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Déjà

parus aux éditions de La Martinière


Jeunesse :

Tome 1 – L’Assassineuse
Tome 2 – La Reine sans couronne
Tome 3 – L’Héritière du feu
Tome 4 – La Reine des ombres, première partie
Tome 4 – La Reine des ombres, deuxième partie
Tome 5 – L’Empire des tempêtes
Illustration de couverture : Grégory Bricout
Carte : © 2017 Charlie Bowater

Édition originale publiée sous le titre Tower of Dawn


par Bloomsbury Books for Young Readers,
175 Fifth Avenue, New York, NY 10010
© 2017 Sarah J. Maas
Tous droits réservés.

Pour la traduction française :


© 2023 Éditions de La Martinière Jeunesse, une marque des Éditions
de La Martinière, 57, rue Gaston Tessier, 75019 Paris

ISBN : 979-10-401-1364-5

www.editionsdelamartiniere.fr
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À ma grand-mère, Camilla,
qui a traversé montagnes et mers,
et dont l’histoire remarquable est,
de toutes les épopées, ma préférée.
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Déjà parus aux éditions de La Martinière Jeunesse

Copyright

Dédicace

Première partie - La cité divine

Chapitre premier
Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25
Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Deuxième partie - Montagnes et mers

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47
Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 58

Chapitre 59

Chapitre 60

Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Chapitre 64

Chapitre 65

Chapitre 66

Chapitre 67

Chapitre 68

Flamme ardente

Remerciements
PREMIÈRE PARTIE

LA CITÉ DIVINE
CHAPITRE PREMIER

CHAOL WESTFALL, ancien capitaine de la garde royale et désormais bras


droit du nouveau roi d’Adarlan, avait découvert qu’il détestait par-dessus tout un
bruit.
Celui des roues.
Ou, plus précisément, leur façon de claquer sur le plancher du navire à bord
duquel il avait passé ces trois dernières semaines, sur des eaux agitées par la
tempête. Et, à cet instant, leur raclement sur les sols luisants en marbre vert orné
de mosaïques du palais étincelant du Khagan, à Antica, sur le continent du Sud.
Comme il n’avait rien d’autre à faire que de rester assis dans le fauteuil
roulant qu’il considérait à la fois comme une prison et son seul moyen de voir le
monde, Chaol prit tout son temps pour observer l’intérieur du vaste palais. Il
était érigé au sommet de l’une des innombrables collines de la capitale. Chaque
matériau utilisé pour sa construction provenait d’une région du puissant empire
du Khagan, à laquelle il rendait ainsi hommage.
Le marbre vert sur lequel son fauteuil roulait bruyamment avait été extrait
de carrières du sud-ouest du continent. La pierre rouge des piliers sculptés en
forme d’arbres imposants aux branches supérieures couvrant les hauts plafonds
voûtés d’une immense salle de réception avait été rapportée des déserts du Nord-
Est balayés par les tempêtes de sable.
Les mosaïques qui rompaient l’étendue uniforme de marbre vert avaient été
assemblées par des artisans de Tigana, l’une des prestigieuses cités de l’empire,
dans le sud montagneux du continent. Chacune de ces mosaïques représentait un
épisode du passé épique, brutal et glorieux du khaganat : le peuple de cavaliers
nomades qui avait vécu plusieurs siècles dans les steppes orientales du
continent ; l’ascension du premier Khagan, un seigneur de guerre qui avait réuni
des tribus dispersées pour lever une armée conquérante, qui avait
progressivement annexé tout le continent et forgé un empire redoutable par sa
ruse et son génie stratégique. Venaient ensuite des scènes décrivant les règnes de
ses successeurs qui, au cours des trois siècles suivants, avaient étendu l’empire
en distribuant les richesses provenant de cent territoires par-delà les frontières.
Ils avaient fait bâtir d’innombrables ponts et routes et gouverné cet immense
continent avec précision et lucidité.
Les murmures de l’assemblée voletaient entre les piliers sculptés et les
voûtes dorées au-devant d’eux. Chaol songea que ces mosaïques offraient peut-
être une vision de ce qu’Adarlan aurait pu devenir s’il n’avait été sous le joug
d’un homme possédé par le roi d’une armée de démons rêvant de transformer ce
monde en un festin pour ses hordes.
Chaol tourna la tête vers Nesryn qui poussait son fauteuil. Son visage était
aussi inexpressif que s’il avait été taillé dans la pierre. Seuls ses yeux sombres
qui scrutaient chaque visage, chaque fenêtre et chaque colonne révélaient un
semblant d’intérêt pour la vaste demeure du Khagan.
Ils avaient revêtu leurs plus beaux vêtements et la toute nouvelle capitaine
de la garde royale d’Adarlan resplendissait dans son uniforme écarlate et or.
Chaol ignorait absolument comment Dorian avait déniché l’une de ces tenues
que lui-même avait si fièrement arborées autrefois.
Quant à lui, il avait d’abord voulu s’habiller en noir – il ne s’était jamais
senti à l’aise avec les couleurs, excepté l’écarlate et l’or de son royaume. Mais le
noir avait été adopté par les gardes d’Erawan possédés par des Valg, celui de
leurs uniformes quand ils semaient la terreur à Rifthold. Quand ils avaient
traqué, torturé et massacré ses hommes, avant de les pendre aux grilles du palais
et de laisser leurs cadavres ballotter dans le vent.
C’était à peine s’il avait pu regarder les gardes d’Antica devant lesquels ils
étaient passés dans la rue et à l’intérieur du palais, ces hommes au maintien fier
et alerte qui portaient une épée dans le dos et des poignards à la ceinture. Même
en cet instant, il refusait de voir les endroits où il les savait postés. C’étaient
d’ailleurs exactement les emplacements qu’il aurait choisis pour ses hommes et
où lui-même se serait tenu pour avoir une vue d’ensemble de la salle à l’arrivée
d’émissaires d’un royaume étranger.
Le regard de Nesryn rencontra le sien. Ses yeux d’encre étaient froids et
calmes et ses cheveux noirs oscillaient sur ses épaules au rythme de sa marche.
Nul signe de nervosité ne se lisait sur son ravissant visage à l’expression
solennelle. Nul signe que tous deux étaient sur le point de rencontrer l’un des
hommes les plus puissants au monde… un homme qui pourrait changer le sort
de leur propre continent dans la guerre qui éclatait sûrement en ce moment
même en Adarlan et à Terrasen.
Chaol se retourna et regarda droit devant lui, sans un mot. Les murs, les
piliers et les arches du palais avaient des yeux, des oreilles et des bouches,
l’avait averti Nesryn.
Cette pensée l’empêchait de s’agiter dans les vêtements qu’il avait
finalement choisis pour cette occasion : un pantalon beige, des bottes marron lui
montant aux genoux, une chemise blanche de la soie la plus fine presque
entièrement dissimulée sous une veste bleu-vert foncé plutôt sobre. Seules les
belles boucles de cuivre ornant le devant et l’éclat des fils d’or très fins ourlant
le col et les bords en laissaient deviner le prix. Aucune épée ne pendait à sa
ceinture en cuir et l’absence de ce poids rassurant lui faisait l’effet d’un membre
fantôme.
En plus de ses jambes fantômes.
Deux missions. Il avait deux missions à remplir ici, et il se demandait
laquelle serait la plus irréalisable.
Il devait convaincre le Khagan et ses six héritiers de leur prêter leurs
puissantes armées pour combattre Erawan.
Et il devait trouver au Torre Cesme une guérisseuse capable de lui rendre
l’usage de ses jambes.
De le réparer, se dit-il avec un mouvement de dégoût.
Il détestait ce mot presque autant que le claquement des roues. Réparer.
Même si c’était bel et bien ce qu’il supplierait ces légendaires guérisseuses de
faire, ce terme le hérissait et lui retournait l’estomac.
Il chassa cette pensée de son esprit tandis que Nesryn suivait l’essaim de
serviteurs presque silencieux qui les avaient menés depuis le port à travers les
rues pavées sinueuses et poussiéreuses d’Antica et le long d’une avenue en
pente, aux dômes et aux trente-six minarets du palais.
Des bandes de tissu blanc – soie, feutre ou coton léger – pendaient de
nombreuses fenêtres, lanternes et arcades. « Sans doute en deuil d’un personnage
officiel ou d’un parent éloigné de la famille royale mort récemment », avait
murmuré Nesryn. Les rituels funéraires de l’empire étaient variés et mêlaient
souvent les usages des innombrables royaumes et territoires désormais
gouvernés par le khaganat. L’étoffe blanche était un vestige des siècles durant
lesquels le peuple du Khagan avait parcouru les steppes et laissé ses morts
reposer sous la garde vigilante du vaste ciel.
La cité qu’ils venaient de traverser n’avait pourtant rien de mélancolique :
ses habitants allaient et venaient, l’air affairé, dans les costumes les plus divers ;
les vendeurs vantaient leurs marchandises et les servants postés devant les
temples de bois ou de pierre – à en croire Nesryn, chaque dieu avait son foyer à
Antica – invitaient les passants à entrer. Tout cela, le palais compris, semblait
sous la garde de la tour en pierre pâle et lumineuse dressée au sommet de l’une
des collines au sud de la ville.
Le Torre. La tour qui hébergeait les meilleures guérisseuses mortelles au
monde. Chaol s’était efforcé de ne pas la regarder trop longuement à travers les
fenêtres de leur voiture, même si elle était visible de presque chaque rue et
chaque détour d’Antica. Curieusement, aucun des serviteurs de leur escorte
n’avait mentionné ou désigné cette présence imposante qui semblait même
rivaliser avec le palais.
Non, ils avaient à peine ouvert la bouche pendant tout le trajet, même pour
faire allusion aux bannières funéraires qui claquaient dans le vent sec. Tous
restaient silencieux, les hommes comme les femmes. Leurs cheveux sombres
étaient raides et luisants et ils portaient des pantalons amples et des vestes
fluides cobalt et rouge sang bordées d’or pâle. Ils étaient rémunérés pour leur
travail, mais c’étaient les descendants d’esclaves qui avaient autrefois appartenu
aux ancêtres du Khagan actuel. Jusqu’au jour où son prédécesseur, une ardente
visionnaire, avait banni l’esclavage, une innovation parmi les améliorations sans
nombre qu’elle avait apportées à l’empire. Elle avait libéré ses esclaves, mais les
avait gardés auprès d’elle comme serviteurs appointés – ainsi que leurs enfants
et, à présent, leurs petits-enfants.
Aucun d’eux ne donnait l’impression d’être mal nourri ou sous-payé, et
aucun ne montrait le moindre signe de peur pendant qu’ils escortaient Chaol et
Nesryn du navire au palais. Le Khagan semblait bien traiter ses serviteurs. Il
fallait espérer que son futur héritier en ferait autant.
Contrairement aux usages en Adarlan ou à Terrasen, c’était au Khagan de
décider qui lui succéderait à la tête de l’empire, et l’ordre de naissance ou le sexe
n’entraient pas en ligne de compte. Avoir le plus d’enfants possible afin de
constituer un vivier de successeurs potentiels facilitait la tâche du Khagan.
La rivalité entre les héritiers était innée et avait tout d’un sport de combat.
Chacun d’eux devait prouver qu’il était le plus fort, le plus sage et le plus apte à
régner.
Le Khagan devait, de par la loi, conserver dans un coffre secret un
document scellé sur lequel figurait la liste de ses héritiers, au cas où sa mort
surviendrait avant la désignation officielle de son successeur. Ce document
pouvait être modifié à tout moment. Il était rédigé pour éviter la seule chose que
l’on redoutait depuis que le premier Khagan avait unifié les royaumes et les
territoires du continent : l’effondrement du khaganat, non sous l’assaut de forces
externes, mais à la suite d’une guerre civile.
Ce premier Khagan avait été un sage : au cours des trois cents ans du
khaganat, pas une seule guerre civile n’avait éclaté.
Nesryn poussait le fauteuil de Chaol devant les serviteurs immobiles et
gracieusement inclinés entre deux énormes piliers. Tandis que la somptueuse
salle du trône s’étendait devant lui avec son assemblée réunie devant l’estrade
dorée scintillant sous le soleil de midi, Chaol se demandait laquelle des cinq
silhouettes qui se tenaient devant l’homme assis sur son trône serait celle du
futur héritier de cet empire.
Les seuls bruits perceptibles étaient le bruissement des vêtements de la
cinquantaine de personnes présentes – nombre qu’il avait estimé en quelques
coups d’œil – alignées de part et d’autre de cette estrade scintillante et formant
deux murs de soie, de chair et de bijoux séparés par une allée sur laquelle Nesryn
poussait son fauteuil.
Le bruissement d’étoffes, le claquement et le grincement des roues. Nesryn
les avait pourtant huilées le matin même, mais plusieurs semaines en mer avaient
usé leur métal. Chaque frottement, chaque crissement aigu sur le marbre
rappelait ceux d’ongles sur la pierre.
Mais Chaol gardait la tête haute et les épaules bien droites.
Nesryn s’arrêta à distance respectueuse de l’estrade et du rempart des cinq
jeunes princes et princesses campés entre eux et leur père.
Protéger leur empereur était le premier devoir d’un prince ou d’une
princesse. Le moyen le plus facile de prouver sa loyauté et d’accroître ses
chances d’être désigné comme héritier. Et les cinq jeunes gens devant eux…
Chaol se composa un visage impassible pendant qu’il les recomptait. Ils
n’étaient que cinq. Cinq, alors que Nesryn avait mentionné six héritiers.
Mais il ne scruta pas la salle à la recherche de l’enfant royal manquant
tandis qu’il s’inclinait jusqu’à la taille. Il avait répété ce geste sans répit au cours
de leur dernière semaine en mer, alors que le climat devenait de plus en plus
chaud, l’air sec et ensoleillé. Se courber du fond d’un fauteuil lui semblait
toujours aussi peu naturel qu’au début, mais il s’inclina jusqu’à ce que son
regard s’arrête à la hauteur de ses jambes inertes, de ses bottes marron
miroitantes et de ses pieds qu’il ne pouvait plus ni sentir ni remuer.
Au bruissement d’étoffes sur sa gauche, il devina que Nesryn s’était placée
à son côté et s’inclinait aussi bas que lui.
Ils restèrent ainsi le temps de trois respirations, comme l’usage le voulait,
selon Nesryn.
Chaol mit cet instant à profit pour se calmer et chasser de son esprit ce qui
les attendait tous deux.
Il avait autrefois été doué pour rester imperturbable. Il avait servi le père de
Dorian pendant des années et exécuté des ordres sans ciller. Et, auparavant, il
avait subi son propre père dont les paroles étaient aussi brutales que ses poings.
L’actuel et véritable seigneur d’Anielle.
Le titre de « seigneur » qui précédait le nom de Chaol était dérisoire. Une
parodie et un mensonge auxquels Dorian avait refusé de renoncer malgré les
protestations de Chaol.
Le seigneur Chaol Westfall, bras droit du roi.
Il haïssait ce titre encore plus que le claquement des roues, que le corps
dont il avait perdu la sensation au-dessous des hanches, et dont l’immobilité le
surprenait encore même après toutes ces semaines.
Il était le seigneur du néant, le seigneur des parjures, le seigneur des
menteurs.
Et, alors qu’il se redressait et que ses yeux rencontraient les yeux obliques
de l’homme aux cheveux blancs assis sur ce trône, alors que la peau brune et
burinée du Khagan se plissait en un petit sourire rusé, Chaol se demanda si
l’empereur le savait aussi bien que lui.
CHAPITRE 2

NESRYN SUPPOSAIT qu’il y avait deux personnes en elle.


Celle qui était désormais capitaine de la garde royale d’Adarlan et qui avait
juré à son roi de veiller à la guérison de l’homme dans le fauteuil roulant devant
elle. Celle qui devait obtenir une armée de l’homme assis sur le trône face à elle.
Cette personne gardait la tête haute, les épaules dégagées et les mains à une
distance rassurante de l’épée d’apparat pendant à sa hanche.
Et puis il y avait l’autre.
Celle qui avait vu les flèches, les minarets et les dômes de la cité des trente-
six dieux dressés à l’horizon alors que son navire entrait dans le port, la colonne
lumineuse du Torre dominant fièrement ce paysage, et qui, devant cette vision,
avait dû refouler ses larmes. La personne qui, en sentant le parfum des poivrons
fumés, la fraîcheur âcre du gingembre et la douceur accueillante du cumin dès
qu’elle s’était éloignée du quai, avait alors su, au plus profond d’elle-même,
qu’elle était de retour chez elle. Et que si elle vivait en Adarlan, servait Adarlan
et était prête à mourir pour Adarlan et pour la famille restée là-bas… ce pays-là
était son véritable foyer. Son père était né là et sa mère, originaire d’Adarlan, s’y
sentait plus à l’aise que sur sa terre natale.
Ces visages aux nuances variées de brun et de bronze. L’abondance de ces
cheveux noirs et luisants… ses cheveux. Ces yeux obliques, larges et ronds ou
minces, de couleur noire, marron et, plus rarement, noisette ou verte. Son peuple.
Une mosaïque de royaumes et de territoires, en réalité, mais… elle savait qu’ici
on ne lui sifflerait pas d’injures dans la rue. Les enfants ne lui lanceraient pas de
pierres. Les enfants de sa sœur ne se sentiraient pas différents ni indésirables.
Et cette partie d’elle-même… Malgré ses épaules dégagées et son menton
haut, elle sentait ses genoux trembler devant l’homme… devant le pouvoir
trônant face à elle.
Nesryn n’avait pas osé dire à son père où elle se rendait ni pourquoi. Elle
lui avait seulement annoncé qu’elle partait en mission pour le roi d’Adarlan et
qu’elle ne reviendrait pas avant un certain temps.
Son père ne l’aurait jamais crue, de toute façon. Elle-même avait peine à y
croire.
Le Khagan avait longtemps été l’une des légendes évoquées à voix basse
devant l’âtre par les nuits d’hiver, pendant qu’ils pétrissaient la pâte
d’innombrables miches de pain pour leur boulangerie. Les légendes de leurs
ancêtres qu’on lui racontait le soir pour l’endormir ou, au contraire, la garder
éveillée toute la nuit, frissonnante de terreur.
Le Khagan était un mythe vivant, une divinité, à l’instar des trente-six dieux
qui gouvernaient cette ville et cet empire.
Il y avait autant, sinon davantage, de temples dédiés à ces dieux à Antica
que d’hommages rendus à tous les Khagans depuis leurs origines.
On appelait d’ailleurs Antica « la cité divine » en hommage à ces
divinités… et au dieu vivant qui était assis sur le trône d’ivoire au sommet de
cette estrade d’or.
Car elle était d’or pur, comme dans les légendes chuchotées par son père.
Quant aux six enfants du Khagan… Nesryn pouvait tous les nommer sans
qu’on les lui présente.
Et, au vu des lectures approfondies de Chaol sur le khaganat à bord de leur
navire, elle ne doutait pas qu’il en soit tout aussi capable.
Mais cette rencontre ne devait pas se dérouler ainsi.
Car, si elle l’avait informé en détail sur son pays natal au cours de leur
voyage, Chaol lui avait expliqué le protocole de la cour. Il avait rarement été
directement impliqué dans de telles audiences, mais il avait tout de même assisté
à nombre d’entre elles pendant qu’il servait l’ancien roi.
Longtemps cantonné au rôle d’observateur dans ces jeux de cour, il était ce
jour-là l’un des principaux acteurs. Et les enjeux de cette partie étaient écrasants.
Ils attendirent en silence que le Khagan prenne la parole.
Quand ils avaient traversé le palais, elle s’était efforcée de ne pas rester
bouche bée devant son faste. Elle n’y avait jamais mis les pieds lors de ses rares
séjours à Antica. Et pas davantage son père, ni le père de celui-ci, ni aucun de
ses ancêtres. Dans la cité des dieux aux mille temples, ce palais était le saint des
saints. Et le plus dangereux des labyrinthes.
Le Khagan restait immobile sur son trône d’ivoire.
C’était un trône plus récent et plus large, datant d’un siècle, du jour où le
septième Khagan avait jeté l’ancien trop exigu pour son corps imposant.
L’histoire racontait qu’il avait bu et mangé à en mourir, mais qu’il avait au
moins eu le discernement de désigner son héritier avant de crisper ses mains sur
sa poitrine et de s’effondrer, mort, sur ce trône.
Urus, le Khagan actuel, n’avait pas plus de soixante ans et paraissait en bien
meilleure santé. Si ses cheveux noirs étaient depuis longtemps devenus aussi
blancs que son trône sculpté, si sa peau ridée était criblée de cicatrices, souvenirs
des batailles menées pour conquérir sa couronne pendant les derniers jours de sa
mère, ses yeux d’onyx minces et obliques restaient aussi lumineux que des
étoiles, alertes et observateurs.
Aucune couronne ne surmontait sa tête neigeuse, car les dieux vivant parmi
les mortels n’avaient nul besoin d’insignes.
Derrière lui, des bandes de soie blanche nouées aux fenêtres ouvertes
flottaient dans la brise brûlante. Elles envoyaient les pensées du Khagan et de sa
famille à l’âme du mort (quel qu’il fût, un personnage important, à coup sûr) qui
avait rejoint le Ciel bleu éternel et la Terre en sommeil, car le Khagan et les siens
honoraient ces puissances – laissant toutefois leurs sujets libres d’adorer ou non
les trente-six dieux d’Antica.
Ou toute autre divinité, si leur territoire avait été trop récemment intégré à
l’empire pour que leurs dieux rejoignent son panthéon. Et il y en avait sûrement
plus d’une, car au cours des trois décennies de son règne, l’homme assis sur ce
trône avait ajouté plusieurs royaumes d’outre-mer à ses frontières.
Un pour chacune des bagues aux pierres scintillantes ornant ses doigts striés
de cicatrices.
Un guerrier dans ses plus beaux atours. Ses mains glissèrent des accoudoirs
du trône d’ivoire, un assemblage de cornes arrachées aux bêtes puissantes qui
erraient dans les steppes centrales de l’empire. Elles se posèrent sur ses genoux
dissimulés sous des flots de soie bleue brodée d’or dont l’indigo venait des terres
chaudes, humides et verdoyantes de l’Ouest. De Baldruhn, où les ancêtres de
Nesryn avaient vécu avant que la curiosité et l’ambition aient poussé son arrière-
grand-père à mener sa famille par-delà les montagnes, les prairies et les déserts,
à la cité divine dans le nord aride de l’empire.
Les Faliq avaient longtemps été de modestes marchands vendant seulement
des étoffes simples et de bonne qualité et des épices. Son oncle en faisait encore
le commerce et, grâce à plusieurs investissements lucratifs, il était devenu
relativement riche. Sa famille habitait une belle maison au cœur de cette ville.
C’était une indéniable ascension sociale, comparée au métier de boulanger que le
père de Nesryn avait choisi quand il avait quitté ce pays.
— Il est plutôt rare qu’un nouveau roi nous envoie quelqu’un d’aussi
important, déclara enfin le Khagan dans leur langue et non en halha, la langue du
continent du Sud. Je suppose que nous devrions le considérer comme un
honneur.
Son accent ressemblait beaucoup à celui du père de Nesryn, mais sans sa
chaleur et sa gaieté. Cet homme-là avait été obéi depuis sa naissance et avait
combattu pour sa couronne. Il avait même exécuté deux de ses frères et sœurs
qui s’étaient révélés mauvais perdants. Quant aux trois survivants… l’un était en
exil, les deux autres avaient prêté un serment de loyauté à leur frère… et avaient
dû accepter que les guérisseuses du Torre les rendent stériles.
Chaol inclina la tête.
— Tout l’honneur est pour moi, Grand Khagan, répondit-il.
Il n’avait pas employé le titre de « Majesté » réservé aux rois et aux reines.
Aucun titre n’était assez élevé ni assez grandiose pour l’homme qui se tenait
devant eux, sauf celui que son premier ancêtre avait porté : « Grand Khagan ».
— Pour vous, répéta d’un air songeur le Khagan, dont les yeux sombres se
posèrent sur Nesryn. Et qu’en est-il de votre compagne ?
Nesryn réprima l’impulsion de s’incliner à nouveau. Dorian Havilliard était
l’exact opposé de cet homme, elle le comprit à cet instant. Aelin Galathynius, en
revanche… Nesryn se demandait si la jeune reine n’avait pas davantage en
commun avec le Khagan qu’avec le roi Havilliard. En admettant qu’Aelin
survive assez longtemps pour accéder au trône.
Nesryn chassa ces pensées. Chaol l’observait, les épaules raides, pas à
cause des paroles du Khagan ou de sa présence, mais parce que, comme elle le
devinait, le simple fait de devoir lever les yeux et de faire face au puissant roi
guerrier alors qu’il était cloué dans ce fauteuil… Cette journée promettait d’être
éprouvante pour Chaol.
Nesryn inclina légèrement la tête.
— Je suis Nesryn Faliq, capitaine de la garde royale d’Adarlan, annonça-t-
elle au Khagan. Comme l’a été le seigneur Westfall avant que le roi Dorian n’en
fasse son bras droit, au début de cet été.
Elle était heureuse que ses années à Rifthold lui aient appris à ne pas
sourire, ni tressaillir ou montrer le moindre signe de peur, à parler calmement et
posément même quand ses genoux tremblaient.
— Ma famille est d’ici, Grand Khagan, poursuivit-elle. Antica renferme
toujours un peu de mon âme, ajouta-t-elle en posant la main sur son cœur.
Elle sentit sur les cals de sa paume et de ses doigts le frottement des fils
légers de son uniforme d’or et d’écarlate, les couleurs de l’empire qui avait
souvent donné à sa famille le sentiment d’être traquée et indésirable.
— C’est le plus grand honneur de mon existence d’être ici, dans votre
palais, ajouta-t-elle enfin.
Peut-être était-ce vrai.
Ce serait certainement l’avis de sa famille qui vivait à Runni, un quartier
paisible et verdoyant de la ville où résidaient des marchands et des hommes
d’affaires comme son oncle.
Le Khagan esquissa un sourire.
— Dans ce cas, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans votre
véritable pays, capitaine, dit-il.
Nesryn sentit l’agacement de Chaol davantage qu’elle le vit. Elle en
ignorait la cause : la déclaration de son attachement à Antica ou le titre officiel
qu’elle portait désormais.
Mais elle inclina de nouveau la tête pour exprimer sa gratitude au
souverain.
— Je suppose que vous êtes ici pour me convaincre de me joindre à votre
guerre, dit le Khagan à Chaol.
— Nous sommes ici sur la demande de mon roi, répondit Chaol sur un ton
un peu trop brusque, et en prononçant ce dernier mot avec une fierté visible.
Pour inaugurer ce que nous espérons être une ère nouvelle de prospérité et de
paix.
L’un des rejetons du Khagan, une jeune femme aux cheveux semblables à
des vagues de nuit et aux yeux brillant d’un feu sombre, échangea un regard
ironique avec le jeune homme placé à sa gauche, qui avait probablement deux ou
trois ans de plus qu’elle.
Sartaq et Hasar, les deuxième et troisième enfants du Khagan. Tous deux
portaient les mêmes pantalons amples, les mêmes tuniques brodées et des bottes
en cuir fin qui leur montaient aux genoux. Hasar n’était pas une beauté, mais ses
yeux… La flamme qui dansait en eux alors qu’elle regardait son frère aîné
l’embellissait.
Et Sartaq… le commandant de la cavalerie de ruks de son père. Les
rukhins.
La cavalerie volante du nord de l’empire avait longtemps résidé dans les
hautes montagnes de Tavan avec ses ruks, de gigantesques oiseaux aux allures
d’aigles qui pouvaient transporter du bétail et des chevaux. Sans être massifs et
lourds comme les redoutables wyverns des sorcières Dents de Fer, ils étaient
rapides, agiles et rusés comme des renards – des montures idéales pour les
archers légendaires qui les chevauchaient dans les batailles.
Le visage de Sartaq était solennel et ses larges épaules dégagées. Peut-être
se sentait-il aussi mal à l’aise dans ses beaux habits que Chaol. Nesryn se
demanda si Kadara, sa ruk légendaire, était perchée sur l’un des trente-six
minarets du palais, d’où elle observait les serviteurs et les gardes tremblants en
attendant avec impatience le retour de son maître.
Si Sartaq était là, si on l’avait fait revenir à Antica… cela signifiait qu’on
savait depuis longtemps que Chaol et elle viendraient.
Le regard entendu que Sartaq et Hasar avaient échangé en disait assez
long : ces deux-là au moins avaient discuté des implications de cette visite.
Les yeux de Sartaq se détournèrent de sa sœur et s’arrêtèrent sur Nesryn.
Elle cilla. La peau du jeune homme était plus sombre que celle de ses frères
et sœurs, peut-être parce qu’il passait beaucoup de temps dans le ciel et au soleil.
Ses yeux d’un noir mat étaient insondables et indéchiffrables, et ses cheveux
noirs étaient dénoués, sauf une mince tresse incurvée plaquée au-dessus de son
oreille. Sa chevelure qui descendait sous sa poitrine musclée oscilla légèrement
quand il inclina la tête dans un salut que Nesryn aurait juré moqueur.
Il fallait bien reconnaître que c’était un piteux duo qu’Adarlan leur
envoyait : l’ancien capitaine de la garde désormais invalide et sa successeur de
basse extraction. Peut-être que, en parlant de l’honneur de recevoir de tels
émissaires, le Khagan n’avait fait qu’ironiser sur ce qu’il percevait comme une
insulte.
Nesryn détourna les yeux du prince, mais elle sentait son regard perçant
peser sur elle comme la main d’un spectre.
— Nous vous apportons des présents de Sa Majesté le roi d’Adarlan,
annonça Chaol au même instant.
Il se retourna dans son fauteuil pour faire signe aux serviteurs qui les
escortaient de s’avancer.
La reine Georgina et sa cour avaient littéralement pillé les coffres du trésor
royal avant de partir se réfugier dans leurs résidences en montagne, au printemps
dernier. Et l’ancien roi avait emporté presque tout ce qu’il en restait au cours des
derniers mois de son règne. Mais, avant le départ de Chaol et de Nesryn pour
Antica, Dorian les avait menés dans les nombreuses salles souterraines du trésor.
Nesryn pouvait encore entendre les injures qu’il avait proférées, quand il avait
découvert qu’il ne restait guère plus que des pièces d’or dans les coffres.
Mais, comme toujours, Aelin avait eu un plan.
Nesryn se tenait près de son roi quand Aelin avait ouvert deux coffres dans
sa chambre, dévoilant des bijoux dignes d’une souveraine – la reine des
assassins.
« J’ai assez de fonds pour l’instant », avait simplement affirmé Aelin quand
Dorian avait élevé des objections. « Offre au Khagan un choix de ce qu’Adarlan
possède de plus beau. »
Au cours des semaines suivantes, Nesryn s’était demandé si Aelin s’était
sentie soulagée d’être débarrassée de ces richesses, qu’elle avait achetées avec
de l’or acquis au prix du sang. Car il était désormais évident que les bijoux
d’Adarlan ne prendraient pas le chemin de Terrasen.
Et, en cet instant, alors que les serviteurs posaient sur le sol les quatre
coffrets – sur le conseil d’Aelin, ils avaient divisé en deux le contenu des deux
coffres pour créer l’illusion de l’abondance – et les ouvraient, la cour toujours
silencieuse se pressa autour d’eux pour découvrir leur contenu.
Un murmure parcourut la foule à la vue des joyaux, de l’or et de l’argent
scintillants.
— Ceci est un présent du roi Dorian Havilliard d’Adarlan et d’Aelin
Galathynius, reine de Terrasen.
Les yeux de la princesse Hasar s’arrêtèrent sur Chaol à la mention de ce
dernier nom.
Le prince Sartaq se contenta de regarder à nouveau son père. Arghun, le fils
aîné, considérait les pierres précieuses d’un air renfrogné.
Arghun, le politicien de la fratrie, très apprécié des marchands et des
prêteurs de tout le continent. Grand et mince, c’était un homme d’étude dont la
monnaie d’échange n’était pas l’or ni les richesses matérielles, mais le savoir.
On l’appelait « le prince des espions ». Alors que ses deux frères devenaient
les plus accomplis des guerriers, il avait si bien affûté son esprit qu’il était
désormais à la tête des trente-six vizirs de son père. Son froncement de sourcils
devant le trésor d’Adarlan n’annonçait donc rien de bon…
Colliers de diamants et de rubis. Bracelets d’or et d’émeraude. Boucles
d’oreilles – véritables chandeliers miniatures de saphir et d’améthyste. Bagues
d’un travail exquis, parfois serties de joyaux aussi gros que des œufs
d’hirondelle. Peignes, épingles et broches. Bijoux conquis et acquis au prix du
sang.
La cadette des enfants royaux, une gracieuse jeune femme à l’ossature
délicate, les examinait avec une attention particulière. Elle se prénommait Duva.
Un gros anneau d’argent surmonté d’un saphir d’une taille presque obscène
ornait sa main frêle délicatement posée sur son ventre bien rebondi.
Elle était peut-être enceinte de six mois, même si ses vêtements amples –
elle avait visiblement une prédilection pour le violet et le rose – et son corps
menu mettaient le volume de ce ventre en valeur. C’était certainement son
premier enfant, né d’un mariage arrangé avec un prince de l’un des territoires
d’outre-mer les plus à l’est du continent, un voisin méridional de Doranelle qui,
inquiet de l’attitude belliqueuse de sa reine Fae, souhaitait s’assurer la protection
du Khagan par-delà l’océan. Peut-être que cette alliance était une nouvelle
tentative du khaganat pour étendre son vaste empire.
Mais Nesryn refusait de penser davantage à la vie qui grandissait sous cette
main parée.
Si l’un des frères et sœurs de Duva accédait au trône, sa première mission
de nouveau souverain – après avoir assuré sa descendance – serait d’éliminer
tous ses rivaux, à commencer par les rejetons de ses frères et sœurs qui
s’aviseraient de contester son pouvoir.
Nesryn se demandait comment Duva supportait cette situation, si elle en
était venue à aimer le bébé qui grandissait dans son ventre ou si elle avait assez
de discernement pour s’interdire de tels sentiments. Elle se demandait aussi si le
père ferait tout pour assurer sa sécurité, si sa vie était menacée.
Le Khagan s’adossa enfin à son trône. Ses enfants s’étaient redressés et la
main de Duva était retombée le long de son flanc.
— Des bijoux fabriqués par les meilleurs artisans d’Adarlan, expliqua
Chaol.
Le Khagan jouait avec la bague de citrine qui ornait l’un de ses doigts.
— S’ils proviennent du trésor d’Aelin Galathynius, je n’en doute pas,
déclara-t-il.
Nesryn et Chaol se figèrent. Ils savaient que le Khagan avait des espions
dans chaque pays et sur chaque mer. Et que le passé d’Aelin risquerait de
compliquer la tâche de ses alliés.
— Car vous êtes non seulement le bras droit du roi d’Adarlan, mais aussi
l’ambassadeur de Terrasen, n’est-ce pas ? reprit le Khagan.
— C’est exact, répondit simplement Chaol.
Le Khagan se leva dans un mouvement qui trahissait à peine une légère
raideur et ses enfants s’écartèrent aussitôt, lui libérant le passage pour descendre
de l’estrade d’or.
Le plus grand, bien charpenté et peut-être plus nerveux que Sartaq dont
l’ardeur paraissait toujours maîtrisée, scruta la foule, comme à l’affût d’une
menace. C’était Kashin, le quatrième enfant.
Si Sartaq commandait l’armée volante de ruks dans le nord et le centre de
l’empire, Kashin dirigeait les troupes terrestres principalement composées de
fantassins et de cavaliers. Arghun était à la tête des vizirs et Hasar, à en croire la
rumeur, commandait la flotte de l’empire. Mais il y avait en Kashin quelque
chose de moins raffiné que chez ses frères et sœurs. Il était beau, avec ses
cheveux noirs nattés dans le dos pour dégager son visage aux larges méplats.
Mais il donnait l’impression que la vie militaire avait déteint sur lui – pas
forcément pour le pire, d’ailleurs.
Le Khagan descendit de l’estrade dans le bruissement de sa robe cobalt qui
frôlait le sol. Et à chacun de ses pas sur le marbre vert, Nesryn prenait plus
nettement conscience que cet homme avait autrefois commandé non seulement
l’armée des ruks et la cavalerie, mais qu’il avait aussi rallié la flotte à lui. Alors
Urus et son frère aîné s’étaient défiés en combat singulier sur l’ordre de leur
mère, qui se mourait d’une maladie incurable, même par les guérisseuses du
Torre. Celui de ses deux fils qui survivrait à ce combat deviendrait Khagan.
La précédente Khagane avait un penchant pour le spectaculaire. Pour ce
combat décisif entre les deux fils de son choix, elle avait choisi l’arène du grand
amphithéâtre, au cœur de la ville, dont les portes avaient été ouvertes à tous ceux
qui pourraient y trouver une place. Certains spectateurs s’étaient assis au sommet
des portes et sur les marches, tandis que des milliers d’autres remplissaient les
rues menant à l’édifice de pierre blanche. Des ruks et leurs cavaliers s’étaient
perchés sur les piliers couronnant l’étage supérieur tandis que d’autres rukhins
décrivaient des cercles dans le ciel au-dessus d’eux.
Les deux aspirants au trône avaient combattu pendant six heures.
Pas seulement l’un contre l’autre, mais aussi contre les monstres que leur
mère lâchait sur eux pour les mettre à l’épreuve. De grands fauves avaient jailli
de cages dissimulées sous le sable de l’arène, et des chars hérissés de pointes en
fer conduits par des auriges lanceurs de javelots les avaient chargés depuis la
pénombre des tunnels débouchant sur l’arène.
Le père de Nesryn s’était tenu au milieu de la foule déchaînée dans les rues
et avait écouté les descriptions des spectateurs juchés sur les colonnes.
Le coup de grâce n’avait pas été un acte de violence ou de haine.
Orda, le frère aîné du Khagan, avait eu le flanc transpercé par la lance d’un
aurige. Après ces six heures de combat sanglant et acharné, ce coup l’avait
terrassé.
Urus avait alors déposé son épée. Un silence absolu s’était abattu sur
l’arène quand il avait tendu une main rouge de sang à son frère à terre… pour le
secourir.
Orda avait alors lancé le poignard qu’il dissimulait vers le cœur d’Urus.
L’arme avait manqué sa cible de quelques centimètres.
Urus avait arraché la lame en hurlant et rendu le coup.
Contrairement à son frère, il n’avait pas manqué sa cible.
Nesryn se demanda si une cicatrice marquait encore la poitrine du Khagan
qui approchait d’elle, de Chaol et des joyaux exposés. Si, dans l’intimité, la
défunte Khagane avait pleuré son fils tué par celui qui coifferait sa couronne
quelques jours plus tard. Ou si elle s’était toujours interdit d’aimer ses enfants
parce qu’elle connaissait le sort qui les attendait.
Urus, Khagan du continent du Sud, s’arrêta devant Nesryn et Chaol. Il
dominait Nesryn de près d’une tête. Ses épaules étaient encore larges et son dos
bien droit.
Il se pencha avec seulement l’ombre d’un effort dû à son âge afin de
prendre dans l’un des coffres un collier de diamants et de saphirs. Le bijou
scintillait comme une rivière entre ses mains ornées de bagues et semées de
taches de vieillesse.
— Arghun, mon fils aîné, dit-il en désignant du menton le prince au visage
étroit auquel rien ne semblait échapper, m’a tout récemment communiqué un
renseignement du plus grand intérêt concernant Aelin Ashryver Galathynius.
Nesryn se prépara à encaisser le coup qu’il allait leur porter. Chaol se
contenta de soutenir le regard d’Urus.
Mais les yeux sombres du Khagan – tels les yeux de Sartaq, comme elle le
remarqua à cet instant – pétillaient quand il parla à Chaol.
— Une reine de dix-neuf ans en mettrait plus d’un mal à l’aise, dit-il.
Dorian Havilliard, au moins, a été formé dès la naissance à devenir roi et à
gouverner une cour et un royaume. Aelin Galathynius, en revanche…
Il rejeta le collier dans le coffre et le choc résonna comme le heurt de l’acier
sur la pierre.
— Mais je suppose que certains considèrent dix ans d’entraînement au
métier d’assassin comme de l’expérience, poursuivit-il.
Des murmures parcoururent à nouveau la salle du trône. Les yeux d’Hasar
flamboyaient. Le visage de Sartaq demeurait inexpressif. Peut-être était-ce une
aptitude empruntée à son frère aîné, dont les espions devaient être doués
puisqu’ils avaient pu découvrir le passé d’Aelin. Arghun avait visiblement du
mal à réprimer un sourire de satisfaction.
— Nous sommes peut-être séparés du continent du Nord par un détroit,
déclara le Khagan à Chaol, qui ne cilla pas, mais même nous avons entendu
parler de Keleana Sardothien. Vous m’avez offert des joyaux venant sans nul
doute de ses coffres. Et c’est à moi qu’ils sont destinés alors que ma fille Duva
(il lança un regard à la jolie princesse enceinte qui se tenait au côté d’Hasar) n’a
pas encore reçu de cadeau de mariage de votre nouveau roi, ni de votre reine
resurgie de nulle part, quand tous les autres souverains lui ont envoyé les leurs il
y a près de six mois.
Nesryn réprima une grimace. Les raisons de cet oubli ne manquaient pas,
mais ils n’auraient osé en invoquer aucune en ce lieu. Chaol garda donc le
silence.
— Toutefois, à ces joyaux que vous avez jetés à mes pieds comme des sacs
de grains, je préférerais la vérité, poursuivit le Khagan. Surtout depuis qu’Aelin
Galathynius a détruit votre château de verre, assassiné votre précédent roi et
s’est emparé de votre capitale.
— Si le prince Arghun sait déjà tout cela, il est peut-être inutile que je vous
le révèle, répondit enfin Chaol avec un sang-froid à toute épreuve.
Nesryn réprima un frémissement devant son ton de défi.
— Peut-être, concéda le Khagan tandis que les yeux d’Arghun se plissaient
légèrement. Je crois que c’est plutôt vous qui tireriez profit de ce que je pourrais
vous révéler.
Chaol ne parut pourtant ni curieux ni désireux de le savoir.
— Vraiment ? demanda-t-il négligemment.
Kashin se raidit. C’était donc lui, le plus fervent soutien de son père.
Arghun se contenta d’échanger un regard avec un vizir, puis sourit à Chaol avec
l’expression d’une vipère prête à mordre.
— Voici la raison pour laquelle je crois que vous êtes ici, seigneur Westfall,
bras droit du roi d’Adarlan, dit le Khagan.
En cet instant, seules les mouettes qui tournoyaient haut dans le ciel au-
dessus du dôme de la salle du trône osèrent faire le moindre bruit.
Le Khagan referma les coffres les uns après les autres.
— Je crois que vous êtes venus pour me convaincre de prendre part à votre
guerre, reprit-il. Adarlan est divisé, Terrasen dans le dénuement le plus complet,
et ses derniers seigneurs vivants se laisseront difficilement convaincre de
combattre pour une reine inexpérimentée, qui a pris du bon temps à Rifthold
pendant dix ans et acheté ces joyaux au prix du sang. Vos alliés ne sont ni
nombreux ni solides, contrairement aux armées du duc de Perrington. Les autres
royaumes de votre continent sont à bout de forces et séparés de vos territoires
septentrionaux par les troupes de Perrington. C’est pour cette raison que vous
êtes arrivés ici aussi vite que les huit vents pouvaient vous porter : pour me
supplier d’envoyer mes armées sur vos terres et de verser notre sang pour une
cause perdue.
— Certains y verraient une noble cause, répliqua Chaol.
— Je n’ai pas encore fini, dit le Khagan en élevant une main.
Chaol se raidit, mais garda le silence. Le cœur de Nesryn battait à tout
rompre.
— Nombre d’entre nous, reprit le Khagan en désignant de sa main levée
quelques vizirs, Arghun et Hasar, trouveraient des arguments pour que nous
restions en dehors de ce conflit. Ou, mieux encore, pour que nous nous alliions
au vainqueur probable avec lequel nous entretenons un commerce fructueux
depuis dix ans.
Sa main désigna d’autres hommes et femmes qui portaient la robe d’or des
vizirs, ainsi que Sartaq, Kashin et Duva.
Il poursuivit :
— Certains objecteraient que, en nous associant avec Perrington, nous
risquons de nous retrouver un jour face à ses armées dans nos ports, et
avanceraient que les royaumes si durement éprouvés d’Eyllwe et de Fenharrow
pourraient redevenir prospères sous un nouveau règne, et le commerce avec eux
remplir nos coffres. Je ne doute pas que c’est ce que vous me promettrez. Ni que
vous me proposerez l’exclusivité de certains marchés avec vos royaumes, sans
doute à votre détriment. Mais vous êtes aux abois et, de tout ce que vous
pourriez m’offrir, il n’y a rien que je ne possède déjà, ou dont je ne pourrais
m’emparer si je le désirais.
Heureusement, Chaol parvenait à se taire, même si cette menace voilée
faisait étinceler ses yeux bruns.
Le Khagan jeta un coup d’œil dans le quatrième et dernier coffre. Il
contenait des peignes et des brosses sertis de pierres précieuses et de luxueux
flacons de parfum fabriqués par les meilleurs souffleurs de verre d’Adarlan,
ceux-là mêmes qui avaient bâti le château détruit par Aelin.
— Vous voulez donc me convaincre de me joindre à vous dans cette guerre,
reprit-il. J’y réfléchirai pendant votre séjour ici puisque, de toute évidence, vous
êtes également venus ici dans un autre but, conclut-il en désignant le fauteuil de
Chaol de sa main balafrée et scintillante de joyaux.
Le sang monta aux joues de Chaol, mais il ne broncha ni ne trembla.
Nesryn se contraignit à en faire autant.
— Arghun m’a appris que vos blessures sont récentes… qu’elles datent de
la destruction du château de verre, déclara le Khagan. On dirait que la reine de
Terrasen ne s’est guère souciée de protéger ses alliés.
Un muscle frémit sur la mâchoire de Chaol tandis que tous les regards dans
la salle se posaient sur ses jambes.
— Comme vos relations avec Doranelle sont tendues, une fois de plus grâce
à Aelin Galathynius, je suppose que la seule possibilité de guérir qu’il vous reste
subsiste ici, au Torre Cesme, commenta le Khagan avec un haussement
d’épaules, un geste rappelant le jeune guerrier irrévérent qu’il avait été. Si je
refusais une chance de guérir à un blessé, mon épouse bien-aimée en serait
choquée, poursuivit-il tandis que Nesryn remarquait avec un tressaillement de
surprise l’absence de l’impératrice dans la salle du trône. Je vous accorde donc la
permission d’accéder au Torre, cela va sans dire, mais ce sera aux guérisseuses
de décider si elles veulent vous soigner. Personne, pas même moi, ne leur dicte
leur conduite.
Le Torre… la tour qui s’élevait au sud d’Antica, au sommet de sa plus
haute colline, d’où elle dominait la ville qui descendait vers la mer aux eaux
vertes. Cette tour était le domaine de guérisseuses renommées et un hommage à
Silba, la déesse des guérisseurs. Parmi les trente-six dieux que l’empire avait
accueillis en son sein au fil des siècles, des dieux issus de toutes les religions que
l’on rencontrait dans cette cité divine… Silba régnait sans partage.
Chaol donnait l’impression d’avoir avalé des charbons ardents, mais il
parvint par bonheur à incliner la tête.
— Je vous remercie de votre générosité, Grand Khagan.
— Reposez-vous cette nuit. Je les informerai que vous serez prêt demain
matin. Puisque vous ne pouvez venir à elles, je vous enverrai l’une d’elles… si
elles y consentent.
Les doigts de Chaol frémirent sur ses genoux, sans pour autant se crisper.
Nesryn retenait son souffle.
— Je serai à leur disposition, répondit-il avec raideur.
Le Khagan referma le dernier coffre de bijoux.
— Vous pouvez garder vos présents, bras droit du roi et ambassadeur
d’Aelin Galathynius. Je n’en ai nul besoin… et ils sont sans intérêt pour moi.
Chaol releva brusquement la tête comme si quelque chose dans le ton du
Khagan l’avait piégé.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
Nesryn parvint tout juste à ne pas tressaillir. À en juger par la colère mêlée
de stupeur qui brilla dans les yeux du Khagan et les regards que ses enfants
échangèrent, personne ne devait oser s’adresser à cet homme d’une manière
aussi impérieuse.
Mais Nesryn surprit une autre expression dans les yeux d’Urus. De la
lassitude.
Un malaise physique l’envahit quand elle se rappela les bannières blanches
qui flottaient aux fenêtres du palais et dans toute la ville, puis quand elle regarda
les héritiers.
Ils étaient six.
Pourtant, dans cette salle, il n’y en avait que cinq.
Des bannières funéraires au palais. Et dans toute la ville.
Ce peuple ne se complaisait pas dans le deuil… pas comme en Adarlan, où
tout le monde se vêtait de noir et se morfondait des mois durant. Même dans la
famille royale du Khagan, la vie reprenait ses droits, car au lieu d’être enfermés
dans des catacombes ou des cercueils, les morts de l’empire étaient enveloppés
de linceuls blancs et déposés sous le vaste ciel, dans l’enceinte d’une réserve
sacrée au cœur de steppes lointaines.
Nesryn parcourut du regard les cinq héritiers alignés et les recompta. Les
cinq plus âgés étaient présents. Et, à l’instant où elle remarquait l’absence de
Tumelun, la plus jeune, qui avait à peine dix-sept ans, le Khagan reprit la parole.
— Si vous ignorez la nouvelle, vous devez avoir de bien piètres espions,
dit-il à Chaol.
Sur ces mots, il se dirigea vers son trône, laissant Sartaq s’avancer vers eux.
Les yeux insondables du deuxième prince étaient voilés de chagrin. D’un simple
signe de tête, il confirma à Nesryn qu’elle avait vu juste.
Sa voix ferme et agréable remplit la salle.
— Tumelun, notre sœur bien-aimée, est morte subitement il y a trois
semaines, annonça-t-il.
Par tous les dieux… Toutes ces paroles de circonstance et tous ces rituels
qu’ils avaient négligés ! Venir demander de l’aide dans un moment pareil était à
la fois grossier et déplacé.
Dans le lourd silence qui suivit, Chaol regarda chaque prince et chaque
princesse au visage rigide, puis, finalement, le Khagan aux yeux las.
— Veuillez accepter mes plus sincères condoléances, dit-il.
— Puisse le vent du nord l’emporter vers des plaines plus paisibles, souffla
Nesryn.
Seul Sartaq prit la peine d’incliner la tête en remerciement. Les autres se
raidirent, le visage froid.
Nesryn adressa à Chaol un regard d’avertissement : Surtout pas de
questions sur cette mort. Il comprit et acquiesça.
Le Khagan gratta une tache sur son trône d’ivoire. Le silence qui régnait
était aussi lourd que les manteaux des seigneurs de la cavalerie qui les
protégeaient de la morsure du vent du nord au cœur des steppes et de leurs
impitoyables selles en bois.
— Nous avons passé trois semaines en mer, expliqua Chaol d’une voix
radoucie.
Le Khagan ne feignit même pas de se montrer compréhensif.
— Cela explique sans doute pourquoi vous ignorez une autre nouvelle et
pourquoi ces bijoux tardivement arrivés vous seraient peut-être plus utiles qu’à
nous, répondit-il avec un sourire sans joie. Les contacts d’Arghun nous ont
transmis cette information, venue d’un navire ce matin même. Le trésor royal de
Rifthold est désormais inaccessible. Le duc de Perrington et son armée de
terreurs volantes ont pris et saccagé la ville.
Un vide oppressant, dans lequel elle ne sentait plus que les battements
sourds de son cœur, envahit Nesryn. Elle se demanda si Chaol respirait encore.
— Nous ignorons où est le roi Dorian, mais il a cédé Rifthold à Perrington
et à ses troupes, poursuivit le Khagan. D’après la rumeur, il s’est enfui en pleine
nuit. La ville est tombée. Tout le pays au sud de Rifthold est désormais entre les
mains de Perrington et de ses sorcières.
Nesryn vit d’abord les visages de ses nièces et de ses neveux. Puis celui de
sa sœur. Et celui de son père. Elle vit leur cuisine et la boulangerie. Les
tartelettes aux poires refroidissant sur la longue table en bois.
Dorian les avait abandonnés. Abandonnés pour… pour quoi ? Aller
chercher des secours ? Survivre ? Courir retrouver Aelin ?
La garde royale était-elle restée là-bas pour combattre ? Quelqu’un s’était-il
battu pour secourir les innocents de la ville ?
Ses mains tremblaient, mais elle s’en moquait. Elle se moquait que tous ces
gens somptueusement parés ricanent à sa vue.
Les enfants de sa sœur, la plus grande joie de sa vie…
Chaol l’observait. Son visage n’exprimait rien. Ni consternation ni stupeur.
Elle étouffait dans son uniforme écarlate et or. Elle suffoquait.
Des sorcières et des wyverns. Dans sa ville. Avec leurs dents et leurs ongles
en fer. Pour déchiqueter, verser le sang et torturer. Sa famille… Sa famille.
— Père…
Sartaq s’était de nouveau avancé. Ses yeux d’onyx allaient et venaient de
Nesryn au Khagan.
— Nos invités ont fait un long voyage. Toutes considérations politiques
mises à part, dit-il en lançant un regard désapprobateur à Arghun, qui paraissait
amusé – amusé par cette nouvelle qu’il avait apportée et à l’annonce de laquelle
le sol en marbre vert s’était dérobé sous les pieds de Nesryn –, nous sommes une
nation hospitalière. Laissons quelques heures de repos à nos hôtes avant qu’ils se
joignent à nous pour le dîner.
Hasar se planta au côté de Sartaq et foudroya Arghun du regard. Peut-être
pas pour le réprimander comme l’avait fait son frère, mais simplement parce
qu’elle n’avait pas été la première informée.
— Aucun de nos hôtes ne doit manquer de confort, renchérit-elle sur un ton
qui démentait ces paroles de bienvenue.
Leur père leur adressa un regard perplexe.
— C’est juste, dit-il en désignant les serviteurs postés devant les piliers les
plus éloignés. Escortez-les jusqu’à leurs chambres. Et faites savoir au Torre
qu’ils doivent envoyer leur meilleure… Hafiza, si elle veut bien descendre de
cette tour.
Nesryn entendit à peine la suite. Si les sorcières tenaient la ville, il ne
resterait plus personne pour combattre les Valg qui l’avaient infestée au début de
l’été… Il ne resterait plus personne pour protéger sa famille.
Si elle avait survécu.
Elle ne pouvait plus respirer ni penser normalement.
Elle n’aurait pas dû partir. Elle n’aurait pas dû accepter cette fonction.
Ils étaient peut-être morts. Ou ils souffraient. Morts. Morts…
Elle ne vit pas la servante qui s’approcha pour pousser le fauteuil de Chaol.
Elle remarqua à peine la main de celui-ci qui se tendait vers la sienne pour la
saisir.
Elle ne s’inclina même pas devant le Khagan avant qu’ils ne quittent la
salle du trône.
Elle ne cessait plus de voir leurs visages.
Les enfants. Les enfants souriants de sa sœur, ces enfants au ventre
bombé…
Elle n’aurait pas dû venir ici.
CHAPITRE 3

NESRYN ÉTAIT EN ÉTAT DE CHOC.


Et Chaol ne pouvait la rejoindre, la prendre dans ses bras et la serrer contre
lui.
Elle avait marché, silencieuse et fuyante comme une nymphe, droit vers une
chambre de la suite somptueuse qu’on leur avait assignée au rez-de-chaussée du
palais, et refermé la porte derrière elle. Comme si elle avait oublié que d’autres
qu’elle existaient au monde.
Chaol ne lui en voulait pas.
Il laissa la servante, une mince jeune femme dont la chevelure châtain aux
épaisses boucles tombait jusqu’à la taille, pousser son fauteuil dans l’autre
chambre. La suite donnait sur un jardin d’arbres fruitiers et de fontaines
murmurantes. Des cascades de fleurs roses et violettes ruisselaient de plantes en
pots alignées au bord du balcon de l’étage supérieur, comme des rideaux vivants
voilant les fenêtres de son imposante chambre.
La servante murmura quelque chose au sujet d’un bain. Sa connaissance de
la langue de Chaol était lacunaire comparée au Khagan et à ses enfants. Non
qu’il fût en position d’émettre un jugement : Chaol ne parlait correctement
aucune autre langue de son propre continent.
Elle s’éclipsa derrière un paravent en bois sculpté menant certainement à un
cabinet de toilette. Par la porte entrouverte de sa chambre, Chaol regarda la porte
close de celle de Nesryn, de l’autre côté du vestibule en marbre pâle.
Ils n’auraient pas dû quitter Rifthold.
Ils n’auraient rien pu faire pour sauver la ville, mais… il savait combien
c’était éprouvant pour Nesryn de rester dans l’ignorance. Et pour lui.
Dorian avait survécu, se répétait-il. Il avait pu s’enfuir. S’il était tombé aux
mains de Perrington, aux mains d’Erawan, ils l’auraient su. Le prince Arghun
l’aurait su.
Sa ville saccagée par les sorcières… Il se demanda si Manon Bec-Noir était
à la tête de leur armée.
Il essaya sans succès de se rappeler ce qu’ils se devaient encore
mutuellement : Aelin avait sauvé la vie de Manon au temple de Temis, mais
Manon leur avait communiqué des renseignements cruciaux à propos de
l’envoûtement de Dorian par les Valg. Étaient-ils quittes désormais ? Ou peut-
être alliés ?
Il était vain d’espérer que Manon se retourne contre Morath. Il adressa
toutefois une prière silencieuse au dieu qui voudrait bien l’écouter pour qu’il
protège Dorian et le guide vers des ports plus accueillants.
Dorian se tirerait d’affaire. Il était trop intelligent, trop doué pour échouer.
Il n’y avait pas d’autre possibilité, du moins aucune que Chaol pût accepter.
Dorian était vivant et en sûreté. Ou bientôt en lieu sûr. Dès que Chaol en aurait
l’occasion, il arracherait ce renseignement au prince aîné, deuil ou pas. Il saurait
tout ce qu’Arghun savait. Alors il demanderait à la servante qui l’avait mené à
leur suite de passer les navires marchands du port au peigne fin à la recherche de
la moindre information sur l’attaque de Rifthold.
Il n’avait aucune nouvelle d’Aelin. Il ignorait où elle était et ce qu’elle avait
fait depuis qu’il était parti. Aelin, dont le passé provoquerait peut-être l’échec de
cette alliance avec le Khagan…
Il en grinçait encore des dents quand les portes de la suite s’ouvrirent sur un
homme de haute taille et aux larges épaules qui entra comme si les lieux lui
appartenaient.
Ce qui était probablement le cas. Le prince Kashin était seul et sans armes,
mais il évoluait avec l’aisance de quelqu’un qui a foi en la force infaillible de
son corps.
C’était sans doute ainsi que lui-même déambulait autrefois dans le palais de
Rifthold.
Il inclina la tête pour saluer le prince, qui referma la porte, puis le regarda
attentivement. C’était le coup d’œil franc et minutieux d’un guerrier. Quand ses
yeux bruns rencontrèrent finalement ceux de Chaol, il s’adressa à lui dans la
langue d’Adarlan.
— Les blessures comme les vôtres sont monnaie courante par ici. J’en ai vu
beaucoup, surtout dans les tribus des cavaliers, le peuple de ma famille.
Chaol, qui ne tenait pas à parler de ses blessures avec le prince, se contenta
d’acquiescer.
— Je n’en doute pas.
Kashin inclina la tête sur le côté et l’observa en silence tandis que sa tresse
noire glissait par-dessus son épaule musclée. Peut-être lut-il la réticence de
Chaol sur son visage, car il changea de sujet.
— Mon père aimerait que vous dîniez avec nous, reprit-il. Chaque soir de
votre séjour. Et à la table du Khagan.
C’était une demande tout à fait ordinaire quand elle s’adressait à un
dignitaire en visite, et c’était à coup sûr un honneur d’être assis à la table d’Urus.
En revanche, charger son fils de cette invitation était moins habituel. Chaol pesa
soigneusement sa réponse, mais opta finalement pour le mot le plus logique.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
La famille souhaitait sûrement un peu d’intimité après avoir perdu le plus
jeune de ses membres. Inviter des tiers à se joindre à elle dans de telles
circonstances…
Le prince serra les dents. Contrairement à ses frères et sœurs aînés, il
n’avait visiblement pas l’habitude de dissimuler ses émotions.
— Arghun nous a confirmé qu’il n’y a pas d’espions du duc de Perrington
au palais et que ses agents ne sont pas encore arrivés ici, dit-il. Je ne suis pas de
cet avis. Et Sartaq…
Il s’interrompit, comme réticent à impliquer son frère – ou son allié en
puissance dans cette affaire – et fit la grimace.
— Si j’ai choisi la vie de soldat, c’est pour une raison précise, reprit-il. Le
double langage de cette cour…
Chaol aurait volontiers répondu qu’il le comprenait fort bien et qu’il avait
ressenti la même chose le plus clair de sa vie, mais il préféra s’abstenir.
— Vous pensez que des agents de Perrington ont infiltré cette cour ?
demanda-t-il.
Que savaient Kashin ou Arghun des ressources de Perrington, au juste ? Et
du roi Valg qui le possédait ? Ou des armées qu’il commandait, dépassant tout
ce que leurs plus folles imaginations pouvaient concevoir ? Mais ça, Chaol était
bien résolu à ne rien en dire, pour voir s’il pourrait en tirer parti… à condition
qu’Arghun et le Khagan n’en sachent rien.
Kashin se frotta la nuque.
— J’ignore si le coupable est Perrington, ou quelqu’un de Terrasen, de
Melisande ou de Wendlyn. Tout ce que je sais, c’est que ma sœur est morte,
répondit-il.
Le cœur de Chaol se figea pendant une seconde, mais il prit son courage à
deux mains.
— Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il.
Une lueur de souffrance brilla dans les yeux de Kashin.
— Tumelun a toujours été impétueuse et imprudente. Et d’humeur
changeante. Gaie et rieuse un jour, renfermée et maussade le lendemain. On…
Le bruit a couru que c’est pour cette raison qu’elle a sauté du balcon de sa
chambre. C’est Duva et son mari qui ont découvert son corps au cours de la nuit.
Toute mort était dévastatrice dans une famille, mais un suicide…
— Je suis navré, murmura Chaol.
Kashin secoua la tête, et le soleil qui illuminait le jardin dansa sur ses
cheveux noirs.
— Je n’y crois pas, dit-il. Ma Tumelun n’aurait jamais sauté.
Ma Tumelun… Ces mots révélaient à quel point le prince et sa sœur avaient
été proches.
— Vous pensez à un meurtre ? demanda Chaol.
— Tout ce que je sais, c’est que même si elle était d’humeur changeante…
Je la connaissais comme je connais mon propre cœur, répondit le prince en
posant la main sur sa poitrine. Elle n’aurait jamais sauté.
Chaol soupesa soigneusement ses mots avant de parler.
— Avez-vous une raison de soupçonner un royaume étranger ?
Kashin fit quelques pas dans la chambre avant de répondre.
— Personne dans notre empire n’aurait été assez stupide pour faire une
chose pareille, affirma-t-il.
— Je pense que personne à Terrasen ou en Adarlan ne l’aurait été non plus
– même pour vous manipuler et obtenir votre soutien dans cette guerre.
Kashin l’observa pendant quelques secondes.
— Même une reine qui a autrefois été tueuse ? demanda-t-il.
Chaol resta impassible.
— Même si elle a été tueuse, Aelin a des principes et des limites qu’elle ne
franchirait jamais, répondit-il. Et assassiner des enfants ou leur faire le moindre
mal est l’une de ces limites.
Kashin s’arrêta devant la commode placée contre le mur donnant sur le
jardin et redressa une boîte dorée sur sa surface sombre et lisse.
— Je le sais. Je l’ai lu dans les rapports de mon frère… tous les détails de
ses tueries, dit-il, et Chaol aurait juré qu’il l’avait vu frissonner
imperceptiblement. Je vous crois.
C’était sans nul doute la raison pour laquelle le prince acceptait d’avoir
cette conversation avec lui.
— Cela laisse peu d’autres puissances étrangères suspectes… Et Perrington
arrive en tête de cette liste très brève, reprit Kashin.
— Mais pourquoi s’en prendre à votre sœur ?
— Je n’en sais rien, répondit Kashin en faisant quelques pas de plus dans la
chambre. Elle était jeune, innocente… Elle chevauchait avec moi au milieu des
Darghans, les clans de la famille de notre mère. Elle n’avait pas encore de sulde.
Chaol haussa les sourcils, perplexe.
— C’est une lance que tous les guerriers darghans portent sur eux, expliqua
le prince. Nous lions des crins de nos chevaux favoris autour du manche, juste
sous la lame. Nos ancêtres croyaient que la direction de ces crins dans le vent
indiquait le lieu où se scellait notre destin. Certains d’entre nous croient encore à
ce genre de choses, même ceux qui y voient seulement une tradition… Nous
emmenons nos suldes partout où nous allons. Mon sulde et ceux de mes frères et
sœurs sont plantés dans le sol de l’une des cours de ce palais, juste à côté de
celui de notre père, pour que leurs crins flottent au vent quand nous sommes ici.
Et dans la mort… dans la mort, c’est le seul objet que nous conservons, ajouta-t-
il avec une ombre de souffrance dans le regard. Il garde l’âme d’un guerrier
darghan pour l’éternité et on le plante au sommet d’une colline dans les steppes
de notre royaume sacré.
Le prince ferma les yeux.
— Et maintenant, son âme errera avec le vent, dit-il.
Nesryn avait dit la même chose quelques heures plus tôt.
— Je suis navré, répéta Chaol.
Kashin rouvrit les yeux.
— Certains de mes frères et sœurs ne me croient pas au sujet de la mort de
Tumelun, reprit-il. D’autres, si. Notre père… ne sait trop qu’en penser. Notre
mère est si abattue qu’elle ne veut même plus quitter sa chambre, et lui faire part
de mes soupçons pourrait… Je suis incapable de lui en parler.
Il frotta sa mâchoire volontaire et reprit :
— J’ai convaincu mon père de vous inviter à notre table tous les soirs dans
un effort de diplomatie, mais j’aimerais que vous observiez ce qui se passe avec
les yeux d’un étranger. Peut-être verrez-vous alors ce que nous ne voyons pas.
Les aider… Et peut-être être aidé en retour, se dit Chaol.
— Si vous me faites assez confiance pour me demander cela, pourquoi ne
pas nous soutenir dans cette guerre ? demanda-t-il audacieusement.
— Ce n’est pas à moi d’en décider, répondit Kashin en soldat endurci, et il
scruta la suite comme à la recherche d’un éventuel ennemi à l’affût. Je combats
seulement sur l’ordre de mon père.
Si les troupes de Perrington étaient déjà ici, si Morath était derrière
l’assassinat de la princesse… Il serait bien trop facile de pousser le Khagan à
s’allier à Dorian et à Aelin. Mais Perrington, ou plutôt Erawan, était trop rusé
pour agir de la sorte.
Pourtant, si Chaol parvenait à gagner le général des armées terrestres du
Khagan à leur cause…
— Je ne joue pas à ces jeux, seigneur Westfall, reprit Kashin, qui avait
deviné le sens de la lueur dans les yeux de Chaol. Ce sont mes autres frères et
sœurs que vous devrez convaincre.
Chaol tapota l’accoudoir de son fauteuil.
— Avez-vous des conseils à me donner en ce sens ? s’enquit-il.
Kashin esquissa un faible sourire.
— D’autres sont venus avant vous, les émissaires de royaumes bien plus
riches que le vôtre. Certains d’entre eux ont réussi dans leur mission, d’autres
non, répondit-il.
Il regarda les jambes de Chaol. Ce dernier lut de la pitié dans ses yeux et
crispa les mains sur les accoudoirs de son fauteuil, révolté de cette attitude de la
part d’un guerrier comme lui.
— Je ne peux que vous souhaiter bonne chance, conclut le prince.
Il s’éloigna vers la porte de toute la puissance de ses longues jambes.
— Si Perrington a un espion ici, vous savez certainement que tout le monde
dans ce palais court un grave danger et vous devez agir sans délai, lança Chaol
alors que Kashin atteignait la porte.
Ce dernier s’arrêta, la main posée sur la poignée sculptée, et le regarda par-
dessus son épaule.
— Pourquoi croyez-vous que je demande de l’aide à un seigneur étranger ?
Une seconde plus tard, il avait disparu, mais ses paroles restaient
suspendues dans l’air aux senteurs suaves. Le ton sur lequel il avait parlé n’était
ni cruel ni insultant, mais sa franchise de guerrier…
Chaol dut faire un effort pour maîtriser sa respiration tandis que ses pensées
dansaient une ronde folle. Il n’avait vu ni anneaux ni torques noirs dans ce
palais, mais il ne les avait pas vraiment cherchés non plus. Il n’avait même pas
envisagé que l’ombre de Morath puisse déjà s’étendre aussi loin.
Chaol se frotta la poitrine. Il devait agir prudemment à cette cour. Prendre
garde à tout ce qu’il dirait en public… et dans cette chambre.
Les yeux toujours fixés sur la porte close, il ruminait les paroles de Kashin
et ce qu’elles impliquaient quand la servante surgit. Elle avait remplacé son
pantalon et sa tunique par une robe en cache-cœur de la soie la plus légère qui ne
laissait plus rien à l’imagination.
Il refoula son envie de faire appel à Nesryn pour l’assister à la place de la
jeune femme.
— Lavez-moi et rien de plus, ordonna-t-il d’une voix aussi distincte et
ferme que possible.
Elle ne montra aucune émotion ni la moindre hésitation.
— Je ne vous plais pas ? demanda-t-elle avec une assurance dénotant une
longue habitude.
C’était une question honnête et sans détour. Elle était bien payée pour ses
services, comme tous les serviteurs du palais. Elle avait choisi d’y vivre et ne
craignait aucune concurrence.
— Si, répondit-il en ne mentant qu’à moitié et sans laisser son regard
descendre plus bas que ses yeux. Vous êtes très plaisante, précisa-t-il. Mais je
veux seulement prendre un bain. Et rien d’autre, ajouta-t-il pour que tout soit
bien clair.
Il s’était attendu à de la reconnaissance de sa part, mais elle acquiesça
imperturbablement. Même avec elle, il aurait intérêt à faire attention à tout ce
qu’il dirait. Et en particulier à ses conversations avec Nesryn dans cette suite.
Nul son, nul mouvement ne filtrait de la porte de la chambre de Nesryn.
Il fit donc signe à la servante de le pousser dans la salle de bains où des
voiles de vapeur déferlaient sur la céramique bleu et blanc.
Son fauteuil glissa sur le tapis et sur les dalles en louvoyant avec aisance
entre les meubles. Nesryn l’avait trouvé dans les catacombes désormais vides
des guérisseurs au palais de Rifthold juste avant leur départ. C’était l’un des
rares objets que ces derniers n’avaient pas emportés dans leur fuite.
Plus légères et plus minces qu’il ne les avait crues, les grandes roues du
fauteuil pivotaient avec facilité, même quand il se servait du guidon métallique
pour le faire avancer. Contrairement à d’autres, plus massifs et moins maniables,
qu’il avait eu l’occasion de voir, ce fauteuil était équipé de deux roues avant plus
petites de part et d’autre d’un repose-pied en bois, chacune capable de pivoter
dans la direction qu’il avait choisie. Elles virèrent avec souplesse vers la vapeur
mouvante de la salle de bains.
Un grand bassin creusé à même le sol occupait la majeure partie de la pièce
et à sa surface brillait de l’huile sur laquelle dérivaient des pétales de fleurs
éparpillés. Une lucarne haut placée sur le mur opposé laissait entrevoir la
verdure du jardin et les flammes de bougies doraient la vapeur tourbillonnante.
Le luxe. Un luxe absolu pendant que sa ville souffrait. Pendant que ses
habitants imploraient des secours qui ne venaient pas. Dorian aurait sans nul
doute voulu rester à Rifthold. Seule une défaite complète sans la moindre chance
de survie l’aurait poussé à quitter la ville. Chaol se demanda si sa magie avait
joué un rôle dans la bataille et sauvé ne serait-ce qu’une vie.
Dorian parviendrait en lieu sûr et trouverait des alliés. Chaol en était
certain, même s’il avait encore la nausée en songeant à son sort. Il ne pouvait
rien faire pour l’aider depuis Antica, à part forger cette alliance avec le Khagan.
Même si tous ses instincts lui hurlaient de rentrer en Adarlan et de retrouver
Dorian, il garderait le cap.
Chaol remarqua à peine que la servante lui ôtait prestement ses bottes, puis
sa veste et sa chemise, alors qu’il aurait pu le faire lui-même. Mais il s’arracha à
ses réflexions quand elle commença à défaire son pantalon. Il se pencha pour
l’aider en serrant les dents, dans un silence gêné. Ce fut seulement quand elle
tendit la main vers ses sous-vêtements qu’il saisit son poignet.
Nesryn et lui avaient gardé leurs distances depuis qu’il avait été blessé.
Sauf dans un élan malencontreux à bord du navire, trois jours plus tôt, il n’avait
montré aucune intention de se rapprocher d’elle. Il en avait pourtant envie. Il se
réveillait presque tous les matins brûlant de désir, surtout quand ils partageaient
le même lit dans leur cabine de luxe. Mais à l’idée d’échouer à la prendre
comme il le faisait autrefois… Cette crainte le glaçait, même s’il était heureux de
constater que certaines parties de son corps fonctionnaient encore à coup sûr.
— Je peux y arriver seul, dit-il.
Avant que la servante ait pu faire un geste, il mobilisa tous les muscles de
ses bras et de son dos pour se soulever de son fauteuil, en un effort auquel il
s’était exercé pendant ses longues journées en mer.
Il poussa le levier qui bloquait les roues, dans un déclic qui se répercuta
entre la pierre et l’eau de la salle. En quelques mouvements, il s’avança vers le
bord du siège, puis ôta ses pieds de la planchette en bois pour les poser sur le sol
en orientant ses jambes vers la gauche. De la main droite, il empoigna le bord du
fauteuil près de ses genoux, et il se pencha en avant pour poser la main gauche
sur le carrelage frais, humide de vapeur et glissant.
La servante s’approcha, déposa un linge blanc et épais devant lui, puis
recula. Il lui adressa un faible sourire de remerciement et posa le poing gauche
sur le tissu en répartissant son poids sur toute la longueur de son bras. Il inspira
et, la main droite toujours refermée sur le bord du fauteuil, il descendit lentement
et avec précaution vers le sol tandis que ses genoux ployaient sous lui.
Il atterrit dans un choc sourd, mais au moins il ne s’était pas effondré
comme lors de sa demi-douzaine de tentatives précédentes.
Il se glissa avec précaution vers les marches du bassin jusqu’à ce que ses
pieds reposent dans l’eau chaude, juste au-dessus de la deuxième. La servante
entra dans l’eau, gracieuse comme une aigrette, et sa robe de soie devint aussi
évanescente que la rosée à mesure qu’elle s’imprégnait d’eau. Ses mains étaient
douces mais fermes quand elle le saisit sous les bras pour l’aider à s’asseoir sur
la marche supérieure. Elle le soutint et le guida de marche en marche. Un instant
plus tard, il se retrouva immergé jusqu’aux épaules, les yeux à la hauteur de ses
seins pleins aux pointes érigées.
Elle ne parut pas le remarquer. Il détourna immédiatement les yeux vers la
fenêtre tandis qu’elle prenait le petit plateau qu’elle avait posé au bord du bassin.
Il était couvert de flacons d’huile, de brosses et d’étoffes moelleuses. Chaol ôta
son caleçon quand elle eut le dos tourné et le posa au bord du bassin dans un
claquement mouillé.
Nesryn ne resurgissait toujours pas de sa chambre.
Alors il ferma les yeux et s’abandonna aux soins de la servante en se
demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire.
CHAPITRE 4

DE TOUTES LES PIÈCES DU TORRE CESME, c’était celle-là qu’Yrene Towers


préférait.
Peut-être parce que, située au sommet de la tour en pierre pâle et de son
vaste complexe en contrebas, elle offrait des vues inégalables du coucher de
soleil sur Antica.
Peut-être aussi parce que c’était le seul endroit où elle s’était sentie un peu
en sûreté au bout de presque dix ans. Celui où elle avait pour la première fois
posé les yeux sur la femme d’âge vénérable assise en cet instant devant le bureau
jonché de papiers et de livres, et entendu les paroles qui avaient tout changé :
« Sois la bienvenue ici, Yrene Towers. »
Cela remontait à plus de deux ans.
Deux ans de travail et d’existence dans cette tour et dans cette cité pleine de
monde, de nourritures et de savoirs secrets.
Tout avait été à la hauteur de ses rêves et elle s’était empressée de saisir
chaque occasion, de relever chaque défi. Elle avait observé, écouté, pratiqué,
sauvé et changé des vies et finalement pris la tête de sa classe. Jusqu’au jour où
la fille d’une guérisseuse inconnue de Fenharrow avait été sollicitée par des
guérisseurs, jeunes et vieux, possédant l’expérience d’une vie entière, pour ses
conseils et son assistance.
La magie avait accompli son œuvre. La splendide et merveilleuse magie qui
parfois lui coupait le souffle, ou la laissait si épuisée qu’elle passait plusieurs
jours au lit. La magie avait son prix – pour la guérisseuse comme pour le
patient –, mais Yrene était prête à le payer. Prête à endurer tous les lendemains
d’un traitement drastique.
Si cela permettait de sauver une vie… Silba l’avait dotée d’un don, et une
jeune inconnue lui en avait fait un autre lors de cette nuit fatidique à Innish, deux
ans auparavant. Yrene était résolue à ne gaspiller aucun des deux.
Elle attendit en silence que la femme svelte assise en face d’elle ait fini de
lire un message sur son bureau constamment en désordre. Malgré tous les efforts
des serviteurs, le vieux meuble en bois de rose était toujours couvert de
formules, de sorts, de flacons et de pots dans lesquels mijotaient des toniques.
Deux fioles étaient posées dessus, deux orbes limpides sur des pieds
d’argent en forme de pattes d’ibis, purifiés par l’éternel soleil illuminant
l’intérieur de la tour.
Hafiza, la Grande Guérisseuse du Torre Cesme, saisit l’une des fioles,
l’agita pour remuer son contenu bleu pâle, se renfrogna et la reposa.
— Préparer cette saleté prend toujours deux fois plus de temps que prévu,
commenta-t-elle. Pourquoi, à ton avis ? demanda-t-elle négligemment dans la
langue d’Yrene.
Yrene se pencha en avant dans son fauteuil usé et pelucheux pour observer
le contenu de plus près. Chaque réunion, chaque rencontre avec Hafiza apportait
un enseignement, une chance de s’instruire. De se surpasser. Yrene éleva la fiole
dans la lumière dorée du couchant pour examiner l’épais liquide azur.
— Pour quel usage ? s’enquit-elle.
— Une fille de dix ans a été saisie d’une toux sèche voilà six semaines. Les
médecins lui ont prescrit des infusions au miel, du repos et de l’air frais. Elle
s’est rétablie pour un temps, mais elle a gravement rechuté il y a une semaine.
Les médecins du Torre Cesme étaient les meilleurs au monde. Ils se
distinguaient des guérisseuses du Torre par le simple fait qu’ils ne possédaient
pas de magie. Ils constituaient une sorte d’avant-garde des guérisseuses de la
tour et logeaient dans le vaste complexe cernant celle-ci.
La magie était précieuse et ses exigences élevées, au point que, plusieurs
siècles auparavant, une Grande Guérisseuse avait décrété que chaque patient
devrait d’abord être examiné par un médecin. Peut-être était-ce une manœuvre
politique, une faveur accordée aux médecins trop souvent négligés par un peuple
qui ne jurait que par les remèdes miraculeux de la magie.
Mais la magie ne guérissait pas tout. Elle ne pouvait ni rendre immortel ni
ramener à la vie. Yrene en avait sans cesse fait l’expérience au cours des deux
années écoulées et même auparavant. Et, malgré le protocole observé avec les
médecins, il lui arrivait encore souvent de suivre le bruit d’une toux sèche à
travers les rues étroites et escarpées d’Antica.
Elle inclina la fiole dans un sens, puis dans l’autre.
— Le tonique réagit peut-être à la chaleur, observa-t-elle. Il fait
excessivement chaud pour la saison, même ici.
Alors que la fin de l’été approchait enfin, même après deux années, Yrene
n’était toujours pas habituée à la chaleur sèche et implacable de la cité divine.
Par bonheur, un brillant esprit avait inventé dans des temps très anciens les
pièges à vent, des tours placées au sommet des édifices pour conduire l’air frais
aux pièces situées en dessous d’elles. Leur action et la présence de quelques
canaux souterrains transformaient le vent brûlant en brise fraîche. La cité était
criblée de ces petites tours dressées vers le ciel comme mille lances, sur les toits
des modestes maisons en brique de terre comme sur les dômes des imposantes
demeures aux cours ombragées et aux fontaines limpides.
Le Torre avait malheureusement été bâti avant cette lumineuse invention et,
si ses étages supérieurs étaient dotés d’une ventilation astucieuse qui
rafraîchissait des salles situées bien en dessous, il arrivait souvent à Yrene de
souhaiter qu’un architecte ingénieux se décide à équiper le Torre des dispositifs
les plus récents. Entre la chaleur intense et les nombreux feux brûlant dans la
tour, on étouffait presque dans le bureau d’Hafiza.
— Vous pourriez descendre ces fioles à un étage inférieur, où il ferait plus
frais, ajouta Yrene.
— Et la lumière solaire nécessaire au tonique ?
Yrene réfléchit un instant.
— Apportez des miroirs pour réfracter la lumière et la concentrer sur les
fioles. Il faudra les réorienter plusieurs fois par jour pour suivre la trajectoire du
soleil. Avec une température plus fraîche et une concentration de lumière plus
importante, le tonique sera prêt plus tôt.
Hafiza acquiesça, visiblement satisfaite. Yrene en était venue à chérir ses
hochements de tête et la lumière de ses yeux bruns.
— L’astuce sauve plus de vies que la magie, dit simplement Hafiza.
Elle l’avait répété plus de mille fois, généralement en parlant d’Yrene –
pour la plus grande fierté de cette dernière –, mais la jeune guérisseuse n’en
inclina pas moins la tête pour la remercier, puis reposa la fiole sur son trépied.
Hafiza posa les mains l’une sur l’autre sur le bois de rose du bureau qui
flamboyait presque dans la lumière du couchant.
— Bon, reprit-elle. D’après Eretia, tu serais prête à nous quitter.
Yrene se redressa dans son fauteuil, celui dans lequel elle s’était assise le
jour où, pour la première fois, elle avait gravi les mille marches menant au
sommet de la tour pour implorer son admission au Torre. Cette supplication
avait été la moindre des humiliations qu’elle avait subies lors de cette rencontre,
et le summum avait été l’instant où elle avait déversé de l’or sur le bureau
d’Hafiza en bafouillant qu’elle se moquait du prix et qu’elle pouvait tout
prendre.
Elle ignorait que la guérisseuse ne faisait jamais payer ses étudiants. Ils
s’acquittaient autrement de la formation qu’ils recevaient au Torre. Yrene avait
enduré des ignominies et des humiliations sans fin au cours de l’année pendant
laquelle elle avait travaillé à l’auberge du Cochon Blanc. Pourtant, elle ne s’était
jamais sentie aussi mortifiée qu’à l’instant où Hafiza lui avait ordonné de
remettre cet or dans sa bourse. Alors qu’Yrene s’exécutait comme un joueur de
cartes raflant ses gains, elle avait eu envie de sauter de l’une des fenêtres.
Bien des choses avaient changé depuis. La robe tissée à la maison et le
corps trop maigre n’étaient plus qu’un souvenir. Yrene supposait que les mille
marches du Torre l’avaient empêchée de trop grossir depuis qu’elle avait une
alimentation saine et régulière grâce aux immenses cuisines du Torre, aux
innombrables marchés regorgeant de nourriture et aux petites auberges de
chaque rue animée et de chaque ruelle sinueuse d’Antica.
Yrene s’efforça en vain de déchiffrer l’expression de la Grande
Guérisseuse. Hafiza était la seule personne du Torre dont elle ne pouvait jamais
lire ni prévoir les réactions. Elle ne s’était jamais mise en colère – ce que l’on
pouvait dire de peu d’enseignants, Eretia la première – et n’avait jamais élevé la
voix. Hafiza n’avait que trois expressions : satisfaite, neutre et déçue. Yrene
vivait dans la terreur des deux dernières.
Ce n’était pas par crainte de sanctions, qui n’existaient pas au Torre. Ni les
privations ni les coups, contrairement au Cochon Blanc. Là-bas, Nolan rognait
sur son salaire si elle ne marchait pas droit, si elle se montrait trop généreuse en
servant un client ou s’il la surprenait à garder des restes pour les enfants à demi
sauvages qui rôdaient dans les ruelles sordides d’Innish.
Elle était arrivée à Antica persuadée que sa situation serait la même, qu’on
lui volerait son argent et qu’on ferait tout pour la retenir. Elle était restée un an
au Cochon Blanc parce que Nolan avait plusieurs fois augmenté son loyer tout
en diminuant son salaire et le pourcentage de ses maigres pourboires, et parce
qu’elle savait que la plupart des femmes d’Innish faisaient le trottoir, si bien que
cette auberge ignoble restait un moindre mal à ses yeux.
Elle était déterminée à ne plus jamais revivre pareille épreuve, jusqu’à son
arrivée à Antica. Jusqu’à l’instant où elle avait déversé cet or sur le bureau
d’Hafiza, prête à s’endetter et à se vendre pour avoir une chance de s’instruire.
Mais Hafiza n’aurait même pas songé à l’exploiter. Elle était l’exact opposé
d’individus comme Nolan. Yrene se souvenait encore de la première fois qu’elle
avait entendu la Grande Guérisseuse prononcer, avec son adorable accent, des
paroles presque identiques à celles que sa mère lui avait toujours répétées : les
guérisseuses du Torre ne faisaient pas payer les étudiants et les patients pour les
dons que Silba, la déesse des guérisseurs, leur avait gracieusement accordés.
Dans un pays où l’on adorait tant de dieux qu’Yrene avait peine à ne pas les
confondre, Silba, au moins, ne changeait pas.
C’était une autre décision ingénieuse du khaganat, après l’unification des
royaumes et des territoires qu’il avait conquis : garder et ajuster chaque dieu à
son empire, y compris Silba, dont la prédominance chez les guérisseurs de ces
territoires remontait à des temps reculés. L’histoire était de toute évidence écrite
par les vainqueurs. C’était du moins ce qu’Eretia, la tutrice d’Yrene, lui avait dit
un jour. Même les dieux ne semblaient pas davantage échapper à cette loi que les
simples mortels.
Yrene n’en adressa pas moins une prière à Silba et à tous les dieux prêts à
l’écouter avant de répondre enfin :
— Oui, je suis prête.
— À nous quitter.
Des paroles toutes simples, prononcées avec cette expression neutre, calme
et patiente.
— As-tu réfléchi à l’autre solution que je t’ai proposée ? demanda Hafiza.
Yrene y avait réfléchi jour et nuit pendant deux semaines, après qu’Hafiza
l’avait appelée dans son bureau pour lui dire un seul mot, qui avait étreint son
cœur comme un poing refermé : « Reste. »
« Reste pour t’instruire encore. Reste pour voir comment la vie que tu as
construite ici pourrait évoluer. »
Yrene se frotta la poitrine comme si elle sentait encore cette étreinte
invisible sur son cœur.
— La guerre menace de nouveau mon pays… et tout le continent du Nord,
dit-elle, car c’était ainsi qu’on l’appelait ici, et elle déglutit péniblement. Je veux
être là-bas pour aider ceux qui combattent cette menace dirigée contre l’empire.
Après tant d’années, une armée se rassemblait enfin. D’après la rumeur,
Adarlan était scindé : Dorian Havilliard tenait le Nord ; le duc de Perrington – le
bras droit du défunt roi –, le Sud. Dorian avait le soutien d’Aelin Galathynius, la
reine de Terrasen longtemps disparue et revenue toute-puissante et assoiffée de
vengeance, à en juger par ce qu’elle avait fait subir au château de verre et à son
roi. Le bruit courait également que Perrington était assisté par des créatures
issues des cauchemars les plus sinistres.
Mais si c’était la seule chance qu’avait Fenharrow de redevenir libre…
Yrene serait là pour l’aider comme elle le pouvait et par tous les moyens.
Tard dans la nuit ou quand elle était épuisée après un traitement intense, elle
pouvait encore sentir l’odeur de fumée. Cette fumée du bûcher que les soldats
d’Adarlan avaient allumé pour sa mère. Elle entendait toujours les cris de sa
mère et sentait l’écorce du tronc d’arbre s’enfoncer sous ses ongles quand elle
s’était cachée dans la forêt d’Oakwald, quand elle avait regardé ces hommes
brûler vive sa mère – parce qu’elle avait tué un soldat pour donner à Yrene le
temps de s’enfuir.
Dix ans avaient passé depuis. Presque onze. Et, même si elle avait franchi
montagnes et océans… Certains jours, Yrene avait l’impression d’être encore à
Fenharrow et de sentir la fumée et les échardes sous ses ongles tandis qu’elle
regardait les soldats saisir des torches et mettre le feu à sa chaumière.
Cette chaumière dans laquelle avaient vécu d’innombrables générations de
guérisseuses de la famille Towers.
Yrene supposait que ce nom l’avait prédestinée à se retrouver dans une
tour. Seul l’anneau qu’elle portait à la main gauche attestait encore que, pendant
plusieurs siècles, une lignée de guérisseuses exceptionnellement douées avait
existé dans le sud de Fenharrow. L’anneau avec lequel elle jouait en cet instant,
l’ultime preuve que sa mère, la mère de sa mère et toutes les mères qui les
avaient précédées avaient autrefois vécu et soigné les malades en paix. C’était
l’un des deux objets dont Yrene ne se déferait à aucun prix… Elle aurait encore
préféré se vendre.
Comme Hafiza ne répondait rien, elle reprit la parole tandis que le soleil
descendait vers les eaux de jade du port derrière la ville.
— Même si la magie est revenue dans le continent du Nord, il se peut que
de nombreux guérisseurs n’aient pas la formation requise pour exercer, en
admettant qu’ils aient survécu. Je pourrais sauver de nombreuses vies.
— La guerre pourrait tout aussi bien prendre la tienne.
Yrene le savait. Elle leva le menton.
— Je suis consciente des risques, répondit-elle.
Les yeux sombres d’Hafiza s’adoucirent.
— Oui, je sais que tu l’es, dit-elle.
Yrene n’avait pas versé une larme depuis le jour où sa mère avait été
réduite en cendres emportées par le vent, mais quand Hafiza l’avait interrogée
sur ses parents… elle avait enfoui son visage dans ses mains et pleuré. Hafiza
s’était levée, avait contourné son bureau et l’avait prise dans ses bras en
caressant son dos en cercles apaisants.
Hafiza agissait souvent ainsi. Non seulement avec Yrene, mais avec toutes
les guérisseuses sous ses ordres, quand la journée avait été trop longue, quand
leurs dos étaient moulus de courbatures et quand la magie les avait vidées de
toute leur énergie alors qu’elles en avaient encore besoin. C’était une présence
calme et solide qui leur redonnait courage et les réconfortait.
Hafiza jouait autant qu’il était possible le rôle de la mère qu’Yrene avait
perdue à onze ans. Et maintenant, à quelques semaines de son vingt-deuxième
anniversaire, la jeune guérisseuse doutait de pouvoir rencontrer à nouveau
quelqu’un de comparable à elle.
— J’ai passé les examens, reprit-elle, même si Hafiza le savait déjà.
C’était elle qui les lui avait fait passer, qui avait assisté à cette semaine
épuisante d’évaluations de connaissances, de savoir-faire et de qualités humaines
dans l’exercice du métier. Yrene avait obtenu les meilleures notes de sa classe et
s’était surpassée.
— Je suis prête.
— Tu l’es, en effet. Mais je me demande encore tout ce que tu pourrais
apprendre en cinq ou dix ans, alors que tu as déjà tant appris en deux ans.
À l’arrivée d’Yrene, ses compétences étaient déjà trop élevées pour qu’elle
puisse débuter avec les aspirantes aux étages inférieurs de la tour.
Elle avait suivi sa mère comme son ombre depuis qu’elle avait su marcher
et parler et elle s’était lentement instruite au fil des ans, comme toutes les
guérisseuses de sa famille. À onze ans, Yrene en savait davantage que d’autres
guérisseuses qui avaient le double de son âge. Et même pendant les six ans qui
avaient suivi, alors qu’elle feignait d’être une fille parfaitement ordinaire tout en
travaillant à la ferme du cousin de sa mère (sa famille ne savait trop quoi faire
d’elle alors que la guerre et Adarlan pouvaient tous les anéantir du jour au
lendemain), elle avait pratiqué son art en secret.
Toujours avec modération et avec la plus grande discrétion. Pendant ces
années, certains avaient dénoncé leurs voisins sur la simple rumeur de magie. Et
même si la magie avait disparu du continent en emportant avec elle le don de
Silba, Yrene avait pris garde à ne jamais paraître davantage que la parente d’un
simple fermier dont la grand-mère lui avait vaguement enseigné quelques
remèdes naturels pour soulager les fièvres, les douleurs de l’accouchement,
soigner les foulures ou les membres cassés.
À Innish, elle avait pu en faire davantage et, avec ses maigres économies,
acheter des herbes et des onguents. Mais elle osait rarement pratiquer, car Nolan
et Jessa, sa serveuse préférée, l’observaient constamment. Alors au Torre, elle
avait été avide d’apprendre. Mais cette période d’études avait également été une
libération de son pouvoir après les années passées à l’étouffer, à mentir ou à le
dissimuler.
Et le jour où elle avait posé le pied sur le quai d’Antica et senti sa magie
remuer, comme si elle cherchait à atteindre un homme qui boitait dans la rue…
Elle avait été plongée dans une stupeur qui avait cessé seulement quand elle
avait pleuré dans le fauteuil du bureau d’Hafiza, trois heures plus tard.
Yrene expira par le nez avant de poursuivre.
— Je pourrais revenir ici un jour afin de poursuivre mes études, mais…
avec tout le respect que je vous dois, je suis une guérisseuse accomplie,
maintenant.
Et elle pouvait désormais se rendre partout où ses dons l’appelaient.
Hafiza haussa ses sourcils blancs qui se détachaient avec netteté sur son
teint brun.
— Et le prince Kashin ?
Yrene remua nerveusement dans son fauteuil.
— Le prince Kashin ? répéta-t-elle.
— Vous avez été amis, autrefois. Il t’aime encore beaucoup et ce n’est pas
quelque chose que tu peux tout simplement ignorer.
Yrene lança à la Grande Guérisseuse un regard que peu de ses condisciples
auraient osé lui adresser.
— S’opposera-t-il à mes projets de départ ? demanda-t-elle.
— C’est un prince : on ne lui a jamais rien refusé, hormis la couronne qu’il
convoite. Peut-être découvrira-t-il qu’il n’est pas disposé à accepter ton départ.
L’effroi glaça Yrene de la nuque aux entrailles.
— Je ne lui ai donné aucun encouragement, dit-elle. J’ai été on ne peut plus
claire avec lui à ce sujet, l’an dernier.
Cette entrevue avait été un désastre. Elle avait ressassé, encore et encore,
tout ce qu’elle lui avait dit, les moments qu’elle et lui avaient passés ensemble…
Tout ce qui avait mené à cette éprouvante conversation sous la grande tente des
Darghans, dans les steppes balayées par le vent.
Tout avait commencé quelques mois après son arrivée à Antica, quand l’un
des serviteurs favoris de Kashin était tombé malade. Yrene avait été surprise de
trouver le prince à son chevet. Pendant les longues heures du traitement, la
conversation avait coulé sans effort et Yrene s’était même surprise à… sourire.
Elle avait soigné le serviteur et cette nuit-là, Kashin l’avait accompagnée
jusqu’aux portes du Torre. Au fil des mois suivants, une amitié était née entre
eux.
Une amitié peut-être plus libre et plus légère que celle qu’Yrene avait liée
avec Hasar, qui s’était prise de sympathie pour elle après avoir fait appel à ses
soins. Et, tandis qu’Yrene avait eu peine à se lier avec les autres pensionnaires
du Torre parce qu’elles n’avaient pas cours aux mêmes heures, le prince et la
princesse étaient devenus ses amis. Tout comme l’amante d’Hasar, Renia au
doux visage, dont la beauté était à la fois intérieure et extérieure.
Ils formaient un curieux groupe, mais Yrene avait apprécié leur compagnie,
les dîners auxquels Kashin et Hasar l’avaient conviée alors qu’elle savait qu’elle
n’y avait pas sa place. Kashin s’arrangeait souvent pour être assis à côté d’elle
ou suffisamment proche pour engager la conversation. Pendant plusieurs mois,
tout s’était bien passé, et même mieux que bien. Et puis Hafiza avait emmené
Yrene dans les steppes, la région natale du Khagan et des siens, pour un
traitement difficile. Kashin avait été leur escorte et leur guide.
La Grande Guérisseuse observait à présent Yrene, les sourcils légèrement
froncés.
— Ton refus n’a peut-être fait que redoubler son ardeur, observa-t-elle.
Yrene se frotta les sourcils entre le pouce et l’index.
— Nous avons à peine échangé quelques mots depuis.
C’était vrai, mais surtout parce qu’elle l’avait évité lors des dîners auxquels
Hasar et Renia l’invitaient encore.
— Le prince n’est visiblement pas homme à se décourager facilement…
Certainement pas dans ses affaires de cœur, commenta Hafiza.
Yrene le savait. C’était l’une des qualités qu’elle appréciait chez lui,
jusqu’au jour où il avait voulu ce qu’elle était incapable de lui donner. Elle
poussa un léger grognement.
— Devrai-je m’enfuir en pleine nuit comme une voleuse ?
Hasar ne le lui pardonnerait jamais, même si Yrene était certaine que Renia
tenterait de l’apaiser et de lui faire entendre raison. Si Hasar était une flamme
ardente, Renia était une eau vive.
— Si tu décides de rester, tu n’auras plus à t’en soucier, déclara Hafiza.
Yrene se redressa.
— Vous seriez réellement prête à utiliser Kashin pour me garder ici ?
Hafiza éclata d’un rire rauque et chaleureux.
— Non, mais tu voudras bien pardonner à une vieille femme de tenter de te
convaincre par tous les moyens.
La fierté et le remords luttèrent dans le cœur d’Yrene, mais elle garda le
silence parce qu’elle n’avait pas de réponse.
Elle devrait retourner dans le continent du Nord alors que rien ni personne
ne l’attendait plus là-bas. Rien d’autre qu’une guerre sans merci et tous ceux qui
auraient besoin de son aide.
Elle ne savait même pas où aller, vers quel port faire voile, comment
retrouver les armées et leurs blessés. Elle avait cheminé par monts et par vaux
autrefois, elle avait évité des ennemis prêts à la massacrer et à l’idée de subir
encore de telles épreuves… elle savait que certains la prendraient pour une folle.
Et pour une ingrate, au vu de ce qu’Hafiza lui offrait. Elle-même l’avait
longtemps pensé.
Pourtant, il ne se passait pas un jour sans qu’elle regarde vers l’océan au
pied de la ville… vers le nord.
Et, juste à cet instant, son regard dériva vers les fenêtres derrière la Grande
Guérisseuse, vers l’horizon lointain et obscur, comme attiré par un aimant.
— Tu peux prendre ton temps pour réfléchir, reprit Hafiza plus doucement.
Les guerres durent longtemps.
— Mais je devrais…
— J’aimerais d’abord te confier un travail, Yrene.
Elle se figea devant la note impérieuse dans la voix de la Grande
Guérisseuse et regarda la lettre qu’Hafiza était en train de lire quand elle était
entrée.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.
— Il y a un invité au palais… Un invité du Khagan. Je te demanderai de le
soigner avant de décider s’il est temps pour toi de partir, ou s’il est préférable de
rester.
Yrene inclina la tête sur le côté. Il était très rare qu’Hafiza joue les
intermédiaires entre le Khagan et une guérisseuse.
— Quelle affection est en cause ? s’enquit-elle, ce qui était la formule
couramment employée par les guérisseuses recevant des patients.
— C’est un jeune homme de vingt-trois ans, sain et en bonne condition
physique. Mais il a été gravement blessé à la colonne vertébrale au début de l’été
et il est maintenant paralysé au-dessous des hanches. Il a perdu toute sensation
dans les jambes et il se déplace en fauteuil roulant. Je suis passée outre le
protocole et les médecins pour m’adresser directement à toi.
Les pensées se pressaient dans l’esprit d’Yrene. Guérir de telles blessures
était un processus long et complexe. La colonne vertébrale était presque aussi
difficile à soigner que le cerveau, auquel elle était étroitement liée. Le traitement
ne se limitait donc pas à un déferlement de magie sur la blessure.
Il était crucial de repérer les points et les canaux par lesquels on
administrerait la dose de magie précise. De stimuler le cerveau pour qu’il envoie
de nouveau des signaux à la colonne vertébrale le long de ces canaux rompus.
De remplacer les cellules de vie mises à mal par d’autres toutes neuves. Et,
enfin, de réapprendre au patient à marcher. Ce qui prendrait des semaines, des
mois peut-être.
— C’est un jeune homme actif, poursuivit Hafiza. Sa blessure est semblable
à celle du guerrier que tu as soigné dans les steppes l’hiver dernier.
Elle s’en était doutée. C’était sûrement pour cette raison qu’on faisait appel
à elle. Elle avait soigné deux mois durant un seigneur qui avait fait une mauvaise
chute de cheval. C’était une blessure assez courante chez les Darghans qui se
déplaçaient à cheval ou à dos de ruk et qui s’en remettaient depuis longtemps
aux guérisseuses du Torre. Cela avait été la première fois qu’Yrene mettait en
pratique ses cours sur ce genre de traitement, et c’était la raison pour laquelle
Hafiza l’avait accompagnée là-bas. Yrene s’estimait capable de soigner le
malade seule cette fois-ci, mais le regard qu’Hafiza jeta à la lettre – un seul
regard – la laissa perplexe.
— Qui est cet homme ? demanda-t-elle.
— Le seigneur Chaol Westfall.
Ce n’était pas un nom du khaganat.
— Il a été capitaine de la garde royale d’Adarlan et c’est maintenant le bras
droit du nouveau roi, ajouta Hafiza en soutenant le regard d’Yrene.
Toutes deux se turent.
Le silence régnait dans l’esprit et dans le cœur de la jeune femme. Seuls les
cris des mouettes survolant la tour et ceux des vendeurs rentrant chez eux dans
les rues par-delà les hauts murs d’enceinte du Torre emplissaient la salle.
— Non.
Le mot avait jailli de la bouche d’Yrene, dans un souffle.
Les lèvres minces d’Hafiza se serrèrent.
— Non, répéta Yrene. Je ne le soignerai pas.
Il n’y avait pas la moindre douceur ni rien de maternel sur le visage
d’Hafiza quand elle reprit la parole.
— Tu as prêté un serment quand tu es entrée ici, dit-elle.
— Non.
C’était tout ce qu’Yrene était capable de dire.
— Je sais à quel point c’est difficile pour toi.
Les mains d’Yrene se mirent à trembler.
— Non.
— Pourquoi ?
— Vous savez pourquoi, répondit la jeune femme dans un chuchotement
étranglé. V… v… vous savez très bien pourquoi.
— Si tu voyais des soldats d’Adarlan souffrir sur ces champs de bataille,
est-ce que tu les piétinerais ?
C’était la chose la plus cruelle qu’Hafiza lui avait jamais dite.
Yrene frotta l’anneau passé à son doigt.
— S’il était capitaine de la garde du défunt roi, il a… il a travaillé pour
l’homme qui… Il a reçu ses ordres, bredouilla-t-elle.
— Et maintenant, il est sous ceux de Dorian Havilliard.
— Qui a profité sans scrupule des richesses de son père… Des richesses de
mon peuple. Même s’il n’a pas participé directement à ces crimes, il n’a rien fait
pour s’opposer à eux…
Les murs en pierre pâle semblaient se rapprocher d’elle, même si la tour
restait immuable et solide.
— Savez-vous ce que les hommes du roi ont fait pendant toutes ces
années ? Ce que ses armées, ses soldats, ses gardes ont fait ? Et vous me
demandez de guérir un homme qui les a commandés ?
— C’est la réalité. C’est de toi qu’il s’agit, de ce que tu es. De ce que nous
sommes. C’est un choix auquel toutes les guérisseuses sont confrontées.
— Et avez-vous souvent dû choisir dans votre paisible royaume ?
Le visage d’Hafiza s’assombrit, pas sous le coup de la colère, mais sous les
souvenirs.
— On m’a demandé un jour de soigner un homme qui avait été blessé
pendant son arrestation, après avoir commis un crime tellement innommable
que…
Elle s’interrompit puis reprit :
— Les gardes m’ont révélé ce qu’il avait fait avant que j’entre dans sa
cellule. On voulait qu’il guérisse afin de pouvoir passer en jugement. Il ne faisait
aucun doute qu’il serait exécuté. Certaines de ses victimes étaient prêtes à
témoigner et les preuves ne manquaient pas. Eretia avait vu sa victime la plus
récente… la dernière. Elle avait réuni toutes les preuves nécessaires, elle avait
été appelée à témoigner et ce qu’elle avait dit avait signé l’arrêt de mort de cet
homme. On l’avait enchaîné dans sa cellule, poursuivit Hafiza après avoir
dégluti avec difficulté, et il était suffisamment mal en point pour que je sois
sûre… que je pouvais aggraver l’hémorragie interne dont il souffrait par ma
magie. Personne n’en aurait jamais rien su. On aurait retrouvé son cadavre le
lendemain matin et personne n’aurait osé me poser de questions.
Elle examina un instant le tonique bleu pâle dans la fiole devant elle.
— C’est la fois où j’ai été le plus près de tuer. Je désirais tuer cet homme
pour le crime qu’il avait commis. Le monde ne s’en serait que mieux porté. Mes
mains étaient posées sur sa poitrine… J’étais prête à le faire. Mais alors je me
suis souvenue… je me suis souvenue du serment que j’avais prêté. Je me suis
souvenue qu’on m’avait demandé de soigner cet homme afin qu’il survive… Et
que justice soit rendue pour ses victimes. Et pour leurs familles. Ce n’était pas à
moi de le mettre à mort, acheva-t-elle en soutenant le regard d’Yrene.
— Que s’est-il passé ? demanda celle-ci d’une voix mal assurée.
— Il a tenté de plaider l’innocence malgré les preuves fournies par Eretia et
malgré le témoignage de cette victime. C’était tout simplement un monstre. Il a
été condamné à mort et exécuté le lendemain à l’aube.
— Avez-vous assisté à l’exécution ?
— Non. Je suis revenue ici. Mais Eretia y était, au premier rang de la foule,
et elle est restée jusqu’à l’instant où l’on a jeté son corps dans une charrette. Elle
est restée pour les victimes qui ne pouvaient supporter ce spectacle. Et puis elle
est venue me retrouver ici et nous avons longtemps, longtemps pleuré ensemble.
Yrene se tut un instant, le temps que ses mains cessent de trembler.
— Je suis donc censée soigner cet homme afin qu’il puisse un jour répondre
de ses actes ? demanda-t-elle.
— Tu ne sais rien de son passé, Yrene. Je te conseille de l’écouter avant
d’envisager de telles extrémités.
Yrene secoua la tête.
— Cet homme ne rendra jamais de comptes à la justice, répondit-elle. Pas
alors qu’il a servi l’ancien et le nouveau roi. Ni s’il est assez rusé pour garder sa
place. Je sais comment les choses se passent en Adarlan.
Hafiza l’observa longuement.
— Le jour où tu es entrée ici pour la première fois, affreusement maigre et
couverte de la poussière de cent routes… Je n’avais encore jamais senti un tel
pouvoir en quelqu’un. Quand j’ai plongé le regard dans tes yeux si beaux, j’ai
failli suffoquer devant la magie brute que je percevais en toi.
De la déception… Oui, c’était de la déception qui se lisait sur le visage de
la Grande Guérisseuse et qui perçait dans sa voix.
— Alors j’ai pensé : Où se cachait donc cette jeune femme ? poursuivit
Hafiza. Quel dieu l’a élevée, puis guidée jusqu’à ma porte ? Ta robe était en
lambeaux autour de tes chevilles, mais tu te tenais aussi droite qu’une dame de la
noblesse. Comme si tu étais l’héritière même de Kamala.
Jusqu’à l’instant où Yrene avait déversé son or sur le bureau, puis s’était
effondrée. Elle doutait que la toute première des Grandes Guérisseuses ait jamais
rien fait de tel.
— Même ton nom de famille, Towers, indiquait peut-être des liens de
longue date entre tes aïeules et le Torre, reprit Hafiza. Je me suis demandé à ce
moment-là si j’avais enfin trouvé mon héritière… ma successeur.
Ces paroles frappèrent Yrene comme un coup de poing au ventre. Hafiza ne
lui avait jamais laissé entendre auparavant que…
« Reste », lui avait proposé la Grande Guérisseuse. Pour continuer de
s’instruire, mais apparemment aussi pour reprendre le flambeau.
Seulement, Yrene n’avait jamais eu pour ambition de succéder à Hafiza
dans ce bureau. Son regard avait toujours été tourné vers l’horizon, de l’autre
côté du détroit. Et même à présent… Cette offre était un honneur
incommensurable, mais vide de sens pour elle.
— Quand je t’ai demandé ce que tu comptais faire des connaissances que je
te transmettrais, te souviens-tu de ce que tu m’as répondu ? demanda Hafiza.
Yrene ne l’avait jamais oublié.
— J’ai répondu que je voulais faire le bien en ce monde. Faire quelque
chose de ma vie inutile et gâchée.
Ces paroles l’avaient guidée au fil des ans… ainsi que le message qu’elle
portait toujours sur elle, en le changeant sans cesse de poche et de robe. Les
mots d’une inconnue mystérieuse, peut-être un dieu ou une déesse qui avait pris
l’apparence d’une jeune femme éreintée. L’or qu’elle avait donné à Yrene lui
avait permis de venir au Torre Cesme, l’avait sauvée.
— Et c’est ce que tu feras, Yrene, reprit Hafiza. Un jour, tu rentreras chez
toi et tu feras le bien. Tu accompliras des merveilles. Mais avant, je te demande
ce dernier travail. Aide ce jeune homme à guérir. Tu as déjà administré ce
traitement… Tu peux le refaire.
— Et vous ? Pourquoi ne pourriez-vous pas vous en charger ?
Yrene n’avait encore jamais parlé sur ce ton maussade, ni montré une telle
ingratitude.
Hafiza lui adressa un sourire las et triste.
— Ce n’est pas de mes soins dont ce patient a besoin, répondit-elle.
Yrene devina que ce n’était pas à la blessure de cet homme que la
guérisseuse faisait allusion. Sa gorge se serra.
— C’est une blessure de l’âme, Yrene. Et je peux difficilement te reprocher
de l’avoir laissée s’envenimer pendant tant d’années. Mais si tu refuses d’y
remédier, je t’en tiendrai pour responsable. Et j’en serai aussi navrée pour toi
que si tu étais morte.
Les lèvres d’Yrene tremblèrent, mais elle les serra, battit des paupières et
refoula les larmes qui lui brûlaient les yeux.
— Tu as plus brillamment réussi tes examens que n’importe quelle autre
guérisseuse de cette tour, dit doucement Hafiza. Mais ce traitement sera
l’examen que je te ferai passer personnellement. L’épreuve décisive. Ainsi, le
jour de ton départ, je pourrai te faire mes adieux, te laisser partir à la guerre en
sachant… en sachant que où que ton chemin te mène et si ténébreux soit-il, tu
iras bien, acheva-t-elle après avoir porté la main à son cœur.
Yrene réprima le son étranglé prêt à jaillir d’elle et regarda la ville dont les
pierres pâles resplendissaient dans les dernières lueurs du couchant. Par les
fenêtres ouvertes derrière la Grande Guérisseuse, une brise nocturne aux
senteurs de lavande et de girofle soufflait, rafraîchissant son visage et ébouriffant
le nuage de cheveux blancs d’Hafiza.
Yrene glissa la main dans la poche de sa robe bleu pâle et ses doigts se
refermèrent sur la douceur familière d’un morceau de parchemin plié. Elle le
serra dans sa main comme elle l’avait souvent fait pendant la traversée, lors de
ces premières semaines à Antica et même après qu’Hafiza l’avait admise dans la
tour, au cours des longues heures, des journées de dur labeur et des épreuves qui
l’avaient presque brisée pendant sa formation.
C’était un message de la mystérieuse inconnue qui lui avait sauvé la vie et
qui avait assuré sa liberté en l’espace de quelques heures. Yrene n’avait jamais
su le nom de cette jeune femme qui arborait ses cicatrices comme certaines
dames le font de leurs plus beaux bijoux. Cette tueuse aguerrie avait pourtant
assuré la formation d’une guérisseuse.
Tant de choses, tant de bienfaits étaient nés de cette nuit fatidique… Yrene
se demandait parfois si tout cela était bel et bien arrivé, et elle aurait pu croire
qu’elle l’avait rêvé sans le message dissimulé dans sa poche et l’objet qu’elle
n’avait jamais vendu, même quand elle avait manqué d’or.
La somptueuse broche d’or et de rubis qui valait davantage que plusieurs
pâtés de maisons d’Antica.
Les couleurs d’Adarlan. Yrene n’avait jamais su d’où cette jeune femme
venait, ni l’origine des coups qui avaient laissé des traces sur son joli visage,
mais elle avait parlé d’Adarlan dans les mêmes termes qu’Yrene. Et que tous les
enfants qui avaient tout perdu à l’arrivée des armées d’Adarlan… Des enfants
dont les royaumes n’étaient plus que cendres, sang et ruines.
Yrene caressa du pouce le message, les mots tracés à l’encre sur le
parchemin.

Pour aller là où vous le devrez, et pour le reste.


Le monde a besoin de davantage de guérisseurs.

Yrene s’imprégna de cette première brise nocturne, des odeurs d’épices et


de sel marin qu’elle exhalait dans le Torre.
Son regard se posa de nouveau sur Hafiza. Le visage de la Grande
Guérisseuse était calme et son expression, patiente.
Hafiza s’inclinerait devant sa décision, mais Yrene savait que, qu’elle reste
ou qu’elle parte, elle aurait des regrets. Des regrets qui ne la quitteraient plus.
Elle se demanderait si elle avait été ingrate envers celle qui s’était montrée
incroyablement bonne envers elle. Et ce que sa mère en aurait pensé.
Et, même si cet homme venait d’Adarlan, même s’il avait obéi aux ordres
de ce boucher…
— J’irai le trouver. Je l’examinerai, concéda-t-elle d’une voix qui frémit à
peine, en serrant le morceau de parchemin dans sa poche. Et je déciderai alors de
le soigner ou pas.
Hafiza réfléchit un instant.
— Très bien, ma petite. C’est juste.
Yrene poussa un soupir tremblant.
— Quand dois-je le voir ? demanda-t-elle.
— Demain, répondit Hafiza, et Yrene se renfrogna. Le Khagan te demande
de te rendre aux appartements du seigneur Westfall demain.
CHAPITRE 5

CHAOL AVAIT À PEINE DORMI CETTE NUIT-LÀ. À cause de la chaleur


impitoyable, de l’atmosphère tendue dans ce palais rempli d’espions en
puissance et de dangers inconnus – dont certains venaient peut-être de Morath –,
et aussi à l’idée de ce qu’il était advenu de Rifthold et de tous ceux qui lui
étaient chers.
Et à la perspective de la rencontre qui aurait lieu dans quelques minutes.
Avec une nervosité rare chez elle, Nesryn arpentait le salon converti en
chambre de malade. Il était rempli de canapés bas, d’amas de coussins, et
l’uniformité de son parquet miroitant était rompue par d’épais et luxueux tapis.
D’après Nesryn, ils étaient les œuvres des talentueuses tisserandes de l’Ouest.
Les arts et les richesses venus des quatre coins de l’empire ornaient cette salle où
des palmiers en pots ployaient sous la chaleur, et le soleil ruisselait par les
fenêtres et les portes donnant sur le jardin.
« Demain à dix heures », lui avait annoncé la fille aînée du Khagan la veille
au cours du dîner – la princesse Hasar, une jeune femme ordinaire mais au
regard ardent. Elle ne souriait qu’à la charmante jeune femme assise à ses côtés,
son amante ou son épouse, à en juger par la fréquence de leurs contacts et les
longs regards qu’elles échangeaient.
En lui annonçant l’heure d’arrivée de la guérisseuse, Hasar avait eu un
sourire presque féroce qui l’incitait à se demander qui, au juste, on lui enverrait.
Il ne savait toujours pas quoi penser de ces gens et de cet endroit. De cette
ville hautement civilisée, mélange de tant de cultures et de siècles d’histoire, de
cette multitude de peuples vivant ensemble dans la paix… Tout cela n’avait rien
de commun avec la rage destructrice tapie dans l’ombre d’Adarlan, avec la
terreur, la méfiance mutuelle et tout le mal qui avaient régné dans ce royaume.
Au cours du dîner, on l’avait interrogé à propos du massacre des esclaves
d’Endovier et de Calaculla.
C’était plus précisément le prince aux manières mielleuses, Arghun, qui lui
avait posé des questions. S’il avait fait partie des nouvelles recrues de sa garde
royale, Chaol lui aurait vite appris à marcher droit par quelques démonstrations
d’habileté et de force. Mais, dans ce palais, il n’avait aucune autorité pour mater
ce jeune homme hautain et sournois.
Il avait donc dû se contenir quand Arghun avait demandé pourquoi le
défunt roi d’Adarlan avait jugé nécessaire de réduire son peuple en esclavage,
puis de le massacrer comme du bétail. Pourquoi cet homme n’avait-il pas pris
modèle sur le continent du Sud pour s’instruire sur les atrocités et les souillures
de l’esclavage, et pour le rejeter définitivement ?
Le laconisme des réponses de Chaol avait frisé l’impolitesse. Sartaq, le seul
des héritiers – en dehors de Kashin – pour lequel Chaol éprouvait une certaine
sympathie, s’était lassé du flot de questions de son frère et avait fini par
détourner la conversation. Vers quel sujet, Chaol n’en avait pas la moindre idée.
Il avait été trop occupé à lutter contre le rugissement qui avait assailli ses
tympans sous l’assaut de questions d’Arghun. Et à observer les visages de tous
ceux qui entraient dans la grande salle de réception du Khagan – membres de la
famille royale, vizirs ou serviteurs – sans repérer le moindre signe d’anneau ou
de torque noir, ni le moindre comportement insolite.
Il avait adressé un léger signe de tête à Kashin pour le lui faire comprendre.
Le prince avait feint de ne pas remarquer ce signal avant de lui lancer un regard
d’avertissement : Continuez à observer.
Chaol s’était exécuté en ne regardant que d’un œil ce qu’on servait au dîner
pour surveiller chaque parole, chaque regard et chaque respiration autour de lui.
Malgré la mort de leur jeune sœur, les héritiers du Khagan avaient fait en
sorte que ce dîner soit animé en entretenant la conversation dans des langues que
Chaol ne connaissait pas, pour la plupart. La multitude de royaumes représentés
dans cette salle par des vizirs, des serviteurs ou des convives donnait le vertige.
La plus jeune des princesses, Duva, était mariée à un prince aux cheveux noirs et
au regard mélancolique venu d’un pays lointain. Il restait toujours à proximité de
son épouse enceinte et adressait à peine la parole aux autres convives. Mais
chaque fois que Duva lui parlait doucement… Chaol était sûr que la lumière qui
éclairait le visage de son mari n’avait rien de feint. Il se demandait si ce prince
gardait le silence par réticence à parler, ou seulement parce qu’il ne connaissait
pas encore assez bien la langue de sa femme pour se joindre à la conversation.
Nesryn, en revanche, n’avait pas cette excuse, mais elle était restée
silencieuse, comme hantée, pendant tout le dîner. Il savait seulement qu’elle
avait pris un bain avant de descendre parce qu’il avait entendu des hurlements et
le claquement de la porte de ses appartements et vu un serviteur détaler,
visiblement froissé. Cet homme n’était pas revenu et personne ne l’avait
remplacé.
Kadja, la servante assignée à Chaol, l’avait aidé à s’habiller pour le dîner,
puis à se dévêtir avant de se mettre au lit et, le lendemain, dès son réveil, elle lui
avait apporté son petit déjeuner.
Le Khagan était à coup sûr un fin gourmet. Des viandes subtilement épicées
et mijotées, si tendres qu’elles se détachaient des os sans difficulté, du riz aux
herbes de couleurs variées, des galettes de pain cuites au beurre et à l’ail, des
vins savoureux et des alcools venus de distilleries des quatre coins de l’empire…
Chaol avait seulement accepté le verre de cérémonie servi pour le toast que le
Khagan avait porté sans grande conviction à ses nouveaux invités. Mais, venant
d’un père en deuil, c’était un accueil plus chaleureux que Chaol l’avait
escompté.
Nesryn n’avait pourtant bu qu’une gorgée et avalé à peine une bouchée de
viande avant de lui demander la permission de se retirer dans leur suite, moins
d’une minute après que la table avait été débarrassée. Il avait accepté, bien
entendu, mais une fois les portes de la suite refermées sur eux, il lui avait
demandé si elle avait envie de parler avec lui. Elle avait refusé. Elle avait
sommeil et elle le reverrait le lendemain matin.
Il avait osé lui proposer de dormir avec lui dans sa chambre ou dans la
sienne.
Le claquement de porte qui avait suivi avait été éloquent.
Kadja l’avait donc aidé à se mettre au lit et il s’était tourné et retourné, en
sueur, en regrettant de ne pas pouvoir rejeter ses draps à coups de pied. Même la
fraîcheur de la brise, qu’il devait à ces ingénieux systèmes de ventilation – ces
tours qui emprisonnaient le vent pour rafraîchir les pièces inférieures – n’avait
pu l’apaiser.
Nesryn et lui n’avaient jamais été très doués pour exprimer leurs émotions.
Chaque fois qu’ils avaient essayé, le résultat avait été désastreux.
Ils s’étaient toujours montrés maladroits l’un envers l’autre et il s’était
souvent reproché de ne rien avoir tenté pour réparer ses torts envers elle. De
n’avoir fait aucun effort pour devenir meilleur.
Elle lui avait à peine adressé un regard depuis dix minutes qu’ils attendaient
l’arrivée de la guérisseuse. Son expression était hagarde et ses cheveux
pendaient sur ses épaules. Elle n’avait pas revêtu son uniforme de capitaine de la
garde, mais sa tunique bleu nuit et son pantalon noir habituel, comme si elle ne
supportait plus d’arborer les couleurs d’Adarlan.
Kadja lui avait de nouveau passé sa veste bleu foncé et elle avait poussé le
zèle jusqu’à astiquer les boucles du devant. Ce travail semblait la remplir d’une
fierté paisible, sans rien de commun avec la timidité et la peur perceptibles chez
tant de serviteurs au château de Rifthold.
— Elle est en retard, murmura Nesryn et, en effet, il était dix heures dix à
l’horloge en bois sculpté placée dans un angle de la pièce. Est-ce qu’on ne
devrait pas envoyer quelqu’un vérifier si elle arrive ?
— Laisse-lui un peu de temps.
Nesryn s’arrêta devant lui et fronça les sourcils.
— Il faut commencer immédiatement ce traitement. Il n’y a pas de temps à
perdre.
Chaol inspira avant de répondre.
— Je comprends que tu veuilles retourner chez toi, dans ta famille.
— Non, ce n’est pas pour ça. Je ne voudrais pas te bousculer mais, dans ton
état, un seul jour de soins peut faire une différence.
Il remarqua les rides de tension aux coins de ses lèvres. Il était certain
d’avoir les mêmes. Ce matin-là, il avait dû mobiliser toute sa volonté pour
chasser Dorian de ses pensées, pour cesser de se demander où il pouvait être en
ce moment, tout en redoutant la réponse.
— Quand la guérisseuse sera là, tu pourrais aller voir ta famille en ville,
suggéra-t-il. Peut-être qu’elle aura des nouvelles de tes parents à Rifthold ?
Elle écarta cette proposition d’un geste tranchant de la main.
— Je peux attendre que vous ayez fini.
— En faisant les cent pas ? répliqua-t-il, les sourcils levés.
Nesryn se laissa choir dans le canapé le plus proche dont la soie dorée
soupira sous son poids léger.
— Je suis venue ici pour t’aider… dans ta guérison et dans notre mission,
pas pour faire ce dont j’ai besoin ou envie, répondit-elle.
— Et si je te l’ordonnais ?
Elle se contenta de secouer la tête et le rideau noir de ses cheveux ondula au
rythme de ce mouvement.
Avant qu’il ait eu le temps de lui imposer quoi que ce soit, un coup sec
retentit contre l’épaisse porte en bois de la suite.

Nesryn lança un mot qui signifiait probablement « Entrez ! » en halha, et il


écouta le bruit des pas discrets et légers qui approchaient.
La porte du salon s’ouvrit sous la poussée d’une main couleur de miel.
Ce furent ses yeux que Chaol remarqua en premier.
Les passants devaient sûrement s’arrêter net dans les rues devant ce regard
d’un or sombre, comme éclairé de l’intérieur. Les vagues de ses cheveux d’un
brun chaud mêlé de fils d’or descendaient jusqu’à sa taille étroite.
Elle évoluait avec grâce et agilité, et les mouvements de ses pieds chaussés
de souliers noirs sobres et pratiques étaient vifs et assurés tandis qu’elle
traversait la pièce. Elle ne paraissait pas remarquer le luxueux mobilier ni s’en
soucier.
Elle était jeune – un peu plus de vingt ans, peut-être.
Mais ses yeux… leur regard était bien plus vieux.
Elle s’arrêta devant le fauteuil en bois sculpté placé face au canapé en soie
dorée, et Nesryn se leva d’un bond. La guérisseuse – car il ne pouvait s’agir que
d’elle, avec cette grâce sereine, ces yeux limpides et cette simple robe en
mousseline bleu pâle – les regarda tour à tour. Elle était un peu plus petite que
Nesryn, mais elle avait la même silhouette délicate et, en dépit de sa minceur…
Il détourna les yeux des formes dont elle était généreusement pourvue.
— Venez-vous du Torre Cesme ? demanda Nesryn dans la langue de Chaol.
La guérisseuse la dévisagea sans répondre. Une émotion qui ressemblait à
un mélange de surprise et de colère illumina ses yeux remarquables.
Elle glissa une main dans la poche de sa robe et il attendit qu’elle en retire
quelque chose. Mais sa main resta enfouie, comme si elle serrait un objet.
Elle lui rappelait moins une biche prête à détaler qu’un cerf qui, après avoir
hésité entre le combat et la fuite, baisse la tête, prêt à charger.
Chaol soutint son regard froidement et calmement. Il avait affronté nombre
de jeunes soldats fougueux quand il était capitaine, et il les avait tous domptés.
Nesryn posa une question en halha, qui était sans nul doute la traduction de
la précédente.
Une mince cicatrice de sept ou huit centimètres barrait la gorge de la
guérisseuse.
Il connaissait le genre d’arme qui la lui avait probablement laissée. Les
raisons pour lesquelles on avait pu la blesser ainsi lui traversèrent l’esprit, et
elles n’avaient vraiment rien de plaisant.
Nesryn se tut et les observa tous les deux.
La guérisseuse pivota sur ses talons, se dirigea vers le bureau placé près de
la fenêtre, s’assit devant lui et prit un parchemin au sommet d’une pile bien
nette.
Quelles que fussent ces guérisseuses, le Khagan avait raison sur un point :
elles n’étaient pas à ses ordres et ne paraissaient nullement impressionnées par la
noblesse ou le pouvoir.
Elle ouvrit un tiroir et en tira un stylet en verre qu’elle éleva au-dessus du
parchemin.
— Nom, dit-elle.
Elle n’avait pas d’accent. Pas celui de ce pays, du moins.
— Chaol Westfall, répondit-il.
— Âge.
Cet accent… C’était celui de…
— Fenharrow, dit-il.
Le stylet s’immobilisa.
— Âge.
— Vous êtes de Fenharrow ?
Que faites-vous ici, si loin de chez vous ?
Elle garda le silence et soutint son regard avec sang-froid.
— Vingt-trois ans, répondit-il après avoir dégluti.
Elle griffonna quelque chose sur le parchemin.
— Décrivez-moi la blessure, dit-elle sèchement, mais sans élever la voix.
Était-il insultant pour elle de se voir assigner ce patient ? Avait-elle d’autres
soins en cours quand on l’avait convoquée ici ? Il se rappela le sourire en coin
d’Hasar, la veille au soir. La princesse savait peut-être que cette jeune femme
n’était pas réputée pour sa douceur avec ses patients.
— Comment vous appelez-vous ?
Cette question avait été posée par Nesryn, dont le visage se tendait de plus
en plus.
La guérisseuse se figea et regarda Nesryn en clignant des yeux, comme si
elle venait seulement de remarquer sa présence.
— Vous… vous êtes d’ici ? demanda-t-elle.
— Mon père l’était, répondit Nesryn. Il est parti en Adarlan, où il a épousé
ma mère, et maintenant, j’ai de la famille ici et là-bas. Je m’appelle Nesryn
Faliq. Je suis la capitaine de la garde royale d’Adarlan.
La surprise se mua en méfiance dans le regard de la guérisseuse.
Elle savait donc qui il était. Son regard scrutateur était éloquent. Elle savait
qu’il avait autrefois occupé cette fonction et qu’il en avait maintenant une autre.
Toutes ces questions sur son nom, son âge… C’étaient des conneries. Ou des
absurdités bureaucratiques. Mais il penchait plutôt pour la première hypothèse.
Une femme de Fenharrow devant deux membres de la cour d’Adarlan…
Il était facile de deviner ce qu’elle pensait. Ce qu’elle voyait. Et d’où venait
cette cicatrice sur sa gorge.
— Si vous ne voulez pas faire ce travail, envoyez-nous quelqu’un d’autre,
dit-il brutalement.
Nesryn se tourna vivement vers lui.
La guérisseuse soutint le regard de Chaol.
— Il n’y a personne d’autre pour le faire, répondit-elle.
Ce qu’elle ne disait pas était assez clair : le Torre leur avait envoyé sa
meilleure guérisseuse.
Au vu de son calme et de son assurance, Chaol n’en doutait pas.
Elle reprit son stylet.
— Décrivez-moi la blessure, répéta-t-elle.
Un coup sec à la porte du salon rompit le silence. Chaol tressaillit et se
reprocha de n’avoir entendu personne approcher.
Mais c’était la princesse Hasar, vêtue de vert et d’or, qui leur adressa un
sourire félin.
— Bonjour, seigneur Westfall, capitaine Faliq, dit-elle.
Et, d’une démarche altière qui faisait danser ses tresses à chacun de ses pas,
elle s’approcha de la guérisseuse. Celle-ci la regarda avec une expression que
Chaol ne put qualifier autrement que d’exaspérée, puis se pencha vers elle pour
l’embrasser sur chaque joue.
— Tu es rarement aussi grincheuse, Yrene, lança la princesse.
Voilà – elle avait maintenant un nom.
— J’ai oublié de boire mon kahve ce matin, répondit celle-ci.
C’était une boisson épaisse, épicée et amère avec laquelle Chaol avait failli
s’étrangler au petit déjeuner. « Il faut s’y faire », avait commenté Nesryn quand
il l’avait interrogée à ce sujet.
La princesse s’assit sur le bord du bureau.
— Tu n’es pas venue dîner avec nous hier soir, reprit-elle. Kashin a boudé
toute la soirée.
Yrene se raidit.
— J’avais du travail, répondit-elle.
— Yrene Towers s’enferme au Torre pour travailler ? Quelle surprise !
Au ton espiègle de la princesse, Chaol devina que la meilleure guérisseuse
du Torre Cesme avait atteint cette excellence grâce à une discipline de fer.
Hasar lui jeta un coup d’œil.
— Encore dans ce fauteuil ? interrogea-t-elle.
— Une guérison prend toujours du temps, dit Yrene doucement, mais sans
une once de servilité ni de respect. Et nous ne faisons que commencer.
— Tu veux dire que tu es d’accord pour le soigner ?
Yrene la foudroya du regard.
— Nous étions en train d’évaluer le traitement dont le seigneur a besoin,
répondit-elle. Dois-je venir vous voir quand j’aurai fini ? demanda-t-elle en
désignant la porte du menton.
Nesryn lança à Chaol un regard surpris : ils venaient de voir une
guérisseuse congédier une princesse du plus grand empire du monde.
Hasar se pencha vers Yrene et ébouriffa ses cheveux d’or sombre.
— Si tu n’étais pas bénie des dieux, je t’arracherais la langue de mes
propres mains, déclara-t-elle avec une suavité chargée de venin.
Yrene lui répondit par un léger sourire amusé. Hasar sauta du bureau et
salua Chaol d’une inclinaison de tête moqueuse.
— Soyez sans crainte, seigneur Westfall, dit-elle. Yrene a guéri des
blessures semblables à la vôtre et même bien pires. Elle vous remettra sur pied et
vous accourrez de nouveau aux ordres de votre maître en un rien de temps.
Et, sur cette pique finale qui glaça le regard de Nesryn, elle sortit.
Ils attendirent que la porte de la suite se soit refermée derrière elle.
— Yrene Towers, lâcha Chaol.
— Oui, et… ? demanda celle-ci.
Tout amusement avait disparu de son expression. Tant mieux, pensa-t-il.
— Je ne peux pas bouger et je ne sens rien en dessous des hanches, reprit-il
pour répondre à sa question précédente.
Yrene soutint son regard, puis l’évalua de la tête aux pieds.
— Êtes-vous toujours en mesure de vous servir de votre virilité ? demanda-
t-elle.
Il dut faire un effort pour rester impassible. Même Nesryn avait cillé devant
cette question directe.
— Oui, répondit-il sèchement en luttant contre la rougeur qui montait à ses
joues.
Yrene les regarda tour à tour d’un œil scrutateur.
— En avez-vous fait un usage complet ? s’enquit-elle.
Il serra les dents.
— Puis-je savoir en quoi cette question est pertinente ? lança-t-il.
Comment avait-elle deviné la nature de leur relation ?
Elle nota quelque chose sans répondre.
— Que notez-vous ?
Il maudit ce fauteuil qui l’empêchait de lui arracher le papier des mains.
— Un « non » en majuscules, répondit-elle avant de souligner le mot.
— Je suppose que maintenant vous allez vous enquérir de ce que je fais aux
toilettes ? grommela-t-il.
— C’est effectivement la question suivante de ma liste.
— Je fais la même chose que d’habitude.
— Avez-vous remarqué s’il avait des difficultés ? demanda
imperturbablement Yrene à Nesryn.
— Ne réponds pas à cette question, gronda-t-il à Nesryn.
Celle-ci eut le discernement de s’asseoir dans un fauteuil et de garder le
silence.
Yrene se leva, posa le stylet et contourna le bureau. La lumière du soleil
matinal fit étinceler ses cheveux comme une couronne.
Elle s’agenouilla devant lui.
— Pouvez-vous ôter vos bottes ou dois-je le faire ? demanda-t-elle.
— Je m’en charge.
Elle s’accroupit et l’observa. C’était encore un test pour évaluer sa mobilité
et sa souplesse. Le poids de ses jambes, la contrainte de les ajuster… Les dents
serrées, il empoigna son genou, leva le pied de la planchette et se pencha pour
retirer sa botte.
— Mon pantalon aussi ? demanda-t-il quand il eut fini.
Il savait qu’il aurait dû faire preuve de gentillesse envers elle et demander
son aide, mais…
— Après un verre ou deux, peut-être, répliqua Yrene avant de regarder par-
dessus son épaule Nesryn, déconcertée. Désolée, ajouta-t-elle, mais sur un ton à
peine moins caustique.
— Pourquoi lui présentez-vous des excuses ? s’enquit Chaol.
— Parce que je suppose qu’elle a le malheur de partager votre lit ces jours-
ci.
Il dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas la prendre par les épaules
et la secouer.
— Est-ce que je vous ai fait quelque chose ? demanda-t-il.
Cette question parut l’arrêter dans son élan. Elle lui arracha ses chaussettes
et les jeta sur ses bottes.
— Non.
C’était un mensonge, qu’il flaira aussitôt et qui le laissa songeur.
Mais cette réponse avait rappelé à Yrene la tâche qui lui incombait. Il la
regarda saisir son pied dans ses mains frêles. Il ne faisait que l’observer, car il ne
sentait rien en dessous de ses abdominaux. Sans la regarder, il n’aurait su dire si
elle pressait son pied ou si elle le tenait délicatement, si ses ongles s’enfonçaient
dans sa peau ou non. Elle portait une bague à l’annulaire. Une alliance.
— Votre époux est-il d’ici ? demanda-t-il.
Ou son épouse, songea-t-il.
— Je ne suis pas…
Elle cilla, regarda l’anneau, les sourcils froncés, et laissa sa phrase en
suspens.
Elle n’était donc pas mariée. L’anneau d’argent était tout simple et le grenat
qui l’ornait pas plus gros qu’une gouttelette. Elle le portait probablement pour
éloigner les hommes, comme il avait vu nombre de femmes le faire à Rifthold.
— Est-ce que vous sentez quelque chose ? demanda-t-elle en touchant ses
orteils les uns après les autres.
— Non.
Elle fit la même chose avec l’autre pied.
— Et maintenant ?
— Non.
Il avait déjà subi ce genre d’examen, au château, avec Rowan.
— Au départ, toute sa colonne vertébrale était atteinte, intervint Nesryn,
comme si elle pensait aussi à Rowan. Un ami qui avait quelques connaissances
de guérisseur l’a soigné de son mieux, et il a retrouvé sa mobilité dans le haut du
corps.
— Dans quelles circonstances avez-vous été blessé ?
Ses mains parcouraient le pied et la cheville, palpaient et sondaient comme
si elle l’avait déjà souvent fait auparavant, comme l’avait effectivement affirmé
la princesse Hasar.
Chaol ne répondit pas aussitôt, car il revivait ces instants de terreur, de
souffrance et de rage.
Alors que Nesryn allait répondre, il la devança :
— Au combat, dit-il. J’ai reçu un coup dans le dos. C’était une blessure par
magie.
Les doigts d’Yrene remontaient lentement le long de ses jambes, tapotaient
et pressaient. Il ne sentait rien, évidemment. Elle fronçait les sourcils, concentrée
sur son examen.
— Votre ami devait avoir des dons puissants de guérisseur, pour que vous
ayez retrouvé autant de mobilité, observa-t-elle.
— Il a fait ce qu’il a pu, et puis il m’a dit de venir ici.
Les mains d’Yrene pressaient ses cuisses et il les regarda, horrifié, monter
de plus en plus haut. Alors qu’il allait lui demander si elle comptait s’assurer de
sa virilité, elle leva la tête et son regard rencontra le sien.
De près, ses yeux étaient une flamme dorée. Ce n’était pas le métal froid de
ceux de Manon Bec-Noir, non, le regard d’Yrene n’était pas imprégné d’un
siècle de violence et de prédation… Ses yeux évoquaient plutôt un feu se
consumant lentement par une nuit d’hiver.
— Il faut que j’examine votre dos, dit-elle avant de s’écarter. Allongez-
vous sur le lit le plus proche.
Avant qu’il ait eu le temps de lui rappeler que ce n’était pas si facile pour
lui, Nesryn s’était levée et avait poussé son fauteuil dans sa chambre. Kadja
avait fait son lit et laissé un bouquet de lys orangés sur la table de chevet. Yrene
fronça le nez, comme si leur parfum était déplaisant, mais il s’abstint de lui
demander pourquoi.
Il écarta Nesryn d’un geste quand elle voulut l’aider à s’étendre sur le lit qui
était assez bas pour qu’il y parvienne seul sans trop de mal.
Yrene s’attarda sur le seuil. Elle le regarda poser une main sur le matelas,
une autre sur l’accoudoir de son fauteuil et, dans une puissante détente, s’asseoir
sur le lit. Il défit l’un après l’autre les boutons brillants de sa veste et l’ôta, ainsi
que sa chemise blanche.
— Sur le ventre, je suppose ? interrogea-t-il.
Yrene acquiesça.
Il empoigna ses genoux et fit jouer tous les muscles de son abdomen pour
s’allonger sur le dos.
Pendant quelques secondes, ses jambes furent parcourues de
tressaillements. La première fois que ça lui était arrivé, plusieurs semaines
auparavant, il avait découvert que ces mouvements échappaient à son contrôle. Il
se sentit de nouveau oppressé, comme quand il avait compris que c’était un effet
secondaire de sa blessure qui resurgissait au moindre effort physique.
— Les spasmes des jambes sont fréquents avec ce genre de blessures,
expliqua Yrene en les regardant s’apaiser. Ils peuvent disparaître à la longue.
D’un geste, elle lui fit signe de se retourner sur le ventre.
Sans un mot, il se rassit, posa une cheville sur l’autre, se rallongea sur le
dos, puis se retourna d’un bloc.
Si elle était impressionnée par la rapidité avec laquelle il avait appris cette
manœuvre, elle n’en laissa rien voir. Elle ne cilla même pas.
Les mains croisées sous le menton, il l’observa par-dessus son épaule. Il la
regarda approcher et faire signe à Nesryn de s’asseoir.
Il examina la guérisseuse, à l’affût de la plus petite étincelle de magie, sans
avoir la moindre idée de la forme sous laquelle elle pourrait se manifester. Celle
de Dorian était toute de glace, de vent et d’éclairs. Celle d’Aelin était une
flamme furieuse et chantante, mais la magie guérisseuse… Était-elle visible,
tangible ? Ou ne la sentirait-il que dans sa moelle et dans son sang ?
Il avait refusé de se poser ce genre de questions par le passé, et il aurait
peut-être même refusé tout contact avec la magie. Mais cet homme, celui qui
réagissait ainsi, qui redoutait la magie… Il était heureux de l’avoir abandonné
dans les ruines du château de verre.
Yrene resta un instant immobile au-dessus de lui pour examiner son dos.
Ses mains étaient aussi chaudes que le soleil du matin quand elle les posa
entre ses omoplates.
— C’est ici qu’on vous a frappé, observa-t-elle calmement.
La peau était marquée à cet endroit – plus pâle là où le roi avait porté son
coup. Dorian la lui avait montrée dans deux miroirs placés face à face.
— Oui, confirma-t-il.
Les mains d’Yrene descendirent le long de son échine.
— La magie a déferlé dans cette direction en déchiquetant et en rompant
tout sur son passage, dit-elle.
Ces paroles n’étaient pas destinées à Chaol. Elle semblait s’adresser
uniquement à elle-même, comme dans une sorte de transe.
Il chassa le souvenir de la douleur qu’il avait ressentie, de
l’engourdissement et de l’inconscience qui avaient suivi.
— Vous pouvez… deviner tout ça ? demanda Nesryn.
— Mon don me le dit, répondit Yrene, dont la main s’était immobilisée au
milieu du dos, qu’elle pressait et palpait. C’est une magie dévastatrice qui vous a
frappé, dit-elle à Chaol.
— Oui, répondit-il laconiquement.
Les mains d’Yrene descendirent plus bas, puis abaissèrent de quelques
centimètres la ceinture de son pantalon. Il siffla entre ses dents et la foudroya du
regard par-dessus son épaule nue.
— N’allez pas plus bas, l’avertit-il.
Yrene l’ignora et sa main se posa sur le bas de son dos. Il ne sentit rien.
Ses doigts remontèrent telles les pattes d’une araignée le long de sa colonne
vertébrale, comme pour compter ses vertèbres.
— Et là, vous sentez quelque chose ?
— Oui, vos doigts.
Elle redescendit un peu.
— Et là ?
— Non, rien.
Le visage d’Yrene se plissa comme si elle notait mentalement
l’emplacement. Ses doigts repartirent des deux côtés de son dos, remontèrent, et
elle lui demanda où il cessait de les sentir. Elle prit sa tête entre ses mains et la
fit tourner dans un sens, puis dans l’autre.
Elle lui dit ensuite de se retourner.
Chaol leva les yeux vers le plafond peint tandis qu’Yrene tapotait et palpait
ses pectoraux, puis les muscles de son ventre et de ses côtes. Elle atteignit
l’entrelacs de muscles qui se prolongeait sous son pantalon, puis descendit plus
bas.
— Est-ce vraiment indispensable ? demanda-t-il.
Elle lui lança un regard incrédule.
— Y a-t-il quelque chose que vous ne voulez pas que je voie ? s’enquit-elle.
Elle ne manquait certainement pas de mordant, cette Yrene Towers de
Fenharrow. Chaol soutint son regard brillant de défi.
Mais soudain, elle pouffa.
— J’avais oublié combien les hommes du Nord étaient réservés et à cheval
sur les convenances.
— Parce qu’ici ils ne le sont pas ?
— Non. Ici, on célèbre les corps des hommes et des femmes au lieu de les
cacher comme quelque chose de honteux.
Cela expliquait la désinvolture de la servante envers Chaol.
— Ces corps étaient pourtant vêtus de la tête aux pieds au dîner d’hier,
observa-t-il.
— Attendez les fêtes, répliqua imperturbablement Yrene.
Elle leva toutefois les mains de la ceinture de son pantalon.
— Si vous n’avez remarqué aucune anomalie interne ou externe concernant
votre virilité, je n’ai pas besoin de vous examiner.
Il refoula la sensation d’avoir de nouveau treize ans et d’essayer de parler à
une jolie fille pour la première fois.
— Très bien, lâcha-t-il, les dents serrées.
Yrene recula d’un pas et lui tendit sa chemise. Il s’assit en contractant les
muscles des bras et du ventre, puis la passa.
— Alors ? s’enquit Nesryn en s’approchant.
Yrene jouait avec une épaisse boucle de ses cheveux.
— Je dois réfléchir à la question, répondit-elle. Et en parler à ma
supérieure.
— Je croyais que vous étiez la meilleure, avança Nesryn.
— L’une des meilleures, concéda Yrene. Mais c’est la Grande Guérisseuse
qui m’a chargée de ce cas. J’aimerais donc m’entretenir avec elle.
— Est-ce grave ? demanda Nesryn, ce dont Chaol lui fut reconnaissant, car
il n’avait pas eu le courage de poser la question.
Yrene le regarda franchement et sans crainte.
— Vous savez déjà que oui, répondit-elle.
— Mais pouvez-vous l’aider ? insista Nesryn sur un ton plus impérieux.
— J’ai déjà guéri des blessures de ce genre, mais celle-là… Ça reste à voir,
déclara Yrene en soutenant le regard de Nesryn, cette fois-ci.
— Et quand… quand le saurez-vous ?
— Quand j’aurai eu le temps d’y réfléchir.
Ou plutôt de se décider, pensa Chaol. De décider si elle l’aiderait ou non.
Son regard rencontra de nouveau celui d’Yrene et le soutint pour lui laisser
entendre qu’il avait compris, lui. Il se réjouissait que Nesryn n’ait rien
soupçonné. Il avait le pressentiment que, sinon, Yrene se serait retrouvée
plaquée contre le mur de la chambre.
Mais pour Nesryn, les guérisseurs étaient irréprochables, aussi sacrés que
des dieux, et leur éthique au-dessus de tout soupçon.
— Quand reviendrez-vous ? demanda Nesryn.
Jamais, faillit-il répondre.
Yrene glissa les mains dans ses poches.
— Je vous le ferai savoir.
Et sur ces mots, elle sortit.
Le regard de Nesryn resta un instant fixé dans sa direction, et puis elle se
frotta les yeux.
Chaol resta silencieux.
Mais Nesryn se redressa soudain, puis se rua dans le salon. Il entendit un
bruissement de papier et…
Nesryn resurgit sur le seuil de sa chambre, les sourcils froncés, le
parchemin d’Yrene entre les mains.
Elle le lui tendit.
— Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? interrogea-t-elle.
Quatre noms y étaient griffonnés.

Olgnia
Marte
Rosana
Josefin

Ce dernier nom avait été noté et souligné à plusieurs reprises.


Josefin. Josefin. Josefin.
— Ce sont peut-être d’autres guérisseuses du Torre capables de nous aider,
avança-t-il. Elle craignait peut-être que des espions l’entendent les prononcer.
L’un des coins de la bouche de Nesryn se releva.
— Voyons ce qu’elle nous dira quand elle reviendra, répondit-elle. On sait
au moins qu’Hasar pourra la retrouver si nécessaire.
Ou Kashin, dont la simple mention avait rendu la guérisseuse visiblement
nerveuse. Chaol ne voulait pas forcer Yrene à travailler pour lui, mais… c’était
toujours une information utile.
Il examina de nouveau le parchemin et fut frappé par la véhémence avec
laquelle le dernier nom avait été souligné.
Comme si Yrene avait eu besoin de le garder en mémoire ici, en sa
présence. Comme si elle avait eu besoin de rappeler à ces femmes qu’elle se
souvenait d’elles.
Il avait déjà rencontré une autre jeune guérisseuse accomplie de Fenharrow.
Son roi l’avait aimée au point de vouloir s’enfuir avec elle à la recherche d’une
vie meilleure pour tous les deux. Chaol savait ce qui était arrivé à Fenharrow
pendant leur jeunesse. Il savait ce que Sorscha avait enduré là-bas… et à
Rifthold.
Chaol avait parcouru à cheval les prairies dévastées de Fenharrow. Il avait
vu les chaumières calcinées ou abandonnées. Leurs propriétaires avaient été
condamnés à l’esclavage, ou tués, ou s’étaient enfuis. Loin. Très loin.
Non, songea Chaol, qui avait gardé cette liste à la main, Yrene Towers ne
reviendra certainement pas.
CHAPITRE 6

YRENE SAVAIT L’ÂGE de l’ancien capitaine, mais elle ne s’était pas attendue
à ce qu’il paraisse aussi… jeune.
Elle n’y avait pas songé avant d’entrer dans ce salon, de voir ce beau visage
et le mélange de prudence et d’espoir qui se lisaient sur ses traits rudes.
C’était cet espoir qui l’avait rendue furieuse. Qui l’avait fait brûler de lui
laisser une deuxième cicatrice assortie à la mince balafre de sa joue.
Elle avait manqué de professionnalisme de la pire des façons. Jamais elle ne
s’était montrée si grossière et si dure envers un seul de ses patients.
Heureusement que l’arrivée d’Hasar lui avait permis de se calmer un peu,
mais rien que de toucher cet homme, rien que l’idée de lui venir en aide…
Elle n’avait pas eu l’intention de griffonner les noms de quatre générations
de Towers, ni d’écrire, encore et encore, celui de sa mère tout en feignant de
noter des renseignements. Et ces notes n’avaient en rien apaisé le rugissement
assourdissant qui résonnait dans son crâne.
Yrene fit irruption dans le bureau d’Hafiza presque une heure plus tard,
couverte de sueur et de poussière. Le trajet du retour depuis le palais à travers les
rues étroites et encombrées, puis l’ascension des interminables marches jusqu’au
sommet de la tour avaient duré une éternité.
Elle était arrivée en retard au palais, ce qui était déjà un manque de
professionnalisme. Elle n’était jamais arrivée en retard à une consultation. Mais
à dix heures ce matin-là, elle s’était retrouvée blottie dans un renfoncement à
côté de la porte de ce patient, la tête enfouie dans les mains et la respiration
entrecoupée.
Cet homme n’était pas la brute qu’elle avait imaginée.
Il parlait bien, davantage comme un seigneur que comme un soldat, même
s’il avait un corps de guerrier. Elle avait soigné et opéré assez des combattants
favoris du Khagan pour que la sensation de muscles sous ses doigts lui soit
devenue familière. Les cicatrices dont la peau bronzée de ce seigneur était striée
révélaient que ces muscles avaient été durement acquis. Ces mêmes muscles qui
l’aidaient maintenant à manœuvrer son fauteuil roulant.
Quant à la blessure de sa colonne vertébrale…
Quand Yrene fit une pause sur le seuil de son bureau, Hafiza, qui était
assise en face d’une aspirante en larmes, leva les yeux vers elle.
— J’ai besoin de m’entretenir avec vous, annonça Yrene d’une voix tendue,
une main crispée sur le montant de la porte.
— Je parlerai avec toi quand j’aurai fini, répondit simplement Hafiza en
tendant un mouchoir à la jeune fille en pleurs.
Il existait des guérisseurs, mais la majorité de ceux qui recevaient le don de
Silba étaient des femmes. Et cette fille, qui ne devait pas avoir plus de quatorze
ans… À son âge, Yrene peinait à la ferme de son cousin et rêvait d’entrer au
Torre. Et elle ne pleurait pas sur son triste sort auprès de quelqu’un d’autre.
Elle sortit de la pièce, referma la porte derrière elle et attendit, adossée au
mur de l’étroit couloir.
Il y avait deux autres portes à cet étage. L’une d’elles, toujours fermée à
clef, était celle de l’atelier personnel d’Hafiza. L’autre était celle de sa chambre.
Sur la première était gravée une chouette prenant son envol. Sur la deuxième, le
même oiseau était au repos. La chouette était le symbole de Silba. On la
retrouvait partout dans la tour, gravée ou sculptée dans la pierre ou dans le bois,
parfois aux endroits les plus inattendus et avec une expression un peu stupide,
comme la plaisanterie d’une ancienne aspirante que seules quelques initiées
pouvaient comprendre.
Mais la chouette gravée sur la porte de l’atelier de la Grande Guérisseuse…
Elle était perchée sur une branche noueuse en fer qui occupait toute la
largeur du battant. Les ailes largement déployées, elle paraissait… alerte. Elle
voyait tous ceux qui franchissaient cette porte, tous ceux qui regardaient un peu
trop longtemps dans la direction de l’atelier. Seule Hafiza en détenait la clef, qui
lui avait été remise par la Grande Guérisseuse précédente. Les aspirantes
chuchotaient que cet atelier recelait des savoirs et des instruments anciens et à
demi oubliés qu’il valait mieux enfermer là plutôt que de les laisser en liberté
dans le monde.
Yrene avait toujours ri de ces rumeurs, mais elle n’avait jamais avoué à
personne que quelques élues et elle-même avaient eu le plaisir d’être reçues par
Hafiza dans cet atelier. Hormis l’ancienneté de certains meubles et ustensiles, il
ne contenait rien qui puisse prêter aux commérages. Mais le mystère de cette
pièce perdurait probablement depuis des siècles, devenu l’un des mythes du
Torre transmis d’aspirante en aspirante.
Yrene éventa son visage, encore essoufflée par la montée des marches dans
cette chaleur torride. Elle s’adossa au mur frais et ses doigts tâtonnèrent de
nouveau à la recherche de la note dissimulée dans sa poche. Elle se demanda si
le seigneur avait remarqué la fréquence à laquelle elle répétait ce geste. S’il avait
cru qu’elle voulait tirer une arme de sa poche. Car il l’avait scrutée et rien ne lui
avait échappé.
Il avait été formé à observer, puisqu’il avait servi le défunt roi. Tout comme
Nesryn Faliq, originaire de ce continent, qui servait maintenant le souverain d’un
pays où les étrangers n’étaient pas précisément les bienvenus.
Yrene ne savait trop quoi en penser. Elle avait deviné les sentiments qu’ils
éprouvaient l’un pour l’autre à la tension qui régnait entre eux et à leur entente
silencieuse, mais elle ignorait tout du degré de leur intimité. Cela importait peu,
d’ailleurs, sauf pour le réconfort moral dont le seigneur aurait besoin. Cet
homme n’avait pas l’habitude d’exprimer ses sentiments, ses craintes, ses espoirs
et ses souffrances… Cela, au moins, ne faisait aucun doute.
La porte du bureau d’Hafiza s’ouvrit enfin et l’aspirante en sortit, le nez
rougi et les yeux vitreux, en adressant un sourire d’excuse à Yrene.
Yrene lui rendit son sourire. Ce n’était pas dans ses habitudes de surgir
ainsi dans le bureau d’Hafiza. Et, si occupée fût-elle, cette dernière avait
toujours gardé du temps pour les aspirantes, surtout celles qui avaient le mal du
pays.

Elle se souvenait encore de ces dîners solitaires au Torre à ses débuts. Au


bout de deux jours, elle avait emporté ses repas au sous-sol de la vaste
bibliothèque des guérisseuses en les dissimulant aux bibliothécaires sévères qui
interdisaient la nourriture en ces lieux. Elle avait mangé là, avec un chat de Baast
évanescent ou une chouette sculptée pour toute compagnie.
Elle était retournée à la cantine après avoir lié connaissance avec d’autres
aspirantes. La perspective de s’asseoir à la grande table lui paraissait moins
redoutable depuis qu’elle pouvait repérer des visages familiers et souriants dans
le réfectoire. Et elle n’avait plus fréquenté la bibliothèque que pour y faire des
recherches.
Yrene posa la main sur l’épaule de l’aspirante.
— La cuisinière a préparé des biscuits aux amandes ce matin. J’ai senti leur
odeur quand je suis sortie. Dis-lui que j’en veux six, prends-en quatre et laisse
les deux autres dans ma chambre, chuchota-t-elle en lui adressant un clin d’œil.
La fille acquiesça avec un grand sourire. La cuisinière était peut-être la
première amie qu’Yrene s’était faite au Torre. Elle l’avait vue manger seule et
avait alors commencé à déposer en douce des suppléments sur son plateau, dans
sa chambre ou même dans sa cachette préférée à la bibliothèque. Yrene l’en
avait remerciée l’année précédente en sauvant sa petite-fille d’un mal insidieux
des poumons. La cuisinière en pleurait encore dès qu’elles se croisaient dans la
tour et Yrene se rendait encore une fois par mois chez la jeune fille pour
l’examiner.
Elle devrait trouver quelqu’un pour le faire à sa place quand elle serait
partie. S’arracher à l’existence qu’elle s’était construite ici ne serait pas si
facile… Et elle ne partirait pas sans remords.
— Le jeune seigneur marchera-t-il de nouveau ? demanda Hafiza en guise
de salut, ses sourcils blancs haussés sur son front brun.
Yrene se glissa dans son fauteuil habituel qui avait gardé la chaleur de
l’aspirante.
— Oui, répondit-elle. Sa blessure est presque identique à celle que j’ai
guérie l’hiver dernier. Mais ce sera difficile.
— Est-ce du traitement ou de toi que tu parles ?
Yrene rougit.
— Je me suis… mal conduite, avoua-t-elle.
— C’était prévisible.
Yrene essuya la sueur de son front.
— Je suis tellement gênée que je ne peux même pas t’avouer à quel point je
me suis mal conduite, insista-t-elle.
— Alors ne me dis rien. Fais mieux la prochaine fois, et nous considérerons
cette consultation comme une leçon de plus.
Yrene s’affaissa dans son fauteuil et étendit ses jambes fatiguées sur le tapis
usé. Malgré les supplications de ses subalternes, Hafiza refusait de changer ce
tapis rouge et vert pour un autre. Puisqu’il avait été assez bien pour les cinq
Grandes Guérisseuses qui l’avaient précédée, il le serait toujours assez pour elle.
Yrene posa sa tête contre le dossier moelleux du fauteuil et regarda le ciel
sans nuages par les fenêtres ouvertes.
— Je pense que je pourrai le guérir, lâcha-t-elle, davantage pour elle-même
que pour Hafiza. S’il se montre coopératif, je pourrai le faire marcher de
nouveau.
— Et se montrera-t-il coopératif ?
— Je n’ai pas été la seule à mal me comporter. Même s’il vient
d’Adarlan… Ça pourrait tout simplement être dans son caractère.
Hafiza étouffa un éclat de rire.
— Quand retournes-tu le voir ?
Yrene hésita un instant.
— Car tu retourneras le voir, n’est-ce pas ? insista Hafiza.
Yrene saisit entre ses ongles les fils pâlis au soleil de l’accoudoir du
fauteuil.
— C’était vraiment dur de… le regarder, d’entendre son accent, et…,
expliqua-t-elle, et sa main s’immobilisa. Mais tu as raison : je… j’essaierai, ne
serait-ce que pour éviter des représailles d’Adarlan.
— C’est ce que tu crains ?
— Il a des amis puissants qui s’en souviendront. Sa compagne est le
nouveau capitaine de la garde royale. Sa famille est d’ici, mais elle sert ces gens-
là.
— Et que peux-tu en déduire ?
Avec Hafiza, tout était une leçon et une mise à l’épreuve.
— Je peux en déduire que…
Mais elle s’interrompit et poussa un soupir.
— Je peux en conclure que j’en sais moins que je ne le croyais, acheva-t-
elle, et elle se redressa. Mais ça ne les absout d’aucun crime.
Elle avait rencontré nombre de gens mauvais au cours de sa vie. Elle avait
vécu parmi eux et elle les avait servis à Innish. Un seul coup d’œil à ce seigneur
l’avait intimement convaincue qu’il n’était pas des leurs. Ni lui ni sa compagne.
Et, vu son âge… C’était encore un enfant quand la plupart de ces atrocités
avaient été commises. Il avait peut-être joué un rôle là-dedans, d’autant que bien
d’autres crimes avaient été perpétrés plus récemment – assez pour qu’elle en soit
malade rien que d’y penser –, mais…
— Quant à la blessure de sa colonne vertébrale…, reprit-elle. Il affirme que
c’est l’action d’une magie malfaisante.
Sa propre magie s’était rétractée devant la marque en forme d’éclaboussure
sur son dos.
— Vraiment ?
Yrene frissonna.
— Je n’avais jamais… je n’avais encore jamais rien ressenti de tel. À croire
qu’il y avait quelque chose de pourri à l’intérieur, en même temps qu’un grand
vide. Et une sensation de froid comme par la plus longue des nuits d’hiver.
— Là-dessus, je suis obligée de te croire sur parole, déclara Hafiza.
Yrene gloussa, égayée par son humour pince-sans-rire. Hafiza n’avait
jamais vu de neige. Sous le climat éternellement chaud d’Antica, la seule
manifestation de l’hiver qu’Yrene avait vue en deux ans était un peu de givre
scintillant sur la lavande et les citronniers par un beau matin.
— C’était…, reprit Yrene, et elle chassa le souvenir du pouvoir que cette
cicatrice recelait toujours. Cela ne ressemblait à aucune des blessures par magie
que j’ai vues auparavant.
— Cela aura-t-il des conséquences sur la guérison de sa colonne
vertébrale ?
— Je n’en sais rien pour l’instant. Je ne l’ai pas encore sondée avec ma
magie, mais… je vous en dirai plus quand je l’aurai fait.
— Je suis à ta disposition.
— Même si c’est ma dernière épreuve ?
— Un bon guérisseur sait quand il doit demander de l’aide, répondit Hafiza
avec un sourire.
Yrene acquiesça d’un air absent. Quand elle rentrerait chez elle pour y
retrouver la guerre et les massacres, à qui pourrait-elle demander de l’aide ?
— J’y retournerai. Demain. Ce soir, je voudrais consulter des ouvrages sur
les blessures et la paralysie à la bibliothèque.
— Je ferai savoir à la cuisinière où tu seras.
Yrene adressa un sourire désabusé à Hafiza.
— Rien ne vous échappe, on dirait, commenta-t-elle.
Le regard complice d’Hafiza la réconforta.

La guérisseuse ne revint pas ce jour-là. Nesryn attendit encore une heure,


puis deux. Chaol tua le temps en lisant au salon jusqu’à ce qu’elle lui annonce
finalement qu’elle allait voir sa famille.
Il y avait des années qu’elle n’avait pas revu sa tante, son oncle et leurs
enfants. Elle priait pour qu’ils habitent encore la maison où elle leur avait rendu
visite lors de son séjour précédent.
Elle n’avait presque pas dormi de la nuit. Elle était à peine capable de
penser, de sentir la faim ou la fatigue depuis que les nouvelles d’Adarlan avaient
semé le chaos dans son esprit.
Les réponses parcimonieuses de cette guérisseuse n’avaient rien fait pour
l’apaiser.
Et aucune entrevue officielle avec le Khagan ou ses enfants n’était prévue
ce jour-là.
— Je peux m’occuper tout seul, tu sais, déclara Chaol en posant son livre
sur ses genoux tandis qu’elle regardait une fois de plus la porte de l’entrée. Je
t’accompagnerais, si je le pouvais.
— Tu en seras bientôt capable, promit-elle.
Cette guérisseuse lui avait paru assez compétente, malgré son refus de leur
donner la plus petite once d’espoir.
Mais si elle ne pouvait rien faire pour eux, Nesryn trouverait une autre
guérisseuse. Et une autre, si nécessaire. Même si elle devait supplier la Grande
Guérisseuse de lui venir en aide.
— Vas-y, Nesryn, ordonna Chaol. Tu ne seras pas tranquille tant que tu ne
les auras pas revus.
Elle se frotta la nuque, puis se leva du canapé et s’approcha de lui. Elle
s’appuya des deux mains aux accoudoirs du fauteuil roulant placé à proximité
des fenêtres ouvertes sur le jardin.
Elle approcha son visage du sien, ce qu’elle n’avait plus fait depuis bien des
jours. Les yeux de Chaol semblaient… plus lumineux. Il paraissait un peu mieux
que la veille.
— Je rentrerai aussi vite que possible, dit-elle.
Il lui adressa un sourire serein.
— Prends tout ton temps. Profite de ta famille.
Il lui avait appris qu’il n’avait plus revu sa mère ni son frère depuis des
années. Quant à son père… il ne parlait jamais de lui.
— Nous pourrions peut-être trouver une réponse pour la guérisseuse,
murmura-t-elle.
Il la regarda en cillant.
— À propos de ta virilité, précisa-t-elle.
Les yeux de Chaol perdirent tout leur éclat.
Elle recula en hâte. Il l’avait déjà arrêtée à bord du navire, un jour où elle
avait presque sauté sur lui.
Et quand elle l’avait vu sans chemise quelques heures plus tôt, quand elle
avait vu ces muscles ondulant le long de son dos et de son ventre… Elle avait
failli supplier la guérisseuse de la laisser l’examiner à sa place.
Pitoyable… Mais elle n’avait jamais vraiment su refouler ses désirs. Elle
avait commencé à coucher avec lui cet été parce qu’elle ne voyait pas l’intérêt de
résister plus longtemps à cette attirance. Même si, en ce temps-là, elle n’avait
pas pour lui les sentiments qu’elle éprouvait à présent.
Elle passa la main dans ses cheveux.
— Je serai rentrée pour le dîner.
Chaol la salua de la main et, quand elle sortit de la chambre, il était de
nouveau plongé dans son livre.
Elle se répétait qu’ils ne s’étaient jamais rien promis. Elle savait que sa
nature l’incitait à se conduire décemment envers elle, à l’honorer. Cet été, quand
le château de verre s’était effondré et qu’elle l’avait cru mort… Jamais elle
n’avait eu aussi peur. Jamais elle n’avait prié comme elle l’avait fait à cet
instant… jusqu’à ce que le feu d’Aelin la sauve. Elle avait alors prié pour
qu’Aelin sauve aussi Chaol.
Elle chassa le souvenir de ces journées en s’éloignant à travers les couloirs
à grand pas. Elle se rappelait vaguement où se trouvaient les grilles du palais
donnant sur la ville.
Ce qu’elle avait cru vouloir, ce qui comptait le plus pour elle… Ou ce qui
avait compté le plus jusqu’à ce que le Khagan leur annonce la nouvelle…
Elle avait quitté sa famille. Elle aurait dû rester là-bas, à Rifthold, pour
protéger les enfants, son père vieillissant et sa sœur fougueuse et rieuse.
— Capitaine Faliq !
Nesryn s’arrêta net au son de la voix agréable et du titre auquel elle n’était
pas encore habituée. Elle était au croisement de deux couloirs. Celui qui
s’étendait devant elle menait à l’entrée principale. À leur arrivée au palais, elle
avait noté mentalement toutes les issues.
Et au bout du couloir qui croisait le sien se tenait Sartaq.
Ses beaux habits de la veille avaient disparu. Il avait revêtu une armure en
cuir ajustée aux renforcements simples et solides aux épaules, aux poignets, aux
genoux et aux tibias. Il ne portait pas de protection pectorale. Ses longs cheveux
noirs étaient coiffés en une tresse nouée par une mince courroie en cuir.
Elle s’inclina devant lui, plus bas qu’elle l’aurait fait devant n’importe quel
autre enfant du Khagan. Elle s’inclinait devant un héritier en puissance, d’après
la rumeur, qui serait peut-être un jour un allié d’Adarlan…
S’ils survivaient à cette guerre.
— Vous êtes pressée, commenta Sartaq, qui avait noté le couloir qu’elle
suivait.
— J’ai… j’ai de la famille en ville. Je voulais leur rendre visite… À moins
que Votre Altesse ait besoin de moi, ajouta-t-elle sans enthousiasme.
Un sourire entendu éclaira le visage de Sartaq, et elle remarqua à cet instant
qu’elle lui avait répondu dans sa langue natale. Leur langue.
— Je vais faire un tour dans le ciel sur le dos de Kadara. Mon ruk, précisa-
t-il dans la même langue.
— Je sais. J’ai entendu les histoires qu’on raconte sur les ruks.
— Même en Adarlan ?
Il haussa un sourcil. C’était un guerrier doublé d’un charmeur – un
dangereux mélange, même si elle ne se rappelait pas avoir entendu dire qu’il
avait une épouse. Et il ne portait pas d’anneau au doigt.
— Même en Adarlan.
Elle ne précisa pas que tout le monde là-bas ne connaissait pas forcément
ces légendes. Mais chez elle ? On les connaissait, à n’en pas douter. Et on
appelait Sartaq « le prince ailé ».
— Puis-je vous escorter ? Ces rues sont un véritable labyrinthe, même pour
moi, déclara-t-il.
C’était une offre généreuse, un honneur, même.
— Je ne voudrais pas vous éloigner du ciel, répondit-elle.
En réalité, elle ne savait trop comment parler aux hommes de pouvoir
comme lui, habitués à fréquenter de belles dames et des politiciens intrigants,
même si la légende disait que les rukhins pouvaient venir de n’importe où.
— Kadara a l’habitude d’attendre, répondit Sartaq. Laissez-moi au moins
vous accompagner jusqu’au portail. Il y a de nouveaux gardes à l’entrée
aujourd’hui, et je leur dirai de se souvenir de votre visage afin qu’ils vous
laissent passer à votre retour.
Car, avec ses vêtements et ses cheveux sans apprêt, les gardes pourraient
très bien lui interdire l’accès au palais, en effet. Ce qui serait… plutôt mortifiant.
— Merci, dit-elle en réglant son pas sur le sien.
Ils passèrent sans un mot devant les bannières blanches flottant de l’une des
fenêtres ouvertes. Chaol lui avait fait part la veille du pressentiment de Kashin
que l’un des agents de Perrington était peut-être responsable de la mort de sa
sœur. Cela avait suffi à instiller la crainte en elle, à l’inciter à noter chaque
visage qu’elle croisait et à sonder chaque ombre du palais.
Tout en marchant à foulées souples à son côté, elle regarda Sartaq au
moment où ils passaient devant les bannières. Mais le prince se contenta de
saluer de la tête quelques hommes et femmes portant la robe dorée des vizirs qui
s’inclinaient devant lui.
Nesryn se surprit à demander :
— Y en a-t-il vraiment trente-six ?
— Oui, car ce nombre nous fascine, répondit-il avec un ricanement très peu
princier. Mon père a bien envisagé d’en réduire le nombre de moitié, mais il y a
renoncé, plus par crainte de la colère des dieux que des conséquences politiques.
Entendre et parler sa langue natale était comme un souffle frais de vent
d’automne. Tout comme savoir que cette langue était la norme et ne plus être
dévisagée. C’était ce qu’elle avait ressenti à chacun de ses séjours dans cette
ville.
— Le seigneur Westfall a-t-il vu la guérisseuse ? s’enquit Sartaq.
Nesryn hésita un instant, et puis décida que la vérité ne ferait de mal à
personne.
— Oui. Il a vu Yrene Towers.
— Ah… la célèbre Dame d’Or.
— Vraiment ? C’est comme ça qu’on l’appelle ?
— Elle est remarquable, non ?
— Je vois que vous l’appréciez, observa Nesryn avec un léger sourire.
Sartaq éclata de rire.
— Oh, je n’aurais pas cette audace : mon frère Kashin en serait trop
contrarié, répliqua-t-il.
— Ils sont liés ? demanda Nesryn, en se souvenant de l’allusion d’Hasar à
ce sujet.
— Ils sont amis… ou du moins ils l’étaient. Je ne les ai pas vus échanger un
mot depuis plusieurs mois, mais qui sait ce qui s’est passé entre eux ? Là-dessus,
les ragots de la cour vous renseigneront mieux.
— C’est toujours bon à savoir si nous devons travailler avec elle.
— Que vous a-t-elle dit après avoir examiné le seigneur Westfall ? Ses
conclusions sont-elles favorables ?
Nesryn haussa les épaules.
— Elle refuse de se prononcer pour l’instant, répondit-elle.
— C’est le cas de la plupart des guérisseuses. Elles n’aiment pas donner de
l’espoir pour l’enlever ensuite, expliqua Sartaq en rejetant sa tresse par-dessus
son épaule. Mais je peux vous dire que l’hiver dernier, Yrene a guéri l’un des
cavaliers darghans de Kashin d’une blessure très semblable à celle du seigneur
Westfall. Nos guérisseuses savent depuis longtemps soigner ce genre de
blessures chez les cavaliers de notre peuple, y compris chez les rukhins. Elles
sauront remettre le seigneur Westfall sur pied.
Nesryn refoula l’espoir prêt à éclore en elle tandis qu’une lumière
aveuglante surgissait des portes ouvertes sur la cour principale et les grilles du
palais.
— Depuis quand chevauchez-vous des ruks, prince ?
— Je croyais que vous aviez entendu ce qu’on raconte sur eux.
— Seulement des histoires et des rumeurs. Je préfère la vérité.
Les yeux sombres de Sartaq se fixèrent sur elle et, sous ce regard qui la
sondait sans fléchir, elle pria pour qu’il ne la dévisage pas trop souvent ainsi.
Non parce qu’elle avait peur, mais… la sensation de ce regard était perturbante.
Il lui rappelait celui d’un aigle… ou d’un ruk. À la fois intense et perçant.
— J’avais douze ans quand mon père nous a tous menés, mes frères, mes
sœurs et moi-même, à leur aire en montagne. Et quand je me suis éclipsé pour
enfourcher le ruk du capitaine, quand je me suis envolé dans le ciel en mettant
les cavaliers au défi de me rattraper… Par la suite, mon père m’a dit que si je
m’étais écrasé sur les rochers, j’aurais mérité cette mort pour ma stupidité. En
punition, il m’a ordonné de rester avec les rukhins jusqu’à ce que j’aie prouvé
que je n’étais pas un parfait crétin… Ce qui, selon lui, demanderait
probablement une vie entière.
Nesryn rit doucement en battant des cils dans la lumière aveuglante tandis
qu’ils atteignaient l’imposante cour du palais. Ses arches et ses piliers richement
sculptés représentaient des plantes et des animaux. Le palais s’élevait derrière
eux tel un léviathan.
— Par chance, je ne suis pas mort de ma propre stupidité, reprit Sartaq. Et
je me suis mis à aimer la chevauchée à dos de ruk et le mode de vie des rukhins.
Ils m’en ont fait voir de toutes les couleurs parce que j’étais un prince, mais j’ai
vite fait mes preuves. J’avais quinze ans quand Kadara est sortie de son œuf et je
l’ai élevée tout seul. Et je n’ai pas eu d’autre monture depuis.
Les yeux d’onyx du prince brillaient de fierté et d’affection.
Mais Nesryn et Chaol allaient lui demander, le supplier d’emmener cette
monture aimée combattre des wyverns bien plus lourds et plus forts qu’elle et
aux queues enduites de venin. Cette idée lui retourna l’estomac.
Ils arrivèrent devant le gigantesque portail. Une porte bien plus petite
percée dans les immenses battants de bronze livrait passage aux serviteurs
chargés des commissions pour le palais. Nesryn resta immobile pendant que
Sartaq la présentait aux gardes armés de la tête aux pieds et leur intimait de lui
laisser un accès illimité au palais. Quand ils s’inclinèrent en signe
d’acquiescement en portant un poing à leur cœur, le soleil fit scintiller les
manches des épées qu’ils portaient dans le dos.
Elle avait remarqué que Chaol pouvait à peine supporter de regarder les
gardes du palais et ceux qui étaient postés sur les quais à leur arrivée.
Sartaq la précéda sur le seuil de la petite porte – le bronze du portail devait
faire un pied d’épaisseur – et sur la large avenue pavée qui descendait vers un
labyrinthe de rues. De belles demeures et, à intervalles réguliers, d’autres gardes
bordaient les voies adjacentes : les résidences des plus fortunés désireux de
rester dans l’ombre du palais. Mais les rues étaient remplies de travailleurs, de
badauds et de voyageurs montés jusque-là pour admirer l’édifice royal qu’ils
essayaient d’entrevoir par la petite porte que Sartaq et Nesryn venaient
d’emprunter. Personne ne semblait reconnaître le prince, même si elle savait que
rien, pas même un souffle ni un mot, n’échappait à la vigilance des gardes en
faction devant le portail et dans la rue.
Un coup d’œil à Sartaq lui confirma qu’il était tout aussi alerte qu’eux
tandis qu’il se tenait immobile devant le portail comme un homme ordinaire.
Elle scruta les environs animés et écouta la rumeur de la ville. Vu
l’encombrement des rues, il lui faudrait bien une heure pour rejoindre la maison
de sa famille en marchant, et encore plus en véhicule ou à cheval.
— Êtes-vous sûre de ne pas avoir besoin d’escorte ? s’enquit le prince.
Un demi-sourire fit frémir les lèvres de Nesryn quand elle surprit son regard
en biais sur elle.
— Je peux me tirer d’affaire toute seule, prince, mais je vous remercie de
cet honneur, répondit-elle.
Sartaq la jaugea du bref coup d’œil caractéristique d’un guerrier. C’était en
effet un homme qui n’avait rien à craindre ou presque quand il franchissait les
murs du palais.
— Si vous avez le temps ou si ça vous intéresse, vous devriez venir faire un
tour à dos de ruk avec moi, un de ces jours. Là-haut, on respire, loin de toute la
poussière et du sel de la ville, dit-il.
Et, là-haut, on était à l’abri des oreilles indiscrètes.
Nesryn s’inclina profondément.
— J’en serais ravie.
Elle sentait encore le regard du prince sur elle quand elle s’éloigna sur
l’avenue ensoleillée en louvoyant entre les charrettes et les voitures qui se
disputaient le passage. Mais, sans savoir pourquoi, elle n’osa pas regarder en
arrière.
CHAPITRE 7

CHAOL ATTENDIT UNE BONNE DEMI-HEURE après le départ de Nesryn pour


appeler Kadja. La servante se tenait dans le couloir et elle se glissa dans sa suite
en entendant son nom. Immobile dans l’entrée, il la regarda approcher, légère et
rapide, puis attendre ses ordres, les yeux baissés.
— J’ai une faveur à vous demander, dit-il lentement et distinctement tout en
se maudissant de ne pas avoir appris l’halha pendant les années où Dorian
l’étudiait.
La servante acquiesça en silence.
— Je voudrais que vous vous rendiez au port, pour voir s’il y a du nouveau
au sujet de l’attaque de Rifthold.
Kadja était dans la salle du trône la veille au soir : elle en avait donc
certainement entendu parler. Il avait bien envisagé de demander à Nesryn de
s’informer en ville, mais si jamais ces nouvelles étaient vraiment mauvaises… Il
ne voulait pas qu’elle soit seule quand elle les apprendrait. Ni qu’elle soit seule à
en porter le poids jusqu’à son retour au palais.
— Vous pensez pouvoir le faire ? demanda-t-il.
Kadja leva enfin les yeux tout en gardant la tête inclinée.
— Oui, répondit-elle simplement.
Il savait qu’elle était probablement aux ordres de l’un des membres de la
famille royale ou des vizirs, mais le rapport qu’elle ferait sur ses recherches ne
compromettrait en rien sa mission. Et si ces gens le trouvaient faible ou stupide
de s’inquiéter du sort de son pays, ils pouvaient aller en enfer.
— Bien, trancha-t-il, et il s’approcha d’elle en dissimulant son irritation
devant le grincement des roues de son fauteuil et l’inertie de son propre corps.
J’ai une autre faveur à vous demander…

Ce n’était pas parce que Nesryn était auprès de sa famille qu’il devait rester
inactif.
Mais quand Kadja le laissa dans l’entrée des appartements d’Arghun, il se
demanda s’il n’aurait pas mieux fait d’attendre le retour de Nesryn pour cette
entrevue.
L’antichambre de ces appartements était aussi grande que la suite de Chaol
tout entière. C’était une longue salle ovale qui débouchait sur une cour ornée
d’une fontaine aux eaux scintillantes, une cour dans laquelle évoluaient deux
paons blancs. Il les regarda passer gracieusement et admira la masse de leurs
plumes neigeuses qui traînait sur les mosaïques tandis que leurs délicates crêtes
oscillaient à chacun de leurs pas.
— Ils sont beaux, n’est-ce pas ?
Sur la gauche, deux portes venaient de s’ouvrir sur le prince au visage
mince et aux yeux froids, qui à cet instant étaient fixés sur les oiseaux.
— Splendides, reconnut Chaol, furieux de devoir lever la tête pour regarder
cet homme dans les yeux.
S’il s’était tenu debout, il l’aurait dépassé de dix bons centimètres, ce qui
lui aurait donné un avantage au cours de cette entrevue. S’il s’était tenu
debout…
Mais il refusa de s’attarder sur cette pensée. Pas maintenant.
— Ce sont mes deux préférés, reprit Arghun, qui parlait couramment la
langue de Chaol. Ma maison de campagne est remplie de leurs rejetons.
Chaol chercha une réponse, l’une de ces répliques qui seraient
spontanément venues aux lèvres de Dorian ou d’Aelin, mais ne trouva rien.
Absolument rien qui n’aurait paru stupide ou mensonger.
— Je suis sûr que c’est un spectacle magnifique, répondit-il enfin.
Arghun sourit.
— Si vous ignorez leurs cris perçants à certaines saisons, fit-il.
Chaol serra les dents. Les siens mouraient à Rifthold en ce moment même –
s’ils n’étaient pas déjà morts –, et les voilà qui bavardaient au sujet d’oiseaux
qui piaillaient et faisaient la roue ?
Alors qu’il se demandait s’il devait continuer à tourner autour du pot ou
aller droit au fait, Arghun le devança :
— Je suppose que vous êtes venu me demander ce que je sais au sujet de
votre ville.
Le regard froid du prince se posa enfin sur lui et Chaol le soutint. Cet
affrontement lui était familier. Il en avait fait l’expérience avec des gardes et des
courtisans indisciplinés.
— Vous avez communiqué cette nouvelle à votre père, répondit-il.
J’aimerais savoir de qui vous tenez vos renseignements sur cette attaque.
Les yeux brun sombre du prince pétillèrent d’amusement.
— Voilà un homme direct, commenta-t-il.
— Mon peuple souffre, insista Chaol. J’aimerais en savoir le plus possible
sur ce qui est arrivé à Rifthold.
Arghun ôta une poussière des broderies d’or de sa tunique émeraude.
— Eh bien, pour être tout à fait honnête, je ne peux absolument rien vous
dire.
Chaol cligna des yeux – une seule fois et lentement.
— Beaucoup trop d’yeux nous observent ici, reprit Arghun en désignant les
portes extérieures de ses appartements. Tous ceux qui nous verront ensemble en
tireront des conclusions pour le meilleur ou pour le pire, et sans aucun rapport
avec le sujet de notre conversation. Bien que j’apprécie votre visite, je dois par
conséquent vous demander de partir.
Les serviteurs qui attendaient à la porte s’avancèrent, probablement pour
pousser le fauteuil roulant de Chaol vers le couloir.
En voyant l’un d’eux tendre les mains vers le dossier, Chaol montra les
dents, ce qui arrêta net le serviteur.
— Non, gronda-t-il.
Si l’homme ne parlait pas sa langue, il comprit clairement l’expression de
son visage.
Chaol se retourna vers le prince.
— Vous tenez vraiment à jouer à ce petit jeu ?
— Ce n’est pas un jeu, répondit simplement Arghun en se dirigeant vers le
bureau où il se tenait un instant plus tôt. Tous ces renseignements au sujet de
Rifthold sont exacts. Mes espions ne s’amusent pas à inventer des histoires. Je
vous souhaite une bonne journée.
Et, sur ces mots, les doubles battants de la porte du bureau se refermèrent.
Chaol envisagea un instant de les frapper du poing jusqu’à ce qu’Arghun se
décide à parler, voire d’envoyer l’un de ses poings dans la figure du prince,
mais… les deux serviteurs postés derrière lui attendaient toujours. Et
observaient.
Il avait eu affaire à suffisamment de courtisans à Rifthold pour savoir quand
quelqu’un mentait. Même si au cours de ces derniers mois il avait
lamentablement manqué de discernement avec Aelin, avec les autres, avec…
tout, en fait.
Mais il ne pensait pas qu’Arghun lui avait menti.
Rifthold avait été saccagée. Dorian avait disparu. Le sort de son peuple était
un mystère.
Il n’opposa donc aucune résistance au serviteur qui s’avança vers lui pour
l’escorter jusqu’à ses appartements. Et ce fut peut-être ce qui mit sa fureur à son
comble.

Nesryn n’était pas encore rentrée à l’heure du dîner.


Chaol dissimula soigneusement au Khagan, à ses enfants et aux trente-six
vizirs au regard perçant l’inquiétude qui le rongeait à chaque minute qui
s’écoulait sans qu’il la vît surgir de l’un des couloirs pour les rejoindre dans la
grande salle. Elle était absente depuis de longues heures et elle ne lui avait pas
envoyé le moindre message.
Même Kadja était rentrée une heure avant le dîner. Un seul regard à son
visage au calme étudié lui avait révélé qu’elle n’avait rien appris de nouveau sur
les quais au sujet de l’attaque de Rifthold. Elle lui confirma seulement les
déclarations d’Arghun : les capitaines et les marchands à sa solde s’étaient
adressés à des sources d’information fiables, sur des navires qui étaient passés
devant Rifthold ou qui avaient pu s’enfuir in extremis de la ville. L’attaque avait
donc effectivement eu lieu, mais on ignorait le nombre de morts exact tout
comme la situation actuelle de la ville. Tout commerce en provenance du
continent du Sud était suspendu – du moins avec Rifthold et toutes les régions au
nord de la capitale, avec lesquelles le commerce impliquait un passage par cette
ville. On était également sans nouvelles de Dorian.
Ces informations accablaient encore plus Chaol, mais ces angoisses
devinrent bientôt secondaires quand, une fois habillé pour le dîner, il apprit que
Nesryn n’était toujours pas rentrée. Il consentit finalement à ce que Kadja le
mène à la grande salle où dînait le Khagan. Quand, après de longues minutes, il
ne vit pas réapparaître Nesryn, il dut se faire violence pour rester impassible.
Il aurait pu lui arriver n’importe quoi, surtout si la théorie de Kashin au
sujet de la mort de sa sœur était juste. Si des agents de Morath étaient à Antica, il
ne doutait pas que, dès qu’ils avaient appris son arrivée et celle de Nesryn, ils
s’étaient lancés à leur poursuite.
Il aurait dû y réfléchir avant de la laisser sortir. Il aurait dû penser à autre
chose qu’à ses misérables problèmes personnels. Mais demander d’envoyer un
garde à sa recherche n’aurait fait que révéler à tout ennemi potentiel ce qui
comptait le plus pour lui. Son point vulnérable.
Chaol se força à manger, à peine capable de suivre la conversation avec ses
voisins de table. À sa droite, Duva, enceinte et sereine, l’interrogeait sur la
musique et les danses de son pays ; à sa gauche, Arghun – qui n’avait fait aucune
allusion à sa visite de cet après-midi – le sondait sur les itinéraires commerciaux
anciens et à venir entre le Nord et le Sud. Chaol inventa la moitié de ses
réponses et le prince sourit comme s’il en était parfaitement conscient.
Mais Nesryn n’était toujours pas revenue.
Ce fut Yrene qui apparut.
Au beau milieu du repas, elle entra dans la salle vêtue d’une robe un peu
plus élégante que celle qu’elle portait lors de la consultation, mais très simple,
dont la couleur améthyste faisait resplendir sa peau brun doré. Hasar et son
amante se levèrent pour l’accueillir, lui prirent les mains et l’embrassèrent sur
les joues, et la princesse obligea le vizir assis sur sa gauche à céder sa place à la
guérisseuse.
Yrene s’inclina devant le Khagan, qui lui fit signe de se relever en lui
accordant à peine un regard, puis devant les membres de la famille royale.
Arghun l’ignora purement et simplement. Duva lui adressa un sourire radieux et
son époux un autre plus discret. Seul Sartaq inclina la tête pour la saluer tandis
que Kashin esquissait un sourire contraint qui n’atteignait pas ses yeux.
Mais, tandis qu’elle s’asseyait à côté d’Hasar, le regard du prince s’attarda
sur elle, et Chaol se souvint que la princesse avait taquiné Yrene au sujet de son
frère quelques heures plus tôt.
Yrene ne rendit pas son sourire au prince et inclina seulement la tête avant
de s’asseoir. Elle engagea la conversation avec Hasar et Renia, qui empilait de la
viande sur son assiette et s’écriait qu’Yrene était trop fatiguée, trop maigre et
trop pâle. Yrene accepta chaque morceau qu’on lui offrait avec un sourire un peu
perplexe et des remerciements. Son regard évitait délibérément Kashin… ainsi
que Chaol, du reste.
— J’ai ouï dire qu’Yrene a été choisie pour vous soigner, seigneur Westfall,
dit une voix d’homme à droite de Chaol et dans sa langue.
Chaol ne fut nullement étonné de voir que c’était Kashin qui s’était penché
pour lui parler. Ni de lire l’avertissement voilé dans son regard, car il l’avait
assez souvent vu chez d’autres hommes : chasse gardée.
Que cela plût ou non à Yrene.
Chaol se dit que le peu d’attention que la guérisseuse accordait au prince
plaidait en la faveur de la jeune femme, même s’il se demandait pourquoi elle ne
voulait pas de lui. Kashin était le plus beau de sa fratrie et, pendant les années
qu’il avait passées au château, Chaol avait vu des femmes littéralement ramper
pour s’attirer les faveurs de Dorian. Kashin avait d’ailleurs un petit air satisfait
qu’il avait souvent surpris sur le visage de Dorian autrefois.
Autrefois… Il y avait bien longtemps. Dans une autre vie. Avant
l’apparition d’une tueuse, d’un torque et de tout le reste.
Les gardes postés dans toute la salle lui parurent soudain menaçants,
comme des flammes attisées qui attireraient son attention. Il refusa pourtant
d’adresser un seul regard au plus proche, dont il avait noté la présence par
réflexe, à six mètres de l’un des côtés de la grande table. Là où lui-même s’était
tenu devant un autre roi, dans une autre cour, il y avait de cela une éternité.
— Oui, c’est elle qu’on m’a envoyée, répondit-il au prince.
— Yrene est notre meilleure guérisseuse… après la Grande Guérisseuse,
poursuivit Kashin en jetant un regard à la jeune femme.
Elle paraissait encore plus absorbée dans sa conversation avec Renia,
comme pour marquer son désintérêt.
— C’est ce que j’ai entendu dire, dit Chaol.
Et à coup sûr celle à la langue la plus acérée, aurait-il pu ajouter.
— Elle a eu les meilleures notes qu’on puisse obtenir à ses examens de
dernière année, ajouta Kashin.
Yrene l’ignorait toujours, et une expression de souffrance altéra
fugitivement le visage du prince.
— Regarde-le s’empêtrer, marmonna Arghun à Sartaq en se penchant
devant Duva, son époux et Chaol.
Duva repoussa son bras en pestant parce qu’il l’empêchait de porter sa
fourchette à sa bouche.
Kashin ne parut pas avoir entendu cette phrase, ou peut-être se moquait-il
de la désapprobation de son frère. Sartaq, et c’était tout à son honneur, semblait
du même avis quand il se tourna vers un vizir à la robe dorée pour engager la
conversation avec lui.
— Des notes que personne n’a jamais obtenues auparavant, surtout une
guérisseuse qui est là depuis à peine plus de deux ans, poursuivit Kashin.
Un nouveau renseignement sur Yrene. Elle ne vivait donc pas à Antica
depuis longtemps.
Chaol remarqua qu’elle l’épiait sous ses sourcils froncés : un avertissement
de ne pas l’entraîner dans cette conversation.
Il soupesa les avantages de chaque possibilité : soit une revanche mesquine
après ses provocations lors de la consultation de ce matin, soit…
Elle était prête à l’aider. Ou, du moins, elle l’envisageait. Ce serait donc
stupide de se mettre davantage la guérisseuse à dos.
— J’ai entendu dire que vous résidez habituellement à Balruhn, où vous
dirigez l’armée de terre, dit-il à Kashin.
Le prince se redressa.
— En effet, répondit-il. Je vis là-bas la plus grande partie de l’année pour
veiller à l’entraînement de nos troupes. Je passe le reste du temps dans les
steppes avec le peuple de ma mère : les cavaliers qui sont les seigneurs de ce
pays.
— Que les dieux en soient remerciés, marmonna Hasar de l’autre côté de la
table, ce qui lui valut un regard d’avertissement de Sartaq.
Elle se contenta de lever les yeux au ciel et chuchota quelque chose à
l’oreille de son amante, qui éclata d’un rire clair et argentin.
Yrene observait toujours Chaol, avec une lueur d’irritation dans les yeux, il
l’aurait juré, comme si la seule présence du seigneur à cette table la faisait
grincer des dents.
Kashin entreprit d’évoquer le contraste entre la vie dans sa ville de la côte
du Sud-Ouest et celle qu’il menait parmi les tribus des steppes.
Quand il fit une pause pour boire une gorgée de vin, Chaol rendit son
regard renfrogné à Yrene, puis bombarda le prince de questions sur sa vie. Des
questions qui pourraient lui fournir des informations utiles sur l’armée du
Khagan, songea-t-il.
Il n’était pas le seul à y penser. Arghun interrompit son frère au beau milieu
d’une phrase alors qu’il décrivait les forges qu’ils avaient fait construire à
proximité des régions du Nord.
— Ne parlons pas de travail à table, mon frère, trancha-t-il.
Kashin se tut, en soldat docile.
Chaol comprit alors que Kashin n’était pas sérieusement envisagé comme
successeur du Khagan car il obéissait à son frère aîné comme un simple soldat.
C’était pourtant quelqu’un de bien, et de bien plus indiqué pour le trône que
l’arrogant Arghun ou qu’Hasar aux airs de louve.
Pour autant, cela n’expliquait pas pourquoi Yrene gardait ses distances avec
le prince. Non que cela regardât Chaol, ni que cela eût le moindre intérêt à ses
yeux. Certainement pas alors qu’Yrene pinçait les lèvres dès qu’elle regardait
dans sa direction.
Il aurait pu l’interpeller et lui demander si elle avait décidé de ne pas le
soigner. Mais si elle était en faveur auprès de Kashin, même si elle rejetait
subtilement ses avances ou non, il serait peu avisé de la prendre à partie à cette
table.
Des bruits de pas résonnèrent derrière lui. C’était seulement l’époux d’une
dame portant la tenue des vizirs ; il murmura quelque chose à l’oreille de sa
femme avant de disparaître.
Ce n’était toujours pas Nesryn.
Chaol examina les plats disséminés sur la table, puis évalua le nombre de
mets qu’on servirait encore. Le repas de la veille avait duré une éternité. Et, ce
soir, on n’avait pas encore servi de dessert.
Il observa de nouveau les issues de la salle, passa rapidement en revue les
gardes en la cherchant des yeux…
Quand il se retourna vers la table, il vit qu’Yrene l’observait. La méfiance
et la désapprobation assombrissaient toujours ses yeux dorés, mais il y lut aussi
un avertissement.
Elle savait qui il cherchait. La personne dont l’absence le rongeait.
À sa stupéfaction, elle secoua imperceptiblement la tête : Ne révélez rien de
ce qui vous tracasse, semblait-elle lui dire. Ne demandez à personne de la
rechercher.
Il se tenait déjà sur ses gardes, mais il acquiesça brièvement avant de
recommencer à observer ce qui se passait autour de lui.
Kashin tenta d’engager la conversation avec Yrene, mais à chaque fois, elle
l’éconduisit poliment par des réponses succinctes.
Peut-être que son dédain envers Chaol lors de la consultation tenait à son
caractère plutôt qu’à une hostilité envers Adarlan. Ou peut-être qu’elle haïssait
tout simplement les hommes. Il était difficile de ne pas regarder la mince
cicatrice qui barrait son cou.
Chaol parvint à attendre les desserts pour feindre la fatigue et quitter la
table. Kadja l’attendait déjà à côté des piliers à l’autre bout de la salle, en
compagnie des autres serviteurs. Elle poussa sans un mot sa chaise dont le
raclement des roues lui faisait grincer les dents.
Yrene ne lui adressa pas le moindre bonsoir, ni la moindre promesse de
revenir le lendemain. Elle ne lui accorda même pas un regard.
Quand il regagna leur suite, Nesryn était toujours absente. S’il se lançait à
sa recherche, s’il attirait l’attention sur leur vulnérabilité, sur ce qui les liait, sur
tout ce que des ennemis potentiels risquaient d’utiliser contre eux…
Alors il attendit. Il écouta le murmure de la fontaine, le chant du rossignol
perché sur un figuier du jardin et le carillon régulier de l’horloge trônant sur le
manteau du foyer du salon.
Onze heures. Minuit. Il congédia Kadja en lui disant qu’il n’avait plus
besoin de son aide. Mais elle ne sortit pas, s’adossa au mur peint de l’entrée et
attendit.
Il était presque une heure quand la porte s’ouvrit.
Nesryn se glissa à l’intérieur de la suite. Il le savait parce que les bruits de
ses moindres déplacements lui étaient devenus familiers.
Quand elle vit les chandelles allumées au salon, elle y entra.
Elle était indemne. Et rayonnante. Ses joues étaient roses et ses yeux
avaient plus d’éclat que ce matin.
— Je suis désolée d’avoir manqué le dîner.
— As-tu seulement une idée du souci que je me suis fait ? répondit-il d’une
voix basse et sourde.
Elle s’arrêta net et ses cheveux oscillèrent dans ce mouvement.
— J’ignorais que je devais t’informer de tous mes déplacements. Et c’est
toi qui m’as dit d’y aller.
— Tu es sortie dans une ville étrangère et tu n’es pas revenue à l’heure que
tu m’avais annoncée, dit-il en détachant chaque mot sur un ton mordant.
— Ce n’est pas une ville étrangère… Pas pour moi.
Il frappa l’accoudoir de son fauteuil du plat de la main.
— L’une des princesses a été assassinée il y a quelques semaines, lança-t-il.
Une princesse… Dans son propre palais… Le siège du plus puissant empire du
monde.
Nesryn croisa les bras.
— Rien ne dit qu’elle a été assassinée, répondit-elle. Kashin est
apparemment le seul à le croire.
Mais c’était complètement hors de propos. Même s’il avait presque oublié
d’observer les autres convives ce soir-là, à l’affût du moindre signe de la
présence de Valg.
— Je ne pouvais même pas partir à ta recherche, reprit-il d’une voix trop
calme. Je n’ai même pas osé leur dire que tu avais disparu.
Elle cilla lentement et longuement avant de répondre.
— Ma famille était heureuse de me voir, au cas où tu te le demanderais. Et
elle a reçu un message de mon père hier. Ils ont réussi à s’enfuir. Ils peuvent être
n’importe où à l’heure qu’il est, acheva-t-elle en déboutonnant sa veste.
— Je suis ravi de l’entendre, fit Chaol entre ses dents, même s’il savait
qu’ignorer où se trouvaient ses parents la rongerait tout autant que de ne pas
savoir s’ils étaient en vie. Mais ça ne pourra pas marcher entre nous si tu ne me
dis pas où tu es, ou si tu changes tes plans sans m’avertir, dit-il aussi calmement
qu’il le pouvait.
— J’ai dîné avec ma famille et je n’ai pas vu le temps passer. Ils m’avaient
suppliée de rester.
— Tu sais très bien que tu dois me prévenir dans ce genre de situation.
Surtout après tout ce que nous avons traversé.
— Je n’ai rien à craindre dans cette ville. Ni dans ce pays.
Au ton tranchant sur lequel elle avait prononcé ces paroles, il devina qu’à
Rifthold… ce n’était pas le cas.
Il ne supportait pas qu’elle le ressente.
Il lui demanda pourtant :
— N’est-ce pas justement ce pour quoi nous luttons ? Pour que notre
continent n’ait un jour plus rien à craindre ?
Le visage de Nesryn se ferma.
— Si, répondit-elle.
Elle ôta sa veste et la jeta sur son épaule.
Sans attendre son bonsoir, elle entra dans sa chambre et referma la porte
derrière elle.
Chaol attendit un long moment son retour au salon. Il laissa finalement
Kadja le ramener dans sa chambre et l’aider à se mettre au lit. Quand elle eut
soufflé les chandelles et quitté la pièce sans bruit, il attendait toujours que la
porte de sa chambre se rouvre.
Mais Nesryn ne revint pas. Et il ne pouvait la rejoindre dans sa chambre
sans réveiller cette pauvre Kadja qui dormait dans l’entrée, prête à se lever au
moindre bruit.
Il attendait encore Nesryn quand il sombra dans le sommeil.
CHAPITRE 8

YRENE PRIT SOIN D’ÊTRE PONCTUELLE le lendemain matin. Elle n’avait


envoyé aucun message pour annoncer son arrivée, mais elle était prête à parier
que le seigneur Westfall et la nouvelle capitaine de la garde l’attendraient à dix
heures. Même si, d’après les regards noirs qu’il lui avait lancés la veille, elle se
demandait s’il doutait de son retour.
Peu importait.
Elle hésita à attendre onze heures pour se présenter dans sa suite, car Hasar
et Renia l’avaient emmenée boire un verre la veille après le dîner. Ou plus
exactement elle les avait regardées boire en sirotant elle-même un verre de vin…
et n’avait regagné sa chambre au Torre que vers deux heures du matin. Hasar lui
avait proposé une suite du palais pour la nuit, mais comme elles avaient évité de
justesse que Kashin les accompagne au bar élégant et paisible du quartier de la
Rose, Yrene ne voulait pas davantage risquer de le rencontrer.
Pour tout dire, elle avait hâte que le Khagan renvoie ses enfants dans leurs
résidences respectives. Ils étaient restés plus longtemps que d’usage au palais
après la mort de Tumelun – un sujet qu’Hasar refusait obstinément d’aborder.
Yrene avait à peine connu la jeune princesse, qui avait passé le plus clair de son
temps auprès de Kashin chez les Darghans, dans les steppes et dans les cités
fortifiées de leurs environs. Mais pendant les jours qui avaient suivi la
découverte du cadavre de Tumelun, quand Hafiza en personne avait confirmé
qu’elle s’était jetée du haut du balcon, Yrene avait éprouvé le besoin de revoir
Kashin. Pour lui exprimer sa sympathie, mais aussi pour savoir comment il se
sentait.
Yrene le connaissait assez pour deviner que, malgré son apparence
nonchalante et imperturbable, celle du soldat discipliné qui obéissait aux ordres
de son père et qui commandait son armée de terre… Derrière ce visage souriant
se déchaînait une tempête de souffrance. Il se demandait à coup sûr ce qu’il
aurait pu faire pour protéger sa sœur.
Les relations d’Yrene et de Kashin étaient bel et bien détériorées, mais elle
avait toujours de l’affection pour lui. Elle ne lui avait pas tendu la main pour
autant. Elle avait refusé d’ouvrir la porte qu’elle essayait de fermer pour de bon
depuis plusieurs mois.
Elle s’en était terriblement voulu et il ne se passait pas un jour sans qu’elle
y pense. Surtout quand elle voyait les bannières blanches flotter dans la ville et
au palais. Au dîner de la veille, elle avait fait son possible pour ne pas se
ratatiner de honte devant ses compliments et la fierté avec laquelle il parlait
d’elle alors qu’elle l’ignorait ostensiblement.
« Imbécile », lui avait lancé Eretia quand, lors d’un traitement
particulièrement éprouvant, Yrene lui avait raconté ce qui était arrivé dans les
steppes l’hiver dernier. Yrene savait qu’Eretia avait raison, mais… elle avait
d’autres projets. Des rêves qu’elle ne voulait plus repousser ou abandonner.
Lorsque Kashin et les autres princes et princesses auraient regagné leurs
résidences… Tout redeviendrait plus facile. Tout irait mieux.
Elle regrettait seulement que le retour du seigneur Westfall dans son
royaume de malheur dépende autant de ses soins de guérisseuse.
Elle ravala sa contrariété, se redressa et frappa à la porte de la suite. La jolie
servante vint lui ouvrir avant que l’écho de ces coups ait cessé de résonner dans
le couloir.
Les serviteurs étaient si nombreux au palais qu’Yrene connaissait
seulement le nom de quelques-uns d’entre eux. Pourtant, elle était sûre d’avoir
déjà vu cette fille. Sa beauté l’avait frappée. Elle la salua de la tête avant d’entrer
dans la suite.
Comme les serviteurs du palais étaient généreusement rémunérés et bien
considérés, une compétition sans merci régnait entre eux pour obtenir un emploi
là-bas – d’autant plus que ces places avaient tendance à se transmettre de
génération en génération. Le Khagan et sa cour traitaient les serviteurs en êtres
humains, avec des droits et des lois pour les protéger.
Il en allait tout autrement en Adarlan, où des milliers vivaient et mouraient
dans les fers. Ou pour les esclaves de Calaculla et d’Endovier auxquels on
interdisait de voir le soleil et de respirer l’air frais, et dont on dispersait les
familles sans pitié.
Elle avait entendu parler des massacres perpétrés dans les mines au
printemps dernier. Cette pensée la tourmentait, et lorsqu’elle entra dans le
somptueux salon de la suite, son visage avait perdu l’expression neutre qu’elle
s’était composée. Elle ignorait ce que ces gens-là étaient venus négocier avec le
Khagan, mais celui-ci savait à coup sûr recevoir ses visiteurs.
Le seigneur Westfall et la jeune capitaine étaient assis exactement au même
endroit que la veille, et ni l’un ni l’autre ne paraissaient particulièrement joyeux.
Ils ne se regardaient même pas.
Eh bien, au moins, personne ne se donnerait la peine de faire semblant
d’être aimable, ce matin.
Le seigneur toisait déjà Yrene et il notait sans doute qu’elle avait revêtu la
même robe bleue et les mêmes chaussures que la veille.
Yrene possédait quatre robes en tout. La mauve qu’elle avait portée la veille
au soir était la plus élégante. Hasar lui avait promis de lui procurer des
vêtements plus raffinés, mais la princesse oubliait toujours ses promesses de la
veille. Non qu’Yrene s’en souciât : si elle avait reçu ces cadeaux, elle se serait
sentie obligée de se rendre plus souvent au palais et… Oui, certaines nuits, elle
se sentait bien seule, quand elle se demandait pourquoi elle repoussait Kashin,
quand elle se rappelait que la plupart des jeunes filles auraient été prêtes à tuer et
à lutter sans merci pour être invitées au palais. Mais elle se répétait qu’elle ne
resterait pas longtemps à Antica. Il était donc inutile de ressasser ces pensées.
— Bonjour, lui lança la jeune capitaine, Nesryn Faliq.
Elle paraissait plus alerte et plus sereine, ce matin-là, si ce n’était la tension
nouvelle qu’Yrene sentait entre le seigneur Westfall et elle…
Mais cela ne la regardait en rien, sauf si cela risquait d’affecter la guérison
du patient.
— J’ai parlé à ma supérieure, annonça-t-elle.
Ce qui était un mensonge, même si elle avait effectivement parlé avec
Hafiza.
— Et alors ? demanda Nesryn.
Le seigneur restait silencieux. Ses yeux bruns étaient cernés et il était plus
pâle que la veille. S’il était surpris de la revoir, il n’en laissait rien paraître.
Yrene tira une partie de ses cheveux en arrière et les fixa derrière sa tête à
l’aide d’un petit peigne en bois, laissant le reste de sa chevelure libre. Sa coiffure
favorite quand elle travaillait.
— Alors j’aimerais vous aider à remarcher, seigneur Westfall, répondit-elle.
Le regard du seigneur ne trahit aucune émotion. Nesryn, en revanche,
poussa un soupir de soulagement et se renversa sur les coussins moelleux du
canapé doré.
— Quelles sont vos chances de réussite ? s’enquit-elle.
— J’ai déjà guéri des blessures à la colonne vertébrale. Mais c’était une
mauvaise chute de cheval, pas une blessure de guerre. Et encore moins une
blessure infligée par magie. Je ferai mon possible, mais je ne peux rien vous
promettre.
Le seigneur ne broncha pas dans son fauteuil.
Dis quelque chose, lui intima-t-elle mentalement en soutenant son regard
froid et las.
Ce regard descendit vers sa gorge et la cicatrice qu’elle n’avait pas voulu
effacer quand Eretia le lui avait proposé, l’an passé.
— Est-ce qu’il vous faudra plusieurs heures de travail par jour ? demanda
Nesryn sur un ton égal et presque neutre.
Yrene devina pourtant qu’elle supporterait mal d’être enfermée, même dans
une cage dorée comme le palais du Khagan.
— Si vous avez d’autres obligations à remplir ou d’autres tâches à
accomplir, capitaine, vous pourrez profiter des heures de soins, répondit Yrene
en la regardant par-dessus son épaule. Si jamais nous avons besoin de vous, je
vous en informerai.
— Et pour le déplacer ?
À ces mots, les yeux du seigneur étincelèrent de fureur.
Et, malgré son envie de les jeter tous deux en pâture aux ruks, Yrene
remarqua son indignation et son humiliation et se surprit à dire :
— Je pourrai m’en charger au besoin, mais je crois que le seigneur Westfall
est tout à fait capable de se déplacer sans aide.
Une émotion qui ressemblait à de la gratitude teintée de méfiance passa sur
le visage du seigneur.
— Et je suis parfaitement capable de poser les questions qui me concernent,
lança-t-il à Nesryn.
Le temps d’un éclair, Nesryn eut l’air coupable et se raidit. Mais elle
acquiesça et se mordit la lèvre.
— J’ai reçu des invitations hier, murmura-t-elle à Chaol, dont le regard
s’éclaira d’une lueur de compréhension. Et je compte bien m’y rendre.
Elle avait assez de discernement pour ne pas en révéler davantage sur ses
déplacements.
Chaol hocha la tête.
— Cette fois, envoie-moi un message, répondit-il.
Yrene avait remarqué son inquiétude la veille au soir, quand la capitaine ne
les avait pas rejoints pour le dîner. Cet homme n’avait pas l’habitude de perdre
de vue ceux qu’il aimait et, à présent, il était limité dans ses déplacements pour
partir à leur recherche. Yrene nota tout cela et garda cette information pour plus
tard.
Nesryn prit congé d’eux, peut-être un peu plus sèchement quand elle
s’adressa au seigneur, et partit.
Yrene attendit que la porte se soit refermée pour parler au seigneur.
— Elle a bien fait de rester discrète sur ses déplacements, dit-elle.
— Pourquoi ?
C’était la première fois qu’il s’adressait à elle depuis son arrivée.
D’un geste bref, elle désigna du menton la porte à double battant ouverte
sur l’entrée de la suite.
— Les murs ont des oreilles et des lèvres, répondit-elle. Et tous les
serviteurs sont payés par les enfants du Khagan ou les vizirs pour tendre
l’oreille.
— Je croyais que c’était le Khagan qui les payait tous, observa Chaol.
— Oui, bien sûr, acquiesça Yrene en se dirigeant vers la petite sacoche
qu’elle avait posée près de la porte. Mais ses enfants et les vizirs achètent la
loyauté des serviteurs par d’autres moyens : des faveurs, des avantages et un
certain statut en échange de renseignements. À votre place, je me montrerais
prudent avec les domestiques qui vous ont été assignés.
Si docile que parût la servante qui avait ouvert la porte à Yrene, celle-ci
savait par expérience que les plus petits serpents pouvaient se révéler les plus
venimeux.
— Savez-vous à qui ils… appartiennent ? demanda-t-il en prononçant ce
dernier mot comme s’il était avarié.
— Non, répondit simplement Yrene.
Elle fouilla dans la sacoche, en tira deux fioles contenant un liquide ambré,
un morceau de craie blanche et des serviettes. Il suivait des yeux chacun de ses
mouvements.
— Avez-vous des esclaves en Adarlan ? s’enquit-elle sur un ton désinvolte,
comme pour meubler la conversation pendant ses préparatifs.
— Non. Certainement pas, répondit-il.
Elle posa un cahier relié en cuir noir sur la table, puis haussa un sourcil.
— Pas un seul ?
— Il me paraît juste de payer les gens pour leur travail, comme vous le
faites ici. Et je crois au droit naturel de tout être humain à la liberté.
— Si c’est votre conviction, je suis surprise que votre roi vous ait laissé en
vie.
— J’ai gardé mes convictions pour moi.
— Sage décision. Il vaut mieux se taire pour sauver sa peau que prendre la
défense de milliers d’hommes et de femmes réduits en esclavage.
Chaol se figea.
— On a fermé les camps de travail et cessé toute traite des esclaves,
riposta-t-il. C’est l’un des premiers décrets signés par mon roi. J’étais avec lui
quand il l’a rédigé.
— De nouveaux décrets pour une ère nouvelle, je suppose ?
Ses mots étaient plus acérés que les lames qu’elle transportait dans sa
sacoche… pour opérer, pour racler les chairs gangrenées…
Il soutint son regard sans ciller.
— Dorian Havilliard n’est pas son père. C’est lui que j’ai servi pendant
toutes ces années.
— Mais vous étiez le capitaine de la garde du défunt roi. Je suis surprise
que les enfants du Khagan n’insistent pas pour que vous leur expliquiez
comment vous avez si bien réussi à jouer un double jeu.
Les mains de Chaol se crispèrent sur les accoudoirs de son fauteuil.
— J’ai fait autrefois des choix que j’ai regrettés, dit-il avec raideur. Je peux
seulement aller de l’avant et tâcher de réparer mes erreurs. Et lutter pour qu’elles
ne se répètent pas. Ce qu’il m’est impossible de faire du fond de ce fauteuil,
acheva-t-il en désignant du menton les ustensiles qu’elle avait disposés devant
lui.
— Vous pourriez faire la même chose depuis ce fauteuil, répliqua-t-elle sur
un ton acerbe et en toute sincérité.
Il ne répondit rien. Tant mieux, se dit-elle. S’il n’avait pas envie d’en parler,
elle n’en avait pas plus envie que lui. D’un geste du menton, elle désigna le long
canapé bas en soie dorée.
— Allongez-vous là-dessus sans chemise et à plat ventre, ordonna-t-elle.
— Pourquoi pas sur le lit ?
— Hier, la capitaine Faliq était là. Je n’entrerai pas dans votre chambre en
son absence.
— Elle et moi ne sommes pas…, commença-t-il avant de s’interrompre. Ça
ne poserait aucun problème.
— Vous avez pourtant pu constater hier en quoi cela me poserait un
problème à moi.
— Avec…
— Oui, coupa-t-elle en regardant la porte avec insistance. Ce sera donc le
canapé.
Elle avait surpris le regard que Kashin avait adressé au seigneur la veille
pendant le dîner, et cela lui avait donné envie de se cacher sous la table.
— Et vous ? N’êtes-vous pas intéressée par ce qu’on pourrait vous offrir ?
demanda-t-il en se dirigeant vers le canapé, tout en déboutonnant sa veste.
— Ce n’est pas le genre de vie que j’ai l’intention de mener, répondit-elle.
Les risques d’une telle existence étaient trop élevés. Si Kashin contestait le
nouveau Khagan, il serait mis à mort avec elle, et même leurs enfants. Au mieux,
Hafiza la rendrait infertile dès que le nouveau Khagan aurait produit
suffisamment d’héritiers pour perpétuer la lignée.
Cette nuit-là dans les steppes, Kashin avait balayé toutes ses préoccupations
d’un revers de main et refusé d’admettre l’obstacle insurmontable qu’elles
représenteraient toujours.
Mais Chaol acquiesça, probablement conscient des sacrifices qu’impliquait
un mariage avec un prince ou une princesse qui n’accéderait pas au trône – tel
Kashin, qui n’avait aucune chance d’être choisi comme héritier face à Sartaq,
Arghun ou Hasar.
— Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas vos affaires, conclut Yrene, coupant
court à d’autres questions de Chaol.
Il la toisa lentement, pas comme le faisaient les hommes, comme Kashin le
faisait parfois, mais plutôt comme s’il jaugeait un adversaire.
Yrene croisa les bras, puis répartit le poids de son corps entre ses pieds
comme on le lui avait appris et comme elle l’enseignait maintenant à d’autres. À
la fois assurée et résolue. Prête à affronter n’importe qui.
Y compris des seigneurs d’Adarlan. Il parut le remarquer et il serra les
dents.
— Sans chemise, répéta-t-elle.
Il lui lança un regard furieux, ôta sa chemise et la posa soigneusement par-
dessus sa veste sur l’accoudoir du canapé. Il ôta ensuite ses bottes et ses
chaussettes avec des gestes vifs et brusques.
— Le pantalon aussi, reprit-elle. Gardez vos sous-vêtements.
Il porta les mains à sa ceinture, puis hésita. Il ne pouvait pas retirer son
pantalon sans aide… du moins quand il était dans son fauteuil.
Sans montrer le moindre signe de pitié, elle désigna le canapé.
— Allongez-vous. Je vous déshabillerai moi-même, dit-elle.
Il hésitait encore. Yrene posa les mains sur ses hanches.
— J’aimerais pouvoir dire que vous êtes mon seul patient pour aujourd’hui,
mais j’ai d’autres rendez-vous, déclara-t-elle en mentant effrontément. Allongez-
vous sur le canapé, je vous prie.
Un muscle frémit sur la mâchoire de Chaol, mais il posa une main sur le
canapé, l’autre sur le bord de son fauteuil et se souleva.
La force qu’impliquait ce seul mouvement était digne d’admiration.
Avec la même aisance, les muscles de ses bras, de son dos et de sa poitrine
le hissèrent vers le canapé, sur lequel il se jucha comme s’il le faisait depuis
toujours.
— Vous avez continué à vous entraîner depuis… À quand remonte votre
blessure, au juste ?
— Au milieu de l’été, répondit-il d’une voix creuse et sans timbre en
soulevant ses jambes pour s’allonger, dans un effort qui lui arracha un
grognement. Et, oui, j’ai toujours été très actif avant que ça n’arrive, et je ne vois
aucune raison de ne pas continuer.
Cet homme était un roc. Sa blessure l’avait légèrement fissuré sans le
briser. Elle se demanda s’il en avait conscience.
— Très bien, répondit-elle simplement. Exercer la partie supérieure de
votre corps et vos jambes sera crucial pour votre guérison.
Il observa ces dernières, parcourues de faibles spasmes.
— Exercer mes jambes ? répéta-t-il.
— Je vais vous expliquer, répondit-elle en lui faisant signe de se retourner.
Il s’exécuta avec un nouveau regard de reproche, mais s’étendit sur le
ventre.
Yrene inspira et expira plusieurs fois tout en le jaugeant. Il était assez grand
pour occuper toute la longueur du canapé : bien plus d’un mètre quatre-vingts.
S’il pouvait se remettre debout, il la dépasserait largement.
Elle s’approcha de ses pieds et lui ôta son pantalon en quelques secousses.
Son caleçon était suffisamment couvrant, même si elle devinait la forme de son
postérieur ferme sous le mince tissu. Mais ses cuisses… Elle avait senti leurs
muscles sous sa main la veille, mais maintenant qu’elle les observait…
Ces muscles commençaient à s’atrophier. Ses jambes n’avaient plus la santé
et la vitalité du reste de son corps. Les muscles qui ondulaient sous sa peau
bronzée semblaient moins fermes et moins compacts.
Elle posa la main sur le dos de l’une de ses cuisses et sentit les muscles sous
les poils de la jambe.
Sa magie se déversa en lui, sondant et se répandant à travers son sang et ses
os.
Oui… l’inactivité de ces muscles se faisait déjà sentir.
Yrene s’arrêta et remarqua alors qu’il l’observait, une main posée sur le
coussin qu’il avait calé sous son menton.
— Ils se dégradent, n’est-ce pas ?
Elle garda un visage de pierre.
— Les membres atrophiés peuvent retrouver toute leur vigueur, répondit-
elle. Mais vous avez raison. Nous devrons trouver le moyen de les entretenir, de
les faire travailler pendant tout le traitement, pour que, le jour où vous vous
lèverez, vous ayez le plus de forces possible.
Elle l’avait dit en appuyant légèrement sur « le jour où ».
— Si j’ai bien compris, l’entraînement fera partie du traitement, commenta-
t-il.
— Vous avez dit que vous aimiez rester actif. Il y a de nombreux exercices
adaptés aux blessures de la colonne vertébrale pour faire circuler le sang et
l’énergie dans vos jambes, ce qui vous aidera à guérir. Je vous observerai
pendant ces exercices.
Elle avait évité de dire : « Je vous aiderai. »
Le seigneur Chaol Westfall n’était pas du genre à souhaiter l’aide de
quiconque.
Elle fit quelques pas le long de son corps pour examiner sa colonne
vertébrale. Et l’étrange marque pâle juste au-dessous de sa nuque. Et la première
saillie de son échine.
Même en cet instant, le pouvoir invisible qui tournoyait le long de ses
paumes semblait se rétracter.
— Quelle sorte de magie vous a fait cela ?
— C’est vraiment important ?
Yrene éleva la main au-dessus de la marque, mais retint son pouvoir. Et elle
serra les dents.
— Ça m’aiderait à évaluer les dégâts dans vos nerfs et vos os.
Il ne répondit pas. C’était typique des gens d’Adarlan, cet entêtement.
— Était-ce une magie du feu ? insista-t-elle.
— Non, pas du feu.
Une blessure par magie qui remontait à… au milieu de l’été, avait-il dit.
Quand, d’après la rumeur, la magie avait resurgi dans le continent du Nord.
Libérée par Aelin Galathynius.
— Étiez-vous en train de combattre les porteurs de magie qui ont recouvré
leurs pouvoirs ?
— Non, répondit-il sèchement.
Yrene plongea les yeux dans les siens… et soutint son regard dur. Le sonda.
Ce qui était arrivé ce jour-là avait sans doute été assez éprouvant pour
laisser en lui ces ombres et cette réticence à parler.
Yrene avait guéri des hommes et des femmes qui avaient enduré des
horreurs et qui étaient incapables de répondre à ses questions. Il avait peut-être
servi ce boucher, mais… Yrene réprima une grimace en comprenant ce qui
l’attendait, ce qu’Hafiza avait probablement deviné avant de lui assigner ce cas :
les guérisseurs soignaient non seulement les blessures du corps, mais aussi les
traumatismes qui les accompagnaient. Non par la magie, mais par… la parole.
En accompagnant leurs patients sur des chemins sombres et périlleux.
Et à l’idée d’en faire autant avec lui… Yrene chassa cette pensée. Plus tard.
Elle y penserait plus tard.
Elle ferma les yeux, dévida délicatement sa magie comme un fil et posa la
main sur l’éclaboussure en forme d’étoile au sommet de son dos.
Le froid l’assaillit brutalement, transperçant son sang et ses os de ses
aiguillons.
Elle recula, comme s’il l’avait frappée.
Froid, ténèbres, fureur, douleur…
Elle serra les dents, se raidit contre l’écho vibrant dans ses os et déroula le
fil de son pouvoir dans ces ténèbres.
La douleur avait dû être intolérable quand cette magie l’avait frappé.
Yrene avança en repoussant le froid… le froid, le vide et une sensation
poisseuse et malsaine qui n’était pas de ce monde.
Une magie venue d’ailleurs, chuchota une voix en elle. Rien de naturel ni
de bon. Rien de connu d’elle, rien dont elle avait fait l’expérience jusqu’à cet
instant.
Sa magie lui hurlait de cesser, de reculer…
— Yrene…
Ce mot venait de très loin tandis que le vent, la noirceur et le vide
rugissaient autour d’elle.
Soudain, cet écho du néant… parut s’éveiller.
Le froid l’envahit, brûlant ses membres, s’étendit, l’encercla.
Yrene projeta son pouvoir aveuglément, dans un jaillissement de lumière
aussi pure que de l’écume de mer.
La noirceur recula comme une araignée détalant vers un recoin obscur.
Juste assez pour qu’Yrene puisse retirer sa main, s’arracher à cette étreinte et
voir Chaol la regarder bouche bée.
Elle baissa les yeux vers ses mains et se rendit compte qu’elles tremblaient.
Elle regarda à nouveau cette éclaboussure pâle sur la peau hâlée du seigneur.
Cette présence… Elle ramena sa magie en elle en lui intimant de réchauffer ses
os et son sang et de l’apaiser – tandis qu’elle-même apaisait sa magie, comme si
une main invisible caressait son pouvoir pour le calmer.
— Dites-moi ce que c’est, bredouilla-t-elle d’une voix rauque, car elle
n’avait encore jamais vu, ni rien senti, ni découvert de comparable.
— Est-ce que c’est à l’intérieur de moi ? demanda-t-il.
C’était de la peur, une peur authentique, qu’elle lisait dans ses yeux.
Oh, il savait à coup sûr. Il savait quelle sorte de magie l’avait frappé et ce
qu’elle recelait. Il en savait assez pour être terrifié. Si un tel pouvoir existait en
Adarlan…
Yrene sentit sa gorge se serrer.
— Je crois… je crois que c’est seulement… seulement l’écho de quelque
chose de plus puissant. Comme un tatouage ou une marque au fer rouge. Ce
n’est pas un être vivant, mais…
Elle fléchit les doigts. Si une simple exploration de ces ténèbres par sa
magie avait déclenché une telle réaction, que serait un déchaînement sans frein
de ce pouvoir… ?
— Dites-moi ce que c’est, insista-t-elle. Si je dois avoir affaire à… à ça, je
dois savoir. Dites-moi tout ce que vous pouvez.
— Je ne peux pas.
Yrene ouvrit la bouche pour répondre, mais le regard du seigneur se tourna
vers la porte ouverte. C’était un écho de l’avertissement qu’elle lui avait donné
plus tôt.
— Dans ce cas, nous tâcherons de contourner l’obstacle, déclara-t-elle.
Asseyez-vous. Je veux examiner votre cou.
Il obéit et elle l’observa pendant que les muscles puissants de son ventre le
redressaient. Puis il posa les pieds sur le sol avec précaution. Bien, se dit-elle. Il
avait non seulement de la mobilité, mais aussi l’assurance, le calme et la
patience nécessaires pour travailler avec son corps… C’était bon signe.
Yrene garda ses réflexions pour elle et se dirigea, les genoux encore
flageolants, vers le bureau sur lequel elle avait posé les fioles au contenu ambré.
Des huiles de massage au romarin et à la lavande, qu’on cultivait juste au-delà
des remparts d’Antica, et à l’eucalyptus venu du sud du continent.
Elle choisit l’eucalyptus, dont le parfum frais et pénétrant l’enveloppa
quand elle ôta le bouchon, puis s’assit à côté de Chaol sur le canapé. Une
fragrance apaisante pour elle comme pour lui.
Assis comme ils l’étaient sur ce canapé, il la dépassait en effet d’une bonne
tête et, en voyant la masse de ces muscles, elle comprit pourquoi il avait tenu à
rester dans cette position. Être ainsi à côté de lui était tout différent de se tenir
debout devant lui et de le toucher. Être assise à côté d’un seigneur d’Adarlan…
Yrene chassa cette pensée, versa un peu d’huile dans le creux de sa paume
et se frotta les mains pour la réchauffer. Il inspira profondément, comme pour
imprégner ses poumons de cette odeur, et Yrene ne fit aucun effort de
conversation quand elle posa les mains sur sa nuque.
Elle massa sa nuque, puis ses épaules en décrivant de larges cercles.
Quand elle pressa un nœud de tension entre son cou et son épaule, il poussa
un grondement sourd dont elle sentit la vibration dans ses mains, et il se raidit.
— Pardon, fit-il.
Elle ignora ses excuses et pressa le nœud avec ses pouces. Un autre
grognement lui échappa. Peut-être était-ce cruel de ne faire aucun commentaire
sur la gêne qu’il ressentait, de ne pas tenter de la chasser. Mais elle se contenta
de se pencher davantage vers lui et de faire glisser ses mains le long de son dos
en évitant soigneusement cette horrible marque.
Elle contint fermement sa magie afin qu’elle ne frôle plus cet emplacement.
— Dites-moi ce que vous savez, murmura-t-elle à son oreille, la joue assez
proche de la sienne pour effleurer la barbe naissante sur sa mâchoire.
Maintenant.
Il attendit un instant, aux aguets. Et, quand les mains d’Yrene glissèrent sur
sa nuque, pétrissant des muscles noués au point de la faire grimacer, le seigneur
Westfall commença à chuchoter.

À son grand mérite, Yrene Towers eut la force de poursuivre son massage
tandis que Chaol racontait à son oreille les horreurs que même un dieu des
ténèbres n’aurait pu invoquer.
Des portails, des pierres et des chiens de Wyrd. Les Valg, Erawan, ses
princes et ses torques. Aux yeux de Chaol lui-même, ces récits sonnaient comme
l’un des contes que sa mère aurait pu lui chuchoter autrefois, lors de ces longues
nuits d’hiver à Anielle, tandis que les vents déchaînés mugissaient autour de leur
forteresse de pierre.
Il ne dit rien des clefs à Yrene. Ni du roi réduit en esclavage pendant vingt
ans. Ni de l’esclavage de Dorian. Il ne lui dévoila pas le nom de la personne qui
l’avait attaqué, ni la véritable identité de Perrington. Il lui révéla seulement le
pouvoir des Valg et la menace qu’ils constituaient. Et leur alliance avec
Perrington.
— Donc le… l’agent de ces démons… C’est sa magie qui vous a blessé,
résuma Yrene à mi-voix, une main levée au-dessus de la marque sur son échine.
Elle n’osait pas la toucher et elle l’avait évitée pendant tout son massage,
comme si elle redoutait tout contact avec le sombre écho de ce pouvoir. Sa main
remonta vers son épaule gauche et recommença à la pétrir savamment. Il avait
peine à réprimer un grognement sous la tension qu’elle chassait de ses épaules et
de son dos douloureux, de ses bras et de sa nuque.
Il ne s’était pas rendu compte à quel point ils étaient noués et combien il
s’était épuisé à l’entraînement.
— Oui, murmura-t-il enfin, elle était même censée me tuer, mais… j’ai été
sauvé.
— Par quoi ?
Toute trace de peur avait disparu de la voix d’Yrene et ses mains ne
frémissaient plus, mais Chaol ne sentait guère de chaleur en elles.
Il tourna la tête pour lui permettre de dénouer plus facilement un muscle si
contracté qu’il en grinçait des dents.
— Par un talisman qui me protégeait de ce genre de mal… et par un peu de
chance, répondit-il.
Et par un reste de miséricorde d’un roi qui avait voulu porter ce dernier
coup, par bonté, non seulement envers lui, mais envers Dorian.
Les mains miraculeuses d’Yrene s’immobilisèrent. Elle s’écarta et scruta
son visage.
— Aelin Galathynius a détruit le château de verre. C’est pour ça qu’elle l’a
fait… Et qu’elle a pris Rifthold… Pour les vaincre ? demanda-t-elle.
Et vous, où étiez-vous à cet instant ? était sa question implicite.
— Oui, répondit-il. Nesryn, elle et moi avons lutté ensemble… Et bien
d’autres encore.
D’autres dont il n’avait aucune nouvelle, aucune idée de l’endroit où ils se
trouvaient, combattaient, luttaient pour sauver leur pays, leur avenir, tandis que
lui était là. Incapable d’obtenir ne serait-ce qu’un entretien en privé avec un
prince, sans même parler du Khagan.
Yrene réfléchit un instant.
— Ce sont donc les monstres qui se sont alliés avec Perrington, dit-elle
doucement. Ce que vos armées combattront.
Elle blêmit de nouveau, mais il lui donna en échange toute la vérité qu’il
pouvait lui offrir.
— Oui, répondit-il.
— Et vous… vous les combattrez aussi ?
Il lui adressa un sourire amer.
— Si vous et moi pouvons me remettre sur pied.
Si vous pouvez faire l’impossible.
Mais elle ne lui rendit pas son sourire. Elle se rassit sur le canapé, puis
l’examina, sur ses gardes et distante. Pendant un instant, il crut qu’elle allait
parler, lui poser une question, mais elle secoua la tête sans un mot.
— J’ai un certain nombre de recherches à faire avant de me risquer plus
loin, dit-elle en désignant son dos, et il se souvint qu’il était encore en sous-
vêtements.
Il réprima son envie d’attraper ses vêtements.
— Est-ce que ces soins pourraient vous mettre en danger ? demanda-t-il.
S’il y avait ne serait-ce qu’un risque…
— Je ne sais pas. Je… n’ai vraiment jamais rien vu de semblable
auparavant, répondit-elle. Il faudrait que je l’examine de plus près avant de
commencer le traitement et de vous composer un programme d’exercices. Je
dois effectuer des recherches à la bibliothèque du Torre ce soir.
— Oui, bien sûr.
Si cette maudite blessure devait leur faire le moindre mal, il refuserait de se
faire soigner par elle. Même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait alors, il
refuserait qu’elle le touche. Quant au risque et à l’effort…
— Vous n’avez jamais parlé de votre rémunération. Pour votre aide, dit-il.
C’était certainement exorbitant, puisque le Torre lui envoyait sa meilleure
guérisseuse, puisqu’elle possédait un tel savoir-faire…
Yrene fronça les sourcils.
— Si vous y tenez, vous pouvez faire un don pour l’entretien du Torre et de
son personnel, mais vous ne me devez rien, répondit-elle.
— Pourquoi ?
Elle se leva en glissant une main dans sa poche.
— J’ai reçu le don de guérison de Silba. C’est mal de se faire payer pour un
don qui vous a été accordé sans contrepartie.
Silba… la déesse de la guérison.
Il avait connu une autre jeune femme qui possédait ce don divin. Il n’était
pas surprenant que le regard de ces deux guérisseuses brille de la même ardeur
indomptable.
Yrene reprit la fiole contenant cette huile au parfum suave et commença à
ranger ses affaires dans son sac.
— Pourquoi êtes-vous revenue pour m’aider ? demanda-t-il.
Yrene s’immobilisa et son corps mince se crispa. Puis elle se tourna vers
lui.
Le vent soufflant du jardin fit voleter des mèches de ses cheveux à demi
relevés sur sa poitrine et ses épaules.
— Je pensais que si je refusais, la capitaine Faliq et vous-même me le feriez
payer un jour ou l’autre, répondit-elle.
— Nous ne comptons pas rester ici éternellement, dit-il sans tenir compte
de ce qu’elle pouvait laisser entendre d’autre.
Yrene haussa les épaules.
— Moi non plus.
Elle boucla son sac et se dirigea vers la porte.
— Vous comptez donc retourner là-bas ? demanda-t-il, et cette question
l’arrêta net.
À Fenharrow ? En enfer ?
Yrene lança un regard vers la porte et les serviteurs qui écoutaient et
attendaient dans l’entrée.
— Oui, répondit-elle.
Elle ne voulait pas simplement retourner à Fenharrow ; elle comptait aider
les armées en guerre… Car on aurait besoin de guérisseurs… désespérément
besoin. Quoi d’étonnant qu’elle ait pâli devant les horreurs qu’il lui avait
décrites en murmurant ? Ce n’était pas seulement ce que leurs armées devraient
affronter, mais aussi ce qui pourrait la tuer…
— C’est la moindre des choses. Après tout ce qu’on m’a donné… toute la
bonté qu’on m’a témoignée, ajouta-t-elle en le voyant hausser les sourcils.
Il eut envie de l’avertir du danger, d’insister pour qu’elle reste là, en
sécurité, à l’abri. Mais alors qu’elle attendait sa réponse, il lut de la méfiance
dans son regard. D’autres lui avaient probablement recommandé de rester et
avaient peut-être même instillé en elle un certain doute sur ses projets.
Alors Chaol se contenta de dire :
— La capitaine Faliq et moi-même… Nous ne sommes pas du genre à
entretenir des rancœurs. Et nous ne vous punirions jamais pour avoir refusé de
me soigner.
— Vous avez servi un homme qui agissait pourtant ainsi.
Et vous avez probablement exécuté ses ordres.
— Me croiriez-vous si je vous disais qu’il chargeait des agents qui n’étaient
pas sous mes ordres de faire son sale boulot, en me laissant le plus souvent dans
l’ignorance ? demanda-t-il.
L’expression d’Yrene était éloquente. Elle tendit la main vers la poignée de
la porte.
— Je savais, reprit-il. Je savais qu’il avait commis et commettait des
atrocités sans nom. Je savais que des armées s’étaient rebellées contre lui quand
j’étais encore enfant et qu’il les avait écrasées. Je… Pour devenir capitaine de sa
garde, j’ai dû renoncer à certains… privilèges. À certains avantages. Je l’ai fait
de mon plein gré parce que je misais sur l’avenir. Sur Dorian. Même quand
j’étais encore tout jeune, je savais qu’il n’était pas le digne fils de son père. Je
savais qu’un avenir meilleur était possible sous le règne de Dorian s’il survivait
assez longtemps… et s’il n’était pas brisé moralement. S’il avait un allié, un
véritable ami, dans le nœud de vipères de cette cour. Aucun de nous deux n’était
encore assez mûr ni assez fort pour tenir tête à son père. Nous avions vu ce qui
arrivait à ceux qui parlaient de rébellion, ne serait-ce qu’à voix basse. Je savais
que si Dorian ou moi-même faisions un seul pas de travers, son père le tuerait,
qu’il fût son héritier ou non, alors je n’ai recherché que la stabilité et la sécurité
du statu quo.
Le visage d’Yrene n’avait pas cillé, ne s’était ni adouci ni durci.
— Et que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Il prit enfin sa chemise. Il lui semblait au fond de circonstance de s’être
ainsi mis à nu alors qu’il était presque dévêtu sur ce canapé.
— Nous avons rencontré quelqu’un qui nous a entraînés sur un chemin que
j’ai refusé de suivre, jusqu’au moment où nous avons dû payer un prix élevé.
Bien trop élevé. Alors vous pouvez m’en vouloir, Yrene Towers, et je ne vous le
reprocherai pas. Mais vous devez me croire quand je vous dis que personne en
Erilea ne me déteste davantage que moi-même.
— À cause du nouveau chemin qu’on vous a forcé à emprunter ?
Il enfila sa chemise, puis tendit la main vers son pantalon.
— À cause de mon refus initial de suivre ce chemin… et des erreurs que
j’ai commises précisément pour cette raison.
— Et maintenant, quel chemin avez-vous emprunté ? Comment le bras droit
du roi d’Adarlan construira-t-il l’avenir de ce royaume ?
Personne ne lui avait posé cette question jusqu’ici. Pas même Dorian.
— J’apprends encore, je dois encore… faire des choix, avoua-t-il. Mais il
faudra commencer par chasser Perrington et les Valg de notre continent.
Elle nota ce « notre » et se mordilla la lèvre comme si elle le goûtait.
— Que s’est-il passé au juste au milieu de l’été dernier ? demanda-t-elle.
Il était resté plutôt vague à ce sujet. Il ne lui avait rien raconté de l’attaque,
des jours et des mois qui l’avaient précédée, ni du lendemain.
L’image d’une chambre s’imposa à Chaol : une salle dans laquelle une tête
roulait sur le marbre et où Dorian hurlait. Elle se fondit avec une autre vision,
celle de Dorian assis à côté de son père, le visage froid comme la mort et plus
cruel que tout le royaume d’Hellas.
— Je vous ai raconté ce qui est arrivé.
Yrene l’observa en jouant avec la bandoulière de sa lourde sacoche en cuir.
— Vous confronter aux conséquences émotionnelles de votre blessure fera
partie du processus de guérison, dit-elle.
— Je n’ai pas besoin de me confronter à quoi que ce soit. Je sais ce qui est
arrivé avant, pendant et après, déclara-t-il.
Yrene demeurait parfaitement immobile et ses yeux au regard trop vieux
pour son âge restaient impassibles.
Le défi restait suspendu dans l’air entre eux, la peur se répandait dans le
ventre de Chaol et les mots qu’il venait de prononcer lui laissèrent un goût amer
quand elle tourna les talons et sortit.
CHAPITRE 9

DEUX HEURES PLUS TARD, la tête adossée au bord du bassin creusé dans le
sol en pierre de la vaste grotte souterraine du Torre, Yrene scrutait l’obscurité
qui semblait tapie loin au-dessus d’elle.
La Matrice était presque déserte en ce milieu d’après-midi. Yrene avait
pour toute compagnie les sources d’eau chaude qui s’écoulaient dans la douzaine
de bassins de la grotte, et les gouttes chutant de stalactites sur les innombrables
cloches pendues à des chaînes entre les piliers de pierre pâle saillant de la roche
antique.
La lumière des bougies placées dans des alcôves naturelles et aux
extrémités de chaque bassin dorait les vapeurs de soufre et soulignait les reliefs
des chouettes sculptées sur chaque mur et sur chaque pilier qui semblaient
frémir.
La tête calée sur une étoffe moelleuse au bord du bassin, les yeux levés vers
le plafond, Yrene respirait l’air lourd de la Matrice et regardait la vapeur monter
et se fondre dans l’obscurité pure et fraîche, loin au-dessus de sa tête. Autour
d’elle résonnaient des échos clairs et suaves parfois interrompus par des notes
limpides et solitaires.
Personne au Torre ne savait qui avait apporté les cloches d’argent, de verre
et de bronze dans la chambre souterraine de la Matrice de Silba. Elles étaient là
depuis si longtemps qu’elles étaient couvertes de concrétions et que leurs sons,
alors que l’eau gouttait des stalactites, n’étaient plus qu’un tintement sourd. Mais
c’était la tradition – à laquelle Yrene s’était pliée – pour chaque nouvelle venue
au Torre d’apporter une cloche sur laquelle étaient gravés son nom et la date de
son arrivée. Il fallait ensuite lui trouver une place dans la grotte avant de
s’immerger dans les eaux remplies de bulles de la Matrice. La cloche resterait
suspendue là pour l’éternité et offrirait sa musique et son aide à toutes les
guérisseuses qui viendraient par la suite et entendraient ainsi les voix de leurs
sœurs bien-aimées chanter pour elles.
Et vu le nombre de guérisseuses qui étaient passées par le Torre et le
nombre de cloches, petites et grandes, suspendues dans la grotte… la chambre
entière, qui était presque aussi vaste que la salle de réception du Khagan,
résonnait de carillons déferlant comme des vagues. Ce bourdonnement continu
emplissait le crâne et la moelle d’Yrene tandis qu’elle s’imprégnait de la chaleur
exquise des lieux.
Un architecte avait découvert en des temps reculés des sources chaudes à
plusieurs mètres au-dessous du Torre et construit un réseau de bassins entre
lesquels circulait l’eau, en un flux constant de chaleur et de courant. Yrene avait
posé la main sur l’une des grilles au flanc du bassin et laissait l’eau qui s’en
écoulait gicler entre ses doigts avant de se déverser par la grille du bord opposé,
de se fondre dans le courant et dans le cœur en sommeil de la Terre.
Yrene inspira à fond et repoussa les cheveux mouillés collés à son front.
Elle s’était lavée avant de s’immerger dans le bassin, comme chaque visiteuse
devait le faire dans l’une des petites antichambres de la Matrice, afin de se
purifier de la poussière, du sang et des souillures du monde du dessus. Une
aspirante l’avait attendue pour lui remettre un léger peignoir lavande, la couleur
de Silba, qu’Yrene était tenue de porter à l’intérieur de la Matrice. Elle l’avait
ôté et posé sur le bord du bassin où elle s’était plongée, ne gardant sur elle que la
bague de sa mère.
Elle leva la main dans les tourbillons de vapeur pour examiner ce bijou et
observer les jeux de la lumière sur l’anneau d’or et le grenat, qu’elle faisait
flamboyer comme une braise. Autour d’elle, les cloches tintaient, bourdonnaient
et chantaient et ces bruits se fondaient si bien avec celui des gouttes qu’Yrene
avait l’impression de dériver sur une rivière de sons.
L’eau était l’élément de Silba. En s’immergeant dans les eaux sacrées de la
Matrice, loin du monde extérieur, on plongeait dans le sang vital de la déesse.
Yrene savait qu’elle n’était pas la seule guérisseuse qui, dans ces eaux, éprouvait
la sensation d’être nichée dans la chaleur du ventre de Silba. Comme si ce lieu
avait été créé uniquement pour elles.
Et cette obscurité au-dessus d’elle… Elle était très différente des ténèbres
qu’elle avait entrevues dans le corps du seigneur Westfall. C’était l’opposé de
cette noirceur. L’obscurité au-dessus d’elle était celle de la création, du repos et
de la pensée en formation.
Alors qu’Yrene scrutait les ténèbres de la Matrice de Silba, elle eut la
certitude que quelque chose la scrutait en retour. Et que cette chose tendait
l’oreille, pendant qu’Yrene songeait à tout ce que le seigneur lui avait décrit.
Des horreurs sorties tout droit de cauchemars immémoriaux. Des créatures
d’un autre monde. Des démons. Des magies délétères. Des entités prêtes à
déferler sur sa terre natale. Même dans les eaux chaudes et apaisantes de la
grotte, elle sentait son sang se glacer en y pensant.
Sur ces lointains champs de bataille dans le Nord, elle s’était attendue à
soigner des blessures de poignards et de flèches ou des os rompus. À guérir
toutes les maladies qui infestent les camps militaires, surtout durant les mois les
plus froids. Mais pas les plaies laissées par des créatures qui détruisaient les
âmes comme les corps à l’aide de serres, de griffes et de poison. Le pouvoir
maléfique lové autour de la blessure de cette colonne vertébrale… Ce n’était ni
une fracture ni un enchevêtrement de nerfs… Enfin, si, techniquement. Mais
cette blessure était étroitement liée à cette magie funeste.
Yrene était encore imprégnée de cette sensation poisseuse, du souvenir que,
au cœur de cette blessure, quelque chose avait remué. Et s’était réveillé.
Le tintement des cloches déferlait et refluait, berçant son esprit, l’incitant à
se reposer, à s’ouvrir…
Elle se rendrait à la bibliothèque dès ce soir pour faire des recherches sur ce
que le seigneur lui avait affirmé, pour voir si quelqu’un avait réfléchi avant elle à
des blessures infligées par la magie.
Mais la guérison ne dépendrait pas d’elle seule.
Elle l’avait laissé entendre à son patient avant de prendre congé. Mais
comment affronter cette entité tapie en lui ?
Comment ?
Yrene articula ce mot sans bruit dans la vapeur et l’obscurité, dans le
silence traversé de tintements et de bulles.
Elle voyait encore le fil de sa magie se rétracter, reculer d’horreur devant ce
pouvoir démoniaque. Ce pouvoir à l’opposé d’elle et de sa magie. Dans
l’obscurité qui s’étendait au-dessus d’elle, elle voyait tout cela. Dans l’obscurité
étendue au-dessus d’elle, au creux de la Matrice terrestre de Silba… Une voix
l’appelait.
Comme pour lui dire : Va où tu as peur de te risquer.
La gorge d’Yrene se serra. Plonger dans le gouffre suppurant du pouvoir
qui s’était fixé sur le dos du seigneur…
Va, chuchotait la douce noirceur, et l’eau qui coulait autour d’Yrene
semblait chanter au rythme de cette phrase. Comme si Yrene nageait dans les
veines de Silba.
Va, répéta la voix tandis que l’obscurité au-dessus d’Yrene semblait
s’étendre et se rapprocher d’elle.
Yrene ne lui résista pas, la scruta plus profondément et entra en elle.
Lutter contre cette puissance destructrice tapie dans le corps du seigneur, se
soumettre à cette épreuve pour Hafiza, s’exposer à ce danger pour un fils
d’Adarlan, alors que son peuple à elle était attaqué ou combattait dans cette
guerre lointaine et que chaque jour passé à Antica retardait son propre départ…
Non, je ne peux pas.
Non : tu ne veux pas, répondit la merveilleuse obscurité, la mettant au défi.
Yrene céda. Elle avait promis à Hafiza de rester pour soigner cet homme,
mais ce qu’elle avait senti ce matin-là… La guérison risquait de prendre un
temps infini – en admettant qu’elle puisse aider son patient. Elle avait promis de
le guérir mais si, pour soigner certaines blessures, la guérisseuse devait
accompagner le malade tout le long du chemin, alors cette blessure-là…
L’obscurité parut reculer.
Je ne peux pas, insista Yrene.
Aucune voix ne lui répondit. À quelque distance, comme si Yrene était
maintenant très loin d’elle, une cloche émit un son clair et pur.
À ce son, Yrene cilla et reprit pied dans l’instant présent. Elle sentit de
nouveau ses membres et sa respiration comme si elle les avait laissés au-dessous
d’elle en s’envolant de son corps.
Elle scruta l’obscurité, mais ne vit qu’une pénombre douce et vide comme
si elle avait été désertée. La présence qu’elle avait sentie un instant plus tôt
s’était évanouie. Comme si Yrene l’avait rejetée et déçue.
La tête lui tournait un peu quand elle s’assit en étirant ses membres
légèrement ankylosés malgré l’eau riche en minéraux. Combien de temps était-
elle restée immergée ?
Elle frotta ses bras glissants, le cœur battant violemment, en sondant les
environs comme si la Matrice détenait encore une réponse au sujet de ce
qu’Yrene devait faire et de ce qui l’attendait. Une alternative.
Mais rien ne vint.
Un bruit filtra dans la grotte, un bruit qui n’était clairement ni un tintement,
ni un écoulement, ni un clapotement. C’était plutôt une inspiration frémissante et
étouffée.
Yrene se retourna, faisant pleuvoir des gouttes des mèches échappées de
son chignon, et découvrit une guérisseuse assise dans l’eau à l’autre extrémité
des rangées de bassins bordant la chambre. Il était presque impossible de la
distinguer à travers les voiles mouvants de vapeur mais, de toute façon, Yrene ne
connaissait pas les noms de chaque guérisseuse du Torre.
Le même bruit résonna encore dans la grotte. Yrene se redressa et, les
mains appuyées sur le sol sombre et frais, émergea de l’eau. Des nuées de vapeur
déferlèrent de sa peau quand elle tendit un bras, puis passa le peignoir dont
l’étoffe légère se colla à son corps trempé.
Le protocole dans la Matrice était strict. C’était un lieu de solitude et de
silence. Les guérisseuses s’immergeaient pour rétablir le contact avec Silba et
pour se recueillir. Certaines cherchaient une aide, d’autres une absolution,
d’autres encore se détendaient après une dure journée de travail, se libéraient du
trop-plein d’émotions qu’elles devaient dissimuler aux patients, voire à tout le
monde.
Et même si Yrene savait que la guérisseuse qui se tenait de l’autre côté
avait le droit à la tranquillité, même si elle se préparait à sortir pour la laisser
pleurer en paix…
Les épaules de la femme tremblaient. Elle laissa échapper un nouveau
sanglot étouffé.
Yrene s’approcha d’elle presque sans bruit et vit les larmes qui ruisselaient
sur son visage juvénile, sa peau brun doré et ses cheveux châtains mêlés d’or
presque identiques aux siens. Elle lut la désolation dans les yeux fauves de la
jeune femme qui scrutait l’obscurité au-dessus d’elle, tandis que ses larmes
tombaient de sa mâchoire délicate dans l’eau où elles laissaient des cercles
concentriques.
Certaines blessures ne pouvaient être guéries. Certaines maladies défiaient
même la magie des guérisseuses quand leurs racines étaient trop profondes.
Quand les soins venaient trop tard. Ou quand les guérisseuses ne repéraient pas
les signes révélateurs.
La jeune femme ne regarda pas Yrene quand elle s’assit en silence à côté du
bassin, les genoux repliés contre la poitrine, prit sa main et entrelaça leurs doigts.
Yrene resta immobile, tenant la main de la guérisseuse qui pleurait sans
bruit, dans la vapeur mouvante remplie des sons limpides et suaves des cloches.
— Elle avait trois ans, murmura la jeune femme au bout de très longues
minutes.
Yrene pressa sa main moite sans trouver de mots pour la réconforter et
l’apaiser.
— Je préférerais…
La voix de la femme se brisa et tout son corps trembla. Les reflets de la
lumière des bougies tressautaient sur sa peau brune.
— Je préférerais parfois n’avoir jamais reçu ce don.
À ces mots, Yrene se figea.
La guérisseuse tourna enfin la tête vers elle et scruta son visage. Une lueur
dans son regard révéla qu’elle reconnaissait Yrene.
— Ressentez-vous parfois la même chose ? demanda-t-elle abruptement.
Non, Yrene ne l’avait jamais ressenti. Pas une seule fois. Pas même quand
la fumée du feu dans lequel sa mère avait été immolée lui avait piqué les yeux et
qu’elle avait alors compris qu’elle ne pourrait pas la sauver. Elle n’avait jamais
haï le don qu’elle avait reçu parce que pendant toutes ces années, grâce à lui, elle
n’avait jamais été seule. Même quand la magie avait disparu de son pays natal,
elle avait senti sa présence comme une main tiède posée sur son épaule. Comme
un rappel de celle qu’elle était, de ses origines, un lien vivant avec
d’innombrables générations de femmes de sa famille qui avaient suivi ce chemin
avant elle.
La guérisseuse chercha dans les yeux d’Yrene la réponse qu’elle attendait.
La réponse qu’Yrene ne pouvait lui donner. Yrene se borna donc à presser sa
main.
Va où tu as peur de te risquer.
Yrene savait maintenant ce qu’elle devait faire. Et elle aurait préféré
l’ignorer.

— Alors ? Est-ce qu’Yrene vous a déjà guéri ?


Assis à la grande table de la salle de réception du Khagan, Chaol se tourna
vers la princesse Hasar, séparée de lui par plusieurs sièges. Une brise
rafraîchissante annonciatrice de pluie soufflait des fenêtres ouvertes et agitait les
bannières funéraires suspendues à la partie supérieure de leurs encadrements.
Kashin et Sartaq regardèrent Hasar et Chaol. Sartaq, les sourcils froncés,
lança un regard désapprobateur à sa sœur.
— Si douée que soit Yrene, nous n’en sommes qu’au premier stade de ce
qui sera probablement un processus assez long, répondit Chaol en choisissant ses
mots avec précaution, conscient que de nombreux convives l’écoutaient sans
rien en laisser paraître. Elle devait se rendre cet après-midi à la bibliothèque du
Torre pour y faire des recherches.
Les lèvres d’Hasar se relevèrent en un sourire venimeux.
— Quelle chance d’avoir encore le plaisir de votre compagnie pour un
certain temps, ironisa-t-elle, comme s’il restait ici de son plein gré.
— Toute opportunité pour nos deux pays de nouer des liens est une
véritable chance, en effet, déclara Nesryn, encore radieuse après l’après-midi
qu’elle avait passé en famille.
— Très juste, répondit laconiquement Hasar.
Puis elle se remit à picorer dans son assiette de tomates et d’okras froids.
Son amante restait invisible, tout comme Yrene. La terreur de la guérisseuse ce
matin-là… avait été presque palpable. Mais elle s’était ressaisie par la force de
sa volonté. De sa volonté et de son caractère, supposait Chaol. Il se demanda
lequel des deux l’emporterait, au bout du compte.
En réalité, une part infime de lui espérait qu’Yrene garderait ses distances,
ne fût-ce que pour lui épargner le travail qu’ils devraient faire ensemble et sur
lequel elle avait insisté. Un travail qui consisterait à parler. À discuter d’un
certain nombre de choses. De lui-même, entre autres.
Demain, il lui ferait clairement comprendre qu’il serait tout à fait capable de
guérir sans cette contrainte.
Il resta silencieux pendant un long moment pour observer les convives, les
serviteurs qui allaient et venaient et les gardes postés aux fenêtres et aux entrées.
À la vue de leurs uniformes, de leur haute taille et de la fierté de leur
maintien, l’émincé d’agneau pesa soudain comme du plomb sur son estomac.
Combien de repas avait-il passé ainsi, posté près de portes ou dans une cour pour
veiller sur son roi ? Combien de fois avait-il réprimandé ses hommes parce
qu’ils ne se tenaient pas assez droit ou parce qu’ils bavardaient entre eux, avant
de les réassigner à des rondes subalternes ?
L’un des gardes remarqua qu’il le fixait et lui adressa un bref signe de tête.
Chaol détourna rapidement les yeux, les mains moites. Mais il se força à
observer les autres convives, leurs visages, leurs vêtements, leurs gestes et leurs
sourires.
Nul signe d’une puissance maléfique venue de Morath ou d’ailleurs. Nul
autre que ces bannières blanches en l’honneur de la princesse morte.
Aelin avait affirmé que les Valg dégageaient une puanteur particulière et il
avait vu leur sang noir couler tant de fois qu’il ne les comptait plus, mais, à
moins de demander à toutes les personnes présentes dans cette salle de s’entailler
la main…
En fait, ce n’était pas une mauvaise idée, à condition qu’il puisse obtenir
une audience avec le Khagan pour le convaincre de donner cet ordre. Afin de
voir qui s’enfuirait ou trouverait des excuses pour se dérober à cet examen.
Une audience avec le Khagan pour le convaincre du danger et peut-être
accomplir enfin quelques progrès en direction de cette alliance avec lui. Pour
que les princes et les princesses assis à cette table autour de lui ne soient jamais
forcés de porter un torque des Valg. Pour épargner à ceux qu’ils aimaient de ne
plus lire qu’une cruauté et une malice millénaires sur leurs visages.
Chaol prit une profonde inspiration, puis se pencha vers le Khagan assis
quelques sièges plus loin et en pleine conversation avec un vizir et la princesse
Duva.
La benjamine du Khagan semblait observer plus que participer à cette
conversation, mais si un sourire suave adoucissait son joli visage, rien
n’échappait à la vigilance de son regard. Chaol attendit que le vizir s’interrompe
pour boire une gorgée de vin et que Duva se tourne vers son mari toujours
silencieux pour adresser la parole au Khagan :
— Je vous remercie encore, Grand Khagan, de m’avoir offert les services
de vos guérisseuses, dit-il.
Le Khagan lui lança un regard dur et las.
— Elles ne sont pas plus mes guérisseuses que les vôtres, seigneur Westfall,
répondit-il avant de se tourner vers le vizir, qui lança un regard désapprobateur à
Chaol pour cette interruption.
— J’espérais me voir accorder l’honneur d’un entretien privé avec vous,
insista néanmoins Chaol.
Nesryn le poussa du coude tandis que le silence se faisait à la table, mais
Chaol persistait à regarder uniquement l’homme qu’il avait devant les yeux.
— Vous pourrez en parler avec mon Grand Vizir, qui est responsable de
mon emploi du temps, déclara le Khagan en désignant du menton un homme au
regard vif assis à l’extrémité de la table.
Au mince sourire du Grand Vizir, Chaol devina que cet entretien n’aurait
jamais lieu.
— Ma priorité est de soutenir ma femme jusqu’à la fin de son deuil, reprit
le Khagan.
La lueur de chagrin dans ses yeux n’avait rien de feint. Son épouse
demeurait en effet invisible à la table, où l’on n’avait même pas laissé de place
vacante pour elle.
Un coup de tonnerre lointain résonna dans le lourd silence qui suivit. Ce
n’était ni le lieu ni l’heure pour insister. Cet homme pleurait la mort de son
enfant… Ce serait absurde de s’obstiner. Et d’une grossièreté inconcevable.
Chaol inclina le menton.
— Pardonnez-moi mon intrusion en ces temps difficiles, dit-il.
Il ignora le rictus d’Arghun qui, assis à côté de son père, l’observait. Duva,
au moins, lui adressa un sourire de sympathie teinté de gêne, comme pour lui
dire : Vous n’êtes pas le premier à être éconduit. Laissez-lui un peu de temps.
Chaol répondit par une légère inclinaison de tête avant de retourner à son
assiette. Si le Khagan était décidé à l’ignorer, en raison de son deuil ou non…
peut-être y aurait-il d’autres moyens de lui ouvrir les yeux.
Et d’obtenir son soutien.
Chaol regarda Nesryn. À son retour avant le dîner, elle l’avait informé
qu’elle n’avait pas pu voir Sartaq ce matin-là. Mais le prince était désormais
assis en face d’eux et sirotait son vin.
Chaol se surprit à lui dire :
— J’ai entendu dire que Kadara, votre ruk légendaire, est ici, prince.
— Cette sale bête, marmonna sans conviction Hasar, le nez dans son
assiette, ce qui lui valut un demi-sourire de Sartaq.
— Hasar a plutôt mal supporté que Kadara ait voulu la dévorer lors de leur
première rencontre, confia le prince à ses hôtes.
Hasar leva les yeux au ciel, mais une étincelle d’amusement brillait dans
son regard.
— On l’entendait hurler du port, intervint Kashin, assis un peu plus loin.
— La princesse ou le ruk ? demanda Nesryn à la stupéfaction de Chaol.
Sartaq éclata d’un rire joyeux et surpris à la fois, et ses yeux froids
s’illuminèrent.
Hasar lança un regard d’avertissement à Nesryn avant de se tourner vers le
vizir assis à côté d’elle.
— Les deux, chuchota Kashin en souriant à Nesryn.
Un gloussement jaillit de la gorge de Chaol, mais il le refoula devant le
regard furibond d’Hasar. Nesryn sourit et inclina la tête en regardant la princesse
comme pour s’excuser auprès d’elle.
Mais Sartaq les observait attentivement par-dessus son verre doré.
— Pouvez-vous souvent voler avec Kadara quand vous êtes ici ? lui
demanda Chaol.
— Aussi souvent que je le peux, généralement vers l’aube, répondit aussitôt
Sartaq. Aujourd’hui, je me suis envolé juste après le petit déjeuner et je suis
heureusement rentré à temps pour le dîner.
— Il n’a jamais raté un repas de sa vie, marmonna Hasar à Nesryn sans se
détourner du vizir avec lequel elle s’entretenait.
Kashin éclata d’un rire tonitruant qui attira l’attention du Khagan à l’autre
bout de la table et Arghun le réprimanda d’un regard. Quand les héritiers de la
famille royale avaient-ils ri depuis la mort de leur sœur ? Pas depuis un certain
temps, à en juger par l’expression sévère de leur père.
Mais Sartaq rejeta sa longue tresse par-dessus son épaule, puis tapota son
ventre ferme et plat.
— Pourquoi crois-tu que je reviens si souvent à la maison, ma sœur, si ce
n’est pour la bonne cuisine ? riposta-t-il.
— Pour comploter, peut-être ? suggéra Hasar d’une voix suave.
Le sourire de Sartaq perdit un peu de son éclat.
— Si seulement j’avais le temps pour ce genre de choses…, fit-il.
Une ombre passa sur son visage et Chaol suivit son regard. Les bannières
blanches flottaient toujours aux fenêtres haut placées de la salle, dans le vent qui
annonçait à coup sûr un orage. Peut-être que le prince regrettait de ne pas avoir
davantage de temps pour des aspects plus importants de son existence.
— Vous volez donc tous les jours, prince ? demanda Nesryn un peu plus
doucement.
Sartaq détourna les yeux des bannières pour la jauger, davantage en guerrier
qu’en courtisan, mais il acquiesça en réponse à sa question en filigrane.
— Oui, tous les jours, capitaine.
Puis il se détourna pour répondre à Duva, et Chaol échangea avec Nesryn
un regard qui laissait clairement entendre : Sois à l’aire des ruks dès l’aube. Fais
en sorte de découvrir ce qu’il pense de cette guerre.
CHAPITRE 10

UN ORAGE D’ÉTÉ DÉFERLA du détroit sur la ville juste avant minuit.


À l’abri et en sécurité dans la vaste bibliothèque souterraine du Torre,
Yrene n’en sentait pas moins chaque vibration du tonnerre. De temps à autre, la
lumière des éclairs traversait les étroits couloirs entre les rayons et les salles,
suivie de rafales de vent qui s’insinuaient par les fissures de la pierre pâle et
faisaient vaciller la flamme des chandelles. La plupart brûlaient dans des
lanternes de verre – les livres et les parchemins étaient trop précieux pour être
exposés au feu.
Assise devant un bureau en chêne dans une alcôve, à l’écart des lumières
plus vives et des parties plus fréquentées de la bibliothèque, Yrene regardait la
lanterne en métal suspendue au-dessus de sa tête se balancer en grinçant dans le
vent d’orage. Des étoiles et des croissants de lune avaient été découpés sur ses
côtés et sertis de verre coloré qui projetait des taches bleu, rouge et vert sur le
mur en pierre devant elle. Les formes dansaient comme les vagues vivantes
d’une mer de couleurs.
Le coup de tonnerre suivant retentit si fort qu’elle tressaillit et la vieille
chaise sur laquelle elle était assise gémit comme pour protester.
Quelques cris aigus lui firent écho, suivis de gloussements.
Sans doute des aspirantes qui révisaient tard pour leurs examens de la
semaine suivante.
Yrene étouffa un éclat de rire qui s’adressait surtout à elle-même, secoua la
tête et se concentra de nouveau sur les textes que Nousha avait dénichés pour
elle plusieurs heures auparavant.
Yrene et la directrice de la bibliothèque n’avaient jamais vraiment eu
d’affinités et Yrene ne recherchait en rien sa compagnie quand elle l’apercevait à
la cantine. Mais Nousha parlait couramment quinze langues, dont certaines
mortes, et avait fait son apprentissage à la célèbre bibliothèque de Parvani sur la
côte ouest, au milieu des terres verdoyantes et regorgeant d’épices des environs
de Balruhn.
La Cité des Bibliothèques : c’était ainsi qu’on appelait Balruhn. Si le Torre
Cesme était le domaine des guérisseurs, Parvani était celui des érudits. La grande
route reliant Balruhn à l’imposante Voie Sœur, la principale artère traversant le
continent d’Antica à Tigana, avait ainsi reçu le nom de Route des Érudits.
Yrene ignorait ce qui avait mené Nousha au Torre plusieurs décennies
auparavant, et par quelles offres le Torre l’avait incitée à rester, mais elle était
d’une valeur inestimable. Malgré sa nature revêche, elle avait toujours trouvé ce
qu’Yrene lui demandait, si bizarre que fût sa requête.
Ce soir-là, elle n’avait pas paru précisément ravie quand Yrene s’était
approchée d’elle au réfectoire en se confondant en excuses de la déranger
pendant son repas. Elle lui avait expliqué qu’en temps normal elle aurait attendu
le matin suivant, mais qu’elle donnait des cours le lendemain et qu’elle devait
ensuite voir le seigneur Westfall.
Nousha avait retrouvé Yrene à la bibliothèque après son repas et, ses longs
doigts croisés devant son ample robe grise, elle avait écouté les explications de
la guérisseuse et sa requête.
Des renseignements. Tous ceux qu’elle pourrait trouver.
Sur les blessures infligées par des démons. Par de la magie noire. Par des
entités surnaturelles. Des blessures dont l’écho persistait sans exercer de ravages
visibles chez leurs victimes. Des blessures qui laissaient des traces profondes,
mais pas de cicatrices.
Nousha avait trouvé ces renseignements. Elle avait empilé sans un mot des
livres et des rouleaux de parchemin sur le bureau. Certains de ces textes étaient
en halha. D’autres dans la langue d’Yrene. D’autres en eyllwe. D’autres
encore…
Yrene se gratta la tête, les yeux fixés sur le parchemin qu’elle avait lesté de
pierres d’onyx lisses puisées dans l’une des jarres posées sur chaque bureau.
Nousha elle-même avait avoué qu’elle ne connaissait pas ces étranges
caractères semblables à des runes et qu’elle ignorait d’où venait ce parchemin.
Elle savait seulement que le rouleau était calé à côté de la littérature d’Eyllwe, à
un étage de la bibliothèque si profondément enfoui sous terre qu’Yrene ne s’y
était jamais aventurée.
La guérisseuse suivit du doigt l’écriture, ses lignes droites et la courbe de
ses arcs.
Le parchemin était si ancien que Nousha avait menacé Yrene de l’écorcher
vive si jamais elle renversait de l’eau ou de la nourriture dessus. Quand Yrene
lui avait demandé l’âge de ce document, Nousha s’était contentée de secouer la
tête.
— Un siècle ? avait demandé Yrene.
Nousha avait haussé les épaules et répondu que, à en juger par le lieu où il
était entreposé, le type de parchemin et la couleur de l’encre, il devait être dix
fois plus vieux que ça.
Yrene se sentait mal à l’aise devant ce parchemin qu’elle touchait de
manière aussi éhontée et éloigna les onyx de ses coins pour alléger la pression.
Aucun des livres dans sa propre langue n’avait rien révélé d’intéressant : ce
n’étaient que des avertissements de vieilles commères sur les jeteurs de sorts, les
esprits de l’air et autres foutaises.
Rien de ce que le seigneur Westfall lui avait décrit.
Un déclic faible et lointain résonna dans la pénombre sur sa droite. Yrene
leva la tête et sonda l’obscurité, prête à bondir sur sa chaise au premier signe
d’une souris.
Il semblait que même les chats de Baast de la bibliothèque – trente-six
femelles, ni plus ni moins – ne pouvaient chasser toute la vermine malgré leur
nom, qui était celui d’une déesse guerrière.
Yrene scruta de nouveau la pénombre sur sa droite en frémissant et en
regrettant de ne pouvoir appeler l’un de ces chats aux yeux de béryl afin qu’il
parte à la chasse.
Mais personne n’appelait jamais un chat de Baast. Ils surgissaient
seulement quand et où bon leur semblait.
Les chats de Baast vivaient dans la bibliothèque depuis que celle-ci existait,
mais personne ne savait d’où ils étaient venus ni comment d’autres les
remplaçaient quand ils mouraient de vieillesse. Chacune de ces bêtes était aussi
unique que le sont les humains, exception faite de ces yeux couleur de béryl que
toutes avaient en commun et de leur caractère capricieux, qui les poussait aussi
bien à se lover sur vos genoux qu’à fuir toute compagnie. Certaines guérisseuses
juraient que ces chats pouvaient traverser des ombres et réapparaître à un autre
étage de la bibliothèque. D’autres assuraient qu’on en avait surpris quelques-uns
à feuilleter des livres… et même à lire.
Eh bien, il aurait sûrement mieux valu qu’ils lisent moins et chassent plus.
Mais ces chats n’obéissaient à rien ni à personne, sauf peut-être à leur déesse ou
à toute autre divinité qui avait élu domicile à la bibliothèque, où elle pouvait
vivre en paix dans l’ombre de Silba. Offenser un chat de Baast revenait à les
insulter tous et, même si Yrene aimait les animaux – à l’exception de certains
insectes –, c’était surtout par prudence qu’elle traitait ces chats avec égard, en
leur laissant parfois des restes de nourriture, et en leur grattant le ventre ou le
haut du crâne dès qu’ils daignaient l’exiger.
Mais, à cet instant, Yrene ne voyait nulle trace de ces yeux verts scintillant
dans l’ombre, ni d’une souris détalant devant eux. Elle soupira, roula le
parchemin et le posa avec précaution sur le bord de la table avant de prendre un
volume en eyllwe.
L’ouvrage était relié en cuir noir et lourd. Yrene avait quelques notions de
la langue de l’Eyllwe parce qu’elle avait autrefois habité près de la frontière et
que sa mère la parlait couramment – ce n’était certainement pas grâce à son père,
qui était pourtant originaire de là-bas.
Aucune femme de la famille Towers ne s’était jamais mariée. Elles avaient
préféré des amants de passage qui leur laissaient un présent venant au monde
neuf mois plus tard, ou restaient tout au plus un an ou deux avant de repartir.
Yrene n’avait pas connu son père. Elle savait seulement que c’était un voyageur
qui avait passé une nuit dans la chaumière de sa mère pour s’abriter d’un orage
qui avait déferlé sur la plaine verdoyante de Fenharrow.
Yrene suivit du doigt les lettres dorées du titre de l’ouvrage en prononçant
les mots dans la langue qu’elle ne parlait ni n’entendait plus depuis des années.
— Le… le…
Elle s’interrompit et tapota le titre du doigt. Elle aurait dû demander de
l’aide à Nousha. La bibliothécaire lui avait promis de traduire d’autres textes qui
avaient attiré son attention, mais…
Yrene soupira de nouveau.
— Le…
Poème. Ode. Chant.
— Le Chant de…
Début. Commencement.
— Le Chant du Commencement.
Les Valg étaient des démons très anciens, lui avait dit le seigneur Westfall.
Ils avaient attendu une éternité avant de frapper. Ils faisaient partie de mythes
presque oubliés, devenus à peine plus que des personnages de contes pour les
enfants.
Yrene ouvrit le livre et grimaça devant l’enchevêtrement de caractères de la
table des matières. Ces caractères étaient anciens. Le livre n’avait pas été
imprimé : c’était un manuscrit. Certains des mots employés avaient depuis
longtemps disparu.
Un éclair illumina de nouveau la salle et Yrene se frotta la tempe en
feuilletant les pages piquetées aux bords jaunis.
Un livre d’histoire : voilà ce qu’était cet ouvrage.
Une page attira son attention et elle revint en arrière pour retrouver
l’illustration.
Elle avait été peinte dans un nombre restreint de couleurs : noir, blanc,
rouge et une touche de jaune ici et là. C’était l’œuvre d’un artiste accompli et
elle illustrait à coup sûr le texte qui la suivait.
Elle représentait un rocher nu et escarpé devant lequel toute une armée de
soldats aux armures noires était agenouillée.
Non. Ils étaient agenouillés devant ce qui se dressait au sommet du rocher.
Un portail gigantesque. Aucun mur ne l’encadrait, aucune forteresse ne
s’élevait derrière lui. Ce portail en pierre noire semblait avoir surgi de nulle part.
Aucune porte ne s’ouvrait sous son arche, où l’on voyait tourbillonner
seulement un néant noir. Des rayons de la même noirceur jaillissaient de ce vide
comme un soleil corrompu et tombaient sur les soldats agenouillés.
Yrene examina de plus près les silhouettes du premier plan. Leurs corps
étaient humains, mais les mains crispées sur les épées étaient… griffues.
Déformées.
— Des Valg, murmura-t-elle.
Le tonnerre retentit comme en réponse.
Les sourcils froncés, Yrene regarda la lanterne qui oscillait au-dessus d’elle
tandis que les vibrations du tonnerre roulaient sous ses pieds et remontaient le
long de ses jambes.
Elle parcourut le livre jusqu’à l’apparition d’une autre illustration. Trois
silhouettes se tenaient debout devant le même portail. Elles étaient trop
lointaines pour qu’on puisse discerner autre chose que leurs corps d’hommes
grands et vigoureux.
Yrene suivit du doigt la légende en la traduisant.
Orcus. Mantyx. Erawan.
Trois rois Valg.
Détenteurs des clefs.
Yrene mordilla sa lèvre inférieure. Le seigneur Westfall n’avait pas
mentionné ces détails.
Mais s’il existait un portail… il faudrait évidemment une clef pour l’ouvrir.
Ou plusieurs.
Si ce que le livre montrait était exact.
Minuit sonna à la grande horloge dans la salle principale de la bibliothèque.
Yrene feuilleta à nouveau l’ouvrage jusqu’à l’illustration suivante. C’était
un triptyque.
Tout ce que le seigneur lui avait dit… Elle l’avait cru, bien sûr, mais…
c’était donc vrai. Si sa blessure n’était pas une preuve suffisante, ces textes ne
laissaient plus aucun doute.
Le premier panneau du triptyque représentait, ligoté sur un autel en pierre
noire… un jeune homme terrifié qui luttait pour se libérer tandis qu’une
silhouette sombre arborant une couronne s’approchait de lui. Autour de la main
de cette silhouette tournoyait une nuée de brouillard noir et malfaisant. Cette
créature n’avait rien de réel.
Au deuxième panneau, Yrene tressaillit.
Les yeux du jeune homme étaient agrandis dans une expression implorante
et la créature de brouillard noir se glissait dans sa bouche ouverte de force.
Mais ce fut le troisième panneau qui lui glaça le sang.
Un nouvel éclair illumina cette dernière image.
Le visage du jeune homme était éteint. Inerte. Ses yeux…
Yrene compara ce dessin au précédent. Dans les deux premiers panneaux,
les yeux du jeune homme étaient argentés.
Dans le dernier… ils étaient noirs. Ils avaient encore un aspect humain,
mais leur couleur argentée avait cédé la place à un horrible noir d’obsidienne.
Il n’était pas mort. Ce dessin le montrait debout et sans chaînes. Il ne
représentait pas une menace.
Non… Ce qu’on avait introduit en lui…
Le tonnerre résonna encore, suivis de nouveaux cris aigus et de
gloussements, puis du fracas et des claquements de portes des aspirantes quittant
la bibliothèque pour la nuit.
Yrene examina le livre ouvert devant elle et les piles d’autres ouvrages que
Nousha avait posées sur le bureau.
Le seigneur Westfall lui avait décrit des torques et des anneaux qui
arrimaient les démons Valg dans les corps humains. Mais les démons
subsistaient parfois dans des corps, même après qu’on en avait ôté ces torques et
ces anneaux. Et s’ils restaient trop longtemps en eux, en se nourrissant de leur
substance…
Yrene secoua la tête. L’homme représenté sur ce dessin n’avait pas été
réduit en esclavage, mais infesté. La magie venait de quelqu’un qui détenait cette
sorte de pouvoir. Un pouvoir émanant du démon logé dans ce corps.
Un éclair jaillit, immédiatement suivi d’un coup de tonnerre.
Soudain, elle entendit un nouveau clic creux et sourd du côté des rayons
noyés dans la pénombre sur sa droite. Plus proche que le précédent.
Yrene regarda dans cette direction tandis que la peau de ses bras se couvrait
de chair de poule.
Ce n’était pas le déplacement d’une souris, ni le raclement des griffes d’un
chat sur les dalles ou sur un rayonnage.
Depuis son arrivée entre ces murs, elle n’avait jamais eu peur pour elle-
même ; à cet instant-là, pourtant, elle se figea en sondant l’obscurité. Et puis,
lentement, elle se tourna pour regarder par-dessus son épaule.
Le couloir couvert de rayons débouchait sur un autre plus grand qui la
ramènerait en trois minutes à la salle principale brillamment éclairée et toujours
surveillée. En cinq, tout au plus.
Seules des ombres, le cuir de reliures et de la poussière l’entouraient. La
lumière des lanternes dansait et enflait sur les murs.
La magie guérisseuse n’offrait aucun moyen de défense, comme elle l’avait
découvert à ses dépens.
Mais pendant cette année à l’auberge du Cochon Blanc, elle avait appris à
écouter. À scruter une salle, à percevoir le moindre changement dans l’air. Les
hommes aussi pouvaient déchaîner des tempêtes.
L’écho grondant du tonnerre faiblit, laissant le silence dans son sillage.
Le silence et le grincement des vieilles lanternes dans le vent. Mais pas
d’autre déclic.
C’était stupide, vraiment stupide de lire de tels ouvrages si tard et pendant
un orage.
Yrene déglutit péniblement. Les bibliothécaires préféraient que les livres
restent sur place, mais…
Elle referma brutalement Le Chant du Commencement et le fourra dans son
sac. Elle avait jugé la plupart des livres inutiles, mais il en restait peut-être
encore six, écrits dans un mélange d’eyllwe et d’autres langues, qui rejoignirent
le premier dans son sac. Elle rangea avec précaution les parchemins dans les
poches de son manteau pour les dissimuler, sans cesser de regarder
régulièrement par-dessus son épaule le couloir derrière elle et les rayons sur sa
droite.
« Tu ne me devrais rien si tu avais fait preuve d’un peu de bon sens », lui
avait lancé la jeune inconnue en cette nuit fatidique au cours de laquelle elle
avait sauvé la vie d’Yrene. Ces mots étaient restés en elle et avaient gardé tout
leur mordant, comme tout ce que cette fille lui avait enseigné.
Yrene avait beau savoir qu’elle rirait de ses frayeurs le lendemain, que ce
n’était peut-être tout simplement qu’un chat de Baast à l’affût dans la pénombre,
cette fois-ci, elle se fia à son instinct, se laissa guider par sa peur, le tiraillement
dans son ventre et la sueur coulant le long de son dos.
Elle aurait pu emprunter un passage noyé d’ombres pour rejoindre plus vite
la salle principale, mais elle décida de rester en pleine lumière et d’avancer les
épaules dégagées et la tête haute, comme le lui avait recommandé cette fille.
« Aie toujours l’air prête à te battre, et trop dangereuse pour que ça vaille la
peine de s’en prendre à toi. »
Son cœur battait si fort qu’elle sentait sa pulsation jusque dans ses bras et
dans sa gorge. Mais elle serra les lèvres et fit briller ses yeux d’un éclat froid.
Elle paraissait franchement furieuse et son pas était ferme et vif. Comme si elle
avait oublié quelque chose ou comme si quelqu’un avait oublié de prendre un
livre pour elle.
Elle approchait peu à peu du croisement du couloir et de la large allée
principale, où les aspirantes se presseraient pour regagner leur dortoir douillet.
Elle s’éclaircit la gorge en se préparant à hurler.
« Pas au viol, pas au vol, rien de ce qui risque de faire fuir les lâches. Hurle
au feu », lui avait recommandé l’étrangère. C’est une menace pour tout le
monde. Si on t’attaque, hurle au feu. »
Yrene avait répété ces instructions mille fois au cours des deux ans et demi
qui avaient précédé. À nombre de femmes. Comme l’inconnue le lui avait
conseillé. Mais Yrene n’aurait jamais cru qu’elle devrait se les réciter à nouveau.
Elle pressa le pas, le menton haut. Elle n’avait pas d’armes, excepté un petit
couteau avec lequel elle nettoyait les plaies et coupait les pansements. Et, à cet
instant, il se trouvait au fond de son sac bourré de livres… Elle enroula la
bandoulière en cuir autour de son poignet et la tint fermement en main.
Un coup adroitement porté avec cette sacoche enverrait l’agresseur à terre.
Elle approchait peu à peu de la sécurité de l’allée principale.
Elle vit soudain quelque chose du coin de l’œil. Et sentit sa présence.
Quelqu’un marchait dans le passage parallèle au sien.
Elle n’osa pas regarder dans sa direction, ni montrer qu’elle le savait
proche.
Les yeux d’Yrene la brûlaient même si elle luttait contre la terreur qui
l’assaillait.
Elle entrevit des ombres et des recoins obscurs. Une présence qui la suivait.
Qui la pourchassait.
Qui pressait le pas pour la rattraper, lui barrer le passage dans cette allée et
l’entraîner dans l’obscurité.
Cesse de divaguer. Cesse de divaguer.
Si elle s’enfuyait, cette créature saurait qu’elle l’avait repérée. Alors elle
frapperait.
Cesse de divaguer.
Elle était à cent pas de l’allée principale. Des ombres glissaient entre les
lanternes dont les faibles lumières étaient comme de précieuses îles dans une
mer de ténèbres.
Elle aurait juré avoir entendu le choc léger de doigts traînant sur les reliures
de l’autre côté du rayon.
Yrene releva le menton plus haut et sourit, puis éclata d’un rire joyeux en
regardant au-devant d’elle.
— Maddya ! Qu’est-ce que tu fabriques si tard ici ? s’écria-t-elle.
Elle accéléra, car elle avait senti que la créature qui la suivait de l’autre côté
du rayon avait ralenti, peut-être surprise. Ou indécise.
Le pied d’Yrene heurta quelque chose de mou – de mou et de ferme à la
fois – et elle réprima une exclamation de frayeur.
Elle n’avait pas vu la guérisseuse recroquevillée sur le flanc dans les
ombres au pied du rayon.
Yrene se pencha vers elle et saisit les bras minces de la jeune femme qui
était si frêle que, lorsqu’elle l’étendit sur le dos…
Les bruits de pas reprirent à l’instant où elle retournait le corps et ravalait le
cri prêt à jaillir de sa gorge.
Des joues brun doré flétries comme des enveloppes vides, des yeux cernés
de violet, des lèvres pâles et craquelées… La robe de guérisseuse qui avait
probablement été à sa taille était maintenant trop large pour son corps émacié,
comme si on l’avait vidé de toute substance vitale.
Yrene reconnut ce visage malgré ses joues creuses. Et ces cheveux châtain
doré presque identiques aux siens. C’était la guérisseuse qu’elle avait
réconfortée dans la Matrice quelques heures plus tôt.
Les doigts tremblants, Yrene chercha son pouls. Sa peau était sèche et
parcheminée.
Elle ne sentit rien. Elle fit appel à sa magie… Mais il ne restait plus de vie
autour de laquelle elle aurait pu circuler. Plus rien.
Les pas se rapprochaient. Yrene se releva, les genoux flageolants, inspira
pour se ressaisir et se força à repartir. À laisser le cadavre de la guérisseuse dans
le noir. À reprendre son sac comme si rien n’était arrivé, à le lever comme si elle
le montrait à quelqu’un qui marchait au-devant d’elle.
— Je viens juste de finir mes lectures pour ce soir, lança-t-elle à sa
sauveuse invisible, et elle remercia en silence Silba que sa voix restât ferme et
joyeuse. La cuisinière m’attend pour une dernière tasse de thé. Tu veux te
joindre à nous ?
Faire comme si quelqu’un l’attendait, encore un truc qu’elle avait appris
pour se défendre.
Elle parcourut encore quelques mètres avant de remarquer que le bruit de
pas avait de nouveau cessé.
Comme si l’autre s’était laissé prendre à sa ruse.
Yrene courut sur les derniers mètres qui la séparaient de l’allée principale,
repéra un groupe d’aspirantes surgies d’un autre labyrinthe de rayons et se
précipita vers elles.
Leurs yeux s’agrandirent à son approche.
— Sortez.
Ce fut tout ce qu’elle leur chuchota.
Les trois filles, qui devaient avoir à peine plus de quatorze ans, virent les
larmes de terreur dans ses yeux, la pâleur de son visage et ne regardèrent pas
derrière elle.
Elles obéirent. Elles étaient dans sa classe. Il y avait plusieurs mois qu’elle
les formait.
Elles remarquèrent la lanière de sa sacoche enroulée autour de son poignet
et se rassemblèrent autour d’elle avec de larges sourires, comme si tout allait
bien.
— Venez prendre le thé que la cuisinière a préparé, leur dit Yrene en
refoulant le hurlement qui montait à ses lèvres.
Morte… une guérisseuse était morte…
— Elle m’attend, reprit-elle.
Et elle donnera l’alarme si je ne viens pas.
Les filles ne tremblèrent pas et ne montrèrent aucun signe de frayeur
pendant qu’elles remontaient l’allée principale, puis approchaient de la salle au
feu ronflant et aux trente-six lustres, canapés et fauteuils.
Un svelte chat de Baast noir se prélassait sur l’un des fauteuils brodés
devant le feu. À leur approche, il bondit et cracha avec la férocité caractéristique
de sa déesse protectrice à tête de félin. Mais ce n’était pas après Yrene et les
filles qu’il feulait ainsi… Non, ses yeux de béryl étaient fixés sur la bibliothèque
derrière elles.
L’une des aspirantes serra plus fort le bras d’Yrene, mais aucune ne s’écarta
d’elle tandis qu’elle atteignait le bureau massif de la directrice de la bibliothèque
et de son héritière. Derrière elle, le chat de Baast faisait front, défendant le
terrain, tandis que la directrice, de service cette nuit-là, levait les yeux de son
livre en entendant ce tumulte.
— Une guérisseuse a été attaquée et gravement blessée dans le couloir situé
juste avant l’allée principale, chuchota Yrene à la femme mûre en robe grise.
Faites sortir tout le monde et appelez la garde royale. Maintenant.
La femme ne posa pas de questions, ne cilla ni ne trembla. Elle hocha
simplement la tête, tendit la main vers la cloche posée au coin du bureau et
l’agita trois fois de suite.
Pour quelqu’un de l’extérieur, cette sonnerie annonçait seulement la
fermeture de la bibliothèque.
Mais pour ceux qui vivaient là et savaient que la bibliothèque était ouverte
jour et nuit…
La première sonnerie signifiait : Écoutez.
La deuxième : Écoutez maintenant.
La troisième : Sortez.
L’écho de la dernière sonnerie se répercuta, sonore et limpide, dans les
moindres recoins et couloirs de la bibliothèque.
Eretia avait expliqué ce code à Yrene pendant sa première journée au Torre,
après lui avoir fait jurer de ne jamais le répéter à quelqu’un de l’extérieur.
Toutes les aspirantes l’avaient juré. Et Yrene avait demandé la raison de ce
signal et qui l’avait établi.
Il y avait bien longtemps, avant la conquête d’Antica par le khaganat, cette
ville était passée de main en main, conquise et soumise une bonne douzaine de
fois. Certains envahisseurs s’étaient montrés cléments, quelques autres beaucoup
moins.
Il existait encore sous la bibliothèque des passages souterrains qui avaient
autrefois été empruntés pour échapper à ces armées, mais ils étaient depuis
longtemps condamnés.
Mais le message de la cloche avait survécu. Le Torre le préservait depuis
mille ans. Et on organisait toujours des entraînements aux évacuations, par
précaution.
Le troisième tintement se répercuta sur la pierre, le cuir et le bois. Yrene
aurait juré avoir entendu le bruit d’innombrables têtes se redressant au-dessus de
bureaux, de chaises repoussées et de livres reposés.
Sauvez-vous, implora-t-elle mentalement. Et restez en pleine lumière.
Mais Yrene et les trois filles restèrent immobiles, silencieuses et comptèrent
les secondes, puis les minutes. Le chat de Baast cessa de cracher et scruta l’allée
au-delà de la salle tandis que sa queue noire fouettait le coussin du fauteuil.
L’une des compagnes d’Yrene courut alerter les gardes postés devant le Torre
qui avaient probablement entendu la cloche et devaient déjà accourir.
Yrene tremblait à l’instant où des pas rapides et un bruissement de
vêtements se firent entendre. L’héritière et elle notèrent chaque visage aux yeux
agrandis de frayeur qui surgissait, puis se ruait au-dehors.
Aspirantes, guérisseuses, bibliothécaires… chacune était là. Le chat de
Baast semblait également les compter. Ses yeux de béryl voyaient des choses qui
échappaient peut-être à la compréhension d’Yrene.
En entendant le cliquetis d’armures et le martèlement des pas qui
annonçaient l’arrivée des gardes, Yrene étouffa un sanglot de soulagement. Une
demi-douzaine d’hommes surgit dans la salle, suivie de l’aspirante qui était
partie les chercher.
Ses deux compagnes et elle restèrent au côté d’Yrene pendant qu’elle leur
expliquait la situation, puis ils appelèrent des renforts et l’héritière envoya
chercher Nousha, Eretia et Hafiza. Elles restèrent toutes trois auprès d’Yrene et
tinrent ses mains tremblantes sans les lâcher un seul instant.
CHAPITRE 11

YRENE ÉTAIT EN RETARD.


Chaol s’était attendu à ce qu’elle arrive à dix heures, même si elle ne lui
avait pas indiqué précisément quand elle viendrait. Nesryn était sortie bien avant
son réveil pour retrouver Sartaq et son ruk, le laissant s’éveiller seul, prendre un
bain et… attendre.
Et attendre encore.
Au bout d’une heure, Chaol entama l’entraînement qu’il pouvait faire seul,
incapable de supporter plus longtemps le silence, la chaleur accablante et le
ruissellement constant de la fontaine dans le jardin. Et ses pensées qui le
ramenaient à Dorian… Il se demandait où était son roi et quel sort l’attendait.
Yrene lui avait parlé d’exercices, pour ses jambes en particulier, sans qu’il
sût comment elle s’y prendrait, mais si elle ne se donnait pas la peine d’être
ponctuelle, il ne se donnerait certainement pas la peine de l’attendre.
Midi sonna à l’horloge posée sur le buffet. Ses petites clochettes d’argent
remplissaient l’air de leurs tintements limpides et allègres. Les bras de Chaol
tremblaient et la sueur ruisselait sur sa poitrine, le long de son dos et de son
visage quand il parvint à se hisser dans son fauteuil, les muscles tressaillant sous
l’effort. Il allait appeler Kadja pour lui demander une carafe d’eau et un linge
humide quand Yrene apparut.
Il était au salon et il l’écouta franchir le seuil de l’entrée, puis s’arrêter.
— J’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi qui doit
impérativement rester entre nous et dont vous devrez vous charger seule, dit-elle
à Kadja.
Celle-ci attendait dans l’entrée et gardait un silence docile.
— Le seigneur a besoin d’un tonique pour soigner une éruption cutanée
apparue sur ses jambes, probablement à cause d’une huile que vous avez versée
dans son bain.
Yrene parlait calmement, mais froidement. Il regarda ses jambes, les
sourcils froncés. Il n’avait remarqué aucune rougeur ce matin-là, mais il sentait
effectivement une démangeaison et il éprouvait une sensation de brûlure.
— Il me faut de l’écorce de bouleau, du miel et de la menthe, poursuivit
Yrene. Il y en a en cuisine. Surtout, ne dites à personne pourquoi il vous en faut :
je ne veux pas que le bruit se répande.
Un nouveau silence suivit, puis Chaol entendit le bruit d’une porte qui se
refermait.
Il surveillait celles, ouvertes, du salon, tout en écoutant Yrene qui elle-
même tendait l’oreille pour s’assurer du départ de Kadja.
Un profond soupir lui parvint et Yrene apparut un instant plus tard.
Elle avait une mine épouvantable.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
Il avait parlé avant de se rappeler qu’il n’avait aucun droit de poser une telle
question.
Mais le visage d’Yrene était terreux, ses yeux cernés de violet et ses
cheveux tombaient raides et ternes, sur ses épaules.
— Vous vous êtes entraîné, commenta-t-elle pour toute réponse.
Chaol regarda sa chemise trempée de sueur.
— Ça me paraissait un moyen aussi bon qu’un autre de tuer le temps.
Chaque pas d’Yrene vers le bureau était lent… et lourd.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? répéta-t-il.
Mais elle persistait à lui tourner le dos. Il serra les dents en se demandant
s’il devait faire rouler son fauteuil jusqu’à elle pour voir son visage, comme il
l’aurait fait autrefois en courant… Pour s’imposer à elle jusqu’à ce qu’elle lui
explique ce qui avait bien pu arriver.
Yrene se contenta de poser sans douceur sa sacoche sur le bureau.
— Si vous voulez vous entraîner, il vaudrait peut-être mieux que ce soit aux
baraquements, plutôt que de suer sur les précieux tapis du Khagan, dit-elle en
regardant le sol.
Chaol serra les poings.
— Non.
Ce fut tout ce qu’il parvint à répondre.
Elle haussa un sourcil.
— Vous avez bien été capitaine de la garde royale, non ? Peut-être que
l’entraînement avec les gardes du palais serait bénéfique à…
— J’ai dit non.
Elle le regarda par-dessus son épaule et le jaugea de ses yeux dorés. Il ne
broncha pas, même quand il sentit dans sa poitrine quelque chose qui était déjà
en lambeaux se tordre et se déchirer encore plus.
Il était certain qu’elle l’avait remarqué et qu’elle en avait pris note. Une
petite part de lui l’en haïssait et il était furieux contre lui-même d’avoir révélé
cette blessure par son entêtement. Mais Yrene se détourna du bureau et s’avança
vers lui avec une expression indéchiffrable.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser si la rumeur se répand que vous
avez une éruption aux jambes, dit-elle.
Il remarqua alors que la grâce et l’assurance avec lesquelles elle évoluait
avaient cédé la place à un pas traînant.
— Si Kadja est aussi futée que je le pense, elle s’inquiétera à l’idée d’avoir
causé cette réaction cutanée et n’en parlera à personne. Ou, du moins, elle
comprendra que si jamais la nouvelle se répand, nous saurons qu’elle en est
responsable puisque, en dehors de vous et de moi, elle est la seule à être dans le
secret.
Très bien, pensa-t-il. Elle ne voulait toujours pas répondre à sa question. Il
changea donc de sujet.
— Pourquoi avez-vous éloigné Kadja ?
Yrene se laissa choir sur le canapé doré et se frotta les tempes.
— Parce que quelqu’un a tué une guérisseuse à la bibliothèque hier soir…
et m’a poursuivie, répondit-elle.
— Quoi ? s’exclama-t-il.
Il regarda les fenêtres, les portes ouvertes sur le jardin, toutes les issues…
sans percevoir rien d’autre que la chaleur, le murmure de l’eau et le chant des
oiseaux.
— Je lisais des ouvrages… au sujet de ce dont vous m’avez parlé, quand
j’ai senti quelqu’un approcher, reprit Yrene, dont les taches de rousseur se
détachaient crûment sur sa peau pâle.
— Qui ?
— Je l’ignore. Je n’ai vu personne. La guérisseuse… J’ai découvert son
corps pendant que je m’enfuyais, expliqua-t-elle en déglutissant péniblement.
Nous avons fouillé la bibliothèque quand le cadavre a été… emporté, mais nous
n’avons trouvé personne.
Elle secoua la tête en serrant les dents.
— Je suis désolé, dit-il en toute sincérité, en songeant non seulement à cette
mort, mais à ce qui signifiait probablement la fin d’une sérénité de longue date
au Torre.
Mais il n’en poursuivit pas moins ses questions, car il ne pouvait pas plus
s’empêcher de chercher des réponses et d’évaluer des risques que cesser de
respirer.
— Quel genre de blessures avez-vous vu sur le cadavre ? demanda-t-il,
même si une partie de lui préférait l’ignorer.
Yrene se renversa sur les coussins du canapé dont le duvet soupira sous son
corps et leva les yeux vers le plafond doré.
— J’avais vu cette guérisseuse une seule fois auparavant, dit-elle. Elle était
jeune : elle avait peut-être quelques années de plus que moi. Mais quand je l’ai
trouvée à terre dans la bibliothèque, elle avait l’apparence d’un cadavre desséché
depuis un bon moment. Je n’ai pas repéré sur elle la moindre trace de sang ni de
blessure. Elle était tout simplement… vidée.
Le cœur de Chaol bondit devant cette description qui ne lui était que trop
familière. Un Valg… Il était prêt à parier là-dessus tout ce qu’il lui restait.
— Et la personne qui l’a tuée a tout bonnement abandonné son corps ?
s’enquit-il.
Elle acquiesça. Ses mains tremblaient quand elle les passa dans ses cheveux
en fermant les yeux.
— Je crois que celui ou celle qui a fait ça a compris qu’il ou elle s’était
trompé de cible… et est reparti en vitesse, dit-elle.
— Pourquoi ?
Elle tourna la tête vers lui et rouvrit les yeux. Il lut en eux de l’épuisement
et une terreur à l’état pur.
— Elle avait… elle me ressemblait beaucoup, expliqua-t-elle d’une voix
rauque. Sa silhouette, la couleur de sa peau, ses cheveux… Je crois que cet
assassin… je crois que c’est moi qu’il recherchait.
— Pourquoi ? demanda-t-il à nouveau tout en réfléchissant fébrilement à ce
qu’elle venait de lui révéler.
— Parce que les livres que j’ai lus ce soir-là sur la source possible du
pouvoir qui vous a blessé… J’en ai laissé certains sur le bureau. Et quand les
gardes ont fouillé cette salle… ces ouvrages avaient disparu, acheva-t-elle en
déglutissant. Qui savait que vous deviez venir à Antica ?
Chaol sentit son sang se glacer malgré la chaleur.
— Ce n’était un secret pour personne, répondit-il, et, comme par réflexe, il
porta la main à une épée qui n’était plus à sa ceinture, une épée qu’il avait jetée
dans l’Avery des mois auparavant. Cette visite n’était pas officielle, mais
n’importe qui aurait pu en être informé bien avant notre arrivée ici.
Ça recommençait. Là, sur cet autre continent. Un démon Valg était venu à
Antica. Un Valg de rang inférieur dans le meilleur des cas, un prince au pire.
L’attaque décrite par Yrene correspondait aux récits d’Aelin sur les restes
des victimes des princes Valg que Rowan et elle avaient découverts à Wendlyn :
des enveloppes vides, comme si les démons avaient bu leur substance vitale.
Il se surprit à dire calmement :
— Le prince Kashin soupçonne que Tumelun a été assassinée.
Yrene se redressa et son visage perdit ses dernières couleurs.
— Le corps de Tumelun n’était pas vidé, répondit-elle. Et Hafiza, la Grande
Guérisseuse, a affirmé qu’il s’agissait d’un suicide.
Bien entendu, il était toujours possible que ces deux morts n’aient aucun
lien et que Kashin se soit trompé au sujet de sa sœur. Une partie de Chaol priait
pour qu’il en soit ainsi. Mais même si ces deux morts n’étaient pas liées, ce qui
était arrivé la veille…
— Vous devez en avertir le Khagan, reprit Yrene, qui semblait avoir lu
dans ses pensées.
Il acquiesça.
— Oui, bien sûr.
Même si la situation était critique, elle lui offrirait au moins l’occasion qu’il
attendait pour obtenir un entretien avec le Khagan. Mais il chassa cette pensée et
observa le visage hagard d’Yrene et son expression terrifiée.
— Je suis navré de vous avoir exposée à ce danger, dit-il. A-t-on renforcé le
dispositif de sécurité autour du Torre ?
— Oui, répondit-elle dans un soupir, et elle se frotta le visage.
— Et vous ? Êtes-vous venue ici sous escorte ?
Elle fronça les sourcils.
— En plein jour ? Au cœur de la ville ? lança-t-elle.
Chaol croisa les bras.
— Je crois les Valg capables de tout.
Elle balaya cette objection d’un geste.
— Je ne suis pas près d’emprunter seule le moindre couloir obscur, déclara-
t-elle. Ni moi ni personne d’autre au Torre. Des gardes ont été postés dans
chaque salle, dans chaque recoin de la bibliothèque. Je ne sais même pas d’où
Hafiza les a fait venir.
Les Valg pouvaient posséder tous les corps qu’ils voulaient, mais leurs
princes étaient si vains que Chaol doutait qu’ils daignent prendre l’apparence
d’un garde de basse condition. Ils préféraient les beaux jeunes hommes.
La vision d’un torque et d’un sourire froid et mort resurgit de sa mémoire.
Il expira longuement.
— Je suis vraiment navré pour cette guérisseuse.
Il l’était d’autant plus si c’était sa propre présence à Antica qui avait
déclenché cette agression, si on s’en prenait à Yrene parce qu’elle lui venait en
aide.
— Vous devriez être sur vos gardes en permanence, ajouta-t-il.
Elle ignora cet avertissement. Son regard effleura la salle, les tapis et les
palmiers luxuriants.
— Les filles… les jeunes aspirantes… Elles sont terrifiées, dit-elle.
Et vous ? avait-il envie de lui demander.
Avant, quand il était encore capitaine, il se serait porté volontaire pour
monter la garde, pour surveiller sa porte, pour organiser des rondes parce qu’il
savait comment tout cela fonctionnait. Mais il n’était plus capitaine et il doutait
que le Khagan et ses hommes soient disposés à écouter un seigneur étranger, de
toute façon.
Malgré tout, il ne put s’empêcher de poser la question, car il ne pouvait pas
changer cette part de lui-même :
— Que puis-je faire pour vous aider ?
Le regard d’Yrene se posa sur lui. Un regard qui sondait. Qui soupesait. Pas
lui, mais quelque chose en elle-même, lui sembla-t-il. Il se tint donc tranquille et
soutint calmement son regard tandis qu’elle réfléchissait. Elle poussa enfin un
soupir avant de répondre.
— Je fais cours à une classe une fois par semaine. Après ce qui est arrivé
hier soir, mes élèves étaient trop fatiguées pour travailler. Je les ai laissées
dormir plus tard que d’habitude. Ce soir, nous aurons une veillée pour la
guérisseuse qui… qui est morte. Mais demain…
Elle mordilla sa lèvre inférieure, visiblement indécise pendant quelques
secondes.
— Demain, j’aimerais que vous veniez au Torre, conclut-elle.
— De quel genre de classe s’agit-il ?
Yrene jouait avec l’une de ses lourdes boucles.
— Il n’y a pas de droits d’inscription pour les étudiantes au Torre, mais
nous nous acquittons de notre dette sous d’autres formes. Certaines aident en
cuisine, à la lessive ou au ménage. Mais à mon arrivée… J’ai dit à Hafiza que je
savais bien faire toutes ces choses. Et que je les avais faites pendant… un certain
temps. Quand elle m’a demandé quelles aptitudes particulières j’avais à part
celle de guérisseuse, je lui ai répondu…
Elle se tut, puis se mordit de nouveau la lèvre avant de reprendre :
— Quelqu’un m’a autrefois enseigné des techniques de combat, pour me
défendre contre des assaillants… qui sont généralement des hommes.
Chaol dut faire un effort pour ne pas regarder la cicatrice qui barrait sa
gorge. Pour ne pas se demander si elle avait appris à se défendre après… ou
avant, et si ç’avait été efficace.
Yrene expira longuement par le nez.
— J’ai dit à Hafiza que je connaissais les rudiments et que… j’avais promis
à la personne qui me les avait appris de les enseigner au plus grand nombre
possible de femmes. Et c’est ce que j’ai fait. Une fois par semaine, je donne des
cours aux aspirantes et aux étudiantes plus âgées, aux guérisseuses, aux
servantes et aux bibliothécaires qui veulent apprendre à se défendre.
Cette femme pourtant si délicate, aux gestes si mesurés…
Mais il avait découvert que la force pouvait se dissimuler sous les
apparences les plus improbables.
— Les filles sont bouleversées par la mort de cette guérisseuse, poursuivit
Yrene. Il y avait très longtemps que plus personne ne s’était introduit ainsi au
Torre. Je crois que cela représenterait beaucoup pour elles si vous acceptiez de
vous joindre à moi demain… pour nous apprendre ce que vous savez.
Il l’observa longuement puis cligna des yeux.
— Vous êtes bien consciente que je suis cloué dans ce fauteuil.
— Et alors ? Vous n’avez pas perdu votre langue.
Des paroles effrontées et lapidaires.
— Elles ne verront peut-être pas en moi le plus rassurant des instructeurs,
reprit-il.
— Non : elles se pâmeront probablement devant vous au point d’en oublier
d’avoir peur.
En le voyant toujours interdit, elle esquissa un sourire désabusé. Il se
demanda à quoi ressemblerait son sourire si elle était réellement amusée… ou
joyeuse.
— Votre cicatrice ajoutera une touche de mystère au reste, lança-t-elle, et il
se rappela la balafre sur sa propre joue.
Il la suivit des yeux tandis qu’elle se levait du canapé pour se diriger vers le
bureau, sur lequel elle vida sa sacoche.
— Vous tenez vraiment à ce que je vienne là-bas demain ? demanda-t-il.
— Il faudra trouver un moyen de vous y emmener, mais ça ne devrait pas
être si difficile.
— Il suffira de me charger dans une voiture.
Elle se raidit et le regarda par-dessus son épaule.
— Gardez cette colère pour notre entraînement, seigneur Westfall,
répliqua-t-elle, et elle tira de son sac une fiole qu’elle posa sur la table. Et je
peux déjà vous dire que vous ne viendrez pas en voiture.
— Comment, alors ? En chaise à porteurs ? demanda-t-il en songeant qu’il
préférerait encore ramper jusqu’au Torre.
— Non, à cheval. Vous avez déjà entendu parler de ces bêtes ?
Ses mains se refermèrent sur les accoudoirs de son fauteuil.
— Il faut des jambes pour monter à cheval.
— Eh bien, c’est une bonne chose que vous ayez encore les vôtres,
répliqua-t-elle avant d’examiner de nouveau le contenu de son sac. J’ai parlé à
ma supérieure ce matin. Elle a vu des gens avec le même genre de blessures que
vous arriver au Torre à cheval, soutenus par des sangles et des attelles, comme
celles qu’on fabrique pour vous aux ateliers du Torre en ce moment même.
Il laissa le temps à ces paroles de faire leur chemin en lui.
— Vous avez donc présumé que je viendrais demain, dit-il.
Yrene se retourna enfin, sa sacoche à la main.
— J’ai présumé que vous auriez envie de monter à cheval, que vous veniez
avec moi ou non.
Il ne put que la dévisager en silence tandis qu’elle approchait, la fiole à la
main.
Il lisait seulement un agacement contenu sur son visage, ce qui était
toujours mieux que de l’effroi pur et simple.
— Vous pensez donc que c’est possible ? demanda-t-il sur un ton un peu
brusque.
— Oui. Je viendrai à l’aube, afin que nous ayons le temps de nous
organiser. Mon cours commence à neuf heures.
Monter à cheval… même s’il ne pouvait plus marcher, monter à cheval…
— Je vous en prie, ne me donnez pas de faux espoirs, dit-il d’une voix
rauque.
Yrene posa sa sacoche et la fiole sur la table basse placée devant le canapé
et lui fit signe d’approcher.
— Les bons guérisseurs ne feraient jamais une chose pareille, seigneur
Westfall, répondit-elle.
Il n’avait pas pris la peine de mettre une veste ce matin-là et il avait laissé
sa ceinture dans sa chambre. Il fit passer sa chemise trempée de sueur par-dessus
sa tête et commença à déboutonner son pantalon.
— C’est Chaol, fit-il au bout d’un instant. Je m’appelle Chaol, et pas
« seigneur Westfall ».
Avec un grognement, il se hissa de son fauteuil au canapé.
— C’est mon père qui porte ce titre, précisa-t-il.
— Mais vous êtes également un seigneur.
— Chaol suffira.
— Seigneur Chaol.
Il la foudroya du regard tout en disposant ses jambes sur le canapé. Elle ne
tendit pas la main pour l’aider ni pour rectifier sa position.
— Et moi qui croyais que vous me détestiez toujours, lança-t-il.
— Si vous aidez mes élèves demain, je serai prête à reconsidérer la
question.
Au vu de la lueur qui embrasait ses yeux dorés, il en doutait, mais un léger
sourire fit frémir ses lèvres.
— Encore un massage aujourd’hui ? s’enquit-il.
S’il vous plaît, faillit-il ajouter. Ses muscles étaient déjà endoloris de tous
ses exercices et de tous ses déplacements entre son lit, le canapé, son fauteuil et
la salle de bains.
— Non, répondit Yrene en lui faisant signe de s’allonger sur le ventre. Je
vais commencer le traitement.
— Vous avez du nouveau à ce sujet ?
— Non, répéta-t-elle en lui ôtant son pantalon avec des gestes calmes et
sûrs. Mais après ce qui est arrivé hier soir… je ne veux plus attendre davantage.
— Je vais… Je peux…, commença-t-il, mais il serra les dents. Nous
trouverons le moyen de vous protéger pendant vos recherches.
Il détestait ces mots qui lui laissèrent un goût amer sur la langue et dans la
gorge.
— Je crois qu’ils savent que je fais des recherches pour vous, répondit-elle
calmement en versant de l’huile le long de sa colonne vertébrale. Mais je ne suis
pas sûre que ce soit uniquement ces recherches qu’ils veulent m’empêcher de
poursuivre.
Il sentit ses entrailles se nouer alors que les mains apaisantes d’Yrene
remontaient le long de son dos, puis s’attardaient autour de l’éclaboussure entre
ses omoplates.
— Alors que croyez-vous donc qu’ils veulent ?
Il soupçonnait déjà la réponse, mais il voulait l’entendre de sa bouche,
savoir si elle pensait comme lui, si elle était aussi consciente du danger qu’il
l’était.
— Je me demande si c’est uniquement parce que j’entreprends ces
recherches, ou aussi parce que vous êtes mon patient.
Il tourna la tête pour la regarder tandis que ses mots se déposaient entre
eux. Mais les yeux d’Yrene restaient fixés sur la marque de son dos avec une
expression lasse. Il doutait qu’elle ait fermé l’œil de la nuit.
— Si vous êtes trop fatiguée…
— Non, ça va.
Il serra les dents.
— Vous pouvez toujours vous reposer ici. Je veillerai sur vous, insista-t-il,
même s’il savait que c’était inutile. Et vous pourrez reprendre vos soins plus
tard…
— Je vous soignerai maintenant. Je ne me laisserai pas terroriser par ces
créatures, répliqua-t-elle d’une voix ferme. J’ai déjà vécu dans la crainte des
autres, ajouta-t-elle plus calmement, mais avec la même détermination. Je les ai
laissés me piétiner parce que j’avais trop peur des conséquences si je refusais de
leur obéir. En fait, je ne savais même pas comment refuser.
Sa main pressa le dos de Chaol pour lui ordonner en silence de reposer sa
tête sur le canapé.
— Le jour de mon arrivée sur ces côtes, j’ai abandonné cette fille terrorisée,
reprit-elle. Et que je sois damnée si je la laisse resurgir. Ou si je laisse qui que ce
soit me dicter à nouveau ce que je dois faire de ma vie et les décisions que je
dois prendre.
Chaol sentit ses bras se couvrir de chair de poule. Cette femme était d’acier
et de braises ardentes et, de fait, une onde de chaleur jaillit de ses paumes quand
elles remontèrent le long de sa colonne vertébrale vers cette éclaboussure
blanche.
— Voyons si cette puissance aime être bousculée à son tour, pour changer,
souffla-t-elle.
Elle posa la main sur la marque. Chaol ouvrit la bouche pour parler.
Mais ce fut un hurlement qui en jaillit.
CHAPITRE 12

UNE DOULEUR BRÛLANTE ET LANCINANTE lui lacéra le dos comme un violent


coup de griffes.
Chaol se cambra en hurlant.
Yrene retira aussitôt sa main et un fracas retentit.
Lorsque Chaol se redressa sur les coudes, haletant, la guérisseuse était
assise sur la table basse et l’huile de la fiole renversée se répandait sur le bois.
Bouche bée, elle regardait l’endroit où elle avait posé sa paume un instant plus
tôt.
Il ne trouvait pas ses mots… rien au-delà des vibrations de la douleur.
Yrene leva les mains devant son visage comme si elle les voyait pour la
première fois.
Elle les tourna dans un sens, puis dans l’autre.
— Ce n’est pas seulement qu’elle n’apprécie pas ma magie, souffla-t-elle.
Les bras de Chaol ployèrent et il se retrouva de nouveau à plat ventre sur
les coussins du canapé, le regard rivé à celui d’Yrene.
— Cette puissance hait ma magie, purement et simplement, poursuivit-elle.
— Vous m’aviez dit que ce n’était qu’un écho… sans aucun lien avec la
blessure.
— Peut-être que je me trompais.
— Rowan m’a soigné sans rencontrer ces problèmes.
Elle fronça les sourcils en entendant ce nom et il se maudit en silence
d’avoir révélé ce détail de son passé, dans ce palais qui avait des yeux et des
oreilles.
— Vous étiez conscient, à ce moment-là ? demanda-t-elle.
Il réfléchit un instant avant de répondre.
— Non, j’étais… presque mort.
Elle remarqua alors l’huile répandue et jura à mi-voix, mais en termes
modérés, comparés à certains grossiers personnages qu’il avait eu le plaisir de
fréquenter.
Elle tendit la main vers sa sacoche, mais il la devança, attrapa sa chemise
trempée sur l’accoudoir du canapé et la jeta sur la flaque d’huile avant qu’elle ne
goutte sur le tapis sûrement hors de prix.
Yrene examina la chemise, puis le bras de Chaol tendu pratiquement en
travers de ses genoux.
— Soit le fait d’avoir perdu conscience lors de ces premiers soins vous a
évité de souffrir, soit cette… chose n’était pas encore vraiment… ancrée en vous
à ce moment-là, dit-elle.
Chaol sentit sa gorge se nouer.
— Vous croyez donc que je suis possédé ? demanda-t-il.
Par cette chose qui avait habité le corps du roi et commis des atrocités sans
nom.
— Non, mais on peut sentir la douleur comme un être vivant à l’intérieur de
soi. Peut-être que c’est votre cas. Et peut-être que cette… chose ne veut pas
lâcher prise.
— Est-ce que ma colonne vertébrale est vraiment endommagée ?
bredouilla-t-il.
— Oui, répondit-elle, et le cœur de Chaol se serra. J’ai senti les parties
brisées… les nerfs emmêlés et rompus. Mais pour guérir ces parties atteintes,
pour rétablir leur communication avec votre cerveau… je devrai m’aventurer au-
delà de cet écho. Ou le réduire, pour être en mesure de vous traiter, expliqua
Yrene avant de serrer les lèvres. Cette ombre, cette chose qui vous hante… qui
hante votre corps… me résistera à chaque étape des soins, et sapera vos forces
pour que vous cessiez ce traitement. Par la douleur.
Les yeux d’Yrene étaient limpides et francs.
— Vous comprenez ce que je vous dis ?
— Je comprends que pour avoir une chance de guérir, je devrai supporter
cette douleur, et à répétition, répondit-il d’une voix basse et rauque.
— J’ai des herbes qui pourront vous faire dormir, mais avec cette sorte de
blessure… Je ne serai pas la seule à devoir lutter contre ce pouvoir. Et si vous
êtes inconscient, j’ai peur de ce qu’il pourrait tenter de vous faire pendant que
vous êtes emprisonné dans vos rêves… dans votre esprit, expliqua-t-elle.
Son visage devint encore plus pâle.
Chaol lâcha sa chemise transformée en serpillière et pressa la main
d’Yrene.
— Faites ce que vous avez à faire, répondit-il.
— Ce sera douloureux. En permanence. Et probablement pire que ce que
vous venez de subir. Je devrai me frayer un chemin en vous, vertèbre après
vertèbre, avant de pouvoir rejoindre la base de votre colonne vertébrale. Je
devrai lutter contre ce pouvoir et vous soigner en même temps.
La main de Chaol serra plus fort la sienne, qui était vraiment petite en
comparaison.
— Faites ce que vous avez à faire, répéta-t-il.
— Vous aussi, vous devrez lutter, dit-elle calmement.
Il se figea.
— Si la nature de ces… choses est de se nourrir de nous… si l’une d’elles
se nourrit de vous en ce moment même et que vous restez en bonne santé malgré
tout, dit-elle en montrant son corps, cela signifie que ce pouvoir doit se repaître
de quelque chose d’autre… quelque chose qui est en vous.
— Je ne sens pourtant rien.
Elle observa leurs mains réunies, puis dégagea ses doigts des siens. C’était
moins brutal que de retirer sa main, mais ce recul en disait néanmoins assez
long.
— Peut-être devrions-nous en discuter d’abord, reprit-elle.
— Discuter de quoi ?
Elle rejeta ses cheveux par-dessus l’une de ses épaules.
— De ce qui s’est passé… De ce que vous laissez cette chose dévorer en
vous.
Les paumes de Chaol devinrent moites.
— Il n’y a rien à discuter, répondit-il.
Yrene le dévisagea longuement et il dut se faire violence pour ne pas se
ratatiner devant la franchise de son regard.
— D’après ce que j’ai entendu dire, il s’est passé bien des choses au cours
de ces derniers mois, déclara-t-elle. Il semblerait que cette période a été… plutôt
mouvementée pour vous. Vous m’avez dit vous-même hier que personne ne
vous hait plus que vous vous haïssez.
C’était un euphémisme.
— Pourquoi avez-vous soudain tellement envie d’en parler ? lança-t-il.
— Si c’est ce qui vous permettra de guérir et de repartir, ça m’intéresse
forcément, répondit-elle sans se démonter.
Chaol haussa les sourcils.
— Eh bien, nous y voilà, commenta-t-il.
Le visage d’Yrene était un masque indéchiffrable qui aurait pu rivaliser
avec celui de Dorian.
— Je suppose que vous ne souhaitez pas rester indéfiniment ici alors que la
guerre vient d’éclater dans notre pays, comme vous dites.
— Vous voulez dire que ce n’est pas le nôtre ?
Yrene se leva sans un mot et prit son sac.
— Je ne veux rien avoir en commun avec Adarlan, répondit-elle.
Il la comprenait. Il la comprenait vraiment. C’était peut-être la raison pour
laquelle il ne lui avait pas encore révélé de qui émanaient ces ténèbres
persistantes.
— Et vous, vous évitez le sujet qui nous concerne pour votre traitement,
reprit-elle en fouillant dans ses affaires. Vous devrez pourtant raconter ce qui est
arrivé, tôt ou tard.
— Malgré tout le respect que je vous dois, ça ne vous regarde pas.
À ces mots, les yeux d’Yrene se posèrent sur lui.
— Vous seriez surpris de découvrir combien le physique et les émotions
sont étroitement liés dans chaque traitement, observa-t-elle.
— J’ai affronté tout ce qui est arrivé.
— Si c’est vrai, alors de quoi se nourrit cette chose logée dans votre
colonne vertébrale ?
— Je l’ignore, répondit-il.
Et, en réalité, il s’en moquait.
Elle tira un objet de son sac et, quand elle revint vers lui, le ventre de Chaol
se noua à la vue de ce qu’elle tenait à la main.
C’était un morceau de cuir qu’on se calait entre les dents. Il était taillé dans
du cuir sombre et tout neuf. Il n’avait pas encore servi.
Elle le lui tendit sans hésiter. Combien de fois en avait-elle donné un à des
patients pour guérir des blessures bien pires que la sienne ?
— Ce serait le moment de me dire de tout arrêter, dit Yrene d’un air
déterminé. Au cas où vous préféreriez parler de ce qui est arrivé ces derniers
mois.
Chaol ne répondit pas, s’étendit sur le ventre et glissa le cylindre entre ses
dents.

Nesryn avait contemplé le lever du soleil depuis le ciel.


Sartaq l’avait attendue dans l’aire pendant l’heure qui précédait l’aube.
Nesryn s’était appuyée d’une main au montant de la voûte ouvrant sur l’escalier,
encore essoufflée de la montée. L’étage supérieur du minaret était ouvert aux
éléments et derrière le prince bardé de cuir…
Kadara était splendide.
Chacune de ses plumes dorées brillait comme du métal bruni et sa poitrine
avait la blancheur de la neige fraîche. Ses yeux d’or s’étaient immédiatement
posés sur Nesryn pour la jauger, avant même que Sartaq, qui bouclait la selle sur
son large dos, ne se soit tourné vers elle.
— Capitaine Faliq, avait dit le prince en guise de salut. Vous êtes matinale.
Une conversation banale pour les oreilles indiscrètes.
— L’orage de cette nuit m’a empêchée de dormir. J’espère que je ne vous
dérange pas.
— Au contraire, avait déclaré le prince avant d’esquisser un sourire dans la
pénombre. J’allais faire un tour dans le ciel… afin que cette goinfre chasse pour
son petit déjeuner, pour changer.
Kadara avait hérissé ses plumes, indignée, et fait claquer son énorme bec
qui aurait pu décapiter un homme d’un seul coup. Quoi d’étonnant si la princesse
Hasar restait sur ses gardes face à elle ?
Sartaq avait ri et tapoté ses plumes.
— Ça vous dit de venir ? avait-il proposé.
En entendant ces mots, Nesryn avait soudain pris conscience de la hauteur
vertigineuse du minaret et elle avait pensé que Kadara volerait probablement
encore plus haut… Et qu’il n’y aurait rien d’autre entre la mort et elle que le
cavalier et la selle qu’il venait de boucler.
Mais chevaucher un ruk…
Et, mieux encore, avec un prince qui aurait peut-être des renseignements à
leur fournir…
— Je ne suis pas très à l’aise en hauteur, mais ce serait un honneur pour
moi, prince, avait-elle déclaré.
Tout fut réglé en quelques minutes. Sartaq lui avait dit de troquer sa veste
bleu nuit contre une autre en cuir qu’elle trouva dans une commode placée
contre le mur opposé. Il s’était détourné poliment quand elle avait également
changé de pantalon. Comme ses cheveux ne lui arrivaient qu’aux épaules, elle
eut quelque difficulté à les natter, mais le prince avait plongé la main dans sa
poche et lui avait donné une lanière en cuir pour les nouer.
— Il faut toujours en avoir une, sinon vous mettrez des semaines à démêler
vos cheveux, lui avait-il recommandé.
Il avait été le premier à enfourcher le ruk au regard perçant qui s’était
accroupi comme une sorte de poule géante. Il avait escaladé son flanc en deux
mouvements souples, puis tendu à Nesryn une main qu’elle avait saisie. Un peu
hésitante, elle avait posé son autre paume sur les côtes de Kadara et avait été
émerveillée par la fraîcheur et la douceur lisse et soyeuse de ses plumes.
Elle s’était attendue à ce que le ruk remue et lui lance un regard hostile
tandis que Sartaq la hissait en selle, mais la monture du prince était restée docile
et patiente.
Sartaq avait bouclé leurs harnais et vérifié leur réglage et leur solidité. Il
avait ensuite fait claquer sa langue et…
Nesryn savait qu’il était impoli de serrer les bras d’un prince à lui en
rompre les os, mais elle l’avait tout de même fait tandis que Kadara étendait ses
ailes d’or brillant pour s’élancer hors de l’aire et puis… elle avait chuté comme
une pierre.
L’estomac de Nesryn était remonté jusque dans sa gorge, ses yeux s’étaient
remplis de larmes et sa vision était devenue floue.
Fouettée par le vent qui menaçait de l’arracher à sa selle, elle avait serré les
flancs de la monture à en avoir mal aux cuisses tout en agrippant les bras de
Sartaq avec une telle force qu’il avait ri à son oreille.
Mais les pâles édifices d’Antica avaient surgi, presque bleus dans la lumière
du petit matin, et s’étaient rués vers eux tandis que Kadara tombait du ciel telle
une étoile filante.
Alors le ruk avait déployé ses ailes et était remonté en flèche.
Nesryn s’était réjouie de n’avoir pas pris de petit déjeuner car, vu ce que
cette montée faisait subir à son estomac, il aurait jailli de sa bouche.
En quelques battements d’ailes, Kadara avait viré sur la droite, vers
l’horizon qui se teintait de rose.
Antica tout entière s’était alors étendue devant eux, mais avait diminué à
mesure qu’ils s’étaient élevés dans le ciel, jusqu’à l’instant où la cité ne fut plus
qu’un carrefour pavé – qui rayonnait dans toutes les directions en dessous d’eux.
Jusqu’à l’instant où Nesryn découvrit les oliveraies et les champs de blé aux
portes de la ville, les maisons de campagne et les hameaux disséminés dans les
environs, le déferlement de dunes du désert du Nord. À présent, à sa gauche, les
rubans scintillants et sinueux des fleuves brillaient comme de l’or sous le soleil
qui émergeait des montagnes à sa droite.
Sartaq gardait le silence, ne cherchait pas à lui montrer les éléments
marquants du paysage, pas même la ligne pâle de la Voie Sœur filant à perte de
vue vers le sud.
Non. Il lâchait la bride à Kadara dans le soleil levant. Le ruk monta encore
dans l’air qui fraîchissait… dans le ciel de l’aube qui devenait plus lumineux à
chacun de ses puissants battements d’ailes.
De l’espace… de l’espace à perte de vue.
Sans rien de commun avec l’infini de l’océan, avec le déferlement
fastidieux de ses vagues et le confinement de ses navires.
Non, c’était… une bouffée d’air frais. C’était…
Elle ne parvenait pas à tout embrasser assez vite d’un regard, à s’imprégner
suffisamment de ce qu’elle voyait. Comme tout lui paraissait minuscule,
ravissant, pur… Des terres certes annexées par un peuple conquérant, mais
aimées et soignées…
Son pays. Son foyer.
Le soleil, les buissons et les prairies ondulantes semblaient l’appeler au
loin. Les jungles luxuriantes et les rizières à l’ouest, les pâles dunes du désert au
nord-est… C’était plus que ce qu’elle pourrait voir en une vie entière. C’étaient
des terres si vastes que Kadara n’aurait pu les survoler en une journée. Un
monde à part entière. Le monde entier sur un continent.
Elle ne comprenait pas pourquoi son père en était parti.
Ni pourquoi il était resté alors que ces ténèbres avaient envahi Adarlan.
Pourquoi il avait retenu les siens dans cette ville malsaine où il était si rare
qu’elle regarde le ciel ou sente un vent qui n’empestait la saumure de l’Avery ou
les ordures de la ville.
— Vous êtes bien silencieuse, observa le prince, ce qui était davantage une
question qu’un commentaire.
— Les mots me manquent pour décrire tout cela, avoua Nesryn en halha.
Elle sentit Sartaq sourire derrière son épaule.
— C’est ce que j’ai ressenti à mon premier vol, et à tous les autres depuis,
dit-il.
— Je comprends maintenant pourquoi vous êtes resté au camp pendant tant
d’années. Et pourquoi vous avez toujours hâte d’y retourner.
Ils se turent un moment.
— Il est vraiment si facile de lire en moi ? demanda-t-il.
— Comment pourriez-vous ne pas avoir envie d’y retourner ?
— De l’avis de certains, le palais de mon père est le plus beau qui soit en ce
monde.
— C’est vrai.
Sartaq se tut, et ce silence en disait long.
— Le château de Rifthold était loin d’être aussi beau… aussi ravissant et en
telle harmonie avec le paysage, reprit Nesryn.
Sartaq fredonna un air qu’elle sentit vibrer dans son dos.
— La mort de ma sœur a profondément ébranlé ma mère, déclara-t-il
doucement. C’est pour elle que je reste ici.
Nesryn réprima un frémissement.
— Je suis vraiment navrée de ce qui vous est arrivé, dit-elle.
Pendant un instant, elle n’entendit plus que la voix du vent.
— Vous avez dit « était » en parlant du palais royal de Rifthold, reprit
Sartaq. Pourquoi ?
— Vous avez certainement appris ce qui lui est arrivé – du moins, à sa
partie en verre.
— Ah, oui… il a été détruit par la reine de Terrasen. Votre… alliée.
— Mon amie.
Il s’écarta un peu d’elle et se pencha pour scruter son visage.
— Vraiment ?
— C’est quelqu’un de bien, assura Nesryn. Même si elle est difficile. Mais
on pourrait sans doute en dire autant de toute personne de sang royal.
— Apparemment, elle a jugé le défunt roi d’Adarlan si difficile qu’elle l’a
tué.
Sartaq avait soigneusement pesé ses mots.
— Cet homme était un monstre et une menace pour le monde entier. Et son
bras droit, Perrington, ne vaut pas mieux que lui. Elle a rendu service à l’Erilea
en le tuant.
Sartaq tira sur les rênes tandis que Kadara entamait une descente lente et
régulière vers une vallée au fond de laquelle scintillait une rivière.
— Elle est vraiment si puissante ? demanda-t-il.
Nesryn se demanda s’il valait mieux minimiser la magie d’Aelin ou en
parler franchement.
— L’étendue des pouvoirs de Dorian et d’Aelin est impressionnante,
répondit-elle. Mais je dirais que leur meilleure arme est leur intelligence. Sans
elle, le pouvoir brut est inutile.
— Et même dangereux.
— Oui, reconnut Nesryn. Y a-t-il…
Elle s’interrompit ; elle n’avait jamais été formée aux circonlocutions du
langage de cour.
— Existe-t-il au sein de votre cour une menace qui nous oblige à parler en
toute liberté seulement dans le ciel ?
Tout en prononçant ces mots, elle se rappela que le prince pouvait fort bien
être la menace en question.
— Vous avez dîné avec mes frères et mes sœurs, répondit-il. Vous les
connaissez un peu mieux, à présent. Si j’avais une entrevue officielle avec vous,
ils en déduiraient que je suis disposé à vous écouter, et peut-être à plaider votre
cause auprès de notre père. Ils réfléchiraient aux avantages et aux inconvénients
de saper ma position et se demanderaient s’ils auraient intérêt à se ranger de mon
côté.
— Et vous ? Vous seriez vraiment disposé à écouter ce que nous avons à
vous dire ?
Sartaq se tut pendant un long moment et seul le hurlement du vent remplit
le silence.
— Oui, je serais disposé à vous écouter, le seigneur Westfall et vous,
répondit-il. À entendre tout ce que vous savez et ce qui vous est arrivé. J’ai
moins d’influence sur mon père que d’autres, mais il sait que les rukhins me sont
fidèles.
— Je croyais…
— Que j’étais son préféré ? demanda Sartaq avant d’éclater d’un rire amer.
J’ai peut-être une chance de lui succéder, mais le Khagan ne choisit pas l’enfant
qu’il préfère pour héritier. Et quand bien même il en serait ainsi, ce seraient
Duva et Kashin qui auraient cet honneur.
Duva au doux visage, elle pouvait le comprendre, mais…
— Kashin ?
— Il est d’une loyauté exemplaire envers mon père. Il n’a jamais comploté
ni planté de poignard dans le dos de personne. Moi, oui. J’ai conspiré et
manœuvré contre eux tous pour parvenir à mes fins. Mais Kashin… Il a beau
commander l’armée de terre et la cavalerie et se montrer brutal si nécessaire, il a
toujours été sincère et honnête avec mon père. Il n’existe pas de fils plus aimant
et plus loyal que lui. Quand notre père mourra… j’ai peur de ce qui arrivera. De
ce que les autres feront subir à Kashin s’il ne se soumet pas ou, pire, du coup que
la mort de notre père lui portera.
— Et vous, que lui ferez-vous ? osa-t-elle demander.
Est-ce que vous le tuerez s’il ne vous jure pas loyauté ?
— Tout dépend de la menace qu’il pourrait représenter ou de l’alliance
qu’il pourrait sceller. Seuls Duva et Arghun sont mariés, et Arghun n’a pas
encore d’héritier. Quant à Kashin, s’il avait son mot à dire, il séduirait aussitôt
cette jeune guérisseuse.
Yrene.
— Son indifférence envers lui est plutôt surprenante.
— Cela plaide en sa faveur. Il est difficile d’aimer un rejeton du Khagan.
L’herbe verte encore semée de rosée ondula sous le soleil matinal quand
Kadara descendit vers un torrent aux eaux rapides. Avec ses serres gigantesques,
elle aurait facilement pu pêcher une douzaine de poissons.
Mais ce n’était pas la proie qu’elle poursuivait alors qu’elle survolait la
rivière, visiblement à la recherche de quelque chose.
— Quelqu’un s’est introduit dans la bibliothèque du Torre hier soir,
annonça Sartaq en surveillant le vol du ruk au-dessus des eaux bleu sombre.
Des gouttelettes caressèrent le visage de Nesryn mais, en entendant ces
mots, elle se sentit glacée d’effroi.
— Ce ou ces intrus ont tué une guérisseuse à l’aide d’un pouvoir ignoble
qui l’a laissée comme une coquille vide. Nous n’avions encore jamais rien vu de
pareil, à Antica.
Nesryn en eut l’estomac retourné. Cette description ne lui était que trop
familière.
— Qui ? Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Yrene Towers a sonné l’alarme. Nous avons fouillé la bibliothèque
pendant des heures sans trouver la moindre trace de l’intrusion. Rien, sauf la
disparition de quelques livres de la table à laquelle elle avait été assise. Yrene
était un peu secouée, mais elle va bien.
Des recherches… Chaol l’avait informée la veille au soir qu’Yrene voulait
effectuer des recherches sur les blessures infligées par la magie et les démons.
— Savez-vous sur quoi portaient les recherches d’Yrene ? Ce qui aurait pu
susciter tant d’intérêt chez des puissances funestes et les pousser à voler ses
livres ? s’enquit Sartaq sur le ton de la conversation.
Nesryn réfléchit à ces questions. Il pouvait s’agir d’une manœuvre du
prince : lui révéler quelque chose de personnel sur sa famille, sur sa vie, pour
l’inciter à lui dévoiler des secrets en retour. Nesryn et Chaol n’avaient pas
soufflé mot des clefs, des Valg ni d’Erawan au Khagan et à ses enfants. Ils
avaient attendu, afin de voir à qui ils pourraient se fier. Car si leurs ennemis
apprenaient qu’ils recherchaient les clefs pour sceller le portail de Wyrd…
— Non, répondit-elle en mentant. Mais peut-être qu’il s’agit d’ennemis
infiltrés qui essaient de terroriser Yrene et les autres guérisseuses pour les
dissuader d’aider le capitaine… le seigneur Westfall, je veux dire.
Le silence se fit. Elle crut qu’il allait insister et attendit sa réaction tandis
que Kadara se rapprochait de la surface de l’eau comme pour fondre sur une
proie.
— Ça doit être étrange d’occuper une fonction alors que votre prédécesseur
est encore à votre côté, observa Sartaq.
— J’ai été nommée capitaine quelques semaines seulement avant notre
départ. Je suppose que j’aurai encore pas mal à apprendre à mon retour.
— Si Yrene réussit à guérir votre prédécesseur… une condition nécessaire
mais non suffisante.
L’autre étant de ramener une armée en Adarlan.
— C’est vrai.
Ce fut tout ce qu’elle parvint à répondre.
Kadara piqua vers le sol à une vitesse qui incita Sartaq à resserrer son
étreinte sur elle et à plaquer ses cuisses contre les siennes.
Elle laissa au prince le soin de les garder en selle tandis que le ruk plongeait
dans l’eau, battait des ailes et des griffes, puis lançait quelque chose sur la rive.
Un instant plus tard, elle fondit sur cette chose et la lacéra de son bec et de ses
serres. La chose ou plutôt la bête plaquée sous son corps se débattit, se tordit et
cingla l’air.
On entendit un craquement, et puis plus rien.
Kadara se calma et fit bouffer ses plumes. Son poitrail était maculé de sang.
Quelques éclaboussures tachaient les bottes de Nesryn.
— Faites attention, capitaine Faliq, l’avertit Sartaq quand elle put examiner
de plus près la bête dont le ruk se repaissait.
Elle était énorme, longue d’un mètre cinquante environ et couverte
d’écailles épaisses comme une armure. Elle ressemblait aux bêtes des marais de
l’Eyllwe, mais en plus grosse… Sans doute engraissée au bétail que ses
congénères et elle devaient noyer dans ces rivières.
— Les terres de mon père ont leur beauté, commenta le prince pendant que
Kadara taillait en pièces la carcasse monstrueuse, mais toutes sortes de créatures
rôdent sous leur surface.
CHAPITRE 13

LES JAMBES ÉTENDUES devant elle sur le tapis, Yrene haletait, adossée au
canapé sur lequel Chaol reprenait également son souffle.
Sa bouche était sèche comme du sable et ses membres tremblaient tellement
qu’elle pouvait à peine laisser ses mains reposer sur ses genoux.
Elle entendit cracher, et un heurt léger lui indiqua que le seigneur avait
expulsé le morceau de cuir de sa bouche.
Il avait rugi en le serrant entre ses dents, et ses mugissements avaient été
presque aussi éprouvants que la magie elle-même.
Sa blessure était un vide. Un enfer noir et inconnu.
La magie d’Yrene avait étincelé comme une étoile face au mur que les
ténèbres avaient dressé entre le sommet du dos de Chaol et le reste de sa
colonne. Elle savait que si elle le franchissait, si elle s’attaquait à la base de sa
colonne vertébrale, ce pouvoir l’y rejoindrait.
Elle avait lutté pour repousser ce mur, lutté à en perdre le souffle, jusqu’à
l’épuisement.
Mais ce mur restait inébranlable.
Il semblait seulement rire d’elle, d’un rire silencieux et sifflant empreint
d’une froideur et d’une malveillance immémoriale.
Elle avait projeté sa magie contre ce mur, elle avait fait déferler sur lui un
essaim de lumières blanches brûlantes, en vain.
Ce fut seulement à la fin de la séance, alors que sa magie ne trouvait aucune
fissure, aucune crevasse dans laquelle s’insinuer et qu’elle allait se retirer que le
mur noir avait paru se transformer…
Se métamorphoser en quelque chose… de tout autre.
Face à cette métamorphose, la magie d’Yrene était devenue mince et
fragile. Toute la combativité qui lui restait au lendemain de la mort de cette
guérisseuse s’était évanouie. Et elle était incapable de voir – elle n’osait pas
regarder – l’entité qui s’amassait devant elle et remplissait le vide noir de voix
qui semblaient résonner du fond d’un long couloir.
Mais elle avait regardé par-dessus son épaule et entrevu l’apparition.
Le mur noir était vivant, fourmillant d’images qui se succédaient. Elle avait
l’impression de les regarder par les yeux de quelqu’un d’autre. Et elle savait
d’instinct que ce n’étaient pas les yeux du seigneur Chaol.
Une forteresse en pierre noire se dressait au milieu de montagnes arides et
grise comme cendre. Ses tours étaient aussi acérées que des lances, ses rebords
et ses parapets durs et tranchants. Autour de cette forteresse, dans les plaines et
les vallées, une armée s’étendait au loin, éclairée par plus de feux de camp
qu’elle n’en pouvait compter.
Elle connaissait le nom de cette forteresse et de l’armée massée autour
d’elle. Son nom retentissait en elle comme le heurt d’un marteau sur une
enclume.
Morath.
Elle avait battu en retraite vers la lumière et la lourde chaleur du dehors.
Morath… Que ce fût un authentique souvenir déterré par le pouvoir qui
avait frappé le seigneur Chaol, ou une vision que les ténèbres avaient fait surgir
des terreurs les plus primitives d’Yrene…
Cette image n’avait rien de réel. Pas ici, du moins, pas dans cette salle
baignée de soleil où résonnait le murmure de la fontaine toute proche. Mais
c’était le fidèle portrait des armées dont le seigneur Chaol lui avait parlé la
veille.
C’était ce qu’elle devrait affronter : les victimes de cette armée, voire ses
soldats si les choses tournaient vraiment mal.
C’était ce qui l’attendait dans son pays natal.
Non, pas maintenant… Elle n’y penserait pas maintenant, pas en présence
du seigneur. Elle refusait de se ronger les sangs à cette idée, de lui rappeler ce
qu’il devrait combattre et ce qui menaçait ses amis pendant qu’elle et lui étaient
là… Cela ne leur serait d’aucun secours.
Yrene restait donc assise sur le tapis, s’efforçait de calmer ses tremblements
en inspirant profondément par le nez, puis en expirant par la bouche, laissait sa
magie se déposer et se reconstituer en elle tandis qu’elle apaisait son esprit. Le
seigneur Chaol se reposait sur le canapé derrière elle sans que ni lui ni elle ne
disent un mot.
Non, ce ne serait à coup sûr pas un traitement comme un autre.
Mais peut-être qu’en repoussant son retour au pays, en restant là pour le
soigner le temps qu’il faudrait… Il y aurait peut-être des blessés semblables à lui
sur ces champs de bataille. Si elle apprenait dès maintenant à faire face à ce
genre de situation, si éprouvant que cela puisse être… Oui, cela vaudrait peut-
être la peine d’ajourner ses projets si elle pouvait affronter de nouveau ces
ténèbres, les endurer… et trouver le moyen de les détruire.
Va où tu as peur de te risquer.
Là était la question.
Les paupières d’Yrene s’abaissèrent. À un moment donné, la servante était
revenue avec les ingrédients qu’Yrene l’avait envoyée chercher pour l’éloigner.
Après leur avoir lancé un regard, elle s’était éclipsée.
C’était plusieurs heures, plusieurs jours auparavant.
La faim lui nouait le ventre, une sensation étrangement humaine comparée
aux heures passées à combattre cette noirceur, à peine consciente de sa main
posée sur le dos de son patient et du hurlement qui jaillissait de ses lèvres dès
que sa magie pressait ce mur.
Et pourtant, il ne lui avait pas demandé d’arrêter une seule fois. Il n’avait
imploré aucun répit.
Des doigts tremblants effleurèrent son épaule.
— Est-ce que… vous…
Chacun de ces mots était rauque et comme éteint. Elle devait lui préparer du
thé à la menthe et au miel. Elle devait appeler la servante. Si elle retrouvait la
parole. Si elle pouvait maîtriser sa voix.
— … allez bien ?
Yrene entrouvrit les paupières au contact de sa paume. Elle sentait qu’il ne
la laissait sur son épaule ni par affection ni par inquiétude pour elle, mais
seulement parce qu’il était trop éreinté pour la retirer.
Elle-même était trop épuisée pour avoir la force de la repousser comme elle
l’avait fait plus tôt.
— C’est moi qui devrais vous demander comment vous allez, articula-t-elle
d’une voix enrouée. Avez-vous besoin de quelque chose ?
— Non.
Elle referma les yeux. Ce traitement pourrait prendre des semaines. Ou des
mois. Surtout si elle ne trouvait pas le moyen de repousser ce mur de ténèbres.
Elle essaya en vain de remuer les jambes.
— Je devrais aller vous chercher…
— Reposez-vous.
La main pressa son épaule.
— Reposez-vous, répéta-t-il.
— Oui, vous en avez fait assez, dit-elle. Plus d’exercices pour
aujourd’hui…
— Je parle de vous. Reposez-vous, fit-il péniblement.
Yrene regarda la grande horloge placée dans un angle de la salle. Et cilla.
Cinq…
Ils avaient travaillé cinq heures.
Il avait enduré cinq heures de ce supplice.
Elle replia les jambes et, avec un grognement, elle posa une main sur la
table basse, rallia toutes ses forces et se remit debout. Titubante, mais debout.
Les bras de Chaol se glissèrent sous son torse et les muscles de son dos nu
ondulèrent quand il essaya de se redresser.
— Arrêtez, ordonna-t-elle.
Il l’ignora et, grâce aux muscles impressionnants de ses bras et de sa
poitrine, il y parvint. Il resta assis, immobile, ses yeux vitreux fixés sur elle.
— Il vous faut… du thé, lâcha Yrene d’une voix rauque.
— Kadja, souffla-t-il.
La servante parut aussitôt. Bien trop vite.
Yrene l’observa attentivement tandis qu’elle s’approchait. Elle avait écouté
et attendu.
— Un thé à la menthe avec beaucoup de miel, commanda-t-elle sans
prendre la peine de sourire.
— Deux, rectifia Chaol.
Yrene lui lança un regard désapprobateur, mais se laissa choir sur le canapé
à côté de lui. Les coussins étaient humides… De sa sueur, devina-t-elle en la
voyant luire sur les contours de sa poitrine bronzée.
Elle ferma les yeux… Juste un instant, pensa-t-elle.
Elle comprit qu’elle les avait fermés bien plus longtemps quand Kadja posa
deux délicates tasses de thé devant eux. Une petite théière en fer fumait au
milieu de la table. La servante versa généreusement le miel dans les deux tasses,
mais la bouche d’Yrene était trop sèche et sa langue trop lourde pour qu’elle
prenne la peine de lui dire que c’était trop et que ce serait écœurant. Kadja remua
le miel dans le thé, puis tendit une tasse à Chaol, qui la passa à Yrene.
Trop fatiguée pour discuter, elle serra sa tasse dans ses mains et rassembla
son énergie pour la porter à ses lèvres.
Il parut sentir son épuisement.
Il ordonna à Kadja de laisser sa tasse sur la table et de sortir.
Yrene regarda comme à travers une fenêtre éloignée Chaol lui prendre sa
tasse et l’élever vers ses lèvres.
Elle eut envie de repousser sa main.
Elle avait accepté de le soigner et il n’était pas le monstre auquel elle s’était
attendue, pas comme d’autres hommes qu’elle avait pu croiser, mais à l’idée de
le laisser approcher et prendre soin d’elle ainsi…
— Vous pouvez boire ce thé, lui dit-il dans un grondement sourd, ou nous
pouvons rester assis comme ça quelques heures de plus.
Elle le dévisagea. Son regard était assuré et alerte malgré sa fatigue
profonde.
Elle ne répondit pas.
— Si j’ai bien compris, murmura-t-il plus pour lui-même que pour elle,
vous voulez bien m’aider, mais je ne peux pas vous rendre la pareille. Ni rien
faire qui ne soit pas conforme à l’idée que vous vous faites de… moi.
Il était plus futé que la plupart des gens devaient le croire.
Elle avait l’impression que la dureté qu’elle lisait dans ses yeux d’un brun
chaud se reflétait également dans les siens.
— Buvez, ordonna-t-il en homme habitué à être obéi et à commander.
Détestez-moi tant que vous voulez, mais buvez ce maudit thé.
Mais ce fut la faible lueur d’inquiétude dans son regard qui l’adoucit.
Il avait sans doute l’habitude d’être obéi, mais il était également disposé à
prendre soin des autres. À veiller sur eux. C’était une impulsion irrésistible chez
lui.
Yrene capitula silencieusement et entrouvrit les lèvres.
Il posa doucement la tasse contre sa bouche et l’inclina vers elle.
Elle but une petite gorgée. Il l’encouragea d’un murmure. Elle but de
nouveau.
Si lasse… jamais elle n’avait été aussi lasse de toute sa vie.
Chaol inclina de nouveau la tasse et elle but une gorgée entière.
Assez. Il en avait plus besoin qu’elle.
Il sentit qu’elle était tendue et qu’elle risquait de s’énerver s’il insistait,
éloigna la tasse de ses lèvres, la porta aux siennes et but une gorgée, puis une
autre.
Quand il eut fini, il saisit la seconde tasse pour faire encore boire un peu
Yrene avant de la vider.
Il était vraiment insupportable.
Elle avait dû le penser à voix haute, car un demi-sourire retroussa un coin
des lèvres de Chaol.
— Vous n’êtes pas la première à le dire, commenta-t-il d’une voix plus
douce et moins rauque.
— Et je ne serai sûrement pas la dernière, grommela-t-elle.
Chaol lui adressa à nouveau son sourire en coin, puis se pencha sur la table
pour remplir leurs tasses. Il ajouta lui-même du miel en moins grande quantité
que Kadja, juste ce qu’il fallait, et le remua dans les tasses d’une main ferme.
— Je peux le faire, observa Yrene.
— Moi aussi, répondit-il simplement.
Elle parvint à tenir sa tasse, cette fois-ci. Il attendit qu’elle ait bu plusieurs
gorgées avant de porter la sienne à ses lèvres.
— Je devrais m’en aller maintenant, dit-elle, mais la perspective de sortir
du palais, de marcher jusqu’au Torre, puis de monter l’escalier jusqu’à sa
chambre…
— Reposez-vous. Et mangez… Vous devez être affamée.
Elle le regarda.
— Pas vous ?
Il s’était entraîné intensivement avant son arrivée : il devait mourir de faim.
— Si, mais je ne crois pas que je pourrai attendre l’heure du dîner. Vous
pourriez dîner avec moi.
Le soigner, travailler avec lui et le laisser lui servir le thé était une chose,
mais dîner avec lui, avec l’homme qui avait servi ce boucher, qui avait œuvré
sous ses ordres pendant que cette armée de ténèbres s’amassait à Morath…
Et voilà que resurgissaient cette odeur de fumée dans ses narines, ce
crépitement des flammes et ces cris…
Yrene se pencha, posa sa tasse sur la table, puis se leva. Chacun de ses
mouvements était raide et son corps douloureux.
— Je dois rentrer au Torre, dit-elle, les genoux flageolants. La veillée aura
lieu au coucher du soleil.
Il lui restait encore une bonne heure, les dieux en soient loués.
Il remarqua qu’elle vacillait et tendit la main vers elle, mais elle s’écarta
hors de sa portée.
— Je laisse mes affaires ici, dit-elle, car à l’idée de repartir chargée de cette
lourde sacoche…
— Permettez-moi de faire venir une voiture pour vous ramener.
— Je peux en demander une à l’entrée du palais, répondit-elle.
Si quelqu’un devait la pourchasser, elle préférait la sécurité d’un véhicule.
Elle dut s’appuyer aux meubles pour avancer et rester droite. La distance
jusqu’à la porte lui paraissait infinie.
— Yrene.
Elle tenait à peine debout sur le seuil, mais elle s’arrêta pour regarder
derrière elle.
— Pour la leçon de demain, où devrai-je vous retrouver ? reprit Chaol, dont
les yeux bruns avaient retrouvé leur regard attentif.
Elle envisagea d’annuler cette séance. Elle ne comprenait pas ce qui lui
avait pris de demander à cet homme, entre tous, de venir au Torre.
Mais… il avait souffert cinq heures et tenu bon.
Peut-être était-ce uniquement pour cela qu’elle avait décliné son invitation à
dîner. S’il avait tenu bon, elle en ferait autant ; elle refusait de voir en lui autre
chose que ce qu’il était et d’oublier qui il avait servi.
— Je vous retrouverai dans la cour principale du palais au lever du soleil,
répondit-elle.
C’était un effort de marcher, mais elle se l’imposa pas à pas.
Elle le laissa seul dans cette pièce, le regard toujours fixé sur elle.
Cinq heures de souffrances, dont Yrene savait qu’elles n’avaient pas été
seulement physiques. Pendant qu’elle luttait contre ce mur, elle avait senti que
de l’autre côté, les ténèbres avaient révélé à Chaol des choses qu’il avait préféré
taire.
Elle avait entrevu des lueurs, rien qu’elle ait pu distinguer clairement, mais
ces lueurs lui avaient fait l’effet de souvenirs. Ou de cauchemars. Ou peut-être
les deux.
Pourtant, il ne lui avait pas demandé d’arrêter.
Et, alors qu’Yrene avançait d’un pas traînant dans le palais, une part d’elle
se demanda si Chaol avait tenu bon non seulement parce qu’il avait appris à
endurer la douleur, mais aussi parce qu’il pensait qu’il la méritait.

Il avait mal partout.


Chaol refusait de penser à ce qu’il avait vu. À ce qui avait surgi dans son
esprit quand cette douleur l’avait ravagé, brûlé, fouetté et brisé. À ce qu’il avait
vu – et à ceux qu’il avait vus. Le corps sur le lit. Le torque au cou. La tête qui
roulait à terre.
Il avait été incapable d’y échapper tant qu’Yrene faisait son travail.
La douleur l’avait donc ravagé, et ces visions l’avaient assailli, encore et
encore.
Il avait rugi, crié et hurlé.
Elle avait arrêté seulement quand elle avait glissé à terre.
Et il était resté rompu. Vidé.
Elle avait pourtant refusé de rester avec lui plus longtemps que nécessaire.
Il ne pouvait lui en vouloir.
Non que cela eût la moindre importance. Mais il se rappela qu’elle lui avait
demandé de venir l’aider le lendemain.
De l’aider autant qu’il le pouvait.
Chaol mangea là où Yrene l’avait laissé et en sous-vêtements. Kadja ne
parut ni le remarquer ni s’en soucier, et il était trop épuisé pour se soucier de la
décence.
Aelin aurait probablement éclaté de rire si elle l’avait vu à cet instant.
C’était le même homme qui s’était enfui de sa chambre quand elle lui avait
annoncé qu’elle avait ses règles, et qui à présent se moquait complètement d’être
presque nu dans ce beau salon.
Nesryn revint avant le coucher du soleil, le visage rosi et les cheveux
ébouriffés par le vent. Son sourire incertain lui en révéla assez. Elle avait au
moins réussi, ne serait-ce que partiellement, dans ses manœuvres avec Sartaq.
Peut-être parviendrait-elle à accomplir ce à quoi lui-même semblait échouer, à
savoir lever une armée pour épauler Adarlan.
Ce jour-là, il avait bien eu l’intention de parler au Khagan de la menace que
constituait l’agression de la veille, mais à présent l’heure était trop tardive pour
obtenir une audience.
Il entendit à peine Nesryn quand elle parla à voix basse de la sympathie
possible de Sartaq pour leur cause. Et de sa chevauchée sur ce superbe ruk. Il
était si terrassé de fatigue qu’il pouvait à peine garder les yeux ouverts, même en
imaginant ces ruks en train de combattre des sorcières des Dents de Fer et des
wyverns, même en se demandant qui aurait une chance de survivre à de telles
batailles.
Mais il parvint tout de même à donner l’ordre qui lui laissa un goût amer :
— Pars à la chasse, Nesryn.
Si l’un des Valg d’Erawan était effectivement à Antica, le temps jouait
contre eux. Chacune de leurs actions, chacune de leurs requêtes risquait d’être
rapportée à Erawan. Et si les Valg pourchassaient Yrene, soit parce qu’elle
faisait des recherches sur eux, soit parce qu’elle soignait le bras droit du roi
d’Adarlan…
Ici, il ne se fiait à personne d’autre que Nesryn pour remplir cette mission.
La capitaine avait acquiescé. Et elle avait compris qu’il répugnait à lui
confier cette tâche. Il savait qu’il la mettait en danger en lui demandant de
traquer cette menace…
Mais elle l’avait déjà fait à Rifthold, comme elle le lui rappela doucement.
Le sommeil le gagnait, alourdissait son corps qui lui paraissait étranger, mais il
parvint quand même à bredouiller sa dernière demande :
— Prends garde à toi.
Chaol ne résista pas quand elle l’aida à s’asseoir sur son fauteuil, qu’elle
poussa vers sa chambre. Il essaya en vain de se hisser sur son lit et eut encore
vaguement conscience que Kadja et Nesryn le déposaient sur son matelas
comme une pièce de viande.
Yrene ne faisait jamais rien de ce genre. Elle ne poussait jamais son fauteuil
quand il pouvait le faire lui-même. Elle lui répétait de se déplacer tout seul.
Il se demanda pourquoi. Mais il était trop fatigué pour s’interroger trop
longtemps.
Nesryn lui annonça qu’elle l’excuserait pour son absence au dîner, puis
partit se changer. Il aurait voulu savoir si les serviteurs pouvaient eux aussi
entendre le crissement de la pierre à aiguiser contre ses armes, derrière la porte
de sa chambre.
Elle n’était pas encore ressortie quand il s’endormit, alors que sept heures
sonnaient à l’horloge du salon.

Personne ne prêta particulièrement attention à Nesryn au dîner ce soir-là. Ni


plus tard, quand, armée de ses poignards, de son épée et de son arc, elle se glissa
dans les rues de la ville.
Pas même l’épouse du Khagan.
Alors que Nesryn longeait un vaste jardin de rocailles pour gagner le portail
du palais, un éclair blanc attira son regard… Elle s’accroupit derrière l’un des
piliers bordant la cour.
Quelques battements de cœur plus tard, sa main lâcha le manche du long
poignard passé à sa ceinture.
Vêtue de soie blanche de la tête aux pieds, sa longue chevelure noire
dénouée, la Grande Impératrice, silencieuse et grave comme un spectre, suivait
seule une allée sinuant au milieu des rocailles. Le clair de lune remplissait la
cour. Le clair de lune et l’ombre, tandis que l’impératrice avançait, sa robe
blanche très simple flottant derrière elle comme dans un vent fantôme.
La blancheur du deuil… de la mort.
Le visage de la Grande Impératrice était sans apprêt et son teint bien plus
pâle que celui de ses enfants. Nulle joie, nulle vitalité n’animait ses traits.
Nesryn s’attarda dans l’ombre du pilier pour regarder la femme s’éloigner
comme si elle errait sur les chemins d’un paysage onirique. Ou peut-être d’un
enfer désolé et désert.
Nesryn se demanda si ces chemins étaient semblables à ceux qu’elle avait
parcourus au cours des mois qui avaient suivi la mort de sa mère. Si les jours se
confondaient aussi pour la Grande Impératrice, si la nourriture avait un goût de
cendre dans sa bouche et si le sommeil tant désiré la fuyait.
Ce fut seulement quand l’épouse du Khagan disparut derrière un gros bloc
de pierre que Nesryn repartit d’un pas un peu plus lourd.
Sous la pleine lune, Antica était un pastel de bleu et d’argent illuminé ici et
là par les lanternes des auberges et des échoppes des marchands de kahve et de
friandises. Quelques musiciens tiraient des mélodies de luths et de tambours, et
certains étaient assez doués pour faire regretter à Nesryn de ne pas avoir le temps
de les écouter.
Mais cette nuit-là, la discrétion et la rapidité devaient être ses alliées.
Elle se glissa parmi les ombres et passa au crible les bruits de la ville.
Toutes sortes de temples étaient disséminés le long des artères principales,
certains ornés de piliers de marbre, d’autres surmontés de toits en bois incurvés
et de colonnes peintes, d’autres encore réduits à des courettes remplies de
bassins, de rocailles ou d’animaux endormis. Trente-six dieux veillaient sur cette
ville et au moins trois fois plus de temples leur étaient dédiés.
Chaque fois que Nesryn passait devant ces édifices, elle se demandait si les
dieux l’épiaient, embusqués derrière les piliers, s’ils l’observaient du haut des
pignons des toits en pente, ou par les yeux du chat tacheté qui somnolait, étendu
sur les marches.
Elle implorait ces divinités de rendre ses pas rapides et silencieux, de la
guider vers sa destination tandis qu’elle rôdait à travers les rues.
Si un agent des Valg était arrivé sur ce continent – ou, pire, un de leurs
princes… Nesryn scruta les toits et le gigantesque pilier du Torre d’une
blancheur d’os dans le clair de lune, comme un phare veillant sur cette cité et les
guérisseuses qui y vivaient.
Chaol et Yrene n’avaient accompli aucun progrès ce jour-là, mais ce n’était
pas grave. C’était du moins ce que Nesryn se répétait. Ces traitements
demandaient du temps, même si Yrene… Il était clair qu’elle avait des réticences
vis-à-vis de Chaol, à cause de son passé, du rôle qu’il avait autrefois joué dans
l’empire.
Nesryn fit une pause à l’entrée d’une ruelle tandis qu’une bande de jeunes
fêtards passaient en titubant et en chantant des airs grivois. Elle était sûre que sa
tante les aurait vertement réprimandés pour leur laisser-aller, quitte à fredonner
ces mêmes airs plus tard.
Alors que Nesryn sondait la ruelle et les toits plats qui la bordaient, son
regard tomba sur un dessin grossièrement gravé sur un mur en brique d’argile. Il
représentait une chouette aux ailes repliées et aux larges yeux d’un autre monde,
grands ouverts et éternellement immobiles. Tout en songeant que c’était peut-
être du vandalisme pur et simple, elle passa une main gantée sur la forme et en
suivit le tracé du doigt.
Les chouettes d’Antica… Elles étaient omniprésentes dans cette ville, en
hommage à la déesse peut-être plus révérée que n’importe quelle autre des
trente-six divinités. Aucun dieu ne régnait en maître sur le continent du Sud,
mais Silba…
Nesryn observa de nouveau l’imposante tour qui avait plus d’éclat que le
palais à l’autre extrémité de la ville. Silba y régnait sans partage. Celui ou ceux
qui s’étaient introduits dans le Torre et avaient tué l’une des guérisseuses
devaient être aux abois. Ou fous à lier.
Peut-être était-ce un démon Valg qui ne craignait aucun dieu, mais
seulement la colère de son maître s’il échouait.
Si elle était un Valg dans cette ville, où se cacherait-elle ? Où rôderait-elle ?
Il existait des canaux souterrains sous certaines maisons, mais rien de
comparable au vaste réseau d’égouts de Rifthold. Peut-être que si elle examinait
les murs du Torre…
Nesryn se dirigea vers la tour luisante qui lui paraissait plus imposante à
chaque pas. Elle fit une pause dans l’ombre, face au solide rempart.
Dans la lumière vacillante de torches fixées au mur en pierre pâle, elle vit
que des gardes étaient postés à chaque mètre. Et d’autres au sommet du rempart.
C’était la garde royale, d’après ses couleurs, ainsi que la garde du Torre, en bleu
et jaune. Et ils étaient si nombreux que personne ne pouvait franchir cette
muraille sans se faire remarquer. Nesryn examina le portail en fer fermé pour la
nuit.
— Était-il ouvert la nuit dernière ? C’est ce qu’aucun garde ne veut avouer.
Nesryn se retourna vivement en brandissant son poignard.
Le prince Sartaq était appuyé au mur à quelques pas derrière elle, le regard
fixé sur l’imposante tour. Les manches de ses épées jumelles dépassaient
derrière ses larges épaules et de longs poignards pendaient à sa ceinture. Il avait
troqué ses élégants habits du dîner contre l’armure en cuir qu’il portait pour
voler, aux épaules renforcées d’acier et aux poignets couverts de gantelets
d’argent. Autour de son cou était noué un foulard noir. Non, ce n’était pas un
foulard, mais une étoffe qui couvrait sa bouche et son nez quand le lourd
capuchon de sa cape était relevé. Pour rester anonyme et inaperçu.
Nesryn rengaina son arme.
— Vous m’avez suivie ? interrogea-t-elle.
Les yeux noirs et calmes du prince se posèrent sur elle.
— Vous n’avez rien fait pour vous rendre invisible quand vous êtes sortie
par le portail principal armée jusqu’aux dents, observa-t-il.
Nesryn se tourna vers les murs du Torre.
— Je n’ai aucune raison de cacher ce que je fais, répondit-elle.
— Vous croyez que la personne qui a agressé les guérisseuses reviendra
faire un petit tour par ici ?
Quand il s’approcha d’elle, ses bottes ne firent presque aucun bruit sur les
dalles.
— Je voulais comprendre comment cette personne avait pu s’introduire au
Torre. Me familiariser avec les lieux et repérer les cachettes qu’elle aurait pu
rechercher.
— Vous parlez comme si vous connaissiez intimement votre proie,
commenta le prince après un silence.
Et il ne vous est apparemment pas venu à l’idée de m’en parler pendant
notre chevauchée de ce matin, laissait entendre cette remarque.
Nesryn lui coula un regard oblique.
— J’aimerais pouvoir dire le contraire, mais je la connais bien, en effet,
répondit-elle. Si nos soupçons sont exacts quant à l’auteur de cette attaque… J’ai
passé le plus clair du printemps et de l’été derniers à pourchasser ses semblables
à Rifthold.
Sartaq contempla le mur pendant une longue minute.
— Et ç’a certainement été éprouvant, je me trompe ? dit-il.
Nesryn déglutit avec difficulté tandis que les images surgissaient de sa
mémoire… Les corps, les égouts et le château de verre volant en éclats, un mur
de mort déferlant vers elle…
— Capitaine Faliq…, murmura Sartaq, la rappelant subtilement à la réalité,
sur un ton plus doux qu’elle l’aurait attendu d’un prince guerrier.
— Que vous ont raconté vos espions ? s’enquit-elle.
Sartaq serra les dents et son visage s’assombrit.
— Ils m’ont rapporté que Rifthold était peuplé d’êtres terrifiants. D’êtres
humains qui n’avaient rien d’humain. De bêtes surgies des pires cauchemars de
Vanth.
Vanth, la déesse des morts. Sa présence dans cette ville était plus ancienne
que celle des guérisseuses de Silba, et ses adorateurs formaient une secte
mystérieuse que même le Khagan et ses prédécesseurs craignaient et respectaient
– même si son culte était complètement différent de celui du Ciel éternel auquel
le Khagan et les Darghans croyaient. Un peu plus tôt, Nesryn était passée devant
le temple en pierre sombre de Vanth, dont l’entrée était signalée seulement par
une volée de marches d’onyx plongeant vers une chambre souterraine éclairée
par des chandelles blanches comme l’os.
— Je vois que rien de tout cela ne vous paraît étrange, commenta Sartaq.
— Il y a encore un an, je n’aurais pas eu la même réaction.
Sartaq embrassa ses armes d’un coup d’œil.
— Vous avez donc vraiment affronté ces horreurs ?
— Oui, reconnut Nesryn. Sans grand succès, vu que la ville est maintenant
entre leurs mains.
Elle avait prononcé ces paroles avec toute l’amertume qu’elle ressentait.
Sartaq réfléchit avant de reprendre la parole.
— Beaucoup les auraient fuies plutôt que de les affronter.
Elle n’avait aucune envie de confirmer ou de nier cette affirmation, qui était
sûrement censée la réconforter. C’était de la gentillesse chez un homme qui
n’avait pas besoin d’en montrer tant.
Nesryn se surprit à dire :
— Je… j’ai vu votre mère, tout à l’heure. Elle marchait seule dans un
jardin.
Le regard de Sartaq se ferma.
— Vraiment ? fit-il avec circonspection.
Nesryn se demanda si elle n’aurait pas mieux fait de tenir sa langue.
— Je vous le dis au cas où… où vous auriez besoin ou envie de le savoir.
— Est-ce qu’il y avait un garde, ou une femme de chambre avec elle ?
— Je n’ai vu personne d’autre.
C’était bel et bien de l’inquiétude qui crispait ses traits tandis qu’il
s’adossait au mur.
— Merci de m’en avoir informé, reprit-il.
Elle savait qu’elle n’avait pas le droit de poser ce genre de questions, ni elle
ni personne d’autre, et surtout pas au sujet d’un membre de la famille la plus
puissante du monde.
— Ma mère est morte quand j’avais treize ans, dit-elle calmement.
Elle leva les yeux vers le Torre presque étincelant dans le clair de lune, et
poursuivit :
— L’ancien roi… vous savez ce qu’il a fait aux porteurs de magie. Aux
guérisseurs qui en possédaient. Plus personne ne pouvait soigner la maladie qui
rongeait ma mère. La guérisseuse que nous avons trouvée a reconnu que ce mal
venait probablement d’une grosseur dans son sein, et qu’elle aurait pu la guérir
avant la disparition de la magie. Avant son interdiction.
Elle n’avait raconté cette histoire à personne en dehors de sa famille. Elle
n’était pas sûre de savoir pourquoi elle lui faisait cette confidence.
— Mon père voulait la faire venir ici par la mer, poursuivit-elle. Il le
désirait plus que tout. Mais la guerre a éclaté dans notre pays. Les bateaux
étaient réquisitionnés pour servir dans l’armée d’Adarlan et ma mère était trop
malade pour faire le voyage par voie terrestre jusqu’en Eyllwe, puis traverser le
détroit. Mon père a passé au peigne fin toutes les cartes et toutes les voies
commerciales. Quand il a enfin trouvé un marchand prêt à les emmener tous les
deux jusqu’à Antica, ma mère était si malade qu’on ne pouvait même plus la
transporter. Elle ne serait pas arrivée vivante ici, même si mon père et elle
avaient pu faire le trajet en bateau.
Sartaq l’écoutait et l’observait avec une expression indéchiffrable.
Nesryn glissa ses mains dans ses poches.
— Alors elle est restée là-bas. Et nous étions tous avec elle quand elle… à
la fin, dit-elle, saisie par la douleur ancienne et les yeux brûlants. J’ai mis
quelques années à me remettre de sa mort. Il m’a fallu deux ans avant de
recommencer à faire attention à des détails comme la chaleur du soleil sur mon
visage ou le goût de ce que je mangeais… et à y prendre plaisir. Mon père…
c’est lui qui nous a soudées dans cette épreuve, ma sœur et moi. S’il pleurait
notre mère, il ne nous le montrait jamais. Il a rempli notre maison d’autant de
joie qu’il le pouvait.
Elle se tut, sans pouvoir s’expliquer ce qui l’avait poussée à parler ainsi.
— Où sont-ils, maintenant ? Depuis l’attaque de Rifthold ? demanda
Sartaq.
— Je n’en sais rien, chuchota-t-elle avant de soupirer. Ils se sont enfuis,
mais… j’ignore où. Et je ne sais pas s’ils pourront parvenir jusqu’ici avec toutes
ces horreurs qui se répandent dans le monde.
Sartaq se tut longuement, et elle regretta une fois de plus de ne pas avoir
tenu sa langue.
— J’enverrai des messages… discrètement, dit enfin le prince en se
détachant du mur. Je dirai à mes espions d’ouvrir l’œil au sujet de la famille
Faliq et, s’ils croisent son chemin, de l’aider par tous les moyens à se réfugier
dans des lieux plus sûrs.
Elle sentit sa gorge se serrer douloureusement, mais elle parvint à articuler
un « merci ». C’était une offre plus que généreuse.
— Je suis navré… pour la disparition de votre mère, reprit Sartaq. Même si
elle n’est pas récente. Je… en tant que guerrier, j’ai marché main dans la main
avec la mort. Mais la disparition de ma sœur… a été particulièrement éprouvante
pour moi. Et le chagrin de ma mère, peut-être encore plus.
Il secoua la tête dans un geste qui fit danser le clair de lune sur ses cheveux
noirs.
— Pourquoi croyez-vous que j’avais si envie de vous poursuivre en pleine
nuit ? demanda-t-il avec une légèreté un peu forcée.
Nesryn se surprit à lui répondre par un sourire entendu. Il haussa un sourcil.
— Mais ça m’aiderait de savoir plus précisément ce que je suis censé
rechercher, ajouta-t-il.
Nesryn ne savait trop quoi répondre… et ne pouvait s’empêcher de
s’interroger sur les raisons de sa présence.
En voyant son hésitation se prolonger, il éclata d’un rire léger.
— Vous croyez que c’est moi qui ai tué cette guérisseuse ? Alors que c’est
moi qui vous ai informée de cette attaque ce matin ? demanda-t-il.
Nesryn inclina la tête.
— Je ne voulais pas vous manquer de respect, répondit-elle, tout en
songeant que, au printemps dernier, elle avait vu un autre prince réduit en
esclavage… et qu’elle avait décoché une flèche à une reine pour le protéger. Vos
espions ont vu juste. Rifthold était… Je ne voudrais pas voir Antica subir le
même sort.
— Et vous êtes convaincue que l’agression au Torre n’est qu’un début ?
— À votre avis, pourquoi suis-je ici à cette heure ?
Le silence se fit.
— Si quelqu’un de familier ou un inconnu vous offre un anneau ou un
torque noir, ou si vous voyez quelqu’un en porter un… n’hésitez pas, reprit-elle
finalement. Frappez vite et fort. Le seul moyen de les abattre est de les décapiter.
L’être humain qui habitait autrefois leur corps n’est plus là. N’essayez pas de le
sauver… Sinon vous serez réduit en esclavage à votre tour.
Le regard de Sartaq se posa sur l’épée passée à sa ceinture, sur l’arc et le
carquois qu’elle portait dans le dos.
— Dites-moi tout ce que vous savez, fit-il calmement.
— Je ne peux pas tout vous révéler.
Ce refus à lui seul pouvait signer son arrêt de mort, mais Sartaq acquiesça
d’un air pensif.
— Dans ce cas, dites-moi ce que vous pouvez.
Alors elle se décida. Campée dans l’ombre des remparts du Torre, elle
expliqua tout ce qu’elle pouvait révéler, sauf les clefs, les portails et les Valg qui
avaient possédé Dorian et le défunt roi.
Quand elle eut fini, l’expression de Sartaq n’avait pas changé, mais il se
frotta la mâchoire.
— Quand comptiez-vous révéler tout cela à mon père ? demanda-t-il.
— Dès qu’il nous aurait accordé un entretien en privé.
Sartaq jura à mi-voix et avec une certaine créativité.
— Depuis la mort de ma sœur… il a plus de mal qu’il ne veut l’admettre à
reprendre une vie normale. Il refuse mes conseils et ceux de quiconque.
— Je suis vraiment désolée, répondit Nesryn, saisie par l’inquiétude et le
chagrin qu’elle avait sentis dans la voix du prince.
Sartaq secoua la tête.
— Je dois réfléchir à ce que vous venez de me révéler, dit-il. Dans certaines
régions de ce continent, près de la terre de mes ancêtres… Quand j’étais enfant,
dans les aires des ruks, on racontait des histoires où il était question de ce genre
d’horreurs. Peut-être qu’il serait temps que je rende visite à ma nourrice pour
entendre à nouveau les histoires qu’elle me racontait, poursuivit-il, s’adressant
plus à lui-même qu’à Nesryn. Et pour apprendre comment, autrefois, on a
affronté cette menace venue du fond des âges. Surtout si elle se réveille une fois
de plus.
Des histoires de Valg… sur ce continent ? La famille de Nesryn ne lui en
avait jamais raconté, mais ses ancêtres venaient de régions reculées du continent.
Si les rukhins avaient connu l’existence des Valg ou en avaient même affronté…
Ils entendirent des pas dans la rue au-devant d’eux et se pressèrent contre
les murs de la ruelle, la main sur le manche de leur épée. Mais ce n’était qu’un
ivrogne qui rentrait chez lui en titubant, saluant au passage les gardes du Torre et
récoltant quelques sourires et éclats de rire en retour.
— Est-ce qu’il y a des passages souterrains, par ici… des égouts qui
permettraient d’accéder au Torre ? demanda Nesryn d’une voix à peine audible.
— Je l’ignore, répondit Sartaq aussi bas.
Avec un sourire sinistre, il désigna une grille visiblement ancienne sur les
pavés usés de la ruelle.
— Mais ce serait un honneur pour moi d’aller en explorer un avec vous.
CHAPITRE 14

YRENE SE MOQUAIT qu’on vienne l’assassiner dans son sommeil.


Quand la solennelle veillée funéraire éclairée aux chandelles dans la cour
du Torre eut pris fin, quand Yrene se fut hissée jusqu’à sa chambre située
presque au sommet de la tour, soutenue par deux aspirantes après s’être
effondrée au bas de l’escalier, elle se moquait de tout.
La cuisinière lui apporta son dîner au lit. Elle parvint à avaler une bouchée
avant de sombrer dans le sommeil.
Elle se réveilla après minuit. Sa fourchette reposait sur sa poitrine et une
tache de poulet aux épices maculait sa robe bleue préférée.
Elle poussa un grognement, mais se sentait un peu plus alerte. Assez pour
s’asseoir dans la pénombre, se rendre aux toilettes et pousser son minuscule
bureau contre la porte de la chambre. Elle y empila des livres et tous les objets
qu’elle put trouver, vérifia par deux fois les verrous, puis regagna son lit en
titubant et s’effondra dessus encore tout habillée.
Et se réveilla à l’aube.
Juste à l’heure à laquelle elle avait dit qu’elle retrouverait le seigneur
Chaol.
Tout en jurant, elle remit en place le bureau, les livres et le reste,
déverrouilla sa porte et se rua dans l’escalier.
Elle avait demandé que le harnachement fabriqué pour que le seigneur
puisse monter à cheval soit apporté dans la cour du palais. Elle dévala
l’interminable spirale de l’escalier en lançant des regards noirs aux chouettes
gravées sur les murs qui semblaient silencieusement la juger. Elle passa comme
l’éclair devant des portes s’ouvrant sur des guérisseuses encore ensommeillées et
des aspirantes au regard vague qui cillèrent à sa vue.
Yrene remercia Silba pour les pouvoirs réparateurs d’un sommeil profond
et sans rêves tandis qu’elle traversait à toute allure le terrain du Torre sur des
sentiers bordés de lavande, et franchissait le portail qu’on venait d’ouvrir.
Antica s’éveillait mais, par bonheur, le calme régnait encore dans les rues.
Elle surgit dans la cour du palais avec une demi-heure de retard, à bout de
souffle et ruisselante de sueur.
Le seigneur Westfall avait commencé ses préparatifs sans elle.
Tout en reprenant haleine près des imposantes portes en bronze, elle
l’observa alors qu’il s’apprêtait à monter en selle.
Comme elle l’avait recommandé, la patiente jument rouanne était d’assez
petite taille afin qu’il puisse saisir le pommeau de la selle. Ce qu’il était
justement en train de faire, nota-t-elle non sans satisfaction. Mais pour le reste…
Il avait visiblement décidé de ne pas se servir de la rampe en bois qu’elle
avait fait apporter à la place de l’escabeau d’usage. La rampe était reléguée à
côté des enclos encore noyés d’ombre contre le mur est de la cour. Il avait
probablement refusé de s’en approcher, et ordonné d’amener le cheval. Afin de
monter en selle par lui-même.
Ce qui ne la surprit pas le moins du monde.
Chaol ne regardait pas les gardes rassemblés autour de lui, pas plus que
nécessaire, du moins. Comme ils tournaient le dos à Yrene, elle ne put en
reconnaître qu’un ou deux dont elle savait le nom, mais…
L’un d’eux s’avança sans un mot afin que le seigneur puisse prendre appui
sur son épaule cuirassée puis, dans un mouvement puissant, se hisser à la hauteur
de la selle. La jument restait immobile, patiente, tandis qu’il s’équilibrait en
posant la main droite sur le pommeau.
Yrene s’avança vers lui alors qu’il ôtait sa main de l’épaule du garde et
montait en selle. Il se retrouva assis en amazone, mais il se borna à remercier le
garde d’un bref signe de tête.
Il observa en silence l’avant de la selle, se demandant sans doute comment
passer la jambe par-dessus. Ses joues étaient colorées et ses lèvres ne formaient
plus qu’une mince ligne. Les gardes attendaient tandis qu’il se raidissait.
Il se renversa finalement en arrière sur la selle et hissa sa jambe droite par-
dessus le pommeau. Le garde qui l’avait aidé le soutint dans le dos tandis qu’un
second se précipitait de l’autre côté du cheval pour l’empêcher de basculer. Mais
Chaol resta droit et inflexible sur sa selle.
Son contrôle de ses muscles était remarquable. Cet homme avait formé son
corps à lui obéir en toutes circonstances, même dans son état actuel.
Et à présent, il était prêt.
Il murmura quelques mots aux gardes qui s’écartèrent tandis qu’il se
penchait d’un côté, puis de l’autre pour boucler les lanières du harnais
maintenant ses jambes. Celui-ci, fixé à la selle et juste à sa taille selon les
mesures fournies par Yrene à la femme de l’atelier, était conçu pour stabiliser
ses jambes comme l’aurait fait la pression de ses cuisses s’il était valide.
Jusqu’au jour où il pourrait monter sans cette aide. Peut-être aurait-il pu s’en
passer dès maintenant, mais… mieux valait ne prendre aucun risque pour sa
première sortie.
Elle essuya son front en sueur, s’approcha et remercia les gardes qui
regagnaient leurs postes. Celui qui avait aidé le seigneur se tourna vers elle.
— Bonjour, Shen, lui lança Yrene en halha avec un grand sourire.
Le jeune garde lui rendit son sourire et lui adressa un clin d’œil en passant
devant elle.
— Bonjour, Yrene, répondit-il.
Quand elle se retourna vers le seigneur, il était toujours droit comme un i
sur sa monture, mais sa raideur et la crispation de ses mâchoires avaient disparu.
Il la regardait approcher.
Yrene rajusta sa robe. Alors qu’elle arrivait devant lui, elle se rappela
qu’elle portait encore ses vêtements de la veille – désormais ornés d’une énorme
éclaboussure rouge sur la poitrine.
Les yeux de Chaol se posèrent sur cette tache, puis sur ses cheveux – oh,
par tous les dieux, ses cheveux emmêlés !
— Bonjour, dit-il simplement.
Yrene déglutit, encore essoufflée de sa course.
— Je suis désolée d’être en retard.
De près, le harnais se confondait suffisamment avec le reste du
harnachement pour passer inaperçu, et l’assurance du cavalier le faisait oublier.
Il se redressait fièrement et de toute sa hauteur, les épaules dégagées et les
cheveux encore mouillés de son bain matinal. D’un signe de tête, Yrene désigna
la rampe inutilisée de l’autre côté de la cour.
— C’était également censé vous servir, vous savez, observa-t-elle.
Il haussa les sourcils.
— Je doute d’en avoir une à disposition sur les champs de bataille,
répondit-il avec l’ombre d’un sourire. Alors autant apprendre à monter sans.
Il avait vu juste. Alors, dans la fraîcheur et la lueur dorée de l’aube, ce
qu’elle avait entrevu à l’intérieur de sa blessure, cette armée que tous deux
risquaient d’affronter, resurgit de sa mémoire, et les ombres étirées du matin lui
parurent encore plus longues.
Un mouvement attira son attention et la mit sur ses gardes : Shen avait surgi
de ces ombres en menant par la bride une petite jument blanche sellée pour elle.
Elle regarda sa robe d’un air renfrogné.
— Si je monte à cheval, vous le ferez aussi, lui dit simplement Chaol.
C’était peut-être précisément cette phrase qu’il avait murmurée aux gardes
avant qu’ils se dispersent.
— Je ne… Il y a longtemps que je n’ai plus monté à cheval, bafouilla
Yrene.
— Si j’accepte que quatre hommes m’aident à me hisser sur ce maudit
canasson, répliqua-t-il, les joues encore rouges, vous pouvez bien le faire, vous
aussi.
Son ton laissait entendre que cet instant avait été gênant pour lui. Et elle
avait bien remarqué l’expression de son visage, un instant plus tôt. Mais il l’avait
fait malgré tout, en serrant les dents.
Et avec l’aide des gardes… Elle savait qu’il pouvait à peine les regarder
pour de nombreuses raisons. Et que ce n’était pas uniquement le souvenir de ce
qu’il avait été autrefois qui expliquait son malaise en leur présence et sa
répugnance à s’entraîner avec eux.
Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure pour ce genre de conversation, d’autant
moins quand son regard retrouvait enfin son éclat. Yrene releva donc le bas de sa
robe et, avec l’aide de Shen, monta en selle.
Sa jupe était retroussée haut sur ses jambes, mais elle avait vu bien plus de
peau dévoilée dans cette même cour. Ni Shen ni aucun autre garde ne lui jeta le
moindre regard. Elle se tourna vers Chaol pour lui dire de partir en tête, mais
surprit alors ses yeux posés sur elle.
Sur sa jambe dénudée jusqu’à mi-cuisse et plus pâle que le brun doré de son
visage. Son teint fonçait facilement au soleil, mais elle n’avait plus nagé ni pris
de bain de soleil depuis plusieurs mois.
Chaol remarqua qu’elle l’observait et leva les yeux vers elle.
— Vous avez une bonne assise, lui dit-il sur le ton de constat clinique
qu’elle-même employait souvent avec ses patients.
Elle lui lança un regard exaspéré, remercia Shen d’un signe de tête et pressa
les flancs de son cheval pour le faire avancer. Chaol tira sur les rênes du sien et
prit la tête.
Elle l’observa tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte de la cour.
Le harnais tenait bon. La selle restait en place.
Il baissa les yeux vers son harnachement, puis regarda la porte, la ville qui
s’éveillait au-delà, la tour qui la surplombait de très haut, comme une main
hardiment levée en signe de bienvenue.
La lumière du soleil se déversa par l’entrée voûtée et les nimba d’or, mais
Yrene aurait juré que c’était bien plus que la lueur de l’aube qui brillait dans les
yeux bruns du capitaine alors qu’ils s’enfonçaient dans la cité.

Ce n’était pas la même chose que de marcher à nouveau, mais c’était mieux
que le fauteuil.
Infiniment mieux.
Le harnais était encombrant et contrariait tous ses instincts de cavalier, mais
il le maintenait fermement. Ainsi, il pouvait guider Yrene alors qu’ils passaient
le portail. La guérisseuse saisissait parfois le pommeau de sa selle, oubliant les
rênes.
Eh bien, il avait au moins découvert une chose pour laquelle elle montrait
moins d’assurance.
Cette pensée fit monter un léger sourire à ses lèvres, d’autant plus qu’Yrene
rabaissait sans cesse ses jupes. Elle avait beau le sermonner pour sa pruderie,
montrer ses jambes n’était visiblement pas si évident pour elle.
Les hommes dans la rue, manœuvres, marchands ambulants, gardes de la
ville la dévoraient des yeux, jusqu’à l’instant où le regard inflexible de Chaol les
contraignait à détourner le leur.
Et il y veillait.
Tout comme il avait veillé à ce que les gardes restent courtois quand elle
avait accouru, essoufflée, dorée par le soleil et les joues rouges. Même avec cette
tache sur sa robe de la veille et le voile de sueur sur sa peau.
Se faire hisser en selle comme un bagage encombrant avait été mortifiant…
tout comme de voir ces gardes dans leurs uniformes immaculés, les plaques de
leurs épaules et les manches de leurs épées scintillant au soleil matinal, le
regarder se démener. Mais il avait surmonté cette épreuve. Et il avait tout oublié
devant les regards appréciateurs que les gardes posaient sur Yrene. Aucune
dame, belle ou ordinaire, jeune ou vieille, ne méritait qu’on la dévisage ainsi. Et
Yrene…
Chaol resta à son côté et soutint le regard de chaque homme alors qu’ils se
dirigeaient vers l’imposante tour de pierre pâle comme de la crème dans la
lumière du matin. Et chaque homme trouvait bien vite quelque chose d’autre à
contempler. Certains paraissaient même confus.
Il ignorait si Yrene l’avait remarqué. Elle était trop occupée à attraper le
pommeau de la selle au moindre mouvement inattendu du cheval et à tressaillir
dès qu’il pressait le pas pour gravir une rue escarpée, ce qui la faisait osciller et
glisser en arrière sur sa selle.
— Penchez-vous en avant, lui recommanda-t-il. Et équilibrez votre poids.
Il en faisait autant, dans la mesure où son harnais le lui permettait.
Leurs chevaux montaient lentement la rue, hochant la tête en rythme.
Yrene le foudroya du regard.
— Je sais.
Il haussa les sourcils avec un regard qui disait : Je ne l’aurais pas deviné.
Elle se renfrogna, mais regarda droit devant elle. Puis elle se pencha en
avant comme il le lui avait recommandé.
Il dormait d’un sommeil de plomb quand Nesryn était rentrée cette nuit,
mais elle l’avait réveillé pour lui annoncer qu’elle n’avait trouvé aucun signe de
la présence de Valg dans la ville. Aucun égout ne permettait d’accéder au Torre
et, avec tous les gardes postés devant les remparts, personne ne risquait de
s’aventurer dans les parages. Il avait réussi à rester éveillé assez longtemps pour
la remercier et l’entendre lui promettre qu’elle repartirait en chasse le lendemain.
Mais ce jour radieux et sans nuage… Tout le contraire de l’obscurité
qu’affectionnaient les Valg. Aelin lui avait raconté que les princes Valg
pouvaient faire surgir les ténèbres… des ténèbres qui tuaient tout être vivant sur
leur passage et le vidaient de sa substance. Même un seul Valg dans cette ville,
que ce fût un prince ou un simple soldat…
Chaol chassa cette pensée et leva un regard renfrogné vers l’édifice
monumental qui devenait plus imposant à chaque rue qu’ils traversaient.
— Towers…, fit-il d’un air songeur en regardant Yrene. Est-ce une
coïncidence que vous portiez ce nom, ou vos ancêtres sont-ils nés au Torre ?
Ses jointures étaient livides quand elle empoigna le pommeau de la selle,
comme si en se tournant vers lui elle risquait de tomber de cheval.
— Je n’en sais rien, reconnut-elle. Ma… On ne m’a jamais rien dit à ce
sujet.
Il réfléchit à ses paroles et à sa manière de plisser les yeux, à son regard
fixé sur le pilier éblouissant du Torre comme pour ne pas rencontrer le sien.
C’était une fille de Fenharrow. Il n’osait pas lui demander pourquoi elle ignorait
la réponse à sa question. Ni où était sa famille.
Il désigna du menton l’anneau passé à son doigt.
— Et ça marche vraiment, le coup de la fausse alliance ?
Elle examina l’anneau usé et éraflé.
— J’aimerais pouvoir dire le contraire, mais c’est efficace, en effet,
répondit-elle.
— Vous avez donc subi ce genre de comportement déplacé ici ?
Dans cette ville merveilleuse ? aurait-il voulu ajouter.
— Très rarement, répondit-elle, et elle agita les doigts avant de les reposer
sur le pommeau. Mais j’ai pris l’habitude de porter cet anneau dans mon pays.
Le temps d’un éclair, il revit un assassin en robe blanche maculée de sang
s’effondrer devant l’entrée de baraquements. Il revit la lame empoisonnée avec
laquelle l’homme l’avait frappée – et en avait frappé tant d’autres.
— Je suis heureux que vous n’ayez pas à craindre ce genre de choses ici,
dit-il.
Malgré leurs regards, les gardes s’étaient montrés respectueux envers elle.
Elle avait même appelé l’un d’eux par son nom, et la chaleur avec laquelle il lui
avait répondu était authentique.
Yrene empoigna de nouveau le pommeau de sa selle.
— Le Khagan considère que tous doivent respecter la loi, serviteurs ou
princes, déclara-t-elle.
Cela n’aurait dû avoir rien de particulièrement novateur, mais… Chaol
fronça les sourcils.
— Vraiment ?
Yrene haussa les épaules.
— À ma connaissance, les seigneurs de l’empire ne peuvent pas se
soustraire à la justice en l’achetant, ni compter sur le nom de leur famille pour
être libérés sous caution. Les criminels potentiels dans la rue osent rarement
défier une justice qui s’exerce avec rigueur.
Elle marqua une pause et demanda :
— Et vous, est-ce que…
Il devina la question qu’elle hésitait à poser.
— J’ai parfois reçu l’ordre de relâcher des nobles qui avaient commis un
crime, ou bien de fermer les yeux, dit-il. Pour ceux qui jouaient un rôle
important à la cour ou dans l’armée du roi, du moins.
Yrene examina un instant le pommeau de sa selle.
— Et votre nouveau roi ?
— Il est différent.
En admettant qu’il soit encore en vie. Et qu’il ait pu s’enfuir de Rifthold.
Chaol se força à ajouter :
— Dorian a longtemps étudié les mœurs et les lois du khaganat, qu’il
admire profondément. Peut-être qu’il mettra en pratique certains de ses
principes.
Elle l’observa longuement, comme si elle le sondait.
— Vous croyez que le Khagan s’alliera avec vous ? demanda-t-elle.
Il ne lui avait rien dit de sa mission, mais il supposait que la raison de son
séjour à Antica était évidente.
— Je peux seulement l’espérer.
— Est-ce que ses armées pourraient jouer un rôle décisif dans le combat
contre… les puissances dont vous m’avez parlé ?
— Je peux seulement l’espérer, répéta Chaol.
Il se sentait incapable d’avouer la vérité, à savoir que leurs armées étaient
maigres et disséminées, comparées à la puissance de Morath qui s’amassait.
— Que s’est-il passé, ces derniers mois ? demanda-t-elle calmement et en
choisissant ses mots.
— Est-ce que vous essayez de me faire parler ?
— J’aimerais le savoir.
— Rien qui vaille la peine d’être raconté.
Son histoire ne valait absolument pas la peine d’être racontée, pas même
par bribes.
Elle se tut et ils n’entendirent plus que le claquement des sabots de leurs
chevaux sur quelques dizaines de mètres.
— Il vous faudra en parler tôt ou tard, insista-t-elle. Je… j’ai entrevu un peu
de ce passé en vous, hier.
— Ça ne vous suffit pas ? lança-t-il sur un ton aussi tranchant que la lame
de son poignard.
— Non, si la chose qui est en vous se nourrit de ce qui vous est arrivé. Et si,
en vous affirmant comme seul maître de ce passé, vous avez une chance de
guérir.
— En êtes-vous vraiment si sûre ?
Il savait qu’il avait intérêt à surveiller ses paroles, mais…
Yrene se redressa sur sa selle.
— Le traumatisme d’une blessure ne peut se soigner qu’au prix d’un travail
de réflexion, pendant et après le traitement, déclara-t-elle.
— Je n’en ai aucune envie. Je n’en ai pas besoin. Je veux seulement me
remettre debout… marcher à nouveau.
Elle secoua la tête.
— Et vous, alors ? riposta-t-il, poursuivant sur sa lancée. Que diriez-vous
de conclure un marché ? Si vous me révélez vos secrets les plus sombres et les
plus enfouis, je vous raconterai les miens.
L’indignation fit étinceler ses remarquables yeux quand elle le foudroya du
regard. Il lui rendit la pareille.
Finalement, elle rit, puis esquissa un léger sourire.
— Vous êtes plus têtu qu’une saleté de mule, dit-elle.
— J’ai entendu pire, répliqua-t-il tandis qu’un sourire faisait frémir ses
lèvres.
— Ça ne m’étonne pas.
Chaol rit à son tour et surprit la naissance d’un nouveau sourire sur son
visage avant qu’elle ne baisse la tête pour le dissimuler. Comme si en échanger
un avec un fils d’Adarlan était un crime.
Il la contempla néanmoins un long moment… Le reste de gaieté sur son
visage, ses lourds cheveux ondulés qui voletaient dans la brise marine… Et il se
rendit compte que lui-même souriait toujours et qu’un nœud se desserrait dans sa
poitrine.
Ils firent le reste du trajet en silence. Chaol renversa la tête en arrière tandis
qu’ils suivaient une large avenue ensoleillée montant vers le Torre au sommet de
la colline.
Vu de près, il était encore plus impressionnant.
Il était large et ressemblait à une forteresse aux contours arrondis. Les
bâtiments qui le flanquaient permettaient d’accéder aux étages inférieurs.
L’ensemble était cerné de hauts remparts blancs. Au-delà de son portail grand
ouvert à l’effigie d’une chouette aux ailes déployées, on entrevoyait des buissons
de lavande, des parterres de fleurs et des allées de gravier couleur sable. Non, ce
n’étaient pas des parterres de fleurs, mais d’herbes aromatiques.
Leurs senteurs se répandaient dans le soleil matinal et remplissaient ses
narines : basilic, menthe, sauge et encore de la lavande. Même leurs chevaux,
dont les sabots faisaient à présent crisser le gravier, semblèrent pousser un soupir
de bien-être.
Des gardes arborant des couleurs qui étaient probablement celles du Torre –
bleu vif et jaune – les laissèrent passer sans ciller et Yrene les remercia d’un
signe de tête. Ils ignorèrent ses jambes, n’osant ou ne voulant visiblement pas lui
manquer de respect. Chaol détourna les yeux pour éviter leurs regards
interrogateurs.
Yrene ouvrit la marche et emprunta un passage voûté qui menait à une cour.
Les fenêtres des bâtiments à deux étages qui la bordaient étincelaient dans le
soleil levant, mais à l’intérieur de cette cour…
Au-delà de la rumeur d’Antica qui s’éveillait de l’autre côté des murs et du
claquement de sabots de leurs chevaux sur le gravier pâle, seul leur parvenait le
murmure de deux fontaines jumelles encastrées dans deux murs parallèles. Leurs
jets jaillissaient de becs de chouettes ouverts pour retomber dans de profonds
bassins. Des fleurs rose pâle et violettes s’épanouissaient entre des citronniers.
Leurs massifs étaient bien entretenus, mais on les laissait libres de pousser à leur
guise.
C’était l’un des lieux les plus sereins qu’il avait jamais contemplés. Et, les
yeux fixés sur eux, une vingtaine de femmes les attendaient.
Elles étaient alignées en rangs bien nets et vêtues de robes de toutes les
couleurs aussi simples que celle d’Yrene. Certaines étaient à peine plus que des
enfants, d’autres étaient dans la force de l’âge. Quelques-unes étaient déjà âgées.
Parmi ces dernières, une femme au teint sombre et aux cheveux blancs se
détacha du premier rang et adressa un grand sourire à Yrene. Son visage n’avait
probablement jamais été beau, mais Chaol fut frappé par la bonté et la sérénité
qui illuminaient son regard.
Toutes les autres la regardaient comme si elle était le pivot de leur groupe.
Yrene ne la quittait pas des yeux, elle non plus, et lui sourit en mettant pied à
terre, visiblement soulagée de descendre de cheval. L’un des gardes qui les avait
suivis dans la cour s’approcha pour emmener sa monture, mais marqua un temps
d’arrêt en voyant que Chaol restait en selle.
Chaol ignora sa présence tandis qu’Yrene démêlait ses cheveux avec ses
doigts et s’adressait à la vieille femme dans la langue d’Adarlan :
— Je suppose que c’est grâce à vous que cette foule nous attend ce matin ?
C’étaient des paroles légères, peut-être un effort pour faire comme si tout
était redevenu normal malgré ce qui était arrivé à la bibliothèque.
La vieille femme lui répondit par un sourire extraordinairement chaleureux,
plus éclatant encore que le soleil surgissant au-dessus des remparts.
— Les filles ont ouï dire qu’un beau seigneur venait donner un cours. J’ai
failli être piétinée quand elles ont dévalé l’escalier.
Elle adressa un sourire teinté d’ironie à trois filles rougissantes de quinze
ans au plus qui s’empressèrent de regarder leurs chaussures d’un air contrit –
avant de lancer des œillades à Chaol sans relever la tête.
Il réprima son envie de rire.
Yrene se tourna vers lui pour examiner son harnais et sa selle tandis que le
crissement de roues sur le gravier remplissait la cour.
L’amusement de Chaol s’évanouit. À l’idée de descendre de cheval devant
ces femmes…
Ça suffit.
Ces mots résonnèrent en lui.
S’il ne pouvait pas le supporter devant un groupe composé des meilleures
guérisseuses au monde, il mériterait vraiment de souffrir. Il avait offert son aide
et il était déterminé à l’apporter.
Et, en effet, certaines filles parmi les plus jeunes des derniers rangs étaient
pâles et dansaient d’un pied sur l’autre, visiblement nerveuses.
Ce sanctuaire, ce lieu magnifique… Une ombre était tombée sur lui.
Il ferait son possible pour l’en chasser.
— Seigneur Chaol Westfall, lui dit Yrene en désignant la vieille femme,
permettez-moi de vous présenter Hafiza, la Grande Guérisseuse du Torre Cesme.
L’une des jeunes filles rougissantes soupira en entendant le nom de Chaol.
Les yeux d’Yrene pétillèrent, mais Chaol salua la vieille femme d’une
inclinaison de tête. Elle lui tendit les mains. Sa peau avait la consistance du cuir,
mais également la chaleur de son sourire. Elle pressa fermement ses doigts.
— Vous êtes aussi beau qu’Yrene l’avait annoncé, déclara-t-elle.
— Je n’ai jamais dit ça, protesta Yrene.
L’une des filles gloussa. Yrene lui lança un regard d’avertissement et Chaol
haussa les sourcils avant de répondre à Hafiza :
— C’est un honneur et un plaisir de vous rencontrer, madame.
— Quelle allure ! murmura l’une des filles dans son dos.
Attends de me voir descendre de cheval, faillit-il répondre.
Hafiza serra encore ses mains, puis les lâcha. Elle se tourna vers Yrene,
dans l’expectative.
Celle-ci frappa dans ses mains avant de s’adresser à l’assemblée.
— Le seigneur Westfall a été gravement blessé à la base de la colonne
vertébrale et peut difficilement marcher. Hier, Sindra a fabriqué à l’atelier ce
harnais pour lui en s’inspirant de ceux des cavaliers des steppes, qui connaissent
depuis toujours ce genre de blessures, expliqua-t-elle en désignant ses jambes et
le harnais.
Les épaules de Chaol se raidissaient davantage à chacune de ses paroles.
— Pour un patient dans ce genre de situation, poursuivit Yrene, la liberté de
chevaucher peut offrir une alternative agréable aux déplacements en voiture ou
en palanquin. Surtout si ce patient est habitué à une certaine indépendance. Et
même s’il a connu toute sa vie des difficultés d’ordre moteur, cette activité peut
avoir un effet positif sur le traitement.
Il avait la sensation d’être l’objet d’une expérience. Même les filles
rougissantes avaient repris leur sérieux et examinaient le harnais. Et ses jambes.
— Qui parmi vous aimerait aider le seigneur à descendre de cheval ?
demanda Yrene.
Une dizaine de mains s’élevèrent.
Il essaya de sourire… et échoua.
Yrene pointa du doigt quelques guérisseuses, qui se ruèrent vers eux.
Aucune ne le regarda au-dessus de la ceinture ni ne lui dit seulement bonjour.
Yrene éleva la voix tandis qu’elles se rassemblaient autour d’elle afin que
toute l’assemblée puisse l’entendre.
— Pour les patients complètement immobilisés, ce ne serait peut-être pas
recommandé, mais le seigneur Westfall a conservé sa mobilité au-dessus de sa
taille et peut guider son cheval avec ses rênes. L’équilibre et la sécurité du
patient sont essentiels, bien entendu, mais il doit également garder l’usage et la
sensation de sa virilité, ce qui présente quelques difficultés en raison de
l’inconfort du harnais.
L’une des filles les plus jeunes ricana à ces mots, mais la plupart se
bornèrent à acquiescer en regardant franchement la partie du corps désignée
comme s’il était nu. Le visage brûlant, il réfréna le besoin de se couvrir de ses
mains.
Deux jeunes guérisseuses entreprirent de défaire le harnais tandis que
d’autres examinaient les boucles et les tringles métalliques sans jamais le
regarder dans les yeux. Comme s’il était un nouveau jouet, ou l’objet d’une
leçon. Ou une curiosité.
— Prenez garde à ne pas trop le bousculer quand vous… Faites attention !
Il feignit le détachement mais se surprit à regretter l’aide des gardes du
palais. D’une voix ferme, Yrene donna des indications précises aux filles qui
l’empoignaient. Il ne fit rien pour les aider ni pour leur résister quand elles le
tirèrent par les bras tandis que l’une d’elles le maintenait par la taille. Quand
elles le firent descendre, il eut la sensation que l’univers basculait. Mais son
corps était trop lourd pour elles. Il se sentit glisser, vit le sol se rapprocher
dangereusement et sentit la brûlure du soleil sur sa peau.
Les filles grognèrent sous leurs efforts pour le retenir et il vit la tête bouclée
de l’une d’elles surgir au-dessus du flanc opposé du cheval. Elle souleva sa
jambe pour la faire passer par-dessus la selle tandis que, les dents serrées, trois
filles essayaient de le faire descendre et que les autres les observaient dans un
silence attentif.
L’une des aspirantes qui tenaient son épaule poussa un cri étouffé et lâcha
prise. Il se sentit plonger.
Des mains vigoureuses et fermes le rattrapèrent alors que son nez était à
moins de trente centimètres du gravier. Les filles s’efforcèrent de le relever. Ses
jambes lui paraissaient aussi lointaines que le sommet du Torre, qui s’élevait très
haut au-dessus de lui.
Un rugissement remplit son crâne.
Il se sentait nu, et c’était encore pire que de rester en sous-vêtements des
heures durant. Pire que de subir ce bain avec la servante.
Yrene, qui l’avait rattrapé de justesse, le tenait par l’épaule.
— Vous auriez pu mieux vous débrouiller, les filles, lança-t-elle aux
guérisseuses. Beaucoup mieux, ajouta-t-elle avant de soupirer. Nous reparlerons
plus tard de ce qui est allé de travers mais, pour l’instant, installez-le dans son
fauteuil.
Il lui était presque intolérable de l’écouter alors qu’il était soutenu par ces
jeunes femmes dont la plupart pesaient deux fois moins lourd que lui. Yrene fit
un pas de côté pour laisser la guérisseuse qui l’avait lâché regagner sa place, tout
essoufflée.
Le gravier crissa sous des roues. Il n’accorda pas un regard au fauteuil
roulant qu’une aspirante poussait vers lui. Il ne dit pas un mot quand les filles
l’installèrent dedans et qu’il frémit sous son poids.
— Doucement, ordonna Yrene.
Les filles s’immobilisèrent sous le regard de l’assemblée. Combien de
temps s’était écoulé depuis le début de cette épreuve ? Il empoigna les
accoudoirs du fauteuil tandis qu’Yrene donnait des instructions et faisait des
observations aux filles. Il les serra plus fort quand l’une d’elles s’accroupit pour
disposer ses pieds.
Les mots lui brûlèrent les lèvres et il savait qu’il serait incapable de réfréner
un « Bas les pattes ! » hargneux tandis que les doigts de l’aspirante
s’approchaient du cuir noir et poussiéreux de ses bottes.
Une main brune et flétrie se posa tout à coup sur le poignet de la fille,
l’arrêtant à quelques centimètres de ses pieds.
— Laisse-moi faire, dit calmement Hafiza.
Les filles s’écartèrent tandis qu’elle s’agenouillait devant lui pour l’aider.
— Prépare ces dames, Yrene, ordonna-t-elle par-dessus son épaule.
Yrene pria les aspirantes de se remettre en rangs.
Les mains de la vieille femme s’attardèrent sur ses bottes, sur ses pieds
pointés dans des directions opposées.
— Dois-je m’en charger, seigneur, ou préférez-vous le faire vous-même ?
demanda-t-elle.
Les mots lui manquaient et il n’était pas sûr de pouvoir se servir de ses
mains sans qu’elles ne tremblent. Il lui fit donc signe de l’aider.
Hafiza redressa l’un de ses pieds, puis attendit qu’Yrene se soit éloignée
pour ordonner aux filles de faire des exercices d’étirement.
— Le Torre est un lieu d’apprentissage, murmura Hafiza. Les étudiantes les
plus âgées enseignent aux plus jeunes, expliqua-t-elle et, malgré son accent, il la
comprenait parfaitement. C’est l’instinct d’Yrene qui l’a poussée à montrer aux
filles ce qu’elle avait accompli avec ce harnais, seigneur Westfall… Et tout ce
que cela implique de s’occuper d’un patient comme vous. Pour acquérir ce
savoir-faire, Yrene a dû s’aventurer dans les steppes. La plupart de ces filles
n’auront pas cette chance, pas avant plusieurs années du moins.
Le regard de Chaol rencontra enfin celui d’Hafiza. Il y lut une empathie et
une perspicacité qui l’humilièrent plus encore que sa descente de cheval aux
mains d’une poignée de filles deux fois moins lourdes que lui.
— Elle est pleine de bonnes intentions, ma petite Yrene, reprit Hafiza.
Il ne répondit rien, car il n’était pas sûr de trouver les bons mots.
Hafiza redressa son autre pied.
— Et elle a bien d’autres cicatrices que celle à son cou, seigneur, conclut
Hafiza.
Il aurait aimé lui répondre qu’il ne le savait que trop, mais il luttait contre la
sensation d’être nu et le rugissement qui remplissait son crâne.
Il avait promis à ces femmes de les instruire et de les aider.
Hafiza parut lire dans ses pensées. Elle se borna à tapoter son épaule avant
de se relever avec un léger grognement, puis de regagner sa place dans les rangs
des guérisseuses.
À la fin des exercices d’étirement, Yrene s’était tournée vers lui et l’avait
enveloppé d’un regard scrutateur, comme si la présence d’Hafiza à son côté lui
avait signalé quelque chose qui lui avait échappé jusqu’ici.
Les yeux d’Yrene s’arrêtèrent sur les siens et elle fronça les sourcils.
Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il ignora cette question implicite et l’inquiétude qu’exprimait son regard. Il
refoula au tréfonds de lui ce qu’il ressentait et fit rouler son fauteuil centimètre
par centimètre dans sa direction. Le gravier ne lui facilitait pas le travail, mais il
serra les dents. Il avait donné sa parole et il ne reviendrait pas dessus.
— Où en étions-nous, la dernière fois ? demanda Yrene à l’une des filles du
premier rang.
— Comment arracher les yeux d’un adversaire, répondit la fille, et Chaol
faillit s’étrangler.
— Tout juste, approuva Yrene en se frottant les mains. Est-ce que
quelqu’un peut me faire une démonstration ?
Chaol regarda en silence des mains se lever. Yrene choisit une fille
d’apparence fragile, se mit en position d’attaque et empoigna son élève par le
devant de sa robe avec une énergie surprenante.
Mais les mains frêles de la fille se levèrent aussitôt vers le visage d’Yrene
et ses pouces se placèrent aux coins de ses yeux.
Chaol sursauta dans son fauteuil et il se serait levé si la fille n’avait pas
reculé.
— Et ensuite ? demanda simplement Yrene.
— Je plie les pouces comme ça, expliqua la fille en faisant le geste dans le
vide pour que tout le monde puisse le voir, et pop !
À ce bruit, certaines filles rirent discrètement.
Si elle avait été là, Aelin ne se serait plus tenue de joie.
— Très bien, commenta Yrene, et l’aspirante reprit sa place dans le rang.
Yrene se tourna vers lui et il lut à nouveau de l’inquiétude dans ses yeux.
— C’est notre troisième leçon de ce trimestre. Nous avons seulement
travaillé sur les attaques frontales. Je fais habituellement venir les gardes pour
jouer le rôle des victimes – avec leur consentement, précisa Yrene, et quelques
petits rires fusèrent dans l’assemblée. Mais aujourd’hui, j’aimerais que vous
nous montriez comment des femmes, jeunes ou vieilles, fortes ou frêles, peuvent
se défendre face à n’importe quelle sorte d’attaque. Et que vous soyez assez
aimable pour nous enseigner vos techniques et vos trucs favoris.
Il avait formé des gens prêts à verser le sang… mais pas à soigner leurs
semblables.
Mais les techniques de défense étaient la première leçon qu’il avait reçue et
donnée à tous ces jeunes gardes.
Qui avaient fini pendus aux grilles du château.
Le visage ravagé et aveugle de Ress resurgit de sa mémoire.
À quoi leur avaient servi ces leçons, quand ils en avaient eu besoin ?
À rien. Pas un seul de ces hommes en lesquels il avait eu toute confiance,
qu’il avait formés, avec lesquels il avait travaillé des années durant… Pas un
seul n’avait survécu. Brullo, son mentor et son prédécesseur, lui avait appris tout
ce qu’il savait… et de quelle aide cela avait-il été pour chacun d’eux ? Tous
ceux qu’il avait rencontrés, touchés… Tous ceux-là avaient souffert. Toutes ces
vies qu’il avait juré de protéger…
Le soleil devenait torride et le murmure des fontaines jumelles n’était plus
qu’une mélodie lointaine.
De quelle aide ces enseignements avaient-ils été pour cette ville et ses
habitants quand elle avait été saccagée ?
Quand il leva les yeux, il vit les rangs de femmes qui l’observaient avec une
curiosité visible.
Et qui attendaient.
Un jour, il avait lancé son épée au fond de l’Avery. Parce qu’il ne
supportait plus de sentir son poids à sa ceinture et dans sa main, il l’avait rejetée
dans les eaux noires et tumultueuses du fleuve, avec tout ce que le capitaine de la
garde avait été, avait signifié.
Et, depuis, lui aussi avait sombré et s’était noyé. Longtemps avant sa
blessure.
Il n’était même pas sûr d’avoir tenté de nager. Pas depuis que cette épée
avait disparu dans les eaux. Depuis qu’il avait abandonné Dorian dans cette salle
face à son père et lui avait dit, à lui, son ami, son frère, qu’il l’aimait, en sachant
que c’était un adieu. Il avait failli dans tous les sens du terme.
Chaol se força à inspirer. À se ressaisir.
Yrene le rejoignit et s’arrêta à côté de lui tandis que son silence se
prolongeait. Elle semblait vraiment déconcertée et inquiète, comme si elle ne
pouvait comprendre pourquoi… pourquoi il aurait pu, si peu que ce soit… Il
chassa cette pensée. Et toutes les autres.
Il les jeta dans le fond limoneux de l’Avery où l’épée au pommeau en
forme d’aigle reposait, oubliée et rongée de rouille.
Chaol releva le menton et regarda chaque fille, chaque femme et chaque
vieillarde de l’assemblée bien en face. Des guérisseuses, des servantes, des
bibliothécaires et des cuisinières, lui avait précisé Yrene.
— Si quelqu’un vous attaque, dit-il enfin, il essaiera probablement de vous
emmener ailleurs. Ne vous laissez jamais faire. Sinon, ce sera le dernier endroit
que vous verrez.
Il avait vu assez de scènes de crime à Rifthold et étudié assez d’affaires
criminelles pour le savoir.
— Si l’assaillant essaie de vous entraîner loin de l’endroit où vous êtes,
faites de cet endroit votre terrain de bataille, reprit-il.
— Nous le savons, intervint l’une des filles rougissantes. C’est ce que nous
a dit Yrene lors de notre première leçon.
Yrene acquiesça gravement, les yeux fixés sur lui. Il évita à nouveau de
regarder son cou.
— Est-ce qu’elle vous a montré comment écraser le cou-de-pied de votre
adversaire ? demanda-t-il, à peine capable de parler à Yrene.
— Ça aussi, on l’a vu à la première leçon, répliqua la même fille.
— Et lui porter un coup au bas-ventre ?
Toutes hochèrent la tête. Yrene en savait visiblement long sur les
techniques de défense.
Chaol sourit d’un air dur.
— Et envoyer à terre un homme de ma taille ou même plus grand en deux
mouvements ? demanda-t-il.
Certaines des filles sourirent en secouant la tête. Voilà qui n’avait rien de
rassurant.
CHAPITRE 15

YRENE SENTAIT LA FUREUR MONTER DE CHAOL comme la vapeur d’une


bouilloire.
Cette colère n’était pas dirigée contre les filles et les femmes assemblées
dans la cour. Elles l’adoraient. Elles souriaient et riaient même quand elles se
concentraient sur ses enseignements précis et détaillés, alors que le souvenir de
l’agression dans la bibliothèque pesait encore sur elles et le Torre comme un
voile gris. Les larmes avaient coulé sans retenue à la veillée de la nuit
précédente, et certaines avaient encore les yeux rougis ce matin alors qu’Yrene
était passée en trombe devant elles dans les couloirs.
Heureusement, il ne restait plus trace de ces larmes quand le seigneur Chaol
fit venir trois gardes pour entraîner les filles à les précipiter à terre, encore et
encore.
Ces hommes avaient accepté de se prêter à l’exercice parce qu’ils savaient
qu’ensuite ils seraient dorlotés et pansés par les meilleures guérisseuses au
monde en dehors de Doranelle.
Chaol rendait même leurs sourires à ces dames et aussi, à la stupeur
d’Yrene, aux gardes.
Mais il n’en accorda pas un seul à Yrene.
Son visage se durcissait et ses yeux brillaient d’un éclat froid dès qu’elle
intervenait pour poser une question ou l’observait pendant qu’il montrait des
mouvements à une aspirante. Il était aux commandes et rien n’échappait à sa
concentration. Dès que quelqu’un plaçait mal son pied, il corrigeait aussitôt son
erreur.
À la fin de l’heure, toutes les femmes avaient fait tomber un garde sur le
dos. Les malheureux repartirent en boitant, mais avec un large sourire. Hafiza
avait en effet promis à chacun d’eux une bouteille de bière et une ration de sa
potion la plus puissante qui valait n’importe quel alcool.
Les femmes se dispersèrent sur le coup de dix heures pour se rendre à leurs
cours suivants, pour vaquer à leurs tâches ou pour visiter des patients. Quelques
filles parmi les plus niaises s’attardèrent et regardèrent le seigneur Westfall en
battant des cils. L’une d’elles paraissait prête à se percher sur ses genoux quand
Hafiza lui rappela sèchement qu’une pile de linge n’attendait qu’elle.
Avant de la suivre, la Grande Guérisseuse lança à Yrene un regard qui lui
parut chargé d’avertissement.
— Eh bien, dit-elle à Chaol quand elle se crut de nouveau seule avec lui…
avant de remarquer qu’une poignée de filles les observaient de l’une des fenêtres
du Torre.
Devant le regard noir d’Yrene, elles reculèrent en hâte et refermèrent la
fenêtre avec de grands éclats de rire.
Que Silba la protège des adolescentes…
Elle n’en avait jamais été une… jamais comme ces filles, du moins. Elle
n’avait jamais connu leur insouciance. Elle n’avait embrassé aucun homme
avant l’automne dernier. Et elle avait encore moins gloussé à la vue de l’un
d’eux. Ce qu’elle regrettait, du reste. Tout comme elle regrettait une foule de
choses parties en fumée sur un certain bûcher.
— Tout s’est mieux passé que prévu, commenta-t-elle à l’intention de
Chaol, qui examinait la tour imposante d’un air renfrogné. Je parie qu’elles me
supplieront de vous faire revenir la semaine prochaine. Si ça vous intéresse, bien
sûr.
Il ne répondit pas.
Elle déglutit, mal à l’aise.
— J’aimerais réessayer le traitement aujourd’hui, si vous vous en sentez la
force. Vous préférez que je trouve une chambre ici, ou que nous rentrions au
palais ?
Il soutint son regard. Ses yeux étaient assombris.
— Je préfère le palais, répondit-il sur un ton glacial qui lui noua le ventre.
— Très bien.
Ce fut tout ce qu’elle put dire avant d’aller chercher les gardes et leurs
chevaux.
Ils firent le trajet du retour sans un mot. Mais ce silence différait de celui
qu’ils avaient gardé par moments à l’aller. Il était lourd de sous-entendus.
Pesant.
Yrene fouilla dans sa mémoire pour se rappeler ce qu’elle avait pu dire
pendant le cours… ou ce qu’elle aurait pu avoir oublié. Peut-être que le simple
fait de voir les gardes, en lui rappelant l’immobilité à laquelle il était condamné,
l’avait mis dans cette humeur.
Elle y songea sur tout le trajet jusqu’au palais et quand Shen et un autre
garde aidèrent le seigneur à descendre de cheval et à se rasseoir dans son
fauteuil. Il les en remercia d’un sourire contraint.
Il la regarda par-dessus son épaule. La chaleur du matin rendait
l’atmosphère de cette cour étouffante.
— Vous comptez pousser mon fauteuil ou dois-je le faire moi-même ?
demanda-t-il.
Yrene cilla.
— Vous vous en tirez très bien tout seul, répondit-elle, rebutée par le ton
qu’il avait employé.
— Peut-être devriez-vous demander à l’une de vos aspirantes de s’en
charger. Ou à cinq d’entre elles. Ou à autant que vous le jugerez nécessaire pour
un seigneur d’Adarlan.
Elle cilla de nouveau, lentement cette fois. Et, sans avertissement, sans
vérifier s’il la suivait et à quelle vitesse, elle s’éloigna d’un pas rapide.
Les colonnes, les couloirs et les jardins du palais défilaient si vite qu’ils en
devenaient flous. Yrene était si pressée de regagner la suite qu’elle remarqua à
peine qu’on l’appelait.
Ce fut seulement en entendant son nom pour la deuxième fois qu’elle s’en
rendit compte et tressaillit au son de cette voix.
Quand elle se retourna, Kashin, en armure et en sueur comme s’il s’était
entraîné avec les gardes du palais, l’avait rejointe.
— Je vous ai cherchée, commença-t-il, mais ses yeux bruns se posèrent sur
sa poitrine – non sur la tache – puis il haussa les sourcils. Si vous voulez envoyer
cette robe à la buanderie, je suis sûr qu’Hasar pourra vous prêter des vêtements
le temps qu’on nettoie les vôtres.
Elle avait oublié qu’elle portait encore cette robe froissée et tachée. Jusqu’à
cet instant, elle n’avait pas eu l’impression d’être aussi négligée, sale et hirsute
qu’un animal dans la cour d’une étable.
— Merci, mais je me débrouillerai, répondit-elle.
Et elle recula d’un pas.
— J’ai entendu parler de cette attaque dans la bibliothèque, poursuivit
malgré tout Kashin. J’ai donné l’ordre d’envoyer des renforts à la garde du Torre
tous les jours, du crépuscule à l’aube. Personne ne pourra plus y entrer à notre
insu.
C’était un geste généreux. Et prévenant. Comme il l’avait toujours été
envers elle.
— Merci, dit-elle.
Le visage de Kashin restait grave. Yrene s’arma de courage pour entendre
les mots qu’il allait prononcer, mais ce ne furent pas ceux qu’elle attendait.
— Prenez garde, s’il vous plaît. Je sais que vous vous êtes exprimée
clairement à ce sujet, mais…
— Kashin…
— Ça ne change rien au fait que nous sommes ou avons été amis, Yrene.
Elle se força à soutenir son regard.
— Le seigneur Westfall m’a parlé de votre… opinion au sujet de Tumelun,
dit-elle.
Pendant un instant, Kashin contempla les bannières blanches qui flottaient à
la fenêtre la plus proche. Elle allait reprendre la parole, peut-être pour lui offrir
ses condoléances, pour tenter de réparer ce qui s’était brisé entre eux, mais il la
devança.
— Dans ce cas, vous mesurez sûrement la gravité du danger, fit-il.
Elle acquiesça.
— Oui, et je ferai attention, promit-elle.
— Très bien.
Un sourire franc et spontané éclaira son visage et, pendant un instant, Yrene
regretta de ne pouvoir éprouver davantage que de l’amitié pour lui. Mais il n’en
avait jamais été autrement.
— Comment évolue le traitement du seigneur Westfall ? Avez-vous fait des
progrès ? demanda-t-il.
— Quelques-uns.
Insulter un prince, même un ancien ami, en le plantant là serait stupide,
mais plus cette conversation se prolongerait…
Elle inspira.
— J’aimerais pouvoir rester un peu plus longtemps et parler avec vous…,
commença-t-elle.
— Alors restez.
Le sourire de Kashin s’élargit. C’était vraiment un bel homme. S’il avait été
quelqu’un d’autre, ou porté un autre titre…
Elle secoua la tête avec un sourire contraint.
— Le seigneur Westfall m’attend, expliqua-t-elle.
— Je vous ai entendue partir à cheval avec lui pour le Torre ce matin. Il
n’est pas rentré avec vous ?
Elle esquissa une révérence en s’efforçant de paraître sereine.
— Je dois partir, maintenant, insista-t-elle. Merci encore pour votre
prévenance et pour les renforts de la garde, prince.
Ce titre resta suspendu entre eux, résonnant comme l’écho d’une cloche.
Yrene repartit en sentant le regard de Kashin dans son dos jusqu’au moment
où elle tourna à l’angle du couloir.
Elle s’adossa au mur, ferma les yeux et expira profondément. Elle savait
que beaucoup l’auraient traitée d’idiote pour s’être conduite ainsi, et pourtant…
— Cet homme me fait presque pitié.
Elle rouvrit les yeux et découvrit Chaol, essoufflé et le regard furieux, qui
faisait tourner son fauteuil à l’angle du couloir.
— Bien entendu, j’étais trop loin pour vous entendre, mais j’ai vu sa tête
quand il est parti.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, répliqua-t-elle d’une voix sans
timbre avant de repartir vers la suite, mais plus lentement.
— Ne ralentissez surtout pas pour moi. Vous avez marché à une vitesse
impressionnante.
Elle le foudroya du regard.
— Est-ce que j’ai fait quelque chose qui vous a blessé, aujourd’hui ?
demanda-t-elle.
Le regard calme de Chaol ne révélait rien, mais ses bras puissants
actionnaient sans relâche les roues du fauteuil pour le propulser en avant.
— Alors ? insista-t-elle.
— Pourquoi repoussez-vous le prince ? J’ai cru comprendre que vous avez
été proches, autrefois.
Ce n’était ni le lieu ni l’heure pour cette conversation.
— Ça ne vous regarde pas.
— Allons, faites-moi plaisir.
— Non, répondit-elle.
Elle pressa le pas, mais il la suivit sans difficulté jusqu’à la porte de sa
suite.
Kadja se tenait à l’entrée. Yrene lui donna de nouvelles instructions
absurdes.
— J’ai besoin de thym séché, de citron et d’ail.
Chaol songea qu’il aurait pu s’agir d’une vieille recette de sa mère pour
accommoder de la truite fraîchement pêchée.
La servante s’éclipsa après une courbette et Yrene ouvrit à la volée la porte
de la suite, puis tint l’un des battants pour livrer le passage à Chaol.
— Pour votre gouverne, fit-elle d’une voix sifflante en claquant la porte
derrière lui, votre attitude stupide ne rime à rien et ne nous aide en rien.
Chaol freina si brutalement au milieu de l’entrée qu’elle tressaillit en
pensant au mal que cela avait dû faire à ses mains. Il ouvrit la bouche, mais la
referma… juste à l’instant où la porte de l’autre chambre s’ouvrait et que la tête
de Nesryn en surgissait. Ses cheveux étaient mouillés et luisants.
— Je me demandais où tu étais, lui dit-elle avant de saluer Yrene d’un signe
de tête. Parti faire une promenade matinale ?
Yrene mit quelques secondes à prendre conscience du lieu et de l’effet de la
présence de Nesryn. Elle-même ne jouait pas le premier rôle. Elle était
l’assistante, l’accessoire… et rien d’autre.
Chaol secoua ses mains, et elle vit que ses paumes étaient effectivement
rougies.
— Je suis allé au Torre pour donner un cours d’autodéfense aux femmes,
répondit-il.
Nesryn regarda son fauteuil.
— À cheval, précisa-t-il.
Les yeux de Nesryn se posèrent sur Yrene, agrandis et brillants.
— Vous… Comment ?
— Avec un harnais, expliqua-t-il. Et maintenant, nous allons reprendre le
traitement.
— Tu as vraiment pu y aller à cheval ?
Yrene perçut le mouvement de recul de Chaol, sans doute parce qu’elle-
même avait tressailli face à l’incrédulité et à la méfiance de Nesryn.
— Nous sommes allés au pas, mais, en effet, je suis allé là-bas à cheval, dit-
il calmement et sur un ton égal, comme s’il s’attendait à ce genre de question de
la part de la capitaine et y était habitué. Peut-être que, demain, j’essaierai le trot.
Mais sans la pression de ses jambes, et avec les secousses… Yrene passa
mentalement en revue tout ce qu’elle savait sur les blessures au bas-ventre, mais
ne dit rien.
— J’irai avec toi, dit Nesryn, dont les yeux noirs s’illuminèrent. Je pourrais
te montrer la ville… et peut-être t’emmener chez mon oncle.
— Avec plaisir, répondit simplement Chaol.
Elle l’embrassa sur la joue.
— Je pars chez lui ; j’en ai pour une heure ou deux, dit-elle. Ensuite, j’ai un
rendez-vous avec… qui tu sais. Je serai de retour cet après-midi. Et puis je
reprendrai mes… travaux.
Elle choisissait soigneusement ses mots. Yrene ne pouvait lui en vouloir,
d’autant moins avec toutes ces armes entassées sur son bureau, mais à peine
visibles par la porte entrebâillée. Des poignards, des épées, une quantité d’arcs et
de carquois… La capitaine gardait l’équivalent d’une petite armurerie dans sa
chambre.
Chaol se borna à un grognement approbateur, tandis que Nesryn se dirigeait
vers la porte de la suite. Elle fit une pause sur le seuil avec un sourire qu’Yrene
ne lui avait jamais vu auparavant.
Un sourire rempli d’espoir.
Et elle referma la porte dans un déclic.
De nouveau seule avec Chaol, dans un silence complet et toujours avec la
sensation d’être une intruse, Yrene croisa les bras.
— Avez-vous besoin de quoi que ce soit avant que nous commencions ?
demanda-t-elle.
Il se contenta de propulser son fauteuil vers sa chambre.
— Je préfère le salon, dit-elle en récupérant son sac laissé la veille dans un
coin de la chambre que Kadja avait posé dans l’entrée – et vraisemblablement
fouillé.
— Mais, moi, je préfère souffrir dans mon lit. Et j’espère que, cette fois,
vous ne vous évanouirez pas sur le tapis, lança-t-il par-dessus sa large épaule.
Il se hissa avec aisance de son fauteuil à son matelas et commença à
déboutonner sa veste.
— Dites-moi, reprit Yrene. Dites-moi ce que j’ai fait de mal.
Il ôta sa veste.
— Vous voulez dire, à part m’exhiber comme une poupée démantibulée
devant vos aspirantes et leur ordonner de me faire descendre de ce cheval
comme si je n’étais plus qu’une loque ?
Elle se raidit, puis tira le morceau de cuir du sac, qu’elle posa sans douceur
sur le sol.
— Beaucoup de monde vous aide, ici, au palais, dit-elle.
— Moins que vous le pensez.
— Le Torre est un lieu d’apprentissage, et les blessés comme vous sont
rares. D’habitude, c’est nous qui devons nous déplacer pour les soigner. J’ai
montré aux aspirantes des choses qui permettront d’aider un nombre incalculable
de patients par la suite.
— Oui, je suis un cheval de prix en morceaux. Regardez comme je suis
bien dressé pour vous. Et bien docile.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien.
Il tira sur sa chemise et faillit faire craquer ses coutures en la faisant passer
par-dessus sa tête.
— C’était une punition ? Parce que j’ai servi le roi ? Parce que je viens
d’Adarlan ?
— Non ! s’exclama-t-elle, en se demandant comment il pouvait la croire
aussi cruelle, aussi peu professionnelle. C’est ce que je vous ai dit et rien
d’autre : je voulais leur montrer votre blessure.
— Et moi, je ne voulais pas que vous la leur montriez !
Yrene se raidit.
— Moi, je ne voulais pas que vous m’exhibiez comme vous l’avez fait. Ni
que vous les laissiez me… me manipuler, poursuivit-il, haletant entre ses dents
serrées.
Sa poitrine se soulevait comme si ses poumons étaient des soufflets.
— Est-ce que vous avez seulement une idée de ce que ça peut vous faire ?
De passer de ça, dit-il en désignant le corps d’Yrene, ses jambes, sa colonne
vertébrale, à ça ? acheva-t-il en se regardant.
Yrene avait l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
— Je sais que c’est dur…
— Oui, et, à cause de vous, ça l’a été encore plus aujourd’hui. Vous me
faites étendre presque nu dans cette chambre, mais jamais, jamais je ne me suis
senti aussi vulnérable que ce matin.
Il cligna des yeux, comme surpris de s’être exprimé… et d’avoir reconnu ce
qu’il ressentait.
— Je… je suis navrée.
Ce fut tout ce qu’Yrene put répondre.
La gorge de Chaol se serra.
— Tout ce en quoi j’avais cru, tout ce que j’avais projeté et voulu…
n’existe plus, reprit-il. Tout ce qu’il me reste, c’est mon roi et un dernier espoir
infime et ridicule que nous survivrons à cette guerre, et que je réussirai à tirer
quelque chose de tout ça.
— De quoi ?
— De tout ce qui est tombé en poussière entre mes mains. De tout.
Et sa voix se brisa sur ce mot.
Les yeux d’Yrene la brûlaient. De honte ou de chagrin, elle n’aurait su le
dire.
Et elle préférait l’ignorer, tout comme elle préférait ignorer ce qui était
arrivé à Chaol, l’origine de la souffrance qu’elle lisait dans ses yeux. Elle savait
bien qu’il devait affronter tout cela, en parler, mais…
— Je suis navrée, répéta-t-elle. J’aurais dû prendre vos sentiments en
compte, ajouta-t-elle avec une certaine raideur.
Il l’observa un long moment, puis ôta sa ceinture, ses bottes, ses
chaussettes.
— Vous pouvez garder votre pantalon, si… si vous préférez, dit-elle.
Il l’ôta. Et il attendit.
Il fulminait toujours. Il la regardait avec un ressentiment indicible.
La gorge d’Yrene se serra. Elle se dit qu’elle aurait mieux fait de prendre
son petit déjeuner avant de commencer. Mais si elle le laissait seul, ne serait-ce
qu’un instant… elle avait l’intuition que s’il la voyait lui tourner le dos…
Les guérisseurs et leurs patients avaient besoin de confiance. D’un lien.
Il lui sembla que si elle sortait juste à cet instant, cette fracture entre eux ne
se ressouderait plus.
Elle lui fit donc signe de s’étendre au milieu du lit sur le ventre tandis
qu’elle approchait une chaise.
Elle leva la main au-dessus de sa colonne vertébrale sillonnée par le réseau
de ses muscles.
Elle n’avait pas tenu compte de… ses sentiments. De sa sensibilité, car il ne
lui était même pas venu à l’idée qu’il puisse en avoir une. De ce qui le hantait…
La respiration de Chaol était hachée et précipitée.
— J’aimerais juste que ce soit bien clair : est-ce que vous avez quelque
chose contre moi, ou contre Adarlan en général ? demanda-t-il.
Il regardait fixement le mur opposé et l’entrée de la salle de bains masquée
par un paravent en bois sculpté. La main d’Yrene restait suspendue au-dessus de
son dos et ne vacillait pas malgré la honte qui gagnait la jeune femme.
Non, elle n’était pas au mieux de sa forme depuis deux jours, loin de là.
La cicatrice au sommet de sa colonne vertébrale se détachait
impitoyablement dans la lumière du matin. L’ombre de la main d’Yrene au-
dessus de sa peau ressemblait à une marque jumelle.
La chose qui guettait, tapie à l’intérieur de cette marque…
Sa magie se rétracta de nouveau devant sa présence toute proche. Elle avait
été trop épuisée la veille au soir et trop occupée ce matin pour envisager
seulement de l’affronter. Pour imaginer ce qu’elle risquerait de voir, de
combattre… et ce qu’il risquait d’endurer.
Mais il avait tenu parole. Il avait fait cours aux élèves d’Yrene malgré les
erreurs qu’elle avait commises par bêtise et par manque de tact. Elle ne pouvait
que lui rendre la politesse en tenant la promesse qu’elle lui avait faite.
Yrene inspira pour retrouver son calme. Elle savait qu’il n’existait aucun
moyen de se préparer à ce qui devait suivre. Aucun exercice respiratoire capable
de rendre cette épreuve moins dure, ni pour lui ni pour elle.
En silence, elle lui tendit le morceau de cuir.
Il le glissa entre ses mâchoires et planta les dents dans le cuir.
Elle le contempla, contempla son corps prêt à souffrir et son visage
indéchiffrable tourné vers la porte.
— Quand j’avais onze ans, les soldats d’Adarlan ont brûlé vive ma mère,
dit-elle à mi-voix.
Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle posa la main sur la marque au
sommet de son dos.
CHAPITRE 16

IL N’Y AVAIT QUE LES TÉNÈBRES. Et la douleur.


Il hurlait, luttait contre elle, à peine conscient du bout de cuir dans sa
bouche, de l’irritation de sa gorge.
Brûlée vive, brûlée vive, brûlée vive…
Le vide qui l’entourait lui montrait du feu.
Il lui dévoilait une femme aux cheveux brun doré et au teint mat hurlant de
douleur, la tête levée vers le ciel.
Le vide lui dévoilait un corps brisé sur un lit couvert de sang. Une tête
roulant sur des dalles en marbre.
C’est ta faute, c’est ta faute, c’est ta faute…
Il lui dévoilait une femme aux yeux de flamme bleue et aux cheveux d’or
pur campée au-dessus de lui, brandissant un poignard pour le plonger dans son
cœur.
Si seulement… Il regrettait parfois qu’on l’en ait empêchée.
La balafre sur sa joue lui venait de ses ongles, au premier coup qu’elle lui
avait porté… C’était à cela qu’il pensait dès qu’il se regardait dans un miroir. Au
cadavre sur le lit, à cette salle froide et à ce hurlement. Au torque sur une gorge
hâlée et au sourire qui n’était pas celui d’un visage aimé. À son cœur qu’il avait
offert et qu’on avait abandonné sur les planches d’un quai au bord du fleuve. À
une tueuse qui avait pris le large et à une reine qui était revenue. À une rangée
d’hommes valeureux pendus aux grilles du château.
Tous ces souvenirs étaient contenus dans cette mince cicatrice. Tout ce
qu’il ne pouvait oublier ou pardonner. Tout cela, ce vide le lui montrait sans
trêve ni repos.
Il frappait son corps de ses fouets aux extrémités chauffées au rouge. Et il
lui montrait toutes ces images, encore et encore.
Il lui montrait sa mère. Et son frère. Et son père.
Tout ce qu’il avait abandonné. Ce à quoi il avait échoué. Ce qu’il avait haï
et ce qu’il était devenu.
Les frontières entre les deux derniers étaient devenues floues.
Et il avait lutté. Pendant toutes ces semaines, tous ces mois.
Cela, le vide ne voulait pas l’entendre.
Un feu noir courait dans son sang, dans ses veines, s’acharnait à noyer ses
pensées.
La rose de feu laissée sur sa table de chevet. La dernière fois que son roi
l’avait serré dans ses bras pour lui faire ses adieux.
Il avait lutté. Lutté pour ne pas perdre espoir, et pourtant…
Des femmes à peine plus âgées que des enfants le faisaient descendre de
cheval en le tirant et en le poussant.
La douleur le frappait au tréfonds de son dos, et il ne pouvait ni respirer ni
crier pour la chasser…
Une lumière blanche jaillit.
Une palpitation dans le lointain.
Ce n’était pas l’or, le rouge ou le bleu des flammes, mais une blancheur
solaire, limpide et pure.
Une lueur oscillant dans les ténèbres qui décrivait un arc comme l’éclair
dans la nuit…
Et la douleur l’assaillit de nouveau.
Les yeux de son père… le regard furieux de son père quand il lui avait
annoncé son départ pour rejoindre la garde. Ses poings. Les supplications de sa
mère. L’angoisse sur son visage la dernière fois qu’il l’avait vue, à son départ
d’Anielle à cheval. La dernière fois qu’il avait vu son foyer, sa ville. Son frère
tout petit et tremblant dans l’ombre étirée de son père.
Un frère qu’il avait troqué contre un autre. Un frère qu’il avait abandonné.
Les ténèbres l’écrasaient, broyaient ses os pour les réduire en poussière.
Elles le tueraient.
Cette douleur… ce gouffre sans fond et bouillonnant de néant le tuerait.
Ce serait peut-être un acte de miséricorde. Il n’était pas sûr que sa propre
présence au-delà de ces ténèbres puisse changer quoi que ce soit. Pas assez pour
qu’il essaie d’en revenir.
Les ténèbres se délectaient de sa douleur. Elles semblaient s’épanouir sur ce
terreau.
Elles resserraient leur étau sur son squelette. Elles faisaient bouillir le sang
dans ses veines.
Et il hurlait, hurlait…
Une lumière blanche l’assaillit et l’aveugla.
Et remplit ce vide.
Les ténèbres hurlèrent d’une voix stridente, resurgirent puis s’élevèrent
comme la vague d’un raz de marée autour de lui.
Mais elles se heurtèrent à une coque de cette lumière blanche qui
l’enveloppait, tel un roc sur lequel la noirceur se brisait.
Une lueur dans l’abysse.
Une lumière chaude, sereine et bienfaisante qui ne reculait pas devant les
ténèbres.
Comme si elle vivait au cœur de l’obscurité depuis la nuit des temps… et
connaissait tout d’elle.
Chaol ouvrit les yeux.
La main d’Yrene avait glissé de son dos.
Elle se détournait déjà de lui et tendait la main vers la chemise qu’il avait
laissée par terre.
Il vit le sang avant qu’elle ait eu le temps de le dissimuler.
Il cracha le bout de cuir et la saisit par le poignet. L’écho de sa propre
respiration entrecoupée remplissait ses oreilles.
— Vous êtes blessée.
Yrene essuya son nez, sa bouche et son menton avant de se tourner vers lui.
Il vit alors les taches sur sa poitrine et dans son décolleté. Il se redressa.
— Par tous les dieux, Yrene…
— Je vais bien, répondit-elle d’une voix étouffée, altérée par le sang qui
coulait toujours de son nez.
— Est-ce que… ça vous arrive souvent ?
Il emplit ses poumons d’air afin d’appeler un serviteur, pour lui dire
d’envoyer… une autre guérisseuse.
— Oui.
— Menteuse.
Il avait senti son mensonge dans son hésitation. Il l’avait deviné à son refus
de croiser son regard. Alors qu’il allait insister, elle posa la main sur son bras,
abaissant la chemise tachée de sang qu’elle avait pressée contre son nez.
— Je vais bien. J’ai seulement besoin… de repos, répondit-elle.
Mais elle n’en donnait pas vraiment l’impression, avec ce sang séché qui
maculait son menton et sa bouche.
Un nouveau filet de sang coula de son nez, et elle pressa de nouveau la
chemise contre son visage.
— Au moins, ces taches sont assorties à celle de ma robe, dit-elle à travers
l’étoffe.
Cette plaisanterie tomba complètement à plat, mais il lui adressa un sourire
désabusé.
— Je croyais que c’était un motif du tissu, répondit-il.
Elle lui adressa un regard qui, au-delà de son épuisement, trahissait sa
perplexité.
— Accordez-moi cinq minutes, et je pourrai à nouveau…
— Étendez-vous tout de suite, l’interrompit-il, et il s’écarta sur le matelas
pour lui faire de la place.
Yrene examina le lit. Il était assez large pour que quatre personnes puissent
y tenir sans se gêner. Avec un grognement de fatigue, la chemise toujours
pressée contre son visage, elle s’affaissa sur les oreillers, envoya valser ses
chaussures et replia les jambes. Elle renversa alors la tête en arrière pour
étancher le sang.
— De quoi avez-vous besoin ? demanda-t-il en la regardant fixer le plafond
d’un air absent.
Elle s’était mise dans cet état en l’aidant, probablement parce qu’il était
d’une humeur épouvantable.
Elle se contenta de secouer la tête. Il l’observa en silence presser sa chemise
contre son nez et vit le sang s’épanouir à travers l’étoffe. Jusqu’au moment où il
coula moins vite. Et où il cessa de couler.
Son nez, sa bouche et son menton étaient encore rouges de sang, et ses yeux
vitreux de souffrance, d’épuisement, ou peut-être des deux.
Il se surprit à lui demander :
— Comment ?
Elle comprit ce qu’il entendait par là. Elle tamponna les taches sur sa
poitrine avant de répondre :
— J’ai sondé la blessure et vu la même chose que l’autre fois. Un mur
qu’aucun assaut de ma magie n’a pu faire tomber. Je crois qu’il m’a montré…
Les doigts d’Yrene se refermèrent sur la chemise qu’elle pressait contre sa
robe trempée de sang.
— Quoi ? demanda Chaol.
— Morath, souffla-t-elle.
Il aurait juré qu’à ce mot, même le chant des oiseaux dans le jardin avait
vacillé.
— Il m’a montré un souvenir resté en vous, poursuivit-elle. Une grande
forteresse noire remplie de cauchemars. Une armée qui campait dans les
montagnes alentour.
Il sentit son sang se glacer quand il devina à qui se souvenir pouvait
appartenir.
— C’était la réalité ou… une vision pour vous manipuler ? demanda-t-il en
songeant à ce qu’on avait fait de ses propres souvenirs.
— Je l’ignore, avoua Yrene. Mais ensuite je vous ai entendu hurler. Pas
dans cette chambre, mais… à l’intérieur. Et j’ai compris que ce mur inébranlable
auquel je me heurtais était… Je crois que c’était une manœuvre pour nous
distraire… une diversion. Alors je me suis guidée sur vos cris pour vous
retrouver.
Pour descendre dans ce lieu enfoui au plus profond de lui, devina-t-il.
— Cette présence était si occupée à vous torturer qu’elle ne m’a pas vue
arriver, reprit Yrene en frissonnant. Je ne sais pas si elle vous a vraiment fait
quelque chose, mais… Je n’ai pas supporté de regarder et d’écouter sans rien
faire. Mon attaque l’a surprise, mais je ne sais pas si elle s’y attendra, la
prochaine fois. Si elle se souviendra de moi. Elle a… une sensibilité. Ce n’est
pas un être vivant. Ça ressemblerait plutôt à un souvenir qu’on aurait libéré dans
le monde.
Chaol acquiesça et le silence retomba. Elle essuya encore une fois son nez
avec sa chemise, puis la posa sur la table de chevet.
Pendant un moment indéterminé, la lumière du soleil rampa sur le sol et le
vent agita les palmiers du jardin.
— Je suis désolé… pour votre mère, dit enfin Chaol.
En y réfléchissant, elle était probablement morte à quelques mois
d’intervalle de la terreur et du deuil qui avaient frappé Aelin.
Il y avait tant d’enfants auxquels Adarlan avait laissé de profondes
cicatrices – en admettant qu’il les ait laissés en vie…
— Elle était ce qu’il y a de mieux au monde, déclara Yrene en se lovant sur
le côté pour regarder les fenêtres donnant sur le jardin. Si j’ai pu m’enfuir, c’est
parce que…
Elle n’acheva pas sa phrase.
— Elle a fait ce que n’importe quelle mère aurait fait, acheva-t-il à sa place.
Elle hocha la tête.
Les guérisseuses avaient compté parmi les premières victimes d’Adarlan. Et
on en avait encore exécuté longtemps après la disparition de la magie. Le roi et
ses armées avaient traqué sans merci les guérisseurs dotés de pouvoirs magiques.
Certains de leurs compatriotes les avaient dénoncés pour de l’argent.
Chaol attendit un instant avant de parler.
— J’ai vu le roi d’Adarlan massacrer la femme que Dorian aimait, et je n’ai
rien pu faire pour le retenir. Pour la sauver. Et quand il a voulu me tuer parce
que je projetais de le renverser… Dorian s’est interposé. Il a affronté son père, et
c’est grâce à son intervention que j’ai pu m’échapper. Je me suis enfui, parce
qu’il n’y avait personne d’autre pour poursuivre la rébellion et pour la faire
connaître à ceux qui en avaient besoin. J’ai laissé Dorian affronter son père, faire
face aux conséquences, et j’ai fui…
Elle l’observait en silence.
— Mais maintenant, il va bien, dit-elle.
— Je n’en sais rien. Il est libre… il est en vie, mais est-ce qu’il va bien ? Il
a beaucoup souffert, d’une manière que je ne peux même pas…, fit-il, la gorge
serrée. C’est moi qui aurais dû prendre sa place. C’était ce que j’avais prévu dès
le début.
Une larme glissa par-dessus l’arête du nez d’Yrene.
Il la recueillit du doigt avant qu’elle ne tombe de l’autre côté.
Yrene soutint longuement son regard. Sous ses larmes, ses yeux brillaient
d’un éclat presque radieux au soleil. Il avait perdu toute notion du temps. Et du
temps qu’il avait fallu à la guérisseuse pour essayer de fendre un tant soit peu
ces ténèbres.
La porte de la suite s’ouvrit, puis se referma assez discrètement pour lui
indiquer qu’il s’agissait de Kadja. Mais à son arrivée, Yrene détourna la tête. Et
sans son regard… il éprouvait une sensation de froid. De vide et de froid.
Chaol serra le poing tandis que sa larme s’évanouissait au contact de sa
peau, pour se retenir de saisir le visage d’Yrene et de le tourner à nouveau vers
le sien afin de sonder son regard.
Mais Yrene leva la tête si vite qu’elle faillit heurter le nez de Chaol.
Et l’or de ses yeux étincela.
— Chaol, souffla-t-elle, et il songea que c’était la première fois qu’elle
l’appelait par son prénom.
Mais elle baissa les yeux, et le regard de Chaol suivit le sien.
Le long de sa poitrine et de ses jambes nues.
Jusqu’à ses orteils.
Ses orteils qui, lentement, se crispaient et se détendaient tour à tour, comme
s’ils tentaient de se remémorer ce mouvement.
CHAPITRE 17

LES COUSINS DE NESRYN étaient à l’école quand elle frappa à la porte de la


charmante maison de sa tante et de son oncle dans le quartier de Runni. Depuis
la rue poussiéreuse, tout ce qu’on entrevoyait de la demeure au-delà de ses murs
hauts et épais était la porte en chêne sculpté renforcée de volutes de fer.
Quand deux gardes l’ouvrirent et lui firent immédiatement signe d’entrer,
Nesryn découvrit une vaste cour ombragée en pierre pâle aux piliers recouverts
de bougainvillées magenta. Au centre, une fontaine incrustée de fragments de
verre polis par la mer glougloutait joyeusement.
Cette maison était typique d’Antica… et du peuple de Balruhn dont Nesryn
et sa famille étaient originaires. Elle était adaptée au climat du désert, au soleil et
au vent. Aucune fenêtre extérieure n’était orientée au sud pour protéger
l’intérieur de la chaleur torride, et les tours étroites sur le toit captaient la brise
rafraîchissante, mais tournaient le dos à l’est afin d’empêcher le sable charrié par
le vent de s’infiltrer dans les pièces. La famille de Nesryn n’avait pas les moyens
d’aménager un canal sous sa maison, comme le faisaient les habitants les plus
riches d’Antica. Cela dit, l’ombre des arbres imposants et des persiennes en bois
sculpté maintenait une température agréable aux étages inférieurs donnant sur la
cour.
Nesryn inspirait profondément cet air frais en traversant la jolie cour quand
sa tante l’accueillit par un : « Est-ce que tu as mangé ? »
— Non, j’ai gardé mon appétit pour ta table, ma tante, répondit-elle alors
qu’elle avait déjeuné.
La nourriture était un rituel de bienvenue typique d’Halha : personne ne
pouvait rendre visite à une famille, et en particulier celle de Nesryn, sans prendre
au moins un repas chez elle.
Sa tante était une femme toujours belle aux formes opulentes et dont les
quatre enfants n’avaient pas entamé la vitalité. Elle hocha la tête d’un air
approbateur.
— Je disais justement ce matin à Brahim que notre cuisinière est meilleure
que celles du palais.
Un rire étouffé fusa à travers la persienne d’une fenêtre donnant sur la cour.
Celle du bureau de son oncle, l’une des rares pièces communes de l’étage
réservé aux chambres.
— Fais attention, Zahida. Le Khagan pourrait t’entendre et traîner notre
chère cuisinière au palais, lança-t-il.
La tante de Nesryn leva les yeux au ciel, le regard fixé sur la silhouette à
peine visible derrière les fentes de la persienne, puis passa un bras sous celui de
Nesryn.
— Quel fouineur ! Toujours à épier les conversations dans la cour,
commenta-t-elle.
L’oncle de Nesryn gloussa sans faire d’autre commentaire.
Nesryn sourit et se laissa entraîner par sa tante à l’intérieur de la maison.
Elles passèrent devant la statue aux courbes généreuses d’Inna, déesse des
demeures paisibles et des Balruhnis, qui levait les bras en signe de bienvenue et
de protection.
— C’est peut-être la faute de la cuisinière du palais si les membres de la
famille royale sont si maigres, persifla-t-elle.
Sa tante s’esclaffa et se tapota le ventre.
— Et c’est sûrement la faute de la mienne si j’ai autant grossi ces dernières
années, déclara-t-elle en adressant un clin d’œil à Nesryn. Je devrais peut-être
renvoyer notre vieille cuisinière, finalement.
Nesryn embrassa sa joue aussi douce qu’un pétale de rose.
— Tu me sembles plus belle maintenant que quand j’étais enfant, répondit-
elle en toute sincérité.
Sa tante balaya ce compliment de la main, mais quand elles pénétrèrent
dans la pénombre fraîche de la maison, elle rayonnait toujours. Des piliers
soutenaient le haut plafond du long vestibule dont les poutres et le mobilier
sculptés représentaient la flore et la faune abondantes de leur lointain pays
d’origine. Sa tante l’entraîna plus loin à l’intérieur de la maison que la plupart
des invités, jusqu’à une seconde cour plus petite à l’arrière de la maison. Elle
était réservée à la famille et presque entièrement occupée par une longue table et
des fauteuils profonds placés à l’ombre d’un auvent. À cette heure, le soleil était
de l’autre côté de la maison – et c’était précisément pour cette raison que sa tante
l’avait emmenée là.
Elle la fit asseoir dans un fauteuil du bout de table, la place d’honneur, et
ressortit en hâte pour dire à la cuisinière d’apporter des rafraîchissements.
Dans le silence qui retomba, Nesryn écouta le vent soupirer à travers les
jasmins qui grimpaient jusqu’au balcon surplombant la cour. C’était le foyer le
plus serein qu’elle connût, surtout comparé au chaos perpétuel de sa demeure
familiale à Rifthold.
Elle sentit son cœur se serrer et se frotta la poitrine. Ils étaient en vie. Ils
s’étaient enfuis.
Mais elle ignorait où ils se trouvaient et ce qu’ils affrontaient peut-être sur
un continent peuplé de cauchemars.
— Ton père fait la même tête que toi quand il se triture la cervelle,
commenta son oncle, qui avait surgi derrière elle.
Nesryn se retourna dans son fauteuil avec un faible sourire tandis que
Brahim Faliq entrait dans la cour. Il était plus petit que le père de Nesryn, et plus
mince, sans doute parce qu’il ne faisait pas de pâtisserie pour gagner sa vie. Il
était encore en forme pour un homme de son âge, et ses cheveux noirs étaient
striés d’argent, les deux s’expliquant peut-être par sa vie de commerçant qui le
maintenait actif.
Mais le visage de Brahim… c’était celui de Sayed Faliq, le père de Nesryn.
Comme ils avaient moins de deux ans d’écart, on les avait parfois pris pour des
jumeaux quand ils étaient enfants. Face à ce visage encore beau et plein de
bonté, la gorge de Nesryn se serra.
— C’est l’un des rares traits que j’ai hérités de lui, semblerait-il, répondit-
elle.
En effet, alors qu’elle était d’une nature calme et plutôt contemplative, le
rire tonitruant de son père avait été aussi constant chez eux que les chants et les
rires joyeux de sa sœur.
Elle sentit sur elle le regard scrutateur de son oncle qui s’asseyait face à
elle, laissant l’autre extrémité de la table à Zahida. Chez les Faliq, les hommes et
les femmes dirigeaient la maison ensemble, et leur autorité conjointe avait force
de loi auprès de leurs enfants. Nesryn s’y était pliée. Sa sœur, en revanche…
Elle entendait encore les cris et les disputes entre son père et Delara quand celle-
ci avait grandi et rêvé d’une plus grande indépendance.
— Maintenant que tu es capitaine de la garde royale, je suis surpris que tu
aies encore le temps de venir nous voir aussi souvent, observa-t-il.
Sa tante resurgit dans la cour, apportant du thé à la menthe glacé et des
verres sur un plateau.
— Chut, pas de commentaires, Brahim, sinon elle ne reviendra plus, lança-
t-elle.
Nesryn sourit et les regarda tour à tour tandis que sa tante servait à chacun
un verre de thé, posait le plateau et s’asseyait en bout de table.
— J’ai préféré passer maintenant, pendant que les enfants sont à l’école,
dit-elle.
Encore un autre des nombreux et merveilleux décrets du khaganat : chaque
enfant, riche ou pauvre, avait le droit d’aller à l’école, et gratuitement. En
conséquence, presque tout le monde savait lire dans l’empire, ce qui était loin
d’être le cas en Adarlan.
— Et moi qui croyais que tu reviendrais pour chanter encore pour nous, fit
son oncle avec un sourire désabusé. Depuis l’autre jour, les enfants miaulent tes
chansons comme des chats de gouttière. Je n’ai pas eu la cruauté de leur dire que
leurs voix ne sont pas tout à fait à la hauteur de celle de leur estimée cousine.
Nesryn rit, mais sentit ses joues devenir brûlantes. Elle chantait seulement
devant sa famille. Elle ne l’avait jamais fait pour Chaol ni pour personne d’autre,
elle n’avait même jamais mentionné le fait que sa voix était… mieux que belle.
Ce n’était pas un sujet facile à aborder dans la conversation, et les dieux savaient
que, au cours de ces derniers mois, personne n’avait eu le cœur à chanter. Mais,
l’autre nuit, elle s’était surprise à entonner pour ses cousins l’une des chansons
que son père lui avait apprises, une berceuse d’Antica. Son oncle et sa tante
s’étaient joints à eux. À la fin de la chanson, sa tante s’était tamponné les yeux
et… Eh bien, maintenant, ce qui était fait était fait, pas vrai ?
On la taquinerait sans doute à ce sujet jusqu’à ce qu’elle ne rouvre jamais
plus la bouche.
Si seulement elle était venue là juste pour chanter… Elle poussa un léger
soupir, puis se ressaisit.
Au milieu de ce silence, sa tante et son oncle échangeaient des regards.
— Qu’y a-t-il ? demanda sa tante à mi-voix.
Nesryn but une gorgée de thé en pesant ses mots. Sa tante et son oncle lui
faisaient au moins la faveur de lui laisser du temps. Sa sœur, elle, l’aurait prise
par les épaules et secouée en exigeant une réponse.
— Il y a eu une attaque au Torre l’autre nuit : une jeune guérisseuse a été
tuée par un intrus, répondit-elle. On n’a pas encore retrouvé le coupable.
Sartaq et elle avaient passé les rares égouts et canaux souterrains d’Antica
au peigne fin, la nuit précédente, sans repérer le moindre passage vers le Torre,
ni la moindre trace d’un nid de Valg. Ils n’avaient trouvé que la puanteur typique
des villes et des hordes de rats détalant devant eux.
Son oncle jura, s’attirant un regard désapprobateur de sa tante, qui se frotta
la poitrine.
— Nous avons entendu des rumeurs, mais… Tu es venue nous avertir ?
demanda-t-elle.
Nesryn acquiesça.
— Cette attaque ressemble à celles de nos ennemis en Adarlan, répondit-
elle. S’ils sont ici, dans cette ville, je crains que ce ne soit lié à mon arrivée.
Elle n’avait pas osé en dire trop à sa tante et à son oncle jusque-là, non par
manque de confiance, mais par peur des oreilles indiscrètes. Ils ne savaient donc
rien des Valg, d’Erawan et des clefs.
Ils savaient qu’elle tentait de lever une armée car ce n’était un secret pour
personne, mais… Elle ne se risqua pas à leur parler de Sartaq. À leur confier que
ses rukhins et lui permettraient peut-être d’obtenir le soutien du Khagan à
Adarlan, et que ce peuple de cavaliers savait peut-être sur les Valg certaines
choses qu’eux-mêmes n’avaient pas découvertes quand ils les avaient affrontés.
Elle s’abstint de leur dire qu’elle avait chevauché le ruk du prince. Elle était
d’ailleurs sûre qu’ils ne l’auraient pas crue. Si aisée que fût sa famille, la
richesse était une chose, la royauté une autre.
— Est-ce qu’ils s’en prendront à ta famille… pour t’atteindre ? demanda
son oncle.
Nesryn dut se forcer à déglutir avant de répondre.
— Je ne pense pas, mais je les crois capables de tout. Je… Nous ne savons
pas encore de manière certaine si cette attaque est liée à mon arrivée, mais en
admettant que ce soit le cas… Je suis venue vous avertir d’engager plus de
gardes, si vous le pouvez.
Elle les regarda tour à tour en posant les mains à plat sur la table.
— Je suis désolée d’avoir attiré ce danger sur votre maison, reprit-elle.
Sa tante et son oncle échangèrent encore un regard, puis chacun d’eux la
prit par la main.
— Tu n’as aucune raison de l’être, répondit sa tante.
— Ta visite impromptue a été une joie pour nous, dit son oncle en même
temps.
La gorge de Nesryn se serra. Voilà ce qu’Erawan s’apprêtait à détruire.
Elle trouverait le moyen de lever cette armée. Soit pour protéger sa famille
de la guerre, soit pour empêcher cette guerre d’atteindre le continent.
— Nous louerons les services d’autres gardes et nous ferons escorter les
enfants sur le chemin de l’école, déclara sa tante. Et partout où nous irons en
ville, ajouta-t-elle après avoir adressé un signe de tête à son mari.
— Et toi ? demanda ce dernier à sa nièce. Je suis sûr que tu te balades seule
en ville.
Nesryn balaya cette remarque d’un geste, mais leur inquiétude lui
réchauffait le cœur. Elle s’abstint de leur raconter qu’elle avait pourchassé des
Valg dans les égouts de Rifthold des semaines durant et qu’elle en avait
recherché à travers ceux d’Antica la nuit dernière. Et, surtout, elle ne souffla mot
du rôle qu’elle avait joué dans la destruction du château de verre. Elle n’avait
pas envie de voir son oncle en tomber de son fauteuil, ni de voir blanchir la
splendide et luxuriante chevelure de sa tante.
— Je peux me défendre toute seule, assura-t-elle.
Cette réponse ne parut guère les convaincre, mais ils acquiescèrent. La
cuisinière surgit juste à cet instant, de petites assiettes de salade dans ses mains
flétries, et adressa un large sourire à Nesryn.
Pendant un long moment, Nesryn mangea ce que sa tante et son oncle
empilaient sur son assiette, et tout était en effet aussi succulent que les plats
servis au palais. Quand son ventre fut rempli à risquer d’éclater et qu’elle eut
vidé sa dernière tasse de thé, sa tante s’adressa de nouveau à elle avec un air
malicieux :
— J’avais espéré que tu amènerais un invité, tu sais.
Nesryn réprima un éclat de rire en rejetant ses cheveux en arrière.
— Le seigneur Westfall est très occupé en ce moment, ma tante.
Mais puisqu’Yrene avait réussi à le faire monter à cheval ce matin… peut-
être pourrait-elle l’amener ici le lendemain, et le présenter à sa famille, aux
quatre enfants qui remplissaient cette maison de tumulte et de joie.
Sa tante sirotait délicatement son thé.
— Oh, ce n’est pas de lui que je parlais, fit-elle, et elle échangea un sourire
entendu avec son mari. Je voulais dire : le prince Sartaq.
Nesryn se réjouit d’avoir fini son thé.
— Pourquoi lui ?
Le sourire de sa tante ne vacilla pas.
— D’après la rumeur, on a aperçu quelqu’un… hier à l’aube avec le prince,
sur son ruk, expliqua-t-elle en regardant sa nièce avec insistance.
Nesryn réprima une grimace.
— Je… C’était moi, avoua-t-elle.
Elle priait pour que personne ne l’ait vue avec lui en ville en pleine nuit, et
que les agents des Valg n’apprennent pas qu’ils étaient traqués.
Son oncle gloussa.
— Et quand comptais-tu nous le dire, au juste ? s’enquit-il. Les enfants
étaient surexcités à l’idée que leur cousine adorée avait chevauché Kadara.
— Je ne voulais pas m’en vanter, dit Nesryn, consciente que c’était une
piètre excuse.
— Hum, hum, fit son oncle.
Ses yeux pétillaient de malice.
Mais sa tante lui adressa un regard entendu tandis que son visage
s’assombrissait comme si elle non plus ne pouvait oublier un seul instant la
famille restée en Adarlan qui essayait peut-être en ce moment de fuir le
continent.
— Les ruks n’auront pas peur des wyverns, déclara-t-elle simplement.
CHAPITRE 18

LE CŒUR BATTANT, Yrene s’agenouilla à côté de Chaol sur le lit et regarda


ses orteils remuer.
— Vous pouvez les… sentir ? demanda-t-elle.
Chaol contemplait ses pieds comme s’il ne croyait pas encore tout à fait à
ce qu’il voyait.
— Je…
Mais les mots qu’il voulait prononcer moururent dans sa gorge.
— Vous pouvez contrôler ce mouvement ?
Il parut se concentrer. Ses orteils s’immobilisèrent soudain.
— Très bien, dit-elle en s’asseyant pour les examiner de plus près. Et
maintenant, faites-les bouger.
Il se concentra de nouveau, et tout à coup…
Deux orteils du même pied se replièrent, puis trois de l’autre pied.
Yrene sourit… d’un large et franc sourire qui se maintint sur ses lèvres
quand elle tourna la tête vers lui.
Il la dévisagea en silence. Devant son expression attentive et concentrée,
elle se figea.
— Comment avez-vous fait ? demanda-t-il.
— Le… peut-être quand j’ai réussi à descendre en vous, quand ma magie a
un peu repoussé ces ténèbres…
Le retrouver dans cette obscurité avait été une épreuve. Sentir ce vide, ce
froid, cette horreur, entendre ces cris de douleur…
Elle avait refusé d’admettre ce que ces ténèbres avaient tenté de lui montrer
sur ce mur, encore et encore : cette terrible forteresse et le sort qui l’attendrait à
son retour au pays. Elle avait refusé de l’admettre tandis qu’elle frappait ce mur
et que sa magie l’implorait d’arrêter et de s’éloigner.
Jusqu’à… jusqu’à l’instant où elle avait entendu la voix de Chaol, de très
loin et à une plus grande profondeur.
Elle avait frappé aveuglément, envoyé une lance de son pouvoir vers ce
bruit. Et elle l’avait retrouvé… lui ou plutôt une partie de lui. Cette partie lui
était apparue comme le véritable lien entre l’homme et sa blessure, plutôt que le
mur dressé contre ses nerfs bien plus haut, en surface.
La magie d’Yrene s’était étroitement lovée autour d’elle et avait résisté aux
assauts sans fin des ténèbres. Puis elle avait riposté en lançant sa magie sur elles
comme une faux de lumière dans l’obscurité, comme une torche brûlant à peine
une fraction de seconde.
Mais cela avait suffi, apparemment.
— C’est bien, déclara-t-elle, peut-être fort inutilement. C’est merveilleux.
— En effet, approuva Chaol sans détacher ses yeux d’elle.
Elle se rappela alors le sang dont elle était couverte et sa saleté.
— Maintenant, faisons quelques exercices avant d’en finir pour
aujourd’hui, reprit-elle.
Ce qu’elle avait révélé sur sa mère… elle n’en avait parlé qu’à Hafiza le
jour de son entrée au Torre. Elle ne s’était confiée à personne d’autre depuis
qu’elle était arrivée titubante à la ferme du cousin de sa mère en implorant un
sanctuaire et un toit.
Elle se demanda combien de temps le passé de Chaol était resté enfermé en
lui.
— Laissez-moi d’abord commander à manger, dit-elle.
Et elle regarda le paravent en bois sculpté dissimulant la salle de bains, puis
le devant de sa robe maculée de sang séché.
— Pendant que nous attendrons… Avec votre permission, j’utiliserai votre
salle de bains. Et je vous emprunterai quelques vêtements.
Chaol l’observait toujours avec cette expression calme et concentrée bien
différente de toutes celles qu’elle lui avait vues auparavant. Comme si, en
repoussant un peu de ces ténèbres, elle avait dévoilé ce nouveau visage.
Le nouveau visage de cet homme qu’elle ne connaissait pas encore.
Elle n’était pas sûre de savoir comment réagir face à cette nouveauté. Face
à lui.
— Prenez tout ce dont vous aurez besoin, murmura Chaol d’une voix un
peu rauque.
Yrene avait légèrement le vertige quand elle descendit du lit en emportant
la chemise sale et gagna en hâte la salle de bains. Sans doute à cause du sang
qu’elle avait perdu, se dit-elle.
Mais elle sourit pendant toute la durée de son bain.

— Je peux difficilement m’empêcher de me sentir négligée, tu sais ?


déclara Hasar d’une voix traînante en parcourant des yeux des cartes au sujet
desquelles Yrene n’osait pas poser de questions.
À cette distance, dans la vaste et somptueuse salle de réception de la
princesse, elle les discernait mal et ne pouvait que regarder Hasar déplacer des
figurines en ivoire en divers endroits, ses sourcils noirs froncés de concentration.
— Renia me répète évidemment que je ne peux pas m’attendre à ce que tu
me consacres beaucoup de temps. Mais peut-être que j’ai été trop gâtée au cours
de ces deux dernières années, poursuivit Hasar en faisant glisser une autre
figurine de quelques centimètres vers la droite.
Yrene sirotait son thé à la menthe sans faire de commentaire. Hasar l’avait
fait venir quand elle avait appris qu’elle avait soigné le seigneur Westfall toute la
journée. Elle lui avait envoyé une servante et, avec elle, la promesse de
rafraîchissements. Et, en effet, les biscuits à la caroube et le thé avaient repoussé
un court instant l’épuisement prêt à la terrasser.
Son amitié avec la princesse était accidentelle. Pour l’une des premières
leçons d’Yrene hors du Torre, Hafiza l’avait menée chez la princesse, qui était
revenue de son palais en bord de mer dans le Nord-Est en raison de maux
d’estomac persistants. Toutes deux avaient à peu près le même âge et pendant les
heures au cours desquelles Hafiza s’était employée à extraire un horrible ver
solitaire de son intestin, Hasar avait ordonné à Yrene de parler.
Et elle s’était exécutée ; elle avait discouru sur ses leçons et évoqué ses
souvenirs les plus répugnants de son année de travail au Cochon Blanc. La
princesse avait un faible pour ses récits sur les rixes de bars les plus violentes.
Elle lui avait même demandé de raconter trois fois son histoire préférée, pendant
qu’Hafiza tirait le ver solitaire tué par magie de sa bouche – « Un orifice ou
l’autre, au choix », avait déclaré la Grande Guérisseuse à la princesse. C’était le
récit de la jeune inconnue qui avait sauvé la vie d’Yrene, lui avait appris à se
défendre et lui avait laissé une petite fortune en or et en pierres précieuses.
Yrene avait considéré leurs conversations comme des bavardages sans
conséquence et pensé que la princesse oublierait son nom dès qu’Hafiza aurait
ôté les derniers centimètres du ver de son corps. Deux jours plus tard, pourtant,
elle avait été convoquée dans les appartements de la princesse qui se goinfrait de
toutes sortes de douceurs pour reprendre le poids qu’elle avait perdu.
Elle était trop mince, avait-elle informé Yrene en guise de salutation. Elle
avait besoin de fesses plus dodues que son amante pourrait empoigner la nuit.
Yrene avait éclaté de rire, et c’était la première fois qu’elle riait
franchement depuis bien longtemps.
Hasar avait seulement esquissé un sourire narquois, offert à Yrene du
poisson fumé pêché dans les plaines sillonnées de rivières, et ç’avait été tout
pour ce jour-là. Ce n’était peut-être pas une amitié d’égale à égale, mais Hasar
semblait apprécier sa compagnie, et Yrene n’était pas en position de la lui
refuser.
La princesse avait donc pris l’habitude de la faire venir chez elle dès qu’elle
séjournait à Antica. Un jour, elle avait amené Renia au palais pour lui présenter à
la fois son père et Yrene. Pour être honnête, Yrene devait admettre qu’elle
préférait de loin Renia à la princesse exigeante à la langue acérée. Mais Hasar,
qui avait tendance à se montrer jalouse et possessive, éloignait volontiers Renia
de la cour et de tous ceux qui auraient pu rechercher son affection.
Non que Renia lui ait jamais donné motif de se plaindre. Cette jeune
femme, qui avait seulement un mois de plus qu’Yrene, n’avait d’yeux que pour
la princesse et l’aimait avec un dévouement inconditionnel.
Hasar la traitait en dame et lui avait fait don d’une partie de ses terres. Mais
Yrene avait entendu certaines guérisseuses chuchoter que, lorsque Renia était
entrée dans l’existence de la princesse, on avait discrètement demandé à Hafiza
de la guérir de… certaines séquelles plutôt déplaisantes de son ancienne vie. Ou,
plus précisément, de son ancien métier. Yrene n’avait jamais tenté d’en savoir
davantage. Mais au vu de la loyauté de Renia envers la princesse, Yrene se
demandait souvent si cette dernière aimait tant l’histoire de la mystérieuse
inconnue qui lui avait sauvé la vie parce qu’elle-même avait autrefois tendu la
main à une femme en détresse, avant de lui ouvrir les bras.
— Tu es plus souriante aujourd’hui, reprit Hasar en reposant son stylet en
verre. Malgré ces vêtements hideux.
— Les miens ont été sacrifiés aux soins que j’ai donnés au seigneur
Westfall, répondit Yrene.
Elle se frotta la tempe où elle sentait une palpitation sourde que même le
thé et les biscuits à la caroube n’avaient pu chasser.
— Il a eu la gentillesse de me prêter quelques-uns des siens, ajouta-t-elle.
Hasar lui adressa un sourire narquois.
— À te voir dans cette tenue, on pourrait croire que tu as perdu tes habits
dans des circonstances bien plus agréables, commenta-t-elle.
Le visage d’Yrene devint brûlant.
— J’espère qu’on pourrait également se souvenir que je suis guérisseuse au
Torre, répondit-elle.
— Cela ne donnerait que plus de valeur aux commérages.
— J’aurais cru que les gens auraient mieux à faire que de cancaner au sujet
d’une banale guérisseuse.
— Tu es l’héritière officieuse d’Hafiza, ce qui te rend légèrement plus
intéressante qu’une banale guérisseuse.
Yrene ne s’offusqua pas de cette franchise. Elle s’abstint néanmoins de
répondre à Hasar qu’elle partirait probablement tôt ou tard et qu’Hafiza devrait
donc lui trouver une remplaçante. Elle doutait que la princesse approuve ses
projets et n’était même pas sûre qu’elle la laisserait s’en aller. Elle s’était
longtemps inquiétée au sujet de Kashin, mais Hasar…
— Enfin, quoi qu’il en soit, le seigneur Westfall ne m’intéresse pas,
déclara-t-elle.
— Tu as tort. Il est extraordinairement beau. Même moi, je suis tentée.
— Vraiment ?
Hasar éclata de rire.
— Non, pas du tout, mais je pourrais comprendre que toi, tu le sois.
— La capitaine Faliq et lui sont intimes.
— Et si ce n’était pas le cas ?
Yrene but une gorgée de thé.
— C’est mon patient et je suis sa guérisseuse, répondit-elle. Et les beaux
hommes ne manquent pas.
— Comme Kashin.
Yrene regarda la princesse en fronçant les sourcils par-dessus le bord noir et
or de sa tasse.
— Vous vous entêtez à pousser votre frère dans mes bras. Est-ce que vous
l’encouragez ? demanda-t-elle.
Hasar porta la main à son cœur et, dans ce geste, ses ongles manucurés
brillèrent doucement au soleil de fin d’après-midi.
— Kashin n’avait aucun problème avec les femmes avant ton arrivée, dit-
elle. Vous étiez si proches, autrefois. Pourquoi ne souhaiterais-je pas que mon
amie et mon frère nouent des liens plus étroits ?
— Parce que si vous deveniez Khagane, vous nous tueriez probablement
s’il refusait de se soumettre à vous.
— Lui, peut-être, s’il ne plie pas devant moi. Et s’il s’avère que tu ne portes
pas son héritier, je pourrais peut-être te laisser ta liberté et ta fortune, une fois
que ma lignée sera assurée.
Avec quelle violence, quelle désinvolture elle évoquait des procédés aussi
ignobles pour conserver intact cet empire merveilleux… Yrene regrettait que
Kashin ne soit pas là pour entendre et peut-être comprendre.
— Et que feriez-vous… pour concevoir des héritiers ? demanda-t-elle.
Alors que Renia deviendrait peut-être la future Grande Impératrice, Hasar
devrait trouver un moyen d’assurer sa descendance.
La princesse recommença à déplacer des figurines sur la carte.
— J’en ai déjà parlé à mon père et ça ne te regarde pas, répondit-elle.
Elle avait raison : si Hasar avait choisi un homme pour s’acquitter de cette
tâche, il aurait été risqué d’en savoir davantage. Ses frères et sœur seraient
parfaitement capables de faire assassiner toute personne désignée pour concevoir
un héritier avec Hasar. Ou de payer à prix d’or toute confirmation de ses projets.
— J’ai entendu dire que le tueur de la bibliothèque t’a poursuivie, reprit
Hasar. Pourquoi n’es-tu pas venue tout droit me voir ensuite ? demanda-t-elle
d’un air impérieux. On raconte que cette mort était vraiment étrange… tout à fait
atypique, poursuivit-elle sans laisser à Yrene le temps de répondre.
Yrene tenta en vain de chasser le souvenir du visage creusé et desséché.
La princesse but une gorgée de thé.
— En effet, acquiesça la guérisseuse.
— Je me moque de savoir si cette attaque contre toi était un assassinat ou
une coïncidence des plus malheureuses, déclara la princesse en reposant sa tasse
avec une précision empreinte de délicatesse. Quand je retrouverai le coupable, je
lui trancherai moi-même la tête.
Et, sur ces mots, elle tapota le poignard gisant dans sa gaine au bord de son
bureau en chêne.
Yrene n’en doutait pas un instant.
— On m’a expliqué que cette menace est… de taille, objecta-t-elle
néanmoins.
— Je refuse que mes amis soient traqués comme des bêtes, dit Hasar d’une
voix qui n’était plus celle d’une princesse, mais celle d’une reine guerrière. Je
refuse que des guérisseuses du Torre soient assassinées et terrorisées.
Hasar avait bien des défauts, mais elle était fondamentalement loyale au
très petit nombre de ceux qui lui étaient chers. Yrene s’était toujours sentie
réconfortée d’avoir à ses côtés quelqu’un d’authentiquement sincère. Et elle était
sûre qu’Hasar décapiterait bel et bien le tueur si celui-ci avait la malchance de
croiser son chemin. Et qu’elle ne poserait pas de questions ensuite.
Yrene récapitula mentalement tout ce qu’elle savait sur ce tueur et dut faire
un effort pour ne pas répondre à la princesse que la décapitation était justement
le bon moyen d’abattre un Valg.
Sauf s’il fallait affronter les traces qui en subsistaient dans un corps
humain. Auquel cas… si éprouvante et épuisante qu’avait pu être la séance du
jour avec le seigneur Westfall, elle avait déjà noté, classé et mis de côté les
bribes de savoir qu’elle avait glanées. Pour ce traitement, mais aussi au cas où
elle devrait à nouveau soigner de telles blessures sur les champs de bataille.
Même si la perspective de voir ces démons des Valg en chair et en os…
— Cela ne vous inquiète pas que la guerre ait éclaté dans le Nord et que
maintenant des ennemis soient parmi nous ? demanda Yrene après avoir bu un
peu de thé pour se rasséréner.
Elle n’osait pas mentionner la mort de Tumelun.
— Peut-être que le seigneur Westfall et la capitaine Faliq ont lancé des
espions à ta poursuite.
— C’est impossible.
— En es-tu si certaine ? Ils sont aux abois. L’énergie du désespoir rend
capable de tout.
— Et qu’est-ce qu’ils pourraient attendre de moi… en plus de ce que je leur
donne déjà ?
Hasar lui fit signe d’approcher. Yrene posa sa tasse et s’avança sur le tapis
bleu foncé vers le bureau placé devant les fenêtres de la salle. Les appartements
d’Hasar donnaient sur la baie bleu-vert, les navires, les mouettes et au-delà,
l’étendue scintillante du détroit.
Hasar désigna la carte étalée devant elle.
— Que vois-tu ici ?
La gorge d’Yrene se serra quand elle reconnut les contours du continent du
Nord… son pays natal. Et quand elle vit les figurines rouges, vertes et noires
disposées dessus.
— Est-ce que ce sont… des armées ? demanda-t-elle.
— Voici celle du duc Perrington, répondit Hasar en montrant du doigt un
rang de figurines noires barrant le centre du continent.
D’autres groupes de figurines étaient disséminés dans le Sud.
Dans le Nord, elle voyait un seul groupe en vert, ainsi qu’une figurine
solitaire de couleur rouge toute proche de la côte de Rifthold.
— Et les autres ? demanda-t-elle.
— Il y a une petite armée à Terrasen, répondit Hasar avant de ricaner, les
yeux fixés sur les figurines vertes groupées autour d’Orynth.
— Et en Adarlan ?
Hasar saisit la figurine rouge et la fit pivoter entre deux autres pions.
— Aucune armée digne de ce nom, dit-elle. Personne ne sait ce qu’est
devenu Dorian Havilliard. S’enfuira-t-il vers le nord ou vers le sud ? Ou peut-
être à l’intérieur des terres, même s’il n’y a que des tribus à demi sauvages au-
delà des montagnes ?
— Et celle-là ? demanda Yrene, car elle venait de remarquer un pion doré
qu’Hasar avait placé hors de la carte.
Celle-ci le ramassa.
— C’est Aelin Galathynius. Elle non plus, personne ne sait où elle se
trouve.
— Elle n’est pas à Terrasen avec son armée ?
— Non.
Hasar tapota les documents qu’elle avait consultés pour disposer les
figurines sur ses cartes. Des rapports, devina Yrene.
— Aux dernières nouvelles, la reine de Terrasen demeure introuvable dans
son propre royaume. Ou n’importe où ailleurs, déclara Hasar avec un sourire
entendu. Tu devrais peut-être demander où elle se trouve à ton seigneur.
— Je ne pense pas qu’il me le confierait, répondit-elle en se retenant de dire
qu’il n’était pas « son » seigneur.
— Peut-être devrais-tu le faire parler.
— Pourquoi ? demanda prudemment Yrene.
— Parce que j’aimerais bien connaître sa réponse.
Yrene avait compris : Hasar voulait obtenir cette information avant son père
ou ses frères et sœur.
— Pour quoi faire ? s’enquit-elle.
— Quand le souverain de l’un des royaumes du continent disparaît, il n’y a
pas de quoi se réjouir. Surtout quand ce souverain a pour habitude de détruire
des palais et de prendre des villes par caprice.
C’était de la peur. Bien dissimulée, certes, mais Hasar envisageait la
possibilité qu’Aelin Galathynius ait des vues au-delà de son royaume.
Mais de là à jouer les espionnes pour la princesse…
— Vous croyez que l’attaque dans la bibliothèque a un rapport avec tout
ça ?
— Je crois que le seigneur Westfall et la capitaine Faliq savent
probablement très bien manœuvrer. Et s’ils nous présentent cette attaque à la
bibliothèque comme une menace émanant de Perrington entre nos murs, quelle
raison aurions-nous de repousser une alliance avec eux ?
Yrene ne les croyait pas capables de telles manigances.
— Vous pensez donc qu’ils le feraient pour aider Aelin Galathynius ? Ou
parce qu’elle a disparu et qu’ils ont peur de perdre un allié puissant ?
— C’est ce que j’aimerais bien savoir. Ainsi que l’endroit où se trouve la
reine. Ou ce qu’ils en pensent.
Yrene se força à soutenir le regard de la princesse.
— Et pourquoi devrais-je vous aider ?
Hasar lui répondit par un sourire aussi malicieux que celui d’un chat de
Baast.
— En dehors du fait que nous sommes de chères amies, n’y a-t-il rien que
je puisse te donner pour te convaincre, charmante Yrene ?
— J’ai tout ce qu’il me faut.
— Oui, mais tu te souviens assurément que la flotte est sous mon contrôle.
Ainsi que le détroit. Et que le traverser risque d’être très, très éprouvant pour
ceux qui l’oublieraient.
Yrene n’osait ni reculer ni détourner le regard des yeux noirs de la
princesse.
Hasar savait, ou avait deviné, ses projets de départ. Et si elle refusait de
l’aider… Yrene savait que, malgré tout son amour pour elle, Hasar l’en punirait
sans pitié. En veillant à ce qu’elle ne puisse jamais quitter le continent.
— J’essaierai de me renseigner, répondit la guérisseuse sans faire le
moindre effort pour adoucir sa voix.
— Bien, approuva Hasar en balayant d’un revers de main les figurines de la
carte avant de les enfermer dans un tiroir. Pour commencer, pourquoi ne
m’accompagnerais-tu pas à la fête de Tehome, après-demain soir ? Je pourrai
occuper Kashin pour te laisser le champ libre.
Yrene en eut la nausée. Elle avait oublié que la fête de la déesse de la mer
aurait lieu le surlendemain. Des festivités de ce genre se déroulaient environ tous
les quinze jours, et Yrene y participait quand elle le pouvait, mais celle-là… En
raison de sa flotte, du détroit et de quelques autres lieux placés sous sa
juridiction, Hasar honorerait certainement Tehome. Et le khaganat n’y
manquerait pas non plus car, au cours des derniers siècles, les océans avaient
comblé l’empire de leurs bienfaits.
Yrene n’osa donc pas élever d’objection et ne se permit même pas un
instant d’hésitation sous le regard perçant d’Hasar.
— Très bien, si vous acceptez que je porte la même robe que l’autre soir,
dit-elle sur le ton le plus désinvolte qu’elle put prendre en pinçant sa chemise
trop grande.
— Inutile, répliqua la princesse avec un sourire épanoui. J’ai déjà choisi
celle que tu porteras.
CHAPITRE 19

CHAOL CONTINUA DE REMUER LES ORTEILS longtemps après le départ


d’Yrene. Il les agitait à l’intérieur de ses bottes, où il les sentait à peine, mais
néanmoins assez pour savoir qu’ils bougeaient.
Il se demandait encore comment Yrene avait réussi…
Il n’en avait pas soufflé mot à Nesryn quand elle était revenue avant le
dîner, sans avoir repéré le moindre signe de la présence de Valg. Il s’était borné
à lui expliquer calmement qu’il accomplissait certains progrès avec Yrene et
qu’il préférait reporter sa visite à sa famille prévue pour le lendemain.
Elle avait paru un peu déçue, mais elle en avait pris son parti et elle avait
repris son masque impassible en quelques secondes.
Quand elle était passée devant lui pour aller se changer avant le dîner, il
l’avait attrapée par le poignet, attirée à lui et embrassée. Ç’avait été un baiser
bref mais profond.
Elle avait paru plutôt surprise et lorsqu’il s’était écarté d’elle, elle n’avait
même pas posé la main sur lui.
— Va te préparer, lui avait-il dit en désignant sa chambre.
Elle s’était exécutée en lui adressant un regard par-dessus son épaule et un
demi-sourire.
Les yeux de Chaol restèrent fixés sur sa porte quelques minutes tandis qu’il
agitait les orteils dans ses bottes.
Il n’y avait pas eu la moindre chaleur dans ce baiser. Ni la moindre
émotion.
Il s’y était attendu. Il l’avait pratiquement repoussée ces dernières
semaines ; il ne pouvait pas lui reprocher d’être surprise.
Il repliait et dépliait encore ses orteils quand ils arrivèrent dans la salle à
manger. Il était résolu à demander une audience au Khagan ce soir-là. Une fois
de plus. Deuil ou pas, protocole ou pas. Et il l’avertirait du danger.
Il demanderait qu’elle ait lieu avant ses soins… au cas où Yrene et lui
perdraient toute notion du temps, ce qui semblait devenu une habitude. La
séance de ce jour-là avait duré trois heures. Trois heures entières…
Sa gorge était encore à vif malgré le thé au miel qu’Yrene lui avait ordonné
de boire jusqu’à l’écœurement. Il avait ensuite entamé des exercices sous ses
instructions et elle avait dû l’aider lors de plusieurs d’entre eux : pour faire
pivoter ses hanches, rouler ses jambes d’un côté puis de l’autre, forcer ses
chevilles et ses pieds à décrire des cercles. Tout cela afin de rétablir la
circulation du sang vers les muscles qui commençaient à s’atrophier et la
communication entre sa colonne vertébrale et son cerveau, comme elle le lui
avait expliqué.
Elle lui avait fait répéter cet entraînement pendant une heure, jusqu’au
moment où elle avait recommencé à tituber de fatigue et où ses yeux étaient
devenus vitreux d’épuisement.
Car, tandis qu’elle lui faisait décrire des rotations à ses jambes en lui
ordonnant de remuer les orteils de temps en temps, sa magie aiguillonnait ses
jambes en contournant sa colonne vertébrale. Elle envoyait de minuscules coups
d’aiguille dans ses orteils, tels des essaims de lucioles qui se poseraient sur eux.
C’était tout ce qu’il avait senti alors qu’elle œuvrait sans relâche à rouvrir ces
chemins dans son corps. Le peu qu’elle avait pu accomplir, à la mesure des
infimes progrès qu’elle avait réalisés plusieurs heures auparavant.
Mais toute cette dépense de magie… Quand Yrene avait chancelé à la fin
du dernier exercice, il avait appelé Kadja et lui avait ordonné de faire venir une
voiture escortée par des gardes pour ramener la guérisseuse.
À sa surprise, Yrene n’avait pas élevé d’objection. Il supposait qu’elle
aurait difficilement pu le faire alors qu’elle dormait presque debout quand elle
était partie, soutenue par Kadja. Avant de sortir, elle lui avait seulement
murmuré qu’il devrait être de nouveau en selle le lendemain après son petit
déjeuner.
Mais peut-être que la chance qu’il avait eue cet après-midi ne se
reproduirait pas.
Plusieurs heures plus tard, le Khagan n’était toujours pas descendu dîner.
On annonça qu’il prenait son repas dans ses appartements avec son épouse bien-
aimée. Le reste demeurait implicite : le deuil suivait son cours naturel et prenait
le pas sur la politique. Chaol s’était efforcé de paraître aussi compréhensif que
possible.
Nesryn semblait au moins faire des progrès auprès de Sartaq, même si les
autres membres de la famille royale semblaient se lasser de leur présence.
Il agita les orteils dans ses bottes sans en souffler mot à personne, pas
même à Nesryn, pendant tout le dîner et longtemps après leur retour dans leur
suite jusqu’à l’instant où il s’effondra dans son lit.
Il se réveilla à l’aube et se rendit compte qu’il avait hâte de faire sa toilette
et de s’habiller. Il se surprit à expédier son petit déjeuner face à Nesryn qui le
regardait en haussant les sourcils.
Mais elle partit elle aussi de bonne heure pour retrouver Sartaq au sommet
de l’un des trente-six minarets du palais.
Le lendemain serait un jour de congé en l’honneur de l’un des trente-six
dieux représentés par chacun des minarets : Tehome, leur déesse de la mer. Une
cérémonie aurait lieu au lever du soleil sur les quais en présence de toute la
famille royale, y compris le Khagan, pour déposer des guirlandes de fleurs dans
la mer. Des dons pour la Dame des Profondeurs, avait précisé Nesryn. Après le
coucher du soleil, une fête somptueuse au palais devait clore les célébrations.
Les jours de congé qu’il avait connus en Adarlan lui étaient indifférents. Il
les considérait simplement comme des rites désuets en l’honneur de puissances
et d’éléments que ses ancêtres étaient incapables de s’expliquer. Et pourtant,
tous ces préparatifs à Antica, le fourmillement d’activité, les couronnes de fleurs
et de coquillages qui remplaçaient enfin les bannières blanches, l’odeur des fruits
de mer mijotant dans le beurre et les épices… tout cela l’intriguait. Il avait une
vision plus nette, plus gaie de tout ce qui l’entourait tandis qu’il traversait le
palais bourdonnant d’activité pour se rendre dans la cour.
Celle-ci était une véritable fourmilière d’artistes ambulants et de vendeurs
qui entraient et sortaient, transportant des victuailles et des décorations. Tous
venaient implorer la clémence de la déesse de la mer alors que, comme chaque
année, le calme de la fin de l’été cédait la place à de violentes tempêtes qui
pouvaient démanteler des navires et ravager des villes entières.
Chaol fouilla la cour du regard, à la recherche d’Yrene, tout en agitant ses
orteils. Il repéra son cheval et la jument de la guérisseuse côte à côte dans les
rares enclos le long du mur de l’est, mais aucun signe d’elle.
Elle était arrivée en retard la veille. Il profita donc de cet instant de répit
dans l’effervescence des livraisons pour faire signe à des valets d’écurie de
l’aider à monter à cheval. Mais ce fut le même garde que la dernière fois qui
s’avança quand on amena son cheval. Yrene l’avait appelé Shen et l’avait salué
comme si elle le connaissait bien.
Shen ne dit rien alors que Chaol savait que chaque garde du palais parlait
plusieurs langues en dehors de l’halha, et se contenta d’un signe de tête en guise
de salut. Chaol se surprit à le lui rendre avant de se hisser à cheval dans un effort
douloureux pour ses bras. Mais il y parvint peut-être un peu plus facilement que
la veille, et Shen lui adressa ce qu’il aurait juré être un clin d’œil approbateur
avant de regagner son poste.
Ignorant le tiraillement que ce geste provoquait dans sa poitrine, Chaol
boucla les lanières de son harnais, puis embrassa d’un regard la cour en plein
désordre et le portail ouvert. Les gardes inspectaient tous les chariots, tous les
documents confirmant que la marchandise qu’ils apportaient avait été
commandée par le palais.
Parfait, pensa-t-il. Même s’il n’avait pu en parler personnellement au
Khagan, quelqu’un avait averti les gardes d’ouvrir l’œil… peut-être Kashin.
Le soleil monta dans le ciel et la chaleur s’accrut d’autant, mais Yrene
n’apparaissait toujours pas.
L’heure sonna à une horloge au cœur du palais. Elle avait une heure de
retard.
Son cheval devint nerveux et impatient, et il tapota sa puissante encolure en
sueur en lui murmurant des mots apaisants.
Quinze minutes supplémentaires s’écoulèrent. Chaol surveillait le portail et
la rue au-delà.
Aucun message n’était arrivé du Torre, mais à l’idée de rester immobile et
d’attendre sans rien faire…
Il se surprit à agiter les rênes et à tapoter le flanc du cheval pour le faire
partir.
Il avait mémorisé l’itinéraire emprunté par Yrene la veille. Peut-être qu’il la
rencontrerait en chemin.

Antica grouillait de vendeurs et de citadins se préparant pour les festivités


du lendemain. Ceux qui trinquaient déjà à la Dame des Profondeurs
remplissaient les tavernes et les restaurants où jouaient des musiciens.
Il mit deux fois plus de temps que la veille à atteindre le Torre, en partie
parce qu’il cherchait Yrene des yeux dans chaque rue bondée et dans chaque
ruelle qu’il croisait. En vain.
Son cheval et lui étaient en sueur quand ils franchirent le portail du Torre.
Les gardes lui sourirent et il reconnut leurs visages qu’il avait gravés dans sa
mémoire la veille.
Combien de fois lui avait-on fait un accueil semblable en Adarlan ?
Combien de fois l’avait-il considéré comme tout naturel ?
Il avait toujours franchi le portail en fer noir du château de verre sans la
moindre hésitation, sans rien faire d’autre que noter qui était posté à l’entrée et
qui ne levait pas la tête, trop occupé à priser. Il s’était entraîné avec ces hommes
et connaissait des détails sur leurs familles et leurs vies.
Ses hommes. C’étaient autrefois ses hommes…
Le sourire qu’il rendit aux gardes était contraint, et il ne put croiser leur
regard brillant que le temps de passer devant eux avant d’entrer dans la cour, où
il fut tout de suite enveloppé par l’odeur de la lavande.
Mais il s’arrêta quelques pas plus loin et fit pivoter son cheval vers le garde
le plus proche.
— Est-ce qu’Yrene Towers est sortie ce matin ? demanda-t-il.
Comme ceux du palais, les gardes du Torre parlaient couramment au moins
trois langues : l’halha, la langue du continent du Nord et celle des territoires de
l’Est. Avec des visiteurs venant des quatre coins de l’Erilea, ils ne pouvaient
faire moins.
L’homme secoua la tête et, dans la chaleur qui ondulait autour d’eux, sa
sueur glissa sur sa peau sombre.
— Pas encore, seigneur Westfall, répondit-il.
Peut-être était-il impoli de la chercher alors qu’elle était probablement trop
occupée pour venir le soigner à l’instant. Après tout, elle avait d’autres patients.
Il remercia le garde d’un signe de tête, fit à nouveau pivoter sa monture
vers le Torre, et il allait se diriger vers la cour sur sa gauche quand la voix d’une
vieille femme retentit.
— Seigneur Westfall, c’est un plaisir de vous voir dehors et actif !
Hafiza… La Grande Guérisseuse se tenait à quelques pas de lui, un panier
passé à son bras mince, flanquée de deux guérisseuses d’âge mûr. Les gardes se
courbèrent devant elle et Chaol inclina la tête.
— Je cherchais Yrene, lança-t-il en guise de salut.
Hafiza haussa ses sourcils blancs.
— N’est-elle pas venue vous voir ce matin ? demanda-t-elle.
Il sentit son ventre se crisper.
— Non, mais nous nous sommes peut-être manqués en chemin, répondit-il.
— Elle est au lit, madame, murmura l’une des guérisseuses à l’oreille
d’Hafiza.
— Encore à cette heure ? s’exclama-t-elle en haussant de nouveau les
sourcils.
La guérisseuse secoua la tête.
— Elle est épuisée, répondit-elle. Quand Eretia est passée la voir il y a une
heure, elle dormait encore.
Hafiza serra les lèvres, mais Chaol crut deviner ce qu’elle allait dire et se
sentit coupable.
— Nos pouvoirs accomplissent des merveilles, seigneur Westfall, mais ils
nous demandent beaucoup en retour, expliqua-t-elle. Yrene était…
Elle cherchait ses mots, soit parce qu’elle ne parlait pas dans sa langue, soit
pour lui épargner davantage de remords.
— Elle dormait dans la voiture à son retour ici hier soir. On a dû la
transporter dans sa chambre.
Il se renfrogna, embarrassé. Hafiza tapota sa botte et il fut certain d’avoir
senti ce contact dans ses orteils.
— Ne vous en préoccupez pas, seigneur, reprit-elle. Après une journée de
sommeil, elle reviendra au palais demain matin.
— Puisque demain est un jour de fête, elle devrait en profiter pour se
reposer, proposa-t-il.
Hafiza gloussa.
— Si vous croyez qu’Yrene considère ces jours-là comme des congés, vous
la connaissez bien mal, répliqua-t-elle. Mais si vous-même vous préférez vous
reposer demain, faites-le-lui savoir, parce qu’elle serait capable de frapper à
votre porte dès l’aube.
Chaol sourit, mais ses yeux étaient fixés sur la haute tour.
— C’est un sommeil réparateur, ajouta Hafiza, un phénomène tout naturel.
Ne vous inquiétez pas pour elle.
Après un dernier regard à la tour pâle, il acquiesça et fit demi-tour vers le
portail.
— Puis-je vous escorter quelque part ? proposa-t-il.
Le sourire d’Hafiza avait l’éclat du soleil de midi.
— Mais certainement, seigneur Westfall, répondit-elle.
La Grande Guérisseuse était abordée tous les dix mètres par des gens qui
voulaient simplement toucher sa main ou qu’elle touche la leur.
Sacrée. Sainte. Adorée.
Il leur fallut une demi-heure pour parcourir une demi-douzaine de pâtés de
maisons depuis le Torre. Quand il proposa à Hafiza et aux guérisseuses de les
attendre dehors alors qu’elles s’apprêtaient à entrer dans une modeste maison,
elles lui firent signe de poursuivre son chemin.
Les rues étaient trop encombrées pour qu’il ait envie de partir à la
découverte de la ville. Il fit donc demi-tour vers le palais.
Mais alors qu’il guidait son cheval à travers la foule, il se surprit à lancer un
regard à cette tour pâle, à ce monstre qui se dressait à l’horizon. La tour où
dormait une certaine guérisseuse.

Yrene dormit pendant un jour et demi.


Elle n’en avait pas eu l’intention, mais elle avait à peine pu se réveiller le
temps d’aller aux toilettes et de renvoyer Eretia quand elle était venue s’assurer
qu’elle était encore en vie.
Le traitement de la veille – non, de l’avant-veille, comme elle le comprit
tandis qu’elle s’habillait dans la lumière grise d’avant l’aube – l’avait éreintée.
Ces quelques progrès et le saignement de nez qui avait suivi avaient sapé ses
forces.
Mais les orteils de Chaol avaient remué. Et les chemins par lesquels elle
avait fait déferler sa magie et jaillir des étincelles… Ces voies de communication
étaient endommagées, bien sûr, mais si elle pouvait les remplacer peu à peu…
Ce serait long et dur, cependant…
Yrene savait que ce n’était pas uniquement un sentiment de culpabilité qui
l’avait poussée à se lever si tôt le jour de Tehome.
Il venait d’Adarlan… Elle doutait donc qu’il se soucie d’avoir une journée
de repos.
L’aube pointait à peine quand elle se glissa dans la cour du Torre, où elle
marqua une pause.
Le soleil avait surgi au-dessus des remparts et ses rayons d’or
transperçaient les ombres mauves.
Et dans l’un de ces rayons qui illuminaient les légers fils d’or de ses
cheveux bruns…
— Ah, enfin réveillée, lança le seigneur Chaol.
Yrene se dirigea vers lui dans un crissement de gravier qui résonnait dans
l’aube endormie.
— Vous êtes venu à cheval ? demanda-t-elle.
— Oui, et tout seul.
Elle se contenta de hausser un sourcil en regardant la jument blanche à côté
de sa monture.
— Et vous avez amené mon cheval ?
— En vrai gentleman.
Elle croisa les bras et le regarda, les yeux plissés.
— Est-ce que vous parvenez à faire de nouveaux mouvements ?
Le soleil du matin illuminait les yeux de Chaol dont le brun virait à l’or
foncé.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.
— Répondez à ma question, je vous prie.
— Répondez d’abord à la mienne.
Elle le regarda, la bouche entrouverte de surprise, hésitant à le foudroyer du
regard.
— Je vais bien, assura-t-elle en balayant cette question d’un geste. Mais
vous, est-ce que vous avez senti…
— Vous avez vraiment pris tout le repos dont vous aviez besoin ?
Cette fois, Yrene n’en revint pas.
— Oui, répondit-elle avec un regard furieux. Et ça ne vous regarde
absolument pas.
— Je crois que si…
Il avait prononcé ces mots avec une assurance et un calme typiquement
masculins.
— Je sais qu’en Adarlan, les femmes s’inclinent devant tout ce que disent
les hommes mais, ici, si je vous dis que ça ne vous regarde pas, alors ça ne vous
regarde pas.
Chaol lui adressa un demi-sourire.
— Je vois qu’on redevient hostile, aujourd’hui, commenta-t-il.
Elle refoula le cri de rage qui lui montait aux lèvres.
— On ne redevient rien du tout, coupa-t-elle. Je suis votre guérisseuse, vous
êtes mon patient et je vous ai interrogé sur vos progrès…
— Si vous n’êtes pas remise de vos fatigues, je ne vous laisserai pas
m’approcher, répondit-il comme si c’était la chose la plus raisonnable du monde.
Yrene ouvrit la bouche, puis la referma.
— Et comment savez-vous si je suis remise ou non ? demanda-t-elle.
Les yeux de Chaol parcoururent lentement chaque centimètre de son corps.
Le cœur d’Yrene battit à tout rompre sous cet examen interminable. Et sa
concentration sans faille.
— Belles couleurs, dit-il. Bonne posture. Et évidemment, belle
impertinence.
— Je ne suis pas un cheval de prix, comme vous l’avez dit vous-même hier.
— Avant-hier.
Elle posa les mains sur les hanches.
— Je vais très bien. Et vous ? dit-elle en détachant chaque mot.
Les yeux de Chaol pétillèrent d’amusement.
— Je me sens très bien, Yrene. Merci de me le demander.
Yrene… Si elle n’avait pas eu envie de se ruer sur lui et de l’étrangler, elle
aurait peut-être été capable de se demander pourquoi ses orteils se crispaient de
plaisir quand il prononçait son nom.
— Ne prenez pas ma gentillesse pour de la bêtise, maugréa-t-elle. Si vous
avez fait le moindre progrès ou, au contraire, si vous avez régressé, je le saurai,
faites-moi confiance.
— Si c’est de la gentillesse que vous me montrez là, je préfère ne jamais
voir votre mauvais côté.
Elle savait qu’il plaisantait, mais… elle se raidit.
Il parut s’en rendre compte et il se pencha vers elle.
— Je plaisantais, Yrene. Vous avez été plus généreuse que… Je plaisantais,
c’est tout.
Elle haussa les épaules et se dirigea vers sa jument.
— Comment se portent les autres guérisseuses… depuis l’attaque ?
demanda-t-il, peut-être pour revenir en terrain neutre.
Un frisson courut le long de la colonne vertébrale d’Yrene. Elle saisit les
rênes de son cheval, mais ne fit pas un geste pour monter en selle. Elle avait
proposé son aide pour les funérailles de la guérisseuse, mais Hafiza avait refusé
en lui disant de garder ses forces pour soigner le seigneur Westfall. Cela ne
l’avait pas empêchée de visiter la chambre funéraire souterraine du Torre
l’avant-veille, de voir le corps desséché étendu sur la dalle de pierre au centre de
cette chambre taillée dans le roc, le visage parcheminé et vidé de toute
substance, les os saillants sous la peau mince comme du papier. Elle avait
adressé une prière à Silba avant de sortir et, la veille, quand on avait enterré la
morte dans les catacombes de la tour, elle dormait encore.
Yrene leva un regard renfrogné vers le Torre qui la dominait de toute sa
hauteur. D’habitude, sa présence la réconfortait, mais… Depuis ce soir à la
bibliothèque, malgré tous les efforts d’Hafiza et d’Eretia, un lourd silence pesait
sur ce lieu. Comme si la lumière qui l’avait toujours rempli s’était éteinte.
— Elles font leur possible pour retrouver un semblant de normalité,
répondit enfin Yrene. Pour résister à… à ceux qui ont commis ce crime, je crois.
Hafiza et Eretia donnent l’exemple en restant calmes, concentrées… et
souriantes quand elles le peuvent. Je crois que ça aide les autres filles à maîtriser
leur peur.
— Je pourrais leur donner une autre leçon, si ça peut les aider, proposa-t-il.
Je suis à votre disposition.
Elle hocha la tête d’un air absent en passant le pouce sur la bride de son
cheval.
Le silence se prolongea dans les senteurs des citronniers en pot et de la
lavande oscillant dans le vent.
— Vous comptiez vraiment débouler dans ma chambre à l’aube ? demanda-
t-il.
Yrene se détourna de la patiente jument blanche.
— Je ne vous imagine pas en train de paresser au lit, observa-t-elle en
haussant les sourcils. Cela dit, si la capitaine Faliq et vous vous…
— Vous pouvez venir à l’aube si vous voulez.
Elle acquiesça. Et pourtant, elle adorait dormir.
— Je voulais rendre visite à un patient avant de venir vous voir, puisque
nous avons tendance à… perdre la notion du temps. Mais je peux vous retrouver
au palais dans deux heures si vous…, poursuivit-elle, voyant qu’il ne répondait
pas.
— Je peux vous accompagner. Ça ne me dérange pas.
Elle lâcha les rênes et le jaugea. Son regard s’attarda sur ses jambes.
— Avant notre départ, j’aimerais faire quelques exercices avec vous,
déclara-t-elle.
— À cheval ?
Elle se dirigea vers lui dans un crissement de gravier.
— C’est un traitement qui a fait ses preuves chez de nombreux patients, et
pas seulement ceux dont la colonne vertébrale est atteinte. Les mouvements d’un
cheval en marche peuvent améliorer les perceptions sensorielles de son cavalier,
entre autres bienfaits, expliqua-t-elle en débouclant le harnais et en dégageant le
pied de Chaol de l’étrier. Quand j’étais dans les steppes, l’hiver dernier, j’ai
soigné un jeune guerrier qui était tombé de cheval pendant une partie de chasse.
Il avait à peu près la même blessure que vous. Comme il avait encore moins
envie que vous de rester immobile, sa tribu avait fabriqué un harnais pour lui
avant mon arrivée.
Chaol s’esclaffa tout en passant une main dans ses cheveux.
Yrene souleva son pied et lui imprima un mouvement de rotation tout en
faisant attention au cheval sur lequel il était assis.
— Ç’a été une épreuve de le convaincre de s’entraîner, de suivre un
traitement, reprit Yrene. Il détestait être enfermé sous sa gir et voulait sentir l’air
frais sur son visage. Alors, juste pour avoir la paix, je l’ai laissé monter à cheval
et nous avons fait les exercices quand il était en selle, à la condition qu’il en
fasse d’autres plus tard sous sa tente. Mais il a accompli de tels progrès à cheval
que ces exercices étaient devenus l’essentiel de son traitement, conclut Yrene, et
elle se pencha doucement vers lui pour redresser sa jambe. Je sais que vous ne
sentez pas grand-chose au-delà de vos orteils…
— Je ne sens rien du tout.
— … mais j’aimerais que vous vous concentriez sur les mouvements que
vous pouvez faire faire à vos orteils, dans la mesure du possible. Remuez-les en
même temps que le reste de vos jambes pendant que je leur fais faire les
mouvements, mais concentrez-vous sur vos pieds.
Il se tut et elle ne leva pas les yeux vers lui tandis qu’elle lui faisait faire des
exercices. Sa jambe était assez lourde pour que cet effort la fasse transpirer, mais
elle tenait bon, tendait et pliait sa jambe, la faisait pivoter et rouler. Et, sous les
bottes de Chaol… ses orteils s’agitaient et pressaient le cuir.
— Très bien, commenta Yrene. Continuez.
Ses orteils pressèrent à nouveau le cuir.
— Les steppes… C’est de là que vient le peuple du Khagan, observa-t-il.
Elle lui fit faire encore une série d’exercices en veillant à ce que ses orteils
soient toujours en mouvement, avant de répondre. Elle reposa sa jambe dans le
harnais et l’étrier, contourna son cheval par l’avant en restant à distance
respectueuse de lui et libéra son autre jambe.
— Oui, dit-elle enfin. C’est un pays intact et magnifique. Des prairies et des
collines qui s’étendent à l’infini, avec quelques forêts de pins et quelques
montagnes arides.
Yrene haletait sous le poids de cette autre jambe en recommençant les
mêmes mouvements qu’avec la première.
— Saviez-vous que le premier Khagan a conquis le continent avec cent
mille hommes seulement ? Et en quatre ans ? demanda-t-elle tout en admirant la
ville qui s’éveillait autour d’eux. Je connaissais l’histoire de son peuple, les
Darghans, mais quand je suis allée dans les steppes, Kashin m’a raconté…
Elle se tut, regrettant de ne pouvoir ravaler ces derniers mots.
— Le prince est allé là-bas avec vous ?
Il avait posé la question calmement et d’un air dégagé. Elle tapota son pied
pour lui ordonner de continuer à remuer les orteils et il obéit avec un rire étouffé.
— Kashin et Hafiza m’ont accompagnée, précisa-t-elle. Nous avons passé
plus d’un mois là-bas.
Yrene plia son pied vers le haut, puis vers le bas, et répéta ces mouvements
lentement et avec précaution. La magie guérissait, bien entendu, mais l’effort
physique jouait un rôle tout aussi crucial dans le traitement.
— Est-ce que vous remuez vos orteils autant que vous le pouvez ?
demanda-t-elle.
Il s’esclaffa.
— Oui, maîtresse, répondit-il.
Dissimulant un sourire, elle étira sa jambe autant que sa hanche le lui
permettait et lui fit décrire de petits cercles.
— Je suppose que c’est lors de ce voyage dans les steppes que le prince
Kashin vous a ouvert son cœur, reprit-il.
Yrene faillit lâcher sa jambe, le foudroya du regard et trouva ses yeux brun
chaud remplis d’ironie.
— Ça ne vous regarde pas, riposta-t-elle.
— C’est votre réponse préférée quand je vous pose des questions, mais
vous exigez que je vous raconte tout sur moi, observa-t-il.
Elle leva les yeux au ciel et recommença à plier son genou, puis à l’étirer
pour assouplir ses muscles.
— Kashin est l’un des premiers amis que je me suis faits ici, dit-elle au bout
d’un long moment. L’un de mes premiers amis tout court.
— Ah… Et quand il a voulu plus que de l’amitié…
Yrene abaissa enfin sa jambe, la remit dans son harnais et essuya la
poussière que ses bottes avaient laissée sur ses paumes. Elle posa ensuite les
mains sur ses hanches et observa Chaol, les yeux plissés dans la lumière qui
devenait plus intense.
— Je ne voulais pas plus que cette amitié, répondit-elle. Je le lui ai dit et
nous en sommes restés là.
Un sourire recourba légèrement les lèvres de Chaol tandis qu’Yrene se
dirigeait vers sa jument. Elle monta en selle, se redressa et rajusta sa robe sur ses
jambes avant de reprendre la parole.
— Je veux retourner à Fenharrow pour aider là où l’on aura le plus besoin
de mes soins. Je ne ressentais pour Kashin rien qui aurait pu me faire renoncer à
ce rêve.
Une lueur de compréhension éclaira le regard de Chaol. Il parut sur le point
de dire quelque chose, mais se contenta d’acquiescer avec un sourire.
— Je suis heureux que vous n’ayez pas renoncé à votre rêve, dit-il.
Et, quand elle haussa un sourcil interrogateur, son sourire s’épanouit.
— Où en serais-je sans vous pour m’aboyer des ordres ?
Yrene lui lança un regard noir, saisit les rênes de sa monture et l’entraîna
vers le portail.
— Prévenez-moi dès que vous sentirez le moindre inconfort ou le moindre
fourmillement en selle… et tâchez de remuer les orteils tant que vous pourrez,
recommanda-t-elle sur un ton tranchant.
Il eut le discernement de ne pas élever d’objection.
— Ouvrez la voie, Yrene Towers, dit-il simplement avec un demi-sourire.
Et, même si elle se l’interdisait, la guérisseuse sentit un léger sourire faire
frémir ses lèvres tandis qu’ils s’éloignaient dans la ville qui s’éveillait.
CHAPITRE 20

COMME PRESQUE TOUS LES HABITANTS DE LA VILLE se pressaient sur les


quais pour assister à la cérémonie au soleil levant en l’honneur de Tehome, les
rues étaient silencieuses. Chaol se dit que seuls les plus malades garderaient le lit
ce jour-là. Lorsqu’ils approchèrent d’une étroite maison dans une rue ensoleillée
et poussiéreuse, il ne fut donc guère surpris d’être accueilli par une violente
quinte de toux avant même qu’ils aient atteint la porte.
Ou plutôt avant qu’Yrene l’ait atteinte. Sans son fauteuil, il était contraint
de rester à cheval, mais Yrene ne fit aucun commentaire à ce sujet, descendit du
sien, l’attacha au poteau à côté de l’entrée et s’approcha de la maison. Chaol
continuait à remuer les orteils autant qu’il le pouvait dans ses bottes. Pouvoir
faire ce mouvement était en soi une bénédiction dont il était bien conscient, mais
cela exigeait de lui plus de concentration qu’il ne l’avait imaginé. Et plus
d’énergie.
Il les pliait et les dépliait encore quand une vieille femme ouvrit la porte de
la maison, poussa un soupir en voyant Yrene et se mit à parler en halha très
lentement, sans doute pour se faire comprendre de la guérisseuse. Yrene lui
répondit dans la même langue en entrant dans la maison, dont elle laissa la porte
entrebâillée. Son halha était hésitant et maladroit, mais elle le parlait toujours
mieux que lui.
Depuis la rue, il entrevoyait par la porte ouverte un petit lit placé sous le
bord peint d’une fenêtre, comme pour garder le patient à l’air frais.
Le lit était occupé par un vieil homme dont émanait la toux.
Yrene s’entretint avec la vieille femme, puis s’approcha de l’homme en
traînant un tabouret trapu à trois pieds.
Chaol caressa l’encolure de son cheval et recommença à agiter ses orteils
pendant qu’Yrene prenait la main flétrie du vieillard et posait la sienne sur son
front.
Chacun de ses mouvements était lent et calme. Et son visage…
Un sourire très doux l’éclairait, un sourire qu’il ne lui avait jamais vu
auparavant.
Yrene dit quelque chose qu’il ne put entendre à la vieille femme qui se
tordait les mains derrière eux, puis abaissa la mince couverture dissimulant le
corps du malade.
À la vue des lésions dont sa poitrine et son ventre étaient couverts, Chaol
eut un mouvement de recul. Même la vieille femme avait tressailli.
Mais Yrene ne cilla même pas. Sans se départir un instant de sa sérénité,
elle leva une main. Une lumière blanche brilla le long de ses doigts.
Bien qu’inconscient, le vieil homme inspira brusquement quand elle posa la
paume sur sa poitrine, juste au-dessus de la plus horrible de ses plaies.
Elle resta ainsi pendant de longues minutes, les sourcils froncés, tandis que
la lumière ruisselait sur la poitrine de l’homme.
Et quand elle leva la main… la vieille femme pleura, puis lui baisa les
mains l’une après l’autre. Yrene se contenta de sourire, embrassa la joue flasque
de la femme et prit congé d’elle après lui avoir donné ce qui devait être des
instructions très précises sur les soins à prodiguer au malade.
Ce fut seulement quand Yrene eut refermé la porte derrière elle que son
beau sourire s’évanouit. Son regard se posa sur les pavés poussiéreux de la rue et
ses lèvres se serrèrent soudain comme si elle avait oublié sa présence.
Le cheval de Chaol hennit et elle releva brusquement la tête.
— Ça va ? demanda-t-il.
Elle détacha son cheval et monta en selle sans répondre. Elle mordilla sa
lèvre inférieure tandis qu’ils se mettaient lentement en marche.
— Il souffre d’un mal qui résiste à tous les traitements, expliqua-t-elle.
Voilà cinq mois que nous le combattons. Et cette mauvaise rechute…
Elle secoua la tête, visiblement déçue. Déçue d’elle-même.
— Et c’est sans remède ?
— Cette maladie a été traitée avec succès chez d’autres, mais il arrive que
le patient… Cet homme est très vieux. Et même quand je crois l’avoir guéri, il
rechute, répondit-elle avec un soupir. À ce stade, j’ai l’impression de lui faire
gagner du temps plutôt que de vaincre sa maladie.
Il observa la contraction de ses mâchoires. Il découvrait en elle une
personne qui éprouvait le besoin constant de donner le meilleur d’elle-même,
sans peut-être en attendre autant des autres. Ni même l’espérer.
Il se surprit à demander :
— Avez-vous d’autres patients à voir ?
Elle regarda ses jambes, les sourcils froncés. Et le gros orteil qu’il pressait
contre le bout de sa botte, bosselant le cuir dans ce mouvement.
— Nous pouvons rentrer au palais, répondit-elle.
— J’aime prendre l’air, lâcha-t-il. Les rues sont désertes. Laissez-moi…
Il ne put achever sa phrase.
Mais Yrene sembla comprendre.
— Une jeune mère habite à l’autre bout de la ville, dit-elle en se souvenant
que c’était un long trajet à cheval. Elle a eu un accouchement difficile il y a deux
semaines. J’aimerais lui rendre visite.
Chaol dissimula son soulagement.
— Alors allons-y, déclara-t-il.

Ils repartirent donc. Les rues étaient encore désertes, car la cérémonie
durerait jusqu’à midi, lui expliqua Yrene. Même si tous les dieux de l’empire
avaient été fondus dans un même creuset, la plupart des habitants ne manquaient
pas de célébrer les jours qui leur étaient dédiés, sans exception.
La tolérance religieuse était un principe que le premier Khagan – et tous ses
successeurs – avait toujours soutenu. Convaincu que les persécutions ne faisaient
que semer la discorde dans l’empire, il avait absorbé toutes les croyances.
Certaines, au sens littéral, en fondant plusieurs dieux en un seul. Mais il laissait
toujours ceux qui le souhaitaient pratiquer leurs cultes librement et sans crainte.
Chaol raconta à son tour ce qu’il avait appris de ses lectures sur le
khaganat : dans d’autres royaumes où les minorités religieuses étaient
persécutées, le Khagan avait trouvé une multitude de volontaires disposés à
espionner pour son compte.
Elle lui demanda si lui-même avait déjà recouru aux services d’un espion.
Il s’en défendit, en s’abstenant de lui révéler que certains de ses hommes
avaient travaillé pour lui sous couverture – mais ils n’avaient pas grand-chose à
voir avec les espions qu’Aedion et Ren Allsbrook avaient pu employer. Et que
lui-même avait opéré dans la clandestinité à Rifthold au printemps et à l’été
dernier. Mais à l’idée de parler de ses anciens gardes… Il se tut.
Yrene en fit de même, comme si elle pouvait sentir que ce silence ne
résultait pas de sa difficulté à entretenir la conversation.
Elle le mena dans un quartier rempli de petits jardins, de parcs et de
maisons modestes mais bien entretenues. Un quartier de la classe moyenne,
indéniablement. Il lui rappelait un peu Rifthold, en plus propre. Et en plus gai.
Même si ses rues étaient désertes ce matin-là, il était très vivant.
Surtout l’élégante petite maison devant laquelle ils s’arrêtèrent. Une jeune
femme au regard joyeux penchée à la fenêtre de l’étage interpella Yrene en halha
avant de disparaître à l’intérieur.
— Eh bien, voilà la réponse à cette question-là, murmura Yrene alors que la
porte s’ouvrait sur la même jeune femme portant un bébé bien dodu dans les
bras.
Celle-ci marqua un temps d’arrêt en découvrant Chaol, mais il la salua en
inclinant poliment la tête.
Elle lui adressa un joli sourire qui devint malicieux quand elle se tourna
vers Yrene en levant les sourcils.
Yrene rit, et ce son… si splendide qu’il fût, ce n’était rien comparé à son
sourire et au ravissement qu’il exprimait.
Il n’avait jamais vu un visage aussi adorable.
Il le contempla tandis que la guérisseuse descendait de cheval et prenait le
bébé, image même du nouveau-né bien portant, que sa mère lui tendait.
— Oh, comme elle est belle, roucoula-t-elle en caressant d’un doigt sa joue
ronde.
— Et grasse comme un asticot, ajouta la mère rayonnante.
Elle parlait dans la langue de Chaol, soit parce qu’Yrene l’employait avec
elle, soit parce que l’apparence physique de Chaol était bien différente des types
variés d’Antica.
— Et vorace comme un cochon, reprit-elle.
Yrene berçait le bébé en lui gazouillant des mots tendres.
— Alors, elle se nourrit bien ? demanda-t-elle.
— Elle serait pendue à mon sein jour et nuit si je la laissais faire, grommela
la mère, nullement gênée d’en parler en présence de Chaol.
Yrene éclata de rire et son sourire s’épanouit encore quand la main
minuscule du bébé serra son doigt.
— Elle a l’air en parfaite santé, observa-t-elle. Et vous ? demanda-t-elle en
regardant la mère.
— J’ai suivi le régime que vous m’avez prescrit… Les bains m’ont fait
beaucoup de bien.
— Pas de saignements ?
La femme secoua la tête. Elle parut tout à coup consciente de la présence
d’une tierce personne, car elle baissa la voix et Chaol se prit d’un intérêt soudain
pour d’autres bâtiments de la rue.
— Dans combien de temps est-ce que je pourrai… vous savez… avec mon
mari ? chuchota-t-elle.
Yrene pouffa.
— Attendez encore sept semaines, répondit-elle.
La femme poussa une exclamation indignée.
— Mais enfin, vous m’avez remise sur pied !
— Et avant ça, vous avez failli vous vider de votre sang, dit Yrene sur un
ton sans réplique. Laissez à votre corps le temps de se rétablir. D’autres
guérisseuses vous diraient d’attendre huit semaines au minimum, mais… tenez-
vous-en à sept. Et si vous ressentez la moindre gêne…
— Je sais, je sais, répondit la femme en agitant la main. C’est seulement
que… ça fait un moment.
Yrene rit de nouveau et Chaol se surprit à la regarder.
— Eh bien, au point où vous en êtes, vous pouvez bien attendre un peu
plus, conclut-elle.
La jeune femme lui adressa un sourire désabusé tout en reprenant son bébé
gazouillant.
— J’espère que vous, au moins, vous vous amusez bien, répliqua-t-elle en
regardant Chaol d’un air entendu.
Il éprouva un malin plaisir à voir Yrene ciller, se raidir, puis devenir
écarlate.
— Que… oh… oh, non, certainement pas, bafouilla-t-elle.
La manière dont elle avait lancé ce « non », en revanche, plut beaucoup
moins à Chaol.
La jeune femme rit, souleva le bébé pour le caler sur son bras et rebroussa
chemin vers sa charmante petite maison.
— À votre place, je n’hésiterais pas, lança-t-elle.
Et la porte se referma sur elle.
Encore rougissante, Yrene se tourna vers lui en évitant soigneusement son
regard.
— Il faut toujours qu’elle ait un avis sur tout, commenta-t-elle.
Chaol gloussa.
— Je n’avais pas compris jusqu’à maintenant qu’en ce qui me concernait,
votre réponse était un « non » catégorique, répliqua-t-il.
Elle le foudroya du regard et remonta à cheval.
— Je ne vais pas au lit avec mes patients. Et vous êtes avec la capitaine
Faliq, ajouta-t-elle en hâte. Et puis vous…
— … n’êtes pas en mesure de satisfaire une femme ?
Il était stupéfait d’avoir prononcé ces mots, mais il ressentit de nouveau une
certaine satisfaction à voir ses yeux flamboyer.
— Non, répondit-elle en rougissant de plus belle, ce n’est pas du tout ça.
Mais vous êtes… vous.
— Je fais de gros efforts pour ne pas me sentir insulté.
Elle balaya cette réponse d’un geste en évitant son regard.
— Vous savez très bien ce que je veux dire, reprit-elle.
Qu’il venait d’Adarlan ? Qu’il avait servi le roi ? C’était indéniable.
— Je plaisantais, Yrene, dit-il pourtant afin de l’épargner. Vous avez
raison, je… suis avec Nesryn.
Elle rougit violemment.
— Où est-elle aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Elle assiste à la cérémonie en famille.
Nesryn ne l’avait pas invité à les accompagner. Il lui avait dit qu’il préférait
reporter leur promenade à cheval en ville, et voilà qu’il la faisait avec Yrene.
Elle hocha la tête avec une expression lointaine.
— Viendrez-vous à la fête de ce soir au palais ? demanda-t-elle.
— Oui, et vous ?
Elle acquiesça de nouveau. Ils se turent mais, au bout d’un instant, elle
rompit le silence.
— Je préfère ne pas vous soigner aujourd’hui, au cas où nous perdrions
encore toute notion du temps : nous risquerions d’oublier l’heure de la fête.
— Ce serait vraiment si grave ?
Elle lui lança un regard en biais alors qu’ils tournaient à l’angle d’une rue.
— Cela offenserait certaines personnes, répondit-elle. Et probablement
aussi la Dame des Profondeurs. J’ignore laquelle m’effraie le plus.
Il rit.
— Hasar m’a prêté une robe, ce qui m’oblige à me rendre à cette soirée. Ou
à affronter sa colère.
Une ombre passa sur son visage, mais il n’eut pas le temps de lui demander
ce qui la troublait ainsi.
— Vous voulez visiter la ville ? demanda-t-elle soudain.
Il la regarda en réfléchissant à la proposition qu’elle venait de lui faire.
— Je dois avouer que j’en sais finalement assez peu sur l’histoire d’Antica,
mais comme mon travail m’a menée dans chacun de ses quartiers, au moins,
nous ne nous perdrons pas, ajouta-t-elle.
— Oui, murmura-t-il. Avec grand plaisir.
Le sourire par lequel Yrene lui répondit était timide et doux.
Elle le précéda dans les rues qui commençaient à se remplir tandis que la
cérémonie s’achevait et que la fête commençait. Des foules rieuses affluaient
dans les avenues et les ruelles, la musique ruisselait de tous côtés et des effluves
de plats et d’épices les enveloppaient.
Il en oublia la chaleur, le soleil torride, il oublia de remuer ses orteils
pendant qu’ils cheminaient dans les rues sinueuses de la ville, qu’il
s’émerveillait devant les temples surmontés de dômes et les bibliothèques
ouvertes à tous, qu’Yrene lui montrait la monnaie en usage à Antica, dont le
papier était fabriqué avec de l’écorce de mûrier doublée de soie au lieu de pièces
de métal encombrantes.
Elle lui acheta sa pâtisserie préférée, un gâteau à la caroube, et elle souriait
à tous ceux qu’elle croisait. Mais rarement à lui, en revanche.
Aucune rue, aucun quartier, aucune ruelle ne semblait lui faire peur. C’était
une cité divine, mais également un lieu de savoir, de lumière, de confort et de
richesse.
Quand le soleil atteignit son zénith, elle le mena dans un jardin public
luxuriant dont les arbres aux branches tombantes et les plantes grimpantes les
abritaient des durs rayons du soleil. Ils s’engagèrent dans un labyrinthe de
sentiers. Le jardin était pratiquement désert, car presque tout le monde déjeunait
sur les lieux des festivités.
Des parterres en hauteur débordaient de fleurs, des fougères arborescentes
oscillaient dans la brise fraîche soufflant de la mer, et des oiseaux
s’interpellaient dans les frondaisons.
— Vous croyez qu’un jour… nous pourrions avoir une ville comme celle-
là ? demanda Yrene après de longues minutes de silence.
— En Adarlan ?
— N’importe où. Mais, oui… en Adarlan, à Fenharrow. J’ai entendu dire
que les villes de l’Eyllwe étaient autrefois aussi belles que celle-là, avant…
Avant l’ombre qui s’était interposée entre eux. Avant l’ombre qui s’était
étendue sur son cœur.
— Oui, elles l’étaient, répondit Chaol en chassant le souvenir de la
princesse qui avait vécu dans ces villes et les avait aimées.
La cicatrice de sa joue l’élançait. Mais il réfléchit à sa question. Et la voix
d’Aedion resurgit des ombres de sa mémoire.
À votre avis, que peuvent penser de nous les habitants d’autres continents,
au-delà de toutes ces mers ? Nous haïssent-ils ou ont-ils pitié de nous pour ce
que nous nous faisons subir les uns aux autres ? Peut-être n’est-ce pas mieux
chez eux, après tout. Peut-être est-ce même pire. Mais pour faire ce que je dois
faire, pour en finir… j’ai besoin de croire que c’est mieux ailleurs. Chaol se
demanda s’il pourrait un jour dire à Aedion qu’il avait découvert cet ailleurs.
Peut-être qu’il raconterait à Dorian ce qu’il avait vu là. Et qu’il l’aiderait à
reconstruire Rifthold et son royaume sur ce modèle.
Il se rendit compte qu’il n’avait pas fini sa phrase et qu’Yrene, qui
repoussait une mince liane couverte de petites fleurs violettes, attendait toujours
sa réponse.
— Oui, dit-il enfin face à son regard méfiant qui recelait pourtant une
infime lueur d’espoir. Je crois qu’un jour, nous pourrons construire quelque
chose de semblable chez nous. Si nous survivons à cette guerre.
S’il pouvait quitter cette ville à la tête d’une armée pour affronter Erawan.
La fuite inexorable du temps l’accablait, l’étouffait. Plus vite… il devait
agir plus vite.
Yrene scruta son visage dans la chaleur accablante du jardin.
— Vous aimez beaucoup votre peuple, dit-elle soudain.
Il acquiesça, incapable de trouver ses mots.
Elle ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose, puis la referma.
— Même les gens de Fenharrow ne se sont pas montrés irréprochables au
cours de cette dernière décennie, reprit-elle.
Chaol évitait soigneusement de regarder la mince cicatrice sur son cou.
Était-ce l’un de ses compatriotes qui…
Elle poussa un soupir tout en contemplant le jardin de roses qui se
flétrissaient dans la chaleur torride.
— Nous devrions rentrer avant qu’il y ait trop de monde dans les rues, fit-
elle.
Il se demanda ce qu’elle avait voulu lui dire un instant plus tôt et ce qui
avait assombri son regard, mais s’abstint de lui poser la question.
Il la suivit simplement, tandis que tout ce qu’ils venaient de dire restait
suspendu entre eux.

Leurs chemins se séparèrent au palais, dont les couloirs grouillaient de


serviteurs préparant les festivités. Yrene alla tout droit retrouver Hasar et la robe
qu’elle lui avait promise avant d’aller prendre un bain. Chaol regagna sa suite
pour se laver de la sueur et de la poussière dont il était couvert et choisir une
tenue convenable pour la soirée.
Nesryn rentra alors qu’il se lavait, lui cria qu’elle allait en faire autant, puis
referma la porte de sa suite.
Il avait passé sa veste bleu-vert foncé et l’attendait dans le couloir. Quand
elle apparut, il cilla à la vue de sa veste et de son pantalon améthyste de bonne
coupe. Il y avait des jours qu’il n’avait plus revu son uniforme de capitaine, mais
il n’avait aucune envie de l’interroger à ce sujet.
— Tu es très belle.
Elle sourit. Ses cheveux brillants étaient encore humides de son bain.
— Tu n’es pas mal, toi non plus, répondit-elle.
Elle parut alors remarquer les couleurs de son visage.
— Tu as pris le soleil, aujourd’hui ?
Son léger accent était devenu plus marqué et plus chantant sur certains
sons.
— J’ai accompagné Yrene lors de ses visites à ses patients en ville.
Nesryn sourit alors qu’ils se dirigeaient vers la salle de réception.
— Je suis contente pour toi.
Pas un mot sur la promenade à cheval avec elle et la visite à sa famille qu’il
avait reportées. Il se demanda si elle y pensait.
Il ne lui avait toujours pas parlé de ses orteils, mais alors qu’ils arrivaient
devant la salle de réception, il résolut d’en discuter avec elle plus tard.
La grande salle de réception du palais était une pure merveille.
Il n’y avait pas d’autres mots pour la décrire.
L’assemblée était moins nombreuse qu’il l’avait imaginée : quelques invités
seulement s’étaient joints à la foule habituelle de vizirs et de membres de la
famille royale, mais on n’avait pas lésiné sur l’apparat et le festin.
Nesryn et lui étaient encore légèrement bouche bée quand on les mena à
leur place à la longue table – un égard qui le surprit. Duva lui annonça que le
Khagan et son épouse ne se joindraient pas à eux. Sa mère était souffrante depuis
quelques jours et préférait célébrer ce jour seule avec son époux dans ses
appartements.
Il avait sans doute été éprouvant pour elle de voir enlever ces bannières
funéraires. Et ce n’était certainement pas le moment de parlementer avec le
Khagan au sujet de son alliance avec Adarlan.
Quelques invités supplémentaires arrivèrent à cet instant. Hasar entra dans
la salle au bras de Renia, Yrene à leurs côtés.
Quand elle l’avait quitté au croisement de deux couloirs du palais, elle était
en sueur, ses joues étaient roses et ses cheveux bouclaient légèrement autour de
ses oreilles. Sa robe était froissée par cette journée à cheval et son ourlet maculé
de poussière.
Rien de comparable à ce qu’elle portait à cet instant.
Il sentit l’attention de tous les hommes assis à la table se tourner vers Hasar
– et vers Yrene – à leur entrée. Deux des servantes de la princesse fermaient la
marche. Cette dernière affichait un petit sourire narquois, Renia était
éblouissante dans sa robe rubis, mais Yrene…
En regardant de plus près cette magnifique jeune femme vêtue des plus
beaux habits et des plus beaux bijoux de l’empire, il fut frappé par la résignation
qui transparaissait sur son visage. Si ses épaules étaient dégagées et son dos bien
droit, le sourire qui l’avait stupéfait quelques heures plus tôt n’était plus qu’un
souvenir.
Hasar l’avait habillée d’une robe dont le cobalt rehaussait l’éclat de sa peau
et allumait des reflets dans ses cheveux, comme s’ils étaient poudrés d’or. La
princesse l’avait même légèrement maquillée, mais peut-être que la roseur de ses
joues semées de taches de rousseur tenait seulement à ce que son décolleté
plongeant et la coupe de sa robe révélaient ses courbes voluptueuses.
Les autres robes d’Yrene ne dissimulaient certes pas ses formes, mais celle-
là… Jusqu’à cet instant, il n’avait pas remarqué combien sa taille était fine,
combien ses hanches s’épanouissaient au-dessous d’elle… ni ses autres courbes
au-dessus.
Il n’était pas le seul homme dont le regard s’attardait sur elle. Quand leur
sœur l’avait menée Yrene à la grande table, Sartaq et Arghun s’étaient penchés
en avant pour mieux la voir.
Les cheveux d’Yrene n’étaient pas relevés, mais simplement tirés en arrière
sur les tempes par des peignes en or et en rubis. Ses boucles d’oreilles assorties
dansaient en frôlant la mince colonne de son cou.
— Elle a vraiment l’allure d’une reine, lui murmura Nesryn.
Yrene ressemblait en effet à une princesse, mais une princesse en route
pour la potence, à voir la solennité de son expression alors que ses compagnes et
elles approchaient. Toute la joie qu’elle avait pu éprouver avant qu’ils ne se
quittent à leur retour au palais s’était évanouie au cours des deux heures qu’elle
avait passées avec Hasar.
Les princes se levèrent pour la saluer, et Kashin fut le premier debout.
Elle était l’héritière officieuse de la Grande Guérisseuse : quand elle lui
succéderait au Torre, elle détiendrait donc un pouvoir considérable dans ce
royaume. Les princes paraissaient en avoir conscience, Arghun en particulier, au
vu du regard rusé qu’il lui adressa. C’était une femme au pouvoir et à la beauté
peu communs.
Chaol lut le mot dans les yeux d’Arghun : trophée.
Il serra les dents. Si Yrene refusait les attentions du plus beau des princes…
il se demandait comment elle pourrait désirer celles des deux autres.
Alors qu’Arghun allait adresser la parole à Hasar, la princesse se dirigea
droit vers Chaol et Nesryn.
— Libérez votre place, murmura-t-elle à l’oreille de Nesryn.
CHAPITRE 21

NESRYN CILLA, LES YEUX FIXÉS SUR HASAR.


La princesse lui adressa un sourire froid comme un serpent.
— Il est impoli de rester assise seulement avec votre compagnon, précisa-t-
elle. Nous aurions dû vous séparer avant de vous placer.
Nesryn regarda Chaol. Tout le monde les observait. Chaol n’avait pas la
moindre idée de ce qu’il devait dire. Yrene semblait avoir envie de disparaître
sous le sol de marbre vert.
Sartaq s’éclaircit la gorge.
— Venez donc vous asseoir à côté de moi, capitaine Faliq, dit-il.
Nesryn se leva vivement. Hasar lui adressa un sourire radieux, puis tapota
le dossier du siège que Nesryn venait de quitter.
— Viens t’asseoir ici, au cas où l’on aurait besoin de toi, ordonna-t-elle
d’une voix suave à Yrene, qui se tenait à quelques pas d’elle.
La guérisseuse lança à Chaol un regard implorant – c’était du moins ainsi
qu’on aurait pu l’interpréter –, mais il se força à rester impassible et lui adressa
un sourire contraint.
Nesryn prit place à côté de Sartaq, qui avait demandé à un vizir de se
déplacer. Satisfaite d’avoir obtenu les changements qu’elle désirait, Hasar
décréta que ses sièges habituels n’étaient pas à sa convenance et envoya deux
vizirs s’asseoir à côté d’Arghun. L’autre siège était réservé à Renia, qui lança à
son amante un regard légèrement désapprobateur, mais sourit comme si un tel
comportement était typique de la princesse.
Le dîner reprit son cours et Chaol se concentra sur Yrene. Le vizir assis à la
droite de la guérisseuse ne lui prêtait pas la moindre attention. Les serviteurs
faisaient circuler des plats, servaient à manger et à boire.
— J’ai besoin d’en savoir plus ? marmonna Chaol en regardant Yrene, qui
prenait une fourchette d’agneau à l’étouffée et de riz au safran dans son assiette
dorée.
— Non, répondit-elle.
Il aurait parié que les ombres dans ses yeux quelques heures plus tôt et les
mots qu’elle s’était gardée de lui dire dans le jardin étaient liés à ce qui se jouait
à l’instant dans cette salle.
Il lança un coup d’œil à Nesryn, qui les observait en écoutant Sartaq d’une
oreille, mais ce que le prince lui racontait était noyé sous le cliquetis de
l’argenterie et la rumeur des bavardages.
Il adressa un regard d’excuse à Nesryn.
Elle lui répondit par un coup d’œil d’avertissement dirigé vers Hasar : Fais
attention.
— Comment se portent vos orteils ? demanda Yrene.
Elle grignotait de minuscules bouchées de sa nourriture. Il l’avait vue
dévorer les pâtisseries à la caroube qu’elle avait achetées pendant leur
promenade à cheval. Ces manières délicates à table étaient uniquement pour la
galerie.
— Ils sont actifs, répondit-il avec un demi-sourire, même s’ils s’étaient
quittés seulement deux heures plus tôt.
— Vous sentez quelque chose ?
— Des fourmillements.
— Très bien.
La gorge d’Yrene se gonfla et sa cicatrice ondula dans ce mouvement.
Il savait qu’on les observait, qu’on les écoutait, et elle le savait aussi. Les
jointures de ses mains refermées sur ses couverts étaient livides et son dos raide.
Nul sourire sur ses lèvres, nul éclat dans ses yeux soulignés de khôl.
La princesse avait-elle manœuvré pour les rapprocher afin qu’ils parlent, ou
pour pousser Kashin à agir d’une manière ou d’une autre ? Le prince les
observait en effet tout en conversant avec deux vizirs aux robes d’or.
— Le rôle de pion ne vous va vraiment pas, murmura Chaol à Yrene.
Les yeux brun doré de la jeune femme vacillèrent.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit-elle.
Mais elle comprenait très bien. Cette réponse ne s’adressait pas à lui.
Il se creusa la cervelle pour trouver des sujets de conversation jusqu’à la fin
du dîner.
— Quand aura lieu votre prochaine leçon pour les femmes du Torre ?
s’enquit-il.
Les épaules d’Yrene se détendirent un peu.
— Dans deux semaines, répondit-elle. Normalement, elle aurait dû avoir
lieu la semaine prochaine, mais pas mal d’entre elles ont des examens à ce
moment-là et seront plongées dans leurs révisions.
— Un peu d’exercice et d’air frais pourraient leur faire du bien.
— C’est aussi mon avis, mais pour elles, ces examens sont une question de
vie ou de mort. Ils l’étaient pour moi, en tout cas.
— Et vous, en avez-vous fini avec tout ça ?
Elle hocha la tête et les pierres de ses boucles d’oreilles étincelèrent dans la
lumière.
— J’ai passé le dernier il y a deux semaines. Je suis à présent guérisseuse
officielle du Torre, déclara-t-elle avec une pointe d’ironie dans le regard.
— Félicitations, dit-il en levant son verre.
Elle haussa les épaules, mais inclina la tête pour le remercier.
— Mais Hafiza voudrait me faire passer une dernière épreuve, reprit-elle.
Oh.
— Je suis donc bel et bien une expérience pour vous, commenta-t-il.
Une tentative plutôt pitoyable pour traiter à la légère la discussion virulente
qu’ils avaient eue quelques jours plus tôt, et qui l’avait laissé à vif.
— Non, répondit Yrene vivement et à mi-voix. C’est sans rapport avec
vous. Cette dernière épreuve officieuse… ne concerne que moi.
Il aurait aimé lui poser plus de questions, mais trop d’yeux les observaient.
— Alors, je vous souhaite bonne chance, dit-il sur un ton formel, à l’opposé
de celui de leur conversation lors de leur promenade dans la ville.
Le repas s’écoula à la fois lentement et très vite. Leur conversation était
guindée et rare.
Ce fut seulement après qu’on eut servi les desserts et le kahve qu’Arghun
frappa dans ses mains pour inaugurer les festivités.
Il entendit Sartaq confier à Nesryn :
— Comme notre père reste dans ses appartements, cette soirée sera
moins… formelle.
En effet, une troupe de musiciens dans leurs plus beaux atours apportant
des instruments à la fois familiers et exotiques apparut entre les piliers, au-delà
des tables. Des roulements de tambours, des notes de flûtes et de cors
annoncèrent l’arrivée des danseurs, l’attraction principale du spectacle.
Un cercle de huit hommes et femmes – « un chiffre sacré », expliqua Sartaq
à une Nesryn au sourire incertain – surgit de derrière les rideaux sur un côté des
piliers.
Chaol faillit s’étrangler.
Leurs corps étaient couverts de peinture dorée, parés de bijoux et de
longues robes de la soie la plus diaphane… et rien d’autre.
Ils étaient jeunes et sveltes, à l’apogée de la jeunesse, de la virilité et de la
féminité. Ils roulaient les hanches, se cambraient et leurs mains ondulaient dans
l’air au rythme de la musique tandis qu’ils virevoltaient les uns autour des autres
en décrivant des cercles et des lignes.
— Je vous l’avais bien dit, marmonna Yrene.
— Je crois que Dorian adorerait ce spectacle, répliqua-t-il sur le même ton.
Et il fut surpris de se sentir sourire à cette idée.
La guérisseuse lui lança un regard perplexe. Ses yeux avaient retrouvé un
peu d’éclat. Plusieurs convives s’étaient retournés sur leurs sièges pour mieux
admirer les danseurs, leurs corps sculpturaux et leurs pieds nus et légers.
Leurs mouvements étaient d’une précision et d’une perfection admirables,
de purs instruments au service de la musique, splendides, éthérés et malgré
tout… tangibles. Chaol songea qu’Aelin aussi aurait apprécié ce spectacle.
Énormément.
Pendant que les danseurs évoluaient, des serviteurs apportaient des fauteuils
et des banquettes, disposaient des coussins et des tables sur lesquelles ils
plaçaient des bols remplis d’herbes qui se consumaient en dégageant un parfum
suave et entêtant.
— Ne vous en approchez pas trop si vous voulez rester pleinement lucide,
l’avertit Yrene quand un serviteur portant l’un de ces bols fumants s’approcha
d’eux. C’est un opiacé léger.
— Eh bien, ils savent vraiment se détendre quand leurs parents ont le dos
tourné, commenta Chaol.
Certains vizirs partirent, mais beaucoup se levèrent pour aller prendre place
dans les fauteuils capitonnés.
D’autres serviteurs surgirent de derrière les rideaux, apprêtés et, eux aussi,
parés de somptueuses soieries diaphanes. Hommes et femmes, tous jeunes et
beaux, allèrent s’asseoir sur des genoux et des accoudoirs, ou se lover aux pieds
de vizirs et de nobles.
Chaol avait assisté à des fêtes plutôt débridées au château de verre, mais il y
avait néanmoins toujours eu quelque chose de guindé dans ces réjouissances.
Une certaine contrainte et le sentiment que de tels amusements devaient se
dérouler uniquement derrière des portes closes. Dorian s’abandonnait vraiment
dans sa chambre. Ou dans celle de quelqu’un d’autre. Ou quand il traînait Chaol
à Rifthold ou à Bellhaven, où la noblesse donnait des fêtes bien plus folles que
celles de la reine Georgina.
Sartaq était resté à table à côté de Nesryn qui, les yeux agrandis, admirait
les danseurs. Quant aux autres enfants du Khagan… Duva, une main posée sur
son ventre, se leva, suivie de son époux toujours silencieux. La fumée était
mauvaise pour l’enfant qu’elle portait, expliqua-t-elle, et Yrene l’approuva d’un
hochement de tête même si personne ne la regardait.
Arghun prit place sur une banquette à proximité des danseurs, se renversa
sur les coussins et inspira la fumée qui s’élevait des braises rougeoyant dans les
bols à côté d’eux. Des courtisans et des vizirs se bousculèrent pour occuper les
fauteuils les plus proches du prince aîné.
Hasar et Renia choisirent un petit canapé et bientôt, les mains de la
princesse plongèrent dans les épais cheveux noirs de son amante, puis sa bouche
se posa sur le cou de la jeune femme. Le sourire de Renia était nonchalant et
épanoui. Ses paupières frémirent, puis se fermèrent tandis qu’Hasar chuchotait,
les lèvres contre sa peau.
Kashin paraissait attendre pendant qu’Yrene et Chaol observaient le laisser-
aller grandissant depuis la table du banquet qui se vidait.
Il attendait bien évidemment qu’Yrene se lève de table.
Le rouge était monté aux joues de la jeune femme, dont les yeux restaient
obstinément baissés sur sa tasse de kahve fumant.
— Vous avez déjà assisté à tout ça ? lui demanda Chaol.
— Attendez encore une heure ou deux et vous les verrez s’éclipser dans
leurs chambres… tous accompagnés, bien sûr.
Le prince Kashin semblait avoir prolongé sa conversation avec le vizir assis
à côté de lui tant qu’il en avait la force. Il ouvrit la bouche, les yeux fixés sur
Yrene, et Chaol lut l’invitation dans son regard avant même qu’il ait prononcé
un mot.
Chaol avait peut-être une seconde pour se décider. Il avait vu Sartaq inviter
Nesryn à s’asseoir avec lui, pas à table ni sur l’un des canapés, mais dans deux
fauteuils au fond de la salle où les fenêtres étaient ouvertes, mais d’où ils
pouvaient observer le déroulement de la soirée. Nesryn adressa un signe de tête
rassurant à Chaol en s’éloignant sans hâte au côté du prince.
Alors, quand Kashin se pencha pour inviter Yrene à le rejoindre, Chaol se
tourna vers elle.
— J’aimerais aller m’asseoir ailleurs avec vous, dit-il.
— Où ? demanda Yrene, dont les yeux s’étaient légèrement agrandis.
Kashin referma la bouche, et Chaol eut la sensation très nette qu’on venait
de tracer une cible sur sa poitrine, mais il soutint le regard d’Yrene.
— Dans un endroit plus tranquille.
Il ne restait plus que quelques canapés libres, là où la fumée était la plus
épaisse et à proximité des danses. Mais il en repéra un à demi dissimulé dans
l’ombre à côté d’une alcôve au fond de la salle. Des herbes se consumaient dans
un bol placé sur une table basse devant lui.
— S’il est prévu qu’on nous voie ensemble ce soir, murmura-t-il si bas que
seule Yrene pouvait l’entendre, il vaudrait mieux rester un instant ici plutôt que
de partir ensemble.
Il était facile de deviner comment ce départ aurait été interprété, vu le
changement d’atmosphère de la soirée.
— Et je ne veux pas vous laisser repartir seule, ajouta-t-il.
Yrene se leva avec un sourire résolu.
— Très bien, détendons-nous, seigneur Westfall, répondit-elle en désignant
le canapé noyé d’ombre, mais à la limite de la lumière.
Elle ne fit rien pour l’aider quand il s’avança seul vers le canapé et, le
menton haut, le suivit en laissant sa robe traîner derrière elle en se dirigeant vers
l’alcôve. Le décolleté très profond dans son dos révélait sa peau lisse et sans
défaut et le mince sillon de sa colonne vertébrale. Il descendait si loin qu’il
pouvait même discerner les fossettes jumelles au bas de son dos, comme si un
dieu y avait pressé ses pouces.
Il sentait trop de regards peser sur eux tandis qu’elle s’installait sur le
canapé, ses jupes drapées autour de ses chevilles frôlant le sol, puis étendait l’un
de ses bras nus derrière les coussins moelleux.
Chaol soutint son regard aux paupières mi-closes quand il s’arrêta devant le
canapé et, devançant les serviteurs prêts à s’approcher, se hissa de son fauteuil
sur les coussins. Il se tourna face à elle en quelques mouvements, puis remercia
d’un signe de tête le serviteur qui éloignait son fauteuil. De là, ils avaient une
vue dégagée sur les danseurs, les banquettes et les fauteuils de la salle, les
serviteurs et les nobles dont les mains et les lèvres caressaient les peaux et les
étoffes sans cesser d’admirer les chorégraphies inégalables.
Devant ce spectacle, Chaol sentit une contraction au fond de son ventre qui
n’avait rien de déplaisant.
— On ne force pas les serviteurs ici, dit calmement Yrene. C’est la
première question que j’ai posée quand j’ai commencé à me rendre à ces soirées.
Ils veulent améliorer leur position sociale, et ceux qui sont ici ont conscience des
avantages que cela peut leur apporter de repartir avec quelqu’un ce soir.
— Mais s’ils sont payés et craignent de perdre cette position sociale au cas
où ils refuseraient leurs services à quelqu’un, comment peut-on affirmer qu’ils
sont véritablement consentants ?
— Ce n’est pas le cas. Vu sous cet angle, certainement pas. Mais le
khaganat a su imposer certaines limites concernant l’âge, le consentement
exprimé de vive voix et les sanctions contre tous ceux – y compris les membres
de la famille royale – qui enfreindraient ces lois.
C’était ce qu’elle lui avait déjà expliqué plusieurs jours auparavant.
Une jeune femme et un jeune homme s’étaient placés de chaque côté
d’Arghun, et l’un mordillait sa nuque tandis que l’autre traçait des cercles sur ses
cuisses. Le prince n’en poursuivait pas moins sa conversation avec un vizir assis
à sa gauche, imperturbable.
— Je croyais qu’il était marié, observa Chaol.
— Il l’est, répondit Yrene, qui avait suivi son regard. Son épouse réside à sa
maison de campagne. Et les serviteurs ne sont pas considérés comme des
amants. Les besoins qu’ils satisfont… ils pourraient aussi bien donner un bain.
Je suis sûre que vous l’avez découvert le soir de votre arrivée ici, fit-elle avec
une étincelle de gaieté dans les yeux.
Il sentit son visage devenir brûlant.
— J’ai été… surpris par la méticulosité… et l’empressement dont on a fait
preuve, avoua-t-il.
— Kadja a probablement été choisie pour vous plaire.
— Je ne fais pas d’écarts, même avec une servante consentante.
Yrene regarda Nesryn, qui était en pleine conversation avec Sartaq.
— Eh bien, elle a de la chance d’avoir un compagnon aussi fidèle,
commenta-t-elle.
Il attendit de ressentir le tiraillement de la jalousie en voyant Nesryn sourire
au prince, qui était l’image même de la détente : l’un de ses bras était posé sur le
dossier du canapé derrière elle et sa cheville reposait sur le genou de son autre
jambe.
Peut-être faisait-il tout simplement confiance à Nesryn, car aucun
tiraillement ne se fit sentir.
Il surprit alors Yrene à l’observer. Ses yeux brillaient comme des topazes
dans l’ombre et la fumée.
— J’ai vu mon amie avant-hier soir, dit-elle.
Ses cils frémirent comme ceux d’une jeune femme à demi assoupie dans la
fumée des opiacés. Chaol se sentait également un peu somnolent, réchauffé et
agréablement détendu.
— Et je l’ai revue ce soir avant le dîner, acheva-t-elle.
Hasar.
— Et… ?
Il se rendit compte qu’il regardait l’extrémité légèrement bouclée des longs
cheveux d’Yrene et il sentit sa main remuer comme s’il imaginait la sensation de
cette chevelure entre ses doigts.
Yrene attendit qu’une servante portant un plateau de fruits confits soit
passée pour répondre.
— Elle m’a informée que nous sommes toujours sans nouvelles de votre
ami. Et qu’un filet a été tendu en travers du… centre de la table.
Il cligna lentement des yeux, évaluant ces mots à travers la fumée.
Des armées. Les armées de Perrington s’étendaient sur toute la largeur du
continent. Il n’était guère surprenant qu’elle ne lui en ait rien dit quelques heures
plus tôt dans la rue, ni que cette nouvelle ait assombri son regard.
— Où ? demanda-t-il.
— Dans les montagnes, jusqu’à… votre repaire.
Il esquissa mentalement une carte du Nord, de la brèche de Ferian à
Rifthold. Par tous les dieux…
— En êtes-vous sûre ? insista-t-il.
Yrene acquiesça.
Il sentait un regard se poser sur eux par intervalles.
Yrene le sentait aussi. Il se contint pour ne pas tressaillir quand elle posa la
main sur son bras. Et quand elle lui coula un regard somnolent et engageant par-
dessous ses cils baissés.
— On m’a sollicitée avant-hier, et encore aujourd’hui, d’une telle manière
que je ne peux pas refuser, dit-elle.
Elle était menacée. Il serra les dents.
— Il me faut un nom. Des indications, murmura-t-elle. Sur la destination
possible de votre autre amie.
Aelin.
— Elle est… Où est-elle ?
— Personne ne le sait.
Aelin avait disparu. Même les espions du Khagan avaient perdu sa trace.
— Elle n’est pas chez elle ? s’enquit-il.
Quand Yrene secoua la tête, le cœur de Chaol se mit à battre violemment.
Aelin et Dorian avaient tous deux disparu. Si Perrington était prêt à frapper…
— J’ignore sa destination et ses projets actuels, dit-il.
Il posa la main sur la sienne en chassant de son esprit la douceur de sa peau.
— Elle comptait rentrer chez elle. Pour lever une armée, reprit-il.
— Elle ne l’a pas fait. Et je ne doute pas de l’acuité des yeux qui ont
cherché des réponses à ces questions, ici comme là-bas.
Des espions à la solde d’Hasar. Et d’autres personnes.
Aelin n’était donc pas à Terrasen. Elle n’était jamais parvenue à Orynth.
— Chassez cette expression de votre visage, susurra Yrene.
Sa main frôlait son bras, mais son regard était dur.
Au prix d’un effort pénible, il parvint à lui adresser un sourire indolent.
— Votre amie pense-t-elle qu’ils sont tombés entre des mains étrangères ?
demanda-t-il.
— Elle l’ignore.
Les doigts d’Yrene remontaient le long de son bras, lents et légers, et il vit
qu’elle portait toujours la même bague toute simple.
— Elle veut que je vous interroge là-dessus. Que je vous soutire des
renseignements, poursuivit-elle.
— Oh…, fit-il tandis que la main fine et magnifique d’Yrene courait
toujours sur son bras. C’est sans doute la raison des changements dans le plan de
table de ce soir.
Et la raison pour laquelle Yrene avait si souvent paru sur le point de lui
parler ce jour-là, avant de se raviser.
— Si je ne donne pas l’impression de vous amadouer, elle va me
compliquer sérieusement la vie, dit-elle.
Il retint sa main sur son biceps et sentit ses doigts trembler légèrement sous
les siens. Peut-être était-ce l’effet de la fumée aux senteurs suaves et entêtantes,
ou de la musique et des danseurs à la peau nue parée de bijoux, mais Chaol se
risqua à dire :
— J’ai comme l’impression que vous avez déjà fait ce genre de travail,
Yrene Towers.
Il regarda la rougeur envahir son visage, rehaussant l’or de ses yeux.
C’était un jeu dangereux. Dangereux, stupide et…
Il savait qu’on les observait. Et que Nesryn était assise à côté du prince.
Elle comprendrait que c’était de la comédie. Tout comme la présence de
Nesryn au côté de Sartaq. Une autre parade.
Il se le répétait en soutenant le regard d’Yrene, en pressant son bras, en
regardant ses joues rosir. La pointe de sa langue surgit pour humecter ses lèvres.
Cela aussi, il l’observait.
Une chaleur lourde et apaisante se déposa au fond de lui.
— Il me faut une indication. N’importe laquelle, dit-elle.
Il mit quelques secondes à saisir le sens de ce qu’elle demandait. Et la
menace que la princesse faisait peser sur Yrene si elle ne réussissait pas à lui
soutirer des renseignements.
— Pourquoi m’avoir menti ? Je vous aurais dit la vérité, répondit-il.
Il avait la sensation que sa propre bouche était très loin de lui.
— Après la leçon que vous avez donnée aux filles, j’avais une dette envers
vous, murmura-t-elle.
D’où sa révélation des plans d’Hasar…
— Est-ce qu’on pourra la convaincre de se joindre à notre cause ?
demanda-t-il.
Yrene observait la salle. Chaol vit sa propre main s’éloigner de la sienne,
remonter vers l’épaule nue de la guérisseuse et se poser sur sa nuque.
Sa peau avait la douceur d’un velours réchauffé au soleil. Le pouce de
Chaol remonta sur un côté de sa gorge, tout près de sa mince cicatrice, et les
yeux d’Yrene plongèrent dans les siens.
Son regard exprimait un avertissement, et pourtant… Il comprit qu’il ne
s’adressait pas à lui.
— Elle…, souffla Yrene.
Il ne put résister à l’envie de caresser encore son cou du bout de son pouce.
Il sentit sa gorge effleurer sa main quand elle déglutit.
— Elle craint la menace du feu, acheva-t-elle.
La peur pouvait être un puissant levier pour former une alliance ou la
détruire.
— Elle pense… que vous êtes peut-être derrière cette attaque à la
bibliothèque. Qu’il s’agirait d’une manipulation, expliqua Yrene.
Il s’étrangla de rire, mais son pouce se figea juste au-dessus de son pouls
palpitant.
— Elle nous croit plus redoutables que nous le sommes, lança-t-il, mais
c’était à présent de l’inquiétude qu’il lisait dans les yeux d’Yrene. Et vous, qu’en
dites-vous, Yrene Towers ?
Elle posa la main sur la sienne, mais ne fit rien pour dégager son cou de son
étreinte.
— Je pense que votre arrivée ici a poussé certaines puissances à agir, mais
je ne crois pas que vous soyez un manipulateur, répondit-elle.
Même si leur situation actuelle semblait indiquer tout le contraire, pensa-t-
il.
— Quand vous voulez quelque chose, vous jouez franc-jeu, poursuivit
Yrene.
— Oui, j’étais ce genre d’homme autrefois.
Il était incapable de détacher ses yeux d’elle.
— Et maintenant ? demanda-t-elle dans un souffle, tandis qu’il sentait son
pouls s’affoler sous sa paume.
— Maintenant, dit-il en approchant la tête de la sienne au point de sentir
son souffle sur ses lèvres, je me demande si je n’aurais pas mieux fait d’écouter
les enseignements de mon père.
Les yeux d’Yrene se posèrent sur sa bouche et tous les instincts, toute
l’attention de Chaol se concentrèrent sur ce mouvement. Tout en lui fut presque
douloureusement en alerte.
Et tandis qu’il rajustait nonchalamment sa veste sur ses genoux, cette
sensation fut plus efficace qu’un bain glacé.
La fumée, les opiacés… Ils agissaient comme un aphrodisiaque en
endormant votre vigilance.
Yrene regardait sa bouche comme si c’était un fruit et sa respiration inégale
soulevait ses seins hauts et épanouis sous l’étoffe de sa robe.
Il se força à ôter la main de son cou et à s’adosser aux coussins.
Nesryn les observait à coup sûr et devait se demander ce qu’ils pouvaient
bien fabriquer.
Elle méritait mieux que ça. Yrene méritait également mieux que ce qu’il
venait de lui faire, que cet égarement…
— La baie des Crânes, lâcha-t-il. Dites à votre amie qu’on peut trouver du
feu à la baie des Crânes.
C’était peut-être le seul endroit au monde où Aelin n’irait jamais, le
domaine du seigneur des pirates. Il avait entendu raconter sa « mésaventure »
avec Rolfe, comme si détruire sa ville et couler ses précieux navires n’avaient
été qu’un bon tour qu’elle lui avait joué. Ce serait bien la dernière destination
qu’elle choisirait, car le seigneur des pirates avait juré de la massacrer s’il la
recroisait.
Yrene cilla comme si elle se rappelait soudain la raison de leur présence sur
ce canapé, côte à côte et presque l’un contre l’autre.
— Oui, répondit-elle en s’écartant de lui et en battant furieusement des
paupières. Oui, ça fera l’affaire.
Elle fronça les sourcils, les yeux fixés sur les braises rougeoyant dans leur
cage métallique sur la table et balaya d’un revers de main une volute de fumée
qui s’insinuait entre eux.
— Je dois m’en aller, dit-elle.
L’affolement et la méfiance faisaient scintiller ses yeux. Comme si, elle
aussi, avait compris, senti…
Elle se leva et rajusta ses jupes. Il ne restait plus trace en elle de la femme
sensuelle qui s’était dirigée vers le canapé d’une démarche altière. Il ne restait
plus que la jeune femme de vingt-deux ans environ, seule dans une ville
étrangère et livrée aux caprices d’une famille royale.
— J’espère…, reprit-elle en regardant Nesryn.
Oui, c’étaient de la honte et du remords qui pesaient sur ses épaules.
— J’espère que vous n’apprendrez jamais à jouer à de tels jeux, acheva-t-
elle.
Nesryn était toujours plongée dans sa conversation avec Sartaq et rien dans
son attitude ne révélait la moindre détresse, ni la conscience de… de ce qui
venait d’arriver.
Il se traita d’ordure. De salaud maudit par les dieux.
— À demain… Attendez, je vais vous trouver une escorte, ajouta-t-il en
hâte alors qu’elle s’éloignait.
Car Kashin les observait depuis l’autre bout de la salle, tandis qu’une
servante assise sur ses genoux lui caressait les cheveux. Et c’était… oh, c’était à
n’en pas douter une violence glacée qui altéra son visage quand il vit que Chaol
le regardait.
Pour les autres princes et princesses, ce qui venait de se passer entre Yrene
et Chaol n’était qu’un numéro, mais… Kashin n’était pas aussi stupidement
loyal que le pensaient les autres. Non, il était parfaitement lucide vis-à-vis de
ceux qui l’entouraient. Il savait lire dans le jeu des hommes. Et les jauger.
Ce n’était pas leur rapprochement qui avait alerté le prince, mais, comme le
comprit Chaol, l’expression coupable qu’ils avaient eue ensuite.
— Non, merci, je le demanderai à Hasar, répondit Yrene.
Elle s’éloigna vers la princesse et son amante qui s’embrassaient,
nonchalantes et oublieuses de tout ce qui n’était pas elles-mêmes.
Chaol resta immobile, les yeux fixés sur Yrene qui s’approchait des deux
femmes. Hasar leva vers elle des yeux troubles.
Mais son regard voilé de désir retrouva toute sa lucidité quand Yrene lui
adressa un signe de tête qui signifiait : mission accomplie. La guérisseuse se
pencha vers elle et chuchota quelques mots à son oreille en l’embrassant sur les
joues pour prendre congé. Chaol lut « baie des Crânes » sur ses lèvres depuis
l’autre bout de la salle.
Hasar lui adressa un lent sourire, puis claqua des doigts pour appeler un
garde. L’homme s’approcha immédiatement. Chaol regarda la princesse lui
donner ses ordres et sans nul doute le menacer de mort et des pires supplices si
jamais Yrene ne rentrait pas au Torre saine et sauve.
Yrene adressa à la princesse un sourire teinté d’exaspération et, après avoir
souhaité bonne nuit à Renia et à elle, suivit le garde. Devant la porte voûtée, elle
marqua une pause et lança un regard en arrière.
Malgré les cent pas qui les séparaient, le marbre poli et les imposants
piliers, l’espace entre elle et lui se chargea d’une tension électrique.
Comme si cette lumière blanche qu’il avait entrevue en lui l’avant-veille
était une corde vivante, comme si cette corde s’était ancrée en lui cet après-midi.
Sans même lui adresser un signe de tête, Yrene sortit, sa robe ondulant
derrière elle.
Lorsque Chaol regarda de nouveau en direction de Nesryn, il vit qu’elle
l’observait.
Son visage était sans expression – un manque d’expression soigneusement
étudié – quand elle lui adressa un léger signe de tête, pour lui dire qu’elle avait
compris, supposait-il. La partie était finie pour ce soir-là. Elle attendait le
résultat.
Les narines de Chaol, ses cheveux et sa veste étaient encore imprégnés de
l’odeur de fumée quand Nesryn et lui entrèrent dans leur suite une heure plus
tard. Il s’était joint à Sartaq et à elle dans leur coin tranquille au fond de la salle
d’où ils avaient regardé les invités s’éclipser vers leurs chambres ou celles de
quelqu’un d’autre. Décidément, Dorian aurait adoré cette cour.
Sartaq les avait quittés devant leur suite sur un « bonne nuit » un peu
guindé et plus réservé que ses paroles et ses sourires pendant la soirée. Chaol
pouvait difficilement le lui reprocher : le palais devait fourmiller d’espions.
Le prince s’était malgré tout attardé auprès de Nesryn avant qu’elle ne
prenne congé pour se glisser avec Chaol à l’intérieur de leur suite.
Sans la lumière d’une lampe en verre coloré que Kadja avait laissée sur la
table de l’entrée, la suite aurait été plongée dans l’obscurité. Les portes de leurs
chambres ressemblaient aux entrées de deux grottes.
Leur pause dans l’entrée obscure se prolongea quelques secondes de trop.
Nesryn se détourna sans un mot vers sa chambre.
Chaol la saisit par la main avant qu’elle ait eu le temps de faire un pas.
Elle tourna lentement la tête pour le regarder et ses cheveux noirs et soyeux
ondulèrent sur ses épaules comme de la soie nocturne.
Il savait que, même dans cette pénombre, elle lisait ses pensées dans son
regard.
Il sentit sa peau se tendre sur ses os et son cœur battre avec violence, mais il
attendit.
— Je crois qu’en ce moment on a besoin de moi ailleurs que dans ce palais,
dit-elle enfin.
— Nous ne devrions pas en parler ici, répondit-il sans la lâcher.
La gorge de Nesryn palpita, mais elle acquiesça. Elle s’approcha de son
fauteuil pour le pousser, mais il la devança et la précéda dans sa chambre.
Et il la laissa refermer la porte derrière eux.
Le clair de lune qui ruisselait des fenêtres donnant sur le jardin inondait le
lit.
Kadja n’avait pas allumé les bougies, prévoyant soit qu’il resterait éveillé
dans sa chambre, soit qu’il n’y dormirait pas. Mais dans l’obscurité, dans le
chant des cigales perchées sur les arbres du jardin…
— J’ai besoin de toi ici, dit Chaol.
— Vraiment ?
C’était une question franche et directe.
Il prit le temps d’y réfléchir par respect pour elle.
— Je… Nous étions censés faire ce travail ensemble. Tout ce travail,
répondit-il.
Elle secoua la tête.
— Les chemins peuvent diverger, dit-elle. Tu le sais aussi bien que
n’importe qui.
Oui, il le savait. Il ne le savait que trop. Et pourtant…
— Où comptes-tu aller ? demanda-t-il.
— Sartaq veut s’enquérir auprès de son peuple si les Valg sont déjà venus
sur ce continent par le passé… Je… j’aimerais vraiment l’accompagner, s’il
accepte. Pour chercher des réponses et pour tâcher de le convaincre d’enfreindre
les ordres de son père ou au moins de plaider en notre faveur auprès de lui.
— Mais où irais-tu avec lui ? Chez les rukhins dans le Sud ?
— Peut-être. Il a dit au cours de la soirée qu’il partirait dans quelques jours.
Toi et moi n’avons qu’une infime chance de réussir dans notre mission. Je
pourrais peut-être accroître cette chance auprès du prince et découvrir des
renseignements importants chez ces cavaliers. Si l’un des agents d’Erawan se
trouve à Antica… Je fais confiance à la garde du Khagan pour protéger ce palais
et le Torre, mais toi et moi devons réunir le maximum de troupes avant
qu’Erawan puisse lancer d’autres Valg à nos trousses. Quant à toi… tu fais des
progrès, dit-elle après une pause. Je ne voudrais pas interrompre ton traitement.
C’était une perche qu’elle lui tendait implicitement.
Chaol se frotta le visage. À l’idée qu’elle était prête à partir, à accepter
aussi simplement que leurs chemins se séparent… Il poussa un soupir.
— Attendons demain matin pour prendre une décision, répondit-il. On ne
peut faire de bons choix aussi tard dans la nuit.
Nesryn garda le silence. Il se hissa sur son lit, puis ôta sa veste et ses bottes.
— Tu veux bien rester un instant avec moi, pour me parler de ta famille et
me raconter la fête d’aujourd’hui ? demanda-t-il.
Elle lui avait seulement dit l’essentiel. Peut-être lui demandait-il cela parce
qu’il se sentait coupable, mais…
Leurs yeux se rencontrèrent dans l’obscurité. Le chant d’un rossignol leur
parvenait à travers les portes closes. Il fut certain d’avoir surpris une lueur de
compréhension sur son visage.
Elle s’approcha sans bruit du lit en déboutonnant sa veste, qu’elle posa sur
le dossier d’une chaise avant d’envoyer valser ses bottes. Elle grimpa sur le
matelas et s’adossa à un oreiller qui bruissa sous elle.
J’ai vu, lut-il dans son regard. Je sais.
Mais elle lui décrivit la cérémonie sur les quais, lui raconta comment ses
quatre petits cousins avaient lancé des guirlandes de fleurs à la mer et s’étaient
enfuis avec des cris stridents quand des mouettes les avaient poursuivis pour leur
voler les biscuits aux amandes qu’ils avaient à la main. Elle lui parla de son
oncle Brahim, de sa tante Zahida et de leur splendide demeure aux nombreuses
cours ornées de plantes grimpantes en fleur et de persiennes en bois sculpté.
Et, à chacun de ses regards, les mots qu’elle ne prononçait pas résonnaient
entre eux : Je sais. Je sais.
Il la laissa parler, l’écouta et s’endormit, bercé par le son de sa voix, car lui
aussi savait.
CHAPITRE 22

LE LENDEMAIN, YRENE HÉSITA À SORTIR.


Ce qui s’était passé sur ce canapé la veille au soir…
Brûlante et fébrile, elle avait regagné sa chambre et elle avait été incapable
de retrouver son calme. Elle avait ôté la robe et les bijoux d’Hasar et les avait
soigneusement disposés sur le dossier de sa chaise avec des mains tremblantes.
Puis elle avait poussé son coffre jusqu’à sa porte, au cas où ce démon tueur,
après l’avoir vue inhaler des quantités indécentes de cette fumée, aurait cru
pouvoir la surprendre avant qu’elle ait retrouvé ses esprits.
Car c’était bel et bien ce qui lui était arrivé. Elle avait complètement perdu
la tête. Elle n’avait plus perçu que la chaleur, l’odeur de la fumée et la taille
réconfortante de cet homme… la rudesse de ses cals sur sa peau et son envie de
les sentir sur d’autres parties de son corps. Elle avait été incapable de détacher
les yeux de sa bouche et avait dû se faire violence pour ne pas en suivre les
contours du bout de ses doigts. Et de ses lèvres.
Elle détestait ces fêtes. Cette fumée qui vous faisait tourner la tête et perdre
la raison. C’était précisément pour cela que la noblesse et les riches aimaient ces
soirées, mais…
Yrene avait fait les cent pas dans sa chambre en passant les mains sur son
visage pour effacer toute trace des cosmétiques qu’Hasar lui avait elle-même
appliqués.
Elle s’était lavé trois fois la figure, glissée dans sa chemise de nuit la plus
légère, puis tournée et retournée dans son lit. L’étoffe collait à sa peau brûlante
et en sueur et l’irritait.
Elle avait compté les heures et les minutes jusqu’à ce que les effets de cette
fumée se soient dissipés.
Mais ils ne s’étaient pas évanouis si facilement. Et ce n’avait été qu’aux
heures les plus noires et les plus silencieuses de la nuit, qu’elle avait enfin trouvé
l’apaisement.
La dose de fumée avait été plus forte ce soir-là. Elle avait la sensation
qu’elle rampait sur elle en promenant ses griffes sur sa peau. Et le visage qu’elle
faisait surgir, les mains qu’elle imaginait sur sa peau…
Le soulagement la laissa pourtant vide… et insatisfaite.
Quand l’aube pointa, Yrene se renfrogna devant son reflet hagard dans le
petit miroir accroché au-dessus de sa bassine de toilette.
L’étreinte des opiacés s’était relâchée pendant les quelques heures de
sommeil qu’elle avait pu dérober, mais… elle sentait quelque chose se tordre
dans ses entrailles.
Elle fit sa toilette, s’habilla et rangea la robe et les bijoux d’Hasar dans une
sacoche. Il était préférable d’en finir au plus vite. Elle rendrait ensuite le tout à la
princesse. Hasar avait accueilli le renseignement qu’Yrene lui avait fourni le
mensonge servi par Chaol avec la satisfaction teintée de suffisance d’un chat de
Baast.
Yrene avait envisagé de ne rien dire à Chaol, mais même avant cette fumée,
avant cette folie… Quand il lui avait proposé de s’asseoir avec elle pour lui
éviter les avances de Kashin, après cette agréable journée passée à déambuler
dans la ville, elle avait déjà décidé de lui faire confiance. Avant de perdre
complètement la tête.
Maintenant, elle pouvait à peine regarder en face les gardes, les serviteurs,
les vizirs et les nobles qu’elle croisait tandis qu’elle se dirigeait vers la suite du
seigneur Westfall. Elle ne doutait pas d’avoir été épiée alors qu’elle était sur ce
canapé. Et ceux qui ne l’avaient pas fait avaient peut-être entendu raconter ce
qui était arrivé.
Elle ne s’était jamais conduite ainsi au palais. Il fallait qu’elle en parle à
Hafiza, afin que la Grande Guérisseuse apprenne d’elle son comportement lors
de cette soirée avant que la nouvelle parvienne au Torre par d’autres voies.
Hafiza ne la réprimanderait pas, mais Yrene n’en éprouvait pas moins le
besoin de se confesser. De réparer ses erreurs.
Elle écourterait les soins de ce matin, du moins autant que possible alors
qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps dans l’enfer noir et furieux de
cette blessure.
Elle se montrerait strictement professionnelle.
— Gingembre, curcuma et citron, ordonna-t-elle à Kadja avant de se diriger
vers la chambre de Chaol.
Pendant quelques secondes, Kadja parut hésiter à dire quelque chose, mais
Yrene l’ignora et poussa la porte de la chambre.
Elle s’arrêta si brusquement qu’elle vacilla.
Elle remarqua d’abord les draps et les oreillers froissés. Et puis sa poitrine
nue et ses hanches à peine dissimulées sous un voile de soie blanche.
Enfin, une tête noire au visage enfoui dans l’oreiller voisin. Endormie.
Épuisée.
Les yeux de Chaol s’ouvrirent aussitôt et, prise de court, Yrene articula
seulement un « Oh ! » silencieux.
La stupeur et une autre émotion surgirent dans le regard de Chaol et sa
bouche s’entrouvrit.
Nesryn remua à côté de lui dans sa chemise froissée et fronça les sourcils.
Chaol empoigna le drap et les muscles de sa poitrine et de son abdomen
ondulèrent quand il se redressa sur les coudes.
Yrene ressortit sans cérémonie.
Elle attendit, assise sur le canapé doré du salon. Son genou tressautait
nerveusement tandis qu’elle contemplait le jardin et les plantes grimpantes dont
les fleurs s’ouvraient le long des piliers au-delà des portes en verre.
Le glouglou de la fontaine ne couvrit pas entièrement les murmures de
Nesryn à son réveil, ni le bruit léger de ses pieds nus quand elle se leva, regagna
sa chambre, puis referma la porte derrière elle.
Un instant plus tard, Yrene entendit le grincement de roues, et il surgit
devant elle en chemise et en pantalon, les cheveux en désordre comme s’il avait
passé les mains dedans à plusieurs reprises. Lui ou Nesryn.
Yrene croisa les bras en étreignant ses flancs. La pièce lui parut soudain
immense, et l’espace qui les séparait trop vide. Elle regretta de ne pas avoir pris
son petit déjeuner. De ne pouvoir lutter contre cette sensation de vertige et de
vide dans son estomac.
— Je ne pensais pas que vous viendriez si tôt, dit-il doucement.
Elle décela du remords dans sa voix.
— Vous aviez dit que je pourrais venir à l’aube, répliqua-t-elle avec un
calme égal au sien, mais sur un ton de reproche qu’elle détesta. J’aurais dû vous
faire prévenir, ajouta-t-elle en hâte.
— Non. Je…
— Je peux revenir plus tard, dit-elle en se levant vivement. Et vous laisser
prendre votre petit déjeuner ensemble.
Ensemble. Seul à seul.
— Non, lâcha-t-il, et il s’avança vers le canapé où il avait l’habitude de
s’étendre pour ses soins. Nous pouvons commencer maintenant.
Elle se sentait incapable de le regarder, de soutenir son regard, sans pouvoir
se l’expliquer.
— Yrene…
Ignorant la note impérieuse dans sa voix, elle se dirigea vers le bureau et
s’assit, rassurée par la présence du paravent de bois sculpté qui les séparait. Et
par la solidité du bureau sous sa main quand elle ouvrit sa sacoche qu’elle avait
posée dessus, puis commença à en sortir ses affaires avec précaution. Des fioles
d’huile dont elle n’avait nul besoin. Des carnets.
Des livres… ceux qu’elle avait pris à la bibliothèque, Le Chant du
Commencement, entre autres. Ainsi que ces anciens et précieux parchemins. Elle
n’avait pu trouver d’endroit plus sûr où les garder que cette chambre. Chez lui.
— Je peux préparer un tonique. Pour elle. Si nécessaire. Si vous préférez, je
veux dire, dit-elle à mi-voix.
Si vous ne voulez pas d’enfants, aurait-elle pu préciser si elle s’en était
sentie capable. Elle se rappela le bébé dodu qu’elle avait vu sourire si
joyeusement la veille. Comme si un tel enfant était une bénédiction, une joie
qu’il désirerait peut-être un jour.
— Et je peux en préparer un autre à prendre tous les jours pour vous,
ajouta-t-elle en bafouillant lamentablement.
— Elle en prend déjà un depuis ses quatorze ans, répondit-il.
Probablement depuis la première fois qu’elle avait saigné. Pour une femme
dans une ville comme Rifthold, c’était judicieux. Surtout si elle comptait prendre
du bon temps, elle aussi.
— Très bien. Elle a raison.
Ce fut tout ce qu’elle parvint à dire.
Il s’approcha du bureau jusqu’à ce que ses genoux disparaissent de l’autre
côté.
— Yrene, fit-il.
Elle entassait les livres sans douceur.
— Je vous en prie, dit-il.
À ces mots, elle leva la tête et soutint son regard. Ses iris avaient la couleur
de la terre tiédie au soleil.
Alors, sentant monter un « Je suis désolée » à ses lèvres, elle se leva
brusquement, traversa la pièce et ouvrit les fenêtres donnant sur le jardin.
Car elle n’avait aucune raison d’être désolée. Aucune.
Nesryn et lui étaient amants. Quant à elle…
Yrene s’y attarda jusqu’à l’instant où elle entendit la porte de la chambre de
Nesryn s’ouvrir, puis se refermer. Où Nesryn passa la tête par la porte du salon,
murmura un au revoir à Chaol et sortit.
Yrene se força à regarder par-dessus son épaule la capitaine Faliq et à lui
adresser un sourire poli, mais feignit de ne pas entendre le bref échange de
paroles entre le seigneur et elle. Et d’être perdue dans la contemplation des fleurs
mauves qui s’épanouissaient dans la lumière du matin.
Elle luttait contre la sensation de vide qui l’envahissait. Il y avait bien
longtemps qu’elle ne s’était plus sentie aussi petite, aussi… insignifiante.
Tu es l’héritière d’Hafiza, la Grande Guérisseuse. Tu n’es rien pour cet
homme et il n’est rien pour toi. Ne perds pas de vue tes projets. Souviens-toi de
Fenharrow… de ton pays. Souviens-toi de ceux qui sont là-bas… et qui ont
besoin de ton aide.
Sa main se glissa dans sa poche et ses doigts se refermèrent sur le message.
Le monde a besoin de davantage de guérisseurs.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, dit Chaol derrière elle.
Yrene ferma les yeux quelques secondes.
Bats-toi… Bats-toi pour défendre ta vie misérable, inutile et gâchée.
Elle se retourna et se contraignit à sourire poliment.
— Mais c’est bien naturel, répondit-elle. Et parfaitement sain. Je suis
heureuse que vous vous en sentiez… capable.
Mais, vu la colère qui envahissait son regard et la contraction de ses
mâchoires, lui ne l’était pas.
Le monde a besoin de davantage de guérisseurs. Le monde a besoin de
davantage de guérisseurs. Le monde a besoin de davantage de guérisseurs.
Elle devait en finir avec lui, le guérir, et elle pourrait alors quitter Hafiza et
le Torre la tête haute.
Elle pourrait rentrer au pays, rejoindre les champs de bataille et tenir sa
promesse. En remerciement à l’inconnue de cette nuit-là, à Innish, pour la liberté
qu’elle lui avait offerte.
— Si nous commencions ? proposa-t-elle.
Ce serait sur le canapé ce jour-là, car à l’idée de s’asseoir sur ce lit défait
qui devait garder leur odeur…
Elle sentait dans sa gorge, dans sa voix, une tension dont elle ne pouvait se
débarrasser malgré ses efforts pour respirer à fond.
Chaol l’observait, jaugeait le ton de sa voix, ses paroles, son expression.
Il voyait… il entendait cette nervosité, cette fragilité.
Je n’attendais rien, aurait-elle voulu lui dire. Je… je ne suis rien.
Je vous en prie, ne me posez pas de questions. Je vous en prie, n’insistez
pas. Je vous en prie.
Chaol parut lire également dans ses pensées.
— Je n’ai pas couché avec elle, dit-il calmement.
Elle se retint de répondre que les preuves étaient contre lui.
— Nous avons parlé jusque tard dans la nuit et nous nous sommes
endormis. Il ne s’est rien passé de plus, poursuivit-il.
Yrene ignora la sensation contradictoire de vide et de plénitude que ces
paroles éveillaient en elle. Elle n’osait toujours pas parler tandis que leur sens
faisait son chemin dans son esprit.
Comme s’il devinait qu’elle avait besoin de respirer, Chaol se tourna vers le
canapé, mais son regard s’arrêta sur les livres empilés sur la table. Et sur les
parchemins.
Son visage devint livide.
— Qu’est-ce que c’est…, gronda-t-il.
Yrene se dirigea vers le bureau, y prit le parchemin du dessus et le déroula
avec précaution pour en dévoiler ses étranges symboles.
— Nousha, la directrice de la bibliothèque, l’a retrouvé pour moi le soir où
je suis venue faire des recherches sur… le mal dont vous souffrez. Mais dans
le… l’agitation qui a suivi, je l’ai oublié. Comme il était rangé à côté des
ouvrages sur l’Eyllwe, elle l’a ajouté aux autres, au cas où… Je crois qu’il est
très ancien. Il doit avoir huit cents ans au moins.
Elle se rendit compte qu’elle parlait à tort et à travers, mais elle était trop
heureuse de pouvoir se raccrocher à n’importe quel sujet à sa portée, sauf celui
qu’il avait failli aborder.
— Je crois que ces symboles sont des runes, poursuivit-elle, mais je n’en
avais encore jamais vu de semblables. Nousha non plus.
— Ce ne sont pas des runes, mais des symboles de Wyrd, rectifia Chaol
d’une voix rauque.
Et, d’après ce qu’il lui avait raconté, Yrene devina qu’il y avait bien
davantage là-dessous. Bien plus que ce qu’il lui avait révélé. Elle passa la main
sur la couverture noire du Chant du Commencement.
— Ce manuscrit… Il y est question d’un portail, reprit-elle. Et de clefs. Et
de trois rois qui en font usage.
Elle se demanda s’il respirait encore, jusqu’à ce qu’il reprenne la parole, à
voix basse.
— Vous avez lu ça ? Dans ce manuscrit ?
Yrene ouvrit le volume et le feuilleta jusqu’à l’illustration représentant les
trois silhouettes devant le portail d’un autre monde. Elle s’approcha de Chaol et
lui tendit le livre ouvert.
— Je n’ai pas pu y comprendre grand-chose, dit-elle. Il est écrit dans
l’ancienne langue de l’Eyllwe, mais… Elle s’interrompit et tourna d’autres pages
jusqu’à l’illustration montrant le jeune homme infesté par le pouvoir ténébreux
sur l’autel. Est-ce que… est-ce que c’est vraiment ce qu’ils font ?
Les mains de Chaol retombèrent inertes sur les côtés du fauteuil tandis qu’il
regardait fixement le panneau du triptyque représentant les yeux noirs et glacés
du jeune homme.
— Oui, répondit-il.
Et ce mot recelait plus de souffrance et de peur qu’elle n’aurait pu
l’imaginer.
Alors qu’elle ouvrait la bouche, il se ressaisit et lui lança un regard
d’avertissement.
— Cachez-le, Yrene, dit-il. Cachez-les tous. Tout de suite.
Le cœur d’Yrene tambourina dans sa poitrine, mais elle saisit les livres et
les parchemins. Il surveilla les portes et les fenêtres de la pièce pendant qu’elle
les dissimulait sous des coussins et dans certains des plus grands vases. Mais le
parchemin aux symboles de Wyrd était bien trop précieux et ancien pour être
traité de la sorte. Même en l’aplatissant, on risquait d’endommager le papier et
l’encre.
Il vit qu’elle regardait autour d’elle, désemparée, le rouleau entre les mains.
— Mes bottes, s’il vous plaît, Yrene, fit-il négligemment. J’en ai une autre
paire que j’ai envie de porter aujourd’hui.
Yrene acquiesça, se rua dans sa chambre et se renfrogna à la vue des draps
en désordre, et à l’idée de ce qu’elle avait stupidement cru, se couvrant de
ridicule.
Elle entra dans la petite garde-robe, repéra ses bottes et glissa le parchemin
dans l’une d’elles. Elle les rangea ensuite dans un tiroir sous une pile de linge.
Elle revint au salon un instant plus tard.
— Je ne les ai pas trouvées, déclara-t-elle à voix haute. Peut-être que Kadja
les a données à cirer.
— Tant pis, répondit-il nonchalamment.
Il avait ôté ses bottes et sa chemise.
Le cœur d’Yrene battit plus vite quand il se hissa sur le canapé doré sans
s’allonger.
— Savez-vous lire les symboles de Wyrd ? demanda-t-elle en
s’agenouillant devant lui et en prenant ses pieds nus dans ses mains.
— Non.
Ses orteils remuèrent quand, avec précaution, elle fit décrire des rotations à
sa cheville.
— Mais je connais quelqu’un qui sait les lire et qui le fait pour moi quand
c’est important, ajouta-t-il en pesant soigneusement ses mots, au cas où on les
écouterait.
Yrene fit faire à ses jambes une série d’étirements et de flexions pendant
qu’il remuait les orteils.
— Il faudra que je vous montre la bibliothèque, un de ces jours, proposa-t-
elle. Vous y trouverez peut-être un livre à votre goût… et votre lecteur pourra
vous en faire la lecture.
— Vous avez beaucoup d’autres textes aussi intéressants que celui-ci ?
Elle reposa sa jambe gauche et reprit ses exercices avec la droite.
— Je pourrais me renseigner, répondit-elle. Nousha est une mine
d’informations.
— Quand nous aurons fini. Quand vous vous serez reposée. Il y a bien
longtemps qu’un livre ne m’a plus… intrigué.
— Ce serait un honneur pour moi de vous accompagner là-bas, seigneur.
Il se renfrogna devant ces cérémonies. Yrene répéta les mêmes
mouvements avec sa jambe droite avant de lui demander de s’étendre. Ils
travaillèrent en silence tandis qu’elle faisait décrire des rotations à ses hanches
en l’incitant à le faire par lui-même, pliait et étirait sa jambe.
— Vous ne m’avez parlé que d’Erawan, reprit-elle au bout d’un moment
d’une voix à peine audible et, en entendant ce nom, il lui lança un regard
d’avertissement. Pourquoi pas d’Orcus et de Mantyx ?
— De qui ?
Yrene entama une nouvelle série d’exercices avec ses jambes, ses hanches
et la partie inférieure de son dos.
— Les deux autres rois, répondit-elle. Leurs noms figurent dans ce
manuscrit.
Chaol cessa d’agiter les orteils et, d’une pichenette, elle le rappela à l’ordre.
Il expira brusquement.
— Ils ont été vaincus lors de la première guerre, renvoyés dans leurs
royaumes ou exécutés, je ne me rappelle plus au juste, fit-il.
Yrene réfléchit en reposant sa jambe sur le canapé et lui fit signe de se
retourner sur le ventre.
— Je suis sûre que vos compagnons et vous êtes des experts en sauvetage
du monde…, déclara-t-elle d’un air songeur.
Il rit.
— Mais il vaudrait mieux que vous connaissiez le sort de ces deux rois,
acheva-t-elle.
Elle se percha sur le bord du canapé qu’il n’occupait pas. Il tourna la tête
vers elle dans un mouvement qui contracta les muscles de son dos.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Parce que s’ils ont seulement été renvoyés chez eux, peut-être qu’ils
attendent d’être à nouveau relâchés dans notre monde.
CHAPITRE 23

LE REGARD DE CHAOL DEVINT ABSENT tandis que la question d’Yrene


résonnait entre eux, et son visage perdit de nouveau toutes ses couleurs.
— Merde, murmura-t-il. Merde.
— Vous ne vous rappelez plus ce qui est arrivé aux deux autres rois ?
— Non… non, j’ai supposé qu’on les avait tués, mais… pourquoi en parle-
t-on ici, dans ce manuscrit ?
Elle secoua la tête pour indiquer elle n’en savait rien.
— Nous pourrions regarder… examiner ces pages de plus près, répondit-
elle.
Un muscle frémit sur la joue de Chaol et il poussa un long soupir.
— Très bien, c’est ce que nous ferons plus tard.
Il lui tendit la main en silence. Pour lui demander le morceau de cuir,
devina-t-elle.
Yrene observa de nouveau sa mâchoire et sa joue, la colère et la peur qui
montaient en lui. Il n’était pas en état de recevoir ses soins.
— Qui vous a laissé cette cicatrice ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
Elle comprit aussitôt son erreur.
Chaol se raidit et ses doigts se crispèrent sur le traversin placé sous son
menton.
— Quelqu’un qui avait de bonnes raisons de le faire.
Ce qui n’était pas une réponse.
— Que s’est-il passé ? insista-t-elle.
Il ne répondit pas et tendit de nouveau la main pour réclamer le morceau de
cuir.
— Non, je ne vous le donnerai pas, déclara-t-elle, impassible, et il lui lança
un regard mauvais. Et je ne commencerai pas mes soins tant que vous serez aussi
furieux.
— Quand je le serai vraiment, Yrene, vous le saurez.
Elle leva les yeux au ciel.
— Dites-moi ce qui ne va pas.
— Ce qui va mal, c’est que je suis à peine capable de remuer les orteils
alors que je risque de devoir affronter non pas un, mais trois rois Valg. Si nous
échouons, si nous ne pouvons…
Il s’interrompit avant d’en dire trop sur ce plan – un plan si secret qu’il
osait probablement à peine y penser, Yrene l’aurait juré.
— Ils détruisent tout… et tous ceux qu’ils rencontrent, acheva-t-il, les yeux
fixés sur l’accoudoir du canapé.
— C’est de l’un d’eux que vient cette cicatrice ? demanda-t-elle, le poing
serré pour se retenir de la toucher.
— Non.
Mais elle se pencha vers lui et effleura du doigt une minuscule marque à
peine dissimulée par ses cheveux sur sa tempe.
— Et celle-là ? Qui vous l’a laissée ?
Le visage de Chaol devint dur et lointain, mais la rage, l’impatience et la
fébrilité qui s’y lisaient un instant plus tôt s’étaient estompées. Il était devenu
froid et distant, mais il s’était ressaisi. Quelle que fût l’origine de cette ancienne
fureur, elle l’avait aidé à retrouver son sang-froid.
— Mon père, répondit-il calmement. Quand j’étais enfant.
Elle en fut horrifiée, mais au moins c’était une réponse. Une confidence.
Elle n’insista pas. Elle examina son dos et sa gorge se serra.
— Quand je redescendrai dans votre blessure, j’essaierai de vous y
retrouver. Si ce pouvoir me guette, je devrai peut-être parvenir jusqu’à vous par
une autre voie. Et envisager un autre plan d’attaque qu’une embuscade, ajouta-t-
elle après un temps de réflexion. Mais nous verrons le moment venu.
Et, alors qu’un coin de sa bouche se relevait en ce qui était censé être un
sourire réconfortant de guérisseuse, elle savait qu’il avait remarqué sa respiration
plus rapide.
— Faites bien attention, dit-il simplement.
Yrene lui tendit enfin le morceau de cuir et le porta à ses lèvres, qui
frôlèrent sa main quand elle le glissa entre ses dents.
Il scruta son visage pendant quelques secondes.
— Êtes-vous prêt ? murmura-t-elle tout en se préparant à affronter à
nouveau les ténèbres insidieuses.
Il leva la main et pressa ses doigts en réponse.
Mais Yrene se dégagea, laissant retomber la main de Chaol sur les coussins.
Il l’observait toujours, la regardait inspirer pour rallier ses forces, à l’instant
où elle posa la main sur la marque de son dos.

Il neigeait le jour où il avait annoncé à son père qu’il quittait Anielle. Qu’il
renonçait à son droit d’aînesse pour entrer dans la garde royale à Rifthold.
Son père l’avait mis à la porte.
Il l’avait littéralement jeté au bas de l’escalier de la forteresse.
Chaol s’était blessé à la tempe sur la pierre grise et ses dents avaient
transpercé sa lèvre inférieure. Les supplications de sa mère s’étaient répercutées
contre la pierre alors qu’il glissait sur la glace devant les marches. Il ne sentait
aucune douleur dans sa tête, seulement la morsure de la glace sur ses paumes et
sur ses genoux écorchés à travers son pantalon.
Il n’entendait que la voix de sa mère implorant son père et le hurlement du
vent, incessant même en été, autour de la forteresse bâtie au sommet de la
montagne dominant le lac d’Argent.
Ce vent l’avait fouetté, faisant voler ses cheveux qui à l’époque étaient plus
longs. Il projetait des rafales de flocons tombés du ciel gris sur son visage. Sur la
ville lugubre qui s’étendait comme une coulée sur les rives du grand lac et se
lovait dans ses courbes. Vers l’ouest, vers les formidables chutes, ou plutôt leurs
fantômes. Le barrage les avait depuis longtemps réduites au silence, elles et le
fleuve coulant des Crocs-Blancs qui se jetait dans le lac au pied de leur
forteresse.
Il faisait toujours froid à Anielle, même en été.
Il faisait toujours froid dans cette forteresse bâtie à flanc de montagne.
— Pitoyable, avait craché son père.
Aucun des gardes aux visages de pierre n’avait osé l’aider à se relever.
Il avait le vertige et des élancements dans le crâne. Un sang chaud coulait et
gelait sur son visage.
— Si c’est ainsi, fais ton chemin à Rifthold, avait lancé son père.
— Je t’en supplie, chuchota sa mère. Je t’en supplie…
La dernière image qu’il eut d’elle fut quand son père l’empoigna pour la
traîner à l’intérieur de la forteresse en bois peint et en pierre. Le visage pâle et
angoissé de sa mère, ses yeux… ses yeux brillants comme l’argent du lac très
loin en contrebas.
Ses parents dépassèrent une petite ombre immobile sur le seuil de l’entrée.
Terrin.
Son jeune frère osa faire un pas vers lui, vers ces marches glacées, pour lui
venir en aide.
Un mot aboyé par son père depuis la pénombre de l’entrée l’arrêta net.
Chaol essuya le sang qui coulait de sa bouche et secoua la tête pour
dissuader son frère.
C’était de la terreur, une terreur pure, qui altérait le visage de Terrin tandis
que Chaol se relevait péniblement. Peut-être venait-il de comprendre que le titre
de seigneur lui revenait désormais…
Chaol ne pouvait supporter l’effroi qu’il lisait sur le visage rond et enfantin
de son jeune frère.
Il se détourna donc, les dents serrées pour lutter contre la douleur de son
genou déjà enflé et raide. Du sang et de la glace fondue coulaient de ses paumes.
Il parvint à traverser le terre-plein en boitant et à descendre les marches.
L’un des gardes postés au bas de l’escalier lui donna un manteau en laine
grise, une épée et un poignard.
Un autre amena un cheval et un harnais.
Un troisième lui apporta un sac de provisions, une tente, des bandages et
des baumes.
Ils ne lui dirent pas un mot. Ils ne le retinrent pas plus longtemps que
nécessaire.
Il ne connaissait pas leurs noms. Il apprit bien des années plus tard que son
père les avait épiés du haut de l’une des tours de la forteresse. Qu’il les avait vus
faire.
Des années plus tard, il avait personnellement raconté à Chaol ce qui était
arrivé à ces trois hommes.
Ils avaient été renvoyés en plein hiver. Bannis dans les Crocs-Blancs avec
leurs familles.
Trois familles exilées en pleine nature. L’été venu, seules deux d’entre elles
donnaient encore signe de vie.
Après s’être dominé pour ne pas tuer son père, il avait conclu que cette
histoire était une preuve. La preuve que son royaume était corrompu, puisque
des hommes mauvais en punissaient d’autres pour avoir agi humainement. La
preuve qu’il avait eu raison de quitter Anielle. De rester avec Dorian… et de le
protéger.
De protéger cette promesse d’un avenir meilleur.
Il n’en avait pas moins envoyé son messager le plus discret à la recherche
de ces familles. Peu lui importait le nombre d’années écoulées depuis leur
départ. Il avait envoyé ce messager avec de l’or.
L’homme n’avait jamais retrouvé ces gens et était rentré à Rifthold des
mois plus tard avec l’intégralité de l’or.
Chaol avait fait un choix et en avait payé le prix. Il avait pris une décision
et assumé ses conséquences.
Un cadavre sur un lit. Un poignard brandi au-dessus de son cœur. Une tête
roulant sur le marbre. Un torque autour d’un cou. Une épée sombrant au fond de
l’Avery.
La douleur dans son corps était secondaire.
Bon à rien. Inutile. Dès qu’il avait tenté d’aider quelqu’un… il n’avait fait
qu’aggraver les choses.
Le cadavre sur le lit… Nehemia.
Elle était morte et elle avait peut-être mis cette mort en scène, mais… Il
n’avait pas conseillé à Keleana… à Aelin de rester sur ses gardes. Il n’avait pas
averti les gardes de Nehemia que le roi était à l’affût. C’était presque comme s’il
avait tué Nehemia lui-même. Aelin aurait pu le lui pardonner, admettre que ce
n’était pas sa faute, mais il savait. Il aurait pu faire davantage. Se montrer
meilleur. Plus perspicace.
À la mort de Nehemia, les esclaves s’étaient soulevés contre leurs
oppresseurs, en un cri de ralliement alors que la lumière d’Eyllwe était éteinte.
Le roi avait également éteint les lumières de cette rébellion.
À Calaculla. À Endovier. Des hommes, des femmes et des enfants.
Et quand il avait agi, quand il avait choisi son camp…
Sang, pierre noire et magie hurlante.
Tu savais, tu savais, tu savais…
Tu ne seras jamais mon ami, mon ami, mon ami…
Les ténèbres s’engouffrèrent dans sa gorge, l’étranglant, l’étouffant.
Il ne leur résista pas.
Il ouvrit les mâchoires toutes grandes pour les laisser descendre en lui.
— Prenez, leur dit-il.
— Oui, susurrèrent-elles. Oui.
Elles lui montrèrent Morath et ses horreurs sans égales, le donjon sous le
château de verre où des visages qui lui étaient familiers imploraient une
clémence qui ne se manifesterait jamais, et les jeunes mains dorées qui avaient
fait subir ces tourments, comme si cet homme et lui s’étaient tenus côte à côte
pour les infliger.
Il le savait. Il avait deviné qui avait été forcé à torturer ses hommes et à les
tuer. Tous deux le savaient.
Il sentit les ténèbres enfler et se ramasser pour bondir. Pour le faire hurler
pour de bon.
Mais, un instant plus tard, elles s’évanouirent.
Des champs dorés ondulants s’étendaient à perte de vue sous un ciel
radieux. Des ruisseaux étincelants sinuaient à travers eux en s’incurvant parfois
autour d’un chêne. Il entrevoyait à sa droite des bandes vertes : l’enchevêtrement
des grands arbres de la forêt d’Oakwald.
Derrière lui, il vit une chaumière aux pierres grises tachetées de lichen vert
et orange, près d’un vieux puits dont le seau reposait en équilibre précaire sur le
bord.
À côté de la maison, un petit enclos était rempli de poules bien grasses qui
allaient et venaient, le bec incliné vers la terre.
Et, un peu plus loin…
Un jardin.
Pas un jardin ornemental savamment aménagé, un jardin tout simple cerné
d’un mur en pierre au portail en bois ouvert.
Deux silhouettes étaient accroupies au-dessus de rangées d’herbes
soigneusement entretenues. Il s’approcha d’elles.
Il la reconnut à ses cheveux d’or sombre tellement plus lumineux sous le
soleil d’été. Sa peau était d’un brun ravissant et ses yeux…
C’était un visage d’enfant illuminé de joie. Il levait les yeux vers une
femme qui lui désignait une plante vert pâle aux fleurs coniques violettes
oscillant dans la brise tiède.
— Et celle-là ? demanda la femme.
— C’est de la sauge.
— Quelles sont ses propriétés ?
Avec un grand sourire, la fillette leva le menton.
— Elle est très bonne pour la mémoire, l’attention et le moral. Elle favorise
la fertilité, facilite la digestion et, sous forme de baume, elle agit comme un
anesthésique sur la peau.
— Excellent !
Le sourire radieux de la fillette révéla les emplacements de trois dents
manquantes.
La femme – sa mère – prit son visage rond entre ses mains. Sa peau était
plus sombre que celle de sa fille, ses cheveux plus épais et plus bouclés. Mais,
plus tard, l’enfant hériterait de sa stature, ainsi que de ses taches de rousseur, de
son nez et de sa bouche.
— Tu as bien travaillé, ma sage petite fille, dit la mère, et elle l’embrassa
sur son front en sueur.
Il sentit ce baiser et tout l’amour qu’il contenait alors que lui-même n’était
qu’un fantôme immobile devant le portail de cette maison.
Car c’était l’amour qui régnait ici, qui enveloppait cette maison et ses
habitants de sa lumière d’or. De l’amour et de la joie.
Du bonheur.
Un bonheur qu’il n’avait connu ni dans sa famille ni avec personne d’autre.
Cette enfant avait été aimée. Profondément, inconditionnellement aimée.
C’était un souvenir heureux… l’un des rares de cette sorte.
— Et qu’y a-t-il dans ce buisson à côté du mur ? demanda la femme.
Le front de la fillette se plissa de concentration.
— Des groseilles ?
— Oui. Et que fait-on avec des groseilles ?
La fillette posa les mains sur ses hanches. Le bas de sa robe toute simple se
gonflait dans la brise tiède.
— On…
Elle frappa le sol du pied avec impatience, contrariée de ne pouvoir se
rappeler la réponse. Il l’avait vue manifester le même agacement devant la
maison du vieil homme, à Antica.
Sa mère se glissa derrière elle, la prit dans ses bras pour la soulever et
l’embrasser sur la joue.
— On fait des tartes aux groseilles ! dit-elle.
Le cri de ravissement de la fillette résonna au-dessus des herbes couleur
d’ambre, des ruisseaux limpides et jusqu’au cœur antique et tortueux d’Oakwald.
Et peut-être même jusqu’aux Crocs-Blancs et à la froide citée blottie à leurs
pieds.

Il ouvrit les yeux.


Et découvrit que son pied pressait les coussins du canapé.
Il sentait la soie et les broderies qui grattaient l’arc de son pied nu. Et ses
orteils.
Il les sentait…
Il se redressa en sursaut, mais ne trouva pas Yrene à côté de lui.
Ni ailleurs dans le salon.
Il regarda son pied bouche bée. Il remua son pied et lui fit décrire des
rotations. Sous la cheville… Il sentit ses muscles.
Les mots moururent dans sa gorge. Son cœur battit avec violence.
— Yrene, appela-t-il d’une voix rauque en la cherchant du regard.
Elle n’était pas dans la suite, mais…
Un reflet du soleil sur de l’or sombre attira son regard. Dans le jardin. Elle
était assise là-bas. Seule. Silencieuse.
Il était à moitié dévêtu, mais il s’en moquait. Il se hissa dans son fauteuil,
émerveillé de sentir le bois lisse du repose-pied. Il aurait même juré sentir dans
ses jambes… comme un fourmillement fantôme.
Haletant et les yeux écarquillés, il se propulsa vers le petit jardin carré. Elle
avait réparé une autre partie de lui, une autre…
Le menton sur le poing, elle était assise sur un petit fauteuil richement
sculpté devant le bassin circulaire dont l’eau reflétait le ciel.
Il crut d’abord qu’elle somnolait au soleil.
Mais quand il s’approcha, il vit un rayon luire sur son visage. Sur ce qui
coulait le long de sa joue.
Non, ce n’était pas du sang… mais des larmes.
Des larmes qui ruisselaient sans bruit et sans répit pendant qu’elle
contemplait l’eau du bassin, les lotus roses et les feuilles émeraude recouvrant
presque toute sa surface.
Elle les contemplait comme si elle ne les voyait pas. Comme si elle ne
l’entendait pas approcher.
— Yrene…
Une nouvelle larme roula sur sa joue et tomba sur sa robe mauve. Puis une
autre.
— Vous avez mal ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Les roues de son fauteuil crissèrent sur le gravier pâle.
— J’avais oublié. J’avais oublié son visage, chuchota-t-elle, les lèvres
tremblantes, les yeux fixés sur le bassin. Son odeur. J’avais oublié… sa voix.
Le cœur de Chaol se serra en voyant son visage se décomposer. Il approcha
son fauteuil et l’arrêta à côté d’elle, mais il ne la toucha pas.
— Nous prêtons serment… de ne jamais tuer, déclara calmement Yrene.
Elle a rompu ce serment le jour où les soldats sont arrivés. Elle avait dissimulé
un poignard sous sa robe. Quand elle a vu un soldat m’empoigner, elle a… elle
s’est ruée sur lui, souffla-t-elle en fermant les yeux. Elle l’a tué pour me donner
le temps de m’enfuir. Et c’est ce que j’ai fait. Je l’ai abandonnée. J’ai couru, je
l’ai abandonnée et puis j’ai regardé… De la forêt, je les ai regardés allumer ce
feu. Et je l’ai entendue hurler, hurler…
Tout son corps tremblait. Elle ne fit pas un geste pour essuyer ses larmes.
— Elle était bonne, chuchota-t-elle. Elle était bonne, douce et elle m’aimait.
Et ils me l’ont prise.
L’homme qu’il avait servi… C’était lui qui avait arraché cette femme à sa
fille.
— Où êtes-vous allée ensuite ? demanda doucement Chaol.
Ses tremblements diminuèrent. Elle s’essuya le nez.
— Ma mère avait un cousin dans le nord de Fenharrow. Il m’a fallu deux
semaines pour arriver là-bas. Mais j’y suis parvenue.
À onze ans. En pleine conquête de Fenharrow, elle y était parvenue… à
onze ans.
— Ils avaient une ferme où j’ai travaillé pendant six ans. J’ai fait comme si
j’étais normale. Je me suis faite discrète. J’ai soigné des gens avec des herbes
tant que ça ne risquait pas d’éveiller des soupçons. Mais ce n’était pas assez. Il…
Je ressentais comme un vide. En moi. La sensation d’être inachevée.
— Alors vous êtes venue ici ?
— Je suis partie. Je voulais effectivement venir ici. J’ai traversé Fenharrow.
J’ai traversé Oakwald. Et puis… et puis les montagnes, poursuivit-elle, et sa
voix se mua en un chuchotement. Ça m’a pris six mois, mais je suis arrivée au
port d’Innish.
Le nom d’Innish ne lui disait rien. C’était probablement à Melisande,
puisqu’elle avait traversé…
Elle avait traversé des montagnes.
Cette frêle jeune femme assise à côté de lui avait traversé des montagnes
pour arriver ici. Seule.
— Comme je n’avais plus assez d’argent pour traverser le détroit, je suis
restée à Innish et j’ai trouvé du travail.
Il résista au réflexe de regarder la cicatrice sur sa gorge. Et de lui demander
quel genre de travail elle avait trouvé.
— Là-bas, la plupart des filles faisaient le trottoir, reprit-elle. Innish
n’était… n’est pas un endroit recommandable. Mais j’ai trouvé du travail dans
une auberge sur le port. J’ai travaillé comme serveuse, comme servante et… Je
ne comptais rester qu’un mois, mais je suis restée un an. J’ai laissé le patron me
voler une partie de mon salaire, mes pourboires, augmenter mon loyer, me loger
dans un réduit sous l’escalier. Je n’avais pas d’argent pour la traversée et je
croyais… je croyais que je devrais payer ma scolarité au Torre. Je ne voulais pas
m’y rendre sans avoir de quoi le faire, alors… je suis restée un an.
Il observa ses mains nouées sur ses genoux. Il se les représenta tenant un
seau et une serpillière, des torchons et des couverts sales. Il se les représenta
irritées et douloureuses. Il se représenta l’auberge sordide et ses clients… ce
qu’ils avaient pu imaginer et convoiter en la voyant.
— Comment êtes-vous arrivée ici ?
Yrene serra les lèvres et ses larmes cessèrent. Elle poussa un soupir.
— C’est une longue histoire, répondit-elle.
— J’ai tout le temps de l’écouter.
Mais elle secoua la tête, puis le regarda enfin. Son visage dégageait une
certaine… sérénité. Il la lisait dans ses yeux. Et cette sérénité ne vacilla pas
quand elle dit :
— Je sais qui vous a infligé cette blessure.
Chaol se pétrifia.
L’homme qui lui avait arraché la mère qu’elle aimait de toute son âme,
l’homme qui avait fait d’elle une fugitive…
Il parvint tout juste à hocher la tête.
— L’ancien roi, souffla Yrene, de nouveau perdue dans la contemplation du
bassin. Il était… il était possédé, lui aussi ?
Ces mots étaient à peine audibles même pour lui.
— Oui, parvint-il à dire. Pendant des décennies. Je… je suis désolé de ne
pas vous l’avoir révélé. C’est un sujet plutôt… délicat.
— Parce que si la nouvelle se répandait, on pourrait remettre en cause la
présence de votre nouveau roi sur le trône ?
— Oui, et cela risquerait de soulever des questions qu’il vaut mieux ne pas
poser.
Yrene se frotta la poitrine. Son visage avait une expression hantée et morne.
— Pas étonnant que ma magie se révulse devant ce pouvoir, observa-t-elle.
— Je suis désolé.
C’était tout ce qu’il pouvait lui dire.
Les yeux d’Yrene se tournèrent vers lui, et les nuages qui les brouillaient
encore s’évanouirent.
— Ça me donne une raison supplémentaire de le combattre, répondit-elle.
Pour effacer les dernières souillures de son règne… ou de cette puissance
funeste, pour toujours. Quand je vous ai soigné tout à l’heure, ce pouvoir
m’épiait et se moquait encore de moi. J’ai pu descendre jusqu’à vous, mais les
ténèbres qui vous entouraient étaient trop denses. Elles avaient érigé… une
coquille autour de vous. Et je voyais tout ce qu’elles vous montraient. Vos
souvenirs et ceux de l’ancien roi. C’est alors que j’ai compris comment vous
aviez reçu cette blessure. Et j’ai vu ce que ce pouvoir vous faisait subir, et tout
ce que j’ai trouvé pour l’arrêter, pour le repousser, ç’a été…
Elle serra les lèvres comme si elle craignait qu’elles tremblent à nouveau.
— Un peu de bonté, acheva-t-il à sa place. Un souvenir lumineux et joyeux.
Il ne trouvait pas les mots pour lui exprimer sa reconnaissance, pour
exprimer ce qu’elle avait dû ressentir en offrant ce souvenir de sa mère pour
vaincre le démon qui l’avait tuée.
Elle parut pourtant lire dans ses pensées.
— Je suis heureuse que ce soit un souvenir d’elle qui ait repoussé ces
ténèbres, déclara-t-elle.
La gorge de Chaol se serra et il déglutit avec peine.
— J’ai vu votre souvenir, reprit calmement Yrene. Cet… homme. Votre
père.
— C’est une ordure de la pire espèce.
— Ce n’était pas votre faute. Rien de tout ça.
Il se retint de faire le moindre commentaire.
— Vous avez eu de la chance de ne pas vous être fracturé le crâne, dit-elle
en examinant son front, la cicatrice à peine visible sous ses cheveux.
— Je suis sûr que mon père n’est pas de cet avis.
Les yeux d’Yrene s’assombrirent brusquement.
— Vous méritiez mieux, fit-elle simplement.
Ces mots atteignirent une partie de lui-même douloureuse et suppurante
qu’il avait condamnée et qu’il n’avait plus sondée depuis très longtemps. Il
parvint à prononcer un simple « merci ».
Ils restèrent assis et silencieux pendant de longues minutes.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Quinze heures, répondit-elle.
Chaol sursauta.
Les yeux d’Yrene se posèrent immédiatement sur ses jambes. Sur ses pieds,
qui avaient tressailli en même temps que le reste de son corps.
La bouche d’Yrene s’ouvrit mais aucun son n’en sortit.
— Un progrès de plus, commenta-t-il.
Elle sourit, faiblement, mais… ce sourire était franc, contrairement à celui
qu’elle avait affiché bien des heures auparavant. Quand, en entrant dans sa
chambre, elle l’avait trouvé au lit avec Nesryn et que, en voyant son expression,
il avait senti le sol s’ouvrir sous lui. Et quand elle avait évité son regard, quand il
l’avait retrouvée les bras serrés contre ses flancs…
Il aurait aimé pouvoir marcher afin qu’elle le voie ramper à ses pieds.
Il ignorait pourquoi. Pourquoi il se sentait si misérable, en dessous de tout.
Pourquoi il avait été à peine capable de regarder Nesryn en face, même s’il
savait qu’elle était trop observatrice pour ne pas l’avoir compris. Ils avaient
conclu un accord tacite de ne rien dire à ce sujet la nuit dernière. Et cette raison,
à elle seule…
Yrene tapota son pied nu.
— Est-ce que vous sentez quelque chose ? demanda-t-elle.
Chaol fléchit les orteils.
— Oui.
Elle fronça les sourcils.
— Est-ce que j’appuie fort ou doucement ? reprit-elle en pressant son pied
avec plus de vigueur.
— Fort, grommela-t-il.
Elle le pressa plus doucement.
— Et maintenant ? interrogea-t-elle.
— Doucement.
Elle répéta la manœuvre sur l’autre pied et toucha chacun de ses orteils.
— Je crois que j’ai repoussé cette chose… quelque part vers le milieu de
votre dos, observa-t-elle. La marque a toujours le même aspect, mais elle me
semble… Je suis incapable de l’expliquer, dit-elle en secouant la tête.
— C’est inutile.
C’était la joie d’Yrene, la joie sans partage de ce souvenir d’enfance
heureux, qui lui avait rendu un peu de mobilité. C’était ce qu’elle avait révélé, ce
qu’elle avait cédé pour repousser la marque de cette blessure.
— Je meurs de faim, déclara-t-il en la poussant légèrement du coude.
Voulez-vous déjeuner avec moi ?
Et, à sa stupéfaction, elle accepta.
CHAPITRE 24

NESRYN SAVAIT.
Elle savait que ce n’était pas uniquement son intérêt pour elle qui avait
poussé Chaol à parler avec elle ce soir-là, mais aussi un sentiment de culpabilité.
Elle se dit qu’elle pouvait s’en accommoder. Elle avait remplacé non pas
une, mais deux femmes dans la vie de Chaol. Une troisième… elle pouvait s’en
accommoder, se répéta-t-elle au retour de sa sortie dans les rues d’Antica, sans
avoir décelé le moindre signe de Valg, alors qu’elle franchissait le portail.
Elle leva les yeux vers le palais en s’armant de courage, car elle n’était pas
tout à fait prête à regagner leur suite pour attendre la fin de la chaleur accablante
de l’après-midi.
Au sommet d’un minaret, une forme massive attira son regard, et elle
sourit.
Quand elle parvint à l’aire, elle était à bout de souffle, mais, par chance,
Kadara était la seule à le voir.
Le ruk fit claquer son bec en guise de salut, puis se remit à déchiqueter une
énorme pièce de bœuf dont on voyait encore les côtes.
— On m’a dit que vous étiez ici, lança Sartaq depuis l’escalier derrière elle.
Nesryn pivota sur elle-même.
— Je… comment ? bafouilla-t-elle.
Le prince lui adressa un sourire entendu et pénétra dans l’aire. Kadara fit
bouffer ses plumes, visiblement surexcitée, puis se remit à manger en hâte,
comme si elle était pressée de finir son repas et de regagner le ciel.
— Ce palais grouille d’espions, et certains travaillent pour moi, répondit le
prince. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
Il l’observa attentivement, scruta son visage – ce visage qui, à en croire son
oncle et sa tante lors de sa visite la veille, était las, épuisé et malheureux. Ils
l’avaient gavée de nourriture jusqu’à ce qu’elle soit près d’éclater, puis avaient
insisté pour qu’elle emmène leurs quatre enfants sur le port pour choisir le
poisson qu’ils mangeraient au dîner, et ils l’avaient encore gavée avant son
retour au palais pour la fête. Tu n’as pas l’air très en forme, avait commenté
Zahida avant de faire claquer sa langue. Tes yeux sont fatigués.
— Je… je voulais juste avoir un moment de tranquillité, bredouilla Nesryn.
Par la fenêtre, elle scruta la ville cuisant doucement dans la chaleur de fin
d’après-midi.
— Alors, je vous laisse en profiter, répondit Sartaq en se retournant vers
l’entrée et l’escalier.
— Non, fit-elle précipitamment en tendant la main vers lui.
Elle l’abaissa en voyant ses doigts tout proches de la veste en cuir de
Sartaq, car personne ne retenait un prince. Personne.
— Je ne voulais pas dire que vous deviez vous en aller. Je… je n’ai rien
contre votre compagnie. Votre Altesse, ajouta-t-elle en hâte.
Les coins de la bouche de Sartaq se relevèrent.
— C’est un peu tard pour vous servir de mon titre, vous ne croyez pas ?
répliqua-t-il.
Elle lui répondit par un regard implorant, mais elle avait été sincère.
La veille au soir, alors qu’elle s’entretenait avec lui pendant la fête, ou
même quand elle avait bavardé avec lui dans la ruelle du Torre quelques jours
plus tôt… elle ne s’était jamais sentie intimidée, ni guindée, ni déplacée. Ni
froide ou distante. Il lui avait fait l’honneur de lui accorder une telle attention et
de les raccompagner, Chaol et elle, jusqu’à leur suite. Elle n’avait rien contre la
compagnie des autres… si peu communicative qu’elle fût, elle aimait vraiment
être en société. Mais de temps en temps…
— J’ai passé presque toute la journée d’hier avec ma famille. Ils sont
parfois… fatigants. Exigeants, expliqua-t-elle.
— Je sais ce que vous ressentez, commenta le prince.
Un sourire fit frémir les lèvres de Nesryn.
— Je suppose que oui, répondit-elle.
— Et pourtant, vous les aimez.
— Pas vous ?
C’était une question audacieuse.
Sartaq haussa les épaules.
— Ma famille, c’est Kadara, dit-il. Et les rukhins. Quant à ma fratrie…
c’est dur de s’aimer quand on sait qu’un jour, on s’affrontera. L’amour ne peut
exister sans confiance, déclara-t-il avec un sourire à son ruk. Je confie ma vie à
Kadara. Je suis prêt à mourir pour elle, et elle pour moi. Mais pourrais-je en dire
autant de mes frères et sœurs ? Et même de mes parents ?
— C’est vraiment triste, reconnut Nesryn.
— Au moins, j’ai Kadara. Et mes cavaliers. J’ai pitié de mes frères et de
mes sœurs qui ne connaissent rien de ce bonheur.
Ce prince… ce prince était un homme foncièrement bon.
Nesryn s’approcha des fenêtres en ogive dominant l’à-pic mortel au-dessus
de la ville loin, très loin en contrebas.
— Je pars très prochainement… pour les montagnes, chez les rukhins,
reprit doucement Sartaq. À la recherche des réponses dont nous avons parlé
l’autre nuit en ville.
Nesryn le regarda par-dessus son épaule en s’efforçant de trouver les mots
et de rallier son courage.
— Je suis sûr que votre famille voudra ma mort si je vous le demande,
mais… voudriez-vous m’accompagner ? demanda-t-il d’un air impassible.
Oui, aurait-elle aimé répondre dans un souffle, mais elle se reprit.
— Pour combien de temps ? demanda-t-elle.
Car le temps lui manquait. Leur manquait, à Chaol et à elle. Et partir à la
chasse aux réponses quand tant d’autres menaces se rapprochaient…
— Pour quelques semaines, répondit Sartaq. Pas plus de trois. Je tiens à
maintenir la discipline chez mes rukhins, et quand je m’absente trop longtemps,
ils commencent à tirer sur leur laisse. Ce voyage aura donc un double but, je
suppose.
— Je… je dois d’abord en parler… avec le seigneur Westfall.
Elle l’avait promis à Chaol, la veille au soir. Elle lui avait promis qu’ils
réfléchiraient ensemble à cette entreprise, soupèseraient ensemble ses pièges et
ses bénéfices. À cet égard, ils formaient encore une équipe, ils servaient encore
sous la même bannière.
Sartaq acquiesça solennellement comme s’il lisait ses pensées sur son
visage.
— Bien entendu. Mais je dois partir vite.
Elle entendit alors les grognements de serviteurs montant l’escalier de l’aire
sous leurs charges. Ils apportaient sans doute du ravitaillement.
— Vous voulez dire que vous partez tout de suite, rectifia-t-elle.
Car elle venait de remarquer la lance appuyée au mur opposé, à côté des
râteliers. Son sulde. Les crins de cheval brun roux noués sous la lame flottaient
au vent soufflant dans l’aire. Son manche en bois sombre était lisse et poli.
Les yeux d’onyx de Sartaq parurent s’assombrir davantage tandis qu’il se
dirigeait vers son sulde, puis soupesait la bannière spirituelle entre ses mains
avant de poser la lance à côté de lui. Le bois du manche résonna sur la pierre.
— Je…, commença-t-il.
C’était la première fois qu’elle le voyait chercher ses mots.
— Vous n’alliez pas me dire au revoir ? demanda-t-elle.
Elle n’avait aucun droit d’avoir de telles exigences, d’attendre cela de lui,
qu’ils fussent des alliés en puissance ou non.
Mais Sartaq adossa son sulde au mur et entreprit de tresser ses cheveux
noirs.
— Après la soirée de la veille, je vous avais cru… occupée ailleurs,
répondit-il.
À cause de Chaol, devina-t-elle. Elle haussa les sourcils.
— Toute la journée ? fit-elle.
Le prince lui adressa un sourire espiègle en terminant sa tresse, puis reprit
sa lance.
— En ce qui me concerne, j’aurais bien besoin de toute la journée.
Un dieu eut certainement pitié de Nesryn. L’irruption des serviteurs rouges
et essoufflés, chargés de sacs si lourds qu’il fallait deux hommes pour les porter
lui épargna la peine de répondre. Des armes luisantes émergeaient de certains
paquets, ainsi que des provisions et des couvertures.
— Combien de temps durera le voyage ? s’enquit-elle.
— Quelques heures avant la nuit, toute la journée de demain et encore une
demi-journée pour rejoindre la première aire, dans les montagnes de Tavan,
répondit Sartaq.
Il tendit son sulde à un serviteur qui passait devant lui, tandis que Kadara se
laissait patiemment charger de bagages divers et variés.
— Vous ne volez pas de nuit ?
— Non, je me fatigue, contrairement à Kadara. Des cavaliers inconscients
ont déjà commis cette erreur et sont tombés du ciel pendant leur sommeil.
Elle se mordit la lèvre.
— Quand partez-vous ? demanda-t-elle.
— Dans une heure.
Une heure pour réfléchir…
Elle n’avait pas dit à Chaol que, la nuit dernière, elle avait vu ses orteils
remuer. Elle les avait vus se replier et se redresser pendant qu’il dormait.
Des larmes de joie étaient tombées sur son oreiller, mais elle avait gardé le
silence. Et, à son réveil…
Offrons-nous une petite aventure, Nesryn Faliq, lui avait-il promis à
Rifthold. À cet instant-là aussi, elle avait pleuré.
Mais peut-être que ni lui ni elle n’avaient vu le chemin qui s’étendait au-
devant d’eux. Et ses bifurcations.
À présent, elle voyait l’un de ces chemins avec netteté.
L’honneur et la loyauté encore intacts. Même si Chaol étouffait sous cette
contrainte. Même si elle étouffait, elle aussi. Et puis elle ne voulait pas être un
prix de consolation. Ni un objet de pitié ou une diversion.
Mais cet autre chemin, cette bifurcation qui était apparue, qui s’éloignait à
travers des prairies et des jungles, par-delà des fleuves et des montagnes… Ce
chemin menait à des réponses qui les aideraient peut-être, ou n’auraient peut-être
aucun sens, ou changeraient peut-être le cours de cette guerre. Ce chemin qu’elle
parcourrait, portée par les ailes d’or d’un ruk…
Oui, elle s’offrirait une aventure. Pour elle-même. Pour une fois. Elle
verrait son pays natal, le sentirait et le respirerait librement. Elle le verrait de très
haut, elle le verrait filer comme le vent.
Elle se le devait bien. Et elle le devait aussi à Chaol.
Peut-être que ce prince aux yeux noirs et elle-même trouveraient un moyen
de sauver leur monde de Morath. Et peut-être qu’elle ramènerait une armée en
Adarlan.
Sartaq l’observait toujours en silence et son visage était d’une impassibilité
étudiée tandis que les derniers serviteurs s’inclinaient devant lui, puis
s’éclipsaient. Son sulde était fixé juste en dessous de sa selle afin qu’il puisse
facilement l’attraper en cas de besoin. Les crins rougeâtres flottaient dans le
vent. Vers le sud.
Vers le pays sauvage et lointain des montagnes de Tavan. Il l’invitait,
comme toutes les bannières spirituelles, à s’envoler vers l’inconnu. Et à
conquérir ce qui l’attendait là-bas.
— Oui, répondit calmement Nesryn.
Le prince cilla.
— Je vous accompagnerai là-bas, précisa-t-elle.
Un léger sourire fit frémir les lèvres du prince, et il désigna du menton
l’entrée par laquelle les serviteurs avaient disparu.
— Bien, répondit-il. Mais n’emportez qu’un bagage léger. Kadara est déjà
assez lourdement chargée.
Nesryn hocha la tête, et remarqua alors l’arc et le carquois fixés au dos de
Kadara.
— Je n’ai rien à emporter, dit-elle.
Sartaq l’observa un long moment.
— Vous souhaitez sûrement dire au revoir à quelqu’un.
— Je n’ai rien, répéta-t-elle.
Et le regard du prince vacilla.
— Je… je laisserai un message.
Il acquiesça d’un air solennel.
— Je pourrai vous fournir des vêtements à notre arrivée, dit-il. Vous
trouverez du papier et de l’encre dans le cabinet, au fond de la salle. Déposez
votre lettre dans la boîte au pied de l’escalier. L’un des messagers viendra la
prendre à la tombée de la nuit.
Les mains de Nesryn tremblaient un peu tandis qu’elle se dirigeait vers le
cabinet. Pas de peur, mais plutôt de l’ivresse de… cette sensation de liberté.
Elle écrivit deux messages. Le premier, adressé à sa tante et à son oncle,
était rempli d’affection, d’avertissements et de vœux de bonheur. Le second était
bref et sans détour.

Je suis partie avec Sartaq chez les rukhins. Je serai


absente trois semaines. Je te libère de tout engagement
envers moi. De mon côté, je ne me considère plus
comme liée par aucune promesse envers toi.

Nesryn déposa les deux messages dans la boîte, qu’on devait souvent ouvrir
puisqu’il s’agissait de messages arrivés par la voie des airs, et passa l’armure en
cuir qu’elle avait portée pendant son vol précédent.
Sartaq l’attendait sur le dos de Kadara.
Pour l’aider à monter en selle, il lui tendit une main calleuse. Elle la saisit
sans hésiter ; ses doigts vigoureux se refermèrent sur les siens, et il la hissa
devant lui.
Il ajusta et boucla leurs harnais, s’assura par trois fois que tout était en
ordre, puis tira sur les rênes quand Kadara fit mine de s’élancer hors du minaret.
— J’ai prié le Ciel éternel et les trente-six dieux pour que vous acceptiez,
dit-il.
Elle sourit, même s’il ne pouvait le voir.
— Moi aussi, souffla-t-elle juste avant qu’ils ne s’élancent dans le ciel.
CHAPITRE 25

YRENE ET CHAOL SE HÂTÈRENT vers la bibliothèque du Torre après leur


déjeuner. Chaol monta à cheval sans trop de mal et Shen lui administra une
petite tape approbatrice dans le dos. Une partie d’Yrene aurait aimé pouvoir
sourire quand elle vit Chaol croiser le regard du garde et le remercier d’un
sourire un peu crispé.
Quand ils franchirent ces murs d’enceinte blancs, quand la masse du Torre
s’éleva au-dessus d’eux et que les senteurs de citron et de lavande emplirent les
narines d’Yrene… elle se détendit un peu. Tout comme la première fois où, à
bord du navire approchant enfin du rivage, elle avait vu la tour dressée au-dessus
de la ville tel un bras pâle levé vers le ciel pour l’accueillir.
Pour lui dire : « Sois la bienvenue, mon enfant. Je t’attendais. »
La bibliothèque du Torre se trouvait dans les étages inférieurs et la plupart
de ses couloirs étaient pourvus de rampes d’accès pour les chariots sur lesquels
les bibliothécaires transportaient les livres, ramassant les volumes que des
aspirantes négligentes avaient oublié de rendre.
Il y avait néanmoins quelques escaliers dans lesquels Yrene avait dû hisser
Chaol en serrant les dents.
Pendant ce temps, il l’avait dévisagée. Et quand elle lui avait demandé
pourquoi, il avait répondu que c’était bien la première fois qu’elle touchait à son
fauteuil.
Ce qui était juste. Mais elle lui avait alors dit de ne pas en prendre
l’habitude et l’avait laissé se propulser seul dans les couloirs vivement éclairés
du Torre.
Quelques-unes des filles qui avaient suivi le cours de Chaol les repérèrent et
s’interrompirent dans leur travail pour lancer des œillades au seigneur. Il leur
adressa un sourire en coin qui les fit glousser tandis qu’elles s’éloignaient.
Même Yrene sourit et secoua la tête en les regardant.
Mais leur bonne humeur à tous les deux venait peut-être des nouveaux
progrès de Chaol, dont tout le pied droit depuis la cheville retrouvait à la fois des
sensations et de la mobilité. Yrene lui avait imposé une nouvelle série
d’exercices avant leur départ pour la bibliothèque : elle lui avait demandé de
s’étendre sur le tapis et l’avait aidé à remuer son pied, à faire des étirements et
des rotations pour rétablir la circulation du sang, dans l’espoir de réveiller des
sensations dans son autre pied et dans ses jambes.
Ils avaient accompli assez de progrès pour qu’Yrene ait gardé le sourire
jusqu’au moment où ils arrivèrent devant le bureau de Nousha. La bibliothécaire
était en train de ranger quelques volumes dans sa lourde sacoche : elle remballait
avant de partir.
Yrene regarda la cloche qu’on avait fait sonner à peine quelques jours plus
tôt, mais se ressaisit. Chaol avait apporté une épée et un poignard. Elle avait été
fascinée par l’aisance avec laquelle il les avait fixés à sa ceinture, sans même les
regarder, guidé uniquement par ses réflexes. Elle pouvait imaginer chaque matin
et chaque soir où il avait passé, puis ôté la ceinture à laquelle pendait cette épée.
Yrene se pencha vers le bureau pour parler à Nousha, qui toisait Chaol –
qui la jaugeait en retour…
— J’aimerais voir où vous avez trouvé les manuscrits d’Eyllwe. Et les
parchemins, dit-elle.
Les sourcils blancs de Nousha se rejoignirent sur son front.
— Est-ce que ça risque de nous créer de nouveaux problèmes ? demanda-t-
elle.
Son regard se posa sur l’épée que Chaol avait placée sur ses genoux pour
l’empêcher de ballotter contre les roues de son fauteuil.
— Pas si je peux l’empêcher, répondit calmement Yrene.
Derrière eux, lové sur un fauteuil de la vaste salle devant un feu de
cheminée crépitant, somnolait un chat de Baast blanc comme la neige, sa longue
queue oscillant comme un pendule sur le bord d’un coussin. Il écoutait sans nul
doute chacune de leurs paroles pour les répéter ensuite à ses semblables.
Nousha poussa un soupir excédé qu’Yrene avait entendu au moins cent fois,
mais leur désigna l’allée principale. Après avoir ordonné en halha à une autre
bibliothécaire de la remplacer, elle les rejoignit et les précéda.
Quand ils la suivirent, le chat de Baast entrouvrit un œil vert. Yrene le salua
d’une inclinaison de tête respectueuse et la bête se rendormit, satisfaite.
Pendant de longues minutes, Yrene observa Chaol, qui contemplait les
lanternes en verre coloré, les murs de pierre aux tons chauds et les interminables
rayonnages.
— Voilà qui peut rivaliser avec la librairie royale de Rifthold, observa-t-il.
— Est-elle si grande ?
— Oui, mais celle-là l’est peut-être encore plus. Et elle est indiscutablement
plus ancienne.
Dans les yeux de Chaol dansèrent les ombres de souvenirs. Elle se demanda
si elle les entreverrait la prochaine fois qu’elle travaillerait sur lui avec sa magie.
La séance d’aujourd’hui l’avait laissée étourdie et à vif.
Mais le sel de ses larmes l’avait lavée. Ces larmes avaient été un bienfait et
une nécessité dont elle n’avait jamais eu conscience jusqu’à cet instant.
Ils descendirent dans les profondeurs de la bibliothèque par la rampe qui
décrivait une spirale d’étage en étage. Ils passèrent devant des bibliothécaires qui
rangeaient des livres, des aspirantes travaillant seules ou en groupe, des
guérisseuses feuilletant des volumes piquetés de moisissure dans des chambres
sans portes et, de temps à autre, devant un chat de Baast étalé au sommet d’une
étagère, flânant dans la pénombre ou assis au croisement de couloirs. Comme
s’il attendait quelque chose.
Ils poursuivirent leur descente.
— Comment saviez-vous où se trouvaient ces ouvrages ? demanda Yrene
au dos de Nousha.
— Notre archivage est efficace.
Chaol adressa à Yrene un regard qui signifiait : Nous aussi, nous avons des
bibliothécaires un peu grincheuses à Rifthold.
Yrene se mordit la lèvre pour ne pas sourire. Nousha détectait le rire et la
moquerie avec le flair d’un limier lancé sur une piste, et les réprimait avec la
férocité de cet animal.
Ils parvinrent enfin à un couloir obscur empestant la pierre et la poussière.
— C’est le deuxième rayon. Surtout n’abîmez rien, recommanda Nousha en
guise d’explication et d’au revoir.
Et elle les planta là sans un regard pour eux.
Chaol haussa les sourcils et Yrene réprima un rire.
Ils reprirent leur sérieux en approchant du rayon indiqué. Des piles de
parchemins étaient insérées en dessous de volumes sur les tranches desquels des
caractères dans la langue d’Eyllwe scintillaient.
Chaol siffla doucement entre ses dents.
— Quand le Torre a-t-il été bâti ? demanda-t-il.
— Il y a mille cinq cents ans.
Il se figea.
— Et cette bibliothèque existe depuis tout ce temps ?
Elle acquiesça.
— Le Torre a été construit d’un seul bloc, répondit-elle. C’était le don
d’une reine de l’époque à la guérisseuse qui avait sauvé la vie de son enfant. Un
lieu où les guérisseuses pouvaient étudier et vivre, tout près du palais, et en
inviter d’autres à venir étudier.
— Le Torre est donc bien plus ancien que le khaganat.
— Les Khagans sont les derniers d’une longue lignée de conquérants
remontant à cette époque. Et sans aucun doute les mieux intentionnés depuis
cette première reine. Même le palais de cette reine a moins bien résisté au temps
que le Torre. Celui dans lequel vous résidez a été bâti sur les décombres de
l’ancien. Les conquérants qui ont précédé le khaganat l’avaient rasé jusqu’aux
fondations.
Chaol lança à mi-voix une série de jurons d’une variété surprenante.
— Les guérisseuses ont toujours été très sollicitées, reprit Yrene en
parcourant des yeux les rayons, soit par le souverain régnant, soit par les
conquérants. La plupart des autres fonctions d’un royaume ou d’un empire
peuvent être jugées superflues. Mais une tour remplie de femmes qui peuvent
vous sauver même quand votre vie ne tient plus qu’à un fil…
— … vaut plus que de l’or.
— C’est pour ça qu’on peut se demander pourquoi l’ancien roi d’Adarlan…
Elle avait failli dire « votre roi », mais désormais ces mots sonnaient faux
dans sa bouche.
— … a éprouvé le besoin d’éliminer ceux d’entre nous qui possédaient le
don de guérir sur son continent, acheva-t-elle.
Pourquoi le démon en lui en a éprouvé le besoin, s’abstint-elle de préciser.
Chaol évita son regard, mais ce n’était nullement par honte.
Il savait quelque chose. Quelque chose d’autre.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
Il scruta les rayons noyés d’ombres, puis tendit l’oreille, à l’affût d’une
présence toute proche.
— Il a effectivement été… possédé, répondit-il.
Ç’avait été un choc pour elle de découvrir qui détenait le pouvoir ténébreux
qu’elle avait combattu dans sa blessure… un choc qui avait cependant agi
comme un cri de ralliement sur sa magie. Comme si un brouillard, un voile de
peur, s’était dissipé ; comme s’il n’était plus resté en elle que le chagrin et la
rage qui l’aveuglaient, tandis qu’elle se ruait à l’assaut des ténèbres. Mais, à
présent, elle savait que le roi d’Adarlan avait bel et bien été possédé pendant
toutes ces années.
Chaol saisit un livre sur l’étagère et le feuilleta. Elle était pratiquement
certaine qu’il ne savait pas lire la langue de l’Eyllwe.
— Il savait ce qui lui arrivait, reprit Chaol. Et l’homme qui avait survécu en
lui luttait de toutes ses forces contre ce pouvoir. Il savait que ces monstres
(Yrene comprit qu’il parlait des Valg) étaient irrésistiblement attirés par les
porteurs de magie. Il savait qu’ils voulaient les conquérir… pour leurs dons.
Les infester comme ils avaient infesté le roi. Comme dans cette illustration
du Chant du Commencement.
Yrene en eut les entrailles nouées.
— L’homme qui survivait dans ce roi avait gardé assez de maîtrise de soi
pour donner l’ordre d’éliminer les porteurs de magie, poursuivit Chaol. Il
préférait les voir morts plutôt qu’utilisés contre lui. Contre nous tous.
Transformés en hôtes pour ces démons. En armes entre leurs mains…
Yrene s’adossa au rayon placé derrière eux et porta la main à sa gorge. Son
pouls palpitait fébrilement entre ses doigts.
— Il s’en est terriblement voulu de cette décision, mais il la jugeait
nécessaire, expliqua Chaol. Pour empêcher ces démons de se servir de la magie.
Ou de retrouver les porteurs de magie. Ils ne le pouvaient sans avoir des listes de
leurs noms. Ou sans l’aide de ceux qui étaient prêts à vendre ces porteurs de
magie pour de l’argent.
La disparition de la magie n’avait rien eu de naturel, tout compte fait.
— Il… il a donc trouvé un moyen de bannir…
Chaol hocha la tête.
— C’est une longue histoire, mais il a effectivement fait disparaître la
magie. Et il l’a proscrite pour éviter que les conquérants trouvent les hôtes qu’ils
convoitaient. Et il a fait pourchasser les derniers détenteurs de magie de son
royaume.
En somme, le roi d’Adarlan avait fait disparaître la magie, massacrer ses
porteurs, envoyé ses soldats assassiner sa mère et tant d’autres… aveuglé par la
haine et par l’ignorance, certes, mais aussi mû par un désir tortueux de sauver
l’humanité ?
Yrene sentait son cœur battre à coups sourds dans tout son corps.
— Mais les guérisseurs… Nous n’avons aucun pouvoir utile dans une
bataille, objecta-t-elle. Rien au-delà de ceux que vous connaissez déjà.
Chaol la regardait fixement.
— Je crois que vous avez quelque chose qu’ils convoitent plus que tout, fit-
il.
Elle sentit ses bras se couvrir de chair de poule.
— Ou en tout cas, une chose sur laquelle ils veulent que vous en sachiez le
moins possible, ajouta-t-il.
Elle se sentit blêmir.
— Sur votre blessure, par exemple, dit-elle.
Il acquiesça.
Elle poussa un soupir tremblant et se dirigea vers le rayon face à elle. Vers
les parchemins.
Les doigts de Chaol effleurèrent les siens.
— Je ne laisserai rien ni personne vous faire le moindre mal, assura-t-il.
Yrene eut l’impression qu’il s’attendait à ce qu’elle le contredise. Mais elle
le croyait.
— Et ce que je vous ai montré l’autre jour ? demanda-t-elle en désignant les
parchemins et les symboles dont ils étaient couverts.
Il les avait appelés des symboles de Wyrd.
— C’est un autre élément du même ensemble. Un pouvoir plus ancien qui
ne relève pas de la magie.
Et il comptait parmi ses amis quelqu’un qui pouvait déchiffrer ces
symboles. Et les utiliser.
— Nous avons intérêt à faire vite, dit-elle en songeant qu’on les écoutait
peut-être en ce moment même. Je suis sûre que le livre dont j’ai besoin pour
traiter votre mycose aux orteils se trouve par ici, et puis je commence à avoir
faim.
Chaol lui lança un regard incrédule auquel elle répondit par une grimace
contrite.
Mais les yeux de Chaol pétillaient d’amusement quand il commença à saisir
des livres sur les rayons pour les déposer sur ses genoux.

Le visage et les oreilles de Nesryn étaient engourdis de froid quand Kadara


atterrit sur un promontoire rocheux, au sommet d’une petite chaîne de
montagnes en pierre grise. Malgré la protection de son armure de cuir, ses
membres n’allaient guère mieux : ils étaient si ankylosés qu’elle en grimaça
quand Sartaq l’aida à descendre de sa monture.
Le prince parut un peu gêné.
— J’avais oublié que vous n’avez pas l’habitude de voler aussi longtemps,
fit-il.
En fait, ce n’était pas l’engourdissement qui la mettait à rude épreuve, mais
sa vessie.
Les jambes serrées, Nesryn parcourut du regard le site que le ruk avait
choisi pour leur campement. Il était cerné sur trois côtés de blocs et de piliers en
pierre grise formant un large surplomb qui les abritait des éléments sans
complètement les dissimuler. Et à l’idée de demander à un prince où elle pourrait
faire ses besoins…
Sartaq le devina sans doute et désigna simplement un groupe de rochers.
— Vous pourrez vous cacher là si vous en avez besoin, dit-il.
Nesryn rougit en hochant la tête, incapable de croiser son regard, et se hâta
dans la direction qu’il lui avait indiquée. Après s’être glissée entre deux blocs,
elle découvrit un nouveau promontoire donnant sur un à-pic vertigineux au-
dessus de la roche meurtrière et des ruisseaux coulant très loin en contrebas. Elle
choisit un petit rocher abrité du vent et s’accroupit derrière lui en baissant son
pantalon.
Quand elle en resurgit, encore gênée, Sartaq avait ôté presque tous les sacs
du dos de Kadara, mais laissé la selle en place. Nesryn s’approcha de l’imposant
oiseau qui l’observait attentivement et leva une main vers la première boucle du
harnais.
— Non, dit calmement Sartaq, qui se tenait à côté du dernier paquet et de
son sulde adossé à la paroi derrière lui. Nous laissons les selles en place pendant
tout le voyage.
Nesryn laissa retomber sa main, les yeux fixés sur l’oiseau.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
Sartaq prit deux paillasses, les étendit contre la paroi et posa ses affaires sur
l’une d’elles.
— En cas d’embuscade, ou s’il y a le moindre danger, nous devons être
capables de nous envoler aussitôt, expliqua-t-il.
Nesryn scruta la chaîne montagneuse et le ciel teinté de rose et d’orange par
le soleil couchant. Les montagnes d’Asimil… une petite chaîne solitaire, si ses
souvenirs de la géographie du pays étaient bons. Très loin au nord des
montagnes de Tavan où vivaient les rukhins. En plus d’une heure de vol, ils
n’avaient pas vu un seul village ni le moindre signe de civilisation et, là-haut, au
milieu de ces pics désolés, les glissements de terrain, les inondations subites et
toutes sortes de dangers devaient abonder.
Les seuls à pouvoir les rejoindre sur ces hauteurs étaient des ruks. Ou des
wyverns.
Sartaq tira d’un sac des conserves de viande séchée et de fruits ainsi que
deux petites miches de pain.
— Avez-vous vu les… les montagnes de Morath ? demanda-t-il.
Sa question fut presque balayée par le hurlement du vent soufflant au-delà
de l’enceinte rocheuse. Elle se demanda comment il avait deviné le tour que ses
pensées avaient pris.
Kadara s’installa contre l’une des trois parois en repliant étroitement les
ailes. Ils avaient fait une halte au cours de leur trajet, afin de faire leurs besoins
et de laisser le ruk chasser, car il n’aurait trouvé aucun gibier dans ces
montagnes arides. Le ventre encore plein, Kadara était visiblement satisfaite de
pouvoir somnoler.
— Oui, répondit Nesryn en ôtant la lanière en cuir qui maintenait sa tresse.
Elle démêla ses cheveux avec ses doigts encore gourds de froid, heureuse
de cette tâche qui l’empêchait de frissonner au souvenir des sorcières et de leurs
montures.
— Les wyverns les plus gros font probablement le double de la taille de
Kadara, reprit-elle. Est-ce qu’elle est grande ou petite pour un ruk ?
— Je croyais que vous saviez déjà tout grâce aux histoires qu’on raconte à
mon sujet.
Nesryn s’esclaffa, secoua une dernière fois ses cheveux et s’approcha de sa
paillasse et de la nourriture qu’il y avait déposée pour elle.
— Savez-vous qu’on vous surnomme « le prince ailé » ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit-il avec l’ombre d’un sourire.
— Et ce titre vous plaît ?
Elle s’assit en tailleur. Sartaq lui tendit une conserve de fruits et lui fit signe
de manger. Sans l’attendre, elle se servit. Les raisins étaient agréablement frais
après tant d’heures passées dans l’air glacé.
— Si ce titre me plaît ? fit-il d’un air songeur.
Il arracha un bout de pain pour le lui passer, et elle le remercia d’une
inclinaison de tête.
— C’est plutôt étrange, je crois… de devenir une légende de son vivant,
déclara-t-il en lui adressant un regard de côté. Mais vous-même, vous êtes
entourée de légendes vivantes. Qu’en pensent-elles ?
— Aelin en est bien évidemment ravie, répondit Nesryn en pensant qu’elle
n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi bardé de surnoms et de titres qu’elle,
ni d’aussi ravi de les faire circuler. Les autres… je ne crois pas les connaître
assez bien pour en être certaine. Sauf peut-être Aedion Ashryver… il a beaucoup
d’Aelin, fit-elle en avalant un grain de raisin.
Ses cheveux oscillèrent tandis qu’elle se penchait pour en saisir d’autres
dans le creux de sa main.
— Ils sont cousins, mais ils se comportent plutôt comme un frère et une
sœur, ajouta-t-elle.
— Le Loup du Nord, dit Sartaq avec un regard pensif.
— Vous avez entendu parler de lui ?
Sartaq lui passa la conserve de viande, la laissant choisir les tranches
qu’elle préférait.
— Je vous l’avais dit, capitaine Faliq : mes espions font du bon travail.
Un travail d’équilibriste… Le convaincre de l’intérêt d’une alliance était un
travail d’équilibriste. Si elle se montrait trop empressée, si elle faisait un éloge
exagéré de ses compagnons, elle deviendrait transparente à ses yeux, mais si elle
ne tentait rien… cela irait à l’encontre de sa nature. Même quand elle n’était
qu’une simple garde de la ville, elle passait ses jours de congé à chercher
quelque chose à faire, que ce fût une promenade dans Rifthold ou un coup de
main à son père et à sa sœur pour la fournée du lendemain.
« Quêteuse de vent, l’avait autrefois surnommée sa mère. Incapable de tenir
en place, toujours errante au gré du vent. Dans quelles contrées t’entraînera-t-il
un jour, ma rose ? »
Comme le vent l’avait entraînée loin, à présent…
— Alors, j’espère que vos espions vous ont informés que le Fléau d’Aedion
est une légion redoutable.
Il acquiesça vaguement et elle devina qu’il voyait clair dans son jeu. Mais il
finit son morceau de pain avant de lui demander :
— Et quelles légendes raconte-t-on sur vous, Nesryn Faliq ?
Elle finit de mastiquer son porc salé avant de répondre :
— Personne n’en raconte à mon sujet.
Ça ne la dérangeait pas du tout. La gloire, la célébrité… Elle plaçait
d’autres valeurs au-dessus de tout ça.
— Pas même l’histoire de la flèche qui a sauvé la vie d’un métamorphe ?
L’histoire de ce tir impossible du haut d’un toit ?
Elle tourna vivement la tête vers lui. Sartaq but une gorgée d’eau en
l’observant. Je vous avais dit que mes espions faisaient du bon travail, lui répéta
son regard.
— Je croyais que c’était Arghun qui se chargeait de découvrir des
informations confidentielles, observa-t-elle avec circonspection.
Il lui passa la gourde en cuir.
— C’est surtout lui qui s’en vante. Il serait donc plutôt difficile de qualifier
ses informations de confidentielles, répliqua-t-il.
Nesryn but quelques gorgées, puis haussa un sourcil.
— N’est-ce pas ce que vous faites en ce moment même ? fit-elle.
Sartaq rit.
— Vous avez sans doute raison.
Les ombres s’allongeaient et le vent se levait. Nesryn examina leurs
bagages et les rochers qui les entouraient.
— Je suppose que vous ne vous risquerez pas à allumer un feu, avança-t-
elle.
Il secoua la tête et sa tresse noire oscilla en rythme.
— Autant allumer un phare.
Les sourcils froncés, il regarda son armure en cuir, puis les paquets entassés
autour d’eux.
— J’ai des couvertures bien chaudes quelque part là-dedans, reprit-il.
Ils mangèrent en silence pendant que le soleil disparaissait et que les étoiles
s’allumaient en scintillant sur le dernier ruban bleu vif du ciel. La lune apparut
enfin et éclaira leur camp tandis qu’ils finissaient leur repas, que Sartaq refermait
les conserves et les rangeait.
Kadara se mit à ronfler – un son grave et sifflant qui vibrait dans l’air.
Sartaq gloussa.
— Toutes mes excuses si cela vous empêche de dormir, dit-il.
Nesryn se contenta de secouer la tête. Dormir dans un campement en
montagne à côté d’un ruk, très loin au-dessus des prairies, en compagnie du
prince ailé… Si elle racontait ça à sa famille, personne n’en croirait un mot.
Ils observèrent le ciel nocturne en silence, car aucun d’eux ne faisait mine
d’aller dormir. Une à une, d’autres étoiles apparurent, plus brillantes et plus
pures que toutes celles qu’elle avait vues depuis ces semaines en mer. Des
étoiles différentes de celles du Nord, découvrit-elle, surprise.
Et pourtant, elles brûlaient depuis des siècles et des siècles. Elles avaient
brûlé au-dessus de ses ancêtres et de son père. Est-ce que cela lui avait paru
étrange de ne plus les voir après son départ ? Lui avaient-elles manqué ? Il
n’avait jamais parlé de tout ça, de ce qu’on ressentait dans un pays au-dessus
duquel brillent des étoiles étrangères… S’était-il senti perdu, la nuit ?
— La Flèche de Neith, déclara soudain Sartaq en s’adossant à la paroi.
Nesryn détourna les yeux des étoiles et regarda son visage nimbé de la
lumière de la lune. Des reflets d’argent dansaient sur l’onyx pur de sa natte.
Il posa ses avant-bras sur ses genoux.
— C’est le surnom que mes espions vous ont attribué et que je vous ai moi-
même donné jusqu’à votre arrivée. La Flèche de Neith.
Neith, la déesse des archers et de la chasse, originaire d’un antique royaume
de l’Ouest balayé par des vents de sable. Elle faisait désormais partie du vaste
panthéon du khaganat. L’un des coins des lèvres de Nesryn se releva.
— Alors ne vous étonnez pas si une ou deux légendes sur vous se répandent
actuellement dans le monde, conclut Sartaq.
Nesryn l’observa pendant un long moment. Le hurlement du vent se mêlait
aux ronflements de Kadara. Elle avait toujours été une archère hors pair et elle
était fière de la précision inégalée de ses tirs. Mais elle n’avait pas appris le tir à
l’arc pour la gloire. Elle l’avait fait uniquement parce qu’elle y prenait plaisir,
parce que cela donnait un but, un repère à la quêteuse de vent. Et pourtant…
Sartaq finit ses rangements et vérifia rapidement la sécurité du campement
avant de se glisser à son tour entre deux rochers.
Une fois seule, avec ces étoiles étrangères pour uniques témoins, Nesryn
sourit.
CHAPITRE 26

CHAOL DÎNA DANS LES CUISINES DU TORRE, où une femme maigre comme
un clou qu’on appelait seulement « la cuisinière » le gava de poissons frits, de
pain croustillant, de tomates rôties au fromage frais et à l’estragon, et réussit à le
convaincre de manger encore un feuilleté léger dégoulinant de miel et incrusté
de pistaches.
Yrene était restée assise à côté de lui, dissimulant un sourire, pendant que la
cuisinière continuait à empiler de la nourriture sur son assiette, jusqu’à l’instant
où il la supplia littéralement d’arrêter.
Il était si repu qu’il se sentait à peine capable de se déplacer, et que même
Yrene demanda à la cuisinière d’avoir pitié d’eux.
Celle-ci avait alors reporté son attention sur ses employés. Elle avait présidé
à la préparation du dîner servi au réfectoire à l’étage supérieur avec une autorité
digne d’un général que Chaol se surprit à étudier.
Yrene et lui restèrent assis dans un silence complice et observèrent le chaos
qui régnait autour d’eux longtemps après que le soleil se fut couché derrière les
grandes fenêtres du couloir.
Il parlait de faire seller son cheval quand Yrene et la cuisinière lui
annoncèrent qu’il passerait la nuit au Torre et qu’il était inutile de discuter.
Il s’exécuta donc. Il chargea une guérisseuse qui devait se rendre au palais
pour y soigner un serviteur malade de porter un message, pour informer Nesryn
et l’avertir de ne pas l’attendre.
Quand Yrene et lui purent enfin se déplacer malgré leurs estomacs trop
pleins, elle le mena à une chambre du complexe. Le Torre était tout en escaliers
et n’avait pas de chambres pour les invités, lui apprit-elle. Mais le complexe
voisin réservé aux médecins en avait quelques-unes au rez-de-chaussée,
généralement pour les proches des malades, ajouta-t-elle en désignant le
bâtiment qu’ils venaient de traverser et qui était tout en angles, contrairement au
Torre, qui était circulaire.
Elle ouvrit la porte d’une chambre qui donnait sur une cour intérieure. La
pièce était exiguë mais propre, ses murs pâles accueillants et encore tièdes de
soleil. Un lit étroit était placé contre l’un des murs, une chaise et une petite table
devant la fenêtre. Il avait juste assez d’espace pour manœuvrer son fauteuil.
— Faites-moi voir encore, dit Yrene en désignant ses pieds.
Chaol souleva les jambes tour à tour, les étira et fit décrire des rotations à
ses chevilles en grognant sous l’effort.
Elle s’agenouilla devant lui et lui ôta ses bottes et ses chaussettes.
— Bien, commenta-t-elle. Il faut entretenir ces muscles.
Il regarda sa sacoche bourrée des livres et des parchemins qu’elle avait
raflés à la bibliothèque, et laissée à côté de la porte. Il n’avait pas la moindre
idée du contenu de ces documents, mais ils en avaient emporté le plus possible.
Si l’intrus en avait volé certains et n’avait pas pu revenir en chercher d’autres…
Chaol ne prendrait pas le risque de retourner là-bas avec Yrene.
Yrene pensait que le parchemin qu’elle avait caché dans sa suite était vieux
de huit cents ans. Mais, d’après les profondeurs de la bibliothèque où ils étaient
descendus et l’âge du Torre… ce parchemin était peut-être bien plus ancien.
C’était certainement une mine d’informations qui n’avaient peut-être même pas
survécu dans leurs pays d’origine.
— Je peux vous trouver des vêtements pour la nuit, dit Yrene en parcourant
du regard la pièce étroite.
— Ce que j’ai fera très bien l’affaire, répondit Chaol sans la regarder. Je ne
porte rien pour dormir.
— Ah…
Le silence tomba. Elle se souvenait sans nul doute de la tenue dans laquelle
elle l’avait trouvé le matin même.
Ce matin. Était-ce seulement quelques heures plus tôt ? Elle devait être
épuisée.
— Avez-vous besoin de lumière ? demanda Yrene en désignant la bougie
qui brûlait sur la table.
— Non, ça ira.
— Je peux vous apporter de l’eau.
— Ça ira, répéta-t-il tandis qu’un sourire faisait frémir les coins de ses
lèvres.
Elle désigna le pot de chambre en porcelaine rangé dans un coin de la
chambre.
— Laissez-moi au moins vous mener au…
— Je peux me débrouiller avec ça aussi. Il suffit de bien viser.
Les joues d’Yrene se colorèrent.
— Oui, évidemment, dit-elle.
Et elle mordilla sa lèvre inférieure.
— Eh bien, dans ce cas… bonne nuit.
Il aurait juré qu’elle s’attardait. Et il ne s’y serait pas opposé si…
— Il se fait tard, dit-il. Vous feriez mieux de regagner votre chambre tant
qu’il y a encore du monde dans les couloirs.
Même si Nesryn n’avait pas trouvé de Valg à Antica, même si l’agression
dans la bibliothèque remontait à plusieurs jours, il ne voulait prendre aucun
risque.
— Oui, acquiesça Yrene en tendant la main vers la porte.
— Yrene ?
Elle s’immobilisa, la tête inclinée sur le côté. Chaol soutint son regard
tandis qu’un léger sourire se dessinait sur ses lèvres.
— Merci. Merci pour tout.
Elle se contenta de hocher la tête et sortit. Mais avant que la porte se soit
refermée, il surprit l’étincelle qui dansait dans ses yeux.

Le lendemain matin, une femme au visage sévère nommée Eretia se


présenta à sa porte pour l’informer qu’Yrene devait voir Hafiza et qu’elle le
retrouverait au palais à midi.
Yrene avait donc demandé à Eretia de le reconduire au palais. Chaol était
surpris qu’elle ait pu confier cette tâche à cette vieille femme qui tapotait
impatiemment le sol du pied tandis qu’il rassemblait ses armes et le sac de livres,
en ponctuant ses gestes de claquements de langue désapprobateurs.
Le trajet de retour avec Eretia à travers les ruelles escarpées n’eut
cependant rien d’éprouvant. C’était une cavalière surprenante qui tenait sa
monture fermement en main. Mais elle ne se donna pas la peine de lui faire la
conversation et grommela à peine plus qu’un au revoir quand elle le laissa dans
la cour du palais.
Les gardes venaient de prendre la relève et la rotation s’étirait au fil de leurs
bavardages. Chaol en reconnut quelques-uns et échangea avec certains des
hochements de tête en guise de salut tandis que l’un des valets d’écurie lui
apportait son fauteuil.
Il avait à peine ôté les pieds des étriers et il se préparait à descendre de
cheval – ce qui représentait toujours un effort pour lui – que des pas légers se
firent entendre. Il reconnut alors Shen, qui approcha et posa la main sur son
avant-bras.
Chaol cligna des yeux. Quand Shen s’arrêta devant lui, son gant dissimulait
à nouveau sa main.
Ou plutôt ce que Chaol avait pris pour sa main, car ce qu’il avait entrevu
entre le gant et la manche de l’uniforme de Shen… C’était un chef-d’œuvre
technique : une main et un avant-bras métalliques.
Et, maintenant qu’il l’observait de près, il discernait sous la manche
l’endroit précis, au-dessus du coude, où cet avant-bras était fixé.
Shen surprit son regard. Il remarqua également son hésitation à s’appuyer
sur le bras et l’épaule qu’il lui offrait pour descendre de cheval.
— Je vous ai aidé juste comme il le fallait alors que vous n’en saviez rien,
seigneur Westfall, dit-il dans la langue de Chaol.
Un sentiment proche de la honte – ou peut-être quelque chose de plus
profond encore – assaillit Chaol.
Il se contraignit à poser la main sur cet homme, sur l’épaule à laquelle était
fixé le bras métallique. Il découvrit sous sa paume une force inflexible quand
Shen l’aida à s’asseoir dans son fauteuil.
— Je l’ai perdu il y a un an et demi, expliqua le garde quand Chaol fut
installé. On a essayé d’assassiner le prince Arghun pendant qu’il rendait visite à
l’un de ses vizirs sur ses terres… une bande de mercenaires envoyés par un
royaume hostile. J’ai perdu mon bras au cours du combat. Yrene m’a soigné à
mon retour… j’ai été l’une de ses premières guérisons importantes. Elle a réussi
à réparer toute cette partie, dit-il en désignant son bras de son coude à son
épaule.
Chaol examina la main gantée, d’une ressemblance si parfaite qu’on
n’aurait pas remarqué la différence, sauf pour son immobilité.
— Les guérisseuses peuvent accomplir des merveilles, mais faire repousser
des membres, c’est au-delà de leurs capacités, même pour quelqu’un comme
Yrene, ajouta-t-il, et il éclata d’un rire léger.
Chaol ne savait que répondre. Des excuses auraient paru déplacées, mais…
Shen lui sourit sans la moindre trace de commisération.
— J’ai dû parcourir un long chemin pour arriver là, dit-il à mi-voix.
Chaol devina qu’il ne faisait pas allusion à la maîtrise de son bras artificiel.
— Mais sachez que je n’étais pas seul, ajouta Shen.
Et dans ses yeux bruns se lisait une offre d’amitié implicite. L’homme qui
se tenait devant Chaol n’était pas brisé. Et, malgré sa blessure, malgré la
nécessité de s’adapter pour se mouvoir dans le monde, il n’en était pas moins un
homme.
Et il était resté au service du palais. Il faisait toujours partie de l’élite des
gardes royales de ce monde. Il ne devait pas cette fonction à la pitié qu’il aurait
pu inspirer, mais uniquement à son mérite et à la force de sa volonté.
Chaol ne trouvait toujours pas les mots justes pour exprimer ce qu’il
ressentait.
Shen hocha la tête comme s’il le comprenait.
Le trajet jusqu’à sa suite fut long. Chaol ne remarqua même pas les visages
de ceux qu’il croisait, ni les bruits, ni les odeurs, ni les courants d’air sinuant à
travers les couloirs.
Quand il regagna sa chambre, il trouva le message qu’il avait envoyé à
Nesryn intact sur la table de l’entrée.
Cette vision chassa toute autre pensée de son esprit.
Le cœur battant à tout rompre, les doigts tremblants, il saisit ce message
que personne n’avait encore lu ni vu.
Il découvrit alors une autre lettre en dessous. Une lettre à son nom, de
l’écriture de Nesryn.
Il l’ouvrit brutalement et parcourut les quelques lignes tracées sur le papier.
Il la relut une première fois, puis une seconde.
Il la posa sur la table, puis contempla la porte ouverte de la chambre de
Nesryn. Et il s’imprégna du silence de cette pièce.
Il n’était qu’une ordure.
Il l’avait entraînée ici. Il l’avait mise en danger de mort un nombre
incalculable de fois à Rifthold, il lui avait laissé espérer un avenir avec lui, et
pourtant…
Il s’interdit d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Il aurait dû se montrer
meilleur. Mieux la traiter. Cela n’avait rien d’étonnant qu’elle se soit réfugiée
dans les aires de ruks pour aider Sartaq à faire des recherches sur l’histoire des
Valg dans ce pays… ou dans le leur.
Merde. Merde.
Elle le déliait de tout engagement envers elle, mais lui, il était bien décidé à
les tenir.
Il avait laissé cette relation entre eux se prolonger, il s’était servi d’elle
comme d’une béquille…
Chaol poussa un profond soupir, puis froissa les deux lettres dans son
poing.

Peut-être avait-il mal dormi dans cette chambre minuscule du bâtiment des
médecins, étant habitué à des logements bien plus spacieux et plus luxueux, se
disait Yrene cet après-midi. Cela pouvait expliquer pourquoi il se montrait peu
loquace. Et pourquoi il ne souriait pas.
Elle-même avait le sourire aux lèvres quand elle était entrée dans la suite de
Chaol après le déjeuner. Elle avait expliqué à Hafiza les progrès qu’ils avaient
accomplis, et la vieille guérisseuse en avait été très contente. Elle l’avait même
embrassée sur le front et Yrene était repartie au palais en sautillant presque.
Jusqu’à l’instant où, en entrant dans sa suite, elle l’avait trouvé silencieux.
— Comment allez-vous ? Vous sentez-vous bien ? lui demanda-t-elle sur
un ton dégagé.
— Oui.
Elle sortit de la sacoche les livres qu’il avait rapportés le matin même du
Torre et alla les cacher.
Elle retourna ensuite au bureau et s’appuya dessus pour l’observer. Il était
assis sur le canapé doré.
— Vous n’avez pas fait d’exercices, ces derniers jours… pour le reste de
votre corps, je veux dire, précisa-t-elle, la tête inclinée sur le côté. Nous devrions
commencer maintenant.
Pour tous ceux qui avaient l’habitude d’un exercice physique quotidien, une
inactivité prolongée avait l’effet d’un sevrage soudain pour un drogué. Ils se
sentaient alors désorientés et fébriles. Si Chaol avait entraîné ses jambes chaque
jour, il avait négligé le reste de son corps… et c’était peut-être ce qui expliquait
sa mauvaise humeur.
— Très bien, répondit-il, mais son regard était vitreux et lointain.
— Ici, ou sur l’un des terrains d’entraînement des gardes ?
— Ici, ça ira très bien, se contenta-t-il de répondre.
— Peut-être que la présence des gardes serait bénéfique à…, insista-t-elle
pourtant.
— Ici, ça ira très bien, répéta-t-il, et il se laissa glisser du canapé sur le
tapis. Mais il faudrait que vous teniez mes pieds.
Yrene réprima son irritation devant le ton sur lequel il s’adressait à elle.
— Est-ce que nous sommes revenus à la case départ ? demanda-t-elle
néanmoins en s’agenouillant à côté de lui.
Ignorant sa question, il se lança dans une série d’abdominaux, élevant et
abaissant tour à tour le haut de son corps puissant. Un, deux, trois… Elle perdit
le compte autour de soixante.
Chaol évitait son regard quand il se relevait et se penchait au-dessus de ses
genoux fléchis.
Il était naturel que la guérison sur le plan émotionnel soit aussi compliquée
que le rétablissement physique. Que le patient connaisse des jours et même des
semaines éprouvantes. Mais quand elle l’avait quitté la veille au soir, il souriait,
et…
— Dites-moi ce qui s’est passé. Parce qu’il s’est passé quelque chose
aujourd’hui, dit-elle sur un ton qui n’avait peut-être pas toute la douceur requise
chez une guérisseuse.
— Il ne s’est rien passé, répondit-il dans une expiration puissante car il ne
ralentissait pas et la sueur ruisselait le long de son cou et sous sa chemise
blanche.
Yrene serra les dents et reprit le compte mental des mouvements : se parler
sèchement ne leur ferait aucun bien.
Il s’étendit sur le ventre et entama une nouvelle série d’exercices qui
contraignait Yrene à tenir ses pieds dans une certaine position afin qu’il puisse
se maintenir légèrement au-dessus du sol.
Son corps montait et descendait sur un rythme régulier. Les muscles déliés
de son dos et de ses bras se contractaient et ondulaient.
Il fit six autres séries d’exercices puis recommença depuis le début.
Yrene le soutenait, le maintenait et l’observait dans un silence tendu.
Laisse-le tranquille. Laisse-lui le temps de réfléchir, si c’est ce qu’il veut.
Au diable ce qu’il veut !
Chaol acheva une série, le souffle court, les yeux fixés sur le plafond.
Une expression alerte et résolue passa fugitivement sur son visage, comme
en réponse à une question qu’il se posait. Il se releva pour entamer un nouvel
exercice.
— Ça suffit pour aujourd’hui, déclara Yrene.
Les yeux de Chaol étincelèrent et rencontrèrent enfin les siens.
— Si vous continuez, vous allez vous blesser, reprit-elle sans le moindre
effort pour paraître agréable ou compréhensive.
Il lui lança un regard noir et se pencha de nouveau en avant.
— Je connais mes limites, répondit-il.
— Moi aussi, rétorqua-t-elle en désignant ses jambes du menton. Si vous
continuez à ce rythme, vous risquez de vous faire mal au dos.
Il découvrit les dents avec une férocité qui l’incita à lâcher ses pieds. Il
tomba alors en arrière, mais elle se pencha aussitôt vers lui et le retint par les
épaules avant qu’il ne touche le sol.
La sueur dont sa chemise était trempée imprégna les doigts d’Yrene et sa
respiration hachée effleura son oreille quand elle lui confirma qu’elle le tenait
bien.
— Ça va, j’ai compris, gronda-t-il à son oreille.
— Pardonnez-moi de ne pas vous croire sur parole.
Après s’être assuré qu’il pouvait se maintenir sans son aide, elle s’écarta et
alla s’asseoir quelques pas plus loin sur le tapis.
Ils se dévisagèrent sans un mot.
— L’exercice est vital pour votre corps, reprit Yrene sur un ton tranchant,
mais si vous dépassez les bornes, vous lui ferez surtout du mal.
— Je vais très bien.
— Vous croyez peut-être que je ne comprends pas ce que vous faites ?
Le visage de Chaol était un masque rigide et la sueur coulait le long de ses
tempes.
— Vous avez toujours considéré votre corps comme un sanctuaire, reprit-
elle en désignant son corps affûté et en sueur. Dans les moments difficiles,
quand tout allait mal, quand vous étiez bouleversé, furieux ou triste, vous vous
réfugiiez dans l’exercice physique pour oublier. Jusqu’à ce que la sueur vous
brûle les yeux, jusqu’à ce que vos muscles tremblent et vous supplient d’arrêter.
Mais maintenant, vous ne pouvez plus le faire… plus comme avant.
À ces mots, la colère flamba sur le visage de Chaol.
Quant à Yrene, elle garda une expression calme et dure.
— Qu’est-ce que ça vous fait, de ne plus avoir ce refuge ?
Les narines de Chaol se dilatèrent.
— Si vous croyez que vos provocations me feront parler, vous rêvez, lança-
t-il.
— Qu’est-ce que ça vous fait, seigneur Westfall ?
— Vous le savez très bien, Yrene.
— Dites-moi.
Il ne répondit rien.
— Très bien, fit-elle sur un ton léger, puisque vous semblez déterminé à
faire tous les exercices, je peux tout aussi bien travailler un peu sur vos jambes.
Son regard la brûlait comme un fer rouge. Elle se demanda s’il pouvait
sentir qu’elle avait la gorge serrée et qu’un gouffre s’ouvrait au fond de son
ventre, face à son silence.
Elle s’agenouilla, puis se déplaça le long de son corps, entamant la série
d’exercices destinés à rétablir la circulation entre son cerveau et sa colonne
vertébrale. Les rotations des chevilles et des pieds, il pouvait désormais les faire
lui-même, même s’il devait serrer les dents après la dixième série.
Mais Yrene le poussait à continuer. Ignorant la rage qui bouillait en lui, elle
l’assistait dans les mouvements de ses jambes avec un doux sourire aux lèvres.
Quand elle remonta vers le haut de ses cuisses, il l’arrêta en posant une
main sur son bras.
Le regard de Chaol rencontra le sien, puis se détourna, et ses mâchoires se
contractèrent.
— Je suis fatigué, dit-il. Il est tard. Remettons la suite à demain matin.
— Je crois qu’il vaudrait mieux commencer les soins dès maintenant.
Peut-être que tous ces exercices avaient réactivé la circulation entre son
cerveau et sa colonne vertébrale.
— J’ai besoin de repos, insista-t-il.
C’était un mensonge. Malgré les exercices, son visage était coloré et ses
yeux brillaient toujours de fureur.
Elle le jaugea en réfléchissant à sa demande.
— Se reposer, ce n’est pourtant pas votre genre, commenta-t-elle.
Il serra les lèvres.
— Sortez.
Yrene s’esclaffa devant cet ordre.
— Vous commandez peut-être des soldats et des serviteurs, seigneur
Westfall, mais moi, je ne suis pas tenue de vous obéir.
Elle se releva pourtant, car elle en avait assez de son comportement. Les
mains sur les hanches, elle toisa Chaol étalé sur le tapis.
— Je vous ferai porter à manger. De quoi vous aider à vous refaire des
muscles.
— Je sais très bien ce que je dois manger.
Bien sûr qu’il le savait. Il affûtait ce corps puissant depuis des années. Mais
elle se contenta de lisser ses jupes.
— Peut-être, mais il se trouve que, moi, j’ai étudié ce sujet, répliqua-t-elle.
Chaol se renfrogna, mais ne répondit rien et son regard se posa sur les
arabesques et les fleurs du tapis.
— Je vous verrai donc demain matin, seigneur…, lui dit Yrene avec un
sourire suave.
— Ne m’appelez pas « seigneur ».
Elle haussa les épaules.
— Je vous appellerai comme je voudrai.
Il releva brusquement la tête, livide. Elle se raidit dans l’attente d’une
attaque verbale, mais il parut se ressaisir et ses épaules se raidirent.
— Sortez, répéta-t-il simplement en désignant la porte.
— Je devrais donner un coup de pied dans ce doigt que vous pointez, lança-
t-elle en se dirigeant vers la porte. Mais cela ne ferait que prolonger votre séjour
ici.
Chaol découvrit à nouveau les dents. La fureur déferlait de lui comme des
vagues et sa balafre se détachait, livide sur sa peau échauffée.
— Sortez !
Après un nouveau sourire suave, Yrene s’exécuta et referma la porte
derrière elle.
Elle s’éloigna au pas de charge, ses poings se crispant et se desserrant tour à
tour le long de ses hanches, et elle refoula le rugissement prêt à jaillir de sa
gorge.
Les patients avaient tous leurs mauvais jours. Ils en avaient bien le droit.
C’était naturel et cela faisait partie du processus de guérison.
Mais… ils avaient surmonté tant d’obstacles ensemble ! Il avait commencé
à se confier à elle, elle lui avait révélé sur elle-même des choses qu’elle avait
rarement racontées, et elle avait vraiment passé une bonne journée avec lui la
veille…
Elle récapitula chaque parole qu’ils avaient échangée le soir précédent.
Peut-être qu’Eretia lui avait dit quelque chose qui l’avait mis en colère. La
guérisseuse n’était pas connue pour son tact. Yrene était même surprise qu’elle
puisse tolérer qui que ce soit, sans parler d’être disposée à aider des êtres
humains. Elle l’avait peut-être blessé. Ou offensé.
Ou peut-être en était-il venu à dépendre de la présence constante d’Yrene et
que l’interruption de cette routine l’avait dérouté. Elle avait déjà entendu parler
de ce genre de relation entre des patients et leurs guérisseurs.
Mais il n’avait montré aucun signe de dépendance. Au contraire, son
caractère indépendant et sa fierté étaient des constantes qui le faisaient souffrir
autant qu’elles le soutenaient.
La respiration entrecoupée, les nerfs à vif, Yrene alla retrouver Hasar.
La princesse revenait de l’une de ses leçons d’escrime. Renia faisait des
courses en ville, informa-t-elle Yrene en passant son bras en sueur sous le sien et
en la menant à sa chambre.
— Tout le monde est très occupé ce matin, grommela-t-elle en rejetant sa
natte imprégnée de sueur par-dessus son épaule. Même Kashin s’est rendu avec
mon père à une réunion au sujet de ses troupes.
— Pour quelle raison ? s’enquit prudemment Yrene.
Hasar haussa les épaules.
— Il ne m’a rien dit, répondit-elle. Mais il s’est sûrement senti en droit
d’assister à cette réunion, puisque Sartaq s’est envolé vers son nid en montagne
pour quelques semaines.
— Il est parti ?
— Avec la capitaine Faliq, répondit Hasar avec un sourire entendu. Je suis
d’ailleurs surprise que tu ne sois pas en train de consoler le seigneur Westfall.
Yrene dissimula sa stupeur.
— Quand sont-ils partis ?
— Hier après-midi. Elle n’en a apparemment parlé à personne. Elle n’a rien
emporté. Elle a simplement laissé un message avant de disparaître avec mon
frère dans le soleil couchant. Je n’aurais jamais cru que Sartaq était un tel
charmeur.
Yrene ne lui rendit pas son sourire. Elle était prête à parier que Chaol avait
trouvé la missive en rentrant ce matin. Et découvert le départ de Nesryn.
— Comment savez-vous qu’elle a laissé un message ? reprit-elle.
— Parce que le messager l’a raconté à tout le monde. Il ne savait rien de
son contenu, sauf qu’il était adressé au seigneur Westfall et déposé à l’aire, avec
une autre lettre destinée à sa famille en ville. C’est tout ce qu’on a trouvé.
Yrene résolut de ne plus jamais envoyer de lettre au palais, rien d’important
du moins.
Si Nesryn avait disparu ainsi, il n’était guère surprenant que Chaol soit
préoccupé et furieux.
— Vous flairez un mauvais tour là-dessous ? demanda-t-elle.
— De Sartaq ? répliqua Hasar avec un ricanement qui répondit à sa
question.
Elles arrivèrent devant les appartements de la princesse. Les serviteurs leur
ouvrirent les portes et, sans un mot, s’effacèrent devant elles, à peine plus que
des ombres.
Mais Yrene s’arrêta sur le seuil et résista quand Hasar voulut l’entraîner à
l’intérieur.
— J’ai oublié d’apporter son thé au seigneur, mentit-elle en dégageant son
bras.
La princesse lui adressa un sourire entendu.
— Si tu as des nouvelles intéressantes, tu sais où me trouver, dit-elle
simplement.
Yrene parvint à hocher la tête avant de tourner les talons.
Elle ne se rendit pourtant pas à la suite de Chaol. Elle doutait que son
humeur se soit améliorée au cours des dix minutes pendant lesquelles elle avait
foncé à travers les couloirs du palais. Et elle savait que si elle le voyait, elle ne
pourrait s’empêcher de l’interroger au sujet de Nesryn. D’insister jusqu’à ce
qu’il perde complètement son sang-froid. Et cela les mènerait à une extrémité à
laquelle aucun d’eux n’était prêt.
Mais elle possédait un don. Et sa confrontation avec Chaol lui avait insufflé
une énergie, une ardeur sans faille qui la stimulaient.
Elle ne pouvait plus tenir en place. Elle ne voulait pas retourner au Torre
pour lire ou pour assister les autres guérisseuses.
Elle quitta le palais et s’éloigna dans les rues poussiéreuses d’Antica.
Elle connaissait le chemin. Les taudis de la ville étaient immuables. Ils ne
faisaient que s’étendre ou se réduire selon le khagan régnant.
Sous le soleil éclatant, il n’y avait pas grand-chose à craindre. Les habitants
de ces quartiers n’étaient pas foncièrement mauvais. Ils étaient seulement
pauvres, et certains aux abois. Et, pour beaucoup d’entre eux, oubliés de tous et
sans espoir.
Yrene fit donc ce qu’elle avait toujours fait, même à Innish.
Elle se dirigea vers la provenance des quintes de toux.
CHAPITRE 27

YRENE GUÉRIT SIX PERSONNES avant le coucher du soleil et ce fut seulement


alors qu’elle quitta les taudis.
Une femme avait une grosseur aux poumons qui l’aurait tuée, mais elle
avait eu trop de travail pour pouvoir consulter un guérisseur ou un médecin.
Trois enfants avaient brûlé de fièvre dans une maison trop exiguë. Leur mère
avait pleuré d’affolement, et puis de reconnaissance quand la magie d’Yrene
avait calmé, apaisé et purifié. Un homme s’était cassé une jambe la semaine
précédente et n’avait vu qu’un médecin incompétent de son quartier parce qu’il
ne pouvait pas payer de voiture pour le transporter jusqu’au Torre. Et la
sixième…
La jeune fille n’avait pas plus de seize ans. Yrene l’avait remarquée à cause
de son œil au beurre noir et de sa lèvre fendue.
Sa magie – et ses genoux – vacillait déjà, mais elle avait emmené la fille
dans l’entrée d’un bâtiment et soigné son œil, sa lèvre et ses côtes fendues. Et
elle avait guéri une énorme ecchymose à son bras qui avait gardé la forme des
doigts de son auteur.
Comme la jeune fille redoutait le pire si elle rentrait chez elle guérie, Yrene
lui avait laissé les marques visibles tout en guérissant les blessures en profondeur
afin de dissimuler son intervention.
Yrene ne l’avait pas incitée à s’enfuir de chez elle. Sans savoir si c’était sa
famille, un amant ou quelqu’un d’autre qui l’avait frappée, la guérisseuse était
convaincue que cette fille devait décider par elle-même de partir. Elle se
contenta donc de l’informer que le Torre lui serait toujours ouvert quand elle
aurait besoin d’aide. On ne lui poserait aucune question. On ne lui demanderait
aucune rémunération. Et personne ne serait autorisé à l’en faire sortir contre son
gré.
La fille lui avait embrassé les mains pour la remercier puis s’était éclipsée
dans la nuit tombante.
Ensuite, Yrene s’était hâtée vers la colonne lumineuse du Torre, le phare
qui la guidait jusque chez elle.
Son estomac vide grondait, et la faim et la fatigue lui avaient donné une
migraine.
Mais c’était bon de se sentir vidée. Et utile.
Et pourtant, elle sentait encore fourmiller en elle cette énergie fébrile qui ne
lui laissait aucun répit et lui réclamait toujours davantage.
Elle savait pourquoi. Elle savait ce qui en elle restait irrésolu, ce qui faisait
encore rage.
Alors elle bifurqua pour se diriger vers la masse flamboyante du palais.
Elle fit halte à son échoppe préférée pour s’offrir une portion d’agneau rôti
qu’elle dévora en quelques minutes. À cause de ses journées surchargées, il était
rare qu’elle prenne ses repas hors du palais ou du Torre, mais elle le faisait dès
qu’elle le pouvait.
Elle repartit vers le palais en frottant son ventre plein avec satisfaction. Elle
repéra une auberge encore ouverte où elle but une tasse de kahve et trouva
encore un peu de place dans son estomac pour un gâteau au miel.
Elle traînassait. Elle se sentait à la fois fébrile, furieuse et stupide.
Dégoûtée d’elle-même, elle repartit rapidement vers le palais. Comme le
soleil se couchait très tard en été, il était onze heures passées quand elle entra
dans les couloirs obscurs du palais.
Peut-être qu’il s’était endormi. Et ce serait sûrement une bénédiction. Elle
ne comprenait pas pourquoi elle avait fait l’effort de venir. Elle aurait pu
attendre le lendemain pour lui sauter à la gorge.
Oui, il dormait probablement.
C’était ce qu’elle espérait. Il ne serait guère indiqué que sa guérisseuse
déboule dans sa chambre pour le secouer. Ce n’était certainement pas le genre de
comportement approuvé par le Torre. Par Hafiza.
Mais elle poursuivait son chemin en accélérant, et le bruit de ses pas
résonnait sur le marbre. S’il voulait faire une pause et prendre un peu de recul
pour réfléchir aux progrès de son traitement, très bien. Mais, de son côté, elle
n’était pas obligée de le regarder en se croisant les bras.
Yrene s’engagea au pas de charge dans un long couloir obscur. Elle n’avait
rien d’une lâche. Elle ne reculerait pas devant cet affrontement. Elle avait
abandonné la jeune fille en elle qui tremblait dans une ruelle d’Innish. Et s’il
avait envie de bouder à cause de Nesryn, c’était son droit. Mais annuler leur
rendez-vous pour cette raison…
C’était inacceptable.
Voilà ce qu’elle lui dirait, et puis elle s’en irait. Calmement.
Raisonnablement.
Yrene fronçait les sourcils en marmonnant ce mot. Inacceptable.
Et elle l’avait laissé la mettre à la porte, même si elle s’était persuadée du
contraire.
C’était encore plus inacceptable.
— Pauvre idiote, marmonna-t-elle.
Assez haut pour ne pas entendre le bruit.
Des pas… le raclement de semelles sur la pierre… juste derrière elle.
À cette heure tardive, les serviteurs rentraient probablement chez leurs
maîtres, mais…
Yrene sentit de nouveau cet étrange fourmillement, ce signal d’alarme en
elle.
Elle ne discernait pourtant que des ombres et des rayons de lune dans le
couloir bordé de colonnes.
Elle marcha plus vite.
Elle entendit de nouveau le bruit derrière elle. Des pas nonchalants qui la
suivaient.
Sa bouche se dessécha et son cœur battit avec violence. Elle ne portait pas
de sacoche, elle n’avait même pas son petit couteau. Et rien dans les poches,
hormis son parchemin.
Vite, murmura doucement une petite voix à son oreille. Dans son esprit.
Elle ne l’avait jamais entendue auparavant, mais elle sentait parfois sa
chaleur se répandre en elle quand sa magie s’écoulait. Elle lui était aussi
familière que sa propre voix, que le battement de son cœur.
Plus vite, ma fille.
Chacun de ces mots l’implorait d’accélérer.
Yrene se pressa davantage. Elle courait presque, à présent.
L’angle d’un couloir apparut au-devant d’elle… dès qu’elle l’aurait franchi,
la suite de Chaol ne serait plus qu’à trente pas.
Y avait-il un verrou ? Trouverait-elle la porte fermée ? Et si elle réussissait
à entrer, est-ce que le battant résisterait à l’intrus ?
Sauve-toi, Yrene !
Et cette voix…
C’était la voix de sa mère qui hurlait dans son esprit, dans son cœur.
Yrene ne prit pas le temps de réfléchir. Ni de s’étonner.
Elle se mit à courir.
Ses chaussures glissaient sur le marbre, et la personne ou la chose qui la
suivait… se mit à courir, elle aussi.
Yrene tourna l’angle du couloir, dérapa et heurta le mur opposé si
violemment qu’une intense douleur transperça son épaule. Elle trébucha, puis
s’élança pour regagner du terrain sans oser regarder derrière elle.
Plus vite !
Yrene vit la porte de la suite, la lumière filtrant sous le battant.
Un sanglot jaillit de sa gorge.
Les pas précipités de son poursuivant se rapprochaient. Elle n’osait pas
regarder derrière elle de peur de perdre l’équilibre.
Vingt pas. Dix. Cinq…
Yrene se rua sur la porte et saisit la poignée pour ne pas glisser sur les
dalles pendant qu’elle ouvrait, s’engouffrait à l’intérieur, les jambes flageolantes,
et refermait derrière elle. Elle chercha les verrous à tâtons. Il y en avait deux.
Elle avait poussé le premier quand son poursuivant se précipita contre le
battant, qui vibra sous le choc.
Les doigts tremblants, des sanglots jaillissant de sa gorge, elle poussa le
second verrou, le plus lourd.
Un nouveau choc ébranla la porte.
— Par l’enfer, que faites…
— Allez dans votre chambre, souffla-t-elle à Chaol sans oser quitter des
yeux le battant qui frémissait, la poignée qui tressautait. Vite !
Quand elle le regarda il était sur le seuil de sa chambre, son épée à la main,
les yeux fixés sur la porte.
— Qui est-ce, par l’enfer ?
— Allez dans votre chambre, répéta-t-elle, et sa voix se brisa. Je vous en
supplie…
Il lut la terreur sur son visage. Et il comprit.
Il s’exécuta, la laissa passer et referma derrière elle.
La porte de l’entrée émit un craquement. Chaol verrouilla celle de sa
chambre dans un déclic. Il n’y avait qu’un seul verrou.
— La commode, dit-il avec sang-froid. Vous pouvez la déplacer ?
Yrene se tourna vers le meuble et s’arc-bouta contre lui, mais ses
chaussures glissaient sur le sol en marbre.
Elle les envoya valser et, nu-pieds, trouva un meilleur appui sur les dalles
tandis qu’elle poussait la commode avec un grognement.
Elle glissa devant la porte.
— Les portes-fenêtres donnant sur le jardin, ordonna Chaol, qui venait de
les fermer.
Elles étaient en verre épais.
L’affolement lui coupa le souffle.
— Yrene, fit-il calmement en soutenant son regard pour l’apaiser. Combien
de temps faut-il pour aller du couloir le plus éloigné à l’entrée la plus proche du
jardin ?
— Deux minutes à pied, répondit-elle machinalement.
On accédait au jardin seulement par les chambres du palais, et comme la
plupart étaient occupées… Il faudrait donc suivre le couloir jusqu’au bout, ou
passer par les chambres voisines, ce qui…
— Ou une minute seulement, ajouta-t-elle.
— Faites vite.
Elle parcourut la chambre des yeux. Il y avait une armoire à côté des portes-
fenêtres. Une armoire trop haute et beaucoup trop lourde.
Mais le paravent qui dissimulait la porte de la salle de bains…
Yrene s’élança vers lui tandis que Chaol s’emparait des poignards posés sur
sa table de chevet.
Elle attrapa le lourd paravent en bois, le tira en pestant quand il se prenait
dans le tapis. Mais elle atteignit l’armoire, ouvrit ses portes à la volée et coinça
le paravent entre elles et le mur en le secouant deux fois pour s’assurer qu’il était
bien calé. Il l’était.
Elle se rua vers le bureau et balaya tout ce qui était dessus. Les livres
tombèrent et les vases se brisèrent sur le sol.
Reste calme. Concentre-toi.
Yrene traîna le bureau vers le paravent, le renversa sur le côté avec fracas et
le pressa contre la barricade qu’elle avait improvisée.
La fenêtre…
Il y en avait une dans la chambre. Une lucarne haute et étroite, mais…
— Laissez, ordonna Chaol en se postant devant les portes-fenêtres, l’épée
brandie et un poignard en main. S’il essaie d’entrer par là, l’étroitesse de
l’ouverture le ralentira.
Assez longtemps pour qu’il puisse tuer l’intrus.
— Venez, dit-il calmement.
Elle le rejoignit, mais son regard allait et venait entre la porte de la chambre
et les portes-fenêtres.
— Respirez à fond. Concentrez-vous. Votre peur peut vous tuer aussi
facilement qu’une arme.
Yrene obéit.
— Prenez le poignard qui est sur le lit.
Face à l’arme, Yrene eut un mouvement de recul.
— Prenez-le.
Elle saisit le poignard dont le métal était froid et lourd dans sa main.
Inflexible.
La respiration de Chaol était régulière, sa concentration inébranlable tandis
qu’il surveillait les deux portes et la fenêtre de la chambre.
— La salle de bains, chuchota-t-elle.
— Ses fenêtres sont trop hautes et trop étroites.
— Et s’il n’a pas un corps humain ?
Ces mots avaient jailli d’elle dans un chuchotement rauque tandis qu’elle
revoyait les illustrations du manuscrit.
— Alors je l’occuperai pendant que vous fuirez, répondit Chaol.
Mais avec les meubles qui bloquaient les issues…
Elle comprit soudain le sens de ses paroles.
— Vous ne ferez rien de…, commença-t-elle.
La porte de la chambre frémit sous un coup, suivi d’un autre.
La poignée trembla.
Yrene implora tous les dieux.
L’intrus ne s’était pas donné la peine de passer par le jardin. Il était tout
simplement entré par la porte principale.
Un nouveau coup contre le battant la fit tressaillir. Et un autre.
— Du calme, murmura Chaol.
Le poignard tremblait dans la main d’Yrene pendant qu’il se plaçait devant
la porte de la chambre, ses armes bien en main.
Un nouveau coup, violent et furieux, ébranla la porte.
Et puis une voix s’éleva.
Une voix douce et sifflante, ni masculine ni féminine.
— Yrene, chuchota-t-elle.
Et Yrene devina son sourire dans sa voix.
— Yrene…
Son sang se glaça. Ce n’était pas une voix humaine.
— Que voulez-vous ? lança Chaol, dont la voix avait la dureté de l’acier.
— Yrene…
Les genoux de la guérisseuse tressautaient si violemment qu’elle tenait à
peine debout. Elle oublia tout l’entraînement qu’elle avait suivi pour faire face à
un tel danger.
— Partez, ou vous le regretterez ! gronda Chaol, les yeux fixés sur la porte.
— Yrene, siffla la voix avec un léger rire. Yrene…
Un Valg. C’était donc bien un Valg qui l’avait suivie dans la bibliothèque,
et qui était reparti à sa poursuite ce soir.
Yrene plaqua une main contre sa bouche et s’affaissa au bord du lit.
— Ne gaspillez pas une seconde à trembler devant un lâche qui poursuit les
femmes dans l’obscurité, lui lança Chaol.
La créature gronda. La poignée trembla.
— Yrene, répéta-t-elle.
Chaol soutint le regard d’Yrene sans se troubler.
— Votre peur lui donne du pouvoir sur vous, dit-il.
— Yrene…
Chaol s’approcha d’elle en posant son poignard et son épée sur ses genoux.
Elle tressaillit, voulut l’avertir de ne pas baisser sa garde, quand il s’arrêta
devant elle. Il prit son visage entre ses mains, en tournant le dos à la porte, mais
elle savait que nul bruit, nul mouvement de l’autre côté ne lui échappait.
— Je n’ai pas peur, dit-il doucement, mais fermement. Et vous non plus,
vous ne devriez pas avoir peur.
— Yrene ! glapit la créature en s’abattant à nouveau contre la porte.
Yrene tressaillit, mais Chaol tenait fermement son visage et ne détournait
pas les yeux des siens.
— Nous l’affronterons, déclara-t-il. Ensemble.
Ensemble… Ils vivraient ou mourraient là ensemble.
La respiration d’Yrene s’apaisa. Leurs visages étaient si proches que le
souffle de Chaol effleurait sa bouche.
Ensemble…
Il ne lui était pas venu à l’idée d’employer ce mot, de s’imprégner de son
sens…
Elle n’avait plus rien ressenti de semblable depuis…
Ensemble.
Yrene acquiesça une fois. Et une seconde.
Chaol sonda son regard. Sa respiration caressait sa bouche.
Il prit sa main refermée sur le poignard, l’éleva et ajusta sa prise sur le
manche.
— Visez vers le haut plutôt que droit devant vous. Vous savez où frapper,
dit-il en portant la main à sa poitrine, au-dessus de son cœur. Et vous connaissez
aussi les autres endroits.
Le cerveau. L’œil. La gorge, qu’on tranchait pour vider l’adversaire de son
sang. Toutes les artères qu’on sectionnait pour provoquer une hémorragie
massive.
Tout cela, elle l’avait appris pour sauver des vies. Pas pour les prendre…
Mais cette créature…
— Le mieux, c’est de trancher la tête, mais tâchez de l’immobiliser
d’abord, pour avoir le temps de le décapiter, recommanda-t-il.
Il l’avait déjà fait, devina-t-elle. Il avait tué plusieurs de ces créatures. Il les
avait vaincues. Il les avait affrontées sans l’aide de la magie, armé seulement de
sa volonté inflexible et de son courage.
Et elle… elle avait traversé montagnes et mers. Seule.
Sa main cessa de trembler. Sa respiration s’apaisa.
Les doigts de Chaol se refermèrent sur les siens, pressant le métal ouvragé
du manche du poignard contre sa paume.
— Ensemble, dit-il une dernière fois avant de la lâcher pour reprendre ses
armes.
Et pour se tourner face à la porte.
Le silence envahit la chambre.
Chaol attendait, calculait, à l’affût comme un prédateur prêt à bondir.
Quand Yrene se releva derrière lui, elle tenait fermement son poignard.
Un fracas retentit dans l’entrée, suivi de hurlements.
Yrene sursauta, mais Chaol poussa un soupir… un soupir de soulagement.
Il avait reconnu ces bruits avant elle.
C’étaient les cris des gardes.
Ils parlaient en halha et s’adressaient à eux à travers la porte de la chambre.
Étaient-ils sains et saufs ? Blessés ?
Yrene répliqua dans son vocabulaire sommaire qu’ils allaient bien. Les
gardes expliquèrent que la servante avait vu la porte défoncée et avait couru les
chercher.
Il n’y avait personne d’autre qu’eux dans la suite.
CHAPITRE 28

LE PRINCE KASHIN ARRIVA RAPIDEMENT, alerté par les gardes à la demande


d’Yrene, car ni elle ni Chaol n’osaient encore retirer les meubles qui barraient la
porte de la chambre. N’importe quel autre membre de la famille royale aurait
demandé trop d’explications, mais Kashin, lui, comprenait la menace qui pesait
sur eux.
La voix du prince était maintenant assez familière à Chaol et quand il
l’entendit résonner dans l’entrée de la suite, il fit signe à Yrene de défaire la
barricade.
Pendant quelques secondes, il se réjouit d’être dans ce fauteuil, car
autrement il se serait peut-être effondré de soulagement.
Il ne s’était pas estimé capable de sauver la vie d’Yrene. Cloué dans ce
fauteuil face à un Valg, il était aussi impuissant qu’une charogne. Mais il avait
calculé qu’en lançant adroitement son poignard et son épée sur l’assaillant, il
aurait peut-être aidé Yrene à s’enfuir.
Ça ne l’avait pas inquiété – pas vraiment. Pas en ce qui le concernait. Il
s’était seulement demandé combien de temps il pourrait faire gagner à Yrene.
On l’avait pourchassée. On avait voulu la tuer. La terroriser et la
tourmenter. Peut-être même pire, s’il s’agissait bien d’un agent de Morath
possédé par un Valg – ce qui était quasi certain, d’après sa voix.
Il n’avait pu en savoir davantage, deviner si cette voix était masculine ou
féminine. Mais il était sûr que c’était un Valg.
Yrene était calme quand elle entrouvrit suffisamment la porte pour dévoiler
un Kashin hagard et haletant. Le prince l’examina de la tête aux pieds, adressa
un bref regard à Chaol, puis se concentra de nouveau sur elle.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— J’étais revenue pour m’assurer que le seigneur Westfall prenne son
tonique, répondit Yrene avec un sang-froid surprenant, tout en restant derrière le
fauteuil de Chaol.
Menteuse. Jolie et habile menteuse… Elle était probablement revenue pour
lui hurler dessus, ce qu’il avait attendu toute la soirée.
Yrene contourna son fauteuil pour venir se placer à côté de lui, si près qu’il
sentit sa chaleur sur son épaule.
— Et j’étais presque arrivée quand j’ai senti une présence derrière moi,
reprit-elle.
Elle raconta tout le reste en scrutant la chambre comme si l’intrus allait
bondir de l’ombre. Quand Kashin lui demanda si elle soupçonnait pour quelle
raison on aurait voulu lui faire du mal, elle échangea avec Chaol un regard qui
en disait aussi long qu’une conversation. La raison – et la seule – de cette
intrusion était probablement pour la terroriser et la dissuader d’aider Chaol, afin
de servir on ne savait quels desseins tortueux de Morath. Mais elle répondit
seulement au prince qu’elle n’en avait pas la moindre idée.
Le visage de Kashin devint rigide de rage. Ses yeux étaient rivés sur la
porte défoncée de la suite.
— Je veux que quatre d’entre vous soient postés devant cette entrée,
ordonna-t-il par-dessus son épaule aux gardes qui fouillaient la suite. J’en veux
quatre autres au fond du couloir, une dizaine dans le jardin, et encore six à tous
les croisements des couloirs qui mènent ici.
Au soupir qui échappa à Yrene, on pouvait deviner son soulagement.
Kashin l’entendit et posa la main sur le manche de son épée.
— Nos gardes fouillent tout le palais à l’heure qu’il est et je vais me joindre
aux recherches, annonça-t-il.
Chaol savait qu’il ne le faisait pas uniquement pour elle. Il savait que le
prince avait de bonnes raisons de participer à ces recherches, car une bannière
blanche pendait probablement encore de sa fenêtre.
Vaillant et dévoué, voilà ce qu’il était. Ce que tous les princes devaient être.
Peut-être ferait-il un bon ami pour Dorian… si tout tournait à leur avantage.
Kashin inspira à fond, sans doute pour retrouver tout son sang-froid.
— Avant de repartir… je pourrais peut-être vous raccompagner jusqu’au
Torre ? demanda-t-il doucement à Yrene. Avec une escorte armée, bien sûr.
L’inquiétude et l’espoir qu’il lut dans les yeux du prince incitèrent Chaol à
tourner la tête et à observer attentivement les gardes qui examinaient chaque
centimètre de la suite.
— Je vous remercie, mais je me sens plus en sécurité ici, répondit Yrene.
Chaol dut faire un effort pour ne pas écarquiller les yeux à ces mots.
Avec lui… elle se sentait plus en sécurité avec lui.
Il se retint de répondre qu’il était cloué dans un fauteuil.
Kashin le dévisagea comme s’il venait seulement de se rappeler sa
présence. Chaol lut de la déception dans son regard, qui s’était durci – de la
déception et un avertissement.
Celui que Chaol lui adressa en retour le sommait de ne plus le toiser et
d’aller se joindre aux recherches.
Il s’était maîtrisé toute la journée. Il avait été incapable d’oublier la lettre de
Nesryn, ni sa brève conversation avec Shen et ce qu’elle lui avait révélé sur la
blessure et sur la fierté de cet homme.
Le prince se contenta d’incliner la tête et de porter la main à son cœur.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le-moi savoir.
Yrene parvint tout juste à lui répondre par un signe de tête – qui l’invitait si
clairement à prendre congé que Chaol en eut presque de la peine pour cet
homme.
Après un dernier regard à la guérisseuse, le prince sortit, suivi de certains
des gardes. Par la porte-fenêtre, Chaol les vit se poster dans le jardin.
— La chambre de Nesryn est vide, annonça-t-il à Yrene quand ils se
retrouvèrent enfin seuls.
Il attendit qu’elle lui demande pourquoi, puis se souvint qu’elle n’avait pas
dit un mot à ce sujet quand elle était venue se réfugier dans la suite. Elle n’avait
pas non plus tenté de la réveiller. Non, elle était allée le retrouver aussitôt.
Ce ne fut donc pas une surprise pour lui quand Yrene répondit
laconiquement :
— Je sais.
Et il se moquait de savoir si elle l’avait appris par des espions ou par des
ragots.
— Est-ce que je peux… rester ici ? demanda-t-elle. Je dormirai par terre.
— Vous pouvez dormir dans le lit. Je ne crois pas que je fermerai l’œil de
la nuit.
Même avec des gardes postés dehors… Il avait vu ce qu’un seul Valg
pouvait faire subir à une dizaine d’hommes. Il avait vu Aelin combattre, vu
l’assassin fendre les rangs ennemis comme un champ de blé et faucher les
hommes en un clin d’œil.
Non, il ne dormirait certainement pas.
— Vous ne pouvez quand même pas passer la nuit dans ce fauteuil…
Le regard que Chaol lui adressa la détrompa.
Elle le pria de bien vouloir l’excuser et se dirigea vers la salle de bains.
Pendant qu’elle faisait une toilette rapide, il examina les gardes postés au-dehors
et vérifia que le verrou de la porte de la chambre était intact. Elle réapparut dans
la même robe, le cou humide et le visage blême puis hésita un instant devant le
lit.
— Les draps ont été changés, annonça-t-il doucement.
Elle s’étendit sur le matelas sans le regarder. Ses mouvements étaient plus
brefs que d’habitude. Plus nerveux.
La terreur la retenait dans son étau, même si elle s’en était tirée avec
honneur. Il n’était même pas sûr de pouvoir déplacer cette commode si lourde
lui-même, mais la terreur avait décuplé les forces d’Yrene. Il avait entendu
raconter des histoires de mères qui avaient soulevé des chariots sous lesquels
leurs enfants étaient écrasés.
Yrene se glissa sous les couvertures sans poser la tête sur l’oreiller.
— Quelle impression cela fait… de tuer quelqu’un ? demanda-t-elle.
Le visage de Cain resurgit de la mémoire de Chaol.
— Je… C’est encore nouveau pour moi, avoua-t-il.
Elle l’observait, la tête inclinée sur le côté.
— J’ai pris une vie pour la première fois… juste après Yulemas, l’an
dernier, précisa-t-il.
Yrene fronça les sourcils.
— Mais… vous…, commença-t-elle.
— Je me suis entraîné à tuer. Et j’ai combattu sans jamais tuer personne.
— Vous étiez le capitaine de la garde royale…
— Je vous avais prévenue que c’était compliqué, répliqua-t-il avec un
sourire amer.
Yrene posa enfin la tête sur l’oreiller.
— Mais vous avez tué depuis.
— Oui, mais pas assez pour m’y habituer. Massacrer les Valg, c’est une
chose, mais les humains qu’ils possèdent… Certains sont perdus, d’autres
survivent sous leur apparence de démons. Alors, décider qui tuer, qui épargner…
J’ignore toujours où est la limite. Les morts ne parlent pas.
La tête d’Yrene glissa sur l’oreiller.
— J’ai prêté un serment devant ma mère quand j’avais sept ans, dit-elle. Le
serment de ne jamais tuer un être humain. Dans certains cas… elle m’a dit que
dans certains cas, donner la mort pouvait être un acte de charité. Mais c’est bien
différent d’un massacre.
— Effectivement.
— Je crois… que j’aurais peut-être pu tuer l’assaillant de cette nuit. J’étais
si…
Il attendit qu’elle dise : « si terrifiée, parce que la seule personne qui
pouvait me défendre était clouée dans un fauteuil ».
— J’étais décidée à ne pas m’enfuir, reprit-elle. Vous m’avez dit que vous
étiez prêt à me faire gagner du temps pour fuir, mais… Je ne peux pas m’enfuir.
Plus jamais.
Chaol sentit sa gorge se serrer.
— Je comprends, dit-il.
— Je suis heureuse de ne pas l’avoir fait. Mais… l’intrus s’est échappé.
Alors, je ne devrais peut-être pas ressentir un tel soulagement.
— Kashin aura peut-être plus de succès dans ses recherches.
— J’en doute : l’intrus était parti avant l’arrivée des gardes.
— J’espère que vous ne serez jamais forcée d’utiliser ce poignard… ou
n’importe quelle autre arme, Yrene, reprit Chaol après un silence. Même par
charité.
Le chagrin qu’il lut dans ses yeux lui coupa le souffle.
— Merci, dit-elle doucement. Merci d’avoir assumé la responsabilité de
tuer, tout à l’heure.
Personne ne lui avait jamais rien dit de tel, même Dorian. Après tout, c’était
ce qu’on attendait de lui. Keleana… non, Aelin, lui avait été reconnaissante
d’avoir tué Cain pour la sauver, mais elle jugeait normal qu’il l’ait fait.
Aelin avait massacré tant d’hommes qu’il en avait perdu le compte, et à
côté du nombre de morts qu’elle avait à son actif, son propre score avait été…
plutôt ridicule. Comme si une telle chose était possible.
Il avait tué quantité d’adversaires depuis. À Rifthold. En affrontant les Valg
dans les rangs des rebelles. Mais Yrene… avec elle, ce nombre de morts
paraissait moins terrifiant. Et il n’avait jamais envisagé ces actes ainsi. Avec
fierté. Avec soulagement.
— Je suis navrée du départ de Nesryn, murmura-t-elle dans la pénombre.
Je te libère de tout engagement envers moi. De mon côté, je ne me
considère plus comme liée par aucune promesse envers toi.
— Je lui avais promis une aventure avec moi, avoua-t-il. Elle méritait
mieux.
Yrene s’était tue. Surpris de ce silence, il se détourna de la porte-fenêtre
pour la regarder. Elle s’était enfoncée au creux de son lit, les yeux toujours fixés
sur lui.
— Et vous ? demanda-t-elle. Que méritez-vous ?
— Rien. Je ne mérite rien.
Yrene l’observa un instant.
— Je ne suis pas du tout d’accord, murmura-t-elle, les paupières lourdes.
Il examina de nouveau les issues.
— On m’a donné beaucoup autrefois, et j’ai tout gâché, confia-t-il au bout
d’un instant.
Quand il regarda Yrene, le visage de la guérisseuse était apaisé par le
sommeil et sa respiration régulière.
Il le contempla pendant un long moment.

Yrene dormait encore quand l’aube parut.


Chaol avait somnolé par intervalles de quelques minutes, le maximum de ce
qu’il s’était autorisé.
Quand la lumière du soleil s’étendit sur le sol de la chambre, il se lavait
déjà le visage à grande eau pour effacer toute trace de sommeil de ses yeux.
Yrene ne broncha pas quand il sortit de la suite. Dans le couloir, les gardes
étaient aux postes que Kashin leur avait assignés. Et, quand il leur demanda où il
devait se rendre, ils le lui expliquèrent avec précision.
Il les avertit ensuite que s’il arrivait n’importe quoi à Yrene pendant son
absence, il leur briserait tous les os.
Quelques minutes plus tard, il parvint au terrain d’entraînement qu’Yrene
avait mentionné la veille.
Il était déjà rempli de gardes ; certains le dévisagèrent tandis que d’autres
l’ignoraient complètement. Il en reconnut quelques-uns qui avaient monté la
garde avec Shen et qui le saluèrent d’un signe de tête.
L’un de ceux qu’il ne connaissait pas s’approcha de lui. Il était plus vieux
que les autres et grisonnant.
Comme Brullo, son ancien instructeur et maître d’armes à Rifthold.
Il le revit mort, pendu aux grilles du château.
Il chassa cette vision et la remplaça par celle de la guérisseuse endormie
dans son lit. Et de son expression quand elle avait déclaré au prince et au monde
entier qu’elle se sentait plus en sécurité avec lui.
Il remplaça sa souffrance face à ces gardes et à ce terrain si semblable à
celui sur lequel il avait passé tant d’heures de sa vie, par l’image du bras
artificiel de Shen et de sa force sereine et inébranlable qui l’avait soutenu quand
il était monté en selle. Même avec un bras en moins, il n’en était pas moins un
homme et un garde.
— Seigneur Westfall, que puis-je faire pour vous à cette heure ? demanda le
garde grisonnant.
Il paraissait suffisamment malin pour comprendre que ce n’était ni le lieu ni
l’heure pour évoquer l’incident de la veille. Non, il savait que Chaol était là pour
une autre raison, et la tension qui émanait du seigneur l’intriguait sans l’inquiéter
pour autant.
— Je me suis entraîné pendant des années avec des hommes de mon
continent, répondit Chaol en brandissant l’épée et le poignard qu’il avait
apportés. J’ai appris tout ce qu’ils savaient.
Le garde haussa les sourcils et Chaol soutint son regard.
— Maintenant, j’aimerais apprendre ce que vous savez.

Hashim, le garde grisonnant, le fit travailler à lui en faire perdre le souffle,


y compris dans son fauteuil. Et hors de ce fauteuil.
Hashim, qui était lieutenant et supervisait l’entraînement des gardes, avait
improvisé des méthodes pour leurs exercices. Il faisait soutenir les pieds de
Chaol par un garde, ou bien il adaptait les exercices à sa position assise.
Il avait entraîné Shen un an auparavant, avec l’aide d’un certain nombre de
ses hommes. Ces derniers avaient uni leurs efforts pour aider le garde à
rééduquer son corps et à ajuster ses techniques de combat pendant ses longs
mois de convalescence.
C’était sans doute pour cette raison qu’aucun d’entre eux ne dévisageait
Chaol, ne se moquait de lui ou ne chuchotait sur son passage.
Tous étaient d’ailleurs trop occupés et trop fatigués pour lui prêter attention.
Quand le soleil se leva sur la cour, ils s’entraînaient toujours. Hashim
montrait à Chaol de nouvelles manières de frapper avec une épée ou un
poignard. Ou de désarmer un adversaire.
C’était une autre façon de penser, de tuer ou de se défendre. Une autre
vision de la mort.
Quand ils s’arrêtèrent à l’heure du petit déjeuner, tous tremblaient
d’épuisement.
Même à bout de souffle, Chaol aurait pu continuer. Il était pourtant vidé de
toute énergie. Seule sa volonté le soutenait encore.
Quand il regagna la suite et prit son bain, Yrene l’attendait.
Ils passèrent alors six heures à combattre les ténèbres tapies en lui. Au bout
de cette séance, la douleur l’avait laminé et Yrene tremblait de fatigue, mais une
sensibilité nouvelle s’était réveillée dans ses pieds et le long de ses chevilles,
comme si leur engourdissement refluait.
Yrene rentra au Torre sous bonne escorte ce soir-là, et il s’endormit du
sommeil le plus profond de sa vie.
Avant l’aube, Chaol attendait Hashim sur le terrain d’entraînement.
Et il revint à l’aube du lendemain.
Et à celle du jour suivant.
DEUXIÈME PARTIE

MONTAGNES ET MERS
CHAPITRE 29

DES TEMPÊTES ASSAILLIRENT Nesryn et Sartaq dès leur départ des


montagnes du nord d’Asimil.
À leur réveil, après un coup d’œil aux nuages violacés, le prince avait
ordonné à Nesryn d’arrimer et d’abriter tout ce qu’elle pouvait de leurs bagages
sur leur promontoire rocheux. Kadara dansait d’une patte griffue sur l’autre en
hérissant ses ailes, ses yeux d’or rivés à la tempête qui déferlait vers eux.
À cette altitude, le fracas du tonnerre se répercutait sur chaque rocher et
dans chaque crevasse tandis que Nesryn et Sartaq, fouettés par les vents, se
pressaient contre la paroi sous une avancée rocheuse. Elle aurait juré que même
la montagne frémissait. Mais Kadara tenait bon, dressée comme un rempart de
plumes blanches et dorées entre eux et les éléments.
La pluie glacée les atteignait quand même, et Nesryn était transie jusqu’aux
os malgré son épaisse armure en cuir et la lourde couverture en laine dans
laquelle Sartaq avait insisté pour qu’elle se drape. Ses dents claquaient si fort
qu’elle en avait mal aux mâchoires, et ses mains étaient si engourdies et si
rouges de froid qu’elle les avait enfouies sous ses aisselles pour profiter du
moindre soupçon de chaleur.
Même avant la disparition de la magie, Nesryn n’avait jamais rêvé d’en
posséder. Et quand la magie avait disparu, bannie par des décrets et les terribles
persécutions contre ceux qui en avaient autrefois fait usage, Nesryn n’avait
même plus osé y penser. Elle était satisfaite de s’exercer au tir à l’arc,
d’apprendre à manier poignard et épée, d’entraîner son corps pour en faire
également une arme. La magie avait échoué, affirmait-elle à son père et à sa
sœur dès qu’ils lui posaient des questions à ce sujet. Mais l’acier bien trempé ne
faillirait pas.
Pourtant, en cet instant, juchée sur ce promontoire, fouettée par le vent et la
pluie au point d’en oublier la sensation de la chaleur, Nesryn se surprit à prier
pour avoir une étincelle de feu dans les veines. Ou pour qu’au moins une
certaine Pourvoyeuse de Feu surgisse de derrière ces rochers avec ses airs
bravaches afin de les réchauffer, Sartaq et elle.
Mais Aelin était très loin d’ici et on restait sans nouvelles d’elle, d’après les
espions d’Hasar, et Nesryn se fiait à leurs renseignements. La question était de
savoir si la disparition d’Aelin et de sa cour était une sombre machination de
Morath ou seulement un stratagème de la reine.
Vu ce dont elle s’était montrée capable à Rifthold et les plans qu’elle avait
conçus, puis exécutés à l’insu de tous… Nesryn était prête à parier pour l’un de
ses stratagèmes. Elle réapparaîtrait quand et où bon lui semblerait. C’était pour
cela que Nesryn l’appréciait : certains de ses plans étaient si longs à élaborer
que, pour quelqu’un qui avait la réputation d’être incontrôlable et imprudent,
Aelin montrait au contraire une grande maîtrise de soi en les dissimulant aussi
bien.
Et, alors que la tempête se déchaînait autour de Sartaq et elle, Nesryn se
demanda si Aelin Galathynius avait dans sa manche un atout dont même sa cour
ne savait rien. Elle priait pour que ce soit le cas. Pour leur bien à tous.
Mais la magie avait déjà échoué, se répéta-t-elle en claquant toujours des
dents. Elle ferait tout son possible pour combattre Morath sans cette aide.
Plusieurs heures passèrent avant que la tempête s’éloigne pour aller
terroriser d’autres régions. Sartaq se leva seulement quand Kadara déploya ses
ailes ruisselantes. Elle s’ébroua et les arrosa au passage, mais Nesryn ne pouvait
s’en plaindre alors que le ruk avait affronté la fureur des éléments pour les
protéger.
Bien entendu, la selle était mouillée quand ils s’envolèrent, emportés par les
vents vifs et purs des montagnes, au-dessus de vastes prairies, si bien que cette
étape de leur voyage manqua de confort.
En raison du retard causé par ces intempéries, ils durent à nouveau camper
la nuit venue, cette fois-ci dans un bosquet et de nouveau sans feu pour les
réchauffer. Nesryn endura pourtant sans un mot le froid glacial, la dureté des
racines qui s’enfonçaient dans son dos à travers la paillasse et le creux dans son
ventre que les fruits, les viandes séchées et le pain dur n’avaient pu combler.
Sartaq lui avait cédé ses couvertures et lui avait demandé si elle voulait se
changer. Mais elle se rendait compte que, au fond, elle connaissait à peine cet
homme avec lequel elle s’était enfuie par la voie des airs. Ce prince, avec son
sulde et son ruk à l’œil perçant, n’était guère plus qu’un inconnu pour elle.
Ce genre de situation ne la dérangeait pas vraiment, d’habitude. Quand elle
était encore garde à Rifthold, elle avait eu tous les jours affaire à des inconnus
dans des situations plus ou moins horribles ou terrifiantes. Les rencontres
agréables avaient été rares, surtout au cours des six derniers mois, quand les
ténèbres s’étaient répandues sur la ville et dans ses souterrains.
Mais avec Sartaq… Nesryn avait passé la nuit à grelotter en se demandant
si son départ pour ces montagnes n’avait pas été un peu trop impulsif, même
dans la perspective d’une alliance.
Ses membres étaient courbaturés et ses yeux irrités par le manque de
sommeil quand la lumière grise de l’aube filtra à travers les branches des
maigres pins. Kadara s’agitait déjà, impatiente de s’envoler, si bien que Nesryn
et Sartaq échangèrent à peine une dizaine de mots avant de reprendre la route
pour la dernière étape de leur voyage.
Ils volaient depuis deux heures dans le vent qui devenait plus vif à mesure
qu’ils descendaient vers le sud quand Sartaq lui parla à l’oreille :
— Là-bas.
Il désigna l’est.
— En volant une demi-journée dans cette direction, on arrive à la limite
nord des steppes, au cœur du pays des Darghans.
— Vous y allez souvent ?
— Ils sont d’une loyauté à toute épreuve envers Kashin… et Tumelun, cria-
t-il pour ouvrir le bruit du vent, et sa manière de prononcer le nom de sa sœur
était éloquente. Les rukhins et les Darghans formaient autrefois un seul et même
peuple, expliqua-t-il. Ensemble, nous avons chassé les ruks sur nos chevaux
muniqis jusqu’au cœur des montagnes de Tavan.
Il lui montra au sud-est ces imposantes montagnes aux contours déchiquetés
qui semblaient griffer le ciel et vers lesquelles Kadara virait à présent. Leurs
flancs étaient semés d’arbres et certains de leurs sommets enneigés.
— Et quand nous avons dompté les ruks, certains seigneurs rukhins ont
décidé de ne pas revenir dans les steppes.
— Ce qui explique pourquoi vous avez encore tant de traditions en
commun, observa Nesryn en regardant le sulde fixé à la selle.
Loin au-dessous d’eux surgit un précipice au fond duquel des herbes sèches
ondulaient comme une mer d’or, sillonnées de minces ruisseaux sinueux.
Elle releva vivement la tête et regarda les montagnes au-devant d’elle.
Même si elle s’était pratiquement faite à l’idée que rien ou presque ne
s’interposait entre la mort et elle quand elle volait à dos de ruk, ce rappel du
danger lui donnait le vertige.
— Oui, acquiesça Sartaq. C’est aussi pour cette raison que nos cavaliers
s’allient souvent avec les Darghans pour faire la guerre. Nos techniques de
combat diffèrent, mais nous avons l’habitude de travailler ensemble.
— Une cavalerie sur terre et une légion dans les airs, résuma Nesryn en
tâchant de dissimuler son intérêt. Avez-vous déjà fait la guerre ?
Le prince resta silencieux une minute puis répondit :
— Les combats auxquels j’ai pris part n’ont jamais eu l’ampleur de la
guerre qui frappe votre pays. Notre père veille à ce que les territoires de notre
empire n’oublient pas que la loyauté est toujours récompensée et toute résistance
punie de mort.
Un frisson glacé courut le long du dos de Nesryn.
— On m’a envoyé par deux fois rappeler cette dure réalité sur certains
territoires un peu trop agités, poursuivit Sartaq. Il y a également des clans
rebelles au sein des rukhins, d’anciennes rivalités avec lesquelles j’ai appris à
compter et des conflits que j’ai dû résoudre.
Par la force, s’abstint-il de préciser.
— Mais, en tant que garde d’une cité, vous avez certainement été
confrontée à ce genre de situation, ajouta-t-il.
Elle rit à cette idée.
— J’étais en patrouille le plus clair du temps, et j’ai reçu peu de
promotions, dit-elle.
— Vu votre adresse à l’arc, je vous aurais crue à la tête de la garde.
Nesryn sourit. Sous son apparence impassible, Sartaq était indubitablement
un charmeur. Mais elle réfléchit à sa remarque et à la question qu’elle
impliquait, même si elle connaissait la réponse depuis des années.
— Adarlan a l’esprit moins… ouvert que le khaganat quant au rôle des
femmes dans sa garde et ses armées, avoua-t-elle. Même si j’étais compétente,
c’étaient généralement les hommes qui montaient en grade. Et moi, je restais à
moisir dans les patrouilles, sur les remparts ou dans les rues. Les relations avec
la pègre ou avec la noblesse étaient confiées à des gardes plus haut placés que
moi. Et à ceux qui étaient originaires d’Adarlan.
Sa sœur avait fulminé à chaque fois qu’une promotion lui était passée sous
le nez, mais Nesryn avait toujours su que si elle-même se mettait en colère
devant ses supérieurs ou osait les défier… ils seraient capables de lui répondre
qu’elle devait s’estimer heureuse d’avoir été admise dans la garde – et même
d’exiger qu’elle leur rende son épée et son uniforme. Elle en avait conclu qu’il
valait mieux se taire et laisser d’autres passer devant elle, non seulement pour sa
solde, mais aussi parce que peu de gardes étaient prêts, comme elle, à aider ceux
qui en avaient le plus besoin. C’était pour ces gens-là qu’elle était restée et
qu’elle avait baissé la tête tandis que des hommes moins valeureux qu’elle
étaient nommés aux postes importants.
— Ah…, fit Sartaq. J’ai effectivement entendu dire qu’Adarlan
n’accueillait pas les étrangers à bras ouverts.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
Elle avait parlé plus froidement qu’elle ne l’avait voulu. Mais c’était dans
ce pays que leur père avait à tout prix voulu aller vivre parce qu’il pensait qu’il
leur offrirait une existence meilleure. Même quand Adarlan était entré en guerre
pour conquérir tout le continent du nord, il était resté là-bas alors que la mère de
Nesryn avait tenté de le convaincre de retourner à Antica, la ville de son cœur.
Mais, pour une raison qui échappait à Nesryn, peut-être par entêtement ou par
défi envers ceux qui voulaient le chasser de ce pays, il était resté.
Nesryn faisait vraiment tout son possible pour ne pas lui en vouloir. Et sa
sœur ne comprenait pas la colère qui la faisait parfois bouillir quand on abordait
ce sujet. Delara avait toujours aimé Rifthold, l’animation de ses rues et, par-
dessus tout, ses habitants bourrus dont elle s’était efforcée de gagner le cœur. Il
n’était donc guère surprenant qu’elle ait épousé un natif de cette ville. Une vraie
fille d’Adarlan, voilà ce qu’était Delara. Ou, du moins, une fille de ce
qu’Adarlan avait été et redeviendrait peut-être un jour.
Kadara poursuivait son chemin, portée par un vent rapide et régulier, et les
paysages filaient comme l’éclair en dessous d’eux tandis que les gigantesques
montagnes se rapprochaient.
— Vous avez déjà été…, demanda doucement Sartaq.
— Rien qui vaille la peine d’en parler.
Elle n’en avait aucune envie alors qu’elle sentait parfois encore la douleur
de la pierre qu’on lui avait lancée à la tête et entendait toujours les moqueries
des enfants qui la harcelaient.
— Votre Altesse, ajouta-t-elle.
Il éclata d’un rire léger.
— Voilà mon titre qui refait son apparition, observa-t-il. Je vais bientôt
devoir vous supplier de ne plus m’appeler « prince » ni « Votre Altesse » en
présence d’autres cavaliers.
— Vous êtes déjà en train de me supplier.
Sartaq fit mine de la menacer en resserrant ses bras autour d’elle.
— Il m’a fallu des années pour qu’ils arrêtent de me demander si j’avais
besoin de mes pantoufles en soie et de serviteurs pour me coiffer, répondit-il, et
Nesryn rit. Avec eux, je suis simplement Sartaq. Ou le capitaine.
— Le capitaine ?
— Encore autre chose que nous avons en commun, semble-t-il.
C’était vraiment un flirteur éhonté.
— Mais vous commandez les six clans de rukhins, observa-t-elle.
— Oui, et quand nous nous réunissons, je suis un prince. Mais dans le clan
de ma famille, les Eridun, je suis simplement le capitaine de leurs troupes.
J’obéis au doigt et à l’œil à ma mère spirituelle, expliqua-t-il en la serrant de
nouveau pour souligner ces mots. Et je vous conseille d’en faire autant si vous
ne voulez pas vous retrouver nue et ligotée à la paroi d’une falaise en pleine
tempête.
— Dieux tout-puissants…
— Je ne vous le fais pas dire.
— A-t-elle…
— Oui. Et, comme vous le dites, ça ne vaut pas la peine qu’on en parle.
Mais Nesryn rit de nouveau, surprise de sentir que, depuis un instant, elle
avait mal aux joues d’avoir tant souri.
— Je vous remercie du conseil, capitaine, répliqua-t-elle.
Les montagnes de Tavan devinrent gigantesques à leur approche, une paroi
de pierre grise plus haute que toutes celles qu’elle avait pu voir dans son pays. À
vrai dire, elle avait rarement vu des montagnes de si près. Sa famille ne s’était
guère aventurée à l’intérieur des terres en Adarlan ni dans les royaumes voisins,
parce que le père de Nesryn était trop pris par son travail, mais aussi parce que
les habitants de ces régions n’appréciaient guère les étrangers. Même quand
ceux-ci étaient nés en Adarlan d’une mère née en Adarlan… Certains les
détestaient même précisément pour cette raison.
Nesryn pouvait seulement prier pour que les rukhins se montrent plus
accueillants.

Dans les récits de son père, aucune description des aires de ruks ne laissait
deviner le caractère improbable de ces abris taillés dans les flancs et les trois
sommets des montagnes de Tavan.
Ce n’étaient pas des gir, ces vastes tentes que les nomades transportaient
dans les steppes. Non, l’aire des Eridun était taillée dans la roche et comprenait
des maisons, de grandes salles et des cavités dont beaucoup étaient, à l’origine,
des nids de ruks.
Certains de ces nids avaient été conservés, généralement près du logement
d’un rukhin et de sa famille, afin que les oiseaux puissent les rejoindre
immédiatement sur un sifflement. On pouvait également accéder à leur aire par
les innombrables échelles en corde arrimées le long de la paroi qui permettaient
de circuler entre les habitations et les grottes, ou par des escaliers intérieurs
sculptés dans la roche, empruntés principalement par les plus âgés et les enfants.
Vue du dehors, chaque habitation ressemblait à une vaste grotte dans
l’entrée de laquelle les ruks pouvaient se poser. Quelques fenêtres étaient
percées ici et là pour aérer l’intérieur.
Non qu’on eût grand besoin d’air frais à ces hauteurs. Le vent circulait tel
un fleuve entre les trois sommets rapprochés qui abritaient le clan de Sartaq. Le
ciel était rempli de ruks de toutes tailles qui s’envolaient, battaient des ailes ou
descendaient en piqué. Nesryn tenta en vain de dénombrer les habitations du
clan. Il devait y en avoir plusieurs centaines, et peut-être davantage à l’intérieur
des montagnes.
— C’est… un seul clan qui vit ici ?
C’étaient ses premières paroles depuis plusieurs heures.
Kadara monta en flèche le long du sommet du milieu. Nesryn glissa en
arrière sur la selle et sentit la chaleur de Sartaq qui formait un rempart derrière
elle. Il se pencha en avant, l’amenant à en faire autant. Ses cuisses serrèrent les
siennes, et elle sentit ses muscles tandis qu’il maintenait leur équilibre dans les
étriers.
— Le clan Eridun est l’un des plus importants… et des plus anciens…
enfin, à nous croire, dit-il.
— Parce qu’il ne faut pas vous croire ?
Cet endroit semblait exister depuis la nuit des temps.
— Chaque clan se proclame le plus ancien et le premier chez les rukhins,
répondit Sartaq avec un rire dont les vibrations se répercutèrent dans tout le
corps de Nesryn. Vous devriez entendre les disputes à ce sujet pendant nos
réunions rituelles ! Il vaut mieux insulter la femme d’un cavalier que de lui dire
en face que votre clan est le plus ancien.
Nesryn sourit tout en fermant les yeux pour ne pas voir le précipice
vertigineux en contrebas. Kadara vola tout droit et à vive allure vers le surplomb
le plus large – en réalité une terrasse couverte, comme elle s’en rendit compte
tandis que le ruk s’en approchait. Des silhouettes se tenaient sous l’arche
gigantesque de l’entrée de la grotte, les bras levés pour les saluer.
Elle devina le sourire de Sartaq quand il lui parla à l’oreille.
— C’est dans cette grotte que se trouve la Chambre de la Montagne
d’Altun, le foyer de ma mère spirituelle et de ma famille.
Altun se traduisait à peu près par « le havre du vent ». Cette habitation était
la plus spacieuse de celles des trois sommets nommés les Dorgos, ou les « Trois
chanteurs ». La grotte était haute d’au moins douze mètres et trois fois plus
large. De loin, Nesryn distinguait des piliers et ce qui ressemblait en effet à une
vaste chambre.
— C’est ici qu’ont lieu nos réunions et nos fêtes, expliqua Sartaq en
resserrant les bras autour d’elle tandis que Kadara battait des ailes pour ralentir.
Nesryn se dit que ce n’était pas en fermant les yeux devant l’assemblée
venue les accueillir qu’elle gagnerait son admiration, mais…
Elle empoigna d’une main le pommeau de la selle et de l’autre le genou de
Sartaq logé derrière le sien, assez fort pour lui faire mal.
Le prince se contenta de rire doucement.
— La célèbre archère a donc un point faible.
— Je découvrirai bientôt le vôtre, riposta Nesryn, soulevant un nouveau rire
en réponse.
Le ruk atterrit heureusement sans heurt sur la pierre noire et lisse de la
terrasse tandis que ceux qui se tenaient à l’entrée de la grotte s’arc-boutaient face
au souffle de ses battements d’ailes.
Quand Kadara s’immobilisa, Nesryn se redressa vivement et lâcha la selle
et le genou du prince. Elle vit d’abord une vaste salle remplie de piliers en bois
peint et sculpté. Les brasiers allumés çà et là faisaient scintiller l’or au milieu des
rouges et des verts de la peinture. D’épais tapis aux motifs saisissants couvraient
presque entièrement le sol en pierre. Seuls une table ronde et ce qui ressemblait à
une petite estrade placée contre le mur du fond rompaient leur unité. Plus loin,
dans la pénombre éclairée de torches, un couloir s’enfonçait dans les entrailles
de la montagne. Plusieurs portes s’alignaient sur ses murs.
Et, juste au centre de la Chambre de la Montagne d’Altun, un feu brûlait.
La fosse dans laquelle il flambait était creusée à même la roche et si
profonde et spacieuse que plusieurs volées de marches descendaient vers le fond
– un peu comme un petit amphithéâtre dont la principale attraction ne serait pas
la scène, mais le feu. Le foyer.
C’était un domaine digne du prince ailé.
Nesryn dégagea ses épaules tandis que des hommes et des femmes de tous
âges s’avançaient vers eux avec un large sourire. Certains portaient l’armure en
cuir des cavaliers, d’autres de lourds manteaux en laine aux couleurs splendides
qui leur arrivaient au genou. La plupart avaient la soyeuse chevelure d’onyx et le
teint brun doré tanné par le vent de Sartaq.
— Tiens, tiens, regardez un peu, lança une voix traînante.
Elle appartenait à une jeune femme vêtue d’un manteau aux tons de cobalt
et de rubis qui tapotait du pied la pierre lisse du sol, les yeux levés vers Nesryn
et Sartaq. Nesryn se força à rester immobile sous son regard scrutateur. Ses
tresses jumelles nouées de bandes de cuir rouge lui arrivaient presque à la taille,
et elle rejeta l’une d’elles par-dessus son épaule.
— Regardez qui abandonne son manchon de fourrure et ses bains aux
huiles pour nous rendre visite, poursuivit-elle.
Nesryn adopta une expression d’un calme étudié. Sartaq, lui, se contenta de
lâcher les rênes de Kadara en lui adressant un regard qui signifiait : « Je vous
avais prévenue. »
— Ne me raconte pas que tu n’as pas prié pour que je te rapporte une autre
paire de ces jolies pantoufles en soie, Borte, riposta-t-il.
Nesryn se mordit la lèvre pour réprimer un sourire, mais le reste de
l’assemblée ne se donna pas cette peine, et les rires se répercutèrent sur la pierre
sombre.
Borte croisa les bras.
— Je suppose que tu sais où en acheter, puisque tu aimes tant en porter.
Sartaq éclata d’un rire sonore et joyeux.
Nesryn faillit en rester bouche bée. Il n’avait jamais ri ainsi, pas une fois, au
palais.
Et elle, depuis quand un son aussi joyeux n’avait pas fusé de sa bouche ?
Même avec sa tante et son oncle, son rire était resté contenu, comme en
sourdine. Il y avait très longtemps qu’elle ne s’était pas esclaffée. Cela devait
remonter au temps où elle n’était encore qu’un garde de la ville, inconscient de
ce qui grouillait dans les égouts de Rifthold.
Sartaq descendit de sa monture avec souplesse et lui tendit la main pour
l’aider à en faire autant.
Ce fut ce geste qui attira l’attention générale sur elle… et les regards
scrutateurs. Mais aucun n’était aussi perçant que celui de Borte.
Un regard pénétrant qui la jaugeait. Qui remarquait son armure en cuir,
mais aucun des traits la désignant comme l’une des leurs.
Elle avait l’habitude d’être dévisagée par des inconnus. Cela n’avait donc
rien de nouveau pour elle, même si cette scène se déroulait à présent dans une
salle dorée d’Altun et au milieu des rukhins.
Ignorant la main tendue de Sartaq, elle contraignit son corps ankylosé à
enjamber habilement la selle et à sauter à terre. Elle sentit l’impact dans ses
genoux, mais parvint à atterrir avec légèreté. Elle s’abstint soigneusement de
toucher ses cheveux, qui avaient certainement l’allure d’un nid à rats malgré sa
tresse.
Une lueur approbatrice brilla dans les yeux sombres de Borte.
— Une Balruhni en armure de rukhin, ça vaut le détour ! commenta-t-elle
en désignant Nesryn du menton.
Sartaq ne répondit pas, mais il lança à Nesryn un regard qui était à la fois
une invitation et un défi.
Nesryn glissa les mains dans ses poches, avança d’un pas résolu et se plaça
à côté du prince.
— Et si je vous disais que j’ai surpris Sartaq en train de se limer les ongles
ce matin, est-ce que ça aussi, ça vaudrait le détour ? demanda-t-elle.
Borte dévisagea Sartaq et hurla de rire à gorge déployée.
Sartaq adressa à Nesryn un regard qui exprimait à la fois son approbation et
sa capitulation.
— Je vous présente ma sœur spirituelle, Borte, petite-fille et héritière de ma
mère spirituelle, Houloun, dit-il en tendant le bras pour tirer l’une des tresses de
Borte, qui repoussa sa main. Borte, je te présente Nesryn Faliq… capitaine de la
garde royale d’Adarlan.
Le silence se fit brusquement dans la salle. Borte haussa ses sourcils noirs
et bien arqués.
Un homme âgé en armure de cuir des rukhins s’avança vers eux à travers la
foule.
— Qu’est-ce qui est le plus surprenant : qu’une Balruhni soit capitaine de la
garde d’Adarlan, ou qu’un capitaine d’Adarlan soit venu jusqu’ici ? demanda-t-
il.
Borte balaya la question d’un geste.
— Épargne-nous tes discours creux, lui lança-t-elle et, à la stupeur de
Nesryn, il tressaillit et ne répliqua pas. La vraie question est…
Elle adressa un sourire entendu à Sartaq.
— … vient-elle ici en tant qu’émissaire ou en tant que fiancée ?
Le calme, l’assurance et la désinvolture s’évanouirent du visage de Nesryn,
qui resta bouche bée devant la jeune femme.
— Borte, ça suffit, intervint Sartaq, mais elle lui répondit par un sourire
franchement malicieux.
— Sartaq ne ramène jamais d’aussi belles dames – ni d’Adarlan ni
d’Antica. Prenez garde quand vous marcherez au bord de la falaise, capitaine
Faliq : l’une des filles du clan serait capable de vous pousser.
— Vous le feriez, vous ? demanda Nesryn sur un ton égal, même si elle
avait rougi.
Borte la foudroya du regard.
— Jamais de la vie ! répliqua-t-elle, et de nouveaux rires s’élevèrent dans la
foule.
— Borte étant ma sœur spirituelle, je la considère comme ma famille.
Comme ma propre sœur, expliqua Sartaq en menant Nesryn à un groupe de
fauteuils au bord de la fosse.
Le sourire de Borte s’évanouit tandis qu’elle s’éloignait au côté de Sartaq.
— Comment se porte ta famille ? lui demanda-t-elle.
Le visage du prince demeurait indéchiffrable, mais son regard vacilla
imperceptiblement.
— Elle est très occupée, répondit-il évasivement.
Mais Borte hocha la tête, comme si ses humeurs et ses envies lui étaient
familières, et garda le silence pendant qu’il menait Nesryn à un siège en bois
peint et sculpté. La chaleur du feu ronflant était délicieuse et elle réprima un
grognement de plaisir en tendant ses pieds glacés vers les flammes.
— Tu n’as même pas été fichu de trouver une paire de bottes digne de ce
nom pour ta bien-aimée, Sartaq ? siffla Borte.
Le grondement du prince l’avertit qu’elle allait trop loin, mais Nesryn
regarda en fronçant les sourcils ses bottes en cuir souple. Elles coûtaient plus
cher que toutes celles qu’elle avait osé acheter, mais Dorian Havilliard avait
insisté pour les lui offrir en lui disant avec un clin d’œil qu’elles faisaient partie
de l’uniforme.
Elle se demanda s’il souriait toujours avec la même insouciance et s’il se
montrait toujours aussi généreux, où qu’il fût à cette heure.
Alors elle regarda Borte, dont les bottes étaient également en cuir, mais un
cuir plus épais doublé de peau de mouton, certainement plus adapté au froid des
montagnes.
— Je suis sûr que tu pourras lui en dénicher une paire, dit Sartaq à sa sœur
spirituelle, et Nesryn se tortilla dans son siège pendant qu’ils s’éloignaient vers
Kadara.
Tout le monde se pressait maintenant autour de Sartaq en murmurant trop
bas pour que Nesryn puisse entendre ce qui se disait à l’autre bout de la salle.
Mais le prince parlait aux siens avec un sourire nonchalant tout en déchargeant
les sacs et en les tendant aux rukhins les plus proches de lui. Il dessella ensuite
Kadara. Il lui caressa le cou, lui administra une claque vigoureuse sur le flanc, et
elle s’envola de la grotte.
Nesryn envisagea un instant de les rejoindre et d’offrir son aide pour les
bagages qu’on emportait dans le couloir, mais la chaleur du feu avait sapé toute
l’énergie qui subsistait jusque-là dans ses jambes.
Quand Sartaq et Borte réapparurent tandis que les autres se dispersaient,
Nesryn remarqua l’homme assis près d’un brasero de l’autre côté de la salle. Une
tasse fumante était posée sur une table basse en bois près de son siège. Un
parchemin reposait sur ses genoux, mais ses yeux étaient fixés sur elle.
Elle ne savait ce qui la frappait le plus en lui : son teint, qui était certes hâlé,
mais indiquait clairement qu’il n’était pas né dans le sud, ses courts cheveux
bruns si différents des tresses soyeuses des rukhins ou ses vêtements qui
ressemblaient plutôt aux vestes et aux pantalons d’Adarlan.
Il avait pour toute arme un poignard passé à sa ceinture et, s’il paraissait
vigoureux et en bonne condition physique, il n’avait ni l’assurance ni la dureté
impitoyable d’un guerrier. Il approchait peut-être de la cinquantaine. Des rides
marquaient les coins de ses yeux comme s’il les avait souvent plissés sous le
soleil ou dans le vent.
Borte s’approcha, suivie de Sartaq. Elle contourna la fosse, passa devant les
piliers et se dirigea droit vers l’homme, qui se leva et s’inclina devant elle. Il
était aussi grand que le prince, et même depuis l’autre extrémité de la salle,
malgré le crépitement du feu et le grondement du vent, Nesryn entendit ce qu’il
lui disait dans un halha maladroit :
— C’est un honneur pour moi de vous rencontrer, prince.
Borte ricana. Sartaq le salua d’un signe de tête et lui répondit dans la langue
du nord :
— On m’a dit que vous êtes l’hôte de notre mère spirituelle depuis quelques
semaines.
— Elle a en effet eu la bonté de m’accueillir chez elle.
L’homme paraissait soulagé de parler dans sa langue. Il lança un regard à
Nesryn, qui ne dissimula même pas qu’elle les écoutait.
— J’ai entendu malgré moi mentionner un capitaine d’Adarlan, reprit-il.
— La capitaine Faliq commande la garde royale.
— Vraiment ? murmura l’homme sans quitter Nesryn des yeux.
Nesryn soutint son regard depuis l’autre bout de la salle.
Ne te gêne pas. Dévisage-moi aussi longtemps que tu voudras.
— Quel est votre nom ? demanda Sartaq avec une certaine froideur.
L’homme, cette fois, le regarda bien en face.
— Falkan Ennar, répondit-il.
— C’est un marchand, dit Borte à Sartaq en halha.
Et s’il venait du continent du nord… Nesryn se leva lentement et
s’approcha de Falkan. Elle veilla à ne faire aucun bruit, car il l’observait, la
jaugeait de la tête aux pieds. Elle tenait à lui montrer que la grâce et la discrétion
avec lesquelles elle évoluait n’étaient pas des qualités féminines, mais
uniquement le fruit de l’entraînement qui lui avait appris à s’approcher de
quelqu’un sans se faire repérer.
Falkan se raidit quand il le comprit enfin. Et il se rendit compte que le
poignard qu’il portait à la ceinture ne lui serait d’aucun secours face à elle s’il
était assez stupide pour la provoquer.
Parfait, se dit-elle. Il était donc plus intelligent que bien des hommes de
Rifthold. Elle s’arrêta à distance respectueuse.
— Avez-vous des nouvelles ? demanda-t-elle.
De plus près, ses yeux qu’elle avait crus sombres étaient en réalité d’un
bleu de saphir. Il avait probablement été assez beau dans sa jeunesse.
— Des nouvelles de quoi ?
— D’Adarlan. De… tout.
Falkan restait parfaitement immobile. Il était sans doute habitué à ne pas
céder d’un pouce dans les négociations.
— J’aimerais pouvoir vous en donner, capitaine, mais je vis depuis plus de
deux ans dans le continent du sud. Vous avez probablement plus d’informations
que moi, dit-il, ce qui était une manière subtile d’en demander.
Mais sa requête resterait sans réponse. Elle n’était nullement disposée à
parler des affaires de son royaume en public. Elle se contenta de hausser les
épaules et se retourna vers le feu.
— Avant mon départ du nord, reprit Falkan alors qu’elle s’éloignait, un
jeune homme du nom de Chaol Westfall était le capitaine de la garde royale
d’Adarlan. Est-ce vous qui lui avez succédé ?
Elle avait intérêt à ne pas en révéler trop. Ni à lui ni à personne.
— Le seigneur Westfall est maintenant le bras droit du roi Dorian
Havilliard, répondit-elle.
Les traits du marchand se relâchèrent sous la stupeur. Aucun frémissement
de son visage n’échappa une seconde à Nesryn. Elle ne lut en lui ni joie ni
soulagement. Seulement de la surprise. Une surprise franche et évidente.
— Dorian Havilliard est roi ? fit-il. J’ai passé ces derniers mois au cœur des
montagnes, expliqua-t-il quand Nesryn haussa les sourcils. Là-bas, les nouvelles
ne parviennent ni vite ni souvent.
— C’est un curieux endroit pour vendre vos marchandises, murmura
Sartaq.
Nesryn était du même avis.
Falkan se contenta d’adresser un sourire crispé au prince, en homme qui
garde ses secrets.
— Votre voyage a été long, intervint Borte en passant le bras sous celui de
Nesryn et en l’entraînant vers la salle faiblement éclairée du fond. La capitaine
Faliq a besoin d’un rafraîchissement. Et d’un bain.
Nesryn ne savait trop si elle devait la remercier ou lui en vouloir de son
intervention, mais… elle se sentait en effet affamée. Et il y avait bien longtemps
qu’elle n’avait pris un bain.
Ni Sartaq ni Falkan ne tentèrent de les retenir, mais leurs murmures
reprirent tandis que Borte escortait Nesryn dans le couloir qui s’enfonçait au
cœur de la montagne. Ce couloir était bordé de portes en bois dont certaines
étaient ouvertes sur des chambres exiguës et même sur une petite bibliothèque.
— C’est un homme étrange, dit Borte en halha. Ma grand-mère a refusé de
me révéler la raison de sa venue ici… et ce qu’il recherche.
Nesryn haussa un sourcil.
— De bonnes affaires, peut-être ? suggéra-t-elle.
Borte secoua la tête et ouvrit une porte à mi-chemin du couloir. La pièce
était petite. Un lit étroit était placé contre un mur, un coffre et un fauteuil en bois
contre un autre, une cuvette et une aiguière au fond, à côté d’une pile d’étoffes
qui paraissaient douces.
— Nous n’avons rien à acheter, reprit Borte. En fait, c’est plutôt nous les
marchands ici, et nous acheminons des marchandises aux quatre coins du
continent. Ce sont plutôt les autres clans qui achètent. Leurs aires sont bourrées
de trésors venus de tous les territoires. Pas comme ces vieilleries, grommela-t-
elle en poussant du pied le lit branlant.
Nesryn rit.
— Il veut peut-être vous aider à développer votre commerce, observa-t-elle.
Borte se retourna si vivement vers elle que ses tresses volèrent au-dessus de
ses épaules.
— Non. Il ne rencontre personne et ne montre aucun intérêt pour les
affaires, répondit-elle, et elle haussa les épaules. C’est sans importance,
d’ailleurs. Mais je me demande tout de même ce qu’il est venu faire ici.
Nesryn grava dans sa mémoire ces bribes de renseignements. Cet homme
n’avait pas l’allure d’un agent d’Erawan, mais qui pouvait savoir jusqu’où
s’étendait le bras de Morath ? S’il était arrivé jusqu’à Antica, peut-être qu’il
s’était même enfoncé plus loin dans le continent. Elle était résolue à rester sur
ses gardes avec lui, et ne doutait pas que Sartaq le fût déjà.
Borte enroula l’extrémité de l’une de ses tresses autour de son doigt.
— Je vous ai vue l’observer, reprit-elle. Vous non plus, vous ne pensez pas
qu’il soit venu ici pour affaires.
Nesryn soupesa les avantages de jouer franc jeu et se lança.
— Nous vivons des temps étranges. J’ai appris à ne croire personne sur
parole. Ni à juger quiconque sur son apparence.
Borte lâcha sa tresse.
— Pas étonnant que Sartaq vous ait emmenée chez nous. Vous parlez
exactement comme lui, commenta-t-elle.
Nesryn dissimula un sourire sans se donner la peine de répondre qu’à ses
yeux c’était un compliment.
Borte renifla et désigna la chambre.
— C’est moins élégant que le palais du Khagan, mais sûrement plus
confortable qu’une des paillasses de Sartaq, déclara-t-elle.
Nesryn sourit.
— N’importe quel lit l’est plus, je suppose, répondit-elle.
Borte lui adressa un sourire narquois.
— Je pensais ce que je vous ai dit tout à l’heure, reprit-elle. Vous avez
besoin d’un bain. Et d’un coup de peigne.
Nesryn porta la main à ses cheveux et fit la grimace. C’était un vrai nid de
nœuds. Rien que défaire sa tresse serait un cauchemar.
— Même Sartaq tresse les siens mieux que ça, la taquina Borte.
Nesryn poussa un soupir.
— Malgré tous les efforts de ma sœur pour m’apprendre à me coiffer, je
n’ai jamais su le faire, avoua-t-elle avec un clin d’œil à la jeune femme.
Pourquoi croyez-vous que je coupe mes cheveux si court ?
Sa sœur avait failli s’évanouir l’après-midi où Nesryn, alors âgée de quinze
ans, était rentrée à la maison avec ses cheveux au niveau de ses épaules. Elle les
avait gardés de cette longueur depuis, à la fois pour faire enrager Delara, qui se
renfrognait encore à ce souvenir, et parce que c’était bien plus pratique. Manier
des poignards et des flèches était un jeu d’enfant, mais pour se coiffer, Nesryn
était un cas désespéré. Et se présenter aux baraquements de la garde avec une
coiffure élégante n’aurait certainement pas été du meilleur effet.
Borte parut le comprendre, car elle hocha la tête.
— Je les tresserai pour vous la prochaine fois que vous volerez, dit-elle, et
elle montra du doigt un escalier étroit qui se perdait dans la pénombre au fond du
couloir. Les salles de bains sont par là.
Nesryn se renifla et grimaça.
— Oh, mais quelle horreur ! s’écria-t-elle.
Borte ricana tandis que Nesryn ressortait à sa suite dans le couloir.
— Je suis surprise que ça n’ait pas irrité les yeux de Sartaq, lui lança-t-elle.
Nesryn rit en la suivant et en priant pour y trouver de l’eau très chaude. Elle
sentit de nouveau le regard perçant de Borte sur elle.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Vous êtes née et vous avez grandi en Adarlan, n’est-ce pas ?
Nesryn réfléchit à la question et aux raisons qu’on aurait de la lui poser.
— Oui, je suis née et j’ai grandi à Rifthold, mais la famille de mon père est
d’Antica, répondit-elle.
Borte se tut un instant, mais quand elles gagnèrent un couloir obscur, elle
regarda Nesryn par-dessus son épaule et lui sourit.
— Alors soyez la bienvenue chez vous, dit-elle.
Et c’étaient peut-être les mots les plus merveilleux que Nesryn avait jamais
entendus.

On se baignait dans d’antiques bassins en cuivre qu’il fallait remplir à la


bouilloire, mais cela ne dérangea nullement Nesryn et elle poussa un soupir
d’aise quand elle se glissa enfin dans l’eau chaude.
Une heure plus tard, les cheveux enfin démêlés et peignés, elle était assise à
une grande table ronde dans l’imposante salle et se gavait de lapin, vêtue des
habits épais et chauds prêtés par Borte. Les motifs cobalt et jonquille brodés sur
ses manches captivaient autant son attention que les plats de viande rôtie devant
elle. Ces vêtements étaient splendides et leurs couches superposées agréablement
chaudes étaient nécessaires, car des courants d’air s’insinuaient dans la salle par
les fissures de la roche.
Quant à ses orteils… Borte avait bel et bien déniché pour elle une paire de
bottes fourrées.
Assis à côté d’elle à la table où ils étaient seuls, Sartaq était aussi silencieux
et affamé qu’elle. Il n’avait pas encore pris de bain, mais il avait refait la longue
tresse qui tombait dans son dos musclé.
Quand son ventre commença à se remplir et ses doigts à saisir moins vite
les morceaux de viande, Nesryn regarda le prince. Il lui adressa un léger sourire.
— C’est meilleur que du raisin et du porc salé, non ? demanda-t-il.
En guise de réponse, elle désigna les os empilés dans son assiette, puis la
graisse sur ses doigts. Serait-il mal élevé de les lécher ? Les sauces étaient
délicieuses.
— Ma mère spirituelle n’est pas là, dit-il tandis que son sourire
s’évanouissait.
Nesryn s’immobilisa. Ils étaient pourtant venus ici pour demander conseil à
cette femme.
— D’après Borte, elle reviendra demain ou après-demain, précisa-t-il.
Nesryn attendit sans un mot. Le silence pouvait avoir autant d’effet que des
questions posées à haute voix.
Sartaq repoussa son assiette et s’accouda à la table.
— Je sais que le temps vous manque, dit-il. Si je pouvais, je partirais à sa
recherche, mais même Borte n’est pas sûre de savoir où elle est allée. Houloun
est… Elle va et vient comme ça lui chante. Quand elle voit les crins de son sulde
flotter dans le vent, elle s’envole sur son ruk dans la direction qu’il lui indique.
Et elle nous frappera avec si nous essayons de l’arrêter.
Il désigna le râtelier d’armes à côté de l’entrée de la grotte où son sulde
était posé au milieu de lances.
Nesryn sourit.
— Elle m’a l’air d’une femme intéressante, commenta-t-elle.
— C’est le cas. À certains égards, je suis plus proche d’elle que…
Il se tut et secoua la tête. Que de sa propre mère, pensa Nesryn. Et elle ne
l’avait jamais vu aussi à l’aise et aussi joyeux avec ses frères et sœurs qu’avec
Borte.
— Je peux encore attendre, répondit-elle en réprimant une grimace. Le
seigneur Westfall a besoin de temps pour guérir, et je lui ai fait savoir que je
serais absente trois semaines. Je peux bien patienter un jour ou deux.
Mais, par pitié, pas un moment de plus…
Sartaq acquiesça et tapota du doigt le bois usé de la table.
— Ce soir, nous nous reposerons, mais demain…, fit-il avec l’ombre d’un
sourire, que diriez-vous d’une visite des lieux ?
— Ce serait un honneur, répondit-elle.
Le sourire de Sartaq s’élargit.
— Nous pourrions peut-être faire aussi un peu de tir à l’arc, reprit-il en la
regardant avec un aplomb qui la fit remuer nerveusement dans son fauteuil. Je
suis impatient de me mesurer à la Flèche de Neith et je suis sûr que c’est aussi le
cas de nos jeunes guerriers.
Nesryn repoussa son assiette en haussant les sourcils.
— Parce qu’ils ont entendu parler de moi ?
Sartaq sourit.
— Je leur ai peut-être raconté une histoire ou deux sur vous lors de mon
dernier séjour ici. Pourquoi croyez-vous qu’une telle foule nous ait accueillis à
notre arrivée ? D’habitude, ces gens ne se donnent pas la peine d’accourir pour
moi.
— Mais Borte semblait n’avoir jamais…
— Est-ce que Borte vous donne l’impression d’être quelqu’un
d’accueillant ?
Nesryn se sentit comme réchauffée intérieurement.
— Non, répondit-elle. Mais comment savaient-ils que je viendrais avec
vous ?
Le sourire qu’il lui adressa en réponse était l’image de l’arrogance
princière.
— Parce que je les avais prévenus la veille que vous m’accompagneriez
probablement.
Nesryn le regarda bouche bée, incapable de maintenir son masque de sang-
froid.
Sartaq se leva et ramassa leurs assiettes.
— Je vous avais prévenue que je priais pour que vous m’accompagniez,
Nesryn Faliq. Si je m’étais présenté devant Borte les mains vides, j’en aurais
entendu parler jusqu’à la fin des temps.
CHAPITRE 30

QUAND ELLE SE RÉVEILLA dans sa chambre à l’intérieur de la montagne,


Nesryn n’aurait su dire combien de temps elle avait dormi ou quelle heure il
était. Elle avait somnolé par intervalles et s’était réveillée pour analyser les bruits
et repérer si quelqu’un se déplaçait. Elle doutait que Sartaq soit du genre à lui en
vouloir d’avoir dormi tard, mais si les rukhins le taquinaient sur sa vie à la cour,
paresser au lit toute la matinée n’était peut-être pas la meilleure manière de
gagner leur sympathie.
Elle s’était donc tournée et retournée dans son lit en grappillant quelques
heures de sommeil, mais elle avait renoncé à véritablement dormir quand elle
avait remarqué que des ombres passaient dans la lumière filtrant du bas de la
porte. Une personne au moins était réveillée dans la Chambre de la Montagne
d’Altun.
Elle s’était habillée et avait tout juste pris le temps de laver son visage. Il
faisait assez chaud dans la chambre pour que l’eau ne soit pas glacée, même si
elle aurait bien aimé asperger ses yeux d’eau froide car elle avait l’impression
d’avoir du sable sous les paupières.
Une demi-heure plus tard, assise en selle devant Sartaq, elle n’avait plus
aucune envie d’eau froide.
Il était en effet en train de seller Kadara quand Nesryn avait surgi dans la
grande salle encore silencieuse. Le feu flambait dans la fosse comme si on
l’avait entretenu toute la nuit mais, hormis le prince et son ruk, les lieux étaient
vides. Et ils l’étaient toujours quand il la hissa sur la selle et quand Kadara
s’envola de la grotte.
Un vent glacial frappa Nesryn au visage tandis qu’ils plongeaient vers la
terre.
Quelques autres ruks volaient autour d’eux, sans doute partis chasser pour
leur petit déjeuner, lui apprit Sartaq dont la voix résonnait faiblement dans
l’aube naissante. Et ce fut à la recherche de celui de Kadara qu’ils s’éloignèrent,
laissant derrière eux les trois sommets de l’aire d’Eridun pour s’enfoncer au
cœur des montagnes voisines couvertes de pins.
Quand Kadara eut pêché une demi-douzaine de saumons argentés bien gras
dans les eaux turquoise d’une rivière tumultueuse et qu’elle les eut lancés en
l’air pour les gober au vol, Sartaq les entraîna vers une chaîne de montagnes
moins hautes.
— C’est la piste d’entraînement, lui indiqua-t-il.
Il désigna un emplacement où les rochers étaient plus lisses et les précipices
entre les sommets moins vertigineux, plus semblables à des ravines.
— C’est là que les novices apprennent à voler, annonça-t-il.
Même si ces sommets étaient moins escarpés et farouches que les Dorgos,
ils ne paraissaient guère plus sûrs.
— Vous m’avez dit que vous avez recueilli et élevé Kadara dès qu’elle est
sortie de son œuf. Est-ce que c’est l’usage pour tous les cavaliers ? demanda-t-
elle.
— Non, pas au début. Les enfants qui apprennent à monter chevauchent des
bêtes aguerries, plus dociles et trop vieilles pour voler longtemps. Nous nous
exerçons sur ces montures jusqu’à treize ou quatorze ans : c’est l’âge auquel
nous choisissons alors un ruk tout juste sorti de son œuf pour l’élever et le
dresser.
— À treize ans…
— Nous volons pour la première fois à quatre ans. Enfin, les autres : moi,
comme je vous l’ai dit, j’avais quelques années de retard.
— Vous laissez des enfants de quatre ans voler là-bas ? s’exclama Nesryn
en désignant la piste.
— En général, des membres de leur famille les accompagnent à leurs
premières sorties.
Nesryn cilla devant la chaîne de montagnes et essaya d’imaginer ses neveux
et nièces, qui s’enfuyaient encore tout nus et avec des cris aigus à travers la
maison dès qu’ils entendaient le mot « bain », non seulement en train de tenir les
rênes de ces bêtes, mais d’essayer de se maintenir en selle.
— Les clans des steppes suivent le même entraînement, poursuivit Sartaq.
La plupart des cavaliers peuvent tenir debout sur un cheval à six ans, et ils
apprennent à manier l’arc et la lance dès que leurs pieds touchent les étriers.
C’est la même chose pour nos enfants, sauf pour ce qui est de tenir debout sur
leur monture, conclut-il en riant.
Le soleil surgit et réchauffa la peau de Nesryn exposée au vent mordant.
— C’est ainsi que le premier Khagan a conquis le continent, reprit Sartaq.
À l’époque, les nôtres formaient déjà une cavalerie disciplinée qui avait
l’habitude de transporter son ravitaillement et son matériel. Les armées qu’ils ont
affrontées ne s’étaient pas attendues à trouver des adversaires capables de
voyager à travers la glace épaisse de l’hiver supposée protéger leurs villes de
toute attaque ennemie pendant les mois les plus froids. Pas plus qu’ils ne
s’étaient attendus à une armée qui se déplaçait avec des bagages légers et des
ingénieurs capables de fabriquer des armes avec les matériaux trouvés sur place.
Aujourd’hui encore, l’Académie d’ingénieurs de Balruhn est l’une des plus
prestigieuses du khaganat.
Nesryn le savait – son père mentionnait cette académie de temps à autre, et
l’un de ses cousins éloignés y avait suivi des cours avant d’acquérir une certaine
renommée en inventant une machine à moissonner.
Sartaq guida Kadara vers le sud et la fit monter en flèche au-dessus des
sommets enneigés.
— Et ces royaumes n’avaient pas prévu que notre armée les attaquerait de
dos, en empruntant des routes sur lesquelles peu d’hommes se risquaient. Le
désert de Kyzultum est par là, précisa-t-il en montrant une bande pâle à
l’horizon. Pendant plusieurs siècles, il a formé une barrière inaccessible entre les
steppes et des régions plus fertiles. Les armées parties conquérir les territoires du
sud l’avaient toujours contourné. Le trajet était alors plus long, ce qui donnait
aux territoires attaqués le temps de rallier une armée. Quand ces royaumes ont
appris que le Khagan et ses cent mille guerriers approchaient, ils ont posté leurs
armées pour leur barrer la route, expliqua Sartaq sur un ton empreint de fierté.
Mais ils ont alors découvert que le Khagan et son armée avaient réussi à
traverser le Kyzultum en se liant d’amitié avec les nomades du désert, méprisés
de ces mêmes royaumes, qui leur avaient servi de guides. C’est ainsi que l’armée
du Khagan a surpris ses adversaires et saccagé leurs villes.
Nesryn sentit le sourire de Sartaq tout près de son oreille et remarqua
qu’elle s’abandonnait un peu plus contre lui.
— Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-elle. A-t-il mené une guerre
ouverte ?
Elle n’avait entendu que des fragments de ces histoires, jamais un récit
aussi palpitant et encore moins de la bouche d’un descendant de cette glorieuse
lignée.
— Non. Il a évité de combattre autant que possible. Il a éliminé sans pitié
certains chefs pour répandre la terreur et marquer brutalement les esprits, et
quand il a rejoint les villes et les armées adverses, la plupart ont déposé les
armes et accepté ses conditions de reddition en échange de sa protection. Son
arme, c’était la peur. Il la maniait comme son sulde.
— J’ai entendu dire qu’il avait deux sulde.
— Oui. Mon père en possède toujours deux. Nous les appelons L’Ébène et
L’Ivoire. Un sulde à crins de cheval blancs en temps de paix, et un autre à crins
de cheval noirs pour la guerre.
— Je suppose qu’il emportait L’Ébène dans ses campagnes.
— Bien sûr. Et quand il a traversé le Kyzultum et saccagé la première ville,
la nouvelle du sort qui attendait les résistants et de la présence de L’Ébène à son
côté s’est répandue si vite et si loin que, lorsqu’il a atteint le royaume voisin,
celui-ci s’est immédiatement rendu. Le Khagan l’en a généreusement
récompensé, et il a veillé à ce que tous les autres territoires l’apprennent.
Sartaq se tut un instant.
— Le roi d’Adarlan n’a jamais été aussi habile ni aussi clément que lui, si
j’ai bien compris ? demanda-t-il soudain.
— Non. Non, certainement pas.
Cet homme avait pillé des royaumes et réduit leurs peuples en esclavage.
Non, pas l’homme… le démon en lui.
— L’armée d’Erawan… Il avait commencé à la rassembler longtemps avant
que Dorian et Aelin aient atteint l’âge adulte et réclamé ce qui leur revenait de
naissance, reprit-elle. Chaol… Le seigneur Westfall m’a parlé de passages et de
chambres souterraines du château de Rifthold où l’on se livrait à des expériences
sur des êtres humains et sur des Valg depuis des années. Juste sous les pieds de
courtisans stupides et frivoles.
— Ce qui soulève la question du pourquoi, observa Sartaq, songeur.
Puisqu’il avait déjà conquis la majeure partie du continent du nord, pourquoi
lever une armée aussi puissante ? Il croyait Aelin Galathynius morte… et je
suppose qu’il n’avait pas prévu que Dorian Havilliard se rebellerait à son tour.
Nesryn ne lui avait rien dit des clefs de Wyrd… et elle ne pouvait pas
encore se résoudre à lui révéler leur existence.
— Nous avions toujours cru qu’Erawan était déterminé à conquérir ce
monde. Ça nous paraissait une raison suffisante pour rallier une telle armée.
— Mais, maintenant, vous semblez en douter.
Nesryn réfléchit un instant.
— Je ne comprends tout simplement pas pourquoi il agit ainsi, dit-elle.
Pourquoi faire tant d’efforts, pourquoi vouloir conquérir encore plus alors qu’il
contrôle déjà en secret tout le continent ? Il a commis impunément des atrocités
innombrables. Veut-il tout simplement plonger notre monde encore plus
profondément dans les ténèbres ? Devenir le maître de l’univers ?
— Peut-être que la raison ou la rationalité sont des notions entièrement
étrangères aux démons. Peut-être qu’Erawan est mû seulement par un instinct
destructeur.
Nesryn secoua la tête et, les yeux plissés, scruta le soleil qui montait dans le
ciel, éblouie par sa lumière devenue aveuglante.

Sartaq retourna à l’aire d’Eridun, laissa Kadara dans la Grande Salle et


poursuivit la visite des lieux avec Nesryn. Il lui épargna l’épreuve de se servir
des échelles en corde à flanc de falaise en la guidant dans les escaliers et les
passages intérieurs. Pour accéder aux deux autres sommets, ils devraient soit
voler, soit emprunter l’une des deux passerelles qui les reliaient. Après un regard
à la corde et au bois des passerelles, Nesryn déclara que cette excursion pourrait
attendre.
Chevaucher Kadara, passait encore : Nesryn faisait confiance à la bête et à
son cavalier. Mais la passerelle qui oscillait dans le vide ? Malgré sa solidité,
peut-être que la jeune femme devrait boire un verre ou deux avant de tenter la
traversée.
Et il y avait déjà une foule de choses à voir à l’intérieur de la montagne
qu’on appelait Rokhal – « Celui qui chuchote ». Les deux autres sommets des
Dorgos étaient nommés Arik, « Celui qui chante », et Torke, « Celui qui rugit ».
Tous trois devaient leurs noms au chant du vent soufflant au-dessus et autour
d’eux.
Rokhal était le plus grand et le plus aménagé des trois. Son joyau était la
Salle d’Altun toute proche du sommet. Mais même aux étages inférieurs, Nesryn
n’avait pas assez d’yeux pour contempler tout ce que le prince lui montra au
cours de leur déambulation à travers les chambres et les passages sinueux.
Les nombreuses cuisines et salles communes ; les habitations et les ateliers
des cavaliers ; les nids des ruks, dont les couleurs allaient de l’or de Kadara au
brun foncé ; les forges où les armures étaient fabriquées avec les métaux extraits
de la montagne ; les tanneries où les selles étaient méticuleusement
confectionnées ; le comptoir où l’on pouvait troquer des articles ménagers et des
babioles. Et, enfin, au sommet de Rokhal, les terrains d’entraînement.
Il n’y avait ni mur ni barrière le long du large sommet plat. Rien qu’un petit
bâtiment rond qui offrait un abri contre le vent et le froid, et l’accès à l’escalier
menant aux étages inférieurs.
Nesryn était hors d’haleine quand ils ouvrirent sa porte en bois au vent
âpre… et la vue qui s’offrit à elle acheva de lui couper le souffle.
Même le vol au-dessus et au milieu des montagnes ne pouvait tout à fait
vous procurer la même sensation.
Ils étaient entourés d’imposants pics neigeux intacts, en sommeil et aussi
anciens que la terre. Un peu plus loin, un lac long et mince scintillait entre des
crêtes jumelles, et les ruks n’étaient plus que des ombres au-dessus de sa surface
bleu foncé.
Nesryn n’avait jamais rien vu d’aussi grandiose et redoutable, d’aussi vaste
et splendide. Et même si elle avait l’impression d’être aussi insignifiante qu’un
insecte à côté de ces montagnes, quelque chose en elle se sentait intensément
partie intégrante d’elles, comme né d’elles.
Sartaq se tenait à côté d’elle et son regard suivait le sien qui errait sur le
paysage, comme s’ils étaient liés. Et quand les yeux de Nesryn s’arrêtèrent sur
une montagne massive et solitaire à l’autre extrémité du lac, il inspira
brusquement. Aucun arbre ne poussait sur ses flancs sombres, et seule de la
neige recouvrait les rochers de ses hauteurs.
— C’est Arundin, annonça doucement Sartaq, comme s’il craignait que
même le vent les entende. Le quatrième chanteur parmi ces sommets.
Un vent froid et vif semblait en effet déferler de cette montagne.
— Nous l’appelons « Celui qui se tait », ajouta-t-il.
Un lourd silence semblait en effet s’étendre comme en cercles
concentriques sur lui. Sur les eaux turquoise du lac étendu à ses pieds brillait son
reflet à l’identique, si limpide que Nesryn se demanda si, en plongeant sous la
surface, on pourrait découvrir un autre monde, un univers spectral.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
Sartaq se détourna comme s’il était impossible de soutenir longtemps la vue
d’Arundin.
— C’est sur ses pentes que les rukhins enterrent leurs morts. Si nous
l’approchons en vol, vous verrez les sulde dont ses flancs sont couverts… les
seuls signes des tombes de ceux qui ont été tués au combat.
Nesryn savait que sa question était morbide et déplacée, mais elle ne l’en
posa pas moins.
— Serez-vous enterré là ou dans la terre sacrée des steppes avec les autres
membres de votre famille ?
Sartaq tapota du pied la roche lisse sur laquelle ils se tenaient.
— Ce sera à moi de choisir, répondit-il. Les deux moitiés de mon cœur
seront longtemps en guerre pour en décider.
Elle ne comprenait que trop bien cette sensation de tiraillement entre deux
lieux différents.
Des cris et des heurts métalliques détournèrent son attention du silence
éternel d’Arundin, et lui rappelèrent que l’espace aménagé au sommet de Rokhal
était un terrain d’entraînement.
Des hommes et des femmes en armure de cuir s’entraînaient en effet sur
divers terrains. Certains décochaient des flèches vers des cibles avec une
précision impressionnante. D’autres envoyaient des lances. D’autres encore
maniaient l’épée. Des cavaliers plus âgés évoluaient entre les guerriers en leur
lançant des ordres et en rectifiant leurs tirs et leurs postures.
Quelques guerriers se tournèrent vers Sartaq quand Nesryn et lui
s’approchèrent du terrain d’entraînement le plus éloigné, celui du tir à l’arc.
Le vent, le froid… Nesryn se surprit à calculer leurs effets sur
l’entraînement, et à admirer d’autant plus le savoir-faire des archers. Sans trop
savoir pourquoi, elle ne fut guère surprise de compter Borte parmi les trois
archers visant des mannequins rembourrés, ses longues tresses volant dans le
vent.
— Alors, mon frère, on revient mordre la poussière ? lança-t-elle à Sartaq
avec un sourire malicieux.
Celui-ci éclata de son rire sonore et contagieux, puis se dirigea vers le
râtelier le plus proche pour prendre un arc et un carquois. Il poussa sa sœur de la
hanche, saisit une flèche et tendit adroitement son arc. Il visa, tira, et Nesryn
sourit quand la flèche se ficha dans le cou du mannequin.
— Plutôt impressionnant, pour un princelet, commenta Borte d’une voix
traînante avant de se tourner vers Nesryn, les sourcils haussés. Et vous ?
Réprimant un sourire, Nesryn laissa tomber son lourd manteau en laine,
salua Borte d’un signe de tête et s’approcha du râtelier. Elle était uniquement
protégée du froid et du vent par son armure en cuir. Mais elle chassa de son
esprit le chuchotement de Rokhal et passa les doigts sur les dos des arcs. If,
frêne… Elle en saisit un en if, le soupesa, éprouva sa flexibilité et sa résistance.
C’était une arme solide et meurtrière…
Mais familière. Autant que peut l’être un vieil ami. Elle n’avait jamais
touché à un arc avant la mort de sa mère. Puis, lors de ses premières années de
deuil et de stupeur, l’entraînement physique, la concentration et la force qu’il
exigeait avaient été pour elle un refuge, un répit et une arme.
Elle se demanda si l’un de ses anciens instructeurs avait survécu à l’attaque
de Rifthold. Si l’une de leurs flèches avait abattu un wyvern, ou l’avait au moins
assez ralenti pour sauver des vies.
Nesryn laissa cette pensée se déposer en elle, se dirigea vers les carquois et
en tira des flèches. Leurs pointes métalliques étaient plus lourdes que celles
qu’elle avait utilisées en Adarlan, et leurs manches plus épais. Conçus pour
fendre des vents violents à des vitesses folles. Et peut-être, avec un peu de
chance, pour abattre un ou deux wyverns.
Elle choisit des flèches dans différents carquois, les rangea dans le sien
qu’elle passa à son épaule, et s’approcha de la ligne devant laquelle Borte et
quelques autres l’observaient en silence.
— Désignez-moi une cible, dit-elle à Borte.
La jeune femme lui adressa un sourire narquois.
— Le cou, le cœur et la tête, répondit-elle en désignant tour à tour les trois
mannequins que le vent faisait trembler.
Un tir pour chacun, donc. La précision et la force requises pour faire
mouche différaient entièrement en fonction des cibles. Borte le savait très bien –
tous les guerriers le savaient.
Nesryn leva un bras derrière sa tête. Elle passa la main le long d’une flèche
dont elle sentit les plumes sur sa peau, sans quitter des yeux les trois
mannequins. Et elle écouta le murmure des vents soufflant autour de Rokhal, cet
appel sauvage qui trouvait un étrange écho dans son cœur. « Quêteuse de vent »,
murmurait sa mère.
Nesryn tira les flèches du carquois et les décocha.
Une première, une deuxième et une troisième.
Encore, encore et encore.
Encore, encore et encore.
Quand elle eut fini, seul le hurlement du vent lui répondit, celui de Torke,
Celui qui rugit. Tous les guerriers s’étaient immobilisés et regardaient fixement
les trois mannequins.
Au lieu de décocher une flèche par mannequin, soit trois au total, elle en
avait tiré neuf en tout.
Trois rangées de tirs parfaitement alignés au cœur, au cou et à la tête. Sans
un centimètre d’écart, malgré les vents chantants.
Quand elle se tourna vers Sartaq, le prince souriait. Sa longue tresse flottait
dans le vent derrière lui comme les crins d’un sulde.
Mais Borte passa devant lui en le poussant du coude, les yeux fixés sur
Nesryn.
— Montrez-moi, souffla-t-elle.

Nesryn resta plusieurs heures sur le terrain d’entraînement pour expliquer


comment elle avait tiré, calculé l’impact du vent, du poids des flèches et de l’air.
Et tandis qu’elle exposait ainsi les diverses rotations en jeu, les guerriers lui
montraient leurs propres techniques. Comment ils se retournaient en selle pour
tirer vers l’arrière ou les types d’arcs qu’ils utilisaient à la chasse ou à la guerre.
Les joues de Nesryn étaient gercées par le vent, ses mains engourdies de
froid, mais un grand sourire s’épanouissait sur ses lèvres quand un messager
surgit de l’escalier et s’approcha de Sartaq.
Sa mère spirituelle était enfin de retour.
Le visage de Sartaq ne révéla rien, mais sur un signe de tête qu’il lui
adressa, Borte ordonna aux guerriers de regagner leurs postes. Ils obtempérèrent
en adressant à Nesryn des sourires de remerciement et de bienvenue et, en
retour, elle les salua d’une inclinaison de tête.
Sartaq déposa son arc et son carquois sur le râtelier en bois et tendit la main
vers Nesryn. Elle lui remit les siens et plia, puis déplia les doigts pour les
décrisper après tant d’heures passées à tenir un arc et à tendre sa corde dans le
vent et le froid.
— Elle sera fatiguée, dit Borte au prince.
Elle avait une petite épée à la main ; son entraînement n’était visiblement
pas terminé.
— Ne l’embête pas trop, ajouta-t-elle.
Sartaq lui lança un regard incrédule.
— Tu crois vraiment que j’ai envie de reprendre un coup de cuillère sur la
tête ? demanda-t-il.
Nesryn faillit s’étrangler, mais ne dit rien et remit son manteau en laine
brodé dont elle serra la ceinture. Elle suivit le prince à l’intérieur et rajusta ses
cheveux balayés par le vent pendant qu’ils descendaient l’escalier noyé d’ombre.
— Borte s’entraîne avec les autres guerriers même si c’est elle qui dirigera
l’Eridun plus tard ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit Sartaq sans la regarder. Toutes les mères spirituelles
savent combattre, attaquer et se défendre. Mais Borte ne s’entraîne pas
seulement au combat. Elle apprend bien d’autres choses.
— Diverses langues parlées en ce monde, par exemple.
Sa maîtrise de la langue du nord était aussi parfaite que celle de Sartaq.
— Par exemple. Ainsi que l’histoire, et… une foule d’autres choses dont ni
Borte ni sa grand-mère ne me révèlent rien.
Ces mots se répercutèrent sur la pierre autour d’eux. Nesryn se risqua à
demander :
— Où est la mère de Borte ?
Les épaules de Sartaq se raidirent.
— Son sulde est planté sur le flanc d’Arundin.
À sa manière de l’annoncer, à la froideur de sa voix…
— J’en suis navrée, dit Nesryn.
— Moi de même.
— Et son père ?
— C’était un homme que sa mère a rencontré sur des terres lointaines et
qu’elle n’a pas souhaité garder auprès d’elle plus d’une nuit.
Nesryn contempla l’ardente et espiègle jeune femme qui avait si
adroitement manié les armes sur le terrain d’entraînement.
— Alors je suis heureuse qu’elle vous ait, vous. Et sa grand-mère.
Sartaq haussa les épaules. Elle savait qu’elle venait de s’aventurer sur un
terrain glissant et inconnu… un lieu où elle n’avait aucun droit de s’immiscer.
— Vous êtes une bonne instructrice, observa soudain Sartaq.
— Merci.
Ce fut tout ce qu’elle avait trouvé à répondre.
Il était près d’elle pendant qu’elle montrait aux guerriers les diverses
positions et techniques de tir, mais il avait peu parlé. C’était un chef qui n’avait
pas constamment besoin de remplir l’air de paroles et de vantardise.
Il soupira et ses épaules se détendirent.
— Et je suis soulagé de constater que la réalité est à la hauteur de la
légende, reprit-il.
Nesryn rit, heureuse de se retrouver en terrain plus sûr.
— Parce que vous en doutiez ?
Ils étaient maintenant au niveau de la Grande Salle. Sartaq lui laissa le
temps de régler son pas sur le sien pour marcher à son côté.
— Les rapports que j’ai lus n’avaient pas mentionné certaines informations
cruciales, dit-il. Cela m’a fait douter de leur exactitude.
L’éclat malicieux de son œil alerta Nesryn, qui inclina la tête sur le côté.
— Et… qu’ont-ils oublié, au juste ?
Ils arrivèrent dans la Grande Salle. De l’autre côté de la fosse où brûlait le
feu se tenaient une silhouette à peine visible enveloppée dans un manteau et une
autre assise à côté d’elle.
Sartaq se tourna vers Nesryn et la jaugea de la tête aux pieds. Peu de détails
semblaient lui échapper.
— Votre beauté.
Nesryn ouvrit, puis referma la bouche, consciente d’avoir l’allure peu
flatteuse d’un poisson hors de l’eau.
Sartaq lui adressa un clin d’œil avant de s’éloigner vers la fosse.
— Ej, appela-t-il.
Le terme employé par les rukhins pour dire « mère », comme il le lui avait
expliqué ce matin. Nesryn se hâta de le suivre. Ils contournèrent la fosse tandis
que la silhouette assise sur la marche la plus élevée rejetait le capuchon qui
masquait son visage.
Nesryn s’était attendue à voir une vieillarde édentée et courbée par l’âge.
Mais c’était une femme au dos bien droit et aux tresses d’onyx strié
d’argent qui souriait à Sartaq d’un air sardonique. Et si les années avaient
marqué son visage… c’était celui de Borte. Ou, plus précisément, ce serait celui
de Borte dans quarante ans.
La mère spirituelle portait l’armure en cuir des cavaliers, même si son
manteau bleu foncé – ou plutôt, sa veste, qu’elle avait drapée sur ses épaules – la
dissimulait presque entièrement.
Et à côté d’elle se tenait Falkan. Son visage était aussi grave que celui
d’Houloun, et il les scrutait de ses yeux de saphir sombre. Sartaq ralentit à sa
vue, peut-être mécontent de ne pas être le premier à avoir reçu l’attention de sa
mère spirituelle, ou tout simplement contrarié de la présence du marchand.
Les réflexes de l’instinct de survie se réveillèrent en Sartaq et il poursuivit
son chemin, puis sauta sur le bord de la fosse le long duquel il s’avança vers les
deux autres.
Quand il s’approcha d’elle, Houloun se leva et le serra dans une étreinte
brève et vigoureuse. Et puis elle s’écarta de lui sans lâcher ses épaules. Elle était
presque aussi grande que le prince, ses épaules étaient robustes et ses cuisses
musclées. Elle examina Sartaq d’un œil avisé.
— Le chagrin t’accable encore, observa-t-elle en passant une main striée de
cicatrices sur la haute pommette de Sartaq. Et l’inquiétude.
Sartaq baissa les paupières et inclina vivement la tête.
— Tu m’as manqué, Ej.
— Flatteur, le réprimanda-t-elle en tapotant sa joue.
Nesryn aurait juré qu’elle avait vu le prince rougir, ce qui l’enchanta.
Quand Houloun regarda par-dessus les larges épaules de Sartaq l’endroit où
se tenait Nesryn, sur le bord de la fosse, la lueur du feu teinta de rouge et d’or
ses rares cheveux argentés.
— Et l’archère du nord est enfin arrivée, commenta-t-elle en saluant Nesryn
d’une inclinaison de tête. Je suis Houloun, fille de Dochin, mais vous pouvez
m’appeler Ej, comme tout le monde ici.
Dès que les yeux de Nesryn plongèrent dans les prunelles sombres de la
matriarche, elle comprit que peu de choses échappaient à cette femme. Elle
inclina la tête à son tour.
— C’est un honneur pour moi, répondit-elle.
La mère spirituelle la dévisagea longuement. Nesryn soutint son regard en
se contraignant à rester aussi immobile que possible pour laisser cette femme lire
en elle ce qu’elle voulait.
Les yeux d’Houloun se tournèrent enfin vers Sartaq.
— Nous avons des affaires à discuter, annonça-t-elle.
Libérée de ce regard intense, Nesryn laissa échapper un soupir, mais veilla
à rester bien droite.
Sartaq hocha la tête et parut soulagé, mais il regarda Falkan qui observait la
scène depuis son fauteuil.
— Certains sujets ne peuvent s’aborder qu’en privé, Ej, répondit-il.
Sans être impolie, sa réaction manquait indubitablement de chaleur. Nesryn
se contint pour ne pas lui faire écho.
— Dans ce cas, ils pourront attendre, trancha Houloun en balayant son
objection d’un geste.
Puis elle désigna un banc en pierre.
— Assieds-toi.
— Ej…
Falkan remua sur son siège comme s’il allait leur faire la faveur de se
retirer.
Mais Houloun pointa le doigt vers lui pour lui ordonner de rester.
— J’aimerais que vous m’écoutiez tous, dit-elle.
Sartaq se laissa tomber sur le banc. Son pied qui tapotait nerveusement le
sol était le seul signe de son irritation. Nesryn s’assit à côté de lui et, avec une
expression sévère, Houloun regagna sa place entre Falkan et eux.
— Une antique malveillance s’agite au cœur de ces montagnes, déclara-t-
elle. C’est la raison pour laquelle je me suis absentée ces derniers jours : pour
partir à sa recherche.
— Ej…, intervint le prince d’une voix inquiète et sur le ton de
l’avertissement.
— Je ne suis pas encore trop vieille pour me servir de mon sulde, mon
garçon, lança Houloun en le foudroyant du regard – et, de fait, rien en cette
femme ne paraissait vieux.
— À la recherche de quoi, exactement ? demanda Sartaq, les sourcils
froncés.
Houloun parcourut la salle du regard pour s’assurer que personne d’autre ne
les écoutait.
— Des nids de ruks ont été pillés, annonça-t-elle. Des œufs ont été volés
dans la nuit et des rukillons ont disparu.
Sartaq jura à mi-voix et sans retenue. Nesryn cilla et sentit ses entrailles se
nouer.
— Il y a plusieurs dizaines d’années que les pillards n’osaient plus se
risquer dans ces montagnes, dit le prince. Mais tu n’aurais pas dû les poursuivre
seule, Ej.
— Ce n’étaient pas des pillards. C’était quelque chose de bien pire.
Des ombres cernaient les contours du visage d’Houloun. Nesryn déglutit
péniblement. Si les Valg s’étaient aventurés jusqu’ici…
— Mon Ej à moi les appelait les kharankuis, reprit Houloun.
— Ce mot signifie « ombres »… « ténèbres », murmura Sartaq à l’intention
de Nesryn, le visage figé d’effroi.
Le cœur de Nesryn battit avec violence. Si les Valg étaient déjà là…
Houloun regarda tour à tour Nesryn et Falkan et reprit :
— Mais dans vos contrées, on leur donne un autre nom, si je ne me
trompe ?
Nesryn observa Falkan, qui déglutissait, tout en se demandant comment elle
pourrait mentir ou, du moins, éviter de révéler quoi que ce soit sur les Valg.
Mais Falkan hocha la tête et, quand il répondit, sa voix était à peine audible
par-dessus le crépitement des flammes :
— Nous les appelons « les araignées stygiennes ».
CHAPITRE 31

— LES ARAIGNÉES STYGIENNES ne sont guère plus que des mythes, dit
Nesryn à Houloun. La soie d’araignée est si rare que certains doutent même de
son existence. Vous pourriez aussi bien pourchasser des fantômes.
Mais ce fut Falkan qui lui répondit avec un sourire sardonique :
— Je crains de ne pas être d’accord avec vous, capitaine Faliq.
Quand il plongea la main à l’intérieur de sa veste, Nesryn se raidit et porta
la sienne au poignard passé à sa ceinture.
Mais ce ne fut pas une arme qu’il tira de sa veste.
L’étoffe blanche scintillait et chatoyait sur sa paume, parcourue de reflets
semblables au feu des étoiles. Sartaq lui-même émit un sifflement, les yeux fixés
sur cette pièce de tissu grande comme un mouchoir.
— C’est de la soie d’araignée, déclara Falkan en la remettant dans sa poche.
En provenance directe de la source.
Nesryn en resta bouche bée.
— Vous avez vu ces créatures de cauchemar de près, dit Sartaq, et ce n’était
pas une question.
— J’ai marchandé avec certaines d’entre elles dans le nord, précisa Falkan
sans se départir de son sourire sardonique, mais son visage s’était assombri –
nettement assombri. Il y a près de trois ans. On pourrait penser que c’était un
marché de dupes, mais je suis reparti avec une centaine de mètres de soie
d’araignée.
Le mouchoir dans sa poche représentait à lui seul une fortune. Alors cent
mètres de cette étoffe…
— Vous devez être aussi riche que le Khagan ! s’exclama Nesryn.
Il haussa les épaules.
— J’ai découvert que la vraie richesse n’est pas toute d’or et de joyaux,
répondit-il.
— Qu’est-ce que ça vous a coûté ? demanda doucement Sartaq.
Car les araignées stygiennes ne se faisaient pas payer en biens matériels,
mais en rêves, en souhaits et…
— Vingt ans. Vingt ans de ma vie. Les vingt premières.
Nesryn scruta son visage. Il était légèrement marqué par les années, mais
ses cheveux n’étaient pas encore gris.
— J’ai vingt-sept ans, lui dit Falkan. Mais j’en parais presque cinquante.
Par tous les dieux…
— Et que faites-vous ici, dans cette aire ? demanda-t-elle sans détour. Est-
ce que les araignées de cette région fabriquent aussi de la soie ?
— Elles sont moins civilisées que leurs sœurs du nord, répondit Houloun en
faisant claquer sa langue. Les kharankuis ne créent rien… elles ne font que
détruire. Elles se sont longtemps terrées dans leurs grottes et dans les cols des
Dagul, au sud de ces montagnes. Et nous sommes longtemps restés à distance
respectueuse d’elles.
— Pourquoi penses-tu que ce sont elles qui ont volé nos œufs ? demanda
Sartaq.
Il tourna les yeux vers quelques ruks qui attendaient leurs cavaliers dans
l’entrée de la grotte, puis se pencha en avant, les coudes posés sur ses cuisses.
— Qui d’autre en serait capable ? répliqua sa mère spirituelle. Nous
n’avons repéré aucun pillard dans les parages. Et qui d’autre pourrait se glisser
dans un nid de ruk à une telle hauteur ? J’ai survolé leur domaine au cours de ces
derniers jours. Leurs toiles sont tendues entre les sommets, les cols des Dagul et
les forêts de pins jusque dans les ravins, étouffant toute vie là-bas. Je ne crois
pas que ce soit une pure coïncidence que les kharankuis recommencent à fondre
sur le monde comme sur une proie juste au moment où un marchand vient nous
interroger à propos de leurs sœurs du nord.
Sous le regard perçant de Sartaq, Falkan leva les mains dans un geste de
protestation.
— Je ne les ai ni recherchées ni provoquées, dit-il. J’ai entendu parler du
savoir étendu de votre mère spirituelle et décidé de venir lui demander conseil
avant d’entreprendre quoi que ce soit.
— Que voulez-vous d’elles ? demanda Nesryn en inclinant la tête sur le
côté.
Falkan examina ses mains et plia les doigts comme s’ils étaient ankylosés.
— Je veux retrouver ma jeunesse, répondit-il.
— Il a déjà vendu ses cent mètres de toile et il croit encore qu’il peut
revenir en arrière, dit Houloun à Sartaq.
— Je suis sûr que je peux revenir en arrière, affirma Falkan sur un ton qui
lui valut un regard d’avertissement d’Houloun. Il y a… J’ai encore certaines
affaires à régler avant de vieillir. On m’a informé que le seul moyen de retrouver
mes années perdues est de tuer l’araignée qui les a dévorées.
— Pourquoi ne pas la traquer chez vous, alors ? demanda Nesryn, les
sourcils froncés. Pourquoi être venu ici ?
Falkan ne répondit pas.
— Parce qu’on lui a également dit que seul un guerrier émérite peut tuer
une kharankui, répondit Houloun. Le plus grand guerrier de son pays. Comme il
savait que nous vivons à proximité de ces créatures de cauchemar, il a décidé de
tenter sa chance ici pour commencer, en se renseignant auprès de nous sur
elles… et, peut-être, sur le moyen de les tuer. Peut-être aussi pour découvrir un
autre moyen de retrouver ses années de jeunesse, une autre voie qui lui
épargnerait toute confrontation avec les kharankuis là-bas, dans le nord, ajouta-t-
elle avec un regard perplexe.
C’était un plan d’action plutôt sensé chez un homme assez fou pour vendre
vingt ans de sa vie.
— Quel rapport entre cette histoire et le vol d’œufs et de rukillons, Ej ?
intervint Sartaq.
Il semblait avoir aussi peu de sympathie qu’Houloun pour le marchand qui
avait troqué sa jeunesse contre une fortune royale. Comme s’il le sentait, Falkan
détourna le visage vers le feu.
— Je veux que tu les retrouves, répondit Houloun.
— Ils sont probablement morts, Ej.
— Ces monstres peuvent conserver longtemps leurs proies dans les cocons
qu’ils tissent. Mais tu as raison : les œufs et les rukillons ont probablement été
dévorés.
Un éclair de fureur illumina le visage d’Houloun, laissant entrevoir la
guerrière en elle. Et celle que sa petite-fille deviendrait.
— C’est pourquoi je veux que tu surprennes ces araignées la prochaine fois
qu’elles s’en prendront aux nids de ruks, reprit-elle. Et que tu fasses bien
comprendre à ces immondes créatures que nous ne tolérons pas qu’on enlève nos
rukillons. Quand ils partiront, vous les accompagnerez, dit-elle à Falkan. Peut-
être que vous découvrirez là-bas les réponses que vous cherchez.
— Pourquoi ne pas partir dès maintenant ? demanda Nesryn. Pourquoi ne
pas les pourchasser et les punir tout de suite ?
— Parce que nous n’avons encore aucune preuve de leur culpabilité,
répondit Sartaq. Et si nous les attaquons sans provocation de leur part…
— Les kharankuis sont des ennemis de longue date des ruks, expliqua
Houloun. Ils se sont fait la guerre autrefois, avant l’arrivée des cavaliers des
steppes dans ces montagnes.
Elle secoua la tête comme pour chasser les ombres de souvenirs.
— C’est la raison pour laquelle nous garderons le silence sur cette affaire,
dit-elle à Sartaq. Il ne faut à aucun prix que les cavaliers et les ruks organisent
une expédition punitive ou sèment la panique ici. Dis-leur de veiller sur les nids,
mais sans préciser pourquoi.
Sartaq hocha la tête.
— Comme tu voudras, Ej.
Houloun se tourna vers Falkan.
— J’aimerais m’entretenir avec mon capitaine, lui dit-elle.
Falkan comprit qu’elle lui donnait congé et se leva.
— Je suis à votre disposition, prince Sartaq, dit-il et, après une gracieuse
révérence, il s’éloigna.
— Ça recommence, pas vrai ? murmura Houloun quand le bruit de ses pas
se fut éteint.
Le feu dorait le blanc de ses yeux aux iris sombres qui se posèrent sur
Nesryn.
— Celui qui dort s’est réveillé, ajouta la matriarche.
— Erawan, souffla Nesryn.
Elle aurait juré que les flammes du feu avaient vacillé comme en réponse.
— Tu le connais, Ej ? demanda Sartaq.
Il changea de place, laissant à Nesryn la possibilité de se rapprocher d’eux
sur le banc en pierre. Le regard perçant de sa mère spirituelle s’arrêta de
nouveau sur Nesryn.
— Vous les avez affrontées, dit-elle. Ses bêtes de l’ombre.
Nesryn refoula les souvenirs qui resurgissaient en elle.
— Oui, répondit-elle. Il a levé une armée de monstres sur le continent du
nord. À Morath.
— Ton père le sait-il ? demanda Houloun à Sartaq.
— Il sait certaines choses. Mais avec le chagrin de la mort de Tumelun…,
répondit-il sans quitter le feu des yeux.
Houloun posa la main sur son genou.
— Une attaque a eu lieu à Antica, Ej, reprit le prince. Une guérisseuse du
Torre a été agressée.
Houloun jura sans plus de retenue que son fils spirituel.
— Nous pensons que le coupable est peut-être l’un des agents d’Erawan,
poursuivit Sartaq. Et plutôt que de perdre du temps à convaincre mon père
d’écouter de vagues théories, j’ai pensé aux histoires que tu racontais autrefois à
ce sujet, et voulu découvrir si tu savais quelque chose là-dessus.
— Et si je te disais ce que je sais ? répondit Houloun avec un regard
scrutateur qui avait l’intensité de celui d’un ruk. Si je te disais ce que je sais de
cette menace, serais-tu prêt à faire évacuer toutes les aires et tous les nids ? À
survoler le détroit pour aller affronter ces monstres jusqu’au dernier ?
Sartaq déglutit, et Nesryn comprit que, en réalité, il n’était pas venu là pour
obtenir des réponses.
Peut-être qu’il en savait déjà assez sur les Valg pour décider par lui-même
de la manière d’affronter ce danger. Il était venu là pour gagner son peuple à sa
cause… et cette femme. Il avait beau commander la cavalerie des ruks, c’était la
parole d’Houloun qui avait force de loi dans ces montagnes.
Et sur ce quatrième sommet, sur les flancs silencieux d’Arundin… le sulde
de sa fille se dressait dans le vent. Cette femme connaissait la valeur de la vie
jusque dans sa moelle. Elle risquait donc de ne pas laisser sa petite-fille
s’envoler avec la légion, en admettant qu’elle permette aux rukhins d’Eridun de
partir.
— Si les kharankuis se manifestent et si Erawan a levé une armée dans le
nord, nous devrons les affronter tous ensemble, reprit Sartaq en choisissant
soigneusement ses mots. Mais j’aimerais que tu me dises ce que tu sais, Ej, fit-il
en inclinant la tête. Ce que même les royaumes du nord ont peut-être oublié avec
le temps et les destructions. Pourquoi notre peuple, qui vit si loin de tout, connaît
de telles histoires alors que les guerres de ces démons anciens n’ont jamais
atteint nos rivages.
Houloun les observa un instant tandis que sa longue tresse épaisse oscillait
dans son dos. Et puis elle posa une main sur la pierre et se releva avec un
grognement.
— Je dois d’abord manger et me reposer un peu. Ensuite, je vous parlerai,
dit-elle, et elle regarda en fronçant les sourcils l’entrée de la grotte et les reflets
argentés du soleil sur ses parois. Une tempête arrive. Je l’ai devancée à mon
retour ici. Dites aux autres de se préparer.
Sur ces mots, elle abandonna la chaleur du feu et s’éloigna dans la salle
voisine. Sa démarche était raide, mais elle se tenait bien droite. Elle évoluait
avec la vivacité et l’assurance d’une guerrière.
Mais au lieu de se diriger vers la table ronde ou vers les cuisines, Houloun
franchit une porte que Nesryn avait auparavant repérée et qui menait à la petite
bibliothèque.
— C’est notre Gardienne d’Histoires, expliqua Sartaq, qui avait suivi le
regard de Nesryn. La lecture des textes l’aide à puiser dans sa mémoire.
Ce n’était donc pas seulement une mère spirituelle qui connaissait l’histoire
des rukhins, mais une Gardienne d’Histoires sacrée, possédant le don rare de
retenir et de conter des légendes et des histoires du monde entier.
Sartaq se leva et s’étira en grognant à son tour.
— Elle ne se trompe jamais sur les tempêtes. Nous devons prévenir les
autres. Vous vous chargerez de l’intérieur. J’irai avertir les aires des autres
sommets.
Avant que Nesryn n’ait eu le temps de demander qui, au juste, elle devait
informer, le prince s’éloigna vers Kadara.
Elle fronça les sourcils. Elle devrait donc rester seule avec ses pensées.
Un marchand à la poursuite d’araignées qui l’aideraient peut-être à
retrouver sa jeunesse, ou lui apprendraient comment la reprendre à leurs sœurs
du nord… Et ces araignées…
Nesryn frissonna à l’idée de ces créatures rampant vers les nids pour se
nourrir des plus vulnérables de l’aire. Des monstres sortis tout droit des
légendes.
Peut-être qu’Erawan ralliait toutes les créatures funestes et malfaisantes de
ce monde sous sa bannière.
Tout en se frottant les mains comme si cela pouvait les imprégner de la
chaleur du feu, Nesryn s’enfonça dans les profondeurs de l’aire.
Une tempête arrivait, voilà ce qu’elle devait annoncer à tous ceux qui
croiseraient son chemin.
Mais elle savait qu’une autre menace pesait déjà sur eux.

La tempête éclata juste après minuit. Les griffes géantes des éclairs
lacéraient le ciel et les roulements de tonnerre faisaient vibrer chaque couloir et
chaque étage de l’aire.
Assise au bord de la fosse, Nesryn regarda l’entrée lointaine de la grotte en
travers de laquelle on avait tendu de grands rideaux. Ils ondulaient et se
gonflaient dans le vent, mais restaient rivés au sol et s’entrouvraient seulement
assez pour laisser entrevoir la nuit criblée par la pluie.
Juste devant eux, trois ruks étaient blottis dans ce qui ressemblait à des nids
de paille et d’étoffe : Kadara, le féroce ruk brun qui appartenait à Houloun, et un
ruk plus petit aux plumes brun rougeâtre – la monture de Borte. « Un vrai
nabot », avait lancé celle-ci au dîner, même si son regard rayonnait de fierté.
Nesryn étira ses jambes endolories en savourant la chaleur du feu et de la
couverture que Sartaq avait posée sur ses genoux. Elle avait passé des heures à
monter et descendre les escaliers de l’aire pour informer tous ceux qu’elle
rencontrait qu’Houloun avait annoncé une tempête.
Certains avaient hoché la tête avec gratitude avant de s’éloigner en hâte,
d’autres lui avaient offert du thé chaud et des beignets qu’ils faisaient cuire dans
leurs foyers. Quelques-uns lui avaient demandé d’où elle venait et pourquoi elle
était ici. Et quand elle avait expliqué qu’elle arrivait d’Adarlan mais que sa
famille était originaire du sud, tous avaient répondu : « Sois la bienvenue chez
toi. »
Monter et descendre des escaliers et des couloirs en pente raide l’avait
épuisée après l’entraînement du matin.
Quand Houloun s’assit sur le banc entre Sartaq et elle, et quand Falkan et
Borte eurent regagné leurs chambres après le dîner, Nesryn somnolait presque.
Un éclair jaillit dans la nuit, nimbant d’argent les murs de la salle. Pendant
un long moment, on n’entendit plus que les grondements du tonnerre, le
hurlement du vent et le tambourinement de la pluie, le crépitement du feu et le
bruissement des ailes des ruks.
— Les nuits de tempête sont le domaine des Gardiens d’Histoires, entonna
Houloun en halha. Nous entendons ces tempêtes approcher à plusieurs centaines
de lieues et sentons la tension dans l’air comme un limier flaire une odeur. Elles
nous enjoignent de nous préparer à leur arrivée, de rassembler les nôtres et
d’écouter attentivement.
Nesryn sentit ses bras se couvrir de chair de poule sous son épais manteau
de laine.
Houloun poursuivit :
— Il y a bien longtemps, avant le khaganat, avant les seigneurs des steppes
et le Torre au bord de la mer, avant qu’un seul mortel règne sur ces terres… une
faille s’est ouverte dans le monde. Dans nos montagnes.
Le visage de Sartaq était indéchiffrable. Nesryn sentit sa gorge se serrer.
Une faille dans le monde… un portail de Wyrd ouvert. Ici même.
— Elle s’est ouverte, puis refermée très vite, le temps d’un éclair, reprit
Houloun.
Comme en écho à ces paroles, une lumière blanche zébra le ciel.
— Mais c’était assez pour laisser entrer les cauchemars. Les kharankuis et
d’autres bêtes de l’ombre.
Ces mots résonnèrent profondément en Nesryn.
Les kharankuis… les araignées stygiennes… et d’autres intrus. Des
créatures qui n’étaient pas de ce monde.
Des Valg.
Nesryn se réjouit d’être assise.
— Les Valg sont donc venus ici ? demanda-t-elle d’une voix qui paraissait
trop forte et trop plate dans le silence rempli par le hurlement de la tempête.
Sartaq lui adressa un regard d’avertissement, mais Houloun acquiesça.
— La plupart des Valg sont repartis, appelés dans le nord quand de
nouvelles hordes ont surgi ici. Mais ces montagnes… Peut-être que les premiers
Valg arrivés ici formaient une avant-garde qui n’avait pas trouvé ce qu’elle
cherchait. Ils se sont donc retirés, mais les kharankuis sont restées dans les cols
des monts Dagul pour servir un roi des ténèbres. Ces araignées ont appris le
langage des mortels quand elles ont dévoré ceux qui avaient été assez stupides
pour s’aventurer dans leur royaume désolé. Les rares qui ont pu s’enfuir ont
affirmé qu’elles restaient dans ces montagnes parce que les lieux leur rappelaient
leur monde maudit. À en croire d’autres, elles formaient une arrière-garde qui
attendait que le portail s’ouvre à nouveau pour regagner leur monde.
» La guerre faisait rage à l’est, dans les anciens royaumes des Fae. Trois
rois des démons contre une reine Fae et ses armées. Des démons qui avaient
franchi un portail entre les mondes pour conquérir le nôtre.
Houloun raconta alors l’histoire que Nesryn connaissait bien. Elle laissa la
mère spirituelle poursuivre son récit tandis que son esprit travaillait activement.
Les araignées stygiennes étaient en réalité des Valg qui avaient pris leur
apparence et qui, ainsi, étaient restés visibles jusqu’à ce jour sans que personne
ne soupçonne rien.
Nesryn revint à l’instant présent et se concentra sur le récit d’Houloun.
— Et après que les Valg avaient été renvoyés dans leur royaume et que le
dernier roi des démons s’était dissimulé au milieu des ténèbres de ce monde, les
Fae sont arrivés dans ces montagnes. Ils ont appris aux rukhins à combattre les
kharankuis et à parler les langues des Fae et des mortels. Ils ont construit des
tours de guet le long de ces montagnes et des phares dans tout le pays afin de
pouvoir donner l’alarme. Ces Fae formaient-ils une avant-garde combattant les
kharankuis ? Ou attendaient-ils comme ces araignées qu’une faille s’ouvre à
nouveau dans ce monde ? Mais avant que quelqu’un n’ait eu le temps de poser la
question, ils avaient abandonné leurs tours de guet et disparu des mémoires.
Houloun fit une pause dans son récit.
— Existe-t-il… existe-t-il un moyen de vaincre les Valg autrement qu’au
combat ? demanda Sartaq. Un pouvoir qui pourrait nous aider à vaincre les
nouvelles hordes assemblées par Erawan ?
Le regard d’Houloun se tourna vers Nesryn.
— Demande-lui, répondit-elle au prince. Elle sait comment faire.
Sartaq eut peine à dissimuler sa stupeur. Il se pencha en avant pour regarder
Nesryn.
— Je ne peux rien vous révéler, souffla cette dernière. À aucun d’entre
vous. Si Morath venait à l’apprendre d’une façon ou d’une autre, notre dernier
espoir s’éteindrait.
Les clefs de Wyrd… Elle ne pouvait prendre le risque d’en parler, même
aux rukhins.
— Alors vous m’avez envoyé ici pour rien, dit froidement Sartaq.
— Non, protesta Nesryn. Il reste beaucoup de choses dont nous ignorons
tout. Le fait que ces araignées étaient des Valg, qu’elles ont combattu dans leurs
rangs et qu’elles ont établi des avant-postes ici et dans les montagnes de Ruhnn
sur le continent du nord… peut-être que dans cette histoire tout est lié. Et peut-
être qu’il reste quelque chose que nous ignorons encore, une faiblesse chez les
Valg que nous pourrions exploiter, par exemple.
Elle scrutait la salle en s’efforçant d’apaiser les violents battements de son
cœur. La peur n’était d’aucun secours pour personne.
Houloun regarda tour à tour Sartaq et Nesryn.
— La plupart des tours de guet bâties par les Fae ont disparu, mais il en
reste quelques-unes à demi en ruines, reprit-elle. La plus proche est à environ
une demi-journée de vol d’ici. Commencez vos recherches là-bas… voyez si
vous y découvrez quelque chose d’utile. Peut-être y trouverez-vous une ou deux
réponses, Nesryn Faliq.
— Personne n’a jamais regardé ces tours de plus près ?
— Les Fae les ont garnies de pièges pour tenir les araignées à distance. Et
ils les y ont laissés quand ils ont abandonné ces tours. Certains ont essayé d’y
entrer, pour piller ou pour explorer… aucun n’en est revenu.
— Est-ce que le risque en vaut la peine ? demanda Sartaq.
C’était la question calmement posée par un capitaine à la mère spirituelle de
son aire.
Houloun serra les dents.
— Je t’ai dit tout ce que je savais, répondit-elle. Et ce ne sont que des bribes
de savoir qui se sont transmises alors que tant d’autres ont été oubliées. Mais si
les kharankuis s’agitent de nouveau… Il faut absolument que quelqu’un se rende
à cette tour de guet. Peut-être que vous y découvrirez quelque chose d’utile.
Peut-être apprendrez-vous comment les Fae ont combattu et tenu en respect ces
créatures de cauchemar.
Elle adressa un long regard scrutateur à Nesryn tandis que le tonnerre faisait
à nouveau vibrer les parois des grottes.
— Et peut-être que, si vous le découvrez, la lueur d’espoir qu’il nous reste
grandira, conclut-elle.
— Ou peut-être que nous nous ferons tuer, rétorqua Sartaq, qui regardait
d’un air renfrogné les ruks à demi endormis dans leurs nids.
— Rien de valable ne s’obtient sans en payer le prix, mon garçon, répliqua
Houloun. Mais ne vous attardez pas dans cette tour après la tombée de la nuit.
CHAPITRE 32

— BIEN, COMMENTA YRENE.


Elle soutenait la jambe de Chaol sur son épaule et lui faisait lentement
décrire des rotations.
Étendu au-dessous d’elle sur le sol du cabinet dans le bâtiment des
médecins au Torre, Chaol l’observait en silence. Le soleil était déjà assez chaud
pour la faire ruisseler de sueur mais, dans ce climat aride, la transpiration séchait
avant de pouvoir imprégner les vêtements. Elle en sentait néanmoins les gouttes
sur son visage et la voyait luire sur celui de Chaol.
— Vos jambes réagissent bien aux exercices, observa-t-elle en pressant les
muscles puissants de ses cuisses.
Elle ne lui avait pas demandé ce qui avait changé. Pourquoi il avait
commencé à s’entraîner avec les gardes du palais. Et il ne lui avait pas non plus
expliqué pourquoi.
— Oui, en effet, répondit-il laconiquement en se frottant la mâchoire.
Il ne s’était pas rasé ce matin. Quand elle était entrée dans sa suite, il
revenait de son entraînement avec les gardes et lui avait annoncé qu’il voulait
faire une promenade à cheval, pour changer de décor, ce jour-là.
En le voyant si impatient, si enthousiaste à l’idée d’explorer la ville et de
s’adapter à son environnement, Yrene n’avait pas eu le cœur de refuser. Après
avoir flâné dans les rues d’Antica, ils s’étaient rendus au Torre pour travailler
dans l’une des pièces paisibles de ce bâtiment. Elles se ressemblaient toutes ;
chacune était meublée d’un bureau, d’un lit et de meubles de rangement qui
occupaient l’un des murs. Chacune avait une seule fenêtre donnant sur les
rangées impeccables du grand jardin d’herbes aromatiques. Et, malgré la
chaleur, des parfums de romarin, de menthe et de sauge remplissaient la
chambre.
Chaol poussa un grognement quand Yrene abaissa sa jambe et la posa sur la
pierre fraîche du sol, puis commença à travailler sur l’autre. Sa magie émettait
un bourdonnement voilé et se répandait en lui, tout en contournant
soigneusement la tache funeste qui, lentement, très lentement, s’estompait.
Ils la combattaient jour après jour. Les souvenirs de Chaol le dévoraient, le
rongeaient, et Yrene les repoussait en luttant contre les ténèbres qui l’assaillaient
et le torturaient.
Elle entrevoyait parfois ce qu’il subissait dans cet abîme de noirceur
tourbillonnante. La souffrance, la fureur, les remords et le chagrin. Mais
seulement par éclairs, comme des filets de fumée passant devant elle. Même s’il
ne parlait jamais de ce qu’il voyait, Yrene parvenait à repousser cette vague de
ténèbres. Tout doucement, petit à petit, comme des éclats qu’elle aurait fait voler
en taillant un bloc de pierre, mais… c’était toujours mieux que rien.
Elle ferma les yeux et fit déferler sa magie dans les jambes de Chaol, tel un
essaim de lucioles blanches. Elle repérait les voies endommagées, rassemblait et
cernait les parties de son corps restées en sommeil pendant ces exercices alors
qu’elles auraient dû être ravivées.
— J’ai fait des recherches sur les soins que les guérisseuses d’autrefois
prodiguaient aux blessés à la colonne vertébrale, déclara-t-elle en rouvrant les
yeux. L’une d’elles, une certaine Linqin, avait fabriqué un corset magique pour
le corps du patient tout entier. Une sorte d’ossature externe qui lui permettait de
marcher pour aller chercher un guérisseur, ou pour le cas où les soins
échoueraient.
Chaol haussa un sourcil.
— J’imagine que vous n’avez pas ça pour moi au Torre ?
Yrene secoua la tête, abaissa sa jambe et reprit l’autre pour entamer une
nouvelle série d’exercices.
— Linqin n’a fabriqué que dix corsets, tous liés à des talismans que leurs
usagers pouvaient porter sur eux, expliqua-t-elle. Ces corsets ont été perdus, tout
comme le secret de leur fabrication. D’après la légende, une autre guérisseuse du
nom de Saanvi serait parvenue, elle, à se passer de soins en implantant un
minuscule éclat de pierre magique dans le cerveau de son patient.
Chaol fit la grimace.
— Je ne comptais pas vous proposer d’essayer cette méthode, dit-elle en lui
donnant une petite tape sur la cuisse.
Un demi-sourire fit frémir l’un des coins de la bouche de Chaol.
— Comment ce savoir s’est-il perdu ? demanda-t-il. Je croyais que la
bibliothèque du Torre contenait toutes ces connaissances par écrit.
Yrene fronça les sourcils.
— Ces deux guérisseuses travaillaient dans des avant-postes très éloignés
du Torre, répondit-elle. Il en existe quatre sur ce continent… de petits centres où
les guérisseuses du Torre travaillent et vivent. Où elles soignent tous ceux qui ne
peuvent pas faire le voyage jusqu’ici. Linqin et Saanvi étaient si isolées du reste
du monde que, quand quelqu’un a enfin eu l’idée de venir chercher les notes
qu’elles avaient laissées, ces notes étaient déjà perdues. Tout ce qu’il nous reste
maintenant, ce sont des rumeurs et des mythes.
— Est-ce que vous gardez des traces écrites ? Des traces de tout ce que
nous faisons ? demanda-t-il.
Yrene rougit.
— En partie, oui. Mais je ne note pas les moments où vous vous montrez
complètement buté.
Le demi-sourire de Chaol réapparut, mais Yrene reposa sa jambe et s’écarta
de lui tout en restant agenouillée sur les dalles.
— Ce que je veux dire, reprit-elle, détournant la conversation des carnets
entreposés dans sa chambre, plusieurs étages au-dessus d’eux, c’est que tous ces
moyens ont bel et bien été employés par le passé. Je sais que ce traitement est
long et que vous avez hâte de repartir…
— Oui, mais je ne veux pas vous bousculer, Yrene.
Il s’assit sans effort. Même dans cette position, il la dominait de toute sa
hauteur, qui lui paraissait écrasante. Il fit décrire des rotations lentes à son pied
en luttant contre les muscles de ses jambes qui se rebellaient.
Il leva la tête, rencontra son regard et devina sans difficulté ce qu’elle
pensait.
— Quel qu’il soit, votre poursuivant n’aura aucune chance de vous faire du
mal… que nous finissions ce traitement demain ou dans six mois, déclara-t-il.
— Je sais, souffla-t-elle.
Kashin et ses gardes n’avaient pas découvert la moindre trace de l’intrus qui
avait tenté de l’attaquer. Et même si le calme avait régné au cours des nuits
suivantes, elle avait à peine fermé l’œil, bien qu’elle fût parfaitement en sûreté
au Torre. Seul l’épuisement qu’elle ressentait après ses soins à Chaol lui
apportait un semblant de répit.
Elle poussa un soupir.
— Je crois que nous devrions aller voir Nousha, fit-elle. À la bibliothèque.
Le regard de Chaol devint méfiant.
— Pourquoi ?
Les sourcils froncés, Yrene regarda par la fenêtre ouverte derrière eux le
jardin aux couleurs vives, les buissons de lavande oscillant dans la brise marine
et les abeilles dansant au milieu d’eux. Personne ne semblait les épier.
— Parce que nous n’avons pas encore demandé comment ces livres et ces
parchemins sont arrivés ici, répondit-elle.

— Nous n’avons pas de traces écrites pour des acquisitions aussi anciennes,
affirma Nousha dans la langue d’Yrene et de Chaol.
Elle les toisait, lèvres pincées, d’un air désapprobateur.
Autour d’eux, la bibliothèque était une ruche bourdonnante d’activité au
rythme des allées et venues des guérisseuses et des aspirantes dont certaines
saluaient Yrene et Nousha dans un murmure. Ce jour-là, un chat de Baast roux
se prélassait devant le vaste foyer sur le bras d’un fauteuil, et ses yeux de béryl
suivaient tous les déplacements.
— Mais peut-être qu’il existe une trace écrite sur la raison de la présence de
ces ouvrages ici ? demanda Yrene avec son sourire le plus aimable.
Nousha posa ses avant-bras bruns sur le bureau.
— Certaines personnes devraient prendre garde à ce qu’elles cherchent à
savoir, si on les pourchasse… ce qui a commencé pour vous dès que vous vous
êtes mise à fouiner.
— C’est une menace ? intervint Chaol en se penchant en avant et en
montrant les dents.
Yrene le fit taire d’un geste en pestant intérieurement contre cet homme
surprotecteur.
— Je sais très bien que c’est dangereux et que ce danger est probablement
lié à ces recherches, reprit-elle. Mais c’est justement pour cela, Nousha, que tout
renseignement sur ces ouvrages, leur provenance et la personne qui les a
acquis…, pourrait s’avérer crucial.
— Pour aider le seigneur à retrouver l’usage de ses jambes, commenta
Nousha sur un ton qui exprimait clairement son scepticisme.
Yrene n’osa pas regarder Chaol.
— Vous pouvez constater par vous-même que nos progrès sont lents,
répondit Chaol avec raideur. Peut-être que les anciens connaissent des
traitements plus rapides.
Le regard de Nousha laissait entendre qu’elle n’y croyait pas une seconde,
mais elle poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
— Comme je l’ai déjà dit, il n’existe aucun document sur des ouvrages
aussi anciens, reprit-elle. Mais, d’après certaines rumeurs, ajouta-t-elle alors que
Chaol allait l’interrompre, il existe au cœur du désert des grottes où vous
trouverez peut-être des réponses à ces questions. La plupart de ces grottes ont
disparu, mais il en existait une dans l’oasis d’Aksara…
Nousha leur adressa un regard entendu, et Yrene se renfrogna.
— Vous devriez peut-être commencer vos recherches là-bas, conclut
Nousha.

Yrene se mordillait la lèvre quand ils ressortirent de la bibliothèque.


Ils approchèrent de l’entrée principale du Torre, de la cour et du cheval qui
ramènerait Chaol au palais pour la soirée.
— Pourquoi êtes-vous nerveuse ? demanda-t-il soudain.
Yrene croisa les bras et scruta les alentours. Les lieux étaient paisibles à
cette heure, juste avant l’agitation du dîner.
— Cette oasis d’Aksara…, répondit-elle. Elle n’est pas précisément…
facile d’accès.
— C’est loin d’ici ?
— Non, pas trop. Cette oasis est la propriété de la famille royale. Personne
d’autre n’a le droit de s’y rendre. C’est leur refuge et leur domaine privé.
— Ah…, fit-il en grattant une ombre de barbe sur son menton. Et si on en
demandait franchement l’autorisation, je suppose que cela soulèverait trop de
questions.
— Exactement.
Il l’observa en plissant les yeux.
— Ne vous avisez pas de me suggérer d’utiliser Kashin…, siffla-t-elle.
Chaol leva les mains en signe de protestation, les yeux rieurs.
— Je n’oserais jamais, répondit-il. Même si, l’autre nuit, il est accouru dès
que vous avez claqué des doigts. C’est un type bien.
Yrene posa les mains sur ses hanches.
— Dans ce cas, pourquoi ne l’invitez-vous pas à un petit tête-à-tête
romantique avec vous dans le désert ? lança-t-elle.
Il rit et la suivit quand elle repartit vers le Torre.
— Les intrigues de cour, ce n’est pas mon fort. Mais, si je ne me trompe,
vous avez une autre relation au palais, observa-t-il.
Yrene fit la grimace.
— Hasar, dit-elle en enroulant une boucle de ses cheveux autour de son
doigt. Elle m’a demandé de jouer les espionnes tout récemment. Je ne suis pas
sûre de vouloir… rouvrir cette porte.
— Vous pourriez peut-être la convaincre qu’une petite excursion dans le
désert serait… divertissante ?
— Vous voulez vraiment que je la manipule dans ce sens ?
Il la regardait avec assurance.
— Si ça vous gêne, nous trouverons un autre moyen, dit-il.
— Non… non, ça pourrait marcher. C’est seulement qu’Hasar est une
intrigante-née. Elle risque de voir clair dans mon jeu. Et elle a assez de pouvoir
pour… Est-ce que ça vaut la peine de la laisser s’en mêler et de nous faire subir
sa colère si elle comprend qu’elle a été manipulée, alors que nous partons dans le
désert uniquement sur une suggestion de Nousha ?
Elle le regarda évaluer ces objections avec un sang-froid qu’elle ne
connaissait qu’à Hafiza.
— Nous y réfléchirons, décida-t-il. Avec Hasar, il faut avancer avec
prudence.
Yrene entra dans la cour et fit signe à l’un des gardes du Torre qui
attendaient là d’amener le cheval du seigneur.
— Je ne suis pas une très bonne complice en matière d’intrigue, avoua-t-
elle avec un sourire contrit.
Il effleura sa main en réponse.
— Je trouve ça plutôt rafraîchissant, répondit-il.
Et, à l’expression de ses yeux, elle le crut. Assez pour se sentir rougir un
peu.
Elle se tourna vers l’imposante silhouette du Torre le temps de se ressaisir.
Son regard monta, monta jusqu’à la petite fenêtre de sa chambre donnant sur la
mer. Dans la direction de son pays natal.
Quand elle baissa les yeux, elle remarqua que le visage de Chaol était
grave.
— Je suis navré de vous avoir apporté tous ces ennuis… à vous et à toutes
les autres guérisseuses.
— Ne dites pas cela. C’est peut-être précisément ce que veut notre ennemi :
se servir de notre peur et de nos remords pour tout détruire… pour nous arrêter.
Elle observa son visage, la fierté de son port de tête et la force qu’il
dégageait.
— Cela dit… je crains que le temps ne joue pas en notre faveur, reprit-elle.
Prenez le temps dont vous aurez besoin pour guérir, mais… J’ai comme le
pressentiment que nous n’avons pas vu cet intrus qui m’a poursuivie pour la
dernière fois.
Chaol acquiesça, les dents serrées.
— Nous ferons face, dit-il.
Et ce fut tout. Ensemble… ils feraient face ensemble.
Yrene lui adressa un sourire complice tandis que les pas légers de son
cheval approchant faisaient crisser le gravier pâle de la cour.
Mais à l’idée du retour dans sa chambre et des heures qu’elle passerait dans
l’appréhension…
C’était peut-être pitoyable de sa part, mais elle cessa de résister à cette
envie :
— Est-ce que vous aimeriez dîner ici avec moi ? bafouilla-t-elle. La
cuisinière sera mécontente si vous ne venez pas lui dire bonjour.
Elle savait que ce n’était pas seulement la peur qui la poussait. Elle savait
qu’elle voulait simplement passer quelques instants de plus avec lui, parler avec
lui, comme elle le faisait si rarement avec les autres.
Chaol l’observa en silence pendant un long moment, comme s’ils étaient
seuls au monde. Elle se prépara à un refus, à de la froideur. Elle savait qu’elle
aurait dû le laisser repartir dans la nuit tombante.
— Et si nous allions plutôt dîner dehors ? proposa-t-il.
— Vous voulez dire… en ville ?
— À moins que dans les rues, mon fauteuil…
— Les promenades sont plates, dit-elle, le cœur battant. Avez-vous envie de
manger quelque chose en particulier ?
C’était une étrange frontière qu’ils franchissaient juste à cet instant. En
abandonnant leur territoire neutre pour s’aventurer dans le monde qui s’étendait
au-delà, non plus en tant que guérisseuse et patient, mais en tant que femme et
homme.
— Je suis prêt à tout essayer, annonça-t-il.
Et, au regard qu’il lança vers le portail ouvert du Torre, vers la ville dont les
lumières s’allumaient, elle était sûre qu’il voulait vraiment tout essayer. Il avait
besoin de se distraire de la menace qui planait au-dessus d’eux autant qu’elle.
Elle fit donc signe aux gardes qu’il n’aurait pas besoin de son cheval dans
l’immédiat.
— Je connais l’endroit idéal, déclara-t-elle.

Certains les dévisageaient, d’autres, vaquant à leurs affaires ou rentrant


chez eux, étaient trop occupés pour remarquer Chaol et le fauteuil qu’il faisait
rouler au côté d’Yrene.
Elle ne dut intervenir que rarement, pour l’aider à franchir un virage ou
descendre l’une des rues escarpées. Elle le mena à une sorte d’auberge à cinq
pâtés de maisons du palais, sans rien de commun avec celles qu’il avait vues à
Rifthold. Il en avait fréquenté quelques-unes avec Dorian, mais ces
établissements étaient réservés à l’élite et à leurs invités.
Cet endroit-là ressemblait à ces salons privés en ce sens qu’on ne faisait
rien d’autre qu’y manger. Il était rempli de tables et de chaises en bois sculpté,
mais ouvert à tous comme une auberge ou une taverne ordinaire. Plusieurs portes
donnaient sur une cour intérieure également remplie de tables et de chaises
jusque dans la rue, si bien qu’on pouvait dîner sous les étoiles en regardant les
passants et les véhicules, et même entrevoir au loin la mer noire et scintillante
sous la lune.
Et les odeurs attrayantes qui leur parvenaient de l’intérieur : ail, épices,
fumée…
Yrene murmura quelques mots à la femme qui les accueillit, probablement
pour demander une table pour deux avec une seule chaise. Un instant plus tard,
on les mena à un patio donnant sur la rue où un serveur retira discrètement l’une
des chaises placées devant une petite table afin que Chaol puisse s’y installer
dans son fauteuil.
Yrene s’assit en face de lui et quelques têtes se tournèrent dans leur
direction. Ce n’était pourtant pas lui que ces gens regardaient bouche bée, mais
elle.
La guérisseuse du Torre.
Elle ne parut pas le remarquer. Le serveur revint et dévida ce qui était sans
doute le menu. Yrene commanda à dîner dans son halha hésitant.
Elle se mordit la lèvre inférieure en observant la table et la salle.
— Ça vous plaît ? demanda-t-elle.
Chaol regarda le ciel au-dessus d’eux qui saignait et virait au saphir, et les
étoiles qui s’allumaient. À quand remontait la dernière fois qu’il s’était
détendu ? Quand avait-il pris un repas moins pour se nourrir que pour le
savourer ?
Il cherchait ses mots tout en s’efforçant de se laisser aller.
— Je n’avais encore jamais rien fait de pareil, avoua-t-il enfin.
Même l’hiver dernier, le soir de son anniversaire, il n’avait été qu’à demi
présent dans cette serre, car il pensait la moitié du temps au palais qu’il avait
quitté et où Dorian était censé se trouver. Mais à présent…
— Quoi donc ? Prendre un repas ? demanda Yrene.
— Prendre un repas quand je n’étais pas… quand j’étais tout simplement…
Chaol.
Il n’était pas sûr de pouvoir l’expliquer ni l’exprimer clairement.
Yrene inclina la tête sur le côté et la masse de ses cheveux glissa par-dessus
l’une de ses épaules.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Parce que j’étais soit le fils d’un seigneur, soit le capitaine de la garde
ou, comme maintenant, le bras droit du roi. Ici, personne ne me reconnaît.
Personne n’a même entendu parler d’Anielle. Et c’est…
— Libérateur ?
— Rafraîchissant, répliqua-t-il avec un petit sourire en songeant qu’il avait
déjà employé ce mot un peu plus tôt.
Elle rougit joliment dans la lumière dorée des lanternes de la salle.
— Eh bien… tant mieux.
— Et vous ? Ça vous arrive souvent de sortir avec des amis en laissant la
guérisseuse au Torre ?
Yrene observait le flot des passants.
— Je… J’ai peu d’amis. Ce n’est pas que je n’en veuille pas, ajouta-t-elle
précipitamment, ce qui le fit sourire. C’est juste que… au Torre, nous sommes
toutes très occupées. Parfois, quelques-unes d’entre nous vont dîner ou prendre
un verre ensemble, mais nos horaires sont rarement compatibles et c’est plus
simple de manger au réfectoire, alors… nous ne menons pas une vie très
palpitante. C’est sûrement pour ça que Kashin et Hasar sont devenus mes amis :
je sors avec eux… quand ils sont à Antica. Mais j’ai rarement eu l’occasion de
sortir comme ce soir.
Avec des hommes ? faillit-il demander.
— Vous aviez autre chose à faire, dit-il simplement.
Elle acquiesça.
— Et peut-être qu’un jour… peut-être que j’aurai plus de temps pour sortir
et pour m’amuser. Beaucoup de gens ont besoin de mon aide. Et je me sens
égoïste quand je garde du temps pour moi-même, y compris en ce moment.
— Vous ne devriez pas vous le reprocher.
— Et vous ? Vous y parvenez mieux que moi ?
Chaol rit et se renversa dans son fauteuil tandis que le serveur revenait avec
une carafe de thé à la menthe glacé. Chaol attendit qu’il soit reparti pour
reprendre la parole.
— Peut-être que nous devrions enfin apprendre à vivre, vous et moi… si
nous survivons à cette guerre.
Ces paroles étaient froides et tranchantes comme la lame d’un couteau,
mais Yrene se redressa et lui adressa un sourire à la fois timide et rempli de défi
en levant son verre de thé.
— À la vie, seigneur Chaol !
Il trinqua avec elle.
— À la joie d’être Chaol et Yrene, ne serait-ce que pour un soir, répondit-il.

Chaol mangea jusqu’à se sentir à peine capable de se soulever. Les épices


étaient comme autant de minuscules révélations à chaque bouchée.
Ils discutèrent pendant tout leur dîner. Yrene raconta à Chaol ses premiers
mois au Torre et lui expliqua à quel point sa formation avait été exigeante. Elle
lui posa ensuite des questions sur sa formation de capitaine. Il hésita un instant
au souvenir de Brullo et de ses hommes, et puis… il n’eut pas le cœur de lui
refuser cette joie, de refuser de satisfaire sa curiosité.
Mais, inexplicablement, parler de Brullo, l’homme qui avait été pour lui un
père meilleur que le sien, fut moins douloureux qu’il ne l’aurait cru. C’était une
douleur plus sourde, comme estompée, mais supportable.
Une douleur qu’il était heureux de surmonter pour honorer un homme bon
et l’héritage qu’il lui avait légué en racontant son histoire.
Ils parlèrent, mangèrent et, après leur dîner, il la raccompagna jusqu’aux
remparts blancs et lumineux du Torre et attendit avec elle au portail qu’on lui
amène son cheval. Quand Yrene lui sourit, elle était rayonnante.
— Merci, dit-elle, les joues roses et les yeux brillants. Merci pour ce repas
et pour votre compagnie.
— C’était un plaisir pour moi, répondit Chaol en toute sincérité.
— À demain, donc… au palais ?
C’était une question superflue, mais il acquiesça.
Yrene dansait d’un pied sur l’autre, radieuse comme un dernier et intense
rayon de soleil teintant le ciel longtemps après avoir disparu de l’horizon.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, et il comprit qu’il la dévisageait.
— Merci pour ce soir, répondit-il, réprimant le « Je suis incapable de
détacher les yeux de vous » prêt à jaillir de ses lèvres.
Elle se mordit de nouveau la lèvre et il entendit les sabots de son cheval
crisser sur le gravier.
— Bonne nuit, murmura-t-elle en reculant d’un pas.
Il tendit la main juste pour effleurer la sienne.
Yrene s’immobilisa et ses doigts se replièrent comme les pétales d’une fleur
timide.
— Bonne nuit, répondit-il simplement.
Quand il repartit vers le palais illuminé à travers les rues de la ville, il avait
la sensation qu’un poids pesant sur sa poitrine et sur ses épaules s’était évanoui.
Comme s’il l’avait porté toute sa vie sans s’en rendre compte. Et, en cet instant,
malgré les dangers qui le menaçaient, lui, Adarlan et tous ceux qu’il aimait…
c’était vraiment étrange…
Cette sensation de légèreté.
CHAPITRE 33

LA TOUR DE GUET D’EIDOLON se dressait au milieu des pins voilés de brume


tel l’éclat d’une épée brisée. Elle était bâtie au sommet d’un pic solitaire
dominant un rempart d’imposantes montagnes. Tandis qu’ils s’en approchaient
en longeant des collines couvertes de pins, Nesryn avait l’impression de foncer
droit vers un raz de marée pétrifié.
Pendant quelques secondes, elle revit une vague de verre meurtrière
déferler vers elle. Elle battit des paupières, et la vision s’évanouit.
— Là-bas, chuchota Sartaq comme s’il craignait qu’on l’entende, en
montrant les montagnes qui se dressaient, menaçantes, au-devant d’eux. Derrière
ce plateau commence le territoire des kharankuis, les monts Dagul. Les guetteurs
postés dans la tour pouvaient repérer tous ceux qui les dévalaient grâce à cette
position en hauteur et, surtout, grâce à leur vision de Fae.
Vision de Fae ou pas, Nesryn n’en scruta pas moins les versants arides, un
véritable mur de blocs et d’éclats de pierre. Pas un arbre, pas un ruisseau,
comme si toute vie avait fui ces lieux.
— Houloun a survolé ça ? demanda-t-elle.
— Je n’en suis pas ravi, vous pouvez me croire, grommela Sartaq. J’en ai
touché deux mots à Borte, ce matin.
— Je suis surprise que vos rotules soient encore intactes.
— Vous n’avez pas vu que je boitais avant de partir ?
Malgré la tour de guet qui approchait et le rempart de montagnes qui
s’élevait derrière elle, Nesryn rit. Elle aurait juré que Sartaq s’était penché un
peu plus vers elle, car elle sentait la pression de sa large poitrine contre le
carquois et l’arc qu’elle portait dans le dos avec les deux longs poignards que
Borte lui avait prêtés.
Ils n’avaient informé personne de leur destination, ni de ce qu’ils
cherchaient, ce qui leur avait valu quantité de regards noirs de Borte au petit
déjeuner et de coups d’œil curieux de Falkan depuis l’autre côté de la table
ronde. Mais, la veille au soir, quand Sartaq avait laissé Nesryn devant la porte de
sa chambre, ils avaient convenu qu’il était crucial de garder le secret – pour
l’instant.
Ils étaient donc partis une heure après l’aube, armés et lestés de quelques
sacs de ravitaillement. Même s’ils comptaient rentrer avant le coucher du soleil,
Nesryn avait insisté pour qu’ils emportent leurs armes. Si le pire devait arriver, il
valait mieux y être préparé.
Malgré sa colère d’être laissée dans l’ignorance, Borte avait tressé les
cheveux de Nesryn après le petit déjeuner en une natte élégante partant du
sommet de son crâne et tombant sur le col de la cape qui dissimulait son armure
de cuir. Elle était si serrée que Nesryn avait réprimé son envie de la défaire
pendant leur voyage, mais alors qu’ils arrivaient à destination et qu’elle se
rendait compte que ses cheveux restaient bien en place depuis leur départ, elle se
dit qu’elle pouvait bien patienter encore un peu.
Kadara décrivit deux cercles autour de la tour de guet en descendant un peu
plus à chaque passage.
— Pas de toiles en vue, observa Nesryn.
Les étages supérieurs avaient été détruits par les intempéries ou le passage
d’une armée, longtemps auparavant, si bien qu’il ne restait plus que les deux
premiers niveaux. Ils étaient exposés aux éléments, et l’escalier en spirale au
centre de la tour était couvert d’aiguilles de pin et de boue, jonché de poutres
brisées et de blocs de pierre. Mais nul signe de vie à l’horizon, ni la moindre
trace d’une bibliothèque miraculeusement préservée.
En raison de son poids, Kadara ne pouvait pas se poser sur les ruines :
Sartaq pensait que les murs ne le supporteraient pas. Le ruk s’élança dans les airs
dès qu’ils entamèrent la montée de la pente menant au pied de la tour. Il décrirait
des cercles au-dessus d’eux jusqu’à ce que Sartaq siffle pour le faire venir.
C’était une autre caractéristique des rukhins et des Darghans : leurs
sifflements et ceux des cordes de leurs arcs, par lesquels ces peuples
communiquaient depuis la nuit des temps, en échangeant des messages à travers
des territoires ennemis ou les lignes d’armées. Les cavaliers avaient appris à
leurs ruks le langage des sifflements, et les bêtes savaient distinguer un appel au
secours d’un signal d’alarme.
Pendant cette ascension épuisante au milieu des pins aux troncs épais et des
blocs de granit, Nesryn priait pour qu’ils aient besoin de siffler seulement pour
appeler Kadara. Elle n’était pas une brillante éclaireuse. En revanche, Sartaq
déchiffrait avec aisance tous les signes autour d’eux.
Son hochement de tête lui indiqua qu’il n’avait pas trouvé trace d’une
présence arachnoïdienne, et elle dissimula son soulagement. Malgré la hauteur
des arbres, elle percevait la présence massive et menaçante des monts Dagul sur
sa droite, une présence qui éveillait en elle une fascination mêlée d’une répulsion
viscérale.
Des blocs rocheux apparurent devant eux. C’étaient de grandes dalles
rectangulaires à demi enfouies dans les aiguilles de pin et la terre. La torpeur de
cette journée d’été pesait lourdement sur le paysage, et pourtant, l’air était frais
et l’ombre sous les arbres, glaciale.
— Je ne reprocherais pas aux Fae d’avoir abandonné cette tour alors qu’il
fait aussi froid en été, marmonna Nesryn. Imaginez ce que ça doit être en
hiver…
Sartaq sourit, mais il posa un doigt sur ses lèvres quand ils sortirent du
couvert des arbres. Rougissant de s’être fait ainsi rappeler à l’ordre, Nesryn prit
son arc et y ajusta une flèche sans tendre la corde tandis qu’ils penchaient la tête
en arrière pour examiner la tour.
Plusieurs millénaires auparavant, elle avait dû être gigantesque et
imposante, car Nesryn se sentait déjà minuscule devant ses vestiges. Les
baraquements ou les habitations qui l’entouraient autrefois étaient depuis
longtemps tombés en poussière ou en pourriture, mais l’arche en pierre menant à
la tour était restée intacte. Elle était flanquée de deux statues d’oiseaux jumelles
rongées par les intempéries.
Sartaq approcha, la longue lame de son poignard luisant comme du vif-
argent dans la lumière pâle, et examina les statues.
— Des ruks ? demanda-t-il d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.
Nesryn les détailla à son tour en plissant les yeux.
— Non… regardez leurs têtes. Et leurs becs. Ce sont… des chouettes,
répondit-elle.
Des chouettes grandes et sveltes aux ailes étroitement repliées. Le symbole
de Silba et du Torre.
— Faisons vite, dit Sartaq. Je crois qu’il serait imprudent de s’attarder.
Nesryn acquiesça en jetant un coup d’œil en arrière quand ils franchirent
l’arche. C’était une position familière, l’arrière-garde… Dans les égouts de
Rifthold, elle avait souvent laissé Chaol partir en avant et elle l’avait couvert,
visant d’une flèche les ténèbres derrière eux. Tandis que Sartaq s’éloignait de
l’arche, ces réflexes lui revenaient et elle se retourna en visant la forêt et en
scrutant les pins.
Rien. Pas même un oiseau ou un souffle de vent.
Elle se retourna une seconde plus tard, évaluant la situation avec sang-froid
et efficacité comme elle l’avait toujours fait, même avant son entraînement,
notant les issues, les pièges, les abris possibles. Mais il n’y avait pas grand-chose
à repérer dans ces ruines.
Le sol de la tour était bien éclairé grâce à l’absence de tout plafond. Un
escalier branlant montait vers le ciel gris. Des fentes dans la pierre indiquaient
les meurtrières devant lesquelles des archers s’étaient autrefois postés pour tirer
ou pour monter la garde à l’intérieur et au chaud par une journée glaciale.
— Rien à signaler là-haut, commenta-t-elle sans doute inutilement.
Elle se tourna vers Sartaq alors qu’il approchait d’une arche donnant sur un
escalier obscur qui plongeait dans la terre.
Elle le saisit brusquement par le coude.
— Non.
Il lui adressa un regard incrédule par-dessus son épaule.
Nesryn adopta un visage aussi inexpressif que la pierre.
— Votre Ej nous a avertis que ces tours étaient truffées de pièges. Ce n’est
pas parce que nous n’en avons pas encore vu un seul qu’ils ne sont plus là, dit-
elle en désignant les niveaux souterrains de la pointe de sa flèche. Surtout, ne
faites pas de bruit et avancez avec précaution. Je descends en premier.
Au diable l’arrière-garde s’il avait tendance à se jeter dans la gueule du
loup, se dit-elle.
Les yeux du prince étincelèrent, mais elle ne lui laissa pas le temps de
protester.
— J’ai affronté des horreurs de Morath au cours de ce printemps et de cet
été, reprit-elle. J’ai appris à les repérer… et à les abattre.
Sartaq la toisa.
— On aurait vraiment dû vous faire monter en grade, commenta-t-il.
Nesryn sourit en lâchant son biceps musclé. Ses traits se crispèrent quand
elle se rendit compte des libertés qu’elle venait de prendre en empoignant, en
touchant un prince sans sa permission. Il remarqua son embarras.
— Nous sommes tous deux capitaines, vous vous rappelez ? lui dit-il.
En effet. Nesryn inclina la tête, passa devant lui et franchit l’arche.
Les muscles de son bras se contractèrent quand elle tendit la corde de l’arc
en scrutant l’obscurité. Comme rien n’en surgissait, elle relâcha la corde, remit
la flèche dans son carquois et ramassa une poignée d’éclats de pierre tombés des
parois de la tour.
Sartaq l’imita et en remplit ses poches.
L’oreille tendue, Nesryn lança l’un de ces cailloux dans l’escalier en
spirale, où il rebondit bruyamment, et…
Un faible déclic résonna. Nesryn eut un mouvement de recul, heurtant
Sartaq et les précipitant tous deux à terre. Un choc sourd retentit plus bas dans
l’escalier, suivi d’un autre.
Dans le silence qui suivit, elle n’entendit plus que sa respiration laborieuse.
Elle tendit l’oreille.
— Des mécanismes cachés, commenta-t-elle.
Elle tressaillit en découvrant le visage de Sartaq à quelques centimètres du
sien. Ses yeux étaient rivés à la cage d’escalier, mais il avait posé une main sur
son dos et, de l’autre, il braquait son long poignard vers l’entrée.
— On dirait bien que vous venez de me sauver la vie, capitaine, observa-t-
il.
Elle s’écarta vivement de lui, puis lui tendit la main pour l’aider à se
relever. Il la saisit et elle sentit la chaleur de sa paume contre la sienne quand elle
le remit debout.
— Ne vous inquiétez pas, je ne raconterai rien à Borte, répondit-elle, pince-
sans-rire.
Elle ramassa une autre poignée de cailloux et les envoya rouler dans la
pénombre de l’escalier. Quelques autres déclics et heurts leur parvinrent, puis le
silence retomba.
— Allons-y tout doucement, recommanda-t-elle en reprenant son sérieux.
Sans attendre sa réponse, elle tâta la première marche du bout de son arc.
Elle tapota les marches jusqu’à la quatrième – la limite de ce qu’elle
pouvait atteindre avec son arc – tout en observant les murs et le plafond, sans
rien repérer de suspect. Enfin, quand elle fut certaine qu’aucune surprise ne les
attendait, elle posa le pied dans l’escalier et laissa Sartaq en faire autant.
Elle répéta la manœuvre sur les quatre marches suivantes, toujours sans rien
noter de suspect. Mais quand ils atteignirent le premier tournant de l’escalier, à
la hauteur de la neuvième marche…
— C’est vraiment grâce à vous que je suis encore en vie, souffla Sartaq
quand ils virent ce qui avait jailli d’une meurtrière.
Des pointes de fer barbelé. Elles étaient conçues pour se loger dans la chair
et y rester. Pour les arracher, la victime devait laisser encore plus de chair – et
même des organes – sur ces redoutables crochets.
Les pointes avaient été projetées avec une telle force qu’elles s’étaient
profondément enfoncées dans le mortier entre les pierres.
— Souvenez-vous que ces pièges n’étaient pas destinés à des adversaires
humains, souffla Nesryn.
… Mais à des araignées grandes comme des chevaux et douées de parole,
d’intelligence et de mémoire.
Nesryn tapota à nouveau les marches au-devant d’elle avec son arc. Le bois
rendait un son creux dans la cage d’escalier obscure. Elle sonda la meurtrière par
laquelle le projectile avait fusé.
— Les Fae ont dû mémoriser les marches à éviter pendant qu’ils vivaient
ici, observa-t-elle alors qu’ils poursuivaient leur descente. Je ne pense pas qu’ils
étaient assez stupides pour disposer ces pièges à intervalles réguliers.
De fait, les pointes suivantes saillaient trois marches au-dessous des
premières, et celles d’après, cinq marches plus loin. Mais ensuite… Sartaq
plongea la main dans sa poche et en tira une autre poignée de cailloux. Tous
deux s’accroupirent et il en lança quelques-uns dans l’escalier.
Un déclic résonna.
Nesryn était si absorbée par le mur au-devant d’elle qu’elle ne se demanda
même pas d’où venait ce bruit. Cette fois-ci, pourtant, il résonnait en dessous
d’elle.
Une seconde plus tard, la marche sur laquelle elle était accroupie se déroba
et un gouffre noir s’ouvrit sous ses pieds.
Des mains vigoureuses se refermèrent autour de l’une de ses épaules et de
son cou, et une lame tinta sur la pierre tandis que le poignard de Sartaq chutait
dans l’obscurité au-dessous d’eux.
Nesryn agrippa le bord de la marche la plus proche tandis que le prince la
hissait en grognant sous l’effort.
Le métal heurta le métal, encore et encore, et son tintement se répercuta
dans la cage d’escalier.
Des pointes… probablement tout un champ de pointes métalliques au-
dessous d’eux.
Sartaq déposa Nesryn sur une marche entre ses jambes, mais elle se
redressa et tous deux, haletants, scrutèrent le trou béant devant eux.
— Je crois que nous sommes quittes, lâcha-t-elle en réprimant un
frémissement.
Le prince pressa son épaule et effleura l’arrière de sa tête de son autre main
dans un geste de réconfort.
— Celui qui a aménagé ces lieux ne portait vraiment pas les kharankuis
dans son cœur, observa-t-il.
Elle dut attendre encore une minute pour que ses tremblements cessent.
Sartaq patientait en caressant ses cheveux et en suivant du doigt les ondulations
de la tresse de Borte. Elle s’abandonna à ce contact tout en sondant le trou qu’ils
devraient franchir pour parvenir aux marches suivantes.
Quand elle put enfin rester debout sans que ses genoux s’entrechoquent, ils
enjambèrent le piège avec précaution. Quelques marches plus loin, un autre trou
s’ouvrit devant eux et de nouvelles pointes jaillirent. Mais ils poursuivirent leur
descente sans autre surprise jusqu’à l’instant où ils parvinrent enfin au niveau
inférieur.
Des rayons pâles tombaient d’ouvertures soigneusement dissimulées du
plafond, ou peut-être par réfraction sur un système de miroirs placé aux étages
supérieurs. Mais elle s’en moquait, du moment qu’il y avait assez de lumière
pour y voir.
Et, en effet, ils voyaient.
Le souterrain était une prison.
Cinq cachots étaient ouverts, car leurs portes étaient arrachées. Les
prisonniers et les gardes avaient depuis longtemps disparu. Une table en pierre
rectangulaire s’étendait au milieu d’une salle.
— Ceux qui prennent les Fae pour de joyeuses créatures férues de poésie et
de chant auraient besoin d’un cours d’histoire, murmura Sartaq tandis qu’ils
s’attardaient sur la dernière marche sans oser poser le pied sur le sol. Cette table
en pierre n’a visiblement pas servi pour rédiger des rapports ou pour dîner.
En effet, des taches sombres maculaient encore sa surface. Un établi placé
contre le mur le plus proche était couvert d’un assortiment d’armes. Tout papier
avait depuis longtemps été détruit par la pluie et la neige, sans parler de livres
reliés en cuir.
— On continue à nos risques et périls ou on ressort ? s’enquit le prince.
— Nous sommes allés trop loin pour faire demi-tour, répondit Nesryn qui,
les yeux plissés, observait le mur du fond. Il y a… il y a des inscriptions là-bas.
Au bas de ce mur, tout près du sol, on discernait un enchevêtrement de
caractères sombres.
Le prince plongea la main dans sa poche et lança plusieurs cailloux dans la
salle. Aucun déclic, aucun grincement ne leur parvint. Il en lança quelques autres
vers le plafond, sur les murs, sans résultat.
— Je pense que ça ira, déclara Nesryn.
Sartaq acquiesça, mais ils n’en sondèrent pas moins chaque centimètre de
pierre du bout de l’arc et de l’épée de Sartaq. Quand ils passèrent devant la table
en pierre, Nesryn se dispensa d’examiner les instruments abandonnés.
Elle avait vu les hommes de Chaol pendus aux grilles du château. Elle avait
vu les marques sur leurs cadavres.
Sartaq s’arrêta devant l’établi pour examiner les armes.
— Certaines sont encore affûtées, observa-t-il.
Nesryn s’approcha tandis qu’il tirait une longue dague de son fourreau. Un
pâle rayon de soleil fit étinceler la lame et dansa le long des motifs gravés au
centre.
Nesryn saisit une petite épée dont le fourreau en cuir s’effrita presque sous
ses doigts. Elle balaya la terre séchée qui couvrait le manche, dévoilant un métal
sombre et brillant incrusté de volutes d’or et une garde aux extrémités incurvées.
Le fourreau était effectivement si usé qu’il tomba en poussière quand elle
brandit l’épée, qui était légère pour sa taille et d’un poids idéal dans sa main.
D’autres motifs étaient gravés le long du sillon de la lame, peut-être un nom ou
une prière.
— Seules les lames de Fae peuvent garder leur tranchant après mille ans,
observa Sartaq en reposant le poignard. Celles-là ont probablement été
fabriquées par les forgerons d’Asterion, à l’est de Doranelle, peut-être même
avant la première guerre contre les démons.
Ce prince avait étudié non seulement l’histoire de son empire, mais
également celle d’autres royaumes.
L’histoire n’était certainement pas le fort de Nesryn.
— Asterion… comme la région des chevaux ? demanda-t-elle donc.
— Celle-là même. Ses forgerons et ses éleveurs sont remarquables… ou
plutôt l’étaient, avant que les frontières se ferment et que le monde se retrouve
plongé dans les ténèbres.
Nesryn examina la petite épée qu’elle tenait à la main. Son métal brillait
doucement, comme nimbé de lumière d’étoile, excepté les motifs gravés au
creux de la lame.
— Je me demande quel sens ces signes peuvent avoir, dit-elle.
Sartaq examina une autre arme. Des reflets de soleil dansaient sur son beau
visage.
— Ce sont probablement des sorts destinés à des ennemis, peut-être même
aux…
Il s’interrompit avant de prononcer le mot.
Nesryn hocha néanmoins la tête. Aux Valg.
— Une part de moi prie pour que nous ne le découvrions jamais, répondit-
elle.
Laissant Sartaq se servir dans l’arsenal, elle passa l’épée à sa ceinture, puis
s’approcha du mur du fond et des inscriptions aux caractères sombres à ras du
sol.
Elle sonda chaque dalle en chemin, sans rien repérer d’anormal.
Elle contempla enfin l’écriture aux lettres noires écaillées. Non, pas noires,
mais…
— Du sang, commenta Sartaq, qui était apparu à côté d’elle, un poignard
d’Asterion à la ceinture.
Nulle trace d’un cadavre ni de l’homme ou de la créature qui avait écrit sur
ce mur, peut-être alors même qu’il ou elle agonisait.
— C’est la langue des Fae, observa Nesryn. J’imagine que vos précepteurs
ne vous ont pas enseigné leur ancienne langue ?
Il fit signe que non. Elle soupira.
— Il faut trouver un moyen de noter cette phrase, dit-elle. À moins que
votre mémoire soit du genre à…
— Non, répondit-il, et il se tourna vers l’escalier avec un juron. J’ai du
papier et de l’encre dans les sacoches de Kadara. Je pourrais…
Il se tut. Surprise de son silence, Nesryn se tourna vers lui, puis dégaina
l’épée de Fae passée à sa ceinture.
— Il est désormais inutile de traduire cette phrase, déclara une douce voix
féminine en halha. Elle dit « Regardez en haut ». Dommage que vous n’ayez pas
suivi ce conseil.
Nesryn leva les yeux vers ce qui avait surgi de l’escalier et s’avançait vers
eux sur le plafond.
Elle étouffa un hurlement.
CHAPITRE 34

C’ÉTAIT PIRE QUE DANS TOUS LES CAUCHEMARS qu’elle avait pu faire.
La kharankui qui venait de descendre du plafond et de s’immobiliser sur le
sol était infiniment pire.
Elle était bien plus grande qu’un cheval. Sa peau noire et grise était
mouchetée de blanc et ses multiples yeux étaient d’insondables puits
d’obsidienne. Malgré son corps massif, elle était mince et agile, plus semblable à
une veuve noire qu’à une tarentule.
— Ces nabots de Fae, eux aussi, ont oublié de lever les yeux quand ils ont
construit cette tour.
Sa voix était exquise en dépit de sa monstruosité. Ses longues pattes avant
cliquetèrent sur la roche millénaire.
— Ils ont oublié pour qui ils avaient posé ces pièges.
Nesryn scruta la cage d’escalier derrière l’araignée et les rayons de soleil, à
la recherche d’une issue, sans succès.
Cette tour de guet était une toile dans laquelle ils étaient pris parce qu’ils
s’étaient bêtement attardés.
Les griffes qui surmontaient les pattes de la kharankui raclèrent la pierre.
Nesryn rengaina son épée.
— Parfait, susurra l’araignée. Je suis ravie que vous ayez compris que cette
camelote fabriquée par des Fae ne vous servira à rien.
Nesryn prit son arc et ajusta une flèche. L’araignée éclata de rire.
— Si les archers Fae n’ont pas pu me vaincre autrefois, tu ne le pourras pas
davantage aujourd’hui, humaine, lança-t-elle.
Immobile à côté de Nesryn, Sartaq releva légèrement son épée.
Il ne lui était pas venu à l’idée qu’elle mourrait là, quand Borte avait tressé
ses cheveux après le petit déjeuner.
Mais alors que l’araignée s’avançait vers elle et que ses crochets
descendaient de ses mâchoires, elle était totalement impuissante.
— Quand j’en aurai fini avec toi, cavalier, lança la bête à Sartaq, je ferai
hurler ton oiseau.
Des gouttes tombèrent de ses crochets. Du venin.
Alors elle passa à l’attaque.
Nesryn décocha une flèche et en ajusta une autre avant même que la
première ait atteint sa cible. Mais le monstre se déplaçait si vite que la flèche qui
devait se planter dans son œil se ficha dans son abdomen. La kharankui se heurta
à la table de torture comme si elle avait fait un écart pour bondir sur eux.
Sartaq allongea un coup brutal à sa patte la plus proche.
La bête poussa un cri perçant et un sang noir jaillit de sa blessure. Nesryn et
Sartaq s’élancèrent vers la porte à l’autre bout de la salle.
La kharankui leur barra le passage en abattant ses pattes avant entre le mur
et la table. Ils étaient si près d’elle qu’ils sentaient la puanteur de la mort suintant
de ses crochets.
— Déchets humains, vociféra-t-elle en lançant des giclées de venin à leurs
pieds.
Le bras de Sartaq s’interposa devant Nesryn pour la repousser, et le prince
bondit devant les mâchoires meurtrières du monstre.
Ce qui arriva ensuite échappa à Nesryn.
Le mouvement fut si vif qu’il en était flou, et elle ne comprit pas pourquoi
la kharankui hurlait.
Une seconde plus tôt, elle allait combattre malgré Sartaq et son stupide élan
de sacrifice pour la protéger. Mais un instant plus tard, l’araignée volait à travers
la salle en se heurtant aux murs.
Ce n’était pas Kadara qui avait surgi, mais une bête imposante pourvue de
griffes et de crocs.
Un loup gris à l’allure féroce et aussi grand qu’un poney.
Sans perdre un instant, Sartaq et Nesryn foncèrent vers l’arche et
s’élancèrent dans l’escalier, sans se soucier du nombre de piques et de flèches
jaillissant des murs, car ils couraient si vite qu’ils battaient les pièges de vitesse.
Volant au-dessus des marches, bondissant par-dessus les trappes ouvertes sous
leurs pieds, ils ne s’arrêtèrent pas en entendant le vacarme et les cris au-dessous
d’eux.
Un gémissement canin s’éleva, et puis le silence retomba.
Nesryn et Sartaq émergèrent de l’escalier et se ruèrent vers les arbres qu’ils
voyaient par la porte ouverte de la tour. Le prince avait posé une main dans le
dos de Nesryn pour la pousser en avant. Ils couraient à demi retournés vers la
tour.
L’araignée bondit hors de la pénombre mais s’arrêta en haut de l’escalier.
Elle se tourna vers les marches supérieures, comme pour tendre une embuscade
au loup quand il se lancerait à sa poursuite.
Alors, exactement comme elle l’avait prévu, le loup surgit de l’escalier et
s’élança vers la porte sans même jeter un regard derrière lui.
L’araignée bondit sur lui. Un éclair d’or illumina soudain le ciel.
Le cri de guerre de Kadara fit trembler les pins, ses griffes lacérèrent
l’abdomen de la kharankui et la précipitèrent à terre.
Le loup détala et le cri d’avertissement de Sartaq à son ruk fut noyé sous les
hurlements de l’oiseau et du monstre. La kharankui tomba sur le dos, comme
Kadara l’avait voulu, exposant son ventre aux serres du ruk et à son bec acéré.
Quelques coups firent gicler du sang noir, tressaillir des membres déliés, et
le silence retomba.
L’arc de Nesryn oscillait dans ses mains tremblantes tandis que Kadara
dépeçait l’araignée qui tressautait encore. Le ruk pivota vers Sartaq, mais c’était
le loup qu’il regardait.
Quand celui-ci s’avança vers eux en boitant, le flanc barré d’une plaie
profonde, et qu’elle vit ses yeux de saphir, Nesryn comprit.
Elle devina ce qu’il était, qui il était, à l’instant où les contours de son
pelage gris scintillèrent et où son corps se remplit d’une lumière ruisselante.
Quand Falkan se dressa devant eux, titubant, une main pressée sur sa
blessure, elle chuchota :
— Vous êtes un métamorphe.
CHAPITRE 35

FALKAN TOMBA À GENOUX en faisant déferler des aiguilles de pin. Du sang


gouttait entre ses doigts hâlés.
Nesryn se précipita vers lui, mais Sartaq l’arrêta de son bras tendu.
— N’approchez pas, l’avertit-il.
Elle repoussa son bras, se rua vers le blessé et s’agenouilla face à lui.
— Vous nous avez suivis jusqu’ici.
Falkan leva la tête vers elle, les yeux vitreux de souffrance.
— Je vous ai écoutés hier soir, quand vous parliez devant le feu, répondit-il.
— Sous la forme d’un rat ou d’un insecte, j’imagine, grommela Sartaq.
Un sentiment qui était peut-être de la honte se peignit sur le visage de
Falkan.
— J’ai volé jusqu’ici sous la forme d’un faucon. Je vous ai vus entrer dans
la tour. Et elle, je l’ai vue monter sur la colline à votre suite…
Il frissonna en regardant Kadara. Après avoir dépecé l’araignée, elle était
maintenant perchée au sommet de la tour, d’où elle observait le métamorphe
comme s’il était son prochain repas.
Nesryn fit signe à l’oiseau de descendre avec leurs bagages, mais il l’ignora
ostensiblement.
— Il a besoin d’aide, dit-elle à Sartaq. D’un pansement.
— Est-ce que mon Ej le sait ?
Ce fut tout ce que le prince demanda au blessé.
Haletant entre ses dents serrées, Falkan essaya d’ôter sa main rouge de sang
de sa blessure, mais y renonça.
— Oui, parvint-il à articuler. Je lui ai tout raconté.
— Quelle cour vous a payé pour venir ici ?
— Sartaq !
Nesryn n’avait jamais entendu le prince s’exprimer sur ce ton. Elle ne
l’avait jamais vu aussi furieux. Elle l’attrapa par le bras.
— Il nous a sauvés. À nous de lui rendre la pareille. Il faut un pansement,
dit-elle en montrant le ruk.
Sartaq tourna vers elle des yeux étincelants.
— Tous ses semblables sont des assassins et des espions, gronda-t-il. Il vaut
mieux le laisser mourir.
— Je ne suis ni l’un ni l’autre, intervint péniblement Falkan. Je suis un
marchand, comme je vous l’ai dit. J’ai grandi en Adarlan sans même savoir que
je possédais ce don. Il… Certains membres de ma famille en avaient hérité, mais
quand la magie a disparu du continent, je croyais que je n’étais pas comme eux.
Et j’en étais soulagé. Mais je n’étais peut-être tout simplement pas encore mûr,
parce que dès que j’ai posé le pied sur ce continent et dès que j’ai vieilli, dit-il,
faisant allusion aux vingt ans de sa vie qu’il avait cédés pour la soie d’araignée,
j’ai compris que je pouvais me métamorphoser. Et me servir de ce pouvoir.
Difficilement et rarement, mais en me concentrant, j’y parvenais. Cet héritage ne
signifie rien pour moi, déclara-t-il au prince. C’était un don que possédaient mon
frère, mon père… Moi, je n’en avais jamais voulu. Et je n’en veux toujours pas.
— Et pourtant vous pouvez vous transformer en oiseau, en loup, et
reprendre votre forme humaine aussi facilement que si vous l’aviez appris.
— Croyez-moi, c’est plus que je n’avais jamais…
Mais Falkan s’interrompit et chancela.
Nesryn le rattrapa avant qu’il ne morde la poussière.
— Si vous n’apportez pas des pansements et du matériel immédiatement, je
vous inflige une blessure assortie à la sienne, lança-t-elle à Sartaq.
Le prince cilla, interloqué.
Puis il lança un sifflement bref et aigu tout en s’avançant vers Kadara avec
raideur.
Le ruk sauta de la tour et se posa sur l’une des statues de chouettes de
l’entrée dont la pierre se fissura sous son poids.
— Je ne suis pas un assassin, insista Falkan, qui tremblait toujours. J’en ai
connu quelques-uns mais, moi, je n’en suis pas un.
— Je vous crois, répondit Nesryn avec sincérité.
Sartaq décrocha des sacoches des flancs de Kadara et les fouilla.
— Celle de gauche ! aboya Nesryn.
Le prince lui lança un regard noir par-dessus son épaule, mais obtempéra.
— Je voulais la tuer moi-même…, bredouilla Falkan.
Ses yeux devenaient troubles, sans doute à cause de tout le sang qu’il avait
perdu.
— … pour voir si… je retrouverais mes années perdues. Même… même si
ce n’est pas celle-là qui m’a privé de ma jeunesse, j’ai pensé qu’il y avait peut-
être des… liens entre elles par-delà les océans. Comme une toile qui contiendrait
tout ce que cette araignée et ses semblables avaient pris. Mais on m’a également
privé du coup de grâce que je voulais lui porter, conclut-il avec un rire amer.
— Je crois que nous pouvons tous pardonner à Kadara de s’en être chargée,
commenta Nesryn en remarquant alors les éclaboussures de sang noir sur le bec
et les plumes du ruk.
— Vous n’avez pas peur… de ce que je suis, on dirait, reprit Falkan avec
un rire altéré par la douleur.
Sartaq s’approcha de lui. Il apportait des pansements, un baume et un pot
contenant une substance couleur de miel, sans doute pour refermer la blessure
jusqu’à ce qu’ils puissent trouver un guérisseur.
— L’une de mes amies est métamorphe, avoua Nesryn à l’instant où Falkan
s’évanouit dans ses bras.

Nesryn nettoya la blessure et Sartaq la banda avec des feuilles et un


cataplasme au miel pour étancher le sang et combattre les infections. Aussitôt
après, ils s’envolèrent.
Le prince et Nesryn échangèrent à peine quelques mots. Il était vrai que,
avec Falkan entre eux, la conversation était difficile. Ce fut un vol compliqué et
dangereux, car Falkan était un poids mort qui les faisait tellement tanguer que
Sartaq devait mobiliser toutes ses forces pour le maintenir en selle. Il avait
pourtant averti Nesryn qu’il n’y avait que deux harnais et qu’il n’était pas
disposé à risquer sa vie ou la sienne pour un métamorphe – qu’il leur ait sauvé la
vie ou non.
Mais ils arrivèrent à destination alors que le soleil se couchait et que
d’innombrables lueurs brillaient sur les trois sommets des Dorgos, comme si les
montagnes étaient couvertes de feux follets.
Quand ils approchèrent de la Salle d’Altun, Kadara poussa un cri perçant.
C’était visiblement un signal, car lorsqu’ils atterrirent, Borte, Houloun et une
foule étaient rassemblées.
Personne ne demanda ce qui était arrivé à Falkan. Personne ne parut se
demander non plus comment il s’était rendu là-bas. Soit sur un ordre d’Houloun,
soit tout simplement dans la confusion qui régna au moment de le faire
descendre du ruk pour le mener à un guérisseur. Personne, sauf Borte.
Sartaq, toujours furieux contre le métamorphe, avait pris son Ej à l’écart
pour exiger des réponses à son sujet. C’était du moins l’impression qu’il donnait,
avec ses mâchoires rigides et ses bras croisés.
Houloun lui faisait face, solidement campée sur le sol et les traits aussi
tendus que les siens.
Restée seule avec Kadara, Nesryn entreprit de détacher les sacoches de la
selle sous l’œil de Borte, qui l’observait à quelques pas.
— S’il a le culot de lui faire la leçon, c’est que quelque chose a dû très mal
tourner, dit la jeune femme. Et si elle le laisse faire, c’est qu’elle doit se sentir un
peu coupable.
Nesryn ne répondit pas. Elle décrocha un sac particulièrement lourd avec un
grognement.
Borte tourna autour du ruk en l’examinant attentivement.
— Du sang noir sur ses serres, son bec et sa poitrine. Beaucoup de sang
noir, commenta-t-elle.
Nesryn jeta le sac contre le mur.
— Et votre dos est taché de sang rouge, ajouta Borte.
Le sang de Falkan, qui s’était appuyé contre elle pendant le voyage.
— Et ça, c’est une nouvelle arme. Une épée de Fae, reprit-elle dans un
murmure en s’approchant pour examiner l’épée nue passée à la ceinture de
Nesryn.
Celle-ci recula d’un pas et les lèvres de Borte se serrèrent.
— Si vous savez quelque chose, je veux le savoir aussi, déclara-t-elle.
— Ce n’est pas à moi de vous le révéler.
Elles regardèrent Sartaq, qui fulminait toujours. Houloun restait silencieuse
et lui laissait sans doute le temps de se calmer.
Borte reprit la parole en comptant sur ses doigts.
— Ej part seule pour plusieurs jours. Ensuite, Sartaq et vous partez, puis
rentrez avec un homme qui n’était pas avec vous à l’aller et qui n’avait pas de
ruk. Et puis cette pauvre Kadara revient couverte de cette… saleté, acheva-t-elle
en humant l’odeur du sang noir sur le ruk.
En réponse, Kadara fit claquer son bec.
— C’est de la boue, mentit Nesryn.
Borte éclata de rire.
— C’est ça, et moi, je suis une princesse Fae. Écoutez, soit je vais me
renseigner ailleurs, soit…
Nesryn la poussa contre le mur avec les sacs.
— Si je vous le dis, vous ne devrez en souffler mot à personne et sous
aucun prétexte. Ni vous en mêler.
Borte porta une main à son cœur.
— Je le jure.
Nesryn poussa un long soupir tout en levant les yeux vers le haut plafond en
pierre, et Kadara lui lança un regard qui semblait lui conseiller d’y réfléchir à
deux fois.
Mais elle se décida et raconta tout à Borte.

Elle aurait mieux fait d’écouter Kadara. Borte n’en parla à personne… sauf
à Sartaq. Quand il s’éloigna enfin d’Houloun, ce fut pour se faire passer un
savon par sa sœur spirituelle et recevoir une tape sur l’épaule parce qu’il ne lui
avait pas dit où il allait. Et, pire, parce qu’il ne l’avait pas invitée à
l’accompagner.
Quand il comprit qui avait informé Borte, Sartaq foudroya Nesryn du
regard, mais elle était trop fatiguée pour s’en soucier. Elle se contenta de
regagner sa chambre en louvoyant entre les piliers de la salle. Elle comprit que le
prince la talonnait quand sa sœur spirituelle lui lança :
— La prochaine fois, tu m’emmèneras, abruti !
Juste avant qu’elle ait atteint la porte de sa chambre et le sanctuaire d’un lit
moelleux, il la saisit par le coude.
— J’ai deux mots à vous dire.
Nesryn se dégagea et entra dans la chambre sans répondre, suivie de Sartaq.
Il referma la porte et s’adossa au battant. Et il croisa les bras en même temps que
Nesryn.
— Borte a menacé de poser des questions très précises à tout le monde dans
l’aire si je ne lui racontais rien, se justifia-t-elle.
— Je m’en moque.
Nesryn cilla.
— Alors que… ?
— Qui détient les clefs de Wyrd ?
Cette question résonna entre eux.
La gorge de Nesryn se serra.
— Qu’est-ce qu’une clef de Wyrd ? demanda-t-elle.
Sartaq se détacha de la porte.
— Menteuse, lâcha-t-il. Pendant notre absence, mon Ej s’est souvenue
d’autres histoires qu’elle avait gardées en mémoire. Des histoires à propos d’un
portail de Wyrd que les Valg et leurs rois ont franchi… et que l’on peut ouvrir à
volonté avec trois clefs. Elle s’est rappelé que ces clefs avaient disparu après que
Maeve en personne les avait volées pour renvoyer les Valg dans leur royaume.
Elle m’a expliqué qu’elles étaient cachées quelque part dans le monde.
Nesryn se borna à hausser un sourcil.
— Et donc ?
Il ricana froidement.
— C’est grâce à ces clefs qu’Erawan a levé une armée si rapidement et que
même Aelin du Feu Ardent ne peut l’affronter sans aide. Il doit avoir au moins
l’une de ces clefs. Pas les trois, sinon il serait déjà notre maître. Mais au moins
une, voire deux. Où est donc la troisième ?
Elle n’en avait pas la moindre idée. Et si Aelin et les autres en avaient, ils
ne lui en avaient rien dit. Ils avaient seulement déclaré que leur objectif ultime,
par-delà la guerre et la mort, était de reprendre les clefs qu’Erawan possédait.
Mais révéler à Sartaq ne serait-ce que ces détails…
— Peut-être comprenez-vous maintenant pourquoi nous avons tellement
besoin des armées de votre père, répondit-elle avec une froideur égale à la
sienne.
— Pour les envoyer à l’abattoir.
— Quand Erawan nous aura tous massacrés, il viendra frapper à votre
porte.
Sartaq jura.
— Ce que j’ai vu aujourd’hui, cette chose…, commença-t-il en se frottant le
visage de ses mains tremblantes. Les Valg se servaient autrefois de ces araignées
comme soldats, par légions entières. Houloun a découvert qu’il reste trois autres
tours de guet en ruines… vers le sud. Nous nous rendrons à la première dès que
le métamorphe sera rétabli.
— Nous emmènerons Falkan ?
Sartaq ouvrit la porte avec une telle violence que Nesryn fut surprise qu’il
ne l’ait pas arrachée.
— Il a beau raconter qu’il n’est qu’un métamorphe minable, un homme qui
peut se transformer en un loup de cette taille est une arme trop précieuse pour ne
pas être emportée, répondit Sartaq.
Il lui lança un regard perçant.
— Il voyagera avec moi sur le dos de Kadara.
— Et moi ?
Sartaq lui adressa un sourire sans joie avant de sortir.
— Vous voyagerez avec Borte, dit-il.
CHAPITRE 36

L’ATROPHIE DES MUSCLES DE SES JAMBES… DIMINUAIT.


Trois semaines plus tard, Yrene s’en émerveillait. Il avait retrouvé sa
mobilité jusqu’aux genoux. Chaol pouvait à présent les plier, mais pas encore
remuer ses cuisses, ni se tenir debout.
Mais entre l’entraînement matinal avec les gardes et les après-midis de
soins qui le plongeaient dans les ténèbres, les souvenirs et la douleur…
C’étaient bel et bien des muscles qui se reformaient sur ces jambes. Qui
remplissaient ces épaules larges et cette poitrine imposante. Grâce à l’exercice
sous le soleil du matin, son hâle avait pris une teinte plus chaude sur son visage
et sur ses bras aux muscles ondulants.
Ils travaillaient chaque jour à son rythme, s’installant dans une routine qui
devenait aussi naturelle à Yrene que de nettoyer son visage, de se laver les dents
et d’avoir envie d’une tasse de kahve au réveil.
Chaol était revenu donner des cours de défense au Torre, et les plus jeunes
des aspirantes gloussaient toujours de façon désespérante en sa présence. Au
moins, elles étaient toujours ponctuelles à ses cours. Il avait appris à Yrene de
nouvelles manœuvres pour faire face à des assaillants plus imposants. Et même
si l’on voyait beaucoup de sourires dans la cour du Torre, Yrene et lui restaient
graves quand il lui enseignait ces méthodes et quand ils réfléchissaient aux
moments où elle en aurait besoin.
Mais personne ne savait qui l’avait attaquée, personne n’avait pu confirmer
que c’était un Valg.
Elle n’en suivait pas moins attentivement les cours de Chaol, et celui-ci
l’entraînait avec le même sérieux.
Les princes et les princesses étaient repartis, puis revenus au palais. Yrene
n’avait pas revu Kashin depuis le dîner où elle était venue le remercier pour son
aide et pour sa générosité le soir de l’attaque. Il lui avait répondu que c’était bien
normal, mais elle avait fugitivement posé la main sur son épaule avant d’aller
s’asseoir en sécurité à côté de Chaol.
Quant à la mission de ce dernier auprès du Khagan… Yrene et lui ne se
risquaient pas à parler de la guerre ni du besoin d’armées. Ni de l’oasis
d’Aksara, du savoir peut-être dissimulé sous ses palmiers ou des raisons pour
lesquelles ce lieu recelait des informations sur les Valg… Aucun d’eux n’avait
trouvé un moyen de manipuler Hasar pour qu’elle les mène là-bas sans éveiller
ses soupçons. Sans courir le risque qu’elle découvre les parchemins qu’Yrene et
Chaol cachaient dans la suite.
Mais Yrene savait que le temps jouait contre Chaol. Elle le voyait parfois à
son regard absent, comme tourné vers un pays lointain. Comme s’il se souvenait
des amis qui combattaient là-bas pour leur peuple. Il redoublait d’efforts ensuite
lors de ses soins, et chaque once de mobilité qu’il regagnait dans les jambes était
autant le fruit de son travail que celui de la magie d’Yrene.
Yrene aussi repoussait ses limites. Elle se demandait si les batailles avaient
commencé dans le nord, si elle arriverait là-bas à temps pour apporter son aide,
s’il resterait encore de quoi justifier son retour au pays.
Les ténèbres qu’ils combattaient lors de ses soins, le démon qui avait
possédé le défunt roi d’Adarlan… Cela aussi, ils devaient l’affronter. Yrene
n’était plus immergée dans les souvenirs de Chaol comme auparavant, elle
n’était plus forcée d’assister aux atrocités de Morath ou de subir l’attention de la
créature qui subsistait en Chaol. Mais sa magie se pressait toujours contre cette
blessure, l’assaillait comme une myriade d’étincelles blanches dévorant, buvant
et lacérant sa noirceur.
Chaol endurait la douleur et les épreuves que ces ténèbres ravivaient sans
jamais reculer, jour après jour. Il s’arrêtait seulement quand les forces d’Yrene
fléchissaient et insistait alors pour qu’elle fasse une pause pour manger, dormir
sur le canapé doré ou bavarder avec lui devant une tasse de thé glacé.
Yrene supposait que cette progression tranquille et régulière cesserait tôt ou
tard. Et plus probablement suite à une dispute qui éclaterait entre eux qu’en
raison de nouvelles venues de loin.
Le Khagan reprit ses dîners officiels. Son épouse en deuil et lui s’étaient
accordé deux semaines de repos dans l’un de leurs domaines au bord de la mer
pour se soustraire à la chaleur torride de l’été. Ces dîners paraissaient joyeux si
l’on n’y regardait pas de trop près. En l’absence de nouvelles attaques au palais
ou au Torre, la vigilance s’était relâchée au fil des semaines précédentes.
Mais quand Yrene et Chaol entrèrent dans la grande salle à manger ce soir-
là, quand elle perçut la tension presque palpable qui régnait parmi les convives à
la grande table, elle envisagea un instant de suggérer à Chaol de repartir. Des
vizirs se tournèrent vers eux. Arghun, qui n’avait certainement manqué à
personne pendant son séjour au bord de la mer avec ses parents, esquissa un
rictus.
Hasar sourit à Yrene d’un air entendu qui n’annonçait rien de bon.
Chaol et Yrene eurent peut-être un quart d’heure de répit avant que la
princesse ne passe à l’attaque. Elle se pencha pour s’adresser à Chaol :
— Vous devez être satisfait ce soir, seigneur Westfall, lança-t-elle.
Yrene resta parfaitement droite sur son siège, et sa fourchette ne fléchit pas
quand elle porta une bouchée de bar au citron à sa bouche et se força à l’avaler.
Chaol prit une gorgée d’eau avant de répondre paisiblement :
— Et pourquoi cela, Votre Altesse ?
Les sourires d’Hasar pouvaient être atroces. Meurtriers. En voyant celui
qu’elle arborait quand elle reprit la parole, Yrene se demanda pourquoi elle
s’était jusqu’ici donné la peine d’exécuter ses ordres.
— Eh bien, si mes calculs sont bons, la capitaine Faliq devrait revenir
demain avec mon frère, répondit Hasar.
La main d’Yrene se resserra sur sa fourchette tandis qu’elle faisait le
décompte.
Trois semaines… trois semaines s’étaient écoulées depuis le départ de
Nesryn et de Sartaq pour les montagnes de Tavan.
Nesryn rentrerait demain. Et même si rien, strictement rien ne s’était passé
entre Yrene et Chaol… la guérisseuse sentit son cœur se serrer.
Elle ne pouvait chasser le pressentiment qu’une porte se refermerait bientôt
et irrémédiablement devant elle.
Ni Chaol ni elle n’avaient parlé de Nesryn et de sa relation avec lui. Et il
n’avait jamais touché Yrene plus que le nécessaire, il ne l’avait plus jamais
regardée comme lors de cette soirée.
Car, bien sûr… il attendait Nesryn. La femme qu’il… à laquelle il était
fidèle.
Yrene se força à avaler une nouvelle bouchée, même si elle avait un goût
amer.
Idiote. Elle n’était qu’une idiote, et…
— Vous n’avez donc pas appris la nouvelle ? demanda Chaol sur un ton
traînant et aussi irrévérencieux que celui de la princesse.
Quand il reposa son verre, les jointures de ses doigts effleurèrent les mains
d’Yrene – ce qui aurait pu être involontaire chez n’importe qui, mais chacun des
gestes de Chaol était contrôlé. Ce frôlement était un geste de réconfort, comme
si lui aussi sentait des murs se resserrer autour d’elle.
Hasar adressa un regard irrité à Yrene. Pourquoi ne m’en as-tu pas
informée ?
Yrene lui répondit par une grimace exprimant son ignorance. Je n’en savais
rien. Et c’était la vérité.
— Je crois que vous allez devoir nous l’annoncer, répliqua froidement
Hasar à Chaol.
Il haussa les épaules.
— J’ai reçu aujourd’hui un message de la capitaine Faliq, dit-il. Votre frère
et elle ont décidé de prolonger leur séjour de trois semaines. Il semblerait que ses
aptitudes à l’arc soient très prisées des rukhins de votre frère. Ils l’ont suppliée
de rester un peu plus longtemps parmi eux, et elle a accepté.
Yrene adopta une expression neutre alors qu’elle était gagnée par un
mélange de soulagement et de honte.
C’était quelqu’un de bien. Une femme courageuse. Voilà qui était celle qui,
au grand soulagement d’Yrene, ne reviendrait pas encore. Qui ne… les
dérangerait pas.
— C’est une sage décision de notre frère de garder auprès de lui une
guerrière aussi accomplie, observa Arghun depuis l’autre bout de la table.
Cette pointe bien dissimulée fit mouche. Chaol haussa les épaules.
— Il est sage, en effet, s’il sait apprécier sa valeur, dit-il.
Yrene se répétait qu’elle se faisait des illusions en croyant que sa voix
exprimait seulement de la fierté.
Arghun se pencha en avant et regarda Hasar.
— Il ne faudrait pas oublier non plus l’autre nouvelle, ma sœur, mais je
suppose que le seigneur Westfall l’a également apprise, dit-il.
À quelques places d’eux, la conversation du Khagan avec ses plus proches
vizirs parut ralentir.
— Oui, bien sûr ! s’exclama Hasar en faisant tourner son vin dans son verre
et en s’affalant dans son fauteuil. Elle m’était complètement sortie de la tête.
Yrene chercha le regard de Renia, dans l’espoir qu’il lui apprenne quelque
chose sur ce qu’elle sentait enfler comme une vague prête à s’abattre dans
l’atmosphère tendue de la salle. Mais les yeux de Renia étaient fixés sur Hasar et
l’une de ses mains posée sur son bras, comme pour lui dire : « Fais attention. »
Pas à ce qu’Hasar s’apprêtait à révéler, mais à la manière dont elle le ferait.
Chaol regarda tour à tour Arghun et Hasar. Aux sourires narquois du frère
et de la sœur, il était clair qu’ils le pensaient dans l’ignorance. Mais Chaol
semblait peser encore les avantages de feindre d’être averti ou d’admettre la
vérité.
Yrene lui épargna ce choix.
— Je n’ai pas entendu parler de quoi que ce soit, déclara-t-elle. Que s’est-il
passé ?
En remerciement, le genou de Chaol effleura le sien sous la table. Elle se
répéta que c’était seulement le plaisir de découvrir qu’il pouvait remuer ce genou
qui la saisissait, même si l’appréhension lui nouait les entrailles.
— Eh bien, il y a du nouveau sur le continent voisin, semblerait-il, reprit
Hasar.
Ses mots étaient comme les premières notes d’une danse dont Arghun et
elle-même avaient réglé la chorégraphie avant le dîner.
Ce fut alors Yrene qui pressa son genou contre celui de Chaol en un geste
de solidarité silencieuse. Ensemble, lui rappelait-elle par ce contact.
— Il se passe une foule de choses dans le nord, annonça Arghun à Yrene, à
Chaol et à son père. Des membres de la famille royale disparus réapparaissent :
Dorian Havilliard et la reine de Terrasen ont refait surface, et cette dernière
d’une manière tout à fait spectaculaire.
— Où ? chuchota Yrene, car Chaol en était incapable : ces nouvelles de son
roi lui avaient coupé le souffle.
Hasar adressa à Yrene le sourire satisfait par lequel elle l’avait accueillie à
son entrée.
— À la baie des Crânes, répondit-elle.
Le mensonge que Chaol avait chargé Yrene de servir à la princesse… se
révélait être la vérité.
Yrene le sentit se raidir à côté d’elle, même si son visage ne montrait qu’un
intérêt mesuré.
— C’est un port de pirates dans le sud de notre continent, dans un vaste
archipel, Grand Khagan, expliqua Chaol à Urus comme s’il ne faisait que
participer à la conversation tout en sachant de quoi il retournait.
Le Khagan regarda ses vizirs visiblement mécontents et fronça les sourcils
en même temps qu’eux.
— Et pourquoi seraient-ils réapparus à la baie des Crânes ? s’enquit-il.
Chaol ignorait la réponse, mais Arghun se fit une joie de la donner.
— Parce qu’Aelin Galathynius veut affronter l’armée postée par Perrington
aux confins de l’archipel.
Yrene glissa une main sous la table et la posa sur le genou de Chaol, dont le
corps était tendu à l’extrême.
— Le vent était-il favorable à la reine ou à Perrington ? intervint Duva
comme s’il s’agissait d’une épreuve sportive.
Elle posa une main sur son ventre de plus en plus gros. Son époux observait
les convives dont les têtes avaient pivoté vers eux.
— Oh, à la reine. Nous avons dans cette ville des espions qui nous ont
envoyé un rapport complet, répondit Hasar en adressant un petit sourire suffisant
et complice à Yrene, car elle avait visiblement transmis à ses espions le
renseignement fourni par la guérisseuse. D’après ce rapport, le pouvoir de la
reine est si dévastateur qu’il a embrasé le ciel et détruit le gros de la flotte
ennemie. D’un seul coup.
Yrene invoqua mentalement les dieux.
Les vizirs s’agitèrent sur leurs sièges et le visage du Khagan se durcit.
— Les rumeurs à propos de la destruction du château de verre n’étaient
donc pas exagérées, observa-t-il.
— Non, répondit doucement Arghun. Et les pouvoirs de la reine se sont
accrus depuis. Ainsi que le nombre de ses alliés. Dorian Havilliard voyage avec
elle et sa cour. Et les pirates de la baie des Crânes et leur seigneur sont à genoux
devant elle.
Une conquérante…
— Non, ils combattent avec elle les armées de Perrington, coupa Chaol.
— En êtes-vous sûr ? riposta Hasar en parant adroitement le coup. Car ce
n’est pas Perrington qui longe à présent la côte de l’Eyllwe en brûlant des
villages selon son bon plaisir.
— C’est un mensonge, déclara Chaol d’une voix trop calme.
— Vraiment ? demanda Arghun.
Il haussa les épaules, puis regarda son père en parfaite image du fils inquiet.
— Personne n’a vu la reine, bien entendu, mais des villages entiers ont été
réduits en cendres. Le bruit court qu’elle a mis le cap sur Banjali afin de forcer la
famille Ytger à lever une armée pour elle.
— C’est un mensonge, répéta Chaol en montrant les dents, devant les vizirs
tremblants et abasourdis. Je connais Aelin Galathynius, dit-il au Khagan. Ce
n’est ni son style ni sa nature. La famille Ytger…
Il s’interrompit.
… lui est particulièrement chère, avait-il failli lâcher. Yrene sentit ces mots
sur la langue de Chaol comme s’ils étaient sur la sienne. La princesse et Arghun
se penchèrent en avant, dans l’attente d’une confirmation. Celle d’un point faible
potentiel d’Aelin Galathynius qui ne serait pas en rapport avec sa magie, mais
avec ceux et celles qui jouaient un rôle vital pour elle. Et l’Eyllwe, située entre
l’armée de Perrington et le khaganat… Yrene voyait littéralement des rouages
tourner à l’intérieur des crânes du prince et de la princesse.
— La famille Ytger nous serait bien plus utile comme alliée dans le sud,
reprit Chaol, les épaules rigides. Et Aelin est assez intelligente pour le savoir.
— Je suppose que vous savez de quoi vous parlez, puisque vous avez été
son amant, intervint Hasar. Ou bien était-ce le roi Dorian ? Ou les deux ? Nos
espions ont été incapables de nous dire qui au juste est entré dans son lit et
quand.
Yrene dissimula sa stupéfaction. Chaol… avec Aelin Galathynius ?
— Je la connais bien, en effet, répondit Chaol avec raideur.
Son genou pressa celui d’Yrene comme pour lui dire : Je vous expliquerai
tout plus tard.
— Mais nous sommes en guerre, objecta Arghun. Et, en temps de guerre,
les gens font des choses auxquelles ils ne penseraient même pas en temps
normal.
Sa condescendance et ce ton moqueur la firent grincer des dents. C’était
une manœuvre concertée entre le frère et la sœur, temporairement alliés.
— A-t-elle des vues sur nos rivages ? demanda Kashin en soldat aguerri
évaluant le danger qui menace son pays et son souverain.
— Qui sait ? fit Hasar en se nettoyant les ongles. Avec de tels pouvoirs…
Peut-être que nous sommes désormais tous à sa merci.
— Aelin a déjà une guerre à mener, c’est largement suffisant, rétorqua
Chaol entre ses dents serrées. Et elle n’a rien d’une conquérante.
— Ce qui est arrivé à la baie des Crânes et en Eyllwe semble pourtant
prouver le contraire.
Un vizir chuchota quelques mots à l’oreille du Khagan, et un autre se
pencha vers eux pour l’écouter. Ils étaient déjà en train d’évaluer la situation.
— Grand Khagan, je sais que certaines personnes seraient capables de
déformer ces nouvelles pour faire apparaître Aelin sous un jour défavorable,
mais je peux vous jurer que la reine de Terrasen veut seulement libérer notre
pays. Mon roi ne s’allierait jamais à elle s’il en était autrement.
— Seriez-vous prêt à le jurer ? Sur la vie d’Yrene ? demanda Hasar d’un air
songeur.
Chaol cilla, les yeux fixés sur elle.
— D’après tout ce dont vous avez été témoin, tout ce que vous connaissez
de son caractère… seriez-vous prêt à jurer sur la vie d’Yrene Towers qu’Aelin
Galathynius ne recourrait jamais à ce genre de tactique ? poursuivit la princesse.
Qu’elle ne tenterait jamais d’affronter des armées plutôt que de les lever ? Y
compris la nôtre ?
Dis oui. Dis oui.
Sans un regard pour Yrene, Chaol dévisagea Hasar, puis Arghun. Le
Khagan et ses vizirs s’écartèrent les uns des autres.
Chaol ne répondit rien et ne jura rien.
Le petit sourire d’Hasar était l’image même du triomphe.
— C’est bien ce que je pensais, commenta-t-elle.
Yrene en eut le cœur soulevé.
Le Khagan toisa Chaol.
— Si Perrington et Aelin Galathynius rallient des armées, peut-être
s’entretueront-ils, ce qui m’épargnera la peine de combattre, déclara-t-il.
Un muscle frémit sur la mâchoire de Chaol.
— Peut-être que, si la reine possède de tels pouvoirs, elle pourra affronter
Perrington seule, observa Arghun.
— N’oublie pas le roi Dorian, intervint Hasar. Je parie qu’à eux deux, ils
pourraient vaincre Perrington et ses forces sans l’aide de personne. Mieux vaut
les laisser se tirer d’affaire seuls que de gaspiller notre sang en terre étrangère.
Yrene frémissait, tremblait de rage devant ce dialogue tactique, devant le
jeu qu’Hasar et son frère jouaient pour ne pas partir en guerre.
Kashin sembla remarquer l’expression d’Yrene et intervint :
— Mais on pourrait également dire que, si nous soutenions des souverains
aussi puissants, les bénéfices que nous en retirerions en temps de paix
compenseraient peut-être largement les risques que nous prendrions sur les
champs de bataille. Père, si nous les assistions et que, plus tard, nous nous
retrouvions en danger, imaginez le pouvoir que nous aurions contre nos ennemis,
dit-il au Khagan.
— Ou contre nous, si la reine juge plus simple de ne pas tenir ses
engagements, coupa Arghun.
Le Khagan regarda son fils aîné qui toisait Kashin avec une grimace de
dégoût. Duva, la main toujours posée sur son ventre, les observait en silence,
ignorée de tous, même de son époux.
— La magie de notre peuple est très limitée, dit Arghun à son père. Le Ciel
éternel et les trente-six dieux ont surtout accordé leurs bénédictions à nos
guérisseuses, poursuivit-il en regardant Yrene, les sourcils froncés. Et face à un
pouvoir aussi puissant que celui de la reine, que valent l’acier et le bois ? Aelin
Galathynius a pris Rifthold, la baie des Crânes, et semble maintenant prête à
conquérir l’Eyllwe. Un souverain avisé serait parti pour le nord afin de fortifier
son royaume avant de pousser vers le sud. Mais la reine affaiblit ses troupes en
les répartissant entre le nord et le sud. Si elle n’est pas stupide, ses conseillers le
sont assurément.
— Ce sont des guerriers expérimentés qui ont vécu plus de guerres et de
batailles que vous n’en connaîtrez jamais, déclara froidement Chaol.
Le prince se raidit et Hasar rit doucement.
Le Khagan soupesa toutes ces paroles.
— Cette question doit être débattue en salle de conseil et non à table,
trancha-t-il.
Cette intervention ne laissait d’espoir à personne, et surtout pas à Chaol ni à
Yrene.
— J’incline toutefois à croire uniquement à ce que la réalité la plus
élémentaire peut nous offrir, ajouta le souverain.
Chaol eut le discernement de ne pas discuter davantage, ni de broncher ou
de froncer le sourcil. Il se contenta d’acquiescer.
— Je vous remercie et je suis honoré de votre considération sans faille pour
moi, Grand Khagan, répondit-il.
Arghun et Hasar échangèrent des regards railleurs. Le Khagan se remit tout
simplement à manger.
Ni Yrene ni Chaol ne purent toucher à ce qui restait dans leurs assiettes.

Une garce. La princesse était une garce, et Arghun, l’un des plus beaux
salauds que Chaol ait jamais rencontrés.
Leurs réticences et leurs craintes face aux pouvoirs d’Aelin, à la menace
qu’ils pouvaient représenter, n’étaient néanmoins pas dénuées de fondement.
Mais Chaol lisait clair dans leur jeu. Il savait qu’Hasar refusait tout bonnement
d’abandonner le confort de son palais et les bras de son amante pour aller
combattre. Qu’elle refusait le désordre et la saleté de la guerre.
Quant à Arghun, c’était un homme de pouvoir, et son pouvoir résidait avant
tout dans ce qu’il savait. Chaol était persuadé qu’Arghun s’opposait à lui avant
tout pour le pousser dans ses derniers retranchements, afin qu’il soit prêt à leur
offrir n’importe quoi en échange de leur aide.
Kashin ferait ce que son père lui ordonnerait. Quant au Khagan…
Plusieurs heures plus tard, Chaol serrait toujours les dents, étendu sur son lit
et les yeux fixés au plafond. Yrene l’avait quitté en lui pressant l’épaule et en lui
promettant de le revoir le lendemain.
Il avait été à peine capable de répondre.
Il aurait dû mentir. Il aurait dû jurer qu’il répondait d’Aelin sur sa vie.
Mais Hasar avait deviné que si elle lui demandait de jurer sur la vie
d’Yrene…
Même si leurs trente-six dieux se moquaient bien de lui, il était incapable de
prendre un tel risque.
Il avait vu Aelin commettre des atrocités.
Dans ses cauchemars, il la revoyait éventrer Archer Finn de sang-froid. Il
revoyait ce qu’elle avait laissé du cadavre de Tombeau dans cette ruelle. Il la
revoyait abattre des hommes comme du bétail à Rifthold et à Endovier, et il
savait combien elle pouvait se montrer insensible et impitoyable. Il s’était
disputé avec elle à ce sujet cet été, à propos de la maîtrise qu’elle avait de son
pouvoir, ou plutôt de son absence de maîtrise.
Rowan était quelqu’un de bien et il n’était absolument pas effrayé par Aelin
et sa magie. Mais serait-elle disposée à écouter ses conseils ? Aedion et Aelin
étaient tout aussi susceptibles d’en venir aux mains que de tomber d’accord.
Quant à Lysandra… Chaol ne connaissait pas assez bien la métamorphe pour
être sûr qu’elle saurait modérer Aelin.
Car Aelin avait effectivement changé. Elle devenait peu à peu une reine.
Mais il savait que rien ne l’empêcherait de protéger par tous les moyens
ceux qu’elle aimait. Et son royaume.
Si quelqu’un s’avisait de l’en empêcher, de lui barrer la route… elle
n’aurait plus d’égards pour rien ni pour personne.
Il avait donc été incapable de jurer sur la vie d’Yrene qu’Aelin serait au-
dessus de telles méthodes. Et vu ses relations mouvementées avec Rolfe, elle
avait probablement utilisé sa magie pour le contraindre à s’allier avec elle.
Mais avec l’Eyllwe… Ce peuple lui avait-il opposé une résistance qui
l’avait incitée à s’en prendre à eux de la sorte ? Il ne pouvait concevoir qu’Aelin
puisse envisager de faire du mal à des innocents, sans parler du peuple de l’amie
qu’elle avait tant aimée. Mais elle était consciente de la menace que Perrington –
ou plutôt Erawan – représentait. De ce qu’il leur ferait subir si elle ne ralliait pas
toutes leurs forces pour lutter contre lui, et par tous les moyens nécessaires.
Chaol se frotta le visage. Si Aelin s’était maîtrisée, si elle avait joué le rôle
de la reine en détresse, la mission qu’il devait remplir en aurait été grandement
facilitée.
Peut-être que la réaction d’Aelin leur avait déjà fait perdre cette guerre et
leur dernier espoir d’avoir un avenir.
Mais, au moins, on avait des nouvelles de Dorian… et on savait qu’il était
en sécurité, du moins autant qu’il pouvait l’être avec la cour d’Aelin.
Chaol envoya une prière silencieuse dans la nuit pour remercier les dieux de
cette infime bénédiction.
Un léger coup le fit sursauter. Il ne venait pas de l’entrée de la suite, mais
des portes-fenêtres donnant sur le jardin.
Ses jambes tressaillirent et ses genoux fléchirent légèrement, plus par
réflexe que par un mouvement contrôlé. Yrene et lui s’imposaient maintenant
deux fois par jour des exercices épuisants pour ses jambes. Il retrouvait de plus
en plus de mobilité grâce à eux. Et grâce à la magie qu’Yrene infusait à son
corps tandis qu’il endurait la horde de ses souvenirs dans ces ténèbres. Mais il ne
racontait jamais à Yrene ce qu’il voyait dans ces moments-là, les cauchemars qui
le faisaient hurler.
Cela n’en valait pas la peine. Et rien qu’à l’idée de lui révéler combien il
avait échoué, combien il s’était trompé, il avait la nausée comme dans ses
cauchemars. Mais ce qui se tenait en cet instant dans le jardin voilé de nuit
n’était pas un souvenir.
Chaol scruta l’obscurité, les yeux fixés sur la haute silhouette masculine
campée devant lui, une main levée pour le saluer. Celle de Chaol se glissa vers le
poignard dissimulé sous son oreiller. Mais quand la silhouette s’avança dans la
lumière de la lanterne, il poussa un soupir de soulagement et fit signe à Kashin
d’entrer.
Le prince déverrouilla prestement la porte-fenêtre avec un canif et se glissa
dans la chambre.
— J’ignorais que forcer les serrures était un talent requis pour être prince,
ironisa Chaol en guise de bienvenue.
Kashin restait immobile sur le seuil. La lanterne du jardin éclairait
suffisamment son visage pour que Chaol puisse y discerner un demi-sourire.
— Je crains de l’avoir appris davantage pour me glisser dans les chambres
des dames que pour voler, répliqua-t-il.
— Je croyais qu’à votre cour on avait l’esprit plus ouvert pour ce genre de
choses qu’à la mienne.
Le sourire de Kashin s’épanouit.
— C’est possible, mais les vieux maris caractériels sont les mêmes sur tous
les continents.
Chaol rit en secouant la tête.
— Que puis-je faire pour vous, prince ? s’enquit-il.
Kashin examina la porte de la suite et Chaol l’imita, à l’affût d’une
éventuelle ombre fugitive, mais ils ne repérèrent rien de tel.
— Je suppose que vous n’avez rien découvert à ma cour sur l’assaillant
d’Yrene, dit le prince.
— J’aimerais pouvoir vous dire le contraire.
Mais, depuis le départ de Nesryn, il n’avait pas eu l’occasion de sillonner
Antica à la recherche d’un agent d’Erawan. Pendant ces trois dernières semaines,
tout avait été tranquille, au point qu’une part de lui avait espéré que les Valg
étaient tout simplement repartis. Après cet incident, l’atmosphère au palais et au
Torre avait été beaucoup plus calme, comme si ces ombres s’étaient
effectivement éloignées.
Kashin acquiesça.
— Je sais que Sartaq est parti avec votre capitaine chercher des réponses au
sujet de cette menace, dit-il.
Chaol n’osa ni confirmer ni démentir ces paroles. Il ignorait la position de
Sartaq vis-à-vis de sa famille, s’il était allé là-bas avec ou sans la bénédiction de
son père.
— C’est peut-être la raison pour laquelle mon frère et ma sœur se sont
ligués contre vous ce soir, reprit Kashin. Si même Sartaq prend cette menace au
sérieux, ils savent qu’ils n’ont que peu de temps pour convaincre notre père de
ne pas se joindre à cette cause.
— Mais si ce danger est bien réel, s’il risque de s’étendre à tout ce pays,
pourquoi ne pas combattre ? Pourquoi ne pas l’arrêter avant qu’il atteigne ces
rivages ?
— Parce que c’est de guerre qu’il est question, répondit Kashin.
Le ton qu’il employa et son maintien donnèrent à Chaol l’impression d’être
redevenu un jeune soldat.
— Et, même si l’intervention de mon frère et de ma sœur à ce dîner a été
déplaisante, je pense qu’ils ont conscience des sacrifices que leur ralliement à
votre cause implique. Jusqu’à ce jour, aucun Khagan n’a jamais envoyé toutes
ses armées à l’étranger. Certaines légions, oui, comme les rukhins, la flotte ou
ma cavalerie… Mais jamais toutes les armées, jamais comme vous le demandez.
Le coût en vies et en argent serait considérable. Ne commettez pas l’erreur de
croire que mon frère et ma sœur l’ignorent.
— Et leur crainte d’Aelin ?
Kashin s’esclaffa.
— Je ne peux rien vous dire à ce sujet, répondit-il. Peut-être est-elle fondée,
ou peut-être pas.
— Et c’est pour me dire ça que vous vous êtes glissé dans ma chambre ?
Il savait qu’il aurait dû parler plus respectueusement, mais…
— Je suis venu vous donner un renseignement qu’Arghun a délibérément
omis.
Chaol attendit en regrettant d’être assis sur un lit et à demi nu.
— Nous avons reçu un rapport de notre vizir du commerce extérieur au
sujet d’une commande massive et très lucrative concernant une arme
relativement nouvelle.
Chaol en eut le souffle coupé. Si Morath avait trouvé un moyen de…
— On l’appelle « lance de feu », poursuivit Kashin. Ce sont nos meilleurs
ingénieurs qui l’ont mise au point en combinant diverses armes de notre
continent.
Dieux tout-puissants, si Morath l’avait dans son arsenal…
— Le capitaine Rolfe en a commandé pour sa flotte, il y a plusieurs mois.
Rolfe…
— Et quand la nouvelle nous est parvenue que la baie des Crânes était
tombée entre les mains d’Aelin Galathynius, elle était accompagnée d’une
nouvelle commande pour un nombre encore supérieur de lances de feu qui
devaient être acheminées vers le nord.
Chaol soupesa cette information.
— Pourquoi Arghun n’a-t-il pas voulu en parler au dîner ? demanda-t-il.
— Parce que les lances de feu sont extrêmement coûteuses.
— Ce sera certainement tout bénéfice pour votre économie.
— Pour notre économie, oui, mais pas pour les efforts d’Arghun pour éviter
cette guerre.
Chaol se tut un instant.
— Et vous, prince ? Souhaitez-vous prendre part à cette guerre ? reprit-il.
Kashin ne répondit pas aussitôt. Il scruta la chambre, le plafond, le lit et
finalement Chaol.
— Ce sera la plus grande guerre de notre temps, dit-il à mi-voix. Après
notre mort, et quand même les petits-enfants de nos petits-enfants seront morts,
on en parlera encore. On chuchotera des récits de cette guerre autour des feux de
camp et on la contera en chansons dans les grandes salles des aires. On racontera
qui a survécu et qui est mort, qui a combattu et qui s’est dérobé, déclara-t-il, et il
déglutit. Les crins de mon sulde volent vers le nord jour et nuit. Peut-être que
mon destin s’accomplira dans les plaines de Fenharrow ou devant les remparts
blancs d’Orynth. Quoi qu’il en soit, c’est bien pour le nord que je partirai… si
mon père me l’ordonne.
Chaol médita ces paroles en regardant les coffres placés contre le mur à
côté de la salle de bains.
Le prince avait déjà tourné les talons pour repartir quand il lui demanda :
— Quand aura lieu la prochaine entrevue de votre père avec son vizir du
commerce extérieur ?
CHAPITRE 37

LE TEMPS MANQUAIT À PRÉSENT À NESRYN.


Comme Falkan avait mis dix jours à se rétablir, il leur restait trop peu de
temps pour explorer les autres tours de guet dans le sud. Elle avait tenté de
convaincre le prince de s’y rendre sans le métamorphe, mais en vain. Même si
Borte avait l’intention de les accompagner, il n’était pas disposé à courir le
moindre risque.
Sartaq avait trouvé d’autres moyens de les occuper durant ces dix jours. Il
lui avait fait visiter d’autres aires, au nord et à l’ouest. Ils avaient rencontré les
mères spirituelles et les capitaines, hommes et femmes, qui commandaient leurs
armées.
Certains leur firent bon accueil et donnèrent en l’honneur de Sartaq des
fêtes et des soirées qui se prolongèrent tard dans la nuit. D’autres clans, comme
celui des Berlad, se montrèrent distants et leurs chefs ne les invitèrent pas à
rester chez eux plus longtemps que les usages le voulaient. Ils ne leur offrirent
pas de cruches du lait de chèvre fermenté qu’ils avaient l’habitude de boire, une
boisson qui allumait du feu dans les veines de Nesryn. La première fois qu’elle
en avait bu, elle avait failli s’étrangler et récolté de vigoureuses tapes dans le dos
suivies d’un toast en son honneur.
Ce qui la surprenait encore, c’était l’accueil chaleureux de ces gens. Les
sourires des rukhins qui lui demandaient des démonstrations de tir à l’arc,
certains avec timidité, d’autres avec bien plus d’assurance. Mais, en échange,
elle apprenait, elle aussi. Elle volait à dos de ruk avec Sartaq à travers les défilés
montagneux. Le prince lui désignait des cibles et elle apprenait à tirer dans le
sens et à la vitesse du vent.
Il l’avait laissée chevaucher Kadara seule, juste une fois. Elle s’était
demandé à nouveau comment les ruhkins pouvaient obliger des enfants de quatre
ans à en faire autant, et pourtant… elle ne s’était jamais sentie aussi libre.
À la fois légère, entièrement libre et sereine.
Ils allèrent ainsi de clan en clan, de foyer en foyer. Sartaq passait en revue
les cavaliers, faisait halte pour rencontrer des nouveau-nés et des vieillards
souffrants. Nesryn le suivait comme son ombre ou, du moins, s’y efforçait.
Dès qu’elle reculait d’un pas, il la poussait en avant. Dès qu’il y avait une
tâche collective à remplir, il lui demandait d’y contribuer. La vaisselle après un
repas, le rangement des flèches après une séance de tir, le nettoyage des nids de
ruks…
Pour cette dernière tâche, au moins, il se joignait à elle. En dépit de son
rang et de sa fonction de capitaine, il exécutait toutes les corvées sans jamais se
plaindre. « Personne n’est trop haut placé pour travailler », lui avait-il dit un soir
qu’elle l’interrogeait là-dessus.
Et, qu’elle fût occupée à récurer un sol jonché d’excréments ou à enseigner
à de jeunes guerriers l’art et la manière de fixer une corde à un arc, elle sentait
qu’une certaine fébrilité, d’ordinaire toujours présente en elle, s’était apaisée.
Elle ne pouvait plus se représenter les paisibles réunions au château de
Rifthold au cours desquelles elle avait donné des instructions à des gardes
solennels avant que ceux-ci ne se dispersent. Elle se rappelait à peine les
baraquements de la garde de la ville où, au fond d’une salle bondée, elle avait
attendu des ordres avant d’aller se poster au coin d’une rue pendant des heures, à
regarder les passants faire leurs courses, manger, se disputer et déambuler.
C’était une autre vie. Un autre monde.
Là, au cœur des montagnes dont elle inspirait l’air froid et sec, assise
devant le feu à écouter Houloun conter des histoires sur les rukhins et les
seigneurs des steppes, sur le premier Khagan et son épouse bien-aimée dont
Borte portait le nom, elle était incapable de se souvenir de sa vie d’avant.
Et elle n’avait aucun désir de la retrouver.
Ce fut devant l’un de ces feux, tandis qu’elle dénouait la natte bien serrée
que Borte lui avait appris à tresser, qu’elle se surprit elle-même.
Houloun s’était assise avec une pierre à aiguiser pour affûter la lame d’un
poignard, et elle parlait aux personnes réunies devant le feu ce jour-là : Sartaq,
Borte, Falkan pâle et boitant encore des suites de sa blessure, et six autres
rukhins qui, comme Nesryn l’avait appris entretemps, étaient des cousins plus ou
moins éloignés de Borte. La mère spirituelle scruta leurs visages dorés et
vacillants dans la lueur des flammes avant de lancer :
— Et si nous écoutions un conte d’Adarlan, aujourd’hui ?
Tous les regards se tournèrent vers Nesryn et Falkan.
Le métamorphe tressaillit.
— Je crains que mes histoires ne soient plutôt ennuyeuses, répondit-il avant
de réfléchir un instant. J’ai fait autrefois un séjour intéressant dans le Désert
rouge, mais…
Il s’interrompit et regarda Nesryn.
— Je préférerais entendre d’abord l’une de vos histoires, capitaine, acheva-
t-il.
Nesryn dut faire un effort pour ne pas remuer nerveusement sur son siège
en sentant tous les regards tournés vers elle.
— Les histoires qu’on m’a contées dans mon enfance étaient presque toutes
celles de votre peuple et de votre pays, avoua-t-elle à l’assemblée.
Elle récolta de larges sourires et un clin d’œil de Sartaq qui lui fit baisser la
tête car elle se sentait rougir.
— Racontez-nous une histoire sur les Fae, si vous en connaissez, proposa
Borte. Ou sur le prince Fae dont vous avez fait la connaissance.
Nesryn secoua la tête.
— Je n’en ai jamais entendu, et je ne connais pas ce prince assez bien pour
parler de lui, répondit-elle. Mais je peux vous chanter une chanson, ajouta-t-elle
en voyant Borte froncer les sourcils.
Le silence se fit.
Houloun reposa sa pierre à aiguiser.
— Une chanson serait très appréciée, déclara-t-elle avant de foudroyer du
regard Borte et Sartaq. D’autant plus qu’aucun de mes petits-enfants ne serait
capable de chanter juste même si sa vie en dépendait.
Borte leva les yeux au ciel et Sartaq baissa la tête d’un air contrit, mais avec
un sourire en coin.
Nesryn sourit aussi, même si son cœur battait violemment à l’idée de ce
qu’elle avait eu l’audace de proposer. Elle n’avait jamais chanté devant une
audience, mais ici, il s’agissait moins d’accomplir une performance que de
partager quelque chose. Elle écouta longuement le chuchotement du vent au-
dehors et le silence dans la salle.
— C’est une chanson d’Adarlan, dit-elle enfin. On la chante dans les
contreforts des montagnes au nord de Rifthold, où ma mère est née, ajouta-t-elle
en sentant resurgir une douleur ancienne et familière dans son cœur. Elle me l’a
souvent chantée… avant de mourir.
Une lueur de sympathie brilla dans le regard d’acier d’Houloun. Mais
c’était Borte que Nesryn regardait en parlant, et elle lut une douceur inhabituelle
sur le visage de la jeune femme qui la dévisageait comme si elle la voyait pour la
première fois. Nesryn lui adressa un signe de tête imperceptible. Nous portons le
même fardeau, toutes les deux.
Borte lui répondit par un sourire doux et discret.
Nesryn écouta de nouveau le vent, laissa ses souvenirs la transporter dans
sa jolie petite chambre à Rifthold et sentit les mains douces de sa mère caresser
son visage et ses cheveux. Elle avait été si fascinée par les histoires de son père
sur son lointain pays natal, sur les ruks et les seigneurs des steppes qu’elle avait
rarement posé des questions sur Adarlan. Pourtant, elle était l’enfant de ces deux
pays.
Et cette chanson de sa mère… C’était l’une des rares histoires qu’elle
connaissait, et sous la forme qu’elle préférait. Une histoire de son pays en des
temps meilleurs. Elle avait envie de la raconter aux rukhins, de leur donner cet
aperçu de ce que son pays redeviendrait peut-être un jour.
Nesryn s’éclaircit la gorge, inspira pour retrouver son sang-froid…
Et puis elle ouvrit la bouche et chanta.
Avec le crépitement du feu comme seul tambour pour l’accompagner, la
voix de Nesryn remplit la Grande Salle d’Altun, sinua entre les antiques piliers
et se répercuta sur la pierre taillée.
Elle sentait la présence de Sartaq immobile et silencieux et savait que, en
cet instant, le visage du prince n’était ni dur ni rieur.
Mais elle se concentrait sur son chant, sur ces paroles anciennes, sur cette
histoire d’hivers lointains, de gouttes de sang sur la neige, de mères et de filles
qui s’aimaient, s’affrontaient et s’entraidaient.
Sa voix montait et retombait, puissante et gracieuse comme un ruk, et elle
aurait juré que même les vents avaient cessé de hurler pour l’écouter.
Quand elle acheva le dernier couplet sur une note plus haute, brillant
comme un rayon de soleil printanier sur des terres froides, le silence et le
crépitement du feu emplirent de nouveau l’univers…
Borte pleurait. Des larmes silencieuses ruisselaient sur son joli visage. La
main d’Houloun serrait celle de sa petite fille. La pierre à aiguiser gisait,
abandonnée, à côté d’elles. Une blessure saignait encore en elles.
Et peut-être aussi en Sartaq, dont le visage exprimait le chagrin. Le chagrin,
la déférence et peut-être une autre émotion infiniment plus tendre.
— Une nouvelle histoire à raconter sur la Flèche de Neith, dit-il enfin.
Nesryn baissa la tête et accepta les éloges avec un sourire. Falkan applaudit
de toutes ses forces et en réclama une autre.
À la surprise générale, Nesryn accepta et entonna une joyeuse chanson des
montagnes que son père lui avait apprise, évoquant des torrents tumultueux au
milieu de prairies et de fleurs sauvages.
Mais, alors que la nuit tombait et que Nesryn chantait au milieu de cette
splendide salle taillée dans la montagne, elle sentit sur elle le regard de Sartaq.
Un regard différent de tous ceux qu’il avait posés sur elle auparavant.
Et, tout en se répétant qu’elle aurait dû, Nesryn ne détourna pas les yeux
des siens.

Quelques jours plus tard, quand Falkan fut enfin guéri, ils partirent explorer
les trois autres tours de guet découvertes par Houloun.
Ils ne trouvèrent rien dans les deux premières, si éloignées qu’ils durent
faire deux voyages. Houloun leur avait interdit de camper là-bas et, plutôt que
d’encourir sa colère, ils étaient rentrés chaque soir à l’aire où ils étaient restés
quelques jours pour laisser Kadara et Arcas, le doux ruk de Borte, se reposer des
fatigues du voyage.
Sartaq se montrait à peine plus chaleureux avec le métamorphe. Il observait
Falkan aussi attentivement que Kadara le faisait, mais il faisait au moins des
efforts pour parler avec lui.
Borte, en revanche, le bombardait de questions tandis qu’ils fouillaient des
tours qui n’étaient guère plus que des décombres.
« Qu’est-ce que ça fait d’être un canard, de battre des pattes sous l’eau mais
de glisser sur la surface ?
Quand vous mangez sous une forme animale, est-ce que votre estomac
humain peut contenir toute la viande ?
Ou est-ce que vous devez finir de digérer avant de reprendre votre forme
humaine ?
Est-ce que vous faites vos besoins comme un animal ? »
Cette dernière eut au moins le mérite d’arracher un éclat de rire à Sartaq
tandis que Falkan rougissait sans répondre.
Mais explorer ces deux tours ne leur avait livré aucun indice sur les raisons
pour lesquelles on les avait construites, sur les adversaires que leurs anciens
gardiens avaient combattus et la manière dont ils les avaient vaincus.
Et, alors qu’ils n’avaient pas encore fouillé la dernière tour, Nesryn avait
fait le décompte des jours qui leur restaient et découvert que les trois semaines
au terme desquelles elle avait promis à Chaol de rentrer étaient écoulées.
Sartaq le savait aussi. Il l’avait rejointe tandis que, installée dans le nid d’un
ruk, elle observait les bêtes qui se reposaient, qui lissaient leurs plumes ou qui
s’envolaient. Elle venait souvent là au cours des après-midis plus paisibles,
uniquement pour admirer les oiseaux, s’émerveiller devant l’acuité de leur
intelligence et observer les liens qui les unissaient.
Elle était adossée au mur près de la porte quand il entra. Ils observèrent un
couple qui se caressait du bec pendant plusieurs minutes et, au bout d’un
moment, l’un des ruks se percha au bord de la gigantesque entrée de la grotte,
puis plongea dans le vide.
— Regardez celui-là, dit le prince en désignant un mâle brun-roux assis
près du mur du fond.
C’était un oiseau que Nesryn avait souvent vu, un solitaire qui ne recevait
jamais de visite humaine.
— Son cavalier est mort il y a quelques mois, poursuivit Sartaq. Il s’est
effondré au cours d’un repas, la main crispée sur sa poitrine. Il était vieux,
contrairement à son ruk…, dit-il en adressant un sourire triste à l’animal. Ce ruk
est jeune… il n’a pas encore quatre ans.
— Qu’arrive-t-il à ceux dont les cavaliers meurent ?
— Nous leur rendons leur liberté. Certains s’envolent. D’autres restent,
répondit Sartaq en croisant les bras. Celui-là est resté.
— Est-ce qu’ils peuvent avoir de nouveaux cavaliers ?
— Oui, s’ils le veulent. Ce sont les ruks qui choisissent leurs cavaliers.
Nesryn devina l’invitation implicite dans sa voix et la lut dans ses yeux.
Sa gorge se serra.
— Nos trois semaines sont écoulées, dit-elle.
— En effet.
Elle regarda le prince bien en face.
— Il nous faut plus de temps, reprit-elle.
— Qu’avez-vous décidé, alors ?
C’était une simple question.
Mais il avait fallu plusieurs heures à Nesryn pour rédiger sa lettre à Chaol
avant de la remettre au messager le plus rapide de Sartaq.
— J’ai demandé trois semaines supplémentaires, répondit-elle.
Il inclina la tête sur le côté et l’observa avec l’attention sans faille qui le
caractérisait.
— Beaucoup de choses peuvent arriver en trois semaines, observa-t-il.
Nesryn se força à se redresser et à garder la tête haute.
— Mais passé ce délai, je devrai rentrer à Antica, déclara-t-elle.
Sartaq acquiesça, mais ses yeux perdirent de leur éclat et elle y lut de la
déception.
— Alors je suppose que ce ruk devra attendre l’arrivée d’un autre cavalier,
dit-il.
C’était la veille. Après cette conversation, elle s’était sentie incapable de
regarder le prince trop longtemps.
Et, pendant le vol de ce matin, elle avait lancé un ou deux coups d’œil à
Kadara, qui transportait Sartaq et Falkan.
Le ruk décrivit un grand virage, car il avait repéré la tour loin en contrebas,
dans l’une des rares plaines au milieu des collines et des montagnes de Tavan.
En cette fin d’été, elle était couverte d’herbe émeraude et sillonnée de ruisseaux
saphir. La tour en ruines était à peine plus qu’un tas de pierres.
Borte siffla entre ses dents, tira sur les rênes d’Arcas, et le ruk vira à gauche
avant de se stabiliser. Borte était une cavalière accomplie, plus audacieuse que
Sartaq, en grande partie grâce à la petite taille de son ruk et à son agilité. Elle
avait remporté la victoire aux trois dernières compétitions annuelles entre tous
les clans, qui devaient rivaliser d’adresse, de vitesse et d’agilité mentale.
— C’est vous qui avez choisi Arcas, ou l’inverse ? lui demanda Nesryn en
haussant la voix par-dessus le vent.
Borte se pencha en avant pour tapoter le cou du ruk.
— Les deux, répondit-elle. Dès que j’ai vu sa tête duveteuse se dresser hors
du nid, le mal était fait. Tout le monde me répétait que je devais choisir un ruk
plus vigoureux, et même ma mère m’en a voulu, dit-elle avec un sourire triste.
Mais je savais qu’Arcas était à moi. Je l’ai su dès que je l’ai vue.
Nesryn se tut pendant qu’ils approchaient de la plaine et des ruines de la
tour. Le soleil faisait danser des reflets sur les ailes de Kadara.
— Vous devriez emmener ce ruk solitaire, celui du nid, faire un tour de
temps en temps, histoire de l’essayer, reprit Borte en faisant descendre peu à peu
Arcas pour un atterrissage en douceur.
— Je pars bientôt. Ce ne serait juste ni pour lui ni pour moi.
— Je sais. Mais vous devriez peut-être essayer quand même.

Borte adora repérer les pièges tendus par les Fae.


Nesryn n’y trouva rien à redire, car la jeune femme était bien plus douée
qu’elle pour les déceler.
À la grande déception de Borte, la tour s’était effondrée, ses décombres
bloquaient l’accès aux niveaux souterrains et, au-dessus d’eux, il ne restait plus
qu’une chambre à ciel ouvert.
Ce fut alors que Falkan intervint.
Tandis que la silhouette du métamorphe s’estompait et se réduisait, Sartaq
ne fit rien pour dissimuler un frisson de dégoût. Et un nouveau frisson quand, sur
le tas de pierres sur lequel Falkan s’était trouvé un instant plus tôt, se tenait à
présent un mille-pattes qui se dressa vivement et les salua de ses innombrables
petites pattes.
Nesryn eut un mouvement de recul. Borte éclata de rire et lui rendit son
salut.
Mais la bestiole s’éloigna et se glissa entre deux pierres pour aller explorer
ce qui restait sous la tour.
— Je ne comprends pas pourquoi il te dégoûte autant, dit Borte à Sartaq.
Moi, je le trouve adorable.
— Ce n’est pas ce qu’il est qui me répugne, avoua Sartaq, les yeux fixés sur
le tas de pierres. C’est plutôt l’idée de ces os qui fondent et de cette chair qui
coule comme de l’eau…, expliqua-t-il avec un frisson. Votre amie… la
métamorphe… est-ce que ses transformations vous dérangeaient ? demanda-t-il
à Nesryn.
— Non, mais je ne l’avais jamais vue se transformer avant le jour que vos
éclaireurs vous ont rapporté.
— Le jour de votre tir prodigieux, murmura Sartaq. C’était donc bien une
métamorphe que vous avez sauvée.
Nesryn acquiesça.
— Elle s’appelle Lysandra.
Borte poussa Sartaq du coude.
— Tu n’as pas envie de faire un tour dans le nord, mon frère ? lança-t-elle.
Pour rencontrer tous ces gens dont parle Nesryn ? Les métamorphes, les reines
cracheuses de feu, les princes Fae…
— Je commence à penser que ton obsession pour les Fae et leurs armes est
peut-être malsaine, grommela Sartaq.
— J’ai seulement récupéré un poignard ou deux dans ces tours, protesta
Borte.
— Tu en as tellement rapporté de la tour précédente que cette pauvre Arcas
a eu un mal fou à décoller.
Borte poussa un soupir d’agacement.
— C’est pour mon commerce, répliqua-t-elle. Enfin, quand notre peuple
veut bien se rappeler qu’on est capable de faire des affaires et de prospérer, nous
aussi.
— Je ne suis pas étonnée que vous appréciiez autant Falkan, la taquina
Nesryn.
Cette remarque lui valut un coup de coude de Borte, qu’elle repoussa en
riant.
Borte posa les mains sur ses hanches.
— Pour votre gouverne, sachez que…
Un cri l’interrompit.
Ce n’était pas Falkan… ce cri venait de l’extérieur. De Kadara.
Nesryn avait déjà ajusté une flèche à son arc quand ils partirent en courant
vers le pré où ils avaient atterri.
Ils trouvèrent les lieux couverts de ruks et de cavaliers à la mine farouche.
Sartaq poussa un soupir de soulagement et ses épaules se détendirent, mais
Borte passa devant Nesryn en jurant grossièrement. Elle brandit son épée – une
épée d’Asterion effectivement prise dans la tour de guet précédente.
Un jeune homme qui devait avoir l’âge de Borte était descendu de son ruk,
un oiseau d’un brun si sombre qu’il en était presque noir. Il s’avançait vers eux
d’un pas nonchalant, un sourire narquois sur son beau visage. C’était vers lui que
Borte fonçait en écrasant les hautes herbes.
Les rukhins les regardaient d’un air hautain et froid. Personne ne s’inclina
devant Sartaq.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ici, bon sang ? lança Borte, une main sur la
hanche, en s’arrêtant à distance respectueuse du jeune homme.
Il portait également une armure en cuir, mais les couleurs de son brassard
étaient celles des Berlad. Le moins accueillant des clans auxquels Nesryn et
Sartaq avaient rendu visite, et l’un des plus puissants. Ses cavaliers étaient
rigoureusement entraînés et leur aire d’une propreté irréprochable.
Le jeune homme ignora Borte et s’adressa à Sartaq :
— Nous avons repéré vos ruks alors que nous survolions ces terres. Vous
êtes bien loin de chez vous, capitaine.
Autant de questions prudemment implicites.
— Disparais, Yeran, siffla Borte. Personne ne t’a demandé de venir ici.
Yeran haussa un sourcil ironique.
— Toujours en train de japper, à ce que je vois, observa-t-il.
Borte cracha à ses pieds. Les autres cavaliers se raidirent, mais elle les
foudroya du regard et ils baissèrent les yeux.
Derrière eux, des pierres crissèrent. Les yeux de Yeran étincelèrent. Il
fléchit les genoux comme pour bondir vers Borte et la faire passer derrière lui
alors que Falkan resurgissait des ruines.
Sous sa forme de loup.
Mais Borte s’écarta de Yeran.
— Mon nouvel animal de compagnie, annonça-t-elle d’une voix suave.
Bouche bée, Yeran regarda tour à tour la jeune femme et le loup, qui s’assit
à côté de Nesryn. Celle-ci ne put résister à l’envie de gratter ses oreilles velues.
Il se laissa faire et tourna même la tête pour lui faciliter la tâche.
— Vous avez de drôles de compagnons, ces derniers temps, capitaine, lança
Yeran à Sartaq.
Borte fit claquer ses doigts devant son visage.
— Tu ne peux pas t’adresser directement à moi ? lança-t-elle.
Yeran lui adressa un sourire nonchalant.
— Tu as enfin quelque chose d’intéressant à raconter ? s’enquit-il.
Borte se crispa, mais Sartaq rejoignit sa sœur spirituelle, un petit sourire
aux lèvres.
— Nous avons des affaires dans la région et nous avons fait halte ici pour
nous rafraîchir, dit-il. Et vous, qu’est-ce qui vous amène si loin au sud ?
Yeran posa la main sur le manche du long poignard passé à sa ceinture.
— Trois rukillons ont disparu de leurs nids, répondit-il. On est partis à leur
recherche, sans rien trouver.
L’estomac de Nesryn se noua alors qu’elle imaginait les araignées filant
dans les nids, entre les ruks, vers les oisillons duveteux si farouchement gardés.
Et vers les familles humaines qui dormaient, si proches d’eux.
— Quand ont-ils été enlevés ? demanda Sartaq, le visage dur comme la
pierre.
— Dans la nuit d’avant-hier, répondit Yeran en frottant sa mâchoire. On a
d’abord cru que c’étaient des braconniers, mais on n’a trouvé aucune odeur ni
aucune trace humaines.
Regardez en haut. L’effroyable avertissement de la tour d’Eidolon résonna
dans la mémoire de Nesryn.
Et dans celle de Sartaq, à en juger par la crispation de ses mâchoires.
— Regagnez votre aire, capitaine, dit-il à Yeran.
Il lui désigna la chaîne montagneuse dont la pierre grise paraissait nue en
comparaison de la vie dont la plaine bourdonnait. Les monts Dagul semblaient
toujours observer. Et attendre.
— Et ne poussez pas vos recherches plus loin, ajouta-t-il.
La méfiance envahit les yeux bruns de Yeran, qui regardait Borte et Sartaq,
puis Nesryn et Falkan.
— Les kharankuis, lâcha-t-il.
À ce nom, les cavaliers s’agitèrent et même les ruks firent bruire leurs ailes,
comme s’ils le connaissaient, eux aussi.
Mais Borte parla haut et fort pour être entendu de tous :
— Tu as entendu mon frère : retourne dans ton aire.
Yeran s’inclina ironiquement devant elle.
— Rentre dans la tienne et je rentrerai dans la mienne, Borte, répliqua-t-il.
Elle montra les dents.
Mais Yeran monta sur son ruk avec une grâce souple et puissante et, sur un
signe de lui, les autres cavaliers s’envolèrent. Il attendit que ses compagnons
s’éloignent dans le ciel pour s’adresser de nouveau à Sartaq :
— Si les kharankuis ont recommencé à s’agiter, il faudra rallier une armée
pour les repousser… avant qu’il ne soit trop tard.
Une rafale de vent souleva la natte de Sartaq et la fit voler en direction des
montagnes. Nesryn aurait aimé voir son visage et lire l’expression qu’il avait eue
au mot « armée ».
— Nous ferons face, répondit Sartaq. Restez sur vos gardes. Gardez les
enfants et les rukillons près de vous.
Yeran acquiesça gravement, en soldat recevant un ordre d’un officier, en
capitaine commandé par son prince. Et puis il regarda Borte, qui lui adressa un
geste obscène.
Yeran répondit par un clin d’œil et, après avoir sifflé son ruk, il s’élança
vers le ciel dans un souffle qui fit danser les tresses de Borte.
Elle l’observa jusqu’à ce qu’il ait rejoint la masse des rukhins, puis cracha à
terre, juste à l’endroit où son ruk s’était tenu.
— Ordure, siffla-t-elle.
Sur ce, elle tourna les talons et rejoignit Nesryn et Falkan au pas de charge.
Le métamorphe reprit sa forme humaine en vacillant.
— Rien à signaler aux niveaux souterrains, annonça-t-il.
Nesryn fronça les sourcils, les yeux fixés sur les montagnes.
— Je crois qu’il est temps d’élaborer une nouvelle stratégie, déclara-t-elle.
Sartaq suivit son regard et se rapprocha d’elle assez pour qu’elle sente la
chaleur de son corps. Ensemble, ils contemplèrent le rempart montagneux. Et ce
qui les attendait au-delà.
— Ce jeune capitaine, ce Yeran, vous paraissez bien le connaître, dit Falkan
à Borte.
Elle lui lança un regard noir.
— C’est mon fiancé, répondit-elle.
CHAPITRE 38

KASHIN RÉPUGNAIT PEUT-ÊTRE à faire pression sur son père en public ou en


privé, mais il ne manquait certainement pas de ressources.
Chaol s’approcha de la salle où se déroulait le conseil avec le vizir du
commerce extérieur, et réprima un sourire en découvrant Hashim, Shen et deux
autres gardes, avec lesquels il s’était entraîné, postés de part et d’autre des portes
fermées. Shen, dont l’armure scintillait dans le pâle soleil du matin, lui adressa
un clin d’œil, frappa un coup rapide au battant avec sa main artificielle, puis
l’ouvrit.
Chaol s’abstint de tout signe de gratitude ou de complicité aux quatre
gardes, tandis qu’il faisait rouler son fauteuil vers la salle du conseil inondée de
soleil où le Khagan et trois vizirs aux robes dorées étaient assis autour d’une
table en bois noir poli.
Ils dévisagèrent Chaol en silence, mais il s’approcha de la table la tête haute
et un léger sourire aux lèvres.
— J’espère que je n’interromps rien d’important, mais j’aimerais discuter
d’une affaire urgente, dit-il.
Les lèvres du Khagan se serrèrent pour ne plus former qu’une mince ligne.
Il portait une tunique vert clair et un pantalon foncé assez ajusté pour souligner
le guerrier qui subsistait chez l’homme vieillissant.
— Seigneur Westfall, je vous ai déjà fait savoir que vous deviez vous
adresser à mon vizir en chef pour obtenir une audience, dit-il en désignant du
menton l’homme maussade assis face à lui.
Chaol s’arrêta devant la table en remuant les pieds et en pliant les orteils. Il
avait fait ses exercices après son entraînement matinal avec les gardes et, même
s’il avait retrouvé une certaine mobilité jusqu’aux genoux, s’appuyer dessus et se
lever n’était pas une mince affaire…
Il chassa cette pensée. Qu’il fût debout ou assis en cet instant n’y changerait
rien.
Il pouvait encore parler avec dignité et commander aussi bien allongé que
debout. Ce fauteuil n’était pas une prison et ne le diminuait en rien.
Il inclina donc la tête avec un faible sourire.
— Malgré tout mon respect, Grand Khagan, ce n’est pas vous que je suis
venu voir.
Urus battit des paupières et ce fut le seul signe de sa surprise.
Chaol inclina la tête pour saluer l’homme en robe bleu ciel que Kashin lui
avait décrit.
— J’aimerais m’entretenir avec le vizir du commerce extérieur, reprit-il.
Le vizir regarda tour à tour le Khagan et Chaol, comme prêt à jurer de son
innocence, même si une lueur d’intérêt éclairait ses yeux bruns. Mais il n’osait
dire un mot.
Chaol soutint le regard du Khagan pendant de longues secondes.
Il bannit de son esprit l’idée qu’il interrompait une audience privée de
l’homme qui était peut-être le plus puissant du monde, qu’il était un invité dans
une cour étrangère et que le sort de ses amis et de son peuple dépendait de ce
qu’il accomplirait ici et maintenant. Il se contenta de soutenir le regard du
Khagan, d’homme à homme, de guerrier à guerrier.
Il avait déjà combattu un roi et survécu.
Le Khagan désigna enfin du menton une place vacante à la table. Ce n’était
pas un accueil des plus chaleureux, mais c’était toujours mieux que rien.
Chaol inclina la tête en remerciement et s’approcha de la table en contrôlant
soigneusement sa respiration et sans quitter ces hommes des yeux.
— J’ai été informé de deux importantes commandes de lances de feu pour
la flotte du capitaine Rolfe, la première avant l’arrivée d’Aelin Galathynius à la
baie des Crânes, la seconde, encore plus importante, après son arrivée, expliqua-
t-il au vizir.
Le Khagan haussa ses sourcils blancs. Le vizir s’agita nerveusement sur son
siège, mais acquiesça.
— Oui, c’est vrai, répondit-il dans la langue de Chaol.
— Pourriez-vous m’indiquer le prix d’une telle arme à l’unité ?
Les vizirs échangèrent des regards, et ce fut un autre, que Chaol supposait
être le vizir du commerce intérieur, qui nomma la somme.
Chaol attendit en silence. Kashin lui avait révélé ce montant astronomique
la veille au soir. Alors, comme il l’avait parié, le Khagan tourna vivement la tête
vers son vizir à l’annonce de ce chiffre.
— Et combien en envoie-t-on à Rolfe… et par conséquent, à Terrasen ?
s’enquit-il.
Un nouveau chiffre fut prononcé. Chaol laissa au Khagan le temps de faire
le calcul, et il regarda du coin de l’œil ses sourcils se hausser davantage.
Le vizir en chef s’accouda à la table.
— Tentez-vous de nous convaincre des bonnes ou des mauvaises intentions
d’Aelin Galathynius, seigneur Westfall ? demanda-t-il.
Chaol ignora la pique.
— J’aimerais passer une autre commande, répondit-il simplement.
J’aimerais doubler celle de la reine de Terrasen, pour être plus précis.
Le silence se fit dans la salle. Le vizir du commerce extérieur semblait prêt
à tomber de sa chaise.
— Avec quel argent ? lança le vizir en chef en ricanant.
Chaol lui adressa un sourire nonchalant.
— Je suis venu ici avec quatre coffres remplis de trésors inestimables,
répondit-il, car c’était en effet une fortune qu’il avait apportée. Je crois que cela
couvrira le prix.
Le silence retomba.
— Cela couvrira-t-il le prix ? demanda le Khagan au vizir du commerce
extérieur.
— Il faudra faire estimer et peser le contenu de ces coffres.
— C’est ce qu’on est en train de faire en ce moment même, déclara Chaol
en se renversant dans son fauteuil. Vous aurez le résultat cet après-midi.
Nouveau silence. Alors le Khagan murmura quelques mots en halha au
vizir, qui ramassa ses documents et s’éclipsa en jetant un regard à Chaol. Sur un
nouveau mot du Khagan, le vizir en chef et le vizir du commerce intérieur
sortirent à leur tour. Le premier ricana de nouveau en toisant Chaol avant de
disparaître.
Resté seul avec le souverain, Chaol attendit sans un mot.
Urus se leva et se dirigea vers les fenêtres donnant sur un jardin en fleurs
ombragé.
— Je suppose que vous vous croyez très malin d’employer ce genre de
moyen pour obtenir une audience avec moi, fit-il.
— J’ai dit la vérité, répondit Chaol. Je souhaitais discuter de cette affaire
avec votre vizir. Et même si vos armées ne se joignent pas aux nôtres, je ne vois
pas qui pourrait trouver à redire à ce que nous vous achetions des armes.
— J’imagine que c’était censé me faire mesurer les profits que je pourrais
tirer de cette guerre, puisque votre pays désire investir dans nos ressources.
Chaol garda le silence.
Le Khagan se détourna du jardin, et le soleil fit resplendir ses cheveux
blancs.
— Je n’aime pas être manipulé pour participer à cette guerre, seigneur
Westfall.
Chaol soutint son regard, mais ses mains se crispèrent sur les bras de son
fauteuil.
— Savez-vous seulement ce qu’est la guerre ? demanda calmement le
Khagan.
Chaol serra les dents.
— Je suppose que je suis sur le point de le découvrir, n’est-ce pas ?
répliqua-t-il.
Le Khagan ne daigna même pas sourire.
— La guerre, ce n’est pas seulement une affaire de batailles, de
ravitaillement et de stratégie. La guerre, c’est l’engagement total d’une armée
contre ses ennemis, déclara-t-il en évaluant longuement Chaol du regard. Voilà
ce que vous devrez opposer au front uni et solide de Morath. À sa volonté de
vous réduire en poussière.
— Je le sais très bien.
— Vraiment ? Saisissez-vous réellement ce que Morath vous fait déjà
subir ? Ses chefs élaborent des plans, vous portent des coups, et vous êtes à
peine capables de faire face. Vous jouez selon les règles que Perrington vous
impose, et c’est la raison pour laquelle vous serez vaincus.
Chaol en eut le cœur soulevé.
— Nous pouvons encore gagner cette guerre, protesta-t-il.
Le Khagan secoua la tête.
— Pour cela, votre triomphe devra être complet. Toute résistance devra être
écrasée, dit-il.
Les jambes de Chaol le démangeaient, et il remua imperceptiblement les
pieds. Debout, leur ordonna-t-il. Debout.
Il pressa les talons sur le repose-pied de son fauteuil pour se lever et tous
ses muscles se révoltèrent sous ce poids.
— C’est la raison pour laquelle nous avons besoin du soutien de vos
armées, gronda-t-il tandis que ses jambes refusaient de lui obéir.
Le Khagan regarda Chaol se crisper comme s’il percevait le combat qui
faisait rage dans tout son corps.
— Je n’aime pas être traqué comme un cerf dans les bois, reprit-il. Je vous
avais pourtant dit de patienter. Je vous avais demandé de respecter mon deuil.
— Et si je vous disais justement que votre fille a peut-être été assassinée ?
Un silence de plomb tomba entre eux.
— Et si je vous disais que des agents de Perrington sont peut-être ici et
tentent de vous manipuler pour vous entraîner dans cette guerre ou, au contraire,
pour vous dissuader d’y prendre part ?
Le visage d’Urus se durcit. Chaol se prépara à l’entendre rugir ou peut-être
à le voir tirer le long poignard incrusté de pierres précieuses qu’il portait au côté
pour le lui plonger dans le cœur. Mais il n’en fit rien.
— Vous pouvez vous retirer, dit-il simplement à Chaol.
Comme si les gardes avaient écouté chacune de leurs paroles, les portes de
la salle s’ouvrirent, et Hashim, l’air déterminé, fit signe à Chaol de s’avancer.
Chaol ne remua pas d’un millimètre. Il entendit des pas approcher derrière
lui. Pour l’emmener.
Il pressa de nouveau les talons sur le repose-pied et se ramassa sur lui-
même, les dents serrées. Plutôt mourir que de se laisser mettre à la porte, que de
se laisser traîner dehors.
— Je ne suis pas venu ici uniquement pour sauver mon peuple, mais tous
les peuples de ce monde, gronda-t-il en regardant le Khagan.
Quelqu’un – Shen – attrapa les poignées de son fauteuil et commença à le
faire pivoter.
Chaol se retourna vers le garde, l’air menaçant.
— N’y touchez pas, ordonna-t-il.
Mais Shen ne lâcha pas prise, même si son regard exprimait un profond
regret. Il savait… Chaol comprit qu’il savait ce qu’on ressentait quand on
touchait à votre fauteuil et qu’on le déplaçait sans vous le demander. Tout
comme Chaol savait ce que Shen devrait peut-être subir s’il défiait l’ordre du
Khagan de le faire sortir.
Chaol regarda de nouveau le Khagan droit dans les yeux.
— Votre cité est la plus remarquable de toutes celles que j’ai vues, et votre
empire un modèle pour tous les autres, dit-il. Quand les armées de Morath
viendront le saccager, qui les affrontera à vos côtés si nous ne sommes plus que
des cadavres ?
Les yeux du Khagan flamboyaient comme des braises.
Shen poussait toujours le fauteuil de Chaol vers la porte.
Les bras de Chaol tremblaient de ses efforts pour se contenir, pour ne pas
repousser le garde, et ses jambes de ses efforts répétés et vains pour se lever.
— Je suis resté du mauvais côté bien trop longtemps et j’ai tout perdu,
gronda-t-il en regardant le Khagan par-dessus son épaule. Ne commettez pas la
même erreur que…
— Ne prétendez pas dicter sa conduite à un Khagan, répondit Urus avec un
regard glacé. Escortez le seigneur Westfall jusqu’à sa chambre, ordonna-t-il aux
gardes qui dansaient d’un pied sur l’autre devant la porte. Et ne le laissez plus
entrer quand je tiens conseil.
Sous ses paroles calmes et froides, la menace était implicite. Urus n’avait
nul besoin d’élever la voix, de rugir pour faire comprendre aux gardes le sort
qu’il leur réserverait si sa volonté n’était pas respectée.
Chaol s’arc-boutait et poussait sur ses bras pour se lever ou au moins se
soulever si peu que ce fût.
Mais Shen lui fit franchir le seuil et le poussa dans les couloirs de marbre
luisant.
Le corps de Chaol ne lui obéissait toujours pas, ne réagissait toujours pas.
Les portes de la salle du conseil se refermèrent dans un déclic discret qui
résonna dans chaque os et dans chaque muscle de Chaol, et ce bruit était plus
mortifiant que toutes les paroles prononcées par le Khagan.

Yrene avait laissé Chaol à ses réflexions la veille au soir.


Elle était rentrée en courant au Torre. Elle avait décidé qu’elle n’aurait
aucun scrupule à manipuler Hasar. Oh non, aucun ! Et maintenant, elle savait
très précisément comment s’y prendre pour que la princesse l’invite à se rendre
avec elle à cette maudite oasis.
Mais il était visible que même une matinée d’entraînement avec les gardes
n’avait pu apaiser la colère de Chaol. Il fulminait toujours en l’attendant au salon
pendant qu’Yrene envoyait de nouveau Kadja faire des emplettes absurdes – de
la ficelle, du lait de chèvre et du vinaigre – avant de le soigner.
La chaleur lourde de l’été déclinait et les vents sauvages d’automne
commençaient à cingler les eaux turquoise de la baie. Il faisait toujours chaud à
Antica, mais de Yulemas à Beltane, les eaux du détroit étaient agitées et
difficiles à naviguer. Si une flotte ne partait pas du continent du sud avant cette
période… Cela étant Yrene supposait qu’après ce qui était arrivé la veille au
soir, il était improbable que la moindre flotte traverse le détroit.
Assis à côté de l’habituel canapé doré, Chaol ne lui accorda qu’un bref
regard en guise de salut, à la place de son sourire en coin familier. En voyant les
cernes sous ses yeux, tout son plan concernant Hasar lui sortit immédiatement de
la tête.
— Vous avez veillé toute la nuit ? demanda-t-elle.
— Une bonne partie, répondit-il à mi-voix.
Yrene s’approcha de lui, mais au lieu de s’asseoir, elle se contenta de
l’observer, les bras croisés.
— Le Khagan réfléchira peut-être, dit-elle. Il sait que ses enfants
complotent, et il est trop intelligent pour ne pas avoir remarqué qu’Arghun et
Hasar faisaient pour une fois cause commune et pour ne pas s’en méfier.
— Parce que vous le connaissez si bien ? demanda-t-il sur un ton froid et
mordant.
— Non, mais je vis ici depuis plus longtemps que vous.
Les yeux bruns de Chaol étincelèrent.
— Je n’ai pas deux ans à perdre en jouant leurs petits jeux, lança-t-il.
Contrairement à elle.
— Ça ne changera rien de ruminer, répliqua-t-elle en réprimant son
irritation.
Les narines de Chaol se dilatèrent.
— En effet, dit-il.
Elle ne l’avait pas vu de cette humeur depuis plusieurs semaines.
Depuis si longtemps déjà ? L’anniversaire d’Yrene aurait lieu dans quinze
jours. Plus tôt qu’elle l’avait cru.
Ce n’était pourtant pas le moment d’en parler, ni de lui présenter le plan
qu’elle avait conçu. C’était secondaire au vu de tout ce qui les menaçait, du
fardeau qu’il portait, et de la frustration et du désespoir qui voûtaient ses
épaules.
— Racontez-moi ce qui est arrivé, reprit-elle.
Car il était arrivé quelque chose… Quelque chose avait changé depuis
qu’ils s’étaient quittés la veille au soir.
Il lui lança un regard glacial et, en voyant ses mâchoires se crisper, elle se
prépara à essuyer son refus.
— Je suis allé voir le Khagan ce matin.
— Vous avez obtenu une audience ?
— Pas tout à fait, répondit-il.
— Que s’est-il passé ? insista Yrene en posant une main sur l’accoudoir du
canapé.
— Il m’a fait expulser de la salle, répondit-il froidement et sans détour. Je
n’ai même pas pu contourner les gardes, ni même me faire entendre.
— Si vous aviez été debout, ils vous auraient expulsé de la même manière.
Et ils lui auraient probablement fait du mal.
Il la foudroya du regard.
— Je ne voulais pas me battre avec eux, dit-il. Je voulais seulement le
supplier. Et je ne pouvais même pas me mettre à genoux pour le faire.
Le cœur d’Yrene se serra tandis qu’il détournait les yeux vers la fenêtre
donnant sur le jardin. Son visage exprimait à la fois la rage, le chagrin et la peur.
— Vous avez déjà fait des progrès remarquables, observa-t-elle.
— Je veux être capable de combattre avec mes hommes. De mourir à leur
côté.
Ces paroles, qu’il avait prononcées avec calme, la glacèrent, mais elle n’en
montra rien.
— Vous pourrez toujours le faire à cheval, répondit-elle avec raideur.
— Je veux le faire à terre, parmi mes hommes, gronda-t-il. Je veux
combattre dans la boue de champs de bataille, jusqu’à la mort.
— Guérir ici pour aller mourir ailleurs, en somme.
Ces mots tranchants lui avaient échappé.
— Oui.
Sa réponse était dure et froide. Comme son visage.
Elle ne voulait pas laisser cet orage qui couvait en lui anéantir les progrès
qu’ils avaient accomplis.
Et elle était maintenant certaine que la guerre éclatait dans leur pays.
Indépendamment de ce que Chaol voulait faire, il n’avait pas… ils n’avaient plus
le temps. Son peuple à Fenharrow n’avait plus le temps.
Yrene s’approcha donc de lui et le saisit sous l’épaule.
— Alors, levez-vous.

Chaol était d’une humeur massacrante, et il en était conscient.


Plus il y pensait, plus il mesurait avec quelle facilité le prince et la princesse
avaient joué avec lui et l’avaient manipulé, la veille au soir…
Peu importait les plans d’Aelin. Quoi qu’elle eût fait, ils l’auraient retourné
contre elle. Contre lui. Si Aelin avait joué les gentes demoiselles, ils l’auraient
épinglée comme une alliée faible et trop peu fiable. Il était impossible de gagner
à leur jeu.
Cette entrevue avec le Khagan avait été une folie. Peut-être que Kashin
s’était également moqué de lui. Car si, jusqu’à ce jour, Urus avait été encore
disposé à l’écouter, il ne le serait certainement plus. Et même si Nesryn revenait
escortée des rukhins de Sartaq… Les termes du message qu’il avait reçu d’elle la
veille étaient soigneusement pesés.

Les rukhins sont des archers habiles. Mon propre savoir-faire les intrigue.
J’aimerais continuer à les instruire et à apprendre. Ici, on peut voler librement.
Je te reverrai dans trois semaines.

Il ne savait que penser de ce message. Surtout de son avant-dernière phrase.


Était-ce une insulte voilée ou un message codé signifiant que les rukhins et
Sartaq seraient capables de désobéir aux ordres du Khagan s’il refusait de les
laisser partir ? Sartaq serait-il prêt à trahir son père pour les aider ? Chaol n’osait
pas conserver ce message.
Voler librement. Il n’avait jamais éprouvé une telle sensation. Et il ne la
connaîtrait jamais. Ces quelques semaines avec Yrene, ce dîner en ville sous les
étoiles, ces conversations sur tout et sur rien… tout cela avait peut-être été
proche de cette sensation de liberté. Mais ça ne changerait rien à ce qui les
attendait.
Non, ils étaient toujours très isolés dans cette guerre. Et plus il s’attarderait
là alors que ses amis combattaient, agissaient…
Il était toujours cloué dans ce fauteuil. Sans armée ni alliés.
— Levez-vous.
Il leva lentement son visage vers Yrene tandis qu’elle répétait cet ordre, une
main refermée sous son épaule, le visage illuminé de défi.
Chaol la regarda en cillant.
— Quoi…
Ce n’était pas tout à fait une question.
— Le. Vez. Vous. Si vous avez tellement envie de mourir dans cette guerre,
alors levez-vous.
Elle était de méchante humeur, elle aussi. Tant mieux. Il avait vraiment
envie de se disputer avec quelqu’un. Ses combats avec les gardes le laissaient
encore insatisfait. Mais avec Yrene…
Il s’était interdit de la toucher ces dernières semaines. Il s’était forcé à
garder ses distances avec elle malgré les instants où elle le touchait
involontairement, quand sa tête approchait de la sienne, et il ne pouvait plus
détacher les yeux de sa bouche.
Mais il avait perçu la tension en elle au dîner de la veille, quand Hasar les
avait provoqués au sujet du retour de Nesryn. La déception qu’elle avait
dissimulée de son mieux, et son soulagement quand il avait révélé que le séjour
de Nesryn chez les rukhins se prolongeait.
Il était le roi des salauds. Même s’il parvenait à convaincre le Khagan de
sauver leur peau dans cette guerre, il partirait d’ici. Les mains vides ou à la tête
d’une armée, mais il partirait. Et malgré les projets d’Yrene de regagner leur
continent, il ignorait quand il la reverrait. Et même s’il la reverrait.
Peut-être qu’aucun d’eux ne survivrait à cette guerre, d’ailleurs.
Et, dans cette mission, cette unique mission dont ses amis l’avaient chargé,
dont Dorian l’avait chargé…
Il avait échoué.
Tout ce qu’il avait surmonté, tout ce qu’il avait pu apprendre n’y avait rien
changé.
Chaol regarda ses jambes avec insistance.
— Comment ? demanda-t-il.
Ils avaient accompli plus de progrès qu’il ne l’aurait jamais rêvé, mais…
Elle serra son épaule plus fort, à lui faire mal.
— Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas deux ans devant vous. J’ai
suffisamment réparé vos jambes pour que vous puissiez tenir debout. Alors,
levez-vous, répéta-t-elle, et elle essaya même de le soulever.
Il la dévisagea sous ses sourcils froncés, laissant un peu plus libre cours à sa
mauvaise humeur.
— Lâchez-moi, ordonna-t-il.
— Sinon quoi ?
Elle était vraiment furieuse…
— Qui sait ce que leurs espions raconteront aux membres de la famille
royale, dit-il froidement et sans ménagement.
Yrene pinça les lèvres.
— Je n’ai rien à craindre de leurs rapports, répondit-elle.
— Rien, vraiment ? Vous ne sembliez rien avoir contre les privilèges qui
vous étaient accordés quand vous claquiez des doigts pour faire accourir Kashin.
Mais peut-être qu’il s’est fatigué d’être tenu en laisse.
— C’est absurde, et vous le savez très bien, répondit-elle en tirant sur son
bras. Levez-vous.
Il ne broncha pas.
— Si je comprends bien, un prince n’est pas assez bon pour vous, mais le
fils déshérité d’un seigneur, si ?
C’était une question qu’il n’avait jamais formulée auparavant, pas même en
pensée, pour lui-même.
— Ce n’est pas parce que vous êtes furieux d’avoir été malmené par Hasar
et par Arghun et d’avoir été éconduit par le Khagan que vous avez le droit de
vous en prendre à moi, riposta-t-elle. Et maintenant, puisque vous avez tellement
envie d’aller vous battre, levez-vous.
Il se dégagea.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, dit-il.
— Je n’y répondrai pas.
Cette fois, elle glissa tout son bras sous son aisselle, et elle le hissa avec un
grognement alors qu’il pesait le double de son poids.
Chaol serra les dents et, pour éviter qu’elle se blesse dans cet effort, se
dégagea de nouveau. Puis il posa les pieds sur le sol, empoigna les accoudoirs de
son fauteuil et se souleva aussi haut qu’il le pouvait.
— Et maintenant ? demanda Yrene.
Il parvenait à remuer les genoux et le bas de ses jambes, il sentait de temps
à autre des fourmillements dans les cuisses depuis une semaine, et pourtant…
— Vous vous souvenez comment on se lève, non ? lança-t-elle.
— Pourquoi avez-vous paru si soulagée quand j’ai annoncé que Nesryn
resterait là-bas quelques semaines de plus ?
Une rougeur envahit sa peau semée de taches de rousseur, mais elle tendit
de nouveau les bras vers lui et les passa sous les siens.
— Parce que je ne voulais pas que son retour vous distraie dans nos
progrès, répondit-elle.
— Menteuse.
Son odeur l’enveloppa tandis qu’elle le tirait, et le fauteuil grinça quand il
se hissa sur les bras.
Alors, elle passa à l’attaque et para le coup qu’il venait de lui porter, vive
comme un serpent.
— Je crois que c’est plutôt vous qui étiez soulagé, riposta-t-elle, furieuse, et
il sentit son souffle brûlant contre son oreille. Je crois que vous étiez ravi qu’elle
reste loin de vous, pour que vous puissiez faire semblant de lui rester fidèle et
vous servir de cet engagement comme d’un bouclier. Comme ça, quand vous
êtes ici avec moi, vous ne sentez pas son regard sur nous, et vous n’avez pas
besoin de vous interroger sur ce qu’elle représente pour vous. Loin de vous, elle
n’est plus qu’un souvenir, un idéal inaccessible, mais quand elle est là et que
vous la regardez, que voyez-vous ? Que ressentez-vous ?
— Je l’ai eue dans mon lit : je pense que ça en dit assez sur ce que je
ressens pour elle.
Il détestait ces mots, même si cette rage, cette âpreté le soulageaient.
Yrene inspira brusquement, mais ne battit pas en retraite.
— Oui, vous l’avez eue dans votre lit, mais je crois qu’elle était une
diversion et qu’elle s’en est lassée. Elle en a peut-être eu assez d’être un prix de
consolation.
Les bras de Chaol se tendirent sur les accoudoirs du fauteuil qui oscillait
sous son poids. Il se hissa en espérant tenir debout assez longtemps pour la
foudroyer du regard.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, répondit-il.
Elle n’avait jamais prononcé le nom d’Aelin ni posé de questions après le
dîner de la veille. Jusqu’à…
— C’est vrai qu’elle a choisi Dorian ? demanda-t-elle. La reine, je veux
dire. Je suis surprise qu’elle ait pu vous supporter tous les deux, vu votre passé et
ce qu’Adarlan a fait subir à son royaume.
Un rugissement remplit les oreilles de Chaol alors qu’il transférait son
poids sur ses pieds en sommant sa colonne vertébrale de tenir bon.
— Cela ne semblait absolument pas vous gêner lors de cette soirée. Vous
étiez presque à mes genoux.
Les ongles d’Yrene s’enfoncèrent dans son dos.
— Vous seriez surpris des envies qu’on peut avoir sous opiacés, riposta-t-
elle. Des personnes avec qui on serait prêt à se salir.
— Oui, bien sûr. Comme un fils d’Adarlan. Un parjure et un traître. Parce
que c’est bien ce que je suis, non ?
— Je ne sais pas… Vous en parlez à peine.
— Alors que vous, vous vous dévoilez si facilement, n’est-ce pas ?
— On ne parle pas de moi, mais de vous.
— On m’a confié à vos soins parce que votre Grande Guérisseuse en
jugeait autrement. Parce qu’elle savait que, peu importe votre place dans la
hiérarchie du Torre, vous êtes toujours la jeune fille de Fenharrow, lança-t-il
avec un rire froid et amer. J’ai connu une autre femme qui, comme vous, a tout
perdu. Vous savez ce qu’elle a fait ? demanda-t-il, incapable de retenir le flot de
paroles qui se déversait de ses lèvres, comme de penser clairement dans la
tempête déchaînée sous son crâne. Elle a pourchassé ceux qui lui ont tout pris, et
elle les a rayés de la surface de la carte. Et vous ? Est-ce que vous vous êtes
donné la peine de faire quoi que ce soit, pendant toutes ces années ?
Chaol sentit ses paroles atteindre leur cible. Il sentit Yrene se figer.
Juste à l’instant où il poussait sur ses genoux, où son poids s’ajustait à cet
effort, et où il se retrouva debout.
Trop loin… il était allé trop loin. Il ne pensait pas un mot de ce qu’il venait
de lui dire.
Pas à propos d’Yrene.
La poitrine de la guérisseuse se soulevait plus vite, et son souffle précipité
se mêla au sien. Elle battit des paupières sans le quitter du regard et referma la
bouche. À cet instant, il vit un mur s’élever entre eux. Un mur infranchissable.
Jamais. Elle ne lui pardonnerait jamais ces paroles. Elle ne lui sourirait
jamais plus.
Elle n’oublierait jamais ce qu’il lui avait dit, qu’il se remette sur pied ou
non.
— Yrene…, commença-t-il d’une voix rauque, mais elle se dégagea et
recula en secouant la tête.
Elle le laissait seul. Seul et vulnérable, alors qu’elle reculait encore et que le
soleil illuminait l’argent des larmes qui lui montaient aux yeux.
Cette vision lui broya le cœur.
Il posa la main sur sa poitrine comme s’il sentait réellement la plaie
ouverte, et ses jambes vacillèrent.
— Je suis le dernier à pouvoir dire des choses pareilles, reprit-il. Je ne suis
plus rien. Et c’était à moi-même que…
— Non, je n’ai pas affronté de rois ni détruit de châteaux, déclara-t-elle
froidement, d’une voix vibrante de colère. Mais je suis l’héritière de la Grande
Guérisseuse du Torre. Grâce à mon travail, à mes souffrances et à mes sacrifices.
C’est grâce à ça que vous pouvez maintenant tenir debout. Grâce à ça que
d’autres personnes ont survécu. Je ne suis peut-être pas un guerrier qui agite son
épée, je ne suis peut-être pas digne de figurer dans vos glorieuses épopées, mais
moi, au moins, je sauve des vies… au lieu de les détruire.
— Je sais, répondit-il en résistant à l’envie d’empoigner les accoudoirs du
fauteuil qui lui paraissait si loin alors que son équilibre fléchissait. Yrene, je
sais…
Trop loin. Il était allé trop loin et il ne s’en était jamais autant voulu d’avoir
eu envie de la provoquer et de s’être montré aussi stupide alors que, en réalité, il
ne pensait qu’à lui-même quand il lui avait lancé ces paroles au visage.
Yrene recula encore d’un pas.
— Je vous en prie, implora-t-il.
Mais elle s’éloignait vers la porte. Et si elle partait…
Il les avait tous laissés partir. Il lui était également arrivé de tourner le dos à
certaines personnes, mais il avait bel et bien laissé partir Aelin, Dorian et
Nesryn.
Et cette femme qui reculait en refoulant ses larmes, les larmes d’une
souffrance qu’il lui avait infligée, les larmes d’une colère qu’il méritait
entièrement…
Elle tendit la main à tâtons vers la poignée.
Si elle sortait, s’il la laissait s’éloigner de lui…
Yrene tourna la poignée.
Et Chaol fit un pas vers elle.
CHAPITRE 39

CHAOL NE PENSA À RIEN.


Il ne s’émerveilla pas de se voir aussi haut. D’avoir senti le poids de son
corps et son balancement quand il avait fait ce premier pas vacillant.
Il ne voyait plus qu’Yrene, sa main posée sur la poignée et les larmes dans
ses yeux furieux et adorables, les plus beaux qu’il avait vus de sa vie.
Ils s’agrandirent quand il fit ce pas vers elle.
Et quand il tituba et chancela. Mais il parvint à en faire un autre.
Yrene se précipita vers lui et l’examina de la tête aux pieds en plaquant sa
main contre sa bouche ouverte de stupeur. Elle s’arrêta à quelques pas de lui.
Il n’avait jamais remarqué combien elle était plus petite que lui. Et plus
frêle.
Et tout ce qu’on voyait, ce qu’on percevait, ce qu’on goûtait du monde
quand on était debout, comme lui en cet instant.
— Ne partez pas, murmura-t-il. Je suis désolé.
Yrene l’examina à nouveau de la tête aux pieds. Des larmes roulèrent sur
ses joues.
— Je suis désolé, répéta-t-il.
Elle ne disait toujours rien. Ses larmes coulaient toujours.
— Je ne pensais rien de ce que j’ai dit, reprit-il d’une voix rauque tandis
que ses genoux devenaient douloureux et fléchissaient, que ses cuisses
tremblaient. J’étais furieux et… Je ne pensais rien de ce que j’ai dit. Absolument
rien. Et j’en suis désolé.
— Vous deviez pourtant en croire ne serait-ce qu’une petite partie,
chuchota-t-elle.
Chaol secoua la tête, et ce mouvement le fit chanceler. Il s’agrippa au dos
d’un fauteuil.
— C’est moi-même que je critiquais quand je vous ai dit tout ça, répéta-t-il.
Ce que vous avez accompli, Yrene, et ce que vous êtes encore prête à
accomplir… Vous ne l’avez pas fait pour la gloire ou par ambition, mais parce
que vous croyez à ce qui est bon et juste. Votre courage, votre intelligence, votre
volonté sans faille… les mots me manquent pour les exprimer.
Mais l’expression d’Yrene ne changea pas.
— Je vous en prie…
Il tendit la main vers elle et risqua un pas incertain et tremblant.
Elle fit un pas en arrière.
Les mains de Chaol se refermèrent sur le vide.
Il serra les dents en luttant pour se maintenir debout alors que son corps
oscillait et lui paraissait étranger.
— Peut-être que ça vous réconforte de fréquenter d’humbles et pitoyables
créatures dans mon genre, dit-elle.
— Je vous dis que je ne…
Les mâchoires serrées, il fit un nouveau pas vacillant vers elle, car il avait
besoin de la toucher, de prendre sa main et de la presser pour lui faire
comprendre qu’il n’était pas la personne qu’elle venait de décrire. Il tangua vers
la gauche et projeta une main en avant pour garder son équilibre.
— Vous savez bien que je n’en pensais pas un mot, bredouilla-t-il.
Et il fit encore un pas en avant, puis un autre.
Et, à chaque fois, elle l’esquivait.
— Vous le savez très bien, bon sang, gronda-t-il en forçant ses jambes à
avancer.
Yrene fit un pas de côté.
Il s’immobilisa.
Il avait perçu la lueur dans ses yeux. Et le ton de sa voix…
Cette petite sorcière le provoquait pour le faire marcher. Pour qu’il la suive.
Elle marqua une pause et son regard rencontra le sien. Un regard dans
lequel il ne lut aucune souffrance et qui disait : Vous avez mis du temps à
comprendre. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres.
Il tenait debout. Il… il marchait.
Il marchait. Et cette femme devant lui…
Chaol avança de nouveau.
Yrene recula.
Ce n’était pas une poursuite, mais une danse.
Sans la quitter des yeux, il fit vers elle un nouveau pas, puis un autre, de
tout son corps douloureux et tremblant. Mais il tint bon, lutta pour couvrir
chaque centimètre qui le rapprochait d’elle. Pour accomplir chaque pas qui la
faisait reculer vers le mur.
La respiration d’Yrene se précipita et ses yeux dorés s’agrandirent tandis
qu’il la suivait à travers la pièce, tandis qu’elle le guidait petit à petit vers elle.
Le dos d’Yrene heurta le mur, comme si elle avait perdu toute notion du
lieu où elle était.
Chaol la rejoignit aussitôt.
Il posa une main sur le mur dont il sentit le papier lisse sous sa paume. Ses
cuisses tremblaient et les muscles de son dos se tendaient douloureusement.
Mais c’étaient des soucis secondaires et insignifiants.
Son autre main…
Les yeux d’Yrene brillaient encore des larmes qu’il avait fait couler.
L’une d’elles restait suspendue à sa joue.
Chaol l’essuya. Il en découvrit une autre près de sa mâchoire.
Il était stupéfait de la trouver si délicate, si petite, alors qu’elle avait
bouleversé sa vie. Et accompli des miracles avec ses mains et son âme. Cette
femme qui avait traversé montagnes et mers…
Elle frémissait. Mais ce n’était pas la peur qui la faisait trembler alors
qu’elle levait les yeux vers lui.
Et ce fut seulement quand elle posa la main sur sa poitrine, pas pour le
repousser, mais pour sentir les battements furieux de son cœur sous ses doigts,
que Chaol inclina la tête et l’embrassa.

Il tenait debout. Il marchait.


Et il l’embrassait.
Yrene pouvait à peine respirer, à peine se contenir quand la bouche de
Chaol se posa sur la sienne.
C’était comme un éveil, une naissance ou une chute du ciel. C’était une
réponse et un chant, et elle était submergée par les pensées et les sensations qui
déferlaient en elle.
Ses doigts se refermèrent sur sa chemise et empoignèrent le tissu pour
l’attirer à elle.
Les lèvres de Chaol caressaient les siennes lentement. Il prenait tout son
temps, comme pour s’imprégner de leur sensation. Et quand ses dents
effleurèrent sa lèvre inférieure… elle ouvrit la bouche.
Il l’embrassa avec plus d’ardeur en la pressant contre le mur. Elle sentit à
peine les moulures contre sa colonne vertébrale, le papier lisse dans son dos
tandis que la langue de Chaol se glissait vers la sienne.
Yrene gémit sans se soucier de savoir qui l’entendait, qui l’écoutait peut-
être. Ils pouvaient tous aller en enfer. Elle brûlait, flamboyait…
Chaol posa une main sur sa mâchoire et tourna son visage vers le sien pour
mieux l’embrasser. Elle se cambra en le suppliant en silence de prendre…
Elle savait qu’il ne pensait pas ce qu’il avait dit et que c’était contre lui-
même qu’il était furieux. Elle avait provoqué cet affrontement, et même s’il avait
été douloureux… À l’instant où il s’était levé, où son propre cœur s’était figé
dans sa poitrine, elle avait su qu’il ne pensait pas ce qu’il lui avait dit.
Et qu’il aurait été capable de ramper à ses pieds.
Cet homme si noble, si désintéressé, si remarquable…
Les mains d’Yrene remontèrent le long de ses épaules et ses doigts
plongèrent dans ses cheveux bruns soyeux. Encore, encore, encore…
Mais il prenait son temps, comme s’il voulait tout goûter d’elle, explorer
chaque parcelle de son corps.
La langue d’Yrene caressa la sienne et, en entendant le grondement de
Chaol, elle sentit ses orteils se crisper de plaisir dans ses chaussures.
Et le frisson qui le secoua avant d’en comprendre le sens.
Il était épuisé.
Mais il l’embrassait toujours comme s’il ne voulait plus s’arrêter, même s’il
devait s’effondrer.
Pas à pas, se répéta-t-elle. Peu à peu.
Elle s’écarta de lui et posa une main sur sa poitrine quand il voulut
reprendre sa bouche.
— Vous devriez vous asseoir, dit-elle.
Les yeux de Chaol étaient d’un noir d’encre.
— Je… Laissez-moi… S’il vous plaît, Yrene, bredouilla-t-il.
Chacun de ses mots était un murmure rauque, comme s’il avait rompu une
laisse qui le retenait.
Elle luttait pour contrôler sa respiration et pour reprendre ses esprits. Il était
resté trop longtemps debout et il risquait de se faire mal au dos. Et, avant de
l’encourager à marcher et à faire… davantage, elle devait sonder sa blessure,
redescendre dans ces ténèbres. Peut-être qu’elles avaient assez reflué d’elles-
mêmes.
Les lèvres de Chaol effleurèrent les siennes. Leur chaleur et leur douceur
lui donnaient envie d’envoyer toute raison par-dessus bord.
Mais elle réprima ce désir et se dégagea doucement de son étreinte.
— Je vous récompenserai autrement, dit-elle.
Il ne lui rendit pas son sourire. Il la regarda seulement avec une intensité
presque animale tandis qu’elle lui offrait son bras pour l’aider à regagner son
fauteuil.
À marcher.
Il marchait.
Il se détacha du mur et chancela.
Yrene le rattrapa et le redressa.
— Je croyais que vous ne vouliez pas lever le petit doigt pour m’aider, dit-il
en haussant un sourcil.
— Quand vous êtes dans votre fauteuil, oui. Mais maintenant, vous risquez
de tomber de plus haut.
Chaol rit puis se pencha vers elle.
— Et maintenant, où allons-nous ? Sur le lit ou sur le canapé, Yrene ?
chuchota-t-il.
Elle déglutit avec peine et lui adressa un regard en coin. Ses yeux étaient
toujours assombris, son visage échauffé et ses lèvres enflées. De leurs baisers.
Son sang brûla dans ses veines et elle sentit fondre l’intérieur de son ventre.
Comment allait-elle pouvoir le soigner quand il serait presque nu devant elle,
maintenant ?
Elle l’aida à s’asseoir dans son fauteuil, ou plutôt le poussa presque dedans
et se retint de lui sauter dessus. Puis elle parvint à lancer gaiement :
— Vous êtes toujours mon patient. Et même si l’on ne prête pas de
serments officiels pour ce genre de choses, je tiens à rester professionnelle avec
vous.
Le sourire que Chaol lui adressa en réponse n’avait rien de professionnel.
Ni le grondement de sa voix quand il dit :
— Venez ici.
Yrene sentait les battements de son cœur résonner dans tout son corps
quand elle s’approcha de lui, tandis qu’elle soutenait son regard brûlant et
s’asseyait sur ses genoux.
La main de Chaol plongea sous ses cheveux et empoigna sa nuque ; il
tourna son visage vers lui et effleura d’un baiser un coin de ses lèvres, puis
l’autre. Elle saisit son épaule et ses doigts s’enfoncèrent dans les muscles durs
sous la peau. La respiration d’Yrene se précipita quand il mordilla sa lèvre
inférieure et qu’elle suivit les contours de son torse de son autre main.
Une porte s’ouvrit dans l’entrée. Yrene se leva aussitôt et se précipita vers
le bureau sur lequel étaient posés les flacons d’huiles. Kadja entra alors au salon,
un plateau dans les mains.
La servante avait trouvé les « ingrédients » qu’Yrene l’avait envoyée
acheter. Elle posa le tout sur le bureau.
Yrene dut chercher ses mots pour la remercier.
Si Kadja remarqua l’expression de leurs visages, le désordre de leurs
cheveux et de leurs vêtements, et si elle devina la tension brûlante entre eux, elle
n’en dit rien, même si Yrene ne doutait pas qu’elle soupçonnait quelque chose et
qu’elle le rapporterait à celui ou celle qui la tenait en laisse. Mais Yrene se rendit
compte que ça lui était parfaitement égal.
Kadja ressortit aussi silencieusement qu’elle était arrivée.
Yrene remarqua alors que Chaol l’observait, encore haletant.
— Et maintenant, que fait-on ? demanda-t-elle calmement.
Car elle ne savait trop comment… revenir en arrière.
Il ne répondit pas. Il se contenta d’étendre une jambe devant lui, puis
l’autre, et de recommencer, émerveillé.
— Nous ne regardons pas en arrière, répondit-il en soutenant son regard.
Parce que ça n’aide personne et ça ne change rien.
Il avait prononcé ces mots comme s’ils avaient une signification
particulière… pour lui, du moins.
— On peut seulement aller de l’avant, ajouta-t-il, et son sourire s’élargit.
Yrene s’approcha de lui, incapable de se contenir, comme si ce sourire était
un phare dans l’obscurité.
Et lorsque Chaol poussa son fauteuil vers le canapé et ôta sa chemise,
lorsqu’il s’étendit et qu’elle posa les mains sur son dos puissant et chaud… elle
sourit aussi.
CHAPITRE 40

SE TENIR DEBOUT ET FAIRE QUELQUES PAS n’équivalait pas à retrouver toutes


ses capacités.
La semaine suivante le leur prouva. Yrene combattait toujours la chose qui
restait tapie dans la colonne vertébrale de Chaol et qui l’empêchait de retrouver
toute sa mobilité, comme elle le lui expliqua. Mais, grâce à la solide canne en
bois qu’elle lui avait dénichée, il pouvait se tenir debout et marcher.
Et c’était déjà un sacré miracle.
Il apportait le fauteuil et la canne à son entraînement matinal avec Hashim
et les gardes, pour les moments où il se fatiguait trop et ne pouvait plus regagner
sa suite sans aide. Yrene l’accompagna à ses premières leçons pour expliquer à
Hashim sur quelles parties de ses jambes il fallait se concentrer, afin de
régénérer ses muscles et de restaurer son équilibre. Elle en avait fait autant pour
Shen, comme Hashim l’avait confié un matin à Chaol.
Yrene observa donc l’entraînement de Chaol le premier jour où il affronta
Hashim en duel à l’épée – ou, du moins, s’y efforça avec sa canne dans l’autre
main.
Son équilibre était catastrophique, et il ne pouvait pas compter sur ses
jambes, mais il parvint quand même à porter quelques bons coups à son
adversaire. Et puis, une canne, après tout… ce n’était pas une si mauvaise arme,
au besoin.
Les yeux d’Yrene étaient larges comme des soucoupes quand Chaol l’avait
rejointe à côté du mur en s’appuyant lourdement sur sa canne, tremblant
d’épuisement.
Les couleurs de son visage, comme il le comprit avec une satisfaction
typiquement masculine, étaient loin de tenir uniquement à la chaleur. Quand ils
étaient repartis en marchant lentement dans l’ombre fraîche des couloirs, Yrene
l’avait attiré dans une alcôve masquée par un rideau où elle l’avait embrassé.
Il s’était adossé à une étagère pour se soutenir et ses mains avaient erré sur
le corps d’Yrene, ses courbes généreuses et sa taille fine, avant de se plonger
dans sa lourde chevelure. Elle l’avait embrassé encore et encore, hors d’haleine,
pantelante, et elle avait léché – oui, elle avait même léché – la sueur sur son cou.
Chaol avait émis un tel grognement que, quelques secondes plus tard, ils
n’avaient pas vraiment été surpris de voir apparaître un serviteur qui avait
violemment tiré le rideau, comme prêt à réprimander deux tire-au-flanc.
Yrene avait blêmi en se redressant et prié l’homme courbé et bafouillant de
ne rien dire. Il le lui avait promis, mais Yrene avait quand même été échaudée, et
elle avait gardé ses distances avec Chaol pendant le reste de leur trajet.
Et elle les gardait depuis, ce qui le rendait fou.
Mais il la comprenait. Vu sa position au Torre et au palais, ils devaient se
montrer plus discrets. Plus prudents.
Et il ne devait pas oublier que Kadja était constamment dans sa suite…
Alors Chaol se contenait, même quand Yrene posait les mains sur son dos
pour le soigner, pour lutter, pour abattre cet ultime mur de ténèbres.
Il aurait aimé lui dire que c’était déjà assez. Qu’il s’estimerait heureux de
pouvoir marcher avec une canne pour le reste de ses jours. Qu’elle lui avait déjà
donné plus qu’il ne l’aurait jamais espéré.
Car il voyait chaque matin les gardes, leurs armes et leurs boucliers.
Et il pensait à cette guerre qui avait fini par s’abattre sur ses amis. Sur son
pays.
Même s’il ne ramenait pas une armée à son retour, il trouverait un moyen
de rejoindre les champs de bataille. Il pouvait désormais combattre à cheval au
côté de ses hommes.
Et combattre pour elle.
Il y songeait un soir qu’ils étaient sortis pour dîner, une semaine plus tard.
Avec sa canne, il se déplaçait plus lentement, mais ainsi il pouvait rester plus
longtemps avec Yrene.
Elle portait sa robe mauve, celle qu’il préférait, et ses cheveux à demi
relevés bouclaient légèrement en cette journée plus humide que d’habitude. Mais
elle était nerveuse et visiblement troublée.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
Le premier soir où il était descendu dîner sur ses deux jambes, les membres
de la famille royale n’y avaient pas fait particulièrement attention. Ce n’était au
fond qu’un miracle de plus accompli par le Torre, même si le Khagan avait en
personne complimenté Yrene, qui avait rayonné de fierté. Mais il avait ignoré
Chaol comme il le faisait depuis leur malheureuse entrevue.
Yrene frotta la cicatrice de son cou comme si elle lui faisait mal. Il ne lui
avait jamais posé de question à ce sujet… à vrai dire, il préférait ne rien savoir.
Car autrement… malgré les contraintes d’une guerre, il aurait été capable de
prendre tout son temps pour traquer le coupable, le tuer et l’enterrer.
— J’ai convaincu Hasar de donner une fête en mon honneur, annonça
calmement Yrene.
Il attendit qu’ils aient dépassé un groupe de serviteurs pour demander :
— Pour quelle raison ?
Elle expira profondément.
— C’est mon anniversaire. Dans trois jours.
— Ton anniversaire ?
— Oui, tu sais, la célébration du jour de ma naissance ?
Il la poussa doucement du coude. Son dos pivota dans ce mouvement et la
canne gémit sous son poids.
— Je ne savais pas que les diablesses célébraient leurs anniversaires.
— Et pourtant, si, c’est une tradition de mon espèce.
Chaol sourit et reprit :
— Alors comme ça, tu lui as demandé de t’organiser une petite soirée…
Et vu la tournure qu’avait prise la dernière fête… il n’était pas impossible
que, cette fois, il fasse partie de ces convives qui s’éclipsaient dans l’obscurité
pour regagner leur chambre à coucher en bonne compagnie. Surtout si Yrene
comptait porter la même robe que la dernière fois.
— Pas tout à fait, dit-elle avec un sourire en coin. J’ai mentionné que la
date de mon anniversaire approchait et expliqué que tes projets pour cette
journée étaient absolument sans intérêt…
Il éclata de rire.
— C’est très présomptueux de ta part.
Elle battit des cils et ajouta :
— J’ai peut-être aussi ajouté que, depuis le temps que je vis ici, je ne suis
jamais allée dans le désert et que j’avais bien envisagé un petit tour là-bas en
solitaire… Mais que je trouvais trop triste de fêter mon anniversaire sans elle.
— J’imagine qu’elle t’a alors suggéré de vous rendre à l’oasis qui
appartient à sa famille.
— Hum-hum, fit Yrene. Une petite excursion à Aksara : une demi-journée
de trajet vers l’est, jusqu’à leur campement permanent dans l’oasis où nous
passerons la nuit.
La guérisseuse savait comploter, finalement…
— La chaleur sera étouffante en cette saison, objecta-t-il.
— La princesse veut une fête dans le désert. Elle aura une fête dans le
désert.
Yrene se mordilla la lèvre inférieure tandis que des ombres dansaient de
nouveau dans ses yeux.
— Je me suis également arrangée pour lui poser des questions sur l’oasis
d’Aksara et son histoire, ajouta-t-elle. Hasar s’est vite lassée de ce sujet, mais
elle m’a quand même dit que, d’après ce qu’on lui avait raconté, cette oasis avait
été aménagée sur une ancienne nécropole. Et que les ruines qu’on peut voir dans
cette oasis étaient celles de la voie d’accès à cette cité. Pour ne pas risquer de
déranger les morts, personne ne s’éloigne jamais des abords de la source, ni ne
s’aventure dans la jungle des alentours où se trouvent ces ruines…
Pas étonnant qu’Yrene semble préoccupée, pensa-t-il.
— En somme, il n’y a pas que des grottes à explorer là-bas, observa-t-il.
— Peut-être que Nousha a voulu dire autre chose. Peut-être qu’il y a aussi
des grottes dans lesquelles nous trouverons peut-être des indices, répondit Yrene,
et elle soupira. Nous verrons bien. J’ai bien pris garde à bâiller pendant qu’Hasar
m’en parlait pour qu’elle ne se doute de rien, alors je ne pense pas qu’elle me
demandera pourquoi je l’ai interrogée à ce sujet.
Chaol l’embrassa sur la tempe, dans un bref frôlement que personne
n’aurait pu remarquer.
— C’est brillant, Yrene, dit-il.
— Je voulais t’en parler la semaine dernière, mais j’ai tout oublié quand tu
t’es mis debout. Je ne suis pas vraiment douée pour les complots.
Il caressa son dos de sa main libre, qui descendit plus bas.
— Nous avions d’autres préoccupations, commenta-t-il, et le visage
d’Yrene se teinta d’une roseur adorable, mais une pensée frappa soudain Chaol.
Qu’est-ce qui te ferait vraiment envie pour ton anniversaire ? Et quel âge auras-
tu ?
— Vingt-deux ans. Je ne sais pas vraiment ce dont j’ai envie. Si ce n’était
pour aller là-bas, je n’aurais jamais parlé de mon anniversaire.
— Tu ne m’aurais rien dit ? Pourquoi ?
Elle fronça les sourcils, mais elle avait une expression coupable.
— Je pensais que, vu la pression que tu subis déjà, les anniversaires étaient
secondaires, répondit-elle en glissant la main dans sa poche pour saisir l’objet à
propos duquel il ne lui avait jamais posé de question.
Ils approchèrent de la rumeur de la grande salle. Les doigts de Chaol
effleurèrent les siens, et elle s’immobilisa à cette demande muette. La salle
s’étendait devant leurs yeux, et des vizirs et des serviteurs passaient devant eux.
Chaol s’appuya sur sa canne.
— Suis-je au moins invité à cette fête dans le désert ?
— Oui, bien sûr. Toi et tous mes proches amis : Arghun, Kashin et une
poignée de ces charmants vizirs.
— Je suis ravi de faire partie des élus alors qu’Hasar me déteste.
Les yeux d’Yrene s’assombrirent.
— Non. Si Hasar te détestait, je ne crois pas que tu serais encore en vie.
Dieux tout-puissants, c’était avec cette femme qu’Yrene s’était liée
d’amitié…
— Au moins, Renia sera là, mais Duva ne pourra pas supporter la chaleur
dans son état et son mari ne la quittera pas. Je suis sûre que, une fois là-bas, je
regretterai de ne pas avoir eu d’excuse du même genre, mission ou pas.
— Il nous reste quelques jours. Techniquement, on peut toujours faire en
sorte que tu puisses invoquer la même excuse que Duva.
Le sens de cette invitation et toutes les implications qu’elle contenait
s’imposèrent à elle. Elle rougit et lui donna une tape sur le bras.
— Idiot, lança-t-elle.
Chaol rit et scruta le couloir, à la recherche d’un recoin sombre.
— Non, nous ne pouvons pas, murmura-t-elle.
Ce n’était pas une réponse à sa plaisanterie médiocre, mais au désir qu’elle
voyait naître dans son regard. Et à celui que Chaol voyait briller dans ses yeux à
elle.
Il rajusta sa veste.
— Très bien, je tâcherai de te trouver un cadeau qui puisse rivaliser avec
une retraite dans le désert, mais je ne peux rien te promettre.
Yrene passa son bras sous le sien, et ce geste était celui d’une guérisseuse
menant son patient à une table.
— J’ai déjà tout ce qu’il me faut, répondit-elle.
CHAPITRE 41

IL LEUR FALLUT PLUS D’UNE SEMAINE pour mettre au point leur projet.
Plus d’une semaine en tête à tête avec Sartaq et Houloun pour déterrer
d’anciennes cartes des monts Dagul.
La plupart étaient approximatives et inutiles. Elles retraçaient ce que des
rukhins avaient vu du ciel sans oser l’examiner de trop près. Le territoire des
kharankuis était restreint à l’origine, mais il s’était étendu au cours de ces
dernières années.
Et c’était au cœur ténébreux de ce territoire qu’ils s’aventureraient.
Le plus difficile fut de convaincre Borte de rester à l’aire.
Mais Nesryn et Sartaq avaient chargé Houloun de cette tâche, et un mot
bref et bien senti de la mère spirituelle mit fin aux protestations de la jeune
femme. Ses yeux flamboyaient d’indignation, mais elle s’inclina devant la
volonté de sa grand-mère. En tant qu’héritière de l’aire, lui avait lancé Houloun
sur un ton sans réplique, son premier devoir était de veiller sur leur peuple. La
lignée s’achevait avec elle. Dans son cas, se risquer dans le labyrinthe obscur des
Dagul reviendrait à cracher sur le lieu où le sulde de sa mère se dressait au flanc
d’Arundin.
Borte avait objecté que si elle devait rester à l’aire en tant qu’héritière
d’Houloun, Sartaq, en tant que successeur potentiel du Khagan, devait en faire
autant.
Sartaq avait répliqué que si la position de successeur au trône impliquait de
se tourner les pouces pendant que d’autres combattaient à sa place, ses frères et
ses sœurs pouvaient garder cette maudite couronne. Sur ces mots, il était sorti de
la salle et s’était éloigné dans les couloirs d’Altun.
Ils seraient donc seulement trois à partir : Nesryn et Sartaq sur le dos de
Kadara, et Falkan métamorphosé en mulot dans la poche de Nesryn.
Ils avaient eu une dernière discussion la veille au soir à propos de l’utilité
d’emmener une légion. Borte avait insisté pour le faire, mais Sartaq s’y était
opposé. Ils ignoraient combien de kharankuis nichaient sur les sommets arides
des montagnes et dans les vallées boisées qui s’étendaient entre elles. Ils ne
pouvaient se permettre de gaspiller les vies de nombreux guerriers, et ils
n’avaient pas de temps à perdre en reconnaissances approfondies des lieux. Trois
personnes pouvaient aisément s’aventurer dans ce territoire sans se faire
remarquer, mais une armée de ruks serait repérée bien avant son arrivée.
La discussion devant le feu avait été houleuse, mais Houloun avait tranché :
ils seraient seulement trois à partir. Et s’ils n’étaient pas rentrés d’ici à quatre
jours, une armée les rejoindrait. Quatre jours, dont une demi-journée de vol, une
journée de reconnaissance, une journée d’exploration et le trajet de retour avec
les rukillons enlevés. Peut-être même que, avec un peu de chance, ils auraient
découvert ce qui avait tant effrayé les Fae chez ces araignées et comment ils les
avaient combattues.
Ils volaient maintenant depuis plusieurs heures et le haut rempart des
montagnes grises se rapprochait à chaque battement d’ailes de Kadara. Bientôt,
ils survoleraient la première crête pour entrer dans le territoire des araignées. Le
petit déjeuner de Nesryn pesait un peu plus dans son estomac à chaque lieue qui
les rapprochait de leur but et sa bouche était sèche comme du parchemin.
Derrière elle, Sartaq, dont le corps formait un rempart protecteur dans son
dos, était resté silencieux pendant la majeure partie du trajet. Falkan somnolait
dans la poche intérieure de sa veste. Son museau hérissé de moustaches n’en
émergeait que de temps en temps pour humer l’air avant de replonger à
l’intérieur. Il économisait ses forces tant qu’il le pouvait.
Il dormait toujours quand Nesryn s’adressa à Sartaq :
— Pensiez-vous vraiment ce que vous avez dit hier soir ? Que vous
refuseriez la couronne si elle vous empêchait de combattre ?
— Mon père a fait la guerre, comme tous les Khagans. C’est pour cette
raison qu’il possède L’Ébène et L’Ivoire. Mais si je devais cesser de combattre
pour perpétuer la lignée… je préférerais renoncer plutôt à la couronne. Je ne
veux pas d’une vie confinée à la cour.
— Et pourtant, vous êtes l’un des favoris pour succéder au Khagan.
— Si on en croit la rumeur, oui, même si mon père n’a jamais rien dit ou
laissé entendre de tel. Pour ce que j’en sais, il pourrait tout aussi bien désigner
Duva. Les dieux savent qu’elle ferait certainement un souverain clément. Et elle
est la seule d’entre nous à avoir assuré sa descendance.
Nesryn se mordillait la lèvre.
— Comment… comment se fait-il que vous ne soyez pas marié ?
C’était une question qu’elle n’avait jamais osé poser jusqu’à cet instant,
sauf à elle-même au cours des semaines précédentes.
Sartaq resserra sa prise sur les rênes avant de répondre :
— J’ai été trop occupé. Et les femmes qu’on m’a présentées comme
fiancées possibles… ne me convenaient pas.
— Pourquoi ? demanda Nesryn, consciente qu’elle n’avait aucun droit de se
montrer trop curieuse.
— Parce que quand je leur montrais Kadara, elles tremblaient de peur,
faisaient semblant de s’intéresser à elle, ou se bornaient à me demander combien
de temps je passerais loin du palais.
— Parce qu’elles espéraient que vous seriez souvent absent ou parce que
vous leur manqueriez ?
Sartaq rit.
— J’aurais été incapable de le dire, mais cette question, à elle seule, me
donnait tellement l’impression d’être tenu en laisse que je comprenais vite que
ces femmes n’étaient pas pour moi.
— Si je comprends bien, votre père vous permet d’épouser qui vous
voulez ?
Nesryn était consciente de s’aventurer sur un terrain inconnu et dangereux.
Elle s’attendait à ce qu’il la taquine en réponse, mais il resta silencieux.
— Oui. Même Duva était tout à fait favorable à son mariage arrangé. Elle
avait déclaré qu’elle n’avait aucune envie de faire le tri dans une fosse à serpents
pour dénicher un homme valable en priant pour qu’il ne lui ait pas menti sur sa
valeur. Je me demande si elle n’avait pas raison. Toujours est-il qu’elle a eu de
la chance : son mari est peut-être taiseux, mais il l’adore. J’ai vu son expression
juste à l’instant de leur rencontre, et celle de Duva aussi. Une expression de
soulagement et… quelque chose de plus.
Mais que deviendraient-ils, leur enfant et eux, si un autre héritier accédait
au trône ?
— Pourquoi ne pas mettre un terme à cette compétition entre héritiers ?
demanda Nesryn.
Sartaq se tut de nouveau pendant une longue minute.
— Peut-être qu’un jour, celui ou celle qui montera sur le trône y mettra un
terme, répondit-il. Peut-être qu’il ou elle ressentira plus d’amour pour ses frères
et ses sœurs que de respect pour la tradition. J’aime à croire que nous ne sommes
plus ce que nous étions plusieurs siècles auparavant, quand l’empire était encore
neuf. Mais peut-être qu’en réalité ce sont les années de paix relative que nous
avons connues ces derniers temps qui sont dangereuses.
Il haussa les épaules et elle sentit ce mouvement dans son dos.
— Peut-être que la guerre réglera la question de la succession pour nous,
conclut-il.
Ce fut peut-être parce qu’ils volaient si haut et parce que ce territoire obscur
se rapprochait d’eux que Nesryn risqua une nouvelle question :
— Donc rien ne vous retiendrait de partir à la guerre si c’était nécessaire ?
— À vous entendre, on dirait que vous reconsidérez votre objectif de nous
entraîner vers le nord avec vous.
Nesryn se raidit.
— Je dois reconnaître que c’était plus facile de vous demander votre aide
avant ces dernières semaines. Quand les rukhins n’étaient encore qu’une légion
sans visage et sans nom. Quand je ne connaissais ni leurs prénoms ni leurs
familles. Quand je n’avais pas encore rencontré Houloun et Borte. Ou quand
j’ignorais encore que Borte était fiancée.
Sur ces derniers mots, Sartaq éclata d’un rire léger. Borte avait
catégoriquement refusé de répondre aux questions de Nesryn à propos de Yeran
et déclaré que cela ne valait même pas la peine d’en parler.
— Je suis sûre que Borte serait heureuse de faire la guerre, ne serait-ce que
pour rivaliser avec Yeran et se couvrir de gloire sur le champ de bataille, dit-il.
— Un vrai mariage d’amour, à ce que je vois.
Sartaq sourit tout près de son oreille.
— Vous n’avez pas idée, fit-il avec un soupir. Cette rivalité entre eux
remonte à trois ans. Tout a commencé juste après la mort de la mère de Borte.
Il fit une pause assez lourde de sens pour que Nesryn risque une nouvelle
question.
— Vous connaissiez bien sa mère ?
Il se tut un instant avant de répondre.
— Je vous avais dit qu’on m’avait envoyé dans d’autres royaumes pour y
régler des conflits ou faire taire des murmures de mécontentement. La dernière
fois que mon père m’a expédié en mission là-bas, j’ai emmené quelques rukhins.
La mère de Borte était du nombre.
Le silence retomba entre eux. Lentement, avec précaution, Nesryn posa la
main sur l’avant-bras de Sartaq passé autour de sa taille. Ses muscles puissants
ondulèrent sous le cuir, puis s’immobilisèrent.
— C’est une histoire longue et éprouvante, reprit Sartaq. Des violences ont
éclaté entre nos rukhins et un groupe de cavaliers qui voulaient abattre notre
empire. L’un des hommes de ce groupe a lâchement frappé la mère de Borte
dans le dos d’une flèche empoisonnée qui a transpercé sa gorge. Alors que nous
allions laisser la vie sauve à ces cavaliers s’ils se rendaient…, poursuivit Sartaq
par-dessus le vent mugissant autour d’eux. Après cette traîtrise, je n’ai pas laissé
un seul d’entre eux s’en tirer.
La froideur avec laquelle il avait prononcé ces paroles en disait assez sur le
sort de ces hommes.
— J’ai ramené moi-même son corps. J’entends encore les hurlements de
Borte quand j’ai atterri à Altun. Je la revois agenouillée seule sur le versant
d’Arundin après l’enterrement et agrippée au sulde de sa mère planté en terre.
Nesryn serra son bras plus fort. Sartaq posa sa main gantée sur la sienne et
la pressa doucement en poussant un long soupir.
— Six mois plus tard, reprit-il, Borte a participé à la Réunion, les trois
journées annuelles de tournois et de courses entre tous les clans. Elle avait dix-
sept ans, Yeran en avait vingt, et ils se sont retrouvés au coude à coude pour la
course finale. Alors qu’ils approchaient de l’arrivée, Yeran s’est livré à une
manœuvre qu’on aurait pu qualifier de tricherie, mais Borte l’a vu venir de loin
et elle l’a quand même battu. Et ensuite, elle l’a littéralement battu quand ils ont
mis pied à terre. Au moment où il est descendu de son ruk, elle l’a plaqué au sol
et elle a martelé son visage de coups de poing parce que sa manœuvre avait failli
coûter la vie à Arcas, dit Sartaq dans un éclat de rire. J’ignore ce qui est arrivé au
juste pendant la suite des festivités mais, à un certain moment, j’ai vu Yeran
essayer de parler à Borte, qui lui a ri au nez avant de le planter là. Il en est resté
furieux jusqu’à leur départ le lendemain matin et, à ma connaissance, ils ne se
sont pas revus pendant un an, jusqu’à la Réunion suivante.
— À la fin de laquelle Borte a encore remporté la victoire, supputa Nesryn.
— Oui, mais de justesse. Cette fois, c’est elle qui s’est livrée à la même
manœuvre douteuse, en se blessant dans la foulée mais, techniquement, elle a
encore gagné. Je crois que Yeran a eu si peur qu’elle se soit fait mal ou même
qu’elle en meure qu’il n’a pas protesté. Borte ne m’a jamais raconté en détail la
fin de ces festivités, mais cette histoire l’a secouée, et elle a mis quelques jours à
s’en remettre. Nous avons supposé que c’était à cause de sa blessure, même si ce
genre de choses ne lui avait jamais fait ni chaud ni froid jusqu’à ce jour.
— Et cette année ?
— Cette année, une semaine avant la Réunion, Yeran est venu à Altun,
mais ce n’était pas pour s’entretenir avec Houloun ou moi. Il est allé tout droit
retrouver Borte. Personne ne sait ce qui est arrivé, mais il est resté moins d’une
demi-heure. Une semaine plus tard, Borte a encore gagné la course. Et quand
elle a été déclarée victorieuse, le père de Yeran a pris la parole pour annoncer
officiellement ses fiançailles avec son fils.
— Ce qui vous a surpris ?
— Oui, d’autant plus que Borte et Yeran ont toujours été comme chien et
chat. Mais Borte aussi a été surprise. Elle l’a bien caché, mais je l’ai vue se
disputer avec Yeran un peu plus tard. Elle refuse toujours de dire si elle était
informée de ces fiançailles ou non, et si elle avait voulu qu’on les annonce
autrement. Elle ne s’y est pas opposée, mais elle ne s’en est pas réjouie non plus.
On n’a toujours pas fixé la date du mariage, mais il est certain que cette union
ferait beaucoup pour apaiser nos relations avec le clan Berlad.
— J’espère qu’ils pourront régler cette affaire, commenta Nesryn avec un
léger sourire.
— Ou peut-être que, là encore, cette guerre s’en chargera pour eux.
Kadara se rapprocha du rempart des montagnes et la lumière devint plus
pâle et plus froide tandis que des nuages passaient devant le soleil. Après avoir
laissé les imposants premiers sommets derrière eux, ils s’élevèrent dans le ciel,
portés par un courant ascendant. Toute la chaîne de Dagul s’étendait maintenant
devant eux.
— Par tous les dieux, chuchota Nesryn.

Des sommets de pierre gris sombre et nus. Des pins élancés dans les vallées
très loin en contrebas. Ni lacs ni rivières, mais seulement, ici et là, un maigre
ruisseau.
Un paysage à peine visible à travers le linceul de toiles d’araignées tendu
au-dessus de lui.
Certaines d’entre elles, blanches et épaisses, étouffaient les arbres. D’autres
étaient tendues tels des filets étincelants entre les pics, comme pour emprisonner
le vent.
Nulle vie, nul bourdonnement d’insecte ou cri de bête. Nul bruissement de
feuilles, nul battement d’ailes.
Falkan sortit la tête de sa poche pendant qu’ils examinaient la terre morte
au-dessous d’eux, puis émit un couinement. Nesryn faillit en faire autant.
— Houloun n’exagérait pas, murmura Sartaq. Elles sont devenues
puissantes.
— Mais où pourrons-nous atterrir ? demanda Nesryn. Ici, nous ne serons en
sécurité nulle part ou presque. Et elles ont pu emporter les œufs et les rukillons
n’importe où.
Elle scruta les sommets et les vallées, à l’affût du moindre mouvement, du
moindre frémissement de corps noirs et sveltes d’araignées en fuite, sans rien
repérer.
— Nous allons faire un tour pour nous familiariser avec les lieux, annonça
Sartaq. Et tâcher d’en savoir un peu plus sur les habitudes alimentaires des
kharankuis.
Nesryn implora tous les dieux en pensée.
— Faites voler Kadara très haut, recommanda-t-elle. Et sans avoir l’air de
rien. Si nous leur donnons l’impression d’être en chasse, elles arriveront en
masse.
Sartaq émit un sifflement aigu à l’intention de son ruk, qui monta dans le
ciel plus haut et plus vite que d’habitude, comme soulagée de s’éloigner du
territoire enveloppé dans son linceul.
— Restez à couvert, l’ami, recommanda Nesryn à Falkan, et ses mains
tremblaient quand elle tapota la poche de sa veste. Si jamais ces créatures nous
observent d’en bas, il vaut mieux vous cacher jusqu’à ce que nous puissions les
surprendre.
Falkan frappa dans ses minuscules pattes pour montrer qu’il avait compris,
puis disparut au fond de la poche.
Ils décrivirent des cercles lents au-dessus des montagnes pendant un bon
moment. Kadara descendait parfois en piqué comme si elle chassait un aigle ou
un faucon. Ou son déjeuner.
— Ce groupe de sommets, dit Sartaq en désignant le plus haut de la chaîne.
Comme une paire de cornes, deux pics jumeaux se dressaient vers le ciel, si
rapprochés qu’ils n’avaient peut-être formé autrefois qu’une seule montagne –
entre ces deux sommets déchiquetés, un défilé de schiste sinuait au milieu d’un
labyrinthe de pierre.
— Kadara ne les quitte pas des yeux, constata Sartaq sur le ton de
l’avertissement. Décris des cercles autour d’eux, mais garde tes distances
ordonna-t-il au ruk.
Kadara obéit avant même que Sartaq ait eu le temps de lui donner l’ordre.
— Quelque chose a bougé dans le défilé, chuchota soudain Nesryn, les
yeux plissés.
Le ruk se rapprocha et vola plus près des sommets que la prudence le
recommandait.
— Kadara, lança Sartaq sur le ton de l’avertissement.
Mais le ruk fonçait vers le défilé en battant vigoureusement des ailes.
Les contours de ce qu’il y avait vu se précisèrent.
La créature qui courait sur le schiste en rebondissant comme un bouchon et
en agitant des ailes duveteuses…
C’était un rukillon.
Sartaq lâcha un juron.
— Plus vite, Kadara. Plus vite !
Mais le ruk n’avait nul besoin de ses encouragements.
L’oisillon piaillait et agitait frénétiquement ses ailes pourtant trop petites
pour qu’il puisse s’envoler. Il avait jailli du couvert des arbres qui bordaient le
défilé, et se dirigeait vers le centre du labyrinthe de pierre.
Nesryn décrocha son arc de son dos et y ajusta une flèche. Derrière elle,
Sartaq en fit autant.
— Surtout, pas un bruit, Kadara, recommanda Sartaq alors que le ruk
ouvrait le bec. Sinon tu vas les alerter.
Mais le petit ruk poussait des cris aigus : même de loin, sa terreur était
palpable.
Kadara se laissa porter par le vent et fila comme l’éclair.
— Tiens bon, souffla Nesryn à l’oisillon en visant les bois et les monstres
lancés ses trousses.
Le rukillon gagna la partie la plus large de la fin du défilé et recula à la vue
du mur de pierre dressé devant lui. Comme s’il savait que de nouvelles horreurs
l’attendaient plus loin.
Il était pris au piège.
— Entre dans le défilé, traverse-le et continue, ordonna Sartaq à Kadara,
qui vira si brusquement à droite que Nesryn dut contracter tous les muscles de
son abdomen pour se maintenir en selle.
Kadara se stabilisa, puis descendit en flèche vers l’oisillon qui allait et
venait. Quand il vit le ruk approcher, il cria en direction du ciel.
— Doucement, ordonna Sartaq. Doucement, Kadara…
Nesryn visait toujours le labyrinthe de pierre au-devant d’elle. Sartaq se
retourna pour couvrir la forêt derrière eux. Leur ruk se rapprocha du défilé de
pierre et de l’oisillon duveteux, qui s’était pétrifié en attendant que les serres
déployées de Kadara le saisissent et le soulèvent.
Dix mètres. Cinq mètres…
Nesryn tendait la corde de l’arc de toutes ses forces.
Une rafale de vent les fouetta et les fit tanguer. Le monde bascula, et la
lumière scintilla.
Alors que Kadara se stabilisait et que ses serres s’ouvraient toutes grandes
pour saisir le rukillon, Nesryn comprit ce qui avait scintillé… et ce que le
changement d’angle révélait au-devant d’eux.
— Attention !
L’avertissement avait jailli de sa gorge, mais trop tard.
Les serres de Kadara se refermèrent sur le petit ruk, le soulevèrent, elle
remonta en direction des deux sommets…
Et fonça droit dans la toile géante tendue entre eux.
CHAPITRE 42

LE RUKILLON AVAIT SERVI D’APPÂT.


Ce fut la dernière pensée de Nesryn à l’instant où Kadara heurta la toile…
ou plutôt le filet tissé entre les deux sommets pour capturer non pas le vent, mais
les ruks…
Elle sentit Sartaq presser son corps contre le sien pour l’arrimer à la selle et
la tenir solidement, et entendit Kadara crier.
Elle entendit des battements d’ailes et entrevit des fibres scintillantes, de la
pierre, le ciel gris et des plumes dorées. Elle perçut encore le mugissement du
vent, le cri strident de l’oisillon et le hurlement de Sartaq.
Puis ils tournoyèrent, heurtèrent de la pierre si violemment que ses dents et
ses os en vibrèrent, et ils chutèrent, le corps de Kadara courbé, comme celui de
Sartaq au-dessus d’elle-même, pour protéger de l’impact l’oisillon que le ruk
tenait entre ses serres.
La chute s’acheva sur un fracas retentissant, suivi d’un rebond qui fit céder
les lanières en cuir de la selle. Nesryn et Sartaq étaient encore liés l’un à l’autre
quand ils furent projetés loin de Kadara. L’arc de Nesryn lui échappa et ses
doigts se refermèrent sur le vide.
Sartaq pivota et son corps forma un solide rempart autour du sien tandis
qu’elle comprenait enfin dans quel sens se trouvaient le ciel et le fond du défilé.
Sartaq rugit quand ils heurtèrent la pierre : il avait maintenu Nesryn au-
dessus de lui pour la protéger et subi le plus dur de l’impact.
Pendant quelques secondes, elle n’entendit plus que la pluie des débris de
schiste et le choc des pierres dégringolant des parois. Pendant quelques
secondes, elle perdit toute sensation de son corps, de sa respiration…
Et puis elle entendit le frôlement d’une aile sur la roche.
Elle ouvrit les yeux et se remit en mouvement avant même de comprendre
ce qu’elle faisait.
Une entaille incrustée de débris de pierre et de poussière barrait son
poignet. Elle ne sentait pourtant rien, et elle remarqua à peine le sang tandis
qu’elle tâtonnait fébrilement à la recherche des lanières de la selle et les
défaisait, haletant entre ses dents serrées, puis risquait un regard vers Sartaq.
Il cillait, hébété, les yeux levés vers le ciel gris. Mais il était vivant, il
respirait. Du sang coulait de sa tempe, de sa joue, de sa bouche…
Elle étouffa un sanglot entre ses dents serrées et, parvenant enfin à libérer
ses jambes, roula sur elle-même vers Sartaq.
Il était à demi enfoui dans le schiste. Ses mains étaient entaillées, et ses
jambes…
— Elles ne sont pas cassées, bredouilla-t-il d’une voix rauque, plus pour
lui-même que pour elle.
Nesryn maîtrisa le tremblement de ses doigts pour déboucler le harnais. Son
épaisse armure en cuir lui avait sauvé la vie. Il avait subi la violence de l’impact
pour la protéger autant qu’il le pouvait.
Elle déblaya les débris de schiste qui recouvraient ses épaules et le haut de
ses bras en se coupant les doigts sur des éclats de pierre tranchants. La lanière en
cuir nouée à l’extrémité de sa tresse avait volé sous le choc et ses cheveux
tombaient devant son visage, lui dissimulant à demi la forêt derrière eux et les
rochers autour d’eux.
— Levez-vous, haleta-t-elle. Levez-vous !
Il inspira en clignant furieusement des paupières.
— Levez-vous, l’implora-t-elle.
De la roche remua au-devant d’eux et un cri sourd et douloureux se
répercuta sur les rochers.
Sartaq se dressa.
— Kadara…
Nesryn se retourna et, cherchant son arc des yeux, découvrit le ruk.
À trente pas d’eux gisait Kadara, couverte de schiste, dans la soie presque
invisible, les ailes immobilisées et la tête enfoncée entre les épaules.
Sartaq se releva péniblement et, titubant et glissant sur la roche, il tira son
poignard d’Asterion.
Nesryn parvint à se remettre debout, les jambes tremblantes, prise de
vertige, et scruta le défilé, toujours à la recherche de son arc.
Là-bas… Il gisait près de la paroi, intact.
Elle se précipita vers lui et le ramassa tandis que Sartaq s’élançait vers son
ruk pour tailler dans la toile.
— Ça va aller, lui disait-il, les mains et le cou rouges de sang. Je vais te
tirer de là.
Nesryn passa son arc à son épaule et pressa la main contre sa poche –
Falkan…
Une patte minuscule répondit à sa pression. Il était vivant.
Sans perdre une seconde, elle se rua vers la toile en tirant le poignard de
Fae que Borte lui avait offert et trancha les fibres épaisses. La toile collait à ses
doigts et écorchait sa peau, mais elle tranchait sans relâche en se rapprochant de
l’une des ailes du ruk tandis que Sartaq en faisait autant avec l’autre.
Ils atteignirent en même temps les pattes de Kadara.
Et ils virent qu’elle ne tenait rien dans ses serres.
Nesryn se tourna vers le défilé et les blocs de pierre soulevés par leur chute.
Le rukillon avait été projeté en l’air lors de la collision, au moment où les
serres de Kadara s’étaient ouvertes sous la douleur de l’impact. Il était étendu à
terre et essayait de se lever. Ses pépiements de détresse se répercutaient sur les
rochers.
— Debout, Kadara, ordonna Sartaq d’une voix qui se brisa. Debout !
Les grandes ailes remuèrent et le schiste s’effrita sous les efforts du ruk.
Nesryn s’approcha de l’oisillon en vacillant. Sa tête grise et duveteuse était
tachée de sang, ses larges yeux sombres terrifiés et implorants.
Tout se passa alors si vite que Nesryn n’eut même pas le temps de hurler.
Une longue patte noire surgit d’un tas de pierres et s’abattit sur le rukillon
qui ouvrit le bec pour appeler à l’aide, les yeux exorbités.
L’oisillon hurla, des os craquèrent et du sang jaillit. Nesryn s’arrêta court,
tituba et bascula en arrière, un hurlement muet aux lèvres tandis que l’oisillon
tressautant était traîné à terre. Il disparut derrière les pierres en criant.
Le silence retomba.
Elle avait été confrontée à des horreurs qui l’avaient rendue malade et lui
avaient ôté le sommeil, mais voir ce petit ruk terrifié et implorant traîné à terre,
puis réduit au silence…
Elle se remit debout, dérapa sur le schiste et rebroussa chemin vers Sartaq
qui avait vu la scène et qui criait toujours à son ruk de s’envoler…
Kadara tenta en vain de se relever.
— VOLE ! rugit Sartaq.
Avec une lenteur infinie, Kadara se redressa sur ses pattes tandis que son
bec éraflé traînait au milieu des pierres.
Elle n’aurait pas la force de s’envoler à temps. Car, juste derrière, à la
lisière de la forêt emprisonnée dans la toile d’araignée… des ombres grouillaient
et approchaient d’eux.
Nesryn prépara son arc. La flèche tremblait dans sa main quand elle visa le
rocher derrière lequel le rukillon avait disparu, puis les arbres à cent mètres de
lui.
— Vite, Kadara, implora Sartaq. Debout !
Le ruk avait à peine la force de voler, sans parler de porter des cavaliers sur
son dos.
Des pierres roulèrent avec fracas derrière Kadara. Elles venaient du
labyrinthe du défilé.
Ils étaient pris au piège.
Falkan remua dans la poche de Nesryn pour sortir. Elle pressa son avant-
bras contre lui.
— Pas encore, chuchota-t-elle. Pas encore.
Il ne possédait pas les pouvoirs de Lysandra. Il avait tenté de se
métamorphoser en ruk la semaine précédente, mais il lui était impossible de se
transformer en un animal plus grand que le loup.
— Kadara…
Une première araignée surgit du couvert des arbres, aussi noire et svelte que
sa sœur tombée devant la tour.
Nesryn décocha sa flèche.
L’araignée recula avec un cri atroce qui fit trembler les parois du défilé
quand la flèche se ficha dans son œil. Nesryn ajusta aussitôt une autre flèche en
reculant vers Kadara, qui commençait à battre des ailes.
Le ruk vacilla.
— VOLE ! hurla Sartaq.
Le vent ébouriffa les cheveux de Nesryn et emporta des débris de schiste.
Un grondement fit vibrer le sol derrière eux, mais Nesryn n’osait pas quitter des
yeux la deuxième araignée qui sortait de la forêt. Elle décocha sa flèche tandis
que Kadara battait des ailes dans un claquement lourd et laborieux.
Quand Nesryn regarda derrière elle, elle vit le ruk chanceler et agiter
frénétiquement ses ailes dans une pluie de sang et de pierre. Une autre kharankui
émergea de l’ombre des rochers du sommet, les pattes repliées comme pour
bondir sur le ruk.
Nesryn décocha une nouvelle flèche et une autre fusa dans son sillage.
Celle de Sartaq.
Toutes deux firent mouche, l’une dans un œil, l’autre dans la gueule ouverte
de la bête, qui hurla et dégringola de son perchoir. Kadara l’esquiva, évitant de
justesse la face déchiquetée du sommet. L’impact de l’araignée au sol résonna à
travers le labyrinthe.
Mais Kadara s’était envolée et s’éloignait à présent dans le ciel gris.
Sartaq se tourna vers Nesryn alors qu’elle jetait un regard en arrière vers la
forêt de pins… à l’endroit où une demi-douzaine de kharankuis surgissaient avec
des sifflements rageurs.
Sartaq était couvert de sang et à bout de souffle, mais il parvint à saisir le
bras de Nesryn.
— Fuyez, murmura-t-il dans un souffle.
Et ils partirent en courant.
Pas en direction des pins.
Mais dans la pénombre du défilé sinueux au-devant d’eux.
CHAPITRE 43

CHAOL FUT DISPENSÉ DE SON HARNAIS et on lui amena une jument noire,
Farasha, au nom on ne peut plus mal choisi. Il signifiait « papillon », comme le
lui avait appris Yrene alors qu’ils se retrouvaient trois jours plus tard dans la
cour du palais.
Farasha n’avait pourtant rien d’un papillon. Elle se rebellait contre le mors,
piaffait et rejetait la tête en arrière, prenant un plaisir évident à exaspérer Chaol
bien avant que le petit groupe partant pour l’oasis ce matin se soit rassemblé.
Des serviteurs s’y étaient rendus dès la veille pour préparer le camp.
Chaol avait pressenti que la famille royale lui prêterait sa monture la plus
difficile – peut-être pas un étalon, mais un cheval presque aussi fougueux. Il était
sûr que Farasha était née enragée.
Et qu’il soit damné s’il laissait ces princes et ces princesses le forcer à
demander un autre cheval. Une monture qui mettrait son dos et ses jambes à
moindre rude épreuve.
Yrene regardait Farasha et Chaol en fronçant les sourcils, et flattait de la
main la crinière noire de sa jument baie.
Les deux chevaux étaient splendides, même s’ils ne pouvaient rivaliser avec
le magnifique étalon d’Asterion que Dorian avait offert à Chaol pour son
anniversaire, l’hiver précédent.
Une autre fête d’anniversaire, dans un autre temps… une autre vie.
Il se demanda ce qu’était devenu ce beau cheval auquel il n’avait jamais
donné de nom, comme s’il avait su au fond de lui-même combien ces quelques
semaines de bonheur seraient fugitives. Il se demanda s’il se trouvait toujours
dans les écuries royales. Ou si les sorcières l’avaient emmené… ou jeté en pâture
à leurs horribles wyverns.
Cela expliquait peut-être pourquoi la simple présence de Chaol hérissait
Farasha. Peut-être qu’elle sentait instinctivement qu’il avait oublié ce vaillant
étalon dans le nord et qu’elle voulait l’en punir.
Ces chevaux étaient des rejetons d’Asterion, lui avait lancé Hasar alors
qu’elle passait sur son étalon blanc, puis décrivait deux cercles autour de lui. La
tête effilée aux contours délicats et la queue haut placée étaient caractéristiques
de leur ascendance Fae. Cette race de chevaux, les muniqis, était adaptée au
climat désertique du sud, aux dunes qu’ils devraient traverser ce jour-là et aux
steppes natales du Khagan. La princesse avait même désigné un léger renflement
entre les yeux de la jument, le jibbah, la marque de leur sinus plus large grâce
auxquels les muniqis s’épanouissaient dans l’aridité impitoyable du désert.
Ils se distinguaient également par leur rapidité. Ils étaient presque aussi
véloces que les chevaux d’Asterion.
Yrene avait écouté la petite leçon de la princesse sur les muniqis avec un
visage soigneusement neutre, en profitant de cette halte pour rajuster la courroie
arrimant la canne de Chaol à l’arrière de sa selle, puis ses propres vêtements.
Contrairement à ce dernier, qui portait sa veste bleu foncé et son pantalon
marron habituel, elle avait une tenue plus étudiée.
Elle était vêtue de légères étoffes blanc et or qui la protégeaient mieux du
soleil. Sa longue tunique flottait jusqu’à ses genoux, sur un large pantalon
diaphane fourré dans ses bottes marron. Une ceinture entourait sa taille mince, et
une bandoulière d’or et d’argent scintillants passait entre ses seins. Elle avait à
demi relevé ses cheveux comme à son habitude mais, ce jour-là, ils étaient
tressés de fils d’or.
Elle était belle et adorable comme un lever de soleil.
Ils étaient peut-être une trentaine d’invités en tout, mais Yrene ne
connaissait vraiment aucun d’eux, car Hasar n’avait pas invité une seule
guérisseuse du Torre. Des chiens arpentaient la cour d’un pas rapide et
louvoyaient entre les sabots des chevaux de la dizaine de gardes. Ces chevaux-là
n’étaient pas des muniqis, mais ils étaient vraiment assez bons pour des gardes –
à Rifthold, les montures des hommes de Chaol n’auraient pu rivaliser avec ces
bêtes. Cela étant, les chevaux des gardes du palais n’avaient pas les sens affûtés
des muniqis, qui semblaient écouter la moindre parole.
Hasar adressa un signe à Shen, fièrement campé au portail, et celui-ci
souffla dans une corne.
Le convoi s’ébranla.
Pour une femme à la tête d’une flotte, Hasar paraissait bien plus intéressée
par les chevaux que par les navires, et impatiente de prouver sa valeur de
cavalière darghane. Elle jurait et se renfrognait quand ils devaient marquer le pas
dans les rues de la ville. Même si la population avait reçu bien à l’avance l’ordre
de dégager la voie vers Aksara, les rues étroites et escarpées ralentissaient
nettement les chevaux.
Il fallait également compter avec la chaleur accablante. Chaol, qui
cheminait au côté d’Yrene, transpirait déjà, d’autant plus qu’il devait tenir la
bride à Farasha : elle avait voulu mordre non pas un, mais deux marchands qui
les regardaient passer bouche bée. Un papillon bien terrifiant.
Il gardait donc un œil sur la jument et l’autre sur les alentours. Et, tandis
qu’ils approchaient des portes orientales de la ville au-delà desquelles
s’étendaient des collines arides et couvertes de buissons, Yrene lui désignait des
monuments et lui donnait des explications.
L’eau acheminée par les aqueducs qui sinuaient entre les bâtiments
alimentait les habitations, les fontaines publiques et les innombrables jardins et
parcs de la ville. Le conquérant qui avait pris cette ville trois siècles auparavant
l’avait aimée, soignée et nourrie.
Ils franchirent les portes et suivirent une longue voie poussiéreuse qui
traversait la plaine à la sortie de la ville. Sans attendre davantage, Hasar lança
son étalon dans un galop qui les laissa dans un nuage de poussière.
Après avoir déclaré qu’il n’avait aucune envie de manger sa poussière
jusqu’à l’oasis, Kashin siffla à l’adresse de son cheval et suivit sa sœur après un
léger sourire à Yrene. Alors, la plupart des courtisans et des vizirs de l’escorte,
qui s’étaient apparemment livrés à des paris, se lancèrent dans des courses
échevelées à travers des villes aux rues soigneusement évacuées, comme si ce
royaume était leur terrain de jeu.
Curieuse fête d’anniversaire… La princesse s’ennuyait probablement au
palais, mais craignait peut-être que son père la juge trop futile. Chaol fut
néanmoins surpris de voir Arghun se joindre à elle et aux autres. On aurait pu
croire que, en l’absence de presque tous ses frères et sœurs, il aurait profité de
l’occasion pour rester au palais à ourdir des intrigues. Mais il galopait dans le
sillage de Kashin et il disparut avec lui à l’horizon.
Certains nobles restèrent aux côtés de Chaol et d’Yrene, laissant les autres
gagner du terrain sur eux. Ils quittèrent enfin les derniers faubourgs d’Antica et
leurs chevaux étaient déjà en sueur et haletants quand ils entreprirent de gravir
une colline rocheuse. Les dunes du désert s’étendaient au-delà, lui avait appris
Yrene. Ils feraient boire leurs chevaux au sommet avant d’entamer la dernière
étape.
Yrene lui sourit tandis qu’ils suivaient un sentier à travers les broussailles.
Certains cavaliers de leur convoi les avaient visiblement précédés, car certains
buissons étaient piétinés et brisés. Quelques-uns étaient même mouchetés de
gouttes de sang déjà séchées par le soleil torride.
On devrait fouetter un cavalier qui maltraite ainsi sa monture, pensa Chaol.
D’autres avaient atteint le sommet et fait boire leurs chevaux avant de
repartir. Chaol ne discernait plus d’eux que leurs silhouettes et les robes des
chevaux qui se détachaient sur le ciel, comme s’ils avaient franchi le bord de la
falaise et poursuivi leur chemin dans le vide.
Farasha piaffait, lancée à l’assaut de la colline. Sans le soutien du harnais,
les muscles du dos et des cuisses de Chaol se contractaient douloureusement
pour le maintenir en selle. Mais il se raidissait de crainte que la jument ne flaire
sa nervosité.
Yrene atteignit le sommet avant lui. Ses vêtements blancs brillaient comme
un phare dans le ciel bleu et sans nuages, et ses cheveux avaient l’éclat de l’or
sombre. Elle l’attendit sur sa jument haletante à la robe aux teintes chaudes sur
laquelle dansaient des reflets rubis foncé.
Elle descendit de cheval alors qu’il faisait parcourir à Farasha les derniers
mètres menant au sommet, et soudain…
Il en eut le souffle coupé.
Le désert…
C’était une mer de sable doré et bruissant. Des collines, des vagues et des
ravins ondulaient à l’infini, nus et pourtant bourdonnants de vie. Pas un arbre, un
buisson ou une goutte d’eau à l’horizon.
La main impitoyable d’un dieu avait modelé ce paysage et son souffle
puissant sculptait ses dunes au grain de sable près.
Il n’avait jamais rien vu de comparable de sa vie. Une véritable merveille.
Un monde entièrement nouveau.
Contre toute attente, peut-être était-il de bon augure que les réponses qu’ils
cherchaient puissent se trouver là.
Chaol tourna les yeux vers Yrene, qui l’observait, attendant sa réaction.
— Sa beauté ne saute peut-être pas aux yeux de tout le monde, mais elle
chante dans mon âme, sans que je sache pourquoi, déclara-t-elle.
Sur cette mer que nul navire ne sillonnerait jamais, certains hommes ne
verraient qu’une mort torride. Chaol, lui, n’y voyait que la paix… et la pureté.
Une vie lente et secrète. Une beauté sauvage et indomptée.
— Je comprends ce que tu veux dire, répondit-il en descendant de Farasha
avec précaution. Yrene suivit ses mouvements du regard mais se contenta de lui
tendre la canne, le laissant passer une jambe par-dessus son cheval tandis que
son dos tremblait douloureusement, puis poser les pieds sur la roche semée de
sable. La canne se retrouva immédiatement dans sa main. Il lâcha enfin la selle,
attrapa les rênes de Farasha, et Yrene ne fit pas un geste pour le soutenir.
Le cheval se raidit comme s’il avait envie de l’attaquer, mais un regard de
Chaol l’en dissuada. La canne grinça quand il la planta sur la pierre.
Les yeux sombres de Farasha flamboyèrent comme si elle avait été forgée
dans le royaume de feu d’Hellas, mais Chaol se dressait de toute sa hauteur et
soutenait son regard.
Finalement, la jument souffla et daigna se laisser mener vers le cratère
couvert de sable aux parois érodées. Ce point d’eau était peut-être aussi ancien
que le désert et avait abreuvé les chevaux de centaines de conquérants.
Farasha parut deviner qu’ils allaient s’aventurer sur cet océan de sable, car
elle but à longs traits. Yrene mena sa jument à l’abreuvoir, à distance
respectueuse de Farasha.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle à Chaol.
— Bien solide sur mes jambes, répondit-il. Je serai fourbu quand nous
arriverons à destination, mais l’effort n’est pas trop éprouvant.
Sans la canne, il n’osait pas faire plus de quelques pas. Il savait qu’il en
était à peine capable.
Yrene posa une main sur le bas de sa colonne vertébrale, puis sur ses
cuisses, le sondant avec sa magie. Même à travers ses vêtements et malgré la
chaleur, le contact de ses mains lui fit prendre conscience de chaque centimètre
de l’espace qui les séparait.
Comme d’autres cavaliers se rassemblaient autour du cratère, il s’écarta
d’Yrene et emmena Farasha à l’écart des autres chevaux. La perspective de
remonter en selle ne l’enchantait pas précisément.
— Prends ton temps, murmura Yrene, qui était restée à quelques pas de lui.
Au palais, il avait un bloc en bois pour se hisser. Ici, à moins de se percher
sur le bord friable du cratère… La distance entre son pied et l’étrier ne lui avait
jamais paru aussi grande. Se tenir en équilibre sur un pied pour lever l’autre vers
l’étrier, faire passer sa jambe par-dessus la selle… Chaol récapitula tous les
gestes à accomplir, en se remémorant la sensation des mouvements qu’il avait
accomplis mille fois. Il avait appris à monter avant l’âge de six ans et passé le
plus clair de sa vie à cheval.
Et ici, bien entendu, on lui avait donné une jument infernale pour se
réhabituer à monter.
Mais Farasha se tint tranquille, le regard fixé sur les dunes mouvantes et le
sentier tracé par les cavaliers vers le bas de la colline… leur entrée dans le
désert. Malgré les vents qui modelaient le sable, on distinguait toujours les traces
des cavaliers qui les avaient précédés.
Il en voyait même certains gravir des dunes, puis les dévaler, réduits à de
minuscules taches blanches et noires.
Mais il restait planté là, le regard rivé aux étriers et à la selle.
— Je pourrais te trouver un bloc ou un seau, proposa Yrene.
Chaol s’avança vers sa monture – peut-être moins gracieusement qu’il
l’aurait désiré, peut-être plus laborieusement qu’il l’aurait voulu, mais il fit un
pas en avant. La canne grinça quand il s’appuya sur elle, puis atterrit avec un
claquement sec quand il la lâcha pour empoigner le pommeau de la selle. Son
pied se cala de justesse dans l’étrier. Farasha frémit sous son poids tandis qu’il
se hissait. Il sentit un élancement douloureux dans le dos et les cuisses quand il
passa l’autre jambe par-dessus le dos du cheval, mais il était maintenant en selle.
Yrene ramassa la canne et l’épousseta.
— Pas mal, seigneur Westfall, commenta-t-elle avant d’attacher la canne
derrière sa propre selle et de monter à cheval. Pas mal du tout.
Il dissimula un sourire, le visage encore échauffé, et mena enfin Farasha
vers le bas de la colline.
Ils suivirent lentement les traces des autres cavaliers enveloppés par les
ondes de chaleur qui s’élevaient du sable.
Ils montaient et descendaient sans cesse et les seuls bruits perceptibles
étaient le heurt estompé des sabots de leurs chevaux et le soupir du vent dans les
dunes. Ils formaient une longue colonne sinueuse à travers les reliefs du désert.
Des gardes postés à intervalles réguliers brandissaient des étendards du Khagan
à l’effigie d’un cheval noir au galop, comme autant de jalons indiquant la
direction de l’oasis. Chaol avait pitié des malheureux tenus de rester immobiles
par cette température infernale pour satisfaire le caprice d’une princesse, mais il
garda ses réflexions pour lui.
Au bout d’un moment, les dunes s’aplanirent et l’horizon se modifia pour
révéler une plaine sableuse. Et, dans le lointain, ondulant et oscillant dans la
chaleur…
— Voilà notre camp, annonça Yrene en désignant un amas dense de
verdure.
Il ne discerna nulle trace de l’antique nécropole enfouie sur laquelle avait
poussé l’oasis, d’après Hasar. Non qu’ils aient pu espérer voir grand-chose
d’ici…
Il leur faudrait au moins une demi-heure pour atteindre l’oasis, à leur
rythme du moins.
Malgré la sueur qui imprégnait ses vêtements blancs, Yrene souriait. Peut-
être qu’elle se réjouissait comme lui de passer une journée loin de la ville, à l’air
libre.
Elle sentit son regard sur elle et se tourna vers lui. Le soleil avait fait éclore
ses taches de rousseur et assombri son teint, maintenant d’un brun doré, et des
mèches de cheveux bouclaient autour de son visage souriant.
Farasha tira sur les rênes. Tout son corps frémissait d’impatience.
— J’ai un cheval d’Asterion en Adarlan, dit-il.
Elle esquissa une moue impressionnée, mais il haussa les épaules.
— J’aimerais faire la comparaison avec un muniqi.
Yrene fronça les sourcils.
— Tu veux dire…
Elle s’interrompit en regardant l’étendue plane et lisse entre eux et l’oasis,
parfaite pour une course.
— Oh, je ne peux pas… un galop ? reprit-elle.
Il attendit ses objections sur l’état de sa colonne vertébrale et de ses jambes,
mais elle se tut.
— Tu as peur ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— De ces animaux ? Oui !
Elle tressaillit en sentant sa monture s’agiter sous elle.
— Elle est aussi douce qu’une vache laitière, commenta-t-il en regardant la
jument baie d’Yrene.
Et il se pencha pour tapoter l’encolure de « Papillon ».
La jument tenta de le mordre. Il tira sur ses rênes pour lui faire comprendre
qu’il ne se laisserait pas intimider.
— Je parie que je te bats à la course, lança-t-il à Yrene.
Les yeux de la guérisseuse pétillèrent.
— Et que gagne le vainqueur ? murmura-t-elle à sa stupéfaction.
Il ne se souvenait pas d’avoir eu une conscience aussi affûtée du moindre
souffle, du moindre battement de cœur, de la course de son sang dans son corps.
— Un baiser, quand et où je le choisirai, répondit-il.
— Que veux-tu dire par « où » ?
Chaol se contenta de sourire et lâcha la bride à Farasha, qui partit au galop.
Yrene jura avec une férocité qu’il n’avait encore jamais perçue chez elle,
mais il n’osait pas regarder en arrière alors que sa redoutable jument se muait en
ouragan noir sur le sable.
Il n’avait jamais pu faire galoper son Asterion ainsi, mais s’il allait plus vite
que cette jument…
Farasha volait au-dessus du sable tel un éclair fusant à travers le désert
doré. Chaol devait lutter pour rester en selle et serrer les dents pour endurer la
douleur.
Mais il oublia tout quand il entrevit du coin de l’œil une traînée brun-rouge
et noir… et sa cavalière blanche.
Les cheveux d’Yrene ondulaient derrière elle en un entrelacs de boucles
brun doré dans le martèlement de tonnerre des sabots de sa jument sur le sable
dur. L’étoffe de ses vêtements flottait dans le vent, leur or et leur argent
scintillaient comme des étoiles et son visage…
La joie sauvage, l’euphorie sans limites qu’il exprimait lui coupèrent le
souffle.
Farasha remarqua que la jument d’Yrene gagnait du terrain à chaque foulée,
alors elle accéléra, laissant Yrene et sa monture dans un nuage de poussière.
Il tira sur les rênes et pressa les flancs de sa monture entre ses jambes en
s’émerveillant d’en être capable. Et de voir la femme qui approchait de lui, puis
cheminait à son côté et lui souriait comme s’il n’existait plus que lui au milieu
de cette mer aride et brûlante… Elle avait accompli ce prodige. Elle lui avait
donné tout cela.
Yrene souriait et, soudain, elle rit comme si elle ne pouvait plus contenir
son exultation.
Et ce rire était le son le plus merveilleux qu’il ait jamais entendu.
Cet instant de vol ensemble au-dessus du sable, cette course avec le vent du
désert, la vision de ses cheveux flottant comme une bannière d’or sombre
derrière elle…
Chaol connut alors, peut-être pour la première fois de sa vie, la sensation
d’être pleinement présent au monde.
Et il en éprouvait une infinie reconnaissance.
CHAPITRE 44

YRENE RUISSELAIT DE SUEUR, mais sa transpiration séchait si vite qu’elle en


gardait seulement la sensation sur la peau.
L’oasis était heureusement ombragée et fraîche et un large point d’eau peu
profond en occupait le centre. Les chevaux furent menés dans l’ombre la plus
dense, abreuvés et bouchonnés. Les serviteurs et les gardes choisirent ensuite un
emplacement à l’abri des regards pour se laver et se détendre à leur tour.
Chaol et Yrene ne virent nulle trace ni de la grotte que Nousha avait
mentionnée, ni de la nécropole qui, à en croire Hasar, se dissimulait dans la
jungle toute proche. Mais l’oasis était vaste, et la famille royale et sa suite
s’ébattaient déjà dans l’eau fraîche.
Yrene vit tout de suite que Renia portait seulement une tunique en soie
diaphane qui ne dissimulait presque rien de ses formes voluptueuses quand elle
surgit de l’eau en riant d’une plaisanterie d’Hasar.
— Eh bien…, lâcha Chaol avant de toussoter.
— Je t’avais prévenu, pour les fêtes, marmonna-t-elle en se dirigeant vers
les tentes dressées au milieu des palmiers imposants et des buissons.
Elles étaient blanches et dorées et surmontées de la bannière du prince ou
de la princesse qui devait l’occuper. En l’absence de Sartaq et de Duva, Chaol et
Yrene s’étaient vu attribuer les leurs.
Par chance, ces deux tentes étaient côte à côte. Yrene examina les pans
relevés des entrées, l’intérieur aussi spacieux que la chaumière dans laquelle elle
avait vécu avec sa mère, puis se tourna vers Chaol qui s’éloignait. Malgré la
canne, il boitait plus fort qu’au matin. Et elle avait remarqué la raideur avec
laquelle il était descendu de cette monture infernale.
— Je sais que tu veux te rafraîchir, lui dit-elle, mais je dois d’abord
t’examiner… ton dos et tes jambes, je veux dire, après cette longue chevauchée.
Elle n’aurait peut-être pas dû relever son défi à la course. Elle ne se
souvenait même pas qui d’eux avait atteint l’oasis en premier. Elle riait trop à cet
instant-là. Elle avait eu l’impression de jaillir hors de son corps et pensé qu’elle
n’éprouverait jamais plus cette sensation. Et puis, elle avait été trop occupée à
contempler le visage rayonnant de Chaol pour penser à autre chose.
Chaol s’arrêta devant l’entrée de sa tente, et sa canne frémit comme s’il
s’appuyait bien plus sur elle qu’il le laissait paraître. Mais elle fut surtout
inquiète face à son soulagement évident quand il lui demanda :
— Dans ta tente ou dans la mienne ?
— La mienne.
Elle savait que les serviteurs et les courtisans de la suite ne soupçonnaient
probablement même pas que cette excursion avait lieu en son honneur, mais
qu’ils se feraient un plaisir d’épier et de rapporter tous ses déplacements. Il
acquiesça et elle observa chaque mouvement de ses jambes, de son torse et sa
manière de s’appuyer sur sa canne.
— Au fait, j’ai gagné la course, murmura-t-il en passant devant elle pour
entrer dans la tente.
À ces mots, Yrene leva les yeux vers le soleil déclinant et sentit l’intérieur
de son ventre se contracter.

Après l’examen minutieux d’Yrene, ses exercices d’étirements et le


massage qu’elle lui avait fait, il était courbaturé, mais heureusement encore
capable de marcher.
Il avait nettement eu l’impression qu’elle avait joué avec lui tout en le
manipulant, même si ses mains étaient restées sages.
Elle avait même eu le culot d’appeler un serviteur pour lui demander de
leur apporter une cruche d’eau.
La tente était digne de la princesse qui l’occupait d’habitude. Un grand lit
posé sur une estrade en occupait le centre et le sol était couvert de tapis
somptueux. Des coussins et des banquettes étaient disséminés un peu partout,
des rideaux dissimulaient un cabinet de toilette, et il y avait de l’or partout.
Peut-être que les serviteurs avaient apporté cet or la veille, ou peut-être que
les habitants de la région n’osaient rien voler de crainte d’encourir la colère du
Khagan. Ou peut-être étaient-ils si bien traités et rémunérés qu’ils n’avaient pas
besoin de ces richesses.
Tout le monde se baignait quand Chaol remit ses vêtements qui avaient
séché entretemps et quand Yrene et lui ressortirent pour commencer leurs
recherches.
Sous la tente, ils en avaient discuté à voix basse : aucun d’eux n’avait rien
repéré d’intéressant à leur arrivée. Autour du point d’eau où les membres de la
famille royale et leurs amis se détendaient, nulle trace d’une grotte ou de ruines
n’était visible. Chaol fut frappé par l’aisance, la nonchalance de la famille royale
et des courtisans, par une liberté qu’Adarlan n’avait malheureusement jamais
connue. Il n’avait pas la naïveté de croire qu’aucune manigance, aucune intrigue
ne se tramait dans ces eaux fraîches mais, à sa connaissance, les nobles
d’Adarlan n’étaient jamais allés se baigner et se détendre ensemble.
Il se demandait pourtant ce qu’Hasar pouvait bien avoir en tête, pour
organiser une telle fête en l’honneur d’Yrene, manipulée ou non, en sachant
parfaitement que la guérisseuse connaissait à peine la plupart des invités.
Yrene hésita un instant au bord de la clairière et le regarda par-dessous ses
cils baissés. Un regard qu’on aurait pu croire timide, l’attitude d’une femme
hésitant à revêtir les tenues légères que tout le monde portait dans l’eau. On
aurait même pu oublier que, en tant que guérisseuse, elle avait l’habitude de la
nudité.
— Je crois que je n’ai pas envie de me baigner tout de suite, murmura-t-elle
par-dessus les rires et les clapotis. Une promenade, ça te tente ?
Des paroles aimables et polies suivies d’un signe de tête en direction de la
jungle qui s’étendait sur la gauche des tentes. Si elle ne se considérait pas
comme une dame de la cour, elle savait à coup sûr mentir. Un talent
certainement utile à une guérisseuse, songea-t-il.
— Avec grand plaisir, répondit-il en lui offrant son bras.
Yrene hésita, en parfaite incarnation de la pudeur féminine. Elle regarda
par-dessus son épaule ceux qui s’ébattaient dans l’eau. Les princes et la
princesse l’observaient, y compris Kashin.
Chaol était résolu à la laisser décider quand et comment elle ferait
clairement comprendre au prince qu’il ne l’intéressait pas. Il ressentit pourtant
l’ombre d’un remords quand elle passa son bras sous le sien et qu’ils
s’éloignèrent vers la pénombre de la jungle.
Kashin était quelqu’un de bien. Chaol ne doutait pas de sa sincérité quand il
s’était déclaré prêt à partir à la guerre. Et à l’idée de s’en faire un ennemi en
étalant ses relations avec Yrene… Il coula un regard oblique à la guérisseuse
tout en plantant sa canne entre les racines et dans la terre humide. Elle lui
adressa un léger sourire, le visage encore échauffé par le soleil.
Alors il envoya au diable ses inquiétudes à propos de Kashin.
Le murmure de la source de l’oasis se fondait dans le bruissement des
feuilles de palmiers au-dessus de leurs têtes tandis qu’ils s’enfonçaient dans la
jungle au hasard, sans direction précise.
— À Anielle, des dizaines de sources chaudes coulent dans la vallée du lac
d’Argent, dit-il. Elles restent toujours chaudes grâce aux cheminées volcaniques
sous la terre. Quand j’étais enfant, nous nous y baignions souvent après une
journée d’entraînement.
— C’est cet entraînement qui t’a donné envie d’entrer dans la garde
royale ? demanda-t-elle prudemment, comme si elle était consciente qu’il venait
de se confier à elle.
Quand il lui répondit enfin, sa voix était enrouée.
— En partie, sans doute. J’étais tout simplement… doué pour tout ça, le
combat, le maniement de l’épée, le tir à l’arc et tout le reste. J’ai reçu la
formation destinée à l’héritier du seigneur d’un peuple montagnard qui a
longtemps repoussé les attaques des sauvages des Crocs-Blancs. Mais mon
véritable entraînement a commencé à mon arrivée à Rifthold et à mon entrée
dans la garde royale.
Elle ralentit tandis qu’il contournait un entrelacs de racines tortueux et elle
le laissa se concentrer sur le placement de ses pieds et de sa canne.
— Je suppose que ton entêtement et ton caractère frondeur ont fait de toi un
excellent élève, surtout en ce qui concerne la discipline, ironisa-t-elle.
Chaol rit et la poussa du coude.
— Certainement, dit-il. J’étais le premier sur le terrain et le dernier à le
quitter, même si je me faisais démolir jour après jour.
Son cœur se serra au souvenir des visages de tous ceux qui l’avaient
entraîné, qui l’avaient poussé à se surpasser, laissé titubant et couvert de sang,
puis envoyé le soir aux baraquements pour se faire soigner et prendre un bon
repas, après lui avoir envoyé une claque dans le dos.
Et ce fut en l’honneur de ces hommes, de ses frères, qu’il ajouta d’une voix
rauque :
— Ce n’étaient pas tous de mauvais hommes, Yrene. Ceux que je… ceux
avec qui j’ai grandi et ceux que j’ai commandés… c’étaient même des types
bien.
Il revoyait le visage rieur de Ress et le rouge qui lui montait aux joues dès
qu’il voyait Aelin, et sentit ses yeux devenir brûlants.
Yrene s’arrêta. L’oasis bourdonnait de vie autour d’eux, et ce fut un
soulagement pour le dos et pour les jambes de Chaol quand elle dégagea son
bras du sien. Elle toucha sa joue puis se dressa sur la pointe des pieds pour poser
un léger baiser sur ses lèvres.
— Si ce sont eux qui ont fait de toi… ce que tu es, ils le sont sûrement.
— Ils l’étaient, murmura-t-il.
Et c’était ce mot, cet unique mot absorbé par la terre humide et la pénombre
de l’oasis, qu’il pouvait à peine supporter. Étaient.
Il pouvait encore battre en retraite… reculer devant le précipice invisible
qui s’ouvrait devant eux. Yrene restait immobile près de lui, une main posée sur
son cœur, en attendant qu’il décide s’il voulait en dire davantage.
Ce fut peut-être uniquement cette main posée sur son cœur qui l’y poussa.
— Ils ont été torturés pendant des semaines au printemps dernier… et puis
massacrés et pendus aux grilles du château.
Le chagrin et l’horreur firent vaciller le regard d’Yrene.
— Aucun d’eux n’a cédé, poursuivit-il. Quand le roi et ses complices…
Il fut incapable d’achever sa phrase. Pas maintenant, et peut-être jamais.
Incapable de regarder en face ce qui était très probablement la vérité.
— Quand ils ont interrogé les gardes à mon sujet, aucun d’eux n’a parlé,
reprit-il.
Les mots lui manquaient pour exprimer ce courage et l’étendue de ce
sacrifice.
Yrene déglutit et posa la main sur sa joue.
— C’était ma faute, souffla-t-il enfin. Le roi… le roi l’a fait pour me punir
de m’être enfui et d’avoir aidé les rebelles à Rifthold. Il… Tout était ma faute.
— Tu n’as aucune raison de te le reprocher, affirma Yrene.
C’étaient des paroles simples et franches, mais c’était entièrement faux.
Cette pensée le ramena à la réalité plus efficacement qu’un seau d’eau
froide qu’on aurait vidé sur sa tête.
Il se dégagea.
Il n’aurait pas dû lui raconter tout cela. Il n’aurait jamais dû aborder ce
sujet… le jour de son anniversaire, par tous les dieux… et alors qu’ils étaient
censés se concentrer sur leurs recherches !
Il avait apporté son épée et son poignard et, alors qu’il avançait en boitant
au milieu des palmiers et des fougères en précédant Yrene, il vérifia qu’ils
étaient toujours fixés à sa ceinture. Il le fit pour occuper ses mains tremblantes et
apaiser sa nervosité.
Il enfouit paroles et souvenirs au plus profond de lui en comptant ses armes
une à une.
Yrene se contentait de le suivre sans un mot tandis qu’ils s’enfonçaient dans
la jungle. L’oasis était plus vaste que plusieurs villages, mais une petite partie de
la jungle seulement avait été défrichée et il n’y avait aucun sentier visible, ni
aucun signe de la nécropole au-dessous d’eux.
Juste à cet instant, il entrevit des piliers pâles entre les racines et les
buissons. C’était sans doute bon signe. S’il y avait une grotte, elle se trouvait
peut-être dans les parages, peut-être sous la forme d’une ancienne habitation.
Mais il était frappé par l’architecture raffinée de ces ruines qu’ils
escaladaient et contournaient, ce qui le forçait à faire attention à chaque pas.
— Ce n’étaient pas des gens qui vivaient dans des grottes et enterraient
leurs morts dans des trous, observa-t-il tandis que sa canne raclait la pierre
antique.
— Hasar a parlé d’une cité, répondit Yrene en fronçant les sourcils devant
les colonnes richement ornées et les dalles de pierre sculptée envahies par la
végétation. Une immense nécropole, juste au-dessous de nos pieds.
Chaol scruta le sol de la jungle.
— Je croyais que le peuple du Khagan laissait ses morts reposer à ciel
ouvert sur leur terre natale.
— Oui, répondit Yrene en passant les mains sur un pilier orné de sculptures
d’animaux et de créatures inconnues. Mais ce site est antérieur au khaganat.
Ainsi qu’au Torre et à Antica. Il est l’œuvre d’une civilisation qui les a précédés
et dont nous ne savons rien.
Une volée de marches délabrées menait à une plateforme où les racines des
arbres avaient brisé la pierre et renversé des colonnes sculptées.
— Selon Hasar, tous les passages souterrains de cette cité sont remplis de
pièges ingénieux pour tenir les pillards en respect… ou pour garder les morts,
reprit Yrene.
Malgré la chaleur, Chaol sentit ses bras se couvrir de chair de poule.
— Et c’est maintenant que tu me l’apprends ? demanda-t-il.
— J’avais mal compris ce que disait Nousha. Je pensais que nous
découvririons une grotte et que si elle était reliée à ces ruines, Nousha me
l’aurait signalé, expliqua Yrene.
Elle monta sur la plateforme et il sentit un élancement de douleur dans les
jambes quand il l’y suivit.
— Mais je ne vois aucune formation rocheuse naturelle ici… aucune de la
taille d’une grotte, du moins, poursuivit-elle. La seule pierre ici… est celle de ce
site.
D’après Hasar, ces ruines formaient la formidable entrée de la nécropole
souterraine.
Ils scrutèrent le complexe délabré, les énormes piliers brisés couverts de
racines et de lianes. Le silence était aussi oppressant que la chaleur malgré
l’ombre des arbres. Comme si aucun des oiseaux chanteurs et des insectes
bourdonnants de l’oasis n’osait s’aventurer là.
— Cette atmosphère est plutôt inquiétante, murmura Yrene.
Alors que vingt gardes étaient à portée de voix, Chaol se surprit à poser la
main sur son épée. Si une nécropole sommeillait sous leurs pieds, peut-être
qu’Hasar avait raison : il valait mieux laisser les morts dormir en paix.
Yrene pivota sur elle-même en examinant les piliers et les sculptures. Pas la
moindre grotte en vue.
— Nousha connaissait l’emplacement, fit-elle d’un air songeur. Ce site était
forcément important pour le Torre.
— Mais, avec le temps, tout cela a été oublié ou déformé, et il n’est plus
resté dans les mémoires que le nom de cet endroit et une vague idée de son
importance.
— Les guérisseurs ont toujours été fascinés par cet empire, tu sais, dit
Yrene d’un air absent en passant la main sur une colonne. Dans ce pays, leur
magie… florissait plus que nulle part ailleurs. Comme si c’était un terreau sur
lequel elle s’épanouissait.
— Pourquoi ?
Elle suivit du doigt le bas-relief d’une colonne plus grande que bien des
navires.
— Pour quelle raison s’épanouit-on ? répondit-elle. Les plantes le font bien
dans certaines conditions idéales pour elles.
— Le continent du sud serait donc un terreau fertile pour les guérisseurs ?
Un détail du bas-relief avait retenu l’attention d’Yrene.
— C’était peut-être un sanctuaire, reprit-elle d’une voix presque indistincte.
Il s’approcha en grimaçant de douleur, mais oublia sa colonne vertébrale
dès qu’il examina le bas-relief.
Il représentait deux armées qui s’affrontaient. Sur la gauche, des guerriers
de haute taille aux larges épaules armés d’épées et de boucliers, au milieu de
flammes ondulantes et de gerbes d’eau, d’animaux volant dans les airs ou
couchés à leurs pieds. Les oreilles de ces guerriers étaient pointues.
Et, face à eux…
— Tu disais qu’il n’y a pas de coïncidences, commenta Yrene en désignant
l’autre armée.
Les soldats étaient plus petits que les Fae et leurs corps plus massifs. Ils
étaient pourvus de griffes, de crocs et maniaient des poignards acérés.
Elle articula silencieusement un mot.
Valg.
Dieux tout-puissants…
Elle se précipita vers les autres colonnes et arracha les lianes et la terre qui
les recouvraient, dévoilant d’autres visages et d’autres silhouettes de Fae.
Certains étaient représentés au combat en corps à corps avec des Valg.
Certains étaient vaincus. D’autres triomphaient d’eux.
Chaol la suivait de son mieux, scrutant le paysage…
Là-bas, dans l’ombre dense d’épais palmiers se dressait un édifice carré à
demi en ruines. Un mausolée.
— Une grotte, chuchota Yrene.
Ou ce qui avait pu passer pour une grotte quand le savoir s’était perdu.
Chaol arracha les lianes qui couvraient le mausolée malgré la douleur de
son dos, puis examina ce qui était gravé sur les portes de la nécropole.
— Nousha a dit que, d’après la légende, certains parchemins du Torre
proviennent d’ici, observa-t-il. D’un site où les symboles de Wyrd et les
représentations de Fae et de Valg abondent. Mais cette cité n’est pas peuplée par
les vivants : ces parchemins n’ont pu être volés que dans des tombeaux ou dans
des archives souterraines.
Et dans ce mausolée.
— On n’enterrait pas d’êtres humains ici, chuchota Yrene.
Car les symboles gravés sur les portes en pierre scellées…
— Ils sont dans l’ancienne langue, reprit Chaol.
Il avait vu les mêmes symboles tatoués sur le visage et l’un des bras de
Rowan.
Il s’agissait d’un site funéraire de Fae.
— Je croyais qu’une seule colonie de Fae avait quitté Doranelle pour fonder
Terrasen avec Brannon, dit-il.
— Peut-être qu’une autre s’est établie ici au temps de cette guerre entre les
Fae et les Valg.
La première guerre des démons, avant la naissance d’Elena et de Gavin,
avant Terrasen.
Chaol observait Yrene, dont le visage était livide.
— Ou peut-être qu’ils voulaient cacher quelque chose, dit-il.
Yrene regarda le sol en fronçant les sourcils, comme si elle pouvait voir les
tombes à travers.
— Un trésor ? interrogea-t-elle.
— Un trésor d’une autre espèce.
Alertée par le ton de sa voix et son calme insolite, elle le regarda dans les
yeux. Alors l’effroi glaça le sang de Chaol.
— Je ne comprends pas, fit doucement Yrene.
— La magie des Fae est héréditaire. Elle ne se manifeste pas au hasard.
Peut-être que ces Fae sont venus ici et ont été plus tard oubliés de tous, y
compris des détenteurs de magie, bonne ou malfaisante. Peut-être qu’ils ont
choisi ce lieu précisément parce qu’il était assez loin de tout pour rester préservé.
Parce qu’ils savaient que les guerres seraient menées ailleurs. Par ceux-là.
Du menton, il désigna un soldat Valg gravé dans la pierre.
— Et ils savaient que le continent du sud resterait en majorité peuplé par
des mortels et que, ici, les lignées de Fae se mêleraient à celles des humains et
concevraient un peuple doté de magie aux pouvoirs guérisseurs.
— C’est une théorie intéressante, observa Yrene d’une voix rauque. Mais tu
ne sais pas à coup sûr si elle est fondée.
— Si tu voulais cacher quelque chose de précieux, est-ce que tu ne
choisirais pas une cachette bien en vue ? Dans un endroit où ce trésor pourrait
être défendu par une puissante armée ? Un empire, par exemple ? Un empire
dont les remparts n’auraient jamais été franchis par des conquérants. Un empire
conscient de la valeur de ses guérisseurs et convaincu que leur magie ne saurait
être que bienfaisante. Un empire qui ne soupçonnerait même pas que cette magie
puisse être un trésor qu’un jour certains utiliseraient comme une arme.
— Nous ne tuons pas.
— Non. Mais réfléchis au nombre de guérisseurs – et surtout de
guérisseuses – dans cet empire… Il y a un seul autre endroit en ce monde qui en
abrite autant. Un lieu aussi bien gardé que cet empire, par un pouvoir aussi
puissant que le khaganat.
— Doranelle… Les guérisseurs Fae de Doranelle.
Farouchement gardés par Maeve…
Maeve qui avait pris part à cette première guerre, qui avait combattu les
Valg.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? murmura Yrene.
Chaol sentait le sol se dérober sous ses pieds.
— On m’a envoyé ici pour lever une armée, répondit-il. Mais je me
demande… je me demande si ce n’est pas une puissance d’un autre ordre qui
m’a guidé ici pour rapporter autre chose…
Yrene glissa la main dans la sienne comme en une promesse muette… une
promesse à laquelle il penserait plus tard.
— C’est peut-être pour cette raison que cette personne ou cette chose me
poursuivait au Torre, chuchota Yrene. Si c’est Morath qui nous a envoyé ses
agents… c’est pour nous empêcher de découvrir ces secrets… en te soignant.
Chaol pressa ses doigts.
— Et ces parchemins dans la bibliothèque… on les a volés ici, ou
simplement emportés à Antica et, avec le temps, on a oublié leur provenance.
Sauf dans la légende de leurs origines possibles – et de celles des guérisseurs de
ce pays.
On se rappelait l’existence de la nécropole, mais on avait oublié les Fae qui
l’avaient bâtie.
— Les parchemins, bafouilla Yrene. Si nous revenons au palais et trouvons
quelqu’un pour… pour les traduire…
— Nous apprendrons peut-être comment les guérisseurs ont combattu les
Valg, acheva Chaol.
— Hafiza… Je me demande si elle connaît ces textes, dit Yrene. La
fonction de Grande Guérisseuse n’est pas uniquement une affaire de pouvoir,
mais de science. Hafiza est une bibliothèque ambulante. Elle a appris de la
Grande Guérisseuse qui l’a précédée des choses qu’elle est la seule à savoir au
Torre. Ce serait intéressant de lui montrer quelques-uns de ces textes, fit-elle en
enroulant une boucle de cheveux autour de son doigt. Pour voir si elle les
connaît.
C’était hasardeux de partager ce genre d’information avec quelqu’un
d’autre mais, dans ce cas précis, le risque en valait la peine. Chaol acquiesça.
Un rire perça le lourd silence de l’oasis, et Yrene lâcha la main de Chaol.
— Maintenant, allons rire et nous amuser avec les autres… Nous
repartirons à la première lueur de l’aube, reprit-elle.
— Dès notre retour, j’enverrai un message à Nesryn pour lui dire de
revenir. Je ne pense pas que nous puissions attendre plus longtemps l’aide du
Khagan.
— Nous essaierons tout de même de le convaincre, assura Yrene. Tu dois
encore gagner cette guerre, Chaol, dit-elle calmement. Quel que soit le rôle que
nous jouerons dedans.
Il caressa sa joue de son pouce.
— Je n’ai pas l’intention de la perdre, déclara-t-il.

Ce ne fut pas facile pour eux de faire comme s’ils n’avaient rien découvert
de bouleversant.
Hasar s’était lassée de la baignade et avait réclamé de la musique, des
danses et un déjeuner. Ils se prélassèrent pendant plusieurs heures à l’ombre en
écoutant des musiciens et en mangeant tout un assortiment de mets délicats.
Yrene se demandait bien comment on les avait acheminés jusqu’ici.
Mais, au coucher du soleil, tous les invités regagnèrent leurs tentes : ils
devaient se changer pour le dîner. Après ce qu’elle avait découvert avec Chaol,
Yrene se sentait nerveuse à l’idée de rester seule, ne fût-ce qu’un instant, mais
elle fit sa toilette et passa la robe mauve vaporeuse qu’Hasar lui avait prêtée.
Chaol l’attendait devant la tente.
Hasar lui avait également fait apporter une tenue d’un magnifique bleu
sombre qui rehaussait son hâle et l’or de ses yeux.
Yrene rougit en sentant son regard glisser le long de son cou et s’attarder
sur la peau nue que les plis souples de la robe dévoilaient au niveau de sa taille
et de ses cuisses. Les minuscules perles argentées cousues sur l’étoffe faisaient
scintiller la robe comme les étoiles qui s’allumaient une à une dans le ciel au-
dessus d’eux.
Des torches et des lanternes avaient été allumées, des tables, des banquettes
et des coussins disposés auprès de l’eau. On jouait de la musique et les convives
savouraient le festin. Hasar tenait cour, aussi majestueuse qu’une reine, à la table
principale au bord de l’eau, que le feu teintait d’or.
Elle repéra Yrene et Chaol et leur fit signe d’approcher.
Deux places étaient libres à la droite de la princesse. Yrene aurait juré que
Chaol examinait les sièges, les tables et l’oasis tout entière à la recherche de
pièges ou de la moindre menace éventuelle.
Sa main effleura le croissant de peau nue au bas de son dos comme pour lui
confirmer qu’il n’y avait aucun danger en vue.
— Vous ne pensiez quand même pas que j’avais oublié mon honorable
invitée ? lança Hasar en embrassant Yrene sur les joues.
Chaol s’inclina vers la princesse autant que son dos le lui permettait et
s’assit à côté d’Yrene en posant sa canne contre la table.
— Cette journée a été merveilleuse, déclara la guérisseuse en toute
sincérité. Merci.
Hasar se tut quelques secondes, puis la regarda avec une douceur rare chez
elle.
— Je sais que je ne suis pas facile à vivre, ni comme patiente ni comme
amie, déclara-t-elle tandis que ses yeux sombres rencontraient ceux d’Yrene.
Mais tu ne me l’as jamais fait sentir.
Touchée par la franchise de cet aveu, Yrene sentit sa gorge se serrer. Hasar
inclina la tête et embrassa d’un geste les festivités qui se déroulaient autour
d’elles.
— C’est la moindre des choses que je puisse faire en l’honneur de mon
amie.
Renia tapota doucement le bras de son amante en signe d’approbation et de
compréhension.
Yrene inclina la tête.
— Je n’ai pas besoin d’amis et de patients faciles à vivre, répondit-elle. Je
leur fais moins confiance qu’à ceux qui me compliquent l’existence, et je les
trouve bien moins intéressants.
Hasar sourit, puis se pencha au-dessus de la table pour jauger Chaol.
— Vous êtes très beau, seigneur Westfall, fit-elle d’une voix traînante.
— Et vous êtes fort belle, princesse.
Malgré l’élégance de sa tenue, Hasar ne pouvait être qualifiée de belle, mais
elle accepta ce compliment avec ce sourire malicieux qui rappela étrangement à
Yrene celui de l’inconnue d’Innish. Un sourire qui laissait entendre que la beauté
était fugace, tandis que le pouvoir était une monnaie infiniment plus précieuse.
La soirée suivit son cours. Yrene dut subir un toast vibrant et un peu
apprêté d’Hasar à sa chère, fidèle et intelligente amie, et boire avec toute
l’assemblée. Chaol fit de même. Des serviteurs remplissaient leurs verres de vin
ou de bière de miel si discrètement qu’Yrene ne les voyait même pas.
Une demi-heure était à peine écoulée qu’on commença à parler de la
guerre.
Ce fut Arghun qui en prit l’initiative, en portant un toast railleur à la
sécurité et à la sérénité en ces temps troublés.
Yrene but en dissimulant sa surprise de voir Chaol en faire autant, un
sourire vague aux lèvres.
Hasar se demanda tout haut si, alors que tous les regards étaient tournés
vers l’est du continent, les déserts de l’ouest ne représentaient pas une prise
intéressante pour les deux camps.
Chaol se contenta de hausser les épaules, comme s’il était parvenu à une
conclusion cet après-midi. Comme s’il venait de comprendre quelque chose au
sujet de cette guerre et du rôle que ces membres de la famille royale y joueraient.
Hasar parut le remarquer et oublier soudain que c’était un anniversaire
qu’on fêtait ce soir-là.
— Peut-être qu’Aelin Galathynius devrait traîner sa précieuse petite
personne jusqu’ici et prendre l’un de mes frères pour époux, fit-elle. Dans ce cas,
nous pourrions envisager de l’aider, dans la mesure où ce genre de service
resterait en famille.
Ce qui signifierait que tout ce feu, tout ce pouvoir pur se retrouveraient liés
à ce continent, infusés à la lignée du Khagan, et qu’ils ne constitueraient plus
une menace.
— Bien entendu, mes frères devraient être capables de supporter quelqu’un
de ce genre, poursuivit Hasar. Mais ils ne sont pas aussi faibles et insignifiants
qu’on pourrait le croire.
Elle regarda Kashin, qui semblait feindre de n’avoir rien entendu tandis
qu’Arghun ricanait. Yrene se demanda si les frères et les sœurs de Kashin étaient
conscients de son indifférence à leurs provocations, tout simplement parce que
ces jeux de pouvoir ne signifiaient rien pour lui.
— Si intéressant que cela puisse être de voir Aelin Galathynius avoir affaire
à vous, elle n’envisage pas de se marier, répliqua Chaol avec la même suavité
qu’Hasar et avec un sourire entendu, comme si cette perspective l’amusait au
plus haut point.
— Avec un homme ? s’enquit Hasar, les sourcils levés, en ignorant le
regard insistant que lui lançait Renia.
Chaol rit.
— Avec n’importe qui, excepté son bien-aimé, répondit-il.
— Le roi Dorian, intervint Arghun en faisant tourner son vin dans son
verre. Je suis surpris qu’elle puisse le supporter, lui.
Chaol se raidit, mais secoua la tête.
— Non, un autre prince, répondit-il. Un prince étranger et puissant.
Tous les membres de la famille royale se figèrent, et même Kashin leva les
yeux vers Chaol.
— Et auriez-vous la bonté de nous dire de qui il s’agit ? demanda Hasar
avant de reprendre une gorgée de vin.
Ses yeux perçants s’assombrissaient.
— Le prince Rowan Whitethorn de Doranelle, ancien commandant de la
reine Maeve et membre de la famille royale.
Yrene fut certaine d’avoir vu Arghun blêmir.
— Aelin Galathynius est donc fiancée à Rowan Whitethorn ?
À la manière dont il avait prononcé ce dernier nom, il avait visiblement
entendu parler du prince.
Chaol avait parlé plus d’une fois de Rowan, qui avait soigné une grande
partie de sa colonne vertébrale. Rowan, un Fae et le bien-aimé d’Aelin.
Il haussa les épaules.
— Ils sont carranam et il lui a prêté le serment du sang.
— Mais il avait prêté ce même serment à Maeve, objecta Arghun.
Chaol se carra dans son fauteuil.
— En effet, mais Aelin a obligé Maeve à l’en libérer afin qu’il puisse le lui
prêter… en présence de Maeve.
Arghun et Hasar échangèrent un regard.
— Comment ? demanda le premier.
L’un des coins de la bouche de Chaol se releva.
— Par les moyens qu’Aelin emploie pour parvenir à ses fins, répondit-il en
haussant les sourcils. Elle a encerclé la cité de Maeve de son feu. Et quand
Maeve lui a dit que Doranelle était en pierre, Aelin a tout simplement répondu
que ses habitants ne l’étaient pas.
Un frisson courut le long du dos d’Yrene.
— C’est donc une brute et une folle furieuse, conclut Hasar avec un
reniflement de dédain.
— Vraiment ? Mais qui d’autre a jamais été capable d’affronter Maeve et
non seulement de survivre, mais d’obtenir ce qu’elle voulait d’elle ?
— Elle aurait été capable de détruire une ville entière pour un homme, fit
sèchement Hasar.
— Pour le Fae de sang pur le plus puissant au monde, rectifia Chaol. Un
atout inestimable pour n’importe quelle cour. Surtout quand cet atout et sa reine
sont épris l’un de l’autre.
Les yeux de Chaol pétillaient tandis qu’il parlait, mais Yrene perçut une
certaine tension dans cette dernière phrase.
Arghun saisit la balle au bond.
— Si c’est une union d’amour, ils savent certainement que leurs ennemis
s’en prendront à lui pour la punir, dit-il avec un sourire, comme si lui-même
envisageait déjà cette possibilité.
Chaol ricana et le prince se raidit.
— Bonne chance à tous ceux qui essaieront de s’en prendre à Rowan
Whitethorn, déclara Chaol.
— Parce qu’Aelin les réduira en cendres ? s’enquit Hasar avec une douceur
venimeuse.
— Parce que Rowan Whitethorn sortira toujours vainqueur de ce genre
d’affrontements, répondit Kashin.
Le silence se fit parmi les convives.
— Eh bien, si Aelin est incapable de représenter son continent, nos regards
pourraient se tourner ailleurs, reprit Hasar en adressant un petit sourire narquois
à Kashin. Et peut-être qu’Yrene Towers pourrait se voir offrir une couronne à la
place de la reine.
— Je ne suis ni noble ni de sang royal, bredouilla Yrene en se demandant si
la princesse avait perdu la tête.
Hasar haussa les épaules.
— Je suis sûre qu’en tant que bras droit du roi d’Adarlan, le seigneur
Westfall pourra te trouver un titre, dit-elle. Te faire comtesse, duchesse ou je ne
sais quel titre en usage dans votre royaume. Évidemment, nous saurons que tu ne
seras jamais guère plus qu’une fille de ferme couverte de bijoux, mais tant que
ça restera entre nous… Et je suis sûre que certaines des personnes présentes
n’auraient rien contre tes humbles origines.
Après tout, c’était ce qu’Hasar avait fait avec Renia… et pour Renia.
Tout amusement disparut de l’expression de Chaol.
— On dirait que vous souhaitez maintenant participer à cette guerre,
princesse, observa-t-il.
Elle balaya sa remarque d’un geste.
— Je ne fais qu’envisager toutes les éventualités.
Elle regarda Kashin et Yrene, qui sentit soudain son dîner peser comme du
plomb sur son estomac.
— J’ai toujours dit que vous feriez des enfants splendides, reprit Hasar.
— Si votre futur Khagan les laisse en vie.
— Ce n’est qu’une question mineure… qu’il sera toujours possible de
régler plus tard.
Kashin se pencha en avant, les dents serrées.
— Le vin te monte à la tête, ma sœur, fit-il.
Hasar leva les yeux au ciel.
— Pourquoi ne pas envisager cette union ? répliqua-t-elle. Yrene est
l’héritière officieuse du Torre. C’est une position de pouvoir, et si le seigneur
Westfall lui conférait un titre en racontant par exemple qu’on a tout récemment
découvert ses ascendances royales, elle pourrait parfaitement t’épouser, Ka…
— Elle ne le fera pas, trancha Chaol d’une voix dure et sans timbre.
Le rouge monta au visage de Kashin.
— Et pourquoi donc, seigneur Westfall ? demanda-t-il.
Chaol soutint son regard.
— Elle ne vous épousera pas, déclara-t-il.
Hasar sourit.
— Je crois que la dame a son mot à dire, observa-t-elle.
Yrene avait envie de plonger au fond de l’eau et d’y rester jusqu’à la fin de
ses jours plutôt que de faire face au prince qui attendait une réponse, à la
princesse qui souriait comme un démon et au seigneur au visage rigide de rage.
Mais si cela pouvait permettre d’obtenir l’aide des armées du sud dans cette
guerre…
— N’y pense même pas, lui dit calmement Chaol. Elle raconte des
conneries.
Tout le monde en resta bouche bée. Hasar éclata d’un rire rauque comme un
aboiement.
— Parlez respectueusement de ma sœur si vous ne voulez pas perdre à
nouveau l’usage de vos jambes, lança Arghun.
Chaol les ignora. Les mains d’Yrene tremblaient si fort qu’elle les cacha
sous la table.
Hasar l’avait-elle menée ici pour lui forcer la main dans ce projet absurde,
ou n’était-ce qu’un caprice de sa part, une provocation lancée au seigneur
Westfall ?
Ce dernier parut sur le point d’ajouter quelque chose, pour chasser
définitivement cette idée ridicule de la tête d’Yrene, mais il se ravisa.
Pas parce qu’il se rangeait à son avis, comme le devinait Yrene, mais parce
qu’il voulait la laisser décider par elle-même. Chez un homme habitué à
commander et à être obéi, cette patience et cette confiance étaient pour le moins
inattendues.
Mais Yrene s’en remettait à lui pour faire le nécessaire. Pour survivre à
cette guerre, avec cette armée ou une autre. Elle savait que s’il ne trouvait pas de
secours auprès de l’empire, il irait en chercher ailleurs.
Elle regarda Hasar, Kashin et les autres, qui arboraient des sourires
narquois ou échangeaient des regards écœurés – Arghun le premier, révolté à
l’idée de souiller sa lignée.
Elle avait confiance en Chaol.
Mais pas du tout en la famille royale.
Elle sourit à Hasar, puis à Kashin.
— Voilà une conversation bien sérieuse pour mon anniversaire, déclara-t-
elle. Pourquoi devrais-je choisir quelqu’un dès ce soir alors que je suis
actuellement en compagnie d’autant de beaux mâles ?
Elle aurait pu jurer avoir vu un frisson de soulagement parcourir Chaol.
— C’est juste, susurra Hasar avec un sourire féroce qui découvrit ses dents.
Yrene se raidit pour ne pas frémir à son tour devant ces crocs.
— Et puis les fiançailles sont des formalités très déplaisantes, ajouta-t-elle.
Regardez cette pauvre Duva rivée à ce petit prince morose aux yeux de chien
battu…
Et la conversation dériva vers d’autres sujets. Yrene évitait les regards des
membres de la famille royale et n’avait d’yeux que pour son verre qu’on
remplissait avec régularité. Et pour Chaol, qui avait visiblement envie de pousser
le fauteuil d’Hasar à l’eau.
Mais le dîner prit fin. Lorsque Yrene se leva après le dessert, elle comprit
qu’elle avait trop bu. Tout l’univers tanguait autour d’elle, et Chaol la soutint par
le coude alors que lui-même tenait difficilement debout.
— J’ai l’impression qu’on ne tient pas très bien l’alcool, dans le nord,
ironisa Arghun.
Chaol ricana.
— Je vous déconseille de le dire à un natif de Terrasen, riposta-t-il.
— Je suppose qu’on n’a rien de mieux à faire que de lever le coude quand
on vit toute l’année au milieu de la neige et des moutons, commenta Arghun
d’une voix traînante, affalé dans son fauteuil.
— C’est possible, fit Chaol en posant une main sur le dos d’Yrene pour la
guider vers les tentes. Mais ça n’empêcherait pas Aelin Galathynius ou Aedion
Ashryver de faire rouler n’importe qui sous la table.
— Ou sous un fauteuil roulant ? susurra Hasar.
Ce fut peut-être à cause de l’ivresse ou de la chaleur. Ou au contact de la
main de Chaol dans son dos, ou à l’idée que l’homme qui se tenait près d’elle
avait lutté sans relâche et sans jamais se plaindre.
Toujours est-il qu’Yrene s’élança vers la princesse.
Même si Chaol avait finalement décidé de ne pas pousser Hasar dans
l’étang derrière elle, Yrene n’eut aucun scrupule à le faire.
Une seconde plus tôt, Hasar la toisait encore avec un sourire narquois.
Une seconde plus tard, ses jambes, ses jupes et ses bijoux volèrent à travers
les airs et son cri perçant résonna dans l’oasis juste avant qu’elle ne tombe à
l’eau.
CHAPITRE 45

YRENE SAVAIT QU’ELLE VENAIT DE SIGNER SON ARRÊT DE MORT.


Elle le sut dès que l’eau noire se referma sur Hasar et que tout le monde se
leva d’un bond en hurlant et en dégainant des armes.
Chaol fit aussitôt passer Yrene derrière lui et tira son épée si vite qu’elle la
vit seulement quand il l’eut bien en main.
L’eau était peu profonde. Hasar se remit promptement debout et, trempée et
fulminante, les cheveux pendant lamentablement sur les épaules, elle pointa un
doigt vers Yrene en montrant les dents.
Personne ne soufflait mot.
Hasar pointait toujours son doigt, et Yrene attendait qu’elle donne l’ordre
de l’exécuter.
Ils allaient l’abattre, elle d’abord et Chaol ensuite, pour avoir tenté de la
sauver.
Elle le sentit jauger tous les gardes, les princes et les vizirs. Chaque
personne susceptible de s’interposer entre eux et leurs chevaux, ou de se mesurer
à lui.
Mais un sifflement étouffé s’éleva soudain derrière Yrene.
Quand elle se retourna, elle vit Renia, une main pressée sur le ventre,
l’autre sur la bouche, regarder la princesse puis… hurler de rire.
Hasar se tourna vers son amante qui la montra du doigt en rugissant. Des
larmes d’hilarité jaillissaient de ses yeux.
Alors Kashin renversa la tête en arrière et éclata d’un rire tonitruant.
Yrene et Chaol n’osaient plus faire un geste.
Hasar repoussa un serviteur qui s’était avancé pour l’aider, sortit de l’eau et
regarda Yrene droit dans les yeux avec la fureur de toute la lignée de puissants
Khagans qui l’avait précédée.
Le silence retomba.
— Je me demandais quand tu aurais enfin un peu de cran, dit-elle.
Et elle s’éloigna, ruisselante, au milieu des éclats de rire de Renia.
Yrene surprit le regard de Chaol et vit sa main relâcher lentement le
manche de son épée. Elle regarda ses pupilles se contracter pour reprendre leur
taille normale et l’observa tandis qu’il prenait conscience que…
Que finalement, ils n’allaient pas mourir.
— Sur ce, je crois qu’il est temps d’aller dormir, dit-elle calmement.
Renia parvint à contenir son fou rire assez longtemps pour lâcher :
— Si j’étais vous, je m’en irais avant qu’elle revienne.
Yrene acquiesça, puis saisit Chaol par le poignet et le ramena vers les
arbres et l’obscurité illuminée par les torches.
Elle se demandait si le fou rire de Renia et de Kashin n’avait pas été à la
fois une réaction spontanée et un cadeau. Un cadeau d’anniversaire qui les avait
sauvés de la potence. Un présent offert par les deux personnes les mieux placées
pour savoir combien les fureurs d’Hasar pouvaient se révéler meurtrières.
Garder sa tête était effectivement un merveilleux cadeau d’anniversaire, se
dit Yrene.

Chaol aurait facilement pu lui faire une scène. Lui demander comment elle
avait pu risquer sa vie ainsi. Il en aurait été parfaitement capable quelques mois
auparavant. Et, pour être honnête, il était encore tenté de le faire.
Alors qu’ils se glissaient sous la spacieuse tente d’Yrene, il luttait encore
contre les réflexes qui avaient resurgi en lui dès qu’il avait vu les gardes accourir
en tirant leurs épées.
Une petite part de lui tremblait encore, infiniment soulagée à l’idée qu’il
s’était entraîné avec d’autres gardes au cours des semaines précédentes et qu’il
n’avait été obligé d’en affronter aucun un instant plus tôt, de franchir cette
limite.
Mais il avait lu la terreur dans les yeux d’Yrene quand elle avait compris ce
qui était vraisemblablement sur le point d’arriver, et ce qui serait arrivé si
l’amante de la princesse et Kashin n’avaient pas fait retomber la tension.
Chaol savait que c’était pour lui qu’Yrene avait fait ce geste.
À cause de l’offense, des moqueries et de la malveillance qu’il avait subies.
Et, à la voir arpenter l’intérieur de la tente entre les banquettes, les tables et
les cousins… il devinait qu’elle était parfaitement consciente de tout cela.
Il s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil, posa sa canne contre lui et attendit.
Yrene pivota vers lui, éblouissante dans cette robe mauve qui l’avait
presque fait tomber à genoux quand elle était sortie de la tente au début de la
soirée. Parce qu’elle lui allait à la perfection, mais aussi pour les éclairs de peau
souple qu’elle laissait entrevoir, les courbes, la lumière et la couleur d’Yrene
qu’elle révélait.
— Avant que tu te mettes à aboyer, je dirais que ce qui vient d’arriver est la
preuve que je ne devrais surtout pas épouser un prince, déclara-t-elle.
Chaol croisa les bras.
— Ayant passé le plus clair de ma vie auprès d’un prince, je serais plutôt
tenté d’affirmer le contraire, répliqua-t-il.
Elle balaya cette remarque d’un geste et recommença à déambuler.
— Je sais que je me suis montrée stupide.
— Incroyablement stupide.
Yrene émit un sifflement rageur, pas à son intention, mais au souvenir de
cette scène et de la colère qui l’avait envahie.
— Mais je ne regrette pas de l’avoir fait, déclara-t-elle.
Un sourire fit frémir les coins des lèvres de Chaol.
— C’est un spectacle dont je me souviendrai probablement jusqu’à la fin de
mes jours, commenta-t-il.
Il en était certain. Les pieds d’Hasar volant par-dessus sa tête et son cri
perçant avant de tomber à l’eau…
— Comment peux-tu trouver ça drôle ? lança-t-elle.
— Ce n’est pas le cas, répondit-il, cette fois-ci avec un franc sourire. Mais
c’est très divertissant de voir ton tempérament explosif se diriger contre
quelqu’un d’autre que moi.
— Je n’ai pas un tempérament explosif !
Il haussa un sourcil.
— J’en ai connu pas mal et le tien, Yrene Towers, en est l’un des plus
beaux exemples.
— Comme celui d’Aelin Galathynius.
Une ombre passa dans le regard de Chaol.
— Elle aurait adoré voir Hasar faire ce plongeon.
— Est-ce qu’elle va vraiment épouser ce prince Fae ?
— Peut-être. Probablement.
— Est-ce que ça te… fait de la peine ?
Elle avait posé la question d’un air dégagé, avec son masque de guérisseuse
qui était l’incarnation de la curiosité sereine, mais il pesa soigneusement ses
mots avant de répondre.
— Aelin a beaucoup compté pour moi, autrefois. Elle compte encore
beaucoup… mais d’une autre manière. Et, pendant un certain temps… il n’a pas
été facile pour moi de renoncer à mes rêves d’avenir. Surtout ceux que j’avais
faits avec elle.
Yrene inclina la tête sur le côté et la lumière de la lanterne dansa sur les
ondulations de ses cheveux.
— Pourquoi ?
— Parce que quand j’ai rencontré Aelin, quand je suis tombé amoureux
d’elle, elle n’était pas… Elle portait un autre nom. Un autre titre. Elle vivait sous
une autre identité. Notre histoire s’est désagrégée avant que je sache la vérité,
mais… je crois que je m’en doutais déjà. Et quand j’ai appris qu’elle était en
réalité Aelin, j’ai su qu’entre elle et Dorian, je…
— Tu n’abandonnerais ni Adarlan ni Dorian.
Il jouait avec la canne posée à côté de lui, caressant son bois lisse.
— Je crois qu’elle le savait aussi, dit-il. Longtemps avant moi. Mais elle…
elle est finalement partie. C’est une longue histoire, mais elle est partie à
Wendlyn seule, et c’est là qu’elle a rencontré le prince Rowan. Par respect pour
moi, parce que nous n’avions pas véritablement mis fin à notre relation, elle a
attendu. Pour lui aussi. Tous deux ont attendu. Et quand elle est rentrée à
Rifthold, tout a été fini… entre elle et moi, je veux dire. Officiellement. Et ça
s’est plutôt mal fini. Je me suis mal conduit, elle aussi et ç’a tout simplement…
Nous avons finalement fait la paix avant que nos chemins se séparent de
nouveau. Rowan et elle sont repartis ensemble, ce qui était dans l’ordre des
choses. Ils sont… Si tu les rencontres un jour, tu comprendras aussitôt. Aelin
n’est pas quelqu’un de facile à vivre ni à comprendre. Un peu comme Hasar. Je
crois qu’elle fait peur à tout le monde, sauf à Rowan, dit-il en s’esclaffant. Et je
crois que c’est pour ça qu’elle est tombée amoureuse de lui bien malgré elle.
Rowan a vu tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle a été, et ça ne l’a pas effrayé.
Yrene se tut un instant.
— Mais toi, tu avais peur d’elle ? demanda-t-elle.
— C’était une période… éprouvante pour moi. Tout ce que j’avais connu
auparavant avait été piétiné. Tout. Et elle… Je crois que j’ai rejeté une grande
partie de la responsabilité de tout ça sur elle. Et que j’ai commencé à la
considérer comme un monstre.
— C’est ce qu’elle est ?
— C’est une question de point de vue, je suppose, répondit Chaol, les yeux
fixés sur les motifs complexes du tapis rouge et vert sous ses bottes. Mais je ne
pense pas qu’elle soit un monstre, non. Je ne ferais confiance à personne d’autre
qu’elle pour mener cette bataille et pour affronter Morath. Pas même à Dorian.
S’il existe un moyen de gagner cette guerre, elle le découvrira. Et elle remportera
la victoire, quel qu’en soit le prix. Mais c’est ton anniversaire que nous fêtons
aujourd’hui, dit-il en secouant la tête. On devrait probablement parler de choses
plus agréables.
Yrene ne sourit pas pour autant.
— Tu l’as attendue pendant son absence, non ? demanda-t-elle. Alors que
tu savais ce que… qui elle était en réalité.
Il ne l’avait avoué à personne, y compris à lui-même. Sa gorge se serra.
— C’est vrai, admit-il.
À présent, c’était elle qui observait les motifs du tapis étendu entre eux.
— Mais tu… tu l’aimes toujours ?
— Non, dit-il, et jamais il n’avait été plus sincère. Ni elle ni Nesryn.
Les sourcils d’Yrene se haussèrent, mais il se hissa avec un faible
grognement et s’approcha d’elle. Elle suivait des yeux chacun de ses
mouvements, incapable d’oublier son rôle de guérisseuse, scrutant ses jambes, sa
taille, sa manière de tenir sa canne.
Chaol s’arrêta à un pas d’elle et tira de sa poche un petit paquet qu’il lui
tendit sans un mot. Les plis du velours noir ressemblaient aux vagues des dunes
derrière eux.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Comme je n’ai pas trouvé de boîte qui me plaisait, je l’ai simplement
gardé dans ce velours…
Yrene le prit, les doigts légèrement tremblants, et ouvrit ce paquet qu’il
avait porté sur lui toute la journée.
Dans la lumière de la lanterne, le médaillon ovale en argent brillait et
dansait au bout de ses doigts.
— Je ne peux pas l’accepter, déclara-t-elle.
— Pourtant, tu as intérêt, répliqua-t-il alors qu’elle posait le médaillon au
creux de sa paume pour l’examiner. J’ai fait graver tes initiales dessus.
Elle suivait déjà du doigt les volutes des lettres qu’il avait demandé au
joaillier d’Antica de graver sur le devant. Elle le retourna.
Et elle porta la main à sa gorge, juste à l’emplacement de sa cicatrice.
— Montagnes. Et mers, chuchota-t-elle.
— Pour que tu n’oublies jamais que tu les as gravies et traversées. Et que, si
tu es ici aujourd’hui, c’est grâce à toi, et à toi seule.
Un rire léger fusa de ses lèvres. Un son qui exprimait une joie pure, et peut-
être autre chose qu’il n’osait pas analyser.
— Je t’ai acheté ce médaillon pour que tu puisses enfermer dedans ce que
tu gardes dans ta poche. Pour que tu ne sois plus obligée de le ressortir chaque
fois que tu changes de robe. Quel que soit cet objet.
La surprise illumina le regard d’Yrene.
— Alors tu sais ? demanda-t-elle.
— J’ignore ce que c’est, mais j’ai remarqué que tu le tiens sans cesse à
l’intérieur de ta poche.
Il avait estimé que c’était un petit objet et choisi un médaillon à sa taille.
Cet objet n’avait jamais déformé ses poches ni tendu l’étoffe. En le comparant
avec d’autres, papiers ou fioles, qu’il avait vus empochés, il avait deviné qu’il
était tout plat. C’était peut-être une boucle de cheveux ou un mince galet…
— C’est loin d’être aussi grandiose qu’une fête dans le désert…,
commença-t-il.
— Personne ne m’a plus offert de cadeau depuis mes onze ans.
Depuis la mort de sa mère.
— De cadeau d’anniversaire, je veux dire. Je…
Elle fit passer la fine chaîne d’argent du médaillon par-dessus sa tête et ses
boucles luxuriantes se prirent dans les maillons. Il la regarda soulever la masse
de ses cheveux par-dessus la chaîne et disposer le collier qui oscilla à la
naissance de ses seins. Le médaillon avait l’éclat du vif-argent contre sa peau
d’un brun doré. Elle caressa la face gravée de ses doigts minces.
La gorge de Chaol se serra quand elle releva la tête et qu’il vit briller des
larmes dans ses yeux.
— Merci, dit-elle doucement.
Il haussa les épaules, car il ne trouvait rien à répondre.
Sans un mot, Yrene se dirigea vers lui, et il rallia tout son courage quand
elle posa les mains de chaque côté de son visage et plongea les yeux dans les
siens.
— Je suis heureuse que tu n’aimes pas cette reine. Ni Nesryn, chuchota-t-
elle.
Il sentit son cœur battre avec violence dans chaque parcelle de son corps.
Yrene se dressa sur la pointe des pieds et, sans le quitter des yeux, déposa
sur ses lèvres un baiser léger comme une caresse.
Il lut dans son regard les mots qu’elle ne prononçait pas. Il se demanda si
elle lisait également en lui ce qu’il ne disait pas.
— Je le chérirai toujours, déclara Yrene, et il devina que ce n’était pas du
médaillon qu’elle parlait alors qu’elle posait une main sur sa poitrine, au-dessus
des battements précipités de son cœur. Quel que soit le sort qui attend le monde,
ajouta-t-elle avant de lui donner encore un baiser léger comme une plume. Quels
que soient les océans, les montagnes ou les forêts que je devrai franchir.
Tout ce qui le retenait encore céda à l’instant. Laissant tomber sa canne à
terre, il passa une main autour de sa taille, et son pouce caressa la peau dénudée
par la robe. Son autre main plongea dans sa lourde chevelure et se posa sur sa
nuque tandis qu’il renversait son visage vers lui, tandis qu’il scrutait ses yeux
d’or sombre et l’émotion brillant en eux.
— Moi aussi, je suis heureux de ne pas les aimer, Yrene Towers, chuchota-
t-il tout contre ses lèvres.
Alors sa bouche rencontra la sienne, qui s’ouvrit à elle, et quand il sentit sa
chaleur et sa douceur, un grognement jaillit du fond de sa gorge.
Les mains d’Yrene s’enfoncèrent dans ses cheveux, pressèrent ses épaules,
errèrent sur sa poitrine et remontèrent le long de son cou comme si elle ne
pouvait assez le toucher.
Chaol savourait le contact de ses doigts qui s’enfonçaient dans ses
vêtements comme des griffes de prédateur. Sa langue caressa la sienne, et le
gémissement qu’elle laissa échapper quand elle se pressa contre lui…
Il recula, les entraînant vers le lit dont les draps blancs resplendissaient
presque dans la lueur de la lanterne, sans se soucier de ses pas chancelants. Il
oublia tout au contact de cette robe presque aussi légère que de la toile
d’araignée ou de la brume, de sa bouche contre la sienne, incapable de détacher
ses lèvres des siennes.
L’arrière des genoux d’Yrene heurta le matelas, et elle s’écarta
suffisamment pour dire :
— Ton dos…
— Je me débrouillerai, répondit-il avant de reprendre sa bouche, et le baiser
d’Yrene le bouleversa jusqu’au fond de l’âme.
Sienne. Elle était sienne. C’était la première fois qu’il pouvait prononcer ce
mot et qu’il en avait envie.
Il était incapable de s’arracher à elle, même le temps de lui demander si,
elle aussi, elle le considérait comme sien. Même pour lui dire qu’il connaissait
déjà la réponse, peut-être depuis l’instant où elle était entrée dans ce salon sans
un regard de pitié ou de tristesse pour lui.
Il pressa ses hanches contre les siennes, et elle le laissa l’étendre sur le lit
avec douceur… avec révérence.
Mais quand elle l’attira à elle, ce geste n’avait rien de doux.
Il étouffa un éclat de rire dans son cou, sur sa peau plus douce que la soie,
tandis qu’elle s’escrimait sur les boutons de sa chemise et la boucle de sa
ceinture. Elle ondulait contre lui, et quand il s’étendit sur elle, quand la dureté de
son corps épousa la douceur du sien…
Il crut qu’il allait quitter son propre corps.
Il sentait la respiration précipitée d’Yrene dans son oreille et ses mains qui
tiraient sur sa chemise pour se glisser sur son dos.
— Je croyais que tu en avais assez de toucher mon dos.
Elle le fit taire d’un baiser qui lui fit oublier le langage humain.
Oublier son nom, son titre et tout ce qui n’était pas elle.
Yrene.
Yrene.
Yrene.
Elle gémit quand la main de Chaol remonta le long de sa cuisse, repoussant
les plis de sa robe. Et quand il en fit autant avec l’autre jambe. Quand il mordilla
ses lèvres et traça nonchalamment des cercles sur ses cuisses magnifiques pour
se rapprocher de…
Mais Yrene n’aimait visiblement pas qu’on joue avec elle.
Sa main se referma sur lui, et il s’abandonna à ce contact, à cette sensation.
Ce n’était pas seulement une main qui le caressait. C’était celle d’Yrene…
Incapable de penser, il ne pouvait plus que savourer, toucher et se laisser
aller.
Et pourtant…
Il retrouva l’usage des mots assez longtemps pour demander :
— Tu as déjà… ?
— Oui, souffla-t-elle d’une voix rauque. Une fois.
Chaol pressa les lèvres contre la cicatrice sur sa gorge, l’embrassa, la lécha.
— Tu veux…, reprit-il tandis que ses lèvres suivaient le contour de sa
mâchoire, remontaient…
— Continue.
Mais il se força à faire une pause et à se redresser pour regarder son visage,
les mains posées sur ses cuisses sveltes, tandis que la main d’Yrene l’étreignait
et le caressait toujours.
— Alors c’est oui ? chuchota-t-il.
Les yeux d’Yrene étaient deux flammes d’or.
— Oui, souffla-t-elle.
Et elle releva la tête pour l’embrasser doucement.
— Oui.
Il frissonna à ces mots et il saisit le haut de sa cuisse. Yrene le lâcha pour
soulever ses hanches vers lui. Pour le sentir contre elle alors que seule la soie
légère de sa robe les séparait. Et rien en dessous.
Chaol écarta ce voile et le repoussa jusqu’à sa taille. Il inclina la tête, avide
de regarder, de toucher, de goûter et de découvrir ce qui faisait perdre la tête à
Yrene Towers.
— Non, plus tard, implora-t-elle d’une voix rauque. Plus tard…
Il ne pouvait rien refuser à cette femme qui tenait tout ce qu’il était, tout ce
qu’il lui restait, entre ses mains magnifiques.
Alors il ôta sa chemise, son pantalon et enfin la robe d’Yrene, qu’il laissa
glisser sur le sol à côté du lit.
Elle ne portait plus que son médaillon. Chaol parcourut des yeux chaque
centimètre de son corps et en eut le souffle coupé.
— Je le chérirai toujours, chuchota-t-il en se glissant lentement en elle et en
sentant le plaisir déferler le long de sa colonne vertébrale. Quel que soit le sort
qui attend le monde, ajouta-t-il tandis qu’Yrene embrassait son cou, ses épaules,
sa mâchoire. Quels que soient les océans, les montagnes ou les forêts que je
devrai franchir.
Il s’immobilisa en soutenant son regard, en lui laissant le temps de s’ajuster
à lui. En s’ajustant, lui, à la sensation que le centre de l’univers s’était déplacé.
Et, sans jamais quitter ses yeux resplendissants de lumière, il se demanda si elle
le sentait aussi.
Mais Yrene l’embrassa encore, comme en réponse et en une prière
silencieuse. Et, alors qu’il commençait à se mouvoir en elle, il comprit que, en ce
lieu, entre les dunes et les étoiles, au cœur d’un pays étranger et avec elle…
Avec elle, il était enfin chez lui.
CHAPITRE 46

CE FUT POUR ELLE UNE DESTRUCTION, un bouleversement de tout son


univers et une renaissance.
Étendue sur la poitrine de Chaol quelques heures plus tard, écoutant battre
son cœur, elle ne trouvait pas encore de mots pour exprimer ce qui s’était passé
entre eux. Ce n’était pas cette union physique ni ces étreintes répétées, mais cette
sensation de sa présence. Et cette sensation d’appartenance.
Elle n’avait jamais imaginé que cela pourrait lui arriver. Sa première et,
jusqu’à ce jour, sa seule expérience sexuelle, brève et sans grand intérêt,
remontait seulement à l’automne précédent, et ne lui avait pas donné envie de
recommencer. Mais ce qui venait d’arriver…
Il avait veillé à ce qu’elle ressente du plaisir, plusieurs fois et en faisant
passer le sien après.
Et, au-delà de la jouissance, il y avait toutes les sensations qu’il lui faisait
éprouver.
Ce n’était pas seulement son corps, mais tout ce qu’il était.
Yrene déposa un baiser indolent sur les muscles sculptés de sa poitrine en
savourant la caresse des doigts de Chaol le long de son dos.
Elle éprouvait à la fois un sentiment de sécurité, de la joie, du réconfort et
la certitude que, quoi qu’il puisse leur arriver… il ne flancherait pas. Il ne
céderait pas. Elle enfouit son visage contre le sien.
Elle savait qu’il était dangereux d’éprouver de telles sensations. Elle savait
ce que son propre regard exprimait quand il la regardait. Elle savait qu’elle lui
avait offert son cœur sans le dire. Mais quand elle avait vu ce médaillon qu’il
avait choisi pour elle… Ses initiales étaient magnifiquement gravées, et les
montagnes et les vagues étaient le chef-d’œuvre d’un maître joaillier d’Antica.
— Je n’ai pas tout fait moi-même, murmura-t-elle tout contre sa peau.
— Mmmh ?
Elle suivit du doigt les creux de son ventre avant de se redresser sur un
coude pour observer son visage dans la pénombre. Les lanternes étaient depuis
longtemps éteintes, et le silence enveloppait le camp. On n’entendait plus que le
bourdonnement des scarabées dans les palmiers.
— Pour arriver jusqu’ici, reprit-elle. J’ai franchi seule les montagnes, mais
pour les mers… quelqu’un m’a aidée.
Le regard nonchalant et satisfait de Chaol devint attentif.
— Ah oui ?
Yrene prit et éleva le médaillon. Entre deux étreintes, quand elle s’était
levée pour placer sa canne à sa portée près du lit, elle avait glissé le morceau de
parchemin à l’intérieur du médaillon. Il tenait dedans comme s’il était fait pour
lui.
— J’étais coincée à Innish sans aucun moyen de repartir, commença-t-elle.
Et, un soir, cette inconnue est arrivée à l’auberge qui m’employait. Elle était…
tout ce que je n’étais pas. Tout ce que j’avais oublié. Elle attendait un bateau et,
pendant les trois nuits qu’elle a passées là-bas, je crois qu’elle voulait que tout ce
qu’Innish compte de vermine essaie de la voler, de l’attaquer… qu’elle crevait
d’envie de se battre. Mais elle gardait ses distances. Un soir, j’ai dû rester seule
pour faire le ménage…
La main de Chaol posée sur son dos se tendit, mais il ne dit rien.
— Et quand je suis sortie, des mercenaires qui m’avaient harcelée plus tôt
dans la soirée m’ont rejointe dans la ruelle.
Chaol se figea.
— Je crois… Je sais bien ce qu’ils voulaient…, bredouilla-t-elle en
s’arrachant à l’étreinte glacée de l’horreur qu’elle ressentait encore des années
plus tard. Cette femme, ou cette fille, ou je ne sais trop qui elle était, s’est
interposée avant qu’ils aient pu tenter quoi que ce soit. Elle est venue à bout de
tous ces hommes. Et quand elle en a eu fini avec eux, elle m’a montré comment
me défendre.
La main de Chaol recommença à caresser son dos.
— C’est donc comme ça que tu as appris toutes ces choses.
Elle effleura la cicatrice en travers de sa gorge.
— Mais d’autres mercenaires, des amis de ceux qui m’avaient attaquée,
sont arrivés ensuite. L’un d’eux a posé un poignard sur ma gorge pour forcer
cette femme à lâcher ses armes. Comme elle a refusé, je me suis servie de ce
qu’elle venait de m’apprendre pour le désarmer et le mettre hors d’état de nuire.
Impressionné, il poussa un profond soupir qui ébouriffa les cheveux
d’Yrene.
— Pour elle, c’était un essai, poursuivit-elle. Elle savait que ce second
groupe de mercenaires nous avait encerclées, et elle avait voulu me soumettre à
une épreuve sous son contrôle. Je n’avais encore jamais rien entendu d’aussi
ridicule.
Cette femme était soit géniale, soit folle à lier. Les deux, probablement.
— Mais elle m’a dit… elle m’a dit qu’il valait mieux souffrir dans les rues
d’Antica que dans celles d’Innish. Que si je voulais me rendre à Antica, je devais
partir sans tarder. Et que si je voulais quelque chose, je n’avais qu’à le prendre.
Elle m’a dit de me battre pour ma misérable existence.
Yrene repoussa ses cheveux humides de sueur de ses yeux.
— J’ai soigné ses blessures et elle est repartie. Et quand j’ai regagné ma
chambre… Elle y avait laissé un sac d’or et une broche en or sertie d’un rubis
gros comme un œuf de rouge-gorge pour payer mes frais de voyage et mes
études au Torre.
Chaol cilla, stupéfait.
— Je crois que cette femme était une déesse, chuchota Yrene d’une voix
qui se brisa. Je… je ne sais pas qui d’autre aurait agi comme elle l’a fait. Il ne
me reste plus qu’un peu de cet or, mais la broche… Je ne l’ai jamais vendue. Je
l’ai toujours.
Il regarda le médaillon, les sourcils froncés, comme s’il avait mal estimé sa
taille.
— Non, ce n’était pas cette broche que je gardais dans ma poche, précisa
Yrene. Je suis partie d’Innish le lendemain matin. J’ai emporté l’or, le bijou et
embarqué sur un navire du port. J’ai donc traversé seule des montagnes, mais
c’est grâce à cette inconnue que j’ai franchi le détroit…, fit-elle en suivant du
doigt les vagues gravées sur le médaillon. Et, depuis ce jour, je donne des cours
de défense aux femmes du Torre parce qu’elle m’a dit de transmettre ces
connaissances à toutes les femmes disposées à m’écouter. Comme ça, j’ai
l’impression de m’acquitter de ma dette envers elle, si peu que ce soit.
Elle caressa du pouce ses initiales gravées sur le médaillon.
— Je n’ai jamais pu savoir son nom, reprit-elle. Elle m’a seulement laissé
un message de deux lignes : « Pour aller là où vous le devrez, et pour le reste. Le
monde a besoin de davantage de guérisseurs. » C’est ça que je gardais dans ma
poche : ce petit bout de parchemin qui est maintenant là-dedans, dit-elle en
tapotant le médaillon. Je sais que c’est stupide, mais ça m’a donné du courage.
Dans les moments difficiles, ça m’a donné du courage. Et ça m’en donne encore.
Chaol écarta ses cheveux de son front pour l’embrasser.
— Ça n’a rien de stupide, fit-il. Et, qui que soit cette femme… je lui serai
éternellement reconnaissant de son geste.
— Moi aussi, chuchota-t-elle alors que les lèvres de Chaol glissaient sous
son menton et qu’elle sentait ses orteils se crisper de plaisir. Moi aussi.
CHAPITRE 47

LE DÉFILÉ ENTRE LES SOMMETS JUMEAUX DE DAGUL était plus grand qu’il le
paraissait au premier regard.
Il s’étendait à perte de vue en un labyrinthe de hautes roches déchiquetées.
Nesryn et Sartaq n’osaient pas s’arrêter.
Parfois, les toiles leur barraient le passage ou s’étendaient au-dessus d’eux,
mais ils fonçaient, à la recherche d’une issue. Ils devaient trouver un endroit où
Kadara pourrait les recueillir.
En bas, dans l’étroit couloir de pierre du défilé, le ruk ne pourrait pas les
atteindre. S’ils voulaient s’en sortir, ils devaient à tout prix trouver un moyen de
grimper plus haut.
Nesryn n’osait pas laisser Falkan sortir alors que tant de choses pouvaient
encore mal tourner. Révéler aux araignées sa présence, le dernier atout dont ils
disposaient, serait trop risqué…
Mais elle était sans cesse tentée de le faire. Les parois lisses du défilé se
prêtaient mal à l’escalade, les heures s’écoulaient, et la respiration laborieuse et
rauque de Sartaq se répercutait entre les rochers.
Il était hors d’état de monter vers le sommet. C’était à peine s’il pouvait
rester debout et tenir son épée.
Nesryn avançait à un rythme régulier, sans faire de pause, et gardait une
flèche ajustée à son arc, prête à tirer, en levant les yeux vers le ciel de temps à
autre.
Le passage était si resserré par endroits qu’il ralentissait leur progression et
que le ciel au-dessus d’eux n’était plus qu’un mince filet. Ils avançaient en
silence, osant à peine respirer et veillant à marcher sans bruit.
Mais cela n’y changeait rien, ou presque, Nesryn le savait.
On leur avait tendu un piège dans lequel ils étaient tombés. Les kharankuis
savaient où ils étaient. Et elles les suivaient à leur rythme en les encerclant.
Voilà des heures qu’ils n’avaient plus entendu le tonnerre des battements
d’ailes de Kadara.
Et la lumière commençait à décliner.
Quand la nuit tomberait, quand le défilé deviendrait trop obscur pour rester
praticable…
Nesryn pressa la main contre Falkan toujours dissimulé dans sa poche. Elle
décida qu’au coucher du soleil elle se servirait de lui.
Ils se frayèrent un passage à travers un resserrement entre deux rochers, et
elle entendit Sartaq grogner sous l’effort derrière elle.
— Nous devons être tout près de la sortie, souffla-t-il.
Elle s’abstint de répondre que les araignées ne seraient sûrement pas assez
stupides pour les laisser quitter le défilé et s’envoler sur le dos de Kadara, en
admettant que le ruk blessé pût encore les porter.
Elle poursuivit son chemin sans un mot dans le couloir qui s’élargissait un
peu, tout en comptant ses respirations. C’étaient peut-être les dernières…
Cela ne lui serait d’aucun secours de penser ainsi. Elle avait regardé la mort
en face au cours de cet été, quand cette vague de verre géante avait déferlé vers
elle. Elle l’avait regardée en face, et elle avait été sauvée.
Peut-être aurait-elle la même chance cette fois-ci.
Sartaq trébuchait et s’essoufflait derrière elle. De l’eau… il leur fallait de
l’eau de toute urgence. Et des pansements pour ses blessures. Dans ce défilé
aride, si les araignées ne les retrouvaient pas, ce serait probablement la
déshydratation qui les tuerait, bien avant l’arrivée des rukhins d’Eridun.
Nesryn se forçait à avancer pas à pas. Le passage se resserrait de nouveau,
devenant aussi étroit qu’un étau. Elle devait marcher sur le côté, et ses épées
raclaient les parois.
Sartaq poussa un grognement, puis un juron.
— Je suis coincé, annonça-t-il.
Elle le trouva effectivement bloqué derrière elle, la masse de sa poitrine et
de ses larges épaules plaquée contre la roche. Quand il essaya de se dégager, du
sang suinta de ses blessures.
— Arrêtez, ordonna-t-elle. Arrêtez et essayez de reculer.
Il n’y avait pas d’autre issue et rien à escalader, mais s’ils le débarrassaient
de ses armes…
Les yeux sombres de Sartaq rencontrèrent les siens. Elle lut les mots sur ses
lèvres.
Continuez sans moi.
— Sartaq, murmura-t-elle dans un souffle.
Alors, ils entendirent le cliquètement de griffes sur la pierre. Le rythme
précipité de pattes fines.
Des araignées en grand nombre. En nombre bien trop élevé. Des araignées
qui arrivaient dans leur dos et se rapprochaient.
Nesryn saisit le prince par la main et le tira vers elle.
— Essayez encore, haleta-t-elle. Allez…
Il poussa un grondement sourd et les veines de son cou palpitèrent tandis
qu’il essayait de se frayer un passage et que ses bottes raclaient des pierres.
Nesryn s’arc-bouta et, les dents serrées, le tira vers elle.
Elle entendait le clic-clic-clic sur la pierre de l’autre côté.
— Plus fort, lâcha-t-elle.
Sartaq inclina la tête sur le côté et se pressa contre le rocher qui
l’emprisonnait.
— Quel morceau de choix que notre hôte, siffla une douce voix féminine.
Et il est si gros qu’il ne peut même plus passer. Comme nous allons nous
régaler…
Nesryn tirait de toutes ses forces sur la main de Sartaq, mais elle glissait sur
leur sueur et leur sang. Elle serra son poignet si fort qu’elle sentit ses os.
— Partez, chuchota-t-il tout en luttant pour se dégager. Sauvez-vous.
Falkan remuait dans sa poche pour en émerger, mais comme la poitrine de
Nesryn était pressée contre le rocher, il ne pouvait même pas sortir la tête de sa
cachette.
— Ils font une belle paire, reprit la voix féminine. Les cheveux de cette
femme brillent comme une nuit sans lune. Nous vous ramènerons chez nous,
estimés hôtes…
Un sanglot jaillit de la gorge de Nesryn.
— Je vous en supplie, implora-t-elle.
Sans cesser de tirer frénétiquement sur le bras de Sartaq, elle scruta la paroi
au-dessus d’eux, l’une des plus hautes du défilé, et les cornes incurvées des
sommets.
— Je vous en supplie, répéta-t-elle, mais cette supplique ne s’adressait à
personne en particulier.
Soudain, le visage de Sartaq devint calme. D’un calme effrayant. Il cessa de
lutter.
Nesryn secoua la tête en tirant sur son bras avec l’énergie du désespoir.
Il ne remua pas d’un millimètre.
Ses yeux sombres rencontrèrent les siens, et elle n’y lut nulle peur.
— J’ai entendu ce que les espions racontaient sur vous, dit-il d’une voix
claire et ferme. Sur l’intrépide femme de Balruhn vivant dans l’empire
d’Adarlan. Sur la Flèche de Neith. Alors j’ai compris…
Nesryn pleurait.
Sartaq lui sourit avec douceur. Avec tendresse. Avec une expression
entièrement nouvelle pour elle.
— Je vous aimais avant même de vous avoir vue, reprit-il.
— Je vous en supplie, l’implora Nesryn en larmes.
Sartaq serra sa main.
— Je regrette que nous n’ayons pas eu plus de temps, fit-il.
Un sifflement déchira l’air, et une énorme masse noire et luisante surgit
derrière lui.
Et puis le prince disparut, arraché à ses mains.
Comme s’il n’avait jamais existé.

Presque aveuglée par ses larmes. Nesryn poursuivait son chemin à travers le
défilé en se glissant entre ses parois et en se hissant par-dessus des rochers, les
muscles de ses bras tendus à se rompre et le pied sûr.
Continuez sans moi. Ces mots coulaient comme un chant dans son sang et
dans sa moelle tandis qu’elle avançait.
Continue, sors de là et trouve des secours.
Le passage s’élargit enfin et déboucha sur une chambre plus spacieuse.
Nesryn titubait, encore oppressée, haletante, les paumes rouges du sang de
Sartaq dont le visage flottait toujours devant ses yeux.
Le sentier décrivait un virage au-devant d’elle. Elle s’y précipita en
trébuchant, la main pressée sur la tête de Falkan qui avait émergé de sa poche.
Elle sanglota en le voyant et sanglota plus fort en entendant les cliquètements et
les sifflements se rapprocher derrière elle.
Tout était fini. Tout était perdu. Et c’était elle qui l’avait tué, en fin de
compte. Elle n’aurait jamais dû partir de Rifthold. Elle n’aurait jamais rien dû
faire de ce qu’elle avait entrepris.
Elle s’élança vers un tournant en faisant voler des éclats de pierre sous ses
bottes.
Nous vous ramènerons chez nous…
Vivants. L’araignée avait parlé comme s’ils devaient être menés vivants à
leur repaire. Un bref sursis avant le festin. Et si elle avait dit vrai…
Nesryn tapota la tête de Falkan qui se tortillait pour sortir de sa poche,
récoltant un cri outragé.
— Pas encore, lui dit-elle d’une voix douce comme le vent dans les herbes.
Pas encore, mon ami.
Alors elle ralentit, s’immobilisa et lui chuchota son plan à l’oreille.

Les kharankuis ne firent rien pour dissimuler leur arrivée.


Sifflant et riant, elles surgirent du tournant.
Et s’arrêtèrent net en voyant Nesryn agenouillée et haletante. Du sang
coulait des plaies de ses bras et au creux de sa gorge, un sang dont l’odeur
remplissait l’air raréfié du défilé. Elle les vit regarder le schiste dispersé autour
d’elle et moucheté de son sang.
Comme si elle venait de faire une mauvaise chute. Comme si elle ne
pouvait plus se relever.
Cliquetant et bavardant entre elles, elles l’entourèrent. Elles formaient un
rempart fétide de pattes élancées, de crocs et d’abdomens bulbeux. Et d’yeux.
D’innombrables yeux dans lesquels elle se reflétait à l’infini.
Son tremblement n’avait rien de feint.
— Dommage que ce soit si vite fini, se plaignit l’une d’elles.
— Ce n’est que partie remise, répliqua une autre.
Nesryn trembla de plus belle.
— Comme l’odeur de son sang est fraîche et pure ! s’exclama une autre.
— P… pitié, implora Nesryn.
Ce qui fit rire les kharankuis. Soudain, celle qui se tenait derrière Nesryn
bondit sur elle.
Plaquée contre la pierre qui entaillait son visage et ses mains, Nesryn hurla
en sentant des griffes s’enfoncer dans son dos. Elle hurla de plus belle quand,
parvenant à tourner la tête, elle aperçut par-dessus son épaule les crochets de
l’araignée au-dessus de ses jambes.
Et la soie qui en jaillit et l’enveloppa étroitement.
CHAPITRE 48

NESRYN FUT RÉVEILLÉE EN SURSAUT PAR UNE MORSURE.


Le cri montant à ses lèvres mourut quand elle sentit des crocs minuscules
mordiller son cou et son oreille pour la réveiller.
Falkan… Elle fit la grimace en se découvrant un mal de tête lancinant, et la
bile lui monta à la bouche.
Ce n’était pas sa peau que rongeaient les dents du métamorphe, mais la soie
qui l’entravait, une soie aux fibres épaisses et puantes. Et la grotte où elle se
trouvait…
Non, ce n’était pas une grotte, mais un passage couvert du défilé faiblement
illuminé par la lune.
Elle sonda l’obscurité de part et d’autre en respirant lentement pour
retrouver son calme, puis examina l’arche de pierre au-dessus d’eux, large de dix
mètres tout au plus.
Un peu plus loin, emmailloté de soie de la tête aux pieds, le visage maculé
de sang séché et les yeux fermés… gisait Sartaq.
Sa poitrine se soulevait et retombait avec régularité.
Nesryn refoula ses sanglots dans un effort qui fit frémir tout son corps.
Falkan descendit lentement le long de son corps sans cesser de ronger la soie de
ses dents acérées.
Elle n’avait pas besoin de lui dire de se hâter. Elle parcourut des yeux le
passage désert et scruta les étoiles brillant faiblement au-delà.
Où qu’ils fussent… tout ici était différent.
La roche était lisse. Polie. Et gravée. D’innombrables dessins anciens et
primitifs étaient taillés dans les parois.
Falkan rongeait sans relâche les fibres qui cédaient les unes après les autres.
Nesryn se risqua à chuchoter :
— Sartaq. Sartaq…
Le prince ne remua pas.
Un cliquètement résonna devant l’entrée du passage.
— Arrête, murmura-t-elle à Falkan. Attends.
Le métamorphe s’immobilisa dans son dos, accroché au cuir de son armure,
et une ombre plus noire que la nuit surgit de l’angle du passage derrière eux. Ou
au-devant d’eux, car elle avait perdu tout sens de l’orientation. Elle ignorait
même s’ils étaient encore dans le défilé ou au-dessus, sur l’un des sommets.
L’araignée était un peu plus grande que ses congénères, et sa noirceur plus
intense, comme si même la lueur des étoiles répugnait à l’effleurer.
Quand elle vit que Nesryn la regardait, la kharankui s’immobilisa.
Nesryn contrôla sa respiration et chercha frénétiquement un moyen de leur
faire gagner du temps, à Sartaq et à Falkan, du moins…
— C’est vous qui êtes allés fouiller dans des lieux oubliés du monde, dit
l’araignée en halha d’une magnifique voix aux accents mélodieux.
Nesryn déglutit par deux fois et tenta en vain d’humecter sa langue sèche
comme du parchemin.
— Oui, lâcha-t-elle d’une voix rauque.
— Que cherchez-vous ?
Falkan pinça son dos, en avertissement et pour lui ordonner de distraire
l’araignée pendant qu’il rongeait ses liens.
— Nous sommes payés par un marchand qui a fait affaire avec vos sœurs
du nord, les araignées stygiennes…, bredouilla-t-elle.
— Nos sœurs ! siffla l’araignée. Ce sont peut-être nos parentes par le sang,
mais certainement pas nos sœurs d’âme. Des idiotes, des lâches qui commercent
avec les mortels… alors que nous sommes nées pour vous dévorer !
Les mains de Nesryn tremblaient dans son dos.
— C… c’est pour cette raison qu’il nous a envoyés ici, expliqua-t-elle. Il
méprise vos sœurs. Il ra… raconte qu’elles ne sont pas dignes de la légende…,
poursuivit-elle sans même savoir ce qu’elle disait. Il voulait vous rencontrer pour
savoir si vous accepteriez de f… faire affaire avec lui…
Falkan frôla son bras dans un geste de réconfort.
— Faire affaire ? Nous n’avons rien à vendre en dehors des os de vos
semblables, déclara l’araignée.
— On ne peut donc pas trouver de soie d’araignée ici ?
— Non. En revanche, nous nous délectons de vos rêves et de vos années de
vie… avant de vous achever.
Était-ce le sort qu’elles avaient fait subir à Sartaq ? Était-ce pour cette
raison qu’il restait inerte ? Nesryn se força à parler tandis que les fibres de soie
cédaient dans son dos avec une lenteur torturante.
— Alors… alors que faites-vous ici, au juste ? demanda-t-elle.
L’araignée fit un pas dans sa direction et leva l’une de ses minces pattes
griffues pour désigner l’une des parois gravées.
— Nous attendons, répondit-elle.
Maintenant que ses yeux s’étaient adaptés à la pénombre, Nesryn pouvait
voir ce qu’elle lui montrait.
C’était la représentation d’une arche… ou plutôt d’un portail.
Et, sous ce portail, elle distingua une silhouette enveloppée dans un
manteau.
Nesryn plissa les yeux pour mieux la détailler.
— Qu… qui attendez-vous ? demanda-t-elle.
Houloun avait dit que les Valg avaient autrefois franchi l’un de ces portails.
L’araignée balaya la boue séchée qui recouvrait à demi le dessin, dévoilant
une longue chevelure et ce que Nesryn avait pris pour un manteau, mais qui était
en réalité une robe.
— Notre reine, commenta l’araignée. Nous attendons depuis longtemps le
retour de Sa Majesté des Ténèbres.
— Alors ce n’est pas… Erawan ?
Elle se souvenait qu’Houloun avait mentionné les serviteurs d’un roi des
ténèbres…
L’araignée cracha un jet de venin qui atterrit à côté des pieds emmaillotés
de soie de Nesryn.
— Non, pas lui… lui, jamais ! lança-t-elle.
— Alors qui… ?
— Nous attendons la reine des Valg, susurra l’araignée en se frottant contre
la gravure. Celle qui en ce monde se fait appeler Maeve.
CHAPITRE 49

REINE DES VALG…


— Maeve est la reine des Fae, rectifia prudemment Nesryn.
L’araignée émit un gloussement léger et malicieux.
— C’est ce qu’elle leur a fait croire.
Nesryn se creusa la cervelle pour trouver une parade.
Réfléchis, réfléchis, réfléchis…
— Quelle reine puissante et redoutable elle doit être, pour régner sur deux
empires, bredouilla-t-elle tandis que Falkan rongeait toujours avec frénésie les
fibres de soie qui cédaient bien trop lentement. Voulez-vous… voulez-vous bien
me raconter son histoire ?
L’araignée l’observa de ses yeux aussi insondables que les abîmes de
l’enfer.
— Ça ne te sauvera pas la vie, mortelle, dit-elle.
— Je… je sais, bafouilla Nesryn en tremblant de plus belle. Mais les
histoires… j’ai toujours aimé les histoires… surtout celles de ces contrées. Ma
mère me surnommait Quêteuse de vent parce que j’allais toujours où le vent
m’entraînait et que je rêvais de ces légendes. Et le vent m’a menée ici. Alors
j’aimerais en entendre une dernière, si vous le permettez… avant de mourir.
L’araignée resta silencieuse pendant un moment et puis se blottit sous le
portail de Wyrd.
— Considérez cela comme une faveur… parce que vous avez eu l’audace
de me la demander, dit-elle.
Nesryn ne répondit rien, mais elle sentait les battements de son cœur
résonner dans tout son corps.
— Il y a bien longtemps, commença doucement la voix splendide de
l’araignée, dans un autre monde, en d’autres temps, existait un pays de ténèbres,
de froid et de vent. Un pays gouverné par trois maîtres de l’ombre et des
tourments. Trois frères. Ce monde n’avait pas toujours été ainsi, mais ces rois
avaient mené une guerre dévastatrice pour mettre fin à toutes les autres. Et ils
avaient remporté la victoire. Ils avaient fait de ce pays une terre désolée, un
paradis pour tous les habitants des ténèbres. Ils régnèrent mille ans en se
partageant équitablement le pouvoir, et leurs fils et leurs filles se disséminèrent à
travers ce pays pour perpétuer leur domination. Jusqu’au jour où une reine
apparut, une reine dont le pouvoir était un chant nouveau et ténébreux. Quels
prodiges elle pouvait accomplir grâce à lui, quelles merveilles et quelles
atrocités…, fit l’araignée dans un soupir.
» Ils la désiraient, ces trois rois Valg. Ils la recherchaient et la courtisaient.
Mais elle daigna seulement s’allier avec l’un d’eux, le plus fort des trois.
— Erawan, murmura Nesryn.
— Non, Orcus, le plus âgé. Ils se sont mariés, mais Maeve était mécontente
de son sort. Elle ne trouvait pas de repos et passait des heures à méditer sur les
énigmes du monde… ou plutôt d’autres mondes. Et, grâce à ses dons, elle a
découvert le moyen de les entrevoir. De percer le voile séparant les strates de
l’univers. De voir des royaumes verdoyants, des royaumes de lumière et de
chants, poursuivit l’araignée, et elle cracha comme si cette vision la révulsait. Un
jour qu’Orcus était parti voir ses frères, elle a emprunté un chemin entre deux
royaumes et elle est passée de son monde à un autre.
Le sang de Nesryn se glaça.
— C… comment ? demanda-t-elle.
— En observant ces mondes, elle avait découvert des failles entre eux.
L’existence d’un portail, qui pouvait s’ouvrir ou se refermer au hasard ou si l’on
prononçait les mots justes, expliqua l’araignée, dont les yeux sombres brillaient.
Nous l’avons suivie, nous, ses bien-aimées servantes. Nous sommes arrivées
avec elle dans ce… lieu. Ici même.
Nesryn observa la pierre polie. Même Falkan parut marquer une pause pour
en faire autant.
— Elle nous a demandé de rester ici… pour garder le portail, de crainte que
quelqu’un ne la poursuive, reprit la conteuse. Car elle ne voulait pas rentrer chez
elle, ni retrouver son époux. Elle est donc partie, et nous n’avons plus eu de ses
nouvelles que par les chuchotements de nos sœurs inférieures que le vent nous
apportait.
L’araignée se tut.
— Quelles nouvelles ? insista Nesryn.
— Celle de l’arrivée d’Orcus escorté de ses frères. Il avait appris le départ
de son épouse et découvert comment elle était arrivée ici. Il l’a surpassée, car il
est parvenu à contrôler le portail. Il avait en effet fabriqué des clefs pour lui et
pour ses frères. Trois clefs pour trois rois. Ils sont allés de monde en monde,
ouvrant des portails à leur gré et déferlant avec leurs armées sur ces royaumes
pour les saccager, à la poursuite de notre reine… jusqu’au jour où ils sont arrivés
ici.
— Et ils l’ont retrouvée ? demanda Nesryn d’une voix qui n’était plus
qu’un souffle.
— Non, répondit l’araignée avec l’ombre d’un sourire dans sa voix. Car Sa
Majesté des Ténèbres avait quitté ces montagnes, découvert de nouvelles terres
et s’était soigneusement préparée à l’arrivée des trois rois. Elle savait qu’on la
retrouverait un jour. Alors elle s’est cachée tout en restant bien visible. Elle a
rencontré un peuple adorable et presque immortel sur lequel régnaient deux
sœurs.
Mab et Mora. Dieux tout-puissants…
— Et, grâce à ses pouvoirs, elle a pris possession de leurs esprits. Elle leur a
fait croire qu’elles avaient une sœur aînée qui régnait avec elles. Trois reines…
pour les trois rois qui viendraient peut-être un jour. Quand elles ont regagné leur
palais, elle a également possédé les esprits de tous ceux qui y vivaient. Et de tous
ceux qui y entraient. En implantant en eux la certitude qu’une troisième reine
avait toujours existé et régné au côté de ses sœurs. Quiconque résistait à son
pouvoir était éliminé, ajouta l’araignée avec une joie mauvaise.
Nesryn avait entendu des légendes sur le sombre et mystérieux pouvoir de
Maeve… un pouvoir capable de dévorer les étoiles. Elle avait entendu dire que
Maeve n’avait jamais réellement eu un corps de Fae, qu’elle n’était que ténèbres
et destruction. Et qu’elle avait vécu bien plus longtemps que n’importe quel Fae.
Si longtemps que le seul à l’égaler en longévité était… Erawan.
Une longévité de Valg pour une reine Valg.
L’araignée s’était à nouveau tue. Falkan avait presque rompu les liens des
mains de Nesryn, mais pas assez pour la libérer.
— Les rois Valg sont donc arrivés dans ce monde, mais sans savoir qui les
affronterait dans cette guerre ? demanda Nesryn.
— Précisément, susurra l’araignée ravie. Comme Maeve avait pris la forme
d’une Fae, ces idiots ne l’ont pas reconnue. Et elle a utilisé cet avantage contre
eux. Elle savait comment les vaincre. Elle connaissait le fonctionnement de leurs
armées. Et quand elle a compris comment ils étaient arrivés là et découvert leurs
clefs… Elle les a voulues pour bannir les trois rois. Pour les détruire. Et pour se
servir de ces clefs à sa guise dans ce monde comme dans les autres.
» Elle s’est glissée dans le camp des Valg et elle les leur a dérobées, sous
l’escorte de guerriers Fae afin que personne ne se demande comment elle
pouvait en savoir autant sur les Valg. Oh, notre rusée petite reine affirmait tenir
ce savoir de sa communion avec le monde des esprits mais, en réalité, elle le
devait à son expérience des camps militaires. Elle savait comment les rois Valg
pensaient et réagissaient. Elle a donc volé les clefs, et elle a renvoyé chez eux
deux de ces souverains, dont Orcus. Mais avant qu’elle ait pu se lancer à la
poursuite du dernier, le plus jeune qui aimait ses frères de toute son âme, ces
clefs lui ont été volées, conclut l’araignée avec un sifflement rageur.
— Par Brannon, souffla Nesryn.
— Oui, le roi du feu. Il avait vu les ténèbres en elle, mais sans les
reconnaître. Il a bien eu des soupçons, mais il ne connaissait des Valg que les
hommes, les soldats. Il ignorait combien une Valg diffère de ses congénères
mâles, et tout ce qu’elle peut avoir d’extraordinaire. Même Brannon s’est laissé
prendre aux ruses de Maeve. Elle a découvert dans son esprit des chemins pour
lui dissimuler la vérité, expliqua l’araignée avec un petit rire charmant. Même
maintenant, alors que son esprit fouineur aurait dû tout élucider… même
maintenant, il ne sait rien. Pour sa perte… oui, sa perte, et celle des autres.
Nesryn eut la nausée. Aelin… la perte d’Aelin…
— Mais s’il n’avait pas deviné les origines de notre reine, il savait qu’elle
redoutait son feu comme tous les Valg, reprit l’araignée, et Nesryn nota
soigneusement ce détail. Il est reparti fonder un royaume loin d’ici, et Maeve a
érigé des défenses. Une multitude de défenses ingénieuses, au cas où Erawan
reviendrait, afin qu’il ne découvre jamais que la reine qu’il avait recherchée pour
son frère avait toujours été là, sous ses yeux. Et qu’elle avait levé des armées de
Fae pour le combattre.
Une araignée aux aguets dans sa toile, voilà ce qu’était Maeve.
Falkan avait maintenant presque rompu les liens des mains de Nesryn.
Sartaq restait inconscient et dangereusement proche de l’araignée.
— Vous avez donc attendu pendant des millénaires dans ces montagnes le
retour de votre reine ?
— Elle nous a ordonné de monter la garde devant ce défilé, cette faille dans
le monde. C’est ce que nous avons fait, et c’est ce que nous ferons jusqu’à ce
qu’elle nous rappelle à elle.
Nesryn eut le vertige. Maeve… mais elle y penserait plus tard, s’ils
survivaient à cette épreuve.
Elle remua les doigts à l’intention de Falkan, et le métamorphe détala
discrètement dans l’ombre.
— Et maintenant, tu sais comment la Garde Noire est venue ici, acheva la
kharankui en se soulevant d’une puissante détente. J’espère que cette dernière
histoire t’a plu, Quêteuse de vent.
Nesryn fit rouler ses poignets dans son dos tandis que l’araignée s’avançait
vers elle.
— Ma sœur, siffla une voix féminine un peu plus loin dans l’obscurité. Ma
sœur, juste un mot…
L’araignée s’immobilisa, puis tourna son corps bulbeux vers l’entrée du
passage.
— Quoi ? demanda-t-elle sur un ton impérieux.
— Nous avons un ennui, ma sœur. Une menace pèse sur nous.
L’araignée se précipita vers sa congénère.
— Parle, glapit-elle.
— Des ruks venus du nord. Vingt au moins…
— Garde les deux mortels, siffla l’araignée. Je me charge des oiseaux.
Un cliquètement de pattes résonna dans le passage et des pierres
s’éparpillèrent autour de Nesryn. Le cœur battant, elle plia ses doigts endoloris.
— Sartaq, souffla-t-elle.
Les yeux de Sartaq s’ouvrirent. Son regard était lucide et calme.
L’autre araignée s’approcha. Elle était plus petite que sa supérieure. Sartaq
se ramassa sur lui-même, et ses épaules se tendirent comme pour faire éclater la
soie qui l’entravait.
Mais, à leur stupéfaction, l’araignée chuchota :
— Faites vite.
CHAPITRE 50

LE CORPS DE SARTAQ se détendit au son de la voix de Falkan dans la


bouche hideuse de l’araignée.
En ravalant un grognement de douleur, Nesryn dégagea ses mains des fibres
de toile qui l’écorchèrent au passage. Falkan devait avoir très mal à la bouche et
à la langue.
Elle regarda l’araignée : penchée sur Sartaq, elle tranchait la soie à coups de
griffe. Du sang perlait aux endroits de son corps que ces pinces avaient touchés.
— Vite, chuchota le métamorphe. Vos armes sont dans le recoin, là-bas.
Nesryn discerna le faible miroitement de la lueur d’étoiles sur la courbe de
son arc et la lame nue de son épée d’Asterion.
Falkan défit les derniers liens de Sartaq, qui se leva d’un bond en
repoussant les restes de toile. Il vacilla et dut s’appuyer d’une main à la paroi. Il
était couvert de sang.
Mais il se précipita vers Nesryn et arracha les fibres qui liaient toujours ses
pieds.
— Vous êtes blessée ?
— Plus vite, insista Falkan, qui surveillait l’entrée du passage. Elle
comprendra assez tôt qu’aucun ruk ne viendra.
Quand les pieds de Nesryn furent dégagés, Sartaq la releva.
— Vous avez entendu ce qu’elle a dit sur Maeve ? demanda-t-elle.
— Oh que oui, chuchota-t-il alors qu’ils se ruaient vers leurs armes.
Il lui tendit l’arc, le carquois et l’épée, et saisit ses poignards d’Asterion.
— De quel côté ? chuchota-t-il à Falkan.
Le métamorphe s’élança vers la sortie en passant devant l’effigie de Maeve.
— Par ici, répondit-il. Il y a une montée. Nous sommes juste de l’autre côté
du défilé. Si nous pouvons grimper assez haut…
— Vous avez vu Kadara ?
— Non, répondit le métamorphe, mais…
Sans attendre la fin de sa phrase, ils sortirent sans bruit et s’avancèrent dans
le défilé illuminé par les étoiles. Et, en effet, une pente abrupte et couverte de
pierres montait devant eux comme une route étroite menant aux étoiles.
Ils étaient à mi-chemin de la pente dont les pierres roulaient sous leurs
pieds et Falkan n’était plus qu’une ombre noire dans leur dos quand un cri
s’éleva de la montagne en dessous d’eux. Mais le ciel était vide et ils ne voyaient
aucun signe de la présence de Kadara.
— Le feu, souffla Nesryn tandis qu’ils se hâtaient vers le sommet. Elle a dit
que les Valg le craignaient. Ces araignées ont horreur du feu.
Car ces dévoreuses de vies et d’âmes étaient des Valg à l’instar d’Erawan,
issues du même enfer.
— Sortez le silex de votre poche, ordonna Nesryn à Sartaq.
— Pour allumer quoi ? demanda le prince.
Son regard se posa sur les flèches qu’elle portait dans le dos tandis qu’ils
s’arrêtaient sur l’étroit sommet en forme de corne incurvée.
— Nous sommes cernés ici, ajouta-t-il en scrutant le ciel. Ça risque de ne
servir à rien.
Nesryn tira une flèche de son carquois, passa son arc à son épaule pour
avoir les mains libres et déchira le bas de sa chemise. Elle coupa cette bande de
tissu en deux et enroula l’un des morceaux autour de la flèche.
— Il nous faut du petit bois, dit-elle tandis que Sartaq ôtait le silex de sa
poche.
La lame d’un poignard étincela et Sartaq déposa un morceau de sa tresse
dans sa main tendue.
Sans hésiter, elle enroula la natte autour du tissu pendant qu’il frappait le
silex sans relâche. Des étincelles volèrent et dérivèrent dans la nuit.
L’une d’elles s’enflamma à l’instant où un flot de ténèbres se répandait
dans le défilé : les araignées s’avançaient vers eux, pressées les unes contre les
autres. Elles étaient au moins une vingtaine.
Nesryn ajusta la flèche enflammée à son arc, tendit la corde… et visa vers
le haut.
La flèche vola non vers les araignées, mais vers le ciel, assez haut pour
transpercer les étoiles glacées.
Les kharankuis regardèrent la flèche atteindre son zénith, puis retomber
vers la terre…
— Une autre, ordonna Nesryn en enroulant le second bout de tissu autour
d’une deuxième flèche. Il n’en restait plus que trois dans son carquois. Sartaq
trancha un autre morceau de sa tresse et l’enroula autour de la pointe de la
flèche. Des étincelles jaillirent du silex et, alors que la première flèche
descendait vers les araignées qui se dispersaient, Nesryn décocha la deuxième.
Trop occupées à regarder le ciel, les kharankuis ne virent rien de ce qui
arrivait au-devant d’elles. En particulier la plus grande, celle qui avait
longuement parlé à Nesryn.
Quand la deuxième flèche enflammée se planta dans son ventre, son
hurlement ébranla les pierres.
— Une autre, souffla Nesryn en saisissant à tâtons une nouvelle flèche
tandis que Sartaq déchirait le bas de sa chemise. Vite !
Ils n’avaient nulle part où aller et aucun autre moyen de les tenir à distance.
— Métamorphosez-vous, ordonna Nesryn à Falkan tandis que les araignées
reculaient devant leur meneuse qui leur hurlait d’éteindre le feu. Si vous devez
vous transformer, faites-le maintenant !
Le métamorphe tourna sa face hideuse de kharankui vers eux. Sartaq coupa
un autre morceau de sa tresse et le fixa sur la pointe de la troisième flèche.
— Je vais les retenir, annonça Falkan.
Une pluie d’étincelles jaillit, et une flamme brilla sur la flèche.
— J’ai une faveur à vous demander, capitaine, dit le métamorphe à Nesryn.
Mais ils n’avaient plus le temps…
— Quand j’avais sept ans, mon frère aîné a eu une bâtarde avec une femme
pauvre de Rifthold, reprit Falkan. Il les a abandonnées, il y a vingt ans de cela et,
depuis que j’ai l’âge de me rendre en ville pour y faire du commerce, je
recherche cette enfant. J’ai retrouvé sa mère au bout de plusieurs années, sur son
lit de mort. Elle a tout juste eu la force de me révéler qu’elle l’avait mise à la
porte. Elle ignorait où se trouvait ma nièce, et elle s’en moquait. Elle est morte
avant de pouvoir me dire son nom.
Les mains tremblantes, Nesryn visait une araignée qui tentait de contourner
sa sœur en flammes.
— Vite ! l’avertit Sartaq.
— Si elle a survécu et atteint l’âge adulte, elle a peut-être le don de
métamorphose, elle aussi, reprit Falkan. Mais peu importe. Tout ce qui compte,
c’est qu’elle est tout ce qu’il me reste de ma famille. Et que je la cherche depuis
très longtemps.
Nesryn décocha la troisième flèche. Une araignée hurla et les autres
reculèrent.
— Retrouvez-la, implora Falkan en avançant vers le grouillement de
monstres au-dessous d’eux. Je lui lègue toute ma fortune. Si je lui ai fait défaut
dans cette vie, il en sera autrement après ma mort.
Nesryn ouvrit la bouche, stupéfaite, mais, sans attendre sa réponse, Falkan
dévala le sentier et bondit au-devant du rang de kharankuis en feu.
Sartaq saisit Nesryn par le coude et lui indiqua le flanc abrupt de la
montagne.
— Par…
Une seconde plus tard, il la repoussa et elle entendit le sifflement de son
épée.
Elle recula en trébuchant et en battant des bras. Au même instant, elle vit ce
qui avait gravi l’autre versant de la montagne. L’araignée les regardait avec un
sifflement rageur. Du venin gouttait de ses crocs.
Elle visa Sartaq avec ses deux pattes avant. Il l’esquiva et abattit son épée
sur elle.
Un sang noir jaillit, et la créature poussa un cri strident, mais l’une de ses
griffes s’enfonça dans la cuisse du prince.
Nesryn envoya sa quatrième flèche dans l’un des yeux de la bête. Un instant
plus tard, la cinquième et dernière flèche s’engouffra dans sa gueule béante.
Elle mordit la flèche, qui se brisa en deux. Nesryn lâcha son arc et tira son
épée de Fae.
En la voyant, l’araignée émit un sifflement.
Nesryn s’interposa entre Sartaq et elle. Plus loin, en contrebas, les
kharankuis hurlaient. Elle n’osait pas chercher Falkan des yeux pour voir s’il
combattait encore.
La lame de l’épée brillait comme un croissant de lune dans l’espace qui la
séparait de l’araignée.
La bête fit un pas en avant, Nesryn un pas en arrière, et Sartaq essaya de se
relever.
— Tu me supplieras de t’achever, vociféra l’araignée en avançant un peu
plus.
Et elle se ramassa sur elle-même pour bondir…
Ne la rate pas, ne la rate surtout pas…
L’araignée s’élança…
Et dégringola la pente sous la poussée d’un ruk au plumage sombre qui
rugit de rage.
Ce n’était pas Kadara. C’était Arcas.
Et Borte.
CHAPITRE 51

TEL UN TOURBILLON FURIEUX, Arcas se cabra, plongea, et le cri de guerre de


Borte se répercuta contre les pierres tandis que son ruk et elle fonçaient vers les
kharankuis. Vers l’araignée qui barrait le passage aux monstres. Du sang – un
sang rouge – coulait de sa blessure.
Un nouveau cri perça la nuit, un cri maintenant aussi familier à Nesryn que
sa propre voix.
Kadara apparut dans le ciel et s’approcha d’eux en battant vigoureusement
des ailes, suivie de deux autres ruks.
Sartaq émit un son qui était peut-être un sanglot quand l’un de ces ruks se
détacha d’eux pour piquer vers Borte, qui se frayait un passage à l’épée dans les
rangs des kharankuis.
Un ruk d’un brun presque noir et son jeune cavalier…
Yeran.
Nesryn ne reconnut pas le cavalier de l’autre ruk. Les plumes dorées de
Kadara étaient tachées de sang, mais elle planait sans difficulté au-dessus d’eux
tandis que le deuxième ruk se rapprochait de la mêlée.
— Tenez bon et n’ayez pas peur du plongeon, souffla Sartaq en effleurant
la joue de Nesryn. Son visage éclairé par la lune était couvert de boue et de sang
séchés, son regard voilé de douleur, et pourtant…
Un rempart d’ailes se déploya devant eux, et de puissantes serres
s’ouvrirent.
L’une d’elles se referma autour de la taille et des cuisses de Nesryn et la
hissa en position assise dans les airs, l’autre saisit Sartaq, et le grand oiseau
s’envola dans la nuit.
Le vent rugissait, mais le ruk monta plus haut dans le ciel. Kadara
l’escortait pour protéger leurs arrières. À travers ses cheveux qui lui fouettaient
le visage, Nesryn regarda le défilé ourlé de flammes.
Le défilé dont Borte et Yeran décollaient. Le ruk de Yeran tenait une forme
sombre entre ses serres… un corps inerte.
Mais Borte n’avait pas dit son dernier mot.
Une lumière s’alluma au-dessus de son ruk… une flèche enflammée.
Borte l’envoya très haut dans le ciel.
C’était un signal, comme Nesryn le comprit quand l’air autour d’eux se
remplit d’innombrables battements d’ailes. Et quand la flèche de Borte se ficha
dans une toile, où sa flamme s’étendit, des lumières s’embrasèrent par centaines
dans le ciel.
Celles de ruks et de cavaliers visant la terre de leurs flèches enflammées.
Comme une pluie d’étoiles filantes, les flèches plongèrent dans les ténèbres
de Dagul, atterrirent sur les toiles et sur les arbres, où le feu jaillit et se propagea.
Toute la nuit en fut illuminée, et de la fumée s’éleva, mêlée aux hurlements
montant des sommets et des bois.
Les ruks virèrent vers le nord. Nesryn tremblait de tout son corps,
accrochée aux serres qui la soutenaient. Les yeux de Sartaq rencontrèrent les
siens. Les cheveux du prince, qui tombaient maintenant au-dessus de ses
épaules, ondulaient dans le vent.
À la lueur des flammes, les blessures de son visage, de ses mains et de son
cou paraissaient d’autant plus horribles. Son teint était livide, ses lèvres pâles et
ses paupières à demi fermées d’épuisement et de soulagement.
Et pourtant, il esquissa un sourire presque imperceptible. Les mots de son
aveu flottaient dans le vent entre eux deux.
Elle était incapable de détacher les yeux de lui.
Alors elle lui rendit son sourire.
En contrebas et derrière eux, en une longue traînée de feu dans la nuit, les
monts Dagul brûlaient.
CHAPITRE 52

À L’AUBE, CHAOL ET YRENE rentrèrent au galop à Antica.


Ils avaient laissé à Hasar un message l’informant qu’Yrene devait se rendre
au chevet d’un patient gravement malade et, à présent, ils filaient au milieu des
dunes sous le soleil levant.
Ils avaient à peine fermé l’œil de la nuit, mais si leurs suppositions au sujet
des guérisseuses étaient justes, ils ne pouvaient attendre davantage.
Le dos de Chaol était douloureux après la chevauchée de la veille et… celle
de cette nuit. Quand les minarets et les murs blancs d’Antica apparurent à
l’horizon, il serrait les dents pour tenir bon.
Yrene l’observa en fronçant les sourcils pendant le long trajet éprouvant
dans les rues bondées jusqu’au palais. Ils ignoraient où ils dormiraient, mais il se
moquait bien de devoir gravir toutes les marches du Torre. Ils dormiraient dans
le lit d’Yrene ou dans le sien. L’idée de devoir la quitter ne fût-ce qu’un instant
lui était insupportable.
Il grimaça en descendant de Farasha, qui s’était trop bien comportée pour
que ce ne soit pas suspect, et saisit la canne que l’un des valets d’écurie avait
détachée de la selle d’Yrene.
Il parvint à faire quelques pas vers elle en boitant, mais elle leva la main en
signe d’avertissement.
— Si tu comptes m’aider à descendre de cheval, me porter ou n’importe
quoi de ce genre, oublie-le tout de suite, déclara-t-elle.
Il lui adressa un regard amusé, mais obéit.
— Qu’entends-tu au juste par « n’importe quoi » ?
Le visage d’Yrene prit une jolie teinte écarlate tandis qu’elle posait pied à
terre, puis tendait les rênes de sa jument au valet qui attendait. Cet homme était
visiblement soulagé de ne pas devoir se charger de l’impétueuse Farasha, car elle
toisait le malheureux qui s’efforçait de l’entraîner vers les écuries comme si elle
allait n’en faire qu’une bouchée, en digne monture d’Hellas.
— N’importe quoi, c’est l’expression qui convient, répliqua-t-elle en
défroissant ses vêtements. C’est probablement à cause de ce n’importe quoi que
tu boites plus que jamais.
Chaol attendit qu’elle l’ait rejoint et s’appuya sur sa canne pour l’embrasser
sur la tempe, sans se soucier de savoir qui les voyait et qui en parlerait. Ils
pouvaient tous aller en enfer. Mais il aurait pu jurer que, derrière eux, Shen et les
autres gardes souriaient jusqu’aux oreilles.
Il adressa un clin d’œil à Yrene.
— Alors guéris-moi, Yrene Towers, car je compte bien faire n’importe quoi
avec toi cette nuit.
Elle rougit encore plus, mais releva le menton d’un air impertinent.
— Examinons d’abord ces parchemins, petit vaurien, répliqua-t-elle.
Chaol sourit sans retenue et sentit ce sourire s’épanouir dans chaque
centimètre de son corps endolori tandis qu’ils se dirigeaient vers le palais.

Mais leur joie fut brève.


Chaol sentit que quelque chose n’allait pas dès qu’ils entrèrent dans l’aile
paisible du palais où se trouvait sa suite. Dès qu’il vit les gardes murmurer et les
serviteurs courir en tous sens. Yrene et lui échangèrent un regard, et ils
pressèrent le pas autant qu’il le pouvait. Des élancements brûlants parcouraient
son dos et ses cuisses, mais s’il était arrivé quelque chose de grave…
Les portes de sa suite étaient entrebâillées, et les deux gardes postés devant
elles lui lancèrent un regard empreint de pitié et d’effroi. Son cœur se souleva.
Nesryn… Si elle était revenue, s’il était arrivé quelque chose avec le Valg
qui les pourchassait…
Il se rua dans la suite malgré son corps qui semblait protester comme de très
loin. Un vide assourdissant s’était fait en lui.
La porte de la suite de Nesryn était ouverte.
Mais il n’y avait pas de cadavre sur le lit, pas de sang sur les tapis ni sur les
murs.
Il en allait de même pour sa propre chambre. Mais toutes deux étaient…
saccagées.
Mises à sac, comme si un vent puissant avait brisé les fenêtres pour
s’engouffrer à l’intérieur.
Le salon était dans un état encore pire. Leur canapé doré… éventré. Les
tableaux, les objets d’art renversés, brisés ou lacérés.
Le bureau avait été fouillé et les tapis retournés.
Agenouillée dans un coin, Kadja ramassait les fragments d’un vase.
— Attention ! lança Yrene en rejoignant la jeune femme qui rassemblait les
morceaux à mains nues. Servez-vous plutôt d’un balai et d’une pelle.
— Qui a fait ça ? demanda Chaol calmement.
Quand Kadja se releva, une lueur de crainte brillait dans ses yeux.
— Tout était dans cet état quand je suis entrée ce matin, répondit-elle.
— Et vous n’avez rien entendu du tout ? interrogea Yrene.
L’incrédulité de ces paroles rendit Chaol nerveux. Yrene n’avait jamais fait
confiance à la servante, mais de là à la croire capable d’une chose pareille…
— Comme vous étiez absent, mon seigneur, je… J’ai pris ma nuit pour
rendre visite à mes parents, bredouilla Kadja.
Il réprima une grimace. Une famille… elle avait de la famille ici, à Antica,
mais il ne s’était jamais donné la peine de lui poser de question à ce sujet.
— Vos parents peuvent-ils jurer que vous avez passé la nuit chez eux ?
demanda Yrene.
Chaol se tourna vers elle.
— Yrene…
Sans un regard pour lui, la guérisseuse observait Kadja, qui se recroquevilla
sous son regard inflexible.
— Mais je suppose qu’il aurait été plus pratique et plus malin de laisser la
porte de la suite déverrouillée, commenta Yrene.
Kadja tressaillit et ses épaules se voûtèrent.
— Yrene… n’importe qui aurait pu faire ça, intervint Chaol.
— Oui, n’importe qui. Surtout quelqu’un qui cherche quelque chose.
Les implications de cette phrase et le désordre de la pièce frappèrent
simultanément Chaol.
Il se tourna vers la servante.
— Ne touchez plus à rien dans cette salle. Tout ce qu’il y a ici pourrait nous
fournir un indice sur l’identité du coupable, dit-il, et il se renfrogna. Avez-vous
déjà fait beaucoup de rangements ?
Probablement pas, à en juger par l’état de la pièce.
— Je venais seulement de commencer, répondit Kadja. Comme je pensais
que vous ne rentriez pas avant ce soir, je n’ai pas…
— C’est très bien ainsi, assura Chaol. Prenez votre journée et retournez
chez vos parents, ajouta-t-il en la voyant tressaillir. Je suis heureux que vous
n’ayez pas été là quand c’est arrivé.
Le regard qu’Yrene lui lança laissait entendre que la jeune femme avait
peut-être été la cause de ces dégâts, mais elle ne dit rien. Un instant plus tard,
Kadja sortit en refermant doucement la porte du couloir.
Yrene passa la main sur son visage.
— Ils ont tout pris, dit-elle. Tout sans exception.
— Vraiment ?
Il s’approcha du bureau en boitant et, s’appuyant d’une main à la table,
examina le contenu des tiroirs. Son dos l’élança.
Yrene fonça vers le canapé doré et souleva ses cousins éventrés.
— Tous les livres, les parchemins…, se lamenta-t-elle.
— Tout le monde savait que nous étions absents.
Il s’appuya de tout son poids au bureau et faillit pousser un soupir de
soulagement en sentant s’alléger la pression sur son dos.
Yrene se fraya un chemin à travers le désordre du salon pour inspecter
l’ensemble des cachettes qu’elle avait trouvées pour ces livres et ces parchemins.
— Ils ont tout pris, même Le Chant du Commencement, annonça-t-elle.
— Et dans la chambre ?
Elle sortit du salon. Chaol se frotta le dos en sifflant entre ses dents. Il
entendit des froissements dans la chambre, suivis d’un cri de triomphe.
Elle en ressortit en brandissant l’une de ses bottes.
— Au moins, ils n’ont pas trouvé celui-là !
C’était le premier parchemin. Il s’arracha un sourire.
— C’est toujours ça, fit-il.
Yrene serrait sa botte contre sa poitrine comme un bébé.
— Ils sont aux abois maintenant, observa-t-elle. Ça les rend dangereux. On
ne devrait pas rester ici.
— Tu as raison, répondit-il en parcourant du regard le désordre de la salle.
— Dans ce cas, allons au Torre.
Il jeta un coup d’œil dans l’entrée par les portes ouvertes. Et dans la
chambre de Nesryn.
Elle reviendrait bientôt et, à son retour, elle découvrirait qu’il était parti
avec Yrene… Il avait été au-dessous de tout. Il avait oublié tout ce qu’il lui avait
promis, tout ce qu’il lui avait laissé espérer à Rifthold. Et sur le navire qui les
avait menés ici. Même si elle ne lui avait jamais rien demandé, il n’avait que
trop souvent manqué à sa parole.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Yrene à voix basse.
Chaol ferma les yeux. Il n’était qu’un salaud. Il avait entraîné Nesryn ici, et
il l’avait traitée de façon indigne. Alors qu’elle était partie au loin en quête de
réponses, qu’elle risquait sa vie, qu’elle faisait l’impossible pour lever une
armée… Il allait lui envoyer un message. Tout de suite. Pour lui dire de rentrer
au plus vite.
— Ce n’est rien, répondit-il enfin. Tu devrais peut-être rester au Torre cette
nuit. Il y a assez de gardes là-bas pour dissuader n’importe quel intrus. Je ne
peux pas donner l’impression de fuir, expliqua-t-il devant l’expression blessée
de son regard. Surtout depuis que la famille royale commence à me juger digne
d’intérêt. Et le fait qu’Aelin soit une source d’inquiétude, de curiosité et de
spéculations… pourrait tourner à mon avantage si je sais bien m’y prendre, fit-il
en jouant avec sa canne. Mais je dois rester ici. Et toi, Yrene, tu dois partir au
Torre.
Elle ouvrit la bouche comme pour élever une objection, mais se ravisa et se
redressa. Une lueur froide et dure brilla dans ses yeux.
— Dans ce cas, j’apporterai moi-même le parchemin à Hafiza, répondit-
elle.
Alors qu’il acquiesçait à ses paroles, il avait horreur du tranchant de sa voix
et du voile qui assombrissait son regard. Il avait également mal agi envers
Yrene. En ne rompant pas d’abord avec Nesryn pour que tout soit bien clair, il
avait tout gâché.
Un imbécile. Il n’avait été qu’un imbécile de croire qu’il pourrait faire
mieux. Qu’il pourrait laisser derrière lui celui qu’il avait été et les erreurs qu’il
avait commises.
Un imbécile et rien d’autre.
CHAPITRE 53

YRENE GRIMPA LES MARCHES DU TORRE comme une flèche en prenant


garde à ne pas froisser le parchemin dans son poing.
Le saccage de sa suite avait secoué Chaol. Elle aussi, mais…
Ce n’était pas la peur du danger ou de la mort. Quelque chose d’autre
l’avait bouleversé.
Dans son autre main, elle serrait le médaillon dont le métal avait gardé la
chaleur de sa peau.
Quelqu’un savait qu’ils étaient sur le point de découvrir ce qui devait rester
secret. Ou soupçonnait qu’ils risquaient de découvrir quelque chose, et avait en
conséquence détruit tout ce qui pouvait leur fournir un indice. Et après ce qu’ils
avaient commencé à reconstituer dans les ruines d’Aksara…
Yrene rallia son sang-froid en atteignant le sommet du Torre, où la chaleur
était étouffante.
Hafiza était dans son atelier et observait en claquant de la langue un tonique
qui dégageait une épaisse fumée.
— Ah, Yrene, fit-elle sans lever les yeux et en laissant tomber une goutte
d’un autre liquide dans la préparation.
Le bureau était couvert de fioles, de bassines et de coupes disséminées entre
des livres ouverts et un assortiment de sabliers en bronze mesurant des
intervalles de temps variés.
— Comment était ta fête ? demanda-t-elle.
Révélatrice, pensa Yrene.
— Merveilleuse, répondit-elle.
— Je suppose que le jeune seigneur s’est finalement déclaré.
Yrene toussota.
Hafiza sourit et leva enfin la tête.
— Oh, j’en étais sûre, dit-elle.
— Nous ne sommes pas… c’est-à-dire… il n’y a encore rien d’officiel…
— Ce médaillon semble pourtant indiquer le contraire.
Yrene plaqua la main sur le bijou et sentit ses joues devenir brûlantes.
— Il n’est pas… c’est un seigneur…
Devant les sourcils levés d’Hafiza, elle sentit la colère monter en elle. Qui
d’autre savait ? Qui d’autre avait vu, fait des commentaires, lancé des paris ?
— C’est un seigneur d’Adarlan, précisa-t-elle.
— Et alors ?
— J’ai dit : d’Adarlan.
— Je croyais que tu avais dépassé ce stade.
Peut-être que c’était le cas. Ou peut-être pas.
— Il n’y a aucune raison de s’inquiéter à ce sujet.
— Très bien, répondit Hafiza avec un sourire entendu.
Yrene inspira longuement par le nez.
— Mais tu n’es malheureusement pas venue ici pour me révéler tous les
détails croustillants de cette affaire, reprit Hafiza.
— Sûrement pas, répondit Yrene avec une grimace gênée.
Hafiza laissa tomber encore quelques gouttes dans sa potion, qui se mit à
bouillonner. Elle saisit un sablier de dix minutes et le retourna. Le sable blanc
comme l’os s’écoula lentement vers le bas.
— Je suppose que ta visite est liée au parchemin que tu as dans la main ?
demanda-t-elle.
Yrene ferma la porte puis les fenêtres avant de répondre.
Quand elle eut terminé, Hafiza avait posé le tonique et son visage était
empreint d’une gravité inhabituelle.
Yrene lui raconta le saccage de la suite et le vol des livres et des
parchemins. Elle lui parla des ruines de l’oasis et de leurs hypothèses selon
lesquelles on avait fait venir en secret les guérisseuses au Torre pour lutter
contre les Valg et leurs rois.
Alors, pour la première fois depuis qu’Yrene la connaissait, le visage brun
de la vieille femme pâlit et ses yeux sombres et limpides s’agrandirent.
— Tu es vraiment sûre… qu’il s’agit des armées qui se massent sur ton
continent ? demanda-t-elle avant de s’asseoir sur une petite chaise placée
derrière l’établi.
— Oui. Le seigneur Westfall les a vues et affrontées. C’est pour cette raison
qu’il est venu ici. Il veut lever une armée pour combattre non pas de simples
mortels loyaux à Adarlan, mais des démons qui ont pris une apparence humaine
et engendré des monstres. Une armée si puissante et si destructrice que même
l’ensemble des troupes d’Aelin Galathynius et de Dorian Havilliard ne pourrait
lui résister.
Hafiza secoua la tête et le nuage blanc de ses cheveux ondula.
— Et maintenant, le seigneur et toi pensez que les guérisseuses ont un rôle
à jouer dans cette histoire ?
Yrene arpentait l’atelier.
— Peut-être, répondit-elle. Nous avons été traquées sans relâche sur notre
continent, et je sais que ce que j’avance ne constitue pas une hypothèse bien
solide, mais en admettant qu’une colonie de Fae aux dons de guérisseurs ait bâti
une civilisation ici dans des temps reculés… on peut se demander pourquoi.
Pourquoi ces Fae auraient-ils quitté Doranelle, parcouru un si long chemin et
laissé si peu de traces de leur civilisation, alors qu’ils ont perpétué la tradition
des guérisseurs sur ce continent ?
— Et c’est pour chercher des réponses à ces questions que tu es venue ici…
et que tu as apporté ce parchemin.
Yrene posa le parchemin devant la Grande Guérisseuse.
— Comme Nousha ne connaissait que de vagues légendes à ce sujet et ne
pouvait pas lire la langue dans laquelle ce texte est écrit, j’ai pensé que vous,
vous sauriez peut-être la vérité. Ou que vous pourriez au moins me dire de quoi
il retourne.
Hafiza déroula soigneusement le parchemin et lesta ses coins avec des
fioles. D’étranges caractères étaient tracés dessus dans une encre sombre. La
Grande Guérisseuse suivit les contours de quelques-uns d’entre eux de son doigt
ridé.
— Je suis incapable de déchiffrer un texte dans cette langue, avoua-t-elle en
passant à nouveau la main dessus.
Les épaules d’Yrene se voûtèrent.
— Mais ça me rappelle…
Hafiza parcourut du regard les bibliothèques de son atelier dont certaines
étaient vitrées. Elle se leva et se dirigea d’une démarche vacillante vers une
armoire fermée à clef dans le recoin le plus obscur de la pièce. Ses ouvrages
n’étaient pas rangés derrière du verre, mais du métal. Du fer.
Elle prit une clef qu’elle portait au cou, ouvrit la porte métallique et fit
signe à Yrene de la rejoindre.
La jeune femme accourut en trébuchant presque dans sa hâte. Sur les dos de
quelques antiques volumes à demi moisis…
— Des symboles de Wyrd, murmura-t-elle.
— On m’a raconté que ces livres n’étaient pas destinés à des yeux humains,
et qu’il valait mieux que le savoir qui y est renfermé reste sous clef et sombre
dans l’oubli plutôt que d’être libéré dans le monde.
— Pourquoi ?
Hafiza haussa les épaules. Elle examinait sans les toucher les manuscrits
rangés sur les rayons devant elles.
— C’est ce que m’a dit la Grande Guérisseuse qui m’a précédée, répondit-
elle. « Ils ne sont pas destinés à des yeux humains. » Oh, il m’est bien arrivé une
fois ou deux d’être assez ivre pour envisager d’ouvrir ces livres mais, dès que je
sors cette clef…, fit-elle en jouant avec la longue chaîne et la clef du fer le plus
noir qui paraissait assortie à la bibliothèque, je me ravise.
Elle la soupesa au creux de sa paume.
— Je suis incapable de déchiffrer ces textes, et j’ignore tout de cette langue,
mais s’il est avéré qu’après être passés par la bibliothèque ces livres et ces
parchemins ont été enfermés ici… c’est le genre d’information pour laquelle
certains seraient prêts à tuer.
Un frisson glacé courut le long du dos d’Yrene.
— Chaol… le seigneur Westfall connaît quelqu’un qui peut déchiffrer ces
symboles, dit-elle.
Aelin Galathynius en personne, d’après ce qu’il lui avait dit.
— Nous devrions peut-être lui apporter le parchemin et ces quelques livres,
poursuivit-elle.
Hafiza pinça les lèvres, referma la bibliothèque et donna un tour de clef.
— Je dois y réfléchir, Yrene, répondit-elle. Soupeser les risques. Décider si
ces livres peuvent quitter leur cachette ou non.
— Oui, bien sûr, acquiesça Yrene. Mais je crains que le temps ne nous
manque.
Hafiza dissimula la clef sous sa robe et retourna à son établi, suivie
d’Yrene.
— Je connais quelques éléments de cette histoire, admit Hafiza. Je la
prenais pour un mythe pur et simple, mais la Grande Guérisseuse précédente m’a
tout révélé à mon arrivée ici. C’était pendant la fête de la lune d’hiver. Elle était
ivre parce que je l’avais fait boire pour lui arracher ses secrets, mais elle m’a
seulement infligé une leçon d’histoire truffée de divagations, s’esclaffa-t-elle en
secouant la tête. Je m’en souviens très bien parce que j’étais terriblement déçue
d’avoir obtenu un si piètre résultat pour trois bouteilles de vin qui m’avaient
coûté tout mon argent.
Yrene s’appuya à l’établi tandis qu’Hafiza s’asseyait et croisait les mains
sur ses genoux.
— Elle m’a raconté qu’il y a longtemps, bien avant que les êtres humains
aient posé le pied sur ce continent, avant l’arrivée des seigneurs des steppes et
des ruks, ce pays était celui des Fae, reprit-elle. C’était un joli petit royaume
dont la capitale se trouvait ici même. Antica a été bâtie sur ses ruines. Mais les
Fae ont construit des temples pour leurs dieux au-delà des remparts de la ville,
dans les montagnes, dans les plaines sillonnées de rivières et de fleuves et dans
les dunes du désert.
— Comme la nécropole d’Aksara.
— Oui. Et l’ancienne Grande Guérisseuse m’a appris qu’ils ne brûlaient pas
leurs morts, mais qu’ils les ensevelissaient dans des sarcophages si épais
qu’aucun outil ne pouvait les ouvrir. Ils étaient scellés par des sorts et
d’ingénieuses serrures.
— Pourquoi ?
— La vieille bique m’a raconté qu’ils vivaient dans la terreur qu’on force
ces tombes pour enlever leurs morts.
Yrene était heureuse de pouvoir s’appuyer à la table.
— Comme le font les Valg qui s’emparent des corps des mortels pour les
posséder, commenta-t-elle.
Hafiza acquiesça.
— Elle a jacassé sur la science de guérisseurs que les Fae nous ont
transmise et qu’ils ont abandonnée ici. Selon elle, ils avaient volé ces
connaissances ailleurs et leurs enseignements étaient le fondement de ce qu’on
apprenait au Torre. Kamala en personne aurait acquis ces savoirs, dont les
vestiges retrouvés plus tard dans des tombes et dans des catacombes ont depuis
longtemps disparu. Elle a fondé le Torre sur la base de ce qu’elle-même et son
ordre avaient appris. Elle adorait Silba, qui était déjà une déesse guérisseuse
pour elle et ses semblables, expliqua Hafiza en désignant les chouettes sculptées
dans son atelier comme dans tout le Torre, et elle se frotta la tempe. Tes
suppositions ne sont donc pas sans fondement. Je n’ai jamais su comment les
Fae sont arrivés ici, où ils sont repartis ensuite et pourquoi leur civilisation s’est
éteinte. Mais ils sont bel et bien venus ici et, d’après cette Grande Guérisseuse,
ils y ont laissé leur savoir et leur pouvoir, conclut-elle en regardant l’armoire
close d’un air renfrogné.
— Un savoir que quelqu’un tente de détruire, ajouta Yrene, la gorge serrée.
Quand elle apprendra que ces volumes et ces parchemins de la bibliothèque ont
été volés, Nousha me tuera.
— Oh, elle en est tout à fait capable, mais elle se lancera d’abord aux
trousses du coupable.
— Mais que peuvent bien contenir ces documents qui puisse expliquer un
tel acharnement ?
Hafiza retourna à sa potion. La partie supérieure du sablier était presque
vide.
— C’est peut-être à toi de le découvrir, répondit-elle avant de rajouter
quelques gouttes au tonique, de saisir un sablier d’une minute et de le retourner.
Je vais réfléchir à ce que tu m’as demandé au sujet de ces livres, Yrene.

Yrene regagna sa chambre et ouvrit la fenêtre toute grande pour aérer car la
chaleur était étouffante. Elle s’assit une minute sur son lit, se releva puis arpenta
la pièce.
Elle avait laissé le parchemin à Hafiza, car elle considérait l’armoire en fer
comme la plus sûre des cachettes. Mais quand elle quitta sa chambre, tourna à
gauche dans le couloir et descendit l’escalier, ce n’étaient pas des parchemins ni
des livres anciens qui occupaient ses pensées.
Elle songeait à tous les progrès que Chaol et elle avaient accomplis dans
son traitement, pour découvrir à leur retour du désert leur chambre saccagée…
Non, sa chambre, comme il le lui avait assez clairement laissé entendre.
Yrene descendait les marches avec rapidité malgré les courbatures de deux
jours de chevauchée. Elle ne pouvait s’ôter de l’esprit qu’il devait exister un lien
entre les progrès dans le traitement de Chaol et les attaques au Torre et au palais.
Elle savait qu’il lui serait impossible de réfléchir dans le silence et
l’atmosphère confinée de sa chambre. Ni à la bibliothèque, où le moindre bruit
de pas, le moindre miaulement d’un chat de Baast la ferait sursauter.
Mais il existait un lieu serein et sûr où elle pourrait démêler l’écheveau des
fils du destin qui les avaient tous menés ici.
La Matrice était déserte.
Après s’être lavée, Yrene avait passé le léger peignoir lavande et était
entrée dans la chambre remplie de vapeur sans pouvoir s’empêcher de regarder
le bassin le plus éloigné dans lequel la guérisseuse avait pleuré quelques heures
avant sa mort.
Elle passa les mains sur son visage et inspira pour retrouver son calme.
Les bassins alignés de chaque côté de la chambre semblaient l’appeler,
leurs eaux bouillonnantes l’inviter et lui promettre d’apaiser ses courbatures.
Mais Yrene restait immobile au milieu de la chambre dans le tintement léger des
myriades de cloches et scrutait les ténèbres loin au-dessus d’elle.
D’une stalactite trop lointaine pour être visible, une goutte d’eau tomba sur
son front. Yrene ferma les yeux sous cette éclaboussure fraîche, mais ne s’essuya
pas.
Les clochettes sonnaient et murmuraient comme les voix des guérisseuses
depuis longtemps disparues qui les avaient suspendues. Elle se demanda si la
voix de la jeune femme tuée dans la bibliothèque se mêlait aux autres.
Yrene regarda la dernière rangée de cloches de toutes tailles et de toutes
factures. La sienne…
Pieds nus, sans un bruit, elle se dirigea vers la petite stalagmite qui s’élevait
à côté de l’un des murs et vers la chaîne tendue entre elle et un pilier. Sept autres
clochettes y étaient suspendues. Yrene se rappelait parfaitement laquelle était la
sienne.
Elle sourit en regardant la clochette d’argent achetée avec l’or de
l’inconnue. Son nom était gravé dessus, peut-être par le même bijoutier que celui
auquel Chaol avait confié son médaillon. Elle portait toujours ce pendentif.
Même ici, elle n’avait pas voulu s’en séparer.
Elle passa doucement un doigt sur le bord de la clochette, sur son nom et la
date de son entrée au Torre.
Un tintement léger et doux se fit entendre sous son doigt et résonna entre
les murs de pierre et les autres cloches, qui tintèrent à leur tour comme en
réponse.
Le son dansa alors comme une ronde sans trêve, et Yrene tourna sur elle-
même, comme si elle pouvait le suivre. Et quand il s’évanouit…
Elle toucha de nouveau la clochette. Un son plus fort et plus limpide
s’éleva.
Ses ondes volèrent à travers la chambre et elle les suivit des yeux.
Le son s’évanouit une fois de plus, mais le pouvoir d’Yrene lui avait déjà
répondu.
Avec des mains qui ne lui appartenaient pas entièrement, elle fit sonner sa
cloche une troisième fois.
Et, tandis que son chant remplissait la salle, Yrene déambula dans le sillage
de ses échos et de ses ondes.
Dans le claquement léger de ses pieds nus sur la pierre humide, elle suivait
ce son à travers la Matrice comme elle aurait suivi un lapin détalant devant elle.
Elle le poursuivait autour des stalagmites saillant du sol, sous les stalactites
suspendues au plafond, à travers la pièce, le long des murs, dans les flammes
vacillantes des bougies.
Elle passa devant les cloches d’innombrables générations de guérisseuses
qui faisaient écho à la sienne. Elle les effleura au passage et une vague sonore lui
répondit.
Va où tu as peur de te risquer.
Yrene poursuivait son chemin parmi les sons des cloches et dans le sillage
de la sienne, de ce chant suave et limpide qui l’appelait. Qui la poussait.
Ces ténèbres demeuraient en Chaol, dans sa blessure. Ils les avaient
repoussées très loin, mais elles subsistaient. Ses confidences de la veille lui
avaient brisé le cœur, mais il ne lui avait pas tout révélé de ce qui le tourmentait.
Et si se confronter à ces souvenirs éprouvants ne lui permettait pas de
vaincre cet éclat de ténèbres des Valg, si les rafales aveugles de sa propre magie
ne pouvaient rien pour lui…
Yrene suivit l’écho de la clochette en argent jusqu’à l’endroit où il
s’interrompit.
C’était un recoin de la chambre où les chaînes étaient rouillées et certaines
cloches verdies par l’oxydation.
Là, le son de sa clochette s’était tu.
Non, pas précisément tu. Il semblait attendre en bourdonnant dans l’angle.
Yrene remarqua une petite cloche suspendue à l’extrémité d’une chaîne.
Elle était si oxydée qu’il était presque impossible de déchiffrer son inscription.
Mais Yrene parvint quand même à lire le nom.
Yafa Towers.
Elle ne sentit même pas la dureté de la pierre quand elle tomba à genoux. Et
quand elle lut ce nom et la date, qui remontait à deux cents ans.
Une femme de la famille Towers. Une guérisseuse des Towers. Ici… auprès
d’elle. La voix d’une Towers avait chanté en ces lieux pendant les années de
résidence d’Yrene au Torre. Même maintenant, alors qu’elle était si loin de chez
elle, elle n’avait jamais été seule.
Yafa… Yrene articula ce nom sans bruit, une main sur le cœur.

Va où tu as peur de te risquer…
Yrene scruta la pénombre de la Matrice au-dessus d’elle.
Le pouvoir Valg s’était nourri de lui.
Oui, sembla lui répondre l’obscurité dans laquelle nulle goutte, nulle cloche
ne se faisait plus entendre.
Yrene baissa les yeux sur ses mains qui pendaient, inertes, à ses côtés. Elle
invoqua la lueur pâle de son pouvoir, la laissa emplir la chambre, se répercuter
contre la roche dans un chant silencieux. Entre ces cloches, les voix des milliers
de ses sœurs, les voix des Towers qui l’avaient précédée.
Va où tu as peur de te risquer…
Ce n’était pas la voix tapie en Chaol. C’était une voix en elle.
Celle qu’elle avait commencé à entendre le jour où ces soldats avaient
encerclé sa chaumière et l’avaient traînée par les cheveux dans les herbes
éclatantes.
Yafa avait-elle su, dans cette chambre profondément enfouie sous terre, ce
qui était arrivé ce jour-là de l’autre côté de la mer ? Avait-elle observé ce qui
s’était passé au cours de ces deux derniers mois, puis entonné son chant ancestral
et rouillé ?
Ce n’étaient pas de mauvais hommes, Yrene…
Non, certainement pas. Pas les hommes qu’il avait commandés, avec
lesquels il s’était entraîné, qui avaient porté le même uniforme et obéi au même
roi que les soldats venus chez elle ce jour-là…
Ce n’étaient pas de mauvais hommes. Il existait en Adarlan des gens qui
méritaient qu’on les sauve, qu’on se batte pour eux. Ceux-là n’étaient pas ses
ennemis et ne l’avaient jamais été. Peut-être l’avait-elle su longtemps avant que
Chaol se soit confié à elle dans l’oasis. Peut-être avait-elle tout simplement
refusé de le savoir.
Mais ce qui subsistait en lui, ce reste du démon qui avait tout dirigé…
Je sais qui tu es, lui dit-elle en silence.
Car c’était cette même entité qui l’avait habitée pendant toutes ces années,
qui s’était repue d’elle tout en la nourrissant. C’était une autre créature, mais elle
ne faisait qu’un avec ce démon.
Yrene fit refluer sa magie, et la lumière blanche s’évanouit.
Elle sourit, les yeux levés vers la douce obscurité.
Je comprends, maintenant.
Une nouvelle goutte embrassa son front en réponse.
Avec un sourire, Yrene tendit la main vers la clochette de son ancêtre et la
fit tinter.
CHAPITRE 54

LORSQUE CHAOL SE RÉVEILLA LE LENDEMAIN, il pouvait à peine remuer.


On avait réparé les dégâts dans sa suite, posté des gardes supplémentaires
et, quand les membres de la famille royale revinrent enfin du désert au soleil
couchant, tout était en ordre.
Il n’avait pas revu Yrene du reste de la journée, et il se demandait si la
Grande Guérisseuse et elle avaient découvert quelque chose d’intéressant dans
ce parchemin. Mais comme Yrene n’était pas encore réapparue à l’heure du
dîner, il envoya Kadja s’informer auprès de Shen.
Celui-ci était venu le trouver, légèrement rougissant, sans doute troublé par
la beauté de la servante qui l’avait mené là. Il avait reçu du Torre la confirmation
qu’Yrene était rentrée saine et sauve et qu’elle n’avait plus quitté la tour depuis.
Chaol avait quand même été tenté de la faire venir quand son dos avait
commencé à le faire souffrir au-delà du tolérable et quand sa canne ne lui avait
plus permis de se traîner dans la pièce. Mais la suite n’était pas un lieu sûr. Et si
elle s’y installait et que Nesryn revenait avant qu’il ait pu tout lui expliquer…
Il ne pouvait plus chasser de son esprit ce qu’il avait fait, la confiance qu’il
avait trahie…
Il prit un bain dans l’espoir d’apaiser ses courbatures, et dut ensuite presque
ramper jusqu’à son lit…
Chaol s’éveilla à l’aube, tendit la main vers sa canne posée à côté de son lit
et étouffa un cri de douleur.
La panique l’envahit. Il serra les dents et lutta pour retrouver son sang-
froid.
Les orteils. Il pouvait remuer les orteils. Et les chevilles. Et les genoux.
Il renversa la tête, luttant contre les élancements de douleur tandis qu’il
faisait mouvoir ses genoux, ses cuisses, ses hanches.
Dieux tout-puissants, il avait trop forcé, il avait…
La porte s’ouvrit brutalement, et Yrene apparut dans sa robe mauve.
Ses yeux s’agrandirent, puis se posèrent sur lui comme si elle allait lui
annoncer quelque chose.
Mais la guérisseuse reprit son masque serein et noua ses cheveux en arrière,
à demi relevés à sa manière habituelle, puis s’approcha de lui d’un pas ferme.
— Peux-tu bouger ? demanda-t-elle.
— Oui, mais la douleur…, dit-il, à peine capable de parler davantage.
Elle laissa tomber sa sacoche à terre, puis retroussa ses manches.
— Peux-tu te retourner ? demanda-t-elle.
Non. Il avait bien essayé, mais…
Elle n’attendit pas sa réponse.
— Décris-moi avec précision tout ce que tu as fait hier, du moment où nous
nous sommes quittés à maintenant.
Chaol lui décrivit tout jusqu’au bain… et elle jura avec vigueur.
— De la glace… c’est de la glace qu’il faut pour les courbatures, et surtout
pas de la chaleur, fit-elle avec un soupir. Il faut que tu te retournes. Ce sera
douloureux, mais il vaut mieux le faire d’un seul coup…
Sans attendre davantage, il s’exécuta en serrant les dents.
Un hurlement fusa de sa gorge, et Yrene le rejoignit aussitôt, posa les mains
sur sa joue et sur ses cheveux, puis approcha la bouche de sa tempe.
— Très bien, murmura-t-elle tout contre sa peau. Tu es courageux.
Il n’avait porté qu’un caleçon pour dormir, et elle étendit aussitôt les mains
au-dessus de son dos nu en traçant des lignes dans l’air tout près de sa peau.
— Il… c’est remonté, souffla-t-elle.
— Ça ne m’étonne pas, fit-il entre ses dents.
Elle baissa les mains et les laissa retomber.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
Il suivit du doigt les broderies du dessus-de-lit.
— Fais simplement… ce que tu dois faire, répondit-il.
Yrene se figea devant cette dérobade, puis fouilla dans son sac et en tira le
morceau de cuir. Mais au lieu de le glisser entre ses dents, elle le garda à la
main.
— J’y vais, annonça-t-elle calmement.
— Très bien. Vas-y.
— Non… je vais descendre en toi pour en finir. Aujourd’hui. Tout de suite.
Il dut attendre quelques secondes pour saisir le sens de ces paroles.
— Et si je ne tiens pas ? risqua-t-il.
Si je ne peux pas résister, endurer cette souffrance ?
Il n’y avait ni crainte ni hésitation dans les yeux d’Yrene.
— Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, dit-elle.
Et cela ne l’avait jamais été. Chaol regarda la lumière du soleil danser sur
son médaillon, sur les montagnes et les mers gravées dans l’argent. À l’idée de
ce qu’elle risquait de découvrir en lui, de la répétition de ses échecs…
Mais ils avaient parcouru tout ce chemin ensemble. Et elle n’avait jamais
reculé devant rien.
Lui non plus, il ne reculerait pas.
— Tu risques de te faire mal si tu restes trop longtemps, balbutia-t-il, la
gorge serrée.
Mais cette fois non plus, il ne perçut ni doute ni effroi en elle.
— J’ai une théorie que je voudrais vérifier, dit-elle en glissant le morceau
de cuir entre ses dents. Et tu… tu es la seule personne sur laquelle je peux
l’essayer.
Chaol devina pourquoi il était le seul sur lequel elle pouvait l’essayer. Mais
dès qu’elle posa les mains sur son dos, il ne put rien faire pour combattre la
douleur et la noirceur qui s’abattirent sur lui.
Rien non plus pour retenir Yrene quand elle plongea en lui tandis que la
lumière blanche de sa magie se répandait autour d’eux et en eux.
Les Valg… Son corps avait été souillé par leur pouvoir, et Yrene…
Yrene n’hésita pas un instant.
Elle descendit en lui à une vitesse folle le long de l’échelle de sa colonne
vertébrale et des corridors de son squelette et de ses veines.
Telle une lance de lumière, elle transperçait les ténèbres vers l’ombre
menaçante qui s’était à nouveau étendue pour s’emparer de lui.
Yrene s’abattit contre ces ténèbres et hurla.
Elles rugirent en réponse. Yrene et elles s’empoignèrent et s’entremêlèrent.
C’était une sensation entièrement étrangère, froide et vide. Une saturation
de pourriture, de vent et de haine.
Yrene s’immergea en elle.
Et, au-dessus, comme séparé d’elle par la surface d’une mer noire comme la
nuit, Chaol rugissait de douleur.
Aujourd’hui. Ils en finiraient aujourd’hui.
Je sais qui tu es.
Alors Yrene lutta de toutes ses forces, et les ténèbres se déchaînèrent.
CHAPITRE 55

LA DOULEUR LE DÉCHIRAIT, en une agonie infinie et insondable.


Il perdit conscience en moins d’une minute et tomba dans le vide. Dans cet
espace. Dans ce gouffre.
Le fond du ravin.
L’enfer vide sous les assises d’une montagne.
Là où tout était scellé et enfoui. Là où tout avait commencé.
Les fondations vides, minées et abattues tombèrent en poussière, ne laissant
plus que le vide de ce gouffre.
Vide.
Vide.
Vide.
Vide et inutile.
Il vit d’abord son père, puis sa mère, son frère et cette froide forteresse dans
la montagne. Il vit les marches couvertes de glace et de neige et tachées de sang.
Il vit l’homme auquel il s’était vendu de bon cœur en croyant que cela
protégerait Aelin… non, pas Aelin. Keleana.
Il avait envoyé celle qu’il aimait vers la sécurité trompeuse d’un nouvel
assassinat. Il l’avait envoyée à Wendlyn en croyant que cela vaudrait mieux
qu’Adarlan. Il l’avait envoyée assassiner la famille royale.
Son père surgit des ténèbres. C’était le reflet de l’homme que lui-même
aurait pu devenir et qu’il deviendrait peut-être un jour. Quand il vit Chaol, son
dégoût et sa déception se lurent sur son visage.
Le prix que son père lui avait réclamé… il avait cru que ce serait une
condamnation.
Mais peut-être que, en réalité, ç’avait été une chance de liberté… Peut-être
que son père avait voulu protéger son bon à rien, son rebelle de fils du mal qui
menaçait de s’abattre sur le monde.
Mais Chaol avait rompu sa promesse à son père.
Il le haïssait, et pourtant… son père, lui, ce misérable, cette ordure, avait
rempli ses engagements dans leur marché.
Alors que lui… non.
Parjure. Traître.
Tout ce qu’il avait accompli, Aelin l’avait taillé en pièces. À commencer
par son honneur.
Aelin et son aisance innée, cette zone trouble dans laquelle elle évoluait…
Pour elle, il avait rompu ses vœux. Pour elle, il avait détruit tout ce qu’il avait
été.
Il la voyait dans les ténèbres.
Ces cheveux d’or, ces yeux turquoise qui avaient été le dernier indice, la
dernière pièce du puzzle.
Menteuse. Tueuse. Voleuse.
Elle se prélassait au soleil dans une chaise longue sur le balcon de la suite
qu’elle avait occupée au palais, un livre sur les genoux. La tête inclinée sur le
côté, elle le toisait avec ce demi-sourire indolent qu’il connaissait si bien,
comme un chat tiré de son sommeil.
Il la détestait.
Il détestait ce visage, l’amusement et l’intelligence vive qu’il exprimait. La
violence, la férocité qui pouvait vous réduire à néant sans un mot, d’un seul
regard. Ou d’un silence.
Elle adorait ce genre de petits jeux. Elle s’en délectait.
Il avait été si envoûté par cette puissance, par cette femme, cette flamme
ardente, qu’il avait été prêt à tout abandonner pour elle. À piétiner son honneur
et à renier tous ses engagements.
Pour cette femme hautaine, arrogante, il avait presque tout détruit de lui-
même.
Elle l’avait alors planté là comme un jouet cassé.
Pour se jeter dans les bras de ce prince Fae qui émergeait de l’obscurité,
s’approchait de la chaise longue et s’asseyait à son extrémité.
Son demi-sourire changea. Ses yeux pétillèrent.
Sa vigilance animale se concentra sur le prince. Elle parut briller d’un éclat
plus vif. Devenir plus alerte. Plus sereine. Plus… vivante.
Le feu et la glace. Une fin et un début.
Ils ne se touchaient pas.
Ils restaient simplement assis sur cette chaise longue, et une conversation
muette se nouait entre eux. Comme si chacun d’eux avait enfin trouvé son reflet
en ce monde.
Il les haïssait.
Il les haïssait pour leur aisance, leur puissance, leur sentiment de plénitude.
Elle l’avait détruit, elle avait détruit sa vie et elle était ensuite allée trouver
ce prince, aussi simplement que si elle était passée d’une pièce à l’autre.
Et quand tout s’était effondré, quand il avait tourné le dos à tout ce qu’il
avait connu, quand il avait menti à la personne qui comptait le plus à ses yeux
pour garder les secrets de cette femme, elle n’était pas restée à ses côtés pour
lutter. Pour l’aider…
Elle n’était revenue que bien des mois plus tard, pour lui jeter à la figure ce
qu’elle pensait de lui.
Ses échecs. Son insignifiance.
Vous me rappelez ce que le monde devrait être… Ce qu’il pourrait être.
Mensonges. Paroles d’une jeune femme qui lui était reconnaissante de
l’avoir libérée, de l’avoir aidée à reprendre confiance en elle jusqu’à ce qu’elle
soit capable de défier à nouveau tout l’univers.
Une jeune femme qui était morte en elle la nuit où ils avaient trouvé ce
cadavre sur un lit.
Où elle avait lacéré le visage de Chaol.
Où elle avait tenté de plonger un poignard dans son cœur.
Cette nuit-là, l’animal, le prédateur qu’il avait entrevu dans ses yeux, avait
rompu sa laisse.
Rien ne pourrait plus la retenir désormais. Et des mots comme « honneur »,
« devoir » et « confiance » n’avaient plus aucun sens.
Elle avait éventré ce courtisan dans les souterrains de Rifthold. Elle avait
laissé tomber son cadavre, fermé les yeux, et il avait reconnu sur son visage
l’expression qu’elle avait au plus fort de leur passion. Et quand elle avait rouvert
les yeux…
Tueuse. Menteuse. Voleuse.
Elle était toujours assise à côté du prince Fae, et tous deux observaient cette
scène dans le souterrain comme les spectateurs d’un tournoi sportif.
Ils regardaient Archer Finn s’affaisser sur les pierres, ruisselant de sang, le
visage figé de stupeur et de douleur. Ils regardaient Chaol pétrifié et incapable
d’émettre un son tandis qu’elle s’imprégnait de cette mort, savourait sa
vengeance…
Tandis que Keleana Sardothien volait en éclats.
Il avait encore tenté de la protéger. De la tirer de là. D’expier le mal qu’il
lui avait fait.
Vous serez toujours mon ennemi.
Elle avait hurlé ces mots avec une rage contenue depuis dix ans.
Et elle les avait pensés. Comme chaque enfant victime d’Adarlan.
Comme Yrene.
Le jardin apparut dans une autre poche de ténèbres. Le jardin, la chaumière,
la mère et l’enfant rieuse.
Yrene…
L’événement qu’il n’avait pas vu venir. Celle qu’il ne s’était pas attendu à
trouver sur son chemin.
Elle était là, au cœur de ces ténèbres.
Mais il avait encore échoué. Il s’était mal conduit envers elle et envers
Nesryn.
Il aurait dû attendre, il aurait dû les respecter assez pour rompre avec l’une
avant de se lier à l’autre.
Aelin et Rowan restaient assis et immobiles au soleil.
Il vit le prince Fae prendre la main d’Aelin dans un geste rempli de douceur
et de déférence et la retourner, exposant sa cicatrice au soleil. Exposant les
marques presque imperceptibles des fers.
Il vit Rowan passer le pouce sur ses cicatrices. Il vit les yeux d’Aelin
flamboyer.
Rowan caressait ces cicatrices. Et sous ces caresses, le masque d’Aelin
glissait lentement de son visage.
Chaol y lisait de la passion. De la rage. Et de la ruse.
Mais aussi du chagrin. De la peur. Du désespoir. Du remords.
De la honte.
De la fierté, de l’espoir et de l’amour. Le poids d’un fardeau qu’elle avait
fui, mais à présent…
Je t’aime.
Pardonne-moi.
Elle avait tenté de s’expliquer. Elle l’avait fait aussi clairement qu’elle le
pouvait. Elle lui avait révélé la vérité afin qu’il puisse tout reconstituer après son
départ et tout comprendre. Elle avait parlé sincèrement.
Pardonne-moi.
Elle regrettait ses mensonges. Le mal qu’elle lui avait fait. Ce qu’elle avait
détruit dans sa vie. Elle regrettait de lui avoir promis que ce serait lui qu’elle
choisirait quoi qu’il advînt. Toujours.
Il aurait voulu la détester pour ce mensonge. Cette fausse promesse qu’elle
avait oubliée dans les forêts brumeuses de Wendlyn.
Et pourtant…
En cet instant, auprès de ce prince et sans ce masque…
Elle touchait le fond de son abîme.
Elle était venue à Rowan, l’âme en déroute. Elle était venue à lui telle
qu’elle était, telle qu’elle ne s’était jamais montrée à personne. Et elle était
revenue guérie.
Mais elle avait quand même attendu avant de se lier à lui.
Chaol, lui, avait convoité Yrene et l’avait mise dans son lit sans une pensée
pour Nesryn, alors qu’Aelin…
Rowan et elle le regardaient à présent. Ils étaient aussi immobiles qu’un
animal à l’affût dans les bois, mais leurs regards étaient remplis de
compréhension. Et de lucidité.
Elle était tombée amoureuse de quelqu’un d’autre, elle avait désiré
quelqu’un d’autre aussi fort qu’il avait désiré Yrene.
Mais c’était Aelin, Aelin sans dieu ni loi, qui l’avait respecté, bien plus
qu’il avait respecté Nesryn.
Aelin inclina le menton comme pour acquiescer.
Quant à Rowan, il l’avait laissée rentrer en Adarlan. Pour faire justice, mais
aussi pour qu’elle puisse décider par elle-même ce qu’elle voulait. Qui elle
voulait. Et si c’était Chaol qu’elle avait choisi… il savait au fond de lui-même
que Rowan se serait incliné devant sa décision. Pour qu’Aelin soit heureuse, il
serait parti sans même lui avouer ses sentiments pour elle.
La honte l’accablait et l’écœurait.
Il l’avait traitée de monstre. À cause de ses pouvoirs, de ses actes, et
pourtant…
Il ne lui reprochait rien.
Il la comprenait.
Il comprenait qu’elle lui avait bel et bien fait une promesse, mais qu’elle
avait changé. Le chemin qu’elle avait emprunté avait changé.
Il le comprenait.
Il avait fait une promesse à Nesryn, ou du moins le lui avait laissé entendre.
Et quand il avait changé, quand le chemin qu’il avait pris avait changé et
qu’Yrene était apparue sur sa nouvelle voie…
Il comprenait tout cela désormais.
Aelin lui sourit avec douceur. Ses contours et ceux de Rowan ondulèrent, se
muèrent en rayon de soleil et s’évanouirent.
Laissant un sol de marbre rouge sur lequel s’étendait une mare de sang.
Et le bruit ignoble d’une tête tombant sur ses dalles lisses.
Un prince hurlant de douleur, de rage et de désespoir.
Je t’aime.
Sauve-toi.
Cet instant… s’il y avait eu une déchirure, elle avait eu lieu à cet instant.
Quand il s’était détourné et enfui. Quand il avait abandonné son ami, son
frère, dans cette salle.
Quand il avait fui ce combat et cette mort.
Dorian le lui avait pardonné. Il ne lui en avait jamais tenu rigueur.
Mais il s’était quand même enfui. Il l’avait quand même abandonné.
Tout ce qu’il avait tenté de sauver, au prix de tant de travail et d’efforts,
s’était effondré ce jour-là.
Dorian se tenait devant lui, les mains dans les poches, un léger sourire aux
lèvres.
Il ne méritait pas de servir un tel homme. Un tel roi.
Les ténèbres s’étendirent encore et lui révélèrent une salle de conseil. Le
prince et le roi qu’il avait servis. Les supplices qu’ils avaient infligés à des
hommes. À ses hommes.
Dans cette salle souterraine du château.
Le sourire de Dorian quand Ress avait hurlé, quand Brullo lui avait craché
au visage.
Tout avait été de sa faute. Tout. Tous ces instants de souffrance. Toutes ces
morts…
Les ténèbres lui révélaient les mains de Dorian qui maniaient ces
instruments dans la chambre souterraine. Le sang qui jaillissait, et les os qui se
brisaient. Ces mains fermes et immaculées. Et ce sourire.
Il le savait. Il l’avait toujours su. Il l’avait deviné. Rien ne pourrait réparer
le mal qui avait été fait. Ni pour ses hommes ni pour Dorian, qui devait vivre
avec ce souvenir.
Pour Dorian qu’il avait abandonné dans ce château.
Les ténèbres lui montraient cet instant-là, encore et encore.
L’instant où Dorian faisait front. Où il dévoilait sa magie, signant son arrêt
de mort, pour aider son ami à s’enfuir.
Il avait eu si peur… peur de la magie, de tout perdre, de tout… Et cette peur
l’avait mené là, l’avait poussé le long de ce chemin. Il avait lutté de toutes ses
forces et tout perdu. Mais trop tard. Il avait ouvert les yeux trop tard.
Et quand le pire était arrivé, quand il avait vu ce torque, ses hommes pendus
aux grilles du château et leurs cadavres becquetés par les corbeaux…
Cette vision l’avait détruit jusque dans ses fondations, jusque dans le
gouffre vide sous la montagne qu’il avait été.
Il s’était effondré.
Il avait bien trouvé un semblant de paix à Rifthold même après sa blessure,
et pourtant…
Cette paix n’était qu’un pansement sur une plaie profonde.
Il n’avait pas guéri. Égaré, aveuglé par la rage, il avait refusé de guérir.
Pas entièrement. Son corps, peut-être, et encore…
Une part de lui avait chuchoté qu’il méritait ce qui lui arrivait.
Et la blessure de son âme… il l’avait sciemment laissée s’infecter.
Raté, menteur et parjure.
Les ténèbres s’étendaient, agitées par des rafales de vent.
Il aurait pu rester là jusqu’à la fin des temps. Dans cette obscurité sans âge.
Oui, lui chuchotèrent les ténèbres.
Il pouvait rester là, fulminer, haïr, se recroqueviller pour n’être plus qu’une
ombre.
Mais Dorian restait immobile devant lui avec un léger sourire. Il attendait.
Il attendait.
Il l’attendait, lui.
Il avait fait une promesse. Une promesse qu’il n’avait pas encore trahie.
Celle de les sauver.
Son ami et son royaume.
Il lui restait cela.
Même au fond de cet enfer de ténèbres, il lui restait cela.
Et tout le chemin qu’il avait parcouru… Non, il ne regarderait pas en
arrière.
Et si nous ne faisons que souffrir davantage ?
Cette question posée sur un toit de Rifthold avait fait sourire Aelin. Comme
si elle avait compris longtemps avant lui qu’il découvrirait cet abîme. Et qu’il
trouverait lui-même la réponse.
Alors cela voudra dire que tout ne sera pas encore fini pour nous.
Et ça…
Non, tout n’était pas encore fini. Cette faille en lui, le fond de cet abîme,
n’était pas la fin.
Il lui restait une promesse.
Une promesse qu’il tiendrait.
Tout n’est pas encore fini.
Il sourit à Dorian dont les yeux de saphir brillaient de joie… et d’amour.
— Je rentre à la maison, chuchota-t-il à son frère et à son roi.
Dorian inclina la tête sans un mot et disparut dans les ténèbres.
Chaol vit alors Yrene.
Elle était immobile et rayonnait d’une lumière blanche aussi intense que
celle d’une étoile nouveau-née.
— Ces ténèbres t’appartiennent, dit-elle calmement. À toi d’en faire ce que
tu veux. De leur laisser du pouvoir sur toi ou de les rendre inoffensives.
— Est-ce qu’elles appartenaient aux Valg, à l’origine ? chuchota-t-il.
— Oui, mais c’est à toi de les garder. De garder ce lieu, ce dernier vestige.
Elles resteraient en lui, comme une cicatrice et comme un rappel.
— Est-ce qu’elles grandiront à nouveau ?
— Seulement si tu les laisses faire. Si tu ne remplis pas ce vide de quelque
chose de meilleur. Si tu refuses de pardonner, répondit-elle, et il savait que ce
pardon ne concernait pas seulement les autres. Mais si tu fais preuve de bonté
envers toi-même, si tu… si tu t’aimes…, reprit-elle, les lèvres tremblantes, si tu
t’aimes autant que je t’aime…
Il sentit le martèlement de son cœur dans sa poitrine, comme un battement
de tambour qui s’était longtemps tu.
Yrene lui tendit la main, et la lumière iridescente qui la nimbait déferla dans
les ténèbres.
Tout n’est pas encore fini.
— Est-ce que ça fera mal ? demanda-t-il d’une voix rauque. Le retour… la
sortie ?
Le chemin de retour vers la vie, vers lui-même.
— Oui, chuchota Yrene. Mais juste une dernière fois. Parce que ces
ténèbres ne veulent pas te perdre.
— Je crains que ce ne soit pas réciproque.
Le sourire d’Yrene était plus radieux que la lumière ondulant autour de son
corps. Une étoile… elle était une étoile tombée des cieux.
Elle lui tendit à nouveau la main, et ce geste était comme une promesse
silencieuse de ce qui l’attendait au-delà des ténèbres.
Il avait encore tant à faire. Tant de serments à honorer.
Et face à Yrene, à son sourire…
La vie. Il avait toute la vie à savourer et à défendre.
Et la rupture qui avait commencé et fini ici même… elle lui appartenait
aussi. Il s’était détruit afin de pouvoir renaître.
Afin de pouvoir recommencer.
Il le devait à son roi et à son pays.
Et il le devait à lui-même.
Yrene hocha la tête comme pour l’approuver.
Chaol se leva.
Il sonda sans crainte les ténèbres qui faisaient désormais partie de lui.
Alors, il sourit à Yrene et saisit sa main.
CHAPITRE 56

C’ÉTAIT UN CHAOS DE DOULEUR, de désespoir et de peur. De joie, de rires et


de sérénité.
Tout ça, c’était la vie, et même si ces ténèbres essayaient de les happer,
Yrene et lui, il n’avait pas peur d’elles.
Il regarda simplement l’obscurité et sourit.
Il n’était pas brisé.
Il était régénéré.
Et quand l’obscurité le regarda en retour, Chaol lui caressa la joue et
l’embrassa sur le front.
Elle desserra alors son étreinte et reflua dans ce gouffre. Elle se lova au
fond, sur la pierre, et l’observa calmement et attentivement.
Il avait l’impression de s’élever et d’être aspiré à travers une porte trop
étroite. Yrene l’attrapa et l’entraîna avec elle.
Elle ne le lâcha pas. Elle ne faiblit pas. Elle s’élança vers le ciel avec lui
comme une étoile filant dans la nuit.
Une lumière blanche les frappa de plein fouet.
Non, c’était la lumière du jour.
Il ferma les yeux, aveuglé par son éclat.
Sa première impression fut de ne rien sentir.
Ni douleur, ni engourdissement, ni courbatures, ni épuisement.
Plus rien.
Ses jambes étaient… Il en remua une. Elle bougeait facilement, sans la
moindre douleur, sans la moindre tension.
Il regarda vers sa droite, où Yrene était toujours assise.
Elle le contemplait en souriant.
— Comment ? demanda-t-il d’une voix éraillée.
La joie illumina ses yeux incroyables.
— Grâce à ma théorie… mais je t’expliquerai tout plus tard, répondit-elle.
— Est-ce que la marque…
Yrene serra les lèvres.
— Elle est plus petite, mais toujours là, dit-elle en passant un doigt dans son
dos. Mais quand je la touche, je ne sens rien. Plus rien du tout.
Cette marque était un rappel. Comme si un dieu voulait qu’il n’oublie
jamais ce qui était arrivé.
Il s’assit, émerveillé de l’aisance de ce mouvement et de l’absence de toute
raideur.
— Tu m’as guéri.
— Je crois que cette fois-ci le mérite nous revient à tous deux, répondit-
elle.
Chaol lui caressa la joue. Ses lèvres étaient trop pâles et son teint blême.
— Tu te sens bien ? demanda-t-il.
— Je suis… fatiguée, mais je vais bien. Et toi ?
Il l’attira sur ses genoux et enfouit le visage dans son cou.
— Oui, murmura-t-il. Merveilleusement bien.
Sa poitrine… elle n’était plus oppressée. Et ses épaules étaient détendues.
Elle le repoussa doucement.
— Tu dois encore faire attention, recommanda-t-elle. Tant que la cicatrice
est fraîche, tu risques encore de te faire mal. Laisse à ton corps le temps de se
reposer… de guérir complètement.
Il haussa un sourcil.
— Qu’est-ce que « se reposer » implique au juste ? demanda-t-il.
Le sourire d’Yrene se fit malicieux.
— Des choses que seuls les patients privilégiés peuvent comprendre,
répliqua-t-elle.
Il se sentit soudain trop à l’étroit dans son corps, mais Yrene s’écarta de lui.
— Tu devrais peut-être prendre un bain, suggéra-t-elle.
Il cligna des yeux. Se regarda. Regarda le lit. Et eut un mouvement de recul.
C’était du vomi. Sur les draps, et sur son bras gauche.
— Quand…, commença-t-il.
— Je n’en sais rien au juste.
Le soleil couchant teintait d’or le jardin et projetait des ombres étirées dans
la chambre.
Plusieurs heures, une journée entière, s’étaient donc écoulées au cœur de
ces ténèbres.
Chaol descendit du lit et s’émerveilla encore de fendre l’air comme une
lame le ferait d’une pièce de soie.
Il sentit le regard d’Yrene sur lui lorsqu’il se dirigea vers la salle de bains.
— Est-ce que l’eau chaude est sans danger maintenant ? lança-t-il par-
dessus son épaule en ôtant son caleçon, puis en entrant dans la chaleur exquise
du bain.
— Oui, répondit-elle. Tu n’es plus perclus de courbatures.
Il se plongea sous l’eau et se récura. Chaque mouvement était un plaisir.
Quand il refit surface en essuyant son visage trempé, Yrene se tenait sous la
voûte de l’entrée.
Il se figea devant son regard voilé.
Lentement, elle défit les lacets sur le devant de sa robe mauve et la laissa
glisser sur le sol avec ses sous-vêtements.
La bouche de Chaol s’assécha devant son regard fixe et ses hanches
ondulant à chacun de ses pas vers les marches du bassin.
Quand elle entra dans l’eau, il entendit son sang rugir dans ses oreilles.
Il la rejoignit avant qu’elle ait posé le pied sur la dernière marche.

Ils manquèrent le dîner. Et le dessert.


Et le kahve de minuit.
Pendant leur bain, Kadja se glissa dans la chambre pour changer les draps.
Yrene ne put se résoudre à avoir honte à l’idée de ce qu’elle avait dû entendre,
car ils ne s’étaient certainement pas montrés discrets dans l’eau.
Et ils ne le furent pas plus au cours des heures qui suivirent.
Yrene titubait d’épuisement quand ils se séparèrent, en sueur, pour un
deuxième bain. La poitrine de Chaol se soulevait au rythme de son souffle
précipité.
Il avait déjà été un amant incroyable dans le désert mais, à présent, guéri
dans son corps, mais surtout dans la part sombre et suppurante de son âme…
Il posa un baiser sur le front en sueur d’Yrene et sentit sous ses lèvres les
boucles plaquées contre sa peau après le bain. De la main, il décrivait des cercles
sur le bas de son dos.
— Tu m’as dit quelque chose… au fond de ce gouffre, murmura-t-il.
Yrene acquiesça d’un simple « hmmmm », trop fatiguée pour parler.
— Tu as dit que tu m’aimais, reprit-il.
Pour le coup, ces paroles la réveillèrent. Elle sentit l’intérieur de son ventre
se crisper.
— Ne te sens pas obligé de…, commença-t-elle.
Elle se tut devant le regard ferme et serein de Chaol.
— C’est vrai ? demanda-t-il.
Elle suivit du doigt la cicatrice de sa joue. Elle n’avait pas vu grand-chose
au début de ce flot d’images. Elle avait fait irruption dans ses souvenirs juste à
temps pour voir ce bel homme aux cheveux noirs, Dorian, lui sourire. Mais elle
avait deviné qui avait laissé cette cicatrice sur sa joue.
— Oui, répondit-elle.
Elle avait parlé doucement, mais du fond de son âme.
Les coins des lèvres de Chaol frémirent.
— Eh bien, c’est une excellente nouvelle, Yrene Towers, parce qu’il se
trouve que, moi aussi, je t’aime.
La gorge d’Yrene se serra, et ce fut à son tour de se sentir soudain trop à
l’étroit dans son corps sous les émotions et les sensations qui l’envahissaient.
— Je crois que je l’ai su au moment où tu es entrée dans le salon, ce
premier jour, dit Chaol.
— Je n’étais qu’une inconnue.
— Mais tu m’as regardé sans aucune pitié. Et tu m’as vu. Pas seulement
mon corps et ma blessure, mais moi. C’était la première fois que j’avais
l’impression d’être… vu tel que j’étais. Et pleinement éveillé, ce qui ne m’était
plus arrivé depuis longtemps.
Elle l’embrassa juste au-dessus de son cœur.
— Et moi, comment aurais-je pu résister à ces muscles ? plaisanta-t-elle.
Elle sentit vibrer son rire contre ses lèvres et jusqu’au fond de sa moelle.
— Quelle conscience professionnelle, ironisa-t-il.
Yrene sourit tout contre sa peau.
— Je n’ai pas fini d’en entendre parler avec les guérisseuses, dit-elle.
Hafiza ne se tient déjà plus de joie.
Mais elle se raidit en songeant au chemin qui s’étendait au-devant d’eux. À
tous les choix qu’il leur restait à faire.
— Quand Nesryn viendra, je lui expliquerai tout, déclara Chaol. Mais je
crois qu’elle avait déjà tout compris avant moi.
Yrene acquiesça en luttant contre le doute qui s’insinuait en elle.
— Mais indépendamment de tout ça… c’est à toi de décider, Yrene, reprit-
il. Quand tu voudras partir, comment, et si tu veux vraiment partir, dit-il. Si tu
veux bien de moi, il y aura une place pour toi à bord de mon bateau. Avec moi.
Elle toussota en suivant du doigt le contour de l’un de ses tétons.
— Quel genre de place ? demanda-t-elle.
Chaol s’étira avec l’indolence d’un chat, puis croisa les bras derrière sa tête.
— Les fonctions habituelles : fille de cuisine, cuisinière, laveuse de
vaisselle…
Elle lui envoya une bourrade dans les côtes et il éclata d’un rire
merveilleux, sonore et grave. Mais ses yeux bruns s’adoucirent quand il prit le
visage d’Yrene entre ses mains.
— Quelle place voudrais-tu, Yrene ?
Son cœur battit violemment à cette question et au son de sa voix, mais elle
répondit par un petit sourire narquois.
— Celle qui me donnera le droit de te hurler dessus si tu ne te ménages pas,
répondit-elle.
Elle passa la main le long de ses jambes et de son dos. Il devrait vraiment
être prudent pendant quelque temps encore.
L’un des coins de la bouche de Chaol se releva, et il attira Yrene contre lui.
— Je crois que j’ai une idée de la place qui te conviendra le mieux, dit-il.
CHAPITRE 57

À LEUR RETOUR, toute l’aire d’Eridun était sens dessus dessous.


Falkan était encore inconscient, et l’arrivée de cette araignée inerte avait
provoqué un tel affolement à Altun qu’Houloun avait dû s’interposer pour
empêcher plusieurs ruks de dépecer le métamorphe.
Sartaq était parvenu à rester debout le temps de serrer Kadara dans ses bras,
de faire venir un guérisseur pour la soigner, puis d’étreindre Borte, éclaboussée
de sang noir, qui souriait jusqu’aux oreilles. Il serra ensuite le bras de Yeran,
dont Borte ignorait ostensiblement la présence – ce qui était toujours mieux que
de l’hostilité pure et simple, supposait Nesryn.
Elle s’agenouilla auprès de Falkan toujours évanoui, car elle ne faisait pas
confiance aux ruks pour se maîtriser.
— Comment avez-vous fait ? demanda Sartaq à Borte.
Yeran, dont les rukhins avaient regagné leur aire, s’écarta de sa monture qui
l’attendait pour répondre à la place de Borte.
— Borte est venue me trouver. Elle m’a dit qu’elle partait pour une mission
dangereusement stupide et que j’avais le choix entre la laisser mourir seule ou
l’accompagner.
Sartaq partit d’un rire rauque.
— On t’avait interdit de venir avec nous, dit-il à Borte, qui regardait
Houloun agenouillée auprès de Falkan et de toute évidence tiraillée entre le
soulagement et la fureur.
Borte renifla dédaigneusement.
— C’est ma mère spirituelle d’Eridun qui me l’a interdit, répondit-elle.
Mais comme je suis actuellement fiancée à un capitaine des Berlad, poursuivit-
elle en appuyant sur « actuellement », ce qui déplut visiblement à Yeran, ma
loyauté va également à la mère spirituelle de son clan. Et elle n’a vu aucune
objection à me laisser faire plus ample connaissance avec mon fiancé.
— Nous aurons deux mots à nous dire, elle et moi, maugréa Houloun en se
relevant.
Elle s’éloigna en ordonnant à quelques personnes de transporter Falkan à
l’intérieur. Elles s’exécutèrent avec répugnance et en grimaçant sous le poids de
l’araignée.
Borte haussa les épaules et suivit sa grand-mère et le métamorphe évanoui,
qu’on soignerait le mieux possible dans ce corps d’araignée.
— En tout cas, la mère spirituelle de mon fiancé est d’accord avec ma façon
de faire plus ample connaissance avec lui, déclara-t-elle.
Nesryn la surprit à échanger un léger sourire de connivence avec Yeran
avant de s’éloigner.
Les yeux de Yeran restèrent un moment fixés sur l’endroit où elle s’était
tenue, et puis il se tourna vers Sartaq avec un sourire en coin.
— Elle m’a promis de choisir une date pour notre mariage : c’est comme ça
qu’elle a obtenu le consentement de ma mère spirituelle, expliqua-t-il. J’ai
malheureusement oublié de lui dire que cette date ne m’arrangeait pas du tout,
fit-il en adressant un clin d’œil à Sartaq.
Sur ces mots, il suivit Borte en pressant le pas pour la rattraper. Elle pivota
vers lui, des paroles cinglantes aux lèvres, mais le laissa la suivre dans la salle.
Quand Nesryn se tourna vers Sartaq, elle le vit chanceler. Elle se précipita
vers lui malgré la douleur de ses courbatures et le retint par la taille. On appela
un guérisseur, mais Sartaq se redressa sans pour autant s’écarter de Nesryn, qu’il
avait prise dans ses bras.
Et celle-ci se rendit compte qu’elle-même n’avait aucune envie de lui lâcher
la taille.
Sartaq la regarda de nouveau avec ce charmant et doux sourire.
— Vous m’avez sauvé la vie, dit-il.
— C’est une fin plutôt médiocre aux légendes du prince ailé, répliqua-t-elle
en fronçant les sourcils devant la blessure de sa jambe. Vous devriez vous
asseoir…
Un éclair illumina l’autre extrémité de la salle et ils entendirent des cris…
L’araignée avait disparu, et un homme couvert de plaies et de sang se tenait à sa
place.
Quand Nesryn se retourna, elle surprit le regard de Sartaq sur elle.
Sa gorge se serra et ses lèvres tremblèrent quand elle comprit enfin qu’ils
étaient bien là, vivants, et qu’elle n’avait jamais éprouvé autant de peur et de
désespoir qu’à l’instant où il avait été enlevé.
— Ne pleurez pas, murmura-t-il, et il se pencha pour effleurer des lèvres les
larmes qui avaient jailli de ses yeux. Que dirait-on de la Flèche de Neith, sinon ?
chuchota-t-il tout contre sa peau.
Nesryn ne put s’empêcher de rire malgré tout ce qui était arrivé. Elle
l’étreignit aussi fort qu’elle le pouvait sans lui faire de mal et posa la tête contre
sa poitrine.
Sans un mot, Sartaq caressa ses cheveux en la serrant contre elle.

Le Conseil des Clans se réunit le surlendemain à l’aube.


Les mères spirituelles et leurs capitaines se rassemblèrent dans la salle
d’Altun, qui était bondée.
Nesryn avait passé toute la journée précédente à dormir.
Pas dans sa chambre, mais roulée en boule dans un autre lit à côté du
prince, qui se tenait maintenant près d’elle devant l’assemblée.
On les avait soignés, on leur avait fait prendre un bain et, alors que le prince
ne l’avait pas même embrassée… Nesryn n’avait pas protesté quand il l’avait
prise par la main et menée en boitant à sa chambre.
Ils avaient dormi. Et, à leur réveil, après qu’on avait renouvelé leurs
pansements, ils étaient sortis de la chambre, puis entrés dans la salle remplie de
rukhins.
Falkan était adossé au mur le plus éloigné, un bras en écharpe, mais le
regard alerte. Nesryn lui avait souri en entrant, mais ce n’était ni le lieu ni
l’heure pour un entretien avec lui et ce qu’elle allait lui révéler.
Quand Houloun eut souhaité la bienvenue à tout le monde, quand le silence
se fit dans la salle, Nesryn regarda Sartaq. C’était déroutant de le voir avec des
cheveux plus courts – déroutant, mais ça ne lui allait pas mal du tout. « Ils
repousseront », avait-il dit quand elle l’avait examiné en haussant les sourcils.
Tous les regards s’étaient arrêtés sur elle et sur lui, certains amicaux et
accueillants, d’autres inquiets, d’autres encore froids et durs.
— Les kharankuis s’agitent à nouveau, déclara Sartaq à l’assemblée, et des
murmures s’élevèrent dans la foule. Et bien que cette menace ait été vaillamment
et impitoyablement écrasée par le clan Berlad, les araignées reviendront. Elles
ont entendu un appel des ténèbres et elles sont prêtes à y répondre.
Nesryn s’avança, leva le menton et, si ce qu’elle allait dire la remplissait
d’effroi, prononcer ces mots lui paraissait aussi naturel que de respirer.
— Nous avons fait de nombreuses découvertes dans le défilé de Dagul,
annonça-t-elle d’une voix qui se répercuta entre les piliers et les pierres de la
salle. Des découvertes qui changeront le cours de la guerre dans le nord… et la
face du monde.
Tous les regards convergeaient sur elle à présent. Houloun hocha la tête et
Borte, qui se tenait à côté d’elle, sourit à Nesryn pour l’encourager. Assis un peu
plus loin, Yeran gardait un œil sur sa fiancée.
Les doigts de Sartaq effleurèrent ceux de Nesryn, dans un geste qui était à
la fois une promesse et un soutien.
— Ce n’est pas une armée d’hommes que nous affrontons dans le nord,
mais des hordes de démons, poursuivit-elle. Et si nous ne nous dressons pas face
à cette menace, si nous n’agissons pas comme un seul homme en unissant nos
forces… nous serons perdus.
Elle leur raconta alors l’histoire d’Erawan et de Maeve.
Elle ne dit rien des clefs, mais quand elle eut achevé son récit, des
murmures parcouraient la foule où chaque clan s’entretenait à voix basse avec
les autres.
— Je vous laisse en décider, lança Sartaq d’une voix ferme. Les atrocités
qui se déroulent dans les monts Dagul ne sont qu’un début. Je ne jugerai pas
ceux qui décideront de rester ici. Mais tous ceux qui partiront avec moi le feront
sous la bannière du Khagan. Et maintenant, nous vous laissons en débattre entre
vous.
Sur ces mots, il prit Nesryn par la main et l’emmena, suivi de Falkan. Borte
et Houloun restèrent en tant que cheffes du clan Eridun. Nesryn était sûre
qu’elles partiraient pour le nord, mais les autres…
Les chuchotements s’étaient transformés en débats animés quand ils
parvinrent à l’une des salles privées réservées à la famille. Mais Sartaq se rendit
aussitôt aux cuisines, laissant Nesryn et Falkan en tête à tête avec un clin d’œil et
la promesse de leur rapporter à manger.
Seule avec le métamorphe, Nesryn s’approcha du feu pour se réchauffer les
mains.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle en regardant par-dessus
son épaule.
Falkan se reposait dans un fauteuil en bois.
— J’ai mal partout, répondit-il avec une grimace en se frottant la jambe.
Rappelez-moi de ne plus jamais me prendre pour un héros.
Elle rit par-dessus le crépitement du feu.
— Merci… pour tout ce que vous avez fait, dit-elle.
— Il n’y a pas de quoi. Dans ma vie, je n’ai personne à qui je manquerai si
je venais à disparaître.
La gorge de Nesryn se serra.
— Si nous remontons… vers Antica et le continent du nord…, reprit-elle,
incapable de dire « chez nous », voudriez-vous nous accompagner ?
Le métamorphe resta longtemps silencieux.
— Avez-vous besoin de moi là-bas ? demanda-t-il.
Nesryn se détourna enfin du feu, les yeux brûlants.
— J’ai quelque chose à vous raconter, reprit-elle.

Quand elle lui parla de Lysandra, Falkan enfouit son visage dans ses mains
et pleura. Elle connaissait mal le passé de la métamorphe, mais l’âge et le lieu
correspondaient au récit de Falkan. Seule la description physique différait. La
mère de Lysandra avait fait le portrait d’une fille brune plutôt quelconque au lieu
d’une beauté aux cheveux noirs et aux yeux verts.
Mais Falkan répondit que, oui, bien sûr, il partirait pour le nord. Pour faire
la guerre et pour retrouver sa nièce, sa dernière parente au monde qu’il n’avait
jamais cessé de chercher.
Sartaq réapparut avec de la nourriture et, une demi-heure plus tard, un
message leur parvint de la salle.
Les clans avaient pris leur décision.
Tremblante, Nesryn s’avança vers la porte et vers Sartaq, qui lui tendait la
main.
Leurs doigts s’entrelacèrent, et il l’entraîna vers la salle silencieuse. Falkan
se leva péniblement, essuya ses larmes et les suivit en boitillant.
Ils avaient à peine fait quelques pas quand une messagère venue de la salle
dévala l’escalier.
Nesryn s’écarta du prince pour le laisser s’entretenir avec la jeune femme
hors d’haleine et aux yeux hagards, mais ce fut à Nesryn qu’elle tendit la lettre.
Les mains de Nesryn tremblèrent à nouveau quand elle reconnut l’écriture.
Elle sentit Sartaq se raidir à côté d’elle quand il comprit que le message
venait de Chaol. Il recula en baissant les yeux pour la laisser la lire en paix. Ce
qu’elle fit – deux fois – avant d’inspirer à fond pour lutter contre la nausée.
— Il… il me demande de rentrer à Antica. Il a besoin de moi là-bas,
annonça-t-elle tandis que la lettre frémissait dans sa main. Il nous implore de
rentrer aussi vite que les vents peuvent nous porter.
Sartaq prit la lettre, la parcourut et poussa un juron. Pendant ce temps,
Falkan restait silencieux et attentif.
— Quelque chose ne va pas, déclara Sartaq, et Nesryn acquiesça.
Si Chaol, qui ne demandait jamais d’aide et qui n’en avait jamais besoin,
les suppliait de se hâter… Elle regarda l’assemblée qui les attendait pour
annoncer sa décision.
— Dans combien de temps pourrons-nous décoller ? demanda-t-elle
simplement au prince.
CHAPITRE 58

LE MATIN ARRIVA, puis l’après-midi, mais Yrene n’était pas pressée de se


lever. Chaol non plus. Ils prirent tranquillement leur petit déjeuner au salon, sans
se donner la peine d’être convenablement vêtus.
C’était maintenant à Hafiza de décider si et quand elle leur remettrait ces
livres. Ils n’avaient donc plus qu’à attendre sa réponse. Puis à patienter jusqu’à
ce qu’Aelin Galathynius ou quelqu’un d’autre parvienne à déchiffrer ces textes,
comme le dit Chaol à Yrene quand elle lui eut raconté sa conversation avec
Hafiza.
— Ces livres doivent receler des informations cruciales, fit-il en mâchant
des graines de grenade qui ressemblaient à de minuscules rubis.
— S’ils sont aussi anciens que nous le pensons, si certains de ces textes
proviennent de la nécropole ou de sites de ce genre, ce serait un véritable trésor,
une mine de renseignements sur les Valg et sur nos relations avec eux, supputa
Yrene.
— Aelin a eu une sacrée chance de tomber sur ces livres à Rifthold.
Il lui avait parlé de Keleana la tueuse qui était en réalité la reine Aelin. Il lui
avait raconté toute sa longue et triste histoire. Sa voix était devenue rauque
quand il avait évoqué Dorian, le torque et le prince Valg. Et tous ceux qu’ils
avaient perdus. Et son propre rôle dans cette histoire. Les sacrifices qu’il avait
accomplis, les promesses qu’il n’avait pas tenues, tout, sans rien omettre.
Si Yrene ne l’avait pas déjà aimé, elle se serait éprise de lui dès cet instant
où il lui révéla la vérité. De l’homme qu’il devenait après toutes ces épreuves.
— Le roi n’a probablement pas retrouvé ces livres malgré toutes ses
recherches et ses persécutions contre les guérisseurs, dit-il.
— Peut-être qu’un dieu y a veillé, fit Yrene d’un air songeur. Je suppose
qu’il n’y a pas de chats de Baast dans la bibliothèque du château de Rifthold ?
Chaol secoua la tête et reposa les restes de la grenade.
— Aelin a toujours eu un ou deux dieux à ses côtés. Et, au point où nous en
sommes, plus rien ne m’étonnerait.
Yrene réfléchit un instant.
— Qu’est-il arrivé à l’ancien roi ? demanda-t-elle. S’il était possédé par ce
démon Valg…
Le visage de Chaol s’assombrit. Il se renversa dans la nouvelle banquette
qui avait succédé au canapé doré, mais qui était bien moins confortable.
— Aelin l’a guéri, répondit-il.
Yrene se redressa.
— Comment ? demanda-t-elle.
— Elle a chassé ce démon de lui par le feu… avec l’aide de Dorian.
— Mais le roi… je veux dire l’homme en lui… a survécu ?
— Non. Enfin, si, pour un temps. Je dois dire qu’Aelin et Dorian sont restés
très évasifs au sujet de ce qui est arrivé sur cette passerelle du château. Le roi a
quand même survécu assez longtemps pour leur expliquer ce que les Valg
avaient fait, mais je pense qu’il s’affaiblissait rapidement. Alors Aelin a détruit
le château, et lui avec.
— Mais le feu a donc chassé le démon Valg de son corps ?
— Oui. Et je crois que c’est ce qui a sauvé Dorian. C’est du moins ce qui
lui a permis de se défendre par lui-même. Pourquoi cette question ?
— Parce que ma théorie…
Le genou d’Yrene tressaillit. Elle scruta la salle et les portes de la suite,
mais il n’y avait personne dans les parages.
— Je crois…, reprit-elle en se penchant vers Chaol et en posant la main sur
son genou, je crois que les Valg sont des parasites. Des infections.
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais Yrene ne lui en laissa pas le temps.
— Alors que je venais d’arriver au Torre, Hafiza et moi avons extrait un ver
solitaire du corps d’Hasar. Ces vers sont des parasites qui se nourrissent de leurs
hôtes, un peu comme les Valg. C’est comme ça qu’ils survivent et satisfont leurs
besoins élémentaires, comme celui de se nourrir. Et quand ils ont épuisé ces
ressources, ils tuent leurs hôtes.
Chaol se figea.
— Mais les vers solitaires sont des asticots sans la moindre intelligence,
observa-t-il.
— Oui, et c’est ce que j’ai voulu vérifier chez toi pendant notre séance
d’hier : le degré de lucidité de ces ténèbres. L’étendue de leur pouvoir. Je voulais
savoir si elles avaient laissé un parasite dans ton sang. Ce n’était pas le cas,
mais… une autre sorte de parasite se nourrissait de toi, et c’est ce qui te rendait
vulnérable face à ces ténèbres.
Chaol restait silencieux.
Yrene s’éclaircit la gorge et caressa le poignet de Chaol.
— Cette nuit-là, j’ai compris que moi aussi, j’étais infestée : par ma haine,
ma colère, ma peur et ma souffrance, dit-elle en chassant une boucle de son
front. Toutes ces émotions ont agi comme des parasites en se nourrissant de moi
pendant des années. Elles me nourrissaient tout en sapant mes forces vitales.
Quand elle en avait pris conscience, quand elle avait compris que le lieu où
elle avait le plus peur de se risquer était en elle-même, parce que ce qui
l’effrayait le plus était de regarder en face ce qui la hantait…
— Quand j’ai compris ça, j’ai également compris que c’est ce que sont les
Valg, au fond, poursuivit-elle, et ce que sont ces ombres qui subsistent en toi.
Des parasites. Et subir cette emprise pendant des semaines est une chose, lutter
contre elle en est une autre. J’ai attaqué ces ténèbres comme je l’aurais fait avec
n’importe quel parasite. Je les ai cernées, et je les ai lancées sur toi afin que tu
puisses les affronter. Afin que tu puisses affronter ce que tu redoutais le plus et
décider si tu étais enfin prêt à te défendre.
Les yeux de Chaol étaient vifs et limpides.
— C’est une sacrée découverte, commenta-t-il.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
Et elle songea à ce qu’il lui avait raconté à propos d’Aelin et du démon qui
avait possédé le défunt roi.
— Le feu nettoie et purifie, reprit-elle. Mais il est incontrôlable, donc
rarement utilisé comme remède. L’eau convient mieux. Et puis il existe aussi des
pouvoirs guérisseurs à l’état brut, comme le mien.
— La lumière, fit Chaol. J’ai vu un essaim lumineux lancé sur ces ténèbres.
Elle acquiesça.
— Aelin a réussi à libérer Dorian et son père, mais très brutalement, et l’un
d’eux n’y a pas survécu. Mais si une guérisseuse possédant un don comme le
mien traitait une personne possédée… infectée par un Valg ? L’anneau et le
torque sont des moyens d’implantation, comme l’eau ou les aliments le sont pour
les parasites. Un simple véhicule pour une infime quantité, une graine issue de
ces démons qui pousse ensuite dans leurs hôtes. La première étape du traitement
consisterait à l’extraire mais, d’après ce que tu m’as dit, le démon peut malgré
tout rester dans son hôte.
Chaol acquiesça, la gorge serrée.
— Je crois que je pourrais guérir les gens possédés par des Valg, chuchota
Yrene. Je crois que les Valg sont des parasites et que je peux traiter les
personnes infectées.
— Alors, tous ceux qu’Erawan a capturés et asservis au moyen de ces
anneaux et de ces torques…
— Nous pourrions potentiellement les libérer.
Il pressa sa main.
— Mais il faudrait approcher les Valg et leurs pouvoirs de près, Yrene…
— Je suppose que c’est là qu’Aelin et Dorian interviendraient : pour les
immobiliser.
— Mais il n’y a aucun moyen de vérifier cette tactique sans danger, objecta
Chaol, et il serra les dents. C’est forcément pour ça que l’agent d’Erawan t’a
pourchassée. Pour détruire des informations cruciales. Pour t’empêcher de les
découvrir en me soignant et d’en informer les autres guérisseuses.
— Si c’est bien le cas… pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu
aussi longtemps ?
— Peut-être qu’Erawan n’y avait même pas pensé avant qu’Aelin ait réussi
à déloger les Valg de Dorian et de son père, répondit Chaol d’un air songeur.
Athril, un ami du roi Brannon et de Maeve, avait autrefois en sa possession un
anneau magique qui le rendait invulnérable aux Valg. Cet anneau était unique, et
il a été perdu par la suite. Mais Aelin l’a retrouvé. Et Maeve voulait tellement le
récupérer qu’elle a échangé Rowan contre lui. À en croire la légende, Mala en
personne avait forgé l’anneau pour Athril, ce qui est plutôt surprenant parce
que… c’était Brannon qu’elle aimait.
Chaol se leva brusquement, et Yrene le regarda arpenter le salon.
— Il y avait une tapisserie dans l’ancienne chambre d’Aelin au château de
Rifthold, poursuivit-il. Une tapisserie représentant un cerf. Elle dissimulait un
passage secret menant à un tombeau où Brannon avait caché l’une des trois clefs
de Wyrd. C’était le premier indice qui avait lancé Aelin dans cette quête.
— Et… ? murmura Yrene.
— Et il y avait une chouette parmi les animaux de la forêt représentés sur
cette tapisserie. La chouette était la forme animale d’Athril. Pas celle de
Brannon. Tout cela était codé – la tapisserie et le tombeau. Symboles sur
symboles. Mais la chouette… nous n’y avions jamais pensé. Nous n’avions
jamais envisagé que…
— Envisagé quoi ?
Chaol se figea au milieu du salon.
— Que la chouette ait pu être non seulement la forme animale d’Athril,
mais aussi son emblème en raison de sa loyauté envers…
Malgré la chaleur, Yrene sentit son sang se glacer.
— Silba, acheva-t-elle dans un souffle.
Chaol hocha lentement la tête.
— La déesse des guérisseurs, fit-il.
— Ce n’est donc pas Mala qui a forgé cet anneau protecteur, chuchota
Yrene.
— Non, ce n’était pas elle.
C’était Silba.
— Il faut aller voir Hafiza, reprit doucement Yrene. Même si elle ne nous
permet pas d’emporter les livres, il faut lui demander la permission de les
consulter… pour voir par nous-mêmes ce que les guérisseurs Fae ont peut-être
découvert au cours de cette guerre.
— Allons-y, dit Chaol en lui faisant signe de la suivre.
Mais les portes de la suite s’ouvrirent et Hasar entra d’un pas léger, vêtue
d’une robe vert et or qui flottait dans son sillage.
— Eh bien, au moins, vous vous mettez à l’aise, commenta-t-elle avec un
sourire narquois en regardant leur tenue légère et leurs cheveux ébouriffés.
Yrene se prépara au pire tandis que la princesse souriait à Chaol.
— Nous avons des nouvelles de votre pays, annonça-t-elle.
— Lesquelles ?
Hasar nettoyait nonchalamment ses ongles.
— Oh, pas grand-chose, si ce n’est que la flotte de la reine Maeve a
retrouvé l’armée qu’Aelin Galathynius rassemblait en douce. Il paraît que la
bataille valait le coup d’œil.
CHAPITRE 59

CHAOL ENVISAGEA UN BREF INSTANT d’étrangler la princesse qui jubilait,


mais il parvint à se contenir et à garder la tête haute même s’il ne portait que son
pantalon.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en détachant chaque mot.
Une bataille navale. Aelin contre Maeve… Il attendit que la réponse tombe
comme un couperet.
Hasar leva enfin les yeux de ses ongles.
— D’après ce qu’on raconte, ça valait le spectacle, déclara-t-elle. Une flotte
de Fae contre une armée humaine de bric et de broc…
— Hasar, je vous en prie, murmura Yrene.
La princesse poussa un soupir, les yeux levés au ciel.
— Bon, bon. Maeve s’est fait écraser.
Chaol se laissa tomber sur la banquette.
Aelin… Aelin s’en était sortie, les dieux soient loués…
— Il y a eu des détails particulièrement intéressants dans cette bataille,
reprit Hasar.
Elle cita des exemples en commençant par donner des chiffres : un tiers de
la flotte de Maeve voguant sous le pavillon des Whitethorn avait tourné casaque
pour se rallier à Terrasen. Dorian avait combattu en première ligne au côté de
Rowan. Enfin, une escouade de wyverns était tombée du ciel pour prêter main-
forte à Aelin.
Manon Bec-Noir… Chaol était prêt à parier sur sa vie que la sorcière avait
aidé Aelin ou Dorian, et que son intervention avait changé le cours de cette
guerre.
— Il paraît que le déploiement de magie a été impressionnant, poursuivit
Hasar. Glace, vent et eau.
Dorian et Rowan, pensa Chaol.
— On raconte même qu’il y avait une métamorphe.
Lysandra, bien sûr.
— Cela dit, pas de ténèbres, ni aucun autre pouvoir de Maeve, ni de feu.
Chaol posa les coudes sur ses genoux.
— D’après certains rapports, on a en revanche aperçu des flammes et des
ombres sur le rivage, mais de loin et fugitivement, reprit Hasar. Et personne n’a
vu Aelin ni la reine des ténèbres à bord d’un navire.
Ç’aurait été typique d’Aelin de déplacer ainsi le lieu du combat entre
Maeve et elle en le livrant à terre. De réduire les pertes au sein de son armée en
libérant son pouvoir plus loin, en lieu sûr.
— Comme je viens de le dire, Aelin et sa cour ont remporté la victoire,
enchaîna Hasar en faisant bouffer ses jupes. On l’a vue regagner sa flotte
quelques heures plus tard. Ils ont mis le cap sur le nord, semblerait-il.
Chaol marmonna une prière de remerciement à Mala et une autre au dieu
qui protégeait Dorian, qui qu’il fût.
— Est-ce qu’il y a eu beaucoup de pertes ? demanda-t-il.
— Dans les rangs des soldats, oui, mais aucune parmi les personnages les
plus intéressants, répondit Hasar et, à cet instant, Chaol la haït. Maeve s’est
volatilisée, ajouta-t-elle en regardant les fenêtres du salon d’un air renfrogné.
Peut-être viendra-t-elle jusqu’ici pour lécher ses plaies.
Chaol pria pour qu’il n’en soit pas ainsi. Si la flotte de Maeve se trouvait
dans le détroit quand ils le traverseraient…
— Ils sont donc repartis vers le nord. Mais où, au juste ?
Où pourrai-je retrouver mon roi et mon frère ?
— Vers Terrasen, je suppose, maintenant qu’Aelin a une flotte… et même
deux.
Hasar lui sourit, dans l’attente de sa question… et de ses supplications.
Il se força à demander :
— Quelle deuxième flotte ?
Hasar haussa les épaules, puis se détourna pour sortir.
— Il s’avère qu’Aelin a demandé aux Assassins silencieux du Désert rouge
de s’acquitter d’une dette, lança-t-elle.
Les yeux de Chaol le brûlèrent.
— Et elle a adressé la même demande à Wendlyn, ajouta Hasar.
Les mains de Chaol se mirent à trembler.
— Combien de navires ? souffla-t-il.
— Tous, répondit Hasar, une main posée sur la porte. La totalité de la flotte
de Wendlyn commandée par le prince héritier Galan en personne.
Aelin… le sang de Chaol dansa dans ses veines. Il regarda Yrene. Ses yeux
agrandis brillaient d’espoir, un espoir ardent et précieux.
— Il semblerait qu’un certain nombre de personnes ont la plus haute
opinion d’elle et croient à ce qu’elle leur raconte, reprit Hasar d’un air songeur,
comme au détour de la conversation.
— Et que raconte-t-elle ? chuchota Yrene.
Hasar haussa les épaules.
— Sans doute ce qu’elle a voulu me faire avaler quand elle m’a écrit, il y a
plusieurs semaines, pour me demander mon aide. De princesse à princesse.
Chaol laissa échapper un soupir tremblant.
— Que vous a-t-elle promis en échange ? s’enquit-il.
Hasar esquissa un sourire qui s’adressait plutôt à elle-même.
— Un monde meilleur.
CHAPITRE 60

CHAOL ÉTAIT FÉBRILE tandis qu’Yrene et lui se hâtaient dans les rues
étroites d’Antica remplies de passants qui rentraient dîner. Elle sentait que ce
n’était pas la colère, mais la résolution qui le poussait à agir.
Aelin avait levé une armée et s’ils pouvaient la rejoindre avec des renforts
du khaganat… Yrene lisait de l’espoir dans les yeux de Chaol. Et de la
détermination.
Ils auraient une minuscule chance de remporter la victoire, à condition de
pouvoir convaincre la famille royale.
Un dernier effort, avait-il dit alors qu’ils arrivaient dans la pénombre
fraîche du Torre et montaient l’escalier en courant. Il était prêt à ramper devant
le Khagan s’il le fallait. À faire une dernière tentative pour le persuader.
Mais ils devaient d’abord consulter Hafiza. Et des livres qui contenaient
peut-être une arme bien plus puissante que des épées ou des flèches : le savoir.
Il ne ralentit pas pendant l’interminable montée vers le sommet du Torre.
— Pas étonnant que tu aies d’aussi belles jambes, murmura-t-il à son
oreille.
— Goujat, répliqua-t-elle.
Et elle le repoussa en rougissant.
À cette heure, la plupart des aspirantes descendaient dîner. Plusieurs
sourirent béatement et les plus jeunes gloussèrent en passant devant Chaol. Il
leur adressa un sourire chaleureux et indulgent qui les fit ricaner de plus belle.
À elle… il était à elle ! avait-elle envie de leur crier. Cet homme dévoué,
courageux et beau était à elle…
Et elle rentrerait chez elle avec lui.
Cette pensée l’apaisa un peu. Et l’idée que ces interminables montées au
sommet du Torre prendraient bientôt fin. Qu’elle ne sentirait plus les odeurs de
la lavande et du pain chaud. Et qu’elle n’entendrait plus ces gloussements.
La main de Chaol effleura la sienne comme pour lui dire qu’il la
comprenait. Yrene pressa ses doigts en réponse. Oui, elle laisserait une partie
d’elle-même au Torre. Mais, tandis qu’ils parvenaient enfin au sommet, elle
souriait en pensant à ce qu’elle emporterait.
Chaol haletait, appuyé d’une main au mur. La porte entrebâillée du bureau
d’Hafiza laissait entrer les dernières lueurs du couchant.
— Le bâtisseur de cette tour était sans pitié, commenta-t-il.
Yrene rit, frappa à la porte du bureau et poussa le battant.
— On raconte que c’est Kamala qui l’a construite, dit-elle. Et, d’après la
légende, elle…
Elle s’arrêta net. Le bureau de la Grande Guérisseuse était vide.
Elle contourna Chaol pour se diriger vers l’atelier à la porte également
entrebâillée.
— Hafiza ? appela-t-elle.
Pas de réponse. Elle poussa néanmoins la porte.
L’atelier était vide. Mais, heureusement, la fameuse armoire était toujours
fermée à clef.
Hafiza rendait probablement visite à des patients ou était descendue dîner.
Ils avaient pourtant croisé beaucoup de monde dans l’escalier à l’appel de la
cloche, mais Hafiza n’était pas du nombre.
— Attends-moi ici, dit-elle à Chaol, et elle redescendit à l’étage inférieur,
celui qui était au-dessus de sa chambre.
— Eretia ? appela-t-elle en entrant dans une pièce exiguë.
— J’ai vu passer un joli derrière d’homme il y a un instant, grommela la
guérisseuse en réponse.
Un toussotement de Chaol leur parvint de l’étage supérieur.
Yrene s’esclaffa.
— Est-ce que tu sais où est Hafiza ? demanda-t-elle.
— Dans son atelier, répondit la guérisseuse sans même se retourner. Elle y
a passé la journée.
— Tu es sûre ?
— Oui. Je l’ai vue entrer, fermer la porte, et elle n’est pas ressortie.
— La porte était ouverte à l’instant.
— Alors elle est ressortie sans que je le sache.
Sans un mot ? Ce n’était guère dans la nature d’Hafiza.
Yrene se gratta la tête en scrutant le couloir et les deux autres portes. Sans
prendre congé d’Eretia, elle alla frapper à ces portes. L’une des pièces était vide
et la guérisseuse qu’elle trouva dans l’autre lui dit comme Eretia qu’Hafiza se
trouvait dans son atelier.
— Alors, rien ? demanda Chaol quand Yrene le rejoignit.
Elle tapota le sol du pied. Peut-être qu’elle se faisait des idées, mais…
— Allons voir à la cantine, dit-elle.
Elle surprit une lueur d’inquiétude dans le regard de Chaol… et comme un
avertissement.
Ils redescendirent deux étages et Yrene s’arrêta devant sa chambre.
La porte était fermée, mais un objet était coincé dessous comme si on
l’avait calé là.
— Qu’est-ce que c’est ?
Chaol tira son épée si vite qu’elle ne le vit même pas le faire. Chaque
mouvement de son corps et de sa lame évoquait les pas d’une danse. Elle se
pencha et, quand elle retira l’objet, elle entendit un raclement métallique contre
la pierre.
Elle reconnut alors, oscillant au bout de sa chaîne, la clef en fer d’Hafiza.
Chaol examina la porte et les escaliers pendant qu’Yrene la passait à son
cou, les doigts tremblants.
— Elle ne l’a pas glissée là par hasard, observa-t-il.
Et si elle l’avait cachée là…
— Elle savait que quelqu’un ou quelque chose était à sa poursuite, dit
Yrene.
— Il n’y a aucun signe d’effraction ou d’attaque en haut, objecta-t-il.
— Elle a peut-être seulement eu peur, mais Hafiza ne fait rien sans raison.
Chaol posa une main sur son dos pour l’entraîner vers l’escalier.
— Il faut prévenir les gardes et lancer des recherches, dit-il.
Elle avait la nausée et se sentait prête à vomir sur les marches.
Si elle avait mis Hafiza en danger…
Mais s’affoler n’aiderait personne.
Elle se força à inspirer une fois, deux…
— Il faut faire vite. Est-ce que ton dos…
— Ça ira, répondit-il. Je me sens très bien.
Yrene évalua d’un coup d’œil son maintien et son équilibre.
— Alors dépêchons-nous, reprit-elle.
Ils dévalèrent l’escalier en spirale du Torre en demandant à tous ceux qu’ils
croisaient s’ils avaient vu Hafiza. Dans son atelier, leur répondait-on
invariablement.
C’était comme si elle s’était volatilisée.
Chaol en avait vu et enduré assez pour se fier à son instinct.
Et ce dernier lui soufflait qu’un malheur était arrivé ou était sur le point de
se produire.
Le visage d’Yrene était livide d’effroi. La clef en fer sautait sur sa poitrine
à chacun de ses pas. Ils arrivèrent en bas de la tour. En quelques mots, Yrene
alerta le garde en faction que la Grande Guérisseuse avait disparu.
Mais les recherches étaient trop longues à organiser. Il pouvait se passer
n’importe quoi en l’espace de quelques minutes. Ou même de quelques
secondes.
Dans la salle animée du rez-de-chaussée, Yrene demanda à quelques autres
guérisseuses où était Hafiza. Non, elle n’était pas au réfectoire. Ni dans le jardin
d’herbes médicinales. Elles en revenaient et elles ne l’avaient pas vue là-bas.
Mais le complexe du Torre était immense.
— On couvrirait plus de terrain en se séparant, souffla Yrene en parcourant
la salle du regard.
— Non. C’est peut-être justement ce qu’ils attendent. Restons ensemble.
Yrene se frotta le visage.
— Si la panique se répand, le… cette personne risque d’agir plus vite. Et
brutalement. Nous devons rester discrets, dit-elle. Par où commence-t-on ?
Hafiza pourrait être en ville, ou…
— Combien d’issues du Torre donnent sur la rue ?
— Seulement l’entrée principale et une petite porte de service, toutes deux
très bien gardées.
Ils les inspectèrent en quelques minutes. Rien à signaler. Les gardes étaient
compétents et notaient chaque entrée et chaque sortie. Personne n’avait vu
Hafiza. Aucune voiture n’était venue ou n’avait quitté les lieux depuis le petit
matin, soit avant la dernière fois qu’Eretia avait vu Hafiza.
— Elle est forcément dans l’enceinte du Torre, dit Chaol en scrutant la tour
et le bâtiment des médecins. À moins d’avoir oublié une autre issue…
Yrene se figea, les yeux brillants comme des flammes dans le crépuscule.
— La bibliothèque, murmura-t-elle avant de détaler.
Elle était si rapide qu’il dut rallier toutes ses forces pour la rattraper. Pour
courir. Dieux tout-puissants, voilà qu’il courait !
— Il paraît qu’il existe des passages sous la bibliothèque, lança-t-elle en
haletant tandis qu’elle le précédait dans la salle familière. Des souterrains qui
débouchent sur l’extérieur. Où, nous n’en avons aucune idée. On dit qu’ils ont
été condamnés, mais…
Le cœur de Chaol battit à tout rompre.
— Ça expliquerait comment on a pu entrer au Torre, attaquer la guérisseuse
et en ressortir sans se faire repérer, dit-il.
Et si Hafiza avait été entraînée dans ces souterrains…
— Mais comment a-t-on pu l’emmener sans que personne ne le remarque ?
Il préférait ne pas répondre à cette question. Les Valg pouvaient invoquer
des ombres pour se dissimuler, des ombres qui pouvaient devenir mortellement
dangereuses en l’espace d’un instant.
Yrene s’arrêta brusquement devant le bureau auquel la directrice était
assise. Nousha leva vivement la tête. Le marbre du sol était si lisse qu’Yrene dut
attraper le bord du bureau pour ne pas glisser.
— Avez-vous vu Hafiza ? demanda-t-elle.
Nousha regarda tour à tour Yrene et Chaol et vit l’épée qu’il tenait encore à
la main.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Où sont les passages souterrains ? l’interrogea Yrene. Ceux qui ont été
condamnés… où sont-ils ?
Derrière elle, un chat de Baast d’un gris d’orage montant la garde près du
foyer bondit et s’élança vers l’intérieur de la bibliothèque.
Nousha regarda une antique cloche grosse comme un melon posée sur son
bureau à côté d’un petit marteau.
La main d’Yrene s’abattit sur ce dernier.
— Non, pas ça, lança-t-elle. Ça les alerterait de savoir que… que nous
savons.
Le visage au teint mat de Nousha devint livide.
— Descendez à l’étage inférieur et allez jusqu’au fond, ordonna-t-elle.
Tournez à gauche et continuez jusqu’au mur le plus éloigné… jusqu’au bout, là
où la pierre n’est pas taillée. Tournez à droite et vous verrez l’entrée des
souterrains.
La poitrine d’Yrene se souleva, mais elle acquiesça et répéta ces indications
à mi-voix. Chaol les grava dans son esprit.
Nousha se leva.
— Dois-je appeler les gardes ? demanda-t-elle.
— Oui, mais discrètement, répondit Chaol. Dites-leur de nous suivre dans
les souterrains. Faites vite.
Nousha croisa ses mains tremblantes devant sa taille.
— Ces souterrains sont restés déserts pendant très longtemps, dit-elle.
Restez sur vos gardes. Nous-mêmes ne savons pas ce qu’il y a là-bas.
Chaol s’abstint de lui répondre que ce genre d’avertissement plus que vague
était inutile avant de se lancer dans une bataille. Sans un mot, il saisit la main
d’Yrene, mêlant ses doigts aux siens, et l’entraîna à travers la salle.
CHAPITRE 61

YRENE COMPTAIT CHAQUE MARCHE. Non que cela lui fût d’aucune aide,
mais son cerveau dévidait machinalement les chiffres.
Un, deux, trois… quarante.
Trois cents.
Quatre cent vingt-quatre.
Sept cent vingt et un.
Et ils descendaient encore et encore en scrutant chaque ombre, chaque aile,
chaque renfoncement, chaque salle de lecture et chaque recoin. Sans rien voir de
suspect.
Seulement des aspirantes qui travaillaient en silence ou qui remballaient
leurs affaires pour aller dormir. Et pas le moindre chat de Baast.
Huit cent trente.
Mille trois.
Ils atteignirent le fond de la bibliothèque. Les lumières y étaient plus
douces. Plus voilées.
Les ombres y paraissaient plus alertes. Yrene voyait des visages dans
chacune d’elles.
Chaol pressa le pas, la lame de son épée luisant comme du vif-argent dans
la pénombre tandis qu’ils suivaient les indications de Nousha.
L’air refroidit. Les lumières se raréfièrent et s’espacèrent.
Aux volumes reliés en cuir succédèrent des parchemins qui semblaient prêts
à s’effriter, puis aux parchemins des tablettes gravées. Les rayons en bois furent
remplacés par des alcôves creusées dans la roche. Le sol et les murs étaient
maintenant en pierre non taillée.
— Là, chuchota Chaol.
Il arrêta Yrene et brandit son épée.
La salle au-devant d’eux était éclairée par une seule bougie abandonnée sur
le sol.
Derrière elle s’alignaient quatre portes.
Trois d’entre elles étaient scellées par de lourds panneaux en pierre, mais la
quatrième… était ouverte. La pierre qui devait la fermer avait été poussée sur le
côté. Une autre bougie solitaire posée sur le seuil illuminait l’obscurité.
Un passage… un passage plongeant plus profondément sous terre que la
Matrice… et que n’importe quel sous-sol du Torre.
Chaol désigna la boue piétinée au-devant d’eux.
— Des traces, dit-il. Deux paires de pieds côte à côte.
Il se tourna vers elle.
— Tu restes ici et je…
— Non.
Il la jaugea en soupesant ce mot.
— Ensemble. Nous ferons tout ensemble, insista-t-elle.
Chaol réfléchit un instant, puis hocha la tête. Il l’entraîna à sa suite en lui
montrant où poser le pied afin de ne pas faire rouler des éclats de pierre.
La bougie semblait leur faire signe à l’entrée du passage. Comme un phare.
Comme une invitation.
La lumière dansa sur la lame de l’épée quand il la pointa vers l’entrée.
Seuls des débris de pierre et un passage obscur et insondable les
attendaient.
Yrene inspirait par le nez et expirait par la bouche. Hafiza… Hafiza était là.
Blessée, ou même pire.
Chaol saisit sa main et l’entraîna dans l’obscurité.
Ils avancèrent lentement et sans bruit pendant une éternité, jusqu’à l’instant
où la lueur de la bougie solitaire s’évanouit derrière eux… et où une autre
apparut, faible et lointaine, comme à demi dissimulée derrière un angle.
Comme si quelqu’un attendait.
Chaol savait que c’était un piège.
Il savait que la Grande Guérisseuse n’avait pas été la cible, mais l’appât.
Mais s’ils arrivaient trop tard…
Il refusait cette éventualité.
Ils avancèrent lentement vers cette seconde bougie. Sa lumière était comme
le tintement d’une cloche sonnant pour le dîner…
Chaol n’en avançait pas moins vers elle, suivi d’Yrene.
La lueur devint plus vive.
Ce n’était pas celle d’une bougie mais, plus loin dans le passage, une
lumière chaude qui teintait d’or le mur en pierre derrière elle.
Yrene voulut presser le pas, mais Chaol la retint sans un mot.
Il était sûr que la créature qui les guettait là-bas savait qu’ils approchaient.
Quand ils arrivèrent devant un tournant, il scruta la lumière sur le mur le
plus éloigné en tentant de discerner des ombres ou des mouvements. Il ne vit que
la lumière.
Il jeta un regard derrière l’angle du passage et Yrene en fit autant.
Et son souffle se coinça dans sa gorge. Il en avait pourtant beaucoup vu en
un an, mais ce qu’il découvrait là…
C’était une chambre aussi vaste que la salle du trône au château de Rifthold,
peut-être même encore plus grande. Le plafond très haut reposait sur des piliers
sculptés dont le sommet disparaissait dans la pénombre. Une volée de marches
descendait du passage où Chaol et Yrene se tenaient vers la salle. Il comprit
alors pourquoi les murs étaient dorés dans la lumière.
Car les torches qui brûlaient en permanence dans cette salle illuminaient…
de l’or.
Toutes les richesses d’un empire millénaire remplissaient la chambre.
Coffres, statues et coupes d’or pur. Armures. Épées…
Des sarcophages en pierre impénétrable étaient disséminés au milieu de tout
cet or.
Un tombeau et un trésor. Et, tout au fond, sur une haute estrade…
Yrene poussa un cri étouffé en découvrant la Grande Guérisseuse liée et
bâillonnée sur un trône en or. Mais ce fut la femme debout à côté d’elle, un
poignard posé sur son ventre bombé, qui glaça le sang de Chaol.
Duva… la fille cadette du Khagan.
Elle leur sourit en les regardant approcher… mais son expression n’avait
rien d’humain.
C’était celle d’un Valg.
CHAPITRE 62

— EH BIEN, IL VOUS AURA FALLU DU TEMPS, commenta d’une voix sifflante


la créature tapie dans le corps de la princesse.
Ces paroles résonnèrent dans l’immense salle en se répercutant contre la
pierre et l’or.
Chaol sonda chaque ombre, chaque objet devant lequel ils passaient. Il
envisagea toutes les armes possibles, toutes les issues imaginables.
Hafiza ne broncha pas quand ils s’approchèrent en remontant la spacieuse
allée centrale, entre l’or scintillant et les sarcophages à perte de vue. Une
nécropole…
Peut-être même une gigantesque ville souterraine qui s’étendait du désert au
Torre.
Duva ne les avait pas accompagnés à Aksara en invoquant sa grossesse.
Le sifflement rageur d’Yrene révéla à Chaol qu’elle avait compris en même
temps que lui.
Duva était enceinte… Les Valg avaient donc prise sur elle.
Chaol soupesa les risques. Une princesse possédée par un Valg, armée d’un
poignard et d’on ne savait quelle magie des ténèbres, la Grande Guérisseuse
ligotée sur le trône…
Et Yrene.
— Comme je vous vois vous creuser la cervelle, seigneur Westfall, je vous
épargnerai la peine de réfléchir davantage en vous présentant les choix qui
s’offrent à vous, reprit Duva, qui traçait indolemment des cercles sur son ventre
bombé avec la lame de son poignard. Car vous devrez choisir, voyez-vous ?
Entre moi, la Grande Guérisseuse et Yrene Towers.
Elle sourit et répéta en chuchotant :
— Yrene.
Cette voix…
Yrene tremblait à côté de lui. C’était la voix de l’autre nuit, celle qui l’avait
appelée à travers la porte…
Mais Yrene redressa la tête alors qu’ils s’arrêtaient au pied des hautes
marches de l’estrade.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec l’impassibilité d’une reine.
Duva inclina la tête sur le côté. Ses yeux étaient complètement noirs, du
noir d’ébène des Valg.
— Ne voulez-vous pas me demander comment je m’y suis prise ? s’enquit-
elle.
— Pourquoi ? Je suis sûr que vous nous le direz quoi qu’il arrive, répliqua
Chaol.
Duva plissa les yeux d’irritation, mais elle éclata d’un rire léger.
— Ces souterrains relient le palais et le Torre, reprit-elle. Ces bâtards de
Fae enterraient leurs rois ici. Les renégats de la noble lignée de Mala, fit-elle en
embrassant la salle d’un geste. Je suis sûre que le Khagan serait fou de joie s’il
savait la quantité d’or qui gît sous ses pieds. Une carte de plus à abattre à
l’instant décisif.
Yrene regardait fixement Hafiza, qui les observait avec calme.
C’était une femme prête à mourir et qui voulait seulement s’assurer
qu’Yrene savait qu’elle n’avait pas peur.
— J’avais cru que vous devineriez plus vite que c’était moi, poursuivit
Duva. Quand j’ai détruit tous ces précieux livres et parchemins, j’étais sûre que
vous vous rappelleriez que seule la jeune princesse ne vous avait pas
accompagnés dans le désert. Mais j’ai alors compris mon erreur de jugement :
comment auriez-vous pu la soupçonner ? dit le Valg en posant la main sur le
ventre opulent de Duva. C’est bien pour cette raison qu’il l’a choisie. La
charmante et douce Duva… Trop gentille pour aspirer au trône, fit la créature
avec un sourire venimeux. Savez-vous que c’est d’abord Hasar qui a tenté de
prendre l’anneau ? Elle l’avait repéré dans le coffre envoyé par Perrington en
cadeau de mariage et elle le voulait, mais Duva l’a prise de vitesse.
Elle leva la main pour leur montrer le large anneau d’argent sans la moindre
trace de pierre de Wyrd.
— La pierre est en dessous, chuchota-t-elle. Dissimulée par un truc
vraiment ingénieux. Dès que Duva a prononcé les vœux la liant à ce gentil petit
prince transi d’amour, cet anneau est passé à son doigt et le pouvoir de la pierre
a commencé à agir. À l’insu de tous, sauf de sa petite sœur si observatrice,
précisa-t-elle en découvrant ses dents blanches. Tumelun a flairé quelque chose
de louche et, un peu plus tard, elle m’a surprise à fouiner dans des lieux oubliés
de tous. Alors moi aussi, je l’ai surprise, conclut-elle avec un gloussement, et je
l’ai poussée du haut de ce balcon.
Yrene inspira brusquement.
— Quelle princesse impétueuse, reprit Duva d’une voix traînante. Et
imprévisible… Je pouvais difficilement la laisser tout raconter à ses parents
bien-aimés, vous comprenez ?
— Espèce d’ordure ! lança Yrene.
— Oui, c’est ainsi qu’elle m’a appelée, répondit Duva. Elle m’a dit que je
n’avais probablement pas toute ma tête, poursuivit-elle en caressant son ventre et
en tapotant sa tempe d’un doigt. Vous auriez dû l’entendre hurler… Je veux
dire : entendre Duva hurler quand j’ai poussé cette petite peste du balcon. Mais
je l’ai fait taire à temps, pas vrai ?
Et elle passa de nouveau la lame de son poignard sur la soie de sa robe.
— Que faites-vous ici ? souffla Yrene. Que voulez-vous ?
— Vous.
Le cœur de Chaol eut un raté.
Duva se redressa.
— Le roi des ténèbres a entendu des rumeurs selon lesquelles une
guérisseuse possédant le don de Silba était entrée au Torre. Et cela l’a rendu
extrêmement méfiant.
— Parce que je pourrais tous vous éliminer comme les parasites que vous
êtes ?
Chaol lança un regard d’avertissement à Yrene.
Duva écarta le poignard de son ventre pour en examiner la lame.
— Pourquoi croyez-vous que Maeve a si soigneusement gardé ses
guérisseurs en leur interdisant de franchir ses frontières ? demanda-t-elle. Elle
savait que nous reviendrions. Elle voulait se préparer… se protéger. Les
guérisseurs de Doranelle étaient ses favoris. Son armée secrète.
Duva fredonna un air en désignant la nécropole de son poignard.
— Comme ces Fae qui se sont libérés de ses griffes étaient ingénieux ! Ils
se sont enfuis jusqu’ici, car ils savaient que leur reine les garderait en cage
comme des animaux. Ils ont implanté la magie dans ce pays et parmi ses
habitants. Ils ont encouragé leur pouvoir à s’épanouir et, grâce à eux, cet empire
est resté puissant et bien gardé. Ils ont ensuite disparu après avoir enfoui leurs
trésors et leurs légendes. Ils ont veillé à ce qu’on les oublie sous la terre tandis
que le petit jardin d’herbes qu’ils avaient planté poussait à la surface.
— Pourquoi ? demanda simplement Chaol.
— Pour donner à ceux que Maeve considérait comme quantité négligeable
un moyen de se défendre au cas où Erawan reviendrait, répondit Duva en faisant
claquer sa langue. Comme ces renégats de Fae étaient nobles et dévoués… Et
c’est ainsi que le Torre a grandi… et que Sa Majesté des Ténèbres a retrouvé sa
grandeur, est tombée et s’est endormie. Même lui a oublié ce qu’un individu
doté des bons pouvoirs était capable d’accomplir. Mais quand il s’est réveillé, il
s’est souvenu de ces guérisseurs et il a alors fait purger les territoires du nord de
tous leurs porteurs de magie, dit-elle en adressant un sourire froid et haineux à
Yrene. Mais il semblerait qu’une petite guérisseuse ait échappé au massacre et
soit parvenue jusqu’à cette ville, où elle peut compter sur la protection d’un
empire.
La respiration d’Yrene s’était précipitée. Chaol sentait le remords et la peur
s’emparer d’elle à l’idée qu’en venant à Antica elle avait attiré ce malheur sur
ses habitants. Sur Tumelun, Duva, le Torre et le khaganat.
Mais ce qu’Yrene ignorait, Chaol, lui, le comprenait. Il le comprenait sous
la pression de tout un continent, de tout un monde. Il savait ce qui avait terrifié
Erawan au point d’avoir envoyé l’un de ses agents à Antica.
Ce qui l’avait terrifié, c’était qu’Yrene bénie par Silba et dressée face à ce
démon Valg arrogant… incarnait l’espoir.
C’était l’espoir qui se tenait au côté de Chaol, caché et en sécurité dans
cette ville, envoyé par les dieux eux-mêmes, dissimulé aux forces rassemblées
pour l’annihiler.
Une lueur d’espoir.
La plus dangereuse des armes contre les ténèbres immémoriales des Valg.
Et Chaol comprit que c’était ce qu’on l’avait envoyé chercher pour son pays
et son peuple. Ce qu’il était venu protéger ici. Un atout plus précieux qu’une
armée et n’importe quelle arme. Leur seule chance de salut.
L’espoir.
— Pourquoi ne pas me tuer, alors ? lança Yrene au démon. Pourquoi ne pas
me tuer tout simplement ?
Chaol n’avait osé ni poser ni même formuler cette question en pensée.
Duva posa le poignard sur son ventre.
— Parce que tu seras bien plus utile à Erawan vivante, Yrene Towers.
Yrene tremblait jusqu’aux tréfonds de son être.
— Je ne suis personne, murmura-t-elle.
La lame du poignard reposait à plat sur le ventre bombé de Duva. Hafiza
restait immobile, attentive et calme à côté d’elle.
— Vraiment ? susurra la princesse. Deux ans, c’est pourtant
inhabituellement court pour monter aussi haut dans la hiérarchie du Torre, n’est-
ce pas, Grande Guérisseuse ?
Yrene avait envie de vomir tandis que le démon tapi à l’intérieur de Duva
toisait Hafiza.
La Grande Guérisseuse soutenait son regard sans broncher.
Duva rit doucement.
— Elle le savait, dit-elle. Elle me l’a dit quand je l’ai fait disparaître de son
atelier. Elle a dit que j’étais venu te chercher, héritière de Silba.
La main d’Yrene monta vers son médaillon et le message qu’il contenait.
Le monde a besoin de davantage de guérisseurs.
Était-ce Silba en personne qui était venue cette nuit à Innish et qui l’avait
envoyée ici avec un message qu’elle ne comprendrait que plus tard ?
Le monde avait besoin de davantage de guérisseurs… pour combattre
Erawan.
— Voilà pourquoi Erawan m’a envoyée ici, déclara Duva d’une voix
traînante. Pour espionner. Pour voir si une guérisseuse possédant de tels dons –
les dons de Silba – pourrait faire son chemin au Torre. Et pour vous empêcher
d’en apprendre trop sur certaines choses, ajouta-t-elle en haussant légèrement les
épaules. Bien entendu, c’était une erreur de tuer cette petite peste de princesse et
cette guérisseuse, mais je suis sûre que Sa Majesté des Ténèbres me le
pardonnera quand je reviendrai avec vous.
Un rugissement remplit le crâne d’Yrene, si puissant qu’elle s’entendit à
peine riposter.
— Si vous comptiez me mener à lui, pourquoi avoir tué la guérisseuse que
vous avez prise pour moi ? Et pourquoi ne pas avoir tué chaque guérisseuse de
cette ville pour vous simplifier la tâche ?
Duva ricana, ce qui fit osciller le poignard placé sur son ventre.
— Parce que cela aurait soulevé bien trop de questions, répliqua-t-elle.
Pourquoi Erawan s’en serait-il pris à vos semblables ? Certains acteurs cruciaux
dans cette affaire auraient commencé à y réfléchir un peu trop. Il fallait épargner
le Torre afin qu’il reste dans l’ignorance. Afin qu’il reste isolé du nord. Jusqu’à
ce que le temps vienne pour mon seigneur d’en finir avec cet empire, dit-elle
avec un sourire qui glaça le sang d’Yrene. Quant à cette autre guérisseuse… sa
ressemblance avec vous n’est pour rien dans sa mort. Elle s’est tout simplement
trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Enfin, pour moi, elle est
arrivée à point nommé car j’avais une faim de loup. Je l’ai tuée aussi pour
instiller la peur en vous, pour que vous mesuriez le danger qui vous menaçait,
pour que vous cessiez de soigner ce crétin d’Adarlan et de fouiner dans ces
vieilles histoires. Mais vous n’avez pas tenu compte de cet avertissement, pas
vrai ?
Les mains d’Yrene se crispèrent comme des serres le long de ses hanches.
— C’est dommage, Yrene Towers. Vraiment dommage. Car, à mesure que
vous soigniez cet homme, il devenait plus clair que c’était vous, l’élue. Vous que
mon roi des ténèbres convoitait. Et, quand les espions de Duva lui ont rapporté
que vous aviez guéri cet homme, quand il a recommencé à marcher et qu’il n’a
plus fait aucun doute que vous étiez celle qu’on m’avait envoyée chercher…
Elle regarda Hafiza en ricanant et Yrene eut envie d’arracher cette
expression de son visage.
— Je savais qu’une attaque frontale serait trop compliquée, reprit Duva.
Mais vous attirer ici… a été un jeu d’enfant. Ç’a été si facile que j’en suis même
un peu déçue. Vous m’accompagnerez donc, Yrene Towers, déclara-t-elle en
jouant avec son poignard. À Morath.
Chaol s’interposa devant Yrene.
— Vous oubliez quelque chose, dit-il.
— Quoi donc ? demanda Duva en haussant un sourcil soigné.
— Vous n’avez pas encore gagné.
Sauve-toi, aurait voulu lui crier Yrene. Sauve-toi.
Car des nuées d’un pouvoir sombre s’enroulaient à présent autour des
doigts de Duva et du manche de son poignard.
— Ce qui est amusant, seigneur Westfall, déclara-t-elle en le toisant du haut
de l’estrade, c’est que vous croyez pouvoir gagner du temps jusqu’à l’arrivée des
gardes. Mais quand ils nous rejoindront, vous serez mort et personne n’osera
douter de ma parole quand j’affirmerai que vous avez voulu nous tuer pour
rapporter tout cet or dans votre misérable petit royaume, après avoir gaspillé le
vôtre en achetant des armes au vizir de mon père. Voyons, vous pourriez vous
offrir des milliers d’armées avec toutes ces richesses…
— Il faudra d’abord nous vaincre, siffla Yrene.
— Je n’en doute pas…, répliqua Duva en tirant de sa poche l’anneau taillé
dans une pierre si noire qu’elle buvait la lumière, une pierre sans nul doute
venue tout droit de Morath. Mais quand vous aurez passé ceci à votre doigt…
vous ferez tout ce que je vous dirai.
— Et pourquoi passerais-je…
Duva posa la lame du poignard sur la gorge d’Hafiza.
— Voilà pourquoi, répondit-elle.
Yrene regarda Chaol, mais il jaugeait la salle, les marches et les issues.
Et les nuées noires qui s’enroulaient toujours autour des doigts de Duva.
— Très bien, reprit la princesse en descendant la première marche de
l’estrade. Allons-y.
Elle venait de descendre la deuxième quand tout se précipita.
Chaol n’eut pas le temps de réagir. Hafiza fut plus rapide.
Elle se jeta de toutes ses forces avec son trône doré sur les marches.
Et sur Duva.
Yrene hurla et se rua vers elle, suivie de Chaol.
Hafiza et le bébé. Le bébé et Hafiza…
La vieille femme et la princesse dévalèrent les marches dans un
craquement, car le trône n’était pas en métal, mais en bois peint dont les éclats
volèrent tandis qu’elles roulaient à terre, Duva avec des cris perçants, Hafiza
dans un silence de mort même quand son bâillon se détacha.
Elles heurtèrent la pierre avec un bruit qui pétrifia Yrene.
Chaol se précipita vers Hafiza, inerte. Il la souleva par un bras. Elle était
couverte d’éclats de bois et de débris de corde et sa bouche était ouverte.
Ses paupières se soulevèrent.
Yrene éclata en sanglots et saisit son autre bras pour aider Chaol à la traîner
à l’écart vers l’imposante statue d’un soldat Fae.
Duva se redressa sur les coudes au même instant, les cheveux dans les
yeux.
— Espèces de pourritures…, fulmina-t-elle.
Chaol s’interposa en brandissant son épée pendant qu’Yrene faisait appel à
sa magie pour soigner le corps frêle et usé de la guérisseuse.
La vieille femme parvint à lever la main et saisit le poignet d’Yrene.
Sauve-toi, semblait-elle lui dire.
Duva se releva. De longs éclats de bois étaient fichés dans son cou et du
sang s’écoulait de sa bouche. Du sang noir.
Chaol lança un regard à Yrene par-dessus son épaule.
Pars, disait ce regard. Avec Hafiza.
Quand Yrene ouvrit la bouche pour protester, il s’était déjà retourné vers la
princesse qui avait fait un pas en avant.
Sa robe déchirée laissait entrevoir son ventre rond et ferme. Une telle chute,
enceinte…
Enceinte.
Yrene saisit Hafiza sous ses frêles épaules et l’entraîna.
Chaol ne la tuerait pas, se répétait-elle. Duva…
Sanglotant entre ses dents serrées, elle traîna Hafiza dans l’allée bordée d’or
dont les statues semblaient les regarder avec indifférence.
Il ne toucherait pas à Duva, pas avec le bébé dans son ventre.
Son cœur se serra quand elle entendit le léger bourdonnement de la magie
qui remplissait la salle.
Il ne riposterait pas. Il tiendrait seulement le démon en respect afin
qu’Yrene ait le temps de s’enfuir avec Hafiza.
— Ce sera probablement très douloureux, susurra Duva.
Yrene pivota juste à l’instant où des nuées noires jaillissaient de la
princesse pour frapper Chaol.
Il se laissa tomber à terre et rouler sur le côté. Les ombres s’étendirent et
frappèrent la statue derrière laquelle il s’était accroupi.
— Quelle comédie, commenta Duva avec un claquement de langue.
Yrene pressa le pas en traînant Hafiza vers l’escalier lointain – et en
abandonnant Chaol.
Mais elle entrevit un mouvement et, soudain…
Une statue s’abattit à quelques pas de la princesse.
La magie du Valg la fit voler en éclats. Une pluie d’or retomba sur le sol et
sur les sarcophages avec un bruit de tonnerre qui se répercuta dans toute la salle.
— Si vous continuez comme ça, ça risque de devenir lassant, observa Duva
d’un air désapprobateur avant de lancer un nouvel assaut des ténèbres.
Toute la salle trembla, Yrene trébucha mais parvint à se redresser.
Un autre coup fit vibrer les murs et le sol.
Et encore un autre.
Avec un sifflement rageur, Duva contourna un sarcophage pour débusquer
Chaol et lâcha son pouvoir sur lui à l’aveugle.
Chaol bondit, un bouclier à la main.
Non, pas un bouclier… un miroir ancien.
La magie ricocha sur le métal, brisant le verre, et rebondit vers la princesse.
Yrene vit d’abord le sang. Sur elle et sur lui.
Elle lut ensuite l’effroi sur le visage de Chaol quand Duva fut projetée en
arrière, puis heurta un sarcophage en pierre si violemment qu’on entendit ses os
craquer.
Elle s’effondra et resta inerte.
Yrene attendit quelques secondes, déposa Hafiza à terre et s’élança vers
Chaol haletant et bouche bée face au corps immobile.
— Qu’est-ce que j’ai fait, murmura-t-il sans quitter la princesse des yeux.
Du sang coulait sur le visage de Chaol là où des éclats du miroir s’étaient
enfoncés, mais ce n’était rien de grave.
Duva, en revanche…
Yrene passa devant Chaol et s’approcha de la princesse étendue à terre. Si
elle était inconsciente, elle pourrait peut-être chasser d’elle le démon Valg et
tenter de la soigner.
Elle la retourna.
La princesse lui souriait.
Tout se passa alors très vite. Bien trop vite.
Des tentacules noirs de magie jaillirent des paumes de Duva vers le visage
et la gorge d’Yrene.
Elle fut projetée à terre, sur le côté, et Chaol se jeta entre elle et la
princesse.
Sans armes ni bouclier… sauf son dos, exposé alors qu’il poussait Yrene
sur le côté. Son dos qui subit toute la violence de l’attaque.
CHAPITRE 63

UNE DOULEUR ATROCE IRRADIA DANS SON DOS, ses jambes, ses bras,
jusqu’au bout de ses doigts.
Une douleur pire que celle qu’il avait endurée dans le château de verre.
Ou pendant ses séances de soins.
Mais tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il avait vu, c’était Yrene et ce tentacule
de magie visant son cœur.
Chaol heurta le sol et, malgré sa souffrance, entendit le cri d’Yrene.
Lève-toi, lève-toi, lève-toi…
— Quel dommage de voir tant de travail réduit à néant, pépia Duva en
désignant Chaol. Oh, votre pauvre dos…
La magie noire frappa de nouveau, au même endroit. Un craquement
retentit, suivi d’un autre, et d’un autre encore.
Toute sensation disparut d’abord dans ses jambes…
— Arrêtez ! sanglota Yrene à genoux. Arrêtez !
— Sauve-toi, lâcha Chaol dans un souffle en forçant ses mains à se poser
sur la pierre et ses bras à le hisser.
Duva plongea la main dans sa poche et en tira l’anneau noir.
— Vous savez comment mettre fin à ça, dit-elle.
— Non ! gronda-t-il, et il sentit un élancement de douleur dans le dos alors
qu’il tentait de se relever.
Yrene recula en rampant sans les quitter des yeux.
Non, il ne supporterait pas de revoir, de sentir encore ce qu’il avait déjà
subi…
Mais il vit alors ce qu’Yrene tenait dans sa main droite.
Ce vers quoi elle avait rampé.
Son épée.
Avec un petit rire narquois, Duva enjamba Chaol et s’avança vers elle.
Yrene se leva et brandit son épée.
La lame tremblait et les épaules d’Yrene frémissaient au rythme des
sanglots qui s’échappaient de ses mâchoires serrées.
— Que croyez-vous pouvoir faire face à ceci ? susurra Duva.
Des fouets de magie noire se déroulèrent de ses paumes.
Non ! hurla-t-il à son corps, aux blessures qui s’ouvraient, à la douleur qui
le terrassait. Duva leva le bras pour frapper.
Et Yrene lança l’épée vers elle, dans un geste brusque et maladroit.
Duva l’esquiva.
Avec la vivacité d’une biche, Yrene pivota et détala à travers le labyrinthe
de cadavres et de trésors.
Et, comme un limier flairant sa proie, Duva gronda et se lança à sa
poursuite.
Elle n’avait aucun plan. Elle n’avait rien.
Aucun choix. Rien pour l’aider.
La colonne vertébrale de Chaol…
Détruite. Tout ce travail… anéanti.
Yrene courait entre les monticules d’or, cherchant désespérément…
Les nuées de la magie de Duva explosaient autour d’Yrene, projetant des
éclats et teintant d’or chacun de ses souffles.
Dans un coffre débordant de joyaux, elle saisit une petite épée dont la lame
fendit l’air en sifflant.
Si seulement elle pouvait piéger Duva, la retenir assez longtemps…
Un tentacule de magie brisa un sarcophage en pierre devant elle et des
débris volèrent.
Yrene entendit le bruit avant de sentir l’impact.
Une douleur fulgurante explosa dans son crâne et le monde chavira.
Elle lutta pour rester debout avec toutes les forces et toute la lucidité qui lui
restaient.
Elle se redressa, puis reprit sa course en ne pensant qu’à leur faire gagner
du temps. Elle contourna une statue et…
Duva apparut au-devant d’elle.
Yrene se heurta à elle et la lame de son épée frôla le ventre bombé de la
princesse.
Elle lâcha l’arme. Duva ne broncha pas et ses bras enserrèrent le cou et la
taille d’Yrene pour l’immobiliser.
— Ce corps-là n’aime pas tellement courir, siffla-t-elle en l’entraînant vers
l’allée.
Yrene se débattit, rua, mais Duva la tenait fermement. Pour quelqu’un de sa
taille, elle était bien trop forte.
— Je veux que vous voyiez ceci. Que vous le voyiez tous les deux, ricana-t-
elle à son oreille.
Malgré ses jambes inertes, Chaol avait rampé à mi-chemin de l’allée en
laissant derrière lui une traînée de sang pour lui venir en aide.
Il s’immobilisa. Du sang coulait de sa bouche. Duva s’avança dans sa
direction tout en serrant Yrene contre elle.
— Que vais-je faire ? Le tuer sous vos yeux ou le forcer à me regarder
passer cet anneau à votre doigt ? demanda Duva à Yrene.
— Ne le touchez pas ! gronda Yrene malgré le bras qui enserrait sa gorge.
Les dents serrées de Chaol étaient tachées de sang et ses bras ployaient dans
ses efforts pour se lever.
— Quel dommage que je n’aie pas deux anneaux, lui dit Duva d’un air
songeur. Je suis sûre que vos amis paieraient une fortune pour vous libérer. Mais
je suppose que votre mort leur portera un coup terrible.
En prononçant ces paroles, elle avait relâché sa prise sur la taille d’Yrene.
Celle-ci passa aussitôt à l’action en lui écrasant le pied avec son talon.
Quand la princesse vacilla, elle frappa son coude du plat de la main, se libérant
du bras qui serrait sa gorge. Alors elle pivota et abattit son coude sur le visage de
Duva.
La princesse s’effondra et le sang gicla de sa figure.
Yrene saisit le poignard passé à la ceinture de Chaol et s’assit à
califourchon sur elle.
Elle brandit l’arme. Plonger la lame dans ce cou, trancher cette tête tout
doucement…
— Non ! cria Chaol d’une voix rauque.
Duva l’avait brisé… elle avait tout détruit.
À la vue du sang qui coulait de la bouche du seigneur, Yrene fondit en
larmes tout en pressant la lame du poignard contre la gorge de la princesse.
Il agonisait. Duva lui avait porté un coup mortel.
La princesse fronça les sourcils et s’agita.
Maintenant. Elle devait le faire maintenant. Plonger la lame dans sa gorge.
En finir.
En finir et peut-être sauver Chaol. Arrêter cette hémorragie mortelle. Mais
sa colonne vertébrale…
Une vie… Elle avait fait le serment de ne jamais prendre de vie.
Et cette femme sous ses yeux, cette vie dans son ventre…
Elle pressa la lame plus fort. Elle le ferait. Elle le ferait quand même et…
— Yrene, chuchota Chaol.
Sa voix était chargée de douleur et si calme à la fois…
Mais c’était trop tard.
Sa magie sentait l’approche de sa mort. Elle n’avait jamais parlé à Chaol de
ce don terrible… de cette faculté qu’avaient les guérisseurs de sentir une mort
imminente. Silba, mère des morts paisibles…
Celle qu’Yrene ferait subir à Duva et à son enfant n’aurait pourtant rien de
doux.
Celle de Chaol non plus.
Mais elle…
Mais elle…
La princesse paraissait si jeune en cet instant où elle s’éveillait… Et cette
vie dans son ventre…
La vie qu’Yrene avait sous les yeux…
Elle lâcha le poignard.
La lame tinta sur le sol et l’écho se répercuta contre l’or, la pierre et les os.
Chaol ferma les yeux dans une expression où elle aurait juré reconnaître du
soulagement.
Une main légère toucha son épaule.
Ce contact lui était familier… Hafiza.
Mais quand Yrene leva les yeux et se retourna, en larmes…
Deux autres silhouettes se tenaient derrière la Grande Guérisseuse pour la
soutenir. Hafiza s’agenouilla auprès de Duva et souffla sur son visage, la
plongeant ainsi dans un sommeil profond.
Nesryn… C’était Nesryn, les cheveux ébouriffés par le vent, les joues roses
et gercées, qui les avait rejoints.
Et Sartaq, dont les cheveux étaient bien plus courts qu’avant. Son visage
était tendu et ses yeux agrandis fixés sur sa sœur évanouie et blessée.
— Nous sommes arrivés trop tard, murmura Nesryn.
Yrene se précipita vers Chaol en s’écorchant les genoux sur la pierre, mais
elle sentit à peine la douleur et le sang qui coulait de sa tempe tandis qu’elle
posait la tête de Chaol sur ses genoux.
Elle ferma les yeux pour rallier sa magie.
Elle fit jaillir une lumière blanche, mais tout était rouge et noir autour
d’elle.
C’était trop… Trop de choses brisées, arrachées, détruites.
La poitrine de Chaol se soulevait à peine. Il ne rouvrait pas les yeux.
— Réveille-toi, ordonna-t-elle d’une voix qui se brisa.
Elle plongea au cœur de sa magie, mais les ravages… Elle aurait aussi bien
pu colmater les brèches d’un navire qui sombrait déjà.
Il y avait trop de dégâts…
Des cris et le martèlement de pas résonnèrent autour d’eux.
La vie de Chaol s’amenuisait et se muait en vapeur comme de la brume
autour de sa magie. La mort les encerclait comme un aigle aux aguets.
— Bats-toi, cria Yrene en sanglotant et en le secouant. Bats-toi, espèce de
bourrique !
À quoi bon tant d’efforts si maintenant, à l’instant décisif…
— Je t’en supplie, chuchota-t-elle.
La poitrine de Chaol se souleva comme une note plus haute avant la chute
finale…
Elle ne pourrait pas le supporter.
Une lumière brilla au milieu de ce rouge et de ce noir vacillants.
La flamme d’une bougie qui s’épanouissait comme une fleur blanche.
Puis une autre. Et encore une autre.
Une floraison de lumières à l’intérieur de ce corps brisé. Et, aux endroits où
elles brillaient…
La chair se refermait et les os se ressoudaient.
Une succession sans fin de lumières.
Maintenant, la poitrine de Chaol se soulevait et retombait à un rythme
régulier.
Et, au cœur de la douleur, de l’obscurité et de la lumière…
Une voix de femme à la fois familière et étrangère résonnait. Une voix qui
était à la fois celle d’Hafiza et celle… de quelqu’un d’autre. Une présence qui
n’était pas humaine et ne l’avait jamais été. Mais elle parlait par la bouche
d’Hafiza et leurs voix se mêlaient dans le noir.
Les ravages sont trop étendus. Il faudra payer le prix pour les réparer.
Toutes les lumières semblèrent vaciller au son de cette voix d’un autre
monde.
Yrene passa devant elles en les frôlant et s’avança au milieu d’elles comme
à travers une prairie couverte de fleurs blanches, au milieu de ces lumières qui
oscillaient et frémissaient dans le silence de ce lieu de souffrance.
Non, ce n’étaient pas des lumières. C’étaient des guérisseuses…
Elle connaissait leurs lumières et leurs essences. Eretia… la plus proche
d’elle était Eretia.
Il faudra payer le prix, répéta la voix qui était à la fois celle d’Hafiza et
celle d’une inconnue.
Car ce que la princesse avait fait subir à Chaol était irrémédiable.
Je paierai, répondit Yrene au cœur de la douleur, de l’obscurité et de la
lumière.
Une fille de Fenharrow paiera la dette d’un fils d’Adarlan ?
Oui.
Elle sentit une main tiède et douce effleurer son visage.
Elle sut immédiatement que ce n’était pas celle d’Hafiza ou de l’Autre. Ni
celle d’aucune guérisseuse vivante.
C’était la voix de celle qui ne l’avait jamais abandonnée, même quand le
vent avait emporté ses cendres.
Fais-tu ce don de ton plein gré ? demanda la voix.
Oui. Et de tout mon cœur.
Son cœur qui, de toute façon, avait appartenu à Chaol dès le premier jour.
Les mains aimantes et fantomatiques caressèrent à nouveau sa joue avant de
s’évanouir.
J’ai fait le bon choix, déclara la voix. Tu paieras cette dette, Yrene Towers,
et j’espère que tu la verras pour ce qu’elle est réellement.
Yrene essaya de parler, mais une lumière brilla, douce et apaisante.
Elle l’éblouit dans son corps et dans son âme. Elle en resta frémissante,
penchée au-dessus de Chaol. Sa main glissée sous sa chemise sentit son cœur
battre avec violence sous sa paume. Son souffle frôla son oreille.
Elle sentit des mains presser ses épaules. Elle leva la tête.
Hafiza se tenait derrière elle et Eretia à son côté. Chacune posait une main
sur son épaule.
Derrière chacune d’elles se tenaient deux guérisseuses, la main pareillement
posée sur ses épaules.
Et, derrière elles, deux autres encore, et ainsi de suite.
En une vivante chaîne de magie.
Toutes les guérisseuses du Torre, jeunes et vieilles, étaient dans cette
chambre d’or et d’os.
Nesryn et Sartaq se tenaient un peu plus loin, et le prince plaqua soudain sa
main contre sa bouche. Car Chaol…
Les guérisseuses baissèrent la main en même temps, rompant cette chaîne,
quand les pieds de Chaol frémirent. Puis ses genoux.
Alors ses yeux s’entrouvrirent et il tourna la tête vers Yrene, dont les larmes
gouttaient sur son visage couvert de sang séché. Il leva une main pour effleurer
ses lèvres.
— Mort ? demanda-t-il.
— Vivant, murmura-t-elle en baissant la tête. Et même bien vivant.
Chaol sourit, les lèvres toutes proches des siennes, et soupira profondément.
— Parfait, dit-il.
Yrene leva la tête et il lui sourit à nouveau. Dans ce mouvement, du sang
séché se détacha de son visage.
Et, à l’emplacement de la cicatrice qui avait barré sa joue… il n’y avait que
de la peau intacte.
CHAPITRE 64

LE CORPS DE CHAOL ÉTAIT ROMPU, mais c’était la douleur d’une naissance.


De courbatures, pas d’os brisés.
Et l’air que ses poumons inspiraient… ne les brûlait pas.
Yrene l’aida à s’asseoir. La tête lui tournait.
Il cligna des yeux, vit Nesryn et Sartaq devant lui, et les guérisseuses qui
s’éloignaient lentement, l’air grave et résolu. La longue tresse du prince avait été
coupée, ses cheveux effleuraient désormais ses épaules, et Nesryn… elle portait
la tenue des rukhins. Et ses yeux sombres avaient un éclat qu’il ne lui avait
jamais vu auparavant, malgré le sérieux de son expression.
— Qu’est-ce que…, commença-t-il d’une voix éraillée.
— J’ai reçu ton message qui me demandait de revenir, expliqua Nesryn,
dont le visage était mortellement pâle. Nous avons volé aussi vite que possible.
On nous a dit que vous étiez partis pour le Torre un peu plus tôt dans la soirée.
Les gardes nous ont suivis là-bas, mais nous avons été plus rapides qu’eux. Nous
nous sommes un peu perdus dans la bibliothèque, mais… des chats nous ont
guidés.
Elle lança par-dessus son épaule un regard amusé et intrigué à une dizaine
de chats aux yeux de béryl qui faisaient leur toilette assis sur les marches du
tunnel. Quand ils surprirent les regards humains sur eux, ils se dispersèrent, la
queue haute.
— Nous nous sommes dit que la présence de guérisseuses pourrait être
nécessaire et nous avons demandé à certaines d’entre elles de nous suivre ici,
ajouta Sartaq avec un léger sourire. Mais beaucoup d’autres ont également voulu
venir.
D’après le nombre de femmes qui sortaient dans le sillage des chats, toutes
étaient venues.
Derrière Chaol et Yrene, Eretia prenait soin d’Hafiza saine et sauve, l’œil
vif, mais… toujours fragile.
Elle la réprimandait d’avoir voulu jouer les héroïnes, mais ses yeux
brillaient de larmes. De son pouce, Hafiza en essuya même une sur sa joue.
— Est-elle… ? commença Sartaq en désignant Duva gisant sur le sol.
— Inconsciente, répondit Hafiza d’une voix éraillée. Elle dormira jusqu’à
ce qu’on vienne la secouer.
— Même avec l’anneau Valg au doigt ? demanda Nesryn.
Quand Sartaq fit mine de se diriger vers sa sœur, Nesryn lui barra le
passage en tendant un bras devant lui, ce qui lui valut un regard incrédule du
prince. Chaol remarqua que tous deux étaient couverts d’écorchures et que
Sartaq boitait. Il se demanda ce qui leur était arrivé.
— Même avec cet anneau au doigt, elle continuera à dormir, affirma
Hafiza.
Yrene regardait fixement la princesse et le poignard gisant sur le sol à côté
d’elle. Sartaq le vit aussi.
— Merci de l’avoir épargnée, dit-il doucement à Yrene.
Elle pressa son visage contre la poitrine de Chaol. Il caressa ses cheveux et
sentit qu’ils étaient humides.
— Tu saignes…
— Je vais bien, ne t’inquiète pas, répondit-elle, les lèvres contre sa chemise.
Chaol s’écarta d’elle pour examiner son visage. Sa tempe saignait.
— Non, sûrement pas, dit-il en se tournant vers Eretia. Elle est blessée !
La guérisseuse leva les yeux au ciel.
— C’est bon de voir que vous restez égal à vous-même au milieu de toutes
ces épreuves, ironisa-t-elle.
Chaol la toisa sans comprendre.
— Es-tu certaine que ce jeune arrogant vaut ce que tu as payé pour lui ?
demanda Hafiza à Yrene tout en fixant Chaol.
— Quel prix ? demanda-t-il sans laisser à Yrene le temps de répondre.
Tous se figèrent et Yrene regarda Hafiza, qui s’écarta d’Eretia.
— Les ravages dans votre corps étaient trop étendus, expliqua calmement la
Grande Guérisseuse. Même avec toute notre magie… la Mort vous tendait déjà
la main.
Chaol se tourna vers Yrene, les entrailles nouées.
— Qu’as-tu fait ?
Elle évita son regard.
— Elle a passé un marché de dupes, voilà ce qu’elle a probablement fait,
lança Eretia. Elle a payé le prix sans même le connaître pour sauver votre peau.
Nous l’avons toutes entendue.
Chaol songea que c’était Eretia qui risquait sa peau si elle continuait à leur
parler ainsi, mais il demanda, le plus calmement possible :
— À qui doit-elle payer ce prix ?
— Ce n’est pas un paiement à proprement parler, mais plutôt le
rétablissement d’un équilibre, nuança Hafiza en posant une main apaisante sur
l’épaule d’Eretia. Pour celle qui veille à cette harmonie. Celle qui a parlé à
travers ma bouche quand nous sommes toutes descendues en vous.
— Quel est ce prix ? insista Chaol d’une voix rauque.
Si Yrene avait sacrifié quoi que ce soit, il trouverait un moyen de le
récupérer, quel qu’en soit le coût, il…
— Pour vous garder vivant en ce monde, nous avons dû lier votre vie à une
autre, reprit Hafiza. Celle d’Yrene. Vos deux vies ne font désormais plus qu’une.
Mais, malgré cela…, ajouta-t-elle en désignant les jambes de Chaol et le pied sur
lequel il s’appuyait au sol. Le démon a fait des ravages dans votre corps. Des
ravages terribles. Pour réparer ce qui pouvait encore l’être, il a fallu faire un
sacrifice.
Yrene se pétrifia.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
Hafiza regarda Chaol et Yrene tour à tour.
— Il reste sur votre colonne vertébrale des lésions qui affectent le
fonctionnement de la partie inférieure de vos jambes mais nous n’avons pu y
remédier, dit-elle à Chaol.
Ce dernier regarda la Grande Guérisseuse, puis ses jambes, qui étaient
pourtant mobiles. Il alla jusqu’à s’appuyer davantage sur elles. Elles tenaient
bon.
— Grâce au lien de vie qui vous unit, le pouvoir d’Yrene se déverse
constamment en vous et il vous tiendra lieu de béquilles, poursuivit Hafiza. Il
stabilisera la zone endommagée de votre corps, ce qui vous permettra de vous
servir de vos jambes quand la magie d’Yrene sera à son apogée, expliqua-t-elle.
Il se prépara au « mais » inévitable. Hafiza sourit, malgré sa mine sombre.
— Mais quand le pouvoir d’Yrene déclinera, quand elle sera fatiguée, votre
blessure reprendra le dessus et votre capacité à marcher sera à nouveau
diminuée. Vous devrez alors vous servir d’une canne, voire, les jours les plus
difficiles, qui seront peut-être nombreux, vous déplacer dans un fauteuil. Les
lésions de votre colonne vertébrale subsisteront.
Ces mots flottèrent un instant avant de se déposer en lui.
Yrene était silencieuse. Tellement silencieuse qu’il se tourna vers elle.
— Je ne peux tout simplement pas le guérir à nouveau ? demanda-t-elle
comme si elle s’apprêtait justement à le faire.
Hafiza secoua la tête.
— Non : ce sacrifice est nécessaire à l’équilibre, dit-elle. N’abuse pas de la
compassion de celle qui t’a accordé cette faveur.
Chaol toucha la main d’Yrene.
— Ce n’est pas un fardeau pour moi, Yrene, dit-il. D’avoir reçu tout ça. Ce
n’est pas du tout un fardeau.
L’angoisse altéra le visage d’Yrene.
— Mais je…
— Ce fauteuil n’est pas une punition. Ce n’est pas une prison, insista-t-il.
Ça ne l’a jamais été. Et je reste un homme, que je me déplace dans un fauteuil,
avec une canne ou que je tienne debout tout seul.
Et il essuya la larme qui roulait sur la joue d’Yrene.
— Je voulais te guérir, souffla-t-elle.
— C’est ce que tu as fait, répondit-il avec un sourire. C’est ce que tu as fait,
c’est tout ce qui compte, Yrene.
Il essuya ses larmes, puis effleura sa joue brûlante d’un baiser.
— Il y a autre chose. Ce lien, ce marché a une autre conséquence, reprit
doucement Hafiza, et ils se tournèrent vers elle. Le jour venu, que votre mort soit
douce ou cruelle… elle vous emportera tous deux.
Les yeux dorés d’Yrene étincelaient encore de larmes d’argent, mais nulle
crainte, nul chagrin ne se lisait plus sur son visage.
— Ensemble, fit doucement Chaol en mêlant ses doigts aux siens.
La force d’Yrene serait également la sienne. Et quand elle mourrait, il
partirait avec elle. Mais s’il mourrait avant elle…
L’angoisse noua ses entrailles.
— C’est cela, le véritable prix à payer, dit Hafiza en voyant l’affolement
dans ses yeux. Pas tant la crainte de votre propre mort, que celle de la souffrance
que votre mort fera subir à l’autre.
— Je vous conseille de ne pas partir en guerre, grommela Eretia.
Mais Yrene secoua la tête et se redressa.
— Si, nous partirons, déclara-t-elle, et, en se tournant vers Sartaq, elle
désigna Duva. Voilà ce qu’Erawan nous fera subir, à tous, si nous ne faisons pas
la guerre.
— Je sais, répondit calmement Sartaq.
Le prince se tourna vers Nesryn et, alors qu’elle soutenait son regard…
Chaol vit l’étincelle qui brillait dans leurs yeux. Leur lien encore neuf et
tremblant, mais aussi réel que les écorchures et les plaies de leurs corps.
— Je sais, répéta Sartaq tandis que ses doigts effleuraient ceux de Nesryn.
Alors le regard de Nesryn rencontra celui de Chaol.
Elle lui sourit avec douceur, puis jeta un coup d’œil à Yrene, qui demandait
à Hafiza si elle pouvait tenir debout. Il n’avait jamais vu Nesryn aussi… en paix
avec elle-même. Aussi sereine et heureuse.
Il déglutit péniblement.
Je suis désolé, lui dit-il en pensée.
Elle secoua la tête. Sartaq souleva sa sœur dans ses bras en grognant sous
l’effort et en s’appuyant sur sa jambe valide.
Je crois que j’ai pris la bonne décision, répondit-elle mentalement.
Chaol sourit.
J’en suis heureux pour toi.
Les yeux de Nesryn s’agrandirent quand il se leva et releva Yrene. Ses
mouvements étaient aussi fluides que s’il évoluait sans le soutien invisible de la
magie d’Yrene.
Nesryn essuya ses larmes. Chaol la rejoignit et la serra contre lui.
— Merci, lui dit-il à l’oreille.
Elle lui rendit son étreinte.
— C’est moi qui te remercie de m’avoir menée ici. C’est grâce à toi que j’ai
pu connaître tout ça.
Ce pays et ce prince qui l’aimait et la désirait.
— Nous avons beaucoup de choses à vous raconter, ajouta-t-elle.
Chaol acquiesça.
— Nous aussi, dit-il.
Ils se séparèrent et Yrene s’approcha pour serrer à son tour Nesryn dans ses
bras.
— Qu’allons-nous bien pouvoir faire de tout cet or ? demanda Eretia en
emmenant Hafiza vers la sortie du tombeau. Tout ce bric-à-brac vulgaire et
clinquant ! cracha-t-elle en toisant une imposante statue de soldat Fae.
Chaol éclata de rire et Yrene lui fit écho en passant un bras autour de sa
taille, puis ils suivirent les guérisseuses.
Vivant, il était vivant, avait dit Yrene. Et, alors qu’ils émergeaient de
l’obscurité, Chaol sentit combien c’était vrai.

Sartaq mena Duva au Khagan et fit venir ses frères et sa sœur.


C’était Yrene qui avait insisté pour les réunir, soutenue par Chaol et Hafiza.
Le Khagan se précipita vers Duva couverte de sang et évanouie que Sartaq
portait dans ses bras. C’était la première fois qu’Yrene le voyait trahir une
émotion. Les vizirs se pressèrent autour d’eux et Hasar étouffa un cri dans lequel
Yrene décela une douleur authentique.
Mais Sartaq refusa de laisser son père toucher sa fille et, à l’exception de
Nesryn, ne laissa personne s’approcher de Duva quand il la déposa sur un
canapé.
Yrene restait quelques pas en arrière, silencieuse et attentive, à côté de
Chaol.
Ce lien entre elle et lui était presque palpable. Comme un rayon de lumière
douce et tiède se répandant d’elle en lui.
Et il ne semblait nullement affecté à la perspective qu’une partie de sa
colonne vertébrale et de ses nerfs resterait endommagée jusqu’à la fin de ses
jours. Il pourrait tout de même se servir de ses jambes, même quand la magie
d’Yrene serait épuisée, mais il ne pourrait plus jamais tenir debout seul dans ces
moments-là. Elle supposait qu’avec le temps ils s’adapteraient à cette situation,
que sa magie saurait répondre à ses besoins en temps et en heure.
Mais Chaol avait raison : qu’il se tienne debout, s’appuie sur une canne ou
se déplace dans un fauteuil, il resterait lui-même. Elle était tombée amoureuse de
lui bien avant qu’il ait retrouvé l’usage de ses jambes. Elle l’aimerait toujours
quelle que soit la manière dont il se déplacerait dans le monde.
— Et si nous nous disputons ? lui avait-elle demandé en chemin vers le
palais. Qu’arrivera-t-il ?
Chaol l’avait simplement embrassée sur la tempe.
— Nous nous disputons déjà sans arrêt : ça n’aura rien de nouveau. Tu crois
peut-être que j’ai envie de vivre avec quelqu’un qui ne me botterait pas le cul
régulièrement ? avait-il répondu. Ce lien qui nous unit ne change rien à nos
relations, Yrene. Tu auras parfois besoin que je te laisse tranquille et ce sera
pareil pour moi. Alors si tu crois un seul instant que tu vas t’en tirer avec des
excuses vaseuses pour me suivre comme mon ombre…
Elle lui avait envoyé une bourrade dans les côtes.
— Et toi, tu crois vraiment que j’ai envie d’être en permanence accrochée à
toi comme une midinette transie d’amour ? avait-elle riposté.
Il avait ri et l’avait serrée plus fort contre lui, mais elle avait tapoté son
épaule.
— Et je crois que tu es parfaitement capable de te débrouiller tout seul,
avait-elle ajouté.
Il l’avait encore embrassée sur le front et ils en étaient restés là.
Les doigts d’Yrene effleurèrent les siens et la main de Chaol se referma sur
la sienne tandis que Sartaq s’éclaircissait la gorge. Il soulevait la main inerte de
Duva pour montrer sa bague.
— Notre sœur a été asservie par un démon envoyé par Perrington au moyen
de cet anneau, déclara-t-il.
Des murmures s’élevèrent dans la salle.
— Foutaises ! cracha Arghun.
— Perrington n’est plus un homme. Il est possédé par Erawan, le roi Valg,
poursuivit Sartaq en ignorant son frère aîné. Erawan a envoyé cet anneau à Duva
comme cadeau de fiançailles en sachant qu’elle le porterait et que le démon
pourrait ainsi la posséder. Le jour de son mariage.
Ils avaient laissé au Torre le deuxième anneau, celui que Duva a voulu
passer au doigt d’Yrene, dans l’une des très anciennes commodes, pour décider
plus tard de ce qu’ils en feraient.
— Et le bébé ? intervint le Khagan d’une voix impérieuse, les yeux fixés
sur le ventre lacéré et le cou écorché de Duva, dont Hafiza avait ôté la plupart
des éclats.
— Cette histoire n’est qu’un tissu de mensonges inventés par des
comploteurs aux abois, fulmina Arghun.
— Non, ce ne sont pas des mensonges, trancha Hafiza, le menton haut. Si
vous refusez de nous croire, prince, nous avons des témoins pour le prouver : des
gardes, des guérisseuses et votre propre frère.
Arghun se tut : on ne mettait pas en doute la parole de la Grande
Guérisseuse.
Kashin s’avança au premier rang de la foule et récolta un regard noir
d’Hasar quand il la poussa pour passer devant elle.
— Voilà qui explique pourquoi Duva avait tellement changé, observa-t-il,
les yeux fixés sur sa sœur inconsciente.
— Elle n’avait absolument pas changé, rétorqua Arghun.
Kashin le foudroya du regard.
— Si tu avais daigné passer ne serait-ce qu’un peu de temps avec elle, tu
aurais vu la différence, riposta-t-il, et il secoua la tête. Je croyais qu’elle était
sombre à cause de ce mariage arrangé et de sa grossesse…
Ses yeux se remplirent de larmes. Il regarda Chaol.
— C’est elle, n’est-ce pas ? C’est elle qui a tué Tumelun.
Une onde de stupeur parcourut la foule et tous les yeux se posèrent sur lui.
Mais Chaol se tourna vers le Khagan. Le visage du souverain était livide et
ravagé comme Yrene ne l’avait jamais vu et n’aurait jamais pu l’imaginer.
Perdre un enfant, endurer cette épreuve…
— Oui, répondit Chaol. Le démon a avoué. Mais ce n’est pas Duva qui l’a
tuée. D’après le récit de ce Valg, elle a lutté de toutes ses forces pour sauver
Tumelun et sa mort l’a dévastée.
Le Khagan ferma les yeux et resta un long moment immobile et muet.
Kashin tendit les mains à Yrene dans le lourd silence de la salle.
— Pouvez-vous la soigner… si son esprit a survécu à l’intérieur de son
corps ? demanda-t-il.
C’était la prière d’un ami à une amie plutôt que celle d’un prince à une
guérisseuse. Car ils avaient bel et bien été amis et elle espérait qu’ils pourraient
le redevenir.
L’attention générale se concentra sur Yrene.
— Je vais essayer, répondit-elle en se redressant, car elle refusait de laisser
la moindre place au doute.
— Il y a des choses que vous devez savoir, Grand Khagan, reprit Chaol. Au
sujet d’Erawan, de la menace qu’il représente, de l’aide que votre pays et vous-
même pourriez nous apporter pour le combattre. Et des bénéfices que vous
pourriez en retirer.
— Vous pensez encore à comploter dans un moment pareil ? lança Arghun.
— Non, répondit Chaol fermement et sans hésiter. Mais songez que des
agents de Morath sont déjà parmi vous et qu’ils ont tué et blessé ceux que vous
aimez. Si nous ne répondons pas à cette menace, la princesse Duva sera
seulement la première victime d’Erawan. Et la princesse Tumelun ne sera pas la
dernière.
Nesryn s’avança à son tour.
— Nous apportons des nouvelles inquiétantes du sud, Grand Khagan,
annonça-t-elle. Les kharankuis recommencent à s’agiter à l’appel de leur…
maître des ténèbres. Car ces créatures de l’ombre proviennent également du
royaume des Valg, expliqua-t-elle en lisant la perplexité dans certains regards.
La guerre s’est donc étendue à ce continent.
Un silence émaillé de murmures et de bruissements d’étoffes accueillit ses
paroles.
Mais le Khagan ne quittait pas des yeux sa fille inconsciente.
— Sauvez-la, dit-il à Yrene sans la regarder.
Hafiza adressa un signe de tête presque imperceptible à la guérisseuse. Ce
signal était sans équivoque : une nouvelle épreuve. La dernière. Mais, cette fois-
ci, pas entre Yrene et la Grande Guérisseuse. L’enjeu était bien plus élevé.
C’était peut-être ce qui avait poussé Yrene vers ce rivage, par-delà deux
empires, par-delà montagnes et mers.
Des infections, des parasites, Yrene en avait affronté plus d’un.
Mais le démon tapi dans ce corps…
Elle s’approcha de la princesse endormie et se mit au travail.
CHAPITRE 65

LES MAINS D’YRENE NE TREMBLAIENT PAS quand elle les éleva devant elle.
Une lumière blanche recouvrit ses doigts comme une protection au moment
où elle souleva la main de la princesse inconsciente. Comme cette main était
frêle et délicate comparée aux atrocités que Duva avait commises…
La magie d’Yrene déferla, mais ses ondes se déformèrent au contact de
l’anneau, qui semblait altérer toutes les énergies à proximité de lui.
Chaol posa la main sur le dos d’Yrene en un geste de soutien silencieux.
Elle rallia ses forces et inspira brusquement quand ses doigts se refermèrent
sur la bague.
C’était bien pire, infiniment pire que ce qu’elle avait entrevu à l’intérieur de
Chaol.
Alors qu’elle n’avait découvert qu’une ombre en lui, ce qu’elle voyait là
était comme un étang d’une noirceur absolue. De pourriture. L’opposé de tout ce
qui existait en ce monde.
Yrene haletait entre ses dents serrées. Sa magie flamboyait autour de sa
main et sa lumière formait une barrière protectrice entre elle et cet anneau,
qu’elle tira…
Il glissa du doigt de la princesse.
Et Duva se mit à hurler.
Son corps s’arqua sur le canapé. Sartaq et Kashin se précipitèrent pour la
retenir par les jambes et les épaules.
Les mâchoires crispées, ils immobilisèrent leur sœur qui se débattait en
criant, toujours inconsciente grâce au sort d’Hafiza.
— Vous lui faites mal ! glapit le Khagan.
Sans un regard pour lui, Yrene observait Duva dont le corps se soulevait et
retombait sans répit.
— Chut ! siffla Hasar à son père. Laisse-la faire son travail. Et qu’on aille
chercher un forgeron pour briser cette bague de malheur.
Le monde autour d’eux s’estompa dans un brouillard et un mélange de
sons. Yrene perçut vaguement la présence d’un homme jeune, le mari de Duva,
qui se ruait vers eux, la main plaquée sur la bouche pour étouffer un cri. Nesryn
le maintenait à distance.
Chaol restait agenouillé à côté d’Yrene, mais il avait ôté la main de son dos
après l’avoir caressé en un geste de réconfort, tandis qu’elle regardait fixement
le corps de Duva se convulser.
— Elle va se faire mal ! fulmina Arghun. Arrêtez ça immédiatement !
Un parasite, une ombre tapie dans le corps de la princesse, infiltrée dans
son sang, implantée dans son esprit…
Yrene sentait la présence du démon Valg qui tempêtait et hurlait en elle.
Elle éleva ses mains devant son visage. La lumière blanche reflua en elle, se
glissa sous sa peau. Elle devint cette lumière à l’intérieur de son corps dont les
contours étaient maintenant presque indistincts.
Un cri étouffé s’éleva dans la salle quand les mains flamboyantes,
éblouissantes d’Yrene s’approchèrent de la poitrine de la princesse, comme
guidées par un lien invisible.
À son approche, le démon s’affola.
Elle entendit de très loin Sartaq jurer. Elle entendit du bois craquer quand le
pied de Duva frappa l’accoudoir du canapé.
Il ne restait maintenant plus que le Valg qui se débattait, qui luttait pour
conserver son pouvoir, et les mains incandescentes d’Yrene qui s’approchaient
de la princesse.
Ces mains se posèrent sur la poitrine de Duva.
Une lumière aveuglante comme un soleil se déploya. Des cris retentirent
dans la salle.
Mais la lumière s’évanouit aussi vite qu’elle avait surgi, en refluant dans les
mains d’Yrene à l’endroit où elles touchaient la poitrine de Duva, et fut aspirée à
l’intérieur du corps de la princesse.
Yrene disparut avec elle.
Une tempête de noirceur faisait rage dans ce corps.
Une tempête froide, furieuse et immémoriale.
Yrene sentait sa présence dans tout le corps… Tapie comme un véritable
parasite.
Vous allez tous mourir, siffla le démon.
Yrene libéra sa magie.
Un flot de lumière blanche se déversa dans chaque veine, chaque os et
chaque nerf de la princesse.
Ce n’était pas un torrent, mais plutôt un trait composé des innombrables
étincelles de son pouvoir qui fouillait chaque recoin obscur et suppurant, chaque
crevasse maligne et hurlante.
Loin d’elle, à l’extérieur, un forgeron apparut et un marteau frappa du
métal.
Hasar poussa un grondement auquel Chaol fit écho tout près de l’oreille
d’Yrene.
Dans une semi-inconscience, elle entrevit la pierre noire et scintillante
extraite de l’anneau qu’on passait à la ronde avec précaution dans le mouchoir
d’un vizir.
Le démon Valg rugit quand la magie d’Yrene l’étouffa et le submergea.
Yrene haleta sous l’effort quand il essaya de contre-attaquer et de la repousser.
La main de Chaol recommença à caresser son dos dans un geste apaisant.
Le monde autour d’elle recula davantage dans le lointain.
Je n’ai pas peur de toi, lança Yrene aux ténèbres. Et tu ne peux t’enfuir
nulle part.
Duva se débattait pour se dégager de sa prise. Yrene pesa plus fort sur sa
poitrine.
Le temps ralentit et se déforma. Elle sentait vaguement une douleur dans
ses genoux, une courbature dans son dos et la présence de Sartaq et de Kashin
qui refusaient de céder la place à quelqu’un d’autre.
Mais Yrene faisait toujours déferler sa magie en Duva, la remplissait de
cette lumière dévorante.
Et le démon hurlait sans répit.
Mais, petit à petit, elle le repoussait.
Et soudain elle le vit recroquevillé au cœur de la princesse.
Sous sa forme véritable, qui était aussi horrible qu’elle l’avait imaginée.
De la fumée ondulait et virevoltait autour de cette forme, laissant entrevoir
par éclairs des membres et des serres démesurés, une peau grise et huileuse
presque dépourvue de poils et des yeux noirs trop larges qui flamboyaient.
Elle toisa ce démon.
Il émit un sifflement rageur qui découvrit des dents acérées de poisson.
Votre monde sombrera. Comme ceux qui l’ont précédé. Comme tous ceux
qui le suivront.
Le démon planta ses griffes dans le cœur des ténèbres. Duva hurla.
— Pitoyable ! lança Yrene au démon.
Peut-être avait-elle parlé à voix haute, car le silence s’abattit sur la salle.
Elle sentit dans le lointain ce lien s’amenuiser. La main posée sur son dos
s’écarta.
— Vraiment pitoyable pour un prince de s’attaquer à une femme sans
défense, reprit Yrene dont la magie s’amassait derrière elle en une vague
puissante.
Le démon détala devant la vague en griffant les ténèbres comme pour se
frayer un passage à travers Duva.
Yrene insista, laissa sa vague retomber.
Et quand sa magie se heurta à ce dernier vestige du démon, la créature
éclata de rire.
Je ne suis pas un prince, ma petite, mais une princesse, et mes sœurs te
retrouveront bientôt.
La lumière d’Yrene jaillit, lacéra, fendit et dévora les derniers lambeaux des
ténèbres.
Yrene réintégra son corps et s’effondra sur le sol. Chaol hurla son nom.
Mais Hasar fut plus rapide et aida la guérisseuse à se relever. Elle se
précipita vers Duva, ses mains flamboyantes tendues vers elle.
Duva se mit à tousser, à s’étrangler et essaya de rouler sur le côté.
— Retournez-la, ordonna Yrene aux princes, qui obéirent.
Duva se souleva et vomit par-dessus le bord du canapé, éclaboussant les
genoux d’Yrene d’un jet fétide. Yrene en examina le contenu : c’étaient
essentiellement de la nourriture et quelques traces de sang.
Duva fut prise de haut-le-cœur comme si elle étouffait.
Mais cette fois, seule de la fumée noire sortit de ses lèvres. Les haut-le-
cœur se succédèrent et elle cracha encore et encore… et un tentacule frétilla sur
le sol émeraude.
Et, quand des ombres coulèrent des lèvres de Duva, Yrene sentit, au milieu
des convulsions de sa magie, les derniers restes du démon s’évanouir dans l’air.
Comme de la rosée dissipée au soleil.
Le corps d’Yrene était glacé et douloureux. Et vide. Sa magie était épuisée.
Elle leva les yeux et regarda la foule massée autour du canapé.
Les fils du Khagan encadraient leur père, la main posée sur leur épée et le
visage sombre, empreint d’une rage meurtrière. Pas envers Yrene ou Duva, mais
envers l’homme qui avait attiré ce malheur sur leur maison. Sur leur famille.
Duva exhala longuement, son visage se détendit et ses joues reprirent des
couleurs.
Son mari voulut à nouveau s’élancer vers elle, mais Yrene l’arrêta en
élevant la main.
Comme cette main était lourde… Mais elle soutint le regard affolé du jeune
homme, qui ne fixait pas le visage de sa femme, mais son ventre. Yrene le
rassura d’un signe de tête : Je vais l’examiner.
Et elle posa les mains sur le ventre bombé. Sa magie sonda et palpa, en
quête de la vie qui poussait à l’intérieur.
Un mouvement neuf et joyeux lui répondit.
Le coup de pied tira Duva de sa torpeur, et elle lâcha un « Oh ! », les yeux
écarquillés.
Sidérée, elle regarda la foule, puis Yrene et sa main toujours posée sur son
ventre.
— Est-il… ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Yrene sourit, légèrement haletante, la gorge serrée… de soulagement.
— Il est en bonne santé et bien humain, répondit-elle.
Duva la regarda fixement et ses yeux sombres se remplirent de larmes qui
débordèrent sur ses joues.
Son époux s’effondra dans un fauteuil et enfouit son visage dans ses mains,
les épaules frémissantes.
Un remous parcourut la foule et le Khagan s’approcha d’eux.
Alors, l’homme le plus puissant du monde tomba à genoux, tendit les bras
vers sa fille et la serra contre lui à la broyer.
— C’est vrai, Duva ? demanda Arghun depuis la tête du canapé.
Yrene dut se retenir de ne pas lui hurler de laisser à la jeune femme le
temps de se remettre de ses épreuves.
Mais Sartaq n’avait pas les mêmes scrupules qu’Yrene.
— Ferme-la, lança-t-il à son frère dans un grondement.
Mais, avant qu’Arghun ait pu riposter, Duva leva la tête de l’épaule de son
père.
Des larmes ruisselaient de ses joues tandis qu’elle observait Sartaq et
Arghun. Et puis Hasar. Et puis Kashin. Et enfin son époux, qui releva la tête.
Des ombres marquaient le beau visage de la princesse, mais elles n’étaient
que l’expression d’une angoisse humaine.
— C’est vrai, chuchota-t-elle, et sa voix se brisa quand elle regarda de
nouveau ses frères et sa sœur. Tout est vrai.
Alors, tandis que toutes les implications de cet aveu s’imposaient à lui, le
Khagan reprit sa fille en larmes dans ses bras et la berça.
Hasar s’attarda au pied du canapé pendant que ses frères se pressaient
autour de Duva pour la serrer à leur tour dans leurs bras. Une sorte d’envie se
lisait sur son visage.
Elle remarqua qu’Yrene l’observait et articula un « merci » silencieux.
Yrene se contenta d’incliner la tête avant de rejoindre Chaol qui l’attendait,
assis dans son fauteuil roulant à proximité du canapé. Il avait demandé à un
serviteur de le lui apporter quand le lien qui l’unissait à Yrene s’était distendu
lors de son combat avec le démon.
Chaol roula vers elle en scrutant son visage, mais le sien n’exprimait ni
chagrin ni frustration d’aucune sorte.
Seulement de l’émerveillement et de l’admiration… et une telle adoration
qu’elle en eut le souffle coupé. Elle s’assit sur ses genoux et il l’enlaça tandis
qu’elle l’embrassait sur la joue.
Une porte s’ouvrit brutalement à l’autre bout de la salle et le bruit de pas
rapides et le bruissement de jupes s’élevèrent, suivis de sanglots. La Grande
Impératrice s’élança vers sa fille.
Elle était à un pas d’elle quand Kashin s’interposa et la saisit par la taille
avec tant de force que les plis de sa robe blanche oscillèrent. Elle parla en halha,
trop vite pour qu’Yrene puisse comprendre ce qu’elle disait, le visage livide sous
la noirceur de jais de sa longue chevelure lisse. Elle n’avait d’yeux que pour sa
fille tandis que Kashin lui murmurait des explications à l’oreille en lui caressant
le dos pour l’apaiser.
Alors la Grande Impératrice tomba à genoux et serra Duva dans ses bras.
Une douleur ancienne se réveilla en Yrene en voyant la mère et la fille
pleurer de chagrin et de joie.
Chaol pressa son épaule pour lui laisser entendre qu’il la comprenait tandis
qu’elle se levait.
— Demandez tout ce que vous voudrez, lança le Khagan à Yrene par-
dessus son épaule.
Il était toujours agenouillé auprès de Duva et de sa femme. Soudain, Hasar
s’avança enfin pour serrer sa sœur dans ses bras. Leur mère étreignit en même
temps ses deux filles enlacées et les embrassa sur les joues, sur le front et sur les
cheveux.
— Tout ce que vous désirez, reprit le Khagan, demandez, et vous serez
exaucée.
Yrene n’hésita pas un instant.
— Une faveur, Grand Khagan. J’ai une faveur à vous demander.

Le palais était sens dessus dessous, mais Chaol et Yrene étaient à présent
seuls avec Nesryn et Sartaq, dans le salon de leur suite.
Le prince et Nesryn les avaient suivis quand ils avaient regagné la suite,
Chaol en fauteuil roulant à côté d’Yrene titubant de fatigue, mais bien trop
entêtée pour l’avouer. Elle avait même eu le toupet de l’examiner, lui, de son œil
perçant de guérisseuse, en s’enquérant de l’état de son dos et de ses jambes,
comme si c’était lui qui avait épuisé sa magie jusqu’à la dernière goutte.
Il avait senti le changement dans son corps quand les puissantes vagues de
la magie d’Yrene avaient déferlé en Duva. Et une tension qui avait grandi dans
certaines parties de son dos et de ses jambes. C’était à cet instant qu’il s’était
écarté d’elle et, d’une démarche vacillante, s’était approché d’un canapé.
Appuyé à son accoudoir, il avait discrètement demandé au serviteur le plus
proche de lui apporter son fauteuil, car ses jambes ne pouvaient plus le soutenir.
Mais il n’en éprouva ni frustration ni gêne. Même si son corps restait dans
cet état jusqu’à la fin de ses jours… cela n’avait rien d’une punition.
Il y songeait encore quand ils arrivèrent devant sa suite. Peut-être qu’Yrene
et lui pourraient élaborer un programme d’entraînement qui lui permettrait
d’allier ses forces à la magie d’Yrene sur les champs de bataille.
Car il combattrait et, même si la magie d’Yrene s’épuisait, il se battrait à
cheval.
Et quand Yrene devrait soigner des guerriers, quand la magie coulant dans
ses veines l’appellerait sur le front et que leur lien se distendrait… il
s’accommoderait d’une canne ou de son fauteuil. Il ne reculerait pas devant ces
recours.
S’il survivait aux combats. S’il survivait à la guerre. Si Yrene et lui
survivaient.
Ils prirent place sur le piètre remplaçant du canapé doré, qu’il envisageait
sérieusement de ramener à Rifthold même s’il était en morceaux. Il nota avec
amusement que Nesryn et le prince s’assirent prudemment sur des fauteuils.
— Comment avez-vous su que nous étions en danger ? demanda enfin
Yrene. Avant de trouver les gardes, je veux dire.
Sartaq cilla, arraché à ses pensées, et l’un des coins de sa bouche se releva.
— Grâce à Kadja, répondit-il en désignant du menton la servante qui
déposait un service à thé sur la table devant eux. C’est elle qui a vu Duva sortir
du palais par ces souterrains. Elle est à mon… service.
Chaol observa la jeune femme, qui ne manifesta d’aucune manière qu’elle
avait entendu ces paroles.
— Merci, lui dit-il d’une voix rauque.
Yrene prit la main de Kadja et la serra.
— C’est grâce à vous que nous sommes encore en vie, déclara-t-elle.
Comment pourrions-nous nous acquitter de cette dette ?
Mais Kadja secoua la tête et se retira. Leurs regards restèrent posés sur la
porte qu’elle venait de franchir pendant un long moment.
— Je parie qu’Arghun se demande s’il doit la punir pour le service qu’elle
nous a rendu, fit Sartaq d’un air songeur. Elle a pourtant sauvé sa sœur mais, à
ses yeux, elle a eu le tort de ne rien lui dire.
Nesryn se renfrogna.
— Il faut trouver un moyen de la protéger, dit-elle. S’il est à ce point
ingrat…
— Oh que oui, répondit Sartaq, et Chaol dissimula sa surprise devant leur
franchise l’un avec l’autre. Je vais y réfléchir.
Chaol songea qu’il suffirait d’en dire un mot à Shen pour que Kadja ait un
protecteur d’une loyauté sans faille jusqu’à la fin de ses jours.
— Et maintenant ? demanda Yrene.
Nesryn passa la main dans ses cheveux noirs. Du changement… oui, un
changement radical s’était fait en elle. Elle regarda Sartaq, pas pour lui
demander la permission de parler, mais comme pour s’assurer de sa présence. Et
elle prononça les mots qui auraient fait tomber Chaol assis s’il ne l’avait pas été.
— Maeve est une reine Valg.
Et elle leur raconta tout ce que Sartaq et elle avaient découvert au fil des
semaines précédentes. Des araignées stygiennes qui étaient en réalité des soldats
Valg. Un métamorphe qui était peut-être l’oncle de Lysandra. Et une reine Valg
qui s’était fait passer pour une Fae pendant des millénaires pour échapper à trois
rois, qu’elle avait attirés dans ce monde en essayant de les semer.
— Voilà qui explique peut-être pourquoi les guérisseurs Fae se sont
également enfuis, murmura Yrene quand Nesryn eut fini. Et pourquoi les
guérisseurs de Maeve résident à la frontière des territoires des mortels. Peut-être
moins pour les humains qui auraient besoin de leurs soins que pour repousser les
Valg qui essaieraient de pénétrer sur ses terres.
Les Valg n’avaient jamais soupçonné qu’ils avaient été tout près d’atteindre
leur but le jour où Aelin avait combattu leurs princes à Wendlyn.
— Ça explique aussi pourquoi Aelin a signalé la présence d’une chouette au
côté de Maeve lors de leur première rencontre, reprit Nesryn en désignant Yrene.
La guérisseuse fronça les sourcils.
— Cette chouette est sûrement la forme de Fae d’un guérisseur ou d’une
guérisseuse, dit Yrene. Un guérisseur qui reste auprès d’elle comme un garde du
corps et qu’elle fait passer pour une sorte d’animal de compagnie…
Chaol en eut le vertige. Sartaq lui adressa un regard compréhensif, comme
pour lui laisser entendre que cette sensation lui était familière.
— Que s’est-il passé avant notre arrivée ? demanda Nesryn. Quand nous
vous avons retrouvés…
La main d’Yrene serra celle de Chaol et, à son tour, il raconta ce qu’ils
avaient découvert et les épreuves qu’ils avaient endurées. Car, indépendamment
de ce que Maeve pouvait manigancer, ils devaient encore affronter Erawan.
— Pendant que je soignais Duva, le démon…, commença Yrene avant de
s’interrompre et de frotter sa poitrine.
Chaol n’avait jamais rien vu de plus extraordinaire que cette séance de
soins : la lumière éblouissante dont ses mains étaient nimbées et l’expression
presque divine de son visage comme si elle était Silba en personne.
— Le démon m’a dit qu’il n’était pas un prince… mais une princesse Valg,
poursuivit-elle.
Le silence accueillit cette nouvelle.
— L’araignée…, intervint Nesryn. L’araignée a affirmé que les rois Valg
avaient des fils et des filles. Des princes et des princesses.
Chaol jura. Il savait que ses jambes ne pourraient pas le soutenir de sitôt,
avec ou sans la magie d’Yrene qui se régénérait lentement.
— Il me semble que nous aurons besoin d’une Pourvoyeuse de Feu,
observa-t-il.
Pour affronter les Valg et pour traduire les livres qu’Hafiza avait accepté de
leur prêter.
Nesryn mordilla sa lèvre inférieure.
— Aelin navigue vers Terrasen avec une flotte, annonça-t-elle. Et avec les
sorcières.
— Ou peut-être seulement les Treize, objecta Chaol. Les rapports étaient
plutôt vagues à ce sujet. Il ne s’agit peut-être même pas de l’escouade de Manon
Bec-Noir.
— Si. Je suis prête à parier tout ce qu’on voudra là-dessus, répliqua Nesryn.
Sartaq acquiesça en silence, puis elle se pencha en avant, les coudes sur les
genoux.
— Nous non plus, nous ne sommes pas rentrés seuls, ajouta-t-elle.
Chaol les regarda tour à tour.
— Combien ? demanda-t-il.
Le visage de Sartaq se durcit.
— Comme les rukhins nous sont indispensables, je n’ai pu en emmener que
la moitié, répondit-il. J’ai donc mille cavaliers.
Chaol se réjouit à nouveau d’être assis. Mille rukhins…
Il se gratta la mâchoire.
— Si nous pouvons rejoindre l’armée d’Aelin, ainsi que les Treize et toutes
les Dents de Fer que Manon Bec-Noir pourra rallier à notre cause…, supputa-t-
il.
— Alors nous aurons une légion volante pour combattre celle de Morath,
acheva Nesryn, les yeux brillant d’espoir, mais aussi d’effroi, comme si elle
mesurait les combats à venir et le nombre de vies en jeu. Et si vous pouvez
guérir tous ceux qui sont possédés par les Valg…, dit-elle à Yrene.
— Il faudra d’abord immobiliser leurs hôtes pour qu’Yrene et les autres
guérisseurs puissent les soigner, objecta Sartaq.
— Eh bien, comme vous l’avez dit, nous aurons Aelin la Pourvoyeuse de
Feu dans nos rangs, intervint Yrene. Si elle peut faire surgir du feu, elle peut
certainement faire la même chose avec de la fumée. J’ai peut-être quelques
idées…, ajouta-t-elle avec un petit sourire en coin.
Elle paraissait sur le point d’en dire plus quand les portes de la suite
s’ouvrirent à la volée et qu’Hasar surgit dans le salon. En voyant Sartaq, elle
parut se contenir.
— On dirait que j’arrive en retard au conseil de guerre, commenta-t-elle.
Sartaq croisa les jambes.
— Qui te dit que nous parlons de ça ? rétorqua-t-il.
Hasar s’assit dans un fauteuil et rejeta sa longue chevelure par-dessus son
épaule.
— Tu veux dire que tous ces ruks perchés sur les toits sont là uniquement
pour que tu puisses parader ? lança-t-elle.
— Tout juste, ma sœur, répondit-il en riant sous cape.
Mais la princesse regarda Yrene, puis Chaol.
— Je partirai avec vous.
Chaol en resta interdit.
— Seule ? s’enquit Yrene.
— Non, répondit Hasar, dont l’expression amusée et moqueuse s’était
évanouie. Tu as sauvé la vie de Duva. Et les nôtres, car cette princesse Valg
aurait pu récidiver, dit-elle en regardant Sartaq, qui l’observait non sans
étonnement. Duva est la meilleure de nous tous. La meilleure part de moi-même,
reprit-elle, visiblement émue. Je partirai avec vous et avec tous les navires de
notre flotte que je pourrai emmener afin que ma sœur n’ait plus jamais rien à
redouter de qui que ce soit.
Sauf de sa fratrie, s’abstint d’ajouter Chaol.
Mais Hasar sembla lire dans son regard.
— Elle, jamais, assura-t-elle calmement. Je n’aurai certainement aucune
pitié pour les autres, précisa-t-elle en foudroyant du regard Sartaq, qui hocha la
tête. Mais je ne toucherai jamais à Duva.
Chaol devina un pacte implicite entre les frères et la sœur de Duva.
— Vous devrez donc encore supporter ma présence pendant un certain
temps, seigneur Westfall, reprit Hasar, mais son sourire était moins féroce que
d’habitude. Pour mes sœurs, vivantes ou mortes, je franchirai avec mon sulde les
portes de Morath et je ferai payer cette raclure de démon pour ce qu’il leur a fait
subir.
Ses yeux rencontrèrent ceux d’Yrene.
— Et toi, Yrene Towers, pour te remercier d’avoir guéri Duva, je t’aiderai à
sauver ton pays.
Yrene se leva, les mains tremblantes, s’approcha de la princesse et la serra
dans ses bras.
CHAPITRE 66

NESRYN ÉTAIT SI ÉPUISÉE qu’elle aurait bien dormi une semaine d’affilée.
Ou même un mois.
Mais elle repartit à travers les couloirs du palais vers le minaret de Kadara.
Seule.
Sartaq était allé voir son père, accompagné d’Hasar. Et même si elle ne
ressentait aucune gêne en présence de Chaol et d’Yrene… elle préférait les
laisser seuls. Après tout, Chaol s’était retrouvé aux portes de la mort. Elle ne se
faisait guère d’illusions sur ce qui se déroulait probablement dans cette suite.
Elle se dit alors qu’elle devrait sans doute trouver un autre appartement au
palais.
Pour elle-même et pour quelques autres, à commencer par Borte, qui avait
été émerveillée par Antica et par la mer, même s’ils avaient volé aussi vite que le
vent. Et Falkan, qui avait fait le voyage avec eux transformé en mulot dans la
poche de Borte, ce qui n’avait pas tellement plu à Yeran. C’était du moins
l’impression qu’il lui avait laissée la dernière fois qu’elle l’avait vu à Eridun,
tandis que Sartaq chargeait les mères spirituelles et les capitaines de rassembler
leurs rukhins pour s’envoler vers Antica.
Nesryn arriva en bas des marches menant au sommet du minaret quand un
messager la rejoignit. Il était à bout de souffle, mais il lui fit une gracieuse
révérence avant de lui tendre une lettre.
Elle datait de deux semaines. Nesryn reconnut l’écriture de son oncle sur
l’enveloppe.
Ses doigts tremblaient quand elle brisa le sceau.
Une minute plus tard, elle montait en flèche l’escalier du minaret.

Des cris de surprise et d’admiration mêlés d’effroi s’élevèrent à la vue du


ruk brun-rouge qui survolait les édifices et les demeures d’Antica.
Nesryn murmurait ses instructions à l’oiseau pour le guider vers le quartier
de Runni dans un vent chargé de sel, aussi vite que ses ailes pouvaient les
emporter.
Elle l’avait choisi juste avant son départ de l’aire d’Eridun.
Elle était allée tout droit au nid où il attendait toujours un cavalier qui ne
reviendrait jamais, et elle avait plongé le regard dans ses yeux d’or. Elle lui avait
dit qu’elle s’appelait Nesryn Faliq, qu’elle était la fille de Sayed et de Cybele
Faliq, et qu’elle serait sa cavalière s’il voulait bien d’elle.
Elle se demanda si le ruk, auquel son défunt cavalier avait donné le nom de
Salkhi, avait compris que les larmes qui lui étaient montées aux yeux quand il
avait incliné la tête en signe d’acceptation n’étaient pas dues au vent mugissant.
Elle était repartie sur son dos, au côté de Kadara et à la tête de la légion
volant vers Antica.
Quand Salkhi atterrit en pleine rue à côté de la maison de son oncle,
quelques vendeurs détalèrent, abandonnant leurs éventaires, et des enfants
s’interrompirent dans leurs jeux pour regarder le ruk, bouche bée. Nesryn tapota
sa large encolure avant de descendre à terre.
Les portes de la demeure de son oncle s’ouvrirent à la volée.
Quand elle vit son père sur le seuil, quand sa sœur passa devant lui pour
courir à sa rencontre, quand ses enfants sortirent en se bousculant et en poussant
des cris aigus…
Nesryn tomba à genoux et fondit en larmes.
Elle ignorait comment Sartaq était parvenu à la retrouver deux heures plus
tard, mais elle supposait qu’un ruk accroupi dans la rue d’un élégant quartier
résidentiel d’Antica était facilement repérable.
Elle avait pleuré, ri et serré contre elle les membres de sa famille pendant
elle ne savait combien de temps, en pleine rue et sous le regard de Salkhi.
Et, quand son oncle et sa tante les avaient fait entrer « pour pleurer un bon
coup devant une tasse de thé », son père et sa sœur lui avaient tout raconté de
leur périple pour gagner Antica. Les mers tumultueuses qu’ils avaient traversées
et les vaisseaux ennemis que leur navire avait esquivés. Mais ils étaient arrivés à
destination et ils resteraient là tant que la guerre ferait rage, avait expliqué son
père sous les hochements de tête approbateurs de son oncle et de sa tante.
Quand elle était enfin ressortie, son père avait insisté pour la raccompagner
jusqu’à son ruk après avoir chargé sa sœur de remettre un peu d’ordre dans
« cette horde d’enfants ». Dans la rue, Nesryn s’était arrêtée si brusquement que
son père avait failli se heurter à elle.
Sartaq se tenait à côté de Salkhi, un demi-sourire aux lèvres. Et, de l’autre
côté de Salkhi, c’était Kadara qui attendait patiemment. Les deux ruks faisaient
vraiment une belle paire.
Les yeux de son père s’agrandirent comme s’il avait reconnu le ruk avant le
prince.
Mais, une seconde plus tard, il s’inclina profondément devant lui.
Nesryn avait raconté succinctement à sa famille ses aventures chez les
rukhins. Sa sœur et sa tante l’avaient foudroyée du regard quand les enfants
avaient déclaré qu’eux aussi chevaucheraient des ruks quand ils seraient grands.
Et ils avaient détalé à travers la maison en poussant des cris, en battant des bras
et en sautant par-dessus les meubles.
Elle avait cru que Sartaq attendrait qu’on l’aborde mais, quand il aperçut
son père, il s’avança vers lui et lui tendit la main.
— J’ai appris que la famille de la capitaine Faliq était enfin arrivée saine et
sauve, lui dit-il en guise de salut. Alors j’ai pensé que je pourrais venir pour lui
souhaiter moi-même la bienvenue.
La poitrine de Nesryn se dilata douloureusement tandis que Sartaq inclinait
la tête pour saluer son père.
Sayed Faliq paraissait frappé de stupeur, soit devant la déférence de Sartaq
envers lui, soit à la vue de Kadara. Plusieurs petites têtes d’enfants surgirent
alors de derrière ses jambes, des yeux scrutèrent le prince, les ruks, et…
— KADARA !
Le cadet de son oncle et de sa tante, qui n’avait pas plus de quatre ans, avait
hurlé le nom du ruk assez haut pour informer tous les habitants de la ville de la
présence de l’oiseau géant dans sa rue.
Sartaq rit quand l’enfant se précipita vers le ruk doré.
La sœur de Nesryn accourut, des mises en garde aux lèvres.
Mais Kadara s’accroupit à terre, imitée par Salkhi. Les enfants s’arrêtèrent
et, admiratifs, tendirent des mains hésitantes vers les deux bêtes, puis les
caressèrent doucement.
Delara poussait un soupir de soulagement quand elle vit l’homme qui se
tenait face à Nesryn et son père. Elle rougit, tapota sa robe comme pour
dissimuler les taches que son cadet avait laissées là et recula vers la maison en
s’inclinant.
Sartaq rit tandis qu’elle disparaissait à l’intérieur. Mais, avant de s’éclipser,
Delara avait lancé à Nesryn un regard entendu qui signifiait : Tu es tellement
entichée de lui que ça n’en est même plus risible.
Nesryn lui répondit par un geste obscène que son père préféra ignorer.
— Je vous prie de bien vouloir excuser les libertés que mes petits-enfants,
neveux et nièces prendront avec votre ruk, prince, dit-il à Sartaq.
Mais le prince lui répondit par un sourire plus radieux que tous ceux qu’elle
lui avait vus auparavant.
— Kadara fait semblant d’être un noble coursier, mais en réalité c’est une
vraie mère poule, répondit-il.
Kadara fit bouffer ses plumes d’un air outragé et les enfants poussèrent des
cris de ravissement.
Le père de Nesryn pressa l’épaule de sa fille.
— Je crois que je vais les rejoindre pour les empêcher de s’envoler sur son
dos, dit-il au prince.
Nesryn et Sartaq se retrouvèrent face à face dans la rue, devant la demeure
de son oncle, sous les regards ébahis de la ville – ce que Sartaq ne parut pas
remarquer.
— Si on allait faire un tour ? proposa-t-il.
Nesryn regarda son père, qui surveillait l’essaim d’enfants qui essayaient de
monter sur le dos de Salkhi et de Kadara, puis acquiesça.
Ils se dirigèrent vers la ruelle propre et paisible qui longeait l’arrière de la
maison de son oncle et firent quelques pas en silence.
— J’ai parlé à mon père, dit soudain Sartaq.
Elle songea que ces retrouvailles n’annonçaient peut-être rien de bon. Elle
se demanda si l’armée qu’ils avaient amenée jusqu’ici serait renvoyée par le
Khagan. Ou si le prince et la vie dont elle rêvait dans ces montagnes
splendides… resteraient des rêves irréalisables.
Car Sartaq était un prince. Et même si Nesryn adorait sa famille et en était
infiniment fière, il n’y avait pas une once de noblesse dans la lignée des Faliq.
La poignée de main que son père avait échangée avec Sartaq serait probablement
le contact le plus rapproché qu’un des leurs aurait avec la royauté.
— Et alors ?
— Nous avons… discuté d’un certain nombre de choses.
La prudence de ces paroles lui serra le cœur.
— Je comprends, fit-elle.
Sartaq s’arrêta. La ruelle résonnait du bourdonnement des abeilles dans les
jasmins qui recouvraient les murs des cours attenantes. Ils se tenaient devant
l’arrière-cour de la maison de son oncle. Elle aurait préféré enjamber le mur pour
s’y cacher plutôt que de devoir entendre ce qu’il allait lui dire.
Mais elle se força à soutenir son regard et remarqua qu’il scrutait son
visage.
— Je lui ai dit que j’emmènerai les rukhins combattre Erawan, avec ou sans
sa permission, annonça-t-il enfin.
C’était de pire en pire. Elle aurait aimé que son fichu visage ne soit pas
aussi indéchiffrable.
Sartaq inspira brusquement.
— Il m’a demandé pourquoi.
— J’espère que vous lui avez dit que le sort du monde en dépendrait
probablement.
Il rit.
— Oui, mais je lui ai également dit que la femme que j’aime veut partir à la
guerre et que j’ai l’intention de la suivre, répondit-il.
Elle refusait d’assimiler le sens de ces paroles et d’y croire avant qu’il ait
fini.
— Il m’a dit que vous étiez de basse extraction et qu’un héritier du Khagan
devait épouser une princesse ou une dame qui aurait des terres ou des alliances à
lui offrir.
La gorge de Nesryn se serra. Elle essaya de fermer ses oreilles aux sons et
aux mots. Elle refusait d’écouter le reste.
Mais Sartaq prit sa main.
— Je lui ai répondu que si c’était la condition pour être désigné comme
héritier, je ne voulais pas de la couronne. Et je suis sorti de la salle, dit-il.
— Vous êtes devenu fou ?
— J’espère bien que non, pour le bien de l’empire, répondit-il avec un léger
sourire et il l’attira à lui jusqu’à ce que leurs corps se touchent presque. Car mon
père m’a désigné comme héritier avant que j’aie franchi le seuil.
Nesryn eut la sensation de quitter son corps. Elle parvenait tout juste à
respirer.
Quand elle voulut s’incliner devant le prince, il la prit doucement par les
épaules et l’arrêta avant qu’elle ait pu baisser la tête.
— Je n’attendrai jamais ça de vous, fit-il à mi-voix.
Héritier… il avait été désigné comme héritier. Pour régner sur tout cet
empire. Sur ce pays qu’elle aimait et qu’elle avait envie d’explorer – une envie
d’une intensité presque douloureuse.
Sartaq leva la main et la posa sur sa joue. Elle sentit ses cals contre sa peau.
— Nous partons en guerre. Ce qui nous attend est incertain, sauf ceci, dit-il.
Et ses lèvres effleurèrent les siennes.
— Sauf ce que je ressens pour vous. Et aucune armée de démons, aucune
reine, aucun roi des ténèbres ne pourra rien y changer.
Nesryn tremblait tout en s’imprégnant du sens de ces mots.
— Je… Sartaq, vous êtes héritier de la couronne…
Il recula pour scruter son visage.
— Nous partirons en guerre, Nesryn Faliq, déclara-t-il. Et quand nous
aurons anéanti Erawan et ses armées, quand les ténèbres seront enfin chassées de
ce monde, alors nous reviendrons ici, vous et moi. Ensemble, conclut-il avant de
lui donner un nouveau baiser qui était à peine plus qu’une caresse. Et nous y
resterons jusqu’à la fin de nos jours.
Elle entendit cette proposition, cette promesse…
Et elle songea au monde qu’il déposait à ses pieds.
Elle tremblait devant ce qu’il lui offrait si spontanément. Pas l’empire et la
couronne, mais… cette vie ensemble. Et son cœur.
Elle se demanda s’il était conscient que le sien lui appartenait depuis leur
premier vol sur le dos de Kadara.
Sartaq sourit comme pour lui répondre qu’il le savait.
Alors elle passa les bras à son cou et l’embrassa.
Ce fut un baiser timide, tendre et émerveillé. Un baiser qui avait le goût du
vent, le goût d’un ruisseau de montagne… le goût de sa terre natale.
Nesryn prit le visage du prince entre ses mains et s’écarta de lui.
— Partons en guerre, Sartaq, murmura-t-elle en gravant dans sa mémoire
chaque trait de son visage. Et nous verrons ce qui viendra ensuite.
Il lui répondit par un sourire entendu et effronté, comme s’il avait déjà
décidé de ce qui suivrait et que rien de ce qu’elle pourrait dire ne le ferait
changer d’avis.
Alors, dans la cour de l’autre côté du mur, Nesryn entendit sa sœur lancer
assez fort pour que tout le quartier le sache :
— Tu vois, père, je te l’avais bien dit !
CHAPITRE 67

DEUX SEMAINES PLUS TARD, l’aube pointait à peine quand Yrene posa le
pied sur le pont d’un beau et imposant navire et regarda le soleil se lever sur
Antica pour la dernière fois.
Le navire bourdonnait d’activité mais elle restait accoudée au bastingage,
comptait les minarets du palais et caressait du regard chaque quartier de la ville
qui s’éveillait dans la lumière de ce nouveau jour.
Des vents d’automne cinglaient déjà la mer et le navire oscillait et tanguait
sous ses pieds.
Son pays. Ils s’embarquaient ce matin pour son pays. Chez elle.
Elle avait fait peu d’adieux, car elle n’en avait pas éprouvé le besoin, mais
Kashin l’avait rejointe alors qu’elle arrivait au port. Chaol l’avait salué d’un
signe de tête avant de faire monter la jument d’Yrene à bord.
Le prince avait longuement contemplé ce navire et tous ceux qui étaient
rassemblés là.
— J’aurais préféré ne vous avoir jamais rien dit cette nuit-là dans les
steppes, avait-il dit doucement.
Yrene avait secoué la tête, sans savoir quoi répondre.
— Vous m’avez manqué… en tant qu’amie, avait-il repris. Je n’ai pas
tellement d’amis.
— Je sais, avait-elle répondu au prix d’un effort. Vous aussi, vous m’avez
manqué en tant qu’ami.
Car c’était la vérité. Et à l’idée de ce qu’il était maintenant prêt à accomplir
pour elle et pour son peuple…
Elle avait pris sa main et l’avait pressée doucement. Elle avait lu de la
douleur dans son regard et sur son beau visage, mais également… une certaine
compréhension. Et une résolution lucide et sereine dans l’éclat de ses yeux
tandis qu’ils regardaient ensemble vers le nord.
Le prince avait pressé sa main à son tour.
— Merci encore… pour Duva.
Et il avait souri, les yeux toujours fixés sur le ciel du nord.
— Nous nous reverrons un jour, Yrene Towers, j’en suis certain.
Elle lui avait rendu son sourire, la gorge serrée, mais Kashin lui avait lancé
un clin d’œil.
— Mon sulde m’indique le nord, avait-il dit. Qui sait ce qui m’attendra en
chemin ? Surtout depuis que Sartaq doit porter le fardeau de la couronne et que
je suis libre de faire ce que je veux.
La ville avait été en émoi à cette nouvelle. Les fêtes et les discussions
animées battaient encore leur plein. Yrene ne savait trop ce que les autres enfants
du Khagan en pensaient, mais c’était effectivement une sérénité nouvelle qu’elle
avait lue dans les yeux de l’héritier et dans ceux de ses frères et de ses sœurs
quand elle les avait revus. Elle se dit que l’accord que Sartaq avait conclu avec
eux pour épargner Duva s’étendait peut-être maintenant à toute la fratrie.
Yrene avait de nouveau souri à Kashin, ce prince qui était aussi son ami.
— Merci pour toute la bonté que vous m’avez témoignée, lui avait-elle dit.
Kashin s’était incliné devant elle sans répondre, puis éloigné dans la
lumière grise du petit matin.
Et, pendant les heures qui avaient suivi, Yrene était restée sur le pont à
contempler en silence la ville qui se réveillait tandis qu’on s’affairait autour
d’elle et dans l’entrepont.
Pendant de longues minutes, elle inspira les odeurs de la mer et des épices
et écouta la rumeur d’Antica sous le soleil levant. Elle en remplit ses poumons et
les laissa se déposer en elle. Elle laissa ses yeux se rassasier de la vision de la
pierre claire du Torre Cesme qui dominait la ville. Même dans la lumière du
petit matin, la tour était comme un phare et comme un symbole d’espoir et de
sérénité.
Elle se demanda si elle la reverrait un jour. Car ce qui les attendait dans le
nord…
Yrene posa les mains sur le bastingage tandis qu’une nouvelle bourrasque
faisait tanguer le bateau. Elle venait de l’intérieur des terres comme si les trente-
six dieux d’Antica soufflaient tous ensemble afin de pousser leur navire vers leur
pays natal, de l’autre côté du détroit… et vers la guerre.
Le navire s’ébranla enfin dans un tumulte de manœuvres, de couleurs et de
sons, mais Yrene resta immobile, les yeux rivés à la ville qui rapetissait peu à
peu.
Et, même quand la côte ne fut plus qu’une ombre lointaine, elle aurait juré
qu’elle voyait encore le Torre dressé au-dessus d’elle, d’un blanc lumineux sous
le soleil, comme un bras levé pour des adieux.
CHAPITRE 68

CHAOL ÉTAIT ATTENTIF À CHACUN DE SES PAS À BORD, y compris à ceux qui
l’avaient mené au seau dans lequel il avait vomi tripes et boyaux pendant ses
premiers jours en mer.
Mais il avait l’avantage de voyager en compagnie d’une guérisseuse. Yrene
avait soigné son mal de mer et, au bout de deux semaines pendant lesquelles le
navire avait évité les violentes tempêtes que le capitaine appelait les
« Naufrageuses », son estomac le laissa enfin tranquille.
Il trouva Yrene à la proue ce jour-là, les yeux fixés sur la terre, ou plutôt là
où ils l’auraient vue s’ils avaient navigué plus près de la côte. Ils croisaient au
large de leur continent et, comme il l’avait appris lors de sa conversation avec le
capitaine un instant plus tôt, ils se trouvaient maintenant quelque part au nord de
l’Eyllwe, non loin de la frontière de Fenharrow.
Ils ne voyaient aucun signe d’Aelin et de sa flotte, mais c’était prévisible
puisqu’ils avaient repoussé leur départ d’Antica de plusieurs jours.
Chaol chassa cette pensée de son esprit en enlaçant la taille d’Yrene et en
déposant un baiser au creux de sa nuque.
Elle ne se figea pas à cette étreinte, comme si elle l’avait reconnu au rythme
de ses pas.
Elle s’abandonna contre lui avec un soupir et posa les mains sur les siennes.
Après la guérison de Duva, il avait dû attendre encore un jour entier avant
de pouvoir péniblement marcher avec une canne. Comme au début de sa
convalescence, son dos était courbaturé et chaque pas exigeait toute sa
concentration. Mais il avait serré les dents et, sous les encouragements
murmurés par Yrene, il avait réappris toute une série de mouvements. Le
lendemain, il ne boitait presque plus, même s’il se déplaçait toujours avec sa
canne et, le jour suivant, il marchait presque normalement.
Mais même après ces deux semaines en mer pendant lesquelles Yrene
n’avait dû soigner que son mal de mer et ses coups de soleil, Chaol gardait sa
canne dans leur luxueuse cabine et son fauteuil roulant dans l’entrepont, à portée
de main.
Il regarda leurs doigts enlacés et leurs anneaux identiques par-dessus
l’épaule d’Yrene.
— Contempler l’horizon ne nous fera pas arriver plus vite, murmura-t-il, les
lèvres contre sa peau.
— Se moquer de ta femme à ce sujet non plus.
Chaol sourit.
— Comment vais-je me distraire pendant toutes ces heures en mer si je ne
peux même pas te taquiner, dame Westfall ? ironisa-t-il.
Yrene pouffa comme à chaque fois qu’on l’appelait par ce titre, mais Chaol,
lui, n’avait jamais rien entendu de plus beau, hormis les vœux qu’ils avaient
échangés dans le temple de Silba au Torre, deux semaines et demie plus tôt. La
cérémonie s’était déroulée dans l’intimité, mais Hasar avait absolument tenu à ce
qu’elle soit suivie de festivités qui ridiculiseraient toutes celles qui les avaient
précédées au palais. La princesse avait peut-être bien des défauts, mais elle
savait à coup sûr faire la fête.
Et mener une flotte.
Chaol priait pour que tous les dieux lui viennent en aide le jour où Hasar et
Aedion se retrouveraient face à face.
— Pour quelqu’un qui a horreur qu’on l’appelle « seigneur Westfall », tu
adores me donner mon titre, observa Yrene.
— Tu es faite pour lui, se justifia-t-il en embrassant encore sa nuque.
— Tellement faite pour lui qu’Eretia me taquine sans arrêt en multipliant
les courbettes et les révérences.
— Je dois avouer que ça ne m’aurait pas brisé le cœur de la laisser à Antica.
Yrene rit et pinça son poignet, puis se dégagea.
— Tu seras bien content de l’avoir avec toi à terre, répondit-elle.
— Je l’espère bien.
Yrene le pinça encore, mais il attrapa sa main et embrassa ses doigts.
Sa femme… Jamais il n’avait eu une vision aussi claire de son avenir qu’en
cet après-midi, trois semaines plus tôt, où il l’avait trouvée assise dans le jardin
près du bassin. Il avait aussitôt… compris ce qu’il voulait. Et c’était ainsi qu’il
l’avait rejointe et s’était agenouillé devant elle.
— Veux-tu m’épouser, Yrene ? Veux-tu devenir ma femme ? lui avait-il
simplement demandé.
Elle lui avait sauté au cou et ils étaient tombés dans l’eau où ils étaient
restés à s’embrasser, au grand dam des poissons, jusqu’à ce qu’un serviteur
toussote avec insistance en passant devant eux.
Chaol la regarda alors que le vent de la mer faisait boucler ses cheveux et
ressortir les taches de rousseur sur son nez et sur ses joues, et il sourit.
Et le sourire qu’Yrene lui adressa en réponse était plus radieux que l’éclat
du soleil sur la mer.
Il avait emporté ce satané canapé doré avec ses coussins éventrés et tout le
reste. Hasar ne lui avait pas épargné ses commentaires quand on l’avait hissé à
bord, mais il s’en moquait. S’ils survivaient à cette guerre, il ferait bâtir une
maison pour Yrene autour de ce maudit meuble. Et une écurie pour Farasha, qui
terrorisait les pauvres soldats chargés du nettoyage de sa stalle à bord.
Farasha était le cadeau de mariage d’Hasar, tout comme la jument muniqi
d’Yrene.
Il avait failli dire à la princesse qu’elle pouvait garder ce cheval d’Hellas,
mais à la perspective de charger les soldats de Morath sur un cheval nommé
Papillon, il s’était ravisé.
Appuyée contre lui, Yrene serra dans sa main le médaillon qu’elle ôtait
seulement pour se baigner. Il se demanda s’il lui en offrirait un autre pour faire
graver dessus ses nouvelles initiales.
Yrene Westfall.
Elle regarda avec un sourire le bijou dont l’argent étincelait dans le soleil
du midi.
— Je suppose que je n’aurai plus besoin de mon petit message, observa-t-
elle.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis plus seule, répondit-elle en caressant le métal. Et
parce que j’ai vaincu ma peur.
Il l’embrassa sur la joue, mais ne dit rien quand elle ouvrit le médaillon et
en retira avec précaution le bout de parchemin jauni. Le vent essaya de l’arracher
de ses doigts, mais elle le tenait fermement.
Elle le déplia et parcourut le texte lu plus de mille fois.
— Je me demande si cette inconnue, qui qu’elle soit, reviendra ici pour
livrer cette guerre, dit-elle. Elle parlait de l’empire comme si…
Elle s’interrompit, secoua la tête plus pour elle-même que pour Chaol, et
replia le message.
— Peut-être qu’elle reviendra du pays pour lequel elle s’était embarquée
afin de combattre, reprit-elle.
Elle tendit le message à Chaol et se retourna pour contempler la mer.
Chaol prit le parchemin qui avait la douceur du velours après avoir été si
souvent lu et replié, après être resté toutes ces années dans sa poche et entre ses
doigts.
Il le déplia et lut les mots qu’il connaissait déjà :
— « Pour aller là où vous le devrez, et pour le reste. Le monde a besoin de
davantage de guérisseurs. »
Le bruit des vagues s’estompa et même le navire parut marquer une pause.
Chaol regarda Yrene qui souriait sereinement en contemplant la mer, puis le
message.
Et l’écriture qui lui était aussi familière que la sienne.
En voyant les larmes qu’il ne pouvait retenir, Yrene se figea.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.
Elle avait peut-être seize ou dix-sept ans à l’époque. Et si elle était passée
par Innish…
C’était sans doute juste avant son départ pour le Désert rouge, où elle devait
s’entraîner avec les Assassins silencieux. Les bleus sur son corps qu’Yrene lui
avait décrits lui avaient été infligés par Arobynn Hamel en punition d’avoir
libéré les esclaves de Rolfe et saccagé la baie des Crânes.
— Chaol ?
Pour aller là où vous le devrez, et pour le reste.
Le monde a besoin de davantage de guérisseurs.
Là… C’était son écriture…
Chaol leva enfin les yeux en refoulant ses larmes et scruta le visage de sa
femme, ses traits splendides et ses yeux dorés.
Un cadeau…
Le cadeau d’une reine qui avait vu une autre femme en détresse et qui lui
avait tendu la main sans rien demander en échange. Un geste généreux, le
tiraillement d’un lien…
Mais même Aelin ne pouvait se douter qu’en portant secours à une servante
d’auberge agressée par des mercenaires, en lui apprenant à se défendre et en lui
laissant cet or et ce message…
Même Aelin n’aurait pu prévoir, rêver ou deviner les conséquences de son
geste : l’arrivée imminente d’une guérisseuse bénie par Silba et capable
d’annihiler les Valg… et des trois cents autres guérisseuses qui
l’accompagnaient.
Trois cents guérisseuses du Torre réparties sur les mille navires du Khagan.
Une faveur, avait demandé Yrene à ce souverain, pour avoir sauvé la vie de
sa fille bien-aimée.
Tout ce que vous désirez, avait-il promis.
Yrene s’était agenouillée devant lui.
Sauvez mon peuple.
Et le Khagan avait exaucé son vœu.
Avec mille navires de la flotte d’Hasar et de la sienne. Mille navires
transportant les soldats de Kashin et les cavaliers darghans.
Et, au-dessus d’eux, sur tout l’horizon, loin derrière leur navire, volaient
mille rukhins conduits par Sartaq et Nesryn, venus de toutes les aires et de tous
les clans.
Une armée pour affronter Morath et des renforts à venir, des renforts qui se
rassemblaient à Antica sous les ordres de Kashin. Deux semaines… c’était le
délai que Chaol avait accordé au Khagan et à Kashin : avec les tempêtes
d’automne qui s’annonçaient, il n’avait pas voulu attendre plus longtemps.
L’armée qu’ils emmenaient représentait seulement la moitié de celle qui
combattrait Erawan et ses troupes, mais les effectifs et les moyens de la flotte et
de la légion volante qui les escortaient étaient déjà stupéfiants…
Chaol replia le message en suivant soigneusement ses plis marqués par
l’usure et le reposa dans le médaillon d’Yrene.
— Garde-le encore, dit-il doucement. Je connais quelqu’un qui aura
sûrement envie de le voir.
Le regard d’Yrene se teinta de surprise et de curiosité, mais elle ne posa
aucune question quand Chaol l’enlaça et la serra contre lui.
Chaque pas qu’il avait accompli l’avait mené ici, à cet instant…
De cette forteresse au cœur de montagnes balayées par les neiges où un
homme au visage dur comme la pierre l’avait jeté dehors, dans le froid, jusqu’à
cette mine de sel d’Endovier où une assassineuse aux yeux de flamme ardente
l’avait regardé avec un sourire narquois, indomptée après un an en enfer.
Une tueuse qui avait rencontré avant lui sa future épouse, à moins que
chacune d’elles ne soit venue à la rencontre de l’autre, deux femmes bénies des
dieux errant à travers les ombres et les ruines de ce monde. Deux femmes qui
tenaient désormais le sort de ce monde entre leurs mains.
Chaque pas. Chaque détour dans les ténèbres. Chaque instant de désespoir,
de rage et de souffrance.
Tout cela l’avait mené précisément où il devait être.
Où il voulait être.
Le geste généreux d’une jeune femme qui donnait la mort envers une autre
qui sauvait des vies.
Le dernier reste des ténèbres subsistant en Chaol diminua encore, puis
tomba en poussière avant d’être emporté par le vent marin. Dans le sillage des
mille navires qui avançaient fièrement et vaillamment derrière le sien, des
guérisseuses sous la direction d’Hafiza, disséminées parmi les soldats et les
chevaux, qui étaient toutes venues quand Yrene leur avait demandé de sauver
son peuple, et des ruks qui montaient au-dessus des nuages, à l’affût de la
moindre menace à l’horizon.
Yrene l’observait attentivement et avec un soupçon d’appréhension. Il
l’embrassa encore.
Il ne regrettait rien. Il ne regardait pas en arrière.
Pas avec Yrene dans ses bras et à ses côtés. Ni avec le message qu’elle
portait sur elle, la preuve qu’il était exactement là où il devait être. Qu’il avait
depuis tout ce temps été guidé vers ce lieu et cet instant.
— Est-ce que j’aurai un jour une explication à ta réaction plutôt théâtrale ?
demanda enfin Yrene en faisant claquer sa langue. Ou est-ce que tu comptes
seulement m’embrasser jusqu’à la tombée de la nuit ?
Chaol éclata de rire.
— C’est une longue histoire, répondit-il en la serrant plus fort, et il
contempla l’horizon avec elle. Et il vaudra peut-être mieux que tu sois assise
pour l’entendre.
— C’est le genre d’histoire que je préfère, dit-elle avec un clin d’œil.
Chaol rit de plus belle, sentit ce rire vibrer dans chaque partie de son corps
et le laissa tinter, clair et radieux, comme une cloche. Une dernière volée joyeuse
avant la tempête de la guerre.
— Viens, dit-il à Yrene, et il salua d’un signe de tête les soldats qui
travaillaient avec les marins d’Hasar pour que leurs navires rejoignent au plus
vite le nord… et les champs de bataille. Je te la raconterai pendant le déjeuner.
Yrene se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser, puis s’éloigna
avec lui vers leur spacieuse cabine.
— Ton histoire a intérêt à être palpitante, fit-elle avec un sourire taquin.
Chaol sourit à sa femme, à cette lumière vers laquelle il avait marché toute
sa vie sans le savoir.
— Elle l’est, tu peux me croire, répondit-il doucement.
Flamme ardente

ILS L’AVAIENT ENFERMÉE dans les ténèbres et dans le fer.


Elle dormait, car on l’y avait forcée… en diffusant de la fumée ondulante à
l’odeur douceâtre par les trous d’aération ingénieusement dissimulés dans
l’épaisseur du coffre de métal où elle gisait.
Un cercueil fabriqué par une antique reine pour emprisonner le soleil.
Étendue dans son sarcophage, elle dormait. Elle rêvait.
Elle dérivait à travers des mers, des ténèbres et des flammes. Princesse du
néant. Princesse sans nom.
La princesse chantait pour les ténèbres et les flammes. Et elles chantaient
pour elle.
Il n’existait ni commencement, ni fin, ni milieu. Seulement ce chant, la mer
et le sarcophage en fer qui était devenu son berceau.
Jusqu’à l’instant où ils s’évanouirent.
Jusqu’à l’instant où une lumière aveuglante inonda la chaude obscurité en
sommeil, où le vent s’engouffra, un vent frais à l’odeur de pluie.
Elle ne sentait pas le vent à cause du masque funéraire fixé sur son visage.
Ses yeux s’ouvrirent. La lumière brûlait toutes les formes et les couleurs
après cette longue immersion dans l’obscurité.
Mais un visage apparut devant elle… au-dessus d’elle. Un visage qui
l’observait par-dessus le couvercle du sarcophage qu’on avait repoussé.
Une longue chevelure noire. Une peau d’une pâleur lunaire. Des lèvres
rouge sang.
La bouche de la reine s’entrouvrit en un sourire.
Sur des dents blanches comme l’os.
— Tu es réveillée. Très bien.
Une voix harmonieuse et froide. Une voix capable de dévorer les étoiles.
Surgies d’elle ne savait où, de la lumière aveuglante, des mains rudes et
couvertes de cicatrices plongèrent dans le cercueil et saisirent les chaînes qui
l’entravaient. C’était le chasseur de la reine. Son homme de main.
Il remit la princesse debout. Son corps n’était plus qu’un organisme
étranger et douloureux.
Elle refusait de le réintégrer. Elle se débattait en essayant de retenir les
flammes et les ténèbres qui refluaient d’elle comme la marée au matin.
Mais le chasseur la rapprocha brutalement de ce visage cruel et splendide,
de ces yeux scrutateurs et de ce sourire venimeux.
Et il l’immobilisa tandis que la voix suave de la reine susurrait :
— Commençons.
Remerciements

Me voici de nouveau confrontée à la perspective plutôt intimidante


d’exprimer ma reconnaissance à tous les gens merveilleux grâce auxquels ce
livre est devenu une réalité. J’aimerais déclarer tout mon amour et toute ma
gratitude aux personnes suivantes :
À mon mari, Josh, ma lumière, mon rocher, mon meilleur ami et mon havre
de paix… bref, tu es tout pour moi. Merci de prendre soin de moi comme tu sais
si bien le faire, de m’aimer et de m’accompagner dans cet extraordinaire voyage.
Ton rire est ce que j’aime le plus entendre au monde.
À Annie, qui est restée assise à côté de moi pendant tous les mois que j’ai
passés à écrire et à relire ce livre, si bien qu’une partie de moi trouverait normal
que son nom figure aussi sur la couverture. Mais en attendant qu’on mentionne
les contributions canines aux œuvres écrites, tu devras te contenter de mes
remerciements. Je t’aime, mon bébé chien. Ta queue en tire-bouchon, tes oreilles
de chauve-souris, ton culot et tes gambades… j’aime tout en toi. J’espère que
nous écrirons encore beaucoup d’autres livres ensemble et que nous nous ferons
encore beaucoup de câlins.
À mon agente, Tamar. Après dix livres, il m’est encore impossible de
t’exprimer toute ma reconnaissance. Merci, merci de me soutenir envers et
contre tout, de travailler aussi dur et d’être aussi forte.
À Laura Bernier : tes conseils, ta sagacité et ton enthousiasme ont fait de
notre collaboration sur ce roman un plaisir. Merci infiniment pour tout ton travail
de révision qui m’a aidée à lui donner sa forme définitive.
À l’extraordinaire équipe de Bloomsbury dans le monde entier, merci d’être
la meilleure équipe de la planète : Bethany Buck, Cindy Loh, Cristina Gilbert,
Kathleen Farrar, Nigel Newton, Rebecca McNally, Sonia Palmisano, Emma
Hopkin, Ian Lamb, Emma Bradshaw, Lizzy Mason, Courtney Griffin, Erica
Barmash, Emily Ritter, Grace Whooley, Eshani Agrawal, Alice Grigg, Elise
Burns, Jenny Collins, Beth Eller, Kerry Johnson, Kelly de Groot, Ashley Poston,
Lucy Mackay-Sim, Hali Baumstein, Melissa Kavonic, Oona Patrick, Diane
Aronson, Donna Mark, John Candell, Nicholas Church, Anna Bernard, Charlotte
Davis, ainsi que toute l’équipe des droits étrangers. Merci, comme toujours, pour
tout ce que vous faites pour moi et pour mes livres. C’est un honneur de
travailler avec chacun d’entre vous.
À Jon Cassir, Kira Snyder, Anna Foerster et l’équipe de Mark Gordon :
vous êtes les meilleurs. Je suis vraiment heureuse que ces romans soient entre
vos mains.
À Cassie Homer : merci à l’infini pour tout ce que tu fais. Tu es vraiment
merveilleuse. À David Arntzen : pour ton soutien depuis le commencement, ton
travail et ta gentillesse. Et un immense merci aux incomparables Maura Wogan
et Victoria Cook, alias la meilleure équipe de juristes qui soit.
À Lynette Noni : je suis ravie de t’avoir rencontrée à cette Supanova il y a
quelques années ! Merci de tout mon cœur pour ton aide sur ce livre, pour tes
idées de génie lors de nos séances de brainstorming, et merci tout simplement
d’être toi.
À Roshani Chokshi. Pour commencer, tu es en tête de liste de mes
préférées. Merci pour tous nos rires, pour tes conseils utiles, et pour ta présence
qui est un véritable rayon de soleil dans ma vie. C’est un honneur pour moi de
pouvoir t’appeler mon amie.
À Steph Brown, parce que nous sommes des groupies associées. Merci pour
ton soutien – et ton amitié. Cela représente pour moi plus que je ne saurais le
dire. J’attends avec impatience notre prochain marathon du Seigneur des
anneaux (#fellowshipofthedrink).
À Jennifer Armentrout, parce que tu es l’une des personnes les plus
chaleureuses et généreuses que je connaisse, à Renée Ahdieh, pour les dîners qui
ne manquent jamais de me faire rire et sourire, à Alice Fanchiang, parce que tu
es une fangirl comme moi et parce que c’est une joie de te connaître, et à
Christina Hobbs et Lauren Billings, parce qu’elles sont au nombre de mes
préférées.
À Charlie Bowater. Par où commencer ? Merci pour tes cartes
spectaculaires, pour ta contribution artistique qui n’a jamais cessé de me
stupéfier et de m’inspirer et pour tout le reste. Je ne saurais te dire à quel point
c’est un honneur de travailler avec toi, et tout ce que ton art représente pour moi.
À Kati Gardner et Avery Olmstead : merci du fond de mon cœur pour vos
conseils éclairants et pour la perspicacité et la considération de vos
commentaires… Les mots me manquent pour vous dire combien votre aide a été
précieuse pour moi et à quel point elle a marqué ce livre. Et, au-delà de ce
travail, ce fut vraiment une joie de faire votre connaissance.
À Jack Weatherford, dont le Genghis Khan and the Making of the Modern
World a changé à jamais ma vision de l’histoire et m’a incroyablement inspirée
pour imaginer le khaganat. Et merci à Paul Kahn, pour sa brillante adaptation de
The Secret History of the Mongols, et à Caroline Humphrey, pour son article
« Rituals of Death in Mongolia ».
À mes parents et à ma famille, pour toute la joie, l’amour et le soutien que
vous m’apportez. À la nouvelle venue dans ma famille, ma nièce : ta présence
illumine déjà ma vie. Je te souhaite de devenir une dure à cuire.
Un énorme merci à toutes mes prodigieuses amies : Jennifer Kelly, Alexa
Santiago, Kelly Grabowski, Vilma Gonzalez, Rachel Domingo, Jessica Reigle,
Laura Ashforth, Sasha Alsberg et Diyana Wan. À Louisse Ang : j’ai
l’impression de me répéter comme un disque rayé quand je te remercie pour la
millième fois de tout ce que tu fais pour moi, mais merci infiniment de me
soutenir comme tu le fais et d’être aussi merveilleuse.
Et enfin à vous, mes chers lecteurs : merci de faire en sorte que tout ce dur
travail en vaille vraiment la peine, et d’être les gens les plus adorables que j’aie
jamais connus. Je vous adore.

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