars… Les longs discours ne sont pas mon fort. Je sais à quel
point vous avez envie de fouler la glace, alors je ne vais pas m’éterniser.
L’année dernière, notre équipe est passée tout près de la victoire. Un
minuscule point nous a fait manquer la coupe. C’est frustrant et difficile à
admettre, mais prenons cette nouvelle saison comme une occasion à saisir.
C’est le moment de briller, de prouver à tout le monde de quoi nous sommes
capables. C’est à notre tour de monter sur la première marche du podium. Je
connais votre potentiel. Avec du travail et de la rigueur, cette fois-ci, il n’y a
aucun doute, la victoire sera nôtre.
Une salve d’applaudissements retentit dans les gradins tandis qu’une
pointe de culpabilité me fait frémir. Dans cette pièce, seule une personne est
consciente que si nous avons perdu le tournoi inter-universités, c’est
uniquement ma faute. J’avais le palet au bout de ma crosse durant les
dernières minutes de jeu. J’avais le pouvoir de changer le score, pourtant, je
ne l’ai pas fait. J’ai refusé de marquer.
Si Red Falcon avait tiré dans les buts, peut-être que Marc ne se trouverait
pas dans le coma…
— Cette année, notre belle équipe gagne deux nouveaux membres : Liam
et Georges, qui nous arrivent tout droit de Dallas et Portland. J’espère que
vous les accueillerez comme il se doit. Je compte sur vous pour leur
montrer comment se comportent les Huskies sur la glace. Ici, nous chassons
en meute. Avec hargne, rapidité et intelligence. Personne ne reste à l’écart.
Nous protégeons les nôtres, envers et contre tout. Ce que je veux, c’est une
équipe soudée. Pas de dispute, pas de bagarre.
Un silence lourd s’abat sur la patinoire en même temps qu’une chape de
plomb se met à peser sur mes épaules. Inutile de tourner la tête pour deviner
qu’on me fixe. Je perçois aisément l’hostilité qui flotte dans l’air.
Faussement calme, je m’oblige à inspirer en douceur, les yeux rivés sur les
jambes du coach pendant que mes ongles s’enfoncent dans ma peau. Je me
doute de ce que Malcolm va dire. Du moins, j’ai conscience du sujet qu’il
s’apprête à aborder. Reste à savoir sur quel ton il le fera et dans quel camp il
se placera.
La respiration en suspens, j’attends que le couperet tombe.
— Bon, je ne vais pas tourner autour du pot. Nous avons une foule de
choses à faire, inutile de perdre de précieuses minutes d’entraînement.
Néanmoins, j’ai conscience que cela inquiète autant les joueurs que leur
famille, alors je n’évoquerai ce sujet épineux que cette seule et unique fois.
Ensuite, le dossier sera clos.
Malcolm est le genre d’homme qui excelle en tactique, mais qui peine à
trouver les mots justes pour s’adresser aux autres. Il arpente la glace de long
en large face aux gradins.
— Comme vous avez pu le constater, vous n’êtes que dix-sept à
commencer l’entraînement aujourd’hui. Marc, l’un de nos centres, est
actuellement dans le coma et ce, depuis trois semaines. Il a été victime d’une
terrible agression à la sortie d’un bar. Je connais les rumeurs qui courent sur
le campus et je vous prierai de bien vouloir faire abstraction des « on-dit ». À
ce jour, personne – et j’insiste bien sur ce mot – n’a été accusé de quoi que ce
soit. Aucun joueur ici présent n’a été mis en examen ou reconnu coupable de
coups et blessures sur un de ses coéquipiers. La police poursuit ses
investigations et la suspension temporaire de l’un des Huskies n’a aucun lien
direct avec cette enquête.
Je me retiens de rire jaune. N’importe quoi. C’est fou ce que le coach est
prêt à inventer pour que la rentrée se passe au mieux. Si ce n’est pas un
mensonge volontaire, c’est un mensonge par omission. Tout le monde, sur ce
banc, connaît aussi bien les faits que moi. Les flics m’ont arrêté sur le parking
aux côtés de Marc, inconscient. Aux dernières nouvelles, j’ai eu les menottes
aux poignets. Alors, prétendre que je ne suis pas mêlé à cette pagaille est bien
loin de la vérité.
Le coach fait son possible pour ne pas jeter de l’huile sur le brasier
existant, ce dont je lui suis reconnaissant. Pour une fois que quelqu’un prend
ma défense, je ne vais pas me plaindre. Je suis le premier à vouloir oublier
toute cette merde.
— Je vous demanderai donc de ne pas tirer de conclusion hâtive de cette
histoire et de rester unis, poursuit Malcolm. Le défi de cette nouvelle saison
sera de resserrer les liens entre nous et d’apprendre à nous faire confiance.
Une meute fait passer l’intérêt du groupe avant le sien, je compte sur vous
pour faire de même.
Notre coach recule alors pour laisser la place au capitaine des Huskies. Je
relève le menton vers l’homme qui s’approche. Grand, blond, des yeux d’un
marron profond, Bill s’avance vers le banc, casque sous le bras. Bien qu’il
prenne le temps d’examiner chacun des joueurs, je sens qu’il s’efforce de ne
pas tourner la tête vers moi. Les dents plantées dans ma lèvre inférieure que
je mâchouille nerveusement, je le fixe sans broncher. Même si j’ai des
remords, je lui ai déjà fait part de tout ce que j’avais sur le cœur à propos de
sa loyauté envers « son meilleur ami ». S’il n’arrive pas à me regarder droit
dans les yeux, ce n’est pas mon cas.
— Je me présente pour les familles des nouveaux Huskies. Je suis Bill, le
capitaine de l’équipe. Georges et Liam, nous aurons l’occasion de faire plus
ample connaissance au fil des semaines et des entraînements à venir. Mon
objectif est simple, vous motiver et vous soutenir. Si le rôle de Malcolm est
de vous pousser à bout, considérez que le mien est d’éviter que vous ne
craquiez psychologiquement. Ce qui arrivera fatalement, ne soyez pas
étonnés. Et ce jour-là, vous pourrez compter sur moi pour vous mettre un bon
coup de pied aux fesses. On en a tous besoin de temps en temps.
Quelques rires résonnent près de moi. Comme d’habitude, Bill fait son
petit effet. Il a toujours été le plus sociable de notre paire et je suis
constamment surpris de la facilité avec laquelle il parvient à s’exprimer en
public.
— Les Huskies, c’est avant tout une équipe qui se serre les coudes. Ces
dernières semaines ont été rudes, mais il est temps de faire table rase du passé
et d’aller de l’avant. Cette année, il n’est pas question que nos adversaires
tiennent notre trophée entre leurs mains.
Des applaudissements éclatent dans les tribunes. Je les imite poliment et
Yann, un grand sourire aux lèvres, m’assène un coup d’épaule.
— J’avais raison, Bill est prêt à repartir sur de bonnes bases. Ça s’annonce
bien, me chuchote-t-il.
Perplexe, j’acquiesce sans relever ses propos. Honnêtement, je préfère me
montrer prudent. Je suis le type de garçon terre à terre qui ne croit aux
miracles que s’ils se produisent devant ses yeux.
Les joueurs quittent le banc un à un, frappant à tour de rôle dans le gant de
Bill. Privé de la possibilité de patiner, je ne bouge pas de mon siège quand
vient mon tour. Malcolm donne quelques consignes que je n’entends pas aux
autres, qui s’élancent déjà vers les buts, puis il s’approche de moi. Les mains
au fond des poches, il me jauge du regard.
— Qu’est-ce que tu attends, Weston ?
Je ne comprends pas son insinuation et finis par hausser les épaules.
Qu’est-ce qu’il croit que j’attends, ce con ? Ce n’est pas comme si on m’avait
laissé le choix. Le doyen de l’université et lui ont décidé que j’avais
obligation d’assister aux entraînements sans fouler la glace. Je n’ai pas eu
voix au chapitre, alors pourquoi est-ce qu’il me pose la question ?
— T’as rien de mieux à faire que de glander sur ton banc ? poursuit-il. Tu
crois que c’est en restant assis là qu’on va gagner nos matchs ?
Il élève le ton. Conscient des regards des spectateurs sur nous, je chuchote
en réponse. Je n’ai pas envie de donner plus de grain à moudre à tous les
étudiants réunis ici ainsi qu’à leurs parents.
— Mais, je n’ai pas le droit de…
Malcolm lève la main pour m’interrompre.
— Je sais pertinemment ce que tu as le droit de faire ou non. Tu es interdit
de patinoire, mais il existe d’autres moyens de s’entraîner, non ? Tu files me
faire cinq tours de parking au pas de course et tu reviens me voir quand tu as
terminé.
Surpris, j’arque un sourcil. Il est vraiment en train de me dire que je dois
aller m’échauffer dehors, sous la flotte, pendant que tout le monde est réuni
ici ? Est-ce que je dois le prendre comme une punition ou un signe qu’il est
prêt à passer l’éponge sur mes conneries ?
— Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain, West ?
Je bondis sur mes deux pieds, une moue reconnaissante dessinée sur le
visage. Ça fait des semaines que Malcolm ne m’a pas appelé par mon
diminutif. Ce simple geste de sa part a pour effet de me motiver comme
jamais.
— Merci, coach.
Il hoche la tête, puis me tourne le dos alors que je longe la surface de jeu
en direction du hall principal. En chemin, je remarque qu’un Husky tente de
me rattraper. Je ralentis jusqu’à ce que le numéro 44 me rejoigne en bord de
piste. Je ne cille pas quand Bill remonte la visière de protection de son
masque pour me parler, mais je ne peux m’empêcher d’être surpris.
— J’ai réussi à convaincre le coach de t’autoriser à commencer
l’entraînement en avance.
Je le toise d’un regard incertain. J’ai envie de croire à une tentative de
réconciliation de sa part, cependant je le connais bien. Bill est le genre de gars
positif et joyeux et, à cet instant, ses traits demeurent neutres quand il
s’adresse à moi. C’est comme s’il s’efforçait de conserver un masque
d’impassibilité.
— Vraiment ? répliqué-je avec nonchalance.
— Un merci suffira, riposte-t-il aussitôt.
— Merci. Autre chose, capitaine ?
J’appuie volontairement sur le dernier mot, sachant qu’il a toujours détesté
que je l’appelle ainsi. En réponse, il secoue la tête, commence à repartir avant
d’opérer un rapide demi-tour.
— En fait, non. Je n’ai pas fini. Que ce soit clair, West. Je vais t’avoir à
l’œil à partir de maintenant. Tes conneries, c’est terminé. J’ai risqué gros par
ta faute.
Les mâchoires crispées, je me retiens de crier. Me prendre la tête avec lui,
devant autant de monde, ne m’aidera pas à regagner la confiance de mon
équipe. Bill m’envoie un regard chargé d’éclairs qui me fait soupirer.
— Je me suis déjà expliqué, Bill. Qu’est-ce que tu attends de moi ?
— À ton avis ? Je ne veux plus risquer ma carrière par ta faute. Cesse de ne
penser qu’à toi et mets-toi un peu à la place des autres pour une fois dans ta
putain de vie.
Je me passe la langue sur les lèvres. L’amertume suinte par chacun de mes
pores. Je n’y crois pas… il a osé le dire, finalement.
— Quand est-ce que tu comprendras que je n’avais pas le choix, hein ?
Bill s’immobilise avant de lever le nez vers le public.
— Ce n’est pas le moment d’en parler. On pourrait nous entendre. En plus,
Manille est juste derrière.
Sa voix se fait plus basse pendant que ses iris marron glissent sur les
gradins. Je l’imite et tourne la tête afin d’apercevoir sa copine dont les yeux
curieux sont rivés sur nous. Elle ne se trouve qu’à une dizaine de mètres de
moi. D’ici, je peux aisément observer la jeune femme que je n’arrivais pas à
bien distinguer tout à l’heure. Ses iris d’un marron similaire à ceux de Bill se
posent sur moi avant de s’écarquiller. Elle se fige et je fais de même en me
tournant d’un mouvement brusque vers le capitaine des Huskies.
Je n’avais pas fait le rapprochement, mais ils ont les mêmes yeux fauves,
les mêmes fossettes creusées sur les joues…
Impossible.
Non.
Non.
Non…
Choqué par ma découverte, je relève la tête vers Bill qui me dévisage sans
comprendre le cheminement de mes pensées. J’entrouvre la bouche, peine à
trouver les mots, puis finis par poser la question qui me brûle les lèvres.
— La fille, à côté de Manille…
Il devine la fin de ma phrase avant même que je ne la prononce et sa
réponse est pire qu’un uppercut dans le ventre.
— C’est ma sœur, Lili. Elle vient tout juste d’arriver à Seattle.
Mon cœur loupe un battement.
— Pour la sécurité de Manille et la sienne, arrête de foutre la merde partout
où tu passes ou alors reste loin de nous.
Sonné, je recule. Mon sang frappe fort contre mes tympans. Je confirme
d’un hochement de tête que j’ai bien compris ses paroles et je rejoins le
parking d’un pas vacillant. Lorsque la réalité me rattrape, il est déjà trop tard
pour faire comme si je n’avais pas entendu. J’inspire une énorme goulée
d’air, cependant rien ne fait disparaître la boule grandissant au creux de mon
ventre.
Charlie est Lili. La Lili dont Bill me parle depuis deux ans.
J’ai couché avec sa sœur.
Je suis un homme mort.

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9.
La curiosité
est un vilain défaut

Charlie

Une paille en inox au bord des lèvres, j’aspire distraitement le jus de


pomme que le serveur vient de déposer sur la table. L’air las, je fixe les
glaçons entassés au fond de mon verre. J’attends désespérément qu’ils
fondent. Ce serait le signe que le temps s’est enfin écoulé et que je suis
autorisée à rentrer chez moi. Manille n’acceptera pas que je quitte le bar de
sitôt sachant que ça ne fait que quinze minutes que je suis arrivée. Autant
dire une éternité pour moi.
Une nouvelle semaine de cours vient de se terminer à l’U-Dub et, comme
le week-end dernier, ma colocataire a convié ses deux copines à boire un
verre au pub irlandais du coin. J’espère qu’elle n’est pas en train d’instaurer
une espèce de tradition hebdomadaire parce que je crois que je n’y
survivrais pas. Je chéris ma tranquillité et ma solitude, ce qu’elle et mon
frère ne semblent pas concevoir. La bonne nouvelle, c’est que désormais, je
me sens plus à l’aise dans ce bar que lors de ma précédente virée. Je
continue de fixer régulièrement la porte d’entrée, mais j’ai gravé les issues
de secours dans ma mémoire, ce qui m’enlève un poids de la poitrine.
Manille est hilare. Intriguée par sa crise de fou rire, je relève le nez de
mon verre. Brittany la réprimande en lui demandant un peu plus de
discrétion, ce que ma colocataire semble incapable de faire. Elle s’étouffe
avec son Martini et tâche de se reprendre d’une voix plus basse :
— C’est plus fort que moi. Je n’arrive pas à croire que Lydia ait fait ça.
— Tu aurais vu ce qu’elle a osé répondre au prof, en plein amphi.
Franchement, à sa place, je me serais faite toute petite, marmonne Brit.
Cette dernière se rapproche pour nous balancer un des ragots dont elle a
le secret. Aimy, elle, trépigne littéralement d’impatience. Elle ouvre tout
rond ses grands yeux verts et je me retiens de me moquer. Elles sont
marrantes à leur façon. Je dois reconnaître qu’elles sont moins
insupportables qu’il n’y paraît. Aimy est celle qui m’est la plus
sympathique. Apparemment, elle sort avec un dénommé Yann, membre des
Huskies, ce qui explique pourquoi Manille et elle passent l’essentiel de leur
temps libre ensemble.
— J’ai entendu dire que le prof et Lydia ont été vus en pleine action dans
les toilettes, lâche Brittany. De toute façon, ils doivent être proches pour
qu’elle ose lui répondre avec autant d’aplomb.
Je délaisse leur conversation palpitante pour observer à nouveau la porte
du bar qui s’ouvre pour laisser entrer de nouveaux clients. Une fois certaine
qu’il n’y a pas de danger, je détaille les tables alentour. Deux joueurs des
Huskies se trouvent à une dizaine de mètres de nous. Ils dînent en famille
près d’un immense cadre représentant les landes irlandaises. Plus à droite,
des étudiants que je ne connais pas tentent de battre le record de celui qui
s’enfilera le plus de bières.
Le prénom de Bill surgit soudain dans la conversation et mon attention se
recentre sur Manille.
— Même Bill, qui est plutôt lent à la détente quand il s’agit de couples,
s’en est rendu compte. Ils vont finir par se faire choper et M. Flint sera viré.
— C’est triste pour eux. Imagine qu’ils soient vraiment amoureux,
s’indigne Aimy.
— Mais, il est marié, merde ! riposte Manille, outrée.
— Peut-être que son mariage va mal, déclaré-je finalement pour
participer à la conversation. On ne peut pas savoir.
— C’est pas faux, reprend la rouquine avant de m’interroger. Tu as
M. Flint, en cours ?
— Non, je ne crois pas. Il ressemble à quoi ?
— À quelqu’un dont je ferais bien mon quatre-heures. Du genre grand,
beau, intelligent.
Brittany plaque une main sur ses lèvres avant de se pencher davantage
vers nous.
— En voilà un autre dont je ferais bien mon casse-croûte, glousse-t-elle
en désignant quelqu’un dans la salle.
Plus par curiosité que par réel intérêt, je jette un œil dans la direction
qu’elle nous indique et mon corps se tend. Un homme brun, vêtu d’un
simple t-shirt noir moulant à la perfection son torse, se charge d’essuyer des
verres. Je fais mine de ne pas reconnaître le coéquipier de mon frère et je
pivote sur ma chaise afin qu’il ne puisse pas me voir.
— Tu parles de West ? s’étonne Aimy. Il travaille dans ce bar,
maintenant ? C’est nouveau.
Les filles semblent aussi surprises que moi de le trouver ici, ce qui n’est
pas le cas de Manille. Elle nous fait signe de faire moins de bruit avant de
répondre à nos questions sur le ton de la confidence.
— De ce que m’a dit Bill, l’université a provisoirement suspendu sa
bourse après l’histoire avec Marc. Il s’est retrouvé dans l’obligation de
bosser pour rembourser son loyer de retard.
Brittany, visiblement très intéressée par ce que raconte ma coloc, opine
vigoureusement de la tête sans lâcher le hockeyeur du regard. À la façon
dont elle suçote sa lèvre inférieure en le dévorant des yeux, je n’ai nul doute
sur le genre de pensées qu’elle nourrit à son encontre.
— Tu es déjà en chasse de ta prochaine proie ? la chambre Manille. Tu
t’es remise bien vite de ta rupture.
— Tu sais ce qu’on dit sur les chagrins d’amour, réplique-t-elle. Un de
perdu…
— J’avoue que tu as bon goût. Dans le style ténébreux et sportif, il est
pas mal. Et ne parlons même pas de ses yeux bleus, commente Aimy.
J’avale une énorme gorgée de jus en espérant que personne ne remarque
ma gêne. Il ne manquerait plus que mon affreux secret soit révélé aux plus
grandes commères que la terre ait portées. Si j’ai fait mon possible pour
éviter de tomber nez à nez avec West à la patinoire, la semaine dernière, ce
n’est pas pour le croiser dans ce bar. Je me retiens d’enfouir ma tête entre
mes bras, telle une autruche plantant son crâne dans le sable. Mes copines
de tablée manquent cruellement de discrétion à ricaner comme des gamines.
Je me morfonds sur ma chaise, m’étonnant que le brun ne nous ait pas
encore remarquées. Je me force à fixer le mur opposé, l’air de rien.
J’aimerais bien savoir si, dans mon dos, Weston a repéré notre groupe. Est-
ce qu’il m’a vue ? J’ignore si je dois m’inquiéter et prendre mes jambes à
mon cou ou si je peux finir mon verre en toute sérénité. J’ai encore en
mémoire le regard noir qu’il m’a jeté samedi dernier, quand il discutait avec
mon frère.
— Entre nous, Brit, je connais un peu West par le biais de Yann, ajoute
Aimy. Il vaut mieux rester loin de lui. Des rumeurs courent comme quoi il
aurait frappé Marc si fort que le pauvre en est tombé dans le coma.
Ses paroles me rappellent celles du coach, lors de l’entraînement. Il avait
pourtant précisé qu’aucun membre des Huskies n’était mis en cause.
— Tu crois qu’il aurait fait ça ? m’étonné-je malgré moi.
— Les flics n’ont pas trouvé de preuves, mais West a déjà eu deux
altercations publiques avec Marc. La première début juillet et la seconde
juste avant son agression en septembre. C’est un mec violent.
Je fronce les sourcils, incapable de dire si ce qu’elle raconte est vrai ou
non. J’ai eu l’occasion de découvrir brièvement deux facettes bien
différentes de Weston. Il m’a montré qu’il pouvait être aussi agressif qu’un
pitbull et aussi doux qu’un agneau. Tout dépend de la personne qu’il a en
face de lui.
Après plusieurs minutes à essayer de me raisonner, j’ose un coup d’œil
en direction du bar. Il n’est plus là, mais j’ai un petit pincement au cœur
pour lui. Je sais le mal que les ragots peuvent faire à une réputation. J’en ai
déjà été victime. Quand des centaines de personnes se liguent contre nous,
racontent des faits inexacts ou fantaisistes à notre sujet, une partie de nous
se brise. Se reconstruire après relève de l’impossible. En tout cas, je n’ai
pas encore trouvé la formule magique capable d’effacer ce genre de
souvenirs. Une fois déchiré, le cœur ne se répare jamais totalement. Il
conserve une cicatrice indélébile toute sa vie.
Ça me rappelle cette expérience que je faisais avec les enfants du centre
aéré où je travaillais pendant les vacances. On prenait une feuille entre nos
mains, puis on la complimentait, la caressait. Elle restait dans un état
parfait. On recommençait cette fois-ci avec des insultes. À chaque
méchanceté, on broyait le papier entre nos paumes. Une fois dépliée, la
feuille était abîmée, froissée, et jamais elle ne redevenait comme avant.
Les mots font mal, ils ont un impact sur les gens. Alors quand il s’avère
qu’en plus, ce n’est qu’un ramassis de mensonges, le résultat est bien pire…
Je me lève de ma chaise, prétextant un besoin urgent. Leur conversation a
fait remonter des souvenirs dans lesquels je n’avais pas prévu de me
replonger. Il me faut un moment de calme pour reprendre contenance. Je
balaie la salle principale du regard en passant. Pas de trace de Weston. Si je
suis honnête avec moi-même, je dois avouer que je meurs d’envie de
connaître la vérité à propos de cette histoire d’agression. Non pas pour le
juger à mon tour… juste pour savoir si j’ai couché avec la mauvaise
personne. Sur le moment, ce garçon mystérieux m’inspirait confiance. Après
notre discussion, je me suis reconnue en lui… Ça me ferait mal de découvrir
qu’en plus d’avoir fricoté avec un sale type, mon instinct à son sujet s’est
trompé.
Perdue dans mes pensées, j’entre dans les toilettes pour me passer un peu
d’eau sur le visage. Au bout de quelques minutes, j’en ressors en regardant
l’heure sur mon téléphone. Il est pratiquement vingt heures trente. Les filles
ont prévu de dîner ici, mais j’ai l’intention de rentrer. Je traverse le couloir,
mon attention rivée sur mon écran, puis je me redresse soudain. Une
silhouette massive me bloque le passage. Je dévisage la personne qui me fait
face avant de me décomposer. Weston, les bras croisés sur son torse, me fixe
d’un air impénétrable. Mes yeux s’écarquillent progressivement quand je
comprends qu’il agit à dessein. Il savait qu’il me trouverait là et n’a pas
l’intention de bouger.
— Sa-sa-salut, bafouillé-je en tâchant de ne pas paraître déstabilisée.
— Bonsoir, « la fille flippée de l’autre soir », réplique-t-il avec calme.
Sa voix grave et posée contraste avec l’espèce de son aigu produit par ma
gorge serrée. Mal à l’aise, je ne sais plus où me mettre. Quand j’ai quitté sa
chambre, je savais qu’il y avait une possibilité que je retombe sur lui, vu
qu’il côtoie mon frère, mais jamais, au grand jamais, je ne me suis imaginé
retomber sur lui si vite.
— C’est drôle de te retrouver là, après que tu t’es volatilisée.
Aïe. Sa phrase respire l’amertume à plein nez. Mon cœur s’arrête
momentanément, si bien que je ne trouve rien à répliquer.
— J’espère que tu profites de ta soirée.
J’esquisse un sourire contrit et réponds par l’affirmative. West, lui, ne
prononce plus un mot. Ses iris d’un bleu nuit intrigant parcourent mon
corps, effleurent chaque partie de mon anatomie avec indécence. C’est
clairement une provocation de sa part. Dans un silence pesant, il balade sur
moi un regard à la fois sensuel et moqueur. J’ignore comment il s’y prend
pour me faire ressentir tout ça en même temps, ce qui est certain, c’est que
lorsqu’il revient visser ses yeux dans les miens, un léger sourire étire ses
lèvres. Il poursuit son petit manège une longue minute avant de daigner
faire un pas sur le côté. Dès qu’il m’autorise à passer, je m’empresse de
rejoindre Manille et ses copines pour récupérer mon sac. Je leur sers une
excuse bidon dans le seul but de me sauver pendant que mon cœur joue à
saute-mouton dans ma poitrine. Ce n’est qu’une fois hors du pub que je
parviens à respirer à pleins poumons. Je marche quelques mètres, puis
m’affale sur un banc, les jambes tremblantes.
Merde, je ne m’attendais pas à ça.
Je reprends mon souffle et m’abaisse pour refaire le lacet de ma Converse.
Alors que je suis cachée derrière une voiture, j’entends la porte du bar qui
s’ouvre à nouveau. Au travers de la vitre du véhicule, j’aperçois Weston. Il a
une veste en jean sombre sur le dos qu’il n’avait pas tout à l’heure. Je le vois
pianoter un instant sur son téléphone et il se met à râler à voix haute.
— Quoi ? Il est sérieux ? Je ne suis même pas en retard. Pff…
Il allume une clope, colle son portable à son oreille, et je me retrouve à
écouter ce qu’il raconte en douce. J’ai conscience que c’est mal, mais j’ai
envie de savoir.
— Ouais, je viens de finir de bosser à l’instant.
Il marque une pause, puis reprend :
— J’arrive. Je fais au plus vite. . Ouais, je sais. De toute façon, j’ai laissé
ma moto devant exprès, donc je n’ai aucune raison de te faire faux bond.
Je continue de scruter sa silhouette, mais rapidement, Weston sort de mon
champ de vision. Je me lève malgré moi.
Où est-ce qu’il court comme ça ?
Je tends le cou pour mieux entendre la suite de sa conversation.
— Je suis là d’ici dix minutes.
À qui est-ce qu’il peut bien parler ? Et pourquoi est-ce qu’il marche
comme s’il avait les flammes de l’enfer aux fesses ?
Beaucoup trop curieuse, je me retrouve à le prendre en filature sans le
vouloir. Et puis, on ne peut pas dire que je le suis réellement. Après tout,
mon appartement se trouve aussi dans cette direction… à une ou deux rues
près. J’accélère pour maintenir une distance suffisante entre lui et moi. Je
sais pertinemment que je vais m’en mordre les doigts, pourtant je ne tente
même pas de me raisonner. J’ai conscience que je devrais rester loin de lui.
Il fait partie des Huskies, il fréquente mon frère, mais son comportement
m’intrigue. J’ai besoin d’en apprendre plus à son sujet et la seule façon d’y
parvenir, c’est de voir la vérité de mes propres yeux.
Même si c’est à mes risques et périls.

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10.
Prise au piège

Charlie

Le rythme de mes pas est calé sur celui de l’homme devant moi. Prudente
et à la fois excitée par ce jeu de détective improvisé, je sautille plus que je ne
marche. Une fine pluie tombe du ciel et, pour une fois, je me contrefiche de la
météo. Je ne cherche pas d’excuse pour rentrer, je n’en ressens même pas
l’envie. Bill serait fier de me voir prendre l’air sans qu’il m’y oblige.
Quoique…
Mon cœur bat fort dans ma poitrine. Flirter avec les limites imposées par
mon frère a quelque chose de terriblement séduisant. Est-ce que je me sens
coupable ? Non. Il n’est pas là pour assister à ce que je suis en train de faire.
Ce qu’il ignore ne peut pas le blesser.
Une petite voix dans ma tête me conseille de faire demi-tour avant de le
regretter, mais le démon que j’ai décidé d’écouter n’en a rien à carrer. Tout
ce qu’il désire, c’est découvrir les vilains secrets que garde Weston. Que
cache son regard soucieux et effronté ? On raconte tant de choses à son sujet
que je m’y perds. Violent ? Dangereux ? Je n’y crois pas un instant.
Pourtant, il n’y a qu’à voir comme il était sur la défensive à la fête de
Frank pour comprendre qu’il y a anguille sous roche. Quel genre de
cadavres ce joueur des Huskies planque-t-il dans ses placards ? Enfin…
façon de parler. J’espère qu’il n’a tué personne. J’ai déjà affronté un
meurtrier, une fois, et je n’ai aucune envie de réitérer l’expérience.
Weston avance, j’avance. Il ralentit, je ralentis. Guettant le moindre de
ses mouvements, je l’imite à la perfection. Notre petit jeu dure de longues
minutes. Je le suis à travers des rues étrangères, éclairées par les
lampadaires, sans connaître notre destination. Il pourrait tout aussi bien me
conduire dans un guet-apens que je n’y verrais que du feu. Je suis un peu
stressée à l’idée d’arriver dans un lieu que je n’ai jamais fréquenté, mais je
me rassure en me disant que je suis dehors et pas très loin de chez moi.
Je me tiens en retrait afin que Weston ne se rende compte de rien. À
bonne distance de lui, il ne semble pas m’avoir remarquée. Il se contente de
poursuivre sa route, une main plongée dans la poche de son jean. Cette
longue marche m’aura au moins permis de détailler sa silhouette élancée et
bien bâtie. J’en avais déjà eu un avant-goût, l’autre soir, mais le cadre était
différent. Entre la lumière tamisée, l’ambiance pesante et mes pensées
troublées, je n’ai pas songé à profiter de la vue.
Weston s’arrête soudain. Prise de court, j’ai le temps de faire trois pas
avant de réagir. Je saute sur le côté, file me planquer derrière un mur. Le
brun saisit son téléphone, le regarde, puis recommence à marcher sans me
repérer. Soulagée, je repars à sa suite en manquant d’éclater de rire. J’aurais
eu l’air fine s’il m’avait aperçue. À vrai dire, je n’aurais même pas su quoi
lui dire. Je ne faisais déjà pas la maligne au pub lorsque je me suis
retrouvée face à lui. Notre échange était un peu étrange, enfin peut-on
réellement parler de discussion ? Ça ressemblait plutôt à de la provocation.
Le hockeyeur tourne à l’angle. J’accélère pour ne pas le perdre de vue et
mes pieds s’immobilisent d’eux-mêmes. Weston s’apprête à entrer dans un
bâtiment. Soudain nerveuse, j’observe les alentours. Nous nous trouvons
devant un bar dont les néons rouges colorent la rue d’une teinte angoissante.
Il règne une certaine agitation par ici, comme si tous les soûlards du coin
avaient choisi de se rassembler à cet endroit exact. La clientèle est loin
d’être la même que dans l’irish pub. Mal à l’aise, je recule pour ne pas
rester en plein milieu de l’allée. Des hommes peu recommandables traînent
dans le quartier et je commence à regretter d’avoir voulu jouer à la détective
en solo. Je sais bien de quoi j’ai l’air d’un point de vue extérieur. Une fille
seule qui erre dans les rues, à une heure tardive, vêtue du chemisier
décolleté que sa colocataire l’a forcée à enfiler.
Weston finit par pousser la lourde porte en verre face à lui,
m’abandonnant à mon propre sort. L’ambiance pesante et louche du lieu
m’impressionne, mais je ne peux pas laisser la peur dicter chacun de mes
actes, non ? Ce n’est qu’un bar, rien de plus. Bill ne cesse de me répéter
qu’on ne tombe pas nez à nez avec des criminels tous les quatre matins… Il
a sûrement raison.
Ou peut-être pas.
Je n’en sais rien.
Il serait plus prudent que je rentre, pourtant je décide d’écouter la voix du
diablotin qui s’époumone dans ma tête. Au lieu de prendre mes jambes à
mon cou, je me rapproche davantage. Je tente de voir ce qu’il se passe par
les fenêtres de l’établissement. Les projecteurs sont tellement nombreux à
l’intérieur qu’il m’est difficile d’apercevoir autre chose que des silhouettes
en contre-jour.
Pesant le pour et le contre, j’hésite à rebrousser chemin. Ce coin craint,
cependant je ne peux pas me résoudre à partir. Je n’ai pas fait tout ce
chemin pour laisser tomber au premier obstacle. Qui sait ce que Weston
fout là-dedans ?
J’agite la tête pour chasser l’angoisse de mes pensées et, sans plus
réfléchir, j’abaisse la poignée. L’odeur âcre des fumigènes me prend à la
gorge dès le palier franchi. Il règne dans cette pièce un parfum oppressant
de cigarette mêlée à des substances illicites. Aveuglée par les jeux de
lumière, j’avance à tâtons. Weston se trouve forcément dans le coin. Mon
pouls accélère alors que je tente de repérer les différentes issues autour de
moi. Deux fenêtres, une porte… Les sens aux aguets, je longe plusieurs
tables, jusqu’à remonter au centre de la piste où une main se saisit de mon
poignet. Je me retourne aussitôt pour fusiller du regard celui qui a osé me
toucher. Un homme d’une trentaine d’années me sourit à pleines dents.
J’arrache mon bras de sa prise avant qu’il ne commence à chuchoter à mon
oreille.
— T’es perdue, ma jolie ? Viens boire un verre avec nous, marmonne-t-il,
la bouche pâteuse.
Je refuse poliment, m’éloigne d’un pas, ce qui n’arrête pas l’ivrogne pour
autant. Il réduit la distance entre nous, m’attrape à nouveau par la manche de
mon chemisier. Exaspérée, je repousse son torse avec plus de vigueur, mais
mon geste n’a d’autre effet que de le faire rire. Sans prévenir, sa deuxième
paume vient se caler le long de mes reins et je réalise que je suis dans la
merde. Quand un homme se montre aussi insistant, ça sent mauvais. Je lui
assène un coup de coude en lui ordonnant de me laisser tranquille, ce qui ne
lui fait ni chaud ni froid. Mes paroles glissent sur lui comme le whisky au
fond de son gosier d’alcoolique.
— Allez, un seul verre !
— Lâche-moi !
Il approche sa bouche à l’haleine imprégnée d’alcool de mon lobe et je
me mets à hurler. Du moins, j’essaie. Ma voix reste bloquée dans ma gorge.
Alors qu’il me chuchote des insanités à l’oreille, un décompte débute dans
mes pensées. Tétanisée, mon corps se fige malgré moi.
Un. Deux. Trois. Quatre.
Je voudrais disparaître loin d’ici. Me fondre dans le décor.
Les bras de l’inconnu se resserrent sur ma taille. Il commence à se frotter
à moi.
Autour, personne ne me prête attention. Un gros fracas résonne tout près et
je ne réagis pas. Les danseurs s’écartent de nous mais je ne suis déjà plus là. Je
suis retournée là-bas, à Denver.

Des tirs retentissent non loin.


L’écho se propage dans les couloirs jusqu’à se répercuter dans tout mon
être. Alors que mon corps ne cesse de trembler, je compte. À l’instar des
feux d’artifice dont on redoute la fin, je ne peux pas m’en empêcher.
Comme si chaque détonation s’ancrait de manière indélébile dans mon
esprit, je les compte, encore et encore, tout en guettant la dernière
munition. Elle pourrait être destinée à n’importe quel étudiant présent dans
cette pièce. Elle pourrait être pour moi.
Cinq.
Une nouvelle déflagration fend l’air. Les mains plaquées sur les oreilles,
je détaille mes voisins qui espèrent en silence que leur tour ne viendra pas.
J’aimerais faire taire tous ces bruits, mais j’en suis incapable.
Six.
Dans les yeux de mes camarades, je lis une angoisse identique à la mienne.
Le temps s’étire et notre supplice refuse de prendre fin. Je devrais me lever,
essayer de porter de l’aide à la femme qui hurle dans le couloir, pourtant je
reste ici. Immobile, le regard hagard. Je m’oblige à calmer ma respiration
saccadée. Des pas se rapprochent. Je me force à retenir mon souffle. La
semelle d’une chaussure claque sur le carrelage en dehors de la salle de
cours. Recroquevillée sous une table, je serre mes jambes contre ma poitrine.
Mes poumons brûlent. Des larmes menacent de franchir la barrière de mes
cils et la seule pensée qui me traverse l’esprit me paraît stupide. Pas moi. Pas
maintenant.
Veillant à ne pas faire dépasser mes pieds de ma cachette de fortune, je
ferme les paupières. Je voudrais disparaître loin d’ici. Me fondre dans le
décor.
Sept.
Je sursaute, laisse échapper un cri malgré moi. L’impact a eu lieu tout
près.
Huit.
L’odeur métallique du sang me donne la nausée.
Neuf.
Des bottes apparaissent devant mes yeux.
Dix.
Un silence terrifiant s’abat sur la pièce.

— Charlie !
Une voix me sort de ma torpeur. Pétrifiée, je parviens malgré tout à
rouvrir les paupières.
Un homme bondit dans ma direction. Entre les fumigènes et les
projecteurs, je n’aperçois qu’un t-shirt noir qui approche à vive allure. Trop
vite pour que je réalise ce qu’il se passe. En une fraction de seconde, je suis
arrachée des doigts de l’ivrogne pour me retrouver rabattue contre un torse
familier. « L’enfer, c’est les autres ». Le tatouage de Weston apparaît devant
mes yeux au moment où son bras entre dans mon champ de vision. Sa
paume se pose sur mon épaule pour me maintenir contre lui, en sécurité,
tandis que son adversaire refuse de lâcher prise.
— Vire ta main de sa hanche ou je t’explose la gueule contre le comptoir,
siffle West, furieux.
Ma peau se pare de frissons lorsque sa voix se met à tonner près de ma
nuque. Je peux sentir son cœur bondir férocement dans sa cage thoracique
collée à mon dos. Le pochtron cligne des yeux avant d’éclater d’un rire
gras. Il n’a pas l’air de vouloir laisser tomber. Son autre main, encore
agrippée à mon poignet, tire plus fort, m’arrachant un cri de douleur.
— Mais je ne fais rien de mal. J’invite juste cette demoiselle à boire un
verre. C’est pas un crime.
Derrière lui, ses ivrognes de copains que je n’avais pas remarqués
confirment d’un même mouvement. Weston, lui, s’impatiente. Il réitère sa
demande, avec plus de virulence.
— Je pense avoir été clair. Tu la lâches. Tout de suite.
Comme son interlocuteur n’obtempère pas, le hockeyeur décoche un
coup en direction du bras accroché au mien. Profitant de l’effet de surprise,
j’arrache mon poignet de son étau. D’un mouvement d’épaule, Weston me
force à me placer derrière lui pendant qu’il se positionne entre mon
agresseur et moi. Protégée par son dos, je me cache du trentenaire ivre.
Voyant qu’il ne gagnera pas, ce dernier finit par abandonner et retourne
docilement dans son coin.
Weston pivote sur ses talons. Le regard réprobateur, il détaille mes traits
sans prononcer un mot, mais la colère gronde en lui. Dans le plus grand des
silences, il m’oblige à reculer jusqu’au bar avant de m’indiquer un tabouret
libre. Je remue la tête.
— Je ferais mieux d’y al…
Sans me laisser le temps de finir ma phrase, ses mains agrippent ma
taille. Il me soulève du sol pour m’asseoir de force près du comptoir.
— Tu ne bouges pas de là, articule-t-il en découpant chaque syllabe.
J’accepte sans broncher pendant qu’il me fixe, comme s’il essayait de lire
en moi sans y parvenir.
— Ça va ? s’enquiert-il finalement.
— Je… oui. J’ai juste été surprise.
— Ce que j’ai vu à l’instant, c’était bien plus que de la surprise. C’était
de la terreur.
Coupable, j’abaisse le regard sur mes genoux et Weston se détourne de
moi. Un barman le rejoint. Il discute avec lui tout en me désignant du
menton.
— C’est toujours la même chose avec ces gars. Un verre de trop et ça
part en baston. Comment va la fille ? lui demande-t-il.
Le joueur des Huskies m’observe à nouveau pour vérifier. Je me sens
déboussolée, carrément honteuse, j’ai mal au poignet, mais je devrais
survivre.
— Ça a l’air d’aller, affirme West.
— Tu la connais ?
Ses iris bleus rencontrent les miens avant de s’assombrir.
— Ouais. C’est… la petite sœur d’un pote.
« Petite sœur » ressemble à une insulte dans sa bouche. Vexée par sa
façon de me présenter, je me renfrogne sur mon siège.
— Bon… raccompagne-la et reviens bosser après. Les clients sont agités
ce soir. J’ai besoin d’aide.
Il acquiesce, puis fait un pas dans ma direction. Sa main glisse dans mon
dos pour me pousser à descendre.
— Tu… tu travailles ici ? l’interrogé-je d’une voix fluette.
— Ouais. Qu’est-ce que tu crois que je fous là, à ton avis ?
Penaude, je hausse les épaules. Je ne sais pas ce que mon imagination
s’attendait à trouver dans ce bar, mais la réalité en est bien loin. Weston
passe récupérer ses affaires à l’arrière du comptoir, puis il m’entraîne vers
la porte d’entrée. Je marche d’un pas lent, promenant mon regard sur la
décoration. Manille racontait que Weston devait travailler depuis la
suspension de sa bourse, mais je ne le voyais pas dans un lieu aussi sordide.
— Charlie, active-toi. Je n’ai pas toute la nuit. Tu as entendu mon patron.
Je dois revenir bosser après, gronde-t-il.
J’obtempère dans un silence coupable. West me mène sur le parking
privatif du bar, là où sa moto est garée. Bien que je n’y connaisse rien,
l’engin semble puissant rien qu’à sa forme bien dessinée. Le jeune homme
fouille dans le coffre situé sous le siège en cuir et en extrait des gants ainsi
qu’un casque. Il se place à une dizaine de centimètres de moi. Il me dépasse
d’une bonne tête, ce qui m’oblige à lever le menton pour soutenir son regard.
Ses yeux effleurent mes joues, descendent sur mon décolleté avant
d’atteindre finalement mon bras. Il me soulève le poignet avec douceur,
puis le fait tourner entre ses doigts. Une trace rouge est apparue sur mon
épiderme, là où l’ivrogne m’a attrapée. West pousse un court soupir en
l’apercevant et je me mets à frissonner. Il pleut plus fort qu’en début de
soirée. Mon chemisier humide se colle à ma peau sous l’effet des gouttes de
plus en plus nombreuses. Le visage toujours fermé, West place sa veste sur
mes épaules.
— Tu es déjà montée sur une moto ? murmure-t-il d’une voix devenue
étonnamment calme.
Je secoue la tête. Mes parents m’auraient tuée s’ils m’avaient vue
grimper sur ce genre de véhicule. C’est à peine s’ils étaient d’accord pour
que je passe le permis voiture.
Doucement, ses mains se faufilent le long de mon chemisier. Il se saisit
de sa veste pour me forcer à y passer les bras. J’en profite pour observer son
visage penché vers moi. La plaie que j’avais soignée est guérie. Il ne porte
plus mon strip.
Il remarque que je le fixe et ses iris se heurtent aux miens. Il se tient si
près de moi que nos souffles se mélangent. Je tente de ne pas paraître
troublée, mais plus je le regarde, plus les images de nos ébats ressurgissent
dans ma mémoire. Je déglutis avec difficulté. Je dois reconnaître que West
est doté d’un charisme écrasant. Je me sens si petite face à sa carrure
imposante. Mon cœur manque un battement et je me trouve stupide. J’ai cru
qu’il allait…
C’est ridicule.
Weston soulève son casque dans les airs pour le placer sur ma tête. Il
vérifie que la protection est bien placée avant d’ajuster les lanières qui
pendent sous mon menton.
West enjambe la moto le premier. Il me fait signe de monter et j’obéis
tant bien que mal.
— Tu n’as pas de casque, murmuré-je.
— Tu en as plus besoin que moi. Accroche-toi.
Je cherche une prise quelque part, mais je ne trouve rien. Il y a bien une
barre située derrière moi, mais je suis quasiment sûre de tomber si je m’y
tiens. West pousse un soupir quand il constate que je n’ai toujours pas fait
ce qu’il me demande. Il secoue la tête et une de ses mains gantées passe
dans son dos. Il se saisit de mon bras pour l’enrouler autour de sa taille.
— Où est-ce que tu habites ?
— Vers Ravenna Park, déclaré-je d’une voix peu assurée.
— Comme Manille ?
— Avec Manille. C’est ma colocataire.
Sans un autre mot, il démarre en trombe. Pour ne pas partir en arrière, je
noue mes mains autour de son ventre et je me colle à son dos pour me
protéger du vent. Un parfum musqué mêlé à l’odeur du tabac froid se dégage
de ses vêtements. D’ordinaire, je déteste la cigarette, mais sur Weston, le
mélange a quelque chose d’enivrant… Comme un délicieux goût de danger et
d’interdit.
Ma joue posée contre ses omoplates, je ferme les yeux. Le paysage défile
bien trop vite pour moi. Mon estomac se contracte chaque fois que le
moteur rugit. Heureusement, le trajet ne dure pas plus de quelques minutes.
Lorsque la moto s’arrête, nous sommes déjà à l’angle de ma rue, à une
centaine de mètres de mon appartement.
West m’aide à descendre, me retire mon casque avant de briser le silence.
— Je pense que tu peux rentrer toute seule à partir d’ici.
Je lui confirme que je devrais y arriver sans encombre, il poursuit :
— Charlie… J’aimerais comprendre un truc. Pourquoi tu m’as suivi ?
Mes yeux s’écarquillent malgré moi.
— Tu le savais ?
West me jette un regard blasé en inclinant la tête.
— Tu me prends pour qui ? Évidemment. Comment est-ce que tu crois
que je t’ai repérée sur la piste ?
Je décide de jouer la franchise. Après tout, je n’ai rien à perdre.
— J’étais juste curieuse… de ce qu’on dit sur toi.
Un rire amer s’échappe de sa bouche.
— Et qu’est-ce qu’on dit sur moi, hein ? Je serai ravi d’apprendre quelle
merde on raconte à mon sujet. Laisse-moi deviner, c’est Bill qui crache sur
mon dos ?
— Bill ? m’étonné-je. Pourquoi est-ce qu’il ferait ça ?
Weston replace son casque sur son crâne tandis que sa langue lèche
furieusement sa lèvre inférieure. Je retire sa veste de mes épaules pour la lui
rendre et il repousse ma main.
— Garde-la. Ça vous fera un nouveau ragot à raconter sur moi. Et s’il te
plaît, arrête de me suivre.
Il marque une pause, visse ses iris sombres dans les miens.
— Tu sais, je me suis longuement demandé pourquoi tu t’étais barrée en
pleine nuit. Maintenant, je comprends mieux.
Il s’approche de mon oreille. La surface froide et lisse de son casque
s’écrase sur ma joue sans douceur.
— Le recours à la fuite, ça doit être de famille. Tel frère, telle sœur.

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11.
Docteur Charlie

Charlie

Je balance lentement mon sac de cours pour faire passer le temps.


Manille est adossée près de moi, contre le mur extérieur de la patinoire. Elle
s’agace sur son portable en s’impatientant. Ce qui ne devait être qu’un
rapide détour au retour de l’université pour retrouver Bill s’est transformé
en une attente interminable. L’entraînement du mercredi soir est censé finir
plus tôt que ceux du week-end. Pourtant, les joueurs ont déjà une vingtaine
de minutes de retard.
— J’ai la dalle, ronchonne ma colocataire en rejetant sa crinière brune en
arrière.
— Je compatis. Je rêve d’un bon burger. Avec supplément cheddar.
— Qu’est-ce qu’on fait, ce soir ? On commande ?
— Ouaip. J’en peux plus de bouffer des pâtes. Et puis, j’imagine que Bill
va rester manger avec nous. Ça nous fera moins de vaisselle.
— Pas faux… soupire-t-elle en lançant un regard désespéré à l’horloge
de son téléphone. Qu’est-ce qu’ils fichent ? Ce n’est pas aussi long,
d’habitude.
La porte principale de la patinoire s’ouvre enfin. Nous nous tournons
d’un même mouvement vers les premiers joueurs des Huskies qui rentrent
chez eux. Manille les salue en guettant son petit ami parmi les hockeyeurs
qui sortent au compte-gouttes.
Je me fais la plus discrète possible. Honnêtement, j’aurais préféré ne pas
venir ici. La raison est évidente, et elle porte le doux nom de Weston. Je
suis morte de honte à l’idée de le croiser et je peux garantir que « honte »
est un euphémisme. Je ne l’ai pas revu une seule fois en quatre jours et si je
pouvais éviter de tomber sur lui, ça m’arrangerait bien. Je n’en reviens
toujours pas d’avoir été prise la main dans le sac, en plus d’avoir été
grondée comme une petite écervelée incapable de se défendre. Tout ce que
je voulais, c’était découvrir par moi-même si ce qu’on dit sur lui est vrai ou
non. Au lieu de ça, je n’ai percé à jour aucun de ses secrets. Pire, il s’est
même braqué.
Si Manille n’avait pas autant insisté pour que je l’accompagne, parce que,
je cite, « ça ne prendra qu’une minuscule minute », je ne serais pas venue.
Je ronge mon frein, faisant claquer ma langue avec nervosité. À un
moment ou à un autre, le brun ténébreux franchira cette porte et je me
liquéfierai sur place. En attendant, je dépéris et désespère. Il n’y a que moi
pour m’attirer autant d’ennuis en seulement deux semaines.
Une dizaine de joueurs sortent à leur tour. L’un d’eux, un grand blond
assez fin, marque un arrêt devant nous. Manille l’accueille d’un sourire.
— Hé, Yann, vous en avez mis du temps. Comment s’est passée la
séance ? lui lance-t-elle.
— Pas trop mal, réplique-t-il avec enthousiasme. On n’est pas tout à fait
au point, mais il nous reste six entraînements avant le premier match de la
saison. Ça devrait le faire.
Yann ? C’est donc lui, le petit copain de Aimy ? Ravie d’enfin mettre un
prénom sur un visage, je le salue à mon tour.
— T’es la sœur de Bill, c’est ça ? Si vous l’attendez, vous allez devoir
patienter encore un moment.
— Pourquoi ? lui demande Manille.
— Georges, un des nouveaux, s’est blessé au poignet.
Devant notre air surpris, il nous donne de plus amples informations.
— Il y a eu une grosse collision entre trois joueurs. Le coach et Bill
doivent s’assurer qu’il n’y a pas trop de casse avant de les laisser repartir.
Le problème, c’est que l’équipe médicale du campus ne répond pas.
— Tu m’étonnes. Vu l’heure qu’il est, plus personne ne doit travailler,
marmonne ma coloc.
— Ouais, je crois qu’ils vont être obligés d’appeler un docteur, ce qui
peut prendre un moment.
Manille se tourne vers moi, le regard soudain pétillant.
— Quoi ? répliqué-je finalement.
— Tu pourrais jeter un coup d’œil, non ?
— Moi ? Pour quoi faire ?
— Parce que tu vas bientôt devenir infirmière, Einstein. Tu dois bien être
capable de faire la différence entre une simple plaie et un début
d’hémorragie, non ?
— Je…
— C’est une super idée ! s’exclame Yann sans me laisser terminer.
— Mais je ne suis pas docteur !
— Tu vois quelqu’un de plus qualifié dans les parages ? Et puis, entre
nous, ça ne doit pas être grand-chose. Notre coach tient juste à respecter le
protocole pour ne pas avoir de problèmes. Allez, viens.
Trop pressée de voir son copain, Manille me pousse vers la patinoire et je
finis par y entrer à contrecœur. Je ne pense pas du tout avoir les
compétences nécessaires pour effectuer ce genre d’examen, mais on ne me
laisse pas vraiment le choix. Tant pis pour eux, je les aurai prévenus. Nous
suivons Yann dans le hall et, au lieu de rejoindre les gradins, ce dernier
emprunte une porte sur la droite. Il n’y a rien qui ressemble de près ou de
loin à de la glace, ici. Je détaille les différents plots répartis sur le sol et j’en
conclus que les Huskies ne s’entraînent pas uniquement sur des patins.
Le long du mur opposé, le coach et Bill, encore en tenue blanche et
violette, sont agenouillés devant un homme à la peau mate. J’en déduis sans
peine qu’il doit s’agir de Georges, le fameux blessé. Mon regard parcourt
l’ensemble de la pièce. C’est étonnant… Yann évoquait une collision entre
plusieurs joueurs, pourtant il n’y en a qu’un de présent. Où sont les deux
autres ?
Oh non.
Une réflexion me traverse l’esprit et l’appréhension me gagne soudain. Je
la fais taire aussitôt pour ne rien laisser transparaître, sans pour autant réussir
à l’ignorer.
Je n’ai pas vu West quitter la patinoire.
— Regardez qui je vous ramène ! braille Yann à mes côtés. Docteur
Charlie est arrivée !
Embarrassée par ce faux titre, je réponds par un rictus forcé. En réalité, je
suis loin de me sentir à l’aise. Je ne connais pas cet endroit et je ne
distingue que deux portes. Je lance un bref appel au secours à mon frère
qui, au lieu de me sortir de là, acquiesce en souriant. Moi qui espérais qu’il
aurait davantage les pieds sur terre que son coéquipier et sa copine, je suis
mal barrée.
— C’est ma sœur, Charlie, indique Bill à son coach. Elle suit des études
d’infirmière.
Il s’approche, remarque mon inquiétude.
— Tout va bien, c’est un lieu sûr, me lance-t-il en chuchotant.
J’essaie de paraître sereine pendant que Manille vante mes compétences
aux personnes présentes. Deux silhouettes, attirées par nos voix,
apparaissent dans l’encadrement d’une seconde porte. Je leur jette un rapide
coup d’œil avant de recentrer mon attention sur mon frère.
Oh merde.
Parfaitement consciente de ce que j’ai vu — ou plutôt de qui —, je me
force à agir comme si j’étais munie d’œillères. Mieux vaut prétendre qu’il n’y
a pas, en ce moment même, deux yeux aussi bleus que la nuit en train de
suivre chacun de mes mouvements.
— Content que tu sois là, Charlie, me confie Malcolm, le coach. Je viens
de réussir à joindre le docteur qui gère les équipes sportives, mais elle est
occupée à l’autre bout du campus avec une jambe cassée chez les
cheerleaders. Elle veut bien tenter un diagnostic par visio, mais c’est
franchement pas mon domaine. Ça te dérangerait d’essayer ? J’ai du mal à
évaluer la gravité du choc.
Malcolm compose le numéro du docteur. Je m’accroupis devant le blessé
pendant que Weston et un rouquin que je ne connais pas nous rejoignent.
— Comment c’est arrivé ? C’est une chute ? les interrogé-je d’un ton qui
se veut professionnel.
— Non, un coup de crosse, juste ici.
Je saisis délicatement le bras de Georges pour l’examiner. La coupure est
nette, le choc a dû être violent.
— C’est bien visé… Pile entre le gant et la coudière, soufflé-je en
poursuivant mon inspection.
— Oui, c’est ce qu’il se passe quand le jeu devient un peu trop
compétitif. Les joueurs s’emportent et il arrive qu’un coup de crosse parte,
soupire le coach d’un air las.
Par réflexe, j’observe brièvement West et son camarade à la dérobée.
Lequel des deux est responsable de cette blessure ? Je sais par expérience que
l’un d’eux peut se montrer particulièrement impulsif, mais ça ne fait pas de
lui le coupable pour autant.
Le regard dur de Weston rencontre le mien et je romps aussitôt le contact
pour ne pas être perturbée. Je dois m’occuper de Georges en priorité. Le
docteur Amanda finit par décrocher et j’exécute à la lettre les actes qu’elle
me demande de réaliser pour elle. Je me relève au bout de quelques
minutes, assez confiante sur le pronostic.
— C’est juste une coupure. Assez profonde, mais pas besoin de points.
Rien de méchant. Un pansement et un peu de désinfectant, puis la plaie
disparaîtra. En revanche, il est possible que la douleur persiste plusieurs
jours. Au moindre doute, il ne faut pas hésiter à consulter.
Georges me remercie avant de se lever. Malcolm, le coach, incline la tête
en m’observant.
— Tu te débrouilles bien, Charlie. Il me semble qu’il y a un stage
obligatoire à réaliser en troisième année. Tu as déjà trouvé où réaliser le tien
? Ça pourrait te plaire d’assister les Huskies ?
— Assister l’équipe ? Comment ça ?
— Le service médical de l’université est toujours débordé. Ce serait
pratique d’avoir quelqu’un qui a des notions de médecine sous la main.
Sous la supervision du docteur Amanda, évidemment. Elle est sur tous les
fronts entre l’équipe de basketball, les cheerleaders, l’athlétisme, le
baseball… et j’en passe. Il arrive qu’elle soit prise ailleurs sur le campus au
moment où on a besoin d’elle. Je pense qu’elle serait heureuse d’avoir un
coup de main. Elle m’en parlait la semaine dernière. Elle voulait recruter
plusieurs stagiaires pour l’aider avec les différents clubs. Tu pourrais être
celle qui s’occupe du hockey ?
Consciente que la présence régulière de West à mes côtés risque de corser
l’affaire, j’hésite. Accepter son offre reviendrait à passer beaucoup de temps
avec les joueurs et il vaudrait peut-être mieux pour moi que j’évite de les
fréquenter. Je m’apprête à annoncer qu’il faut que j’y réfléchisse pour ne
pas le vexer lorsque mon frangin s’exclame qu’il trouve l’idée géniale.
Fait chier.
Bill vient de signer mon arrêt de mort sans même en être conscient.
— Une activité en dehors des cours, ça ne peut qu’être bénéfique, me
lance mon frère. En plus, tu as besoin d’un stage. Je connais toutes les
personnes qui fréquentent la patinoire donc tu n’as pas besoin de stresser. Je
suis certain que ça te plaira, en plus ça te fera sortir.
Je lui souris, mais en mon for intérieur, j’ai envie de hurler. Je n’ai même
pas le courage d’affronter le regard de Weston, comment pourrais-je passer
deux heures en sa compagnie, plusieurs fois par semaine ?
Pendant que je mets de l’ordre dans mes pensées, le coach autorise
Georges à aller se changer. Bill, en parfait capitaine, propose de l’aider et
Manille, en parfaite petite amie, porte leurs affaires. Weston et son
coéquipier ont pour mission de ranger le reste du matériel et je me retrouve
coincée avec eux dans la salle d’entraînement. Super. Je promène mes yeux
partout où Weston n’est pas, rêvant secrètement de me téléporter ailleurs.
— Donc tu es la sœur de notre capitaine ? m’interpelle le rouquin en
ramassant des palets en plastique. Charlie, c’est ça ?
J’acquiesce en silence.
— On va avoir droit à l’équipe des Croft au complet, alors. C’est cool. Je
suis Jimmy.
D’une poignée de main, je lui confirme avec un enthousiasme surjoué
que je suis ravie de la proposition du coach. Le regard de Weston posé sur
moi m’arrache un frisson. Je comprends rapidement que je ne pourrai pas
l’éviter indéfiniment et je me décide à aller les aider à ranger. Autant faire
en sorte que ce calvaire s’achève au plus vite.
— Je pensais que vous passiez votre temps sur la glace, commenté-je.
— Non, le coach trouve important de varier les terrains et les exercices.
Et puis Weston n’a pas encore le droit de jouer sur la patinoire. Il faut bien
qu’il s’entraîne, lui aussi.
Ma tête se tourne malgré moi en direction du brun. Un nœud se forme
aussitôt dans ma gorge. Son expression demeure totalement indéchiffrable.
Je me demande bien ce qu’il pense à cet instant.
— Combien de temps avant la fin de ta suspension ? lui demandé-je pour
rompre le silence entre nous.
Si nous sommes censés cohabiter, mieux vaut briser la glace.
— Trois jours. Il pourra rejouer à partir de samedi, m’informe Jimmy à sa
place.
Je hoche la tête, puis continue à les questionner.
— Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé avec Georges ?
— Rien de plus que ce qu’il se passe d’habitude, réplique Jimmy d’un
haussement d’épaules en rigolant.
Le rouquin, muni d’un filet rempli de palets, s’éloigne en direction du
couloir. Mon rythme cardiaque accélère brusquement. Il ne reste désormais
que Weston, l’angoisse qui me noue la gorge, et moi, dans cette salle
d’entraînement.
Quelques cerceaux éparpillés sur le sol demandent encore à être rangés. Je
les ramasse afin de m’occuper les mains et l’esprit, puis m’immobilise quand
je sens une présence derrière mon dos. Un frisson remonte le long de mon
échine. Je retiens ma respiration, pivote sur mes talons avec prudence.
Comme je le redoutais, West se tient à un mètre de moi. Il me fixe, le visage
fermé.
— Qu-qu’est-ce qu’il y a ?
— Le coup de crosse… Tu t’es dit que c’était moi. Je me trompe ?
Ses iris océan percutent violemment les miens. Il n’y a pas la moindre
douceur dans son regard. Il n’y a qu’une mer déchaînée contre laquelle
personne ne peut lutter.
Il avance d’un pas, se plante devant moi, ce qui m’oblige à relever le
menton.
— Je me trompe ? répète-t-il.
Notre duel dure une longue minute pendant laquelle aucun de nous n’est
prêt à capituler. Il finit par laisser échapper un rire et je me retiens de
pousser un soupir d’agacement.
— Qu’est-ce que tu cherches à prouver, Weston ?
— Rien. J’ai déjà ma réponse.
Il s’apprête à reculer et je l’interromps.
— Tu te trompes. Content ?
Il se repositionne face à moi, bras croisés sur son torse.
— Vraiment ? Avoue que c’est la première pensée qui t’a traversé
l’esprit. C’est ce que tout le monde croit dans cette université. Après tout,
aux yeux de tous, je suis le méchant Weston qui a agressé le gentil Marc,
alors il n’y a rien de plus logique.
Je remue doucement la tête avant de reprendre d’une voix faible :
— Pourquoi est-ce que tu te comportes comme ça ?
— Comme quoi ?
— Comme si t’étais le plus gros des connards ! Arrête d’agir de cette
façon, c’est insupportable.
Un sourire mauvais étire ses lèvres. Il rapproche sa bouche de la mienne.
— Qui est insupportable ? Celui qui passe pour un connard ou celle qui
raffole des rumeurs sur le connard en question ?
— Ce n’est pas parce que je me montre curieuse à ton sujet que ça fait de
moi une colporteuse de ragots. Si tu veux tout savoir, je me contrefiche de
ce que tout le monde raconte. Je ne crois pas à ces histoires. Pour quelle
raison j’aurais suivi un mec que je trouve violent ? C’est débile.
Surpris, le hockeyeur tique, plisse ses paupières. Il conserve le silence un
instant et semble même se détendre un peu.
— Curieuse, hein… Pourquoi ?
— J’en sais rien. C’est interdit ?
Un rire franc filtre de sa bouche et, pour une fois, un réel sourire éclaire
son visage.
— C’est toi qui ne voulais rien avoir à faire avec moi, non ? La fille
flippée…
— Écoute, je crois qu’on est partis sur de mauvaises bases, toi et moi,
déclaré-je pour relancer la conversation. On pourrait peut-être recommencer
à zéro ?
— Peut-être…
Je lui tends le bras pour me présenter d’une manière plus officielle. Il
détaille ma paume avec étonnement avant de la serrer d’une poigne
vigoureuse.
— Charlie Croft.
— Weston Parker.
Je tire sur ma main pour la récupérer, mais mon nouvel ami ne semble
pas d’avis de la lâcher. Ses traits se parent de malice et j’entrevois pour la
seconde fois le garçon que j’ai rencontré dans sa chambre, le soir où lui et
moi…
La pression de ses doigts se fait plus douce. Il pianote sur ma peau,
remonte la manche de mon pull sur mon avant-bras. Il étudie avec un sérieux
déconcertant le bleu qui marbre mon épiderme, conséquence de mon
imprudence du week-end dernier. Une fois ce constat fait, mon bras est libéré
de sa prise. Weston réduit la distance entre nous. Il récupère les cerceaux que
je tiens encore dans mon autre main, puis se penche près de mon oreille pour
y murmurer quelque chose. Son souffle vient chatouiller mon lobe alors qu’il
repart déjà, tel un courant d’air fugace.
— Attention à tes mauvaises fréquentations, Lili. Il ne faudrait pas que ça
se sache.

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12.
Le retour de Red Fion

Weston

C’est le grand jour.


Mes pieds frappent le sol avec une nervosité palpable. J’enfile mes
jambières, bondis sur mes patins pour me relever. J’arpente les vestiaires
déserts alors que l’excitation enfle de seconde en seconde. Je ne tiens plus
en place. Vêtu de mon équipement au complet, je tourne en rond comme un
lion en cage. J’ai l’impression d’attendre la reprise de l’entraînement depuis
des années. Je ne suis même jamais arrivé si tôt à une séance des Huskies.
Aujourd’hui marque l’exception à la règle. Ma suspension prend fin dans
un quart d’heure. Enfin.
Je fais une nouvelle fois l’aller-retour entre la rangée de casiers et la
porte en fixant l’horloge accrochée au mur. Son aiguille met tellement de
temps à avancer que je finis par m’exaspérer. J’attrape ma crosse, puis je
file en direction de la patinoire. Rien ne saurait gâcher cette soirée. J’ai
enfin le droit de rejouer et, rien qu’à cette idée, je me sens revivre.
En passant près du hall, j’adresse une œillade furtive aux portes d’entrée
closes. L’excitation explique en partie ma nervosité, cependant elle n’en est
pas l’unique raison. Ce serait mentir que de prétendre que je n’attends rien
d’autre. Je parcours le couloir, puis m’installe sur le banc sans pour autant
arrêter de jeter des regards frénétiques vers les gradins. Si samedi marque
mon retour sur la glace, il marque aussi le premier jour de Charlie en tant
que stagiaire médicale.
Un sourire étire mes lèvres malgré ce que me dicte ma raison. Je devrais
passer mon chemin, mais je ne peux m’empêcher de trouver Charlie
intrigante. Elle me fait marrer avec son regard de biche prise entre deux
phares, mais elle risque de rapidement s’attirer des ennuis à fureter comme
elle le fait. Elle paraît facilement impressionnable, pourtant elle n’a pas l’air
du genre à abandonner ses projets en cours de route.
— Prêt à nous montrer ce que t’as dans le ventre, West ? m’interpelle une
voix à ma droite.
Je me lève à l’approche de mon coach pour le saluer.
— Plus que jamais.
— Alors, la patinoire est toute à toi.
J’embrasse la glace d’un regard perplexe. Il est sérieux ? Il n’y a que
nous deux pour l’instant.
— Vous êtes sûr ? Vous ne voulez pas attendre les autres ?
— Tu as vraiment envie de les attendre ? Je te vois tourner en rond depuis
que je suis arrivé. Allez, ne te fais pas prier. Tu as dix minutes pour toi tout
seul. Éclate-toi.
Avant qu’il ne me le répète, je suis déjà en route vers le bord de la piste.
Je marque un arrêt à la délimitation entre les gradins et la glace. Je
positionne mon casque, vérifie les attaches de mes patins, puis je m’élance.
Bon Dieu ! Que cette sensation m’avait manqué ! Un mois privé du droit
d’exercer ma passion, c’était un crève-cœur. J’exécute un premier tour de
patinoire pour le plaisir et mon sourire s’étire de plus belle. Glisser sur la
glace a quelque chose de grisant. Euphorique, j’inspire à pleins poumons, à
croire que je n’ai pas respiré correctement depuis des semaines. J’accélère
peu à peu et le vent froid vient frapper mes joues entre les barreaux de la
grille de protection. Ma vitesse de pointe avoisine facilement les vingt-deux
miles à l’heure quand je suis lancé à mon maximum. Aujourd’hui, avec le
manque d’exercice, je peine à frôler les dix-neuf miles à l’heure, mais c’est
déjà plus que la moyenne.
Des éclats de rire retentissent dans la patinoire.
— Waouh, on dirait que Red Falcon a déployé ses ailes ! hurle quelqu’un
que je ne vois pas.
Les gradins sont rendus flous par la vitesse. J’effectue deux tours
supplémentaires avant de ralentir, et ma vision se précise. Je cherche autour
de moi l’auteur de ces paroles. Plusieurs joueurs sont déjà arrivés pendant
mon échauffement. Je les observe à tour de rôle jusqu’à repérer Bill et
Yann, accoudés à la balustrade. Ce dernier me fait signe et je le rejoins d’un
coup de patin.
— Alors, ça fait quoi ? Heureux ?
— Tu n’as pas idée. Il n’y a pas de mot pour ça.
— Tu m’étonnes. Je crois que je n’aurais pas supporté un arrêt d’un mois.
Jimmy, qui ne se trouve qu’à deux mètres de nous, se lève pour se
rapprocher à son tour. Il me tape dans le gant pour me saluer.
— Il ne te reste plus qu’à convaincre le coach de te laisser réintégrer le
groupe des titulaires.
Je grimace et Yann m’assène un petit coup dans l’épaule pour me
rassurer.
— T’en fais pas. Ce sera du gâteau pour toi. Moi, en revanche, j’ai
l’impression que le banc sera mon meilleur pote, cette année encore.
— Que veux-tu, Malcolm ne peut pas se passer du membre le plus rapide
de l’équipe, ajoute Jimmy. Il retrouvera sa place d’attaquant.
J’interroge Bill du regard. En tant que capitaine, il doit bien savoir ce que
le coach a prévu. Il me rend mon coup d’œil sans pour autant m’adresser la
parole.
— Ouais, ça ne fait pas le moindre doute, soupire Yann, blasé de faire
partie des joueurs qui cumulent le moins de temps sur la glace.
— Enfin, reprend Jimmy, West récupérera sa place s’il ne tue personne
d’ici le prochain match.
— Putain, t’es con ou tu le fais exprès ? m’indigné-je en remuant la tête.
Je fusille le rouquin du regard pendant qu’il se plaint de mon cruel
manque d’humour. Sans attendre davantage d’explications de sa part, je
replace la visière de mon casque et m’éloigne en patinant. Si je reste près de
ce crétin, il risque effectivement d’y avoir un drame. J’inspire une grande
bouffée d’air en essayant de me calmer. Merde quoi… Je me serais bien
passé de ce genre de remarque aujourd’hui. C’est censé être un moment
heureux et Jimmy est en train de tout gâcher…
Je me retourne vers le groupe que je viens de quitter et je suis surpris par
ce que j’y vois. Bill a pris à part le centre des Huskies et il est carrément
hors de lui. Plusieurs de mes coéquipiers ont arrêté leurs occupations pour
assister à l’altercation entre notre capitaine et Jimmy. D’ici, je n’entends pas
ce qu’ils se disent, mais les éclats de voix de Bill en disent long. Je les
observe un moment sans trop savoir comment réagir. Il y a encore un mois,
il prenait toujours ma défense. Il y a encore un mois, nous étions comme les
doigts de la main. Jamais l’un sans l’autre, et j’ai brisé notre amitié en une
seule décision merdique.
Avouer maintenant que je regrette ne servirait plus à rien. Le mal a déjà
été fait et il n’y a plus qu’à espérer que le temps guérira nos maux de lui-
même.
Quand je vois comment Bill s’emporte face à Jimmy, je me dis que tout
n’est pas perdu. Les frères de cœur, ça ne se sépare jamais vraiment, non ?
Le coach nous appelle depuis le banc réservé aux joueurs. Je glisse
jusqu’à lui, saute par-dessus la balustrade et prends un soin particulier à
m’installer aussi loin que possible de Jimmy. Même si ce crétin ne pensait
pas à mal, c’est à cause de ce genre de réflexion que le moral des Huskies
est au plus bas.
Malcolm nous présente brièvement le programme du jour. Aujourd’hui,
on travaille l’enchaînement de passes et la répartition des hockeyeurs sur le
terrain. Les défenseurs s’exerceront par paire, les attaquants par trio. Je
l’écoute insister sur l’importance de l’entente entre joueurs et mon attention
est soudain détournée. En bas des gradins, du côté opposé de la patinoire,
Charlie vient de faire son apparition.
Une queue-de-cheval relève sa chevelure châtain et lui dégage le visage
des mèches rebelles qui lui barrent d’ordinaire les joues. Sa silhouette fine
est perdue sous un t-shirt noir trop large pour elle ainsi que sous un jogging
de la même couleur. Sans m’en rendre compte, je recommence à me
mordiller les lèvres avec fébrilité. Je n’avais jamais trouvé une fille attirante
dans ce genre de tenue, mais cette fois, c’est différent parce que j’imagine
sans peine ce qu’il y a en dessous…
Putain. Reconcentre-toi, Weston.
Je force mes yeux à rester collés au visage du coach le temps qu’il
termine ses explications, puis il donne le top départ. J’accompagne Bill qui,
comme moi, joue à la position d’ailier lors des matchs. Il est mon binôme
habituel sur ce genre d’exercice. Nous nous éloignons dans un coin de la
patinoire, rapidement rejoints par Jimmy. Je pousse un soupir en le voyant
arriver, mais je ne dis rien. Notre ligne d’attaque est composée de deux
ailiers ainsi que du centre, Jimmy, et notre trio fonctionne à merveille, en
temps normal.
— Bon, les mecs, commence Bill. Je vous préviens, je ne veux pas de
prise de tête entre vous. On est d’accord ?
— Si Westfion retrouve le sens de l’humour, ça devrait le faire.
— Si Jimmerde arrête ses conneries, il n’y aura aucun problème, sifflé-je
en retour.
— Eh bah, ça promet, soupire notre capitaine. Commencez sans moi, je
vais voir ma sœur.
Au lieu de lui obéir, Jimmy le suit pour saluer Charlie et je les imite malgré
moi. Nous glissons le long du Plexiglas de protection et celle-ci approche
pour nous parler. Je reste légèrement en retrait, dans le dos de Bill, le temps
qu’il échange quelques mots avec sa frangine. Charlie me lance un regard
aussi furtif que troublé qui me soutire un sourire. Heureusement, personne
d’autre que nous ne semble le remarquer. Jimmy, lui, va s’accouder à la
rambarde en faisant le joli cœur pendant que Bill retourne auprès de notre
coach pour régler je ne sais quelle histoire de paperasse. Je vois venir le
rouquin avec ses gros sabots… Il suffit qu’une fille approche pour qu’il se
sente pousser des ailes. S’il pense que ses taquineries stupides vont
fonctionner, il se trompe lourdement. Il en faut bien plus à Charlie.
— Hé, dis donc, c’est l’enterrement de qui, aujourd’hui ? lance-t-il en
détaillant les vêtements noirs de la jeune femme.
Charlie hausse un sourcil avant de regarder autour d’elle.
— Je ne sais pas… Je n’ai pas encore décidé. Le tien, peut-être ?
Je me retiens d’éclater de rire en me pinçant les lèvres. Je crois que
j’adore sa repartie.
— Si t’as besoin de réconfort, compte sur moi, lui envoie Jimmy en
ricanant.
Il revient dans ma direction, sa crosse prête à l’emploi.
— Allez, Red Fion, prouve-moi que tu es toujours aussi doué et que tes
réflexes sont aussi aiguisés que ceux d’un faucon !
Je m’abstiens de réagir aux différents surnoms que me lance ce con de
Jim. Je préfère fixer Charlie. Son regard rivé sur moi, elle ne bouge pas
d’un cheveu. Seule la commissure de ses lèvres, légèrement étirées, me
révèle son humeur joueuse. Je hoche la tête pour la saluer et j’attaque les
choses sérieuses. Il est temps de prouver à tout le monde que Red Falcon
mérite toujours son surnom.
Nous enchaînons les passes, les glissades et les slaloms jusqu’à
l’épuisement. Mes muscles brûlent, mais ça fait un bien fou de se donner à
fond. Je suis content de constater que mon niveau n’a que très peu baissé. Il
faut encore travailler la fluidité des échanges entre nous et ça devrait le
faire.
Après plus de trente minutes d’exercices pendant lesquelles aucun
accrochage n’a lieu, je vais m’asseoir en bas des gradins. À la fin de chaque
séance, nous finissons par un traditionnel match entre nous. Le seul problème
est que nous sommes dix-sept pour douze places sur le terrain. Malcolm
procède par roulement. Alors, le temps de faire tourner tout le monde,
j’attends sagement qu’on m’appelle en m’étalant sur deux sièges. Près de
moi, Bill m’imite. Charlie s’est installée juste à côté de son frère, soit à la
rangée en dessous, à un moins d’un mètre de moi. Il me suffirait de tendre le
bras pour atteindre ses longs cheveux. Deux des joueurs laissés sur la touche
échangent un peu avec elle pour faire connaissance. D’ici, j’entends Bill se
lamenter à propos de ce petit boulot d’assistante qui n’était peut-être pas une
si bonne idée.
Je me marre doucement. Sérieux, à quoi est-ce qu’il s’attendait ? Tous les
mecs présents sont dotés d’yeux et la plupart sont célibataires. Celui qui ne
trouve pas Charlie attirante n’a pas les globes oculaires en face des trous.
Au coup de sifflet du coach, Bill se lève pour rejoindre le match en cours.
Sa sœur, désormais seule, se retourne dans ma direction, comme si elle avait
senti le poids de mon regard sur son corps.
— Alors, cette première séance d’entraînement ? lui lancé-je pour
entamer la discussion.
— Plutôt tranquille. Pour l’instant, il n’y a eu que la petite coupure de
Steeve, mais j’attends que tu entres sur le terrain pour voir les dégâts.
— Parce que tu crois toujours que je suis responsable de la blessure de
Georges ?
Ses yeux roulent dans ses orbites.
— Mais c’est qu’il mord, en plus ! se moque-t-elle. Relax. C’était juste
une blague, mais peut-être que Jimmerde a raison à propos de l’humour de
Westfion ?
Je tente de rester impassible, mais c’est plus fort que moi. J’éclate de rire.
— Merde, t’as entendu ?
— J’étais à deux mètres de toi, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.
— Oh, c’était donc toi ? J’ai en effet remarqué un regard effrayé qui
fuyait le mien quand je suis arrivé avec ton frangin, rétorqué-je pour la
mettre mal à l’aise.
Elle comprend très bien où je veux en venir, mais ne se démonte pas pour
autant.
— C’est ça, fais le malin, Weston Parker. Je commence à te cerner.
— Vraiment ? Fais-moi rêver… Je t’écoute.
— Tu joues au gros dur, mais tu n’en es pas un. Tu fais juste ton possible
pour garder les autres à l’écart.
Elle est plus perspicace que ce que j’imaginais. Intrigué et amusé par sa
rapidité à me percer à jour, j’incline la tête pour la dévisager.
— N’oublie pas que moi aussi, je sais deux ou trois choses sur toi.
Je me penche vers elle en ramassant mes affaires sur le sol.
— De un, tu portes le même nom que Lara Croft. Or, l’expérience a déjà
démontré par deux fois que tu n’avais aucune compétence en self défense.
Un gloussement s’échappe de ses lèvres. Elle plaque sa main sur sa
bouche en attendant la suite.
— De deux, je peux décrire avec exactitude les sous-vêtements que tu
portais l’autre soir ainsi que ton parfum. Le pull que tu as oublié chez moi
en est toujours imbibé.
Désormais, elle ne rit plus. Je crois même qu’elle retient son souffle.
— Et de trois…
Le coach siffle le changement de joueurs. Je me relève, un sourire
mystérieux sur les lèvres.
— Et de trois ? chuchote-t-elle, la respiration perturbée par mes propos.
— Tu le sauras un autre jour, le devoir m’appelle.

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13.
Saleté de joueur !

Charlie

— Allez, on contrôle le palet et on remonte jusqu’au centre, hurle le


coach.
Le nez plongé dans mon bouquin, je relis studieusement mes cours de
biochimie. Enfin, c’est ce que je suis supposée faire depuis plus de quarante
minutes. Bien que les hormones stéroïdiennes constituent un sujet
passionnant, j’ai la plus grande difficulté à me focaliser dessus. Après trois
entraînements passés aux côtés des Huskies, j’ai fini par me familiariser avec
le brouhaha qui règne à la patinoire. Je peux assurer que ce ne sont pas les
cris des joueurs qui me dérangent. Nous sommes vendredi soir et mes
débuts en tant qu’assistante-infirmière se déroulent relativement bien. Le
docteur Amanda est sympa en plus d’être marrante, et la plus grosse
blessure à laquelle j’ai été confrontée a été un coquard causé par l’envoi
d’un palet en direction du banc. Le pauvre Josh avait retiré son casque au
moment le plus inopportun. Fort heureusement pour lui, un sac de glaçons
plus tard, le problème était réglé. Il n’en gardera qu’une vilaine marque
temporaire qui lui permettra de décrocher un rencard d’un simple claquement
de doigts. Il paraît que ça lui donne l’air viril.
— Les lignes de défense ! On se bouge. On essaie de les mettre en échec.
Le front plissé, je tente de me replonger pour la énième fois dans mon
cours. Hésitant à poursuivre ma lecture pour assister au match, je pose un
regard décontenancé sur mon porte-vues, mais je résiste. Les Huskies ne
passeront pas les examens à ma place.
« À l’âge adulte, la testostérone influence les comportements au quotidien.
L’hormone joue sur le stress, l’impulsivité et les changements d’humeur. Elle
serait associée à des comportements dominants, compétiteurs, voire
agressifs… »
Je retiens un gloussement, me mords les joues pour ne pas rire.
Bah tiens… J’en connais un qui vit constamment avec une montée de
testostérone, songé-je.
— On ne lâche rien et on accélère. C’est bien. Weston est démarqué, fais-
lui la passe, commente Malcolm.
Quand on parle du loup…
La voix de ma raison me hurle de garder mon attention fixée sur mes
notes et, avant même d’en prendre conscience, mes yeux errent sur le
terrain à la recherche de l’ailier droit. C’est plus fort que moi. Je scrute les
différents joueurs et il ne me faut pas longtemps pour repérer le numéro 22.
Il remonte la patinoire en direction des buts à une vitesse impressionnante.
Aucun des défenseurs placés sur son chemin n’arrive à rivaliser avec lui.
Bill, positionné de l’autre côté, lui envoie un palet qu’il intercepte avec une
facilité déconcertante. D’un coup de crosse, West propulse la rondelle en
plastique dans les airs et cette dernière heurte le poteau.
— Ce n’est pas grave. La prochaine fois sera la bonne, Weston. On
continue, les gars. Pas de temps mort.
Déçu, le joueur reprend sa place sur la ligne d’attaque. Mes yeux se
promènent sur sa silhouette rendue carrée grâce aux épaulières sous son
large maillot blanc et violet. J’observe sa façon de patiner, puis je m’oblige
à détourner la tête. La lecture de mon paragraphe sur le développement
musculaire chez les hommes ne se fera pas par magie. Il me faut au moins
dix bonnes minutes pour réussir à me replonger dedans et cinq minutes
supplémentaires pour tout retenir. Le coach siffle la fin du match
d’entraînement et je range mes affaires. Il rassemble ses joueurs pour faire
un point avec eux sur les éléments à retravailler. Le temps de fermer mon
sac, de descendre les escaliers, je n’arrive qu’à la fin de son explication.
— Il ne reste que sept petits jours avant le premier match de la rentrée,
alors il est important de vous focaliser sur vos rôles. Preston, évite de trop
sortir de ta zone. Tu dois surveiller ton but. C’est aux défenseurs de faire
leur job, ce n’est pas à toi de t’occuper d’écarter le palet. Jimmy, il faut
absolument que tu penses à faire plus de passes à tes ailiers. On connaît
bien les Ducks, on les a déjà affrontés la saison dernière. Leur point fort,
c’est la défense. On doit tout miser sur l’agilité de Bill et la vitesse de
Weston si on veut espérer marquer.
Mon ventre se contracte à nouveau. Depuis que j’ai commencé à assister
aux séances des Huskies, chaque fois que le coach ou un autre joueur
prononce son prénom, mon regard cherche à le voir. C’est un réflexe insensé
devenu incontrôlable, comme une espèce de curiosité maladive à son sujet.
L’attaquant de l’équipe m’intrigue pour une raison que je n’identifie toujours
pas. Je dois reconnaître qu’il a un réel don pour le hockey, mais mon intérêt
pour lui ne s’arrête pas à ses compétences sur le terrain. Je ne peux
m’empêcher de l’observer, même quand il n’est pas sur la glace.
Première option : les ragots de Manille et ses copines à son sujet ont
soulevé de nombreuses questions dans mon esprit et tant qu’elles ne
trouveront pas de réponse, elles occuperont l’essentiel de mes pensées. Ou,
deuxième option, je suis complètement cinglée. Je m’apprête à me
transformer en maniaque qui le traquera partout où il ira.
Plus sérieusement… Weston demeure un mystère à mes yeux, surtout
lorsque j’entends toutes ces rumeurs sur lui et qu’aucune ne colle avec le
personnage qu’il m’a présenté depuis notre rencontre.
— Charlie ? m’interpelle mon frère depuis la glace.
— Quoi ?
— Tu peux m’attendre vingt minutes de plus ? Je dois voir quelques
petites choses avec Jimmy et Weston.
Encore cette sensation dans le ventre…
— Pas de problème. J’ai des cours à bosser, de toute façon.
Je retourne m’installer en bas des gradins, à deux pas de la porte menant
sur le hall, pendant que le reste de l’équipe rejoint les vestiaires. Seuls les
trois attaquants choisissent de poursuivre les exercices en vue du prochain
match. Au lieu de sortir mes classeurs, je récupère mon portable tombé au
fond de mon sac. Je réponds rapidement à Manille qui s’impatiente et je lui
annonce que nous aurons un peu de retard. Comme après tous les
entraînements qui ont lieu le soir, Bill me raccompagne à l’appart. Il en
profite pour passer du temps avec sa copine et reste dormir quand il n’a pas
envie de rentrer à sa fraternité.
Je pianote sur mon téléphone, faisant défiler des vidéos stupides pour
m’occuper, ce qui est particulièrement efficace. Les vingt minutes
s’écoulent en un clin d’œil et, déjà, Jimmy et Weston quittent le terrain pour
rejoindre les douches. Casque à la main, l’ailier droit marche à deux mètres
de moi. Ses iris sombres s’attardent un instant sur mon visage. Ses traits
neutres n’expriment pas la moindre émotion, pourtant une lueur étrange
vacille au fond de ses prunelles. L’intensité de son regard est si forte que
j’en perds la notion de temps.
— Charlie, tu peux porter ça ?
Je sursaute et détourne aussitôt la tête pour m’intéresser à mon frère. Ce
dernier a besoin de mon aide pour ranger le matériel dans une salle située
derrière les vestiaires. Je le suis, mon sac sur l’épaule, et nous traînons
l’espèce de filet sur le sol. Encombré par son équipement, Bill a du mal à
tout porter.
— File-moi tes plots et va prendre ta douche. Je vais me débrouiller toute
seule.
— Sûre ? me demande-t-il.
— Ouais. On ne dirait pas comme ça, mais j’ai des muscles. Et puis,
Manille en a marre de nous attendre. Plus vite on rentrera, plus vite elle
arrêtera de me harceler par message.
Bill éclate de rire en se dirigeant vers le banc. Il commence à retirer ses
patins et ses jambières, tout comme Weston, dont le casier se trouve juste à
côté. Un détail que je n’avais jamais noté me saute alors aux yeux. Les deux
joueurs ne s’adressent pas la parole. Pas un regard, pas un sourire, pas un
mot. Rien. Aucun échange.
Lorsque je vivais à Denver, je n’avais pas de nouvelles régulières de Bill.
Mes parents savaient qu’il se portait bien et ça me convenait parfaitement.
Mon frère n’est pas du genre à s’épancher sur sa vie et ses sentiments,
surtout auprès de sa petite sœur, mais je connais son caractère jovial. Ça ne
lui ressemble pas de se montrer si distant avec quelqu’un, surtout quand
cette personne est censée être son binôme de jeu.
Soucieuse, je traîne mon fardeau jusqu’à la pièce d’à côté en me
demandant ce qui a pu se passer entre ces deux-là. Est-ce que c’est en lien
avec les rumeurs qui courent ou alors ils n’ont jamais pu s’apprécier ? Je
m’applique à ranger le matériel de mon mieux sans réussir à me départir
d’une sensation étrange. J’ai l’impression d’avoir mis le doigt sur un
élément important sans savoir de quoi il s’agit réellement. Une fois mon
travail fait, je rejoins les vestiaires pour les traverser à nouveau, mais je suis
stoppée net dans mon élan. Un violent fracas métallique vient briser le
silence de la patinoire.
Un frisson me parcourt la nuque.
Un instant, je pense qu’un des trois joueurs présents a glissé et s’est
fracturé le crâne contre un casier. Je fixe la porte entrouverte en essayant de
me raisonner. Quelle est la probabilité que ce genre d’accident se produise ?
Je tourne en rond dans le couloir qui dessert à la fois les vestiaires, le hall et
le local à matériel. Je finis par céder à l’envie d’aller jeter un coup d’œil.
Juste par acquit de conscience. Après tout, le coach m’a assuré que les
joueurs n’avaient pas le droit de se balader nu par ici. Je n’ai aucune peur à
avoir à ce propos. Seule la zone des douches m’est interdite, donc j’ai
l’autorisation d’accéder aux vestiaires comme bon me semble. Bien décidée
à aller voir ce qui a causé ce bruit, je pousse la porte avec précaution. Merci
mon imagination débordante, il n’y a pas le moindre blessé ! Il n’y a que
Weston, vêtu du bas de son équipement, debout devant son casier. Il tient un
petit papier entre ses mains. Surpris par ma présence, il s’empresse de le
ranger dans sa poche pendant que je me confonds en excuses.
Merde.
— Désolée, j’ai entendu un bruit… Je pensais que quelqu’un était tombé,
lui lancé-je, mal à l’aise.
— Et non, ce n’est que moi, prononce-t-il avec une pointe d’agacement
notable.
— Tout va bien ?
— Ouais, c’est juste cette putain de porte qui refuse de se fermer.
D’un geste brusque, il balance une serviette sur son dos, puis passe près
de moi pour rejoindre les douches. Un poids sur l’estomac, j’étudie sa
mâchoire crispée et son regard noir. Est-ce que j’ai interrompu quelque
chose que je n’aurais pas dû ? Lorsqu’il a enfin disparu, je remarque que le
papier qu’il a tenté de cacher est tombé en chemin. J’approche de la petite
boule froissée pour la replacer dans son casier, mais le diablotin qui hante
mes pensées me pousse au vice.
La curiosité est un vilain défaut, pourtant il m’est impossible de résister.
Je brûle d’envie de savoir de quoi il s’agit. Après avoir vérifié que personne
ne m’a aperçue, je m’enfuis dans le hall avec mon précieux butin. Une
vague d’excitation me gagne alors que je déplie le mot écrit au stylo noir.
« Plus que 7 jours. T’as hâte de me voir, mon chou ? »
Je cligne plusieurs fois des paupières. Je repasse sur les phrases à
plusieurs reprises, et à chaque nouvelle lecture, mon cœur s’emballe
davantage. Putain… Weston flirte avec une autre fille ? D’une main
tremblante, j’enfouis le message au fond de ma poche. Mon pouls refuse de
se calmer. Je n’en crois pas mes yeux. Je comprends mieux pourquoi il
semblait contrarié quand j’ai déboulé dans les vestiaires. Il aurait préféré
que je ne sache pas qu’il couche avec plusieurs femmes. D’ailleurs,
combien est-ce qu’il s’en fait par semaine ?
J’enrage. Weston est le cliché même de tous ces étudiants sportifs qui
s’envoient en l’air avec tout ce qui est doté d’un vagin. Une saleté de
joueur, dans tous les sens du terme !
Je peste en déambulant dans la pièce, furieuse. Des pensées toxiques
tournent en boucle dans mon crâne. Je lâche un râle de frustration alors
qu’une idée encore pire que les précédentes me traverse l’esprit. Et si c’était
plus sérieux qu’un simple flirt ? Si Weston avait une petite amie, cela ferait
de moi celle avec qui il l’a trompée. Si c’est le cas, mon honneur ne s’en
remettra pas.

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14.
Vilains petits secrets

Charlie

Mes neurones s’échauffent à vouloir trouver une explication raisonnable.


J’arpente d’un pas furibond le hall dans sa largeur, énumérant mentalement
toutes les éventualités, puis les réfutant la seconde suivante.
Non. Une petite amie lui enverrait des SMS, pas des mots griffonnés sur
un vulgaire bout de papier. D’ailleurs, qui me dit que c’est une femme ?
Cette écriture n’a rien de spécifiquement féminin.
Les minutes défilent et je m’exaspère toujours autant. Il faut sans cesse
que j’agisse sans réfléchir. Puis je m’en mords les doigts. Je n’arrive même
pas à comprendre pourquoi Weston m’obnubile à ce point. C’est un beau
garçon, mais dans une université de cette taille, ce n’est pas ce qui manque.
Jimmy apparaît dans le hall pendant que je poursuis mes va-et-vient. Il
détaille mon visage déconfit, et se met à rire.
— T’as l’air d’être au bout de ta vie. Tu dois en avoir ras le bol
d’attendre Bill. C’est pas trop chiant de rester ici, alors que tu pourrais aller
faire la fête avec tes copines ?
Je lui adresse un sourire factice qui a l’effet escompté. À mon grand
soulagement, Jimmy ne parvient pas à déchiffrer le trouble qui m’agite.
— Il n’est que vingt heures, déclaré-je avec calme. J’ai encore le temps
de profiter, si j’en ai envie.
— Tant mieux. Quoi de prévu, ce soir ?
— Rien de spécial, en fait. Soirée télé avec Bill et Manille, j’imagine.
— Passionnant… Si tu veux faire autre chose que tenir la chandelle, un
de ces jours, fais-moi signe.
— C’est sympa, j’y penserai.
Alors que nous échangeons des banalités, les portes des vestiaires
s’ouvrent à nouveau pour laisser sortir l’ailier droit des Huskies. Ma salive
manque de faire fausse route quand je le vois s’avancer vers nous. Si sa
tenue a changé, ce n’est pas le cas de son humeur. Il pose un regard furtif
sur moi et je parviens à ressentir chaque once de la colère qui l’habite.
— Et voilà Westfion qui survole le hall à la vitesse d’un rapace, se
moque Jimmy en imitant la voix d’un commentateur sportif. Va-t-il virer
sur la gauche en direction de la sortie ou bien va-t-il nous surprendre en
nous adressant la parole ?
— La ferme, Jimmerde, râle l’intéressé.
Le rouquin me lance un clin d’œil. Il sait pertinemment qu’il est en train
de mettre à mal la patience de son coéquipier, ce qui semble être son jeu
préféré. Il n’a pas du tout l’air impressionné par l’aura orageuse qui flotte
autour du brun.
— Oh, Red Falcon a choisi de nous parler ! Mesdames, Messieurs, mais
quel honneur !
— T’as pas fini de faire le con ? gronde Weston en se plantant devant
nous, les mains enfoncées dans les poches de son jogging.
Son regard parcourt nos visages et je m’empresse de reporter mon intérêt
aussi loin que possible de ses yeux bleus. J’ai toujours en tête les quelques
mots inscrits sur le bout de papier. Je suis à des années-lumière d’avoir
dompté le dégoût qu’ils m’inspirent. Je n’ai jamais été la maîtresse de
quelqu’un, même pour l’histoire d’une nuit. Ce genre de comportement ne
me ressemble pas et pire encore, ça me débecte.
— Désolé, mais c’est plus fort que moi, Red Fion. Quand je te vois, les
vannes sortent toutes seules, se marre le rouquin.
— C’est quoi cette histoire de Red Falcon ? questionné-je finalement les
deux joueurs.
Weston pousse un long soupir, l’air de se demander pourquoi il n’est pas
parti au lieu de nous adresser la parole, et Jimmy répond à sa place.
— C’est le petit surnom que cette starlette avait quand il était chez les
Redhawks, l’équipe de l’université de Seattle. D’après eux, Monsieur ne
patine pas, non, il vole sur la glace ! raconte-t-il en imitant un oiseau avec
ses bras.
Intriguée par cette histoire, j’interroge Weston.
— Pourquoi est-ce que t’as quitté ton ancienne équipe ?
— Ça ne te regarde pas, lâche-t-il sans prendre la moindre pincette.
Vexée, je demeure bouche bée. Son ton est dépourvu de douceur, comme
s’il retenait en lui la colère accumulée depuis un bon moment. S’il n’avait pas
l’intention de me blesser, eh bien, c’est raté. Ses paroles me déstabilisent plus
que je ne l’admets et me laissent un goût âcre en bouche, égratignant mon
ego au passage.
— Sympa… sifflé-je. N’y vois rien d’offensant. C’était une simple
question, mais j’ai compris le message. Tu n’aimes pas qu’on cherche à en
savoir plus sur toi.
— Fais comme moi, Charlie. Ignore-le quand il est de mauvaise humeur.
Allez, je me tire. On se retrouve après-demain, au barbecue de Frank ?
Je lui confirme ma présence d’un hochement de tête, puis m’excuse
auprès de Weston sans lui adresser le moindre regard. Ce con ne mérite ni
mon temps ni mon attention.
— J’ai oublié un cahier dans la salle du matériel. Je dois y aller.
Je pivote sur mes talons avec tout le mépris dont je suis capable. Avant
que je ne fasse deux pas, sa main se referme sur mon bras. Stoppée net dans
ma fuite, je laisse échapper un hoquet de surprise.
— Attends, me lance-t-il.
Sa voix flotte un court instant dans l’air. Elle résonne dans mes pensées,
fait frémir mon corps jusqu’aux cellules les plus profondes. Dès que je
tourne la tête vers lui, ses doigts désertent ma peau, comme si elle l’avait
brûlé.
— Désolé. Je suis un peu sur les nerfs, ce soir, admet-il.
Comme je ne réponds rien, il poursuit, le front barré d’un pli inquiet.
— Ce n’est pas contre toi, Charlie. J’ai juste besoin d’une bonne nuit
pour décompresser.
Ce dernier mot manque de me faire éclater de rire. Et comment est-ce
qu’il compte « décompresser » ? En faisant la tournée de ses copines ? Bien
décidée à lui faire regretter ses paroles, je plonge la main au fond de ma
poche.
— Tiens, pendant que j’y pense… Tu as laissé tomber ça. Je me suis dit
que tu aimerais le récupérer.
Je lui fiche le papier dans le creux de la paume et son visage se vide de
ses couleurs. Immobile, il scrute un long moment la feuille roulée en boule.
— Tu l’as lue ? souffle-t-il au bout d’une poignée de secondes.
— Oui, déclaré-je sans la moindre hésitation. Ça dure depuis combien de
temps ?
West ferme ses paupières avant de se frotter le front. Il rejette sa tête en
arrière en lâchant un « fait chier » qui me conforte dans l’idée que j’avais vu
juste. Weston chérit ses vilains petits secrets plus que tout et il n’avait pas
envie que je découvre celui-ci.
Ses deux yeux s’ouvrent soudain et son regard cherche à atteindre le
mien.
— Charlie… Ce n’est pas ce que tu crois.
— Oh, mais moi, je ne crois rien du tout. Bonne nuit, Weston.
J’emprunte le couloir qui contourne les vestiaires. Aux bruits de pas qui
claquent derrière moi, je devine que Weston n’en a pas terminé avec moi. Il
me rattrape sans mal et je finis par m’arrêter.
— Charlie, attends !
— D’accord, mais à une seule condition. Je veux la vérité. Depuis
combien de temps ça dure ?
— Presque trois mois, soupire-t-il.
Ma mâchoire manque de se décrocher. Trois putains de mois, merde ! Je
me sens… salie. Un rire caustique remonte ma gorge tandis que mon
estomac se remplit d’une bile acide.
— C’est quoi le problème, Charlie ? En quoi ça te concerne ? lâche le
hockeyeur, les traits tendus.
— Ça, c’est la meilleure… C’est bien la première fois de ma vie que je
couche avec un mec déjà en couple et tu ne comprends même pas qu’il y ait
un souci.
West fronce les sourcils. Il cille à plusieurs reprises, comme si la
stupéfaction l’avait soudain rendu aphone. Devant son mutisme, je finis par
abandonner ce simulacre de conversation. S’il ne veut rien me dire, eh bien,
qu’il aille se faire voir.
— Bonne soirée, Weston. Je suis sûre que ton admiratrice, ta copine, ou
je ne sais pas comment tu l’appelles, pourra t’aider à… décompresser.
Sa main se referme une nouvelle fois sur mon poignet, m’immobilisant
près de lui. Il tire sur mon bras pour me rapprocher davantage. Loin de me
laisser marcher sur les pieds, je plante mon regard dans le sien. Il me
surplombe aisément. Son aura imposante se répand autour de moi tandis
qu’il incline la tête dans ma direction.
— Je crois que tu as mal compris.
Un ange passe. Je le dévisage, incrédule. Sa phrase n’a pas le moindre
sens. J’ai beau la décortiquer, je ne vois pas ce que j’ai pu manquer. Si c’est
son excuse pour m’expliquer qu’il court plusieurs lapins à la fois, il peut
économiser sa salive. Je me détourne de lui, mais il ne m’en laisse pas
l’occasion. À la place, il bloque mon bras avec plus de poigne.
Merde. Je ne sais même pas pourquoi je m’enfuis de cette façon.
Pourquoi est-ce que je suis incapable de lui faire face ? Et pourquoi est-ce
qu’il agit comme si ça avait la moindre importance ? On ne se connaît pas,
tous les deux. On ne se fréquente pas. À part cette nuit passée ensemble, il
n’y a rien eu d’autre. Il n’y a rien eu…
Je garde les paupières baissées sur le carrelage lustré et il répète mon
prénom une énième fois. Son index caresse ma pommette, descend jusqu’à
mon menton qu’il soulève légèrement.
— Ça n’a rien à voir avec ce type de message, Charlie. C’est une
menace.
— Une menace ? répété-je, abasourdie.
Il lâche ma main, pousse un soupir.
— Ça fait trois mois que j’en reçois. Ce n’est pas une espèce d’invitation
tordue d’une admiratrice. Notre prochain match a lieu dans exactement sept
jours, c’est une mise en garde. L’intimidation fait partie de la compétition,
rien de plus.
Perdue, je peine à trouver les mots.
— Qui te les envoie ?
Il hausse les épaules.
— Des supporters en colère après le problème avec Marc, des
coéquipiers qui n’ont pas confiance en moi, des joueurs adverses… Ça
pourrait être n’importe qui. Disons qu’en ce moment, ma cote de popularité
n’est pas des meilleures. Mes ennemis sont nombreux.
Abasourdie par ses révélations, je suis envahie par une vague de honte
mêlée d’embarras. Je m’attendais à tout sauf ça. Je bafouille quelques
excuses à son intention en essayant de faire bonne figure.
— Je ne sais pas qui t’a mis ce genre d’idée en tête, mais si c’est ce que
tu penses, détrompe-toi. Je ne suis pas une sorte de serial baiseur.
Je bégaie, les joues rouges, et je décide d’assumer mes conneries. Après
tout, c’est le moins que je puisse faire.
— Pe-personne ne m’a rien dit. C’est ce que j’ai cru en lisant ce mot et…
— Et ?
— Et…
Weston approche. Tous mes sens sont aux abois. Il lâche un petit rire
rauque avant de me rendre la monnaie de ma pièce. Je m’enjoins au calme
tandis que sa bouche réduit la distance avec mon oreille.
— Et alors, Croft, on est jalouse ?
Sa phrase exhale toute la tension qui nous lie en cet instant. En un
souffle, un murmure, il met à mal ma résistance. J’ai promis… J’ai promis
de rester loin des coéquipiers de Bill. Alors pourquoi est-ce que je suis
incapable de partir ?
Mon regard caresse les courbes de son visage, s’attarde sur ses pupilles
dilatées et assombries par le désir qui nous étreint. Une envie irrationnelle
prend possession de mon corps, grandissant au creux de mon ventre,
gagnant progressivement l’entièreté de mon être. Ses doigts se logent
derrière ma nuque et je me sens tout à coup fébrile.
Au loin, des bruits de semelles crissent dans le couloir. En un
mouvement, son corps massif heurte le mien tandis qu’il m’entraîne avec lui
dans la salle du matériel. Il me plaque contre un mur, tend la jambe et pousse
la porte du pied afin de la fermer.
— Charlie, j’ai terminé. On peut y aller, crie Bill en me cherchant dans le
hall.
La voix de mon frère résonne au loin. Mon cœur se fracasse dans ma
poitrine lorsque je réalise que nous venons de nous cacher de Bill. Quand
on n’a rien à dissimuler, on ne réagit pas de cette façon. On ne s’enferme
pas dans une pièce à l’abri des regards. Pourtant, c’est exactement ce que
nous avons fait.
Coincée entre deux bras puissants, je suis prisonnière de Weston et je n’ai
pas l’intention de fuir. Il pourrait exiger ce qu’il veut de moi, à l’instant, la
fille faible que je suis le lui offrirait sur un plateau. Ses deux iris bleus
cherchent à capturer les miens. Doucement, il vient frôler ma joue de la
pointe de son nez. Il effleure la commissure de mes lèvres de sa bouche,
m’arrachant un soupir d’aise, puis poursuit sa route jusqu’au creux de mon
cou. Il y dépose un premier baiser avant d’embrasser la peau fine de ma
mâchoire dans un mouvement lent et grisant, en contraste avec l’urgence de
la situation.
— Charlie ! m’appelle une nouvelle fois mon frère.
Mais j’ignore cette voix qui me cherche. J’éprouve le besoin imminent
d’avoir Weston contre moi. Alors que je devrais le repousser, je le laisse
glisser ses mains sous mon pull. Les paumes de l’ailier des Huskies
descendent le long de mon dos, jusqu’à se nicher dans le creux de mes reins.
Les paupières fermées, je m’enivre de son parfum musqué pendant que mon
attention est focalisée sur les caresses offertes par ses doigts. Sa bouche, elle,
m’inflige le plus exquis des châtiments et je m’entends gémir sous les assauts
répétitifs de ses lèvres sur mon lobe.
— Charlie, t’es où ?
— Tu devrais y aller, susurre finalement Weston.
Son nez remonte le long de ma joue. La respiration courte, il expire avec
difficulté contre ma peau. Son souffle brûlant et saccadé révèle une envie
aussi démesurée que la mienne, pourtant il agit en désaccord avec ce que
nos corps exigent. Au lieu de plaquer ses lèvres sur les miennes, il exerce
une douce pression sur mon ventre pour m’éloigner de lui. Le cœur
menaçant de quitter ma poitrine, je me force à reculer. Nous nous
contemplons avec une certaine stupéfaction, soudain conscients de la bêtise
commise. Rien de tout ça n’était prémédité, rien de tout ça n’aurait dû avoir
lieu…
Qu’avons-nous fait ? Quel monstre avons-nous créé ? Je le sens gronder au
plus profond de moi, gratter à l’intérieur de ma chair. Dotée d’une avidité
sans limites, d’un appétit insatiable de lui, cette créature, fruit du désir
inassouvi, en réclame davantage.
Les pensées engourdies par cet amas de sensations contradictoires qui
bout dans mes veines, je recule encore d’un bon mètre, pile au moment où
la porte s’ouvre en grand. Bill, la main sur la poignée, s’arrête. Il détaille
nos traits tendus, les sourcils froncés.
— Putain, Charlie, tu pourrais répondre quand je t’appelle ! s’écrie mon
frère avant de plisser les yeux. Qu’est-ce que vous foutez ? J’ai loupé un
truc ?
Je me tourne vers Weston à la recherche d’aide. Ce dernier contient
mieux ses émotions que moi. Il ne paraît pas le moins du monde perturbé
par la situation. Au contraire, il semble totalement à l’aise. J’ignore
comment il s’y prend. Je peine à me recomposer une expression neutre et,
d’un discret geste de la tête, West me fait la promesse silencieuse que ce
moment volé restera notre secret.
Notre vilain petit secret.
— Charlie avait perdu une de ses pochettes de cours, déclare West d’une
voix posée. Je l’ai aidée à la retrouver.
— Dans le local à matériel ? réplique Bill, suspicieux.
— Oui, je l’avais laissée tomber en ramenant les palets. La voilà !
Je plonge la main dans mon sac pour en tirer un porte-vues au hasard et
j’adresse un sourire angélique à mon frère. Celui-ci, loin d’être totalement
convaincu, hoche cependant la tête.
— Merci pour ton aide, Weston. Je vais prendre le relais. Tu peux partir.
— Bonne soirée, nous lance le brun sans autre commentaire.
J’évite de le regarder franchir la porte, puis je me tourne vers Bill,
scandalisée.
— Mais à quoi tu joues, là ? Pourquoi est-ce que tu te montres aussi sec
avec Weston ? T’en as pas marre de lui parler de cette façon ?
— Oh ça va, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi.
— Eh bien si, justement. On ne faisait que discuter et toi, tu le vires
comme un malpropre.
Bill gonfle ses joues et souffle fort.
— Ne te mêle pas de ça, s’il te plaît.
— Me mêler de quoi ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Écoute, Weston est peut-être sympa, mais c’est dangereux de traîner
avec lui.
— Vraiment ? répliqué-je sur le ton du défi.
— Tu viens à peine de débarquer à l’U-Dub. Tu ne le connais pas. Il n’y
a qu’à voir ce qui est arrivé à Marc pour comprendre qu’il vaut mieux rester
loin de lui.
— Parce que tu sais ce qui est arrivé à Marc, toi ? Je croyais que même la
police avait laissé tomber l’enquête, faute de preuves.
— Ce ne sont pas tes affaires. Tout ce que tu dois comprendre, c’est qu’il
ne faut pas le fréquenter. Ses conneries ont déjà failli me coûter très cher.
Quoi ? Mes yeux s’ouvrent grand quand je comprends que mon frère ne
me dit pas tout.
— Qu’est-ce que tu sais que je ne sais pas, Bill ?
— Rien. Fais-moi confiance. Reste loin de lui, c’est tout.
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15.
Croquer la pomme
à pleines dents

Charlie

Je dépose les cinq paquets de chips que Manille a absolument tenu à


apporter sur la table installée dans le jardin de Frank. Une nappe en papier
d’un vert anis la recouvre sur toute sa longueur et des chaises en plastique ont
été placées au hasard tout autour. J’en compte une quinzaine, ce qui est
insuffisant quand on sait que nous serons plus de trente convives pour le
barbecue.
Je m’éloigne du centre de la pelouse pour rejoindre l’escalier menant à la
piscine. Une pointe de nostalgie transperce brièvement mon cœur. Il s’est
déjà passé trois bonnes semaines depuis que j’ai foulé ce sol pour la
première fois. Je tourne sur moi-même, contemple la façade de la villa. En
plein jour, elle est bien plus impressionnante que de nuit. Mes yeux courent
du toit en pente à la baie vitrée du rez-de-chaussée en passant par la fenêtre
ouverte à l’étage supérieur. La chambre de Weston. Je refrène un frisson et
finis par détacher mon regard des rideaux qui ondulent sous le vent.
— Charlie, tu peux apporter les bières à l’intérieur ? Le frigo se trouve
dans la cuisine, sur la droite.
Je m’abstiens de préciser à mon frère que je sais me repérer et j’obéis. Je
préfère m’éloigner du jardin, trop fréquenté à mon goût. De toute façon,
mon estomac est bien trop noué pour que j’entame la conversation avec
quelqu’un, et je n’ai pas envie qu’on me questionne sur les raisons de ma
nervosité. Manille et mon frère sont conscients que je déteste les lieux où il
y a trop d’étudiants. Ils assimilent mon stress à une sorte d’angoisse post-
traumatique, mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Ce n’est pas une boule
oppressante qui se trouve dans mon ventre. Ce sont des papillons par
centaines.
Je saisis les trois sachets posés sur le sol pour les traîner à l’intérieur. Sur
mon passage, plusieurs joueurs des Huskies me saluent. Je leur souris en
guise de réponse, puis poursuis mon chemin dans le couloir. J’atteins la
cuisine sans difficulté et, dès le seuil franchi, une main récupère mes sacs
d’un geste brusque. Je sursaute en me retournant et manque de décéder
d’une crise cardiaque.
— Bouh !
Weston, un rictus malicieux sur les lèvres, est on ne peut plus fier de son
petit effet.
— Tu m’as fichu la trouille, soupiré-je en remuant la tête.
— Un peu d’adrénaline, c’est agréable… non ? murmure-t-il d’un air
innocent.
Mon cœur saute un battement. Nous savons tous les deux que cette
phrase est loin d’être anodine. Il ouvre le frigo afin d’y ranger les packs de
bières que Bill a achetés et, comme je conserve le silence, il jette un coup
d’œil par-dessus son épaule.
— Mauvaise nuit ?
— Non, pas du tout. C’est juste que je n’aime pas les fêtes. Il y a trop de
monde.
West termine de placer les cannettes au frais, puis il se tourne vers moi
avant de s’asseoir sur la table.
— Tu souffres d’une sorte de phobie sociale ?
Je me mordille les lèvres, laissant involontairement échapper un discret
gloussement.
— Pas vraiment. Je préfère seulement la compagnie d’un livre à celle de
personnes que je ne connais pas. L’expérience a prouvé que j’étais bien
mieux chez moi.
Il revêt un air sérieux qui me fait rire.
— Tu as raison, le monde est empli de mecs dangereux. Il ne fait pas bon
se perdre dans les couloirs, en ces temps sombres.
— Ou dans un bar d’ivrognes… Je vois que t’es d’accord avec moi. Les
inconnus sont terrifiants.
— Sauf que cette excuse ne fonctionne pas, aujourd’hui. Après une
semaine à fréquenter les Huskies, tu as rencontré tous les membres de
l’équipe, soit plus de la moitié des invités.
— Il reste donc une moitié qui me donne envie de fuir aussi loin que
possible de cette maison.
— On se fiche des autres. Tu connais la meilleure partie des invités.
Weston sourit, de ce genre de sourire qui réchauffe mon ventre et fait
virevolter les papillons qui s’y trouvent. Ses iris couleur saphir capturent les
miens pour ne plus les lâcher. Personne ne m’avait jamais dévisagée de
cette manière si particulière. C’est comme s’il cherchait à lire à travers moi.
— Charlie, c’est bon pour les bières ? s’écrie mon frère depuis une autre
pièce.
Je brise le lien entre West et moi pour fixer le couloir, soudain soucieuse.
Je crains de voir débarquer un Bill furieux mais en fin de compte, ce dernier
se contente de me parler de loin. Le regard que me jette Weston au même
moment est sans équivoque, cependant ni lui ni moi ne le commentons. S’il
est un tant soit peu malin, l’attaquant des Huskies restera à distance de moi.
Je lui adresse un petit signe de la main avant de rebrousser chemin. À
chaque pas qui m’éloigne de la cuisine, l’espèce de boule qui a pris place
dans mon estomac grossit. On ne faisait que discuter, lui et moi, pourtant la
culpabilité me dévore déjà de l’intérieur. Je m’attends presque à ce que les
flammes de l’enfer m’engloutissent d’un instant à l’autre en guise de
punition.
Je débarque dans le salon. Jimmy, un verre à la main, est confortablement
allongé dans le grand canapé.
— Tu as vu Bill ? lui demandé-je.
— Il est avec Frank dans la pièce d’à côté, je crois. Ils sont sûrement
avec Emma.
— Emma ?
— La mascotte des Huskies.
Un sourcil haussé, je dévisage le rouquin comme s’il m’annonçait que la
Terre était plate.
— Parce que vous avez une mascotte qui s’appelle Emma ?
Il me le confirme d’un hochement de tête et je repars à la recherche de
mon frère. Grâce à mon imagination débordante, des images d’une pompom
girl à moitié nue se succèdent dans mes pensées. Je tente de les ignorer,
mais le diablotin qui vit dans mon cerveau prend un malin plaisir à les
ressasser.
— Selena Gomez vaut largement Taylor Swift, assure Manille.
Je m’arrête de marcher le temps de repérer d’où provient sa voix
étouffée.
— Selena ? Mouais. Elle est pas mal, mais Billie Eilish est dix fois
mieux, réplique une personne que je n’identifie pas.
Je pousse doucement la porte qui se trouve à ma gauche et je passe la tête
par l’ouverture.
— Manille, t’es là ? lancé-je depuis le couloir.
— Entre, Charlie ! Il faut que je te présente Emma.
Je pénètre dans un deuxième salon, cette fois-ci plus intimiste. Ma
colocataire est assise en tailleur sur le sol, près d’une enfant à qui je
donnerais huit ou neuf ans à tout casser. Ses longs cheveux blonds sont
noués en deux tresses qui encadrent son visage aux joues pleines.
— Tu t’appelles Charlie ? s’étonne la fillette tout en réfléchissant. Charlie
comme la copine de Weston ?
Ses yeux verts pétillants s’écarquillent de joie tandis que les miens
manquent de sortir de leurs orbites. De quoi est-ce qu’elle parle ? Pétrifiée,
je me fige jusqu’à ce que Manille réagisse.
— La copine de Weston ? répète-t-elle, aussi perdue que moi.
— Oui, la fille du hockey, ajoute Emma, sûre d’elle. West m’a dit qu’une
amie aidait le coach.
Une copine… pas sa copine ! Les enfants et leur don inouï pour
transformer la vérité me surprendront toujours. Je me recompose un visage
serein et je rends à Emma son sourire.
— Ah, effectivement. C’est bien moi. Je sers d’assistante à l’équipe de
hockey depuis quelques jours.
— Weston m’a raconté que tu avais sauvé l’œil de quelqu’un en mettant
des glaçons dessus.
— Eh bien, je crois qu’il a un peu exagéré. Je n’ai rien fait de spécial.
Tout le monde est capable de faire pareil, déclaré-je en riant.
Manille intervient pour demander à Emma d’arrêter de bouger afin
qu’elle puisse terminer son œuvre d’art. Je ne me suis toujours pas remise
du bond qu’a fait mon cœur, néanmoins je m’estime heureuse. La fillette
n’insiste pas, tant mieux pour moi. Elle se tient tranquille pendant que
Manille lui applique les dernières couches de vernis bleu turquoise sur les
ongles. Un silence studieux reprend possession de la pièce, mais dans le
brouhaha de mes pensées, les questions s’enchaînent. Je n’ai pas la plus
petite idée de ce que Weston a balancé à Emma à mon sujet. Cet idiot a
intérêt à avoir tenu sa langue. S’il a parlé de moi à une enfant, à qui d’autre
s’est-il confié ?
— Alors comme ça, je viens d’apprendre que tu es la mascotte de
l’équipe ? demandé-je, au bout d’une longue minute.
Elle acquiesce et ma colocataire me donne de plus amples explications.
— Emma accompagnait son oncle à la plupart des matchs quand il était
encore capitaine. Maintenant que Frank a terminé l’université, elle nous
rend moins souvent visite, mais elle reste la plus mignonne des mascottes.
Tu ne trouves pas, Charlie ? m’interroge-t-elle.
Elle fait pivoter la jeune fille dans ma direction pour que j’admire son
travail : du vernis bleu, du fard à paupières de la même couleur et des strass
collés sur ses pommettes.
— Et voilà le sosie de Billie Eilish en chair et en os ! s’exclame Manille
avec fierté en se levant.
— Ça te va très bien, confirmé-je à mon tour.
— Tu restes là un instant, Charlie ? J’ai envoyé Bill chercher des plats
supplémentaires pour la table, mais je le connais bien. Ton frère n’est pas
fichu de fouiller correctement dans un placard.
— Un problème typiquement masculin, me moqué-je tout en lui
confirmant que je ne bougerai pas d’ici.
Dès que Manille disparaît dans le couloir, Emma m’attrape par la main
pour m’inciter à m’asseoir près d’elle. Je m’exécute sans broncher. J’aime
mille fois mieux la compagnie d’une enfant à celle d’étudiants que je n’ai
jamais rencontrés.
— Tu sais que je vais voir Billie en concert dans deux semaines ? Je suis
trooop pressée ! s’exclame-t-elle, des étoiles dans les yeux.
— C’est ta chanteuse préférée ?
— Ouais ! Tu connais ?
— Évidemment. Je l’adore.
— C’est mon oncle qui m’accompagnera.
— C’est sympa de sa part.
J’entends quelqu’un entrer dans la pièce. Je jette un rapide coup d’œil
derrière mon épaule pour vérifier que je n’ai pas rêvé et Emma m’imite.
Frank et Weston nous rejoignent et je fais de mon mieux pour ne pas
paraître étonnée. Après tout, il vit ici. Il a parfaitement le droit d’aller où
bon lui semble.
— T’as vu ce que Manille a fait ? s’écrie Emma à l’attention de son
oncle.
Ses doigts écartés, elle lui montre le travail impeccable réalisé par ma
future belle-sœur.
— Joli ! Elle est plus douée que moi dans ce domaine, il n’y a pas de
doutes, se marre Frank en contournant le canapé.
— Alors, Charlie, comment tu vas ? Bill m’a annoncé que tu avais pris en
main la santé des Huskies.
— Prendre en main est un grand mot. Disons que j’essaie de retarder leur
mort au maximum, ricané-je.
— Tu as affaire à une équipe de casse-cous. Crois-moi, t’es pas au bout
de tes peines ! Quand les matchs vont débuter et qu’ils vont commencer à
fracasser leurs adversaires contre les vitres de protection, tu verras la
différence.
— Ne l’écoute pas, il exagère, commente Weston en approchant à son
tour. Nous sommes de vrais anges.
Ange… ce n’est pas le terme que j’emploierais pour décrire Weston. Il
n’a rien d’angélique ou de saint, si ce n’est son visage parfait. Il est la
tentation incarnée, le mal que je dois fuir, la pomme dans laquelle je ne dois
plus jamais croquer… Or, la première bouchée était si délicieuse que c’est
un supplice de ne pas m’en délecter à nouveau.
Comme s’il devinait le fond de mes pensées, Weston s’installe sur le
dossier du canapé, près de mes épaules. Sa jambe vient frôler l’arrière de mon
crâne, générant un tsunami de frissons le long de mon échine. Je me redresse
tant bien que mal, préservant une distance de sécurité entre lui et moi de
quelques centimètres.
— Mais du coup, tu es docteur, Charlie ? m’interroge la petite.
Je lui souris, attendrie par sa remarque, puis je secoue la tête.
— Malheureusement non. Je suis des études pour devenir infirmière.
— Oh… mais c’est super aussi, non ?
— Mes parents auraient préféré que je sois docteur. Ils ne sont pas très
contents.
— Mais si tu n’as pas envie d’être docteur, ils ne peuvent pas te forcer.
Frank tapote avec tendresse le crâne de sa nièce en rigolant.
— Ça ne fonctionne pas toujours comme on le voudrait, dans le monde
des adultes.
— Eh bien, c’est nul. Moi, je serai chanteuse ou sinon rien du tout.
Consciente du regard qui effleure ma joue, je fixe le mur devant moi.
Weston détaille mon visage, ce qui me trouble plus que je ne veux bien
l’admettre. L’impact de ses iris sur ma peau est sans pareil. Il n’y a que lui
pour la réchauffer d’un simple coup d’œil.
L’ancien capitaine des Huskies se lève pour ramasser les affaires d’Emma
qui traînent sur le sol et Weston en profite pour se saisir discrètement d’une
mèche de mes cheveux. Il l’entremêle entre ses doigts en secret. Je
m’immobilise tandis que ma respiration se coupe, partagée entre l’envie qu’il
continue, remonte jusqu’à ma nuque, et la peur que quelqu’un l’aperçoive.
Il joue avec le feu, au risque de nous brûler tous les deux.
— J’ai dit à Charlie que tu m’emmenais voir le concert de Billie et,
devine quoi ? Elle l’aime aussi, lance Emma à son oncle.
— Super, ça vous fait un point en commun.
— Ce serait bien qu’elle vienne avec nous, non ?
Frank m’interroge du regard et je refuse immédiatement sa proposition
silencieuse.
— C’est une sortie en famille. Pas question que je m’incruste.
— Une sortie en famille ? Tu parles. Ma sœur a reçu ces places de la part
d’un de ses collaborateurs, mais elle et son mari sont toujours en
déplacement. Ils ne peuvent pas accompagner Emma, alors ils m’ont
demandé d’y aller. Et comme je ne peux rien refuser à cette petite tête, c’est
moi qui m’y colle. Mais si je peux éviter d’y aller, ça m’arrange. Si tu
apprécies la chanteuse, je t’offre mon billet avec joie.
Je cligne des yeux bêtement, cherche du soutien auprès de Weston qui
rigole.
— Tu devrais accepter, ajoute le brun dans mon dos. Frank est plus métal
qu’électro-pop. Ce concert serait un véritable supplice pour lui.
— Il a lieu quand ? soupiré-je finalement.
— Samedi, dans deux semaines. Alors, tu viens ? s’empresse de me
demander Emma.
Devant ses petits yeux pétillants, il m’est impossible de refuser. J’accepte
en me persuadant qu’une sortie me sera bénéfique et elle se met à sauter de
joie.
— Trop bien, on va s’éclater avec Weston et toi.
Quoi ?
Je me retourne vers l’intéressé dont les iris enflammés jaugent les miens.
Il m’a poussée à dire oui, à dessein. C’est exactement ce que je pensais…
Weston n’a rien d’angélique. Au contraire, il est la tentation personnifiée.
— Tu viens, toi aussi ? sifflé-je à son attention.
Il murmure un « surprise » du bout des lèvres qui ne m’étonne guère.
Quand Weston a pris une décision, celle-ci semble irrévocable.
— Les parents d’Emma avaient trois places et Frank craignait de
s’ennuyer, s’explique-t-il.
— C’est surtout que je sais que je ne peux pas compter sur toi, plaisante
Frank. Tu serais capable d’emmener Emma dans la mauvaise salle.
D’ailleurs, ça se passera au WAMU Theater. C’est le patron du Silver
Cloud, un hôtel qui se trouve à quelques mètres de la salle de concert, qui a
offert ces places aux parents d’Emma. En prime, il adore tellement la petite
qu’il a proposé qu’on dorme dans son établissement, vu que le concert se
termine tard. J’ai déjà contacté la réception pour confirmer la réservation de
deux chambres. Tu n’auras qu’à partager celle avec Emma à ma place et
West prendra l’autre.
Une soirée avec Weston.
Un hôtel.
Je déglutis avec difficulté, refoulant au loin la sensation de mon pouls qui
s’agite.
— Il faudra que je vous appelle pour caler tout ça. Tu me files ton
numéro, Charlie ? me demande Frank.
J’ai la certitude que je commets une erreur, pourtant je fonce droit dans le
mur. Il me tend son téléphone pour que j’y entre mes coordonnées et
Weston récupère l’appareil lorsque j’ai terminé. Il prend en photo l’écran
avant de le rendre le plus innocemment du monde à son pote.
En moi commence alors le début d’un long conflit intérieur. Si je vais à
ce concert en compagnie de Weston, je sais pertinemment ce qu’il s’y
passera. Je ne peux pas permettre que ça arrive à nouveau. Par respect pour
Bill, pour notre accord, je dois refuser.
Frank quitte la pièce avec Emma pour aller lui chercher un jus d’orange,
me laissant seule avec Weston. Dès qu’il n’y a plus que nous, je bondis de
mon siège pour m’éloigner du danger qu’il représente. Mon regard fait
l’aller-retour entre la sortie et l’ailier des Huskies. Surpris, il fronce les
sourcils et vient se placer entre la porte entrouverte et moi. Il pressent sans
difficulté que le vent a tourné, ce qui ne l’empêche pas de se mouvoir dans
ma direction. Acculée dans l’angle de la pièce, je ne suis plus qu’une poupée
de chiffon, incapable de réfléchir. Weston lit en moi avec une facilité
déconcertante. Il sait ce que je veux.
Sa main s’élève dans les airs. Nerveuse et pressée à la fois, je la suis des
yeux jusqu’à ce qu’elle atterrisse contre ma joue. La pulpe de son pouce
glisse sur ma lèvre inférieure, la caressant avec douceur. Je retiens mon
souffle alors qu’il tire sur ma nuque pour me rapprocher. Je ne dois pas lui
montrer que j’aime sa manière de me toucher, mais mon traître de corps
s’exprime à ma place. Je tente de me raisonner, mais je n’en ai pas le temps.
Sa bouche s’écrase contre la mienne dans un geste impulsif et nos langues
partent à la rencontre l’une de l’autre. Prise de court, je me laisse aller à son
étreinte. Mes doigts s’emmêlent dans sa chevelure brune pendant qu’un
feulement de plaisir fuite de ma gorge. Le hockeyeur presse son corps contre
le mien, mettant à mal le sursaut de lucidité qui m’empêche de me donner
totalement à lui. Alors qu’il s’écarte pour reprendre son souffle, je ferme les
paupières pour ne plus le voir. Je refuse d’être témoin de ce que je m’apprête
à faire. Cela me demande bien trop de courage. Si j’ouvre les yeux, je serai
incapable de partir. Je tomberai à nouveau dans le piège, tout comme le vide
attire inexorablement celui qui le fixe. Weston est ce puits d’envie dans lequel
je rêve de me jeter corps et âme et le danger qu’il représente devrait, à lui
seul, me forcer à faire marche arrière.
Cette tension qui nous lie est trop puissante pour que nous en ressortions
indemnes.
J’inspire avec force, bien décidée à résister, et dans un soupir qui me coûte,
je lui souffle cette dernière prière :
— Recule, Weston.

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16.
Frères de cœur

Charlie

Aussitôt ma phrase prononcée, Weston obéit. Il ne cherche pas à


négocier. En un minuscule mot, l’ambiance dans la pièce se transforme.
L’air chargé de tension s’alourdit et les quelques centimètres entre nous se
muent en un gouffre insondable. Le hockeyeur se statufie presque. Seul son
torse continue de monter et descendre sous l’effet de sa respiration
haletante, preuve irréfutable du baiser sauvage et passionné qui vient de
prendre fin. J’ai la certitude qu’il n’approchera pas davantage, néanmoins il
se tient encore trop près de mon corps pour que tout danger soit écarté. À
travers mes paupières closes, je sens qu’il m’examine avec une intensité
peu commune. Après une longue seconde de silence, il soupire d’une voix
rendue rauque par l’incompréhension.
— Tu veux que je… recule ?
— Weston…
— Je peux savoir pourquoi ?
Mon mutisme l’agace. Il s’impatiente.
— Regarde-moi, chuchote-t-il avant de répéter son injonction avec plus
d’autorité.
— Non, tranché-je d’un ton ferme.
Je refuse de lui obéir. Je n’en ai pas le courage. J’ai la sensation que je
pourrais céder à tout instant et je ne peux pas me le permettre.
— Pourquoi ?
— Parce que !
— Pourquoi est-ce que tu agis comme ça ?
— Tu fais partie de l’équipe de hockey, merde !
— Et c’est ma faute, parce que ?
J’ouvre finalement les yeux pour me confronter à ceux de Weston. La
colère s’éveille petit à petit dans ses billes bleues. Rapidement, ce n’est plus
une mer tranquille, mais un océan déchaîné que j’y rencontre. Ses vagues
menacent de me submerger au moindre manque d’attention. Pourtant, ce
n’est pas un combat entre lui et moi qui a lieu. C’est un duel entre la raison
et la passion, ce besoin oppressant qui brûle au fond de mes entrailles. La
première m’ordonne de reculer, la deuxième de céder à mes pulsions.
— Ne joue pas à celui qui ne comprend pas. Tu es dans l’équipe de mon
frère. Ça me paraît assez clair comme explication, non ?
— Il t’a dit quelque chose sur moi ? siffle-t-il, contrarié.
— Ça n’a rien à voir. Je n’ai pas le droit de fréquenter ses coéquipiers.
S’il découvre la vérité à notre sujet, je suis morte.
— Parce que tu crois que j’ai envie qu’il apprenne que j’ai couché avec
sa sœur ?
— J’en sais rien ! lâché-je, les mains levées. Tu as bien parlé de moi à
une gamine. Peut-être que tu fais partie de ces mecs ravis de foutre la merde
partout où ils passent. Bill a raison, au fond, je ne te connais même pas.
— Ce qui ne t’a pas empêchée de passer la nuit avec moi. Pourtant, je ne
pense pas que tu sois le genre de nana qui passe son temps à coucher avec
des inconnus, je me trompe ?
Même si nous faisons notre possible pour que cette conversation reste
privée, le ton monte entre nous. Rapidement, des pas précipités se font
entendre dans le couloir…
Et ce qui devait arriver arriva.
Bill ouvre grand la porte et nous découvre face à face, dans l’angle de la
pièce. Il referme derrière lui, comme s’il craignait qu’on nous surprenne. À
sa mâchoire qui se serre, j’en déduis que la vision qu’il a de Weston et moi
ne lui plaît pas du tout.
— Dites-moi si je dérange, surtout.
— Tu ne déranges pas, craché-je sans réussir à contenir la colère qui
m’envahit.
— Super alors. Vous parliez de quoi ? Ça avait l’air passionnant. Je vous
entends vous énerver depuis le couloir.
Weston, dos à mon frère, tente de communiquer avec moi en silence et je
prétends ne pas apercevoir les signaux qu’il m’envoie désespérément. Au
fond, je suis une piètre menteuse, il suffirait d’un regard en direction de
Weston pour que je nous trahisse malgré moi.
— On parlait de quoi ? répété-je, le temps de réfléchir. On… on discutait
de Brittany. Elle a des vues sur Weston. Je voulais lui en faire part à l’abri
des oreilles indiscrètes et il a répondu qu’elle ne l’intéressait pas. D’après
lui, elle passe ses soirées à coucher avec des inconnus. Je trouve ses paroles
cruelles et déplacées.
Je déteste ma façon d’agir, pourtant je le fais sans remords. Pour une fois,
je parviens à me montrer tellement convaincante que Bill nous laisse le
bénéfice du doute.
— Franchement, ajoute Weston pour entrer dans mon jeu. Ce n’est pas
mon type de fille.
— Brittany est dans le jardin, soupire Bill en m’agrippant les épaules. Je
vous conseille d’arrêter vos messes basses à moins de vouloir que ça parte
en vrille. Je n’ai pas spécialement envie que ma petite sœur soit mêlée à ce
genre d’histoire alors qu’elle vient tout juste d’arriver à Seattle.
Pour joindre l’action aux mots, mon frère m’entraîne à une distance plus
respectable de West, ce qui me soutire un râle d’exaspération.
— Bill, arrête. J’ai pas cinq ans.
— Tu fais chier, Lili, siffle-t-il en réponse.
— Pourquoi est-ce que tu réagis comme ça ? lui lancé-je, interloquée. On
ne faisait rien de mal.
Je me libère de sa prise et l’oblige à se tourner vers moi. Remonté
comme jamais, Bill me fusille de son regard mordoré. Il me pointe d’un
index menaçant.
— Tu t’attendais à quoi ? Je te demande de rester loin de Weston et, deux
jours plus tard, je te retrouve en tête à tête avec lui. Tu crois que ça me plaît
de passer pour le connard qui surprotège sa sœur ?
— Putain, ça, c’est la meilleure… intervient Weston dont les traits furieux
ne cessent de se tendre. Tu lui as dit de rester loin de moi ?
— Laisse Charlie en dehors de nos différends, s’il te plaît. Tu sais aussi
bien que moi de quoi il retourne.
— Ouais, je le sais aussi bien que toi, justement. Alors pourquoi tu me
casses les couilles ?
— Tu veux la jouer comme ça, West ? Tu veux qu’on aborde ce sujet
devant ma sœur ? Pas de problème. Vas-y, je t’en prie. Raconte à Charlie la
véritable raison de ta suspension.
Mon cœur cesse de battre un instant. Muette, je me contente de les
dévisager à tour de rôle, la bouche entrouverte.
— Alors, quoi ? Tu n’as pas les couilles de dire à ma sœur ce que t’as
foutu avec les mecs de ton ancienne fac ?
— Les mecs de ton ancienne fac ? m’étonné-je. De quoi il parle, West ?
Hébétée, je cligne des yeux plusieurs fois, le front barré d’un pli inquiet.
— Ferme-la, Bill. Ne fais pas ça, murmure le brun.
— Ne fais pas quoi ? Tu ne veux pas que j’expose le menteur que tu es en
réalité ? Alors, le choix est simple. N’approche plus de Charlie. Ne lui parle
pas, ne la regarde même pas ou tu auras affaire à moi.
En réaction, je cherche à capter l’attention de Weston pour qu’il me dise
quelque chose. N’importe quoi. Mais ce dernier obéit à Bill et se détourne
aussitôt.
— Tu avais promis de garder ça pour toi, souffle West, dévasté.
Je détaille son visage effaré, ses traits vidés de toute volonté, et mon frère
lui inflige le coup fatal.
— Ne me fais pas culpabiliser. Tu es le premier à avoir rompu ta
promesse.
— Quelqu’un peut m’expliquer ?
J’attire l’attention de Bill en me plantant devant lui, cependant je demeure
invisible à ses yeux. Les deux hommes sont tellement absorbés par leur
dispute qu’ils en oublient où ils se trouvent. Weston inspire finalement un bon
coup pour se calmer et l’agressivité qui emplit la pièce se dissipe quelque
peu.
— Je ne l’ai pas fait par choix, articule West. Ne me fais pas passer pour
un sale mec alors que tu connais la vérité.
— On a tous le choix, et tu as fait le tien sans en parler à personne. Tu
l’as fait dans mon dos !
Bill ferme les yeux, serre les poings pour faire taire les tremblements qui
lui parcourent les bras. Je ne l’avais jamais vu aussi en colère.
— Je suis désolé, West. Vraiment désolé. Mais on est tous les deux
conscients de ce qui est en jeu.
Mon frère se tourne vers moi. D’un geste du menton, il m’indique la
sortie.
— Tu rentres immédiatement.
Ce que je n’ai pas l’intention de faire tant que je n’aurai pas obtenu de
réponses à mes questions. Bien décidée à ne pas bouger de ma position, je
toise Bill d’un regard qui l’exaspère.
— Charlie, gronde-t-il.
— Je ne suis pas une gamine à qui tu peux imposer tes règles.
— Ne t’en mêle pas. Rentre.
— Ne te donne pas cette peine, réplique Weston. C’est moi qui me barre.
À peine sa phrase prononcée, il se met en mouvement. Il traverse la pièce
à la hâte, comme s’il voulait s’en éloigner le plus vite possible. Troublée, je
m’apprête à le suivre. Je pousse mon frère d’un coup d’épaule et me
retrouve nez à nez avec Frank sur le pas de la porte. Je tente de le
contourner pour passer, mais ce dernier refuse de bouger. Je m’agace
pendant que son regard glisse sur mon visage, puis sur celui de Bill.
— Putain, tu n’aurais pas pu t’engueuler avec West un autre jour ?
maugrée-t-il à l’attention de Bill. J’ai dû éloigner Emma et les invités pour
qu’ils ne vous entendent pas. Si vous continuez comme ça, vous allez
gâcher mon barbecue.
Mon frère ne répond rien. Il se contente de visser ses yeux dans ceux de
l’ancien capitaine qui fait preuve d’un calme olympien.
— Écoute, Bill. Je ne vais pas te faire la morale. T’es assez grand pour
prendre tes propres décisions. J’ai questionné mille fois Weston au sujet de
votre dispute et il a toujours refusé de me dire ce qu’il s’est passé entre vous
deux. Pas de problème, vous avez vos secrets, mais merde quoi ! Il reste ton
meilleur ami. Des potes comme lui, tu n’en auras pas deux. Tu pourrais
faire un pas dans sa direction, non ?
— Attends… quoi ?
Mes yeux s’écarquillent tandis que mon cœur se fend en deux. Je vis un
putain de cauchemar.
— C’est ton meilleur ami ? soufflé-je, abasourdie.
— C’était, corrige Bill.
— Il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis, ajoute Frank.
— Ouais, bah le con, il va prendre l’air, soupire Bill en s’engouffrant
dans le couloir.
Frank le laisse sortir avant d’aller s’avachir dans le fauteuil. J’observe la
porte grande ouverte sans réussir à décider ce que je dois faire. Je suis
partagée entre l’idée stupide de rejoindre Weston, au risque d’aggraver la
fureur de mon frère, ou me comporter en gentille petite sœur et rentrer.
J’envisage un instant d’essayer d’aller parler à Bill, malheureusement nous
n’avons jamais été très proches, lui et moi. Du moins, pas au point de nous
confier l’un à l’autre. Je doute qu’il accepte de m’en dévoiler plus et je ne
pense pas lui être du moindre secours. Je ne suis pas la personne la mieux
placée pour apaiser sa colère.
— Laisse-leur un peu de temps, marmonne Frank, les yeux rivés au
plafond.
— Tu crois que ça va s’arranger ?
Ma voix sonne désespérée malgré mes efforts pour contenir mes
émotions.
— Je n’en ai pas le moindre doute.
— Ça a quand même l’air hyper mal parti.
— Ouais, j’avoue. Mais entre eux, c’est bien plus que de l’amitié. Ces
deux-là sont comme des frères. Pas de sang, mais de cœur, et t’es bien
placée pour savoir que dans une famille, il arrive qu’on se prenne la tête. Ça
ne signifie pas qu’on change de maison à chaque dispute.
Il me sourit et je retiens une grimace. Sa vision de la situation me rend
quelque peu mal à l’aise. Quand je l’écoute, j’ai l’impression d’avoir roulé
une pelle au frère de mon frère… soit mon frère.
— Tu devrais peut-être prévenir Manille. Histoire qu’elle aille calmer
Bill.
— Et qui s’inquiète pour Weston ?
Il relève la tête vers moi, un sourcil haussé. Il me jauge une poignée de
secondes avant de reposer son crâne sur les coussins.
— Weston a surtout besoin de redescendre en pression. Il peut partir au
quart de tour quand il est en colère, et c’est un miracle qu’il se soit isolé de
lui-même. Le mieux pour l’instant, c’est de le laisser tranquille.
J’accepte de suivre ses conseils, le moral dans les chaussettes. Je n’arrête
pas de me répéter que ce qu’il s’est passé à l’instant est en partie ma faute.
Si j’étais restée loin de West, cette dispute n’aurait jamais éclaté. D’un autre
côté, le problème entre ces deux-là était antérieur à mon arrivée. Je n’ai
aucune idée de la promesse qu’ils se sont faite et qui a été rompue, mais je
donnerais cher pour en connaître les détails. Juste pour comprendre ce
qu’ils ressentent, au fond.
Je franchis la baie vitrée pour me rendre dans le jardin où le reste des
Huskies est rassemblé. Quelques autres personnes comme Aimy et Brittany
se sont jointes à eux. Des fous rires éclatent au niveau de la grande tablée.
Le cœur lourd, je les ignore pour scruter la fenêtre désormais fermée à
l’étage.
Il ne manque plus que trois joueurs pour que l’équipe soit au complet.
Trois joueurs pour que le mystère soit résolu. Bill, Marc et Weston.
J’approche à pas feutrés de Manille afin de n’alerter personne. D’un
geste discret, je tire sur sa manche en me penchant près d’elle.
— Bill vient de se disputer avec West. Je pense que tu devrais aller le
voir.
Surprise, elle relève sa tête pour m’interroger. Elle n’a pas le temps de
prononcer un mot que Yann se met à hurler au centre de la pelouse, son
téléphone collé à l’oreille.
— Putain, les gars ! Devinez quoi ? Marc est réveillé. Il vient de sortir du
coma.

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17.
L’heure de vérité

Weston

Allongé sur mon lit, les bras croisés sous le crâne, je m’efforce de
réfléchir à autre chose. Me prendre la tête avec les paroles de Bill ne
m’aidera pas. Il n’y a rien de pire que de ressasser. Pourtant, je n’arrive pas
à chasser ces idées noires de mes pensées. Après tout ce temps, je devrais
être habitué à la peine, à la déception qui coule à travers mes veines. J’ai
l’impression que c’est désormais tout ce que j’incarne aux yeux des autres :
du dépit et de la désillusion. En tout cas, c’est le reflet que me renvoient
leurs regards. Il n’y a que Charlie qui ne m’a jamais vu de cette manière,
mais ça ne saurait tarder, avec la présence de Bill dans les parages.
Des cris à l’extérieur de la villa me forcent à relever la tête. Même avec
les fenêtres fermées, j’entends les piaillements des invités de Frank et ça me
fait chier. Je ne suis pas d’humeur à supporter leur bonheur alors que je dois
me sortir de la merde tout seul.
Je me recouche, paupières closes, pour m’endormir. Après une longue
sieste, le barbecue sera terminé et je pourrai prétendre que cette dispute n’a
jamais eu lieu. Je roule sur le flanc droit, puis sur le gauche sans réussir à
trouver une position confortable et… bordel, ce que ces cris me gavent !
Énervé, je me rassieds sur le bord du lit. Je me saisis du paquet qui traîne
sur la table basse depuis une semaine et j’en retire une cigarette que
j’allume. À la première bouffée, la fumée âcre m’arrache une grimace
d’écœurement. Même les clopes ont un goût de merde, aujourd’hui. Depuis
que les entraînements ont repris, j’ai décidé de réduire drastiquement ma
consommation de nicotine. Je n’ai plus retouché à ces saletés depuis des
jours, mais dès que l’angoisse réapparaît, mes doigts en attrapent une par
réflexe. Tout le monde le sait, fumer quand on est un sportif, c’est contre-
productif, mais le stress l’est tout autant.
Je cesse soudain de bouger. Quelque chose a changé dans les éclats de
voix qui retentissent à l’extérieur. Ce qui ressemblait à des effusions de joie
s’est transformé en autre chose. Je n’entends plus l’espèce de brouhaha qui
régnait dans le jardin il y a encore cinq minutes. Je fixe la fenêtre et finis
par me lever, au risque de le regretter. J’atteins les rideaux que j’écarte juste
assez pour jeter un coup d’œil au barbecue. L’équipe est rassemblée près de
la grande table verte dressée pour l’occasion. Tout le monde est là, Bill y
compris. Ce dernier paraît étonnamment joyeux, ce qui, je l’avoue,
m’agace. Après notre altercation, je pensais qu’il lui faudrait davantage de
temps pour se remettre. Notre amitié, ou du moins ce qu’il en reste, ne doit
pas avoir tant de valeur que ça à ses yeux.
Un nuage de condensation se forme sur la vitre pendant que j’épie la
scène. J’examine chacun des membres des Huskies. Un détail attire mon
attention, j’efface la buée pour mieux voir.
Certains joueurs se précipitent vers leur voiture. Qu’est-ce qu’ils
foutent ?
Mon pouls s’agite.
Pourquoi est-ce qu’ils se barrent ? Et si j’avais gâché la fête, après ma
prise de tête avec Bill ?
Non, ça ne peut pas être le cas. Bill revêt un si grand sourire que c’est
forcément autre chose.
Je presse ma joue contre la fenêtre. Le comportement des joueurs autour
est tout aussi étrange. Jimmy se barre en compagnie de Yann et Steeve.
Seuls Georges et Liam sont encore assis sur les transats. Dans un coin
excentré, Manille discute avec Charlie de manière animée. Cette dernière
paraît nettement moins heureuse que les autres. Son visage est soucieux. Ce
qu’il se passe en ce moment même dans les jardins semble l’inquiéter
profondément. Comme si elle avait capté ma présence, son regard remonte
jusqu’à moi et je me planque derrière le rideau, tel un ado pris en flagrant
délit. Quand je vérifie si elle est toujours là, Frank et Emma l’ont rejointe.
Manille lui dit quelque chose, une main posée sur son épaule, puis s’éloigne
en compagnie de Bill. En moins de dix minutes, dans le jardin, il ne reste
plus que les invités qui ne sont pas membres des Huskies ainsi que les deux
nouveaux joueurs.
Je marche jusqu’à mon lit en réfléchissant. Perplexe, je récupère mon
téléphone perdu sous les draps et j’ouvre l’application avec laquelle notre
équipe échange régulièrement. Guettant une explication, je fixe l’écran avec
l’espoir que quelqu’un me balance une information. C’est Yann qui
m’apporte une partie de la réponse au bout de cinq longues minutes.
Yann : C’est la meilleure nouvelle de l’année ! De ce que je sais, il est
réveillé depuis deux jours.
Mon sang s’arrête de circuler, mon cœur cesse de battre. Tout se fige en
moi en l’espace d’une fraction de seconde.
Il est réveillé ? Est-ce que Yann parle bien de qui je crois ?
Alors que mon cerveau essaie d’appréhender la nouvelle, quelqu’un
frappe à ma porte. Je ne réagis pas. J’en suis incapable. Les mains
tremblantes, je ne parviens même pas à empêcher mon téléphone de me
glisser des doigts.
On tambourine plus fort contre la cloison. Je ne réponds toujours pas.
Putain… si Marc est réellement réveillé, alors peut-être qu’il pourra enfin
m’éclairer sur ce qu’il s’est passé cette fameuse nuit. À vrai dire, je n’en ai
pratiquement aucun souvenir. Tout ce dont je me rappelle, c’est qu’on
buvait un coup à l’irish pub. Marc voulait discuter avec moi en tête à tête et
nous sommes sortis. Ensuite, c’est le trou noir. J’ai ouvert les yeux sur ce
foutu parking, le corps inerte de mon coéquipier devant moi. Les analyses
de sang ont révélé que nous avions tous les deux ingurgité une bonne dose
de GHB, la drogue du violeur. J’ignore comment elle s’est retrouvée là,
j’ignore même si c’est moi qui ai infligé ça à Marc. Je me connais, sous le
coup de l’impulsivité, j’en aurais été capable. Une semaine auparavant, je
lui avais déjà mis une droite devant plusieurs témoins, alors un coup sur la
tête qui tourne mal, j’imagine que ce n’est pas impossible.
Je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est que je suis mêlé à cette histoire
d’une manière ou d’une autre. Si Marc s’était abstenu de foutre son nez
dans mes affaires, il n’aurait jamais terminé dans cet état.
Quoi qu’il en soit, il semble que l’heure de la vérité ait sonné. Pour le
meilleur ou pour le pire.
— Weston, je sais que t’es dans ta chambre, murmure une voix dans le
couloir.
Les paroles de Charlie me sortent de ma torpeur. Sans même m’en rendre
compte, j’engloutis déjà la distance entre mon lit et la porte. Une main prête
à déverrouiller la serrure, je résiste néanmoins à l’envie d’abaisser la
poignée. Dans l’état actuel des choses, lui parler face à face serait une
mauvaise idée. À quoi cela pourrait-il bien servir ? Nous faire du mal de
cette façon ne nous mènera nulle part.
— Weston, répète-t-elle. Ouvre-moi.
Je m’adosse à la porte, colle mon crâne contre le bois.
— Qu’est-ce que tu veux, Charlie ?
— Je-je voulais savoir comment tu te sens.
J’entrouvre la bouche pour répondre que tout va à la perfection, mais pas
un mot n’accepte de franchir mes lèvres. Pour une fois dans ma vie, je n’ai
pas envie de mentir. Pas à elle, en tout cas. Alors, je garde le silence.
— J’imagine que tu as appris la nouvelle ? Pour Marc ? m’interroge-t-
elle.
Je me redresse et déverrouille finalement la porte. Même si je m’efforce
de rester loin de Charlie, elle vient de valider mon hypothèse.
— Il est vraiment réveillé ?
Elle hoche la tête.
— Tu as d’autres infos ?
— Yann a eu la mère de Marc au téléphone il y a une vingtaine de
minutes. Apparemment, il a repris conscience avant-hier, mais elle ne l’a
annoncé à l’équipe qu’aujourd’hui. Il a passé les quarante-huit heures de
surveillance sans problème, alors il a enfin le droit de recevoir de la visite.
Bill et les autres sont partis là-bas.
— Ils sont allés le voir à l’hôpital ?
— Oui. Ils ont l’autorisation d’entrer dans sa chambre deux par deux,
mais pas longtemps pour ne pas le fatiguer.
— Tu sais s’il peut parler ? Enfin, est-ce qu’il est en état de…
— Je crois. Je n’ai pas voulu interférer, donc je n’ai pas posé de
questions.
Je réfléchis en même temps que j’opine de la tête. L’hôpital ne se trouve
qu’à quinze minutes au nord d’ici. Les premiers Huskies doivent déjà être
arrivés.
— Comme Bill est parti, je me suis dit que je…
— Ton frère n’est plus là, du coup tu t’es dit que tu ne risquais pas le
courroux des dieux à m’approcher ? la coupé-je.
— Tu sais que ça n’a rien à voir. Tout le monde est préoccupé par l’état
de Marc, mais personne n’a l’air de se mettre à ta place.
Par un étrange réflexe, je réduis l’écart qui nous sépare et je le regrette
aussitôt. La tension entre nos corps réapparaît dans la seconde. Cette
alchimie indéfinissable entre Charlie et moi me prend aux tripes et je
grimace malgré moi. Résister à l’approcher me demande un énorme self-
control. Cependant, je n’avancerai pas davantage. Je ne le ferai plus jamais.
Il faut qu’elle comprenne que ce petit jeu entre nous est terminé.
— C’est sympa de ta part, Lili.
Le surnom qu’utilise son frère me brûle les lèvres. Charlie cille,
légèrement déstabilisée, pourtant elle ne bouge pas de mon palier. Pendant
deux ans, Bill me parlait de Lili. À aucun moment je n’ai pensé qu’il
s’agissait d’un diminutif et je n’ai jamais jugé nécessaire de poser la
question. Dans ma tête, Lili était encore une enfant et c’est exactement ce
que je dois me forcer à visualiser quand je la regarde. Cette fille, devant
moi, est la petite sœur de Bill, pas cette nana diablement attirante que mon
corps réclame en vain.
— Personne ne peut se mettre à ma place et tu veux savoir pourquoi ?
Parce que personne ne sait rien de rien. Tout le monde croit avoir les
éléments nécessaires pour comprendre ce que je vis, mais c’est loin d’être le
cas. Pour eux, je suis seulement le méchant Weston, tourmenté par ses
remords.
J’incline la tête pour scruter ses yeux noisette.
— Et toi, Lili, tu finiras aussi par penser pareil à un moment ou à un
autre.
— Tu n’as toujours pas saisi que je me contrefiche de tout ça ? Pas la
peine de jouer au mec insensible. J’ai bien vu à quel point ta dispute avec
Bill t’a affecté, tout à l’heure.
Le menton haussé, je la fixe sans un mot, sans un sourire. J’ai décidé de
cadenasser au plus profond de moi mes émotions, et elle comprend
instinctivement qu’elle n’obtiendra rien de plus de moi qu’un visage
impassible.
Seconde après seconde, son aplomb s’étiole, ses iris se voilent. Elle
secoue la tête, regrettant sans aucun doute d’avoir perdu son temps avec un
mec tel que moi.
— Bill me tuerait s’il savait que je suis revenue te parler. Je ne devrais
pas être ici, souffle-t-elle entre le rire et les larmes. Pourtant, je suis bel et
bien devant toi.
Je m’oblige à ne pas réagir. Je retiens la main qui rêve de glisser dans ses
cheveux, je refoule l’idée de la tenir contre moi et je muselle plus fort
encore cette stupide envie de l’attirer dans mon lit. Bill a été clair et, au
fond, il a sûrement raison. Je n’ai pas le droit de mêler sa sœur à mes
emmerdes.
— Je ne peux pas t’obliger à tout me dire, West, murmure-t-elle. Je ne
suis même pas certaine de vouloir connaître en détail ce qu’il s’est passé
entre Bill et toi, mais je peux t’assurer que je ne t’ai jamais trouvé méchant,
dangereux ou je ne sais quoi.
— À part la fois où tu es entrée dans ma chambre, déclaré-je doucement,
incapable de me taire.
— Ça n’a duré qu’une minute, se défend-elle.
— Une très longue minute, alors.
Un timide sourire réchauffe ses pommettes.
— Écoute, je ne te confierai rien sur le différend entre ton frère et moi.
Tout ce que je peux te dire, c’est que les gens ne gardent en mémoire que
nos échecs. Ils ne se rappellent que des jours où nous avons merdé. Nos
motivations, ils n’en ont rien à cirer. Je trouve ça injuste. L’intention devrait
toujours valoir plus que le résultat lui-même, mais personne n’en tient
jamais compte.
Dans ma chambre, mon téléphone se met à sonner. Je fais signe à Charlie
de patienter, puis je récupère mon portable. Un message de Bill s’affiche
sur mon écran, chose qui n’était plus arrivée depuis une éternité.
Bill : La police est venue interroger Marc, hier. Il se souvient de ce
qu’il s’est passé.
Je tape en vitesse :
Moi : ???
Puis je relève le nez vers Charlie qui attend sagement dans l’encadrement
de la porte. Un nouveau SMS me parvient dans la seconde.
Bill : J’essaie d’en savoir plus.
— Les nouvelles sont bonnes ? me lance-t-elle, curieuse et inquiète à la
fois.
Je hausse les épaules, l’air détaché. Les battements anarchiques de mon
cœur me font presque mal. Je tâche de paraître calme, mais en mon for
intérieur, je suis terrifié. J’ignore de quoi Marc se souvient exactement, j’ai
peur d’entendre sa version des faits. À vrai dire, je ne me rappelle pas
grand-chose. Et si j’apprenais que j’ai vraiment merdé ? Si je lui ai fait du
mal sans le vouloir ? Si tel est le cas, je peux dire adieu pour de bon aux
Huskies, à l’université et… à Charlie.
— Difficile de se prononcer pour l’instant, mais on le saura bientôt. Bill
me tient au courant.
— Mon frère t’envoie des messages ? s’étonne-t-elle.
— On dirait bien.
— Donc…
— Donc je vais bien, assuré-je. Tu peux redescendre avec la conscience
tranquille. Je vais rester gentiment dans ma chambre.
Elle acquiesce, hésite à partir, puis tourne les talons. J’attends qu’elle
disparaisse de ma vue et je referme la porte avec un semblant de sourire qui
s’efface dès que je me retrouve seul. D’un moment à l’autre, mon avenir peut
changer radicalement.
Mon portable sonne à nouveau.
Bill : Retrouve-moi au parc dans 30 min.
Sans réfléchir davantage, je cours chercher mon blouson ainsi que mes
clés de moto. Je descends les escaliers à la hâte et sors par la porte de
derrière sans que personne me voie. Je démarre en trombe pour rejoindre
Ravenna Park, un peu plus au nord. Je me gare à l’arrache, me précipite
jusqu’à la table de pique-nique sur laquelle Bill et moi avions l’habitude de
nous retrouver. Comme je m’y attendais, il n’est pas encore là. Je scrute
l’écran de mon téléphone dans l’attente de nouvelles avant de me mettre à
marcher de long en large.
Mon cœur bat à cent à l’heure. Plus je songe aux révélations de Marc,
plus je panique. Je n’ai pas envie de quitter l’université de Washington. Ma
vie est ici, désormais. La journée suivant l’agression de Marc, le doyen m’a
convoqué à la sortie du commissariat. Il connaît bien mon dossier scolaire.
Il sait qu’avant d’arriver à l’U-Dub, je m’étais déjà fait arrêter plusieurs fois
pour bagarre, vol et autres délits mineurs. La bande avec laquelle je traînais
lorsque j’étais à l’université de Seattle n’était qu’un groupe d’étudiants en
perdition, des délinquants en devenir. Et pourtant, j’ai été accepté dans cet
établissement, j’ai rejoint les Huskies. Le coach et lui ont cru en moi.
Alors, quand ils ont appris que j’avais de nouveau été arrêté pour une
possible agression sur l’un de mes coéquipiers, ils ont pensé à une punition
pour me rappeler que j’étais sur un siège éjectable. La police n’avait aucun
élément contre moi, si ce n’est la faible dose de drogue contenue dans mon
sang. Pourtant, il fallait un motif à ma sanction. J’ai donc été suspendu pour
prise de stupéfiants. Ce qui est on ne peut plus ridicule parce que je n’ai
jamais touché à cette merde.
Je finis par m’asseoir sur la table derrière moi, la tête enfouie entre mes
bras. Les minutes défilent lentement, mais mon angoisse ne se dissipe pas.
Au bout d’une éternité, Bill me rejoint enfin. Il s’installe près de moi, le
regard dirigé vers le feuillage des arbres.
— Les flics sont venus interroger Marc, hier après-midi, m’indique Bill
avec un calme impressionnant.
Mes entrailles se contractent douloureusement.
— Il va bien ? soufflé-je d’une voix étranglée par l’émotion.
— Aussi bien qu’on puisse aller après plusieurs semaines de coma. Il va
devoir passer du temps en rééducation, il a perdu en masse musculaire. Il ne
reprendra pas le hockey de sitôt, mais il va s’en sortir.
Je meurs d’envie de questionner Bill sur l’interrogatoire qu’a passé Marc,
pourtant je n’y arrive pas. Au lieu de cela, je me contente de fixer le banc
sous mes pieds, le crâne coincé entre mes mains.
Bill pousse un long soupir qui me soutire un frisson. La totalité de ma
colonne vertébrale se crispe.
— Marc a assuré aux détectives qu’il n’avait aucun souvenir de toi en
train de l’agresser. Il a raconté que vous avez été accosté par des mecs et
que vous vous êtes fait tabasser.
Il marque une pause avant de conclure.
— Sa version colle parfaitement avec la tienne.
Mes poumons se vident de leur air. Les ongles enfoncés dans ma peau, je
refoule les larmes qui me brûlent les yeux. Putain… ça fait un bien fou
d’entendre que je ne suis pas le connard que tout le monde décrit. À force,
j’ai presque fini par y croire. Après des semaines à avoir porté injustement le
chapeau, la vérité éclate enfin. Je n’ai pas blessé Marc. Je ne suis pas
responsable de son état.
— Le seul élément nouveau, c’est que Marc est persuadé d’avoir reconnu
un étudiant de notre université dans le lot. Le problème, c’est qu’il est
incapable de le décrire.
— Un mec de l’U-Dub, il en est certain ?
— Va savoir… Après un tel coup sur la tête, difficile de dire s’il ne
confond pas.
Le cœur plus léger, je me redresse. Bill se tend. Même sans le voir, je
l’entends bouger et se raidir.
— West… Je suis désolé pour ce que tu traverses, soupire-t-il enfin. Je
t’ai toujours défendu quand les autres te croyaient coupable. J’ai fait ce que
j’ai pu pour que les Huskies ne te tournent pas le dos, mais ça n’efface pas
ce que tu as fait avant. On sait tous les deux pourquoi Marc s’est fait
agresser et j’ai peur que ça recommence.
Il s’arrête un instant, détaille mon visage inquiet.
— Même si tu prétends que tu as tout arrangé, ils ont menacé de s’en
prendre à Manille. Ils ont essayé de faire taire Marc… Je ne veux plus que
quelqu’un soit mêlé à nos merdes. Crois-moi, ça me cause beaucoup de
peine, mais je ferai ce qu’il faut pour ne plus mettre personne en danger.
— En attendant, c’est moi le grand méchant.
— Si c’est la solution pour que personne d’autre ne soit blessé, alors oui.
— Tu sais ce que ça fait de fuir la foule à longueur de journée, de peur de
les entendre cracher sur ton dos ? Je passe mon temps enfermé dans ma
piaule. Mais ça, tu t’en fous, hein ?
— Non, contrairement à ce que tu penses, je ne m’en fiche pas. Trouve-
moi une seule solution pour que les choses s’arrangent, une seule garantie
que les problèmes soient derrière nous, et tout reviendra à la normale.
— Aucun retour en arrière n’est possible…
— Moi, je garde l’espoir que si. En attendant, s’il te plaît… Reste loin de
Manille et de Charlie.
Il assène une tape amicale sur mon épaule, puis disparaît derrière les
arbres. Je renverse la tête en arrière, fixe le ciel duveteux en repensant à ses
paroles.
Si j’avais la moindre idée de comment arranger les choses, ça fait
longtemps que je l’aurais fait.

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18.
Exercice de respiration

Weston

Les gradins sont pleins à craquer. Depuis les vestiaires, je ne peux pas les
voir, mais je les entends. Je perçois ce grondement sourd, ces acclamations
accompagnées d’applaudissements au rythme de la chanson We Will Rock
You. Quand ils s’y mettent tous ensemble, les spectateurs font trembler le sol
et les secousses se propagent sur des dizaines de mètres, jusqu’à mes pieds.
— Les Huskies vous traqueront, hurlent-ils à l’unisson.
De gros coups de tambours sont frappés par les supporters des Ducks. De
leur côté aussi, ils ne se privent pas de faire du bruit. Leurs fans ont roulé
des miles pour encourager leur équipe et ils comptent bien nous prouver
qu’ils sont venus en nombre. Dommage pour eux, nous sommes peu
impressionnables, d’autant que nous les avons déjà vaincus deux fois de
suite. J’ai aperçu quelques-uns de leurs joueurs lorsqu’ils sont descendus du
bus. Cette année, ils ont plus que jamais envie d’en découdre avec nous.
Notre coach nous a conseillé de nous méfier d’eux. Étant donné leur pauvre
vitesse de frappe, ils ont tendance à bloquer leurs adversaires par tous les
moyens possibles, ce qui engendre un bon nombre de chutes et de
plaquages contre la vitre de protection. On ne sort jamais totalement
indemne de ce type de match. Charlie va avoir du boulot, aujourd’hui.
Inconsciemment, mon regard glisse vers la stagiaire, accompagnée par le
docteur Amanda. À part pour nous saluer, nous n’avons pas échangé un mot
de la semaine. Je l’évite autant que possible, comme Bill me l’a demandé,
et elle s’évertue à garder ses distances. Je ne prétends pas que la situation
me plaît, loin de là, je ferai cependant ce qui est le mieux pour elle.
Habillée d’une veste blanche et violette aux couleurs de l’U-Dub qui
recouvre une robe noire, Charlie aide Liam à se strapper{5} la cuisse.
J’examine son visage sérieux, puis me détourne d’elle. Inquiet, je balaie la
pièce du regard, détaille chacun de mes coéquipiers occupés pour la plupart
à taper{6} leur crosse pour que le palet y adhère plus facilement.
Personne ne parle. En pleine concentration, ils sont tous plongés dans
leur propre monde. Pour ma part, je ne tiens pas en place. Je rêve d’une
clope, ce qui est formellement interdit avant un match. J’ai l’estomac si
contracté que je me sens à deux doigts de gerber. Je pars m’isoler une
minute dans les toilettes pour ne pas montrer mon angoisse aux autres. Ils
sont déjà tellement stressés par le match à jouer que je refuse de leur donner
une raison supplémentaire de l’être. La pression est toujours forte lors du
premier affrontement de l’année. C’est le moment d’envoyer un
avertissement à nos futurs adversaires, de leur faire comprendre qu’ils
doivent nous craindre. Je ne veux pas déconcentrer les Huskies avec mes
soucis.
C’est mon problème. Il va falloir que je trouve un moyen de régler ça et,
dans l’immédiat, j’ignore comment je vais m’y prendre.
J’abaisse l’abattant des toilettes afin de m’asseoir dessus. D’une main
tremblante, je récupère au fond de ma poche l’objet à l’origine de toutes
mes angoisses. Je déplie soigneusement le petit bout de papier que j’ai
découvert dans mon casier, il y a une quinzaine de minutes. La dernière fois
que j’en ai reçu un, j’ai menti à Charlie. Je ne reçois que rarement ce genre
de message. Les seuls jours où j’en ai retrouvé dans mes affaires, c’était peu
avant l’incident avec Marc. L’agression de mon coéquipier découle
directement de mon non-respect des instructions qui s’y trouvaient.
Pff… Je ne comprends pas ce que ce mot fiche ici et ça me prend la tête.
J’ai questionné l’ensemble des membres de mon équipe et ils n’ont aperçu
aucune personne extérieure aux Huskies entrer dans la pièce, ce qui est
clairement impossible. Ce papier n’était pas là quand j’ai ouvert mon casier
en arrivant. On l’a déposé bien plus tard. Il n’est pas apparu par magie.
J’ai toujours cru que les mecs de mon ancienne université étaient
responsables de tous mes problèmes, de toutes ces menaces, pourtant avec
dix-sept joueurs dans les vestiaires, quelqu’un aurait dû voir un étranger se
pointer.
Une phrase que Bill m’a dite le week-end dernier, au parc, tourne en
boucle dans mes pensées. Le jour de son attaque, Marc s’est souvenu de la
présence d’un gars de l’U-Dub sur les lieux. Avec ces deux éléments en
tête, je n’arrête pas de songer à la possibilité de m’être trompé depuis le
début. Et si les avertissements ne provenaient pas de mes anciennes
fréquentations, mais de personnes bien plus proches ?
Je me prends le visage entre les mains et souffle un bon coup. Je ne peux
pas me laisser déstabiliser juste avant un match d’une telle importance.
Malcolm a accepté que je joue au poste d’attaquant titulaire, je refuse de le
décevoir. Je ne veux pas les décevoir, pourtant je vais être obligé de le faire
parce que je ne peux pas gagner ce match. Je n’en ai pas le droit, c’est
marqué devant mes yeux, sur ce fichu bout de papier : « Défaite pour les
Huskies, sinon tu sais ce qu’il se passera ».
Dans les vestiaires, le coach nous appelle. La boule au ventre, je range le
mot et sors des toilettes, la mine sombre. Je déteste me faire manipuler de
cette manière.
— Bon, les gars, c’est l’heure d’y aller. Je vous ai déjà dit le fond de ma
pensée, tout à l’heure. Je n’ajouterai rien de plus. Sachez seulement qu’on a
la capacité de gagner, alors donnez tout sur le terrain, d’accord ?
Les joueurs se lèvent à tour de rôle pour se diriger vers le hall. Chez les
Huskies, les jours de match, on frappe dans la main du coach les uns après
les autres en quittant des vestiaires. Je me positionne à la fin de la file
indienne et attends mon tour, le cœur lourd. En mon for intérieur, tout est
confus, incertain, et plus j’approche de la sortie, plus l’angoisse se propage
dans mes veines.
— West, ça va ? T’as l’air pâle, me fait remarquer le coach.
Mon regard effectue des allers-retours entre lui, la porte et mes
coéquipiers, et je finis par me persuader que je fais le bon choix. Ça fait
quelques minutes que cette idée me trotte dans la tête. Prononcer ces
quelques mots me brise le cœur, mais je ne vois pas d’autres solutions. Si
Red Falcon n’est pas sur le terrain, il ne portera pas la poisse aux Huskies.
— Je ne jouerai pas.
Je ne reconnais pas ma voix. Je n’ai même pas l’impression que je suis
celui qui la souffle. Comme à l’extérieur de mon propre corps, j’évolue
dans un monde parallèle où rien n’a de sens. Du bourdonnement
assourdissant en provenance des gradins qui me vrille les tympans à
l’expression déçue du coach, je ne capte plus que des images floues.
— Le stress avant match, c’est plutôt bon signe en général, tente-t-il de
me convaincre. Une fois sur la glace, ça va passer.
— Pas cette fois. Je n’y arriverai pas.
Malcolm me connaît bien. Il sait que je ne refuse jamais de jouer, même
malade. Si je lui dis que je ne peux pas, je ne mens pas. Il pousse un soupir,
se frotte le crâne, puis hèle un des nouveaux de l’équipe.
— Liam, tu prends la place d’ailier droit pour le début du match, lui
explique-t-il avant de se tourner vers moi. Weston ne se sent pas au mieux
de sa forme.
Ce dernier accepte avant de m’adresser un coup d’œil furtif.
— Ça va, mec ?
Je lui retourne son regard avec une pointe d’insolence, me retenant de
l’envoyer balader. Est-ce que j’ai l’air d’aller bien ? Putain, je suis en train
de saboter ma saison pour que l’agression de Marc ne se répète pas. Alors
non. Je vais tout sauf bien.
— Ouais, j’ai mangé un truc qui ne passe pas, déclaré-je finalement afin
d’éviter toute mauvaise ambiance.
Loin d’être convaincu par mon mensonge, Liam hoche néanmoins la tête
et me laisse seul avec notre coach.
— Tu restes sur le côté le temps de te reprendre, OK ? L’équipe compte
sur toi, Weston. Ne nous lâche pas.
Je le remercie avant de rejoindre la patinoire à mon tour. Quand je
m’assieds près des joueurs sur le banc, je suis conscient des regards étonnés
qu’on me jette. Personne ne comprend ce que je fiche ici, alors que je
devrais me trouver sur la glace. Honteux, je m’oblige à fixer l’étendue
blanche devant moi. Perdu dans la confusion de mes pensées, je n’ose
même pas observer le lancement du match. Je n’écoute ni les annonces du
commentateur ni les effusions de joie ou de rage. Lever les yeux me fait
trop mal au cœur. Les minutes s’égrènent sans que je prête attention à ce
qu’il se passe sur le terrain. Tout ce que je retiens lors de la fin de la
première partie du jeu, c’est que les deux équipes sont à égalité : 1-1.
Muet, je trace dans les vestiaires pendant la pause consacrée au nettoyage
et à la vérification de la glace. Je me laisse tomber sur le siège près de ma
rangée de casiers. Bill débarque une minute après. En sueur, il s’assied à
côté de moi, sa bouteille d’eau à la main.
— Tu nous fais quoi, là ? lâche-t-il soudain.
— Pense ce que tu veux de moi, je m’en fous. Je n’entrerai pas sur la
patinoire.
— Pourquoi ?
— Parce que.
— De quoi t’as peur, Weston ? On en a joué des matchs, tous les deux, et
je ne t’ai jamais vu dans un tel état. T’es malade ou alors c’est le retour sur
la glace qui te fait cet effet ?
— Va savoir.
— Tu veux en parler ? souffle-t-il d’un air concerné. Tu peux tout me
dire…
— Ah ouais ?
— Malgré la situation, je suis là si t’en as besoin.
Je lui fais signe que j’ai compris et je m’éloigne, coupant court à notre
conversation. Je n’ai pas le droit de lui ajouter ce poids sur les épaules.
Peut-être que je lui en parlerai plus tard, mais pas maintenant. Pas un jour
de match.
Le coach m’intercepte avant que je ne rejoigne les toilettes. Il m’attire à
l’écart.
— Tu te sens mieux ? Liam n’a pas assez d’entraînement. On va se faire
bouffer par les Ducks si tu ne reprends pas ton poste. Tu crois que tu vas
pouvoir jouer ?
— Pas encore.
Son regard gris se durcit. Il souffle fort, esquisse quelques pas autour de
moi, puis plante son index dans mon plastron de protection.
— Je retourne dans la patinoire avec le reste des Huskies. Je t’accorde
dix minutes supplémentaires pour te calmer, après je te sors d’ici par la
peau des fesses. Compris ?
— Compris, coach.
Je reprends ma place près de mon casier et me laisse tomber sur le banc.
J’enfouis ma tête entre mes mains pour ne pas voir mes coéquipiers repartir
et, au bout de trois minutes, le bruit de la porte qui s’ouvre me fait me
redresser brusquement. Charlie, hésitante, se tient à l’entrée des vestiaires.
Je l’étudie avec curiosité pendant qu’elle se triture nerveusement les doigts.
— Le-le coach m’a demandé de vérifier comment tu allais.
— Eh bien voilà, tu m’as vu. Tu peux retourner lui dire que je ne suis
toujours pas décidé à jouer.
— Est-ce que tu as mal quelque part ? Tu veux que je demande à
Amanda de t’examiner ? Ou alors, c’est le stress ?
— Le stress ? lâché-je, amer. J’aurais préféré que ce soit ça.
— Si ce n’est pas ça, qu’est-ce que c’est ? chuchote-t-elle en approchant.
Son regard cherche à accrocher le mien. Je m’empresse de fixer le sol
entre mes jambes. Je suis incapable de répondre à Charlie que ces gens,
dans les gradins, attendent de moi quelque chose que je ne peux pas leur
donner. J’en ai ras le bol de décevoir tous ceux qui comptent sur moi alors,
non, je n’irai pas sur ce terrain. Je ne saboterai pas volontairement ce
match, c’est au-dessus de mes forces.
Les yeux baissés, j’aperçois ses deux pieds qui s’immobilisent à quelques
centimètres des miens. Ses mains chaudes approchent de mes joues, s’y
déposent avec douceur. Elles encadrent mon visage et m’obligent à relever
la tête vers elle.
— Weston, chuchote-t-elle. Pourquoi est-ce que tu refuses de participer
au match ? Je t’ai vu des dizaines de fois à l’entraînement. Tu es l’un des
meilleurs joueurs que j’ai jamais rencontrés. Tu es largement à la hauteur.
— Tu ne comprends pas…
Je secoue la tête, le front plissé. Charlie ne se doute pas un instant de ce
qui est en jeu. Si je ne respecte pas ce qui est marqué sur le mot, elle
pourrait très bien en faire les frais.
— Je ne peux pas… Je ne peux pas, répété-je inlassablement en fermant
les yeux.
— Bien sûr que tu peux. Il ne tient qu’à toi de le vouloir.
— C’est justement ça, le problème. J’aimerais vraiment aller jouer…
Son pouce caresse ma joue avec tendresse, comme si elle percevait ma
peine. En réponse à mes paroles, elle se penche vers moi et ses lèvres se
posent sur les miennes. Surpris, je rouvre les paupières sans la repousser
pour autant. Ses doigts glissent le long de mon cou jusqu’à se loger derrière
ma nuque. Je la laisse faire. Je n’ai pas le courage de lutter contre Charlie.
Plus encore, je n’en ai pas la moindre envie.
Ma bouche s’entrouvre pour autoriser sa langue timide à y entrer. En
l’espace d’un instant, une vague de chaleur gagne mon corps et mon
humeur change. Mes bras se referment autour de sa taille pour la retenir
près de moi. Alors que notre baiser devient incontrôlable, je l’attire au plus
près et la force à se hisser sur mes genoux. Elle place ses jambes sur le
banc, de part et d’autre des miennes, et vient s’accroupir sur mes cuisses. Sa
robe remonte avec indécence jusqu’à rendre visible sa culotte à travers son
collant. Je suis de la pulpe de l’index les courbes voluptueuses de ses fesses
avant d’atteindre la peau nue de son dos. Son épiderme se couvre de
frissons tandis qu’un soupir d’aise se forme dans sa bouche. Je longe
l’élastique de ses bas et en fais le tour. En réaction, les muscles de son bas-
ventre se contractent quand je l’effleure et elle resserre ses cuisses autour de
moi. Si je ne portais pas mon équipement au complet, coquille de protection
comprise, je lui aurais déjà retiré ses vêtements. Mes doigts poursuivent
leur investigation jusqu’à ce que Charlie me rappelle à l’ordre.
— West, gronde-t-elle contre ma joue.
Mes dents en profitent pour se refermer sur sa lèvre inférieure que je
titille doucement. Je la lâche finalement pour faire courir ma bouche le long
de sa mâchoire et je niche ma tête au creux de son cou, tout près de son
oreille.
— Weston, quelqu’un pourrait nous surprendre.
— Il n’y a que nous, mon ange, susurré-je en lapant son lobe. Toute
l’équipe est concentrée sur le match. Personne ne viendra.
Je suçote sa peau avant qu’elle ne se décolle légèrement.
— Oublier tes problèmes en ma compagnie ne les fera pas disparaître. Je
suis venue te chercher et je compte bien te ramener avec moi. À moins que tu
préfères que Malcolm s’en charge ?
Un grondement s’échappe de ma gorge. Je ne suis toujours pas décidé à
jouer, mais Charlie n’en démord pas.
— Maintenant, on va rejoindre la patinoire tous les deux et tu vas entrer
sur la glace.
— Je ne peux…
— Si, tu peux. Arrête de te soucier des autres. Arrête de répondre à leurs
attentes. Je ne sais pas ce que tu as, mais ce qu’ils pensent n’a aucune
importance. C’est ta vie, ton match. Ton choix. Ne laisse personne décider
pour toi. Qu’est-ce que Weston Parker a envie de faire ? Est-ce qu’il veut
gagner ce match ?
— Bien sûr, répliqué-je, telle une évidence.
— Alors, fais-le, West. Rends-toi ce service, fais-le pour toi. Pas pour eux.
Et si le résultat déplaît à quelqu’un, qu’il aille se faire voir.
— Ça a l’air si simple quand c’est toi qui le dis.
— Parce que ça l’est, tout comme la question que tu dois te poser.
Qu’est-ce que tu veux, au fond de toi ?
Je relève la tête vers elle, plonge dans ses yeux noisette. La réponse est
aussi limpide que de l’eau de roche et elle m’arrive avec tant d’aisance que
j’en suis moi-même étonné.
— Toi.
C’est elle que je veux. Je la désire elle, tout entière, et personne d’autre.
Elle est ce phare dont j’ai besoin pour trouver ma voie dans le brouillard.
Son sourire s’agrandit, mais elle force ses lèvres à ne pas s’étirer.
— Si je n’avais pas un match à gagner, je jure que je te prendrais sur ce
banc, lui soufflé-je.
Je l’embrasse à nouveau tandis qu’une lueur lascive s’éveille au fond de
ses prunelles. La manière dont elle me regarde déclenche un véritable
tsunami d’émotions en moi. La prise de conscience qui en découle est aussi
déstabilisante que le message caché dans ma poche. Désormais, je peux
l’avouer. Je suis loin d’être rassasié de Charlie et je réalise que je m’apprête
de nouveau à tromper la confiance de mon meilleur ami. Je n’ai pas la
moindre envie de me tenir à l’écart de sa sœur. Pire que ça, je comprends
que je n’y arriverai pas.
Mes mains serrent ses hanches pendant que mes lèvres repartent à
l’assaut des siennes. Un délicieux son dont je ne me lasse pas s’échappe de
sa gorge, preuve qu’elle apprécie autant que moi notre étreinte. Après une
longue minute à l’embrasser, Charlie, la bouche rougie par nos baisers,
recule jusqu’à être hors de ma portée en gloussant.
— Je pense que t’es calmé, maintenant. Va leur montrer ce que tu sais
faire. Il est temps que Red Falcon revienne.

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19.
Vole, Red Falcon

Charlie

Les mains de Weston, nouées au creux de mon dos, m’empêchent de


descendre de ses genoux. Je lui attrape délicatement les bras et m’en libère
sans le brusquer, mais ce dernier ne semble pas du même avis. Il me regarde
d’un air nonchalant que je fais mine d’ignorer. Sa moue mi-blasée mi-rieuse
ne me laisse pas indifférente. Ma peau pulse encore à chaque endroit frôlé par
ses doigts. Alors qu’il me fixe toujours tel un faucon affamé, je tâche de me
recomposer une attitude plus sereine. Il ne se passera rien de plus dans ces
vestiaires. Ce n’est ni le lieu ni le moment de penser à ce genre de choses. Je
tire sur le bas de ma robe pour me rhabiller correctement, puis défroisse la
veste des Huskies que m’a donnée Malcolm. J’essaie de recouvrer une
apparence normale sous les iris moqueurs de Weston. Intriguée, je le dévisage
d’une manière identique.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, ricane-t-il.
— Vraiment ?
Il se lève, récupère ses gants et son casque posés non loin, puis vient
effleurer mon oreille de sa bouche.
— Tu as les joues rouges, Croft. Je me demande bien ce que tu as fait
dans ces vestiaires.
— Moi ? Je n’ai rien fait, chuchoté-je, un sourire en coin.
— Rien, hein ?
Je secoue la tête et repousse son torse pour me frayer un chemin. Nous
rejoignons l’entrée de la pièce, mais mon cœur ne parvient pas à se calmer.
Ce qu’il vient de se passer entre nous n’était pas censé se reproduire,
pourtant j’ai la sensation que c’était inévitable. Et aucun de nous ne semble
le regretter. Au contraire, à sa manière de me dévorer du regard, j’ai la
conviction que Weston aurait été prêt à poursuivre ce baiser plus
longuement si je n’avais pas mis le holà. À cette simple idée, mon pouls
s’emballe. Comme pour joindre le geste à la pensée, la main de Weston
attrape la mienne avant que je ne pénètre dans le hall. Je m’arrête sur le pas
de la porte pour voir ce qu’il me veut et son air malicieux génère une
envolée de papillons au creux de mon ventre.
— Qu’est-ce que tu as, Parker ?
Il me saisit le menton entre son pouce et son index, relève mon visage
pour mieux l’observer. Il dépose un dernier baiser, court, mais ravageur, sur
mes lèvres, puis me rend ma liberté.
— Pour me porter chance, déclare-t-il simplement avant d’enfiler ses
gants.
Je lui prends son casque des bras pour l’aider et, dès qu’il a terminé, je le
positionne sur son crâne. J’y assène une petite tape sur le sommet tandis
qu’un rire filtre de sa gorge.
— J’espère que tu vas tout défoncer, Red Falcon.
— Compte sur moi.
Les traits concentrés comme s’il était déjà dans un autre monde, il se
détourne. Nous longeons la glace par le couloir situé entre les gradins et le
Plexi de protection et nous marchons jusqu’au banc des joueurs. Je
m’assieds à l’extrémité pendant que le regard de Weston scrute le panneau
de score avec intérêt. 2-2. Rien n’est joué, il est encore temps de faire la
différence.
Le coach des Huskies, visiblement soulagé de nous voir arriver, vient
accueillir son attaquant.
— Prêt à entrer en piste, West ?
L’ailier hoche la tête, sûr de lui et, à son air déterminé, je n’ai aucun
doute. Il va le faire, il va gagner ce match. Mon frère profite du fait que
l’action se déroule du côté opposé du terrain pour nous rejoindre en vitesse.
— On peut compter sur toi ou tu vas nous faire faux bond ?
— Je ne vais pas me défiler.
— T’avais peur que j’accapare toute l’attention ? le chambre-t-il.
— Exact.
Bill jauge son coéquipier, observe rapidement où en est le palet, puis se
tourne vers moi.
— Comment t’as fait pour le calmer si vite ? On dirait un autre homme. Il
est presque souriant.
— Le miracle des exercices de respiration, répliqué-je, un rictus figé sur
le visage.
Je hausse un sourcil en direction de Weston. Derrière son casque, je peux
voir qu’il se retient de rire. Heureusement, sinon je ne donne pas cher de
nos peaux. Ce qu’il s’est passé dans les vestiaires doit rester dans les
vestiaires.
— Le principal, c’est que je sois là, non ? déclare West pour détourner
l’attention. Je suis prêt.
— Super, parce qu’on a besoin de toi pour gagner.
Le coach ordonne à Weston d’entrer en jeu au moment où les lignes
d’attaque changent et ce dernier pénètre sur le terrain sans la moindre
appréhension. Sa crosse tendue devant lui, comme une extension de son
corps, il rassure ses coéquipiers d’un signe de la tête. Quelques Huskies lui
tapent sur l’épaule pour l’encourager et il file rejoindre au plus vite sa
position dans la zone d’attaque. Bill se tient à quelques mètres à sa gauche,
Jimmy légèrement en retrait, au centre, et le palet remonte lentement dans
leur direction.
— Et voilà le numéro 22 qui fait son entrée sur la glace, annonce le
commentateur dans son micro. On le connaît tous, on l’attendait en début de
match et c’est finalement à vingt-cinq minutes de la fin qu’il fait son
apparition. Rappelez-vous, il a marqué pas moins de trente-deux buts sur la
saison passée. Faites du bruit pour Red Falcon !
Un tonnerre d’applaudissements s’élève dans les airs tandis que l’ailier
des Huskies salue la foule d’un rapide haussement de crosse. Alors que mon
estomac se serre d’angoisse, Weston m’adresse un coup d’œil. Il hoche la
tête dans ma direction, ce qui me tranquillise aussitôt. Tout va bien se passer.
Tout va bien…
Aïe. Je grimace alors qu’un joueur adverse renverse Joshua en lui
coupant la route. Par chance, notre défenseur n’a rien et son assaillant finit
en « prison », pour cinq minutes. L’arbitre relance le jeu. Toute l’attention
de l’assemblée est rivée sur la petite rondelle en caoutchouc, de retour au
centre de la patinoire.
Les Ducks ne perdent pas une seconde pour se jeter sur leurs adversaires.
Alors qu’ils sont tous lancés dans un combat au corps à corps, je ne distingue
plus rien, si ce n’est une masse verte et violette en effervescence. Je
m’entends pester alors que le palet échappe à ma vigilance. Je gesticule, me
penche, me lève du banc pour mieux voir, à l’instar des hockeyeurs assis près
de moi. Même Malcolm, debout près du banc, fait des allers-retours pour
essayer de capter quelque chose. Soudain, le palet fuse jusqu’à l’autre côté de
la patinoire à une vitesse si folle que je le perds à nouveau des yeux. La partie
est serrée. Dès qu’un Husky tente une percée, il se retrouve encerclé par deux
ou trois défenseurs vêtus de vert. Bill paraît épuisé par les deux premières
manches. Il a la plus grande difficulté à se démarquer et se fait
systématiquement reprendre le palet. Sa ligne doit régulièrement échanger
avec le second groupe d’attaquants de l’équipe. Le hockey est un sport qui
demande un effort si intense que les joueurs cumulent rarement plus de quatre
minutes de jeu consécutives. Les Huskies se succèdent tour à tour sur la
glace, enjambant la balustrade pour entrer et sortir de la patinoire aux ordres
de Malcolm.
Mes doigts entrelacés sont crispés au possible. Les minutes défilent, mais
le score stagne.
Ça a l’air mal parti.
En possession du palet, les violets remontent la zone neutre en direction
des buts. Bill accélère. Devant lui, deux gorilles font barrage. Il fait une
passe en arrière à Jimmy. Ce dernier réceptionne la rondelle du bout de sa
crosse, puis l’envoie directement à Weston. Le numéro 22 patine plus
rapidement, double le premier défenseur, visiblement étonné par sa vitesse.
Il fonce en direction du but à toute allure quand, tout à coup, une immense
masse verte le percute par la gauche. Son corps, projeté violemment sur
deux mètres, heurte le Plexiglas en périphérie de la zone de jeu. Le son
sourd du choc surprend tous les spectateurs, moi la première. Weston se
retrouve étalé sur le sol et je retiens ma respiration.
— Ah, l’Avalanche a encore frappé ! Le numéro 16 des Ducks est fidèle à
son surnom. Espérons que l’ailier des Huskies s’en sorte indemne.
Bill se précipite auprès de lui, tout comme l’arbitre pendant que Malcolm
se rapproche au maximum en longeant la balustrade afin de vérifier son
état. Ils échangent quelques mots, puis, à mon grand soulagement, aident
Weston à se relever. Je cherche le docteur Amanda du regard, mais elle
n’est plus dans les parages.
— Charlie, me hèle le coach en accourant dans ma direction. Prépare de
quoi désinfecter rapidement une plaie.
Sans réfléchir, j’attrape la trousse à mes pieds et en sors du coton, du
spray ainsi que des compresses pendant que Weston me rejoint. Il retire son
casque en continuant de patiner et je peux apercevoir le fin filet de sang qui
luit sur son front. Je lui laisse ma place sur le banc, puis l’oblige à s’asseoir
pour le soigner. À mon grand étonnement, il ne paraît pas le moins du
monde sonné ou déstabilisé. Au contraire, son sourire est tellement
éblouissant qu’il m’en donne la chair de poule.
— Qu’est-ce qui te fait rire à ce point ? Tu as pris un trop gros coup sur la
tête ? chuchoté-je en désinfectant sa petite coupure.
Il remue légèrement le crâne, les yeux pétillants d’excitation. Sa langue
passe sur sa lèvre inférieure à la manière d’un fauve sur le point de se
délecter de son déjeuner. J’ignore qui des Ducks ou de moi constituera son
prochain repas, mais sa future victime a intérêt à se méfier. S’il y a une
chose que je sais sur les faucons, c’est qu’ils ne ratent jamais leur proie, et
Red Falcon ne fait pas exception à la règle. Je peux sentir l’adrénaline qui
pulse dans les veines de Weston sans même le toucher. Il trépigne
d’impatience à l’idée de reprendre le jeu et il n’a qu’une envie, bouffer tout
cru ses adversaires.
— J’adore ce match, s’extasie-t-il.
Ses yeux océan captent les miens tandis que son sourire s’agrandit.
— Dire que j’ai failli passer à côté, ça aurait été dommage. Merci…
d’être venue me chercher.
Sa façon si particulière de me dévisager, comme s’il pouvait voir à
travers mon âme, me trouble plus que de raison.
— T’es content de te faire foncer dessus ? me moqué-je pour masquer ma
gêne.
— Ne t’en fais pas pour ça. Je suis du genre rancunier. Ils ne vont pas
s’en tirer si facilement.
Je pose un petit pansement près de son arcade et il ne perd pas une
seconde pour remettre son casque.
— Prêt à retourner sur la glace ? l’interroge le coach.
— Ouais. On va les défoncer.
— À toi l’honneur, alors.
La ligne d’attaque change et l’ailier regagne sa position en une poussée,
plus motivé que jamais à aller chercher la victoire. Il reprend la place qui
était la sienne quelques minutes auparavant et j’embrasse la patinoire du
regard. Ce match n’a rien d’une rencontre amicale. Ce n’est que le premier
affrontement de la saison. Pourtant, tous les joueurs se battent comme si la
finale avait lieu aujourd’hui.
Mes yeux font le va-et-vient entre l’horloge et la glace. Les minutes
s’écoulent, or le score demeure le même. En dix minutes, Bill a déjà tenté
plusieurs fois sa chance, mais son palet a été intercepté à chaque occasion.
Le tir de Weston, lui, est passé à côté de la lucarne. Il aurait marqué s’il
n’avait pas été percuté par l’arrière. Les Ducks sont totalement
indisciplinés. Leur seule tactique consiste à bloquer l’avancée des Huskies
et à se jeter sur eux dès que l’un d’eux essaie de se démarquer.
— C’est bien, on ne lâche rien, crie le coach pour les encourager.
Stressée, je ne décolle pas mes yeux de la zone d’attaque. Steeve dégage
le palet assez loin. Jimmy le récupère, le passe sur le côté à Bill qui se
retrouve coincé et le renvoie à son tour à Weston. Bien placé, il tente une
incursion en zone offensive. Il prend de la vitesse, poursuivi par des joueurs
en vert, et contourne le but par l’arrière.
— On reconnaît bien là Red Falcon ! Admirez un peu cette vitesse de
patinage, ajoute le commentateur.
Weston est plus rapide que les défenseurs adverses et il ne se prive pas de
les narguer, se retrouvant ainsi avec cinq molosses à ses trousses. L’ailier
droit passe le palet au numéro 44 pour ne pas finir totalement encerclé.
L’action s’éloigne un instant pour se déplacer en zone neutre avant d’y
revenir trois minutes plus tard. Bill essaie de marquer, mais il y a trop de
monde devant la cage. Son tir est bloqué de justesse, générant une vague de
déception parmi les supporters. Il ne reste que deux minutes de match et
peu d’espoir de victoire.
Le numéro 12 des Ducks récupère le palet. Il tente de le faire remonter au
centre du terrain et finit par le perdre après un rebond contre le mur. Son
coéquipier, surnommé l’Avalanche, s’en saisit. Weston le lui dérobe du bout
de son bâton. Il avance à vive allure vers le but, semblant fondre vers sa
proie, et c’est à cet instant que je comprends les insinuations de Jimmy. Red
Falcon ne patine pas, non, il vole et je ne peux que donner raison à ces
rumeurs maintenant que je le vois faire. Weston engloutit les mètres jusqu’à
s’arrêter près du but délaissé par ses défenseurs. Il se positionne pour tirer.
Jimmy, dans son dos, bloque le passage des Ducks. Il fait barrage de son
corps pendant que Weston arme sa crosse. À la façon qu’a son bâton de
frotter la glace et de s’arquer, juste avant d’atteindre le palet, je devine qu’il
va frapper fort. C’est un véritable boulet de canon qui s’envole au travers de
la patinoire.
Le bip de fin du match retentit dans la patinoire cinq secondes plus tard.
Bouche bée, je fixe le filet devant moi, sans savoir où la rondelle a atterri.
— Il a marqué ? demandé-je à Liam, assis à côté de moi.
Ce dernier n’en sait rien. Il se lève pour mieux voir et je l’imite, la boule
au ventre. Weston demeure lui aussi immobile, le regard perdu sur le
gardien du but adverse. Ce n’est que lorsqu’un tonnerre d’applaudissements
se met à retentir dans la salle et que la crosse de West tombe sur la glace
que j’en ai la certitude. Incapable de me retenir, je saute de joie.
Il l’a fait… Mon Dieu, il l’a fait ! Weston a marqué ce but.
— Et c’est la victoire des Huskies de Washington sur les Ducks de
Eugene, avec un score de trois contre deux.
Des cris d’euphorie résonnent autour de moi, masquant la fin de la phrase
du commentateur. Mes oreilles bourdonnent. Je n’entends plus rien d’autre
qu’un vacarme assourdissant mêlé aux battements de tambour. Ou alors
peut-être aux battements de mon cœur. Il se fracasse si fort dans ma poitrine
que je ne serais pas surprise qu’il s’en échappe.
Le coach ainsi que plusieurs joueurs s’élancent sur la glace pour féliciter
Weston. Bill est le premier à le rejoindre. Ses mains se posent autour de la
nuque de son ancien meilleur ami et il appose son casque contre le sien, lui
racontant quelque chose que je n’entends pas. J’en ai la poitrine serrée.
J’ignore ce qu’ils se disent, mais au sourire radieux de Weston, cela n’a rien
à voir avec leur dispute du week-end dernier.
Plusieurs pompoms girls de l’université envahissent la patinoire pendant
que les joueurs des deux équipes se saluent, puis les Huskies commencent à
rejoindre les vestiaires.
Je profite du fait que mon frère échange avec le coach pour m’adresser à
Weston.
— Beau match, le félicité-je.
Son casque sous le bras, j’ai tout le loisir de détailler le bonheur qui
irradie de son visage. Weston sourit peu, mais quand il le fait, sa joie se
propage autour de lui.
— Merci, réplique-t-il, humblement.
— Tu l’avais dit et tu l’as fait. Tu as tout défoncé.
Il tourne la tête en direction du filet où son palet a atterri, puis m’observe
à nouveau.
— Ouais, j’ai marqué ce but. Putain… je n’arrive même pas à croire que
je l’ai fait, soupire-t-il.
— Pourtant, c’est loin d’être le premier.
— Je sais, mais celui-là a une saveur particulière.
— Ah bon ?
— Il a un goût de… liberté. Disons que j’ai fini par écouter quelqu’un
qui m’a conseillé d’arrêter de me soucier de l’avis des autres.
— Oh… Et ça a marché ?
— On dirait bien, je nous ai fait gagner le match.
Ses iris se mettent à briller avec une telle intensité que je baisse les yeux,
de peur que quelqu’un nous remarque.
— Tu vois, ça aurait été dommage que tu restes dans les vestiaires, lui
lancé-je, sans le regarder.
Je l’entends rire tandis qu’il passe près de moi pour s’éloigner.
— Dommage oui… enfin, sauf si tu es dans les vestiaires avec moi.

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20.
À deux doigts du drame

Charlie

— Détends-toi, Bill. Je te promets que tu ne seras pas en retard par ma


faute, déclare Brittany tandis que nous remontons la rue qui mène à la
patinoire. J’en ai pour deux petites minutes, ensuite je disparais. Tu ne
sauras même pas que je suis venue.
Mon frère ronchonne, mais ne la contredit pas. Il se contente de jeter un
regard en biais à Manille qui glousse en envoyant un coup de coude à son
amie. Toutes les deux sautillent plus qu’elles ne marchent tant elles sont
pressées d’arriver au point de rendez-vous. Je m’abstiens de faire claquer
ma langue. Quelle merde ! Je viens à l’instant d’apprendre pourquoi ma
colocataire et sa copine nous accompagnent un jour d’entraînement et cette
raison, à mon grand désarroi, concerne directement l’ailier droit des
Huskies. Je ne sais pas quand ni comment elles s’y sont prises, mais elles
ont réussi à convaincre Bill de jouer les entremetteurs entre son binôme et
la blonde. Je me sens bouillir de l’intérieur.
— Quand Bill lui en a parlé, Weston a eu l’air d’apprécier la nouvelle,
annonce Manille à Brittany. Je crois qu’il a des vues sur toi, lui aussi. Il
n’est pas du genre à beaucoup s’exprimer, mais tu peux me faire confiance
sur ce point. C’est un mec bien.
— Tu peux ajouter canon à la liste ! lui lance la blonde en accélérant le
pas.
Perdue, j’ose un regard discret à mon frère qui me fait signe de me taire.
Il y a dix jours, je me souviens pourtant que West clamait haut et fort qu’il
trouvait Brittany repoussante. C’était peut-être faux, vu qu’il le faisait dans
le seul but de couvrir notre dispute, mais ça, Bill n’a aucun moyen de le
deviner. Alors comment est-ce que nous en sommes arrivés là ?
Plus nous approchons de la patinoire, plus la boule d’angoisse qui enfle
dans ma cage thoracique compresse mes poumons. J’écoute en silence la
conversation entre les deux filles surexcitées et tout semble confirmer ce
que je craignais. Il est prévu que Brittany retrouve Weston sur le parking,
juste avant l’entraînement. J’ignore si c’est une plaisanterie de mauvais
goût ou si j’ai raté un élément capital, mais putain… c’est quoi ce bordel ?
Je n’ai pas eu l’occasion de revoir Weston depuis la victoire des Huskies,
samedi dernier. Nous avons passé la soirée à l’irish pub avec le reste de
l’équipe, puis je me suis éclipsée. Brittany n’était même pas présente, ce qui
exclut un quelconque rapprochement entre eux, à ce moment-là.
Lorsque nous dépassons le panneau indiquant l’entrée du parking, mon
cœur fait un bond supplémentaire. La moto verte et noire de Weston est déjà
garée à sa place habituelle. Mon regard le cherche aux alentours et je le
découvre, à l’écart, adossé à un mur. Il nous adresse un signe de la main et,
aussitôt, Brittany court le rejoindre.
Comme extérieure à mon corps, j’assiste à la scène, incapable de bouger
et de produire le moindre son. La blonde plantureuse s’élance vers West qui
repose son sac de sport sur le sol à son approche. Je m’attends presque à la
voir enlacer le joueur de hockey. Par miracle, elle n’en fait rien et reste à
une distance acceptable. Ils échangent quelques mots, semblent même rire
ensemble. J’ignore la teneur de leur conversation, mais ce que j’observe
depuis les portes de la patinoire ne me plaît pas du tout. Au bout d’une trop
longue minute, Brit plonge la main dans la poche arrière de son jean pour
en retirer son téléphone qu’elle tend à Weston. Ce dernier tape quelque
chose dessus et je n’ai que peu de doutes sur ce qu’ils sont en train de faire.
Plus qu’agacée, je me tourne vers Manille et Bill.
— Vous n’allez pas me dire que Brittany n’avait pas encore son numéro,
si ? Vous l’avez tous les deux. Pourquoi personne ne le lui a donné
directement ?
— Oh, je te confirme qu’elle l’avait déjà, se marre Manille. Mais c’est
quand même plus sympa de l’obtenir des mains de Weston. Au moins, il
n’aura pas de doutes sur les intentions de Brit.
La petite amie de Bill ricane en regardant sa copine minauder pendant
que je ronge mon frein. Cela fait des jours que Weston est en possession de
mon numéro et, pas une fois, il ne m’a écrit un message. L’air désespéré,
j’assiste à leur discussion sans trouver la force d’intervenir. Qu’est-ce que je
pourrais bien faire, de toute façon ? À part prier, en mon for intérieur, pour
que le ciel leur tombe sur la tête et rêver que le hockeyeur l’envoie balader,
je ne peux rien faire. C’est ce qui arrive quand on s’appelle Charlie et qu’on
craque pour le garçon qu’on n’a pas le droit d’approcher.
Les dents serrées, je détaille la scène en tentant de percer à jour Weston.
À quoi peut-il bien penser ? Les secondes défilent et pas un instant il ne la
rejette. Il rit même avec elle pendant qu’elle fait papillonner son regard
frangé de cils recouverts d’une énorme couche de mascara.
— Regarde comme ça a l’air bien parti, chuchote ma colocataire à
l’intention de mon frère. Tu vois que tu avais tort de t’en faire. Brit est une
belle femme, peu de mecs lui résistent. Elle ne fera qu’une bouchée de ton
pote.
Fatiguée de les écouter s’extasier sur ce possible futur couple, je cherche
un moyen de me barrer d’ici sans éveiller les soupçons. Plus vite je serai loin
de cette horrible scène, mieux je me porterai.
— On va être en retard, lancé-je à Bill pour mettre fin à ce supplice.
Mon frère jette un coup d’œil à sa montre avant de me confirmer que j’ai
raison. Il siffle son coéquipier pour lui signifier qu’il est temps d’y aller et je
n’attends même pas que ce crétin nous rejoigne. Je m’enfuis en direction du
bureau de permanence du docteur Amanda.
— Il y a quelqu’un ? marmonné-je depuis le pas de la porte.
— Ici, m’indique-t-elle en se relevant.
J’approche d’elle et remarque les dizaines de feuilles éparpillées sur le sol.
Le docteur hausse les épaules en réponse à ma question silencieuse.
— J’ai fait tomber mon classeur. Il va me falloir un moment pour remettre
tout ça en ordre.
— Je peux aider ?
— Ça va aller, merci. Tu n’as qu’à assister à l’entraînement sans moi. S’il
y a le moindre problème, je suis joignable sur mon portable.
J’acquiesce à contrecœur. Pour une fois, je me serais bien abstenue de
rester dans la patinoire.
Lasse, je file m’asseoir dans les gradins où je m’installe sur les sièges les
plus éloignés de la glace. Lorsque l’entraînement débute enfin, je récupère
mon bouquin d’anatomie pour me plonger dans mes cours. Préférant mourir
plutôt que d’apercevoir ce traître de Weston, je ne jette pas un regard vers le
terrain. Rien que de penser à ce qu’il s’est passé sur le parking, je sens la rage
picoter ma peau et la colère faire rougir mes joues.
Lors de la pause, plusieurs joueurs me rejoignent sur les sièges. Je ne sais
pas trop pourquoi, mais ils ont pris l’habitude de graviter autour de moi
lorsqu’ils n’ont rien d’autre à faire. Même Bill s’est fait à l’idée de m’avoir
dans les pattes. Aujourd’hui, c’est Jimmy qui vient s’installer à la rangée
inférieure à la mienne, accompagné de Georges et Liam. Je tâche de me
concentrer sur ce qu’ils me racontent, mais la silhouette derrière eux m’en
empêche. Weston, les mains serrées sur sa crosse, se tient debout, le regard
perdu dans ma direction. Au prix d’un effort considérable, je fais mine de ne
pas le voir.
— T’as réfléchi à ce que je t’ai dit, Charlie ? me lance Jimmy.
— À propos de quoi ?
— D’une possible sortie pour te montrer Seattle. Tu sais, plutôt que de
tenir la chandelle à Bill et Manille. Tu t’en souviens ?
— Oui, désolée. Avec les cours, je n’y pensais plus.
— On pourrait se faire une virée en groupe. Ce serait l’occasion de faire
visiter la ville aux nouveaux de l’équipe.
— Je suis pour, réplique Georges. Je n’ai même pas encore vu le centre-
ville. Il paraît qu’il y a des coins pas mal à Seattle, en plus.
— On pourrait faire ça samedi. Ça vous irait ?
Me rappelant que je suis prise ce jour-là et que, pour couronner le tout,
Weston sera présent, je grimace.
— Samedi ? Impossible. J’ai déjà promis à la petite Emma de
l’accompagner à un concert. La semaine prochaine, peut-être ?
— Oui, pas de problème. On n’est pas à une semaine près. En plus, ce sera
la fin des partiels. Je proposerai à Yann et Aimy de se joindre à nous. Ça
pourrait être sympa. Tu as déjà vu la grande roue, près de la baie ? Il y a pas
mal d’animation dans ce coin-là.
Les yeux perçants de Weston viennent trouver mon visage et je manque de
baisser ma garde. Je m’efforce de ne pas lui porter la moindre attention. Un
prêté pour un rendu, comme on dit.
— Non, je n’en ai pas eu l’occasion encore, répliqué-je, un grand sourire
aux lèvres pour paraître la plus heureuse possible.
— Donc, c’est un oui ?
Je finis par hocher la tête.
— Super alors ! s’exclame le rouquin. Je vais nous organiser un truc au
top. Je passerai te prendre aussi, ce sera plus pratique.
Distraite par la présence de l’ailier droit en arrière-plan, j’acquiesce sans
réellement écouter ce que Jimmy me raconte. L’attaquant de l’équipe me fixe
avec une colère plus que perceptible et la seule idée qui me vient à l’esprit est
de lui tourner le dos pour ne plus le voir. Le coach finit par rappeler ses
joueurs sur le terrain avant de les dispatcher en cinq groupes distincts pour
travailler leur précision.
Weston disparaît de la patinoire en compagnie de Yann et de Steeve.
Soulagée par son départ, j’enfonce mon crâne entre mes mains. Les paupières
fermées, il me faut un bon moment pour me calmer. Cette journée est
franchement pourrie et je crains que le pire reste à venir. Je connais Manille.
Je suis certaine qu’elle va passer une partie de la soirée à faire des pronostics
sur le couple Weston-Brittany, leur premier baiser ainsi que sur la couleur des
cheveux de leur future progéniture. Je n’en sortirai pas vivante.
Après un énième soupir de lamentation, je relève enfin le nez. Je suis seule
sur les gradins. Il ne reste plus que deux groupes sur la glace. Bill s’y trouve,
mais Weston non. Je décide de chasser mes idées noires en me dégotant une
occupation. J’ai besoin de m’éloigner de cette patinoire au risque de devenir,
au choix, cinglée ou complètement dépressive. Je bondis de mon siège pour
rejoindre le coach, qui empile quelques plots, pour lui offrir mon aide. Je
serais prête à effectuer n’importe quelle tâche tant qu’elle me permet
d’échapper à l’enfer de mes pensées.
— Laisse, Malcolm, je vais m’en occuper.
— Sûre ? Ça ne te pose pas de problème ?
— Non, il n’y a aucune blessure à soigner aujourd’hui. Amanda n’a pas
besoin de moi et j’en ai marre de réviser. Ça me fera du bien de me dégourdir
un peu les jambes.
— Comme tu veux. Tu peux aller les ranger ?
— Bien sûr.
Les bras chargés de plots, je m’éloigne en direction du local où est stocké
le matériel. Je longe la patinoire, remonte le couloir près de la salle où le reste
des groupes s’entraîne. Par la double porte grande ouverte, j’aperçois
brièvement les joueurs qui s’exercent à se faire des passes. Certains d’entre
eux agitent la main dans ma direction. Je m’empresse d’accélérer le pas.
Weston se trouve là-bas et je n’ai pas la moindre envie de le croiser. À cet
instant précis, je le déteste plus que tout. Je rêve de voir brûler son âme dans
les flammes du Tartare en compagnie de sa nouvelle amie, leurs corps bouffés
par Cerbère.
La colère s’invite dans mes veines, répandant son acidité partout où elle le
peut. Rien n’échappe à son poison, pas même mon cœur. J’ai beau me blinder
derrière des excuses bidon, voir Weston flirter avec une autre femme m’a fait
mal. Officiellement, je ne peux pas nier qu’il n’y a rien eu de plus qu’une
simple aventure entre nous. Nous n’avons convenu de rien, alors oui, il a le
droit de gérer sa vie privée comme il le souhaite, mais il pourrait avoir la
décence de le faire loin de moi et avec quelqu’un que je ne connais pas,
bordel !
Occupée à ruminer, j’atteins le local en quelques enjambées. Je lâche les
plots dans un coin, puis je m’accorde un instant de répit en m’appuyant
contre le mur. Au même moment, la porte s’ouvre à la volée, m’arrachant un
cri de surprise. Par l’encadrement, à contre-jour, je distingue la tenue blanche
et violette des Huskies et mon estomac exécute un tour complet sur lui-
même.
Merde.
Trop absorbée par ma vision, je n’ai entendu personne me suivre. Weston,
le regard noir, referme derrière lui, nous emprisonnant de ce fait dans le local.
Il s’avance vers le mur contre lequel je suis appuyée et s’arrête à un bon
mètre de moi. Son aura ténébreuse me fait frémir. De sa posture à ses traits
tirés, tout en lui n’est que mise en garde. Fricoter avec Weston Parker est un
jeu dangereux et me voilà sur le point d’en faire les frais. Je rassemble mon
courage, croise les bras sur ma poitrine. Weston n’est pas entré ici par hasard.
Avec lui, les coïncidences n’existent pas. Je repousse dans le néant les alertes
que me lance mon cerveau, prête à défendre bec et ongles ma position. Je n’ai
rien à me reprocher, mais je compte bien lui faire payer l’affront qu’il m’a fait
subir.
— On a des choses à se dire, commence-t-il d’un ton dur.
— Comme quoi ? riposté-je d’une même voix.
— Tu le sais très bien. On doit discuter de Brit et de ton comportement.
— Oh… tu veux parler d’elle ? C’est étrange, ma présence ne semblait pas
requise, tout à l’heure. Qu’est-ce que tu attends de moi ? En tant qu’amie de
Brittany, tu aimerais que je parte à la chasse aux informations pour toi ? Tu
voudrais que je me renseigne sur elle, histoire de savoir quelle position elle
apprécie ou pas au lit ? Quel est ton but, Weston ?
Je crache mon venin jusqu’à épuisement, mais l’ailier des Huskies n’est
pas dupe. Pas le moins du monde déstabilisé par mes propos, il attend
patiemment que je termine de parler, puis incline la tête.
— T’as fini ?
— De faire quoi ? répliqué-je, le plus innocemment du monde.
— Arrête.
— Arrêter quoi ?
— Ton petit jeu. Je viens mettre les choses au clair une bonne fois pour
toutes. En face en face. Ça nous évitera tout malentendu futur et perte de
temps.
— Vas-y, tu as toute mon attention, sifflé-je, amère.
— Bien, déclare-t-il en avançant d’un pas. Jimmy et toi, c’est non.
Compris ?
— Ça, c’est la meilleure de l’année… Brittany et toi, vous venez de flirter
sous mon nez et tu oses me dire que je n’ai pas le droit de sortir avec un autre
garçon ?
— Ce n’est pas ce qu’il s’est passé.
— Je ne suis ni aveugle ni stupide, West. Je sais parfaitement ce que j’ai
vu.
Irrité par mes propos, il avance encore jusqu’à m’acculer contre le mur.
Pour ne pas rompre le contact, je hausse le menton. Il n’est pas question que
je lui donne raison.
— C’est ce que tu as vu, en effet, parce que c’est exactement ce que je
voulais que ton frère voie. J’ai agi comme ça pour toi !
— Pour moi ? C’est une blague ?
Perdue, je me passe une main sur le front. J’inspire un bon coup, puis tâche
de reprendre avec plus de calme. Notre relation est en constant flux tendu.
Parler avec lucidité en devient difficile.
— Ce que tu racontes ne tient pas la route. Tu as dit à mon frère que
Brittany ne t’intéressait absolument pas la dernière fois. Pourquoi tu voudrais
lui faire croire le contraire ?
— J’en ai rediscuté avec lui, après le match avec les Ducks. Il m’a
demandé de reconsidérer les choses avec elle. Manille aimerait nous caser
ensemble.
— Et toi, tu lui obéis pour lui faire plaisir ? Je rêve…
— Ça n’a rien à voir. Je voulais détourner son attention de toi pour qu’il
arrête de te saouler quand je suis dans les parages.
— Et donc, c’est quoi le deal ? Tu vas t’envoyer en l’air avec Brittany pour
qu’on ait le droit à trois pauvres minutes d’intimité volées dans les
vestiaires ?
Sa mâchoire se contracte, ses iris prennent la teinte des profondeurs de
l’océan. Il n’apprécie pas le ton que j’emploie. Il envahit mon espace avec sa
carrure plus imposante que la mienne et je déglutis difficilement quand il se
penche vers moi.
— Et toi, c’est quoi le truc avec Jimmy ? Je croyais que tu n’avais pas le
droit de sortir avec un membre des Huskies ? À moins que cette règle ne
s’applique qu’à moi ?
Pleine de mauvaise foi, j’éclate de rire. Oui, je l’avoue, je voulais faire
croire à Weston que j’avais des vues sur son coéquipier. L’occasion était trop
belle pour la laisser filer. Je mourais d’envie que Weston en crève de jalousie.
Prenant l’air outré, je croise les bras sur ma poitrine.
— Moi, avec Jimmy ? Aux dernières nouvelles, je n’ai accepté de sortir
avec personne. Il m’a proposé une virée en groupe, pas un rendez-vous en
tête à tête. J’en reviens pas… Tu viens de flirter avec Brit sous mes yeux et tu
aimerais que je reste docilement dans mon coin, à attendre de devenir ton
plan cul occasionnel ? Redescends sur terre, Weston. Ça n’arrivera pas !
Une veine se met à pulser sur sa tempe. Il se passe la langue sur les lèvres,
visse son regard assassin dans le mien et nous nous lançons dans un duel
qu’aucun de nous n’a l’intention de perdre. Au bout d’une poignée de
secondes interminables à nous fixer dans le blanc des yeux, il finit par
pousser un long soupir qui vient mourir contre ma joue.
— Tu te trompes sur toute la ligne. Je ne fais pas ça dans ce but. Si Bill
pense que Brit me plaît, il arrêtera de fliquer le moindre de tes gestes. Il
arrêtera de te prendre la tête chaque fois que j’ai le malheur de t’adresser la
parole. Je n’ai jamais eu l’intention de coucher avec cette fille, ni même de
passer la plus petite seconde en sa compagnie. Je me contrefiche d’elle parce
qu’elle ne m’intéresse pas. Je ne la désire pas.
Sa main vient se nicher avec douceur le long de ma mâchoire.
— Elle ne m’attire pas. Toi, en revanche…
Son pouce remonte le long de ma joue, en dessine le contour. Ses mots se
répercutent en moi avec une intensité telle que mon cœur loupe un battement.
J’en ai du mal à enchaîner deux pensées cohérentes.
— Moi ? répété-je pour l’inciter à poursuivre sa phrase.
— Toi…
Toute mon attention est accaparée par sa présence, à quelques centimètres
de mon corps. Instantanément, ma bouche se met à fourmiller d’envie. Il lui
suffirait d’un rien pour réduire la distance, mais il ne bouge pas d’un cheveu.
Au lieu de ça, il se contente de me torturer avec son doigt en venant presser la
pulpe de mes lèvres.
— Toi, Charlie Croft, tu me rends dingue. Je ne supporte pas de voir un
autre mec te tourner autour.
La manière dont mon prénom roule sur sa langue me fout des papillons
dans le ventre. Sa voix rauque ronronne à mes oreilles, engendrant une vague
de frissons sur mon épiderme. Alors qu’il approche davantage, son nez frôle
le mien, et il poursuit son délicieux supplice en murmurant contre ma peau.
— Je ne supporte pas quand tu m’ignores ouvertement. Je déteste te voir
rire avec un autre alors que je suis juste là. Et tu sais pourquoi ?
Je remue imperceptiblement la tête. Son bras libre vient se caler contre le
mur, près de ma nuque, me piégeant pour de bon entre la paroi et son corps
massif.
— Parce que je ne partage pas ce qui est à moi. Et tu es à moi. Compris ?
Sa bouche à un millimètre de la commissure de mes lèvres, il répète son
dernier mot avec plus de fermeté.
— Compris ?
Je hoche la tête pour lui signifier que j’ai saisi le message.
— Je ne laisserai aucun homme, Husky ou non, te tourner autour. Je ne
réponds plus de mes actes quand il s’agit de toi. Alors, arrête de me rendre
fou comme tu le fais.
— À la condition que tu n’approches plus les autres femmes, même si tu
dis le faire pour moi.
Un léger sourire se dessine sur ses lèvres avant qu’elles ne prennent
possession de mon cou.
— Marché conclu, soupire-t-il entre deux baisers sur ma peau.
Mes doigts glissent dans ses mèches brunes tandis qu’il se penche à
hauteur de mon visage. Sa bouche se pose en douceur sur la mienne.
J’accueille son baiser avec envie et une pointe de désespoir. J’ai cru qu’il ne
franchirait jamais ce petit centimètre qui nous séparait. Rassurée de voir nos
pensées se rejoindre, je m’abandonne à ses lèvres divines. Son corps se presse
contre le mien et, tout à coup, il me hisse à l’aide de ses bras sur une pile de
tapis en mousse haute d’un bon mètre. Mes mains capturent son visage,
refusant qu’il s’écarte de moi. Dans ses pupilles dilatées par la tension
sexuelle qui monte en flèche dans le local, je lis tout le désir qu’il ressent
pour moi et qu’il est incapable de refréner.
Une envie similaire à la sienne gronde dans mon ventre, mais il nous est
impossible d’aller plus loin. Weston porte son équipement au complet et cela
prendrait un temps fou — que nous n’avons pas — pour le lui retirer.
— On ne peut pas… soufflé-je.
— Si, on peut.
Alors que sa langue affamée part à la rencontre de la mienne, il s’écarte un
instant pour humidifier deux de ses doigts avec sa bouche. Il les lèche sous
mes yeux ébahis et, dans un geste grisant et sexy au possible, les descend
jusqu’à mon entrejambe. Par réflexe, je resserre mes cuisses en scrutant la
porte du local, mais West sait se montrer persuasif. Sa main experte se fraye
un chemin sous ma jupe. Je tressaille lorsqu’il insère un doigt, puis deux,
dans mon intimité, sans jamais décrocher ses iris de moi. Il se délecte de mon
hoquet de surprise, m’adresse un regard aussi possessif qu’inquisiteur en riant
à voix basse.
Ce que je ressens lorsqu’il me touche de cette manière est indescriptible.
Les va-et-vient de sa main, d’abord doux et prudents, s’accélèrent
progressivement, au rythme de mes soupirs. Peu à peu, de petites étoiles
viennent parsemer l’intérieur de mes paupières closes. Je me concentre
uniquement sur le mouvement fascinant de son index en moi et je resserre
d’instinct mes cuisses autour de son bras. Mon dos s’arque légèrement sous
l’effet de la crispation de mes muscles pendant que j’ondule en parfaite
synchronisation avec lui. Weston me soutient d’une paume placée au creux de
mes reins tandis qu’il approfondit son intrusion dans mon intimité. Je suis
obligée de me mordre les lèvres pour retenir les sons qui s’en échappent. Seul
son prénom parvient à se soustraire à ma vigilance, ce qui lui soutire une
moue victorieuse. Au bout d’une poignée de minutes, n’y tenant plus, je
l’exhorte à augmenter la cadence. Weston obtempère sans se faire prier. À
chaque nouveau mouvement de sa paume, le plaisir affleure davantage,
endommageant pour de bon ma raison.
N’importe qui pourrait entrer dans ce local, pourtant je ne fais rien pour
calmer la fébrilité de Weston ou la mienne. Nous sommes deux fous,
enfermés dans leur tour, loin du reste du monde. Ici, je veux seulement être à
sa merci, être à lui. Je veux qu’il me possède comme personne ne l’a jamais
fait. Weston et moi avons déjà passé une nuit ensemble, c’est vrai, mais les
choses étaient alors différentes. Désormais, ce qui nous lie l’un à l’autre est
bien plus profond, plus viscéral.
Ma peau se pare de frissons. Sous les caresses répétitives de Weston, une
vague de plaisir, amplifiée par la peur d’être découverts, naît bientôt au creux
de mon ventre. Je la sens grandir en moi, prête à coloniser chacune de mes
cellules. Mon corps se tend et Weston augmente le rythme de ses assauts.
— Laisse-toi aller, mon ange.
J’enfouis mon visage contre son cou, m’y accroche autant que possible
pour ne pas perdre pied. La voix de West, si douce et insolente,
personnification même de la tentation, a raison de ma résistance. Alors que
ma chair se resserre autour de ses doigts, un tsunami de plaisir se déverse en
moi, gagnant l’entièreté de mon être. Les sensations sont trop intenses pour
que je le contienne et l’orgasme tant désiré explose en moi. Je gémis contre
ses lèvres avant qu’il ne m’embrasse à pleine bouche. J’en ai le tournis. Je me
cramponne à ses épaules le temps que les spasmes de mon bas-ventre se
calment. Le souffle aussi saccadé que le mien, West me dévore du regard en
silence. À cet instant, nous n’avons pas besoin de mots pour comprendre que
nous venons de franchir un cap qu’aucun retour en arrière ne pourra effacer.
À la manière dont mes bras sont arrimés à son cou, à la façon dont ses mains
sont accrochées à mes hanches, il sait que je lui appartiens corps et âme, tout
comme lui m’appartient. Je dépose une pluie de baisers sur sa mâchoire
pendant que son autre paume remonte jusqu’à mon visage.
— West ?
Nous sursautons tous les deux. Quelqu’un le cherche dans le couloir. Nous
n’avons pas le temps de réagir que, soudain, notre pire cauchemar se produit :
la porte s’ouvre.
Dans un élan de lucidité, mon complice me pousse loin de lui, de manière
à ce que je sois hors de la vue du joueur qui fait son entrée. Je m’empresse de
rabattre ma jupe sur mes genoux, priant pour ne pas avoir les joues rougies
par l’émotion. Je remercie intérieurement Weston de ne pas m’avoir
déshabillée, puis je me tourne vers Yann qui esquisse un pas dans la salle. Il
nous dévisage l’un et l’autre, à tour de rôle, ses sourcils blonds haussés.
— Je te cherchais pour le prochain exercice, nous explique-t-il. Mais si je
dérange, je peux repasser.
— Tu ne déranges personne, coupé-je. West me filait juste un coup de
main.
Yann plisse les paupières, absolument pas convaincu par ce que je raconte.
Merde.
Je me mords l’intérieur des joues. Weston, de son côté, paraît moins
déconcerté que moi. Après tout, il a peut-être raison. Yann n’a rien aperçu de
compromettant. Rien ne nous empêche de nous trouver tous les deux dans le
local à matériel. Si ?
— Tu as encore besoin d’aide, Charlie ? Ou je peux retourner m’entraîner ?
me demande Weston.
Je cligne bêtement des yeux alors qu’un sourire complice étire ses lèvres.
— Non, ça devrait aller. Je crois que j’ai tout rangé au bon endroit, merci.
L’ailier me salue et sort de la pièce le premier, rapidement suivi par Yann.
Dès que je me retrouve seule, je me laisse glisser sur le sol, les jambes encore
flageolantes de l’orgasme qui a secoué mon corps. Je renverse la tête en
arrière, le temps que ma respiration reprenne un rythme normal, quand mon
téléphone se met à vibrer au fond de ma poche. Je l’extirpe de ma veste pour
regarder de quoi il s’agit. C’est un numéro inconnu qui s’affiche. Pour la
première fois de ma vie, un SMS de Weston Parker apparaît sur l’écran et des
papillons s’envolent au creux de mon ventre, à l’exact endroit où sa main se
tenait encore, un instant plus tôt.
Numéro inconnu : On remet ça quand tu veux, mon ange. Samedi,
après le concert ?

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21.
Questions - réponses

Charlie

— Passez une bonne soirée, les filles. Envoyez-moi un message dès que
vous arrivez à l’hôtel. Je vous aurais bien accompagnées, mais il y a trop
d’embouteillages. Ça n’avance pas du tout. J’ai peur que vous ne soyez en
retard. Vous irez plus vite à pied.
— T’inquiète. On gère, déclare Emma, sûre d’elle.
Les joues fardées de rose, des strass pour rehausser son regard et les cils
couverts d’un mascara vert pomme, la nièce de Frank n’a qu’une hâte :
sortir de cette voiture au plus vite. Depuis qu’elle a aperçu le toit du
WAMU Theater, à deux rues d’ici, elle trépigne d’impatience. Son oncle
rigole avant de se tourner vers moi.
— Prends soin d’Emma, Charlie. J’ai déjà prévenu la réception que vous
étiez en route. Et garde un œil sur ce crétin de Weston. Il serait capable de
s’attirer des problèmes même à un concert pour gamines.
— Compte sur moi, soufflé-je en ouvrant la porte.
— C’est pas un concert pour gamines, s’indigne la fillette tandis que la
voiture derrière nous se met à nous klaxonner allégrement.
— Ouais, pardon. J’ai rien dit. Bon, filez avant d’être en retard. Charlie,
tu as mon numéro s’il y a un problème.
Emma adresse un signe de la main à Frank et dès que nous sortons du
véhicule avec nos valisettes, elle m’attrape le bras pour que je la suive.
— J’ai vérifié sur Google Maps, dans la voiture. C’est par là qu’il faut
aller. J’ai même appris par cœur l’itinéraire entre l’hôtel et le WAMU Theater
pour être sûre de ne pas perdre de temps.
Impressionnée, je hoche la tête, puis je plisse les yeux.
— Rappelle-moi quel âge tu as, déjà ? Dix-huit ans ?
Elle glousse tout en trottinant à mes côtés. Sans les tresses et son visage
juvénile encore rond, on pourrait la prendre pour une ado à l’entendre
parler. Emma est l’une de ces petites filles très avancées pour leur âge. Je ne
sais pas si c’est le fait de se retrouver régulièrement sans ses parents qui l’a
forcée à mûrir aussi vite, mais elle me surprend à chacune de nos
rencontres. Hier encore, quand je suis passée la voir chez Frank, elle
m’impressionnait par son indépendance.
Sa mère et son père travaillent avec les plus grands hôtels du pays, ce qui
les amène à voyager régulièrement. C’est grâce à eux que nous avons eu des
chambres gratuites pour la nuit, ils connaissent toute l’équipe du Silver Cloud
Hotel. En ce moment, ils refont la décoration d’un nouvel établissement en
Californie. Quand ils s’absentent, ils confient la prunelle de leurs yeux à Frank,
son oncle, pour le plus grand bonheur des Huskies. De ce que j’en sais,
Weston connaît bien les parents d’Emma. Ils ont l’habitude que l’ailier des
Huskies l’emmène au cinéma ou à la fête foraine.
— Regarde, l’hôtel doit se trouver à l’angle à droite, c’est marqué là !
s’exclame la petite en pointant du doigt un panneau en hauteur.
J’acquiesce et nous poursuivons notre route sur un trottoir bondé. Il y a fort
à parier que les trois quarts des passants que nous croisons se rendent au
concert, eux aussi. Depuis la fusillade à laquelle j’ai assisté à Denver, je ne
suis pas à l’aise quand il y a autant de monde autour de moi. Lieu inconnu,
étrangers… voilà le parfait cocktail pour que je sois sur le point de faire une
crise d’angoisse. Pour Bill, cette soirée représente une épreuve à affronter sur
le chemin de la guérison. Facile à dire.
Frank a appris à me faire confiance. Ce n’est pas évident de confier sa
nièce à une nana rencontrée il y a à peine quelques semaines. Il n’est pas
question que je manque à mon devoir. Il compte sur moi pour veiller sur
elle. J’ai promis de faire de mon mieux et je compte bien y parvenir. Je
prends une grande inspiration avant de jeter un coup d’œil discret aux gens
qui nous entourent. Mis à part le mec un peu flippant équipé d’un bonnet et
de lunettes sombres, tous les autres portent des vêtements amples aux
couleurs flashy, comme Billie Eilish.
La nuit tombe sur Seattle. Il est presque vingt heures et Weston doit nous
rejoindre à l’hôtel d’ici une quinzaine de minutes. Il travaillait à l’irish pub,
ce soir. Par chance, il a réussi à modifier son planning. Il rattrapera ses
heures la semaine prochaine.
— Reste près de moi, murmuré-je à l’attention de la fillette qui se faufile
entre les badauds. Il y a beaucoup de monde.
— Roh, ça va. On est presque arrivées.
Têtue et trop pressée, Emma n’écoute rien. Je peste alors que je la perds
de vue pendant deux longues secondes. J’aperçois finalement un bout de
son pantalon qui dépasse derrière des passants. J’accélère et une impression
bizarre me trouble. Traînant ma valisette derrière moi, je finis par rattraper
la fillette par le poignet pour l’obliger à rester à proximité de moi. Soudain
tendue, je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Il y a tellement de
monde que je ne sais pas bien ce que je cherche. Une petite voix à
l’intérieur de mon crâne me chuchote d’agir avec prudence. La dernière fois
que mon intuition m’a mise en garde, elle m’a sauvé la vie…
Je balaie les alentours du regard. J’ai la sensation d’être observée, voire
suivie, ce qui est complètement ridicule. Vu le nombre de personnes dans
cette rue, il y a forcément des gens qui marchent dans la même direction
que nous. Ça ne signifie pas pour autant que quelqu’un le fasse
volontairement. C’est ma mauvaise expérience qui me rend parano, rien de
plus.
Je secoue la tête et chasse rapidement cette impression idiote devant
l’immense sourire d’Emma lorsque nous atteignons notre but. Waouh ! Les
parents d’Emma ne rigolaient pas quand ils disaient que leur fille aurait
droit au grand luxe. Un quatre étoiles… rien que ça. Je me retiens de
glousser en détaillant la devanture du Silver Cloud Hotel. Elle est
magnifique, mais je n’ai pas le temps de m’ébahir. Nous devons déposer
rapidement nos bagages pour être à l’heure au concert.
J’ai à peine levé le nez vers les étages que la petite m’entraîne à sa suite.
Nous franchissons les portes d’entrée. Je n’ai même pas besoin de sortir
mon téléphone pour présenter la confirmation de réservation à l’hôtesse
d’accueil. Elle reconnaît aussitôt Emma et, en une poignée de minutes, j’ai
déjà récupéré notre clé ainsi que celle de Weston. La suite qu’Emma et moi
partagerons se trouve pile en face de la chambre du hockeyeur. Un groom
nous guide dans les couloirs et je déverrouille la porte. Emma se précipite à
l’intérieur la première pour s’attribuer la plus belle des chambres. Celle
qu’elle a choisie, sur la droite, a une vue imprenable sur la baie. On y
aperçoit même des bateaux, toutes lumières allumées, flotter sur l’eau. Je
connais mal Seattle, mais ce panorama est à couper le souffle. Je rejoins
mon lit à gauche du salon, puis je me penche par la fenêtre pour admirer
l’extérieur de mon côté. La vue donne directement sur le WAMU Theater, à
quelques pas d’ici.
— Emma, il y a déjà une file immense devant la salle, l’informé-je tandis
qu’elle déboule à toute vitesse.
Ses yeux s’écarquillent lorsqu’elle aperçoit la foule de plusieurs
centaines de personnes.
— On est en retard ? On devrait y aller, non ? Weston n’a qu’à nous
rejoindre à l’intérieur.
Je lui souris tendrement avant de refermer la fenêtre.
— Impossible. De une, West n’a pas son ticket, c’est moi qui l’ai. De
deux, il ne nous retrouvera jamais avec tout ce monde. En plus, il ne va pas
tarder. Il s’est dépêché pour toi, la moindre des choses serait de l’attendre.
On devrait aller l’accueillir en bas, qu’est-ce que tu en penses ?
Elle opine du chef, déjà prête à redescendre, et je consens à la suivre
encore une fois.
Mon téléphone se met à vibrer au même moment. Je le regarde
brièvement.
— Weston vient d’arriver. Tu vois qu’il est ponctuel !
Emma bondit sur ses pieds et je l’imite. Honnêtement, j’ignore qui de
nous deux est la plus pressée de retrouver Weston. Emma qui attend son
fidèle ami pour aller à son concert, ou moi qui ne cesse de repenser aux
promesses sensuelles qu’il m’a faites à propos de cette soirée. Rien qu’en y
songeant, mon bas-ventre se contracte délicieusement.
Aujourd’hui, il n’y a ni Husky ni Bill dans les parages. Juste lui, moi et…
Rah ! Fait chier.
— Emma ! Attends-moi ! Je n’ai même pas encore fermé la porte ! la
hélé-je tandis qu’elle disparaît dans la cage d’escalier.
Je pousse un soupir en récupérant ma clé, puis m’empresse de descendre
les huit étages jusqu’au hall. Heureusement que je sais qu’elle connaît bien
les lieux… Dans mes rêves érotiques avec l’attaquant des Huskies, je n’ai
jamais envisagé que cette fillette, du haut de ses huit ans, serait un obstacle
d’envergure. Personne ne la pense aussi têtue quand elle papillonne de son
regard innocent !
Lorsque j’atteins enfin l’entrée de l’hôtel, je retrouve Emma dans les bras
de Weston. Ce dernier lui ébouriffe les cheveux, la mine attendrie. Je les
rejoins en poussant un long soupir et je désigne le petit diablotin du bout de
l’index.
— J’en connais une qui n’écoute personne, aujourd’hui, grondé-je.
West incline légèrement la tête sur le côté et son sourire s’étire en
m’apercevant.
— Un sweat à capuche ? me lance-t-il, amusé. Est-ce que c’est une tenue
à la mode chez les fans de Billie ?
— Pourquoi ? Tu as quelque chose contre ? riposté-je. Il n’y a rien de
plus agréable à porter.
Il rigole à voix basse, plisse les paupières en me dévisageant.
— Est-ce que je t’ai dit que j’avais une passion pour ce genre de
vêtement ? me taquine-t-il. J’en ai déjà un bleu en ma possession, mais je ne
suis pas contre le fait d’agrandir ma collection.
Je me retiens de rire et ne relève pas son insinuation. Emma s’impatiente,
ce n’est clairement pas le moment de flirter avec Weston. Je m’oblige à me
concentrer sur autre chose que les beaux yeux de mon interlocuteur et leur
fais signe qu’il est temps d’y aller. Si je m’écoutais, je passerais le reste de
ma soirée à mater le fessier musclé de Weston, moulé à la perfection dans
son jean. Comme quoi, patiner plusieurs heures par semaine… ça a du bon.
Le visage d’Emma perd toute trace de joie lorsqu’elle aperçoit
l’extrémité de la file d’attente.
— On va devoir faire la queue pendant des heures, se lamente la fan
numéro 1 de Billie Eilish.
Je me hisse sur la pointe des pieds afin d’avoir une vue d’ensemble
pendant que Weston se met à ricaner.
— Oh, allez, Emma. Tu ne vas pas bouder si près du but. Même si on
reste ici pendant trente minutes, ce n’est rien à côté de l’heure trente de
bonheur qui t’attend.
— Une heure trente de torture pour toi, tu veux dire, se moque-t-elle.
Je hausse un sourcil dans la direction de Weston.
— Tiens, c’est bien vrai, ça, réalisé-je enfin. Frank a dit qu’il ne
supportait pas ce genre de musique, mais toi, tu apprécies Billie Eilish ?
À sa grimace, j’en déduis que cette artiste ne fait pas vraiment partie de
sa playlist habituelle.
— Pourquoi t’es venu si tu n’aimes pas ?
— Parce que cette petite tête blonde me l’a demandé, et ses parents
m’ont obligé à accepter sous peine de représailles, plaisante-t-il. Mais je
ferai ce sacrifice une seule et unique fois. Faut pas abuser non plus.
Il offre un sourire sincère à Emma qui le lui rend avec naturel. Il y a une
complicité forte entre ces deux-là. Je me retrouve à les observer longuement
pour tenter de comprendre leur relation avant de me rendre compte que ça
fait deux bonnes minutes que je fixe West, ce qui ne lui a pas échappé. L’air
amusé par ma façon de le regarder, il finit par plisser le front.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’interroge-t-il.
— Non, rien.
— Sérieusement, qu’est-ce que tu as ?
Sa voix est douce, à peine joueuse, ce qui ressemble peu au hockeyeur
que j’ai l’habitude de côtoyer.
— Je me disais seulement que je ne connaissais pas grand-chose de toi, à
commencer par tes goûts musicaux.
— C’est simple, intervient Emma, il n’aime rien. Il déteste tout ce que
Frank et moi lui avons fait écouter.
— J’ai des goûts bien précis, ça n’a rien à voir, se défend-il.
— Quoi, par exemple ? lui demandé-je.
— Je ne sais pas moi, Muse ou encore System of a Down.
— Oh… tu es plutôt ancienne école.
Nous avançons de quelques pas, signe que les portes de la salle sont enfin
ouvertes. Une goutte de sueur froide dévale mon dos et me fait frissonner.
D’ici une poignée de minutes, je me retrouverai coincée au milieu de la
foule, sans possibilité de m’enfuir si les choses tournaient mal. Ma main se
resserre autour de la barrière qui guide la file. Je m’enjoins au calme
pendant qu’Emma pousse un cri de joie trop aigu pour mes tympans
sensibles. En tout cas, sa bonne humeur fait plaisir à voir, elle est
communicative. Il n’y a qu’à regarder Weston pour le constater. Je ne l’ai
jamais connu si détendu et souriant. L’homme à mes côtés est à l’opposé de
celui que j’avais rencontré chez Frank. Il capture mon regard alors que je
l’épie une nouvelle fois et, prise en flagrant délit, je me retiens de détourner
la tête. J’aurais l’air d’autant plus coupable si je le faisais.
Comme s’il percevait mon inquiétude, il se rapproche.
— Et donc… qu’est-ce que tu aimerais savoir d’autre, Charlie ?
Demande-moi n’importe quoi et je te répondrai.
— Tout ? Vraiment ? T’es sûr de toi ?
— Absolument.
Sa façon de s’humecter les lèvres entre deux phrases soufflées a le don de
me rendre dingue. Je promène mon regard sur lui pour réfléchir sans que
ses yeux perçants viennent parasiter mes pensées déjà éparses.
— Hmm… Quelle est ta couleur favorite ?
— Oh, c’est simple, c’est le bleu ! s’écrie Emma, ravie de pouvoir
répondre à sa place.
À peine sa phrase prononcée, la petite pivote sur ses talons pour
surveiller l’avancée de la file.
— Elle était facile. Tous mes amis le savent. Question suivante ?
— Ton plat préféré ?
— La pizza ananas, déclare-t-il, un rictus fier sur les lèvres.
Choquée, je le dévisage avec dégoût.
— T’es sérieux ?
— Non, se marre-t-il. La pizza végétarienne.
Je fronce les sourcils, puis je comprends qu’il se fiche de moi une
nouvelle fois.
— T’es pas drôle, Parker. Tu avais dit que tu répondrais à toutes mes
questions.
— Je n’ai jamais dit que ce serait la vérité. Tu sais… je viens de remarquer
un truc de dingue. Tes expressions sont facilement identifiables. Tiens, là, je
peux voir que t’es blasée. C’est marrant.
— Quel génie tu es, répliqué-je sur un ton sarcastique.
— Vas-y, pose-moi une dernière question. J’y répondrai franchement.
Dépitée, je secoue la tête. Il rit dans sa barbe pendant que nous
approchons des portes du WAMU Theater. Je sors nos billets tout en levant
les yeux au ciel.
— Non.
— Allez, c’est ta dernière chance, Croft, me lance-t-il en me bousculant
d’un coup d’épaule pour me faire réagir. Je ne dirai que la vérité, rien que la
vérité.
— Questionne-le sur sa copine, me souffle Emma un peu trop fort. Il
refuse de me dire quoi que ce soit sur elle.
Je croise le regard effronté de Weston qui se demande si je vais oser. La
lueur franche dans ses iris océan me met clairement au défi de le faire. Les
mots me brûlent les lèvres, menacent de s’échapper, mais je résiste et les
retiens prisonniers. Il est hors de question que je l’interroge sur ce sujet
épineux. Je ne veux pas connaître la réponse, car il y a une chance sur deux
pour qu’elle ne me convienne pas. Je n’ai pas envie de me gâcher la soirée
alors qu’elle s’annonce déjà éprouvante. Au lieu de participer à ce jeu
stupide, je tends nos billets au mec posté à l’entrée d’une main tremblante.
Nos places se trouvent près de l’allée centrale, à une vingtaine de mètres
de l’estrade. Nous nous installons le long des barrières de sécurité qui vont
du fond de la salle à la scène, de manière à ce que la petite Emma ne soit
pas écrasée par les fans trop excités. Guidée par ce réflexe détestable qui
me pourrit la vie, j’énumère les sorties visibles, la boule au ventre, et je
commence à compter. Le bras rassurant de Weston se glisse derrière ma
taille au moment où il se place près de moi.
— Si tu n’as pas de question, moi j’en ai une.
La gorge serrée, je ne lui réponds pas, mais je l’invite à poursuivre d’un
geste.
— Qu’est-ce qui t’effraie à ce point ?

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22.
Invités surprises

Charlie

Devant nous, Emma a son attention fixée sur la scène encore déserte.
Quelques techniciens effectuent les derniers tests son avant l’arrivée de
l’artiste. Je balaie les alentours d’un regard inquiet jusqu’à croiser les iris
bleus posés sur moi.
Un puissant coup de caisse claire retentit dans la salle. Je me couvre les
oreilles en rentrant la tête entre mes épaules, comme on le fait lorsqu’une
détonation d’arme à feu résonne à proximité. Weston articule quelque
chose, pourtant je suis incapable de répondre. Tétanisée, je lutte pour que ce
stupide décompte s’arrête dans ma tête, mais il n’y a rien à faire. C’est juste
plus fort que moi.
Un. Deux. Trois.
— Charlie ?
Je perçois sa voix, perdue quelque part dans le brouillard qui m’entoure.
Quatre. Cinq. Six. Sept. Ses mains se posent sur mes épaules tandis qu’il
m’appelle une nouvelle fois.
Huit. Neuf.
Les yeux de Weston s’ouvrent en grand quand il comprend.
Dix.
— Ça n’a rien à voir avec une phobie sociale, hein ?
Je remue la tête lorsque je parviens à reprendre le contrôle de mon corps.
— Ça dure depuis longtemps ?
— Depuis mai, soufflé-je.
West jette un coup d’œil à Emma afin de vérifier qu’elle n’écoute pas,
puis il poursuit son interrogatoire.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Une fusillade, à Denver, lâché-je simplement.
Il fronce légèrement les sourcils, rabat mon corps contre le sien avec
douceur.
— Bill m’a parlé d’un drame à ton université, peu avant qu’on se dispute,
lui et moi, mais je n’aurais jamais pensé que tu l’avais vécu de près… Ça
explique bien des choses, chuchote-t-il en embrassant ma tempe. Tu n’es
pas toute seule, Charlie. S’il se passe quoi que ce soit, je suis là.
Reconnaissante, je lui adresse un sourire timide. Emma pousse un
hurlement strident alors que les lumières s’éteignent. La foule impatiente
s’agite et Weston se place en rempart entre Emma et moi, et le reste des
spectateurs.
Les premières minutes du concert se déroulent dans la joie et le calme, ce
qui aide fortement à diminuer mon stress. Je parviens presque à profiter de
l’ambiance. Même si je fais mon possible pour ne pas jeter des regards
curieux à Weston, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point il est
attaché à la nièce de Frank. Il se comporte avec elle comme un véritable
grand frère. Il prend ce rôle très à cœur. Je me demande s’il a des frères et
sœurs. Il ne m’a jamais parlé de sa famille. J’ignore s’il s’entend avec ses
parents, s’il leur rend visite de temps en temps. Je me rends compte que
j’aimerais en savoir plus à son sujet. Beaucoup plus. Et quand je commence
à avoir ce genre de pensées à propos d’un garçon, ça n’augure rien de bon.
Bill va me détester. Il n’était déjà pas ravi d’apprendre que Weston nous
accompagnerait, mais j’ai omis de mentionner que Frank ne serait pas de la
partie… Et puis, ce n’est pas comme si nous étions en tête à tête. Il y a cette
blondinette, dont les yeux pétillants sont rivés à la scène.
Emma se tient à un mètre devant nous. J’observe rapidement le spectacle,
mais mon attention est vite détournée par la silhouette massive du
hockeyeur, à quelques centimètres de moi. Je souris malgré moi et Weston
penche la tête dans ma direction. Pensant qu’il souhaite me parler, je me
rapproche de lui afin de mieux l’entendre. Or, sa bouche ne s’arrête pas près
de mon oreille. Un hoquet de surprise s’échappe de ma gorge alors qu’il
continue sa route jusqu’à atteindre mes lèvres. Il me faut un instant pour
réaliser que c’est déjà terminé.
Je contiens un soupir de frustration. Weston a décidé de titiller mes nerfs
et il sait parfaitement s’y prendre. Fier de son petit effet, il réitère
l’expérience le long de ma nuque dès qu’Emma a le dos tourné.
— West, soufflé-je d’un ton réprobateur.
— Tu es trop tendue. Je t’aide à profiter du moment…
Plus les minutes s’écoulent, moins je parviens à prétendre que je ne suis
pas raide dingue de ce type. Quand sa bouche s’égare sur mon lobe, quand
il enfouit son visage dans mes cheveux pour humer mon parfum, mon cœur
s’emballe et je ne suis pas sûre qu’il mesure l’ampleur du tsunami qu’il crée
en mon for intérieur. Ce ne sont plus de simples papillons qu’il réveille,
c’est mon âme tout entière qu’il ébranle.
— La suite après le concert, mon ange, souffle-t-il avant de se concentrer
sur la surveillance d’Emma.
Des frissons se répandent sur mon corps en même temps que la chaleur
se propage dans mon ventre. Mon Dieu… j’ai beau apprécier l’artiste sur la
scène, quatre-vingt-dix minutes ne m’ont jamais paru aussi longues de toute
ma vie. Je tente de profiter des chansons, mais l’homme qui ne cesse
d’effleurer ma peau représente le seul et unique intérêt de ma soirée.
Pardon Billie, mais face à Weston, je crains que personne ne soit à la
hauteur.
Une main possessive posée sur ma hanche et l’autre placée en protection
d’Emma, l’ailier des Huskies joue la défense, ce soir, et il me tarde qu’il
passe à l’attaque.
Lorsque nous quittons le WAMU Theater à la fin du concert, je ne suis
plus qu’une boule en tension, prête à imploser. Je fais mon possible pour ne
pas paraître troublée, mais j’ai le plus grand mal à conserver mon calme
près de Weston. Prétendre que je ne ressens rien et rester de marbre en sa
présence, comme une fichue statue, devient de plus en plus compliqué.
Les fans amassés dans les couloirs nous empêchent d’avancer et nous
perdons près de trente minutes à essayer de nous faufiler dans la foule
compacte. Je comprends mieux pourquoi Frank insistait pour que nous
dormions à l’hôtel au lieu de rentrer en voiture. Il est plus de vingt-deux
heures et la petite Emma montre des signes de fatigue. Nous décidons de
faire un rapide détour. Au lieu de marcher tout droit, en direction du sud,
nous contournons le pâté de maisons pour rejoindre l’hôtel par un second
accès. La pluie s’est invitée à notre promenade nocturne. Weston décide de
la porter sur son dos le temps de rentrer, mais rapidement, l’ambiance bon
enfant se transforme. Alors que nous laissons derrière nous les chants des
fans qui refont le concert, l’atmosphère s’alourdit. J’ai une impression
désagréable de… déjà-vu. Comme tout à l’heure en arrivant près du Silver
Cloud Hotel, je m’arrête une seconde pour regarder par-dessus mon épaule.
Il n’y a pas grand monde dans cette rue-là, si ce n’est les deux mecs qui
nous suivent et celui qui vient en face.
— Ça va Charlie ? Qu’est-ce que tu fais ? me demande Weston en
ralentissant à son tour.
Comme je ne réponds rien, il se met à me chambrer.
— Tu veux que je te porte, toi aussi ?
Weston fait le pitre, mais je ne l’écoute pas. Une sensation familière
commence peu à peu à enfler dans ma poitrine. Je perçois les alertes de mon
cerveau qui me conseille de partir d’ici au plus vite. Je sais reconnaître
quand on est pris au piège. Et là, je me sens faite comme un rat.
— Allez, viens. La température baisse et j’ai peur qu’Emma tombe malade
avec la flotte. Frank va me tuer si elle prend froid.
Je recule dans sa direction sans geste brusque. Mon cœur se fracasse dans
ma poitrine, pourtant je ne me presse pas. Face à la mort, rien ne sert de
courir.
— West, murmuré-je, la voix soudain éraillée. Il y a deux hommes
cagoulés qui nous suivent.
— Quoi ?
— Je-je reconnais les vêtements de celui qui arrive derrière toi. Je l’ai vu
avant le concert.
— T’es sûre de toi ?
Il relève la tête. La fin de sa phrase se brise dans sa gorge lorsqu’il
comprend que je dis vrai. Weston ne cille pas. Il ne bouge même plus,
pourtant son attitude change du tout au tout.
— Putain… Je suis désolé pour ça, Charlie.
— Désolé pour quoi ?
Mais il ne me répond pas. Il se contente de reposer Emma aussi
doucement que possible sur le sol. Il caresse ma joue du dos de son doigt,
les traits inquiets et tendus au possible.
Mon corps se crispe. Je connais ce regard. Je l’ai déjà aperçu dans les
yeux terrifiés des étudiants pris au piège dans l’amphithéâtre avec moi.
Quelque part, au milieu de l’épouvante, il y a une forme de résignation. Une
sorte d’acceptation de son sort.
Les trois hommes ralentissent. L’un d’eux sort une crosse de hockey de
derrière son dos. Je frémis de la tête aux pieds quand je réalise qu’ils sont
venus exprès pour affronter Weston.
— Alors, Red Falcon, on se balade ?
Ce dernier ne réagit pas à leur provocation. Il tourne la tête vers moi et je
peux découvrir dans ses yeux toute l’angoisse qui y règne.
— Quand je te le dirai, enfuis-toi avec Emma. Compris ?
Je refuse en remuant la tête. Je n’ai pas envie d’abandonner Weston ici.
Pas comme ça. Pas alors qu’ils sont trois, armés, contre lui.
— Si, tu vas le faire.
Je ferme les yeux, serre fort la main de la fillette rendue muette par la
stupéfaction. Dans mon esprit, un décompte commence sans que je le
veuille.
Un. Deux. Trois. Quatre.
Weston fait un pas en avant pour se positionner entre les hommes et nous
et le premier coup de crosse part. J’entends l’arme se fracasser sur l’épaule
de Weston alors qu’il hurle :
— Charlie, cours !
Cinq. Six. Sept. Huit.
Incapable de bouger, je tremble de la tête aux pieds. Des larmes de
terreur roulent sur mes joues lorsqu’un deuxième coup fait vibrer l’air.
— Putain… Charlie, cours ! Emmène Emma loin d’ici.
Neuf.
Dix.
Et cette fois-ci, j’obéis sans un regard en arrière. Je m’élance dans la nuit,
le ventre noué par la peur et les sanglots coincés dans ma gorge, avec pour
seul mot à la bouche, le prénom de Weston.

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23.
Les règles du jeu

Weston

Le souffle coupé par le coup de crosse balancé à toute vitesse dans mon
ventre, je suffoque. J’ai les côtes en feu, si bien que je suis forcé de cracher
mes poumons pour pouvoir respirer. Une vive brûlure irradie dans ma
poitrine. J’inspire à la hâte une grosse bouffée d’oxygène avant de
m’étouffer et l’air siffle en pénétrant mes bronches.
Putain.
À quatre pattes sur le sol, les mains douloureusement vissées au goudron
rugueux, je relève la tête avec prudence vers mes assaillants. Celui qui
paraît être le donneur d’ordres se tient fièrement à trois mètres de moi. S’ils
n’étaient pas trois, je lui éclaterais déjà la gueule à l’heure qu’il est.
— Tu connais la règle, Red Falcon. Chaque fois que tu désobéis, tu es
puni.
Il adresse un signe de la tête à l’un de ses complices et la crosse s’élève à
nouveau au-dessus de mon corps. Je roule sur le flanc afin d’éviter de me la
prendre en plein crâne et le coup frôle de justesse ma veste. Je crois l’avoir
échappé belle, mais le bâton revient dans ma direction. Je serre les dents,
encaisse le choc dans mon flanc gauche.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? soufflé-je entre deux expirations
difficiles.
— Que tu suives nos instructions. Le deal était clair.
Je secoue vivement la tête avant de réussir à m’accroupir.
— Le deal était surtout terminé ! On avait passé un accord pour trois
matchs et j’ai tenu parole.
— Tu devrais savoir qu’une fois que tu as mis le doigt dans l’engrenage,
ça ne s’arrête jamais.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de plus ? Je ne vais pas obéir
toute ma vie à vos stupides instructions.
— Ça ne te déplaisait pas, pourtant, au début.
— On avait un accord, hurlé-je. Trente pour cent pour moi, le reste pour
vous. J’ai respecté ma parole, maintenant fichez-moi la paix.
— Ce serait trop facile de t’autoriser à te barrer comme ça.
— C’est quoi, votre problème ? Vous voulez plus de fric ? S’il faut que je
rembourse Indy, je le ferai. Laissez-moi juste un peu de temps pour
rassembler l’argent.
Les hommes cagoulés échangent quelques regards entre eux avant
d’éclater de rire. J’ai beau détailler leurs carrures et leurs voix, je ne
reconnais aucun de ces mecs. Est-ce qu’ils sont nouveaux dans la bande ?
Celui qui se tient derrière moi prépare sa crosse pour le prochain coup. Je le
garde à l’œil tandis que le leader du groupe reprend ses intimidations.
— Indy se fout de ton fric. Elle veut juste que tu suives les instructions.
Ce n’est pas compliqué à piger.
Je tique. Elle ? Indy est un mec de mon ancienne université, pas une fille.
C’est un prénom mixte, mais si ces gars viennent de sa part, ils sont
forcément au courant.
À moins qu’ils bluffent ?
Mes yeux s’écarquillent lorsque je comprends que ces trois hommes
n’ont probablement aucun rapport avec mon ancienne bande. Je décide de
vérifier si ma supposition est vraie en les testant, et ils foncent droit dans le
panneau.
— Indy acceptera peut-être ma proposition si je double le montant. C’est
une femme intelligente.
— Et où est-ce que tu vas trouver l’argent, Red Falcon ? Aux dernières
nouvelles, tu as fait appel à elle parce que tu manquais de thune, justement.
Ne me fais pas croire que t’es devenu plein aux as entre-temps. Indy se
contrefout de ton fric, de toute façon. Elle veut seulement que tu obéisses.
Si elle te demande de perdre un match, tu le fais. Un point c’est tout.
— Ah ouais ?
Je réfléchis à la hâte tout en les gardant à l’œil. Même s’ils ne savent pas
qui est Indy, ils ont l’air très au courant du deal que j’ai passé avec lui. Ils
ont même connaissance de mes problèmes de fric, pourtant ce n’est pas un
détail que je crie sur les toits. Un déclic s’opère soudain dans mes pensées.
Cette histoire de paris était un accord secret entre Bill, la bande avec
laquelle je traînais quand j’étais à l’université de Seattle et moi. Marc, lui, a
compris tout seul ce qui se tramait en nous voyant saboter notre jeu.
Si les trois hommes face à moi ont appris l’existence de ce pacte, c’est
que ça a fuité quelque part. Visiblement, ce n’est pas Indy qui m’a balancé,
vu qu’ils sont persuadés qu’il s’agit d’une femme.
Peu à peu, des liens entre les messages de menace reçus dans les
vestiaires et les paroles de Marc se tissent. Ce dernier est certain d’avoir vu
un étudiant de l’U-Dub l’agresser avant de tomber dans le coma. De plus, il
semblerait que la personne qui a déposé ces mots dans mon casier avant le
match soit un proche des Huskies, étant donné qu’aucun inconnu n’a accès
aux vestiaires. Tous ces éléments me font dire que les trois hommes face à
moi ne viennent pas de mon ancienne université comme je le croyais. Ce
sont peut-être même des gens que je fréquente tous les jours.
Sentant la rage bouillir dans mes veines, je serre les poings. Indy ne me
balancerait jamais parce qu’il sait très bien qu’il coulerait avec moi. Bill ne
me ferait jamais ça et Marc était dans le coma.
Mais alors qui sont ces mecs ? J’ignore d’où ils sortent et comment ils
ont eu accès à toutes ces informations.
L’homme derrière moi me pousse du bout de sa basket pour me faire
perdre mes appuis. Je conserve le silence, mais ma patience touche à sa fin.
Viendra un moment où je riposterai, quitte à finir à l’hosto ou en taule.
C’est le problème avec moi. Quand je suis lancé, je suis incapable de
changer de trajectoire. On ne me surnomme pas Red Falcon pour rien. Or, il
ne faut pas que je perde le contrôle. Je dois réfléchir. Qu’ils me frappent
s’ils le veulent, j’encaisserai. Tout ce qui m’intéresse, c’est trouver
comment tirer avantage de la situation. Je dois arriver à en démasquer au
moins un. Et pour ce faire, je n’ai pas d’autre solution que de me battre avec
eux.
Pff… J’imaginais une fin de soirée bien différente.
Je ferme les yeux une fraction de seconde et le visage de Charlie s’invite
derrière mes paupières. Je réprime un frisson d’angoisse. Je ne sais même
pas si Emma et elle sont rentrées à l’hôtel. Peut-être qu’il n’y avait pas que
trois hommes dans cette ruelle et qu’elles se retrouvent dans la merde par
ma faute.
Je tourne vite fait la tête pour tenter d’apercevoir l’extrémité de l’allée,
cependant je ne distingue personne.
— Pas la peine de chercher un moyen de t’enfuir, Weston. On ne te
laissera pas t’échapper.
Si seulement je pouvais avoir la confirmation qu’elles sont en lieu sûr, je
me sentirais déjà plus serein. Au fond de ma poche, j’attrape mon téléphone
et je le déverrouille à l’aveugle grâce au bouton sur le côté. Je le sors
prudemment pour le poser sur le goudron, en sécurité entre mes jambes.
J’ignore les divers messages qui sont arrivés durant le concert et j’active
l’enregistrement vidéo. Si je peux ramener une quelconque preuve du
chantage que je subis depuis trois mois, peut-être que…
— Qu’est-ce que tu fous ? m’interrompt l’homme face à moi. Tu veux
appeler ta mère au secours ? Où est passé le courage légendaire de Red
Falcon, hein ?
Un coup de crosse me force à reculer et d’un coup de pied, il éloigne le
téléphone de moi.
— C’est toi qui parles de courage alors que vous êtes à trois contre un ?
Vous n’êtes rien de plus qu’une bande de mauviettes. Vous savez vous
battre à plusieurs, mais seuls, vous ne faites pas le poids.
— Un combat ? C’est une punition, pas une baston, mon grand.
— Une punition pour ne pas avoir respecté un accord que je n’ai pas
passé ? N’importe quoi. Ce n’est ni plus ni moins que du harcèlement et du
racket.
— La ferme. Tu fais ce qu’on te dit, un point c’est tout. À moins que tu
aies envie de finir comme Marc.
— Il n’avait aucun lien avec cette histoire. Pourquoi est-ce que vous vous
en êtes pris à lui ?
— Parce que cet idiot s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas.
Je me relève, souriant.
— Il vous a vus, hein ? C’est pour ça que vous l’avez attaqué.
Mon interlocuteur n’apprécie visiblement pas le rictus sur mes lèvres. Il
fait signe à son acolyte de frapper et cette fois-ci, je n’ai pas le temps
d’esquiver. Je reçois la partie coudée de la crosse directement entre les
omoplates et je suis projeté d’un bon mètre en avant.
— Je te rappelle les règles, Weston Parker. Je parle, tu écoutes.
Putain. Je. Vais. Les. Éclater.
Bien décidé à ne pas lui obéir, je résiste. Je me redresse tant bien que mal
au moment où un coup atteint mon bras. La rage au ventre, je me tiens prêt.
Il arme à nouveau sa crosse et je me retourne avant l’impact pour la lui
arracher. Trop surpris par mon geste, il papillonne du regard sans réagir. Le
manche lui glisse des mains. Le troisième mec, jusque-là inactif, avance à
son tour. Tous les deux se jettent sur moi alors que je balaie l’air avec le
bâton. S’il y a bien un domaine dans lequel j’excelle, c’est dans le
maniement d’une crosse.
— On ne laissera pas notre petite poule aux œufs d’or s’enfuir, argue le
chef. Faites en sorte qu’il se souvienne de cette soirée.
Un coup de pied vient percuter mon tibia. Au moment où mon genou
flanche, j’atteins l’un des deux mecs au ventre. Je fais tournoyer le manche
et j’assomme presque son binôme. Il roule sur le côté en gémissant, ses
deux mains enroulées autour de son crâne, puis il s’éloigne de moi. Son
copain, lui, est nettement moins froussard. Je me prends son poing en plein
dans l’arcade. Sous l’effet du choc, je titube. J’ai les oreilles qui sifflent, la
vision trouble. Durant les secondes qui suivent, je frappe au hasard devant
moi, jusqu’à ce que mes coups fassent mouche. Je rouvre un œil avec
précaution, constate que les deux autres gars ont disparu. Il ne reste que ce
type, moi et ma fureur.
J’avance d’un pas sûr dans sa direction. Il recule jusqu’à heurter le mur
derrière lui. Soudain, je le vois plonger sa main dans la poche pour en sortir
un couteau.
— Tu veux faire un deal avec moi ? sifflé-je. Tu me poses ça gentiment
sur le côté et je me contente de te retirer ta cagoule. Sinon…
Je me rapproche davantage, faisant vrombir l’air avec la crosse. Son arme
brandie devant lui, il ne répond rien.
— Tant pis. C’est ton choix. Ça me va aussi.
Je me redresse de toute ma hauteur, le surplombant de quelques
centimètres. Mes muscles se tendent alors que la partie coudée du bâton
s’écrase contre ses côtes. Au bruit sourd qui s’échappe de sa bouche, j’en
déduis que j’ai bien visé. J’élève mon arme une nouvelle fois. Il balance de
lui-même son couteau sur le sol et je l’imite. Je l’attrape par le col de sa
veste, mais ce con a un sursaut de lucidité et tente encore de se défendre. Il
me pousse et je joue de mon poids pour résister.
Des sirènes de police résonnent entre les murs de la ruelle. Je croise
brièvement le regard du mec en face de moi. Il est terrifié à l’idée de se
faire choper et je suis du même avis que lui. Si on m’arrête, le hockey, c’est
terminé pour moi. Après tout le mal que je me suis donné pour m’en sortir,
il n’en est pas question.
L’homme se débat pour se libérer. J’essaie de lui arracher sa cagoule dans
un geste désespéré. Mes doigts s’enfoncent dans la chair de son visage
pendant que je tire aussi fort que possible sur les mailles du tissu. Nous
basculons sur le sol avant de rouler sur deux mètres. Je ne lâche pas ma
prise. La joue de mon agresseur est quasiment découverte. Je peux y voir le
sang de ma griffure qui commence à rougir sa peau, telle une balafre. J’y
suis presque. J’arrache sa cagoule si fort qu’elle me reste dans les mains. En
réaction, mon adversaire me balance un coup de pied directement dans le
crâne. Je prends appui sur le goudron pour me redresser et le temps de me
relever, mon assaillant est déjà en train de prendre la fuite.
Et merde.
Les gyrophares des flics commencent à colorer les murs à l’extrémité de
la rue. Je cours pour récupérer mon téléphone et je fonce aussi vite que
possible en direction de l’hôtel. J’essuie rapidement mon visage à l’aide de
ma manche en espérant avoir l’air présentable et je rabats la capuche de ma
veste sur ma tête. Arrivé devant le portier, je brandis ma clé dans sa
direction. Ce dernier m’adresse un regard curieux, mais ne commente pas
mon apparence. Je rejoins l’ascenseur et pendant qu’il monte au huitième
étage, je visionne l’enregistrement de la vidéo. On n’y voit rien que des
silhouettes qui s’agitent, mais on entend clairement notre discussion.
Quelqu’un affirme publiquement que je ne suis pas le responsable de
l’attaque de Marc. Ce n’est pas grand-chose, sachant que j’ai déjà été
innocenté, mais c’est toujours ça de pris.
J’essuie à nouveau le filet de sang qui coule le long de ma tempe, puis
j’observe mon reflet dans la vitre de mon portable. Alors que je détaille les
dégâts, le nom de Charlie apparaît sur l’écran. J’écoute son message vocal.
Sa voix est si tremblante que mon cœur se serre.
— Weston ? T’es où ? Dis-moi que tu vas bien… Je t’en prie, dis-moi que
tu vas bien.
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24.
L’art de soigner
les bleus à l’âme

Weston

La chambre numéro 804 n’est plus qu’à quelques pas. Je fourre mon
téléphone dans ma poche sans prendre le temps de lire les divers messages
reçus. Une seule information m’intéresse à l’heure actuelle, et je
l’obtiendrai plus rapidement par moi-même. Si Emma et Charlie sont bien
arrivées à l’hôtel comme je l’espère, je pourrai lui répondre de vive voix.
J’engloutis les mètres qui me séparent de l’extrémité du couloir, puis je
cherche le numéro correspondant à ma clé. 805, c’est ma chambre, mais je
ne m’y arrête pas. Je suis loin d’être présentable et je m’en contrefous. Je
suis bien trop préoccupé pour prendre le temps de me nettoyer ou de me
poser. J’avais une seule et unique mission, ce soir : veiller à la sécurité
d’Emma et de Charlie, et je ne suis pas certain d’avoir réussi. La voix
étranglée de Charlie flotte encore dans mes pensées. Elle paraissait si
terrifiée que j’en ai les doigts tremblants.
Arrivé devant la petite pancarte dorée indiquant 804, je frappe à la porte. Je
retiens mon souffle en fixant la paroi immobile. Inquiet du silence qui règne,
je tends l’oreille. Pas un bruit ne vient briser la tranquillité de la nuit. Je
tambourine plus fort malgré mes bras endoloris par les coups que j’ai reçus.
Cette fois-ci quelqu’un accourt, et la porte s’ouvre à la volée. Je lâche le plus
long soupir de ma vie quand Charlie apparaît dans l’embrasure.
Putain, ce que j’ai flippé ! J’ai cru qu’il n’y avait personne.
Je ferme les yeux, renverse la tête en arrière pendant que mon cœur
bondit dans ma poitrine.
— West, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? murmure Charlie.
Sa voix est exactement la même que dans son message. L’émotion la
rend hésitante et faible, presque étranglée. Je rouvre les paupières pour
observer la jeune femme qui se tient face à moi. Ses yeux sont rouges,
larmoyants. Elle a noué ses cheveux en un chignon dont les mèches couleur
caramel tombent négligemment sur ses épaules.
— Weston ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
J’entends ses paroles, pourtant je ne réagis pas. Je ne vois que ses lèvres
pleines, roses et rassurantes qui formulent des mots que je ne saisis pas. Un
besoin inexplicable jaillit au fond de mes entrailles, occultant toute pensée
rationnelle. Au milieu du brouillard dans lequel j’évolue, il n’y a qu’elle. Son
corps, sa bouche. Ma boussole dans toute cette merde, mon rempart contre la
folie. N’écoutant que mon instinct, je tends ma paume vers son visage. Je
m’approche d’elle. Ses yeux inquiets s’entrouvrent de stupéfaction, mais elle
ne me repousse pas. Au contraire, elle me rejoint à mi-chemin, là où nos
lèvres se retrouvent enfin.
Nos bouches se fracassent l’une contre l’autre pendant que mes mains
s’arriment à sa nuque. Rien que de pouvoir la toucher, je me sens revivre. Je
l’embrasse avec une passion que je ne me connaissais pas et elle me rend
mon baiser avant de s’écarter en douceur.
— Tu as l’air complètement choqué, chuchote-t-elle comme si elle avait
peur de me blesser en haussant le ton.
Je remue tristement la tête. Je ne peux pas lui dire la vérité. C’est
impossible. Que penserait-elle de moi, quelle vision aurait-elle de son frère,
si elle apprenait ce que nous avons fait ? Lui avouer quel connard j’ai été la
poussera à me détester pour de bon et je refuse que ça arrive. Je refuse
qu’elle s’éloigne de moi alors qu’elle est l’unique personne au monde à me
regarder différemment. Pour les autres, je suis coupable, quoi que je fasse,
quoi que je dise. Charlie est la seule à ne pas me juger. Je le vois dans le
reflet de ses prunelles. Elle a toujours nié les rumeurs qui couraient à mon
sujet. Elle m’apprécie pour celui que je suis et ça, ça la rend exceptionnelle
à tous les niveaux.
— West… répète-t-elle d’une voix plus douce, mais plus ferme.
Sa paume court délicatement le long de ma mâchoire. De la pulpe du
pouce, elle effleure avec précaution les éraflures qui rougissent ma joue. La
chaleur de sa peau réchauffe peu à peu la mienne et j’ai l’impression de
respirer à nouveau.
— Entre. Je vais nettoyer tes plaies.
Charlie me guide jusqu’au canapé en me prenant la main et je la laisse
faire sans broncher. Mon regard se perd un instant sur les lumières de la
ville visibles à travers la vitre, puis sur le reste du salon privatif. Trois
portes desservent la pièce et j’imagine qu’Emma se trouve dans l’une des
chambres cachées derrière.
— Comment va la petite ?
Charlie hausse les épaules, un sourire triste sur les lèvres.
— Elle était terrifiée, tout comme moi. J’ai eu du mal à calmer ses
sanglots, mais j’ai réussi à l’endormir en lui assurant que j’avais eu de tes
nouvelles et que tu allais bien.
Je hoche la tête, le regard perdu dans le vide.
— Tu as prévenu Frank ? demandé-je.
— Non. Personne. Mais j’y ai pensé. Je me suis laissé trente minutes
avant de le faire. Tu es arrivé à la vingt-neuvième.
— De justesse, alors, soufflé-je tandis qu’un léger rire m’échappe.
— Ces hommes, dans la rue… ils t’ont appelé Red Falcon. Est-ce que ce
sont les mêmes qui déposent les menaces dans ton casier ?
— Ouaip.
— Comment est-ce qu’ils ont su où te trouver ?
Je fronce les sourcils lorsque je réalise que je n’en ai aucune foutue idée.
Les seuls qui étaient au courant pour le concert sont les joueurs des Huskies
et quelques personnes de leur entourage. J’ignore comment les mecs dans la
ruelle s’y sont pris pour le découvrir.
— Je n’en sais rien, déclaré-je avec la plus grande honnêteté.
— Attends-moi là, je vais chercher quelque chose pour désinfecter tout
ça.
J’acquiesce, puis elle s’éloigne en direction de la salle de bains. J’en
profite pour aller voir comment se porte Emma de mes propres yeux. Cette
petite a été l’une des premières à m’accueillir à bras ouverts lorsque j’ai
rejoint les Huskies, il y a un peu plus de deux ans. Que je vienne d’une
équipe adverse ne lui faisait ni froid ni chaud, contrairement à mes
coéquipiers qui ont eu plus de difficultés à m’intégrer au groupe. Il a fallu
plusieurs mois pour que je fasse partie intégrante de la bande et, pendant
tout ce temps, mes seuls amis étaient Bill et Frank. La jeune Emma est vite
devenue une source de bonheur pour moi. Si j’avais eu la chance d’avoir
une petite sœur, j’aurais aimé qu’elle soit comme elle.
Je pousse la porte sans un bruit et découvre sa silhouette roulée en boule
sous la couette. Sa respiration est encore marquée par quelques sanglots, mais
elle dort. Demain, quand elle constatera que je vais bien, elle retrouvera le
sourire. J’en suis sûr.
Charlie vient s’appuyer contre le mur près de moi. Elle incline la tête,
m’observe en silence. Je détaille ses traits tirés et je réalise que cette
inquiétude, cette angoisse qui lui noue l’estomac, elle m’est dédiée. Cette
femme se soucie réellement de ce qui peut bien m’arriver.
— Tu m’aides à désinfecter tout ça ? Quelqu’un m’a dit un jour que je
risquais une cellulite infectieuse avec une simple plaie, lui lancé-je sur le
ton de la plaisanterie.
— Tu t’en souviens encore ?
— Évidemment.
Son visage s’illumine quelque peu. Elle rejoint sa chambre en souriant et
me fait signe de la suivre. Je m’assieds à ses côtés, sur son lit, avant qu’elle
ne commence à examiner les dégâts sur mes joues. Quelques cotons de
démaquillage sont posés sur ses genoux. Elle en arrache une petite boule
duveteuse qu’elle asperge de spray antibactérien pour les mains, seul
désinfectant présent dans la pièce. Elle entreprend de nettoyer avec douceur
les éraflures qui parsèment mon front. Je lui laisse le champ libre pendant
que mes yeux s’égarent sur sa peau diaphane. Son parfum fruité et sucré
m’enivre. Ses cheveux viennent frôler mes épaules et sa délicieuse odeur se
répand autour de moi, me faisant doucement oublier ce que je fais là.
Charlie se met à genoux sur le matelas afin d’atteindre le sommet de mon
crâne. D’une main, elle prend appui sur mon corps et un grognement de
douleur fuite de ma gorge. Elle cesse tout mouvement et, inquiète, me
dévisage. J’élève un sourcil.
— C’est juste un bleu, lâché-je pour la rassurer. Rien de grave.
— Retire tes vêtements.
— C’est vraiment ce que tu veux ?
Un sourire salace remplace mon rictus pendant qu’un pli sévère se forme
sur son front.
— Retire. Tes. Vêtements, ordonne-t-elle.
Je pousse un soupir et, finalement, obtempère. Pas la peine de lutter
contre Charlie. L’expérience a prouvé qu’elle est bien plus têtue que moi. Je
gesticule pour me débarrasser de ma veste ainsi que de mon sweat en
retenant une grimace. J’ai mal, certes, mais quand on est hockeyeur, on sait
encaisser les chocs. Surtout lors des matchs violents.
— Contente ?
Mais Charlie ne répond rien. Ses iris s’assombrissent quand elle
remarque la dizaine d’hématomes qui recouvre mes côtes et mon dos.
— Juste un bleu ? Tu te fiches de moi ? Ils t’ont roué de coups !
Je lui attrape le poignet au moment où elle s’apprête à les effleurer pour
l’en empêcher.
— J’ai dit que ce n’était rien, grondé-je.
— Mais…
Je tire doucement sur son bras, l’attire sur mes cuisses pour qu’elle s’y
asseye. D’une main, je capture son visage, de l’autre je dessine de petits
ronds dans le bas de son dos.
— Ce sont juste des bleus, Charlie.
— Ils auraient pu te tuer.
— Mais ils ne l’ont pas fait.
Elle hoche faiblement la tête, puis poursuit la désinfection de mon front à
contrecœur. La colère gagne son regard, ce qui me fait sourire. Cette femme
s’inquiète pour moi et ça a le don de me rendre heureux. J’attends qu’elle
s’apaise en caressant sa peau.
Peu à peu, son agitation laisse place à une autre sorte de tension. Je suis
avec intérêt les courbes de ses seins situés à quelques centimètres de moi.
Une sensation grisante se propage dans mon corps. Une chaleur agréable
gagne mon entrejambe et rapidement, une bosse naît dans mon caleçon,
juste là où les fesses de Charlie sont posées. Au bout d’une courte seconde,
elle plante ses dents dans sa lèvre inférieure et son regard croise le mien. Je
visse mes iris aux siens. Je sais qu’elle sait, et je ne fais strictement rien
pour repousser au loin les idées lubriques qui germent dans mes pensées.
J’ai envie de la baiser, fort. De la presser contre mon corps, de la ressentir
de toutes les manières possibles, de l’air que j’inspire au goût de son
humidité sur ma langue.
J’ai besoin d’oublier cette soirée de merde, j’ai besoin de me perdre loin
de tous ces problèmes qui me pourrissent la vie, et plus encore, j’ai besoin
d’elle.
Sans lui laisser le temps de réagir, mes bras se referment autour de sa taille.
Mes lèvres partent à la recherche des siennes avant de les heurter avec
violence. Sa bouche s’entrouvre pour autoriser ma langue impétueuse à
entrer, et je resserre ma prise sur son corps. J’approfondis notre baiser jusqu’à
ce que le manque d’oxygène me brûle les poumons et que la nécessité de
respirer devienne une priorité. Le souffle saccadé, ma belle Charlie en
redemande. J’obéis à son ordre silencieux. La boule de coton tombe sur le
matelas quand ses mains se mettent à glisser dans mes cheveux, et mes lèvres
repartent à l’assaut des siennes.
Je lui retire son pull à capuche, puis fais descendre les bretelles de son
débardeur sur ses épaules pour lui suçoter le cou. Il n’y a pas une once de
timidité dans nos échanges. Ce stade a déjà été dépassé entre nous et nous
savons désormais ce que nos corps réclament avec tant d’impatience et de
véhémence. Charlie se presse contre moi comme si elle lisait dans mes
pensées. Ses fesses rebondies appuient de manière répétée sur
l’excroissance qui s’est allongée sous mon jean, et ses doigts finissent par
se frayer un chemin sous l’élastique de mon caleçon. Ma tête retombe en
arrière alors qu’un soupir de plaisir se forme dans ma bouche. Il n’y a pas
de torture plus délicieuse, de supplice plus divin, que ce que le corps de
Charlie est capable d’infliger au mien.
Je pourrais mourir de ses mains que j’en serais heureux.
Je malmène sa peau, l’aspire sans douceur, pendant que ses doigts
montent et redescendent en rythme le long de ma queue enflée à son
maximum. Un geste de sa part suffit à me faire oublier tous mes problèmes.
La folie s’empare de chacun de mes neurones, me déconnectant
progressivement de la réalité. Charlie s’écarte de mes genoux, un sourire
malicieux sur les lèvres. Béat, j’admire son corps qui se penche en avant,
son crâne qui s’abaisse pour rejoindre mon entrejambe.
Je m’oblige à juguler mon impatience, à contrôler ma fébrilité. Entre ses
mains expertes, je perds la tête. Chaque nouveau coup de langue qu’elle
m’assène me rapproche un peu plus près du gouffre du plaisir, mais il n’est
pas encore temps de sauter. Pas tout de suite, pas sans elle. Je me laisse aller
aux mouvements de ses doigts puis, quand je le décide, je lui repousse
l’épaule. Surprise, elle me questionne du regard et je lui souris.
— Je n’en ai pas fini avec toi, mon ange, lui soufflé-je pour la rassurer.
Viens.
Je me débarrasse de mon jean et de mon calbut à l’aide de mes jambes,
puis lui agrippe les hanches. Je la hisse contre moi en me levant de son
matelas. Une vive douleur me vrille les côtes, mais je l’ignore. J’ai plus
intéressant à faire que de me concentrer là-dessus. Je porte Charlie jusqu’à
sa salle de bains privative et je l’installe sur le rebord du lavabo. Placé entre
ses cuisses, j’ai tout le loisir de la contempler. Le regard qu’elle pose sur
moi est brûlant, fébrile. Elle suit avec attention le mouvement de mes mains
qui caressent son épiderme. Je défais l’attache de son soutien-gorge, le lui
retire en prenant soin de titiller ses tétons dressés, puis je descends encore.
Je fais glisser son jean sur ses jambes et j’embrasse sa culotte. Un
gémissement fuite de ses lèvres quand la peau rugueuse de mes joues vient
se frotter à son ventre. Si ses muscles se contractent au passage de ma
bouche, ce n’est rien en comparaison du moment où ma langue rencontre
son intimité.
Les doigts de Charlie se referment avec vigueur sur les contours du lavabo
pendant que je la libère de la dernière barrière de tissu érigée entre nos corps.
Je me relève, enfouis ma tête dans son cou tandis que nos sexes entrent en
contact l’un avec l’autre. Je joue avec ses sensations, lui soutirant quelques
plaintes de frustration. J’effleure son intimité humide, je m’y frotte
allégrement avec l’extrémité de mon gland. Charlie déglutit avec difficulté,
tente de reprendre sa respiration et je fais de même.
Dans un éclat de lucidité, je réalise que toutes mes affaires sont encore
dans le coffre de ma moto. Je n’ai pas la moindre capote avec moi. Charlie en
a peut-être, elle, mais vu la position de nos corps, à deux doigts de
s’emboîter, je n’ai pas envie de la laisser s’éloigner. J’approche de son oreille
que je mordille au passage.
— Tu prends la pilule ? lui chuchoté-je.
D’un hochement de la tête, elle m’indique que oui.
— Tu veux ? On n’est pas obligés… commencé-je avant qu’elle ne
m’embrasse à pleine bouche.
J’interprète ça comme un accord de sa part. Le nœud qui venait de se
former dans mon ventre se desserre aussitôt. Je me jette sur ses lèvres avec
une avidité qui m’est peu familière et elle me rend mon baiser. D’un simple
mouvement du bassin, je m’immisce entre ses cuisses. Chaque partie de son
corps se contracte. J’y vais d’abord avec douceur, puis j’augmente la
cadence.
La bouche entrouverte, Charlie souffle fort. J’aime la voir ainsi,
pantelante et suspendue à mon cou, ses ongles enfoncés dans ma chair. Je
savoure l’intensité et la beauté du moment pendant qu’elle gémit contre ma
peau.
Putain. Jamais je ne serai rassasié de son corps. Jamais. Il m’en faudra
toujours plus.
— West…
Elle m’exhorte à accélérer le rythme et je prends un malin plaisir à la
contrarier. Je me retire pour la mener dans la douche. Un jet tiède sort en
cascade du pommeau. Je le place en hauteur avant de reprendre nos ébats
où nous les avions laissés. Je décolle l’une de ses jambes du sol en tenant
fermement sa cuisse dans ma main et je m’insère une nouvelle fois en elle.
Ses lèvres caressent mon lobe, son souffle erratique fait frissonner ma
peau malgré l’eau chaude qui ruisselle sur nos corps. Après seulement
quelques va-et-vient, je suis une véritable boule de nerfs. Le désir grimpe
en flèche, si bien que je ne suis pas sûr de réussir à garder le contrôle bien
longtemps. Seconde après seconde, coup de reins après coup de reins, le
plaisir enfle en nous. Quand sa poitrine s’écrase contre mon torse, quand
ses dents se referment sur ma peau, quand son regard capture le mien, il n’y
a plus rien qui compte. Son corps et le mien réunis n’en forment plus qu’un.
— West.
— Pas encore, mon ange. Pas encore.
— West, susurre-t-elle avec plus de vigueur à mon oreille.
Elle répète mon prénom comme une litanie et sa prière a raison de ma
résistance.
La jouissance est telle qu’elle nous emporte tous les deux dans une même
vague. Mon orgasme est violent, brut, puissant. Terrassé, je laisse retomber
ma tête contre celle de Charlie, nichée au creux de mon cou. Elle n’émet
plus aucun bruit, si ce n’est celui de sa respiration hachée. Ses doigts se
relâchent progressivement et elle relève son visage vers moi. Elle est juste
magnifique. Ses joues rougies par la chaleur suffocante qui règne dans la
cabine de douche lui donnent un air fragile et sauvage, avec les mèches
folles qui lui barrent le front, ce qui lui correspond totalement.
Je m’émerveille de l’emprise que ce petit bout de femme a sur moi.
J’ignore si Charlie en a conscience, mais il lui suffirait de claquer des doigts
pour que je me prosterne à ses pieds. Je ne suis pas certain qu’elle réalise à
quel point elle a tout pouvoir sur mon être. Je sens qu’elle est en train de tout
bouleverser et j’aime sa façon si unique de transformer mon monde. Je le
sais, il n’y a qu’à elle que je me donnerais de cette façon. Entier… et sans
capote.
Je dépose un rapide baiser sur son front avant de me décoller d’elle le
temps qu’elle se remette de ses émotions. Ses yeux brillent avec une
intensité que je ne leur ai jamais vue.
— Ça va ? m’enquiers-je.
— Oui. Toi ?
Je lui confirme que tout roule, puis elle se tourne pour récupérer le
pommeau de douche. Je décide de lui laisser un peu d’intimité. J’attrape
une serviette afin de me sécher, mais je n’arrête pas de repenser à ce que
nous venons de faire.
Ça ne s’était jamais produit, auparavant. De toutes les filles que j’ai
fréquentées, je n’ai jamais sauté l’étape du préservatif. C’était avec ou rien.
Or, près de Charlie, tout est plus intense. Je suis prêt à braver tous les
interdits, juste pour elle.
Une fois rhabillé, j’attends Charlie dans le salon. Lorsqu’elle a terminé,
elle prend appui sur le chambranle de sa porte. Vêtue de son pull et de sa
culotte, elle m’adresse un regard curieux.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demande-t-elle.
— Je t’attendais pour te souhaiter bonne nuit.
— Pourquoi ? Tu ne restes pas ?
— Tu veux que je reste ?
Elle m’indique sa chambre de la main. Un sourire niais s’affiche sur ma
face alors que je bondis déjà sur mes pieds. Elle rigole en me voyant faire et
je la rejoins en deux enjambées avant de refermer la porte derrière nous.
J’ignore où nous allons, Charlie et moi. Peut-être qu’il n’y aura pas de
futur pour nous. Peut-être que ça s’arrêtera demain ou dans une semaine. Je
ne sais pas ce que nous réserve l’avenir, mais une chose est sûre, si on doit
s’éloigner l’un de l’autre, la sentence ne viendra pas de moi, parce que j’en
suis tout bonnement incapable. Quelque part en mon for intérieur, j’ai la
conviction qu’une telle décision me détruirait à petit feu et, moi, j’ai plus
que jamais envie de vivre.

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25.
Infiltration ennemie

Weston

Comme à mon habitude, je gare ma Kawasaki sur le parking de la


patinoire. La journée a été longue et les cours, terriblement ennuyeux. Nous
sommes mercredi et je suis déjà sur les rotules. Les partiels de mi-semestre
ont débuté ce lundi, ce qui fait de cette semaine la plus pourrie depuis la
rentrée. Je m’estime chanceux de n’avoir aucun mal à mémoriser mes
cours, parce qu’avec tout ce que j’ai en tête en ce moment, une seule note
éliminatoire suffirait à me priver de match. C’est comme ça que ça
fonctionne pour les élèves athlètes. Une sortie de piste et hop, on t’interdit
de patiner. L’effet est radical, au moins, tous les Huskies ont la moyenne et
se tiennent à carreau. Je ne fais pas partie des meilleurs de ma classe, loin
de là, mais j’arrive à m’en tirer avec un C dans la plupart des matières.
Je retire les clés du contact en reportant mon regard sur mes coéquipiers
qui rejoignent les vestiaires d’un pas las. J’appelle ça l’effet partiel. Ils
tirent tous une tronche de deux mètres de long qui me fait bien marrer. Je
poursuis mon inspection des environs. Mis à part les membres des Huskies,
il n’y a personne. Pas d’étranger et pas de Charlie en vue, j’imagine qu’elle
est déjà arrivée. D’ordinaire, elle vient avec Bill, et ce dernier adore se
pointer parmi les premiers.
Je balance mon sac sur mon épaule tout en consultant mon téléphone. Je
n’ai aucun nouveau message d’elle. Cependant, je ne peux m’empêcher de
sourire en apercevant nos nombreux échanges depuis dimanche. J’aurais
bien aimé la revoir depuis notre virée à l’hôtel, mais elle a une semaine
chargée entre ses révisions et les examens. Heureusement qu’ils prennent
fin vendredi. On pourra fêter ça, ce week-end, lors de la sortie à laquelle je
me suis incrusté.
Si Charlie pensait passer une soirée en compagnie d’autres mecs sans
moi, elle se trompait lourdement. Hors de question que je la laisse faire la
tournée des bars avec Jimmerde. Rien qu’à voir sa manière de la fixer
comme si elle était un putain de morceau de viande, ça me file la gerbe.
— Alors, West, la forme ? m’interpelle Yann en me tapant dans le poing.
J’ai appris pour ce week-end.
Je rejoins le groupe de cinq joueurs qui se dirige vers les vestiaires et
nous y entrons ensemble.
— C’est rien de grave. Juste quelques bleus.
Il grimace en détaillant mon visage comme s’il ressentait la douleur à ma
place, puis les autres l’imitent.
— Ils ne t’ont pas loupé. Frank m’a dit que tu ne savais pas qui étaient
les mecs qui t’ont attaqué.
— Non. Ils m’ont appelé Red Falcon, donc je suppose que ce sont des
supporters d’une autre équipe... Peut-être nos prochains adversaires ?
C’est un mensonge éhonté, mais mes coéquipiers n’ont pas à connaître la
véritable raison de mon agression. Ça ne les concerne ni de près ni de loin.
— C’est chiant quand les supporters se mettent à menacer les autres
joueurs. C’est pas fair-play. Franchement, si ce sont bien les fans ou les
joueurs des Griz qui t’ont fait ça, on devrait les suspendre pour un match,
s’indigne Georges.
— Imagine la situation inverse, réplique Jimmy en ouvrant son casier. Si
ce sont les fans des Huskies qui font la même chose, tu aimerais être
sanctionné pour un acte dont tu n’es pas responsable ? On n’y peut rien s’il
y a des fous furieux dans nos rangs.
— Franchement, si j’apprends qu’un de nos supporters se comporte
comme ça, je l’éclate moi-même, ajoute Bill lorsqu’il nous entend.
Nous le saluons à tour de rôle, puis je pose mes affaires près de mon
casier. Je scrute rapidement les alentours pour tenter d’apercevoir Charlie,
mais elle n’est pas dans les vestiaires. Tant pis. Je décide de lui envoyer un
court message pour m’assurer que tout va bien et je sors mon équipement
de mon sac. Un œil sur mon téléphone, je commence à m’habiller en
écoutant les conversations autour de moi. Cette histoire d’agression semble
déchaîner les passions au sein des Huskies. D’une certaine manière, je crois
que ça leur rappelle l’attaque de Marc sur le parking. Ce qui est ironique là-
dedans, c’est qu’ils ignorent que le responsable de toute cette merde, c’est
moi, et personne d’autre.
Mon téléphone vibre. Charlie m’indique qu’elle aide le coach dans les
gradins et je me sens aussitôt rassuré. Depuis dimanche, je passe mon temps
à guetter ses messages, non pas parce qu’elle me manque — ça, c’est un fait
que je ne nie pas —, mais parce que je flippe à l’idée que quelqu’un s’en
prenne à elle. Je ne sais pas si mes agresseurs les connaissent, Emma et elle.
Rester dans l’incertitude me ronge.
Une bonne semaine de merde, comme je le disais.
J’ouvre la porte métallique de mon casier pour y ranger mon sac. Un bout
de papier glisse de l’intérieur et volète jusqu’aux pieds de Bill dont le casier
est collé au mien. Il fixe le morceau de feuille blanche, puis le récupère
sous mon regard sidéré.
Il se relève sans un mot, puis le lit sans me demander l’autorisation. Sa
mâchoire se crispe en même temps que ses traits se durcissent.
Fait chier.
Le capitaine des Huskies ne dit rien, mais l’aura qui l’entoure suffit à me
faire garder le silence. Bill est terrifiant lorsqu’il est en colère. Il passe pour
le plus calme d’entre nous deux, mais ce n’est rien d’autre qu’une façade. Il
conserve le papier au creux de son poing, l’air faussement serein, puis
s’assied sur le banc pendant que nos coéquipiers quittent progressivement la
pièce.
— Bah, vous ne venez pas ? nous demande Liam en se retournant vers
nous.
— On règle un truc et on arrive, lui indique Bill d’un ton qui ferait frémir
n’importe quel Husky. Ferme derrière toi.
Il s’exécute, claque la porte derrière lui, nous laissant en tête à tête dans
les vestiaires. Le capitaine de l’équipe se lève d’un bond. Il traverse la pièce
pour verrouiller les deux issues. L’air menaçant, il revient se planter devant
moi et je suis loin de faire le malin. Hésitant, je relève la tête vers l’homme
face à moi et, en une fraction de seconde, son poing se referme sur mon col.
Il me fait littéralement décoller du banc pour me plaquer contre le casier
derrière moi.
— Putain, West, t’as recommencé tes conneries ? Je croyais que tu avais
tout arrêté.
Je ne me démonte pas. Je n’ai rien à me reprocher, enfin rien d’autre que
ce dont il est déjà au courant.
— Qu’est-ce qu’il y a de marqué sur le papier ? lui demandé-je d’une
voix calme.
— Ne fais pas comme si tu l’ignorais.
— J’en sais rien, justement. Alors, réponds. Qu’est-ce qu’il y a marqué
sur ce putain de papier ?
Il me relâche et déplie à nouveau la feuille.
— « Victoire pour les Griz. Je parle, tu écoutes ».
— Et merde…
Je me laisse retomber sur le banc en soupirant.
— Je n’ai rien fait, Bill. Je te le jure. Je n’arrête pas de recevoir ce genre
de messages. J’en retrouve au moins un par semaine dans mon casier et je
ne sais pas de qui ils viennent.
— La réponse est pourtant simple. Ça ne peut être que Indy.
— Franchement, j’en suis plus si sûr. Je le pensais responsable de
l’agression de Marc, mais je me suis sans doute trompé.
Bill s’assied sur le banc alors que je commence le récit de ce qu’il s’est
passé samedi soir. Je n’omets aucun détail. Les mecs qui m’ont attaqué
étaient au courant pour l’accord entre Bill, Indy et moi, pourtant ils ne
savent pas qui est Indy. Comme c’est un prénom mixte, ils ont cru que
c’était une femme. Ouais, une nana d’un mètre quatre-vingt-quinze avec
des bras de la taille de mes cuisses.
— J’ai rendu visite à Indy, dimanche, avoué-je rapidement.
Les yeux marron de Bill s’ouvrent grand alors qu’il me dévisage,
stupéfait.
— Tu as quoi ?
— T’as très bien compris. J’ai contacté Indy et je suis allé le voir.
Il renverse sa tête en arrière jusqu’à heurter son casier, l’air de se dire que
je suis cinglé. La nouvelle ne lui plaît pas du tout. Il souffle un bon coup
sans m’adresser un regard.
— Et donc ?
— Il ne connaît pas les gars qui s’en sont pris à moi, samedi. Il me l’a
assuré.
— Il aurait très bien pu te mentir, t’en sais rien.
— Pourquoi est-ce qu’il l’aurait fait ?
Bill, blasé, se tourne vers moi, puis secoue la tête.
— Jusqu’à présent, tu étais persuadé que les mecs d’Indy s’en étaient pris
à Marc, et là, tu te mets à en douter parce qu’il te l’a dit ?
— À part lui, je ne voyais pas d’autres coupables possibles, mais on a dû
se gourer quelque part. Indy n’était même pas au courant pour le troisième
match.
— Comment ça ?
J’ai honte de l’avouer, pourtant je crois que je me suis fait rouler.
— Tu te souviens, quand j’ai accepté de truquer le troisième match ? Eh
bien, je n’ai jamais eu Indy au téléphone. J’ai reçu la demande par message,
d’un numéro inconnu. Comme il n’y avait qu’Indy, toi et moi dans la
confidence, je ne me suis pas posé la moindre question. J’ai pensé… j’ai
pensé qu’il…
— Putain, ce que t’es con ! Donc t’as obéi à quelqu’un que tu ne connais
pas et qui te fait du chantage depuis tout ce temps ? Magnifique !
— Je sais que j’ai merdé, soupiré-je. Pas besoin de me le rappeler.
Le silence retombe dans la pièce. Bill, nerveux, tapote le banc du bout de
son index. Je me redresse et fixe mes patins, pensif.
— Marc t’a parlé du soir de son agression. Il t’a bien dit qu’il avait vu un
mec qui lui a paru familier, non ? lui demandé-je.
— Il aurait pu tout aussi bien se tromper. Je te rappelle qu’il a pris un
coup sur la tête.
— Peut-être que t’as raison, mais un truc m’intrigue. Les gars qui m’ont
agressé, samedi, savaient exactement où me trouver. Ils étaient au courant
pour le concert et la nuit à l’hôtel. Je n’ai parlé de mon programme à
personne à part aux Huskies.
Bill se prend la tête entre les mains. Il souffle fort avant qu’un râle de
frustration ne remonte dans sa gorge.
— T’es en train d’insinuer qu’un mec de l’équipe a peut-être vendu la
mèche ? Si c’est vrai, ça signifie que tes agresseurs fréquentent des gens
qu’on connaît. Tu te rends compte de la gravité des faits ?
— Ça craint, lâché-je enfin.
— Putain, ça c’est clair.
À la voix de Bill, je sens bien qu’il est furieux. Pas contre moi, non, mais
contre cette situation pourrie. Les Huskies, c’est l’équipe qu’il a portée à
bout de bras ces quatre dernières années, en tant qu’attaquant, puis
capitaine. Il lui a tout donné, c’est son bébé. Savoir qu’il y a peut-être une
taupe parmi nous, ça le rend fou de rage.
Je ramasse le petit papier qui gît sur le banc et le fais tourner entre mes
doigts.
— Quelques minutes avant notre dernier match, j’ai reçu un message
semblable à celui-ci. Il n’était pas dans mon casier quand je suis arrivé dans
les vestiaires. Il est apparu après, pourtant je n’ai pas croisé un seul inconnu
dans les parages.
Bill m’adresse un regard en biais et je vois dans ses yeux qu’il comprend
enfin.
— C’est pour ça que tu refusais de jouer ? Parce que tu craignais que ces
mecs mettent leur menace à exécution ?
Je me contente de hocher la tête et Bill soupire de plus belle. Je crois
qu’il réalise désormais l’ampleur du problème. Quelqu’un me fait chanter,
met mes proches en danger, et nous n’avons pas la moindre idée de son
identité, si ce n’est qu’il fréquente les membres de l’équipe.
— C’est la merde, lâche finalement Bill.
— Ouaip, acquiescé-je. Je dois tirer les choses au clair avant que la
situation n’empire.
— On doit tirer les choses au clair. C’est autant ton problème que le
mien.
Reconnaissant, j’acquiesce. Rien n’oblige Bill à m’aider. Il m’a déjà filé
un coup de main lorsqu’il me fallait du fric. Il a emprunté de la thune à son
père une première fois, puis quand je me suis à nouveau retrouvé dans le
besoin, il n’a pas hésité à risquer sa carrière pour me permettre de gagner de
l’argent. Je lui dois beaucoup, mais lui ne me doit rien.
Je n’espérais plus qu’il fasse un pas dans ma direction. Pourtant, il est là
et il ne me laisse pas tomber. Je l’ai trahi en acceptant de truquer un match
dans son dos alors qu’il m’avait dit d’arrêter. Je l’ai trahi en gardant tout ça
pour moi, pourtant Bill est là.
— On va trouver une solution.
Il se tait un instant, puis se tourne vers moi d’un air hésitant.
— Je ne t’ai pas posé la question depuis des lustres… Comment va ta
mère ?
— Bien. Son traitement est satisfaisant. Elle ne devrait pas avoir besoin
d’une nouvelle hospitalisation avant un moment.
— Et ton père, fidèle à lui-même, j’imagine ?
— Ouaip. Toujours aux abonnés absents. Et toi, des nouvelles des
Krakens ?
Il hoche la tête, et à son sourire qui s’étire, j’en conclus qu’il a réussi à
entrer en contact avec leur coach. Cette équipe de la Ligue nationale de
hockey a été créée à Seattle récemment et a commencé à jouer il y a tout
juste deux ans. Si Bill pouvait les rejoindre, ce serait génial pour sa carrière.
Les Krakens ne demandent qu’à faire leurs preuves dans le grand bain, tout
comme lui.
— Il y a de bonnes chances que je commence dès le mois de juillet si ma
saison se déroule correctement. J’ai rencontré leur coach le soir de la grosse
fête chez Frank.
Je me retiens de hausser les sourcils. Cette soirée restera gravée dans ma
mémoire toute ma vie.
— Tu sais, tu pourrais faire partie des Krakens, si t’en as envie, déclare-t-
il doucement. J’ai parlé de toi au sélectionneur.
Je remue la tête. Contrairement à lui, je me montre plus réaliste.
— Ce serait génial, mais avec un dossier comme le mien, je ne suis pas
sûr que quelqu’un veuille de moi.
— Moi, je suis persuadé qu’avec un niveau comme le tien, plusieurs
équipes seraient prêtes à se battre pour t’avoir. Prends le temps d’y
réfléchir. Ton avenir n’est pas défini par ton passé, West.
Pensif, j’acquiesce et il se lève en s’étirant.
— Bon allez… On a du pain sur la planche. Le match de la semaine
prochaine ne va pas se gagner tout seul.
Je l’imite avec moins d’entrain et il m’assène une tape amicale sur
l’épaule avant d’aller déverrouiller les portes.
Les Huskies ont déjà commencé l’entraînement. Ni Malcolm ni les
joueurs ne nous font la moindre réflexion. C’est le boulot du capitaine de
s’assurer du moral des troupes et c’est aussi son rôle de régler les potentiels
conflits. Malcolm nous accueille d’un « Tout va bien ? » auquel nous
répondons par un hochement de tête, puis nous nous élançons sur la glace.
Je parcours l’étendue gelée du regard, détaillant mes coéquipiers les uns
après les autres. Qui parmi eux n’est pas celui qu’il prétend être ? Qui est au
courant pour Marc, pour les matchs truqués ?
Je n’en sais rien.
Mes yeux découvrent la silhouette solitaire de la jeune femme installée
au troisième rang dans les gradins. Charlie Croft. Ma belle Charlie. Elle
m’adresse un sourire qu’elle espère discret, mais que tout le monde pourrait
bien apercevoir. Et comme l’imbécile heureux que je suis, je lui réponds par
un rapide signe de la main. Je resserre mes doigts sur ma crosse, regrettant
instantanément mon geste. C’est à cause de toutes ces petites attentions
visibles entre elle et moi que Charlie pourrait se retrouver mêlée à mes
emmerdes. Je dois arrêter, du moins publiquement, de lui montrer de
l’intérêt. Ce qu’il y a entre elle et moi est indescriptible. Notre lien est plus
fort, plus intense que tout ce que j’ai pu vivre auparavant. Il n’y a qu’à elle
que j’ai envie d’offrir le monde. Elle mérite le meilleur là où je suis
seulement capable de lui proposer une relation cachée. J’ignore comment
elle fait pour voir du bon en moi. Je n’ai rien d’un gars honnête. Je suis prêt
à tout pour la garder près de moi, alors qu’il faudrait que je lui rende sa
liberté. Voilà la vérité… Je suis trop attaché à elle pour la laisser partir
parce que je suis un putain d’égoïste !
Si dans ce monde, tout n’est qu’une question d’apparence. Si, dans cet
échiquier géant, tout le monde s’observe en secret avant de décider de son
prochain mouvement… Alors, je dois agir avec plus de discernement. Il
faut que mes ennemis pensent qu’il n’y a rien entre Charlie et moi. Donc, à
partir de maintenant, je vais me tenir loin d’elle en public. Plus un regard,
plus un signe de la main, plus un mot. Rien.
J’inspire doucement. Je chasse les pensées sombres qui encombrent mon
esprit et me résigne à cette idée. Ça ne plaira pas à Charlie, mais je ne lui
laisserai pas le choix. Je dois agir au mieux pour sa sécurité, quitte à
brouiller les pistes. D’ailleurs, je crois avoir trouvé une solution provisoire à
mon problème... et elle porte le prénom de Brittany.

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26.
Qu’il s’étouffe
avec son collier !

Charlie

Weston Parker n’est qu’un connard.


Énervée, je rabats les pans de ma veste conte ma poitrine et je presse le
pas. J’ai rendez-vous dans dix minutes avec Jimmy, près de chez Frank.
Georges et lui doivent venir me récupérer en voiture. Ce soir, la plupart des
étudiants fêtent la fin des premiers examens. Manille et Bill ont été invités à
une soirée privée tandis que moi, je vais passer une partie de la nuit à rêver de
buter ce con de Weston. Les mots me manquent quand je repense à son
dernier appel.
Qu’est-ce qui cloche chez lui ?
Franchement, je meurs d’envie de l’étriper. Dommage pour moi, il faudra
encore que j’attende avant d’enserrer sa gorge entre mes mains.
Même si je lui suis reconnaissante de son honnêteté, le voir faire les yeux
doux à cette salope de Brittany durant deux heures est au-dessus de mes
forces.
Si cet idiot pense que je vais me contenter de rester les bras croisés, à
regarder une autre fille enrouler ses bras autour de ses hanches, sans rien dire,
c’est qu’il ne connaît rien à la gent féminine. Quelle femme qui se respecte
accepterait d’assister à ça ? Pas moi, en tout cas.
Il n’est pas loin de vingt-deux heures quand j’arrive au carrefour de la rue.
De fines gouttes de pluie tombent sur la chaussée et je resserre plus fort mon
trench autour de moi. Ce n’est pas tant pour me protéger de la fraîcheur de la
nuit, mais plutôt pour cacher la robe rouge et moulante que j’ai revêtue.
Appelez cela un miracle, j’ai délaissé mes pulls à capuche dans le seul but de
faire baver Weston. C’est dingue les efforts dont je suis capable quand il
s’agit de défendre mon territoire.
Je pousse un long soupir et l’air blanchit. Les jambes recouvertes d’un
simple collant transparent, j’ai l’impression désagréable d’être toute nue et,
entre nous, je meurs de froid. J’en regretterais presque le confort de mes jeans
si je n’étais pas aussi décidée à faire rager l’ailier des Huskies.
Mais oui, Weston… Vas-y. Flirte avec elle, je t’en prie ! Tu vas t’en mordre
les doigts.
Fière de mon plan de vengeance, je relève le nez vers l’extrémité de la rue.
Quelques voitures passent près de moi, mais aucune ne correspond à la
description que m’a faite Jimmy, une carrosserie grise. Blasée et déprimée,
j’observe le ballet des véhicules et la paranoïa me rattrape.
C’est moi ou j’ai l’impression de revoir plusieurs fois la même voiture ?
Je plisse les yeux et plaque mon sac à main contre mon ventre. Je
m’exaspère moi-même. Si un homme décidait soudain de me kidnapper,
protéger mon sac de cette manière me serait complètement inutile. Mon
regard fait des allers-retours d’une extrémité de la rue à l’autre, jusqu’à ce
que Jimmy arrive enfin. Il s’arrête juste devant moi et je me dépêche de
m’asseoir sur la banquette arrière. Brittany y est déjà installée. Je cligne
bêtement des yeux en la dévisageant, puis je m’empresse de saluer les
personnes présentes dans l’habitacle pour ne pas créer de malaise. J’ai croisé
Georges et Jimmy à l’entraînement, hier, mais cela fait plusieurs jours que je
n’ai pas aperçu l’amie de Manille.
— Alors, Charlie, tu as hâte de t’éclater, ce soir ? m’interroge Georges
depuis l’avant du véhicule.
J’acquiesce, amère. Ouais, entre m’éclater et éclater la tête de Weston, il
n’y a qu’un pas.
— Comment se sont passés tes partiels ? ajoute la blonde. Ça fait un
moment qu’on ne s’est pas vues.
— Oui, depuis le jour où tu nous as accompagnés à la patinoire, je crois.
Je m’abstiens de lui confier qu’il y a une raison précise au fait que je
m’efforce de ne pas la croiser. Je pince les lèvres, m’inflige des coups de
fouet imaginaire pour ne rien dire, mais plus je détaille sa tenue, plus je me
liquéfie. Une minijupe ultra-courte, un pull moulant outrageusement
décolleté, un maquillage sophistiqué… et Weston voudrait que je reste calme
à l’idée de le voir passer sa soirée avec elle ?
Mon cul, ouais.
— Entre les cours et les sorties, le temps file à une vitesse folle.
Elle trifouille à l’intérieur de son minuscule sac à main duquel dépassent
quelques préservatifs puis elle en extirpe son téléphone. Le sourire aux lèvres,
elle tape quelque chose sur le clavier.
— Weston en a pour une vingtaine de minutes avant d’arriver, m’informe-
t-elle.
Un nœud se forme dans mon estomac.
Quoi ?
Mon pouls s’emballe et j’ai la plus grande difficulté à ne rien laisser
paraître. En une unique phrase, elle a réussi à effriter le peu de confiance en
Weston que j’avais.
— C’est lui qui te l’a dit ? répliqué-je d’une voix incertaine.
— Oui, on n’arrête pas de s’envoyer des textos depuis deux ou trois jours.
Je pense que le courant passe bien.
— J’en connais une qui va repartir à moto, ce soir, se marre Jimmy à
l’avant.
Discrètement, j’ose un coup d’œil à mon portable. Aucun message de
Weston ne m’est adressé. Mon cœur se serre. West m’avait prévenue qu’il
ferait semblant d’être intéressé par Brittany afin que les membres des Huskies
n’aient plus de soupçons sur notre relation. Ça fait partie de son plan. Alors
pourquoi est-ce que je me sens bernée ? J’ai l’impression d’être le dindon de
la farce. Comme si soudain, les rôles étaient inversés. Ce n’est plus avec
Brittany qu’il joue un jeu, mais avec moi.
La blonde fouille à nouveau dans son minuscule sac recouvert de strass.
Elle pousse un petit cri d’excitation lorsqu’elle y trouve enfin ce qu’elle
cherche : des colliers de bonbons. Perplexe, je fixe les perles en sucre de
multiples couleurs tandis qu’elle m’en tend un.
— Euh… merci ?
— Tu as déjà joué à ça ? m’interroge-t-elle.
Les sourcils froncés, je ne comprends pas ce qu’elle insinue par là.
— Joué à quoi ?
Son visage affiche un air condescendant que je rêve de lui faire ravaler. La
réponse lui paraît si logique qu’elle me trouve stupide de ne pas la connaître.
— À ton âge, tu n’as jamais fait ça en soirée ?
Je m’abstiens de répliquer quelque chose de blessant et elle daigne partager
avec moi son si précieux savoir :
— Bon, ce n’est pas bien compliqué. Tu as exactement trente bonbons sur
ce collier. Tu le gardes autour de ton cou dans le bar. Le jeu est simple : ces
messieurs viennent les manger directement sur toi. Un bonbon par mec, sauf
si tu passes la nuit avec lui. Dans ce cas, il a le droit de te le retirer.
— Et toi, tu espères que Weston te prendra le tien ?
Ma voix n’est plus qu’un murmure avec lequel je manque de m’étouffer
lorsqu’elle me répond.
— Il m’a déjà assuré qu’il le prendrait. Ce n’est plus qu’une question de
temps, maintenant.
Brittany m’encourage à passer le collier autour de ma tête, puis elle fait de
même. Les petites perles roulent le long de sa peau jusqu’à atterrir sur ses
clavicules, et je n’arrive plus à décrocher mon regard de son cou.
Weston va-t-il vraiment oser faire ça ?
La voiture ralentit au même moment. Jimmy se gare non loin de la baie
Elliott, à quelques pas de la grande roue de Seattle. Dehors, les rues sont déjà
bondées d’étudiants alcoolisés. Ce coin de la ville est le lieu de toutes les
débauches avec ses bars collés les uns aux autres. Il règne ici une ambiance
festive à laquelle je demeure totalement imperméable. Georges, Jimmy et
Brittany se pressent pour descendre du véhicule pendant que je lutte encore
avec les émotions contradictoires qui m’animent.
— Alors, Charlie, tu viens ? m’interpelle Jimmy en se penchant par la
portière ouverte.
Je glisse sur la banquette, pose un pied sur l’asphalte et un vertige fait
tournoyer les images autour de moi. Les mains moites, je m’accroche à l’anse
de mon sac et tente de faire bonne figure. J’essaie de ne rien laisser paraître,
mais en vérité, je suis terrifiée. Ma conscience ne cesse de m’envoyer des
signaux d’alerte. Je sens que cette soirée va mal se terminer.
Je suis le groupe dans l’un des bars de la rue, puis une fois installée dans
un coin de la salle et débarrassée de ma veste, j’adresse un SMS court et
concis à Weston. Il ressemble à s’y méprendre à un ultimatum, ce dont je me
contrefiche à l’heure actuelle. Je déteste qu’on me prenne pour une conne.
Moi : C’est Brit ou c’est moi. Choisis.
Évidemment, aucune réponse ne me parvient. Mon côté rationnel me
souffle qu’il doit conduire sa moto, ce qui explique qu’il ne peut pas utiliser
son portable. Le diablotin qui vit dans mon cerveau, lui, est persuadé que
West est trop occupé à discuter avec Brittany par messages pour s’intéresser à
moi. Je jette un coup d’œil à cette dernière, histoire de vérifier ce qu’elle fait
et je constate avec bonheur qu’elle n’est pas sur son téléphone. La belle
blonde vient vraisemblablement de croiser des élèves de notre université. Elle
me fait signe de la rejoindre pour me présenter aux quatre garçons présents,
puis à une de ses copines, Julia. Je parviens à me montrer un minimum
aimable malgré la situation, si bien qu’ils m’offrent quelques verres dans le
but de faire connaissance. L’ambiance est bon enfant. Les Huskies et eux se
fréquentent régulièrement. Même Georges, qui vient d’arriver à Seattle, les a
déjà croisés.
Jimmy dépose de nouvelles bouteilles sur la table. Surpris de me découvrir
sans mon trench, son regard remonte de mes pieds à ma tête sans discrétion.
Je tâche de ne pas lui prêter attention, mais il approche de moi tel un paon
prêt à faire la roue à sa femelle.
— Du coup, cette histoire de collier, ça se présente comment ?
m’interroge-t-il en se collant à moi.
— En réalité, c’est pas trop mon truc, ce genre de jeu. Je le porte juste pour
ne pas vexer Brittany.
— Ah ouais ? Pourtant plus d’un mec rêverait de te voler un bonbon.
— Dommage pour eux, alors.
Il se marre pour ne pas paraître gêné et je lui adresse un petit sourire contrit
avant d’avaler le contenu de mon gobelet d’une traite. Le paon peut garder sa
queue entre les jambes, je ne suis pas intéressée.
Un œil constamment sur mon téléphone, j’écoute les conversations sans
réellement y participer. Je finis par annoncer que je paie la prochaine tournée
juste pour m’isoler un instant. Sur le chemin du comptoir, je m’assure d’avoir
repéré toutes les issues de secours et mon stress grimpe d’un cran. Il n’y a
qu’une unique porte que je ne peux m’empêcher de fixer, le pouls agité. Entre
ce réflexe de survie stupide et les cinq verres enchaînés en l’espace de vingt
minutes, je ne me sens pas au mieux de ma forme. J’ai les joues en feu,
l’esprit en ébullition. Je passe une commande pour deux nouvelles bouteilles
et je patiente à proximité du bar le temps d’être servie. Tendue, je promène
mes yeux sur la foule en tâchant de garder le contrôle, quand soudain ma
peau se pare de frissons. Comme si je l’avais senti avant de le voir, je me
retourne en direction de l’entrée. Une bande de Huskies franchit la porte.
Yann, Aimy et Liam s’engouffrent dans la pièce, suivis de près par Weston.
Je détaille sa veste de motard noire et blanche ouverte sur une chemise et un
jean sombre. Je le suis du regard une petite minute jusqu’à ce que Brittany
entre dans mon champ de vision. Je paie mes boissons, puis je m’empresse de
rejoindre notre groupe.
Il n’est pas question que je laisse cette fille séduire Weston. S’il se passe le
moindre truc entre eux, je… je… je me barre !
Lorsque je débarque devant eux, je lâche mes bouteilles si fort sur la table
que tout le monde sursaute. Weston m’observe avec une lueur étrange au fond
de ses iris. Il détaille d’abord ma tenue avant que son regard dur ne heurte le
mien.
— Bonsoir, Weston, attaqué-je la première.
— Bonsoir, réplique-t-il d’une voix rauque.

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27.
Le bonbon de la discorde

Charlie

Sa main posée sur l’épaule de l’ailier des Huskies, Brittany arbore un


sourire effronté. Elle papillonne de ses cils couverts d’une épaisse couche
de mascara en direction de Weston et ce crétin ne la repousse pas. Pire
encore, il lui chuchote quelques mots à l’oreille dont je préfère ignorer la
nature. Je crois que je vais vomir. Je retiens un haut-le-cœur, me force à
inspirer un grand coup tandis que West m’observe avec une lueur au fond
des yeux oscillant entre désir et colère. Il me questionne d’un regard et ça a
le don de me rendre dingue.
— C’est cool que Weston ait pu se libérer plus tôt du travail, ce soir,
commente Brittany pour retrouver l’attention du brun.
— Ouais, c’est génial, marmonné-je à mon tour.
J’attrape une bouteille déjà entamée et m’en sers un verre. La colère se
propage dans mes veines seconde après seconde et pour ne pas la laisser
exploser, j’avale cul sec l’alcool transparent qui s’y trouve. Je déteste la
vodka pomme, mais ça fera très bien l’affaire.
Je remplis mon gobelet une nouvelle fois et l’élève haut dans les airs.
— À West qui nous gratifie de sa présence ! Santé !
Quelqu’un me retire le récipient des mains et je tourne la tête dans la
direction de ce rabat-joie dénommé Jimmy.
— Holà, doucement, Charlie. Avec tout ce que tu t’es déjà enfilé, tu vas
finir bourrée avant la moitié de la soirée, me sermonne-t-il gentiment.
— Ça tombe bien, c’est mon but !
Il se marre, puis se rapproche de moi sous le nez de Weston que j’ai
décidé d’ignorer.
— Ce serait dommage d’appeler Bill pour qu’il vienne te chercher.
Il marque une courte pause, puis se penche davantage.
— On est quand même plus libre de nos mouvements quand il n’est pas
dans les parages, qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est pas faux.
— S’il était là, il ne t’aurait jamais laissée porter ça, déclare-t-il en tirant
du bout de l’index sur mon collier. Il aurait vrillé rien qu’à l’idée qu’un mec
puisse t’approcher.
— Ça, c’est certain.
Je jette un coup d’œil en biais au brun qui ne m’a pas lâchée du regard. Je
l’ai mis en garde au téléphone. Je l’ai supplié de ne pas mettre son plan
anti-rumeurs à exécution. Désormais, la suite des événements repose entre
ses mains. Une chose est certaine, moi, je ne resterai pas à rien faire. Si
Weston veut jouer au petit jeu de celui qui craquera le premier, je vais lui
prouver que je peux gagner.
Brittany est une adversaire redoutable quand elle s’y met. Elle peut se
montrer très persuasive. Après avoir insisté plusieurs fois et fait les yeux
doux à Weston, ce dernier finit par se laisser entraîner plus loin dans le bar,
là où se trouvent Yann et Aimy. Je prends appui sur la table tout en me
massant les tempes devenues douloureuses. Contrairement à ce que je
pensais, l’alcool ne suffit pas à faire disparaître le malaise qui m’enserre les
tripes. Moi qui espérais que mes soucis s’envoleraient comme par magie
après quelques verres, j’avais tort. Ça fait si longtemps que je ne me suis
pas pris une bonne cuite que j’avais zappé qu’il faut un moment avant que
la boisson ne fasse effet. Pour l’instant, mis à part la chaleur cuisante de
mes joues et l’exacerbation de mon agacement, il ne se passe pas grand-
chose.
Je rêve seulement d’oublier le trou béant qui menace de scinder ma
poitrine en deux et je n’y arrive pas.
Le regard dirigé sur le couple à une dizaine de mètres de moi, je triture
mon collier avec une nervosité palpable. De un, je déteste ce jeu stupide, de
deux… je déteste ce jeu stupide ! Incapable de m’intéresser à autre chose, je
guette le moment fatidique où Weston se penchera pour lécher le cou de la
blonde accrochée à son bras. Qu’il s’amuse à ça et je jure que je lui fais
ravaler sa langue !
Je compte mentalement les secondes qui s’écoulent en triturant les perles
entre mon index et mon pouce et, tout à coup, l’un des bonbons se casse. Je
hausse les sourcils en détaillant la petite boule de sucre coupée en deux
morceaux dans ma paume. Je la lape avant de reporter mon regard sur le
dos dénudé de Brittany.
Je suis verte de jalousie. Leur conversation a l’air passionnante, du moins
c’est l’impression qu’ils me donnent lorsque je les observe. Quand j’y
pense, les discussions entre Weston et moi se font rares. Nous échangeons
quelques mots par-ci par-là, toujours à l’affût de l’arrivée imprévue de Bill
et constamment sur le qui-vive. Je crois que ça ne me suffit pas. Je veux
plus qu’une phrase soufflée à la va-vite dans un couloir. Si ça me convenait
au début, ce n’est plus le cas et c’est peut-être là que se trouve le réel
problème. Je veux beaucoup plus que quelques baisers volés derrière un
mur. Est-ce que c’est mal ?
Mon cœur fait un bond précipité dans ma poitrine. Avec l’effervescence
qui règne dans le bar, je perds Weston de vue.
Où est-ce qu’il est, ce con ? Même Brittany a disparu.
Je tourne sur moi-même pour tenter de l’apercevoir et je ne le trouve
nulle part. Dans un mouvement de panique, je trébuche et manque de me
vautrer sur le sol. Je me rattrape de justesse en maudissant cette soirée. Je
n’aurais pas dû venir.
— Toujours pas décidée à filer tes bonbons ? m’interroge Jimmy dont les
joues rouges trahissent l’ivresse.
Je lui adresse un triste sourire en agitant la tête, puis je me tourne vers
Julia, qui parle de ses prochaines vacances. Toute occasion de m’éloigner
du rouquin est bonne à prendre. Ce joueur des Huskies est sympa, serviable
et tout ce qu’on veut, mais il ne m’attire pas. Vérité qui n’est apparemment
pas réciproque. Ses yeux pèsent sur mon corps avec désir et lubricité et je
n’ai pas envie de lui faire miroiter des possibilités qui n’auront jamais lieu
entre nous. Je fais semblant de m’intéresser à ce que racontent les étudiants
à proximité lorsque je repère Weston et la blonde pendue à son bras
derrière.
Par bonheur, le collier de Brittany se trouve toujours autour de son cou,
mais ma mauvaise humeur reprend le dessus en un clin d’œil. Si je déteste
la manière dont elle touche Weston, je hais encore plus que ce dernier la
laisse faire. Comme s’il avait senti que je le fixais, il tourne la tête dans ma
direction. Son regard s’attarde sur mon visage un instant, moment précis où
je choisis de me débarrasser de mes bonbons.
J’en ai ma claque de ce cirque. Comme on dit, œil pour œil, dent pour
dent. Je me rapproche des amis de Julia en connaissance de cause. Je sais
que Weston m’observe toujours, alors… que le spectacle commence.
Je cible le plus beau des mecs aux alentours, puis j’engage la
conversation en échangeant quelques banalités avec lui. Consciente des
risques auxquels j’expose ma victime, je repousse mes cheveux en arrière
pour dégager ma nuque. Désormais, mon collier est facilement accessible.
J’incline le cou, tire sur l’élastique d’une manière suggestive, juste pour
offrir du beau spectacle à Weston. Et le poisson mord à l’hameçon. Avant
même que le blond qui me fait face ne s’avance pour manger un de mes
bonbons, Weston se tient déjà près de moi. Le regard noir, il se penche vers
mon nouvel ami pour lui repousser le torse.
— Ma copine, mon collier, siffle-t-il alors que son interlocuteur lève les
bras en signe de reddition.
Je m’apprête à lancer une pique au hockeyeur, mais il ne m’en laisse pas
l’occasion. Sans m’adresser un mot, il m’attrape le poignet et me traîne
derrière lui. Il se faufile entre les clients du bar à toute allure jusqu’à
atteindre les portes extérieures et il ne s’arrête que lorsque nous sommes à
l’abri des regards.
— Combien de bonbons il te manque ? me demande-t-il d’un ton
autoritaire.
Bien que troublée, je peine à ne pas éclater de rire.
— Pardon ?
— Combien de putain de bonbons il te manque ?
Je plonge mes yeux vitreux dans les siens tout en faisant tourner les
perles en sucre de mon collier entre mes doigts. Un sourire narquois sur les
lèvres, je prends un malin plaisir à le tourmenter.
— Un, content ?
Sa mâchoire se crispe, son regard assassin se ternit.
— Qui l’a pris ? Jimmy ou Arthur ?
— Oh, mais c’est que tu me surveilles, en plus ? Ravie de voir que ma
vie t’intéresse. Et toi, combien tu en as volé à Brittany ?
— C’est pas la question.
— Si, ça l’est justement. Tu lui as promis de repartir avec son collier
alors un ridicule morceau de sucre, ce n’est rien en comparaison.
— Qui l’a pris ? répète-t-il.
D’un geste brusque, les doigts de Weston se referment sur mes bonbons.
Surprise, je recule. Il tire dessus à tel point que le fil menace de céder.
— Pourquoi est-ce que je te le dirais ?
— Réponds, gronde-t-il.
— Non.
— Si. Tu vas me le dire, sinon je promets que j’interroge chacun des
mecs à qui tu as adressé la parole, un à un.
— Très bien… Tu veux connaître la vérité ? Le bonbon s’est cassé et je
l’ai avalé. Content ? sifflé-je avec colère. Maintenant, si ça ne te dérange
pas, je vais retourner à l’intérieur pour profiter de la fête. Si tu n’as pas
l’intention de passer la soirée avec moi, d’autres en ont peut-être envie. Je
suis sûre que plusieurs de tes amis aimeraient goûter à ces savoureux
bonbons, qu’est-ce que tu en penses ?
— Ne joue pas à ça avec moi, Charlie.
J’ouvre de grands yeux faussement naïfs.
— Je ne comprends pas… jouer à quoi ?
— Ne fais pas comme s’il n’y avait rien entre nous.
— Ne me reproche pas ce que tu as commencé le premier.
Il se tait pendant que son regard s’abaisse en direction de ma poitrine
couverte de frissons. Un soupir franchit la barrière de ses lèvres alors que
mon corps se met à trembler.
— Combien de verres est-ce que tu as bus, hein ?
J’ignore si c’est l’émotion ou le froid qui fait tressaillir mes membres,
mais je n’arrive pas à en contrôler les soubresauts. Au lieu de lâcher mon
collier, Weston étire un peu plus l’élastique. Il se penche jusqu’à ce que ses
lèvres atteignent mon cou. En plein dilemme intérieur, je retiens mon
souffle. J’ai envie de le repousser autant que j’ai envie de le voir poursuivre
ce qu’il est en train de faire. Sa langue effleure ma peau. Avec une lenteur
grisante, ses dents se plantent dans une des perles en sucre. Hypnotisée par
le mouvement de ses lèvres sur mon corps, je suis réduite au silence.
Weston se redresse. Il me retire le collier, puis il le fourre dans sa poche.
— Tu te rends compte qu’en dix secondes, tu viens de bousiller tous mes
efforts pour que les rumeurs sur notre relation ne s’ébruitent pas ?
Je ris à voix basse en lui caressant la joue.
— Quelle relation, Weston ? Tu passes la soirée à flirter avec une autre
fille et tu me parles d’un lien entre nous ?
Sa bouche se pose sur la mienne, mais je repousse son torse. Je manque
de force. L’alcool commence à remplacer mes muscles par une espèce de
coton. J’ai la tête qui tourne. À force d’osciller entre peur et colère, je me
sens épuisée.
— Tu n’as qu’à rouler une pelle à ta blonde pour sauver les apparences.
Je suis fatiguée de me cacher. Fais ton choix, Weston. Moi, je ne laisserai
plus personne m’embrasser dans un putain de local à matériel.
Je repousse aussi fort que possible ce torse qui ne bouge pas d’un pouce.
Solide comme un roc, il n’a même pas un petit mouvement de recul. Je finis
par me frayer un chemin entre le mur et lui, puis je retourne à l’intérieur du
bar. Je pars récupérer mes affaires laissées sur une banquette au fond de la
pièce et je m’y assieds, le temps de me remettre de mes émotions. Des
larmes roulent toutes seules sur mes joues. Je les essuie d’un revers de la
main. Je replie mes jambes contre ma poitrine et je ferme les yeux pour
retenir les larmes qui perlent au ras de mes cils.
Je ne comprends pas comment nous sommes passés d’un extrême à
l’autre. De la passion à… ça. Tout ce que je voulais, c’était une relation
normale avec lui. C’est trop demander ?
Je sais que Bill refuse que je m’approche des Huskies, de West en
particulier, mais voilà où j’en suis par sa faute. C’est ma vie. Il n’a pas le
droit de décider pour moi. Personne n’en a le droit.
Les minutes s’écoulent dans un brouillard opaque. Le cœur et les espoirs
en lambeaux, je me recroqueville sur moi-même. J’ai l’impression de voler
ou de flotter. Je resserre mes bras autour de mes jambes, ouvre une paupière
avec précaution. Ce ne sont plus mes genoux que je tiens, mais les épaules
d’un homme. Je cligne des yeux pour faire la mise au point, cependant la
fatigue est trop forte. J’essaie de lutter contre cet état de léthargie, en vain. On
me porte à travers le bar, puis dans la rue. La fraîcheur de la nuit m’aide un
peu à recouvrer ma lucidité. Je me redresse tant bien que mal pour découvrir
que je suis dans les bras de Weston.
— Tu devrais apprendre à me faire confiance, Charlie… chuchote-t-il,
ses lèvres près de mon visage.
Il dépose un baiser sur ma tempe sans arrêter de marcher.
— Je te ramène. Hors de question que je te laisse ici dans cet état.
Il me repose sur le sol avec précaution. Je titube sur mes jambes rendues
fébriles par l’alcool pendant qu’il place un casque de moto sur mon crâne. Il
s’installe sur le siège avant de se tourner vers moi.
— Monte, m’ordonne-t-il en me tendant la main.
Il m’aide à me hisser à l’arrière de sa Kawasaki. Coincée entre le porte-
bagages et son corps massif, je ne risque pas de tomber. Ses doigts gantés
viennent chercher mes bras qu’il rabat sur son ventre et, encore dans les
vapes, je pose mon front contre son dos.
— Tu n’es pas resté avec Brit ? demandé-je d’une voix pâteuse.
— Est-ce que j’ai l’air d’être avec elle ?
— Non. Mais son collier…
— Je n’ai qu’un collier dans la poche et c’est le tien.
— Hmm, je vois, marmonné-je, à moitié somnolente. Alors, tu m’aimes ?
— Évidemment. Maintenant, accroche-toi.
Une chaleur rassurante irradie de son corps. Je sens sa respiration calme,
son parfum unique et, pour la première fois de la soirée, je souris. Les
paupières closes, je profite de cette étreinte irréelle. C’est sûrement un rêve,
mais si j’avais le choix, je voudrais qu’il ne s’arrête jamais.

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28.
Le calme avant la tempête

Weston

Il y a des jours où on voudrait que le temps s’arrête. On aimerait


prolonger ce moment de plénitude aussi longtemps que possible, puis s’en
délecter jusqu’à satiété. Perdu à tout jamais dans ce monde parfait, mes
jambes entremêlées aux siennes, ses lèvres si proches des miennes que je
suis tenté de les effleurer, je pourrais rester là des siècles entiers. À me
nourrir de ce que je ressens pour elle.
Il y a des jours comme celui-ci, et il y a ceux où on s’attend à ce que tout
parte en vrille d’une minute à l’autre. On ne sait pas quand cela va arriver,
on a seulement conscience que cela se produira, qu’on le veuille ou non. À
la manière d’un ouragan qui vient frapper la côte. Dévastateur, irréversible.
Imprévisible. Un moment aussi parfait que celui que je vis ne peut pas être
éternel. Pas quand on s’appelle Weston Parker.
Ma belle Charlie dort encore. Je balade mes doigts sur la courbe de ses
hanches, caressant avec précaution le tissu rouge de sa robe, de peur de la
réveiller. J’y dessine les traits invisibles de mon prénom, puis je recouvre sa
peau parsemée de frissons de ma couette. Elle gémit d’aise dans son
sommeil, ce qui me soutire un léger sourire.
Le soleil s’est déjà levé depuis un moment dehors et je n’ai presque pas
fermé l’œil de la nuit. J’en ai passé une partie à m’extasier devant cette
beauté et l’autre moitié à me morfondre à propos des problèmes qui nous
attendent.
Depuis petit, j’ai l’habitude que la malchance vienne frapper à ma porte
chaque fois que je suis heureux. La poisse est devenue cette ombre
menaçante qui suit chacun de mes pas. J’ai toujours été un enfant optimiste,
mais l’expérience m’a appris à me méfier du bonheur. Toute belle surprise
cache son lot de merdes.
La malédiction a commencé le jour de mes dix ans, d’une manière
presque insidieuse. Je n’avais rien vu venir. Mon père, cet homme que
j’idolâtrais, m’avait promis la dernière console à la mode. Ouais, c’était
puéril, mais j’étais un enfant, et comme tout gamin de mon âge, je voulais
ce que tout le monde avait. À l’époque, j’étais pourri gâté. Chacun de mes
désirs était comblé, mais les choses ont rapidement changé. Pour la
première fois, cette année-là, j’ai appris ce qu’était le manque.
Le jour de mon anniversaire, je m’étais levé de bonne heure pour ouvrir
mes cadeaux. Mes parents avaient l’habitude de les cacher un peu partout
dans la maison et ils transformaient cet événement en une chasse au trésor
mémorable. Ce matin-là, malgré mes heures de recherche, je n’ai trouvé
qu’une seule enveloppe, posée sur les coussins du canapé. À l’intérieur ?
Un mot écrit de la main de mon père. Un bon pour une console qui me
serait offerte plus tard, que ma mère, de rage, avait déchiré sous mes yeux.
Ce jour-là, j’ai pris une claque magistrale dans la gueule. Il n’a fallu
qu’une unique conversation avec ma mère pour que mon innocence
s’envole. Alors que je n’avais pas conscience des problèmes de la vie, j’ai
appris la signification du mot « addiction ». On ne m’a pas épargné la
vérité, on me l’a juste balancée à la figure de la même manière qu’on
demande une putain de baguette à la boulangerie. Pour elle, mentir ne
servait à rien, ça ne protégerait pas l’enfant que j’étais.
La vérité est pourrie, mais au moins je savais à quoi m’en tenir. Inutile de
me voiler la face. Mon père, cadre supérieur dans une entreprise d’e-
commerce, était accro aux jeux d’argent. Il dilapidait nos économies pour
satisfaire ses vices. Adieu les vacances sur la côte Est, adieu la belle maison
dont rêvait ma mère… Notre famille a éclaté en petits morceaux et mes
parents ont fini par se séparer quelques années plus tard. Après ça, notre
existence n’a plus jamais été la même. Ma mère a dépéri à petit feu jusqu’à
tomber malade pendant que mon père vivait aux crochets de quelques
femmes qu’il avait réussi à séduire.
Quand, arrivé au lycée, j’ai dû commencer à bosser au black pour
rapporter de la bouffe à la maison, j’ai compris que ma vie ne serait qu’une
succession d’emmerdes. Or, moi, j’avais des rêves. J’avais une passion pour
laquelle j’étais prêt à me battre. J’ai rejoint l’université de Seattle en tant
que boursier, mais l’argent versé n’était pas suffisant pour subvenir à nos
besoins. Je me suis mis à fréquenter des gars, qui fréquentaient d’autres
gars… et de fil en aiguille, je suis tombé sur Indy. Pendant un an, j’ai été
son chien de garde et en retour, il me filait du fric. Assez de fric pour en
donner à ma mère.
Le seul souci avec ce genre de double vie, c’est qu’à un moment, il a
fallu choisir. Les conneries d’Indy me prenaient trop de temps, trop
d’énergie et je savais que si je me faisais arrêter, le hockey serait terminé
pour moi. C’est à ce moment que je suis tombé sur Bill. Appelez ça un
miracle ou la coïncidence du siècle… Le gamin optimiste que j’étais a vu
en lui la solution à tous mes problèmes. Bill a parlé de moi au coach des
Huskies. Malcolm et le doyen de l’université de Washington m’ont sorti de
là, ils ont même négocié une plus grosse bourse pour me mettre à l’abri du
besoin.
Durant les deux années suivantes, ma seule inquiétude concernait notre
classement au tournoi inter-universitaire. Un vrai rêve éveillé ! Puis, la
malchance a frappé à nouveau. La maladie de ma mère s’est aggravée. Elle
n’avait pas la moindre assurance pour prendre en charge ses frais de santé,
alors j’ai fait ce que je savais faire de mieux. J’ai passé un nouveau deal
avec Indy… et j’ai joué au hockey.
Alors, quand je regarde Charlie, si paisible, j’ai cette certitude au fond de
moi qui refuse de me lâcher. Il arrivera un moment fatidique où notre petite
bulle éclatera et où l’ouragan frappera fort.
Le calme avant la tempête, comme on dit. Je ne sais pas encore d’où
viendra le danger, mais il viendra.
Une chose est sûre, Charlie et moi, nous nous en sommes sortis comme
des chefs, hier soir. J’ai réussi à quitter le bar sans éveiller les soupçons.
Lorsque j’ai annoncé que je comptais la raccompagner, Jimmerde s’est
évidemment interposé le premier. Il était tellement torché, lui aussi, qu’il
n’était, de toute façon, pas question que je laisse Charlie monter dans sa
caisse. Yann s’est ensuite proposé de servir de taxi, mais j’ai refusé en
expliquant que je n’habitais qu’à cinq minutes. Je ne sais pas s’il avait reçu
des consignes de Bill ou pas, mais il s’est montré assez insistant.
Heureusement que sa copine lui a fait entendre raison. Je dois beaucoup à
Aimy. Grâce à elle, j’ai réussi à me barrer sans croiser Brittany. Cette
dernière m’a envoyé plusieurs messages auxquels je n’ai toujours pas
répondu. Il faudra bien que je règle ce problème à un moment donné…
J’ai conscience que ce sera de plus en plus difficile de cacher ma relation
avec Charlie aux autres. Je mens à tellement de personnes qu’il arrivera
bien un jour où mon baratin ne passera plus. Quelqu’un finira par nous
griller ou alors Charlie décidera de mettre fin à ce qu’il se passe entre nous
parce qu’elle en a marre de tout ça.
« Je ne laisserai plus personne m’embrasser dans un putain de local ».
Sa phrase m’a hanté des heures durant, cette nuit, et le pire, c’est qu’elle
a raison. Je ne peux pas lui demander d’attendre que je règle mes soucis
personnels pour officialiser notre couple.
Couple ? Putain, je n’aurais jamais imaginé que je parlerais comme Bill
un jour.
Mon téléphone se met à vibrer sur la table de chevet. Je délaisse le corps
de Charlie pour l’attraper et j’élève l’écran à hauteur de mes yeux.
Bill : Dès que ma sœur est debout, préviens-moi.
Moi : Compte sur moi, mais tu vas attendre encore un moment. Avec
tous les verres qu’elle s’est enfilés, hier soir, elle n’est pas près de se
réveiller. Je vais aller voir si elle n’est pas dans le coma.
Bill : Ouais, vérifie, mais reste loin d’elle. Au cas où, je te rappelle
que c’est ma sœur.
Moi : Tu devrais en parler à Jimmy, je suis sûr que ça l’intéressera.
Bill : Pourquoi ?
Moi : À ton avis ? Parce qu’il rêve de se faire ta précieuse sœur.
Bill : Le connard.
Fier de moi, je ricane. Content d’avoir détourné son attention pour
quelque temps, je jette un coup d’œil à l’horloge. 9 h 50. Tel que je le
connais, Bill doit revenir de son footing dominical. Le coach nous oblige à
nous entraîner tous les jours, que ce soit en faisant de la course à pied, de la
musculation ou un autre sport. Avant, je faisais du jogging avec Bill tous les
dimanches matin et voilà que maintenant, j’occupe ma matinée au lit…
avec sa sœur.
J’esquisse un sourire, me retenant de me marrer tout seul. Je suis un
putain de baratineur et pour le coup, je ne regrette rien. J’ai fait croire à Bill
que Charlie était dans l’incapacité de me donner les chiffres du digicode
pour accéder à son immeuble. Comme il était à une fête avec Manille à
l’opposé de Seattle, je n’ai pas eu d’autre choix que de conduire Charlie
chez Frank. L’excuse était parfaite, même si entre nous, je n’ai jamais eu
l’intention de la ramener à son appart. Surtout pas après la soirée
désastreuse que nous avons passée.
Je repose mon portable pour enfouir mon nez dans le cou de ma belle au
bois dormant. Je dispose de petits baisers sur sa peau. Des mèches folles
tombent devant son visage, je les range derrière son oreille avant de
murmurer son nom.
— Charlie, réveille-toi.
Elle émet un grognement et je souris comme un idiot, avec le même air
attendri que celui que j’avais hier en me pointant devant Frank. Je crois que je
me rappellerai ce moment toute ma vie.
— Putain, Weston… T’as le don de te foutre dans la merde. Je ne sais
pas comment tu t’y prends pour t’attirer constamment des problèmes. On
dirait que tu le fais exprès.
Je souris en abaissant le regard sur les yeux fermés de Charlie.
— Ouais, mais là, c’est un beau problème.
— Tu fais comme tu le sens, t’es grand après tout, mais ne compte pas
sur moi pour te couvrir.
Je rigole de plus belle puis hausse les épaules. Que veut-il que j’y fasse ?
C’est plus fort que moi. Quand j’ai un pied dans la merde, je ne perds plus
grand-chose à y sauter à pieds joints.
— Fais-moi rêver, West. Comment tu espères expliquer ça à son frère ?
— Un problème de digicode. Impossible de la ramener à son appart. Du
coup, j’ai dit à Bill que Charlie dormirait dans une de tes chambres d’amis.
Frank, blasé, relève le nez vers moi avant de soupirer.
— Laisse-moi deviner… Tu as omis de préciser que la chambre d’amis,
c’est la tienne, c’est ça ?
— Tu comprends vite. Comment tu le sais ?
Le corps de Charlie glisse entre mes bras. Je resserre ma prise autour
d’elle sous les yeux perçants de Frank. Il me dévisage un long instant avant
de s’écarter de mon chemin pour me laisser la place.
— Toi, t’es vraiment, mais alors vraiment dans la mouise. Y a qu’à voir
comment tu la regardes pour comprendre qu’on ne parle pas d’un petit
problème.
Je souris encore et toujours, l’air serein. Il a raison. Le retour à la réalité
va faire mal, mais je tiens à profiter de ces moments volés jusqu’au bout.
— Ça fait combien de temps que ça dure ? m’interroge-t-il alors que je
poursuis ma route en direction des escaliers.
— Depuis ta fête de rentrée.
— Et personne ne s’est douté de rien…
Non. Personne ne s’est douté de rien. Moi le premier. Je suis tombé dans
les filets de Charlie sans trop savoir où je mettais les pieds, et lorsque je
m’en suis rendu compte, il était déjà trop tard pour m’en échapper. De toute
évidence, même si j’en avais eu l’opportunité, je n’aurais rien changé à ce
qu’il s’est passé entre nous.
— Charlie, susurré-je contre son lobe.
Elle s’agite, cherche la chaleur de mon corps. Dans un demi-sommeil, ses
lèvres se posent contre ma clavicule, puis remontent vers ma bouche par
instinct. J’emprisonne son visage entre mes doigts, puis je l’embrasse
tendrement. Elle se laisse faire et, surprise, ses yeux s’ouvrent grand. Elle
recule, observe ma chambre avant de froncer les sourcils.
— J’ai… Merde. J’ai dormi ici ? me demande-t-elle, inquiète.
— Ouaip. On dirait que les dégâts de l’alcool sont plus importants que
prévu… raillé-je.
Elle sourit en se frottant les tempes, la mine désolée.
— Pas trop mal au crâne ?
— Non, mais je ne me souviens pas de grand-chose. Comment j’ai atterri
là ?
J’attrape sa main pour en embrasser le dessus.
— Tu étais saoule et j’ai proposé de te raccompagner.
— Mais… Et les autres ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ? Oh, non. Bill va me
tuer !
Ses yeux s’écarquillent et j’éclate de rire.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Tu préfères entendre
laquelle en premier ?
— La mauvaise. Autant en finir rapidement, soupire-t-elle avant de se
reprendre. Non, attends. La bonne. Je ne suis pas encore prête
psychologiquement pour l’autre.
— J’ai dit à ton frère que tu dormais chez Frank parce que je n’avais pas
le code d’accès de ton immeuble. Il sait que tu es ici, ce qu’il ignore, c’est
que tu as passé la nuit avec moi.
Le front marqué par l’inquiétude, Charlie arque les sourcils.
— Ça, c’était la bonne ?
— Ouais. La mauvaise, c’est que Frank est au courant, pour nous. Mais
je lui fais confiance, il ne nous balancera pas.
— J’imagine que tu as raison. Ce n’est pas trop son genre.
Elle semble s’apaiser un peu. J’en profite pour faire glisser ma paume le
long de son dos et en réaction, elle plisse les paupières.
— Est-ce qu’on a… couché ensemble ?
— Non. Abuser des filles éméchées ne fait pas partie de mes passions.
— Tant mieux alors.
— Pourquoi, tant mieux ?
— Ça aurait été dommage de ne pas en avoir le moindre souvenir,
plaisante-t-elle.
Un rictus malicieux aux lèvres, j’approche d’elle tel un rapace sur le
point de se saisir de sa proie.
— Et maintenant, ta mémoire est-elle en état d’enregistrer ce que je
m’apprête à te faire ? l’interrogé-je en plantant mes dents dans son cou.
Elle se tortille sous l’assaut de ma bouche sur sa poitrine, mais ne fait
rien pour se défaire de ma prise. Je fais glisser la fermeture éclair de sa robe
pour l’en débarrasser et je rampe au-dessus de son corps.
Mon téléphone vibre une nouvelle fois sur ma table de chevet. Je lui jette
un rapide coup d’œil pour y lire le prénom de Frank sur l’écran, puis je
m’intéresse à Charlie, mon unique source de plaisir. Je fais courir mes
lèvres sur son épiderme qui se pare de milliers de frissons au passage et je
remonte jusqu’à sa bouche pour en prendre pleinement possession. Sa
langue embarque la mienne dans une danse passionnée jusqu’à ce que ses
doigts impatients se faufilent sous l’élastique de mon boxer. Je laisse
Charlie me le retirer, puis partir à l’exploration de ce qui se cache en
dessous. Le sang affleure sous ma peau, tout comme le plaisir, et mon
membre grandit dans sa paume.
Il y a des jours où on sent que notre existence est sur le point de basculer.
En bon ? En pire ? Personne n’en sait rien, alors on décide de fermer les
yeux et de lâcher prise. Juste un peu plus longtemps.
La vie m’a rendu pessimiste, mais près de Charlie, je me surprends à
espérer à nouveau. Et si, pour une fois, tout se passait bien ?
Il ne faut qu’une poignée de minutes pour que nos deux corps enfiévrés
réclament plus qu’un baiser. Charlie enroule ses bras autour de ma nuque
pendant que mon sexe glisse contre sa peau nue. À la manière dont elle
ondule, je la devine fébrile. Elle m’attire plus près d’elle jusqu’à ce que
j’atteigne son intimité et je rigole, le visage enfoui dans le creux de son cou.
— Pressée, mon ange ?
— Chuttt, murmure-t-elle en riant. Montre-moi plutôt ce que tu sais faire,
Parker.
— Oui, Madame.
Je m’insère avec douceur entre ses cuisses alors qu’elle rejette sa tête en
arrière. Le souffle en suspens, elle se mordille les lèvres en savourant mon
intrusion. J’embrasse sa mâchoire, puis fais lentement pression sur son corps
avec le mien. J’approfondis notre éteinte, puis je recule, ce qui lui soutire un
râle de frustration. Je repars à l’attaque et sa respiration accélère en même
temps que mes coups de reins. À chaque nouvel impact, ses joues rosissent
un peu plus. De petites gouttes de sueur commencent à parsemer son front et
le mien. J’en lape une qui dévale sa pommette avant d’immobiliser son
visage entre mes mains. Je veux la voir, je veux me noyer dans son regard. Je
veux plonger la tête la première dans ce bonheur, aussi longtemps qu’il
durera, puis suffoquer sous ses baisers. Si notre temps arrive à sa fin, alors
qu’importe demain. Sans elle, plus rien n’a de saveur.
J’ignore mon téléphone qui se remet à sonner. Charlie jette un regard
curieux à l’appareil et je fais en sorte d’accaparer son attention avec un
mouvement plus ample.
— Laisse. C’est Frank. Je lui répondrai après.
En réaction à mon geste, elle gémit. Fort. Je chuchote contre sa bouche.
— Doucement, bébé.
Elle se mord les lèvres pour ne pas rire, puis acquiesce. Elle plante ses
ongles dans la peau de mon dos et je poursuis mes va-et-vient jusqu’à ce
que je sente ses muscles se tendre. J’intensifie mes mouvements alors que
son corps se cambre. Ses cuisses se referment autour de mon bassin et le
plaisir m’emporte à son tour. Ma tête retombe lourdement contre l’oreiller.
Charlie m’imite, un sourire béat illuminant son visage. Je dépose un rapide
baiser sur ses lèvres, puis récupère un paquet de mouchoirs dans le tiroir de
ma table de chevet. Pendant que Charlie se nettoie, j’attrape mon téléphone.
Quatre messages, trois appels en absence en l’espace de vingt minutes. J’en
prends connaissance et je blêmis aussitôt.
Putain de merde.
Non.
Je déglutis, enfile mon boxer et un pantalon à la hâte sous le regard
inquiet de Charlie.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— On est foutus.
Son visage se fige et je peux deviner que les battements de son cœur
s’accélèrent. Je le sais parce que c’est exactement ce que fait le mien au
même instant. Sa voix n’est plus qu’un écho lointain, le sang frappe avec
tant de puissance contre mes tympans que je ne vois que ses lèvres qui
bougent.
— West… murmure-t-elle, effrayée.
— Habille-toi et rejoins-moi dans le salon, la coupé-je.
Je traverse l’espace entre mon lit et la porte de ma chambre en deux
enjambées. Les mains soudain moites, je déverrouille la serrure et abaisse la
poignée.
Dans le couloir, sur le palier, une silhouette familière se tient devant
nous. Les bras croisés sur sa poitrine, un sourcil haussé, Manille me
dévisage sans pitié. Je me racle la gorge pour me donner consistance et je
prends la parole le premier.
— Ça fait longtemps que t’es là ?
— Assez pour avoir entendu Charlie crier. Deux fois.
Je pivote d’instinct vers l’intéressée qui s’est pétrifiée au son de la voix
de sa colocataire. J’échange un regard horrifié avec elle alors que la phrase
de Manille claque dans mon dos.
— Dégage de là, West. J’ai deux mots à dire à Charlie, en tête à tête.

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29.
Pris en flag

Charlie

L’heure est grave.


Manille fait les cent pas dans la chambre de Weston. Les mains coincées
entre mes cuisses, j’appréhende ce qu’elle va me dire. Ses traits tendus et la
manière dont elle s’exaspère déjà sont loin de me mettre en confiance. J’ai
l’impression d’avoir commis la plus grosse connerie du monde, alors que je
suis simplement tombée amoureuse. Je ne vois pas en quoi c’est mal.
J’aime Weston. Il n’y a pas mort d’homme, non ?
J’assiste, impuissante, à un nouvel aller-retour de ma colocataire. J’hésite
à prendre la parole. Elle paraît si furieuse que je doute que ce soit le
moment de l’ouvrir. Elle se tient le crâne, secoue sa tignasse brune à
plusieurs reprises en soupirant. Je patiente une minute de plus avant de
l’interpeller d’une voix douce. Peut-être qu’en conservant un ton calme et
posé, sa colère se dissipera.
— Manille… commencé-je.
— Non. Pas tout de suite, Charlie. J’ai encore besoin d’une minute pour
me remettre de mes émotions. Je ne m’attendais pas du tout à te retrouver
en pleins ébats. Laisse-moi un instant pour réfléchir à tout ça.
Elle esquisse quelques pas supplémentaires autour du lit, puis reporte son
regard vers moi. J’arbore un sourire contrit auquel elle répond en levant les
yeux au ciel.
— Ne me fixe pas avec cette tête de chien battu. Ça ne marche pas avec
moi. Franchement, je ne sais même pas quoi te dire. Tu aurais pu jeter ton
dévolu sur n’importe quel mec, mais tu as choisi Weston. Weston, merde !
Je fais la moue, pince les lèvres.
— En quoi Weston est un problème ?
— Il est un problème pour tout un tas de raisons que tu connais aussi bien
que moi ! Tu avais le plus grand campus de Seattle sous les yeux, dans la
ville la plus importante de l’État de Washington, et il a fallu que tu
t’intéresses à lui.
— Parce que tu crois que j’avais tout prémédité ? Ça m’est juste tombé
dessus. Je n’ai pas fait exprès de m’attacher à un joueur des Huskies.
— Un joueur des Huskies ? Mais ça va bien au-delà de ça. West est le
meilleur ami de Bill.
— Un meilleur ami auquel il ne parle quasiment plus.
— Peut-être, mais c’est passager. Mets-toi à la place de ton frère ! Quand
il apprendra que son pote s’est fait sa sœur, il va se sentir trahi par les deux
personnes les plus proches de lui.
Je grimace à l’idée qu’une telle chose arrive, puis je tente d’amadouer
Manille.
— Il n’est pas obligé d’en avoir connaissance. Ça peut rester un secret
entre nous.
— Parce que tu crois que je vais cacher un truc aussi gros à ton frère ? Il
m’en voudrait tellement que ce n’est même pas envisageable. Et Brit, tu t’es
mise à sa place ? Elle va péter les plombs quand elle le saura.
Je me retiens de dire à ma colocataire que Brittany est le dernier de mes
soucis. Que cette fille pense ce qu’elle veut de Weston et de moi, je m’en
contrefiche. Elle n’est pas mon amie, je ne lui dois rien.
Manille me dévisage avec sévérité, je lui rends son regard sans me
décontenancer.
— Brit et Weston étaient ensemble à la soirée, affirme-t-elle. Tu sais
qu’elle a des vues sur lui et tu ne t’es pas dit que flirter avec West, c’était
mal ?
Je manque de laisser échapper un rire sarcastique. C’est le monde à
l’envers.
— Je crois que tu te méprends. La situation n’est pas du tout celle que tu
penses.
— Très bien, je t’écoute. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Vous étiez saouls et
les choses ont dérapé ?
— J’avais bu, je te l’accorde, mais tu n’y es pas.
Elle reprend ses allées et venues, puis s’arrête à nouveau.
— Alors quoi ? Vous avez fait un pari qui a mal tourné ? C’est ça, c’était
un jeu ?
— Non, ça n’a rien à voir. Weston et moi, on est ensemble, lâché-je.
Manille papillonne des paupières une longue seconde avant de bégayer.
— Pa-pardon ?
— West et moi, on sort ensemble.
Elle rigole, nie en agitant sa tête. Au regard qu’elle me porte, je
comprends qu’elle n’en croit pas un mot.
— Non. Brittany et Weston sortent ensemble. Enfin, ils sont sur le point
de le faire, rectifie-t-elle. Ce serait sûrement arrivé si cet idiot n’avait pas
tenu à te raccompagner.
J’agite doucement la tête.
— Weston craignait que Bill découvre notre relation. Il a trouvé
intelligent de faire croire à tout le monde qu’il était intéressé par Brittany
pour brouiller les pistes.
— Brou-brouiller les pistes ? répète-t-elle, outrée. De un, c’est
dégueulasse, de deux…
Je lève les bras pour me dédouaner.
— Pas la peine de me regarder comme ça. J’étais contre cette idée
stupide. Je lui ai dit d’arrêter de se comporter de cette façon avec Brittany.
Manille se laisse tomber sur le matelas à côté de moi. Le visage plongé
entre ses mains, elle pousse un long soupir.
— Charlie, reprend-elle d’une voix douce. Est-ce que tu es sûre que,
Weston et toi, vous êtes ensemble ?
C’est à mon tour de ciller et de froncer les sourcils. Je ne comprends pas
sa question.
— Évidemment.
— Il te l’a confirmé ? Enfin, je veux dire, vous en avez discuté ?
J’y réfléchis un court instant. Pendant ce temps, une boule d’angoisse se
met à compresser mes organes. Le ton qu’emploie Manille pour ne pas me
blesser et l’inquiétude sur son visage commencent à me faire douter. Weston
m’a interdit de fréquenter d’autres hommes. Il m’a protégée des ivrognes
quelques semaines auparavant, il a pris mon collier de bonbons. Ce sont plein
de petites attentions qui me prouvent qu’il tient à moi, mais il ne m’a jamais
dit que nous formions un couple pour autant.
— Je… oui, enfin plus ou moins.
— Et tu es sûre que cette histoire avec Brittany, ce n’est rien ?
— Il l’a laissée en plan pour rentrer avec moi. C’est suffisant, non ?
Manille inspire un grand coup avant de relever le nez vers moi.
— Depuis combien de temps vous vous fréquentez, tous les deux ?
J’hésite. Répondre à sa question reviendrait à avouer que je leur ai menti
à Bill et à elle concernant le déroulé de ma soirée chez Frank. J’imagine que
je ne peux plus garder ce secret pour moi. Il est l’heure de rétablir la vérité.
— Ça a commencé à la soirée chez Frank.
— Le barbecue, tu veux dire ?
— Non, la fête de rentrée, celle à laquelle Bill n’a pas assisté.
Ses yeux s’ouvrent grand.
— Attends, ça fait un mois et demi que vous sortez ensemble ?
Pour ne pas entrer dans les détails, je hoche la tête et elle soupire à
nouveau.
— Mais, c’est du genre ponctuel ou récurrent ?
— On se voit à la plupart des entraînements des Huskies, parfois même
en dehors.
— Oh… Donc, c’est du sérieux ?
Mal à l’aise, j’entrouvre la bouche pour lui répondre sans réussir à
trouver les mots. Je voudrais pouvoir dire que notre relation est sérieuse,
mais plus je discute avec elle, plus je constate que je n’ai aucune certitude à
ce sujet. Je me mâchouille nerveusement l’intérieur des joues et les yeux de
ma colocataire s’écarquillent totalement.
— Tu l’aimes !
Je hausse les épaules.
— Je n’y peux rien.
— Mais, Charlie…
— Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? Tu étais la première à me pousser à
sortir. Pourquoi est-ce que je n’aurais pas le droit de l’aimer ?
Elle pose une main compatissante sur ma cuisse, m’adresse un sourire
triste.
— Tu en as parfaitement le droit, c’est juste que… Je crois que tu ne
réalises pas à quel point Bill va être furieux.
— Il peut l’être s’il le veut. Je pense que je suis assez grande pour
décider par moi-même.
— Je sais, Charlie… et je serais d’accord avec toi si cela concernait
n’importe quel autre mec. D’après Bill, Weston a de mauvaises
fréquentations et…
— Donc moi, je n’ai pas le droit de sortir avec lui, mais Brittany oui ? Où
est la logique ? Si c’est le méchant garçon dont il faut se tenir éloigné, c’est
valable pour tout le monde, non ?
Manille me dévisage un court instant avant de reporter son regard sur le
tapis.
— Je ne devrais pas t’en parler, mais Bill et West ont eu une violente
dispute, il y a plus de deux mois. Peu de temps après l’agression de Marc.
— Si tu veux aborder le sujet des menaces des supporters adverses, je
suis au courant, la coupé-je.
— Si tu connais toute l’histoire, alors tu comprends de quoi ton frère
tente de te protéger.
Intriguée, je plisse le front. Je croyais que pour Bill, Weston était une
mauvaise fréquentation. Je n’ai jamais songé que son but était de
m’éloigner d’un quelconque danger.
— De quoi est-ce qu’il essaie de me protéger ? Qu’est-ce qu’il s’est passé
entre eux ?
— Je t’avoue que Bill n’a jamais consenti à me raconter leur dispute en
détail. Tout ce qu’il a bien voulu me dire, c’est qu’une connaissance de
Weston le menace de s’en prendre à ses proches. Nos noms, à Bill et moi,
ont été cités juste avant l’attaque de Marc. Ton frère ou moi pourrions être à
l’hôpital, actuellement. Tu te rends compte qu’on aurait pu payer pour les
conneries de West ? Brittany, elle, elle n’a aucun lien avec les Huskies ou le
hockey. Son père est flic, celui qui l’utiliserait pour faire chanter un autre
joueur serait bien stupide.
Je souris tout en acquiesçant, puis je me lève d’un bond.
— Tu sais quoi ? Je m’en fiche. Quoi qu’il arrive, je ne changerai pas ce
que j’éprouve pour Weston et je ne m’en excuserai pas. On peut bien me
menacer autant qu’on veut, ça ne me fait ni chaud ni froid.
— Charlie… Ne prends pas ça à la légère.
— Non, tu ne comprends pas ! Toute ma vie, j’ai obéi au doigt et à l’œil à
mes proches. Je n’ai jamais fait de vagues, j’ai contenté les moindres
attentes de mes parents, en faisant constamment passer mes propres envies
après celles de ma famille. Pour une fois, je n’écouterai pas vos conseils. Je
refuse de me plier aux exigences des autres, qu’il s’agisse de mon frère ou
de connards de supporters qui se croient tout permis.
— Bill ne pense pas à mal. Il fait ça pour ton bien.
— Ça suffit. J’en ai marre d’entendre cette phrase. « Fais ça, Charlie,
c’est pour ton bien. Fais ci, on sait ce qui est bon pour toi ». Stop. Je vous
adore, mon frère et toi, mais arrêtez de me dire quoi faire. Je suis la seule
apte à décider pour moi-même.
— Je comprends, mais penses-y. Si Bill estime que West représente un
danger pour toi, c’est qu’il a ses raisons. Et puis, cette histoire avec
Brittany… je ne veux pas te faire peur, mais c’est bizarre.
— Et si, pour une fois, vous me faisiez confiance ?
Elle me fixe de longues secondes en triturant avec nervosité sa lèvre
inférieure avec ses dents, puis elle acquiesce.
— D’accord… Écoute, tout ce que je peux te promettre, c’est d’attendre
la semaine prochaine pour en parler. Les Huskies affrontent les Griz
mercredi soir. Si je racontais tout ça à Bill ou à Brittany avant, ça pourrait
déstabiliser l’équipe et les déconcentrer. Deux attaquants qui ne s’adressent
plus la parole juste avant un match d’une telle importance… ce serait la
merde.
Manille se lève à son tour. Une profonde anxiété se lit sur ses traits quand
elle aborde le sujet de la compétition. Je me sens coupable. À aucun
moment je n’ai songé à l’impact que ma relation avec Weston pouvait avoir
sur les Huskies. Je nous voyais comme des électrons libres, toujours en
marge du groupe, mais ce n’est pas le cas. Nous faisons partie, que nous le
voulions ou non, d’un ensemble plus large, et nos actions, nos décisions,
peuvent les pénaliser. Tous autant qu’ils sont.
— Le coach des Krakens sera présent mercredi, m’indique Manille.
Devant mon regard interrogateur, elle poursuit ses explications.
— C’est le coach de l’équipe de hockey de Seattle. Il vient voir Bill et
Weston jouer, il y a des chances qu’on leur propose un contrat.
— Oh… ça semble sérieux.
— C’est une super opportunité pour lancer leur carrière dans la ligue pro.
Je compte sur toi pour rester discrète avec Weston jusque-là.
Je lui confirme que je ferai mon possible, puis elle reprend.
— On réglera ça jeudi, tous ensemble, une fois le match passé.
D’accord ?
— D’accord, mais je ne veux pas que Bill te reproche quoi que ce soit. Je
lui avouerai la vérité moi-même, annoncé-je d’un ton ferme.
D’un sourire, elle accepte, puis m’invite à sortir de la chambre. Nous
descendons l’escalier et rejoignons le salon dans lequel Frank et Weston
nous attendent. Ils patientent sur le canapé et l’ailier des Huskies est
nettement plus stressé que son pote. Il me suit de son regard océan, essayant
de lire en moi des bribes de ma conversation avec Manille.
— Alors, verdict ? nous lance Frank.
— Pas un mot à Bill avant jeudi, annonce ma colocataire.
— Ça me va, réplique Weston, soulagé. Et puis, ça vaut mieux pour le
match.
— Maintenant, messieurs, si vous voulez bien nous excuser… J’ai des
courses en train de décongeler dans le coffre de ma voiture et si on ne se
dépêche pas de rentrer, vous risquez de voir Bill débarquer dans ce salon, ce
dont personne n’a envie.
Manille poursuit son chemin en direction de l’entrée. J’hésite à la suivre.
Je jette un regard en biais à West et il se lève pour nous raccompagner
jusqu’à la porte. Lorsqu’il arrive à la hauteur de Manille, celle-ci fulmine.
— Toi, j’aimerais bien savoir à quoi tu joues, siffle-t-elle d’un ton acerbe.
Je grimace. C’était à prévoir.
— À rien, réplique-t-il.
— Il y a une fille à laquelle tu mens volontairement, ce qui fait de toi un
putain de joueur.
Weston, dont l’impulsivité n’est plus à démontrer, se lèche les lèvres. À
la veine qui pulse sur ses tempes, j’en déduis qu’il déploie des efforts
considérables pour se contenir.
— Je réglerai ça rapidement, promet-il.
— Tiens donc. J’ai hâte de voir ça, gronde-t-elle. L’une est mon amie,
l’autre la sœur de mon copain, alias ton meilleur pote. Je te mets en garde,
West. T’as intérêt à arrêter de déconner.
— Je note. Autre chose ?
Son ton est piquant, mais Manille ne réplique pas. Leur duel de regard
me file la chair de poule.
— Bon, vous avez terminé ? lancé-je, les bras croisés sur ma poitrine.
— Si Manille n’a rien à ajouter, oui, déclare-t-il.
Je jette un coup d’œil à la brune qui ronge son frein à deux mètres de
moi. Elle pousse un soupir tandis que ses yeux roulent dans leurs orbites.
Weston avance vers moi. Dans son regard assombri par la tension qui
règne dans le salon, je distingue une lueur de joie lorsqu’il m’observe.
Quelque part, au milieu de tous les problèmes qui nous attendent, il sait que
je suis de son côté. Je serai toujours là, même quand le reste du monde lui
tournera le dos. Avec une douceur qui contraste avec l’inconfort de la
situation, il caresse ma joue de la pulpe du pouce. Comme s’il n’y avait plus
que nous deux dans la pièce, sa main se faufile derrière ma nuque. Il tire
dessus afin d’approcher mon visage. Son souffle glisse sur ma peau alors que
ses iris ténébreux cherchent à capter mon regard. Un sourire rassurant
s’affiche sur ses lèvres quand elles emprisonnent les miennes. Ses bras
s’enroulent autour de ma taille tandis que Manille soupire près de nous.
— Bon, qu’est-ce que vous fichez ? s’impatiente-t-elle.
Weston m’embrasse une nouvelle fois pendant que la copine de Bill,
interdite, nous dévisage. Bouche bée, le front plissé, elle cherche ses mots
et c’est Frank qui conclut à sa place :
— Ouais, je sais. J’ai fait exactement la même tronche, hier soir, quand
ils se sont pointés ici. Si tu veux mon avis, Manille… laisse couler. Il n’y a
qu’à les voir pour comprendre qu’ils n’écouteront personne.

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30.
Le véritable adversaire

Weston

Les bras chargés de glaçons et d’une lourde trousse de premiers secours,


Charlie traverse les vestiaires pour rejoindre notre coach. Ses prunelles
inquiètes font un rapide aller-retour entre son frère et moi et je lui fais signe
que tout roule. Manille a tenu sa promesse. Elle a gardé pour elle notre
secret épineux. Bill ignore tout de notre relation. Jusqu’à demain, du moins.
Chaque problème en son temps, comme on dit.
Un sourire en coin se dessine sur mes lèvres. Avoir Manille dans la
confidence nous aura au moins permis de nous voir ces deux derniers jours.
Notre relation lui déplaît, mais ça finira par lui passer.
Je reprends ma préparation. Le match contre les Griz débute dans une
dizaine de minutes et le stress est déjà présent. Je suis tendu au maximum et
ça n’a pour une fois aucun rapport avec ma belle Charlie. J’enroule
distraitement la bande adhésive autour de la partie coudée de ma crosse en
promenant mes yeux sur mes équipiers. Bill intercepte mon regard
soucieux. En retour, il hoche la tête, puis m’imite.
En tant que capitaine, il a décidé de fermer les vestiaires à clé pendant
que le groupe s’équipe. Pour s’assurer qu’aucune personne extérieure aux
Huskies ne pénètre ici, il a prétendu qu’il y avait des vols sur le campus.
Pour l’instant, sa technique fonctionne. Nous sommes mercredi soir, je n’ai
pas reçu de nouveau message de menace dans mon casier.
Bill et moi en sommes désormais convaincus, un des membres des
Huskies ici présents joue double-jeu. C’est franchement nul d’avoir à douter
de son équipe juste avant un match. On devrait pouvoir se reposer sur ses
coéquipiers sans avoir ce genre d’arrière-pensées débiles. Dans notre
malheur, nous avons au moins la chance, lui et moi, de pouvoir compter
l’un sur l’autre. Tout n’a pas toujours été rose entre nous ces dernières
semaines, pourtant il reste la personne en qui j’ai le plus confiance et c’est
réciproque. Quant à Jimmy, qui fait lui aussi partie de notre trio d’attaque,
je ne me fais pas trop de soucis. Je le connais depuis deux ans. Même s’il
peut être agaçant, ce mec ne ferait pas de mal à une mouche.
À nous trois, nous pouvons commencer le match avec suffisamment de
sérénité pour être efficaces. Tout ce qui compte, c’est de marquer. Ce qu’il
se passe à l’arrière du terrain ne nous regarde pas.
Quoi qu’il en soit, les portes du vestiaire sont closes pour l’instant. Bill a
placé deux caméras très discrètes dans la pièce et il n’y a plus qu’à laisser le
temps parler. Nous verrons bien ce que donneront les images à la fin du
match. En attendant que ce problème soit réglé, je n’ai plus qu’une chose à
faire : me concentrer sur la meilleure manière de botter les fesses des Griz.
Qu’importe ce qui était marqué sur le dernier mot que j’ai reçu. Je ne
compte pas perdre. Pas le jour où le coach des Krakens se déplace pour me
voir jouer.
— Allez, les gars, c’est parti. On ne va faire qu’une bouchée de ces
oursons, se moque Malcolm en nous faisant signe de nous lever.
Quelques rires fusent dans la pièce pendant que le capitaine des Huskies
va déverrouiller la porte. Je jette un œil à Charlie, adossée au mur, et reste
en retrait le temps que mes coéquipiers sortent de la salle.
— Tu ne vas pas nous refaire le même coup qu’au dernier match, West,
hein ? me demande Bill quand il remarque que je n’avance pas.
— Oh que non ! Je vais leur faire bouffer leur fourrure, tu vas voir.
Bill ricane avant de taper amicalement sur mon épaule.
— T’as plutôt intérêt.
Je lui confirme que je ferai de mon mieux et Charlie nous rejoint à son
tour.
— Les dames devant, lui lancé-je avec galanterie sous le nez de Bill qui
ne voit là qu’un geste de politesse.
— Merci. Bon match, nous lance-t-elle en réponse.
Un sourire complice aux lèvres, elle passe près de moi avant de
disparaître dans le couloir. Bill, le coach et moi sortons les derniers des
vestiaires. Bill referme les portes, puis confie les clés à Malcolm, qui nous
fait signe de nous dépêcher.
Je presse le pas pour rejoindre le reste de l’équipe. Dans le hall, on
entend déjà l’agitation du public. Ce qui est génial à l’université de
Washington, c’est que les supporters assistent nombreux à tous nos matchs.
Qu’il vente ou qu’il neige, ils ne manquent jamais une occasion de venir
nous soutenir. J’ai le ventre qui se contracte sous l’effet combiné du stress
et de l’excitation. Les chants de nos fans font vibrer jusqu’à la plus petite de
mes cellules. J’en ai des frissons. Je resserre ma prise sur ma crosse pour
que mes doigts cessent de trembler et je pénètre dans la patinoire bondée.
Des banderoles blanches et violettes s’élèvent au-dessus d’une bonne partie
du public. Le reste des gradins est envahi de rouge. Le son des cornes de
brume résonne en écho et crée une espèce de brouhaha joyeux lorsqu’il se
mêle au fracas des tambours.
Mes lèvres s’étirent toutes seules.
J’adore cette ambiance.
Bill et moi entrons sur la glace les derniers. Il me tape dans le poing en
m’adressant un regard qui en dit long sur notre amitié. On en aura vécu des
choses, lui et moi. Pourtant, malgré nos récents déboires, il continue de me
sourire comme si, ensemble, on pouvait venir à bout de tous les obstacles.
— Nous deux contre le monde entier ? me demande-t-il.
— Comme toujours.
Il acquiesce avant de rejoindre sa position sur la ligne d’attaque et je fais
de même. Nous échangeons quelques poignées de mains avec les Griz qui
se trouvent près de nous. À leurs traits tirés et concentrés, partiellement
cachés derrière leur visière de protection, je devine que ce match va être à la
hauteur des espérances du public. Tendu et serré.
Je fixe l’arbitre qui s’apprête à jeter le palet sur le sol, entre Jimmy et
l’espèce de colosse qui se dresse face à lui. Il porte le sifflet à ses lèvres
alors que je retiens mon souffle, puis lance le début des hostilités.
Mon attention est accaparée par ce palet noir qui glisse sur la glace. Pour
l’instant, l’action se situe pour l’essentiel au centre de la patinoire, entre les
deux lignes bleues, mais je me tiens prêt à intervenir. Les deux équipes sont
survoltées. Les Griz comptent bien protéger leur territoire avec la hargne
qui les caractérise. Leur force repose sur une défense en béton qu’il va bien
falloir réussir à percer à un moment donné. J’analyse les déplacements de
leurs joueurs pour repérer d’éventuelles failles, mais je suis sorti de mon
examen par le cri de Jimmy.
— West, attrape !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le palet fuse dans ma direction. Je le
réceptionne au creux de ma crosse, puis je patine aussi vite que mes jambes
me le permettent.
— Et voilà la première tentative des Huskies avec Red Falcon qui
s’envole en direction du but des Griz !
J’accélère. Un vent glacial fait picoter mes joues alors que j’évite le
premier défenseur qui croise ma route. Je dérape un peu, ce qui me force à
ralentir, puis je repars dans l’autre sens. Un nouvel adversaire se dresse
devant moi. J’essaie de dévier ma trajectoire pour le contourner, mais ce
dernier se jette sur moi de tout son poids et je chute. Le palet m’échappe. Je
me relève rapidement tout en lançant un regard furieux à celui qui m’a
percuté. Connard. Ce n’est pas un ours, ce mec. C’est un grizzli ! Un putain
de grizzli sauvage.
Je sors de la zone de jeu, le temps de souffler, et le second groupe
d’attaque nous remplace. Comme si les Griz s’étaient passé le mot, les
Huskies tombent les uns après les autres sous les coups d’épaules de nos
adversaires. En vingt minutes de match, deux de nos défenseurs ont déjà
rendu une petite visite à Charlie. Heureusement, rien de grave, mais je sens
que l’agacement me titille de plus en plus. Quand nous retournons sur la
patinoire, je constate que Bill perd son calme, lui aussi. Il a chuté trois fois
en deux minutes et je l’entends hurler aux Huskies à l’arrière de se bouger
davantage.
L’équipe que nous affrontons sait parfaitement ce qu’elle fait. Elle nous
épuise, non pas physiquement, mais moralement. Les joueurs en rouge sont
doués à ce petit jeu. À défaut de posséder une puissance offensive, ils
savent manipuler le mental de leurs adversaires. Ils n’ont terminé que
quatrièmes du tournoi, la saison précédente, cependant ils ont enchaîné
quatre victoires consécutives. Un record.
Le palet retourne au centre de la patinoire. Bill le réceptionne à la
perfection. Il fonce en direction des buts devant lesquels se tient une ligne
soudée d’ours. Il tâche de trouver une faille dans leur défense et vise un tout
petit espace laissé vacant. La rondelle est interceptée par le gardien et
l’équipe adverse le récupère.
Notre capitaine tente de s’interposer, mais finit par se faire bousculer par
un joueur. Il lève la main en direction de l’arbitre qui ne siffle pas la faute.
De frustration, il donne de grands coups de patin dans la glace. Il est
remonté. C’est rare de le voir sortir de ses gonds. Il a la colère explosive.
Quand ça pète avec lui, mieux vaut se tenir aussi loin que possible.
— Tout doux, Bill. Ne les laisse pas te déconcentrer, lui crie le coach
alors que nous retournons nous asseoir sur le banc.
Apparemment, je ne suis pas le seul à avoir remarqué à quel point il est
tendu. Nous profitons de quelques minutes de repos pour souffler pendant
que d’autres attaquants prennent notre place.
— Je vais éclater cette bande de nuls, s’agace Bill qui peine à se calmer. Le
prochain qui me fait chuter, je l’encastre dans le Plexi !
Je lâche un petit rire en observant le match. Je le comprends. Nous
devons renverser la tendance, c’est certain, mais nous énerver n’arrangera
rien.
Malcolm nous fait signe d’entrer en jeu. J’enjambe la balustrade pour
retourner sur la glace et je glisse pour rejoindre ma place. Je décide de garder
un œil sur Bill tout en surveillant le centre du terrain. Le palet remonte en
direction de Jimmy. Les défenseurs des Griz collent Bill d’une manière
insupportable. J’indique au rouquin que je suis démarqué et avant que je
n’atteigne la zone d’attaque, le sifflet résonne dans la patinoire. C’est la fin de
la première période. Chaque équipe rejoint son banc pour une pause bien
méritée. Je m’y laisse tomber, puis je m’arrose le visage avec ma gourde. Je
crève de chaud. Bill accompagne certains Huskies aux vestiaires. Je le
regarde s’éloigner et j’en profite pour glisser jusqu’à Charlie, qui ne se trouve
qu’à trois mètres de moi. Il y a peu de joueurs autour d’elle, les risques sont
moindres.
— Tu as besoin de quelque chose ? me demande-t-elle en fouillant dans
sa trousse de secours à la recherche d’un pansement pour Jimmy, qui
l’attend à quelques mètres de là.
Je me penche vers elle, de manière à ce que les autres ne m’entendent
pas.
— Ça se pourrait bien, lui susurré-je avec malice. Qu’est-ce que tu
penses de toi et moi, dans le local, tout de suite ?
Mes paroles la font glousser et elle se racle brusquement la gorge
lorsqu’elle remarque les regards appuyés que nous jettent Jimmy et Yann.
Ce dernier nous observe un court instant avant de décréter qu’il doit se
rendre aux toilettes. Je sais que je joue avec le feu en approchant Charlie,
mais c’est plus fort que moi. Je dois me montrer plus prudent. Ce n’est pas
le moment que quelqu’un aille parler de ses doutes à notre capitaine. Il est
de très mauvaise humeur, autant ne pas le pousser à bout.
— Avec deux équipes aux capacités offensives et défensives aussi
élevées, la deuxième période va s’avérer très intéressante, commente un
homme dans le micro.
La pause s’est écoulée en un clin d’œil. Nous sommes déjà de retour sur
la glace, parés à l’affrontement. Comme lors de la première partie du match,
il n’y a aucun temps mort. Les joueurs ne se battent pas pour obtenir le
palet, mais pour le conserver plus de quelques secondes. Bill parvient à le
toucher du bout de sa crosse avant que quelqu’un ne vienne le lui dérober
une nouvelle fois. Il lâche quelques jurons en se relevant, puis repart de plus
belle. Il faut reconnaître une grande férocité aux défenseurs des Griz. Les
croiser sur la glace est synonyme de danger immédiat. Ils protègent ce palet
comme s’il s’agissait de leur bébé.
J’observe de loin leurs attaquants qui tentent de pénétrer notre zone de
défense pendant que Bill s’agace.
— Qu’est-ce que vous foutez, derrière ? Envoyez-les dans le mur !
Après un essai de but raté, les Griz repartent à l’assaut. Ils ne laissent
aucun répit aux Huskies fatigués et démoralisés, si bien qu’ils finissent par
marquer.
Fait chier.
— On a encore le temps de remonter, les gars. Concentrez-vous, nous
encourage Malcolm depuis le côté de la patinoire.
La partie continue et la pression sur nos épaules augmente. Le palet
retourne au centre. Jimmy se jette dessus pour aider notre capitaine,
poursuivi par plusieurs adversaires. Je me rapproche afin de lui apporter
mon soutien en cas de besoin, mais ma présence ne passe pas inaperçue.
J’exécute une belle pirouette pour esquiver de justesse le grizzli qui
s’élance dans ma direction. Dans la manœuvre, le joueur chute et
s’accroche au maillot de Bill qui était bien parti pour marquer. L’arbitre
siffle, mais il est déjà trop tard. Bill, furieux, bondit sur ses pieds pour
choper son adversaire. Malheureusement, ce dernier est prêt à riposter. Il
saisit Bill par le bras et commence à le pousser violemment dans le but de
lui faire perdre l’équilibre. Il n’est pas question que je reste les bras croisés.
Je patine aussi vite que possible dans leur direction alors qu’ils ont déjà
balancé leur crosse sur le sol pour en venir aux poings. Bill décoche une
droite en direction du menton de son ennemi. Je me jette sur le dos du Black
Bear, sonné, pour passer mon bras autour de son cou. Je serre fort jusqu’à
ce qu’il abandonne et accepte de lâcher Bill. Jimmy arrive à son tour. Il
attrape notre capitaine par la taille afin de le contraindre à reculer.
— Garde ton calme, Bill. Ils font exprès de te pousser à bout, lui lancé-je
en lui rendant sa crosse.
Il ronchonne, se dégage de la prise de Jimmy, repositionne son casque
avant de retourner à son poste. Ouaip. Quand Bill s’énerve, il ne le fait pas
à moitié. Rien que de songer aux révélations de demain, j’en ai des sueurs
froides.
Autour de nous, le public nous acclame. Au moins, ils apprécient le
spectacle. Je me reconcentre sur le match.
Jimmy et Bill sont au coude à coude avec la défense adverse. Ils se
battent pour conserver le palet en zone d’attaque et dans un geste maladroit,
Jimmy parvient à me faire une passe. Je remonte en direction de la cage. Le
grizzli est trop loin de moi pour me barrer la route. Il est lourd et avec une
telle carrure, il ne me rattrapera jamais. Je patine, cherche le bon angle pour
marquer et je tire. La rondelle glisse sur la glace, puis finit par passer entre
les jambes du gardien. Bill se jette sur moi le premier pour me féliciter.
Rapidement, je me retrouve entouré de plusieurs Huskies soulagés.
Maintenant que nous sommes à égalité, tout est possible. Les joueurs
vêtus de violet reprennent leur position, plus motivés que jamais, ce qui
déstabilise les Griz.
Ils s’attendaient à ce que nous baissions les bras ? Ils s’apprêtent à
affronter une équipe galvanisée au possible. Une énergie nouvelle envahit
les Huskies et les tentatives de buts s’enchaînent.
Quelques minutes plus tard, je suis lancé à pleine vitesse sur la glace, je
remonte la patinoire avec le palet au bout de ma crosse. J’esquive un premier
défenseur avant d’en croiser un second. Le grizzli. Il bifurque au dernier
moment dans ma direction et je comprends que je n’aurai pas le temps de
l’éviter. Avant l’impact, j’envoie la rondelle à Bill qui shoote dedans dès qu’il
la reçoit. Je chute sur plusieurs mètres, le regard rivé vers notre capitaine. Le
projectile décolle de la glace, fuse dans l’air avant de s’écraser au fond du
filet. Bill a marqué ! Je me relève, patine jusqu’à lui pour lui sauter sur les
épaules, et je lui assène un coup sur le casque pour lui exprimer ma joie.
— Tu l’as eu ! hurlé-je, alors qu’il n’en revient toujours pas.
— Et voilà le capitaine des Huskies qui double la mise ! Il n’y a pas à
dire, ces deux attaquants font vraiment la paire ! Le score est désormais de 2
à 1.
Plusieurs joueurs viennent féliciter Bill et nous retournons à nos places
pour la remise en jeu du palet. Les Griz sont toujours autant remontés, mais
l’épuisement commence à prendre le pas sur leur mental. Bien trop fatigués
pour attaquer, ils nous empêchent néanmoins d’accéder à leur but. Leurs
lignes de défense se sont resserrées. Il devient très difficile d’y trouver des
failles. Bill et moi nous heurtons plusieurs fois au mur qu’ils ont dressé
autour de la cage. Après de nombreux essais infructueux, le sifflet de
l’arbitre marque la fin de la deuxième période.
Les Huskies se séparent en deux groupes. Ceux qui restent sur le banc et
ceux qui retournent à leur casier. J’indique à Bill que je vais profiter de la
pause pour surveiller nos coéquipiers. Je me dirige vers les sanitaires et je
jette un œil aux autres en passant. Il y a peu de joueurs dans les vestiaires.
Peut-être quatre ou cinq. Jimmy et Steeve sont occupés à remettre du scotch
sur leurs jambières pendant que Yann refait ses lacets. Il n’y a personne
devant mon casier, pour l’instant en tout cas. Mon casque sous le bras, je
poursuis mon chemin pour me rendre aux toilettes. Quand j’en sors, Charlie
est là. Elle fait le réassort de sa trousse de premiers secours. Elle relève le
nez vers moi, intriguée par ma façon de la dévisager. Elle me questionne du
regard et je profite de son attention pour lui faire signe de me rejoindre. Elle
fourre ses cotons dans son petit sac en vitesse, puis elle quitte les vestiaires,
juste après moi. Je lui attrape le bras lorsqu’elle passe à proximité du
couloir qui mène au local à matériel. Après avoir vérifié qu’il n’y avait
personne aux alentours, je l’entraîne dans la pénombre. Je lui soulève
légèrement le menton de ma main gantée.
— Je t’ai dit que je ne t’embrasserais plus jamais ici et je promets que
c’est la dernière fois que je le fais.
Ses yeux pétillent quand je prononce ces quelques mots. Elle se pend à
ma nuque en y nouant ses doigts.
— Il ne faut jamais dire jamais, sinon il paraît que ça finit par arriver, se
moque-t-elle.
— Ah ouais ? Alors… je ne te ferai jamais l’amour dans ce local, je ne
t’embrasserai plus jamais là, et là, susurré-je à son oreille en lapant son lobe
d’un coup de langue.
La tête nichée au creux de mon cou, elle rit de bon cœur. Je recule pour
observer son visage souriant.
— À partir de demain, on n’aura plus à se cacher…
Mais avant que je finisse ma phrase, ses lèvres se referment sur les
miennes. Je savoure son baiser ainsi que la manière divine qu’a sa langue de
tourmenter la mienne, et elle me repousse déjà.
— Quelqu’un va nous voir. Retourne jouer, West, et gagne-moi ce match.
— Bien, Madame Parker.
Elle me frappe les fesses pour m’obliger à partir et j’obtempère. Le cœur
léger, je rejoins la patinoire d’un pas joyeux. La troisième période débute et
j’ai le sentiment d’être invincible. Il paraît que l’amour donne des ailes, mais
ce n’est rien comparé à la réalité. Red Falcon ne vole pas aujourd’hui, il est
en apesanteur.
Les Huskies ne marquent pas un seul but supplémentaire, mais les Griz
non plus. Contrairement à notre équipe qui a repris du poil de la bête, nos
adversaires traînent des pieds. À jouer trop fort dès le début du match, ils
n’ont plus aucune énergie.
Le coup de sifflet final retentit enfin et l’annonce au micro confirme la
nouvelle.
— Et c’est une nouvelle victoire pour les Huskies avec un score de 2 à 1 !
Les Griz se sont battus avec férocité, mais ils n’ont pas fait le poids face à
l’union des joueurs de l’université de Washington. Heureusement pour eux,
il leur reste encore une chance de se qualifier pour le tour suivant.
Heureux, je félicite mes coéquipiers, puis je serre la main à nos
adversaires. Bill a retrouvé sa joie de vivre habituelle. Il salue le défenseur
qui l’a fait chuter pas moins de cinq fois avec fair-play, puis patine vers notre
coach. Pendant qu’il s’entretient avec lui, j’atteins le bas des gradins où les
Huskies fêtent déjà leur victoire avec plusieurs fans. Quelques joueurs
enlacent Charlie en laissant éclater leur joie. Je me rapproche d’eux pour les
garder à l’œil et notre infirmière m’adresse un sourire malicieux.
— Tu viens avec nous au bar ? lui demandé-je.
— Oui. Je vais juste déposer mon sac de cours à l’appart et je vous
rejoins. Je n’ai pas encore eu le temps de passer chez moi.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Profite de la soirée, West. Ce n’est pas tous les jours qu’on gagne un
match. J’en ai pour trente minutes max si je pars maintenant.
— Ça marche. Tu m’appelles si tu as un problème ?
Elle hoche la tête, puis s’éloigne quand Bill réapparaît. Ce dernier me
saute sur le dos tellement il est excité.
— Le coach des Krakens a apprécié ce qu’il a vu, d’après Malcolm. Il ne
voulait pas nous déranger alors il a envoyé un texto avant de quitter la
patinoire.
À peine sa phrase prononcée, il m’ébouriffe les cheveux et file rejoindre
Manille. Pour la première fois de la journée, je remarque la présence de
Brittany juste derrière elle. Son regard s’attarde sur moi avant de se
détourner dans un geste dramatique. Je n’ai plus reçu un message de sa part
depuis dimanche. J’ai mis les choses au clair avec elle par téléphone, mais
j’imagine que Manille a dû lui glisser deux ou trois mots à mon sujet. La
pauvre a été le fruit d’un court égarement et ce qu’il s’est produit entre nous
n’aura plus jamais lieu. Je ne suis pas fier de mes actes, mais lorsqu’il s’agit
de protéger Charlie, je suis capable de n’importe quoi. Même du pire.
Je passe devant la blonde sans m’arrêter. Lui montrer de l’intérêt
n’apporterait rien de bon. Bill rejoint les vestiaires pour se changer et je
l’imite. L’esprit léger, j’ouvre mon casier pour y récupérer mes vêtements et
je stoppe net mon geste. Un petit papier est posé sur mon jean, comme s’il
avait été glissé par une des fentes de la porte métallique.
— Bill, interpellé-je mon voisin en chuchotant. Il y a un message.
— Ça dit quoi ?
J’approche avec la plus grande discrétion le mot de mes yeux pendant
que Bill inspecte les alentours. Aucun joueur ne nous regarde, je lui lis la
phrase qui s’y trouve :
— « Tu sais ce qu’il se passe quand tu n’obéis pas. Elle va en payer le
prix. »
— Elle ? m’interroge Bill. Il parle de Brit ou de Manille ?
Je hausse les épaules, élude sa question tandis que mon cœur s’agite dans
ma poitrine. Charlie vient de quitter la patinoire, il fait nuit noire. J’essaie
de me raisonner en me disant que si un joueur est à l’origine de ce message,
il faudrait d’abord qu’il sorte des vestiaires pour lui faire du mal. Or, ils
sont tous présents dans la pièce.
— Va savoir. À tous les coups, c’est que du bluff.
— Ouais, de toute façon, on aura démasqué le coupable d’ici quelques
heures. J’embarque les caméras avec moi et dès que la soirée est terminée,
je visionne tout ça.
— Demain, le réveil sera dur pour un membre de cette équipe.
— Ça, tu l’as dit. Mais pour le moment, l’heure est à la fête. Viens, on a
bien mérité une bonne bière.

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31.
Règle numéro deux :
ne jamais se retrouver seule

Charlie

La peau encore humide, j’enfile un jean à la va-vite. OK. Je suis


clairement à la bourre. Je ne sais pas à quel moment j’ai cru que je pouvais
rentrer chez moi, prendre une douche, puis ressortir en moins de trente
minutes. Si je veux arriver dans les temps à l’irish pub, il faudrait que je
parte tout de suite, ce qui est impossible. Je ne suis qu’à moitié habillée.
Weston va s’impatienter. Je jette un regard déprimé à mon téléphone, puis
j’y tape rapidement un message à son intention.
Moi : Je quitte l’appart. Rdv dans 10 min.
C’est un mensonge, mais je lui ferai vite oublier mon retard. Je l’imagine
déjà en train de boire des bières au comptoir pour fêter la victoire de
l’équipe. Je suis certaine qu’il ne remarquera même pas mon absence.
Il me répond aussitôt par un smiley malicieux suivi d’un message
succinct.
Weston : Je t’attends, mon ange.
Je rigole à la lecture de ce surnom. J’aurais étripé n’importe quel mec
trouvant ce surnom sexy avant lui. Je dois reconnaître que dans sa bouche…
ce mot prend une tout autre dimension. Il sonne à la fois possessif et suave,
telle une promesse sensuelle.
Heureuse, je repose mon portable sur le rebord du lavabo et je me
dépêche d’enfiler un haut avant de quitter la salle de bains. Je me passe les
doigts dans les cheveux pour tenter d’aplatir les quelques mèches rendues
rebelles par l’humidité, puis j’attrape mon trench sur le porte-manteau. Une
paire de bottines à talons plus tard et me voilà en train de descendre les
escaliers au pas de course.
Dehors, la pluie s’est arrêtée de tomber, ce qui me convient totalement. Je
ne me voyais pas me coltiner un parapluie toute la soirée. Je remonte ma rue,
puis prends à droite pour rejoindre la Vingtième Avenue. Il n’est que 21 h 20,
pourtant la ville semble déserte. C’est peut-être parce qu’il s’agit d’un
quartier étudiant. Étant donné qu’il y a cours demain, la plupart se trouvent
sagement chez eux. Autre possibilité, ils ont pensé que la pluie continuerait à
tomber. S’il n’y avait pas eu la victoire des Huskies à fêter, je serais blottie au
fond de mon lit, à regarder des dessins animés pour enfants avec une soupe
chinoise à bas prix.
Mis à part quelques véhicules qui passent à vive allure, il n’y a pas âme qui
vive dans ces rues. J’observe les alentours en resserrant mon trench contre
moi. Le quartier universitaire a des allures de films d’horreur, ce soir. Je ne
sais pas si c’est moi qui me fais des idées, mais j’ai la désagréable impression
d’être suivie. Pourtant, j’ai beau scruter les environs, il n’y a pas l’ombre d’un
chat. Il y a juste ces voitures qui passent et repassent à proximité en éclairant
les rues sombres de leurs phares. Les quelques lampadaires espacés de trente
mètres chacun ne suffisent clairement pas à me rassurer.
Je ralentis alors qu’une Mercedes noire longe le trottoir sur lequel je me
trouve. Un frisson remonte le long de mon échine. C’est moi, ou il y a un
air de déjà-vu ? J’ai conscience qu’il existe plusieurs véhicules d’un même
modèle dans une ville aussi grande que Seattle, mais…
Je crois que je la reconnais. Du moins, elle ressemble à s’y méprendre à
celle que j’ai aperçue le soir où nous avons fêté la fin des partiels, lorsque
j’avais rendez-vous avec Jimmy près de chez Frank.
La Mercedes noire derrière moi active ses pleins phares alors qu’elle n’en
a pas besoin. Mon corps se crispe instantanément. Je suis tentée de
m’arrêter pour la regarder de plus près, mais je décide qu’il est plus prudent
de poursuivre ma route. Heureusement pour moi, le véhicule fait de même
et il s’éloigne à son tour. Je me trouve stupide. Pour ma défense, je fais
partie de ces filles qui paniquent au moindre élément hors norme. Il n’y a
qu’à voir comment j’ai réagi la première fois que je me suis retrouvée en
tête à tête avec Weston pour le prouver.
Je quitte la Vingtième Avenue pour couper par une rue plus étroite. J’ai
seulement le temps de faire quelques pas avant que le ronron d’un moteur
m’interpelle. La voiture réapparaît derrière moi.
Peut-être qu’elle appartient à un mec du quartier ? Peut-être que le
conducteur me connaît, ce qui expliquerait pourquoi il a effectué un demi-
tour ? Je me rassure comme je le peux, mais je n’arrive pas à m’en
persuader.
Un ami n’approcherait pas avec les pleins phares allumés en ville.
Aveuglée, je positionne une main en visière, puis je reprends ma route
d’un pas pressé. Le sang pulse si vite dans mes veines que l’effroi qu’il
diffuse se répand rapidement dans mon corps.
Soit je suis la plus grosse parano de Seattle, soit j’ai un instinct de survie
particulièrement aiguisé.
J’avance jusqu’à un arrêt de bus devant lequel je fais semblant de
patienter. Mon seul but étant de vérifier si la Mercedes me suit. Si elle me
dépasse sans revenir, alors je saurai qu’il faut que je me méfie de mon
imagination débordante.
Je m’assieds sur le banc en fer. Le temps prend un malin plaisir à défiler
avec une lenteur extrême, si bien que je sens battre mon cœur plusieurs fois
entre chaque seconde écoulée.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq.
La voiture réduit sa vitesse. Figée, je poursuis mon décompte.
Six. Sept. Huit. Neuf. Dix.
Je tente de retenir les numéros de sa plaque d’immatriculation, au cas où.
Les paupières plissées, j’ai du mal à y voir quelque chose. Ça commence
par un W et ça se termine par 007. Comme James Bond. Je me répète cette
suite de lettres et de chiffres comme si ma vie en dépendait.
C’est fou comme on se raccroche à des détails inutiles, parfois.
Un souvenir de la fusillade de Denver surgit dans ma mémoire. Lorsque
le tireur a stoppé son avancée devant moi, le seul réflexe que j’ai eu a été de
retenir les motifs et la marque des chaussures du forcené. C’était stupide et
complètement vain. Pourtant, sur le moment, je n’ai rien trouvé de mieux à
faire.
La Mercedes se rapproche et ma peur s’amplifie. Les doigts tremblants,
je plonge la main dans la poche de mon manteau pour y récupérer mon
portable. Mes sourcils se froncent tandis que je réprime un frisson
d’horreur.
Non, non, non. C’est impossible.
Je fouille dans la seconde poche et je suis forcée de me rendre à
l’évidence. Dans la précipitation, j’ai oublié mon téléphone sur le rebord du
lavabo.
Je déglutis avec difficulté tandis que la voiture passe son chemin. Je
devrais en être soulagée… Contrairement à ce que je croyais, elle ne
s’arrête pas, ce qui me permet d’observer l’intérieur sombre de l’habitacle.
Il n’y a qu’un conducteur dont je ne distingue que la silhouette carrée. Il
porte une capuche qui le rend méconnaissable. Je n’aperçois pas son visage,
mais je sens son regard peser sur moi.
J’attends que la voiture s’éloigne de quelques mètres et je me relève d’un
bond pour me mettre à courir.
Pourquoi est-ce que je n’ai pas demandé à Weston de me raccompagner,
hein ?
J’ai voulu la jouer femme indépendante et cool, et voilà où ça me mène.
Je rabats les pans de mon trench contre moi, puis j’accélère autant que mes
bottines à talons me le permettent. Je parcours les trottoirs déserts plongés
dans la pénombre, jusqu’à ce que le silence de la nuit soit une nouvelle fois
brisé par le vrombissement d’un moteur de voiture.
Et merde.
Il ne me faut qu’une fraction de seconde pour comprendre que le cinglé
est de retour. Je n’ai même pas besoin de me retourner pour vérifier. Aux
lumières de phares qui se reflètent sur les vitres des maisons alentour, ma
théorie se confirme. La Mercedes noire a opéré un demi-tour et elle revient
à la charge. Je l’entends qui réduit la distance et ça me fait flipper.
Je jette un regard par-dessus mon épaule en même temps que le moteur
rugit. La voiture accélère brusquement en dégageant un gros nuage
blanchâtre sur son passage. Horrifiée à l’idée qu’elle me rattrape, je
bifurque à la dernière seconde en m’élançant dans une rue perpendiculaire.
Je cours sur plusieurs mètres jusqu’à me planquer derrière un buisson. Je
patiente le temps que mes jambes cessent de trembler, mais je n’arrive pas à
en calmer les secousses. C’est plus fort que moi.
Je tends l’oreille. Plus un bruit ne résonne aux alentours. Il n’y a rien.
Rien de plus que mon cœur qui se fracasse dans ma cage thoracique.
L’ambiance est pesante. Au bout de cinq longues minutes, les bras
enroulés autour de mes genoux, je m’oblige à bouger. Je ne peux pas rester
ici. Si cette technique m’a sauvée à Denver, j’ai conscience qu’elle ne
fonctionnera pas ce soir. Il n’y a ni flics sur le point d’intervenir ni vingt
étudiants dans le même pétrin que moi. Je suis seule dans cette rue,
personne ne viendra à mon secours. Au prix d’un effort surhumain, je
m’extrais de ma cachette avec prudence, guettant la présence de tout ce qui
pourrait sortir de la normale.
C’est bien connu, plus les villes sont grandes, plus le nombre de
détraqués y est important. Je ne devrais même pas m’étonner d’en croiser.
J’avance d’un pas rapide en direction de l’irish pub avec l’impression
constante et oppressante que je ne suis pas en sécurité. Ce fichu
pressentiment refuse de me lâcher. Je m’arrête en plein milieu d’une allée,
presque résignée sur mon sort. Quand je relève la tête vers l’extrémité de la
rue, je la vois… la silhouette encapuchonnée qui marche dans ma direction.
De loin, je ne distingue qu’une ombre noire qui contraste avec la lueur
orangée des lampadaires. À sa carrure bien bâtie, je devine sans peine qu’il
s’agit d’un homme. Il progresse avec lenteur vers moi et, alors qu’il se
rapproche, je remarque qu’il tient quelque chose dans ses mains. Une crosse
de hockey. Aussitôt, des liens se tissent dans mon cerveau. Les menaces que
reçoit Weston, l’attaque après le concert, l’agression de Marc.
La personne qui se trouve face à moi fait partie du groupe de supporters
qui harcèle les Huskies.
Le souffle court, je recule tandis que l’homme à la silhouette imposante
fait un pas en avant. Comme chaque fois que je me sens en danger, mes
cours me reviennent en mémoire. C’est idiot, mais ça m’aide à ne pas
paniquer. La règle numéro un : avoir toujours en vue un patient agressif. La
numéro deux : ne jamais se retrouver seule avec lui. La numéro trois : le
faire parler le temps qu’une solution soit trouvée.
C’est sur ce deuxième point qu’il faut que je mise. Je dois trouver un
moyen de rejoindre un endroit plus fréquenté. Je suis à un pâté de maisons
du bar. Si je cours assez vite, ce type n’aura pas le temps de me rattraper.
L’homme progresse sous le faisceau du lampadaire. Baigné d’une
lumière effrayante, il relève son visage vide de toute émotion dans ma
direction. Je ne sais pas qui est ce type, en revanche l’épaisse balafre qui lui
barre la joue ne doit pas passer inaperçue.
Prête à m’enfuir, je guette le bon moment. L’inconnu s’arrête enfin et je
me mets à courir comme jamais. Je ne prends même pas le temps de
regarder dans mon dos. Je sprinte en évitant de réfléchir. Les pas qui
claquent sur l’asphalte derrière moi me poussent à accélérer davantage.
La crosse de hockey fend l’air avant de frôler l’arrière de mon trench.
Merde.
Mon cœur loupe un battement tandis que je perds l’équilibre.
Sur le papier, mon plan était parfait, je n’avais qu’à courir tout droit, mais
je n’ai pas pris en compte ces saletés de talons hauts. L’homme ne se trouve
qu’à deux mètres de moi, son arme élevée au-dessus de son corps.
— Tu passeras mon bonjour à Red Falcon, murmure-t-il d’un rire
sinistre.
Je roule sur moi-même, me relève en vitesse pour reprendre ma course
effrénée.
Le moteur d’une moto vrombit à l’extrémité de la ruelle. Alors que je
cours à en perdre haleine, je reconnais les couleurs de la carrosserie. Weston
freine brusquement dès qu’il m’aperçoit et dérape sur le sol en y laissant
une traînée noire. Il s’arrête à mon niveau en levant la visière de son casque
pendant que le balafré en profite pour se barrer.
— Putain, Charlie, ça fait des plombes que j’essaie de t’appeler ! vocifère
Weston, furieux.
Les yeux larmoyants, je bafouille quelques mots d’excuse sans parvenir à
prononcer une phrase cohérente. J’ai le cœur sur le point d’exploser d’un
mélange d’angoisse et de soulagement. Weston plisse le front, soudain
inquiet.
— Ça va ?
Je remue la tête, à défaut de réussir à m’exprimer correctement.
— Il y avait... Il y avait un…
Weston descend de sa moto, moteur encore tournant. Comme s’il devinait
le déroulé des dernières minutes que je viens de vivre, il se met à observer
les alentours.
— Où ? se contente-t-il de me demander.
— Par là. Il me suit depuis plusieurs minutes.
Weston s’éloigne pour vérifier que l’homme est bien parti et je le retiens
par la manche.
— Il avait une crosse, comme le soir du concert, et il m’a dit de passer
son bonjour à Red Falcon.
Inquiet, West se retourne vers moi. Ses mains gantées se posent de part et
d’autre de ma tête dans un geste rassurant.
— Il t’a fait quelque chose ?
— Non, je pense qu’il a juste voulu m’effrayer.
— Tu as pu voir son visage ?
— Pas vraiment, à part l’espèce de blessure sur sa joue, je n’ai rien vu.
Le regard de Weston s’assombrit. Il retire le casque de son crâne pour le
positionner sur ma tête, puis il enjambe sa moto.
— Monte ! ordonne-t-il.
Je m’exécute et il repart aussitôt. Nous traversons deux rues avant qu’il
ne se gare sur le parking arrière de l’irish pub. Bill, planté là, accourt dans
notre direction. Durant un court instant, j’ai peur de sa réaction, mais le fait
que je sois accrochée au dos de Weston semble être le dernier de ses soucis.
— T’étais où, Charlie ? On commençait à s’inquiéter, s’agace mon frère.
On a essayé de t’appeler, mais tu ne répondais pas.
— Désolée, j’ai oublié mon téléphone à l’appart.
Bill pivote vers Weston qui m’aide à descendre de l’arrière de sa moto.
— Un mec avec une crosse l’a suivie dans la rue, lui confie-t-il.
— Putain, j’ai bien fait de t’envoyer faire un tour du quartier… soupire
Bill avant de s’adresser à moi. Il t’a blessée ?
— Non. Il a juste voulu m’effrayer. Tout va bien. On peut fêter votre
victoire.
— Ouais… Non. J’en ai plus envie et il est plus de 22 h.
— Déjà ? m’étonné-je en fronçant les sourcils.
— On a passé les vingt dernières minutes à te chercher, m’explique Bill.
Je pense que je vais raccompagner les Huskies qui n’ont pas de voiture et je
vais aller me pieuter. West, tu peux ramener Charlie ?
Il acquiesce tandis que Bill s’engouffre dans l’irish pub. Il s’écoule une
courte minute avant qu’il n’en ressorte avec Manille, Steeve, Jo et Liam pour
les déposer chez eux. Jimmy propose de servir de taxi pour d’autres joueurs
et nous nous retrouvons rapidement seuls en compagnie de Yann et de
Georges.
Je leur adresse un sourire serein qui contraste totalement avec l’angoisse
qui me noue toujours l’estomac. Weston remarque la manière dont je triture
mes doigts crispés. Il s’empare d’une de mes mains pour en embrasser le dos
et je me fige. Ses coéquipiers le dévisagent avec incompréhension, mais
Weston n’en a rien à cirer. Il se place entre ses potes et moi afin de leur
masquer la vue, puis me force à le regarder en soulevant mon menton de son
index.
— Charlie, tu trembles. Ça va ?
— C’est rien. Je suis juste morte de trouille au moins cinq fois en
chemin, tenté-je de dédramatiser.
— Et c’est censé me rassurer ?
Je hoche la tête, mais West ne me croit pas. Il passe ses bras autour de ma
taille et je suis tentée de le repousser.
— On nous regarde.
— Rien à foutre. En plus, on est presque jeudi. Il faudra bien qu’ils
apprennent la nouvelle.
Ses lèvres se posent sur les miennes pendant que j’observe toujours nos
spectateurs. Leurs yeux s’agrandissent, mais personne n’ose commenter.
— Maintenant, on ne peut plus faire marche arrière, ricane-t-il à mon
oreille.
— Yann va le dire à Aimy, qui le répétera à Brittany. Encore quelques
heures et les rumeurs sur nous deux se seront répandues comme une traînée
de poudre.
— Au moins, la situation sera claire dans tous les esprits.
Le téléphone de Weston sonne. Il le récupère et me tend l’écran pour que
je puisse le lire.
Bill : Vous êtes déjà en route pour l’appart ? Je viens de déposer
Manille. Elle attend Charlie. Je file chez Liam et je t’appelle pour
discuter des mots dans le casier.
— Tu en as reçu d’autres ? lui demandé-je.
Il acquiesce, puis me sourit.
— On est à deux doigts de démasquer le coupable. Demain, tout ça sera
derrière nous. Monte, je te ramène.

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32.
Confessions intimes

Weston

Plongé dans l’obscurité de ma chambre, j’arpente le plancher d’un pas


nerveux. Mon téléphone est posé sur la table de chevet. Je lui jette quelques
regards inquiets avant de reprendre ma marche folle. En ce moment même,
Bill est en train d’analyser les vidéos des caméras de surveillance qu’il a
placées dans les vestiaires. Avec ce qui est arrivé à sa sœur tout à l’heure, il
a plus que jamais envie de découvrir qui se cache derrière ces menaces.
J’angoisse à un point tel que j’en ai les mains moites, et les raisons sont
nombreuses. Et si les images ne nous permettaient pas de voir le visage du
coupable ? Et si Bill exigeait que je me sépare de Charlie, pour la protéger ?
Je redoute ses décisions plus encore que sa colère. Les coups, je peux les
encaisser, mais devoir rester loin de Charlie ? C’est tout bonnement
impossible. J’ai essayé… Dieu que j’ai essayé au début de me tenir à
distance d’elle, et je n’ai pas réussi. C’est comme si des fils invisibles nous
guidaient l’un vers l’autre. Chaque fois que nous faisons un pas dans la
direction opposée, les liens se resserrent pour nous rapprocher à nouveau.
Je sursaute à la première sonnerie de téléphone. J’accours jusqu’à mon lit
pour décrocher alors qu’un numéro masqué s’affiche sur l’écran.
— Allo ?
Le bruit d’un souffle, puis un rire retentissent dans le haut-parleur.
— C’est qui ? demandé-je.
— Un vieil ami.
Je tends l’oreille. Cette voix ne m’est pas inconnue, pourtant je n’arrive
pas à la reconnaître.
— Qu’est-ce que tu me veux ?
— Ça t’a plu que je passe dire bonjour à Charlie, Weston ?
Je sens la colère s’amplifier de seconde en seconde.
— Approche d’elle encore une fois et je jure que je te tue de mes propres
mains.
— C’est vilain de menacer les gens comme ça, murmure-t-il. Ce serait
dommage de me pousser à bout. Je viens de récupérer quelque chose
d’intéressant au sujet de ta copine.
Fait chier. De quoi est-ce qu’il parle ?
Je décide de la jouer au bluff. Après tout, qui ne tente rien n’a rien.
— Je te conseille d’arrêter tes conneries. On a les photos de ton visage.
— Tu m’en diras tant.
— On a placé des caméras dans les vestiaires. Tu es foutu.
L’homme au bout du fil éclate d’un rire sinistre.
— Parce que tu crois que je fais le sale boulot moi-même ? Il y a
beaucoup de personnes influençables chez les Huskies.
Le temps de saisir sa phrase, il me raccroche au nez. Mon téléphone
sonne une nouvelle fois dans la foulée. C’est Bill.
— Ouais ? lui lancé-je, sur les nerfs.
— Je sais qui a mis le papier dans ton casier.
Un pli d’inquiétude me barre le front alors que je me relève.
— Tu as enregistré son visage ?
— Et comment ! Tu n’en reviendras pas quand je te le dirai.
— Tu as toute mon attention.
Il y a un bruit sourd derrière lui. J’essaie de distinguer de quoi il s’agit.
— T’es en train de conduire, là ?
— Exact. Je vais faire la peau à celui qui nous pourrit la vie.
— Gare-toi ! lui crié-je.
— Pour quoi faire ? T’as peur que je n’arrive pas à me défendre devant
cette petite enflure ? Vu son gabarit et le mien, t’as pas de soucis à te faire.
— C’est pas ça. J’ai reçu un appel juste avant le tien. Je ne sais pas ce que
vaut cette info, mais je pense qu’elle a son importance.
— Vas-y, alors. Je t’écoute.
— Non. Toi d’abord. Qui a mis le message dans mon casier ?
— Steeve, gronde-t-il.
— Steeve ? m’étonné-je. Mais… mais c’est impossible.
Je me souviens effectivement d’avoir croisé notre défenseur dans les
vestiaires lors de la seconde pause. Pourtant, ça ne colle pas avec le
personnage. Steeve est tout sauf un traître. Il n’en a ni les couilles ni
l’étoffe.
Et c’est à ce moment que ça fait tilt dans ma tête.
« Tu crois que je fais le sale boulot moi-même ? »
Merde.
— Ce n’est pas Steeve, répliqué-je.
— Je t’assure que c’est bien lui. J’ai son visage en vidéo et je m’apprête
à aller lui régler son compte.
— Non, tu ne comprends pas. Steeve a mis le mot dans mon casier, OK.
Mais quelqu’un lui a demandé de le faire.
— Qui ça ?
Je l’entends klaxonner comme un malade.
— Gare-toi, Bill ! Tu vas finir par avoir un accident.
— Ouais, ça va, je viens de m’arrêter. Heureux ?
— Très.
— Bon, à ton tour. C’est quoi cette histoire ?
Je prends une grande inspiration et je me lance dans le récit de l’appel que
j’ai eu avant le sien. Bill m’écoute avec attention jusqu’à la fin, puis il lâche
un long soupir qui fait grésiller son micro.
— Steeve ne ferait jamais ça, soufflé-je en fin d’explication.
— Ce sont ceux qui paraissent innocents qui sont capables du pire. C’est
bien connu.
— Mais c’est Steeve, merde. On parle du gars qui a vomi ses tripes le
jour de son premier match avec les Huskies. Le même gars qui angoisse à la
simple idée de demander son numéro à une fille. Est-ce que tu crois
sérieusement qu’il s’amuserait à nous menacer ? Il n’a pas le cran pour ça.
— Pas faux, marmonne Bill en réfléchissant. Putain… tu penses à ce que
je pense ?
— Dis toujours…
— Si ça se trouve, quelqu’un fait chanter Steeve et…
— Il est obligé d’obéir s’il ne veut pas de problèmes, terminé-je à sa place.
Il faut qu’on ait une discussion sérieuse avec lui.
— Je suis d’accord, mais pas à minuit passé. On doit faire ça avec tact et
ne pas foncer tête baissée.
Le téléphone collé à ma bouche, je ris jaune.
— Et c’est toi qui dis ça ?
Il se marre à son tour avant de conclure qu’il ferait mieux de rentrer dans
sa résidence.
— On en parle demain, OK ?
— Ouais… je crois que ce sera la discussion du siècle, soufflé-je avant
qu’il ne raccroche.
Je fixe l’écran de mon téléphone avec la boule au ventre. Une pointe de
culpabilité me traverse la poitrine. J’avais peut-être l’occasion parfaite de lui
avouer la vérité sur ma relation avec sa sœur, mais je n’ai pas eu le courage
de la saisir. Je suis un gros lâche. Quand il s’agit de Charlie, je perds toute
logique. Elle est la seule capable de chambouler mon monde d’un mot, d’un
sourire.
Je m’allonge sur mon matelas en cherchant son nom dans ma liste de
contacts, puis je décide de lui envoyer un message. J’ai envie de la voir.
Moi : Tu dors ?
Je fixe mon téléphone une longue minute. Quand je m’apprête à le
reposer, l’écran s’illumine.
Charlie : Non. Je suis dans mon lit, mais impossible de trouver le
sommeil.
Moi : Tu penses au mec qui t’a suivie ?
Charlie : Oui et non. Je pense à toi aussi. Et à demain. Et toi ?
Qu’est-ce que tu fais ?
Un sourire étire mes lèvres.
Moi : Moi ? Je réfléchis à un problème.
Charlie : Quel genre de problème ?
Moi : Je suis dans mon lit… et toi dans le tien.
Charlie : Et ?
Moi : Il y a un truc qui cloche. Je crois que tu ne te trouves pas au
bon endroit.
Je l’imagine glousser à la lecture de mon message et comme elle n’écrit
plus rien, je décide de lui en envoyer un nouveau.
Moi : Tu me rejoins ?
Deux minutes s’écoulent sans qu’elle me réponde et une espèce
d’intuition me pousse à sortir de mon lit. Je saute sur le plancher, enfile ma
paire de baskets, puis je m’élance dans les escaliers. Alors que je traverse le
jardin de Frank, mon téléphone vibre et je souris comme un imbécile.
Charlie : Je t’attends. Viens me chercher ?
Je ne me trouve qu’à dix minutes de chez elle. J’enfourche ma moto et je
démarre aussitôt.
Je l’aperçois, derrière la porte d’entrée de son immeuble. Le visage
serein, son regard se pose sur moi lorsqu’elle vient m’accueillir.
— Je savais que tu viendrais me chercher, annonce-t-elle d’une voix
malicieuse.

Charlie

J’avance avec prudence vers l’homme immobile. Debout sur la pelouse,


près de sa moto, Weston m’examine avec attention. La pénombre
m’empêche de lire les émotions qui naissent sur son visage. Est-il heureux
de me trouver là ou inquiet parce qu’il fait nuit et qu’un inconnu balafré
aurait pu croiser ma route ?
— Tu ne devrais pas te trouver chez toi, à l’abri du danger, Charlie ?
gronde-t-il au bout d’une longue seconde.
Un grand sourire se dessine sur mes lèvres. Je me retiens de lui avouer
que l’amour rend téméraire… et stupide, parce qu’il en a déjà conscience. À
nous deux, nous avons si souvent flirté avec le danger que c’est devenu une
vilaine habitude. Braver l’interdit en compagnie de Weston a un goût de
paradis. Certains diraient que tout n’est qu’une question d’adrénaline, mais
c’est faux. L’alchimie entre nous va bien au-delà d’une simple montée
d’hormones. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour s’en assurer. Il est minuit
passé, la température extérieure doit avoisiner les six degrés, et pourtant
Weston se tient devant moi en t-shirt. Il s’est dépêché de me rejoindre au
point d’en oublier de revêtir une veste ainsi que son casque.
Je réduis la distance entre nous jusqu’à l’enlacer avec mes bras. La joie
irradie de ses traits. Sa tête plonge dans mon cou avant d’inspirer
profondément, comme s’il avait été privé d’oxygène durant longtemps.
— Alors comme ça, tu avais un problème de lit ? me moqué-je.
Il ricane en se reculant pour m’observer, replace une mèche derrière mon
oreille.
— Mon matelas a besoin de deux personnes pour être équilibré, sinon il
penche. Tu penses qu’on peut y remédier ?
— Je suis là pour ça.
Il détaille mon sac de cours accroché à mon épaule, mais ne fait aucun
commentaire. Il sait tout aussi bien que moi que si je passe la nuit avec lui,
je ne rentrerai pas avant le lever du soleil. Il me tend la main pour me hisser
sur sa moto et nous commençons à rouler doucement en direction de chez
Frank.
— Tu as prévenu Manille que tu sortais ? me demande-t-il au bout d’un
certain temps.
— Oui.
Il grimace avant de m’interroger du regard.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— De bien profiter de cette nuit parce qu’à partir de demain, ça va se
corser.
Un rire léger franchit les lèvres de Weston. Il ne semble pas le moins du
monde stressé à ce sujet, à moins que ce ne soit qu’une carapace ?
— Tu appréhendes ? l’interrogé-je.
Il baisse la tête dans ma direction, puis dépose un baiser sur ma tempe.
— Plus ou moins, mais Bill est intelligent. Il se fera une raison.
Nous arrivons devant la villa de Frank. Weston se gare à l’intérieur du
garage. Sa main dans la mienne, il me guide dans le jardin plongé dans
l’obscurité, jusqu’à la cuisine, puis à l’étage. De peur de réveiller Frank, je
monte les escaliers sur la pointe des pieds tandis que Weston se marre.
— Frank a le sommeil lourd. Tu peux faire du bruit, il n’entendra rien.
— T’es sûr ? chuchoté-je.
— Tu veux que je te fasse crier pour te prouver que j’ai raison ? me lance-
t-il d’une voix suave qui m’arrache un gloussement.
Ses lèvres se referment aussitôt sur les miennes. Ses mains glissent sur
mes fesses jusqu’à trouver mon entrejambe et je réprime un gémissement.
— West, pas ici, déclaré-je d’un ton ferme.
Il s’écarte de moi, un rictus malicieux sur le visage, et je poursuis mon
avancée d’une démarche plus naturelle. Une fois dans sa chambre, il
m’invite à déposer mes affaires sur une des chaises. Je remarque que le pull
bleu que j’avais oublié ici dans la précipitation est plié proprement sur sa
commode.
— C’est le début de ma collection, m’indique-t-il simplement avant que
je n’atteigne la table où des dizaines de documents sont entassés. Papiers
administratifs, factures et même coupures de journaux.
J’accroche mon sac au dossier de la chaise et tends la main vers la page
avec pour gros titre « Agression spectaculaire chez les Huskies », en date du
5 septembre. Dans le plus grand silence, Weston me rejoint. Il m’enlace par
derrière tout en embrassant ma nuque pendant que je survole les premières
lignes de l’article.
« Ce matin, l’effroi et la consternation se lisent sur tous les visages.
Personne ne sait ce qu’il s’est passé avant-hier soir, sur le parking à l’arrière
de l’irish pub, dans le quartier de l’université de Washington. Alors qu’il
fêtait la victoire avec son équipe de hockey, l’ailier des Huskies, Marc Ford,
a été victime d’une agression sauvage. Ce n’est pas une simple attaque. À
ce niveau, c’est de la barbarie, a commenté l’un des habitants du coin.
Emmené aux urgences les plus proches en plein milieu de la nuit avec une
plaie profonde à la tête, Marc Ford est toujours inconscient à l’heure
actuelle. Ce matin, une question demeure cependant sur toutes les lèvres :
que s’est-il passé hier soir ? »
Weston resserre ses bras autour de mon ventre. Il fixe la page que je tiens
entre mes mains sans prononcer un mot en attendant mon verdict. Je poursuis
ma lecture sur quelques lignes.
« Est-ce une bagarre entre étudiants qui aurait mal tourné ? Les
enquêteurs n’en sont toujours pas convaincus. Malgré les preuves qui
s’accumulent, les policiers se veulent prudents. L’arme qui a causé la plaie
du jeune homme, une crosse de hockey couverte de sang, a été retrouvée
près du blessé, mais elle ne semble appartenir à aucun de ses coéquipiers. Si
l’enquête ne permet pour l’instant pas de désigner un coupable, tout porte à
croire que le second ailier des Huskies pourrait être le responsable. »
Mon ventre se noue. C’est donc avec ce genre de fardeau que Weston vit
ces derniers mois ? Ça me brise le cœur.
J’attrape ses bras pour les maintenir contre moi.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit, un jour ? Les gens ne gardent en
mémoire que le pire, déclare Weston d’un ton résigné. Même si tu essaies de
bien faire, ils ne retiennent que le fait que tu aies merdé. Rien de plus. Et plus
tu échoues, plus ils te rejettent.
— Alors, ils sont tous aussi cons les uns que les autres.
— Peut-être, mais ça fait un sacré lot de cons.
Je pivote pour me retrouver face à lui. Je cherche à capter son regard et
lorsque ses yeux s’accrochent aux miens, je ne les lâche plus.
— Moi, je te fais la promesse de me souvenir de ce que tu as fait de bien.
Il se mordille nerveusement les joues.
— Et si je n’étais pas celui que tu penses ? Si tu apprenais des choses sur
moi qui te déplaisent ?
Ses traits sont sérieux. J’ignore ce qui l’effraie à ce point. Un pli
d’inquiétude lui barre le front et je m’empresse de l’effacer en y apposant
mon pouce avec douceur. Weston a déjà vu tant de personnes lui tourner le
dos. Il est normal qu’il ait peur que cela se reproduise. Qui ne craint pas que
la foudre frappe deux fois au même endroit ? C’est comme moi avec la
fusillade de Denver. J’ai beau savoir qu’il y a peu de chances que je revive
un tel drame, je suis constamment effrayée.
— Je te connais, Weston Parker, et je ne te laisserai pas tomber. Toutes
ces rumeurs qui courent à ton sujet, ce n’est qu’un ramassis de mensonges,
décrété-je.
— Un ramassis de mensonges que tout le monde a cru.
Je me tais un instant. Ma gorge se serre un peu, mon pouls accélère, mais
je décide de poursuivre malgré l’angoisse qui grimpe en flèche. Ce que je
m’apprête à lui dire, très peu de personnes en ont connaissance. Je n’en
parle jamais. Du moins, je préfère que les gens ignorent cet élément de ma
vie parce que, dès qu’ils l’apprennent, le regard qu’ils portent sur moi
change.
— Je sais le mal que ça fait, West, quand des personnes commencent à
répandre des rumeurs sur toi. Je l’ai vécu, moi aussi, à Denver.
Il perçoit sûrement la vague de stress qui s’empare progressivement de
mes membres parce qu’il vient poser son front contre le mien. Mon cœur
cogne si fort dans ma poitrine que je suis persuadée qu’il peut l’entendre lui
aussi.
— Je t’ai déjà parlé de la fusillade de Denver… Un étudiant a tué sept
personnes dans la salle voisine à la mienne, puis deux dans celle où je me
trouvais. Le drame aurait pu s’arrêter là, mais je ne m’en suis jamais
remise.
— Charlie, personne ne se relève jamais de ce genre d’événement.
— Non, tu ne comprends pas. J’ai commencé à développer une sorte de
TOC{7} suite à ça. Chaque fois que je rencontre une nouvelle situation
stressante… je me mets à compter jusqu’à dix avant de réussir à bouger.
Je me dérobe au regard inquiet qu’il porte sur moi. Parler de cet
événement ravive tant de mauvais souvenirs que j’en ai les larmes aux
yeux.
— Tu-tu ne me demandes pas pourquoi dix ?
— Pourquoi dix ? prononce-t-il d’une voix douce et hésitante.
— Parce que le tueur de Denver, même s’il n’a tiré que neuf balles, a fait
dix victimes. Quelques semaines après la fusillade, fin juin, j’ai essayé de
retourner en cours, mais je n’y suis pas arrivée. Les horreurs auxquelles
j’avais assisté, je les voyais partout. Tout le temps. Je me suis enfermée
dans les toilettes de l’université… et j’ai fait ce qu’il ne fallait pas faire. J’ai
pris des médicaments pour oublier.
— Je suis désolé pour tout ça, Charlie…
Je remue la tête, lui adresse un sourire triste.
— Dès le lendemain, des photos de moi, en train de déambuler à moitié
nue dans les couloirs du campus, ont commencé à se répandre dans la ville
avec pour titre « la folle de Denver ».
Weston soupire. Il m’attire aussi près de lui que possible en remuant la
tête.
— Si je suis venue à Seattle, c’est parce que je ne pouvais plus supporter
ma vie là-bas. J’entendais chuchoter sur mon passage partout où j’allais, à
tel point que mes parents avaient honte de se montrer à l’extérieur en ma
présence. J’avais l’impression que la ville entière savait des choses sur moi,
tout le monde me regardait de travers. J’ai fini par m’enfermer chez moi.
J’ai refusé de sortir durant tout le summer break, jusqu’à ce que Bill me
propose de le rejoindre à Seattle.
— Pourquoi tu n’en as jamais parlé ? Tu n’as aucune honte à avoir. Tu
n’es pas responsable de ce qu’il t’est arrivé, et ceux qui ne comprennent pas
ça ne méritent pas d’avoir une place dans ta vie. C’est différent pour moi.
Marc, les agressions, les menaces… Tout est ma faute. Parfois, j’ai juste
envie de prendre mes jambes à mon cou, de partir loin de toutes ces
emmerdes au lieu de vouloir essayer d’arranger les choses.
— Tu te rappelles le jour où tu m’as dit que j’étais comme mon frère ?
murmuré-je en le fixant dans les yeux.
— Quoi, j’ai osé dire que vous étiez aussi bornés l’un que l’autre ? me
lance-t-il pour dédramatiser la situation.
— Non, tu as dit qu’on passait notre temps à fuir, Bill et moi. Tel frère,
telle sœur. Tu sais, il m’a fallu du courage pour quitter Denver. Fuir n’est
pas une excuse pour les faibles. Ça demande de la force et beaucoup de
cran.
J’enroule mes bras autour de sa nuque afin de m’y suspendre.
— Et toi, Weston, qu’est-ce que tu fuis ? Qu’est-ce qui te rend
malheureux au point de croire que je vais te tourner le dos ?
— Mes conneries passées.
— Tu veux en parler ?
Il rigole en s’asseyant sur son lit.
— Ça me prendrait la moitié de la nuit et j’avais un programme différent
en tête.
Je lâche un rire graveleux alors qu’il me fait chuter sur le matelas. Il
recouvre mon corps du sien en prenant appui sur ses coudes. Doucement, il
dépose ses lèvres sur ma poitrine, remonte vers mon visage jusqu’à croiser
mon regard. Il s’immobilise un instant, interroge mes prunelles dilatées par
l’envie que ses baisers insufflent en moi. Ses iris fouillent les miens et il
pousse un court soupir en se redressant. Je l’imite en m’asseyant face à lui.
— Bon, OK. Ma mère a été très malade lors de la dernière saison, lâche-
t-il finalement, comme si les mots lui brûlaient la bouche.
De peur de le refréner, je conserve le silence. Mes doigts se frayent un
chemin jusqu’à sa mâchoire que je caresse lentement pendant que je
l’écoute.
— Elle n’avait pas d’assurance santé, alors pour couvrir ses frais
médicaux, j’ai fait des choses dont je ne suis pas très fier. L’histoire avec
Marc, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Quand les autres racontent
que je ne suis pas un mec bien, ils ont raison. Je suis une ordure.
Un rictus maussade recouvre ses lèvres. Pour la première fois depuis que
je le connais, je parviens à entrevoir la profondeur des blessures qu’il cache.
À ses iris bleus teintés de tristesse et de remords, je devine que ce ne sont
pas de simples éraflures qu’il camoufle. Ce sont des gouffres béants qui ne
demandent qu’à être comblés.
— Ils ont tort de penser ça, le coupé-je.
— Non, Charlie. Ils ont raison. Et tu ne devrais même pas passer du
temps avec moi. Il n’y a qu’à voir ce qui t’est arrivé tout à l’heure. Être
avec moi est dangereux.
— Tu essaies de me transmettre un message ? murmuré-je, le visage
sévère.
— Non. Tu me demandes la vérité et je te la donne, c’est tout.
— Bien, alors. Parce que je n’irai nulle part.
Je saisis son menton entre mon index et mon pouce pour l’obliger à me
regarder.
— Ma vie, mes choix. Je décide de ce qui est bon pour moi, compris ? Et
toi, tu fais partie de ce qui me donne envie de me lever le matin.
Il acquiesce en esquissant un sourire en coin dont il a le secret.
— Tu es une petite chose autoritaire, Charlie Croft. S’il y a bien un point
positif à tous mes mauvais choix, c’est que grâce à eux, tu es assise sur mon
lit en ce moment. Si je devais recommencer, je referais exactement les
mêmes erreurs, juste pour le plaisir de faire ça, et ça, et encore ça.
Il ponctue sa phrase de petits baisers déposés entre mon oreille et ma
clavicule. Son corps fait pression sur le mien, juste assez pour me forcer à
m’allonger. Ses lèvres roulent sur mon cou pendant que ses doigts
cherchent à nous débarrasser de toutes les barrières entre nous, jusqu’à ce
que nos peaux se touchent, jusqu’à ne former plus qu’un.
Rien ne saura jamais effacer ce que je vis avec Weston. Lui et moi, nous
sommes allés beaucoup trop loin pour faire comme s’il n’avait jamais croisé
ma route. Je le sens aux tréfonds de mon âme. Ce qui nous lie désormais est
bien trop fort, trop dangereux. Trop puissant pour qu’on puisse lutter contre.
Tel le courant d’une rivière indomptable qui nous entraîne
irrémédiablement vers le sommet de la cascade… S’il doit chuter, je
chuterai avec lui. Ce que je prenais pour de l’attirance pour lui ne l’a jamais
été. Dès le début, c’était bien plus que ça. Il est bien plus que ça. Il est une
partie de moi, une extension de mon être. Et demain, quoi que pense Bill à
propos de notre relation, il ne pourra jamais nous contraindre à nous
séparer. Parce que Weston sans moi, moi sans Weston, ça ne peut pas
exister.
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33.
Le passé finit toujours
par nous rattraper

Charlie

Assise dans les rangées les plus basses de l’amphi, je tâche de prendre des
notes sur la leçon du jour : la prise en charge des brûlures. Le cours de
physiopathologie a débuté depuis presque une heure trente, pourtant ma
feuille demeure en partie vierge. J’ai le plus grand mal à ne pas être distraite.
Le professeur Williams a d’ordinaire un don pour rendre intéressante la
moindre cellule du corps humain, mais aujourd’hui, je n’arrive pas à suivre.
Pour une fois, mon manque de concentration ne concerne ni Weston ni mon
frère. Nous sommes censés avoir une conversation tous ensemble à la fin des
cours. Je devrais angoisser à cette seule idée. Or, ce n’est pas ce qui me
dérange à l’heure actuelle.
Je me retourne une énième fois vers deux garçons assis deux rangées plus
haut. Ils ne cessent de me jeter des coups d’œil depuis le début de la
matinée, ce qui m’agace de plus en plus. Je ne leur ai jamais adressé la
parole alors il n’y a aucune raison logique à leurs regards appuyés. Qu’est-
ce qu’ils me veulent ?
Inquiète, je finis par attraper mon téléphone au fond de mon sac. À l’abri
de la vue du maître de conférences qui ne se trouve qu’à cinq mètres de
moi, j’observe le reflet de mon visage dans la vitre. Rien ne cloche. Il n’y a
pas de tache étrange, je n’ai pas de morceau de nourriture coincé entre les
dents, alors pourquoi est-ce que ces mecs me fixent de cette manière ?
Mon estomac exécute une espèce de looping désagréable tandis que je
m’intéresse à nouveau ce qu’il se passe dans mon dos.
Est-ce que Yann et Georges auraient déjà parlé du baiser dont ils ont été
témoins entre Weston et moi ? Même si c’était le cas, je doute que ces deux
étudiants soient les premiers à être mis au courant. Je ne les ai jamais vus
fréquenter l’équipe de hockey.
Je réajuste ma tenue, colle mon sac contre ma poitrine pourtant couverte
d’une veste. Je me sens nue sous leurs regards insistants, si bien que je
n’arrive plus à me départir de la sensation de leurs yeux sur mon corps.
L’angoisse gagne progressivement mes membres et je commence à me
triturer les doigts avec nervosité.
Leur manière appuyée de me dévisager me rappelle de mauvais
souvenirs… Ça me rappelle Denver.
Je décide d’envoyer un message à Weston pour savoir si ses cours sont
aussi pourris que les miens. Discuter avec lui me changera les idées.
Moi : Je passe une matinée de merde. Et toi ? Qu’est-ce que tu fais de
beau ?
West : Idem ici. J’essaie de ne pas tuer le mec qui me sert de binôme.
Je crois qu’il a oublié ses neurones chez lui. Si je m’en sors avec un C,
ce sera un miracle.
Moi : Tu sais que tu peux compter sur moi pour cacher son corps.
West : Je te tiens au courant si jamais il y a meurtre. J’aurai besoin
d’un alibi. Tu es partante ?
Moi : Toujours.
West : Tu déjeunes avec moi tout à l’heure ?
Je jette un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur. Il est à peine 11 h 15
et West pense déjà à manger. Cet homme est un estomac sur pattes. J’ai pu
en avoir la preuve une fois de plus lors du petit déj’ de ce matin. Je me
retiens de ricaner en apercevant le regard du professeur dans ma direction.
Je lâche aussitôt mon téléphone qui tombe sur mes jambes, puis je fais
semblant de noter quelque chose sur mon cahier. Je gribouille quelques
mots à la va-vite pendant que mon portable se remet à vibrer sur mes
cuisses. Je m’empresse de le récupérer et je remarque que, cette fois-ci, le
message ne vient pas de Weston, mais d’un numéro inconnu. C’est étrange.
Personne, à part Manille, Bill, Weston et quelques rares fois Aimy, ne
m’envoie de SMS. Surprise, je clique dessus en haussant un sourcil curieux.
Il ne contient pas de texte. Seule une photo s’affiche. Une photo de moi.
Mon cœur cesse de battre un long instant. Les yeux exorbités, j’ordonne
à mon corps de bouger. Cependant, il ne réagit pas. Le temps se fige alors
que je détaille l’image partiellement pixélisée. Les doigts tremblants, je
parviens à cliquer sur la fenêtre pour l’agrandir, comme pour avoir la
confirmation que ce que je vois est bien réel. Je connais cette image par
cœur. Elle a si souvent défilé devant moi que je n’ai pas le moindre doute.
Je déglutis avec difficulté tandis qu’une larme dévale ma joue. Dans le
chaos de mes pensées, une seule question me parvient. Comment est-elle
arrivée là ? Je ne peux plus réfléchir et soudain, j’en viens à manquer d’air.
Un puissant vertige fait tournoyer l’amphithéâtre autour de moi.
L’étourdissement est si fort que j’en fais tomber ma trousse. Plusieurs têtes
pivotent dans ma direction et j’ai tout à coup l’impression de suffoquer.
Est-ce que tous les étudiants présents dans la pièce sont au courant ? Ils
savent, c’est certain, sinon ils ne me regarderaient pas avec ces sourires
moqueurs. Ils ont vu cette photo… ma photo.
Je bafouille quelques mots d’excuse à l’intention du professeur Williams,
puis je ramasse mes affaires à la hâte. Un épais brouillard est tombé sur
mon esprit, ne me laissant qu’une toute petite fenêtre de lucidité. Je remonte
l’escalier qui mène à la porte, manquant de rater une marche.
Ce que je redoutais tant est finalement arrivé. Je ne sais pas comment, je
ne sais pas quand, mais ça s’est bel et bien produit.
Je trace aussi vite que possible dans les couloirs, retenant les sanglots qui
menacent de s’échapper. Je dépasse le parvis du bâtiment sans m’arrêter. Au
contraire, j’accélère.
Courir.
C’est toujours ce que je fais lorsque tout va mal. C’est aussi ce que j’ai
fait à Denver le jour où le tueur de Denver s’est arrêté sous mes yeux.
J’ignore pourquoi je ressens ce besoin de fuir quand les choses tournent à la
catastrophe. Tout ce que je sais, c’est que je refuse d’affronter cette épreuve
une nouvelle fois. Je ne veux pas rester à attendre que tous les étudiants de
l’U-Dub me dévisagent avec un regard abject.
Je pensais qu’ici, à quatre heures d’avion de mon ancienne université, je
serais à l’abri du danger. J’espérais que j’aurais le droit de vivre ma vie,
sans être constamment harcelée, épiée, moquée… Mais j’avais tort.
Seattle n’est pas assez loin. Rien ne sera jamais assez loin.
Essoufflée, j’avale à grandes enjambées les mètres qui défilent. Les rues de
Seattle se succèdent les unes aux autres jusqu’à ce que, sans m’en rendre
compte, j’atteigne le lac de Washington derrière le quartier universitaire.
Je me laisse tomber sur la berge, incapable de respirer correctement. J’ai
l’impression de passer ma vie à échouer. Je voulais juste me fondre dans la
masse sans faire de vagues. Je rêvais d’un endroit où me sentir bien, d’un
endroit où j’aurais pu être moi, tout simplement. Je pensais avoir trouvé ma
place ici, mais j’avais tort. Je sais que je vais encore décevoir tout le monde
et rien qu’à cette pensée, j’en ai le cœur brisé.
J’avais un deal, avec mes parents, avec Bill. Ils acceptaient que je refasse
ma troisième année d’infirmière ici et, moi, j’essayais d’aller de l’avant.
Mais comment avancer quand le pire de son passé ne cesse de refaire
surface ?
Mon sac de cours sur l’épaule, je tente d’apaiser la brûlure dans ma
poitrine. Les quelques piétons qui marchent dans les environs doivent me
prendre pour une folle, ce que je suis peut-être, après tout. Je suis la folle de
Denver… Je suis folle de rage, de désespoir et paralysée par la peur que
l’histoire se répète.
Comment est-ce que mes photos ont pu réapparaître ici ?
J’entoure mes genoux de mes bras. D’un petit mouvement d’avant en
arrière, je berce mon âme tourmentée et me force à penser de manière
rationnelle. Et si c’était simplement une personne de Denver qui voulait me
faire une mauvaise blague ? Peut-être que ça n’a aucun rapport avec les
mecs de l’amphithéâtre ?
C’est impossible. De tels hasards n’existent pas. Il y a forcément un lien.
Je pousse un long soupir avant de frissonner. Mon Dieu… je ne serai
jamais capable de retourner à l’U-Dub. C’est bien au-delà de mes forces. Je
m’imagine déjà expliquer à Bill que je ne poserai plus les pieds à
l’université. Il m’interdira d’arrêter mes études et il s’énervera en me
racontant que ces photos ne sont pas une raison suffisante pour tout laisser
tomber.
Parce qu’ils savent toujours mieux que moi ce que je ressens, ils ne se
mettront pas à ma place.
Personne ne comprend ce que ça fait de vivre avec ces inquiétudes à
longueur de journée.
De craindre de sortir, de peur qu’un nouveau drame arrive.
De se sentir coincé entre le regard des autres et sa propre vision du
monde.
De ne jamais savoir si ces fichues images referont surface ni à quel
moment elles réapparaîtront.
J’ai longtemps cru que les étudiants de Denver oublieraient cet incident,
pourtant ça n’a jamais été le cas. Weston a raison. Les gens ne se
souviennent que du pire de nos actes. Je pourrais faire tous les efforts
possibles et imaginables, rien ne sera jamais suffisant pour effacer cet
événement des mémoires. J’aurai beau fuir à l’autre bout du monde, je ne
suis plus à l’abri nulle part.
La tête tournée vers le ciel, les paupières closes, j’avale une grosse
goulée d’air. J’ai les jambes qui tremblent, le ventre retourné. Il me faut une
bonne dizaine de minutes pour forcer mon cœur à retrouver un rythme
normal, puis une vingtaine de minutes supplémentaires pour avoir le
courage de regarder mon téléphone. Aucun nouveau message de l’inconnu
ne m’est parvenu. Il n’y a que le nom de Weston qui s’affiche, jusqu’à
emplir l’intégralité de l’écran.
Weston : Alors ? C’est oui ou non ?
Weston : Je vais finir par me vexer si ton cours est plus intéressant
que moi.
Weston : Tu déjeunes avec moi ?
Weston : Hé, Charlie. Tu reçois mes messages ?
Weston : Charlie ?
Weston : Si tu ne réponds pas, je jure que je me pointe à la sortie de
ton amphi.
Un texto arrive alors que je fais défiler la conversation.
Weston : Je suis devant ton amphi. Réponds ou je débarque en plein
cours.
Au lieu de lui écrire un message qui me prendrait trop d’énergie, je
décide de lui envoyer ma géolocalisation. Aussitôt le SMS délivré, West
m’indique qu’il arrive et, moins de dix minutes plus tard, le moteur de sa
moto résonne au bout de l’allée. Il se gare à quelques mètres de la berge,
puis vient s’asseoir près de moi dans le plus grand silence. Il n’a pas besoin
d’explications pour comprendre à quel point la situation est merdique. J’ai
tellement honte de ce qu’il se passe que je n’ose même pas le regarder.
Patient, West scrute la surface lisse du lac jusqu’à ce que sa proximité
m’apaise assez et que mes épaules se détendent. Il me dévisage de longues
minutes, analysant les traces humides laissées par les larmes sur mes joues.
Du bout de l’index, il en essuie quelques-unes avant de tendre sa main vers
ma nuque. Il agit avec prudence, comme s’il s’attendait à ce que je le
repousse, et il finit par m’attirer près de lui. Ses pieds se positionnent de
chaque côté de mes fesses, ses bras se referment autour de mon corps pour
former un bouclier rassurant dressé entre le reste du monde et moi. Là, dans
cette bulle hors du temps, loin de tout, je suis en sécurité.
Weston laisse glisser ses lèvres sur ma tempe. Il y dépose un baiser, avant
de murmurer d’une voix calme :
— Tu stresses pour tout à l’heure ?
Je remue la tête. À cet instant, la réaction de Bill est le dernier de mes
soucis.
— Le mec avec sa crosse est revenu ?
Je réitère mon geste. Je crois que j’aurais préféré cette éventualité. Il est
possible de lutter contre une personne réelle, mais face à des rumeurs, on ne
peut rien faire d’autre que subir.
— Alors qu’est-ce que tu as ?
Je m’arme de courage pour lui avouer la vérité. Weston est la seule
personne, hormis les membres de ma famille, en qui j’ai une confiance
absolue. Je sais que peu importe ce que je lui dirai, il restera à mes côtés.
— Tu te souviens de ce que je t’ai raconté, hier soir, sur ce qu’il m’est
arrivé à Denver ?
Ne comprenant pas où je veux en venir, il fronce les sourcils, mais
conserve le silence pour me laisser poursuivre. J’extirpe mon téléphone de
ma poche avant de le lui tendre.
— J’ai reçu ce message pendant mon cours.
À la vue de mon écran, le visage de Weston se vide de ses couleurs. Ses
mâchoires se crispent et ses doigts posés sur ma peau se contractent peu à
peu. Il me prend mon portable des mains, puis commence à pianoter dessus
à la recherche d’un coupable. Je l’interromps.
— C’est un numéro inconnu. Je ne sais pas qui me l’a envoyé.
— Tu as reçu des appels étranges ou d’autres messages de ce genre ?
— Non. Juste celui-là.
— Tu as une idée de qui aurait pu faire ça ?
— Tu veux la liste de tous les étudiants de Denver ? marmonné-je en
resserrant mes bras autour de mes genoux.
— C’est sûrement une mauvaise blague de quelqu’un que tu connaissais
avant.
— Et si ça venait d’ici ? De l’université de Washington ?
— Tu fréquentes peu de personnes à l’U-Dub. Tu n’as pas d’ennemis.
Personne n’est au courant de tes problèmes à Denver.
— Je ne sais pas… J’ai… J’ai…
Il arque un sourcil dans ma direction et me soulève le menton pour garder
le contact avec mes yeux.
— Tu quoi ?
— J’ai l’impression que des mecs de mon cours étaient au courant. Je me
fais peut-être des films.
Weston se redresse, soudain soucieux.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Ils n’arrêtaient pas de m’épier et de rire en me voyant…
La sonnerie du téléphone de Weston interrompt ma phrase. Je cesse de
parler pendant qu’il prend connaissance du message qu’il vient de recevoir.
En une fraction de seconde, la fureur prend possession de ses traits. Alors
qu’il retient de son mieux la colère qui enfle en lui, il se passe la langue sur
les lèvres, et se relève d’un bond. Il m’aide à me mettre debout sans même
décoller ses yeux de son écran.
— Monte sur la moto. Je te raccompagne chez toi. J’ai un truc urgent à
faire.
Le cœur cognant fort dans la poitrine, je demeure immobile. Mon
intuition me souffle que Weston ne me dit pas tout. Il se passe quelque
chose de grave et il n’a pas l’intention de m’en dire davantage.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandé-je d’une voix faible.
— Monte sur la moto.
— Non. Je veux savoir ce que tu viens de recevoir.
— S’il te plaît, Charlie. Il vaut mieux que tu ne le lises p…
Étant donné qu’il refuse de m’obéir, je lui arrache le téléphone des mains.
Il ne se laisse pas faire et s’y accroche comme une teigne avant de finalement
lâcher prise. Admettant sa défaite, il m’adresse un regard désolé tandis que je
fixe son portable. Sur son écran, la même photo que celle que j’ai reçue un
peu plus tôt est affichée en grand. Des centaines de questions s’immiscent
dans mes pensées alors que je peine à ouvrir la bouche. Les yeux embués de
larmes, un détail attire cependant mon attention… Cette fois-ci le message ne
provient pas d’un inconnu, mais d’un certain « Jimmerde » et il est
accompagné de ces quelques mots qui me donnent la nausée.
Jimmerde : Regarde ce que je viens de recevoir. Ça ne te donne pas
envie de te la faire ? Ah pardon. C’est déjà fait pour toi. Maintenant à
qui le tour ?
— C’est Jimmy qui t’a envoyé ce message ? bégayé-je, sidérée.
— Crois-moi, c’est un type mort. Je te ramène et je vais régler cette
histoire avec lui.

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34.
Réunion d’urgence

Weston

Les mains tremblantes de rage, je rattrape mon téléphone de justesse


avant qu’il ne chute sur le siège en cuir. Le moteur allumé fait vibrer la
moto entre mes jambes. Encore garé devant l’immeuble de Charlie, j’essaie
désespérément de joindre Bill, mais mes doigts refusent d’obéir. La colère
qui m’anime est tellement puissante que j’ai du mal à tenir mon putain de
portable correctement ! Je raffermis ma prise sur la coque une énième fois,
puis je tente de passer mon appel. J’ai la plus grande difficulté à me
concentrer. Dans mon crâne, je n’arrête pas de visualiser mes prochains
actes, dès que je croiserai Jimmy. Je vais le démonter, lui éclater la tête
contre le sol. Je n’ai jamais eu beaucoup d’atomes crochus avec ce type,
mais là, il me déçoit carrément. Et le mot est faible. Il a clairement dépassé
les bornes.
Comment est-ce qu’il a osé faire ça à Charlie ? À son capitaine ?
Il me dégoûte.
Je dois trouver un moyen de le confronter. Le seul problème ? Nous
sommes jeudi et il n’y a aucun entraînement de hockey prévu aujourd’hui.
Nous ne suivons pas les mêmes cours, alors je ne risque pas de le croiser
sur un campus aussi grand que celui de l’U-Dub et, tel que je le connais, ce
lâche ne viendra pas si je l’appelle. C’est pour cette raison que j’ai besoin
de l’aide de Bill. Or, cet idiot ne répond pas. J’appuie une nouvelle fois sur
son nom et j’entends les tonalités se succéder les unes après les autres dans
le haut-parleur de mon portable.
Allez… décroche, merde !
Je pousse un long soupir en scrutant la fenêtre de l’appartement de Charlie.
Je l’ai raccompagnée jusqu’à sa porte, puis je lui ai fait la promesse que je
reviendrai la retrouver dès que j’aurai réglé son compte à Jimmerde. La
pauvre est dévastée. La voir dans cet état me rend malade. Je ne suis pas le
meilleur pour réconforter les autres, mais si j’ai la possibilité de l’aider en
stoppant la diffusion de cette infâme photo, alors je ferai tout ce qui est en
mon pouvoir pour y parvenir. Charlie mérite mieux.
Un message arrive enfin sur mon téléphone.
Bill : Qu’est-ce que tu veux ? Je te signale que je suis en cours.
Moi : C’est urgent. Sors et rappelle-moi.
Bill : T’es sérieux là ?
Moi : Très. Est-ce que tu m’as déjà vu plaisanter avec ça ? Bouge-toi.
Depuis que je connais Bill, je ne lui ai jamais fait rater de cours malgré
tous les problèmes que j’ai eus à gérer. Pour avoir le droit de jouer au
hockey, les Huskies ont obligation d’avoir une moyenne générale correcte.
Je n’exigerais jamais de Bill qu’il quitte la salle si ce n’était pas grave et il
le sait aussi bien que moi. D’ailleurs, à peine une minute après notre
échange, il m’appelle.
— Bon, c’est quoi le problème ? me lance-t-il sans préambule. Ça a
intérêt à être important.
Comme il n’y a aucun moyen de lui annoncer la nouvelle de manière
douce, je lui lâche l’information telle une grenade dégoupillée. Il n’y a plus
qu’à compter les secondes avant que sa colère explose.
— Un mec de l’équipe harcèle ta sœur. Est-ce que c’est assez important
pour toi ?
— Charlie ? Attends… Attends… Quoi ?
— Tu as très bien entendu. Ta sœur a reçu un message assez humiliant et
on m’a envoyé le même sur mon portable.
— Et il parlait de quoi, ce message ?
— Je pense que tu préfères ne pas le savoir. Tout ce que je peux te dire
c’est que Jimmy en est l’expéditeur.
— Jimmy ? Tu délires. Il ne ferait jamais ça.
— Et pourtant, je t’assure qu’il l’a fait.
Bill réfléchit un instant, puis reprend avec plus de calme. Je dois lui
reconnaître une plus grande maîtrise de ses émotions que moi. À sa place,
j’aurais déjà pété un câble.
— Je ne comprends pas… Comment tu sais que Charlie a reçu le même
message que toi ? Elle te l’a dit ? Pourquoi est-ce qu’elle ne m’en a pas
parlé ?
Pris au dépourvu, je bégaie quelques mots avant de me rattraper.
— Je… je l’ai croisée en pleurs sur le campus et elle m’a montré son
téléphone. Dix minutes après, j’ai reçu la même photo qu’elle. Elle n’est pas
en état de te parler, donc c’est moi qui t’appelle.
— Quel genre de photo ?
— Le genre de photo qu’un grand frère n’a pas envie de voir.
Au son de sa voix, je devine que la rage effrite progressivement sa
carapace, tel de l’acide.
— J’ai dit, quel genre ? gronde-t-il.
— Une photo de Denver, ça te parle ?
— Putain… Ne me dis pas que quelqu’un lui a encore envoyé cette
merde ? Je pensais que tout ça était derrière elle, maintenant.
— Je crois que tu comprends mieux en quoi la situation est grave.
— Sur cette photo… elle était nue ?
— Partiellement, oui.
— Comment Jimmy a fait pour se la procurer ? Il n’est pas au courant de
ce que Charlie a vécu là-bas. Cette photo est apparue sur le campus de
Denver juste avant le summer break. J’en ai parlé à personne.
— J’en sais rien. Je suppose que quelqu’un la lui a filée.
— Quel est ton plan ? J’imagine que si tu m’appelles, c’est que tu as une
idée derrière la tête.
— Je rêve de lui faire bouffer son téléphone, mais c’est toi le capitaine.
Et puis, si je lui demande de me rejoindre, il ne viendra jamais. Tu crois que
tu pourrais rassembler l’équipe à la patinoire ?
Je marque une courte pause avant de préciser mes pensées.
— Honnêtement, je ne suis pas sûr que ce con agisse seul. Il a forcément
un complice. Est-ce que tu as déjà vu Jimmy traîner avec d’autres mecs que
les membres des Huskies ?
— Non, soupire Bill. Il passe sa vie avec l’équipe. Tu penses que cette
photo a un lien avec les menaces que tu reçois ?
— Franchement ? Aucune idée. Ça voudrait dire que Jimmy est mêlé à
cette histoire et je refuse de croire que c’est une ordure de ce genre.
— Ouais, comme tu dis… soupire Bill. Bon, on se retrouve sur le parking
de la patinoire dans quinze minutes. Prie pour que je ne tombe pas sur
Jimmy avant parce que je jure que je vais le défoncer…
— Et moi donc…
Il me raccroche au nez et ma phrase reste en suspens. Je m’empresse de
ranger mon portable dans la poche intérieure de ma veste, puis je positionne
mon casque sur ma tête avant de démarrer en trombe. Jimmy est un pauvre
con, mais il n’a rien d’un mec téméraire. Il ne m’aurait jamais envoyé ce
message si quelqu’un ne lui en avait pas soufflé l’idée. Je me suis retenu de
confier à Bill qu’un petit mot accompagnait la photo de Charlie. Jimmy a
quand même écrit « Ça ne te donne pas envie de te la faire ? Ah pardon.
C’est déjà fait pour toi. », ce qui prouve bien qu’il est au courant pour
Charlie et moi. Pour l’instant, il n’y a que Yann, Georges et Manille qui le
savent. Qui parmi eux n’a pas su tenir sa langue ?
Ou alors, je me trompe sur toute la ligne ?
Rah ! Toutes ces questions me prennent la tête.
Une chose est certaine, je ne laisserai personne sortir de cette patinoire
tant que je n’aurai pas eu le fin mot de l’histoire.
J’accélère pour rejoindre notre point de rendez-vous au plus vite. Par
chance, je ne croise aucun flic sur le chemin. Vu le nombre de stops que je
grille, mon permis aurait sauté pas moins de trois fois. Lorsque je me gare,
quelques membres de l’équipe sont déjà sur place. Steeve, Liam et Sam
m’accueillent d’un regard inquiet.
— Tu sais ce qui se passe ? me lance Steeve alors que je descends de ma
moto. Bill a dit que c’était urgent.
— Plus ou moins. Qui d’autre est arrivé ? Est-ce que Bill est là ?
— Non, pas encore. Il y a Georges, Joshua, Jimmy et Preston à l’intér…
Je n’attends même pas qu’il ait terminé sa phrase. Je passe l’entrée de la
patinoire, puis je traverse le hall d’un pas furibond en direction du rouquin.
Lorsqu’il me voit arriver, ses sourcils s’arquent de surprise. Avant qu’il ne
comprenne mon intention, je le chope par le col pour le plaquer contre la
porte du vestiaire derrière lui.
— Connard ! hurlé-je en resserrant mes doigts sur le tissu de sa veste.
— C’est quoi ton problème ? me lance Joshua en s’interposant.
Mais je ne l’écoute pas. Je n’entends plus rien, si ce n’est la rage pulsant
dans mes veines. De ma main libre, je décoche une droite qui vient heurter
la mâchoire de Jimmy. Je n’ai même pas le temps de savourer le bruit sourd
que produisent mes phalanges au contact de sa peau que Preston se jette sur
moi. Il me saisit le bras et une troisième personne que je ne vois pas
m’enserre la taille pour m’immobiliser. Incapable de bouger, je lâche
plusieurs jurons alors que d’autres membres des Huskies entrent dans le
hall.
— Tu fous quoi, West ? m’interrompt Bill dans mon dos.
Trop occupé à dévisager le rouquin tombé à genoux devant moi, je ne me
retourne pas vers notre capitaine pour lui répondre. Mon seul objectif à cet
instant consiste à infliger une douleur si forte à Jimmy qu’il regrettera
d’avoir croisé ma route et celle de Charlie. Alors que je réfléchis à un
moyen de me défaire de mes entraves, ce con se met à me sourire. Une
perle de sang luit au coin de ses lèvres pendant qu’un rire sarcastique
s’échappe de sa gorge. Il se redresse pour me faire face et essuie sa bouche
d’un revers de la main.
— Je savais bien que tu te la faisais. Je n’arrive pas à croire que Yann
avait raison. T’es qu’un putain de menteur, Weston.
— Un menteur ? C’est toi qui oses dire ça après ce que tu viens de
m’envoyer ? J’aurais honte à ta place. Tu ferais mieux de te taire avant
d’aggraver ton cas.
Jimmy me fusille du regard pendant que Bill s’avance dans notre
direction. L’air sévère, les bras croisés sur son torse, le capitaine se plante à
mes côtés, au centre d’un cercle formé par les joueurs. Jimmy devrait
tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de l’ouvrir s’il ne tient pas
à s’enfoncer plus profondément dans la merde.
Au moins, j’ai obtenu ma première réponse grâce à lui. C’est Yann qui lui
a balancé l’info sur Charlie et moi.
— Que ça te plaise ou non, je n’ai pas l’intention d’arrêter de parler,
m’indique Jimmy. Ça tombe bien que tout le monde soit réuni ici parce que
j’ai pas mal de choses à raconter et ça te concerne de près. D’ailleurs, t’en
as pensé quoi de mon message ? Est-ce qu’il t’a fait te sentir aussi mal que
moi lorsque j’ai découvert la vérité ?
— Ferme-la, Jim, le coupé-je.
Cependant, cet enfoiré n’obéit pas. Au contraire, il poursuit sa plaidoirie
devant l’ensemble de l’équipe et signe par la même occasion mon arrêt de
mort.
— Tout ce temps, tu as prétendu qu’elle ne t’intéressait pas alors que tu
te la tapais en secret. Yann vous a trouvés dans le local. Il a même dit
qu’elle criait si fort qu’il vous a entendus avant de vous voir.
Et merde…
Autour de nous, les Huskies s’échangent des regards curieux jusqu’à ce
que la voix de Bill résonne dans le hall.
— De qui tu parles, Jim ? l’interroge-t-il d’un ton dur.
Le rouquin se retourne vers moi en jouant des sourcils. Un sourire
victorieux affiché en grand sur son visage, il se complaît dans cette
situation.
— Mais oui, Weston, de qui je parle, hein ? Tu ne veux pas nous en dire
plus sur la nana que tu te tapes dans les vestiaires depuis la rentrée ? Moi,
au moins, j’ai eu les couilles d’avertir son frère de mes projets. Pas comme
toi.
Je sens un regard assassin peser sur ma peau et j’hésite de plus en plus à
tourner la tête. Ce n’est pas comme ça que les choses devaient se passer.
Bill n’était pas censé apprendre la nouvelle de cette manière. La respiration
en suspens, j’attends que le couperet tombe.
— West, ne me dis pas qu’il parle de Charlie.
Fait chier.
Ma tête pivote dans la direction de notre capitaine. Son regard noir me
fait frémir. Si les portes de l’enfer devaient se trouver quelque part, ce serait
au fond des iris ambrés de Bill. Il paraît si furieux que je m’attends à voir
jaillir des flammes de ses yeux.
— Weston ? m’interpelle-t-il à nouveau.
— Je… C’est pas ce que tu cro…
Trop tard. Son poing fend l’air pour se fracasser contre ma pommette. Il a
à peine reposé son bras que déjà il se prépare pour un second assaut. Les
trois joueurs qui me tenaient encore me lâchent, puis s’éloignent de nous.
Aucun n’ose s’interposer entre notre capitaine et moi. Ils se contentent de
nous dévisager, choqués par la tournure de la situation. Bill frappe une
seconde, puis une troisième fois. J’encaisse les coups avant de me replacer
exactement au même endroit. Je n’ai ni l’intention de lui mentir à une
nouvelle reprise, ni l’intention de me dérober. Je ne regrette aucune seconde
passée avec Charlie. Si l’aimer est un crime, alors je suis prêt à recevoir le
châtiment que je mérite.
— Weston, dis-moi que c’est un mensonge ! vocifère-t-il en réduisant
l’espace entre nous.
Je garde le silence. Bill me fixe d’un regard dur et son poing s’élève à
nouveau dans les airs. Son bras s’immobilise à quelques centimètres de ma
peau avant de retomber le long de son corps, sans énergie.
— Jimmy a raison, souffle-t-il près de mon visage. T’es qu’un putain de
menteur. Tu avais mille occasions de m’en parler et tu ne l’as jamais fait.
Je serre les mâchoires. Durant toute ma vie, j’ai été traité de bien des
choses, mais c’est bien la première fois que je n’accepte pas une insulte.
J’ai toujours été sincère envers Charlie. Mes sentiments pour elle sont vrais,
je refuse de les laisser insinuer le contraire.
— Tu veux la vérité, Bill ?
Il se redresse et je l’imite.
— Tu as raison, je ne t’ai rien dit. Je savais que tu péterais les plombs et
Charlie craignait ta réaction. Tu as envie de me frapper ? Vas-y, fais-toi
plaisir. Je me contrefous de ton avis. J’aime Charlie et rien de ce que tu
pourras me dire ne changera ça.
Il se met à rire avant de se passer une main sur le crâne.
— Tu… tu aimes Charlie ? C’est une blague !
— Crois ce que tu veux. Je ne suis pas venu pour parler de ma relation
avec elle, mais pour gérer ce problème-là.
Au pied du mur, je sors mon téléphone de ma poche. J’y affiche la photo
reçue et je tends l’écran en direction de Bill. Il a beau être furieux contre
moi, sa colère est décuplée à la simple vue du corps nu de sa sœur et du
nom de Jimmy inscrit en haut de l’écran.
— Maintenant, si tu as terminé de jouer les grands frères protecteurs et
que tu tiens un minimum à Charlie, tu pourrais peut-être mettre de côté ta
rancœur pour m’aider à régler ça ?
Les doigts de Bill se referment sur mon téléphone pour mieux voir. Les
doigts tremblants de rage, il fait tomber le téléphone sur le sol. Un joueur à
proximité le ramasse tandis que des murmures s’élèvent autour de nous.
Plusieurs Huskies se déplacent pour voir l’image, pourtant aucun ne semble
surpris. Je me dépêche de récupérer mon portable pour qu’ils arrêtent de
regarder. Je le range dans ma poche puis, intrigué par ce qu’il se chuchote
dans la pièce, je me retourne vers les membres de l’équipe qui nous
encerclent.
— Combien d’entre vous ont reçu la photo de Charlie, aujourd’hui ?
lâché-je finalement.
Sur les quatorze personnes présentes dans la salle, dix lèvent la main. Bill
remue la tête, déçu.
— Putain… Vous n’avez pas honte ? On parle de ma sœur, là. On parle
de la fille qui prend le temps de soigner vos blessures après chaque
entraînement.
— Perso, je n’ai rien demandé, s’insurge Steeve. Quelqu’un m’a envoyé
la photo et je l’ai supprimée dès que je l’ai reçue.
Plusieurs joueurs confirment qu’ils ont agi de la même manière et
rapidement, un brouhaha de plaintes mêlées à de l’indignation s’élève dans
la pièce.
— Stop. Ça suffit ! intervient Bill pour ramener le calme. On s’en fout de
ce que vous avez fait ou non. Vous n’imaginez même pas à quel point cette
image peut blesser ma sœur. Est-ce que l’un d’entre vous a la moindre idée de
ce qu’elle représente ?
Tout le monde secoue la tête.
— Charlie a vécu le pire, à Denver. Elle a vu des gens mourir sous ses
yeux et elle ne s’en est jamais remise. Le jour où cette photo a été prise, elle
avait avalé des médicaments pour en finir. Le mélange de cachets l’a fait
délirer au point où on l’a retrouvée en train de déambuler dans les couloirs
de son université. Quelqu’un a profité de son mal-être pour immortaliser le
moment. Répandre cette image d’elle… c’est dégueulasse. Alors j’aimerais
savoir, si vous avez un minimum d’empathie pour ma sœur… qui vous l’a
envoyée ?
— Un numéro inconnu, répondent-ils simultanément.
Je détaille une à une les personnes autour de moi, analysant les traits
coupables de leurs visages et leur comportement. Toute l’équipe a accepté
de venir au rendez-vous imposé par Bill sauf Adrian, Yann et Kev. Marc,
lui, se trouve encore à l’hôpital.
Une voix faible s’élève finalement au fond de la pièce. Nous nous
retournons d’un même mouvement vers le joueur qui s’avance au centre du
cercle.
— C’est… c’est moi qui ai envoyé la photo. Je suis désolé, je ne savais
pas. On ne m’a pas laissé le choix.
Stupéfait, je dévisage Joshua en plissant le front. Lui ? Pourquoi est-ce
qu’il aurait fait ça ? Ça n’a pas le moindre sens. Le gardien de l’équipe se
tient toujours loin des problèmes. Il a un comportement exemplaire sur la
glace, comme dans ses études. Ça ne lui ressemble pas et c’est
complètement illogique.
— Comment ça, tu n’avais pas le choix ? s’énerve Bill.
— Quelqu’un m’a demandé de le faire. Si je n’obéissais pas…
Bill lève sa main pour l’interrompre alors que je reste bloqué sur les
derniers mots prononcés.
Quoi ?
Les yeux agrandis par la surprise, je croise le regard de notre capitaine et
j’ai l’impression qu’il lit dans mes pensées. Un pressentiment horrible
gagne chacune de mes cellules. Bill étudie avec attention le visage inquiet
des personnes autour de lui avant de s’adresser à l’équipe dans sa globalité.
— J’aimerais vous poser une dernière question. À la suite de messages
intimidants reçus par plusieurs Huskies, j’ai placé des caméras de
surveillance dans les vestiaires. Le coupable ne m’intéresse pas, vu que je
connais déjà son identité, mais je voudrais savoir… Qui d’entre vous a été
victime de menaces ?
Mon cœur rate un battement lorsque, comme tout à l’heure, la quasi-
totalité des bras s’élèvent au-dessus des têtes. Je réalise soudain que je suis
loin d’être le seul à subir ça.
Merde. C’est bien plus grave que ce que je pensais.
Sans grande surprise, Steeve lève lui aussi la main. C’est lui qu’on voit
sur la vidéo en train de déposer un message dans mon casier à l’occasion du
match contre les Griz. Comme je le supposais, il a agi à la demande d’une
tierce personne. Reste à savoir qui.
— Ça fait combien de temps que vous recevez des menaces ? demande
Bill aux hockeyeurs.
Les réponses sont variables. Un mois, une semaine, cinq jours… Il n’y a
pas de règle. Il semblerait en tout cas que je sois le premier à en avoir été
victime avant le summer break.
— Et personne n’a osé en parler ? m’étonné-je.
— On m’a menacé de me faire virer de l’équipe si je n’obéissais pas, me
lance Sam.
— Et moi, on a menacé de s’en prendre à ma copine, se plaint Steeve.
Après ce qu’il s’est passé avec Marc, j’ai flippé.
— Putain, on est une équipe, merde ! On est censés se serrer les coudes et
se faire confiance ! s’indigne Bill.
La mine défaite, les joueurs baissent la tête. Bill a raison. À garder tous
ces secrets pour soi, on en finit par suspecter tout le monde. On devrait
pouvoir se reposer sur les membres de son équipe et, dans un
environnement aussi anxiogène, c’est impossible.
— Bien, conclut Bill d’un murmure. Vous pouvez retourner en cours. Je
vais régler cette histoire moi-même.
— Tu sais qui se cache derrière les menaces ? l’interroge Joshua.
— J’ai ma petite idée.
— Je… je suis désolé pour Charlie. Vraiment désolé, je ne voulais pas la
blesser, ajoute-t-il.
Bill hoche la tête avant de sortir de la patinoire. Je lui cours après pour le
rattraper.
— Hé ! Attends.
Je le stoppe dans son avancée en lui saisissant le bras et il consent enfin à
s’arrêter. Ses traits sont dépourvus de colère. Ils n’évoquent que lassitude et
déception, preuve que cette mise à l’épreuve des Huskies le touche en plein
cœur.
— Tu sais qui a fait ça ? lui demandé-je après quelques secondes
d’hésitation.
— Je ne vois qu’une personne dans l’équipe susceptible d’être au courant
de ce que Charlie a vécu à Denver.
— Tu en as parlé à quelqu’un ?
— Non… Cette photo a été prise à la fin du mois de juin, à une période
où on était déjà en froid, toi et moi. Tu te doutes bien que si je ne t’ai rien
dit, aucun membre des Huskies n’est au courant.
— Alors, de qui est-ce que tu parles ?
— Manille est au courant, soupire-t-il. Je sais qu’elle s’est confiée à
Aimy.
— Et Aimy est la copine de Yann…
Petit à petit, des liens se tissent dans mon esprit. Yann nous a pris en
flagrant délit, Charlie et moi dans le local à matériel. Je lui avais parlé du
concert de Billie et de la nuit à l’hôtel. Il était présent à chaque fois…
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? lui demandé-je.
— D’abord, je vais voir comment va Charlie, après on ira rendre visite à
Yann tous les deux. Il est temps que les menaces cessent et je n’ai envie de
mêler personne d’autre à cette histoire.
J’acquiesce alors qu’il s’apprête à poursuivre son chemin.
— Bill ! le hélé-je. Je suis désolé de ne pas t’avoir dit pour Charlie et
moi.
— Laisse tomber.
— Non, le coupé-je. On avait prévu de t’en parler ce soir, en bonne et
due forme. Tu n’étais pas censé l’apprendre de cette façon.
Bill se contente de hocher la tête et je continue sur ma lancée.
— J’étais sérieux tout à l’heure. J’aime Charlie. Je l’aime vraiment.
— Ça dure depuis combien de temps ?
— Quasiment deux mois.
— Charlie vit à Seattle depuis deux mois.
Je hausse les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je n’ai pas d’explications
supplémentaires. Ça nous est juste tombé dessus. Je ne savais même pas que
c’était ta sœur quand je l’ai rencontrée.
Bill pousse un long soupir. Il se passe la main dans les cheveux sans
savoir quoi dire.
— On en reparle plus tard, d’accord ?
— Je l’ai raccompagnée à son appartement et j’ai envoyé un message à
Manille pour qu’elle la rejoigne.
— OK. Je t’appelle tout à l’heure. Pour l’instant, je veux juste m’assurer
que ma sœur va bien.
Il s’éloigne de quelques pas avant de se retourner une dernière fois vers
moi.
— Charlie n’aurait jamais dû être mêlée à nos histoires, West. J’ai échoué
en tant que grand frère et toi en tant que copain. Le simple fait de nous tenir
près d’elle la met en danger. Tu en as conscience, non ?
Je le lui confirme d’un mouvement de la tête et le parking commence à
tournoyer autour de moi. Luttant contre la panique qui m’envahit, je force
mes jambes à ne pas se dérober sous mon poids. Mon cœur tambourine
furieusement dans ma poitrine pendant que Bill regagne sa voiture. Je
refoule mes peurs au loin. C’est ridicule. Il va juste s’enquérir de l’état de
Charlie… Alors pourquoi est-ce que j’ai l’impression que je ne la reverrai
jamais ?

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35.
Il n’y a que la vérité
qui blesse

Bill

Alors que je rejoins l’étage où se trouve l’appartement de Manille, je suis


pris d’un étrange malaise. Je stoppe mes pas juste avant la sortie de la cage
d’escalier, puis je me laisse tomber sur la dernière marche. Il me faut une
minute pour me remettre de mes émotions. Les récents événements se
bousculent encore dans mes pensées, si bien que je ne suis plus sûr de ce
que j’avais l’intention de faire.
Toutes mes certitudes se sont effritées en l’espace de quelques minutes.
Charlie, Weston, l’équipe des Huskies… Je doute de tout.
J’ai endossé tant de rôles, ces dernières années. Grand frère, petit ami,
meilleur ami, capitaine et, à l’heure actuelle, j’ai le sentiment horrible de
n’avoir été à la hauteur pour aucun d’eux.
Je m’impose un comportement rigoureux depuis que je suis ado. J’ai
toujours été droit dans mes bottes et les rares fois où j’ai enfreint mes
propres limites, mes actions étaient réfléchies à l’avance et j’en avais
mesuré les conséquences. En règle générale, je sais où je vais, je connais
mes objectifs et je n’en dévie qu’en cas d’absolue nécessité.
Enfin ça, c’était ce que j’avais prévu. La réalité ne se plie jamais
totalement à nos attentes.
Comme lorsque j’ai accepté d’aider Weston à gagner de l’argent. Les
conditions de son deal étaient claires, simples et sans embrouilles. Je lui
filais un coup de main pour perdre volontairement deux matchs – en tant
qu’attaquant principal, il était aisé de truquer le jeu – et, en retour, Indy lui
donnait la moitié du fric qu’il s’était fait en misant sur notre défaite. Ça
s’arrêtait là, ni vu ni connu. Je savais qu’il nous resterait encore une année
pour faire nos preuves sur la glace, alors ces deux matchs n’avaient pas un
grand impact sur nos carrières futures. Malheureusement, il a fallu que ça
parte en couille…
Il a fallu que quelqu’un entende parler de cette histoire de pari.
Ça a débuté par des petits mots, en juillet, des menaces en août, puis tout a
basculé après l’agression de Marc. C’est à partir de ce moment que j’ai
commencé à échouer dans tous les domaines. J’ai choisi d’abandonner West
pour protéger Manille, j’ai manqué à mes devoirs de capitaine en ne voyant
pas le mal qui rongeait mes coéquipiers et, désormais, je vais blesser ma
sœur.
Parfois, je déteste devoir jouer le rôle du parfait Bill Croft. J’aimerais
m’enfermer dans une pièce, loin des regards, et prétendre que je ne suis pas
là. Tout le monde attend quelque chose de moi. Je hais la personne qu’ils
me poussent à devenir. Et plus que tout, j’ai en horreur ce sentiment d’échec
qui me colle à la peau. Je me suis donné du mal pour en arriver à ce niveau
de perfection dans tous les domaines. J’ai sué sang et eau pour un résultat
catastrophique. Les membres de mon équipe sont au plus bas moralement.
Ma sœur a vu son pire cauchemar se reproduire et Weston va bientôt me
détester.
Il aime Charlie.
Ses paroles se répètent en boucle dans mon crâne et putain, ce que je lui
en veux ! Ça me rend malade au point que mes pensées en sont perturbées.
Je ne suis pas en colère parce qu’il ne m’a rien dit ou parce que cela
concerne ma sœur. Je suis furieux parce qu’avec tous les problèmes qu’il a
cumulés, toutes les menaces qu’il reçoit, il a choisi d’entraîner Charlie au
fond du gouffre avec lui plutôt que de la préserver en se tenant loin d’elle.
On ne se comporte pas de cette façon avec les gens qu’on aime. On ne les
met pas en danger par pur égoïsme.
Oui, ça fait mal de se forcer à garder ses distances. C’est même l’une des
pires douleurs qui puissent exister, et je parle en connaissance de cause.
Quand j’ai choisi de m’éloigner de Weston, une partie de moi-même s’est
brisée. Pourtant, je n’ai jamais regretté ma décision parce que je savais que,
seul, mon binôme n’avait plus la capacité de truquer de matchs.
J’espérais vraiment que si Weston échouait, les menaces stopperaient,
cependant ça n’a pas fonctionné.
Je prends une grande inspiration, puis je me lève. Il faut que cette histoire
cesse immédiatement. Je refuse que Charlie ou quelqu’un d’autre fasse à
nouveau les frais de nos conneries. D’un geste décidé, je sors de la cage
d’escalier et frappe à la porte de l’appartement de Manille. Elle vient
m’ouvrir quelques secondes plus tard avant de déposer un rapide baiser sur
ma joue. À son air maussade, je devine son inquiétude.
— Où est Charlie ? lui demandé-je en balançant mes affaires sur le
canapé.
— Dans sa chambre. Je lui ai préparé une tisane et je lui ai mis une
couverture sur les épaules. Tu connais ta sœur… elle ne parle pas beaucoup.
Elle m’a juste demandé de vos nouvelles. Je crois qu’elle s’inquiète pour
l’équipe.
— Pour l’équipe ou pour West ? répliqué-je d’un ton plus virulent que
prévu. Tu savais qu’ils sortaient ensemble ?
Une grimace se dessine sur son visage et je rejette le crâne en arrière.
— Je suis le seul con qui n’a rien vu, c’est ça ?
— Mais non. Je l’ignorais avant de tomber sur eux par hasard, dimanche.
Ils avaient prévu de t’en parler aujourd’hui.
— Eh bien, c’est fait.
Je marque une pause sous le regard intrigué de Manille.
— Je n’y comprends rien. Je pensais que Weston sortait avec Brittany ?
— C’est ce que j’ai cru, mais apparemment ce n’est pas le cas. Weston
voulait brouiller les pistes, en quelque sorte.
— Brouiller les pistes ? T’as vu les vidéos de la soirée tout comme moi…
Je doute que Charlie cautionne ce genre de comportement de la part de son
copain.
— Je sais, j’ai du mal à tout saisir, mais ce ne sont pas vraiment nos
affaires.
— Si, Charlie est ma sœur. Donc, ça me concerne. Weston et elle, c’est
une mauvaise idée. Il a trop de problèmes à régler et ce qui est arrivé à
Charlie avec la photo, aujourd’hui, ne se serait jamais produit si elle était
restée loin de lui.
— Tu crois que les menaces qu’il reçoit et la photo de Denver sont liées ?
m’interroge ma copine, les sourcils arqués.
— J’en suis sûr. D’ailleurs, j’ai un truc à te demander. Est-ce que Aimy
ou Yann ont eu accès à la photo de Charlie ?
— Co… comment ça ? bafouille-t-elle, troublée par ma question. Elle est
toujours dans les messages que tu m’as envoyés, sur mon téléphone, mais ils
ne l’auraient jamais volée. Ce sont nos amis.
— Vraiment ? Tu fréquentes Aimy depuis longtemps, mais Yann est arrivé
dans l’équipe il y a à peine un an. On ne le connaît pas vraiment. En plus, ce
sont les seules personnes de notre entourage à savoir ce qu’il s’est passé à
Denver.
Manille se laisse chuter sur le bras du canapé, effarée. Elle remue la tête
tout en niant l’évidence.
— C’est impossible. Yann est l’un des nôtres. Il vient à toutes nos
soirées, on l’appelle dès qu’on a un souci. Regarde, il s’est tellement
rapproché de notre groupe qu’il sort avec Aimy depuis le summer break.
Seconde après seconde, sa bouche s’entrouvre et ses yeux s’agrandissent
d’effroi lorsqu’elle comprend qu’on a peut-être laissé le loup entrer dans la
bergerie. S’il s’avère que nos suppositions sont bonnes, Manille et moi
sommes aussi coupables que Weston. Nous avons offert à Yann toutes les
informations dont il avait besoin pour mettre son plan à exécution.
— Pourquoi est-ce qu’il aurait fait ça ? murmure-t-elle d’une voix faible.
— J’en sais rien, il reste encore pas mal de zones d’ombre à éclaircir,
mais tout porte à croire qu’il a joué un rôle dans ce merdier. N’en parle pas
à Aimy pour l’instant, d’accord ? Tant qu’on est sûrs de rien, il vaut mieux
garder ça pour nous.
Elle hausse les sourcils avant de finalement acquiescer. J’embrasse son
front et je prends le chemin de la chambre de Charlie. Les idées
embrouillées et incertaines, je toque à sa porte, puis entre.
Ma sœur se trouve sur son lit, recroquevillée en position fœtale entre le
mur et son traversin. La tisane que Manille lui a préparée fume encore sur la
table de chevet, mais elle n’en a pas bu une gorgée. Charlie ne prononce pas
un mot quand je viens m’asseoir près d’elle. Elle se contente de me jeter un
regard curieux que je ne parviens pas à soutenir. Je suis incapable de lui
faire face en sachant le mal que je vais lui causer.
Je fixe le mur devant moi et elle m’imite. Nous n’avons pas l’habitude
des discussions sérieuses, elle et moi. Nous avons grandi dans une famille
où les échanges n’étaient pas importants et où les émotions n’avaient pas
leur place. Il y a toujours eu une espèce de pudeur, voire de gêne, lorsqu’il
était question d’évoquer le fond de notre cœur, et il me faut du cran pour
aborder ces sujets délicats avec elle.
L’air faussement confiant, je lâche d’une traite tout ce que j’ai à lui dire.
— Je pense savoir qui a envoyé tes photos aux autres. C’est un joueur de
l’équipe. J’ignore pourquoi il l’a fait, mais je vais m’assurer qu’il ne
recommence plus jamais. Et je suis aussi au courant pour Weston et toi.
Charlie, le regard dans le vague, ne réagit même pas à mes propos. Elle
me fait de la peine. La seule fois où je l’ai vue dans un état similaire, c’était
en août, lorsqu’elle a pris la décision d’arrêter de sortir de notre maison à
Denver et que mes parents m’ont appelé à l’aide.
— Je vais être honnête avec toi, votre relation ne me plaît pas. Weston
n’est pas un mec pour toi. Tout ce qui t’arrive est sa faute. Il n’est peut-être
pas dangereux, mais le fréquenter l’est. Toute cette histoire est allée
beaucoup trop loin.
Charlie se redresse tant bien que mal. Elle réajuste la couette sur ses
épaules, essuie d’un revers de la main une larme que je n’avais pas
remarquée. D’une voix éraillée, elle se met enfin à me répondre.
Contrairement à ce à quoi je m’attendais, ses mots ne sonnent pas tristes.
Une colère sourde et dévastatrice gronde en elle, tel un tsunami qui se
prépare au large avant de frapper la côte.
— Tu veux être honnête avec moi, Bill ? Commence par arrêter de me
cacher des choses. En quoi fréquenter Weston est dangereux ? Pour une
fois, sois franc. Je mérite de savoir ce qu’il s’est passé entre vous deux.
J’entrouvre les lèvres dans le but de refuser, puis j’accède finalement à sa
demande. Après tout ce qui lui arrive, Charlie a bien le droit à la vérité. De
toute façon, d’ici quelques heures, cela n’aura plus d’importance.
Je lui raconte d’abord le divorce des parents de Weston ainsi que
l’addiction de son père pour les jeux d’argent, puis j’évoque les problèmes
de santé de sa mère, en mars dernier. Je lui passe les détails, le fait que j’ai
prêté une première fois de la thune à Weston, et j’en viens au fait.
— West a commencé à cumuler plusieurs petits boulots, mais c’était loin
d’être suffisant pour payer les frais médicaux de sa mère. Il s’épuisait,
devenait moins performant sur la glace. Il fallait trouver une solution. Quand
il était à l’université de Seattle et qu’il jouait encore pour les Redhawks, il
fréquentait un gars du nom d’Indy. Ce mec était connu pour être un des
étudiants les plus friqués de la ville, mais il ne donnait rien sans contrepartie.
West lui a demandé de l’aide. Indy adorait les paris sportifs, il lui a proposé
un accord. Weston truquait des matchs pour lui et, en échange, il gagnait la
moitié de l’argent issu des gains.
— Une histoire de paris ? T’étais au courant depuis le début ?
m’interroge Charlie.
— Oui. Weston a accepté le deal, à condition que ce ne soit que pour
deux uniques affrontements, la finale et la petite finale du tournoi inter-
universités, et je l’ai aidé à perdre.
— Putain, Bill… Dis-moi que tu n’as pas fait ça…
— Si. Personne n’est au courant. Pas même Manille…
— Tu pourrais être viré de l’équipe pour moins que ça ! C’est ce que tu
veux ?
— Évidemment que non ! Mais ça n’était pas censé s’ébruiter…
Charlie se tient la tête entre les mains avant de relever le nez vers moi.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ? Avec Marc ?
— Quand l’accord avec Indy a pris fin, Weston a commencé à recevoir
des menaces. S’il n’acceptait pas de truquer un troisième match en juin,
quelqu’un s’en prendrait à Manille et à moi. Weston a juré qu’il ne céderait
pas au chantage et il a fini par le faire quand même dans mon dos. C’était
un petit match pour clôturer la saison auquel je n’ai pas participé et qui
n’avait pas énormément d’importance, mais le mal était fait. Une personne
avait assez d’emprise sur West pour le manipuler. J’étais en colère contre
lui pour nous avoir mis, Manille et moi, dans la balance. Je ne tenais pas à
devenir une cible potentielle chaque fois que mon meilleur pote refuserait
de suivre les instructions. Franchement, je m’en fiche qu’on s’en prenne à
moi… mais il était hors de question qu’on touche à Manille.
Je dévisage Charlie en espérant qu’elle accepte mon point de vue, mais
cette dernière ne cille pas.
— À ce moment-là, Marc jouait au poste de centre. À nous trois, on
formait un trio exceptionnel. Malheureusement, il a fini par comprendre
qu’on faisait exprès de perdre. À la rentrée de septembre, il a menacé
Weston de tout balancer s’il continuait, et West lui a foutu son poing dans la
gueule. C’est à cause de cet événement que tout le monde en a conclu que
Weston était responsable lorsque Marc a été tabassé sur le parking.
— Donc tu savais que Weston n’avait pas agressé Marc.
— Évidemment. Mais ça restait quand même sa faute. Du moins,
indirectement. Ceux qui menacent Weston et ceux qui ont envoyé Marc à
l’hôpital sont les mêmes personnes.
— Vous avez découvert qui est derrière tout ça ?
— Plus ou moins. La personne qui a balancé ta photo sur le campus est
liée à ce groupe. Weston a refusé les deux derniers deals qui lui ont été
proposés. La première fois, il a été attaqué à la fin du concert, la seconde
fois…
— C’est moi qu’on a pris pour cible, conclut-elle en hochant la tête. J’ai
saisi. Où est Weston ?
J’attrape mon téléphone et je commence à taper dessus à l’abri du regard
de ma sœur. J’ignore si j’opte pour la meilleure des solutions, mais à l’heure
actuelle, je dois parer au plus urgent. J’ai été le pire des grands frères en
acceptant que Charlie rejoigne Seattle. Je voulais l’aider à se remettre, et il
s’avère que cette décision ne pouvait être plus mauvaise. Désormais, il est
temps de réparer mes erreurs.
— West n’est pas là. Je lui ai interdit de venir.
— Qu… quoi ? Pourquoi ?
Sa voix se pare du voile aigu de l’incompréhension. Stupéfaite par mes
propos, elle plisse le front. Je m’oblige à rester fidèle à mon choix, même si
le regard embué de Charlie manque de me faire changer d’avis.
— Pourquoi est-ce que tu as interdit à Weston de venir ?
— Ce n’est pas quelqu’un pour toi.
— Tu n’as pas ton mot à dire sur notre relation.
Son ton est piquant, incisif, mais je tâche de l’ignorer. Qu’est-ce qui est
le plus important en cet instant ? La réponse est limpide : la sécurité de
Charlie. Et à Seattle, près de Weston, elle demeure une cible de choix pour
nos ennemis.
Charlie ne quittera cette ville que si elle déteste les souvenirs que Seattle
lui évoque. Je le comprends à la manière qu’ont ses yeux de pétiller quand
elle prononce le prénom de Weston. Elle ne partira que si elle le hait
suffisamment. Alors, je n’ai pas d’autre choix que de lui briser le cœur.
— Je me fiche de ce qu’il se passe entre Weston et toi, tranché-je d’une
voix ferme. Tu peux l’aimer autant que tu veux, il faut que tu comprennes
que ce n’est pas réciproque, Charlie.
— Qu’est-ce que t’en sais ? réplique-t-elle, piquée à vif.
Je récupère mon téléphone posé entre mes cuisses et je fais défiler les
documents jusqu’à trouver les photos de la soirée post-partiels que Brittany
m’a envoyées. Je tourne l’écran en direction des yeux de ma sœur et son
visage se décompose en une fraction de seconde.
— Non… murmure-t-elle en un souffle. Ce n’est pas… ce n’est pas ce
que tu penses. Il le faisait exprès.
Sur la première image, on voit clairement Weston lécher le cou de
Brittany pour tenter d’y attraper un bonbon. Charlie campe sur ses
positions, refusant de croire ce que je lui montre. Alors, je décide de frapper
plus fort. Je lui présente la discussion par messagerie instantanée entre
Manille, Brittany et moi datant du lendemain de la soirée. Des larmes se
mettent à dévaler ses joues.
Dans cette conversation, Brittany décrit tout ce que Weston et elle ont fait
durant la soirée, à la manière d’un palmarès. Du simple flirt au baiser
passionné qu’ils ont échangé dans un recoin du bar, elle se vante sans
pudeur d’avoir réussi à charmer l’ailier des Huskies.
Dans les yeux de ma sœur, le monde s’écroule. Ses espoirs se brisent
avec une telle violence que je peux en deviner la douleur au son déchirant
des sanglots qui franchissent ses lèvres.
Je me retiens de réagir. Je contiens mes émotions et me force à me lever
avant de lui tourner le dos.
— Tu rentres à Denver, Charlie. Ton vol est dans deux heures.

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36.
Retour au point de départ

Weston

Tendu, je tape du pied contre le plancher de la voiture. Je fais défiler la


conversation du groupe de hockey sur mon téléphone pour m’occuper
l’esprit. Je suis une véritable boule de nerfs qui n’attend qu’une chose :
faire sa fête à Yann.
— Hé, hélé-je Bill, qui conduit. T’as vu ce qu’a écrit Kev ?
— Comment tu veux que je le sache ? Je suis au volant, râle-t-il, de
mauvaise humeur.
Je ne relève pas son ton maussade. Après tout, il a passé une journée
aussi pourrie que la mienne, et les récentes nouvelles qu’il a apprises sont
loin de le laisser indifférent. Ironiquement, le fait que je sorte avec sa sœur
est la meilleure surprise du lot en comparaison avec le reste.
— Kevin dit que Yann et lui étaient en travail de groupe noté, en fin de
matinée, et une bonne partie de l’aprèm, ce qui explique qu’ils n’ont pas pu
se joindre à notre petite réunion.
— Encore une excuse de merde, mais c’est plausible.
— Tu penses que Yann se doute de quelque chose ?
— Non. Il se croit trop malin.
— Imagine que quelqu’un lui ait parlé des menaces reçues par le reste de
l’équipe ?
— J’y ai réfléchi, mais on n’a accusé personne officiellement. On n’a
jamais dit que le coupable faisait partie des Huskies. Si Yann ne vient pas,
on aura confirmation qu’il nous évite. Tiens, écris ça sur le groupe : « On
cherche encore qui a pu faire ça à Charlie. Si vous avez une idée, faites-le-
nous savoir ». Avec ça, il se pointera au rendez-vous l’esprit tranquille.
Je tape mot pour mot ce qu’il me dicte, puis je jette un regard à la route
quand j’entends le clignotant s’activer. Dehors, le temps est dégueulasse.
Alors que la nuit vient de tomber sur la ville, les phares des voitures se
reflètent sur l’asphalte détrempé. Une vague de stress m’enserre l’estomac.
Nous nous engouffrons dans la ruelle qui dessert le parking à l’arrière de
l’irish pub, là où tout a commencé.
C’est ici que nous allons régler nos comptes, dans une quinzaine de minutes.
Bill a appelé Yann tout à l’heure en prétextant qu’il avait besoin de se confier à
quelqu’un à propos de ce que Charlie endure. Étant donné que Yann est le seul
mec dans l’entourage de Bill à être officiellement au courant pour les photos de
Denver, il a accepté la demande de son capitaine sans la moindre hésitation. Ce
con s’apprête à venir boire un verre à l’irish pub et il ne se doute pas un instant
de ce qui va lui tomber dessus.
Bill se gare au fond du parking. Il descend le premier de la voiture pour
récupérer nos crosses dans le coffre — on ne sait jamais — et il m’attend
devant ma portière. Pendant ce temps, je tente d’appeler une nouvelle fois
Charlie, mais son téléphone sonne dans le vide. J’essaie de la joindre depuis
des heures. Son silence commence à m’inquiéter sérieusement.
— T’es sûr que Charlie va bien ? demandé-je à Bill d’une voix hésitante.
J’ai encore du mal à aborder le sujet avec lui, pourtant il faut bien que
j’en aie le cœur net. En réponse, Bill gonfle ses joues, puis balaie le parking
d’un regard concerné. L’état de sa sœur le préoccupe autant que moi.
— Manille est avec elle, relax. Et puis, je te l’ai déjà dit. La journée l’a
épuisée. Je suis certain qu’elle s’est endormie. Tu auras de ses nouvelles en
temps voulu.
Une moue peu convaincue sur le visage, je hoche tout de même la tête.
Bill a sûrement raison.
— Yann ne va plus tarder. Tu devrais aller te planquer, m’indique-t-il en
regardant sa montre.
— Ouais…
Je me lève d’un bond pour aller me cacher derrière une camionnette. Les
doigts serrés autour du manche de ma crosse, j’ai le cœur qui bat à cent à
l’heure. Ces prochaines minutes s’annoncent cruciales. J’ai hâte que tout se
termine une bonne fois pour toutes.
Debout dans l’ombre, je fixe l’entrée du parking par laquelle Yann est
censé arriver d’un instant à l’autre. Dire que c’est à cet endroit exact que
Marc et moi avons été retrouvés drogués… Les gouttes de pluie qui
tombent en nombre font onduler la surface sombre des flaques, comme dans
mes souvenirs. Quelle ironie ! Finalement, l’histoire va se conclure ici.
Le moteur d’une voiture gronde dans l’allée. Je me tends davantage. Je
reconnais le rouge de la carrosserie sans le moindre doute. La décapotable
approche et un bref sentiment de soulagement me gagne. Yann a répondu
présent à l’invitation de Bill. J’attends patiemment qu’il se gare. Je me hisse
sur la pointe des pieds pour voir ce qu’il se trame une dizaine de mètres
plus loin. Le défenseur des Huskies sort de l’habitacle, confiant. Il s’avance
vers notre capitaine pour lui serrer la main au moment où je me précipite
vers eux à toute vitesse. Les doigts de Bill se referment tout à coup sur le
bras de Yann et je viens coincer son corps entre ma crosse et mon torse.
— Putain, mais qu’est-ce que vous…
Le poing de Bill s’écrase sur ses lèvres, le coupant net dans sa phrase. Je
resserre ma prise sur mon bâton pour l’obliger à rester immobile tandis
qu’il se débat. Rapidement, Bill lui place un bâillon sur la bouche, puis le
force à entrer dans l’habitacle de sa caisse, poings liés. Je le pousse sur la
banquette arrière de la voiture pendant que Bill démarre en trombe.
Ce n’est que lorsque nous sommes garés dans un endroit moins passant et
que le contact est enfin coupé que je retire le foulard de la bouche de Yann.
— Vous êtes complètement tarés ! hurle-t-il dès qu’il en a la possibilité.
— Tu peux crier autant que tu le souhaites, personne ne t’entendra ici,
déclaré-je d’une voix étonnamment calme dans une telle situation.
Mon sang-froid me surprend moi-même. Je m’imaginais sauter sur Yann
pour le frapper jusqu’à ce qu’il avoue ses crimes, mais si je laissais mes
pulsions contrôler mes actes, ce connard ne serait plus en état de
s’exprimer.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— On est au courant pour les photos de Charlie. On sait aussi que tu as
obligé Joshua à la transférer à toute l’équipe, commence Bill.
Ses sourcils se haussent avant que ses épaules ne soient secouées par un
rire sarcastique.
— Vous êtes cinglés ! Je n’ai rien fait. J’ignore qui vous a dit ça, mais ce
n’est pas moi.
— Arrête de mentir. On a toutes les preuves, ajouté-je.
— Vas-y, je t’écoute. Qu’est-ce que t’as contre moi ?
Je jette un coup d’œil en biais à Bill, histoire d’être sur la même longueur
d’onde que lui, et il prend la parole.
— Tu t’es piégé tout seul. Il n’y a que toi qui étais au courant de ce que
Charlie a vécu à Denver, lui lance-t-il.
— Manille en a parlé autour d’elle. N’importe qui aurait pu l’entendre.
— Non, elle n’en a parlé qu’à Aimy, et tu étais présent.
— Ça ne prouve rien.
— Le soir où j’ai accompagné Emma à un concert, je me suis fait
agresser. Je n’avais évoqué notre programme que devant Bill, Steeve, Frank
et toi.
— Tu te fais agresser par trois types dans une ruelle et t’en déduis que
c’est moi qui ai tout manigancé ? Tu ne trouves pas ça un peu gros ?
Je tique et l’évidence me frappe.
— Je n’ai dit à personne qu’ils étaient trois.
— Mais si, tu l’as fait, tente-t-il de me convaincre.
Je me passe la langue au coin des lèvres et je remue la tête en saisissant
ma crosse.
— Et moi, je t’assure que non.
Un rire sinistre s’échappe alors de sa gorge. Son regard furieux accroche le
mien tandis qu’un sourire mauvais étire sa bouche.
— OK, tu ne l’as pas dit. Tu veux savoir, Red Falcon, ce qui est le pire
quand on joue au hockey avec des mecs aussi doués que vous ? C’est de
voir à quel point vous méprisez ce sport. Je passe des heures à m’entraîner
chaque semaine, dans un domaine dans lequel je ne percerai jamais. En un
an, je suis le membre de l’équipe qui a cumulé le moins de temps sur la
glace. Et à côté de ça, vous vous permettez de truquer volontairement des
matchs pour vous faire du blé. Ça me rend malade.
— Dont tu étais bien au courant, marmonne Bill.
— Évidemment ! Je vous ai entendu en parler, en juin. Il y a des mecs qui
se donnent du mal et, à côté, il y a les branleurs comme vous. Vous ne
méritez pas votre place dans l’équipe, siffle-t-il avec amertume.
— Parce que tu crois que tu vaux mieux ? Tu as essayé de tirer profit de
la situation. T’es aussi pourri que nous, lui craché-je à la figure. Nous, on
ne l’a pas fait par choix, alors que toi, tu as décidé de venir foutre la merde.
— Marc ne t’avait rien fait, lui lance Bill.
— Il allait laisser Weston agir à sa guise, il ne valait pas mieux que vous.
— Et le reste de l’équipe ? Ils ne valent rien, eux aussi ? Et Aimy, tu
penses à elle ?
Un sourire en coin, Yann plonge ses iris verts dans ceux de Bill.
— Elle n’était qu’un prétexte pour approcher suffisamment Manille et
votre groupe. Grâce à elles, j’avais une possibilité de collecter des preuves
suffisantes pour vous faire éjecter des Huskies. C’était difficile, mais par
miracle, Charlie a débarqué à Seattle. Elle s’est avérée être une cible
beaucoup plus facile à atteindre grâce à West, déclare-t-il avant de se
tourner vers moi. Votre relation secrète nous a donné pas mal
d’opportunités.
Je sens la rage monter crescendo dans ma poitrine. Dans ses yeux rendus
humides par l’angoisse, pas une seule lueur de remords ne semble briller.
— Tu sais ce qui me dégoûte le plus ? lâché-je finalement. Tu n’as même
pas l’air de regretter tes actes. On dirait que tu n’en mesures pas la gravité.
Tu as failli tuer Marc, merde !
Il remue la tête.
— Tu ne comprends pas, déclare-t-il d’une voix faible qui finit par se
briser dans sa gorge. Tout ça, ça fait longtemps que ce n’est plus entre mes
mains. Même si j’ai voulu tout arrêter des centaines de fois, je ne maîtrise
plus rien.
Sans pouvoir m’en empêcher, je referme mes doigts sur son t-shirt et je
lui colle sa face contre la vitre de la voiture, si bien que la trace de son
visage se dessine à présent sur le verre.
— Tu. As. Choisi. De. Continuer, martelé-je. C’est différent.
— Pense ce que tu veux. De toute façon, c’est trop tard. Vous ne pouvez
rien contre moi. Si je tombe… tu tombes aussi, West. Que tu le veuilles ou
non, on est liés, toi et moi. Balance-moi aux flics, au coach ou à qui tu veux
et je ferai de même.
— Tu n’oserais pas.
— Pour sauver ma peau ? Je ferais n’importe quoi.
À l’avant du véhicule, le téléphone de Bill sonne. Je me retourne vers lui
pour voir ce qu’il fout. Ce n’est pas le moment de répondre à un appel, mais
il décroche quand même. Je l’interroge du regard alors que Yann se met à
rire de plus belle. Seconde après seconde, le visage de Bill perd de ses
couleurs et je comprends qu’il se passe quelque chose de grave. Je tends
l’oreille pour entendre ce qu’il raconte.
— Comment ça, elle n’était pas à l’aéroport ? s’énerve-t-il, son portable
collé à sa joue. Elle ne peut pas avoir disparu !
Il marque une pause et le rythme de mon cœur accélère brusquement. Qui
a disparu ?
— Quoi ? Elle n’est jamais montée dans l’avion ? D’accord… d’accord…
je te rappelle.
Bill raccroche avant de se mettre à taper frénétiquement sur son portable.
Une fois fait, il le colle à son oreille.
— Il se passe quoi, là ? lui lancé-je, de plus en plus tendu.
Mais ce crétin refuse de me répondre. Il ouvre la portière afin de sortir de
la voiture et je l’imite.
— Manille ? C’est moi. Charlie est revenue à l’appart ?... Non. Elle n’est
pas montée dans l’avion.
Un vertige me fait tourner la tête lorsque j’entends son prénom. Un
sentiment horrible avec lequel je tente de me débattre s’empare de moi et,
soudain, j’étouffe.
Charlie devait prendre l’avion. Charlie avait décidé de partir.
Putain.
Et elle ne m’a rien dit ?
Les poings serrés, je me mords les lèvres jusqu’au sang. L’angoisse, la
colère, l’incompréhension… Tout se mêle dans mes pensées. L’air anéanti,
Bill range son portable avant de serrer son crâne entre ses mains. Il tombe à
genoux sur le sol, dos à moi. Je me contente de l’observer, aussi démuni
que lui. Les secondes s’égrènent dans une atmosphère pesante et je finis par
briser le silence.
— Quand est-ce que tu comptais m’annoncer qu’elle était partie ?
soufflé-je, le cœur lourd.
Ses sourcils s’arquent, comme s’il en avait presque oublié ma présence.
Complètement déboussolé, il me lance un regard hagard.
— Je… je ne sais pas. Je suis désolé. Je voulais juste mettre ma sœur à
l’abri. Il fallait que je l’éloigne d’ici.
Je déglutis avec difficulté. Les mots s’emmêlent dans mon esprit, si bien
que je ne trouve rien à lui répondre. Je pourrais lui demander ce qui a
motivé sa décision, je devrais lui hurler dessus, mais aucun son ne sort.
Aucun mot ne compte devant cette évidence. Charlie ne se trouve pas là où
elle devrait.
— Où est-ce qu’elle est ? l’interrogé-je.
— J’en… j’en sais rien. Putain, je suis le pire des grands frères. J’aurais
dû la suivre, j’aurais dû vérifier…
— Bill, où est Charlie ? tonné-je.
— Je l’ai déposée à l’aéroport il y a quatre heures. Je voulais qu’elle
rentre à Denver, mais elle n’est jamais montée dans l’avion. Elle n’est pas
retournée à l’appartement non plus. Personne ne sait où elle se trouve.
J’extirpe mon téléphone de ma poche pour composer son numéro et
comme je le prévoyais, il sonne dans le vide. Plus furieux que jamais, je
pivote vers la voiture et j’ouvre à la volée la portière du côté de Yann, qui
écarquille les yeux. Il se fige. La rage qui m’anime ne lui échappe pas. Il en
a conscience, désormais, je ne plaisante plus.
— Attends, attends ! Si… si tu crois que je suis le cerveau derrière cette
histoire, tu te trompes ! hurle-t-il en se débattant alors que je le pousse sur la
banquette. Ce n’était pas mon idée ! Je me serais barré depuis longtemps si
j’en avais eu l’occasion.
Mon poing fend l’air jusqu’à heurter son ventre et, pour la première fois
depuis que Yann a grimpé dans la voiture, des larmes s’accrochent à ses
cils. Il se recroqueville sur lui-même et sa carapace se fissure peu à peu.
— Je suis désolé. Je suis désolé, répète-t-il. Il m’a contacté et je lui ai
communiqué toutes les informations qu’il m’a demandées sur vous tous. Je
pensais qu’il m’aiderait, mais il est devenu hors de contrôle. Je n’étais pas
d’accord pour Marc, je voulais seulement vous effrayer. Et lui…
— Qui ? le coupé-je.
— Killian, souffle-t-il.
Des frissons remontent le long de ma colonne vertébrale. Ça fait des
années que je n’ai pas entendu ce prénom. Killian était le joueur phare des
Redhawks avant que je le fasse éjecter de l’équipe, puis de l’université, à la
demande d’Indy.
— Tu le connais ? m’interroge Bill, perdu.
— Ouais. Il en veut sérieusement au groupe de Indy.
— Tu crois qu’il a enlevé Charlie ?
Je remue la tête. Je n’en sais rien. Je questionne Yann du regard.
— Si tu veux te racheter une conscience, c’est le moment ou jamais. Où
est-ce qu’ils sont ?
— Killian a l’habitude de traîner dans un hangar sur le port. Je peux vous
y conduire. Je suis sûr qu’il sera là-bas.

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37.
C’est dans l’adversité
qu’on se révèle

Charlie

Ploc… Ploc… Ploc…


Des gouttes d’eau tombent à un rythme régulier sur une surface
métallique.
Les battements anarchiques de mon cœur se sont apaisés. Maintenant que
l’agitation s’est dissipée et que j’ai la certitude de me trouver seule, je
distingue de mieux en mieux les sons autour de moi. Je me concentre sur ce
bruit récurrent, essayant en vain d’en déceler la provenance. Il me semble
que le toit fuit, mais je n’en suis pas sûre. Le froid engourdit mes pensées
ainsi que mes membres, si bien que je ne sens plus mes doigts. Je tire sur
mes bras pour tenter de les libérer du lien qui les retient, en vain. Je n’arrive
à rien, sinon à m’abîmer la peau.
Je réprime un frisson. Je suis frigorifiée, je suis trempée des pieds à la
tête et, pire encore, j’ai peur. Les événements se sont enchaînés si vite que
j’ai du mal à les comprendre. De toute évidence, cette journée a viré à la
catastrophe, à croire que j’attire la poisse. Tout ce dont je me souviens, c’est
d’être montée dans un taxi à la sortie de l’aéroport pour rentrer à
l’appartement. Il m’a déposée devant mon immeuble et, au lieu d’y entrer,
j’ai changé d’avis à la dernière minute. J’ai parcouru la rue jusqu’au
carrefour dans le but de rejoindre la villa de Frank à pied. J’avais besoin de
poser une dernière question à Weston avant de partir pour Denver. Il me
fallait une réponse de sa part. Je voulais connaître la vérité sur notre
relation, sur celle qu’il entretient avec Brittany…
Désormais, mes motivations paraissent presque futiles.
Un bandeau me masque la vue. Un petit interstice entre le tissu et ma
joue me permet de distinguer mon collant déchiré ainsi que le sol rugueux
sous mes pieds. Il s’agit d’une dalle en béton, sale et recouverte de mousse.
À l’humidité ambiante, je déduis que j’ai été jetée comme un putain de sac
au fond d’une pièce abandonnée.
Une pensée lugubre traverse mon esprit.
Peut-être que je ne sortirai jamais d’ici.
Je ne reverrai jamais Bill, Manille, mes parents… Et West. Malgré l’envie
de le tuer qui me prend par moments, il me manque. Dire que j’ai le cœur en
miettes serait un euphémisme. J’avais une confiance absolue en lui et il n’a
fallu que quelques mots échangés entre Bill et Brittany pour ébranler ma foi
en lui. Une minuscule discussion est-elle capable de détruire ce lien entre
Weston et moi ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas pu me
résoudre à monter dans cet avion à cause de lui.
Ma vie, mon choix, non ?
J’ai passé mon existence entière à suivre les conseils des autres, à les voir
m’imposer leurs volontés, à écouter leurs voix plutôt que la mienne. Même
s’ils agissaient tous pour mon bien, je ne souhaite plus être cette fille qui
regrette de ne pas avoir décidé pour elle-même. Je ne veux plus être cette
Charlie-là.
Mieux vaut des remords que des regrets.
Enfin, à l’instant présent, je ne suis pas à cent pour cent sûre que mon
choix ait été le plus judicieux. Si j’avais effectivement respecté les
instructions de mon frère, je serais à Denver à l’heure qu’il est. Loin de cet
entrepôt, en sécurité chez mes parents.
Sur le trajet de la maison de Frank, quand j’ai vu la voiture noire avec la
plaque en 007 approcher, j’ai compris qu’il était trop tard.
Mes muscles se tendent soudain. Des bruits de pas résonnent à proximité,
signe que je ne suis plus seule. Quelque part, je suis presque soulagée
d’entendre de la vie. Je commençais à croire qu’on m’avait abandonnée.
Je tente de crier, mais le tissu roulé et coincé entre mes dents m’en
empêche. Je parviens juste à produire quelques sons étouffés qui ont l’air
d’agacer profondément mon ravisseur.
— Mais ferme-la ! s’époumone-t-il en me rejoignant.
Comme je n’ai pas l’intention de l’écouter, je poursuis mes efforts pour
créer le maximum de boucan possible. L’homme arrache le bandeau posé
sur mes paupières d’un geste brusque. Je suis forcée de cligner des yeux
plusieurs fois pour y voir quelque chose. Seules quelques lampes torches
éclairent l’endroit. L’inconnu porte un bonnet ainsi que des lunettes de
soleil pour protéger son identité, cependant un élément le rend facilement
reconnaissable. Une longue cicatrice rosée lui barre la joue.
Repérant mon regard sur sa peau, il m’observe une poignée de secondes
avant de pointer son visage du doigt.
— C’est ton pote Weston qui m’a fait ça et je m’apprête à lui rendre la
pareille.
Je rêve de rétorquer qu’il n’y arrivera jamais, mais seuls des sons
inintelligibles filtrent de mes lèvres.
— Arrête de gesticuler, ajoute-t-il, sinon je vais devoir me montrer
méchant avec toi et je n’ai franchement pas envie de m’en prendre à une
fille.
Je hausse un sourcil.
Il n’a pas envie de s’en prendre à une fille ? Pourtant, c’est bien lui qui
m’a emmenée ici. C’est lui qui m’a suivie plusieurs fois dans la rue. S’il ne
comptait pas s’attaquer à moi, il fallait peut-être y réfléchir avant.
Le balafré pousse un long soupir en rebroussant chemin. Il rejoint un
second homme, bien plus massif que lui, dont l’aura paraît si sombre et
effrayante que je frémis de plus belle.
— Ne lui adresse pas la parole, râle ce dernier. Et remets-lui le bandeau.
Mon ravisseur se tourne plusieurs fois dans ma direction, hésitant.
— On devrait peut-être la laisser partir, non ? Cette histoire ne la regarde
pas.
— Ça concerne Weston, donc ça la concerne. Compris ?
— Écoute, je ne suis pas sûr de vouloir te suivre sur ce coup. J’avais
besoin d’argent et tu m’as payé pour les effrayer. On devait juste garder la
fille quelques heures pour faire flipper son copain. Ça s’arrêtait là. Ce n’est
pas ce qui était prévu.
Mon pouls accélère.
Comment ça, ce n’est pas ce qui était prévu ? Qu’est-ce qui a changé ?
— Arrête de jacasser. Je n’arrive plus à penser correctement ! Et remets-lui
ce putain de bandeau !
Mes yeux balaient les environs à la hâte. Je tente de glaner le plus
d’informations possible. Je ne me trouve pas dans un entrepôt, mais dans
une espèce de hangar, bien plus vaste que ce que j’imaginais. Plusieurs
carcasses de véhicules ainsi que de gros morceaux de métal jonchent le sol,
les deux hommes sont debout près d’une grande porte entrouverte.
— Les flics vont finir par nous tomber dessus, Kill. Je refuse de me
retrouver mêlé à tout ça.
— T’es qu’une mauviette, Jeff. Tu l’as toujours été. Yann, au moins, il a
du cran. Il a bien cerné cette enflure de Weston Parker. Entre nous, je me
contrefous de cette fille. Celui que je veux, c’est Red Falcon. Ce con va
payer pour ce qu’il m’a fait. Il n’y a plus qu’à attendre que Yann réussisse
son coup et on pourra passer à autre chose.
Le grand baraqué encagoulé, un certain Kill, avance dans ma direction. Il
saisit le tissu noir que son complice a retiré de mes yeux, puis s’apprête à le
repositionner sur mon visage. Alors qu’il se penche vers moi, je remarque
la présence d’un objet placé sous la ceinture de son pantalon. Une arme à
feu. Un décompte familier commence alors dans mon esprit. Paralysée par
l’angoisse, j’arrête de me débattre pour le laisser faire. Je ne bouge plus, ne
respire plus, jusqu’à ce que Jeff pousse un juron.
— Il y a une voiture qui approche, annonce-t-il en se penchant par
l’ouverture.
— Quel genre de voiture ? demande Kill en accourant vers lui.
Le bandeau à moitié posé sur mes yeux, le plus grand de mes ravisseurs
s’éloigne à son tour.
— Elle est grise, ce n’est pas celle de Yann. Et même s’il a changé de
caisse, il n’est pas censé revenir aussi vite, non ? Soit il a déjà déposé les
preuves dans le bureau de son coach, soit…
Mon cœur bat si fort qu’il me fait mal.
— Attends, attends… Il y a un truc qui cloche. Ils sont plusieurs dans la
voiture, m’interrompt Jeff. Putain, qu’est-ce qu’il a foutu, Yann ? Il s’est
ramené avec Weston. Qu’est-ce qu’on fait, on se barre ?
— Aucune idée, mais je jure que si Yann ne lui règle pas son compte
avant, je me fais Red Falcon.
Un silence pesant fait suite à leur court échange. Le moteur d’un véhicule
vrombit à l’extérieur. La lumière des phares s’infiltre brièvement dans le
hangar avant de s’éteindre et un sentiment aussi paradoxal que glaçant
m’enserre la poitrine.
Weston est venu… Il est venu me chercher et il va mourir.
Alors que je suis de nouveau laissée seule dans l’obscurité, j’entends mes
ravisseurs refermer la porte d’entrée. Je me débats afin d’essayer de libérer
mes mains, mais je n’y arrive pas. Une seule et unique lampe éclaire les
environs, ce qui rend le décor à peine visible. Mes jambes sont attachées,
elles aussi. Je remarque que je suis assise sur un vieux banc dont le bois
moisi cède par endroits. D’un coup de talon, je brise une partie de la
planche, puis je me sers d’un clou qui dépasse pour essayer de libérer mes
poignets. Peu à peu, les fibres de la corde se rompent et le nœud se détend
assez pour que j’en extirpe une main. Une fois que c’est fait, je retire mon
bâillon ainsi que le scotch autour de mes pieds.
J’approche en silence de la sortie afin d’écouter ce qu’il se dit, dehors. La
porte n’est pas tout à fait fermée. Je tire sur la poignée pour jeter un œil par
l’interstice.
Jeff et Kill se tiennent à quelques pas devant le hangar. La voiture de Bill
est garée un peu plus loin. Je détaille les trois silhouettes qui sortent du
véhicule et mon ventre effectue un looping serré. Mon frère traîne Yann
dont les poignets sont attachés pendant que Weston contourne la voiture, sa
crosse de hockey à la main.
Comme si un simple bâton pouvait rivaliser avec un pistolet !
— Où est ma sœur ? demande Bill en s’avançant.
Il tient fermement Yann par le bras et le place en bouclier devant lui.
West l’imite en se rapprochant lui aussi de nos ennemis. Malgré toute la
colère que je ressens à son encontre, je lui suis tellement reconnaissante
d’être venu me chercher.
— Elle est à l’intérieur, réplique le balafré tandis que le plus baraqué
grogne.
— Tais-toi, Jeff. C’est moi qui parle, ici.
— Je parle, tu écoutes… ça a toujours été ta phrase préférée. J’aurais dû
me douter que les messages venaient de toi, siffle West.
— Il t’en a fallu du temps pour faire le lien.
— Bon, qu’est-ce que tu me veux, Killian ? crache Weston. Tu peux
retirer ta cagoule. Je suis là, alors finissons-en.
— Parce que tu crois que c’est aussi simple que ça ? ricane le colosse.
Indy et toi, vous m’avez pourri la vie. J’ai été viré de l’équipe, puis de
l’université de Seattle par votre faute, mais je sais que c’est toi qui as donné
le coup fatal. Je suis venu te rendre la monnaie de ta pièce. Tu sas ce qu’on
dit : œil pour œil…
— Tu devrais t’estimer heureux de ne pas avoir terminé en prison. Viré
de l’université pour coups et blessures, c’est une bénédiction à côté.
— Je me fous de ton avis, Weston. Avec un dossier comme le mien, je ne
peux plus m’inscrire nulle part.
— Et en quoi c’est ma faute ?
— Si tu ne t’étais pas ligué avec tes potes contre moi, je jouerais encore
au hockey !
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? Tu veux que je m’excuse ? Ça ne
changera rien au passé. Je n’étais pas le mec le plus fréquentable de
l’équipe à l’époque, mais toi, tu étais le pire de tous. La différence entre
nous deux, c’est que moi, au moins, j’essaie d’évoluer.
Énervé, Killian plonge sa main à l’arrière de son pantalon. Il en extrait
son pistolet qu’il pointe directement sur Bill.
— Libère Yann ou je tire.
Comme mon frère ne coopère pas, Killian appuie sur la détente. Une
balle fuse dans l’air avant de percuter un mur sur sa droite pour prouver
qu’il ne plaisante pas. La détonation résonne si fort que je lâche un cri de
stupéfaction.
Je me recroqueville sur moi-même, les paumes plaquées sur mes oreilles.
Dans mes souvenirs, j’entends distinctement une étudiante hurler avant que
la détente soit à nouveau pressée.
— Charlie ? s’étonne West d’une voix à la fois rassurée et surprise.
Lorsque je rouvre les paupières, tous les regards sont tournés vers moi.
Jeff braque le faisceau de sa lampe vers mon visage tandis que Yann le
rejoint et je plisse les yeux pour mieux voir.
— Putain, Jeff, retourne l’attacher, lui ordonne Killian.
Le balafré hésite, puis finit par se diriger vers moi sous la menace de
l’arme. Je m’empresse de reculer dans le hangar afin de mettre
suffisamment d’espace entre nous.
— Tu n’es pas obligé de faire ça ! tenté-je de le convaincre. Je sais que tu
n’en as pas envie, je t’ai entendu.
— Non, je n’en ai pas envie, mais je n’ai pas le choix ! Il va tous nous
tuer.
— Killian ne nous fera rien si on le surprend avant ! On est plus
nombreux…
— Killian ? Non, pas lui. Yann.
— Yann ? répété-je, stupéfaite. C’est lui qui est derrière tout ça ?
— Évidemment, qu’est-ce que tu croyais ? Il est venu trouver Killian
quand il a appris qu’il avait un différend avec Weston. Il veut détruire sa
carrière.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’il rêve de le voir perdre sa place dans l’équipe. Tu sais quoi ?
Fais ce que tu veux, moi je me barre. J’en ai ras le bol de me retrouver mêlé
à leurs histoires. Je n’ai pas signé pour ça.
Jeff se met à courir dans la direction opposée à la porte, je l’interpelle.
— Hé, où tu vas ? Il y a une autre sortie ?
— Par là.
Il se faufile entre les pans cassés de la cloison métallique avant de
prendre la fuite. Je le suis à l’extérieur lorsqu’un nouveau coup de feu
retentit.
Morte de peur, j’attends que l’angoisse se dissipe avant de réussir à
rejoindre l’entrée principale du hangar. Je déboule près de Bill et je découvre
Killian au sol. Yann tient l’arme à feu encore fumante entre ses mains.
J’ignore s’il a tiré sur son allié ou non. J’analyse rapidement les faits pendant
que le regard de West se pose sur moi. Je lis un tel soulagement sur son
visage qu’il ferme ses paupières, une courte seconde, comme pour remercier
le ciel.
— J’aurais dû me douter que ce con de Jeff ne tiendrait pas parole, siffle
Yann en m’apercevant. Voilà ce qu’il se passe quand on bosse avec des
amateurs. On n’est jamais mieux servi que par soi-même de toute évidence !
C’est pas grave, j’ai l’habitude de me débrouiller tout seul.
Il pointe son canon à tour de rôle sur Weston et Bill. Chaque fois qu’il
change de cible, je réprime un frisson.
— Charlie, pars, me souffle Bill.
Je remue la tête, bien décidée à rester là.
— Charlie ! gronde-t-il à nouveau. Ne sois pas si têtue, va-t’en ! Tu ne
devrais même pas être là.
— Écoute ton frère, sauve-toi, ajoute Weston d’une voix faible. On va se
débrouil…
Mais l’arme à feu change de cible et s’arrête face à moi.
— Personne ne part, murmure Yann, un rictus effroyable sur le visage. À
ton avis, Charlie, toi qui connais bien Weston, qu’est-ce qui est pire pour
lui ? Perdre sa capacité à jouer au hockey ou te perdre toi ?
À ces paroles, Weston blêmit. Son regard s’arrête sur moi tandis que ses
lèvres formulent un vœu silencieux.
— Sauve-toi.
Comme je demeure immobile, il se rapproche de moi et Yann le stoppe.
— On ne bouge pas, nous met-il en garde.
— Tue-moi si tu veux, mais laisse-la en dehors de ça.
— Il n’a jamais été question de tuer quelqu’un ! marmonne péniblement
Killian en se relevant. On était OK pour se faire du blé et pour se venger par
la même occasion, mais on n’a jamais prévu de blesser quelqu’un. Je ne
suis pas un criminel, moi.
Il pivote vers Bill et Weston, aussi désemparé qu’eux.
— Je ne suis pas un tueur… leur lance-t-il. Je suis désolé. Ce n’était pas
censé arriver. On voulait juste que le célèbre Red Falcon se fasse virer de
son équipe.
— Et Marc, alors ? réplique mon frère. Vous avez failli le tuer, ça ne
compte pas ?
— C’était Yann. Pas nous.
— La ferme, lui hurle Yann. De toute façon, le destin est déjà en marche.
Ce n’est plus qu’une question d’heures avant que Weston ne se fasse éjecter
de l’équipe. D’ici demain matin, le coach trouvera plein de photos
compromettantes de Weston sur son bureau. Vous aurez beau jurer que c’est
ma faute, moi au moins, j’aurai des preuves.
— Des preuves ? J’aimerais bien voir ça, siffle Weston.
— J’ai des photos, des échanges de messages, des captures d’écran de
ton accord pour perdre le match en juin, par exemple. Bientôt, Red Falcon
ne sera plus qu’un souvenir. Ça me dégoûte de voir ce que tu fais de ta
carrière alors que tous les hockeyeurs rêvent d’être à ta place.
Un rire amer filtre des lèvres de Weston.
— Tu veux être à ma place ? Tu veux ma vie ? Putain, tu ne sais rien de
mon existence pourrie. Est-ce que tu sais ce que ça fait de chercher à s’en
sortir par tous les moyens ? Ce que ça fait d’essayer de sauver sa mère,
quitte à mettre en péril son avenir ? Toi, on t’a toujours tout offert sur un
plateau. Tu n’as qu’à demander à ton père pour obtenir ce que tu veux. Il
n’y a qu’à voir la décapotable que tu as reçue pour ton anniversaire !
Les paroles de l’ailier des Huskies me font frémir, mais mon attention est
vite accaparée par la silhouette qui se faufile à pas de velours par la porte du
hangar. Jeff n’est pas parti, finalement. Il approche de Yann, une planche à
la main et il l’élève au-dessus de la tête de notre ennemi commun. Ce
dernier le remarque au dernier moment. Son pistolet toujours braqué sur
moi, il pivote à peine sur ses talons que le bout de bois s’abat sur son crâne.
Un coup de feu part.
Weston se jette sur moi en hurlant mon prénom et Bill l’imite dans un
même mouvement. Je n’aperçois qu’un flash de lumière avant qu’un corps
ne recouvre le mien.
Les yeux écarquillés, je suis éjectée sur l’asphalte tandis que West me
tombe dessus.
Durant plusieurs secondes, je reste couchée sur le bitume, à essayer de
comprendre ce qu’il vient de se passer. Je me redresse juste assez pour
m’asseoir. Plus un bruit ne retentit aux alentours. Le temps se fige et mon
cœur cesse de battre. Bill nous rejoint au pas de course pendant que Jeff
attache Yann avec l’aide de Killian.
Mes mains tremblantes posées sur le dos de West, je fixe la déchirure
dans sa veste. Mes doigts en effleurent le contour avant de se colorer de
rouge. Le cri de Bill vient me sortir de ma torpeur et je réalise l’horreur du
drame.
— West ! hurle mon frère en s’agenouillant près de nous.
Paniquée, je lève mes yeux larmoyants vers mon frère pour qu’il me
confirme que j’ai tort.
— Il… il est mort ?
Bill ne me répond pas. Trop concentré par son analyse, il se contente de
secouer le corps inerte qui gît sur mes jambes.
— Arrête de le bouger ! Tu vas aggraver son état ! grondé-je.
— Aide-moi à le retourner.
Mon frère se place sur le côté, puis tire sur le flanc de Weston pour le
faire rouler. Au même moment, les deux bras de West se referment autour
de ma taille. Je pousse un cri de surprise tandis qu’un sourire se dessine sur
ses lèvres.
— Idiot, tu m’as fait peur !
Je lui frappe l’épaule, ce qui lui soutire un petit rire, suivi d’une grimace
de douleur.
— Merde… ça fait un mal de chien de se faire tirer dessus… souffle-t-il
en essayant de se relever.
Bill soutient son meilleur ami par le bras pendant que je lui retire sa
veste. J’entreprends de vérifier l’état de son dos et mon frère ne trouve rien
de plus intelligent à faire que se marrer.
— Ils se sont gourés quand ils t’ont donné ton surnom. T’es pas un
faucon rouge, mec. T’es un putain de phœnix !
— C’est pas passé loin, marmonné-je en suivant la trace du projectile sur
la peau de West.
— La balle n’a fait que me frôler, dédramatise-t-il.
— Ça aurait pu être très grave, le sermonné-je d’une voix éraillée.
— Charlie, j’ai une trousse de secours dans mon sac d’entraînement.
Regarde dans le coffre de ma voiture, m’indique Bill.
Trop de sentiments entrent en conflit en mon for intérieur. Je m’exécute
sans broncher et m’éloigne pour récupérer de quoi soigner la plaie. Un
véritable foutoir règne dans le coffre de mon frère. Il me faut un moment
pour trouver ce que je suis venue chercher. Pendant ce temps, j’entends à
peine ce que Bill et Weston se disent. Le temps que je revienne, Bill s’est
déjà levé pour aider Jeff à installer Yann dans le hangar. De son côté,
Weston est au téléphone. J’attends qu’il raccroche, puis je m’assieds près de
lui sans un mot. Je me concentre le mieux possible sur mon travail
d’infirmière pour ne pas me laisser submerger par mes émotions.
Je lui en veux terriblement et, en même temps, je lui dois peut-être la vie.
Je me rends compte qu’il était prêt à mourir pour moi. Cet homme s’est
littéralement jeté devant moi pour prendre une balle à ma place… et j’ai
réussi à douter de lui. Je détaille la longue plaie qui lui entaille l’omoplate.
Il me faut toute la force du monde pour retenir mes sanglots.
Avec une prudence mesurée, Weston me lance un regard par-dessus son
épaule. Je fais mon possible pour éviter de croiser ses iris et il se retourne
pour me caresser la joue. Son geste est doux, comme s’il craignait que je
me brise à son contact. En plein dilemme, je suis incapable de décider si je
dois reculer ou approcher davantage.
Il m’observe un long moment sans prononcer un mot, puis il finit par
soupirer.
— Tu es partie à l’aéroport, Charlie, chuchote-t-il. Tu allais quitter la
ville sans même m’en parler.
Je remue faiblement la tête et, comme si c’était une évidence, nos fronts
se posent l’un contre l’autre. Ses mains glissent sur mon corps jusqu’à
encadrer mon visage.
— Je… je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu monter dans l’avion, soufflé-je au
prix d’un grand effort.
Il garde le silence, préférant me laisser parler. Il patiente le temps que
mes larmes se tarissent. Peu à peu, ma voix retrouve assez de vigueur pour
lui avouer la vérité.
Face au courage dont cet homme a su faire preuve pour me protéger, ce
que j’ai à lui reprocher me paraît complètement insignifiant. Pourtant, il
faut que je lui explique.
— J’ai lu une conversation entre Brittany, Manille et Bill qui date du
lendemain de la soirée post-examens… Brittany a raconté que tu l’avais
embrassée…
West pousse un long soupir avant de se mettre à rire, comme s’il était
soudain soulagé. L’air chaud qu’il expire vient mourir dans le creux de mon
oreille.
— Je n’ai jamais fait ça de ma vie. C’est un mensonge, Charlie.
— Pourquoi elle mentirait ?
— J’en sais rien. Parce qu’elle a peur d’avouer que pour une fois dans sa
vie, un mec lui a résisté ? Je te jure sur ce que j’ai de plus cher qu’il ne s’est
rien passé entre nous. Jamais.
Il resserre ses bras autour de ma nuque, m’étreint comme s’il n’avait plus
jamais l’intention de me lâcher.
— Je suis désolé, Charlie. Si je n’avais pas eu l’idée de brouiller les
pistes, tu n’aurais pas eu de doutes à mon sujet. Tu n’es pas un second
choix. Tu n’as jamais été une option. Tu es et tu as toujours été l’évidence,
depuis le moment où on s’est rencontrés, jusqu’à maintenant.
Émue, je me contente de hocher la tête et, en réponse, il dépose un baiser
sur mon front.
Bill sort du hangar, au même instant, pour rejoindre sa voiture.
Je m’éloigne de Weston comme si sa peau avait brûlé la mienne et il
ricane. Mon frère ne commente pas le fait que les bras de son meilleur ami
étaient enroulés autour de ma taille un instant plus tôt. Je suppose qu’après
la soirée que nous venons de vivre, il préfère ce dénouement à la mort de
l’un d’entre nous.
— Il est temps de partir, nous indique-t-il sans nous jeter un regard. On
doit aller récupérer les documents que Yann a laissés dans le bureau de
Malcolm avant que quelqu’un tombe dessus.
En réponse, Weston se met debout pendant que Bill récupère la caméra
embarquée de son véhicule.
— J’ai prévenu Indy. Il va passer chercher Yann d’ici une petite heure, lui
lance West. Il n’aime pas trop que quelqu’un se fasse passer pour lui. Et de
ton côté, c’est bon pour la vidéo ?
— Ouais, on a toute la conversation.
— Vous avez tout enregistré ? demandé-je.
— Oui, mieux vaut être prudents avec ce genre de gars. On va envoyer
tout ça au père de Yann. En tant que ministre, il ne voudra pas que cette
histoire s’ébruite et il fera en sorte que son fils ne recommence plus.
— Donc… vous ne comptez pas aller voir la police ? m’étonné-je.
Mon frère grimace.
— Pour ça, il faudrait qu’on explique en détail ce qu’il s’est passé depuis
le début de l’histoire. Ça implique beaucoup de personnes, dont les
membres des Huskies et nous.
— Ça veut dire que ces mecs s’en tireront en toute impunité ?
— Jeff s’est enfui. Killian ne risque plus de recommencer. Il a failli y
passer, ce soir, et il sait qu’Indy va le surveiller de près dorénavant. Et puis,
son implication est moindre. Ce n’est pas lui qui a orchestré tout ça.
— Et donc ? Qu’est-ce qu’il va arriver à Yann ?
— Dans le hangar, on s’est mis d’accord pour qu’il quitte l’université à la
première heure demain. On se présentera tous les trois devant le coach et on
lui racontera tout.
Mon frère jette un regard en biais à Weston qui valide ses propos.
Comprenant ce que cela signifie, mon cœur loupe un battement.
— Tout ? Mais si vous faites ça, vous serez virés de l’équipe.
— Peut-être pas tout, déclare Bill, un sourire malicieux étirant ses lèvres.
Mais les Huskies méritent de pouvoir jouer avec l’esprit tranquille.
Je me retourne vers Weston pendant que mon frère se glisse dans
l’habitacle de sa voiture.
— Dis-moi que vous n’allez pas faire ça…
— Si.
— Mais… Mais… et votre carrière ? Le hockey, c’est toute votre vie !
Vous n’avez qu’à laisser Yann porter le chapeau. Personne n’en saura rien.
— Imagine que quelqu’un d’autre soit au courant pour les paris. Ça fait
un moment que j’y pense. Cette situation ne peut pas durer éternellement.
Je n’ai pas envie de guetter, à chaque entraînement, à chaque match,
l’arrivée d’un nouveau message de chantage dans mon casier. Je ne peux
pas passer le reste de mon année avec une épée de Damoclès au-dessus de
la tête, à craindre que quelqu’un découvre tout.
— Mais tu as fait ça pour ta mère ! Bill m’a tout raconté. Ce n’est pas le
pire des crimes de vouloir sauver un membre de sa famille.
— Peut-être, mais le mal est fait. J’ai permis à des mecs comme Yann et
Killian de profiter de la situation et de s’en prendre aux gens que j’aime.
Quoi qu’il en soit, tu peux être sûre que je ne mêlerai pas Bill à tout ça.
Mais en ce qui me concerne, la sentence me paraît claire. Je vais quitter les
Huskies.
Je retiens Weston par la main.
— Et tes études ? Ta carrière ?
Il hausse les épaules.
— Ce sera au coach d’en décider. Peut-être qu’il fera en sorte que je ne
joue plus jamais, peut-être qu’il me transférera dans une autre équipe,
ailleurs.
— Ailleurs ? répété-je, la boule au ventre.
— Il y a des centaines d’équipes universitaires dans tout le pays.
J’imagine qu’il y en a bien une qui voudra de moi.
— Donc, il y a une chance que tu quittes Seattle ?
— J’en sais rien. C’est une possibilité.
À la simple pensée que cette éventualité se produise, une vive douleur me
cisaille la poitrine.
Je ne suis pas partie. Je ne suis pas montée dans ce fichu avion pour lui…
et il m’annonce qu’il s’en va ? Pitié, dites-moi que c’est un cauchemar.
Weston laisse échapper un petit rire avant de me soulever le menton de
l’index. Malgré le sérieux de ses propos, ses iris brillent de malice.
— J’adore le hockey, mais il n’y a pas que ça qui compte. Si je dois
quitter cette ville, est-ce que tu crois que je partirai seul ? Avec Jimmerde et
tous les mecs qui te tournent autour dans les parages ? Toi et moi, mon
ange, c’est pour la vie. Je n’irai nulle part sans toi.

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Épilogue

Weston
Dix mois plus tard

La liesse qui enfle dans les gradins m’électrise. Patins aux pieds, je
remonte le couloir jusqu’à la glace. Le stress me fait trembler. Je
m’accroche à ma crosse pour ne rien laisser paraître. Un homme m’attend
au bout de l’allée, juste à côté du banc des joueurs. Je lui tends mon poing
serré et il me tape dans le gant. Son sourire s’agrandit malgré l’angoisse
visible sur ses traits.
— Pas trop nerveux, capitaine ? lui lancé-je, amusé.
Bill s’efforce d’étirer les commissures de ses lèvres, mais je sais bien
qu’il est au bout de sa vie. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’il est sur le point
de gerber. C’est souvent l’effet que ça fait, un premier match dans une
nouvelle équipe.
— Putain, je flippe, marmonne-t-il.
— Allez, ça va le faire. On en a vu d’autres, tenté-je de le rassurer.
Il acquiesce, loin d’être soulagé, puis parcourt d’un regard pétillant
l’immense patinoire dans laquelle nous jouons pour la première fois.
J’admire les tribunes avec le même sourire de gamin émerveillé.
Finalement, nous y voilà, après des mois d’effort, des mois à espérer, des
mois de séparation. Nous y sommes parvenus.
Vêtus de notre équipement aux teintes bleues, identiques en tout point au
logo des Krakens affiché sur toutes les banderoles autour de nous, nous
attendons l’ordre d’entrer sur la glace.
Mon casque encore sous le bras, je cherche Charlie du regard. Je la trouve
deux rangées au-dessus de notre banc. Elle m’adresse un sourire rassurant qui
vaut tous les encouragements du monde.
Si, quand je l’ai rencontrée, j’étais au fond du gouffre, elle m’en a
extirpé. Honnêtement, les derniers mois passés à Seattle, avant que nous ne
quittions la ville ensemble, ont été les plus horribles de ma vie. Par
moments, je me pensais même maudit. Sans Charlie, je n’aurais jamais
découvert que les obstacles n’étaient pas une fatalité.
Elle m’a appris la plus belle leçon qui soit : tout ce qui est brisé peut être
reconstruit.
C’est un fait, je suis capable du pire, mais aussi du meilleur. Et Charlie
est clairement la meilleure partie de moi. Elle est une extension de mon âme
qui me rappelle que chaque fois qu’on touche le fond, il suffit d’une simple
impulsion pour remonter à la surface.
Tout ne sera jamais comme avant, c’est vrai, mais cela ne signifie pas
pour autant que l’avenir ne pourra pas être radieux.
Charlie, c’est le genre de fille qui sourit alors qu’elle tremble de peur. Il
n’y a qu’à regarder comment elle s’est battue pour retrouver une existence
normale. Elle s’est efforcée, avec tout le courage dont elle est dotée, de
vaincre ses frayeurs les unes après les autres et de leur botter les fesses,
pendant que moi, j’attendais que la foudre me tombe dessus.
En fait, je crois que tout n’est qu’une question de positionnement.
Comment est-ce qu’on voit les choses ? Est-ce qu’on veut aller de l’avant
ou est-ce qu’on se complaît dans notre malheur ?
C’est facile de baisser les bras en répétant que sa vie est pourrie, mais
affronter ses démons et se sortir de là requiert davantage de bravoure.
Il nous en a fallu du courage, à Charlie et à moi, pour quitter Seattle, après
que ses photos se sont répandues au sein de l’équipe de hockey de l’université
de Washington. Nous nous sommes installés dans un appart minuscule de
Sacramento pour le reste de l’année scolaire sans savoir ce qui nous attendait.
Tel que je l’avais prévu, le coach des Huskies a décidé que je n’étais plus
digne de confiance pour jouer sous ses ordres. Mon histoire l’a cependant
touché et il a accepté de passer quelques coups de fil.
Et voilà comment nous nous sommes envolés vers cette nouvelle
destination.
Charlie a finalement terminé brillamment ses études d’infirmière, bien
que son choix de déménager en cours de semestre n’ait pas plu à ses
parents. Je dois reconnaître que Bill, qui n’était pas hyper emballé par notre
couple au début, nous a été d’un grand soutien. J’ai cru que son père allait
m’égorger le jour où il a appris que je comptais emménager avec sa
précieuse fille. Sérieux, ce mec est un fou furieux — avec tout le respect
que j’ai pour lui. Il m’a coursé dans le jardin de leur maison de Denver avec
la crosse de hockey de son fils. Heureusement, il a fini par entendre raison
grâce à Bill, qui lui a vanté mes qualités. Puis, j’ai reçu un appel du coach
des Krakens… et nous sommes revenus à Seattle.
Bref. Il y a deux choses primordiales que j’ai apprises cette année.
De un : il ne faut jamais vexer papa Croft, même si c’est pour une stupide
partie de cartes à Thanksgiving.
De deux : j’aime Charlie à la folie tout comme les spaghettis bolognaise-
pesto qu’elle cuisine en petite culotte. Entre nous, j’apprécie surtout la
petite culotte. Le basilic, c’est pas trop mon truc.
Si je devais faire le bilan des derniers mois écoulés, je dirais qu’il me
suffit de lever les yeux vers la foule en délire pour conclure que la vie est
faite de surprises. De magnifiques et belles surprises.
Derrière chaque épreuve se cache peut-être la plus belle histoire d’amour
ou le plus beau match de son existence.
Un sourire béat à la figure, j’accueille notre coach en frappant ma crosse
sur le sol. Le reste de l’équipe m’imite avant que les arbitres ne nous fassent
signe d’entrer sur la glace. À l’instar des joueurs des Krakens, je glisse pour
rejoindre ma place et Bill me retient par le bras.
— Hé, West. Toi et moi contre le monde entier ?
Je tape mon poing dans le sien en hochant la tête.
— Comme toujours.

FIN

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Romance contemporaine

Angus fait la connaissance d’Akosua alors qu’elle est en train de refuser


une demande en mariage médiatisée. Il intervient dans ce fiasco pour éviter
le pire, mais regrette bien vite ! Entre eux, c’est électrique dès le premier
instant.
Heureusement, ils n’ont rien en commun et n’ont aucune raison de se
revoir. Il élève seule sa petite sœur et n’a jamais eu le luxe de l’insouciance.
Elle est une artiste peintre à succès impulsive, sanguine et excessive.
Seulement, Angus ne se doute pas qu’il a tapé dans l’œil de la jeune
femme. Elle le veut et elle l’aura !
Quitte à déménager dans une nouvelle ville pour se rapprocher de l’objet
de sa convoitise.
Quitte à investir son quotidien et tout bouleverser sur son passage.
Quitte à devenir un peu obsessionnelle. Juste un peu !
Mais le jeu démarré par Akosua pourrait bien se retourner contre elle et
faire voler en éclats le masque de frivolité dissimulant ses traumatismes.
Car comment jouer la comédie devant cet homme qui, en un regard, réveille
sa sensibilité ?
Et si, à force de badiner avec l’amour, elle se retrouvait à sa merci ?

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Romantic Suspense

Les riches et populaires Sharks règnent sur la prestigieuse école de


Camden Prep.
Il fut un temps où je voulais faire partie de leur monde... jusqu’à cette
fameuse nuit, jusqu’à cette fête où tout a basculé. Celle où je me suis
réveillée dans les bois, sans aucun souvenir. Seule et démunie.

Mais désormais, je suis de retour. Et je ne les laisserai plus m’atteindre.


Ils ne parviendront pas à me détruire.

Pourtant, la dernière chose à laquelle je m’attendais, c’était de recevoir


une lettre d’amour anonyme de l’un de ces types.
Pitié ! Je déteste chacun de ces enfoirés pour ce qu’ils m’ont fait.

La question est, quel Shark est mon admirateur secret ?


Knox, le quarterback balafré ? Dane, son frère jumeau ? Liam, le connard
de service ? Ou Chance, l’ex qui m’a larguée... ?

Mais surtout, lequel d’entre eux est responsable de ce qu’il s’est passé
cette nuit-là ?

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{1}
Red Falcon : faucon rouge en anglais.
{2}
L’université de Washington, surnommée U-Dub par ses étudiants, est une grande université
publique de recherche située dans l’État de Washington. Le campus principal se trouve à Seattle, et
ses deux autres campus sont situés à Tacoma et Bothell.
{3}
« L’enfer, c’est les autres » est une citation extraite de la pièce de théâtre Huis clos de Jean-
Paul Sartre.
{4}
Safe zone - littéralement : « zone sûre » (ou « zone de sécurité »)
{5}
Un strap est un bandage adhésif thérapeutique utilisé à la suite d’une blessure ou d’une
douleur.
{6}
Mettre du ruban adhésif sur certaines parties de la crosse pour y faire coller le palet.
{7}
Les Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC) se traduisent par des obsessions (pensées
dérangeantes, répétitives et incontrôlables), causant une forte anxiété. Celle-ci est atténuée par la
mise en place de comportements répétitifs, irraisonnés et incontrôlables (les compulsions).

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