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Tome 1 – L’Assassineuse
Tome 2 – La Reine sans couronne
Tome 3 – L’Héritière du feu
Tome 4 – La Reine des ombres, première partie
Tome 4 – La Reine des ombres, deuxième partie
Tome 5 – L’Empire des tempêtes
Illustration de couverture : Grégory Bricout
Carte : © 2017 Charlie Bowater
ISBN : 979-10-401-1364-5
www.editionsdelamartiniere.fr
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À ma grand-mère, Camilla,
qui a traversé montagnes et mers,
et dont l’histoire remarquable est,
de toutes les épopées, ma préférée.
TABLE DES MATIÈRES
Titre
Copyright
Dédicace
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Flamme ardente
Remerciements
PREMIÈRE PARTIE
LA CITÉ DIVINE
CHAPITRE PREMIER
Olgnia
Marte
Rosana
Josefin
YRENE SAVAIT L’ÂGE de l’ancien capitaine, mais elle ne s’était pas attendue
à ce qu’il paraisse aussi… jeune.
Elle n’y avait pas songé avant d’entrer dans ce salon, de voir ce beau visage
et le mélange de prudence et d’espoir qui se lisaient sur ses traits rudes.
C’était cet espoir qui l’avait rendue furieuse. Qui l’avait fait brûler de lui
laisser une deuxième cicatrice assortie à la mince balafre de sa joue.
Elle avait manqué de professionnalisme de la pire des façons. Jamais elle ne
s’était montrée si grossière et si dure envers un seul de ses patients.
Heureusement que l’arrivée d’Hasar lui avait permis de se calmer un peu,
mais rien que de toucher cet homme, rien que l’idée de lui venir en aide…
Elle n’avait pas eu l’intention de griffonner les noms de quatre générations
de Towers, ni d’écrire, encore et encore, celui de sa mère tout en feignant de
noter des renseignements. Et ces notes n’avaient en rien apaisé le rugissement
assourdissant qui résonnait dans son crâne.
Yrene fit irruption dans le bureau d’Hafiza presque une heure plus tard,
couverte de sueur et de poussière. Le trajet du retour depuis le palais à travers les
rues étroites et encombrées, puis l’ascension des interminables marches jusqu’au
sommet de la tour avaient duré une éternité.
Elle était arrivée en retard au palais, ce qui était déjà un manque de
professionnalisme. Elle n’était jamais arrivée en retard à une consultation. Mais
à dix heures ce matin-là, elle s’était retrouvée blottie dans un renfoncement à
côté de la porte de ce patient, la tête enfouie dans les mains et la respiration
entrecoupée.
Cet homme n’était pas la brute qu’elle avait imaginée.
Il parlait bien, davantage comme un seigneur que comme un soldat, même
s’il avait un corps de guerrier. Elle avait soigné et opéré assez des combattants
favoris du Khagan pour que la sensation de muscles sous ses doigts lui soit
devenue familière. Les cicatrices dont la peau bronzée de ce seigneur était striée
révélaient que ces muscles avaient été durement acquis. Ces mêmes muscles qui
l’aidaient maintenant à manœuvrer son fauteuil roulant.
Quant à la blessure de sa colonne vertébrale…
Quand Yrene fit une pause sur le seuil de son bureau, Hafiza, qui était
assise en face d’une aspirante en larmes, leva les yeux vers elle.
— J’ai besoin de m’entretenir avec vous, annonça Yrene d’une voix tendue,
une main crispée sur le montant de la porte.
— Je parlerai avec toi quand j’aurai fini, répondit simplement Hafiza en
tendant un mouchoir à la jeune fille en pleurs.
Il existait des guérisseurs, mais la majorité de ceux qui recevaient le don de
Silba étaient des femmes. Et cette fille, qui ne devait pas avoir plus de quatorze
ans… À son âge, Yrene peinait à la ferme de son cousin et rêvait d’entrer au
Torre. Et elle ne pleurait pas sur son triste sort auprès de quelqu’un d’autre.
Elle sortit de la pièce, referma la porte derrière elle et attendit, adossée au
mur de l’étroit couloir.
Il y avait deux autres portes à cet étage. L’une d’elles, toujours fermée à
clef, était celle de l’atelier personnel d’Hafiza. L’autre était celle de sa chambre.
Sur la première était gravée une chouette prenant son envol. Sur la deuxième, le
même oiseau était au repos. La chouette était le symbole de Silba. On la
retrouvait partout dans la tour, gravée ou sculptée dans la pierre ou dans le bois,
parfois aux endroits les plus inattendus et avec une expression un peu stupide,
comme la plaisanterie d’une ancienne aspirante que seules quelques initiées
pouvaient comprendre.
Mais la chouette gravée sur la porte de l’atelier de la Grande Guérisseuse…
Elle était perchée sur une branche noueuse en fer qui occupait toute la
largeur du battant. Les ailes largement déployées, elle paraissait… alerte. Elle
voyait tous ceux qui franchissaient cette porte, tous ceux qui regardaient un peu
trop longtemps dans la direction de l’atelier. Seule Hafiza en détenait la clef, qui
lui avait été remise par la Grande Guérisseuse précédente. Les aspirantes
chuchotaient que cet atelier recelait des savoirs et des instruments anciens et à
demi oubliés qu’il valait mieux enfermer là plutôt que de les laisser en liberté
dans le monde.
Yrene avait toujours ri de ces rumeurs, mais elle n’avait jamais avoué à
personne que quelques élues et elle-même avaient eu le plaisir d’être reçues par
Hafiza dans cet atelier. Hormis l’ancienneté de certains meubles et ustensiles, il
ne contenait rien qui puisse prêter aux commérages. Mais le mystère de cette
pièce perdurait probablement depuis des siècles, devenu l’un des mythes du
Torre transmis d’aspirante en aspirante.
Yrene éventa son visage, encore essoufflée par la montée des marches dans
cette chaleur torride. Elle s’adossa au mur frais et ses doigts tâtonnèrent de
nouveau à la recherche de la note dissimulée dans sa poche. Elle se demanda si
le seigneur avait remarqué la fréquence à laquelle elle répétait ce geste. S’il avait
cru qu’elle voulait tirer une arme de sa poche. Car il l’avait scrutée et rien ne lui
avait échappé.
Il avait été formé à observer, puisqu’il avait servi le défunt roi. Tout comme
Nesryn Faliq, originaire de ce continent, qui servait maintenant le souverain d’un
pays où les étrangers n’étaient pas précisément les bienvenus.
Yrene ne savait trop quoi en penser. Elle avait deviné les sentiments qu’ils
éprouvaient l’un pour l’autre à la tension qui régnait entre eux et à leur entente
silencieuse, mais elle ignorait tout du degré de leur intimité. Cela importait peu,
d’ailleurs, sauf pour le réconfort moral dont le seigneur aurait besoin. Cet
homme n’avait pas l’habitude d’exprimer ses sentiments, ses craintes, ses espoirs
et ses souffrances… Cela, au moins, ne faisait aucun doute.
La porte du bureau d’Hafiza s’ouvrit enfin et l’aspirante en sortit, le nez
rougi et les yeux vitreux, en adressant un sourire d’excuse à Yrene.
Yrene lui rendit son sourire. Ce n’était pas dans ses habitudes de surgir
ainsi dans le bureau d’Hafiza. Et, si occupée fût-elle, cette dernière avait
toujours gardé du temps pour les aspirantes, surtout celles qui avaient le mal du
pays.
Ce n’était pas parce que Nesryn était auprès de sa famille qu’il devait rester
inactif.
Mais quand Kadja le laissa dans l’entrée des appartements d’Arghun, il se
demanda s’il n’aurait pas mieux fait d’attendre le retour de Nesryn pour cette
entrevue.
L’antichambre de ces appartements était aussi grande que la suite de Chaol
tout entière. C’était une longue salle ovale qui débouchait sur une cour ornée
d’une fontaine aux eaux scintillantes, une cour dans laquelle évoluaient deux
paons blancs. Il les regarda passer gracieusement et admira la masse de leurs
plumes neigeuses qui traînait sur les mosaïques tandis que leurs délicates crêtes
oscillaient à chacun de leurs pas.
— Ils sont beaux, n’est-ce pas ?
Sur la gauche, deux portes venaient de s’ouvrir sur le prince au visage
mince et aux yeux froids, qui à cet instant étaient fixés sur les oiseaux.
— Splendides, reconnut Chaol, furieux de devoir lever la tête pour regarder
cet homme dans les yeux.
S’il s’était tenu debout, il l’aurait dépassé de dix bons centimètres, ce qui
lui aurait donné un avantage au cours de cette entrevue. S’il s’était tenu
debout…
Mais il refusa de s’attarder sur cette pensée. Pas maintenant.
— Ce sont mes deux préférés, reprit Arghun, qui parlait couramment la
langue de Chaol. Ma maison de campagne est remplie de leurs rejetons.
Chaol chercha une réponse, l’une de ces répliques qui seraient
spontanément venues aux lèvres de Dorian ou d’Aelin, mais ne trouva rien.
Absolument rien qui n’aurait paru stupide ou mensonger.
— Je suis sûr que c’est un spectacle magnifique, répondit-il enfin.
Arghun sourit.
— Si vous ignorez leurs cris perçants à certaines saisons, fit-il.
Chaol serra les dents. Les siens mouraient à Rifthold en ce moment même –
s’ils n’étaient pas déjà morts –, et les voilà qui bavardaient au sujet d’oiseaux
qui piaillaient et faisaient la roue ?
Alors qu’il se demandait s’il devait continuer à tourner autour du pot ou
aller droit au fait, Arghun le devança :
— Je suppose que vous êtes venu me demander ce que je sais au sujet de
votre ville.
Le regard froid du prince se posa enfin sur lui et Chaol le soutint. Cet
affrontement lui était familier. Il en avait fait l’expérience avec des gardes et des
courtisans indisciplinés.
— Vous avez communiqué cette nouvelle à votre père, répondit-il.
J’aimerais savoir de qui vous tenez vos renseignements sur cette attaque.
Les yeux brun sombre du prince pétillèrent d’amusement.
— Voilà un homme direct, commenta-t-il.
— Mon peuple souffre, insista Chaol. J’aimerais en savoir le plus possible
sur ce qui est arrivé à Rifthold.
Arghun ôta une poussière des broderies d’or de sa tunique émeraude.
— Eh bien, pour être tout à fait honnête, je ne peux absolument rien vous
dire.
Chaol cligna des yeux – une seule fois et lentement.
— Beaucoup trop d’yeux nous observent ici, reprit Arghun en désignant les
portes extérieures de ses appartements. Tous ceux qui nous verront ensemble en
tireront des conclusions pour le meilleur ou pour le pire, et sans aucun rapport
avec le sujet de notre conversation. Bien que j’apprécie votre visite, je dois par
conséquent vous demander de partir.
Les serviteurs qui attendaient à la porte s’avancèrent, probablement pour
pousser le fauteuil roulant de Chaol vers le couloir.
En voyant l’un d’eux tendre les mains vers le dossier, Chaol montra les
dents, ce qui arrêta net le serviteur.
— Non, gronda-t-il.
Si l’homme ne parlait pas sa langue, il comprit clairement l’expression de
son visage.
Chaol se retourna vers le prince.
— Vous tenez vraiment à jouer à ce petit jeu ?
— Ce n’est pas un jeu, répondit simplement Arghun en se dirigeant vers le
bureau où il se tenait un instant plus tôt. Tous ces renseignements au sujet de
Rifthold sont exacts. Mes espions ne s’amusent pas à inventer des histoires. Je
vous souhaite une bonne journée.
Et, sur ces mots, les doubles battants de la porte du bureau se refermèrent.
Chaol envisagea un instant de les frapper du poing jusqu’à ce qu’Arghun se
décide à parler, voire d’envoyer l’un de ses poings dans la figure du prince,
mais… les deux serviteurs postés derrière lui attendaient toujours. Et
observaient.
Il avait eu affaire à suffisamment de courtisans à Rifthold pour savoir quand
quelqu’un mentait. Même si au cours de ces derniers mois il avait
lamentablement manqué de discernement avec Aelin, avec les autres, avec…
tout, en fait.
Mais il ne pensait pas qu’Arghun lui avait menti.
Rifthold avait été saccagée. Dorian avait disparu. Le sort de son peuple était
un mystère.
Il n’opposa donc aucune résistance au serviteur qui s’avança vers lui pour
l’escorter jusqu’à ses appartements. Et ce fut peut-être ce qui mit sa fureur à son
comble.
À son grand mérite, Yrene Towers eut la force de poursuivre son massage
tandis que Chaol racontait à son oreille les horreurs que même un dieu des
ténèbres n’aurait pu invoquer.
Des portails, des pierres et des chiens de Wyrd. Les Valg, Erawan, ses
princes et ses torques. Aux yeux de Chaol lui-même, ces récits sonnaient comme
l’un des contes que sa mère aurait pu lui chuchoter autrefois, lors de ces longues
nuits d’hiver à Anielle, tandis que les vents déchaînés mugissaient autour de leur
forteresse de pierre.
Il ne dit rien des clefs à Yrene. Ni du roi réduit en esclavage pendant vingt
ans. Ni de l’esclavage de Dorian. Il ne lui dévoila pas le nom de la personne qui
l’avait attaqué, ni la véritable identité de Perrington. Il lui révéla seulement le
pouvoir des Valg et la menace qu’ils constituaient. Et leur alliance avec
Perrington.
— Donc le… l’agent de ces démons… C’est sa magie qui vous a blessé,
résuma Yrene à mi-voix, une main levée au-dessus de la marque sur son échine.
Elle n’osait pas la toucher et elle l’avait évitée pendant tout son massage,
comme si elle redoutait tout contact avec le sombre écho de ce pouvoir. Sa main
remonta vers son épaule gauche et recommença à la pétrir savamment. Il avait
peine à réprimer un grognement sous la tension qu’elle chassait de ses épaules et
de son dos douloureux, de ses bras et de sa nuque.
Il ne s’était pas rendu compte à quel point ils étaient noués et combien il
s’était épuisé à l’entraînement.
— Oui, murmura-t-il enfin, elle était même censée me tuer, mais… j’ai été
sauvé.
— Par quoi ?
Toute trace de peur avait disparu de la voix d’Yrene et ses mains ne
frémissaient plus, mais Chaol ne sentait guère de chaleur en elles.
Il tourna la tête pour lui permettre de dénouer plus facilement un muscle si
contracté qu’il en grinçait des dents.
— Par un talisman qui me protégeait de ce genre de mal… et par un peu de
chance, répondit-il.
Et par un reste de miséricorde d’un roi qui avait voulu porter ce dernier
coup, par bonté, non seulement envers lui, mais envers Dorian.
Les mains miraculeuses d’Yrene s’immobilisèrent. Elle s’écarta et scruta
son visage.
— Aelin Galathynius a détruit le château de verre. C’est pour ça qu’elle l’a
fait… Et qu’elle a pris Rifthold… Pour les vaincre ? demanda-t-elle.
Et vous, où étiez-vous à cet instant ? était sa question implicite.
— Oui, répondit-il. Nesryn, elle et moi avons lutté ensemble… Et bien
d’autres encore.
D’autres dont il n’avait aucune nouvelle, aucune idée de l’endroit où ils se
trouvaient, combattaient, luttaient pour sauver leur pays, leur avenir, tandis que
lui était là. Incapable d’obtenir ne serait-ce qu’un entretien en privé avec un
prince, sans même parler du Khagan.
Yrene réfléchit un instant.
— Ce sont donc les monstres qui se sont alliés avec Perrington, dit-elle
doucement. Ce que vos armées combattront.
Elle blêmit de nouveau, mais il lui donna en échange toute la vérité qu’il
pouvait lui offrir.
— Oui, répondit-il.
— Et vous… vous les combattrez aussi ?
Il lui adressa un sourire amer.
— Si vous et moi pouvons me remettre sur pied.
Si vous pouvez faire l’impossible.
Mais elle ne lui rendit pas son sourire. Elle se rassit sur le canapé, puis
l’examina, sur ses gardes et distante. Pendant un instant, il crut qu’elle allait
parler, lui poser une question, mais elle secoua la tête sans un mot.
— J’ai un certain nombre de recherches à faire avant de me risquer plus
loin, dit-elle en désignant son dos, et il se souvint qu’il était encore en sous-
vêtements.
Il réprima son envie d’attraper ses vêtements.
— Est-ce que ces soins pourraient vous mettre en danger ? demanda-t-il.
S’il y avait ne serait-ce qu’un risque…
— Je ne sais pas. Je… n’ai vraiment jamais rien vu de semblable
auparavant, répondit-elle. Il faudrait que je l’examine de plus près avant de
commencer le traitement et de vous composer un programme d’exercices. Je
dois effectuer des recherches à la bibliothèque du Torre ce soir.
— Oui, bien sûr.
Si cette maudite blessure devait leur faire le moindre mal, il refuserait de se
faire soigner par elle. Même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait alors, il
refuserait qu’elle le touche. Quant au risque et à l’effort…
— Vous n’avez jamais parlé de votre rémunération. Pour votre aide, dit-il.
C’était certainement exorbitant, puisque le Torre lui envoyait sa meilleure
guérisseuse, puisqu’elle possédait un tel savoir-faire…
Yrene fronça les sourcils.
— Si vous y tenez, vous pouvez faire un don pour l’entretien du Torre et de
son personnel, mais vous ne me devez rien, répondit-elle.
— Pourquoi ?
Elle se leva en glissant une main dans sa poche.
— J’ai reçu le don de guérison de Silba. C’est mal de se faire payer pour un
don qui vous a été accordé sans contrepartie.
Silba… la déesse de la guérison.
Il avait connu une autre jeune femme qui possédait ce don divin. Il n’était
pas surprenant que le regard de ces deux guérisseuses brille de la même ardeur
indomptable.
Yrene reprit la fiole contenant cette huile au parfum suave et commença à
ranger ses affaires dans son sac.
— Pourquoi êtes-vous revenue pour m’aider ? demanda-t-il.
Yrene s’immobilisa et son corps mince se crispa. Puis elle se tourna vers
lui.
Le vent soufflant du jardin fit voleter des mèches de ses cheveux à demi
relevés sur sa poitrine et ses épaules.
— Je pensais que si je refusais, la capitaine Faliq et vous-même me le feriez
payer un jour ou l’autre, répondit-elle.
— Nous ne comptons pas rester ici éternellement, dit-il sans tenir compte
de ce qu’elle pouvait laisser entendre d’autre.
Yrene haussa les épaules.
— Moi non plus.
Elle boucla son sac et se dirigea vers la porte.
— Vous comptez donc retourner là-bas ? demanda-t-il, et cette question
l’arrêta net.
À Fenharrow ? En enfer ?
Yrene lança un regard vers la porte et les serviteurs qui écoutaient et
attendaient dans l’entrée.
— Oui, répondit-elle.
Elle ne voulait pas simplement retourner à Fenharrow ; elle comptait aider
les armées en guerre… Car on aurait besoin de guérisseurs… désespérément
besoin. Quoi d’étonnant qu’elle ait pâli devant les horreurs qu’il lui avait
décrites en murmurant ? Ce n’était pas seulement ce que leurs armées devraient
affronter, mais aussi ce qui pourrait la tuer…
— C’est la moindre des choses. Après tout ce qu’on m’a donné… toute la
bonté qu’on m’a témoignée, ajouta-t-elle en le voyant hausser les sourcils.
Il eut envie de l’avertir du danger, d’insister pour qu’elle reste là, en
sécurité, à l’abri. Mais alors qu’elle attendait sa réponse, il lut de la méfiance
dans son regard. D’autres lui avaient probablement recommandé de rester et
avaient peut-être même instillé en elle un certain doute sur ses projets.
Alors Chaol se contenta de dire :
— La capitaine Faliq et moi-même… Nous ne sommes pas du genre à
entretenir des rancœurs. Et nous ne vous punirions jamais pour avoir refusé de
me soigner.
— Vous avez servi un homme qui agissait pourtant ainsi.
Et vous avez probablement exécuté ses ordres.
— Me croiriez-vous si je vous disais qu’il chargeait des agents qui n’étaient
pas sous mes ordres de faire son sale boulot, en me laissant le plus souvent dans
l’ignorance ? demanda-t-il.
L’expression d’Yrene était éloquente. Elle tendit la main vers la poignée de
la porte.
— Je savais, reprit-il. Je savais qu’il avait commis et commettait des
atrocités sans nom. Je savais que des armées s’étaient rebellées contre lui quand
j’étais encore enfant et qu’il les avait écrasées. Je… Pour devenir capitaine de sa
garde, j’ai dû renoncer à certains… privilèges. À certains avantages. Je l’ai fait
de mon plein gré parce que je misais sur l’avenir. Sur Dorian. Même quand
j’étais encore tout jeune, je savais qu’il n’était pas le digne fils de son père. Je
savais qu’un avenir meilleur était possible sous le règne de Dorian s’il survivait
assez longtemps… et s’il n’était pas brisé moralement. S’il avait un allié, un
véritable ami, dans le nœud de vipères de cette cour. Aucun de nous deux n’était
encore assez mûr ni assez fort pour tenir tête à son père. Nous avions vu ce qui
arrivait à ceux qui parlaient de rébellion, ne serait-ce qu’à voix basse. Je savais
que si Dorian ou moi-même faisions un seul pas de travers, son père le tuerait,
qu’il fût son héritier ou non, alors je n’ai recherché que la stabilité et la sécurité
du statu quo.
Le visage d’Yrene n’avait pas cillé, ne s’était ni adouci ni durci.
— Et que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Il prit enfin sa chemise. Il lui semblait au fond de circonstance de s’être
ainsi mis à nu alors qu’il était presque dévêtu sur ce canapé.
— Nous avons rencontré quelqu’un qui nous a entraînés sur un chemin que
j’ai refusé de suivre, jusqu’au moment où nous avons dû payer un prix élevé.
Bien trop élevé. Alors vous pouvez m’en vouloir, Yrene Towers, et je ne vous le
reprocherai pas. Mais vous devez me croire quand je vous dis que personne en
Erilea ne me déteste davantage que moi-même.
— À cause du nouveau chemin qu’on vous a forcé à emprunter ?
Il enfila sa chemise, puis tendit la main vers son pantalon.
— À cause de mon refus initial de suivre ce chemin… et des erreurs que
j’ai commises précisément pour cette raison.
— Et maintenant, quel chemin avez-vous emprunté ? Comment le bras droit
du roi d’Adarlan construira-t-il l’avenir de ce royaume ?
Personne ne lui avait posé cette question jusqu’ici. Pas même Dorian.
— J’apprends encore, je dois encore… faire des choix, avoua-t-il. Mais il
faudra commencer par chasser Perrington et les Valg de notre continent.
Elle nota ce « notre » et se mordilla la lèvre comme si elle le goûtait.
— Que s’est-il passé au juste au milieu de l’été dernier ? demanda-t-elle.
Il était resté plutôt vague à ce sujet. Il ne lui avait rien raconté de l’attaque,
des jours et des mois qui l’avaient précédée, ni du lendemain.
L’image d’une chambre s’imposa à Chaol : une salle dans laquelle une tête
roulait sur le marbre et où Dorian hurlait. Elle se fondit avec une autre vision,
celle de Dorian assis à côté de son père, le visage froid comme la mort et plus
cruel que tout le royaume d’Hellas.
— Je vous ai raconté ce qui est arrivé.
Yrene l’observa en jouant avec la bandoulière de sa lourde sacoche en cuir.
— Vous confronter aux conséquences émotionnelles de votre blessure fera
partie du processus de guérison, dit-elle.
— Je n’ai pas besoin de me confronter à quoi que ce soit. Je sais ce qui est
arrivé avant, pendant et après, déclara-t-il.
Yrene demeurait parfaitement immobile et ses yeux au regard trop vieux
pour son âge restaient impassibles.
Le défi restait suspendu dans l’air entre eux, la peur se répandait dans le
ventre de Chaol et les mots qu’il venait de prononcer lui laissèrent un goût amer
quand elle tourna les talons et sortit.
CHAPITRE 9
DEUX HEURES PLUS TARD, la tête adossée au bord du bassin creusé dans le
sol en pierre de la vaste grotte souterraine du Torre, Yrene scrutait l’obscurité
qui semblait tapie loin au-dessus d’elle.
La Matrice était presque déserte en ce milieu d’après-midi. Yrene avait
pour toute compagnie les sources d’eau chaude qui s’écoulaient dans la douzaine
de bassins de la grotte, et les gouttes chutant de stalactites sur les innombrables
cloches pendues à des chaînes entre les piliers de pierre pâle saillant de la roche
antique.
La lumière des bougies placées dans des alcôves naturelles et aux
extrémités de chaque bassin dorait les vapeurs de soufre et soulignait les reliefs
des chouettes sculptées sur chaque mur et sur chaque pilier qui semblaient
frémir.
La tête calée sur une étoffe moelleuse au bord du bassin, les yeux levés vers
le plafond, Yrene respirait l’air lourd de la Matrice et regardait la vapeur monter
et se fondre dans l’obscurité pure et fraîche, loin au-dessus de sa tête. Autour
d’elle résonnaient des échos clairs et suaves parfois interrompus par des notes
limpides et solitaires.
Personne au Torre ne savait qui avait apporté les cloches d’argent, de verre
et de bronze dans la chambre souterraine de la Matrice de Silba. Elles étaient là
depuis si longtemps qu’elles étaient couvertes de concrétions et que leurs sons,
alors que l’eau gouttait des stalactites, n’étaient plus qu’un tintement sourd. Mais
c’était la tradition – à laquelle Yrene s’était pliée – pour chaque nouvelle venue
au Torre d’apporter une cloche sur laquelle étaient gravés son nom et la date de
son arrivée. Il fallait ensuite lui trouver une place dans la grotte avant de
s’immerger dans les eaux remplies de bulles de la Matrice. La cloche resterait
suspendue là pour l’éternité et offrirait sa musique et son aide à toutes les
guérisseuses qui viendraient par la suite et entendraient ainsi les voix de leurs
sœurs bien-aimées chanter pour elles.
Et vu le nombre de guérisseuses qui étaient passées par le Torre et le
nombre de cloches, petites et grandes, suspendues dans la grotte… la chambre
entière, qui était presque aussi vaste que la salle de réception du Khagan,
résonnait de carillons déferlant comme des vagues. Ce bourdonnement continu
emplissait le crâne et la moelle d’Yrene tandis qu’elle s’imprégnait de la chaleur
exquise des lieux.
Un architecte avait découvert en des temps reculés des sources chaudes à
plusieurs mètres au-dessous du Torre et construit un réseau de bassins entre
lesquels circulait l’eau, en un flux constant de chaleur et de courant. Yrene avait
posé la main sur l’une des grilles au flanc du bassin et laissait l’eau qui s’en
écoulait gicler entre ses doigts avant de se déverser par la grille du bord opposé,
de se fondre dans le courant et dans le cœur en sommeil de la Terre.
Yrene inspira à fond et repoussa les cheveux mouillés collés à son front.
Elle s’était lavée avant de s’immerger dans le bassin, comme chaque visiteuse
devait le faire dans l’une des petites antichambres de la Matrice, afin de se
purifier de la poussière, du sang et des souillures du monde du dessus. Une
aspirante l’avait attendue pour lui remettre un léger peignoir lavande, la couleur
de Silba, qu’Yrene était tenue de porter à l’intérieur de la Matrice. Elle l’avait
ôté et posé sur le bord du bassin où elle s’était plongée, ne gardant sur elle que la
bague de sa mère.
Elle leva la main dans les tourbillons de vapeur pour examiner ce bijou et
observer les jeux de la lumière sur l’anneau d’or et le grenat, qu’elle faisait
flamboyer comme une braise. Autour d’elle, les cloches tintaient, bourdonnaient
et chantaient et ces bruits se fondaient si bien avec celui des gouttes qu’Yrene
avait l’impression de dériver sur une rivière de sons.
L’eau était l’élément de Silba. En s’immergeant dans les eaux sacrées de la
Matrice, loin du monde extérieur, on plongeait dans le sang vital de la déesse.
Yrene savait qu’elle n’était pas la seule guérisseuse qui, dans ces eaux, éprouvait
la sensation d’être nichée dans la chaleur du ventre de Silba. Comme si ce lieu
avait été créé uniquement pour elles.
Et cette obscurité au-dessus d’elle… Elle était très différente des ténèbres
qu’elle avait entrevues dans le corps du seigneur Westfall. C’était l’opposé de
cette noirceur. L’obscurité au-dessus d’elle était celle de la création, du repos et
de la pensée en formation.
Alors qu’Yrene scrutait les ténèbres de la Matrice de Silba, elle eut la
certitude que quelque chose la scrutait en retour. Et que cette chose tendait
l’oreille, pendant qu’Yrene songeait à tout ce que le seigneur lui avait décrit.
Des horreurs sorties tout droit de cauchemars immémoriaux. Des créatures
d’un autre monde. Des démons. Des magies délétères. Des entités prêtes à
déferler sur sa terre natale. Même dans les eaux chaudes et apaisantes de la
grotte, elle sentait son sang se glacer en y pensant.
Sur ces lointains champs de bataille dans le Nord, elle s’était attendue à
soigner des blessures de poignards et de flèches ou des os rompus. À guérir
toutes les maladies qui infestent les camps militaires, surtout durant les mois les
plus froids. Mais pas les plaies laissées par des créatures qui détruisaient les
âmes comme les corps à l’aide de serres, de griffes et de poison. Le pouvoir
maléfique lové autour de la blessure de cette colonne vertébrale… Ce n’était ni
une fracture ni un enchevêtrement de nerfs… Enfin, si, techniquement. Mais
cette blessure était étroitement liée à cette magie funeste.
Yrene était encore imprégnée de cette sensation poisseuse, du souvenir que,
au cœur de cette blessure, quelque chose avait remué. Et s’était réveillé.
Le tintement des cloches déferlait et refluait, berçant son esprit, l’incitant à
se reposer, à s’ouvrir…
Elle se rendrait à la bibliothèque dès ce soir pour faire des recherches sur ce
que le seigneur lui avait affirmé, pour voir si quelqu’un avait réfléchi avant elle à
des blessures infligées par la magie.
Mais la guérison ne dépendrait pas d’elle seule.
Elle l’avait laissé entendre à son patient avant de prendre congé. Mais
comment affronter cette entité tapie en lui ?
Comment ?
Yrene articula ce mot sans bruit dans la vapeur et l’obscurité, dans le
silence traversé de tintements et de bulles.
Elle voyait encore le fil de sa magie se rétracter, reculer d’horreur devant ce
pouvoir démoniaque. Ce pouvoir à l’opposé d’elle et de sa magie. Dans
l’obscurité qui s’étendait au-dessus d’elle, elle voyait tout cela. Dans l’obscurité
étendue au-dessus d’elle, au creux de la Matrice terrestre de Silba… Une voix
l’appelait.
Comme pour lui dire : Va où tu as peur de te risquer.
La gorge d’Yrene se serra. Plonger dans le gouffre suppurant du pouvoir
qui s’était fixé sur le dos du seigneur…
Va, chuchotait la douce noirceur, et l’eau qui coulait autour d’Yrene
semblait chanter au rythme de cette phrase. Comme si Yrene nageait dans les
veines de Silba.
Va, répéta la voix tandis que l’obscurité au-dessus d’Yrene semblait
s’étendre et se rapprocher d’elle.
Yrene ne lui résista pas, la scruta plus profondément et entra en elle.
Lutter contre cette puissance destructrice tapie dans le corps du seigneur, se
soumettre à cette épreuve pour Hafiza, s’exposer à ce danger pour un fils
d’Adarlan, alors que son peuple à elle était attaqué ou combattait dans cette
guerre lointaine et que chaque jour passé à Antica retardait son propre départ…
Non, je ne peux pas.
Non : tu ne veux pas, répondit la merveilleuse obscurité, la mettant au défi.
Yrene céda. Elle avait promis à Hafiza de rester pour soigner cet homme,
mais ce qu’elle avait senti ce matin-là… La guérison risquait de prendre un
temps infini – en admettant qu’elle puisse aider son patient. Elle avait promis de
le guérir mais si, pour soigner certaines blessures, la guérisseuse devait
accompagner le malade tout le long du chemin, alors cette blessure-là…
L’obscurité parut reculer.
Je ne peux pas, insista Yrene.
Aucune voix ne lui répondit. À quelque distance, comme si Yrene était
maintenant très loin d’elle, une cloche émit un son clair et pur.
À ce son, Yrene cilla et reprit pied dans l’instant présent. Elle sentit de
nouveau ses membres et sa respiration comme si elle les avait laissés au-dessous
d’elle en s’envolant de son corps.
Elle scruta l’obscurité, mais ne vit qu’une pénombre douce et vide comme
si elle avait été désertée. La présence qu’elle avait sentie un instant plus tôt
s’était évanouie. Comme si Yrene l’avait rejetée et déçue.
La tête lui tournait un peu quand elle s’assit en étirant ses membres
légèrement ankylosés malgré l’eau riche en minéraux. Combien de temps était-
elle restée immergée ?
Elle frotta ses bras glissants, le cœur battant violemment, en sondant les
environs comme si la Matrice détenait encore une réponse au sujet de ce
qu’Yrene devait faire et de ce qui l’attendait. Une alternative.
Mais rien ne vint.
Un bruit filtra dans la grotte, un bruit qui n’était clairement ni un tintement,
ni un écoulement, ni un clapotement. C’était plutôt une inspiration frémissante et
étouffée.
Yrene se retourna, faisant pleuvoir des gouttes des mèches échappées de
son chignon, et découvrit une guérisseuse assise dans l’eau à l’autre extrémité
des rangées de bassins bordant la chambre. Il était presque impossible de la
distinguer à travers les voiles mouvants de vapeur mais, de toute façon, Yrene ne
connaissait pas les noms de chaque guérisseuse du Torre.
Le même bruit résonna encore dans la grotte. Yrene se redressa et, les
mains appuyées sur le sol sombre et frais, émergea de l’eau. Des nuées de vapeur
déferlèrent de sa peau quand elle tendit un bras, puis passa le peignoir dont
l’étoffe légère se colla à son corps trempé.
Le protocole dans la Matrice était strict. C’était un lieu de solitude et de
silence. Les guérisseuses s’immergeaient pour rétablir le contact avec Silba et
pour se recueillir. Certaines cherchaient une aide, d’autres une absolution,
d’autres encore se détendaient après une dure journée de travail, se libéraient du
trop-plein d’émotions qu’elles devaient dissimuler aux patients, voire à tout le
monde.
Et même si Yrene savait que la guérisseuse qui se tenait de l’autre côté
avait le droit à la tranquillité, même si elle se préparait à sortir pour la laisser
pleurer en paix…
Les épaules de la femme tremblaient. Elle laissa échapper un nouveau
sanglot étouffé.
Yrene s’approcha d’elle presque sans bruit et vit les larmes qui ruisselaient
sur son visage juvénile, sa peau brun doré et ses cheveux châtains mêlés d’or
presque identiques aux siens. Elle lut la désolation dans les yeux fauves de la
jeune femme qui scrutait l’obscurité au-dessus d’elle, tandis que ses larmes
tombaient de sa mâchoire délicate dans l’eau où elles laissaient des cercles
concentriques.
Certaines blessures ne pouvaient être guéries. Certaines maladies défiaient
même la magie des guérisseuses quand leurs racines étaient trop profondes.
Quand les soins venaient trop tard. Ou quand les guérisseuses ne repéraient pas
les signes révélateurs.
La jeune femme ne regarda pas Yrene quand elle s’assit en silence à côté du
bassin, les genoux repliés contre la poitrine, prit sa main et entrelaça leurs doigts.
Yrene resta immobile, tenant la main de la guérisseuse qui pleurait sans
bruit, dans la vapeur mouvante remplie des sons limpides et suaves des cloches.
— Elle avait trois ans, murmura la jeune femme au bout de très longues
minutes.
Yrene pressa sa main moite sans trouver de mots pour la réconforter et
l’apaiser.
— Je préférerais…
La voix de la femme se brisa et tout son corps trembla. Les reflets de la
lumière des bougies tressautaient sur sa peau brune.
— Je préférerais parfois n’avoir jamais reçu ce don.
À ces mots, Yrene se figea.
La guérisseuse tourna enfin la tête vers elle et scruta son visage. Une lueur
dans son regard révéla qu’elle reconnaissait Yrene.
— Ressentez-vous parfois la même chose ? demanda-t-elle abruptement.
Non, Yrene ne l’avait jamais ressenti. Pas une seule fois. Pas même quand
la fumée du feu dans lequel sa mère avait été immolée lui avait piqué les yeux et
qu’elle avait alors compris qu’elle ne pourrait pas la sauver. Elle n’avait jamais
haï le don qu’elle avait reçu parce que pendant toutes ces années, grâce à lui, elle
n’avait jamais été seule. Même quand la magie avait disparu de son pays natal,
elle avait senti sa présence comme une main tiède posée sur son épaule. Comme
un rappel de celle qu’elle était, de ses origines, un lien vivant avec
d’innombrables générations de femmes de sa famille qui avaient suivi ce chemin
avant elle.
La guérisseuse chercha dans les yeux d’Yrene la réponse qu’elle attendait.
La réponse qu’Yrene ne pouvait lui donner. Yrene se borna donc à presser sa
main.
Va où tu as peur de te risquer.
Yrene savait maintenant ce qu’elle devait faire. Et elle aurait préféré
l’ignorer.
LES JAMBES ÉTENDUES devant elle sur le tapis, Yrene haletait, adossée au
canapé sur lequel Chaol reprenait également son souffle.
Sa bouche était sèche comme du sable et ses membres tremblaient tellement
qu’elle pouvait à peine laisser ses mains reposer sur ses genoux.
Elle entendit cracher, et un heurt léger lui indiqua que le seigneur avait
expulsé le morceau de cuir de sa bouche.
Il avait rugi en le serrant entre ses dents, et ses mugissements avaient été
presque aussi éprouvants que la magie elle-même.
Sa blessure était un vide. Un enfer noir et inconnu.
La magie d’Yrene avait étincelé comme une étoile face au mur que les
ténèbres avaient dressé entre le sommet du dos de Chaol et le reste de sa
colonne. Elle savait que si elle le franchissait, si elle s’attaquait à la base de sa
colonne vertébrale, ce pouvoir l’y rejoindrait.
Elle avait lutté pour repousser ce mur, lutté à en perdre le souffle, jusqu’à
l’épuisement.
Mais ce mur restait inébranlable.
Il semblait seulement rire d’elle, d’un rire silencieux et sifflant empreint
d’une froideur et d’une malveillance immémoriale.
Elle avait projeté sa magie contre ce mur, elle avait fait déferler sur lui un
essaim de lumières blanches brûlantes, en vain.
Ce fut seulement à la fin de la séance, alors que sa magie ne trouvait aucune
fissure, aucune crevasse dans laquelle s’insinuer et qu’elle allait se retirer que le
mur noir avait paru se transformer…
Se métamorphoser en quelque chose… de tout autre.
Face à cette métamorphose, la magie d’Yrene était devenue mince et
fragile. Toute la combativité qui lui restait au lendemain de la mort de cette
guérisseuse s’était évanouie. Et elle était incapable de voir – elle n’osait pas
regarder – l’entité qui s’amassait devant elle et remplissait le vide noir de voix
qui semblaient résonner du fond d’un long couloir.
Mais elle avait regardé par-dessus son épaule et entrevu l’apparition.
Le mur noir était vivant, fourmillant d’images qui se succédaient. Elle avait
l’impression de les regarder par les yeux de quelqu’un d’autre. Et elle savait
d’instinct que ce n’étaient pas les yeux du seigneur Chaol.
Une forteresse en pierre noire se dressait au milieu de montagnes arides et
grise comme cendre. Ses tours étaient aussi acérées que des lances, ses rebords
et ses parapets durs et tranchants. Autour de cette forteresse, dans les plaines et
les vallées, une armée s’étendait au loin, éclairée par plus de feux de camp
qu’elle n’en pouvait compter.
Elle connaissait le nom de cette forteresse et de l’armée massée autour
d’elle. Son nom retentissait en elle comme le heurt d’un marteau sur une
enclume.
Morath.
Elle avait battu en retraite vers la lumière et la lourde chaleur du dehors.
Morath… Que ce fût un authentique souvenir déterré par le pouvoir qui
avait frappé le seigneur Chaol, ou une vision que les ténèbres avaient fait surgir
des terreurs les plus primitives d’Yrene…
Cette image n’avait rien de réel. Pas ici, du moins, pas dans cette salle
baignée de soleil où résonnait le murmure de la fontaine toute proche. Mais
c’était le fidèle portrait des armées dont le seigneur Chaol lui avait parlé la
veille.
C’était ce qu’elle devrait affronter : les victimes de cette armée, voire ses
soldats si les choses tournaient vraiment mal.
C’était ce qui l’attendait dans son pays natal.
Non, pas maintenant… Elle n’y penserait pas maintenant, pas en présence
du seigneur. Elle refusait de se ronger les sangs à cette idée, de lui rappeler ce
qu’il devrait combattre et ce qui menaçait ses amis pendant qu’elle et lui étaient
là… Cela ne leur serait d’aucun secours.
Yrene restait donc assise sur le tapis, s’efforçait de calmer ses tremblements
en inspirant profondément par le nez, puis en expirant par la bouche, laissait sa
magie se déposer et se reconstituer en elle tandis qu’elle apaisait son esprit. Le
seigneur Chaol se reposait sur le canapé derrière elle sans que ni lui ni elle ne
disent un mot.
Non, ce ne serait à coup sûr pas un traitement comme un autre.
Mais peut-être qu’en repoussant son retour au pays, en restant là pour le
soigner le temps qu’il faudrait… Il y aurait peut-être des blessés semblables à lui
sur ces champs de bataille. Si elle apprenait dès maintenant à faire face à ce
genre de situation, si éprouvant que cela puisse être… Oui, cela vaudrait peut-
être la peine d’ajourner ses projets si elle pouvait affronter de nouveau ces
ténèbres, les endurer… et trouver le moyen de les détruire.
Va où tu as peur de te risquer.
Là était la question.
Les paupières d’Yrene s’abaissèrent. À un moment donné, la servante était
revenue avec les ingrédients qu’Yrene l’avait envoyée chercher pour l’éloigner.
Après leur avoir lancé un regard, elle s’était éclipsée.
C’était plusieurs heures, plusieurs jours auparavant.
La faim lui nouait le ventre, une sensation étrangement humaine comparée
aux heures passées à combattre cette noirceur, à peine consciente de sa main
posée sur le dos de son patient et du hurlement qui jaillissait de ses lèvres dès
que sa magie pressait ce mur.
Et pourtant, il ne lui avait pas demandé d’arrêter une seule fois. Il n’avait
imploré aucun répit.
Des doigts tremblants effleurèrent son épaule.
— Est-ce que… vous…
Chacun de ces mots était rauque et comme éteint. Elle devait lui préparer du
thé à la menthe et au miel. Elle devait appeler la servante. Si elle retrouvait la
parole. Si elle pouvait maîtriser sa voix.
— … allez bien ?
Yrene entrouvrit les paupières au contact de sa paume. Elle sentait qu’il ne
la laissait sur son épaule ni par affection ni par inquiétude pour elle, mais
seulement parce qu’il était trop éreinté pour la retirer.
Elle-même était trop épuisée pour avoir la force de la repousser comme elle
l’avait fait plus tôt.
— C’est moi qui devrais vous demander comment vous allez, articula-t-elle
d’une voix enrouée. Avez-vous besoin de quelque chose ?
— Non.
Elle referma les yeux. Ce traitement pourrait prendre des semaines. Ou des
mois. Surtout si elle ne trouvait pas le moyen de repousser ce mur de ténèbres.
Elle essaya en vain de remuer les jambes.
— Je devrais aller vous chercher…
— Reposez-vous.
La main pressa son épaule.
— Reposez-vous, répéta-t-il.
— Oui, vous en avez fait assez, dit-elle. Plus d’exercices pour
aujourd’hui…
— Je parle de vous. Reposez-vous, fit-il péniblement.
Yrene regarda la grande horloge placée dans un angle de la salle. Et cilla.
Cinq…
Ils avaient travaillé cinq heures.
Il avait enduré cinq heures de ce supplice.
Elle replia les jambes et, avec un grognement, elle posa une main sur la
table basse, rallia toutes ses forces et se remit debout. Titubante, mais debout.
Les bras de Chaol se glissèrent sous son torse et les muscles de son dos nu
ondulèrent quand il essaya de se redresser.
— Arrêtez, ordonna-t-elle.
Il l’ignora et, grâce aux muscles impressionnants de ses bras et de sa
poitrine, il y parvint. Il resta assis, immobile, ses yeux vitreux fixés sur elle.
— Il vous faut… du thé, lâcha Yrene d’une voix rauque.
— Kadja, souffla-t-il.
La servante parut aussitôt. Bien trop vite.
Yrene l’observa attentivement tandis qu’elle s’approchait. Elle avait écouté
et attendu.
— Un thé à la menthe avec beaucoup de miel, commanda-t-elle sans
prendre la peine de sourire.
— Deux, rectifia Chaol.
Yrene lui lança un regard désapprobateur, mais se laissa choir sur le canapé
à côté de lui. Les coussins étaient humides… De sa sueur, devina-t-elle en la
voyant luire sur les contours de sa poitrine bronzée.
Elle ferma les yeux… Juste un instant, pensa-t-elle.
Elle comprit qu’elle les avait fermés bien plus longtemps quand Kadja posa
deux délicates tasses de thé devant eux. Une petite théière en fer fumait au
milieu de la table. La servante versa généreusement le miel dans les deux tasses,
mais la bouche d’Yrene était trop sèche et sa langue trop lourde pour qu’elle
prenne la peine de lui dire que c’était trop et que ce serait écœurant. Kadja remua
le miel dans le thé, puis tendit une tasse à Chaol, qui la passa à Yrene.
Trop fatiguée pour discuter, elle serra sa tasse dans ses mains et rassembla
son énergie pour la porter à ses lèvres.
Il parut sentir son épuisement.
Il ordonna à Kadja de laisser sa tasse sur la table et de sortir.
Yrene regarda comme à travers une fenêtre éloignée Chaol lui prendre sa
tasse et l’élever vers ses lèvres.
Elle eut envie de repousser sa main.
Elle avait accepté de le soigner et il n’était pas le monstre auquel elle s’était
attendue, pas comme d’autres hommes qu’elle avait pu croiser, mais à l’idée de
le laisser approcher et prendre soin d’elle ainsi…
— Vous pouvez boire ce thé, lui dit-il dans un grondement sourd, ou nous
pouvons rester assis comme ça quelques heures de plus.
Elle le dévisagea. Son regard était assuré et alerte malgré sa fatigue
profonde.
Elle ne répondit pas.
— Si j’ai bien compris, murmura-t-il plus pour lui-même que pour elle,
vous voulez bien m’aider, mais je ne peux pas vous rendre la pareille. Ni rien
faire qui ne soit pas conforme à l’idée que vous vous faites de… moi.
Il était plus futé que la plupart des gens devaient le croire.
Elle avait l’impression que la dureté qu’elle lisait dans ses yeux d’un brun
chaud se reflétait également dans les siens.
— Buvez, ordonna-t-il en homme habitué à être obéi et à commander.
Détestez-moi tant que vous voulez, mais buvez ce maudit thé.
Mais ce fut la faible lueur d’inquiétude dans son regard qui l’adoucit.
Il avait sans doute l’habitude d’être obéi, mais il était également disposé à
prendre soin des autres. À veiller sur eux. C’était une impulsion irrésistible chez
lui.
Yrene capitula silencieusement et entrouvrit les lèvres.
Il posa doucement la tasse contre sa bouche et l’inclina vers elle.
Elle but une petite gorgée. Il l’encouragea d’un murmure. Elle but de
nouveau.
Si lasse… jamais elle n’avait été aussi lasse de toute sa vie.
Chaol inclina de nouveau la tasse et elle but une gorgée entière.
Assez. Il en avait plus besoin qu’elle.
Il sentit qu’elle était tendue et qu’elle risquait de s’énerver s’il insistait,
éloigna la tasse de ses lèvres, la porta aux siennes et but une gorgée, puis une
autre.
Quand il eut fini, il saisit la seconde tasse pour faire encore boire un peu
Yrene avant de la vider.
Il était vraiment insupportable.
Elle avait dû le penser à voix haute, car un demi-sourire retroussa un coin
des lèvres de Chaol.
— Vous n’êtes pas la première à le dire, commenta-t-il d’une voix plus
douce et moins rauque.
— Et je ne serai sûrement pas la dernière, grommela-t-elle.
Chaol lui adressa à nouveau son sourire en coin, puis se pencha sur la table
pour remplir leurs tasses. Il ajouta lui-même du miel en moins grande quantité
que Kadja, juste ce qu’il fallait, et le remua dans les tasses d’une main ferme.
— Je peux le faire, observa Yrene.
— Moi aussi, répondit-il simplement.
Elle parvint à tenir sa tasse, cette fois-ci. Il attendit qu’elle ait bu plusieurs
gorgées avant de porter la sienne à ses lèvres.
— Je devrais m’en aller maintenant, dit-elle, mais la perspective de sortir
du palais, de marcher jusqu’au Torre, puis de monter l’escalier jusqu’à sa
chambre…
— Reposez-vous. Et mangez… Vous devez être affamée.
Elle le regarda.
— Pas vous ?
Il s’était entraîné intensivement avant son arrivée : il devait mourir de faim.
— Si, mais je ne crois pas que je pourrai attendre l’heure du dîner. Vous
pourriez dîner avec moi.
Le soigner, travailler avec lui et le laisser lui servir le thé était une chose,
mais dîner avec lui, avec l’homme qui avait servi ce boucher, qui avait œuvré
sous ses ordres pendant que cette armée de ténèbres s’amassait à Morath…
Et voilà que resurgissaient cette odeur de fumée dans ses narines, ce
crépitement des flammes et ces cris…
Yrene se pencha, posa sa tasse sur la table, puis se leva. Chacun de ses
mouvements était raide et son corps douloureux.
— Je dois rentrer au Torre, dit-elle, les genoux flageolants. La veillée aura
lieu au coucher du soleil.
Il lui restait encore une bonne heure, les dieux en soient loués.
Il remarqua qu’elle vacillait et tendit la main vers elle, mais elle s’écarta
hors de sa portée.
— Je laisse mes affaires ici, dit-elle, car à l’idée de repartir chargée de cette
lourde sacoche…
— Permettez-moi de faire venir une voiture pour vous ramener.
— Je peux en demander une à l’entrée du palais, répondit-elle.
Si quelqu’un devait la pourchasser, elle préférait la sécurité d’un véhicule.
Elle dut s’appuyer aux meubles pour avancer et rester droite. La distance
jusqu’à la porte lui paraissait infinie.
— Yrene.
Elle tenait à peine debout sur le seuil, mais elle s’arrêta pour regarder
derrière elle.
— Pour la leçon de demain, où devrai-je vous retrouver ? reprit Chaol, dont
les yeux bruns avaient retrouvé leur regard attentif.
Elle envisagea d’annuler cette séance. Elle ne comprenait pas ce qui lui
avait pris de demander à cet homme, entre tous, de venir au Torre.
Mais… il avait souffert cinq heures et tenu bon.
Peut-être était-ce uniquement pour cela qu’elle avait décliné son invitation à
dîner. S’il avait tenu bon, elle en ferait autant ; elle refusait de voir en lui autre
chose que ce qu’il était et d’oublier qui il avait servi.
— Je vous retrouverai dans la cour principale du palais au lever du soleil,
répondit-elle.
C’était un effort de marcher, mais elle se l’imposa pas à pas.
Elle le laissa seul dans cette pièce, le regard toujours fixé sur elle.
Cinq heures de souffrances, dont Yrene savait qu’elles n’avaient pas été
seulement physiques. Pendant qu’elle luttait contre ce mur, elle avait senti que
de l’autre côté, les ténèbres avaient révélé à Chaol des choses qu’il avait préféré
taire.
Elle avait entrevu des lueurs, rien qu’elle ait pu distinguer clairement, mais
ces lueurs lui avaient fait l’effet de souvenirs. Ou de cauchemars. Ou peut-être
les deux.
Pourtant, il ne lui avait pas demandé d’arrêter.
Et, alors qu’Yrene avançait d’un pas traînant dans le palais, une part d’elle
se demanda si Chaol avait tenu bon non seulement parce qu’il avait appris à
endurer la douleur, mais aussi parce qu’il pensait qu’il la méritait.
Ce n’était pas la même chose que de marcher à nouveau, mais c’était mieux
que le fauteuil.
Infiniment mieux.
Le harnais était encombrant et contrariait tous ses instincts de cavalier, mais
il le maintenait fermement. Ainsi, il pouvait guider Yrene alors qu’ils passaient
le portail. La guérisseuse saisissait parfois le pommeau de sa selle, oubliant les
rênes.
Eh bien, il avait au moins découvert une chose pour laquelle elle montrait
moins d’assurance.
Cette pensée fit monter un léger sourire à ses lèvres, d’autant plus qu’Yrene
rabaissait sans cesse ses jupes. Elle avait beau le sermonner pour sa pruderie,
montrer ses jambes n’était visiblement pas si évident pour elle.
Les hommes dans la rue, manœuvres, marchands ambulants, gardes de la
ville la dévoraient des yeux, jusqu’à l’instant où le regard inflexible de Chaol les
contraignait à détourner le leur.
Et il y veillait.
Tout comme il avait veillé à ce que les gardes restent courtois quand elle
avait accouru, essoufflée, dorée par le soleil et les joues rouges. Même avec cette
tache sur sa robe de la veille et le voile de sueur sur sa peau.
Se faire hisser en selle comme un bagage encombrant avait été mortifiant…
tout comme de voir ces gardes dans leurs uniformes immaculés, les plaques de
leurs épaules et les manches de leurs épées scintillant au soleil matinal, le
regarder se démener. Mais il avait surmonté cette épreuve. Et il avait tout oublié
devant les regards appréciateurs que les gardes posaient sur Yrene. Aucune
dame, belle ou ordinaire, jeune ou vieille, ne méritait qu’on la dévisage ainsi. Et
Yrene…
Chaol resta à son côté et soutint le regard de chaque homme alors qu’ils se
dirigeaient vers l’imposante tour de pierre pâle comme de la crème dans la
lumière du matin. Et chaque homme trouvait bien vite quelque chose d’autre à
contempler. Certains paraissaient même confus.
Il ignorait si Yrene l’avait remarqué. Elle était trop occupée à attraper le
pommeau de la selle au moindre mouvement inattendu du cheval et à tressaillir
dès qu’il pressait le pas pour gravir une rue escarpée, ce qui la faisait osciller et
glisser en arrière sur sa selle.
— Penchez-vous en avant, lui recommanda-t-il. Et équilibrez votre poids.
Il en faisait autant, dans la mesure où son harnais le lui permettait.
Leurs chevaux montaient lentement la rue, hochant la tête en rythme.
Yrene le foudroya du regard.
— Je sais.
Il haussa les sourcils avec un regard qui disait : Je ne l’aurais pas deviné.
Elle se renfrogna, mais regarda droit devant elle. Puis elle se pencha en
avant comme il le lui avait recommandé.
Il dormait d’un sommeil de plomb quand Nesryn était rentrée cette nuit,
mais elle l’avait réveillé pour lui annoncer qu’elle n’avait trouvé aucun signe de
la présence de Valg dans la ville. Aucun égout ne permettait d’accéder au Torre
et, avec tous les gardes postés devant les remparts, personne ne risquait de
s’aventurer dans les parages. Il avait réussi à rester éveillé assez longtemps pour
la remercier et l’entendre lui promettre qu’elle repartirait en chasse le lendemain.
Mais ce jour radieux et sans nuage… Tout le contraire de l’obscurité
qu’affectionnaient les Valg. Aelin lui avait raconté que les princes Valg
pouvaient faire surgir les ténèbres… des ténèbres qui tuaient tout être vivant sur
leur passage et le vidaient de sa substance. Même un seul Valg dans cette ville,
que ce fût un prince ou un simple soldat…
Chaol chassa cette pensée et leva un regard renfrogné vers l’édifice
monumental qui devenait plus imposant à chaque rue qu’ils traversaient.
— Towers…, fit-il d’un air songeur en regardant Yrene. Est-ce une
coïncidence que vous portiez ce nom, ou vos ancêtres sont-ils nés au Torre ?
Ses jointures étaient livides quand elle empoigna le pommeau de la selle,
comme si en se tournant vers lui elle risquait de tomber de cheval.
— Je n’en sais rien, reconnut-elle. Ma… On ne m’a jamais rien dit à ce
sujet.
Il réfléchit à ses paroles et à sa manière de plisser les yeux, à son regard
fixé sur le pilier éblouissant du Torre comme pour ne pas rencontrer le sien.
C’était une fille de Fenharrow. Il n’osait pas lui demander pourquoi elle ignorait
la réponse à sa question. Ni où était sa famille.
Il désigna du menton l’anneau passé à son doigt.
— Et ça marche vraiment, le coup de la fausse alliance ?
Elle examina l’anneau usé et éraflé.
— J’aimerais pouvoir dire le contraire, mais c’est efficace, en effet,
répondit-elle.
— Vous avez donc subi ce genre de comportement déplacé ici ?
Dans cette ville merveilleuse ? aurait-il voulu ajouter.
— Très rarement, répondit-elle, et elle agita les doigts avant de les reposer
sur le pommeau. Mais j’ai pris l’habitude de porter cet anneau dans mon pays.
Le temps d’un éclair, il revit un assassin en robe blanche maculée de sang
s’effondrer devant l’entrée de baraquements. Il revit la lame empoisonnée avec
laquelle l’homme l’avait frappée – et en avait frappé tant d’autres.
— Je suis heureux que vous n’ayez pas à craindre ce genre de choses ici,
dit-il.
Malgré leurs regards, les gardes s’étaient montrés respectueux envers elle.
Elle avait même appelé l’un d’eux par son nom, et la chaleur avec laquelle il lui
avait répondu était authentique.
Yrene empoigna de nouveau le pommeau de sa selle.
— Le Khagan considère que tous doivent respecter la loi, serviteurs ou
princes, déclara-t-elle.
Cela n’aurait dû avoir rien de particulièrement novateur, mais… Chaol
fronça les sourcils.
— Vraiment ?
Yrene haussa les épaules.
— À ma connaissance, les seigneurs de l’empire ne peuvent pas se
soustraire à la justice en l’achetant, ni compter sur le nom de leur famille pour
être libérés sous caution. Les criminels potentiels dans la rue osent rarement
défier une justice qui s’exerce avec rigueur.
Elle marqua une pause et demanda :
— Et vous, est-ce que…
Il devina la question qu’elle hésitait à poser.
— J’ai parfois reçu l’ordre de relâcher des nobles qui avaient commis un
crime, ou bien de fermer les yeux, dit-il. Pour ceux qui jouaient un rôle
important à la cour ou dans l’armée du roi, du moins.
Yrene examina un instant le pommeau de sa selle.
— Et votre nouveau roi ?
— Il est différent.
En admettant qu’il soit encore en vie. Et qu’il ait pu s’enfuir de Rifthold.
Chaol se força à ajouter :
— Dorian a longtemps étudié les mœurs et les lois du khaganat, qu’il
admire profondément. Peut-être qu’il mettra en pratique certains de ses
principes.
Elle l’observa longuement, comme si elle le sondait.
— Vous croyez que le Khagan s’alliera avec vous ? demanda-t-elle.
Il ne lui avait rien dit de sa mission, mais il supposait que la raison de son
séjour à Antica était évidente.
— Je peux seulement l’espérer.
— Est-ce que ses armées pourraient jouer un rôle décisif dans le combat
contre… les puissances dont vous m’avez parlé ?
— Je peux seulement l’espérer, répéta Chaol.
Il se sentait incapable d’avouer la vérité, à savoir que leurs armées étaient
maigres et disséminées, comparées à la puissance de Morath qui s’amassait.
— Que s’est-il passé, ces derniers mois ? demanda-t-elle calmement et en
choisissant ses mots.
— Est-ce que vous essayez de me faire parler ?
— J’aimerais le savoir.
— Rien qui vaille la peine d’être raconté.
Son histoire ne valait absolument pas la peine d’être racontée, pas même
par bribes.
Elle se tut et ils n’entendirent plus que le claquement des sabots de leurs
chevaux sur quelques dizaines de mètres.
— Il vous faudra en parler tôt ou tard, insista-t-elle. Je… j’ai entrevu un peu
de ce passé en vous, hier.
— Ça ne vous suffit pas ? lança-t-il sur un ton aussi tranchant que la lame
de son poignard.
— Non, si la chose qui est en vous se nourrit de ce qui vous est arrivé. Et si,
en vous affirmant comme seul maître de ce passé, vous avez une chance de
guérir.
— En êtes-vous vraiment si sûre ?
Il savait qu’il avait intérêt à surveiller ses paroles, mais…
Yrene se redressa sur sa selle.
— Le traumatisme d’une blessure ne peut se soigner qu’au prix d’un travail
de réflexion, pendant et après le traitement, déclara-t-elle.
— Je n’en ai aucune envie. Je n’en ai pas besoin. Je veux seulement me
remettre debout… marcher à nouveau.
Elle secoua la tête.
— Et vous, alors ? riposta-t-il, poursuivant sur sa lancée. Que diriez-vous
de conclure un marché ? Si vous me révélez vos secrets les plus sombres et les
plus enfouis, je vous raconterai les miens.
L’indignation fit étinceler ses remarquables yeux quand elle le foudroya du
regard. Il lui rendit la pareille.
Finalement, elle rit, puis esquissa un léger sourire.
— Vous êtes plus têtu qu’une saleté de mule, dit-elle.
— J’ai entendu pire, répliqua-t-il tandis qu’un sourire faisait frémir ses
lèvres.
— Ça ne m’étonne pas.
Chaol rit à son tour et surprit la naissance d’un nouveau sourire sur son
visage avant qu’elle ne baisse la tête pour le dissimuler. Comme si en échanger
un avec un fils d’Adarlan était un crime.
Il la contempla néanmoins un long moment… Le reste de gaieté sur son
visage, ses lourds cheveux ondulés qui voletaient dans la brise marine… Et il se
rendit compte que lui-même souriait toujours et qu’un nœud se desserrait dans sa
poitrine.
Ils firent le reste du trajet en silence. Chaol renversa la tête en arrière tandis
qu’ils suivaient une large avenue ensoleillée montant vers le Torre au sommet de
la colline.
Vu de près, il était encore plus impressionnant.
Il était large et ressemblait à une forteresse aux contours arrondis. Les
bâtiments qui le flanquaient permettaient d’accéder aux étages inférieurs.
L’ensemble était cerné de hauts remparts blancs. Au-delà de son portail grand
ouvert à l’effigie d’une chouette aux ailes déployées, on entrevoyait des buissons
de lavande, des parterres de fleurs et des allées de gravier couleur sable. Non, ce
n’étaient pas des parterres de fleurs, mais d’herbes aromatiques.
Leurs senteurs se répandaient dans le soleil matinal et remplissaient ses
narines : basilic, menthe, sauge et encore de la lavande. Même leurs chevaux,
dont les sabots faisaient à présent crisser le gravier, semblèrent pousser un soupir
de bien-être.
Des gardes arborant des couleurs qui étaient probablement celles du Torre –
bleu vif et jaune – les laissèrent passer sans ciller et Yrene les remercia d’un
signe de tête. Ils ignorèrent ses jambes, n’osant ou ne voulant visiblement pas lui
manquer de respect. Chaol détourna les yeux pour éviter leurs regards
interrogateurs.
Yrene ouvrit la marche et emprunta un passage voûté qui menait à une cour.
Les fenêtres des bâtiments à deux étages qui la bordaient étincelaient dans le
soleil levant, mais à l’intérieur de cette cour…
Au-delà de la rumeur d’Antica qui s’éveillait de l’autre côté des murs et du
claquement de sabots de leurs chevaux sur le gravier pâle, seul leur parvenait le
murmure de deux fontaines jumelles encastrées dans deux murs parallèles. Leurs
jets jaillissaient de becs de chouettes ouverts pour retomber dans de profonds
bassins. Des fleurs rose pâle et violettes s’épanouissaient entre des citronniers.
Leurs massifs étaient bien entretenus, mais on les laissait libres de pousser à leur
guise.
C’était l’un des lieux les plus sereins qu’il avait jamais contemplés. Et, les
yeux fixés sur eux, une vingtaine de femmes les attendaient.
Elles étaient alignées en rangs bien nets et vêtues de robes de toutes les
couleurs aussi simples que celle d’Yrene. Certaines étaient à peine plus que des
enfants, d’autres étaient dans la force de l’âge. Quelques-unes étaient déjà âgées.
Parmi ces dernières, une femme au teint sombre et aux cheveux blancs se
détacha du premier rang et adressa un grand sourire à Yrene. Son visage n’avait
probablement jamais été beau, mais Chaol fut frappé par la bonté et la sérénité
qui illuminaient son regard.
Toutes les autres la regardaient comme si elle était le pivot de leur groupe.
Yrene ne la quittait pas des yeux, elle non plus, et lui sourit en mettant pied à
terre, visiblement soulagée de descendre de cheval. L’un des gardes qui les avait
suivis dans la cour s’approcha pour emmener sa monture, mais marqua un temps
d’arrêt en voyant que Chaol restait en selle.
Chaol ignora sa présence tandis qu’Yrene démêlait ses cheveux avec ses
doigts et s’adressait à la vieille femme dans la langue d’Adarlan :
— Je suppose que c’est grâce à vous que cette foule nous attend ce matin ?
C’étaient des paroles légères, peut-être un effort pour faire comme si tout
était redevenu normal malgré ce qui était arrivé à la bibliothèque.
La vieille femme lui répondit par un sourire extraordinairement chaleureux,
plus éclatant encore que le soleil surgissant au-dessus des remparts.
— Les filles ont ouï dire qu’un beau seigneur venait donner un cours. J’ai
failli être piétinée quand elles ont dévalé l’escalier.
Elle adressa un sourire teinté d’ironie à trois filles rougissantes de quinze
ans au plus qui s’empressèrent de regarder leurs chaussures d’un air contrit –
avant de lancer des œillades à Chaol sans relever la tête.
Il réprima son envie de rire.
Yrene se tourna vers lui pour examiner son harnais et sa selle tandis que le
crissement de roues sur le gravier remplissait la cour.
L’amusement de Chaol s’évanouit. À l’idée de descendre de cheval devant
ces femmes…
Ça suffit.
Ces mots résonnèrent en lui.
S’il ne pouvait pas le supporter devant un groupe composé des meilleures
guérisseuses au monde, il mériterait vraiment de souffrir. Il avait offert son aide
et il était déterminé à l’apporter.
Et, en effet, certaines filles parmi les plus jeunes des derniers rangs étaient
pâles et dansaient d’un pied sur l’autre, visiblement nerveuses.
Ce sanctuaire, ce lieu magnifique… Une ombre était tombée sur lui.
Il ferait son possible pour l’en chasser.
— Seigneur Chaol Westfall, lui dit Yrene en désignant la vieille femme,
permettez-moi de vous présenter Hafiza, la Grande Guérisseuse du Torre Cesme.
L’une des jeunes filles rougissantes soupira en entendant le nom de Chaol.
Les yeux d’Yrene pétillèrent, mais Chaol salua la vieille femme d’une
inclinaison de tête. Elle lui tendit les mains. Sa peau avait la consistance du cuir,
mais également la chaleur de son sourire. Elle pressa fermement ses doigts.
— Vous êtes aussi beau qu’Yrene l’avait annoncé, déclara-t-elle.
— Je n’ai jamais dit ça, protesta Yrene.
L’une des filles gloussa. Yrene lui lança un regard d’avertissement et Chaol
haussa les sourcils avant de répondre à Hafiza :
— C’est un honneur et un plaisir de vous rencontrer, madame.
— Quelle allure ! murmura l’une des filles dans son dos.
Attends de me voir descendre de cheval, faillit-il répondre.
Hafiza serra encore ses mains, puis les lâcha. Elle se tourna vers Yrene,
dans l’expectative.
Celle-ci frappa dans ses mains avant de s’adresser à l’assemblée.
— Le seigneur Westfall a été gravement blessé à la base de la colonne
vertébrale et peut difficilement marcher. Hier, Sindra a fabriqué à l’atelier ce
harnais pour lui en s’inspirant de ceux des cavaliers des steppes, qui connaissent
depuis toujours ce genre de blessures, expliqua-t-elle en désignant ses jambes et
le harnais.
Les épaules de Chaol se raidissaient davantage à chacune de ses paroles.
— Pour un patient dans ce genre de situation, poursuivit Yrene, la liberté de
chevaucher peut offrir une alternative agréable aux déplacements en voiture ou
en palanquin. Surtout si ce patient est habitué à une certaine indépendance. Et
même s’il a connu toute sa vie des difficultés d’ordre moteur, cette activité peut
avoir un effet positif sur le traitement.
Il avait la sensation d’être l’objet d’une expérience. Même les filles
rougissantes avaient repris leur sérieux et examinaient le harnais. Et ses jambes.
— Qui parmi vous aimerait aider le seigneur à descendre de cheval ?
demanda Yrene.
Une dizaine de mains s’élevèrent.
Il essaya de sourire… et échoua.
Yrene pointa du doigt quelques guérisseuses, qui se ruèrent vers eux.
Aucune ne le regarda au-dessus de la ceinture ni ne lui dit seulement bonjour.
Yrene éleva la voix tandis qu’elles se rassemblaient autour d’elle afin que
toute l’assemblée puisse l’entendre.
— Pour les patients complètement immobilisés, ce ne serait peut-être pas
recommandé, mais le seigneur Westfall a conservé sa mobilité au-dessus de sa
taille et peut guider son cheval avec ses rênes. L’équilibre et la sécurité du
patient sont essentiels, bien entendu, mais il doit également garder l’usage et la
sensation de sa virilité, ce qui présente quelques difficultés en raison de
l’inconfort du harnais.
L’une des filles les plus jeunes ricana à ces mots, mais la plupart se
bornèrent à acquiescer en regardant franchement la partie du corps désignée
comme s’il était nu. Le visage brûlant, il réfréna le besoin de se couvrir de ses
mains.
Deux jeunes guérisseuses entreprirent de défaire le harnais tandis que
d’autres examinaient les boucles et les tringles métalliques sans jamais le
regarder dans les yeux. Comme s’il était un nouveau jouet, ou l’objet d’une
leçon. Ou une curiosité.
— Prenez garde à ne pas trop le bousculer quand vous… Faites attention !
Il feignit le détachement mais se surprit à regretter l’aide des gardes du
palais. D’une voix ferme, Yrene donna des indications précises aux filles qui
l’empoignaient. Il ne fit rien pour les aider ni pour leur résister quand elles le
tirèrent par les bras tandis que l’une d’elles le maintenait par la taille. Quand
elles le firent descendre, il eut la sensation que l’univers basculait. Mais son
corps était trop lourd pour elles. Il se sentit glisser, vit le sol se rapprocher
dangereusement et sentit la brûlure du soleil sur sa peau.
Les filles grognèrent sous leurs efforts pour le retenir et il vit la tête bouclée
de l’une d’elles surgir au-dessus du flanc opposé du cheval. Elle souleva sa
jambe pour la faire passer par-dessus la selle tandis que, les dents serrées, trois
filles essayaient de le faire descendre et que les autres les observaient dans un
silence attentif.
L’une des aspirantes qui tenaient son épaule poussa un cri étouffé et lâcha
prise. Il se sentit plonger.
Des mains vigoureuses et fermes le rattrapèrent alors que son nez était à
moins de trente centimètres du gravier. Les filles s’efforcèrent de le relever. Ses
jambes lui paraissaient aussi lointaines que le sommet du Torre, qui s’élevait très
haut au-dessus de lui.
Un rugissement remplit son crâne.
Il se sentait nu, et c’était encore pire que de rester en sous-vêtements des
heures durant. Pire que de subir ce bain avec la servante.
Yrene, qui l’avait rattrapé de justesse, le tenait par l’épaule.
— Vous auriez pu mieux vous débrouiller, les filles, lança-t-elle aux
guérisseuses. Beaucoup mieux, ajouta-t-elle avant de soupirer. Nous reparlerons
plus tard de ce qui est allé de travers mais, pour l’instant, installez-le dans son
fauteuil.
Il lui était presque intolérable de l’écouter alors qu’il était soutenu par ces
jeunes femmes dont la plupart pesaient deux fois moins lourd que lui. Yrene fit
un pas de côté pour laisser la guérisseuse qui l’avait lâché regagner sa place, tout
essoufflée.
Le gravier crissa sous des roues. Il n’accorda pas un regard au fauteuil
roulant qu’une aspirante poussait vers lui. Il ne dit pas un mot quand les filles
l’installèrent dedans et qu’il frémit sous son poids.
— Doucement, ordonna Yrene.
Les filles s’immobilisèrent sous le regard de l’assemblée. Combien de
temps s’était écoulé depuis le début de cette épreuve ? Il empoigna les
accoudoirs du fauteuil tandis qu’Yrene donnait des instructions et faisait des
observations aux filles. Il les serra plus fort quand l’une d’elles s’accroupit pour
disposer ses pieds.
Les mots lui brûlèrent les lèvres et il savait qu’il serait incapable de réfréner
un « Bas les pattes ! » hargneux tandis que les doigts de l’aspirante
s’approchaient du cuir noir et poussiéreux de ses bottes.
Une main brune et flétrie se posa tout à coup sur le poignet de la fille,
l’arrêtant à quelques centimètres de ses pieds.
— Laisse-moi faire, dit calmement Hafiza.
Les filles s’écartèrent tandis qu’elle s’agenouillait devant lui pour l’aider.
— Prépare ces dames, Yrene, ordonna-t-elle par-dessus son épaule.
Yrene pria les aspirantes de se remettre en rangs.
Les mains de la vieille femme s’attardèrent sur ses bottes, sur ses pieds
pointés dans des directions opposées.
— Dois-je m’en charger, seigneur, ou préférez-vous le faire vous-même ?
demanda-t-elle.
Les mots lui manquaient et il n’était pas sûr de pouvoir se servir de ses
mains sans qu’elles ne tremblent. Il lui fit donc signe de l’aider.
Hafiza redressa l’un de ses pieds, puis attendit qu’Yrene se soit éloignée
pour ordonner aux filles de faire des exercices d’étirement.
— Le Torre est un lieu d’apprentissage, murmura Hafiza. Les étudiantes les
plus âgées enseignent aux plus jeunes, expliqua-t-elle et, malgré son accent, il la
comprenait parfaitement. C’est l’instinct d’Yrene qui l’a poussée à montrer aux
filles ce qu’elle avait accompli avec ce harnais, seigneur Westfall… Et tout ce
que cela implique de s’occuper d’un patient comme vous. Pour acquérir ce
savoir-faire, Yrene a dû s’aventurer dans les steppes. La plupart de ces filles
n’auront pas cette chance, pas avant plusieurs années du moins.
Le regard de Chaol rencontra enfin celui d’Hafiza. Il y lut une empathie et
une perspicacité qui l’humilièrent plus encore que sa descente de cheval aux
mains d’une poignée de filles deux fois moins lourdes que lui.
— Elle est pleine de bonnes intentions, ma petite Yrene, reprit Hafiza.
Il ne répondit rien, car il n’était pas sûr de trouver les bons mots.
Hafiza redressa son autre pied.
— Et elle a bien d’autres cicatrices que celle à son cou, seigneur, conclut
Hafiza.
Il aurait aimé lui répondre qu’il ne le savait que trop, mais il luttait contre la
sensation d’être nu et le rugissement qui remplissait son crâne.
Il avait promis à ces femmes de les instruire et de les aider.
Hafiza parut lire dans ses pensées. Elle se borna à tapoter son épaule avant
de se relever avec un léger grognement, puis de regagner sa place dans les rangs
des guérisseuses.
À la fin des exercices d’étirement, Yrene s’était tournée vers lui et l’avait
enveloppé d’un regard scrutateur, comme si la présence d’Hafiza à son côté lui
avait signalé quelque chose qui lui avait échappé jusqu’ici.
Les yeux d’Yrene s’arrêtèrent sur les siens et elle fronça les sourcils.
Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il ignora cette question implicite et l’inquiétude qu’exprimait son regard. Il
refoula au tréfonds de lui ce qu’il ressentait et fit rouler son fauteuil centimètre
par centimètre dans sa direction. Le gravier ne lui facilitait pas le travail, mais il
serra les dents. Il avait donné sa parole et il ne reviendrait pas dessus.
— Où en étions-nous, la dernière fois ? demanda Yrene à l’une des filles du
premier rang.
— Comment arracher les yeux d’un adversaire, répondit la fille, et Chaol
faillit s’étrangler.
— Tout juste, approuva Yrene en se frottant les mains. Est-ce que
quelqu’un peut me faire une démonstration ?
Chaol regarda en silence des mains se lever. Yrene choisit une fille
d’apparence fragile, se mit en position d’attaque et empoigna son élève par le
devant de sa robe avec une énergie surprenante.
Mais les mains frêles de la fille se levèrent aussitôt vers le visage d’Yrene
et ses pouces se placèrent aux coins de ses yeux.
Chaol sursauta dans son fauteuil et il se serait levé si la fille n’avait pas
reculé.
— Et ensuite ? demanda simplement Yrene.
— Je plie les pouces comme ça, expliqua la fille en faisant le geste dans le
vide pour que tout le monde puisse le voir, et pop !
À ce bruit, certaines filles rirent discrètement.
Si elle avait été là, Aelin ne se serait plus tenue de joie.
— Très bien, commenta Yrene, et l’aspirante reprit sa place dans le rang.
Yrene se tourna vers lui et il lut à nouveau de l’inquiétude dans ses yeux.
— C’est notre troisième leçon de ce trimestre. Nous avons seulement
travaillé sur les attaques frontales. Je fais habituellement venir les gardes pour
jouer le rôle des victimes – avec leur consentement, précisa Yrene, et quelques
petits rires fusèrent dans l’assemblée. Mais aujourd’hui, j’aimerais que vous
nous montriez comment des femmes, jeunes ou vieilles, fortes ou frêles, peuvent
se défendre face à n’importe quelle sorte d’attaque. Et que vous soyez assez
aimable pour nous enseigner vos techniques et vos trucs favoris.
Il avait formé des gens prêts à verser le sang… mais pas à soigner leurs
semblables.
Mais les techniques de défense étaient la première leçon qu’il avait reçue et
donnée à tous ces jeunes gardes.
Qui avaient fini pendus aux grilles du château.
Le visage ravagé et aveugle de Ress resurgit de sa mémoire.
À quoi leur avaient servi ces leçons, quand ils en avaient eu besoin ?
À rien. Pas un seul de ces hommes en lesquels il avait eu toute confiance,
qu’il avait formés, avec lesquels il avait travaillé des années durant… Pas un
seul n’avait survécu. Brullo, son mentor et son prédécesseur, lui avait appris tout
ce qu’il savait… et de quelle aide cela avait-il été pour chacun d’eux ? Tous
ceux qu’il avait rencontrés, touchés… Tous ceux-là avaient souffert. Toutes ces
vies qu’il avait juré de protéger…
Le soleil devenait torride et le murmure des fontaines jumelles n’était plus
qu’une mélodie lointaine.
De quelle aide ces enseignements avaient-ils été pour cette ville et ses
habitants quand elle avait été saccagée ?
Quand il leva les yeux, il vit les rangs de femmes qui l’observaient avec une
curiosité visible.
Et qui attendaient.
Un jour, il avait lancé son épée au fond de l’Avery. Parce qu’il ne
supportait plus de sentir son poids à sa ceinture et dans sa main, il l’avait rejetée
dans les eaux noires et tumultueuses du fleuve, avec tout ce que le capitaine de la
garde avait été, avait signifié.
Et, depuis, lui aussi avait sombré et s’était noyé. Longtemps avant sa
blessure.
Il n’était même pas sûr d’avoir tenté de nager. Pas depuis que cette épée
avait disparu dans les eaux. Depuis qu’il avait abandonné Dorian dans cette salle
face à son père et lui avait dit, à lui, son ami, son frère, qu’il l’aimait, en sachant
que c’était un adieu. Il avait failli dans tous les sens du terme.
Chaol se força à inspirer. À se ressaisir.
Yrene le rejoignit et s’arrêta à côté de lui tandis que son silence se
prolongeait. Elle semblait vraiment déconcertée et inquiète, comme si elle ne
pouvait comprendre pourquoi… pourquoi il aurait pu, si peu que ce soit… Il
chassa cette pensée. Et toutes les autres.
Il les jeta dans le fond limoneux de l’Avery où l’épée au pommeau en
forme d’aigle reposait, oubliée et rongée de rouille.
Chaol releva le menton et regarda chaque fille, chaque femme et chaque
vieillarde de l’assemblée bien en face. Des guérisseuses, des servantes, des
bibliothécaires et des cuisinières, lui avait précisé Yrene.
— Si quelqu’un vous attaque, dit-il enfin, il essaiera probablement de vous
emmener ailleurs. Ne vous laissez jamais faire. Sinon, ce sera le dernier endroit
que vous verrez.
Il avait vu assez de scènes de crime à Rifthold et étudié assez d’affaires
criminelles pour le savoir.
— Si l’assaillant essaie de vous entraîner loin de l’endroit où vous êtes,
faites de cet endroit votre terrain de bataille, reprit-il.
— Nous le savons, intervint l’une des filles rougissantes. C’est ce que nous
a dit Yrene lors de notre première leçon.
Yrene acquiesça gravement, les yeux fixés sur lui. Il évita à nouveau de
regarder son cou.
— Est-ce qu’elle vous a montré comment écraser le cou-de-pied de votre
adversaire ? demanda-t-il, à peine capable de parler à Yrene.
— Ça aussi, on l’a vu à la première leçon, répliqua la même fille.
— Et lui porter un coup au bas-ventre ?
Toutes hochèrent la tête. Yrene en savait visiblement long sur les
techniques de défense.
Chaol sourit d’un air dur.
— Et envoyer à terre un homme de ma taille ou même plus grand en deux
mouvements ? demanda-t-il.
Certaines des filles sourirent en secouant la tête. Voilà qui n’avait rien de
rassurant.
CHAPITRE 15
Ils repartirent donc. Les rues étaient encore désertes, car la cérémonie
durerait jusqu’à midi, lui expliqua Yrene. Même si tous les dieux de l’empire
avaient été fondus dans un même creuset, la plupart des habitants ne manquaient
pas de célébrer les jours qui leur étaient dédiés, sans exception.
La tolérance religieuse était un principe que le premier Khagan – et tous ses
successeurs – avait toujours soutenu. Convaincu que les persécutions ne faisaient
que semer la discorde dans l’empire, il avait absorbé toutes les croyances.
Certaines, au sens littéral, en fondant plusieurs dieux en un seul. Mais il laissait
toujours ceux qui le souhaitaient pratiquer leurs cultes librement et sans crainte.
Chaol raconta à son tour ce qu’il avait appris de ses lectures sur le
khaganat : dans d’autres royaumes où les minorités religieuses étaient
persécutées, le Khagan avait trouvé une multitude de volontaires disposés à
espionner pour son compte.
Elle lui demanda si lui-même avait déjà recouru aux services d’un espion.
Il s’en défendit, en s’abstenant de lui révéler que certains de ses hommes
avaient travaillé pour lui sous couverture – mais ils n’avaient pas grand-chose à
voir avec les espions qu’Aedion et Ren Allsbrook avaient pu employer. Et que
lui-même avait opéré dans la clandestinité à Rifthold au printemps et à l’été
dernier. Mais à l’idée de parler de ses anciens gardes… Il se tut.
Yrene en fit de même, comme si elle pouvait sentir que ce silence ne
résultait pas de sa difficulté à entretenir la conversation.
Elle le mena dans un quartier rempli de petits jardins, de parcs et de
maisons modestes mais bien entretenues. Un quartier de la classe moyenne,
indéniablement. Il lui rappelait un peu Rifthold, en plus propre. Et en plus gai.
Même si ses rues étaient désertes ce matin-là, il était très vivant.
Surtout l’élégante petite maison devant laquelle ils s’arrêtèrent. Une jeune
femme au regard joyeux penchée à la fenêtre de l’étage interpella Yrene en halha
avant de disparaître à l’intérieur.
— Eh bien, voilà la réponse à cette question-là, murmura Yrene alors que la
porte s’ouvrait sur la même jeune femme portant un bébé bien dodu dans les
bras.
Celle-ci marqua un temps d’arrêt en découvrant Chaol, mais il la salua en
inclinant poliment la tête.
Elle lui adressa un joli sourire qui devint malicieux quand elle se tourna
vers Yrene en levant les sourcils.
Yrene rit, et ce son… si splendide qu’il fût, ce n’était rien comparé à son
sourire et au ravissement qu’il exprimait.
Il n’avait jamais vu un visage aussi adorable.
Il le contempla tandis que la guérisseuse descendait de cheval et prenait le
bébé, image même du nouveau-né bien portant, que sa mère lui tendait.
— Oh, comme elle est belle, roucoula-t-elle en caressant d’un doigt sa joue
ronde.
— Et grasse comme un asticot, ajouta la mère rayonnante.
Elle parlait dans la langue de Chaol, soit parce qu’Yrene l’employait avec
elle, soit parce que l’apparence physique de Chaol était bien différente des types
variés d’Antica.
— Et vorace comme un cochon, reprit-elle.
Yrene berçait le bébé en lui gazouillant des mots tendres.
— Alors, elle se nourrit bien ? demanda-t-elle.
— Elle serait pendue à mon sein jour et nuit si je la laissais faire, grommela
la mère, nullement gênée d’en parler en présence de Chaol.
Yrene éclata de rire et son sourire s’épanouit encore quand la main
minuscule du bébé serra son doigt.
— Elle a l’air en parfaite santé, observa-t-elle. Et vous ? demanda-t-elle en
regardant la mère.
— J’ai suivi le régime que vous m’avez prescrit… Les bains m’ont fait
beaucoup de bien.
— Pas de saignements ?
La femme secoua la tête. Elle parut tout à coup consciente de la présence
d’une tierce personne, car elle baissa la voix et Chaol se prit d’un intérêt soudain
pour d’autres bâtiments de la rue.
— Dans combien de temps est-ce que je pourrai… vous savez… avec mon
mari ? chuchota-t-elle.
Yrene pouffa.
— Attendez encore sept semaines, répondit-elle.
La femme poussa une exclamation indignée.
— Mais enfin, vous m’avez remise sur pied !
— Et avant ça, vous avez failli vous vider de votre sang, dit Yrene sur un
ton sans réplique. Laissez à votre corps le temps de se rétablir. D’autres
guérisseuses vous diraient d’attendre huit semaines au minimum, mais… tenez-
vous-en à sept. Et si vous ressentez la moindre gêne…
— Je sais, je sais, répondit la femme en agitant la main. C’est seulement
que… ça fait un moment.
Yrene rit de nouveau et Chaol se surprit à la regarder.
— Eh bien, au point où vous en êtes, vous pouvez bien attendre un peu
plus, conclut-elle.
La jeune femme lui adressa un sourire désabusé tout en reprenant son bébé
gazouillant.
— J’espère que vous, au moins, vous vous amusez bien, répliqua-t-elle en
regardant Chaol d’un air entendu.
Il éprouva un malin plaisir à voir Yrene ciller, se raidir, puis devenir
écarlate.
— Que… oh… oh, non, certainement pas, bafouilla-t-elle.
La manière dont elle avait lancé ce « non », en revanche, plut beaucoup
moins à Chaol.
La jeune femme rit, souleva le bébé pour le caler sur son bras et rebroussa
chemin vers sa charmante petite maison.
— À votre place, je n’hésiterais pas, lança-t-elle.
Et la porte se referma sur elle.
Encore rougissante, Yrene se tourna vers lui en évitant soigneusement son
regard.
— Il faut toujours qu’elle ait un avis sur tout, commenta-t-elle.
Chaol gloussa.
— Je n’avais pas compris jusqu’à maintenant qu’en ce qui me concernait,
votre réponse était un « non » catégorique, répliqua-t-il.
Elle le foudroya du regard et remonta à cheval.
— Je ne vais pas au lit avec mes patients. Et vous êtes avec la capitaine
Faliq, ajouta-t-elle en hâte. Et puis vous…
— … n’êtes pas en mesure de satisfaire une femme ?
Il était stupéfait d’avoir prononcé ces mots, mais il ressentit de nouveau une
certaine satisfaction à voir ses yeux flamboyer.
— Non, répondit-elle en rougissant de plus belle, ce n’est pas du tout ça.
Mais vous êtes… vous.
— Je fais de gros efforts pour ne pas me sentir insulté.
Elle balaya cette réponse d’un geste en évitant son regard.
— Vous savez très bien ce que je veux dire, reprit-elle.
Qu’il venait d’Adarlan ? Qu’il avait servi le roi ? C’était indéniable.
— Je plaisantais, Yrene, dit-il pourtant afin de l’épargner. Vous avez
raison, je… suis avec Nesryn.
Elle rougit violemment.
— Où est-elle aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Elle assiste à la cérémonie en famille.
Nesryn ne l’avait pas invité à les accompagner. Il lui avait dit qu’il préférait
reporter leur promenade à cheval en ville, et voilà qu’il la faisait avec Yrene.
Elle hocha la tête avec une expression lointaine.
— Viendrez-vous à la fête de ce soir au palais ? demanda-t-elle.
— Oui, et vous ?
Elle acquiesça de nouveau. Ils se turent mais, au bout d’un instant, elle
rompit le silence.
— Je préfère ne pas vous soigner aujourd’hui, au cas où nous perdrions
encore toute notion du temps : nous risquerions d’oublier l’heure de la fête.
— Ce serait vraiment si grave ?
Elle lui lança un regard en biais alors qu’ils tournaient à l’angle d’une rue.
— Cela offenserait certaines personnes, répondit-elle. Et probablement
aussi la Dame des Profondeurs. J’ignore laquelle m’effraie le plus.
Il rit.
— Hasar m’a prêté une robe, ce qui m’oblige à me rendre à cette soirée. Ou
à affronter sa colère.
Une ombre passa sur son visage, mais il n’eut pas le temps de lui demander
ce qui la troublait ainsi.
— Vous voulez visiter la ville ? demanda-t-elle soudain.
Il la regarda en réfléchissant à la proposition qu’elle venait de lui faire.
— Je dois avouer que j’en sais finalement assez peu sur l’histoire d’Antica,
mais comme mon travail m’a menée dans chacun de ses quartiers, au moins,
nous ne nous perdrons pas, ajouta-t-elle.
— Oui, murmura-t-il. Avec grand plaisir.
Le sourire par lequel Yrene lui répondit était timide et doux.
Elle le précéda dans les rues qui commençaient à se remplir tandis que la
cérémonie s’achevait et que la fête commençait. Des foules rieuses affluaient
dans les avenues et les ruelles, la musique ruisselait de tous côtés et des effluves
de plats et d’épices les enveloppaient.
Il en oublia la chaleur, le soleil torride, il oublia de remuer ses orteils
pendant qu’ils cheminaient dans les rues sinueuses de la ville, qu’il
s’émerveillait devant les temples surmontés de dômes et les bibliothèques
ouvertes à tous, qu’Yrene lui montrait la monnaie en usage à Antica, dont le
papier était fabriqué avec de l’écorce de mûrier doublée de soie au lieu de pièces
de métal encombrantes.
Elle lui acheta sa pâtisserie préférée, un gâteau à la caroube, et elle souriait
à tous ceux qu’elle croisait. Mais rarement à lui, en revanche.
Aucune rue, aucun quartier, aucune ruelle ne semblait lui faire peur. C’était
une cité divine, mais également un lieu de savoir, de lumière, de confort et de
richesse.
Quand le soleil atteignit son zénith, elle le mena dans un jardin public
luxuriant dont les arbres aux branches tombantes et les plantes grimpantes les
abritaient des durs rayons du soleil. Ils s’engagèrent dans un labyrinthe de
sentiers. Le jardin était pratiquement désert, car presque tout le monde déjeunait
sur les lieux des festivités.
Des parterres en hauteur débordaient de fleurs, des fougères arborescentes
oscillaient dans la brise fraîche soufflant de la mer, et des oiseaux
s’interpellaient dans les frondaisons.
— Vous croyez qu’un jour… nous pourrions avoir une ville comme celle-
là ? demanda Yrene après de longues minutes de silence.
— En Adarlan ?
— N’importe où. Mais, oui… en Adarlan, à Fenharrow. J’ai entendu dire
que les villes de l’Eyllwe étaient autrefois aussi belles que celle-là, avant…
Avant l’ombre qui s’était interposée entre eux. Avant l’ombre qui s’était
étendue sur son cœur.
— Oui, elles l’étaient, répondit Chaol en chassant le souvenir de la
princesse qui avait vécu dans ces villes et les avait aimées.
La cicatrice de sa joue l’élançait. Mais il réfléchit à sa question. Et la voix
d’Aedion resurgit des ombres de sa mémoire.
À votre avis, que peuvent penser de nous les habitants d’autres continents,
au-delà de toutes ces mers ? Nous haïssent-ils ou ont-ils pitié de nous pour ce
que nous nous faisons subir les uns aux autres ? Peut-être n’est-ce pas mieux
chez eux, après tout. Peut-être est-ce même pire. Mais pour faire ce que je dois
faire, pour en finir… j’ai besoin de croire que c’est mieux ailleurs. Chaol se
demanda s’il pourrait un jour dire à Aedion qu’il avait découvert cet ailleurs.
Peut-être qu’il raconterait à Dorian ce qu’il avait vu là. Et qu’il l’aiderait à
reconstruire Rifthold et son royaume sur ce modèle.
Il se rendit compte qu’il n’avait pas fini sa phrase et qu’Yrene, qui
repoussait une mince liane couverte de petites fleurs violettes, attendait toujours
sa réponse.
— Oui, dit-il enfin face à son regard méfiant qui recelait pourtant une
infime lueur d’espoir. Je crois qu’un jour, nous pourrons construire quelque
chose de semblable chez nous. Si nous survivons à cette guerre.
S’il pouvait quitter cette ville à la tête d’une armée pour affronter Erawan.
La fuite inexorable du temps l’accablait, l’étouffait. Plus vite… il devait
agir plus vite.
Yrene scruta son visage dans la chaleur accablante du jardin.
— Vous aimez beaucoup votre peuple, dit-elle soudain.
Il acquiesça, incapable de trouver ses mots.
Elle ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose, puis la referma.
— Même les gens de Fenharrow ne se sont pas montrés irréprochables au
cours de cette dernière décennie, reprit-elle.
Chaol évitait soigneusement de regarder la mince cicatrice sur son cou.
Était-ce l’un de ses compatriotes qui…
Elle poussa un soupir tout en contemplant le jardin de roses qui se
flétrissaient dans la chaleur torride.
— Nous devrions rentrer avant qu’il y ait trop de monde dans les rues, fit-
elle.
Il se demanda ce qu’elle avait voulu lui dire un instant plus tôt et ce qui
avait assombri son regard, mais s’abstint de lui poser la question.
Il la suivit simplement, tandis que tout ce qu’ils venaient de dire restait
suspendu entre eux.
Il neigeait le jour où il avait annoncé à son père qu’il quittait Anielle. Qu’il
renonçait à son droit d’aînesse pour entrer dans la garde royale à Rifthold.
Son père l’avait mis à la porte.
Il l’avait littéralement jeté au bas de l’escalier de la forteresse.
Chaol s’était blessé à la tempe sur la pierre grise et ses dents avaient
transpercé sa lèvre inférieure. Les supplications de sa mère s’étaient répercutées
contre la pierre alors qu’il glissait sur la glace devant les marches. Il ne sentait
aucune douleur dans sa tête, seulement la morsure de la glace sur ses paumes et
sur ses genoux écorchés à travers son pantalon.
Il n’entendait que la voix de sa mère implorant son père et le hurlement du
vent, incessant même en été, autour de la forteresse bâtie au sommet de la
montagne dominant le lac d’Argent.
Ce vent l’avait fouetté, faisant voler ses cheveux qui à l’époque étaient plus
longs. Il projetait des rafales de flocons tombés du ciel gris sur son visage. Sur la
ville lugubre qui s’étendait comme une coulée sur les rives du grand lac et se
lovait dans ses courbes. Vers l’ouest, vers les formidables chutes, ou plutôt leurs
fantômes. Le barrage les avait depuis longtemps réduites au silence, elles et le
fleuve coulant des Crocs-Blancs qui se jetait dans le lac au pied de leur
forteresse.
Il faisait toujours froid à Anielle, même en été.
Il faisait toujours froid dans cette forteresse bâtie à flanc de montagne.
— Pitoyable, avait craché son père.
Aucun des gardes aux visages de pierre n’avait osé l’aider à se relever.
Il avait le vertige et des élancements dans le crâne. Un sang chaud coulait et
gelait sur son visage.
— Si c’est ainsi, fais ton chemin à Rifthold, avait lancé son père.
— Je t’en supplie, chuchota sa mère. Je t’en supplie…
La dernière image qu’il eut d’elle fut quand son père l’empoigna pour la
traîner à l’intérieur de la forteresse en bois peint et en pierre. Le visage pâle et
angoissé de sa mère, ses yeux… ses yeux brillants comme l’argent du lac très
loin en contrebas.
Ses parents dépassèrent une petite ombre immobile sur le seuil de l’entrée.
Terrin.
Son jeune frère osa faire un pas vers lui, vers ces marches glacées, pour lui
venir en aide.
Un mot aboyé par son père depuis la pénombre de l’entrée l’arrêta net.
Chaol essuya le sang qui coulait de sa bouche et secoua la tête pour
dissuader son frère.
C’était de la terreur, une terreur pure, qui altérait le visage de Terrin tandis
que Chaol se relevait péniblement. Peut-être venait-il de comprendre que le titre
de seigneur lui revenait désormais…
Chaol ne pouvait supporter l’effroi qu’il lisait sur le visage rond et enfantin
de son jeune frère.
Il se détourna donc, les dents serrées pour lutter contre la douleur de son
genou déjà enflé et raide. Du sang et de la glace fondue coulaient de ses paumes.
Il parvint à traverser le terre-plein en boitant et à descendre les marches.
L’un des gardes postés au bas de l’escalier lui donna un manteau en laine
grise, une épée et un poignard.
Un autre amena un cheval et un harnais.
Un troisième lui apporta un sac de provisions, une tente, des bandages et
des baumes.
Ils ne lui dirent pas un mot. Ils ne le retinrent pas plus longtemps que
nécessaire.
Il ne connaissait pas leurs noms. Il apprit bien des années plus tard que son
père les avait épiés du haut de l’une des tours de la forteresse. Qu’il les avait vus
faire.
Des années plus tard, il avait personnellement raconté à Chaol ce qui était
arrivé à ces trois hommes.
Ils avaient été renvoyés en plein hiver. Bannis dans les Crocs-Blancs avec
leurs familles.
Trois familles exilées en pleine nature. L’été venu, seules deux d’entre elles
donnaient encore signe de vie.
Après s’être dominé pour ne pas tuer son père, il avait conclu que cette
histoire était une preuve. La preuve que son royaume était corrompu, puisque
des hommes mauvais en punissaient d’autres pour avoir agi humainement. La
preuve qu’il avait eu raison de quitter Anielle. De rester avec Dorian… et de le
protéger.
De protéger cette promesse d’un avenir meilleur.
Il n’en avait pas moins envoyé son messager le plus discret à la recherche
de ces familles. Peu lui importait le nombre d’années écoulées depuis leur
départ. Il avait envoyé ce messager avec de l’or.
L’homme n’avait jamais retrouvé ces gens et était rentré à Rifthold des
mois plus tard avec l’intégralité de l’or.
Chaol avait fait un choix et en avait payé le prix. Il avait pris une décision
et assumé ses conséquences.
Un cadavre sur un lit. Un poignard brandi au-dessus de son cœur. Une tête
roulant sur le marbre. Un torque autour d’un cou. Une épée sombrant au fond de
l’Avery.
La douleur dans son corps était secondaire.
Bon à rien. Inutile. Dès qu’il avait tenté d’aider quelqu’un… il n’avait fait
qu’aggraver les choses.
Le cadavre sur le lit… Nehemia.
Elle était morte et elle avait peut-être mis cette mort en scène, mais… Il
n’avait pas conseillé à Keleana… à Aelin de rester sur ses gardes. Il n’avait pas
averti les gardes de Nehemia que le roi était à l’affût. C’était presque comme s’il
avait tué Nehemia lui-même. Aelin aurait pu le lui pardonner, admettre que ce
n’était pas sa faute, mais il savait. Il aurait pu faire davantage. Se montrer
meilleur. Plus perspicace.
À la mort de Nehemia, les esclaves s’étaient soulevés contre leurs
oppresseurs, en un cri de ralliement alors que la lumière d’Eyllwe était éteinte.
Le roi avait également éteint les lumières de cette rébellion.
À Calaculla. À Endovier. Des hommes, des femmes et des enfants.
Et quand il avait agi, quand il avait choisi son camp…
Sang, pierre noire et magie hurlante.
Tu savais, tu savais, tu savais…
Tu ne seras jamais mon ami, mon ami, mon ami…
Les ténèbres s’engouffrèrent dans sa gorge, l’étranglant, l’étouffant.
Il ne leur résista pas.
Il ouvrit les mâchoires toutes grandes pour les laisser descendre en lui.
— Prenez, leur dit-il.
— Oui, susurrèrent-elles. Oui.
Elles lui montrèrent Morath et ses horreurs sans égales, le donjon sous le
château de verre où des visages qui lui étaient familiers imploraient une
clémence qui ne se manifesterait jamais, et les jeunes mains dorées qui avaient
fait subir ces tourments, comme si cet homme et lui s’étaient tenus côte à côte
pour les infliger.
Il le savait. Il avait deviné qui avait été forcé à torturer ses hommes et à les
tuer. Tous deux le savaient.
Il sentit les ténèbres enfler et se ramasser pour bondir. Pour le faire hurler
pour de bon.
Mais, un instant plus tard, elles s’évanouirent.
Des champs dorés ondulants s’étendaient à perte de vue sous un ciel
radieux. Des ruisseaux étincelants sinuaient à travers eux en s’incurvant parfois
autour d’un chêne. Il entrevoyait à sa droite des bandes vertes : l’enchevêtrement
des grands arbres de la forêt d’Oakwald.
Derrière lui, il vit une chaumière aux pierres grises tachetées de lichen vert
et orange, près d’un vieux puits dont le seau reposait en équilibre précaire sur le
bord.
À côté de la maison, un petit enclos était rempli de poules bien grasses qui
allaient et venaient, le bec incliné vers la terre.
Et, un peu plus loin…
Un jardin.
Pas un jardin ornemental savamment aménagé, un jardin tout simple cerné
d’un mur en pierre au portail en bois ouvert.
Deux silhouettes étaient accroupies au-dessus de rangées d’herbes
soigneusement entretenues. Il s’approcha d’elles.
Il la reconnut à ses cheveux d’or sombre tellement plus lumineux sous le
soleil d’été. Sa peau était d’un brun ravissant et ses yeux…
C’était un visage d’enfant illuminé de joie. Il levait les yeux vers une
femme qui lui désignait une plante vert pâle aux fleurs coniques violettes
oscillant dans la brise tiède.
— Et celle-là ? demanda la femme.
— C’est de la sauge.
— Quelles sont ses propriétés ?
Avec un grand sourire, la fillette leva le menton.
— Elle est très bonne pour la mémoire, l’attention et le moral. Elle favorise
la fertilité, facilite la digestion et, sous forme de baume, elle agit comme un
anesthésique sur la peau.
— Excellent !
Le sourire radieux de la fillette révéla les emplacements de trois dents
manquantes.
La femme – sa mère – prit son visage rond entre ses mains. Sa peau était
plus sombre que celle de sa fille, ses cheveux plus épais et plus bouclés. Mais,
plus tard, l’enfant hériterait de sa stature, ainsi que de ses taches de rousseur, de
son nez et de sa bouche.
— Tu as bien travaillé, ma sage petite fille, dit la mère, et elle l’embrassa
sur son front en sueur.
Il sentit ce baiser et tout l’amour qu’il contenait alors que lui-même n’était
qu’un fantôme immobile devant le portail de cette maison.
Car c’était l’amour qui régnait ici, qui enveloppait cette maison et ses
habitants de sa lumière d’or. De l’amour et de la joie.
Du bonheur.
Un bonheur qu’il n’avait connu ni dans sa famille ni avec personne d’autre.
Cette enfant avait été aimée. Profondément, inconditionnellement aimée.
C’était un souvenir heureux… l’un des rares de cette sorte.
— Et qu’y a-t-il dans ce buisson à côté du mur ? demanda la femme.
Le front de la fillette se plissa de concentration.
— Des groseilles ?
— Oui. Et que fait-on avec des groseilles ?
La fillette posa les mains sur ses hanches. Le bas de sa robe toute simple se
gonflait dans la brise tiède.
— On…
Elle frappa le sol du pied avec impatience, contrariée de ne pouvoir se
rappeler la réponse. Il l’avait vue manifester le même agacement devant la
maison du vieil homme, à Antica.
Sa mère se glissa derrière elle, la prit dans ses bras pour la soulever et
l’embrasser sur la joue.
— On fait des tartes aux groseilles ! dit-elle.
Le cri de ravissement de la fillette résonna au-dessus des herbes couleur
d’ambre, des ruisseaux limpides et jusqu’au cœur antique et tortueux d’Oakwald.
Et peut-être même jusqu’aux Crocs-Blancs et à la froide citée blottie à leurs
pieds.
NESRYN SAVAIT.
Elle savait que ce n’était pas uniquement son intérêt pour elle qui avait
poussé Chaol à parler avec elle ce soir-là, mais aussi un sentiment de culpabilité.
Elle se dit qu’elle pouvait s’en accommoder. Elle avait remplacé non pas
une, mais deux femmes dans la vie de Chaol. Une troisième… elle pouvait s’en
accommoder, se répéta-t-elle au retour de sa sortie dans les rues d’Antica, sans
avoir décelé le moindre signe de Valg, alors qu’elle franchissait le portail.
Elle leva les yeux vers le palais en s’armant de courage, car elle n’était pas
tout à fait prête à regagner leur suite pour attendre la fin de la chaleur accablante
de l’après-midi.
Au sommet d’un minaret, une forme massive attira son regard, et elle
sourit.
Quand elle parvint à l’aire, elle était à bout de souffle, mais, par chance,
Kadara était la seule à le voir.
Le ruk fit claquer son bec en guise de salut, puis se remit à déchiqueter une
énorme pièce de bœuf dont on voyait encore les côtes.
— On m’a dit que vous étiez ici, lança Sartaq depuis l’escalier derrière elle.
Nesryn pivota sur elle-même.
— Je… comment ? bafouilla-t-elle.
Le prince lui adressa un sourire entendu et pénétra dans l’aire. Kadara fit
bouffer ses plumes, visiblement surexcitée, puis se remit à manger en hâte,
comme si elle était pressée de finir son repas et de regagner le ciel.
— Ce palais grouille d’espions, et certains travaillent pour moi, répondit le
prince. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
Il l’observa attentivement, scruta son visage – ce visage qui, à en croire son
oncle et sa tante lors de sa visite la veille, était las, épuisé et malheureux. Ils
l’avaient gavée de nourriture jusqu’à ce qu’elle soit près d’éclater, puis avaient
insisté pour qu’elle emmène leurs quatre enfants sur le port pour choisir le
poisson qu’ils mangeraient au dîner, et ils l’avaient encore gavée avant son
retour au palais pour la fête. Tu n’as pas l’air très en forme, avait commenté
Zahida avant de faire claquer sa langue. Tes yeux sont fatigués.
— Je… je voulais juste avoir un moment de tranquillité, bredouilla Nesryn.
Par la fenêtre, elle scruta la ville cuisant doucement dans la chaleur de fin
d’après-midi.
— Alors, je vous laisse en profiter, répondit Sartaq en se retournant vers
l’entrée et l’escalier.
— Non, fit-elle précipitamment en tendant la main vers lui.
Elle l’abaissa en voyant ses doigts tout proches de la veste en cuir de
Sartaq, car personne ne retenait un prince. Personne.
— Je ne voulais pas dire que vous deviez vous en aller. Je… je n’ai rien
contre votre compagnie. Votre Altesse, ajouta-t-elle en hâte.
Les coins de la bouche de Sartaq se relevèrent.
— C’est un peu tard pour vous servir de mon titre, vous ne croyez pas ?
répliqua-t-il.
Elle lui répondit par un regard implorant, mais elle avait été sincère.
La veille au soir, alors qu’elle s’entretenait avec lui pendant la fête, ou
même quand elle avait bavardé avec lui dans la ruelle du Torre quelques jours
plus tôt… elle ne s’était jamais sentie intimidée, ni guindée, ni déplacée. Ni
froide ou distante. Il lui avait fait l’honneur de lui accorder une telle attention et
de les raccompagner, Chaol et elle, jusqu’à leur suite. Elle n’avait rien contre la
compagnie des autres… si peu communicative qu’elle fût, elle aimait vraiment
être en société. Mais de temps en temps…
— J’ai passé presque toute la journée d’hier avec ma famille. Ils sont
parfois… fatigants. Exigeants, expliqua-t-elle.
— Je sais ce que vous ressentez, commenta le prince.
Un sourire fit frémir les lèvres de Nesryn.
— Je suppose que oui, répondit-elle.
— Et pourtant, vous les aimez.
— Pas vous ?
C’était une question audacieuse.
Sartaq haussa les épaules.
— Ma famille, c’est Kadara, dit-il. Et les rukhins. Quant à ma fratrie…
c’est dur de s’aimer quand on sait qu’un jour, on s’affrontera. L’amour ne peut
exister sans confiance, déclara-t-il avec un sourire à son ruk. Je confie ma vie à
Kadara. Je suis prêt à mourir pour elle, et elle pour moi. Mais pourrais-je en dire
autant de mes frères et sœurs ? Et même de mes parents ?
— C’est vraiment triste, reconnut Nesryn.
— Au moins, j’ai Kadara. Et mes cavaliers. J’ai pitié de mes frères et de
mes sœurs qui ne connaissent rien de ce bonheur.
Ce prince… ce prince était un homme foncièrement bon.
Nesryn s’approcha des fenêtres en ogive dominant l’à-pic mortel au-dessus
de la ville loin, très loin en contrebas.
— Je pars très prochainement… pour les montagnes, chez les rukhins,
reprit doucement Sartaq. À la recherche des réponses dont nous avons parlé
l’autre nuit en ville.
Nesryn le regarda par-dessus son épaule en s’efforçant de trouver les mots
et de rallier son courage.
— Je suis sûr que votre famille voudra ma mort si je vous le demande,
mais… voudriez-vous m’accompagner ? demanda-t-il d’un air impassible.
Oui, aurait-elle aimé répondre dans un souffle, mais elle se reprit.
— Pour combien de temps ? demanda-t-elle.
Car le temps lui manquait. Leur manquait, à Chaol et à elle. Et partir à la
chasse aux réponses quand tant d’autres menaces se rapprochaient…
— Pour quelques semaines, répondit Sartaq. Pas plus de trois. Je tiens à
maintenir la discipline chez mes rukhins, et quand je m’absente trop longtemps,
ils commencent à tirer sur leur laisse. Ce voyage aura donc un double but, je
suppose.
— Je… je dois d’abord en parler… avec le seigneur Westfall.
Elle l’avait promis à Chaol, la veille au soir. Elle lui avait promis qu’ils
réfléchiraient ensemble à cette entreprise, soupèseraient ensemble ses pièges et
ses bénéfices. À cet égard, ils formaient encore une équipe, ils servaient encore
sous la même bannière.
Sartaq acquiesça solennellement comme s’il lisait ses pensées sur son
visage.
— Bien entendu. Mais je dois partir vite.
Elle entendit alors les grognements de serviteurs montant l’escalier de l’aire
sous leurs charges. Ils apportaient sans doute du ravitaillement.
— Vous voulez dire que vous partez tout de suite, rectifia-t-elle.
Car elle venait de remarquer la lance appuyée au mur opposé, à côté des
râteliers. Son sulde. Les crins de cheval brun roux noués sous la lame flottaient
au vent soufflant dans l’aire. Son manche en bois sombre était lisse et poli.
Les yeux d’onyx de Sartaq parurent s’assombrir davantage tandis qu’il se
dirigeait vers son sulde, puis soupesait la bannière spirituelle entre ses mains
avant de poser la lance à côté de lui. Le bois du manche résonna sur la pierre.
— Je…, commença-t-il.
C’était la première fois qu’elle le voyait chercher ses mots.
— Vous n’alliez pas me dire au revoir ? demanda-t-elle.
Elle n’avait aucun droit d’avoir de telles exigences, d’attendre cela de lui,
qu’ils fussent des alliés en puissance ou non.
Mais Sartaq adossa son sulde au mur et entreprit de tresser ses cheveux
noirs.
— Après la soirée de la veille, je vous avais cru… occupée ailleurs,
répondit-il.
À cause de Chaol, devina-t-elle. Elle haussa les sourcils.
— Toute la journée ? fit-elle.
Le prince lui adressa un sourire espiègle en terminant sa tresse, puis reprit
sa lance.
— En ce qui me concerne, j’aurais bien besoin de toute la journée.
Un dieu eut certainement pitié de Nesryn. L’irruption des serviteurs rouges
et essoufflés, chargés de sacs si lourds qu’il fallait deux hommes pour les porter
lui épargna la peine de répondre. Des armes luisantes émergeaient de certains
paquets, ainsi que des provisions et des couvertures.
— Combien de temps durera le voyage ? s’enquit-elle.
— Quelques heures avant la nuit, toute la journée de demain et encore une
demi-journée pour rejoindre la première aire, dans les montagnes de Tavan,
répondit Sartaq.
Il tendit son sulde à un serviteur qui passait devant lui, tandis que Kadara se
laissait patiemment charger de bagages divers et variés.
— Vous ne volez pas de nuit ?
— Non, je me fatigue, contrairement à Kadara. Des cavaliers inconscients
ont déjà commis cette erreur et sont tombés du ciel pendant leur sommeil.
Elle se mordit la lèvre.
— Quand partez-vous ? demanda-t-elle.
— Dans une heure.
Une heure pour réfléchir…
Elle n’avait pas dit à Chaol que, la nuit dernière, elle avait vu ses orteils
remuer. Elle les avait vus se replier et se redresser pendant qu’il dormait.
Des larmes de joie étaient tombées sur son oreiller, mais elle avait gardé le
silence. Et, à son réveil…
Offrons-nous une petite aventure, Nesryn Faliq, lui avait-il promis à
Rifthold. À cet instant-là aussi, elle avait pleuré.
Mais peut-être que ni lui ni elle n’avaient vu le chemin qui s’étendait au-
devant d’eux. Et ses bifurcations.
À présent, elle voyait l’un de ces chemins avec netteté.
L’honneur et la loyauté encore intacts. Même si Chaol étouffait sous cette
contrainte. Même si elle étouffait, elle aussi. Et puis elle ne voulait pas être un
prix de consolation. Ni un objet de pitié ou une diversion.
Mais cet autre chemin, cette bifurcation qui était apparue, qui s’éloignait à
travers des prairies et des jungles, par-delà des fleuves et des montagnes… Ce
chemin menait à des réponses qui les aideraient peut-être, ou n’auraient peut-être
aucun sens, ou changeraient peut-être le cours de cette guerre. Ce chemin qu’elle
parcourrait, portée par les ailes d’or d’un ruk…
Oui, elle s’offrirait une aventure. Pour elle-même. Pour une fois. Elle
verrait son pays natal, le sentirait et le respirerait librement. Elle le verrait de très
haut, elle le verrait filer comme le vent.
Elle se le devait bien. Et elle le devait aussi à Chaol.
Peut-être que ce prince aux yeux noirs et elle-même trouveraient un moyen
de sauver leur monde de Morath. Et peut-être qu’elle ramènerait une armée en
Adarlan.
Sartaq l’observait toujours en silence et son visage était d’une impassibilité
étudiée tandis que les derniers serviteurs s’inclinaient devant lui, puis
s’éclipsaient. Son sulde était fixé juste en dessous de sa selle afin qu’il puisse
facilement l’attraper en cas de besoin. Les crins rougeâtres flottaient dans le
vent. Vers le sud.
Vers le pays sauvage et lointain des montagnes de Tavan. Il l’invitait,
comme toutes les bannières spirituelles, à s’envoler vers l’inconnu. Et à
conquérir ce qui l’attendait là-bas.
— Oui, répondit calmement Nesryn.
Le prince cilla.
— Je vous accompagnerai là-bas, précisa-t-elle.
Un léger sourire fit frémir les lèvres du prince, et il désigna du menton
l’entrée par laquelle les serviteurs avaient disparu.
— Bien, répondit-il. Mais n’emportez qu’un bagage léger. Kadara est déjà
assez lourdement chargée.
Nesryn hocha la tête, et remarqua alors l’arc et le carquois fixés au dos de
Kadara.
— Je n’ai rien à emporter, dit-elle.
Sartaq l’observa un long moment.
— Vous souhaitez sûrement dire au revoir à quelqu’un.
— Je n’ai rien, répéta-t-elle.
Et le regard du prince vacilla.
— Je… je laisserai un message.
Il acquiesça d’un air solennel.
— Je pourrai vous fournir des vêtements à notre arrivée, dit-il. Vous
trouverez du papier et de l’encre dans le cabinet, au fond de la salle. Déposez
votre lettre dans la boîte au pied de l’escalier. L’un des messagers viendra la
prendre à la tombée de la nuit.
Les mains de Nesryn tremblaient un peu tandis qu’elle se dirigeait vers le
cabinet. Pas de peur, mais plutôt de l’ivresse de… cette sensation de liberté.
Elle écrivit deux messages. Le premier, adressé à sa tante et à son oncle,
était rempli d’affection, d’avertissements et de vœux de bonheur. Le second était
bref et sans détour.
Nesryn déposa les deux messages dans la boîte, qu’on devait souvent ouvrir
puisqu’il s’agissait de messages arrivés par la voie des airs, et passa l’armure en
cuir qu’elle avait portée pendant son vol précédent.
Sartaq l’attendait sur le dos de Kadara.
Pour l’aider à monter en selle, il lui tendit une main calleuse. Elle la saisit
sans hésiter ; ses doigts vigoureux se refermèrent sur les siens, et il la hissa
devant lui.
Il ajusta et boucla leurs harnais, s’assura par trois fois que tout était en
ordre, puis tira sur les rênes quand Kadara fit mine de s’élancer hors du minaret.
— J’ai prié le Ciel éternel et les trente-six dieux pour que vous acceptiez,
dit-il.
Elle sourit, même s’il ne pouvait le voir.
— Moi aussi, souffla-t-elle juste avant qu’ils ne s’élancent dans le ciel.
CHAPITRE 25
CHAOL DÎNA DANS LES CUISINES DU TORRE, où une femme maigre comme
un clou qu’on appelait seulement « la cuisinière » le gava de poissons frits, de
pain croustillant, de tomates rôties au fromage frais et à l’estragon, et réussit à le
convaincre de manger encore un feuilleté léger dégoulinant de miel et incrusté
de pistaches.
Yrene était restée assise à côté de lui, dissimulant un sourire, pendant que la
cuisinière continuait à empiler de la nourriture sur son assiette, jusqu’à l’instant
où il la supplia littéralement d’arrêter.
Il était si repu qu’il se sentait à peine capable de se déplacer, et que même
Yrene demanda à la cuisinière d’avoir pitié d’eux.
Celle-ci avait alors reporté son attention sur ses employés. Elle avait présidé
à la préparation du dîner servi au réfectoire à l’étage supérieur avec une autorité
digne d’un général que Chaol se surprit à étudier.
Yrene et lui restèrent assis dans un silence complice et observèrent le chaos
qui régnait autour d’eux longtemps après que le soleil se fut couché derrière les
grandes fenêtres du couloir.
Il parlait de faire seller son cheval quand Yrene et la cuisinière lui
annoncèrent qu’il passerait la nuit au Torre et qu’il était inutile de discuter.
Il s’exécuta donc. Il chargea une guérisseuse qui devait se rendre au palais
pour y soigner un serviteur malade de porter un message, pour informer Nesryn
et l’avertir de ne pas l’attendre.
Quand Yrene et lui purent enfin se déplacer malgré leurs estomacs trop
pleins, elle le mena à une chambre du complexe. Le Torre était tout en escaliers
et n’avait pas de chambres pour les invités, lui apprit-elle. Mais le complexe
voisin réservé aux médecins en avait quelques-unes au rez-de-chaussée,
généralement pour les proches des malades, ajouta-t-elle en désignant le
bâtiment qu’ils venaient de traverser et qui était tout en angles, contrairement au
Torre, qui était circulaire.
Elle ouvrit la porte d’une chambre qui donnait sur une cour intérieure. La
pièce était exiguë mais propre, ses murs pâles accueillants et encore tièdes de
soleil. Un lit étroit était placé contre l’un des murs, une chaise et une petite table
devant la fenêtre. Il avait juste assez d’espace pour manœuvrer son fauteuil.
— Faites-moi voir encore, dit Yrene en désignant ses pieds.
Chaol souleva les jambes tour à tour, les étira et fit décrire des rotations à
ses chevilles en grognant sous l’effort.
Elle s’agenouilla devant lui et lui ôta ses bottes et ses chaussettes.
— Bien, commenta-t-elle. Il faut entretenir ces muscles.
Il regarda sa sacoche bourrée des livres et des parchemins qu’elle avait
raflés à la bibliothèque, et laissée à côté de la porte. Il n’avait pas la moindre
idée du contenu de ces documents, mais ils en avaient emporté le plus possible.
Si l’intrus en avait volé certains et n’avait pas pu revenir en chercher d’autres…
Chaol ne prendrait pas le risque de retourner là-bas avec Yrene.
Yrene pensait que le parchemin qu’elle avait caché dans sa suite était vieux
de huit cents ans. Mais, d’après les profondeurs de la bibliothèque où ils étaient
descendus et l’âge du Torre… ce parchemin était peut-être bien plus ancien.
C’était certainement une mine d’informations qui n’avaient peut-être même pas
survécu dans leurs pays d’origine.
— Je peux vous trouver des vêtements pour la nuit, dit Yrene en parcourant
du regard la pièce étroite.
— Ce que j’ai fera très bien l’affaire, répondit Chaol sans la regarder. Je ne
porte rien pour dormir.
— Ah…
Le silence tomba. Elle se souvenait sans nul doute de la tenue dans laquelle
elle l’avait trouvé le matin même.
Ce matin. Était-ce seulement quelques heures plus tôt ? Elle devait être
épuisée.
— Avez-vous besoin de lumière ? demanda Yrene en désignant la bougie
qui brûlait sur la table.
— Non, ça ira.
— Je peux vous apporter de l’eau.
— Ça ira, répéta-t-il tandis qu’un sourire faisait frémir les coins de ses
lèvres.
Elle désigna le pot de chambre en porcelaine rangé dans un coin de la
chambre.
— Laissez-moi au moins vous mener au…
— Je peux me débrouiller avec ça aussi. Il suffit de bien viser.
Les joues d’Yrene se colorèrent.
— Oui, évidemment, dit-elle.
Et elle mordilla sa lèvre inférieure.
— Eh bien, dans ce cas… bonne nuit.
Il aurait juré qu’elle s’attardait. Et il ne s’y serait pas opposé si…
— Il se fait tard, dit-il. Vous feriez mieux de regagner votre chambre tant
qu’il y a encore du monde dans les couloirs.
Même si Nesryn n’avait pas trouvé de Valg à Antica, même si l’agression
dans la bibliothèque remontait à plusieurs jours, il ne voulait prendre aucun
risque.
— Oui, acquiesça Yrene en tendant la main vers la porte.
— Yrene ?
Elle s’immobilisa, la tête inclinée sur le côté. Chaol soutint son regard
tandis qu’un léger sourire se dessinait sur ses lèvres.
— Merci. Merci pour tout.
Elle se contenta de hocher la tête et sortit. Mais avant que la porte se soit
refermée, il surprit l’étincelle qui dansait dans ses yeux.
Peut-être avait-il mal dormi dans cette chambre minuscule du bâtiment des
médecins, étant habitué à des logements bien plus spacieux et plus luxueux, se
disait Yrene cet après-midi. Cela pouvait expliquer pourquoi il se montrait peu
loquace. Et pourquoi il ne souriait pas.
Elle-même avait le sourire aux lèvres quand elle était entrée dans la suite de
Chaol après le déjeuner. Elle avait expliqué à Hafiza les progrès qu’ils avaient
accomplis, et la vieille guérisseuse en avait été très contente. Elle l’avait même
embrassée sur le front et Yrene était repartie au palais en sautillant presque.
Jusqu’à l’instant où, en entrant dans sa suite, elle l’avait trouvé silencieux.
— Comment allez-vous ? Vous sentez-vous bien ? lui demanda-t-elle sur
un ton dégagé.
— Oui.
Elle sortit de la sacoche les livres qu’il avait rapportés le matin même du
Torre et alla les cacher.
Elle retourna ensuite au bureau et s’appuya dessus pour l’observer. Il était
assis sur le canapé doré.
— Vous n’avez pas fait d’exercices, ces derniers jours… pour le reste de
votre corps, je veux dire, précisa-t-elle, la tête inclinée sur le côté. Nous devrions
commencer maintenant.
Pour tous ceux qui avaient l’habitude d’un exercice physique quotidien, une
inactivité prolongée avait l’effet d’un sevrage soudain pour un drogué. Ils se
sentaient alors désorientés et fébriles. Si Chaol avait entraîné ses jambes chaque
jour, il avait négligé le reste de son corps… et c’était peut-être ce qui expliquait
sa mauvaise humeur.
— Très bien, répondit-il, mais son regard était vitreux et lointain.
— Ici, ou sur l’un des terrains d’entraînement des gardes ?
— Ici, ça ira très bien, se contenta-t-il de répondre.
— Peut-être que la présence des gardes serait bénéfique à…, insista-t-elle
pourtant.
— Ici, ça ira très bien, répéta-t-il, et il se laissa glisser du canapé sur le
tapis. Mais il faudrait que vous teniez mes pieds.
Yrene réprima son irritation devant le ton sur lequel il s’adressait à elle.
— Est-ce que nous sommes revenus à la case départ ? demanda-t-elle
néanmoins en s’agenouillant à côté de lui.
Ignorant sa question, il se lança dans une série d’abdominaux, élevant et
abaissant tour à tour le haut de son corps puissant. Un, deux, trois… Elle perdit
le compte autour de soixante.
Chaol évitait son regard quand il se relevait et se penchait au-dessus de ses
genoux fléchis.
Il était naturel que la guérison sur le plan émotionnel soit aussi compliquée
que le rétablissement physique. Que le patient connaisse des jours et même des
semaines éprouvantes. Mais quand elle l’avait quitté la veille au soir, il souriait,
et…
— Dites-moi ce qui s’est passé. Parce qu’il s’est passé quelque chose
aujourd’hui, dit-elle sur un ton qui n’avait peut-être pas toute la douceur requise
chez une guérisseuse.
— Il ne s’est rien passé, répondit-il dans une expiration puissante car il ne
ralentissait pas et la sueur ruisselait le long de son cou et sous sa chemise
blanche.
Yrene serra les dents et reprit le compte mental des mouvements : se parler
sèchement ne leur ferait aucun bien.
Il s’étendit sur le ventre et entama une nouvelle série d’exercices qui
contraignait Yrene à tenir ses pieds dans une certaine position afin qu’il puisse
se maintenir légèrement au-dessus du sol.
Son corps montait et descendait sur un rythme régulier. Les muscles déliés
de son dos et de ses bras se contractaient et ondulaient.
Il fit six autres séries d’exercices puis recommença depuis le début.
Yrene le soutenait, le maintenait et l’observait dans un silence tendu.
Laisse-le tranquille. Laisse-lui le temps de réfléchir, si c’est ce qu’il veut.
Au diable ce qu’il veut !
Chaol acheva une série, le souffle court, les yeux fixés sur le plafond.
Une expression alerte et résolue passa fugitivement sur son visage, comme
en réponse à une question qu’il se posait. Il se releva pour entamer un nouvel
exercice.
— Ça suffit pour aujourd’hui, déclara Yrene.
Les yeux de Chaol étincelèrent et rencontrèrent enfin les siens.
— Si vous continuez, vous allez vous blesser, reprit-elle sans le moindre
effort pour paraître agréable ou compréhensive.
Il lui lança un regard noir et se pencha de nouveau en avant.
— Je connais mes limites, répondit-il.
— Moi aussi, rétorqua-t-elle en désignant ses jambes du menton. Si vous
continuez à ce rythme, vous risquez de vous faire mal au dos.
Il découvrit les dents avec une férocité qui l’incita à lâcher ses pieds. Il
tomba alors en arrière, mais elle se pencha aussitôt vers lui et le retint par les
épaules avant qu’il ne touche le sol.
La sueur dont sa chemise était trempée imprégna les doigts d’Yrene et sa
respiration hachée effleura son oreille quand elle lui confirma qu’elle le tenait
bien.
— Ça va, j’ai compris, gronda-t-il à son oreille.
— Pardonnez-moi de ne pas vous croire sur parole.
Après s’être assuré qu’il pouvait se maintenir sans son aide, elle s’écarta et
alla s’asseoir quelques pas plus loin sur le tapis.
Ils se dévisagèrent sans un mot.
— L’exercice est vital pour votre corps, reprit Yrene sur un ton tranchant,
mais si vous dépassez les bornes, vous lui ferez surtout du mal.
— Je vais très bien.
— Vous croyez peut-être que je ne comprends pas ce que vous faites ?
Le visage de Chaol était un masque rigide et la sueur coulait le long de ses
tempes.
— Vous avez toujours considéré votre corps comme un sanctuaire, reprit-
elle en désignant son corps affûté et en sueur. Dans les moments difficiles,
quand tout allait mal, quand vous étiez bouleversé, furieux ou triste, vous vous
réfugiiez dans l’exercice physique pour oublier. Jusqu’à ce que la sueur vous
brûle les yeux, jusqu’à ce que vos muscles tremblent et vous supplient d’arrêter.
Mais maintenant, vous ne pouvez plus le faire… plus comme avant.
À ces mots, la colère flamba sur le visage de Chaol.
Quant à Yrene, elle garda une expression calme et dure.
— Qu’est-ce que ça vous fait, de ne plus avoir ce refuge ?
Les narines de Chaol se dilatèrent.
— Si vous croyez que vos provocations me feront parler, vous rêvez, lança-
t-il.
— Qu’est-ce que ça vous fait, seigneur Westfall ?
— Vous le savez très bien, Yrene.
— Dites-moi.
Il ne répondit rien.
— Très bien, fit-elle sur un ton léger, puisque vous semblez déterminé à
faire tous les exercices, je peux tout aussi bien travailler un peu sur vos jambes.
Son regard la brûlait comme un fer rouge. Elle se demanda s’il pouvait
sentir qu’elle avait la gorge serrée et qu’un gouffre s’ouvrait au fond de son
ventre, face à son silence.
Elle s’agenouilla, puis se déplaça le long de son corps, entamant la série
d’exercices destinés à rétablir la circulation entre son cerveau et sa colonne
vertébrale. Les rotations des chevilles et des pieds, il pouvait désormais les faire
lui-même, même s’il devait serrer les dents après la dixième série.
Mais Yrene le poussait à continuer. Ignorant la rage qui bouillait en lui, elle
l’assistait dans les mouvements de ses jambes avec un doux sourire aux lèvres.
Quand elle remonta vers le haut de ses cuisses, il l’arrêta en posant une
main sur son bras.
Le regard de Chaol rencontra le sien, puis se détourna, et ses mâchoires se
contractèrent.
— Je suis fatigué, dit-il. Il est tard. Remettons la suite à demain matin.
— Je crois qu’il vaudrait mieux commencer les soins dès maintenant.
Peut-être que tous ces exercices avaient réactivé la circulation entre son
cerveau et sa colonne vertébrale.
— J’ai besoin de repos, insista-t-il.
C’était un mensonge. Malgré les exercices, son visage était coloré et ses
yeux brillaient toujours de fureur.
Elle le jaugea en réfléchissant à sa demande.
— Se reposer, ce n’est pourtant pas votre genre, commenta-t-elle.
Il serra les lèvres.
— Sortez.
Yrene s’esclaffa devant cet ordre.
— Vous commandez peut-être des soldats et des serviteurs, seigneur
Westfall, mais moi, je ne suis pas tenue de vous obéir.
Elle se releva pourtant, car elle en avait assez de son comportement. Les
mains sur les hanches, elle toisa Chaol étalé sur le tapis.
— Je vous ferai porter à manger. De quoi vous aider à vous refaire des
muscles.
— Je sais très bien ce que je dois manger.
Bien sûr qu’il le savait. Il affûtait ce corps puissant depuis des années. Mais
elle se contenta de lisser ses jupes.
— Peut-être, mais il se trouve que, moi, j’ai étudié ce sujet, répliqua-t-elle.
Chaol se renfrogna, mais ne répondit rien et son regard se posa sur les
arabesques et les fleurs du tapis.
— Je vous verrai donc demain matin, seigneur…, lui dit Yrene avec un
sourire suave.
— Ne m’appelez pas « seigneur ».
Elle haussa les épaules.
— Je vous appellerai comme je voudrai.
Il releva brusquement la tête, livide. Elle se raidit dans l’attente d’une
attaque verbale, mais il parut se ressaisir et ses épaules se raidirent.
— Sortez, répéta-t-il simplement en désignant la porte.
— Je devrais donner un coup de pied dans ce doigt que vous pointez, lança-
t-elle en se dirigeant vers la porte. Mais cela ne ferait que prolonger votre séjour
ici.
Chaol découvrit à nouveau les dents. La fureur déferlait de lui comme des
vagues et sa balafre se détachait, livide sur sa peau échauffée.
— Sortez !
Après un nouveau sourire suave, Yrene s’exécuta et referma la porte
derrière elle.
Elle s’éloigna au pas de charge, ses poings se crispant et se desserrant tour à
tour le long de ses hanches, et elle refoula le rugissement prêt à jaillir de sa
gorge.
Les patients avaient tous leurs mauvais jours. Ils en avaient bien le droit.
C’était naturel et cela faisait partie du processus de guérison.
Mais… ils avaient surmonté tant d’obstacles ensemble ! Il avait commencé
à se confier à elle, elle lui avait révélé sur elle-même des choses qu’elle avait
rarement racontées, et elle avait vraiment passé une bonne journée avec lui la
veille…
Elle récapitula chaque parole qu’ils avaient échangée le soir précédent.
Peut-être qu’Eretia lui avait dit quelque chose qui l’avait mis en colère. La
guérisseuse n’était pas connue pour son tact. Yrene était même surprise qu’elle
puisse tolérer qui que ce soit, sans parler d’être disposée à aider des êtres
humains. Elle l’avait peut-être blessé. Ou offensé.
Ou peut-être en était-il venu à dépendre de la présence constante d’Yrene et
que l’interruption de cette routine l’avait dérouté. Elle avait déjà entendu parler
de ce genre de relation entre des patients et leurs guérisseurs.
Mais il n’avait montré aucun signe de dépendance. Au contraire, son
caractère indépendant et sa fierté étaient des constantes qui le faisaient souffrir
autant qu’elles le soutenaient.
La respiration entrecoupée, les nerfs à vif, Yrene alla retrouver Hasar.
La princesse revenait de l’une de ses leçons d’escrime. Renia faisait des
courses en ville, informa-t-elle Yrene en passant son bras en sueur sous le sien et
en la menant à sa chambre.
— Tout le monde est très occupé ce matin, grommela-t-elle en rejetant sa
natte imprégnée de sueur par-dessus son épaule. Même Kashin s’est rendu avec
mon père à une réunion au sujet de ses troupes.
— Pour quelle raison ? s’enquit prudemment Yrene.
Hasar haussa les épaules.
— Il ne m’a rien dit, répondit-elle. Mais il s’est sûrement senti en droit
d’assister à cette réunion, puisque Sartaq s’est envolé vers son nid en montagne
pour quelques semaines.
— Il est parti ?
— Avec la capitaine Faliq, répondit Hasar avec un sourire entendu. Je suis
d’ailleurs surprise que tu ne sois pas en train de consoler le seigneur Westfall.
Yrene dissimula sa stupeur.
— Quand sont-ils partis ?
— Hier après-midi. Elle n’en a apparemment parlé à personne. Elle n’a rien
emporté. Elle a simplement laissé un message avant de disparaître avec mon
frère dans le soleil couchant. Je n’aurais jamais cru que Sartaq était un tel
charmeur.
Yrene ne lui rendit pas son sourire. Elle était prête à parier que Chaol avait
trouvé la missive en rentrant ce matin. Et découvert le départ de Nesryn.
— Comment savez-vous qu’elle a laissé un message ? reprit-elle.
— Parce que le messager l’a raconté à tout le monde. Il ne savait rien de
son contenu, sauf qu’il était adressé au seigneur Westfall et déposé à l’aire, avec
une autre lettre destinée à sa famille en ville. C’est tout ce qu’on a trouvé.
Yrene résolut de ne plus jamais envoyer de lettre au palais, rien d’important
du moins.
Si Nesryn avait disparu ainsi, il n’était guère surprenant que Chaol soit
préoccupé et furieux.
— Vous flairez un mauvais tour là-dessous ? demanda-t-elle.
— De Sartaq ? répliqua Hasar avec un ricanement qui répondit à sa
question.
Elles arrivèrent devant les appartements de la princesse. Les serviteurs leur
ouvrirent les portes et, sans un mot, s’effacèrent devant elles, à peine plus que
des ombres.
Mais Yrene s’arrêta sur le seuil et résista quand Hasar voulut l’entraîner à
l’intérieur.
— J’ai oublié d’apporter son thé au seigneur, mentit-elle en dégageant son
bras.
La princesse lui adressa un sourire entendu.
— Si tu as des nouvelles intéressantes, tu sais où me trouver, dit-elle
simplement.
Yrene parvint à hocher la tête avant de tourner les talons.
Elle ne se rendit pourtant pas à la suite de Chaol. Elle doutait que son
humeur se soit améliorée au cours des dix minutes pendant lesquelles elle avait
foncé à travers les couloirs du palais. Et elle savait que si elle le voyait, elle ne
pourrait s’empêcher de l’interroger au sujet de Nesryn. D’insister jusqu’à ce
qu’il perde complètement son sang-froid. Et cela les mènerait à une extrémité à
laquelle aucun d’eux n’était prêt.
Mais elle possédait un don. Et sa confrontation avec Chaol lui avait insufflé
une énergie, une ardeur sans faille qui la stimulaient.
Elle ne pouvait plus tenir en place. Elle ne voulait pas retourner au Torre
pour lire ou pour assister les autres guérisseuses.
Elle quitta le palais et s’éloigna dans les rues poussiéreuses d’Antica.
Elle connaissait le chemin. Les taudis de la ville étaient immuables. Ils ne
faisaient que s’étendre ou se réduire selon le khagan régnant.
Sous le soleil éclatant, il n’y avait pas grand-chose à craindre. Les habitants
de ces quartiers n’étaient pas foncièrement mauvais. Ils étaient seulement
pauvres, et certains aux abois. Et, pour beaucoup d’entre eux, oubliés de tous et
sans espoir.
Yrene fit donc ce qu’elle avait toujours fait, même à Innish.
Elle se dirigea vers la provenance des quintes de toux.
CHAPITRE 27
MONTAGNES ET MERS
CHAPITRE 29
Dans les récits de son père, aucune description des aires de ruks ne laissait
deviner le caractère improbable de ces abris taillés dans les flancs et les trois
sommets des montagnes de Tavan.
Ce n’étaient pas des gir, ces vastes tentes que les nomades transportaient
dans les steppes. Non, l’aire des Eridun était taillée dans la roche et comprenait
des maisons, de grandes salles et des cavités dont beaucoup étaient, à l’origine,
des nids de ruks.
Certains de ces nids avaient été conservés, généralement près du logement
d’un rukhin et de sa famille, afin que les oiseaux puissent les rejoindre
immédiatement sur un sifflement. On pouvait également accéder à leur aire par
les innombrables échelles en corde arrimées le long de la paroi qui permettaient
de circuler entre les habitations et les grottes, ou par des escaliers intérieurs
sculptés dans la roche, empruntés principalement par les plus âgés et les enfants.
Vue du dehors, chaque habitation ressemblait à une vaste grotte dans
l’entrée de laquelle les ruks pouvaient se poser. Quelques fenêtres étaient
percées ici et là pour aérer l’intérieur.
Non qu’on eût grand besoin d’air frais à ces hauteurs. Le vent circulait tel
un fleuve entre les trois sommets rapprochés qui abritaient le clan de Sartaq. Le
ciel était rempli de ruks de toutes tailles qui s’envolaient, battaient des ailes ou
descendaient en piqué. Nesryn tenta en vain de dénombrer les habitations du
clan. Il devait y en avoir plusieurs centaines, et peut-être davantage à l’intérieur
des montagnes.
— C’est… un seul clan qui vit ici ?
C’étaient ses premières paroles depuis plusieurs heures.
Kadara monta en flèche le long du sommet du milieu. Nesryn glissa en
arrière sur la selle et sentit la chaleur de Sartaq qui formait un rempart derrière
elle. Il se pencha en avant, l’amenant à en faire autant. Ses cuisses serrèrent les
siennes, et elle sentit ses muscles tandis qu’il maintenait leur équilibre dans les
étriers.
— Le clan Eridun est l’un des plus importants… et des plus anciens…
enfin, à nous croire, dit-il.
— Parce qu’il ne faut pas vous croire ?
Cet endroit semblait exister depuis la nuit des temps.
— Chaque clan se proclame le plus ancien et le premier chez les rukhins,
répondit Sartaq avec un rire dont les vibrations se répercutèrent dans tout le
corps de Nesryn. Vous devriez entendre les disputes à ce sujet pendant nos
réunions rituelles ! Il vaut mieux insulter la femme d’un cavalier que de lui dire
en face que votre clan est le plus ancien.
Nesryn sourit tout en fermant les yeux pour ne pas voir le précipice
vertigineux en contrebas. Kadara vola tout droit et à vive allure vers le surplomb
le plus large – en réalité une terrasse couverte, comme elle s’en rendit compte
tandis que le ruk s’en approchait. Des silhouettes se tenaient sous l’arche
gigantesque de l’entrée de la grotte, les bras levés pour les saluer.
Elle devina le sourire de Sartaq quand il lui parla à l’oreille.
— C’est dans cette grotte que se trouve la Chambre de la Montagne
d’Altun, le foyer de ma mère spirituelle et de ma famille.
Altun se traduisait à peu près par « le havre du vent ». Cette habitation était
la plus spacieuse de celles des trois sommets nommés les Dorgos, ou les « Trois
chanteurs ». La grotte était haute d’au moins douze mètres et trois fois plus
large. De loin, Nesryn distinguait des piliers et ce qui ressemblait en effet à une
vaste chambre.
— C’est ici qu’ont lieu nos réunions et nos fêtes, expliqua Sartaq en
resserrant les bras autour d’elle tandis que Kadara battait des ailes pour ralentir.
Nesryn se dit que ce n’était pas en fermant les yeux devant l’assemblée
venue les accueillir qu’elle gagnerait son admiration, mais…
Elle empoigna d’une main le pommeau de la selle et de l’autre le genou de
Sartaq logé derrière le sien, assez fort pour lui faire mal.
Le prince se contenta de rire doucement.
— La célèbre archère a donc un point faible.
— Je découvrirai bientôt le vôtre, riposta Nesryn, soulevant un nouveau rire
en réponse.
Le ruk atterrit heureusement sans heurt sur la pierre noire et lisse de la
terrasse tandis que ceux qui se tenaient à l’entrée de la grotte s’arc-boutaient face
au souffle de ses battements d’ailes.
Quand Kadara s’immobilisa, Nesryn se redressa vivement et lâcha la selle
et le genou du prince. Elle vit d’abord une vaste salle remplie de piliers en bois
peint et sculpté. Les brasiers allumés çà et là faisaient scintiller l’or au milieu des
rouges et des verts de la peinture. D’épais tapis aux motifs saisissants couvraient
presque entièrement le sol en pierre. Seuls une table ronde et ce qui ressemblait à
une petite estrade placée contre le mur du fond rompaient leur unité. Plus loin,
dans la pénombre éclairée de torches, un couloir s’enfonçait dans les entrailles
de la montagne. Plusieurs portes s’alignaient sur ses murs.
Et, juste au centre de la Chambre de la Montagne d’Altun, un feu brûlait.
La fosse dans laquelle il flambait était creusée à même la roche et si
profonde et spacieuse que plusieurs volées de marches descendaient vers le fond
– un peu comme un petit amphithéâtre dont la principale attraction ne serait pas
la scène, mais le feu. Le foyer.
C’était un domaine digne du prince ailé.
Nesryn dégagea ses épaules tandis que des hommes et des femmes de tous
âges s’avançaient vers eux avec un large sourire. Certains portaient l’armure en
cuir des cavaliers, d’autres de lourds manteaux en laine aux couleurs splendides
qui leur arrivaient au genou. La plupart avaient la soyeuse chevelure d’onyx et le
teint brun doré tanné par le vent de Sartaq.
— Tiens, tiens, regardez un peu, lança une voix traînante.
Elle appartenait à une jeune femme vêtue d’un manteau aux tons de cobalt
et de rubis qui tapotait du pied la pierre lisse du sol, les yeux levés vers Nesryn
et Sartaq. Nesryn se força à rester immobile sous son regard scrutateur. Ses
tresses jumelles nouées de bandes de cuir rouge lui arrivaient presque à la taille,
et elle rejeta l’une d’elles par-dessus son épaule.
— Regardez qui abandonne son manchon de fourrure et ses bains aux
huiles pour nous rendre visite, poursuivit-elle.
Nesryn adopta une expression d’un calme étudié. Sartaq, lui, se contenta de
lâcher les rênes de Kadara en lui adressant un regard qui signifiait : « Je vous
avais prévenue. »
— Ne me raconte pas que tu n’as pas prié pour que je te rapporte une autre
paire de ces jolies pantoufles en soie, Borte, riposta-t-il.
Nesryn se mordit la lèvre pour réprimer un sourire, mais le reste de
l’assemblée ne se donna pas cette peine, et les rires se répercutèrent sur la pierre
sombre.
Borte croisa les bras.
— Je suppose que tu sais où en acheter, puisque tu aimes tant en porter.
Sartaq éclata d’un rire sonore et joyeux.
Nesryn faillit en rester bouche bée. Il n’avait jamais ri ainsi, pas une fois, au
palais.
Et elle, depuis quand un son aussi joyeux n’avait pas fusé de sa bouche ?
Même avec sa tante et son oncle, son rire était resté contenu, comme en
sourdine. Il y avait très longtemps qu’elle ne s’était pas esclaffée. Cela devait
remonter au temps où elle n’était encore qu’un garde de la ville, inconscient de
ce qui grouillait dans les égouts de Rifthold.
Sartaq descendit de sa monture avec souplesse et lui tendit la main pour
l’aider à en faire autant.
Ce fut ce geste qui attira l’attention générale sur elle… et les regards
scrutateurs. Mais aucun n’était aussi perçant que celui de Borte.
Un regard pénétrant qui la jaugeait. Qui remarquait son armure en cuir,
mais aucun des traits la désignant comme l’une des leurs.
Elle avait l’habitude d’être dévisagée par des inconnus. Cela n’avait donc
rien de nouveau pour elle, même si cette scène se déroulait à présent dans une
salle dorée d’Altun et au milieu des rukhins.
Ignorant la main tendue de Sartaq, elle contraignit son corps ankylosé à
enjamber habilement la selle et à sauter à terre. Elle sentit l’impact dans ses
genoux, mais parvint à atterrir avec légèreté. Elle s’abstint soigneusement de
toucher ses cheveux, qui avaient certainement l’allure d’un nid à rats malgré sa
tresse.
Une lueur approbatrice brilla dans les yeux sombres de Borte.
— Une Balruhni en armure de rukhin, ça vaut le détour ! commenta-t-elle
en désignant Nesryn du menton.
Sartaq ne répondit pas, mais il lança à Nesryn un regard qui était à la fois
une invitation et un défi.
Nesryn glissa les mains dans ses poches, avança d’un pas résolu et se plaça
à côté du prince.
— Et si je vous disais que j’ai surpris Sartaq en train de se limer les ongles
ce matin, est-ce que ça aussi, ça vaudrait le détour ? demanda-t-elle.
Borte dévisagea Sartaq et hurla de rire à gorge déployée.
Sartaq adressa à Nesryn un regard qui exprimait à la fois son approbation et
sa capitulation.
— Je vous présente ma sœur spirituelle, Borte, petite-fille et héritière de ma
mère spirituelle, Houloun, dit-il en tendant le bras pour tirer l’une des tresses de
Borte, qui repoussa sa main. Borte, je te présente Nesryn Faliq… capitaine de la
garde royale d’Adarlan.
Le silence se fit brusquement dans la salle. Borte haussa ses sourcils noirs
et bien arqués.
Un homme âgé en armure de cuir des rukhins s’avança vers eux à travers la
foule.
— Qu’est-ce qui est le plus surprenant : qu’une Balruhni soit capitaine de la
garde d’Adarlan, ou qu’un capitaine d’Adarlan soit venu jusqu’ici ? demanda-t-
il.
Borte balaya la question d’un geste.
— Épargne-nous tes discours creux, lui lança-t-elle et, à la stupeur de
Nesryn, il tressaillit et ne répliqua pas. La vraie question est…
Elle adressa un sourire entendu à Sartaq.
— … vient-elle ici en tant qu’émissaire ou en tant que fiancée ?
Le calme, l’assurance et la désinvolture s’évanouirent du visage de Nesryn,
qui resta bouche bée devant la jeune femme.
— Borte, ça suffit, intervint Sartaq, mais elle lui répondit par un sourire
franchement malicieux.
— Sartaq ne ramène jamais d’aussi belles dames – ni d’Adarlan ni
d’Antica. Prenez garde quand vous marcherez au bord de la falaise, capitaine
Faliq : l’une des filles du clan serait capable de vous pousser.
— Vous le feriez, vous ? demanda Nesryn sur un ton égal, même si elle
avait rougi.
Borte la foudroya du regard.
— Jamais de la vie ! répliqua-t-elle, et de nouveaux rires s’élevèrent dans la
foule.
— Borte étant ma sœur spirituelle, je la considère comme ma famille.
Comme ma propre sœur, expliqua Sartaq en menant Nesryn à un groupe de
fauteuils au bord de la fosse.
Le sourire de Borte s’évanouit tandis qu’elle s’éloignait au côté de Sartaq.
— Comment se porte ta famille ? lui demanda-t-elle.
Le visage du prince demeurait indéchiffrable, mais son regard vacilla
imperceptiblement.
— Elle est très occupée, répondit-il évasivement.
Mais Borte hocha la tête, comme si ses humeurs et ses envies lui étaient
familières, et garda le silence pendant qu’il menait Nesryn à un siège en bois
peint et sculpté. La chaleur du feu ronflant était délicieuse et elle réprima un
grognement de plaisir en tendant ses pieds glacés vers les flammes.
— Tu n’as même pas été fichu de trouver une paire de bottes digne de ce
nom pour ta bien-aimée, Sartaq ? siffla Borte.
Le grondement du prince l’avertit qu’elle allait trop loin, mais Nesryn
regarda en fronçant les sourcils ses bottes en cuir souple. Elles coûtaient plus
cher que toutes celles qu’elle avait osé acheter, mais Dorian Havilliard avait
insisté pour les lui offrir en lui disant avec un clin d’œil qu’elles faisaient partie
de l’uniforme.
Elle se demanda s’il souriait toujours avec la même insouciance et s’il se
montrait toujours aussi généreux, où qu’il fût à cette heure.
Alors elle regarda Borte, dont les bottes étaient également en cuir, mais un
cuir plus épais doublé de peau de mouton, certainement plus adapté au froid des
montagnes.
— Je suis sûr que tu pourras lui en dénicher une paire, dit Sartaq à sa sœur
spirituelle, et Nesryn se tortilla dans son siège pendant qu’ils s’éloignaient vers
Kadara.
Tout le monde se pressait maintenant autour de Sartaq en murmurant trop
bas pour que Nesryn puisse entendre ce qui se disait à l’autre bout de la salle.
Mais le prince parlait aux siens avec un sourire nonchalant tout en déchargeant
les sacs et en les tendant aux rukhins les plus proches de lui. Il dessella ensuite
Kadara. Il lui caressa le cou, lui administra une claque vigoureuse sur le flanc, et
elle s’envola de la grotte.
Nesryn envisagea un instant de les rejoindre et d’offrir son aide pour les
bagages qu’on emportait dans le couloir, mais la chaleur du feu avait sapé toute
l’énergie qui subsistait jusque-là dans ses jambes.
Quand Sartaq et Borte réapparurent tandis que les autres se dispersaient,
Nesryn remarqua l’homme assis près d’un brasero de l’autre côté de la salle. Une
tasse fumante était posée sur une table basse en bois près de son siège. Un
parchemin reposait sur ses genoux, mais ses yeux étaient fixés sur elle.
Elle ne savait ce qui la frappait le plus en lui : son teint, qui était certes hâlé,
mais indiquait clairement qu’il n’était pas né dans le sud, ses courts cheveux
bruns si différents des tresses soyeuses des rukhins ou ses vêtements qui
ressemblaient plutôt aux vestes et aux pantalons d’Adarlan.
Il avait pour toute arme un poignard passé à sa ceinture et, s’il paraissait
vigoureux et en bonne condition physique, il n’avait ni l’assurance ni la dureté
impitoyable d’un guerrier. Il approchait peut-être de la cinquantaine. Des rides
marquaient les coins de ses yeux comme s’il les avait souvent plissés sous le
soleil ou dans le vent.
Borte s’approcha, suivie de Sartaq. Elle contourna la fosse, passa devant les
piliers et se dirigea droit vers l’homme, qui se leva et s’inclina devant elle. Il
était aussi grand que le prince, et même depuis l’autre extrémité de la salle,
malgré le crépitement du feu et le grondement du vent, Nesryn entendit ce qu’il
lui disait dans un halha maladroit :
— C’est un honneur pour moi de vous rencontrer, prince.
Borte ricana. Sartaq le salua d’un signe de tête et lui répondit dans la langue
du nord :
— On m’a dit que vous êtes l’hôte de notre mère spirituelle depuis quelques
semaines.
— Elle a en effet eu la bonté de m’accueillir chez elle.
L’homme paraissait soulagé de parler dans sa langue. Il lança un regard à
Nesryn, qui ne dissimula même pas qu’elle les écoutait.
— J’ai entendu malgré moi mentionner un capitaine d’Adarlan, reprit-il.
— La capitaine Faliq commande la garde royale.
— Vraiment ? murmura l’homme sans quitter Nesryn des yeux.
Nesryn soutint son regard depuis l’autre bout de la salle.
Ne te gêne pas. Dévisage-moi aussi longtemps que tu voudras.
— Quel est votre nom ? demanda Sartaq avec une certaine froideur.
L’homme, cette fois, le regarda bien en face.
— Falkan Ennar, répondit-il.
— C’est un marchand, dit Borte à Sartaq en halha.
Et s’il venait du continent du nord… Nesryn se leva lentement et
s’approcha de Falkan. Elle veilla à ne faire aucun bruit, car il l’observait, la
jaugeait de la tête aux pieds. Elle tenait à lui montrer que la grâce et la discrétion
avec lesquelles elle évoluait n’étaient pas des qualités féminines, mais
uniquement le fruit de l’entraînement qui lui avait appris à s’approcher de
quelqu’un sans se faire repérer.
Falkan se raidit quand il le comprit enfin. Et il se rendit compte que le
poignard qu’il portait à la ceinture ne lui serait d’aucun secours face à elle s’il
était assez stupide pour la provoquer.
Parfait, se dit-elle. Il était donc plus intelligent que bien des hommes de
Rifthold. Elle s’arrêta à distance respectueuse.
— Avez-vous des nouvelles ? demanda-t-elle.
De plus près, ses yeux qu’elle avait crus sombres étaient en réalité d’un
bleu de saphir. Il avait probablement été assez beau dans sa jeunesse.
— Des nouvelles de quoi ?
— D’Adarlan. De… tout.
Falkan restait parfaitement immobile. Il était sans doute habitué à ne pas
céder d’un pouce dans les négociations.
— J’aimerais pouvoir vous en donner, capitaine, mais je vis depuis plus de
deux ans dans le continent du sud. Vous avez probablement plus d’informations
que moi, dit-il, ce qui était une manière subtile d’en demander.
Mais sa requête resterait sans réponse. Elle n’était nullement disposée à
parler des affaires de son royaume en public. Elle se contenta de hausser les
épaules et se retourna vers le feu.
— Avant mon départ du nord, reprit Falkan alors qu’elle s’éloignait, un
jeune homme du nom de Chaol Westfall était le capitaine de la garde royale
d’Adarlan. Est-ce vous qui lui avez succédé ?
Elle avait intérêt à ne pas en révéler trop. Ni à lui ni à personne.
— Le seigneur Westfall est maintenant le bras droit du roi Dorian
Havilliard, répondit-elle.
Les traits du marchand se relâchèrent sous la stupeur. Aucun frémissement
de son visage n’échappa une seconde à Nesryn. Elle ne lut en lui ni joie ni
soulagement. Seulement de la surprise. Une surprise franche et évidente.
— Dorian Havilliard est roi ? fit-il. J’ai passé ces derniers mois au cœur des
montagnes, expliqua-t-il quand Nesryn haussa les sourcils. Là-bas, les nouvelles
ne parviennent ni vite ni souvent.
— C’est un curieux endroit pour vendre vos marchandises, murmura
Sartaq.
Nesryn était du même avis.
Falkan se contenta d’adresser un sourire crispé au prince, en homme qui
garde ses secrets.
— Votre voyage a été long, intervint Borte en passant le bras sous celui de
Nesryn et en l’entraînant vers la salle faiblement éclairée du fond. La capitaine
Faliq a besoin d’un rafraîchissement. Et d’un bain.
Nesryn ne savait trop si elle devait la remercier ou lui en vouloir de son
intervention, mais… elle se sentait en effet affamée. Et il y avait bien longtemps
qu’elle n’avait pris un bain.
Ni Sartaq ni Falkan ne tentèrent de les retenir, mais leurs murmures
reprirent tandis que Borte escortait Nesryn dans le couloir qui s’enfonçait au
cœur de la montagne. Ce couloir était bordé de portes en bois dont certaines
étaient ouvertes sur des chambres exiguës et même sur une petite bibliothèque.
— C’est un homme étrange, dit Borte en halha. Ma grand-mère a refusé de
me révéler la raison de sa venue ici… et ce qu’il recherche.
Nesryn haussa un sourcil.
— De bonnes affaires, peut-être ? suggéra-t-elle.
Borte secoua la tête et ouvrit une porte à mi-chemin du couloir. La pièce
était petite. Un lit étroit était placé contre un mur, un coffre et un fauteuil en bois
contre un autre, une cuvette et une aiguière au fond, à côté d’une pile d’étoffes
qui paraissaient douces.
— Nous n’avons rien à acheter, reprit Borte. En fait, c’est plutôt nous les
marchands ici, et nous acheminons des marchandises aux quatre coins du
continent. Ce sont plutôt les autres clans qui achètent. Leurs aires sont bourrées
de trésors venus de tous les territoires. Pas comme ces vieilleries, grommela-t-
elle en poussant du pied le lit branlant.
Nesryn rit.
— Il veut peut-être vous aider à développer votre commerce, observa-t-elle.
Borte se retourna si vivement vers elle que ses tresses volèrent au-dessus de
ses épaules.
— Non. Il ne rencontre personne et ne montre aucun intérêt pour les
affaires, répondit-elle, et elle haussa les épaules. C’est sans importance,
d’ailleurs. Mais je me demande tout de même ce qu’il est venu faire ici.
Nesryn grava dans sa mémoire ces bribes de renseignements. Cet homme
n’avait pas l’allure d’un agent d’Erawan, mais qui pouvait savoir jusqu’où
s’étendait le bras de Morath ? S’il était arrivé jusqu’à Antica, peut-être qu’il
s’était même enfoncé plus loin dans le continent. Elle était résolue à rester sur
ses gardes avec lui, et ne doutait pas que Sartaq le fût déjà.
Borte enroula l’extrémité de l’une de ses tresses autour de son doigt.
— Je vous ai vue l’observer, reprit-elle. Vous non plus, vous ne pensez pas
qu’il soit venu ici pour affaires.
Nesryn soupesa les avantages de jouer franc jeu et se lança.
— Nous vivons des temps étranges. J’ai appris à ne croire personne sur
parole. Ni à juger quiconque sur son apparence.
Borte lâcha sa tresse.
— Pas étonnant que Sartaq vous ait emmenée chez nous. Vous parlez
exactement comme lui, commenta-t-elle.
Nesryn dissimula un sourire sans se donner la peine de répondre qu’à ses
yeux c’était un compliment.
Borte renifla et désigna la chambre.
— C’est moins élégant que le palais du Khagan, mais sûrement plus
confortable qu’une des paillasses de Sartaq, déclara-t-elle.
Nesryn sourit.
— N’importe quel lit l’est plus, je suppose, répondit-elle.
Borte lui adressa un sourire narquois.
— Je pensais ce que je vous ai dit tout à l’heure, reprit-elle. Vous avez
besoin d’un bain. Et d’un coup de peigne.
Nesryn porta la main à ses cheveux et fit la grimace. C’était un vrai nid de
nœuds. Rien que défaire sa tresse serait un cauchemar.
— Même Sartaq tresse les siens mieux que ça, la taquina Borte.
Nesryn poussa un soupir.
— Malgré tous les efforts de ma sœur pour m’apprendre à me coiffer, je
n’ai jamais su le faire, avoua-t-elle avec un clin d’œil à la jeune femme.
Pourquoi croyez-vous que je coupe mes cheveux si court ?
Sa sœur avait failli s’évanouir l’après-midi où Nesryn, alors âgée de quinze
ans, était rentrée à la maison avec ses cheveux au niveau de ses épaules. Elle les
avait gardés de cette longueur depuis, à la fois pour faire enrager Delara, qui se
renfrognait encore à ce souvenir, et parce que c’était bien plus pratique. Manier
des poignards et des flèches était un jeu d’enfant, mais pour se coiffer, Nesryn
était un cas désespéré. Et se présenter aux baraquements de la garde avec une
coiffure élégante n’aurait certainement pas été du meilleur effet.
Borte parut le comprendre, car elle hocha la tête.
— Je les tresserai pour vous la prochaine fois que vous volerez, dit-elle, et
elle montra du doigt un escalier étroit qui se perdait dans la pénombre au fond du
couloir. Les salles de bains sont par là.
Nesryn se renifla et grimaça.
— Oh, mais quelle horreur ! s’écria-t-elle.
Borte ricana tandis que Nesryn ressortait à sa suite dans le couloir.
— Je suis surprise que ça n’ait pas irrité les yeux de Sartaq, lui lança-t-elle.
Nesryn rit en la suivant et en priant pour y trouver de l’eau très chaude. Elle
sentit de nouveau le regard perçant de Borte sur elle.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Vous êtes née et vous avez grandi en Adarlan, n’est-ce pas ?
Nesryn réfléchit à la question et aux raisons qu’on aurait de la lui poser.
— Oui, je suis née et j’ai grandi à Rifthold, mais la famille de mon père est
d’Antica, répondit-elle.
Borte se tut un instant, mais quand elles gagnèrent un couloir obscur, elle
regarda Nesryn par-dessus son épaule et lui sourit.
— Alors soyez la bienvenue chez vous, dit-elle.
Et c’étaient peut-être les mots les plus merveilleux que Nesryn avait jamais
entendus.
— LES ARAIGNÉES STYGIENNES ne sont guère plus que des mythes, dit
Nesryn à Houloun. La soie d’araignée est si rare que certains doutent même de
son existence. Vous pourriez aussi bien pourchasser des fantômes.
Mais ce fut Falkan qui lui répondit avec un sourire sardonique :
— Je crains de ne pas être d’accord avec vous, capitaine Faliq.
Quand il plongea la main à l’intérieur de sa veste, Nesryn se raidit et porta
la sienne au poignard passé à sa ceinture.
Mais ce ne fut pas une arme qu’il tira de sa veste.
L’étoffe blanche scintillait et chatoyait sur sa paume, parcourue de reflets
semblables au feu des étoiles. Sartaq lui-même émit un sifflement, les yeux fixés
sur cette pièce de tissu grande comme un mouchoir.
— C’est de la soie d’araignée, déclara Falkan en la remettant dans sa poche.
En provenance directe de la source.
Nesryn en resta bouche bée.
— Vous avez vu ces créatures de cauchemar de près, dit Sartaq, et ce n’était
pas une question.
— J’ai marchandé avec certaines d’entre elles dans le nord, précisa Falkan
sans se départir de son sourire sardonique, mais son visage s’était assombri –
nettement assombri. Il y a près de trois ans. On pourrait penser que c’était un
marché de dupes, mais je suis reparti avec une centaine de mètres de soie
d’araignée.
Le mouchoir dans sa poche représentait à lui seul une fortune. Alors cent
mètres de cette étoffe…
— Vous devez être aussi riche que le Khagan ! s’exclama Nesryn.
Il haussa les épaules.
— J’ai découvert que la vraie richesse n’est pas toute d’or et de joyaux,
répondit-il.
— Qu’est-ce que ça vous a coûté ? demanda doucement Sartaq.
Car les araignées stygiennes ne se faisaient pas payer en biens matériels,
mais en rêves, en souhaits et…
— Vingt ans. Vingt ans de ma vie. Les vingt premières.
Nesryn scruta son visage. Il était légèrement marqué par les années, mais
ses cheveux n’étaient pas encore gris.
— J’ai vingt-sept ans, lui dit Falkan. Mais j’en parais presque cinquante.
Par tous les dieux…
— Et que faites-vous ici, dans cette aire ? demanda-t-elle sans détour. Est-
ce que les araignées de cette région fabriquent aussi de la soie ?
— Elles sont moins civilisées que leurs sœurs du nord, répondit Houloun en
faisant claquer sa langue. Les kharankuis ne créent rien… elles ne font que
détruire. Elles se sont longtemps terrées dans leurs grottes et dans les cols des
Dagul, au sud de ces montagnes. Et nous sommes longtemps restés à distance
respectueuse d’elles.
— Pourquoi penses-tu que ce sont elles qui ont volé nos œufs ? demanda
Sartaq.
Il tourna les yeux vers quelques ruks qui attendaient leurs cavaliers dans
l’entrée de la grotte, puis se pencha en avant, les coudes posés sur ses cuisses.
— Qui d’autre en serait capable ? répliqua sa mère spirituelle. Nous
n’avons repéré aucun pillard dans les parages. Et qui d’autre pourrait se glisser
dans un nid de ruk à une telle hauteur ? J’ai survolé leur domaine au cours de ces
derniers jours. Leurs toiles sont tendues entre les sommets, les cols des Dagul et
les forêts de pins jusque dans les ravins, étouffant toute vie là-bas. Je ne crois
pas que ce soit une pure coïncidence que les kharankuis recommencent à fondre
sur le monde comme sur une proie juste au moment où un marchand vient nous
interroger à propos de leurs sœurs du nord.
Sous le regard perçant de Sartaq, Falkan leva les mains dans un geste de
protestation.
— Je ne les ai ni recherchées ni provoquées, dit-il. J’ai entendu parler du
savoir étendu de votre mère spirituelle et décidé de venir lui demander conseil
avant d’entreprendre quoi que ce soit.
— Que voulez-vous d’elles ? demanda Nesryn en inclinant la tête sur le
côté.
Falkan examina ses mains et plia les doigts comme s’ils étaient ankylosés.
— Je veux retrouver ma jeunesse, répondit-il.
— Il a déjà vendu ses cent mètres de toile et il croit encore qu’il peut
revenir en arrière, dit Houloun à Sartaq.
— Je suis sûr que je peux revenir en arrière, affirma Falkan sur un ton qui
lui valut un regard d’avertissement d’Houloun. Il y a… J’ai encore certaines
affaires à régler avant de vieillir. On m’a informé que le seul moyen de retrouver
mes années perdues est de tuer l’araignée qui les a dévorées.
— Pourquoi ne pas la traquer chez vous, alors ? demanda Nesryn, les
sourcils froncés. Pourquoi être venu ici ?
Falkan ne répondit pas.
— Parce qu’on lui a également dit que seul un guerrier émérite peut tuer
une kharankui, répondit Houloun. Le plus grand guerrier de son pays. Comme il
savait que nous vivons à proximité de ces créatures de cauchemar, il a décidé de
tenter sa chance ici pour commencer, en se renseignant auprès de nous sur
elles… et, peut-être, sur le moyen de les tuer. Peut-être aussi pour découvrir un
autre moyen de retrouver ses années de jeunesse, une autre voie qui lui
épargnerait toute confrontation avec les kharankuis là-bas, dans le nord, ajouta-t-
elle avec un regard perplexe.
C’était un plan d’action plutôt sensé chez un homme assez fou pour vendre
vingt ans de sa vie.
— Quel rapport entre cette histoire et le vol d’œufs et de rukillons, Ej ?
intervint Sartaq.
Il semblait avoir aussi peu de sympathie qu’Houloun pour le marchand qui
avait troqué sa jeunesse contre une fortune royale. Comme s’il le sentait, Falkan
détourna le visage vers le feu.
— Je veux que tu les retrouves, répondit Houloun.
— Ils sont probablement morts, Ej.
— Ces monstres peuvent conserver longtemps leurs proies dans les cocons
qu’ils tissent. Mais tu as raison : les œufs et les rukillons ont probablement été
dévorés.
Un éclair de fureur illumina le visage d’Houloun, laissant entrevoir la
guerrière en elle. Et celle que sa petite-fille deviendrait.
— C’est pourquoi je veux que tu surprennes ces araignées la prochaine fois
qu’elles s’en prendront aux nids de ruks, reprit-elle. Et que tu fasses bien
comprendre à ces immondes créatures que nous ne tolérons pas qu’on enlève nos
rukillons. Quand ils partiront, vous les accompagnerez, dit-elle à Falkan. Peut-
être que vous découvrirez là-bas les réponses que vous cherchez.
— Pourquoi ne pas partir dès maintenant ? demanda Nesryn. Pourquoi ne
pas les pourchasser et les punir tout de suite ?
— Parce que nous n’avons encore aucune preuve de leur culpabilité,
répondit Sartaq. Et si nous les attaquons sans provocation de leur part…
— Les kharankuis sont des ennemis de longue date des ruks, expliqua
Houloun. Ils se sont fait la guerre autrefois, avant l’arrivée des cavaliers des
steppes dans ces montagnes.
Elle secoua la tête comme pour chasser les ombres de souvenirs.
— C’est la raison pour laquelle nous garderons le silence sur cette affaire,
dit-elle à Sartaq. Il ne faut à aucun prix que les cavaliers et les ruks organisent
une expédition punitive ou sèment la panique ici. Dis-leur de veiller sur les nids,
mais sans préciser pourquoi.
Sartaq hocha la tête.
— Comme tu voudras, Ej.
Houloun se tourna vers Falkan.
— J’aimerais m’entretenir avec mon capitaine, lui dit-elle.
Falkan comprit qu’elle lui donnait congé et se leva.
— Je suis à votre disposition, prince Sartaq, dit-il et, après une gracieuse
révérence, il s’éloigna.
— Ça recommence, pas vrai ? murmura Houloun quand le bruit de ses pas
se fut éteint.
Le feu dorait le blanc de ses yeux aux iris sombres qui se posèrent sur
Nesryn.
— Celui qui dort s’est réveillé, ajouta la matriarche.
— Erawan, souffla Nesryn.
Elle aurait juré que les flammes du feu avaient vacillé comme en réponse.
— Tu le connais, Ej ? demanda Sartaq.
Il changea de place, laissant à Nesryn la possibilité de se rapprocher d’eux
sur le banc en pierre. Le regard perçant de sa mère spirituelle s’arrêta de
nouveau sur Nesryn.
— Vous les avez affrontées, dit-elle. Ses bêtes de l’ombre.
Nesryn refoula les souvenirs qui resurgissaient en elle.
— Oui, répondit-elle. Il a levé une armée de monstres sur le continent du
nord. À Morath.
— Ton père le sait-il ? demanda Houloun à Sartaq.
— Il sait certaines choses. Mais avec le chagrin de la mort de Tumelun…,
répondit-il sans quitter le feu des yeux.
Houloun posa la main sur son genou.
— Une attaque a eu lieu à Antica, Ej, reprit le prince. Une guérisseuse du
Torre a été agressée.
Houloun jura sans plus de retenue que son fils spirituel.
— Nous pensons que le coupable est peut-être l’un des agents d’Erawan,
poursuivit Sartaq. Et plutôt que de perdre du temps à convaincre mon père
d’écouter de vagues théories, j’ai pensé aux histoires que tu racontais autrefois à
ce sujet, et voulu découvrir si tu savais quelque chose là-dessus.
— Et si je te disais ce que je sais ? répondit Houloun avec un regard
scrutateur qui avait l’intensité de celui d’un ruk. Si je te disais ce que je sais de
cette menace, serais-tu prêt à faire évacuer toutes les aires et tous les nids ? À
survoler le détroit pour aller affronter ces monstres jusqu’au dernier ?
Sartaq déglutit, et Nesryn comprit que, en réalité, il n’était pas venu là pour
obtenir des réponses.
Peut-être qu’il en savait déjà assez sur les Valg pour décider par lui-même
de la manière d’affronter ce danger. Il était venu là pour gagner son peuple à sa
cause… et cette femme. Il avait beau commander la cavalerie des ruks, c’était la
parole d’Houloun qui avait force de loi dans ces montagnes.
Et sur ce quatrième sommet, sur les flancs silencieux d’Arundin… le sulde
de sa fille se dressait dans le vent. Cette femme connaissait la valeur de la vie
jusque dans sa moelle. Elle risquait donc de ne pas laisser sa petite-fille
s’envoler avec la légion, en admettant qu’elle permette aux rukhins d’Eridun de
partir.
— Si les kharankuis se manifestent et si Erawan a levé une armée dans le
nord, nous devrons les affronter tous ensemble, reprit Sartaq en choisissant
soigneusement ses mots. Mais j’aimerais que tu me dises ce que tu sais, Ej, fit-il
en inclinant la tête. Ce que même les royaumes du nord ont peut-être oublié avec
le temps et les destructions. Pourquoi notre peuple, qui vit si loin de tout, connaît
de telles histoires alors que les guerres de ces démons anciens n’ont jamais
atteint nos rivages.
Houloun les observa un instant tandis que sa longue tresse épaisse oscillait
dans son dos. Et puis elle posa une main sur la pierre et se releva avec un
grognement.
— Je dois d’abord manger et me reposer un peu. Ensuite, je vous parlerai,
dit-elle, et elle regarda en fronçant les sourcils l’entrée de la grotte et les reflets
argentés du soleil sur ses parois. Une tempête arrive. Je l’ai devancée à mon
retour ici. Dites aux autres de se préparer.
Sur ces mots, elle abandonna la chaleur du feu et s’éloigna dans la salle
voisine. Sa démarche était raide, mais elle se tenait bien droite. Elle évoluait
avec la vivacité et l’assurance d’une guerrière.
Mais au lieu de se diriger vers la table ronde ou vers les cuisines, Houloun
franchit une porte que Nesryn avait auparavant repérée et qui menait à la petite
bibliothèque.
— C’est notre Gardienne d’Histoires, expliqua Sartaq, qui avait suivi le
regard de Nesryn. La lecture des textes l’aide à puiser dans sa mémoire.
Ce n’était donc pas seulement une mère spirituelle qui connaissait l’histoire
des rukhins, mais une Gardienne d’Histoires sacrée, possédant le don rare de
retenir et de conter des légendes et des histoires du monde entier.
Sartaq se leva et s’étira en grognant à son tour.
— Elle ne se trompe jamais sur les tempêtes. Nous devons prévenir les
autres. Vous vous chargerez de l’intérieur. J’irai avertir les aires des autres
sommets.
Avant que Nesryn n’ait eu le temps de demander qui, au juste, elle devait
informer, le prince s’éloigna vers Kadara.
Elle fronça les sourcils. Elle devrait donc rester seule avec ses pensées.
Un marchand à la poursuite d’araignées qui l’aideraient peut-être à
retrouver sa jeunesse, ou lui apprendraient comment la reprendre à leurs sœurs
du nord… Et ces araignées…
Nesryn frissonna à l’idée de ces créatures rampant vers les nids pour se
nourrir des plus vulnérables de l’aire. Des monstres sortis tout droit des
légendes.
Peut-être qu’Erawan ralliait toutes les créatures funestes et malfaisantes de
ce monde sous sa bannière.
Tout en se frottant les mains comme si cela pouvait les imprégner de la
chaleur du feu, Nesryn s’enfonça dans les profondeurs de l’aire.
Une tempête arrivait, voilà ce qu’elle devait annoncer à tous ceux qui
croiseraient son chemin.
Mais elle savait qu’une autre menace pesait déjà sur eux.
La tempête éclata juste après minuit. Les griffes géantes des éclairs
lacéraient le ciel et les roulements de tonnerre faisaient vibrer chaque couloir et
chaque étage de l’aire.
Assise au bord de la fosse, Nesryn regarda l’entrée lointaine de la grotte en
travers de laquelle on avait tendu de grands rideaux. Ils ondulaient et se
gonflaient dans le vent, mais restaient rivés au sol et s’entrouvraient seulement
assez pour laisser entrevoir la nuit criblée par la pluie.
Juste devant eux, trois ruks étaient blottis dans ce qui ressemblait à des nids
de paille et d’étoffe : Kadara, le féroce ruk brun qui appartenait à Houloun, et un
ruk plus petit aux plumes brun rougeâtre – la monture de Borte. « Un vrai
nabot », avait lancé celle-ci au dîner, même si son regard rayonnait de fierté.
Nesryn étira ses jambes endolories en savourant la chaleur du feu et de la
couverture que Sartaq avait posée sur ses genoux. Elle avait passé des heures à
monter et descendre les escaliers de l’aire pour informer tous ceux qu’elle
rencontrait qu’Houloun avait annoncé une tempête.
Certains avaient hoché la tête avec gratitude avant de s’éloigner en hâte,
d’autres lui avaient offert du thé chaud et des beignets qu’ils faisaient cuire dans
leurs foyers. Quelques-uns lui avaient demandé d’où elle venait et pourquoi elle
était ici. Et quand elle avait expliqué qu’elle arrivait d’Adarlan mais que sa
famille était originaire du sud, tous avaient répondu : « Sois la bienvenue chez
toi. »
Monter et descendre des escaliers et des couloirs en pente raide l’avait
épuisée après l’entraînement du matin.
Quand Houloun s’assit sur le banc entre Sartaq et elle, et quand Falkan et
Borte eurent regagné leurs chambres après le dîner, Nesryn somnolait presque.
Un éclair jaillit dans la nuit, nimbant d’argent les murs de la salle. Pendant
un long moment, on n’entendit plus que les grondements du tonnerre, le
hurlement du vent et le tambourinement de la pluie, le crépitement du feu et le
bruissement des ailes des ruks.
— Les nuits de tempête sont le domaine des Gardiens d’Histoires, entonna
Houloun en halha. Nous entendons ces tempêtes approcher à plusieurs centaines
de lieues et sentons la tension dans l’air comme un limier flaire une odeur. Elles
nous enjoignent de nous préparer à leur arrivée, de rassembler les nôtres et
d’écouter attentivement.
Nesryn sentit ses bras se couvrir de chair de poule sous son épais manteau
de laine.
Houloun poursuivit :
— Il y a bien longtemps, avant le khaganat, avant les seigneurs des steppes
et le Torre au bord de la mer, avant qu’un seul mortel règne sur ces terres… une
faille s’est ouverte dans le monde. Dans nos montagnes.
Le visage de Sartaq était indéchiffrable. Nesryn sentit sa gorge se serrer.
Une faille dans le monde… un portail de Wyrd ouvert. Ici même.
— Elle s’est ouverte, puis refermée très vite, le temps d’un éclair, reprit
Houloun.
Comme en écho à ces paroles, une lumière blanche zébra le ciel.
— Mais c’était assez pour laisser entrer les cauchemars. Les kharankuis et
d’autres bêtes de l’ombre.
Ces mots résonnèrent profondément en Nesryn.
Les kharankuis… les araignées stygiennes… et d’autres intrus. Des
créatures qui n’étaient pas de ce monde.
Des Valg.
Nesryn se réjouit d’être assise.
— Les Valg sont donc venus ici ? demanda-t-elle d’une voix qui paraissait
trop forte et trop plate dans le silence rempli par le hurlement de la tempête.
Sartaq lui adressa un regard d’avertissement, mais Houloun acquiesça.
— La plupart des Valg sont repartis, appelés dans le nord quand de
nouvelles hordes ont surgi ici. Mais ces montagnes… Peut-être que les premiers
Valg arrivés ici formaient une avant-garde qui n’avait pas trouvé ce qu’elle
cherchait. Ils se sont donc retirés, mais les kharankuis sont restées dans les cols
des monts Dagul pour servir un roi des ténèbres. Ces araignées ont appris le
langage des mortels quand elles ont dévoré ceux qui avaient été assez stupides
pour s’aventurer dans leur royaume désolé. Les rares qui ont pu s’enfuir ont
affirmé qu’elles restaient dans ces montagnes parce que les lieux leur rappelaient
leur monde maudit. À en croire d’autres, elles formaient une arrière-garde qui
attendait que le portail s’ouvre à nouveau pour regagner leur monde.
» La guerre faisait rage à l’est, dans les anciens royaumes des Fae. Trois
rois des démons contre une reine Fae et ses armées. Des démons qui avaient
franchi un portail entre les mondes pour conquérir le nôtre.
Houloun raconta alors l’histoire que Nesryn connaissait bien. Elle laissa la
mère spirituelle poursuivre son récit tandis que son esprit travaillait activement.
Les araignées stygiennes étaient en réalité des Valg qui avaient pris leur
apparence et qui, ainsi, étaient restés visibles jusqu’à ce jour sans que personne
ne soupçonne rien.
Nesryn revint à l’instant présent et se concentra sur le récit d’Houloun.
— Et après que les Valg avaient été renvoyés dans leur royaume et que le
dernier roi des démons s’était dissimulé au milieu des ténèbres de ce monde, les
Fae sont arrivés dans ces montagnes. Ils ont appris aux rukhins à combattre les
kharankuis et à parler les langues des Fae et des mortels. Ils ont construit des
tours de guet le long de ces montagnes et des phares dans tout le pays afin de
pouvoir donner l’alarme. Ces Fae formaient-ils une avant-garde combattant les
kharankuis ? Ou attendaient-ils comme ces araignées qu’une faille s’ouvre à
nouveau dans ce monde ? Mais avant que quelqu’un n’ait eu le temps de poser la
question, ils avaient abandonné leurs tours de guet et disparu des mémoires.
Houloun fit une pause dans son récit.
— Existe-t-il… existe-t-il un moyen de vaincre les Valg autrement qu’au
combat ? demanda Sartaq. Un pouvoir qui pourrait nous aider à vaincre les
nouvelles hordes assemblées par Erawan ?
Le regard d’Houloun se tourna vers Nesryn.
— Demande-lui, répondit-elle au prince. Elle sait comment faire.
Sartaq eut peine à dissimuler sa stupeur. Il se pencha en avant pour regarder
Nesryn.
— Je ne peux rien vous révéler, souffla cette dernière. À aucun d’entre
vous. Si Morath venait à l’apprendre d’une façon ou d’une autre, notre dernier
espoir s’éteindrait.
Les clefs de Wyrd… Elle ne pouvait prendre le risque d’en parler, même
aux rukhins.
— Alors vous m’avez envoyé ici pour rien, dit froidement Sartaq.
— Non, protesta Nesryn. Il reste beaucoup de choses dont nous ignorons
tout. Le fait que ces araignées étaient des Valg, qu’elles ont combattu dans leurs
rangs et qu’elles ont établi des avant-postes ici et dans les montagnes de Ruhnn
sur le continent du nord… peut-être que dans cette histoire tout est lié. Et peut-
être qu’il reste quelque chose que nous ignorons encore, une faiblesse chez les
Valg que nous pourrions exploiter, par exemple.
Elle scrutait la salle en s’efforçant d’apaiser les violents battements de son
cœur. La peur n’était d’aucun secours pour personne.
Houloun regarda tour à tour Sartaq et Nesryn.
— La plupart des tours de guet bâties par les Fae ont disparu, mais il en
reste quelques-unes à demi en ruines, reprit-elle. La plus proche est à environ
une demi-journée de vol d’ici. Commencez vos recherches là-bas… voyez si
vous y découvrez quelque chose d’utile. Peut-être y trouverez-vous une ou deux
réponses, Nesryn Faliq.
— Personne n’a jamais regardé ces tours de plus près ?
— Les Fae les ont garnies de pièges pour tenir les araignées à distance. Et
ils les y ont laissés quand ils ont abandonné ces tours. Certains ont essayé d’y
entrer, pour piller ou pour explorer… aucun n’en est revenu.
— Est-ce que le risque en vaut la peine ? demanda Sartaq.
C’était la question calmement posée par un capitaine à la mère spirituelle de
son aire.
Houloun serra les dents.
— Je t’ai dit tout ce que je savais, répondit-elle. Et ce ne sont que des bribes
de savoir qui se sont transmises alors que tant d’autres ont été oubliées. Mais si
les kharankuis s’agitent de nouveau… Il faut absolument que quelqu’un se rende
à cette tour de guet. Peut-être que vous y découvrirez quelque chose d’utile.
Peut-être apprendrez-vous comment les Fae ont combattu et tenu en respect ces
créatures de cauchemar.
Elle adressa un long regard scrutateur à Nesryn tandis que le tonnerre faisait
à nouveau vibrer les parois des grottes.
— Et peut-être que, si vous le découvrez, la lueur d’espoir qu’il nous reste
grandira, conclut-elle.
— Ou peut-être que nous nous ferons tuer, rétorqua Sartaq, qui regardait
d’un air renfrogné les ruks à demi endormis dans leurs nids.
— Rien de valable ne s’obtient sans en payer le prix, mon garçon, répliqua
Houloun. Mais ne vous attardez pas dans cette tour après la tombée de la nuit.
CHAPITRE 32
— Nous n’avons pas de traces écrites pour des acquisitions aussi anciennes,
affirma Nousha dans la langue d’Yrene et de Chaol.
Elle les toisait, lèvres pincées, d’un air désapprobateur.
Autour d’eux, la bibliothèque était une ruche bourdonnante d’activité au
rythme des allées et venues des guérisseuses et des aspirantes dont certaines
saluaient Yrene et Nousha dans un murmure. Ce jour-là, un chat de Baast roux
se prélassait devant le vaste foyer sur le bras d’un fauteuil, et ses yeux de béryl
suivaient tous les déplacements.
— Mais peut-être qu’il existe une trace écrite sur la raison de la présence de
ces ouvrages ici ? demanda Yrene avec son sourire le plus aimable.
Nousha posa ses avant-bras bruns sur le bureau.
— Certaines personnes devraient prendre garde à ce qu’elles cherchent à
savoir, si on les pourchasse… ce qui a commencé pour vous dès que vous vous
êtes mise à fouiner.
— C’est une menace ? intervint Chaol en se penchant en avant et en
montrant les dents.
Yrene le fit taire d’un geste en pestant intérieurement contre cet homme
surprotecteur.
— Je sais très bien que c’est dangereux et que ce danger est probablement
lié à ces recherches, reprit-elle. Mais c’est justement pour cela, Nousha, que tout
renseignement sur ces ouvrages, leur provenance et la personne qui les a
acquis…, pourrait s’avérer crucial.
— Pour aider le seigneur à retrouver l’usage de ses jambes, commenta
Nousha sur un ton qui exprimait clairement son scepticisme.
Yrene n’osa pas regarder Chaol.
— Vous pouvez constater par vous-même que nos progrès sont lents,
répondit Chaol avec raideur. Peut-être que les anciens connaissent des
traitements plus rapides.
Le regard de Nousha laissait entendre qu’elle n’y croyait pas une seconde,
mais elle poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
— Comme je l’ai déjà dit, il n’existe aucun document sur des ouvrages
aussi anciens, reprit-elle. Mais, d’après certaines rumeurs, ajouta-t-elle alors que
Chaol allait l’interrompre, il existe au cœur du désert des grottes où vous
trouverez peut-être des réponses à ces questions. La plupart de ces grottes ont
disparu, mais il en existait une dans l’oasis d’Aksara…
Nousha leur adressa un regard entendu, et Yrene se renfrogna.
— Vous devriez peut-être commencer vos recherches là-bas, conclut
Nousha.
C’ÉTAIT PIRE QUE DANS TOUS LES CAUCHEMARS qu’elle avait pu faire.
La kharankui qui venait de descendre du plafond et de s’immobiliser sur le
sol était infiniment pire.
Elle était bien plus grande qu’un cheval. Sa peau noire et grise était
mouchetée de blanc et ses multiples yeux étaient d’insondables puits
d’obsidienne. Malgré son corps massif, elle était mince et agile, plus semblable à
une veuve noire qu’à une tarentule.
— Ces nabots de Fae, eux aussi, ont oublié de lever les yeux quand ils ont
construit cette tour.
Sa voix était exquise en dépit de sa monstruosité. Ses longues pattes avant
cliquetèrent sur la roche millénaire.
— Ils ont oublié pour qui ils avaient posé ces pièges.
Nesryn scruta la cage d’escalier derrière l’araignée et les rayons de soleil, à
la recherche d’une issue, sans succès.
Cette tour de guet était une toile dans laquelle ils étaient pris parce qu’ils
s’étaient bêtement attardés.
Les griffes qui surmontaient les pattes de la kharankui raclèrent la pierre.
Nesryn rengaina son épée.
— Parfait, susurra l’araignée. Je suis ravie que vous ayez compris que cette
camelote fabriquée par des Fae ne vous servira à rien.
Nesryn prit son arc et ajusta une flèche. L’araignée éclata de rire.
— Si les archers Fae n’ont pas pu me vaincre autrefois, tu ne le pourras pas
davantage aujourd’hui, humaine, lança-t-elle.
Immobile à côté de Nesryn, Sartaq releva légèrement son épée.
Il ne lui était pas venu à l’idée qu’elle mourrait là, quand Borte avait tressé
ses cheveux après le petit déjeuner.
Mais alors que l’araignée s’avançait vers elle et que ses crochets
descendaient de ses mâchoires, elle était totalement impuissante.
— Quand j’en aurai fini avec toi, cavalier, lança la bête à Sartaq, je ferai
hurler ton oiseau.
Des gouttes tombèrent de ses crochets. Du venin.
Alors elle passa à l’attaque.
Nesryn décocha une flèche et en ajusta une autre avant même que la
première ait atteint sa cible. Mais le monstre se déplaçait si vite que la flèche qui
devait se planter dans son œil se ficha dans son abdomen. La kharankui se heurta
à la table de torture comme si elle avait fait un écart pour bondir sur eux.
Sartaq allongea un coup brutal à sa patte la plus proche.
La bête poussa un cri perçant et un sang noir jaillit de sa blessure. Nesryn et
Sartaq s’élancèrent vers la porte à l’autre bout de la salle.
La kharankui leur barra le passage en abattant ses pattes avant entre le mur
et la table. Ils étaient si près d’elle qu’ils sentaient la puanteur de la mort suintant
de ses crochets.
— Déchets humains, vociféra-t-elle en lançant des giclées de venin à leurs
pieds.
Le bras de Sartaq s’interposa devant Nesryn pour la repousser, et le prince
bondit devant les mâchoires meurtrières du monstre.
Ce qui arriva ensuite échappa à Nesryn.
Le mouvement fut si vif qu’il en était flou, et elle ne comprit pas pourquoi
la kharankui hurlait.
Une seconde plus tôt, elle allait combattre malgré Sartaq et son stupide élan
de sacrifice pour la protéger. Mais un instant plus tard, l’araignée volait à travers
la salle en se heurtant aux murs.
Ce n’était pas Kadara qui avait surgi, mais une bête imposante pourvue de
griffes et de crocs.
Un loup gris à l’allure féroce et aussi grand qu’un poney.
Sans perdre un instant, Sartaq et Nesryn foncèrent vers l’arche et
s’élancèrent dans l’escalier, sans se soucier du nombre de piques et de flèches
jaillissant des murs, car ils couraient si vite qu’ils battaient les pièges de vitesse.
Volant au-dessus des marches, bondissant par-dessus les trappes ouvertes sous
leurs pieds, ils ne s’arrêtèrent pas en entendant le vacarme et les cris au-dessous
d’eux.
Un gémissement canin s’éleva, et puis le silence retomba.
Nesryn et Sartaq émergèrent de l’escalier et se ruèrent vers les arbres qu’ils
voyaient par la porte ouverte de la tour. Le prince avait posé une main dans le
dos de Nesryn pour la pousser en avant. Ils couraient à demi retournés vers la
tour.
L’araignée bondit hors de la pénombre mais s’arrêta en haut de l’escalier.
Elle se tourna vers les marches supérieures, comme pour tendre une embuscade
au loup quand il se lancerait à sa poursuite.
Alors, exactement comme elle l’avait prévu, le loup surgit de l’escalier et
s’élança vers la porte sans même jeter un regard derrière lui.
L’araignée bondit sur lui. Un éclair d’or illumina soudain le ciel.
Le cri de guerre de Kadara fit trembler les pins, ses griffes lacérèrent
l’abdomen de la kharankui et la précipitèrent à terre.
Le loup détala et le cri d’avertissement de Sartaq à son ruk fut noyé sous les
hurlements de l’oiseau et du monstre. La kharankui tomba sur le dos, comme
Kadara l’avait voulu, exposant son ventre aux serres du ruk et à son bec acéré.
Quelques coups firent gicler du sang noir, tressaillir des membres déliés, et
le silence retomba.
L’arc de Nesryn oscillait dans ses mains tremblantes tandis que Kadara
dépeçait l’araignée qui tressautait encore. Le ruk pivota vers Sartaq, mais c’était
le loup qu’il regardait.
Quand celui-ci s’avança vers eux en boitant, le flanc barré d’une plaie
profonde, et qu’elle vit ses yeux de saphir, Nesryn comprit.
Elle devina ce qu’il était, qui il était, à l’instant où les contours de son
pelage gris scintillèrent et où son corps se remplit d’une lumière ruisselante.
Quand Falkan se dressa devant eux, titubant, une main pressée sur sa
blessure, elle chuchota :
— Vous êtes un métamorphe.
CHAPITRE 35
Elle aurait mieux fait d’écouter Kadara. Borte n’en parla à personne… sauf
à Sartaq. Quand il s’éloigna enfin d’Houloun, ce fut pour se faire passer un
savon par sa sœur spirituelle et recevoir une tape sur l’épaule parce qu’il ne lui
avait pas dit où il allait. Et, pire, parce qu’il ne l’avait pas invitée à
l’accompagner.
Quand il comprit qui avait informé Borte, Sartaq foudroya Nesryn du
regard, mais elle était trop fatiguée pour s’en soucier. Elle se contenta de
regagner sa chambre en louvoyant entre les piliers de la salle. Elle comprit que le
prince la talonnait quand sa sœur spirituelle lui lança :
— La prochaine fois, tu m’emmèneras, abruti !
Juste avant qu’elle ait atteint la porte de sa chambre et le sanctuaire d’un lit
moelleux, il la saisit par le coude.
— J’ai deux mots à vous dire.
Nesryn se dégagea et entra dans la chambre sans répondre, suivie de Sartaq.
Il referma la porte et s’adossa au battant. Et il croisa les bras en même temps que
Nesryn.
— Borte a menacé de poser des questions très précises à tout le monde dans
l’aire si je ne lui racontais rien, se justifia-t-elle.
— Je m’en moque.
Nesryn cilla.
— Alors que… ?
— Qui détient les clefs de Wyrd ?
Cette question résonna entre eux.
La gorge de Nesryn se serra.
— Qu’est-ce qu’une clef de Wyrd ? demanda-t-elle.
Sartaq se détacha de la porte.
— Menteuse, lâcha-t-il. Pendant notre absence, mon Ej s’est souvenue
d’autres histoires qu’elle avait gardées en mémoire. Des histoires à propos d’un
portail de Wyrd que les Valg et leurs rois ont franchi… et que l’on peut ouvrir à
volonté avec trois clefs. Elle s’est rappelé que ces clefs avaient disparu après que
Maeve en personne les avait volées pour renvoyer les Valg dans leur royaume.
Elle m’a expliqué qu’elles étaient cachées quelque part dans le monde.
Nesryn se borna à hausser un sourcil.
— Et donc ?
Il ricana froidement.
— C’est grâce à ces clefs qu’Erawan a levé une armée si rapidement et que
même Aelin du Feu Ardent ne peut l’affronter sans aide. Il doit avoir au moins
l’une de ces clefs. Pas les trois, sinon il serait déjà notre maître. Mais au moins
une, voire deux. Où est donc la troisième ?
Elle n’en avait pas la moindre idée. Et si Aelin et les autres en avaient, ils
ne lui en avaient rien dit. Ils avaient seulement déclaré que leur objectif ultime,
par-delà la guerre et la mort, était de reprendre les clefs qu’Erawan possédait.
Mais révéler à Sartaq ne serait-ce que ces détails…
— Peut-être comprenez-vous maintenant pourquoi nous avons tellement
besoin des armées de votre père, répondit-elle avec une froideur égale à la
sienne.
— Pour les envoyer à l’abattoir.
— Quand Erawan nous aura tous massacrés, il viendra frapper à votre
porte.
Sartaq jura.
— Ce que j’ai vu aujourd’hui, cette chose…, commença-t-il en se frottant le
visage de ses mains tremblantes. Les Valg se servaient autrefois de ces araignées
comme soldats, par légions entières. Houloun a découvert qu’il reste trois autres
tours de guet en ruines… vers le sud. Nous nous rendrons à la première dès que
le métamorphe sera rétabli.
— Nous emmènerons Falkan ?
Sartaq ouvrit la porte avec une telle violence que Nesryn fut surprise qu’il
ne l’ait pas arrachée.
— Il a beau raconter qu’il n’est qu’un métamorphe minable, un homme qui
peut se transformer en un loup de cette taille est une arme trop précieuse pour ne
pas être emportée, répondit Sartaq.
Il lui lança un regard perçant.
— Il voyagera avec moi sur le dos de Kadara.
— Et moi ?
Sartaq lui adressa un sourire sans joie avant de sortir.
— Vous voyagerez avec Borte, dit-il.
CHAPITRE 36
Une garce. La princesse était une garce, et Arghun, l’un des plus beaux
salauds que Chaol ait jamais rencontrés.
Leurs réticences et leurs craintes face aux pouvoirs d’Aelin, à la menace
qu’ils pouvaient représenter, n’étaient néanmoins pas dénuées de fondement.
Mais Chaol lisait clair dans leur jeu. Il savait qu’Hasar refusait tout bonnement
d’abandonner le confort de son palais et les bras de son amante pour aller
combattre. Qu’elle refusait le désordre et la saleté de la guerre.
Quant à Arghun, c’était un homme de pouvoir, et son pouvoir résidait avant
tout dans ce qu’il savait. Chaol était persuadé qu’Arghun s’opposait à lui avant
tout pour le pousser dans ses derniers retranchements, afin qu’il soit prêt à leur
offrir n’importe quoi en échange de leur aide.
Kashin ferait ce que son père lui ordonnerait. Quant au Khagan…
Plusieurs heures plus tard, Chaol serrait toujours les dents, étendu sur son lit
et les yeux fixés au plafond. Yrene l’avait quitté en lui pressant l’épaule et en lui
promettant de le revoir le lendemain.
Il avait été à peine capable de répondre.
Il aurait dû mentir. Il aurait dû jurer qu’il répondait d’Aelin sur sa vie.
Mais Hasar avait deviné que si elle lui demandait de jurer sur la vie
d’Yrene…
Même si leurs trente-six dieux se moquaient bien de lui, il était incapable de
prendre un tel risque.
Il avait vu Aelin commettre des atrocités.
Dans ses cauchemars, il la revoyait éventrer Archer Finn de sang-froid. Il
revoyait ce qu’elle avait laissé du cadavre de Tombeau dans cette ruelle. Il la
revoyait abattre des hommes comme du bétail à Rifthold et à Endovier, et il
savait combien elle pouvait se montrer insensible et impitoyable. Il s’était
disputé avec elle à ce sujet cet été, à propos de la maîtrise qu’elle avait de son
pouvoir, ou plutôt de son absence de maîtrise.
Rowan était quelqu’un de bien et il n’était absolument pas effrayé par Aelin
et sa magie. Mais serait-elle disposée à écouter ses conseils ? Aedion et Aelin
étaient tout aussi susceptibles d’en venir aux mains que de tomber d’accord.
Quant à Lysandra… Chaol ne connaissait pas assez bien la métamorphe pour
être sûr qu’elle saurait modérer Aelin.
Car Aelin avait effectivement changé. Elle devenait peu à peu une reine.
Mais il savait que rien ne l’empêcherait de protéger par tous les moyens
ceux qu’elle aimait. Et son royaume.
Si quelqu’un s’avisait de l’en empêcher, de lui barrer la route… elle
n’aurait plus d’égards pour rien ni pour personne.
Il avait donc été incapable de jurer sur la vie d’Yrene qu’Aelin serait au-
dessus de telles méthodes. Et vu ses relations mouvementées avec Rolfe, elle
avait probablement utilisé sa magie pour le contraindre à s’allier avec elle.
Mais avec l’Eyllwe… Ce peuple lui avait-il opposé une résistance qui
l’avait incitée à s’en prendre à eux de la sorte ? Il ne pouvait concevoir qu’Aelin
puisse envisager de faire du mal à des innocents, sans parler du peuple de l’amie
qu’elle avait tant aimée. Mais elle était consciente de la menace que Perrington –
ou plutôt Erawan – représentait. De ce qu’il leur ferait subir si elle ne ralliait pas
toutes leurs forces pour lutter contre lui, et par tous les moyens nécessaires.
Chaol se frotta le visage. Si Aelin s’était maîtrisée, si elle avait joué le rôle
de la reine en détresse, la mission qu’il devait remplir en aurait été grandement
facilitée.
Peut-être que la réaction d’Aelin leur avait déjà fait perdre cette guerre et
leur dernier espoir d’avoir un avenir.
Mais, au moins, on avait des nouvelles de Dorian… et on savait qu’il était
en sécurité, du moins autant qu’il pouvait l’être avec la cour d’Aelin.
Chaol envoya une prière silencieuse dans la nuit pour remercier les dieux de
cette infime bénédiction.
Un léger coup le fit sursauter. Il ne venait pas de l’entrée de la suite, mais
des portes-fenêtres donnant sur le jardin.
Ses jambes tressaillirent et ses genoux fléchirent légèrement, plus par
réflexe que par un mouvement contrôlé. Yrene et lui s’imposaient maintenant
deux fois par jour des exercices épuisants pour ses jambes. Il retrouvait de plus
en plus de mobilité grâce à eux. Et grâce à la magie qu’Yrene infusait à son
corps tandis qu’il endurait la horde de ses souvenirs dans ces ténèbres. Mais il ne
racontait jamais à Yrene ce qu’il voyait dans ces moments-là, les cauchemars qui
le faisaient hurler.
Cela n’en valait pas la peine. Et rien qu’à l’idée de lui révéler combien il
avait échoué, combien il s’était trompé, il avait la nausée comme dans ses
cauchemars. Mais ce qui se tenait en cet instant dans le jardin voilé de nuit
n’était pas un souvenir.
Chaol scruta l’obscurité, les yeux fixés sur la haute silhouette masculine
campée devant lui, une main levée pour le saluer. Celle de Chaol se glissa vers le
poignard dissimulé sous son oreiller. Mais quand la silhouette s’avança dans la
lumière de la lanterne, il poussa un soupir de soulagement et fit signe à Kashin
d’entrer.
Le prince déverrouilla prestement la porte-fenêtre avec un canif et se glissa
dans la chambre.
— J’ignorais que forcer les serrures était un talent requis pour être prince,
ironisa Chaol en guise de bienvenue.
Kashin restait immobile sur le seuil. La lanterne du jardin éclairait
suffisamment son visage pour que Chaol puisse y discerner un demi-sourire.
— Je crains de l’avoir appris davantage pour me glisser dans les chambres
des dames que pour voler, répliqua-t-il.
— Je croyais qu’à votre cour on avait l’esprit plus ouvert pour ce genre de
choses qu’à la mienne.
Le sourire de Kashin s’épanouit.
— C’est possible, mais les vieux maris caractériels sont les mêmes sur tous
les continents.
Chaol rit en secouant la tête.
— Que puis-je faire pour vous, prince ? s’enquit-il.
Kashin examina la porte de la suite et Chaol l’imita, à l’affût d’une
éventuelle ombre fugitive, mais ils ne repérèrent rien de tel.
— Je suppose que vous n’avez rien découvert à ma cour sur l’assaillant
d’Yrene, dit le prince.
— J’aimerais pouvoir vous dire le contraire.
Mais, depuis le départ de Nesryn, il n’avait pas eu l’occasion de sillonner
Antica à la recherche d’un agent d’Erawan. Pendant ces trois dernières semaines,
tout avait été tranquille, au point qu’une part de lui avait espéré que les Valg
étaient tout simplement repartis. Après cet incident, l’atmosphère au palais et au
Torre avait été beaucoup plus calme, comme si ces ombres s’étaient
effectivement éloignées.
Kashin acquiesça.
— Je sais que Sartaq est parti avec votre capitaine chercher des réponses au
sujet de cette menace, dit-il.
Chaol n’osa ni confirmer ni démentir ces paroles. Il ignorait la position de
Sartaq vis-à-vis de sa famille, s’il était allé là-bas avec ou sans la bénédiction de
son père.
— C’est peut-être la raison pour laquelle mon frère et ma sœur se sont
ligués contre vous ce soir, reprit Kashin. Si même Sartaq prend cette menace au
sérieux, ils savent qu’ils n’ont que peu de temps pour convaincre notre père de
ne pas se joindre à cette cause.
— Mais si ce danger est bien réel, s’il risque de s’étendre à tout ce pays,
pourquoi ne pas combattre ? Pourquoi ne pas l’arrêter avant qu’il atteigne ces
rivages ?
— Parce que c’est de guerre qu’il est question, répondit Kashin.
Le ton qu’il employa et son maintien donnèrent à Chaol l’impression d’être
redevenu un jeune soldat.
— Et, même si l’intervention de mon frère et de ma sœur à ce dîner a été
déplaisante, je pense qu’ils ont conscience des sacrifices que leur ralliement à
votre cause implique. Jusqu’à ce jour, aucun Khagan n’a jamais envoyé toutes
ses armées à l’étranger. Certaines légions, oui, comme les rukhins, la flotte ou
ma cavalerie… Mais jamais toutes les armées, jamais comme vous le demandez.
Le coût en vies et en argent serait considérable. Ne commettez pas l’erreur de
croire que mon frère et ma sœur l’ignorent.
— Et leur crainte d’Aelin ?
Kashin s’esclaffa.
— Je ne peux rien vous dire à ce sujet, répondit-il. Peut-être est-elle fondée,
ou peut-être pas.
— Et c’est pour me dire ça que vous vous êtes glissé dans ma chambre ?
Il savait qu’il aurait dû parler plus respectueusement, mais…
— Je suis venu vous donner un renseignement qu’Arghun a délibérément
omis.
Chaol attendit en regrettant d’être assis sur un lit et à demi nu.
— Nous avons reçu un rapport de notre vizir du commerce extérieur au
sujet d’une commande massive et très lucrative concernant une arme
relativement nouvelle.
Chaol en eut le souffle coupé. Si Morath avait trouvé un moyen de…
— On l’appelle « lance de feu », poursuivit Kashin. Ce sont nos meilleurs
ingénieurs qui l’ont mise au point en combinant diverses armes de notre
continent.
Dieux tout-puissants, si Morath l’avait dans son arsenal…
— Le capitaine Rolfe en a commandé pour sa flotte, il y a plusieurs mois.
Rolfe…
— Et quand la nouvelle nous est parvenue que la baie des Crânes était
tombée entre les mains d’Aelin Galathynius, elle était accompagnée d’une
nouvelle commande pour un nombre encore supérieur de lances de feu qui
devaient être acheminées vers le nord.
Chaol soupesa cette information.
— Pourquoi Arghun n’a-t-il pas voulu en parler au dîner ? demanda-t-il.
— Parce que les lances de feu sont extrêmement coûteuses.
— Ce sera certainement tout bénéfice pour votre économie.
— Pour notre économie, oui, mais pas pour les efforts d’Arghun pour éviter
cette guerre.
Chaol se tut un instant.
— Et vous, prince ? Souhaitez-vous prendre part à cette guerre ? reprit-il.
Kashin ne répondit pas aussitôt. Il scruta la chambre, le plafond, le lit et
finalement Chaol.
— Ce sera la plus grande guerre de notre temps, dit-il à mi-voix. Après
notre mort, et quand même les petits-enfants de nos petits-enfants seront morts,
on en parlera encore. On chuchotera des récits de cette guerre autour des feux de
camp et on la contera en chansons dans les grandes salles des aires. On racontera
qui a survécu et qui est mort, qui a combattu et qui s’est dérobé, déclara-t-il, et il
déglutit. Les crins de mon sulde volent vers le nord jour et nuit. Peut-être que
mon destin s’accomplira dans les plaines de Fenharrow ou devant les remparts
blancs d’Orynth. Quoi qu’il en soit, c’est bien pour le nord que je partirai… si
mon père me l’ordonne.
Chaol médita ces paroles en regardant les coffres placés contre le mur à
côté de la salle de bains.
Le prince avait déjà tourné les talons pour repartir quand il lui demanda :
— Quand aura lieu la prochaine entrevue de votre père avec son vizir du
commerce extérieur ?
CHAPITRE 37
Quelques jours plus tard, quand Falkan fut enfin guéri, ils partirent explorer
les trois autres tours de guet découvertes par Houloun.
Ils ne trouvèrent rien dans les deux premières, si éloignées qu’ils durent
faire deux voyages. Houloun leur avait interdit de camper là-bas et, plutôt que
d’encourir sa colère, ils étaient rentrés chaque soir à l’aire où ils étaient restés
quelques jours pour laisser Kadara et Arcas, le doux ruk de Borte, se reposer des
fatigues du voyage.
Sartaq se montrait à peine plus chaleureux avec le métamorphe. Il observait
Falkan aussi attentivement que Kadara le faisait, mais il faisait au moins des
efforts pour parler avec lui.
Borte, en revanche, le bombardait de questions tandis qu’ils fouillaient des
tours qui n’étaient guère plus que des décombres.
« Qu’est-ce que ça fait d’être un canard, de battre des pattes sous l’eau mais
de glisser sur la surface ?
Quand vous mangez sous une forme animale, est-ce que votre estomac
humain peut contenir toute la viande ?
Ou est-ce que vous devez finir de digérer avant de reprendre votre forme
humaine ?
Est-ce que vous faites vos besoins comme un animal ? »
Cette dernière eut au moins le mérite d’arracher un éclat de rire à Sartaq
tandis que Falkan rougissait sans répondre.
Mais explorer ces deux tours ne leur avait livré aucun indice sur les raisons
pour lesquelles on les avait construites, sur les adversaires que leurs anciens
gardiens avaient combattus et la manière dont ils les avaient vaincus.
Et, alors qu’ils n’avaient pas encore fouillé la dernière tour, Nesryn avait
fait le décompte des jours qui leur restaient et découvert que les trois semaines
au terme desquelles elle avait promis à Chaol de rentrer étaient écoulées.
Sartaq le savait aussi. Il l’avait rejointe tandis que, installée dans le nid d’un
ruk, elle observait les bêtes qui se reposaient, qui lissaient leurs plumes ou qui
s’envolaient. Elle venait souvent là au cours des après-midis plus paisibles,
uniquement pour admirer les oiseaux, s’émerveiller devant l’acuité de leur
intelligence et observer les liens qui les unissaient.
Elle était adossée au mur près de la porte quand il entra. Ils observèrent un
couple qui se caressait du bec pendant plusieurs minutes et, au bout d’un
moment, l’un des ruks se percha au bord de la gigantesque entrée de la grotte,
puis plongea dans le vide.
— Regardez celui-là, dit le prince en désignant un mâle brun-roux assis
près du mur du fond.
C’était un oiseau que Nesryn avait souvent vu, un solitaire qui ne recevait
jamais de visite humaine.
— Son cavalier est mort il y a quelques mois, poursuivit Sartaq. Il s’est
effondré au cours d’un repas, la main crispée sur sa poitrine. Il était vieux,
contrairement à son ruk…, dit-il en adressant un sourire triste à l’animal. Ce ruk
est jeune… il n’a pas encore quatre ans.
— Qu’arrive-t-il à ceux dont les cavaliers meurent ?
— Nous leur rendons leur liberté. Certains s’envolent. D’autres restent,
répondit Sartaq en croisant les bras. Celui-là est resté.
— Est-ce qu’ils peuvent avoir de nouveaux cavaliers ?
— Oui, s’ils le veulent. Ce sont les ruks qui choisissent leurs cavaliers.
Nesryn devina l’invitation implicite dans sa voix et la lut dans ses yeux.
Sa gorge se serra.
— Nos trois semaines sont écoulées, dit-elle.
— En effet.
Elle regarda le prince bien en face.
— Il nous faut plus de temps, reprit-elle.
— Qu’avez-vous décidé, alors ?
C’était une simple question.
Mais il avait fallu plusieurs heures à Nesryn pour rédiger sa lettre à Chaol
avant de la remettre au messager le plus rapide de Sartaq.
— J’ai demandé trois semaines supplémentaires, répondit-elle.
Il inclina la tête sur le côté et l’observa avec l’attention sans faille qui le
caractérisait.
— Beaucoup de choses peuvent arriver en trois semaines, observa-t-il.
Nesryn se força à se redresser et à garder la tête haute.
— Mais passé ce délai, je devrai rentrer à Antica, déclara-t-elle.
Sartaq acquiesça, mais ses yeux perdirent de leur éclat et elle y lut de la
déception.
— Alors je suppose que ce ruk devra attendre l’arrivée d’un autre cavalier,
dit-il.
C’était la veille. Après cette conversation, elle s’était sentie incapable de
regarder le prince trop longtemps.
Et, pendant le vol de ce matin, elle avait lancé un ou deux coups d’œil à
Kadara, qui transportait Sartaq et Falkan.
Le ruk décrivit un grand virage, car il avait repéré la tour loin en contrebas,
dans l’une des rares plaines au milieu des collines et des montagnes de Tavan.
En cette fin d’été, elle était couverte d’herbe émeraude et sillonnée de ruisseaux
saphir. La tour en ruines était à peine plus qu’un tas de pierres.
Borte siffla entre ses dents, tira sur les rênes d’Arcas, et le ruk vira à gauche
avant de se stabiliser. Borte était une cavalière accomplie, plus audacieuse que
Sartaq, en grande partie grâce à la petite taille de son ruk et à son agilité. Elle
avait remporté la victoire aux trois dernières compétitions annuelles entre tous
les clans, qui devaient rivaliser d’adresse, de vitesse et d’agilité mentale.
— C’est vous qui avez choisi Arcas, ou l’inverse ? lui demanda Nesryn en
haussant la voix par-dessus le vent.
Borte se pencha en avant pour tapoter le cou du ruk.
— Les deux, répondit-elle. Dès que j’ai vu sa tête duveteuse se dresser hors
du nid, le mal était fait. Tout le monde me répétait que je devais choisir un ruk
plus vigoureux, et même ma mère m’en a voulu, dit-elle avec un sourire triste.
Mais je savais qu’Arcas était à moi. Je l’ai su dès que je l’ai vue.
Nesryn se tut pendant qu’ils approchaient de la plaine et des ruines de la
tour. Le soleil faisait danser des reflets sur les ailes de Kadara.
— Vous devriez emmener ce ruk solitaire, celui du nid, faire un tour de
temps en temps, histoire de l’essayer, reprit Borte en faisant descendre peu à peu
Arcas pour un atterrissage en douceur.
— Je pars bientôt. Ce ne serait juste ni pour lui ni pour moi.
— Je sais. Mais vous devriez peut-être essayer quand même.
Les rukhins sont des archers habiles. Mon propre savoir-faire les intrigue.
J’aimerais continuer à les instruire et à apprendre. Ici, on peut voler librement.
Je te reverrai dans trois semaines.
IL LEUR FALLUT PLUS D’UNE SEMAINE pour mettre au point leur projet.
Plus d’une semaine en tête à tête avec Sartaq et Houloun pour déterrer
d’anciennes cartes des monts Dagul.
La plupart étaient approximatives et inutiles. Elles retraçaient ce que des
rukhins avaient vu du ciel sans oser l’examiner de trop près. Le territoire des
kharankuis était restreint à l’origine, mais il s’était étendu au cours de ces
dernières années.
Et c’était au cœur ténébreux de ce territoire qu’ils s’aventureraient.
Le plus difficile fut de convaincre Borte de rester à l’aire.
Mais Nesryn et Sartaq avaient chargé Houloun de cette tâche, et un mot
bref et bien senti de la mère spirituelle mit fin aux protestations de la jeune
femme. Ses yeux flamboyaient d’indignation, mais elle s’inclina devant la
volonté de sa grand-mère. En tant qu’héritière de l’aire, lui avait lancé Houloun
sur un ton sans réplique, son premier devoir était de veiller sur leur peuple. La
lignée s’achevait avec elle. Dans son cas, se risquer dans le labyrinthe obscur des
Dagul reviendrait à cracher sur le lieu où le sulde de sa mère se dressait au flanc
d’Arundin.
Borte avait objecté que si elle devait rester à l’aire en tant qu’héritière
d’Houloun, Sartaq, en tant que successeur potentiel du Khagan, devait en faire
autant.
Sartaq avait répliqué que si la position de successeur au trône impliquait de
se tourner les pouces pendant que d’autres combattaient à sa place, ses frères et
ses sœurs pouvaient garder cette maudite couronne. Sur ces mots, il était sorti de
la salle et s’était éloigné dans les couloirs d’Altun.
Ils seraient donc seulement trois à partir : Nesryn et Sartaq sur le dos de
Kadara, et Falkan métamorphosé en mulot dans la poche de Nesryn.
Ils avaient eu une dernière discussion la veille au soir à propos de l’utilité
d’emmener une légion. Borte avait insisté pour le faire, mais Sartaq s’y était
opposé. Ils ignoraient combien de kharankuis nichaient sur les sommets arides
des montagnes et dans les vallées boisées qui s’étendaient entre elles. Ils ne
pouvaient se permettre de gaspiller les vies de nombreux guerriers, et ils
n’avaient pas de temps à perdre en reconnaissances approfondies des lieux. Trois
personnes pouvaient aisément s’aventurer dans ce territoire sans se faire
remarquer, mais une armée de ruks serait repérée bien avant son arrivée.
La discussion devant le feu avait été houleuse, mais Houloun avait tranché :
ils seraient seulement trois à partir. Et s’ils n’étaient pas rentrés d’ici à quatre
jours, une armée les rejoindrait. Quatre jours, dont une demi-journée de vol, une
journée de reconnaissance, une journée d’exploration et le trajet de retour avec
les rukillons enlevés. Peut-être même que, avec un peu de chance, ils auraient
découvert ce qui avait tant effrayé les Fae chez ces araignées et comment ils les
avaient combattues.
Ils volaient maintenant depuis plusieurs heures et le haut rempart des
montagnes grises se rapprochait à chaque battement d’ailes de Kadara. Bientôt,
ils survoleraient la première crête pour entrer dans le territoire des araignées. Le
petit déjeuner de Nesryn pesait un peu plus dans son estomac à chaque lieue qui
les rapprochait de leur but et sa bouche était sèche comme du parchemin.
Derrière elle, Sartaq, dont le corps formait un rempart protecteur dans son
dos, était resté silencieux pendant la majeure partie du trajet. Falkan somnolait
dans la poche intérieure de sa veste. Son museau hérissé de moustaches n’en
émergeait que de temps en temps pour humer l’air avant de replonger à
l’intérieur. Il économisait ses forces tant qu’il le pouvait.
Il dormait toujours quand Nesryn s’adressa à Sartaq :
— Pensiez-vous vraiment ce que vous avez dit hier soir ? Que vous
refuseriez la couronne si elle vous empêchait de combattre ?
— Mon père a fait la guerre, comme tous les Khagans. C’est pour cette
raison qu’il possède L’Ébène et L’Ivoire. Mais si je devais cesser de combattre
pour perpétuer la lignée… je préférerais renoncer plutôt à la couronne. Je ne
veux pas d’une vie confinée à la cour.
— Et pourtant, vous êtes l’un des favoris pour succéder au Khagan.
— Si on en croit la rumeur, oui, même si mon père n’a jamais rien dit ou
laissé entendre de tel. Pour ce que j’en sais, il pourrait tout aussi bien désigner
Duva. Les dieux savent qu’elle ferait certainement un souverain clément. Et elle
est la seule d’entre nous à avoir assuré sa descendance.
Nesryn se mordillait la lèvre.
— Comment… comment se fait-il que vous ne soyez pas marié ?
C’était une question qu’elle n’avait jamais osé poser jusqu’à cet instant,
sauf à elle-même au cours des semaines précédentes.
Sartaq resserra sa prise sur les rênes avant de répondre :
— J’ai été trop occupé. Et les femmes qu’on m’a présentées comme
fiancées possibles… ne me convenaient pas.
— Pourquoi ? demanda Nesryn, consciente qu’elle n’avait aucun droit de se
montrer trop curieuse.
— Parce que quand je leur montrais Kadara, elles tremblaient de peur,
faisaient semblant de s’intéresser à elle, ou se bornaient à me demander combien
de temps je passerais loin du palais.
— Parce qu’elles espéraient que vous seriez souvent absent ou parce que
vous leur manqueriez ?
Sartaq rit.
— J’aurais été incapable de le dire, mais cette question, à elle seule, me
donnait tellement l’impression d’être tenu en laisse que je comprenais vite que
ces femmes n’étaient pas pour moi.
— Si je comprends bien, votre père vous permet d’épouser qui vous
voulez ?
Nesryn était consciente de s’aventurer sur un terrain inconnu et dangereux.
Elle s’attendait à ce qu’il la taquine en réponse, mais il resta silencieux.
— Oui. Même Duva était tout à fait favorable à son mariage arrangé. Elle
avait déclaré qu’elle n’avait aucune envie de faire le tri dans une fosse à serpents
pour dénicher un homme valable en priant pour qu’il ne lui ait pas menti sur sa
valeur. Je me demande si elle n’avait pas raison. Toujours est-il qu’elle a eu de
la chance : son mari est peut-être taiseux, mais il l’adore. J’ai vu son expression
juste à l’instant de leur rencontre, et celle de Duva aussi. Une expression de
soulagement et… quelque chose de plus.
Mais que deviendraient-ils, leur enfant et eux, si un autre héritier accédait
au trône ?
— Pourquoi ne pas mettre un terme à cette compétition entre héritiers ?
demanda Nesryn.
Sartaq se tut de nouveau pendant une longue minute.
— Peut-être qu’un jour, celui ou celle qui montera sur le trône y mettra un
terme, répondit-il. Peut-être qu’il ou elle ressentira plus d’amour pour ses frères
et ses sœurs que de respect pour la tradition. J’aime à croire que nous ne sommes
plus ce que nous étions plusieurs siècles auparavant, quand l’empire était encore
neuf. Mais peut-être qu’en réalité ce sont les années de paix relative que nous
avons connues ces derniers temps qui sont dangereuses.
Il haussa les épaules et elle sentit ce mouvement dans son dos.
— Peut-être que la guerre réglera la question de la succession pour nous,
conclut-il.
Ce fut peut-être parce qu’ils volaient si haut et parce que ce territoire obscur
se rapprochait d’eux que Nesryn risqua une nouvelle question :
— Donc rien ne vous retiendrait de partir à la guerre si c’était nécessaire ?
— À vous entendre, on dirait que vous reconsidérez votre objectif de nous
entraîner vers le nord avec vous.
Nesryn se raidit.
— Je dois reconnaître que c’était plus facile de vous demander votre aide
avant ces dernières semaines. Quand les rukhins n’étaient encore qu’une légion
sans visage et sans nom. Quand je ne connaissais ni leurs prénoms ni leurs
familles. Quand je n’avais pas encore rencontré Houloun et Borte. Ou quand
j’ignorais encore que Borte était fiancée.
Sur ces derniers mots, Sartaq éclata d’un rire léger. Borte avait
catégoriquement refusé de répondre aux questions de Nesryn à propos de Yeran
et déclaré que cela ne valait même pas la peine d’en parler.
— Je suis sûre que Borte serait heureuse de faire la guerre, ne serait-ce que
pour rivaliser avec Yeran et se couvrir de gloire sur le champ de bataille, dit-il.
— Un vrai mariage d’amour, à ce que je vois.
Sartaq sourit tout près de son oreille.
— Vous n’avez pas idée, fit-il avec un soupir. Cette rivalité entre eux
remonte à trois ans. Tout a commencé juste après la mort de la mère de Borte.
Il fit une pause assez lourde de sens pour que Nesryn risque une nouvelle
question.
— Vous connaissiez bien sa mère ?
Il se tut un instant avant de répondre.
— Je vous avais dit qu’on m’avait envoyé dans d’autres royaumes pour y
régler des conflits ou faire taire des murmures de mécontentement. La dernière
fois que mon père m’a expédié en mission là-bas, j’ai emmené quelques rukhins.
La mère de Borte était du nombre.
Le silence retomba entre eux. Lentement, avec précaution, Nesryn posa la
main sur l’avant-bras de Sartaq passé autour de sa taille. Ses muscles puissants
ondulèrent sous le cuir, puis s’immobilisèrent.
— C’est une histoire longue et éprouvante, reprit Sartaq. Des violences ont
éclaté entre nos rukhins et un groupe de cavaliers qui voulaient abattre notre
empire. L’un des hommes de ce groupe a lâchement frappé la mère de Borte
dans le dos d’une flèche empoisonnée qui a transpercé sa gorge. Alors que nous
allions laisser la vie sauve à ces cavaliers s’ils se rendaient…, poursuivit Sartaq
par-dessus le vent mugissant autour d’eux. Après cette traîtrise, je n’ai pas laissé
un seul d’entre eux s’en tirer.
La froideur avec laquelle il avait prononcé ces paroles en disait assez sur le
sort de ces hommes.
— J’ai ramené moi-même son corps. J’entends encore les hurlements de
Borte quand j’ai atterri à Altun. Je la revois agenouillée seule sur le versant
d’Arundin après l’enterrement et agrippée au sulde de sa mère planté en terre.
Nesryn serra son bras plus fort. Sartaq posa sa main gantée sur la sienne et
la pressa doucement en poussant un long soupir.
— Six mois plus tard, reprit-il, Borte a participé à la Réunion, les trois
journées annuelles de tournois et de courses entre tous les clans. Elle avait dix-
sept ans, Yeran en avait vingt, et ils se sont retrouvés au coude à coude pour la
course finale. Alors qu’ils approchaient de l’arrivée, Yeran s’est livré à une
manœuvre qu’on aurait pu qualifier de tricherie, mais Borte l’a vu venir de loin
et elle l’a quand même battu. Et ensuite, elle l’a littéralement battu quand ils ont
mis pied à terre. Au moment où il est descendu de son ruk, elle l’a plaqué au sol
et elle a martelé son visage de coups de poing parce que sa manœuvre avait failli
coûter la vie à Arcas, dit Sartaq dans un éclat de rire. J’ignore ce qui est arrivé au
juste pendant la suite des festivités mais, à un certain moment, j’ai vu Yeran
essayer de parler à Borte, qui lui a ri au nez avant de le planter là. Il en est resté
furieux jusqu’à leur départ le lendemain matin et, à ma connaissance, ils ne se
sont pas revus pendant un an, jusqu’à la Réunion suivante.
— À la fin de laquelle Borte a encore remporté la victoire, supputa Nesryn.
— Oui, mais de justesse. Cette fois, c’est elle qui s’est livrée à la même
manœuvre douteuse, en se blessant dans la foulée mais, techniquement, elle a
encore gagné. Je crois que Yeran a eu si peur qu’elle se soit fait mal ou même
qu’elle en meure qu’il n’a pas protesté. Borte ne m’a jamais raconté en détail la
fin de ces festivités, mais cette histoire l’a secouée, et elle a mis quelques jours à
s’en remettre. Nous avons supposé que c’était à cause de sa blessure, même si ce
genre de choses ne lui avait jamais fait ni chaud ni froid jusqu’à ce jour.
— Et cette année ?
— Cette année, une semaine avant la Réunion, Yeran est venu à Altun,
mais ce n’était pas pour s’entretenir avec Houloun ou moi. Il est allé tout droit
retrouver Borte. Personne ne sait ce qui est arrivé, mais il est resté moins d’une
demi-heure. Une semaine plus tard, Borte a encore gagné la course. Et quand
elle a été déclarée victorieuse, le père de Yeran a pris la parole pour annoncer
officiellement ses fiançailles avec son fils.
— Ce qui vous a surpris ?
— Oui, d’autant plus que Borte et Yeran ont toujours été comme chien et
chat. Mais Borte aussi a été surprise. Elle l’a bien caché, mais je l’ai vue se
disputer avec Yeran un peu plus tard. Elle refuse toujours de dire si elle était
informée de ces fiançailles ou non, et si elle avait voulu qu’on les annonce
autrement. Elle ne s’y est pas opposée, mais elle ne s’en est pas réjouie non plus.
On n’a toujours pas fixé la date du mariage, mais il est certain que cette union
ferait beaucoup pour apaiser nos relations avec le clan Berlad.
— J’espère qu’ils pourront régler cette affaire, commenta Nesryn avec un
léger sourire.
— Ou peut-être que, là encore, cette guerre s’en chargera pour eux.
Kadara se rapprocha du rempart des montagnes et la lumière devint plus
pâle et plus froide tandis que des nuages passaient devant le soleil. Après avoir
laissé les imposants premiers sommets derrière eux, ils s’élevèrent dans le ciel,
portés par un courant ascendant. Toute la chaîne de Dagul s’étendait maintenant
devant eux.
— Par tous les dieux, chuchota Nesryn.
Des sommets de pierre gris sombre et nus. Des pins élancés dans les vallées
très loin en contrebas. Ni lacs ni rivières, mais seulement, ici et là, un maigre
ruisseau.
Un paysage à peine visible à travers le linceul de toiles d’araignées tendu
au-dessus de lui.
Certaines d’entre elles, blanches et épaisses, étouffaient les arbres. D’autres
étaient tendues tels des filets étincelants entre les pics, comme pour emprisonner
le vent.
Nulle vie, nul bourdonnement d’insecte ou cri de bête. Nul bruissement de
feuilles, nul battement d’ailes.
Falkan sortit la tête de sa poche pendant qu’ils examinaient la terre morte
au-dessous d’eux, puis émit un couinement. Nesryn faillit en faire autant.
— Houloun n’exagérait pas, murmura Sartaq. Elles sont devenues
puissantes.
— Mais où pourrons-nous atterrir ? demanda Nesryn. Ici, nous ne serons en
sécurité nulle part ou presque. Et elles ont pu emporter les œufs et les rukillons
n’importe où.
Elle scruta les sommets et les vallées, à l’affût du moindre mouvement, du
moindre frémissement de corps noirs et sveltes d’araignées en fuite, sans rien
repérer.
— Nous allons faire un tour pour nous familiariser avec les lieux, annonça
Sartaq. Et tâcher d’en savoir un peu plus sur les habitudes alimentaires des
kharankuis.
Nesryn implora tous les dieux en pensée.
— Faites voler Kadara très haut, recommanda-t-elle. Et sans avoir l’air de
rien. Si nous leur donnons l’impression d’être en chasse, elles arriveront en
masse.
Sartaq émit un sifflement aigu à l’intention de son ruk, qui monta dans le
ciel plus haut et plus vite que d’habitude, comme soulagée de s’éloigner du
territoire enveloppé dans son linceul.
— Restez à couvert, l’ami, recommanda Nesryn à Falkan, et ses mains
tremblaient quand elle tapota la poche de sa veste. Si jamais ces créatures nous
observent d’en bas, il vaut mieux vous cacher jusqu’à ce que nous puissions les
surprendre.
Falkan frappa dans ses minuscules pattes pour montrer qu’il avait compris,
puis disparut au fond de la poche.
Ils décrivirent des cercles lents au-dessus des montagnes pendant un bon
moment. Kadara descendait parfois en piqué comme si elle chassait un aigle ou
un faucon. Ou son déjeuner.
— Ce groupe de sommets, dit Sartaq en désignant le plus haut de la chaîne.
Comme une paire de cornes, deux pics jumeaux se dressaient vers le ciel, si
rapprochés qu’ils n’avaient peut-être formé autrefois qu’une seule montagne –
entre ces deux sommets déchiquetés, un défilé de schiste sinuait au milieu d’un
labyrinthe de pierre.
— Kadara ne les quitte pas des yeux, constata Sartaq sur le ton de
l’avertissement. Décris des cercles autour d’eux, mais garde tes distances
ordonna-t-il au ruk.
Kadara obéit avant même que Sartaq ait eu le temps de lui donner l’ordre.
— Quelque chose a bougé dans le défilé, chuchota soudain Nesryn, les
yeux plissés.
Le ruk se rapprocha et vola plus près des sommets que la prudence le
recommandait.
— Kadara, lança Sartaq sur le ton de l’avertissement.
Mais le ruk fonçait vers le défilé en battant vigoureusement des ailes.
Les contours de ce qu’il y avait vu se précisèrent.
La créature qui courait sur le schiste en rebondissant comme un bouchon et
en agitant des ailes duveteuses…
C’était un rukillon.
Sartaq lâcha un juron.
— Plus vite, Kadara. Plus vite !
Mais le ruk n’avait nul besoin de ses encouragements.
L’oisillon piaillait et agitait frénétiquement ses ailes pourtant trop petites
pour qu’il puisse s’envoler. Il avait jailli du couvert des arbres qui bordaient le
défilé, et se dirigeait vers le centre du labyrinthe de pierre.
Nesryn décrocha son arc de son dos et y ajusta une flèche. Derrière elle,
Sartaq en fit autant.
— Surtout, pas un bruit, Kadara, recommanda Sartaq alors que le ruk
ouvrait le bec. Sinon tu vas les alerter.
Mais le petit ruk poussait des cris aigus : même de loin, sa terreur était
palpable.
Kadara se laissa porter par le vent et fila comme l’éclair.
— Tiens bon, souffla Nesryn à l’oisillon en visant les bois et les monstres
lancés ses trousses.
Le rukillon gagna la partie la plus large de la fin du défilé et recula à la vue
du mur de pierre dressé devant lui. Comme s’il savait que de nouvelles horreurs
l’attendaient plus loin.
Il était pris au piège.
— Entre dans le défilé, traverse-le et continue, ordonna Sartaq à Kadara,
qui vira si brusquement à droite que Nesryn dut contracter tous les muscles de
son abdomen pour se maintenir en selle.
Kadara se stabilisa, puis descendit en flèche vers l’oisillon qui allait et
venait. Quand il vit le ruk approcher, il cria en direction du ciel.
— Doucement, ordonna Sartaq. Doucement, Kadara…
Nesryn visait toujours le labyrinthe de pierre au-devant d’elle. Sartaq se
retourna pour couvrir la forêt derrière eux. Leur ruk se rapprocha du défilé de
pierre et de l’oisillon duveteux, qui s’était pétrifié en attendant que les serres
déployées de Kadara le saisissent et le soulèvent.
Dix mètres. Cinq mètres…
Nesryn tendait la corde de l’arc de toutes ses forces.
Une rafale de vent les fouetta et les fit tanguer. Le monde bascula, et la
lumière scintilla.
Alors que Kadara se stabilisait et que ses serres s’ouvraient toutes grandes
pour saisir le rukillon, Nesryn comprit ce qui avait scintillé… et ce que le
changement d’angle révélait au-devant d’eux.
— Attention !
L’avertissement avait jailli de sa gorge, mais trop tard.
Les serres de Kadara se refermèrent sur le petit ruk, le soulevèrent, elle
remonta en direction des deux sommets…
Et fonça droit dans la toile géante tendue entre eux.
CHAPITRE 42
CHAOL FUT DISPENSÉ DE SON HARNAIS et on lui amena une jument noire,
Farasha, au nom on ne peut plus mal choisi. Il signifiait « papillon », comme le
lui avait appris Yrene alors qu’ils se retrouvaient trois jours plus tard dans la
cour du palais.
Farasha n’avait pourtant rien d’un papillon. Elle se rebellait contre le mors,
piaffait et rejetait la tête en arrière, prenant un plaisir évident à exaspérer Chaol
bien avant que le petit groupe partant pour l’oasis ce matin se soit rassemblé.
Des serviteurs s’y étaient rendus dès la veille pour préparer le camp.
Chaol avait pressenti que la famille royale lui prêterait sa monture la plus
difficile – peut-être pas un étalon, mais un cheval presque aussi fougueux. Il était
sûr que Farasha était née enragée.
Et qu’il soit damné s’il laissait ces princes et ces princesses le forcer à
demander un autre cheval. Une monture qui mettrait son dos et ses jambes à
moindre rude épreuve.
Yrene regardait Farasha et Chaol en fronçant les sourcils, et flattait de la
main la crinière noire de sa jument baie.
Les deux chevaux étaient splendides, même s’ils ne pouvaient rivaliser avec
le magnifique étalon d’Asterion que Dorian avait offert à Chaol pour son
anniversaire, l’hiver précédent.
Une autre fête d’anniversaire, dans un autre temps… une autre vie.
Il se demanda ce qu’était devenu ce beau cheval auquel il n’avait jamais
donné de nom, comme s’il avait su au fond de lui-même combien ces quelques
semaines de bonheur seraient fugitives. Il se demanda s’il se trouvait toujours
dans les écuries royales. Ou si les sorcières l’avaient emmené… ou jeté en pâture
à leurs horribles wyverns.
Cela expliquait peut-être pourquoi la simple présence de Chaol hérissait
Farasha. Peut-être qu’elle sentait instinctivement qu’il avait oublié ce vaillant
étalon dans le nord et qu’elle voulait l’en punir.
Ces chevaux étaient des rejetons d’Asterion, lui avait lancé Hasar alors
qu’elle passait sur son étalon blanc, puis décrivait deux cercles autour de lui. La
tête effilée aux contours délicats et la queue haut placée étaient caractéristiques
de leur ascendance Fae. Cette race de chevaux, les muniqis, était adaptée au
climat désertique du sud, aux dunes qu’ils devraient traverser ce jour-là et aux
steppes natales du Khagan. La princesse avait même désigné un léger renflement
entre les yeux de la jument, le jibbah, la marque de leur sinus plus large grâce
auxquels les muniqis s’épanouissaient dans l’aridité impitoyable du désert.
Ils se distinguaient également par leur rapidité. Ils étaient presque aussi
véloces que les chevaux d’Asterion.
Yrene avait écouté la petite leçon de la princesse sur les muniqis avec un
visage soigneusement neutre, en profitant de cette halte pour rajuster la courroie
arrimant la canne de Chaol à l’arrière de sa selle, puis ses propres vêtements.
Contrairement à ce dernier, qui portait sa veste bleu foncé et son pantalon
marron habituel, elle avait une tenue plus étudiée.
Elle était vêtue de légères étoffes blanc et or qui la protégeaient mieux du
soleil. Sa longue tunique flottait jusqu’à ses genoux, sur un large pantalon
diaphane fourré dans ses bottes marron. Une ceinture entourait sa taille mince, et
une bandoulière d’or et d’argent scintillants passait entre ses seins. Elle avait à
demi relevé ses cheveux comme à son habitude mais, ce jour-là, ils étaient
tressés de fils d’or.
Elle était belle et adorable comme un lever de soleil.
Ils étaient peut-être une trentaine d’invités en tout, mais Yrene ne
connaissait vraiment aucun d’eux, car Hasar n’avait pas invité une seule
guérisseuse du Torre. Des chiens arpentaient la cour d’un pas rapide et
louvoyaient entre les sabots des chevaux de la dizaine de gardes. Ces chevaux-là
n’étaient pas des muniqis, mais ils étaient vraiment assez bons pour des gardes –
à Rifthold, les montures des hommes de Chaol n’auraient pu rivaliser avec ces
bêtes. Cela étant, les chevaux des gardes du palais n’avaient pas les sens affûtés
des muniqis, qui semblaient écouter la moindre parole.
Hasar adressa un signe à Shen, fièrement campé au portail, et celui-ci
souffla dans une corne.
Le convoi s’ébranla.
Pour une femme à la tête d’une flotte, Hasar paraissait bien plus intéressée
par les chevaux que par les navires, et impatiente de prouver sa valeur de
cavalière darghane. Elle jurait et se renfrognait quand ils devaient marquer le pas
dans les rues de la ville. Même si la population avait reçu bien à l’avance l’ordre
de dégager la voie vers Aksara, les rues étroites et escarpées ralentissaient
nettement les chevaux.
Il fallait également compter avec la chaleur accablante. Chaol, qui
cheminait au côté d’Yrene, transpirait déjà, d’autant plus qu’il devait tenir la
bride à Farasha : elle avait voulu mordre non pas un, mais deux marchands qui
les regardaient passer bouche bée. Un papillon bien terrifiant.
Il gardait donc un œil sur la jument et l’autre sur les alentours. Et, tandis
qu’ils approchaient des portes orientales de la ville au-delà desquelles
s’étendaient des collines arides et couvertes de buissons, Yrene lui désignait des
monuments et lui donnait des explications.
L’eau acheminée par les aqueducs qui sinuaient entre les bâtiments
alimentait les habitations, les fontaines publiques et les innombrables jardins et
parcs de la ville. Le conquérant qui avait pris cette ville trois siècles auparavant
l’avait aimée, soignée et nourrie.
Ils franchirent les portes et suivirent une longue voie poussiéreuse qui
traversait la plaine à la sortie de la ville. Sans attendre davantage, Hasar lança
son étalon dans un galop qui les laissa dans un nuage de poussière.
Après avoir déclaré qu’il n’avait aucune envie de manger sa poussière
jusqu’à l’oasis, Kashin siffla à l’adresse de son cheval et suivit sa sœur après un
léger sourire à Yrene. Alors, la plupart des courtisans et des vizirs de l’escorte,
qui s’étaient apparemment livrés à des paris, se lancèrent dans des courses
échevelées à travers des villes aux rues soigneusement évacuées, comme si ce
royaume était leur terrain de jeu.
Curieuse fête d’anniversaire… La princesse s’ennuyait probablement au
palais, mais craignait peut-être que son père la juge trop futile. Chaol fut
néanmoins surpris de voir Arghun se joindre à elle et aux autres. On aurait pu
croire que, en l’absence de presque tous ses frères et sœurs, il aurait profité de
l’occasion pour rester au palais à ourdir des intrigues. Mais il galopait dans le
sillage de Kashin et il disparut avec lui à l’horizon.
Certains nobles restèrent aux côtés de Chaol et d’Yrene, laissant les autres
gagner du terrain sur eux. Ils quittèrent enfin les derniers faubourgs d’Antica et
leurs chevaux étaient déjà en sueur et haletants quand ils entreprirent de gravir
une colline rocheuse. Les dunes du désert s’étendaient au-delà, lui avait appris
Yrene. Ils feraient boire leurs chevaux au sommet avant d’entamer la dernière
étape.
Yrene lui sourit tandis qu’ils suivaient un sentier à travers les broussailles.
Certains cavaliers de leur convoi les avaient visiblement précédés, car certains
buissons étaient piétinés et brisés. Quelques-uns étaient même mouchetés de
gouttes de sang déjà séchées par le soleil torride.
On devrait fouetter un cavalier qui maltraite ainsi sa monture, pensa Chaol.
D’autres avaient atteint le sommet et fait boire leurs chevaux avant de
repartir. Chaol ne discernait plus d’eux que leurs silhouettes et les robes des
chevaux qui se détachaient sur le ciel, comme s’ils avaient franchi le bord de la
falaise et poursuivi leur chemin dans le vide.
Farasha piaffait, lancée à l’assaut de la colline. Sans le soutien du harnais,
les muscles du dos et des cuisses de Chaol se contractaient douloureusement
pour le maintenir en selle. Mais il se raidissait de crainte que la jument ne flaire
sa nervosité.
Yrene atteignit le sommet avant lui. Ses vêtements blancs brillaient comme
un phare dans le ciel bleu et sans nuages, et ses cheveux avaient l’éclat de l’or
sombre. Elle l’attendit sur sa jument haletante à la robe aux teintes chaudes sur
laquelle dansaient des reflets rubis foncé.
Elle descendit de cheval alors qu’il faisait parcourir à Farasha les derniers
mètres menant au sommet, et soudain…
Il en eut le souffle coupé.
Le désert…
C’était une mer de sable doré et bruissant. Des collines, des vagues et des
ravins ondulaient à l’infini, nus et pourtant bourdonnants de vie. Pas un arbre, un
buisson ou une goutte d’eau à l’horizon.
La main impitoyable d’un dieu avait modelé ce paysage et son souffle
puissant sculptait ses dunes au grain de sable près.
Il n’avait jamais rien vu de comparable de sa vie. Une véritable merveille.
Un monde entièrement nouveau.
Contre toute attente, peut-être était-il de bon augure que les réponses qu’ils
cherchaient puissent se trouver là.
Chaol tourna les yeux vers Yrene, qui l’observait, attendant sa réaction.
— Sa beauté ne saute peut-être pas aux yeux de tout le monde, mais elle
chante dans mon âme, sans que je sache pourquoi, déclara-t-elle.
Sur cette mer que nul navire ne sillonnerait jamais, certains hommes ne
verraient qu’une mort torride. Chaol, lui, n’y voyait que la paix… et la pureté.
Une vie lente et secrète. Une beauté sauvage et indomptée.
— Je comprends ce que tu veux dire, répondit-il en descendant de Farasha
avec précaution. Yrene suivit ses mouvements du regard mais se contenta de lui
tendre la canne, le laissant passer une jambe par-dessus son cheval tandis que
son dos tremblait douloureusement, puis poser les pieds sur la roche semée de
sable. La canne se retrouva immédiatement dans sa main. Il lâcha enfin la selle,
attrapa les rênes de Farasha, et Yrene ne fit pas un geste pour le soutenir.
Le cheval se raidit comme s’il avait envie de l’attaquer, mais un regard de
Chaol l’en dissuada. La canne grinça quand il la planta sur la pierre.
Les yeux sombres de Farasha flamboyèrent comme si elle avait été forgée
dans le royaume de feu d’Hellas, mais Chaol se dressait de toute sa hauteur et
soutenait son regard.
Finalement, la jument souffla et daigna se laisser mener vers le cratère
couvert de sable aux parois érodées. Ce point d’eau était peut-être aussi ancien
que le désert et avait abreuvé les chevaux de centaines de conquérants.
Farasha parut deviner qu’ils allaient s’aventurer sur cet océan de sable, car
elle but à longs traits. Yrene mena sa jument à l’abreuvoir, à distance
respectueuse de Farasha.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle à Chaol.
— Bien solide sur mes jambes, répondit-il. Je serai fourbu quand nous
arriverons à destination, mais l’effort n’est pas trop éprouvant.
Sans la canne, il n’osait pas faire plus de quelques pas. Il savait qu’il en
était à peine capable.
Yrene posa une main sur le bas de sa colonne vertébrale, puis sur ses
cuisses, le sondant avec sa magie. Même à travers ses vêtements et malgré la
chaleur, le contact de ses mains lui fit prendre conscience de chaque centimètre
de l’espace qui les séparait.
Comme d’autres cavaliers se rassemblaient autour du cratère, il s’écarta
d’Yrene et emmena Farasha à l’écart des autres chevaux. La perspective de
remonter en selle ne l’enchantait pas précisément.
— Prends ton temps, murmura Yrene, qui était restée à quelques pas de lui.
Au palais, il avait un bloc en bois pour se hisser. Ici, à moins de se percher
sur le bord friable du cratère… La distance entre son pied et l’étrier ne lui avait
jamais paru aussi grande. Se tenir en équilibre sur un pied pour lever l’autre vers
l’étrier, faire passer sa jambe par-dessus la selle… Chaol récapitula tous les
gestes à accomplir, en se remémorant la sensation des mouvements qu’il avait
accomplis mille fois. Il avait appris à monter avant l’âge de six ans et passé le
plus clair de sa vie à cheval.
Et ici, bien entendu, on lui avait donné une jument infernale pour se
réhabituer à monter.
Mais Farasha se tint tranquille, le regard fixé sur les dunes mouvantes et le
sentier tracé par les cavaliers vers le bas de la colline… leur entrée dans le
désert. Malgré les vents qui modelaient le sable, on distinguait toujours les traces
des cavaliers qui les avaient précédés.
Il en voyait même certains gravir des dunes, puis les dévaler, réduits à de
minuscules taches blanches et noires.
Mais il restait planté là, le regard rivé aux étriers et à la selle.
— Je pourrais te trouver un bloc ou un seau, proposa Yrene.
Chaol s’avança vers sa monture – peut-être moins gracieusement qu’il
l’aurait désiré, peut-être plus laborieusement qu’il l’aurait voulu, mais il fit un
pas en avant. La canne grinça quand il s’appuya sur elle, puis atterrit avec un
claquement sec quand il la lâcha pour empoigner le pommeau de la selle. Son
pied se cala de justesse dans l’étrier. Farasha frémit sous son poids tandis qu’il
se hissait. Il sentit un élancement douloureux dans le dos et les cuisses quand il
passa l’autre jambe par-dessus le dos du cheval, mais il était maintenant en selle.
Yrene ramassa la canne et l’épousseta.
— Pas mal, seigneur Westfall, commenta-t-elle avant d’attacher la canne
derrière sa propre selle et de monter à cheval. Pas mal du tout.
Il dissimula un sourire, le visage encore échauffé, et mena enfin Farasha
vers le bas de la colline.
Ils suivirent lentement les traces des autres cavaliers enveloppés par les
ondes de chaleur qui s’élevaient du sable.
Ils montaient et descendaient sans cesse et les seuls bruits perceptibles
étaient le heurt estompé des sabots de leurs chevaux et le soupir du vent dans les
dunes. Ils formaient une longue colonne sinueuse à travers les reliefs du désert.
Des gardes postés à intervalles réguliers brandissaient des étendards du Khagan
à l’effigie d’un cheval noir au galop, comme autant de jalons indiquant la
direction de l’oasis. Chaol avait pitié des malheureux tenus de rester immobiles
par cette température infernale pour satisfaire le caprice d’une princesse, mais il
garda ses réflexions pour lui.
Au bout d’un moment, les dunes s’aplanirent et l’horizon se modifia pour
révéler une plaine sableuse. Et, dans le lointain, ondulant et oscillant dans la
chaleur…
— Voilà notre camp, annonça Yrene en désignant un amas dense de
verdure.
Il ne discerna nulle trace de l’antique nécropole enfouie sur laquelle avait
poussé l’oasis, d’après Hasar. Non qu’ils aient pu espérer voir grand-chose
d’ici…
Il leur faudrait au moins une demi-heure pour atteindre l’oasis, à leur
rythme du moins.
Malgré la sueur qui imprégnait ses vêtements blancs, Yrene souriait. Peut-
être qu’elle se réjouissait comme lui de passer une journée loin de la ville, à l’air
libre.
Elle sentit son regard sur elle et se tourna vers lui. Le soleil avait fait éclore
ses taches de rousseur et assombri son teint, maintenant d’un brun doré, et des
mèches de cheveux bouclaient autour de son visage souriant.
Farasha tira sur les rênes. Tout son corps frémissait d’impatience.
— J’ai un cheval d’Asterion en Adarlan, dit-il.
Elle esquissa une moue impressionnée, mais il haussa les épaules.
— J’aimerais faire la comparaison avec un muniqi.
Yrene fronça les sourcils.
— Tu veux dire…
Elle s’interrompit en regardant l’étendue plane et lisse entre eux et l’oasis,
parfaite pour une course.
— Oh, je ne peux pas… un galop ? reprit-elle.
Il attendit ses objections sur l’état de sa colonne vertébrale et de ses jambes,
mais elle se tut.
— Tu as peur ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— De ces animaux ? Oui !
Elle tressaillit en sentant sa monture s’agiter sous elle.
— Elle est aussi douce qu’une vache laitière, commenta-t-il en regardant la
jument baie d’Yrene.
Et il se pencha pour tapoter l’encolure de « Papillon ».
La jument tenta de le mordre. Il tira sur ses rênes pour lui faire comprendre
qu’il ne se laisserait pas intimider.
— Je parie que je te bats à la course, lança-t-il à Yrene.
Les yeux de la guérisseuse pétillèrent.
— Et que gagne le vainqueur ? murmura-t-elle à sa stupéfaction.
Il ne se souvenait pas d’avoir eu une conscience aussi affûtée du moindre
souffle, du moindre battement de cœur, de la course de son sang dans son corps.
— Un baiser, quand et où je le choisirai, répondit-il.
— Que veux-tu dire par « où » ?
Chaol se contenta de sourire et lâcha la bride à Farasha, qui partit au galop.
Yrene jura avec une férocité qu’il n’avait encore jamais perçue chez elle,
mais il n’osait pas regarder en arrière alors que sa redoutable jument se muait en
ouragan noir sur le sable.
Il n’avait jamais pu faire galoper son Asterion ainsi, mais s’il allait plus vite
que cette jument…
Farasha volait au-dessus du sable tel un éclair fusant à travers le désert
doré. Chaol devait lutter pour rester en selle et serrer les dents pour endurer la
douleur.
Mais il oublia tout quand il entrevit du coin de l’œil une traînée brun-rouge
et noir… et sa cavalière blanche.
Les cheveux d’Yrene ondulaient derrière elle en un entrelacs de boucles
brun doré dans le martèlement de tonnerre des sabots de sa jument sur le sable
dur. L’étoffe de ses vêtements flottait dans le vent, leur or et leur argent
scintillaient comme des étoiles et son visage…
La joie sauvage, l’euphorie sans limites qu’il exprimait lui coupèrent le
souffle.
Farasha remarqua que la jument d’Yrene gagnait du terrain à chaque foulée,
alors elle accéléra, laissant Yrene et sa monture dans un nuage de poussière.
Il tira sur les rênes et pressa les flancs de sa monture entre ses jambes en
s’émerveillant d’en être capable. Et de voir la femme qui approchait de lui, puis
cheminait à son côté et lui souriait comme s’il n’existait plus que lui au milieu
de cette mer aride et brûlante… Elle avait accompli ce prodige. Elle lui avait
donné tout cela.
Yrene souriait et, soudain, elle rit comme si elle ne pouvait plus contenir
son exultation.
Et ce rire était le son le plus merveilleux qu’il ait jamais entendu.
Cet instant de vol ensemble au-dessus du sable, cette course avec le vent du
désert, la vision de ses cheveux flottant comme une bannière d’or sombre
derrière elle…
Chaol connut alors, peut-être pour la première fois de sa vie, la sensation
d’être pleinement présent au monde.
Et il en éprouvait une infinie reconnaissance.
CHAPITRE 44
Ce ne fut pas facile pour eux de faire comme s’ils n’avaient rien découvert
de bouleversant.
Hasar s’était lassée de la baignade et avait réclamé de la musique, des
danses et un déjeuner. Ils se prélassèrent pendant plusieurs heures à l’ombre en
écoutant des musiciens et en mangeant tout un assortiment de mets délicats.
Yrene se demandait bien comment on les avait acheminés jusqu’ici.
Mais, au coucher du soleil, tous les invités regagnèrent leurs tentes : ils
devaient se changer pour le dîner. Après ce qu’elle avait découvert avec Chaol,
Yrene se sentait nerveuse à l’idée de rester seule, ne fût-ce qu’un instant, mais
elle fit sa toilette et passa la robe mauve vaporeuse qu’Hasar lui avait prêtée.
Chaol l’attendait devant la tente.
Hasar lui avait également fait apporter une tenue d’un magnifique bleu
sombre qui rehaussait son hâle et l’or de ses yeux.
Yrene rougit en sentant son regard glisser le long de son cou et s’attarder
sur la peau nue que les plis souples de la robe dévoilaient au niveau de sa taille
et de ses cuisses. Les minuscules perles argentées cousues sur l’étoffe faisaient
scintiller la robe comme les étoiles qui s’allumaient une à une dans le ciel au-
dessus d’eux.
Des torches et des lanternes avaient été allumées, des tables, des banquettes
et des coussins disposés auprès de l’eau. On jouait de la musique et les convives
savouraient le festin. Hasar tenait cour, aussi majestueuse qu’une reine, à la table
principale au bord de l’eau, que le feu teintait d’or.
Elle repéra Yrene et Chaol et leur fit signe d’approcher.
Deux places étaient libres à la droite de la princesse. Yrene aurait juré que
Chaol examinait les sièges, les tables et l’oasis tout entière à la recherche de
pièges ou de la moindre menace éventuelle.
Sa main effleura le croissant de peau nue au bas de son dos comme pour lui
confirmer qu’il n’y avait aucun danger en vue.
— Vous ne pensiez quand même pas que j’avais oublié mon honorable
invitée ? lança Hasar en embrassant Yrene sur les joues.
Chaol s’inclina vers la princesse autant que son dos le lui permettait et
s’assit à côté d’Yrene en posant sa canne contre la table.
— Cette journée a été merveilleuse, déclara la guérisseuse en toute
sincérité. Merci.
Hasar se tut quelques secondes, puis la regarda avec une douceur rare chez
elle.
— Je sais que je ne suis pas facile à vivre, ni comme patiente ni comme
amie, déclara-t-elle tandis que ses yeux sombres rencontraient ceux d’Yrene.
Mais tu ne me l’as jamais fait sentir.
Touchée par la franchise de cet aveu, Yrene sentit sa gorge se serrer. Hasar
inclina la tête et embrassa d’un geste les festivités qui se déroulaient autour
d’elles.
— C’est la moindre des choses que je puisse faire en l’honneur de mon
amie.
Renia tapota doucement le bras de son amante en signe d’approbation et de
compréhension.
Yrene inclina la tête.
— Je n’ai pas besoin d’amis et de patients faciles à vivre, répondit-elle. Je
leur fais moins confiance qu’à ceux qui me compliquent l’existence, et je les
trouve bien moins intéressants.
Hasar sourit, puis se pencha au-dessus de la table pour jauger Chaol.
— Vous êtes très beau, seigneur Westfall, fit-elle d’une voix traînante.
— Et vous êtes fort belle, princesse.
Malgré l’élégance de sa tenue, Hasar ne pouvait être qualifiée de belle, mais
elle accepta ce compliment avec ce sourire malicieux qui rappela étrangement à
Yrene celui de l’inconnue d’Innish. Un sourire qui laissait entendre que la beauté
était fugace, tandis que le pouvoir était une monnaie infiniment plus précieuse.
La soirée suivit son cours. Yrene dut subir un toast vibrant et un peu
apprêté d’Hasar à sa chère, fidèle et intelligente amie, et boire avec toute
l’assemblée. Chaol fit de même. Des serviteurs remplissaient leurs verres de vin
ou de bière de miel si discrètement qu’Yrene ne les voyait même pas.
Une demi-heure était à peine écoulée qu’on commença à parler de la
guerre.
Ce fut Arghun qui en prit l’initiative, en portant un toast railleur à la
sécurité et à la sérénité en ces temps troublés.
Yrene but en dissimulant sa surprise de voir Chaol en faire autant, un
sourire vague aux lèvres.
Hasar se demanda tout haut si, alors que tous les regards étaient tournés
vers l’est du continent, les déserts de l’ouest ne représentaient pas une prise
intéressante pour les deux camps.
Chaol se contenta de hausser les épaules, comme s’il était parvenu à une
conclusion cet après-midi. Comme s’il venait de comprendre quelque chose au
sujet de cette guerre et du rôle que ces membres de la famille royale y joueraient.
Hasar parut le remarquer et oublier soudain que c’était un anniversaire
qu’on fêtait ce soir-là.
— Peut-être qu’Aelin Galathynius devrait traîner sa précieuse petite
personne jusqu’ici et prendre l’un de mes frères pour époux, fit-elle. Dans ce cas,
nous pourrions envisager de l’aider, dans la mesure où ce genre de service
resterait en famille.
Ce qui signifierait que tout ce feu, tout ce pouvoir pur se retrouveraient liés
à ce continent, infusés à la lignée du Khagan, et qu’ils ne constitueraient plus
une menace.
— Bien entendu, mes frères devraient être capables de supporter quelqu’un
de ce genre, poursuivit Hasar. Mais ils ne sont pas aussi faibles et insignifiants
qu’on pourrait le croire.
Elle regarda Kashin, qui semblait feindre de n’avoir rien entendu tandis
qu’Arghun ricanait. Yrene se demanda si les frères et les sœurs de Kashin étaient
conscients de son indifférence à leurs provocations, tout simplement parce que
ces jeux de pouvoir ne signifiaient rien pour lui.
— Si intéressant que cela puisse être de voir Aelin Galathynius avoir affaire
à vous, elle n’envisage pas de se marier, répliqua Chaol avec la même suavité
qu’Hasar et avec un sourire entendu, comme si cette perspective l’amusait au
plus haut point.
— Avec un homme ? s’enquit Hasar, les sourcils levés, en ignorant le
regard insistant que lui lançait Renia.
Chaol rit.
— Avec n’importe qui, excepté son bien-aimé, répondit-il.
— Le roi Dorian, intervint Arghun en faisant tourner son vin dans son
verre. Je suis surpris qu’elle puisse le supporter, lui.
Chaol se raidit, mais secoua la tête.
— Non, un autre prince, répondit-il. Un prince étranger et puissant.
Tous les membres de la famille royale se figèrent, et même Kashin leva les
yeux vers Chaol.
— Et auriez-vous la bonté de nous dire de qui il s’agit ? demanda Hasar
avant de reprendre une gorgée de vin.
Ses yeux perçants s’assombrissaient.
— Le prince Rowan Whitethorn de Doranelle, ancien commandant de la
reine Maeve et membre de la famille royale.
Yrene fut certaine d’avoir vu Arghun blêmir.
— Aelin Galathynius est donc fiancée à Rowan Whitethorn ?
À la manière dont il avait prononcé ce dernier nom, il avait visiblement
entendu parler du prince.
Chaol avait parlé plus d’une fois de Rowan, qui avait soigné une grande
partie de sa colonne vertébrale. Rowan, un Fae et le bien-aimé d’Aelin.
Il haussa les épaules.
— Ils sont carranam et il lui a prêté le serment du sang.
— Mais il avait prêté ce même serment à Maeve, objecta Arghun.
Chaol se carra dans son fauteuil.
— En effet, mais Aelin a obligé Maeve à l’en libérer afin qu’il puisse le lui
prêter… en présence de Maeve.
Arghun et Hasar échangèrent un regard.
— Comment ? demanda le premier.
L’un des coins de la bouche de Chaol se releva.
— Par les moyens qu’Aelin emploie pour parvenir à ses fins, répondit-il en
haussant les sourcils. Elle a encerclé la cité de Maeve de son feu. Et quand
Maeve lui a dit que Doranelle était en pierre, Aelin a tout simplement répondu
que ses habitants ne l’étaient pas.
Un frisson courut le long du dos d’Yrene.
— C’est donc une brute et une folle furieuse, conclut Hasar avec un
reniflement de dédain.
— Vraiment ? Mais qui d’autre a jamais été capable d’affronter Maeve et
non seulement de survivre, mais d’obtenir ce qu’elle voulait d’elle ?
— Elle aurait été capable de détruire une ville entière pour un homme, fit
sèchement Hasar.
— Pour le Fae de sang pur le plus puissant au monde, rectifia Chaol. Un
atout inestimable pour n’importe quelle cour. Surtout quand cet atout et sa reine
sont épris l’un de l’autre.
Les yeux de Chaol pétillaient tandis qu’il parlait, mais Yrene perçut une
certaine tension dans cette dernière phrase.
Arghun saisit la balle au bond.
— Si c’est une union d’amour, ils savent certainement que leurs ennemis
s’en prendront à lui pour la punir, dit-il avec un sourire, comme si lui-même
envisageait déjà cette possibilité.
Chaol ricana et le prince se raidit.
— Bonne chance à tous ceux qui essaieront de s’en prendre à Rowan
Whitethorn, déclara Chaol.
— Parce qu’Aelin les réduira en cendres ? s’enquit Hasar avec une douceur
venimeuse.
— Parce que Rowan Whitethorn sortira toujours vainqueur de ce genre
d’affrontements, répondit Kashin.
Le silence se fit parmi les convives.
— Eh bien, si Aelin est incapable de représenter son continent, nos regards
pourraient se tourner ailleurs, reprit Hasar en adressant un petit sourire narquois
à Kashin. Et peut-être qu’Yrene Towers pourrait se voir offrir une couronne à la
place de la reine.
— Je ne suis ni noble ni de sang royal, bredouilla Yrene en se demandant si
la princesse avait perdu la tête.
Hasar haussa les épaules.
— Je suis sûre qu’en tant que bras droit du roi d’Adarlan, le seigneur
Westfall pourra te trouver un titre, dit-elle. Te faire comtesse, duchesse ou je ne
sais quel titre en usage dans votre royaume. Évidemment, nous saurons que tu ne
seras jamais guère plus qu’une fille de ferme couverte de bijoux, mais tant que
ça restera entre nous… Et je suis sûre que certaines des personnes présentes
n’auraient rien contre tes humbles origines.
Après tout, c’était ce qu’Hasar avait fait avec Renia… et pour Renia.
Tout amusement disparut de l’expression de Chaol.
— On dirait que vous souhaitez maintenant participer à cette guerre,
princesse, observa-t-il.
Elle balaya sa remarque d’un geste.
— Je ne fais qu’envisager toutes les éventualités.
Elle regarda Kashin et Yrene, qui sentit soudain son dîner peser comme du
plomb sur son estomac.
— J’ai toujours dit que vous feriez des enfants splendides, reprit Hasar.
— Si votre futur Khagan les laisse en vie.
— Ce n’est qu’une question mineure… qu’il sera toujours possible de
régler plus tard.
Kashin se pencha en avant, les dents serrées.
— Le vin te monte à la tête, ma sœur, fit-il.
Hasar leva les yeux au ciel.
— Pourquoi ne pas envisager cette union ? répliqua-t-elle. Yrene est
l’héritière officieuse du Torre. C’est une position de pouvoir, et si le seigneur
Westfall lui conférait un titre en racontant par exemple qu’on a tout récemment
découvert ses ascendances royales, elle pourrait parfaitement t’épouser, Ka…
— Elle ne le fera pas, trancha Chaol d’une voix dure et sans timbre.
Le rouge monta au visage de Kashin.
— Et pourquoi donc, seigneur Westfall ? demanda-t-il.
Chaol soutint son regard.
— Elle ne vous épousera pas, déclara-t-il.
Hasar sourit.
— Je crois que la dame a son mot à dire, observa-t-elle.
Yrene avait envie de plonger au fond de l’eau et d’y rester jusqu’à la fin de
ses jours plutôt que de faire face au prince qui attendait une réponse, à la
princesse qui souriait comme un démon et au seigneur au visage rigide de rage.
Mais si cela pouvait permettre d’obtenir l’aide des armées du sud dans cette
guerre…
— N’y pense même pas, lui dit calmement Chaol. Elle raconte des
conneries.
Tout le monde en resta bouche bée. Hasar éclata d’un rire rauque comme un
aboiement.
— Parlez respectueusement de ma sœur si vous ne voulez pas perdre à
nouveau l’usage de vos jambes, lança Arghun.
Chaol les ignora. Les mains d’Yrene tremblaient si fort qu’elle les cacha
sous la table.
Hasar l’avait-elle menée ici pour lui forcer la main dans ce projet absurde,
ou n’était-ce qu’un caprice de sa part, une provocation lancée au seigneur
Westfall ?
Ce dernier parut sur le point d’ajouter quelque chose, pour chasser
définitivement cette idée ridicule de la tête d’Yrene, mais il se ravisa.
Pas parce qu’il se rangeait à son avis, comme le devinait Yrene, mais parce
qu’il voulait la laisser décider par elle-même. Chez un homme habitué à
commander et à être obéi, cette patience et cette confiance étaient pour le moins
inattendues.
Mais Yrene s’en remettait à lui pour faire le nécessaire. Pour survivre à
cette guerre, avec cette armée ou une autre. Elle savait que s’il ne trouvait pas de
secours auprès de l’empire, il irait en chercher ailleurs.
Elle regarda Hasar, Kashin et les autres, qui arboraient des sourires
narquois ou échangeaient des regards écœurés – Arghun le premier, révolté à
l’idée de souiller sa lignée.
Elle avait confiance en Chaol.
Mais pas du tout en la famille royale.
Elle sourit à Hasar, puis à Kashin.
— Voilà une conversation bien sérieuse pour mon anniversaire, déclara-t-
elle. Pourquoi devrais-je choisir quelqu’un dès ce soir alors que je suis
actuellement en compagnie d’autant de beaux mâles ?
Elle aurait pu jurer avoir vu un frisson de soulagement parcourir Chaol.
— C’est juste, susurra Hasar avec un sourire féroce qui découvrit ses dents.
Yrene se raidit pour ne pas frémir à son tour devant ces crocs.
— Et puis les fiançailles sont des formalités très déplaisantes, ajouta-t-elle.
Regardez cette pauvre Duva rivée à ce petit prince morose aux yeux de chien
battu…
Et la conversation dériva vers d’autres sujets. Yrene évitait les regards des
membres de la famille royale et n’avait d’yeux que pour son verre qu’on
remplissait avec régularité. Et pour Chaol, qui avait visiblement envie de pousser
le fauteuil d’Hasar à l’eau.
Mais le dîner prit fin. Lorsque Yrene se leva après le dessert, elle comprit
qu’elle avait trop bu. Tout l’univers tanguait autour d’elle, et Chaol la soutint par
le coude alors que lui-même tenait difficilement debout.
— J’ai l’impression qu’on ne tient pas très bien l’alcool, dans le nord,
ironisa Arghun.
Chaol ricana.
— Je vous déconseille de le dire à un natif de Terrasen, riposta-t-il.
— Je suppose qu’on n’a rien de mieux à faire que de lever le coude quand
on vit toute l’année au milieu de la neige et des moutons, commenta Arghun
d’une voix traînante, affalé dans son fauteuil.
— C’est possible, fit Chaol en posant une main sur le dos d’Yrene pour la
guider vers les tentes. Mais ça n’empêcherait pas Aelin Galathynius ou Aedion
Ashryver de faire rouler n’importe qui sous la table.
— Ou sous un fauteuil roulant ? susurra Hasar.
Ce fut peut-être à cause de l’ivresse ou de la chaleur. Ou au contact de la
main de Chaol dans son dos, ou à l’idée que l’homme qui se tenait près d’elle
avait lutté sans relâche et sans jamais se plaindre.
Toujours est-il qu’Yrene s’élança vers la princesse.
Même si Chaol avait finalement décidé de ne pas pousser Hasar dans
l’étang derrière elle, Yrene n’eut aucun scrupule à le faire.
Une seconde plus tôt, Hasar la toisait encore avec un sourire narquois.
Une seconde plus tard, ses jambes, ses jupes et ses bijoux volèrent à travers
les airs et son cri perçant résonna dans l’oasis juste avant qu’elle ne tombe à
l’eau.
CHAPITRE 45
Chaol aurait facilement pu lui faire une scène. Lui demander comment elle
avait pu risquer sa vie ainsi. Il en aurait été parfaitement capable quelques mois
auparavant. Et, pour être honnête, il était encore tenté de le faire.
Alors qu’ils se glissaient sous la spacieuse tente d’Yrene, il luttait encore
contre les réflexes qui avaient resurgi en lui dès qu’il avait vu les gardes accourir
en tirant leurs épées.
Une petite part de lui tremblait encore, infiniment soulagée à l’idée qu’il
s’était entraîné avec d’autres gardes au cours des semaines précédentes et qu’il
n’avait été obligé d’en affronter aucun un instant plus tôt, de franchir cette
limite.
Mais il avait lu la terreur dans les yeux d’Yrene quand elle avait compris ce
qui était vraisemblablement sur le point d’arriver, et ce qui serait arrivé si
l’amante de la princesse et Kashin n’avaient pas fait retomber la tension.
Chaol savait que c’était pour lui qu’Yrene avait fait ce geste.
À cause de l’offense, des moqueries et de la malveillance qu’il avait subies.
Et, à la voir arpenter l’intérieur de la tente entre les banquettes, les tables et
les cousins… il devinait qu’elle était parfaitement consciente de tout cela.
Il s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil, posa sa canne contre lui et attendit.
Yrene pivota vers lui, éblouissante dans cette robe mauve qui l’avait
presque fait tomber à genoux quand elle était sortie de la tente au début de la
soirée. Parce qu’elle lui allait à la perfection, mais aussi pour les éclairs de peau
souple qu’elle laissait entrevoir, les courbes, la lumière et la couleur d’Yrene
qu’elle révélait.
— Avant que tu te mettes à aboyer, je dirais que ce qui vient d’arriver est la
preuve que je ne devrais surtout pas épouser un prince, déclara-t-elle.
Chaol croisa les bras.
— Ayant passé le plus clair de ma vie auprès d’un prince, je serais plutôt
tenté d’affirmer le contraire, répliqua-t-il.
Elle balaya cette remarque d’un geste et recommença à déambuler.
— Je sais que je me suis montrée stupide.
— Incroyablement stupide.
Yrene émit un sifflement rageur, pas à son intention, mais au souvenir de
cette scène et de la colère qui l’avait envahie.
— Mais je ne regrette pas de l’avoir fait, déclara-t-elle.
Un sourire fit frémir les coins des lèvres de Chaol.
— C’est un spectacle dont je me souviendrai probablement jusqu’à la fin de
mes jours, commenta-t-il.
Il en était certain. Les pieds d’Hasar volant par-dessus sa tête et son cri
perçant avant de tomber à l’eau…
— Comment peux-tu trouver ça drôle ? lança-t-elle.
— Ce n’est pas le cas, répondit-il, cette fois-ci avec un franc sourire. Mais
c’est très divertissant de voir ton tempérament explosif se diriger contre
quelqu’un d’autre que moi.
— Je n’ai pas un tempérament explosif !
Il haussa un sourcil.
— J’en ai connu pas mal et le tien, Yrene Towers, en est l’un des plus
beaux exemples.
— Comme celui d’Aelin Galathynius.
Une ombre passa dans le regard de Chaol.
— Elle aurait adoré voir Hasar faire ce plongeon.
— Est-ce qu’elle va vraiment épouser ce prince Fae ?
— Peut-être. Probablement.
— Est-ce que ça te… fait de la peine ?
Elle avait posé la question d’un air dégagé, avec son masque de guérisseuse
qui était l’incarnation de la curiosité sereine, mais il pesa soigneusement ses
mots avant de répondre.
— Aelin a beaucoup compté pour moi, autrefois. Elle compte encore
beaucoup… mais d’une autre manière. Et, pendant un certain temps… il n’a pas
été facile pour moi de renoncer à mes rêves d’avenir. Surtout ceux que j’avais
faits avec elle.
Yrene inclina la tête sur le côté et la lumière de la lanterne dansa sur les
ondulations de ses cheveux.
— Pourquoi ?
— Parce que quand j’ai rencontré Aelin, quand je suis tombé amoureux
d’elle, elle n’était pas… Elle portait un autre nom. Un autre titre. Elle vivait sous
une autre identité. Notre histoire s’est désagrégée avant que je sache la vérité,
mais… je crois que je m’en doutais déjà. Et quand j’ai appris qu’elle était en
réalité Aelin, j’ai su qu’entre elle et Dorian, je…
— Tu n’abandonnerais ni Adarlan ni Dorian.
Il jouait avec la canne posée à côté de lui, caressant son bois lisse.
— Je crois qu’elle le savait aussi, dit-il. Longtemps avant moi. Mais elle…
elle est finalement partie. C’est une longue histoire, mais elle est partie à
Wendlyn seule, et c’est là qu’elle a rencontré le prince Rowan. Par respect pour
moi, parce que nous n’avions pas véritablement mis fin à notre relation, elle a
attendu. Pour lui aussi. Tous deux ont attendu. Et quand elle est rentrée à
Rifthold, tout a été fini… entre elle et moi, je veux dire. Officiellement. Et ça
s’est plutôt mal fini. Je me suis mal conduit, elle aussi et ç’a tout simplement…
Nous avons finalement fait la paix avant que nos chemins se séparent de
nouveau. Rowan et elle sont repartis ensemble, ce qui était dans l’ordre des
choses. Ils sont… Si tu les rencontres un jour, tu comprendras aussitôt. Aelin
n’est pas quelqu’un de facile à vivre ni à comprendre. Un peu comme Hasar. Je
crois qu’elle fait peur à tout le monde, sauf à Rowan, dit-il en s’esclaffant. Et je
crois que c’est pour ça qu’elle est tombée amoureuse de lui bien malgré elle.
Rowan a vu tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle a été, et ça ne l’a pas effrayé.
Yrene se tut un instant.
— Mais toi, tu avais peur d’elle ? demanda-t-elle.
— C’était une période… éprouvante pour moi. Tout ce que j’avais connu
auparavant avait été piétiné. Tout. Et elle… Je crois que j’ai rejeté une grande
partie de la responsabilité de tout ça sur elle. Et que j’ai commencé à la
considérer comme un monstre.
— C’est ce qu’elle est ?
— C’est une question de point de vue, je suppose, répondit Chaol, les yeux
fixés sur les motifs complexes du tapis rouge et vert sous ses bottes. Mais je ne
pense pas qu’elle soit un monstre, non. Je ne ferais confiance à personne d’autre
qu’elle pour mener cette bataille et pour affronter Morath. Pas même à Dorian.
S’il existe un moyen de gagner cette guerre, elle le découvrira. Et elle remportera
la victoire, quel qu’en soit le prix. Mais c’est ton anniversaire que nous fêtons
aujourd’hui, dit-il en secouant la tête. On devrait probablement parler de choses
plus agréables.
Yrene ne sourit pas pour autant.
— Tu l’as attendue pendant son absence, non ? demanda-t-elle. Alors que
tu savais ce que… qui elle était en réalité.
Il ne l’avait avoué à personne, y compris à lui-même. Sa gorge se serra.
— C’est vrai, admit-il.
À présent, c’était elle qui observait les motifs du tapis étendu entre eux.
— Mais tu… tu l’aimes toujours ?
— Non, dit-il, et jamais il n’avait été plus sincère. Ni elle ni Nesryn.
Les sourcils d’Yrene se haussèrent, mais il se hissa avec un faible
grognement et s’approcha d’elle. Elle suivait des yeux chacun de ses
mouvements, incapable d’oublier son rôle de guérisseuse, scrutant ses jambes, sa
taille, sa manière de tenir sa canne.
Chaol s’arrêta à un pas d’elle et tira de sa poche un petit paquet qu’il lui
tendit sans un mot. Les plis du velours noir ressemblaient aux vagues des dunes
derrière eux.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Comme je n’ai pas trouvé de boîte qui me plaisait, je l’ai simplement
gardé dans ce velours…
Yrene le prit, les doigts légèrement tremblants, et ouvrit ce paquet qu’il
avait porté sur lui toute la journée.
Dans la lumière de la lanterne, le médaillon ovale en argent brillait et
dansait au bout de ses doigts.
— Je ne peux pas l’accepter, déclara-t-elle.
— Pourtant, tu as intérêt, répliqua-t-il alors qu’elle posait le médaillon au
creux de sa paume pour l’examiner. J’ai fait graver tes initiales dessus.
Elle suivait déjà du doigt les volutes des lettres qu’il avait demandé au
joaillier d’Antica de graver sur le devant. Elle le retourna.
Et elle porta la main à sa gorge, juste à l’emplacement de sa cicatrice.
— Montagnes. Et mers, chuchota-t-elle.
— Pour que tu n’oublies jamais que tu les as gravies et traversées. Et que, si
tu es ici aujourd’hui, c’est grâce à toi, et à toi seule.
Un rire léger fusa de ses lèvres. Un son qui exprimait une joie pure, et peut-
être autre chose qu’il n’osait pas analyser.
— Je t’ai acheté ce médaillon pour que tu puisses enfermer dedans ce que
tu gardes dans ta poche. Pour que tu ne sois plus obligée de le ressortir chaque
fois que tu changes de robe. Quel que soit cet objet.
La surprise illumina le regard d’Yrene.
— Alors tu sais ? demanda-t-elle.
— J’ignore ce que c’est, mais j’ai remarqué que tu le tiens sans cesse à
l’intérieur de ta poche.
Il avait estimé que c’était un petit objet et choisi un médaillon à sa taille.
Cet objet n’avait jamais déformé ses poches ni tendu l’étoffe. En le comparant
avec d’autres, papiers ou fioles, qu’il avait vus empochés, il avait deviné qu’il
était tout plat. C’était peut-être une boucle de cheveux ou un mince galet…
— C’est loin d’être aussi grandiose qu’une fête dans le désert…,
commença-t-il.
— Personne ne m’a plus offert de cadeau depuis mes onze ans.
Depuis la mort de sa mère.
— De cadeau d’anniversaire, je veux dire. Je…
Elle fit passer la fine chaîne d’argent du médaillon par-dessus sa tête et ses
boucles luxuriantes se prirent dans les maillons. Il la regarda soulever la masse
de ses cheveux par-dessus la chaîne et disposer le collier qui oscilla à la
naissance de ses seins. Le médaillon avait l’éclat du vif-argent contre sa peau
d’un brun doré. Elle caressa la face gravée de ses doigts minces.
La gorge de Chaol se serra quand elle releva la tête et qu’il vit briller des
larmes dans ses yeux.
— Merci, dit-elle doucement.
Il haussa les épaules, car il ne trouvait rien à répondre.
Sans un mot, Yrene se dirigea vers lui, et il rallia tout son courage quand
elle posa les mains de chaque côté de son visage et plongea les yeux dans les
siens.
— Je suis heureuse que tu n’aimes pas cette reine. Ni Nesryn, chuchota-t-
elle.
Il sentit son cœur battre avec violence dans chaque parcelle de son corps.
Yrene se dressa sur la pointe des pieds et, sans le quitter des yeux, déposa
sur ses lèvres un baiser léger comme une caresse.
Il lut dans son regard les mots qu’elle ne prononçait pas. Il se demanda si
elle lisait également en lui ce qu’il ne disait pas.
— Je le chérirai toujours, déclara Yrene, et il devina que ce n’était pas du
médaillon qu’elle parlait alors qu’elle posait une main sur sa poitrine, au-dessus
des battements précipités de son cœur. Quel que soit le sort qui attend le monde,
ajouta-t-elle avant de lui donner encore un baiser léger comme une plume. Quels
que soient les océans, les montagnes ou les forêts que je devrai franchir.
Tout ce qui le retenait encore céda à l’instant. Laissant tomber sa canne à
terre, il passa une main autour de sa taille, et son pouce caressa la peau dénudée
par la robe. Son autre main plongea dans sa lourde chevelure et se posa sur sa
nuque tandis qu’il renversait son visage vers lui, tandis qu’il scrutait ses yeux
d’or sombre et l’émotion brillant en eux.
— Moi aussi, je suis heureux de ne pas les aimer, Yrene Towers, chuchota-
t-il tout contre ses lèvres.
Alors sa bouche rencontra la sienne, qui s’ouvrit à elle, et quand il sentit sa
chaleur et sa douceur, un grognement jaillit du fond de sa gorge.
Les mains d’Yrene s’enfoncèrent dans ses cheveux, pressèrent ses épaules,
errèrent sur sa poitrine et remontèrent le long de son cou comme si elle ne
pouvait assez le toucher.
Chaol savourait le contact de ses doigts qui s’enfonçaient dans ses
vêtements comme des griffes de prédateur. Sa langue caressa la sienne, et le
gémissement qu’elle laissa échapper quand elle se pressa contre lui…
Il recula, les entraînant vers le lit dont les draps blancs resplendissaient
presque dans la lueur de la lanterne, sans se soucier de ses pas chancelants. Il
oublia tout au contact de cette robe presque aussi légère que de la toile
d’araignée ou de la brume, de sa bouche contre la sienne, incapable de détacher
ses lèvres des siennes.
L’arrière des genoux d’Yrene heurta le matelas, et elle s’écarta
suffisamment pour dire :
— Ton dos…
— Je me débrouillerai, répondit-il avant de reprendre sa bouche, et le baiser
d’Yrene le bouleversa jusqu’au fond de l’âme.
Sienne. Elle était sienne. C’était la première fois qu’il pouvait prononcer ce
mot et qu’il en avait envie.
Il était incapable de s’arracher à elle, même le temps de lui demander si,
elle aussi, elle le considérait comme sien. Même pour lui dire qu’il connaissait
déjà la réponse, peut-être depuis l’instant où elle était entrée dans ce salon sans
un regard de pitié ou de tristesse pour lui.
Il pressa ses hanches contre les siennes, et elle le laissa l’étendre sur le lit
avec douceur… avec révérence.
Mais quand elle l’attira à elle, ce geste n’avait rien de doux.
Il étouffa un éclat de rire dans son cou, sur sa peau plus douce que la soie,
tandis qu’elle s’escrimait sur les boutons de sa chemise et la boucle de sa
ceinture. Elle ondulait contre lui, et quand il s’étendit sur elle, quand la dureté de
son corps épousa la douceur du sien…
Il crut qu’il allait quitter son propre corps.
Il sentait la respiration précipitée d’Yrene dans son oreille et ses mains qui
tiraient sur sa chemise pour se glisser sur son dos.
— Je croyais que tu en avais assez de toucher mon dos.
Elle le fit taire d’un baiser qui lui fit oublier le langage humain.
Oublier son nom, son titre et tout ce qui n’était pas elle.
Yrene.
Yrene.
Yrene.
Elle gémit quand la main de Chaol remonta le long de sa cuisse, repoussant
les plis de sa robe. Et quand il en fit autant avec l’autre jambe. Quand il mordilla
ses lèvres et traça nonchalamment des cercles sur ses cuisses magnifiques pour
se rapprocher de…
Mais Yrene n’aimait visiblement pas qu’on joue avec elle.
Sa main se referma sur lui, et il s’abandonna à ce contact, à cette sensation.
Ce n’était pas seulement une main qui le caressait. C’était celle d’Yrene…
Incapable de penser, il ne pouvait plus que savourer, toucher et se laisser
aller.
Et pourtant…
Il retrouva l’usage des mots assez longtemps pour demander :
— Tu as déjà… ?
— Oui, souffla-t-elle d’une voix rauque. Une fois.
Chaol pressa les lèvres contre la cicatrice sur sa gorge, l’embrassa, la lécha.
— Tu veux…, reprit-il tandis que ses lèvres suivaient le contour de sa
mâchoire, remontaient…
— Continue.
Mais il se força à faire une pause et à se redresser pour regarder son visage,
les mains posées sur ses cuisses sveltes, tandis que la main d’Yrene l’étreignait
et le caressait toujours.
— Alors c’est oui ? chuchota-t-il.
Les yeux d’Yrene étaient deux flammes d’or.
— Oui, souffla-t-elle.
Et elle releva la tête pour l’embrasser doucement.
— Oui.
Il frissonna à ces mots et il saisit le haut de sa cuisse. Yrene le lâcha pour
soulever ses hanches vers lui. Pour le sentir contre elle alors que seule la soie
légère de sa robe les séparait. Et rien en dessous.
Chaol écarta ce voile et le repoussa jusqu’à sa taille. Il inclina la tête, avide
de regarder, de toucher, de goûter et de découvrir ce qui faisait perdre la tête à
Yrene Towers.
— Non, plus tard, implora-t-elle d’une voix rauque. Plus tard…
Il ne pouvait rien refuser à cette femme qui tenait tout ce qu’il était, tout ce
qu’il lui restait, entre ses mains magnifiques.
Alors il ôta sa chemise, son pantalon et enfin la robe d’Yrene, qu’il laissa
glisser sur le sol à côté du lit.
Elle ne portait plus que son médaillon. Chaol parcourut des yeux chaque
centimètre de son corps et en eut le souffle coupé.
— Je le chérirai toujours, chuchota-t-il en se glissant lentement en elle et en
sentant le plaisir déferler le long de sa colonne vertébrale. Quel que soit le sort
qui attend le monde, ajouta-t-il tandis qu’Yrene embrassait son cou, ses épaules,
sa mâchoire. Quels que soient les océans, les montagnes ou les forêts que je
devrai franchir.
Il s’immobilisa en soutenant son regard, en lui laissant le temps de s’ajuster
à lui. En s’ajustant, lui, à la sensation que le centre de l’univers s’était déplacé.
Et, sans jamais quitter ses yeux resplendissants de lumière, il se demanda si elle
le sentait aussi.
Mais Yrene l’embrassa encore, comme en réponse et en une prière
silencieuse. Et, alors qu’il commençait à se mouvoir en elle, il comprit que, en ce
lieu, entre les dunes et les étoiles, au cœur d’un pays étranger et avec elle…
Avec elle, il était enfin chez lui.
CHAPITRE 46
LE DÉFILÉ ENTRE LES SOMMETS JUMEAUX DE DAGUL était plus grand qu’il le
paraissait au premier regard.
Il s’étendait à perte de vue en un labyrinthe de hautes roches déchiquetées.
Nesryn et Sartaq n’osaient pas s’arrêter.
Parfois, les toiles leur barraient le passage ou s’étendaient au-dessus d’eux,
mais ils fonçaient, à la recherche d’une issue. Ils devaient trouver un endroit où
Kadara pourrait les recueillir.
En bas, dans l’étroit couloir de pierre du défilé, le ruk ne pourrait pas les
atteindre. S’ils voulaient s’en sortir, ils devaient à tout prix trouver un moyen de
grimper plus haut.
Nesryn n’osait pas laisser Falkan sortir alors que tant de choses pouvaient
encore mal tourner. Révéler aux araignées sa présence, le dernier atout dont ils
disposaient, serait trop risqué…
Mais elle était sans cesse tentée de le faire. Les parois lisses du défilé se
prêtaient mal à l’escalade, les heures s’écoulaient, et la respiration laborieuse et
rauque de Sartaq se répercutait entre les rochers.
Il était hors d’état de monter vers le sommet. C’était à peine s’il pouvait
rester debout et tenir son épée.
Nesryn avançait à un rythme régulier, sans faire de pause, et gardait une
flèche ajustée à son arc, prête à tirer, en levant les yeux vers le ciel de temps à
autre.
Le passage était si resserré par endroits qu’il ralentissait leur progression et
que le ciel au-dessus d’eux n’était plus qu’un mince filet. Ils avançaient en
silence, osant à peine respirer et veillant à marcher sans bruit.
Mais cela n’y changeait rien, ou presque, Nesryn le savait.
On leur avait tendu un piège dans lequel ils étaient tombés. Les kharankuis
savaient où ils étaient. Et elles les suivaient à leur rythme en les encerclant.
Voilà des heures qu’ils n’avaient plus entendu le tonnerre des battements
d’ailes de Kadara.
Et la lumière commençait à décliner.
Quand la nuit tomberait, quand le défilé deviendrait trop obscur pour rester
praticable…
Nesryn pressa la main contre Falkan toujours dissimulé dans sa poche. Elle
décida qu’au coucher du soleil elle se servirait de lui.
Ils se frayèrent un passage à travers un resserrement entre deux rochers, et
elle entendit Sartaq grogner sous l’effort derrière elle.
— Nous devons être tout près de la sortie, souffla-t-il.
Elle s’abstint de répondre que les araignées ne seraient sûrement pas assez
stupides pour les laisser quitter le défilé et s’envoler sur le dos de Kadara, en
admettant que le ruk blessé pût encore les porter.
Elle poursuivit son chemin sans un mot dans le couloir qui s’élargissait un
peu, tout en comptant ses respirations. C’étaient peut-être les dernières…
Cela ne lui serait d’aucun secours de penser ainsi. Elle avait regardé la mort
en face au cours de cet été, quand cette vague de verre géante avait déferlé vers
elle. Elle l’avait regardée en face, et elle avait été sauvée.
Peut-être aurait-elle la même chance cette fois-ci.
Sartaq trébuchait et s’essoufflait derrière elle. De l’eau… il leur fallait de
l’eau de toute urgence. Et des pansements pour ses blessures. Dans ce défilé
aride, si les araignées ne les retrouvaient pas, ce serait probablement la
déshydratation qui les tuerait, bien avant l’arrivée des rukhins d’Eridun.
Nesryn se forçait à avancer pas à pas. Le passage se resserrait de nouveau,
devenant aussi étroit qu’un étau. Elle devait marcher sur le côté, et ses épées
raclaient les parois.
Sartaq poussa un grognement, puis un juron.
— Je suis coincé, annonça-t-il.
Elle le trouva effectivement bloqué derrière elle, la masse de sa poitrine et
de ses larges épaules plaquée contre la roche. Quand il essaya de se dégager, du
sang suinta de ses blessures.
— Arrêtez, ordonna-t-elle. Arrêtez et essayez de reculer.
Il n’y avait pas d’autre issue et rien à escalader, mais s’ils le débarrassaient
de ses armes…
Les yeux sombres de Sartaq rencontrèrent les siens. Elle lut les mots sur ses
lèvres.
Continuez sans moi.
— Sartaq, murmura-t-elle dans un souffle.
Alors, ils entendirent le cliquètement de griffes sur la pierre. Le rythme
précipité de pattes fines.
Des araignées en grand nombre. En nombre bien trop élevé. Des araignées
qui arrivaient dans leur dos et se rapprochaient.
Nesryn saisit le prince par la main et le tira vers elle.
— Essayez encore, haleta-t-elle. Allez…
Il poussa un grondement sourd et les veines de son cou palpitèrent tandis
qu’il essayait de se frayer un passage et que ses bottes raclaient des pierres.
Nesryn s’arc-bouta et, les dents serrées, le tira vers elle.
Elle entendait le clic-clic-clic sur la pierre de l’autre côté.
— Plus fort, lâcha-t-elle.
Sartaq inclina la tête sur le côté et se pressa contre le rocher qui
l’emprisonnait.
— Quel morceau de choix que notre hôte, siffla une douce voix féminine.
Et il est si gros qu’il ne peut même plus passer. Comme nous allons nous
régaler…
Nesryn tirait de toutes ses forces sur la main de Sartaq, mais elle glissait sur
leur sueur et leur sang. Elle serra son poignet si fort qu’elle sentit ses os.
— Partez, chuchota-t-il tout en luttant pour se dégager. Sauvez-vous.
Falkan remuait dans sa poche pour en émerger, mais comme la poitrine de
Nesryn était pressée contre le rocher, il ne pouvait même pas sortir la tête de sa
cachette.
— Ils font une belle paire, reprit la voix féminine. Les cheveux de cette
femme brillent comme une nuit sans lune. Nous vous ramènerons chez nous,
estimés hôtes…
Un sanglot jaillit de la gorge de Nesryn.
— Je vous en supplie, implora-t-elle.
Sans cesser de tirer frénétiquement sur le bras de Sartaq, elle scruta la paroi
au-dessus d’eux, l’une des plus hautes du défilé, et les cornes incurvées des
sommets.
— Je vous en supplie, répéta-t-elle, mais cette supplique ne s’adressait à
personne en particulier.
Soudain, le visage de Sartaq devint calme. D’un calme effrayant. Il cessa de
lutter.
Nesryn secoua la tête en tirant sur son bras avec l’énergie du désespoir.
Il ne remua pas d’un millimètre.
Ses yeux sombres rencontrèrent les siens, et elle n’y lut nulle peur.
— J’ai entendu ce que les espions racontaient sur vous, dit-il d’une voix
claire et ferme. Sur l’intrépide femme de Balruhn vivant dans l’empire
d’Adarlan. Sur la Flèche de Neith. Alors j’ai compris…
Nesryn pleurait.
Sartaq lui sourit avec douceur. Avec tendresse. Avec une expression
entièrement nouvelle pour elle.
— Je vous aimais avant même de vous avoir vue, reprit-il.
— Je vous en supplie, l’implora Nesryn en larmes.
Sartaq serra sa main.
— Je regrette que nous n’ayons pas eu plus de temps, fit-il.
Un sifflement déchira l’air, et une énorme masse noire et luisante surgit
derrière lui.
Et puis le prince disparut, arraché à ses mains.
Comme s’il n’avait jamais existé.
Presque aveuglée par ses larmes. Nesryn poursuivait son chemin à travers le
défilé en se glissant entre ses parois et en se hissant par-dessus des rochers, les
muscles de ses bras tendus à se rompre et le pied sûr.
Continuez sans moi. Ces mots coulaient comme un chant dans son sang et
dans sa moelle tandis qu’elle avançait.
Continue, sors de là et trouve des secours.
Le passage s’élargit enfin et déboucha sur une chambre plus spacieuse.
Nesryn titubait, encore oppressée, haletante, les paumes rouges du sang de
Sartaq dont le visage flottait toujours devant ses yeux.
Le sentier décrivait un virage au-devant d’elle. Elle s’y précipita en
trébuchant, la main pressée sur la tête de Falkan qui avait émergé de sa poche.
Elle sanglota en le voyant et sanglota plus fort en entendant les cliquètements et
les sifflements se rapprocher derrière elle.
Tout était fini. Tout était perdu. Et c’était elle qui l’avait tué, en fin de
compte. Elle n’aurait jamais dû partir de Rifthold. Elle n’aurait jamais rien dû
faire de ce qu’elle avait entrepris.
Elle s’élança vers un tournant en faisant voler des éclats de pierre sous ses
bottes.
Nous vous ramènerons chez nous…
Vivants. L’araignée avait parlé comme s’ils devaient être menés vivants à
leur repaire. Un bref sursis avant le festin. Et si elle avait dit vrai…
Nesryn tapota la tête de Falkan qui se tortillait pour sortir de sa poche,
récoltant un cri outragé.
— Pas encore, lui dit-elle d’une voix douce comme le vent dans les herbes.
Pas encore, mon ami.
Alors elle ralentit, s’immobilisa et lui chuchota son plan à l’oreille.
Yrene regagna sa chambre et ouvrit la fenêtre toute grande pour aérer car la
chaleur était étouffante. Elle s’assit une minute sur son lit, se releva puis arpenta
la pièce.
Elle avait laissé le parchemin à Hafiza, car elle considérait l’armoire en fer
comme la plus sûre des cachettes. Mais quand elle quitta sa chambre, tourna à
gauche dans le couloir et descendit l’escalier, ce n’étaient pas des parchemins ni
des livres anciens qui occupaient ses pensées.
Elle songeait à tous les progrès que Chaol et elle avaient accomplis dans
son traitement, pour découvrir à leur retour du désert leur chambre saccagée…
Non, sa chambre, comme il le lui avait assez clairement laissé entendre.
Yrene descendait les marches avec rapidité malgré les courbatures de deux
jours de chevauchée. Elle ne pouvait s’ôter de l’esprit qu’il devait exister un lien
entre les progrès dans le traitement de Chaol et les attaques au Torre et au palais.
Elle savait qu’il lui serait impossible de réfléchir dans le silence et
l’atmosphère confinée de sa chambre. Ni à la bibliothèque, où le moindre bruit
de pas, le moindre miaulement d’un chat de Baast la ferait sursauter.
Mais il existait un lieu serein et sûr où elle pourrait démêler l’écheveau des
fils du destin qui les avaient tous menés ici.
La Matrice était déserte.
Après s’être lavée, Yrene avait passé le léger peignoir lavande et était
entrée dans la chambre remplie de vapeur sans pouvoir s’empêcher de regarder
le bassin le plus éloigné dans lequel la guérisseuse avait pleuré quelques heures
avant sa mort.
Elle passa les mains sur son visage et inspira pour retrouver son calme.
Les bassins alignés de chaque côté de la chambre semblaient l’appeler,
leurs eaux bouillonnantes l’inviter et lui promettre d’apaiser ses courbatures.
Mais Yrene restait immobile au milieu de la chambre dans le tintement léger des
myriades de cloches et scrutait les ténèbres loin au-dessus d’elle.
D’une stalactite trop lointaine pour être visible, une goutte d’eau tomba sur
son front. Yrene ferma les yeux sous cette éclaboussure fraîche, mais ne s’essuya
pas.
Les clochettes sonnaient et murmuraient comme les voix des guérisseuses
depuis longtemps disparues qui les avaient suspendues. Elle se demanda si la
voix de la jeune femme tuée dans la bibliothèque se mêlait aux autres.
Yrene regarda la dernière rangée de cloches de toutes tailles et de toutes
factures. La sienne…
Pieds nus, sans un bruit, elle se dirigea vers la petite stalagmite qui s’élevait
à côté de l’un des murs et vers la chaîne tendue entre elle et un pilier. Sept autres
clochettes y étaient suspendues. Yrene se rappelait parfaitement laquelle était la
sienne.
Elle sourit en regardant la clochette d’argent achetée avec l’or de
l’inconnue. Son nom était gravé dessus, peut-être par le même bijoutier que celui
auquel Chaol avait confié son médaillon. Elle portait toujours ce pendentif.
Même ici, elle n’avait pas voulu s’en séparer.
Elle passa doucement un doigt sur le bord de la clochette, sur son nom et la
date de son entrée au Torre.
Un tintement léger et doux se fit entendre sous son doigt et résonna entre
les murs de pierre et les autres cloches, qui tintèrent à leur tour comme en
réponse.
Le son dansa alors comme une ronde sans trêve, et Yrene tourna sur elle-
même, comme si elle pouvait le suivre. Et quand il s’évanouit…
Elle toucha de nouveau la clochette. Un son plus fort et plus limpide
s’éleva.
Ses ondes volèrent à travers la chambre et elle les suivit des yeux.
Le son s’évanouit une fois de plus, mais le pouvoir d’Yrene lui avait déjà
répondu.
Avec des mains qui ne lui appartenaient pas entièrement, elle fit sonner sa
cloche une troisième fois.
Et, tandis que son chant remplissait la salle, Yrene déambula dans le sillage
de ses échos et de ses ondes.
Dans le claquement léger de ses pieds nus sur la pierre humide, elle suivait
ce son à travers la Matrice comme elle aurait suivi un lapin détalant devant elle.
Elle le poursuivait autour des stalagmites saillant du sol, sous les stalactites
suspendues au plafond, à travers la pièce, le long des murs, dans les flammes
vacillantes des bougies.
Elle passa devant les cloches d’innombrables générations de guérisseuses
qui faisaient écho à la sienne. Elle les effleura au passage et une vague sonore lui
répondit.
Va où tu as peur de te risquer.
Yrene poursuivait son chemin parmi les sons des cloches et dans le sillage
de la sienne, de ce chant suave et limpide qui l’appelait. Qui la poussait.
Ces ténèbres demeuraient en Chaol, dans sa blessure. Ils les avaient
repoussées très loin, mais elles subsistaient. Ses confidences de la veille lui
avaient brisé le cœur, mais il ne lui avait pas tout révélé de ce qui le tourmentait.
Et si se confronter à ces souvenirs éprouvants ne lui permettait pas de
vaincre cet éclat de ténèbres des Valg, si les rafales aveugles de sa propre magie
ne pouvaient rien pour lui…
Yrene suivit l’écho de la clochette en argent jusqu’à l’endroit où il
s’interrompit.
C’était un recoin de la chambre où les chaînes étaient rouillées et certaines
cloches verdies par l’oxydation.
Là, le son de sa clochette s’était tu.
Non, pas précisément tu. Il semblait attendre en bourdonnant dans l’angle.
Yrene remarqua une petite cloche suspendue à l’extrémité d’une chaîne.
Elle était si oxydée qu’il était presque impossible de déchiffrer son inscription.
Mais Yrene parvint quand même à lire le nom.
Yafa Towers.
Elle ne sentit même pas la dureté de la pierre quand elle tomba à genoux. Et
quand elle lut ce nom et la date, qui remontait à deux cents ans.
Une femme de la famille Towers. Une guérisseuse des Towers. Ici… auprès
d’elle. La voix d’une Towers avait chanté en ces lieux pendant les années de
résidence d’Yrene au Torre. Même maintenant, alors qu’elle était si loin de chez
elle, elle n’avait jamais été seule.
Yafa… Yrene articula ce nom sans bruit, une main sur le cœur.
Va où tu as peur de te risquer…
Yrene scruta la pénombre de la Matrice au-dessus d’elle.
Le pouvoir Valg s’était nourri de lui.
Oui, sembla lui répondre l’obscurité dans laquelle nulle goutte, nulle cloche
ne se faisait plus entendre.
Yrene baissa les yeux sur ses mains qui pendaient, inertes, à ses côtés. Elle
invoqua la lueur pâle de son pouvoir, la laissa emplir la chambre, se répercuter
contre la roche dans un chant silencieux. Entre ces cloches, les voix des milliers
de ses sœurs, les voix des Towers qui l’avaient précédée.
Va où tu as peur de te risquer…
Ce n’était pas la voix tapie en Chaol. C’était une voix en elle.
Celle qu’elle avait commencé à entendre le jour où ces soldats avaient
encerclé sa chaumière et l’avaient traînée par les cheveux dans les herbes
éclatantes.
Yafa avait-elle su, dans cette chambre profondément enfouie sous terre, ce
qui était arrivé ce jour-là de l’autre côté de la mer ? Avait-elle observé ce qui
s’était passé au cours de ces deux derniers mois, puis entonné son chant ancestral
et rouillé ?
Ce n’étaient pas de mauvais hommes, Yrene…
Non, certainement pas. Pas les hommes qu’il avait commandés, avec
lesquels il s’était entraîné, qui avaient porté le même uniforme et obéi au même
roi que les soldats venus chez elle ce jour-là…
Ce n’étaient pas de mauvais hommes. Il existait en Adarlan des gens qui
méritaient qu’on les sauve, qu’on se batte pour eux. Ceux-là n’étaient pas ses
ennemis et ne l’avaient jamais été. Peut-être l’avait-elle su longtemps avant que
Chaol se soit confié à elle dans l’oasis. Peut-être avait-elle tout simplement
refusé de le savoir.
Mais ce qui subsistait en lui, ce reste du démon qui avait tout dirigé…
Je sais qui tu es, lui dit-elle en silence.
Car c’était cette même entité qui l’avait habitée pendant toutes ces années,
qui s’était repue d’elle tout en la nourrissant. C’était une autre créature, mais elle
ne faisait qu’un avec ce démon.
Yrene fit refluer sa magie, et la lumière blanche s’évanouit.
Elle sourit, les yeux levés vers la douce obscurité.
Je comprends, maintenant.
Une nouvelle goutte embrassa son front en réponse.
Avec un sourire, Yrene tendit la main vers la clochette de son ancêtre et la
fit tinter.
CHAPITRE 54
Quand elle lui parla de Lysandra, Falkan enfouit son visage dans ses mains
et pleura. Elle connaissait mal le passé de la métamorphe, mais l’âge et le lieu
correspondaient au récit de Falkan. Seule la description physique différait. La
mère de Lysandra avait fait le portrait d’une fille brune plutôt quelconque au lieu
d’une beauté aux cheveux noirs et aux yeux verts.
Mais Falkan répondit que, oui, bien sûr, il partirait pour le nord. Pour faire
la guerre et pour retrouver sa nièce, sa dernière parente au monde qu’il n’avait
jamais cessé de chercher.
Sartaq réapparut avec de la nourriture et, une demi-heure plus tard, un
message leur parvint de la salle.
Les clans avaient pris leur décision.
Tremblante, Nesryn s’avança vers la porte et vers Sartaq, qui lui tendait la
main.
Leurs doigts s’entrelacèrent, et il l’entraîna vers la salle silencieuse. Falkan
se leva péniblement, essuya ses larmes et les suivit en boitillant.
Ils avaient à peine fait quelques pas quand une messagère venue de la salle
dévala l’escalier.
Nesryn s’écarta du prince pour le laisser s’entretenir avec la jeune femme
hors d’haleine et aux yeux hagards, mais ce fut à Nesryn qu’elle tendit la lettre.
Les mains de Nesryn tremblèrent à nouveau quand elle reconnut l’écriture.
Elle sentit Sartaq se raidir à côté d’elle quand il comprit que le message
venait de Chaol. Il recula en baissant les yeux pour la laisser la lire en paix. Ce
qu’elle fit – deux fois – avant d’inspirer à fond pour lutter contre la nausée.
— Il… il me demande de rentrer à Antica. Il a besoin de moi là-bas,
annonça-t-elle tandis que la lettre frémissait dans sa main. Il nous implore de
rentrer aussi vite que les vents peuvent nous porter.
Sartaq prit la lettre, la parcourut et poussa un juron. Pendant ce temps,
Falkan restait silencieux et attentif.
— Quelque chose ne va pas, déclara Sartaq, et Nesryn acquiesça.
Si Chaol, qui ne demandait jamais d’aide et qui n’en avait jamais besoin,
les suppliait de se hâter… Elle regarda l’assemblée qui les attendait pour
annoncer sa décision.
— Dans combien de temps pourrons-nous décoller ? demanda-t-elle
simplement au prince.
CHAPITRE 58
CHAOL ÉTAIT FÉBRILE tandis qu’Yrene et lui se hâtaient dans les rues
étroites d’Antica remplies de passants qui rentraient dîner. Elle sentait que ce
n’était pas la colère, mais la résolution qui le poussait à agir.
Aelin avait levé une armée et s’ils pouvaient la rejoindre avec des renforts
du khaganat… Yrene lisait de l’espoir dans les yeux de Chaol. Et de la
détermination.
Ils auraient une minuscule chance de remporter la victoire, à condition de
pouvoir convaincre la famille royale.
Un dernier effort, avait-il dit alors qu’ils arrivaient dans la pénombre
fraîche du Torre et montaient l’escalier en courant. Il était prêt à ramper devant
le Khagan s’il le fallait. À faire une dernière tentative pour le persuader.
Mais ils devaient d’abord consulter Hafiza. Et des livres qui contenaient
peut-être une arme bien plus puissante que des épées ou des flèches : le savoir.
Il ne ralentit pas pendant l’interminable montée vers le sommet du Torre.
— Pas étonnant que tu aies d’aussi belles jambes, murmura-t-il à son
oreille.
— Goujat, répliqua-t-elle.
Et elle le repoussa en rougissant.
À cette heure, la plupart des aspirantes descendaient dîner. Plusieurs
sourirent béatement et les plus jeunes gloussèrent en passant devant Chaol. Il
leur adressa un sourire chaleureux et indulgent qui les fit ricaner de plus belle.
À elle… il était à elle ! avait-elle envie de leur crier. Cet homme dévoué,
courageux et beau était à elle…
Et elle rentrerait chez elle avec lui.
Cette pensée l’apaisa un peu. Et l’idée que ces interminables montées au
sommet du Torre prendraient bientôt fin. Qu’elle ne sentirait plus les odeurs de
la lavande et du pain chaud. Et qu’elle n’entendrait plus ces gloussements.
La main de Chaol effleura la sienne comme pour lui dire qu’il la
comprenait. Yrene pressa ses doigts en réponse. Oui, elle laisserait une partie
d’elle-même au Torre. Mais, tandis qu’ils parvenaient enfin au sommet, elle
souriait en pensant à ce qu’elle emporterait.
Chaol haletait, appuyé d’une main au mur. La porte entrebâillée du bureau
d’Hafiza laissait entrer les dernières lueurs du couchant.
— Le bâtisseur de cette tour était sans pitié, commenta-t-il.
Yrene rit, frappa à la porte du bureau et poussa le battant.
— On raconte que c’est Kamala qui l’a construite, dit-elle. Et, d’après la
légende, elle…
Elle s’arrêta net. Le bureau de la Grande Guérisseuse était vide.
Elle contourna Chaol pour se diriger vers l’atelier à la porte également
entrebâillée.
— Hafiza ? appela-t-elle.
Pas de réponse. Elle poussa néanmoins la porte.
L’atelier était vide. Mais, heureusement, la fameuse armoire était toujours
fermée à clef.
Hafiza rendait probablement visite à des patients ou était descendue dîner.
Ils avaient pourtant croisé beaucoup de monde dans l’escalier à l’appel de la
cloche, mais Hafiza n’était pas du nombre.
— Attends-moi ici, dit-elle à Chaol, et elle redescendit à l’étage inférieur,
celui qui était au-dessus de sa chambre.
— Eretia ? appela-t-elle en entrant dans une pièce exiguë.
— J’ai vu passer un joli derrière d’homme il y a un instant, grommela la
guérisseuse en réponse.
Un toussotement de Chaol leur parvint de l’étage supérieur.
Yrene s’esclaffa.
— Est-ce que tu sais où est Hafiza ? demanda-t-elle.
— Dans son atelier, répondit la guérisseuse sans même se retourner. Elle y
a passé la journée.
— Tu es sûre ?
— Oui. Je l’ai vue entrer, fermer la porte, et elle n’est pas ressortie.
— La porte était ouverte à l’instant.
— Alors elle est ressortie sans que je le sache.
Sans un mot ? Ce n’était guère dans la nature d’Hafiza.
Yrene se gratta la tête en scrutant le couloir et les deux autres portes. Sans
prendre congé d’Eretia, elle alla frapper à ces portes. L’une des pièces était vide
et la guérisseuse qu’elle trouva dans l’autre lui dit comme Eretia qu’Hafiza se
trouvait dans son atelier.
— Alors, rien ? demanda Chaol quand Yrene le rejoignit.
Elle tapota le sol du pied. Peut-être qu’elle se faisait des idées, mais…
— Allons voir à la cantine, dit-elle.
Elle surprit une lueur d’inquiétude dans le regard de Chaol… et comme un
avertissement.
Ils redescendirent deux étages et Yrene s’arrêta devant sa chambre.
La porte était fermée, mais un objet était coincé dessous comme si on
l’avait calé là.
— Qu’est-ce que c’est ?
Chaol tira son épée si vite qu’elle ne le vit même pas le faire. Chaque
mouvement de son corps et de sa lame évoquait les pas d’une danse. Elle se
pencha et, quand elle retira l’objet, elle entendit un raclement métallique contre
la pierre.
Elle reconnut alors, oscillant au bout de sa chaîne, la clef en fer d’Hafiza.
Chaol examina la porte et les escaliers pendant qu’Yrene la passait à son
cou, les doigts tremblants.
— Elle ne l’a pas glissée là par hasard, observa-t-il.
Et si elle l’avait cachée là…
— Elle savait que quelqu’un ou quelque chose était à sa poursuite, dit
Yrene.
— Il n’y a aucun signe d’effraction ou d’attaque en haut, objecta-t-il.
— Elle a peut-être seulement eu peur, mais Hafiza ne fait rien sans raison.
Chaol posa une main sur son dos pour l’entraîner vers l’escalier.
— Il faut prévenir les gardes et lancer des recherches, dit-il.
Elle avait la nausée et se sentait prête à vomir sur les marches.
Si elle avait mis Hafiza en danger…
Mais s’affoler n’aiderait personne.
Elle se força à inspirer une fois, deux…
— Il faut faire vite. Est-ce que ton dos…
— Ça ira, répondit-il. Je me sens très bien.
Yrene évalua d’un coup d’œil son maintien et son équilibre.
— Alors dépêchons-nous, reprit-elle.
Ils dévalèrent l’escalier en spirale du Torre en demandant à tous ceux qu’ils
croisaient s’ils avaient vu Hafiza. Dans son atelier, leur répondait-on
invariablement.
C’était comme si elle s’était volatilisée.
Chaol en avait vu et enduré assez pour se fier à son instinct.
Et ce dernier lui soufflait qu’un malheur était arrivé ou était sur le point de
se produire.
Le visage d’Yrene était livide d’effroi. La clef en fer sautait sur sa poitrine
à chacun de ses pas. Ils arrivèrent en bas de la tour. En quelques mots, Yrene
alerta le garde en faction que la Grande Guérisseuse avait disparu.
Mais les recherches étaient trop longues à organiser. Il pouvait se passer
n’importe quoi en l’espace de quelques minutes. Ou même de quelques
secondes.
Dans la salle animée du rez-de-chaussée, Yrene demanda à quelques autres
guérisseuses où était Hafiza. Non, elle n’était pas au réfectoire. Ni dans le jardin
d’herbes médicinales. Elles en revenaient et elles ne l’avaient pas vue là-bas.
Mais le complexe du Torre était immense.
— On couvrirait plus de terrain en se séparant, souffla Yrene en parcourant
la salle du regard.
— Non. C’est peut-être justement ce qu’ils attendent. Restons ensemble.
Yrene se frotta le visage.
— Si la panique se répand, le… cette personne risque d’agir plus vite. Et
brutalement. Nous devons rester discrets, dit-elle. Par où commence-t-on ?
Hafiza pourrait être en ville, ou…
— Combien d’issues du Torre donnent sur la rue ?
— Seulement l’entrée principale et une petite porte de service, toutes deux
très bien gardées.
Ils les inspectèrent en quelques minutes. Rien à signaler. Les gardes étaient
compétents et notaient chaque entrée et chaque sortie. Personne n’avait vu
Hafiza. Aucune voiture n’était venue ou n’avait quitté les lieux depuis le petit
matin, soit avant la dernière fois qu’Eretia avait vu Hafiza.
— Elle est forcément dans l’enceinte du Torre, dit Chaol en scrutant la tour
et le bâtiment des médecins. À moins d’avoir oublié une autre issue…
Yrene se figea, les yeux brillants comme des flammes dans le crépuscule.
— La bibliothèque, murmura-t-elle avant de détaler.
Elle était si rapide qu’il dut rallier toutes ses forces pour la rattraper. Pour
courir. Dieux tout-puissants, voilà qu’il courait !
— Il paraît qu’il existe des passages sous la bibliothèque, lança-t-elle en
haletant tandis qu’elle le précédait dans la salle familière. Des souterrains qui
débouchent sur l’extérieur. Où, nous n’en avons aucune idée. On dit qu’ils ont
été condamnés, mais…
Le cœur de Chaol battit à tout rompre.
— Ça expliquerait comment on a pu entrer au Torre, attaquer la guérisseuse
et en ressortir sans se faire repérer, dit-il.
Et si Hafiza avait été entraînée dans ces souterrains…
— Mais comment a-t-on pu l’emmener sans que personne ne le remarque ?
Il préférait ne pas répondre à cette question. Les Valg pouvaient invoquer
des ombres pour se dissimuler, des ombres qui pouvaient devenir mortellement
dangereuses en l’espace d’un instant.
Yrene s’arrêta brusquement devant le bureau auquel la directrice était
assise. Nousha leva vivement la tête. Le marbre du sol était si lisse qu’Yrene dut
attraper le bord du bureau pour ne pas glisser.
— Avez-vous vu Hafiza ? demanda-t-elle.
Nousha regarda tour à tour Yrene et Chaol et vit l’épée qu’il tenait encore à
la main.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Où sont les passages souterrains ? l’interrogea Yrene. Ceux qui ont été
condamnés… où sont-ils ?
Derrière elle, un chat de Baast d’un gris d’orage montant la garde près du
foyer bondit et s’élança vers l’intérieur de la bibliothèque.
Nousha regarda une antique cloche grosse comme un melon posée sur son
bureau à côté d’un petit marteau.
La main d’Yrene s’abattit sur ce dernier.
— Non, pas ça, lança-t-elle. Ça les alerterait de savoir que… que nous
savons.
Le visage au teint mat de Nousha devint livide.
— Descendez à l’étage inférieur et allez jusqu’au fond, ordonna-t-elle.
Tournez à gauche et continuez jusqu’au mur le plus éloigné… jusqu’au bout, là
où la pierre n’est pas taillée. Tournez à droite et vous verrez l’entrée des
souterrains.
La poitrine d’Yrene se souleva, mais elle acquiesça et répéta ces indications
à mi-voix. Chaol les grava dans son esprit.
Nousha se leva.
— Dois-je appeler les gardes ? demanda-t-elle.
— Oui, mais discrètement, répondit Chaol. Dites-leur de nous suivre dans
les souterrains. Faites vite.
Nousha croisa ses mains tremblantes devant sa taille.
— Ces souterrains sont restés déserts pendant très longtemps, dit-elle.
Restez sur vos gardes. Nous-mêmes ne savons pas ce qu’il y a là-bas.
Chaol s’abstint de lui répondre que ce genre d’avertissement plus que vague
était inutile avant de se lancer dans une bataille. Sans un mot, il saisit la main
d’Yrene, mêlant ses doigts aux siens, et l’entraîna à travers la salle.
CHAPITRE 61
YRENE COMPTAIT CHAQUE MARCHE. Non que cela lui fût d’aucune aide,
mais son cerveau dévidait machinalement les chiffres.
Un, deux, trois… quarante.
Trois cents.
Quatre cent vingt-quatre.
Sept cent vingt et un.
Et ils descendaient encore et encore en scrutant chaque ombre, chaque aile,
chaque renfoncement, chaque salle de lecture et chaque recoin. Sans rien voir de
suspect.
Seulement des aspirantes qui travaillaient en silence ou qui remballaient
leurs affaires pour aller dormir. Et pas le moindre chat de Baast.
Huit cent trente.
Mille trois.
Ils atteignirent le fond de la bibliothèque. Les lumières y étaient plus
douces. Plus voilées.
Les ombres y paraissaient plus alertes. Yrene voyait des visages dans
chacune d’elles.
Chaol pressa le pas, la lame de son épée luisant comme du vif-argent dans
la pénombre tandis qu’ils suivaient les indications de Nousha.
L’air refroidit. Les lumières se raréfièrent et s’espacèrent.
Aux volumes reliés en cuir succédèrent des parchemins qui semblaient prêts
à s’effriter, puis aux parchemins des tablettes gravées. Les rayons en bois furent
remplacés par des alcôves creusées dans la roche. Le sol et les murs étaient
maintenant en pierre non taillée.
— Là, chuchota Chaol.
Il arrêta Yrene et brandit son épée.
La salle au-devant d’eux était éclairée par une seule bougie abandonnée sur
le sol.
Derrière elle s’alignaient quatre portes.
Trois d’entre elles étaient scellées par de lourds panneaux en pierre, mais la
quatrième… était ouverte. La pierre qui devait la fermer avait été poussée sur le
côté. Une autre bougie solitaire posée sur le seuil illuminait l’obscurité.
Un passage… un passage plongeant plus profondément sous terre que la
Matrice… et que n’importe quel sous-sol du Torre.
Chaol désigna la boue piétinée au-devant d’eux.
— Des traces, dit-il. Deux paires de pieds côte à côte.
Il se tourna vers elle.
— Tu restes ici et je…
— Non.
Il la jaugea en soupesant ce mot.
— Ensemble. Nous ferons tout ensemble, insista-t-elle.
Chaol réfléchit un instant, puis hocha la tête. Il l’entraîna à sa suite en lui
montrant où poser le pied afin de ne pas faire rouler des éclats de pierre.
La bougie semblait leur faire signe à l’entrée du passage. Comme un phare.
Comme une invitation.
La lumière dansa sur la lame de l’épée quand il la pointa vers l’entrée.
Seuls des débris de pierre et un passage obscur et insondable les
attendaient.
Yrene inspirait par le nez et expirait par la bouche. Hafiza… Hafiza était là.
Blessée, ou même pire.
Chaol saisit sa main et l’entraîna dans l’obscurité.
Ils avancèrent lentement et sans bruit pendant une éternité, jusqu’à l’instant
où la lueur de la bougie solitaire s’évanouit derrière eux… et où une autre
apparut, faible et lointaine, comme à demi dissimulée derrière un angle.
Comme si quelqu’un attendait.
Chaol savait que c’était un piège.
Il savait que la Grande Guérisseuse n’avait pas été la cible, mais l’appât.
Mais s’ils arrivaient trop tard…
Il refusait cette éventualité.
Ils avancèrent lentement vers cette seconde bougie. Sa lumière était comme
le tintement d’une cloche sonnant pour le dîner…
Chaol n’en avançait pas moins vers elle, suivi d’Yrene.
La lueur devint plus vive.
Ce n’était pas celle d’une bougie mais, plus loin dans le passage, une
lumière chaude qui teintait d’or le mur en pierre derrière elle.
Yrene voulut presser le pas, mais Chaol la retint sans un mot.
Il était sûr que la créature qui les guettait là-bas savait qu’ils approchaient.
Quand ils arrivèrent devant un tournant, il scruta la lumière sur le mur le
plus éloigné en tentant de discerner des ombres ou des mouvements. Il ne vit que
la lumière.
Il jeta un regard derrière l’angle du passage et Yrene en fit autant.
Et son souffle se coinça dans sa gorge. Il en avait pourtant beaucoup vu en
un an, mais ce qu’il découvrait là…
C’était une chambre aussi vaste que la salle du trône au château de Rifthold,
peut-être même encore plus grande. Le plafond très haut reposait sur des piliers
sculptés dont le sommet disparaissait dans la pénombre. Une volée de marches
descendait du passage où Chaol et Yrene se tenaient vers la salle. Il comprit
alors pourquoi les murs étaient dorés dans la lumière.
Car les torches qui brûlaient en permanence dans cette salle illuminaient…
de l’or.
Toutes les richesses d’un empire millénaire remplissaient la chambre.
Coffres, statues et coupes d’or pur. Armures. Épées…
Des sarcophages en pierre impénétrable étaient disséminés au milieu de tout
cet or.
Un tombeau et un trésor. Et, tout au fond, sur une haute estrade…
Yrene poussa un cri étouffé en découvrant la Grande Guérisseuse liée et
bâillonnée sur un trône en or. Mais ce fut la femme debout à côté d’elle, un
poignard posé sur son ventre bombé, qui glaça le sang de Chaol.
Duva… la fille cadette du Khagan.
Elle leur sourit en les regardant approcher… mais son expression n’avait
rien d’humain.
C’était celle d’un Valg.
CHAPITRE 62
UNE DOULEUR ATROCE IRRADIA DANS SON DOS, ses jambes, ses bras,
jusqu’au bout de ses doigts.
Une douleur pire que celle qu’il avait endurée dans le château de verre.
Ou pendant ses séances de soins.
Mais tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il avait vu, c’était Yrene et ce tentacule
de magie visant son cœur.
Chaol heurta le sol et, malgré sa souffrance, entendit le cri d’Yrene.
Lève-toi, lève-toi, lève-toi…
— Quel dommage de voir tant de travail réduit à néant, pépia Duva en
désignant Chaol. Oh, votre pauvre dos…
La magie noire frappa de nouveau, au même endroit. Un craquement
retentit, suivi d’un autre, et d’un autre encore.
Toute sensation disparut d’abord dans ses jambes…
— Arrêtez ! sanglota Yrene à genoux. Arrêtez !
— Sauve-toi, lâcha Chaol dans un souffle en forçant ses mains à se poser
sur la pierre et ses bras à le hisser.
Duva plongea la main dans sa poche et en tira l’anneau noir.
— Vous savez comment mettre fin à ça, dit-elle.
— Non ! gronda-t-il, et il sentit un élancement de douleur dans le dos alors
qu’il tentait de se relever.
Yrene recula en rampant sans les quitter des yeux.
Non, il ne supporterait pas de revoir, de sentir encore ce qu’il avait déjà
subi…
Mais il vit alors ce qu’Yrene tenait dans sa main droite.
Ce vers quoi elle avait rampé.
Son épée.
Avec un petit rire narquois, Duva enjamba Chaol et s’avança vers elle.
Yrene se leva et brandit son épée.
La lame tremblait et les épaules d’Yrene frémissaient au rythme des
sanglots qui s’échappaient de ses mâchoires serrées.
— Que croyez-vous pouvoir faire face à ceci ? susurra Duva.
Des fouets de magie noire se déroulèrent de ses paumes.
Non ! hurla-t-il à son corps, aux blessures qui s’ouvraient, à la douleur qui
le terrassait. Duva leva le bras pour frapper.
Et Yrene lança l’épée vers elle, dans un geste brusque et maladroit.
Duva l’esquiva.
Avec la vivacité d’une biche, Yrene pivota et détala à travers le labyrinthe
de cadavres et de trésors.
Et, comme un limier flairant sa proie, Duva gronda et se lança à sa
poursuite.
Elle n’avait aucun plan. Elle n’avait rien.
Aucun choix. Rien pour l’aider.
La colonne vertébrale de Chaol…
Détruite. Tout ce travail… anéanti.
Yrene courait entre les monticules d’or, cherchant désespérément…
Les nuées de la magie de Duva explosaient autour d’Yrene, projetant des
éclats et teintant d’or chacun de ses souffles.
Dans un coffre débordant de joyaux, elle saisit une petite épée dont la lame
fendit l’air en sifflant.
Si seulement elle pouvait piéger Duva, la retenir assez longtemps…
Un tentacule de magie brisa un sarcophage en pierre devant elle et des
débris volèrent.
Yrene entendit le bruit avant de sentir l’impact.
Une douleur fulgurante explosa dans son crâne et le monde chavira.
Elle lutta pour rester debout avec toutes les forces et toute la lucidité qui lui
restaient.
Elle se redressa, puis reprit sa course en ne pensant qu’à leur faire gagner
du temps. Elle contourna une statue et…
Duva apparut au-devant d’elle.
Yrene se heurta à elle et la lame de son épée frôla le ventre bombé de la
princesse.
Elle lâcha l’arme. Duva ne broncha pas et ses bras enserrèrent le cou et la
taille d’Yrene pour l’immobiliser.
— Ce corps-là n’aime pas tellement courir, siffla-t-elle en l’entraînant vers
l’allée.
Yrene se débattit, rua, mais Duva la tenait fermement. Pour quelqu’un de sa
taille, elle était bien trop forte.
— Je veux que vous voyiez ceci. Que vous le voyiez tous les deux, ricana-t-
elle à son oreille.
Malgré ses jambes inertes, Chaol avait rampé à mi-chemin de l’allée en
laissant derrière lui une traînée de sang pour lui venir en aide.
Il s’immobilisa. Du sang coulait de sa bouche. Duva s’avança dans sa
direction tout en serrant Yrene contre elle.
— Que vais-je faire ? Le tuer sous vos yeux ou le forcer à me regarder
passer cet anneau à votre doigt ? demanda Duva à Yrene.
— Ne le touchez pas ! gronda Yrene malgré le bras qui enserrait sa gorge.
Les dents serrées de Chaol étaient tachées de sang et ses bras ployaient dans
ses efforts pour se lever.
— Quel dommage que je n’aie pas deux anneaux, lui dit Duva d’un air
songeur. Je suis sûre que vos amis paieraient une fortune pour vous libérer. Mais
je suppose que votre mort leur portera un coup terrible.
En prononçant ces paroles, elle avait relâché sa prise sur la taille d’Yrene.
Celle-ci passa aussitôt à l’action en lui écrasant le pied avec son talon.
Quand la princesse vacilla, elle frappa son coude du plat de la main, se libérant
du bras qui serrait sa gorge. Alors elle pivota et abattit son coude sur le visage de
Duva.
La princesse s’effondra et le sang gicla de sa figure.
Yrene saisit le poignard passé à la ceinture de Chaol et s’assit à
califourchon sur elle.
Elle brandit l’arme. Plonger la lame dans ce cou, trancher cette tête tout
doucement…
— Non ! cria Chaol d’une voix rauque.
Duva l’avait brisé… elle avait tout détruit.
À la vue du sang qui coulait de la bouche du seigneur, Yrene fondit en
larmes tout en pressant la lame du poignard contre la gorge de la princesse.
Il agonisait. Duva lui avait porté un coup mortel.
La princesse fronça les sourcils et s’agita.
Maintenant. Elle devait le faire maintenant. Plonger la lame dans sa gorge.
En finir.
En finir et peut-être sauver Chaol. Arrêter cette hémorragie mortelle. Mais
sa colonne vertébrale…
Une vie… Elle avait fait le serment de ne jamais prendre de vie.
Et cette femme sous ses yeux, cette vie dans son ventre…
Elle pressa la lame plus fort. Elle le ferait. Elle le ferait quand même et…
— Yrene, chuchota Chaol.
Sa voix était chargée de douleur et si calme à la fois…
Mais c’était trop tard.
Sa magie sentait l’approche de sa mort. Elle n’avait jamais parlé à Chaol de
ce don terrible… de cette faculté qu’avaient les guérisseurs de sentir une mort
imminente. Silba, mère des morts paisibles…
Celle qu’Yrene ferait subir à Duva et à son enfant n’aurait pourtant rien de
doux.
Celle de Chaol non plus.
Mais elle…
Mais elle…
La princesse paraissait si jeune en cet instant où elle s’éveillait… Et cette
vie dans son ventre…
La vie qu’Yrene avait sous les yeux…
Elle lâcha le poignard.
La lame tinta sur le sol et l’écho se répercuta contre l’or, la pierre et les os.
Chaol ferma les yeux dans une expression où elle aurait juré reconnaître du
soulagement.
Une main légère toucha son épaule.
Ce contact lui était familier… Hafiza.
Mais quand Yrene leva les yeux et se retourna, en larmes…
Deux autres silhouettes se tenaient derrière la Grande Guérisseuse pour la
soutenir. Hafiza s’agenouilla auprès de Duva et souffla sur son visage, la
plongeant ainsi dans un sommeil profond.
Nesryn… C’était Nesryn, les cheveux ébouriffés par le vent, les joues roses
et gercées, qui les avait rejoints.
Et Sartaq, dont les cheveux étaient bien plus courts qu’avant. Son visage
était tendu et ses yeux agrandis fixés sur sa sœur évanouie et blessée.
— Nous sommes arrivés trop tard, murmura Nesryn.
Yrene se précipita vers Chaol en s’écorchant les genoux sur la pierre, mais
elle sentit à peine la douleur et le sang qui coulait de sa tempe tandis qu’elle
posait la tête de Chaol sur ses genoux.
Elle ferma les yeux pour rallier sa magie.
Elle fit jaillir une lumière blanche, mais tout était rouge et noir autour
d’elle.
C’était trop… Trop de choses brisées, arrachées, détruites.
La poitrine de Chaol se soulevait à peine. Il ne rouvrait pas les yeux.
— Réveille-toi, ordonna-t-elle d’une voix qui se brisa.
Elle plongea au cœur de sa magie, mais les ravages… Elle aurait aussi bien
pu colmater les brèches d’un navire qui sombrait déjà.
Il y avait trop de dégâts…
Des cris et le martèlement de pas résonnèrent autour d’eux.
La vie de Chaol s’amenuisait et se muait en vapeur comme de la brume
autour de sa magie. La mort les encerclait comme un aigle aux aguets.
— Bats-toi, cria Yrene en sanglotant et en le secouant. Bats-toi, espèce de
bourrique !
À quoi bon tant d’efforts si maintenant, à l’instant décisif…
— Je t’en supplie, chuchota-t-elle.
La poitrine de Chaol se souleva comme une note plus haute avant la chute
finale…
Elle ne pourrait pas le supporter.
Une lumière brilla au milieu de ce rouge et de ce noir vacillants.
La flamme d’une bougie qui s’épanouissait comme une fleur blanche.
Puis une autre. Et encore une autre.
Une floraison de lumières à l’intérieur de ce corps brisé. Et, aux endroits où
elles brillaient…
La chair se refermait et les os se ressoudaient.
Une succession sans fin de lumières.
Maintenant, la poitrine de Chaol se soulevait et retombait à un rythme
régulier.
Et, au cœur de la douleur, de l’obscurité et de la lumière…
Une voix de femme à la fois familière et étrangère résonnait. Une voix qui
était à la fois celle d’Hafiza et celle… de quelqu’un d’autre. Une présence qui
n’était pas humaine et ne l’avait jamais été. Mais elle parlait par la bouche
d’Hafiza et leurs voix se mêlaient dans le noir.
Les ravages sont trop étendus. Il faudra payer le prix pour les réparer.
Toutes les lumières semblèrent vaciller au son de cette voix d’un autre
monde.
Yrene passa devant elles en les frôlant et s’avança au milieu d’elles comme
à travers une prairie couverte de fleurs blanches, au milieu de ces lumières qui
oscillaient et frémissaient dans le silence de ce lieu de souffrance.
Non, ce n’étaient pas des lumières. C’étaient des guérisseuses…
Elle connaissait leurs lumières et leurs essences. Eretia… la plus proche
d’elle était Eretia.
Il faudra payer le prix, répéta la voix qui était à la fois celle d’Hafiza et
celle d’une inconnue.
Car ce que la princesse avait fait subir à Chaol était irrémédiable.
Je paierai, répondit Yrene au cœur de la douleur, de l’obscurité et de la
lumière.
Une fille de Fenharrow paiera la dette d’un fils d’Adarlan ?
Oui.
Elle sentit une main tiède et douce effleurer son visage.
Elle sut immédiatement que ce n’était pas celle d’Hafiza ou de l’Autre. Ni
celle d’aucune guérisseuse vivante.
C’était la voix de celle qui ne l’avait jamais abandonnée, même quand le
vent avait emporté ses cendres.
Fais-tu ce don de ton plein gré ? demanda la voix.
Oui. Et de tout mon cœur.
Son cœur qui, de toute façon, avait appartenu à Chaol dès le premier jour.
Les mains aimantes et fantomatiques caressèrent à nouveau sa joue avant de
s’évanouir.
J’ai fait le bon choix, déclara la voix. Tu paieras cette dette, Yrene Towers,
et j’espère que tu la verras pour ce qu’elle est réellement.
Yrene essaya de parler, mais une lumière brilla, douce et apaisante.
Elle l’éblouit dans son corps et dans son âme. Elle en resta frémissante,
penchée au-dessus de Chaol. Sa main glissée sous sa chemise sentit son cœur
battre avec violence sous sa paume. Son souffle frôla son oreille.
Elle sentit des mains presser ses épaules. Elle leva la tête.
Hafiza se tenait derrière elle et Eretia à son côté. Chacune posait une main
sur son épaule.
Derrière chacune d’elles se tenaient deux guérisseuses, la main pareillement
posée sur ses épaules.
Et, derrière elles, deux autres encore, et ainsi de suite.
En une vivante chaîne de magie.
Toutes les guérisseuses du Torre, jeunes et vieilles, étaient dans cette
chambre d’or et d’os.
Nesryn et Sartaq se tenaient un peu plus loin, et le prince plaqua soudain sa
main contre sa bouche. Car Chaol…
Les guérisseuses baissèrent la main en même temps, rompant cette chaîne,
quand les pieds de Chaol frémirent. Puis ses genoux.
Alors ses yeux s’entrouvrirent et il tourna la tête vers Yrene, dont les larmes
gouttaient sur son visage couvert de sang séché. Il leva une main pour effleurer
ses lèvres.
— Mort ? demanda-t-il.
— Vivant, murmura-t-elle en baissant la tête. Et même bien vivant.
Chaol sourit, les lèvres toutes proches des siennes, et soupira profondément.
— Parfait, dit-il.
Yrene leva la tête et il lui sourit à nouveau. Dans ce mouvement, du sang
séché se détacha de son visage.
Et, à l’emplacement de la cicatrice qui avait barré sa joue… il n’y avait que
de la peau intacte.
CHAPITRE 64
LES MAINS D’YRENE NE TREMBLAIENT PAS quand elle les éleva devant elle.
Une lumière blanche recouvrit ses doigts comme une protection au moment
où elle souleva la main de la princesse inconsciente. Comme cette main était
frêle et délicate comparée aux atrocités que Duva avait commises…
La magie d’Yrene déferla, mais ses ondes se déformèrent au contact de
l’anneau, qui semblait altérer toutes les énergies à proximité de lui.
Chaol posa la main sur le dos d’Yrene en un geste de soutien silencieux.
Elle rallia ses forces et inspira brusquement quand ses doigts se refermèrent
sur la bague.
C’était bien pire, infiniment pire que ce qu’elle avait entrevu à l’intérieur de
Chaol.
Alors qu’elle n’avait découvert qu’une ombre en lui, ce qu’elle voyait là
était comme un étang d’une noirceur absolue. De pourriture. L’opposé de tout ce
qui existait en ce monde.
Yrene haletait entre ses dents serrées. Sa magie flamboyait autour de sa
main et sa lumière formait une barrière protectrice entre elle et cet anneau,
qu’elle tira…
Il glissa du doigt de la princesse.
Et Duva se mit à hurler.
Son corps s’arqua sur le canapé. Sartaq et Kashin se précipitèrent pour la
retenir par les jambes et les épaules.
Les mâchoires crispées, ils immobilisèrent leur sœur qui se débattait en
criant, toujours inconsciente grâce au sort d’Hafiza.
— Vous lui faites mal ! glapit le Khagan.
Sans un regard pour lui, Yrene observait Duva dont le corps se soulevait et
retombait sans répit.
— Chut ! siffla Hasar à son père. Laisse-la faire son travail. Et qu’on aille
chercher un forgeron pour briser cette bague de malheur.
Le monde autour d’eux s’estompa dans un brouillard et un mélange de
sons. Yrene perçut vaguement la présence d’un homme jeune, le mari de Duva,
qui se ruait vers eux, la main plaquée sur la bouche pour étouffer un cri. Nesryn
le maintenait à distance.
Chaol restait agenouillé à côté d’Yrene, mais il avait ôté la main de son dos
après l’avoir caressé en un geste de réconfort, tandis qu’elle regardait fixement
le corps de Duva se convulser.
— Elle va se faire mal ! fulmina Arghun. Arrêtez ça immédiatement !
Un parasite, une ombre tapie dans le corps de la princesse, infiltrée dans
son sang, implantée dans son esprit…
Yrene sentait la présence du démon Valg qui tempêtait et hurlait en elle.
Elle éleva ses mains devant son visage. La lumière blanche reflua en elle, se
glissa sous sa peau. Elle devint cette lumière à l’intérieur de son corps dont les
contours étaient maintenant presque indistincts.
Un cri étouffé s’éleva dans la salle quand les mains flamboyantes,
éblouissantes d’Yrene s’approchèrent de la poitrine de la princesse, comme
guidées par un lien invisible.
À son approche, le démon s’affola.
Elle entendit de très loin Sartaq jurer. Elle entendit du bois craquer quand le
pied de Duva frappa l’accoudoir du canapé.
Il ne restait maintenant plus que le Valg qui se débattait, qui luttait pour
conserver son pouvoir, et les mains incandescentes d’Yrene qui s’approchaient
de la princesse.
Ces mains se posèrent sur la poitrine de Duva.
Une lumière aveuglante comme un soleil se déploya. Des cris retentirent
dans la salle.
Mais la lumière s’évanouit aussi vite qu’elle avait surgi, en refluant dans les
mains d’Yrene à l’endroit où elles touchaient la poitrine de Duva, et fut aspirée à
l’intérieur du corps de la princesse.
Yrene disparut avec elle.
Une tempête de noirceur faisait rage dans ce corps.
Une tempête froide, furieuse et immémoriale.
Yrene sentait sa présence dans tout le corps… Tapie comme un véritable
parasite.
Vous allez tous mourir, siffla le démon.
Yrene libéra sa magie.
Un flot de lumière blanche se déversa dans chaque veine, chaque os et
chaque nerf de la princesse.
Ce n’était pas un torrent, mais plutôt un trait composé des innombrables
étincelles de son pouvoir qui fouillait chaque recoin obscur et suppurant, chaque
crevasse maligne et hurlante.
Loin d’elle, à l’extérieur, un forgeron apparut et un marteau frappa du
métal.
Hasar poussa un grondement auquel Chaol fit écho tout près de l’oreille
d’Yrene.
Dans une semi-inconscience, elle entrevit la pierre noire et scintillante
extraite de l’anneau qu’on passait à la ronde avec précaution dans le mouchoir
d’un vizir.
Le démon Valg rugit quand la magie d’Yrene l’étouffa et le submergea.
Yrene haleta sous l’effort quand il essaya de contre-attaquer et de la repousser.
La main de Chaol recommença à caresser son dos dans un geste apaisant.
Le monde autour d’elle recula davantage dans le lointain.
Je n’ai pas peur de toi, lança Yrene aux ténèbres. Et tu ne peux t’enfuir
nulle part.
Duva se débattait pour se dégager de sa prise. Yrene pesa plus fort sur sa
poitrine.
Le temps ralentit et se déforma. Elle sentait vaguement une douleur dans
ses genoux, une courbature dans son dos et la présence de Sartaq et de Kashin
qui refusaient de céder la place à quelqu’un d’autre.
Mais Yrene faisait toujours déferler sa magie en Duva, la remplissait de
cette lumière dévorante.
Et le démon hurlait sans répit.
Mais, petit à petit, elle le repoussait.
Et soudain elle le vit recroquevillé au cœur de la princesse.
Sous sa forme véritable, qui était aussi horrible qu’elle l’avait imaginée.
De la fumée ondulait et virevoltait autour de cette forme, laissant entrevoir
par éclairs des membres et des serres démesurés, une peau grise et huileuse
presque dépourvue de poils et des yeux noirs trop larges qui flamboyaient.
Elle toisa ce démon.
Il émit un sifflement rageur qui découvrit des dents acérées de poisson.
Votre monde sombrera. Comme ceux qui l’ont précédé. Comme tous ceux
qui le suivront.
Le démon planta ses griffes dans le cœur des ténèbres. Duva hurla.
— Pitoyable ! lança Yrene au démon.
Peut-être avait-elle parlé à voix haute, car le silence s’abattit sur la salle.
Elle sentit dans le lointain ce lien s’amenuiser. La main posée sur son dos
s’écarta.
— Vraiment pitoyable pour un prince de s’attaquer à une femme sans
défense, reprit Yrene dont la magie s’amassait derrière elle en une vague
puissante.
Le démon détala devant la vague en griffant les ténèbres comme pour se
frayer un passage à travers Duva.
Yrene insista, laissa sa vague retomber.
Et quand sa magie se heurta à ce dernier vestige du démon, la créature
éclata de rire.
Je ne suis pas un prince, ma petite, mais une princesse, et mes sœurs te
retrouveront bientôt.
La lumière d’Yrene jaillit, lacéra, fendit et dévora les derniers lambeaux des
ténèbres.
Yrene réintégra son corps et s’effondra sur le sol. Chaol hurla son nom.
Mais Hasar fut plus rapide et aida la guérisseuse à se relever. Elle se
précipita vers Duva, ses mains flamboyantes tendues vers elle.
Duva se mit à tousser, à s’étrangler et essaya de rouler sur le côté.
— Retournez-la, ordonna Yrene aux princes, qui obéirent.
Duva se souleva et vomit par-dessus le bord du canapé, éclaboussant les
genoux d’Yrene d’un jet fétide. Yrene en examina le contenu : c’étaient
essentiellement de la nourriture et quelques traces de sang.
Duva fut prise de haut-le-cœur comme si elle étouffait.
Mais cette fois, seule de la fumée noire sortit de ses lèvres. Les haut-le-
cœur se succédèrent et elle cracha encore et encore… et un tentacule frétilla sur
le sol émeraude.
Et, quand des ombres coulèrent des lèvres de Duva, Yrene sentit, au milieu
des convulsions de sa magie, les derniers restes du démon s’évanouir dans l’air.
Comme de la rosée dissipée au soleil.
Le corps d’Yrene était glacé et douloureux. Et vide. Sa magie était épuisée.
Elle leva les yeux et regarda la foule massée autour du canapé.
Les fils du Khagan encadraient leur père, la main posée sur leur épée et le
visage sombre, empreint d’une rage meurtrière. Pas envers Yrene ou Duva, mais
envers l’homme qui avait attiré ce malheur sur leur maison. Sur leur famille.
Duva exhala longuement, son visage se détendit et ses joues reprirent des
couleurs.
Son mari voulut à nouveau s’élancer vers elle, mais Yrene l’arrêta en
élevant la main.
Comme cette main était lourde… Mais elle soutint le regard affolé du jeune
homme, qui ne fixait pas le visage de sa femme, mais son ventre. Yrene le
rassura d’un signe de tête : Je vais l’examiner.
Et elle posa les mains sur le ventre bombé. Sa magie sonda et palpa, en
quête de la vie qui poussait à l’intérieur.
Un mouvement neuf et joyeux lui répondit.
Le coup de pied tira Duva de sa torpeur, et elle lâcha un « Oh ! », les yeux
écarquillés.
Sidérée, elle regarda la foule, puis Yrene et sa main toujours posée sur son
ventre.
— Est-il… ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Yrene sourit, légèrement haletante, la gorge serrée… de soulagement.
— Il est en bonne santé et bien humain, répondit-elle.
Duva la regarda fixement et ses yeux sombres se remplirent de larmes qui
débordèrent sur ses joues.
Son époux s’effondra dans un fauteuil et enfouit son visage dans ses mains,
les épaules frémissantes.
Un remous parcourut la foule et le Khagan s’approcha d’eux.
Alors, l’homme le plus puissant du monde tomba à genoux, tendit les bras
vers sa fille et la serra contre lui à la broyer.
— C’est vrai, Duva ? demanda Arghun depuis la tête du canapé.
Yrene dut se retenir de ne pas lui hurler de laisser à la jeune femme le
temps de se remettre de ses épreuves.
Mais Sartaq n’avait pas les mêmes scrupules qu’Yrene.
— Ferme-la, lança-t-il à son frère dans un grondement.
Mais, avant qu’Arghun ait pu riposter, Duva leva la tête de l’épaule de son
père.
Des larmes ruisselaient de ses joues tandis qu’elle observait Sartaq et
Arghun. Et puis Hasar. Et puis Kashin. Et enfin son époux, qui releva la tête.
Des ombres marquaient le beau visage de la princesse, mais elles n’étaient
que l’expression d’une angoisse humaine.
— C’est vrai, chuchota-t-elle, et sa voix se brisa quand elle regarda de
nouveau ses frères et sa sœur. Tout est vrai.
Alors, tandis que toutes les implications de cet aveu s’imposaient à lui, le
Khagan reprit sa fille en larmes dans ses bras et la berça.
Hasar s’attarda au pied du canapé pendant que ses frères se pressaient
autour de Duva pour la serrer à leur tour dans leurs bras. Une sorte d’envie se
lisait sur son visage.
Elle remarqua qu’Yrene l’observait et articula un « merci » silencieux.
Yrene se contenta d’incliner la tête avant de rejoindre Chaol qui l’attendait,
assis dans son fauteuil roulant à proximité du canapé. Il avait demandé à un
serviteur de le lui apporter quand le lien qui l’unissait à Yrene s’était distendu
lors de son combat avec le démon.
Chaol roula vers elle en scrutant son visage, mais le sien n’exprimait ni
chagrin ni frustration d’aucune sorte.
Seulement de l’émerveillement et de l’admiration… et une telle adoration
qu’elle en eut le souffle coupé. Elle s’assit sur ses genoux et il l’enlaça tandis
qu’elle l’embrassait sur la joue.
Une porte s’ouvrit brutalement à l’autre bout de la salle et le bruit de pas
rapides et le bruissement de jupes s’élevèrent, suivis de sanglots. La Grande
Impératrice s’élança vers sa fille.
Elle était à un pas d’elle quand Kashin s’interposa et la saisit par la taille
avec tant de force que les plis de sa robe blanche oscillèrent. Elle parla en halha,
trop vite pour qu’Yrene puisse comprendre ce qu’elle disait, le visage livide sous
la noirceur de jais de sa longue chevelure lisse. Elle n’avait d’yeux que pour sa
fille tandis que Kashin lui murmurait des explications à l’oreille en lui caressant
le dos pour l’apaiser.
Alors la Grande Impératrice tomba à genoux et serra Duva dans ses bras.
Une douleur ancienne se réveilla en Yrene en voyant la mère et la fille
pleurer de chagrin et de joie.
Chaol pressa son épaule pour lui laisser entendre qu’il la comprenait tandis
qu’elle se levait.
— Demandez tout ce que vous voudrez, lança le Khagan à Yrene par-
dessus son épaule.
Il était toujours agenouillé auprès de Duva et de sa femme. Soudain, Hasar
s’avança enfin pour serrer sa sœur dans ses bras. Leur mère étreignit en même
temps ses deux filles enlacées et les embrassa sur les joues, sur le front et sur les
cheveux.
— Tout ce que vous désirez, reprit le Khagan, demandez, et vous serez
exaucée.
Yrene n’hésita pas un instant.
— Une faveur, Grand Khagan. J’ai une faveur à vous demander.
Le palais était sens dessus dessous, mais Chaol et Yrene étaient à présent
seuls avec Nesryn et Sartaq, dans le salon de leur suite.
Le prince et Nesryn les avaient suivis quand ils avaient regagné la suite,
Chaol en fauteuil roulant à côté d’Yrene titubant de fatigue, mais bien trop
entêtée pour l’avouer. Elle avait même eu le toupet de l’examiner, lui, de son œil
perçant de guérisseuse, en s’enquérant de l’état de son dos et de ses jambes,
comme si c’était lui qui avait épuisé sa magie jusqu’à la dernière goutte.
Il avait senti le changement dans son corps quand les puissantes vagues de
la magie d’Yrene avaient déferlé en Duva. Et une tension qui avait grandi dans
certaines parties de son dos et de ses jambes. C’était à cet instant qu’il s’était
écarté d’elle et, d’une démarche vacillante, s’était approché d’un canapé.
Appuyé à son accoudoir, il avait discrètement demandé au serviteur le plus
proche de lui apporter son fauteuil, car ses jambes ne pouvaient plus le soutenir.
Mais il n’en éprouva ni frustration ni gêne. Même si son corps restait dans
cet état jusqu’à la fin de ses jours… cela n’avait rien d’une punition.
Il y songeait encore quand ils arrivèrent devant sa suite. Peut-être qu’Yrene
et lui pourraient élaborer un programme d’entraînement qui lui permettrait
d’allier ses forces à la magie d’Yrene sur les champs de bataille.
Car il combattrait et, même si la magie d’Yrene s’épuisait, il se battrait à
cheval.
Et quand Yrene devrait soigner des guerriers, quand la magie coulant dans
ses veines l’appellerait sur le front et que leur lien se distendrait… il
s’accommoderait d’une canne ou de son fauteuil. Il ne reculerait pas devant ces
recours.
S’il survivait aux combats. S’il survivait à la guerre. Si Yrene et lui
survivaient.
Ils prirent place sur le piètre remplaçant du canapé doré, qu’il envisageait
sérieusement de ramener à Rifthold même s’il était en morceaux. Il nota avec
amusement que Nesryn et le prince s’assirent prudemment sur des fauteuils.
— Comment avez-vous su que nous étions en danger ? demanda enfin
Yrene. Avant de trouver les gardes, je veux dire.
Sartaq cilla, arraché à ses pensées, et l’un des coins de sa bouche se releva.
— Grâce à Kadja, répondit-il en désignant du menton la servante qui
déposait un service à thé sur la table devant eux. C’est elle qui a vu Duva sortir
du palais par ces souterrains. Elle est à mon… service.
Chaol observa la jeune femme, qui ne manifesta d’aucune manière qu’elle
avait entendu ces paroles.
— Merci, lui dit-il d’une voix rauque.
Yrene prit la main de Kadja et la serra.
— C’est grâce à vous que nous sommes encore en vie, déclara-t-elle.
Comment pourrions-nous nous acquitter de cette dette ?
Mais Kadja secoua la tête et se retira. Leurs regards restèrent posés sur la
porte qu’elle venait de franchir pendant un long moment.
— Je parie qu’Arghun se demande s’il doit la punir pour le service qu’elle
nous a rendu, fit Sartaq d’un air songeur. Elle a pourtant sauvé sa sœur mais, à
ses yeux, elle a eu le tort de ne rien lui dire.
Nesryn se renfrogna.
— Il faut trouver un moyen de la protéger, dit-elle. S’il est à ce point
ingrat…
— Oh que oui, répondit Sartaq, et Chaol dissimula sa surprise devant leur
franchise l’un avec l’autre. Je vais y réfléchir.
Chaol songea qu’il suffirait d’en dire un mot à Shen pour que Kadja ait un
protecteur d’une loyauté sans faille jusqu’à la fin de ses jours.
— Et maintenant ? demanda Yrene.
Nesryn passa la main dans ses cheveux noirs. Du changement… oui, un
changement radical s’était fait en elle. Elle regarda Sartaq, pas pour lui
demander la permission de parler, mais comme pour s’assurer de sa présence. Et
elle prononça les mots qui auraient fait tomber Chaol assis s’il ne l’avait pas été.
— Maeve est une reine Valg.
Et elle leur raconta tout ce que Sartaq et elle avaient découvert au fil des
semaines précédentes. Des araignées stygiennes qui étaient en réalité des soldats
Valg. Un métamorphe qui était peut-être l’oncle de Lysandra. Et une reine Valg
qui s’était fait passer pour une Fae pendant des millénaires pour échapper à trois
rois, qu’elle avait attirés dans ce monde en essayant de les semer.
— Voilà qui explique peut-être pourquoi les guérisseurs Fae se sont
également enfuis, murmura Yrene quand Nesryn eut fini. Et pourquoi les
guérisseurs de Maeve résident à la frontière des territoires des mortels. Peut-être
moins pour les humains qui auraient besoin de leurs soins que pour repousser les
Valg qui essaieraient de pénétrer sur ses terres.
Les Valg n’avaient jamais soupçonné qu’ils avaient été tout près d’atteindre
leur but le jour où Aelin avait combattu leurs princes à Wendlyn.
— Ça explique aussi pourquoi Aelin a signalé la présence d’une chouette au
côté de Maeve lors de leur première rencontre, reprit Nesryn en désignant Yrene.
La guérisseuse fronça les sourcils.
— Cette chouette est sûrement la forme de Fae d’un guérisseur ou d’une
guérisseuse, dit Yrene. Un guérisseur qui reste auprès d’elle comme un garde du
corps et qu’elle fait passer pour une sorte d’animal de compagnie…
Chaol en eut le vertige. Sartaq lui adressa un regard compréhensif, comme
pour lui laisser entendre que cette sensation lui était familière.
— Que s’est-il passé avant notre arrivée ? demanda Nesryn. Quand nous
vous avons retrouvés…
La main d’Yrene serra celle de Chaol et, à son tour, il raconta ce qu’ils
avaient découvert et les épreuves qu’ils avaient endurées. Car, indépendamment
de ce que Maeve pouvait manigancer, ils devaient encore affronter Erawan.
— Pendant que je soignais Duva, le démon…, commença Yrene avant de
s’interrompre et de frotter sa poitrine.
Chaol n’avait jamais rien vu de plus extraordinaire que cette séance de
soins : la lumière éblouissante dont ses mains étaient nimbées et l’expression
presque divine de son visage comme si elle était Silba en personne.
— Le démon m’a dit qu’il n’était pas un prince… mais une princesse Valg,
poursuivit-elle.
Le silence accueillit cette nouvelle.
— L’araignée…, intervint Nesryn. L’araignée a affirmé que les rois Valg
avaient des fils et des filles. Des princes et des princesses.
Chaol jura. Il savait que ses jambes ne pourraient pas le soutenir de sitôt,
avec ou sans la magie d’Yrene qui se régénérait lentement.
— Il me semble que nous aurons besoin d’une Pourvoyeuse de Feu,
observa-t-il.
Pour affronter les Valg et pour traduire les livres qu’Hafiza avait accepté de
leur prêter.
Nesryn mordilla sa lèvre inférieure.
— Aelin navigue vers Terrasen avec une flotte, annonça-t-elle. Et avec les
sorcières.
— Ou peut-être seulement les Treize, objecta Chaol. Les rapports étaient
plutôt vagues à ce sujet. Il ne s’agit peut-être même pas de l’escouade de Manon
Bec-Noir.
— Si. Je suis prête à parier tout ce qu’on voudra là-dessus, répliqua Nesryn.
Sartaq acquiesça en silence, puis elle se pencha en avant, les coudes sur les
genoux.
— Nous non plus, nous ne sommes pas rentrés seuls, ajouta-t-elle.
Chaol les regarda tour à tour.
— Combien ? demanda-t-il.
Le visage de Sartaq se durcit.
— Comme les rukhins nous sont indispensables, je n’ai pu en emmener que
la moitié, répondit-il. J’ai donc mille cavaliers.
Chaol se réjouit à nouveau d’être assis. Mille rukhins…
Il se gratta la mâchoire.
— Si nous pouvons rejoindre l’armée d’Aelin, ainsi que les Treize et toutes
les Dents de Fer que Manon Bec-Noir pourra rallier à notre cause…, supputa-t-
il.
— Alors nous aurons une légion volante pour combattre celle de Morath,
acheva Nesryn, les yeux brillant d’espoir, mais aussi d’effroi, comme si elle
mesurait les combats à venir et le nombre de vies en jeu. Et si vous pouvez
guérir tous ceux qui sont possédés par les Valg…, dit-elle à Yrene.
— Il faudra d’abord immobiliser leurs hôtes pour qu’Yrene et les autres
guérisseurs puissent les soigner, objecta Sartaq.
— Eh bien, comme vous l’avez dit, nous aurons Aelin la Pourvoyeuse de
Feu dans nos rangs, intervint Yrene. Si elle peut faire surgir du feu, elle peut
certainement faire la même chose avec de la fumée. J’ai peut-être quelques
idées…, ajouta-t-elle avec un petit sourire en coin.
Elle paraissait sur le point d’en dire plus quand les portes de la suite
s’ouvrirent à la volée et qu’Hasar surgit dans le salon. En voyant Sartaq, elle
parut se contenir.
— On dirait que j’arrive en retard au conseil de guerre, commenta-t-elle.
Sartaq croisa les jambes.
— Qui te dit que nous parlons de ça ? rétorqua-t-il.
Hasar s’assit dans un fauteuil et rejeta sa longue chevelure par-dessus son
épaule.
— Tu veux dire que tous ces ruks perchés sur les toits sont là uniquement
pour que tu puisses parader ? lança-t-elle.
— Tout juste, ma sœur, répondit-il en riant sous cape.
Mais la princesse regarda Yrene, puis Chaol.
— Je partirai avec vous.
Chaol en resta interdit.
— Seule ? s’enquit Yrene.
— Non, répondit Hasar, dont l’expression amusée et moqueuse s’était
évanouie. Tu as sauvé la vie de Duva. Et les nôtres, car cette princesse Valg
aurait pu récidiver, dit-elle en regardant Sartaq, qui l’observait non sans
étonnement. Duva est la meilleure de nous tous. La meilleure part de moi-même,
reprit-elle, visiblement émue. Je partirai avec vous et avec tous les navires de
notre flotte que je pourrai emmener afin que ma sœur n’ait plus jamais rien à
redouter de qui que ce soit.
Sauf de sa fratrie, s’abstint d’ajouter Chaol.
Mais Hasar sembla lire dans son regard.
— Elle, jamais, assura-t-elle calmement. Je n’aurai certainement aucune
pitié pour les autres, précisa-t-elle en foudroyant du regard Sartaq, qui hocha la
tête. Mais je ne toucherai jamais à Duva.
Chaol devina un pacte implicite entre les frères et la sœur de Duva.
— Vous devrez donc encore supporter ma présence pendant un certain
temps, seigneur Westfall, reprit Hasar, mais son sourire était moins féroce que
d’habitude. Pour mes sœurs, vivantes ou mortes, je franchirai avec mon sulde les
portes de Morath et je ferai payer cette raclure de démon pour ce qu’il leur a fait
subir.
Ses yeux rencontrèrent ceux d’Yrene.
— Et toi, Yrene Towers, pour te remercier d’avoir guéri Duva, je t’aiderai à
sauver ton pays.
Yrene se leva, les mains tremblantes, s’approcha de la princesse et la serra
dans ses bras.
CHAPITRE 66
NESRYN ÉTAIT SI ÉPUISÉE qu’elle aurait bien dormi une semaine d’affilée.
Ou même un mois.
Mais elle repartit à travers les couloirs du palais vers le minaret de Kadara.
Seule.
Sartaq était allé voir son père, accompagné d’Hasar. Et même si elle ne
ressentait aucune gêne en présence de Chaol et d’Yrene… elle préférait les
laisser seuls. Après tout, Chaol s’était retrouvé aux portes de la mort. Elle ne se
faisait guère d’illusions sur ce qui se déroulait probablement dans cette suite.
Elle se dit alors qu’elle devrait sans doute trouver un autre appartement au
palais.
Pour elle-même et pour quelques autres, à commencer par Borte, qui avait
été émerveillée par Antica et par la mer, même s’ils avaient volé aussi vite que le
vent. Et Falkan, qui avait fait le voyage avec eux transformé en mulot dans la
poche de Borte, ce qui n’avait pas tellement plu à Yeran. C’était du moins
l’impression qu’il lui avait laissée la dernière fois qu’elle l’avait vu à Eridun,
tandis que Sartaq chargeait les mères spirituelles et les capitaines de rassembler
leurs rukhins pour s’envoler vers Antica.
Nesryn arriva en bas des marches menant au sommet du minaret quand un
messager la rejoignit. Il était à bout de souffle, mais il lui fit une gracieuse
révérence avant de lui tendre une lettre.
Elle datait de deux semaines. Nesryn reconnut l’écriture de son oncle sur
l’enveloppe.
Ses doigts tremblaient quand elle brisa le sceau.
Une minute plus tard, elle montait en flèche l’escalier du minaret.
DEUX SEMAINES PLUS TARD, l’aube pointait à peine quand Yrene posa le
pied sur le pont d’un beau et imposant navire et regarda le soleil se lever sur
Antica pour la dernière fois.
Le navire bourdonnait d’activité mais elle restait accoudée au bastingage,
comptait les minarets du palais et caressait du regard chaque quartier de la ville
qui s’éveillait dans la lumière de ce nouveau jour.
Des vents d’automne cinglaient déjà la mer et le navire oscillait et tanguait
sous ses pieds.
Son pays. Ils s’embarquaient ce matin pour son pays. Chez elle.
Elle avait fait peu d’adieux, car elle n’en avait pas éprouvé le besoin, mais
Kashin l’avait rejointe alors qu’elle arrivait au port. Chaol l’avait salué d’un
signe de tête avant de faire monter la jument d’Yrene à bord.
Le prince avait longuement contemplé ce navire et tous ceux qui étaient
rassemblés là.
— J’aurais préféré ne vous avoir jamais rien dit cette nuit-là dans les
steppes, avait-il dit doucement.
Yrene avait secoué la tête, sans savoir quoi répondre.
— Vous m’avez manqué… en tant qu’amie, avait-il repris. Je n’ai pas
tellement d’amis.
— Je sais, avait-elle répondu au prix d’un effort. Vous aussi, vous m’avez
manqué en tant qu’ami.
Car c’était la vérité. Et à l’idée de ce qu’il était maintenant prêt à accomplir
pour elle et pour son peuple…
Elle avait pris sa main et l’avait pressée doucement. Elle avait lu de la
douleur dans son regard et sur son beau visage, mais également… une certaine
compréhension. Et une résolution lucide et sereine dans l’éclat de ses yeux
tandis qu’ils regardaient ensemble vers le nord.
Le prince avait pressé sa main à son tour.
— Merci encore… pour Duva.
Et il avait souri, les yeux toujours fixés sur le ciel du nord.
— Nous nous reverrons un jour, Yrene Towers, j’en suis certain.
Elle lui avait rendu son sourire, la gorge serrée, mais Kashin lui avait lancé
un clin d’œil.
— Mon sulde m’indique le nord, avait-il dit. Qui sait ce qui m’attendra en
chemin ? Surtout depuis que Sartaq doit porter le fardeau de la couronne et que
je suis libre de faire ce que je veux.
La ville avait été en émoi à cette nouvelle. Les fêtes et les discussions
animées battaient encore leur plein. Yrene ne savait trop ce que les autres enfants
du Khagan en pensaient, mais c’était effectivement une sérénité nouvelle qu’elle
avait lue dans les yeux de l’héritier et dans ceux de ses frères et de ses sœurs
quand elle les avait revus. Elle se dit que l’accord que Sartaq avait conclu avec
eux pour épargner Duva s’étendait peut-être maintenant à toute la fratrie.
Yrene avait de nouveau souri à Kashin, ce prince qui était aussi son ami.
— Merci pour toute la bonté que vous m’avez témoignée, lui avait-elle dit.
Kashin s’était incliné devant elle sans répondre, puis éloigné dans la
lumière grise du petit matin.
Et, pendant les heures qui avaient suivi, Yrene était restée sur le pont à
contempler en silence la ville qui se réveillait tandis qu’on s’affairait autour
d’elle et dans l’entrepont.
Pendant de longues minutes, elle inspira les odeurs de la mer et des épices
et écouta la rumeur d’Antica sous le soleil levant. Elle en remplit ses poumons et
les laissa se déposer en elle. Elle laissa ses yeux se rassasier de la vision de la
pierre claire du Torre Cesme qui dominait la ville. Même dans la lumière du
petit matin, la tour était comme un phare et comme un symbole d’espoir et de
sérénité.
Elle se demanda si elle la reverrait un jour. Car ce qui les attendait dans le
nord…
Yrene posa les mains sur le bastingage tandis qu’une nouvelle bourrasque
faisait tanguer le bateau. Elle venait de l’intérieur des terres comme si les trente-
six dieux d’Antica soufflaient tous ensemble afin de pousser leur navire vers leur
pays natal, de l’autre côté du détroit… et vers la guerre.
Le navire s’ébranla enfin dans un tumulte de manœuvres, de couleurs et de
sons, mais Yrene resta immobile, les yeux rivés à la ville qui rapetissait peu à
peu.
Et, même quand la côte ne fut plus qu’une ombre lointaine, elle aurait juré
qu’elle voyait encore le Torre dressé au-dessus d’elle, d’un blanc lumineux sous
le soleil, comme un bras levé pour des adieux.
CHAPITRE 68
CHAOL ÉTAIT ATTENTIF À CHACUN DE SES PAS À BORD, y compris à ceux qui
l’avaient mené au seau dans lequel il avait vomi tripes et boyaux pendant ses
premiers jours en mer.
Mais il avait l’avantage de voyager en compagnie d’une guérisseuse. Yrene
avait soigné son mal de mer et, au bout de deux semaines pendant lesquelles le
navire avait évité les violentes tempêtes que le capitaine appelait les
« Naufrageuses », son estomac le laissa enfin tranquille.
Il trouva Yrene à la proue ce jour-là, les yeux fixés sur la terre, ou plutôt là
où ils l’auraient vue s’ils avaient navigué plus près de la côte. Ils croisaient au
large de leur continent et, comme il l’avait appris lors de sa conversation avec le
capitaine un instant plus tôt, ils se trouvaient maintenant quelque part au nord de
l’Eyllwe, non loin de la frontière de Fenharrow.
Ils ne voyaient aucun signe d’Aelin et de sa flotte, mais c’était prévisible
puisqu’ils avaient repoussé leur départ d’Antica de plusieurs jours.
Chaol chassa cette pensée de son esprit en enlaçant la taille d’Yrene et en
déposant un baiser au creux de sa nuque.
Elle ne se figea pas à cette étreinte, comme si elle l’avait reconnu au rythme
de ses pas.
Elle s’abandonna contre lui avec un soupir et posa les mains sur les siennes.
Après la guérison de Duva, il avait dû attendre encore un jour entier avant
de pouvoir péniblement marcher avec une canne. Comme au début de sa
convalescence, son dos était courbaturé et chaque pas exigeait toute sa
concentration. Mais il avait serré les dents et, sous les encouragements
murmurés par Yrene, il avait réappris toute une série de mouvements. Le
lendemain, il ne boitait presque plus, même s’il se déplaçait toujours avec sa
canne et, le jour suivant, il marchait presque normalement.
Mais même après ces deux semaines en mer pendant lesquelles Yrene
n’avait dû soigner que son mal de mer et ses coups de soleil, Chaol gardait sa
canne dans leur luxueuse cabine et son fauteuil roulant dans l’entrepont, à portée
de main.
Il regarda leurs doigts enlacés et leurs anneaux identiques par-dessus
l’épaule d’Yrene.
— Contempler l’horizon ne nous fera pas arriver plus vite, murmura-t-il, les
lèvres contre sa peau.
— Se moquer de ta femme à ce sujet non plus.
Chaol sourit.
— Comment vais-je me distraire pendant toutes ces heures en mer si je ne
peux même pas te taquiner, dame Westfall ? ironisa-t-il.
Yrene pouffa comme à chaque fois qu’on l’appelait par ce titre, mais Chaol,
lui, n’avait jamais rien entendu de plus beau, hormis les vœux qu’ils avaient
échangés dans le temple de Silba au Torre, deux semaines et demie plus tôt. La
cérémonie s’était déroulée dans l’intimité, mais Hasar avait absolument tenu à ce
qu’elle soit suivie de festivités qui ridiculiseraient toutes celles qui les avaient
précédées au palais. La princesse avait peut-être bien des défauts, mais elle
savait à coup sûr faire la fête.
Et mener une flotte.
Chaol priait pour que tous les dieux lui viennent en aide le jour où Hasar et
Aedion se retrouveraient face à face.
— Pour quelqu’un qui a horreur qu’on l’appelle « seigneur Westfall », tu
adores me donner mon titre, observa Yrene.
— Tu es faite pour lui, se justifia-t-il en embrassant encore sa nuque.
— Tellement faite pour lui qu’Eretia me taquine sans arrêt en multipliant
les courbettes et les révérences.
— Je dois avouer que ça ne m’aurait pas brisé le cœur de la laisser à Antica.
Yrene rit et pinça son poignet, puis se dégagea.
— Tu seras bien content de l’avoir avec toi à terre, répondit-elle.
— Je l’espère bien.
Yrene le pinça encore, mais il attrapa sa main et embrassa ses doigts.
Sa femme… Jamais il n’avait eu une vision aussi claire de son avenir qu’en
cet après-midi, trois semaines plus tôt, où il l’avait trouvée assise dans le jardin
près du bassin. Il avait aussitôt… compris ce qu’il voulait. Et c’était ainsi qu’il
l’avait rejointe et s’était agenouillé devant elle.
— Veux-tu m’épouser, Yrene ? Veux-tu devenir ma femme ? lui avait-il
simplement demandé.
Elle lui avait sauté au cou et ils étaient tombés dans l’eau où ils étaient
restés à s’embrasser, au grand dam des poissons, jusqu’à ce qu’un serviteur
toussote avec insistance en passant devant eux.
Chaol la regarda alors que le vent de la mer faisait boucler ses cheveux et
ressortir les taches de rousseur sur son nez et sur ses joues, et il sourit.
Et le sourire qu’Yrene lui adressa en réponse était plus radieux que l’éclat
du soleil sur la mer.
Il avait emporté ce satané canapé doré avec ses coussins éventrés et tout le
reste. Hasar ne lui avait pas épargné ses commentaires quand on l’avait hissé à
bord, mais il s’en moquait. S’ils survivaient à cette guerre, il ferait bâtir une
maison pour Yrene autour de ce maudit meuble. Et une écurie pour Farasha, qui
terrorisait les pauvres soldats chargés du nettoyage de sa stalle à bord.
Farasha était le cadeau de mariage d’Hasar, tout comme la jument muniqi
d’Yrene.
Il avait failli dire à la princesse qu’elle pouvait garder ce cheval d’Hellas,
mais à la perspective de charger les soldats de Morath sur un cheval nommé
Papillon, il s’était ravisé.
Appuyée contre lui, Yrene serra dans sa main le médaillon qu’elle ôtait
seulement pour se baigner. Il se demanda s’il lui en offrirait un autre pour faire
graver dessus ses nouvelles initiales.
Yrene Westfall.
Elle regarda avec un sourire le bijou dont l’argent étincelait dans le soleil
du midi.
— Je suppose que je n’aurai plus besoin de mon petit message, observa-t-
elle.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis plus seule, répondit-elle en caressant le métal. Et
parce que j’ai vaincu ma peur.
Il l’embrassa sur la joue, mais ne dit rien quand elle ouvrit le médaillon et
en retira avec précaution le bout de parchemin jauni. Le vent essaya de l’arracher
de ses doigts, mais elle le tenait fermement.
Elle le déplia et parcourut le texte lu plus de mille fois.
— Je me demande si cette inconnue, qui qu’elle soit, reviendra ici pour
livrer cette guerre, dit-elle. Elle parlait de l’empire comme si…
Elle s’interrompit, secoua la tête plus pour elle-même que pour Chaol, et
replia le message.
— Peut-être qu’elle reviendra du pays pour lequel elle s’était embarquée
afin de combattre, reprit-elle.
Elle tendit le message à Chaol et se retourna pour contempler la mer.
Chaol prit le parchemin qui avait la douceur du velours après avoir été si
souvent lu et replié, après être resté toutes ces années dans sa poche et entre ses
doigts.
Il le déplia et lut les mots qu’il connaissait déjà :
— « Pour aller là où vous le devrez, et pour le reste. Le monde a besoin de
davantage de guérisseurs. »
Le bruit des vagues s’estompa et même le navire parut marquer une pause.
Chaol regarda Yrene qui souriait sereinement en contemplant la mer, puis le
message.
Et l’écriture qui lui était aussi familière que la sienne.
En voyant les larmes qu’il ne pouvait retenir, Yrene se figea.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.
Elle avait peut-être seize ou dix-sept ans à l’époque. Et si elle était passée
par Innish…
C’était sans doute juste avant son départ pour le Désert rouge, où elle devait
s’entraîner avec les Assassins silencieux. Les bleus sur son corps qu’Yrene lui
avait décrits lui avaient été infligés par Arobynn Hamel en punition d’avoir
libéré les esclaves de Rolfe et saccagé la baie des Crânes.
— Chaol ?
Pour aller là où vous le devrez, et pour le reste.
Le monde a besoin de davantage de guérisseurs.
Là… C’était son écriture…
Chaol leva enfin les yeux en refoulant ses larmes et scruta le visage de sa
femme, ses traits splendides et ses yeux dorés.
Un cadeau…
Le cadeau d’une reine qui avait vu une autre femme en détresse et qui lui
avait tendu la main sans rien demander en échange. Un geste généreux, le
tiraillement d’un lien…
Mais même Aelin ne pouvait se douter qu’en portant secours à une servante
d’auberge agressée par des mercenaires, en lui apprenant à se défendre et en lui
laissant cet or et ce message…
Même Aelin n’aurait pu prévoir, rêver ou deviner les conséquences de son
geste : l’arrivée imminente d’une guérisseuse bénie par Silba et capable
d’annihiler les Valg… et des trois cents autres guérisseuses qui
l’accompagnaient.
Trois cents guérisseuses du Torre réparties sur les mille navires du Khagan.
Une faveur, avait demandé Yrene à ce souverain, pour avoir sauvé la vie de
sa fille bien-aimée.
Tout ce que vous désirez, avait-il promis.
Yrene s’était agenouillée devant lui.
Sauvez mon peuple.
Et le Khagan avait exaucé son vœu.
Avec mille navires de la flotte d’Hasar et de la sienne. Mille navires
transportant les soldats de Kashin et les cavaliers darghans.
Et, au-dessus d’eux, sur tout l’horizon, loin derrière leur navire, volaient
mille rukhins conduits par Sartaq et Nesryn, venus de toutes les aires et de tous
les clans.
Une armée pour affronter Morath et des renforts à venir, des renforts qui se
rassemblaient à Antica sous les ordres de Kashin. Deux semaines… c’était le
délai que Chaol avait accordé au Khagan et à Kashin : avec les tempêtes
d’automne qui s’annonçaient, il n’avait pas voulu attendre plus longtemps.
L’armée qu’ils emmenaient représentait seulement la moitié de celle qui
combattrait Erawan et ses troupes, mais les effectifs et les moyens de la flotte et
de la légion volante qui les escortaient étaient déjà stupéfiants…
Chaol replia le message en suivant soigneusement ses plis marqués par
l’usure et le reposa dans le médaillon d’Yrene.
— Garde-le encore, dit-il doucement. Je connais quelqu’un qui aura
sûrement envie de le voir.
Le regard d’Yrene se teinta de surprise et de curiosité, mais elle ne posa
aucune question quand Chaol l’enlaça et la serra contre lui.
Chaque pas qu’il avait accompli l’avait mené ici, à cet instant…
De cette forteresse au cœur de montagnes balayées par les neiges où un
homme au visage dur comme la pierre l’avait jeté dehors, dans le froid, jusqu’à
cette mine de sel d’Endovier où une assassineuse aux yeux de flamme ardente
l’avait regardé avec un sourire narquois, indomptée après un an en enfer.
Une tueuse qui avait rencontré avant lui sa future épouse, à moins que
chacune d’elles ne soit venue à la rencontre de l’autre, deux femmes bénies des
dieux errant à travers les ombres et les ruines de ce monde. Deux femmes qui
tenaient désormais le sort de ce monde entre leurs mains.
Chaque pas. Chaque détour dans les ténèbres. Chaque instant de désespoir,
de rage et de souffrance.
Tout cela l’avait mené précisément où il devait être.
Où il voulait être.
Le geste généreux d’une jeune femme qui donnait la mort envers une autre
qui sauvait des vies.
Le dernier reste des ténèbres subsistant en Chaol diminua encore, puis
tomba en poussière avant d’être emporté par le vent marin. Dans le sillage des
mille navires qui avançaient fièrement et vaillamment derrière le sien, des
guérisseuses sous la direction d’Hafiza, disséminées parmi les soldats et les
chevaux, qui étaient toutes venues quand Yrene leur avait demandé de sauver
son peuple, et des ruks qui montaient au-dessus des nuages, à l’affût de la
moindre menace à l’horizon.
Yrene l’observait attentivement et avec un soupçon d’appréhension. Il
l’embrassa encore.
Il ne regrettait rien. Il ne regardait pas en arrière.
Pas avec Yrene dans ses bras et à ses côtés. Ni avec le message qu’elle
portait sur elle, la preuve qu’il était exactement là où il devait être. Qu’il avait
depuis tout ce temps été guidé vers ce lieu et cet instant.
— Est-ce que j’aurai un jour une explication à ta réaction plutôt théâtrale ?
demanda enfin Yrene en faisant claquer sa langue. Ou est-ce que tu comptes
seulement m’embrasser jusqu’à la tombée de la nuit ?
Chaol éclata de rire.
— C’est une longue histoire, répondit-il en la serrant plus fort, et il
contempla l’horizon avec elle. Et il vaudra peut-être mieux que tu sois assise
pour l’entendre.
— C’est le genre d’histoire que je préfère, dit-elle avec un clin d’œil.
Chaol rit de plus belle, sentit ce rire vibrer dans chaque partie de son corps
et le laissa tinter, clair et radieux, comme une cloche. Une dernière volée joyeuse
avant la tempête de la guerre.
— Viens, dit-il à Yrene, et il salua d’un signe de tête les soldats qui
travaillaient avec les marins d’Hasar pour que leurs navires rejoignent au plus
vite le nord… et les champs de bataille. Je te la raconterai pendant le déjeuner.
Yrene se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser, puis s’éloigna
avec lui vers leur spacieuse cabine.
— Ton histoire a intérêt à être palpitante, fit-elle avec un sourire taquin.
Chaol sourit à sa femme, à cette lumière vers laquelle il avait marché toute
sa vie sans le savoir.
— Elle l’est, tu peux me croire, répondit-il doucement.
Flamme ardente