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Armentrout

Jennifer L.

Opale
Lux 3
Collection : Semi-poche sentimental
Maison d’édition : J’ai lu

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Cécile Tasson

© Jennifer L. Armentrout, 2012


© Editions J’ai lu, 2016
Dépôt légal : septembre 2016

ISBN numérique : 9782290085387


ISBN du pdf web : 9782290085394

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782290070444

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :
Si elle a été sauvée in extremis par les pouvoirs de Daemon, Katy n’est désormais plus tout à fait la même. Et il lui faudra du temps pour apprivoiser sa
nouvelle nature. Néanmoins, la communauté des Luxens a des problèmes plus urgents à régler dans l’immédiat : un deuil qui fait dissension, le retour
inattendu de Dawson, et la recherche d’un plan visant à tromper la surveillance de la Défense.
Par ailleurs, une menace bien pire que la présence des Arums semble peser sur eux : « le Dédale ». Si cette organisation découvre ce dont Daemon et Katy
sont capables, ils sont perdus…

Couverture : Studio de création J’ai lu d’après SunChan © Getty / © Shutterstock

Biographie de l’auteur :
Jennifer L. Armentrout est l’auteur de plusieurs séries de romance, de fantasy et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays.
Jeu de patience, son best-seller international, est également disponible aux Éditions J’ai lu.

Titre original :
OPAL
A LUX NOVEL

Éditeur original :
Entangled Publishing, LLC.

© Jennifer L. Armentrout, 2012


Tous droits réservés

Pour la traduction française :


© Éditions J’ai lu, 2016
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

JEU DE PATIENCE

JEU D’INNOCENCE

JEU D’INDULGENCE

JEU D’IMPRUDENCE

OBSESSION

LUX
1 – Obsidienne
2 – Onyx
Ce livre est dédié à toute l’é quipe
de la Daemon Invasion.
Vous êtes les meilleures, les filles !

Janalou Cruz
Nikki
Ria
Beth
Jessica Baker
Beverley
Jessica Jillings
Shaaista G
Paulina Zimnoch
Rachel
Sommaire
Identité
Copyright

Biographie de l’auteur

Du même auteur aux Éditions J’ai lu

Chapitre premier

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15
Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Remerciements
CHAPITRE PREMIER

J’ignorais ce qui m’avait réveillée. Le premier blizzard de l’année avait soufflé pendant la
nuit, mais les bourrasques s’étaient à présent calmées. Dans ma chambre, tout était silencieux.
Paisible. Je m’allongeai sur le côté en battant des paupières.
Des yeux de la couleur de jeunes pousses couvertes de rosée me regardaient. Je les
connaissais parfaitement, pourtant, ils différaient de ceux dont j’étais éprise. Ils étaient ternes.
Dawson.
Je remontai vivement la couverture sur ma poitrine et me redressai en balayant les
cheveux qui gênaient mon visage. Était-il possible que ce soit un rêve ? Sinon, que ferait
Dawson, le frère jumeau du garçon dont j’étais irrésistiblement, profondément et sans doute
follement amoureuse, perché au bord de mon lit ?
— Euh… Tout va bien ?
Malgré mes efforts pour me racler la gorge, je lui avais quand même parlé d’une voix
rauque. Ça aurait pu être sexy… mais, à mon avis, on en était loin. J’avais hurlé si fort
lorsque le Dr Michaels, le petit copain psychopathe de ma mère, m’avait enfermée dans une
cage à l’intérieur d’un entrepôt qu’une semaine plus tard, mes cordes vocales ne s’en étaient
toujours pas remises.
Dawson baissa les yeux. Ses cils épais et charbonneux caressèrent ses pommettes
anguleuses. Il était très pâle. S’il y avait bien une chose dont j’étais certaine, c’était que
Dawson avait beaucoup souffert et n’était plus le même.
Je jetai un coup d’œil à mon réveil. Il était presque 6 heures du matin.
— Comment es-tu entré ?
— Tout seul. Ta mère n’est pas là.
En temps normal, une telle réplique m’aurait glacé le sang, mais je n’avais pas peur de
Dawson.
— Elle est bloquée à Winchester à cause de la neige.
Il hocha la tête.
— Je n’arrivais pas à dormir. Je ne dors plus.
— Plus du tout ?
— Non. Dee et Daemon en souffrent.
Dans son regard, je pouvais lire ce qu’il ne me disait pas.
Les triplés (ouais, tout le monde, en fait) étaient tendus. Depuis que Dawson s’était
échappé de sa prison, on s’attendait chaque jour à recevoir la visite de la Défense. Dee ne
s’était pas encore remise de la mort d’Adam, son petit ami, ni de la réapparition de son frère
bien-aimé. Daemon se montrait fort pour trois et veillait sur eux. Même si les Stormtroopers
n’avaient toujours pas fait leur apparition, il n’était pas évident de se détendre.
C’était trop facile. Ça cachait forcément quelque chose.
Parfois… j’avais l’impression qu’on avait foncé tout droit dans un piège.
— Qu’est-ce que tu fais à la place ? demandai-je.
— Je marche, répondit-il en se tournant vers la fenêtre. Je n’aurais jamais cru revenir ici
un jour.
Les sévices qu’avait subis Dawson et ce qu’on l’avait obligé à faire étaient terribles. Rien
que d’y penser, ça me faisait mal au cœur. Alors j’évitais d’y réfléchir, parce que sinon,
j’imaginais Daemon à sa place et ça, je ne pouvais le supporter.
Mais Dawson… Il avait besoin d’une amie. J’enroulai mes doigts autour du pendentif
d’obsidienne qui ne me quittait jamais.
— Tu veux en parler ?
Il secoua de nouveau la tête. Ses cheveux mal peignés cachaient en partie ses yeux. Ils
étaient plus longs que ceux de Daemon, et plus bouclés. Un rendez-vous chez le coiffeur ne lui
aurait pas fait de mal. Dawson et Daemon se ressemblaient comme deux gouttes d’eau,
pourtant, à cet instant, ils n’avaient plus rien en commun. Et ce n’était pas seulement à cause
des cheveux.
— Tu me fais penser à elle. À Beth.
Je ne savais pas quoi répondre à ça. S’il l’aimait autant que j’aimais Daemon…
— Tu sais qu’elle est en vie. Je l’ai vue.
Dawson me regarda dans les yeux. Une infinie tristesse et de nombreux secrets se
dissimulaient dans les tréfonds de ses iris.
— Oui, mais elle n’est plus la même.
Il s’interrompit et baissa la tête. Une mèche de cheveux tomba sur son front. Ça arrivait
tout le temps à Daemon.
— Tu… Tu es amoureuse de mon frère ?
Le désespoir que charriait sa voix me brisa le cœur. On aurait dit qu’il ne pensait plus
jamais être capable d’un tel sentiment, qu’il n’y croyait plus vraiment.
— Oui.
— Je suis désolé.
J’eus un mouvement de recul. Les couvertures me tombèrent des doigts et glissèrent sur
ma poitrine.
— Pourquoi est-ce que tu t’excuses ?
Dawson releva la tête en soupirant de lassitude. Il se déplaça alors à une vitesse dont je
ne le croyais plus capable et effleura du bout des doigts la peau de mes poignets où de légères
marques roses rappelaient les menottes contre lesquelles je m’étais débattue.
Je détestais ces marques. Je priais tous les jours pour qu’elles disparaissent. Chaque fois
que je les voyais, je me souvenais de la douleur causée par l’onyx contre ma peau. Ma voix
enrouée avait été compliquée à expliquer à ma mère. La réapparition soudaine de Dawson
aussi. La tête qu’elle avait faite en voyant les jumeaux ensemble, juste avant la tempête de
neige, avait été comique. Heureusement, elle avait eu l’air de croire à l’histoire de fugue qu’on
lui avait racontée. Mais les marques, elles, je devais les cacher sous des tee-shirts à manches
longues. Ce n’était pas un problème pendant les mois d’hiver, mais comment ferais-je en été ?
— Beth avait ce genre de marques quand je la voyais, dit Dawson d’une voix douce en
reculant sa main. Elle était de plus en plus douée pour s’échapper, mais ils la rattrapaient
chaque fois. Et après, elle avait toujours ces marques. Autour du cou, par contre.
Une soudaine nausée me prit à la gorge. Je me forçai à déglutir. Autour du cou ? Je ne
pouvais même pas…
— Tu… tu voyais Beth souvent ?
Je savais qu’ils s’étaient vus au moins une fois au sein de la base de la Défense.
— Aucune idée. Je n’avais plus la notion du temps, là-bas. Au début, j’ai essayé de ne pas
perdre le fil. Je me servais des humains qu’on m’apportait. Je les soignais et s’ils…
survivaient, je comptais les jours jusqu’à ce que tout s’effondre. Quatre.
Il avait reporté son attention sur la fenêtre. Les rideaux n’étaient pas tirés. On ne voyait
que le ciel noir et les branches lourdes de neige.
— Ça ne leur faisait jamais plaisir.
Je voulais bien le croire. La Défense, ou plutôt le Dédale, une faction de l’organisation,
avait pour mission d’utiliser les Luxens pour transformer les humains en mutants. Parfois avec
succès.
Parfois non.
J’observai Dawson en essayant de me souvenir de ce que Daemon et Dee m’avaient
raconté à son sujet. Selon eux, avant toute cette histoire, il avait été gentil, drôle et charmeur,
un Dee au masculin, rien à voir avec son frère.
Le personnage qui se trouvait face à moi ne correspondait pas à cette description. Il était,
au contraire, morose et distant. Il ne parlait jamais à son frère et n’avait rien dit, à ma
connaissance, de ce qu’il avait subi. Matthew, leur tuteur non officiel, pensait qu’il valait
mieux ne pas le forcer.
Dawson n’avait même pas expliqué comment il s’était échappé. Je supposais que le
Dr Michaels, ce putain de menteur, nous avait envoyés sur une fausse piste pour avoir le
temps de se tirer de Dodge tranquillement. Une fois hors de danger, il aurait alors libéré
Dawson. C’était la seule explication logique.
Enfin, non. Il y en avait une autre. Mais elle était bien trop effrayante.
Dawson baissa les yeux vers ses mains.
— Et Daemon ? Il t’aime aussi ?
Ramenée à la réalité par sa question, je clignai les yeux.
— Oui, je crois.
— Il te l’a dit ?
Pas vraiment son style.
— Il n’a jamais prononcé les mots exacts, mais je crois qu’il m’aime, oui.
— Il devrait te le dire. Tous les jours. (Dawson rejeta sa tête en arrière et ferma les
yeux.) Ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas vu la neige ! poursuivit-il d’un ton
presque mélancolique.
Je me tournai vers la fenêtre en bâillant. Le blizzard prévu par la météo avait frappé
notre partie du globe et s’était attardé sur le comté de Grant durant tout le week-end. Le lycée
était resté fermé le lundi et le serait aussi aujourd’hui car, selon les informations d’hier soir,
les autorités n’auraient pas fini de déblayer avant la fin de la semaine. Cette tempête de neige
tombait à pic. Au moins, on avait une semaine pour décider de ce qu’on allait faire à propos
de Dawson.
Après tout, ce n’était pas comme s’il pouvait retourner à l’école avec nous.
— Moi, c’est la première fois que je vois autant de neige, lui dis-je.
J’étais originaire de Floride. Là-bas, on avait déjà eu des tempêtes de pluie verglaçante,
mais jamais de flocons bien blancs et cotonneux.
Un léger sourire empli de tristesse se dessina sur ses lèvres.
— Quand le soleil se lèvera, ce sera magnifique. Tu verras.
Je n’en doutais pas. Le paysage serait entièrement blanc.
Tout à coup, Dawson se leva d’un bond et réapparut de l’autre côté de la pièce. Je
ressentis alors un picotement chaud derrière ma nuque et les battements de mon cœur
s’emballèrent. Il détourna la tête.
— Mon frère arrive.
Dix secondes plus tard, tout au plus, Daemon apparut sur le seuil de ma chambre. Il avait
les cheveux en bataille et ne portait qu’un pantalon de pyjama en flanelle froissé. Il était torse
nu. Il y avait un mètre de neige dehors, et lui, il se baladait à moitié à poil.
J’aurais levé les yeux au ciel si j’avais pu les détourner de son torse… et de ses abdos. Il
fallait vraiment que je lui apprenne à enfiler un tee-shirt.
Son regard se posa sur son frère avant de revenir vers moi.
— Vous faites une soirée pyjama et vous ne m’avez pas invité ?
Dawson le dépassa en silence et disparut dans le couloir. Quelques secondes après, la
porte d’entrée claqua.
— Voilà, dit Daemon en soupirant. Il n’a pas arrêté de faire ça depuis qu’il est rentré.
Ça me faisait de la peine pour lui.
— Je suis désolée.
La tête penchée sur le côté, il s’approcha de mon lit.
— Je peux savoir ce que mon frère fabriquait dans ta chambre ?
— Il n’arrivait pas à dormir.
Je le regardai se baisser vers moi et tirer sur les couvertures. Par réflexe, je les remontai
sur ma poitrine. Quand il répéta le geste, je le laissai faire.
— Il a dit que ça vous perturbait.
Daemon se glissa sous les couvertures et s’allongea sur le côté, face à moi.
— Ce n’est pas le cas.
Le lit était bien trop petit pour nous deux. Sept mois plus tôt, ou même quatre, en y
réfléchissant, j’aurais éclaté de rire si quelqu’un m’avait dit que le mec le plus sexy et le plus
caractériel de l’école partagerait un jour mon sommeil. Beaucoup de choses avaient changé
depuis. Sept mois plus tôt, je n’aurais pas non plus cru aux extraterrestres.
— Je sais, lui dis-je en m’installant sur le côté à mon tour.
Mon regard se promena sur ses pommettes hautes, sa lèvre inférieure pulpeuse et ses
yeux verts incroyables. Daemon était d’une beauté épineuse, un peu comme un cactus. Il nous
avait fallu beaucoup de temps pour réussir à coexister sans avoir envie de se sauter à la gorge.
Daemon avait dû me prouver que ses sentiments étaient réels… et il y était enfin parvenu.
Lors de notre première rencontre, il avait été tellement désagréable qu’il avait dû se rattraper.
Ma mère aurait été fière de moi, si elle l’avait su !
— Il m’a dit que je lui faisais penser à Beth.
En voyant Daemon froncer les sourcils, je levai les yeux au ciel.
— Pas dans ce sens-là !
— Si tu veux tout savoir, même si j’aime vraiment mon frère, je ne suis pas certain
d’apprécier le fait qu’il vienne te voir dans ta chambre la nuit.
Il tendit un bras musclé vers moi et replaça, du bout des doigts, une mèche de cheveux
derrière mon oreille. Je frissonnai. Il sourit.
— J’ai presque envie de marquer mon territoire.
— N’importe quoi.
— J’adore quand tu te mets en colère. C’est sexy.
— Tu es incorrigible.
Daemon s’approcha de moi, la cuisse pressée contre la mienne.
— Je suis content que ta mère soit bloquée par la neige.
Je lui adressai un regard suspicieux.
— Pourquoi ?
Il haussa l’une de ses épaules musclées.
— Parce que je doute qu’elle approuverait ce qu’on est en train de faire.
— C’est même sûr.
Nouveau rapprochement et, cette fois, on se retrouva collés l’un à l’autre. La chaleur qui
émanait de son corps se diffusait dans le mien.
— Ta mère t’a parlé de Will ?
Un froid glacial m’envahit. Retour à la réalité. Une réalité terrifiante et imprévisible où
l’on ne pouvait faire confiance à personne. Surtout pas au Dr Michaels.
— Pas depuis la semaine dernière. Il lui a dit qu’il allait à une conférence hors de la ville
et rendre visite à sa famille. On sait tous les deux que c’est un mensonge.
— Il a visiblement tout planifié pour que personne ne s’interroge sur son absence.
Le Dr Michaels avait dû disparaître au cas où la mutation forcée aurait échoué. Il lui
faudrait donc un certain temps pour se remettre.
— Tu crois qu’il reviendra ?
Daemon fit courir ses doigts sur ma joue avant de répondre.
— Ce serait de la folie.
Ce n’est pas tout à fait vrai, pensai-je en fermant les yeux. Daemon n’avait pas voulu
soigner Will, mais on lui avait forcé la main. Heureusement, la guérison en question n’avait
pas nécessité de transformer sa nature humaine au niveau cellulaire. La blessure de Will
n’avait pas été mortelle. Si la mutation ne prenait pas, il reviendrait simplement à la case
départ. Et dans ce cas-là, rien ne l’empêcherait de refaire surface. Je pariais même là-dessus.
Traître ou non, il savait que Daemon était à l’origine de ma mutation, et cela faisait de lui un
élément clé pour la Défense, qui ne manquerait pas de le réembaucher. Will était un
problème. Et un gros.
Alors, on attendait… On attendait le deuxième effet Kiss Cool.
Quand je rouvris les yeux, je me rendis compte que Daemon n’avait pas cessé de
m’observer.
— À propos de Dawson…
— Je ne sais pas quoi faire, admit-il en faisant descendre ses doigts dans mon cou jusqu’à
la naissance de ma poitrine. (J’en eus le souffle coupé.) Il refuse de me parler et il discute à
peine avec Dee. Il passe son temps enfermé dans sa chambre ou dans les bois. Je n’arrête pas
de le suivre et il le sait. (Daemon posa la main sur ma hanche.) Mais il…
— Il a besoin de temps… (Je l’embrassai sur le nez, puis reculai de nouveau.) Il a vécu
des choses terribles, Daemon.
Ses doigts se crispèrent.
— Je sais. De toute façon…
Je me retrouvai soudain sur le dos, Daemon au-dessus de moi, avec une main de chaque
côté de mon visage. Il avait bougé tellement vite que je n’avais pas eu le temps de réagir.
— J’ai négligé mes fonctions.
Ces simples mots firent disparaître tout ce qui se passait autour de nous, toutes nos
inquiétudes et nos peurs, toutes les questions sans réponses. Daemon produisait cet effet sur
moi. Tandis que je le regardais, j’avais du mal à respirer. Je n’étais pas certaine de ce qu’il
entendait par « fonctions », mais j’avais une imagination très fertile.
— Je n’ai pas passé beaucoup de temps avec toi, dit-il en pressant ses lèvres contre
chacune de mes tempes. Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas pensé à toi.
J’eus soudain le cœur au bord des lèvres.
— Je sais bien que tu étais occupé.
— Ah oui ?
Ses lèvres tracèrent la courbe de mon front. Quand je hochai la tête, il se redressa et fit
peser tout son poids sur un coude. De son autre main, il me saisit par le menton et me sonda
du regard.
— Comment tu te sens, après tout ça ?
Il me fallut faire appel à tout mon self-control pour me concentrer sur la réponse.
— Ça va. Tu ne dois pas t’inquiéter pour moi.
Il n’eut pas l’air convaincu.
— Ta voix…
Je grimaçai avant de me racler la gorge.
— Elle s’améliore.
Son regard s’assombrit. Il fit glisser son pouce sur ma mâchoire.
— Pas assez vite à mon goût, mais je commence à l’apprécier comme ça.
Je souris.
— C’est vrai ?
Daemon hocha la tête avant de m’embrasser. Son baiser fut doux et tendre, et je le sentis
dans le moindre recoin de mon être.
— Elle est plutôt sexy. (Cette fois, sa bouche se fit plus insistante.) C’est le côté rauque
qui veut ça, mais j’aurais préféré…
— Non, le coupai-je en prenant son visage entre mes mains. Je vais bien. On a
suffisamment de sources d’inquiétude comme ça. Pas besoin d’y ajouter mes cordes vocales.
Elles ne font pas partie des priorités.
En le voyant hausser un sourcil, je réalisai que, waouh, ce que je disais était super adulte.
Malheureusement, son expression me fit glousser et me dépouilla de ma toute nouvelle
maturité.
— Tu m’as manqué, admis-je.
— Je sais. Tu ne peux pas vivre sans moi.
— Il ne faut pas exagérer, non plus.
— Avoue.
— Et voilà. C’est toujours pareil. Ton ego gâche toujours tout, le taquinai-je.
— Pourquoi ?
— Parce que sans ça, j’aurais tiré le gros lot.
Il ricana.
— Je te ferais savoir que j’ai…
— Reste correct, lui dis-je en frissonnant.
Il venait de m’embrasser dans le creux de la gorge et ça, c’était incroyable.
Je ne comptais pas le lui dire, mais mis à part son côté… piquant qui surgissait de temps
à autre, il était quasiment parfait. Je n’avais jamais rencontré un mec comme lui.
Son rire rauque et entendu me rendit folle. Il fit glisser sa main le long de mon bras,
jusqu’à ma taille, puis m’attrapa par la cuisse et enroula ma jambe autour de sa hanche.
— Tu as vraiment l’esprit mal placé. J’allais juste te dire que j’étais parfait dans tous les
sens du terme.
Je ris et passai mes bras autour de son cou.
— Mais oui, c’est ça. Tu es l’innocence incarnée.
— Oh, je n’ai jamais prétendu à ce titre. (Quand il se pressa contre moi, je pris une
grande inspiration.) Je suis un peu trop…
— Coquin ? (J’enfouis mon visage dans son cou et inspirai profondément. Son odeur me
faisait toujours penser à la nature. C’était un mélange de feuilles et d’épices.) Oui, je suis au
courant, mais je sais aussi que tu es très gentil. C’est pour ça que je t’aime.
Un tremblement le secoua, puis il se figea. Mon cœur manqua un battement. Daemon
roula sur le côté et me serra fort contre lui, à tel point que je dus me dégager un peu pour
parvenir à relever la tête.
— Daemon ?
— Tout va bien, me répondit-il d’une voix enrouée en m’embrassant sur le front. Je vais
bien. Mais… il est encore tôt. On n’a pas école et ta mère ne va pas débarquer ici en criant
ton nom en entier. Alors, pendant quelques heures, on peut faire comme si cette histoire de
fou n’avait jamais eu lieu. On peut faire la grasse matinée, comme tous les adolescents.
Comme tous les adolescents.
— Ça me va très bien.
— Moi aussi.
— Moi aussi, répétai-je en me lovant un peu plus contre lui pour ne faire plus qu’un.
Je sentais son cœur battre en rythme avec le mien. C’était parfait. C’était ce dont nous
avions besoin… du calme et de la normalité. Juste lui et moi.
Tout à coup, la fenêtre qui donnait sur l’avant de la maison partit en éclats, traversée par
quelque chose de grand et blanc. Des bris de verre et de la neige recouvrirent le sol.
Je ravalai mon cri de surprise en sentant Daemon bondir sur ses pieds et prendre sa
forme originelle de Luxen, une torche humaine, si brillante que je pouvais seulement le
regarder quelques secondes avant de détourner les yeux.
Merde, murmura Daemon en s’infiltrant dans mes pensées.
Étant donné qu’il ne s’était jeté sur personne, je me mis à genoux et rampai jusqu’au bord
du lit.
— Merde ! m’exclamai-je à voix haute.
Notre merveilleuse illusion de normalité venait de prendre fin… avec un cadavre allongé
sur le sol de ma chambre.
CHAPITRE 2

J’examinai le mort. Il était vêtu comme s’il projetait de rejoindre l’Alliance Rebelle pour la
bataille de Hoth. Mes pensées étaient encore confuses. Aussi me fallut-il plusieurs secondes
pour comprendre que ses vêtements lui avaient permis de se camoufler parfaitement dans la
neige. La seule chose qui détonnait, c’était le liquide rouge qui s’écoulait de sa tête…
Les battements de mon cœur s’affolèrent.
— Daemon… ?
Il se tourna vers moi et reprit forme humaine pour me prendre dans ses bras et
m’éloigner du carnage.
— C’est un… agent, bafouillai-je en me débattant pour qu’il me libère. Il est avec…
Dawson apparut soudain à ma porte. Ses yeux brillaient comme ceux de son frère. On
aurait dit deux diamants polis, deux lumières blanches éclatantes.
— Il traînait dehors, près de la rangée d’arbres.
L’étreinte de Daemon se desserra.
— C’est… C’est toi qui as fait ça ?
Le regard de son frère se posa sur le corps (je ne voulais surtout pas penser au fait qu’il
s’agissait d’un être humain), allongé de façon peu naturelle sur le sol.
— Il observait la maison. Il prenait des photos. (Dawson souleva ce qui ressemblait à un
appareil photo fondu.) Je l’ai arrêté.
Et pour ce faire, il l’avait balancé à travers la fenêtre de ma chambre.
Daemon me lâcha et s’avança vers le corps. Il s’agenouilla près de lui avant de soulever
un pan de sa veste isolante blanche. Une partie de son torse était carbonisée et fumait.
L’odeur de la chair brûlée se répandit dans la pièce.
Je descendis du lit et posai la main contre ma bouche au cas où je me mettrais à vomir.
J’avais déjà vu Daemon utiliser la Source (leur pouvoir, fondé sur la lumière) contre un
humain. Il n’en était resté que des cendres. Mais lui, il avait un trou dans le torse.
— Tu vises mal, frérot, dit Daemon en lâchant la veste. (Les muscles de son dos étaient
tendus.) La fenêtre ?
Les yeux de Dawson se posèrent dessus.
— J’ai perdu la main.
Sa réponse me laissa bouche bée. Perdu la main ? Au lieu d’incinérer le corps, il l’avait
propulsé à travers une vitre ! Sans parler du fait qu’il avait assassiné quelqu’un… Non, je ne
voulais pas y penser.
— Ma mère va me tuer, marmonnai-je, soudain très lasse. Elle va me tuer, c’est sûr.
Il y avait sans doute des choses plus urgentes à régler, mais j’avais besoin de me
concentrer sur un problème concret. Sur tout, sauf ce corps allongé sur le sol de ma chambre.
Les yeux voilés et la mâchoire serrée, Daemon se releva lentement, sans quitter son frère
du regard. Son expression était neutre. Quand je me tournai vers Dawson, nos regards se
rencontrèrent et pour la première fois, je me surpris à avoir peur de lui.

*
* *

Après avoir fait un tour à la salle de bains et m’être changée, je me retrouvai dans mon
salon, entourée d’extraterrestres pour la première fois depuis des jours. C’était l’un des
avantages d’être constitués de lumière, je suppose : ils pouvaient se rendre n’importe où en un
clin d’œil.
Depuis la mort d’Adam, tout le monde m’évitait plus ou moins. Du coup, j’ignorais
comment cette petite réunion allait se dérouler. J’allais sûrement me faire lyncher. C’était ce
que j’aurais fait à quelqu’un responsable de la mort d’un de mes proches.
Les mains enfoncées dans ses poches, Dawson avait le front pressé contre la vitre, à
l’endroit où avait trôné le sapin de Noël quelque temps plus tôt. Il nous tournait le dos. En
fait, il n’avait pas ouvert la bouche depuis qu’on avait lancé le bat-signal et que les autres
extraterrestres avaient accouru ici.
Dee était perchée sur le canapé, les yeux rivés sur le dos de son frère. Elle avait l’air
tendue. La colère lui rougissait les joues. Je crois qu’elle n’avait pas envie de se trouver ici.
Avec moi. On n’avait pas eu le temps de s’expliquer après… toute cette histoire.
Mon regard glissa vers les autres personnes présentes. Les jumeaux diaboliques, Ash et
Andrew, étaient assis à côté de Dee. Ils regardaient l’endroit précis où Adam s’était tenu pour
la dernière fois… et était mort.
Une partie de moi détestait venir dans le salon. Ça me rappelait ce qui s’était produit
lorsque Blake avait révélé ses véritables intentions. Quand je devais y entrer, ce qui était rare
étant donné que j’avais retiré tous les livres du salon, je ne pouvais m’empêcher de jeter un
œil à gauche du tapis, sous la table basse. Le parquet en pin était propre et lustré, mais je
pouvais encore y voir le liquide bleuté que j’avais épongé avec Matthew le 31 décembre
dernier.
Je serrai mes bras contre moi pour réprimer un frisson.
Les pas de deux personnes retentirent soudain. En me retournant, j’aperçus Daemon et
Matthew. Ils venaient de se débarrasser… du corps. Ils l’avaient incinéré dehors, au milieu des
bois, après avoir inspecté le périmètre.
Daemon s’approcha de moi et tira sur mon sweat à capuche.
— Tout est réglé.
Matthew et Daemon avaient gagné l’étage avec une planche, un marteau et une poignée
de clous.
— Merci.
Il hocha la tête avant de se tourner vers son frère.
— L’un d’entre vous a-t-il trouvé un véhicule ?
— Il y avait une Expedition, près de la voie d’accès, répondit Andrew en clignant les
yeux. Je l’ai incendiée.
Matthew s’assit au bord du fauteuil. Il aurait bien eu besoin d’un petit remontant.
— C’est bien. Et en même temps, ça ne l’est pas.
— Pas possible, rétorqua Ash.
En la regardant plus attentivement, je me rendis compte qu’aujourd’hui, elle était loin de
l’image de la petite princesse qu’elle véhiculait d’ordinaire. Ses cheveux sans volume
tombaient de chaque côté de son visage et elle portait un jogging. C’était sans doute la
première fois que je la voyais habillée comme ça.
— Encore un agent de la Défense qu’on doit tuer. Ça fait combien ? Deux ?
En réalité, ça faisait quatre, mais ils n’étaient pas censés le savoir.
Elle recoiffa ses cheveux en arrière, dévoilant le vernis écaillé sur ses ongles.
— Ils vont finir par se poser des questions, vous savez ? Les gens ne disparaissent pas
comme ça.
— Des gens disparaissent tous les jours, intervint Dawson d’une voix douce sans se
retourner.
On aurait dit que ses paroles avaient aspiré l’oxygène de la pièce.
Les yeux bleu saphir d’Ash se posèrent sur lui. En fait, tout le monde se tourna vers lui,
parce que c’était la première fois qu’il ouvrait la bouche depuis le début de notre petite
réunion. Ash secoua la tête, mais préféra se taire.
— Et l’appareil photo ? demanda Matthew.
J’attrapai l’objet fondu et le retournai. De la chaleur en émanait encore.
— S’il y avait des clichés, ils ne sont plus utilisables.
Dawson fit volte-face.
— Il épiait la maison !
— On sait, dit Daemon en se rapprochant de moi.
Son frère pencha la tête sur le côté. Quand il reprit la parole, sa voix était dénuée de
toute émotion.
— Est-ce que la nature de ces photos est vraiment importante ? Il t’espionnait. Toi, elle.
Chacun d’entre nous.
Un frisson me parcourut. C’était le ton qu’il employait qui me mettait mal à l’aise.
— La prochaine fois, il faudrait… je ne sais pas moi, qu’on réussisse à l’interroger avant
de le balancer à travers la fenêtre. (Daemon croisa les bras.) Ça te semble faisable ?
— Et laisser un meurtrier s’enfuir ? demanda Dee d’une voix tremblante tandis que ses
yeux s’assombrissaient et lançaient des éclairs. Parce que c’est ce qui se serait passé ! Cet
agent aurait très bien pu tuer l’un d’entre nous… et toi, tu l’aurais laissé partir !
Oh non. Mon estomac se noua.
— Dee, fit Daemon en avançant vers elle. Je sais…
— Tu ne sais rien du tout ! (Sa lèvre inférieure trembla.) Tu as laissé Blake partir. (Son
regard se posa sur moi. J’eus l’impression de recevoir un coup de poing en plein ventre.) Vous
l’avez laissé partir.
Daemon secoua la tête et décroisa les bras.
— Dee… Beaucoup de sang avait déjà coulé ce soir-là. Il y avait eu assez de morts.
Dee réagit comme si son frère l’avait frappée. Ses bras firent rempart contre sa taille en
un réflexe de protection.
— Adam n’aurait pas voulu ça, dit Ash d’une voix calme en se rasseyant sur le canapé.
Qu’il y ait plus de morts. Il n’y avait pas plus pacifiste que lui.
— Malheureusement, on ne peut pas lui poser la question, rétorqua Dee. (Elle se raidit et
eut visiblement du mal à prononcer les mots suivants :) Il est mort.
Des excuses apparurent sur le bout de ma langue, mais Andrew prit la parole avant moi.
— Vous n’avez pas seulement laissé Blake s’enfuir. Vous nous avez aussi menti. De sa
part ? dit-il en me désignant. Je n’attends aucune loyauté. Mais toi ?! Tu ne nous as rien dit,
Daemon. Et à cause de ça, Adam est mort.
Je me retournai vivement.
— Daemon n’est pas responsable de la mort d’Adam. Tu ne peux pas la lui reprocher.
— Kat ?
— Qui est responsable, alors ? demanda Dee en me regardant dans les yeux. Toi ?
Je pris une grande inspiration.
— Oui.
À mes côtés, Daemon se crispa. Matthew intervint aussitôt. Il faisait toujours office de
médiateur.
— Bon, ça suffit comme ça. Se chamailler et chercher un coupable ne fera pas avancer les
choses.
— Peut-être, mais ça défoule, marmonna Ash en fermant les yeux.
Je clignai les paupières pour ravaler mes larmes, puis m’assis sur le bord de la table. Je
m’en voulais d’avoir envie de pleurer car je n’en avais aucun droit. Pas comme eux, en tout
cas. J’enfonçai mes doigts dans la peau de mes genoux à travers mon pantalon et inspirai
profondément.
— Pour le moment, il faut qu’on se serre les coudes, poursuivit Matthew. Tous ensemble.
On ne peut pas se permettre de perdre quelqu’un d’autre.
Ses paroles nous réduisirent un instant au silence.
— Je veux aller chercher Beth.
L’attention de la pièce se tourna vers Dawson. Son expression n’avait pas changé d’un
iota. Elle ne dévoilait aucun sentiment. Rien. Alors tout le monde se mit à parler en même
temps.
La voix de Daemon résonna au-dessus de la cacophonie.
— Non, Dawson. Il en est hors de question !
— C’est trop dangereux ! s’exclama Dee en serrant ses mains l’une contre l’autre. Tu te
ferais capturer et je ne le supporterais pas. Pas une seconde fois.
Dawson restait impassible, comme si l’avis de sa famille et de ses amis n’avait pas la
moindre importance.
— Il faut que j’aille la chercher. Désolé.
Bouche bée, Ash observait la scène d’un air ahuri. Je devais sûrement faire la même tête.
— Il est fou, murmura-t-elle. Il est complètement cinglé.
Dawson haussa les épaules.
Matthew se pencha en avant.
— Dawson, nous savons tous que Beth compte beaucoup pour toi, mais nous ne pouvons
rien faire pour elle. Pas tant que nous ne saurons pas contre quoi nous nous battons.
Une lueur d’émotion étincela dans le regard du jeune homme. Ses iris prirent une teinte
émeraude. De la colère. La première émotion que Dawson partageait avec nous était la colère.
— Je sais contre quoi je me bats. Je sais ce qu’ils lui font subir.
Daemon s’approcha de son frère d’un air menaçant et se posta devant lui, les jambes
écartées et les bras croisés, comme s’il était prêt à en découdre. Les voir ainsi, face à face,
avait un côté surréaliste. Ils étaient quasiment identiques, mais Dawson était plus maigre et
avait les cheveux plus longs.
— Je ne peux pas te laisser faire ça, déclara Daemon d’une voix à peine audible. J’ai
conscience que ce n’est pas ce que tu veux entendre, mais c’est hors de question.
Dawson resta campé sur ses positions.
— Tu n’as pas ton mot à dire. Tu ne l’as jamais eu.
Au moins, ils communiquaient. C’était déjà ça. Leur confrontation était aussi inquiétante
que rassurante. Après tout, Dee et Daemon avaient cru qu’une telle chose ne se reproduirait
plus jamais.
Du coin de l’œil, j’aperçus Dee qui avançait vers eux. Andrew l’attrapa par la main pour
l’en empêcher.
— Je ne cherche pas à régenter ta vie, Dawson. Ça n’a jamais été le cas. Mais tu viens à
peine de quitter cet enfer… On vient à peine de te retrouver !
— Je suis toujours en enfer, répondit Dawson. Et si tu te mets en travers de mon chemin,
je t’y entraînerai avec moi.
La peine se lut sur le visage de Daemon.
— Dawson…
Je me levai d’un bond, sans réfléchir. Mon instinct avait pris le dessus. Je suppose que
c’est ça, l’amour, le fait de ne pas supporter de voir l’être cher souffrir. Désormais, je
comprenais pourquoi ma mère se transformait en maman ours quand elle me croyait en
danger.
Une rafale de vent traversa le salon, soulevant les rideaux et les pages des magazines de
ma mère. Je sentis les yeux des filles se poser sur moi, de même que leur surprise, mais toute
mon attention était dirigée vers Daemon.
— Bon, les mecs, il y a un peu trop de testostérone extraterrestre dans l’air et je n’ai
vraiment pas envie que vous vous battiez chez moi. Le cadavre qui a embouti ma fenêtre me
suffit. (Je pris une grande inspiration.) Alors si vous ne vous calmez pas, c’est moi qui vais
vous mettre une raclée !
À présent, tout le monde me regardait.
— Quoi ? m’exclamai-je, les joues rouges.
Un léger sourire étira les lèvres de Daemon.
— Du calme, Kitten. Sinon, je vais devoir te trouver une pelote de laine pour t’occuper.
L’agacement m’envahit.
— Ne joue pas au plus malin avec moi, connard.
Son sourire se fit taquin, mais il continua d’observer son frère.
À côté de lui, Dawson avait l’air… amusé ? Ou triste ? Étant donné qu’il ne souriait pas
et qu’il ne fronçait pas les sourcils, c’était difficile à dire. Alors, sans un mot, il traversa le
salon et sortit de la maison en claquant la porte.
Daemon jeta un coup d’œil vers moi et je hochai la tête. Avec un soupir, il suivit son frère
car aucun de nous ne savait ce qu’il était capable de faire.
Cela sonna la fin de notre petite fête. Je suivis tout le monde jusqu’à la porte, sans
quitter Dee des yeux. Il fallait qu’on discute. Je devais lui présenter mes excuses pour des tas
de choses et essayer de lui expliquer mon comportement. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle
me pardonne, mais j’avais besoin de lui parler.
Je serrai la poignée de la porte à m’en couper la circulation du sang.
— Dee ?
Elle s’arrêta sur le perron, le dos raide, sans se tourner vers moi.
— Je ne suis pas encore prête.
Je lâchai la porte, qui se referma sur elle.
CHAPITRE 3

Comme j’étais déjà sur la corde raide avec ma mère, je décidai de ne pas lui parler de la
fenêtre lorsqu’elle appela pour prendre de mes nouvelles, plus tard dans la soirée. J’espérais
que les routes seraient déblayées à temps pour qu’un réparateur puisse venir s’en occuper
avant son retour.
Je détestais lui mentir. Pourtant, je n’arrêtais pas de le faire, ces derniers temps. J’avais
conscience que je lui devais la vérité, surtout par rapport à Will, son supposé petit ami, mais
comment étais-je censée amener la conversation ? « Au fait, Maman, nos voisins sont des
extraterrestres. L’un d’eux m’a transformée en mutante par accident et Will est un psychopathe.
Des questions ? »
Ouais, même pas en rêve.
Avant de raccrocher, elle m’avait encore poussée à aller voir un médecin au sujet de ma
voix. Pour l’instant, elle voulait bien croire à mon histoire de rhume, mais quelle excuse
allais-je trouver dans une ou deux semaines ? Mon Dieu, faites que ma voix soit redevenue
normale d’ici là ! Malheureusement, une partie de moi savait que c’était peut-être permanent.
Et ça me faisait penser à tout le reste.
Il fallait tout lui avouer.
J’attrapai un plat préparé et ouvris le four à micro-ondes pour le réchauffer. Tout à coup,
je me figeai et observai attentivement mes mains. Étais-je capable de faire cuire les choses
comme Dee et Daemon ? Je refermai la porte du four en haussant les épaules. J’avais bien
trop faim pour prendre le moindre risque.
La chaleur, ce n’était pas mon truc. Quand Blake m’avait montré comment utiliser la
Source, il avait tenté de m’apprendre à matérialiser la chaleur, c’est-à-dire à créer une
flamme. Au lieu d’allumer une bougie, j’avais embrasé mes propres mains.
Pendant que j’attendais, je jetai un coup d’œil à travers la fenêtre surplombant l’évier.
Dawson avait raison. Le paysage était encore plus beau lorsqu’il faisait jour. La neige avait
recouvert le sol, et les arbres et des stalactites pendaient aux branches des ormes. Mais même
maintenant, après le coucher du soleil, le manteau blanc restait magnifique. J’avais presque
envie de sortir pour en profiter.
Le four sonna et je mangeai mon repas peu diététique debout, histoire de brûler quelques
calories en même temps. Depuis que j’étais devenue un hybride, à mi-chemin entre une
humaine et une extraterrestre, mon appétit s’était considérablement accru. Par conséquent, il
ne restait pratiquement plus rien de comestible dans les placards.
Lorsque j’eus terminé, j’allai chercher mon ordinateur portable et m’installai à la table de
la cuisine. Depuis une semaine, j’avais du mal à me concentrer, je voulais donc vérifier
quelque chose avant d’oublier. Encore.
Après avoir ouvert Google, je tapai « Dédale » dans la barre de recherches et appuyai sur
le bouton « Entrée ». Le premier lien était une page Wikipédia. Comme je ne m’attendais pas
à trouver un site du genre « Bienvenue au Dédale : organisation secrète gouvernementale », je
cliquai dessus.
J’y appris des tas de choses sur la mythologie grecque.
Dédale avait été connu pour son ingéniosité. Il avait, notamment, élaboré le labyrinthe
dans lequel avait été enfermé le Minotaure. Il était également le papa d’Icare, ce mec qui avait
volé trop près du soleil grâce aux ailes conçues par son père et qui, après sa chute, s’était
noyé. Pouvoir voler lui était monté à la tête. L’incident avait sans doute été une punition
divine. Pour Icare, mais aussi pour Dédale, qui avait eu l’audace de procurer des ailes à son
fils alors que seuls les dieux étaient capables de voler.
La leçon d’histoire était sympathique, mais je ne voyais pas le rapport. Pourquoi la
Défense aurait-elle nommé une organisation visant à créer des mutants d’après le nom d’un
type qui… ?
Soudain, tout devint clair.
Les créations de Dédale avaient pour but d’améliorer la condition de l’être humain. En y
réfléchissant, les pouvoirs des personnes qui avaient muté grâce aux Luxens ressemblaient
beaucoup à des pouvoirs divins. C’était une simple supposition… mais je voyais bien les
grands pontes du gouvernement, prétentieux comme ils l’étaient, nommer une organisation
d’après un mythe grec.
Je refermai mon ordinateur et me levai. Puis, sans réfléchir, j’attrapai mon manteau et
sortis. Je ne savais pas vraiment ce que je faisais. Après tout, il y avait peut-être d’autres
agents tapis dans l’ombre, quelque part. Mon imagination débordante me renvoya l’image d’un
sniper caché dans un arbre et d’un faisceau rouge apparaissant sur mon front. Génial.
Avec un soupir, je sortis une paire de gants de ma poche et avançai dans la neige haute
en levant les jambes. Pour ne pas faire une crise de nerfs, j’avais besoin de me défouler. Alors
je façonnai une grosse boule de neige et la fis rouler dans le jardin. En l’espace de quelques
mois, ma vie entière avait été mise sens dessus dessous. La timide Katy, passée de rat de
bibliothèque à quelque chose d’improbable, s’était retrouvée changée au niveau cellulaire. Le
monde ne m’apparaissait plus en noir et blanc et au fond, je savais que les normes sociales ne
me correspondaient plus.
Les commandements du genre « Tu ne tueras point » ne s’appliquaient plus à moi.
Je n’avais pas tué Brian Vaughn. C’était un agent que Will avait payé pour qu’il m’amène
à lui au lieu de me livrer au Dédale. Ainsi, il avait pu faire chanter Daemon et le forcer à le
faire muter. Mais j’en avais eu envie. Et je serais sans doute passée à l’acte si Daemon ne
m’avait pas devancée.
L’idée d’assassiner quelqu’un ne m’avait pas repoussée.
Ce détail me perturbait beaucoup plus que d’avoir tué deux méchants extraterrestres, les
Arums. Je me demandai ce que cela signifiait à mon sujet. Comme me l’avait dit Daemon un
jour, une vie était une vie. Mais j’avais du mal à assimiler le fait de pouvoir maintenant
ajouter « tuer ne me dérange pas » à la section biographique de mon blog littéraire.
Quand je terminai ma première boule de neige et commençai la deuxième, mes gants en
coton étaient déjà trempés. L’effort physique n’avait pour résultat que de me rougir les joues
dans l’air froid. En d’autres termes, ça ne servait à rien.
Une fois terminé, mon bonhomme de neige était composé de trois boules, mais ne
possédait ni bras, ni visage. C’était un peu ce que je ressentais en ce moment. Les membres de
mon corps étaient à leur place, mais il me manquait des organes vitaux qui m’empêchaient
d’être bien réelle.
Je ne savais plus qui j’étais.
Après avoir reculé d’un pas, je passai un bras sur mon front et laissai échapper un soupir
épuisé. Mes muscles me brûlaient et ma peau était irritée. Malgré tout, je restai plantée là,
jusqu’à ce que la lune apparaisse derrière les nuages épais et baigne ma création inachevée
d’une faible lueur argentée.
Ce matin, un cadavre gisait dans ma chambre.
Je m’assis au milieu de mon jardin sur un tas de neige glaciale. Un cadavre. Encore un.
Comme celui de Vaughn qui était tombé à côté de l’allée, ou celui d’Adam, allongé dans le
salon. Encore un cadavre auquel j’essayais de ne pas penser, mais qui tentait de percer mes
défenses. Adam était mort en voulant me protéger.
La température polaire me brûlait les yeux.
Si j’avais été honnête avec Dee, si, dès le départ, je lui avais avoué ce qui s’était
réellement passé cette fameuse nuit où nous avions combattu Baruck et tout ce que ça avait
entraîné, Adam et elle auraient fait preuve de précaution avant d’entrer chez moi. Ils auraient
été au courant pour Blake et ils auraient su qu’il était capable de se défendre comme un
extraterrestre.
Blake.
J’aurais dû écouter Daemon, mais je n’en avais fait qu’à ma tête. J’avais voulu croire que
Blake était pétri de bonnes intentions, même quand Daemon avait senti que quelque chose
clochait. En fait, j’aurais dû comprendre la supercherie dès qu’il m’avait jeté un couteau à la
tête et qu’il m’avait abandonnée avec un Arum.
Toutefois, Blake était-il vraiment fou ? J’en doutais. Il avait agi par désespoir car il avait
voulu sauver à tout prix la vie de son ami Chris. Une fois lancé sur cette voie, il n’avait pas pu
faire marche arrière. Blake aurait fait n’importe quoi pour protéger Chris. Pas parce que sa vie
était liée à celle du Luxen, mais parce qu’il l’aimait. C’était peut-être la raison pour laquelle je
ne l’avais pas tué. Parce qu’au milieu de cette scène apocalyptique, j’avais vu en lui une partie
de moi.
L’idée de tuer son oncle pour protéger mes amis ne m’avait pas dérangée.
Blake avait tué l’un de mes amis pour protéger le sien.
Lequel de nous avait raison ou tort ? Était-il seulement possible de parler en ces termes ?
J’étais tellement perdue dans mes pensées que je ne fis pas cas du picotement chaud qui
me chatouillait la nuque. La voix de Daemon me fit sursauter.
— Qu’est-ce que tu fais, Kitten ?
Je me retournai et levai la tête. Il se tenait derrière moi, vêtu d’un pull fin et d’un jean.
Ses yeux étincelaient sous ses cils épais.
— J’ai fait un bonhomme de neige.
Son regard se posa derrière moi.
— Je vois ça. Mais il n’est pas terminé.
— Non, répondis-je d’un air morose.
Daemon fronça les sourcils.
— Ça ne me dit pas pourquoi tu es assise dans la neige. Ton jean doit être trempé. (Il
marqua une pause, puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire.) Tant mieux, en fait. Il doit bien
te mouler les fesses.
Je m’esclaffai. Daemon avait le chic pour dédramatiser n’importe quelle situation.
Il avança avec grâce, comme si la neige s’écartait de son chemin, et s’assit à mon côté en
croisant les jambes. On resta silencieux pendant un long moment, puis il me donna un coup
d’épaule.
— Qu’est-ce que tu es vraiment venue faire ici ? me demanda-t-il.
Je ne pouvais rien lui cacher, je le savais, mais je n’étais pas encore prête à lui en parler.
— Comment ça se passe avec Dawson ? Il a essayé de s’enfuir ?
Daemon eut l’air de vouloir insister, mais se ravisa et secoua la tête.
— Pas encore. Je l’ai suivi toute la journée. J’envisage de lui acheter une clochette.
Je ris doucement.
— Je doute que ça lui plaise.
— Je m’en moque. (Un soupçon de colère transparaissait dans sa voix.) S’il essaie de
retrouver Beth, ça va mal se terminer. Tout le monde le sait.
Ça ne faisait aucun doute.
— Daemon, tu…
— Quoi ?
J’avais du mal à formuler ma pensée, parce qu’une fois que je l’aurais fait, je ne pourrais
plus revenir en arrière.
— Pourquoi ne sont-ils pas venus récupérer Dawson ? Ils savent forcément qu’il est ici.
Qu’après sa fuite, il trouverait refuge chez lui. Visiblement, ils nous observent. (Je désignai la
maison derrière moi.) Alors pourquoi ne sont-ils pas venus le chercher ? Pourquoi n’ont-ils pas
attaqué ?
Daemon observa le bonhomme de neige et resta silencieux quelques secondes.
— Je ne sais pas. Enfin, j’ai ma théorie.
La peur m’assécha la gorge.
— Qui est ?
— Tu veux vraiment le savoir ? (En me voyant hocher la tête, il reporta son attention sur
le bonhomme de neige.) Je crois que la Défense était parfaitement au courant des agissements
de Will. Ils savaient qu’il comptait relâcher Dawson et ils l’ont laissé faire.
Je respirai avec difficulté et attrapai une poignée de flocons.
— C’est ce que je pense aussi.
Il se tourna vers moi, mais ses cils obstruaient une partie de ses yeux.
— La grande question, c’est « pourquoi » ?
— Et la réponse ne va pas nous plaire. (Je laissai la neige glisser entre mes doigts
gantés.) C’est forcément un piège.
— On sera prêts, répondit-il après plusieurs secondes. Ne t’inquiète pas, Kat.
— Je ne suis pas inquiète. (C’était un mensonge, mais je m’étais sentie obligée de le
dire.) Il faut qu’on garde un temps d’avance sur eux.
— Tu as raison. (Daemon tendit ses longues jambes devant lui. Le bas de son jean était
bleu foncé, à présent.) Tu sais comment on fait pour ne pas se faire repérer par les humains ?
— Vous les énervez tellement qu’ils vous laissent tranquilles ? lui demandai-je avec un
sourire taquin.
— Très drôle. Non. On fait semblant. On fait semblant de ne pas être différents. On fait
comme si tout était normal.
— Je ne te suis pas.
Il s’allongea sur le dos. Le noir de ses cheveux contrastait avec la neige.
— Si on fait semblant de croire qu’on a réussi à les berner et à libérer Dawson, de ne se
douter de rien, surtout pas du fait qu’ils connaissent nos pouvoirs, ça nous fera peut-être
gagner du temps pour comprendre ce qu’ils mijotent.
— Tu penses qu’ils finiront par faire une erreur ?
— Aucune idée. Je ne parierais pas tout ce que j’ai là-dessus, mais c’est un début… et on
n’a rien de mieux pour l’instant.
Autant dire qu’on était mal barrés.
Tout à coup, Daemon sourit d’un air insouciant et se mit à battre des bras et des jambes
dans la neige, comme des essuie-glaces. De très beaux essuie-glaces.
Quand je voulus m’esclaffer, mon rire se bloqua dans ma gorge et mon cœur se gonfla. Je
n’aurais jamais cru que Daemon était du genre à s’amuser à faire un ange dans la neige. C’était
étrangement attendrissant.
— Tu devrais essayer, me dit-il, les yeux fermés. Ça remet les choses en perspective.
Je doutais que ça m’aide beaucoup, mais je m’allongeai quand même à côté de lui et
suivis son conseil.
— Au fait, j’ai cherché Dédale sur Google.
— Et alors ? Qu’est-ce que tu as trouvé ?
Je lui parlai du mythe antique et de la conclusion que j’en avais tirée. Daemon eut un
sourire moqueur.
— Vu la taille de leur ego, ça ne m’étonnerait même pas.
— Tu en sais quelque chose, rétorquai-je.
— Hilarant.
Je souris.
— En quoi est-ce que ça remet les choses en perspective, au fait ?
Il ricana.
— Tu verras dans quelques secondes.
J’attendis, et tout à coup, il s’arrêta. Il s’assit, avant de me prendre la main et de m’aider
à me relever. On s’aida mutuellement à se débarrasser de la neige. Daemon s’attarda plus que
nécessaire sur certaines parties de mon anatomie. Puis on se tourna vers nos empreintes en
forme d’anges.
La mienne était beaucoup plus petite que la sienne et moins équilibrée, plus profonde en
haut qu’en bas. La sienne était parfaite. Quel crâneur ! Je serrai mes bras contre ma poitrine.
— Je ne comprends toujours pas.
— Il n’y a rien à comprendre.
Il passa un bras sur mes épaules et se pencha pour m’embrasser sur la joue. Ses lèvres
étaient délicieusement chaudes.
— Mais c’était drôle, non ? Maintenant… (Il me guida jusqu’à mon bonhomme de neige.)
Il faut qu’on termine ça. On ne peut pas le laisser ainsi. Pas tant que je serai là, en tout cas.
Mon cœur manqua un battement. J’avais souvent l’impression que Daemon était capable
de lire dans mes pensées. Il tapait souvent dans le mille. Je posai la tête sur son épaule en me
demandant comment ce connard de première avait pu se transformer en ce… ce garçon qui
continuait de me rendre folle, sans jamais cesser de me surprendre et de m’émerveiller.
Ce garçon dont j’étais follement amoureuse.
CHAPITRE 4

Lorsque les déneigeuses déblayèrent suffisamment les routes pour qu’on puisse circuler
en ville et aux alentours, Matthew appela tout de suite un vitrier. Les artisans terminèrent le
travail quelques minutes avant que ma mère n’arrive, le vendredi. On aurait dit qu’elle avait
dormi, mangé et sauvé des vies dans sa blouse à pois.
En se précipitant vers moi pour me prendre dans ses bras, elle faillit me faire tomber à la
renverse.
— Ma puce ! Tu m’as manqué !
Je lui rendis son étreinte avec le même enthousiasme.
— Moi aussi. Je… (Je reculai tout en essayant de ravaler mes larmes, puis détournai les
yeux et me raclai la gorge.) Tu t’es douchée, au moins, pendant ces quelques jours ?
— Pas du tout.
Quand elle tenta de me prendre de nouveau dans ses bras, je m’écartai vivement. Elle
s’esclaffa, mais alors qu’elle se dirigeait vers la cuisine, je vis bien que je lui avais fait de la
peine.
— Je rigole, dit-elle. Il y a des douches à l’hôpital, tu sais, ma chérie. Je suis propre. Je te
le jure !
Je la suivis et grimaçai en la voyant se diriger tout droit vers le frigo vide. Après avoir
ouvert la porte, elle fit un pas en arrière et tourna la tête vers moi. Des mèches blondes
s’échappaient de son chignon.
Elle fronça ses sourcils bien dessinés et plissa son petit nez en trompette.
— Katy… ?
— Désolée, dis-je en haussant les épaules. J’ai eu faim.
— Je vois ça. (Elle referma la porte.) Pas de problème. J’irai faire un tour au
supermarché, tout à l’heure. Les routes sont dégagées, maintenant. (Elle s’interrompit et se
passa la main sur le front.) Enfin, à certains endroits, on se déplacerait plus facilement en
scooter des neiges, mais pour aller en ville, ça va.
Ce qui signifiait qu’on pourrait retourner en cours lundi. Pff.
— Je peux venir avec toi.
— C’est gentil de ta part, ma puce. Du moment que tu ne mets pas n’importe quoi dans le
caddie et que tu ne fais pas de caprice quand je l’enlève.
Je lui adressai un regard blasé.
— Je n’ai plus deux ans, Maman.
Son sourire taquin se fendit en un énorme bâillement.
— Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour me reposer. La plupart des infirmières n’ont
pas réussi à atteindre l’hôpital. Du coup, j’ai dû aider aux urgences, à la maternité et mon
préféré…, dit-elle en attrapant une bouteille d’eau, … en désintox.
— Dur.
Je lui emboîtai le pas. J’avais besoin de ma maman.
— Tu n’imagines même pas. (Elle s’arrêta en bas de l’escalier et but une gorgée.) J’ai été
couverte de sang, d’urine et de vomi. Souvent dans cet ordre, mais pas systématiquement.
— Beuuuurk, m’exclamai-je.
Le métier d’infirmière venait de rejoindre ceux de l’administration scolaire dans ma liste
des boulots à éviter comme la peste.
— Oh ! (Elle s’arrêta au milieu des marches qu’elle avait commencé à gravir et se
retourna, en équilibre sur la pointe des pieds. Mon Dieu !) Avant que j’oublie, je change de
programme, la semaine prochaine. Au lieu de travailler à Grant le week-end, je serai à
Winchester. Ça bouge un peu plus en ville et j’aurai davantage de choses à faire. De toute
façon, Will travaille le week-end, donc ça m’arrange.
Ce qui voulait dire que j’allais encore me retrouver… Une minute ! Quoi ? Les battements
de mon cœur s’emballèrent et j’eus tout à coup l’impression de tomber dans un tourbillon sans
fin.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Ma mère fronça les sourcils.
— Ma puce, ta voix… J’aimerais vraiment jeter un coup d’œil à cette gorge. Tu veux
bien ? Sinon, on peut aussi demander à Will de t’examiner. Je suis sûre que ça ne le dérangera
pas.
J’étais tétanisée.
— Tu as… eu des nouvelles de Will ?
— Bien sûr. On s’est parlé au téléphone quand il était à sa conférence de médecine
interne, dans l’Ouest. (Elle sourit doucement.) Tout va bien ?
Pas vraiment, non.
— Viens, me dit-elle. Monte avec moi. Je vais regarder ta gorge…
— Quand… Quand as-tu parlé à Will ?
De la perplexité apparut sur le joli visage de ma mère.
— Il y a deux ou trois jours. Chérie, ta voix…
— Ma voix va très bien !
Malheureusement, mes cordes vocales me lâchèrent au milieu de ma phrase et ma mère
me regardait comme si je lui avais annoncé qu’elle allait devenir grand-mère. C’était le
moment de tout lui avouer.
Je gravis une marche et m’arrêtai. Ce que je voulais dire, la vérité, se retrouva bloqué sur
le seuil de mes lèvres. Je n’avais pas encore demandé l’avis des autres à ce sujet. Du moins, je
ne les avais pas avertis. Et de toute façon, me croirait-elle ? Le pire dans tout ça, c’était que
ma mère… était amoureuse de Will. Je le savais.
Mon estomac se noua et j’essayai de ne pas lui communiquer ma panique.
— Will revient quand ?
Les lèvres pincées, elle me dévisagea.
— La semaine prochaine, mais… Katy. Tu es sûre que tu n’as rien à me dire ?
Comptait-il vraiment revenir ? S’il continuait de parler à ma mère, ça signifiait sans
doute que la mutation avait réussi et que Daemon et moi étions maintenant liés à lui ? À
moins que les effets ne se soient dissipés avec le temps ?
Il fallait que je parle à Daemon. Sur-le-champ.
Ma bouche était tellement sèche que j’étais incapable de déglutir.
— Non. Désolée. Je dois y aller.
— Où ça ? me demanda-t-elle.
— Voir Daemon, répondis-je en reculant en direction de mes bottes.
— Katy. (Elle attendit que je m’arrête.) Will m’a tout raconté.
De la glace se forma soudain dans mes veines. Je me retournai lentement.
— À propos de quoi ?
— De Daemon et toi. Il m’a dit que vous aviez décidé de sortir ensemble. (Elle
s’interrompit et m’adressa son regard de maman, celui qui signifiait « je suis très déçue ».) Il
m’a dit que le sujet avait été abordé dans une conversation. J’aurais préféré que tu m’en parles
en premier, ma puce. Ça ne m’a pas fait plaisir d’apprendre que tu avais un petit ami de la
bouche de quelqu’un d’autre.
J’étais tellement estomaquée que j’en restai bouche bée.
Ma mère ajouta quelque chose et je crois que je hochai la tête. Très sincèrement, elle
aurait bien pu m’annoncer que Thor et Loki se livraient bataille au bout de la rue, je ne
l’écoutais plus. Qu’est-ce que Will manigançait ?
Lorsque ma mère abandonna l’idée d’avoir une vraie conversation avec moi, je me
dépêchai d’enfiler mes bottes et me précipitai vers la maison de Daemon. En voyant la porte
s’ouvrir, je sus que Daemon ne se trouvait pas derrière car je n’avais pas ressenti ce satané
picotement extraterrestre derrière ma nuque.
Toutefois, je ne m’étais pas attendue à me trouver nez à nez avec Andrew, qui me fusilla
de son regard bleu marine.
— Toi, dit-il d’une voix emplie de mépris.
Je clignai les yeux.
— Moi ?
Il croisa les bras.
— Oui, toi : Katy, la petite hybride humaine et extraterrestre.
— Euh, OK… Je dois voir Daemon.
Quand je commençai à monter les marches, il se posta devant moi pour me bloquer le
chemin.
— Daemon n’est pas là.
Il sourit, mais il n’y avait rien de chaleureux dans son expression.
Je croisai les bras et campai sur mes positions. Andrew ne m’avait jamais aimée. Je crois
qu’il n’aimait pas les gens en général. Ni les chiots. Ni le bacon.
— Il est où, alors ?
Andrew sortit complètement de la maison et referma la porte derrière lui. Il était
tellement proche de moi que la pointe de ses bottes effleurait les miennes.
— Daemon est parti ce matin. Je suppose qu’il a suivi Rain Man.
La colère m’envahit.
— Dawson est tout à fait normal !
— Ah bon ? demanda-t-il en haussant un sourcil. Pourtant, je ne l’ai pas entendu
prononcer plus de trois phrases par jour… et encore.
Je serrai les poings contre mes flancs. Une légère brise me souleva les cheveux et fit
passer quelques mèches par-dessus mes épaules. L’envie de le frapper me démangeait.
— Il a sans doute vécu des choses traumatisantes, alors fais preuve d’un peu de
compassion, connard ! Je ne sais même pas pourquoi je discute avec toi. Où est Dee ?
Son sourire suffisant s’effaça, laissant place à une haine hostile et glaciale.
— Dee est ici.
J’attendis qu’il approfondisse, en vain.
— Je m’en doutais, oui. (Toujours pas de réponse. J’étais à deux doigts de lui montrer ce
qu’une petite hybride humaine et extraterrestre était capable de faire.) Et toi, qu’est-ce que tu
fais ici ?
— On m’a invité. (Il se pencha vers moi, comme s’il allait m’embrasser. Je fus obligée de
reculer. Il me suivit.) Ce n’est pas ton cas.
Bon OK, ça faisait mal. Tout à coup, je me retrouvai coincée entre la rambarde et lui. Je
ne pouvais pas bouger, et lui ne reculait pas. Je sentis la Source, l’énergie à l’état pur que les
Luxens – et moi – contrôlions, grandir en moi, courir sous ma peau comme de l’électricité
statique.
Si Andrew refusait de se pousser, je pouvais le faire bouger.
Il vit sans doute un changement dans mon regard car il eut un ricanement moqueur.
— N’essaie même pas. Si tu m’attaques, je n’hésiterai pas à te rendre la pareille. Et ça ne
m’empêchera pas de dormir.
Combattre mon instinct et m’empêcher de lui mettre une raclée me demanda de gros
efforts. Mon côté humain, et l’autre que je ne savais pas vraiment définir, voulaient tous les
deux utiliser mon pouvoir, l’exploiter. C’était un peu comme un muscle dont je ne me servais
pas mais qui se bandait. Je me souvenais de la sensation entêtante du pouvoir courant à
travers mes veines, du plaisir que ça m’avait procuré.
Une petite partie de moi, infime, adorait ça. Et ça me terrifiait.
Heureusement pour Andrew, car cette peur chassa toute envie de me battre.
— Pourquoi est-ce que tu me détestes ? lui demandai-je.
Il pencha la tête sur le côté.
— Parce que tu es comme Beth. Tout allait bien avant qu’elle débarque. On a perdu
Dawson à cause d’elle et tu sais très bien qu’on ne l’a pas vraiment récupéré. Maintenant, le
scénario se reproduit avec Daemon, sauf que cette fois, on a perdu Adam au passage. Il est
mort.
Pour la première fois depuis qu’il avait ouvert la porte, ses yeux cristallins reflétèrent
autre chose que du dédain et de l’arrogance. C’était de la douleur. Je savais la reconnaître.
J’avais eu ce regard désespéré, brisé, moi aussi, quand mon père était décédé d’un cancer.
— Et ce ne sera pas le dernier, poursuivit Andrew d’une voix rauque. Tu le sais très bien,
mais est-ce que tu t’en soucies ? Non. Il n’existe pas de forme de vie plus égoïste que
l’humanité. Et n’essaie pas de me faire croire que tu es différente. Si c’était le cas, tu ne te
serais pas rapprochée de Dee. Tu ne te serais pas fait attaquer, et Daemon n’aurait pas été
obligé de te soigner. Rien de tout ça ne serait arrivé. Tout est ta faute. J’espère que tu en as
conscience.

*
* *

Le reste de la journée fut tout aussi désastreux. Je n’arrêtai pas de me demander ce que
Dawson avait bien pu faire pour éloigner Daemon toute la journée. Et si la Défense avait
décidé de venir nous enlever ? En plus de tout ça, les manigances de Will m’inquiétaient, et la
discussion que j’avais eue avec Andrew me donnait envie de me cacher dans mon lit, sous mes
couvertures.
Ce que je fis. Pendant une heure. Mon auto-apitoiement était limité dans le temps car je
finissais toujours par m’agacer toute seule.
Après m’être sorti les doigts des fesses, j’ouvris mon ordinateur et écrivis plusieurs
critiques. Depuis qu’il neigeait et que Daemon s’occupait de Dawson, j’avais lu quatre livres.
Ce n’était pas mon record, mais c’était plutôt pas mal, étant donné que j’avais eu tendance à
délaisser mon blog.
Ça me faisait toujours beaucoup de bien de parler d’un livre que j’avais apprécié. En plus,
je ne faisais pas les choses à moitié : je cherchai des images et des GIF pour illustrer mes
propos. J’adorais celles avec des chatons et des lamas tout mignons. Et Dean Winchester.
Quand j’appuyai sur le bouton « Publier », je souris.
J’en avais terminé une. Il m’en restait trois.
La fin de ma journée se résuma à écrire le reste de mes critiques, puis à lire les nouveaux
articles de mes blogueurs favoris. L’un d’entre eux avait un nouveau header pour lequel j’aurais
tué. Je n’avais jamais été douée pour la conception Web. Ça expliquait le manque d’originalité
de mon fond d’écran.
Après avoir fait un tour au supermarché avec ma mère et avoir dîné, j’étais sur le point
d’aller chercher Daemon moi-même lorsque je ressentis le picotement caractéristique.
Je me précipitai hors de la cuisine, manquant percuter ma mère au passage, et ouvris la
porte à l’instant où Daemon frappait. Je me jetai alors dans ses bras.
Comme il ne s’y attendait pas, il recula d’un pas sous mon assaut. Puis il me serra contre
lui avec un rire rauque. Je m’accrochai à ses épaules de toutes mes forces. On était tellement
collés l’un à l’autre que je sentis son cœur s’emballer au même rythme que le mien.
— Kitten, murmura-t-il. Tu sais que j’adore quand tu m’accueilles de cette façon.
J’avais la tête enfouie dans son cou. Son parfum, épicé et masculin, était exquis. Je
murmurai quelque chose d’inintelligible.
Daemon me souleva du sol.
— Tu étais inquiète, c’est ça ?
— Hmm.
C’est alors que je me rappelai que je m’étais rongé les sangs toute la journée. Je me
dégageai de son étreinte et le tapai sur le torse. De toutes mes forces.
— Aïe ! fit-il en souriant et en se frottant le torse. Qu’est-ce que j’ai fait ?
Je croisai les bras et essayai de ne pas parler trop fort.
— Tu ne sais pas ce que c’est qu’un portable ?
Il haussa les sourcils.
— Euh si, c’est un petit appareil avec plein d’applications trop cool dessus…
— Alors pourquoi tu ne t’en es pas servi aujourd’hui ? l’interrompis-je.
Il se pencha en avant, de façon à ce que ses lèvres effleurent mes joues. Je frissonnai. Ce
n’était pas du jeu.
— Quand je change de formes plusieurs fois dans la journée, ce n’est pas très bon pour
l’électronique.
Oh. Je n’avais jamais pensé à ça.
— Tu aurais quand même pu me contacter à un moment ou un autre. J’ai cru…
— Tu as cru quoi ?
Je lui adressai un regard qui signifiait clairement : « Tu veux que je te fasse un dessin ? »
Toute malice quitta alors les yeux de Daemon. Il prit mon visage entre ses mains et
m’embrassa tendrement. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut dans un murmure.
— Il ne m’arrivera rien, Kitten. Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi.
Je fermai les yeux pour profiter au maximum de sa chaleur.
— C’est sans doute la chose la plus bête que tu aies jamais dite.
— C’est vrai ? J’en dis des trucs stupides, pourtant !
— Justement. (Je pris une grande inspiration.) Je ne veux pas passer pour l’une de ces
affreuses copines jalouses, mais les choses… les choses sont différentes pour nous.
Il y eut une pause, puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire.
— Tu as raison.
Ça y est : les poules avaient des dents. C’était la Saint-Glinglin.
— Quoi ?
— Tu as raison. J’aurais dû te contacter pour te rassurer. Je suis désolé.
Le monde ne tournait pas rond. Je ne savais pas quoi dire. Daemon pensait avoir raison
99 % du temps. Alors : waouh.
— Tu es sans voix, dit-il en riant doucement. Ça me plaît, mais j’aime bien quand tu
t’énerves, aussi. Tu veux me frapper encore une fois ?
Je ris.
— Tu es…
Tout à coup, ma mère ouvrit la porte derrière moi et se racla la gorge.
— Je sais que vous adorez rester sur le perron, tous les deux, mais vous feriez mieux
d’entrer ; il gèle, là-dehors.
Les joues rouge écarlate, je fus incapable de retenir Daemon. Il me libéra et entra à
l’intérieur. Il entreprit alors de charmer ma mère jusqu’à la faire fondre complètement et ce,
dès l’entrée. C’était dégoûtant.
Il adorait sa nouvelle coupe de cheveux. Était-elle allée chez le coiffeur ? C’est vrai que
ses cheveux paraissaient différents. Ils étaient propres, pour une fois. Daemon la complimenta
également sur ses boucles d’oreilles en diamants. Sur le tapis au bas de l’escalier. Et sur
l’odeur de notre mystérieux repas (je ne savais toujours pas ce qu’elle m’avait concocté). Il
vouait aussi une admiration sans bornes aux infirmières à travers le monde. Pour moi, ce fut
la goutte d’eau. Je levai les yeux au ciel.
Daemon se comportait de façon ridicule.
Je l’attrapai par le bras et le tirai vers l’escalier.
— Bon, c’était sympa, mais…
Ma mère croisa les bras.
— Katy… Qu’est-ce que je t’ai dit à propos de ta chambre ?
Et moi qui pensais que je ne pouvais pas rougir davantage !
— Maman…
Je tirai sur le bras de Daemon. Il ne bougea pas.
Ma mère ne comptait pas céder. Je soupirai.
— Maman, ce n’est pas comme si on allait coucher ensemble alors que tu es à la maison !
— Je suis ravie d’apprendre que vous ne couchez ensemble que lorsque je ne suis pas là,
ma puce.
Daemon toussa pour dissimuler son sourire.
— On peut rester…
Je lui adressai un regard noir et réussis à lui faire monter une marche.
— Mamaaan ! me plaignis-je, boudeuse.
Au bout d’un moment, elle finit par baisser les bras.
— D’accord, mais laissez la porte ouverte.
Un grand sourire apparut sur mon visage.
— Merci !
Je me retournai et guidai Daemon d’un pas vif vers ma chambre avant qu’il ne charme un
peu trop ma mère. Après l’avoir poussé à l’intérieur, je secouai la tête.
— Tu es incorrigible.
— Et toi, tu es très vilaine, dit-il en souriant. Je croyais qu’elle t’avait dit de laisser la
porte ouverte ?
— Elle n’est pas fermée, répondis-je en désignant la porte. Elle est entrouverte. C’est
pareil.
— C’est un détail, c’est vrai.
Il s’assit sur le lit et me fit un geste de la main pour que j’aille le rejoindre. Une lueur
malicieuse faisait ressortir le vert de ses yeux.
— Viens, approche-toi.
Je ne bougeai pas d’un pouce.
— Je ne t’ai pas fait monter pour qu’on se saute dessus comme des bêtes.
— Mince.
Il laissa retomber sa main sur ses genoux.
Pour ne pas l’encourager, je me forçai à ne pas rire. Mieux valait aller droit au but.
— Il faut qu’on parle. (J’avançai vers le lit en prenant garde à ne pas élever la voix.) Will
est toujours en contact avec ma mère.
Il fronça les sourcils.
— Dis-moi tout ce que tu sais.
Je m’assis alors à côté de lui et remontai mes jambes contre ma poitrine. Tandis que je
lui répétais les paroles de ma mère, je le vis serrer les dents de plus en plus fort. La nouvelle
était malvenue. Nous n’avions aucun moyen de savoir si la mutation avait fonctionné ou non,
à part en demandant directement à Will, et… non merci.
— Il ne peut pas revenir, dis-je en massant mes tempes douloureuses.
Elles semblaient m’élancer au même rythme que les muscles de la mâchoire de Daemon
tiquaient.
— Si la mutation n’a pas marché, il sait que tu le tueras. Si par contre, elle est effective…
— Il a l’avantage, admit Daemon.
Je me laissai tomber sur le dos.
— Putain, c’est le bordel. (On était coincés de tous les côtés.) S’il revient, je ne peux pas
le laisser s’approcher de ma mère. Je vais devoir lui avouer la vérité.
Daemon resta silencieux un instant. Il recula jusqu’à s’adosser contre la tête de lit.
— Je ne veux pas que tu le lui dises.
Surprise, je tournai la tête pour le regarder dans les yeux.
— Il le faut, pourtant. Elle est en danger.
— C’est si tu lui dis la vérité qu’elle sera en danger. (Il croisa les bras.) Je comprends tes
raisons, mais moins elle en saura, plus elle sera en sécurité.
Une part de moi le savait très bien. Les humains qui connaissaient leur secret risquaient
leur vie.
— Mais la laisser dans l’ignorance est encore pire, Daemon. (Je me redressai et me mis à
genoux.) Will est un malade. Et s’il revenait comme si de rien n’était ? (La bile me brûla la
gorge.) Je ne le supporterai pas.
Daemon se passa la main dans les cheveux. Le geste tendit le tissu de son tee-shirt à
manches longues et fit ressortir ses biceps. Il prit une profonde inspiration.
— Tout d’abord, il faut qu’on sache si Will a vraiment l’intention de revenir.
Une pointe d’agacement me piqua.
— Et comment tu comptes t’y prendre ?
— Je ne sais pas encore, répondit Daemon avec un maigre sourire. Mais je trouverai un
moyen.
Frustrée, je me rassis normalement. Nous avions un peu de temps devant nous. Pas
l’éternité, mais au moins quelques jours, voire une semaine si nous avions de la chance. Je
n’aimais simplement pas l’idée de laisser ma mère dans l’ignorance.
— Qu’est-ce que tu as fait, toute la journée ? Tu as suivi Dawson ? demandai-je pour
changer de sujet. (Lorsqu’il hocha la tête, mon cœur se serra.) Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il s’est baladé sans but. Je pense qu’il cherchait surtout à me perdre. Il voulait
retourner aux bureaux, et il l’aurait sûrement fait si je ne l’avais pas filé. La seule raison pour
laquelle je l’ai laissé ce soir, c’est parce que Dee l’a coincé. (Il s’interrompit et détourna la
tête. Ses épaules s’affaissèrent alors, comme si elles supportaient un poids terrible.) Dawson…
Il va finir par se refaire capturer.
CHAPITRE 5

Quelle ne fut pas ma surprise quand Daemon débarqua chez moi en début de soirée le
samedi suivant pour me proposer de sortir ! Genre affronter les routes rendues glissantes par
la neige pour faire un truc normal. Un rencard. Comme si on pouvait se le permettre ! Mais je
ne pouvais pas m’empêcher de me rappeler ce qu’il m’avait dit quand je m’étais trouvée dans
son lit, prête à me donner à lui.
Il avait voulu faire les choses bien. Sortir ensemble. Aller au ciné.
C’était Dee qui gardait Dawson ce soir. Daemon lui faisait suffisamment confiance pour le
lui laisser.
Je sortis un jean foncé de mon placard ainsi qu’un pull à col roulé rouge, puis me
maquillai avec soin. Une fois prête, je dévalai les escaliers. Il me fallut une demi-heure pour
séparer Daemon et ma mère.
Finalement, je n’avais peut-être pas à m’inquiéter pour Will. J’avais davantage de souci à
me faire pour Daemon et elle. Couguar !
Quand on se retrouva enfin à l’intérieur de Dolly, son 4 × 4 bien confortable, il alluma le
chauffage et me fit un sourire en coin.
— Bon. Il y a quelques règles à suivre, ce soir.
Je haussai les sourcils
— Des règles ?
— Oui.
Il recula, puis descendit l’allée en prenant soin d’éviter les parties verglacées du chemin.
— Règle numéro un : interdiction de parler de la Défense.
Je me mordis les lèvres.
— D’accord.
Il jeta un coup d’œil dans ma direction, comme s’il savait que j’essayais de réprimer un
sourire d’amoureuse transie.
— Règle numéro deux : on ne parle pas non plus de Dawson, ni de Will. Et règle numéro
trois : on se concentre sur moi, parce que je suis formidable.
Cette fois, je fus incapable de retenir mon sourire. Il fendit mon visage en deux.
— Ça doit être faisable.
— Je l’espère pour toi sinon, je vais devoir te punir.
— Et de quel genre de punition parle-t-on ?
Il rit doucement.
— Du genre qui te plaira beaucoup.
Le rouge me monta aux joues et je sentis mon sang s’échauffer. Mieux valait ne pas
répondre. Au lieu de quoi, je tendis la main vers la radio… au même moment que Daemon.
Quand nos doigts se rencontrèrent, une sorte de courant électrique déferla le long de mon
bras et passa dans le sien. Je reculai vivement. Il s’esclaffa de nouveau, mais sa voix était
devenue rauque. Tout à coup, l’habitacle de la voiture me parut trop étroit.
Daemon jeta son dévolu sur une radio pop rock, mais laissa le volume assez faible. Le
trajet jusqu’en ville se révéla ordinaire, mais agréable… parce qu’il ne s’était rien passé,
justement. Daemon nous emmena dans un restaurant italien où on nous plaça à une table
éclairée par des bougies vacillantes. Je jetai un coup d’œil alentour. Les autres tables n’en
avaient pas. Elles étaient recouvertes de sets de tables à carreaux rouges et blancs
terriblement clichés.
Sur notre table en bois, il n’y avait rien d’autre que des bougies et deux verres à vin
remplis d’eau. Et les serviettes avaient l’air d’être en tissu.
Pendant qu’on s’asseyait, j’essayai de trouver une explication. Mon cœur fit un bond dans
ma poitrine.
— Est-ce que… ?
Il posa les coudes sur la table et se pencha en avant. Les ombres dansaient sur son visage,
soulignant l’arc de ses pommettes et le contour de ses lèvres.
— Est-ce que « quoi » ?
— Est-ce que tu avais tout prévu ? demandai-je en désignant les bougies.
Daemon haussa les épaules.
— Peut-être…
Le sourire aux lèvres, je recoiffai mes cheveux en arrière.
— Merci. C’est…
— Formidable ?
Je ris.
— J’allais dire romantique. C’est très romantique. Mais c’est formidable aussi.
— Alors ça en valait la peine.
Il releva la tête en voyant la serveuse arriver vers nous. Le prénom « Rhonda » était écrit
sur son badge.
Quand elle se tourna vers Daemon pour prendre sa commande, son regard se fit rêveur.
C’était l’un des inconvénients de sortir avec Monsieur « je suis formidable ». Je commençais à
le comprendre.
— Et toi, ma jolie ?
— Les spaghettis bolognaise, répondis-je en fermant le menu avant de le lui rendre.
Rhonda jeta un regard en coin à Daemon et je crus même l’entendre soupirer.
— Je vous apporte tout de suite les gressins.
Quand on se retrouva seuls, je souris à Daemon d’un air mutin.
— Ça ne m’étonnerait pas qu’elle nous rajoute des boulettes de viande.
Il rit.
— Hé ! Au moins, je suis doué pour quelque chose.
— Tu es doué pour des tas de choses.
À l’instant où les mots franchirent mes lèvres, je rougis. Ils pouvaient être interprétés de
multiples façons.
Étonnamment, Daemon ne releva pas, mais me chambra à propos d’un livre qu’il avait
aperçu dans ma chambre. C’était un roman d’amour. Avec un mannequin super baraqué et des
abdos en béton sur la couverture. Lorsque notre panière à gressins, remplie à ras bord, arriva,
j’avais presque réussi à le convaincre qu’il serait le modèle idéal pour la couverture de ce
genre de livres.
— Je refuse de porter des pantalons en cuir, me dit-il en mordant dans un délicieux
morceau de pain à l’ail.
Et c’était bien dommage.
— Peu importe. Tu as le physique pour.
Il leva les yeux au ciel.
— Tu n’es avec moi que pour mon corps. Avoue.
— Eh bien, maintenant que tu le dis…
Sous ses cils charbonneux, ses yeux étincelèrent comme des pierres précieuses.
— J’ai l’impression d’être un homme objet.
J’éclatai de rire. Puis il posa une question à laquelle je ne m’étais pas du tout préparée.
— Tu comptes aller à la fac ?
Je clignai les yeux. La fac ? Je m’adossai à ma chaise et baissai le regard vers la petite
flamme.
— Aucune idée. Ce n’est pas vraiment une possibilité… à part si la fac en question se
trouve à proximité d’un tas de bêta-quartz…
— Tu as enfreint une règle, me rappela-t-il avec un sourire en coin
Je levai les yeux au ciel.
— Et toi, alors ? Qu’est-ce que tu vas faire après le lycée ?
Il haussa les épaules.
— Je n’ai pas encore décidé.
— Il ne te reste plus beaucoup de temps, lui dis-je.
J’avais l’impression de parler comme Carissa. Elle n’arrêtait pas de me le répéter chaque
fois qu’on discutait.
— On est dans le même bateau, à ce niveau-là. Sauf si on s’inscrit en septembre.
— Bon. Règles mise à part, comment est-ce qu’on pourrait y arriver ? En prenant des
cours en ligne ? (Quand il haussa encore les épaules, j’eus envie de le poignarder dans l’œil
avec ma fourchette.) Sauf si tu connais une université qui possède… un environnement
adéquat ?
Nos plats arrivèrent et la conversation cessa tandis que la serveuse râpait du fromage sur
l’assiette de Daemon. Elle finit par m’en proposer également. Dès qu’elle s’éloigna, je revins à
la charge.
— Alors ? Tu en connais une ?
Couverts à la main, il entreprit de découper un morceau de sa gigantesque part de
lasagnes.
— Les Flatirons.
— Les quoi ?
— C’est une chaîne de montagnes juste en dehors de la ville de Boulder dans le Colorado.
Il continua de découper ses lasagnes en tout petits morceaux. Daemon avait une façon
très méticuleuse de manger, alors que moi, j’attrapais mes spaghettis comme je pouvais.
— La roche est remplie de quartz. Son existence n’est pas aussi connue, ni visible
qu’ailleurs, mais il est bien là, sous plusieurs mètres de sédiments.
— OK, répondis-je en essayant de manger mes spaghettis un peu plus proprement. Et
quel est le rapport avec ce qu’on disait ?
Il leva les yeux vers moi.
— L’Université du Colorado se trouve à seulement quelques kilomètres des Flatirons.
— Oh. (Je mâchai plus lentement. Tout à coup, je n’avais plus très faim.) Tu veux aller
étudier là-bas ?
Il haussa de nouveau les épaules.
— C’est sympa, le Colorado. Je suis sûr que ça te plairait.
Je le dévisageai. Était-il en train d’insinuer ce à quoi je pensais ? Je ne voulais pas tirer
de conclusions hâtives et j’avais peur de lui poser la question, parce qu’il voulait peut-être tout
simplement dire que la région me plairait quand je viendrais lui rendre visite… et pas que
j’allais vivre là-bas avec lui. Ce serait terriblement gênant.
Les mains glacées, je reposai ma fourchette. Et si Daemon partait pour de bon ? J’avais
toujours cru qu’il resterait ici. Pour toujours. Et j’avais accepté l’idée de me retrouver coincée
ici, moi aussi, parce que je n’avais jamais eu l’idée de chercher un autre endroit protégé des
Arums.
Je baissai les yeux vers mon assiette. Avais-je accepté mon sort à cause de Daemon ?
Était-ce bien raisonnable ? Après tout, il ne t’a jamais dit qu’il t’aimait, me souffla une petite
voix insidieuse et agaçante. Même pas après que tu le lui as dit.
Elle n’avait pas tout à fait tort, cette voix stupide.
Tout à coup, un gressin me tapota le bout du nez. Je relevai vivement la tête. Des miettes
aillées plurent sur la table.
Les sourcils froncés, Daemon tenait le bâtonnet entre deux doigts.
— À quoi tu penses ?
Je repoussai les miettes tandis qu’un sentiment de malaise me retournait l’estomac. Je
me forçai à lui sourire.
— Je… Je me disais que le Colorado, ça devait être très sympa.
À son expression, il était clair qu’il ne me croyait pas, mais il reporta son attention sur
ses lasagnes. Un silence gêné tomba entre nous. C’était une première. Je fis de mon mieux
pour apprécier la nourriture jusqu’à ce moment où une chose incroyable se produisit. Daemon
recommença à me taquiner et la conversation prit une autre tournure. On parla par exemple
de son obsession pour les fantômes. Et de fil en aiguille, je me surpris à m’amuser de nouveau.
— Tu crois aux fantômes ? lui demandai-je en essayant d’attraper mes derniers
spaghettis.
Après avoir terminé son assiette, il s’adossa à son siège et but une gorgée d’eau.
— Je pense que ça existe, oui.
La surprise m’envahit.
— C’est vrai ? Je croyais, euh, que tu regardais ce genre d’émissions pour te moquer.
— Un peu, oui. J’adore celui où le présentateur crie toutes les cinq secondes. (Il sourit en
me voyant rire.) Mais je ne vois pas pourquoi ce serait impossible. Il y a des tas de gens qui
ont vu des choses inexplicables.
— Comme les extraterrestres et les OVNI, rétorquai-je, tout sourire.
— Exactement. (Il reposa son verre.) Sauf que les OVNI sont une grosse blague. C’est le
gouvernement qui se cache derrière tous les Objets Volants Non Identifiés.
Je le dévisageai, bouche bée. Je ne savais même pas pourquoi ça me surprenait.
Quand Rhonda nous apporta l’addition, je n’avais pas la moindre envie de partir. Ce
rendez-vous bien trop court nous avait donné une illusion de normalité dont nous manquions
cruellement. Pendant qu’on se dirigeait vers la sortie, j’eus envie de lui prendre la main, mais
je me retins. Daemon faisait des tas de trucs un peu fous en public, pourtant je n’étais pas
certaine que ce geste en fasse partie.
Ce n’était pas son style.
Il y avait des élèves du lycée assis près de la porte. En nous voyant, ils écarquillèrent les
yeux. Étant donné qu’on n’avait pas cessé de se disputer de toute l’année, je ne pouvais pas
leur en vouloir d’être surpris.
La neige avait recommencé à tomber pendant qu’on dînait, et un fin manteau blanc
recouvrait le sol du parking et les voitures. Arrivée devant la voiture, côté passager, j’ouvris la
bouche et attendis qu’un petit flocon se pose sur ma langue.
Daemon me dévisageait. L’intensité de son regard me rendait nerveuse, me serrait
l’estomac. J’eus soudain envie de franchir la distance qui nous séparait, mais j’étais incapable
de bouger. Mes pieds semblaient rivés au sol et l’air coincé dans mes poumons.
— Quoi ? murmurai-je.
Il entrouvrit les lèvres.
— Je me disais qu’on pouvait aller au ciné.
— D’accord. (Malgré la neige, j’avais très chaud.) Et ?
— Mais tu as enfreint les règles, Kitten. Plusieurs fois. Il faut que je te punisse.
Mon cœur bondit dans ma poitrine.
— C’est tout moi. Je ne supporte pas les règles.
Il eut un sourire en coin.
— C’est vrai.
Bougeant à la vitesse de l’éclair, Daemon se retrouva devant moi avant que j’aie pu
répondre. Il prit mon visage entre ses mains et se baissa vers moi. Quand ses lèvres
effleurèrent les miennes, un frisson me parcourut. Le premier contact fut doux, comme la
caresse d’une plume, et d’une tendresse désarmante. Puis il se fit plus insistant et j’ouvris les
lèvres en guise d’invitation.
J’adorais ce genre de punition.
Les mains de Daemon glissèrent jusqu’à mes hanches et il me pressa contre lui tout en me
faisant reculer. Je me retrouvai appuyée contre la carrosserie froide et humide de sa voiture.
Du moins, j’espérais qu’il s’agissait de sa voiture parce que je doutais que quelqu’un d’autre
apprécie ce genre de démonstration contre son véhicule.
On s’embrassait sans retenue, sans le moindre espace entre nos deux corps. Mes bras se
frayèrent un chemin jusqu’à sa nuque et mes doigts glissèrent dans ses cheveux soyeux
recouverts d’une fine pellicule de neige. On s’emboîtait parfaitement.
— Ciné ? murmura-t-il avant de continuer de m’embrasser. Et après, Kitten ?
Je n’arrivais pas à réfléchir. Tous mes sens étaient focalisés sur son corps pressé contre le
mien, sur son goût. Sur mon cœur qui battait la chamade tandis que ses doigts glissaient sous
mon pull, sur ma peau. J’aurais voulu me mettre à nu, de façon littérale et métaphorique…
mais seulement avec lui, toujours lui. Je savais ce qu’il insinuait par « et après ? ». Il m’avait
dit qu’il voulait faire les choses correctement. Mais j’avais envie de les faire tout de suite, ces
choses.
Enivrée par ses baisers, j’étais incapable de parler. Alors je choisis de le lui montrer, en
glissant les mains jusqu’à ses hanches. Je m’accrochai à sa ceinture et le pressai contre moi au
maximum.
Daemon grogna et mon cœur s’emballa. Oui. Il avait compris. Sa main s’aventura plus
haut, effleura de la dentelle et…
Son téléphone tinta dans sa poche. La sonnerie était aussi forte qu’une alarme incendie.
L’espace d’un instant, je crus qu’il allait l’ignorer, mais il se dégagea en haletant.
— Une seconde.
Il déposa un rapide baiser sur mes lèvres, laissa sa main où elle était et, de l’autre, sortit
son téléphone. Le souffle court, je posai la tête contre son torse. Il avait troublé mes sens et je
me retrouvai délicieusement hors de contrôle.
Lorsque Daemon répondit, ce fut d’une voix enrouée.
— Ça a intérêt à être important…
Je le sentis se crisper contre moi. Son pouls s’emballa. Je compris tout de suite que
quelque chose de grave s’était produit. Je reculai pour le dévisager.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— OK, dit-il dans le combiné. (Ses pupilles étincelaient.) Ne t’inquiète pas, Dee. Je m’en
occupe. Je te le promets.
La peur me refroidit de l’intérieur. Tandis que Daemon glissait de nouveau son portable
dans sa poche, je sentis mon ventre se serrer.
— Qu’est-ce qui se passe ? répétai-je.
Il semblait tendu des pieds à la tête.
— C’est Dawson. Il s’est enfui.
CHAPITRE 6

Je dévisageai Daemon un instant en espérant avoir mal compris. Malheureusement,


l’inquiétude et la colère qui étincelaient dans ses yeux lumineux prouvaient le contraire.
— Je suis désolé, dit-il.
— Ce n’est pas grave. Je comprends. (Je recoiffai mes cheveux en arrière.) Je peux faire
quelque chose ?
— Non. Il faut que j’y aille, dit-il en sortant les clés de voiture de sa poche et en les
posant dans ma main. Le plus vite possible, je veux dire. Tu ferais mieux de rentrer à la
maison et de t’enfermer. (Il me tendit son portable.) Laisse-le dans la voiture. Je me dépêche.
Rentrer à la maison ?
— Je peux t’aider, Daemon. Je peux venir avec…
— S’il te plaît.
Il prit mon visage entre ses mains. Ses doigts étaient chauds contre mes joues froides. Il
m’embrassa, mais derrière sa tendresse, je sentais sa colère. Il recula.
— Rentre à la maison.
Ensuite, rapide comme l’éclair, il disparut. Je restai plantée là pendant plusieurs minutes.
Nous avions profité d’une heure ou deux de tranquillité seulement avant qu’une catastrophe
nous tombe dessus. Je serrai les clés dans ma main. Les griffes de métal s’enfoncèrent dans ma
chair.
Un rendez-vous gâché était le cadet de nos soucis.
— Et merde, m’exclamai-je en me précipitant vers l’avant du 4 × 4.
Une fois à l’intérieur, j’avançai le siège qui était en position Godzilla pour réussir à
atteindre les pédales.
Rentre à la maison.
Dawson avait pu se rendre à deux endroits différents. La veille, Daemon m’avait dit que
son frère avait tenté de retourner aux bureaux dans lesquels il avait été retenu. C’était le
premier endroit qu’il fallait vérifier.
Rentre à la maison et enferme-toi.
Les doigts crispés sur le volant, je quittai le parking. Si je rentrais chez moi et lui
obéissais comme une gentille fille, je pourrais lire un bon livre, confortablement installée dans
le canapé. Ou écrire une critique en mangeant du pop-corn. Puis si rien de terrible ne se
produisait, Daemon rentrerait et je me jetterais dans ses bras.
Je tournai à droite au lieu de prendre à gauche en m’esclaffant. Le son qui m’échappa fut
rauque et faible à cause du mauvais état de mes cordes vocales et de ma nervosité.
Hors de question que je rentre. On n’était plus dans les années 1950. Je n’étais pas une
petite chose fragile. Et je n’avais plus rien à voir avec la Katy que Daemon avait rencontrée. Il
allait falloir qu’il se fasse une raison.
J’appuyai sur l’accélérateur en espérant que les hommes en bleu avaient autre chose à
faire que de s’occuper de la circulation. J’étais incapable de rattraper Daemon, mais s’il
rencontrait le moindre problème, je pourrais faire diversion ou quelque chose dans le genre.
À mi-chemin, j’aperçus une lumière blanche du coin de l’œil, derrière les arbres qui
bordaient la voie rapide. Elle réapparut une deuxième fois, et je vis qu’elle était teintée de
rouge.
J’écrasai la pédale des freins et braquai violemment à droite pour me garer le long de la
route. Le cœur battant la chamade, j’enclenchai les feux de détresse, puis ouvris la porte à la
volée. Je traversai les deux voies en courant. Grâce à la Source ou, en tout cas, à l’énergie qui
vivait en moi, je pris de la vitesse, à tel point que mes pieds touchaient à peine le sol.
Les branches basses s’accrochaient à mes cheveux. La neige continuait de tomber à foison
tandis que je me frayais un chemin parmi les arbres et piétinais le sol blanc. À ma gauche, une
forme marron s’enfuit. Sûrement une biche ou, avec ma chance, un chupacabra.
Une lumière blanche bleutée apparut devant moi comme un éclair horizontal. C’était sans
aucun doute de l’énergie d’origine Luxen, mais ce n’était pas celle de Daemon. La sienne était
rougeâtre. Il s’agissait peut-être de celle de Dawson ou de…
Je contournai un amoncellement de grands rochers en courant tout en évitant les
stalactites meurtrières qui tombaient des ormes autour de moi. Une fois sortie de ce
labyrinthe boisé, je tournai vivement à droite.
Ils étaient là. Deux Luxens sous leur forme lumineuse. Ils étaient en train… Non, ce
n’était pas possible. Je m’arrêtai net et avalai plusieurs goulées d’air.
L’un était grand et blanc, avec un soupçon de rouge. L’autre était plus petit et plus mince
avec un halo bleuté. Le premier, je savais que c’était Daemon, avait un bras autour du cou du
deuxième. Le genre de prise que j’avais déjà vue dans des combats de catch, en moins
lumineux.
C’était la dernière chose à laquelle je m’étais attendue.
S’il s’agissait effectivement de Dawson, le frère de Daemon ne resta pas longtemps en
position d’infériorité. Il réussit à se libérer et à le repousser de plusieurs mètres. Mais Daemon
revint à la charge. Il passa les bras autour de la forme lumineuse, la souleva et la plaqua
violemment par terre. Si fort que d’autres glaçons tombèrent des arbres autour de nous.
La lumière de Dawson s’intensifia. Des rayons bleutés rebondirent sur les troncs et
manquèrent de peu les deux adversaires. Dawson tenta de faire rouler Daemon sur le côté, du
moins, ça y ressemblait, mais son frère avait l’avantage.
Je croisai les bras en frissonnant.
— Dites-moi que je rêve !
Ces deux imbéciles se figèrent. Je mourais d’envie de les frapper. En un clin d’œil, la
luminosité s’atténua et les yeux brillants de Daemon se posèrent sur moi.
— Je croyais t’avoir dit de rentrer, aboya-t-il.
— Aux dernières nouvelles, tu n’as aucun droit de me donner des ordres. (Je fis un pas en
avant sans me préoccuper de la façon dont son regard étincelait.) Écoute, j’étais inquiète. J’ai
préféré venir t’aider, au cas où.
Il eut un rictus agacé.
— Et comment tu comptais m’aider, au juste ?
— Comme je viens de le faire. Heureusement que j’étais là pour vous séparer, crétins !
Il me dévisagea un long moment. À son expression, il était clair que je n’allais pas m’en
tirer aussi facilement. Il allait peut-être me punir… Et ça n’allait pas être agréable, cette fois.
— Laisse-moi me relever, Daemon.
Daemon baissa la tête.
— Pourquoi ? Pour que tu puisses t’échapper encore une fois ?
— Tu ne peux pas m’arrêter, répondit Dawson avec une apathie inquiétante.
Les muscles de Daemon jouèrent sous son pull.
— Je peux, et je n’hésiterai pas. Il est hors de question que je te laisse faire une chose
pareille. Elle…
— Quoi ? Elle ne le mérite pas, c’est ça ?
— Elle ne voudrait pas que tu te mettes en danger, rétorqua Daemon, fou de rage. Si les
rôles étaient inversés, tu ne voudrais pas non plus qu’elle risque sa vie.
Dawson se redressa d’un coup et réussit à mettre suffisamment d’espace entre eux pour se
lever. Ils se toisèrent un long moment.
— S’ils retenaient Katy…
— Arrête, fit Daemon en serrant les poings.
Son frère ne sembla pas s’en inquiéter.
— S’ils la retenaient, tu ferais la même chose. Ne mens pas.
Daemon ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. On savait tous les trois qu’il aurait
agi de la même façon et que personne n’aurait pu l’arrêter. Dans cette perspective, comment
pouvait-on retenir Dawson ? C’était impossible.
En le voyant se passer les mains dans ses cheveux déjà décoiffés, je compris que Daemon
en était arrivé à la même conclusion et qu’il était tiraillé entre la raison et l’envie d’aider son
frère.
Je fis un pas en avant. Tout à coup, j’eus l’impression de sentir le fardeau de Daemon se
poser sur mes épaules.
— On ne peut pas t’arrêter. Tu as raison.
Dawson se tourna vivement dans ma direction. Ses yeux verts étaient étincelants.
— Alors, laissez-moi passer.
— On ne peut pas non plus. (Je jetai un coup d’œil à Daemon. Son expression restait
impassible.) Dee et ton frère t’ont cru mort pendant un an. Tu n’as pas la moindre idée de
l’épreuve que ça a été pour eux.
— Et toi, tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai vécu. (Il baissa les yeux.) Bon,
d’accord. Peut-être un peu. Mais ce qu’on t’a infligé, Beth le subit en dix fois pire. Je ne peux
pas l’abandonner, malgré tout l’amour que je porte à mon frère et ma sœur.
J’entendis Daemon prendre une grande inspiration. C’était la première fois depuis son
retour que Dawson parlait de ses sentiments pour sa famille. Je décidai de m’en servir.
— Ils savent que tu les aimes. Moi aussi. Personne ne souhaite que tu abandonnes Beth.
C’est juste que t’enfuir et te faire capturer n’est pas la solution.
Waouh. Quand étais-je devenue aussi sage ?
— Tu as une autre idée ? me demanda Dawson, la tête penchée sur le côté, comme son
frère le faisait souvent.
C’était tout le problème. Dawson ne renoncerait pas et au fond de lui, Daemon le
comprenait. Lui demander de faire le contraire était d’une hypocrisie sans nom. Il fallait
trouver un compromis.
Il y en avait un.
— Nous laisser t’aider.
— Pardon ? intervint Daemon.
Je ne lui répondis pas.
— Tu sais très bien que ça ne sert à rien de se précipiter vers les bureaux de la Défense.
Il faut d’abord savoir où se trouve Beth, précisément, et établir un plan d’action pour la
libérer. Et je parle d’un vrai plan, avec très peu de risques.
Les deux frères semblaient me jauger du regard, à présent. Je retins ma respiration.
C’était la seule solution. Daemon ne pouvait pas surveiller son frère ad vitam æternam et de
toute façon, Dawson était en droit de prendre ses propres décisions.
Le dos raide, Dawson se détourna. Plusieurs secondes s’écoulèrent. Autour de nous le
vent faisait onduler les arbres et tourbillonner la neige.
— L’idée qu’ils la retiennent m’est insupportable. Quand j’y pense, j’ai du mal à respirer.
— Je sais, murmurai-je.
Le clair de lune filtrait à travers les branches et éclairait le visage de Daemon d’une
lumière crue. Il ne parlait plus, mais une aura de colère émanait de lui. Pensait-il réellement
pouvoir retenir Dawson ? Si c’était le cas, il se voilait la face.
Au bout d’un moment, Dawson hocha la tête.
— D’accord.
Un doux soulagement m’envahit.
— Mais tu dois nous promettre de nous laisser un peu de temps. (On en revenait toujours
au même point, sauf que c’était une variante de l’équation qu’on ne contrôlait pas.) Pas
question de t’enfuir parce que tu perds patience. Il faut que tu nous le jures.
Quand il se tourna vers moi, je vis un frisson le parcourir, comme s’il venait de perdre
toute envie de se battre. Ses muscles se détendirent et il laissa tomber ses bras contre ses
flancs.
— Je le jure. Si vous m’aidez, je le jure.
— Marché conclu.
Il y eut un moment de silence, comme si la nature prenait note de nos promesses
respectives. Puis on retourna tous les trois vers le 4 × 4 dans une atmosphère pesante.
Comme mes doigts étaient glacés, je tendis les clés à Daemon.
Dawson monta à l’arrière et posa la tête contre la banquette, les yeux fermés. Je
n’arrêtais pas de regarder Daemon en coin, attendant qu’il dise quelque chose, mais il restait
concentré sur la route. Le silence me faisait penser à une bombe à retardement.
Je me tournai vers l’arrière. Dawson avait en fait les yeux entrouverts et observait son
frère.
— Au fait, Dawson…
Son regard se posa sur moi.
— Oui ?
— Ça te dirait de retourner au lycée ?
Aller en cours le tiendrait occupé en attendant qu’on décide la marche à suivre vis-à-vis
de Beth. Et ça allait dans le sens du plan de Daemon qui consistait à faire croire à la Défense
que nous pensions avoir gagné. Sans parler du fait que cela nous permettrait de garder un œil
sur Dawson.
— Je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas… Tu n’as qu’à dire que tu avais fugué. Ça
arrive tout le temps.
— Tout le monde pense qu’il est mort, intervint Daemon.
— Je suis certaine qu’il ne sera pas le seul fugueur à être rentré chez lui alors qu’on le
croyait mort…, rétorquai-je.
Dawson avait l’air d’y réfléchir sérieusement.
— Qu’est-ce que je dirai si on me parle de Beth ?
— Excellente question.
Le ton de Daemon débordait de sarcasme.
J’arrêtai de me ronger les ongles.
— Que vous vous êtes enfuis ensemble et que tu as décidé de rentrer. Pas elle.
Dawson se pencha en avant et prit son visage entre ses mains.
— Ce serait toujours mieux que de me ronger les sangs toute la journée.
Il avait raison. Si ça continuait comme ça, il allait devenir fou.
— Il faut qu’il s’inscrive, dit Daemon en pianotant sur le volant. Je vais en parler à
Matthew. Il s’en occupera.
Rassurée de voir Daemon s’impliquer enfin, je m’adossai à mon siège et souris. La crise
venait d’être évitée. Si seulement tout avait été aussi simple !
Quand on se gara dans l’allée, Dee nous attendait sous le porche. Andrew était posté,
droit comme un piquet, à côté d’elle. Dawson descendit de voiture et s’approcha de sa sœur.
Ils échangèrent quelques mots que je n’entendis pas, puis s’étreignirent.
C’était une forme d’amour incroyable. Différente de celle qui avait uni mes parents, mais
tout aussi forte et inconditionnelle. Aucun différend ne pourrait changer ça.
— Je croyais t’avoir demandé de rentrer.
Je ne m’étais pas rendu compte que je souriais jusqu’à ce que la voix de Daemon m’en
fasse perdre l’envie. Lorsque je tournai la tête vers lui, je sentis mon cœur se serrer. L’heure
du règlement de compte avait sonné.
— Il fallait que je t’aide.
Il regardait droit devant lui.
— Qu’est-ce que tu aurais fait si tu ne m’avais pas trouvé avec Dawson, mais en train de
me battre avec un agent de la Défense ou de cet autre groupe ?
— Le Dédale, lui soufflai-je. Je t’aurais quand même aidé.
— C’est bien le problème.
Il sortit soudain de la voiture et je ne pus que le regarder s’éloigner.
Frustrée, je soupirai et descendis à mon tour. Il s’était adossé au capot, les bras croisés
sur le torse. Il ne m’adressa pas le moindre regard.
— Je sais que tu réagis comme ça parce que tu t’inquiètes pour moi, mais je ne suis pas
le genre de fille qui attend sagement à la maison pendant que le héros s’occupe du méchant.
— On n’est pas dans un livre ! rétorqua-t-il
— Pas possible…
— Non. Tu ne comprends pas. (Furieux, il se tourna vers moi.) On n’est pas dans une de
tes romances paranormales à deux balles. Il n’y a pas d’histoire toute faite et on n’a pas la
moindre idée de la façon dont ça va se terminer. Nos ennemis ne sont pas des clichés, et il ne
faut pas s’attendre à ce que ça se finisse bien. Mais surtout… (Il baissa la tête pour me
regarder bien en face.) … malgré tout ce que tu sais faire, tu n’es pas une superhéroïne.
Bon. Voilà qui prouvait qu’il lisait mon blog. Mais ce n’était pas le problème, pour le
moment.
— Je sais très bien que ce n’est pas comme dans un roman, Daemon. Je ne suis pas
stupide.
— Ah bon ? (Il eut un rire sans joie.) Parce que me suivre n’était pas très intelligent.
— Je pourrais te dire la même chose ! (Il avait réussi à m’énerver.) Tu as couru après
Dawson sans savoir où tu mettais les pieds.
— Quelle perspicacité ! Mais moi, au moins, je sais me servir de la Source à volonté. Et
contrairement à toi, je connais mes limites.
— Je connais aussi mes limites.
— Tu crois ? me demanda-t-il, les joues rougies par la colère. Si j’avais été encerclé par
des agents humains, aurais-tu été capable de les éliminer ? Est-ce que tu aurais pu vivre avec
ça ?
La nervosité me noua l’estomac. Quand j’étais seule, dans le silence, l’idée d’avoir été
prête à prendre une vie humaine ne cessait de me tourmenter.
— J’en serais capable, avouai-je dans un murmure.
Il fit un pas en arrière en secouant la tête.
— Putain, Kat. Je ne veux surtout pas que tu en arrives là ! (L’émotion déformait ses
traits.) Tuer quelqu’un n’est pas difficile. Le problème, ce sont les retombées : les remords. Je
ne veux pas que tu en fasses l’expérience. Pourquoi est-ce que tu ne veux pas comprendre ?
J’aimerais simplement que tu aies une vie normale.
— Mais c’est déjà trop tard. Tout l’espoir et les bonnes intentions du monde n’y
changeront rien.
La vérité sembla l’énerver davantage.
— Et je n’arrive pas à croire que tu aies pu faire une telle promesse à Dawson !
— Laquelle ? demandai-je, les bras ballants.
— L’aider à retrouver Beth ! Comment est-ce qu’on est censés s’y prendre, au juste ?
Je me balançai d’un pied sur l’autre.
— Je ne sais pas, mais on trouvera bien une solution.
— Oh super. On ne sait pas, mais on trouvera bien un truc. Bon plan.
La rage me réchauffa de l’intérieur. Ça allait barder.
— Tu es vraiment un hypocrite ! Hier, tu m’as dit qu’on allait devoir déjouer les plans de
Will, mais que tu ne savais pas comment. Pareil pour le Dédale ! (Il ouvrit la bouche pour
répondre, mais je savais que j’avais l’avantage.) Et tu n’as pas pu mentir à Dawson quand il t’a
demandé ce que tu aurais fait si j’étais à la place de Beth. Je ne sais pas si tu es au courant,
mais tu n’as pas le monopole des décisions stupides prises à l’arrache.
Il referma la bouche.
— Ce n’est pas le problème.
Je haussai un sourcil.
— Un peu léger, comme argument.
Tout à coup, Daemon avança sur moi.
— Tu n’avais pas le droit de faire ce genre de promesses à mon frère, dit-il d’une voix
dure. C’est ma famille, pas la tienne.
Je fis un pas en arrière en tressaillant, comme s’il m’avait frappée. À mes yeux, j’avais
empêché Dawson de sauter de la falaise. Bien sûr, lui promettre de l’aider à sauver Beth
n’était pas l’idéal, mais c’était toujours mieux que de le laisser jouer les kamikazes.
Je m’efforçai de refouler ma colère et ma déception car je comprenais pourquoi Daemon
réagissait ainsi. Il ne voulait pas me voir blessée, et il était inquiet pour son frère, mais son
besoin intense, limite obsessif, de le protéger ne le dispensait pas de me parler correctement.
— Dawson est mon problème, parce qu’il est le tien, lui dis-je. Il faut qu’on se soutienne
mutuellement.
Daemon me regarda dans les yeux.
— Pas cette fois, Kat. Je suis désolé, mais c’est comme ça.
Ma gorge me brûla et je clignai rapidement les yeux pour en chasser les larmes, alors
même que ma poitrine me faisait atrocement souffrir.
— Si on n’affronte pas les épreuves ensemble, ça veut dire qu’on ne l’est pas vraiment…
(Ma voix se craquela.) Ensemble.
Il écarquilla les yeux.
— Kat.
Sachant très bien quelle direction prenait la conversation, je secouai la tête. Tant qu’il
me considérerait comme de la délicate porcelaine de Chine, notre relation serait vouée à
l’échec.
M’éloigner de Daemon ce soir-là fut la chose la plus difficile que j’aie jamais faite. Le pire,
c’est qu’il ne tenta même pas de me retenir. Au fond de moi, sans mentir, même si je savais
que ce n’était pas son style, j’aurais souhaité qu’il le fasse. J’en avais besoin.
Et il ne l’avait pas fait.
CHAPITRE 7

Comme prévu, le lycée rouvrit dès le lundi. Il n’y avait rien de pire que les simagrées des
profs qui s’affairaient à rattraper le temps perdu après des vacances forcées. Ajoutez à ça le
fait que Daemon et moi ne nous étions pas réconciliés et on pouvait dire que oui, je détestais
le lundi.
Je me laissai tomber sur ma chaise et sortis le manuel de maths qui pesait une tonne.
Carissa m’observa par-dessus les montures de ses lunettes orange. Encore des nouvelles.
— Toi, tu as l’air trop contente d’être revenue !
— Youhou, m’exclamai-je sans le moindre enthousiasme.
Son expression se fit compatissante.
— Comment… Comment va Dee ? J’ai essayé de l’appeler plusieurs fois, mais elle ne m’a
jamais répondu.
— À moi non plus, ajouta Lesa en s’asseyant devant Carissa.
Comme tout le monde, Lesa et Carissa pensaient qu’Adam était mort dans un accident de
voiture. On était obligés de leur mentir.
— Elle ne parle pas à grand monde, en ce moment.
À part à Andrew, mais c’était tellement bizarre que je préférais ne pas y penser.
Carissa soupira.
— Dommage qu’ils n’aient pas organisé une cérémonie ici. J’aurais aimé présenter mes
condoléances à la famille.
Apparemment, les Luxens ne s’embarrassaient pas de funérailles. Du coup, on avait
raconté que la cérémonie avait eu lieu ailleurs et que seuls les proches y avaient été autorisés.
— C’est vraiment terrible, poursuivit-elle en jetant un coup d’œil à Lesa. Je m’étais dit
qu’on pourrait peut-être aller au ciné cette semaine. Ça lui changerait les idées.
Je hochai la tête. C’était sympa, mais je doutais que Dee accepte. Et puis, le moment
était venu d’exécuter le plan A : redonner sa place à Dawson dans la société. Même si j’étais
sur la liste noire de son frère, Dawson était passé me voir la veille et m’avait expliqué que
Matthew était d’accord. Les papiers ne seraient pas en règle avant le milieu de la semaine,
mais je pouvais déjà commencer à répandre la nouvelle.
— Par contre, elle ne sera peut-être pas libre cette semaine, leur dis-je.
— Pourquoi ?
La curiosité illumina les yeux sombres de Lesa. J’adorais cette fille, mais c’était une vraie
commère. Tant mieux. C’était exactement ce qu’il me fallait.
Si les gens étaient déjà au courant du retour de Dawson, son arrivée ne surprendrait plus
grand monde. Lesa ferait tout le travail à ma place.
— Vous n’allez jamais me croire, mais… Dawson est rentré à la maison.
Carissa devint soudain très pâle et Lesa cria quelque chose qui ressemblait étrangement à
« mercredi ». J’avais parlé à voix basse, mais leur réaction avait attiré l’attention sur nous.
— Oui, apparemment, il est bien vivant. Il avait juste fugué et il a décidé de rentrer.
— C’est pas vrai, souffla Carissa, les yeux écarquillés derrière ses lunettes. Je n’arrive pas
à y croire. Enfin, c’est génial, mais tout le monde croyait que… tu sais bien.
Lesa avait l’air tout aussi choqué.
— Tout le monde croyait qu’il était mort.
Je haussai les épaules avec une nonchalance forcée.
— Eh bien, il ne l’est pas.
— Waouh. (Lesa recoiffa ses cheveux bouclés en arrière.) J’ai du mal à me dire que c’est
bien réel. Mon cerveau a bugué. C’est une première.
Carissa posa alors la question qui allait sans doute revenir sans cesse.
— Et Beth ? Elle est revenue ?
Je secouai la tête sans rien laisser paraître.
— Apparemment, ils se sont enfuis ensemble, mais Dawson était le seul à vouloir rentrer.
Il ne sait pas où elle est.
Carissa me dévisageait tandis que Lesa continuait de jouer avec ses cheveux.
— C’est… vraiment bizarre. (Elle s’interrompit et baissa les yeux sur son cahier. Une
lueur étrange que je fus incapable d’identifier passa dans son regard, mais je pouvais
comprendre qu’elle soit déstabilisée.) Elle est peut-être rentrée dans le Nevada. Elle vient de
là-bas, non ? Ses parents y sont retournés, je crois.
— Peut-être, murmurai-je en me demandant ce qu’on allait bien pouvoir raconter si on
réussissait à libérer Beth.
On ne pouvait pas la garder ici avec nous. Elle avait peut-être dix-huit ans, mais sa
famille vivait sous un autre fuseau horaire.
Une sensation de chaleur se répandit au niveau de ma nuque et je relevai la tête.
Quelques secondes plus tard, Daemon entra. Mon estomac se serra, mais je refusai de baisser
les yeux. Si je voulais lui faire comprendre que j’étais capable de gérer les crises les plus
terribles, je ne pouvais pas fuir mon petit ami quand on se disputait.
Daemon me jeta un coup d’œil interrogateur avant de s’asseoir derrière moi. Avant que
mes amies ne le bombardent de questions à propos de Dawson, je me tournai vers lui.
— Salut, lui dis-je avant de rougir.
J’aurais quand même pu trouver quelque chose de plus cool que « salut ».
Il sembla penser la même chose car ses lèvres se retroussèrent en coin avec cette
arrogance dont il avait le secret. Sexy ? Oui. Énervant ? Encore plus. Je me demandai
comment il allait me répondre. Allait-il me crier dessus parce que j’avais parlé à Dawson
hier ? S’excuser ? S’il s’excusait, je me retrouverais sans doute sur ses genoux, salle de classe
ou non. À moins qu’il ne préfère en « discuter en privé ». Même si Daemon adorait se mettre
en scène, je savais que devant les autres, il jouait un rôle. Alors, s’il comptait se mettre à nu et
se montrer vulnérable, il ne le ferait pas en public.
— Je t’aime bien, coiffée comme ça, dit-il.
Je haussai les sourcils. OK… Je ne m’étais pas attendue à ça. La seule différence par
rapport à d’habitude, c’était que j’avais la raie au milieu. Rien d’exceptionnel.
— Euh… merci ?
Son sourire resta figé et on continua à se regarder en chiens de faïence. Mon agacement
grandissait à chaque seconde qui s’égrenait. C’était une blague ?
— Tu n’as rien d’autre à me dire ? lui demandai-je.
Il se pencha en avant, les bras tendus sur la table. Nos visages n’étaient plus qu’à
quelques centimètres l’un de l’autre.
— Tu veux que je te dise quelque chose en particulier ?
Je pris une grande inspiration.
— Des tas de choses.
Il me regarda derrière ses cils charbonneux.
— Ça ne m’étonne pas, rétorqua-t-il d’une voix suave. (Pardon ? Il pensait que je flirtais ?
Il reprit la parole :) Moi aussi, j’aimerais que tu me dises quelque chose. Pourquoi pas
« excuse-moi pour samedi », par exemple ?
Je mourais d’envie de le frapper. Il ne manquait vraiment pas d’air. Au lieu de faire
preuve de repartie, je lui lançai un regard assassin avant de lui tourner le dos. Je ne lui prêtai
pas la moindre attention pendant le cours et sortis de la salle sans lui adresser la parole.
Évidemment, ça ne l’empêcha pas de me suivre à la trace. Son attention incessante me
chatouillait la nuque et tout le dos. Si je ne le connaissais pas mieux, j’aurais pu croire qu’il
s’amusait de la situation.
Les cours du matin s’éternisèrent. L’heure de biologie fut particulièrement étrange,
puisqu’il n’y avait plus personne à côté de moi. Lesa s’en rendit compte.
— Je n’ai plus vu Blake depuis les vacances de Noël, dit-elle d’un air inquiet.
Je haussai les épaules sans quitter des yeux le rouleau de papier blanc que Matthew
dépliait pour projeter des images dessus.
— Je n’en sais pas plus que toi.
— Quoi ? Vous étiez les meilleurs amis du monde et tu es en train de me dire que tu ne
sais pas où il est passé ? me demanda-t-elle d’un ton suspicieux.
Ses doutes étaient compréhensibles. Petersburg était un peu le triangle des Bermudes des
adolescents. Beaucoup arrivaient. Certains disparaissaient à tout jamais. D’autres refaisaient
surface. C’était dans ces moments-là que j’aurais voulu raconter la vérité. Garder autant de
secrets était usant.
— Je ne sais vraiment pas. Il m’a dit qu’il allait rendre visite à de la famille en Californie.
Il a peut-être décidé de rester. (Mon Dieu, je devenais douée pour mentir. C’était terrifiant.) Il
n’y a pas grand-chose à faire ici.
— Je ne te le fais pas dire. (Elle s’interrompit.) Mais il ne t’a pas dit s’il comptait
revenir ?
Je me mordis les lèvres.
— Eh bien… Je suis plus ou moins avec Daemon, maintenant. Alors, je ne parle plus trop
à Blake.
— Ah ! (Son expression s’illumina.) Ça ne m’étonne pas. Daemon n’a pas l’air du genre à
tolérer qu’un mec se montre aussi familier avec sa copine.
Le rouge me monta aux joues.
— Euh, il n’a rien contre le fait que je sois amie avec des garçons, mais… (Pas avec ceux
qui tuaient ses amis. Je me frottai les yeux en soupirant.) Peu importe. Comment va Chad ?
— Mon homme objet ? (Elle gloussa.) Il est parfait.
Je réussis à rediriger la conversation sur Chad et sur le fait qu’ils avaient presque couché
ensemble. Malheureusement, Lesa voulut en savoir plus sur Daemon et moi, et quand je
refusai d’entrer dans les détails, elle se montra déçue. Elle avoua même vouloir vivre par
procuration à travers moi.
Après le cours de biologie, je m’arrêtai à mon casier et pris mon temps pour échanger
mes livres. Je doutais que Dee veuille me voir. On allait s’amuser à la cantine… Après tout,
j’en voulais toujours à Daemon. Quand je terminai de ranger mes livres, le couloir était vide et
les conversations lointaines.
Je claquai la porte de mon casier et pivotai pour fermer le sac en bandoulière que ma
mère m’avait offert pour Noël. Tout à coup, un mouvement attira mon attention au bout du
couloir. Un simple coup d’œil me permit de comprendre qu’il s’agissait d’un homme. Grand et
fin, il portait une casquette de base-ball, ce qui était bizarre, étant donné que c’était une
violation du règlement intérieur de l’école. En plus, c’était une de ces horribles casquettes de
surfeur qui étaient passées de mode depuis longtemps.
Le mot « Drifter » était écrit en noir dessus, à côté d’un dessin ovale qui ressemblait
beaucoup à une planche.
Mon pouls s’emballa et je fis un pas en arrière en clignant les yeux. Le garçon avait
disparu, mais la porte, sur la gauche, se refermait à peine.
Non… C’était impossible. Il aurait été fou de revenir. Pourtant… J’agrippai mon sac et
me mis à marcher de plus en plus vite sans m’en rendre compte, puis à courir. Une fois
arrivée devant la porte, je l’ouvris à la volée et me précipitai vers la rambarde pour regarder
en bas. L’homme mystère était posté devant la porte, au rez-de-chaussée, comme s’il attendait
quelqu’un.
D’ici, je voyais mieux sa casquette. C’était bien une planche de surf.
Blake avait été grand amateur de surf quand il vivait en Californie.
Puis une main bronzée qui ne pouvait appartenir qu’à une personne passant sa vie au
soleil se posa sur la poignée argentée. La ressemblance me fit dresser les cheveux sur la tête.
Et merde !
Une partie de mon cerveau se mit sur pause. Incapable de respirer, je descendis les
marches trois par trois. Les élèves se rendant à la cantine emplissaient le couloir. J’entendis
Carissa crier mon nom, mais je restai concentrée sur la casquette qui se déplaçait vers le
gymnase et la sortie arrière qui menait aux parkings.
Je contournai un couple qui aurait mieux fait de refréner ses ardeurs en public, me glissai
entre des amis qui discutaient… et perdis de vue le couvre-chef un instant. Putain. Tout le
monde s’amusait à se mettre sur mon chemin. Quand je heurtais quelqu’un, je m’excusais et
continuais. En atteignant le bout du couloir, je sus qu’il n’avait pas pu aller ailleurs qu’à
l’extérieur. Je ne réfléchis pas une seule seconde et poussai la porte. Le ciel couvert rendait
l’atmosphère froide et humide. Tandis que j’observais la cour, puis le parking, je compris qu’il
était parti.
Il n’y avait que deux choses capables de bouger aussi vite dans ce monde : les
extraterrestres, et les humains ayant subi une mutation par ces mêmes extraterrestres.
Dans mon esprit, il ne faisait aucun doute que j’avais vu Blake… mais surtout : qu’il avait
voulu que je le voie.
CHAPITRE 8

Trouver Daemon ne fut pas très difficile. Il était appuyé contre la peinture murale de la
mascotte de l’école, dans la cantine, et discutait avec Billy Crump, un mec de notre cours de
maths, une brique de lait dans une main, une part de pizza dans l’autre. Une association bien
écœurante.
— Il faut qu’on parle, lui dis-je en interrompant leur conversation de mecs.
Daemon mordit dans sa pizza tandis que Billy se tournait vers moi. Je devais faire peur à
voir car son sourire disparut et il leva les bras en signe de reddition.
— Bon, euh, d’accord. À plus tard, Daemon.
Celui-ci hocha la tête sans me quitter du regard.
— Qu’est-ce qu’il y a, Kitten ? Tu es venue t’excuser ?
Je plissai les yeux. L’espace d’un instant, je m’imaginai le tacler au sol, au beau milieu de
la cantine.
— Pas du tout. Je n’ai rien à me reprocher. C’est plutôt toi qui devrais t’excuser.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Il porta la brique de lait à sa bouche avec une curiosité faussement naïve.
— Pour commencer, le connard de service, c’est toi. Pas moi.
Il ricana en jetant un coup d’œil en coin.
— Tu commences fort.
— Et Dawson est de mon côté ! (Je souris d’un air satisfait en le voyant froncer les
sourcils.) Et… attends une minute. Ce n’est pas pour ça que je suis venue te trouver. Putain,
tu fais tout le temps ça !
— Tout le temps quoi ?
Quand il reporta son attention sur moi, son expression était dénuée de colère. Il avait
plutôt l’air amusé et… autre chose qui était complètement déplacé, étant donné qu’on se
tenait en plein milieu de la cantine. Mon Dieu…
— Tu me distrais avec des inepties. Et avant que tu me le demandes, ça veut dire « des
trucs débiles ».
Il termina sa pizza.
— Je sais ce qu’« inepties » veut dire.
— Incroyable, rétorquai-je.
Un sourire malicieux étira lentement ses lèvres.
— Je dois beaucoup te distraire, alors, parce que tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu
étais là.
Et merde. Il avait raison. Pff. Je pris une grande inspiration pour me concentrer.
— J’ai vu…
Tout à coup, Daemon me prit par le bras et me tira à travers la salle.
— On ferait mieux de trouver un endroit plus intime.
Je tentai aussitôt de me libérer. Je détestais quand il me faisait son numéro de macho et
me donnait des ordres.
— Lâche-moi, Daemon. Je peux marcher toute seule.
— Oui, oui.
Il continua de me traîner dans le couloir, puis s’arrêta devant les portes du gymnase. Là,
il posa les mains de chaque côté de ma tête pour m’emprisonner entre ses bras et baissa la
tête jusqu’à ce que nos fronts se touchent.
— Je peux t’avouer un truc ?
Je hochai la tête.
— J’adore quand tu t’énerves comme ça. (Ses lèvres effleurèrent mes tempes.) Ça veut
sûrement dire que j’ai un problème, mais j’aime beaucoup.
Oui, il avait un gros problème, mais moi aussi, je trouvais ça sexy qu’il me défende au
quart de tour quand il se passait quelque chose.
Sa proximité m’enivrait. Son souffle était délicieusement chaud contre mes lèvres. Je dus
faire appel à toute ma volonté pour poser les mains sur son torse et le repousser.
— Concentre-toi, lui dis-je. (Mais je ne savais pas si je parlais à lui ou à moi.) J’ai
quelque chose de plus important à te dire que tes fantasmes bizarres.
Il eut un sourire suffisant.
— D’accord. Revenons à ce que tu as vu. Je suis hyper concentré. Dans le moment
présent, tout ça.
Je ris doucement avant de me reprendre. Daemon allait mal réagir à mon annonce, je le
savais.
— Je suis quasiment sûre d’avoir vu Blake, aujourd’hui.
Il pencha la tête sur le côté.
— Quoi ?
— Je crois que j’ai vu Blake, tout à l’heure.
— Tu en es sûre ? Tu l’as bien vu, son visage, je veux dire ?
À présent, il était on ne peut plus sérieux. Son regard était acéré comme celui d’un
faucon et les traits de son visage étaient tendus.
— Oui, j’ai vu…
Je n’avais pas vu son visage. Je jetai un coup d’œil dans le couloir en me mordant les
lèvres. Les élèves commençaient à sortir de la cantine en chahutant et en riant. Je me forçai à
déglutir.
— Je n’ai pas vu son visage.
Il souffla longuement.
— OK. Alors, qu’est-ce que tu as vu ?
— Un chapeau… une casquette. (Ça paraissait tellement stupide !) Avec une planche de
surf dessus. J’ai aussi aperçu sa main…
Et ça, c’était encore pire.
Il haussa les sourcils.
— Donc, si j’ai bien compris, tu as vu une casquette et une main.
— Oui, répondis-je en soupirant, vaincue.
L’expression de Daemon se détendit et il passa un bras autour de mes épaules.
— Tu es vraiment sûre que c’était lui ? Ce n’est pas grave si tu ne l’es pas. Tu es stressée
en ce moment.
Je grimaçai.
— Tu m’as déjà dit quelque chose dans le genre. Tu sais, quand tu essayais de me cacher
ta véritable identité. Je m’en souviens très bien.
— C’est différent, Kitten, et tu le sais. (Il me serra l’épaule.) Est-ce que tu es sûre de ce
que tu as vu ? Je ne veux pas inquiéter tout le monde pour rien.
En vérité, je n’avais pas vraiment vu Blake ; c’était plus un sentiment qu’autre chose. Des
tonnes de garçons enfreignaient le règlement pour porter des atrocités comme des casquettes
de surfeurs. Et puis, en y réfléchissant, je ne pouvais pas affirmer à cent pour cent qu’il s’était
agi de lui.
En regardant Daemon dans les yeux, je sentis mes joues s’empourprer. Il ne me jugeait
pas. Son regard reflétait uniquement de la compassion. Il croyait que je commençais à craquer
sous la pression. Et peut-être imaginais-je des choses…
— Je n’en suis pas sûre, répondis-je enfin, la tête basse.
Ces mots me nouèrent l’estomac.

*
* *

Le soir même, avec Daemon, on joua les baby-sitters. Même si Dawson avait promis de
ne pas tenter de secourir Beth en solo, Daemon n’aimait pas l’idée de le laisser seul. Dee était
sortie, au cinéma ou un truc dans le genre.
Je n’avais pas été invitée.
Au lieu de quoi, je me retrouvais assise entre les deux frères, sur le canapé. Ça faisait
quatre heures qu’on regardait des films de zombies de George Romero, j’avais un saladier
rempli de pop-corn sur les genoux et un cahier posé contre ma poitrine. On avait commencé à
établir un plan pour libérer Beth. On avait même listé deux endroits à surveiller, avant de
décider d’y aller en reconnaissance durant le week-end pour voir à quel genre de système de
sécurité nous avions affaire. À l’écran, Le Territoire des morts passait, avec des zombies encore
plus laids et intelligents.
Je m’amusais bien.
— Je ne savais pas que tu étais fan de zombies, dit Daemon en attrapant une poignée de
pop-corn. Qu’est-ce qui te plaît ? Le côté gore ou la critique de la société ?
Je ris.
— C’est surtout le côté gore.
— Pas très féminin, tout ça, rétorqua Daemon en fronçant les sourcils tandis qu’un
zombie se servait d’un hachoir à viande pour démolir un mur. Je le trouve moyen, celui-ci. On
en a encore beaucoup à regarder ?
Dawson leva le bras et deux DVD volèrent jusqu’à sa main.
— Euh, il reste Chronique des morts vivants et Le Vestige des morts vivants.
— Super, marmonna Daemon.
Je levai les yeux au ciel.
— Mauviette.
— N’importe quoi, rétorqua-t-il en me donnant un coup de coude. (Le geste fit voler un
grain de pop-corn entre ma poitrine et le cahier. Je soupirai.) Tu veux que j’aille le chercher
pour toi ? me demanda-t-il.
Avec un regard agacé, je le sortis moi-même et le lui envoyai au visage.
— En attendant, quand l’apocalypse arrivera, tu seras bien content que je sache quoi faire
grâce à mon obsession pour les zombies.
Il n’eut pas l’air convaincu.
— Il y a des obsessions bien plus agréables, Kitten. Je pourrais t’en montrer quelques-
unes, si tu veux.
— Euh, non, merci.
Je rougis tandis que des dizaines d’images créaient des interférences dans mon esprit.
— Il faut se rendre dans le Costco le plus proche, non ? demanda Dawson en laissant les
DVD flotter jusqu’à la table basse.
Visiblement curieux, Daemon se tourna lentement vers son jumeau.
— Comment tu sais ça ?
Il haussa les épaules.
— C’est dans le Guide de survie en territoire zombie.
— Tout à fait ! (Je hochai la tête avec enthousiasme.) Costco est la cachette idéale. Les
murs sont épais, il y a de la nourriture et les produits de première nécessité. Ils vendent
même des armes et des munitions. On pourrait y survivre des années pendant que les zombies
se font un festin dehors.
Daemon me dévisageait, bouche bée.
— Quoi ? dis-je en souriant à pleines dents. Il faut bien que les zombies mangent, eux
aussi !
— C’est vrai, pour Costco, intervint Dawson en choisissant un grain de pop-corn qu’il
mangea aussitôt. Mais nous, on n’en aurait pas besoin. Il nous suffirait de les réduire en
cendres.
— Pas faux, répondis-je en cherchant un grain de maïs à moitié explosé, mes préférés,
dans le saladier.
— Je suis entouré de dingues, dit Daemon en secouant la tête d’un air incrédule.
Mais au fond, je savais qu’il était content. Il était complètement détendu à côté de moi, et
c’était la première fois que Dawson faisait montre d’un comportement normal depuis son
retour. D’accord, discuter zombies n’était pas un pas énorme pour l’humanité, mais c’était
mieux que rien.
Sur l’écran plat, un zombie croqua un morceau de bras à un type.
— Non mais n’importe quoi ! se plaignit Daemon. Le mec est resté planté là, sans rien
faire. Ohé. Tu es encerclé par des zombies. Tu pourrais au moins regarder derrière toi,
crétin !
Je gloussai.
— C’est pour ça que j’ai du mal avec les zombies, poursuivit-il. Imaginez que c’est
vraiment la fin du monde et qu’il y a des zombies partout. S’il te reste quelques neurones, tu
ne vas pas attendre devant un immeuble qu’un zombie te saute dessus.
Dawson sourit légèrement.
— La ferme et regarde le film, lui dis-je.
Il ne m’écouta pas.
— Tu crois vraiment que tu réussirais à survivre ?
— Évidemment, rétorquai-je. Je serai là pour te sauver, rassure-toi.
— Ah oui ?
Daemon jeta un coup d’œil à la télévision, puis se transforma… en quelque chose d’autre.
Je me collai à Dawson en hurlant.
— Oh, mon Dieu…
La peau de Daemon était devenue grisâtre et pendait sur son visage. Des morceaux de
chair en putréfaction couvraient à peine les os de ses joues. L’un de ses yeux n’était plus…
qu’un trou. L’autre était voilé de blanc. Et il lui manquait des touffes de cheveux.
Le zombie me sourit de toutes ses dents pourries.
— C’est comme ça que tu comptes me sauver ?
J’étais pétrifiée.
Dawson, lui, éclata de rire. Je ne savais pas ce qui était le plus choquant : son rire, ou le
zombie assis à côté de moi.
Le corps de Daemon devint flou, puis il retrouva son aspect normal, avec son visage taillé
à la serpe et ses magnifiques cheveux. Ouf.
— Si tu veux mon avis, tu n’es pas si prête que ça, me dit-il.
— Tu… tu as vraiment un gros problème, murmurai-je en me réinstallant à côté de lui.
Visiblement fier de sa petite démonstration, il plongea la main dans le saladier de pop-
corn, mais le trouva vide. J’avais dû renverser ce qui restait en sursautant. Comme je sentais
un regard sur moi, je me tournai vers Dawson.
Il avait les yeux rivés sur nous, mais je n’étais pas certaine qu’il nous voyait vraiment. Il
semblait se remémorer quelque chose. Son expression était emplie de tristesse et d’une autre
émotion que je n’arrivais pas à déterminer. De la détermination, justement ? Je n’en avais pas
la moindre idée mais, l’espace d’un instant, ses iris verts, d’habitude si fades et sans vie,
s’étaient illuminés. Comme ça, il ressemblait tellement à Daemon que j’en eus le souffle
coupé.
Puis il secoua la tête et détourna le regard.
Je jetai un coup d’œil à Daemon. Il était clair qu’il s’en était rendu compte, lui aussi. Il
haussa les épaules.
— Vous voulez encore du pop-corn ? demanda-t-il. On a du colorant alimentaire. Je
pourrais le teinter en rouge.
— Du pop-corn, mais sans colorant, s’il te plaît, répondis-je. (Quand il se leva et attrapa
le saladier, je le vis observer son frère d’un air soulagé.) Tu veux que je mette le film sur
pause ?
Un regard de sa part me suffit à comprendre que ce ne serait pas la peine. Je gloussai
tandis qu’il quittait la pièce à grands pas. Il s’arrêta un instant au niveau de la porte pour
regarder les zombies fendre les eaux et secoua la tête avant de sortir. Je ne croyais pas un
seul instant à ses simagrées.
— Il ne veut pas l’avouer, mais je suis sûr qu’il adore les films de zombies, dit Dawson en
se tournant vers moi.
Je lui souris.
— J’étais justement en train de me dire la même chose. Ce serait logique puisqu’il
s’intéresse aux fantômes.
Dawson hocha la tête.
— Avant, on enregistrait toutes les émissions sur le sujet et on passait nos samedis à les
regarder. Ça a l’air stupide dit comme ça, mais on s’amusait bien. (Il marqua une pause et
reporta son attention sur la télévision.) Ça me manque.
Leur situation me faisait peine. Je me tournai aussi vers l’écran en me mordant la lèvre.
— Vous pouvez toujours le faire, tu sais ?
Il ne répondit pas.
Je me demandais si le problème venait du fait que Dawson ne soit pas à l’aise seul avec
Daemon. Il y avait visiblement beaucoup de non-dits entre ces deux-là.
— J’en regarderais bien une ou deux avant d’aller faire les repérages, samedi.
Silencieux, Dawson croisa les jambes au niveau des chevilles. J’étais quasiment sûre qu’il
allait faire semblant de ne pas avoir entendu mon offre… mais ça ne me vexait pas. Il devait
avancer à son rythme.
Pourtant, il finit par reprendre la parole.
— OK, ça serait sympa. Je… Ça me ferait plaisir.
Surprise, je tournai vivement la tête vers lui.
— C’est vrai ?
— Oui, affirma-t-il avec un sourire.
Il était très léger, mais c’était un sourire quand même.
Alors je hochai la tête d’un air satisfait et reportai mon attention sur le bain de sang. Du
coin de l’œil, j’aperçus Daemon qui se tenait de l’autre côté de la porte. Quand je le regardai
dans les yeux, j’eus soudain du mal à respirer.
Il avait tout entendu.
Le soulagement et la gratitude se lisaient sur son visage. Les mots n’étaient pas
nécessaires. Son « merci » était dans ses yeux, dans la façon dont ses mains tremblaient
légèrement contre le saladier rempli de pop-corn. Il entra dans le salon et s’assit à côté de moi
en posant le saladier sur mes genoux. Puis il me prit la main et nous restâmes ainsi jusqu’à la
fin de la soirée.

*
* *

Les jours suivants, j’en conclus que j’avais imaginé des choses pendant la pause déjeuner
du lundi. Je ne vis plus la moindre casquette infernale. En fait, dès le jeudi, j’avais remisé
cette histoire de Blake au placard.
Dawson était revenu au lycée.
— Je l’ai vu ce matin, me dit Lesa en cours de maths. (Son corps vibrait presque sous le
coup de l’excitation.) Enfin, je crois. Ça aurait pu être Daemon, mais il m’a paru plus maigre.
Pour moi, ce n’était pas difficile de les différencier.
— C’était Dawson.
— Par contre, il y a un truc bizarre. (Son enthousiasme perdit de son intensité.) Dawson
et moi, on n’a jamais été les meilleurs amis du monde, mais il a toujours été gentil. Quand je
me suis approchée de lui, il a continué à avancer comme s’il ne m’avait pas vue. Alors que
c’est difficile de me rater. Ma personnalité pétillante est une personne à elle seule.
Je ris.
— C’est vrai.
Lesa sourit.
— Enfin, sérieusement… j’ai eu l’impression que quelque chose clochait.
— Ah bon ? (Mon pouls s’emballa. Les humains pouvaient-ils sentir une différence chez
Dawson ?) Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas.
Elle se tourna vers l’avant de la salle de classe et son regard glissa sur les équations à
moitié effacées sur le tableau noir. Ses cheveux bouclés retombèrent dans son dos.
— C’est difficile à expliquer.
Je n’eus pas le temps de l’interroger davantage. Carissa entra, suivie de Daemon qui posa
un mocaccino sur mon bureau. L’odeur de cannelle emplit l’air.
— Merci, lui dis-je en posant mes mains autour du gobelet en carton. Et toi, tu n’en
prends pas ?
— Je n’ai pas soif, ce matin, répondit-il en faisant tourner son stylo entre ses doigts. (Il
jeta un coup d’œil par-dessus mon épaule.) Salut, Lesa.
Lesa soupira.
— Il me faut un Daemon.
Incapable de dissimuler mon sourire, je me tournai vers elle.
— Tu as un Chad.
Elle leva les yeux au ciel.
— Chad ne m’apporte pas de mocaccino.
Daemon rit doucement.
— Tout le monde ne peut pas être aussi formidable que moi.
Ce fut mon tour de lever les yeux au ciel.
— Attention à ton ego, Daemon. Attention à ton ego.
Dans la rangée voisine, Carissa jouait avec ses lunettes. Elle se tourna vers Daemon d’un
air sérieux et sombre.
— Je voulais te dire que je suis contente que Dawson soit revenu sain et sauf. (Deux
points rouges fleurirent sur ses joues.) Ça doit être un grand soulagement.
Daemon hocha la tête.
— Oui, clairement.
La conversation sur son frère s’arrêta là. Carissa se retourna, et Lesa, qui d’habitude ne se
laissait pas abattre par les sujets les plus gênants, n’ajouta rien. Toutefois, après le cours,
pendant que Daemon et moi nous frayions un chemin dans le couloir, tout le monde semblait
nous observer.
L’attention générale était concentrée sur mon petit ami et les murmures allaient bon
train. Certains faisaient l’effort de se montrer discrets. D’autres s’en moquaient.
— Tu as vu ça ?
— Ils sont de nouveau deux…
— C’est bizarre qu’il soit revenu sans Beth…
— Où est Beth… ?
— Peut-être qu’il est revenu à cause d’Adam…
Les ragots en tout genre circulaient.
Je pris une gorgée de mon mocaccino encore tiède et jetai un coup d’œil à Daemon, qui
serrait les dents.
— Ce n’était peut-être pas une si bonne idée, finalement.
Il posa une main sur mes reins et m’ouvrit la porte qui menait aux escaliers.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Je choisis de ne pas relever le sarcasme.
— Mais s’il n’avait pas repris le lycée, qu’est-ce qu’il aurait fait ?
Daemon monta les marches à côté de moi jusqu’au premier étage. Il prenait presque
toute la place, si bien que les autres devaient le contourner pour passer. De toute façon, je ne
comprenais pas ce qu’il faisait ici. Son cours suivant était au rez-de-chaussée.
Il se pencha vers moi pour me parler à voix basse.
— C’était une bonne et une mauvaise idée. Il faut qu’il recommence à vivre dans notre
monde. Il va forcément y avoir des inconvénients, mais ça en vaut la peine.
Je hochai la tête. Je savais qu’il avait raison. Une fois devant la porte de mon cours
d’anglais, il prit une gorgée de mon café avant de me le rendre.
— On se voit à la cantine, dit-il en m’embrassant rapidement.
Je le regardai s’éloigner, gardant le goût de ses lèvres sur les miennes, puis entrai dans la
salle. Il se passait tellement de choses que j’étais incapable de me concentrer. À un moment,
le professeur appela mon nom et je ne l’entendis même pas… contrairement au reste de la
classe. Plus gênant, tu meurs.
Il s’avéra que Dawson était dans mon cours de biologie et bien sûr, tous les yeux étaient
rivés sur lui. Il était assis à côté de Kimmy. Quand je le dépassai, il me fit un signe de tête
puis replongea dans son manuel. Les yeux de sa voisine étaient agrandis comme des
soucoupes.
Avait-il reçu la moindre éducation pendant son absence ? Enfin, ça n’avait pas la moindre
importance puisque les Luxens se développaient beaucoup plus vite mentalement que les
humains. Un an de cours manqués ne changeait sans doute pas grand-chose pour lui.
— Tu vois ? demanda Lesa en se retournant vers moi dès que je pris place derrière elle.
— Quoi ?
— Dawson, murmura-t-elle. Il n’est plus le Dawson dont je me souviens. Avant, il
n’arrêtait pas de parler et de rigoler. Il n’aurait jamais lu son livre de bio.
Je haussai les épaules.
— Il a sans doute vécu des trucs un peu fous. (Ce n’était pas un mensonge.) Et puis, ça ne
doit pas être agréable d’être le centre d’attention, comme ça.
Ce n’était pas un mensonge non plus.
— Je ne sais pas. (Elle jeta un coup d’œil dans sa direction tout en attrapant son sac.) Il
est encore plus lunatique que Daemon l’était avant.
— Daemon ? Lunatique ? rétorquai-je.
— Pas très avenant, je veux dire. Avant, il restait surtout tout seul. (Elle haussa les
épaules.) Oh, au fait ! Qu’est-ce que Dee fabrique avec les langues de vipères ?
C’était le nom que Lesa avait donné à Ash et Andrew lorsque j’étais arrivée ici. À
l’époque, Daemon en avait fait partie, lui aussi.
— Ah, fis-je.
Soudain, moi aussi, je mourais d’envie de lire mon manuel de biologie. Chaque fois que
je pensais à Dee, j’avais envie de pleurer. Notre amitié avait pris un virage à cent quatre-vingts
degrés.
— Je ne sais pas, répondis-je. Depuis la mort d’Adam, elle est… différente.
— Pas possible ! rétorqua Lesa en secouant la tête. Sa façon de faire le deuil est
effrayante. J’ai essayé de lui parler hier, devant son casier. Elle m’a regardée sans rien dire,
puis elle s’est cassée.
— Aïe.
— Tu peux le dire. Ça m’a vraiment blessée.
— C’est plus ou moins ce que je…
Soudain, la sonnerie retentit et, au même moment, la porte de la classe s’ouvrit. La
première chose que je remarquai fut son tee-shirt vintage Nintendo porté sur un sous-pull à
manches longues. J’adorais ce genre de tee-shirts old school. Puis j’aperçus ses cheveux marron
et ses yeux noisette.
Mon cœur s’arrêta ; un bourdonnement emplit mes oreilles jusqu’à devenir un
rugissement. Tout l’oxygène sembla s’évaporer de la pièce. Je m’étais préparée à ce que Will
revienne. Pas lui.
— Oh, regarde qui est de retour ! s’exclama Lesa en lissant son cahier. Blake !
CHAPITRE 9

J’étais en train de rêver. Il n’y avait pas d’autre explication. C’était impossible. Blake
n’était pas en train de rentrer dans la salle de classe comme s’il ne s’était jamais rien passé.
Matthew n’avait pas non plus laissé tomber ses notes. Je jetai un coup d’œil à Dawson avant
de me rappeler qu’il ne pouvait pas comprendre. Il n’avait jamais rencontré Blake.
— Ça va, Katy ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette, dit Lesa.
Je me tournai vivement vers elle.
— Je…
Au même moment, Blake s’assit à sa place habituelle, à côté de moi. Le reste de la classe
alors sembla se fondre dans le décor. Son retour m’avait rendue muette.
Il posa son livre sur la table, puis s’adossa à sa chaise, les bras croisés. Il me regarda,
avant de me faire un clin d’œil.
Que se passait-il à la fin ?
Comme elle voyait bien que je ne comptais pas finir ma phrase, Lesa se retourna en
secouant la tête.
— J’ai vraiment des amis bizarres, marmonna-t-elle.
Blake resta silencieux tandis que Matthew ramassait ses feuilles. Mon cœur battait si fort
que je me demandais si je n’allais pas faire une attaque.
Les gens commençaient à me remarquer, mais j’étais incapable de détourner les yeux de
Blake. Heureusement, je finis par recouvrer l’usage de la parole.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Il me regarda. Je savais que des milliers de secrets se cachaient derrière ses iris
mouchetés de vert.
— J’attends que le cours commence.
— Tu…
Je ne trouvai pas mes mots, mais tout à coup, le choc se dissipa, remplacé par un accès
de colère si violent et si intense que je le sentis vibrer le long de ma peau.
— Tes yeux brillent, murmura Blake avec un sourire malicieux.
Je fermai aussitôt les paupières et tentai de reprendre le contrôle de mes émotions.
Quand je fus certaine, à quarante pour cent, que je n’allais pas lui sauter dessus pour lui briser
la nuque, je rouvris les yeux.
— Tu ne devrais pas être ici.
— Et pourtant.
Ce n’était vraiment pas le moment de me répondre aussi vaguement. Quand je me
tournai vers l’avant de la salle, je vis que Matthew écrivait au tableau. Il parlait, mais je
n’entendais pas ce qu’il disait.
Je recoiffai une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et gardai la main à cet
endroit. Toutes les techniques étaient bonnes pour m’empêcher de frapper Blake. Parce que,
soyons honnêtes, j’en mourais d’envie.
— On t’a laissé une chance, lui dis-je à voix basse. On ne le fera pas deux fois.
— Moi, je crois que si. (Il se pencha dans le faible espace qui nous séparait. Il était trop
proche. Je me crispai.) Vous ne pourrez pas refuser ma proposition.
Un éclat de rire sans joie m’échappa, mais je gardai les yeux fixés sur Matthew.
— Tu es un homme mort.
Lesa tourna la tête vers moi d’un air interrogateur. Je me forçai à lui sourire.
— En parlant de mort, murmura Blake quand Lesa ne nous regardait plus. Je vois que le
jumeau perdu est revenu. (Il attrapa un stylo et se mit à écrire.) Daemon doit être fou de joie.
Ah, d’ailleurs, je suis quasiment sûr que c’est lui qui t’a transformée.
Je serrai le poing le plus proche de lui. Une lueur blanche se mit à danser sur mes
phalanges et à onduler comme une flamme. C’était un savoir dangereux, et il en avait
conscience. Non seulement la communauté des Luxens en voudrait à Daemon, mais en plus, la
Défense pourrait s’en servir contre nous, comme ils l’avaient fait avec Dawson et Bethany.
— Fais attention, me dit-il. Tu as encore du travail pour maîtriser ta colère.
Je lui adressai un regard assassin.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Et dis-moi la vérité.
Il posa un doigt contre ses lèvres.
— Chut ! Il faut que j’étudie… (Il jeta un coup d’œil au tableau et plissa les yeux d’un air
concentré.) Les différents types d’organismes vivants. Youhou.
Rester assise toute l’heure me demanda une patience extrême. Matthew aussi avait du
mal à rester impassible : il perdait le fil de sa leçon toutes les cinq minutes. Dawson se tourna
même vers moi, à un moment donné. Si seulement j’avais pu communiquer avec lui…
Attendez une minute. Je pouvais communiquer avec Daemon, non ? En tout cas, on
l’avait déjà fait, mais il avait toujours été sous sa forme de Luxen. Les yeux rivés sur les pages
quadrillées de mon cahier, je pris une grande inspiration et me concentrai au maximum.
Daemon ?
L’espace entre mes deux oreilles bourdonnait comme une télévision sur silencieux. Je
n’entendais rien à part le vrombissement d’une haute fréquence. Daemon ? J’attendis, mais je
ne reçus aucune réponse.
Frustrée, je laissai échapper un soupir. Il fallait que je trouve un moyen de lui faire savoir
que Blake était de retour, pour de bon et au lycée. J’aurais pu demander à Dawson de faire
passer le message, mais j’ignorais comment il réagirait si je me levais pour aller aux toilettes
et lui disais que le connard assis à côté de moi n’était nul autre que Blake.
Je me tournai vers le connard en question. Blake était très mignon, ça ne faisait aucun
doute. Le look de surfeur bronzé avec les cheveux en bataille lui allait à la perfection.
Pourtant, derrière son sourire avenant se dissimulait un meurtrier.
Dès que la sonnerie retentit, je rassemblai mes affaires et me dirigeai vers la porte, non
sans échanger un regard avec Matthew. Il sembla comprendre ce que j’allais faire parce qu’il
retint Dawson. Avec un peu de chance, il l’empêcherait également de jeter Blake par la fenêtre
devant tout le monde, une fois qu’il lui aurait dit qui il était. C’était l’heure du déjeuner, mais
je sortis mon portable de mon sac.
Je ne fis pas trois pas avant que Blake me rattrape et me prenne par le bras.
— Il faut qu’on parle, me dit-il.
Je tentai de me libérer.
— Lâche-moi.
— Sinon quoi ? Qu’est-ce que tu pourrais bien me faire ? (Il pencha la tête vers moi et je
sentis le parfum familier de son après-rasage.) Rien du tout. Tu ne prendrais pas le risque
d’être vue.
Je serrai les dents.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Seulement te parler. (Il me guida jusqu’à une salle de classe vide. Une fois à
l’intérieur, je réussis à me dégager et il ferma la porte à clé.) Bon…
N’écoutant que mon instinct, je fis tomber mon sac sur le sol et me laissai envahir par
l’énergie de la Source. Une lueur rougeâtre apparut sur mes bras et crépita dans l’air. Puis une
boule de lumière blanche de la taille d’une balle de golf se matérialisa dans ma paume.
Blake leva les yeux au ciel.
— Katy, je veux juste te parler. Pas besoin de…
Je me servis de cette énergie comme d’une arme. La lumière traversa la pièce à toute
vitesse. Blake l’évita et elle alla frapper le tableau. La chaleur le fit fondre au point de contact.
L’odeur de plastique brûlé emplit l’air.
La Source grandit de nouveau en moi. Cette fois, il n’était pas question que je rate ma
cible. L’énergie descendit le long de mes bras jusqu’à mes doigts. À ce moment-là, j’ignorais si
ce serait assez puissant pour tuer Blake ou si j’allais seulement faire de sérieux dégâts. Peut-
être avais-je la réponse, mais je refusais de l’admettre.
Caché derrière un bureau en chêne imposant, Blake leva une main. Toutes les chaises à
ma gauche volèrent vers moi et me heurtèrent au niveau des jambes. Je perdis alors ma
concentration et ma boule d’énergie s’égara vers la tête de Blake avant de frapper l’horloge
ronde au-dessus du tableau noir. Elle explosa en milliers de morceaux de plastique et de verre
qui se mirent à tomber…
Puis ils s’arrêtèrent net en l’air, comme s’ils étaient retenus par des fils invisibles.
Dessous, Blake se redressa, les yeux lumineux.
— Et merde, murmurai-je en jetant un coup d’œil vers la porte.
Je n’allais pas réussir à l’atteindre et de toute façon, s’il avait réussi à figer ces débris, il
avait peut-être aussi figé le reste : la porte. Les gens de l’autre côté…
— Tu comptes continuer encore longtemps ? me demanda Blake d’une voix sévère. Parce
que tu vas finir par t’épuiser.
Il marquait un point. Les mutants ne possédaient pas les mêmes ressources d’énergie que
les Luxens. Quand ces derniers utilisaient leurs pouvoirs, ils s’en remettaient très vite. Et si,
cette nuit-là, j’avais botté les fesses de Blake, c’était parce que Daemon avait été présent et
que j’avais pu puiser dans ses pouvoirs.
Toutefois, ça ne voulait pas dire que je pouvais rester plantée là, sans essayer de déjouer
les plans de Blake.
Quand je fis un pas en avant, les chaises réagirent aussitôt. Elles se mirent à flotter et
s’emboîtèrent tout autour de moi, m’encerclant jusqu’au plafond.
Je levai les bras et imaginai les chaises se séparer. Bouger des objets était facile pour
moi, à présent, donc en théorie, elles auraient dû foncer sur Blake comme des boulets de
canon. Mais elles tremblèrent légèrement et s’écartèrent.
D’un simple geste, Blake arrêta ma progression. Le mur de chaises tremblait, mais restait
intact. Je puisais tellement d’énergie en moi qu’une douleur sourde s’éveilla au niveau de mes
tempes. Elle s’intensifia jusqu’à ce que je baisse les bras. En tournant sur moi-même, je sentis
mon cœur se serrer. J’étais prisonnière, enfermée dans une tombe de chaises de bureau !
— Je suppose que tu ne t’es plus entraînée ? (À travers les chaises, je le vis contourner le
bureau.) Je ne veux pas te faire de mal.
Je me mis à faire les cent pas dans le petit espace tout en avalant de grandes goulées
d’air. J’avais les jambes en coton, la peau sèche et brûlée.
— Tu as tué Adam.
— Ce n’était pas mon intention. Tu dois me croire : je ne voulais pas que quiconque soit
blessé.
Je le dévisageai, bouche bée.
— Tu allais me vendre, Blake ! Et quelqu’un a été blessé.
— Je sais. Tu ne peux pas savoir à quel point je m’en veux. (Il me suivit le long de mon
mur.) Adam était sympa…
— Ne parle pas de lui ! (Je m’arrêtai, les poings serrés, inutiles, contre mes flancs.) Tu
n’aurais pas dû revenir.
Blake pencha la tête sur le côté.
— Pourquoi ? Parce que Daemon va me tuer ?
Je l’imitai.
— Parce que je vais te tuer.
Les sourcils haussés, il eut l’air sincèrement curieux.
— Tu en as déjà eu l’occasion, Katy. Tuer n’est pas dans ta nature.
— Mais c’est dans la tienne ? (Je fis un pas en arrière et observai les chaises. Elles
tremblaient un peu. Blake avait peut-être plus d’expérience, mais il commençait à fatiguer, lui
aussi.) Tout pour protéger ton ami, c’est ça ?
Il prit une grande inspiration.
— C’est ça.
— Moi aussi, je suis prête à tout pour protéger les miens.
Il y eut une pause. Pendant ces quelques secondes, les morceaux de l’horloge tombèrent à
terre. Au fond de moi, je fis une petite danse de la joie.
— Tu as changé, dit-il au bout d’un moment.
Une part de moi aurait voulu rigoler, mais le rire resta bloqué dans ma gorge.
— Tu n’imagines même pas.
S’éloignant des chaises, il se passa la main dans les cheveux.
— Tant mieux. Peut-être que tu comprendras l’importance de ce que je vais te proposer.
Je fronçai les sourcils.
— Tu n’as rien à nous proposer.
Un sourire sarcastique étira ses lèvres ; ses lèvres que j’avais embrassées, une fois. De la
bile me remonta le long de la gorge.
— Ça fait des jours que je vous observe. Au début, je n’étais pas seul, mais tu le sais déjà.
Ou du moins, la fenêtre de ta chambre s’en est aperçue.
Quand il se rendit compte qu’il avait toute mon attention, il croisa les bras.
— Je sais que Dawson aimerait sauver Beth, mais qu’il ne sait pas où chercher. Moi si.
Elle est retenue au même endroit que Chris.
Je me figeai.
— C’est-à-dire ?
Blake s’esclaffa.
— Comme si j’allais te révéler mon passeport pour avoir la vie sauve ! Accepte de
m’aider à libérer Chris et je m’assurerai que Dawson retrouve Beth. C’est tout.
Muette de stupéfaction, je clignai les yeux. Après tout ce qui s’était passé, il avait le culot
de nous demander de l’aide ? Un fou rire s’échappa de ma gorge, rauque et enroué.
— Tu es dingue.
Il se renfrogna.
— Aux yeux de la Défense, je suis le parfait petit hybride. J’ai demandé à rester ici à
cause de la grande concentration de Luxens et de la possibilité qu’un autre humain subisse une
mutation. Je suis leur taupe, en quelque sorte. Ce qui signifie que je peux vous faire entrer
dans le lieu où ils les retiennent. Je sais exactement où ils sont, à quel étage et dans quelles
cellules. Et surtout : je connais leurs faiblesses.
Il ne pouvait pas être sérieux. Les chaises les plus hautes tanguaient. J’étais à deux doigts
de me retrouver ensevelie.
— Sans moi, vous ne la trouverez jamais et vous vous jetterez tout droit dans la gueule
du loup.
Il recula d’un pas. Au-dessus de ses épaules, des vagues d’énergie ondulaient. Son pouvoir
était incroyable…
— Vous avez besoin de moi, affirma-t-il. Et moi de vous. Je ne peux pas faire sortir Chris
tout seul.
Bon, d’accord, il était sérieux.
— Pourquoi on te ferait confiance ?
— Vous n’avez pas le choix.
Quand il s’éclaircit la voix, les chaises s’entrechoquèrent. Je baissai les yeux. Les pieds
des objets les plus bas se tordirent dans sa direction.
— Vous ne la trouverez jamais et Dawson finira par faire une bêtise.
— On va essayer quand même.
— Je craignais que tu ne dises ça. (Blake ramassa mon sac et le posa sur le bureau du
professeur.) Si vous ne m’aidez pas, j’irai parler à Nancy Husher de tes pouvoirs.
La simple évocation de son nom m’empêcha soudain de respirer. Nancy travaillait pour la
Défense et, sans aucun doute, pour le Dédale.
— Je ne lui ai jamais fait le moindre rapport, et Vaughn non plus étant donné qu’il
bossait avec Will Michaels, poursuivit-il. Elle est persuadée que ta mutation n’a pas tenu. Lui
fournir ce genre d’information pourrait bien me sauver la vie. Ou pas. Mais dans les deux cas,
ils viendront te chercher. Et avant que ne te vienne l’idée de te débarrasser de moi, je t’arrête
tout de suite : s’il m’arrive quoi que ce soit, un message lui sera transmis de ma part dans
lequel j’explique ce dont tu es capable et que Daemon est le responsable de ton état. Oui, j’ai
pensé à tout.
La rage m’envahit et les chaises se mirent à trembler de plus belle. En l’espace de
quelques secondes, il m’avait dépossédée du peu de pouvoir que j’aurais pu avoir sur lui.
— Tu es vraiment un salopard…
— Je suis désolé. (Il se trouvait près de la porte et il paraissait sincère. Cette simple idée
me déstabilisait.) Je ne voulais pas en arriver là, mais tu me comprends, pas vrai ? Tu l’as dit
toi-même. On est prêts à tout pour protéger nos amis. On n’est pas si différents, toi et moi,
Katy.
Puis il ouvrit la porte et disparut. Le mur de chaises s’effondra par terre tout autour de
moi. Un peu comme ma vie.
CHAPITRE 10

Je sortis de la salle de classe dégradée dans un état second et avançai dans le couloir
quand, tout à coup, la porte de la cage d’escalier s’ouvrit à la volée pour révéler Daemon.
Ses yeux d’un vert éclatant se posèrent sur moi. En quatre enjambées de géant, il se
retrouva devant moi et m’attrapa par les épaules. Derrière lui apparurent Matthew et Dawson,
légèrement perdu. Quant à Daemon… je ne l’avais jamais vu aussi furieux, et ce n’était pas
peu dire.
— On t’a cherchée partout, dit-il, la mâchoire tendue.
Matthew nous rejoignit.
— Tu as vu où il est parti ? Blake ?
Comme si j’avais besoin de la précision. C’est alors que je compris qu’ils ne savaient pas
qu’il avait été avec moi. Combien de temps étions-nous restés dans cette pièce ? Ça m’avait
semblé durer des heures, mais seulement quelques minutes s’étaient sans doute écoulées. Si
Blake avait figé tout le monde en dehors de la salle, les Luxens s’en seraient rendu compte,
puisqu’ils n’auraient pas été affectés. Ça voulait dire que Blake avait limité ses pouvoirs à la
pièce.
J’eus soudain du mal à déglutir. La réaction de Daemon allait valoir son pesant d’or.
— Oui, il… voulait discuter.
Daemon se crispa.
— Quoi ?
Je jetai un coup d’œil inquiet à Matthew. Comparée à la rage qui bouillait dans les yeux
de Daemon, son expression était presque sereine.
— Il nous a observés. Je crois qu’il n’est jamais vraiment parti.
Daemon me libéra et recula en se passant une main dans les cheveux.
— Je n’arrive pas à y croire. Il veut mourir ou quoi ?
Toute trace de confusion déserta l’expression de Dawson, remplacée par de la curiosité. Il
s’approcha de son jumeau.
— Pourquoi nous a-t-il épiés ?
C’était le moment de lâcher la bombe.
— Il veut qu’on l’aide à secourir Chris.
Daemon fit volte-face si vite que, s’il avait été humain, il se serait foulé quelque chose.
— Répète-moi ça ?
Je leur racontai tout ce que Blake m’avait dit, en passant sur le fait qu’il avait menacé de
parler de moi et Daemon à Nancy. Mieux valait que j’aborde le sujet plus tard, en privé. Et
j’avais bien fait, parce que Daemon était déjà à deux doigts de reprendre sa forme de Luxen.
Matthew secoua la tête.
— Il ne peut pas croire… qu’on va lui faire confiance.
— Je pense que c’est le cadet de ses soucis, répondis-je en recoiffant mes cheveux en
arrière.
La seule chose dont j’avais envie, c’était de m’asseoir et d’engloutir un paquet de biscuits.
Mes mains commençaient à trembler sous le coup de l’épuisement.
— Sait-il vraiment où Beth est retenue ?
Les yeux de Daemon étaient fiévreux.
— Je l’ignore, dis-je en m’appuyant contre un casier. Avec lui, c’est difficile de savoir.
Dawson avança soudain pour se planter devant moi.
— Est-ce qu’il a dit quoi que ce soit qui pourrait nous aider à la trouver ?
Surprise par sa soudaine réactivité, je clignai les yeux.
— Non. Pas vraiment. Je…
— Réfléchis, m’ordonna Dawson, la tête baissée. Il a forcément dit quelque chose, Katy.
Daemon saisit son frère par les épaules et l’éloigna de moi.
— Ça suffit, Dawson. Et je ne plaisante pas.
Tendu de la tête aux pieds, Dawson se libéra de la poigne de Daemon.
— S’il sait…
— C’est hors de question ! le coupa Daemon. Il a été envoyé ici par la Défense pour
déterminer si Kat était un cobaye viable. Pour lui faire subir ce qu’ils font à Beth. Il a tué
Adam, Dawson. On ne peut pas coopérer avec lui…
Mes jambes ployèrent soudain sous mon poids et je trébuchai sur le côté. Je ne sais pas
comment Daemon s’en rendit compte aussi vite, mais il se tourna vers moi avant que j’aie pu
me redresser. Ses bras puissants m’enserrèrent la taille et me collèrent contre son flanc.
Ses yeux s’assombrirent.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Le rouge me monta aux joues.
— Rien. Ça va très bien.
— Tu mens, rétorqua-t-il d’une voix rauque et dangereuse. Tu t’es battue contre lui ? (Sa
voix baissa encore d’une octave et je sentis un frisson remonter le long de mon échine.) Est-ce
qu’il a essayé de te faire du mal ? Parce que si c’est le cas, je te jure que je mettrai l’État à feu
et à sang…
— Je vais bien ! (J’essayai de me libérer, en vain.) C’est moi qui ai appliqué la tactique
« attaque d’abord, parle après ». Sauf que je me suis épuisée toute seule. Il ne m’a pas fait de
mal.
Daemon n’avait pas l’air convaincu, mais il reporta quand même son attention sur son
frère.
— Je sais que tu as envie de croire que Blake peut nous aider, mais on ne peut pas lui
faire confiance.
Les dents serrées, Dawson détourna la tête. Une aura de frustration intense se dégageait
de lui.
— Daemon a raison, intervint Matthew, les mains posées sur les hanches. (Au bout du
couloir, la porte s’ouvrit et deux professeurs entrèrent en portant des copies et des tasses
fumantes.) Mais ce n’est pas l’endroit pour en discuter. Après les cours. Chez vous.
Sur ces paroles, il partit dans la direction opposée.
— Je sais ce que vous allez me dire, reprit Dawson d’un ton sec. Je ne compte pas faire
de bêtises. Je vous l’ai promis à tous les deux et j’ai l’intention d’honorer ma part du contrat.
Alors faites en sorte d’honorer la vôtre.
Tandis qu’il regardait son frère s’éloigner, il était clair que Daemon n’était pas rassuré.
— Ce n’est pas bon du tout, murmura-t-il.
— Tu ne crois pas si bien dire. (Je relevai la tête vers lui et attendis que les professeurs
entrent dans leur salle de classe.) Il se pourrait qu’on n’ait pas vraiment de choix.
Les sourcils froncés, il se tourna vers moi comme s’il cherchait à me protéger du reste du
monde.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je priai pour qu’il ne perde pas son sang-froid.
— Blake m’a confirmé ce qu’avait dit Will. La Défense et le Dédale pensent que ma
mutation n’a pas tenu. C’est plutôt une bonne nouvelle… sauf que Blake est vraiment prêt à
tout pour sauver son ami. Plus qu’on ne l’avait imaginé. Si on refuse de l’aider, il nous livrera
à eux.
La réaction de Daemon fut celle que j’avais imaginée. Il y avait à présent un trou de la
taille d’un poing dans le casier à côté de nous. Je l’attrapai par le bras et le tirai vers les
escaliers avant qu’un prof ne vienne chercher l’origine du bruit.
Un sentiment de colère et d’impuissance emplit l’air puis le recouvrit comme une
couverture. Daemon savait très bien ce que j’avais passé sous silence. C’était la même
situation qu’avec Will. On nous faisait du chantage, que pouvait-on faire ? Refuser d’aider
Blake et être livrés à la Défense ? Faire confiance à quelqu’un qui avait déjà prouvé qu’il n’en
était pas digne ?
Mon Dieu. On était complètement foutus.
Il était évident que Daemon aurait préféré sécher les cours pour partir à sa recherche,
mais il ne voulait pas non plus me laisser seule… alors que j’avais tout fait pour le convaincre
que l’endroit le plus sûr pour moi était le lycée. Avec le retour de Blake qui agissait comme si
de rien n’était, ce n’était sans doute plus le cas. De plus, Blake savait pertinemment que s’il
restait dans un lieu aussi fréquenté, on ne pourrait rien lui faire.
Le reste de la journée, je m’attendis à croiser Blake, mais il semblait avoir disparu.
Lorsque la dernière sonnerie retentit, je ne fus pas étonnée de voir Daemon qui m’attendait
devant mon casier.
— Je rentre avec toi, me dit-il.
— D’accord. (Ce n’était pas la peine de le contredire.) Mais comment Dolly va-t-elle
rentrer ?
Il me sourit. Il adorait que j’appelle sa voiture par son petit nom.
— C’est Dee qui m’a emmené ce matin. Andrew et Ash montent avec elle.
Je laissai l’information imprégner mon cerveau. Encore une fois, je me demandai quand
Dee s’était rapprochée de ces deux-là. Elle ne les avait jamais vraiment appréciés et n’avait
jamais adhéré à leur haine des humains. Tant de choses avaient changé… Et je savais que
j’étais loin d’avoir encore tout vu.
— Tu crois qu’il aurait le courage de nous livrer ? demandai-je, une fois assise à
l’intérieur de ma petite Sedan.
Dehors, le vent faisait trembler les arbres nus qui bordaient le parking. Le son
ressemblait à des os qui s’entrechoquaient.
— Il est clairement prêt à tout, grommela Daemon en essayant de tendre ses longues
jambes. Blake a déjà tué quelqu’un pour son ami, et il n’a pas trente-six solutions pour le
garder en sécurité : soit il te livre à eux, comme il était censé le faire au début, soit il le libère
avec notre aide. Alors oui, je suis persuadé qu’il en est capable.
Agrippant le volant de toutes mes forces, j’accueillis avec joie la colère qui se répandait
dans mes veines comme de la lave en fusion. Nous avions épargné Blake et lui avions laissé
une chance de s’enfuir le plus loin possible. Pourtant, il était revenu pour nous faire du
chantage. Quelle ingratitude !
Je jetai un coup d’œil à Daemon.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
Les muscles de sa mâchoire se crispèrent.
— On n’a que deux options : coopérer ou le tuer.
J’écarquillai les yeux.
— Et c’est toi qui t’en chargerais ? Ce n’est pas juste. Pourquoi est-ce que tu devrais
toujours te sacrifier ? Tu n’es pas le seul Luxen qui sait se battre.
— Je sais, mais je ne veux pas infliger ce fardeau à quelqu’un d’autre. (Il se tourna vers
moi.) Je n’essaie pas de remettre sur le tapis notre dispute de l’autre jour, ni de savoir si oui
ou non tu ferais une bonne Wonder Woman, mais je ne m’attends pas à ce que toi, ou ma
sœur ou mon frère, fassiez une chose pareille. Je sais très bien que tu n’hésiterais pas… pour
te défendre ou nous défendre, nous, Kat, mais je ne tiens pas à ce que tu vives avec une telle
culpabilité. Tu comprends ?
Je hochai la tête. La simple idée de ressentir mes émotions actuelles, décuplées, me
donnait la nausée.
— Je vivrai avec… si j’y suis obligée.
Le silence retomba entre nous, puis je sentis une main se poser sur ma joue. Je détournai
le regard de la route un instant. Il sourit légèrement.
— À mes yeux, tu brilles de mille feux. Je suis persuadé que tu en serais capable, mais je
ne souhaite pour rien au monde que ta lumière si douce soit ternie par un acte aussi sombre.
Je faillis pleurer comme un bébé. Les larmes me brouillaient la vue, pourtant, je ne
pouvais pas les laisser couler : me laisser émouvoir par des paroles aussi tendres ne plaidait
pas pour ma cause de dure à cuire. Mais je lui souris et je crois qu’il comprit.
Je me garai devant chez moi avant que les autres n’arrivent. Sur les nerfs, je suivis
Daemon chez lui et allai chercher une bouteille d’eau dans la cuisine avant de le rejoindre
dans le salon. Sans me laisser le temps d’abîmer la moquette en faisant les cent pas, Daemon
m’attrapa par la main et m’attira sur ses genoux.
Il me serra contre lui et enfouit son visage dans mon cou.
— Tu sais ce qu’on doit faire, dit-il d’une voix douce.
Après avoir laissé tomber la bouteille à côté de nous, je passai mes bras derrière sa
nuque.
— Tuer Blake.
Il s’étouffa sur un éclat de rire.
— Non, Kitten. On ne va pas le tuer.
La surprise m’envahit.
— Non ?
Il recula et croisa mon regard interrogateur.
— On va devoir céder à sa requête.
OK. Dire que j’étais surprise aurait été un euphémisme. J’étais estomaquée.
— Mais… mais…
Un grand sourire étira ses lèvres.
— Exprime-toi, Kitten.
Je sortis de mon état de stupeur.
— Mais on ne peut pas lui faire confiance ! C’est sûrement un piège !
— Qu’on lui fasse confiance ou non, le résultat sera le même. (Il fit glisser ses doigts
jusqu’au bas de mes reins.) J’ai bien réfléchi.
— Quand ça ? Pendant les dix minutes qu’il nous a fallu pour rentrer chez nous ?
— Je trouve ça mignon que tu appelles ma maison « chez nous ». (Son sourire s’élargit et
illumina son regard, qui prit une teinte chatoyante.) D’ailleurs, c’est bien ma maison. L’acte de
vente est à mon nom.
— Daemon, dis-je en soupirant. Je suis contente de le savoir, mais ce n’est pas très
important, pour le moment.
— Non, mais c’est toujours bon à savoir. Bref, tu t’éloignes du sujet…
— Pardon ? (Je m’étais éloignée du sujet ?) C’est toi qui…
— Je connais mon frère. Si on n’accepte pas la proposition de Blake, Dawson ira le voir
quand même. (Toute trace d’humour le quitta en un instant.) C’est ce que je ferais si j’étais à
sa place. Et on connaît Blake mieux que lui.
— Ça ne me plaît pas du tout, Daemon.
Il haussa les épaules.
— Je ne le laisserai pas te livrer à la Défense.
Je fronçai les sourcils.
— Il te livrera aussi, je te signale. Et tu penses à ta famille ? Laisser entrer Blake dans
notre cercle sera très dangereux… et stupide.
— Les risques seront toujours moins importants que les conséquences auxquelles on
s’expose si on ne fait rien.
— Je ne te suis pas, admis-je en me libérant de ses bras. Tu ne voulais pas que je
m’entraîne avec Blake parce que tu ne lui faisais pas confiance avant même que tu saches que
c’était un assassin.
— Peut-être, mais cette fois, on est prévenus. Et on gardera l’œil ouvert.
— Ce n’est pas logique. (En entendant des portières claquer, je me tournai vers la
fenêtre.) La seule raison pour laquelle tu acceptes ses conditions, c’est pour nous aider,
Dawson et moi. Ce n’est sans doute pas la décision la plus sage que tu aies jamais prise.
— Peut-être, c’est vrai. (D’un geste rapide, il prit mon visage entre ses mains et
m’embrassa avant de me laisser tomber sans ménagement à côté de lui.) Mais ma décision est
prise. Prépare-toi. Cette petite réunion ne va pas être une promenade de santé.
À moitié allongée sur le canapé, je le dévisageai, bouche bée. À mes yeux, ça commençait
déjà mal. Je récupérai la bouteille d’eau qui était coincée sous ma cuisse et me redressai
tandis que la joyeuse bande d’extraterrestres entrait.
Dee se mit aussitôt à faire les cent pas devant la télévision. Ses longs cheveux noirs
ondulés flottaient derrière elle et une lueur fiévreuse que je ne lui connaissais pas habitait son
regard.
— Alors comme ça, Blake est de retour ?
— Oui, répondit Daemon en se penchant en avant pour la regarder, les coudes sur les
genoux.
Elle jeta un coup d’œil dans ma direction avant de se détourner tout aussi rapidement.
— Ce n’est pas étonnant qu’il soit venu lui parler comme si de rien n’était. Ils étaient les
meilleurs amis du monde.
Qu’est-ce qu’elle insinuait au juste ? La colère m’envahit, mais je fis de mon mieux pour
ne pas le montrer.
— Ce n’était pas une conversation très amicale.
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda Ash.
Ses cheveux blonds étaient tirés en arrière en queue-de-cheval. Ce genre de coiffure avait
tendance à rendre le visage très sévère, mais sur elle, ça la faisait davantage ressembler à un
mannequin prêt à monter sur un podium.
— On le tue, répondit Dee en s’arrêtant devant la table basse.
Au départ, je crus qu’elle plaisantait, parce que… c’était Dee ! L’été dernier, je l’avais vue
soulever une poignée de terre remplie de fourmis pour les ôter de l’endroit où je comptais
planter mes fleurs, histoire qu’elles n’étouffent pas à cause de l’engrais. Mais, tandis que je la
regardais (on l’observait tous avec de grands yeux), je me rendis compte qu’elle était sérieuse.
Je n’arrivais pas à y croire.
— Dee… ?
Elle se redressa.
— Laisse-moi deviner. Tu es contre ? Je le sais très bien. Tu as convaincu mon frère de
l’épargner.
— Elle n’a pas eu à me convaincre, dit Daemon en posant ses doigts sous son menton.
J’intervins avant qu’il puisse continuer. Ce n’était pas son rôle de prendre sans arrêt ma
défense.
— Je n’ai pas eu à le convaincre, Dee. On s’est entendus sur le fait qu’il y avait eu déjà
suffisamment de morts, ce soir-là. On ne pensait pas qu’il reviendrait.
— Ça va même plus loin que ça, dit Matthew. Blake est lié à un Luxen. S’il meurt, son
ami meurt aussi. En le tuant, on assassine également un innocent.
— Ils sont comme Katy et Daemon ? demanda Ash sans son venin habituel.
Elle avait dû transmettre sa vacherie à Dee.
À l’instant où cette pensée se forma dans mon esprit, la culpabilité enfonça ses doigts
couverts de barbelés dans mon cœur. Je dissimulai ma réaction en triturant une partie abîmée
de mon jean. Ce n’était pas juste de ma part. Dee et Adam s’étaient connus depuis toujours…
même s’ils avaient passé une grande partie de leur vie à ignorer ce qui les liait réellement. De
l’amour. De l’affection. Ils venaient à peine de commencer à explorer cette facette de leur
relation quand le destin la leur avait arrachée.
Ash se tourna vers Dawson.
— Et toi et Beth ? (Quand les deux garçons hochèrent la tête, Ash se rassit et jeta un
coup d’œil à Matthew.) On ne peut pas tuer Blake si ça signifie tuer un Luxen innocent. C’est
comme si on tuait Katy et que Daemon mourait en conséquence.
Je haussai un sourcil, mais Daemon me donna un coup de genou pour que je me taise.
— Je n’ai jamais dit qu’on devait tuer Katy ou Beth, nous rappela Dee. On ne connaît pas
ce Luxen. De ce qu’on sait, il travaille peut-être pour la Défense ou cet autre groupe. Blake…
Il a tué Adam, Ash !
— Je le sais très bien, rétorqua-t-elle. (Ses yeux bleus s’illuminèrent.) C’était mon frère.
Dee se redressa, bien droite.
— Et moi, j’étais sa copine.
Mon Dieu… on aurait vraiment dit qu’elles avaient échangé leurs rôles. Perturbée, je
secouai la tête.
— L’autre groupe s’appelle le Dédale.
Dee eut l’air de s’en moquer. Elle préféra porter son attention sur Matthew.
— Il faut qu’on agisse avant que quelqu’un d’autre soit blessé.
Matthew paraissait aussi choqué que moi.
— Dee, nous ne sommes pas des…
— Meurtriers ? (Son visage s’empourpra avant de pâlir considérablement.) On a déjà tué
pour se protéger ! On tue des Arums sans arrêt. Daemon a même tué des agents de la
Défense !
En sentant Daemon tressaillir à côté de moi, j’eus soudain l’envie irrépressible de le
défendre. Même s’il ne le montrait pas, je savais que ces morts lui pesaient sur la conscience.
— Dee, lui dis-je. (Étonnamment, elle se tourna vers moi.) Je sais que tu souffres, mais…
tu n’es pas dans ton état normal.
Elle prit une grande inspiration. Derrière elle, la télé s’alluma, puis s’éteignit à nouveau.
— Tu ne me connais pas. Tu ne sais rien du tout. Cet humain… ce monstre, peu importe
ce qu’il est vraiment, il est venu ici à cause de ce que mon frère t’a fait. Alors, en théorie, si tu
n’avais jamais emménagé ici, rien de tout ça ne se serait produit. Adam… (Sa voix se brisa.)
Adam serait toujours vivant.
À côté de moi, Daemon se crispa.
— Ça suffit, Dee. Ce n’est pas sa faute.
— Ce n’est pas grave, dis-je en m’adossant au coussin.
J’avais l’impression que les murs se refermaient sur moi. Andrew m’avait dit une chose
similaire quelques jours plus tôt et, si ça ne m’avait pas fait plaisir, l’entendre de la bouche de
Dee me faisait l’effet d’une piqûre de frelon. Une part de moi refusait de croire qu’elle ait pu
prononcer ces mots. Ce n’était pas la Dee toujours enthousiaste et adorable que je connaissais.
Ni la fille qui avait débarqué dans ma vie pendant l’été, qui se sentait aussi seule que moi. Ce
n’était pas ma meilleure amie.
C’est alors que je compris.
Dee n’était plus ma meilleure amie.
Cette révélation me sembla soudain beaucoup plus importante que tout ce qui se passait
dans la pièce. En y réfléchissant, c’était sans doute stupide de ma part, mais Dee comptait
beaucoup pour moi et je n’avais visiblement pas été à la hauteur de son amitié.
Dawson se pencha en avant.
— Si Katy n’avait pas emménagé ici, je n’aurais jamais été libéré. C’est terrible, mais le
monde fonctionne comme ça.
Vu l’expression de Dee, l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit. Elle se retourna et joua
avec ses cheveux. Elle faisait tout le temps ça quand elle était nerveuse. L’espace d’une
seconde, son bras disparut. Puis elle s’assit sur la table basse, dos à nous.
Accoudé au fauteuil, Andrew soupira. Chaque fois que je le regardais, il avait les yeux
rivés sur Dee.
— Que vous aimiez l’idée de tuer quelqu’un ou non, il va bien falloir faire quelque chose.
— Tu as raison, répondit Daemon. (Il jeta rapidement un coup d’œil dans ma direction
avant de s’adresser au groupe.) Se disputer au sujet de Blake est une perte de temps. Si on ne
l’aide pas à libérer Chris et donc, à secourir Beth, il nous livrera au gouvernement, Kat et moi.
— Merde, marmonna Matthew en se passant une main dans les cheveux.
C’était la première fois que je l’entendais jurer.
Dee fit volte-face.
— Vous êtes dingues, ou quoi ? On ne va pas aider le meurtrier d’Adam !
— Alors on devrait faire quoi, selon toi ? demanda Matthew. Le laisser livrer ton frère et
Katy ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Bien sûr que non. Comme je l’ai déjà dit, on le tue. Ça l’empêchera de nous nuire.
Choquée par la férocité qui émanait de sa voix, je secouai la tête. Quelque part, moi
aussi, je pensais que Blake méritait de mourir car Adam, lui, n’était plus là, mais entendre Dee
parler ainsi me faisait l’effet d’un coup de poignard en pleine poitrine.
Daemon se leva en prenant une grande inspiration.
— Personne ne tuera Blake.
Sa sœur serra les poings.
— Ça, c’est toi qui le dis.
— On va l’aider tout en gardant un œil sur lui, poursuivit Daemon d’un ton sévère. Et
personne ne le tuera.
— C’est n’importe quoi ! s’écria-t-elle.
Andrew se leva et s’approcha d’elle.
— Dee, tu ferais mieux de t’asseoir et de réfléchir. Tu n’as jamais tué personne. Même
pas un Arum.
Elle croisa ses bras sur sa poitrine et releva légèrement le menton.
— Il faut une première fois à tout.
Les yeux d’Ash s’arrondirent et elle se tourna vers moi, comme pour me dire « oh
putain ». J’aurais aimé pouvoir faire ou dire quelque chose, mais j’en étais incapable.
Daemon commençait à perdre patience. Il se planta devant sa sœur.
— Ce n’est pas la peine de discuter, Dee.
Une légère aura blanche apparut autour d’elle.
— Tu as raison. Rien de ce que tu pourras dire ne me convaincra de lui laisser la vie
sauve.
— On n’a pas le choix. Blake s’est arrangé pour que Nancy apprenne la vérité au sujet de
Katy et moi si quoi que ce soit devait lui arriver. On ne peut pas le liquider.
Ce détail ne sembla pas la perturber.
— Alors on trouvera à qui il a parlé et on se chargera de son compte aussi.
Daemon en resta bouche bée.
— Tu es sérieuse ?
— Oui !
Il se détourna violemment. Il était à deux doigts d’exploser. Mon estomac se retourna. La
situation nous échappait complètement.
À côté de moi, Dawson se pencha en avant, dans la même position que Daemon un peu
plus tôt.
— Ton désir de vengeance est-il plus important que de trouver Beth pour la sauver de ce
qu’ils lui font subir ?
Elle ne détourna pas le regard, mais elle pinça les lèvres.
Tout le monde avait les yeux rivés sur Dawson.
— Je peux t’assurer, petite sœur, que ce qui est arrivé à Adam n’est rien en comparaison
de ce qu’elle est en train de vivre. Si tu savais ce que j’ai vu… (Il s’interrompit et baissa la
tête.) Si tu ne me crois pas, demande à Katy. Elle a eu un avant-goût de leurs méthodes et elle
a tellement hurlé qu’elle a encore du mal à parler.
Dee blêmit. Nous n’avions pas discuté, toutes les deux, pas vraiment en tout cas, depuis
le jour de l’an. J’ignorais ce qu’elle savait de ma brève détention et des méthodes dont Will
s’était servi pour me mettre hors d’état de nuire. Elle jeta un coup d’œil dans ma direction
avant de se détourner tout aussi rapidement.
— Vous m’en demandez trop, croassa-t-elle, les lèvres tremblantes.
Puis ses épaules s’affaissèrent et elle s’élança vers la porte d’entrée. Elle sortit sans un
mot.
Andrew la suivit aussitôt, non sans adresser un dernier regard à Daemon.
— Je m’occupe d’elle.
— Merci, répondit-il en se passant la main sur le menton. On peut dire que c’est une
réussite.
— Tu t’attendais vraiment à ce qu’elle le prenne bien ? À ce que n’importe lequel d’entre
nous le prenne bien ? demanda Ash.
Daemon renifla avec dédain.
— Non. C’est le fait que ma sœur veuille tuer quelqu’un qui me pose un problème.
— Je n’arrive pas…
Je fus incapable de terminer ma phrase. Avant même de commencer cette petite réunion,
j’avais su que les choses se passeraient mal, mais j’avais cru qu’Ash et Andrew prendraient le
rôle du serial killer. Pas Dee.
Matthew nous ramena au présent.
— Comment peut-on contacter Blake ? Je ne peux pas vraiment en discuter avec lui en
classe et, de toute façon, je préférerais ne pas le faire.
Tout le monde se tourna vers moi… à l’exception de Daemon.
— Quoi ?
— Tu as son numéro, non ? siffla Ash en examinant ses ongles nus. Envoie-lui un
message. Appelle-le. Peu importe. Mais dis-lui qu’on est complètement débiles et qu’on veut
bien l’aider.
Avec une grimace, j’attrapai mon sac et en sortis mon portable. Après avoir envoyé un
message à Blake, je soupirai. Une réponse me parvint en moins de deux secondes. Je sentis
mon ventre se serrer.
— Demain soir, samedi. (J’avais du mal à parler.) Il veut nous rencontrer demain soir
dans un lieu public, au Smoke Hole.
Daemon hocha brièvement la tête.
Malgré les protestations de mes doigts, je réussis à taper « OK », puis jetai mon téléphone
dans mon sac comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement.
— C’est fait.
Personne ne paraissait rassuré. Pas même Dawson. Il y avait de grandes chances pour que
ce plan nous explose au visage. Mais nous n’avions pas vraiment le choix. Comme l’avait dit
Daemon, quoi que nous fassions, Dawson irait voir Blake. Et puis, coopérer avec un ennemi
que nous connaissions était toujours mieux que coopérer avec un inconnu.
Alors quelle était cette sensation glacée qui envahissait ma poitrine ?
Elle n’avait rien à voir avec Blake, ni même avec le fait que Dee souhaite sa mort. Non, le
problème, c’était qu’au fond de moi, sous toutes ces couches de peau, de muscles et d’os, loin
des yeux des autres, même ceux de Daemon, je voulais tuer Blake, moi aussi. Luxen innocent
ou non… Mes valeurs morales n’en avaient rien à faire. Quelque chose clochait vraiment chez
moi.
CHAPITRE 11

Je restai un peu plus longtemps chez eux en espérant que Dee reviendrait pour discuter,
mais les autres commençaient à partir et Andrew et elle n’étaient toujours pas là.
Debout sur le perron, j’observai Ash et Matthew s’éloigner en voiture. Mon cœur était
lourd de regrets et de millions d’autres sentiments. Je n’eus pas besoin de me retourner pour
savoir que Daemon m’avait rejointe. Quand il me prit dans ses bras, j’accueillis sa chaleur et
son réconfort avec joie.
Lovée contre son torse, je m’autorisai à fermer les yeux. Il posa son menton sur ma tête
et les minutes s’écoulèrent ainsi, le silence seulement brisé par le chant d’un oiseau esseulé et
un lointain klaxon. Son cœur battait avec force contre mon dos.
— Je suis désolé, me dit-il.
— À propos de quoi ? lui demandai-je, surprise.
Il prit une grande inspiration.
— Je n’aurais pas dû m’énerver autant après ce qui s’est passé avec Dawson le week-end
dernier. Tu as eu raison de lui dire qu’on allait l’aider. Si tu ne l’avais pas fait, qui sait où il
serait à l’heure actuelle.
Il s’interrompit pour déposer un baiser sur mon front. Je souris. Évidemment que je lui
pardonnais !
— Et merci pour tout ce que tu fais, poursuivit-il. Même si notre samedi sera un peu
différent de ce qu’on avait prévu. Dawson… il a changé depuis notre soirée zombies. Il n’est
pas encore redevenu lui-même, mais il s’en rapproche.
Je me mordis les lèvres.
— Tu n’as pas à me remercier. C’est normal.
— Si. Et je suis sincère.
— D’accord. (Plusieurs secondes s’écoulèrent.) Tu crois qu’on a fait une erreur ? En
épargnant Blake, ce soir-là ?
Ses bras se resserrèrent autour de moi.
— Je n’en sais rien. Je n’en sais rien du tout.
— Nos intentions étaient bonnes, pourtant. On voulait lui laisser une seconde chance,
dis-je avant de m’esclaffer.
— Quoi ?
Je rouvris les yeux.
— L’enfer est pavé de bonnes intentions. On aurait dû lui rendre la monnaie de sa pièce.
Daemon baissa la tête et posa son menton sur mon épaule.
— Avant de te rencontrer, je l’aurais sans doute fait.
Je tournai mon visage vers le sien.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Avant de te rencontrer, j’aurais tué Blake pour ce qu’il a fait. Je l’aurais mal vécu, mais
je n’aurais pas hésité. (Il déposa un baiser dans mon cou.) Dans un sens, tu m’as convaincu de
ne pas le faire. Mais pas de la façon que pense Dee. Tu aurais très bien pu abattre Blake ce
soir-là, toi aussi. Tu ne l’as pas fait.
Les souvenirs de cette nuit me paraissaient chaotiques et irréels. Le corps sans vie
d’Adam, l’Arum qui nous avait attaqués… Vaughn et son arme… Blake en train de s’enfuir…
— Je n’en sais rien.
— Moi si, dit-il et je sentis ses lèvres s’étirer en un sourire contre ma joue. Grâce à toi, je
réfléchis avant d’agir. Tu me donnes envie de devenir une meilleure personne. Un meilleur
Luxen. Peu importe.
Je me retournai complètement et levai les yeux vers lui.
— Tu es déjà quelqu’un de bien.
Daemon sourit, les yeux brillants.
— Kitten, toi et moi, on sait que je le suis rarement.
— C’est faux…
Il me coupa en posant un doigt sur mes lèvres.
— Je prends toujours les mauvaises décisions. Je suis un connard et je le fais exprès. Je
force les gens à aller dans mon sens. Et j’ai laissé ce qui est arrivé à Dawson amplifier ces…
euh traits de ma personnalité. Mais… (Il retira son doigt de mes lèvres et me sourit avec
tendresse.) Mais toi… tu me donnes envie de changer. C’est pour ça que je n’ai pas tué Blake.
C’est pour ça que je ne veux pas que tu prennes ce genre de décisions, ni que tu sois à mes
côtés quand je suis obligé de le faire.
Touchée au plus profond de mon âme, je ne savais pas quoi dire. Quand il se pencha vers
moi pour m’embrasser, je compris qu’une déclaration aussi parfaite n’attendait pas de réponse.
Tout avait déjà été dit.

*
* *
Je passai la matinée du samedi avec ma mère. On prit un déjeuner bien gras à IHOP, un
désastre pour les artères, puis on perdit une ou deux heures dans une boutique à un dollar. En
temps normal, j’aurais préféré m’arracher les cils un à un plutôt que de me rendre dans ce
genre de magasins, mais j’avais envie de profiter de sa présence.
Ce soir, Daemon et moi irions rencontrer Blake. Seuls. Il l’avait bien précisé. Matthew et
Andrew comptaient nous épier depuis le parking et nous servir de renfort au cas où, tandis
que Dee et Dawson avaient interdiction de s’approcher du restaurant, chacun pour une raison
différente.
Toutefois, personne ne savait ce qui allait se passer. J’étais peut-être en train de vivre
mon dernier samedi, mes derniers instants avec ma mère. Et ça rendait la chose amère et
effrayante. Tout au long de notre petit déjeuner ou du trajet en voiture, le besoin de tout lui
raconter m’avait démangée, mais je ne pouvais pas le faire. Et puis, même si j’avais pu, je
n’aurais sans doute pas réussi à articuler le moindre son. Elle avait l’air de s’amuser. Elle était
contente de passer du temps avec moi. Je ne pouvais pas gâcher ça.
Pourtant, les « Et si » me hantaient. Et si c’était un piège ? Et si la Défense ou le Dédale
en profitait pour nous enlever ? Et si je subissais le même sort que Beth et ne revoyais plus
jamais ma mère ? Et si elle retournait à Gainesville pour échapper à mon souvenir
douloureux ?
De retour à la maison, j’eus soudain envie de vomir. Mon estomac était retourné et se
rebellait contre la nourriture… à tel point que je dus aller m’allonger pendant que ma mère
faisait un somme avant de partir travailler.
Après avoir passé une heure à fixer le mur, je reçus un message de Daemon. Je lui
répondis qu’il pouvait entrer. Dès que j’appuyai sur le bouton d’envoi, je ressentis une douce
chaleur au niveau de ma nuque. Je me tournai vers la porte.
Daemon ne fit pas le moindre bruit ni en poussant la porte ni en entrant, mais il avait
une lueur malicieuse dans les yeux.
— Ta mère dort ?
Je hochai la tête.
Il me dévisagea un instant avant de refermer la porte derrière lui. Puis, en un clin d’œil,
il se retrouva assis à côté de moi, les sourcils froncés.
— Tu es inquiète.
Comment s’en était-il rendu compte ? J’étais sur le point de nier car je détestais l’idée
qu’il se fasse du souci à cause de ma faiblesse… mais aujourd’hui, je n’avais pas la moindre
envie de me montrer forte. J’avais besoin qu’on me réconforte. J’avais besoin de lui.
— Oui, un peu.
Il sourit.
— Tout va bien se passer. Je ne laisserai personne te faire de mal.
Lorsque Daemon fit glisser ses doigts le long de ma joue, je compris que je pouvais avoir
les deux. Rien ne m’empêchait de paniquer à l’intérieur de moi et d’avoir besoin de lui, tout
en étant suffisamment forte pour me lever à 18 heures et faire face à notre destin. Je pouvais
être les deux.
De toute façon, j’étais incapable de faire autrement.
Sans un mot, je me poussai pour lui faire de la place. Daemon se glissa sous les
couvertures et passa un bras autour de ma taille. Je me blottis contre lui, la tête au creux de
son cou et les mains croisées sur son torse. Du bout des doigts, je dessinai un cœur au-dessus
du sien. Il rit doucement.
On resta allongés pendant plusieurs heures, à parler et à rire à voix basse pour ne pas
réveiller ma mère. De temps en temps, on s’endormait et je me réveillais prisonnière de ses
bras et de ses jambes. On s’embrassa, aussi. Et c’est sans doute ce qui nous occupa le plus.
Il était vraiment doué.
J’avais les lèvres gonflées. Il me sourit d’un air fatigué, mais sous ses cils épais, ses yeux
avaient la couleur d’un pré printanier. Ses cheveux bouclaient au niveau de sa nuque.
J’adorais passer mes doigts dedans, les lisser, puis les regarder reprendre leur forme naturelle.
Et il aimait ça, lui aussi. Les yeux fermés, il pencha la tête sur le côté pour faciliter mes
mouvements, un peu comme un chat qui demande à être caressé.
Ah les bonheurs simples de la vie !
Tout à coup, Daemon attrapa ma main et la porta à ses lèvres. Mon pouls s’emballa alors
qu’il m’embrassait encore… et encore. Sa main, elle, glissa jusqu’à ma hanche où ses doigts se
refermèrent un instant sur le tissu de mon jean avant de s’insinuer sous mon tee-shirt. Mon
cœur battait la chamade. Quand il s’allongea sur moi, un tas de choses pas très catholiques se
passèrent dans mon ventre.
Ses doigts remontèrent le long de ma peau et je me cambrai.
— Daemon…
Ses lèvres m’empêchèrent de terminer ma phrase et j’oubliai tout. Il n’y avait plus que lui
et moi. Ce qui nous attendait était désormais le cadet de mes soucis. J’enroulai une jambe
autour de sa taille et…
Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir.
Daemon disparut au-dessus de moi et se retrouva assis à mon bureau. Avec un sourire
effronté, il attrapa un livre pendant que je me rendais décente.
— Le livre est à l’envers, me moquai-je en me recoiffant.
Riant dans sa barbe, Daemon le retourna et l’ouvrit. Quelques secondes plus tard, ma
mère frappa à la porte et l’ouvrit. Son regard alla du lit au bureau.
— Bonjour, madame Swartz, dit Daemon. Vous avez l’air bien reposée.
Je lui adressai un regard incrédule avant de plaquer une main contre ma bouche pour
étouffer un gloussement. Il avait choisi une romance historique avec pour couverture un
bellâtre musclé qui défaisait le corset d’une courtisane.
Ma mère haussa un sourcil. À son expression, il était clair qu’elle avait du mal à assimiler
ce qu’elle voyait. Je faillis éclater de rire.
— Bonsoir, Daemon, dit-elle avant de se tourner vers moi d’un air courroucé.
Des collants ? ! articula Daemon en désignant le modèle masculin de la couverture.
— La porte, Katy, dit ma mère avant de reculer vers la porte. Tu connais la règle.
— Désolée. On ne voulait pas te réveiller.
— C’est très gentil de votre part, mais maintenant, elle reste ouverte.
Quand le bruit de ses pas s’éloigna, Daemon me jeta le livre à la tête. Je levai la main
pour le figer en l’air, puis le saisis.
— Excellent choix de lecture.
Il plissa les yeux.
— La ferme.
Je gloussai.

*
* *

Toute envie de rire m’avait quittée lorsqu’on se gara sur le parking du Smoke Hole, un peu
avant 18 heures. En jetant un coup d’œil derrière moi, j’aperçus le 4 × 4 de Matthew un peu
plus loin. J’espérais qu’Andrew et lui allaient tout surveiller avec attention.
— La Défense ne va pas débouler ici, me rassura Daemon en récupérant ses clés. Pas en
public.
— Mais Blake peut figer tout le monde.
— Moi aussi.
— Oh. Je ne t’ai jamais vu le faire.
Il leva les yeux au ciel.
— Bien sûr que si. J’ai figé le camion, tu te souviens ? Je t’ai sauvé la vie, je te rappelle.
— Ah oui, répondis-je en réprimant un sourire. C’est vrai.
Il tendit la main vers moi et me donna une toute petite tape sous le menton.
— Tu ferais mieux de t’en souvenir. Je ne suis pas un frimeur.
J’ouvris la porte en riant.
— Toi ? Tu n’es pas un frimeur ? Si tu le dis.
— Quoi ? (Un air faussement outré apparut sur son visage tandis qu’il refermait sa
portière et se dirigeait vers l’avant de la voiture.) Je suis toujours très modeste.
— Si mes souvenirs sont bons, tu m’as dit un jour que la modestie, c’était pour les saints
et les perdants. (Nos taquineries m’aidaient à me détendre.) Modeste n’est pas l’adjectif que
j’utiliserais pour te décrire.
Il passa un bras sur mes épaules.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Menteur.
Daemon m’adressa un sourire espiègle et on entra dans le diner. J’examinai la salle à la
recherche de Blake, mon regard survolant les amas de pierres par terre et près des tables,
mais il n’était pas encore là. Le serveur nous plaça à un box du fond, près d’un feu de
cheminée qui rendait l’atmosphère cosy. J’essayai de m’occuper en déchirant ma serviette en
tout petits morceaux.
— Tu comptes la manger ou est-ce que tu es en train de fabriquer un nid pour hamster ?
me demanda-t-il.
Je ris.
— Je compte m’en servir comme litière bio pour chat, en fait.
— Sympa.
Une serveuse rousse apparut devant nous avec un grand sourire.
— Daemon ! Comment ça va ? Ça fait une éternité qu’on ne t’a pas vu.
— Ça va. Et toi, Jocelyn ?
Étant donné qu’ils s’appelaient par leurs prénoms, je me sentis obligée de la détailler en
profondeur. Ce n’était pas de la jalousie, ni rien. Évidemment. Jocelyn paraissait légèrement
plus vieille que nous. Sans doute avait-elle une vingtaine d’années, mais elle était vraiment
très jolie, avec ses cheveux roux bouclés et son teint de porcelaine.
En d’autres termes, elle était magnifique, d’une beauté comparable à celle des Luxens.
Je me redressai.
— Très bien ! répondit-elle. J’ai préféré abandonner mon poste de manager après les
bébés. Je travaille à mi-temps pour m’en occuper. Ta famille et toi, vous devriez venir nous
rendre visite, surtout avec… (Elle se tourna vers moi pour la première fois et perdit son
sourire.) Avec le retour de Dawson. Roland serait ravi de vous voir.
Pas d’erreur. C’était bien une extraterrestre.
— Avec plaisir, répondit Daemon en jetant un coup d’œil dans ma direction. (Il me fit un
clin d’œil très peu discret.) Au fait, Jocelyn, je te présente Katy, ma petite amie.
Le plaisir que je ressentis en lui tendant la main frisait le ridicule.
— Bonsoir.
Jocelyn cligna les yeux. J’étais certaine que son visage était devenu encore plus pâle.
— Ta petite amie ?
— Ma petite amie, répéta Daemon.
Elle se reprit alors et me serra la main. Une légère charge d’énergie passa de sa peau à la
mienne, mais je fis semblant de ne pas m’en rendre compte.
— Ravie… Ravie de te rencontrer, dit-elle en me lâchant la main. Euh… Qu’est-ce que je
peux vous servir ?
— Deux Cocas, répondit-il.
Après ça, Jocelyn s’éloigna sans demander son reste. J’adressai un regard interrogateur à
Daemon.
— Jocelyn… ?
Il me tendit une autre serviette en papier pour que je continue mon œuvre.
— Serais-tu jalouse, Kitten ?
— Pff. N’importe quoi. (Je m’arrêtai de déchirer.) Bon, d’accord, je l’ai été jusqu’à ce que
je comprenne qu’elle faisait partie du PRA.
— Du PRA ? me demanda-t-il avant de se lever pour s’approcher de ma banquette. Laisse-
moi une place.
Je me poussai pour qu’il s’assoie à côté de moi.
— Programme de Relocalisation des Aliens.
— Ah ! (Il posa un bras le long du dossier et tendit les jambes devant lui.) Elle est plutôt
douée avec les gens.
Jocelyn revint avec nos boissons et nous demanda si nous voulions attendre nos amis
avant de commander la suite. Il n’en était clairement pas question. Daemon choisit un
sandwich au pain de viande et je décidai de le partager avec lui. Je n’étais pas sûre que mon
corps supporte d’avaler quoi que ce soit.
Dès qu’il réussit à faire un choix entre les frites et la purée (les frites l’emportèrent), il se
tourna vers moi.
— Il ne va rien se passer, me dit-il à voix basse. Tu verras.
Je hochai la tête en essayant d’avoir l’air sûr de moi, puis jetai un coup d’œil dans la
salle.
— J’aimerais juste qu’on en finisse.
Moins d’une minute plus tard, la clochette de la porte tinta et avant même d’avoir relevé
la tête, je sentis Daemon se crisper à côté de moi. Il ne m’en fallut pas plus pour comprendre.
Pour savoir. J’avais le cœur au bord des lèvres.
Des cheveux marron coiffés en l’air avec des tonnes de gel apparurent dans mon champ
de vision, puis des yeux noisette se posèrent sur notre table.
Blake venait d’arriver.
CHAPITRE 12

Blake s’approcha de nous l’air sûr de lui. Mais ce n’était rien à côté du sourire arrogant de
Daemon et de son expression assassine. Il ressemblait à un prédateur.
Tout à coup, je me demandai si cette rencontre dans un lieu public était vraiment une
bonne idée.
— Bart, le salua Daemon d’une voix traînante en pianotant sur la banquette derrière moi.
Ça faisait longtemps
— Tu n’as toujours pas retenu mon nom, à ce que je vois, rétorqua Blake en se glissant
sur le siège en face de nous. (Ses yeux se posèrent sur le tas de serviettes déchirées, puis sur
moi.) Salut, Katy.
Daemon se pencha en avant. Il souriait toujours, mais ses paroles, elles, se révélèrent
aussi glaciales qu’un vent arctique.
— Tu ne lui adresses pas la parole. OK ?
Je savais que lorsqu’il se transformait en Musclor, je ne pouvais rien faire pour le
raisonner. Ça ne m’empêcha pas de le pincer sous la table. Bien entendu, il n’eut aucune
réaction.
— OK, mais si je ne peux m’adresser qu’à toi, la conversation risque d’être laborieuse.
— J’ai l’air d’en avoir quelque chose à foutre ? demanda Daemon en plaçant son autre
main sur la table.
J’expirai lentement.
— Bon. Allons droit au but. Blake, où sont Beth et Chris ?
Blake se tourna de nouveau vers moi.
— Je…
Une décharge électrique s’échappa de la main de Daemon et alla frapper Blake, de l’autre
côté de la table. Il recula vivement sous le coup de la douleur et jeta un regard noir à
Daemon.
Celui-ci sourit.
— Écoute-moi bien, salopard. Tu n’arriveras pas à m’intimider, cette fois. (La voix de
Blake dégoulinait de mépris.) Tu perds ton temps et moi, ça me met en rogne.
— C’est ce qu’on verra.
Jocelyn apporta la commande impressionnante de Daemon et prit celle de Blake. Comme
moi, il ne prit qu’un soda. Quand on se retrouva de nouveau seuls, je reportai mon attention
sur Blake.
— Où sont-ils ?
— Si je te réponds, qui me dit que vous, ou les autres, n’allez pas me faire couler un bain
de ciment ?
La référence à la mafia me fit lever les yeux au ciel.
— La confiance doit aller dans les deux sens.
— Et on ne te fait pas confiance, lança Daemon.
Blake souffla longuement.
— Et je le comprends tout à fait. Je ne vous ai pas donné de raison de le faire, à part le
fait que je n’ai jamais dit au Dédale que la mutation avait très bien fonctionné.
— Quelque chose me dit que c’est ton oncle, Vaughn, qui t’a empêché de me livrer, ou
alors tu as cru qu’il faisait son travail, rétorquai-je en essayant de ne pas me rappeler
l’expression horrifiée de Blake quand il s’était rendu compte que son oncle l’avait trahi. (Il ne
méritait aucune compassion de ma part.) Mais il t’a trahi pour de l’argent.
Blake serra les dents.
— C’est vrai. Et par ce fait, il a mis Chris en danger. Mais après, j’ai dû les convaincre
que c’était faux. Ils croient que je suis content de mon sort. Que j’ai avalé la pilule et que j’en
redemande !
Daemon eut un rire sans joie.
— Qu’est-ce que tu ne ferais pas pour sauver ta peau !
Blake ne releva pas.
— Le plus important, c’est que le Dédale ne sache pas que tu es un sujet viable.
— Comment peux-tu en être certain ? demanda Daemon, les doigts crispés sur sa
fourchette.
Blake lui adressa un regard agacé, comme si la réponse était évidente.
— Le seul élément perturbateur, ici, c’est Will. Il était au courant et il s’est servi de
l’information.
— Will n’est pas notre plus gros problème, pour le moment, ni le plus énervant.
(Daemon prit une bouchée de son plat et mâcha lentement.) Je ne vois que deux possibilités :
soit tu es très courageux, soit tu es extrêmement stupide. Tu m’excuseras si je penche plutôt
pour la deuxième solution.
Blake ricana.
— Si tu le dis.
L’expression de Daemon s’assombrit et se fit menaçante. Pendant un moment, personne
n’osa bouger. Puis Jocelyn apporta la boisson de Blake. Quand elle fut partie, Daemon se
pencha en avant. Ses iris commençaient à s’illuminer derrière ses cils.
— On t’a laissé la vie sauve alors que tu avais tué l’un des nôtres et tu as eu le culot de
revenir. Si tu crois que je suis le seul dont tu dois te méfier, tu te mets le doigt dans l’œil.
Un semblant de peur apparut enfin dans le regard indécis de Blake, mais sa voix, elle,
demeura posée.
— Je pourrais te dire la même chose, mon pote.
Les yeux voilés, Daemon s’adossa contre le banc.
— Du moment qu’on est sur la même longueur d’onde…
— Revenons-en au Dédale, intervins-je. Comment tu sais qu’ils surveillent Dawson ?
— Je vous ai observés, moi aussi. Du coup, je les ai vus. (Il se laissa aller en arrière et
croisa les bras.) Je ne sais pas du tout comment Will s’y est pris pour le libérer, mais je doute
qu’il l’ait fait à l’insu de l’organisation. Si Dawson est libre, c’est parce qu’ils l’ont bien voulu.
Je jetai un coup d’œil à Daemon. L’avis de Blake rejoignait le nôtre, mais pour l’instant,
ce n’était pas le problème le plus pressant.
Blake baissa les yeux vers son verre.
— Voilà ce que je vous propose. Je sais où sont retenus Beth et Chris. Je n’y suis jamais
allé, mais je connais quelqu’un qui s’y est déjà rendu et qui peut nous procurer les codes de
sécurité pour infiltrer le bâtiment.
— Attends une minute, le coupai-je en secouant la tête. Alors, en fait, tu ne peux pas
nous faire rentrer ? On va devoir passer par quelqu’un d’autre ?
— C’était à parier, ajouta Daemon en ricanant. Biff est un bon à rien.
— Je sais à quel étage ils se trouvent et je connais leur numéro de cellule, répondit
Blake, les lèvres pincées. Sans moi, vous ne saurez pas où aller et vous vous jetterez dans la
gueule du loup.
— Et mon poing dans ta gueule ? rétorqua Daemon.
Je levai les yeux au ciel.
— Donc si je résume, tu nous demandes de te faire confiance, mais de faire également
confiance à quelqu’un d’autre ?
— Ce quelqu’un d’autre est comme nous, Katy. (Blake posa les coudes sur la table et joua
avec son verre.) C’est un hybride qui a réussi à échapper au Dédale. Comme vous pouvez vous
en douter, il déteste l’organisation et serait prêt à tout pour leur causer du tort. Il ne nous fera
pas faux bond.
Peut-être, mais ça ne me plaisait pas du tout.
— Comment réussit-on à échapper au Dédale, au juste ?
Le sourire de Blake était dépourvu de toute chaleur.
— En… disparaissant.
Voilà qui était rassurant. Je recoiffai mes cheveux derrière mes deux oreilles. Je ne
pouvais m’empêcher de me montrer méfiante.
— D’accord, disons qu’on accepte ; comment est-ce qu’on le contacte ?
— Vous ne croirez pas à mon histoire tant que vous n’aurez pas les preuves devant vous.
(Il avait tout à fait raison.) Je sais où trouver Luc.
Les lèvres de Daemon se retroussèrent.
— Il s’appelle Luc ?
Blake hocha la tête.
— On ne peut pas le contacter par téléphone, ni par e-mail. Le fait que le gouvernement
puisse remonter jusqu’à lui de cette façon le rend paranoïaque. Il va falloir qu’on aille à sa
rencontre.
— Où ça ? demanda Daemon.
— Le mercredi soir, il se rend dans un club en dehors de Martinsburg, répondit Blake. Il y
sera ce mercredi.
Daemon s’esclaffa. Je me demandais ce qu’il trouvait drôle.
— Les seuls clubs dans ce coin de Virginie Occidentale sont des clubs de strip-tease.
— C’est ce que tu crois, rétorqua Blake d’un air suffisant. Mais il s’agit d’un club… un peu
différent. (Il se tourna vers moi.) Les femmes n’y vont pas en jean et en pull.
Refusant de me laisser intimider, je volai une frite à Daemon pour me donner de la
contenance.
— Qu’est-ce qu’elles portent, alors ? Rien du tout ?
— Ce qui s’en rapproche le plus. (Son sourire était bien réel, à présent, et il faisait briller
les petites taches vertes dans ses yeux. Ça me rappelait le Blake que j’avais connu au tout
début.) C’est bête pour toi, mais pour moi, c’est tout bénef.
— Tu as vraiment envie de mourir, cracha Daemon.
— Parfois, je crois que oui. (Il marqua une pause, avant de faire rouler ses épaules.) Bref.
On va le voir, il nous file les codes et c’est parti. On s’infiltre dans le bâtiment, vous prenez ce
que vous voulez, je prends ce que je veux et on ne se revoit plus jamais.
— Pour l’instant, c’est la seule chose de ton discours qui me plaise, dit Daemon en
étudiant Blake de près. Le problème, c’est que j’ai du mal à te croire. Tu as dit que l’hybride
en question habitait à Martinsburg, c’est ça ? Il n’y a pas de bêta-quartz dans les parages.
Comment se fait-il qu’il n’ait pas encore servi de casse-croûte à un Arum ?
L’expression de Blake se fit mystérieuse.
— Luc sait se défendre.
Quelque chose clochait dans son histoire.
— Et où se trouve le Luxen auquel il est lié ?
— Avec lui, répondit Blake.
Au moins, ça répondait à une question… Pourtant, j’avais quand même du mal à y croire.
La situation tout entière me paraissait bancale. Mais quel choix avions-nous ? Nous étions déjà
impliqués jusqu’au cou. Alors autant tenter le tout pour le tout. Marche ou crève, aurait dit
mon père.
— Écoute, dit Blake en regardant Daemon droit dans les yeux. Ce qui s’est passé avec
Adam… Je ne l’avais pas prémédité et j’en suis sincèrement désolé. Mais toi, plus que
n’importe qui, devrais être capable de me comprendre. Tu ferais n’importe quoi pour Katy.
— C’est vrai. (Un frisson parcourut Daemon et de l’électricité statique emplit l’air, faisant
dresser tous les poils de mon corps.) Ce qui signifie que si j’ai le moindre doute sur tes
intentions, je n’hésiterai pas. Tu n’auras pas de troisième chance. Et laisse-moi te prévenir que
tu n’as encore rien vu, gamin.
— Compris, murmura Blake en baissant les yeux. Alors, marché conclu ?
C’était la question à un million de dollars. Allions-nous accepter ? Le pouls de Daemon se
calma. Je le sentis dans ma propre poitrine. Il avait pris sa décision. Il était prêt à tout pour
me protéger, et cette vérité s’appliquait également à son frère.
Marche ou crève.
Je relevai les yeux vers Blake.
— Marché conclu.

*
* *

Je passai la journée de dimanche chez Daemon à regarder des émissions sur les fantômes
avec les deux frères tout en attendant (oui, encore) Dee. Elle allait bien finir par rentrer.
C’était ce que Daemon m’avait dit.
Quand elle arriva, il faisait presque nuit. Je me levai d’un bond et fis sursauter Dawson
qui s’était assoupi au bout de quatre heures de spectres en tous genres.
— Tout va bien ? me demanda-t-il, bien réveillé, tout à coup.
Daemon profita de la place que j’avais laissée pour s’affaler plus confortablement sur le
canapé.
— Mais oui, répondit-il à ma place.
Son frère me dévisagea un instant, avant de reporter son attention sur la télé. Sachant
très bien ce que je comptais faire alors que je ne lui avais rien dit, Daemon hocha la tête.
Dee avança vers l’escalier sans dire un mot.
— Tu as deux minutes ? lui demandai-je.
— Pas vraiment, répondit-elle sans se retourner.
Je carrai les épaules et la suivis.
— Si tu n’en as qu’une, c’est bon aussi.
Arrivée en haut des marches, elle fit volte-face. L’espace d’un instant, je crus qu’elle allait
me pousser en arrière, ce qui allait à l’encontre de mes espoirs de réconciliation.
— D’accord, dit-elle en soupirant comme si je lui avais demandé de réciter des formules
de trigonométrie. Autant qu’on en finisse.
Ce n’était pas la façon dont j’aurais voulu commencer cette conversation, mais au moins,
elle acceptait de me parler. Je la suivis dans sa chambre. Comme chaque fois, l’abondance de
rose me piqua les yeux. Tout était rose : les murs, les draps, l’ordinateur, le tapis, les
lampes…
Dee s’assit sur le rebord de sa fenêtre et croisa les jambes au niveau des chevilles.
— Qu’est-ce que tu veux, Katy ?
Rassemblant mon courage, j’allai m’installer sur son lit. J’avais peaufiné un long discours
toute la journée, mais à ce moment précis, je n’avais qu’une envie : implorer son pardon. Je
voulais récupérer mon amie. En voyant l’impatience déformer ses traits délicats, je sentis mon
ventre se nouer.
— Je ne sais pas par où commencer, admis-je à voix basse.
Elle prit une grande inspiration.
— Si tu commençais par m’expliquer pourquoi tu m’as menti pendant des mois ?
La question me fit tressaillir, mais je le méritais.
— La nuit où l’on a combattu Baruck, dans la clairière, je ne sais pas ce qui s’est passé
exactement… mais Daemon ne l’a pas tué.
— C’était toi ?
Elle avait les yeux rivés sur la fenêtre et jouait avec une mèche de ses cheveux noirs.
— Oui… Je suis entrée en connexion avec lui. Avec toi. On… On pense que ça a un
rapport avec le fait qu’il m’avait déjà guérie, avant ce soir-là. Le lien qui nous unit avait déjà
commencé à se former. (La terreur que j’avais ressentie cette nuit remonta à la surface et me
donna la nausée.) Mais j’ai été blessée. Très gravement, je crois. Après ton départ, Daemon
m’a soignée.
Une tension apparut au niveau de ses épaules.
— Le premier mensonge, c’est ça ? Il m’a dit que tu allais bien. J’ai été idiote de le croire.
Tu étais… dans un sale état. Et après, quand Daemon est parti, tu as eu un comportement
étrange. J’aurais dû comprendre que quelque chose clochait. (Elle secoua légèrement la tête.)
Dans tous les cas, tu aurais pu me dire la vérité. Je n’aurais pas paniqué.
— Je sais, répondis-je à la hâte. Mais on ne comprenait pas ce qui nous arrivait. Alors, on
a cru que ce serait plus sage d’attendre avant de vous en parler. Et quand on a compris qu’on
était liés l’un à l’autre… on était préoccupés par d’autres choses.
— Blake ?
Elle cracha son nom en laissant tomber sa mèche de cheveux.
— Oui… mais pas seulement. (J’aurais voulu m’asseoir à côté d’elle, mais je savais que
c’était sans doute trop demander.) Des phénomènes étranges ont commencé à avoir lieu.
Quand je voulais un verre de thé glacé, le verre sortait tout seul du placard. Je n’arrivais pas à
me contrôler et j’avais peur de vous mettre en danger.
Elle se tourna alors vers moi.
— Mais tu en as parlé à Daemon.
Je hochai la tête.
— Je me suis dit qu’il savait peut-être ce qui m’arrivait, étant donné qu’il m’avait guérie.
Ce n’était pas parce que je lui faisais plus confiance qu’à toi.
Ses yeux croisèrent les miens.
— Pourtant, tu as arrêté de sortir avec moi.
Mes joues s’empourprèrent sous le coup de la honte. J’avais pris de très mauvaises
décisions.
— J’ai cru que c’était le mieux à faire. J’avais peur de faire bouger quelque chose en ta
présence et d’attirer l’attention sur toi.
Elle eut un rire sans joie.
— Vous êtes vraiment pareils, Daemon et toi. Vous pensez toujours savoir ce qui est
mieux pour les autres. (J’étais sur le point de répondre, mais elle continua.) Le plus drôle
dans tout ça, c’est que j’aurais pu t’aider. Mais ça ne sert plus à rien, maintenant.
— Je suis désolée. (J’aurais aimé que ces trois petits mots effacent tout le tort que je lui
avais fait.) Je suis vraiment…
— Et Blake ?
Son regard se durcit. Je baissai le mien vers mes mains.
— Au départ, je ne savais pas ce qu’il était. J’ai été attirée par lui parce qu’il était
normal, justement. Il n’était pas comme Daemon et j’ai cru… j’ai cru qu’au moins, avec Blake,
je n’aurais pas à me demander pourquoi je lui plaisais. (Je ris d’une voix presque aussi rauque
que Dee.) J’ai été stupide. Dès le début, Daemon m’a mise en garde contre lui. Je me suis dit
qu’il était jaloux et que ce comportement n’était pas étonnant de sa part. Puis un Arum a
débarqué dans le diner où je mangeais avec Blake et j’ai appris ce qu’il était.
Dee disparut et réapparut devant son armoire, les mains sur les hanches.
— Si j’ai bien compris, tu as vu un Arum, mais tu n’en as parlé à aucun d’entre nous.
Je me tournai vers elle.
— Si. Daemon le savait. Blake a tué celui-ci et on a gardé l’œil ouvert…
— Ça sonne surtout comme une mauvaise excuse.
Était-ce une excuse ? Dans un sens, oui, parce que j’aurais pu tout leur raconter. J’eus
soudain la gorge serrée. Ses yeux étincelèrent.
— Tu ne peux pas t’imaginer à quel point, au début, j’ai eu du mal à te mentir, s’exclama-
t-elle ! Je m’inquiétais parce que je ne voulais pas que tu sois blessée à cause de nous et…
(Elle s’arrêta et ferma les yeux.) Je n’arrive pas à croire que Daemon m’ait caché ça, lui aussi.
— N’en veux pas à Daemon. Il a fait tout son possible pour m’en dissuader. Il ne faisait
pas confiance à Blake. C’est entièrement ma faute. (La culpabilité me rongeait de l’intérieur.)
J’ai cru que Blake pourrait m’aider, que si j’apprenais à me servir des pouvoirs, je pourrais me
battre à vos côtés et vous aider. Alors, vous n’auriez plus eu besoin de me protéger, ni de vous
inquiéter pour moi. Je n’aurais plus été un fardeau.
Elle rouvrit les yeux.
— Tu n’as jamais été un fardeau à mes yeux, Kat ! Tu étais ma meilleure amie, ma
première véritable amie. Et excuse-moi si je me trompe, mais les amis sont censés se faire
confiance. Tu aurais dû savoir que pour moi, tu n’étais ni faible, ni un fardeau.
— Je…, bafouillai-je sans avoir quoi dire.
— Tu n’as jamais cru en notre amitié. (Des larmes apparurent au coin de ses yeux. J’étais
vraiment une bonne à rien.) C’est ce qui me fait le plus mal. Tu ne m’as jamais considérée
comme une vraie amie.
— Bien sûr que si ! (Je faillis me lever, mais je me figeai.) J’ai fait les mauvais choix,
c’est tout, Dee. J’ai fait des erreurs. Et quand je l’ai compris, il était…
— Trop tard, murmura-t-elle. C’est ce que tu allais dire, pas vrai ?
— Oui. (J’essayai de prendre une grande inspiration, en vain.) Blake a dévoilé son vrai
visage et tout était ma faute. J’en ai conscience.
Dee avança d’un pas lent et mesuré.
— Quand as-tu su pour Beth et Dawson ?
Je relevai la tête pour la regarder dans les yeux. Une grande partie de moi voulait lui
mentir, lui dire que c’était Will qui me l’avait dit, mais je ne pouvais pas faire ça.
— Avant les vacances de Noël, j’ai vu Beth. Puis Matthew m’a confirmé que si Beth était
en vie, Dawson devait l’être aussi.
Les poings serrés, elle réprima un cri de frustration.
— Comment… Comment as-tu osé ?
Il était clair qu’elle avait envie de me gifler. Ma joue me brûlait alors qu’elle ne l’avait
pas fait. J’aurais préféré que ce soit le cas.
— On ne savait pas si on pouvait le retrouver, ou le libérer. On ne voulait pas te donner
de faux espoirs.
Dee me dévisagea comme si elle me voyait pour la première fois.
— C’est la chose la plus stupide que j’ai jamais entendue. Laisse-moi deviner. C’était
l’idée de Daemon ? Ça lui ressemble bien. Il ferait tout pour me protéger, même s’il doit me
blesser au passage.
— Daemon…
— Arrête ! s’exclama-t-elle d’une voix tremblante en se détournant. Ne prends pas sa
défense. Je connais mon frère. Je sais que l’issue de ses bonnes intentions est rarement
positive. Mais toi… tu savais à quel point j’avais souffert de la perte de Dawson. Daemon n’est
pas le seul à avoir tout perdu ce jour-là. Je n’ai peut-être pas déplacé les fondations de la
maison, mais une partie de moi s’est éteinte quand j’ai appris qu’il était mort. Alors, je crois
que je méritais de savoir que vous pensiez qu’il était vivant.
— Tu as raison.
L’espace d’une seconde, son corps étincela.
— OK. OK… Ce n’est pas le seul problème. Si tu m’avais parlé de ce qui se passait avec
Blake, Adam et moi, on aurait su à quoi on avait affaire. On se serait battus quand même,
crois-moi, on n’aurait pas hésité à venir t’aider, mais au moins, on n’aurait pas été dans le noir
comme on l’a été.
J’avais la gorge nouée. Une marque sombre et froide entachait mon âme. Je n’avais pas
tué Adam, mais j’étais responsable de sa mort. Un élément essentiel à sa chute. Le commun
des mortels faisait des erreurs tous les jours, mais celles-ci se terminaient rarement par la
mort de quelqu’un.
La mienne si.
Mes épaules s’affaissèrent sous le poids de la honte. M’excuser ne servirait à rien. Je ne
pouvais pas changer le passé. Tout ce que je pouvais faire, c’était avancer et essayer de me
racheter.
Une aura de colère se dégageait de Dee tandis qu’elle m’observait. Elle retourna s’asseoir
sur le bord de la fenêtre, les jambes repliées contre sa poitrine. Elle posa la tête contre ses
genoux.
— Et maintenant, vous vous apprêtez à commettre une nouvelle erreur.
— On n’a pas le choix, répondis-je. C’est la vérité.
— Bien sûr que si. Vous pourriez très bien vous occuper de Blake et des personnes qu’il a
mises dans la confidence.
— Et qu’est-ce que tu fais de Dawson ? demandai-je d’une voix posée.
Elle mit du temps à me répondre.
— Je sais que je devrais mettre de côté ce que je ressens pour Blake et penser à lui, mais
j’en suis incapable. C’est terrible, je sais, mais je n’y peux rien.
Je hochai la tête.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu le fasses, mais je ne veux pas que les choses restent
comme ça entre nous. Il y a sûrement un moyen… (Je jetai ma fierté par la fenêtre.) Tu me
manques, Dee. Je ne supporte pas de ne pas pouvoir te parler et de te savoir en colère contre
moi. J’aimerais qu’on arrive à dépasser tout ça.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
Les larmes me brûlèrent la gorge.
— Dis-moi ce que je dois faire !
— Tu ne peux rien faire. Et moi non plus. (Dee secoua la tête avec tristesse.) Je ne peux
pas faire revenir Adam à la vie. Je ne peux pas vous empêcher de vous associer à Blake. Et je
ne peux pas réparer notre amitié. Certaines choses restent brisées à jamais.
CHAPITRE 13

Le mardi, Lesa rentra à la maison avec moi après l’école pour réviser pour le contrôle de
biologie qui aurait lieu le lendemain. Autant dire que je n’avais pas du tout la tête à ça. J’avais
cru qu’en sachant ce qui m’attendait le soir, Matthew l’aurait reporté. Je le lui avais même
suggéré le lundi après les cours, mais non, il n’avait rien voulu savoir.
Pendant que je me balançais sur mon fauteuil de bureau sans vraiment porter attention
au manuel posé sur mes genoux, Lesa lisait ses notes à voix haute. J’étais censée écouter, mais
je ne pus m’empêcher d’ouvrir le nouveau roman pour ados que j’avais choisi pour « l’extrait
du mardi », sur mon blog.
Après avoir créé un nouvel article, je retranscris quelques lignes en souriant d’un air
diabolique. « J’étais sa source de pouvoir, son cinquième as. J’étais le commencement et il
était la fin. Ensemble, nous étions tout 1. » Je cliquai ensuite sur « Publier » et refermai la jolie
couverture flammée.
— Toi, tu n’écoutes rien de ce que je raconte, dit Lesa en se redressant.
— Mais si. (Je me tournai vers elle en réprimant un sourire.) Tu parlais de cellules et
d’organismes.
Elle haussa un sourcil.
— Incroyable. Tu as tout compris.
— Je vais tout foirer, me plaignis-je. (Je rejetai la tête en arrière et fermai les yeux en
soupirant longuement.) Je n’arrive pas à me concentrer. Je préférerais lire un truc plus
intéressant, comme ça. (Je désignai le roman sur lequel je venais d’écrire un article, puis un
endroit où tout une pile m’attendait gentiment.) Et puis, il y a ce… truc que je dois faire
demain soir.
— Oh ? Quel truc ? Avec Daemon ? Si tu réponds oui, dis-moi que ça commence par
« se » et que ça se termine par « xe » !
Je rouvris les paupières et fronçai les sourcils.
— Ce n’est pas vrai ! Tu es pire qu’un mec !
Elle hocha vivement la tête, secouant ses cheveux longs autour d’elle.
— J’assume.
Je jetai mon stylo sur elle. Pour toute réponse, elle referma son cahier en riant.
— Bon, alors, qu’est-ce que tu dois faire demain qui te distrait autant ?
Techniquement, je ne pouvais pas lui dire grand-chose, mais j’étais sur les nerfs et le
besoin de me confier était plus fort que tout.
— Daemon et moi, on doit aller dans un… club à Martinsburg pour voir des amis à lui.
— Je trouve ça plutôt sympa.
Je haussai les épaules. J’avais déjà dit à ma mère que j’allais au cinéma et, comme elle
travaillait de nuit, je n’avais pas à m’inquiéter d’un quelconque couvre-feu. Le problème,
c’était que je ne savais pas quoi porter et ma discussion avec Dee m’avait démoralisée.
Je me relevai d’un bond et me dirigeai vers mon armoire.
— Je suis censée m’habiller sexy, mais je n’ai rien de sexy !
Lesa me suivit.
— Je suis sûre qu’on va trouver quelque chose.
Mon placard était plein de jeans et de pulls, rien à voir avec le code vestimentaire dont
avait parlé Blake. La colère me prit à la gorge. Son retour avait quelque chose de malsain.
Blake était un meurtrier. Mon partenaire de travaux pratiques était un meurtrier !
Nauséeuse, je poussai une pile de jeans sur le côté.
— Mouais, je n’en suis pas aussi certaine que toi.
Lesa vint prendre ma place.
— Laisse-moi regarder. Je suis la spécialiste du look sexy. Enfin, c’est Chad qui le dit et il
faut admettre qu’il a bon goût, me dit-elle avec un petit sourire insolent.
Je m’appuyai contre le mur.
— Fais-toi plaisir.
Cinq minutes plus tard, Lesa et moi regardions les vêtements qu’elle avait étalés sur mon
lit comme si une prostituée invisible les portait. Mes joues s’empourprèrent.
— Euh…
Lesa gloussa.
— Si tu voyais ta tête !
Je secouai vivement la tête.
— Tu as vu ce que je porte dans la vie de tous les jours ? Ce n’est pas moi !
— C’est l’intérêt d’aller dans un club ! Surtout s’il se trouve en dehors de la ville. (Elle fit
la grimace.) En même temps, il n’y en a pas ici, donc ce sera forcément en dehors de la ville.
Bref, le plus important c’est que tu puisses devenir quelqu’un d’autre l’espace d’une soirée.
Laisse parler la strip-teaseuse qui est en toi.
Je m’esclaffai.
— La strip-teaseuse qui est en moi ?
Elle hocha la tête.
— Tu n’as jamais essayé d’entrer dans un bar ou un club ?
— Si, mais sur la plage. Tout le monde était habillé avec des vêtements d’été… et là, on
est en hiver.
— Et alors ?
Je levai les yeux au ciel avant de reporter mon attention sur mon lit. Lesa avait déniché
une jupe en jean que j’avais commandée sur Internet l’été précédent, mais qui s’était révélée
beaucoup trop courte pour moi. En gros, elle ressemblait plus à une ceinture qu’à une jupe.
J’avais juste eu la flemme de la renvoyer. Au-dessus, était posé un mini pull noir, qui s’arrêtait
en dessous des seins, et que je portais d’habitude sur un tee-shirt ou un débardeur. Ses
manches longues couvriraient les cicatrices sur mes poignets, mais pas grand-chose d’autre.
Par terre reposait une paire de bottes que j’avais achetée pendant les soldes d’hiver l’année
précédente.
Et c’était tout.
Il n’y avait rien d’autre.
— On va voir mes seins et mes fesses, avec ça.
Lesa souffla.
— Mais non, tes seins seront bien couverts.
— Pas mon ventre !
— Tu as un joli ventre ; montre-le. (Elle souleva la jupe et la plaça devant elle.) Quand tu
auras terminé avec ça, je veux bien te l’emprunter.
— Pas de souci, répondis-je avant de froncer les sourcils. Tu la porteras quand ?
— Au lycée. (En voyant ma tête, elle éclata de rire.) Avec des collants, rabat-joie !
Tout à coup, une idée me vint à l’esprit.
— Des collants ! (J’ouvris le tiroir de ma commode et fouillai parmi mes chaussettes. Au
bout d’un moment, je sortis une paire de collants noirs opaques.) Ahah ! Je peux mettre ça !
Avec une veste… et peut-être un masque.
Lesa m’arracha les collants des mains et les jeta à l’autre bout de la pièce.
— Hors de question.
— Pourquoi ? lui demandai-je, dépitée.
— Parce que. (Elle jeta un coup d’œil dans le tiroir, puis tendit la main pour attraper
quelque chose en souriant.) Eux, par contre, tu peux les mettre.
Je la regardai bouche bée. Des collants déchirés pendaient à ses doigts.
— Je les ai eus avec un costume d’Halloween !
— Parfait.
Elle les posa sur le lit.
Oh seigneur… Je m’assis en tailleur sur le sol.
— Au moins, Daemon sera content. Je crois.
— Ça, tu l’as dit ! s’exclama-t-elle en se laissant tomber sur le lit. (Tout à coup, son
visage se fit sérieux.) Je peux te demander quelque chose ?
Une sonnette d’alarme retentit dans mon esprit, mais je tâchai de rester calme et de
hocher la tête. Elle prit une grande inspiration.
— Sois franche. Daemon embrasse bien ? Je suis sûr qu’il te rend…
— Lesa !
— Quoi ? Une fille se doit de se renseigner à propos de ce genre de choses.
Le rouge aux joues, je me mordis les lèvres.
— Allez, on peut tout se dire, entre filles.
— Il… Il embrasse comme s’il mourait de soif et que j’étais de l’eau. (Je cachai mon
visage entre mes mains.) Je n’arrive pas à croire que j’ai dit ça à voix haute.
Lesa gloussa.
— Ça ressemble aux romans d’amour que tu lis.
— C’est vrai, dis-je en riant à mon tour. Mais je ne vois pas comment je pourrais le
décrire autrement. Quand il m’embrasse, j’ai l’impression de fondre entre ses bras. C’est super
embarrassant. Si je pouvais parler, je lui dirais sûrement : « Merci, je peux en avoir un
autre ? » Plus pathétique, tu meurs.
On éclata toutes les deux de rire et, contre toute attente, je sentis une grande partie de
mes tensions quitter mon corps. Quelque part, parler de garçons me donnait l’illusion d’être
normale.
— Tu l’aimes, pas vrai ? me demanda-t-elle après avoir repris son souffle.
— Oui. (Je tendis mes jambes devant moi en soupirant.) Je l’aime vraiment. Et toi,
amoureuse de Chad ?
Elle se laissa glisser du lit et s’adossa contre.
— Je l’aime beaucoup, mais on ne sera pas dans la même fac l’année prochaine, alors il
vaut mieux être réaliste.
— Je suis désolée.
— Ne t’en fais pas. Chad et moi, on s’amuse bien ensemble. Et c’est le plus important,
non ? À quoi ça sert de faire des choses qui te rendent triste ? Enfin, c’est ma vision de la vie.
(Elle s’interrompit et recoiffa ses cheveux bouclés en arrière.) Il faudrait que j’en parle à Dee,
d’ailleurs. Qu’est-ce qui cloche avec elle ? Elle ne m’adresse plus la parole. Et à Carissa non
plus.
Mon envie de rire s’envola aussitôt. Je me crispai. Je ne peux pas réparer notre amitié.
J’avais essayé, sincèrement, de me racheter, mais les dommages que j’avais infligés à notre
amitié étaient trop importants.
Je soupirai.
— Il lui est arrivé beaucoup de choses en peu de temps : Adam, le retour de Dawson…
Lesa rebondit sur ma réponse.
— C’est très étrange, d’ailleurs, non ?
— Quoi ?
— Tu ne trouves pas ça bizarre ? Ah, c’est vrai : tu n’habitais pas encore ici. Beth et
Dawson étaient un peu les Roméo et Juliette de Virginie Occidentale. Du coup, j’ai un peu de
mal à croire qu’il n’ait plus de nouvelles d’elle.
Un frisson m’effleura l’échine.
— Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en penses ?
Lesa détourna les yeux en se mordillant les lèvres.
— C’est étrange. Dawson est très différent de ce qu’il était. Il reste dans son coin et fait la
tête toute la journée.
Je cherchai quelque chose à dire.
— Peut-être qu’il tient toujours à elle et qu’il est déprimé parce que les choses n’ont pas
marché entre eux. Et puis, Adam lui manque. Ça fait beaucoup à la fois.
— Je suppose. (Elle me lança un regard en biais.) Mais les gens commencent à parler.
La méfiance m’envahit.
— À quel propos ?
— Les coupables sont toujours les mêmes : Kimmy et compagnie. Mais avec tout ce qui se
passe d’étrange dans les parages… (Elle se leva et attacha ses cheveux en queue-de-cheval.)
D’abord, Beth et Dawson disparaissent du jour au lendemain. Puis, l’été dernier, Sarah Butler
tombe raide morte.
Une sensation glacée me caressa la peau. Sarah Butler s’était trouvée au mauvais endroit
au mauvais moment. La nuit durant laquelle j’avais été attaquée par un Arum, Daemon était
venu m’aider et l’avait fait fuir. Sous le coup de la colère, la créature avait tué Sarah.
Lesa se mit à faire les cent pas.
— Après, ça a été au tour de Simon Cutters de s’évaporer dans la nature. Personne n’a de
nouvelles de lui. Adam est mort dans un putain d’accident de la route et maintenant, Dawson
ressurgit dans nos vies, sans celle qui était censée être l’amour de sa vie.
— Bizarre, admis-je, mais ce ne sont que des coïncidences.
— Tu crois ? (Une lueur particulière brilla un instant dans ses yeux sombres. Elle secoua
la tête.) Certains élèves, les amis de Simon, pensent qu’il lui est arrivé quelque chose.
Oh non.
— Quoi, par exemple ?
— Ils pensent qu’il a été tué. (Elle s’assit à côté de moi en baissant la voix, comme si on
pouvait nous entendre.) Et qu’Adam a quelque chose à voir avec sa mort.
— Pardon ?
Je ne m’étais pas du tout attendue à ça.
Elle hocha la tête.
— Ils croient qu’Adam est toujours en vie. Après tout, personne n’a été autorisé à assister
à l’enterrement. Selon eux, il se serait enfui avant que la police comprenne qu’il avait fait
quelque chose à Simon.
Je la dévisageai, bouche bée.
— Adam est mort, tu peux me croire. Il est vraiment mort.
— Je te crois, me répondit-elle, les lèvres pincées.
Elle n’en avait pas l’air, pourtant.
— Pourquoi pensent-ils qu’Adam s’en serait pris à Simon ?
— Eh bien… Certains savent que Simon a essayé de te forcer la main et que Daemon lui
a mis une raclée. Alors peut-être que Simon a aussi tenté sa chance avec Dee et qu’Adam a
pété un câble.
Je m’esclaffai, mais c’était le choc qui parlait.
— Adam n’aurait jamais fait ça. Ce n’était pas son genre.
— C’est ce que je me dis, mais les autres… (Elle se laissa aller en arrière.) Bref. Assez
parlé de ces conneries ! Tu vas être super sexy demain soir.
Au bout d’un moment, on reprit le cours de nos révisions, mais une sensation glaciale
avait élu domicile dans mon ventre, m’oppressait, un peu comme lorsque je faisais quelque
chose de mal et que je savais qu’on allait m’attraper.
Si les habitants de la ville commençaient à s’intéresser aux événements étranges qui
avaient lieu ici, combien de temps leur faudrait-il pour remonter jusqu’à leur source ? Jusqu’à
Daemon, sa famille, son peuple et moi ?

1. Extrait d’Apollyon de Jennifer L. Armentrout. (N.d.T.)


CHAPITRE 14

Martinsburg n’était pas vraiment un village, mais on ne pouvait pas vraiment dire que
c’était une ville non plus, du moins, pas selon les standards de Gainesville. À une heure de
route de la capitale, elle était en pleine expansion et se situait juste à côté de l’autoroute
inter-États, entre deux montagnes. Elle représentait ainsi un passage obligé pour accéder à des
villes plus grandes comme Hagerstown et Baltimore. Le sud-est était particulièrement
développé, avec des centres commerciaux, des restaurants pour lesquels j’aurais donné mon
livre préféré en sacrifice, et des bureaux. Il y avait même un Starbucks. Autant dire que voir
tout ça me rendit envieuse. Et en plus, on était en retard.
La soirée avait mal commencé, ce qui ne présageait rien de bon pour la suite.
Blake et Daemon s’étaient disputés avant même qu’on sorte de Petersburg quand il avait
fallu déterminer quel était le chemin le plus court jusqu’à la voie rapide. Blake avait dit de
prendre à droite. Daemon à gauche. Une terrible altercation s’était ensuivie.
Daemon avait fini par gagner parce qu’il conduisait et Blake avait boudé sur la banquette
arrière. Puis on avait rencontré de la neige près de Deep Creek, ce qui nous avait ralentis, et
Blake avait ressenti le besoin de faire remarquer que de l’autre côté, les routes auraient
sûrement été déneigées.
Sans parler du fait que le nombre de pierres d’obsidienne que je portais et la toute petite
quantité de tissu qui recouvrait mon corps me rendaient nerveuse. Pour le plus grand bonheur
de Daemon, j’avais décidé de faire confiance à Lesa. S’il faisait un seul commentaire de plus
sur la longueur de ma jupe, j’allais le frapper.
Et si Blake en faisait encore un, Daemon le tuerait.
Je n’arrêtais pas d’imaginer qu’un groupe d’Arums allait apparaître devant nous et nous
faire sortir de la route mais pour le moment mon pendentif, mon bracelet et le couteau glissé
dans ma botte (rien que ça) étaient restés froids.
Quand on arriva enfin à Martinsburg, j’en avais tellement marre que j’aurais été prête à
sauter hors du véhicule en marche. En passant la sortie pour Falling Waters, Daemon
demanda :
— On prend laquelle ?
Blake se pencha en avant, un coude posé sur chaque siège.
— La prochaine. Spring Mills. Il faudra tourner tout de suite à gauche, comme si tu
voulais retourner vers Hedgesville ou Back Creek.
Back Creek ? Je secouai la tête. On se dirigeait vers des villes plus importantes, pourtant
leurs noms très ruraux auraient pu faire croire le contraire.
Quelques kilomètres après la sortie, Blake reprit la parole.
— Tu vois la vieille station essence, là-bas ? Les pompes ?
Daemon plissa les yeux.
— Ouais.
— Tourne ici.
Je me penchai en avant pour mieux voir. Les vieilles pompes rouillées étaient
pratiquement ensevelies sous les herbes hautes. Derrière, il y avait un bâtiment. Une sorte de
cabane.
— Le club se trouve dans une station essence ?
Blake rit.
— Non. Passe devant le bâtiment et suis le chemin en terre.
Daemon marmonna dans sa barbe parce que ça allait salir Dolly, mais il suivit tout de
même les directions douteuses de Blake. Le chemin en terre était en fait une voie créée par le
passage répété de véhicules. En tout cas, ça ne m’inspirait pas confiance et j’avais presque
envie de leur demander de faire demi-tour.
À mesure que l’on avançait, le paysage se faisait de plus en plus effrayant. Des arbres aux
troncs épais bordaient le chemin, ainsi que des bâtisses abandonnées aux fenêtres condamnées
qui avaient des trous béants en lieu de portes.
— Je commence à regretter d’être venue, admis-je. Ça ressemble un peu trop à Massacre
à la tronçonneuse à mon goût.
Daemon eut un rire moqueur. Le 4 × 4 continua de cahoter sur la route accidentée
pendant un certain temps, puis des voitures apparurent soudain devant nous. Il y en avait
partout, garées les unes à côté des autres, près des arbres et dans un champ. Derrière ces
rangées interminables de véhicules se trouvait un bâtiment cubique sans le moindre éclairage
extérieur.
— Bon. Cette fois, ça ressemble plus à Hostel. Le un et le deux.
— Il ne va rien t’arriver, me promit Blake. Cet endroit est caché pour ne pas attirer
l’attention. Ils n’enlèvent pas les touristes malavisés pour les tuer.
Je me réservais le droit d’en douter.
Daemon se gara le plus loin possible des autres. Visiblement, il était plus inquiet à l’idée
de rayer les flancs de Dolly que de se faire dévorer par Bigfoot.
Soudain, un garçon apparut au milieu des voitures. Le clair de lune se réfléchissait sur
son collier à pointes et sa crête verte.
Ou de se faire dévorer par un gothique.
J’ouvris la porte et sortis en serrant mon caban très fort contre moi.
— Où est-ce que tu nous as emmenés ?
— Dans un endroit très spécial, répondit simplement Blake avant de claquer sa portière.
Daemon faillit lui arracher la tête. Il leva les yeux au ciel et me dépassa.
— Tu vas devoir retirer ta veste.
— Quoi ? (Je lui adressai un regard noir.) Il fait un froid de canard ! On voit mon
souffle !
— Tu ne vas pas te transformer en glaçon pendant les quelques secondes qu’il nous
faudra pour passer la porte. Ils ne te laisseront pas passer, sinon.
J’étais à deux doigts de taper du pied par terre. Je me tournai vers Daemon pour qu’il me
soutienne. Comme Blake, il portait un jean et un tee-shirt noir. Eh oui. C’était tout.
Apparemment, le code vestimentaire des hommes était beaucoup moins important dans ce
club.
— Je ne comprends pas, gémis-je.
Cette veste était le dernier rempart qui protégeait ma dignité. Mon collant déchiré
dévoilait déjà mes jambes en grande majorité.
— Ce n’est pas juste.
Daemon s’approcha de moi et posa ses mains sur les miennes. Une mèche de cheveux
ondulés tomba devant ses yeux.
— On n’est pas obligés d’y aller si tu ne te sens pas de le faire. Promis.
— Si elle recule maintenant, tout ça n’aura été qu’une perte de temps.
— La ferme, gronda Daemon avant de reporter son attention sur moi. Je suis sérieux. Tu
n’as qu’un mot à dire pour qu’on rentre à la maison. On trouvera un autre moyen.
Malheureusement, il n’y en avait pas d’autre. Même si ça ne me plaisait pas de
l’admettre, Blake avait raison. Je nous faisais perdre du temps. Secouant la tête, je reculai et
entrepris de déboutonner ma veste.
— Ça va aller. Je vais prendre sur moi comme une grande.
Daemon me regarda retirer mon armure en silence, puis la jeter sur le siège passager. Il
avait l’air d’avoir des difficultés à respirer. Malgré le froid, mon corps tout entier réussit à
s’embraser.
— Mouais, marmonna-t-il en se positionnant devant moi, comme pour me servir de
bouclier. Je ne suis pas convaincu.
Derrière lui, Blake haussa les sourcils.
— Waouh.
Daemon se tourna vivement vers lui, le poing dressé, mais il se déplaça sur sa gauche et
évita le coup de justesse. Des étincelles rougeâtres crépitèrent, illuminant le parking plongé
dans le noir comme des feux d’artifice.
Je croisai les bras sur mon ventre nu, que laissaient entrevoir mon pull court et ma jupe
taille basse. J’avais l’impression d’être nue. Ce qui était stupide, étant donné que je portais un
maillot dessous. Je secouai la tête et contournai Daemon pour passer.
— Allons-y.
Blake me parcourut rapidement du regard, suffisamment en tout cas pour éviter une mort
certaine des mains de l’alien énervé qui me suivait. Si j’avais pu, je lui aurais arraché les yeux
moi-même.
Les quelques pas jusqu’à la porte en métal de la bâtisse se firent en silence. Il n’y avait
pas la moindre fenêtre, mais en s’approchant, on ressentit les basses d’une musique.
— Il faut frapper… ?
Au moment où je prononçais ces mots, un énorme bonhomme sortit de l’ombre. Ses bras
larges comme des troncs d’arbres étaient mis en valeur par la salopette déchirée qu’il portait.
Sans pull, bien sûr. Il faisait tellement chaud. Ses cheveux étaient coiffés en une sorte de crête
à trois pics et le reste de son crâne était rasé à blanc. Ils étaient violets.
J’aimais bien le violet.
J’avais la gorge nouée, tout à coup.
Son visage était chargé de piercings : nez, lèvres, arcades sourcilières et deux barres
épaisses qui traversaient le lobe de ses oreilles. Il se posta devant nous sans rien dire et
examina les garçons avant de poser les yeux sur moi.
Mal à l’aise, je reculai et heurtai Daemon qui posa la main sur mon épaule.
— Le spectacle te plaît ? demanda Daemon.
Le videur était baraqué, à tel point qu’il aurait pu être catcheur, et il jaugeait Daemon
comme pour décider à quelle sauce il allait le manger. Je savais que Daemon était sans doute
en train de faire la même chose. Les chances pour qu’on reparte d’ici sans causer de scènes
étaient maigres.
Blake s’interposa.
— On vient faire la fête, c’est tout.
L’espace d’un instant, le catcheur ne réagit pas, puis il tendit la main derrière lui. Sans
quitter Daemon des yeux, il ouvrit la porte et une musique assourdissante retentit. Il nous fit
une fausse courbette.
— Bienvenue au Bon Présage. Amusez-vous bien.
Le Bon Présage ? C’était un nom étonnamment poétique, et rassurant, pour une boîte de
nuit.
Blake jeta un coup d’œil derrière lui.
— Je crois qu’il t’aime bien, Daemon.
— La ferme, rétorqua l’intéressé.
Blake entra avec un rire rauque et on le suivit. Mes jambes me transportèrent alors dans
un étroit couloir qui menait à un monde radicalement différent, constitué de coins sombres et
de lumière stroboscopique. L’odeur elle-même était une expérience. L’endroit ne puait pas à
proprement parler, mais il charriait un mélange de transpiration, de parfum et d’autres odeurs
plus étranges. Sans oublier le goût amer de l’alcool.
Des projecteurs balayaient de lumières bleues, rouges et blanches la salle où des corps
ondulaient à un rythme effréné. Une personne souffrant d’épilepsie se serait retrouvée par
terre en moins de deux. La peau nue des femmes, en grande majorité, étincelait comme si elle
était recouverte de paillettes. La piste de danse était remplie de personnes qui dansaient en
rythme ou se frottaient les unes aux autres. Derrière se trouvait une estrade sur laquelle
virevoltait une blonde, au milieu de ce chaos ; malgré sa petite taille, elle se mouvait comme
une danseuse expérimentée et tournoyait de manière fluide et gracieuse.
Je n’arrivais pas à m’en détacher. Tout à coup, elle s’arrêta de tourner. La partie basse de
son corps continua de bouger en rythme et elle rejeta ses cheveux en arrière. Son visage
reflétait une parfaite innocence et elle avait un sourire magnifique. Elle était jeune. Trop
jeune pour ce genre d’endroit.
En détaillant la foule, je me rendis compte qu’elle contenait beaucoup de mineurs. Il y
avait des personnes majeures, bien sûr, mais la grande majorité semblait avoir notre âge.
Toutefois, la partie la plus intéressante se trouvait au-dessus de la scène. Des cages
pendues au plafond étaient occupées par des filles à moitié nues. Des gogos danseuses, comme
ma mère les aurait appelées. Je ne savais pas quel était le terme approprié ici, mais dans tous
les cas, elles avaient des bottes d’enfer. Le haut de leur visage était dissimulé sous un masque
à paillettes et elles avaient des cheveux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Je baissai les yeux vers la bande de peau que ma jupe en jean et mon pull ne couvraient
pas. En fait, j’aurais pu faire bien pire.
Autre détail étrange : il n’y avait ni table, ni chaises. J’avais eu l’impression d’apercevoir
des canapés dans les coins sombres, mais il était hors de question que je m’en approche.
La main fermement posée contre mes reins, Daemon se pencha pour me murmurer à
l’oreille.
— Hors de ton élément, Kitten ?
Le plus drôle dans tout ça, c’était qu’ici aussi, Daemon sortait du lot. Il faisait une tête de
plus que la plupart des autres et il possédait un physique et une façon de bouger bien à lui.
— Tu aurais dû mettre de l’eye-liner.
Il eut un sourire en coin.
— Jamais de la vie.
Blake continua d’avancer et on le suivit autour de la piste. Le tempo ultrarapide de la
musique techno ralentit jusqu’à disparaître, puis un nouveau morceau retentit, avec de lourdes
basses.
Alors, tout le monde se figea.
Des poings se levèrent, accompagnés de cris. J’écarquillai les yeux. Est-ce qu’ils allaient
faire un pogo ? Une petite part de moi avait toujours voulu essayer. Le rythme débridé y avait
sûrement quelque chose à voir. Dans les cages, les filles cognaient les barres avec leurs mains.
Et sur la scène, la jolie blonde aux cheveux longs avait disparu.
La main de Daemon trouva la mienne et la serra. Je tendis l’oreille pour entendre les
paroles malgré les cris. Safe from pain and truth and choice and other poison devils 1… Les
hurlements se firent de plus en plus forts, noyant tout le reste.
J’en eus la chair de poule.
Quelque chose clochait dans ce club. C’était évident.
Après avoir dépassé le bar, on pénétra dans un couloir étroit. Des couples se
confondaient avec les murs, tellement collés les uns aux autres que je n’arrivais pas à voir où
l’un commençait et l’autre se terminait. Un garçon releva la tête du cou qu’il était en train
d’embrasser et ses yeux lourdement soulignés de Khôl rencontrèrent les miens.
Il me fit un clin d’œil.
Je détournai aussitôt les yeux. Note à moi-même : éviter le contact visuel.
Très vite, on s’arrêta devant une porte sur laquelle était écrit « Personnel autorisé
uniquement », mais « Personnel autorisé » avait été barré et remplacé par « Bouffons » au
marqueur noir.
Sympa.
Au moment où Blake allait taper, la porte s’entrouvrit toute seule. Je ne vis pas qui était
derrière. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Le mec au Khôl m’observait toujours.
Flippant.
— On vient voir Luc, dit Blake.
Apparemment, la réponse qu’il reçut ne lui convint pas car il se crispa.
— Dis-lui que c’est Blake et qu’il m’est redevable. (Il marqua une pause. Sa nuque avait
rougi.) Je me moque de savoir qu’il est occupé ; je dois le voir maintenant.
— Super, marmonna Daemon. (Son corps se tendait, puis se relâchait à intervalles
réguliers à côté de moi.) Il est toujours aussi doué pour se faire des amis.
Une nouvelle réponse étouffée nous parvint et la porte s’ouvrit davantage. Blake se mit
alors à aboyer :
— Il m’est redevable, je te dis ! Ces deux-là sont avec moi. Faites-moi confiance. Ce ne
sont pas des taupes.
Des taupes ? Oh il parlait sans doute des infiltrés.
Au bout d’un moment, Blake se tourna vers nous, l’air courroucé.
— Il veut d’abord me parler. Seul à seul.
Daemon se redressa de toute sa stature.
— Hors de question.
Blake ne se laissa pas démonter.
— Ce n’est pas négociable. Soit on accepte et quelqu’un viendra vous chercher après, soit
on est venus ici pour rien.
Il était clair que la situation ne plaisait pas à Daemon, mais je n’avais pas supporté l’enfer
dans la voiture, ni réveillé la strip-teaseuse en moi pour des cacahuètes. Alors, sur la pointe
des pieds, je me pressai contre son dos.
— Viens danser. (Daemon se tourna à moitié vers moi. Ses yeux brillaient. Je tirai sur sa
main.) Allez, viens.
Il finit par accepter. Quand il se tourna complètement vers moi, par-dessus son épaule, je
vis la porte s’ouvrir et Blake entrer dans l’autre pièce. Un mauvais pressentiment me noua
l’estomac, mais nous ne pouvions rien y faire.
Les basses s’étaient calmées et une chanson plus ou moins familière avait pris leur place.
Je pris une grande inspiration, avant d’entraîner Daemon sur la piste et de me frayer un
chemin parmi les danseurs pour nous trouver une place. Quand ce fut le cas, je me tournai
vers lui.
Il me regardait d’un air incrédule comme s’il était en train de me demander « on est
vraiment en train de faire ça ? ». Oui. Danser semblait être le cadet de nos soucis, quand tant
de choses reposaient sur les informations que nous étions venus chercher, mais je décidai de
ne pas y penser. Fermant les yeux, je rassemblai mon courage et avançai vers lui. Je posai
alors une main contre sa nuque et l’autre sur sa taille.
Je me mis à bouger contre lui, comme le faisaient les autres, parce qu’en réalité, quand
les mecs dansent, ils laissent les filles faire tout le boulot. Dans mes souvenirs, quand j’avais
réussi à entrer en boîte avec des amis à Gainesville, c’était grâce aux filles que les garçons
avaient gardé la face.
Il me fallut quelques secondes pour me décoincer et trouver le bon rythme. Certains
muscles n’avaient pas fonctionné depuis longtemps et je le sentais. Une fois que je fus lancée,
la musique résonna dans ma tête, puis à travers mon corps tout entier. Je me tournai tout en
ondulant, mes pieds suivant le mouvement de mes épaules. Daemon passa un bras autour de
ma taille et je sentis son menton effleurer mon cou.
— Bon, d’accord. Je peux peut-être remercier Blake et son absence d’amis, me dit-il à
l’oreille.
Je souris.
Sa prise se resserra tandis que le rythme s’accélérait et, par la même occasion, mes
mouvements.
— Je crois que ça me plaît bien.
Autour de nous, les corps étaient luisants de sueur comme s’ils dansaient depuis des
années. C’était le problème de ce genre d’endroits : on perdait la notion du temps et les
minutes se transformaient en heures.
Daemon me fit faire volte-face. Je me retrouvai face à lui, sur la pointe des pieds. Il posa
alors son front contre le mien et ses lèvres effleurèrent les miennes. Un pic d’énergie traversa
Daemon et se déversa sur ma peau, et tout à coup, on se perdit l’un dans l’autre, dans ce
monde, sous ces projecteurs. Nos corps ne faisaient plus qu’un, se mouvaient parfaitement en
rythme avec la musique, tandis que d’autres couples semblaient incapables de le faire.
Quand les lèvres de Daemon se pressèrent avec plus de force contre les miennes, je
l’accueillis avec avidité, sans perdre la cadence un seul instant, alors qu’il me volait mon
souffle. Mon cœur… Non, nos cœurs battaient la chamade, nos mains exploraient,
s’accrochaient. Ses doigts glissèrent jusqu’au bas de mon dos et je vis des éclairs blancs
derrière mes paupières.
Glissant mes mains jusqu’à ses joues, je lui rendis son baiser avec fougue. De l’électricité
statique nous parcourut de part en part sous la forme d’une lueur rougeâtre qui disparut dans
le sol, dissimulée par les stroboscopes. Tout autour de nous, les gens dansaient sans
remarquer ou se soucier des secousses électriques que nous leur causions. Les mains de
Daemon étaient à présent sur mes hanches pour me rapprocher. On allait terminer comme
l’un de ces couples peu catholiques dans le couloir, c’était certain.
La musique aurait pu changer ou s’arrêter, ça aurait été pareil. On continuait de se coller
contre l’autre et de se dévorer. Peut-être que plus tard, demain ou la semaine prochaine, mon
audace me ferait honte, mais pour l’instant, je m’en moquais.
Quelqu’un posa une main sur l’épaule de Daemon. Il se retourna vivement. Je me
dépêchai de l’attraper par le bras et d’empêcher ainsi que son poing entre en contact avec la
mâchoire de Blake.
Blake sourit avant de hurler pour se faire entendre.
— Vous dansez ou vous couchez ensemble ?
Mes joues s’empourprèrent. Finalement, j’étais un peu honteuse.
Daemon grommela quelque chose et Blake recula, les mains en l’air.
— Pardon, cria-t-il. Pff… Il est prêt à nous recevoir, si vous avez terminé de vous manger
le visage.
Il allait finir par se prendre une beigne, au bout d’un moment.
Après avoir pris la main de Daemon, je les suivis tous deux à travers la masse grouillante
de corps jusque dans le couloir. Mon cœur battait toujours aussi fort et ma poitrine se gonflait
et se dégonflait trop vite. Cette danse…
Le garçon aux yeux maquillés n’était plus là et cette fois, quand Blake frappa à la porte,
celle-ci s’ouvrit aussitôt. J’entrai à leur suite en espérant ne pas avoir le visage trop rouge.
Je ne sais pas ce que je m’étais attendue à trouver derrière cette porte. Peut-être une
pièce remplie de fumée et plongée dans l’obscurité, pleine d’hommes avec des lunettes de
soleil qui se faisaient craquer les doigts ou un autre catcheur en salopette. Dans tous les cas,
ce que je découvris ne m’avait pas du tout traversé l’esprit.
C’était une grande pièce avec un léger parfum de vanille dans l’air. Il y avait plusieurs
canapés et l’un d’entre eux était occupé par un garçon qui avait les cheveux longs jusqu’aux
épaules et coiffés derrière les oreilles. Comme la fille que j’avais vue danser un peu plus tôt, il
était très jeune. Quinze ans, peut-être. Il avait des trous de la taille de Mars dans son jean et
un large bracelet en argent au poignet dans lequel était incrustée une pierre que je ne
connaissais pas. Elle était noire, mais ce n’était pas une obsidienne. Son centre était barré
d’une flamme rouge orangé qui dissimulait des éclats bleus et verts.
Je ne savais pas de quelle pierre il s’agissait, mais elle était magnifique et paraissait
onéreuse.
Le gamin releva la tête de la DS avec laquelle il jouait. Sa beauté enfantine me laissa
pantoise. Des yeux couleur améthyste croisèrent brièvement les miens avant de se porter de
nouveau sur le jeu. Ce garçon allait faire des ravages plus tard.
C’est à ce moment-là que je me rendis compte que Daemon s’était figé et regardait un
homme assis sur une chaise en cuir. Des liasses de billets de cent dollars étaient étalées sur le
bureau devant lui. Il avait des cheveux blonds presque blancs et il observait également
Daemon avec des yeux argentés arrondis par la surprise.
Je lui donnais une trentaine d’années et, mon Dieu, il était canon.
Daemon fit un pas en avant. L’homme se leva. Je sentis mon cœur s’emballer. Mes peurs
les plus terribles se réveillèrent dans mon esprit.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
Même Blake paraissait nerveux.
Le gamin sur le canapé rit en refermant sa DS.
— Ah les extraterrestres… Ils ont cette faculté innée de renifler leurs semblables. Je
suppose qu’aucun des deux ne s’attendait à voir l’autre ce soir.
Je me tournai lentement vers lui.
Il se redressa pour s’asseoir convenablement, les pieds posés par terre. L’air poupin de
son visage était annulé, en quelque sorte, par la vive intelligence qui se lisait dans ses yeux et
l’expérience de la vie qui avait creusé ses sillons autour de ses lèvres.
— Alors, comme ça, c’est vous les tarés qui veulent mon aide pour pénétrer dans la
forteresse du Dédale ?
Je demeurai bouche bée. Ça alors ! Luc était un mioche !

1. « Loin de la souffrance, la vérité, les choix et tous ces démons empoisonnés. » Pet, A Perfect Circle (N.d.T.)
CHAPITRE 15

Je m’attendais à ce que le garçon s’écrie « Je vous ai bien eus ! » et se précipite vers un


bac à sable, mais à mesure que les secondes s’égrenaient, je compris que celui en possession
des informations qui nous intéressaient était bel et bien un adolescent.
Luc sourit comme s’il savait à quoi je pensais.
— Surprise ? Tu ne devrais pas. Être surprise par quoi que ce soit, je veux dire.
Lorsqu’il se leva, je fus choquée de remarquer qu’il était presque aussi grand que
Daemon.
— J’avais six ans quand j’ai foncé en direction d’un taxi qui roulait à toute allure pour
voir qui s’arrêterait en premier. C’est lui qui a gagné. Dans l’affaire, j’ai bousillé le vélo le plus
cool du monde et des litres de sang… Heureusement pour moi, mon ami d’enfance était un
extraterrestre.
— Comment… as-tu échappé au Dédale ?
Aussi jeune, aurais-je voulu ajouter.
Luc s’approcha de la table d’un pas léger, comme s’il ne fournissait pas le moindre effort.
— J’étais leur élève modèle. (Son sourire moqueur avait quelque chose de dérangeant.) Il
ne faut jamais faire confiance à ceux qui excellent. Pas vrai, Blake ?
Adossé au mur, Blake haussa les épaules.
— Je n’aurais pas dit mieux.
— Pourquoi ? reprit Luc en s’asseyant au bord du bureau. Parce qu’il arrive un moment
où l’élève surpasse le maître. Et comme j’avais des professeurs brillants… (Il tapa dans ses
mains.) Tu dois être Daemon Black.
Si Daemon était surpris qu’il connaisse son nom, il ne le montra pas.
— C’est bien moi.
Le gamin plissa les yeux. Il avait des cils d’une longueur incroyable.
— J’ai beaucoup entendu parler de toi. Blake est un grand fan.
Blake lui fit un doigt d’honneur.
— Ravi de savoir que mon fan-club s’étend aussi loin, dit-il d’une voix pince-sans-rire.
Luc pencha la tête sur le côté.
— Et quel fan-club ! Oh pardon, je ne t’ai pas présenté ton camarade Luxen. Il se fait
appeler Paris. Pourquoi ? Je n’en ai pas la moindre idée.
Paris eut un sourire crispé et tendit la main à Daemon.
— Ça fait toujours plaisir de rencontrer un semblable qui ne s’encombre pas des
anciennes croyances et de nos règles sans intérêt.
Daemon lui serra la main.
— Pareillement. Comment t’es-tu retrouvé ici ?
Luc s’esclaffa.
— C’est une longue histoire qui devra attendre un autre jour. (Ses yeux magnifiques se
posèrent de nouveau sur moi.) As-tu la moindre idée de ce qu’ils te feront quand ils
comprendront que tu es un hybride parfaitement fonctionnel ? (Il pencha légèrement la tête
en avant en souriant.) On est des spécimens très rares, tous les trois. Alors, le fait qu’on soit
tous rassemblés au même endroit est assez formidable.
— J’imagine très bien, rétorquai-je.
— Tu crois ? (Luc haussa les sourcils.) Je doute que Blake t’ait tout raconté… surtout pas
le pire.
Je jetai un coup d’œil à l’intéressé. Son visage se ferma. Tout à coup, un frisson glacial
remonta le long de mon dos et ça n’avait rien à voir avec le peu de tissu qui me recouvrait.
— Vous n’êtes pas bêtes. (Luc se leva de nouveau et s’étira comme un chat après la
sieste.) Pourtant, vous êtes tout de même prêts à vous jeter dans la gueule du loup.
— On n’a pas vraiment le choix, rétorqua Daemon en adressant un regard noir à Blake.
Tu comptes nous donner les codes, oui ou non ?
Luc haussa les épaules et fit courir ses doigts sur les piles de billets.
— Qu’est-ce que j’y gagnerais ?
Je soupirai de frustration.
— À part l’assurance d’emmerder le Dédale, on n’a pas grand-chose à t’offrir.
— Hmm. Je n’en suis pas si sûr.
Il saisit une liasse de billets de cent dollars attachés entre eux grâce à un élastique. Une
seconde plus tard, les bords des billets se mirent à friser et à se consumer dans sa main
jusqu’à ce que seule une odeur de brûlé demeure.
Je l’enviais. Moi, j’étais incapable de transformer l’énergie en chaleur ou en feu et de la
contrôler.
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ?
— Visiblement, ce n’est pas une question d’argent, ajouta Daemon.
Luc réprima un sourire.
— Je n’ai pas besoin d’argent. (Il s’essuya les doigts sur son jean.) De pouvoir non plus.
Pour être franc, la seule chose dont j’ai réellement besoin, c’est d’une faveur.
Blake se redressa vivement.
— Luc…
Il fronça les sourcils.
— C’est tout ce que je demande. Une faveur. Que je collecterai au moment où je le
déciderai. En échange, je vous dirai tout ce que je sais.
Eh bien, ce n’était pas si terrible.
— O…
— Attends une seconde, m’interrompit Daemon. Tu veux qu’on accepte de te devoir une
faveur sans en connaître les termes ?
Luc hocha la tête.
— Il faut savoir prendre des risques dans la vie.
— Il faut surtout savoir faire preuve d’intelligence ! rétorqua Daemon.
Le gamin rit.
— Je t’aime bien. Je t’aime beaucoup, même. Mais pour recevoir de l’aide, il faut
accepter de se mettre en danger à son tour.
— Mon Dieu, j’ai l’impression d’entendre le parrain parler, mais avec une voix d’ado,
marmonnai-je.
— Tu n’es pas loin de la vérité, me dit-il avec un sourire angélique. Ce que vous n’avez
pas compris, c’est que le problème va bien au-delà de la copine d’un frère, d’un ami… ou
même du fait que vous vous fassiez choper. Le vent commence à tourner et une tempête
s’annonce. (Il se tourna vers Daemon.) Le gouvernement craint les Luxens car ils détrônent les
humains au sommet de la chaîne alimentaire. Pour y remédier, ils ont créé une créature
encore plus puissante qu’un Luxen. Et je ne parle pas de petits hybrides à la noix.
Je frissonnai.
— Tu parles de quoi, alors ?
Ses yeux teintés de violet croisèrent les miens, mais il ne répondit pas.
Paris croisa les bras.
— Je ne veux pas être impoli, mais si l’arrangement ne vous plaît pas, vous savez où se
trouve la porte.
Daemon et moi nous consultâmes du regard. En toute franchise, je ne savais pas quoi
dire. J’avais vraiment l’impression de passer un pacte avec la mafia… qui avait un gamin
terrifiant en guise de chef.
— Il est notre seule chance, intervint Blake.
— Putain, jura Daemon. OK. C’est bon. On te devra une faveur.
Les yeux de Luc étincelèrent.
— Tu es d’accord, toi aussi ?
Je soupirai.
— Oui. Pourquoi pas.
— Super ! Paris ? (Il tendit la main vers son ami qui se pencha pour attraper un Mac
Book Air et le lui tendit.) Donnez-moi une seconde.
On l’observa tandis qu’il tapait rapidement sur le clavier, le front plissé sous le coup de la
concentration. Pendant qu’on attendait, une porte au fond de la pièce s’ouvrit et la jeune fille
qui avait dansé sur scène un peu plus tôt passa la tête à l’intérieur.
Luc releva vivement la tête.
— Pas maintenant.
Vu son air renfrogné, il était clair qu’elle n’était pas habituée à ce genre d’accueil, mais
elle referma la porte.
— C’était la fille…
— Si tu veux que je coopère avec vous, ne termine pas cette phrase. Ne parle même pas
d’elle. Tu ne l’as jamais vue, dit Luc sans détourner son attention de l’écran. Sinon, on oublie
tout.
Même si j’avais des milliers de questions à leur poser sur la façon dont ils s’étaient
échappés et comment ils survivaient dehors sans la moindre protection, je refermai la bouche.
Au bout d’un moment, Luc posa l’ordinateur sur le bureau. L’écran était divisé en quatre
sections, noires et blanches et un peu floues, comme des caméras de sécurité. Sur une image,
on voyait une forêt. Sur une autre, une haute clôture avec une porte, une salle de contrôle et
sur la dernière, un homme en uniforme qui patrouillait.
— Dites bonjour au mont Weather, propriété de la FEMA 1, sous la surveillance de la
Sécurité Intérieure. Niché au sein de la chaîne de montagnes des Blue Ridges, il est utilisé
comme centre d’entraînement, mais pourrait également servir de bunker pour tous nos
charmants dirigeants en cas d’incident nucléaire, nous expliqua Luc d’un air moqueur. C’est
aussi une façade pour les activités de la Défense et du Dédale. En sous-sol, quelque six cent
mille mètres carrés sont destinés à l’entraînement et à la torture.
Blake avait les yeux rivés sur l’écran.
— Tu as piraté leur système de sécurité ?
Luc haussa les épaules.
— Je vous ai dit que j’étais leur élève prodige. Vous voyez cette partie ? (Il désigna la
fenêtre où un gardien patrouillait autour de la clôture et se fondait presque avec le décor.)
C’est l’entrée « secrète » qui n’existe sur aucun plan. Très peu de personnes la connaissent.
Mon petit Blake ici présent en fait partie.
Luc appuya sur la touche « Espace » et la caméra pivota vers la droite. Une porte apparut.
— Voici le topo : le dimanche soir, à 21 heures, est le meilleur moment pour frapper.
C’est l’heure de la relève et le nombre d’employés est au minimum : seulement deux gardes
surveilleront cette partie. Tout le monde sait que le dimanche est un jour de repos.
Paris sortit un bloc-notes et un stylo.
— Cette porte sera le premier obstacle à franchir. Il faudra que vous neutralisiez les
gardes. Logique, je sais. De mon côté, je m’assurerai que les caméras cessent de fonctionner de
21 heures jusqu’à 21 h 15. Un coup à la Jurassic Parc, quoi. Vous aurez quinze minutes pour
entrer, récupérer vos potes et ressortir le plus vite possible. Ne vous laissez pas attraper par le
méchant dragon.
Daemon réprima un éclat de rire.
— Quinze minutes, murmura Blake en hochant la tête. C’est faisable. Une fois à
l’intérieur, on arrivera tout droit aux ascenseurs. On peut s’en servir pour descendre au
dixième étage et se rendre à la bonne cellule.
— Génial. (Luc posa un doigt sur la porte.) Le code est Icare. Vous comprenez la blague ?
(Il rit.) Une fois que vous aurez réussi à entrer dans l’enceinte, vous verrez trois portes les
unes à côté des autres.
Blake hocha encore une fois la tête.
— Celle du milieu, je sais. Tu as le code ?
— Attends ! Les autres portes, elles mènent où ? demandai-je.
— Au magicien d’Oz, répondit Luc en tapant sur la barre espace jusqu’à ce que la caméra
nous montre les portes en question. Rien d’intéressant en fait. Juste des bureaux et,
étonnamment, des trucs en réel rapport avec la FEMA. Quelqu’un veut essayer de deviner le
mot de passe pour la porte ?
— Dédale ? lançai-je.
Il sourit.
— Presque. Le code pour cette porte est Labyrinthe. Ce n’est pas un mot facile à écrire, je
sais, mais faites un effort. Vous n’aurez qu’une seule chance. Si vous entrez le mauvais code,
les choses vont vite dégénérer. Après, vous prendrez l’ascenseur jusqu’au dixième, comme
Blake l’a dit, et vous taperez le mot de passe DÉDALE, tout en majuscules. Et voilà !
Incrédule, Daemon secoua la tête.
— Des codes ? C’est ça leur super système de sécurité ?
— Ahah ! s’écria Luc en appuyant sur plusieurs touches. (L’écran devint noir.) Mon rôle
va bien plus loin que vous donner quelques codes et éteindre des caméras de sécurité, mon
cher nouveau meilleur ami. Je vais aussi couper leur système de reconnaissance oculaire. Il
peut s’arrêter pendant dix à quinze minutes par jour sans que cela n’éveille de soupçons.
— Qu’est-ce qui se passe s’il se remet en marche quand on est toujours là-bas ?
demandai-je.
Luc leva les mains en l’air.
— Euh, ce sera comme si vous étiez dans un avion sur le point de s’écraser. Penchez-vous
en avant, la tête entre les jambes, et faites vos prières.
— Fabuleux, rétorquai-je. Donc, si je comprends bien, tu es aussi un hacker ?
Il me fit un clin d’œil.
— Dans tous les cas, restez sur vos gardes. Je ne désamorcerai aucune autre précaution
de sécurité qu’ils auront mise en place. Ça éveillerait trop de soupçons.
— Euh, pardon ? s’exclama Daemon en fronçant les sourcils. On parle de quels genres de
précautions, au juste ?
— Je me suis rendu compte que les codes étaient inversés de temps en temps. Sinon, à
part les gardes, pas grand-chose. Et ce sera la relève, en plus, expliqua Blake, tout sourire. On
s’en sortira. Tout ira bien.
Paris nous tendit une feuille de papier avec les mots de passe écrits dessus. Daemon la
saisit avant que Blake puisse le faire et la glissa dans sa poche.
— Merci, dit-il.
Luc retourna sur le canapé où il s’affala de nouveau avec sa DS. Il avait perdu son sourire.
— Ne me remerciez pas encore. Non, en fait, ne me remerciez pas du tout. Je n’existe
plus pour vous. Du moins, tant que je n’aurai pas besoin d’une faveur. (Il ouvrit sa DS.)
Souvenez-vous bien. Dimanche, 21 heures. Vous aurez quinze minutes. Pas une de plus.
— D’accord, répondis-je d’une voix traînante en jetant un coup d’œil à Blake. (Je mourais
d’envie de savoir comment ces deux-là s’étaient rencontrés.) Bon, je suppose…
— On y va, confirma Daemon en me prenant la main. Ravi, enfin, plus ou moins, de vous
avoir rencontrés.
— Comme tu dis, rétorqua Luc, concentré sur son jeu.
Quand on arriva devant la porte, il nous rappela.
— Vous n’avez pas la moindre idée de ce qui vous attend. Soyez prudents. Ma part du
marché ne me servira plus à rien si vous vous faites tuer, ou pire.
Je frissonnai. C’était sympa de clore la conversation sur une note aussi flippante.
Daemon fit signe de la tête à l’autre Luxen, puis on sortit et Blake referma la porte
derrière nous. Ce n’est qu’à ce moment-là que je compris que la pièce était insonorisée.
— Alors, fit Blake en souriant. Ce n’était pas si terrible que ça, pas vrai ?
Je levai les yeux au ciel.
— J’ai l’impression d’avoir conclu un pacte avec le diable, et qu’il va revenir m’enlever
mon premier-né.
Daemon tortilla ses sourcils.
— Tu veux des enfants ? Il vaut mieux commencer à s’entraîner, alors…
— La ferme, rétorquai-je en secouant la tête et en me dirigeant vers la sortie.
Ensemble, on traversa le club, en prenant garde de contourner la piste de danse toujours
aussi bondée. Je crois qu’on avait tous hâte de repartir. En arrivant devant la sortie, je me
retournai vers Daemon et Blake, puis observai les danseurs.
Une partie de moi se demandait combien d’entre eux étaient des hybrides. Nous étions
rares, c’est vrai, mais comme me l’avait soufflé mon instinct, cet endroit était à part. Et ce
gamin, Luc, l’était aussi.
Le catcheur était toujours devant la porte. Les bras croisés, il fit un pas sur le côté pour
nous laisser passer.
— Rappelez-vous, dit-il. Vous n’êtes jamais venus ici.

1. Agence fédérale des situations d’urgence. (N.d.T.)


CHAPITRE 16

On rentra tard de Martinsburg et j’allai tout de suite me coucher. Daemon me suivit, mais
on ne fit que dormir dans les bras l’un de l’autre. On était bien trop fatigués pour faire quoi
que ce soit d’autre. Et puis, c’était réconfortant de l’avoir près de moi. Sa présence me
rassurait et me détendait les nerfs.
Le lendemain, je ressemblai à un zombie. Voir Blake faire preuve d’un enthousiasme
écœurant en cours de biologie me donna la nausée.
— Tu devrais être contente, pourtant, me murmura-t-il pendant que je me dépêchais de
prendre des notes. (J’avais clairement foiré le contrôle de la veille.) Dimanche, tout sera
terminé.
Tout sera terminé. Je me figeai. Les muscles de mon cou se crispèrent.
— Ce ne sera pas facile.
— Mais si. Il suffit d’y croire.
Je faillis éclater de rire. D’y croire ? Croire en qui ? Blake ? Le gamin mafieux ? Ni l’un ni
l’autre ne m’inspiraient confiance.
— Après dimanche, tu disparaîtras.
— Comme si je n’étais jamais venu ici, me confirma-t-il.
À la fin du cours, je rassemblai mes affaires, souris à quelque chose que m’avait dit Lesa,
et attendis Dawson. Je n’aimais pas l’idée de le laisser seul avec Blake. Il le regardait comme
s’il mourait d’envie de le tabasser pour lui soustraire des informations.
Tout sourire, Blake nous dépassa en jonglant avec ses livres. Puis il sortit dans le couloir
et fit signe de la main à un groupe d’élèves qui criaient son nom.
— Je ne l’aime pas, marmonna Dawson.
— Bienvenue au club. (On quitta la salle à notre tour.) Mais on a besoin de lui jusqu’à
dimanche.
Dawson regardait droit devant lui.
— Je ne l’aime pas quand même. Il avait des sentiments pour toi, pas vrai ? me demanda-
t-il.
Mes joues s’empourprèrent.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Un léger sourire étira ses lèvres.
— La haine incommensurable que mon frère lui porte.
— Il a tué Adam, lui rappelai-je à voix basse.
— Je sais, mais là, c’est personnel.
Je fronçai les sourcils.
— Comment est-ce que ça pourrait être plus personnel que ça ?
— Ça l’est.
Quand Dawson poussa la porte des escaliers, la bande des commères nous accueillit en
gloussant.
Kimmy en était la reine.
— Allons bon. Pourquoi ça ne me surprend pas ?
Sans m’en rendre compte, je me positionnai entre Dawson et elles.
— Et pourquoi, moi, je ne sais pas du tout de quoi tu parles ?
Derrière moi, Dawson se dandina d’un pied sur l’autre.
— C’est plutôt clair pourtant. (Elle s’adossa à la rambarde de l’escalier, son sac à dos
posé dessus. Autour d’elle, les autres filles ne perdaient pas une miette de la conversation.) Tu
n’as pas pu te contenter d’un seul frère.
Avant que j’aie eu le temps de réagir, Dawson passa devant moi et lui cracha à la figure :
— Tu es pathétique. Tu me fais pitié.
Le sourire de Kimmy se figea sur ses lèvres. Vu l’expression ahurie d’elle et ses amies,
l’ancien Dawson n’aurait sans doute jamais réagi comme ça. Quelque part, au fond de mon
esprit, j’avais envie de rire, mais j’étais beaucoup trop en colère pour ça, écœurée à l’idée
qu’on pense que je puisse sortir avec deux frères en même temps.
En toute franchise, je ne sais pas ce qui se produisit ensuite. Un éclair d’énergie
m’échappa et tout à coup, le joli sac à dos rose de Kimmy glissa de l’autre côté de la
rambarde. Le poids la fit partir en arrière. Ses pieds quittèrent le sol et je compris aussitôt ce
qui allait se passer.
Elle allait tomber dans le vide, la tête la première.
Un cri naquit au fond de ma gorge, mais c’est Kimmy qui hurla. Les regards horrifiés de
ses amies allaient rester gravés dans ma mémoire à jamais. Mon cœur battait si fort qu’il faillit
s’échapper de ma poitrine.
Dawson attrapa la jeune fille par le bras et la remit sur ses pieds avant que les échos de
son cri m’aient tout à fait quittée.
— Là, tout va bien, lui dit-il d’une voix étonnamment douce. (Kimmy avala plusieurs
goulées d’air en serrant la main de Dawson dans la sienne.) Tu es en sécurité. Tout va bien.
Il se défit de sa poigne avec soin, puis fit un pas en arrière. Ses amies se précipitèrent
aussitôt vers elle. Quand il se tourna vers moi, son regard s’assombrit. Il m’attrapa par le bras
et m’entraîna dans les escaliers.
Dès qu’il fut certain qu’on ne pouvait plus nous entendre, il s’arrêta et se tourna vers moi.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Le souffle court, je détournai la tête. Je n’avais pas la réponse à sa question et j’avais
honte. Tout s’était passé très vite. J’avais été furieuse… J’étais coupable. Ou, du moins, une
partie de moi l’était : celle qui avait réagi sans mon consentement. Celle qui avait su que le
poids du sac serait suffisant pour la faire basculer dans le vide.

*
* *

Quand on se retrouva à midi, je ne parlai pas à Daemon de l’incident avec Kimmy. Étant
donné que Carissa et Lesa mangeaient avec nous, ce n’était pas le sujet de conversation idéal.
Je savais pertinemment que je me cherchais des excuses, mais je me sentais aussi honteuse
que les paroles de Kimmy l’avaient été. Plus tard, chez Daemon, alors qu’on expliquait notre
plan pour le dimanche au reste de la bande, je réussis à me convaincre que le moment était
également mal choisi.
Dee voulait à tout prix venir avec nous, mais Daemon refusa de façon catégorique.
— Ash et toi devez rester ici avec Matthew, au cas où quelque chose se passerait mal.
Dee croisa les bras.
— Tu crois que je ne suis pas capable de me défendre ? Ou que je risque de tuer Blake
par inadvertance ?
Son frère la regarda d’un air agacé.
— Maintenant que tu le dis…
Elle leva les yeux au ciel.
— Katy vient avec vous ?
Mes épaules s’affaissèrent. C’est parti…
Daemon se crispa.
— Je ne veux pas…
— Oui, l’interrompis-je avec un regard assassin. Parce que cette situation est en partie ma
faute et parce que Blake ne fera rien sans Daemon et moi.
Assise sur le fauteuil, Ash eut un sourire moqueur. Mis à part dévorer Daemon du regard
comme si elle voulait remettre le couvert avec lui, elle ne faisait pas grand-chose.
— Quel héroïsme de ta part, Kat !
Je ne lui fis pas l’honneur de lui répondre.
— Mais on a besoin que certains restent à l’extérieur au cas où les choses tourneraient
mal.
— Quoi ? demanda Andrew. Tu ne fais pas confiance à Blake ? C’est étonnant.
Daemon s’assit de nouveau et se passa les mains dans les cheveux.
— Bref. On rentre. On sort. Et tout… Tout sera terminé.
Son frère cligna lentement les yeux. Je savais qu’il pensait à Beth, peut-être même
l’imaginait-il. Je me demandai depuis combien de temps il ne l’avait pas vue. Quand je lui
posai la question, étonnamment, il me répondit.
— Je ne sais pas trop. Le temps passe différemment là-bas. Plusieurs semaines ? Plusieurs
mois ? (Il se leva et fit rouler ses épaules.) Je ne crois pas que j’étais retenu au mont machin.
Chaque fois qu’on me sortait, il faisait chaud et sec.
Chaque fois qu’on le sortait… comme un animal de compagnie. Il y avait quelque chose
de terrible là-dedans.
Dawson laissa échapper un soupir douloureux.
— J’ai besoin d’aller marcher ou au moins de me dégourdir un peu les jambes.
Je jetai un coup d’œil autour de moi. Le soleil s’était couché depuis longtemps, mais il
n’avait pas vraiment besoin de la lumière. De toute façon, il passa la porte avant que
quiconque ait eu le temps de répondre.
— Je le suis, déclara Dee.
Andrew se leva.
— Je viens avec toi.
— Alors, je m’en vais, dit Ash.
Matthew soupira.
— Un de ces jours, on arrivera à se rassembler sans que ça tourne à la tragédie grecque.
Daemon eut un rire fatigué.
— L’espoir fait vivre.
En cinq minutes, il ne resta plus que Daemon et moi dans la maison. C’était le moment
idéal pour prendre mon courage à deux mains et avouer que j’avais été à deux doigts de briser
la nuque de Kimmy. Mais il y avait une lueur étrange dans les yeux couleur jade de Daemon.
Tout à coup, j’avais la bouche très sèche.
— Quoi ?
Il se leva et s’étira, dévoilant ainsi ses muscles saillants.
— Il n’y a plus personne, dit-il en me tendant la main. (Je l’acceptai.) C’est rare que ce
soit aussi calme, en ce moment.
Il avait raison. Je l’autorisai à m’aider à me lever.
— Ça ne va pas durer longtemps.
— Non.
Tout à coup, il me pressa contre lui, et, dans ses bras, me fit monter les escaliers à la
vitesse de l’éclair. Une fois dans sa chambre, il me reposa par terre.
— Avoue-le. Tu adores ma façon de me déplacer.
La tête me tournait un peu, mais je ris.
— Un jour, je serai plus rapide que toi.
— Tu peux toujours rêver.
— Bouffon, rétorquai-je.
Ses lèvres se retroussèrent d’un côté.
— Fille à problèmes.
— Oh ! m’exclamai-je en écarquillant les yeux. C’est méchant.
— On devrait profiter du calme, dit-il en avançant vers moi comme un prédateur ayant
repéré une proie.
— Tu crois ?
Il faisait soudain très chaud. Je reculai jusqu’à heurter le lit.
— Oh oui. (Il retira ses chaussures.) Je dirais qu’on a environ une demi-heure avant qu’on
vienne nous déranger.
Je suivis ses mouvements des yeux tandis qu’il ôtait son tee-shirt et le jetait par terre. Je
pris une grande inspiration.
— Peut-être pas autant.
Ses lèvres s’étirèrent en un sourire malicieux.
— Tu as raison. Disons vingt minutes, à cinq minutes près. (Les yeux voilés de désir, il
vint se poster devant moi.) Pas assez de temps pour ce que j’aimerais vraiment faire, mais on
peut trouver un compromis.
Une vague de chaleur envahit mes veines et m’étourdit légèrement.
— Ah bon ?
— Hmm hmm.
Il posa les mains sur mes épaules et me poussa jusqu’à ce que je m’assoie au bord du lit.
Puis il fit courir ses doigts sur mes joues et s’agenouilla entre mes jambes flageolantes, de
façon à me regarder droit dans les yeux.
Quand il baissa les paupières, ses cils charbonneux effleurèrent ses pommettes.
— Tu m’as manqué.
J’enroulai mes doigts autour de ses poignets.
— Tu me vois tous les jours.
— Pas suffisamment, murmura-t-il avant de presser ses lèvres contre ma gorge. Et on est
toujours avec quelqu’un d’autre.
Ça, c’était bien vrai. La dernière fois qu’on s’était retrouvés seuls, on était tombés de
fatigue. Alors, ces moments volés, malgré leur brièveté, étaient précieux.
Je souris en le sentant déposer des baisers jusqu’à mon menton. Il s’arrêta juste à côté de
mes lèvres.
— On ne devrait pas perdre du temps à parler.
— Tout à fait. (Il m’embrassa au coin de la bouche.) Parler est une telle perte de temps !
(Puis l’autre coin.) En plus, ça termine toujours en dispute.
Je ris.
— Pas toujours.
Daemon recula, les sourcils haussés.
— Kitten…
— Bon, d’accord.
Je me plaçai un peu plus en arrière sur le lit, et il me suivit, m’encadrant de ses bras
puissants. Mon Dieu. J’aurais pu le contempler ainsi pendant des heures.
— Tu as peut-être raison, mais en attendant, tu nous fais perdre du temps.
— J’ai toujours raison.
J’ouvris la bouche pour nier, mais ses lèvres prirent le contrôle des miennes dans un
baiser qui me toucha au plus profond de mon corps. Sa langue caressa la mienne. Tant qu’il
m’embrassait de cette façon, je voulais bien le laisser avoir raison.
J’enfouis mes doigts dans ses cheveux, mais au même moment, il releva la tête. Je gémis
de protestations avant de me rendre compte qu’il voulait simplement déposer une nuée de
baisers le long de mon cou, à l’orée de mon gilet, sur les boutons en forme de cœur… de plus
en plus bas, jusqu’à ce que je sois incapable de garder mes mains dans ses cheveux. Ou de
penser à la direction qu’il prenait.
Daemon s’accroupit devant moi pour s’occuper de mes bottes. Il m’en ôta une avant de la
jeter derrière lui. Elle rebondit sur le mur avec un bruit sourd.
— Elles sont faites en quoi ? En peau de lapin ?
— Quoi ? (Je gloussai.) Non. C’est de la fausse peau de mouton.
— Elles sont vraiment douces. (Il m’ôta la deuxième qui subit le même sort que sa
jumelle. Puis vint le tour de mes chaussettes. Quand Daemon déposa un baiser sur mon pied,
je sursautai.) Pas autant que ça, par contre. (Le sourire aux lèvres, il releva la tête.) J’adore
tes collants, au fait.
— Ah oui ? (J’avais les yeux rivés au plafond, mais je ne voyais pas grand-chose. Mon
attention était focalisée sur ses mains posées sur mes chevilles.) Parce qu’ils sont rouges ?
— Oui. (Je sentis sa joue effleurer mon genou.) Et parce qu’ils sont fins. Et très sexy.
Mais tu le savais déjà.
J’avais surtout très chaud. Ses mains remontèrent le long de mes cuisses, sous ma jupe en
jean et soulevèrent le tissu petit à petit. Je me mordis les lèvres si fort qu’un goût métallique
explosa dans ma bouche. Les collants étaient vraiment très fins. Ils représentaient une barrière
quasi inexistante entre sa peau et la mienne. La moindre de ses caresses me faisait l’effet d’une
décharge de mille volts.
— Kitten…
— Hmm ? murmurai-je en empoignant la couverture.
— Je voulais juste m’assurer que tu étais toujours avec moi. (Il embrassa l’intérieur de
ma jambe, juste au-dessus du genou.) Je ne voudrais pas que tu t’endormes.
Comme si c’était possible. Dans une telle situation.
Son regard brilla intensément.
— Tu sais quoi ? Donne-moi deux minutes. Je n’ai pas besoin de plus.
— Si tu le dis, répondis-je. Mais après, il restera encore dix-huit minutes. Qu’est-ce que
tu comptes faire ?
— Un câlin.
J’étais sur le point de rire quand, tout à coup, ses doigts rencontrèrent l’élastique de mes
collants. Il entreprit alors de me les retirer, en grommelant lorsqu’ils s’emmêlèrent à mes
pieds.
— Tu as besoin d’aide ? lui demandai-je d’une voix tremblante.
— Non, c’est bon, répondit-il en les roulant en boule.
Eux aussi terminèrent dans un coin de la pièce.
C’était la première fois que l’on allait aussi loin. J’étais nerveuse, mais je ne voulais pas
qu’il s’arrête. J’étais bien trop curieuse, pour ça. Et puis, je lui faisais entièrement confiance. À
présent, il n’y avait plus rien entre ses mains, ses lèvres et ma peau. Je me trouvai incapable
de formuler la moindre pensée cohérente. Il n’y avait plus que lui et la myriade de sensations
qu’il faisait naître en moi comme un artiste composant un chef-d’œuvre. J’avais l’impression
de ne plus être tout à fait moi, car il était impossible que mon corps tremble autant. Un peu
comme un ballon, je me gonflai au maximum avant d’éclater… et je me retrouvai à flotter
dans les airs, tandis qu’une légère lueur blanche qui ne venait pas de Daemon se reflétait sur
les murs.
Lorsque je revins à moi, Daemon me regardait avec des yeux brillants comme des
diamants. Il avait l’air ébahi, ce qui était étrange, étant donné que c’était ce que j’étais censée
ressentir, moi.
— Tu as brillé un peu, dit-il en se relevant. Je ne t’ai vue faire ça qu’une seule fois.
Je savais de quelle occurrence il parlait, mais je n’avais pas la moindre envie d’y penser.
J’étais heureuse de flotter comme je le faisais. C’était agréable, très agréable même, et je
n’avais pas encore recouvré ma voix. Mon cerveau était embrumé. Je n’aurais jamais imaginé
que ça pouvait se passer comme ça. Et je n’arrivais pas à croire que ça venait de se produire.
J’avais l’impression que je devais le remercier ou quelque chose.
Le sourire qu’il m’adressa transpirait l’arrogance et la fierté masculine. Il était clair qu’il
savait très bien qu’il m’avait fait frire le cerveau. Il s’allongea près de moi, puis me serra
contre lui. Il m’embrassa alors avec lenteur.
— Tu vois, ça ne m’a même pas pris deux minutes, me dit-il.
Le cœur au bord des lèvres, je lui répondis :
— Tu avais raison.
— J’ai toujours raison.
CHAPITRE 17

Quand je tentai de m’étirer, un peu plus tard, je me rendis compte que j’en étais
incapable.
— Je ne peux pas bouger, lui dis-je contre son torse.
Son rire résonna en moi tandis qu’il desserrait son étreinte.
— Ça s’appelle un câlin.
— Je ne devrais pas tarder à rentrer, dis-je en bâillant, alors que je n’en avais pas la
moindre envie. (J’étais tellement détendue que je ne sentais plus mes orteils.) Ma mère va
arriver.
— Tu dois vraiment partir tout de suite ?
Je secouai la tête. On avait encore une heure. Enfin, une demi-heure, voire quarante
minutes grand max, parce que je voulais lui préparer à dîner. Daemon plaça un doigt sous
mon menton pour le relever vers lui.
— Quoi ? demandai-je.
Ses yeux sondèrent les miens.
— Je voudrais qu’on discute avant que tu partes.
La nervosité me noua l’estomac.
— À quel propos ?
— Dimanche, répondit-il et ma nervosité s’intensifia. Je sais que tu as l’impression de
nous avoir entraînés dans cette histoire, mais tu sais que ce n’est pas vrai, j’espère ?
— Daemon. (Je savais surtout où cette conversation allait.) On en est arrivés là à cause
des décisions que j’ai…
— Que nous avons prises, me corrigea-t-il avec douceur.
— Si je ne m’étais pas entraînée avec Blake, si je t’avais écouté, on ne serait pas dans
cette situation aujourd’hui. Adam serait toujours en vie. Dee ne me haïrait pas. Will ne serait
pas perdu dans la nature, à faire je ne sais quoi. (Je fermai vivement les yeux.) Je pourrais
continuer pendant des heures. Tu vois ce que je veux dire.
— Mais si tu n’avais pas pris ces décisions, nous n’aurions pas récupéré Dawson. Alors,
c’était aussi intelligent que stupide.
J’eus un rire sans joie.
— Pas faux.
— Tu ne peux pas vivre avec cette culpabilité, Kat. (Le lit bougea et Daemon se redressa
sur un coude.) Sinon, tu vas finir comme moi.
Je le dévisageai.
— Tu veux dire, très grand et pas sympa ?
Il sourit.
— Pas sympa, non. Je m’en veux pour ce qui est arrivé à Dawson. Ça m’a changé. Je ne
suis toujours pas redevenu celui que j’étais avant tout ça. Ne t’inflige pas une chose pareille.
C’était plus facile à dire qu’à faire, mais je hochai tout de même la tête. Je ne voulais
surtout pas que Daemon s’inquiète pour le prix de mes futures séances de thérapie. Et puis, il
était temps d’entrer dans le vif du sujet.
— Tu ne veux pas que je vienne, dimanche.
Daemon prit une grande inspiration.
— Écoute-moi jusqu’au bout, d’accord ? (Quand j’acceptai, il reprit la parole.) Je sais que
tu veux aider et tu en es capable. Je t’ai vue à l’œuvre. Tu peux faire très peur quand tu es en
colère.
Et encore, il n’a rien vu, pensai-je avec amertume.
— Mais… si les choses se gâtent, je ne veux pas que tu te retrouves en première ligne,
me dit-il sans détourner les yeux. Je préférerais te savoir en sécurité.
Je comprenais sa requête et j’aurais voulu le rassurer, mais je ne pouvais pas rester en
arrière.
— J’aimerais que tu sois en sécurité aussi, Daemon, pourtant, je ne te demande pas de ne
pas y aller.
Il fronça les sourcils.
— C’est différent.
Je m’assis et lissai mon pull.
— En quoi ? Et si tu dis « parce que je suis un mec », je te frappe.
— Kitten…
Face à mon regard mauvais, il soupira.
— Ça va plus loin que ça. C’est parce que j’ai de l’expérience. Pas toi. C’est aussi simple
que ça.
— Bon, d’accord, tu marques un point, mais je te rappelle que je me suis déjà retrouvée
dans une de leurs cages. Ce petit détail fait que je suis plus motivée que toi pour ne pas me
faire attraper.
— C’est aussi pour ça que je ne veux pas que tu viennes. (Ses yeux étaient d’un vert
intense, ce qui signifiait qu’il était à deux doigts de faire une démonstration de son
tempérament surprotecteur.) Tu n’as pas la moindre idée de ce qui s’est passé dans ma tête
quand je t’ai vue dans cette cage, ni chaque fois que j’entends ta voix rauque. Tu as hurlé
jusqu’à…
— Inutile de me le rappeler, le coupai-je d’une voix sèche avant de jurer dans ma barbe.
(Je tentai de canaliser ma colère, puis posai une main sur son bras.) Ce côté protecteur est
quelque chose que j’adore chez toi, mais des fois, il me rend dingue. Tu ne seras pas toujours
là.
Son regard signifiait clairement que si et qu’il essaierait, en tout cas.
Je soufflai bruyamment.
— Il faut que je le fasse. Il faut que j’aide Dawson et Beth.
— Et Blake ? me demanda-t-il.
— Pardon ? (Je le dévisageai.) Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je ne sais pas. (Il me lâcha.) Aucune importance. Est-ce que…
— Non, attends. C’est important, au contraire. Pourquoi est-ce que je voudrais aider
Blake après ce qu’il nous a fait ? Il a tué Adam ! J’aurais préféré qu’il meure. C’est toi qui as
choisi de lui laisser une nouvelle chance, de tourner la page et toutes ces conneries !
Au moment où les mots franchirent mes lèvres, je les regrettai aussitôt. Son visage se
referma.
— Excuse-moi, lui dis-je, sincère. Je sais très bien pourquoi tu n’as pas… éliminé le
problème qu’était Blake, mais il faut que je vienne avec vous. Ça m’aidera à dépasser ma
culpabilité. À me racheter, en quelque sorte.
— Tu ne…
— Si.
Daemon tourna la tête d’un air rageur.
— Et si je te demande de le faire pour moi ? S’il te plaît ?
Mon cœur saignait. Je savais que Daemon ne suppliait jamais et que ça signifiait que la
question était importante à ses yeux.
— Je ne peux pas.
Les secondes s’écoulèrent. Ses épaules se tendirent.
— C’est ridicule. Pourquoi est-ce que tu t’entêtes ? Je ne vais pas cesser de m’inquiéter
pour toi !
— Tu vois ? C’est ça, le problème ! Tu ne peux pas passer ta vie à t’inquiéter pour moi !
Il haussa les sourcils.
— Facile à dire : tu te fais toujours blesser.
Indignée, je le regardai, bouche bée.
— Mais non !
Il rit.
— Tu as la mémoire courte.
J’essayai de le pousser, mais il était aussi inébranlable qu’un mur de béton. Furieuse, je
grimpai sur lui et l’enjambai pour me lever. La lueur amusée que j’aperçus dans son regard
m’agaça encore plus.
— Mon Dieu, ce que tu m’énerves !
— Au moins, je t’ai fait…
— Tu n’as pas intérêt à terminer cette phrase ! (Je ramassai mes chaussettes et mes
collants, puis sautai à cloche-pied pour les enfiler.) Arg ! Je te déteste, parfois !
Il se redressa en un mouvement fluide.
— Il n’y a pas si longtemps, tu m’aimais vraiment beaucoup.
— La ferme. (Je passai à la deuxième jambe.) Je vous accompagne dimanche. C’est tout.
Fin de la discussion.
Daemon se leva.
— Je ne veux pas que tu viennes.
Je me trémoussai pour remonter mes collants, tout en le fusillant du regard.
— Ce n’est pas à toi de décider ce que je peux faire ou pas, Daemon. (J’attrapai une de
mes bottes en me demandant comment elle avait pu atterrir ici.) Je ne suis pas une
damoiselle en détresse que tu dois sauver.
— On n’est pas dans un livre, Kat.
J’enfilai vivement ma seconde botte.
— Pas possible. Mince, j’allais te demander de sauter quelques pages et de me raconter la
fin. J’adore les spoilers.
Sur ce, je me retournai et partis. Bien sûr, il me suivit à la trace, comme l’ombre
gigantesque qu’il était. On venait d’arriver dehors lorsqu’il me stoppa.
— Après ce qui s’est passé avec Blake, tu m’as promis de ne plus jamais douter de moi,
me rappela-t-il. De faire confiance à mon jugement. Mais tu recommences à faire le contraire.
Tu n’écoutes ni moi, ni ton bon sens. Qu’est-ce que je ferai quand tout t’explosera de nouveau
au visage ?
Je reculai avec un hoquet de surprise.
— C’est… C’est un coup bas.
Il posa les mains sur ses hanches.
— Ce n’est que la vérité.
Les larmes me brûlaient les yeux. Il me fallut quelques secondes avant de réussir à
reprendre la parole.
— Je sais que tes intentions sont bonnes, mais je n’ai pas besoin qu’on me rappelle à quel
point j’ai merdé. Crois-moi, je le sais. Et j’essaie justement d’y remédier.
— Kat… Je ne dis pas tout ça pour te blesser.
— Je sais. C’est naturel chez toi. (La lumière de phares perça à travers le brouillard
depuis la route. C’est d’une voix enrouée que je repris la parole :) Il faut que j’y aille. Ma mère
est là.
Je descendis les marches du perron à la hâte et courus sur la terre gelée recouverte de
graviers. Toutefois, avant que j’atteigne ma propre maison, Daemon se matérialisa devant
moi. Je m’arrêtai net.
— Je déteste quand tu fais ça, marmonnai-je.
— Réfléchis à ce que j’ai dit, Kat. (Son regard se posa quelque part derrière mon épaule.
La voiture de ma mère était presque là.) Tu n’as rien à prouver.
— Ah bon ?
Daemon répondit que non, mais son commentaire selon lequel tout risquait encore une
fois de m’exploser au visage prouvait le contraire.

*
* *

Je n’arrêtais pas de me retourner dans mon lit. Mon cerveau refusait de se mettre en
pause. J’avais repensé à tout ce qui s’était passé depuis que j’avais figé cette branche devant
Blake jusqu’au moment où l’on avait retrouvé le corps ensanglanté de Simon dans sa voiture.
Combien de signes de sa véritable nature avais-je manquée ? Beaucoup trop. Combien de fois
Daemon était-il intervenu et m’avait-il suppliée d’arrêter de m’entraîner avec Blake. Beaucoup
trop aussi.
Je m’allongeai sur le dos et fermai les yeux le plus fort possible.
Qu’avait-il voulu dire au sujet de Blake ? Pensait-il réellement que je voulais l’aider ? À
quelle fin ? Le simple fait de respirer le même air que lui me répugnait. Daemon n’avait
aucune raison d’être jaloux. Non. Non. Non. S’il l’était, j’allais lui mettre mon poing dans la
figure. Puis fondre en larmes, parce qu’il ne me faisait pas confiance.
Je ne voulais pas y penser.
La seule bonne chose qui était ressortie de tout ça, c’était Dawson. Le reste… Eh bien,
c’était la raison pour laquelle je ne pouvais pas rester ici à me tourner les pouces.
Je m’allongeai sur le côté, donnai un coup de poing dans mon coussin, et me forçai à
garder les paupières closes.
Aux prémices de l’aube, je réussis enfin à trouver le sommeil quelques secondes, avant
que le soleil inonde ma chambre et me réveille aussitôt. Je sortis du lit, me douchai et
m’habillai.
Une douleur sourde avait élu résidence derrière mes yeux. Quand j’arrivai au lycée et
récupérai mes livres dans mon casier, elle n’avait toujours pas disparu comme je l’avais
espéré. Je me traînai jusqu’au cours de maths en jetant un coup d’œil à mon portable pour la
première fois depuis la veille.
Aucun nouveau message.
Je le laissai tomber dans mon sac et me pris le visage entre les mains. Lesa fut la
première à arriver.
En me voyant, elle grimaça.
— Eh bien… Tu as une de ces têtes !
— Merci, marmonnai-je.
— De rien. Carissa a attrapé la grippe aviaire ou un truc dans le genre. J’espère que tu ne
l’as pas, toi aussi.
Je faillis éclater de rire. Depuis que Daemon m’avait guérie, je n’avais même pas éternué
une seule fois. D’après Will, les hybrides ne pouvaient pas tomber malades. C’était pour cette
raison qu’il avait tenté d’obliger Daemon à le faire muter.
— Peut-être, répondis-je.
— Tu as peut-être attrapé un truc dans le club auquel tu es allée, dit-elle en frissonnant.
Une douce chaleur s’éveilla au niveau de ma nuque et comme la froussarde que j’étais, je
refusai de regarder Daemon qui vint s’asseoir derrière moi. Je savais qu’il m’observait, mais il
ne dit rien pendant soixante-deux secondes. J’avais compté.
Puis il me tapa dans le dos avec son stylo préféré.
Je me retournai en essayant de ne rien laisser paraître.
— Salut.
Il haussa un sourcil.
— Tu as l’air d’avoir bien dormi.
Lui n’avait rien de différent de d’habitude. Il était parfait, quoi.
— Comme un bébé. Et toi ?
Daemon glissa son stylo derrière son oreille et se pencha en avant.
— J’ai dû dormir une heure, je pense.
Je baissai les yeux. Je n’étais pas contente d’apprendre qu’il avait passé une mauvaise
nuit, lui aussi, mais au moins, ça voulait dire qu’il avait réfléchi. Au moment où j’allais lui
poser la question, il secoua la tête.
— Quoi ? demandai-je.
— Je n’ai pas changé d’avis, Kitten. J’espérais que ce serait ton cas.
— Non, répondis-je au moment où la cloche retentissait.
Après un dernier regard lourd de sens, je me retournai. Lesa m’observait bizarrement,
mais je haussai les épaules. Je ne pouvais pas vraiment lui expliquer la raison pour laquelle on
se parlait en monosyllabes, aujourd’hui. Remarquez, la conversation aurait été intéressante.
À la fin du cours, j’hésitai à me précipiter directement vers la porte, mais deux jambes
couvertes de jean se placèrent devant moi. Même si j’étais en colère contre lui, mon cœur se
mit à battre plus fort.
Je n’avais aucune volonté.
On sortit en silence, puis on se sépara de la même façon. Après chaque cours, il apparut
devant moi de nulle part. Ainsi, il se retrouva à m’escorter en biologie, en observant tous les
élèves que l’on croisait.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demandai-je au bout d’un moment, lasse de son
silence.
Il haussa les épaules.
— Je t’accompagne à tes cours. Je me suis dit que ce serait galant de ma part.
— Bien sûr.
Comme il refusait de me répondre franchement, je jetai un coup d’œil dans sa direction.
Il avait les yeux plissés et les lèvres pincées comme s’il avait mangé un mets amer. Je me
hissai sur la pointe des pieds pour voir ce qui l’avait mis dans cet état. Alors, je réprimai un
juron. Blake était adossé au mur, près de la porte, la tête tournée vers nous, avec un sourire
méprisant aux lèvres.
— Je le déteste tellement, gronda Daemon.
Blake s’écarta du mur pour s’approcher de nous.
— Vous avez l’air super en forme pour un vendredi !
Daemon fit rebondir un manuel sur sa cuisse.
— Tu as une bonne raison d’être ici ?
— C’est ma classe, répondit-il en désignant la porte ouverte d’un mouvement du menton.
Avec Katy.
De la chaleur s’échappa de Daemon tandis qu’il avançait vers Blake et le regardait de
haut.
— Tu prends ton pied à me faire sortir de mes gonds, hein ?
Blake déglutit nerveusement.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Le rire de Daemon me donna la chair de poule. Parfois, j’oubliais à quel point il était
dangereux.
— Pitié. On peut m’accuser de beaucoup de choses, Biff, de choses terribles. Mais pas
d’être stupide, ni aveugle.
— Bon, ça suffit, intervins-je à voix basse. (On commençait à avoir un public.) Jouez
gentiment, tous les deux.
— Il vaudrait mieux, oui, dit Blake en regardant autour de lui. Mais ce n’est pas un
terrain de jeux.
Daemon haussa un sourcil.
— Oh, tu pourrais très bien faire ton petit tour de passe-passe histoire de tous les figer…
Mais crois-moi, Barf, tu ne veux pas jouer avec moi.
Oh pour l’amour du ciel ! On n’avait vraiment pas besoin de ça ! J’enroulai les doigts
autour du bras bandé de Daemon.
— Allez viens, murmurai-je.
L’espace d’une seconde, il ne réagit pas, mais de l’électricité statique passa de sa peau à la
mienne. Puis il se tourna vers moi et se baissa pour planter ses lèvres sur les miennes. Je ne
m’étais pas du tout attendue à ce qu’il m’embrasse… encore moins avec une telle fougue.
Légèrement sonnée, je restai plantée là tandis qu’il s’écartait et me mordillait la lèvre
inférieure.
— Délicieuse Kitten, souffla-t-il avant de faire volte-face. (Alors, il posa la main droite sur
l’épaule de Blake pour le pousser contre un casier.) Salut, lui dit-il avec un sourire satisfait.
— Putain, marmonna Blake en se redressant. Il a vraiment un problème, ce mec !
Autour de nous, tout le monde nous dévisageait, mais je les voyais à peine.
Blake s’éclaircit la voix et me dépassa.
— Tu ferais mieux de rentrer.
Je hochai la tête, mais quand la sonnerie retentit, j’étais toujours plantée dans le couloir,
les doigts contre mes lèvres.
CHAPITRE 18

À l’heure du déjeuner, l’humeur de Daemon ne s’était pas arrangée. La moitié du lycée


était mort de peur à l’idée de le croiser ou même de respirer le même air que lui. Je ne
comprenais pas ce qui l’avait autant énervé. Ce n’était certainement pas à cause de notre
dispute.
Quand il se leva de table pour aller chercher une troisième brique de lait, Lesa s’adossa à
sa chaise en laissant échapper un léger sifflement.
— Eh bien… Qu’est-ce qui lui prend ?
— Aucune idée, répondis-je en poussant un morceau de viande dans mon assiette. C’est
sans doute la mauvaise période du mois.
Chad s’esclaffa.
— Je ne veux pas savoir, rétorqua-t-il.
Lesa fit un grand sourire à son petit ami.
— Tu as raison, pour ton bien, il ne vaut mieux pas que tu fasses le moindre
commentaire.
— Le moindre commentaire à propos de quoi ? demanda Daemon en se rasseyant.
— Rien ! répondit-on tous les trois en même temps.
Il fronça les sourcils.
Le reste de l’après-midi passa bien trop vite à mon goût et quand j’y pensais, mon
estomac se serrait. Plus qu’un jour, samedi, avant qu’on tente l’impossible : nous infiltrer au
Mont Weather pour délivrer Beth et Chris. Qu’allions-nous faire d’eux si nous réussissons ?
Non pas « si ». « Quand », me corrigeai-je.
Alors que je sortais du lycée, mon portable vibra. J’y jetai un coup d’œil et aussitôt un
goût amer explosa dans ma bouche. J’aurais aimé que Blake perde mon numéro.
Il faut qu’on parle.
Serrant les dents, je lui répondis aussitôt :
De quoi ?
Sa réponse fut immédiate.
Dimanche.
— Qu’est-ce qui te met dans des états pareils ? me demanda soudain Daemon.
J’émis un petit cri de surprise et sursautai.
— Bon sang ! Je ne t’ai pas entendu arriver !
Il sourit, ce qui était une amélioration par rapport à son comportement de toute la
journée, mais je me méfiai.
— Je suis aussi discret qu’un chat.
Avec un soupir, je lui montrai mon téléphone.
— C’est Blake. Il veut parler de dimanche.
Daemon grogna.
— Pourquoi est-ce qu’il te contacte, toi ?
— Peut-être parce qu’il sait que tu meurs d’envie de le tabasser ?
— Et pas toi ?
Je secouai la tête.
— Il a moins peur de moi.
— Alors, si on changeait ça ? me demanda-t-il en posant un bras sur mes épaules pour
me serrer contre lui tandis qu’on bravait le vent mordant de ce mois de février. Dis-lui qu’on
peut discuter demain.
Mon corps se réchauffait au contact du sien.
— Où ?
— Chez moi, dit-il avec un sourire diabolique. S’il a des couilles, il viendra.
Je grimaçai, mais envoyai tout de même le message.
— Pourquoi pas ce soir ?
Daemon eut un sourire en coin.
— On a besoin de passer du temps ensemble toi et moi.
Comme la veille ? Je n’avais rien contre, au contraire, mais il fallait qu’on parle de
certaines choses. Avant que je puisse faire part de mes inquiétudes, je reçus un message de
Blake qui confirma notre rendez-vous.
— Tu es venu en voiture ? lui demandai-je.
Les yeux rivés sur une allée d’arbres, il secoua la tête.
— Dee m’a emmené. Je me disais qu’on pourrait faire un truc normal, comme un ciné.
Une partie de moi fit la danse de la joie. L’autre, plus responsable, enfila ses lunettes de
prof et brandit sa règle graduée. Malheureusement, c’est cette dernière qui remporta la
victoire.
— Avec plaisir, mais tu ne crois pas qu’on devrait parler de ce qui s’est passé hier soir ?
— Mon paiement en nature, tu veux dire ?
Mes joues s’enflammèrent.
— Euh, non… Après ça.
Il réprima un sourire.
— J’avais compris. Je te propose un truc. On va d’abord voir un film et après on discute,
d’accord ?
C’était un marché tellement tentant que je fus obligée d’accepter. La vérité, c’était que
j’adorais faire des choses normales avec Daemon, sortir rien que tous les deux. C’était
tellement rare ! Il me laissa choisir le film, une comédie romantique, et, étonnamment, il
n’émit pas le moindre commentaire. Sûrement à cause de l’énorme paquet de pop-corn que
l’on se partageait entre deux baisers beurrés.
Je n’avais jamais autant apprécié la normalité.

*
* *

Malheureusement, cette normalité se dissipa dès l’instant où on arriva chez lui. Quand il
sortit de la voiture, il fronça les sourcils. Toutes les lumières étaient allumées. Apparemment,
Dee n’avait jamais entendu parler d’économie d’énergie.
— Kat, je crois que tu ferais mieux de rentrer.
— Quoi ? (Je claquai ma portière sans comprendre.) Je croyais qu’on devait discuter ? Et
tu m’as promis de la glace !
Il rit doucement.
— Je sais, mais j’ai de la compagnie.
Je me plantai devant les marches du perron.
— Quel genre de compagnie ?
— Des Luxens, répondit-il en posant les mains sur mes épaules. (Ses yeux d’un vert irréel
rencontrèrent les miens.) Des anciens.
Ça devait être sympa d’avoir un détecteur interne comme ça.
— Je ne peux pas t’accompagner ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. (Il releva la tête. Au même moment,
j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir.) Et je ne pense pas que ce soit une option, tout
simplement.
Je jetai un coup d’œil derrière moi. Un homme se tenait devant la porte. Un homme très
distingué, avec un costume trois-pièces, des cheveux noirs comme la nuit légèrement argentés
aux tempes. Je ne sais pas à quoi je m’étais attendue. Peut-être une robe blanche et un crâne
rasé ? Après tout, ils vivaient dans une colonie au pied des Senecas.
Dans tous les cas, c’était une surprise.
Pour couronner le tout, Daemon ne chercha pas à mettre une distance raisonnable entre
nous. Au contraire, il fit glisser une main dans mon dos et murmura quelque chose dans sa
propre langue avant de se placer à côté de moi.
— Ethan, dit-il. Je ne m’attendais pas à te voir.
Les yeux de l’homme, d’un violet étonnant, se posèrent sur moi.
— Visiblement. Est-ce la jeune femme dont ton frère et ta sœur m’ont très gentiment
informé ?
Le corps de Daemon vibrait sous le coup de la tension.
— Tout dépend de quoi ils t’ont gentiment informé.
L’oxygène s’était bloqué dans mes poumons. Comme je ne savais pas comment me
comporter, je restai plantée là et tâchai de me faire la plus petite possible. Je ne devais
surtout pas révéler que je savais que cet homme en costume n’était pas humain. Les autres
Luxens ne devaient jamais apprendre que je connaissais leur secret et que j’étais un hybride.
Ethan sourit.
— Ils m’ont dit que tu la fréquentais. J’ai été surpris de l’apprendre de leur bouche. Je
pensais qu’on était suffisamment proches, toi et moi.
À mon avis, le problème n’était pas qu’il n’avait pas envoyé un message groupé pour
annoncer qu’il n’était plus sur le marché des célibataires, mais que ces gens-là souhaitaient
qu’il fasse de petits bébés aliens avec Ash.
— Tu me connais, Ethan. Je n’aime pas raconter ma vie privée. (Il traça un cercle au bas
de mon dos du bout des doigts, comme pour me rassurer.) Kat, je te présente Ethan Smith,
c’est un peu mon…
— Parrain ? demandai-je avant de rougir parce que c’était la chose la plus stupide que
j’aurais pu dire.
Toutefois, vu l’expression d’Ethan, il était clair qu’il aimait l’idée.
— Oui, un parrain. (Ses étranges iris se posèrent de nouveau sur moi. Je me forçai à
relever le menton.) Tu n’es pas d’ici, pas vrai, Kat ?
— Non, monsieur. Je suis originaire de Floride.
— Oh, dit-il, l’air surpris. Et la Virginie Occidentale te plaît ?
Je jetai un coup d’œil à Daemon.
— Oui. C’est sympa.
— Merveilleux. (Ethan descendit d’une marche.) Je suis ravi de faire ta connaissance.
Il me tendit la main et par habitude, je n’hésitai pas à faire de même, mais Daemon
intervint. Il enroula ses doigts autour des miens, puis les porta à ses lèvres et embrassa ma
paume. Ethan observa l’action avec curiosité et autre chose que je n’arrivais pas à déterminer.
— Je passerai chez toi tout à l’heure, Kat, me dit Daemon en me lâchant la main et en se
plaçant entre nous. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, il faut qu’on discute.
Je hochai la tête et me forçai à sourire à Ethan.
— J’ai été heureuse de vous rencontrer.
— De même, répondit l’homme. Je suis certain que nous aurons l’occasion de nous
revoir.
Pour une raison que j’ignore, ces mots me glacèrent jusqu’au sang. Je fis un signe de la
main à Daemon avant de retourner vers ma voiture pour récupérer mon sac. Ils avaient déjà
commencé à rentrer. J’aurais donné n’importe quoi pour savoir de quoi ils parlaient. Depuis
que je connaissais Daemon et Dee, c’était la première fois qu’un Luxen de la colonie venait
leur rendre visite.
Perturbée par l’intervention d’Ethan, je laissai tomber mon sac dans l’entrée de la maison,
puis allai chercher un verre de jus d’orange. Ma mère dormait. Sans faire de bruit, je traversai
le couloir et refermai la porte de ma chambre. Là, je m’assis sur mon lit avant de poser mon
verre sur la table de nuit. Alors, je me concentrai au maximum sur mon ordinateur portable et
levai la main.
Il vola jusqu’à moi. En général, j’évitai de me servir de mes pouvoirs : peut-être une ou
deux fois par jour pour, euh, garder la main. Quand je les utilisais, je ressentais une étrange
poussée d’adrénaline, comme si j’étais assise tout en haut de montagnes russes, prête à les
dévaler à grande vitesse. Vous savez… Ce moment où on a mal au ventre et qu’on se demande
ce qu’on fait là ? C’est quelque chose qu’on ne ressent pas tous les jours : amusant, pas
désagréable et peut-être un peu addictif.
La nuit où Adam était mort, j’avais eu accès à une source de pouvoir dont j’ignorais tout
et je ne m’étais jamais sentie aussi puissante. Alors, oui, je comprenais que ce genre de
capacités monte à la tête. Si la mutation avait fonctionné pour Will, Dieu seul savait les folies
qu’il était en train de faire.
Mais je n’avais pas de temps à perdre avec lui. Après avoir allumé mon ordinateur, je lus
différentes critiques pendant une demi-heure, puis le refermai et le renvoyai sur mon bureau.
J’attrapai alors un livre et m’installai confortablement en espérant pouvoir lire quelques
chapitres avant que Daemon arrive. Malheureusement, au bout de trois pages, je finis par
m’assoupir.
À mon réveil, ma chambre était plongée dans l’obscurité. Je me rendis vite compte qu’il
était plus de 21 heures et que ma mère était déjà partie travailler. Surprise de ne pas avoir
reçu la visite de Daemon, j’enfilai mes bottes et allai frapper à sa porte.
Dawson me répondit avec une cannette de soda dans une main et un biscuit dans l’autre.
— Très équilibré, ton repas ! m’exclamai-je en souriant.
Il regarda ses mains.
— Tu as raison. Ça m’étonnerait que j’arrive à dormir avant un bon bout de temps.
Je me souvenais qu’il m’avait confié qu’il avait du mal à trouver le sommeil. J’espérais
que ça s’était arrangé. Mais avant que j’aie pu lui poser la question, il me dit :
— Daemon n’est pas là.
— Oh. (Je tentai de dissimuler ma déception.) Il est encore avec l’ancien ?
— Ah non, pas du tout. Ethan n’est resté qu’une heure. Il n’était pas très content,
d’ailleurs. Non, Daemon est sorti avec Andrew.
— Andrew ?
C’était pour le moins inattendu.
Il hocha la tête.
— Oui. Andrew, Dee et Ash voulaient aller manger quelque chose. Je n’avais pas envie de
sortir.
— Ash ? murmurai-je.
Ça aussi, c’était inattendu. En revanche, la vague de jalousie irrationnelle qui m’envahit,
elle, ne m’étonnait pas du tout. Elle était même à deux doigts de me rendre folle.
— Ouais, dit-il avant de grimacer. Tu veux entrer ?
Je ne m’étais pas rendu compte que je l’avais suivi à l’intérieur jusqu’à ce que je m’asseye
sur le canapé, les genoux relevés. Daemon était vraiment sorti dîner avec Ash et les autres ?
— Ils sont partis à quelle heure ?
Dawson mordit dans son biscuit.
— Euh, il n’y a pas très longtemps.
— Il est presque 22 heures.
Les Luxens possédaient un gros appétit, mais quand même : ils pouvaient s’abstenir
d’aller manger au beau milieu de la nuit. Quelque chose clochait.
Dawson s’assit sur le fauteuil et observa son en-cas.
— Ethan est parti vers 17 heures. Et Andrew, lui, est arrivé… (Il jeta un coup d’œil à
l’horloge et fronça soudain les sourcils.) Ash et lui sont arrivés vers 18 heures.
Mon estomac fit la cabriole.
— Et ils sont sortis tous les quatre à ce moment-là ?
Dawson hocha la tête, comme si parler lui demandait trop d’efforts.
Quatre heures. Tout à coup, j’eus du mal à rester en place. J’aurais voulu savoir à quel
restaurant ils s’étaient rendus. J’aurais voulu aller les retrouver. Au moment où j’allais me
lever, je me repris et ravalai la terrible boule de nerfs qui était remontée le long de ma gorge.
— Ce n’est pas ce que tu penses, dit Dawson d’une voix douce.
Je relevai vivement la tête vers lui, horrifiée de sentir des larmes perler à mes yeux.
L’ironie de la situation me frappa en plein visage. Était-ce ce que Daemon avait ressenti
lorsqu’il avait su que j’étais allée dîner, puis déjeuner avec Blake ? La différence, c’était qu’à
cette époque, nous n’avions pas été ensemble. Je ne lui avais été redevable d’aucune
explication.
— Ah oui ? coassai-je.
Dawson termina son gâteau.
— Oui. Je crois qu’il avait juste besoin de s’aérer un peu.
— Sans moi ?
Il épousseta les miettes sucrées sur son jean.
— Peut-être. Peut-être pas. Il n’est plus le frère que je connaissais. Avant, il n’aurait
jamais pu sortir avec une humaine. Sans vouloir t’offenser.
— Pas de problème, murmurai-je.
Dans mon esprit, les mots « sans moi » tournaient en boucle. Je n’étais pas l’une de ces
filles qui se sentaient obligées d’être avec son mec vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais
ça piquait quand même.
Et cette piqûre se muait en violents coups de couteau lorsque j’imaginais Dee et Andrew
assis d’un côté de la table et Daemon et Ash de l’autre, parce que c’était sans doute la façon
dont ils s’installaient quand ils sortaient manger. Comme au bon vieux temps, quand Daemon
et Ash étaient encore ensemble.
Blake et moi nous étions peut-être embrassés, mais nous n’avions pas eu de relation
longue durée. Mon Dieu, ils avaient sûrement déjà…
Je stoppai net mon flot de pensées.
Dawson se leva et contourna la table basse pour s’asseoir à côté de moi.
— Ethan l’a énervé. Il voulait s’assurer que sa relation avec toi n’allait pas changer sa
loyauté envers son peuple. (Il se pencha en avant et passa ses mains sur ses genoux pliés.) Tu
imagines la réponse de Daemon…
Je n’étais pas certaine d’en être capable.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
Dawson éclata de rire, les yeux plissés comme ceux de Daemon.
— Disons que Daemon lui a expliqué que ses relations amoureuses n’avaient rien à voir
avec sa loyauté… mais il l’a formulé différemment.
Je souris un peu à mon tour.
— Il a été vulgaire ?
— Très, répondit-il en me jetant un regard en coin. Les anciens ne s’attendaient pas à ce
genre de choses de sa part. Personne ne s’y attendait. Moi ? Eh bien, disons, qu’ils n’ont jamais
placé leur espoir sur moi. En grande partie parce que je me moquais de leur avis. Daemon
aussi, mais…
— Je comprends ce que tu veux dire. Daemon est celui qui prend les choses en main et
règle les problèmes. Il n’est pas du genre à les créer.
Il hocha la tête.
— Ils ne savent pas ce que tu es, mais ça m’étonnerait qu’Ethan le laisse s’en tirer aussi
facilement.
— Ils vont le renier ?
Quand il acquiesça, je secouai la tête. Un Luxen banni par les siens avait l’interdiction de
s’approcher des communautés extraterrestres. Il se retrouvait donc éloigné de la protection du
bêta-quartz, à la merci des Arums.
— Qui est Ethan, au juste ? Je sais que c’est un ancien, mais quelle est sa position ?
Dawson sembla réfléchir.
— Les anciens sont un peu comme les maires et les présidents de nos communautés.
Ethan est notre président.
Je haussai les sourcils.
— Il a l’air important.
— Tous les habitants de la colonie lui obéissent. Ceux qui refusent risquent l’exclusion
sociale. (Il se laissa aller en arrière et ferma les yeux.) Même ceux qui se mélangent aux
humains, qui travaillent en dehors de la colonie ou autre, ont peur de se mettre les anciens à
dos. Techniquement, on n’a pas le droit de déménager sans la permission de la Défense, mais
ne t’inquiète pas : s’ils veulent nous virer, ils trouveront un moyen.
— C’est ce qu’ils t’ont fait, à cause de Beth ?
Ses traits se durcirent.
— Ils l’auraient fait, mais ils n’en ont pas eu le temps. Il n’y a eu du temps pour rien.
Une douleur aiguë me lacéra la poitrine. Je posai la main sur son bras.
— On va retrouver Beth.
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Je sais. Dimanche… Tout se joue dimanche.
Son choix de mots me tordit l’estomac. Mon pouls s’emballa.
— C’était comment là-bas ?
Les yeux entrouverts, il attendit quelques instants avant de me répondre.
— Au départ, ce n’était pas si mal. Ils nous laissaient nous voir, Beth et moi. Ils nous
disaient qu’ils nous gardaient avec eux pour notre sécurité. Tu sais, le classique « si on se rend
compte de ce que tu as fait à Beth, les gens vont mal réagir, vous avez besoin de protection ».
Le Dédale était de notre côté. J’ai cru qu’ils l’étaient pendant longtemps. Je… pensais presque
qu’on s’en sortirait tous les deux.
C’était la première fois que je l’entendais prononcer le nom « Dédale ». C’était un son
bizarre, venant de sa bouche.
— Cet espoir ne m’a rien apporté d’autre que de la tristesse… puis, quand il a fini par
disparaître, de la folie. (Il eut un sourire sans joie.) Le Dédale voulait que je reproduise ce que
j’avais fait à Beth. Ils voulaient que je crée d’autres individus comme elle. Pour aider
l’humanité et toutes ces conneries. C’est quand ils ont vu que ça ne marchait pas que tout… a
changé.
Je me positionnai face à lui.
— Dans quel sens ?
Sa mâchoire se serra.
— Au départ, ils m’interdisaient de voir Beth. C’était ma punition pour avoir échoué alors
que ça leur semblait si facile. Ils ne comprenaient pas que je n’avais pas la moindre idée de la
façon dont je m’y étais pris pour la sauver et la transformer. Ils m’apportaient des mourants et
je faisais tout mon possible, je te le jure, Katy, mais quoi que je fasse, ils mouraient tous.
Une vague de nausée m’envahit. J’aurais voulu savoir quoi dire, mais je crois que c’était
l’un de ces moments où le silence valait mieux que cent mots.
— Puis ils ont commencé à amener des humains en bonne santé et à les blesser pour que
je les soigne. Certains… certains guérissaient. Ou, du moins, pendant un temps, car les
blessures infligées réapparaissaient plus tard, beaucoup plus graves. D’autres… régressaient.
— Régressaient ?
Les poings de Dawson s’ouvrirent, puis se refermèrent sur ses cuisses.
— Ceux-là développaient certains de nos pouvoirs, puis… quelque chose se mettait à
clocher. Il y avait cette fille, pas beaucoup plus âgée que nous, très sympa. Ils lui ont donné
une pilule pour la tuer. Je l’ai soignée. Je voulais vraiment réussir, parce qu’elle avait l’air
terrifié. (Ses yeux émeraude rencontrèrent les miens.) On a cru que ça avait fonctionné. Elle
est tombée malade comme Beth l’était quand ils nous ont capturés et ensuite, elle a réussi à
bouger aussi vite que nous. Un jour après son rétablissement, elle a foncé dans un mur.
Je fronçai les sourcils.
— Et alors ?
Il détourna le regard.
— On se déplace plus vite qu’une balle de revolver, Katy. Elle s’est écrasée contre ce
mur. C’est comme si elle l’avait heurté à la vitesse de la lumière.
— Oh, mon Dieu…
— On aurait dit qu’elle n’avait pas pu s’en empêcher. Parfois, je me demande si elle ne l’a
pas fait exprès. Beaucoup d’autres ont suivi, après ça. Certains sont morts entre mes mains,
d’autres après mon intervention. Il y a ceux qui ont survécu, mais qui n’ont pas subi de
mutations. Ceux-là, on ne les a plus jamais revus non plus. (Il baissa la tête.) Il y a tellement
de sang sur mes mains !
— Non, dis-je en secouant vigoureusement la tête. Tu n’es pas responsable de tout ça.
— Ah non ? (La colère rendait sa voix plus grave.) J’ai le pouvoir de guérir, pourtant, j’ai
été incapable de m’en servir.
— Parce que tu dois le vouloir de tout ton être pour que ça fonctionne. Là, on t’a forcé la
main.
— Ça ne change rien au nombre de personnes qui sont mortes. (Nerveux, il se pencha de
nouveau en avant.) Pendant un temps, j’ai pensé que je méritais ce qu’ils m’infligeaient, mais
pas… Beth. Elle, elle ne méritait pas ça.
— Toi non plus, Dawson.
Il me dévisagea un instant avant de détourner la tête.
— Ils m’ont privé de Beth, puis de nourriture, puis d’eau. Quand rien n’a fonctionné, ils
se sont montrés plus créatifs. (Il exhala longuement.) Peut-être ont-ils fait la même chose à
Beth. Je n’en sais rien. Tout ce dont j’étais au courant, c’est ce qu’ils faisaient devant moi.
Mon ventre se noua. J’avais un mauvais pressentiment.
— Ils la blessaient pour que je la guérisse et pour qu’ils puissent étudier le processus,
avoua Dawson, les mâchoires crispées. Chaque fois, je ressentais une peur immense. Et si je
n’y arrivais pas ? Et si je n’étais pas à la hauteur ? Je…
Il bougea la tête, comme pour s’étirer.
Il ne serait plus jamais le même. Des larmes m’obstruèrent la gorge. J’avais envie de
pleurer pour lui, pour Beth, mais surtout pour les personnes qu’ils avaient été tous les deux et
qu’ils ne seraient plus jamais.
CHAPITRE 19

Après ça, Dawson cessa de se confier. Il continua de parler de tas de choses : la météo, le
foot, les Schtroumfs, mais plus du Dédale, ni de ce que Beth et lui avaient subi. Quelque part,
j’étais soulagée. Même si c’était égoïste de ma part, je n’étais pas certaine de pouvoir en
supporter davantage.
Malheureusement, dès qu’on arrêta de discuter de choses sérieuses, mon esprit se tourna
de nouveau vers Daemon et ce qu’il était en train de faire. Vers minuit, il n’était toujours pas
rentré et je ne pouvais plus rester assise chez eux.
Je ne pouvais plus rester assise tout court.
Alors, après avoir souhaité une bonne nuit à Dawson, je me dépêchai de traverser la
pelouse dans le froid glacial. Ma première réaction fut de jeter un coup d’œil à mon téléphone
portable. Contre toute attente, j’avais un message. Mon cœur manqua un battement.

Désolé pr ce soir. On en parle demain.

Je l’avais reçu une heure plus tôt, ce qui signifiait qu’il était toujours avec Ash… Enfin :
Andrew, Dee et Ash.
Je fixai l’horloge sur le mur, comme si je pouvais changer l’heure qu’elle affichait. Mon
pouls s’était emballé. On aurait pu croire que j’avais couru pour rentrer chez moi. Quand je
baissai les yeux vers mon portable, j’eus soudain envie de le jeter contre le mur. Je savais que
ma réaction était ridicule. Daemon était ami avec eux, avec Ash. Il avait le droit de les voir
sans moi. Sans parler du fait que depuis que Dee et moi ne nous fréquentions plus, il ne
passait pas beaucoup de temps avec elle.
Pourtant, ridicule ou non, j’étais blessée. Et ça m’énervait… ça m’énervait qu’une chose
aussi débile puisse me mettre dans cet état.
J’emportai mon téléphone avec moi à l’étage, puis me lavai le visage, me brossai les
dents et enfilai mon pyjama tout en me demandant s’il fallait que je lui réponde. J’aurais
voulu avoir la force de ne pas le faire, histoire de lui rendre la pareille, mais avec tout ce qui
se passait en ce moment, c’était sans doute stupide.
En même temps, son comportement me restait en travers de la gorge. Alors, je posai mon
téléphone portable sur ma table de nuit et me glissai sous les couvertures avant de les
remonter jusqu’à mon menton. Je restai allongée ainsi un long moment, à culpabiliser de ne
pas lui avoir répondu, d’être sortie avec Blake la première fois, de l’avoir embrassé et de
laisser tout ça m’empêcher de dormir. Heureusement, au bout d’un moment, mon cerveau
décida qu’il en avait assez et ferma ses portes pour la nuit.
Un peu plus tard, je ne savais pas si je rêvais ou non. J’étais dans cet état un peu flou où
la réalité se mélange au subconscient. Il y avait une part de rêve, c’était évident, car je voyais
Daemon dans l’immeuble du Dédale. Au moment, où je reconnaissais ses cheveux noirs, il
s’éloignait. Il était dans une pièce, puis disparaissait avant que je puisse le rejoindre. J’avais
l’impression d’être dans un labyrinthe et il n’arrêtait pas de bouger, sans jamais me répondre
quand je criais son nom.
La frustration m’envahissait. Ma poitrine me faisait souffrir. Je le suivais, je ne l’atteignais
pas à temps, je le perdais… C’était un cercle vicieux.
Puis, tout à coup, le lit s’enfonça et l’immeuble disparut, s’évapora dans un nuage de
fumée et d’obscurité. Quelqu’un s’était allongé près de moi. Une main repoussa les cheveux
qui étaient tombés devant mon visage et je crois que je souris parce qu’il était là et que ça me
rassurait. Alors, je replongeai dans un sommeil profond où je cessai de poursuivre Daemon
dans mes rêves.

*
* *

Le matin suivant, je me retournai dans mon lit, persuadée que j’allais trouver Daemon à
côté de moi. Ma mère travaillait tard le dimanche et Daemon en profitait pour rester le plus
longtemps possible… mais mon lit était vide.
Je caressai l’oreiller supplémentaire en respirant à pleins poumons pour m’imprégner de
son parfum frais qui n’appartenait qu’à lui, mais je ne sentis qu’une légère odeur d’agrume.
Avais-je imaginé la présence de Daemon ?
Si c’était le cas, j’étais vraiment tombée bien bas.
Déçue, je m’assis et attrapai mon téléphone. J’avais un message de Daemon, non lu, reçu
vers 2 heures du matin.

Ptit dej œufs bacon. Viens quand tu es réveillée.

— Deux heures du mat’ ?!


Je fixai l’écran de mon portable. Daemon était-il resté dehors aussi tard ?
Mon cœur s’emballa de nouveau. Je me laissai tomber sur le dos en grognant.
Visiblement, Daemon avait veillé tard, mais pas avec moi.
Après m’être traînée hors du lit, je pris une douche et enfilai un jean et un pull. Je me
sentais vide. Je séchai mes cheveux à moitié, avant de les attacher en chignon lâche. Quand
j’arrivai devant la maison de mes voisins, je me rendis compte que la porte était fermée.
Je posai la main sur la poignée et attendis d’entendre le verrou tourner tout seul. Une
fois la porte ouverte, un malaise m’envahit. Entrer chez les gens était beaucoup trop facile. Ça
valait aussi pour ma maison.
Secouant la tête, je refermai derrière moi et pris une grande inspiration. À l’intérieur
régnait un silence de mort. Tout le monde dormait. Je montai à l’étage à pas feutrés, en
prenant garde aux deux dernières marches qui grinçaient. Les chambres de Dee et Dawson
étaient fermées, mais le bourdonnement d’une musique s’échappait de celle de Daemon.
J’ouvris la porte avant d’entrer. Mon regard se posa aussitôt sur le lit et mon cœur se
gonfla. C’était plus fort que moi.
Daemon était allongé sur le dos, un bras tendu sur la place vide à côté de lui, l’autre posé
sur son ventre nu. Les draps étaient emmêlés autour de ses hanches étroites. Et endormi, son
visage avait quelque chose d’angélique. Ses traits étaient plus doux, ses lèvres détendues. Ses
cils épais effleuraient ses pommettes.
Il paraissait beaucoup plus jeune, ainsi, pourtant, étrangement, j’avais encore plus
l’impression de ne pas le mériter. Sa beauté toute masculine était incroyable, intimidante.
C’était le genre de physique qui n’existait qu’entre les pages des livres que je lisais.
Parfois, j’avais du mal à croire qu’il était bien réel.
Incapable de détourner les yeux, je m’approchai de lui sur la pointe des pieds et m’assis
sur le lit. Je ne voulais pas le réveiller. Alors, je restai là à observer son torse se soulever en
rythme. Je me demandai si j’avais vraiment rêvé la nuit précédente ou s’il était passé me voir.
Ce qu’il me faisait ressentir était tellement intense que j’aurais presque pu oublier mon
anxiété de la veille. Presque.
Tout à coup, Daemon roula sur le côté et passa un bras autour de ma taille pour m’attirer
à lui. Il continua de bouger jusqu’à enfouir son visage dans mon cou.
— Bonjour, murmura-t-il.
Un sourire illumina mon visage. Je posai une main sur son épaule. Sa peau était chaude.
— Bonjour.
Il plaça une jambe sur les miennes pour me rapprocher davantage.
— Où sont mes œufs au bacon ?
— Je croyais que c’était toi qui devais cuisiner.
— Tu as mal compris. Dans la cuisine, femme !
— N’importe quoi.
Je m’allongeai sur le côté à mon tour pour lui faire face. Il releva la tête de son coussin
pour déposer un baiser sur mon nez, puis revint à sa position initiale. Je ris.
— Il est trop tôt, marmonna-t-il.
— Il est presque 10 heures.
— Trop tôt.
Mon estomac se serra. Comme je ne savais pas quoi dire, je me mordis les lèvres.
Daemon remonta son bras sur ma hanche d’un geste endormi, puis tourna la tête vers
moi.
— Tu ne m’as pas répondu hier.
Bon, on allait avoir cette conversation.
— Je me suis endormie. Et puis, je… je me suis dit que tu devais être occupé.
Il haussa un sourcil.
— Je n’étais pas occupé.
— Je suis passée te voir, hier soir. J’ai attendu un petit moment. (Je triturai le bord du
drap et jouai avec entre mes doigts.) Tu es rentré tard.
Il ouvrit un œil.
— Donc, tu as reçu mon message et tu as eu le temps de répondre.
Je m’étais trahie toute seule.
Daemon soupira.
— Pourquoi tu ne m’as pas répondu, Kitten ? Mon petit cœur est blessé.
— Je suis sûre qu’Ash se fera un plaisir de te soigner.
À l’instant où ces mots franchirent mes lèvres, j’eus envie de me frapper.
Il avait les deux yeux ouverts à présent et sa réaction me surprit autant qu’elle m’énerva :
il sourit jusqu’aux oreilles.
— Tu es jalouse.
À la façon dont il l’avait dit, on aurait pu croire que c’était une bonne chose. Je voulus
me redresser, mais il m’en empêcha.
— Je ne suis pas jalouse.
— Kitten…
Je levais les yeux au ciel, avant d’être prise d’une diarrhée verbale aiguë.
— J’étais inquiète à propos de l’ancien et on était censés discuter hier soir, mais tu n’es
jamais venu. Au lieu de ça, tu es sorti avec Andrew, Dee et Ash. Ash ! Ton ex-petite amie. Et
comment je l’ai appris ? De la bouche de ton frère. Alors, dis-moi, comment vous vous êtes
assis ? Dee et Andrew d’un côté, et Ash et toi de l’autre ? Je suis sûre que ça devait être très
confortable.
— Kitten…
— Il n’y a pas de Kitten qui tienne, rétorquai-je en continuant sur ma lancée. Tu es parti à
17 heures et tu es rentré à quoi ? Plus de 2 heures du matin ? Qu’est-ce que vous avez
fabriqué ? Et enlève-moi ce sourire idiot de ton visage ! Ça n’a rien de drôle !
Daemon tenta de redevenir sérieux, en vain.
— J’adore quand tu sors tes griffes.
— Oh, la ferme ! (Écœurée, je repoussai son bras.) Lâche-moi. Tu n’as qu’à appeler Ash
pour lui demander de te faire des œufs au bacon. Moi, je me casse.
Au lieu de me laisser partir, il s’allongea au-dessus de moi, les mains posées de part et
d’autre de mes épaules. Son sourire suffisant était revenu, plus large que jamais.
— Je veux juste te l’entendre dire : « Je suis jalouse. »
— Je te l’ai déjà dit, abruti. Je suis jalouse. Pourquoi je ne le serais pas ?
Il pencha la tête sur le côté.
— Je ne sais pas… Peut-être parce que je n’ai jamais vraiment voulu être avec Ash alors
que toi, je t’ai désirée dès l’instant où je t’ai vue ? Et avant que tu ne montes sur tes grands
chevaux, je sais que j’avais une très mauvaise façon de le montrer, mais je te voulais, toi. Et
seulement toi. Tu es folle d’être jalouse.
— Ah bon ? (Je réprimai des larmes de colère.) Vous êtes sortis ensemble, je te rappelle !
— C’est du passé.
— Je te parie qu’elle aimerait que ça recommence.
— Je ne veux pas d’elle, ça n’a pas la moindre importance.
À mes yeux, ça en avait.
— Elle ressemble à un top model.
— Tu es plus belle qu’elle.
— Arrête de me flatter.
— Ce n’est pas de la flatterie.
Les yeux droits devant moi, je me mordis les lèvres.
— Tu sais, au départ, je me suis dit que je le méritais. Maintenant, je sais ce que tu as
ressenti quand je suis sortie avec Blake. C’était un peu comme une leçon que le karma me
donnait. Mais, en réalité, ça n’a rien à voir. À l’époque, toi et moi, on n’était pas ensemble et
je n’ai pas le même passif avec Blake.
Il prit une grande inspiration.
— Tu as raison : ça n’a rien à voir. Je ne suis pas sortie avec Ash. Andrew est passé et on
a parlé d’Ethan. Comme il avait faim, on a décidé de sortir manger quelque chose. Dee est
venue avec nous et Ash aussi, parce que, ô surprise, c’est sa sœur.
Je haussai les épaules. D’accord. Il n’avait pas tort.
— Et au final, on n’a même pas mangé au resto. On a commandé des pizzas et on est
allés chez Andrew pour discuter de dimanche. Ash est terrifiée à l’idée de perdre aussi
Andrew. Dee veut toujours assassiner Blake. J’ai passé des heures à les convaincre. Ce n’était
pas la fête, si tu veux tout savoir.
Mais on ne m’a pas invitée quand même. Je me retins de le dire à voix haute. Je savais que
c’était ridicule.
— Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas prévenue, au moins ? Tu aurais très bien pu me
dire quelque chose. Mon imagination ne m’aurait pas échappé, comme ça.
Il me dévisagea un instant, puis se releva pour s’asseoir à côté de moi.
— J’avais l’intention de passer te voir en rentrant, mais il était tard.
Conclusion : j’avais bien rêvé. Je venais de toucher le fond.
— Écoute, je n’ai pas réfléchi.
— Ça, c’est certain, marmonnai-je.
Daemon se frotta la poitrine, au-dessus du cœur.
— Je ne pensais pas que ça te perturberait autant. Je croyais que tu me connaissais
mieux que ça.
J’étais toujours allongée sur le dos. J’étais trop dépitée pour bouger.
— Que je te connaissais mieux que ça ?
— Oui, que tu savais que si Ash débarquait à poil dans ma chambre sans prévenir, je la
renverrais sans ménagement. Que tu savais que tu n’avais rien à craindre.
— Merci pour cette merveilleuse image que tu viens de graver dans mon esprit à tout
jamais.
Il secoua la tête en riant d’un air incrédule.
— Ta jalousie commence à m’énerver, Kat.
Bouche bée, je me redressai vivement sur mes genoux.
— Pardon ? Tu es le seul à avoir le droit d’être jaloux ?
— Quoi ? (Il eut un sourire suffisant.) Pourquoi je serais jaloux ?
— Bonne question. Tu as sans doute oublié ce qui s’est passé avec Blake, hier, dans le
couloir ? Et quand tu m’as demandé si j’avais envie d’aider Blake ?
Il referma la bouche.
— Ah ! Voilà ! Ta jalousie est encore plus ridicule que la mienne. Écoute bien ce que je
vais te dire. (La colère m’envahissait en même temps que la Source. Elle frissonnait sur ma
peau.) Je hais Blake. Il s’est servi de moi et était prêt à me livrer au Dédale. Il a tué Adam. Il
n’y a qu’une infime partie de moi qui réussit à le tolérer. Comment peux-tu être jaloux de lui ?
Daemon avait la mâchoire crispée.
— Il te veut.
— Non, mais n’importe quoi !
— Si. Je suis un mec. Je sais ce que les autres mecs pensent.
Je levai les mains au ciel.
— De toute façon, ça n’a pas la moindre importance. Je le hais !
Il détourna les yeux.
— OK.
— Mais toi, tu ne hais pas Ash. Il y a même une partie de toi qui l’aime. Je le sais. Peut-
être pas de la même façon que moi, mais il y a de l’affection entre vous. Un passif. Alors ne
m’en veux pas d’être légèrement intimidée.
Je me levai du lit. Je mourais d’envie de sortir de la pièce en tapant des pieds, comme
une enfant. Ou peut-être de me rouler par terre. Au moins, ça m’aurait défoulée.
Toutefois, Daemon apparut devant moi et me prit le visage entre les mains.
— Bon, d’accord. Je comprends ton point de vue. J’aurais dû te prévenir. Quant à cette
histoire avec Blake… C’est ridicule, j’en ai conscience.
— Bien, répondis-je en croisant les bras.
Il réprima un sourire.
— Mais toi aussi, tu dois comprendre que c’est toi que je veux. Pas Ash. Ni personne
d’autre.
— Même si les anciens préféreraient te voir avec une fille comme elle ?
Il baissa la tête et effleura ma joue avec ses lèvres.
— Je me moque de ce qu’ils préfèrent. C’est mon côté égoïste. (Il m’embrassa sur la
tempe.) OK ?
Je fermai les yeux.
— OK.
— On est quittes ?
— Seulement si tu me promets de ne pas m’empêcher de vous accompagner demain.
Il posa son front contre le mien.
— Tu es dure en affaires.
— C’est vrai.
— Je ne veux pas que tu viennes avec nous, Kitten. (Il soupira et me prit dans ses bras.)
Mais je ne peux pas t’en empêcher… Alors, promets-moi simplement que tu resteras près de
moi.
Mon sourire se retrouva caché contre son torse.
— C’est promis.
Daemon déposa un baiser sur mes cheveux.
— Tu arrives toujours à tes fins, pas vrai ?
— Pas toujours.
Je plaçai mes mains sur ses hanches pour profiter de sa chaleur. Si j’arrivais toujours à
mes fins, toute cette histoire aurait déjà été un lointain souvenir. Mais c’était bien le problème
de notre situation. Je me demandais si l’un de nous en sortirait victorieux.
Ses bras se resserrèrent autour de moi et je sentis un frisson le parcourir.
— Allez, viens. On va préparer ces œufs au bacon. J’ai besoin de forces pour aujourd’hui.
— Pourquoi… ? (Je m’interrompis en comprenant ce qu’il voulait dire.) Ah oui… Blake.
— Oui. (Il m’embrassa doucement.) Tu sais, il va falloir que je me fasse violence pour ne
pas le frapper. Alors, je mérite bien un peu de bacon en plus, non ?
CHAPITRE 20

Dee était assise tout en bas de l’escalier. On aurait dit un ange guerrier, prêt à abattre
l’enfer sur terre. Ses cheveux tirés sévèrement en arrière faisaient ressortir ses yeux verts
brillants et fiévreux. Elle avait les lèvres pincées et ses doigts s’enfonçaient dans ses genoux
comme si elle possédait des serres aiguisées.
— Il est là, dit-elle, les yeux rivés sur la fenêtre à côté de la porte.
Je me tournai vers Daemon. Son sourire carnassier s’élargit. Visiblement, les pulsions
meurtrières de sa sœur ne l’inquiétaient pas. Au final, avoir demandé à Blake de venir ici
n’avait peut-être pas été une bonne idée.
Dee se leva d’un bond et ouvrit la porte avant même que Blake ait eu le temps de
frapper. Personne ne l’en empêcha, ni fit le moindre geste pour l’arrêter.
Surpris, Blake baissa la main.
— Euh… Salut.
Dee recula son bras pour prendre de l’élan, puis abattit son poing sur la mâchoire de
Blake. L’impact le fit reculer de plusieurs mètres.
Je restai figée sur place.
Andrew, lui, éclata de rire.
Dee se retourna et souffla bruyamment.
— Voilà, c’est bon.
Je la regardai se diriger vers le fauteuil et s’asseoir en secouant sa main.
— Je lui avais promis un coup de poing, m’expliqua Daemon en riant. Elle va se tenir,
maintenant.
Je le dévisageai.
Blake tituba à travers la porte en se frottant la mâchoire.
— OK, fit-il en grimaçant. Je l’ai mérité.
— Tu mérites beaucoup plus que ça, rétorqua Andrew. Ne l’oublie pas.
Il hocha la tête, puis jeta un coup d’œil autour de lui. Six Luxens et un hybride lui
rendirent son regard. Il eut le bon sens de paraître nerveux, effrayé, même. L’animosité dans
l’air était palpable.
Blake se positionna de façon à être dos au mur. Pas bête. Puis, lentement, il tira un
morceau papier roulé de sa poche.
— Je suppose qu’on ferait mieux de ne pas perdre de temps.
— Tu supposes bien, répliqua Daemon en lui arrachant la feuille de papier. Qu’est-ce que
c’est ?
— Une carte, répondit-il. Le chemin que l’on doit emprunter est tracé en rouge. C’est une
voie d’accès pour les pompiers. Elle nous mènera tout droit à l’entrée arrière du Mont
Weather.
Daemon déroula la carte sur la table basse. Dawson se pencha au-dessus de son épaule et
traça le trait rouge sinueux du bout du doigt.
— Le trajet dure combien de temps ?
— Environ vingt minutes en voiture, mais on n’arrivera jamais à y aller en voiture sans se
faire remarquer.
Il fit un timide pas en avant en jetant un coup d’œil à Dee qui le fixait d’un air assassin.
Une trace rouge ornait sa joue droite. Il allait avoir un bleu.
— Il va falloir y aller à pied, et très vite.
— Qu’est-ce que tu appelles « très vite » ? demanda Matthew qui était debout près de la
porte de la salle à manger.
— Le plus vite possible quand on n’est pas humain, répondit Blake. On devra avancer à la
vitesse de la lumière. Luc ne nous donnera que quinze minutes et on ne peut pas patienter
gentiment jusqu’à 21 heures devant la porte. Il faudra qu’on arrive là-bas cinq minutes avant,
puis qu’on se déplace le plus vite possible.
Je m’assis. Je n’avais atteint la vitesse dont ils parlaient qu’une seule fois dans ma vie,
quand j’avais poursuivi Blake.
Daemon releva la tête.
— Tu t’en sens capable ? me demanda-t-il.
— Oui.
Vu les circonstances, j’étais certaine d’y arriver. Enfin, avec un peu de chance. Dee secoua
la tête avant de se lever.
— Ils peuvent vraiment courir à cette vitesse ?
— Et plus, si le besoin s’en fait sentir, répondit Blake. Essaie de t’attaquer encore une
seule fois à moi et je te montrerai.
Dee lui rit au nez.
— Je te parie que je réussirais quand même à te rattraper.
— Sans doute, murmura-t-il. Tu vas devoir t’entraîner toute la journée, demain. Et peut-
être même ce soir. On ne peut pas se permettre d’emmener quelqu’un qui risque de nous
ralentir.
Il me fallut plusieurs secondes pour comprendre qu’il me parlait.
— Je ne vous ralentirai pas.
— Je veux juste m’en assurer.
Ses yeux brillaient d’un éclat inquiétant. Je préférai détourner le regard. Savoir que
j’étais le maillon faible me blessait. Dee et Ash auraient sûrement été de meilleures
coéquipières, mais je savais que je pouvais le faire.
— Ce n’est pas à toi de t’inquiéter pour elle, cracha Daemon.
Matthew s’avança pour se placer entre les deux garçons.
— Bon. On connaît la route qu’on va prendre, mais ceux qui restent en arrière, où vont-
ils se poster ?
Daemon croisa les bras d’un air mauvais.
— Au début de la voie d’accès. Comme ça, si les choses tournent mal, vous aurez plus de
facilité à vous enfuir.
— Elles ne tourneront pas mal, intervint Ash en regardant Daemon. On vous attendra là-
bas.
— Bien sûr, répondit Daemon avec un sourire qui se voulait rassurant. Tout ira bien, Ash.
Je me pinçai la cuisse. Il ne veut pas être avec elle. Il ne veut pas être avec elle. Il ne veut pas
être avec elle. Ça me calma un peu.
— Je te fais confiance, dit Ash avec un regard plein d’adoration.
Comme si Daemon était un saint ou un truc dans le genre.
Je me pinçai plus fort. Je vais la frapper. Je vais la frapper. Je vais la frapper. Ça ne m’aida
pas beaucoup.
Blake s’éclaircit la voix.
— Bref, Luc dit qu’il y a une vieille ferme au début de la voie. On devrait pouvoir y garer
les voitures.
— Ça me paraît bien, dit Dawson en reculant et en posant les mains sur ses hanches.
(Une mèche de cheveux tomba devant ses yeux.) Une fois là-bas, on aura quinze minutes, c’est
ça ?
Daemon hocha la tête.
— C’est ce que nous a dit Luc, le parrain en couche-culotte.
— Et on peut faire confiance à cet enfant ? demanda Matthew.
— Je m’en porte garant, affirma Blake.
Je me tournai vers lui.
— C’est tout de suite plus rassurant.
Ses joues s’empourprèrent.
— Il est digne de confiance.
— Tu penses que ce sera suffisant ? demanda Dawson à son frère. Pour entrer, trouver
Beth et Chris puis ressortir ?
— Ça devrait aller. (Daemon plia la carte et la glissa dans la poche arrière de son
pantalon.) Tu te chargeras de Beth et le petit con, de Chris.
Blake leva les yeux au ciel.
— Andrew, Kat et moi, on les couvrira. Ça ne devrait même pas nous prendre quinze
minutes. (Daemon s’assit à côté de moi et leva les yeux vers Blake.) Après, tu prendras Chris
sous le bras et tu te casseras loin d’ici. Tu n’auras plus aucune raison de revenir.
— Et s’il revenait quand même ? s’enquit Dee. S’il trouvait une nouvelle excuse pour vous
faire chanter ?
— Ce n’est pas mon intention, intervint Blake et je sentis son regard sur moi. Je n’ai pas
la moindre raison de revenir.
Daemon partit au quart de tour.
— Tu n’as pas intérêt. Tu m’obligerais à faire quelque chose que je n’ai pas envie de faire.
J’y prendrai sans doute plaisir, mais je n’en ai pas envie.
Blake acquiesça d’un mouvement du menton.
— Compris.
— Bon, d’accord, dit Matthew en s’adressant au groupe. On se retrouve ici, demain, à
18 h 30. Tout est bon pour toi, Katy ?
Je hochai la tête.
— Ma mère pense que je vais passer la nuit chez Lesa. Et puis, elle travaille, de toute
façon.
— Elle travaille tout le temps, dit Ash en examinant ses ongles. On dirait qu’elle n’aime
pas trop rester à la maison.
Comme je n’étais pas sûre que ce soit une attaque, je m’efforçai de rester calme.
— Elle doit payer le crédit, la nourriture, les factures et toutes mes dépenses… elle est
obligée de travailler autant.
— Tu devrais peut-être trouver un boulot, me suggéra-t-elle en relevant les yeux. Un truc
après l’école qui prendrait vingt heures de ta vie.
Les lèvres pincées, je croisai les bras.
— Où veux-tu en venir ?
Un sourire félin étira ses lèvres tandis que son regard se posait à côté de moi.
— Je dis juste que si tu t’inquiètes pour les finances de ta mère, tu devrais l’aider.
— Oui, je suis certaine que c’est la seule raison.
Je me détendis en sentant Daemon me caresser le dos. Ash le remarqua. Son expression
s’assombrit.
Prends ça.
— La seule chose dont nous devons vraiment nous inquiéter…, reprit Blake comme s’il
n’y avait qu’un seul problème qui pouvait survenir. Ce sont les portes de sécurité qui se
referment à quelques mètres d’intervalle quand l’alarme est enclenchée. Ces portes sont
équipées d’une arme de défense. Ne vous approchez surtout pas des lumières bleues. Ce sont
des lasers. Ils coupent comme des scalpels.
On resta tous interdits. Effectivement, c’était un sacré problème.
Blake sourit.
— Mais elles ne devraient pas nous causer de souci. Normalement, on entrera et on
ressortira sans être vus.
— OK, dit lentement Andrew. Autre chose ? Un piège rempli d’onyx, par exemple ?
Blake rit.
— Non. Je crois que c’est tout.
Dès que le plan d’action fut établi, Dee voulut chasser Blake. Il accepta sans protester,
mais une fois à la porte, il s’arrêta, comme s’il voulait dire quelque chose. Je sentis de
nouveau ses yeux sur moi, puis il partit. Notre groupe se sépara. Seuls les triplés de la maison
restèrent.
Je tapai dans mes mains.
— Bon, j’aimerais m’entraîner pour la vitesse. Je sais que je suis aussi rapide que vous,
bien sûr, mais j’aimerais m’entraîner quand même.
Les yeux rivés sur l’accoudoir du canapé, Dee prit une grande inspiration.
— Ça peut se faire, répondit Dawson avec un sourire en coin. Un peu de pratique ne me
fera pas de mal à moi non plus.
Daemon s’étira avant de passer un bras autour de ma taille.
— Il commence à faire nuit. Tu risques de te tordre le cou. On fera ça demain.
— La confiance règne, merci.
— Ah, tu as compris.
Je lui donnai un coup de coude dans les côtes, puis me tournai vers Dee. Elle fixait
toujours les meubles comme s’ils avaient réponse à tout. Je décidai tout de même de tenter
ma chance.
— Tu… Tu vas nous aider ?
Elle ouvrit la bouche, mais au lieu de parler, elle secoua la tête. Alors, sans un mot, elle
se retourna et monta à l’étage. Je soupirai, déçue.
— Elle finira par te pardonner, dit Daemon en me serrant contre lui. J’en suis persuadé.
J’en doutais, mais je hochai la tête pour lui faire plaisir. Dee ne serait plus jamais la
même. Je ne savais pas pourquoi je m’obstinais.
Perplexe, Dawson s’assit à côté de moi, à l’opposé de Daemon.
— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé pendant mon absence. Je ne comprends pas.
Je pressai mes lèvres l’une contre l’autre. C’était moi, la responsable de son état.
— On a tous changé, frérot. (Daemon m’attira à lui.) Mais tout… tout reviendra bientôt
dans l’ordre.
Pendant que Dawson nous regardait, il fronça soudain les sourcils. Je me demandais à
quoi il pensait en nous voyant ensemble. À Beth et lui, lovés l’un contre l’autre sur le canapé ?
Mais il cligna les yeux et un faible sourire apparut sur ses lèvres.
— On se fait un marathon de « Traqueurs de fantômes » ?
— Tu n’as pas à me le demander deux fois ! (Daemon leva la main et la télécommande
vola jusqu’à lui.) J’ai enregistré au moins six heures d’émission. Pop-corn ? Il nous faut du
pop-corn !
— Et de la glace. (Dawson se leva.) Je vais chercher tout ça.
L’horloge accrochée au mur indiquait 19 h 30. La nuit s’annonçait longue… Mais tandis
que je m’installais plus confortablement contre Daemon, je me rendis compte que je n’aurais
pas voulu me trouver ailleurs.
Daemon fit glisser ses lèvres sur ma joue tandis qu’il tendait le bras derrière nous pour
attraper une couverture. Il nous recouvrit tous les deux avec, mais elle était tellement grande
qu’elle faillit m’avaler tout entière.
— Il va de mieux en mieux, pas vrai ?
Je tournai la tête vers lui en souriant.
— Oui.
Il me regarda dans les yeux.
— Espérons que demain ne gâche pas tout.

*
* *

À 13 heures, le lendemain, j’étais couverte de boue et je suais comme un porc en enfer.


Je m’étais mieux débrouillée que je ne l’aurais cru et j’avais réussi à suivre Dawson facilement.
J’étais seulement tombée… quatre fois. Le terrain ne pardonnait pas.
Quand je passai devant Daemon, il m’attrapa soudain. Je lui adressai un regard agacé
auquel il répondit avec un sourire malicieux.
— Tu as de la boue sur la joue, me dit-il. C’est mignon.
Lui, comme d’habitude, il était parfait. Il ne transpirait même pas !
— Il est toujours aussi doué ? C’est énervant.
Dawson, qui était dans le même état que moi, hocha la tête.
— Oui. Il est le meilleur dans ce genre de choses : combat, course, sport en général.
Son frère eut l’air très fier. Du coup, en retirant la terre de mes baskets, je ne pus
m’empêcher de lancer un :
— T’es nul.
Daemon s’esclaffa.
Je lui tirai la langue, puis vins de nouveau me positionner entre les deux. On se trouvait
dans les bois qui débutaient devant mon jardin. Après avoir pris plusieurs bouffées d’oxygène,
j’accueillis la Source en moi. Une myriade de sensations m’envahit aussitôt et mes muscles se
tendirent.
— Tiens-toi prête, dit Daemon en serrant les poings. C’est parti !
Les pieds plantés dans le sol, je me servis de mon appui pour m’élancer et faire la course
avec les garçons. À mesure que je prenais de la vitesse, l’air se mit à siffler autour de moi.
Désormais, je savais que je devais faire attention aux branches et aux pierres. Je gardai donc
un œil sur le sol et les environs. Le vent me mordait les joues, mais c’était une douleur
agréable. Ça voulait dire que j’allais vite.
Les arbres devinrent flous. Je les contournai, me baissai sous les branches les plus basses.
En sautant par-dessus les buissons et les rochers, je réussis à dépasser Dawson. La vitesse
malmenait mes cheveux qui se libérèrent de leur queue-de-cheval. Un rire s’échappa de ma
gorge. Pendant que je courais, j’oubliai tout de ma jalousie stupide, du cas non résolu de Will
et même de ce qu’on allait accomplir durant la soirée.
Courir ainsi, aussi vite que le vent, était libérateur.
Toutefois, Daemon nous devança sans problème et atteignit le ruisseau au moins dix
secondes avant nous. Ralentir était un vrai problème. On ne pouvait pas s’arrêter d’un coup,
pas à cette vitesse. On risquait de s’étaler par terre. J’enfonçai mes pieds dans la terre, et
soulevai de la vase et des pierres sur les derniers mètres qui me restaient.
Heureusement, Daemon m’attrapa par la taille pour m’empêcher de tomber dans le lac.
Je me tournai vers lui en riant et déposai un baiser sur sa joue.
Il sourit.
— Tes yeux brillent.
— C’est vrai ? Comme les tiens ? Comme des diamants ?
Dawson s’arrêta à côté de nous et recoiffa ses cheveux en arrière.
— Non, ils sont de la même couleur, mais ils sont lumineux. C’est joli.
— C’est magnifique, le corrigea Daemon. Mais tu ferais mieux de ne pas faire ça devant
les autres. (Quand je hochai la tête, il s’approcha de son frère et lui donna une tape dans le
dos.) On s’arrête là ? Vous êtes prêts tous les deux et je meurs de faim.
Un frisson de fierté me parcourut, jusqu’à ce que je me rappelle les enjeux de notre
mission. Je ne pouvais pas me permettre d’être le maillon faible.
— Allez-y. Je vous rejoindrai plus tard. J’aimerais m’entraîner encore un peu.
— Tu es sûre ?
— Oui, je veux être capable de gagner contre toi.
— Tu peux toujours rêver, Kitten. (Il avança vers moi et m’embrassa sur la joue.)
Abandonne tout de suite.
Je le poussai sur le torse d’un air taquin.
— Un de ces jours, je te ferai ravaler tes mots.
— Je doute qu’on en arrive là…, dit Dawson en souriant à son frère.
En les voyant rire ensemble, je sentis mon cœur s’arrêter de battre. Je tentai de garder la
même expression, mais celle de Daemon vacilla légèrement. Ignorant la signification de cet
échange, Dawson recoiffa de nouveau ses cheveux en arrière et partit en direction de la
maison.
— Le premier arrivé a gagné ! s’exclama-t-il.
— Vas-y, murmurai-je à Daemon.
Il m’adressa un léger sourire avant de s’élancer derrière son frère.
— Tu sais que tu vas perdre !
— Sûrement, mais avoue-le : c’est bon pour ton ego.
Comme s’il avait besoin d’aide dans ce département ! Les voir ainsi me réchauffait le
cœur et je souris en les regardant s’éloigner. J’attendis plusieurs minutes, puis fis le vide dans
mes pensées et me mis à courir en direction de la maison. À vitesse normale, il me fallut cinq
minutes pour atteindre l’orée de la forêt. Une fois là-bas, je me retournai et me préparai.
Quand la Source m’envahit, je m’élançai.
Deux minutes.
Je recommençai en me chronométrant.
Une minute et trente secondes. Je recommençai encore et encore, jusqu’à ce que mes
muscles et mes poumons soient en feu et que j’atteigne un record de cinquante secondes. Je
ne pensais pas être capable de descendre en dessous.
Le plus étonnant, c’était que mes muscles ne me faisaient pas vraiment mal. Ils
tremblaient sous le coup de l’effort. On aurait dit que j’avais couru toute ma vie, alors qu’en
réalité, le seul moment où je courais, c’était pour atteindre la section nouveautés des
librairies.
En m’étirant, je regardai le soleil filtrer à travers les arbres et se refléter sur la crique à
moitié gelée. Le printemps n’était plus très loin. Du moins, si on réussissait à ressortir du
Mont Weather ce soir.
— J’avais tort. Tu n’avais pas besoin d’entraînement.
En entendant la voix de Blake, je me retournai vivement. Il se tenait plusieurs mètres
plus loin, adossé à un énorme tronc d’arbre, les mains dans les poches. Un sentiment de
malaise me noua l’estomac.
— Que fais-tu ici ? lui demandai-je en tâchant de ne pas m’énerver.
Blake haussa les épaules.
— J’observe.
— Et ce n’est pas inquiétant du tout…
Il eut un sourire sans joie.
— J’aurais dû mieux formuler ma phrase. Je vous ai tous observés courir. Vous êtes bons.
Vous êtes très doués, même. Le Dédale adorerait vous compter dans ses rangs.
La boule au creux de mon ventre s’agrandit.
— C’est une menace ?
— Non, répondit-il en clignant les yeux, le rouge aux joues. Mon Dieu, non. Je voulais
juste dire que tu étais douée. Tu es tout ce qu’ils recherchent chez un hybride.
— Comme toi ?
Il baissa les yeux au sol.
— Ouais. Comme moi.
L’atmosphère était gênante et l’idée de respirer le même air que Blake m’énervait. En
général, je n’étais pas du genre rancunier. Blake était l’exception à ma règle. Je retournai en
direction de la maison.
— Tu t’inquiètes pour ce soir ?
— Je n’ai pas envie de te parler.
Il me rattrapa rapidement.
— Pourquoi ?
Pourquoi ? Il me posait sérieusement la question ? Pourquoi ? Je sentis la colère
m’envahir. Sans réfléchir, je fis volte-face et flanquai mon poing dans son plexus solaire. Le
coup lui coupa le souffle. La satisfaction me rendit le sourire.
— Putain, grogna-t-il en se pliant en deux. Qu’est-ce que vous avez à me frapper, les
filles, aujourd’hui ?
— Tu mérites pire que ça. (Je me détournai pour éviter de le frapper encore une fois et
continuai mon chemin.) Et quant à la raison pour laquelle je ne veux pas te parler… Pourquoi
ne poses-tu pas la question à Adam ?
— OK. (Il vint se poster à côté de moi en se massant le ventre.) Tu as raison. Mais je me
suis excusé.
— Ce genre de choses ne s’arrange pas avec des excuses.
Je pris une grande inspiration et me concentrai sur les vifs rayons de soleil qui perçaient
à travers les branches. Je n’arrivais pas à croire qu’on ait cette conversation.
— J’essaie de me racheter.
Cette simple idée me fit exploser de rire. Depuis la nuit durant laquelle Adam était mort,
une partie de moi comprenait désormais pourquoi la peine capitale existait. Ou du moins, la
prison à perpétuité.
Je m’arrêtai.
— Que fais-tu vraiment ici ? Tu sais que ça va énerver Daemon. Et il frappe plus fort que
Dee et moi.
— Je voulais te parler. (Il releva les yeux vers moi.) Il fut un temps où tu aimais bien
discuter avec moi.
Oui, avant qu’il devienne le diable incarné, il était plutôt cool comme mec.
— Je te déteste, crachai-je.
Je le pensais vraiment. Le degré d’animosité que je ressentais pour ce garçon battait tous
les records.
Blake tressaillit, mais ne détourna pas le regard. Le vent hurlait dans les arbres et faisait
voler mes cheveux autour de moi. Les siens se retrouvaient droits au-dessus de sa tête.
— Je n’ai jamais voulu que tu me détestes.
Un rire sans joie m’échappa et je repris ma route.
— Eh bien, c’est raté.
— Je sais, dit-il en me suivant. Et j’ai conscience que je ne peux rien y changer. Je ne suis
même pas sûr que j’agirais différemment si on m’en donnait l’occasion.
Je lui adressai un regard plein de haine.
— Tu joues la carte de l’honnêteté, c’est ça ? N’importe quoi.
Il enfouit ses mains dans les poches de son jean.
— Tu aurais fait la même chose si tu avais été à ma place, si tu avais dû protéger
Daemon.
Un frisson me remonta le long de la colonne vertébrale et je sentis les muscles de ma
mâchoire se crisper.
— Tu l’aurais fait, insista-t-il d’une voix douce. Tu aurais fait exactement la même chose.
Et ça te perturbe plus que le reste. On se ressemble plus que tu veux bien l’admettre.
— On n’a rien à voir, toi et moi !
Toutefois, mon estomac se noua car, au fond de moi, comme je l’avais déjà dit à Daemon,
je savais qu’on avait beaucoup de points communs. Ça ne voulait pas dire que j’allais lui faire
le plaisir de l’admettre, surtout quand ce qu’il avait fait m’avait transformée.
Les poings serrés, je piétinai les branches et les sous-bois.
— Tu es un monstre, Blake. Un monstre en chair et en os. Je ne veux pas devenir comme
toi.
Il resta silencieux un moment.
— Tu n’es pas un monstre.
Je serrais les dents si fort que j’avais mal à la mâchoire.
— Tu es comme moi, Katy. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais tu es meilleure que moi.
(Il marqua une pause avant d’ajouter :) Je t’ai tout de suite appréciée. J’ai conscience que c’est
stupide, mais je ne peux pas m’en empêcher : je t’aime beaucoup.
Sidérée, je me figeai pour le dévisager.
— Quoi ?
Ses joues avaient pris une teinte rouge vif.
— Je t’aime beaucoup, Katy. Et je sais que tu me détestes et que tu es amoureuse de
Daemon. J’ai saisi. Mais au cas où les choses se passeraient mal ce soir, je voulais te le dire.
Tout ira bien, bien sûr, mais… Bref.
Je n’arrivais pas à croire ce qu’il me disait. C’était impossible. Je me retournai et me
dirigeai vers la maison, qui était à présent visible, en secouant la tête. Il m’aimait. Beaucoup.
C’est pour ça qu’il nous avait trahis, mes amis et moi. Qu’il avait tué Adam, puis qu’il était
revenu pour nous faire du chantage. Un rire hystérique remonta le long de ma gorge et une
fois que j’eus commencé, je fus incapable de m’arrêter.
— Merci, marmonna-t-il. Je suis sincère avec toi et toi, tu me ris au nez.
— Tu devrais être content que je rie, parce que l’autre option était de te frapper. Mais si
tu veux, je peux toujours…
Tout à coup, Blake se jeta sur moi et me plaqua à terre. Le choc me coupa le souffle et
son poids sur moi réveilla mon instinct de survie.
— Ne bouge pas, me murmura-t-il à l’oreille tandis que ses doigts s’enroulaient autour de
mes bras. On a de la compagnie. Et elle n’est pas bienvenue.
CHAPITRE 21

Le cœur au bord des lèvres, je parvins à relever la tête. Je m’attendais à apercevoir une
troupe d’agents de la Défense se refermer sur nous.
Mais il n’y avait personne.
— De quoi tu parles ? murmurai-je. Je ne vois ri…
— Chut !
Je lui obéis à contrecœur. Au bout de quelques secondes, je commençai à me dire qu’il
voulait juste me peloter.
— Si tu ne te lèves pas tout de suite, je vais vraiment te faire mal…
C’est alors que je vis de quoi il voulait parler. Un homme en costume noir fouinait à côté
de chez moi. Son apparence me semblait vaguement familière et tout à coup, je me rappelai
où je l’avais déjà vu.
Il avait été avec Nancy Husher le jour où la Défense nous avait approchés, Daemon et
moi, dans le champ où nous avions combattu Baruck.
C’était l’agent Lane.
Je vis son Expedition garée dans la rue.
J’eus du mal à déglutir.
— Qu’est-ce qu’il fabrique ici ?
— Aucune idée. (Le souffle de Blake était chaud contre ma joue. Je serrai les dents.) Mais
il cherche visiblement un truc.
Un instant plus tard, du mouvement du côté de chez Daemon attira mon attention. La
porte d’entrée s’ouvrit, puis il sortit. Je le vis alors disparaître du perron pour réapparaître
dans l’allée, à quelques pas de l’agent Lane. Il se déplaçait beaucoup trop vite pour l’œil
humain.
— Je peux vous aider, Lane ?
Sa voix portait, mais elle ne trahissait aucune émotion.
Surpris par son arrivée soudaine, Lane recula vivement et posa une main sur son cœur.
— Mon Dieu, Daemon ! Je déteste quand tu fais ça !
Daemon ne sourit pas et l’agent comprit rapidement qu’il n’était pas ici pour plaisanter.
— Je mène une enquête.
— D’accord.
Lane sortit un petit carnet de sa poche avant et l’ouvrit. Au passage, le pan de sa veste
s’accrocha à l’étui de son revolver. Je ne savais pas s’il l’avait fait exprès ou non.
— L’agent Brian Vaughn a disparu un peu avant le jour de l’an. Je vérifie les pistes que
nous avons.
— Merde, marmonnai-je.
Daemon croisa les bras.
— Pourquoi saurais-je ce qui lui est arrivé, et surtout, pourquoi est-ce que ça me ferait
quelque chose ?
— C’était quand, la dernière fois que tu l’as vu ?
— Je ne l’ai plus revu depuis que vous êtes venu faire vos vérifications de routine et que
vous avez voulu aller manger à cet horrible buffet chinois, répondit Daemon. (Il paraissait
tellement sincère que je faillis le croire.) Je ne m’en suis toujours pas remis.
Lane ne put s’empêcher de sourire.
— Oui, c’était mauvais. (Il nota quelque chose avant de ranger son carnet.) Donc, tu n’as
plus revu Vaughn ?
— Non, dit-il.
L’autre hocha la tête.
— Je sais que vous ne vous aimiez pas beaucoup, tous les deux. Et je ne pense pas qu’il
soit venu ici sans autorisation, mais à ce stade de l’enquête, on vérifie tout.
— C’est compréhensible. (Les yeux de Daemon se posèrent sur les arbres derrière
lesquels nous nous cachions.) Pourquoi est-ce que vous examiniez la maison des voisins ?
— J’examine toutes les maisons, répondit-il. Tu es toujours ami avec la fille avec laquelle
je t’ai vu ?
Oh non…
Daemon ne répondit pas. Malgré l’éloignement, je vis son expression s’assombrir.
Lane éclata de rire.
— Daemon, quand est-ce que tu apprendras à te détendre ? (Il lui tapa sur l’épaule en le
dépassant.) Je me moque de savoir avec qui tu… passes du temps. Je fais mon boulot, c’est
tout.
Daemon suivit le déplacement de l’agent du regard et se tourna vers lui.
— Alors, si je décidais de ne sortir qu’avec des humaines et que je m’installais avec l’une
d’elles, vous n’en référeriez pas à vos supérieurs ?
— Du moment que je n’ai pas de preuve flagrante sous les yeux, je m’en moque. Je fais
seulement ce boulot pour avoir une bonne retraite… en espérant que je l’atteigne. (Au
moment où il allait se diriger vers sa voiture, il s’arrêta et se tourna vers Daemon.) Il y a une
différence entre les preuves et l’instinct. Par exemple, mon instinct me dit que ton frère
entretenait une relation sérieuse avec une humaine et qu’il a disparu avec. Mais il n’y avait
pas de preuves.
Et bien sûr, on savait tous comment la Défense avait su pour Beth et Dawson : Will. Lane
insinuait-il qu’il n’était au courant de rien au sujet de Dawson ?
Daemon s’adossa au 4 × 4 de Lane.
— Vous avez vu le corps de mon frère quand ils l’ont trouvé ?
L’atmosphère se tendit. Lane baissa la tête.
— Je n’étais pas là. On m’a seulement raconté ce qui s’était passé. Je suis un simple
agent, tu sais ? (Il releva les yeux.) Et on me considère comme tel. Je ne suis qu’un pion
parmi tant d’autres sur l’échiquier. Ce qui ne veut pas dire que je suis aveugle pour autant.
Je retins ma respiration et sentis que Blake faisait de même.
— C’est-à-dire ? demanda Daemon.
Lane eut un sourire crispé.
— Je sais très bien qui est chez toi, Daemon. Je sais qu’on m’a menti, qu’on nous a tous
menti et qu’aucun de nous n’a la moindre idée de ce qui se trame réellement. C’est notre
boulot. On obéit aux ordres sans les remettre en question.
Daemon hocha la tête.
— C’est ce que vous êtes en train de faire ?
— On m’a demandé de jeter un œil aux endroits où pourrait se trouver Vaughn. (Il
désigna la portière d’un geste de la main. Daemon s’écarta.) J’ai appris à ne pas discuter si on
ne m’en faisait pas la demande express. Je tiens à ma retraite. (Il monta dans la voiture avant
de refermer la porte.) Prends soin de toi.
Daemon recula.
— À bientôt, Lane.
Les roues de l’Expedition crissèrent sur le gravier de l’allée tandis qu’elle rejoignait la
route dans un nuage d’échappement.
Que venait-il de se passer ? Et pourquoi Blake était-il toujours allongé sur moi ?
Je lui assenai un coup de coude dans l’estomac. Un grognement me répondit.
— Lève-toi.
Il se mit debout d’un air malicieux.
— Toi, tu aimes frapper.
Je le suivis de près et lui adressai un regard assassin.
— Il faut que tu partes. Tout de suite. On n’a pas besoin de toi.
— Tu as raison, dit-il en perdant son sourire. (Il recula.) À ce soir.
— Oui, oui, marmonnai-je en me tournant vers Daemon qui remontait son allée. (Je
courus hors des bois pour le rejoindre.) Ça va ?
Daemon hocha la tête.
— Tu as tout entendu ?
— Oui, j’étais en train de rentrer quand je l’ai vu.
Je préférai ne pas parler du côté voyeur de Blake avant notre petite balade au Mont
Weather. C’était sans doute mieux ainsi.
— Tu le crois ?
— Je ne sais pas. (Il posa un bras sur mes épaules et me guida jusque chez lui.) Lane a
toujours été sympa, mais cette histoire ne me plaît pas.
Je passai un bras autour de sa taille et me pressai contre lui.
— À quel niveau ?
— À tous les niveaux. Toute cette histoire, répondit-il en s’asseyant sur la plus haute
marche du perron. (Il me fit m’asseoir sur ses genoux tout en continuant de m’étreindre.) Le
fait que la Défense, et même Lane, soit au courant du retour de Dawson… ça montre qu’ils
savent qu’on a compris qu’ils nous ont menti. Pourtant, ils ne font rien. (Il ferma les yeux
lorsque je posai ma joue contre la sienne.) Et ce qu’on va faire ce soir… ça peut marcher, mais
c’est de la folie. Au fond de moi, je me demande s’ils ne nous attendent pas les bras ouverts.
Je fis glisser mon pouce le long de sa joue, puis le remplaçai par mes lèvres. J’aurais
tellement voulu faire quelque chose.
— Tu crois qu’on va droit dans un piège ?
— Je crois qu’on est tombé dedans depuis longtemps et qu’on attend simplement qu’il se
referme.
Il prit ma main sale dans la sienne et la serra fort.
Un frisson me parcourut.
— Et on y va quand même ?
La façon dont il carra les épaules répondit pour lui.
— Tu n’es pas obligée.
— Toi non plus, lui rappelai-je d’une voix douce. Mais on va le faire.
Daemon releva la tête pour me regarder dans les yeux.
— Oui, on y va.
Nous ne nous lancions pas dans cette tentative de sauvetage parce que nous avions envie
de mourir, ni parce que nous étions stupides. Nous avions décidé de prendre ce risque parce
qu’au moins deux personnes étaient en danger et que leur vie valait autant que la nôtre. Alors,
oui, peut-être que c’était du suicide, mais si nous n’agissions pas, nous allions perdre Beth,
Chris et Dawson. Blake, lui, on pouvait s’en passer.
Pourtant, une pointe de panique me piquait le cœur. J’avais peur. J’étais terrifiée. Qui ne
l’aurait pas été dans cette situation ? Mais tout cela était en partie ma faute et m’avait
échappé.
Je pris une inspiration tremblante avant de baisser la tête pour embrasser Daemon sur
les lèvres.
— Je vais aller passer du temps avec ma mère avant qu’on parte. (J’avais la gorge
nouée.) Elle ne va pas tarder à se réveiller.
Il me rendit mon baiser et ses lèvres s’attardèrent longuement sur les miennes. C’était un
signe de désir, bien sûr, mais également un signe de désespoir et de résignation face à
l’épreuve qui nous attendait. Si les choses se passaient mal, le temps que nous avions passé
ensemble aurait été trop court. Mais sans doute aurions-nous toujours ce sentiment.
Au bout d’un moment, il dit d’une voix rauque :
— C’est une très bonne idée, Kitten.

*
* *

Quand vint l’heure de s’entasser dans le 4 × 4 de Daemon et de prendre la route pour les
Blue Ridges, l’atmosphère était tendue. Et pour une fois, ça n’avait rien à voir avec la présence
de Blake.
De temps en temps, un éclat de rire ou des insultes fusaient, mais tout le monde était sur
des charbons ardents.
Ash monta à l’avant de la voiture de Matthew. Elle était entièrement vêtue de noir :
legging noir, baskets noires et col roulé moulant noir. On aurait dit un ninja. Dee, elle, avait
opté pour du rose. Visiblement, elle avait compris qu’elle devait rester dans la voiture. Ash,
en revanche… à part si elle comptait se camoufler au milieu des sièges, je n’étais pas certaine
de saisir ses intentions.
À part le fait que ça lui allait comme un gant.
En même temps, moi, je portais un bas de jogging noir et un sous-pull noir qui n’allait
plus à Daemon. Étant donné qu’il n’arrivait même plus à y passer la tête, il datait sûrement de
ses années collège. En bref : je donnais l’impression d’aller à la salle de sport.
À côté d’Ash, je ne ressemblais à rien, mais Daemon m’avait susurré quelque chose à
l’oreille à propos du fait que je portais ses vêtements et il m’avait fait rougir comme une
tomate. Du coup, je me moquais bien d’avoir l’air d’un bossu comparée à elle.
Dawson et Blake étaient dans notre voiture, les autres dans celle de Matthew. Lorsqu’on
démarra, je gardai les yeux rivés sur ma maison jusqu’à ce qu’elle disparaisse de mon champ
de vision. Les quelques heures que j’avais passées en compagnie de ma mère avaient été
super… vraiment géniales.
La première demi-heure se déroula plutôt bien parce que Blake était resté silencieux.
Malheureusement, dès qu’il ouvrit la bouche, tout commença à partir en vrille. Je crus même
que Daemon allait arrêter la voiture pour l’étrangler.
Et je ne pense pas qu’on l’en aurait empêché, Dawson et moi.
Dawson se prit la tête entre les mains.
— Tu ne t’arrêtes jamais de parler ?
— Si, quand je dors, répondit Blake.
— Ou mort, rétorqua Daemon. Tu arrêteras bien de parler quand tu seras mort.
— J’ai compris, dit Blake, les lèvres pincées.
— Bon. (Daemon reporta son attention sur la route.) Essaie de te la fermer pendant un
moment.
Je dissimulai mon sourire avant de me retourner vers l’arrière.
— Que vas-tu faire en voyant Beth ?
Une expression béate se peignit sur les traits de Dawson et il secoua lentement la tête.
— Mon Dieu, je n’en sais rien. Respirer, je suppose. Je pourrai enfin respirer.
Les larmes aux yeux, je lui souris doucement.
— Je suis certaine qu’elle ressentira la même chose.
Du moins, je l’espérais. La dernière fois que j’avais vu Beth, elle n’avait pas eu toute sa
tête. Mais je savais que Dawson le supporterait, parce qu’il l’aimait. De la façon dont mes
parents s’étaient aimés.
Du coin de l’œil, j’aperçus le coin des lèvres de Daemon se retrousser et mon cœur battit
un peu plus vite.
Après avoir pris une grande inspiration, je reportai mon attention sur Blake. Il avait la
tête appuyée contre la vitre et observait la nuit noire.
— Et toi ?
Son regard rencontra le mien. Il ne répondit pas tout de suite.
— On partira pour l’ouest. Et la première chose qu’on fera là-bas, c’est surfer. Il était
vraiment doué, à l’époque.
Je me retournai vers l’avant et examinai mes mains. Parfois, c’était difficile de ressentir
uniquement de la haine pour lui. Je ressentais de la pitié pour son ami. Et un peu pour Blake
aussi.
— C’est… C’est bien.
Après ça, personne ne reprit la parole. L’atmosphère était lourde, comme si tout le
monde se remémorait de bons et de mauvais souvenirs et imaginait sans doute des milliers de
scénarios possibles pour ce qu’allaient vivre ce soir Dawson et Blake. Toutefois, quand on
dépassa Winchester et qu’on traversa la rivière, les formes sombres des massifs des Blue
Ridges apparurent au loin et l’ambiance changea encore une fois.
Les garçons étaient tendus et irradiaient la testostérone. Nerveuse, je jetai un coup d’œil
à l’heure. 20 h 40. Je voulais juste qu’on en finisse.
— Il nous reste combien de temps ? demanda Dawson.
— Suffisamment.
Lorsqu’on commença l’ascension, la boîte automatique du 4 × 4 débraya. Derrière nous,
Matthew suivait de près. Il connaissait le chemin. La voie d’accès était censée se trouver un
kilomètre avant l’entrée principale. Daemon avait tenté de taper l’adresse dans le GPS, mais la
machine l’avait pratiquement envoyé bouler.
Tout à coup, une brève sonnerie retentit et Blake sortit son portable.
— C’est Luc. Il veut s’assurer qu’on est à l’heure.
— On l’est, confirma Daemon.
Son frère se pencha entre les deux sièges.
— Tu en es sûr ?
Daemon leva les yeux au ciel.
— Certain.
— Je voulais juste vérifier, marmonna Dawson en se rasseyant.
Ce fut au tour de Blake d’apparaître entre les sièges.
— Bon. Luc est prêt. Il nous rappelle qu’on a seulement quinze minutes pour agir. Si on
rencontre le moindre problème, on ressort et on réessaye une autre fois.
— Je ne veux pas réessayer une autre fois, protesta Dawson. Si on réussit à entrer, on va
jusqu’au bout.
Blake fronça les sourcils.
— J’ai envie de les libérer autant que toi, mec, mais on a une marge d’action limitée.
C’est tout.
— On s’en tient au plan, intervint Daemon en regardant son frère dans le rétroviseur. Et
ne discute pas, Dawson. Il est hors de question que je te perde encore une fois.
— Tout va bien se passer, de toute façon, dis-je pour éviter que la voiture se transforme
en champ de bataille. Les choses vont se dérouler comme prévu.
Je me concentrai sur la route. Elle était composée de quatre voies et bordée d’arbres
imposants. Tout me paraissait obscur et flou. Dans ces conditions, je ne sais pas comment
Daemon repéra le carrefour, mais il ralentit et se plaça sur la voie de gauche.
Ma poitrine se serra tandis qu’il tournait sur une route à peine visible. Il n’y avait aucun
marquage, aucun panneau pour l’indiquer. Des phares nous suivirent sur ce passage étroit où
il y avait davantage de terre et de graviers que de goudron. Au bout de quelques centaines de
mètres, sous le clair de lune, apparut une vieille ferme à notre droite. Il lui manquait la
moitié du toit et des herbes dissimulaient l’avant et les côtés.
— Elle est flippante, murmurai-je. Je te parie que les mecs de tes émissions préférées te
diraient qu’elle est hantée.
Daemon ricana.
— Pour eux, tout est hanté. C’est pour ça que je les aime.
— Ça, c’est bien vrai, confirma Dawson tandis qu’on se garait.
La voiture de Matthew s’arrêta à côté de la nôtre.
On éteignit les phares et les moteurs. Dénuée de toute lumière, la nuit était d’un noir
d’encre. Mon estomac se noua. 20 h 55. On ne pouvait plus reculer.
Le portable de Blake bipa de nouveau.
— Il veut s’assurer qu’on est prêts.
— Putain, il est vraiment chiant, ce gamin, grommela Daemon en se tournant vers la
voiture de Matthew.
— On est prêts. Andrew ?
Celui-ci murmura quelque chose à Dee et sa sœur avant de descendre. Lorsqu’il se
retourna vers nous, il me fit penser au membre d’un gang.
— On ne peut plus prêt.
— Si tu le dis, marmonna Blake.
— On s’en tient au plan. À aucun moment, l’un d’entre nous ne doit s’en éloigner, insista
Daemon en s’adressant à son frère. On revient tous ici ce soir.
Des murmures d’assentiment se firent entendre. J’ouvris ma portière à mon tour. Mon
cœur battait si fort que j’avais l’impression de frôler une crise cardiaque.
Daemon posa la main sur mon bras.
— Reste près de moi.
Comme mes cordes vocales refusaient de fonctionner, je hochai la tête. Puis on se
retrouva tous les quatre dans l’air glacial de la montagne. Tout était noir. Seul le clair de lune
illuminait la voie d’accès par certains endroits. Si un ours se tenait à côté de moi, je n’avais
aucun moyen de le savoir.
J’allai me poster à l’avant du véhicule, près de Daemon. Quelqu’un d’autre se plaça à côté
de moi. Je me rendis compte qu’il s’agissait de Blake.
— C’est l’heure ? demanda Daemon.
L’écran d’un téléphone s’éclaira, puis Blake répondit :
— Une minute.
Je tentai de prendre une grande inspiration, mais elle se bloqua dans ma gorge. Je
sentais mon cœur battre partout dans mon corps. Dans l’obscurité, Daemon me prit la main et
la serra.
On peut le faire, pensai-je. On peut le faire. On va le faire.
— Trente secondes, dit Blake.
Je continuai à me répéter ces affirmations comme un mantra. Je me souvenais d’avoir lu
quelque part que si on croyait suffisamment en quelque chose, il se réalisait. J’espérais de tout
mon cœur que ce soit vrai.
— Dix secondes.
Daemon serra de nouveau ma main et je compris qu’il ne comptait pas me lâcher ; j’allais
le ralentir, mais je n’avais pas le temps de protester. Un frisson me parcourut le bras. Je sentis
la Source trembler et se réveiller en moi. Mon corps se balança d’avant en arrière.
À côté de moi, Blake se pencha en avant.
— Trois, deux, partez !
Envahie par la Source, je m’élançai et laissai toutes mes cellules se gorger de lumière. Les
garçons ne brillaient pas, mais nous courions tellement vite que nous volions presque. Mes
baskets touchaient à peine le sol. On montait toujours plus haut, sur le bord de la route pour
éviter le clair de lune. Au fond de moi, je compris que le problème n’était pas de réussir à les
suivre.
Le problème, c’était de voir où j’allais.
Heureusement que Daemon me tenait la main. Il ne me traînait pas derrière lui, mais me
guidait plutôt sur le chemin de montagne pour me faire éviter des crevasses de la taille de
cratères.
Soixante-quinze secondes plus tard, je comptai, une clôture de cinq mètres de haut
apparut devant nous, baignée dans la lumière des projecteurs. On ralentit avant de s’arrêter
complètement à l’orée de la forêt.
Les yeux écarquillés, je tentai de reprendre mon souffle. Des panneaux rouge et blanc
indiquaient que la clôture était électrifiée. Derrière s’étendaient un espace de la taille d’un
terrain de foot et un bâtiment immense.
— Quelle heure ? demanda Daemon.
— 21 h 01, répondit Blake en passant la main dans ses cheveux coiffés en brosse. Bon.
J’ai vu un gardien près de la porte. Vous en avez vu d’autres ?
On attendit une autre minute pour voir s’il y avait une patrouille, mais comme Luc nous
l’avait dit, c’était l’heure de la relève. Seule la porte était surveillée. On ne pouvait pas
patienter plus longtemps.
— J’en ai pour une seconde, déclara Andrew avant d’avancer à pas de loup vers le
gardien vêtu de noir.
J’étais sur le point de lui demander s’il était fou, lorsque je le vis se baisser et poser une
main par terre. Tout à coup, des étincelles bleutées crépitèrent et l’homme se tourna dans sa
direction. Au même moment, la charge électrique l’atteignit.
De violentes convulsions le secouèrent et il lâcha son revolver. Une seconde après, il
s’écroulait près de lui. Les garçons avancèrent. Je les suivis, non sans jeter un coup d’œil au
garde. Sa poitrine se soulevait en rythme, mais il était inconscient.
— Il ne comprendra pas ce qui lui est arrivé, me dit Andrew d’un air satisfait en soufflant
sur ses doigts. Il ne se réveillera pas avant une vingtaine de minutes.
— Bien joué, le félicita Dawson. Si moi, j’avais fait ça, je lui aurais grillé le cerveau.
Mes yeux s’agrandirent.
Daemon s’approcha de la porte. Le clavier blanc n’avait rien de menaçant, pourtant c’était
notre premier test. On ne pouvait plus qu’espérer que Luc avait éteint les caméras et nous
avait fourni les bons mots de passe.
— Icare, murmura Blake.
Les épaules tendues, Daemon hocha la tête, puis entra le code. Un claquement mécanique
retentit, suivi d’un bourdonnement, et la porte trembla. Elle s’ouvrit alors, comme pour nous
dérouler le tapis rouge.
Daemon nous fit signe de le suivre. On traversa le terrain à toute vitesse et en un rien de
temps, on se retrouva devant les portes dont Luc et Blake nous avaient parlé. Je me plaçai
derrière Daemon tandis que les garçons examinaient le mur.
— Où est ce putain de clavier ? demanda Dawson en faisant les cent pas devant les
portes.
Je reculai et me forçai à observer lentement le mur de gauche à droite.
— Ici, m’exclamai-je en désignant un endroit sur la droite.
Le clavier était tout petit et dissimulé derrière un cache.
Andrew se jeta dessus, puis jeta un coup d’œil derrière lui.
— Prêts ?
Dawson me regarda avant de se focaliser sur la porte du milieu.
— Oui.
— Labyrinthe, murmura Daemon derrière nous. Et par pitié, écris-le correctement.
Avec un ricanement, Andrew entra le mot de passe. Je mourais d’envie de fermer les
yeux, de peur qu’on trouve des dizaines de pistolets braqués sur nous de l’autre côté. La porte
s’ouvrit, révélant petit à petit ce qu’elle cachait.
Aucun pistolet. Personne.
Je soufflai de soulagement.
Derrière la porte se trouvait un large tunnel orange qui donnait sur des ascenseurs. Tout
ce qu’on avait à faire, c’était prendre ces ascenseurs et descendre six étages. Blake connaissait
le numéro des cellules.
On allait vraiment y arriver.
La porte était suffisamment large pour que deux personnes passent en même temps, mais
Dawson la traversa en premier. C’était compréhensible, étant donné ce qu’il allait gagner d’ici
la fin de la mission. Je le suivais. Lorsqu’il arriva de l’autre côté, un léger sifflement retentit.
Dawson s’effondra comme si on lui avait tiré dessus. Pourtant, il n’y avait eu aucun coup
de feu. Il avait traversé la porte et l’instant d’après il se contorsionnait par terre, la bouche
ouverte sur un cri silencieux.
— Personne ne bouge, ordonna Andrew.
Le temps s’arrêta. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Je levai les yeux au plafond.
Une rangée de petits points noirs à peine visibles semblait me regarder. Avec horreur, je
compris qu’il était trop tard. Le sifflement retentit de nouveau.
Une douleur intense explosa au niveau de ma peau, comme si un millier de petits
couteaux m’attaquaient de l’intérieur et s’en prenaient à la moindre de mes cellules. Mon
corps tout entier me faisait mal. Le simple fait de respirer me brûlait. Mes jambes ployèrent
sous mon poids et je tombai à mon tour, incapable de contrôler ma chute. Ma joue rencontra
le sol, mais cette douleur n’était rien comparée au feu qui ravageait mon corps.
Mes neurones semblaient s’être dispersés dans mon cerveau et fonctionner à deux à
l’heure. Suite au choc, mes muscles s’étaient crispés. Mes paupières ne se fermaient plus. Mes
poumons tentaient de se gonfler, d’avaler de l’oxygène, mais il y avait quelque chose qui
clochait avec l’air. Il me brûlait la bouche et la gorge. Au fond de moi, dans la partie de mon
esprit qui fonctionnait encore, je savais ce qui m’avait frappée.
De l’onyx. Un bombardement d’onyx.
CHAPITRE 22

Secoué par de violentes décharges, mon corps se mit à convulser. Des voix paniquées me
parvenaient au loin, étouffées, mais je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elles disaient. Je ne
percevais plus que la terrible et déchirante douleur provoquée par l’onyx.
Des mains puissantes me saisirent les bras et tout à coup, ma souffrance décupla. J’ouvris
la bouche pour laisser échapper un cri rauque d’agonie. Alors, on me souleva et je me
retrouvai le visage pressé contre une surface douce et chaude. J’en reconnus aussitôt le
parfum.
Puis j’eus l’impression de voler.
Il ne pouvait pas y avoir d’autre explication. On se déplaçait à une telle vitesse que le
vent rugissait dans mes oreilles. J’avais les yeux ouverts, pourtant je ne voyais rien et ma peau
me faisait terriblement souffrir, comme si on y enfonçait de minuscules lames de rasoir.
Quand on ralentit enfin, je crus entendre Dee crier d’horreur et quelqu’un prononcer le
mot « rivière ». On reprit alors notre course effrénée. J’ignorais où se trouvait Dawson, s’il
était resté prisonnier de l’autre côté de la porte.
Toutes mes pensées étaient braquées sur cette douleur qui parcourait mon corps et sur
les battements fous de mon cœur.
Lorsqu’on s’arrêta de nouveau, il me sembla que plusieurs heures s’étaient écoulées,
même si je savais que ça ne pouvait être qu’une question de minutes. Un courant d’air froid et
humide charria une odeur musquée dans notre direction.
— Tiens-toi à moi. (La voix de Daemon me parut plus rauque que d’habitude.) Ça va être
froid, mais on ne peut pas faire autrement : tu as de l’onyx partout sur les vêtements et dans
les cheveux. Alors tiens-toi bien, d’accord ?
J’étais incapable de répondre, mais je ne pus m’empêcher de penser que si j’étais
recouverte d’onyx, il y en avait forcément sur Daemon aussi. Après tout, il m’avait portée
ainsi sur des kilomètres depuis le Mont Weather jusqu’à cette rivière. Il en souffrait
probablement.
Daemon fit un pas en avant et s’enfonça de plusieurs centimètres en jurant. Quelques
instants plus tard, mes jambes se retrouvèrent plongées dans l’eau glacée. Malgré la douleur,
je tentai d’escalader le torse de Daemon pour y échapper. Il continua d’avancer et bientôt,
l’eau me lécha les hanches.
— Tiens bon, me dit-il encore une fois. Pour moi.
Soudain, on se retrouva sous l’eau et je fus incapable de respirer. Je secouai
vigoureusement la tête. Des sédiments nageaient dans l’eau trouble et mes cheveux flottaient
devant mes yeux, me rendant aveugle. Toutefois, la brûlure causée par l’onyx… disparaissait.
Les bras de Daemon se resserrèrent sur moi et il nous ramena à la surface. Une fois à l’air
libre, je pris de grandes bouffées d’oxygène. Les étoiles semblaient tournoyer au-dessus de
moi. Daemon sortit de l’eau et me porta jusque sur la rive.
À quelques mètres de nous, un bruit d’éclaboussures retentit. Lorsque ma vue s’éclaircit,
je vis Blake et Andrew tirer Dawson de l’eau et l’allonger sur la berge. Blake s’assit à côté de
lui et enfonça ses mains dans ses cheveux trempés.
Mon cœur s’arrêta. Était-il… ?
Soudain, Dawson porta un bras à son visage et plia la jambe.
— Merde.
Le soulagement intense manqua de me faire tomber dans les pommes. Daemon prit mon
visage entre ses mains et me força à me tourner vers lui. Des yeux d’un vert éclatant
sondèrent les miens.
— Ça va ? me demanda-t-il. Dis quelque chose, Kitten. Je t’en prie.
Je fis de mon mieux pour bouger mes lèvres glacées.
— Waouh.
Les sourcils froncés, il secoua la tête, déconcerté. Puis il m’entoura de ses bras et me
serra contre lui avec une telle force que je laissai échapper un petit cri de surprise.
— Mon Dieu, si tu savais… (La main posée derrière ma tête, il se tourna de façon à se
mettre dos au groupe, avant de murmurer :) J’ai eu tellement peur.
— Je vais bien, lui assurai-je d’une voix étouffée. Et toi ? Comment tu te sens ? Tu as
forcément été exposé…
— J’ai réussi à tout enlever. Ne t’inquiète pas. (Un frisson le parcourut.) Putain, Kitten.
Je ne dis rien et le laissai m’étreindre. Il examina la moindre partie de mon corps,
comme pour s’assurer que j’avais toujours tous mes membres. Quand il embrassa mes
paupières closes et que je sentis ses mains trembler, je faillis me mettre à pleurer.
Des phares nous illuminèrent soudain, suivis d’éclats de voix et de dizaines de questions.
Dee fut la première à nous approcher. Elle se laissa tomber près de Dawson et lui prit la
main.
— Que s’est-il passé ? s’enquit-elle. Quelqu’un peut me dire ce qui s’est passé ?
Matthew et Ash apparurent à leur tour, visiblement curieux et inquiets. Andrew prit la
parole.
— Je ne sais pas. Lorsque les portes se sont ouvertes, ça a déclenché un dispositif. Une
sorte de spray, sans la moindre odeur et invisible à l’œil nu.
— En tout cas, ça fait un mal de chien ! s’exclama Dawson en se redressant tout en se
frottant les bras. Et je ne connais qu’une seule chose qui fasse cet effet-là : l’onyx.
Comme moi, il en avait déjà été victime. Je frissonnai. Combien de fois en avait-on
utilisé contre lui ?
— Je n’en avais jamais vu sous cette forme, reprit-il. (Avec l’aide d’Ash et Dee, il se remit
sur pied.) C’était une sorte de bombardement. J’ai encore du mal à y croire. Je pense même
que j’en ai avalé un peu.
— Vous allez bien ? Katy aussi ? demanda Matthew.
On hocha tous les deux la tête. Ma peau me picotait encore, mais le pire était derrière
moi.
— Comment avez-vous eu l’idée de nous emmener jusqu’à la rivière ?
Daemon repoussa une mèche de cheveux humides qui tombait sur son front.
— J’ai tout de suite compris que c’était de l’onyx car vous n’aviez pas de blessures
apparentes. Vous deviez donc en avoir partout sur les vêtements et sur la peau. Je me suis
souvenu qu’on avait dépassé une rivière sur la route et je me suis dit que l’eau était la solution
idéale.
— Bien vu, lui dit Matthew. Seigneur…
— On n’a même pas réussi à passer les premières portes, le coupa Andrew avec un rire
sans joie. Qu’est-ce qu’on croyait au juste ? Évidemment qu’ils ont protégé leur base contre les
Luxens ! Et même contre les hybrides, apparemment !
Daemon me libéra et avança vers le petit groupe. Il s’arrêta juste derrière Blake.
— Tu étais déjà venu au Mont Weather, pas vrai ?
Blake se leva lentement. Dans le clair de lune argenté, ses joues paraissaient très pâles.
— Ouais, mais rien…
Daemon frappa à la vitesse d’un cobra. Son poing percuta la mâchoire de Blake d’un coup
franc. Sa victime fut propulsée en arrière et tomba sur les fesses. Il tourna la tête pour cracher
du sang.
— Je ne savais pas ! J’ignorais qu’ils avaient installé ce genre de pièges !
— J’ai du mal à te croire.
Daemon surveillait ses moindres mouvements.
Blake releva la tête.
— Vous devez me croire ! Je n’avais jamais rien vu de tel ! Je ne comprends pas.
— Arrête de nous raconter des conneries ! rétorqua Andrew. Tu nous as tendu un piège.
— Non. C’est faux. (Blake se leva en se frottant la mâchoire. Derrière lui, la rivière
coulait paisiblement.) Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Mon meilleur ami est
toujours…
— Je me moque de ton meilleur ami ! hurla Andrew. Ce n’était pas la première fois que
tu allais là-bas ! Tu étais forcément au courant !
Blake se tourna vers moi.
— Il faut que vous me croyiez. Je ne savais pas du tout que ça se passerait comme ça. Je
ne vous aurais jamais conduits dans un piège.
Les yeux rivés sur l’eau, je ne savais que penser. Objectivement parlant, nous trahir de
cette façon paraissait stupide. De plus, s’il était vraiment coupable de ce qu’on l’accusait,
pourquoi la Défense ne nous avait-elle pas capturés ? Quelque chose clochait dans ce scénario.
— Luc l’ignorait aussi ?
— S’il l’avait su, il nous en aurait parlé. Katy…
— Arrête, le mit en garde Daemon. (Sa voix était tellement grave et rauque que je me
tournai vers lui. Les contours de son corps s’étaient illuminés.) Je t’interdis de lui parler. Je
t’interdis de dire quoi que ce soit.
Blake ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Alors, il secoua la tête et retourna
auprès des voitures.
Le silence s’éternisa jusqu’à ce qu’Ash prenne la parole.
— Et maintenant ?
— Aucune idée. (Le visage de Daemon était à moitié dans l’ombre. Il regardait son frère
faire les cent pas.) Je n’en ai absolument aucune idée.
Dee se leva.
— Putain, cette fois, on est vraiment dans la merde.
— Retour à la case départ, dit Andrew. Non, même pas, on est tombés plus bas que
jamais.
Dawson se retourna vivement vers son frère.
— On ne peut pas abandonner. Promets-moi qu’on n’abandonnera pas !
Je ne m’étais pas rendu compte que je tremblais jusqu’à ce que Matthew dépose une
couverture sur mes épaules. Il me regarda dans les yeux avant de se tourner vers les phares
des voitures.
— J’ai toujours une couverture sur moi, au cas où.
Je la serrai contre moi en claquant des dents.
— Merci.
Il hocha la tête et posa une main sur mon épaule.
— Viens te mettre au chaud, dans la voiture. On ne peut rien faire de plus, ce soir.
Je le laissai me guider jusqu’au 4 × 4 de Daemon. À l’intérieur, la chaleur était exquise,
mais je n’arrivais pas à m’en réjouir. La déception était bien trop forte. Si on ne trouvait pas
un moyen de contourner l’onyx, on serait impuissants.
Nos efforts auraient été vains. On ne pourrait plus rien faire du tout.

*
* *

Pour être aussi imagée que Dee, le trajet du retour fut un trajet de merde. Il était presque
minuit lorsqu’on se gara devant chez eux. Sans un mot, Blake sortit du 4 × 4 et rejoignit son
pick-up. Le moteur rugit, puis un crissement de pneus retentit tandis qu’il s’éloignait.
Au moment où j’allais rentrer chez moi, Daemon m’attrapa par le bras et me poussa en
direction de leur maison.
— Ne t’échappe pas tout de suite, dit-il.
Cette phrase, ainsi que la lueur que je vis dans ses yeux, me fit hausser les sourcils, mais
je n’étais pas d’humeur à le contredire. Il était tard, on avait école le lendemain et la soirée
avait été un véritable fiasco.
Toujours enveloppée dans la couverture de Matthew, je passai la porte. J’avais tellement
froid sous mes vêtements mouillés que je ne sentais plus mes membres. Épuisée, j’avais même
du mal à tenir debout. Les autres, Dee, Andrew, Ash et Dawson, continuaient de parler de
façon animée. Matthew essayait de les calmer, en vain. Tout le monde était en colère et
ressentait encore les effets de l’adrénaline. Quant à Dawson, je crois qu’il refusait de se taire
pour ne pas avoir à réfléchir sérieusement à ce qui s’était passé ce soir.
Beth était toujours prisonnière du Dédale.
— Viens avec moi, on va te trouver des vêtements secs, me dit Daemon d’une voix douce
en me prenant la main.
Au bas des escaliers, Daemon fit mine de me soulever, mais je l’en empêchai.
— Je vais bien.
Il émit un son désapprobateur qui n’était pas sans rappeler un lion mécontent, mais me
suivit tout de même dans ma lente ascension. Une fois à l’intérieur de la chambre, il referma
la porte. Il se dégageait de lui un air de détermination.
Je soupirai. La nuit s’était transformée en tragédie.
— Quelque part, on l’a bien cherché.
Il avança vers moi et retira la couverture de mes épaules. Puis il attrapa le bas du sous-
pull que je lui avais emprunté.
— Pourquoi ?
Dans mon esprit, c’était pourtant clair.
— On est des gamins. Comment a-t-on pu croire qu’on pouvait s’infiltrer dans une base
tenue par la Sécurité intérieure et la Défense ? Non, mais franchement. C’était perdu
d’avance… Attends une minute ! (Il avait soulevé le sous-pull sur mon ventre. Ses doigts
glacés étaient enroulés autour de mes poignets.) Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je te déshabille.
Bouche bée, je sentis mon cœur faire un bond dans ma poitrine. Une chaleur intense se
déversa dans mes veines.
— Euh. OK. Ça a le mérite d’être clair.
Un sourire taquin étira ses lèvres.
— Ton haut et ton pantalon sont trempés. Et il y a encore un peu d’onyx dessus. Il faut
que tu les retires.
Je repoussai ses mains.
— Je peux très bien le faire toute seule.
Daemon se pencha en avant pour me murmurer à l’oreille :
— Oui, mais c’est beaucoup moins drôle. (Toutefois, il me libéra et se dirigea vers sa
commode.) Tu penses sincèrement que c’était couru d’avance ?
Comme il me tournait le dos, je me dépêchai de me dévêtir. J’ôtai tous mes habits pour
ne garder que la pierre d’obsidienne que je portais autour du cou. Ils empestaient la vase et
étaient bons à jeter. Glacée, je croisai les bras sur ma poitrine pour me réchauffer.
— Ne… ne te retourne pas.
Un rire silencieux fit trembler ses épaules tandis qu’il fouillait un tiroir à la recherche
d’un vêtement qui m’irait. Du moins, je l’espérais.
— Je ne sais pas, lui dis-je pour répondre enfin à sa question. Je pense que des espions
surentraînés auraient rencontré des difficultés, alors nous… Ça nous dépasse complètement.
— Tout s’est très bien déroulé jusqu’à ce qu’on passe ces portes. (Il souleva un tee-shirt.)
Ça m’embête de l’avouer, mais je ne crois pas que Blake savait. La tête qu’il a faite en vous
voyant tomber, Dawson et toi… c’était bien trop spontané.
— Alors, pourquoi est-ce que tu l’as frappé ?
— Parce que j’en avais envie. (Il se retourna en se cachant les yeux et me tendit son tee-
shirt.) Tiens.
Je le lui pris rapidement des mains et l’enfilai tout aussi vite. Le tissu doux et usé tomba
jusqu’à mes cuisses. Lorsque je relevai la tête, je me rendis compte que Daemon avait écarté
les doigts devant ses yeux.
— Tu as triché.
— Peut-être… (Il me prit la main et me tira vers le lit.) Allonge-toi. Je vais voir comment
va Dawson et je reviens.
Il aurait sans doute été plus sage que je rentre chez moi, mais ce n’était pas un soir
comme les autres. Et puis, ma mère ne reviendrait pas avant le petit matin et je n’avais pas la
moindre envie de me retrouver seule. Alors, je me glissai sous les couvertures et les remontai
jusqu’au menton. Elles sentaient le propre et le parfum de Daemon. Il ne partit pas longtemps,
pourtant, en son absence, je commençai déjà à m’endormir. L’onyx m’avait volé une grande
partie de mon énergie. C’était le but. On avait eu une sacrée chance de réussir à s’échapper
avant que le garde reprenne ses esprits.
Lorsque Daemon revint, il se déplaça dans la pièce à pas feutrés. J’étais trop fatiguée
pour rouvrir les paupières et regarder ce qu’il faisait. Toutefois, en entendant des vêtements
tomber par terre, j’eus soudain très chaud. Un tiroir s’ouvrit, puis il souleva les couvertures
pour se coucher à son tour.
Allongé sur le côté, il posa un bras sur ma taille et m’attira contre son torse nu. La
flanelle de son bas de pyjama me caressait les jambes. Je laissai échapper un soupir d’aise.
— Comment va Dawson ? lui demandai-je en me rapprochant davantage, jusqu’à être
carrément collée à lui.
— Ça va. (Daemon passa une main dans mes cheveux et resta un instant immobile.) Mais
ce n’est pas la joie non plus.
Je le comprenais très bien. Avant que tout ne tombe à l’eau, on avait été à deux doigts de
retrouver Beth. Du moins, si Beth s’était réellement trouvée là-bas. Blake n’avait peut-être
rien su au sujet du système de défense de la mort, mais je ne lui faisais pas confiance pour
autant. Aucun de nous ne l’appréciait.
— Merci de nous avoir sortis de là.
Je relevai la tête et essayai de le voir dans l’obscurité. Une légère lueur émanait de ses
yeux.
— Je n’étais pas seul. (Il pressa ses lèvres contre mon front et resserra sa prise autour de
moi.) Tu te sens mieux ?
— Oui, arrête de t’inquiéter pour moi.
Il me regarda dans les yeux.
— Promets-moi de ne plus jamais franchir cette porte, d’accord ? Et pas la peine de
discuter ou de me traiter de macho. C’est juste que je ne veux plus jamais te voir dans un tel
état de souffrance.
En guise de réponse, je me redressai et déposai un tendre baiser sur ses lèvres. Ses cils
papillotèrent et il ferma les yeux. Alors, il m’embrassa à son tour et ce fut doux et amoureux,
et tellement parfait que j’étais à deux doigts de me mettre à pleurer comme un bébé.
Mais comme d’habitude, nos baisers ne demeurèrent pas sages bien longtemps. Lorsqu’ils
se firent plus profonds, je roulai sur le dos et Daemon s’allongea sur moi. Son poids me
procura une sensation délicieuse et ses baisers n’avaient plus rien de tendre. Ils m’embrasaient
au plus profond de mon être, faisaient disparaître les événements de ces dernières heures,
comme la rivière avait effacé la terrible brûlure de l’onyx. Quand il m’embrassait ainsi, avec
tout son corps, il me faisait perdre la tête.
D’une main, il tira doucement sur mon tee-shirt et dévoila mon épaule. Il y déposa un
baiser. L’atmosphère se fit électrique. Un frisson me parcourut. À cet instant, après tout ce qui
s’était passé, je voulais simplement le sentir contre moi, sans barrière d’aucune sorte. Je me
redressai et levai les bras. Daemon n’eut aucune hésitation. Il accepta ce que je lui offrais. Ses
mains reprirent alors leur exploration, sans la moindre limite. Il traça les contours de la
pierre d’obsidienne, puis caressa la courbe de mon ventre, le repli de mes hanches. Le
moment ne pouvait pas être plus parfait que celui-ci.
Bien sûr, c’était sans doute lié au fait que nous avions failli tout perdre ce soir. Je ne
pouvais en être sûre et je ne savais pas non plus comment on s’était retrouvés dans cette
position, mais ça n’avait pas la moindre importance. Nous étions prêts, voilà tout. Lorsque son
pyjama rejoignit le mien par terre, je sus qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.
— Continue, lui dis-je au cas où il aurait des doutes quant à mes intentions.
Il sourit avant de m’embrasser encore. Je me noyais dans la pureté de ce lien qui nous
unissait, dans ces sensations à l’état pur qui nous envahissaient. De l’électricité semblait courir
sur notre peau. Quand il se releva et tendit la main vers la table de chevet, son ombre dansa
sur les murs.
Je rougis en comprenant ce qu’il faisait. Nos regards se croisèrent et un gloussement
m’échappa. Alors, un très grand et beau sourire étira ses lèvres et adoucit les traits de son
visage. Il était magnifique.
Daemon dit quelques mots dans sa langue natale. Je ne comprenais absolument pas ses
mots, mais c’était un langage très mélodieux, qui parlait à la partie extraterrestre en moi.
— Qu’est-ce que tu as dit ? demandai-je.
Le sachet dans la main, il me regarda à travers ses longs cils épais.
— Il n’y a pas d’équivalent exact, me répondit-il. La traduction la plus proche serait :
pour moi, tu es magnifique.
Le souffle court, je me perdis dans ses yeux. Des larmes montèrent aux miens. Alors, je
tendis les mains vers lui et enfonçai mes doigts dans ses cheveux soyeux. Mon cœur battait
très vite et je savais que le sien aussi.
C’était le bon moment. Tout était parfait. Même sans resto, sans cinéma et sans fleur. De
toute façon, ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait planifier à l’avance.
Daemon se redressa et…
Un coup résonna contre la porte.
— Daemon, tu es réveillé ? demanda Andrew.
On échangea un regard, incrédules.
— Si je ne lui réponds pas, murmura-t-il, tu crois qu’il s’en ira ?
Je reposai mes mains sur le matelas.
— Peut-être.
Il frappa de nouveau.
— Daemon, j’ai besoin de toi en bas. Dawson est à deux doigts de repartir au Mont
Weather. Il refuse de nous écouter, Dee et moi. On dirait un lapin Duracell suicidaire.
Daemon ferma les yeux.
— Fils de pute…
— Ce n’est pas grave. (Je m’assis à mon tour.) Vas-y, il a besoin de toi.
Il laissa échapper un soupir résigné.
— Reste ici et essaie de dormir un peu. Je vais aller lui parler… ou le frapper, si besoin.
(Il m’embrassa brièvement avant de me pousser pour que je m’allonge.) Je reviens.
Je m’installai confortablement avant de lui sourire.
— Essaie de ne pas le tuer.
— Je ne te promets rien.
Il se leva, renfila son pyjama et se dirigea vers la porte. Au dernier moment, il tourna la
tête vers moi et son regard manqua me faire fondre sur place.
— Et merde…
Quelques secondes après que la porte se fut refermée, un coup résonna dans le couloir et
Andrew s’écria :
— Ça ne va pas ? Pourquoi tu me frappes ? !
— Tu as le pire timing de tous les temps ! rétorqua Daemon.
Avec un sourire fatigué, je roulai sur le côté et tentai de rester éveillée, mais dès que ma
respiration se calma, le sommeil m’envahit. Un peu plus tard, j’entendis la porte s’ouvrir et
sentis Daemon s’allonger près de moi et me serrer contre lui. Il ne fallut pas longtemps pour
que le soulèvement régulier de son torse me berce de nouveau. Au cours de la nuit, il me
réveilla plusieurs fois en me serrant à m’en étouffer, comme s’il était hanté par la peur de me
perdre jusque dans les bras de Morphée.
CHAPITRE 23

Le lundi, Daemon et moi, on arriva ensemble au lycée. La voiture était toujours


imprégnée d’une odeur de vase et d’humidité, triste rappel de la façon dont notre mission
s’était terminée… À l’eau. Daemon était persuadé que son frère avait renoncé à foncer tête
baissée au Mont Weather, mais, moi, je savais qu’il fallait qu’on trouve un autre moyen de
libérer Beth et Chris. Dawson n’attendrait pas éternellement et je pouvais le comprendre. Si
Daemon avait été enfermé, personne n’aurait pu m’empêcher d’agir.
Dès qu’on sortit de voiture, je remarquai Blake, adossé à son véhicule à quelques mètres
de nous. En nous voyant, il se redressa et nous approcha.
Daemon grogna.
— Ce n’est pas la première personne que je rêvais de voir en arrivant à l’école.
— Je suis d’accord, lui dis-je en lui prenant la main. Mais n’oublie pas qu’on est en public.
— Rabat-joie.
Blake ralentit en arrivant à notre hauteur. Son regard se posa sur nos mains jointes avant
de se détourner.
— Il faut qu’on parle.
On continua d’avancer, ou du moins, Daemon continua.
— Je n’ai pas la moindre envie de te parler.
— Je comprends. (Il nous rattrapa.) Mais je ne savais vraiment pas qu’il y avait des
pièges à base d’onyx derrière les portes. Je vous le jure.
— Je te crois, dit Daemon.
Blake faillit trébucher.
— Alors, pourquoi est-ce que tu m’as frappé ?
— Parce qu’il en mourait d’envie, répondis-je à la place de Daemon qui me fit un clin
d’œil. Écoute. Je ne te fais pas confiance, mais je veux bien croire que tu n’étais pas au
courant. En attendant, on ne pourra plus jamais y retourner.
— J’ai parlé à Luc hier soir. Il n’était pas au courant pour l’onyx non plus. (Blake fourra
ses mains dans ses poches et s’arrêta devant nous. Il eut de la chance que Daemon ne le mette
pas au tapis.) Il est partant pour recommencer. Mettre les caméras hors d’état de nuire et tout
le reste.
Daemon soupira longuement.
— À quoi bon ? On ne peut pas franchir ces portes.
— Et on ne sait pas si les portes suivantes ne sont pas piégées non plus, ajoutai-je en
frissonnant.
L’idée de subir cette même attaque trois ou quatre fois de suite me donnait froid dans le
dos. J’avais passé beaucoup de temps en cage, c’est vrai, mais le piège m’avait recouverte
d’onyx tout entière.
On s’était placés tous les trois sur le côté, près du grillage qui donnait sur le stade, et on
parlait à voix basse, histoire de ne pas alerter nos camarades.
— J’y ai beaucoup réfléchi, reprit Blake en se dandinant d’un pied sur l’autre. Quand
j’étais retenu par le Dédale, on nous exposait à l’onyx tous les jours. Les fourchettes et tous les
couverts en étaient recouverts. Comme la majorité des objets dont on se servait. Ça faisait un
mal de chien, mais on n’avait pas d’autre choix. J’ai traversé ces portes moi aussi. Ça m’est
encore arrivé récemment. Il ne s’est rien passé.
Daemon éclata de rire et se détourna de Blake.
— Et tu n’as pas pensé à nous en parler avant ?
— Je ne savais pas ce que c’était. Aucun de nous ne le savait. (Blake me supplia du
regard.) Je n’y ai jamais vraiment réfléchi.
Stupéfaite, je compris que Blake avait été conditionné. On l’avait sûrement exposé, lui et
ses camarades, à l’onyx, de façon répétée. Pourtant, quelque chose clochait. Pourquoi faire
une chose pareille ? Était-ce une forme particulièrement odieuse de punition ou essayait-on de
les rendre tolérants ? Et dans ce cas-là, quels seraient les avantages d’aider les Luxens et les
hybrides à développer une tolérance à la seule arme efficace contre eux ?
— Ne me dis pas que tu ne connaissais pas les effets de l’onyx, lui dis-je.
Il me répondit avec beaucoup de sérieux.
— J’ignorais que ça pouvait nous mettre hors d’état de nuire.
— Tu sais, rétorquai-je, les lèvres pincées, on doit te croire sur parole pour beaucoup de
choses : le fait que tu travailles contre le Dédale et non pas pour eux ; que Beth et Chris sont
bien là où tu le dis ; et à présent, que tu n’étais pas au courant pour l’onyx.
— Je sais ce que vous vous dites.
— Ça m’étonnerait, rétorqua Daemon en me lâchant la main. (Il appuya sa hanche contre
le grillage.) On n’a aucune raison de te croire.
— Et tu nous as fait chanter pour qu’on t’aide, ajoutai-je.
Blake souffla fortement.
— D’accord, c’est vrai, je ne brille pas par mes actions, mais la seule chose que je veux,
c’est tirer mon meilleur ami de leurs griffes. Rien d’autre.
— Bon et là, tout de suite, qu’est-ce que tu veux ? demanda Daemon qui avait
visiblement atteint les limites de sa patience.
— Je pense qu’on peut réussir à déjouer leur piège, dit-il en sortant les mains de ses
poches pour les placer devant lui. Ça va vous paraître dingue, mais écoutez ce que j’ai à dire.
— Génial, marmonna Daemon.
— Je crois qu’il faut que vous développiez une tolérance. Si le Dédale a essayé de le faire
avec nous, c’est qu’il y a une raison. Les hybrides doivent utiliser ces portes. Si on s’expose
suffisamment souvent…
— Tu es dingue ou quoi ?
Daemon se retourna vivement et se passa la main dans les cheveux avant de la poser sur
sa nuque.
— Tu veux vraiment qu’on s’expose à de l’onyx ?
— Tu vois une autre solution ?
Oui. Ne plus retourner là-bas. Mais était-ce seulement possible ? Daemon se mit à faire
les cent pas. Ce n’était jamais bon signe.
— On peut reprendre cette conversation plus tard ? On va être en retard.
— Bien sûr. (Il dépassa Daemon.) Après les cours ?
Peut-être. (Je me concentrai sur Daemon.) On verra.
Comprenant qu’il n’était plus le bienvenu, Blake s’éloigna le plus vite possible.
Personnellement, je ne savais pas que penser de la situation.
— S’exposer volontairement à de l’onyx ?
Daemon secoua la tête.
— Il est dingue.
Il l’était vraiment.
— Tu crois que ça peut marcher ?
— Tu n’es quand même pas… ?
— Je n’en sais rien. (Je changeai mon sac à dos d’épaule et on se dirigea vers le
bâtiment.) Je ne sais vraiment pas quoi faire. On ne peut pas baisser les bras maintenant… et
quelles sont nos autres options ?
— On ne sait même pas si ça fonctionne réellement.
— Blake dit qu’il est plus ou moins immunisé. On peut tester sur lui.
Un énorme sourire fendit son visage.
— Ça me plaît déjà plus.
Je ris.
— Pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas ? Mais, sérieusement, s’il a développé une
tolérance, pourquoi est-ce qu’on n’y arriverait pas ? C’est un début… Il faut juste qu’on trouve
un moyen de s’en procurer. (Daemon resta silencieux un instant.) Quoi ? demandai-je.
Il plissa les yeux.
— On est bons, de ce côté-là.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je me figeai, sans prêter attention à la sonnerie.
— Quand Will t’a libérée, quelques jours après le retour de Dawson, je suis retourné à
l’entrepôt et j’ai retiré tout l’onyx qui l’entourait.
Son aveu me laissa bouche bée.
— Quoi ?
— Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Peut-être que c’était ma façon de dire à la Défense
d’aller se faire voir. (Il rit.) Imagine leur tête quand ils sont retournés là-bas et que tout avait
disparu !
J’étais sans voix.
Il me pinça le nez. Je lui tapai la main pour qu’il arrête.
— Tu es dingue ! Quelqu’un aurait pu te voir !
— Personne ne m’a vu.
Je le frappai encore une fois, un peu plus fort.
— Tu es fou quand même.
— Tu aimes ça. (Il se pencha et m’embrassa au coin des lèvres.) Allez viens, on est en
retard. Il ne manquerait plus qu’on soit collés.
Je ris.
— Comme si c’était le pire de nos soucis.

*
* *

Carissa n’avait toujours pas réapparu. Elle devait être très malade, pourtant Lesa
paraissait un peu jalouse.
— Je suis à trois kilos de mon poids idéal, me dit-elle avant le cours de maths. Pourquoi
est-ce que je ne peux pas attraper un petit virus, moi aussi ? Pff.
Je gloussai, puis on discuta des derniers potins. L’espace d’un instant, je réussis à tout
oublier. C’était agréable de faire un break, même à l’école. J’en avais besoin. La matinée passa
à une vitesse folle et quand Blake entra dans la classe, en cours de biologie, j’étais décidée à
l’empêcher de gâcher ma bonne humeur.
Malheureusement, il ouvrit la bouche.
— Tu n’as pas répété à Daemon ce que je t’ai dit dans la forêt ? Que tu me plaisais ?
Non, mais quel était le rapport ?
— Euh, non. Il te tuerait.
Blake s’esclaffa.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne plaisante pas.
— Oh.
Son sourire disparut et il blêmit. Il était sans doute en train d’imaginer la scène dans son
esprit : moi, en train de raconter son terrible secret à Daemon et Daemon prenant la mouche.
Il en arriva à la même conclusion que moi.
— Effectivement, tu as bien fait. Bref, reprit-il. À propos de ce que j’ai dit ce matin…
— Pas maintenant, rétorquai-je en ouvrant mon cahier. Je n’ai vraiment pas envie d’en
parler maintenant.
Je souris à Lesa qui s’asseyait et, étonnamment, Blake respecta mon souhait. Il discuta un
peu avec Lesa comme un élève normal. Il était doué pour ça… pour faire semblant.
L’estomac noué, je l’examinai avec attention. Il était en train d’expliquer les différentes
techniques de surf à Lesa, mais vu la façon dont elle regardait ses biceps qui saillaient sous
son tee-shirt, je doutais qu’elle l’écoute vraiment.
Il en rit, comme si c’était parfaitement naturel. Comme la taupe qu’il était. L’expérience
m’avait appris que Blake avait des talents d’imposteur. Il était impossible de déterminer de
quel côté il était vraiment et ça aurait été stupide de ma part d’émettre un avis.
À l’avant de la classe, Matthew sortit le cahier d’appel. Son regard croisa brièvement le
mien avant de se poser sur mon voisin. Je me demandais comment il faisait… pour rester
calme dans toutes les situations, pour rester ce roc qui rassemblait tout le monde.

*
* *

À la fin de la journée, je m’arrêtai à mon casier pour récupérer mon manuel d’histoire. La
probabilité qu’un contrôle ait lieu le lendemain était très forte. Mme Kerns était réglée
comme une horloge. Du coup, il n’y avait pas vraiment de surprise. Après avoir refermé la
porte de mon casier, je me retournai et fourrai le livre dans mon sac. Les couloirs se vidaient.
Tout le monde était pressé de rentrer chez soi. Moi, je ne savais pas ce que j’avais envie de
faire. Blake m’avait envoyé un message pendant le cours de sport pour me demander de
rassembler tout le monde, histoire de parler du problème de l’onyx. Autant dire que l’idée ne
m’emballait pas des masses.
Pour une fois, je rêvais de rentrer chez moi et de ne rien faire. Je ne voulais plus
fomenter le moindre plan, ni entendre parler d’extraterrestres. Ma pile de livres à lire et à
critiquer ne cessait de grandir et mon blog avait grand besoin d’un relooking. Je ne voyais pas
de meilleure façon de terminer un lundi.
Mais ça m’aurait étonnée que je puisse le faire.
Une fois dehors, je marchai derrière un groupe d’élèves qui se rendaient eux aussi au
parking. De ma position, j’entendais la voix aiguë de Kimmy qui se trouvait à l’avant.
— Papa m’a dit que le père de Simon a parlé au FBI. Il a exigé une enquête approfondie.
Il ne lâchera pas l’affaire tant que Simon ne sera pas rentré à la maison.
Je me demandais si le FBI était au courant pour les extraterrestres. Des images de X-Files
me traversèrent l’esprit.
— J’ai entendu à la télé que plus le temps passe, moins il y a de chances de retrouver une
personne disparue vivante, dit une de ses amies.
— Et Dawson, alors ? Il a disparu pendant plus d’un an ! Et maintenant, il est de retour,
rétorqua quelqu’un d’autre.
Tommy Cruz se frotta la nuque d’une main épaisse.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre, d’ailleurs ? Tout le monde le croyait mort et il a fallu
que Thompson sorte du tableau pour que Dawson revienne. C’est dingue, quand même.
J’en avais suffisamment entendu. Je me faufilai entre les voitures pour mettre de la
distance entre le groupe et moi. Leurs soupçons n’iraient pas bien loin, mais je préférais ne
pas nourrir mes inquiétudes avec ce genre de choses. On en avait déjà assez comme ça.
Daemon m’attendait, appuyé contre sa voiture, les jambes croisées aux chevilles. En me
voyant, il me sourit et se redressa.
— Je commençais à me demander si tu n’allais pas passer la nuit ici.
— Désolée. (Il m’ouvrit la portière côté passager en me faisant une courbette. Tout
sourire, je m’installai à l’intérieur, puis attendis qu’il s’assoie pour reprendre la parole.) Blake
voudrait qu’on discute, ce soir.
— Ouais, je sais. Apparemment, il est déjà allé voir Dawson pour lui parler de cette
histoire de tolérance à l’onyx. (Il passa la marche arrière. Son regard reflétait sa colère.) Et
bien sûr, Dawson a mordu à l’hameçon. Tu aurais dû le voir, on aurait dit qu’il avait gagné le
gros lot.
— Super…
J’appuyai ma tête en arrière, contre le siège. Dawson était vraiment un lapin Duracell
suicidaire.
Tout à coup, j’eus une révélation. Cette folie ambiante… c’était ma vie à présent. Les
hauts et les bas, les expériences de mort imminente, les mensonges et surtout, le fait que je ne
pourrais plus jamais rencontrer une nouvelle personne sans me demander s’il s’agissait d’une
taupe. De toute façon, comment aurais-je pu avoir le moindre ami « normal » ? Daemon avait
eu raison de rester à l’écart, au début, et d’inciter Dee à faire de même. Il n’avait pas voulu
que je me retrouve impliquée dans leur monde.
À présent, c’était à mon tour de faire face à ce dilemme.
Mon existence ne m’appartenait plus. Je vivais avec une épée de Damoclès au-dessus de
la tête. Déprimée, je me laissai glisser sur mon siège en soupirant.
— Ce n’est pas aujourd’hui que je vais écrire des critiques et lire.
— Ce n’est pas plutôt l’inverse ?
— Peu importe, marmonnai-je.
Le 4 × 4 sortit du parking et s’engagea sur la route.
— Pourquoi tu dis ça, au fait ? demanda Daemon.
— Si Blake vient discuter, ça va nous prendre toute la soirée.
Je mourais d’envie de bouder, et même de taper des pieds par terre.
Une main sur le volant, l’autre posée sur le siège derrière moi, Daemon me fit un sourire
en coin.
— Tu n’es pas obligée d’assister à la conversation, Kitten. On peut très bien lui parler
sans toi.
— Oui, c’est ça. (J’éclatai de rire.) Si je ne viens pas, il y a de grandes chances pour que
Blake n’en ressorte pas vivant.
— Et ça serait si terrible que ça ?
Je grimaçai.
— Eh bien…
Daemon s’esclaffa.
— C’est surtout que s’il meurt, une certaine lettre sera envoyée à Nancy Husher, lui
rappelai-je. Du coup, je préfère qu’il reste en vie.
— Tu as raison, dit-il en saisissant une mèche de mes cheveux. Mais on peut aussi faire
en sorte que la discussion ne s’éternise pas, et tu pourras avoir ton lundi soir bien ennuyeux,
le côté extraterrestre en moins.
Honteuse, je rougis et me mordis les lèvres. Malgré la folie de la situation, je devais
admettre qu’elle aurait pu être pire.
— Je fais mon égoïste.
— Quoi ? (Il tira doucement sur ma mèche.) Ce n’est pas égoïste, Kitten. Ta vie ne peut
pas se résumer à ces conneries. Je refuse que ce soit le cas.
Je souris.
— Tu as l’air déterminé.
— Et tu sais ce qui se passe quand je suis déterminé.
— Tu obtiens ce que tu veux. (Quand il haussa les sourcils, je ris.) Et toi, alors ? Ta vie
ne peut pas se résumer à ça non plus.
Il posa la main sur sa cuisse.
— Je suis né dedans. J’ai l’habitude. Et puis, tout est une question de gestion du temps.
Comme hier soir, par exemple. On a accompli notre mission…
— On a échoué.
— Peut-être… mais souviens-toi de ce qui s’est passé ensuite. (Il eut un sourire mutin et
soudain, mon visage s’empourpra pour une tout autre raison.) En une soirée, on a eu du
mauvais, du « pas normal », puis du bon, du « normal ». Bon, c’est vrai, le bon a été
interrompu par le mauvais, mais l’équilibre était parfait.
— À t’entendre, ça a l’air facile.
Déjà plus calme, je tendis les jambes devant moi.
— Parce que ça l’est, Kat. Il faut juste apprendre à instaurer des limites, à prendre du
recul. (Il marqua une pause en ralentissant pour tourner sur la route étriquée qui menait à
nos maisons respectives.) Si tu as atteint tes limites aujourd’hui, ce n’est pas grave. Tu n’as pas
à te sentir coupable, ni à t’en inquiéter.
Daemon se gara dans son allée et coupa le moteur.
— Personne ne tuera Bill.
Je ris en détachant ma ceinture.
— Blake. Il s’appelle Blake.
Après avoir retiré les clés du contact, il resta un instant assis, les yeux étincelants de
malice.
— Il s’appelle comme je veux.
— Tu es incorrigible. (Je franchis la distance qui nous séparait pour l’embrasser. Lorsque
je me dégageai, il tendit la main pour me rattraper, mais j’avais déjà ouvert la portière. Je
gloussai.) Et si tu veux tout savoir, je n’ai pas encore atteint mes limites. J’avais juste besoin
d’un coup de pied aux fesses. Par contre, il faut que je sois rentrée chez moi à 19 heures.
Je refermai la portière avant de me tourner. Daemon se tenait devant moi. Il fit un pas
en avant. Si j’avais voulu m’enfuir, j’en aurais été incapable. Bien sûr, je n’en avais pas la
moindre envie.
— Alors, comme ça, tu n’en as pas marre ? me demanda-t-il.
Au ton de sa voix, si familier, je me sentis fondre.
— Non. Je n’en ai jamais assez.
— Parfait. (Il m’attrapa par les hanches pour me presser contre lui.) C’est ce que je
voulais entendre.
Les mains sur son torse, je penchai la tête en arrière. C’était une très bonne mise en
pratique de la gestion du temps. Ses lèvres effleurèrent les miennes et une douce chaleur
m’envahit. C’était vraiment agréable, comme exercice. Sur la pointe des pieds, je fis glisser
mes doigts le long de son torse musclé et m’émerveillai de sa respiration irrégulière.
Daemon murmura quelque chose avant de me donner un baiser qui, malgré sa douceur et
sa légèreté, m’ancra dans le moment présent. Lui aussi, à en croire la façon dont il me serra
dans ses bras. Son cœur battait en rythme avec le mien.
— Hé ! cria Dawson depuis leur porte d’entrée. Je crois que Dee a encore mis le feu au
micro-ondes ! Et j’ai essayé de faire du pop-corn avec mes mains, mais ça a raté… Genre, c’est
une catastrophe.
Daemon posa son front contre le mien en grognant.
— Et merde.
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
— C’est une question d’équilibre, c’est ça ?
— C’est ça, marmonna-t-il.
*
* *

Étonnamment, tout le monde fut partant pour essayer de développer une tolérance à
l’onyx. J’étais persuadée de me trouver au cœur d’une invasion de voleurs de corps parce que,
soyons sérieux, comment Matthew pouvait-il hocher la tête comme si s’exposer à d’atroces
souffrances était une bonne idée ?
Quelque chose me disait qu’il allait vite changer d’avis, une fois face à la bête.
— C’est de la folie, dit Dee et j’étais d’accord avec elle. C’est presque de l’automutilation.
Euh… Elle n’avait pas tort.
Dawson laissa tomber sa tête contre le canapé en soupirant.
— Tu exagères.
— Je me souviens de l’état dans lequel vous étiez après votre petit tour en montagne.
(Elle entortilla une mèche de cheveux autour de ses doigts.) Et Katy a tellement crié qu’elle
en a perdu sa voix. Qui s’exposerait volontairement à ce genre de choses ?
— Des fous, rétorqua Daemon en soupirant. Dee, je ne te demande pas de le faire.
À son expression, il était clair qu’elle ne lui demandait pas son autorisation.
— Ne le prends pas mal, Dawson. Je t’aime et je te souhaite de retrouver Beth. J’aimerais
tellement que… (Sa voix se brisa, mais elle carra les épaules.) Mais je ne veux pas faire ça,
pour autant.
Dawson se redressa vivement et posa une main sur son bras.
— Ne t’en fais pas. Je n’avais pas l’intention de te le demander.
— Je veux aider ! (Sa voix tremblait.) Mais je ne me sens pas capable de…
— Ce n’est pas grave.
Dawson sourit et l’espace d’un instant, il lui transmit davantage par son expression que
par ses paroles. Dans tous les cas, Dee se détendit.
— On n’est pas obligés de le faire tous.
— Alors, qui se lance ? demanda Blake en nous regardant tour à tour. On est déjà en
retard. Je ne sais même pas combien de temps ça va prendre…
Frustré, Dawson se leva.
— Ça ne doit pas être si long que ça !
Un éclat de rire échappa à Blake.
— Je travaille pour le Dédale depuis des années. Je n’ai aucun moyen de savoir depuis
quand je suis tolérant… ou si je le suis vraiment.
— Il va falloir qu’on fasse un test, alors, rétorquai-je en souriant.
Il fronça les sourcils.
— Waouh. En tout cas, ça a l’air de te faire plaisir.
Je hochai la tête.
Dee se tourna vers Blake et le dévisagea.
— Je peux passer le test, moi aussi ?
— Ne t’inquiète pas, tout le monde y aura droit. (L’expression sinistre de Daemon avait
quelque chose d’effrayant.) Bref. Une chose à la fois. Qui est d’accord pour se lancer ?
Matthew leva la main.
— Je veux participer, cette fois. Ne m’en veux pas, Andrew, mais je crois qu’il serait plus
prudent que tu me cèdes ta place.
Andrew hocha la tête.
— Pas de problème. J’attendrai avec Dee et Ash.
Ash, qui n’avait pas prononcé plus de deux mots depuis le début, se contenta de hocher la
tête. Tout à coup, je me rendis compte que la moitié des gens présents me regardaient de
façon insistante.
— Oh, fis-je. J’en suis aussi, bien sûr.
À côté de moi, Daemon me lança un regard qui signifiait clairement : « tu es dingue. » Je
croisai les bras.
— Ne commence pas. Je veux participer aussi. Tu ne pourras pas me faire changer d’avis.
Cette fois, son expression se transforma en « attends qu’on soit seuls ». Blake, lui, avait
l’air content de ma décision. Je n’éprouvais ni le besoin, ni l’envie d’obtenir son approbation.
Au contraire, son visage satisfait me donnait la chair de poule. Il me rappelait le moment où
j’avais tué l’Arum qu’il m’avait pratiquement jeté dessus.
Seigneur. J’avais envie de le frapper.
On décida de se rassembler après les cours, le lendemain. Si la météo le permettait, on
irait au lac pour, globalement, s’infliger des douleurs atroces. Super.
Comme il me restait plusieurs heures avant d’aller me coucher, je dis au revoir à tout le
monde et rentrai chez moi en espérant avoir le temps d’étudier un peu et, avec un peu de
chance, d’écrire une critique.
Daemon en profita pour me raccompagner. Je savais que ce n’était pas dénué d’intérêt de
sa part, mais je le laissai tout de même entrer et lui offris sa boisson préférée : du lait.
Il avala son verre en deux secondes.
— On peut en parler ?
Je m’assis sur le comptoir et ouvris mon sac de cours pour en sortir mon livre d’histoire.
— Non.
— Kat…
— Hmm ?
Je cherchai le chapitre que l’on avait étudié en classe.
Il s’approcha de moi et posa une main de chaque côté de mes jambes croisées.
— Je ne supporterai pas de te voir souffrir encore et encore.
Je sortis un surligneur.
— Après hier soir et ce qui s’est passé avec Will, comment est-ce que je suis censé
regarder sans rien faire ? Tu m’écoutes ?
Je soulevai mon fluo au milieu d’une phrase.
— Je t’écoute.
— Alors, regarde-moi.
Je levai les yeux.
— Je te regarde.
Daemon n’avait pas l’air content.
Avec un soupir, je rebouchai le surligneur.
— Très bien. Si tu veux tout savoir, moi non plus, je ne veux pas te voir souffrir.
— Kat…
— Non. Ne m’interromps pas. Je ne veux pas te voir souffrir. Le simple fait d’y penser me
donne envie de vomir.
— Je peux le supporter.
On se regarda dans les yeux.
— Je le sais très bien, mais ça ne change rien au fait que te voir comme ça est terrible
pour moi. Pourtant, je ne te demande pas de ne pas le faire.
Il s’éloigna vivement et me tourna le dos en se passant une main dans les cheveux.
L’atmosphère s’emplit soudain de tension et de frustration.
Après avoir posé mes affaires à côté de moi, je descendis du comptoir.
— Je ne veux pas me disputer avec toi, Daemon, mais je ne vois pas pourquoi je devrais
te regarder subir ça et pas l’inverse.
Je m’approchai de lui et passai mes bras autour de sa taille. Il se crispa.
— J’ai conscience que ça part d’un bon sentiment… Mais je ne peux pas me dérober
maintenant, juste parce que ça devient de plus en plus dangereux. Tu ne le feras pas non plus,
tu le sais bien. Alors, c’est une question d’équité.
— Je hais ta logique, dit-il en posant ses mains sur les miennes. (Je me pressai contre son
dos en souriant.) Et je vais détester chaque seconde de ce plan foireux.
Je le serrai contre moi comme mon ours en peluche préféré. Je savais à quel point c’était
difficile pour lui de céder sur ce genre de sujet. C’était carrément un pas de géant. Il se tourna
dans mes bras et baissa la tête. Waouh. Alors, c’est comme ça que font les adultes ? Ils ne sont
pas toujours d’accord, ils se disputent, mais au final, ils réussissent à trouver un compromis et
ils continuent de s’aimer.
Comme mes parents.
Une boule se forma dans ma gorge. Je savais que je ne devais pas pleurer, mais j’avais du
mal à retenir mes larmes.
— Le seul avantage, c’est que je vais pouvoir faire bouffer de l’onyx à Buff aussi souvent
que je le voudrai, dit-il.
J’eus un rire étranglé.
— Sadique.
— Tu as une leçon à apprendre, hein ? Niveau gestion du temps, c’est donc une plage
horaire « études » et non pas « Daemon ». C’est bête. On est seuls, tous les deux, et ils auront
beaucoup plus de mal à venir nous interrompre ici.
Déçue, je me libérai de son étreinte.
— Oui, il faut que j’apprenne un truc.
Il fit la moue et ça le rendit encore plus sexy. J’avais vraiment un sérieux problème.
— D’accord, je m’en vais.
Je le suivis jusqu’à la porte.
— Je t’enverrai un message quand j’aurai fini. Tu pourras venir me border, si tu veux.
— OK, répondit-il en m’embrassant sur le front. J’attendrai.
Ces mots me rendirent toute chose. Après lui avoir fait signe de la main, je refermai la
porte et retournai dans la cuisine pour rassembler mes affaires et me servir un verre de jus
d’orange. J’étais contente qu’on ne se soit pas disputés. Je montai à l’étage et poussai la porte
de ma chambre.
Là, je me figeai.
Une fille était assise sur mon lit, les mains croisées sur ses genoux. Je ne la reconnus pas
tout de suite, car ses cheveux détachés tombaient en avant sur son visage blême et ses yeux en
amande n’étaient pas dissimulés derrière des lunettes violettes ou roses.
— Carissa, soufflai-je, hébétée. Comment… Comment es-tu entrée ici ?
Elle se leva sans un mot et tendit les mains vers moi. La lumière de plafonnier fit
étinceler un bracelet à son bras que je ne pus m’empêcher de reconnaître : une pierre noire
avec une sorte de flamme.
Que se passait-il ? Luc portait une pierre similaire. Pourquoi… ?
L’électricité statique crépita. Une odeur de brûlé me parvint et soudain, une lumière
bleutée se forma dans les mains de Carissa. Visiblement, l’origine du bracelet n’était pas mon
problème le plus pressant.
Paralysée par la surprise, je dévisageai mon amie.
— Merde.
Alors, Carissa m’attaqua.
CHAPITRE 24

L’éclair bleuté traversa mon livre d’histoire. Il se dissipa avant de m’atteindre, mais l’état
de mon pauvre manuel confirma mes doutes.
Carissa n’était pas de mon côté.
Et cette petite démonstration de pouvoir n’était pas un avertissement.
Je lâchai mon livre et plongeai sur la gauche juste avant qu’elle ne se jette sur moi. Du
jus d’orange déborda de mon verre et recouvrit mes doigts. Pourquoi est-ce que je le tenais
toujours ? Mon cerveau avait du mal à comprendre ce qui était en train de se passer.
En voyant Carissa se rapprocher, je fis la seule chose qui me vint à l’esprit. Je lui lançai le
verre au visage. Il se brisa et elle porta les mains à ses yeux. Du liquide collant et des
morceaux de verre couvraient ses joues, ainsi que des gouttes de sang.
Ça avait dû faire un mal de chien.
— Carissa, lui dis-je en reculant. J’ignore ce qui t’est arrivé, mais je suis ton amie. Je
peux t’aider ! Calme-toi, d’accord ?
Elle se frotta les yeux et le liquide éclaboussa les murs. Quand son regard rencontra le
mien, je n’y vis aucun signe de reconnaissance. Ses iris étaient dilatés et vides. On aurait dit
qu’il ne se passait absolument rien derrière.
Mes yeux devaient me jouer des tours… à moins que je ne sois en train de rêver. Carissa
était un hybride. Pourtant, ce n’était pas logique. Elle ne connaissait pas l’existence des
extraterrestres. C’était une fille normale. Réservée et peut-être un peu timide, mais…
Elle avait arrêté les cours parce qu’elle était malade !
Oh, bon sang ! Elle avait muté.
La tête penchée sur le côté, elle fronça les sourcils.
— Carissa, je t’en prie. C’est moi, Katy. Tu me connais, la suppliai-je. (Mon dos rencontra
le bureau. Elle me barrait l’accès à la porte.) On est amies. Tu n’es pas dans ton état normal.
Elle avança vers moi avec une démarche raide, comme cette horrible « terminatrice »
lancée à la poursuite de John Connor.
Sauf que là, John Connor, c’était moi.
Je pris une grande inspiration, mais elle resta bloquée dans ma gorge.
— On va au même lycée. On est dans le même cours de maths et on mange ensemble à la
cantine. Tu portes des lunettes… des lunettes super originales.
Je ne savais pas quoi dire, mais je ne pouvais pas arrêter de parler. J’espérais que je
finirais par lui faire entendre raison car je ne voulais surtout pas la blesser.
— Carissa, je t’en supplie.
Malheureusement, de son côté, elle ne semblait pas s’encombrer de ce genre de détails.
L’électricité statique emplit de nouveau l’air et je me jetai sur le côté tandis qu’elle
utilisait une nouvelle fois la Source. L’éclair ne toucha que l’extrémité de mon pull. Une odeur
de cheveux et de coton brûlés me parvint. Je me retournai vivement vers mon bureau. Un
sifflement sourd s’en échappait. Mon ordinateur portable, fermé, crachait de la fumée.
Je me figeai.
Mon portable flambant neuf que je chérissais comme la prunelle de mes yeux.
Fille de…
Amie ou pas, je ne pouvais pas me laisser faire.
Je me jetai sur Carissa et la plaquai au sol. J’enfonçai une main dans ses cheveux et lui
soulevai la tête avant de la frapper par terre. Un « boum » résonna. En réponse, elle laissa
échapper un cri de douleur rauque.
— Sale petite…, s’exclama-t-elle en soulevant les hanches.
Elle noua ses jambes autour de ma taille et inversa nos positions. En quelques secondes,
elle avait repris l’avantage. On aurait dit un foutu ninja. Qui l’aurait cru ? Elle me tapa la tête
par terre à son tour. La revanche était amère. Des étoiles apparurent devant mes yeux. Ma
mâchoire me lança violemment, à tel point que j’en restai sonnée.
Alors, soudain, j’eus une sorte de déclic.
La rage se mit à bouillir à l’intérieur de moi, à suer à travers les pores de ma peau. Elle
enflamma la moindre cellule de mon corps. Mon pouvoir se réveilla au centre de ma poitrine
et se mit à s’écouler dans mes veines, comme de la lave, jusqu’à atteindre le bout de mes
doigts. Un voile rougeâtre tomba sur mes yeux.
Le temps se mit à tourner au ralenti. Le souffle du chauffage souleva les rideaux. Le tissu
fin vola vers nous avant de s’arrêter, suspendu en l’air. La fumée blanche et grise qui
s’échappait de mon ordinateur se figea également. Quelque part, au fond de mon esprit, je
savais que ce n’était pas vraiment le cas. La vérité, c’était que je bougeais tellement vite que
j’avais l’impression que le monde était figé.
Je ne voulais pas blesser Carissa, mais il fallait à tout prix que je l’arrête.
Après avoir pris de l’élan, j’enfonçai mes deux mains dans sa poitrine. Carissa s’écrasa
contre ma commode. Mes produits de beauté tremblèrent avant lui tomber sur la tête.
Le souffle court, je sautai sur mes pieds. La Source grondait en moi, demandait à être
utilisée. Me retenir était un peu comme éviter de respirer.
— Bon, hoquetai-je. Prenons un moment pour nous calmer. On peut en discuter. On va
bien finir par comprendre ce qui se passe.
Lentement, avec difficulté, Carissa se leva. Quand nos yeux se rencontrèrent, son regard
absent me donna la chair de poule.
— Arrête, lui dis-je. Je ne veux pas te faire de…
Sa main bougea à la vitesse de l’éclair et elle me toucha à la joue. Le choc me fit tourner
sur moi-même. Je cognai ma hanche contre le lit avant de glisser par terre. Un goût de métal
explosa dans ma bouche. Mes lèvres me brûlaient et mes oreilles vrombissaient.
Carissa m’attrapa par les cheveux pour me forcer à me redresser. J’avais le cuir chevelu
en feu. Un cri rauque m’échappa. Elle m’allongea sur le dos et enroula ses doigts autour de
mon cou. Ses longs doigts s’enfoncèrent dans ma peau pour me couper la respiration. Le
manque d’oxygène me remémora ma toute première rencontre avec un Arum, ce sentiment
terrible d’impuissance et de désespoir.
Toutefois, je n’étais plus la même qu’à cette époque. Je n’avais plus peur de me battre.
Alors, merde.
Je laissai la Source grandir en moi pour m’en servir comme d’une arme. Des étoiles
explosèrent alors dans ma chambre, aveuglantes, et Carissa se retrouva plaquée contre le
mur. Du plâtre tomba par terre, mais elle demeura sur ses pieds. De la fumée s’élevait de son
pull brûlé.
Mon Dieu. Elle n’abandonnait donc jamais.
Je me relevai et tentai une dernière fois de la raisonner.
— Carissa. On est amies. Tu n’es pas toi-même. Je t’en prie, écoute-toi. S’il te plaît.
De l’énergie crépita au niveau de ses doigts et se matérialisa sous la forme d’une boule. Si
la situation avait été différente, sa facilité à maîtriser ses pouvoirs en si peu de temps m’aurait
rendue jalouse. Après tout, la semaine dernière, elle était encore normale…
Mais, à présent, je n’avais pas la moindre idée de ce qui se trouvait devant moi.
De la glace emplit mon estomac, transperça mes organes internes. Je n’arriverais pas à
lui faire entendre raison. C’était fichu. Cette réflexion me coûta. Distraite, je n’avais pas réagi
assez vite pour éviter son attaque.
Je levai les mains en hurlant :
— Stop !
J’insufflai la totalité de mes forces à ce simple mot et imaginai l’intégralité des particules
présentes dans l’air former une barrière protectrice.
L’air se mit à briller autour de moi, comme si un tube de paillettes s’était renversé.
Chaque particule étincelait comme mille soleils. J’étais persuadée que ça suffirait à arrêter la
boule d’énergie.
Pourtant, elle traversa le mur pailleté et le fit voler en éclats. Il avait seulement réussi à
la ralentir.
Le coup me toucha à l’épaule et me fit tomber en avant. La douleur était tellement forte
que l’espace d’un instant, je fus incapable de voir ou d’entendre. Je m’effondrai sur le ventre,
sur mon lit, dans un bruit étouffé. La chute me coupa la respiration, mais je savais que je ne
pouvais pas prendre le temps de m’appesantir sur mes blessures.
Je relevai aussitôt la tête et observai mon adversaire à travers mes cheveux en bataille.
Carissa s’approcha de moi d’un pas décidé. Ses mouvements étaient fluides et… Non,
attendez une minute. Sa jambe gauche se mit à trembler, de plus en plus violemment. Puis les
secousses remontèrent du côté gauche de son corps. Seulement du côté gauche. Son bras eut
des soubresauts et même son visage tiqua.
Je m’appuyai sur une main pour me relever difficilement et me tirer de sur lit jusqu’à en
tomber.
— Carissa ?
À présent, son corps tout entier convulsait, comme si elle était la seule à ressentir un
séisme. Était-elle atteinte d’épilepsie ? Je me levai.
Des éclairs s’échappèrent de sa peau. Une terrible odeur de vêtements et de chair brûlés
monta à mes narines. Elle continua de trembler. Sa tête rebondissant comme un bilboquet.
La main plaquée contre ma bouche, je fis un pas vers elle. Il fallait que je trouve un
moyen de l’aider, mais je ne savais pas quoi faire.
— Carissa, je…
Tout autour d’elle, l’air implosa.
Une onde de choc traversa la chambre. La chaise du bureau se renversa ; le lit se souleva
à moitié et resta figé ainsi, suspendu dans les airs ; et d’autres vagues suivirent. Mes
vêtements volèrent hors de mon placard. Mes papiers tourbillonnèrent avant de tomber par
terre comme de la neige.
Lorsque l’onde me toucha, elle me souleva et me poussa en arrière comme si j’avais été
aussi légère qu’une feuille. Mon dos rencontra le mur à côté de ma table de nuit et je restai
accrochée là, pendant que le même manège se reproduisait.
Je ne pouvais pas bouger. Je ne pouvais pas respirer.
Et Carissa… Seigneur, Carissa…
Ses os, sa chair semblèrent se recroqueviller sur eux-mêmes, s’enfoncer à l’intérieur,
comme si quelqu’un avait collé un aspirateur à l’arrière de sa tête et l’avait mis en marche.
Centimètre après centimètre, elle rapetissa jusqu’à ce qu’un éclat de lumière aussi violent
qu’une tempête solaire éclaire la pièce. La maison. Sans doute la rue tout entière. J’en restai
aveuglée.
Un bruit assourdissant résonna et l’onde de choc disparut en même temps que la lumière
se dissipait. Je glissai jusqu’au sol, sur les piles de vêtements et de papier, en essayant de
reprendre ma respiration. Malheureusement, il n’y avait pas assez d’oxygène dans la pièce.
Elle en avait été vidée.
Je gardai les yeux rivés à l’endroit où Carissa s’était trouvée. Il n’y avait plus qu’une
marque sombre sur le sol, semblable à celle que Baruck avait laissée en mourant.
Il ne restait plus rien, absolument rien, de cette fille. De mon amie.
Rien.
CHAPITRE 25

Malgré mon état second, je sentis une douce chaleur se répandre au niveau de ma nuque.
Quelques secondes plus tard, Daemon se tint à ma porte et observa ma chambre, les yeux
écarquillés et la bouche grande ouverte.
— Je ne peux vraiment pas te laisser deux minutes toute seule, Kitten.
Je me relevai de l’amoncellement de vêtements et me précipitai dans ses bras. Tout ce
qui venait de se passer s’échappa de mes lèvres avec des mots incohérents et des phrases
beaucoup trop longues. Daemon me demanda plusieurs fois de me répéter plus calmement
avant de comprendre mon histoire dans les grandes lignes.
Il me fit descendre au rez-de-chaussée et m’assit sur le canapé. Les yeux plissés sous le
coup de la concentration, il fit courir son pouce sur mes lèvres. Une chaleur réparatrice
s’étendit jusqu’à mes joues douloureuses.
— Je ne comprends pas ce qui s’est passé, lui dis-je en suivant ses mouvements du regard.
Elle était tout à fait normale, la semaine dernière. Tu l’as vue, toi aussi, Daemon. Comment
est-ce qu’on n’a pu se rendre compte de rien ?
Sa mâchoire se crispa.
— La vraie question, c’est plutôt de savoir pourquoi elle s’en est prise à toi.
La boule qui n’avait pas quitté mon ventre depuis l’incident remonta jusqu’à ma poitrine.
J’eus soudain du mal à respirer.
— Je ne sais pas.
Je n’étais plus sûre de rien. Je me passais en boucle toutes les conversations que j’avais
pu avoir avec Carissa dans ma tête, depuis notre première rencontre jusqu’à son absence au
lycée parce qu’elle avait « la grippe ». Où étaient les indices, les fausses pistes ? Je ne voyais
rien.
Daemon fronça les sourcils.
— Elle connaissait peut-être un Luxen. Peut-être qu’elle savait la vérité, mais qu’elle n’en
a jamais parlé à personne. Après tout, au sein de la communauté, personne n’est au courant
pour toi.
— Mais il n’y a pas d’autres Luxens de notre âge ! lui dis-je.
Il releva les yeux vers moi.
— Pas en dehors de la colonie, c’est vrai, mais il y en a plusieurs à l’intérieur qui sont
légèrement plus vieux ou plus jeunes que nous.
Il était possible que Carissa ait toujours été au courant, sans qu’on le sache. Je n’en avais
jamais parlé avec elle ou avec Lesa. Du coup, il n’était pas improbable qu’elle ait agi de la
même façon que moi et gardé le secret. Mais, pourquoi avait-elle essayé de me tuer ?
Je voulais bien admettre que nous ne pouvions pas être les seuls à connaître la vérité
autour de nous, mais… mon Dieu, que lui était-il arrivé ? S’était-elle blessée ? Un Luxen avait-
il essayé de la sauver ?
— Tu ne crois pas…
J’étais incapable de terminer ma phrase. Cette simple idée me répugnait. Heureusement,
Daemon comprit où j’avais voulu en venir.
— Que le Dédale l’a capturée et a obligé un Luxen à la guérir, comme ils l’ont fait avec
Dawson ? (La colère assombrissait la teinte verte de ses yeux.) J’espère que non. Ce serait
bien trop…
— Révoltant, finis-je à sa place, d’une voix enrouée. (Mes mains tremblaient. Je les
fourrai entre mes genoux.) Elle n’était plus là. Il ne restait plus rien de sa personnalité. On
aurait dit un zombie, tu vois ? Elle était complètement folle. Tu crois que c’est ce qui se passe
quand la mutation dégénère ?
Daemon retira ses mains de mon visage et sa chaleur réparatrice disparut avec lui. Sans
ce baume qui faisait office de barrière, la vérité revint me frapper en plein visage, me
consumer.
— Mon Dieu, elle… elle est morte. Est-ce qu’un… ?
Je tentai de déglutir, mais j’avais la gorge serrée.
L’étreinte de Daemon se resserra autour de moi.
— Si c’était un Luxen de notre entourage, j’en entendrai forcément parler. Mais on ne sait
pas si la mutation avait réussi. Blake nous a dit que le résultat était parfois instable… et
d’après ce que tu m’as décrit, ça en avait tout l’air. Le lien ne se crée que si la mutation est
complète. Enfin, je crois.
— Il faut qu’on parle à Blake, lui dis-je tandis qu’un frisson me parcourait. (Je clignai les
yeux. Des larmes m’obstruaient la vue. Je pris une grande inspiration et émis un sanglot.)
Oh… Oh, mon Dieu, Daemon… C’était Carissa. C’était Carissa. Ce n’est pas juste !
Un tremblement secoua mes épaules et soudain, je m’effondrai. Je pleurai jusqu’à
m’abîmer la voix, jusqu’à ne plus pouvoir respirer. J’étais vaguement consciente que Daemon
avait pressé ma tête contre son torse.
J’ignore combien de temps je laissai libre cours à ma peine, mais je la ressentis dans la
moindre cellule de mon être. C’était une douleur contre laquelle Daemon ne pouvait rien.
Carissa avait été innocente. Du moins, j’aimais à le croire. Et ça rendait la situation encore
plus difficile à accepter. Jusqu’à quel point Carissa était-elle impliquée ? Avais-je seulement
un moyen de le savoir ?
Mes larmes… continuaient de couler. Elles trempaient le tee-shirt de Daemon. Pourtant,
il ne disait rien. Au contraire, il me serra davantage contre lui et me murmura à l’oreille dans
cette langue mélodieuse que je ne comprenais pas, mais qui me paraissait familière. Les
paroles inconnues m’apaisèrent. Et je me demandai s’il y avait bien longtemps quelqu’un, un
parent peut-être, l’avait lui-même étreint et lui avait chuchoté ces mots. Combien de fois
l’avait-il fait pour son frère et sa sœur ? Malgré son apparente dureté, Daemon était
naturellement doué pour ce genre de choses.
L’obscurité me paraissait un peu moins sombre, le couteau un peu moins aiguisé.
Carissa… Carissa n’était plus des nôtres. Je ne savais pas comment surmonter cette
épreuve, ni comment accepter le fait que son dernier acte avait été d’attenter à ma vie. Ça ne
lui ressemblait tellement pas !
Lorsque j’arrêtai enfin de pleurer, je reniflai et m’essuyai le visage avec mes manches. La
gauche, brûlée dans la bataille, me râpa la joue. La sensation désagréable ramena un souvenir
à la surface.
Je relevai la tête.
— Elle portait un bracelet que je n’avais jamais vu sur elle. C’était le même que Luc.
— Tu en es sûre ? (Quand je hochai la tête, il se laissa aller contre le canapé et me serra
un peu plus fort.) C’est encore plus louche.
— Oui…
— Il va falloir qu’on parle à Luc sans l’autre indésirable. (Il leva le menton et soupira
longuement. L’inquiétude alourdissait ses traits et rendait sa voix plus rauque.) Je vais aller le
dire aux autres. (Lorsque je voulus répondre, il me coupa la parole.) Je ne veux pas t’obliger à
revivre ce qui s’est passé encore une fois.
Je posai ma joue contre son épaule.
— Merci.
— Je vais m’occuper de ta chambre. On va la faire nettoyer de fond en comble.
Le soulagement m’envahit. Nettoyer moi-même, avec cette tache sombre sur le sol, était
la dernière chose dont j’avais envie.
— Tu es parfait, tu sais ?
— Parfois, murmura-t-il en effleurant ma joue avec son menton. Je suis vraiment désolé,
Kat. Pour Carissa. C’était une fille bien. Elle ne méritait pas ça.
Mes lèvres se mirent à trembler.
— Non. C’est certain.
— Toi non plus, tu ne méritais pas de vivre ça, avec elle.
Je ne répondis pas, car je ne savais plus ce que je méritais ou non. Des fois, je n’étais
même pas sûre de mériter Daemon.
On décida de se rendre à Martinsburg le mercredi suivant, ce qui nous pousserait à
manquer le deuxième jour d’entraînement avec l’onyx, mais j’étais incapable de m’en soucier
pour le moment. Découvrir que Carissa avait été un hybride et qu’elle possédait le même
bracelet que Luc occupait toute mon attention. Si je réussissais à comprendre ce qui lui était
arrivé, justice pourrait peut-être être rendue.
En revanche, je n’avais pas la moindre idée de ce que je devrais dire au lycée lorsque les
gens commenceraient à se poser des questions sur l’absence de Carissa. Je ne pensais pas être
assez forte pour demeurer impassible et continuer de mentir. Encore une disparition…
Oh, mon Dieu, Lesa… Qu’allait-elle devenir ? Carissa et elle étaient amies d’enfance.
Je fermai les yeux et me lovai un peu plus contre Daemon. La souffrance liée au combat
s’était dissipée depuis longtemps, mais j’étais vidée, aussi bien physiquement que
mentalement. De façon ironique, j’avais passé le mois précédent à éviter mon salon.
Désormais, ce serait ma chambre. Je commençais à manquer de pièces à bannir.
Daemon recommença à parler dans sa magnifique langue, comme s’il chantait, jusqu’à ce
que je m’assoupisse. Je le sentis à peine m’allonger sur le canapé et déposer une couverture
sur moi.
Plusieurs heures plus tard, lorsque j’ouvris les yeux, Dee était assise sur le fauteuil, les
jambes repliées contre sa poitrine, en train de lire un de mes livres. C’était un de mes romans
préférés, sur une chasseuse de démons qui vivait à Atlanta.
Qu’est-ce que Dee fabriquait ici ?
Je m’assis et recoiffai mes cheveux en arrière. Le réveil, posé sous la télé, une vieillerie
qu’il fallait remonter et que ma mère adorait, indiquait minuit moins le quart.
Dee referma son livre.
— Daemon est allé au Walmart de Moorefield. Ça va lui prendre un temps fou, mais c’est
le seul endroit encore ouvert qui vend des tapis.
— Des tapis ?
Son visage se durcit.
— Pour ta chambre… On n’en a pas trouvé de disponible dans la maison et on ne voulait
surtout pas en déplacer un. Imagine si ta mère était partie à sa recherche et qu’elle était
tombée sur la marque. Elle aurait cru que tu avais essayé de brûler la maison.
La marque… ? Les récents événements refirent surface dans mon esprit et en chassèrent
les dernières traces de sommeil. Elle parlait de la marque sur le sol de ma chambre, à
l’endroit où Carissa s’était plus ou moins autodétruite.
— Oh, mon Dieu…
Je posai les jambes par terre, mais elles tremblaient tellement que je fus incapable de me
lever. Les larmes me brûlaient les yeux.
— Je ne l’ai pas… Je ne l’ai pas tuée.
J’ignore pourquoi j’avais dit ça. Peut-être parce qu’au fond de moi, je me demandais si
Dee pensait que j’étais responsable du sort de Carissa.
— Je sais. Daemon m’a tout raconté. (Elle tendit les jambes en baissant les yeux. Ses cils
effleuraient ses pommettes.) Je n’arrive pas…
— Tu n’arrives pas à y croire ? (Quand elle hocha la tête, je pliai les jambes et les serrai
contre ma poitrine.) Moi non plus. Je ne comprends absolument pas ce qui s’est passé.
Dee resta silencieuse un instant.
— Je ne lui ai plus parlé depuis… Tu sais bien. Depuis tout ça. (Elle baissa la tête. Ses
cheveux tombèrent sur ses épaules et dissimulèrent une partie de son visage.) Je l’aimais
beaucoup. Mais j’ai été une vraie peste avec elle.
J’allais lui assurer que non, mais elle me regarda avec un sourire désabusé aux lèvres.
— Ne me mens pas pour me rassurer. J’apprécie le geste, mais ça ne changera rien à la
vérité. Je ne suis même pas certaine de lui avoir dit deux mots depuis qu’Adam est… mort. Et
maintenant…
Et maintenant, elle était morte, elle aussi.
J’aurais voulu la prendre dans mes bras, mais un mur de dix mètres de haut couvert de
barbelés nous séparait, Dee et moi. La clôture électrique qui en faisait le tour avait disparu,
mais nous n’étions toujours pas à l’aise ensemble. Et c’était sans doute le plus douloureux de
tout.
Me frottant ma nuque douloureuse, je fermai les yeux. Mon cerveau fonctionnait au
ralenti. Je ne savais pas ce que j’étais censée faire. Je ne demandais qu’à pleurer mon amie,
mais comment étais-je supposée faire son deuil alors que personne, dehors, n’était au courant
de ce qui lui était arrivé ?
Dee se racla la gorge.
— Avec Daemon, on a nettoyé ta chambre. Euh… On n’a pas réussi à tout sauver. Les
vêtements qui étaient trop déchirés ou brûlés sont partis à la poubelle. J’ai… J’ai accroché un
tableau pour cacher un trou dans le mur. (Elle jeta un coup d’œil dans ma direction, comme
pour voir ma réaction.) Et ton portable… il ne… marche plus.
Mes épaules s’affaissèrent. Le décès de mon portable était le cadet de mes soucis, mais
j’ignorais comment j’allais l’expliquer à ma mère.
— Merci, lui dis-je au bout d’un moment, d’une voix rauque. Je ne pense pas que j’en
aurais été capable.
Dee joua avec une mèche de ses cheveux. Les minutes s’égrainèrent.
— Tu vas bien, Katy ? Tu en es sûre ?
La surprise m’empêcha de lui répondre immédiatement.
— Non. Je ne vais pas bien du tout, lui dis-je en toute honnêteté.
— C’est bien ce que je pensais. (Elle s’interrompit et essuya ses yeux.) J’aimais beaucoup
Carissa.
— Moi aussi, murmurai-je.
Il n’y avait rien d’autre à dire.
Tout ce qui s’était passé avant ce soir, tout ce sur quoi nous nous étions concentrés me
paraissait soudain insignifiant, alors que c’était loin de l’être… mais une de nos amies était
morte. Encore une. Sa mort, comme sa vie, demeurait un mystère. Je l’avais connue pendant
six mois, mais en fait, je ne l’avais pas connue du tout.
CHAPITRE 26

Le lendemain, je me fis porter pâle et passai la journée sur le canapé. Je ne pouvais pas
retourner au lycée comme si de rien n’était. Je ne pouvais pas regarder Lesa en face en
sachant que sa meilleure amie était morte et ne rien lui dire. Je ne m’en sentais pas encore
capable.
De temps en temps, je revoyais le visage de Carissa. Il y avait deux versions : avant la
nuit dernière et après. Quand je l’imaginais avec ses lunettes stylées, mon cœur se serrait.
Quand, au contraire, je revoyais ses grands yeux vides, j’avais envie de recommencer à
pleurer.
Alors, je le faisais.
Ma mère n’émit pas la moindre objection. Je manquais rarement l’école et, surtout,
j’avais une mine affreuse. J’aurais très bien pu être malade. Elle passa donc une grande partie
de la matinée à me materner et j’en profitai à fond. Je n’avais jamais eu autant besoin de ma
maman.
Plus tard, quand elle monta dans sa chambre pour dormir, Daemon débarqua à
l’improviste. Il portait une casquette noire dont la visière dissimulait ses yeux. Après être
rentré, il referma la porte derrière lui.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Il était seulement 13 heures.
Daemon me prit la main et m’emmena dans le salon.
— Sympa, ton pyjama.
Je ne relevai pas.
— Tu ne devrais pas être en cours ?
— Tu ne devrais pas rester seule.
Il retourna sa casquette.
— Je vais bien.
À son expression, il était clair qu’il ne me croyait pas. En toute honnêteté, j’étais contente
de le voir, parce que j’avais besoin de passer du temps avec quelqu’un qui connaissait la
situation. J’avais ressenti de la culpabilité et de la confusion toute la journée, et une tristesse
immense à laquelle je ne pouvais rien faire.
Sans un mot, il me fit asseoir sur le canapé et s’allongea en m’attirant contre lui. Le poids
de son bras autour de ma taille avait quelque chose de rassurant. À voix basses, on discuta de
sujets normaux, de sujets qui ne risquaient pas de nous blesser, lui et moi.
Au bout d’un moment, je me retournai de façon à ce que nos nez se frôlent. On ne
s’embrassa pas. Il n’y avait pas le moindre jeu de séduction. On se contentait d’être là,
ensemble, et c’était bien plus intime ainsi. La présence de Daemon me réconfortait. On finit
par s’endormir, en respirant le même air.
Ma mère était sans doute descendue à un moment et nous avait surpris ensemble, sur le
canapé, dans la position dans laquelle on se réveilla : la tête de Daemon posée sur la mienne,
ma main accrochée à son tee-shirt. C’est l’odeur du café qui me réveilla vers 17 heures.
Même si je n’en avais pas la moindre envie, je me dégageai de son étreinte et me passai
la main dans les cheveux. Ma mère se tenait devant la porte, appuyée contre l’encadrement,
les jambes croisées aux chevilles. Elle tenait une tasse de café fumant dans les mains.
Et elle portait un pyjama Lucky Charms.
Quelle horreur.
— Où est-ce que tu as trouvé ça ? lui demandai-je.
— Quoi ?
Elle prit une gorgée de café.
— Cet… affreux pyjama, répondis-je.
Elle haussa les épaules.
— Je l’aime bien.
— Il est mignon, dit Daemon en retirant sa casquette pour se passer une main dans les
cheveux. (Quand je lui donnai un coup de coude, il m’adressa un sourire malicieux.) Je suis
désolé, Madame Swartz. Je n’avais pas l’intention de m’endormir avec…
— Ce n’est pas grave, l’interrompit-elle. Katy ne se sentait pas bien et je suis contente
que tu aies voulu être présent pour elle. J’espère juste qu’elle ne t’a rien refilé.
Il me jeta un coup d’œil en coin.
— Tu n’as pas de poux, au moins ?
Je soufflai. Si quelqu’un refilait des choses ici, c’était bien lui.
Le portable de ma mère sonna. Elle le sortit de la poche de son pyjama en renversant du
café au passage. Son visage s’illumina comme chaque fois que Will l’appelait. Le cœur lourd, je
la regardai se retourner et se diriger vers la cuisine.
— Will, murmurai-je en me levant par réflexe.
Daemon m’imita.
— Tu ne peux pas en être sûre.
— Si. J’ai vu son regard. Il la rend radieuse.
J’avais envie de vomir. Pour de vrai. Tout à coup, je voyais ma mère, sans vie, sur le sol
de ma chambre, comme Carissa. Une vague de panique me submergea.
— Il faut que je lui dise pourquoi Will s’est rapproché d’elle.
— Qu’est-ce que tu vas lui dire, au juste ? me demanda-t-il en m’empêchant de passer.
Qu’il voulait se rapprocher de toi ? Qu’il s’est servi d’elle ? Elle va forcément mal le prendre.
J’ouvris la bouche pour nier, mais il avait raison.
Il posa les mains sur mes épaules.
— On ne sait pas si c’est lui au bout du fil, ni ce qui lui est arrivé. Regarde Carissa, dit-il
à voix basse. Sa mutation était instable. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour… qu’il se
passe ce qu’il s’est passé.
— Donc, ça signifie que sa transformation à lui a fonctionné.
S’il essayait de me remonter le moral, c’était raté.
— Non, les effets se sont peut-être dissipés, reprit-il. On ne pourra pas agir tant qu’on
n’en sera pas certains.
Je ne tenais pas en place. Je jetai un coup d’œil derrière lui. À cause du stress, j’avais
l’impression d’avoir un trente-six tonnes sur le dos. Il fallait gérer trop de choses à la fois.
— Une chose à la fois, dit Daemon comme s’il lisait mes pensées. On va s’attaquer à une
chose à la fois. Il n’y a pas d’autre solution.
Je hochai la tête, puis pris une grande inspiration que je relâchai lentement. Mon cœur
continuait de battre la chamade.
— Je vais voir si c’était lui.
Il me libéra et fit un pas sur le côté. Je m’élançai aussitôt vers la porte.
— Je préfère ton pyjama, à toi, me dit-il.
Quand je me retournai, il me sourit, de son sourire contenu qui voulait dire qu’il se
retenait de rire.
Mon pyjama n’était pas mieux que celui de ma mère. Il était couvert de centaines de
petits points roses et violets.
— La ferme, rétorquai-je.
Daemon se rassit sur le canapé.
— Je t’attends ici.
Lorsque j’entrai dans la cuisine, ma mère était en train de raccrocher. Elle avait l’air
contrarié. Le poids sur mes épaules augmenta.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle cligna les yeux avant de se forcer à sourire.
— Rien du tout, ma chérie.
J’attrapai une éponge pour nettoyer le sucre qui avait été renversé.
— J’ai pourtant l’impression qu’il y a quelque chose.
Ça paraissait même assez important.
Ma mère grimaça.
— C’était Will. Il est toujours en déplacement. Il pense qu’il a attrapé quelque chose. Il va
rester là-bas le temps qu’il se rétablisse.
Je me figeai. Menteur. J’avais envie de crier.
Elle jeta son café dans l’évier et rinça sa tasse.
— Je ne t’en ai pas parlé ma puce parce que je ne voulais pas te rappeler de mauvais
souvenirs, mais Will… il a été malade, comme ton père.
J’en restai bouche bée. Comme elle crut que j’étais surprise de l’apprendre, elle ajouta :
— Je sais. Ça paraît totalement injuste, comme coïncidence, mais Will est en rémission.
Son cancer était traitable.
Je n’avais rien à répondre à ça. Rien du tout. Will lui avait dit qu’il était malade.
— Mais bien sûr, je ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter. (Elle plaça sa tasse dans le
lave-vaisselle, mais ne referma pas entièrement la machine. Je le fis à sa place, par habitude.)
Je sais que ça ne sert absolument à rien. (Elle s’arrêta devant moi et posa la main sur mon
front.) Tu n’as pas l’air d’avoir de la fièvre. Tu te sens mieux ?
Le changement de sujet me déstabilisa.
— Oui, ça va.
— Tant mieux. (Cette fois, quand elle sourit, ce fut sincère.) Ne t’inquiète pas pour Will,
ma puce. Il va s’en remettre et sera de retour parmi nous avant qu’on ait eu le temps de dire
« ouf ». Tout ira bien.
Mon cœur manqua un battement.
— Maman ?
— Oui ?
J’étais à deux doigts de lui avouer la vérité, mais tout à coup, j’en fus incapable. Daemon
avait raison. Qu’aurais-je pu lui dire ? Je secouai la tête.
— Je suis sûre que… Will va bien.
Elle se pencha vers moi et m’embrassa sur la joue.
— Il sera heureux de savoir que tu te fais du souci pour lui.
Un rire hystérique se bloqua dans ma gorge. Je n’en doutais pas un instant.

*
* *

Plus tard dans la journée, après le départ de ma mère, je me retrouvai au bord du lac,
devant une pile d’onyx rutilant.
Matthew et Daemon n’avaient pas dit grand-chose depuis qu’on était arrivés et même
Blake était anormalement calme. Tout le monde savait ce qui s’était passé la veille, avec
Carissa. Daemon en avait parlé à Blake au lycée. Pour une fois qu’ils avaient une conversation
sans essayer de se frapper, il avait fallu que je rate ça. Selon ses dires, Blake n’avait jamais vu
un hybride instable de ses propres yeux. Il en avait seulement entendu parler.
Ce n’était pas le cas de Dawson.
On lui avait apporté des gens tout à fait normaux qui, après la mutation, avaient soudain
pété une durite. Ils avaient eu des accès de violence avant de se mettre en mode
autodestruction. Chacun avait reçu le même sérum que moi. Sans ça, d’après Blake, la
mutation pouvait quand même marcher, mais c’était rare. Dans la plupart des cas, elle
finissait par se dissiper.
Depuis que j’étais arrivée, Dawson était resté à mes côtés pendant que Daemon et
Matthew manipulaient l’onyx avec précaution.
— J’y ai été obligé, une fois, me dit Dawson d’une voix douce en observant les nuages
dans le ciel.
— À quoi ?
— Regarder un hybride mourir de cette façon. (Il prit une grande inspiration et plissa les
yeux.) On aurait dit qu’il était devenu fou. Personne n’a été capable de l’arrêter. Il a abattu un
agent, puis il y a eu un grand éclat de lumière. Un peu comme une combustion spontanée.
Quand la lumière a disparu, il n’était plus là. Il ne restait plus rien. Ça s’est passé si vite qu’il
n’a probablement rien senti.
Je me souvenais avoir vu Carissa trembler. Moi, j’étais persuadée qu’elle l’avait senti.
Nauséeuse, je concentrai mon attention sur Daemon. L’onyx était stocké dans un trou. Il était
agenouillé devant et parlait à voix basse à Matthew. J’étais contente que le reste du groupe ne
soit pas là.
— Les gens qu’on t’a amenés, ils savaient pourquoi ils étaient là ? lui demandai-je.
— Certains, oui, des volontaires. D’autres avaient été endormis et enlevés. Je pense que
c’étaient des sans-abri.
C’était ignoble. Incapable de rester en place, j’avançai vers la berge. L’eau n’était plus
gelée, mais sa surface était calme et lisse. Tout le contraire de ce que je ressentais à
l’intérieur.
Dawson me suivit.
— Carissa était quelqu’un de bien. Elle ne méritait pas ça. Est-ce qu’on sait pourquoi ils
l’ont choisie, elle ?
Je secouai la tête. J’avais passé une grande partie de la journée à réfléchir à tout ça.
Même si Carissa avait été au courant de l’existence des extraterrestres et avait été guérie par
l’un d’eux, ça ne changeait rien à la donne : le Dédale était impliqué. Je le savais. Pourtant,
les tenants et les aboutissants demeuraient un mystère. Tout comme le bracelet en pierre que
j’avais aperçu autour de son poignet.
— Tu as déjà remarqué des hybrides qui portaient un bracelet, là-bas ? En pierre noire
un peu bizarre, avec des sortes de flammes à l’intérieur ?
Il fronça les sourcils.
— Parmi toutes mes tentatives, Beth est la seule à avoir survécu. Et aucun ne portait ce
genre de chose. Mais je n’ai jamais vu les autres.
Terrible… c’était tout simplement terrible.
Je déglutis, mais j’avais la gorge nouée. Une légère brise fit onduler la surface du lac et
une petite vague s’éloigna vers la rive d’en face. Comme une onde de choc…
— Bon, fit Daemon. (On se tourna vers lui.) Vous êtes prêts ?
Étions-nous prêts à nous infliger une douleur insupportable ? Pas du tout. Mais on
s’approcha tout de même. Daemon tenait un rond d’onyx dans sa main gantée.
Il se tourna vers Blake.
— Montre-nous ce que tu sais faire.
Blake prit une grande inspiration avant de hocher la tête.
— La première chose à faire est de s’assurer que je suis bien tolérant à l’onyx. Ça sera
déjà un début. Au moins, on saura que c’est possible.
Face à lui, Daemon jeta un coup d’œil à la pierre qu’il tenait et haussa les épaules. Alors,
sans préambule, il la brandit et la plaqua contre la joue de Blake.
Je n’arrivais pas à y croire.
Matthew recula d’un pas.
— Seigneur.
À côté de moi, Dawson riait doucement.
Au bout d’un moment, comme il ne s’était toujours rien passé, Blake repoussa la main de
Daemon, visiblement agacé.
— Non, mais qu’est-ce que tu fous ?
Déçu, Daemon jeta la pierre sur le reste de la pile.
— Bon, visiblement, tu es tolérant à l’onyx. Ça aurait été plus drôle si tu ne l’étais pas.
Je posai une main sur ma bouche pour réprimer un gloussement. C’était vraiment un
connard. J’étais folle de lui.
Blake le foudroyait du regard.
— Et si je n’avais pas été tolérant ? Putain. J’aurais aimé me préparer
psychologiquement !
— Je sais, rétorqua Daemon d’un air suffisant.
Matthew secoua la tête.
— OK, ça suffit les garçons. D’après toi, quelle est la meilleure façon de s’y prendre ?
Blake s’approcha du tas d’onyx et en souleva un morceau. Cette fois, il fit une petite
grimace, mais il ne le lâcha pas pour autant.
— Je suggère que Daemon commence. On va plaquer l’onyx contre sa peau jusqu’à ce
qu’il tombe par terre. Pas plus.
— Oh, mon Dieu, soufflai-je.
Daemon retira ses gants et tendit les bras.
— Vas-y.
Blake n’hésita pas un instant. Il s’approcha de Daemon et pressa l’onyx contre sa paume
ouverte. Son visage se déforma aussitôt. Il fit mine de reculer, mais la pierre semblait le
maintenir en place. Un tremblement remonta le long de son bras, puis secoua son corps tout
entier.
Dawson et moi nous précipitâmes aussitôt à ses côtés. C’était plus fort que nous. Voir la
douleur durcir son beau visage était difficile à supporter. La panique m’envahit.
Au même moment, Blake retira sa main et Daemon tomba à genoux. Il frappa le sol à
deux mains.
— Merde…
Je me jetai sur lui et le saisis par les épaules.
— Ça va ?
— Il va bien, dit Blake en reposant l’onyx. (Ses mains tremblaient. Il me regarda dans les
yeux.) Ça commençait à me brûler, moi aussi. Il y a sûrement une limite à ma tolérance.
Daemon se releva difficilement et je l’aidai à garder l’équilibre.
— Ça va, me dit-il avant de se tourner vers son frère qui fusillait Blake du regard, comme
s’il mourait d’envie de le balancer à travers une fenêtre. Je vais bien, Dawson.
— Comment est-ce qu’on peut être sûrs que ça va marcher ? s’enquit Matthew. Toucher
de l’onyx, ce n’est pas comme en être entièrement aspergé.
— J’ai déjà passé ces portes et il ne m’est jamais rien arrivé, alors qu’ils ne m’en ont pas
non plus jeté au visage. Ça doit être ça.
Je me rappelai qu’il nous avait dit que tous les objets dont il s’était servi en avaient été
recouverts.
— OK. Faisons-le.
Daemon ouvrit la bouche pour protester, mais je l’en empêchai avec un regard noir. Il ne
pourrait pas m’en dissuader.
Après avoir enfilé un gant, Blake ramassa une autre pierre et s’approcha de Matthew, pas
de moi. Le Luxen eut la même réaction que Daemon. Il termina à genoux, par terre, à haleter.
Ce fut ensuite le tour de Dawson.
Il résista plus longtemps, ce qui paraissait logique, étant donné qu’il avait été aspergé de
petites particules comme moi et qu’on s’en était servi pour le torturer. Au bout d’une dizaine
de secondes, toutefois, il s’effondra à son tour et son frère écorcha la langue anglaise.
Alors, ce fut à moi.
Carrant les épaules, j’opinai du chef. J’étais prête ! En fait, clairement pas. Qui essayais-je
de convaincre ? Ça allait faire un mal de chien.
Blake grimaça avant d’avancer vers moi, mais Daemon l’arrêta. À l’aide d’un gant, il lui
prit l’onyx des mains et vint se poster devant moi.
— Non, protestai-je. Je ne veux pas que tu fasses ça.
Son expression déterminée me rendait dingue.
— Je refuse de le regarder te faire du mal.
— Alors laisse quelqu’un d’autre le faire. (Je ne voulais pas que ce soit lui.) S’il te plaît.
(Daemon secoua la tête. J’avais envie de le frapper.) Ce serait malsain.
— C’est moi ou personne, choisis.
C’est alors que je compris. Il essayait d’arriver à ses fins par un moyen détourné. Je pris
une grande inspiration et le regardai bien en face.
— Alors, vas-y.
La surprise envahit ses yeux verts, bientôt remplacée par la colère.
— Je déteste cette situation, murmura-t-il à mon intention seulement.
— Moi aussi. (L’angoisse me nouait la gorge.) Fais-le.
Il ne détourna pas le regard, mais il était clair qu’il en avait envie. La souffrance que je
m’apprêtais à ressentir, il allait la ressentir aussi. Pas physiquement, mais mentalement. Mon
angoisse lui parviendrait comme si c’était la sienne. Je subissais la même chose chaque fois
qu’il souffrait.
Je fermai les yeux, en me disant que ce serait plus facile pour lui. Visiblement, ce fut le
cas, car quelques secondes plus tard, je sentis la surface froide de l’onyx contre ma main et le
tissu rêche de son gant. Au départ, il ne se passa rien. Puis tout arriva d’un coup.
Une brûlure se forma dans ma main, de plus en plus intense, avant de remonter le long
de mon bras. J’avais l’impression qu’on m’enfonçait des aiguilles dans tout le corps. Je me
mordis les lèvres pour ne pas crier. Il ne me fallut pas longtemps pour tomber par terre, le
souffle court, en attendant que ça passe.
Je tremblais comme une feuille.
— Bon… OK… Ce n’était pas si terrible que ça.
— Arrête de dire des conneries, rétorqua Daemon en m’aidant à me relever. Kat…
Je me libérai de sa poigne et avalai plusieurs goulées d’air.
— Je te jure. Ça va. Il faut qu’on continue.
Daemon avait l’air de mourir d’envie de me renverser sur son épaule et de m’emporter
comme un homme des cavernes, mais on recommença. Chacun s’exposa à l’onyx plusieurs
fois, jusqu’à ce que nos corps refusent de coopérer. Notre endurance ne s’améliora pas, mais
en même temps, on venait de commencer.
— C’est un peu la même sensation qu’un Taser, dit Matthew en couvrant la pile d’onyx
avec une planche en bois. (Il plaça ensuite deux gros cailloux dessus. Il était tard et on était
tous à bout. Même Blake.) Enfin, je n’ai jamais reçu de coup de Taser, mais j’imagine que c’est
ce qu’on ressent.
Je me demandai s’il y aurait des conséquences au long terme, comme une défaillance du
rythme cardiaque ou un stress post-traumatique. Le seul avantage, c’était qu’entre mes
propres expositions à la pierre et celles des autres, je n’avais pas eu le temps de penser à quoi
que ce soit d’autre.
Quand on leva le camp et qu’on rentra en traînant la patte, Blake vint marcher à mes
côtés.
— Je suis désolé, dit-il.
Je ne répondis pas.
Il enfouit ses mains dans les poches de son jean.
— J’aimais beaucoup Carissa. J’aurais voulu…
— Si on obtenait tout ce qu’on voulait, ça se saurait, non ?
L’amertume rendait mon ton cassant.
— Oui, c’est vrai. (Il marqua une pause.) Ça va être le chaos, à l’école.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Dès que tu auras récupéré Chris, tu te casseras d’ici. Et
tu viendras grossir le nombre des gamins disparus.
Il s’arrêta et pencha la tête sur le côté.
— Je resterais si je le pouvais. Mais je ne peux pas.
Interloquée, je jetai un coup d’œil devant nous. Daemon avait ralenti. Il faisait
visiblement de son mieux pour ne pas venir nous séparer. L’espace d’un instant, j’hésitai à
parler à Blake du bracelet. Il savait sans doute de quoi il s’agissait étant donné qu’il avait
travaillé pour le Dédale… et qu’il travaillait toujours pour eux. Mais c’était trop risqué. Blake
prétendait être un double agent. Le mot-clé étant : « prétendait ».
Je croisai mes bras contre mon ventre. Au-dessus de nous, les branches s’entrechoquaient
et produisaient un grincement sourd.
— Je resterais, répéta-t-il en posant une main sur mon épaule. Je…
Daemon intervint sur-le-champ et le repoussa.
— Ne la touche pas.
Soudain très pâle, Blake recula.
— Je n’ai rien fait de mal, mon pote ! Tu n’exagères pas un peu ?
Planté entre nous, Daemon rétorqua :
— Je croyais qu’on s’était compris, toi et moi. Tu es seulement ici parce qu’on n’a pas le
choix et la seule raison pour laquelle tu es encore en vie, c’est parce qu’elle est plus gentille
que moi. Tu n’es pas là pour la réconforter. Pigé ?
Blake serra les dents.
— Comme tu veux. Salut.
Je le regardai dépasser Matthew et Dawson.
— C’était un peu exagéré, il a raison.
— Je n’aime pas qu’il te touche, grogna-t-il. (Ses yeux commençaient à s’illuminer.) Je
n’aime même pas le fait qu’il soit dans le même fuseau horaire que toi. Je ne lui fais pas
confiance.
Je me mis sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue.
— Personne ne lui fait confiance, mais tu ne peux pas le menacer toutes les cinq
secondes.
— Bien sûr que si.
Je ris et passai mes bras autour de sa taille. Sous ma joue, son cœur battait normalement.
Daemon glissa une main le long de mon dos et pencha la tête vers moi.
— Tu veux vraiment qu’on continue comme ça ? me demanda-t-il. Qu’on passe nos
journées à souffrir ?
Ce n’était pas une question d’envie.
— Ça m’aide à penser à autre chose et j’en ai besoin en ce moment.
Je m’attendais à ce qu’il proteste, mais il n’en fit rien. Au lieu de ça, il m’embrassa sur le
front et on resta debout, ainsi, pendant plusieurs minutes. Quand on s’écarta, Dawson et
Matthew avaient disparu. Le clair de lune commençait à filtrer à travers les branches. Main
dans la main, on se dirigea vers nos maisons. Il retourna chez lui pour prendre une douche.
Chez moi, tout était silencieux et sombre. Une fois au bas des escaliers, j’eus soudain des
difficultés à respirer. Je ne pouvais pas avoir peur de ma propre chambre. C’était ridicule. Je
posai une main sur la rampe et montai la première marche.
Mes muscles se crispèrent.
Ce n’était qu’une chambre. Je ne pouvais pas dormir toute ma vie sur le canapé et je ne
pouvais pas non plus fuir ma chambre comme si j’avais un Arum à mes trousses.
Chaque pas se révéla être une bataille. Mon instinct me criait de courir dans la direction
opposée. Pourtant, je continuai d’avancer jusqu’à me trouver devant ma porte, les mains
nouées sous mon menton.
Daemon et Dee avaient tout nettoyé, comme ils me l’avaient dit. Mon lit était fait. Les
vêtements avaient été rangés et les papiers empilés sur mon bureau. Mon ordinateur avait
disparu. Et il y avait un très joli tapis rond à l’endroit où Carissa s’était tenue. Il était marron
pâle. Daemon savait que, contrairement à Dee, je n’aimais pas les couleurs trop clinquantes. À
part ça, tout était comme d’habitude.
Le souffle court, je me forçai à entrer. Je remis les livres dans le bon ordre en essayant de
ne penser à rien d’autre. J’enfilai ensuite un vieux tee-shirt et des chaussettes montantes,
avant de m’emmitoufler sous les couvertures, allongée sur le côté.
De l’autre côté de ma fenêtre, les étoiles parsemaient le ciel bleu foncé. L’une d’elles fila,
laissant derrière elle un court rayon de lumière avant de s’écraser sur Terre. Les doigts
recroquevillés sur la couverture, je me demandai s’il s’agissait réellement d’une étoile
filante… et pas d’autre chose. Les Luxens étaient tous arrivés depuis longtemps, pas vrai ?
Je m’obligeai à fermer les yeux et à penser au lendemain. Après le lycée, Daemon et moi
étions censés aller à Martinsburg pour essayer de trouver Luc. Le groupe pensait que nous
prenions une soirée de repos. Avec un peu de chance, cette visite nous en apprendrait plus sur
le sort de Carissa.
Cette nuit-là, je dormis par intermittence. Il devait être très tard quand Daemon vint
s’installer près de moi et passa un bras autour de ma taille. Même si j’étais à moitié endormie,
je me dis qu’il aurait dû se montrer plus prudent. Si ma mère le surprenait encore une fois
dans mon lit, ça allait être sa fête. Malgré tout, j’étais contente d’être dans ses bras, tout
contre lui, et son souffle chaud contre ma nuque me berça de nouveau.
— Je t’aime, ai-je eu l’impression de murmurer.
C’était peut-être un rêve, mais ses bras se resserrèrent autour de moi et il glissa une
jambe sur les miennes. À bien y réfléchir, c’était sans doute un rêve, parce que tout me
paraissait un peu irréel, embelli. Et ce n’était pas grave. C’était tout aussi bien comme ça.
CHAPITRE 27

Le lendemain, à l’instant où je posai le pied dans le lycée, Lesa se jeta littéralement sur
moi. Je n’étais même pas encore arrivée à mon casier. Elle m’attrapa par le bras et me traîna
dans une alcôve près des trophées de l’école.
En la voyant, je compris tout de suite qu’elle savait qu’il s’était passé quelque chose. Elle
était très pâle, elle avait des cernes sous les yeux et sa lèvre inférieure tremblait. Je ne l’avais
jamais vue aussi bouleversée.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Je me forçai à parler d’une voix neutre. Ses doigts s’enfonçaient dans ma chair.
— Carissa a disparu.
Je sentis le sang quitter mon visage.
— Quoi ? coassai-je.
Les yeux brillants, elle hocha la tête.
— Elle avait la grippe, tu te rappelles ? Sa fièvre n’est pas tombée pendant des jours. Du
coup, ses parents l’ont emmenée à l’hôpital. Ils ont cru qu’ils s’étaient trompés et qu’elle
faisait une méningite, ou un truc dans le genre.
Elle souffla pour se calmer.
— Je n’en savais rien jusqu’à ce que ses parents m’appellent ce matin pour me demander
si je l’avais vue ou si je lui avais parlé. Alors, j’ai répondu : « Non, pourquoi ? Elle était trop
malade pour parler au téléphone. » Ils m’ont dit qu’elle avait disparu de la chambre d’hôpital
il y a deux jours. Depuis, ils la cherchent. La police n’a pas voulu lancer l’enquête avant
quarante-huit heures.
L’horreur qui m’envahit n’était pas entièrement feinte. Je lui dis plusieurs choses, mais je
n’en gardai aucun souvenir. Lesa n’était pas en état de se rappeler non plus, de toute façon.
— Ils pensent qu’elle est partie de l’hôpital toute seule. Qu’elle était malade et qu’elle
s’est réveillée au milieu de nulle part, complètement perdue. (Sa voix tremblait.) Pourquoi
personne ne l’a arrêtée ? Il y a forcément quelqu’un qui l’a vue !
— Je ne sais pas, murmurai-je.
Lesa serra ses bras contre elle.
— Ce n’est pas possible, pas vrai ? C’est une erreur. Pas Carissa.
Mon cœur se brisait lentement. J’avais souvent voulu avouer la vérité à Lesa, mais
aujourd’hui, je n’avais pas la moindre envie d’être la porteuse d’une telle nouvelle.
Rien de ce que j’aurais pu dire ne l’aurait réconfortée. Du coup, je la pris dans mes bras
et la serrai contre moi jusqu’à la première sonnerie. Après, on se rendit directement en classe,
sans la moindre affaire. Ce n’était pas important. Tout le monde avait entendu parler de la
disparition de Carissa et personne n’écoutait les profs.
À la fin de l’heure, Kimmy annonça que la police allait mener des recherches après les
cours et que tout le monde pouvait aider. Carissa et elle n’avaient jamais été amies, mais je
me rendis compte que ça importait peu. Il y avait trop d’ados qui disparaissaient. Toute la
ville était touchée. Je jetai un coup d’œil à Daemon qui m’adressa un sourire rassurant. Ça
n’eut pas l’effet escompté. J’étais sur les nerfs. Lesa m’attendit devant la salle.
— Je pense que je vais rentrer, dit-elle en clignant rapidement les yeux. Je… Je ne
supporte pas d’être ici.
— Tu veux que je vienne avec toi ? lui demandai-je, incapable de la laisser seule si elle
avait besoin de compagnie.
Lesa secoua la tête.
— Non. Mais je te remercie.
Après l’avoir serrée dans mes bras, le cœur lourd, je la regardai s’éloigner.
Daemon ne dit rien. Il se contenta de m’embrasser sur la tempe. Il savait qu’il ne pouvait
rien faire de plus.
— Tu crois qu’on a le temps de participer aux recherches avant de se mettre en route ?
lui demandai-je.
On savait tous les deux que ça ne servirait à rien, mais c’était une façon pour moi
d’honorer sa mémoire. Était-ce mal de ma part, après ce qui s’était passé ? Je n’en savais rien.
Daemon non plus, apparemment, mais il accepta.
— Bien sûr.
Je mourais d’envie de partir d’ici, moi aussi. Tout le monde parlait de Carissa et de la
meilleure façon de la retrouver. Ils avaient bon espoir. À leurs yeux, il était impossible qu’elle
finisse comme Simon.
Une bataille entre culpabilité et colère faisait rage en moi. Tout au long de la journée,
l’une ou l’autre prit le dessus. Au vu de tous les événements qui se jouaient autour de moi,
rester assise en classe me paraissait stupide. Mes camarades, des enfants, n’avaient pas la
moindre idée de ce qui se tramait. Ils vivaient dans une bulle d’ignorance que même les
récentes disparitions n’avaient pas réussi à faire éclater. Mais chacune d’entre elles perçait un
minuscule trou… et il fallait s’attendre à ce que ça explose un jour ou l’autre.
À midi, pour la première fois, on s’assit tous ensemble. Même Blake se joignit à nous. Et
mon manque d’appétit n’avait rien à voir avec la bouillie infâme qui remplissait mon assiette.
— Vous vous joignez aux recherches ? demanda Andrew.
Je hochai la tête.
— Mais on maintient notre soirée, après.
Blake grimaça.
— Je pense que vous devriez changer vos plans.
— Pourquoi ? demandai-je avant que Daemon ne lui arrache la tête.
— Vous devriez travailler sur votre tolérance. Les soirées romantiques, ça peut attendre.
(En face de lui, Ash hocha la tête, comme pour acquiescer.) Ce n’est pas important, en ce
moment.
Daemon le fusilla du regard.
— On ne te demande pas ton avis.
Le rouge aux joues, Blake se pencha sur la table.
— Il faut qu’on s’entraîne tous les jours si on veut être certains d’y arriver un jour.
La mâchoire de Daemon se crispa.
— Une journée ne changera pas grand-chose à l’affaire. Vous pouvez très bien vous
entraîner sans nous. Je m’en moque.
Avant que Blake ait pu lui répondre, Andrew s’interposa.
— Laisse-les tranquilles. Ils en ont besoin. On se débrouillera sans eux.
J’attrapai ma fourchette. J’avais le visage en feu. Tout le monde pensait que j’avais besoin
de prendre du recul, de m’éloigner de tout ça. Je ne voulais pas qu’ils ressentent de la pitié
pour moi, ni qu’ils s’inquiètent. La vérité, c’était que nous n’avions pas prévu de soirée
romantique. Daemon et moi allions mener une mission aussi risquée que la manipulation
d’onyx.
Comme s’il avait entendu mes pensées, Daemon se tourna vers moi et me prit la main
sous la table. Je ne sais pas pourquoi, mais soudain, j’eus envie de pleurer. Je devenais une
vraie pleurnicharde, et c’était entièrement sa faute.
En plus, j’avais encore rêvé qu’il était venu me rejoindre la nuit précédente. À mon réveil,
il n’avait pas été à mes côtés et l’oreiller près du mien n’avait pas non plus retenu le parfum
que je connaissais si bien. Pourtant, j’aimais croire que ça s’était bien produit, qu’il m’avait
vraiment prise dans ses bras, avait posé ses mains chaudes sur mes hanches, ses lèvres contre
ma nuque.
Si j’avais imaginé tout ça… j’avais vraiment beaucoup d’imagination. Mais je ne pouvais
pas lui poser la question. C’était bien trop gênant et son ego n’avait pas besoin que je lui
apprenne que je rêvais de lui.
En pensant à la réaction qu’il aurait, je me surpris à sourire. Daemon s’en aperçut et mon
cœur manqua un battement… mais seulement, parce que son propre cœur avait fait de même.
Parfois, cette étrange connexion avait ses avantages. Elle me montrait que j’avais autant
d’effet sur Daemon que lui sur moi et des jours comme celui-ci, j’avais besoin de cette
confirmation pour me remonter le moral.
CHAPITRE 28

Les recherches menées par la police ressemblaient trait pour trait à celles que j’avais vues
à la télé ou dans les films. On forma une grande rangée et on avança dans les champs derrière
les policiers et les chiens. Pour les néophytes, le moindre détail représentait un indice : un tas
de feuilles désordonné ; un vieux morceau d’étoffe déchiré ; une empreinte de pas à peine
visible.
C’était triste.
Surtout parce que tout le monde était optimiste. Ils pensaient tous qu’ils allaient
retrouver Carissa, qu’elle serait peut-être un peu sonnée, mais que tout rentrerait dans l’ordre.
Elle ne serait pas un nom de plus à ajouter à la liste des personnes disparues. Son cas serait
différent. Après tout, elle était partie de l’hôpital toute seule.
Malheureusement, j’avais du mal à croire à cette version.
Will travaillait dans cet hôpital. Pas besoin d’être inspecteur de police pour en déduire
qu’il y avait d’autres taupes comme lui. Selon moi, on avait aidé Carissa à quitter sa chambre.
Daemon et moi, on partit après 17 heures pour rentrer chez nous. J’allai me changer
pour notre « rendez-vous ». Pas question de sortir le grand jeu comme la dernière fois. Je me
contentai d’un jean skinny, de chaussures à talons et d’un pull moulant et court qui dévoilait
mon ventre, ce que Lesa aurait approuvé.
Quand je redescendis, ma mère était dans la cuisine, en train de se préparer une
omelette. Surprise, je tirai sur mon pull. Elle jeta un coup d’œil dans ma direction tout en
retournant les œufs. La moitié retomba à côté de la poêle.
Ses prouesses culinaires ne s’arrangeaient pas.
— Tu sors avec Daemon ?
— Oui, répondis-je en attrapant une serviette en papier. (Je ramassai les œufs avant que
l’odeur de brûlé ne me donne la nausée.) On va manger un bout, puis voir un film.
— Ne rentre pas trop tard. Il y a école demain.
— Je sais. (Je jetai la serviette et continuai de baisser mon pull de mon autre main.) Tu
es au courant, pour Carissa ?
Ma mère hocha la tête.
— Je n’étais pas à Grant quand elle a été admise, ni ces derniers jours, d’ailleurs, mais
l’hôpital grouille de policiers et les chefs de service mènent leur propre enquête.
Elle travaillait à Winchester, en ce moment.
— Ils pensent vraiment qu’elle est partie toute seule ?
— D’après ce que j’ai entendu, elle a été hospitalisée pour une méningite. En général, ça
s’accompagne d’une forte fièvre. On fait des choses étranges quand on est malade. C’est pour
ça que je me suis inquiétée quand tu étais souffrante, en novembre dernier. (Elle éteignit la
plaque de cuisson.) Mais ça n’excuse en rien ce qui s’est passé. Quelqu’un aurait dû retenir
cette pauvre petite. Les infirmières de nuit vont devoir s’expliquer. Sans un traitement,
Carissa… (Elle s’interrompit et versa les œufs dans son assiette. Plusieurs morceaux
tombèrent à terre. Je soupirai.) Ils la retrouveront, ma puce.
Ils ne risquent pas ! avais-je envie de hurler.
— Elle n’a pas pu aller bien loin, reprit ma mère tandis que je ramassais les petits
morceaux jaunes parsemés de poivrons et d’oignons. Et puis, les infirmières seront préparées
maintenant. Ça ne risque plus d’arriver.
Je ne pensais pas que c’était un acte de négligence. Certaines infirmières étaient
sûrement dans le coup, les autres fermaient les yeux. L’envie de me venger, ou du moins, de
débouler à l’hôpital pour refaire le portrait d’une ou deux personnes, me démangeait.
Après avoir dit au revoir à ma mère et promis de ne pas rentrer tard, je l’embrassai sur la
joue et attrapai ma veste et mon sac. Daemon était seul chez lui. Les autres étaient déjà au
lac, soit pour s’infliger des souffrances intolérables, soit pour y assister.
Lorsqu’il avança vers moi, ses yeux se posèrent tout de suite sur mon ventre dénudé…
quelque chose passa sur son visage.
— Je préfère cette tenue à la précédente.
— C’est vrai ? (J’étais gênée. Il me regardait comme si j’étais une œuvre d’art qu’on avait
peinte juste pour lui.) Je croyais que tu aimais ma jupe.
— Je l’adore, mais… (Il tira du doigt sur le passant de ma ceinture et laissa échapper un
grognement rauque.) Mais je préfère ça.
Une chaleur étouffante m’envahit.
Daemon secoua la tête, puis me lâcha et sortit les clés de sa poche.
— On doit y aller. Tu as faim ? Tu n’as rien mangé à midi.
Il me fallut un instant pour me reprendre.
— Je mangerais bien un Happy Meal.
Il rit tandis qu’on sortait.
— Un Happy Meal ?
— Je ne vois pas le problème, répondis-je en enfilant ma veste. C’est parfait pour les
petites faims.
— Tu veux surtout le jouet, avoue !
Je souris et m’arrêtai devant la portière, côté passager.
— Les garçons ont toujours les meilleurs jouets.
Daemon se tourna soudain et m’attrapa par les hanches pour me soulever. Surprise, je
lâchai mon sac et m’accrochai à ses bras.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Il me réduisit au silence avec un baiser si intense qu’il me toucha au plus profond de mon
être. Ça en était presque terrifiant. Lorsqu’il m’embrassait, j’avais l’impression qu’il entrait en
contact avec mon âme.
Le truc, c’est qu’elle lui appartenait déjà. Ainsi que mon cœur.
Lentement, il me reposa par terre. Je le regardai d’un air rêveur.
— C’était en quel honneur ?
— Tu as souri. (Ses doigts glissèrent le long de ma joue, puis de ma gorge. Il boutonna
rapidement ma veste.) Tu ne souris pas beaucoup en ce moment. Ça me manque. Alors, j’ai
décidé de te récompenser chaque fois que tu le fais.
— Me récompenser ? (Je ris.) Il n’y a que toi pour inventer des trucs pareils.
— Que veux-tu ? Mes baisers sont une expérience unique, dit-il avant de se baisser pour
ramasser mon sac. Tu es prête ?
Je récupérai mes affaires et montai en voiture malgré mes jambes flageolantes. Après
s’être installé derrière le volant, Daemon démarra et se dirigea vers le centre-ville où on
s’arrêta acheter mon Happy Meal dans un fast-food.
Il me prit celui des garçons en plus.
Pour lui-même, par contre, il commanda trois hamburgers et deux sachets de frites. Je ne
comprenais pas ce qu’il faisait de toutes ces calories. Elles grossissaient son ego, peut-être ?
Après ce qu’il venait de me dire sur ses baisers, ça ne m’aurait pas étonnée. Depuis ma
mutation, mon appétit avait grandi, mais je n’étais pas encore au niveau de Daemon.
Sur le chemin de Martinsburg, on s’amusa à faire deviner à l’autre ce qu’on voyait. Mais
comme Daemon trichait, je décidai d’arrêter.
Son rire grave me donna des frissons.
— Comment est-ce que je pourrais tricher ?
— Tu essaies de me faire deviner des choses invisibles à l’œil humain ! (Je réprimai un
sourire à son expression de chien battu.) Et tout ce que tu choisis commence par p. Je vois, je
vois… quelque chose qui commence par p !
— Une plaque d’immatriculation ? répondit-il en souriant. Un poney ? Un pantalon ? Un
pré ? (Il s’interrompit et me jeta un coup d’œil coquin.) Une poitrine ?
— La ferme, rétorquai-je en lui donnant une tape sur le bras.
Désespérément et au bout de quelques secondes seulement, je cherchai déjà un autre jeu.
Ils avaient au moins le mérite de me vider la tête. Comme il venait d’y faire référence, on joua
au jeu des plaques d’immatriculation. Ça consistait à repérer une plaque de chaque État.
J’étais persuadée qu’il faisait exprès de doubler pour que je n’en voie pas certaines. Il était très
mauvais joueur.
Bientôt, on s’approcha de notre sortie et l’envie de jouer nous passa.
— Tu crois qu’on va réussir à entrer ?
— Oui.
Je lui adressai un regard inquiet.
— Le videur était plutôt impressionnant.
Ses lèvres se retroussèrent.
— Kitten, Kitten… J’essaie de me retenir, mais si tu dis des choses pareilles…
— Quoi ?
Son sourire s’élargit.
— Je dirais bien que la taille importe peu, mais ce serait un mensonge. Et je sais ce que
je dis. (Quand il me fit un clin d’œil, je laissai échapper un gémissement dégoûté. Il rit.)
Désolé, mais tu l’as cherché. En attendant, je suis sérieux. Le videur ne nous posera pas de
problème. Je crois que je lui ai plu.
— Qu… Quoi ?
Le 4 × 4 serpenta au gré des virages.
— Je crois que je lui ai plu. Genre vraiment plu.
— Ton ego n’a aucune limite, tu en as conscience ?
— Tu verras. Je sens ce genre de choses.
D’après mes souvenirs, le videur avait surtout eu envie de le tuer. Je secouai la tête et me
mis à me ronger les ongles. C’était une très mauvaise habitude, mais j’étais trop stressée pour
m’en soucier.
La station-service abandonnée apparut devant nous. Puis on se mit à cahoter sur le
chemin de terre. Je m’agrippai à la porte. Comme la dernière fois, des voitures étaient garées
en file indienne sur le champ devant le club. Et cette fois encore, Daemon gara Dolly loin des
autres.
Je savais que je devais enlever ma veste tout de suite. Du coup, je l’accrochai à mon sac
et les laissai tous les deux sur le plancher de la voiture. On se fraya un chemin à travers les
véhicules. Après les avoir dépassés, je me penchai pour secouer mes cheveux.
— Ça me rappelle un clip de Whitesnake, dit Daemon.
— Hein ?
Je me passai les mains dans les cheveux, en espérant avoir l’air sexy. Le look « j’ai passé
la tête par la fenêtre pendant qu’on conduisait », non merci.
— Si tu te mets à grimper sur le capot des voitures, je vais être obligé de t’épouser.
Je levai les yeux au ciel et secouai ma crinière une dernière fois.
— Et voilà.
Il me dévisagea.
— Tu es mignonne.
— Et toi, tu es bizarre.
Je me mis sur la pointe des pieds pour l’embrasser rapidement sur la joue avant d’essayer
d’avancer dans les herbes hautes. En talons. Ce n’était pas une super idée.
L’énorme videur apparut de nulle part. Il portait toujours la même salopette et ses bras,
gros comme des troncs d’arbres, étaient croisés sur son torse.
— Je croyais vous avoir dit de rayer cet endroit de votre mémoire.
Daemon se plaça devant moi.
— On a besoin de parler à Luc.
— J’ai besoin de beaucoup de choses, moi aussi. Par exemple, j’aimerais bien trouver un
trader qui ne me fasse pas perdre la moitié de mon fric à chaque transaction.
OK… Je m’éclaircis la voix.
— On n’en a pas pour longtemps. S’il vous plaît. Il faut vraiment qu’on lui parle.
— Désolé, répondit le videur.
Daemon pencha la tête sur le côté.
— On peut sûrement faire quelque chose pour te convaincre.
Oh non, dites-moi qu’il n’est pas en train de…
Le videur haussa un sourcil et attendit la suite.
Daemon sourit, de ce sourire sexy qui ensorcelait toutes les filles du lycée. Soudain, j’eus
envie d’aller me cacher sous une voiture.
Avant que je sois morte de honte, le portable du videur sonna. Il le sortit de sa poche.
— Ouais ?
Je donnai un coup de coude à Daemon.
— Quoi ? dit-il. C’était à deux doigts de marcher.
Le videur éclata de rire.
— Non, tu me déranges pas. J’étais en train de parler à une jolie fille et à un petit con.
— Pardon ? demanda Daemon, surpris.
Je ravalai un éclat de rire.
Le videur sourit à pleines dents avant de soupirer.
— Ouais, ils sont là pour toi. (Il marqua une pause.) OK.
Il raccrocha.
— Luc va vous recevoir. Entrez et allez directement le voir. Pas le temps de danser… ni
pour ce que vous avez fait la dernière fois.
Gênée, je baissai la tête et le dépassai. Il arrêta Daemon avant qu’on passe la porte. Je
jetai un coup d’œil derrière moi.
Le videur fit un clin d’œil à Daemon avant de lui tendre ce qui ressemblait à une carte de
visite.
— Tu n’es pas mon genre, mais je peux faire une exception.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
Daemon accepta la carte en souriant et ouvrit la porte.
— Je te l’avais dit, railla-t-il.
Comme je refusais de lui donner la satisfaction de lui répondre, je préférai me concentrer
sur ce qui se passait dans le club. Rien n’avait changé depuis notre dernière visite. La piste de
danse était bondée. Les cages pendaient au plafond et ondulaient en fonction des mouvements
des filles qui se trouvaient à l’intérieur. Les clients se frottaient les uns aux autres sur de la
musique électro. C’était un monde différent, étrange, caché à l’épicentre de la normalité.
Et étonnamment, je le trouvais fascinant.
Au bout du couloir plongé dans l’obscurité, un grand homme nous attendait. C’était Paris,
le Luxen blond qu’on avait rencontré la dernière fois. Il fit un signe de tête à Daemon avant
d’ouvrir la porte et d’entrer dans la pièce.
Étant donné que je m’attendais à voir Luc affalé sur le canapé en train de jouer à la DS, je
fus presque choquée de le découvrir assis à son bureau, concentré sur l’écran de son
ordinateur.
Les piles de billets avaient disparu.
Luc ne releva pas la tête.
— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il d’une voix sérieuse en désignant le canapé.
Après avoir consulté Daemon du regard, je m’installai à côté de lui. Dans un coin de la
pièce, une grande bougie jaune dispensait un parfum de pêche. Il n’y avait aucune autre
décoration. La porte derrière le bureau donnait-elle sur une autre salle ? Luc vivait-il ici ?
— J’ai appris que vous n’avez pas fait long feu, au Mont Weather, la dernière fois.
Il referma son ordinateur et noua ses mains sous son menton.
— Puisqu’on en parle…, dit Daemon en se penchant en avant. Tu n’étais pas au courant
du piège à base d’onyx ?
L’adolescent, ce mini parrain de la mafia/magnat des finances – peu importait qui il était
réellement –, se crispa. L’atmosphère se fit plus lourde. Je m’attendais à ce que quelque chose
explose. Avec un peu de chance, ce ne serait pas nous.
— Je vous ai prévenus que je ne pouvais pas tout savoir, dit-il. Même moi, je ne suis pas
au courant de tous les agissements du Dédale. Mais je crois que Blake a trouvé la solution. Il
vous a dit la vérité, là-bas, tout est enveloppé d’un joli matériau noir. Il est donc fort possible
qu’on ait développé une tolérance à l’onyx et qu’on soit donc insensibles à leurs pièges.
— Et si ça n’avait rien à voir ? demandai-je.
Je détestais la sensation glacée qui m’envahissait à cette idée.
Les yeux améthyste de Luc semblaient songeurs.
— Et si ça n’a rien à voir ? Je ne pense pas que ça vous empêchera de réessayer. C’est un
risque à prendre. Rien n’est jamais sûr. Vous avez eu de la chance de pouvoir vous enfuir
avant qu’on se rende compte de votre présence. On vous a donné une seconde chance. La
plupart des gens n’en ont pas.
C’était bizarre de parler avec ce gamin. Il avait le discours et les manières d’un adulte
instruit.
— Tu as raison, répondis-je. On va quand même essayer.
— Mais vous trouvez ça injuste de connaître les épreuves qui vous attendent ? (Il recoiffa
une mèche de ses cheveux bruns derrière son oreille. Son visage angélique était impassible.)
La vie est injuste, ma belle.
À côté de moi, Daemon se crispa.
— Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que tu nous caches des tas de choses ?
Luc eut un sourire en coin.
— Peu importe. Vous êtes venus me voir pour une autre raison que les pièges à onyx.
Venons-en au fait.
Daemon eut l’air agacé.
— Un hybride instable a attaqué Kat.
— C’est ce que les gens instables font, hybrides ou non.
Je ravalai une repartie cinglante.
— Oui, on le sait déjà, mais c’était mon amie. Elle n’a jamais rien dit, ni fait qui aurait pu
laisser croire qu’elle connaissait l’existence des Luxens. Elle allait très bien, puis elle est
tombée malade et elle a débarqué chez moi où elle a pété un câble.
— Vous ne vous baladez pas non plus en criant « E.T. téléphone maison »…
Quel petit con ! Je pris une grande inspiration.
— Je sais bien ! Mais c’était très soudain.
Luc s’adossa à son siège et posa les pieds sur son bureau. Il croisa les jambes au niveau
des chevilles.
— Je ne sais pas quoi vous dire. Elle connaissait peut-être un Luxen qui a essayé de la
soigner quand elle s’est blessée et le pauvre n’a pas réussi. À moins qu’elle n’ait été enlevée
dans la rue par l’Homme. Ça arrive parfois. Dans tous les cas, à part si vous avez de très
bonnes méthodes de tortures et si vous vous sentez de les employer sur un agent du Dédale,
vous ne saurez jamais ce qui lui est arrivé.
— Je refuse de l’accepter, murmurai-je.
Savoir me permettrait de faire mon deuil et d‘entretenir l’espoir de rendre justice à mon
amie.
Il haussa les épaules.
— Que lui est-il arrivé ?
Sa voix était empreinte de curiosité.
Le souffle court, je serrai les poings.
— Elle n’est plus…
— Ah, m’interrompit Luc. Elle a été victime d’une combustion spontanée ? (Mon
expression dut être suffisamment parlante car il soupira avec tristesse.) C’est terrible. Je suis
navré de l’apprendre. Mais c’est l’occasion de vous donner un cours d’histoire dont vous vous
seriez bien passés. Vous savez, tous ces cas de combustions spontanées qui n’ont jamais été
expliqués ?
Daemon grimaça.
— J’ai peur…
— C’est marrant, il n’y en a plus autant, mais ça arrive encore chez les moins
expérimentés. (Il ouvrit les bras pour désigner le monde en dehors de son bureau.) Ma
théorie, et en y réfléchissant, c’est plutôt logique, est que les hybrides s’autodétruisent en
grande partie à l’intérieur des bases militaires. Très peu le font à l’extérieur. C’est pour cela
qu’aux yeux des humains, ça reste très rare.
C’était bien joli tout ça, et un peu perturbant, mais nous ne nous étions pas déplacés pour
ça.
— Mon amie portait un bracelet…
— De chez Tiffany’s ? demanda-t-il avec un sourire moqueur.
— Non, répondis-je en me forçant à rester polie. Il ressemblait au tien.
La surprise submergea son visage comme une vague. L’enfant terrible reposa ses pieds par
terre et se redressa.
— Ce n’est pas bon du tout.
Un frisson d’appréhension me parcourut tandis que Daemon continuait la conversation à
ma place.
— Pourquoi ça ?
Luc sembla peser le pour et le contre avant de s’exclamer :
— Oh et puis merde ! J’espère que vous vous rendez compte du service que je vais vous
faire. Vous voyez ceci ? demanda-t-il en glissant le doigt sur la pierre de son bracelet. C’est
une opale noire. Elle est si rare qu’elle n’est présente que dans une poignée de mines. Et ce
n’est que ce genre-là qui nous intéresse.
— Avec des sortes de flammes à l’intérieur, tu veux dire ? demandai-je en me penchant
pour mieux la voir. (Ça ressemblait vraiment à une boule noire avec du feu dedans.) Où sont
les gisements ?
— En grande partie en Australie. Il y a quelque chose dans la composition des opales
noires qui augmente les pouvoirs de celui qui les porte. Un peu comme les champignons dans
Mario. Vous visualisez ? Eh bien, l’opale noire, c’est pareil.
— De quel élément de sa composition parle-t-on ? demanda Daemon avec un intérêt
renouvelé.
Luc retira son bracelet et le brandit dans la lumière.
— Les opales ont la spécificité de refléter ou de réfracter des longueurs d’onde de lumière
bien spécifiques.
— C’est impossible, souffla Daemon.
Visiblement, il trouvait ça super cool. Moi, je n’avais rien pigé à cette histoire de
longueurs d’onde.
— Non, répondit Luc en souriant à la pierre comme un père aurait souri à son fils
prodigue. Je ne sais pas qui a fait cette découverte. Sûrement quelqu’un au Dédale. Quand ils
ont compris les possibilités, ils ont caché son existence aux Luxens et aux gens comme nous.
— Pourquoi ? (Je me sentais bête de poser la question. Et bien sûr, ils me regardèrent
tous les deux comme si j’étais la pire des imbéciles.) Quoi ? Je n’ai pas un doctorat en
minéralogie alien, moi !
Daemon me tapota la cuisse.
— Ce n’est pas grave. Les longueurs d’onde lumineuses nous affectent quand elles se
reflètent ou se réfractent, un peu comme l’obsidienne a des effets sur les Arums et l’onyx sur
nous.
— OK, dis-je lentement.
Les yeux violets de Luc étincelèrent.
— En se réfractant, la lumière change de direction et de vitesse. Nos charmants voisins
extraterrestres sont composés de lumière. Enfin, pas seulement, mais c’est plus facile
d’expliquer de cette manière. Disons que leur ADN est composé de lumière. Disons aussi que
lorsqu’un humain mute, son ADN s’entoure de longueurs d’onde lumineuses.
Je me souvenais que Daemon avait déjà essayé de m’expliquer tout ça.
— L’onyx perturbe ses ondes, je me trompe ? Ça les propulse dans tous les sens et elles
ne savent plus quoi faire.
Luc hocha la tête.
— La capacité de réfraction de l’opale permet à un Luxen ou un hybride de devenir plus
puissant. Elle augmente notre propre capacité à réfracter la lumière.
— Et en ce qui concerne la réflexion… Waouh.
Bluffé, Daemon sourit à pleines dents.
Je comprenais où il voulait en venir avec la réfraction. Rapidité décuplée, possibilité
d’utiliser plus facilement la Source et sûrement plein d’autres choses. Mais la réflexion ?
J’attendis qu’ils poursuivent.
Daemon me donna un coup de coude.
— Des fois, quand on se déplace trop vite, l’œil humain a du mal à nous suivre. Tu nous
as déjà vus nous estomper, puis redevenir solides. C’est une histoire de réflexion. On apprend
à la contrôler dès le plus jeune âge.
— Et c’est plus difficile quand vous êtes excités ou bouleversés ?
Il hocha la tête.
— Par exemple. Mais contrôler parfaitement la réflexion… (Il se tourna de nouveau vers
Luc.) Est-ce que tu es en train de dire ce que je pense ?
Luc s’esclaffa avant de remettre son bracelet. Il s’installa de nouveau confortablement,
avec les pieds sur le bureau.
— C’est super d’être un hybride. On se déplace plus vite que les humains. En même
temps, avec le taux d’obésité actuel, une tortue se déplacerait plus vite qu’eux… Des fois, on
arrive même à se servir de la Source de manière plus efficace que le Luxen lambda.
L’association de l’ADN humain et alien peut être très puissante, mais ce n’est pas toujours le
cas. (Un sourire satisfait étira les lèvres de Luc.) Mais en donnant un bracelet comme celui-ci
à un Luxen, il devient capable de refléter complètement la lumière.
Mon cœur manqua un battement.
— Tu veux dire qu’ils peuvent devenir… complètement invisibles ?
— C’est trop cool ! s’exclama Daemon, les yeux rivés sur la pierre. On peut changer
d’apparence à volonté, mais se rendre invisible en prime ? C’est la première fois que j’entends
ça.
Perplexe, je secouai la tête.
— Et ça marche aussi sur nous ?
— Non. Notre ADN humain nous en empêche, mais ça nous rend aussi puissants que les
Luxens, si ce n’est plus, ce qui n’est pas négligeable. (Il gigota sur son siège.) Donc vous
imaginez bien qu’ils ne veulent pas qu’on mette la main dessus… encore moins si on n’est pas
stable. À moins…
Une brise glacée souffla sur ma nuque.
— À moins ?
Son expression perdit de son enthousiasme.
— À moins qu’ils ne se moquent des dommages que l’hybride allait causer. Peut-être que
votre amie était un test qui augure un incident plus important encore.
— Quoi ? (Daemon se tendit.) Tu crois qu’ils l’ont fait exprès ? Qu’ils ont équipé un
hybride instable d’un bracelet et qu’ils l’ont lâché dans la nature pour voir ce que ça donnait ?
— Paris pense que je suis un schizophrène paranoïaque qui a un gros problème avec les
théories du complot. (Il haussa les épaules.) Mais ne me dites pas que le Dédale n’a pas un
plan pour dominer le monde. Ils sont prêts à tout pour arriver à leur fin.
— Dans ce cas-là, pourquoi s’en est-elle prise à moi ? Blake dit qu’ils ne savent pas que la
mutation a fonctionné. Donc, ils ne l’ont pas envoyée chez moi. (Je marquai une pause.)
Enfin, si Blake dit bien la vérité.
— Pour la mutation, je pense qu’il dit la vérité, répondit Luc. Sinon, vous ne seriez pas
assis ici. Le truc, c’est que le Dédale ne connaît pas toutes les propriétés de cette pierre et les
effets qu’elle a sur nous. Moi-même, j’en apprends tous les jours.
— Et qu’as-tu appris ? demanda Daemon.
— Eh bien, par exemple, avant de mettre mes sales petites mains sur l’un de ces
bracelets, j’aurais été incapable de reconnaître un autre hybride s’il s’était mis à danser la
gigue devant moi. Dès que vous êtes arrivés à Martinsburg, je vous ai sentis, Blake et toi,
Katy. C’était une sensation bizarre, comme un souffle sur mon corps. Ton amie t’a peut-être
repérée comme ça. Ce serait la possibilité la moins terrible.
Daemon laissa échapper un long soupir et détourna les yeux un instant.
— Tu sais si ça augmente les pouvoirs des Arums aussi ?
— Sans doute. S’ils venaient de se nourrir de ceux d’un Luxen.
Complètement dépassée, je m’adossais au canapé avant de me pencher de nouveau en
avant.
— Tu crois que l’opale pourrait, je ne sais pas, annuler les effets de l’onyx ?
— C’est possible, mais je n’en sais rien. Je n’ai pas embrassé d’onyx récemment.
J’ignorai son ton sarcastique.
— Où est-ce qu’on peut s’en procurer ?
Luc rit aux éclats. J’eus envie de pousser ses jambes de son bureau.
— À part si tu as trente mille dollars à dépenser, si tu connais un mineur d’opales ou si tu
vas en demander au Dédale, ça va être difficile. Et il est hors de question que je vous donne la
mienne.
Mes épaules s’affaissèrent. Youpi, encore un cul-de-sac. Le destin nous en voulait
vraiment.
— Bref. Il est temps pour vous de rentrer. (Il pencha la tête en arrière et ferma les yeux.)
Je ne pense pas avoir de nouvelles de vous avant que vous retourniez au Mont Weather ?
Voilà que maintenant, il nous mettait à la porte. En me levant, je pesai le pour et le
contre de lui sauter dessus pour lui voler son bracelet. La façon dont il me regardait, par en
dessous, m’en dissuada.
— Tu ne peux rien me dire d’autre ? insista Daemon.
— Si, bien sûr. (Luc releva les yeux.) Ne faites confiance à personne dans cette histoire.
Chacun a beaucoup trop à perdre ou à gagner.
CHAPITRE 29

Durant les semaines qui suivirent, les journaux télévisés locaux furent remplis
d’interviews des forces de l’ordre et des parents de Carissa qui, en larmes, suppliaient qu’on
leur rende leur fille. On organisa des veillées à la bougie et des reporters affluèrent de tout le
pays pour satisfaire leur curiosité morbide. Comment une aussi petite ville pouvait-elle avoir
un tel pourcentage de disparitions chez les adolescents ? Certains avaient même émis
l’hypothèse qu’un tueur en série agissait dans notre partie reculée de Virginie Occidentale.
Aller au lycée et écouter tout le monde parler de Carissa, Simon et même d’Adam et Beth
était très difficile. Et pas seulement pour moi. Pour tous ceux qui connaissaient la vérité.
Ces élèves n’avaient pas disparu.
Adam et Carissa étaient morts. Simon l’était probablement aussi. Et Beth était retenue
contre son gré par une agence gouvernementale.
Une atmosphère sombre et étouffante était tombée sur nos vies. Aucun de nous ne
pouvait y échapper. Mais le printemps était déjà là et, bientôt, les accusations fleurirent aussi
vite que les premiers bourgeons. Dawson était le seul à être réapparu sain et sauf et son
retour coïncidait avec de nombreuses disparitions.
Des rumeurs couraient dans les couloirs. On s’échangeait des regards appuyés en
présence de Dawson ou Daemon. Sûrement parce que très peu de personnes arrivaient à les
différencier. En attendant, ils faisaient tous les deux semblant de ne rien entendre… à moins
qu’ils s’en moquent.
Même Lesa avait changé. La perte d’une amie a des effets désastreux, comme l’incapacité
de faire son deuil. Elle ne comprenait pas comment Carissa avait disparu. Personne ne le
comprenait sauf nous. Et comme de nombreux autres, elle allait passer sa vie à se demander
ce qui s’était réellement passé et pourquoi. Ne pas savoir l’empêcherait d’aller de l’avant. Les
saisons passaient, le printemps s’était bien installé, pourtant Lesa était restée coincée quelque
part entre la veille du jour où on lui avait annoncé la disparition de son amie et le lendemain.
Elle était toujours la même d’une certaine façon : il lui arrivait de faire des remarques
totalement inappropriées et d’en rire, mais parfois, quand elle pensait que je ne la regardais
pas, ses yeux s’emplissaient de nuages.
En attendant, le cas de Carissa n’était pas le seul à faire couler de l’encre.
Le Dr William Michaels, ce salopard qui était aussi le petit ami de ma mère, avait
également été porté disparu par sa sœur, trois semaines après Carissa. Un vent de panique
avait de nouveau secoué la ville. Ma mère avait été interrogée et elle… elle s’était effondrée.
En particulier quand elle avait appris que Will ne s’était rendu à aucune conférence dans
l’Ouest et que personne n’avait eu de nouvelles de lui depuis qu’il avait quitté Petersburg.
La police privilégiait la piste criminelle. D’autres murmuraient qu’il était impliqué dans
ce qui était arrivé à Carissa et Simon. Un docteur aussi reconnu qu’il l’était ne se volatilisait
pas du jour au lendemain.
Comme Daemon et moi étions encore en vie, nous supposions que la mutation avait
fonctionné et qu’il se cachait quelque part. Au pire, le Dédale l’avait attrapé. Si c’était le cas,
ça ne présageait rien de bon pour nous, mais très sincèrement, ça lui faisait les pieds d’être
enfermé dans une cage à son tour.
Dans l’ensemble, je n’étais pas bouleversée par l’absence de Will… Mais je détestais que
Maman ait, de nouveau, à pleurer la perte d’un être cher. Je détestais Will encore plus de lui
faire subir une telle chose. Elle passa par toutes les étapes du deuil : le déni, la douleur, cet
horrible sentiment de culpabilité et enfin, la colère.
Je ne savais pas comment l’aider. La seule chose que je pouvais faire, c’était passer ses
soirées libres avec elle, après notre entraînement à l’onyx. Lui tenir compagnie, lui servir de
distraction semblait lui faire du bien.
Au bout de quelques semaines sans le moindre signe de vie de Carissa, ni de ceux qui
avaient rendu notre petite ville célèbre, l’inévitable se produisit. Personne n’oublia ce qui
s’était passé, mais les journalistes s’en allèrent et d’autres nouvelles plus pressantes inondèrent
les actualités. Dès la mi-avril, tout le monde avait repris sa vie.
Un soir, pendant qu’on rentrait du lac et qu’on profitait des températures un peu plus
douces, j’avais demandé à Daemon comment les gens pouvaient passer à autre chose aussi
facilement. Un sentiment amer me suivait quasiment partout. Et si on ne revenait jamais du
Mont Weather ? Nous oublierait-on aussi facilement ?
Daemon m’avait pris la main avant de répondre :
— C’est humain, Kitten. L’inconnu fait peur. Les gens préfèrent ne pas s’en approcher. Ils
ne veulent pas qu’il assombrisse leurs pensées et leurs actes.
— Et tu trouves que c’est une bonne chose ?
— Je n’ai pas dit ça. (Il s’arrêta et posa les mains sur mes épaules.) Mais ne pas connaître
la réponse à un problème peut être terrifiant. Au bout d’un moment, il faut arrêter d’y penser,
sinon on devient fou. Regarde, toi, par exemple, tu ne passes pas ton temps à te demander
pourquoi ton père, et pas un autre, est tombé malade. Personne ne le sait. Tu as été obligée
de passer à autre chose.
Je le dévisageais. Son beau visage était illuminé par les derniers rayons du soleil.
— Je n’arrive pas à croire que tu sois aussi sage.
Daemon ricana et fit courir ses doigts le long de mes bras. De délicieux frissons me
parcoururent.
— Je suis bien plus qu’un beau gosse, Kitten. Tu devrais le savoir, maintenant.
Je le savais. Daemon me soutenait tellement que ça en devait ridicule. Le fait que je
participe à l’entraînement avec l’onyx ne lui plaisait toujours pas, mais il n’avait pas insisté
pour que j’arrête et je lui en étais reconnaissante.
Je me donnais à fond pour accroître ma tolérance. Du coup, je n’avais plus l’occasion de
faire grand-chose d’autre que d’aller au lycée. Après les entraînements, nous n’avions plus la
moindre énergie et nous nous endormions très vite. On passait tellement de temps à
s’entraîner et à vérifier que nous n’étions pas observés par des agents et des taupes que nous
n’avions même pas fêté la Saint-Valentin. Il m’avait juste offert des fleurs et moi, une carte.
On n’arrêtait pas de dire que ce n’était que partie remise, qu’on allait dîner ensemble,
mais le temps filait à toute vitesse et il y avait toujours quelqu’un pour se mettre entre nous.
Dawson, impatient de retrouver Beth, était toujours à deux doigts d’aller tout seul au Mont
Weather ; Dee avait des envies de meurtres ; et Blake insistait pour qu’on s’expose à l’onyx
tous les jours. Avec tout ça, j’avais oublié la sensation de me retrouver en tête-à-tête avec
Daemon.
D’ailleurs, je commençais à croire que ses visites nocturnes n’étaient vraiment que le fruit
de mon imagination. Le soir, il était aussi crevé que moi et le matin, j’avais seulement
l’impression d’avoir rêvé. De toute façon, comme Daemon ne m’en parlait jamais, je ne disais
rien non plus et me contentais d’attendre la nuit avec impatience. Après tout, l’avoir en rêve
était mieux que pas du tout.
Enfin, au début du mois de mai, on réussit tous les cinq à toucher de l’onyx pendant
cinquante secondes d’affilée sans perdre les capacités motrices de nos muscles. Aux yeux des
autres, ça paraissait minime, mais pour nous, c’était une avancée non négligeable.
Aujourd’hui, au beau milieu de l’entraînement, Ash et Dee étaient venues nous observer.
Elles semblaient être devenues les meilleures amies du monde alors que moi, je me retrouvais
seule… sauf quand Lesa était dans ses bons jours.
Dans ses mauvais jours, Carissa lui manquait tellement qu’en comparaison, personne ne
pouvait remplacer leur amitié.
Tandis que je regardais Ash chanceler sur ses talons hauts en plein milieu de la forêt, je
me demandai comment Dee et elle pouvaient s’entendre. À part leur obsession pour la mode,
elles n’avaient rien en commun.
C’est alors que je compris ce qui les liait : le deuil. Et moi, je leur en voulais parce
qu’elles puisaient du réconfort dans leur présence respective. J’étais vraiment sans cœur,
parfois.
Matthew était en train de se relever lorsque Ash s’approcha de l’onyx en fronçant les
sourcils.
— Ce ne doit pas être si terrible que ça. Il faut que j’essaie.
Je réprimai un sourire moqueur. Personnellement, je ne comptais pas l’en empêcher.
— Euh, Ash. Je te le déconseille, dit Daemon.
Rabat-joie, pensai-je, mais Ash était une petite extraterrestre déterminée. Je m’assis et
attendis que le spectacle commence.
Je n’eus pas à patienter très longtemps.
Se penchant avec grâce, Ash ramassa une toute petite pierre noire rougeâtre. Je retins
ma respiration. Moins d’une seconde plus tard, elle hurla et lâcha l’onyx comme s’il s’agissait
d’un serpent. Elle trébucha et tomba sur les fesses.
— Comme tu le dis, ce n’est pas si terrible que ça, commenta Dawson, pince-sans-rire.
Ash avait les yeux écarquillés et la bouche ouverte comme un poisson.
— Que… Qu’est-ce que c’était ?
— De l’onyx, répondis-je en m’allongeant sur le dos. (Le ciel était bleu et les rayons du
soleil réchauffaient l’air ambiant. J’avais déjà eu droit à trois rounds aujourd’hui. Je ne sentais
plus mes doigts.) C’est nul.
— J’ai… J’ai eu l’impression qu’on m’arrachait la peau, dit-elle. (Le choc avait rendu sa
voix rauque.) Comment vous pouvez subir ça depuis des mois ?
Dawson s’éclaircit la voix.
— Tu sais très bien pourquoi, Ash.
— Mais Beth est…
Oh non.
— Beth est quoi ? demanda Dawson en se levant. Vas-y. C’est de ma petite amie dont tu
parles.
— Rien. (Ash chercha le soutien des autres, mais visiblement, elle allait devoir se
débrouiller seule. Après s’être levée avec précaution, elle s’approcha de Dawson.) Je suis
désolée. C’est juste que… c’était très douloureux.
Dawson ne dit rien. Il se contenta de contourner Daemon et de disparaître dans les
fourrés. Daemon me consulta du regard avant de soupirer et de partir à la recherche de son
frère.
— Ash, tu dois apprendre à faire preuve de tact, dit Matthew en époussetant son jean
plein de terre.
Le visage d’Ash se décomposa.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas lui faire de mal.
J’avais peine à y croire. C’était rare de voir Ash exprimer autre chose que de l’arrogance.
Dee la rejoignit, et ensemble, elles s’éloignèrent. Matthew les suivit un instant plus tard. Le
pauvre aurait eu besoin de vacances… ou d’une bouteille de whisky.
Du coup, je me retrouvai seule avec Blake.
Je fermai les yeux en grognant et me rallongeai. Mon corps me paraissait très lourd,
comme s’il allait s’enfoncer dans le sol. D’ici à quelques semaines, des fleurs pousseraient sur
moi.
— Ça va ? me demanda Blake.
Plusieurs répliques cinglantes s’alignèrent aussitôt au bord de mes lèvres comme de bons
petits soldats, mais je me contentai de répondre :
— Je suis fatiguée, c’est tout.
Un silence fécond s’ensuivit, puis j’entendis ses pas se rapprocher. Blake s’assit à côté de
moi.
— C’est terrible, l’onyx, pas vrai ? Je n’y ai jamais vraiment pensé, mais au début, quand
le Dédale m’y a exposé, j’étais tout le temps fatigué.
Comme je ne savais pas quoi dire, je restai silencieuse et pendant un moment, lui aussi.
Blake était sans doute la personne que j’avais le plus de mal à côtoyer. Ce n’était pas
quelqu’un de foncièrement mauvais. Ce n’était pas un monstre. Il était simplement désespéré.
Et le désespoir fait parfois faire des choses dingues.
Mais surtout, il me faisait ressentir des émotions contradictoires. Au fil des mois, j’avais
appris, comme les autres, à tolérer sa présence, sans pour autant lui faire confiance. Je me
souvenais des paroles de Luc : Ne faites confiance à personne dans cette histoire. Chacun a
beaucoup trop à perdre ou à gagner. Je n’arrêtais pas de me demander s’il parlait de Blake. En
attendant, je ne pouvais pas lui pardonner ce qu’il avait fait à Adam et je ne voulais pas
ressentir de la pitié à son égard… même si parfois, j’étais incapable de m’en empêcher. Il était
le fruit de l’environnement dans lequel il avait grandi. Ce n’était pas une excuse, mais Blake
n’avait pas agi de son propre chef. Il y avait des tas de facteurs à prendre en compte. Le pire,
dans cette histoire, c’était de le voir manger à la cantine avec le frère et la sœur du garçon
qu’il avait tué.
Personne ne savait vraiment comment se comporter en sa présence.
Au bout d’un moment, il reprit la parole :
— Je sais à quoi tu penses.
— Je croyais que tu ne pouvais pas lire les pensées des autres hybrides ?
Il rit.
— Non, mais dans ce cas-là, c’est plutôt clair. Ma présence t’insupporte, mais tu es trop
fatiguée pour te lever et le soleil est agréable.
Blake avait raison sur toute la ligne.
— Et pourtant, tu es toujours là.
— Oui, à ce sujet… Je ne crois pas que tu devrais t’endormir ici. N’oublie pas qu’il y a
des ours et des coyotes dans la forêt, sans parler du fait que la Défense ou le Dédale
pourraient traîner dans les parages.
J’ouvris les yeux et soupirai.
— Et en quoi ma présence ici est-elle louche ?
— Eh bien, c’est encore un peu tôt dans l’année pour se faire dorer la pilule et il
commence à se faire tard… Et puis, ils savent que je continue de te parler. Pour maintenir les
apparences et ce genre de conneries.
Je penchai la tête vers lui. Quand on s’entraînait, les Luxens montaient la garde chacun
leur tour pour s’assurer que personne ne nous espionnait. Ça me paraissait bizarre que Blake
s’en inquiète.
— Ah oui ? rétorquai-je.
Il replia les genoux et posa un bras dessus tout en observant la surface lisse du lac. Le
silence retomba de nouveau.
— Je sais que Daemon et toi êtes allés voir Luc, en février, déclara-t-il tout à coup.
J’ouvris la bouche avant de secouer la tête. Je n’avais pas à me justifier devant lui.
Blake soupira.
— Je sais que tu ne me fais pas confiance et que ce ne sera jamais le cas, mais j’aurais pu
vous éviter le voyage. Je suis au courant pour l’opale noire. J’ai déjà vu Luc faire des choses
incroyables grâce à elle.
La colère m’envahit.
— Alors pourquoi ne nous en as-tu pas parlé ?
— Je ne pensais pas que ça en valait la peine, répondit-il. Il est quasiment impossible de
s’en procurer et je ne m’attendais pas à ce que le Dédale en équipe ses hybrides. L’idée ne m’a
même pas traversé l’esprit, si tu veux tout savoir.
Comme d’habitude, je me retrouvais face au même dilemme : croire ou ne pas croire
Blake. Je croisai les jambes au niveau de mes chevilles et observai un énorme nuage
cotonneux traverser le ciel.
— OK, lui dis-je car je n’avais aucun moyen de savoir s’il me mentait ou non.
J’étais persuadée que si on le passait au détecteur de mensonge, les résultats seraient
complètement faussés.
Blake parut surpris.
— J’aurais aimé que les choses soient différentes, Katy.
Je reniflai.
— Moi aussi. Comme des centaines de gens.
— Je sais. (Il gratta la terre avant d’attraper un caillou. Il le retourna lentement sur la
paume de sa main.) Je réfléchis beaucoup en ce moment à ce que je ferai quand tout sera
terminé. Il y a de fortes chances pour que Chris… ne soit pas au top de sa forme. Il faudra
qu’on parte très loin d’ici pour disparaître mais… et s’il était incapable de se fondre dans la
masse ? S’il était trop… différent ?
Déphasé, comme Beth, la dernière fois que je l’avais vue.
— Tu as dit qu’il aimait la mer. Toi aussi. Alors, allez la voir.
— Ça me plairait bien. (Il me jeta un regard en coin.) Qu’est-ce que vous allez faire de
Beth ? Qu’est-ce que vous ferez une fois que vous l’aurez libérée ? Le Dédale ne va pas la
laisser partir comme ça.
— Je sais. (Je soupirai. J’avais envie de me fondre dans le sol.) Je suppose qu’on va
devoir la cacher. En supposant qu’elle coopère. On avisera quand on y sera, mais du moment
qu’on est tous ensemble, on trouvera une solution.
— Oui…
Il s’interrompit, les lèvres pincées. Après avoir pris de l’élan, il jeta le caillou dans le lac,
qui fit trois ricochets avant de couler. Alors, il se leva.
— Je te laisse, mais je reste dans les parages.
Avant que j’aie eu le temps de répondre, il avait déjà disparu. Les sourcils froncés, je me
redressai pour le chercher du regard. Les berges étaient désertes, à l’exception de quelques
rouges-gorges qui sautillaient près d’un arbre.
Ça avait été une conversation pour le moins étrange.
Je m’allongeai de nouveau, fermai les yeux et tentai de faire le vide dans ma tête. Quand
je me retrouvai seule et que tout était silencieux, des milliers de pensées m’accablaient dans
toutes les directions. J’avais du mal à m’endormir. Du coup, j’avais pris l’habitude d’imaginer
une plage de Floride où mon père avait aimé aller. Je créais cette image de vagues bleu-vert
pleines d’écumes qui venaient lécher le sable avant de se retirer et la rejouais à l’infini dans
ma tête. Au bout d’un moment, il ne restait plus qu’elle dans les moindres recoins de mon
esprit. Je n’avais pas prévu de m’assoupir, mais étant donné que j’étais épuisée, je m’endormis
très vite.
Je ne sais pas exactement ce qui me réveilla, mais quand j’ouvris les paupières, de
brillants yeux verts me regardaient. Je souris.
— Salut, murmurai-je.
Il eut un sourire en coin.
— Salut, Belle au bois dormant…
Par-dessus son épaule, je vis que le ciel s’était assombri.
— Tu m’as réveillée avec un baiser ?
— Bien sûr. (Daemon était allongé sur le côté, appuyé sur un bras. Il posa son autre main
sur mon ventre et aussitôt mon cœur se mit à battre plus fort.) Je t’avais dit que mes lèvres
avaient des pouvoirs magiques.
Un rire silencieux secoua mes épaules.
— Tu es là depuis longtemps ?
— Non. (Il me regarda dans les yeux.) J’ai croisé Blake qui boudait dans la forêt. Il ne
voulait pas partir tant que tu dormais.
Je levai les yeux au ciel.
— Et même si ça me fait mal de l’admettre, je suis content qu’il soit resté.
— Waouh. Attention, il va neiger. (Quand il plissa les yeux, je fis courir mes doigts dans
les mèches de cheveux qui tombaient sur son front. Il ferma les yeux. J’en eus le souffle
coupé.) Comment va Dawson ?
— Il s’est calmé. Et Kitten ?
— Endormie.
— Et ?
Tout doucement, je fis glisser mes doigts le long de son visage, sur sa joue, puis le long
des muscles puissants de sa mâchoire. Il tourna la tête de façon à me les embrasser.
— Je suis contente de te voir.
Il déboutonna rapidement le cardigan léger que je portais et en écarta les pans. Ses
phalanges effleurèrent le top que j’avais enfilé dessous.
— Quoi d’autre ?
— Je suis rassurée de ne pas avoir été mangée par un ours ou par un coyote.
Il haussa un sourcil.
— Quoi ?
Je souris.
— Apparemment, c’est un problème, dans le coin.
Daemon secoua la tête.
— Bref. Continue de parler de moi.
Au lieu de lui parler, je préférai lui montrer. D’après Daemon, c’était à cause de mon
amour des livres que je préférais montrer plutôt que dire. Mes doigts caressèrent ses lèvres,
puis son torse. Quand je levai la tête, il me rencontra à mi-chemin.
Au début, le baiser fut tendre et hésitant. Ce genre de baisers doux comme la soie
éveillait en moi un sentiment qui commençait à devenir familier. La sensation de ses lèvres
contre les miennes, le désir qui m’envahissait se répercutait dans nos deux corps. Nos cœurs
battaient la chamade, à l’unisson. Je me laissai envahir par ce baiser, engloutir, noyer. La
déferlante de sensations était difficile à gérer. C’était aussi excitant que terrifiant. J’étais
prête, je l’étais depuis longtemps, pourtant, j’étais morte de peur. Daemon avait raison : les
humains craignaient l’inconnu. Et Daemon et moi tournions autour du pot depuis un certain
temps.
Il me poussa doucement en arrière, jusqu’à ce que je sois de nouveau allongée sur le dos,
et se plaça au-dessus de moi. La façon dont il s’appuyait sur moi était exquise, me rendait
folle. Sa main remonta le long de ma poitrine, m’effleura à peine. C’était trop et pas assez en
même temps. Je respirai fort. Il passa une jambe entre les miennes. Quand il rompit le baiser,
j’avalai de grandes goulées d’air pour essayer de reprendre le contrôle que j’étais rapidement
en train de perdre.
— Il faut que j’arrête, me dit-il d’une voix rauque, les yeux fermés le plus fort possible.
(Ses cils épais caressaient le haut de ses pommettes.) Tout de suite.
J’enfouis mes doigts dans ses cheveux au niveau de sa nuque en espérant qu’il ne
remarque pas à quel point je tremblais.
— Oui. Ce serait mieux qu’on arrête.
Il hocha la tête, mais se baissa de nouveau pour m’embrasser. C’était bon de savoir qu’il
avait autant de retenue que moi, c’est-à-dire zéro. Je fis descendre mes mains le long de son
dos, puis les glissai sous son tee-shirt pour toucher sa peau si chaude. J’enroulai mes jambes
autour des siennes. On était si proches que si nos cœurs n’avaient pas déjà battu en rythme, ils
se seraient trouvés maintenant et auraient fusionné.
On respirait fort. C’était de la folie. C’était parfait. Sa main s’insinua sous mon top, de
plus en plus haut. Au fond de moi, j’aurais voulu appuyer sur le bouton stop de l’univers, puis
me rejouer cette scène encore et encore pour ressentir cette sensation.
Tout à coup, Daemon se crispa.
— Oh, mon Dieu, Jésus, Marie, Joseph ! Mes yeux ! s’écria Dee. Mes yeux !
J’ouvris les miens. Daemon avait relevé la tête. Ses iris étincelaient. C’est à ce moment
que je me rendis compte que j’avais toujours les mains sous son tee-shirt. Je les retirai
vivement.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je, incroyablement gênée.
La réaction de Daemon me fit rougir encore plus.
— Tu n’as rien vu, Dee, dit-il avant d’ajouter, à voix basse : mais seulement parce que tu
es arrivée juste à temps.
— Tu étais allongée sur elle et ta bouche et la sienne faisaient ça. (Je l’imaginai mimer
avec ses mains. Elle reprit :) Crois-moi, je n’ai jamais voulu voir ça. Genre, jamais.
Je poussai Daemon et il roula sur le côté. Je me redressai avant de me tourner, la tête
baissée de façon à ce que mes cheveux dissimulent la rougeur de mes joues. Dee agissait
comme si elle nous avait surpris complètement nus et en pleine action, mais contre toute
attente, elle souriait.
— Qu’est-ce que tu veux, Dee ? demanda Daemon.
Elle soupira d’un air dédaigneux et posa les mains sur ses hanches.
— Rien de toi, ça, c’est sûr. Je suis venue parler à Katy.
Je relevai vivement la tête. Tant pis pour la gêne.
— C’est vrai ?
— Ash et moi, on va dans une petite boutique qui vient d’ouvrir à Moorefield, samedi
après-midi. Elle vend des robes vintage. Pour le bal de fin d’année, ajouta-t-elle tandis que je
la dévisageais avec de grands yeux.
— Le bal de fin d’année ?
Je ne comprenais pas où elle voulait en venir.
— Oui, c’est à la fin du mois. (Elle jeta un coup d’œil à son frère. Ses joues avaient pris
une teinte rosée.) La majorité des robes auront sûrement déjà disparu et je ne sais pas si on
trouvera quelque chose d’intéressant, mais Ash en a entendu parler et tu sais comment elle est
avec les vêtements, alors elle s’y connaît. Il y a deux jours, elle a encore trouvé un joli petit
pull qui…
— Dee, l’interrompit Daemon avec un léger sourire aux lèvres.
— Quoi ? Ce n’est pas à toi que je parle. (Exaspérée, elle se tourna de nouveau vers
moi.) Bref. Ça te dit de venir avec nous ? Sauf si tu as déjà une robe, bien sûr… Dans ce cas-
là, ça ne servirait à rien, mais tu peux quand même…
— Je n’ai pas encore de robe.
Je n’arrivais pas à croire qu’elle était en train de me proposer de faire quelque chose
ensemble. J’étais surprise, pleine d’espoir… mais encore et surtout, surprise.
— Super ! s’exclama-t-elle. Alors, on y va samedi. J’avais pensé à proposer à Lesa de nous
accompagner.
Étais-je en train de rêver ? Elle voulait aussi inviter Lesa ? J’avais l’impression d’avoir
raté un épisode. Je regardai Daemon tandis que sa sœur continuait de déblatérer. Il me sourit.
— Attends, dis-je soudain. Je n’avais pas prévu d’aller au bal.
— Quoi ? (Dee en resta bouche bée.) C’est notre dernière année !
— Je sais, mais avec tout ce qui s’est passé… je n’y ai pas vraiment réfléchi.
C’était un mensonge. Au lycée, on ne pouvait pas faire un pas sans voir les affiches et les
bannières.
L’incrédulité de Dee s’accentua.
— C’est notre dernière année, répéta-t-elle.
— Mais… (Je recoiffai mes cheveux en arrière tout en jetant un coup d’œil à Daemon.)
Tu ne m’y as même pas invitée.
Il sourit.
— Je ne pensais pas que c’était nécessaire. Pour moi, c’était évident qu’on irait ensemble.
— C’est risqué, ce genre de pari, rétorqua Dee en se balançant sur ses pieds d’avant en
arrière.
Il ne répondit pas. Son sourire disparut.
— Qu’est-ce qui se passe, Kitten ?
Je clignai les yeux.
— Comment est-ce qu’on pourrait aller au bal avec tout ce qui se passe ? On est à deux
doigts d’acquérir une tolérance suffisante à l’onyx pour retourner au Mont Weather et…
— Le bal est un samedi, me coupa-t-il en éloignant ma main de mes cheveux. Disons que
dans deux semaines, on sera prêts. Ça tombera un dimanche.
Dee s’approcha de nous. Elle se dandinait toujours comme si elle marchait sur des
braises.
— Et ça ne dure que quelques heures. Vous pouvez bien arrêter de vous automutiler
pendant une soirée !
Le problème n’était pas le manque de temps, ni même l’onyx. Pas vraiment. Je me sentais
simplement mal d’aller m’amuser avec tout ça, avec Carissa…
Daemon passa un bras sur mes épaules et se pencha pour me murmurer à l’oreille.
— Tu ne fais rien de mal, Kat. Tu mérites de t’amuser un peu.
Je fermai les yeux.
— Pourquoi est-ce qu’on irait faire la fête alors qu’elle ne peut plus ?
Il pressa sa joue contre la mienne.
— Parce qu’on est toujours là. Et qu’on mérite de faire des choses normales de temps en
temps.
Le méritait-on vraiment ?
— Ce n’est pas ta faute, murmura-t-il avant de m’embrasser sur le front. (Il recula
légèrement pour me regarder dans les yeux.) Tu viendras au bal avec moi, Kat ?
Dee ne tenait toujours pas en place.
— Tu devrais dire oui. Comme ça, on peut aller faire les boutiques et ça m’évitera la
honte de voir mon frère se faire rembarrer. Même s’il mériterait bien d’être remis à sa place.
Je ris et la regardai en coin. Dee m’adressa un sourire mal assuré. Aussitôt, l’espoir refit
surface.
— D’accord. (Je pris une grande inspiration.) J’irai au bal. Mais seulement parce que je
ne veux pas te mettre la honte.
Daemon me pinça le nez.
— Je m’en contenterai pour l’instant.
Un nuage passa devant le soleil et sembla s’arrêter. La température baissa de façon
significative.
Mon sourire disparut tandis qu’un frisson glacé me parcourait l’échine. C’était un moment
joyeux, un bon moment. Il y avait de l’espoir pour ma relation avec Dee. Et le bal de promo
était un événement important. J’avais hâte de voir Daemon en costard. L’espace d’une soirée,
nous serions des lycéens normaux. Pourtant, la pénombre dans laquelle nous nous trouvions
avait comme pénétré au plus profond de moi-même.
— Qu’est-ce qui se passe ? me demanda Daemon, inquiet.
— Rien, répondis-je.
Mais ce n’était pas la vérité. Il se passait bien quelque chose. Le problème, c’était que je
ne savais pas quoi.
CHAPITRE 30

L’une des premières choses que je fis le lendemain fut d’inviter Lesa. L’idée
l’enthousiasma et elle accepta. J’en fus folle de joie. Et puis recevoir l’approbation de la
meilleure amie de Carissa me confirma que j’avais le droit d’y aller.
Comme moi, par contre, Lesa ne savait pas trop que penser d’une virée shopping avec
Ash. Elle se mit à plaisanter sur la question et des bribes de son ancienne personnalité refirent
surface.
— Je te parie qu’elle va choisir une robe tellement courte et moulante qu’à côté d’elle, on
aura l’air d’Oompa Loompas super moches. (Elle soupira d’un air faussement désespéré.) Non.
Oublie ça. En fait, je suis sûre qu’elle va passer son temps à poil à se parader dans la
boutique.
Je m’esclaffai.
— Sans doute. Mais je suis contente que Dee nous ait invitées.
— Moi aussi, répondit-elle avec sérieux. Elle me manque, surtout depuis que… Ouais.
Elle me manque.
Mon sourire vacilla. Je ne savais toujours pas comment me comporter quand on faisait
référence à Carissa dans une conversation. Heureusement, Daemon vint à ma rescousse en
décidant de tirer sur ma queue-de-cheval tel un gamin de six ans.
Il s’assit derrière moi avant de me taper dans le dos avec son fidèle stylo.
Levant les yeux au ciel, je me retournai.
— Toi et ce fichu stylo, alors !
— Tu l’adores. (Il se pencha en avant et se tapota le menton.) Je me disais que je
pourrais peut-être rentrer avec toi. Le truc qu’on devait faire a été retardé d’une heure. Et ta
mère sera déjà partie travailler à Winchester, non ?
Un bourdonnement d’excitation se répandit dans mes veines. Je comprenais très bien où
il voulait en venir. Maman absente. Avec un peu de chance, on pourrait avoir une heure à
nous, sans interruption.
Je ne pus m’empêcher de soupirer d’aise.
— Ce serait parfait.
— C’est bien ce que je pensais. (Il posa son stylo tout en continuant de me dévisager.)
J’ai hâte d’y être.
Le rouge aux joues, j’avais du mal à réfléchir clairement. Aussi, je me contentai de hocher
la tête et me retournai. À l’expression de Lesa, il était clair qu’elle avait tout entendu.
Elle remua les sourcils de façon suggestive. Mon visage tout entier était en feu. Oh,
Seigneur…
Après le cours de maths, le reste de la matinée passa à une lenteur hallucinante. L’univers
était contre moi. On aurait dit qu’il savait que je ne tenais pas en place et que j’avais hâte de
partir. Une petite partie de moi était nerveuse, bien sûr. Qui ne le serait pas ? Si nous
arrivions enfin à avoir du temps à nous, que personne ne nous interrompait et que tout
s’emboîtait…
Que tout s’emboîtait ?
Je réprimai un gloussement.
Les sourcils froncés, Blake releva la tête de son livre de biologie.
— Quoi ?
— Rien, répondis-je, le sourire aux lèvres. Rien du tout.
Il haussa un sourcil.
— Daemon t’a dit que Matthew avait rendez-vous avec des parents d’élèves après les
cours ?
Je ris encore une fois et il me regarda d’un air bizarre.
— Oui, il me l’a dit.
Blake me dévisagea un instant avant de poser son stylo sur le bureau. Alors, sans
prévenir, il tendit la main vers moi pour me débarrasser d’une poussière que j’avais dans les
cheveux. Au moment où je sursautais, il retira son bras et mon nez se retrouva au niveau de
son poignet.
Le parfum citronné et frais qui s’en dégageait éveilla un moi un sentiment de malaise très
désagréable. J’avais l’impression d’avoir fait une chose stupide et qu’on allait m’humilier en
public. J’avais des fourmis partout.
Puis, soudain, un souvenir se rappela à moi. Ce parfum… je l’avais déjà senti.
— Ça va ? me demanda-t-il.
Je penchai la tête sur le côté, comme pour mieux sentir. Pourquoi connaissais-je cette
odeur ? Je l’avais probablement remarquée sur Blake, c’était sûrement une eau de Cologne
très chère, mais il y avait autre chose.
Un peu comme quand on entend la voix d’un acteur, mais qu’on n’arrive pas à se souvenir
de son visage. J’avais la réponse sur le bout de la langue et je n’arrivais pas à me défaire de
cette sensation.
Pourquoi ce parfum me paraissait-il à ce point familier ? Le visage de Daemon apparut
dans mon esprit, mais ce n’était pas logique. Son parfum à lui faisait penser au vent et au
grand air, et il persistait longtemps sur mes vêtements, mon coussin…
Mon coussin…
Mon cœur se serra et manqua un battement. La vérité venait de m’apparaître. J’étais à
deux doigts de sauter hors de mon siège. Le choc m’envahit, suivi rapidement par un élan de
colère si violent que je m’éloignai vivement de Blake.
Je ne pouvais pas rester assise ici. Je ne pouvais plus respirer.
De l’électricité statique se mit à crépiter sous mon tee-shirt. Mes poils se hérissèrent sur
mon corps. Une odeur d’ozone brûlé emplit l’air. À l’avant de la salle, Matthew leva la tête.
Son regard se posa instinctivement sur Dawson car, si quelqu’un devait péter un câble, c’était
forcément lui. Mais Dawson cherchait lui aussi qui était la source de l’augmentation de
l’électricité dans l’air.
C’était moi.
J’allais exploser.
Me forçant à agir, je refermai mon livre et le fourrai dans mon sac à bandoulière. Puis,
sans perdre de temps, je me levai sur mes jambes tremblantes. J’avais l’impression que ma
peau bourdonnait. Peut-être que la fréquence était trop basse pour que je l’entende. Des
violentes ondes d’énergies me parcouraient. Je n’avais ressenti ça qu’une seule fois et c’était
quand Blake…
Incapable de répondre à son regard inquiet, je dépassai Matthew sans prêter attention
aux curieux. Une fois dehors, je pris plusieurs grandes inspirations pour tenter de me calmer.
Autour de moi, les casiers gris disparurent. Les conversations ralentirent et me parvinrent de
très loin.
Où comptais-je aller ? Qu’allais-je faire ? Il était hors de question que je me réfugie
auprès de Daemon. On n’avait vraiment pas besoin de ça.
Les doigts enroulés autour de l’anse de mon sac, je fis un pas en avant. J’avais envie…
J’avais envie de vomir. La colère et la nausée ne faisaient pas bon ménage. Je me précipitai
vers les toilettes des filles au bout du couloir.
— Katy ! Tu vas bien ? Attends-moi !
Le sol sembla se dérober sous mes pieds, mais je continuai d’avancer. Blake me rattrapa
et me saisit le bras.
— Katy…
— Ne me touche pas. (Je me libérai de sa poigne. J’étais horrifiée… tout simplement
horrifiée.) Ne me touche plus jamais.
Il examina mon visage. Le sien s’était durci sous le coup de l’incompréhension.
— C’est quoi, ton problème ?
Un sentiment terrible enflait à l’intérieur de moi.
— Je suis au courant, Blake. Je sais.
— Qu’est-ce que tu sais ? (Il avait l’air perdu.) Katy, tes yeux commencent à briller. Il
faut que tu te reprennes.
Au moment où j’allais reprendre ma route, je me figeai. Si je ne faisais pas attention, je
risquais de perdre le contrôle.
— Tu… tu m’écœures !
Il haussa les sourcils.
— OK… Il va falloir que tu m’expliques, là, parce que je n’ai pas la moindre idée de ce
que j’ai fait pour t’énerver.
Le couloir était désert pour l’instant, mais ce n’était pas le meilleur endroit pour avoir
cette conversation. Je me dirigeai vers les escaliers. Blake me suivit. Une fois que la porte se
referma derrière moi, je me retournai vivement vers lui.
Ce n’est pas mon poing qui le frappa.
Un éclair d’énergie le toucha en pleine poitrine. Ça lui avait sans doute fait l’effet d’un
Taser. Bouche bée, Blake s’effondra contre la porte en convulsant.
— Pourquoi, hoqueta-t-il, pourquoi tu as fait ça ?
Le pouvoir crépitait au bout de mes doigts. Je mourais d’envie de recommencer.
— Tu as dormi dans mon lit.
Blake se redressa en se frottant la poitrine. La faible lumière qui filtrait à travers la
fenêtre dansait sur son visage.
— Katy, je…
— Ne me mens pas. Je le sais. J’ai senti ton eau de Cologne. Il y en a partout sur mes
oreillers. (De la bile me brûlait la gorge. L’envie de le frapper encore me démangeait.)
Comment as-tu osé ? Comment as-tu pu faire un truc aussi répugnant et flippant ?
Un éclat particulier s’alluma dans ses yeux. Était-ce de la douleur ? de la colère ? Je n’en
avais aucune idée et je m’en moquais. Son comportement était à tel point répréhensible que
j’aurais pu porter plainte et l’interdire de m’approcher à moins de cent mètres.
Blake se passa la main dans les cheveux.
— Ce n’est pas ce que tu crois.
— Ah bon ? (Un rire sans joie m’échappa.) Alors, ça y ressemble bien. Tu t’es introduit
chez moi sans y être invité, tu es allé dans ma chambre et tu… tu t’es allongé dans mon lit à
côté de moi. Tu es vraiment un sale fils de…
— Ce n’est pas ce que tu crois ! cria-t-il, cette fois.
La violence de sa réaction nourrit la Source en moi. Je m’attendais à ce que des profs
accourent pour voir ce qui se passait, mais ce ne fut pas le cas.
— Je garde l’œil ouvert la nuit, à cause du Dédale. Je fais des patrouilles, comme
Daemon et les autres Luxens.
Je n’arrivais pas à y croire.
— Contrairement à toi, ils ne font pas leur patrouille dans mon lit.
Il me regardait avec une telle arrogance que j’avais envie de le frapper.
— Je sais. Comme je te l’ai déjà dit… Je n’ai jamais eu l’intention de le faire. C’était un
accident.
— Tu as glissé et tu es tombé dans mon lit, c’est ça ? Excuse-moi, mais je ne comprends
pas en quoi ça pourrait être un accident.
Le rouge lui monta aux joues.
— Je vérifie que tout va bien dehors, puis dedans. Les hybrides peuvent pénétrer chez
toi, Katy. Tu le sais bien. Le Dédale aussi, s’ils le voulaient.
Comment aurait-il réagi si Daemon avait été présent ? La vérité me frappa alors et j’eus
de nouveau la nausée.
— Ton tour de garde dure combien de temps, au juste ?
Il haussa les épaules.
— Environ deux heures.
Ce qui signifiait qu’il savait que Daemon ne dormait pratiquement jamais avec moi. Une
partie de moi aurait voulu qu’il tombe sur lui un soir, juste pour voir. Il n’aurait pas marché
droit pendant des mois.
D’ailleurs, il y avait de grandes chances pour qu’il quitte cette cage d’escalier en boitant.
Blake sembla comprendre où m’avaient menée mes réflexions.
— Je venais de faire le tour de ta maison et, je… je ne sais pas ce qui s’est passé. Tu
faisais un cauchemar.
Comme c’était étonnant ! Avec un pervers allongé à côté de moi !
— Je voulais juste te rassurer. C’est tout. (Il s’adossa au mur, sous la fenêtre, et ferma les
yeux.) Je suppose que je me suis endormi.
— Ce n’est pas arrivé qu’une seule fois. Et même si ça avait été le cas, ça n’aurait pas été
acceptable pour autant, tu m’entends ?
— Oui. (Il rouvrit légèrement les yeux pour me regarder.) Tu vas le dire à Daemon ?
Je secouai la tête. J’étais capable de me débrouiller seule et j’allais le faire.
— Il te tuerait sur-le-champ et on se retrouverait aux prises du Dédale.
Le soulagement qu’il ressentit l’aida à se détendre visiblement.
— Je suis désolé, Katy. Ce n’est pas aussi bizarre que tu…
— Pas aussi bizarre ? Tu plaisantes, j’espère ? Non, ne réponds pas. Je ne veux pas
savoir. (Je fis un pas en avant. Ma voix tremblait.) Je me fous de savoir que tu t’inquiètes à
mon sujet ou que tu cherches à me protéger. Je me fous que ma maison soit en train de
brûler. Je ne veux plus que tu mettes les pieds chez moi. Et encore moins que tu dormes dans
mon lit. Tu m’as embrassée… (Je pris une grande inspiration. Le sentiment terrible et malsain
m’avait repris de plus belle. Il semblait remonter le long de ma gorge.) Je me fous de ce que
tu penses. Je ne veux plus me trouver en ta présence plus que nécessaire. Compris ? Je ne
veux plus que tu m’approches. Arrête tes patrouilles.
Il eut l’air blessé et pendant un instant, je crus qu’il allait se défendre.
— D’accord, répondit-il au final.
Quand je me tournai vers la porte, mon corps tout entier tremblait. Je m’arrêtai et lui fis
face une dernière fois. Il se tenait sous les fenêtres, la tête baissée. Il passa une main dans ses
cheveux coiffés en piques et la laissa posée contre sa nuque.
— Si tu recommences, je te ferai souffrir. (L’émotion me nouait la gorge.) Je me moque
des conséquences. Je te ferai souffrir.

*
* *

Passer outre à la découverte que je venais de faire se révéla difficile. Je mourais d’envie
d’aller prendre une douche brûlante et la colère que je ressentais était tellement puissante
qu’elle me laissa un goût amer dans la bouche durant toute la journée. Heureusement, je
réussis à convaincre Matthew que Blake m’avait simplement énervée en étant lui-même, ce
qui n’était pas difficile à croire en soi et ce qui expliquait pourquoi il m’avait suivie. Je réussis
aussi à faire croire à Lesa que je ne me sentais pas bien. Sa seule réaction fut de me faire
remarquer que ça allait gâcher mes projets pour l’après-midi.
Ils étaient déjà gâchés, de toute façon.
Je ne comptais pas en parler à Daemon. Il risquait d’en perdre la tête et même si ça ne
me plaisait pas, on avait besoin de Blake. On était arrivés trop loin pour être capturés
maintenant à cause de cette lettre qui pendait au-dessus de nos têtes. Et puis, je ne voulais pas
mettre en péril le sauvetage de Beth.
Chaque fois que j’y repensais, j’avais la chair de poule. J’avais cru qu’il s’agissait de
Daemon ou d’un rêve, mais j’aurais dû me rendre compte que quelque chose clochait. Pendant
tout ce temps, pas une seule fois je n’avais senti cette sensation de chaleur dans la nuque qui
m’avertissait de sa proximité.
Et puis, j’aurais dû me douter que Blake était encore plus cinglé que je ne l’avais imaginé.
Sur le chemin du retour, je m’arrêtai à la poste. Daemon sortit de voiture et me suivit.
Devant la porte, il m’attrapa par la taille et me souleva pour me faire tournoyer, si vite que
mes jambes ressemblaient à un petit moulin à vent.
Une femme et son enfant sortirent de la poste et évitèrent d’être frappés de justesse.
Toutefois, elle se contenta d’en rire. J’étais sûre que c’était à cause du sourire que Daemon
avait sans doute aux lèvres.
Quand il me reposa par terre et me lâcha, je passai d’un pas chancelant la porte. Il rit.
— Tu as l’air bourrée.
— Je ne t’en remercie pas.
Il posa un bras sur mes épaules. Visiblement, il était d’humeur joueuse. Une fois devant la
boite aux lettres de ma mère, j’en sortis le courrier. Il y avait plusieurs colis et des tonnes de
pubs.
Daemon m’arracha les colis des mains.
— Oh ! Des livres ! J’ai des livres !
Je ris tandis que plusieurs personnes qui faisaient la queue se retournaient pour voir ce
qui se passait.
— Donne-les-moi.
Il les serra contre son cœur avec des yeux brillants.
— Ma vie est enfin parfaite.
— Ma vie à moi serait parfaite si je pouvais mettre à jour mon blog sur autre chose que
les ordinateurs du lycée.
Depuis que mon portable avait rejoint le paradis des ordinateurs, je faisais ça environ
deux fois par semaine. Daemon m’accompagnait toujours. Selon ses dires, il venait corriger
mes articles, mais en réalité, il faisait surtout office de distraction.
Après m’avoir pris le reste de mon courrier des mains, il m’embrassa sur la joue.
— Ce serait sympa, c’est sûr, mais je crois que ta mère a dépassé son quota d’achat d’ordi
pour l’année.
— Ce n’était pas ma faute.
Je cachais la vérité à ma mère depuis que mon portable avait été détruit. Elle serait
devenue timbrée.
— C’est vrai. (Il tint la porte ouverte pour une vieille dame, puis me laissa passer à mon
tour.) Je parie que tu rêves toutes les nuits d’un nouvel ordinateur flambant neuf.
Un courant d’air chaud fit danser une mèche de cheveux devant mon visage. Je m’arrêtai
devant ma voiture.
— Je croyais que je ne rêvais que de toi ?
— Tu peux faire les deux, répondit-il en posant mon courrier sur la banquette arrière. Si
tu avais un nouvel ordinateur, qu’est-ce que tu ferais en premier ?
Je le laissai prendre les clés et me dirigeai vers le côté passager en réfléchissant.
— Je ne sais pas. Je pense que je le serrerais contre moi et que je lui promettrais que ce
genre de choses n’arrivera plus jamais.
Il rit encore une fois, le regard malicieux.
— Très bien. Et après ?
— Je filmerais un vlog pour remercier les dieux d’avoir entendu mes prières. (Je
soupirai. Il n’y avait qu’une seule solution pour que je puisse en racheter un.) Il faut que je
trouve un boulot.
— Il faut surtout que tu t’inscrives à la fac.
— Tu ne l’as pas fait non plus, lui rappelai-je.
Il m’adressa un regard en biais.
— Je t’attends.
— Colorado, lui dis-je. (Quand il hocha la tête, j’imaginai le visage horrifié de ma mère.)
Ma mère va paniquer.
— Je pense qu’elle sera contente de te voir aller à la fac.
Il avait raison, mais pour l’instant, mes projets d’études étaient en suspens. Je ne voyais
pas au-delà de quelques semaines, alors plusieurs mois… Mais j’avais de bonnes notes et je
m’étais déjà renseignée sur les bourses pour l’année prochaine, au printemps.
Dans le Colorado… Je savais que Daemon avait vu leur prospectus. L’idée d’aller à la fac
avec lui comme une fille normale me plaisait beaucoup, mais je ne devais pas trop y croire, au
cas où ça ne fonctionnerait pas.
Ma maison était calme et il y faisait un peu chaud. J’ouvris une fenêtre dans le salon
pendant que Daemon se servait un verre de lait. Quand j’entrai dans la cuisine, il s’essuya la
bouche du dos de la main. Ses cheveux ondulaient librement et ses yeux étaient aussi verts
que les premières pousses. Comme il avait le bras levé, son tee-shirt épousait la forme de ses
biceps et de son torse.
Je réprimai un soupir. Apparemment, le lait était bon pour la santé.
Son sourire se fit malicieux. Il posa le verre sur le comptoir, puis bougea si vite qu’il
sembla disparaître et réapparaître devant moi. Il me prit le visage entre ses mains. J’aimais le
fait qu’il se sente assez à l’aise avec moi pour être lui-même. Au début, j’avais cru qu’il se
servait de sa vitesse pour m’agacer. Aujourd’hui, je savais qu’il ne le faisait pas exprès.
Ralentir ses mouvements pour imiter les humains lui demandait beaucoup plus d’énergie.
Il m’embrassa. Ses lèvres avaient un goût de lait et de quelque chose de plus doux, plus
suave. Je ne me rendis pas compte qu’il me faisait reculer jusqu’à ce qu’on atteigne le bas de
l’escalier. Alors, il me souleva sans briser ce baiser.
J’avais cru que cette histoire avec Blake gâcherait mon après-midi, mais c’était sans
compter le magnétisme de Daemon et ses baisers. J’enroulai mes jambes autour de sa taille et
m’émerveillai de la sensation de ses muscles sous mes doigts.
Une fois à l’étage, il ne s’arrêta pas. Il continua d’avancer tout en m’embrassant. Mon
cœur battait très fort dans ma poitrine. Quand il se retourna pour pousser ma porte du pied,
mon cœur, toujours lui, manqua un battement. On était dans ma chambre, tous les deux, sans
personne pour nous interrompre. L’excitation, teintée de nervosité, m’enveloppa.
Daemon releva la tête. On aurait dit qu’il se retenait de sourire trop fort. Je me laissai
glisser au sol, le souffle court. Étourdie, je le regardai reculer et s’asseoir sur le lit. Ses doigts
quittèrent lentement les miens et effleurèrent ma paume. Un frisson me remonta le long du
bras.
Alors, il posa les yeux sur mon bureau.
Mon regard suivit le sien et je clignai les yeux. C’était sans doute une illusion d’optique.
Je ne pouvais pas voir ce que je pensais voir.
Sur mon bureau, était posé un Mac Book Air avec une pochette rouge cerise.
— Je…
Je ne savais pas quoi dire. Toute pensée m’avait désertée. Étions-nous dans la bonne
maison ? Je jetai un coup d’œil autour de moi pour m’en assurer.
Puis je fis un pas en avant et m’arrêtai.
— C’est pour moi ?
Un sourire renversant étira ses lèvres et illumina son regard.
— Eh bien, il est sur ton bureau, alors…
Mon cœur s’emballa.
— Je ne comprends pas.
— Il y a un endroit magique qui s’appelle l’Apple Store. J’y suis allé pour l’acheter.
Malheureusement, ils n’en avaient pas en stock. (Il s’interrompit pour s’assurer que je suivais
ce qu’il disait, mais je ne pouvais rien faire d’autre que le dévisager bêtement.) Du coup, je l’ai
commandé et j’en ai profité pour acheter une pochette en attendant. Et étant donné que j’aime
le rouge, j’ai pris quelques libertés.
— Mais… Pourquoi ?
Il rit doucement.
— Si tu voyais ta tête !
Je posai mes mains contre mes joues.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as perdu le tien et que je sais que ton blog et ce genre de choses sont très
importants pour toi. Les ordinateurs du lycée ne sont pas suffisants. (Il haussa les épaules.) Et
puis, on n’a pas fêté la Saint-Valentin. Alors… voilà.
Tout à coup, je compris qu’il avait planifié cette surprise toute la journée.
— Quand l’as-tu apporté ici ?
— Ce matin, quand tu es partie à l’école.
Je pris une grande inspiration. J’étais à deux doigts d’exploser de joie.
— Et tu l’as acheté pour moi ? Un Mac Book Air ? Ça coûte une fortune !
— Remercie les contribuables. C’est leur argent qui finance la Défense et donc, notre
argent de poche. (Il rit en voyant mon expression.) Je suis doué pour économiser. J’ai une
petite fortune sur mon compte.
— Daemon, c’est beaucoup trop.
— Il est à toi.
L’ordinateur attirait mon regard comme un aimant. Combien de fois, depuis que je savais
écrire « ordinateur portable » avais-je rêvé d’un Mac Book ?
J’avais envie de rire et de pleurer en même temps.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça.
Il haussa les épaules.
— Tu le mérites.
À ces mots, quelque chose se débloqua en moi et je me jetai sur Daemon. Il m’entoura de
ses bras en riant.
— Merci, merci, répétai-je tout en déposant des baisers sur son visage.
Il posa la tête contre la couverture.
— Eh bien ! Tu as de la force quand tu es contente !
Je me redressai et lui souris. Son visage se fit légèrement flou.
— Je n’arrive pas à y croire.
Il avait l’air fier de lui.
— Tu ne t’en doutais pas du tout, pas vrai ?
— Non, mais je comprends mieux maintenant pourquoi tu n’arrêtais pas de parler du
blog. (Je le tapai sur le torse.) Tu es…
Il croisa ses bras sous sa tête.
— Je suis quoi ?
— Incroyable. (Je me penchai pour l’embrasser.) Tu es incroyable.
— C’est ce que je dis depuis des années.
Je ris contre sa bouche.
— Mais, sincèrement, tu n’aurais pas dû.
— J’en avais envie.
Je ne savais pas quoi dire. J’avais juste envie de hurler à pleins poumons. Recevoir un
Mac Book, c’était un peu comme si Halloween et Noël étaient arrivés plus tôt cette année.
Il baissa les yeux.
— Allez, vas-y. Je sais que tu en meurs d’envie. Va t’amuser.
— Tu es sûr ?
Mes doigts me démangeaient.
— Oui.
Avec un cri de joie, je l’embrassai encore avant de me relever et de me précipiter vers
l’ordinateur. Je l’attrapai (il était vraiment très léger) et m’assis sur le lit, à côté de Daemon.
Pendant l’heure qui suivit, je me familiarisai avec les programmes. Le fait d’avoir un Mac Book
Air me faisait sentir cool et distinguée.
Daemon regardait par-dessus mon épaule et m’indiquait certaines fonctionnalités.
— La webcam est ici.
J’émis un petit cri, puis souris en apercevant nos visages sur l’écran.
— Tu devrais filmer ton premier vlog tout de suite, dit-il.
Folle de joie, j’appuyai sur le bouton « enregistrer » et m’exclamai :
— J’ai un Mac Book Air !
Daemon rit et enfouit son visage dans mes cheveux.
— N’importe quoi…
Après avoir arrêté l’enregistrement, je jetai un coup d’œil à l’heure. J’éteignis alors
l’ordinateur et le posai à côté de nous. Je pris encore une fois Daemon dans mes bras.
— Merci.
Il nous allongea sur le lit et replaça une mèche de cheveux derrière mon oreille. Ses
doigts s’attardèrent contre elle.
— J’aime te voir heureuse. Alors, si je peux faire une petite chose pour toi, je le fais avec
plaisir.
— Une petite chose ? (Le choc rendait ma voix plus grave.) Ce n’est pas petit. Ça t’a sans
doute coûté…
— Peu importe. Tu es contente. Je suis content.
Mon cœur se gonfla.
— Je t’aime. Tu le sais, pas vrai ?
Un sourire arrogant apparut sur ses lèvres.
— Je sais.
J’attendis. Toujours rien. Levant les yeux au ciel, je m’assis et retirai mes chaussures. De
l’autre côté de la fenêtre, le ciel bleu s’étendait à perte de vue. Il faisait tellement beau que
j’allais pouvoir mettre mes tongs. Mes tongs !
— Tu ne me le diras jamais ?
— Quoi ?
Le lit bougea tandis qu’il se redressait et posait les mains sur mes hanches.
Je me retournai pour le regarder. Ses cils épais dissimulaient ses yeux.
— Tu le sais très bien.
— Hmm ?
Il fit glisser ses doigts sur mes flancs, comme pour me faire penser à autre chose.
Certaines filles ne supportaient pas que leur copain ne leur dise pas « je t’aime ». Et pour
être honnête, avec un autre mec, je ne l’aurais pas supporté non plus, mais Daemon… même
s’il me le montrait tous les jours, je savais que ces mots n’étaient pas faciles pour lui.
Ça ne me dérangeait pas, mais ça ne voulait pas dire que je ne pouvais pas le taquiner
avec ça.
Il déposa un baiser sur ma joue avant de se lever.
— Je suis content que ça te plaise.
— Je l’aime !
Daemon haussa un sourcil.
— Je suis sérieuse. Je l’adore. Je ne sais pas comment te remercier.
Il prit un air lubrique.
— Je suis sûr que tu peux trouver un moyen.
Je me levai à mon tour et le poussai doucement tout en cherchant mes tongs. Je n’avais
plus vraiment touché à quoi que ce soit depuis l’incident avec Carissa. Je trouvais encore des
choses que Daemon et Dee avaient rangées au mauvais endroit. Je me baissai et soulevai mon
édredon à pois pour jeter un œil au capharnaüm sous mon lit.
Plusieurs feuilles de papier jonchaient le sol. Il y avait des chaussettes en boule un peu
partout. Une basket se trouvait vers la tête à côté de magazines. L’autre n’était nulle part en
vue. Elle s’était sans doute enfuie avec la moitié des chaussettes, étant donné qu’aucune ne se
ressemblait.
Mes tongs étaient pile au milieu. Je m’allongeai et tendis le bras.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Daemon.
— J’essaie d’attraper mes tongs.
— Et c’est si difficile que ça ?
Sans lui prêter la moindre attention, je me concentrai sur mes chaussures et tentai de les
attirer à moi. Une seconde plus tard, la première m’atterrit dans la main. Quand la deuxième
arriva à son tour, quelque chose de chaud et lisse rebondit contre ma paume.
— Qu’est-ce que…
Mettant les tongs de côté, je tapotai par terre jusqu’à retrouver l’objet. Puis je sortis du
lit, m’assis et rouvris la main.
— Oh, mon Dieu, soufflai-je.
— Quoi ? (Daemon s’agenouilla près de moi et prit une grande inspiration.) C’est ce que
je pense ?
Sur ma paume, était posée une petite pierre noire étincelante, striée de rouge, comme si
elle contenait des flammes. C’était celle de Carissa. Le bracelet sur lequel elle avait été
montée avait sans doute été détruit en même temps que son corps. La pierre, elle, avait
résisté.
Je tenais un morceau d’opale dans la main.
CHAPITRE 31

On se regarda un moment dans le blanc des yeux comme deux idiots avant de sauter sur
nos pieds. Le cœur battant la chamade, on dévala les escaliers avec cette pierre à peine plus
grosse qu’une pièce de monnaie.
Je la tendis à Daemon.
— Essaie quelque chose. Le truc avec la réflexion.
Daemon, qui avait sans doute rêvé de mettre la main sur une opale depuis qu’il en avait
entendu parler, ne se fit pas prier. Il referma ses doigts dessus et se concentra si fort qu’il eut
les lèvres pincées.
Au départ, il ne se passa rien. Puis un léger scintillement enveloppa son corps. Un peu
comme lorsque Dee s’excitait un peu trop et que son bras devenait transparent. Mais, cette
fois, la lumière s’étendit à son corps tout entier… et il disparut.
Complètement.
— Daemon ? (Un ricanement me parvint depuis le canapé. Je plissai les yeux.) Je ne te
vois plus du tout.
— Plus du tout ?
Je secouai la tête. C’était bizarre. Il était ici, mais je ne pouvais pas le voir. Je reculai
d’un pas et me forçai à me concentrer sur le canapé. Je remarquai alors une différence.
Devant le coussin du milieu, derrière la table basse, l’espace était un peu déformé. J’avais
l’impression de regarder de l’eau à travers une vitre. Je sus alors qu’il se tenait là, camouflé
comme un caméléon.
— Oh, mon Dieu ! Tu es comme Predator !
Il y eut un silence, puis je l’entendis dire :
— C’est trop cool.
Un instant plus tard, il réapparut, le sourire jusqu’aux oreilles, comme un gamin qui
aurait reçu son premier jeu vidéo.
— Je vais tellement pouvoir me glisser dans ta salle de bains comme l’homme invisible !
Je levai les yeux au ciel.
— Rends-moi cette opale.
Il me la donna en riant. La pierre était à ma température corporelle, ce qui me paraissait
étrange.
— Tu veux que je te dise un truc encore plus fou ? Ça m’a pris très peu d’énergie. Je me
sens parfaitement bien.
— Waouh. (Je retournai la pierre.) Il faut qu’on teste ce qu’on peut faire.
La pierre en main, je me dirigeai vers le lac avec Daemon. On avait quinze minutes avant
que les autres n’arrivent.
— À ton tour, dit Daemon.
L’opale était posée sur ma paume, mais je ne savais pas par où commencer. Le plus
difficile, ce qui demandait le plus d’énergie, était d’utiliser la Source comme une arme. Du
coup, je décidai d’essayer. Je me concentrai sur le pouvoir qui montait en moi. Il me parut
différent, cette fois, plus fort, plus dangereux, et je réussis y accéder rapidement et facilement.
En l’espace de quelques secondes, une boule de lumière rougeâtre apparut dans ma main
libre.
— Waouh, fis-je en souriant. C’est… incroyable.
Daemon hocha la tête.
— Tu es fatiguée ?
— Non.
D’habitude, ce genre de prouesses me vidait de mon énergie, ce qui signifiait que l’opale
avait une véritable influence sur nous. Tout à coup, j’eus une idée. Laissant la boule de
lumière se dissiper, j’attrapai une petite branche par terre.
Je l’apportai sur les rives du lac tout en continuant de serrer l’opale dans mon autre
main.
— Je n’arrive jamais à créer et contrôler des flammes. La dernière fois, je me suis brûlé
les doigts assez gravement.
— Du coup, tu crois que c’est une bonne idée d’essayer ?
Pas faux.
— Tu pourras me soigner, en cas de problème.
Daemon fronça les sourcils.
— Je n’aime pas ta logique, Kitten.
Le sourire aux lèvres, je me concentrai sur la branche. La Source m’envahit de nouveau
avant de glisser jusqu’au morceau de bois fin et tordu et de l’envelopper. En quelques
secondes, la branche se transforma en cendres qui tombèrent par terre lorsque la lumière
rougeâtre s’éteignit.
— Euh…, fis-je.
— Ce n’était pas du feu, mais ça s’en rapprochait.
Je n’avais jamais rien réussi de tel. Le mérite en revenait à l’opale qui décuplait les
pouvoirs déjà très cool de mon côté extraterrestre. Je venais de transformer cette branche en
Pompéi.
— Laisse-moi essayer, dit Daemon. Je veux voir si ça marche avec l’onyx.
Après la lui avoir donnée, je le suivis jusqu’au tas d’onyx tout en me frottant les doigts
pour en retirer la cendre. L’opale à la main, Daemon découvrit les pierres et, tendu, en
attrapa une.
Rien ne se passa. On avait tous développé une tolérance, mais, on ne pouvait jamais
réprimer totalement un hoquet ou un frémissement de douleur.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
Daemon releva la tête.
— Rien. Je ne sens rien du tout.
— Laisse-moi voir. (On inversa nos positions. Il avait raison. La morsure de l’onyx était
inexistante. On échangea un regard.) Putain de merde !
Des pas et des voix résonnèrent dans la clairière. Daemon récupéra l’opale et la glissa
dans sa poche.
— Je ne crois pas qu’on devrait en parler à Blake.
— Entièrement d’accord, acquiesçai-je.
Au même moment, Matthew, Dawson et Blake apparurent à l’orée de la forêt. On allait
pouvoir tester si l’opale était aussi efficace dans la poche de Daemon ou s’il fallait qu’elle soit
en contact avec la peau.
— J’ai parlé à Luc, annonça Blake pendant qu’on prenait place autour de l’onyx. Il est
partant pour dimanche prochain. Et je pense qu’on sera prêts, nous aussi.
— Tu crois ? demanda Dawson.
Il hocha la tête.
— Si ça ne marche pas maintenant, ça ne marchera jamais.
Nous ne pouvions pas nous permettre d’échouer.
— Donc, le dimanche après le bal de fin d’année ?
— Vous comptez aller au bal ? demanda Blake, visiblement mécontent.
— Pourquoi on n’irait pas ? rétorquai-je sur la défensive.
Ses yeux s’assombrirent.
— Ça me semble stupide d’aller s’amuser la veille d’une opération aussi importante alors
que vous pourriez passer votre samedi à vous entraîner.
— Personne ne t’a demandé ton avis, dit Daemon en serrant les poings.
Dawson se rapprocha de son frère.
— Ce n’est pas une nuit qui va changer quoi que ce soit.
— Et puis je suis chargé de surveiller le bal, de toute façon, dit Matthew qui paraissait
écœuré par cette idée.
Vaincu, Blake laissa échapper un grognement incohérent.
— OK. Comme vous voulez.
Après ça, on commença l’entraînement. Quand ce fut le tour de Daemon, je l’observai
attentivement. Il tressaillit en touchant l’onyx mais tint bon. À part s’il faisait semblant, ça
signifiait que l’opale ne fonctionnait que lorsqu’elle était en contact avec la peau. C’était bon à
savoir.
Pendant deux heures, on manipula plusieurs fois l’onyx, chacun notre tour. Je
commençais à croire que je n’allais plus jamais recouvrer l’usage de mes doigts et de certains
de mes muscles. Blake se tint éloigné et n’essaya pas de me parler. J’aimais croire qu’il avait
compris la leçon.
Sinon… Disons que j’aurais sans doute du mal à me contrôler.
Quand on se sépara, plus tard dans la soirée, je restai en arrière avec Daemon.
— Ça n’a pas fonctionné dans ta poche, pas vrai ?
— Non. (Il sortit la pierre.) Je vais la cacher en lieu sûr. Il ne faut surtout pas que ça
cause des dissensions dans le groupe ou qu’elle tombe entre les mauvaises mains.
J’étais d’accord avec lui.
— Tu crois qu’on sera prêts, pour dimanche ?
Rien que d’y penser, mon ventre se serrait. Pourtant, j’avais toujours su que ce moment
viendrait.
Daemon rangea l’opale dans sa poche et me serra dans ses bras. Chaque fois qu’il
m’étreignait ainsi, je me sentais bien, à ma place. Comment avais-je pu m’en passer aussi
longtemps ?
— On ne peut pas être plus prêts, dit-il en pressant sa joue contre la mienne. (Je
frissonnai et fermai les yeux.) Et je ne crois pas qu’on pourra retenir Dawson plus longtemps.
Je hochai la tête et passai mes bras dans son dos. C’était maintenant ou jamais. Même si
on s’entraînait depuis des mois, j’aurais voulu qu’on ait plus de temps… mais peut-être que ce
n’était pas seulement ça.
En fait, j’aurais voulu qu’on ait plus de temps, rien que tous les deux.

*
* *

Le samedi suivant, Lesa et moi, on se retrouva assises sur la banquette arrière de la Jetta
de Dee. Les vitres ouvertes, on profitait des températures douces pour la saison. Dee
paraissait différente aujourd’hui. Elle portait une jolie robe rose avec un cardigan noir et des
sandales à lanières. Ses cheveux épais étaient relevés en une queue-de-cheval lâche et
retombaient dans son dos, mettant en valeur son visage parfaitement symétrique qui affichait
un beau sourire. Ce n’était pas celui dont j’avais l’habitude et qui me manquait, mais presque.
Elle paraissait plus légère, en quelque sorte, moins tendue.
Pour l’instant, elle était en train de chanter sur un morceau de rock qui passait à la radio,
tout en slalomant entre les voitures comme un pilote de rallye.
C’était un nouveau départ.
Le visage blafard, Lesa agrippa l’arrière du siège d’Ash.
— Euh, Dee, tu as conscience que tu n’as pas le droit de doubler sur cette portion, pas
vrai ?
Dee lui sourit dans le rétroviseur.
— À mes yeux, c’est conseillé, ce n’est pas interdit.
— Non, non, c’est interdit, insista Lesa.
Ash ricana.
— Pour Dee, les « céder le passage » sont des suggestions aussi.
Je ris en me demandant comment j’avais pu oublier la conduite désastreuse de Dee.
D’habitude, je m’accrochais à la poignée de toutes mes forces, moi aussi, mais aujourd’hui, la
seule chose qui m’importait, c’était qu’elle nous amène à la boutique saines et sauves.
Et c’est ce qu’elle fit.
On avait juste failli tuer une famille de quatre personnes et un bus de touristes religieux.
Le magasin se trouvait en centre-ville, dans une ancienne maison mitoyenne. Quand ses
talons touchèrent le parking couvert de gravier sur lequel on s’était garées, Ash fronça son
petit nez en trompette.
— Je sais que de l’extérieur, ça ne paie pas de mine, mais dedans ce n’est pas mal du
tout. Ils ont des robes très sympas.
Lesa examina le vieux bâtiment en brique d’un air sceptique.
— Tu es sûre ?
La dépassant avec grâce, Ash lui adressa un sourire malicieux.
— En matière de mode, je ne me trompe jamais. (Elle fronça les sourcils avant de faire
glisser ses ongles verts sur le tee-shirt de Lesa.) Il faut qu’on aille faire les boutiques
ensemble, toi et moi.
Bouche bée, Lesa regarda Ash se retourner et se diriger vers une porte dérobée ornée
d’un panneau « OUVERT » avec une écriture délicate.
— Je vais la frapper, murmura Lesa. Attends de voir ça. Je vais lui casser son joli petit
nez.
— Si j’étais toi, j’essaierais de me retenir.
Elle eut un sourire mauvais.
— Elle ne me fait pas peur.
Pourtant, elle aurait dû.
Après ça, on ne perdit pas de temps à trouver des robes. Ash en choisit une qui lui
couvrait à peine les fesses et moi, une rouge, très jolie, qui allait rendre Daemon
complètement dingue. Quand on eut terminé, on se rendit au Smoke Hole Diner.
Manger avec Lesa était cool. La présence de Dee était la cerise sur le gâteau. Par contre,
celle d’Ash… Je ne savais pas trop quoi en penser.
Je commandai un hamburger pendant que Dee et Ash prenaient à peu près tout ce qu’il y
avait sur le menu. Lesa se contenta d’un croque-monsieur et d’un truc que je trouvais
dégoûtant.
— Je ne comprends pas comment tu peux boire du café glacé. Pourquoi est-ce que tu ne
commandes pas un café normal que tu laisses refroidir, tout simplement ?
— Ce n’est pas du tout pareil, répondit Dee tandis que la serveuse déposait nos verres sur
la table. Dis-le-lui, Ash.
La Luxen blonde releva ses cils d’une longueur incroyable.
— Le café glacé, c’est plus sophistiqué.
Je grimaçai.
— Je préfère mon café chaud, même si c’est has been.
— Pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas ? rétorqua Ash en haussant un sourcil
avant de reporter son attention sur son téléphone.
Je lui tirai la langue. Lesa me donna un coup de coude et je réprimai un gloussement.
— Je regrette de ne pas avoir pris les ailes transparentes qui allaient avec ma robe.
Dee sourit.
— Elles étaient mignonnes.
Je hochai la tête. Daemon aurait adoré.
Lesa recoiffa ses cheveux en arrière.
— Vous avez de la chance d’avoir trouvé des robes aussi tard.
Étant donné que Chad et elle avaient prévu d’aller au bal depuis des mois, comme tous
les gens normaux, elle avait eu le temps d’acheter une robe en Virginie. Elle nous avait juste
accompagnées pour le plaisir.
Lorsque Dee se mit à parler de sa robe, je m’installai plus confortablement sur le banc.
Un sentiment de tristesse m’envahit soudain, suivi par des souvenirs doux-amers. J’avais cru
connaître Carissa, mais je me rendais compte que ça n’avait pas été le cas. Avait-elle été amie
avec un Luxen ? Ou avait-elle été enlevée par le Dédale et utilisée à leurs fins ? Des mois
entiers s’étaient écoulés et je n’avais toujours pas de réponse à mes questions. La seule chose
qui restait de cette journée terrible était le morceau d’opale que j’avais découvert sous mon
lit.
Certains jours, je me laissais submerger par la colère. Aujourd’hui, je préférais la laisser
glisser sur mes épaules en prenant une grande inspiration. Ce qui était arrivé à Carissa ne
pouvait pas ternir son souvenir pour toujours.
Ash sourit.
— Je suis sûre que tout le monde va adorer ma robe.
Lesa soupira.
— Je ne comprends pas pourquoi tu n’y vas pas toute nue. Ce serait pareil que d’y aller
avec cette petite robe noire que tu as achetée. Petite étant le mot-clé.
— Ne lui donne pas des idées, dit Dee, tout sourire, tandis que nos plats arrivaient.
— Toute nue ? s’indigna Ash. Je ne montre pas tout ça à n’importe qui. Ça se mérite.
— Tu caches bien ton jeu, alors, marmonna Lesa dans sa barbe.
Ce fut à mon tour de lui donner un coup de coude. Elle ne réagit même pas.
— Tu as un cavalier pour le bal ? demanda Lesa en tendant son sandwich vers Dee. Ou
est-ce que tu y vas toute seule ?
Dee haussa une épaule.
— Je n’avais pas l’intention d’y aller, à cause… d’Adam. Mais c’est ma dernière année,
alors, je veux en profiter. (Elle marqua une pause et joua un instant avec un beignet de poulet
dans son panier.) J’y vais avec Andrew.
Je faillis m’étouffer sur mon hamburger. Lesa hoqueta de surprise. On dévisagea toutes
les deux Dee. Celle-ci haussa les sourcils.
— Quoi ?
— Tu ne… sors pas avec Andrew, pas vrai ? demanda Lesa en rougissant (et c’était de
Lesa dont on parlait !). Enfin, ce ne sont pas nos affaires, mais…
Dee éclata de rire.
— Non, pas du tout ! Ce serait trop bizarre, pour nous deux. On est amis, c’est tout.
— Andrew est un connard, rétorqua Lesa et c’était exactement ce que je pensais.
Ash ricana.
— Andrew a du goût. Ça ne m’étonne pas que tu penses ça de lui.
— Il a beaucoup changé, dit Dee. Il a été présent pour moi et vice-versa. (Elle n’avait pas
tort. Andrew s’était calmé. Tout le monde avait évolué.) On va au bal en tant qu’amis.
Dieu merci, parce que même si j’étais mal placée pour la juger, le fait qu’elle sorte avec
le frère d’Adam m’aurait paru malsain. J’étais en train de mordre dans une énorme frite
lorsque Ash balança la bombe du siècle.
— J’y vais avec un mec, dit-elle.
Je crois que je commençais à avoir des problèmes d’audition.
— Qui ça ?
Elle haussa un sourcil parfaitement épilé.
— Personne que tu connaisses.
— Il est… (Je m’interrompis avant de dire une bêtise.) Il est du coin ?
Dee se mordit les lèvres.
— Il est en première année à Frostburg. Elle l’a rencontré au centre commercial de
Cumberland, il y a plusieurs semaines.
Ça ne répondait pas à la question que je mourais de poser. Était-il humain ? Dee dut le
lire dans mes yeux, car elle hocha la tête en souriant.
Je faillis lâcher mon soda.
Ce n’était pas possible. J’étais dans un monde parallèle. Ash allait au bal de fin d’année
avec un humain, un être inférieur quelconque.
Ash leva les yeux au ciel.
— Je ne vois pas pourquoi vous me regardez comme des attardées. (Elle avala une frite.)
Je n’allais pas me rendre au bal toute seule. D’ailleurs…
— Ash, intervint Dee, soudain méfiante.
— L’année dernière, j’y suis allée avec Daemon, termina-t-elle. (Mon estomac se noua. Le
petit sourire qui ornait ses lèvres n’arrangeait rien.) C’était une nuit que je n’oublierai jamais.
J’avais envie de la frapper.
Après avoir pris une grande inspiration, je me forçai à sourire.
— C’est bizarre, Daemon ne m’en a jamais parlé.
Le regard d’Ash se fit menaçant.
— Il n’est pas du genre à se vanter de ce genre de choses.
Mon sourire vacilla.
— Ça, je le sais, crois-moi.
Heureusement, elle comprit le message et notre conversation s’arrêta là. Dee se mit à
parler d’une série qu’elle regardait et Ash et Lesa se disputèrent pour savoir qui était le
personnage le plus sexy. Ces deux-là ne seraient jamais d’accord, de toute façon. Elles se
seraient disputées sur la couleur du ciel.
Bien entendu, je pris parti pour Lesa.
Sur le chemin du retour, Lesa se tourna vers moi.
— Daemon et toi, vous avez réservé une chambre d’hôtel ?
— Euh, non… Il y a vraiment des gens qui font ça ?
Lesa se rassit normalement en riant.
— Oui. Chad et moi, on en a réservé une à Fort Hill.
À l’avant de la voiture, Ash ricana.
— Et toi, Ash ? demanda Lesa, agacée. Tu comptes rester jusqu’à la fin pour tabasser la
reine du bal ?
Le rire d’Ash se fit plus franc, mais elle ne répondit pas.
— Bref, reprit Lesa. Daemon et toi n’avez encore rien fait, pas vrai ? Alors, le bal…
— Hé ! s’écria Dee. (On sursauta toutes les deux.) Je suis là, je vous rappelle. Je ne veux
pas savoir.
— Moi non plus, marmonna Ash.
Imperturbable, Lesa attendit que je lui réponde, mais il était hors de question que je le
fasse. Si je mentais et que je lui disais oui, Dee serait traumatisée à vie ; si je lui disais la
vérité, Ash n’hésiterait pas à nous raconter tout ce qu’ils avaient fait ensemble.
Au bout d’un moment, Lesa lâcha le morceau, mais je ne pus m’empêcher d’y penser. Je
soupirai et regardai par la fenêtre. Le problème n’était pas que nous n’étions pas prêts.
D’ailleurs, comment est-ce qu’on sait qu’on est prêt ? Je crois que personne ne le sait
vraiment. Le sexe, ce n’est pas quelque chose qu’on planifie à l’avance. Ça arrive, ou ça
n’arrive pas. Point.
Alors, réserver une chambre d’hôtel pour coucher ensemble ? C’était un peu dégueu à
mon goût.
Quelque part, je me demandais si je n’avais pas vécu au fond d’une grotte. Mais ce n’était
pas le cas. Au lycée, dans les couloirs, j’avais entendu les autres filles parler de ce qu’elles
espéraient faire après le bal. Les garçons n’étaient pas en reste, eux non plus. Mais j’avais eu
l’esprit ailleurs.
De toute façon, qui étais-je pour les juger ? Quelques jours plus tôt, j’avais cru que
Daemon voulait venir chez moi après les cours… pour le faire. Au rythme où notre relation
avançait, il ne se passerait rien avant nos cinquante ans.
Quand on arriva à la maison, je repoussai le sujet dans un coin de mon esprit et dis au
revoir à Lesa et même à Ash. J’avais hâte de rencontrer son petit étudiant humain.
Dee et moi, on se retrouva seules.
Elle avança vers sa maison tandis que je restai plantée là, comme une idiote, sans savoir
quoi dire. Tout à coup, elle s’arrêta et se retourna. Elle avait le regard baissé et jouait avec ses
cheveux.
— Je me suis bien amusée aujourd’hui. Je suis contente que tu sois venue.
— Moi aussi.
Elle se dandina d’un pied sur l’autre.
— Daemon va adorer ta robe.
— Tu crois ? demandai-je en soulevant le sac.
— Elle est rouge, répondit-elle avec un sourire tout en faisant un pas en arrière. Si ça te
dit, on peut se préparer ensemble avant le bal, comme on l’avait fait la dernière fois ?
— Ça me ferait très plaisir.
Je souriais tellement que j’avais peur d’avoir l’air d’une folle.
Quand elle hocha la tête, j’eus envie de me jeter sur elle pour la serrer dans mes bras,
mais je n’étais pas certaine de sa réaction. Après m’avoir fait un signe de la main, elle fit
volte-face et se dirigea vers son porche. Moi, je ne bougeai pas et laissai échapper un soupir
d’aise.
Il y avait du progrès. Les choses ne redeviendraient peut-être jamais comme avant, mais
c’était mieux que rien.
Une fois rentrée, je serrai ma robe contre moi et poussai la porte pour la refermer.
Comme Maman était déjà partie travailler, je montai la robe à l’étage et la pendis à la porte
de mon armoire. Je me demandai ce que j’allais me préparer à dîner.
J’attrapai mon téléphone pour envoyer un message à Daemon.

Tu fais koi ?

Il me répondit aussitôt.

Jsuis avec Andrew et Matthew. On va manger un truc. Tu veux qq chose ?

En jetant un coup d’œil au sac, je me rappelai à quel point elle était sexy et eus soudain
envie de flirter.

Toi

Sa réponse fusa. Je ris.

C’est vrai ?

Suivi de :

Évidemment. Je le savais déjà.

Avant que j’aie eu le temps de taper quoi que ce soit, ma sonnerie retentit. C’était
Daemon.
Je décrochai en souriant comme une idiote.
— Salut.
— Dommage que je ne sois pas à la maison, dit-il. (Derrière lui, un klaxon retentit.) Mais
je peux être là dans la seconde.
J’étais en train de descendre les escaliers. Je m’arrêtai et m’appuyai contre le mur.
— Non. Tu sors rarement avec eux. Profite de ta soirée entre mecs.
— Je n’ai pas besoin d’une soirée entre mecs. J’ai besoin d’une soirée avec ma Kitten.
Le rouge me monta aux joues.
— Tu pourras l’avoir à ton retour.
Il grommela quelque chose d’inintelligible avant de me demander :
— Tu as trouvé une robe ?
— Oui.
— Elle va me plaire ?
Je souris, puis levai les yeux au ciel en me rendant compte que j’étais en train d’enrouler
une mèche de cheveux autour de mon doigt.
— Je pense. Elle est rouge.
— Oh, sexy. (Quelqu’un cria son nom. On aurait dit Andrew. Il soupira.) Bon. J’y
retourne. Tu veux que je te ramène quelque chose ? Andrew, Dawson et moi, on va au Smoke
Hole.
Je repensai au hamburger que je venais de manger. J’allais avoir faim, plus tard.
— Ils ont des steaks de poulet ?
— Oui.
— Avec une sauce faite maison ? demandai-je en continuant de descendre les marches.
Le rire de Daemon résonna, rauque et sensuel.
— La meilleure du coin.
— Parfait, alors. Prends-moi ça.
Il me promit de me rapporter une énorme portion avant de raccrocher. Je me rendis
d’abord dans le salon où je déposai mon téléphone sur la table basse. Puis je ramassai l’un des
livres dont je devais faire la critique et allai dans la cuisine me chercher à boire.
En lisant le résumé, je manquai de me prendre un mur. Je ris de ma propre maladresse et
passai la porte. Alors, je relevai la tête.
Will était assis à la table de la cuisine.
CHAPITRE 32

Le livre me glissa des doigts et se fracassa sur le sol. Le bruit du choc se répercuta en
moi, tout autour de moi. Je voulus prendre une grande inspiration, mais elle resta coincée au
niveau de mon cœur qui martelait ma poitrine.
Mes yeux me jouaient des tours. Il ne pouvait pas se trouver ici, surtout pas dans cet état.
C’était Will, sans l’être vraiment. Quelque chose clochait chez cet homme.
Will était assis, recroquevillé, à la table de la cuisine, dos au frigo. La dernière fois que je
l’avais vu, ses cheveux bruns étaient épais et ondulés, avec quelques mèches grises au niveau
des tempes. À présent, son crâne était visible par endroits sous ses cheveux clairsemés.
Will… avait été séduisant, mais l’homme qui se tenait devant moi avait vieilli
prématurément. Sa peau était cireuse et il avait beaucoup maigri. Il n’avait plus la moindre
trace de graisse, ni aucune forme vraiment. Il me faisait penser aux squelettes dont on se
servait à Halloween pour faire peur aux enfants. Une éruption cutanée marquait son front. On
aurait dit des framboises. Ses lèvres étaient terriblement fines, ainsi que ses bras et ses
épaules.
Seuls ses yeux étaient restés intacts. Bleu pâle, emplis de détermination, rivés aux miens.
Toutefois, il y avait une lueur à l’intérieur qui n’avait pas été là auparavant. De la
détermination ? De la haine ? Je l’ignorais, mais c’était plus effrayant que toute une horde
d’Arums.
Will laissa échapper un rire sec, comme si ça le faisait souffrir.
— Je suis un vrai régal pour les yeux, hein ?
Je ne savais pas quoi faire, ni quoi dire. Même si sa présence me terrifiait, il n’avait pas
la force physique de me faire du mal. Ça me rassura un peu.
Il s’adossa au dossier de sa chaise ; le mouvement sembla lui prendre toute son énergie.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Will me dévisagea un long moment avant de passer une main sur la table.
— Tu es plus intelligente que ça, Katy. C’est évident. La mutation n’a pas pris.
Ça, je l’avais bien compris, mais ça n’expliquait pas pourquoi il ressemblait au gardien de
la crypte.
— J’avais l’intention de revenir ici au bout de quelques semaines. Je savais que j’allais
être malade, je savais que j’aurais eu besoin de temps pour contrôler mes nouveaux pouvoirs,
mais une fois que je serais rentré, on serait devenus une vraie famille, tous les trois.
Je faillis m’étrangler.
— Je ne t’aurais jamais laissé faire.
— Ta mère en avait envie.
Je serrai les poings.
— Au départ, j’ai cru que ça avait fonctionné. (Une quinte de toux fit trembler son corps
frêle. J’eus l’impression qu’il allait s’écrouler.) Les jours passaient et je pouvais faire des
choses incroyables… (Un faible sourire déchira ses lèvres sèches.) Déplacer des objets d’un
geste de la main, courir des kilomètres sans effort… Je ne m’étais jamais senti aussi bien. Tout
se déroulait comme je l’avais prévu. Ce pour quoi j’avais payé.
Mes yeux horrifiés se posèrent sur son torse décharné.
— Alors, qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il leva son bras gauche.
— La mutation n’a pas pris, mais ça ne veut pas dire que ça ne m’a pas transformé au
niveau cellulaire. Et la chose que je voulais éviter a été… exacerbée par la mutation. Mon
cancer, dit-il en grimaçant. Mon cancer était en rémission. J’avais de bonnes chances de guérir
complètement un jour, mais quand la mutation s’est dissipée… (Il fit un geste de la main pour
se désigner.) Voilà ce qui s’est passé.
Perplexe, je clignai les yeux.
— Ton cancer est revenu ?
— Encore plus fort, répondit-il avec un rire terrible, fragile. On ne peut plus rien faire.
C’est comme si mon sang était rempli d’une toxine. Mes organes lâchent à une vitesse
anormale. La théorie selon laquelle les cancers seraient liés à l’ADN n’a peut-être pas tort.
Chaque mot qu’il prononçait semblait l’épuiser davantage. Il ne faisait aucun doute qu’il
était à l’article de la mort. Sans le vouloir, je me surpris à ressentir de la pitié à son égard. Il
n’avait vraiment pas de chance : les risques qu’il avait pris pour s’assurer une bonne santé
l’avaient précipité vers sa fin.
Je secouai la tête. L’ironie du sort.
— Si tu t’étais contenté de ce que tu avais, tu irais très bien aujourd’hui.
Il me regarda dans les yeux.
— Tu as vraiment besoin d’appuyer sur la plaie ?
— Non. (Et c’était la vérité. Ce que je voyais me rendait malade.) Je trouve ça triste,
c’est tout. Très triste.
Il se crispa.
— Je ne veux pas de ta pitié.
OK… Je croisai les bras.
— Qu’est-ce que tu veux, alors ?
— Prendre ma revanche.
Je haussai vivement les sourcils.
— Pour quoi ? C’est toi qui l’as cherché !
— J’ai rempli ma part du marché ! (Il abattit son poing sur la table avec une certaine
force. Ça me fit sursauter. Il était plus fort qu’il n’en avait l’air.) J’ai tout fait comme il le
fallait. C’est lui. C’est Daemon qui a tout fait rater.
— Il t’a soigné comme tu le lui avais demandé.
— Oui ! Il m’a soigné ! Et m’a transformé de façon temporaire. (Une nouvelle quinte de
toux lui vola sa voix.) Mais il ne m’a pas muté. Il a juste… fait en sorte d’obtenir ce qu’il
voulait et de gagner assez de temps pour s’enfuir.
Je le dévisageai.
— Cette histoire de guérison et de mutation n’est pas une science exacte.
— Tu as raison. La Défense a créé toute une branche pour étudier la façon dont naissait
un hybride réussi. (Il ne m’apprenait pas grand-chose.) Mais Daemon est le plus fort de tous. Il
n’y avait pas de raison pour que ça échoue.
— On ne pouvait pas connaître le résultat à l’avance.
— Ne fais pas semblant de ne pas être au courant, cracha-t-il. Ce petit con savait très
bien ce qu’il faisait. Je l’ai vu dans ses yeux. C’est juste qu’à l’époque, je n’avais pas compris ce
que ça signifiait.
Je détournai les yeux avant de les poser de nouveau sur lui.
— Pour que ça fonctionne, il faut que le Luxen ait réellement envie de guérir la personne.
Sinon, ça ne marche pas… Du moins, c’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés.
— C’est un ramassis de conneries mystiques.
— Ah oui ? rétorquai-je en le détaillant de la tête aux pieds.
Je faisais ma garce, c’est vrai, mais il ne fallait pas oublier qu’il m’avait enfermée dans
une cage, torturée et avait couché avec ma mère pour arriver à ses fins. Je ressentais de la
sympathie pour cet homme, mais d’une certaine façon, aussi terrible soit-elle, il n’avait obtenu
que ce qu’il méritait.
— Moi, je ne trouve pas.
— Tu es tellement sûre de toi, Katy. La dernière fois que je t’ai vue, tu hurlais à t’en
déchirer la gorge.
Il sourit de nouveau. Sa tête dodelinait sur son cou.
En une seconde, ma pitié s’était envolée.
— Qu’est-ce que tu veux, Will ?
— Je te l’ai dit. (Il se leva avec difficulté et se tourna sur la gauche de la table.) Je veux
prendre ma revanche.
Je haussai un sourcil.
— J’ai du mal à voir comment tu vas y arriver.
Il posa une main sur le plan de travail pour garder l’équilibre.
— C’est votre faute, à Daemon et à toi. On avait passé un marché. J’ai rempli ma part.
— Dawson n’était pas à l’endroit indiqué.
— Non. Je l’ai libéré de l’immeuble de bureaux. (Son sourire satisfait ressemblait
davantage à une grimace.) Je devais gagner du temps pour m’enfuir. Je savais que Daemon
allait partir à ma recherche.
— Non. Il ne l’aurait pas fait, parce qu’il ne savait pas si ça avait fonctionné ou pas. Dans
ce cas-là…
Je m’interrompis.
— On aurait été reliés et il n’aurait rien pu faire contre moi ? finit-il à ma place. C’est ce
que j’avais espéré.
Je le regardai poser la main sur sa hanche décharnée. J’étais bien contente que ma mère
ne puisse pas le voir comme ça. Will lui aurait rappelé Papa. Une partie de moi aurait voulu
l’aider à s’asseoir ou quelque chose dans le genre.
Il dévoila ses dents jaunies.
— Mais tous les deux, vous êtes liés, pas vrai ? Une vie partagée en deux. Si l’un meurt,
l’autre aussi.
Je me redressai vivement. Mon estomac se retourna.
Il se rendit compte de ma réaction.
— Si je devais choisir, je le ferais souffrir, vivre sans la chose qu’il chérit par-dessus tout,
mais… de toute façon, il ne va pas mourir instantanément, non ? Il saura. Pendant quelques
secondes, il saura.
C’est alors que je compris ce qu’il s’apprêtait à faire. Un bourdonnement sourd m’emplit
les oreilles et j’eus soudain la gorge sèche. Il voulait nous tuer. Avec quoi ? Son regard super
méchant ?
Will sortit un pistolet de sa chemise trop grande.
Ou avec ça.
— Tu n’es pas sérieux, lui dis-je en secouant la tête.
— Plus sérieux, tu meurs, rétorqua-t-il d’un air vaguement amusé. (Il prit une grande
inspiration. Ses poumons sifflaient comme s’ils allaient rendre l’âme.) Et après, je resterai
assis là pour attendre ta jolie petite maman. Elle verra d’abord ton cadavre, puis le bout de
mon flingue.
Mon cœur s’arrêta. J’avais l’impression qu’on m’avait plongée dans un bac d’eau glacée.
Le bourdonnement s’était amplifié dans mes oreilles. Et comme si on avait appuyé sur un
interrupteur, une autre partie de ma personnalité prit le dessus. Ce n’était pas la Katy timide
et naïve qui l’avait suivi dans sa voiture. Ce n’était pas non plus celle qui avait ressenti de la
pitié pour lui dans cette cuisine quelques minutes plus tôt.
C’était la fille qui s’était tenue devant Vaughn et l’avait regardé perdre la vie.
Plus tard, la vitesse à laquelle j’avais changé de comportement me perturberait sans
doute. La facilité avec laquelle j’étais passée de la fille qui venait d’acheter sa robe de bal et
de flirter avec son petit ami à cette étrangère qui occupait maintenant mon corps, prête à tout
pour protéger ceux qu’elle aimait.
Pour le moment, je m’en moquais.
— Tu ne feras rien à Daemon. Tu ne me feras rien, lui dis-je. Et tu vas sérieusement te
tenir éloigné de ma mère, compris ?
Will leva son pistolet. Le métal paraissait trop lourd pour sa main frêle.
— Et que comptes-tu faire pour m’en empêcher, Katy ?
— D’après toi ? (Je fis un pas en avant. L’étrangère dans ma tête avait pris le contrôle de
mon corps et de mes mots.) Allez, Will, tu es suffisamment intelligent pour comprendre tout
seul.
— Tu n’as pas assez de cran.
Une certaine sérénité s’imposa à moi et je sentis mes lèvres s’étirer en un sourire.
— Tu ne sais pas de quoi je suis capable.
Jusqu’à présent, je ne l’avais pas compris non plus, mais Will pointait un flingue sur moi
et tout à coup, c’était clair comme de l’eau de roche. Je savais exactement ce dont j’étais
capable. Même si c’était mal, je ne ressentais pas le moindre remords par rapport à ce que je
m’apprêtais à faire.
J’étais dans l’acceptation la plus totale.
Au fond de moi, j’avais un peu peur de la facilité avec laquelle j’étais arrivée à cette
conclusion. J’aurais voulu me raccrocher à l’ancienne Katy, celle qui n’aurait jamais fait une
chose pareille. Mon comportement l’aurait rendue malade.
— Tu n’as pas l’air très bien, Will. Tu ferais peut-être mieux d’aller voir un médecin. Oh
mais attends… (J’écarquillai les yeux avec une fausse innocence.) Tu ne peux pas aller voir un
médecin normal parce que même si la mutation n’a visiblement pas pris, elle t’a quand même
transformé et tu ne peux pas non plus retourner à la Défense parce que ce serait du suicide.
La main qui tenait l’arme trembla.
— Tu te crois terriblement courageuse et futée, pas vrai, petite ?
Je haussai les épaules.
— Peut-être, mais moi, au moins, je suis en parfaite santé. Et toi, Will, tu peux dire la
même chose ?
— La ferme ! cracha-t-il.
Les yeux rivés sur son revolver, je m’approchai encore de la table. Si je pouvais le
distraire, j’arriverais sans doute à le maîtriser. Je n’avais vraiment pas envie de vérifier si je
pouvais ou non arrêter une balle en plein vol.
— Tu imagines tout l’argent que tu as investi dans cette histoire ? Et pour rien en plus,
lui dis-je. Tu as tout perdu : ta carrière, tes économies, ma mère, ta santé… Le karma, c’est
vraiment un connard, hein ?
— Sale petite garce. (Des postillons volèrent hors de ses lèvres gercées.) Je vais te tuer et
tu mourras en sachant que le monstre que tu aimes tant est mort aussi. Et après, j’attendrai
sagement que ta mère rentre.
Le restant de mon humanité s’envola. J’en avais vraiment fini avec ça.
Will sourit.
— Alors ? Tu ne dis plus rien.
Mes yeux se posèrent sur le revolver et je sentis la Source monter en moi. Mes doigts
s’écartèrent. Leur extrémité me picotait. Je me concentrai sur son arme tout en puisant le
pouvoir nécessaire en moi. Sa main trembla encore. Le canon vacilla vers la gauche. Son doigt
se crispa, sur la gâchette.
Will déglutit. Sa pomme d’Adam se souleva vivement.
— Que… Qu’est-ce que tu fais ?
Je le regardai en souriant.
Ses yeux injectés de sang s’agrandirent.
— Tu…
Quand je balayai l’air de ma main gauche, plusieurs choses se produisirent en même
temps. Une petite détonation, comme le bruit d’un bouchon de champagne qui saute, retentit,
mais elle se perdit, comme tout le reste, dans le rugissement de l’électricité qui s’échappa de
mes doigts. Le revolver vola hors de sa main.
On aurait dit que la foudre l’avait frappé. C’était de l’énergie à l’état pur.
Un flot de lumière rougeâtre traversa la pièce, en arc de cercle, et frappa Will en plein
cœur. Peut-être que s’il n’avait pas été aussi malade, les conséquences auraient été moins
dramatiques, mais cet homme était faible. Pas moi.
L’impact le propulsa contre le mur, à côté du frigo, où il rebondit. Sa tête retomba contre
sa poitrine comme celle d’une poupée désarticulée. Il ne fit aucun bruit en s’effondrant par
terre, immobile. Voilà. C’était terminé. Je ne me demanderais plus jamais où était Will et ce
qu’il complotait. Cette période de notre vie était finie.
Ma maison est un champ de bataille, pensai-je.
Je soufflai et tout à coup, quelque chose, un je-ne-sais-quoi, se produisit. L’air se bloqua
dans ma gorge, dans mes poumons. Quand j’essayai de respirer, une douleur terrible que je
n’avais pas remarquée jusque-là me lança. La Source me quitta et la douleur s’étendit à ma
poitrine tout entière, et à mon ventre.
Je baissai la tête.
Une tache de sang s’était formée sur mon tee-shirt bleu pâle et s’agrandissait de plus en
plus en une forme de cercle imparfait.
Je pressai les mains contre. La substance était humide, chaude et collante. C’était du
sang. Mon sang. La tête me tourna.
— Daemon, murmurai-je.
CHAPITRE 33

Je ne me souvenais pas d’être tombée, pourtant, j’étais allongée par terre, sur le dos, les
mains pressées contre ma blessure. J’avais vu les gens faire ça à la télé… mais je ne sentais
plus mes mains, donc je n’étais pas certaine qu’elles soient au bon endroit.
Mon visage était humide.
Il ne me restait plus que quelques minutes à vivre, peut-être moins, et j’avais l’impression
d’avoir trahi Daemon et ma mère. Daemon, parce qu’il allait mourir avec moi. Ma mère, mon
Dieu, parce qu’elle allait me trouver comme ça. Elle n’y survivrait pas. Pas après ce qui était
arrivé à Papa.
Un frisson me secoua et ma poitrine se souleva difficilement pour me permettre de
respirer. Je ne voulais pas mourir sur ce sol glacé et dur. Je ne voulais pas mourir du tout. Je
clignai les yeux. Quand je les rouvris, le plafond me parut flou.
Malgré tout, je n’avais pas vraiment mal. Les romans disaient la vérité. Mon corps n’était
sans doute plus capable de gérer une telle douleur. À moins que je n’aie dépassé le point de
non-retour. C’était probable.
Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit et une voix familière résonna.
— Katy ? Où es-tu ? Daemon a un problème…
Mes lèvres remuèrent mais aucun son n’en sortit. Je réessayai.
— Dee ?
Les pas se rapprochèrent.
— Oh, mon Dieu… Oh, mon Dieu !
Dee se retrouva tout à coup au-dessus de moi. Les bords de son visage étaient flous.
— Katy ! Merde, Katy ! Tiens bon ! (Elle poussa mes mains ensanglantées et posa les
siennes sur ma blessure. Quand elle releva la tête, elle aperçut Will, inerte, à côté du
réfrigérateur.) Seigneur…
Je me fis violence pour prononcer un mot.
— Daemon…
Elle cligna rapidement les yeux. L’espace d’un instant, son corps disparut et presque
aussitôt, son visage se retrouva juste devant le mien. Ses yeux étincelaient comme des
diamants. Je fus incapable de m’en détourner. Son regard, ses mots me consumaient.
— Andrew est en train de l’amener ici. Il va bien et il continuera d’aller bien parce que tu
vas t’en sortir. Compris ?
Pour toute réponse, je toussai. Un liquide chaud et humide coula sur mes lèvres. C’était
probablement mauvais signe, parce que Dee blêmit davantage, puis posa ses deux mains sur
ma blessure en fermant les yeux.
Mes paupières étaient lourdes. Soudain, une douce chaleur m’envahit. Dee quitta son
enveloppe humaine pour reprendre son apparence réelle : lumineuse, chatoyante… on aurait
dit un ange. Avant de mourir, j’aurais au moins été témoin d’une créature d’une telle beauté.
Mais je devais m’accrocher. Ce n’était pas seulement ma vie qui était en jeu. C’était aussi
celle de Daemon. Alors, je m’obligeai à garder les yeux ouverts, fixés sur Dee et sur sa lumière
qui se réverbérait sur les murs, illuminait la pièce. Si elle me guérissait, serions-nous liées,
elle et moi ? Tous les trois ? Je n’arrivais pas à comprendre comment une telle chose était
possible. Et ce ne serait pas juste pour Dee.
Au loin, des voix s’élevèrent. Je reconnus Andrew et Dawson. Puis j’entendis quelqu’un
tomber à côté de moi. C’était lui. Son beau visage était pâle et tendu. Je ne l’avais jamais vu
aussi désespéré. Si je me concentrais, je pouvais même entendre son cœur battre difficilement,
en rythme avec le mien. D’une main tremblante, il me toucha la joue et fit glisser ses doigts
jusque sur mes lèvres entrouvertes.
— Daemon…
— Chut, dit-il en souriant. Ne parle pas. Ça va. Tout va bien.
Il se tourna vers sa sœur et poussa doucement les mains qui recouvraient ma blessure.
— Tu peux arrêter, lui dit-il.
Elle avait dû lui répondre aussitôt car Daemon secoua la tête.
— On ne peut pas prendre ce risque. Il faut que tu arrêtes maintenant.
Quelqu’un, on aurait dit Andrew, intervint.
— Tu es trop faible !
C’est à ce moment que je réalisai qu’il se parlait à lui-même. Il était aussi assis de l’autre
côté et me tenait la main. À bien y réfléchir, je souffrais sans doute d’hallucination. Il ne
pouvait pas y avoir deux Daemon.
À moins que… Le deuxième, c’était Dawson ! Il soutenait Daemon pour l’aider à se tenir
droit. Daemon n’avait jamais besoin d’aide. Il était le plus fort d’entre eux. Il est le plus fort !
La panique m’envahit.
— Laisse Dee s’en occuper, dit Andrew.
Daemon secoua la tête et après ce qui me sembla durer une éternité, Dee recula et reprit
sa forme humaine. Les bras tremblants, elle s’écarta.
— Il est dingue, dit-elle. Il est complètement dingue.
Lorsque Daemon changea d’apparence et posa ses mains sur moi, je ne vis plus que lui. Le
reste de la pièce disparut. Je ne voulais pas qu’il me guérisse s’il était trop faible pour le faire,
mais je comprenais pourquoi il refusait que Dee s’en occupe. C’était trop risqué. On ne
connaissait pas les conséquences par rapport au lien qui nous unissait.
La chaleur m’envahit et tout à coup, toute pensée me quitta. La voix de Daemon résonna
à l’intérieur de ma tête, me murmurant des paroles de réconfort encore et encore. Je me
sentais bien, légère, complète.
Daemon… Je répétai son prénom à l’infini. Je ne sais pas pourquoi, mais le fait de le
prononcer me permettait de m’ancrer à la réalité.
Quand je fermai les yeux, ils ne se rouvrirent plus. La chaleur réparatrice se diffusait dans
la moindre de mes cellules, inondait mes veines, se répandait dans mes muscles et mes os. Le
sentiment de sécurité que je ressentais me faisait lâcher prise. La dernière chose que j’entendis
fut la voix de Daemon.
Tu peux t’endormir, maintenant.
Alors, c’est ce que je fis.

*
* *

Lorsque j’ouvris de nouveau les yeux, j’étais dans une pièce éclairée par une bougie. Sa
flamme dansait dans l’obscurité. Je ne pouvais pas bouger mes bras, et pendant un instant, je
ne reconnus pas l’endroit où je me trouvais. Toutefois, quand je pris une grande inspiration,
une senteur boisée me parvint.
— Daemon ?
Ma voix était éraillée, comme asséchée par la panique.
Le lit, j’étais dans un lit, s’affaissa et Daemon apparut. La moitié de son visage était
baignée dans l’ombre. Ses yeux étincelaient comme des diamants.
— Je suis là, dit-il. Juste à côté de toi.
Je déglutis sans le quitter du regard.
— Je n’arrive pas à bouger mes bras.
Un rire rauque et profond lui échappa. Je ne trouvais pas ça très gentil de sa part de se
moquer de mon état.
— Attends. Je vais arranger ça.
Je le sentis attraper les couvertures dans lesquelles j’étais enroulée et tirer dessus pour
les desserrer.
— Voilà.
— Oh.
Je gigotai les doigts et sortis mes bras. Un instant plus tard, je compris que j’étais nue,
complètement nue, sous les couvertures. Le rouge me monta aux joues. Avions-nous… ?
Pourquoi est-ce que je ne m’en souvenais pas ?
Je m’agrippai au drap. Le mouvement brusque me fit grimacer de douleur.
— Pourquoi est-ce que je suis nue ?
Daemon me dévisagea. Une seconde passa, puis deux, puis trois.
— Tu ne t’en souviens pas ?
Il fallut un moment à mon cerveau pour comprendre où il voulait en venir. Lorsque tout
me revint en mémoire, je me redressai vivement et tentai de soulever les couvertures.
Daemon m’en empêcha.
— Tu n’as plus rien. À part une petite marque, une cicatrice. Mais elle se voit à peine, me
dit-il en me prenant la main. Très sincèrement, je ne pense pas que quelqu’un la remarquera.
Sauf si la personne t’examine de très près, et dans ce cas-là, je trouverai ça inquiétant.
Mes lèvres remuèrent sans produire de son. Autour de nous, la bougie projetait des
ombres sur le mur. Nous étions dans la chambre de Daemon. Mon lit n’était pas aussi grand,
ni aussi confortable que le sien.
Will était revenu. Il m’avait tiré dessus, en pleine poitrine et je… j’étais incapable de
terminer cette phrase.
— Dee t’a lavée. Ash l’a aidée. (Ses yeux parcouraient mon visage.) Elles t’ont mise au lit.
Je… je les ai laissées faire.
Ash m’avait vue nue ? Étrangement, ce détail me donnait envie de me cacher sous les
couvertures. Il fallait vraiment que je revoie l’ordre de mes priorités.
— Tu es sûre que ça va ?
Il tendit la main vers moi, mais s’arrêta à mi-chemin, juste au-dessus de ma joue.
Je hochai la tête. On m’avait tiré dessus, en pleine poitrine. Cette pensée ne me quittait
pas. Ce n’était pas la première fois que je frôlais la mort. Baruck avait failli me tuer. Mais ce
qui venait de m’arriver n’était pas comparable. J’allais avoir besoin de temps pour l’avaler. Ça
me paraissait irréel.
— Je ne devrais pas être assise, ni te parler, lui dis-je sans réfléchir, les yeux baissés.
C’est…
— Je sais. C’est difficile à accepter.
Continuant son geste, il posa la pointe de ses doigts contre mes lèvres, comme s’il avait
peur de me toucher.
— Très difficile.
Je fermai les yeux un instant. La douce chaleur qui émanait de sa peau était agréable.
— Comment as-tu su ?
— J’ai eu le souffle coupé, répondit-il en baissant la main, mais en se rapprochant. Et j’ai
ressenti une douleur atroce dans la poitrine. Mes muscles ne m’obéissaient plus. Alors, j’ai
compris qu’il s’était passé quelque chose. Heureusement, Andrew et Dawson ont réussi à me
faire sortir du restaurant sans causer de scène. Au fait, désolé, je n’ai pas pensé à ton steak de
poulet.
De toute façon, je ne pensais plus pouvoir manger quoi que ce soit.
Un sourire étira ses lèvres.
— Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. J’ai demandé à Dawson d’appeler Dee pour
qu’elle vienne te voir. Je… J’étais trop faible pour venir vérifier moi-même.
Je me souvins alors qu’il avait été très pâle quand je l’avais vu et que Dawson l’avait
soutenu.
— Comment tu te sens, maintenant ?
— Très bien. (Il pencha la tête sur le côté.) Et toi ?
— Ça va. (J’avais quelques courbatures, mais ce n’était rien.) Tu m’as sauvé la vie… Tu
nous as sauvés tous les deux.
— Ce n’était pas grand-chose.
Je le regardai, bouche bée. Il n’y avait que Daemon pour penser une chose pareille.
Cependant, tout à coup, une autre inquiétude me vint. Je me retournai en direction de la
table de chevet pour chercher le réveil dans le noir. Les chiffres verts lumineux indiquaient
qu’il était un peu plus d’une heure du matin. J’avais dormi environ six heures.
— Il faut que je rentre, déclarai-je en rassemblant les couvertures autour de moi. Il doit y
avoir du sang partout et ma mère rentre demain matin. Je ne veux pas avoir à…
— On s’est occupés de tout, dit-il pour m’arrêter. Les autres ont emporté Will et ont
nettoyé la maison. Ta mère ne se rendra compte de rien.
Le soulagement m’envahit. Je me détendis, mais ce répit fut de courte durée. Une image
ressurgit dans ma mémoire : moi, debout dans la cuisine, souriant à Will, le provoquant. J’en
eus la chair de poule. Le silence tomba dans la pièce, tandis que, les yeux perdus dans le vide,
je rejouais la scène dans mon esprit. Je n’arrêtais pas de penser au calme que j’avais démontré
et à la froideur dont j’avais fait preuve lorsque j’étais parvenue à la décision que je devais…
que je devais tuer Will.
Et je l’avais fait.
Un goût amer m’emplit la bouche. J’avais tué des gens, Arums ou non. Une vie était une
vie. Daemon l’avait dit lui-même. Combien en avais-je tué ? Trois ? Donc, en tout, j’avais tué
quatre êtres vivants.
Mon souffle se retrouva coincé dans ma gorge où une boule s’était formée. Le pire dans
tout ça, c’était la façon dont j’acceptais la situation. Sur le moment, je n’avais eu aucune
hésitation et… ça ne me ressemblait pas. Ce n’était pas moi.
— Kat, me dit-il d’une voix douce. Kitten. À quoi tu penses ?
— Je l’ai tué. (Les larmes me montèrent aux yeux, puis déferlèrent sur mes joues sans
que je puisse rien faire pour les arrêter.) Je l’ai tué sans le moindre remords.
Il posa les mains sur mes épaules nues.
— Tu as fait ce que tu avais à faire, Kat.
— Non. Tu ne comprends pas. (La gorge serrée, je respirais avec difficulté.) Ça ne m’a
rien fait du tout ! Alors que ce genre de choses devrait me toucher ! (Un rire rauque
m’échappa.) Oh, mon Dieu…
Un éclat de douleur passa dans ses yeux clairs.
— Kat…
— Qu’est-ce qui cloche chez moi ? Parce que quelque chose cloche. J’aurais très bien pu
le désarmer et l’arrêter. Je n’étais pas obligée de…
— Kat… Il a essayé de te tuer. Il t’a tiré dessus. C’était un acte d’autodéfense.
Pour lui, ça ne semblait faire aucun doute. Mais était-ce vraiment le cas ? Cet homme
avait été faible, au bout du rouleau. Au lieu de le provoquer, j’aurais pu le désarmer et ça en
aurait été fini. Mais non, moi, je l’avais tué…
Mon self-control se fissura, puis tomba carrément en morceaux. J’avais l’impression d’être
tordue de l’intérieur, à tel point que je n’étais pas certaine de réussir à démêler tout ça un
jour. Pendant tout ce temps, j’avais cru que j’étais capable de faire ce qui était nécessaire, de
tuer s’il le fallait… et j’avais tué. Mais Daemon avait raison. Tuer n’est pas la partie la plus
difficile en soi. Ce qui l’est, c’est ce qui vient après : la culpabilité. C’était insupportable. Les
fantômes de ceux que j’avais tués de mes propres mains et de ceux dont la mort avait été liée
à moi d’une manière ou d’une autre m’encerclaient, m’empêchaient de respirer. Un cri
guttural franchit mes lèvres.
Daemon me serra aussitôt dans ses bras, avec les couvertures. Les larmes affluèrent, sans
s’arrêter, et il continua de me bercer et de m’étreindre. Dans un sens, je ne méritais pas d’être
consolée. Daemon ignorait avec quelle facilité j’étais devenue quelqu’un d’autre. Je n’étais plus
la même. Je n’étais plus la Katy qu’il avait transformée, qui l’avait poussé à être meilleur.
Je n’étais plus elle.
Je me débattis pour qu’il me libère, mais il refusa de le faire et je le détestai pour ça.
Pourquoi ne voyait-il pas ce que moi, je voyais ?
— Je suis un monstre. Je suis comme Blake.
— Quoi ? (L’incrédulité transparaissait dans sa voix.) Tu n’as rien à voir avec lui, Kat.
Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Les larmes dévalaient mes joues.
— Mais si ! Blake… Il a tué parce qu’il était désespéré. Quelle différence avec moi ? Je
n’en vois aucune !
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas pareil.
J’avalai une grande goulée d’air.
— Si c’était à refaire, je le referais. Je le jure. Si quelqu’un vous menaçait toi ou ma
mère, je n’hésiterais pas non plus. Après ce qui s’est passé avec Blake et Adam, ça ne fait plus
aucun doute. Mais les gens normaux ne réagissent pas comme ça. Ce n’est pas bien.
— Il n’y a rien de mal à protéger les gens que tu aimes, me fit-il remarquer. Tu crois que
ça m’a fait plaisir de tuer ? Loin de là. Pourtant, je ne reviendrai jamais en arrière.
Les épaules tremblantes, je m’essuyai les joues.
— C’est différent, Daemon.
— En quoi ? (Il prit mon visage entre ses mains et me força à le regarder à travers mes
cils humides.) Tu te souviens quand j’ai éliminé ces deux agents de la Défense à l’entrepôt ? Je
n’en avais pas la moindre envie, mais je n’avais pas le choix. S’ils avaient répété qu’ils nous
avaient vus, tout aurait été terminé et je ne pouvais pas les laisser t’emmener.
Il baissa la tête tandis que ses doigts chassaient mes larmes. Quand je tentai de détourner
le regard, il ne me laissa pas faire.
— Je me suis haï. Et j’ai ressenti la même chose chaque fois que j’ai pris une vie, Arums
et humains confondus. Mais il arrive qu’on ne puisse pas faire autrement. Ça ne veut pas dire
qu’on l’accepte, ni qu’on s’y habitue, mais on finit par le comprendre.
Je le saisis par les poignets. Ils étaient tellement épais que mes doigts se touchaient à
peine.
— Mais, et si… Et si ça ne me faisait rien, à moi ?
— Je n’y crois pas, Kat.
Sa conviction, sa foi en moi, résonnait dans sa voix. Je ne comprenais pas d’où lui venait
cette confiance aveugle.
— Je sais que ce n’est pas le cas.
— Comment peux-tu en être sûr ? murmurai-je.
Daemon sourit légèrement. Ce n’était pas le sourire qui me coupait habituellement le
souffle, mais il me toucha quand même au plus profond de moi et s’enroula autour de mon
cœur.
— Je sais que tu es bonne, à l’intérieur. Tu représentes la chaleur, la lumière et tout ce
que je ne mérite pas. Alors que toi, tu es persuadée que je te mérite. Tu sais ce que j’ai fait
dans le passé aux gens, et à toi, mais tu penses quand même que je te mérite.
— Je…
— C’est parce que tu as un bon fond. Tu l’as toujours eu et tu l’auras toujours. (Ses mains
glissèrent le long de ma gorge pour aller se poser sur mes épaules.) Rien de ce que tu diras ou
feras ne changera ça. Alors sois triste, fais ton deuil, mais ne culpabilise pas pour des choses
qui échappent à ton contrôle.
Je ne savais pas quoi dire.
Son sourire prit cet air mutin qui me rendait folle.
— Maintenant, arrête de te prendre la tête avec ça. Tu es plus intelligente que ça. Tu
vaux mieux que ça.
Ses paroles n’avaient pas apaisé tous mes doutes. Elles n’avaient pas non plus transformé
cette part de moi qui n’était pas aussi parfaite qu’il le pensait. Mais elles m’avaient fait du
bien, comme si elles m’avaient enveloppée dans une couette bien douillette. Et pour l’instant,
ça suffisait. J’avais compris mon geste et c’était le plus important. Je ne savais pas comment
lui dire à quel point j’appréciais sa réaction et ce qu’il avait fait pour moi. Un merci me
paraissait ridicule, à côté.
Tremblante, je serrai les poings très fort et me penchai en avant pour déposer un baiser
sur ses lèvres. Sa prise se resserra sur mes épaules et son torse se souleva violemment. Je
goûtai le sel de mes larmes sur ses lèvres. Quand le baiser s’approfondit, j’y goûtai également
ma propre peur.
Mais ce n’était pas tout.
Je sentais aussi notre amour, l’espoir d’un futur commun. On s’acceptait l’un l’autre
entièrement, avec nos bons et nos mauvais côtés, même les plus terribles. Il y avait tellement
de désir inassouvi entre nous, tellement d’émotions, que j’eus l’impression qu’on me frappait
en plein cœur. Lui aussi. Je le savais parce que son pouls s’était emballé et que nos cœurs
battaient à l’unisson. J’avais ressenti tout ça à travers un simple baiser. Et c’était trop et pas
assez à la fois. C’était parfait, tout simplement.
Quand je me reculai, je pris une grande inspiration. Nos regards se croisèrent. Une foule
d’émotions brillaient dans ses yeux verts. Il posa une main contre ma joue d’un geste tendre,
tout en disant quelques mots dans sa langue si belle. On aurait dit qu’il avait prononcé trois
mots, un poème court et magnifique.
— Qu’est-ce que tu as dit ? demandai-je en desserrant ma prise sur la couverture.
Un sourire mystérieux apparut sur ses lèvres, puis il m’embrassa encore. Mes paupières
se fermèrent toutes seules et je lâchai la couverture. Je la sentis tomber jusqu’à ma taille et,
un instant, Daemon s’arrêta de respirer.
Il me guida de façon à ce que je m’allonge sur le lit et je passai mes bras autour de lui.
On s’embrassa pendant ce qui me parut être une éternité. Pourtant, ce n’était pas suffisant.
J’aurais pu continuer ainsi, sans jamais m’arrêter. À ce moment-là, nous étions dans un monde
où rien d’autre n’existait. Le temps semblait ralentir, puis accélérer selon nos règles. On
s’embrassa jusqu’à ce que j’arrive à bout de souffle, s’arrêtant uniquement pour explorer le
corps de l’autre. J’avais chaud, j’avais les joues rouges. On ondulait l’un contre l’autre. Mon
dos s’arqua tout à coup et quand je gémis, il se figea au-dessus de moi.
Il releva la tête sans rien dire, mais il me dévisagea si longtemps que je commençais à me
demander ce qui se passait. Ma poitrine se serra. Alors je tendis une main tremblante vers lui
et la posai sur sa joue.
Il posa son visage contre le mien. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix se révéla rauque.
— Dis-moi d’arrêter et je le ferai.
Il en était hors de question. Pas maintenant. Pas après ce qui s’était passé. Il n’y avait plus
aucune raison pour nous retenir. En guise de réponse, je l’embrassai et, malgré le manque de
paroles, il comprit.
Il s’allongea au-dessus de moi sans vraiment me toucher. Un éclair d’électricité nous
traversa et un désir intense m’envahit. Je plongeai mes mains dans ses cheveux pour le
rapprocher davantage et effleurai mes lèvres contre les siennes. Il trembla.
Quand je caressai sa lèvre inférieure avec mon pouce, ses yeux brillants se fermèrent.
Alors, je ne pus m’empêcher de le toucher : mes mains glissèrent le long de sa gorge, puis de
son dos, remontèrent sur son torse, avant de redescendre. Plus bas. Sur la surface musclée de
son ventre. Daemon prit une grande inspiration.
Les contours de son corps se mirent à étinceler, illuminant doucement la pièce. De la
chaleur s’échappa de sa peau. Daemon ouvrit les yeux et s’assit en m’attirant à lui, de façon à
m’installer sur ses genoux. Ses yeux n’étaient plus verts. On aurait dit deux boules de feu. Mon
cœur manqua un battement. Un brasier s’alluma au fond de moi et se répandit dans mes
veines comme une déferlante de lave en fusion.
Ses mains tremblaient contre mes hanches. Une sensation de pouvoir nouveau,
incroyable m’envahit. J’avais l’impression d’avoir mis la main au feu ou d’avoir été frappée par
une décharge de dix mille volts. C’était enivrant.
Je n’avais jamais été aussi excitée, ni aussi prête.
Lorsque ses lèvres se posèrent sur les miennes, des milliers d’émotions jaillirent en moi.
Sa bouche avait quelque chose de délicieux, d’addictif. Je me collai contre lui et notre baiser
se fit plus profond, jusqu’à ce que la sensation me monte à la tête et se répande dans tous les
cellules de mon corps. À chaque endroit qu’il touchait, ma peau semblait prendre vie. Ses
lèvres ardentes descendirent jusque dans ma gorge. Autour de nous, la lumière vacillait,
comme si des milliers d’étoiles scintillaient contre le mur.
Nos mains étaient partout à la fois. Ses doigts caressèrent mon ventre, remontèrent sur
mes côtes. Daemon semblait prendre son temps. Chacun de ses gestes paraissait réfléchi et
précis. À mesure que notre exploration avançait, j’avais de plus en plus de mal à respirer. Ce
n’était visiblement pas la première fois qu’il faisait ça, pourtant, il prenait son temps et il
tremblait autant que moi.
Son jean disparut quelque part sur le sol et enfin, on se retrouva l’un contre l’autre, sans
la moindre barrière. Nos mains s’aventurèrent de plus en plus bas. Daemon refusa d’accélérer
la cadence alors que je le lui demandais. Au contraire, il ralentit et fit durer la chose pendant
ce qu’il me sembla être une éternité… jusqu’à ce qu’on atteigne tous les deux notre limite. Je
me souvenais de ce que Dee m’avait dit à propos de sa première fois. Tout s’était déroulé
naturellement. Il n’y avait eu aucune gêne. Daemon s’était protégé et j’avais ressenti une
petite douleur… au début. Bon, d’accord. J’avais eu mal. Mais Daemon… il avait arrangé ça.
Et maintenant, on ondulait l’un contre l’autre.
Être comme ça avec lui, c’était un peu comme manipuler la Source, mais en cent fois plus
fort. La sensation de montagnes russes était là, mais différemment, plus profonde et surtout, il
était là, avec moi. C’était parfait. Merveilleux.
Au bout de plusieurs heures, ou en tout cas, ça aurait très bien pu être le cas, Daemon
m’embrassa tendrement, profondément.
— Ça va ?
J’étais vidée de toute énergie, mais de la meilleure des façons.
— Très bien, répondis-je avant de lui bâiller au nez.
Super romantique.
Daemon éclata de rire pendant que je tournais la tête pour me cacher dans le coussin.
Toutefois, il ne me laissa pas faire et je n’en fus pas surprise. Il roula sur le côté et m’attira à
lui, le visage relevé vers lui.
Son regard sonda le mien.
— Merci.
— Pour quoi ?
J’adorais la sensation de ses bras autour de moi, la différence entre nos corps et la façon
dont ils se complétaient, fort et fragile.
Il fit glisser ses doigts le long de mon bras et encore une fois, sa capacité à me faire
frissonner me laissa bouche bée.
— Pour tout, répondit-il.
Un sentiment d’euphorie emplit ma poitrine. Allongés l’un contre l’autre, à bout de
souffle, on profita du moindre instant. On continua de s’embrasser. De parler. De vivre.
CHAPITRE 34

Le lundi, très tôt dans la matinée, Daemon me raccompagna chez moi et me tint
compagnie jusqu’à ce qu’il entende la voiture de ma mère se garer dans l’allée. Il sortit
aussitôt, sans se faire remarquer, grâce à sa vitesse supersonique habituelle. Pourtant quand il
était resté allongé près de moi, visiblement incapable de me laisser seule après ce qui s’était
passé avec Will, je ne m’étais jamais sentie aussi en sécurité. Même si ce n’était pas
directement lié à notre première fois, quand il revint me chercher dans l’après-midi pour
qu’on aille acheter à manger pour Maman et nous, le moindre regard, la moindre caresse avait
pris une tout autre importance. Il s’en dégageait une tendresse certaine et une impression de
secret partagé qui, si elles avaient été déjà présentes auparavant, se trouvaient amplifiées.
Physiquement, je n’avais pas changé. Quelque part, j’avais cru que ce que nous avions fait
serait écrit sur mon front. J’avais un peu peur que ma mère le devine et qu’elle me fasse subir
une nouvelle conversation super gênante à propos des roses et des choux… mais ce ne fut pas
le cas.
La vie continua et pendant un certain temps, tout demeura pareil. Certains aspects de
notre relation s’étaient améliorés, bien sûr, mais durant la semaine qui suivit, Daemon et moi,
on ne se retrouva pas souvent seuls. Personne ne parla de Will, sauf pour me demander si
j’allais bien. Même Andrew m’avait posé la question et il avait eu l’air sincère. À part ça,
c’était comme s’il ne s’était jamais rien passé. Et il y avait de grandes chances pour que
Daemon soit derrière tout ça.
Avec Dawson, Matthew et Blake, on s’entraînait plus souvent. À présent, les autres
s’étaient joints à nous. Tout le monde avait été mis au courant du plan. Tout le monde savait
également que si notre mission échouait le dimanche suivant, il n’y aurait pas de session de
rattrapage.
Y retourner une deuxième fois, c’était déjà jouer avec le feu.
Depuis notre petite conversation par rapport à son comportement plus que flippant,
Blake se tenait à l’écart du groupe. Ça m’arrangeait.
— Le temps imparti reste le même. On a quinze minutes pour pénétrer à l’intérieur et les
récupérer.
— Et si ça tourne mal ? demanda Dee, en jouant nerveusement avec ses cheveux.
Daemon ramassa un morceau d’onyx. Désormais, on arrivait tous à manipuler la pierre
pendant environ une minute et vingt secondes. Et avec l’opale, ce n’était plus un problème
pour Daemon et moi.
— Les pièges à onyx n’auront plus d’effet sur nous. (Il jeta la pierre sur le tas.) On est
tous capables de supporter l’exposition suffisamment longtemps pour sortir.
— Sauf s’ils vous en envoient directement au visage, protesta Dee, inquiète. Vous n’êtes
pas immunisés pour ça !
Blake se rapprocha.
— On ne m’en a jamais envoyé au visage. On m’a seulement forcé à en manipuler encore
et encore. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent.
— C’est différent ! (Elle lâcha ses cheveux et se tourna en direction de ses frères.)
Manipuler de l’onyx et développer une tolérance, c’est une chose. En recevoir en pleine figure,
ça en est une autre.
Dee n’avait pas tort, mais nous n’avions pas le choix.
Dawson lui sourit. Ça me faisait bizarre de le voir sourire, surtout quand il était sincère,
parce que son visage se transformait du tout au tout.
— Tout va bien se passer, Dee. Je te le promets.
— Il y a aussi les lasers, ne les oubliez pas, intervint Andrew avec une grimace.
— Non, bien sûr, répondit Blake, mais ça ne devrait pas être un souci. Les portes
d’urgences descendent uniquement lorsque l’alarme est déclenchée. Si tout se déroule sans
encombre, il n’y aura aucun problème.
— C’est un gros « si », marmonna Dee.
Sans doute, mais on ne pouvait pas reculer. Il me suffisait de regarder Dawson pour me
rappeler pourquoi nous risquions de nouveau notre vie. Si Daemon avait été retenu prisonnier
au Mont Weather, je savais pertinemment que j’aurais fait n’importe quoi, moi aussi, pour le
libérer.
La moitié de Dawson manquait. Et cette moitié, c’était Beth. On ne pouvait pas lui
demander d’abandonner tout espoir de la revoir un jour. Chacun d’entre nous aurait remué
ciel et terre pour retrouver un être cher.
Après un nouvel entraînement exténuant, on retourna vers la maison. Matthew et les
Thompson rentrèrent chez eux, suivis de Blake. Dee rentra à l’intérieur pendant que tous les
trois, on s’attardait à l’extérieur. Au bout d’un moment, Dawson disparut quelque part, sur le
côté de la maison.
Daemon me prit la main et s’assit sur la troisième marche du perron. Il m’attira à lui
pour que je m’assoie entre ses jambes, le dos contre son torse.
— Ça va ?
— Oui, répondis-je. (Il me posait la question après chaque session d’entraînement. Et ça
me faisait l’aimer encore plus.) Et toi ?
— Ne t’inquiète pas pour moi.
Levant les yeux au ciel, je me laissai aller contre lui. La sensation de son torse derrière
moi et de ses bras autour de mon corps était exquise. Il baissa la tête pour presser ses lèvres
dans mon cou. Je savais à quoi il pensait et j’étais tout à fait d’accord avec lui.
Dawson réapparut soudain. La lumière du soleil couchant formait un halo autour de lui.
Autant dire qu’il cassa l’ambiance. Les mains enfoncées dans les poches de son jean, il se
balança d’avant en arrière sans rien dire.
Daemon soupira et se redressa.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, répondit-il en plissant les yeux face au ciel qui s’assombrissait rapidement. Je
réfléchissais, c’est tout.
On attendit en silence qu’il continue. On savait l’un comme l’autre que Dawson devait
prendre son temps pour dire les choses. Il ne parlerait pas avant d’être prêt. Encore une fois,
je me demandai comment il avait été avant que ces choses terribles ne l’accablent.
— Vous n’êtes pas obligés de venir, dimanche, déclara-t-il, finalement.
Je sentis les bras de Daemon tomber le long de ses flancs.
— Quoi ?
— Vous n’êtes pas obligés de venir. Dee a raison. C’est trop dangereux. On ne sait pas si
on va réussir à dépasser les pièges à onyx. Qui sait si Blake dit la vérité ? Et puis, ça ne vous
concerne pas directement.
Dawson releva alors la tête. Son expression débordait de sincérité.
— Vous ne devriez pas prendre autant de risques. Laissez-moi m’en occuper avec Blake.
C’est notre problème.
Daemon resta silencieux un instant.
— Tu es mon frère, Dawson. Tes problèmes sont les miens.
Je souris et basculai la tête en arrière.
— Et les problèmes de Daemon sont les miens.
— Ça, je ne suis pas d’accord, mais tu vois ce que je veux dire ? (Daemon posa les mains
sur mes épaules.) Ça nous concerne tous, pour le meilleur et le plus merdique.
Dawson baissa les yeux.
— Je ne veux pas qu’il vous arrive quelque chose. Je crois que je ne pourrais jamais me le
pardonner.
— Il ne nous arrivera rien, dit Daemon d’une voix si ferme qu’il ne faisait aucun doute
qu’il y croyait. (Il se mit à masser mes muscles endoloris.) On sortira tous de là sains et saufs,
avec Beth et Chris.
Dawson sortit ses mains de ses poches et les passa dans ses cheveux.
— Merci. (Les lèvres pincées, il baissa les bras.) Tu sais que je vais devoir… je vais devoir
partir, après ? Peut-être que… je peux terminer l’année scolaire, mais après, Beth et moi, on
sera obligés de s’éloigner d’ici.
L’espace d’un instant, les doigts de Daemon se figèrent sur mes épaules et je sentis mon
cœur se serrer, mais il se reprit presque aussitôt.
— Je sais, frérot. On fera de notre mieux pour cacher Beth le temps de préparer votre
départ. Je ne dis pas que ça me fait plaisir, mais… mais je sais que tu n’as pas le choix.
Son frère hocha la tête.
— On trouvera un moyen de rester en contact.
— Bien sûr, répondit Daemon.
Baissant les yeux, je me mordis les lèvres. Mon Dieu. J’avais envie de pleurer comme un
bébé. Leur famille ne méritait pas de subir un nouvel éloignement. Tout ça, à cause de ce
qu’ils étaient vraiment, alors qu’ils n’avaient rien demandé à personne. Ce n’était pas juste.
Le pire dans tout ça, c’était que nous ne pouvions rien y faire.

*
* *

Le jeudi soir, après un énième entraînement éreintant, Daemon et moi allâmes étancher
notre soif de sucre au fast-food du coin : rien de tel qu’un thé glacé. Au lieu de s’installer à
l’intérieur, Daemon ouvrit le coffre de sa voiture et on s’assit contre.
Le ciel était dégagé et les étoiles commençaient à sortir. Chaque fois que je les regardais,
je pensais à Daemon et son peuple.
Il me donna un léger coup de coude.
— À quoi tu penses ?
Je souris autour de ma paille.
— Parfois, j’oublie ce que tu es, mais quand je vois les étoiles, je m’en souviens.
— Tu oublies aussi ce que tu es ?
Je baissai mon gobelet en riant.
— Oui, apparemment.
— Sympa.
Je balançai mes jambes d’avant en arrière.
— Je suis sérieuse. Je n’y pense jamais. Et je crois que si les gens apprenaient votre
existence, ils s’y habitueraient, eux aussi.
— Tu crois ?
Il paraissait choqué.
Je haussai les épaules.
— Vous n’êtes pas si différents de nous.
— À part qu’on brille comme des vers luisants, me taquina-t-il.
— Oui, à part ça.
Il rit doucement avant de se pencher vers moi pour frotter son menton contre mon
épaule, comme un gros félin. Savoir que je le comparais à un lion lui ferait sans doute plaisir.
Je souris.
— Je veux que tu prennes l’opale avec toi, dimanche, dit-il soudain.
— Quoi ? (Je m’écartai pour le regarder dans les yeux.) Pourquoi ? Tu es le plus fort
d’entre nous.
Un sourire arrogant étira ses lèvres.
— C’est pour ça que je n’en ai pas besoin.
— Daemon, soupirai-je en lui tendant mon thé. (Il l’accepta.) Ce n’est pas logique. Étant
le plus fort, tu arriveras à manipuler l’opale de manière plus efficace.
Il sirota mon thé. Ses yeux pétillaient de malice.
— Je veux que tu aies l’opale sur toi au cas où les choses tourneraient mal. Ce n’est pas
ouvert à la discussion.
— Si tu le dis, rétorquai-je en croisant les bras.
— Si tu refuses, je t’attache et je t’enferme dans ta chambre. Et pas pour ce que tu crois.
J’en restai bouche bée.
— Bon, d’accord, pour ce que tu crois… mais seulement quand tout sera terminé. À mon
retour, je…
Je l’interrompis.
— J’aimerais bien te voir m’attacher.
Il haussa un sourcil.
— Je n’en doute pas.
— La ferme, grommelai-je. Je suis sérieuse.
— Moi aussi. Tu prends l’opale.
Je grimaçai.
— Ce n’est pas logique.
— C’est d’une logique parfaite, me dit-il en m’embrassant sur la joue. Parce que je suis
parfait.
— Oh, mon Dieu.
Je lui donnai un coup de coude et il rit. Quand je reportai mon attention sur le ciel
étoilé, une idée me frappa soudain comme une bétonnière. Pourquoi n’y avais-je pas pensé
plus tôt ?
— J’ai une idée !
— Est-ce qu’il faut un lit pour la mettre en pratique ?
Je lui assenai un nouveau coup.
— Seigneur. Non ! Tu ne penses qu’à ça. C’est par rapport à l’opale. Et si on la brisait en
plusieurs morceaux pour se la partager ?
Il fronça les sourcils d’un air concentré.
— Ça pourrait fonctionner, mais c’est très risqué. Qu’est-ce qui se passera si on la détruit
complètement ? Ça m’étonnerait que la poussière ait les mêmes propriétés. Et même si on
réussit à en découper des fragments, est-ce que ça marchera ?
Très bonnes questions.
— Je n’en sais rien, mais on peut essayer ? Au moins, on sera tous protégés, du moins en
grande majorité.
Il resta silencieux un instant.
— C’est trop risqué. Je préfère te savoir en sécurité plutôt que de l’espérer. Et si ça me
rend égoïste à tes yeux, tant pis. Je suis terriblement égoïste pour tout ce qui te concerne.
— Mais Dawson…
Daemon me regarda dans les yeux.
— Je viens de te le dire : je suis terriblement égoïste pour tout ce qui te concerne.
En toute franchise, je ne savais pas quoi dire.
Il soupira et se passa une main sur son menton.
— Si la pierre est détruite, tu te retrouveras là-bas sans protection. Matthew, Dawson et
moi, on est des Luxens. On est plus forts que toi. On ne se fatigue pas facilement. Et on n’a
pas besoin de l’opale comme toi tu en as besoin.
— Mais…
— Je ne prendrai pas ce risque. Si le fait de casser l’opale amoindrit son pouvoir, quel
bien est-ce que cela fera ? (Il secoua la tête.) On n’a pas besoin d’un coup de pouce. Toi si.
Son ton catégorique me fit baisser les épaules. La frustration m’envahit. Ce n’était pas
que je ne comprenais pas sa position, mais je n’étais pas d’accord avec lui.
Plus tard, Daemon sortit l’opale de l’endroit où il l’avait cachée et la posa dans ma
paume. Sous le porche, il recouvrit ma main avec la sienne. Les oiseaux nocturnes chantaient
autour de nous, dans une cacophonie de hululements et de trilles. Les roses que j’avais
plantées après l’école une semaine plus tôt embaumaient l’air d’un parfum frais et sucré.
Ça aurait été très romantique si je n’avais pas eu envie de lui mettre mon poing dans la
figure.
— Je sais que tu m’en veux, dit-il en me regardant dans les yeux. Mais ça me rassurera,
d’accord ?
— Il y a quelques jours, tu as affirmé à Dawson que tout se passerait bien.
— C’est vrai, mais au cas où… je veux que tu sois capable de t’échapper.
Mon cœur s’emballa.
— Qu’est-ce que tu… veux dire ?
Il sourit, mais il était clair qu’il se forçait et je détestais ça.
— Si les choses tournent mal, je veux que tu t’échappes. N’hésite pas à quitter la ville ou
même l’État. Et si pour une raison quelconque, je suis bloqué là-bas, ne t’arrête pas pour moi.
Tu comprends ?
J’avais du mal à respirer. Mes poumons me faisaient souffrir.
— Tu veux que je t’abandonne ?
Les yeux brillants, Daemon hocha la tête.
— Oui.
— Non ! m’écriai-je en m’écartant violemment. Je ne t’abandonnerai jamais, Daemon.
Il prit mon visage entre ses mains pour m’empêcher de m’éloigner davantage.
— Je sais…
— Tu ne sais rien du tout ! (Je saisis ses poignets. Mes ongles mordaient dans sa chair.)
Est-ce que toi, tu m’abandonnerais s’il m’arrivait quelque chose ?
— Non. (Son expression se fit féroce.) Je ne ferais jamais ça.
— Alors, comment peux-tu me demander de le faire ? (J’étais au bord des larmes parce
que je ne supportais pas l’idée de savoir Daemon capturé, en proie aux mêmes souffrances que
son frère.) Tu n’en as pas le droit !
— Je suis désolé. (Son visage s’adoucit et il pencha la tête pour m’embrasser.) Tu as
raison. Je n’aurais jamais dû te le demander.
Je clignai rapidement les yeux.
— Comment as-tu seulement pu me le suggérer ?
J’avais envie de lui tordre le cou. À cause de lui, des images terribles étaient apparues
dans mon esprit. Mais quelque chose clochait.
— Tu m’as laissé gagner un peu trop facilement, murmurai-je avec méfiance.
Il rit avant de passer un bras autour de mes épaules pour m’attirer à lui.
— J’ai compris ton point de vue, c’est tout.
Euh… C’était quand même bizarre. Je reculai un peu pour le dévisager, à la recherche du
moindre indice, mais je ne vis que de la tendresse et une pointe d’arrogance qu’il arborait sans
cesse. Je ne pris pas la peine de lui demander s’il me cachait quelque chose, parce qu’il ne
l’aurait jamais avoué et que je voulais croire que je l’avais raisonné…
Mais je n’étais pas stupide.
CHAPITRE 35

L’après-midi avant le bal de fin d’année, Dee se retrouva dans ma chambre, à me coiffer
avec un fer à friser. Si la conversation avait été maladroite au début, elle était devenue plus
facile au fur et à mesure qu’elle me bouclait les cheveux. Et quand elle les attacha en un
chignon compliqué qui mettait en valeur son labeur, on n’avait plus aucun problème à se
parler.
J’étais en train de me maquiller lorsqu’elle s’assit sur le bord de mon lit, les mains posées
sur ses genoux. De son côté, elle avait opté pour un chignon simple, une queue-de-cheval
retournée et retenue par un élastique, qui faisait parfaitement ressortir son visage anguleux.
Du bout de mon petit doigt, j’estompai le trait d’eye-liner marron sous mon œil.
— Tu as hâte d’être à ce soir ?
Elle haussa les épaules.
— Je veux surtout y aller parce que c’est notre dernière année. Ce sera sans doute la
dernière fois qu’on se retrouvera tous ensemble, alors je veux en profiter. Je sais qu’Adam
aurait voulu que je m’amuse.
Je rangeai l’eye-liner dans ma trousse et cherchai mon mascara.
— Oui, c’est ce qu’il aurait voulu, répondis-je en jetant un coup d’œil vers elle. Il semblait
être le genre de garçon qui aurait voulu le meilleur pour toi, sans se soucier de lui.
Un sourire apparut sur ses lèvres avant de s’évanouir tout aussi vite.
— Oui.
Soudain très triste, je me tournai de nouveau vers le miroir. (Mon regard se posa sur le
mascara doré que je tenais. Dee aurait dû être avec Adam ce soir.) Dee, je…
— Je sais. (En un clin d’œil, elle se retrouva près de la porte. La partie basse de son corps
sembla vaciller. C’était vraiment étrange à regarder.) Je sais que tu es désolée. Je sais que tu
n’as jamais voulu qu’Adam meure.
Je me tournai vers elle en jouant avec un morceau d’obsidienne.
— Si je pouvais revenir en arrière, je changerais tout ce qui s’est passé.
Elle détourna le regard et posa les yeux sur mon épaule.
— Tu as peur, pour demain soir ?
De nouveau face au miroir, je réprimai mes larmes. L’espace d’un instant, j’avais cru
qu’on avait retrouvé une certaine complicité, mais la parenthèse s’était de nouveau refermée.
Il y avait du progrès, mais pas autant que je l’aurais voulu.
Arrête de pleurer, m’ordonnai-je. Ne gâche pas ton maquillage.
— Katy ?
— J’ai peur, admis-je en riant doucement. Le contraire serait étonnant. Mais j’essaie de
ne pas y penser. La dernière fois, j’y ai trop réfléchi et je n’ai pas arrêté de flipper.
— Je flipperais quand même. En fait, même en restant dans la voiture, je suis terrifiée.
(Elle disparut de l’encadrement de la porte et réapparut au niveau de mon armoire. Elle sortit
ma robe de bal de sa housse avec douceur.) Sois prudente et fais attention à mon frère,
d’accord ?
Mon cœur se serra, mais je n’hésitai pas un instant :
— D’accord.
On échangea nos places pour qu’elle termine de se maquiller et j’enfilai ma robe. Tout à
coup, ma mère entra dans ma chambre, l’appareil photo à la main : c’était reparti pour un
tour. Les larmes aux yeux, elle prit des clichés de Dee et moi, et nous raconta que, petite,
j’aimais essayer ses chaussures et me balader toute nue dans la maison. Tout ça, avant que
Dee ne parte et que Daemon n’arrive.
Ça n’augurait rien de bon pour la suite.
Toutefois, lorsque Daemon entra dans le salon où je l’attendais en me battant avec une
petite pochette que ma mère m’avait donnée, je restai bouche bée.
Daemon était beau dans tout ce qu’il portait : jean, sweat, chemise de bûcheron… Mais
dans un costume taillé sur mesure pour épouser ses épaules larges et ses hanches étroites, il
était tout simplement époustouflant.
Les mèches noires qui tombaient sur son front avaient été repoussées vers la droite et il
portait une jolie fleur à la main. Tout en arrangeant sa cravate, il me détailla des pieds à la
tête en s’attardant sur certaines parties de mon anatomie. J’espérais que ma mère ne s’en était
pas rendu compte. Ses doigts se figèrent et je rougis sous son regard scrutateur et sa réaction
visiblement positive.
Après tout, Daemon adorait le rouge.
Mes joues devaient d’ailleurs être assorties à ma robe.
Il s’avança vers moi avec une démarche de rock star et, à une distance raisonnable,
s’arrêta, se pencha et me murmura :
— Tu es magnifique.
Une douce chaleur s’éveilla dans mon ventre et se répandit dans tout mon corps.
— Merci. Tu n’es pas mal non plus.
Après ce moment de répit, ma mère se mit à tourner autour de nous comme une abeille
travailleuse, en nous prenant en photo et nous complimentant. Chaque fois qu’elle regardait
Daemon, ses yeux brillaient un peu. Elle était totalement amoureuse de lui.
Elle prit des tonnes de clichés de lui en train d’accrocher la fleur autour de mon poignet.
C’était une simple rose entourée de feuilles vertes et de gypsophiles. Magnifique. On posa
pour ma mère naturellement, sans se forcer. C’était vraiment différent d’avec Simon, au
premier bal. Mes pensées se mirent à vagabonder tandis que Daemon attrapait l’appareil pour
prendre des photos mère/fille.
Simon était-il encore en vie ? Blake avait juré qu’il avait vu la Défense l’embarquer. Dans
tous les cas, Simon m’avait vue perdre le contrôle de la Source. Encore une mort à laquelle
j’étais liée. Parce que Simon était forcément mort. Pourquoi la Défense ou le Dédale aurait-il
eu besoin de lui ? Ce n’était qu’un humain…
Je songeai alors à Carissa.
Daemon posa une main contre mes reins.
— Tu es dans la lune ?
Je clignai les yeux et revins au présent.
— Non, je suis là. Avec toi.
— Je l’espère bien.
Ma mère me prit dans ses bras.
— Tu es très belle, ma chérie. Vous êtes magnifiques, tous les deux.
Daemon s’écarta pour nous laisser de l’intimité, mais ne put résister à l’envie de me
sourire derrière son dos.
— Je n’arrive pas à croire que c’est déjà ton dernier bal de fin d’année, me dit-elle en
reniflant. (Elle se tourna vers Daemon.) J’ai l’impression qu’hier encore, elle courait à travers
la maison en arrachant ses couches…
— Maman, intervins-je.
L’entendre parler de ma petite enfance était toujours gênant, encore plus quand
quelqu’un était là pour écouter. Alors, en présence de Daemon, c’était carrément humiliant.
Un éclat d’intérêt s’alluma dans les yeux de Daemon.
— Vous avez des photos ? Pitié, dites-moi que vous avez des photos !
Ses lèvres s’étirèrent en un énorme sourire.
— Évidemment ! (Elle se retourna vivement vers une bibliothèque, sur le côté, qui était
pleine de photos embarrassantes.) J’ai tout…
— Oh, il est déjà si tard ? (J’attrapai Daemon par le bras et tentai de le tirer vers la
sortie. Il ne bougea pas d’un millimètre.) Il faut vraiment qu’on y aille.
— Les photos seront toujours là demain, dit-il à ma mère avec un clin d’œil. N’est-ce
pas ?
— Je commence à travailler à 17 heures, répondit-elle en souriant.
Il en était hors de question. Quand on sortit enfin, elle me prit une dernière fois dans ses
bras.
— Tu es vraiment très belle, ma puce. Et je ne dis pas ça parce que je suis ta mère.
— Merci, répondis-je en lui rendant son étreinte.
Elle me serrait contre elle comme si elle ne comptait jamais me lâcher. Ça ne me
dérangeait pas. Après tout, il y avait une chance que je ne revienne pas de notre mission du
lendemain. J’avais besoin de la sentir contre moi. Je n’étais pas trop fière pour l’admettre.
— Je suis contente pour toi, murmura-t-elle. C’est un gentil garçon.
Les larmes aux yeux, je lui souris.
— Je sais.
— Très bien. (Elle s’écarta et me tapota les bras.) Couvre-feu ?
— Je…
— Tu n’en as pas ce soir. (Face à mon air choqué, elle sourit.) Fais attention à toi et ne
fais rien que tu pourrais regretter. (Son regard se posa quelque part derrière mon épaule et
elle ajouta, à voix basse :) Ça n’inclut sans doute pas grand-chose.
— Maman !
Elle s’esclaffa et me poussa doucement.
— Je suis vieille, pas morte. Maintenant, allez-y et amusez-vous bien.
Je partis le plus vite possible.
— Dis-moi que tu n’as pas entendu sa dernière phrase.
Daemon me sourit de toutes ses dents.
— Oh, mon Dieu…
Il rit à gorge déployée avant de me prendre la main.
— Venez, milady, votre carrosse vous attend.
Amusée, je montai dans sa voiture. Une fois à l’intérieur, on se disputa pour choisir la
musique. À mi-chemin du lycée, Daemon me jeta un coup d’œil en coin.
— Tu es vraiment magnifique, Kitten. Je suis sincère.
Je souris et fis glisser mes doigts sur les perles de ma pochette.
— Merci.
Il marqua une pause.
— Tu étais très belle au premier bal de l’année, aussi.
Abandonnant ma pochette, je tournai vivement la tête dans sa direction.
— Ah oui ?
— Bien sûr que oui ! J’étais dégoûté de te voir avec quelqu’un d’autre. (Mon expression le
fit rire, puis il se concentra de nouveau sur la route. Son sourire décontracté me faisait chaud
au cœur.) Quand je t’ai vue avec Simon… j’ai eu envie de le tabasser et de te voler à lui.
Je ris. Parfois, j’oubliais que, malgré les difficultés de nos relations durant les premiers
mois, il avait déjà commencé à développer des sentiments pour moi.
— Alors, oui : je t’ai trouvée magnifique, à ce moment-là aussi.
Je me mordis les lèvres en espérant que je n’aurais pas de gloss sur les dents.
— J’ai toujours pensé que tu étais… (« sublime » n’était pas un adjectif assez viril pour le
décrire, alors j’en choisis un autre.) Très séduisant.
— Tu me trouvais tellement sexy que tu ne pouvais pas t’empêcher de me reluquer, tu
veux dire !
— Il faut vraiment qu’on travaille sur ta modestie. (Derrière la fenêtre, les arbres
défilaient. Je voyais mon sourire dans le reflet.) Je te rappelle que tu n’arrêtais pas de
m’énerver.
— Ça fait partie de mon charme.
Je reniflai.
Le bal avait lieu au même endroit que le précédent : dans le gymnase du lycée. Le grand
luxe. Comme on était un peu en retard, le parking était déjà blindé. On fut obligés de laisser
Dolly en dehors de l’enceinte.
Daemon me prit par la main et on traversa la cour. Il faisait bon. Seul le vent était un
peu frais. En mai, les nuits restaient froides, dans la région, mais avec Daemon à mes côtés, je
n’avais pas besoin de châle, ni de veste. Il émanait toujours de lui une chaleur incroyable.
Au premier bal de l’année, le gymnase avait été décoré sur le thème de l’automne. Ce
soir, des lampes blanches pendaient du plafond et le long des gradins repliés. On aurait dit
une cascade lumineuse. De grandes plantes à feuilles vertes trônaient près de tables
recouvertes de nappes blanches au bord de la piste de danse lustrée.
La musique était forte, à tel point que j’entendais à peine Daemon me parler. Lesa
apparut soudain de nulle part. Elle me prit par la main et me tira vers la piste. Sa robe sirène
bleu nuit lui allait très bien et épousait ses formes à merveille. D’autres filles vinrent nous
rejoindre et les rires se mêlèrent aux basses. Ça me fit penser au club de Martinsburg et à ses
cages.
C’était deux mondes bien distincts.
Daemon vint me retrouver et m’éloigna un peu des filles. La musique s’était faite plus
lente. Son bras était parfait, sur ma taille. Je posai la tête contre son épaule, contente que
Dee et lui aient réussi à me convaincre de venir. J’avais l’impression qu’un grand poids s’était
envolé de mes épaules.
Daemon fredonnait les paroles. De temps en temps, son menton effleurait ma joue.
J’aimais la sensation de son cœur battant contre le mien, c’était familier.
Vers la fin de la chanson, j’ouvris les yeux… et plongeai mon regard dans celui de Blake.
Je pris une grande inspiration. Je ne m’étais pas attendue à le voir ici, du coup, il m’avait
prise par surprise. Était-il venu avec quelqu’un ? Il n’y avait aucune fille près de lui, mais ça
ne voulait rien dire. En attendant, la façon dont il nous observait, planté là, sans bouger, avait
quelque chose de bien trop dérangeant à mon goût.
Un couple passa dans mon champ de vision. Le garçon avait les mains posées sur les
hanches de la fille et ils riaient tous les deux. Quand ils s’écartèrent, Blake n’était plus là. Une
sensation de malaise me serra l’estomac. La même que je ressentais chaque fois que je pensais
à Blake. Autant dire que j’évitais de penser à lui le plus possible.
Mais le voir me fit penser à quelqu’un d’autre. Je relevai la tête.
— Dawson n’est pas venu ?
Daemon secoua la tête.
— Non, je crois qu’il aurait l’impression de trahir Beth.
— Waouh, murmurai-je sans savoir ce que je pouvais dire de plus.
Son dévouement envers Beth était admirable. C’était impressionnant, quelque part. Peut-
être qu’il y avait un truc dans l’ADN alien.
L’étreinte de Daemon se resserra et je vis sa veste se tendre au niveau de ses épaules.
Oui, il y avait indéniablement un truc dans leur ADN.
Après notre slow, Andrew et Dee nous rejoignirent. Elle était aussi jolie que je l’avais
imaginée dans sa robe et avec son look frais et naturel. Je remarquai que Dee et Andrew
gardaient une certaine distance l’un envers l’autre. À mes yeux, il était clair qu’ils étaient
seulement amis. Ils partageaient simplement la même peine.
Lorsque Daemon alla nous chercher à boire, je fus un instant éblouie par Ash et son
cavalier humain… mais surtout par sa petite robe noire.
Ash nous sourit de toutes ses dents.
— David, voici Katy. Pas la peine de retenir son nom, tu l’oublieras forcément.
Sans lui prêter la moindre attention, je tendis la main au jeune homme.
— Ravie de te rencontrer.
David était séduisant, très séduisant même. Il n’avait rien à envier à un Luxen. Il avait des
cheveux bruns bouclés et des yeux chaleureux de la couleur du whisky.
Il me serra la main avec force.
— Enchanté également.
Et poli, avec ça. Que fabriquait-il avec Ash ?
— J’ai certains talents, murmura-t-elle à mon oreille, comme si elle avait lu dans mes
pensées. (Je fronçai les sourcils.) Demande à Daemon. Il t’en parlera.
Elle se redressa en riant.
Au lieu de la frapper, ce que je mourais d’envie de faire (la Source semblait me supplier
de l’utiliser), je lui souris d’un air angélique. Toutefois, avant de m’éloigner, je posai la main
sur son dos dénudé. Une décharge électrique passa alors de mes doigts à sa peau.
Avec un petit cri de surprise, Ash sursauta et se tourna vers moi.
— Petite…
À côté d’elle, David semblait perplexe, mais Dee, elle, éclata de rire. Sans me départir de
mon sourire, je fis un clin d’œil à Ash et repris ma route. Daemon se tenait non loin de là,
tenant deux verres, clairement curieux par rapport à ce qui venait de se passer.
— Méchante petite Kitten, murmura-t-il.
Le sourire aux lèvres, je me mis sur la pointe des pieds pour l’embrasser. C’était un geste
tout à fait innocent, pour ma part en tout cas, mais Daemon avait une autre idée. Quand on se
sépara, j’avais du mal à respirer.
Loin du groupe, on dansa encore, tellement collés l’un à l’autre que je m’attendais à voir
apparaître un professeur pour nous séparer. Je dansai ensuite avec Lesa et une fois, Dee nous
rejoignit. On devait avoir l’air ridicule, à gesticuler ainsi, mais on s’amusait bien.
Lorsque je me retrouvai de nouveau dans les bras de Daemon, deux heures s’étaient
écoulées. Certains de nos camarades partaient déjà pour se rendre à l’une des fameuses fêtes
organisées dans les champs.
— Tu veux y aller ? me demanda-t-il.
— Tu as prévu quelque chose ?
Bien sûr, je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir l’esprit mal placé.
— Oui, répondit-il avec un sourire mystérieux. C’est une surprise.
Avec ce genre de réponse, on ne pouvait pas m’en vouloir de tirer certaines conclusions.
Daemon et le mot « surprise » dans la même phrase, c’était plutôt prometteur.
— D’accord, lui dis-je en espérant avoir l’air adulte et détachée alors que mon cœur
sautillait comme celui d’une collégienne.
Je partis à la recherche de Lesa pour lui dire qu’on partait et la pris dans mes bras.
— Vous avez réservé une chambre d’hôtel ? me demanda-t-elle.
Ses yeux semblaient étinceler dans la lumière blanche.
Je lui donnai une tape sur le bras.
— Mais non ! Enfin… je ne crois pas. Il a dit qu’il avait une surprise pour moi.
— Une chambre d’hôtel, je te dis ! s’écria-t-elle. Oh, mon Dieu, vous allez enfin, tu sais,
le faire, quoi !
Je souris.
Lesa plissa les yeux avant de les ouvrir en grand.
— Attends une minute. Vous avez déjà…
— Il faut que j’y aille, dis-je en m’éloignant.
Elle me suivit.
— Dis-le-moi ! Il faut que je sache.
Derrière elle, Chad nous observait avec curiosité.
Je secouai la tête.
— Il faut vraiment que j’y aille. On en parlera plus tard. Amuse-toi bien.
— Oh, tu as intérêt à m’en parler ! Je le veux et je l’exige !
Après lui avoir promis de l’appeler, je partis à la recherche de Dee, mais je ne vis qu’Ash
et après ce que je lui avais fait plus tôt dans la soirée, elle semblait pressée de prendre sa
revanche. Je changeai donc de trajectoire et scannai la foule à la recherche d’une naïade aux
cheveux de jais.
Lorsque Daemon revint vers moi, je décidai d’abandonner.
— Tu as vu Dee ?
Il hocha la tête.
— Je crois qu’elle est partie avec Andrew. Ils sont allés au diner manger quelque chose.
Je le dévisageai sans rien dire.
Daemon haussa les épaules.
Mes convictions à leur sujet commençaient à s’ébranler. Adam et Dee avaient toujours
fait ce genre de choses ensemble. Bien sûr, les Luxens adoraient manger, sans arrêt, mais
bon…
— Tu crois qu’ils sont… ?
— Je ne veux pas savoir.
Moi non plus, décidai-je. Je pris la main qu’il me tendait et ensemble, on sortit du
gymnase étouffant en passant par un couloir remplit de banderoles. Dehors, la température
avait chuté, mais l’air frais faisait du bien à ma peau échauffée.
— Tu ne veux rien me dire, à propos de cette surprise ?
— Si je t’en parle, ça ne sera plus une surprise, répondit-il.
Je fis la moue.
— Mais c’est déjà une surprise !
— Bien essayé. (Il m’ouvrit ma portière en riant.) Monte et pas d’entourloupe !
— N’importe quoi.
Je m’assis malgré tout et croisai sagement les jambes. Daemon rit encore une fois en
faisant le tour de la voiture pour monter à son tour.
Il me lança un regard en coin avant de secouer la tête.
— Tu es morte de curiosité, hein ?
— Oui. Alors, tu devrais me le dire.
Il ne répondit pas. En fait, il demeura silencieux pendant tout le trajet du retour. Car oui,
à ma grande surprise, on rentrait à la maison. Une certaine excitation m’envahit. Depuis la
fameuse nuit du samedi, on ne s’était retrouvés tous les deux que quelques minutes par-ci par-
là.
C’était étrange qu’une chose aussi terrible et une autre aussi belle avaient pu avoir lieu
dans la même nuit. Je me rendis compte que c’était à la fois le plus beau et le pire jour de ma
vie.
Mais je ne voulais pas penser à Will.
Daemon se gara dans son allée. La lumière du salon était allumée.
— Reste dans la voiture, d’accord ?
Quand je hochai la tête, il sortit et disparut, en un clin d’œil. Curieuse, je me retournai
dans mon siège, mais je ne vis personne. Qu’avait-il encore inventé ?
Soudain, ma portière s’ouvrit et Daemon me tendit la main.
— Prête ?
Prise au dépourvu par sa soudaine réapparition, je lui tendis ma main et le laissai me
porter hors du 4 × 4.
— Alors, cette surprise… ?
— Tu vas voir.
Main dans la main, on se mit à marcher. Je crus un instant qu’il allait m’emmener chez
lui, mais ce ne fut pas le cas. On descendit l’allée. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il
avait prévu. Toutefois quand je compris qu’on se dirigeait vers la route principale, je me
retrouvai propulsée plusieurs mois en arrière, au moment où j’avais appris l’existence du
peuple de Daemon.
La nuit où j’avais traversé devant un camion.
Stupidité de ma part, je sais, mais j’avais été tellement en colère que je n’avais pas
réfléchi. La faute en revenait à Daemon et à ses remarques désagréables de l’époque.
Lorsqu’on traversa la route, je commençai à comprendre où on se dirigeait. Le lac. Je
serrai la main de Daemon un peu plus fort en essayant de dissimuler mon sourire idiot.
— Tu penses pouvoir marcher avec ces talons ? me demanda-t-il en fronçant les sourcils,
comme s’il venait juste d’y penser.
J’en doutais, mais je ne voulais pas gâcher sa surprise.
— Oui, ça ira.
Il ralentit le pas quand même pour s’assurer que je ne trébuche pas, histoire d’éviter que
je me brise la nuque. C’était adorable de sa part. Il écartait toutes les branches un peu basses
de mon chemin et à un moment donné, il reprit même partiellement sa forme originale. La
lumière blanche qui émanait de sa main éclairait le sol accidenté.
Avec Daemon, pas besoin de lampe torche !
Il nous fallut plus longtemps que d’habitude pour atteindre le lac, mais la promenade fut
agréable et j’appréciai la compagnie. Lorsqu’on arriva à l’orée des derniers arbres et que
j’aperçus la scène qui se déroulait devant moi, je n’en crus pas mes yeux.
Le clair de lune se reflétait sur la surface placide du lac. À quelques mètres de l’eau, près
de fleurs sauvages blanches qui avaient commencé à éclore, plusieurs couvertures avaient été
étendues, les unes au-dessus des autres, pour créer un lieu confortable. Il y avait quelques
coussins et une grande glacière. Un feu crépitait sur la berge, dans un cercle de pierre.
Les mots me manquaient.
Le décor était extrêmement romantique, adorable, incroyable et tellement… parfait que
je me demandai si je ne rêvais pas. Daemon était capable de me surprendre, je le savais. Il le
faisait sans cesse. Mais ça… ? Mon cœur se gonfla si vite que je crus que j’allais m’envoler.
— Surprise, dit-il en se positionnant face à moi. Je me suis dit que ce serait bien mieux
qu’une fête dans un champ. Et puis, tu aimes le lac. Et moi aussi.
Je clignai les yeux pour chasser mes larmes. Mon Dieu. Il fallait que j’arrête de pleurer
sans arrêt, surtout ce soir, parce que mes cils étaient couverts de mascara.
— C’est parfait, Daemon. Oh si tu savais ! C’est merveilleux !
— Tu trouves ? (Un soupçon de vulnérabilité transparut dans sa voix.) Ça te plaît
vraiment ?
Je n’arrivais pas à croire qu’il puisse me poser la question.
— J’adore ! (Tout à coup, je me mis à rire. C’était toujours mieux que pleurer.) J’adore,
je te dis !
Daemon me sourit.
Alors, je me jetai sur lui et enroulai mes bras et mes jambes autour de lui comme un
singe un peu fou.
Il me rattrapa en riant, sans même faire un pas en arrière.
— Ça te plaît vraiment, dit-il en reculant. Je suis content.
Tant d’émotions s’étaient éveillées en moi que je n’arrivais pas à me concentrer sur l’une
d’elles en particulier, mais elles étaient toutes positives. Quand Daemon me reposa par terre,
je retirai mes chaussures et me dirigeai vers les couvertures. Elles étaient douces sous mes
orteils, luxueuses.
Je m’assis à genoux dessus.
— Qu’est-ce qu’il y a dans la glacière ?
— Que des bonnes choses ! (Il apparut soudain près de la glacière en question et
s’agenouilla. Après l’avoir ouverte, il en sortit une bouteille de vin et deux verres.) Du vin
pétillant, aromatisé à la fraise, ton préféré.
J’éclatai de rire.
— C’est pas vrai !
Il retira le bouchon avec l’un de ses super pouvoirs Jedi et nous servit un verre à chacun.
Je pris une gorgée de la boisson pétillante. J’aimais ce genre de vins parce qu’il n’y avait
pratiquement pas d’alcool dedans. J’étais une petite joueuse, à ce niveau-là.
— Quoi d’autre ? demandai-je en me penchant en avant.
Daemon produisit alors une boîte dont il retira le couvercle pour me montrer le contenu.
Il s’agissait de fraises couvertes de chocolat très appétissantes.
J’en avais l’eau à la bouche.
— C’est toi qui les as faites ?
— Pas du tout !
— Euh… Dee, alors ?
Cette suggestion le fit rire.
— Je les ai commandées dans une boutique de confiserie, en ville. Tu en goûtes une ?
Je ne me fis pas prier. Il me sembla que mes papilles gustatives avaient trouvé le paradis
sur terre. Je m’étais peut-être même bavé dessus.
— C’est tellement bon !
— Il y a d’autres choses. (Il sortit un contenant en plastique rempli de fromage et de
toasts.) Que j’ai aussi commandées. Parce que je ne sais pas faire la cuisine, ni rien.
Peu importait s’il les avait faites ou non. Qu’il ait organisé cette surprise suffisait.
Il y avait également des sandwichs au concombre et une pizza végétarienne. C’était
parfait pour grignoter. On s’en donna à cœur joie, en discutant et en riant, pendant que le feu
s’éteignait lentement.
— Quand as-tu eu le temps de faire tout ça ? demandai-je en attrapant une cinquième ou
sixième part de pizza.
Il prit une fraise et l’inspecta minutieusement.
— J’avais laissé la glacière et les couvertures ici, dans un sac en plastique. Je n’ai eu qu’à
faire un saut à notre retour pour allumer le feu et étendre les couvertures.
Je terminai ma pizza.
— Tu es incroyable.
— Ça, tu le savais déjà.
— C’est vrai. Je l’ai toujours su. (Je l’observai attraper une autre fraise.) Bon, peut-être
pas au tout début…
Il releva la tête.
— Mon charme est un peu plus subtil, voilà tout.
— Ah bon ?
La température avait chuté. Je me rapprochai de Daemon et du feu qui s’éteignait. Même
si je grelottais, je n’avais pas la moindre envie de rentrer.
— Je t’assure, répondit-il en souriant.
Il ferma les boîtes et rangea les restes dans la glacière. Puis, après m’avoir lancé un soda,
il entreprit de tout nettoyer. Ça faisait bien longtemps qu’on avait fini le vin pétillant.
— Je ne peux pas montrer tous mes bons côtés à la fois.
— Bien sûr que non. Où serait le mystère dans tout ça ?
Il souleva une couverture et la posa sur mes épaules.
— Nulle part, dit-il en se rasseyant à côté de moi.
— Merci. (Je m’emmitouflai un peu plus dans le tissu.) Je pense que monsieur tout le
monde serait choqué d’apprendre à quel point tu es romantique.
Daemon s’allongea sur le côté.
— Ils ne doivent jamais l’apprendre.
Tout sourire, je me penchai pour l’embrasser.
— J’emporterai le secret dans ma tombe.
— Très bien. (Il tapota la couverture à côté de lui.) On peut rentrer quand tu veux.
— Je ne veux pas partir.
— Alors, ramène ton joli petit cul d’hybride ici.
Franchissant la distance qui nous séparait, je m’installai à côté de lui. Daemon fit glisser
un coussin sous ma tête. Quand j’étais lovée ainsi contre lui, j’avais l’impression qu’une armée
d’Arums n’aurait pas pu nous séparer.
On parla du bal, du lycée et même de la fac, dans le Colorado. On discuta jusqu’à minuit
passé.
— Tu es inquiet pour demain ? lui demandai-je en caressant son visage du bout des
doigts.
— Bien sûr. Je serais fou de ne pas l’être. (Il embrassa mes doigts quand ils se
rapprochèrent de ses lèvres.) Mais pas pour les raisons que tu crois.
— Pourquoi, alors ?
Ma main descendit le long de sa gorge, puis de son haut. Il avait retiré sa veste un peu
plus tôt. Sa peau était chaude et ferme sous le tissu fin de sa chemise.
Daemon se rapprocha un peu de moi.
— Je crains que Beth ne soit plus celle que Dawson a aimée.
— Moi aussi.
— Mais je sais qu’il ne se laissera pas abattre. (Sa main se faufila sous la couverture,
jusque sur mon épaule nue.) Je veux simplement qu’il soit heureux. Il le mérite.
— C’est vrai. (Le souffle court, je sentis ses doigts s’aventurer plus bas, sur ma taille, puis
les courbes de mes hanches.) J’espère qu’elle va bien en tout cas. Et Chris aussi.
Il hocha la tête avant de m’allonger lentement sur le dos. Sa main glissa sur ma robe pour
atteindre mon genou. Je frissonnai. Il sourit.
— Il y a quelque chose d’autre qui te tracasse.
Quand je pensais à demain et à ce que l’avenir nous réservait, beaucoup de choses me
tracassaient.
— Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. (Ma voix se brisa.) Je ne veux pas qu’il
arrive quoi que ce soit à l’un d’entre nous.
— Chut, fit-il avant de m’embrasser avec douceur. Il ne nous arrivera rien.
Je m’agrippai à sa chemise et le serrai fort contre moi, comme si je pouvais empêcher les
pires scénarios de se produire rien qu’en le gardant près de moi. C’était idiot, mais le sentir
aussi proche tenait mes plus grandes peurs à l’écart.
Que je réussisse à sortir du Mont Weather, mais pas lui, par exemple.
— Qu’est-ce qui se passera si on réussit, demain soir ?
— Tu veux dire « quand on aura réussi » ? (Une de ses jambes vint effleurer les miennes
et se placer entre elles.) On retourne au lycée lundi. C’est chiant, je sais. Avec un peu de
chance, on termine l’année et on obtient notre diplôme… ce qui ne devrait pas être un
problème. Ensuite, on aura tout l’été à nous…
Sentir son poids sur moi faisait naître tout un tas de vilaines pensées dans mon esprit.
Malheureusement, l’inquiétude ne me quittait pas.
— Le Dédale traquera Beth et Chris sans relâche.
— Mais ils ne les trouveront pas. (Il pressa ses lèvres contre ma tempe, puis contre mon
front.) Ils ne réussiront pas à s’approcher suffisamment pour les retrouver.
Mon ventre se serra.
— Daemon…
— Tout ira bien. Ne t’en fais pas.
Je mourais d’envie de le croire. J’en avais même besoin.
— Ne pensons plus à demain, murmura-t-il contre ma joue. Ne pensons pas à la semaine
prochaine ou même à la nuit prochaine. C’est juste nous deux pour le moment. Rien d’autre.
Le cœur battant la chamade, je relevai la tête et fermai les yeux. J’avais l’impression
qu’oublier ce qui nous attendait était mission impossible, mais lorsque sa main se glissa sous
ma jupe et remonta le long de ma cuisse, c’était vraiment nous et rien d’autre.
CHAPITRE 36

Comme la dernière fois, avant notre expédition au Mont Weather, je passai la journée du
dimanche avec ma mère. On sortit prendre notre petit déjeuner dehors en fin de matinée et je
lui racontai tous les détails du bal. Quand je lui parlai de la surprise de Daemon au lac, elle en
eut les larmes aux yeux. Moi-même, en le lui disant, je sentis ma vue se brouiller et mon cœur
se gonfler.
Daemon et moi, on était restés dehors jusqu’à ce que les étoiles disparaissent et que le
ciel prenne une teinte bleu foncé. La nuit avait été parfaite et ce que nous avions fait durant
les dernières heures ensemble me faisait encore rougir de plaisir.
— Tu es amoureuse, me dit ma mère en pourchassant un morceau de melon sur son
assiette avec sa fourchette. Ce n’est pas une question. Je le vois dans tes yeux.
Mes joues s’empourprèrent.
— Oui, c’est vrai.
Elle sourit.
— Tu as grandi trop vite, ma puce.
Je n’en avais pas toujours l’impression. Ce matin encore, comme je ne trouvais pas ma
deuxième tong, j’avais failli piquer une crise.
Ma mère baissa la voix pour que les autres clients, qui semblaient tous revenir de l’église,
ne nous entendent.
— Vous prenez vos précautions, j’espère ?
Étonnamment, le changement de conversation ne me gêna pas. Peut-être qu’après son
commentaire de la veille sur le fait que je m’arrachais mes couches quand j’étais petite, j’étais
immunisée. Dans tous les cas, j’étais contente qu’elle me pose la question, qu’elle s’en
inquiète, tout simplement. Ma mère travaillait beaucoup, comme tous les parents célibataires,
mais elle n’était pas aux abonnés absents pour autant.
— Je ferai toujours attention avec ce genre de choses, Maman. (Je pris une gorgée de
mon soda.) Je ne tiens pas à avoir des bébés Katy dans les pattes.
Ses yeux s’agrandirent sous le coup de la surprise, puis se remplirent de nouveau de
larmes. Oh Seigneur…
— Tu as vraiment grandi, dit-elle en posant une main sur la mienne. Je suis fière de toi !
Ses paroles me faisaient plaisir, parce qu’en toute honnêteté, à part ça, je ne voyais pas
de quoi elle pouvait être fière à mon sujet. D’accord, j’allais au lycée, j’étais plutôt sage et
j’avais de bonnes notes. Mais jusqu’à présent, je n’avais envoyé aucune candidature pour
intégrer une fac et je savais que ça la perturbait. Et puis, elle n’avait pas la moindre idée de ce
qui me tracassait vraiment.
Malgré tout, elle était fière de moi et je ne voulais rien faire pour la décevoir.
Lorsqu’on rentra à la maison, Daemon passa nous voir. Il me fallut user de toutes mes
ressources pour empêcher ma mère de ressortir les albums photos avant qu’elle monte se
reposer quelques heures et qu’elle nous laisse seuls, Daemon et moi. Ça aurait pu être sympa
si je n’étais pas aussi stressée.
J’enfilai le survêtement noir, puis tendis l’opale à Daemon qui me l’avait demandée.
— Ne me regarde pas comme ça, dit-il en s’asseyant en face de moi, sur le lit. (Il enfouit
sa main dans sa poche et en sortit un fin fil blanc.) Au lieu de la garder dans ta poche, je me
suis dit qu’on pourrait en faire un collier.
— Oh. Bonne idée.
Je le regardai entourer le morceau d’opale avec le fil et l’ajuster de façon à ce qu’il reste
suffisamment de longueur pour que je l’attache autour de mon cou. Je ne bougeai pas tandis
qu’il le nouait derrière ma nuque et glissai la pierre sous mon tee-shirt. Elle se retrouva juste
au-dessus de mon éclat d’obsidienne.
— Merci, lui dis-je, même si je pensais toujours qu’on aurait dû prendre le risque de la
briser.
Il sourit.
— On devrait sécher le lycée demain après-midi et aller voir un film.
— Pardon ?
— Demain. On a bien mérité une demi-journée de libre.
Prévoir ce que j’allais faire demain ne faisait pas partie de ma liste des priorités. J’étais
sur le point de le lui faire remarquer quand je compris ses intentions. Comme il ne voulait pas
que je pense à la possibilité qu’il n’y aurait plus de lendemain, il parlait de choses normales et
ainsi, nous faisait garder espoir.
Je relevai les yeux et plongeai mon regard dans le sien. Le vert de ses iris était
incroyablement éclatant. Quand je me mis à genoux et que je pris son visage entre mes mains
pour l’embrasser, ils devinrent carrément blancs. Je l’embrassai de toutes mes forces, comme
s’il était l’oxygène dont j’avais besoin pour respirer.
— C’est en quel honneur ? me demanda-t-il lorsque je me rassis. Pas que je m’en plaigne.
Je haussai les épaules.
— Aucun. Pour répondre à ta question, je crois qu’on devrait sécher, moi aussi.
Daemon se déplaça si vite que je ne le vis pas bouger. Un instant, il était assis à mes
côtés, l’autre, il était allongé au-dessus de moi, une main puissante de chaque côté de mon
visage.
— Je t’ai déjà dit que j’avais un faible pour les rebelles ? murmura-t-il.
Ses contours étaient un peu flous et blanchâtres comme si quelqu’un avait pris un pinceau
et les avait repassés à la peinture. Une mèche de ses cheveux tomba devant ses yeux qui
étincelaient comme des diamants.
Je n’arrivais plus à respirer.
— C’est le fait de sécher, qui te met dans des états pareils ?
Lorsqu’il s’allongea sur moi, une légère décharge d’électricité me parcourut et il plut des
étincelles.
— Non, c’est toi.
— Toujours ? murmurai-je.
Ses lèvres effleurèrent les miennes.
— Toujours.

*
* *

Daemon partit un peu plus tard pour rejoindre Matthew et Dawson. Ils voulaient revoir le
plan en détail tous les trois et Matthew, qui était légèrement perfectionniste, préférait
s’entraîner encore un peu avec l’onyx.
Moi, je restai chez moi, dans les pattes de ma mère, comme une enfant, pendant qu’elle
se préparait. En fait, j’avais tellement besoin de profiter de sa présence jusqu’à la dernière
minute que je la suivis même à l’extérieur et regardai sa Prius s’éloigner dans l’allée.
Une fois seule, je jetai un coup d’œil aux plates-bandes qui longeaient le perron. Il aurait
fallu que je change le paillis et que je désherbe tout ça.
Je descendis les marches du perron et m’approchai du petit rosier pour retirer les pétales
secs. J’avais entendu que ça aidait la fleur à refleurir. Je ne savais pas si c’était vrai, mais le
geste répétitif m’aidait à me calmer.
Demain, Daemon et moi, on quitterait l’école à midi.
Le week-end prochain, je convaincrai ma mère de me laisser nettoyer et replanter les
plates-bandes.
Début juin, j’obtiendrais mon diplôme.
Un peu plus tard dans le mois, je remplirais sérieusement les papiers pour intégrer
l’université du Colorado et lâcherais le morceau à ma mère.
En juillet, je passerais mes journées avec Daemon, à nager dans le lac et à travailler mon
bronzage.
À la fin de l’été, ma relation avec Dee serait revenue à la normale.
Et dès l’automne, je m’éloignerais de toutes ces histoires. Plus rien ne serait comme
avant. Après tout, je n’étais plus tout à fait humaine et mon petit ami, le garçon que j’aimais,
était un extraterrestre. Un jour viendrait où, Daemon et moi, on devrait disparaître, comme
Dawson et Blake.
Ce qu’il fallait retenir, c’était qu’il y aurait un lendemain, une semaine prochaine, un
mois, un été, un automne prochain.
— Il n’y a que toi pour jardiner dans un moment pareil.
En entendant la voix de Blake, je me retournai vivement. Il était appuyé contre ma
voiture, entièrement vêtu de noir, prêt pour ce soir.
C’était la première fois depuis notre confrontation que je me retrouvais seule avec lui. Ma
part extraterrestre réagit aussitôt. Une sensation étrange, comme de l’adrénaline, montait en
moi. De l’électricité statique se mit à courir sur ma peau.
Je décidai de ne pas rentrer dans son jeu.
— Qu’est-ce que tu veux, Blake ?
Il rit doucement, puis baissa les yeux vers le sol.
— On part bientôt, non ? Je suis un peu en avance, c’est tout.
Et moi, j’étais un peu obsédée par mes bouquins. Comme si j’allais le croire.
Frottant mes mains pour en retirer la terre, je le dévisageai avec prudence.
— Comment es-tu venu ?
— Je me suis garé en bas de la rue, au niveau de la maison vide, répondit-il avec un geste
du menton. La dernière fois que je me suis garé ici, je suis quasiment sûr que quelqu’un a fait
fondre la peinture de mon capot.
Sûrement Dee et ses mains à micro-ondes. Je croisai les bras.
— Dee et Andrew sont à côté.
J’avais ressenti le besoin de le mentionner.
— Je sais. (Il passa une main dans ses cheveux coiffés en pique.) Tu étais très jolie au bal.
Un sentiment de malaise me noua l’estomac.
— Ouais, je t’ai vu. Tu y es allé tout seul ?
Il hocha la tête.
— Je n’y suis resté que quelques instants. Les bals, ça n’a jamais été mon truc. Je suis
toujours déçu.
Je ne répondis pas.
Blake baissa la main.
— Tu es inquiète pour ce soir ?
— J’aurais du mal à ne pas l’être.
— C’est bien, dit-il avec un léger sourire. (Ça ressemblait plus à une grimace qu’à autre
chose.) À ma connaissance, personne n’a encore jamais réussi à pénétrer dans ces
installations, ni à aller aussi loin que nous. Aucun Luxen, et aucun hybride. Pourtant, on n’est
sans doute pas les premiers à avoir essayé. Je te parie qu’il y a des dizaines de Dawson et Beth
et de Blake et Chris.
Les muscles de mon cou et de mes épaules se crispèrent.
— Si tu essaies de me remonter le moral, c’est raté.
Blake rit.
— Pas du tout. Ce que je veux dire, c’est que si on réussit, ça signifiera qu’on est les
meilleurs. La crème des hybrides et des Luxens.
C’était drôle, ou simplement ironique, que ceux que le Dédale convoitait le plus étaient
les seuls à être capables de se rebeller contre eux.
Je posai la main sur le haut de ma poitrine pour toucher l’opale. Elle était tiède et lisse
sous mon tee-shirt.
— On est trop forts, que veux-tu ?
Blake eut un nouveau sourire forcé.
— Je compte là-dessus.

*
* *

On était tous habillés comme un groupe de ninjas au rebut mal assortis. Je transpirais à
grosses gouttes sous mon tee-shirt noir à manches longues, mais en se couvrant au maximum,
on limitait les risques d’exposition à l’onyx.
Ça n’avait pas fonctionné des masses la dernière fois, mais on préférait se montrer
prudents.
L’opale me semblait très lourde à mon cou.
Le trajet à travers les montagnes de Virginie se déroula en silence. Même Blake ne disait
rien. À côté de lui, Dawson ne tenait pas en place. À un moment donné, il reprit même sa
véritable apparence et manqua tous nous aveugler. Heureusement, il n’y avait aucune voiture
autour de nous.
Les paroles de Blake continuaient de résonner dans mon esprit. Je compte là-dessus. Je me
montrais sans doute paranoïaque, mais ça ne me disait rien qui vaille. Il était évident qu’il
s’attendait à ce qu’on brave l’impossible. Il avait autant à gagner que nous.
Tout à coup, la mise en garde de Luc me revint en mémoire : ne jamais faire confiance à
quelqu’un qui avait beaucoup à perdre ou à gagner. Mais si j’appliquais ce principe à la lettre,
je ne pouvais pas non plus croire en mes amis. L’enjeu était important pour nous tous.
Daemon tendit le bras vers moi et serra ma main tremblante.
Penser à ce genre de choses n’était pas une très bonne idée. Je m’énervais et me stressais
toute seule.
Je souris à Daemon et essayai de me concentrer sur l’après-midi qu’on avait passé
ensemble. On n’avait rien fait de particulier. On était simplement restés allongés dans les bras
l’un de l’autre, bien éveillés. Quelque part, ça avait été plus intime que si on avait fait quoi
que ce soit. La nuit dernière ou très tôt ce matin, en revanche, c’était une autre histoire.
Daemon était très inventif.
Mes joues restèrent rouges pendant tout le reste du trajet.
Les deux 4 × 4 arrivèrent à la petite ferme au bas de la route d’accès plongée dans
l’obscurité avec cinq minutes d’avance. Lorsqu’on descendit de voiture, Blake reçut un message
de confirmation de Luc.
Tout était prêt.
Au lieu de se dégourdir les jambes, on ne bougea pas du tout, histoire de ne pas gaspiller
d’énergie. Ash, Andrew et Dee restèrent assis dans leur voiture. Avec les autres, on alla se
placer à la lisière d’un champ laissé à l’abandon.
J’espérais ne pas finir infestée de tiques.
On échangea un dernier coup d’œil avec les Luxens dans le véhicule, puis ce fut l’heure de
partir. La Source se déversa dans mon sang et mes os et se répandit sur ma peau. Autour de
nous, sans le clair de lune dissimulé par les nuages, l’obscurité régnait. Comme la fois
précédente, Daemon courut à mes côtés. Il ne manquait plus que je trébuche sur une branche
et que je me mette à rouler jusqu’au pied de la colline.
Dans un silence tendu, on atteignit l’orée de la forêt et on vérifia qu’il n’y avait bien qu’un
seul gardien au niveau de la clôture.
Cette fois, ce fut Daemon qui le neutralisa. On se précipita alors vers le boîtier pour
entrer le premier mot de passe.
Icare.
Le portail ouvert, on traversa tous les cinq l’enceinte. On se mouvait comme des
fantômes, visibles du coin de l’œil, mais jamais en face.
Quand on arriva devant les trois portes suivantes, Dawson tapa le deuxième mot de
passe.
Labyrinthe.
C’était le moment de vérité. Nous avions travaillé dur pour arriver ici. Nos entraînements
allaient-ils porter leurs fruits ? Daemon me regarda en coin.
Je portai la main à l’opale, cachée sous mon tee-shirt.
Les autres allaient souffrir le martyre en traversant le spray d’onyx, mais si Blake disait
vrai, ils devraient être capables de le supporter.
La porte s’ouvrit dans un bruit de décompression. Daemon fut le premier à entrer.
Quand le piège se déclencha, il eut un moment de recul, mais il continua de mettre une
jambe devant l’autre jusqu’à atteindre l’autre côté. Il s’arrêta alors, jeta un coup d’œil vers
nous et nous fit le sourire en coin dont il avait le secret.
On souffla tous de soulagement.
Chacun notre tour, on le rejoignit. Les garçons réagirent à l’onyx avec une grimace de
douleur. Moi, je ne ressentis presque rien.
Comme c’était la première fois que nous pénétrions dans le Mont Weather, on suivit
Blake qui connaissait le chemin. Le tunnel était sombre, avec de petites lampes disposées tous
les dix mètres sur des murs orange. Je tentai de distinguer où se trouvaient les portes
d’urgences assassines, mais je n’y voyais pas suffisamment.
En relevant la tête, je me rendis compte que quelque chose clochait avec le plafond. Il
brillait, comme s’il était humide, mais ce n’était pas du liquide.
— De l’onyx, murmura Blake. Tout est recouvert d’onyx.
Sauf si l’endroit venait d’être redécoré, ce dont je doutais, Blake avait forcément été au
courant de ce détail. Forte de la proximité de l’opale, je puisai l’énergie de la Source et
attendis qu’elle se répande dans tout mon être tandis qu’on fonçait à travers le tunnel.
L’énergie était légèrement plus forte que d’habitude, mais ça n’avait rien à voir avec ce
que j’avais ressenti lorsque je l’avais testé avec Daemon. Mon cœur se serra. On approchait le
bout du couloir. C’était sans doute à cause de l’onyx. Elle devait affaiblir les effets de l’opale.
Au bout du tunnel, plusieurs chemins se présentèrent à nous. Les ascenseurs se trouvaient
au milieu. Matthew s’approcha d’abord de l’espace ouvert pour vérifier qu’il n’y avait
personne.
— C’est bon, dit-il avant de disparaître.
Il bougea tellement vite pour appuyer sur le bouton de l’ascenseur que mes yeux furent
incapables de suivre le mouvement jusqu’à ce qu’il vienne nous rejoindre.
Lorsque les portes s’ouvrirent, on entra à l’intérieur de la cabine tous ensemble.
Apparemment, les escaliers étaient seulement accessibles avec un mot de passe. Je me
demandai comment les gens sortaient en cas d’urgence.
J’examinai l’ascenseur. Il y avait plusieurs voyants rouges qui clignotaient au-dessus de
nous et je m’attendais à moitié à ce qu’on nous asperge encore d’onyx, mais il ne se passa rien.
La main de Daemon effleura la mienne. Je me tournai vers lui.
Il me fit un clin d’œil.
Secouant la tête, je me dandinai d’un pied sur l’autre. C’était sans doute l’ascenseur le
plus lent de l’univers. J’aurais résolu un problème de trigonométrie plus vite.
Daemon me serra la main, comme s’il pouvait sentir ma nervosité.
Je me mis alors sur la pointe des pieds et posai la main sur sa joue pour l’attirer à moi.
Je l’embrassai passionnément, sans la moindre réserve.
— Bonne chance, lui dis-je quand je reculai, le souffle court.
Ses yeux émeraude étaient remplis de promesses qui me donnèrent des frissons d’un
genre totalement différent. Une fois rentrés, nous devrions à tout prix trouver du temps pour
nous.
Car nous rentrerions. Tous. Il ne pouvait pas en être autrement.
Au bout d’un moment, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent de nouveau et révélèrent une
petite salle d’attente. Murs blancs. Plafond blanc. Carrelage blanc.
J’avais l’impression qu’on avait mis les pieds dans un asile de fous.
— J’aime le code couleur, dit Matthew.
Daemon ricana.
Son frère passa en premier et s’arrêta devant la porte. Il n’y avait aucun moyen de savoir,
ni de voir ce qui nous attendait de l’autre côté. Avec ce code, on avançait à l’aveugle.
Mais on avait déjà parcouru un long chemin. L’excitation me faisait vibrer.
— Fais attention, frérot, dit Daemon. Allons-y doucement.
Il hocha la tête.
— Je ne suis jamais venu ici. Blake ?
Blake s’approcha de lui.
— Ce devrait être un nouveau tunnel, plus court, mais plus large. Et il y aura des portes
sur le côté droit. Des sortes de cellules, avec un lit, une télévision et une salle de bains. Une
vingtaine. Je ne sais pas si les autres sont occupées.
Les autres ? Je n’avais pas pensé à d’autres personnes. Je jetai un coup d’œil à Daemon.
— On ne peut pas les abandonner ici.
Avant qu’il puisse répondre, Blake intervint.
— On n’a pas le temps, Katy. Ça nous ralentirait. En plus, on ne sait même pas dans quel
état ils sont.
— Mais…
— Pour une fois, je suis d’accord avec Blake, dit Daemon en croisant mon regard choqué.
On ne peut pas, Kitten. Pas maintenant.
Ça ne me plaisait pas, mais je ne pouvais pas me précipiter dans ce couloir et libérer tout
le monde toute seule. Ça ne faisait pas partie du plan et notre temps était limité. C’était
terrible, bien pire que le piratage de livres, que d’attendre un an pour la suite d’une série que
j’adorais ou un tome qui se terminait sur un suspense insoutenable. Partir d’ici en sachant que
je laisserais sans doute derrière moi des innocents me hanterait toute ma vie.
Blake prit une grande inspiration et entra le dernier mot de passe.
Dédale.
Le son de plusieurs verrous qui s’ouvraient brisa le silence, et la lampe au-dessus de la
porte, à droite, vira au vert.
Pendant que Blake entrouvrait la porte, Daemon vint se poster devant moi. Matthew, lui,
se plaça derrière moi, de façon à me protéger. Qu’est-ce que… ?
— C’est bon, dit Blake d’un air soulagé.
De l’autre côté de la porte, on découvrit un autre piège à base d’onyx. Il allait donc falloir
faire passer Beth et Chris à travers deux d’entre eux. Ça n’allait pas être facile.
Le tunnel ressemblait au précédent, mais tout blanc et, comme Blake nous l’avait dit, plus
court et plus large. Tout le monde avançait sauf moi. On avait réussi. On était à l’intérieur.
Mon estomac se noua. J’en avais la chair de poule.
J’avais du mal à y croire.
Heureuse et inquiète à la fois, je sentis la Source monter en moi, mais elle s’évanouit
presque aussitôt. La quantité d’onyx présente dans ce bâtiment était dingue.
— Elle est dans la troisième cellule, dit Blake en se précipitant dans le couloir, vers les
dernières portes.
Le souffle court, je me retournai et regardai Dawson tendre la main vers la poignée de
porte couverte d’onyx. Il ne rencontra aucune résistance.
Les jambes tremblantes, parcouru tout entier de frissons, il entra dans la pièce. Quand il
parla, sa voix se fêla :
— Beth ?
Ce simple mot, ce simple son, semblait provenir du fin fond de son âme. Derrière lui, on
se figea et on retint notre respiration.
Par-dessus son épaule, j’aperçus une silhouette très mince s’asseoir sur le lit étroit.
Lorsque je vis son visage, je faillis crier de joie. J’en mourais d’envie. Parce que c’était elle.
C’était Beth ! Mais… elle n’avait plus rien à voir avec la fille que j’avais vue quelques mois
plus tôt.
Ses cheveux bruns n’étaient plus filasse et gras. Ils étaient très souples et coiffés en
queue-de-cheval. Plusieurs mèches s’étaient échappées de l’élastique et venaient encadrer un
visage pâle et délicat. Une part de moi avait peur qu’elle ne reconnaisse pas Dawson, qu’elle
soit restée cette fille perdue que j’avais rencontrée. J’avais imaginé les pires scénarios. Et si
elle s’attaquait à Dawson ?
Mais les yeux foncés de Beth n’étaient plus vides comme ils l’avaient été dans la maison
de Vaughn. Et ils n’avaient rien à voir non plus avec ceux, terrifiants, de Carissa.
La surprise se lisait dans son regard.
Le temps s’arrêta un instant avant d’accélérer soudain. Dawson se précipita vers elle, si
vite que je crus qu’il allait se mettre à genoux devant elle. Ses poings s’ouvraient et se
fermaient contre ses flancs comme s’il ne les contrôlait pas.
Tout ce qu’il réussit à dire fut :
— Beth.
La jeune femme s’extirpa de son lit et nous observa les uns après les autres avant de se
concentrer de nouveau sur lui.
— Dawson ? C’est… Je ne comprends pas.
Alors, ils avancèrent en même temps, et franchirent la distance qui les séparait. Dawson
la souleva et enfouit son visage dans son cou. Ils échangèrent quelques mots, mais leur voix
était lourde d’émotions, trop basse, trop rapide pour mes oreilles. Ils s’accrochaient l’un à
l’autre comme s’ils ne comptaient plus jamais être séparés.
Dawson releva la tête et dit quelque chose dans sa langue maternelle. C’était aussi beau
que lorsque Daemon la parlait. Puis il l’embrassa et j’eus l’impression d’être un voyeur, mais
j’étais incapable de détourner les yeux. Leurs retrouvailles étaient tellement belles ! Il
déposait de petits baisers sur son visage tandis qu’elle pleurait doucement.
Les larmes me brûlaient les yeux et m’obstruaient la vue. Des larmes de joie. Je sentis
Matthew poser sa main sur mon épaule et la serrer. Je hochai la tête en reniflant.
— Dawson.
Le ton pressant de Daemon nous rappela à tous que le temps nous était compté.
S’écartant de Beth, Dawson lui prit la main et se retourna tandis qu’une nouvelle salve de
questions s’échappait de la bouche de la jeune femme.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? Comment avez-vous fait pour entrer ? Est-ce qu’ils
savent ?
Elle continua ainsi sans relâche et Dawson, qui souriait comme un bienheureux, essaya
de la faire taire.
— Je t’expliquerai plus tard, lui répondit-il. Pour l’instant, il va falloir traverser deux
portes et ça va faire mal…
— Pièges à l’onyx, je sais, dit-elle.
Bon, ça réglait le problème.
Je me tournai vers Blake qui revenait vers nous. Il portait un Luxen aux cheveux bruns
dans ses bras. Une marque rouge s’étendait sur sa joue.
— Ça va ?
Blake hocha la tête. Il était très pâle et il avait les lèvres pincées.
— Je… Il ne m’a pas reconnu. J’ai été obligé de le maîtriser.
Mon cœur se fendit un peu. L’expression de Blake était tellement triste et morose…
surtout lorsqu’il aperçut Dawson et Beth. Tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent ; mentir,
tricher, tuer, avait été pour ce garçon, dans ses bras. Celui qu’il considérait comme son frère.
Je détestais ressentir de la compassion à l’égard de Blake.
Mais je ne pouvais pas m’en empêcher.
Beth releva la tête et tout à coup, son flot de questions s’arrêta.
— Vous ne pouvez pas…
— Il faut qu’on y aille, l’interrompit Blake en nous dépassant. Il ne nous reste plus
beaucoup de temps.
Il disait vrai. Ce rappel me fit l’effet d’un coup de fouet. J’adressai à Beth ce qui, je
l’espérais, était un sourire rassurant.
— Il faut qu’on parte. Tout de suite. Le reste peut attendre.
Elle secoua vigoureusement la tête.
— Mais…
— Il faut qu’on parte, Beth. On sait.
Les paroles de Dawson lui firent hocher la tête, mais son regard reflétait une panique
certaine.
La pression fit monter l’adrénaline et sans plus attendre, on traversa de nouveau le
couloir. Daemon entra le mot de passe dans le boîtier fixé au mur et la porte s’ouvrit.
La salle d’attente toute blanche n’était pas vide.
Simon Cutters, le même Simon qui avait disparu et que l’on pensait mort, se tenait là,
aussi musclé et imposant que d’habitude. Son apparition nous prit tous au dépourvu. Daemon
fit un pas en arrière. Matthew s’arrêta. Moi, je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il faisait là,
vivant, comme s’il nous attendait.
De la chair de poule se forma sur mes bras.
— Oh merde, jura Daemon.
Simon sourit.
— Je vous ai manqué ? Parce que moi, vous m’avez manqué !
Il leva le bras. La lumière se refléta dans le bracelet en métal qu’il portait. Une pierre
d’opale y était incrustée, presque identique à celle que je portais autour du cou. Alors, tout
alla très vite. Simon ouvrit la main et tout à coup, j’eus l’impression d’avoir été frappée par un
violent coup de vent qui me souleva du sol et me lança dans les airs. Je m’écrasai contre la
porte et cognai ma hanche contre la poignée en métal. Quand je retombai par terre, la
douleur fut tellement intense que j’en eus le souffle coupé.
Oh, mon Dieu… Simon était…
Mon cerveau s’efforçait de suivre ce qui était en train de se passer. Si Simon possédait
une pierre d’opale, cela signifiait qu’il avait muté. Il ne nous aurait probablement pas blessés
s’il ne nous avait pas pris par surprise. Exactement comme avec Carissa. C’était la dernière
personne que je m’étais attendue à voir ici.
Plus loin, dans le couloir, Daemon se releva, imité par Matthew. Dawson avait pressé
Beth contre le mur pour la protéger. Blake était le plus proche de Simon et il se servait
également de son corps pour cacher Chris.
Quand je me redressai, je ne pus m’empêcher de grimacer. L’une de mes jambes me
faisait souffrir. Je tentai de me mettre debout, en vain. Blake me rattrapa avant que je
retombe par terre.
Simon s’approcha de nous en souriant.
Daemon avança également d’un pas chancelant.
— Tu es un homme mort.
— Ah non, ça, c’est ma réplique ! répondit Simon.
Un éclair d’énergie s’échappa de sa main. Je criai le nom de Daemon. Le coup le manqua
de peu.
Les pupilles de Daemon commençaient à étinceler. Il recula vivement. Un arc d’énergie
rougeâtre traversa la pièce. Simon l’évita en riant.
— Tu vas t’épuiser, Luxen, se moqua Simon.
— Toi d’abord.
Simon lui fit un clin d’œil puis se tourna vers nous en levant de nouveau la main. Blake et
moi reculâmes. J’étais sur le point de trébucher quand Blake me rattrapa et par la force des
choses, son bras se retrouva autour de mon cou. Un pressentiment étrange s’éveilla en moi,
mais au même moment, Daemon se précipita vers moi et poussa Blake pour me protéger à sa
place.
— Ce n’est pas bon signe, dit Blake en se rapprochant de Simon. On n’a presque plus de
temps.
— Pas possible ? cracha Daemon.
Dawson se jeta sur Simon, mais celui-ci le repoussa en riant. On aurait dit un hybride
bourré aux stéroïdes. Un nouvel éclair d’énergie partit en direction de Blake, puis de Matthew.
Tous deux plongèrent sur le sol pour éviter d’être touchés. Simon continuait d’avancer, sans se
départir de son sourire. Quand je relevai la tête, nos regards se rencontrèrent. Ses yeux
étaient dénués de la moindre émotion. Vides. Inhumains.
Et glaciaux.
Comment avait-il été transformé ? Pourquoi la mutation avait-elle fonctionné ? Pourquoi
était-il devenu ce monstre sans scrupule ? Il y avait tant de questions sans réponse… pourtant,
tout ceci importait peu pour le moment. À cause de la douleur intense que je ressentais,
j’avais des difficultés à me concentrer et même à rester debout.
Le sourire de Simon s’élargit et un frisson me parcourut. J’appelai la Source et je la sentis
grandir en moi, mais avant que je n’aie pu m’en servir, il ouvrit la bouche.
— Tu veux jouer, mon petit chaton ?
— Oh et puis merde ! grogna Daemon.
Daemon fut bien plus rapide que moi. Il dépassa Blake et Matthew à toute vitesse, puis
Dawson et Beth. Avec tout l’onyx qui nous entourait, avancer aussi vite devait beaucoup lui
coûter, mais il se déplaçait à la vitesse de l’éclair. Une seconde plus tard, il se retrouva devant
Simon, une main de chaque côté de sa tête.
Un craquement lugubre résonna dans le couloir.
Simon s’effondra par terre.
Daemon recula en respirant avec difficulté.
— Je ne l’ai jamais aimé, ce connard, de toute façon.
Le cœur battant la chamade, je trébuchai sur le côté. La Source grondait toujours en moi.
Les yeux écarquillés, je déglutis avec force.
— Il est… Il était…
— On n’a pas le temps. (Dawson emmena Beth jusqu’à la salle d’attente.) Ils ont dû être
alertés de notre présence.
Blake souleva Chris et jeta un coup d’œil au corps sans vie de Simon en passant à côté. Il
ne dit rien. De toute façon, qu’aurait-il pu dire ?
Le ventre noué, je sentis la panique m’envahir. Je me forçai à avancer et à ne pas penser
à la douleur qui me lançait au niveau de la jambe.
— Tu vas bien ? me demanda Daemon en me prenant la main. Tu as pris un sacré coup.
— Ça va. (J’étais vivante et je pouvais marcher. C’était déjà beaucoup.) Et toi ?
Il hocha la tête tandis qu’on pénétrait dans la salle d’attente. L’idée de prendre l’ascenseur
me donnait la nausée, mais il n’y avait pas d’escaliers. Aucune autre issue. Nous n’avions pas
le choix.
— Allez, venez. (Matthew entra dans l’ascenseur. Il était très pâle.) Il faut se tenir prêts.
Dieu sait sur quoi on va tomber quand ces portes se rouvriront.
Daemon hocha la tête.
— Tout le monde va bien ?
— Pas trop, répondit Dawson en ouvrant et fermant sa main libre. C’est à cause de
l’onyx. Je n’ai pas la moindre idée de l’énergie qu’il me reste.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Simon ? demanda soudain Daemon en se tournant vers
Blake pendant que l’ascenseur se mettait en marche. L’onyx ne semblait pas avoir d’effet sur
lui.
Blake secoua la tête.
— Je n’en sais rien, mon pote. Je n’en ai pas la moindre idée.
Beth marmonnait quelque chose, mais je ne l’entendais pas. Un terrible pressentiment me
dévorait l’estomac et la sensation de malaise se répandait dans mon corps tout entier.
Comment Blake aurait-il pu ne pas être au courant ? Je sentis Daemon bouger à côté de moi,
puis ses lèvres se posèrent sur mon front.
— Ça va bien se passer. On est presque sortis. On va y arriver, me murmura-t-il à
l’oreille.
Je me détendis un peu, et lui aussi. Il me sourit. C’était un sourire sincère, ouvert,
tellement beau que je sentis mes propres lèvres y répondre.
— C’est promis, Kitten.
Je fermai brièvement les yeux pour m’imprégner de ces mots et m’y accrocher. J’avais
besoin d’y croire parce que j’étais à deux doigts de paniquer. Il fallait que je me reprenne. Il
n’y avait plus qu’un tunnel entre nous et la liberté.
— Il nous reste combien de temps ? demanda Blake.
Matthew jeta un coup d’œil à sa montre.
— Deux minutes.
Les portes s’ouvrirent dans un bruit de succion et le long tunnel étroit apparut devant
nous. À mon grand soulagement, il était vide et ne nous réservait aucune surprise indésirable.
Blake et son fardeau furent les premiers à sortir, à grande enjambée. Je le suivis avec Daemon
et Matthew nous emboîta le pas pour se placer à l’arrière avec Dawson et Beth au cas où un
nouveau problème apparaîtrait.
— Reste derrière moi, me dit Daemon.
Je hochai la tête tout en gardant les yeux bien devant moi. On avançait tellement vite
que je voyais à peine le tunnel autour de nous. Avec chaque pas, la douleur à ma jambe
s’amplifiait. Lorsque Blake atteignit la porte, il cala Chris contre son épaule et entra le mot de
passe. La porte vibra avant de s’ouvrir.
Blake resta debout face à l’obscurité de la nuit. Dans ses bras, le Luxen évanoui était pâle
et paraissait à peine vivant. Pourtant, dans quelques secondes, il serait libre. Blake avait enfin
obtenu ce qu’il désirait. Nos regards se rencontrèrent malgré la distance. Il y avait un éclat
étrange dans ses yeux verts.
Un mauvais pressentiment m’envahit de nouveau et se répandit rapidement en moi. Par
réflexe, je saisis l’opale accrochée autour de mon cou. Toutefois, ma main se referma
seulement sur la chaîne qui supportait mon obsidienne.
Les lèvres de Blake se retroussèrent en coin.
Mon cœur manqua un battement et mon estomac se retourna si vite que je crus que
j’allais être malade. Ce sourire… Ce sourire signifiait clairement : « Je vous ai eus ! » Une
terreur débridée me glaça le sang. Ce n’était pas possible. Non. Non. Ce n’est pas possible.
Blake pencha la tête sur le côté et fit un pas en arrière. Il ouvrit alors sa main libre. Un
fin fil blanc glissa à travers ses doigts au bout duquel pendait mon opale.
— Désolé, dit-il et il avait l’air de le penser. (Je n’arrivais pas à y croire.) Ça devait se
passer ainsi.
— Fils de pute ! s’exclama Daemon en me lâchant la main.
La façon dont il se jeta sur Blake annonçait un véritable carnage.
Mais, tout à coup, je ressentis une vive chaleur entre mes seins. Et cette simple tentation
était aussi terrifiante qu’une armée de soldats de la Défense. Je sortis l’obsidienne de mon tee-
shirt pour l’observer. Elle brillait d’un éclat rougeâtre.
Pris au dépourvu, Daemon se figea.
Derrière Blake, l’obscurité s’épaissit avant de s’étendre et de se répandre à l’intérieur du
tunnel. La noirceur s’étirait sur les murs. Les lampes clignotèrent, puis s’éteignirent. Les
ombres tombèrent alors par terre et se relevèrent tout autour de Blake. Sans le toucher. Sans
l’arrêter. La fumée se transforma d’abord en colonne avant de se muer en forme humaine.
Leur peau était noire comme la nuit, brillante et poisseuse.
Des Arums venaient d’apparaître autour de Blake, au nombre de sept. Ils étaient tous
habillés pareil : pantalon noir, chemise noire, lunettes de soleil. L’un après l’autre, ils se
mirent à nous sourire.
Ils ne prêtaient même pas attention à Blake.
Ils le laissaient partir.
Blake s’enfuit dans la nuit tandis que les Arums avançaient vers nous.
Daemon se chargea du premier. Il se débarrassa de son apparence humaine et plaqua
l’Arum contre un mur. Dawson poussa Beth sur le côté pour s’occuper du deuxième et le
mettre à terre.
Baissant la main, Matthew attrapa un éclat d’obsidienne taillé en pointe. Il se retourna
vivement et le planta dans le ventre de l’Arum le plus proche.
L’Arum perdit sa forme humaine et fut soulevé jusqu’au plafond. Il y resta suspendu une
seconde avant d’exploser en mille morceaux comme s’il avait été constitué de verre.
Je me repris.
Sachant qu’aucun d’entre nous ne pourrait se servir de la Source très longtemps, il allait
falloir se battre au corps à corps. Je tirai sur mon obsidienne et la chaîne céda. Au même
moment, un Arum s’approcha de moi. Mon visage blême se reflétait dans ses lunettes noires.
Je fis appel à l’énergie de la Source.
Lorsqu’il tendit la main vers moi, une lumière rougeâtre s’échappa de mon corps et fit
tomber l’Arum en arrière, sur ses fesses. L’énergie me quittait comme une rivière en crue
déborde de son lit. Malheureusement, l’onyx amoindrissait la force de mon attaque et l’Arum
se remit sur pied en même temps que Daemon tuait celui qu’il était en train de combattre.
Une nouvelle explosion de fumée noire fit trembler le couloir.
L’Arum que j’avais frappé se posta de nouveau devant moi, mais il n’avait plus ses
lunettes. Ses yeux étaient d’un bleu très pâle, de la couleur d’un ciel d’hiver. Et ils étaient
presque aussi froids que ceux de Simon, si ce n’est plus.
Les doigts crispés sur l’obsidienne, je fis un pas en arrière.
L’Arum sourit, prit de l’élan, puis m’assena un violent coup de pied dans ma jambe
blessée. Je m’effondrai en criant. Il me rattrapa par la gorge et me souleva du sol. Par-dessus
son épaule, j’aperçus Daemon se retourner, vis la colère s’emparer de lui et l’Arum qui se
relevait derrière lui.
— Daemon ! hurlai-je en enfonçant la pierre d’obsidienne dans le torse de l’Arum qui me
tenait.
Mon assaillant me lâcha. Daemon, lui, fit volte-face et évita un coup de justesse. Je
tombai par terre pour la énième fois de la journée pendant que l’Arum explosait avec une telle
force que mes cheveux en furent décoiffés.
Daemon s’empara de l’ennemi le plus proche par les épaules et le jeta plusieurs mètres
plus loin. Les jambes tremblantes, je me relevai. Mes doigts frissonnaient autour de
l’obsidienne échauffée.
— Il faut qu’on sorte ! (Dawson attrapa la main de Beth et se précipita vers la porte en
évitant un Arum.) Tout de suite !
Ce n’était pas la peine de me le dire deux fois. Nous ne pouvions pas gagner cette
bataille. Il ne nous restait pas assez de temps devant nous et il y avait encore quatre Arums
debout qui ne ressentaient pas l’effet de l’onyx.
Essayant de faire abstraction à la douleur, je fis quelques pas en avant, mais quelque
chose attrapa ma jambe par-derrière. Je tombai violemment, la tête la première, et fus
obligée de lâcher l’obsidienne pour ne pas me fendre le crâne contre le sol. L’Arum resserra sa
prise sur ma cheville et je sentis son contact glacé à travers mon survêtement remonter le
long de ma jambe.
Je me tournai sur le côté et tentai de me débattre. De mon autre jambe, je réussis à le
frapper au visage. Un craquement humide retentit et il me libéra. Je me dépêchai de me
remettre debout, serrant les dents sous le coup de la peine, et me dirigeai vers Daemon. Il
avait fait demi-tour pour venir me chercher. Un grondement sourd avait commencé à résonner
dans le bâtiment, et se faisait de plus en plus fort. À présent, on n’entendait plus que ça. On
s’arrêta tous. De la lumière s’alluma dans le tunnel et un peu partout. Les verrous
s’enclenchaient les uns après les autres. Bam. Bam. Bam. Il me semblait que ça ne s’arrêterait
jamais.
— Non, fit Matthew en regardant dans la direction dont nous venions. Non !
Daemon jeta un coup d’œil derrière moi. Je me tournai aussi. Une lumière intense était
apparue dans le tunnel, elle crépita et forma un mur d’énergie bleutée. Le même phénomène
se reproduisit tous les trois mètres, encore et encore…
Un de ces murs se matérialisa au niveau d’un Arum, non loin de moi. La lumière fut
soudain éblouissante et on entendit un crépitement comme si une mouche venait de se faire
prendre dans un piège.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je.
L’Arum n’était plus là. Il avait disparu.
Ne vous approchez pas des lumières bleues, nous avait dit Blake. Ce sont des lasers. Ils
coupent comme des scalpels.
Daemon se précipita vers moi, les bras en avant pour m’attraper, mais il était trop tard.
Avant qu’il me rejoigne, à une dizaine de centimètres de moi, un mur bleu apparut devant
moi. De la chaleur en émana, repoussant mes cheveux en arrière. Daemon laissa échapper un
cri de surprise. Moi, je reculai vivement.
Je n’arrivais pas à y croire. Ce n’était pas possible. Je refusais d’y croire. Daemon était de
l’autre côté du laser, plus proche de la sortie et moi, j’étais… de l’autre côté. Du mauvais côté.
Daemon me regarda dans les yeux, et l’horreur que je lus dans les siens, dans ses iris
verts incroyables, me brisa le cœur en un millier d’éclats inutiles. Il venait de comprendre.
Mon Dieu. Il venait de comprendre ce qui s’était passé. J’étais coincée avec le dernier Arum.
Des cris retentirent. Des bottes foulèrent le sol. Les sons semblaient venir de partout à la
fois. Devant nous, derrière, de tous les côtés. Toutefois, je ne pouvais pas me retourner, je ne
pouvais pas détourner les yeux de Daemon.
— Kat, murmura-t-il d’un air suppliant.
Une alarme stridente se mit à rugir.
Daemon réagit très vite, mais pour la première fois de sa vie, ce ne fut pas suffisant. Ça
ne pouvait pas l’être. Les portes d’urgences commençaient à descendre. Daemon se jeta sur le
côté et tapa sur le panneau de contrôle avec sa paume. Rien ne marchait. Les portes
continuaient de glisser. La lumière bleue qui nous séparait était un obstacle infranchissable.
Daemon fit volte-face. Il était clair qu’il comptait foncer vers elle. Je laissai échapper un
hoquet de surprise. S’il touchait les lasers, il mourrait !
Alors, puisant dans mes dernières réserves d’énergie physique et mentale, je tendis la
main et me servis de la Source pour le repousser et le maintenir éloigné de la lumière jusqu’à
ce que Matthew réagisse et l’attrape par la taille. Je tombai par terre et me rattrapai de
justesse sur les genoux. Daemon se déchaîna. Il frappa Matthew et le tira derrière lui dans un
effort de m’approcher, mais Matthew réussit à le garder à distance et à le faire asseoir à
genoux.
Il était trop tard.
— Non ! Pitié ! Non ! hurla-t-il d’une voix rauque et meurtrie que je ne lui connaissais
pas. Kat !
Les voix et les pas se rapprochaient. La présence glaciale de l’Arum également. Je la
sentis dans mon dos, mais je ne pouvais pas détourner les yeux de Daemon.
Nos regards se croisèrent de nouveau et je savais que je ne pourrais jamais oublier la
terreur que je lisais dans les siens, la sensation d’impuissance à l’état pur. De mon côté, tout
paraissait surréaliste, comme si je n’étais pas vraiment là. J’essayai de sourire pour lui, mais je
n’étais pas sûre d’y être parvenue.
— Tout ira bien, murmurai-je, les larmes aux yeux. (D’autres portes descendaient
jusqu’au sol.) Tout va bien se passer.
Les yeux verts de Daemon se firent brillants. Il tendit la main vers moi, les doigts écartés,
mais il ne toucha ni les lasers, ni la porte.
— Je t’aime Katy. Depuis et pour toujours, dit-il d’une voix voilée par l’émotion, par la
panique. Je reviendrai te chercher. Je reviendrai…
Les portes d’urgences se verrouillèrent dans un bruit étouffé.
— Je t’aime, lui dis-je.
Mais Daemon… Daemon n’était plus là. Il était de l’autre côté de cette porte et moi,
j’étais prise au piège avec les Arums et le Dédale. L’espace d’un instant, je fus incapable de
penser, ni de respirer. J’ouvris la bouche pour crier, mais la peur paralysait mes cordes
vocales.
Je me retournai lentement et levai la tête tandis qu’une larme coulait le long de ma joue.
Un Arum se tenait devant moi, la tête penchée sur le côté. Je ne pouvais pas voir ses yeux
derrière les verres de ses lunettes et c’était mieux comme ça.
Il s’agenouilla. Derrière lui, j’aperçus les autres Arums et des hommes en uniforme noir.
L’Arum essuya ma larme du bout des doigts. Je m’écartai vivement et m’adossai à la porte
d’urgence.
— Ça va faire mal, me dit-il en se penchant en avant.
Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres du mien. Je sentais son haleine froide
contre ma bouche.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je.
La douleur explosa soudain dans les moindres cellules de mon corps. L’air déserta mes
poumons. Je ne pouvais plus bouger. Mes bras refusaient d’obéir. Quelqu’un m’attrapa, mais je
ne sentais rien. J’avais l’impression de hurler encore, mais je n’entendais aucun son.
Daemon ne revint pas
Remerciements

Un grand merci à la merveilleuse équipe de Entangled Teen : Liz Pelletier, Stacy Abrams,
Stacey O’Neal et Rebecca Mancini. Merci également à mon agent, Kevan Lyon, le meilleur de
tous. Sans mes amis et ma famille, je vivrais sans doute en ermite, dans une grotte, quelque
part… alors merci à vous de me supporter, surtout quand je m’enferme pour écrire. J’aimerais
aussi remercier, tout spécialement, Pepe Toth et Sztella Tziotziosz pour avoir posé pour nous
avec talent et nous avoir suivis sur la tournée de la Daemon Invasion.
Enfin, rien de tout cela n’aurait été possible sans mes lecteurs. Je vous aime. J’aimerais
pouvoir vous prendre dans mes bras un à un, mais ce n’est pas quelque chose dont j’ai
l’habitude et ce serait gênant pour tout le monde. Alors, croyez-moi, ces remerciements valent
bien plus qu’un câlin de ma part. Je vous le promets.

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