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Déjà parus

aux éditions de La Martinière Jeunesse :

Tome 1 : L’Assassineuse
Tome 2 : La Reine sans couronne
Tome 3 : L’Héritière du Feu
Tome 4, partie 1 : La Reine des Ombres
Illustrations de couverture : Gregory Bricout
Édition originale publiée sous le titre Queen Of Shadows
par Bloomsbury Publishing, Inc., New York
© 2015 Sarah J. Maas
Carte © 2015 Kelly de Groot
Tous droits réservés.

Pour la traduction française :


© 2021, Éditions de La Martinière Jeunesse, une marque
des éditions de La Martinière, 57, rue Gaston Tessier, 75019 Paris.

ISBN : 978-2-7324-9729-7
Conforme à la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
www.lamartinierejeunesse.fr
www.lamartinieregroupe.com
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Table des matières
Titre

Déjà parus aux éditions de La Martinière Jeunesse

Copyright

Deuxième partie - La Reine de lumière

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 58

Chapitre 59

Chapitre 60
Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Chapitre 64

Chapitre 65

Chapitre 66

Chapitre 67

Chapitre 68

Chapitre 69

Chapitre 70

Chapitre 71

Chapitre 72

Chapitre 73

Chapitre 74

Chapitre 75

Chapitre 76

Chapitre 77

Chapitre 78

Chapitre 79

Chapitre 80
Chapitre 81

Chapitre 82

Chapitre 83

Chapitre 84

Chapitre 85

Chapitre 86

Chapitre 87

Chapitre 88

Chapitre 89

Remerciements
Deuxième partie

La Reine de lumière
Chapitre 48

LE LENDEMAIN MATIN, pour la punir de son éclat au sujet des Jambes-


Jaunes, Manon battit Asterin au réfectoire. Personne n’osa demander
pourquoi.
Elle lui porta trois coups. Asterin les reçut sans broncher.
Quand Manon s’écarta d’elle, le sang ruisselait de son nez cassé.
Asterin la toisa.
Et elle sortit du réfectoire.
Le reste des Treize observait avec circonspection. Vesta, la nouvelle
seconde de Manon, paraissait prête à courir après Asterin, mais un signe de
tête de Sorrel l’en dissuada.
Manon se sentit désemparée pendant le reste de la journée.
Elle avait recommandé à Sorrel de garder le silence sur ce qui était
arrivé aux Jambes-Jaunes, mais, à la réflexion, elle hésitait à donner la
même consigne à Asterin.
Tu les as laissés faire ça…
Ces paroles dansaient dans son esprit en même temps que le petit
sermon d’Elide.
L’espoir… quelle foutaise !
Elle y pensait toujours quand elle fit irruption dans la salle du conseil
avec vingt minutes de retard.
– Prenez-vous plaisir à m’offenser ou êtes-vous incapable de lire
l’heure ? lança le duc.
Il était assis à table avec Vernon et Kaltain. Le premier affichait un
sourire narquois, la seconde avait les yeux perdus dans le vague et son feu
fantôme restait invisible.
– Je suis immortelle, répondit Manon en prenant un siège en face
d’eux tandis que Sorrel se postait devant l’entrée et Vesta dans le couloir.
Le temps ne signifie rien pour moi.
– Vous êtes bien impertinente aujourd’hui, commenta Vernon. Ça me
plaît.
Manon le regarda froidement.
– Je n’ai pas eu le temps de prendre mon petit déjeuner ce matin,
mortel. À votre place, je ferais attention.
Le duc se contenta de sourire.
Manon se renversa dans son fauteuil.
– Pourquoi m’avez-vous fait venir, cette fois-ci ? s’enquit-elle.
– Il me faut une nouvelle escouade de sorcières.
– Qu’en est-il des Jambes-Jaunes dont vous disposez déjà ? demanda-
t-elle avec un visage inexpressif.
– Elles se rétablissent et pourront bientôt recevoir des visites.
Menteur.
– Je voudrais des Becs-Noirs cette fois-ci, insista le duc.
– Pourquoi ?
– Parce que je le veux et vous m’en fournirez. C’est tout ce que vous
avez besoin de savoir.
Tu les as laissés faire ça…
Elle sentait le regard de Sorrel rivé à l’arrière de sa tête.
– Nous ne sommes pas des putains dont vous pouvez user à votre
guise.
– Vous êtes des réceptacles sacrés. C’est un honneur d’être choisies.
– Voilà un raisonnement typiquement masculin.
Le duc découvrit ses dents jaunies.
– Choisissez vos sorcières les plus robustes et envoyez-les au sous-sol,
ordonna-t-il.
– J’ai besoin de réfléchir.
– Faites vite, sinon je les choisirai moi-même.
Tu les as laissés faire ça…
Le duc se leva avec une vivacité et une vigueur remarquables.
– Entre-temps, préparez vos Treize : j’ai une mission pour vous,
ajouta-t-il.
Manon filait, emportée par un vent violent et rapide. Elle talonnait
Abraxos malgré les nuages menaçants et l’orage qui éclatait autour des
Treize.
Elle devait à tout prix sortir, sentir la morsure du vent sur son visage,
éprouver de nouveau la vitesse et la force sans limites des éléments.
Même si la présence de la frêle jeune femme qu’elle tenait devant elle
atténuait cette sensation de liberté.
Un éclair fendit le ciel si près d’elle qu’il lui laissa le goût âcre de
l’éther sur la langue. Abraxos vira et plongea dans la pluie, les nuages et le
vent, mais Kaltain ne broncha même pas. Des cris s’élevèrent parmi les
hommes qui chevauchaient avec les Treize.
Le coup de tonnerre qui retentit ensuite fut si fracassant que les oreilles
de Manon tintèrent et qu’elle entendit à peine le rugissement d’Abraxos.
C’était le moment rêvé pour leur embuscade.
Tu les as laissés faire ça…
Elle eut soudain l’impression que la pluie qui détrempait ses gants se
muait en sang tiède et poisseux…
Abraxos monta dans le ciel, porté par un courant ascendant si rapide
que Manon sentit son estomac tomber dans ses talons. Elle serrait Kaltain
contre elle, bien qu’elle fût étroitement sanglée à Abraxos. Mais la jeune
femme restait sans réaction.
Manon entrevit du coin de l’œil le duc de Perrington. Juché sur la
monture de Sorrel, il n’était plus qu’un nuage de ténèbres tandis qu’ils
fonçaient à travers les défilés des Crocs-Blancs dont ils avaient
soigneusement dressé la carte au cours des semaines précédentes.
Leur attaque prendrait les tribus de ces montagnes complètement au
dépourvu.
Manon savait qu’il n’y avait aucune échappatoire à cette mission.
Elle poursuivit donc son vol au cœur de la tempête.

Quand ils parvinrent au village presque invisible au milieu de la neige


et des rochers, Sorrel se rapprocha de Manon afin que Kaltain pût entendre
les ordres de Perrington.
– Les maisons, là-bas : brûle-les toutes !
Manon regarda le duc, puis le fardeau qu’elle portait.
– Devons-nous atterrir…, commença-t-elle.
– Non, d’ici, trancha le duc.
Son visage s’adoucit de manière grotesque quand il s’adressa de
nouveau à Kaltain :
– Maintenant, mon cœur.
Au-dessous d’eux, une minuscule silhouette féminine se glissa hors de
l’une des lourdes tentes, leva les yeux vers le ciel et cria quelque chose.
De sombres flammes de feu fantôme l’enveloppèrent alors de la tête
aux pieds. Le vent porta ses hurlements jusqu’à Manon.
D’autres silhouettes surgirent tandis que le feu maléfique s’étendait à
leurs tentes et à leurs chevaux.
– Brûle-les tous, Kaltain ! cria le duc par-dessus le vent. Encerclez-les,
commandante.
Quand le regard de Sorrel rencontra le sien, Manon détourna les yeux.
Elle fit tourner Abraxos autour du col où la tribu avait établi son camp.
Certains de ses membres étaient des rebelles. Manon le savait car c’était
elle qui avait retrouvé leur trace.
Le feu fantôme ravageait désormais le campement tout entier. Ses
habitants s’effondraient à terre, hurlant et suppliant dans des langues que
Manon ne comprenait pas. Certains s’évanouissaient de douleur, d’autres
mouraient dans d’atroces souffrances. Les chevaux ruaient et hennissaient –
leurs cris étaient si abominables à entendre que même Manon se raidit.
Le feu cessa soudain. Kaltain s’affaissa entre les bras de Manon, à bout
de souffle.
– Elle est épuisée, dit Manon au duc.
L’exaspération se lut fugitivement sur le visage de granit de
Perrington. Il observa les silhouettes qui couraient en tous sens et
secouraient les blessés en larmes ou inconscients. Les chevaux s’enfuyaient
dans toutes les directions.
– Atterrissez, commandante, et achevez le travail, ordonna-t-il.
En n’importe quelle autre occasion, un massacre sanglant aurait été
divertissant. Mais sous les ordres de cet homme…
C’était elle qui avait repéré cette tribu à la demande du duc.
Tu les as laissés faire ça…
Manon aboya un ordre à Abraxos, mais il descendit plus lentement que
d’habitude, comme s’il voulait lui laisser le temps de se raviser. Kaltain
frissonnait si violemment dans les bras de Manon que ses tremblements
ressemblaient à des convulsions.
– Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Manon.
Elle était tentée de simuler un accident, de laisser la jeune femme
tomber dans le vide afin que sa nuque se brise sur les rochers…
Kaltain ne répondit rien. Son corps était aussi rigide que s’il était gelé
malgré son manteau de fourrure.
Mais trop d’yeux les surveillaient pour que Manon puisse la tuer. Et
Kaltain avait une telle valeur pour le duc que si Manon l’éliminait, il serait
capable de faire assassiner l’une des Treize – ou même toutes les Treize –
en représailles.
– Plus vite, Abraxos !
Il accéléra avec un grondement désapprobateur qu’elle choisit
d’ignorer.
Ils atterrirent sur une saillie rocheuse. Laissant Kaltain à la garde
d’Abraxos, Manon marcha dans la neige vers le village en proie à la
panique. Les Treize s’alignèrent en silence derrière elle. Elle ne les regarda
pas car une partie d’elle préférait ignorer ce qu’exprimaient leurs visages.
Les villageois se figèrent à la vue des sorcières au sommet du piton qui
dominait leur camp.
Quand Manon tira Fend-le-Vent, les cris reprirent.
Chapitre 49

VERS LE MILIEU DE L’APRÈS-MIDI, après avoir signé tous les documents


que le directeur de la banque lui avait apportés, Aelin abandonna le Repaire
des Assassins à ses ignobles nouveaux maîtres.
Aedion ne parvenait toujours pas à concevoir l’ampleur de ce qu’elle
avait accompli.
Une voiture les déposa à la lisière du quartier pauvre et ils firent le
reste du chemin à pied, en silence, dissimulés dans l’ombre. Quand ils
arrivèrent en vue de l’entrepôt, Aelin poursuivit son chemin vers le fleuve.
Rowan voulut lui emboîter le pas, mais Aedion l’arrêta.
C’était téméraire, mais Aedion avait peut-être des pulsions
suicidaires : il osa même toiser le prince Fae en haussant les sourcils avant
de suivre nonchalamment Aelin. Il avait entendu leur discussion sur le toit
par la fenêtre ouverte de sa chambre la nuit précédente. Il ne savait trop si le
« Ne me touche pas comme ça » de Rowan l’amusait ou l’agaçait, alors
qu’il ressentait de toute évidence le contraire de ce qu’il feignait. Mais cela,
dieux tout-puissants, Aelin ne l’avait pas encore compris.
Elle descendait la rue au pas de charge, visiblement d’une humeur
charmante, nota-t-il avec dérision.
– Si tu m’as suivie pour me faire un sermon…, commença-t-elle, mais
elle s’interrompit, puis poussa un soupir. Je suppose que je n’arriverai pas à
te convaincre de faire demi-tour ?
– Tu peux toujours rêver, ma belle.
Elle leva les yeux au ciel. Ils longèrent plusieurs pâtés de maisons en
silence et s’arrêtèrent devant le fleuve aux eaux brunes et brillantes. À cet
endroit, il était bordé d’une promenade pavée sale et vétuste en contrebas de
laquelle on discernait des poteaux branlants, derniers vestiges d’un ancien
quai.
Aelin regardait fixement l’eau boueuse, les bras croisés. La lumière de
l’après-midi qui se reflétait sur la surface calme du fleuve était presque
aveuglante.
– Allez, vide ton sac, ordonna-t-elle.
– La personne que tu étais aujourd’hui… ce n’était pas seulement de la
comédie.
– C’est tout ce qui te tracasse ? Tu m’as pourtant déjà vue tailler en
pièces les gardes du roi.
– Ce qui me tracasse, c’est que les assassins que nous avons vus
aujourd’hui n’ont même pas cillé devant cette personne. Ce qui me tracasse,
c’est que tu es cette personne depuis des années.
– Que veux-tu que je te dise ? Tu aimerais peut-être que je te présente
des excuses ?
– Non… dieux tout-puissants, non ! C’est seulement…, bafouilla-t-il,
ne trouvant plus ses mots. Tu sais bien que quand j’ai séjourné dans ces
camps militaires, quand je suis devenu général… moi aussi, j’ai changé.
Mais j’étais toujours dans le Nord, dans mon pays, avec les miens. Toi, au
contraire, tu as dû grandir ici, au milieu de ces ordures, et… je regrette de
ne pas avoir été à tes côtés. Je regrette qu’Arobyn ne m’ait pas retrouvé
avec toi et qu’il ne nous ait pas élevés ensemble.
– Tu étais plus vieux que moi et tu n’aurais jamais laissé Arobyn
mettre la main sur nous. Tu te serais enfui avec moi dès qu’il aurait eu le
dos tourné.
Il savait qu’elle avait raison, mais…
– La personne que tu étais aujourd’hui et que tu as été pendant toutes
ces années… cette personne ne ressentait aucune joie, aucun amour.
– Dieux tout-puissants, bien sûr que si ! Je n’étais pas un monstre.
– Je voulais simplement te dire ce que j’ai éprouvé aujourd’hui.
– Tu te sens donc coupable que je sois devenue une tueuse pendant que
tu te formais dans les camps militaires et sur les champs de bataille ?
– Je me sens coupable de ne pas avoir été à tes côtés. Je suis désolé
que tu aies dû affronter tous ces gens seule. Mais tu n’es plus seule. Tu as
dressé ce plan et tu t’es procuré cet argent sans en parler à aucun d’entre
nous… Par tous les dieux, j’aurais épousé n’importe quelle princesse ou
impératrice si tu me l’avais demandé et si sa famille s’était engagée à me
fournir des hommes et de l’argent.
– Jamais je ne te vendrai comme du bétail, coupa-t-elle. Et à présent,
nous avons de quoi lever une armée, n’est-ce pas ?
– Oui. Mais ce n’est pas la question, Aelin, dit-il, et il inspira à fond.
Maintenant, je suis à tes côtés. Et je suis rétabli. Laisse-moi partager ton
fardeau.
Elle renversa la tête en arrière pour mieux savourer le vent du fleuve.
– Que pourrais-je te demander que je ne puisse faire moi-même ?
s’enquit-elle.
– C’est ça le problème avec toi : tu es capable de te débrouiller seule la
plupart du temps, mais ça ne veut pas dire que tu dois toujours le faire.
– Pourquoi devrais-je mettre ta vie en danger ? lança-t-elle.
Nous y voilà, pensa-t-il.
– Parce que, contrairement à toi, je ne suis pas irremplaçable.
– Pas à mes yeux, répondit-elle à voix basse.
Aedion posa une main sur son dos, la gorge trop serrée pour parler.
Alors que le monde sombrait dans le chaos autour d’eux, c’était tout
simplement merveilleux d’entendre ces quelques mots de sa bouche et
d’être ici, à côté d’elle.
Elle garda le silence. Il attendit d’avoir recouvré assez de sang-froid
pour reprendre la parole.
– Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
Elle le regarda.
– Je vais libérer la magie, renverser le roi et tuer Dorian, répondit-elle.
Les deux derniers éléments de cette liste peuvent être intervertis au besoin.
Le cœur d’Aedion cessa de battre une fraction de seconde.
– Pardon ?
– Qu’est-ce qui n’est pas clair pour toi dans ce programme ?
Rien ne l’était, bon sang ! Mais Aedion était certain qu’elle
l’appliquerait point par point, y compris l’assassinat de Dorian, son ami. Et
il savait que s’il élevait des objections, elle n’hésiterait pas à mentir et à
manœuvrer pour parvenir à ses fins.
– Quoi, quand et surtout comment ? demanda-t-il.
– Rowan se chargera de la première étape de ce plan.
– En d’autres termes, tu me caches encore des choses, mais tu m’en
parleras seulement quand tu auras envie de me terrifier.
Mais à son sourire, il devina qu’il n’en apprendrait pas davantage. Il
n’aurait su dire si cela l’enchantait ou le décevait.

Rowan était à demi endormi dans le lit quand Aelin revint au bout de
plusieurs heures et se glissa dans sa chambre après avoir souhaité bonne
nuit à Aedion. Sans un regard pour lui, elle ôta ses armes et les entassa sur
la table devant le foyer éteint.
– Je suis parti à la recherche de Lorcan, dit-il. J’ai flairé son odeur en
ville, mais je ne l’ai vu nulle part.
– Il est peut-être mort ? suggéra Aelin tandis qu’un autre poignard
tintait sur la table.
– Non, à moins qu’il ne le soit depuis une heure à peine : sa piste était
encore fraîche.
– Bien, se contenta-t-elle de répondre, et elle se dirigea vers sa garde-
robe pour se changer, ou peut-être simplement pour ne pas le regarder plus
longtemps.
Elle en ressortit un peu plus tard dans l’une de ses chemises de nuit
affriolantes et à sa vue, il cessa de penser. Elle avait été mortifiée par sa
réaction sur le toit, mais visiblement pas au point de porter des vêtements
de nuit plus convenables.
La soie rose épousait sa taille et glissait sur ses hanches tandis qu’elle
approchait du lit, dévoilant dans toute leur splendeur ses longues jambes
nues qui avaient gardé la minceur et le hâle de leurs journées passées en
plein air au printemps. Une bordure de dentelle jaune pâle ornait le
décolleté plongeant et il fit tout son possible pour ne pas regarder la douce
courbe de ses seins quand elle se pencha avant de se glisser dans le lit.
Il supposait que les fouets d’Endovier avaient eu raison de toute sa
pudeur. Même s’il avait recouvert de tatouages la plupart des cicatrices de
son dos, certaines traces subsistaient. Ses cauchemars aussi, car il lui
arrivait de se réveiller en sursaut et d’allumer une bougie pour chasser le
souvenir de l’obscurité dans laquelle on l’avait enfermée, des trous noirs où
l’on confinait les prisonniers pour les punir. L’idée de sa Flamme Ardente
prisonnière des ténèbres le hantait.
Il était bien résolu à rendre tôt ou tard une petite visite-surprise aux
contremaîtres d’Endovier.
Alors qu’Aelin était prête à punir tous ceux qui oseraient faire du mal
au prince guerrier, elle n’avait même pas conscience que Rowan – tout
comme Aedion – pouvait aussi éprouver le désir de la venger. Et, Rowan
étant immortel, sa patience pour traquer et pour châtier tous ces monstres
était sans limites.
Quand elle dénoua ses cheveux et se lova contre une pile d’oreillers,
son odeur le frappa. Son parfum l’avait toujours séduit. C’était à la fois un
appel et une provocation lancés à tous ses sens. Elle l’avait si brutalement
tiré de la glace dans laquelle il était muré depuis plusieurs siècles qu’il l’en
avait haïe au début. Mais maintenant… maintenant, elle lui faisait perdre la
tête.
C’était une chance pour elle comme pour lui qu’elle ne puisse pas se
transformer en Fae et sentir ce qui palpitait dans le sang de son carranam. Il
avait déjà eu assez de peine à le lui dissimuler jusqu’à présent. Mais les
regards d’Aedion lui laissaient clairement entendre qu’il l’avait percé à jour.
Rowan l’avait déjà vue nue plusieurs fois. Et il devait s’avouer qu’à
certains moments, il avait eu des pensées… mais il s’était maîtrisé. Il avait
appris à tenir en laisse ces élans absurdes. Comme la fois où elle avait gémi
sous la brise qu’il lui avait envoyée à Beltane… la courbe de sa nuque, le
mouvement de ses lèvres entrouvertes, les sons qui s’échappaient d’elles…
Maintenant, elle était couchée sur le flanc et lui tournait le dos.
– À propos de la nuit dernière…, commença-t-il entre ses dents.
– Tout va bien. C’était stupide de ma part.
Regarde-moi. Retourne-toi et regarde-moi.
Mais elle resta immobile. Le clair de lune caressait la soie au creux de
sa taille et soulignait la courbe de sa hanche.
Il se sentit soudain brûler.
– Je ne voulais pas… te parler sur ce ton, reprit-il, cherchant ses mots.
– Je sais.
Elle remonta la couverture sous son menton comme si elle sentait son
regard sur le creux tendre et accueillant entre son cou et son épaule, l’une
des rares parties de son corps qui n’étaient pas marquées de cicatrices ou de
tatouages.
– Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais ces derniers jours ont été
vraiment étranges, alors restons-en là, d’accord ? J’ai vraiment sommeil.
– D’accord, répondit-il même s’il était loin de le penser.
Un instant plus tard, elle dormait.
Il roula sur le dos et resta immobile, les yeux fixés sur le plafond, une
main sous la nuque.
Il devait surmonter cette épreuve. Il devait faire en sorte qu’elle le
regarde de nouveau en face, afin qu’il puisse lui expliquer son désarroi cette
nuit-là. Quand elle avait touché le tatouage qui racontait tout ce qu’il avait
fait et comment il avait perdu Lyria… il n’était pas prêt à affronter ce qu’il
avait ressenti à cet instant. Ce n’était pas son propre désir qui l’avait
bouleversé. Cela faisait déjà plusieurs semaines qu’Aelin le rendait fou,
mais il n’avait jamais envisagé ce qu’il pourrait éprouver si elle se sentait
attirée par lui.
C’était très différent des aventures qu’il avait eues par le passé. Même
quand il s’était montré attentionné envers ses amantes, il n’avait jamais
vraiment tenu à elles. Mais ces nuits passées avec elles ne réveillaient pas le
souvenir du marché aux fleurs. Elles ne lui rappelaient pas qu’il était vivant
et caressait une autre femme, tandis que Lyria était morte – sauvagement
assassinée.
Et Aelin… si jamais il lui arrivait quelque chose… Il se sentit oppressé
à cette idée.
Il devait recouvrer son sang-froid.
Même si c’était un supplice pour lui.

– Cette perruque est affreuse, siffla Lysandra en la tapotant.


Après s’être frayé un chemin dans la foule, Aelin et elle entrèrent dans
la pâtisserie bondée située sur la partie la plus agréable des quais.
– Et elle me gratte sans arrêt ! grommela-t-elle à voix basse.
– Oh, arrête ! répondit Aelin sur le même ton. Tu ne dois la porter que
quelques minutes !
Alors que Lysandra allait reprendre ses plaintes, deux messieurs
approchèrent, des cartons de pâtisseries dans leurs mains, et leur lancèrent
des regards admiratifs. Toutes deux avaient revêtu leurs robes les plus jolies
et les plus élégantes comme deux dames parties faire une promenade en
ville par un bel après-midi, chacune escortée de deux gardes du corps.
Adossés à des poteaux en bois à l’écart du magasin, Rowan, Aedion,
Nesryn et Chaol les surveillaient discrètement à travers sa grande vitrine. Ils
étaient vêtus de noir, le visage dissimulé sous un capuchon, et portaient
deux blasons différents, tous deux faux, que Lysandra utilisait lors de ses
rencontres avec des clients qui préféraient garder l’anonymat.
– Celle-là, fit Aelin à mi-voix alors qu’elles fendaient la foule des
clients, les yeux fixés sur celle des vendeuses qui paraissait la plus harassée.
Nesryn lui avait expliqué que le moment idéal pour se rendre à la
boulangerie était l’heure d’affluence vers midi, quand les vendeuses étaient
trop affairées pour prêter attention à leur clientèle. Quelques messieurs leur
cédèrent le passage et Lysandra roucoula des remerciements.
Le regard d’Aelin rencontra celui de la vendeuse par-dessus le
comptoir.
– Que puis-je pour vous, mademoiselle ? demanda celle-ci poliment,
mais elle regardait déjà les clients qui se pressaient derrière Lysandra.
– Je voudrais parler à Nelly. Elle devait me préparer une tarte aux
mûres.
Les yeux de la femme se plissèrent, mais Aelin lui adressa un sourire
désarmant.
La vendeuse poussa un soupir, puis franchit une porte en bois, laissant
entrevoir le chaos qui régnait en cuisine. Elle en ressortit un instant plus
tard et, après un : « Elle arrive dans un instant », passa au client suivant.
Aelin s’adossa au mur, croisa les bras et les décroisa aussitôt en se
rappelant qu’une dame n’était pas censée se tenir ainsi.
– Clarisse n’a aucun soupçon ? demanda-t-elle à voix basse, les yeux
fixés sur la porte.
– Aucun, confirma Lysandra. Et elle a pleuré seulement sur l’argent
qu’elle a perdu. Tu aurais dû la voir fulminer quand nous sommes rentrées
avec seulement quelques écus. Ça ne te fait pas peur de devenir une cible
ambulante ?
– J’en suis une depuis le jour de ma naissance, répondit Aelin. Et puis,
je m’en irai bientôt d’ici en laissant Keleana derrière moi.
Lysandra toussota.
– J’aurais pu venir seule ici, tu sais, reprit-elle.
– Oui, mais deux dames qui posent des questions se font moins
remarquer qu’une seule, répondit Aelin.
Devant le regard de Lysandra, elle poussa un soupir et avoua :
– C’est dur d’accepter de ne plus tout faire soi-même.
– Personnellement, je n’ai aucune idée de ce que c’est.
– Mais tu es tout près de régler tes dettes, non ? Tu seras bientôt libre.
– Probablement pas de sitôt, répondit Lysandra avec un haussement
d’épaules. Clarisse a augmenté le montant de nos dettes depuis qu’elle sait
qu’elle n’héritera rien d’Arobyn. Elle a sans doute quelques factures à
régler.
Aelin était atterrée. Elle n’avait même pas envisagé cette éventualité.
Elle n’avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes pour Lysandra et les
autres filles de Madame Clarisse.
– Je suis navrée du fardeau supplémentaire que cela représente pour
vous, dit-elle.
– Je me souviendrai toujours de la tête de Clarisse à la lecture du
testament, et si c’est le prix à payer je suis prête à travailler quelques années
de plus.
Mais c’était un mensonge et toutes deux le savaient.
– Je suis navrée, répéta Aelin. Evangeline paraissait heureuse et en
bonne santé quand je l’ai vue tout à l’heure. Je pourrais peut-être voir s’il
serait possible de l’emmener avec nous…, proposa-t-elle, car c’était tout ce
qu’elle pouvait offrir à Lysandra.
– S’il serait possible d’entraîner une fille de onze ans dans un périple à
travers le continent, et peut-être même dans une guerre ? Non, je ne pense
pas que ce soit une solution. Evangeline restera avec moi. Quant à toi, tu ne
me dois rien.
– Comment te sens-tu depuis l’autre nuit ?
Lysandra observa trois jeunes femmes qui passaient en gloussant
devant un beau jeune homme.
– Bien, répondit-elle. J’ai du mal à croire que je m’en suis tirée,
mais… je suppose que nous avons toutes les deux réussi notre coup.
– As-tu des regrets ?
– Non. Je regrette seulement… de ne pas avoir pu lui dire ce que je
pensais de lui, de ne pas lui avoir révélé l’aide que je t’ai apportée, de ne
pas avoir lu la stupeur et le sentiment de trahison dans ses yeux. J’ai dû agir
très vite. Ensuite, j’ai roulé de l’autre côté du lit et je l’ai écouté agoniser,
mais…
Elle se tut et ses yeux s’assombrirent.
– Et toi, regrettes-tu de ne pas l’avoir fait toi-même ? demanda-t-elle.
– Non.
Et ce fut tout.
Aelin regarda la robe safran et émeraude de son amie.
– Cette robe te va bien, dit-elle. Et elle les met admirablement en
valeur, ajouta-t-elle en désignant du menton la poitrine de Lysandra. Tous
ces pauvres hommes ne peuvent plus en détacher les yeux.
– Ce n’est pas une bénédiction d’en avoir de cette taille, tu peux me
croire : j’ai mal au dos en permanence, répondit Lysandra en considérant
ses seins opulents d’un air renfrogné. Quand je retrouverai mes pouvoirs, ils
seront les premiers à disparaître.
Aelin gloussa.
– Vraiment ? demanda-t-elle.
– Sans Evangeline, je crois que je me transformerais en une créature
avec des crocs et des griffes et que je retournerais définitivement à l’état
sauvage.
– En disant adieu au luxe ?
– Oui, bien sûr, j’apprécie le luxe, répondit Lysandra en chassant une
poussière de la manche d’Aelin. J’adore ces robes et ces bijoux, mais au
fond… ils ne sont pas irremplaçables. J’en suis venue à accorder davantage
de valeur aux gens qui comptent pour moi.
– Evangeline a de la chance de t’avoir.
– Ce n’est pas seulement à elle que je pensais, répondit Lysandra en se
mordillant la lèvre. Tu… je te suis vraiment reconnaissante.
Cet aveu réchauffa le cœur d’Aelin et elle aurait peut-être répondu si
une mince jeune femme brune aux yeux bleus n’avait surgi de la cuisine.
Nelly.
Aelin se détacha du mur et se dirigea vers le comptoir d’une démarche
arrogante, suivie de Lysandra.
– Êtes-vous venues commander une tarte, mesdemoiselles ? s’enquit
Nelly.
Lysandra lui adressa un joli sourire.
– Notre pâtissier habituel semble avoir disparu avec le marché des
Ombres, expliqua-t-elle en baissant la voix au point que même Aelin
pouvait à peine l’entendre. Mais à en croire la rumeur, vous sauriez où on
peut le trouver.
Le regard de Nelly se ferma.
– Non, je n’en ai pas la moindre idée, répondit-elle.
Aelin déposa doucement une bourse bien garnie sur le comptoir en se
penchant en avant pour la dissimuler aux autres vendeuses et aux clients.
– Nous avons une envie folle de… tartes, déclara-t-elle sur un ton
insistant. Dites-nous seulement où il est passé…
– Personne n’a survécu à l’incendie du marché.
Nesryn les avait averties : Nelly ne parlerait pas facilement. En
l’interrogeant elle-même sur le marchand d’opium, Nesryn se serait rendue
suspecte, mais personne ne prêterait attention à deux femmes riches, gâtées
et frivoles.
Quand Lysandra déposa à son tour une bourse sur le comptoir, une
autre vendeuse les regarda.
– Nous aimerions faire une commande, dit la courtisane, et la vendeuse
retourna à son travail sans broncher. Dites-nous où nous pourrons aller la
chercher, Nelly, reprit-elle avec un sourire félin.
Quelqu’un aboya le nom de Nelly en cuisine. La jeune femme poussa
un soupir et se pencha vers Lysandra.
– Ils sont ressortis par les égouts, chuchota-t-elle.
– Nous avons entendu dire que des gardes y étaient également
descendus, murmura Aelin.
– Mais pas assez bas : quelques-uns se sont réfugiés dans les
catacombes sous le marché, et ils y sont encore. Emmenez votre escorte,
mais sans blason : ce n’est pas un endroit sûr pour les riches.
Les catacombes… Aelin n’avait jamais entendu parler de catacombes
en dessous des égouts. Intéressant.
Nelly repartit en cuisine et Aelin baissa les yeux vers le comptoir.
Les deux bourses avaient disparu.
Aelin et Lysandra ressortirent du magasin et s’éloignèrent avec leurs
gardes du corps.
– Alors, est-ce que j’avais raison ? murmura Nesryn.
– Ton père devrait renvoyer Nelly, répondit Aelin. Les fumeurs
d’opium font de piètres employés.
– Elle fait du bon pain, dit Nesryn, puis elle ralentit pour attendre
Chaol.
– Alors, quoi de neuf ? demanda Aedion aux deux femmes. Et
pourriez-vous enfin nous expliquer pourquoi vous vouliez vous renseigner
au sujet du marché des Ombres ?
– Un peu de patience, répondit Aelin. Je parie que ces messieurs qui
nous escortent cesseraient de grogner si tu te métamorphosais en léopard
fantôme pour montrer les dents à ton tour, dit-elle à Lysandra.
– Un léopard fantôme ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Lysandra en
haussant les sourcils.
Aedion jura.
– S’il vous plaît, ne vous métamorphosez jamais en l’un d’eux,
répondit-il.
– Très bien, mais qu’est-ce que c’est ? insista-t-elle.
Rowan gloussa et se rapprocha légèrement d’Aelin, qui fit de son
mieux pour l’ignorer. Ils avaient à peine échangé trois mots depuis le matin.
– Des démons couverts de fourrure, répondit Aedion. Ils vivent dans le
Nord, dans les montagnes des bois de Cerf, et en hiver ils descendent
chasser le bétail. Certains sont aussi grands et forts que des ours, et encore
plus féroces qu’eux. Et à défaut de bétail, ils s’attaquent aux hommes.
– Tout à fait ton genre de créatures, déclara Aelin en tapotant l’épaule
de Lysandra.
– Comme ils sont gris et blanc, on les distingue à peine au milieu de la
neige et des rochers, reprit Aedion. On ne remarque leurs yeux vert pâle que
quand ils vous tombent dessus, et à ce moment-là il est déjà trop tard…
Il se tut et son sourire vacilla tandis que Lysandra le toisait de ses yeux
vert pâle.
Aelin éclata de rire.

– Explique-nous un peu ce que nous faisons ici, dit Chaol à Aelin, qui
enjambait une poutre tombée à terre dans les ruines du marché des Ombres.
À côté d’elle, la torche que Rowan brandissait illuminait les décombres et
les corps carbonisés.
Lysandra était retournée chez Madame Clarisse sous l’escorte de
Nesryn. Aelin avait rapidement passé sa combinaison dans une ruelle et
caché sa robe derrière une caisse abandonnée en priant pour que personne
ne la vole avant son retour.
– Tais-toi une minute, ordonna-t-elle.
Elle reconstituait mentalement le tracé des souterrains qu’elle avait
gravé dans sa mémoire. Rowan lui lança un regard et elle haussa un sourcil.
Quoi ?
– Tu es déjà venue ici, répondit-il à sa question muette. Tu es venue
fouiller dans les ruines.
Voilà pourquoi tu sentais la cendre.
– C’est vrai, Aelin ? demanda Aedion. Dis-moi, ça t’arrive de dormir ?
Chaol l’observait aussi, mais c’était peut-être simplement pour ne plus
regarder les cadavres jonchant le sol.
– Que faisais-tu ici le soir où tu t’es invitée à ma réunion avec Brullo
et Ress ?
Aelin examinait les débris des éventaires les plus anciens, les traces de
suie, et humait l’air. Elle s’arrêta devant les restes d’une boutique qui n’était
plus que poussière et bouts de métal tordus.
– Nous y voilà, lança-t-elle en s’approchant d’une alcôve taillée dans
la roche noircie.
– Ça sent encore l’opium, observa Rowan, les sourcils froncés.
Aelin balaya du bout du pied des cendres qui s’envolèrent puis se
déposèrent sur ses bottes noires et sa combinaison, jusqu’au moment où une
large dalle aux contours irréguliers apparut, ainsi qu’un trou à côté d’elle.
– Saviez-vous qu’en plus de l’opium, ce marchand passait pour vendre
du feu d’enfer ? demanda-t-elle.
Rowan la dévisagea, stupéfait.
Le feu d’enfer… il était presque impossible de s’en procurer ou d’en
fabriquer, car il était mortellement dangereux. Avec une cuve de cet
explosif, on pouvait faire sauter la moitié du mur de soutènement d’un
château.
– Bien entendu, il n’a jamais voulu en parler avec moi, reprit Aelin. Je
suis pourtant assez souvent venue ici. Il prétendait qu’il n’en avait pas, mais
j’ai vu dans son magasin plusieurs des ingrédients, qui sont tous très rares.
Il en avait donc sûrement une réserve ici.
Elle souleva la dalle, dévoilant une échelle qui descendait dans
l’obscurité. Personne ne dit mot tandis que la puanteur des égouts montait
de l’ouverture.
Aelin s’accroupit et posa le pied sur le premier échelon. Aedion se
raidit, mais eut le discernement de ne pas s’opposer à ce qu’elle descende
en premier.
Des ténèbres à l’odeur de cendre l’enveloppèrent pendant toute sa
longue descente, jusqu’à ce que ses pieds touchent un sol en pierre lisse.
Malgré la proximité du fleuve, l’air était sec. Rowan la rejoignit. Il promena
sa torche le long des pierres antiques, éclairant un vaste passage
souterrain… et des cadavres.
Certains n’étaient que des amas sombres dans les ténèbres. Des
victimes des Valg. Ils étaient moins nombreux vers la droite, en direction de
l’Avery. Ils s’étaient probablement attendus à une embuscade à
l’embouchure du fleuve et étaient partis de l’autre côté… pour se jeter dans
la gueule du loup.
Sans attendre Chaol et Aedion, Aelin s’engagea dans le passage aux
côtés de Rowan, silencieux comme une ombre, aux aguets. Ils entendirent
la trappe se refermer dans un grincement au-dessus d’eux.
– Si l’incendie que les gardes du roi ont allumé dans le marché avait
atteint les réserves d’explosif, Rifthold – ou au moins ses quartiers pauvres
– ne serait plus là à l’heure qu’il est, dit-elle dans l’obscurité.
– Dieux tout-puissants, murmura Chaol à quelques pas d’elle.
Aelin s’arrêta devant ce qui ressemblait à une grille parfaitement
ordinaire dans le sol. Il n’y avait pas une goutte d’eau au fond et l’air qui
remontait vers elle était sec et poussiéreux.
– C’est donc avec du feu d’enfer que tu comptes faire sauter cette tour,
avança Rowan en s’accroupissant à côté d’elle.
Quand elle tendit la main vers la grille, il tenta de la saisir par le coude,
mais elle s’écarta.
– Aelin… j’ai vu ce feu ravager des villes entières, reprit-il. Et
liquéfier leurs habitants.
– Parfait : ça prouve qu’il est efficace.
Aedion ricana.
– Tu crois vraiment qu’il gardait ses réserves là-dessous ? demanda-t-il
en scrutant les ténèbres par-delà la grille.
S’il avait une opinion sur le feu d’enfer, il la garda pour lui.
– Ces égouts étaient sans doute trop accessibles, mais il devait garder
une réserve à proximité du marché, répondit Aelin en tirant sur la grille.
L’odeur de Rowan la caressa tandis qu’il l’aidait à la soulever.
– Ça sent les os et la poussière là-dedans, commenta Rowan avec un
demi-sourire. Mais tu t’en doutais, non ?
– Tu as interrogé Nelly sur ce marchand parce que tu voulais lui
acheter du feu d’enfer, dit Chaol.
Aelin ne répondit pas. Elle alluma un bout de bois à la torche de
Rowan et l’éleva avec précaution au-dessus de l’ouverture. La flamme
éclaira un trou d’environ trois mètres de profondeur et un sol pavé en
contrebas.
Une rafale de vent qui s’était levée derrière eux s’y engouffra.
Aelin écarta la flamme du trou, s’assit au bord et balança les jambes
dans la pénombre.
– Nelly ignorait que le trafiquant d’opium a été arrêté et tué par les
hommes du roi avant-hier, déclara-t-elle.
Quand Arobyn l’avait informée de cette arrestation au cours du dîner,
elle avait commencé à réfléchir et à bâtir un plan.
– Sa réserve dans les catacombes n’est donc plus gardée par personne,
murmura Rowan.
Aelin scruta l’obscurité du trou.
– Elle sera à celui qui la trouvera, conclut-elle avant de sauter dedans.
Chapitre 50

– COMMENT CETTE RACAILLE a-t-elle fait pour garder cet endroit


secret ? souffla Aelin à Chaol.
Tous les quatre se tenaient en haut d’un petit escalier. Devant eux, les
parois et le plafond d’une vaste chambre brillaient à la lueur des torches
d’Aedion et de Rowan.
Chaol examinait les lieux en hochant la tête. Aucune trace de
charognards, les dieux en soient loués.
– À en croire la légende, le marché des Ombres aurait été bâti sur les
os du dieu de la Vérité, dit-il.
– Pour les os, ça ne fait pas de doute.
Chaque paroi de la chambre et son plafond étaient tapissés de crânes et
d’ossements. Même le sol était couvert d’os de toutes formes et de toutes
tailles.
– Ce ne sont pas des catacombes ordinaires, commenta Rowan en
posant sa torche sur le sol. Cet endroit était autrefois un temple.
On discernait bel et bien dans cette vaste chambre des autels, des bancs
et même un bassin aux eaux sombres qui se perdaient dans la pénombre.
– Des inscriptions sont gravées sur ces os, observa Aedion.
Il descendit l’escalier et s’avança sur le sol de la chambre.
Aelin fit la grimace.
– Attention, avertit Rowan alors qu’Aedion se dirigeait vers la paroi la
plus proche, mais le général répondit par un geste désinvolte, puis longea la
paroi en s’éclairant de sa torche.
– Ces inscriptions sont dans toutes sortes de langues et d’écritures, fit-
il, stupéfait. Écoutez un peu celle-là : « Je suis une menteuse. Je suis une
voleuse. J’ai pris le mari de ma sœur et je l’ai pris en riant. »
Il se tut pour lire d’autres inscriptions.
– Aucun de ces auteurs anonymes ne brillait par sa vertu, conclut-il.
Aelin parcourut du regard le temple d’ossements.
– Il faut faire vite, et même très vite, déclara-t-elle. Aedion, examine
ce mur. Chaol, prends celui du milieu, Rowan, celui de droite. Je me charge
de celui du fond. Faites très attention avec vos torches.
Que tous les dieux leur viennent en aide si la flamme de l’une d’elles
s’approchait un peu trop du feu d’enfer…
Elle descendit l’escalier à son tour et posa le pied sur le sol couvert
d’ossements.
Un frisson la parcourut et elle regarda Rowan par réflexe. Son visage
tendu lui en dit assez sur ses pensées.
– C’est un lieu funeste, dit-il.
– Alors trouvons cette réserve et ressortons d’ici en vitesse, déclara
Chaol en passant devant eux, son épée à la main.
Les orbites vides des crânes alignés sur les parois et les piliers au
centre de la salle semblaient les observer.
– On dirait que ce dieu de Vérité se nourrissait de péchés, lança
Aedion. Vous devriez lire certaines de ces inscriptions : elles racontent
toutes sortes d’horreurs. Je crois que c’est là qu’on a enterré leurs auteurs et
qu’avant de mourir ils se sont confessés sur les ossements d’autres
pécheurs.
– Pas étonnant que personne ne veuille y mettre les pieds, marmonna
Aelin en s’éloignant dans l’obscurité.

Le temple s’étendait de tous les côtés comme s’il était sans limites. Ils
y découvrirent des réserves cachées, mais aucune trace de charognards ou
de qui que ce soit d’autre. De la drogue, de l’argent, des bijoux dissimulés
dans des crânes et dans certaines des cryptes d’ossements bâties à même le
sol, mais pas le moindre feu d’enfer.
Ils n’entendaient que le bruit de leurs pas sur les os.
Aelin s’enfonça dans la pénombre. Rowan passa rapidement en revue
le mur qui lui avait été confié et la rejoignit au fond de la chambre pour
explorer les alcôves et les étroits passages bifurquant dans les ténèbres.
– La langue dans laquelle ces inscriptions sont rédigées devient plus
ancienne à mesure qu’on s’éloigne vers le fond…, observa-t-elle. Leur
écriture, je veux dire.
Rowan, qui tentait d’ouvrir un sarcophage sans l’abîmer, se tourna vers
elle. Elle doutait qu’un simple mortel eût été capable d’en soulever le lourd
couvercle en pierre.
– Certains pécheurs ont même daté leurs confessions, dit-il. J’en ai vu
une qui remonte à sept cents ans.
– Voilà qui te rajeunit, dis-moi.
Il lui répondit par un sourire sardonique et elle détourna les yeux.
Les ossements crissèrent sous ses pieds quand il s’approcha d’elle.
– Aelin…
La gorge serrée, elle fixait un os gravé à la hauteur de sa tête sur lequel
était écrit :
J’ai tué un homme pour le plaisir quand j’avais vingt ans et je n’ai
révélé à personne où je l’ai enterré. J’ai gardé l’os de l’un de ses doigts
dans un tiroir.
Cette inscription remontait à neuf cents ans.
Neuf cents ans…
Aelin réfléchit. Si le marché des Ombres datait du règne de Gavin, le
temple avait dû être bâti à cette époque ou même plus tôt encore.
Un dieu de Vérité…
Elle tira Damaris, qu’elle portait dans son dos, et Rowan se raidit.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
Elle examina la lame sans défaut.
– L’Épée de Vérité…, murmura-t-elle. C’est ainsi qu’on appelait
Damaris. D’après la légende, Gavin, son détenteur, voyait la vérité quand il
se servait d’elle.
– Et alors ?
– Mala a béni Brannon et son épée Goldryn, répondit Aelin en scrutant
l’obscurité. S’il existait bel et bien un dieu de Vérité… un mangeur de
péchés, peut-être a-t-il béni Gavin et son épée ?
Rowan scruta à son tour les antiques ténèbres.
– Tu penses donc que Gavin a visité ce temple, dit-il.
Aelin soupesa la puissante épée.
– Quels péchés as-tu confessés, Gavin ? chuchota-t-elle dans le noir.

Ils poursuivirent leur chemin dans le dédale des passages, si loin


qu’elle entendit à peine le triomphant « Je l’ai trouvé ! » d’Aedion et ne
s’en émut guère.
Elle se tenait alors devant la paroi du fond, derrière l’autel de ce qui
était sans nul doute le temple d’origine. Là, les os étaient si anciens qu’ils
paraissaient prêts à tomber en poussière et les inscriptions étaient presque
illisibles.
Le mur derrière l’autel était en pierre – du marbre blanc – gravée de
symboles de Wyrd.
Un gigantesque œil identique à celui de l’amulette d’Elena en occupait
le centre.
Il faisait si froid que leurs souffles formaient des nuages qui
s’entremêlaient.
– Qui qu’ait été ce dieu de Vérité, murmura Rowan comme s’il ne
voulait pas être entendu des morts, ce n’était pas une divinité bienveillante.
Et comme ce temple avait été bâti avec les os d’assassins, de voleurs et
pire encore, il n’avait certainement pas été parmi les plus populaires. Quoi
d’étonnant qu’il soit tombé dans l’oubli ?
Aelin s’avança vers l’autel.
Damaris devint froide comme de la glace dans sa main, si froide que
ses doigts s’ouvrirent. L’épée tomba devant l’autel et Aelin recula. Le
tintement de l’épée sur les ossements résonna comme un coup de tonnerre.
Rowan rejoignit immédiatement Aelin, son épée à la main.
Le mur devant eux grinça. Ses pierres, réagissant sans doute à la
proximité de l’épée de Gavin, se mirent en mouvement, les symboles qui y
étaient gravés tournèrent sur eux-mêmes et se modifièrent.
On ne voit bien qu’avec l’œil, lui souffla sa mémoire.
Quand les pierres s’immobilisèrent, un nouvel ensemble de symboles
de Wyrd apparut sur le mur.
– Franchement, déclara Aelin, je me demande pourquoi de telles
coïncidences me surprennent encore.
– Tu peux les déchiffrer ? demanda Rowan.
Aedion les appela et Rowan lui cria de venir avec Chaol.
Aelin leva les yeux vers les symboles.
– Ça risque de prendre un bon moment, fit-elle.
– Essaie. Je ne crois pas que nous ayons découvert ce temple tout à fait
par hasard.
Aelin réprima un frisson. Non, elle ne croyait pas au hasard. Pas quand
il s’agissait d’Elena et des clefs de Wyrd. Elle expira à fond et se mit au
travail.
– C’est… il est question d’Elena et de Gavin, expliqua-t-elle au bout
d’un instant. Ces motifs, dit-elle en les montrant du doigt, expliquent qu’ils
étaient le premier roi et la première reine d’Adarlan et décrivent leur
rencontre. La suite… retrace une période plus ancienne… celle de la guerre.
Des bruits de pas résonnèrent et la lumière vacillante d’une torche les
éclaira : Chaol et Aedion. Chaol émit un sifflement.
– Tout ça ne me dit rien qui vaille, déclara Aedion.
Il se renfrogna à la vue de l’œil géant et regarda l’amulette d’Aelin.
– Détends-toi, lança-t-elle.
Elle lut encore quelques lignes. Ces symboles de Wyrd étaient
vraiment durs à déchiffrer.
– C’est un récit de la guerre avec les Valg restés dans notre monde
après la première guerre, expliqua-t-elle avant de relire la dernière ligne.
Cette fois-ci, l’armée des Valg était commandée par…
Son sang se glaça.
– … par l’un des trois rois… celui qui est resté prisonnier en Erilea
quand la porte entre les mondes s’est refermée, poursuivit-elle. D’après ces
symboles, regarder un roi des Valg, c’est regarder… la folie ? Le
désespoir ? Je ne connais pas ce symbole. Ce roi pouvait prendre toutes les
formes imaginables, mais il est apparu à nos ancêtres sous celle d’un bel
homme aux yeux dorés… la couleur des yeux des rois Valg.
Elle parcourut la série de symboles suivante.
– Comme on ignorait son nom, on l’a appelé Erawan, le seigneur des
ténèbres, reprit-elle.
– Elena et Gavin l’ont combattu, intervint Aedion. L’amulette que tu
portes leur a sauvé la vie et quand Elena a appelé ce roi par son vrai nom,
Gavin a profité de sa surprise pour l’abattre.
– Oui, oui, dit Aelin en agitant la main, mais… non.
– Non ? répéta Chaol.
Aelin poursuivit sa lecture, puis s’interrompit, le cœur battant.
– Qu’y a-t-il ? demanda Rowan, comme si son ouïe aiguisée de Fae
avait perçu les battements de son cœur.
Elle déglutit et passa un doigt tremblant sous une ligne de symboles.
– Ce passage… c’est… c’est la confession de Gavin… sur son lit de
mort. Ils n’ont pas abattu Erawan. On ne pouvait le tuer ni par l’épée, ni par
le feu, ni par l’eau ou aucun pouvoir de ce monde. L’œil d’Elena…, fit-elle
en touchant l’amulette dont le métal était chaud, l’œil d’Elena l’a contenu,
mais seulement pour un temps. Non, pas contenu… plongé dans le
sommeil ?
– Tout ça ne me dit vraiment rien qui vaille, répéta Aedion.
– Ils l’ont enfermé dans un sarcophage taillé dans le fer et une sorte de
pierre indestructible qu’ils ont déposé dans une crypte sans air ni lumière,
sous une montagne. Sur les portes du labyrinthe menant à cette crypte, ils
ont tracé des symboles afin que nul voleur, nulle clef, nulle force au monde
ne puisse les ouvrir, lut Aelin.
– Tu es en train de nous dire que Gavin et Elena n’ont pas tué
Erawan ? conclut Chaol.
Elle se souvint que Gavin avait été le héros de l’enfance de Dorian.
Mais sa légende était un mensonge. Elena elle-même lui avait menti…
– Où l’a-t-on enterré ? demanda doucement Rowan.
– On l’a enterré…, répondit Aelin, mais ses mains tremblaient si fort
qu’elle dut les baisser le long de son corps, on l’a enterré sous les
Montagnes Noires et on a bâti au-dessus du tombeau une forteresse afin que
la famille noble qui y vivait monte éternellement la garde sur lui.
– Mais il n’y a pas de Montagnes Noires en Adarlan, objecta Chaol.
Aelin sentit sa bouche se dessécher.
– Rowan, comment dit-on « montagnes noires » dans l’ancienne
langue ? demanda-t-elle à mi-voix.
– Morath, répondit Rowan.
Aelin se tourna vers ses compagnons, les yeux agrandis. Pendant un
instant, ils se regardèrent en silence.
– Ce n’est sûrement pas par hasard que le roi a envoyé son armée à
Morath, finit-elle par dire.
– Ce n’est pas non plus par hasard qu’il s’est procuré une clef qui peut
ouvrir toutes les portes, y compris celles entre les mondes, et que son
second se trouve être le propriétaire de la forteresse sous laquelle Erawan
est enterré, enchaîna Aedion.
– Le roi est fou, dit Chaol. S’il projette de réveiller Erawan…
– Qui peut dire s’il ne l’a pas déjà fait ? coupa Aedion.
Aelin regarda Rowan. Son visage était sombre.
S’il y a un roi Valg dans ce monde, il faut agir vite. Retrouve ces clefs
et renvoie ces démons dans leur enfer, lut-elle dans ses yeux.
Elle acquiesça.
– Mais pourquoi maintenant ? demanda-t-elle. Le roi détient les deux
premières clefs de Wyrd depuis dix ans au moins. Pourquoi a-t-il attendu
tout ce temps pour faire venir les Valg ?
– S’il compte réveiller Erawan, il devra mettre une armée à sa
disposition, répondit Chaol.
– Le solstice d’été aura lieu dans dix jours, dit Aelin. Si nous libérons
la magie ce jour-là, quand le soleil sera à son apogée, il y a de bonnes
chances pour que mon pouvoir le soit également. S’il te plaît, dis-moi que
tu viens de trouver une énorme quantité de feu d’enfer, lança-t-elle à
Aedion.
Il fit signe que oui, mais cette confirmation la réconforta moins qu’elle
l’avait espéré.
Chapitre 51

MANON ET SES TREIZE se tenaient debout autour d’une table dans une
pièce centrale des baraquements des sorcières.
– Vous savez pourquoi je vous ai fait venir ici, dit Manon.
Aucune des Treize ne répondit ni ne s’assit. Elles lui avaient à peine
adressé la parole depuis le massacre de la tribu des Crocs-Blancs. Et voilà
qu’aujourd’hui Manon avait encore reçu de nouvelles consignes.
– Le duc m’a demandé de choisir une nouvelle escouade pour ses
essais, annonça-t-elle. Des Becs-Noirs, cette fois-ci.
Silence.
– J’attends vos suggestions.
Elles ne la regardèrent pas et ne répondirent pas.
Manon fit jaillir ses dents de fer.
– Oseriez-vous contester mon autorité ? lança-t-elle.
Sorrel s’éclaircit la gorge.
– La tienne, jamais, Manon. Ce que nous contestons, c’est le droit que
ce ver humain s’arroge de disposer de nos corps comme s’ils lui
appartenaient, répondit-elle.
– Votre Grande Sorcière a donné des ordres et ils seront exécutés.
– Dans ce cas, tu ferais aussi bien de choisir les Treize, dit Asterin, qui
était la seule à soutenir le regard de Manon. Nous préférons encore subir ce
sort plutôt que de remettre nos sœurs entre les mains du duc.
– Et vous êtes toutes de cet avis ? Vous êtes prêtes à briser votre corps
pour accoucher de démons ?
– Nous sommes toutes des Becs-Noirs, répondit Asterin en levant le
menton. Nous ne sommes les esclaves de personne. Et si le prix à payer
pour notre liberté est de ne plus jamais revoir les déserts de l’Ouest, qu’il en
soit ainsi.
Aucune ne broncha. Elles s’étaient visiblement concertées sur ce
qu’elles diraient lors de cette réunion. Comme si Manon avait besoin qu’on
la dirige.
– Avez-vous décidé autre chose pendant votre petit conseil privé ?
s’enquit-elle.
– Il y a des choses que tu dois entendre, Manon, reprit Sorrel.
– Et je m’en moque ! La seule chose que je devrais entendre, c’est :
« Oui, commandante », et le nom d’une maudite escouade.
– Choisis-la toi-même, riposta Asterin.
Les autres remuèrent, mal à l’aise. Ce n’était sûrement pas ce qu’elles
avaient prévu.
Manon contourna la table en passant devant les autres sorcières qui
n’osaient pas la regarder en face et se campa devant Asterin.
– Depuis que tu as mis les pieds dans cette forteresse, tu n’es qu’un
poids mort, lança-t-elle. Je me fiche que tu aies volé à mes côtés pendant un
siècle. Je t’écraserai comme le roquet que tu es…
– Très bien, siffla Asterin. Tranche-moi la gorge. Ta grand-mère sera
très fière que tu t’y sois enfin décidée.
Sorrel s’avança pour protéger Manon.
– Est-ce un défi ? demanda Manon d’une voix trop calme.
Les yeux noirs mouchetés d’or d’Asterin étincelèrent.
– C’est…
La porte de la salle s’ouvrit, puis se referma.
Un jeune homme aux cheveux dorés se tenait sur le seuil. Son torque
en pierre noire luisait à la lueur des torches.

Il n’aurait pas dû entrer dans cette salle.


Les baraquements fourmillaient de sorcières. Manon avait posté des
sentinelles devant toutes les entrées afin qu’aucun des hommes du duc ne
puisse les surprendre.
Les Treize se tournèrent comme une seule sorcière vers le beau jeune
homme. Et elles tressaillirent toutes en même temps quand il leur sourit et
qu’une vague de ténèbres déferla sur elles.
Des ténèbres infinies et impénétrables même pour les yeux de Manon,
et…
Manon se retrouva de nouveau devant la Crochan, un poignard à la
main.
Nous avons pitié de vous… en raison de ce que vous faites de vos
enfants… Vous les forcez à tuer, à faire le mal et à haïr jusqu’à ce qu’il ne
reste plus rien d’autre en eux – en vous toutes. C’est la raison pour laquelle
tu es ici, lui avait dit la Crochan en larmes. À cause de la menace que tu
représentes pour le monstre que tu appelles ta grand-mère depuis que tu as
choisi de sauver la vie de ta rivale.
Manon secoua violemment la tête, cligna des yeux, et la vision
s’évanouit. Il ne restait plus que les ténèbres et les Treize qui
s’interpellaient, se débattaient et…
Elide lui avait dit qu’elle avait vu un jeune homme aux cheveux d’or
dans la salle où étaient retenues les Jambes-Jaunes.
Manon se mit à avancer dans les ténèbres, à explorer la salle en se
guidant grâce à ses souvenirs et à son odorat. Certaines des Treize étaient
toutes proches, d’autres avaient reculé pour s’adosser aux murs. Et la
puanteur surnaturelle de cet homme, ou plutôt du démon qui l’habitait…
Quand cette odeur l’enveloppa complètement, Manon tira Fend-le-
Vent.
Elle le repéra à cet instant. Il gloussait en écoutant les cris de
Ghislaine. Manon n’avait jamais rien entendu de semblable. Elle n’avait
jamais entendu l’une des Treize hurler de… de terreur et de douleur.
Manon se rua vers lui et le plaqua au sol sans faire usage de son épée.
Elle ne voulait pas s’en servir pour l’exécuter.
La lumière jaillit autour d’elle dans un crépitement. Elle vit le beau
visage de cet homme et le torque qu’il portait au cou.
– Commandante, dit-il, tout sourire, d’une voix qui n’était pas de ce
monde.
Les mains de Manon s’étaient refermées sur sa gorge et ses ongles
lacéraient sa chair.
– Vous a-t-on envoyé ici ? interrogea-t-elle.
Ses yeux rencontrèrent ceux du démon dont la malfaisance millénaire
parut se rétracter à leur vue.
– Recule, siffla-t-il, mais elle n’en fit rien.
– Vous a-t-on envoyé ici ? rugit-elle.
Le jeune homme voulut se redresser, mais Asterin se précipita pour
immobiliser ses jambes.
– Fais-le saigner, lança-t-elle à Manon.
La créature continua de se débattre. Certaines des Treize hurlaient
toujours dans les ténèbres.
– Qui t’a envoyé ici ? aboya Manon.
Ses yeux s’éclaircirent et devinrent d’un bleu limpide.
– Tuez-moi, je vous en supplie, implora-t-il avec la voix d’un jeune
homme. Roland… Je m’appelais Roland. Dites à ma…
Mais ses yeux se voilèrent à nouveau de ténèbres et de terreur
devant… quelque chose dans le visage de Manon et d’Asterin, qui le
regardait par-dessus l’épaule de sa cousine.
– Arrière ! hurla le démon.
Mais Manon en avait assez vu et entendu. Ses mains se resserrèrent sur
sa gorge et ses ongles de fer lacérèrent la chair et les muscles du mortel. Un
sang noir fétide ruissela sur sa main et elle enfonça ses ongles jusqu’à l’os,
qu’elle brisa. La tête de l’homme heurta le sol avec un bruit sourd.
Manon aurait juré l’avoir entendu pousser un soupir de soulagement.
Les ténèbres se dissipèrent. Elle se releva aussitôt, les mains
ruisselantes de sang, et mesura l’étendue des dégâts.
Ghislaine sanglotait, recroquevillée dans un coin. Sa peau d’un beau
brun chaud était devenue livide. Thea et Kaya se regardaient, silencieuses et
en pleurs. Les deux amantes semblaient encore sous le choc. Edda et Briar,
ses deux Ombres, pourtant nées et élevées dans les ténèbres, vomissaient à
quatre pattes à côté de Faline et de Fallon, les démones jumelles aux yeux
verts.
Les autres Treize étaient rouges et certaines encore pantelantes de
fureur, mais elles n’avaient rien…
N’avait-on pris pour cibles que certaines des Treize ?
Manon regarda Asterin, puis Sorrel, Vesta, Lin et Imogen. Et ensuite
toutes celles qui avaient souffert du pouvoir du Valg.
Toutes soutinrent son regard cette fois-ci.
Arrière !, avait sifflé le démon, comme saisi de stupeur et de terreur…
après l’avoir regardée dans les yeux.
Celles qui avaient été affectées par le pouvoir du démon avaient des
yeux de couleur ordinaire – marron, bleus ou verts. Mais ceux des autres…
Leurs iris étaient d’un noir moucheté d’or.
Et quand le démon avait regardé ceux de Manon…
Les yeux dorés avaient toujours été prisés chez les Becs-Noirs, mais
elle ne s’était jamais demandé pourquoi. Et ce n’était pas le moment d’y
penser, alors qu’elle était imprégnée de sang fétide.
– Cette attaque était une démonstration de pouvoir du duc, déclara-t-
elle. Faites disparaître ce cadavre.
L’écho de sa voix se répercuta sur les pierres de la salle. Elle se
détourna et sortit, laissant ses Treize entre elles.

Manon avait guetté un moment où Kaltain serait seule. Quand elle la


vit s’engager dans l’un des escaliers en spirale de Morath, elle passa à
l’attaque.
Kaltain ne broncha pas quand Manon la plaqua contre un mur en
enfonçant ses ongles de fer dans ses épaules pâles et nues.
– D’où vient le feu fantôme ? demanda-t-elle.
Les yeux sombres et vides de la jeune femme rencontrèrent les siens.
– De moi, répondit-elle.
– Pourquoi de vous ? De quelle sorte de magie s’agit-il ? De celle des
Valg ? interrogea Manon en examinant le torque qui enserrait le cou mince
de Kaltain.
– Cette magie était la mienne… au début, dit la jeune femme avec un
pâle sourire. Elle a ensuite été… mêlée à une autre source de magie. Et
c’est maintenant celle de chaque monde et de chaque vie.
Elle divaguait. Manon la pressa plus fort contre la pierre.
– Que faut-il faire pour retirer ce torque ? s’enquit-elle.
– Il est impossible de le retirer.
Manon découvrit ses dents.
– Et que voulez-vous faire de nous ? Nous passer des torques au cou ?
lança-t-elle.
– Ils veulent des rois, souffla Kaltain, les yeux voilés d’une étrange et
malsaine langueur. Des rois puissants. Pas vous.
Encore des insanités. Manon poussa un grondement, mais une main
délicate se posa soudain sur son poignet.
Et son poignet la brûla. C’était atroce. Ses os mollissaient, le fer de ses
ongles fondait, son sang bouillait…
Manon se dégagea d’un bond. Elle dut palper son poignet pour
s’assurer que cette blessure n’avait rien de réel.
– Je vous tuerai, siffla-t-elle.
Mais le feu fantôme dansait encore au bout des doigts de Kaltain dont
le visage était redevenu vide. Sans un mot, comme si elle n’avait rien fait,
elle reprit son ascension et disparut dans l’escalier.
Restée seule, Manon berça son bras endolori en songeant que, tout
compte fait, elle s’était montrée miséricordieuse en achevant à l’épée la
tribu des Crocs-Blancs.
Chapitre 52

ALORS QU’ILS QUITTAIENT le temple du Mangeur de péchés, Chaol


était encore stupéfait à l’idée qu’il coopérait avec Aelin et sa cour au lieu de
les affronter comme il l’avait toujours fait.
Il n’aurait pas dû les accompagner dans les catacombes : il avait bien
trop à faire de son côté. La moitié des rebelles avait quitté Rifthold, d’autres
fuyaient la ville chaque jour et ceux qui restaient insistaient pour s’installer
ailleurs. Il maintenait la discipline de son mieux dans leurs rangs, épaulé et
défendu par Nesryn dès qu’ils lui rappelaient son passé au service du roi.
Les disparitions et les exécutions continuaient et les rebelles s’efforçaient
toujours de secourir les condamnés. Chaol était résolu à poursuivre le
combat, même s’il devait être le dernier à rester dans cette ville pour aider
et pour protéger ses habitants. Mais si ce qu’ils venaient d’apprendre au
sujet d’Erawan était vrai…
… alors que tous les dieux leur viennent en aide !
Quand il ressortit des égouts, il se retourna et vit Rowan tendre la main
à Aelin pour l’aider à se hisser à l’air libre. Après une seconde d’hésitation,
elle saisit la main du guerrier dans laquelle la sienne disparut.
Ils formaient une équipe solide et à toute épreuve.
Le prince Fae la souleva et la déposa à terre. Ils mirent quelques
secondes à s’écarter l’un de l’autre.
Chaol se prépara à l’élan de jalousie et d’amertume qu’il était sûr de
ressentir… mais rien ne vint, sauf peut-être un fugitif soulagement à
l’idée…
À l’idée qu’Aelin avait Rowan auprès d’elle.
Il en conclut qu’il devait vraiment se tenir en piètre estime.
Des bruits de pas résonnèrent et ils se figèrent, leurs armes à la main…
– Ça fait une heure que je vous cherche, déclara Nesryn en surgissant
de l’ombre de la ruelle. Qu’est-ce que… ?
Elle venait de remarquer leurs visages assombris. Ils avaient laissé le
feu d’enfer en bas, caché dans un sarcophage, pour le garder en lieu sûr et
éviter de sauter avec si les choses tournaient vraiment mal.
Chaol était surpris qu’Aelin l’ait mis dans le secret, même si elle ne lui
avait pas encore révélé comment elle allait s’introduire au château.
Dis seulement à Ress, à Brullo et aux autres de ne surtout pas
s’approcher de la tour, s’était-elle contentée de lui dire. Il avait failli
l’interroger sur le sort des innocents qui seraient au château quand elle
ferait sauter la tour, mais… c’était vraiment agréable de passer un après-
midi sans cris, insultes ou ressentiments de part et d’autre, et de sentir qu’il
était des leurs.
– Je t’expliquerai plus tard, répondit-il à Nesryn, mais il remarqua
alors sa pâleur. Que se passe-t-il ?
Aelin, Rowan et Aedion les rejoignirent dans un silence tendu.
Nesryn se redressa.
– J’ai eu des nouvelles de Ren. Il a eu des ennuis à la frontière, mais
rien de vraiment grave, répondit-elle. Il va bien. Il a un message pour
vous… pour nous.
Elle repoussa une mèche de cheveux noirs d’une main légèrement
tremblante. Chaol dut se retenir pour ne pas poser une main sur son bras.
– Le roi a levé une armée à Morath sous le commandement du duc de
Perrington, reprit-elle. Les gardes Valg de la région de Rifthold les ont
rejoints. D’autres les suivront.
Des fantassins Valg, donc. Morath risquait fort d’être leur premier, et
peut-être leur dernier champ de bataille.
– Combien sont-ils ? demanda Aedion, redevenu l’incarnation du Loup
du Nord.
– Trop pour nous, répondit Nesryn. Nous ne connaissons pas leur
nombre exact. Certains campent dans les montagnes aux alentours du camp
militaire de Morath. Ils ne sortent jamais tous ensemble et jamais en plein
jour, mais cette armée est plus puissante que toutes celles que le roi a levées
auparavant.
Chaol sentit ses paumes devenir moites.
– Et, pire encore, poursuivit Nesryn d’une voix rauque, le roi a
maintenant des contingents aériens constitués de trois mille sorcières des
Dents de Fer qui se sont entraînées dans la brèche de Ferian à chevaucher
des wyverns créés et dressés sur ses ordres.
Par tous les dieux…
Aelin leva la tête et regarda le mur de brique comme si elle pouvait
voir cette armée. Dans ce mouvement, les cicatrices qui formaient comme
un collier autour de son cou devinrent plus visibles.
Dorian… il fallait que Dorian monte sur le trône pour mettre fin à ce
cauchemar.
– En êtes-vous certaine ? demanda Aedion à Nesryn.
Rowan fixait Nesryn avec le visage de marbre d’un guerrier
expérimenté mais, peut-être inconsciemment, il s’était rapproché d’Aelin.
– Nous avons perdu bon nombre d’espions pour obtenir ces
renseignements, répondit-elle d’une voix tendue, et Chaol se demanda
combien d’entre eux avaient été ses amis.
Quand Aelin parla, ce fut d’une voix dure et sans timbre.
– Si j’ai bien compris, nous devrons affronter trois mille sorcières
sanguinaires des Dents de Fer montées sur des wyverns, ainsi qu’une armée
redoutable qui se rassemble au sud d’Adarlan probablement pour empêcher
toute alliance entre Terrasen et les royaumes du Sud.
Terrasen serait donc cernée. Dis-le, l’implora Chaol en silence. Dis que
tu as besoin de Dorian libre et vivant.
– Melisande accepterait probablement de s’allier à nous, avança
Aedion, et il arrêta sur Chaol un regard critique – celui d’un général.
Croyez-vous que votre père soit au courant pour les wyverns et les
sorcières ? lui demanda-t-il. Anielle est la ville la plus proche de la brèche
de Ferian.
Chaol sentit son sang se glacer. Était-ce la raison pour laquelle son
père avait tant insisté pour qu’il rentre chez lui ? Il devina la question
suivante d’Aedion et y répondit avant même que celui-ci l’ait posée.
– Il ne porte pas d’anneau noir, mais je doute que vous trouviez en lui
un allié accommodant, en admettant qu’il consente à s’allier avec vous.
– Nous devrons pourtant l’envisager, car nous aurons peut-être besoin
d’un allié pour enfoncer les lignes du sud, intervint Rowan.
Par tous les dieux, c’était de guerre qu’ils parlaient… La guerre était
imminente et il se pouvait qu’ils n’y survivent pas tous.
– Mais qu’attendent-ils donc ? lança Aedion, qui faisait les cent pas.
Pourquoi n’attaquent-ils pas dès maintenant ?
– C’est moi qu’ils attendent, répondit Aelin d’une voix douce et froide.
Ils attendent de voir ce que je vais faire.
Personne ne la contredit.
– Tu as appris quelque chose d’autre ? demanda Chaol à Nesryn d’une
voix tendue.
Elle tira de sa tunique une lettre qu’elle remit à Aedion.
– C’est un message de votre second. Vos hommes sont inquiets pour
vous, dit-elle.
– Il y a une taverne à deux pas d’ici. Je vous remettrai ma réponse dans
cinq minutes, répondit-il en s’éloignant, et elle le suivit après avoir fait
signe à Chaol. Je vous retrouve à la maison, lança le général à Rowan et à
Aelin, mettant ainsi un terme à la réunion.
– Merci, dit soudain Aelin.
Nesryn s’arrêta, devinant que la reine s’adressait à elle.
– Merci… pour tous les risques que vous prenez, reprit Aelin en
portant la main à son cœur.
Nesryn cilla.
– Longue vie à la reine, répondit-elle, mais Aelin repartait déjà.
Le regard de Nesryn rencontra celui de Chaol, et il la suivit.
Une armée invincible, potentiellement menée par Erawan si le roi
d’Adarlan était assez fou pour le réveiller…
Une armée capable d’écraser toute résistance humaine.
Non, peut-être pas s’ils s’alliaient aux détenteurs de magie. En
admettant que ces derniers, après tout ce qu’ils avaient subi, se soucient
encore de sauver le monde.

– Parle-moi, dit Rowan à Aelin qui marchait devant lui au pas de


charge dans le dédale de rues.
Mais elle était incapable de formuler la moindre pensée, sans parler de
phrases.
Combien d’espions et de rebelles étaient morts pour obtenir ces
renseignements ? Et ce n’était rien comparé à ce qui les attendait. Que
ressentirait-elle quand elle enverrait elle-même des gens à la mort, quand
elle verrait ses soldats massacrés par ces monstres ? Si d’une façon ou
d’une autre Elena avait joué un rôle dans ce qui était arrivé ce soir, si c’était
grâce à elle que le marchand d’opium les avait menés au temple où ils
avaient trouvé l’explosif, elle ne lui en était guère reconnaissante.
– Aelin, appela Rowan à mi-voix afin qu’elle seule et les rats dans
l’allée l’entendent.
Elle avait survécu de peu à son affrontement avec Baba Jambes-
Jaunes. Comment pourraient-ils vaincre une armée de sorcières aguerries ?
Rowan la saisit par le coude pour l’arrêter.
– Nous les affronterons ensemble, murmura-t-il. Comme par le passé.
Envers et contre tout.
Ses yeux brillaient et ses canines luisaient dans la pénombre. Elle
tremblait. Elle tremblait comme une lâche. Elle se dégagea brutalement et
s’éloigna. Elle ne savait même pas où elle allait, mais elle avait besoin de
marcher, de remettre de l’ordre dans ses pensées, car si elle s’arrêtait
maintenant, elle ne pourrait plus jamais repartir.
Des wyverns. Des sorcières. Une nouvelle armée encore plus puissante
que la précédente. Elle avait la sensation que la ruelle se resserrait autour
d’elle pour l’emprisonner encore plus étroitement que les souterrains
inondés des égouts.
– Parle-moi, reprit Rowan, qui était resté à distance respectueuse
d’elle.
Elle connaissait ces rues. Elle savait qu’à quelques pâtés de maisons de
là, elle trouverait l’un des accès aux égouts empruntés par les Valg. Peut-
être s’y engouffrerait-elle pour tailler quelques démons en pièces, mais pas
avant de leur avoir demandé s’ils connaissaient Erawan et s’il sommeillait
encore sous cette montagne.
Ou peut-être ne se donnerait-elle même pas la peine de les interroger.
Une main large et vigoureuse la saisit par le coude et la plaqua contre
un dur corps d’homme.
Mais ce n’était pas l’odeur de Rowan.
Et cette main pressa un poignard contre sa gorge avec une telle force
qu’il lui entailla la peau…
– Alors, on se promène, princesse ? chuchota Lorcan à son oreille.

Rowan avait cru connaître la peur. Il s’était cru capable d’affronter


n’importe quel danger en gardant la tête froide… jusqu’à ce que Lorcan
surgisse de l’ombre si vite qu’il ne l’avait même pas flairé, et presse ce
poignard contre la gorge d’Aelin.
– Un seul geste et tu es morte, gronda Lorcan à l’oreille d’Aelin. Un
seul mot et tu es morte, compris ?
Elle ne répondit rien. Si elle avait hoché la tête, la lame lui aurait
tranché la gorge. Du sang coulait déjà de sa plaie, juste au-dessus de ses
clavicules, et remplissait la ruelle de son odeur.
Quand il la sentit, Rowan recouvra le calme glacé d’un tueur.
– Compris ? siffla Lorcan en accentuant la pression de la lame pour
que le sang coule un peu plus vite, mais elle ne répondit pas, docile à ses
ordres. Parfait. C’est bien ce que je pensais, gloussa-t-il.
L’univers ralentit son cours et Rowan se mit à percevoir tout ce qui
l’entourait avec une clarté accrue. Il distinguait avec netteté toutes les
pierres de la rue et des maisons, tous les déchets jonchant le sol. Et chaque
objet qu’il pourrait transformer en arme.
S’il avait pu utiliser ses pouvoirs, il aurait vidé les poumons de Lorcan
et, d’une seule pensée, brisé ses défenses de ténèbres. Avec sa magie, il
aurait édifié un bouclier autour d’Aelin et lui afin de prévenir toute
embuscade.
Le regard d’Aelin rencontra le sien.
Une authentique frayeur brillait dans ses yeux.
Elle savait qu’elle était en mauvaise posture. Ils étaient tous deux
conscients que, si rapides qu’ils fussent l’un comme l’autre, Lorcan
l’égorgerait avant qu’ils aient pu faire un geste.
Lorcan sourit à Rowan. Contrairement à ses habitudes, il ne portait pas
de capuchon, sans doute pour que Rowan vît la lueur triomphale dans ses
yeux noirs.
– N’as-tu rien à dire, prince ? lança-t-il.
– Pourquoi ? fut tout ce que Rowan put demander.
Aucune ruse, aucune action ne lui permettrait de la sauver à temps. Il
se demanda si Lorcan savait que s’il tuait Aelin, il mourrait ensuite. Et que
Maeve le suivrait. Et peut-être même tout l’univers.
Lorcan inclina la tête pour scruter le visage d’Aelin et ses yeux se
plissèrent.
– Où est la clef de Wyrd ? demanda-t-il.
Aelin se raidit. Rowan l’adjura mentalement de ne rien dire et de ne
pas provoquer Lorcan.
– Nous ne l’avons pas, répondit-il.
Une fureur dévastatrice faisait bouillir son sang.
C’était précisément ce que Lorcan voulait. C’était ainsi que Rowan
avait vu le guerrier demi-Fae manipuler leurs ennemis au fil des siècles.
Rowan se maîtrisa de son mieux.
– Je pourrais rompre ce cou avec une facilité déconcertante, dit Lorcan
en effleurant du bout du nez la peau d’Aelin, qui se pétrifia.
Ce geste était si possessif que Rowan fut saisi d’une rage meurtrière. Il
dut se dominer quand Lorcan s’adressa de nouveau à Aelin :
– Tu es bien plus belle quand tu n’ouvres pas cette bouche hideuse,
murmura-t-il, les lèvres toutes proches de sa peau.
– Nous n’avons pas la clef, répéta Rowan.
Il rêvait de massacrer Lorcan à la manière des immortels : lente,
cruelle et inventive. Lorcan souffrirait longuement et atrocement avant de
mourir.
– Et si je te disais que nous sommes du même côté ? lança Lorcan.
– Je te répondrais que Maeve ne défend que ses propres intérêts.
– Ce n’est pas elle qui m’envoie.
Rowan pouvait presque entendre les injures qu’Aelin refoulait :
Menteur. Sale fumier.
– Qui, dans ce cas ?
– Personne. Je suis parti de mon propre chef, répondit Lorcan.
– Si nous sommes dans le même camp, rengaine cette saleté de
poignard, gronda Rowan.
– Je ne veux pas entendre la princesse glapir, gloussa Lorcan. Et ce que
j’ai à dire vous concerne tous deux.
Rowan attendit, aux aguets, soupesant ses chances. Lorcan relâcha
légèrement la pression sur sa lame. Du sang coula le long du cou d’Aelin et
sous sa combinaison.
– Tu as commis la pire erreur de ta brève et pitoyable vie de mortelle
en remettant l’anneau à Maeve, dit Lorcan à Aelin.
Malgré son calme meurtrier, Rowan se sentit blêmir.
– Tu aurais dû te méfier, poursuivit Lorcan. Tu aurais dû te douter que
Maeve n’était pas une imbécile sentimentale pleurant son amour perdu.
Pourquoi aurait-elle voulu cet anneau et pas Goldryn ?
– Arrête de tourner autour du pot.
– Oh non, ça m’amuse bien trop de vous laisser sur des charbons
ardents…
Rowan dut se faire violence pour ne pas laisser libre cours à sa rage.
– Cet anneau n’est pas un héritage de famille, expliqua Lorcan. Maeve
voulait les clefs et l’anneau, mais comme Athril refusait de les lui céder,
elle l’a tué. Pendant leur combat, Brannon les a volés. Il a caché l’anneau
dans le fourreau de Goldryn et emporté les clefs. Vous ne vous êtes jamais
demandé ce que cet anneau faisait dans le fourreau d’une épée ? L’un
comme l’autre ont été forgés pour combattre les démons.
– Si Maeve veut tuer des démons, ce n’est pas nous qui nous en
plaindrons, déclara Rowan.
– L’anneau ne les tue pas, il immunise contre leur pouvoir. Il a été
fabriqué par Mala en personne. Quand Athril le portait, il était invulnérable
au pouvoir des Valg.
Les yeux d’Aelin s’agrandirent et son odeur devint plus intense, car sa
terreur dépassait de loin la peur de la douleur physique. Cela n’échappa pas
à Lorcan, qui sourit.
– Le porteur de cet anneau n’a plus à redouter d’être asservi par la
pierre de Wyrd, poursuivit-il. Or tu as cédé cette immunité à Maeve.
– Tout cela n’explique pas pourquoi tu es parti.
Le visage de Lorcan se durcit.
– Elle a assassiné son amant pour s’emparer de l’anneau et des clefs,
dit-il. Maintenant que cet anneau et ces clefs sont de nouveau en jeu, elle
fera bien pire pour les récupérer. Et quand elle les aura en sa possession…
ma reine deviendra l’égale des dieux.
– Et alors ? s’enquit Rowan, en songeant que la lame était encore trop
proche de la gorge d’Aelin pour qu’il puisse attaquer.
– Ces clefs la perdront.
La fureur de Rowan vacilla.
– Tu veux donc les récupérer pour l’empêcher de mettre la main
dessus, avança-t-il.
– Je veux les détruire. Si tu me donnes cette clef, poursuivit Lorcan en
ouvrant le poing qu’il pressait contre le ventre d’Aelin, je te remettrai
l’anneau.
Rowan reconnut l’anneau d’or qui brillait au creux de sa paume.
– Si tu dis vrai, tu ne devrais même pas être en vie à l’heure qu’il est,
dit Rowan. Si tu t’étais enfui avec cet anneau, elle t’aurait déjà tué.
C’était un piège. Un piège particulièrement ingénieux.
– Je suis rapide, affirma Lorcan.
Rowan devait reconnaître qu’il était parti précipitamment, mais cela ne
prouvait rien.
– Les autres…
– Personne d’autre ne le sait. Tu crois peut-être que je me fie à eux
pour tenir leur langue ?
– Le serment du sang rend impossible toute trahison.
– C’est uniquement pour la sauver que je suis venu ici, déclara Lorcan.
Tout ce que je fais, je le fais pour elle. Je ne veux pas que ma reine se
change en démon. Je respecte donc mon serment à ma manière.
Aelin se hérissa. Lorcan referma ses doigts sur l’anneau.
– Tu n’es qu’un imbécile, Rowan, lâcha-t-il. Tu raisonnes en années ou
en décennies. Moi, je pense aux siècles à venir. Maeve lancera les autres à
vos trousses pour vous tuer. Que ce face-à-face vous rappelle combien vous
êtes vulnérables. Vous n’aurez plus un seul instant de paix. Et même si nous
ne tuons pas Aelin du Feu Ardent, le temps s’en chargera.
Rowan bannit cette pensée.
Lorcan toisa Aelin.
– Penses-y, princesse, dit-il. Songe à la valeur de l’immunité contre le
pouvoir des Valg dans un monde où vos ennemis attendent le moment
propice pour vous enchaîner, où la moindre erreur risque de faire de vous
leurs esclaves pour l’éternité.
Aelin découvrit les dents pour toute réponse.
Lorcan la repoussa et Rowan se précipita vers elle.
Elle pivota et les lames jaillirent de sa combinaison.
Mais Lorcan avait disparu.

Après avoir examiné sa plaie, Rowan décida qu’elle était sans gravité.
Il garda le silence pendant tout le trajet du retour.
Si Lorcan disait vrai… mais c’était impossible. Lorcan était un
menteur éhonté et le marché qu’il leur avait proposé n’était qu’une nouvelle
ruse de Maeve.
Aelin pressait un mouchoir contre son cou. À leur arrivée, le sang avait
coagulé. Aedion était heureusement déjà au lit.
Rowan se dirigea droit vers leur chambre. Elle le suivit, mais il entra
dans la salle de bains et referma la porte derrière lui. Elle entendit de l’eau
couler. Il prenait un bain.
Il avait su dissimuler ses sentiments, mais sa rage avait été… elle
n’avait encore jamais vu une fureur aussi dévastatrice. Et elle avait
également lu la terreur sur son visage, une terreur qui l’avait incitée à
maîtriser la sienne lorsque du feu avait commencé à crépiter dans ses
veines. Et, par tous les dieux, elle s’était efforcée de se dégager, mais
Lorcan… Rowan avait raison : sans sa magie, elle ne faisait pas le poids
face à lui.
Il aurait pu la tuer.
Mais en dépit de son royaume et de tout ce qu’il lui restait à accomplir,
elle n’avait pensé qu’à la terreur qu’elle lisait dans les yeux de Rowan.
Et au gâchis que ce serait s’il ignorait à jamais… si elle ne lui révélait
jamais…
Aelin nettoya sa plaie et le sang sur sa combinaison, qu’elle mit à
sécher dans la salle à manger. Elle passa ensuite une chemise de Rowan et
se glissa dans son lit.
Elle entendait à peine un clapotis dans la salle de bains. Peut-être
restait-il allongé dans la baignoire, les yeux dans le vague, avec l’air éteint
qu’il avait depuis que Lorcan avait rengainé son poignard.
Quelques minutes passèrent. Elle cria bonne nuit à Aedion, dont la
réponse lui parvint à travers le mur.
La porte de la salle de bains se rouvrit dans un nuage de vapeur et
Rowan en surgit, une serviette nouée autour de la taille. Elle admira son
ventre musclé, ses épaules puissantes, mais…
Le vide de son regard la frappa.
Elle tapota le lit.
– Viens par là, dit-elle.
Il resta immobile, les yeux fixés sur l’entaille de son cou.
– Toi et moi, nous sommes très doués pour rentrer dans notre coquille,
poursuivit-elle. Mais essayons de discuter comme des gens calmes et
raisonnables.
Il se dirigea vers le lit, se laissa choir dessus et s’étendit sur les
couvertures sans rencontrer son regard.
– On dirait que les beaux jours sont finis pour nous, dit-elle en
redressant la tête pour le regarder droit dans les yeux, mais ils étaient fixés
au plafond, et son visage était inexpressif. Sorcières, seigneurs maléfiques,
reines Fae… si nous nous en tirons vivants, je prendrai de longues
vacances.
Le regard de Rowan restait froid.
– Je suis là pour toi, ne l’oublie pas, chuchota-t-elle.
– Jamais je ne l’oublierai, répondit-il, et il se frotta les yeux avec le
pouce et l’index. Ce n’est pas… J’ai été incapable de te défendre ce soir,
dit-il d’une voix qui n’était plus qu’un murmure dans les ténèbres.
– Rowan…
– Il était assez proche pour te tuer. Un autre t’aurait tuée.
Il poussa un profond soupir et baissa les mains. Devant l’expression de
son visage, elle dut se mordre la lèvre. Il ne l’avait jamais laissée le voir
ainsi.
– J’ai juré de toujours te protéger, mais ce soir, j’ai échoué, reprit-il.
– Rowan, tout va bien…
– Non.
La main qui se referma sur l’épaule d’Aelin était chaude. Elle le laissa
la retourner sur le dos. Il était presque au-dessus d’elle et il scrutait son
visage.
Son corps avait la force et la solidité d’un élément naturel, mais la peur
subsistait dans ses yeux.
– Je n’ai pas été digne de ta confiance, dit-il.
– C’est faux, Rowan. Tu lui as dit que tu ne lui remettrais pas la clef.
Il inspira et sa large poitrine se gonfla.
– Je l’aurais fait, répondit-il. Par tous les dieux, Aelin, il me tenait sans
même s’en douter. S’il avait attendu une minute de plus, je lui aurais dit où
la trouver, avec ou sans anneau en échange. Erawan, les sorcières, le roi,
Maeve… je pourrais tous les affronter. Mais te perdre…
Il inclina la tête et elle sentit sur ses lèvres la chaleur de son souffle
tandis qu’il fermait les yeux.
– Je n’ai pas réussi à te protéger ce soir, murmura-t-il d’une voix
rauque. Je suis désolé.
Son odeur de pin et de neige l’enveloppa. Elle aurait dû s’écarter,
rouler hors de sa portée sur le lit. Ne me touche pas comme ça.
Mais sa main brûlait son épaule nue et son corps couvrait presque le
sien.
– Tu n’as aucune raison d’être désolé, Rowan, chuchota-t-elle. J’ai
confiance en toi.
Il lui répondit par un hochement de tête presque imperceptible.
– Tu m’as manqué quand j’étais à Wendlyn, avoua-t-il doucement, en
regardant tour à tour ses yeux et sa bouche. Je mentais lorsque j’ai prétendu
le contraire. Tu me manquais tellement que j’en devenais fou. J’étais
heureux de voir Lorcan partir pour Adarlan, car j’avais enfin une excuse
pour te revoir. Et ce soir, quand il a pressé ce poignard contre ta gorge…
La chaleur de ses doigts l’imprégna tandis qu’ils suivaient les contours
de l’entaille sur son cou.
– J’ai pensé que tu ne saurais jamais combien tu m’avais manqué alors
que seul un océan nous séparait. Mais même si la mort elle-même nous
séparait un jour… je te retrouverais. Et je me moque du nombre de lois que
je devrais enfreindre. Même si je devais rassembler seul les trois clefs et
ouvrir une porte entre les mondes, je te retrouverais… toujours.
Elle cilla, les yeux brûlants de larmes. Il prit sa main et la posa sur sa
joue tatouée.
Elle dut faire un effort pour respirer normalement et se concentrer sur
autre chose que cette peau chaude et lisse. Il ne détourna pas les yeux des
siens quand elle effleura du pouce sa pommette saillante. Elle caressa son
visage et son tatouage sans le quitter des yeux alors qu’elle se sentait nue
sous son regard.
Je suis désolé, semblait-il répéter.
Elle baissa la main et, lentement, afin qu’il saisisse toute la portée de
son geste, elle renversa la tête en arrière afin de lui présenter sa gorge nue.
– Aelin, souffla-t-il, et son nom sur ses lèvres n’était ni un reproche ni
un avertissement, mais… une prière. Il baissa la tête et s’immobilisa à un
millimètre de sa gorge découverte.
Elle ploya davantage le cou en une invitation silencieuse.
Rowan émit un léger grondement et ses dents frôlèrent sa peau.
S’il les avait refermées sur elle, il l’aurait égorgée.
Ses longues canines glissèrent le long de son cou. Elle agrippa les
draps pour se retenir de passer les mains sur son dos nu et de l’attirer à elle.
Il s’appuya sur une main à côté de sa tête et ses doigts jouèrent avec
ses cheveux.
– Personne d’autre, chuchota-t-elle. Je ne laisserais personne d’autre
s’approcher de ma gorge.
C’était l’unique moyen de lui montrer jusqu’où allait sa confiance en
lui : par ce geste que seul le prédateur, le Fae en lui pouvait comprendre.
Il poussa un nouveau grondement qui était à la fois une réponse, une
confirmation et une demande, un grondement dont l’écho vibra en elle.
Doucement, avec précaution, il referma les dents sur l’endroit où sa vie
palpitait et son souffle la brûla.
Elle ferma les yeux. Elle ne percevait plus que la sensation de ces
dents et de cette bouche sur sa gorge, de ce corps puissant qui tremblait de
désir contenu au-dessus du sien. Sa langue l’effleura.
Un petit bruit qui était peut-être un gémissement, ou un mot, ou son
nom, fusa des lèvres d’Aelin. Il frissonna, puis s’écarta d’elle. Elle sentit la
caresse de l’air frais sur son cou et rouvrit les yeux. Une sauvagerie
primitive brillait dans ceux de Rowan.
Il détailla son corps longuement et sans pudeur. Ses narines se
dilatèrent légèrement quand il flaira son désir. La respiration d’Aelin se
précipita lorsque le regard de Rowan rencontra le sien – un regard avide,
féroce, implacable.
– Pas encore, murmura-t-il d’une voix rauque, aussi haletant qu’elle.
Pas maintenant.
– Pourquoi ?
Elle devait faire un effort pour articuler un mot quand il la regardait
ainsi, comme prêt à la dévorer vivante. Son cœur battait violemment.
– Je veux prendre tout mon temps avec toi, répondit-il. Découvrir
chaque centimètre de ton corps. Et les murs de cet appartement sont
vraiment trop minces. Je n’ai pas envie qu’on nous entende quand je te ferai
gémir, Aelin, ajouta-t-il en se penchant pour effleurer des lèvres la cicatrice
à la naissance de sa gorge.
Par le Wyrd, quand il lui parlait ainsi… Et sa manière de prononcer
son nom…
– Voilà qui change tout, dit-elle dans un souffle.
– Il y a longtemps que tout a changé. Mais nous ferons face ensemble.
Elle se demanda combien de temps la résolution de Rowan tiendrait si
elle levait la tête pour l’embrasser, si elle suivait des doigts le creux de son
échine, si elle le touchait plus bas, mais…
Wyverns. Sorcières. Armées. Erawan…
Elle poussa un profond soupir.
– Nous ferions mieux de dormir, marmonna-t-elle.
Il déglutit, s’écarta lentement d’elle et se dirigea vers la garde-robe
pour s’habiller. Elle dut se contenir pour ne pas foncer sur lui et lui arracher
cette maudite serviette.
Peut-être pourrait-elle persuader Aedion de trouver un autre endroit où
dormir, juste le temps d’une nuit… Non. Si elle faisait ça, elle brûlerait
éternellement en enfer pour s’être conduite comme la pire des garces
égoïstes.
Elle tourna le dos à la garde-robe, de crainte de ne pouvoir regarder
Rowan sans commettre un geste incroyablement stupide.
Elle était dans de beaux draps…
Chapitre 53

BOIS, ordonna le prince des démons d’une voix enjôleuse. Savoure.


Le prisonnier sanglotait sur le sol du cachot tandis que sa peur, sa
souffrance et ses souvenirs s’écoulaient de lui. Le démon les inhalait
comme de l’opium.
Délectable…
Et ça l’était.
Il se haïssait et se maudissait.
Mais le désespoir de cet homme, alors que ses pires souvenirs le
ravageaient… était enivrant. C’était une source de force et de vie.
Du reste, il n’avait plus rien à perdre désormais… Si une chance d’en
finir se présentait, il la saisirait. Dans l’immédiat, ce nectar était un avant-
goût d’éternité, de naissance, de mort et de renaissance.
Il buvait donc la souffrance, la peur et le chagrin de cet homme.
Et il y prenait goût.
Chapitre 54

MANON REGARDAIT FIXEMENT LA LETTRE qu’un messager tremblant


venait de lui remettre. Elide feignait de ne pas l’observer, mais c’était plutôt
difficile étant donné que la lecture de chaque mot arrachait un grondement à
la sorcière.
Allongée sur sa paillasse de foin, Elide regardait le feu se consumer
dans la cheminée. Quand elle s’assit, elle gémit de douleur car tout son
corps était courbaturé. Elle avait trouvé une gourde en cuir dans le garde-
manger et demandé au cuisinier si elle pouvait la prendre pour la chef
d’escadron. Il n’avait pas osé faire d’objection, ni pour la gourde, ni pour
les deux petits sacs de noix qu’elle avait raflés « pour la chef d’escadron ».
C’était toujours mieux que rien.
Elle avait dissimulé ses provisions sous sa paillasse et Manon n’avait
rien remarqué. Le convoi de ravitaillement arriverait d’un jour à l’autre.
Quand il repartirait, Elide serait à bord, délivrée des ténèbres de Morath.
Elle prit deux bûches sur la pile et les ajouta au feu, soulevant une
gerbe d’étincelles.
– Dans trois jours, je partirai en mission avec mes Treize, annonça
Manon alors qu’elle allait se rallonger.
– Où ? osa demander la jeune fille.
Vu sa réaction à la lecture de cette lettre, sa destination n’avait
certainement rien de plaisant.
– Dans une forêt du nord, vers…
Manon s’interrompit, se leva et se dirigea vers le foyer, où elle jeta la
lettre.
– Je serai absente au moins deux jours, reprit-elle. À ta place, je me
ferais discrète le temps que je revienne.
L’estomac d’Elide se crispa : que vaudrait la protection de la chef
d’escadron lorsqu’elle serait à plusieurs milliers de lieues de Morath ? Mais
elle savait qu’il était inutile de lui en parler car Manon s’en moquerait,
quand bien même elle avait accepté Elide parmi les sorcières.
Mais c’était sans importance : Elide n’était pas une sorcière, elle
s’évaderait bientôt et elle doutait que quiconque s’inquiète de sa disparition.
– Je me ferai discrète, répondit-elle.
Peut-être au fond d’un chariot qui l’emporterait loin de Morath, vers la
liberté.

La préparation de la réunion prit trois journées entières.


Dans sa lettre, la Matrone n’avait rien dit au sujet de la reproduction et
du massacre des sorcières. Manon avait l’impression que sa grand-mère
n’avait lu aucun de ses messages. Dès qu’elle serait rentrée de sa mission,
elle interrogerait les messagers de la forteresse en prenant tout son temps et
sans lésiner sur la torture.
Les Treize devaient rejoindre un point de ralliement en Adarlan, au
cœur de la forêt d’Oakwald, la veille de la réunion pour sécuriser les lieux.
Le roi d’Adarlan pourrait enfin voir l’arme que la grand-mère de
Manon avait construite et passer en revue la chef d’escadron et ses troupes.
Il amènerait son fils, mais Manon doutait que ce fût pour le protéger comme
les héritières des trois clans protégeaient leurs Matrones. À vrai dire, elle
s’en moquait comme de tout le reste.
C’était une réunion stupide et futile, voilà ce qu’elle aurait aimé dire à
sa grand-mère. Une perte de temps pure et simple.
Elle rencontrerait au moins l’homme qui avait donné l’ordre de
détruire les sorcières et de leur faire engendrer des monstres. Elle pourrait
tout raconter à sa grand-mère de vive voix, et peut-être même voir la
Matrone réduire le roi en chair à pâté quand elle saurait ce qu’il avait fait.
Manon monta en selle et Abraxos s’avança en équilibre sur la poutre
saillant du flanc de la tour. Il devait encore s’adapter à la dernière armure
fabriquée par le forgeron : elle était enfin assez légère pour que les wyverns
puissent se maintenir en l’air sans difficulté et cette mission permettrait de
l’essayer. Le vent cinglait Manon, mais elle ignorait délibérément ses
rafales tout comme la présence des Treize.
Asterin ne lui adressait plus la parole et aucune des Treize n’avait fait
allusion à l’incursion du prince Valg dans leurs baraquements.
Cette attaque était une mise à l’épreuve, pour voir qui survivrait et
pour rappeler à Manon tout ce que ses sorcières et elle avaient à perdre.
C’était une mise à l’épreuve, comme la nuit où le duc avait exterminé
cette tribu avec le feu fantôme.
Manon n’avait pas encore pu se résoudre à choisir une escouade. Et
elle ne le ferait pas tant qu’elle n’aurait pas parlé avec sa grand-mère.
Mais elle doutait que le duc patiente beaucoup plus longtemps.
Elle plongea les yeux dans l’abîme et contempla l’armée de plus en
plus puissante qui s’étendait sur les montagnes et dans les vallées comme
un tapis de ténèbres et de feu. Ses Ombres lui avaient signalé le matin
même qu’elles avaient repéré au cours de la nuit des créatures ailées qui
avaient la silhouette svelte d’êtres humains horriblement déformés. Elles
volaient trop vite pour que les Ombres puissent les suivre et elles avaient
disparu dans de lourds nuages. Manon pressentait que la majeure partie des
ignominies perpétrées à Morath restait insoupçonnée et se demandait si elle
devrait prendre la tête d’une armée de monstres.
Elle sentit sur elle le regard de ses Treize qui attendaient le signal du
départ.
Elle enfonça les talons dans les flancs d’Abraxos et ils plongèrent dans
le vide.

La cicatrice à son bras était douloureuse.


Elle lui faisait mal en permanence, plus que le froid, plus que les mains
du duc sur elle, plus que tout ce qu’on lui avait fait subir jusque-là.
Seul le feu fantôme la réconfortait.
Elle s’était autrefois crue née pour être reine.
Elle avait découvert plus tard qu’elle était née pour être une louve.
Le duc lui avait même passé un collier au cou comme à un chien et il
avait introduit un prince démon dans son corps.
Dans les premiers temps, elle l’avait laissé croire qu’il avait gagné en
se repliant si profondément en elle-même qu’il avait oublié sa présence.
Dans ce cocon de ténèbres, elle avait patienté, leur avait fait croire
qu’elle n’était plus là et les avait laissés disposer de son enveloppe mortelle.
C’était à l’intérieur de ce cocon que le feu fantôme s’était allumé, l’avait
ranimée et nourrie. Autrefois, alors qu’elle n’était qu’une enfant innocente,
des flammes d’or avaient crépité au bout de ses doigts, des flammes
secrètes qu’elle avait dissimulées. Un jour, elles avaient disparu, comme
toutes les bonnes choses dans sa vie.
Puis elles avaient resurgi dans cette enveloppe ténébreuse sous la
forme de feu fantôme.
Le démon tapi en elle n’avait pas remarqué quand elle avait commencé
à le ronger.
Petit à petit, elle avait rongé la créature surnaturelle qui s’était emparée
de son corps et l’utilisait pour commettre ses crimes.
Puis elle s’était montrée plus vorace. La créature avait hurlé de
douleur, Kaltain avait alors bondi sur elle et, armée de son feu fantôme,
l’avait réduite en cendres maléfiques qui s’étaient dissipées dans un souffle.
La créature redoutait le feu sous toutes ses formes.
Kaltain avait encore attendu de longues semaines. Elle s’était
familiarisée avec les flammes qui brûlaient dans ses veines et fusaient dans
son sang pour jaillir en feu fantôme du bout de ses doigts. Ce feu lui parlait
parfois dans des langues qui lui étaient inconnues et qui n’avaient peut-être
jamais existé.
Le collier était encore à son cou et elle obéissait toujours à leurs
ordres, elle les laissait la toucher et lui faire mal. Bientôt, très bientôt, elle
saurait ce qu’elle devait faire. Alors elle hurlerait sa rage à la lune.
Elle avait oublié le nom qu’on lui avait donné à sa naissance, mais
c’était sans importance. À présent, son seul nom était : la Mort dévoreuse
de mondes.
Chapitre 55

AELIN CROYAIT AUX FANTÔMES.


Elle pensait seulement qu’ils n’avaient pas l’habitude de surgir en
plein jour.
Elle sentit la main de Rowan se refermer sur son épaule juste avant
l’aube. En voyant son expression, elle se prépara au pire.
– Quelqu’un s’est introduit dans l’entrepôt, dit-il.
Il était sorti de la chambre, armé de pied en cap et prêt à tuer, avant
qu’elle ait eu le temps de prendre ses propres armes. Dieux tout-puissants…
il se déplaçait aussi vite que le vent. Elle sentait encore ses canines sur sa
gorge, effleurant sa peau, la pressant doucement…
Elle le suivit sans bruit et le trouva avec Aedion devant la porte de
l’appartement. Ils avaient tiré leurs poignards et les muscles de leurs dos
puissants et balafrés étaient tendus. Elle les rejoignit au moment où Rowan
entrouvrait la porte sur la pénombre de l’escalier.
Effondrée sur le palier, Evangeline sanglotait. Ses yeux de citrine
s’agrandirent d’effroi et elle blêmit à la vue des muscles redoutables et des
dents découvertes des deux guerriers.
Aelin se précipita vers la fillette. Elle ne semblait heureusement pas
avoir la moindre égratignure.
– Tu es blessée ? lui demanda-t-elle néanmoins.
Evangeline secoua la tête et ses cheveux d’or rouge brillèrent à la lueur
de la bougie que Rowan tenait à la main.
– Raconte-moi tout, demanda Aelin en priant pour que ce fût moins
grave qu’il y paraissait.
– Ils l’ont emmenée, ils l’ont emmenée…
– Qui ?
Elle repoussa les cheveux de la fillette de son front, mais elle n’osa pas
la prendre dans ses bras de peur de l’affoler.
– Les hommes du roi, chuchota Evangeline. Ils sont venus avec une
lettre d’Arobyn. Il aurait stipulé dans son testament qu’ils devraient être
informés à sa mort de l’a… de l’ascendance de Lysandra.
Le cœur d’Aelin se figea dans sa poitrine. C’était bien pire que tout ce
qu’elle aurait pu imaginer…
– Ils ont dit qu’elle était métamorphe, reprit Evangeline. Ils l’ont
arrêtée et ils voulaient m’emmener aussi, mais elle s’est défendue et elle
m’a forcée à m’enfuir. Clarisse a refusé de nous aider…
– Où l’ont-ils emmenée ?
– Je ne sais pas, sanglota la fillette. Lysandra m’a dit de venir ici s’il
arrivait quelque chose, et de vous dire de vous sauver avec vos amis…
Aelin était incapable de penser normalement. Rowan s’agenouilla à
côté d’elles et prit Evangeline dans ses bras. Ses mains étaient si grandes
qu’elles enveloppaient presque entièrement l’arrière de sa tête. L’enfant
enfouit son visage dans sa poitrine tatouée et il émit des murmures
apaisants pour la réconforter.
Ses yeux rencontrèrent ceux d’Aelin par-dessus la tête de la fillette.
Il faut que nous soyons partis d’ici dans dix minutes au plus tard, et
que nous nous cachions ailleurs… le temps de découvrir s’il t’a également
trahie.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Aedion passa devant eux et
s’approcha de la fenêtre par laquelle Evangeline s’était glissée dans
l’entrepôt. Lysandra avait visiblement appris quelques trucs à sa protégée.
Aelin se frotta le visage et s’appuya à l’épaule de Rowan pour se
relever. Sa peau était douce et chaude sous ses doigts calleux.
– Le père de Nesryn… nous lui demanderons de prendre soin
d’Evangeline dès aujourd’hui, dit-elle.
Arobyn avait donc gardé un dernier atout dans sa manche.
Il savait tout sur les dons de Lysandra… et sur leur amitié.
Et il n’aimait pas partager ses possessions.
Chaol et Nesryn firent irruption au rez-de-chaussée de l’entrepôt, où
Aedion les rejoignit.
Ils avaient d’autres nouvelles. L’un des hommes de Ren les avait
avertis un instant plus tôt que le roi, Dorian et la chef d’escadron de ses
contingents aériens devaient se réunir sous peu.
Et le roi leur livrerait un nouveau prisonnier pour Morath.
– Il faut tirer Lysandra des souterrains, lança Aelin à Chaol et à Nesryn
en dévalant l’escalier. Tout de suite. Comme vous êtes humains, les Valg ne
vous repéreront pas immédiatement. Vous êtes les seuls à pouvoir descendre
dans ces ténèbres.
Chaol et Nesryn échangèrent un regard.
– Vous devez la tirer de là tout de suite, répéta Aelin.
Pendant un bref instant, elle se retrouva ailleurs, dans une chambre
somptueuse, devant un lit rouge de sang et un corps brisé.
Chaol leva les mains.
– Nous ferions mieux d’organiser une embuscade, dit-il.
Le son de sa voix la saisit. La cicatrice sur son visage se détachait avec
netteté dans le faible éclairage. Elle serra les poings et ses ongles, les ongles
qui avaient lacéré le visage de Chaol, s’enfoncèrent dans ses paumes.
– Ils sont peut-être en train de se repaître de sa souffrance en ce
moment même, parvint-elle à dire.
Derrière elle, un sanglot jaillit de la gorge d’Evangeline. Si Lysandra
devait endurer ce qu’Aelin avait subi quand elle avait combattu le prince
Valg…
– Je vous en prie, implora Aelin, et sa voix se brisa.
Quand Chaol remarqua sur quel endroit de son visage ses yeux étaient
fixés, il pâlit et sa bouche s’entrouvrit.
Nesryn tendit les mains vers elle et Aelin sentit la fraîcheur de ses
doigts minces et bronzés sur ses paumes moites.
– Nous la ramènerons. Nous la sauverons. Ensemble, promit-elle.
Chaol se redressa et dit en soutenant le regard d’Aelin :
– Jamais plus.
Elle aurait tout donné pour le croire.
Chapitre 56

QUELQUES HEURES PLUS TARD, dans une auberge délabrée de l’autre


côté de l’Avery, Aelin examinait une carte sur laquelle ils avaient indiqué le
lieu de la réunion, à un quart de lieue du temple de Temis. Ce temple
minuscule bâti dans la forêt d’Oakwald, tout près de la lisière, était perché
sur un piton rocheux au milieu d’un profond ravin. On ne pouvait y accéder
que par deux passerelles suspendues de part et d’autre, ce qui l’avait
protégé des invasions au fil des siècles. La forêt serait probablement déserte
et si les sorcières arrivaient à dos de wyvern, ce serait sans nul doute la
veille du rendez-vous et de nuit… cette nuit.
Aelin, Rowan, Aedion, Nesryn et Chaol étaient assis autour de la carte
et affûtaient leurs armes en discutant de leur plan. Ils avaient confié
Evangeline au père de Nesryn, avec des lettres pour Terrasen et pour le
Fléau. Le boulanger n’avait pas posé de questions. Il avait seulement
embrassé sa fille cadette sur la joue et annoncé qu’Evangeline et lui
prépareraient des tourtes de sa spécialité pour leur retour.
S’ils revenaient.
– Et si elle porte un collier ou un anneau ? demanda Chaol.
– Alors elle perdra la tête ou un doigt, répondit Aedion sans détour.
Aelin le foudroya du regard.
– Ce n’est pas à toi d’en décider, trancha-t-elle.
– Et Dorian ? demanda Aedion.
Chaol fixait la carte comme s’il voulait l’enflammer d’un regard.
– Ce n’est pas à moi d’en décider, répondit fermement Aelin.
Chaol la regarda, les yeux étincelants.
– Tu ne toucheras pas à Dorian.
C’était leur faire courir un risque terrible que de les laisser s’approcher
d’un prince Valg, mais…
– Nous peindrons des symboles de Wyrd sur nos corps pour nous
protéger du prince, annonça Aelin.
Pendant les dix minutes qu’il leur avait fallu pour saisir leurs armes,
emporter des vêtements et des provisions avant de quitter l’entrepôt, elle
n’avait pas oublié ses livres sur les symboles de Wyrd qui étaient
maintenant posés sur une petite table devant l’unique fenêtre de sa chambre.
Ils en avaient loué trois pour la nuit : une pour Aelin et Rowan, une autre
pour Aedion, la troisième pour Chaol et Nesryn. La pièce d’or qu’Aelin
avait posée sur le comptoir de l’auberge avait réglé le prix de leurs
chambres pour un mois, et acheté le silence de l’aubergiste.
– Est-ce qu’on élimine le roi ? demanda Aedion.
– Nous n’engageons pas le combat avant d’être sûrs de pouvoir le tuer
et neutraliser le prince avec le minimum de risques, répondit Rowan. Dans
l’immédiat, Lysandra est notre priorité.
– Je suis d’accord, acquiesça Aelin.
Le regard d’Aedion s’arrêta sur Rowan.
– Quand partons-nous ? s’enquit-il.
L’importance qu’il accordait à l’avis du prince Fae stupéfia Aelin.
– Je ne veux pas que ces wyverns et ces sorcières puissent nous flairer,
reprit Rowan en parfait général se préparant à la bataille. Nous arriverons
juste avant la réunion, le temps de bien nous placer et de repérer leurs
éclaireurs et leurs sentinelles. L’odorat des sorcières est trop affûté pour que
nous prenions le risque qu’elles nous repèrent. Il faudra agir vite.
Aelin n’aurait su dire si elle se sentait soulagée ou non.
Midi sonna à l’horloge. Nesryn se leva.
– Je vais commander le déjeuner, dit-elle.
Chaol se leva et s’étira.
– Je descends avec toi pour t’aider à le monter, fit-il.
Dans ce genre d’auberge, on ne servait pas les repas dans les chambres
et Chaol avait raison d’accompagner Nesryn.
Quand ils furent sortis, Aelin prit l’un des poignards de Nesryn et se
mit à le polir. C’était une arme convenable, sans plus. S’ils survivaient à ce
qui les attendait le lendemain, elle lui en offrirait une de meilleure qualité
en remerciement.
– Dommage que Lorcan soit un fumier et un fou furieux : nous aurions
eu bien besoin de lui, déclara-t-elle, et elle vit Rowan serrer les lèvres. Que
ferons-nous quand il découvrira l’ascendance d’Aedion ?
Aedion reposa le poignard qu’il affûtait.
– Est-ce que ça l’intéressera seulement ? observa-t-il.
Rowan, qui avait commencé à polir une dague, se figea un instant.
– Peut-être qu’il s’en moquera, ou peut-être que ça l’intriguera. Mais
ce qui l’intéressera sans doute plus, c’est l’usage qu’il pourra en faire contre
Gavriel.
Elle regarda son cousin dont la chevelure dorée lui rappelait désormais
plus Gavriel que ses liens de parenté avec elle.
– Est-ce que tu aimerais le rencontrer ? demanda-t-elle, probablement
pour ne plus penser à ce qui les attendait.
Il haussa les épaules.
– Je serais curieux de le voir, mais rien ne presse, sauf s’il accepte
d’amener les autres officiers de Maeve en renfort.
– Quel pragmatisme, commenta Aelin en se tournant vers Rowan, qui
avait repris le polissage de sa dague. Tu penses qu’on pourrait les
convaincre de nous soutenir malgré tout ce que Lorcan nous a dit ?
Après tout, ils leur étaient déjà venus en aide, lors de l’attaque du fort
des Brumes.
– C’est peu probable, répondit Rowan sans lever les yeux de sa lame.
À moins que Maeve ne pense qu’il est dans son intérêt de nous les envoyer.
Elle voudra peut-être s’allier avec toi pour tuer Lorcan en représailles de sa
trahison. Il est possible que certains des Fae qui vivaient autrefois ici aient
survécu et se cachent en forêt, reprit-il après un instant de réflexion. On
pourrait les entraîner, s’ils ne sont pas déjà formés au combat.
– Je ne compterais pas trop là-dessus, intervint Aedion. J’ai vu et flairé
le peuple des Petits à Oakwald, mais je n’ai pas repéré la moindre trace de
Fae. Le roi les a trop bien exterminés. Je parie que s’il y a des survivants, ils
sont restés prisonniers de leur forme animale.
Aelin sentit son corps devenir très lourd, comme à chaque fois qu’elle
ressentait ce chagrin familier.
– Nous le découvrirons bien un jour, je suppose, dit-elle.
S’ils survivaient assez longtemps pour voir ce jour, bien sûr.
Pendant le reste de la journée et jusque tard dans la soirée, Rowan mit
au point leur stratégie avec son efficacité habituelle. Mais ce n’était qu’un
maigre réconfort alors qu’ils couraient de tels risques, que la situation
pouvait changer d’un instant à l’autre et que Lysandra était peut-être
irrémédiablement condamnée.
– Tu devrais dormir, lui conseilla Rowan, et les ondes de sa voix grave
coururent sur les draps et sur sa peau.
– Le matelas est tout défoncé, répondit-elle. Je déteste ces auberges
miteuses…
Son rire étouffé résonna dans la pénombre. Elle avait bricolé la porte et
la fenêtre afin qu’ils soient alertés à la moindre intrusion, mais avec le
vacarme de la taverne juste en dessous de leur chambre, ils auraient du mal
à discerner le moindre bruit dans le couloir, d’autant plus que certaines
chambres étaient louées à l’heure.
– Nous la ramènerons, Aelin.
Le lit était bien plus petit que celui de son appartement – si étroit que
son épaule frôla la sienne quand elle se retourna. Elle vit qu’il lui faisait
face. Ses yeux brillaient dans le noir.
– Je ne veux pas enterrer une amie de plus, dit-elle.
– Tu n’auras pas à le faire.
– Et s’il t’arrivait quoi que ce soit, Rowan…
– Arrête, l’interrompit-il. Ne dis rien. Nous en avons assez parlé la nuit
dernière.
Il leva une main, hésita, puis repoussa une mèche de cheveux qui
barrait le visage d’Aelin. Ses doigts calleux effleurèrent sa pommette, puis
caressèrent le bord de son oreille.
C’était vraiment stupide de s’engager dans cette voie alors que chaque
homme qu’elle avait aimé lui avait laissé une blessure, volontairement ou
non.
Le visage de Rowan n’exprimait ni douceur ni tendresse. Son regard
était celui d’un prédateur.
– Je sais à quoi tu penses juste à cet instant. À notre retour, je te
prouverai que tu te trompes, dit-il.
– Oh, vraiment ? répondit-elle en haussant un sourcil.
Il lui adressa un sourire malicieux qui sema le trouble dans son esprit.
C’était exactement ce qu’il voulait : la distraire des horreurs qui les
attendaient.
– Je te laisserai même décider du moyen que j’emploierai : la parole,
mes dents ou ma langue.
Ses yeux s’arrêtèrent sur sa bouche.
Elle frissonna jusqu’à la moelle. C’était déloyal de la provoquer ainsi.
– Cette misérable auberge est bien bruyante…, dit-elle en caressant les
contours de sa poitrine nue, puis en remontant vers son épaule, émerveillée
de la force qu’elle sentait sous sa paume. Il frissonna à son tour, mais ses
bras restèrent immobiles le long de son corps, ses poings si serrés que leurs
jointures étaient livides.
– Quel dommage qu’Aedion puisse probablement nous entendre à
travers le mur…
Elle fit doucement glisser ses ongles le long de ses clavicules pour le
marquer, le proclamer sien, puis se pencha et pressa ses lèvres sur le creux
de sa gorge. Sa peau était incroyablement douce et sa chaleur
irrésistiblement accueillante.
– Aelin, murmura-t-il d’une voix rauque.
Elle sentit ses orteils se recroqueviller au son de sa voix.
– Vraiment dommage, répéta-t-elle dans un murmure contre son cou.
Il poussa un grondement et elle gloussa, s’écarta de lui et ferma les
yeux. Elle respirait mieux qu’un instant plus tôt. Elle survivrait à la journée
du lendemain, quoi qu’il pût arriver. Elle n’était plus seule, pas avec lui et
Aedion à ses côtés.
Elle sourit quand elle sentit le matelas remuer et entendit des pas se
diriger vers la commode, suivis d’un bruit d’éclaboussures quand Rowan
renversa le contenu de la cruche sur sa tête.
Chapitre 57

– JE SENS LEUR ODEUR, pas de doute, dit Aedion dans un murmure à


peine audible alors qu’ils avançaient dans le sous-bois, habillés de vert et de
brun pour rester invisibles sous le couvert dense des arbres. Rowan et lui
précédaient Aelin de plusieurs pas, arcs et flèches en main, pour ouvrir la
voie en se dirigeant grâce à leur ouïe et leur odorat de Fae.
Si elle avait eu son corps d’immortelle, elle aurait pu les aider au lieu
de rester en arrière avec Chaol et Nesryn, mais…
Ce genre de pensées ne mènent à rien, se réprimanda-t-elle. Elle
devrait faire avec les moyens du bord.
C’était Chaol qui connaissait le mieux la forêt, car il y avait souvent
chassé avec Dorian. Il avait tracé leur itinéraire la nuit précédente, mais il
avait cédé la direction des opérations aux deux guerriers Fae et à leurs sens
affûtés. Ses pas n’en étaient pas moins assurés sur le tapis de feuilles et de
mousse couvrant le sol, son visage était tiré mais son expression calme et
concentrée.
Parfait, pensa-t-elle.
Ils traversaient si discrètement la forêt que les oiseaux
n’interrompaient même pas leurs chants.
La forêt de Brannon. Sa forêt à elle…
Elle se demanda si ses habitants savaient quel sang coulait dans ses
veines et s’ils essayaient de dissimuler leur petit groupe aux abominations
qui les attendaient un peu plus loin dans les bois. Elle se demanda s’ils
aideraient Lysandra le moment venu.
Rowan s’immobilisa à dix pas d’elle, puis désigna trois chênes géants.
Elle scruta la forêt en tendant l’oreille.
Les grondements et les rugissements de bêtes qui paraissaient bien trop
grosses à son goût déferlèrent vers eux avec un raclement d’ailes
membraneuses sur la pierre.
S’armant de courage, elle s’élança vers Rowan et Aedion aux aguets
près des trois chênes. Son cousin leva un doigt vers le ciel pour lui indiquer
la marche à suivre.
Aelin grimpa dans le chêne du milieu en faisant à peine bouger une
feuille ou une brindille. Rowan attendit qu’elle ait atteint une branche
élevée pour escalader le tronc à son tour – à peu près à la même vitesse que
moi, nota-t-elle avec satisfaction. Aedion monta dans l’arbre de droite,
Chaol et Nesryn dans celui de gauche. Tous grimpèrent avec la souplesse de
serpents jusqu’à ce que le feuillage leur dissimule le sol et qu’ils puissent
voir une petite clairière devant eux.
Aelin poussa un juron.
Les wyverns étaient énormes. Énormes, féroces et… et c’étaient bien
des selles qu’ils avaient sur le dos.
– Leurs queues ont des pointes empoisonnées, lui chuchota Rowan à
l’oreille. Vu leur envergure, ils peuvent probablement voler plusieurs
centaines de lieues par jour.
Il n’y avait pas plus de treize wyverns couchés dans la prairie. Le plus
petit était étendu sur le ventre, la gueule enfouie dans une touffe de fleurs
sauvages. Des pointes de fer luisaient sur sa queue, des cicatrices striaient
son corps comme les tigrures d’un chat, et ses ailes… Aelin connaissait le
matériau avec lequel on les avait renforcées : de la soie d’araignée. Vu la
quantité utilisée, cela avait dû coûter une fortune.
Les autres wyverns paraissaient normaux, et tous étaient certainement
capables d’éventrer un homme d’un coup de dent.
Une seule de ces créatures pourrait les tuer en un rien de temps.
Comment parviendraient-ils donc à en vaincre trois mille ? Aelin sentit
l’affolement la gagner.
Je suis Aelin Ashryver Galathynius…
– Celle-là, je parie que c’est la chef d’escadron, murmura Rowan en
montrant les femmes rassemblées au bord de la clairière.
Non, pas des femmes – des sorcières.
Toutes étaient jeunes et belles, avec des teints et des cheveux de toutes
les nuances. Malgré la distance, elle repéra aussitôt celle que Rowan
désignait. Ses cheveux avaient la couleur d’un clair de lune et ses yeux celle
de l’or poli.
C’était la plus belle femme qu’Aelin ait jamais vue.
Et la plus effrayante.
Elle évoluait avec l’arrogance caractéristique d’une immortelle, sa
cape rouge claquait derrière elle dans le vent et sa combinaison en cuir
moulait son corps svelte. Une arme vivante… voilà ce qu’était la chef
d’escadron.
Elle avançait avec une grâce féline dans le camp, inspectant les
wyverns et donnant des ordres que les oreilles humaines d’Aelin
n’entendaient pas. Les douze autres sorcières observaient chacun de ses
mouvements comme si elle était le centre de leur univers, et deux d’entre
elles la suivaient de près – probablement des lieutenantes.
Elles seraient capables d’annihiler n’importe quelle armée levée par
Terrasen, sans parler de sa cour.
Terrasen et ses alliés étaient déjà morts.
Rowan posa une main sur sa taille comme s’il percevait son angoisse.
– Tu as tué l’une de leurs Matrones, lui dit-il à l’oreille d’une voix à
peine plus audible que le bruissement d’une feuille. Tu es largement
capable d’abattre ses inférieures.
Peut-être. Ou peut-être pas, se dit-elle en regardant les treize sorcières.
Elles formaient un groupe soudé et redoutable. Et elles n’étaient
visiblement pas du genre à faire des prisonniers.
Ou seulement pour les dévorer.
Emmèneraient-elles Lysandra à Morath ? Dans ce cas…
– Lysandra ne doit en aucun cas parvenir à moins de trente pas de ces
wyverns, dit-elle.
Si on la hissait sur l’un d’eux, il serait trop tard pour la secourir.
– D’accord, murmura Rowan. Des chevaux arrivent du nord et d’autres
créatures ailées de l’ouest. Allons-y.
C’étaient sans doute la Matrone et sa suite. Les chevaux devaient être
ceux du roi et du convoi. Et de Dorian.
Quand ils redescendirent de leurs arbres pour se diriger vers la
clairière, Aedion paraissait prêt à égorger les sorcières. Nesryn, qui avait
déjà encoché une flèche, se glissa dans les fourrés pour couvrir ses
compagnons, le visage grave, prête à tout affronter. Ça en faisait au moins
une sur cinq.
Aelin resta à la hauteur de Chaol.
– Quoi que tu puisses voir ou entendre, ne fais pas un geste, lui dit-
elle. Nous devons observer Dorian avant d’agir. Les princes Valg sont
mortellement dangereux.
– Je sais, répondit-il en évitant son regard. Tu peux me faire confiance.
– J’ai besoin de toi pour secourir Lysandra. Tu connais cette forêt
mieux que nous tous. Quand nous l’aurons délivrée, conduis-la en lieu sûr.
– Je te le promets.
Elle ne doutait pas de sa parole – plus depuis cet hiver.
Elle tendit la main, hésita, puis la posa sur son épaule.
– Je ne toucherai pas à Dorian, dit-elle. Je te le jure.
Ses yeux brun doré vacillèrent.
– Merci, répondit-il.
Ils repartirent. Aedion et Rowan leur firent rebrousser chemin jusqu’à
un endroit qu’ils avaient repéré un peu plus tôt, un amoncellement de
rochers assez recouverts de végétation pour leur permettre d’observer la
clairière sans être vus.
Lentement, comme d’adorables spectres surgis d’un royaume infernal,
les sorcières apparurent.
Celle aux cheveux blancs alla à la rencontre d’une femme âgée aux
cheveux noirs qui ne pouvait être que la Matrone du clan des Becs-Noirs.
Derrière elle, un groupe de sorcières poussait un grand chariot couvert qui
ressemblait beaucoup à la roulotte que les Jambes-Jaunes avaient autrefois
postée devant le château de verre. Les wyverns avaient dû le transporter
dans les airs. Il paraissait tout à fait ordinaire – peint en noir, en bleu et en
jaune – mais Aelin avait le net pressentiment qu’elle préférerait ignorer son
contenu.
Le roi et sa suite arrivèrent à cet instant.
Elle ne savait qui regarder, du roi, du fourgon de transport de
prisonniers, de l’escorte de cavaliers qui l’entourait…
Ou de Dorian, qui chevauchait aux côtés de son père, un torque noir au
cou.
Le visage du prince n’avait plus rien d’humain.
Chapitre 58

MANON BEC-NOIR détestait cette forêt.


Elle était anormalement dense, si dense que les Treize avaient dû
laisser leurs wyverns derrière elles pour se rendre à la clairière, à un quart
de lieue du temple à demi en ruine. Au moins, les mortels n’avaient pas été
assez stupides pour choisir ce dernier comme point de ralliement. Il était en
équilibre précaire au sommet de ce piton rocheux et le ravin l’exposait trop
aux regards. La veille, Manon et ses Treize avaient exploré toutes les
clairières dans un rayon d’une demi-lieue, en évaluant leur visibilité, leur
accessibilité et leur sécurité, pour finalement choisir celle-là. Elle était assez
proche du point de ralliement que le roi avait initialement fixé, mais bien
plus sûre que lui. Règle numéro un avec les mortels : ne jamais les laisser
choisir le lieu de rendez-vous exact.
Sa grand-mère et l’escouade qui l’escortait surgirent du couvert des
arbres, suivies d’un chariot transportant sans aucun doute l’arme qu’elle
avait créée. Elle lança un regard acerbe à Manon.
– Ne reste pas dans nos jambes, parle seulement quand on t’adresse la
parole et ne me fais pas honte, sinon je t’égorge, lui dit-elle.
Elle parlerait donc des Valg à sa grand-mère plus tard.
Le roi était en retard et sa suite faisait un tel bruit en se frayant un
passage dans la forêt que Manon l’entendit au moins cinq minutes avant
que son imposant cheval noir surgisse au tournant du sentier. Les autres
cavaliers le suivaient comme une coulée d’ombre noire.
L’odeur des Valg déferla sur Manon.
Ils précédaient un fourgon transportant un prisonnier pour Morath. Une
femme, à en juger par son odeur, une odeur que Manon n’avait jamais
sentie auparavant : cette femme n’était ni Valg, ni Fae, ni entièrement
humaine. Voilà qui était intéressant.
Mais peu lui importait : les Treize n’étaient pas des coursiers, mais des
guerrières.
Les mains dans le dos, Manon regarda sa grand-mère s’avancer vers le
roi et observa les Valg de la suite royale qui surveillaient la clairière.
L’homme à côté du roi n’accorda pas un regard à son entourage ; ses yeux
saphir se fixèrent aussitôt sur Manon.
Il aurait été vraiment beau sans le torque noir à son cou et la froideur
de son visage.
Il sourit à Manon comme s’il connaissait le goût de son sang.
Elle refréna son envie de lui montrer les dents et reporta son attention
sur la Matrone, qui s’était arrêtée devant le roi. Ces gens puaient
atrocement… Comment sa grand-mère faisait-elle pour ne pas grimacer de
dégoût alors qu’elle se tenait juste devant eux ?
– Je salue Votre Majesté, dit sa grand-mère dont la robe brilla comme
de la nuit liquide tandis qu’elle inclinait légèrement la tête. Manon refoula
le cri outragé qui lui montait aux lèvres. Jamais sa grand-mère ne s’était
inclinée devant qui que ce soit, pas même devant les autres Matrones.
Le roi descendit de cheval avec souplesse et vigueur.
– Je vous salue, Grande Sorcière, répondit-il avec un signe de tête qui
était à peine perceptible, mais représentait néanmoins une marque de
reconnaissance du rang de la Matrone.
Une épée massive pendait à son côté. Ses vêtements sombres étaient
somptueux et son visage…
Son visage était l’incarnation de la cruauté.
Non celle, froide et rusée, que Manon avait cultivée avec délectation,
mais une cruauté à l’état brut. Celle de tous les hommes qui s’étaient
introduits dans les maisons où elle habitait pour lui donner une leçon.
Tel était le souverain devant lequel elles devaient courber l’échine,
devant lequel sa grand-mère avait incliné la tête, si peu que ce fût.
Sa grand-mère la désigna de la main et Manon releva le menton.
– Je vous présente ma petite-fille Manon, héritière du clan des Becs-
Noirs et chef d’escadron de vos contingents aériens, dit-elle.
Manon s’avança en soutenant le regard inquisiteur du roi. Le jeune
homme aux cheveux et au torque noirs descendit de cheval avec une grâce
fluide. Il souriait toujours à Manon, qui l’ignora résolument.
– Vous rendez un grand service aux vôtres, commandante, dit le roi
d’une voix dure comme le granit.
Manon le toisa sans répondre, parfaitement consciente que la Matrone
surveillait chacun de ses gestes.
– N’avez-vous rien à me dire ? interrogea le roi en haussant ses épais
sourcils, dont l’un était barré d’une cicatrice.
– On m’a ordonné de me taire, répondit Manon, et les yeux de sa
grand-mère étincelèrent. Mais peut-être préféreriez-vous que je rampe
devant vous ?
Elle savait qu’elle paierait très cher son insolence.
– C’est une arrogante petite créature, dit sa grand-mère au roi, mais
vous découvrirez sous peu que c’est également une redoutable guerrière.
Mais le roi souriait, même si ce sourire ne montait pas jusqu’à ses
yeux sombres.
– Je doute que vous ayez rampé devant qui que ce soit dans votre vie,
commandante, déclara-t-il.
Manon lui adressa en réponse un demi-sourire qui découvrit ses dents
de fer, en espérant que le jeune homme au torque urinerait de peur à leur
vue.
– Les sorcières ne rampent pas devant les mortels, répondit-elle.
Le roi émit un gloussement sans joie et se tourna vers sa grand-mère,
dont les doigts s’étaient recourbés comme s’ils serraient déjà la gorge de
Manon.
– Vous avez bien choisi votre chef d’escadron, Matrone, commenta-t-
il. Allons voir ce que vous m’avez apporté, ajouta-t-il en désignant la
roulotte peinte aux couleurs des Dents de Fer. J’espère que ce sera aussi
impressionnant que votre héritière et que cette longue attente en aura valu la
peine.
La Matrone découvrit des dents rouillées par endroits dans un sourire
qui fit frissonner Manon.
– Par ici, dit-elle au roi.
Le dos droit et la tête haute, Manon attendit devant le marchepied de la
roulotte, prête à suivre la Matrone et le roi à l’intérieur, mais ce dernier, qui,
vu de près, était bien plus grand et large qu’elle, se renfrogna à sa vue.
– Mon fils tiendra compagnie à la chef d’escadron, annonça-t-il.
Et ce fut tout. Elle se retrouva à la porte tandis que le roi et sa grand-
mère disparaissaient dans la roulotte. Elle n’était de toute évidence pas
censée voir cette fameuse arme, du moins pas dans l’immédiat, chef
d’escadron ou non. Elle inspira profondément en refoulant sa fureur.
Une partie des Treize encercla la roulotte pour protéger la Matrone
tandis qu’une autre se dispersait pour surveiller la suite royale. Conscientes
de leur statut et de leur infériorité face aux guerrières des Treize, les
sorcières de l’escorte de la Matrone reculèrent vers la lisière de la forêt. Des
gardes en uniforme noir les observaient toutes. Certains étaient armés de
lances, d’autres d’arbalètes, d’autres encore d’épées redoutables.
Le prince était adossé à un chêne noueux. Quand il vit qu’elle le
regardait, il lui adressa un sourire nonchalant.
C’en fut trop pour Manon. Fils de roi ou non, elle s’en moquait.
Elle traversa la clairière, suivie de Sorrel, qui restait sur ses gardes
mais à une distance respectueuse.
Personne n’était à portée de voix quand Manon s’arrêta à quelques pas
du prince héritier.
– Bonjour, mon petit prince, ronronna-t-elle.

Le sol se dérobait sous les pieds de Chaol. Il dut ramasser une poignée
de terre pour se rappeler où il était et s’assurer que ce qu’il voyait n’était
pas un cauchemar.
Dorian…
Il était sain et sauf, mais… ce n’était plus lui.
Il n’avait plus rien de son ami quand il sourit à cette splendide sorcière
aux cheveux blancs.
Il avait le même visage, mais l’âme qui regardait par ses yeux saphir
n’était pas de ce monde.
Chaol serra la poignée de terre dans sa main.
Il s’était enfui, il avait abandonné Dorian et il avait laissé faire cela.
Ce n’était pas l’espoir qui l’avait poussé à fuir, mais sa propre
stupidité.
Aelin avait raison : tuer Dorian serait un acte de charité.
Le roi et la Matrone étaient occupés… Chaol lança un regard à la
roulotte, puis à Aelin, étendue sur le ventre dans les fourrés, poignard en
main. Elle lui adressa un bref hochement de tête, les lèvres serrées. S’ils
devaient délivrer Lysandra, c’était le moment ou jamais.
Et pour Nehemia, pour son ami annihilé par un torque en pierre de
Wyrd, il ne flancherait pas.
Le démon antique et cruel qui l’habitait s’agita furieusement quand la
sorcière aux cheveux blancs s’approcha nonchalamment de lui.
Le Valg s’était jusque-là contenté de la regarder de loin en ricanant.
L’une des nôtres, c’est l’une des nôtres, siffla-t-il à Dorian. C’est notre
création et nous allons la reprendre.
À chacun de ses pas, ses cheveux dénoués miroitaient comme le clair
de lune sur l’eau. Mais quand le soleil fit briller ses yeux, le démon battit en
retraite.
Pas si près, reprit-il. Ne laisse pas cette sorcière s’approcher
davantage. Les yeux des rois Valg…
– Bonjour, mon petit prince, dit-elle d’une voix enjôleuse terrifiante.
– Bonjour, ma petite sorcière, répondit-il, et ce n’était pas le démon qui
avait prononcé ces mots.
Pendant un instant, il en fut si stupéfait qu’il cilla, et c’était lui seul qui
cillait. Le démon recula en griffant les parois de son esprit.
Les yeux des rois Valg, les yeux de nos maîtres, glapit-il. Ne touche pas
à celle-là !
– Avez-vous une raison particulière de me sourire… ou tout
simplement envie de mourir ? s’enquit-elle.
Ne lui parle pas.
Mais il s’en moquait. Que cette rencontre soit un nouveau rêve ou un
nouveau cauchemar. Que ce nouveau monstre si séduisant le dévore. Il ne
vivait plus que dans l’instant présent.
– Ai-je besoin d’une raison particulière pour sourire à une belle
femme ?
– Je ne suis pas une femme, répondit-elle, et ses ongles de fer
étincelèrent quand elle croisa les bras. Et vous… ? interrogea-t-elle en le
humant. Êtes-vous un homme ou un démon ?
– Je suis un prince, répondit-il, car la créature tapie en lui en était un,
même s’il n’avait jamais su son nom.
Ne lui parle pas !
Il inclina la tête sur le côté.
– Je n’ai encore jamais été avec une sorcière, fit-il.
Qu’elle l’égorge pour son insolence et qu’on en finisse.
Une rangée de crocs de fer descendit sur les dents de la sorcière et son
sourire s’élargit.
– J’ai été avec quantité d’hommes. Vous êtes tous semblables. Vous
avez tous le même goût, répondit-elle en le couvant des yeux comme s’il
était son prochain repas.
– Vous voulez parier ? parvint-il à lancer.
Les yeux de la sorcière se plissèrent. Leur or était celui de braises
flamboyantes. Il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi beau.
Cette sorcière avait été taillée dans les ténèbres entre les étoiles.
– Non merci, prince, dit-elle de sa voix nocturne et elle le huma, le nez
légèrement plissé. Mais si je vous goûtais, votre sang serait-il rouge ou
noir ?
– Il sera de la couleur que vous désirez.
Recule, éloigne-toi d’elle.
Le démon le tirait si fort qu’il fit un pas, mais vers la sorcière aux
cheveux blancs.
Elle émit un rire doux et féroce.
– Quel est ton nom, prince ? lança-t-elle.
Son nom…
Il l’ignorait.
Elle tendit la main vers lui et ses ongles scintillèrent dans la lumière
qui traversait les frondaisons. Le démon hurla si fort qu’il crut que ses
oreilles allaient saigner.
Les ongles de fer cliquetèrent sur la pierre de son torque. Un peu plus
haut… Si seulement ils pouvaient lacérer sa chair un peu plus haut…
– Comme un chien, murmura-t-elle. Un chien tenu en laisse par son
maître.
Elle suivit du doigt le contour du torque et il frissonna – de peur, de
plaisir et d’impatience de sentir ces ongles trancher sa gorge.
– Quel est ton nom ?
Cette question sonnait comme un ordre. Ses yeux d’or pur
rencontrèrent les siens.
– Dorian, souffla-t-il.
Ton nom n’est rien, ton nom est mien, siffla le démon, et le hurlement
de la femme décapitée l’emporta comme une vague.

Aelin, qui était accroupie dans les buissons à vingt pas du fourgon, se
figea.
Dorian…
Non, ça ne pouvait pas être lui. Sa voix était trop creuse et dénuée
d’émotion, mais…
Chaol était immobile à côté d’elle, les yeux agrandis de stupeur. Avait-
il entendu l’imperceptible changement dans sa voix ?
La chef d’escadron inclina la tête sur le côté. Ses ongles de fer étaient
encore posés sur le torque en pierre de Wyrd.
– Veux-tu que je te tue, Dorian ? demanda-t-elle.
Le sang d’Aelin se glaça. Chaol se raidit et sa main descendit vers son
épée. Aelin agrippa l’arrière de sa tunique pour le rappeler à l’ordre. Elle
savait que, de l’autre côté de la clairière, la flèche de Nesryn était pointée
avec une redoutable précision sur la gorge de la chef d’escadron.
– J’aimerais que vous me fassiez bien des choses, déclara le prince en
détaillant le corps de la sorcière.
Toute son humanité avait disparu. Ou l’avait-elle seulement imaginée ?
L’attitude du roi était celle d’un homme qui tenait son fils entièrement en
son pouvoir, certain qu’il ne lui opposerait aucune résistance.
Un rire léger et sans joie fusa des lèvres de la chef d’escadron, et elle
s’écarta de Dorian. Sa cape rouge tourbillonna autour d’elle dans un vent
spectral.
– Reviens me voir plus tard, prince, et nous en reparlerons, dit-elle.
Un prince Valg possédait Dorian, mais le nez d’Aelin ne saignait pas
en sa présence et nulles ténèbres ne déferlaient de lui. Le roi avait-il bridé
les pouvoirs du démon afin que son fils puisse dissimuler au monde ce qu’il
était devenu ? Ou le combat du prince contre le démon se poursuivait-il ?
Maintenant… c’était maintenant qu’ils devaient agir, tant que la
Matrone et le roi étaient dans cette roulotte.
Rowan donna le signal en imitant un cri d’oiseau. La ressemblance
était si parfaite qu’aucun des gardes ne broncha, mais Aedion et Nesryn, qui
se tenaient de l’autre côté de la clairière, en saisirent le sens.
Aelin ignorait comment ils s’y étaient pris, mais un instant plus tard les
wyverns de l’escouade de la Grande Sorcière se mirent à rugir au point de
faire frémir les arbres. Tous les gardes se tournèrent vers la source de ce
vacarme, délaissant le fourgon.
C’était la diversion qu’elle attendait.
Elle était restée enfermée deux semaines dans un fourgon semblable.
Elle connaissait les barreaux de l’étroite fenêtre, les gonds et le verrou de la
porte. Et, par bonheur, Rowan savait comment abattre les trois gardes
postés devant la porte arrière sans faire de bruit.
Elle monta les marches du fourgon en retenant son souffle, tira son
matériel de crochetage de sa poche et se mit au travail, sur le qui-vive.
Le verrou céda et elle poussa la porte en priant pour que ses gonds ne
grincent pas. Grâce aux dieux, ils ne firent aucun bruit. Les wyverns
rugissaient toujours.
Lysandra était recroquevillée au fond, sale et en sang. Elle ne portait
qu’une nuisette déchirée et ses jambes nues étaient couvertes de bleus.
Pas de torque au cou ni d’anneau au doigt.
Aelin réprima un cri de soulagement et lui fit signe de se dépêcher.
Lysandra passa comme l’éclair devant elle pour aller enfiler le
manteau de camouflage brun et vert que Rowan lui tendait. Quelques
secondes plus tard, elle était dans les fourrés, et les cadavres des gardes
enfermés dans le fourgon.
Lysandra frissonnait, agenouillée au milieu des buissons, tandis que
Chaol examinait ses blessures. Il murmura à Aelin qu’elle n’avait rien de
grave, puis aida la courtisane à se relever et l’entraîna dans la forêt.
Ils avaient mis moins de deux minutes à la faire évader –
heureusement, car un instant plus tard la porte de la roulotte s’ouvrit
brutalement et la Matrone et le roi en surgirent pour demander la raison de
tout ce vacarme.
À quelques pas d’Aelin, Rowan épiait chaque geste et chaque
respiration de leur ennemi. Aelin perçut un bref mouvement à côté d’elle, et
Aedion et Nesryn apparurent, sales et essoufflés, mais vivants. Le large
sourire d’Aedion pâlit lorsqu’il regarda derrière eux.
Le roi se tenait à présent au milieu de la clairière, et exigeait des
explications.
Ce boucher ignoble…
Aelin et son cousin se retrouvèrent soudain à Terrasen, à la table de
leur château familial où le roi avait mangé la nourriture offerte par ses
hôtes, bu leurs meilleurs vins et tenté de détruire l’esprit d’Aelin.
Les yeux d’Aedion rencontrèrent les siens. Tout son corps tremblait de
l’effort qu’il devait faire pour se maîtriser, dans l’attente de ses ordres.
Elle savait qu’elle le regretterait peut-être plus tard, mais elle secoua la
tête. Pas ici. Pas maintenant. Il y avait trop d’impondérables et trop
d’acteurs sur la scène. Ils avaient secouru Lysandra. Il était temps de
repartir.
Le roi ordonna à son fils de remonter en selle et aboya des ordres à sa
suite tandis que la chef d’escadron s’écartait du prince avec une grâce
désinvolte. La Matrone attendait de l’autre côté de la clairière. Son ample
robe noire ondulait malgré son immobilité absolue.
Aelin pria pour qu’elle-même et ses compagnons ne la rencontrent
jamais – sans une armée derrière eux, du moins.
Ce que le roi avait vu dans la roulotte devait être crucial pour que la
Matrone et lui n’aient pas pris le risque d’en parler par lettres.
Dorian monta à cheval. Son visage était froid et inexpressif.
Je reviendrai pour vous, lui avait-elle promis. Mais elle n’aurait jamais
cru que ce serait dans de telles circonstances.
Le roi et sa suite s’éloignèrent rapidement dans un silence étrange,
sans remarquer que trois de leurs hommes manquaient à l’appel. La
puanteur des Valg s’évanouit après leur disparition, chassée par le vent,
comme si la forêt d’Oakwald voulait effacer toute trace de leur passage.
Les sorcières regagnèrent le couvert des arbres en tirant derrière elles
la roulotte avec une force inhumaine. Un instant plus tard, il ne restait plus
dans la clairière que la chef d’escadron et sa terrifiante grand-mère.
Le coup fut si rapide qu’Aelin ne le vit pas, et même Aedion tressaillit.
L’impact résonna dans la forêt et le visage de la chef d’escadron pivota
sur le côté, révélant quatre filets de sang sur sa joue.
Près de la lisière, la splendide sorcière aux cheveux d’or qui était
visiblement sa seconde suivait des yeux chaque geste de la Matrone avec
une telle intensité qu’Aelin se demanda si elle allait lui sauter à la gorge.
– Petite dinde insolente, siffla la Matrone. Tu veux ruiner tout ce que
j’ai construit ?
– Je vous ai envoyé des lettres, grand-mère…
– Ces lettres où tu ne faisais que te plaindre et pleurnicher ? Je les ai
brûlées. Pourquoi crois-tu que je n’y ai pas répondu ? Tu as reçu des ordres.
Fais ce que le duc t’ordonne.
– Comment pouvez-vous permettre ces…
Un second coup laissa quatre nouveaux filets de sang sur le visage de
la sorcière.
– Tu oses contester mon autorité ? Crois-tu valoir une Grande Sorcière
depuis que tu es chef d’escadron ?
– Non, Matrone.
Toute trace d’impertinence avait disparu, laissant place à la rage froide
et meurtrière d’une tueuse aguerrie. Mais ses yeux dorés se tournèrent vers
la roulotte en une interrogation silencieuse.
La Matrone se pencha en avant et la gorge de sa petite-fille se retrouva
à portée de ses dents de fer rouillées.
– Pose-moi la question, Manon, dit-elle. Demande-moi ce qu’il y a
dans cette roulotte.
La sorcière aux cheveux d’or se tenait très droite près des arbres.
Manon inclina la tête.
– Vous me le direz quand ce sera nécessaire.
– Va jeter un coup d’œil à l’intérieur. Voyons si ce qu’il y a là-dedans
est à la hauteur des exigences de ma petite-fille.
Sur ces mots, la Matrone s’éloigna et entra dans la forêt pour rejoindre
son escorte.
Sans même essuyer le sang bleu coulant le long de son visage, Manon
Bec-Noir monta les marches de la roulotte et ne s’arrêta qu’une seconde
devant la porte avant d’entrer.
C’était le moment de décamper. Suivis d’Aedion et de Nesryn, Aelin et
Rowan coururent vers l’endroit où Lysandra et Chaol devaient les attendre.
Aelin était résolue à ne pas affronter le roi et Dorian sans sa magie. Elle
n’avait envie ni de mourir ni de voir ses amis mourir.
Elle retrouva Lysandra debout, appuyée à un arbre, les yeux agrandis
et la respiration entrecoupée.
Chaol avait disparu.
Chapitre 59

LE DÉMON REPRIT LE CONTRÔLE dès le retour de l’homme qui lui avait


passé le torque au cou. Il le refoula dans le gouffre de sa mémoire où
Dorian se remit à hurler, de nouveau dérisoire et brisé.
Mais la vision de ces yeux d’or persistait dans son esprit.
Reviens me voir plus tard, prince.
Une promesse… une promesse de mort et de délivrance.
Reviens me voir.
Ces mots s’évanouirent, noyés dans les hurlements et le sang, sous les
doigts froids du démon qui caressaient son esprit, mais la vision des yeux
resta et, avec elle, ce nom.
Manon.
Manon…

Chaol refusait de laisser le roi ramener Dorian au château : il n’aurait


peut-être pas d’autre chance de le libérer.
Il devait agir maintenant. Il devait le tuer.
Il s’éloigna dans les fourrés aussi discrètement qu’il le put, son épée à
la main, aux aguets.
Un coup de poignard dans l’œil… un coup de poignard, et ensuite…
Il entendit devant lui des bribes de conversation mêlées au bruissement
des feuilles.
Il s’approcha de la suite royale en formulant une prière, en implorant le
pardon des dieux pour avoir abandonné Lysandra et pour ce qu’il s’apprêtait
à faire. Il tuerait le roi plus tard et ce serait la dernière fois qu’il verserait le
sang. Mais c’était le meurtre qu’il s’apprêtait à commettre qui le briserait.
Il tira son poignard, puis baissa le bras. Un instant plus tôt, Dorian
s’était tenu juste derrière le roi. Il lancerait son poignard pour le faire
tomber de cheval et il l’achèverait d’un coup d’épée. Tout pourrait être fini
très vite. Aelin et les autres sauraient faire face aux conséquences. Et lui-
même serait déjà mort.
Il quitta le couvert des arbres et s’avança dans une clairière. Son
poignard pesait dans sa main et le brûlait.
Mais ce n’était pas la suite royale qui se tenait dans les hautes herbes
inondées de soleil.
Treize sorcières se tournèrent vers lui et lui sourirent.

Aelin courait au milieu des arbres tandis que Rowan retrouvait la trace
de Chaol grâce à son odorat.
S’ils étaient tués ou blessés à cause de lui…
Ils avaient laissé Lysandra sous la garde de Nesryn et ils leur avaient
dit de traverser le ravin et de les attendre derrière des rochers. Juste avant de
se séparer, Nesryn avait empoigné Aelin par le bras.
– Ramenez-le.
Aelin avait simplement acquiescé et elle était partie en courant.
Rowan filait comme l’éclair entre les arbres, infiniment plus rapide
qu’elle depuis qu’elle était prisonnière de son corps de mortelle. Aedion le
suivait de près. Elle courait pourtant le plus vite possible, mais…
Ils arrivèrent devant un embranchement. Chaol avait pris la mauvaise
direction. Où avait-il bien pu vouloir aller ?
Le souffle commençait à lui manquer. En face d’elle, une trouée entre
les arbres laissait entrevoir une vaste clairière.
Rowan et Aedion se tenaient à quelques pas d’Aelin dans les hautes
herbes ondulantes, leurs épées à la main, mais pointées vers le sol.
Elle comprit pourquoi quelques secondes plus tard.
À moins de trente pas d’eux, la sorcière aux cheveux blancs serrait
Chaol contre elle et ses ongles de fer s’enfonçaient dans sa gorge. Du sang
coulait de la lèvre fendue de Chaol sur son menton. Derrière eux, Aelin
entrevit par la porte ouverte du fourgon les cadavres des trois soldats.
Quand elles virent Aelin, Rowan et Aedion, les douze sorcières
rassemblées derrière la chef d’escadron sourirent, se délectant par avance de
ce qu’elles allaient leur faire subir.
– Qui êtes-vous ? lança la chef d’escadron, une lueur meurtrière dans
ses yeux d’or. Des espions ? Des imbéciles venus libérer notre prisonnière ?
Où l’avez-vous emmenée ?
Chaol se débattit et elle enfonça plus profondément ses ongles dans sa
chair. Il se raidit ; un filet de sang ruissela sur son cou et sur sa tunique.
Aelin invoqua tous les dieux en cherchant désespérément un moyen de
le sauver.
Les yeux d’or brûlé de la sorcière s’arrêtèrent sur Rowan.
– Il y a longtemps que je n’avais vu l’un des tiens, lui dit-elle d’un air
songeur.
– Lâchez cet homme, ordonna Rowan.
Le sourire de Manon découvrit une rangée de dents de fer acérées
dangereusement proches de la gorge de Chaol.
– Je n’ai pas d’ordres à recevoir d’une ordure de Fae, répliqua-t-elle.
– Lâchez-le, répéta Rowan avec une douceur inquiétante. Ou ce sera la
dernière erreur que vous commettrez, commandante.
Derrière eux, les wyverns avaient commencé à s’agiter, leurs queues
cinglaient l’air et leurs ailes bruissaient.
La sorcière aux cheveux blancs examina Chaol, qui respirait avec
difficulté.
– Le roi n’est pas très loin d’ici. Peut-être devrais-je te remettre entre
ses mains, lui dit-elle. Il va être furieux que tu lui aies volé sa prisonnière,
mais peut-être que ta capture le calmera un peu.
Les entailles bleues sur ses joues ressemblaient à des peintures de
guerre.
Aelin et Rowan échangèrent un regard et elle s’avança pour le
rejoindre en tirant Goldryn.
– Si vous voulez apporter un trophée au roi, prenez-moi, dit-elle à la
sorcière.
– Non ! s’exclama Chaol d’une voix étranglée.
La sorcière et ses douze sentinelles tournèrent leurs regards meurtriers
d’immortelles vers Aelin, qui lâcha Goldryn dans l’herbe et leva les mains.
Aedion poussa un grondement d’avertissement.
– Pourquoi devrais-je me contenter de toi ? rétorqua la chef
d’escadron. Nous vous livrerons peut-être tous au roi.
– Vous pouvez toujours essayer, lança Aedion, qui avait légèrement
relevé son épée.
Aelin s’approcha de la sorcière lentement, les mains toujours levées.
– Si vous choisissez de vous battre avec nous, vous n’y survivrez pas,
dit-elle.
La chef d’escadron la toisa.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle sur un ton impérieux.
– Aelin Galathynius.
La surprise et une émotion qu’Aelin ne put interpréter firent briller les
yeux dorés de la sorcière.
– La reine de Terrasen…
Aelin s’inclina sans la quitter des yeux.
– À votre service, déclara-t-elle.
Trois pas seulement la séparaient de l’héritière des Becs-Noirs.
La sorcière examina Chaol, puis Aedion et Rowan.
– Votre cour ? demanda-t-elle à Aelin. Votre frère ? ajouta-t-elle en
regardant Aedion.
– Mon cousin. Il est presque aussi beau que moi, vous ne trouvez pas ?
La sorcière ne sourit pas.
Mais Aelin était maintenant assez proche d’elle, si proche qu’elle
pouvait voir les éclaboussures du sang de Chaol dans l’herbe juste devant le
bout de ses bottes.

La reine de Terrasen…
Elide avait raison de croire en elle, même si la jeune reine tapotait
l’herbe et la terre du bout du pied, incapable de tenir en place alors qu’elle
négociait la vie de cet homme.
Derrière elle, le guerrier Fae suivait des yeux chacun de leurs
mouvements.
C’était le plus dangereux du groupe, celui qu’il fallait tenir à l’œil.
Cinquante ans auparavant, elle avait combattu un guerrier Fae – après
avoir passé la nuit avec lui. Il avait réduit un de ses bras en charpie.
Et elle l’avait taillé en pièces.
Mais il était jeune, arrogant et inexpérimenté.
Le Fae devant elle était bien capable de tuer au moins quelques-unes
de ses Treize si jamais elle touchait à un cheveu de la reine. Et il faudrait
également compter avec l’homme aux cheveux dorés, qui était aussi grand
et musclé que le Fae, mais possédait en plus l’arrogance et la sauvagerie
mal contenue de sa cousine. Il risquait de leur donner du fil à retordre si
elles le laissaient en vie trop longtemps.
La reine continuait à remuer l’herbe du bout de son pied. Elle ne devait
pas avoir plus de vingt ans, mais elle s’était déplacée comme une guerrière
avant de commencer à trépigner. Elle se figea soudain, comme si elle venait
de se rendre compte qu’elle trahissait sa fébrilité et son inexpérience.
Manon ne pouvait pas flairer l’intensité de sa peur, car le vent soufflait dans
la mauvaise direction.
– Alors, commandante ? lança la reine.
Le roi passerait-il un torque à son cou blanc comme il l’avait fait avec
le prince ? Ou la tuerait-il ? Peu importait. Le roi serait ravi qu’on la lui
serve sur un plateau.
Manon poussa le capitaine vers elle. La reine tendit un bras pour le
retenir, puis le faire passer derrière elle. Manon et elle se dévisagèrent.
Nulle peur ne se lisait dans ses yeux ni dans son joli visage de
mortelle.
Manon changea d’avis. Cela ne valait pas la peine de l’affronter.
Elle avait déjà bien assez de soucis. Elle savait désormais que sa
grand-mère approuvait l’ignoble reproduction imposée aux sorcières.
Elle ne désirait qu’une chose pour l’instant : s’envoler très haut dans le
ciel et se perdre dans les nuages et dans le vent pendant quelques heures.
Ou quelques jours. Ou quelques semaines.
– Je ne souhaite ni me battre ni faire de prisonniers aujourd’hui,
déclara-t-elle.
– Parfait, répondit la reine de Terrasen avec un sourire.
Manon se détourna et ordonna à ses Treize de monter sur leurs
wyverns.
– Vous avez plus de discernement que Baba Jambes-Jaunes, reprit la
reine.
Manon s’arrêta court, les yeux fixés droit devant elle, sans plus rien
voir de l’herbe, du ciel et des arbres. Asterin pivota pour faire face à la
reine.
– Que savez-vous à propos de Baba Jambes-Jaunes ? lança-t-elle.
La reine répondit par un léger gloussement malgré le grondement
d’avertissement du guerrier Fae.
Manon la regarda par-dessus son épaule.
La reine ouvrit le col de sa tunique, dévoilant un collier de cicatrices.
Le vent tourna juste à cet instant.
Son odeur – fer, roche et haine à l’état pur – frappa Manon comme une
pierre en plein visage. Toutes les Dents de Fer connaissaient l’odeur
persistante de ces cicatrices : celle des tueurs de sorcières.
Manon songea que, tout compte fait, elle ferait peut-être mieux de
s’abandonner à l’ivresse d’un carnage.
– Tu n’es qu’une charogne, lança-t-elle à la reine, et elle se rua sur elle.
Mais elle se heurta de plein fouet à un mur invisible, et s’arrêta net.

– Sauvez-vous, souffla Aelin en ramassant Goldryn et en fonçant vers


les arbres.
La chef d’escadron était pétrifiée. Ses sentinelles se précipitèrent vers
elle, les yeux agrandis d’effroi.
Le sang humain de Chaol ne retiendrait pas longtemps le sort.
– Le ravin, dit Aedion en entraînant Chaol dans cette direction sans un
regard en arrière.
Ils détalèrent au milieu des arbres tandis que les sorcières tentaient de
rompre le sort immobilisant la chef d’escadron.
– Tu as vraiment une chance inouïe, lança Rowan qui courait à côté
d’Aelin.
– Redis-le-moi quand nous serons loin d’ici, haleta-t-elle en bondissant
par-dessus un arbre à terre.
Un rugissement de rage dispersa les oiseaux perchés sur les arbres des
alentours et Aelin accéléra. La chef d’escadron était vraiment furieuse…
Aelin n’avait pas cru une seule seconde qu’elle les laisserait repartir
sans combattre. Elle avait donc essayé de gagner du temps.
Les arbres devinrent plus clairsemés, révélant une étendue aride qui
montait en pente vers le ravin et le temple. La forêt d’Oakwald s’étendait à
nouveau de l’autre côté du ravin.
Les passerelles qui menaient au temple étaient les seuls ponts
enjambant le ravin sur plusieurs lieues. Et c’était le seul moyen d’échapper
aux sorcières qui les poursuivraient sans aucun doute à pied, car le couvert
dense de la forêt entraverait leurs wyverns.
– Vite ! cria Rowan alors qu’ils approchaient du temple.
Il était si petit que même les prêtresses ne l’avaient jamais habité. Les
seuls ornements de cet îlot de pierre étaient cinq piliers érodés et un dôme
délabré. Il n’y avait même pas d’autel – du moins aucun qui ait survécu aux
siècles.
Les adorateurs de Temis s’étaient visiblement détournés de leur
divinité longtemps avant l’arrivée du roi d’Adarlan.
Aelin priait seulement pour que les passerelles tiennent bon…
Aedion s’arrêta court devant la première. Chaol était encore à trente
pas derrière lui, suivi d’Aelin et de Rowan.
– Elle est sûre, dit-il et, avant qu’Aelin ait eu le temps de crier un
avertissement, il s’élança sur la passerelle.
Aelin sentit son cœur s’arrêter quand elle vit la passerelle osciller et
tanguer, mais elle tint bon. Aedion parvint au temple. Le piton sur lequel il
était perché avait été rongé par les flots tumultueux du torrent au fond du
ravin, loin, très loin au-dessous d’eux. Aedion fit signe à Chaol de le suivre.
– Un par un, ordonna-t-il.
Chaol passa comme l’éclair entre les piliers de pierre flanquant
l’entrée de la passerelle. Les minces chaînes de fer ondulèrent sous les
oscillations des planches. Droit comme un i, il volait littéralement vers le
temple. Elle ne l’avait jamais vu courir aussi vite pendant leurs
entraînements au château.
Aelin et Rowan se retrouvèrent seuls devant la passerelle.
– Pas de discussion, siffla-t-il en la poussant en avant.
Par tous les dieux, ce qu’ils étaient haut ! Le rugissement du torrent
n’était plus qu’un murmure au fond du ravin.
Mais elle fonça parce que Rowan attendait son tour et parce que les
sorcières couraient aussi vite que les immortels. La passerelle bondissait et
tanguait sous ses pieds qui martelaient les planches usées. Devant elle,
Aedion avait franchi la seconde passerelle et Chaol venait de s’y engager.
Plus vite… elle devait aller plus vite. Elle couvrit d’un bond les derniers pas
la séparant du temple.
Chaol tira son épée en rejoignant Aedion sur l’herbe de la falaise. Son
cousin avait bandé son arc et visait les arbres derrière elle. Aelin grimpa la
volée de marches menant à la plateforme nue du temple. Cet espace
circulaire large d’à peine plus de trente pieds était cerné par un vide
vertigineux – et mortel.
Temis n’était visiblement pas une divinité miséricordieuse.
Aelin jeta un regard derrière elle. Rowan courait si vite que la
passerelle remuait à peine, mais…
Elle jura : la chef d’escadron venait d’atteindre la première passerelle.
Elle fit un bond qui la propulsa au tiers de sa longueur. La flèche d’Aedion
atterrit loin d’elle, à l’emplacement où une mortelle aurait dû se trouver.
– Cours ! hurla Rowan à Aelin, mais elle tira ses poignards, fléchit les
genoux et…
Et une flèche tirée par la sorcière aux cheveux d’or fila vers elle par-
dessus le ravin.
Aelin fit un écart, mais, prévoyant son esquive, la sorcière avait déjà
décoché une autre flèche.
Un rempart de muscles surgit devant elle pour la protéger et la pousser
vers le temple.
Et la flèche transperça l’épaule de Rowan.
Chapitre 60

PENDANT UN BREF INSTANT, l’univers se figea.


Rowan s’abattit sur les dalles du temple et son sang jaillit sur les
pierres antiques.
Le hurlement d’Aelin résonna dans le ravin.
Mais il se releva et s’élança de nouveau en lui hurlant de courir. Sous
la flèche sombre saillant de son épaule, le sang imprégnait déjà sa tunique
et sa peau.
Quelques centimètres plus bas, elle aurait transpercé son cœur.
La chef d’escadron, qui était à moins de quarante pas, gagnait du
terrain. Aedion fit pleuvoir des flèches sur les sentinelles de la
commandante pour les retenir à la lisière de la forêt.
Aelin passa un bras autour de la taille de Rowan et ils coururent
ensemble sur les dalles du temple. Le sang ruisselait de la blessure de
Rowan et son visage devenait de plus en plus pâle. Elle aurait pu hurler ou
sangloter, si un silence assourdissant ne s’était fait en elle.
Son cœur… c’était son cœur à elle qu’on avait visé.
Et il avait reçu la flèche à sa place.
Un calme meurtrier se répandit en elle comme du givre. Elle les tuerait
tous, et en prenant bien son temps.
Ils parvinrent à la seconde passerelle au moment où la pluie de flèches
d’Aedion cessait, sans doute parce que son carquois était vide. Elle poussa
Rowan sur les planches de la passerelle.
– Fonce, ordonna-t-elle.
– Non… !
– Fonce, je te dis ! cria-t-elle d’une voix qu’elle ne s’était jamais
entendue utiliser auparavant, une voix de reine chargée de tout le pouvoir
du serment du sang.
Les yeux de Rowan étincelèrent de fureur, mais son corps obéit malgré
lui. Il s’élança en chancelant sur la passerelle quand soudain…
Aelin pivota, tira Goldryn et s’accroupit au moment où l’épée de la
chef d’escadron fendait l’air au-dessus d’elle pour la décapiter.
La lame frappa la pierre d’un pilier, qui grinça, mais Aelin repartait
déjà, non vers la seconde passerelle, mais vers la première et les sorcières.
Depuis qu’Aedion avait cessé de décocher ses flèches, les sorcières
jaillissaient du couvert des arbres pour se ruer vers la passerelle.
– Toi, je t’aurai, gronda la chef d’escadron en la chargeant.
Aelin roula sur elle-même dans le sang de Rowan, esquivant à
nouveau la lame meurtrière. Elle se releva devant la première passerelle et,
en deux coups d’épée, trancha les chaînes du pont.
Les sorcières s’arrêtèrent net au bord du ravin tandis que la passerelle
s’effondrait.
Aelin perçut un mouvement derrière elle, mais ne réagit pas assez vite.
Elle hurla quand l’épée de la sorcière entailla son bras.
Elle pivota en brandissant Goldryn.
L’acier heurta l’acier dans une gerbe d’étincelles.
Le sang de Rowan s’étendait à ses pieds sur les dalles du temple.
Aelin Galathynius toisa Manon Bec-Noir au-dessus de leurs lames
entrecroisées et poussa un grondement féroce.

Reine, sauveuse ou ennemie, Manon s’en moquait.


Elle allait la tuer.
Leurs lois l’exigeaient. Son honneur l’exigeait.
Même si elle n’avait pas assassiné Baba Jambes-Jaunes, Manon
l’aurait tuée pour la punir de l’avoir immobilisée par ce sort.
Voilà pourquoi elle avait remué l’herbe avec le bout de son pied : pour
tracer les symboles d’un sort avec le sang de cet homme.
Et maintenant, elle allait mourir.
Manon pressait Fend-le-Vent contre la lame de son adversaire, mais
Aelin tenait bon.
– Je vais te tailler en pièces, lança-t-elle à Manon.
Derrière elles, les Treize s’étaient rassemblées au bord du ravin. Un
sifflement de Manon en envoya la moitié à la recherche de leurs wyverns.
Elle n’eut pas le temps d’en pousser un deuxième.
Plus prompte qu’une humaine aurait dû l’être, la reine tendit une
jambe et faucha Manon, qui tituba et faillit tomber à la renverse. Aelin
brandit son épée pour la frapper.
Manon para le coup, mais son adversaire passa en dessous de sa garde
et la plaqua au sol. La tête de Manon heurta les dalles humides du sang du
guerrier Fae et des taches noires s’épanouirent devant ses yeux.
Alors qu’elle allait siffler pour qu’Asterin cesse de décocher ses
flèches, le poing d’Aelin s’abattit sur son visage.
De nouvelles taches noires brouillèrent sa vision, mais elle se débattit
de toutes ses forces d’immortelle et la reine et elle roulèrent sur le sol du
temple. Le précipice surgit devant elles et…
Une flèche siffla vers le dos de la reine qu’elle avait exposé en
atterrissant à califourchon sur Manon.
Manon roula sur elle-même et la flèche ricocha sur le pilier du temple,
manquant sa cible. Elle précipita la reine à terre, mais celle-ci se releva avec
l’agilité d’un chat.
– Elle est à moi ! aboya Manon à Asterin.
La reine éclata d’un rire froid et rauque et décrivit un cercle autour de
Manon qui se relevait.
De l’autre côté du ravin, les deux hommes aidèrent le guerrier Fae
blessé à regagner la terre ferme. Puis le guerrier aux cheveux d’or repartit
en courant sur la passerelle…
– Ne t’en mêle pas, Aedion ! lança Aelin.
Il se figea à mi-chemin. Manon dut s’avouer impressionnée par
l’autorité de la reine sur ces hommes.
– Garde-le à l’œil, Chaol, ordonna-t-elle.
Alors, soutenant le regard de Manon, elle rengaina sa puissante épée
dans le fourreau qu’elle portait sur son dos et le gros rubis du pommeau
étincela dans la lumière de midi.
– Les combats à l’épée sont vraiment fastidieux, déclara-t-elle en tirant
deux poignards.
Manon rengaina Fend-le-Vent. D’une flexion des poignets, elle fit
surgir ses ongles en fer et elle sourit, découvrant ses dents métalliques.
– Je ne vous le fais pas dire, répliqua-t-elle.
La reine regarda ses ongles, ses dents, et sourit à son tour.
C’était vraiment dommage que Manon dût la tuer.
Manon Bec-Noir porta un premier coup aussi vif et meurtrier qu’une
morsure de vipère.
Aelin recula en tournant autour des piliers du temple, esquivant chaque
attaque des redoutables ongles de fer contre sa gorge, son visage et son
ventre.
Les wyverns arriveraient d’un instant à l’autre.
Les poignards d’Aelin fendirent l’air vers la sorcière, qui parvint à les
éviter et répliqua en visant le cou d’Aelin.
Aelin pivota sur le côté, mais les ongles égratignèrent sa peau et elle
sentit la chaleur de son sang sur sa nuque et sur ses épaules.
La sorcière était rapide comme l’éclair et c’était une combattante hors
pair.
Mais Rowan et les autres avaient franchi la seconde passerelle. Elle
n’avait plus qu’à les rejoindre.
Manon feinta à gauche pour frapper à droite.
Aelin s’accroupit, puis roula sur le côté.
Les piliers frémirent sous l’impact des ongles de fer qui laissèrent
quatre profonds sillons dans la pierre.
Manon poussa un sifflement rageur. Quand Aelin voulut lui plonger un
poignard dans le dos, le bras de la sorcière se détendit et sa main se referma
sur la lame.
Du sang bleu coula de ses doigts, mais elle serra la lame qui se brisa en
trois.
Aelin invoqua mentalement tous les dieux.
Elle avait eu la présence d’esprit de viser plus bas avec son autre
poignard, mais la sorcière l’avait vue venir. Le hurlement d’Aedion fit tinter
les oreilles d’Aelin tandis que le genou de Manon s’enfonçait dans son
ventre.
Elle en eut le souffle coupé, mais ne desserra pas sa prise sur son
poignard même quand la sorcière la précipita contre un pilier. La pierre
vibra sous le choc et Aelin ressentit une violente douleur à la tête, mais…
Manon lui porta un coup au visage. Aelin se baissa juste à temps et la
pierre du pilier frémit de nouveau.
Aelin inspira à fond. Elle devait rester toujours en mouvement, aussi
fluide que l’eau d’un ruisseau, ou que le vent de son carranam qui saignait
et souffrait de l’autre côté du ravin.
Elle recula de pilier en pilier, roulant sur elle-même, s’accroupissant et
esquivant les coups.
Les ongles de Manon fendaient l’air et s’abattaient sur tous les piliers,
tels des éléments déchaînés.
Peu à peu, Aelin ralentit pour lui faire croire qu’elle se fatiguait et
devenait maladroite…
– Ça suffit, espèce de lâche, siffla Manon en la chargeant.
Mais Aelin contourna un pilier et s’avança sur une mince corniche
surplombant le précipice tandis que Manon heurtait de plein fouet le pilier.
Celui-ci grinça, oscilla… et tomba en entraînant dans sa chute le pilier
voisin.
Et, avec eux, le dôme du temple.
Manon n’eut pas le temps de s’écarter quand le pan de marbre s’abattit
sur elle.
L’une des sorcières restées au bord du ravin hurla.
L’îlot rocheux du temple se mit à trembler, comme si la force
immémoriale qui soutenait l’édifice s’était effondrée en même temps que le
toit.
Aelin se rua vers la seconde passerelle dans un nuage de poussière et
de débris qui lui brûlaient les yeux et les poumons.
L’île oscilla dans un craquement terrifiant qui fit trébucher Aelin. Mais
la passerelle se trouvait juste devant elle et de l’autre côté Aedion
l’attendait en lui faisant signe de se dépêcher.
L’île tangua de nouveau, plus fort et plus longtemps cette fois.
Elle allait s’effondrer.
Aelin entrevit une traînée de bleu et de blanc, un éclair rouge et une
lueur métallique…
Puis une main et une épaule surgirent de sous une colonne abattue.
Lentement, péniblement, Manon se hissa sur une dalle de marbre, le
visage livide sous une couche de poussière ; un filet de sang bleu coulait de
sa tempe.
De l’autre côté du ravin, la sorcière aux cheveux d’or était à genoux.
– Manon ! hurla-t-elle.
Je doute que vous ayez rampé devant qui que ce soit dans votre vie,
commandante, avait dit le roi.
Mais voilà qu’une sorcière des Becs-Noirs était à genoux en train
d’implorer ses dieux, quels qu’ils soient, tandis que Manon luttait pour se
relever et que l’île s’effondrait autour d’elle…
Aelin posa un pied sur la passerelle.
Asterin – c’était le nom de la sorcière aux cheveux d’or – appela de
nouveau Manon et la supplia de se relever, de survivre.
L’île trembla à nouveau.
La passerelle restante, qui reliait Aelin à ses amis, à Rowan et à la
sécurité, tenait encore bon.
Aelin avait déjà senti par le passé l’existence d’un lien entre elle et le
monde, d’un courant circulant entre elle et une autre personne. Elle l’avait
en particulier ressentie une nuit, plusieurs années auparavant, et cela l’avait
incitée à donner à une jeune guérisseuse de l’argent pour quitter le
continent. Elle avait senti le tiraillement de leur lien et décidé d’y répondre.
Et elle sentait en cet instant un lien entre elle et Manon, qui venait de
s’effondrer sur la pierre.
Son ennemie. Ce monstre qui les aurait tués, Rowan et elle, si elle
avait pu.
Mais peut-être que les monstres devaient s’entraider de temps en
temps.
– Cours ! hurla Aedion de l’autre côté du ravin.
Ce qu’elle fit, mais vers Manon, en bondissant par-dessus les
décombres du temple et en se tordant les chevilles sur des pierres.
L’île oscillait à chacun de ses pas et la lumière du soleil était
aveuglante, comme si la déesse Mala soutenait cet îlot avec les dernières
forces qu’elle avait rassemblées dans ce monde.
Aelin se pencha vers Manon Bec-Noir, qui leva vers elle des yeux
brûlants de haine, et déblaya les débris dont son corps était couvert ; l’île
ployait sous elles.
– Tu te bats trop bien pour mourir, souffla-t-elle à la sorcière, et elle
passa un bras sous ses épaules pour la remettre debout. Si je meurs par ta
faute, je te flanquerai une raclée en enfer.
La sorcière éclata d’un rire saccadé, mais elle était presque un poids
mort dans les bras d’Aelin.
– Tu… tu ferais mieux de me laisser, dit-elle d’une voix éraillée alors
qu’elles s’éloignaient en chancelant au milieu des décombres.
– Oui, je sais, haleta Aelin.
Son bras blessé qui soutenait la sorcière l’élançait. Elles s’avancèrent
sur la seconde passerelle qui se balançait au-dessus du précipice et du
torrent scintillant loin, très loin au-dessous d’elles.
Aelin entraînait la sorcière en serrant les dents. Manon pressa le pas,
titubante. Aedion était resté devant l’entrée du pont, un bras tendu vers
Aelin, l’autre brandissant son épée, prêt à accueillir la chef d’escadron. Le
piton rocheux grinça derrière elles.
Elles avaient traversé la moitié de la passerelle. Manon cracha du sang
bleu sur les planches.
– À quoi vos montures sont-elles bonnes si elles sont incapables de
vous tirer de ce genre de situation ? glapit Aelin.
L’île tangua dans la direction opposée et la passerelle se tendit à se
rompre… oh, par tous les dieux, elle allait céder ! Elles accélérèrent. Aelin
discernait maintenant les doigts tendus et le blanc des yeux d’Aedion.
L’îlot rocheux se fendit dans un craquement assourdissant. Une
violente secousse ébranla la passerelle tandis que l’île s’effondrait et
tombait dans le vide…
Aelin franchit d’un bond le dernier mètre en agrippant la cape rouge de
Manon à l’instant où les chaînes du pont cédaient. Les planches
dégringolèrent sous elles, mais elles s’étaient déjà jetées vers le bord du
ravin.
Aelin atterrit contre Aedion avec un grognement de douleur. Elle se
retourna juste à temps pour voir Chaol empoigner Manon et la déposer à
terre. Sa cape rouge déchirée et poussiéreuse voletait dans le vent.
Quand Aelin regarda derrière la sorcière, le temple avait disparu.

Manon inspirait avidement en se concentrant sur sa respiration et sur le


ciel sans nuages au-dessus d’elle.
Les humains l’avaient laissée étendue entre les piliers du pont. La
reine ne s’était même pas donné la peine de lui lancer un au revoir. Elle
s’était précipitée vers le guerrier Fae blessé en prononçant son nom comme
une prière.
Rowan…
Elle était tombée à genoux devant lui. Elle interrogeait à présent
l’homme aux cheveux bruns nommé Chaol qui pressait une main contre la
blessure pour étancher le sang. Les épaules de la reine tremblaient.
« Flamme Ardente », murmura le guerrier Fae.
Manon les aurait bien observés plus longtemps, mais après avoir
encore craché du sang sur l’herbe éclatante, elle s’évanouit.
À son réveil, ils étaient partis.
Quelques minutes à peine avaient dû s’écouler, car elle entendit le
battement d’ailes puissant et le rugissement d’Abraxos. Asterin et Sorrel se
précipitèrent vers elle avant même que leurs wyverns aient touché le sol.
La reine de Terrasen lui avait sauvé la vie. Cette idée déconcertait
Manon.
Elle avait désormais une dette envers son ennemie.
Or elle venait juste de découvrir combien sa grand-mère et le roi
d’Adarlan désiraient leur mort.
Chapitre 61

LE RETOUR À TRAVERS OAKWALD fut le trajet le plus interminable de


l’existence d’Aelin. Nesryn avait retiré la flèche de l’épaule de Rowan et
Aedion avait cueilli des herbes qu’il avait mâchées avant de les utiliser pour
panser sa blessure.
Rowan dut néanmoins traverser la forêt soutenu par Chaol et Aedion.
Ils n’avaient nulle part où aller. Il n’y avait pas un seul endroit dans la
capitale ou dans toute cette pourriture de royaume où ils auraient pu
emmener un Fae blessé.
Lysandra était pâle et tremblante, mais elle se redressa et proposa
d’aider à porter Rowan quand Aedion et Chaol seraient fatigués, ce que tous
deux refusèrent. Quand Chaol demanda finalement à Nesryn de le relayer,
Aelin faillit vomir à la vue du sang de Rowan sur sa tunique et ses mains.
Chacun de leurs pas devenait plus lent à mesure que les forces de
Rowan s’épuisaient.
– Il a besoin de repos, fit doucement Lysandra.
Aelin s’arrêta. Les chênes autour d’eux semblaient la cerner et se
refermer sur elle.
Les yeux de Rowan étaient mi-clos et son visage livide. Il ne pouvait
même plus relever la tête.
Elle regrettait de ne pas avoir laissé la sorcière mourir sous les
décombres du temple.
– Nous ne pouvons pas dresser un camp au milieu des bois, dit-elle. Il
lui faut un guérisseur.
– Je sais où nous pouvons l’emmener, déclara Chaol, et elle le regarda
en songeant qu’elle aurait mieux fait de laisser la sorcière le tuer. Rowan
avait été blessé par sa faute.
Chaol eut le discernement de détourner les yeux. Il regarda Nesryn.
– La maison de campagne de ton père… son intendant est marié à une
sage-femme, dit-il.
Nesryn serra les lèvres.
– Ce n’est pas une guérisseuse, mais… oui, elle saura peut-être le
soigner, répondit-elle.
– Vous êtes bien conscients que si jamais je sens qu’ils risquent de
nous trahir, ils mourront ? demanda doucement Aelin à ses compagnons.
C’était la vérité et cela faisait peut-être d’elle un monstre aux yeux de
Chaol, mais elle s’en moquait.
– Je sais, répondit Chaol.
Nesryn se contenta d’acquiescer, calme et solide comme toujours.
– Alors montrez-nous le chemin, fit Aelin d’une voix sans timbre. Et
priez pour que ces gens sachent tenir leur langue.

Des aboiements joyeux et surexcités les accueillirent et tirèrent Rowan


de la torpeur qui s’était emparée de lui durant les dernières lieues jusqu’à la
petite ferme en pierre. Aelin avait eu du mal à respirer pendant tout le trajet.
Mais malgré son angoisse et l’état de Rowan, elle sourit en voyant
Fleetfoot courir à leur rencontre à travers les hautes herbes.
La chienne bondit sur elle et la lécha en gémissant et en agitant sa
queue dorée et touffue.
Elle ne s’était pas rendu compte à quel point ses mains étaient sales et
couvertes de sang avant de les poser sur le pelage lustré de Fleetfoot.
Aedion grogna quand il dut soutenir seul tout le poids de Rowan.
Chaol et Nesryn s’étaient précipités vers la grande maison de pierre
abondamment éclairée dans le crépuscule. Aelin se félicita de la tombée de
la nuit, car on risquait moins de les repérer. Depuis qu’ils avaient quitté
Oakwald pour des champs fraîchement labourés, ils étaient sur le qui-vive.
Quand Lysandra voulut prêter main-forte à Aedion, il refusa à nouveau,
mais elle passa outre avec un sifflement rageur.
Fleetfoot, qui dansait autour d’Aelin, remarqua enfin la présence
d’Aedion, de Lysandra et de Rowan, et cessa d’agiter la queue pour les
regarder avec circonspection.
– Ce sont des amis, lui dit Aelin.
La chienne avait incroyablement grandi depuis la dernière fois
qu’Aelin l’avait vue. Elle se demanda pourquoi cela la surprenait encore
après tout ce qu’elle avait vécu.
Ses paroles parurent rassurer la chienne. Elle les précéda au trot
jusqu’à la porte en bois qui venait de s’ouvrir sur la haute silhouette d’une
sage-femme à l’expression intelligente et sensée. Elle lança un regard à
Rowan et se raidit.
Au premier mot laissant entendre qu’elle serait capable de les trahir,
elle mourrait.
– Celui qui a posé ces herbes sur sa blessure lui a sauvé la vie, dit-elle.
Faites-le entrer : il faut d’abord nettoyer sa plaie.

Marta, la femme de l’intendant, mit plusieurs heures à nettoyer,


désinfecter et panser la blessure de Rowan. Elle répéta qu’il avait vraiment
de la chance que la flèche n’ait atteint aucune partie vitale.
Chaol ne savait pas trop quoi faire à part emporter des bols d’eau
rougie de sang.
Assise sur un tabouret devant le lit de Rowan dans une chambre
d’invité, Aelin suivait des yeux chaque mouvement de Marta.
Chaol se demanda si elle avait conscience de n’être elle-même plus
que plaies et contusions.
Son cou était meurtri, son visage maculé de sang séché et la manche
gauche déchirée de sa tunique laissait voir une vilaine entaille à son bras.
Sans compter la poussière, la boue et le sang bleu de la chef d’escadron
dont elle était couverte.
Immobile sur son tabouret, elle ne faisait que boire de l’eau de temps
en temps et grogner dès que Marta regardait bizarrement Rowan.
Mais la sage-femme parvenait à le supporter. Quand elle eut fini, elle
regarda la reine droit dans les yeux sans se douter à qui elle avait affaire.
– Vous avez le choix entre vous laver à la pompe dehors ou passer la
nuit dans la porcherie, dit-elle. Vous êtes si sale que vous risquez d’infecter
sa blessure en le touchant.
Aelin regarda par-dessus son épaule Aedion appuyé au mur derrière
elle et il acquiesça en silence : il veillerait sur Rowan.
Aelin se leva et sortit.
– Je vais examiner votre autre amie, reprit Marta.
Elle se rendit dans la pièce voisine où Lysandra s’était endormie, lovée
sur un lit étroit. À l’étage, Nesryn parlait avec le personnel de la ferme pour
s’assurer de son silence. Mais Aelin avait vu l’expression joyeuse de ces
gens à leur arrivée : Nesryn et la famille Faliq pouvaient compter sur leur
loyauté.
Chaol laissa deux minutes à Aelin avant de la suivre à l’extérieur.
Les étoiles brillaient intensément au-dessus d’eux et l’éclat de la pleine
lune était presque aveuglant. Le bruissement de l’herbe dans le vent
nocturne était à peine audible par-dessus le bruit de l’eau jaillissant de la
pompe.
Il trouva la reine accroupie, le visage sous le jet d’eau.
– Je suis désolé, dit-il.
Elle se frotta le visage et actionna à nouveau la pompe.
– Je voulais seulement abréger ses souffrances, poursuivit-il. Tu avais
raison. Mais je voulais le faire moi-même. Je ne me doutais pas que… Je
suis navré.
Elle lâcha la pompe, se retourna et leva les yeux vers lui.
– J’ai sauvé la vie de mon ennemie aujourd’hui, déclara-t-elle sans
détour.
Elle se releva en s’essuyant le visage et, bien qu’il fût plus grand
qu’elle, il se sentit plus petit sous son regard. Il prit véritablement
conscience à cet instant que c’était la reine Aelin Ashryver Galathynius qui
le dévisageait.
– Elles ont essayé de tuer mon… Rowan, d’une flèche en plein cœur,
mais je l’ai quand même sauvée.
– Je sais.
Il n’avait pas oublié son cri quand la flèche avait transpercé Rowan.
– Je suis désolé, répéta-t-il.
Elle leva les yeux vers les étoiles au nord. Son visage était d’une
froideur glaciale.
– Est-ce que tu l’aurais vraiment tué si tu avais pu ? demanda-t-elle.
– Oui, souffla Chaol. J’étais prêt à le faire.
Elle se tourna lentement vers lui.
– Nous le ferons… ensemble, répondit-elle. Nous libérerons la magie,
nous nous introduirons au château et nous mettrons fin à tout ça.
– Tu n’insisteras pas pour que je reste à l’écart ?
– C’est ton meilleur ami. Comment pourrais-je t’interdire d’abréger
ses souffrances ?
– Aelin…
Ses épaules s’affaissèrent légèrement.
– Je ne te reproche rien, dit-elle. Si c’était Rowan qui avait eu ce
torque au cou, j’aurais agi comme toi.
Ces paroles le frappèrent comme un coup de poing à l’estomac.
Il la regarda s’éloigner. Il l’avait traitée de monstre quelques semaines
auparavant. Il le pensait, et ce mot était un bouclier qui l’avait protégé de
l’amertume, de la déception et du chagrin.
Il n’était qu’un pauvre imbécile.

Ils repartirent avant l’aube. Rowan était assez remis pour marcher, et
ils purent s’éclipser de la jolie chaumière avant que ses habitants ne se
réveillent. Aelin fit ses adieux uniquement à Fleetfoot, qui avait dormi
lovée contre elle toute la nuit pendant qu’elle-même veillait Rowan.
Aelin et Aedion soutenaient le Fae blessé, qui avait passé les bras au-
dessus de leurs épaules, et ils s’éloignèrent rapidement au milieu des
collines.
Dans la brume du petit matin qui les enveloppait, ils se dirigèrent vers
Rifthold pour la dernière fois.
Chapitre 62

MANON FIT BRUTALEMENT ATTERRIR ABRAXOS devant la suite du roi.


Les chevaux hennirent et ruèrent tandis que les Treize décrivaient des
cercles autour de la clairière.
– Commandante, la salua le roi.
Il était à cheval et ne paraissait nullement affecté par son arrivée
fracassante. Mais son fils Dorian, qui se tenait à côté de lui, tressaillit
comme le beau jeune homme blond qui les avait attaquées dans leurs
baraquements à Morath.
– Que voulez-vous ? demanda calmement le roi. Et puis-je savoir
pourquoi vous semblez sur le chemin du royaume d’Hellas ?
Manon descendit d’Abraxos et marcha vers le roi et son fils. Le prince
baissa les yeux pour éviter son regard.
– Il y a des rebelles dans vos bois, dit-elle. Ils ont fait évader votre
petite prisonnière de son fourgon, puis attaqué mes Treize et moi-même. Je
les ai tous massacrés. J’espère que vous n’y voyez pas d’objection. Ils ont
abandonné dans le fourgon les cadavres de trois de vos hommes – même si
personne ne semble avoir remarqué leur disparition.
– Et c’est pour m’annoncer cette nouvelle que vous avez fait tout ce
chemin ? demanda le roi.
– J’ai fait tout ce chemin pour vous dire que quand j’affronte vos
rebelles et vos ennemis, je ne fais pas de prisonniers, et que les Treize ne
sont pas là pour escorter vos convois.
Elle s’approcha du cheval du prince.
– Dorian, lança-t-elle.
Cet appel était à la fois un ordre et un défi.
Les yeux saphir du prince rencontrèrent les siens. Elle n’y vit nulle
trace de ténèbres d’un autre monde, seulement le regard d’un homme muré
en lui-même.
– Vous devriez envoyer votre fils à Morath. Il y serait dans son
élément, dit-elle au roi et, sans lui laisser le temps de répondre, elle repartit
vers Abraxos.
Elle avait d’abord eu l’intention de parler au roi d’Aelin et des autres
rebelles, Aedion, Rowan et Chaol.
Mais c’étaient des humains. Ils étaient incapables de voyager vite
quand ils étaient blessés.
Et elle avait une dette envers son ennemie.
Elle monta sur le dos d’Abraxos.
– Ma grand-mère est peut-être une Grande Sorcière, mais je chevauche
à la tête de vos armées, lança-t-elle.
Le roi gloussa.
– Vous êtes sans pitié. Vous me plaisez vraiment, commandante, fit-il.
– L’arme créée par ma grand-mère… ces miroirs, comptez-vous
vraiment les utiliser avec du feu fantôme ?
Le visage rougeaud du roi se durcit et prit une expression menaçante.
Ce que Manon avait vu dans la roulotte n’était qu’un modèle réduit de
l’arme représentée sur les plans épinglés au mur : des tours de bataille
amovibles de trois cents mètres de hauteur, à l’intérieur tapissé de miroirs
sacrés des Anciens. Des miroirs dont on usait autrefois pour construire,
détruire et réparer. Ils serviraient à présent d’amplificateurs capables de
refléter et de démultiplier tout pouvoir que le roi libérerait pour qu’il puisse
atteindre n’importe quelle cible. Et si ce pouvoir était le feu fantôme de
Kaltain…
– Vous posez trop de questions, commandante, déclara le roi.
– Je n’aime pas les surprises, se contenta-t-elle de répondre.
Car cette découverte avait été une surprise.
Cette arme n’avait pas été conçue pour conquérir la victoire et la gloire
ni pour le plaisir du combat. Elle avait été conçue pour l’extermination.
Pour un massacre d’une ampleur sans précédent. Il n’y aurait sans doute
même pas de véritable bataille. N’importe quelle armée ennemie, même
celle d’Aelin, serait sans défense face à cette arme.
Le visage du roi était pourpre de fureur.
Mais Manon s’envolait déjà dans le ciel sur Abraxos qui battait
vigoureusement des ailes. Elle regarda le prince jusqu’à ce qu’il ne soit plus
qu’une tache de cheveux noirs.
Et elle se demanda ce qu’on ressent quand on est emprisonné dans son
propre corps.

Elide Lochan attendit le convoi de ravitaillement, mais il ne vint pas.


Un jour passa, puis deux. Elle pouvait à peine fermer l’œil de crainte
qu’il n’arrive pendant son sommeil. Quand elle se réveilla le matin du
troisième jour, la bouche sèche, c’était déjà devenu un réflexe pour elle de
se précipiter en cuisine pour proposer son aide. Elle y travailla jusqu’à ce
que sa jambe infirme soit sur le point de céder sous elle.
Soudain, juste avant le coucher du soleil, le hennissement de chevaux,
le fracas de roues et des appels se répercutèrent sur les pierres sombres du
pont-levis.
Elide se glissa hors de la cuisine avant qu’on puisse remarquer son
absence et avant que le cuisinier ait le temps de lui assigner une nouvelle
tâche. Le cœur battant, elle gravit l’escalier le plus vite et le plus
discrètement possible avec ses chaînes, en se disant qu’elle aurait dû
descendre ses affaires et les cacher à l’avance.
Elle parvint enfin devant la chambre de Manon. Elle avait rempli la
gourde d’eau chaque matin et fourré ses provisions dans un sac. Elle ouvrit
la porte à la volée et s’élança vers la paillasse où elle dissimulait ses
affaires.
Mais Vernon était là, assis sur le lit de Manon comme si c’était le sien.
– Alors, Elide, on s’en va ? lança-t-il.
Chapitre 63

– OÙ VAS-TU AINSI ? demanda Vernon en se levant avec une arrogance


qui avait quelque chose de félin.
L’affolement s’empara d’Elide. Le convoi… le convoi !
– Était-ce ton intention depuis le début ? Te cacher au milieu de ces
sorcières avant de t’enfuir ?
Elide recula vers la porte. Vernon fit claquer sa langue.
– Nous savons tous deux qu’il est vain de fuir. Et la chef d’escadron
n’est pas près de revenir, poursuivit-il, et Elide sentit ses genoux se dérober
sous elle. Ma splendide et brillante nièce est-elle une mortelle ou une jeune
sorcière ? Voilà la question.
Il la saisit par le coude. Il tenait un canif dans l’autre main. Elle vit,
impuissante, la lame lui entailler la peau et du sang rouge couler.
– Pas une sorcière, apparemment, conclut-il.
– Je suis une Bec-Noir, souffla Elide.
Elle était résolue à ne pas s’incliner, à ne pas trembler devant lui.
Vernon décrivit un cercle autour d’elle.
– Quel dommage qu’elles ne puissent pas nous le confirmer,
puisqu’elles sont toutes dans le Nord en ce moment, lança-t-il.
Bats-toi, bats-toi, bats-toi, chantait son sang. Ne le laisse pas te mettre
en cage. Ta mère s’est battue jusqu’à son dernier souffle. C’était une
sorcière, tu es une sorcière, et tu ne t’inclines devant personne…
Vernon l’empoigna sous le bras et, de l’autre main, abattit sa tête si
violemment contre le bois du battant qu’elle se pétrifia. Il saisit alors ses
poignets d’une main tandis que l’autre se refermait sur son cou assez fort
pour lui faire mal, pour lui rappeler qu’il avait été formé au combat comme
son père.
– Tu vas me suivre, lui dit-il.
– Non, répondit-elle d’une voix presque inaudible.
Sa prise se resserra sur elle et il lui tordit les bras si fort que la douleur
lui coupa le souffle.
– Ignores-tu vraiment ta valeur ? Ce dont tu es peut-être capable ?
demanda-t-il.
Il la tira vers lui et ouvrit la porte. Non, elle ne le laisserait pas
l’emmener, elle ne…
Mais crier ne lui servirait à rien dans une forteresse peuplée de
monstres, dans un monde où personne ne se rappelait son existence ni ne
s’en souciait. Elle ne souffla plus un mot et il prit son silence pour de la
résignation. Elle le sentit sourire dans son dos tandis qu’il la poussait vers
l’escalier.
– Les détenteurs de magie ont toujours été très nombreux dans notre
famille. La magie coule sans aucun doute dans tes veines avec ton sang de
Bec-Noir, reprit-il.
Il l’entraîna dans l’escalier et elle sentit de la bile lui brûler la gorge à
l’idée que personne ne viendrait à son secours.
– La magie des sorcières diffère de la nôtre, mais toi, l’hybride de deux
lignées…
Vernon serra son bras au-dessus de l’entaille qu’il lui avait faite et elle
poussa un hurlement qui se répercuta dans l’escalier.
– Tu fais un grand honneur à ta maison, Elide, dit-il.

Vernon l’enferma dans un cachot glacial et obscur où elle n’entendait


que de l’eau goutter quelque part.
Tremblante, elle n’avait plus de mots pour supplier son oncle quand il
la jeta dans sa cellule.
– C’est toi qui t’es mise dans cette situation en t’alliant avec cette
sorcière. Tu as confirmé mes soupçons sur le sang qui coule dans tes veines.
Je te laisse ici jusqu’à ce que tu sois prête. Je doute que qui que ce soit
remarque ton absence, du reste.
Il claqua la porte et l’obscurité engloutit Elide.
Elle n’essaya même pas de tourner la poignée de la porte.

Manon fut convoquée par le duc dès son retour à Morath.


Le messager tremblait de peur dans l’entrée de l’aire et pouvait à peine
articuler un mot devant le sang, la boue et la poussière dont Manon était
encore couverte.
Elle avait envie de lui montrer les dents parce qu’il n’était qu’une
larve, mais elle se sentait épuisée, elle avait mal au crâne et le moindre
mouvement exigeait d’elle un effort beaucoup trop lourd.
Aucune des Treize n’avait osé dire quoi que ce soit au sujet de sa
grand-mère et du fait qu’elle avait approuvé ces expériences de
reproduction.
Suivie de Sorrel et de Vesta, Manon ouvrit à la volée les portes de la
salle du conseil pour bien montrer ce qu’elle pensait de cette convocation
immédiatement après son retour.
Le duc était assis à la table avec Kaltain.
– Veuillez expliquer votre… apparence, ordonna-t-il à Manon.
Si Vernon apprenait qu’Aelin Galathynius était vivante et s’il
soupçonnait un seul instant sa gratitude envers la mère d’Elide pour lui
avoir sauvé la vie, il serait capable de tuer sa nièce.
– Des rebelles nous ont attaqués, répondit-elle. Je les ai tous tués.
Le duc lança une pile de documents sur la table. Ils glissèrent sur le
verre et s’étalèrent en éventail.
– Vous me réclamez des explications depuis des mois. Les voici, dit-il.
Ce sont des rapports sur nos ennemis et sur des cibles de la plus grande
importance pour nos armées… Sa Majesté vous envoie son meilleur
souvenir.
– Est-ce également elle qui a envoyé ce démon dans mes baraquements
pour attaquer mes sorcières ? demanda-t-elle, les yeux fixés sur le cou épais
du duc en se demandant avec quelle facilité elle pourrait lacérer sa peau
grossière.
L’un des coins de la bouche de Perrington se releva.
– Roland avait cessé de nous être utile, déclara-t-il. Qui était mieux
placé pour se charger de lui que vos Treize ?
– Je n’avais pas compris que nous étions des bourreaux à vos ordres,
répondit Manon en songeant qu’elle aurait dû l’égorger pour ce qu’il avait
voulu faire à elle et ses Treize.
Kaltain paraissait complètement éteinte. Mais ce feu fantôme… en
userait-elle si le duc était attaqué ?
– Asseyez-vous et lisez ces documents, commandante, ordonna le duc.
Elle gronda pour lui faire savoir ce qu’elle pensait de cet ordre, mais
s’assit et lut.
C’étaient des rapports sur l’Eyllwe, Melisande, Fenharrow, le Désert
rouge, Wendlyn… et sur Terrasen.
Selon ces rapports, Aelin Galathynius, qu’on avait longtemps crue
morte, était réapparue à Wendlyn et avait vaincu quatre princes Valg, dont
un général de l’armée du roi, par le feu.
Aelin possédait la magie du feu, lui avait dit Elide. Elle était capable
de survivre au froid.
Ce qui signifiait que la magie opérait encore à Wendlyn.
Manon était prête à parier une bonne partie des réserves d’or de la
forteresse des Becs-Noirs que l’homme assis en face d’elle et le roi étaient
pour quelque chose dans la disparition de la magie sur ce continent.
Elle parcourut ensuite un rapport sur le prince Aedion Ashryver –
ancien général d’Adarlan apparenté aux Ashryver de Wendlyn – et son
arrestation pour haute trahison et conspiration avec les rebelles. Il avait
échappé à son exécution quelques semaines auparavant grâce au secours
d’inconnus.
Les principaux suspects étaient le seigneur Ren Allsbrook de Terrasen
et le seigneur Chaol Westfall d’Adarlan, qui avait loyalement servi le roi en
tant que capitaine de sa garde avant de s’allier à Aedion au printemps
précédent et de s’enfuir du château le jour de la capture du général. On le
soupçonnait d’être encore dans la région et de vouloir libérer son ami de
longue date, le prince héritier.
Libérer le prince…
Dorian avait nargué et provoqué Manon comme pour l’inciter à le tuer.
Roland l’avait également implorée de l’achever.
Si Chaol et Aedion s’étaient alliés avec Aelin Galathynius…
Alors ils ne s’étaient pas rendus à Oakwald pour espionner le roi, mais
pour secourir le prince et la prisonnière. Et, grâce à eux, cette dernière
s’était évadée.
Le duc et le roi n’en savaient rien. Ils ne soupçonnaient pas combien
ils avaient été proches de leurs cibles, ni combien leurs ennemis avaient été
près d’enlever le prince.
Voilà pourquoi le capitaine s’était précipité dans la clairière : il était
venu tuer le prince, car c’était tout ce qu’il croyait pouvoir faire pour le
délivrer.
Les rebelles ignoraient que l’esprit de Dorian survivait dans son corps.
– Eh bien ? Avez-vous des questions ? s’enquit le duc.
– Vous devez encore m’expliquer l’utilité de l’arme que ma grand-
mère fabrique pour vous. Elle pourrait provoquer un désastre. Êtes-vous
certain de vouloir prendre un tel risque ? La magie a disparu de ce
continent : quel besoin avez-vous donc de ces tours pour éliminer la reine
de Terrasen ?
– Mieux vaut être trop armé que désarmé. Et nous maîtrisons
parfaitement ces tours.
Manon regardait le duc en tapotant la table d’un de ses ongles de fer.
– Les renseignements que je viens de vous fournir sont cruciaux,
commandante, reprit-il. Si vous continuez à faire vos preuves, vous en
apprendrez encore davantage.
Avait-elle fait ses preuves ? Pas récemment du moins, sauf peut-être
quand elle avait taillé en pièces l’un de ces princes démons et massacré
cette tribu sans raison valable. Un frisson de rage la parcourut. L’attaque du
prince dans leurs baraquements n’avait donc pas été un avertissement de
Perrington, mais une mise à l’épreuve, pour voir si elle saurait se défendre
face à ses guerriers les plus redoutables tout en lui restant loyale.
– Avez-vous choisi une escouade pour les essais ? demanda le duc.
Manon se força à hausser les épaules négligemment.
– Je voulais d’abord voir lesquelles de mes sorcières se conduiraient le
mieux pendant mon absence, répondit-elle. Cette mission sera leur
récompense.
– Vous avez jusqu’à demain.
Manon le toisa.
– Dès que je serai sortie de cette pièce, j’irai prendre un bain et dormir
pendant une journée. Si vous ou vos fidèles petits démons venez me
déranger, vous découvrirez personnellement à quel point j’aime jouer les
bourreaux. Je prendrai ma décision demain.
– N’essaieriez-vous pas de gagner du temps par hasard,
commandante ?
– Pourquoi devrais-je accorder des faveurs à des escouades qui ne les
méritent pas ?
Manon préférait ne pas penser à tout ce que ces hommes faisaient et
continueraient de faire avec la bénédiction de la Matrone. Elle rassembla les
documents, les fourra dans les mains de Sorrel et sortit.
Alors qu’elle arrivait devant l’escalier de sa tour, elle aperçut Asterin
qui, adossée à l’un des murs, nettoyait ses ongles de fer.
Sorrel et Vesta retinrent leur souffle.
– Que se passe-t-il ? demanda Manon en faisant surgir ses ongles
métalliques.
Le visage d’Asterin exprimait l’ennui caractéristique des immortels.
– Il faut qu’on parle, répondit-elle.

Manon et Asterin s’envolèrent dans les montagnes. Manon laissa sa


cousine prendre la tête et Abraxos suivre son wyvern bleu ciel jusqu’à ce
qu’elles soient loin de Morath. Elles atterrirent sur un petit plateau couvert
de fleurs sauvages orange et pourpres et de hautes herbes bruissant dans le
vent. Abraxos se mit à pousser des petits grognements joyeux et Manon se
sentait trop éreintée pour le réprimander.
Elles laissèrent leurs wyverns dans la prairie. Le vent des montagnes
était d’une tiédeur surprenante, le soleil brillait et le ciel était rempli de gros
nuages floconneux. Manon avait ordonné à Sorrel et à Vesta de rester à
l’écart malgré leurs protestations. Si elles ne faisaient même plus assez
confiance à Asterin pour la laisser seule avec elle… mais Manon refusait
tout simplement d’y penser.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle avait accepté cette
invitation.
Peut-être était-ce à cause du cri qu’Asterin avait poussé de l’autre côté
du ravin en voyant le toit du temple s’écrouler sur elle.
Ce cri lui avait rappelé celui de Petrah, l’héritière des Sangs-Bleus,
quand son wyvern avait été déchiqueté, et celui de la mère de Petrah quand
sa fille et son wyvern étaient tombés dans le gouffre.
Asterin s’avança jusqu’au bord du plateau, au milieu des fleurs
sauvages qui lui arrivaient aux mollets. Sa combinaison en cuir brillait au
soleil. Elle défit ses tresses, agita les vagues dorées de ses cheveux, et laissa
choir à terre son épée et ses poignards.
– J’aimerais que tu m’écoutes sans m’interrompre, dit-elle à Manon.
C’était beaucoup demander à l’héritière de son clan, mais cela ne
sonnait ni comme une menace ni comme un défi. Et Asterin ne lui avait
encore jamais parlé ainsi. Manon acquiesça.
Asterin contemplait les montagnes autour d’elles, si vivantes, si loin
des ténèbres de Morath. Une brise vivifiante souffla, ébouriffant ses boucles
qui ressemblèrent un instant à des rayons de soleil sculptés.
– J’avais vingt-huit ans, commença-t-elle, quand un jour je suis partie
chasser les Crochan dans une vallée à l’ouest des Crocs-Blancs. J’étais à
deux cents lieues du village le plus proche lorsqu’un orage a éclaté, et j’ai
préféré ne pas atterrir. J’ai essayé de battre la tempête à la course sur mon
balai, mais elle s’éternisait et devenait de plus en plus violente. Soudain, à
cause de la foudre ou du vent, je suis tombée. J’ai réussi à garder le contrôle
de mon balai, mais l’atterrissage a été brutal. Lorsque je me suis évanouie,
je savais que j’avais un bras cassé et une cheville foulée, et que mon balai
était en morceaux.
Cette histoire remontait à plus de quatre-vingts ans, mais Manon n’en
avait jamais rien su. Elle-même était en mission à ce moment-là, elle avait
oublié où. Toutes ces années passées à pourchasser les Crochan se
confondaient dans ses souvenirs.
– À mon réveil, j’étais dans un chalet de mortels, mon balai en
morceaux à côté du lit, reprit Asterin. L’homme qui m’avait recueillie m’a
raconté qu’en rentrant chez lui sous l’orage, il m’avait vue tomber du ciel.
C’était un jeune chasseur qui préférait le gros gibier de montagne, c’est
pourquoi il vivait dans cette région perdue. Je crois que si j’en avais eu la
force, je l’aurais tué pour lui voler ses provisions. Mais j’étais très faible et
durant les quelques jours que j’ai dû passer au lit pour que mes os puissent
se ressouder, je me suis évanouie plusieurs fois. Quand j’étais réveillée, il
me nourrissait, et j’ai cessé de le voir comme une proie ou une menace.
Asterin se tut un moment avant de poursuivre son récit.
– Je suis restée cinq mois là-bas sans chasser une seule Crochan. Je l’ai
aidé à prendre du gibier, j’ai trouvé du bois de fer et commencé à fabriquer
un nouveau balai et… Nous savions tous les deux ce que j’étais, ce qu’il
était. Que j’étais immortelle et lui, humain. Mais nous avions le même âge
et nous nous moquions de tout ça. Je suis donc restée avec lui jusqu’au jour
où j’ai reçu l’ordre de regagner la forteresse des Becs-Noirs. Alors je lui ai
dit… que je reviendrais dès que je pourrais.
Manon était à peine capable de penser et de respirer dans le silence qui
s’était fait en elle. Elle n’avait jamais entendu parler de cette histoire.
Qu’Asterin ait pu ignorer ses devoirs les plus sacrés… et se soit liée à cet
être humain…
– À mon retour au fort, j’étais enceinte d’un mois. Tu étais partie en
mission je ne sais plus où. Je n’ai rien dit à personne jusqu’au jour où j’ai
été sûre que ma grossesse dépasserait les trois premiers mois.
Cela n’avait rien de surprenant pour Manon, car la plupart des
sorcières perdaient leurs bébés durant cette période. C’était un miracle
qu’une grossesse se poursuive au-delà de trois mois.
– Mais je suis arrivée au terme du troisième mois, puis du quatrième.
Quand il m’a été impossible de le cacher plus longtemps, j’en ai parlé à ta
grand-mère. Elle était ravie et elle m’a ordonné de me reposer à la
forteresse pour me ménager et ne pas risquer de perdre l’enfant. J’ai
demandé à repartir mais elle a refusé. Je me suis évidemment bien gardée
de lui dire que je voulais retourner auprès de cet homme, car je savais
qu’elle le tuerait. Je suis donc restée là-bas plusieurs mois comme une
prisonnière choyée. Tu es venue deux fois au fort pendant cette période,
mais ta grand-mère t’a caché que j’y étais. Elle disait qu’elle voulait
attendre la naissance de mon bébé.
Asterin poussa un long soupir tremblant.
Il n’était pas rare que les sorcières se montrent excessivement
protectrices vis-à-vis de celles des leurs qui attendaient un enfant. Et
Asterin étant de la même lignée que Manon, la sorcière qu’elle devait
mettre au monde était un bien précieux.
– J’ai décidé que dès que je serais remise de l’accouchement, je
m’enfuirais à la première occasion pour emmener mon bébé chez son père.
Je pensais qu’une vie paisible en forêt lui serait plus bénéfique que les
massacres auxquels nous nous livrions. Et je pensais que ce serait peut-être
mieux… pour moi aussi.
La voix d’Asterin se brisa sur ces derniers mots. Manon n’osa pas
regarder sa cousine.
– L’accouchement a été difficile et douloureux. J’ai cru que c’était
parce que ma fille était une force de la nature, une vraie Bec-Noir. Et j’avais
beau hurler et saigner, j’en étais fière. J’étais si fière d’elle…
Quand elle se tut, Manon parvint enfin à la regarder.
Des larmes roulaient sur le visage d’Asterin, brillantes dans la lumière
du soleil. Elle ferma les yeux.
– Elle était mort-née, chuchota-t-elle. J’ai attendu son premier cri, mais
je n’ai entendu que le silence. Le silence, et puis ta grand-mère…, dit-elle
en rouvrant les yeux. Ta grand-mère m’a frappée. Elle m’a battue. Tout ce
que je voulais, c’était voir mon enfant, mais elle a donné l’ordre de la
brûler. Elle a refusé de me laisser la voir. Elle m’a dit que j’étais une honte
pour toutes les sorcières qui m’avaient précédée parce que j’avais donné
naissance à un enfant déficient. J’avais déshonoré les Becs-Noirs. Je l’avais
déçue. Elle hurlait, hurlait, et quand je me suis mise à pleurer, elle…
Manon ne savait plus où poser les yeux ni quoi faire de ses mains.
Accoucher d’un enfant mort-né était l’épreuve la plus douloureuse
qu’une sorcière pût affronter, mais c’était aussi la pire des hontes. Mais
l’idée que sa grand-mère…
Asterin déboutonna sa veste et la jeta sur l’herbe. Elle ôta sa chemise,
puis celle de dessous et sa peau dorée et ses seins opulents resplendirent au
soleil. Quand elle se tourna vers elle, Manon tomba à genoux dans l’herbe.
Le mot était grossièrement marqué au fer rouge sur son ventre :
IMPURE.
– Elle m’a marquée, reprit Asterin. Avec un fer chauffé à blanc dans
les flammes où mon enfant brûlait, et elle a appliqué elle-même chaque
lettre sur mon ventre. Elle m’a dit qu’il était hors de question que je
conçoive de nouveau une Bec-Noir et que dès qu’ils verraient ce mot sur
mon ventre, les hommes détaleraient.
Quatre-vingts ans… Elle avait dissimulé ce secret pendant quatre-
vingts ans. Manon l’avait pourtant vue nue… Non… Plus depuis plusieurs
décennies, quand elles étaient encore de toutes jeunes sorcières…
– J’avais trop honte pour en parler à quiconque, reprit Asterin. Sorrel
et Vesta sont les seules à le savoir. Sorrel était dans la chambre lorsque j’ai
accouché. Elle m’a défendue. Elle a supplié ta grand-mère de m’épargner.
Ta grand-mère lui a brisé un bras et l’a chassée de la pièce. Mais quand la
Matrone m’a jetée dehors, dans la neige, en m’ordonnant de me traîner
ailleurs pour y mourir, Sorrel m’a retrouvée. Elle a prévenu Vesta et elles
m’ont conduite à son repaire dans les montagnes où elles ont pris soin de
moi pendant les mois durant lesquels… j’étais incapable de me lever le
matin. Mais un jour, à mon réveil, j’ai décidé de me battre.
Je me suis entraînée. J’ai pris soin de mon corps. Je suis devenue forte,
plus forte qu’autrefois. Et j’ai cessé de penser à ce qui m’était arrivé. Un
mois plus tard, je suis partie chasser les Crochan et je suis rentrée au fort
des Becs-Noirs avec les cœurs de trois d’entre elles. Si ta grand-mère a été
surprise de me revoir, elle n’en a rien laissé paraître. Le soir de mon retour,
tu étais là. Tu as bu en mon honneur et déclaré que tu étais fière de m’avoir
pour seconde.
Manon, toujours à genoux sur la terre humide qui détrempait son
pantalon, regardait fixement la hideuse brûlure.
– Je ne suis jamais retournée auprès du chasseur. J’aurais été incapable
de lui expliquer la marque sur mon ventre, de lui parler de ta grand-mère ou
de lui faire des excuses. J’avais peur qu’il ne me traite comme ta grand-
mère l’avait fait. Je ne l’ai donc jamais revu, dit Asterin, et ses lèvres
frémirent. J’ai survolé son chalet tous les deux ou trois ans, juste… juste
pour l’apercevoir, poursuivit-elle en essuyant son visage. Il ne s’est jamais
marié. Et même des dizaines d’années plus tard, je le voyais parfois assis
devant chez lui comme s’il attendait quelqu’un.
Manon sentit quelque chose se briser et se recroqueviller
douloureusement dans sa poitrine.
Asterin s’assit au milieu des fleurs et se rhabilla. Elle pleurait en
silence, mais Manon hésitait à tendre la main pour la toucher. Elle ne savait
pas réconforter et apaiser.
– Ensuite, rien n’a plus vraiment compté pour moi, reprit enfin
Asterin. Je ne faisais plus que m’amuser ou rechercher des sensations
fortes, et plus rien ne m’effrayait.
Cette sauvagerie et cette férocité indomptables d’Asterin n’étaient
donc pas nées de sa liberté, mais d’un désespoir si absolu que seule une vie
violente et haute en couleur pouvait le vaincre.
– J’ai décidé de consacrer mon existence à ma fonction de seconde,
poursuivit Asterin en finissant de boutonner sa veste. À ton service. Au tien
et pas à celui de ta grand-mère, car j’étais certaine qu’elle ne t’avait pas
dissimulé sans raison ce qui m’était arrivé : elle savait que tu m’aurais
protégée. Elle avait deviné quelque chose en toi qui lui faisait peur… et
cette chose valait la peine que je patiente et que je te serve.
Le jour où Abraxos avait réussi la traversée de l’Oméga, les Treize
avaient paru prêtes à se battre pour Manon si sa grand-mère avait donné
l’ordre de la tuer…
Le regard d’Asterin rencontra le sien.
– Sorrel, Vesta et moi savons depuis longtemps ce dont ta grand-mère
est capable. Nous ne t’avons jamais rien dit car nous avions peur que cela
ne te mette en danger. Le jour où tu as sauvé Petrah au lieu de la laisser
tomber dans le vide… Nous avons compris comme toi pourquoi ta grand-
mère voulait que tu tues cette Crochan.
Asterin secoua la tête.
– Je t’en supplie, Manon, ne laisse pas ta grand-mère et ces hommes
transformer nos sorcières en ventres à féconder. Ne les laisse pas
transformer nos enfants en monstres. Et ce qu’ils ont déjà fait… aide-moi à
le défaire, je t’en supplie…
Manon déglutit, la gorge serrée.
– Si nous les défions, ils nous traqueront et nous tueront, objecta-t-elle.
– Je sais. Nous le savons toutes. C’était ce que nous voulions te dire
l’autre soir.
Manon regarda la chemise de sa cousine comme si elle pouvait voir la
marque au fer rouge à travers l’étoffe.
– C’est pour cette raison que tu as réagi aussi violemment l’autre jour,
dit-elle enfin.
– Je ne suis pas stupide au point de nier que j’ai un faible pour les
enfants de sorcières.
Manon comprit à cet instant pourquoi sa grand-mère manœuvrait
depuis plusieurs décennies pour faire rétrograder Asterin dans la hiérarchie
des Treize.
– Je ne pense pas que ce soit une faiblesse, déclara-t-elle en regardant
par-dessus son épaule Abraxos qui humait les fleurs sauvages. À partir de
maintenant, tu es de nouveau ma seconde.
Asterin inclina la tête.
– Je suis désolée de m’être conduite comme je l’ai fait avec toi,
Manon, dit-elle.
– Tu n’as aucune raison d’être désolée. Ma grand-mère a-t-elle
maltraité d’autres sorcières ?
– Pas chez les Treize, mais dans d’autres ordres. La plupart de celles
qu’elle a bannies se sont laissées mourir.
Manon n’en avait jamais rien su. On lui avait donc purement et
simplement menti.
Elle regarda vers l’ouest par-delà les montagnes. Elide avait parlé
d’espoir. L’espoir d’un avenir meilleur et d’un foyer.
Pas l’obéissance, la brutalité et la discipline, mais l’espoir.
– Nous devrons prendre nos précautions, dit-elle.
Asterin cilla et les taches d’or dans ses iris noirs scintillèrent.
– Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle.
– Quelque chose de vraiment stupide, je crois.
Chapitre 64

ROWAN NE GARDAIT presque aucun souvenir de l’éprouvant trajet de


retour jusqu’à Rifthold. Quand ils eurent franchi à la dérobée les remparts
de la ville et traversé le dédale de ruelles menant à l’entrepôt, il était si
épuisé qu’à peine étendu sur son lit, il sombra dans l’inconscience.
Quand il se réveilla cette nuit-là – ou était-ce la suivante ? – Aelin et
Aedion étaient assis à côté du lit et parlaient.
– Le solstice aura lieu dans six jours. Il faut que tout soit prêt d’ici là,
disait-elle à son cousin.
– Et tu vas te contenter de demander à Ress et à Brullo de laisser une
porte de derrière entrouverte afin que vous puissiez vous introduire dans le
palais ?
– Bien sûr que non, ne sois pas stupide. J’entrerai par la porte de
devant.
Elle le ferait, pas de doute là-dessus. Rowan poussa un grondement. Sa
langue était sèche et lourde.
Elle se tourna vers lui et s’étendit presque en travers du lit.
– Comment te sens-tu ? demanda-t-elle en passant une main sur son
front pour voir s’il avait la fièvre. Plutôt bien, on dirait.
– Ça va, grommela-t-il.
Il avait mal au bras et à l’épaule, mais il avait déjà enduré bien pire.
C’était surtout la perte de sang qui l’avait affaibli. Il n’en avait jamais perdu
autant, aussi vite du moins. Sans doute parce qu’il avait toujours eu sa
magie jusqu’à présent. Il scruta le visage d’Aelin. Elle était pâle et ses traits
étaient tirés, elle avait un bleu à la pommette et quatre éraflures au cou.
Il allait massacrer cette sorcière…
Quand il le dit à Aelin, elle sourit.
– Si tu as des envies de meurtre, c’est que tu dois aller mieux,
commenta-t-elle, mais sa voix tremblait et ses yeux étaient brillants.
Il tendit son bras valide, saisit sa main et la serra.
– Ne refais plus jamais ça, je t’en prie, murmura-t-elle.
– D’accord. La prochaine fois, je leur demanderai de ne pas nous
cribler de flèches.
Elle serra les lèvres et posa la tête sur le bras valide du guerrier. Il
ressentit un élancement douloureux quand il leva l’autre bras pour caresser
ses cheveux. Ils étaient poisseux de sang et de boue. Elle ne s’était pas
souciée de prendre un bain.
Aedion s’éclaircit la gorge.
– Nous réfléchissions à un plan pour libérer la magie et éliminer le roi
et Dorian, annonça-t-il.
– Racontez-moi ça demain, s’il vous plaît, répondit Rowan qui sentait
déjà poindre une migraine.
Il était épuisé rien qu’à l’idée de devoir leur expliquer qu’à chaque fois
qu’il avait vu user de feu d’enfer, ses ravages avaient dépassé toutes les
prévisions. Dieux tout-puissants, il se sentait si faible sans ses pouvoirs… Il
admirait vraiment les mortels de réussir à survivre sans magie.
Quand Aedion bâilla et prit congé, Rowan songea qu’il était le pire des
comédiens qu’il ait jamais vu.
– Aedion, appela-t-il, et le général s’arrêta sur le seuil. Merci.
– Pas de quoi, vieux frère, répondit Aedion avant de sortir.
Aelin les regardait avec une moue.
– Qu’y a-t-il ? demanda Rowan.
– Tu es trop gentil quand tu es blessé : c’est plutôt inquiétant, répondit-
elle.
Mais c’était lui qui s’était senti désemparé en voyant des larmes briller
dans ses yeux. S’il avait pu utiliser sa magie, ces sorcières auraient été
réduites en cendres dès que cette flèche l’avait atteint.
– Va prendre un bain, grommela-t-il. Je ne veux pas dormir à côté de
toi tant que tu seras couverte de sang de sorcière.
Elle examina la terre et le sang bleu sous ses ongles.
– Je les ai pourtant nettoyés dix fois !
Elle se leva.
– Pourquoi l’as-tu secourue ? demanda Rowan.
Elle passa une main dans ses cheveux et la manche de sa chemise
glissa, dévoilant le pansement de son avant-bras. Il n’avait pas remarqué
cette blessure. Il réprima son envie de l’examiner et d’attirer Aelin à lui.
– Parce que Asterin, la sorcière aux cheveux dorés, a hurlé le nom de
Manon exactement comme j’ai hurlé le tien quand tu as été blessé, répondit-
elle.
Rowan se figea. Sa reine regardait fixement le sol, comme perdue dans
le souvenir de cet instant.
– Comment pourrais-je tuer quelqu’un qui est tout pour quelqu’un
d’autre, même si c’est mon ennemie ? reprit Aelin avec un haussement
d’épaules. J’ai cru que tu allais mourir et j’ai eu comme le pressentiment
que, si je l’abandonnais par vengeance, ça te porterait malheur. Et puis,
ricana-t-elle, une chute dans un ravin aurait été une mort plutôt minable
pour une combattante de sa valeur.
Rowan sourit en la buvant des yeux : malgré son visage pâle et grave,
ses vêtements sales et ses blessures, elle se tenait droite, le menton haut.
– Tu me rends fier de te servir, dit-il.
– Je sais, je sais, répliqua-t-elle avec un sourire effronté, mais ses yeux
brillaient de larmes.

– Tu as vraiment une sale gueule, lança Lysandra à Aelin. Oh, pardon,


ajouta-t-elle en se rappelant la présence d’Evangeline qui la regardait, les
yeux écarquillés.
Evangeline replia sa serviette sur ses genoux en petite princesse bien
élevée.
– Tu m’as toujours dit de ne jamais employer ce genre de mots, et
voilà que tu le fais, observa-t-elle.
– Je peux le faire parce que je suis plus vieille que toi et parce que je
sais quand je dois les employer, répliqua Lysandra tandis qu’Aelin réprimait
un sourire. Et je peux te dire que notre amie a vraiment une sale gueule
aujourd’hui.
Evangeline leva les yeux vers Aelin. Ses cheveux d’or rouge
flamboyaient dans le soleil du matin.
– Le matin, tu as une tête encore plus épouvantable que la sienne,
Lysandra, déclara-t-elle.
Aelin se retint de justesse d’éclater de rire.
– Fais attention, Lysandra : tu as une vraie petite diablesse sur les bras,
commenta-t-elle.
Lysandra adressa un regard noir à sa protégée.
– Si tu as fini tes tartelettes, Evangeline, lave ton assiette, monte sur le
toit et va casser les pieds à Aedion et Rowan, ordonna-t-elle.
– Fais attention avec Rowan, il n’est pas encore rétabli, recommanda
Aelin. Mais ne le lui fais pas sentir : ça énerve les hommes qu’on soit trop
aux petits soins pour eux.
Evangeline se dirigea vers la porte avec une lueur malicieuse dans les
yeux.
– Elle te donnera du fil à retordre dans quelques années, observa Aelin
quand elle fut sûre qu’elle était montée sur le toit.
Lysandra poussa un grognement.
– Tu crois peut-être que je ne le sais pas ? À onze ans, c’est déjà un
vrai tyran : ce sont des « pourquoi » à n’en plus finir, et des « non, je n’en ai
pas envie », et des « je ne vois pas pourquoi je devrais suivre tes conseils
bien intentionnés, Lysandra ».
– Un tyran courageux. Je crois que peu d’enfants de onze ans auraient
volé à ton secours comme elle l’a fait, déclara Aelin en regardant le visage
de Lysandra, qui avait désenflé, mais était encore couvert de contusions et
d’éraflures. Et je crois que peu de filles de dix-neuf ans se seraient battues
comme tu l’as fait pour la protéger. Je suis désolée de ce qui t’est arrivé,
même si c’est Arobyn qui a tout manigancé.
– Tu es venue à mon secours, répondit Lysandra si bas que sa voix était
à peine plus qu’un souffle. Vous êtes tous venus à mon secours.
Elle avait raconté à Nesryn et à Chaol la nuit qu’elle avait passée
enfermée dans un cachot souterrain. Elle n’en avait gardé qu’un vague
souvenir, car on l’avait bâillonnée et on lui avait bandé les yeux. Le pire
pour elle avait été la peur de se retrouver avec un anneau en pierre de Wyrd
au doigt – la terreur qu’elle avait ressentie cette nuit-là la hanterait
probablement longtemps.
– Tu ne croyais pas que nous viendrions ? demanda Aelin.
– Je n’ai jamais eu d’amis qui se souciaient vraiment de moi à part
Sam et Wesley. La plupart des gens que je connais n’auraient rien fait pour
m’aider, parce qu’à leurs yeux je ne suis qu’une putain de plus.
– J’ai réfléchi à ça, justement.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
Aelin plongea la main dans sa poche et en tira une feuille de papier
pliée qu’elle poussa sur la table vers Lysandra.
– C’est pour toi et pour Evangeline, dit-elle.
– Nous n’avons pas besoin de…, commença Lysandra, mais son regard
tomba sur le sceau de cire noire représentant un serpent, l’emblème de
Clarisse. Qu’est-ce que c’est ?
– Ouvre-la.
Lysandra regarda Aelin, rompit le sceau et lut :
– « Moi, Clarisse Du Vency, déclare par la présente que Lysandra et
Evangeline se sont acquittées de toutes leurs dettes envers moi. Elles
pourront recevoir le tatouage attestant de leur libération à la date qui leur
conviendra. »
Le papier lui glissa des mains, tomba sur la table et elle leva les yeux
vers Aelin.
– Ça me rend furieuse que tu sois aussi belle même quand tu pleures,
persifla Aelin.
– Sais-tu combien d’argent… ?
– Tu croyais peut-être que je tolérerais que tu restes son esclave ?
– Je ne… je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas comment te
remercier…
– Tu n’as pas à le faire.
Lysandra enfouit son visage dans ses mains et sanglota.
– Si tu préférais te sacrifier noblement pendant dix ans de plus, je suis
désolée, ironisa Aelin tandis que Lysandra pleurait de plus belle. Mais tu
dois comprendre que pour rien au monde je ne serais partie sans…
– Tais-toi, Aelin, murmura Lysandra d’une voix étouffée. Tais-toi, je
t’en prie.
Quand elle baissa ses mains, son visage était rouge et bouffi.
Aelin poussa un soupir.
– Les dieux soient loués, tu peux vraiment être affreuse quand tu
pleures.
Lysandra éclata de rire.

Manon et Asterin passèrent la nuit et la journée du lendemain dans les


montagnes. Elles chassèrent des chèvres sauvages dont elles firent rôtir la
viande le soir au-dessus d’un feu en réfléchissant et en bâtissant des plans.
Quand Manon s’assoupit enfin, blottie contre Abraxos sous les étoiles,
elle se sentait plus sereine qu’elle ne l’avait été depuis des mois. Et
pourtant, quelque chose la tracassait, la poursuivant jusque dans son
sommeil.
À son réveil, elle savait ce que c’était : un fil détaché du métier de la
déesse aux Trois Visages.
– Prête ? demanda Asterin avec un sourire en enfourchant son wyvern
bleu pâle.
Manon n’avait jamais vu un tel sourire sur son visage auparavant. Elle
se demanda si d’autres l’avaient vu et si elle-même avait déjà souri ainsi.
Elle tourna les yeux vers le nord.
– Il y a quelque chose que je dois faire, dit-elle.
Quand elle lui expliqua de quoi il s’agissait, Asterin déclara aussitôt
qu’elle l’accompagnerait.
Elles s’arrêtèrent à Morath le temps de se ravitailler et d’expliquer leur
plan dans ses grandes lignes à Sorrel et à Vesta. Elles leur donnèrent pour
consigne d’informer le duc que Manon avait été convoquée par les Becs-
Noirs et serait absente quelques jours.
Une heure plus tard, elles volaient au-dessus des nuages pour ne pas se
faire repérer.
Alors qu’elles s’éloignaient, Manon aurait été incapable d’expliquer
pourquoi elle sentait ce fil la tirer en avant sans relâche et pourquoi cet
appel était aussi urgent, mais elle poursuivit son chemin à une allure d’enfer
vers Rifthold.

Cela faisait quatre jours qu’Elide était enfermée dans ce cachot glacial
et puant.
Elle avait si froid qu’elle pouvait à peine dormir et la nourriture qu’on
lui jetait était presque immangeable. La peur la maintenait en alerte, la
poussait à presser la porte, à observer les gardes qui l’ouvraient et le couloir
qu’elle entrevoyait derrière eux. Mais elle ne découvrit rien d’utile.
Quatre jours avaient passé et ni Manon ni aucune des Becs-Noirs
n’était venue à son secours.
Elle ignorait pourquoi elle avait cru qu’elles le feraient. Après tout,
Manon l’avait forcée à aller voir ce qu’il se passait dans cette chambre
souterraine.
Elle s’efforçait de ne pas penser à ce qui l’attendait, mais sans grand
succès. Elle se demandait si quelqu’un se rappellerait son nom après sa
mort et s’il serait gravé quelque part.
Elle connaissait déjà la réponse. Et elle savait que personne ne
viendrait la sauver.
Chapitre 65

ROWAN ÉTAIT PLUS FATIGUÉ qu’il était prêt à l’admettre devant Aelin et
Aedion. Dans l’effervescence des préparatifs, il avait à peine pu passer un
instant seul avec sa reine. Il lui avait fallu deux jours de repos pour se
rétablir et pouvoir reprendre son entraînement habituel.
Après sa routine du soir, il était si éreinté qu’il s’endormait avant
qu’Aelin ait fini sa toilette. Il avait décidément sous-estimé l’endurance des
mortels.
Quel soulagement sans nom ce serait de recouvrer sa magie… si leurs
plans réussissaient. Comme ils useraient de feu d’enfer, tout pourrait très
mal tourner. Chaol n’avait encore pu voir ni Ress ni Brullo, mais il leur
envoyait des messages chaque jour. L’ennui, c’était que plus de la moitié
des rebelles avaient fui quand des renforts de soldats Valg avaient afflué à
Rifthold. On exécutait maintenant trois condamnés par jour : à l’aube, à
midi et au crépuscule. C’étaient d’anciens détenteurs de magie, des rebelles
ou des personnes soupçonnées de sympathiser avec les rebelles. Chaol et
Nesryn parvenaient encore à en sauver certains. On entendait désormais les
croassements de corbeaux dans toutes les rues de la ville.
Une odeur de mâle tira Rowan de son sommeil. Il saisit son poignard
dissimulé sous son oreiller et s’assit lentement.
À côté de lui, Aelin dormait. Sa respiration était profonde et régulière.
Elle portait encore l’une des chemises de son carranam. Une part primitive
de lui poussa un grondement de satisfaction en la voyant imprégnée de son
odeur.
Il se leva souplement et scruta la pièce, son poignard à la main.
Cette odeur venait de l’extérieur et s’insinuait dans la chambre.
Rowan s’approcha de la fenêtre et regarda au-dehors. Personne dans la
rue ni sur les toits des bâtiments alentour.
Lorcan ne pouvait donc être que sur le toit de l’entrepôt.

Son ancien commandant l’attendait, les bras croisés sur sa large


poitrine. Il examina Rowan d’un air renfrogné, et son regard s’arrêta sur ses
bandages et son torse nu.
– Dois-je te remercier d’avoir passé un pantalon ? demanda-t-il d’une
voix à peine plus forte que le vent nocturne.
– Je ne voulais pas que tu aies l’impression qu’il te manque quelque
chose, répliqua Rowan en s’adossant à la porte du toit.
Lorcan étouffa un éclat de rire.
– Est-ce ta reine qui t’a griffé ou ces blessures viennent-elles des bêtes
qu’elle a lâchées sur moi ?
– Je me demandais qui l’emporterait, de toi ou des chiens de Wyrd.
– Je les ai tous massacrés, lança Lorcan en découvrant les dents.
– Que fais-tu ici, Lorcan ?
– Tu crois peut-être que j’ignore que l’héritière de Mala la
pourvoyeuse de feu prévoit quelque chose pour le solstice d’été dans deux
jours ? Avez-vous réfléchi à ma proposition ?
C’était une question perfide pour le pousser à dévoiler ce que Lorcan
ne faisait que soupçonner.
– Je ne crois pas qu’elle prévoie quoi que ce soit, à part boire le
premier vin d’été et me casser les pieds, répondit Rowan.
– Pourquoi le capitaine essaie-t-il donc d’organiser une réunion avec
des gardes du château ?
– Comment suis-je censé être au courant de tout ce qu’il fait ? Il veut
peut-être revoir ses anciens amis. Après tout, il a autrefois servi le roi.
– Assassins, putains, traîtres… quelles bonnes fréquentations tu as ces
derniers temps, Rowan…
– C’est toujours mieux que d’être un chien tenu en laisse par une
folle…
– C’est vraiment ce que tu pensais de nous pendant toutes ces années
où nous avons travaillé, pris notre plaisir avec des femmes et tué des
hommes ensemble ? Je ne t’ai jamais entendu te plaindre en ce temps-là.
– Je ne voyais aucune raison de me plaindre : j’étais aussi aveugle que
toi.
– Mais, un beau jour, une princesse au caractère de feu a fait irruption
dans ta vie, et tu as décidé de changer pour elle, c’est ça ? demanda Lorcan
avec un sourire cruel. Lui as-tu parlé de Sollemere ?
– Elle sait tout.
– Voyez-vous ça… Je suppose que vu son passé, elle peut se montrer
compréhensive vis-à-vis des atrocités que tu as commises au service de
notre reine.
– De ta reine. Qu’est-ce qui te hérisse à ce point chez Aelin, Lorcan ?
Est-ce parce qu’elle n’a pas peur de toi ou parce que je t’ai abandonné pour
la suivre ?
Lorcan ricana.
– Quels que soient vos projets, ils échoueront et vous mourrez tous,
déclara-t-il.
– Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua Rowan, mais il savait que
c’était plus que probable.
– Je mérite mieux que ces foutaises que tu me sers.
– Fais attention, Lorcan : on pourrait presque croire que tu t’intéresses
à quelqu’un d’autre que toi-même.
Lorcan était un bâtard abandonné encore enfant dans les rues
malfamées de Doranelle. Il avait cessé de se soucier de quiconque plusieurs
siècles avant la naissance de Rowan. Mais ce dernier ne ressentait aucune
pitié pour lui, car Lorcan avait été béni dans tous les autres domaines par
Hellas en personne.
Lorcan cracha sur le toit.
– J’allais te proposer de ramener ton corps afin que tu sois enterré au
côté de Lyria quand j’en aurai fini avec ces clefs de Wyrd, mais je préfère te
laisser pourrir ici avec le cadavre de ta jolie petite princesse, lança-t-il.
Rowan s’efforça d’ignorer ce coup bas et de ne pas penser à la tombe
au sommet de sa montagne.
– C’est une menace ? demanda-t-il.
– Pourquoi me donnerais-je cette peine ? Si vous mijotez vraiment
quelque chose, je n’aurai pas besoin de la tuer : elle ira d’elle-même à la
mort. Peut-être que le roi lui passera l’un de ses colliers, comme à son fils.
Cette idée donna la nausée à Rowan.
– Surveille tes paroles, Lorcan, gronda-t-il.
– Je parie que Maeve serait prête à offrir une belle récompense pour sa
capture. Et si jamais elle met la main sur cette clef de Wyrd… tu peux
imaginer aussi bien que moi l’usage qu’elle en fera.
Si Maeve voulait Aelin vivante pour la réduire en esclavage, la
situation était encore pire que tout ce qu’il avait pu imaginer. Maeve
tiendrait dans une main une arme au pouvoir sans limites, et dans l’autre,
l’héritière de Mala la pourvoyeuse de feu. Plus rien ne pourrait l’arrêter.
Lorcan lut son hésitation et ses doutes sur son visage. De l’or scintilla
dans sa main.
– Tu me connais, prince, reprit-il. Tu sais que moi seul suis capable de
retrouver et de détruire ces clefs. Ta reine peut affronter l’armée qui
s’amasse dans le Sud… laisse-moi rechercher ces clefs.
Lorcan lui tendit l’anneau qui étincelait au clair de lune.
– Quels que soient ses projets, ta reine aura besoin de cet anneau. Sans
lui, tu peux d’ores et déjà lui faire tes adieux, comme à Lyria, poursuivit
Lorcan, dont les yeux brillaient comme des éclats de glace noire.
– Jure-le, gronda Rowan en contenant sa fureur.
Lorcan sourit. Il savait qu’il avait remporté la partie.
– Jure-moi que cet anneau immunise celui qui le porte contre le
pouvoir des Valg, et je te donnerai ceci, dit Rowan en tirant l’amulette
d’Orynth de sa poche.
Lorcan n’avait plus d’yeux que pour l’amulette et son aura
surnaturelle.
La lame d’un poignard étincela un instant et l’odeur de son sang
imprégna l’air. Il serra le poing et le brandit.
– Je jure sur mon sang et sur mon honneur que je ne te trompe pas sur
le pouvoir de cet anneau, déclara-t-il.
Rowan regarda le sang goutter sur le toit.
Lorcan était peut-être un fumier, mais Rowan ne l’avait jamais vu
rompre un serment. Il n’avait qu’une parole et seule cette parole avait de la
valeur à ses yeux.
Tous deux s’avancèrent en même temps pour lancer, l’un l’amulette,
l’autre l’anneau. Rowan saisit l’anneau et l’empocha prestement, mais
Lorcan resta immobile, les yeux fixés sur l’amulette entre ses mains.
Rowan l’observait en faisant tout pour dissimuler son appréhension.
Lorcan passa l’amulette à son cou et l’enfouit sous sa tunique.
– Vous mourrez tous, soit en exécutant votre plan, soit au cours de la
guerre qui s’ensuivra, dit-il.
– Si tu détruis ces clefs, il n’y aura peut-être pas de guerre, répondit
Rowan, mais il savait que c’était se bercer d’illusions.
– Oh, il y aura une guerre, c’est certain. Il est trop tard pour l’éviter.
C’est bien dommage pour vous, mais cet anneau n’empêchera pas vos têtes
de finir au bout d’une pique sur les remparts du château.
Cette image s’imposa à Rowan. Elle était d’autant plus frappante qu’il
avait vu nombre de têtes exposées ainsi et qu’il avait lui-même tranché
certaines d’entre elles.
– Que t’est-il arrivé, Lorcan ? Que s’est-il donc passé dans ta
misérable existence, pour que tu sois devenu ce que tu es aujourd’hui ? Tu
vaux pourtant mieux que ça.
– Vraiment ? Je sers toujours ma reine, même si elle ne le voit pas. Qui
l’a abandonnée dès qu’une jolie petite mortelle lui a ouvert ses cuisses… ?
– ASSEZ !
Mais Lorcan avait disparu.
Rowan attendit quelques minutes avant de redescendre.
Quand il entra dans la chambre, Aelin était encore au lit, mais
réveillée. Les fenêtres étaient fermées, les rideaux tirés et le foyer noir de
suie.
– Eh bien ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible dans le
bruissement des couvertures tandis qu’il s’installait dans le lit à côté d’elle.
Ses yeux perçants de prédateur nocturne discernèrent la paume striée
de cicatrices qu’elle lui tendait et il y laissa tomber l’anneau. Elle le passa à
son pouce, agita les doigts et fronça les sourcils quand il ne se passa rien.
Le rire de Rowan mourut dans sa gorge.
– Lorcan sera fou de rage quand il ouvrira l’amulette, y trouvera
l’anneau de l’officier Valg et comprendra que nous lui avons remis une
copie, murmura Aelin alors qu’étendus sur le lit ils se regardaient dans les
yeux.

Le démon abattit les dernières barrières séparant son âme de la sienne


comme si elles étaient en papier, jusqu’au moment où il n’en resta plus
qu’une, la fragile coquille de son moi.
Il ne se souvenait pas de s’être réveillé, d’avoir dormi ou mangé. En
réalité, les moments où il était présent et regardait le monde par ses propres
yeux étaient devenus rares. Il ne refaisait surface que lorsque le démon
buvait la substance vitale des prisonniers dans les cachots et lui permettait
d’en faire autant.
Quel que fût le contrôle qu’il avait réussi à exercer sur son propre
corps ce jour-là…
Quel jour ?
Aussi loin que remontaient ses souvenirs le démon avait toujours été
en lui.
Et pourtant…
Manon.
Ce nom…
Ne pense pas à cette fille. Ne pense pas à elle.
Le démon haïssait ce nom.
Manon.
Assez ! Nous ne parlons jamais des descendants de nos rois.
De qui ?
C’est bien.

– Prêt pour demain ? demanda Aelin à Chaol alors qu’ils se tenaient


sur le toit de son appartement, les yeux fixés sur le château de verre. Dans
la lumière du couchant qui le teintait d’or, d’orange et de rubis, il paraissait
déjà en feu. Chaol priait pour que cette illusion d’incendie ne devienne
jamais une réalité, mais…
– Aussi prêt que je peux l’être, répondit-il.
Il était venu pour passer une dernière fois leur plan en revue avant le
lendemain et il avait dû dissimuler de son mieux son incertitude et sa
méfiance à son arrivée, quelques minutes plus tôt, lorsque Aelin lui avait
demandé de la suivre sur le toit. Seul.
Elle portait une ample chemise blanche rentrée dans un pantalon
marron ajusté. Ses cheveux étaient dénoués et elle était pieds nus. Il se
demanda ce que ses sujets penseraient d’une reine qui se promenait pieds
nus.
Aelin s’accouda sur le rebord du toit et croisa les chevilles.
– Tu sais que je ne risquerai aucune vie à moins que ce ne soit
absolument nécessaire, dit-elle abruptement.
– Je sais. Je te fais confiance.
Elle cilla et il eut soudain honte devant la stupéfaction qu’il lut sur son
visage.
– Est-ce que tu regrettes d’avoir sacrifié ta liberté pour m’envoyer à
Wendlyn ? demanda-t-elle.
– Non, répondit-il, surpris de découvrir que c’était vrai.
Indépendamment de tout ce qui s’est passé entre nous, j’étais stupide de
servir le roi. J’aime à penser que même sans ce qui est arrivé, je serais parti
tôt ou tard.
Il voulait qu’elle le sache. Il avait ressenti le besoin de le lui dire
depuis son retour à Rifthold.
– Avec moi, dit-elle d’une voix rauque. Tu serais parti avec moi…
quand je n’étais que Keleana.
– Tu n’as jamais été seulement Keleana et je crois qu’au fond de toi, tu
le savais, même avant tout ce qui est arrivé. Je l’ai finalement compris.
Elle l’observa avec des yeux qui semblaient bien plus âgés que ceux
d’une jeune fille de dix-neuf ans.
– Tu n’as pas changé. Tu es resté celui que tu étais avant de rompre ton
serment envers ton père, dit-elle.
Il se demanda un instant s’il devait se sentir insulté. Et puis il se rendit
compte que, même si elle avait voulu le blesser, après tout ce qu’il avait dit
et fait, il le méritait sûrement.
– Peut-être que je ne veux plus être cet homme, répondit-il.
À cause de sa conception stupide de la loyauté, cet homme, cet
incapable, avait tout perdu : son ami, la femme qu’il aimait, sa fonction, son
honneur. Et il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.
– Je suis navré, dit-il. Pour Nehemia… pour tout.
Mais ses excuses ne suffisaient pas et ne suffiraient jamais.
Elle lui adressa un sourire sans joie et son regard s’arrêta sur la mince
cicatrice qui barrait sa joue.
– Je suis navrée de t’avoir lacéré le visage et d’avoir essayé de te tuer,
déclara-t-elle avant de se tourner à nouveau vers le château de verre. C’est
toujours une épreuve pour moi de me rappeler ce qui est arrivé cet hiver.
Mais je te suis reconnaissante de m’avoir envoyée à Wendlyn et d’avoir
conclu ce marché avec ton père.
Elle ferma les yeux et inspira. Quand elle les rouvrit, le couchant leur
donna l’éclat de l’or en fusion. Chaol rassembla tout son courage.
– Ce que toi et moi avons vécu ensemble comptait beaucoup pour moi,
reprit-elle. Et ton amitié avait encore plus de valeur à mes yeux. Je ne t’ai
jamais révélé qui j’étais parce que j’étais incapable d’affronter cette vérité.
Ce jour-là, sur le quai, avant mon départ pour Wendlyn, je t’ai dit que ce
serait toujours toi que je choisirais. Je suis désolée si cela a pu te faire croire
que je reviendrais et que tout serait de nouveau comme avant. Les choses
ont changé. J’ai changé.
Cela faisait des semaines, des mois, qu’il attendait cette conversation
et il avait cru qu’il hurlerait, qu’il marcherait de long en large comme un
fauve en cage ou qu’il la ferait taire. Mais il ne ressentait qu’un calme
serein et profond.
– Tu mérites d’être heureuse, répondit-il simplement, et il était sincère.
Elle méritait la joie qu’il lisait si souvent sur son visage quand Rowan
était près d’elle, ses fous rires avec Aedion, le réconfort et les taquineries de
Lysandra. Elle méritait le bonheur, peut-être plus que n’importe qui.
Elle regarda par-dessus l’épaule de Chaol la silhouette de Nesryn qui
attendait depuis quelques minutes devant la porte.
– Toi aussi, Chaol, dit-elle.
– Tu sais qu’elle et moi ne sommes pas…
– Je sais, mais vous devriez. Faliq… Nesryn est quelqu’un de bien.
Elle mérite quelqu’un comme toi, et réciproquement.
– En supposant que je compte un tant soit peu pour elle.
– C’est le cas, affirma Aelin sans la moindre hésitation.
Chaol regarda de nouveau Nesryn, qui contemplait le fleuve. Il
esquissa un sourire.
– Je te promets de faire en sorte que ce soit rapide… pour Dorian, dit
soudain Aelin. Il ne sentira rien.
Il en eut le souffle coupé.
– Merci. Mais… si je te demandais…
Il fut incapable d’achever sa phrase.
– Si tu veux le faire, je te laisserai t’en charger. La décision te revient,
répondit Aelin en caressant l’œil d’Elena dont la pierre bleue brillait dans la
lumière du couchant. Ne regardons plus en arrière, Chaol. Cela n’aide
personne et ne change rien. La seule chose à faire, c’est aller de l’avant.
Son regard laissait entrevoir la reine qu’elle devenait. Il en resta
stupéfait car sous ce regard, il se sentait étrangement jeune tandis qu’elle lui
paraissait désormais bien plus âgée.
– Et si nous ne faisons que souffrir davantage, pour ne connaître au
bout du compte qu’une fin atroce ? demanda-t-il.
Aelin regarda vers le nord comme si elle pouvait voir Terrasen au loin.
– Alors cela voudra dire que tout ne sera pas encore fini pour nous,
répondit-elle.

– Ils ne sont plus que vingt. J’espère donc de tout mon cœur qu’ils
seront prêts demain, dit Chaol à mi-voix alors que Nesryn et lui sortaient
d’une réunion avec les rebelles dans une auberge délabrée proche du port de
pêche. Même à l’intérieur, l’odeur de bière bon marché ne parvenait pas à
noyer la puanteur des entrailles de poisson qui imprégnait les planches en
bois des quais et les mains des marchands attablés dans l’auberge.
– C’est toujours mieux que deux, et ils seront prêts, répondit Nesryn
qui avançait, légère, le long du fleuve.
Les lanternes des barques amarrées le long de la promenade oscillaient
et tanguaient au rythme du courant. Des notes de musique lointaines leur
parvenaient de l’une des belles propriétés donnant sur le fleuve où se
déroulait probablement une fête à la veille du solstice.
Autrefois, Dorian et lui s’étaient rendus à de telles fêtes, et même à
plusieurs en une seule nuit. Il n’y avait jamais pris plaisir, il avait
accompagné Dorian seulement pour veiller sur lui, mais…
Il aurait dû y prendre plaisir. Il aurait dû savourer chaque seconde avec
son ami.
Il n’avait jamais su apprécier les moments paisibles de l’existence.
Mais il refusait de penser à ça, à ce qu’il devrait faire le lendemain, à
tout ce à quoi il devrait dire adieu.
Ils poursuivirent leur chemin en silence jusqu’à ce que Nesryn prenne
une rue latérale pour se diriger vers un petit temple en pierre coincé entre
deux entrepôts d’un marché. La pierre grise du temple était érodée, les
colonnes de l’entrée incrustées de coquillages et de fragments de corail. La
lumière dorée ruisselant de l’intérieur éclairait une salle ronde au centre de
laquelle on n’apercevait qu’une fontaine.
Nesryn monta la volée de marches et jeta une pièce dans le tronc placé
à côté d’un pilier.
– Viens, dit-elle à Chaol.
Et, peut-être parce qu’il ne voulait pas rester seul chez lui à ruminer
sur ce qui l’attendait le lendemain, ou parce qu’une visite à un temple,
même inutile, ne pouvait pas faire de mal, Chaol la suivit.
À cette heure de la journée, le temple du dieu de la Mer était désert. La
petite porte au fond de la salle était cadenassée. Même le prêtre et la
prêtresse étaient allés dormir quelques heures. Ils devraient se réveiller
avant l’aube, quand les marins et les pêcheurs viendraient faire leurs
offrandes, méditer ou demander des bénédictions avant de prendre la mer
dans le soleil levant.
La lueur de deux lanternes taillées dans un corail qui avait pâli au
soleil faisait luire comme la surface de la mer les plaques en nacre du dôme
au-dessus d’elles. Nesryn s’assit sur l’un des quatre bancs disposés le long
des murs incurvés, un pour chacun des points cardinaux.
Elle avait choisi le sud.
– Pour le continent au sud de l’Erilea ? interrogea Chaol en prenant
place à côté d’elle sur le bois lisse.
Elle contemplait la petite fontaine. Le murmure de son eau était le seul
bruit dans la salle.
– Nous nous sommes rendus trois fois dans le Sud, répondit-elle. Deux
fois quand j’étais enfant, pour voir de la famille, la troisième pour enterrer
ma mère. Je l’ai vue regarder vers le sud toute sa vie.
– Je croyais que seul ton père venait de là-bas.
– Oui, mais elle est tombée amoureuse du Sud et elle disait qu’elle s’y
sentait plus chez elle qu’ici. Mais elle a eu beau supplier mon père d’y
retourner, il a toujours refusé.
– Tu aurais préféré qu’il accepte ?
Ses yeux noirs comme la nuit se posèrent sur lui.
– Je ne me suis jamais sentie chez moi nulle part, ni ici ni à Milas
Agia.
– La… la Cité des Dieux, dit-il, se rappelant les cours d’histoire et de
géographie dont on l’avait abreuvé.
On appelait généralement cette ville par son autre nom, Antica. C’était
la plus grande cité du continent méridional, le siège d’un puissant empire,
qui passait pour avoir été bâtie par les dieux. C’était également là qu’on
trouvait le Torre Cesme, les meilleurs guérisseurs humains au monde. Il
ignorait que la famille de Nesryn était originaire de cette ville.
– Où te sentirais-tu chez toi ? demanda-t-il.
Nesryn se pencha, les avant-bras posés sur ses genoux.
– Je n’en sais rien, avoua-t-elle en tournant la tête pour le regarder. Tu
as une idée ?
Tu mérites d’être heureux, lui avait dit Aelin un peu plus tôt cette
même nuit. Il supposait que c’était à la fois une manière de lui présenter ses
excuses et de le pousser dehors.
Il ne voulait plus gaspiller les moments calmes de sa vie.
Il prit la main de Nesryn et se rapprocha d’elle en entrelaçant ses
doigts aux siens. Elle regarda leurs mains, puis se redressa sur son siège.
– Peut-être que quand tout… quand tout sera fini, nous pourrions
essayer de le découvrir… ensemble, dit-il d’une voix rauque.
– Promets-moi…, souffla-t-elle, les lèvres tremblantes.
Ses yeux brillaient comme de l’argent et elle les ferma le temps de se
ressaisir. Nesryn Faliq, émue aux larmes…
– Promets-moi que tu ressortiras vivant de ce château demain, acheva-
t-elle en regardant leurs mains.
Il s’était demandé pourquoi elle l’avait fait venir là. Mais le dieu de la
Mer était également le dieu des Serments.
Il pressa sa main. Elle pressa la sienne en réponse.
Dans la lumière dorée qui se reflétait à la surface du bassin, Chaol
adressa une prière muette au dieu de la Mer.
– Je te le promets, répondit-il.

Allongé sur son lit, Rowan faisait prudemment rouler les muscles de
son épaule gauche. Il ne s’était pas ménagé à l’entraînement ce jour-là et il
était courbaturé. Aelin se préparait pour la nuit dans sa garde-robe,
silencieuse comme elle l’avait été toute la journée et toute la soirée.
Depuis que deux urnes de feu d’enfer étaient cachées à un pâté de
maisons de là, dans un immeuble abandonné, ils retenaient leur souffle. Le
plus petit accident pourrait les réduire en cendres.
Mais Rowan avait fait en sorte qu’Aelin ne soit pas exposée
directement au danger. Le lendemain, ce seraient lui et Aedion qui
transporteraient ces urnes dans le labyrinthe des égouts jusqu’au château.
Aelin avait suivi les chiens de Wyrd jusqu’à leur entrée secrète – qui
menait droit à la tour du château. Et maintenant qu’elle les avait fait
massacrer par Lorcan, Aedion et lui auraient la voie libre pour placer les
urnes, allumer les mèches et s’enfuir aussi vite que leur sang de Fae le leur
permettrait pour échapper à l’explosion.
Ce serait alors au tour d’Aelin et du capitaine. Leur mission était la
plus dangereuse de toutes, d’autant plus qu’ils n’avaient pas pu contacter
leurs alliés au château.
Et Rowan ne serait pas là pour les aider.
Il avait passé le plan en revue avec Aelin une bonne douzaine de fois.
Les risques que la situation tourne mal étaient très élevés, mais elle n’avait
nullement paru nerveuse pendant le dîner. Il la connaissait pourtant assez
pour deviner la tempête qui couvait sous son crâne et la pression qu’elle
devait ressentir.
Il fit à nouveau tourner son épaule, puis entendit des pas légers sur le
tapis.
– J’ai réfléchi, commença-t-il, mais quand son regard se posa sur elle,
il oublia ce qu’il voulait dire et se redressa en sursaut.
Aelin était adossée à la porte de sa garde-robe. Elle portait une
chemise de nuit dorée.
Dorée, comme il le lui avait demandé.
Cette chemise de nuit aurait aussi bien pu être peinte sur elle tant elle
épousait les contours de son corps.
Une flamme vivante… voilà à quoi elle ressemblait. Il ne savait plus
où poser les yeux ni ce qu’il voulait toucher en premier.
– Si mes souvenirs sont bons, fit-elle d’une voix traînante, quelqu’un
voulait me prouver que j’avais tort d’hésiter. Je crois me souvenir qu’il m’a
laissé le choix entre deux possibilités : la parole ou sa langue et ses dents.
– Oh, vraiment ? dit-il d’une voix rauque.
Elle fit un pas vers lui et l’odeur de son désir le frappa.
Il allait réduire cette chemise de nuit en lambeaux.
Il se moquait de l’effet qu’elle produisait dans cette tenue : il voulait
voir et sentir sa peau nue.
– Ôte-toi cette idée de la tête, ordonna-t-elle en avançant vers lui avec
la fluidité du métal en fusion. Lysandra m’a prêté cette chemise de nuit.
Les battements de son cœur résonnaient comme des coups de tonnerre
dans ses oreilles. Il savait que s’il remuait d’un millimètre, il se jetterait sur
elle pour découvrir ce qui faisait brûler celle qu’on surnommait Flamme
Ardente.
Mais il se leva, conscient de tout risquer en faisant ce pas vers elle, et
but des yeux ses longues jambes nues, la courbe de ses seins dressés malgré
la tiédeur de la nuit d’été, les palpitations de sa gorge.
– Tu disais que tout avait changé, mais que nous ferions face
ensemble.
Cette fois-ci, ce fut elle qui fit un pas vers lui, puis un autre.
– Je ne te demanderai rien que tu ne serais prêt à me donner.
Il se figea, car elle venait de s’arrêter juste devant lui et, la tête
renversée, elle scrutait son visage tandis que son odeur l’enveloppait,
éveillant tous ses sens.
Cette odeur, par tous les dieux… depuis qu’il l’avait mordue au cou à
Wendlyn, depuis qu’il avait goûté son sang et maudit le feu ardent qui
crépitait en lui et l’appelait, il avait été incapable de l’oublier.
– Aelin, tu mérites mieux que ça… que moi.
Voilà ce qu’il voulait lui dire depuis longtemps. Elle ne cilla pas.
– Ne me dis pas ce que je mérite et ce que je ne mérite pas, répondit-
elle. Ne me parle pas de demain ni de l’avenir, ni de rien de tout cela.
Il prit sa main. Ses doigts étaient froids et tremblaient légèrement.
Que voudrais-tu que je te dise, Flamme Ardente ? lui demanda-t-il
mentalement.
Elle examina leurs mains enlacées et l’anneau d’or qui enserrait son
pouce. Il pressa doucement ses doigts. Quand elle leva la tête, ses yeux
brillaient d’un éclat intense.
– Dis-moi que nous survivrons à demain. Dis-moi que nous ne
mourrons pas durant la guerre. Dis-moi…, fit-elle, et elle déglutit
péniblement. Dis-moi que même si je nous mène au désastre, nous
brûlerons ensemble en enfer.
– Nous n’irons pas en enfer, Aelin. Mais, où que nous allions, ce sera
ensemble.
Ses lèvres frémirent et elle lâcha sa main, mais ce fut seulement pour
poser la sienne sur sa poitrine.
– Une seule fois, dit-elle. Je voudrais t’embrasser une seule fois.
Rowan cessa de penser en entendant ces mots.
– Tu dis ça comme si cela devait être la première et la dernière fois,
répondit-il.
La lueur d’angoisse qu’il entrevit dans ses yeux lui en révéla assez.
Son calme au dîner n’avait été qu’une comédie destinée à rassurer Aedion.
– Je suis consciente des risques que nous prenons, reprit-elle.
– Nous nous sommes toujours ri d’eux.
Elle essaya de sourire, sans grand succès. Il se pencha vers elle, passa
un bras autour de sa taille, sentit la douceur de la soie et de la dentelle et,
sous elles, la chaleur et la fermeté de son corps.
– Même si nous sommes séparés demain, je serai avec toi à chaque
instant, chuchota-t-il à son oreille.
Elle inspira, frémissante, et il s’écarta légèrement d’elle afin que leurs
souffles se mêlent. Ses doigts tremblaient quand elle effleura sa bouche et, à
cet instant, tout le sang-froid de Rowan faillit l’abandonner.
– Qu’est-ce que tu attends ? demanda-t-il d’une voix rauque.
– Fumier, murmura-t-elle, et elle l’embrassa.
Ses lèvres étaient douces et tièdes. Il refoula un grondement. Tout son
corps, tout son univers se figèrent dans ce baiser qui était à peine plus qu’un
souffle et la réponse à une question qu’il se posait depuis des siècles. Il se
rendit compte que son regard était fixé sur elle seulement quand elle recula.
Ses doigts se resserrèrent sur sa taille.
– Encore, chuchota-t-il.
Elle se dégagea.
– Si nous survivons à demain.
Il ne savait trop s’il devait rire ou rugir.
– Essaies-tu de m’inciter à survivre ? demanda-t-il.
Elle sourit enfin, et la joie sereine qu’il lut sur son visage le
bouleversa.
Ensemble, ils avaient affronté les ténèbres, la souffrance et le
désespoir. Ils les affrontaient encore. Alors ce sourire… ce sourire le
stupéfiait à chaque fois qu’il le voyait et comprenait qu’il lui était destiné.
Rowan resta immobile au milieu de la chambre tandis qu’Aelin
montait dans le lit et soufflait les bougies. Il la contempla dans l’obscurité.
– Tu me donnes envie de vivre, Rowan, dit-elle doucement. Pas de
survivre ni d’exister. De vivre, tout simplement.
Il n’avait pas de mots pour exprimer ce qu’il ressentait. Pas quand ce
qu’elle lui disait le troublait plus profondément que n’importe quel baiser.
Il monta donc dans le lit et la garda dans ses bras toute la nuit.
Chapitre 66

AELIN SE RISQUA DEHORS À L’AUBE pour acheter de quoi déjeuner au


marché. Le soleil réchauffait déjà les rues paisibles et elle étouffa bientôt
sous son manteau et son capuchon. Au moins, c’était une belle journée,
même si les corbeaux croassaient toujours au-dessus des cadavres
abandonnés sur les places où étaient dressés les échafauds.
L’épée à son côté était comme un poids mort qu’elle ne brandirait que
trop tôt.
Elle n’affronterait que trop tôt l’homme qui avait assassiné sa famille
et réduit son royaume en esclavage. Elle ne tuerait que trop tôt son ami
Dorian.
Peut-être même ne ressortirait-elle pas vivante du château.
Ou peut-être en ressortirait-elle avec un torque noir au cou si Lorcan
les avait trahis.
Tout était prêt. Chaque piège potentiel avait été envisagé, chaque arme
affûtée.
Lysandra avait fait recouvrir son tatouage et celui d’Evangeline la
veille et était ensuite passée chercher leurs affaires au bordel. Elles
logeaient maintenant dans une luxueuse auberge à l’autre bout de la ville
grâce aux économies que Lysandra avait amassées durant plusieurs années.
Elle avait insisté pour aider Aelin dans ses projets, mais celle-ci lui avait
ordonné de plier bagage en vitesse et de se réfugier dans la maison de
campagne du père de Nesryn. Lysandra lui avait recommandé d’être
prudente, l’avait embrassée sur les deux joues, puis était partie avec sa
protégée. Elles étaient enfin libres et rayonnaient de joie. Aelin espérait
qu’elles étaient déjà en route pour la campagne.
Elle acheta des gâteaux et des tourtes à la viande, à peine consciente de
la rumeur du marché où l’on affluait en prévision du solstice. L’ambiance
était moins joyeuse que les années précédentes, mais il était difficile de s’en
plaindre au vu des exécutions quotidiennes.
– Mademoiselle ?
Aelin se raidit et porta la main à son épée, avant de se rendre compte
que le vendeur attendait seulement qu’elle le paie. Il tressaillit en voyant
son arme et recula derrière son éventaire.
– Désolée, marmonna-t-elle en laissant tomber les pièces dans sa main
tendue.
– Tout le monde a l’air un peu nerveux ce matin, commenta-t-il avec
un sourire circonspect.
– Encore des exécutions ? s’enquit-elle.
Il désigna du menton une rue qui partait de la place du marché.
– Vous n’avez pas vu le message en arrivant ? demanda-t-il, et quand
elle fit signe que non, il lui montra la foule rassemblée à l’angle de la rue
devant ce qu’elle avait pris pour un bateleur. C’est vraiment bizarre.
Personne n’y comprend rien. Certains disent que c’est écrit avec du sang,
mais c’est plus foncé que du sang…
Aelin se dirigeait déjà vers la rue qu’il lui avait indiquée en suivant la
foule qui se pressait pour lire le message.
Elle se fraya un chemin au milieu des badauds, des fêtards, des
marchands et des gardes humains du marché, tourna à l’angle de la rue et
s’arrêta dans une impasse brillamment éclairée.
La foule massée devant le mur en pierre pâle du fond murmurait.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Qui a écrit ça ?
– Ça ne me dit rien qui vaille, surtout pendant le solstice.
– Il y a d’autres messages qui disent la même chose près de tous les
plus grands marchés de la ville.
Aelin fendit la foule tout en veillant sur ses armes et sa bourse au cas
où un voleur à la tire s’y intéresserait, et…
Le message était écrit en lettres noires gigantesques. À leur odeur
fétide, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait du sang de Valg, comme si
une créature aux ongles acérés avait éventré l’un des gardes pour utiliser
son sang comme de la peinture.
Elle tourna les talons et partit en courant. Elle traversa comme l’éclair
les rues animées puis le quartier pauvre et son dédale de ruelles, arriva
devant la maison délabrée de Chaol et ouvrit la porte à la volée.
Le message tracé sur le mur se réduisait à une phrase. Une seule
phrase pour s’acquitter d’une dette.
Une phrase destinée à Aelin Galathynius, une phrase qui changeait
tout :
TUEUSE DE SORCIÈRES,
L’ÊTRE HUMAIN VIT TOUJOURS EN LUI.
Chapitre 67

AELIN ET CHAOL aidèrent Aedion et Rowan à transporter les deux


urnes de feu d’enfer dans les égouts. Ils firent le trajet en silence et en
retenant leur souffle.
Ils étaient maintenant plongés dans l’obscurité froide et fétide des
égouts, car ils n’osaient pas allumer une torche à proximité des deux cuves
posées sur le sol en pierre à côté d’eux. Aedion et Rowan pouvaient du reste
s’en passer grâce à leurs sens de Fae.
Rowan serra la main de Chaol en lui souhaitant bonne chance. Quand
le prince se tourna vers Aelin, elle regardait fixement un coin déchiré du
manteau qu’il portait. Ses yeux restèrent rivés sur cette déchirure tandis
qu’elle l’étreignait en inspirant son odeur, peut-être pour la dernière fois.
Les mains de Rowan s’attardèrent sur elle comme s’il voulait la serrer
contre lui un peu plus longtemps, mais elle se tourna vers Aedion.
Les yeux des deux Ashryver se rencontrèrent et elle toucha ce visage si
semblable au sien. Ils étaient comme les deux faces d’une même pièce d’or.
– Pour Terrasen, lui dit-elle.
– Pour notre famille.
– Pour Marion.
– Et pour nous.
Aedion tira lentement son épée, s’agenouilla, la tête baissée, et lui
tendit à deux mains l’épée d’Orynth.
– Dix années d’obscurité, mais pas une de plus, dit-il. Illuminez les
ténèbres, Majesté.
Elle refusait de laisser couler ses larmes, car il n’y avait plus de place
pour elles dans son cœur. Elle prit l’épée de son père, cette arme qui était
pour elle à la fois une ancre et un réconfort. Aedion se leva et reprit sa place
aux côtés de Rowan.
Elle regarda ces trois hommes qui comptaient plus que tout pour elle,
leur sourit, et elle mit dans ce sourire tout son courage, son ardeur et son
espoir d’un avenir meilleur.
– Et maintenant, allons faire trembler les étoiles, lança-t-elle.
Chapitre 68

LA VOITURE DE LYSANDRA progressait dans les méandres des rues


bondées. Il fallait trois fois plus de temps que d’habitude pour couvrir la
distance d’un pâté de maisons à cause de la foule qui affluait vers les
marchés et les places pour célébrer le solstice. Personne ne se doutait de ce
qui allait survenir ni de l’identité de celle qui se frayait un chemin à travers
la ville.
Les paumes de Lysandra étaient moites sous ses gants de soie.
Evangeline somnolait dans la chaleur du matin, la tête contre son épaule.
Elles auraient dû partir la veille au soir, mais Lysandra avait voulu
faire ses adieux.
Des fêtards dans leurs plus beaux atours passèrent devant la voiture, le
cocher leur hurla de dégager la voie mais ils l’ignorèrent.
Par tous les dieux, si Aelin avait voulu un public, elle n’aurait pu
choisir un meilleur jour !
Quand ils firent halte à un croisement, Lysandra jeta un coup d’œil par
la portière. La rue offrait une vue dégagée sur le château de verre. Il était
éblouissant dans le soleil de cette fin de matinée et ses plus hautes flèches
semblaient percer le ciel sans nuages.
– Est-ce qu’on est arrivées ? marmonna Evangeline.
– Non, pas encore, ma chérie, répondit Lysandra en lui caressant le
bras.
Et elle se mit à prier. Elle pria Mala dont le jour consacré s’était levé
ce matin, clair et radieux, et Temis, qui n’oubliait jamais les créatures en
captivité de ce monde.
Mais elle n’était plus captive. Pour Evangeline, elle était montée dans
cette voiture qui l’emportait hors de la ville, même si cela la contraignait à
abandonner ses amis.

Les dents serrées, Aedion portait son fardeau avec les plus grandes
précautions. Le trajet jusqu’au château promettait d’être sacrément long,
d’autant qu’ils devaient constamment traverser des ruisseaux et enjamber
des gravats qui les déséquilibraient.
Mais les chiens de Wyrd avaient pris ce chemin. Aelin et Nesryn leur
avaient fourni un itinéraire détaillé, mais la puanteur persistante de ces
créatures suffisait à leur indiquer la direction.
– Doucement, lança Rowan par-dessus son épaule en soulevant plus
haut la cuve qu’il portait pour contourner un fragment de roche.
Aedion se retint de répliquer que sa recommandation était plus
qu’inutile, mais il pouvait difficilement reprocher au prince sa prudence. Un
seul faux pas ferait tout sauter.
Comme ils doutaient de la qualité des produits du marché des Ombres,
Rowan et Aedion avaient fait un essai quelques jours plus tôt sur une étable
abandonnée à l’écart de la ville, avec un dixième du volume de l’une de ces
cuves.
L’expérience n’avait été que trop concluante : alors qu’ils rentraient
précipitamment à Rifthold avant d’être repérés par des curieux, on pouvait
voir à plusieurs lieues la fumée qui montait de l’étable.
Aedion frissonna en pensant aux ravages que produiraient deux cuves
de la taille de celles qu’ils transportaient à présent, s’ils n’étaient pas assez
prudents.
Mais quand ils auraient allumé les mèches après avoir disposé les
cuves, Rowan et lui seraient déjà loin… enfin, s’ils parvenaient à courir
assez vite.
Ils s’engagèrent dans un passage si sombre que même ses yeux de Fae
mirent un instant à s’adapter à l’obscurité. Rowan poursuivit son chemin
imperturbablement. Ils avaient beaucoup de chance que Lorcan ait tué ces
chiens de Wyrd… et qu’Aelin ait été assez intrépide et rusée pour le
contraindre à le faire pour eux.
Il refusait d’envisager les conséquences si cette ruse et cette intrépidité
lui faisaient défaut dans les heures qui suivraient.
Ils tournèrent dans un nouveau passage. La puanteur devint suffocante.
Ils avaient enfin atteint l’entrée.
Le portail en fer était défoncé, mais Aedion pouvait encore discerner
les symboles gravés sur le battant.
Des symboles de Wyrd très anciens, comme ceux du temple. Peut-être
était-ce le passage que Gavin avait autrefois emprunté pour se rendre au
temple sans se faire repérer.
La puanteur surnaturelle de ces créatures le désorientait. Il fit une
pause pour scruter la pénombre du tunnel qui s’ouvrait devant lui.
L’eau ne coulait plus à cet endroit. Au-delà du portail, un chemin à
peine visible et probablement encore plus ancien que tous ceux qu’ils
avaient vus jusqu’à présent montait en pente douce dans l’obscurité
impénétrable.
– Fais attention où tu poses le pied, l’avertit Rowan, qui inspectait le
passage. Le sol est couvert de pierres et de débris.
– J’y vois aussi bien que toi, tu sais, répliqua Aedion, incapable de se
contenir cette fois-ci.
Il fit rouler l’une de ses épaules et la manche de sa tunique remonta,
dévoilant les symboles de Wyrd qu’Aelin leur avait ordonné de tracer avec
leur sang sur leur poitrine, leurs bras et leurs jambes.
– Allons-y, se contenta de répondre Rowan, qui portait sa cuve comme
si elle ne pesait presque rien.
Aedion ravala une réplique mordante, mais comprit soudain : peut-être
que le prince faisait exprès de l’agacer pour l’empêcher de penser à ce qui
les attendait et à ce qu’ils transportaient.
C’étaient les anciens usages : on veillait non seulement sur sa reine et
sur son royaume, mais aussi sur chacun de ses compagnons.
Il eut presque envie de serrer ce fumier contre son cœur.
Mais il se contenta de le suivre au-delà du portail de fer et dans les
catacombes du château.

Les chaînes de Chaol cliquetaient et ses menottes irritaient sa peau


tandis qu’Aelin le tirait dans la rue bondée, un poignard pointé sur son
flanc. Encore un pâté de maisons, et ils parviendraient à la grille en fer
cernant la colline au sommet de laquelle se dressait le palais.
La foule passait sans prêter attention à l’homme enchaîné ni à la
femme vêtue de noir qui l’entraînait vers le château de verre.
– Tu te souviens du plan ? murmura Aelin, la tête baissée.
– Oui, parvint-il seulement à articuler.
Dorian n’avait pas disparu, il tenait toujours bon. Ça changeait tout et
rien à la fois.
La foule massée devant la grille était silencieuse comme si elle se
méfiait des gardes en uniforme noir qui surveillaient l’entrée. C’était le
premier obstacle qu’ils devaient surmonter.
Aelin se raidit presque imperceptiblement et s’arrêta si soudainement
que Chaol faillit lui rentrer dedans.
– Chaol…
Il y eut un mouvement de foule et il vit la grille du château.
Des cadavres étaient pendus aux barreaux massifs en fer forgé.
Des cadavres en uniforme rouge et or.
– Chaol…
Mais il repartait déjà. Elle jura et le rattrapa en feignant toujours de le
tenir par ses chaînes, son poignard pointé sur son flanc.
Il se demandait comment il avait pu ne pas entendre les croassements
des corbeaux qui becquetaient la chair des cadavres. La foule l’avait sans
doute distrait, ou peut-être était-il si habitué à les entendre aux quatre coins
de la ville qu’il n’y faisait plus attention.
Ses hommes…
Ils étaient seize. Ses compagnons les plus chers, ses gardes les plus
loyaux.
Le col déboutonné du premier laissait voir un torse quadrillé de
contusions, d’entailles et de brûlures.
Ress…
Pendant combien de temps l’avait-on torturé, les avait-on tous
torturés ? Depuis l’évasion d’Aedion ?
Il fouilla dans sa mémoire à la recherche de leur dernier échange. Il
croyait avoir eu du mal à les contacter parce qu’ils se faisaient discrets, et
non parce que… parce qu’on les…
Son regard tomba sur le corps voisin de celui de Ress.
Les orbites de Brullo étaient vides. On lui avait arraché les yeux pour
le torturer, ou ils avaient été dévorés par les corbeaux. Ses mains étaient
enflées et déformées et une partie de son oreille avait été arrachée.
Chaol n’entendait ni ne sentait plus rien.
C’était un message, mais il n’était adressé ni à Aelin Galathynius ni à
Aedion Ashryver.
Non, tout était sa faute.
Aelin et lui ne prononcèrent pas un mot en approchant du portail. La
mort de ces hommes les hantait. Chaque pas était une épreuve. Chaque pas
les rapprochait trop vite de leur but.
Tout était sa faute…
– Je suis désolée, murmura Aelin en l’entraînant vers la grille devant
laquelle des gardes en uniforme noir surveillaient chaque passant. Tellement
désolée…
– Le plan, dit-il d’une voix tremblante. On le change. Tout de suite.
– Chaol…
Il lui expliqua ce qu’il allait faire. Quand il eut fini, elle essuya ses
larmes et saisit sa main.
– Je ferai en sorte que tout cela n’ait pas été en vain, dit-elle.
Ses larmes avaient séché quand ils se détachèrent de la foule. Rien ne
les séparait plus de ce portail si familier, sauf une étendue de pavés.
Son foyer… ce château avait autrefois été son foyer.
Il ne reconnut pas les gardes postés devant le portail qu’il avait été si
fier de protéger et qu’il avait franchi moins d’un an auparavant accompagné
d’une tueuse tout juste libérée d’Endovier dont les chaînes étaient liées à sa
selle.
À présent, c’était lui qui était enchaîné et elle qui le précédait,
redevenue pour la dernière fois l’assassineuse qu’elle avait été.
Elle s’avança d’une démarche fluide et assurée vers les gardes qui
tirèrent leurs épées ; l’anneau noir passé à leur doigt buvait la lumière.
Keleana Sardothien s’arrêta à distance d’eux et leva le menton.
– Dites à Sa Majesté que son champion est de retour et qu’elle lui
apporte une proie de premier choix, lança-t-elle.
Chapitre 69

SON MANTEAU NOIR flottant derrière elle, Aelin conduisit le capitaine


de la garde déchu à travers les couloirs resplendissants du château. L’épée
de son père était dissimulée dans son dos, son pommeau enveloppé dans
une étoffe noire. Mais aucun des dix gardes de son escorte ne tenta de lui
prendre ses armes.
Pourquoi l’auraient-ils fait alors que Keleana Sardothien était revenue
avec plusieurs semaines d’avance, toujours loyale au roi et à la couronne ?
Le silence dans les couloirs était étrange. Même les portes des
appartements de la reine étaient closes et aucun bruit n’en filtrait. À en
croire la rumeur, elle s’était cloîtrée dans un château au milieu des
montagnes depuis l’évasion d’Aedion et elle avait emmené la moitié de sa
cour. Le reste avait disparu, pour échapper à la chaleur de l’été devenue
suffocante ou aux monstres qui régnaient sur leur royaume.
Chaol restait silencieux tout en jouant très bien le rôle du prisonnier
furieux et prêt à tout pour recouvrer sa liberté. Rien dans son expression ne
trahissait plus le choc qu’il avait ressenti en voyant ses hommes pendus au
portail.
Il tira sur ses chaînes et elle se pencha vers lui.
– Ne rêvez donc pas, capitaine, ronronna-t-elle.
Il ne daigna pas répondre. Les gardes regardèrent Aelin. Sous ses
vêtements, elle était couverte de symboles de Wyrd tracés avec le sang de
Chaol, afin que son odeur humaine dissimule au flair des Valg toute trace de
son ascendance de Fae. Par chance, ou par un signe du destin, il n’y avait
que deux démons dans son escorte.
Ils poursuivirent leur chemin à travers le château de verre.
Les murs paraissaient trop lumineux pour renfermer tant de mal. Les
rares serviteurs qu’ils croisèrent détournèrent les yeux et s’éloignèrent en
hâte. Tout le monde s’était-il enfui du palais depuis l’évasion d’Aedion ?
Aelin dut prendre sur elle pour ne pas regarder Chaol avec trop
d’insistance lorsqu’ils approchèrent des imposantes portes en verre rouge et
or ouvertes, puis foulèrent le sol en marbre écarlate de la salle du conseil.
Vers le roi sur son trône de verre.
Et Dorian assis à ses côtés.

Leurs visages…
Leurs visages le troublaient.
Déchets humains, siffla le démon.
La femme… il reconnut son visage quand elle rejeta son capuchon noir
et s’agenouilla devant l’estrade sur laquelle il se tenait.
– Votre Majesté, dit-elle.
Ses cheveux étaient plus courts que dans son souvenir.
Non, il n’avait aucun souvenir d’elle. Il ne connaissait pas cette
femme.
Et l’homme enchaîné, sale et couvert de sang à ses côtés…
Des cris, du vent et…
Assez ! glapit le démon.
Mais leurs visages…
Ces visages étaient ceux d’inconnus.
Et il s’en moquait.

Le roi d’Adarlan, l’assassin de sa famille et le destructeur de son


royaume, était affalé sur son trône de verre.
– N’est-ce pas un intéressant retournement de situation, champion ?
lança-t-il.
Aelin sourit en espérant que le maquillage autour de ses yeux atténuait
suffisamment le turquoise et l’or de ses iris, et que la teinture ternissant le
blond de ses cheveux rendrait impossible tout rapprochement avec ceux
d’Aedion.
– Votre Majesté a-t-elle envie d’entendre une histoire intéressante ?
demanda-t-elle.
– A-t-elle un rapport avec la mort de mes ennemis à Wendlyn ?
– Entre autres.
– Pourquoi n’ai-je encore rien entendu à ce sujet ?
L’anneau à son doigt semblait boire la lumière, mais Aelin ne percevait
pas la présence des clefs de Wyrd.
Chaol était pâle et regardait obstinément le sol.
C’était dans cette salle que tout était arrivé, qu’on avait tué Sorscha,
que Dorian avait été réduit en esclavage et qu’autrefois elle avait vendu son
âme au roi sous un faux nom, le nom d’une lâche.
– Ce n’est pas ma faute si les messagers ne sont bons à rien, dit-elle. Je
vous ai envoyé une lettre la veille de mon départ de Wendlyn.
Elle tira deux objets de son manteau et toisa les gardes par-dessus son
épaule.
– Surveillez-le, ordonna-t-elle en désignant Chaol du menton.
Elle marcha vers le trône et tendit une main vers le roi. Il tendit la
sienne en retour, et la puanteur qu’il dégageait la saisit.
Valg. Humain. Fer. Sang…
Elle laissa tomber deux anneaux dans sa paume. Le tintement du métal
contre le métal résonna dans le silence de la salle.
– Ce sont les sceaux du roi et du prince de Wendlyn, expliqua-t-elle.
J’aurais bien rapporté leurs têtes, mais les employés de la douane sont
souvent tatillons…
Le roi saisit l’un des anneaux pour mieux l’examiner. Son visage était
de marbre. Le joaillier de Lysandra avait encore accompli des prouesses en
reproduisant les armoiries de la couronne de Wendlyn et en donnant aux
anneaux la patine de bijoux de famille.
– Et où étiez-vous lors de l’attaque de Narrok sur Wendlyn ? s’enquit-
il.
– Étais-je censée être ailleurs que sur les traces de ma proie ?
Les yeux noirs du roi sondèrent les siens.
– Je les ai tués dès que j’ai pu, poursuivit-elle en croisant les bras. Je
suis navrée de n’avoir pas rendu leur mort aussi spectaculaire que vous le
souhaitiez. La prochaine fois, je tâcherai de faire mieux.
Dorian n’avait pas bronché. Son visage au-dessus du torque noir était
d’une froideur minérale.
– Et comment êtes-vous parvenue jusqu’ici avec mon capitaine de la
garde enchaîné ?
Chaol ne regardait plus que Dorian, et son expression désespérée et
implorante n’avait rien de feint.
– Il m’attendait sur le quai comme un bon chien. Quand j’ai vu qu’il ne
portait pas d’uniforme, je lui ai fait avouer qu’il avait conspiré contre vous.
– Oh, vraiment ? demanda le roi.
Aelin réprima son envie de consulter l’antique horloge dont on
entendait le bruit depuis l’autre extrémité de la salle, ou de vérifier la
position du soleil derrière la haute fenêtre. Ils devaient encore gagner un
peu de temps, mais jusqu’ici tout allait bien.
Le roi se renversa contre le dossier de son trône.
– Je me demande lequel de vous a le plus conspiré : le capitaine ou
vous, champion… ou devrais-je plutôt dire : Aelin ?
Chapitre 70

CET ENDROIT SENTAIT LA MORT, l’enfer et les ténèbres entre les étoiles.
Plusieurs siècles d’entraînement permettaient à Rowan d’avancer avec
légèreté et de rester concentré sur la charge mortelle qu’il portait tandis que
le général et lui progressaient dans le passage ancien.
Le chemin en pente douce portait des traces de griffes. Il faisait si
sombre que même Rowan avait du mal à voir quoi que ce soit. Le général le
suivait de près sans faire de bruit.
Aelin devait à présent être entrée dans le château avec le capitaine, son
sauf-conduit pour accéder à la salle du trône.
Dans quelques minutes, si leurs calculs étaient justes, ils pourraient
allumer les mèches et détaler.
Il serait vite aux côtés de sa reine, de nouveau en possession de ses
pouvoirs, et il pourrait alors vider les poumons du roi. Et quand Aelin le
brûlerait vif en prenant tout son temps, il savourerait le spectacle.
Mais il savait que ce plaisir serait dérisoire comparé à ce que le
général, à ce que chaque enfant de Terrasen ressentiraient.
Ils franchirent une porte dont l’épais battant en fer gisait à terre comme
si de gigantesques mains griffues l’avaient arraché de ses gonds. Les pierres
du passage au-delà étaient parfaitement lisses.
Aedion inspira brusquement et Rowan sentit au même instant un
martèlement sous son crâne, juste entre ses yeux.
La pierre de Wyrd…
Aelin l’avait averti qu’elle avait eu mal au crâne dans la tour sous
l’effet de la pierre de Wyrd, mais ce jour-là elle était sous sa forme
humaine.
C’était une sensation intolérable, comme si tout son sang se révulsait
devant la malfaisance de cette pierre.
Aedion jura et Rowan lui fit écho. Mais il y avait dans le mur devant
eux une fissure assez large par laquelle ils entrevirent un espace dégagé. Ils
s’y glissèrent en retenant leur souffle.
Ils débouchèrent dans une vaste chambre circulaire sur les parois de
laquelle s’alignaient huit portes en fer.
S’ils ne s’étaient pas trompés dans leurs calculs, ils se trouvaient dans
la tour de l’horloge.
L’obscurité de la salle était presque impénétrable, mais Rowan n’osait
pas allumer la torche qu’il avait apportée. Il entendit Aedion renifler
bruyamment.
Il comprit pourquoi quand il sentit un filet de sang couler sur sa lèvre
et sur son menton. Il saignait du nez.
– Vite, chuchota-t-il en déposant sa cuve au fond de la chambre.
Encore quelques minutes…
Aedion posa la sienne en face de celle de Rowan, près de l’entrée.
Rowan s’agenouilla. Son mal de crâne empirait à chaque élancement.
Refoulant la douleur, il plaça la mèche et la déroula pour rejoindre
Aedion accroupi à côté de sa cuve.
Il n’entendait plus que le bruit de leur sang gouttant sur le sol.
– Plus vite, ordonna-t-il, et Aedion poussa un grognement.
Rowan tira son épée et rebroussa chemin vers l’issue par laquelle ils
étaient entrés dans la tour. Aedion le suivit en déroulant les deux mèches
jointes. Ils devaient s’éloigner suffisamment avant de les allumer, sinon ils
seraient réduits en cendres.
Il adressa une prière muette à Mala pour qu’Aelin parvienne à gagner
assez de temps – et pour que le roi soit trop distrait par son champion et le
capitaine pour penser à envoyer quelqu’un ici.
Aedion le rejoignit en déroulant toujours les mèches dont la ligne
blanche se détachait dans la pénombre.
Du sang se mit à couler de l’autre narine de Rowan.
Dieux tout-puissants, cet endroit puait la mort et la pourriture… Cette
odeur le suffoquait. Il avait l’impression d’avoir la tête prise dans un étau.
Ils regagnèrent le passage avec ces mèches qui étaient leur seul espoir
et leur salut.
Rowan sentit une goutte tomber sur son épaule. C’était maintenant son
oreille qui saignait.
Il l’essuya de sa main libre.
Mais ce n’était pas du sang qui maculait son manteau.
Rowan et Aedion se figèrent lorsqu’un grondement sourd retentit dans
le passage.
Soudain, quelque chose remua au plafond.
Non, des choses… sept en tout.
Aedion lâcha les mèches et tira son épée.
Un bout de tissu gris usé tomba de la gueule de l’une des créatures
dont les pattes adhéraient au plafond. C’était le coin arraché du manteau de
Rowan.
Lorcan avait menti.
Il n’avait pas tué les autres chiens de Wyrd.
Il leur avait seulement donné ce bout de tissu imprégné de l’odeur de
Rowan.

Aelin Ashryver Galathynius regarda le roi d’Adarlan droit dans les


yeux.
– Keleana, Lillian, Aelin, peu m’importe le nom que vous me
donnerez, répondit-elle d’une voix traînante.
Aucun des gardes postés derrière eux ne broncha.
Elle sentait sur elle le regard de Chaol et la vigilance sans relâche du
Valg tapi en Dorian.
– M’avez-vous vraiment cru incapable de sonder l’esprit de mon fils ?
J’ai découvert tout ce qu’il savait et tout ce qu’il avait vu le jour de
l’évasion de votre cousin, dit le roi avec un sourire féroce.
Non, elle ne l’avait pas envisagé et elle n’avait certainement pas eu
l’intention de tomber le masque ainsi.
– Je suis surprise qu’il vous ait fallu autant de temps pour découvrir
qui vous avez laissé entrer chez vous par la grande porte et, franchement, un
peu déçue, répliqua-t-elle.
– Vos sujets pourraient en dire autant de vous. Qu’avez-vous ressenti
quand vous vous êtes glissée dans le lit de mon fils, votre ennemi mortel ?
demanda le roi.
Dorian ne cilla pas.
– Avez-vous rompu avec lui parce que vous aviez des remords ou
parce qu’il avait cessé de vous être utile ?
– Ces paroles sont-elles l’expression d’une inquiétude toute
paternelle ?
Le roi gloussa.
– Pourquoi le capitaine feint-il encore d’être enchaîné au lieu de se
rapprocher ?
Chaol se raidit, mais Aelin lui adressa un signe de tête imperceptible.
– Sortez, ordonna le roi à ses gardes sans leur accorder un regard.
Ils sortirent un à un et refermèrent derrière eux les lourdes portes en
verre qui grincèrent. Les menottes de Chaol tintèrent sur les dalles et il
remua ses poignets engourdis.
– Dire qu’une telle vermine a vécu sous mon toit… Et que je vous ai
eue à ma merci, enchaînée, sans même soupçonner la valeur de la proie que
j’avais condamnée aux mines d’Endovier… La reine de Terrasen, mon
esclave et mon champion…
Le roi ouvrit le poing pour regarder les deux anneaux reposant sur sa
paume. Il les jeta sur le sol en marbre rouge, où ils rebondirent avec un
léger tintement.
– Quel dommage que vos flammes vous fassent défaut à cette heure,
Aelin Galathynius, lança-t-il.
Aelin arracha le tissu voilant le pommeau et tira l’épée d’Orynth.
– Où sont les clefs de Wyrd ? demanda-t-elle.
– Voilà au moins une question franche. Mais que me ferez-vous si je
refuse de vous répondre, héritière de Terrasen ?
Il fit signe à Dorian, qui descendit les marches de l’estrade et s’arrêta
devant elle.
Du temps… elle devait à tout prix gagner du temps. La tour n’était pas
encore tombée.
– Dorian, murmura Chaol.
Le prince ne réagit pas. Le roi gloussa.
– On ne s’enfuit pas aujourd’hui, mon capitaine ?
Chaol plongea ses yeux dans les siens et tira Damaris, qu’Aelin lui
avait offerte.
Le roi tapota du doigt l’accoudoir de son trône.
– Que diraient les nobles gens de Terrasen s’ils venaient à apprendre le
passé sanglant d’Aelin du Feu Ardent ? S’ils savaient qu’elle a été à mon
service ? Quel espoir garderaient-ils s’ils découvraient que leur princesse
longtemps disparue a été corrompue ?
– Décidément, vous aimez vous écouter parler…
Les doigts du roi s’immobilisèrent sur l’accoudoir.
– Je dois reconnaître que je ne comprends pas comment j’ai pu m’y
laisser prendre, dit-il. Vous êtes restée l’enfant gâtée qui paradait dans son
château. Dire que je croyais vous avoir rendu service… J’ai lu en vous ce
jour-là, Aelin Galathynius. Vous aimiez votre foyer et votre royaume, mais
même en ce temps-là vous rêviez d’être quelqu’un d’ordinaire, de vous
libérer du poids de cette couronne. Auriez-vous changé d’avis ? Je vous ai
offert la liberté sur un plateau il y a dix ans et vous vous êtes retrouvée
esclave : c’est plutôt amusant, quand on y pense…
Qu’il parle tout son saoul… Il leur fallait à tout prix gagner du temps.
– Vous avez eu l’avantage de la surprise, mais maintenant nous
connaissons le pouvoir que vous détenez.
– Vraiment ? Avez-vous la moindre idée de ce que ces clefs vous
coûteront ? De ce que vous devrez devenir pour user d’une seule d’entre
elles ?
Aelin resserra sa prise sur l’épée d’Orynth.
– Seriez-vous prête à m’affronter, Aelin Galathynius ? Ne serait-ce que
pour voir si les sorts des livres que vous m’avez volés feront le poids ? Mais
leur magie est dérisoire comparée au pouvoir à l’état pur des clefs,
princesse.
– Dorian, appela Chaol, mais les yeux du prince étaient fixés sur Aelin
et un sourire avide jouait sur ses lèvres sensuelles.
– Laissez-moi vous en donner un aperçu, reprit le roi, et Aelin se
raidit, le ventre noué. À genoux, ordonna-t-il, le doigt tendu vers Dorian.
Le prince tomba à genoux. Aelin réprima une grimace en entendant le
choc de ses os sur le marbre. Le roi fronça les sourcils et des ténèbres
jaillirent de lui comme des éclairs.
– Non, souffla Chaol en faisant un pas vers lui, mais Aelin l’empoigna
par le bras avant qu’il fasse quelque chose de vraiment stupide.
Un tentacule de nuit s’abattit sur le dos de Dorian, qui se courba avec
un grognement de douleur.
– Je pense que vous savez certaines choses, Aelin Galathynius, déclara
le roi tandis qu’une obscurité trop familière s’étendait dans la salle. Des
choses que peut-être seul l’héritier de Brannon aurait pu apprendre.
La troisième clef de Wyrd…
– Vous n’oseriez pas, lança Aelin.
Le cou du prince était rigide et il pantelait sous les ténèbres qui le
cinglaient comme un fouet. Un coup, deux… Aelin connaissait cette
douleur.
– C’est votre fils… votre héritier, dit-elle.
– Vous oubliez, princesse, que j’ai deux fils.
Dorian hurla lorsqu’un autre tentacule de ténèbres s’abattit sur son dos.
Un éclair noir glissa entre ses dents découvertes.
Aelin se précipita vers lui, mais fut projetée en arrière par la magie des
symboles qu’elle avait tracés sur son corps. Un mur invisible de douleur
obscure encerclait Dorian, dont les cris ne cessaient plus.
Comme une bête rompant sa laisse, Chaol se rua vers lui en hurlant
son nom et, à son tour, se heurta comme à un mur. Mais il poursuivit ses
efforts, encore et encore, en vain.
Dorian sanglotait tandis que des ténèbres se déversaient de sa bouche,
entravaient ses mains, brûlaient son dos, son cou…
Soudain, elles disparurent.
Le prince s’affaissa à terre, haletant. Chaol s’arrêta court, la respiration
laborieuse, les traits tirés.
– Debout, ordonna le roi.
Dorian se releva. Son torque noir luisait au rythme de sa respiration
saccadée.
– Délectable, commenta la créature tapie en lui, et Aelin sentit la bile
lui monter à la gorge.
– Je vous en supplie, dit Chaol au roi d’une voix rauque, et son
désespoir et sa douleur brisèrent le cœur d’Aelin. Libérez-le. Dites votre
prix. Je vous donnerai tout ce que vous voudrez.
– Seriez-vous prêt à me remettre votre ancienne amante, mon
capitaine ? Je ne vois pas l’intérêt de vous céder l’une de mes armes sans en
obtenir une autre en échange, déclara le roi. Vous avez tué mon général et
trois de mes princes, dit-il à Aelin. Je connais un certain nombre de Valg
qui meurent d’envie de vous avoir entre leurs griffes et de prendre
possession de votre corps. Ce ne serait que justice.
Aelin jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le soleil était plus haut dans le
ciel.
– Vous êtes venu chez moi et vous avez assassiné mes parents dans
leur sommeil, dit-elle.
L’horloge antique commença à égrener les coups de midi. Une seconde
plus tard, le carillon misérable et dissonant de la tour retentit.
– Ce ne serait donc que justice, reprit-elle en appuyant sur ce dernier
mot, que je vous détruise à mon tour.
Elle recula vers la porte et tira l’œil d’Elena de sa tunique. La pierre
bleue brillait comme une minuscule étoile.
C’était non seulement un talisman, mais une clef avec laquelle on
pouvait ouvrir le tombeau d’Erawan.
Les yeux du roi s’agrandirent à sa vue et il se leva.
– Vous venez de commettre l’erreur de votre vie, mon enfant, déclara-
t-il.
Il avait peut-être raison.
Midi sonnait à tous les clochers de la ville.
Mais la tour du château était encore debout.
Chapitre 71

ROWAN ABATTIT SON ÉPÉE sur le chien de Wyrd, qui recula en hurlant
quand la lame transperça son armure de pierre et la chair tendre en dessous.
Mais elle ne s’était pas enfoncée assez pour le tuer. Un autre chien bondit
sur Rowan. Dès qu’un assaillant se ruait vers lui, il frappait.
Contraints de reculer, Aedion et lui s’étaient inexorablement éloignés
des mèches qu’Aedion avait dû abandonner, et se retrouvaient à présent
côte à côte dos à un mur.
Un carillon au son métallique désagréable sonna.
Entre deux de ses notes, Rowan allongea à deux chiens de Wyrd des
coups qui auraient éventré pratiquement n’importe quelle autre créature.
C’était l’horloge de la tour du château qui sonnait midi.
Les chiens de Wyrd refoulaient les deux guerriers dans le passage,
parant leurs coups mortels et restant hors de leur portée.
Ils se tenaient maintenant entre eux et les mèches.
Rowan jura et chargea trois adversaires, flanqué d’Aedion, sans
parvenir à les faire reculer.
À midi, avait-il promis à Aelin, lorsque le soleil atteindrait son zénith
au solstice, ils abattraient la tour du château.
Le dernier coup tinta à l’horloge.
Et sa Flamme Ardente, sa reine, était dans ce château au-dessus d’eux,
où elle ne pouvait compter que sur son astuce et son entraînement de
mortelle pour survivre – peut-être plus pour très longtemps.
Cette idée était si monstrueuse et révoltante que Rowan en rugit de
rage, et ce rugissement couvrit les cris aigus des bêtes.
Mais il avait relâché sa vigilance au détriment de son frère d’armes :
d’un bond, l’un des chiens de Wyrd franchit sa garde et Aedion jura puis
recula. Rowan flaira son sang avant de le voir.
Ce sang de demi-Fae dut faire l’effet d’un hallali aux chiens de Wyrd :
quatre d’entre eux se ruèrent sur Aedion en découvrant des crocs de pierre
acérés.
Les trois autres pivotèrent vers Rowan, lui barrant l’accès aux mèches,
à sa dernière chance de secourir celle qui tenait son cœur entre ses mains
striées de cicatrices.

Chaol regardait Aelin reculer vers la porte en verre comme ils l’avaient
prévu après avoir découvert les gardes assassinés.
Les yeux du roi étaient fixés sur l’œil d’Elena qu’elle portait au cou.
Elle l’ôta et le brandit.
– C’est ce que vous cherchez depuis si longtemps, non ? lança-t-elle.
Pauvre Erawan enfermé depuis des siècles dans sa crypte…
– Où l’avez-vous trouvée ? fulmina le roi.
Aelin arriva à la hauteur de Chaol et le frôla en un geste de réconfort,
de remerciement et d’adieu, avant de s’éloigner.
– Il se trouve que votre ancêtre désapprouvait vos passe-temps,
répondit-elle au roi. Et entre femmes de la famille Galathynius, nous nous
serrons les coudes, figurez-vous.
Pour la première fois de son existence, Chaol lut la stupeur sur le
visage du roi.
– Et cette vieille folle vous a-t-elle raconté ce qui arrivera si vous faites
usage de la clef que vous avez en votre possession ? riposta-t-il néanmoins.
Elle était maintenant tout près de la porte.
– Libérez le prince, sinon je détruirai cette amulette ici même et
Erawan restera prisonnier, dit-elle en glissant l’amulette dans sa poche.
– Très bien, répondit le roi.
Il regarda Dorian, qui ne semblait même pas se souvenir de son propre
nom malgré ce que cette sorcière avait écrit sur les murs de la ville.
– Va la chercher, ordonna-t-il au prince.
Des ténèbres déferlèrent de Dorian comme du sang se répandant dans
l’eau et Chaol sentit un élancement douloureux dans son crâne…
Aelin partit en courant et ouvrit les portes en verre d’un coup d’épaule.
Dorian s’élança à sa poursuite à une vitesse hallucinante tandis que le
sol et les murs de la salle se couvraient de givre. Le froid qu’il dégageait
coupa le souffle à Chaol. Dorian le dépassa sans lui accorder un regard.
Le roi descendit la première marche de l’estrade. Son souffle formait
un nuage devant lui.
Chaol leva son épée et s’interposa entre les portes et le conquérant de
leur continent.
Le roi fit un deuxième pas en avant.
– Vous voulez encore jouer les héros ? Vous n’en avez pas assez,
capitaine ? lança-t-il.
– Vous avez tué mes hommes et Sorscha, répondit Chaol.
– Et bien d’autres encore.
Le roi avança encore d’un pas et regarda par-dessus l’épaule de Chaol
le couloir où Aelin et Dorian avaient disparu.
– C’est terminé, maintenant, déclara Chaol.

À Wendlyn, les princes Valg étaient déjà mortellement dangereux,


mais dans le corps de Dorian, avec sa magie…
Aelin filait dans le couloir le long d’une série de fenêtres, sur un sol en
marbre, cernée par le ciel sans limites.
Et derrière elle, lancé sur elle comme une tempête noire, Dorian.
Sa glace se répandait dans le couloir et du givre recouvrait les fenêtres
dont les vitres se craquelaient. Aelin savait que dès que cette glace l’aurait
atteinte, elle ne pourrait plus faire un pas.
Grâce aux plans tracés par Chaol, elle avait gravé dans sa mémoire
chaque couloir et chaque escalier du château de verre. Elle accéléra en
priant pour que Chaol réussisse à lui faire gagner du temps, et gravit quatre
à quatre une volée de marches étroites.
Juste derrière elle, les vitres se fissurèrent et le froid lui mordit les
talons.
Plus vite… plus vite !
Elle monta l’escalier en spirale comme si elle avait des ailes. Il était
plus de midi. Si quelque chose était allé de travers pour Rowan et Aedion…
Elle surgit en haut de l’escalier. Le palier couvert de givre était si
glissant qu’elle dérapa et perdit l’équilibre…
Elle se rattrapa en s’appuyant d’une main sur le sol et la glace lacéra sa
paume. Elle heurta un mur en verre, rebondit et repartit, talonnée par la
glace.
Plus haut… elle devait monter plus haut.
Chaol était en train d’affronter le roi en ce moment même…
Elle chassa cette pensée. Des lances de glace jaillirent des murs,
frôlèrent ses flancs…
Son souffle s’était mué en feu dans sa gorge.
– Je t’avais prévenue, lança derrière elle une froide voix masculine qui
ne montrait aucun signe d’essoufflement, tandis que le givre formait des
toiles d’araignées sur les fenêtres de chaque côté du couloir. Je t’avais
prévenue que tu regretterais de m’avoir épargné et que je détruirais tout ce
que tu aimais.
Elle avait atteint une passerelle en verre entre deux des plus hautes
flèches du château. Le verre était si transparent qu’elle distinguait nettement
l’abîme et le sol loin, très loin en contrebas.
Le givre recouvrit les fenêtres qui se mirent à grincer…
Elle entendit les vitres exploser et hurla quand des éclats lui
entaillèrent le dos.
Elle se tourna vers la fenêtre brisée à l’étroit encadrement en fer et se
jeta dans le vide.
Chapitre 72

ELLE SENTIT L’AIR LIBRE, l’éclat du soleil, le rugissement du vent dans


ses oreilles, et…
Elle atterrit sur la passerelle en verre un étage en dessous. Ses genoux
craquèrent sous l’impact lorsqu’elle roula sur elle-même. Elle sentit une
douleur fulgurante dans tout son corps quand les éclats de verre qui avaient
transpercé sa combinaison s’enfoncèrent dans ses bras et son dos, mais elle
se ruait déjà vers la tour de l’autre côté de la passerelle.
Quand elle regarda derrière elle, elle vit Dorian sauter de la fenêtre par
laquelle elle venait de se jeter, les yeux fixés sur elle.
Elle l’entendit atterrir sur la passerelle au moment où elle ouvrait la
porte de la tour.
Elle claqua la porte derrière elle sans pouvoir refouler le froid
grandissant de l’extérieur.
Encore quelques mètres…
Elle monta comme une flèche l’escalier en spirale, sanglotant presque
entre ses dents serrées.
Rowan. Aedion. Chaol.
Chaol…
La porte de la tour fut arrachée de ses gonds et le froid qui s’engouffra
à l’intérieur lui coupa le souffle.
Mais elle était au sommet. Une passerelle de verre frêle et déserte
s’étendait vers une autre flèche. Elle était encore dans l’ombre quand le
soleil se leva de l’autre côté du palais. Les plus hautes tourelles du château
de verre cernaient et oppressaient Aelin comme une cage de ténèbres.

Aelin était sortie en entraînant Dorian à sa suite.


Chaol lui avait fait gagner du temps, en un dernier effort pour secourir
son ami et son roi.
Elle avait surgi ce matin-là chez lui, sanglotant et riant à la fois, et lui
avait raconté ce que la sorcière avait écrit sur les murs de la ville pour payer
sa dette envers celle qui lui avait sauvé la vie : Dorian n’avait pas encore
disparu et luttait toujours avec le Valg.
Elle avait prévu d’affronter à la fois le roi et le prince. Chaol avait
accepté de la seconder, de parler à Dorian pour l’aider à combattre le démon
et recouvrer son humanité, jusqu’au moment où il avait vu ses hommes
pendus au portail du château.
Il n’avait plus aucune envie de parler à présent.
Pour qu’Aelin ait une chance de libérer Dorian de ce torque, il fallait
qu’il élimine le roi, même si cela devait frustrer Aelin de sa vengeance.
Chaol était prêt à le faire, pour Aelin et pour tant d’autres.
Le roi regarda l’épée de Chaol, puis son visage, et rit.
– Allez-vous vraiment me tuer, capitaine ? Vous avez toujours aimé
faire un drame de tout, persifla-t-il.
Aelin avait réussi à faire sortir Dorian de la salle du conseil. Quand
elle avait brandi l’amulette dans la lumière pour faire étinceler sa pierre
bleue, même Chaol avait cru un instant qu’il s’agissait du véritable œil
d’Elena. Il ignorait en revanche où elle avait dissimulé l’original.
Tout ce qu’ils avaient accompli, tout ce qu’ils avaient perdu et tout ce
pour quoi ils avaient lutté, tout cela l’avait conduit à cet instant.
Le roi s’approcha de Chaol, qui garda son épée pointée sur lui sans
reculer d’un millimètre.
Pour Ress. Pour Brullo. Pour Sorscha. Pour Dorian. Pour Aelin,
Aedion et leurs familles, pour les milliers d’esclaves massacrés dans ces
camps de travail. Pour Nesryn à qui il avait menti, qui attendrait en vain son
retour, et pour les instants qu’ils ne vivraient pas ensemble…
Il n’avait qu’un regret, et c’était celui-là.
Une vague noire s’abattit sur lui. Il recula en titubant et sentit un
fourmillement aux endroits de son corps sur lesquels les symboles
protecteurs étaient peints.
– Vous avez perdu, haleta-t-il.
Le sang qui s’effritait sous ses vêtements le démangeait.
Une nouvelle vague noire s’éleva, identique à celle qui avait frappé
Dorian… et à laquelle le prince n’avait pu résister.
Cette fois, quand les ténèbres s’abattirent sur lui, Chaol le sentit : un
avant-goût de la douleur atroce et sans fin qui l’attendait.
Le roi fit un pas vers lui et Chaol brandit son épée plus haut.
– Vos défenses sont en train de tomber, mon garçon, le nargua le roi.
Chaol sourit. Il avait un goût de sang dans la bouche.
– Heureusement que les bonnes lames tiennent plus longtemps,
répondit-il.
Le soleil réchauffait son dos à travers la vitre comme une étreinte.
Comme pour le réconforter et lui dire que le moment était venu.
Je ferai en sorte que tout cela n’ait pas été en vain, avait promis Aelin.
Il lui avait fait gagner du temps.
Une vague noire surgit derrière le roi, si sombre qu’elle buvait toute la
lumière de la salle.
Chaol ouvrit les bras pour recevoir les ténèbres, qui le frappèrent, le
brisèrent, l’anéantirent, ne laissant derrière elles qu’une lumière bleue
intense, chaude et accueillante.
Aelin et Dorian s’étaient enfuis. Cela lui suffisait.
Quand la douleur surgit, il n’éprouva aucune peur.
Chapitre 73

LE DÉMON ALLAIT LA TUER.


Il voulait qu’il la tue.
Son visage… ce visage…
Il s’approcha pas à pas de la jeune femme sur l’étroite passerelle noyée
d’ombre. Très haut au-dessus de leurs têtes, les tourelles étincelaient sous le
soleil aveuglant.
Ses bras étaient couverts de sang. À bout de souffle, elle recula, les
mains tendues devant elle. Un anneau d’or brillait à son doigt. Il pouvait
maintenant flairer l’odeur de son sang d’immortelle chargé de pouvoir.
– Dorian, appela-t-elle.
Il ne connaissait pas ce nom.
Et il allait la tuer.
Chapitre 74

DU TEMPS… ELLE DEVAIT GAGNER DU TEMPS, en voler au besoin, tant


que la passerelle serait dans l’ombre, tant que le soleil poursuivrait sa
course lente, si lente, dans le ciel.
– Dorian, implora-t-elle à nouveau.
– Je vais te tailler en pièces, lança le démon.
La glace envahissait le pont. Les morceaux de verre fichés dans son
dos la lacéraient à chaque pas qu’elle faisait à reculons vers la porte de la
tourelle.
La tour de l’horloge n’était pas encore tombée.
Mais le roi ne les avait pas encore rejoints sur la passerelle.
– Ton père est en ce moment dans la salle du conseil, dit-elle en luttant
contre la douleur lancinante. Avec Chaol, ton ami, et ton père l’a
probablement tué à l’heure qu’il est.
– Tant mieux.
– Chaol, répéta Aelin, et sa voix se brisa.
L’un de ses pieds glissa sur une plaque de verglas et le monde oscilla
une seconde avant qu’elle parvienne à retrouver son équilibre. Le précipice
de plusieurs centaines de mètres en dessous d’elle la terrifiait, mais elle ne
quitta pas le prince des yeux malgré le supplice des éclats de verre dans son
dos.
– Chaol… Tu t’es sacrifié, tu as laissé ton père passer ce torque autour
de ton cou pour qu’il puisse s’enfuir, dit-elle.
– Je le laisserai en faire autant avec toi, histoire de nous amuser un
peu…
Elle sentit la porte derrière elle et chercha le loquet à tâtons, mais il
était couvert de glace. Elle griffa la glace en regardant tour à tour le prince
et le soleil qui commençait à émerger à l’angle de la tour.
Dorian était à dix pas d’elle.
– Sorscha… elle s’appelait Sorscha. Elle t’aimait, reprit-elle. Tu
l’aimais. Et ils te l’ont prise.
Cinq pas.
Il ne restait plus rien d’humain dans ce visage ni dans ces yeux saphir,
pas la moindre lueur révélant qu’il se souvenait d’elle.
Aelin se mit à pleurer et du sang commença à couler de son nez à
l’approche du démon.
– Je suis revenue pour toi comme je te l’avais promis, dit-elle.
Un poignard de glace apparut dans la main de Dorian. Sa pointe acérée
scintillait comme une étoile dans la lumière du soleil.
– Je m’en moque, répondit-il.
Elle tendit le bras comme pour le repousser et saisit l’une de ses mains.
Elle sentit le froid glacial de sa peau tandis que, de l’autre main, il plongeait
le poignard dans son flanc.

Du sang jaillit de la bouche de Rowan quand la créature le heurta de


plein fouet, le précipitant à terre.
Quatre chiens de Wyrd étaient morts, mais trois autres se trouvaient
encore entre les mèches et lui.
Aedion hurlait de douleur et de rage tout en maintenant leurs trois
adversaires à distance. Rowan allongea un coup d’épée au plus proche, qui
l’esquiva.
Les trois bêtes se rapprochèrent d’eux, surexcitées par le sang de Fae
qui couvrait les murs et le sol du passage. Son sang et celui d’Aedion. Le
visage du général était pâle d’en avoir tant perdu. Ils ne pourraient pas tenir
beaucoup plus longtemps.
Mais il devait abattre cette tour.
D’un même mouvement, les trois créatures les chargèrent, le séparant
d’Aedion. L’une bondit sur le général, les deux autres se ruèrent sur lui…
Des dents de pierre se refermèrent sur la jambe de Rowan et il tomba
en arrière.
L’os se brisa et tout devint noir…
Il rugit face à ces ténèbres qui signifiaient la mort.
Il plongea son poignard dans l’œil de la créature au moment où une
autre se jetait sur son bras tendu.
Mais elle poussa un cri de douleur quand un corps massif s’abattit sur
elle, la projetant contre le mur. Une seconde plus tard, le cadavre de la
première était rejeté loin de lui et…
Il vit Lorcan, ses épées en main, pousser un cri de guerre en fonçant
sur le chien de Wyrd aux prises avec Aedion.
Rowan se releva sur sa jambe cassée avec un hurlement de douleur.
Aedion était déjà debout, le visage en sang mais le regard lucide.
Le chien de Wyrd qui avait été projeté contre la paroi se remit sur ses
pattes et se rua sur Aedion, mais Rowan lança son poignard droit dans sa
gueule béante. Il s’effondra mort aux pieds du général.
Lorcan n’était plus qu’une tornade d’acier et de furie. Rowan tira son
deuxième poignard juste au moment où l’épée de Lorcan transperçait le
crâne de son adversaire.
Le silence tomba, un silence absolu, dans le passage rouge de sang.
Aedion s’éloigna en titubant vers les mèches encore attachées à la
bobine à vingt pas de lui.
– Vite ! ordonna Rowan.
Il fallait abattre la tour, et peu importait qu’ils ne ressortent pas vivants
de ces égouts.
Il ressentit soudain entre les côtes une douleur fantôme si violente
qu’elle lui donna envie de vomir. Il tomba à genoux. Cette douleur ne venait
pas de l’une de ses blessures, mais de…
Non…
Non, non, non !
Il aurait pu hurler, rugir ce mot. Il se rua vers l’extrémité du passage,
ressentant dans tout son être une souffrance atroce, un froid grandissant.
Leur mission tournait au désastre.
Quand sa jambe blessée se déroba sous lui, seul ce lien invisible tendu
à se rompre l’empêcha de s’évanouir. Un corps dur trempé de sang se
précipita vers lui et un bras le saisit par la taille pour le soutenir.
– Cours, crétin, siffla Lorcan en l’éloignant des mèches.
Aedion était accroupi au-dessus d’elles. Ses mains rouges de sang ne
tremblaient pas quand il prit un silex et l’abattit sur le fer à feu.
Une fois, deux fois…
Une étincelle jaillit, suivie d’une flamme qui bondit dans l’obscurité.
Ils s’enfuirent.
– Plus vite ! ordonna Lorcan.
Aedion les rattrapa, empoigna l’autre bras de Rowan et joignit sa force
et sa rapidité à celles de Lorcan.
Ils franchirent le portail en fer brisé et se ruèrent dans les égouts.
Mais ils étaient encore trop proches de la tour.
Et Aelin…
Le lien entre elle et Rowan se tendit encore davantage. Non !
Aelin…
Ils l’entendirent avant de la sentir : un silence total, comme si tout
l’univers s’était tu, suivi d’une détonation assourdissante.
– Fonce ! aboya Lorcan, et Rowan obéit aveuglément comme il l’avait
fait pendant des siècles.
Un vent sec et brûlant le cingla.
Un éclair aveuglant jaillit.
Et enfin une vague de chaleur déferla, si intense que Lorcan jura en les
entraînant dans un renfoncement.
Les tunnels tremblèrent. Le monde entier trembla.
Plusieurs parties du plafond s’effondrèrent.
Quand la poussière et les débris retombèrent, laissant Rowan partagé
entre la douleur, l’euphorie et le triomphe, ils virent que l’accès au château
était désormais bloqué et que derrière eux, dans l’obscurité des égouts, une
centaine d’officiers et de fantassins Valg les regardaient en souriant, leurs
armes à la main.

Dans la puanteur du sang de Valg qu’on sentait sûrement jusqu’au


royaume d’Hellas, Manon et Asterin filaient comme l’éclair au-dessus du
continent pour rentrer à Morath quand…
Un vent léger, un silence, un frémissement…
Asterin poussa un cri et son wyvern vira à droite comme si on avait
tiré sur ses rênes. Abraxos glapit, mais Manon resta silencieuse, baissa les
yeux et vit en contrebas les oiseaux s’envoler devant une onde
scintillante…
Devant la magie qui déferlait sur le monde, libérée.
Que les ténèbres l’étreignent !
La magie…
Manon ignorait ce qui était arrivé, ce qui l’avait libérée, et elle s’en
moquait.
Le poids humain, mortel, qui pesait sur ses épaules s’évanouit.
L’énergie afflua en elle, revêtant ses os comme une armure d’une force
invincible, immortelle, irrésistible.
Manon renversa la tête vers le ciel, ouvrit grand les bras et poussa un
rugissement de triomphe.

Le chaos le plus complet régnait dans la forteresse. Sorcières et


mortels hurlaient et couraient en tous sens.
La magie…
La magie avait été libérée.
C’était impossible.
Et pourtant, elle le sentait même avec ce torque autour du cou et cette
cicatrice au bras.
Elle sentit une bête énorme se déployer en elle.
Une bête qui ronronnait devant le feu fantôme.

Aelin s’éloigna en rampant de la porte maculée de son sang et du


prince qui riait. La main crispée sur son flanc, elle laissait derrière elle une
traînée rouge.
Le soleil à demi dissimulé derrière la tour montait lentement dans le
ciel.
– Dorian, souviens-toi, dit-elle, les jambes arc-boutées sur le verre
pour se relever.
Le sang qui coulait entre ses doigts glacés les réchauffait.
Le prince Valg la suivit. Il esquissa un sourire quand elle s’effondra
face contre terre au milieu du pont. Les flèches noyées d’ombre du château
de verre l’encerclaient comme les piliers d’un tombeau. Son tombeau.
– Dorian, souviens-toi, reprit-elle dans un souffle.
Il avait manqué son cœur de très peu.
– Il m’a dit de t’éliminer, mais je pense que je vais d’abord m’amuser
un peu avec toi, fit-il.
Deux poignards aux lames courbes acérées surgirent dans ses mains.
Le soleil se mit à briller juste au-dessus de la tour.
– Souviens-toi de Chaol, l’implora-t-elle. Souviens-toi de Sorscha.
Souviens-toi de moi.
Une formidable détonation retentit de l’autre côté du château et
ébranla le palais tout entier.
Alors un vent puissant, doux et merveilleux, souffla vers elle, comme
s’il portait le chant du monde.
Elle ferma les yeux un instant, puis inspira en pressant sa blessure de
toutes ses forces pour étancher le sang, jusqu’à ce que seules ses larmes
coulent encore.
– Dorian, on peut continuer à vivre, dit-elle. On peut continuer à vivre
après avoir perdu quelqu’un. On peut sortir des ténèbres. C’est pour te
libérer que je suis revenue.
Elle pleurait toujours lorsque le vent retomba et que sa blessure
commença à se refermer.
Le prince avait relâché son étreinte sur ses poignards et ses mains
pendaient à ses côtés.
À l’un de ses doigts étincelait l’anneau d’or d’Athril.
– Bats-toi, souffla-t-elle tandis que le soleil montait au-dessus d’eux.
Bats-toi. On peut continuer à vivre.
L’anneau d’or brillait d’un éclat de plus en plus vif.
Le prince recula en vacillant, le visage convulsé de rage.
– Misérable ver humain, cracha-t-il.
Il n’avait pas remarqué qu’elle lui avait passé l’anneau au doigt quand
elle avait saisi sa main.
– Retire-le, gronda-t-il en le touchant, puis en sifflant à son contact
comme s’il l’avait brûlé. Retire-le !
La glace s’étendit vers Aelin à la vitesse des rayons qui jaillissaient
entre les tours et se réfléchissaient sur chaque parapet et chaque pont de
verre, remplissant le château de la radieuse lumière de Mala la pourvoyeuse
de feu.
La passerelle sur laquelle ils se tenaient, celle que Chaol et Aelin
avaient choisie parce qu’elle s’illuminerait juste à cet instant, à l’apogée du
solstice, était au cœur de cet embrasement.
La lumière enveloppa Aelin et remplit son cœur avec la puissance
d’une explosion stellaire.
Le prince Valg rugit et lança sur elle une vague de lances et d’épées de
glace visant son cœur.
Alors Aelin tendit les mains vers le prince, vers son ami, et déversa sa
magie sur lui avec toutes les forces qu’il lui restait.
Chapitre 75

LE MONDE N’ÉTAIT PLUS qu’un chaos de feu, de lumière, de ténèbres et


de glace.
Mais la femme… la femme était là, au milieu du pont et se relevait, les
mains tendues.
Aucun sang ne coulait de sa blessure. On entrevoyait seulement sa
peau lisse et intacte à travers la déchirure de sa combinaison noire.

Guérie… par la magie.


Le feu et la lumière qui l’entouraient le tiraillaient de toutes parts.
On peut continuer à vivre, avait-elle dit comme si elle savait tout des
ténèbres qui régnaient en lui et des horreurs de ce monde et d’ailleurs. Bats-
toi.
Une lumière flamboyait à son doigt, une lumière qui crépitait en lui.
Une lumière qui projetait un faible rayon dans l’obscurité.
Souviens-toi, avait-elle dit.
Ses flammes l’enveloppaient et le démon hurlait, mais lui-même
n’avait pas mal. Ces flammes tenaient seulement le démon à distance.
Souviens-toi.
Un faible rayon dans l’obscurité.
Une porte entrebâillée.
Souviens-toi.
Par-dessus les hurlements du démon, il rallia ses forces, repoussa le
prince Valg, et regarda par ses yeux – ses propres yeux.
Et il vit Keleana Sardothien devant lui.
Aedion cracha du sang sur les décombres. Rowan, adossé aux restes du
plafond effondré derrière eux, était à peine conscient tandis que Lorcan
tentait de leur frayer un passage au milieu de l’assaut des Valg.
Alertés par l’explosion, les Valg affluaient toujours plus nombreux des
tunnels, armés et assoiffés de sang.
Épuisés et trop faibles pour mobiliser tous leurs pouvoirs sur-le-
champ, Rowan et Lorcan ne réussiraient pas à les contenir bien longtemps.
Il ne restait plus que deux poignards à Aedion. Il savait qu’ils ne
ressortiraient pas vivants de ces souterrains.
Les Valg déferlaient comme une vague sans fin, une lueur sanguinaire
dans leurs yeux vides.
Même à cette profondeur, Aedion entendait les gens hurler dans les
rues, sans savoir si c’était à cause de l’explosion ou du retour de la magie.
Ce vent… il n’avait jamais rien senti de comparable.
Ils avaient abattu la tour. Ils avaient réussi.
Sa reine pourrait de nouveau utiliser ses pouvoirs. Elle aurait peut-être
une chance de s’en sortir.
Aedion éventra l’officier Valg le plus proche dont le sang noir
éclaboussa ses mains, puis s’attaqua aux deux fantassins qui avaient pris sa
place. Derrière lui, il entendait le souffle rauque et entrecoupé de Rowan.
La magie du prince s’épuisait à cause du sang qu’il avait perdu. Elle
vacillait, impuissante à vider les poumons des soldats. Ce n’était plus qu’un
vent froid qui frappait leurs rangs pour les tenir en respect.
Aedion n’avait pas reconnu la magie de Lorcan lorsqu’elle avait jailli
de lui en souffles noirs presque invisibles, mais partout où elle s’abattait,
des soldats tombaient pour ne plus se relever.
Ses propres pouvoirs lui faisaient défaut. Il pouvait à peine lever le
bras pour brandir son épée. Encore un peu… il devait tenir encore un peu,
afin de gagner le plus de temps possible pour sa reine…
Avec un grognement de douleur, Lorcan disparut sous les corps d’une
demi-douzaine de Valg.
Aedion faucha ses adversaires de son épée jusqu’au moment où il se
retrouva face au vide, car les Valg avaient reculé de vingt pas pour se
regrouper.
Des fantassins dont les rangs se fondaient dans la pénombre se tenaient
face à lui et l’observaient, l’épée brandie, attendant l’ordre de frapper. Ils
étaient trop nombreux pour qu’il reste le moindre espoir de leur échapper.
– Ce fut un honneur de vous connaître, prince, dit Aedion à Rowan,
dont la seule réponse fut un râle rauque.
Un officier Valg s’avança devant la ligne de front, l’épée tirée. À
quelques pas de lui, des hurlements retentirent. Ce fumier de Lorcan avait
dû enfoncer les rangs ennemis et s’enfuir.
– À mon commandement, chargez, dit l’officier, et un anneau noir
brilla à la main qu’il levait.
Tout en étant conscient de l’inutilité de son geste, Aedion se plaça
devant Rowan : ils le tueraient juste après lui. Mais au moins, il mourrait les
armes à la main en défendant son frère.
On entendait toujours des cris en provenance de la ville au-dessus
d’eux, des cris de terreur qui devenaient plus forts et semblaient se
rapprocher.
– Prêts ? lança l’officier à ses hommes.
Aedion inspira – l’un de mes derniers souffles, songea-t-il à cet instant.
Rowan se redressa de son mieux pour affronter la mort qui lui tendait les
bras, et Aedion aurait juré l’avoir entendu chuchoter le nom d’Aelin. De
nouveaux hurlements s’élevèrent des rangs des Valg, vers l’arrière, et
certains fantassins en première ligne se retournèrent pour voir ce qui se
passait.
Aedion s’en moquait bien alors que, face à lui, une rangée d’épées
luisait comme les dents d’une bête monstrueuse.
La main de l’officier retomba…
Et fut arrachée par un léopard fantôme.

Pour Evangeline, pour sa liberté, pour son avenir…


À chaque coup de dents ou de griffes de Lysandra, un soldat mourait.
Elle avait traversé la moitié de la ville avant de descendre du carrosse.
Elle avait dit à Evangeline de se rendre à la maison de campagne des Faliq,
de se conduire comme une bonne petite fille et de rester en sécurité là-bas.
Et elle était partie en courant vers le château, prête à combattre même si elle
savait qu’elle ne serait probablement pas d’un grand secours à ses amis.
Elle avait parcouru deux pâtés de maisons quand le vent l’avait heurtée de
plein fouet et un chant sauvage avait résonné dans son sang.
Elle avait alors abandonné sa dépouille humaine, cette prison, pour
s’élancer sur la piste de ses amis.
Les Valg hurlèrent quand elle se jeta sur eux dans les égouts… elle les
massacra, une mort pour chaque journée passée en enfer, pour l’enfance
volée d’Evangeline et la sienne. Elle n’était plus que furie vengeresse.
Bloqués par les décombres, le visage en sang, Aedion et Rowan la
regardaient bouche bée. Elle bondit sur le dos d’une sentinelle dont elle
brisa l’échine.
Oh, comme elle aimait son nouveau corps…
Quand de nouveaux Valg affluèrent, elle donna libre cours à sa
férocité. Elle devint l’incarnation de la mort.
Quand il ne resta plus un seul survivant, quand sa fourrure pâle fut
trempée d’un sang fétide, elle s’arrêta enfin.
Rowan était affalé contre les pierres et Aedion pressait une main sur sa
blessure pour arrêter l’hémorragie.
– Le château, articula péniblement le prince Fae en désignant derrière
eux le passage rouge de sang. Retrouvez la reine.
C’était à la fois une prière désespérée et un ordre.
Lysandra hocha la tête, la gueule ruisselante de ce sang immonde, et
repartit d’un trait.
Des hurlements s’élevèrent dans la ville à la vue du léopard fantôme
qui traversait Rifthold comme la foudre en esquivant les chevaux
hennissants et les voitures.
Le château de verre apparut, à demi dissimulé par les ruines fumantes
de la tour. De la lumière – non, du feu – jaillissait entre ses tourelles.
Aelin…
Aelin était encore vivante et se battait de toutes ses forces.
Lysandra vit surgir devant elle le portail en fer couvert de cadavres
puants.
Feu et ténèbres s’entrechoquèrent au-dessus du château et les passants
se turent, puis les montrèrent du doigt. Quand Lysandra fonça vers le
portail, ils la remarquèrent enfin et s’enfuirent avec des cris d’effroi…
Elle vit alors trente Valg alignés devant l’entrée, armés d’arbalètes et
prêts à tirer.
Ils braquèrent leurs armes sur elle.
Lysandra bondit en avant. Le garde le plus proche d’elle visa sa
poitrine et le carreau fusa en vrille vers elle.
Son instinct d’animal lui souffla qu’il l’atteindrait, mais elle ne ralentit
pas, ne s’arrêta pas pour autant.
Pour Evangeline. Pour son avenir. Pour sa liberté. Pour les amis venus
à son secours…
Le carreau se rapprocha de son cœur… et fut dévié par une flèche.
Seul un tireur d’exception pouvait réussir un tir pareil.
Lysandra atterrit sur le visage du garde que ses griffes déchiquetèrent.
Elle rugit et se mua en un ouragan mortel, décimant les Valg les plus
proches tandis que des flèches pleuvaient sur les autres.
Quand elle leva enfin les yeux, elle vit Nesryn Faliq, flanquée de ses
rebelles, tirer du sommet du toit voisin une flèche qui se ficha dans l’œil du
dernier garde s’interposant entre Lysandra et le château.
– Foncez ! hurla Nesryn par-dessus la clameur de la foule affolée.
Les flammes et la nuit s’affrontaient sur les tourelles les plus hautes du
château et la terre tremblait.
Lysandra s’élança vers l’allée bordée d’arbres.
Elle ne sentait plus que l’herbe, les arbres et le vent. Que ce corps
svelte et puissant, que son cœur de métamorphe qui brûlait, flamboyait,
exultait à chaque foulée, à chaque tournant qu’elle prenait, souple, rapide et
libre…
Toujours plus vite, et chaque mouvement de ce corps de léopard était
une source de joie, bien que sa reine fût en train de combattre pour son
royaume et pour leur monde là-haut, très haut au-dessus d’eux.
Chapitre 76

À BOUT DE SOUFFLE, Aelin luttait contre la douleur qui lui martelait le


crâne.
Trop tôt… trop de magie trop tôt. Elle n’avait pas eu le temps de
l’extraire sans danger, en puisant lentement dans les profondeurs de son
être.
Et reprendre sa forme de Fae n’avait rien arrangé : la puanteur des
Valg n’en était devenue que plus forte.
Dorian était tombé à genoux et griffait la main à laquelle l’anneau
flamboyait, marquant sa chair.
Il lança sur Aelin des ténèbres qu’elle repoussa avec un mur de
flammes.
Mais le sang d’Aelin brûlait trop fort dans ses veines.
– Essaie, Dorian, le supplia-t-elle, la langue sèche comme du
parchemin.
– Je vais te tuer, garce de Fae !
Un rire léger résonna derrière elle.
Aelin se retourna à demi vers lui, n’osant tourner le dos à aucun de ses
deux adversaires, même si, en se plaçant ainsi, elle risquait de tomber dans
le précipice.
Le roi d’Adarlan se tenait dans l’encadrement de la porte à l’autre
extrémité du pont.
Chaol…
– J’admire l’abnégation du capitaine, qui s’est sacrifié pour vous faire
gagner du temps, afin que vous puissiez sauver mon fils…
Elle avait fait son possible, mais…
– Punissez-la ! siffla le démon de l’autre côté de la passerelle.
– Patience, répliqua le roi, mais il se raidit à la vue de l’anneau d’or
brûlant au doigt de Dorian et son visage brutal se durcit. Qu’avez-vous
fait ?
Dorian s’agita violemment, frémit, puis poussa un cri qui fit tinter les
oreilles de Fae d’Aelin.
Elle tira l’épée de son père.
– Vous avez tué Chaol, dit-elle d’une voix sans timbre.
– Ce garçon ne m’a même pas touché, déclara le roi en toisant l’épée
d’Orynth avec un sourire narquois. Je doute que vous fassiez mieux.
Dorian se tut soudain.
– Vous l’avez tué, gronda Aelin.
Le roi s’approcha d’elle. Chacun de ses pas résonnait sur le verre de la
passerelle.
– Mon seul regret est de n’avoir pas pu prendre tout mon temps avec
lui, dit-il.
Elle recula d’un pas. D’un pas seulement.
Le roi tira Nothung, son épée.
– Mais avec vous, j’y compte bien, ajouta-t-il.
Aelin brandit son épée à deux mains.
– Qu’avez-vous dit ?
C’était la voix de Dorian. Une voix rauque et cassée.
Le roi et Aelin se tournèrent vers lui.
Mais les yeux de Dorian étaient fixés sur son père, flamboyants
comme deux étoiles.
– Qu’avez-vous dit à propos de Chaol ? demanda-t-il.
– Silence ! aboya le roi.
– Vous l’avez tué ? reprit Dorian sur un ton neutre.
Les lèvres d’Aelin se mirent à trembler et elle eut l’impression de
sombrer dans un gouffre qui s’ouvrait en elle.
– Et quand bien même je l’aurais fait ? rétorqua le roi en haussant les
sourcils.
– Est-ce que vous l’avez tué ?
La lumière flamboyait sans répit au doigt de Dorian, mais le torque
était encore à son cou.
– Vous ! glapit le roi, et Aelin comprit qu’il s’adressait à elle à l’instant
où une lance de ténèbres fusait vers elle, trop vite pour qu’elle…
Les ténèbres se brisèrent sur un mur de glace.
Dorian…
Il s’appelait Dorian.
Dorian Havilliard. Et il était le prince héritier d’Adarlan.
Et Keleana Sardothien… Aelin Galathynius, son amie… était revenue
pour le sauver.
Elle se tenait face à lui et brandissait à deux mains une épée antique.
– Dorian ? souffla-t-elle.
Le démon en lui hurlait, suppliait, s’accrochait à lui, tentait de
négocier.
Une vague noire s’abattit sur le bouclier de glace que Dorian avait
élevé entre la princesse et son père. Dans un instant, le roi le briserait.
Il porta les mains au torque en pierre de Wyrd froid et lisse qui s’était
mis à vibrer.
Non, pas ça ! hurla le démon. Pas ça !
Des larmes ruisselaient sur le visage d’Aelin lorsque les mains de
Dorian se refermèrent sur la pierre noire qui encerclait sa gorge.
Alors, hurlant sa souffrance, sa rage et sa douleur, il arracha le torque
de son cou.
Chapitre 77

LE TORQUE EN PIERRE DE WYRD se brisa sous le pouvoir de l’anneau.


Dorian haletait et du sang coulait de son nez, mais…
– Aelin, articula-t-il, et c’était sa voix.
C’était lui.
Elle se précipita vers lui en rengainant l’épée d’Orynth. Le mur de
glace explosa à cet instant sous un marteau de ténèbres.
La magie du roi déferla vers eux. Aelin tendit le bras et un bouclier de
feu repoussa les ténèbres.
– Aucun de vous ne ressortira vivant d’ici, déclara la voix dure du roi
par-dessus le ronflement des flammes.
Dorian s’affaissa contre Aelin, qui passa un bras autour de sa taille
pour le soutenir.
Elle sentit un élancement dans son ventre et la pulsation de son sang
dans ses veines. Elle ne pourrait pas tenir longtemps face au roi, pas dans
son état, même si le soleil restait au zénith, comme si Mala l’y retenait pour
décupler les dons dont elle avait comblé la princesse de Terrasen.
– Dorian, appela-t-elle.
La douleur irradiait sa colonne vertébrale. Ses forces s’épuisaient.
Il tourna la tête vers elle tout en gardant un œil sur le mur de flammes.
La souffrance, le chagrin et la rage qu’elle lut dans ses yeux la saisirent.
Mais elle y discerna aussi une étincelle de détermination et d’espoir.
Aelin lui tendit la main, et cette main tendue était à la fois une
question, une offre et une promesse.
– Pour un avenir meilleur, dit-elle.
– Tu es revenue, fit-il, comme si c’était une réponse.
Leurs mains se joignirent.
Ce fut ainsi que ce monde mourut…
Et que le nouveau naquit.

Ils étaient infinis.


Ils étaient le début et la fin. Ils étaient l’éternité.
Le roi resta bouche bée quand le bouclier de feu s’évanouit et qu’il vit
Aelin et Dorian main dans la main, incandescents dans l’entrelacement de
leurs magies comme des dieux nouveau-nés.
– Vous êtes à moi ! hurla le roi.
Il se mua en ténèbres et se lova dans son pouvoir comme s’il n’était
plus que l’essence du mal portée par un vent sombre.
Il se jeta sur eux et les frappa, mais ils tinrent bon, à la fois passé,
présent et futur, oscillant entre une salle antique dans un château au sommet
d’une montagne dominant Orynth, une passerelle entre des tours de verre et
un autre lieu parfait et inconnu où ils avaient été forgés dans la lumière et la
poussière d’étoiles.
Un mur de nuit les repoussa brutalement, mais rien ne pouvait les
contenir.
Quand les ténèbres marquèrent une pause, ils explosèrent.

Rowan cilla dans la lumière du soleil qui jaillissait derrière Aedion.


D’autres soldats s’étaient rués dans les égouts après le départ de
Lysandra. Lorcan était réapparu, couvert de sang, pour leur annoncer que
l’issue du tunnel était bloquée et que celle que Lysandra avait prise
grouillait à présent de Valg.
Avec une efficacité qu’il avait apprise sur les champs de bataille,
Rowan avait guéri sa jambe en usant de tout le pouvoir qu’il lui restait.
Tandis que sa chair et ses os se ressoudaient à une vitesse qui l’avait fait
rugir de douleur, Aedion et Lorcan s’étaient frayé un passage au milieu des
gravats. Ils avaient réussi à atteindre les souterrains du château, où les
décombres d’un plafond effondré leur avaient de nouveau barré le passage.
Aedion était monté au sommet et avait commencé à les déblayer en hurlant
et en invectivant les gravats comme s’il pouvait les déplacer uniquement
par la force de sa volonté.
Mais il avait dégagé une ouverture et c’était tout ce dont Rowan avait
besoin.
Il se métamorphosa et sentit une violente douleur dans sa jambe
blessée lorsqu’il échangea ses membres contre des ailes et des serres. Un
faucon poussa soudain un cri perçant et furieux et s’envola par l’ouverture
en frôlant Aedion au passage.
Rowan embrassa d’un coup d’œil les environs. Il était dans les jardins
du château de verre. La puanteur de la fumée qui montait des ruines de la
tour l’écœura.
De la lumière jaillit des plus hautes tours du palais, une lumière si vive
qu’il en fut un instant ébloui.
Aelin…
Vivante. Elle était vivante. Il battit des ailes, domptant le vent grâce
aux dernières étincelles de sa magie, et monta en flèche dans le ciel. Il fit
souffler sur la tour un vent qui chassa la fumée vers le fleuve, loin d’eux.
Et il contourna le château.
Ce qu’il vit alors le frappa de stupeur.

Le roi d’Adarlan rugissait tandis qu’Aelin et Dorian fracturaient son


pouvoir. Ensemble, ils brisaient chaque sort, détruisaient tout le mal qu’il
avait entravé et plié à sa volonté.
Infini… le pouvoir de Dorian était infini.
Aelin et lui resplendissaient de lumière, de feu, de l’éclat du soleil et
des étoiles. Ils en débordaient quand ils tranchèrent le dernier lien entre le
roi et son pouvoir, réduisant ses ténèbres en cendres.
Le roi tomba à genoux et le verre de la passerelle vibra sous l’impact.
Aelin lâcha la main de Dorian. Un vide glacial l’envahit si brutalement
qu’elle s’affaissa à son tour sur le sol, à bout de souffle, reprenant
progressivement conscience d’elle-même et de ce qui l’entourait.
Dorian regardait fixement son père, l’homme qui l’avait brisé et
asservi.
– Mon fils, murmura le roi d’une voix qu’Aelin n’avait jamais
entendue.
Dorian ne réagit pas.
Le roi le contemplait, les yeux grands ouverts et brillants.
– Mon fils, répéta-t-il.
Puis il regarda Aelin, encore agenouillée, qui le dévisageait avec
stupeur.
– Êtes-vous enfin venue pour me sauver, Aelin Galathynius ?
demanda-t-il.
Chapitre 78

AELIN GALATHYNIUS DÉVISAGEA l’assassin de sa famille, de son


peuple, de tout un continent.
– N’écoute pas ses mensonges, fit Dorian d’une voix dure et sans
timbre.
Aelin observa la main du roi. L’anneau noir à son doigt s’était brisé,
laissant un cercle de peau plus pâle.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle calmement.
Humain… le roi paraissait plus humain. Plus doux.
Il se tourna vers Dorian en lui montrant ses larges paumes.
– Tout ce que j’ai fait… c’était pour te protéger… de lui, dit-il.
Aelin se figea.
– J’ai trouvé la clef, poursuivit le roi. J’ai trouvé la clef et je l’ai
emportée à Morath. Et il… Perrington… quand nous étions jeunes… on
nous l’avait formellement interdit, mais il m’a emmené dans les souterrains
de la forteresse pour me montrer la crypte. Je l’ai ouverte avec la clef…, dit
le roi, et des larmes limpides bien réelles se mirent à ruisseler sur son visage
rougeaud. Je l’ai ouverte et il a surgi. Il a pris possession de Perrington et…
Il a laissé l’un de ses démons s’emparer de moi, acheva-t-il en regardant sa
main nue qui tremblait.
– Assez, le coupa Dorian.
Le cœur d’Aelin bondit dans sa poitrine.
– Erawan est libre, souffla-t-elle.
Non seulement il était libre, mais il possédait Perrington.
Le seigneur des ténèbres en personne avait vécu sous le même toit
qu’elle dans ce château, sans jamais découvrir – par une chance inouïe, un
arrêt du destin ou grâce à la protection d’Elena – qui elle était. Elle-même
n’avait jamais rien soupçonné, jamais rien perçu en sa présence. Par tous les
dieux, c’était Erawan qui l’avait forcée à s’agenouiller devant le prince le
jour de son départ d’Endovier, et aucun d’eux ne s’était jamais douté de
rien…
Le roi acquiesça et ses larmes tombèrent sur sa tunique.
– L’œil d’Elena… vous auriez pu enfermer de nouveau Erawan dans la
crypte grâce au pouvoir de l’œil…
Aelin se souvint de l’expression du roi quand elle lui avait montré
l’amulette. C’était son salut qu’il avait vu en ce pendentif, et non un
instrument de destruction comme elle l’avait cru.
– Comment a-t-il pu posséder Perrington si longtemps sans que
personne s’en doute ? demanda-t-elle.
– Il peut se dissimuler à l’intérieur d’un corps comme un escargot dans
une coquille, mais cela altère sa capacité à sentir l’odeur des autres. Et
maintenant, vous êtes tous de retour… tous les joueurs de ce jeu inachevé.
Il a toujours haï les Galathynius et les Havilliard. C’est la raison pour
laquelle il s’en est pris à ma famille, puis à la vôtre.
– Vous avez massacré mes sujets, parvint-elle à dire. Par millions.
La nuit de la mort de ses parents, elle avait senti une odeur dans leur
chambre… l’odeur des Valg.
– J’ai tenté de m’y opposer, déclara le roi en s’appuyant d’une main au
pont, comme accablé de honte. Mais ils pouvaient repérer les détenteurs de
magie et ils voulaient posséder les plus forts d’entre vous. Et à ta
naissance…, dit-il à Dorian, et son visage rude se décomposa. Tu étais si
fort… si précieux… Je ne pouvais pas les laisser t’enlever. J’ai repris le
contrôle juste le temps nécessaire.
– Pour faire quoi ? interrogea Dorian d’une voix rauque.
Aelin jeta un coup d’œil à la fumée emportée par le vent vers le fleuve
lointain.
– Pour faire construire ces tours, répondit-elle. Et bannir la magie.
Et maintenant qu’ils avaient libéré la magie, ses détenteurs seraient
repérés, puis exterminés par tous les Valg d’Erilea.
Le roi poussa un soupir tremblant.
– Mais il a toujours ignoré comment je m’y étais pris. Il a cru que la
disparition de la magie était une punition infligée par nos dieux et il n’a
jamais su pourquoi j’avais fait construire ces tours. Pendant tout ce temps,
j’ai mobilisé mes forces pour le maintenir… pour les maintenir tous dans
l’ignorance. Toutes mes forces. Il ne m’en restait plus assez pour combattre
le démon, le retenir quand… quand il a commis tous ces crimes. Mais j’ai
réussi à préserver mon secret.
– Il ment, trancha Dorian en tournant les talons. Je pouvais encore
utiliser mes pouvoirs : ces tours ne m’ont absolument pas protégé. Il est prêt
à raconter n’importe quoi pour nous convaincre de l’épargner.
Les monstres sont prêts à raconter n’importe quoi pour que leurs
paroles nous hantent pendant longtemps, l’avait avertie Nehemia.
– J’ignorais que le sort n’agirait pas sur toi, plaida le roi. C’est
probablement l’usage de mon sang dans ce sort qui a préservé la magie de
ma lignée. C’était une erreur de ma part. J’en suis navré… tellement navré.
Mon fils… Dorian…
– Vous n’avez aucun droit de l’appeler ainsi, lança Aelin. Vous êtes
venu chez moi et vous avez assassiné ma famille.
– J’étais venu vous chercher afin que vous réduisiez en cendres le
démon qui me possédait, sanglota le roi. Aelin du Feu Ardent… Mais quand
j’ai tenté de vous persuader de le faire, votre mère vous a assommée avant
que vous puissiez me tuer, et le démon… le démon en moi a tout fait pour
éteindre votre lignée ensuite, afin que nul feu ne puisse me purifier de lui.
Aelin sentit son sang se glacer. Non, non, c’était impossible, c’était
trop monstrueux pour être vrai…
– Tout ce que j’ai fait, c’était pour vous retrouver, pour que vous
puissiez me sauver… en m’achevant enfin, reprit le roi. Je vous en supplie,
faites-le.
Il pleurait à présent et tout son corps semblait vieillir à une vitesse
terrifiante : ses joues se creusaient, ses mains devenaient décharnées,
comme si son énergie vitale était bel et bien liée au prince démon tapi en
lui, et que l’un ne pouvait exister sans l’autre.
– Chaol est vivant, murmura le roi à travers ses mains émaciées, puis il
les abaissa et Aelin vit ses yeux rougis et voilés par l’âge. Je l’ai brisé sans
le tuer. Il était comme… nimbé de lumière. Je l’ai laissé en vie.
Un sanglot jaillit de la gorge d’Aelin. Elle avait tenté de lui donner une
chance de survivre, dans l’espoir que…
– Tu mens, répéta Dorian à son père d’une voix glacée. Et voilà tout ce
que tu mérites.
Des étincelles fusèrent du bout de ses doigts.
Aelin essaya de l’appeler, tout en s’efforçant de reprendre ses esprits.
Le démon qui habitait le roi ne l’avait pas pourchassée en raison de la
menace que représentait Terrasen, mais à cause du feu qui brûlait dans ses
veines et pouvait l’anéantir avec le roi.
Elle leva une main tandis que Dorian faisait un pas vers son père. Ils
avaient encore des questions à lui poser, des secrets à découvrir…
Le prince héritier renversa la tête en arrière et le rugissement qui jaillit
de sa gorge était le cri de guerre d’un dieu.
Alors le château de verre vola en éclats.
Chapitre 79

LE PONT EXPLOSA SOUS SES PIEDS et l’univers se mua en une pluie


d’éclats de verre.
Aelin tomba dans le vide tandis que les tours s’effondraient autour
d’elle.
Elle déploya sa magie comme un cocon et ses flammes brûlèrent le
verre qu’elle traversait dans sa chute sans fin.
Des hurlements jaillirent de toutes parts tandis que Dorian détruisait le
château – pour Chaol, pour Sorscha – et faisait déferler une gigantesque
vague de verre sur la ville.
Aelin tombait toujours, le sol se rapprochait d’elle à une vitesse
vertigineuse, toutes les ailes du palais se brisaient et la lumière faisait
resplendir leurs vestiges…
Elle rallia le peu de magie qui lui restait et son feu ardent s’élança vers
le portail du château dans une course folle contre le vent, contre la mort…
Quand la vague de verre traversa le portail en fer du château,
déchiquetant les cadavres qui y étaient pendus comme s’ils étaient en
papier, un mur de flammes surgit devant elle et l’arrêta.
Un vent soufflait face à Aelin, un vent brutal et sans merci, et tous ses
os gémirent de douleur sous cette pression qui la repoussait vers le haut.
Mais elle s’en moquait alors qu’elle mobilisait toute sa magie, toutes les
fibres de son être pour maintenir la barrière de flammes qui protégeait
Rifthold. Elle devait tenir encore quelques secondes, et puis elle pourrait
mourir…
Le vent qui la cinglait semblait rugir son nom.
Une succession sans fin de vagues charriant éclats de verre et
décombres s’abattait sur son feu ardent.
Mais son mur de flammes ne faiblit pas.
Pour le Théâtre Royal, pour les vendeuses de fleurs du marché, pour
les esclaves, les courtisanes et la famille Faliq. Pour la ville qui lui avait
apporté joie et souffrance, mort et renaissance, qui lui avait offert la
musique, Aelin faisait brûler haut et clair ce mur de feu.
Du sang pleuvait au milieu des débris de verre, un sang qui grésillait
sur son cocon de flammes et qui puait les ténèbres et la douleur.
Le vent balaya ce sang noir.
Aelin maintint son bouclier de feu autour de la ville, fidèle à son
ultime promesse à Chaol.
Je ferai en sorte que tout cela n’ait pas été en vain.
Elle tint bon jusqu’au moment où le sol se rua vers elle…
… et elle atterrit doucement sur l’herbe.
Les ténèbres la frappèrent alors à l’arrière de la tête.

Le monde baignait dans une clarté intense.


Aelin Galathynius poussa un grognement en se redressant sur les
coudes. La colline tapissée d’herbe sous son corps était intacte et pleine de
vie. Un instant… elle ne s’était évanouie qu’un instant.
Elle leva la tête et sentit un élancement dans le crâne quand elle
repoussa ses cheveux de ses yeux pour regarder ce qu’elle avait fait.
Ou plutôt ce que Dorian avait fait.
Le château de verre avait disparu.
Il ne restait plus que le château de pierre dont le soleil de midi
chauffait les murs gris.
Et à l’endroit où une cascade de verre et de décombres avait failli
s’abattre sur la ville et la détruire, un mur massif et opaque scintillait.
Un mur de verre au bord supérieur légèrement incurvé comme la crête
d’une vague.
Le château de verre avait disparu. Le roi était mort. Et Dorian…
Aelin s’arc-bouta sur ses bras flageolants pour se relever. À quelques
pas d’elle, Dorian était étendu sur l’herbe, les yeux fermés.
Mais sa poitrine se soulevait régulièrement.
À côté de lui, comme si un dieu bienveillant avait veillé sur eux, gisait
Chaol.
Son visage était couvert de sang, mais il respirait et il n’avait pas de
blessures visibles.
Elle se mit à trembler. Elle se demanda s’il avait remarqué qu’en
s’enfuyant de la salle du conseil, elle avait glissé dans sa poche
l’authentique œil d’Elena.
Quand une odeur de pin et de neige lui parvint, elle comprit comment
ils avaient survécu à leur chute.
La colline qui dominait la ville avait été dévastée, ses arbres, ses
plantes et ses réverbères déchiquetés par la pluie de verre.
Elle préférait ne pas penser aux gens qui se trouvaient à l’intérieur du
palais ou dans les parages quand le château de verre avait volé en éclats.
Elle se força à avancer. Vers le mur. Vers la ville en déroute au-delà de
ce mur. Vers le monde nouveau qui lui tendait les bras.
Deux odeurs convergèrent vers elle, suivies d’une troisième, une
senteur sauvage qui lui rappelait tout et rien à la fois.
Mais Aelin ne regarda ni Aedion, ni Rowan, ni Lysandra en
descendant vers la ville.
Chaque pas était un effort, chaque respiration une épreuve pour refaire
surface, pour reprendre pied dans l’instant présent, pour se préparer à ce
qu’elle devait faire.
Elle s’approcha du mur de verre géant qui séparait le château de la
ville, la mort de la vie, et projeta un bélier de flammes bleues sur sa paroi.
De nouveaux cris fusèrent tandis que les flammes dissolvaient le verre
en formant une arche.
Au-delà du mur, les gens qui hurlaient, se serraient les uns contre les
autres, tenaient leur tête entre leurs mains ou se couvraient la bouche se
turent quand Aelin franchit la porte qu’elle venait de percer.
Les échafauds étaient toujours là, derrière le mur. Rien d’autre aux
alentours ne dominait la foule.
Aelin monta sur l’un des échafauds tandis que sa cour se mettait en
rang derrière elle. Rowan boitait, mais elle ne prit pas le temps de
l’examiner ni même de lui demander s’il allait bien. Ce n’était pas le
moment.
Elle s’arrêta au bord de l’estrade et se redressa, le visage grave et
résolu.
– Votre roi est mort, annonça-t-elle, et un remous parcourut la foule.
Votre prince est vivant.
– Vive Dorian Havilliard ! cria quelqu’un, mais cette acclamation resta
sans écho.
– Je suis Aelin Ashryver Galathynius, la reine de Terrasen, dit-elle.
La foule murmura et certains s’écartèrent de l’estrade.
– Votre prince est en deuil. Jusqu’à ce qu’il soit prêt à monter sur le
trône, c’est moi qui gouvernerai cette ville.
Un silence complet se fit.
– Si vous pillez, si vous vous battez, si vous semez le moindre
désordre, poursuivit-elle en regardant certains droit dans les yeux, je vous
retrouverai et je vous réduirai en cendres.
Elle leva une main et des flammes dansèrent au bout de ses doigts.
– Si vous vous révoltez contre votre nouveau roi, si vous tentez de
prendre d’assaut ce château, ce mur, dit-elle en le désignant de sa main
flamboyante, fondra pour se répandre dans vos rues, sur vos maisons et
dans vos gorges.
Aelin releva le menton. Ses lèvres serrées ne formaient plus qu’une
ligne mince, dure et impitoyable lorsqu’elle scruta la foule qui remplissait
les rues, tous ceux qui tendaient le cou pour la voir, pour observer ses
oreilles pointues, ses longues canines de Fae et les flammes léchant le bout
de ses doigts.
– J’ai tué votre roi, reprit-elle. Son empire n’est plus. Tous les esclaves
de ce royaume sont désormais libres. Si je surprends un seul d’entre vous
les maintenir en esclavage, je le tuerai. Si j’apprends qu’un seul d’entre
vous a fouetté un esclave ou essayé de le vendre, je le tuerai. Je vous
conseille de le répéter à vos amis, vos parents et vos voisins. Je vous
conseille d’agir en personnes raisonnables et intelligentes. Et de vous
conduire de manière exemplaire jusqu’au jour où votre roi sera prêt à se
présenter devant vous. Je jure sur ma couronne que, ce jour-là, je lui
laisserai le contrôle de cette ville. Si l’un de vous a une objection, qu’il
s’adresse à ma cour, dit-elle en montrant derrière elle Rowan, Aedion et
Lysandra, sales, meurtris et couverts de sang, qui sourirent comme des
démons. Ou à moi, acheva-t-elle en éteignant ses flammes.
Aucun murmure ne s’éleva dans la foule. Aelin se demanda si tous ces
gens respiraient encore.
Mais elle s’en moquait. Elle descendit de l’estrade, repassa sous
l’arche et remonta la colline déserte menant au château de pierre.
À peine eut-elle franchi ses lourdes portes en chêne qu’elle s’effondra
sur les genoux, en larmes.
Chapitre 80

ELIDE ÉTAIT DANS CE CACHOT depuis si longtemps qu’elle en avait


perdu la notion du temps.
Mais ce jour-là, elle avait senti comme une onde déferler sur le monde
et elle aurait juré avoir également entendu le vent chanter son nom, puis des
cris affolés, puis plus rien.
Personne ne lui avait expliqué ce qui était arrivé. Personne n’était venu
la voir. Et personne ne le ferait.
Elle se demandait combien de temps Vernon attendrait pour la livrer à
l’une de ces créatures. Elle avait essayé de compter ses repas, mais on lui
apportait la même chose pour le petit déjeuner et le dîner, et rarement aux
mêmes heures d’un jour sur l’autre… comme si on voulait qu’elle perde le
compte. Comme si on voulait qu’elle se replie dans les ténèbres de sa
cellule afin que lorsqu’on viendrait la chercher, elle n’oppose plus de
résistance, mue par un besoin irrésistible de revoir au moins le soleil.
La porte de son cachot s’ouvrit avec un déclic et elle se redressa,
vacillante, tandis que Vernon se glissait à l’intérieur. Elle cilla, car il avait
laissé la porte entrebâillée et la lumière des torches l’éblouissait. Le couloir
du donjon était désert. Vernon n’était probablement pas escorté de gardes :
il savait combien il serait vain de sa part d’essayer de s’enfuir.
– Je suis heureux de voir qu’on t’a nourrie, persifla-t-il. Cette odeur, en
revanche…
Mais elle refusait d’avoir honte de son odeur, qui était bien le dernier
de ses soucis.
Elle se pressa contre la pierre lisse et glacée du mur. Peut-être qu’avec
un peu de chance elle pourrait enrouler sa chaîne autour de la gorge de
Vernon…
– J’enverrai quelqu’un pour te laver demain, dit-il en se détournant
comme s’il en avait fini avec son inspection.
– Pourquoi ? parvint-elle à demander d’une voix rauque de n’avoir
plus servi depuis longtemps.
Il la toisa par-dessus son épaule mince.
– Maintenant que la magie est revenue…, commença-t-il.
La magie… voilà ce qu’avait été cette onde.
– Je veux découvrir ce qui sommeille dans le sang de ta lignée… de
notre lignée, reprit Vernon. Et le duc est encore plus curieux que moi.
– Je vous en supplie, laissez-moi partir, implora-t-elle. Je disparaîtrai et
je ne vous causerai jamais le moindre ennui. Perranth est entre vos mains.
Vous avez gagné. Laissez-moi seulement partir.
Vernon fit claquer sa langue.
– J’adore t’entendre me supplier, répondit-il et, après avoir jeté un
regard dans le couloir, il fit claquer ses doigts. Cormac !
Un jeune homme apparut.
Sa beauté n’était pas de ce monde, son visage encadré de cheveux roux
était parfait, mais ses yeux verts froids et distants avaient quelque chose
d’effrayant.
Il portait un torque noir au cou.
Des tentacules de ténèbres émanaient de lui. Et quand ses yeux
rencontrèrent ceux d’Elide…
Des souvenirs horribles se réveillèrent en elle – d’une jambe peu à peu
estropiée, d’années de terreur, de…
– Contiens-toi, aboya Vernon, sinon tu ne t’amuseras pas avec elle
demain.
Le jeune homme absorba les ténèbres et Elide cessa de revoir ses
souvenirs.
Elle vomit son dernier repas sur les dalles du cachot.
– Ne sois pas si impressionnable, Elide, gloussa Vernon. Une toute
petite incision, quelques points de suture et tu seras comme neuve.
Le prince démon lui sourit.
– Tu seras ensuite confiée à ses soins pour veiller à ce que tout se passe
comme prévu, poursuivit Vernon. Mais la magie est si forte dans ta famille
qu’il ne devrait pas y avoir le moindre problème. Tu éclipseras peut-être
même ces Jambes-Jaunes. Après le premier essai, il se pourrait que Son
Altesse procède à ses expériences sur toi. La personne qui nous a vendu
Cormac nous a informés dans sa lettre qu’il aimait particulièrement… se
divertir avec des jeunes femmes quand il vivait à Rifthold.
Elide implora mentalement tous les dieux.
– Pourquoi ? demanda-t-elle, au désespoir. Pourquoi ?
Vernon haussa les épaules.
– Parce que je le peux, répondit-il.
Sur ces mots, il sortit du cachot, suivi du démon et fiancé d’Elide.
Dès que la porte se referma, elle se rua sur elle, tira et pesa sur la
poignée en se meurtrissant les mains, implora Vernon, implora quelqu’un,
n’importe qui, de l’écouter, de ne pas l’oublier.
Mais personne ne répondit.

Manon tombait de sommeil. Quoi d’étonnant, d’ailleurs, après tout ce


qui était arrivé… Elle espérait que la jeune reine était encore à Rifthold et
qu’elle avait compris le sens de son message.
Les salles et les couloirs de la forteresse étaient sens dessus dessous et
grouillaient de messagers qui évitaient soigneusement son regard. Elle
ignorait ce qui se passait et elle s’en moquait. Elle avait seulement envie de
prendre un bain et de dormir plusieurs jours d’affilée.
À son réveil, elle révélerait à Elide ce qu’elle avait appris au sujet de
sa reine afin de s’acquitter définitivement de sa dette envers cette dernière.
Manon entra dans sa chambre. La paillasse d’Elide devant le foyer
était en ordre et la pièce d’une propreté immaculée. La jeune fille était
probablement en train de bouder quelque part et d’espionner la personne qui
lui semblait la plus capable de favoriser ses projets.
Manon se dirigeait vers la salle de bains quand elle remarqua l’odeur.
Ou plutôt l’absence d’odeur.
Celle d’Elide était comme éventée, comme si la jeune fille n’était pas
venue dans cette chambre depuis plusieurs jours.
Manon regarda le foyer. Pas de braises. Elle tendit la main au-dessus
des cendres. Elles ne dégageaient aucune chaleur.
Elle parcourut la chambre du regard.
Aucun signe de lutte, mais…
Un instant plus tard, Manon était ressortie et descendait l’escalier.
Au bout de trois pas, elle se mit à courir. Elle dévala les marches,
bondit par-dessus la dernière volée et ressentit l’impact de son atterrissage
dans ses jambes pourtant redevenues redoutablement vigoureuses depuis le
retour de la magie.
Vernon avait sûrement voulu se venger d’elle parce qu’elle avait pris
Elide sous sa protection, et il avait profité de son absence pour passer à
l’action. Et si la magie de la lignée d’Elide coulait dans ses veines avec le
sang des Dents de Fer…
Ils veulent des rois, avait dit Kaltain.
Manon traversa une série de couloirs, dévala des escaliers, ses ongles
de fer étincelant quand elle agrippait des angles pour se propulser.
Serviteurs et gardes s’écartaient en hâte de son passage.
Un instant plus tard, elle s’engouffra dans les cuisines en découvrant
ses dents de fer. Le silence s’abattit quand elle se dirigea droit vers le chef
cuisinier.
– Où est-elle ? lança-t-elle.
Le visage rubicond du cuisinier devint livide.
– Qu… qu… qui ? bégaya-t-il.
– La fille… Elide. Où est-elle ?
La cuillère qu’il tenait à la main heurta bruyamment le sol.
– Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vue depuis plusieurs jours,
commandante. Mais comme elle se porte parfois volontaire à la buanderie,
peut-être que…
Mais Manon repartait déjà comme une flèche.
La lingère en chef, une grosse commère arrogante, répondit en ricanant
qu’elle n’avait pas vu Elide depuis un bon moment et que cette bancroche
avait peut-être eu ce qu’elle méritait. Manon la laissa hurlante sur le sol, le
visage balafré de quatre sillons sanglants.
Elle monta un escalier en courant et traversa comme l’éclair une
passerelle en bois reliant deux tours. Elle venait d’atteindre la tour d’en face
quand une voix de femme l’appela depuis l’autre côté de la passerelle.
– Commandante !
Manon s’arrêta si brutalement qu’elle faillit heurter le mur de la tour.
Quand elle se retourna, elle vit une femme vêtue d’une robe grossièrement
tissée se précipiter vers elle. Elle puait le savon et les produits de nettoyage
dont on se servait à la buanderie.
La femme était à bout de souffle, sa peau sombre avait rougi et elle dut
caler ses mains sur ses genoux pour reprendre haleine, mais elle releva
presque immédiatement la tête.
– L’une des lingères fréquente un garde qui est de service dans les
donjons, dit-elle. Elle m’a dit qu’Elide était enfermée dans l’un des cachots.
Personne n’a le droit de la voir sauf son oncle. Je ne sais pas ce qu’ils
comptent faire d’elle, mais sûrement rien de bon.
– Quel donjon ?
Il y en avait trois, en plus des catacombes où les Jambes-Jaunes étaient
emprisonnées.
– Elle n’en savait rien. Le garde ne lui en a pas dit plus. Certaines
d’entre nous ont bien essayé de… de voir ce qu’elles pouvaient faire pour
Elide, mais…
– Ne dites à personne que vous m’en avez parlé.
Manon fit demi-tour. Trois donjons, trois possibilités…
– Commandante ! appela la femme.
Manon la regarda par-dessus son épaule. La femme porta la main à son
cœur.
– Merci, dit-elle.
Manon fut surprise de la gratitude de la lingère et des efforts de ces
mortelles si faibles et désarmées pour secourir Elide.
Le sang de cette femme ne devait pas être aqueux ni puer la peur.
Elle repartit en courant, non vers les donjons, mais vers les
baraquements des sorcières.
Ceux des Treize.
Chapitre 81

VERNON LUI ENVOYA DEUX SERVANTES au visage de marbre pour faire


sa toilette. Toutes deux avaient apporté des seaux d’eau avec elles. Elide se
débattit quand elles la déshabillèrent, mais ces femmes étaient aussi solides
que des rocs. Elle comprit que si elle avait du sang de Bec-Noir dans les
veines, il devait être passablement dilué. Quand elle se retrouva nue devant
elles, elles lui vidèrent leurs seaux sur la tête et la récurèrent à la brosse et
au savon, s’attaquant à chaque repli de son corps même quand elle leur
hurlait d’arrêter.
Elle avait l’impression d’être préparée pour un sacrifice, d’être un
agneau qu’on allait conduire à l’abattoir.
Tremblante et épuisée de s’être débattue, elle n’avait plus la force de
résister quand elles peignèrent ses cheveux en tirant si fort qu’elle en avait
les larmes aux yeux. Elles les laissèrent dénoués et lui passèrent une robe de
chambre verte toute simple sans le moindre sous-vêtement.
Elide n’avait cessé de les implorer, mais elles auraient aussi bien pu
être sourdes.
Quand elles ressortirent, elle essaya de les suivre, mais les gardes la
repoussèrent en riant.
Elle recula et se retrouva le dos contre le mur de sa cellule.
Chaque minute qui passait la rapprochait de sa fin.
Mais elle résisterait. Elle était une Bec-Noir, sa mère en avait été une,
même si elle l’avait caché à tous, et, comme elle, sa fille tomberait les
armes à la main. Elle les forcerait à l’étriper, à l’abattre plutôt que de les
laisser la toucher et lui implanter cette pierre, plutôt que de donner
naissance à ces monstres…
La porte du cachot se rouvrit sur quatre gardes.
– Le prince attend dans le souterrain.
Elide tomba à genoux dans un cliquetis de chaînes.
– Je vous en supplie…
– Allez !
Deux des hommes entrèrent dans sa cellule et elle ne put résister aux
mains qui la saisirent sous les bras et l’entraînèrent vers la porte. Ses pieds
nus s’écorchèrent sur la pierre quand elle se débattit malgré ses chaînes, en
donnant des coups de pied et en griffant pour se libérer.
Ils la tirèrent vers la porte comme un cheval récalcitrant.
Les deux autres gardes ricanèrent à la vue des pans de sa robe de
chambre qui s’écartaient quand elle donnait des coups de pied, dévoilant ses
cuisses, son ventre, tout. Elle sanglotait, tout en sachant que ses larmes
n’arrangeraient rien. Ils ne faisaient que rire en la dévorant des yeux, de
leurs yeux…
… quand une main aux ongles de fer étincelants transperça la gorge de
l’un d’eux. Ils se pétrifièrent et le plus proche de la porte pivota quand il vit
le sang jaillir…
Il hurla, les yeux crevés par une main, la gorge tranchée par l’autre.
Les deux gardes s’effondrèrent à terre, aux pieds de Manon Bec-Noir.
Le sang ruisselait sur ses mains et sur ses avant-bras.
Ses yeux flamboyants comme des braises s’arrêtèrent sur les gardes
qui tenaient Elide et sur sa robe de chambre presque entièrement ouverte.
Ils la lâchèrent pour saisir leurs armes et elle s’affaissa sur le sol.
– Vous êtes morts, lança Manon.
Et elle passa à l’attaque.
Elide ignorait si c’était grâce à la magie, mais elle n’avait jamais vu
personne se mouvoir aussi vite, comme un vent fantôme.
Manon brisa la nuque du premier garde dans un craquement sec. Elide
s’écarta d’eux en rampant. Quand le second chargea la sorcière, elle ne fit
qu’en rire, l’esquiva, resurgit derrière lui et plongea une main dans son dos,
qu’elle transperça.
Le hurlement du garde se répercuta sur les murs du couloir. Au milieu
de la chair déchiquetée luisait l’os blanc de sa colonne vertébrale. Manon
l’empoigna et le rompit.
Elide se mit à trembler en voyant l’homme s’effondrer, brisé, et la
sorcière debout au-dessus de lui, rouge de sang et haletante. La sorcière qui
était revenue la secourir.
– Il faut sortir d’ici en vitesse, dit Manon.

Elle savait que le sauvetage d’Elide équivaudrait à une déclaration de


guerre et que d’autres voudraient s’enfuir avec elles.
Mais alors qu’elle courait vers les baraquements pour rallier les Treize,
le chaos avait éclaté au fort. Des nouvelles étaient arrivées.
Le roi d’Adarlan était mort de la main d’Aelin Galathynius.
Elle avait détruit son château de verre puis, grâce à son feu, protégé la
ville d’une immense vague d’éclats de verre, et enfin proclamé Dorian
Havilliard roi d’Adarlan.
La tueuse de sorcières avait réussi son coup…
Au fort, la panique était totale. Même les sorcières, dans leur désarroi,
étaient venues poser des questions à Manon. Qu’allaient-elles faire
maintenant que le roi était mort ? Où iraient-elles ? Étaient-elles libérées du
marché qu’elles avaient conclu avec le roi ?
Mais Manon avait décidé qu’elle réfléchirait à tout cela plus tard. Dans
l’immédiat, elle devait agir.
Elle avait donc rassemblé ses Treize et elle leur avait ordonné de
préparer leurs wyverns au départ.
Trois donjons…
Fais vite, Bec-Noir, avait chuchoté en elle une voix féminine douce et
étrange, à la fois vieille, jeune et pleine de sagesse. Tu dois prendre le destin
de vitesse.
Manon était entrée dans le donjon le plus proche, flanquée d’Asterin,
Sorrel, Vesta et des deux jumelles aux yeux verts. Dès qu’ils les avaient
vues, les gardes avaient tiré leurs épées, si bien que toute tentative de
discussion était devenue inutile.
Le donjon contenait des rebelles de tous les royaumes qui les avaient
implorées de les achever. L’état dans lequel ils étaient avait donné la nausée
à Manon elle-même, mais elle n’avait vu aucune trace d’Elide.
Elles avaient fouillé le donjon de fond en comble et Faline et Fallon
s’y étaient attardées pour s’assurer que rien ne leur avait échappé.
Elles n’avaient rien trouvé non plus dans le deuxième donjon. Vesta y
était restée pour l’explorer plus minutieusement.
Plus vite, Bec-Noir, l’avait adjurée cette voix pleine de sagesse,
comme si elle regrettait de ne pouvoir en faire davantage pour elle. Plus
vite…
Manon avait filé comme l’éclair.
Le troisième donjon se trouvait juste au-dessus des catacombes et était
si bien gardé que le sang noir s’était mué en brume autour des sorcières à
mesure qu’elles massacraient les gardes.
Pas une de plus… elle ne les laisserait pas s’en prendre à une femme
de plus.
Sorrel et Asterin avaient plongé dans la masse des corps pour s’y
tailler un passage. Asterin avait égorgé un garde d’un coup de dents tout en
éventrant un autre avec ses ongles. La bouche ruisselante de sang noir, elle
avait désigné à Manon l’escalier devant elles.
– Fonce ! avait-elle hurlé.
Abandonnant ses secondes, Manon avait dévalé l’escalier en spirale. Il
devait bien y avoir une porte secrète menant aux catacombes, un moyen
discret de transporter Elide…
Plus vite, Bec-Noir ! avait ordonné la voix.
Quand un vent léger avait soufflé sur les talons de Manon comme pour
la propulser en avant, elle avait compris qu’une déesse regardait par-dessus
son épaule, une divinité sage qui veillait peut-être depuis toujours sur Elide.
Manon était parvenue à l’étage inférieur du donjon situé au-dessus des
catacombes.
Elle avait vu juste : au fond du couloir, une porte ouverte donnait sur
un escalier menant au sous-sol.
Entre cet escalier et elle, deux gardes ricanaient devant la porte ouverte
d’un cachot sur le seuil duquel une jeune femme implorait leur pitié.
Voir Elide – cette fille d’acier et de vif-argent qui avait affronté avec
une détermination inflexible toutes les épreuves que la vie lui avait
imposées – pleurer avait eu raison du sang-froid de Manon.
Elle avait abattu les deux gardes.
Elle avait vu alors ce qui les avait fait rire : la jeune fille aux mains de
deux autres gardes, sa robe de chambre ouverte sur sa nudité et sa jambe
estropiée…
La grand-mère de Manon les avait vendues à ces gens.
Manon était une Bec-Noir. Elle n’était ni une esclave ni une jument de
race vouée à la reproduction.
Et Elide non plus.
Sa fureur avait chanté dans son sang. Elle avait seulement dit aux
gardes : « Vous êtes morts » avant de foncer sur eux.
Couverte de sang noir et bleu, Manon jeta à terre le cadavre du dernier
garde, puis regarda la jeune fille gisant sur le sol.
Elide referma sa robe de chambre en tremblant si fort que Manon crut
qu’elle allait vomir. Le cachot sentait déjà le vomi. On l’avait enfermée
dans ce trou puant…
– Il faut filer d’ici, lui dit Manon.
Elide voulut se lever, mais elle ne put même pas se mettre à genoux.
Manon la rejoignit et l’aida à se redresser en laissant une traînée de
sang sur son avant-bras. Elide chancelait. Le regard de Manon s’arrêta sur
la chaîne qui entravait toujours ses chevilles.
Ses ongles de fer la tranchèrent. Elle ouvrirait plus tard les anneaux de
ses chevilles.
– Allez, viens, dit-elle en entraînant Elide dans le couloir.
Elle entendit les hurlements de gardes et les cris de guerre d’Asterin et
de Sorrel résonner dans l’escalier par lequel elle était descendue. Mais
derrière elles, sans doute attirés par le bruit au-dessus d’eux, d’autres Valg
surgissaient des catacombes.
Elide risquait d’être tuée dans la mêlée, mais si les soldats remontant
des catacombes les attaquaient par-derrière… ou, pire, si l’un de leurs
princes était parmi eux…
Du regret. C’était du regret qu’elle avait ressenti la nuit où elle avait
tué la Crochan. Du regret, des remords et de la honte d’avoir obéi
aveuglément, de s’être montrée lâche alors que la Crochan avait gardé la
tête haute et dit la vérité.
Ce sont elles qui ont fait de vous des monstres, Manon. Et nous en
sommes navrées pour vous.
C’était également du regret qu’elle avait éprouvé en entendant
l’histoire d’Asterin. Le regret de ne pas s’être montrée digne de sa
confiance. Et de n’avoir rien fait pour protéger les Jambes-Jaunes.
Elle préférait ne pas imaginer ce qu’elle ressentirait si elle causait la
mort d’Elide – ou pire que sa mort.
Brutalité. Discipline. Obéissance.
Non, elle ne considérait pas comme une preuve de faiblesse le désir de
combattre pour ceux qui ne pouvaient pas se défendre, même si ce n’étaient
pas des sorcières. Même si ces personnes n’étaient rien pour elle.
– Il faudra se battre pour ressortir d’ici, dit-elle à Elide.
Mais la jeune fille, les yeux agrandis, regardait bouche bée la porte du
cachot.
Sur le seuil, dans sa robe noire qui s’étalait autour d’elle comme une
nuit liquide, se tenait Kaltain.
Chapitre 82

ELIDE REGARDA LA JEUNE FEMME aux cheveux noirs.


Et Kaltain soutint son regard.
Manon poussa un grondement d’avertissement.
– Si vous ne voulez pas mourir, laissez-nous passer, et en vitesse,
lança-t-elle.
– Ils arriveront d’un instant à l’autre pour l’emmener, répondit Kaltain.
Ses cheveux étaient dénoués et son visage, pâle et émacié.
La main poisseuse de sang de Manon se referma sur le bras d’Elide
pour l’entraîner. Celle-ci fit un pas en avant et quand elle se sentit libérée de
ses chaînes, elle faillit éclater en sanglots.
Mais le vacarme du combat un peu plus loin lui fit oublier tout le reste.
Derrière elles, au fond du couloir, elle entendit dans l’escalier le
martèlement de pas d’autres soldats montant des catacombes.
Kaltain s’écarta pour laisser passer Manon.
– Attendez, reprit-elle. Ils fouilleront tout le fort pour vous retrouver.
Si vous vous envolez, ils lanceront des wyverns à votre poursuite et ils se
serviront de vos semblables contre vous, Bec-Noir.
Manon lâcha le bras d’Elide.
– Depuis combien de temps avez-vous détruit le démon logé dans ce
torque, Kaltain ? demanda-t-elle.
– Un certain temps, répondit Kaltain avec un rire bas et saccadé.
– Le duc le sait-il ?
– Mon ténébreux seigneur voit seulement ce qu’il veut voir, déclara
Kaltain en regardant Elide avec des yeux dans lesquels la lassitude se mêlait
au chagrin et à la fureur. Enlève ta robe de chambre et donne-la-moi,
ordonna-t-elle.
Elide recula d’un pas.
– Quoi ?
– Vous ne pourrez pas leur donner le change, intervint Manon en
regardant tour à tour Kaltain et la jeune fille.
– Ils voient seulement ce qu’ils veulent voir, répéta Kaltain.
– C’est de la folie, souffla Elide. Ça ne marchera jamais.
– Retire ta robe de chambre et donne-la à cette dame. Vite, ordonna
Manon sur un ton sans réplique.
Elide obéit en rougissant et en essayant de dissimuler sa nudité.
Kaltain laissa simplement glisser de ses épaules sa robe noire qui
déferla sur le sol.
Son corps… ce qu’on avait infligé à ce corps… Elle était couverte de
bleus et si maigre…
Kaltain se drapa dans la robe de chambre d’Elide. Son visage était
redevenu aussi inexpressif qu’avant.
Elide passa la robe noire. L’étoffe était horriblement froide alors
qu’elle aurait dû être tiède.
Kaltain s’agenouilla devant le cadavre de l’un des gardes, passa une
main sur sa gorge ouverte et barbouilla son visage, son cou, ses bras et sa
robe de chambre de son sang. Elle en imprégna ses cheveux qu’elle rabattit
sur son visage, voûta les épaules et…
Et devint le reflet d’Elide.
Vous pourriez être sœurs, avait observé Vernon. Elles auraient même
pu être jumelles.
– Je vous en prie… partez avec nous, chuchota Elide.
– Votre poignard, Bec-Noir, ordonna Kaltain avec un rire léger.
Manon tira son poignard.
Kaltain entailla la cicatrice hideuse de son bras.
– Fouille dans ta poche, petite, dit-elle à Elide.
La jeune fille sortit de la poche de la robe noire un bout d’étoffe
sombre effrangé comme si on l’avait arraché et le tendit à Kaltain.
Kaltain plongea les doigts dans sa plaie sans le moindre tressaillement
de douleur et en tira un éclat de pierre noir et luisant. Elle le déposa avec
précaution sur le bout d’étoffe qu’Elide tenait et replia les doigts de la jeune
fille sur lui.
Une faible et étrange palpitation se transmit à sa main refermée sur la
pierre.
– Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Manon en humant l’air.
Kaltain pressa les doigts d’Elide.
– Retrouvez Keleana Sardothien et donnez-lui ceci, dit-elle. À elle et à
personne d’autre. Dites-lui que l’on peut ouvrir n’importe quelle porte
quand on a la clef. Et rappelez-lui la promesse qu’elle m’a faite de les faire
tous payer. Si elle vous demande pourquoi, répondez-lui qu’on ne m’a pas
laissé emporter le manteau qu’elle m’avait donné, mais que j’en ai gardé un
morceau. En souvenir de sa promesse. Et de la chaleur que ce manteau m’a
procurée dans un donjon glacial, acheva-t-elle, et elle s’écarta.
– Vous pouvez partir avec nous, insista Elide.
Kaltain esquissa un sourire amer.
– Je n’ai plus envie de vivre, répondit-elle. Plus après ce qu’ils m’ont
fait. Et je ne crois pas que je pourrais survivre physiquement sans leur
pouvoir. Mais je pense que j’aimerai ma fin, ajouta-t-elle avec un rire
étouffé.
– Ils remarqueront que tu n’as plus de chaînes, dit Manon.
– Ils seront morts avant d’avoir remarqué quoi que ce soit, répliqua
Kaltain. Je vous conseille de vous enfuir, et vite.
Manon empoigna Elide et l’entraîna sans lui laisser le temps de
remercier Kaltain.

Elle était une louve.


Elle était la Mort dévoreuse de mondes.
Les gardes la trouvèrent dans son cachot, recroquevillée et tremblante
devant le carnage. Sans lui poser aucune question ni regarder son visage, ils
la traînèrent dans le couloir et dans l’escalier menant aux catacombes.
Quels cris en bas… Quelle terreur et quel désespoir… Mais dans les
entrailles d’autres montagnes, des atrocités encore pires étaient commises.
Dommage qu’elle ne puisse aussi y mettre un terme.
Elle n’était plus qu’un vide, un vide qui aurait été absolu sans ce
pouvoir qui bâtissait, dévorait et détruisait des mondes en elle.
Il l’avait appelée son précieux cadeau et sa clef. Son portail vivant. Il
lui avait dit qu’il insérerait la deuxième clef en elle, et qu’il retrouverait la
troisième ensuite.
Afin que le roi qui était en lui puisse de nouveau régner.
On la conduisit dans une chambre au milieu de laquelle elle vit une
table recouverte d’un drap blanc. Les gardes l’observèrent tandis qu’on
l’étendait sur la table – sur l’autel – et qu’on l’enchaînait.
Sous le sang dont elle était couverte, personne ne remarqua l’entaille à
son bras ni son visage.
L’un des hommes s’approcha d’elle avec un couteau à la lame acérée
et luisante.
– Ça prendra à peine quelques minutes, déclara-t-il.
Kaltain leva les yeux vers lui et lui sourit. Un sourire triomphant,
maintenant qu’on l’avait menée tout droit dans les entrailles de cet enfer.
L’homme s’immobilisa.
Un jeune homme aux cheveux roux entra dans la salle. Il puait la
cruauté née de son cœur humain et décuplée par le démon tapi en lui. Il se
figea en la voyant, ouvrit la bouche…
Et Kaltain Rompier lança son feu fantôme sur tous ces hommes.
Ce n’était pas le feu édulcoré qu’on l’avait forcée à utiliser pour
massacrer cette tribu et pour lequel on l’avait attirée avec de belles paroles
au château de verre, mais son pouvoir dans toute sa force, le feu qui couvait
en elle depuis le retour de la magie, une flamme d’or devenue noire.
La salle fut réduite en cendres.
Kaltain repoussa ses chaînes comme si ce n’étaient que des toiles
d’araignées et se leva.
Elle laissa glisser sa robe de chambre à terre et sortit. Qu’ils voient
donc ce qu’ils lui avaient fait subir, le corps qu’ils avaient ravagé.
Elle eut le temps de faire deux pas dans le couloir avant qu’ils la
remarquent et que leurs regards s’arrêtent sur les flammes noires déferlant
d’elle.
La Mort dévoreuse de mondes…
Le couloir se transforma en poussière noire.
Elle se dirigea vers la chambre dans laquelle on hurlait le plus fort ;
des cris de femme traversaient la porte en fer.
Comme le fer était résistant à sa magie, elle creusa une porte dans la
pierre avec son feu.
Monstres, sorcières, mortels et démons se retournèrent pour la
regarder.
Kaltain déferla dans la pièce, ouvrit les bras et se mua en feu fantôme,
en incarnation de la liberté, de la victoire, et de la promesse chuchotée dans
le donjon du château de verre.
Faites-les tous payer.
Elle brûla les berceaux et les monstres qu’ils contenaient. Elle brûla les
hommes et les démons tapis en eux. Elle brûla enfin les sorcières qui la
regardèrent avec reconnaissance et accueillirent ses flammes noires comme
une délivrance.
Kaltain déversa sur eux ses dernières réserves de feu fantôme, la tête
renversée vers un ciel qu’elle ne reverrait jamais.
Elle détruisit chaque mur et chaque colonne. Alors qu’ils
s’effondraient et s’abattaient autour d’elle, elle sourit, puis se consuma en
cendres qu’un vent fantôme emporta.

Manon fonçait, mais Elide était terriblement ralentie par sa jambe


infirme.
Si jamais Kaltain lâchait son feu fantôme avant qu’elles soient sorties
du fort…
Manon empoigna Elide et la jeta sur son épaule. Les perles de sa robe
lui meurtrissaient la main tandis qu’elle montait l’escalier comme une
flèche.
À l’étage, elle vit Asterin et Sorrel achever les derniers soldats.
– Courez ! hurla-t-elle.
Elles étaient couvertes de sang noir, mais elles survivraient. Le poids
d’Elide sur l’épaule de Manon était comme un défi lancé à la mort qui se
ruait vers elles du fond des catacombes. Elles remontèrent en courant
l’escalier du donjon.
Une secousse ébranla le fort.
Plus vite !
Asterin s’élança vers les gigantesques portes du donjon et les ouvrit à
la volée. Manon et Sorrel s’y engouffrèrent et Asterin les referma
brutalement. Mais elles ne contiendraient le feu qu’un bref instant.
Les trois sorcières se précipitèrent vers l’aire des wyverns.
Une nouvelle secousse, suivie d’une détonation…
Des hurlements, une vague de chaleur…
Elles filaient dans les couloirs comme si le dieu du vent les éperonnait.
Elles arrivèrent au bas de la tour de l’aire où les autres Treize les
attendaient.
– On part, annonça Manon tandis qu’elles montaient les marches en
file indienne.
Elide pesait si lourd sur son épaule qu’elle avait peur de la lâcher.
Encore quelques pas jusqu’au sommet de la tour où les wyverns étaient
sellés et prêts à décoller… du moins l’espérait-elle.
Ils l’étaient.
Manon s’élança vers Abraxos, jucha la jeune fille tremblante sur la
selle et grimpa derrière elle tandis que ses Treize enfourchaient leurs
montures. Elle entoura Elide de ses bras et enfonça les talons dans les flancs
d’Abraxos.
– Vole ! hurla-t-elle.
Abraxos bondit à travers l’ouverture du plafond et monta dans le ciel,
suivi des autres wyverns qui battaient vigoureusement des ailes…
Morath explosa.
Des flammes noires jaillirent du fort, emportant pierre et métal. Des
hurlements fusèrent, puis se turent. Même la pierre fondit.
L’explosion résonna dans les oreilles de Manon. Elle couvrit Elide de
son corps pour la protéger de la chaleur qui lui brûla le dos.
La tour de l’aire fut réduite en cendres qui s’envolèrent dans le sillage
des Treize.
Le souffle de l’explosion les déséquilibra, mais Manon serra la jeune
fille contre elle tandis qu’une rafale de vent sec et brûlant les balayait.
Abraxos poussa un cri perçant, vira puis monta, propulsé par la bourrasque.
Quand Manon osa regarder en contrebas, un tiers de Morath n’était
plus que ruines fumantes.
À l’emplacement des catacombes, où des Jambes-Jaunes avaient été
torturées et brisées, où elles avaient accouché de monstres, il ne restait plus
rien.
Chapitre 83

AELIN DORMIT TROIS JOURS D’AFFILÉE.


Trois jours que Rowan passa à son chevet. Il soignait sa jambe blessée
de son mieux tout en recouvrant peu à peu toute l’étendue de ses pouvoirs.
Aedion avait pris le commandement du château, où il avait emprisonné
les gardes survivants. Rowan avait appris avec une joie mauvaise la mort de
la plupart d’entre eux dans la tempête de verre que le prince avait
provoquée. Chaol en avait réchappé par miracle, ou, plus probablement,
grâce à la protection de l’œil d’Elena, qu’ils avaient retrouvé dans sa poche.
Ils avaient deviné sans difficulté qui l’y avait glissé. Rowan se demandait
toutefois si à son réveil le capitaine ne se sentirait pas coupable de s’en être
sorti. Il avait vu de nombreux soldats réagir ainsi.
Après la spectaculaire prise de pouvoir d’Aelin, ils avaient trouvé
Lorcan devant les portes du château de pierre. La reine l’avait à peine
remarqué : elle était tombée à genoux et elle avait pleuré toutes les larmes
de son corps. Rowan l’avait soulevée dans ses bras et, en boitant un peu,
l’avait transportée à travers les couloirs en effervescence, au milieu des
serviteurs qui s’effaçaient devant eux, jusqu’à ses anciens appartements,
guidé par Aedion.
C’était la seule solution envisageable : mieux valait rester dans
l’ancienne place forte de l’ennemi que retourner dans leur appartement au-
dessus de l’entrepôt.
Une servante nommée Philippa fut priée de prendre soin du prince
encore inconscient. Rowan avait fait souffler un vent puissant pour l’arrêter
dans sa chute.
Il ignorait en revanche ce qui s’était passé au château pendant
qu’Aedion, Lorcan et lui se battaient dans les souterrains. Aelin n’avait pas
eu le temps de le lui raconter.
Le temps qu’il atteigne la porte de sa suite somptueuse – qu’il avait
ouverte d’un coup de pied – elle avait perdu connaissance. Il avait senti un
élancement douloureux dans la jambe, car les soins rudimentaires qu’il lui
avait prodigués avaient à peine suffi à refermer sa blessure.
Il venait de déposer Aelin sur le lit quand il avait senti de nouveau
l’odeur de Lorcan. Il s’était retourné dans sa direction avec un grondement.
Mais quelqu’un d’autre était campé face à Lorcan, lui barrant l’accès à
la chambre de la reine : Lysandra.
– En quoi puis-je vous être utile ? s’était enquise la courtisane d’une
voix suave.
Sa robe était en lambeaux et elle était couverte de sang rouge et noir,
mais elle se tenait droite et la tête haute. Elle venait d’atteindre les étages
supérieurs du château de pierre quand le château de verre avait explosé. Et
elle ne paraissait pas disposée à repartir de sitôt.
Rowan avait entouré la chambre d’Aelin d’un bouclier transparent à
l’instant où Lorcan avait toisé Lysandra, impassible sous le sang dont son
visage était éclaboussé.
– Ôte-toi de mon chemin, métamorphe, lui avait-il ordonné.
Quand Lysandra avait levé l’une de ses mains fines, il avait marqué
une pause. La métamorphe avait soudain posé son autre main sur son ventre
et son visage avait pâli, mais elle avait réussi à sourire.
– Vous avez oublié de dire « s’il vous plaît », avait-elle observé.
Les sourcils noirs de Lorcan s’étaient abaissés.
– Je n’ai pas de temps à perdre en politesses, avait-il répondu.
Il avait essayé de la contourner en la poussant sur le côté.
Lysandra avait vomi du sang noir sur lui.
Rowan avait été partagé entre l’envie de rire et de grimacer tandis que
Lysandra, haletante, regardait bouche bée Lorcan et le sang noir dont son
cou et sa poitrine étaient couverts. Lentement, trop lentement, Lorcan avait
baissé les yeux pour s’examiner.
– Je suis… vraiment désolée…, avait-elle dit en portant la main à sa
bouche.
Lorcan ne s’était même pas écarté quand elle avait de nouveau vomi
du sang noir sur lui et sur le sol de marbre. Une lueur avait vacillé dans ses
yeux sombres.
Pour dissiper le malaise, Rowan les avait rejoints dans l’antichambre.
Il avait refermé derrière lui la porte de la chambre et contourné la flaque de
sang et de bile.
Lysandra avait soudain été reprise d’un haut-le-cœur et avait eu la
présence d’esprit de se ruer dans la salle de bains attenante.
Son estomac de mortelle digérait visiblement mal les hommes et les
démons qu’elle avait dépecés. Le bruit de ses vomissements filtrait à travers
la porte de la salle de bains quand Rowan avait lancé à Lorcan :
– Tu ne l’as pas volé.
L’immortel n’avait même pas cillé.
– Voilà tous les remerciements que je reçois, avait-il répliqué.
Rowan s’était adossé au mur, avait croisé les bras et fait passer le poids
de son corps sur son autre jambe pour soulager sa jambe blessée.
– Tu savais que nous tenterions de passer par ces souterrains, avait-il
dit. Mais tu nous as menti en nous racontant que ces chiens de Wyrd étaient
morts. Je devrais t’égorger rien que pour ça.
– Essaie toujours.
Mais Rowan était resté immobile, les yeux fixés sur son ancien
commandant. Un combat aurait causé trop de dégâts et été trop dangereux
alors que sa reine dormait dans la pièce voisine.
– Si encore il ne s’était agi que de moi…, avait-il déclaré. Mais en me
laissant me jeter dans la gueule du loup, tu as mis en danger ma reine…
– Elle semble s’être très bien tirée d’affaire…
– … et l’un de mes frères.
Les lèvres de Lorcan s’étaient imperceptiblement serrées.
– C’est pour cela que tu es venu à notre secours, pas vrai ? avait repris
Rowan. Parce que tu as vu Aedion quand nous sommes sortis de l’entrepôt.
– J’ignorais que le fils de Gavriel descendrait avec toi dans ce
souterrain. Quand je m’en suis rendu compte, il était trop tard.
C’était typique de Lorcan de ne pas les avoir avertis du piège dans
lequel ils allaient tomber, même après avoir découvert la présence
d’Aedion. Il n’aurait pour rien au monde reconnu qu’il avait commis une
erreur.
– Je suis plutôt surpris que tu t’en soucies.
– Gavriel est mon frère, avait riposté Lorcan, les yeux étincelants. Je
n’aurais plus été capable de le regarder en face si j’avais laissé mourir son
fils.
C’était donc uniquement par sens de l’honneur, pour le lien du sang
qui les unissait, et non pour le salut de ce continent qu’il avait agi. Et c’était
ce même lien malsain qui le poussait à détruire les clefs avant que Maeve
puisse s’en emparer. Rowan ne doutait pas de sa détermination, même si
Maeve devait le tuer en représailles.
– Que fais-tu ici, Lorcan ? N’as-tu pas obtenu ce que tu voulais ?
C’était à la fois une question légitime et un avertissement. Lorcan
s’était introduit dans la suite de sa reine, il l’avait approchée de plus près
que la plupart des membres de sa cour ne le feraient jamais. Rowan avait
entamé un compte à rebours mental. Trente secondes lui paraissaient un
délai généreux. Dès qu’il serait écoulé, il jetterait Lorcan dehors par la peau
des fesses.
– Non, je n’en ai pas fini avec vous, avait déclaré le guerrier. Loin de
là.
Rowan avait haussé les sourcils.
– Des menaces en l’air ? avait-il persiflé.
Mais Lorcan s’était contenté de hausser les épaules et était sorti sans
lui accorder un regard.

La visite de Lorcan remontait à trois jours et Rowan n’avait pas revu


l’immortel ni senti son odeur depuis. Lysandra s’était heureusement remise
et avait emménagé dans une chambre de l’autre côté du couloir, entre celles
où le prince héritier et Chaol dormaient toujours.
Vu les exploits d’Aelin et de Dorian et l’usage qu’ils avaient fait de
leur magie, il n’était pas vraiment surprenant qu’ils dorment depuis trois
jours.
Pourtant, Rowan rongeait son frein. Il avait tant de choses à dire à
Aelin… mais peut-être lui demanderait-il seulement pourquoi, par tous les
dieux, elle s’était laissé poignarder au flanc. Elle s’était guérie elle-même et
il ne l’aurait pas remarqué sans les déchirures sur l’un des côtés, le dos et
les manches de sa combinaison noire d’assassin.
La guérisseuse qui l’avait examinée pendant son sommeil avait
découvert qu’elle avait refermé les plaies de son dos un peu trop vite et que
des éclats de verre étaient restés prisonniers à l’intérieur. Quand Rowan
avait regardé la guérisseuse la déshabiller, puis rouvrir avec précaution
toutes ces plaies pour en ôter les bouts de verre, il avait eu envie de démolir
les murs de la chambre.
Aelin avait dormi pendant toute l’opération, ce qui était sans doute une
bénédiction pour elle, vu la profondeur à laquelle la guérisseuse avait dû
repêcher les éclats.
Il avait ensuite usé de sa magie déjà rudement mise à l’épreuve pour
refermer à nouveau les plaies avec une lenteur qui tenait du supplice. Le
tatouage de son dos en avait souffert. Il devrait le refaire quand elle serait
rétablie et lui donner quelques cours de premiers soins sur le champ de
bataille.
Si elle se réveillait…
Assis dans un fauteuil à son chevet, Rowan frottait sa jambe endolorie.
Aedion venait de lui faire son rapport sur l’état du palais. Trois jours après
la destruction du château de verre, le général et lui n’avaient toujours pas
discuté de ce qui était arrivé : ni du sacrifice qu’Aedion avait été prêt à faire
de sa vie pour protéger Rowan des fantassins Valg, ni de la mort du roi
d’Adarlan. Rowan l’avait remercié de la seule manière qu’il connaissait, en
lui offrant l’un de ses poignards, fabriqué par le meilleur forgeron de
Doranelle. Aedion avait d’abord refusé en affirmant qu’il n’avait pas besoin
de le remercier, mais il avait fini par céder et portait désormais
constamment le poignard à sa ceinture.
Rowan avait demandé une seule fois à Aedion ce qu’il pensait de la
mort du roi, et il lui avait seulement répondu qu’il aurait aimé que ce fumier
souffre plus longtemps, mais qu’au moins il était mort, et qu’en ce qui le
concernait, c’était très bien ainsi. Rowan s’était demandé s’il était tout à fait
sincère, mais il avait accepté qu’Aedion se confie à lui quand il serait prêt.
Toutes les blessures ne pouvaient être soignées par la magie, Rowan ne le
savait que trop bien, mais elles finissaient toujours par guérir.
Celles de ce château et de cette ville cicatriseraient aussi. Il s’était tenu
après des massacres sur des champs de bataille encore imprégnés de sang,
et il avait vécu assez longtemps pour voir les cicatrices des terres et des
corps se refermer après plusieurs décennies. Rifthold guérirait ainsi.
Même si le dernier rapport d’Aedion sur le château n’avait rien de
réconfortant. La majeure partie du personnel avait survécu, mais la cour
d’Adarlan avait été décimée. La plupart des courtisans corrompus et
intrigants qu’Aedion avait connus étaient morts, comme si le prince avait
voulu purifier son château de ses souillures.
Rowan frissonna à cette idée en contemplant la porte que le général
venait de franchir. Le prince héritier possédait des pouvoirs démesurés.
Rowan n’en avait encore jamais vu de comparables. Il devrait apprendre à
les maîtriser s’il ne voulait pas être détruit par eux.
Et Aelin, cette tête brûlée, avait pris un risque insensé en alliant sa
magie à la sienne. Le pouvoir à l’état pur du prince pouvait être modelé
selon sa volonté. À son contact, Aelin aurait pu être réduite en cendres par
ses propres flammes.
Rowan se tourna vers elle pour la foudroyer du regard.
Il vit alors qu’elle le dévisageait de la même façon.

– Je sauve le monde, et à mon réveil tu fais la tête, dit-elle d’une voix


rauque.
– C’était un effort collectif, répliqua Rowan. Et je fais la tête entre
autres parce que tu as pris l’une des initiatives les plus téméraires que j’ai…
– Dorian, l’interrompit-elle. Est-ce qu’il…
– Il va bien. Il dort. Il est inconscient depuis aussi longtemps que toi.
– Et Chaol ?
– Il dort aussi. Il se rétablit.
Elle eut l’impression qu’on ôtait un poids de ses épaules. Soudain, elle
prit conscience que Rowan était indemne, qu’elle était dans son ancienne
chambre au château, qu’ils ne portaient ni chaînes ni torque au cou et que le
roi… Ce que le roi avait dit avant de mourir…
– Flamme Ardente, murmura Rowan en se soulevant de son fauteuil,
mais elle secoua la tête et sentit aussitôt un élancement dans le crâne.
Elle inspira pour recouvrer son sang-froid et essuya ses larmes. Son
bras, son dos et son flanc lui faisaient un mal de chien…
– Fini les larmes, décréta-t-elle en baissant les mains. Et maintenant,
raconte-moi tout.
Il s’exécuta. Il lui parla du feu d’enfer, des chiens de Wyrd et de
Lorcan. Des trois jours précédents et de Lysandra qui terrorisait tout le
monde en se métamorphosant en léopard fantôme dès que l’un des
courtisans de Dorian rechignait à exécuter ses ordres. Quand il eut achevé
son récit, il lui dit :
– Si tu ne te sens pas capable d’en parler, rien ne t’y oblige, mais…
– Si, j’ai besoin d’en parler.
C’était à lui qu’elle avait besoin d’en parler. Les mots se bousculèrent
sur ses lèvres, mais elle ne pleura pas en lui expliquant ce que le roi avait
dit et ce que Dorian avait fait. Rowan l’écouta en silence, les traits tirés et
l’air pensif.
– Trois jours ? demanda-t-elle finalement.
Rowan acquiesça d’un air grave.
– J’ai réussi à distraire Aedion en lui confiant le commandement du
château. C’était le seul moyen de l’empêcher de tout démolir, répondit-il.
Aelin scruta ses yeux du même vert que les pins. Il ouvrit la bouche
pour dire quelque chose, mais elle l’interrompit.
– Avant de poursuivre cette conversation…, dit-elle en regardant la
porte, j’aimerais que tu m’aides à me rendre dans la salle de bains, sinon je
vais me faire pipi dessus.
Rowan éclata de rire.
Elle le foudroya du regard en s’asseyant dans son lit – et elle dut serrer
les dents, car le plus simple mouvement lui faisait mal et la fatiguait. Elle
ne portait que les sous-vêtements propres que quelqu’un lui avait passés,
mais elle jugea cette tenue suffisamment décente.
Rowan gloussait encore quand il l’aida à se lever. Ses jambes étaient
aussi flageolantes que celles d’un faon nouveau-né. Elle ne protesta pas
quand il la souleva dans ses bras et la porta jusqu’à la salle de bains. Quand
il voulut l’asseoir sur la cuvette, elle poussa un grognement et il sortit, les
mains levées et les yeux rieurs, comme pour lui dire : Ne me mords pas : je
voulais juste t’empêcher de tomber dedans.
Il rit de plus belle quand elle lui lança un regard meurtrier. Elle parvint
à se relever seule et à atteindre la porte avant qu’il la reprenne dans ses
bras. Elle remarqua qu’il ne boitait plus : sa jambe paraissait presque
guérie.
Elle passa les bras autour de son cou, enfouit son visage dans sa
poitrine et inspira son odeur. Quand il voulut la poser sur le lit, elle se serra
contre lui en une prière silencieuse.
Il s’assit donc sur le lit, l’installa sur ses genoux, étendit les jambes et
s’adossa aux oreillers. Ils restèrent un instant silencieux.
– C’était donc ta chambre, finit par dire Rowan. Et, là-bas, le fameux
passage secret.
Elle avait l’impression d’entendre parler d’une autre personne dans
une autre vie.
– Ça ne paraît guère t’impressionner, observa-t-elle.
– Après toutes les histoires que tu m’as racontées, ça paraît plutôt…
banal.
– Peu de gens diraient de ce château qu’il est banal.
Elle sentit la chaleur de son rire dans ses cheveux. Elle frotta son nez
contre son cou.
– Je t’ai crue morte, dit-il sans détour.
– Il s’en est fallu de peu, répondit-elle en le serrant plus fort contre elle
malgré la douleur dans son dos.
– Ne recommence plus jamais, je t’en prie.
Elle gloussa à son tour.
– La prochaine fois, je dirai à Dorian de ne pas me poignarder.
Rowan s’écarta d’elle pour scruter son visage.
– Je l’ai ressenti. J’ai ressenti tout ce que tu as ressenti à ce moment-là.
Ça m’a rendu fou, dit-il.
Elle effleura sa joue.
– Moi aussi, je t’ai cru mort… ou blessé. Et pour moi aussi, c’était un
supplice de ne pas pouvoir te rejoindre.
– La prochaine fois que nous devrons sauver le monde, faisons-le
ensemble.
– Marché conclu, répondit-elle avec un pâle sourire.
Il repoussa doucement ses cheveux en arrière et ses doigts
s’attardèrent, caressants, sur sa mâchoire.
– Toi aussi, tu me donnes envie de vivre, Aelin Galathynius, dit-il. Pas
d’exister, mais de vivre.
Il posa la main sur sa joue et inspira profondément, comme s’il avait
longuement réfléchi à chacune des paroles qu’il allait prononcer.
– J’ai erré à travers le monde pendant des siècles, traversé empires,
royaumes et déserts sans m’arrêter, sans me reposer un instant, reprit-il. Je
gardais les yeux fixés sur l’horizon en me demandant ce qui m’attendait au-
delà de chaque océan et de chaque montagne. Mais je crois… Je crois que
pendant tout ce temps, pendant tous ces siècles, je n’ai fait que te chercher.
Il essuya une larme qui roulait sur la joue d’Aelin. Elle contempla le
prince Fae qui la tenait dans ses bras, son ami qui avait traversé les ténèbres
et le désespoir, la glace et le feu à ses côtés.
Elle ne sut jamais lequel d’eux se pencha en premier vers l’autre, mais
elle sentit soudain la bouche de Rowan contre la sienne et elle agrippa sa
chemise pour l’attirer à elle, pour s’emparer de lui comme il s’emparait
d’elle.
Il la serra plus fort, mais avec douceur, conscient que ses blessures la
faisaient encore souffrir. Sa langue effleura la sienne et elle ouvrit plus
grand la bouche. Chaque mouvement de leurs lèvres murmurait la promesse
de la vie qui les attendrait quand ils seraient guéris.
Ce fut un baiser lent et profond, comme s’ils avaient l’éternité devant
eux.
Comme s’ils étaient seuls dans tout l’univers.

Quand il se rendit compte qu’il avait oublié de parler à Rowan de la


lettre du Fléau, Aedion Ashryver fit demi-tour et se dirigea vers la chambre
d’Aelin. Elle était enfin réveillée et son visage était tourné vers celui de
Rowan. Ils étaient assis sur le lit, Aelin sur les genoux de Rowan, et le
guerrier Fae la serrait dans ses bras en la regardant comme elle méritait de
l’être. Et lorsqu’ils s’embrassèrent…
Rowan n’accorda pas un regard à Aedion, mais un brusque courant
d’air claqua la porte de la chambre au nez du général.
C’était un avertissement on ne peut plus clair.
Il flaira soudain une odeur féminine étrange et changeante, se retourna
et vit Lysandra adossée à la porte donnant sur le couloir. Des larmes
brillaient dans ses yeux, mais elle souriait.
Elle contemplait la porte fermée de la chambre comme si elle pouvait
voir le prince et la reine à travers.
– Voilà ce que je trouverai moi aussi un jour, déclara-t-elle.
– Un splendide guerrier Fae ? demanda Aedion.
Elle gloussa en essuyant ses larmes et lui lança un regard entendu
avant de s’éloigner.

L’anneau d’or de Dorian s’était apparemment volatilisé. Et Aelin


savait maintenant qui l’avait assommée tandis que le château s’effondrait.
En revanche, elle ignorait pourquoi Lorcan ne l’avait pas tuée, mais
elle se souciait peu de le savoir à présent qu’il avait disparu. Et elle devait
reconnaître qu’il n’avait jamais promis de ne pas reprendre l’anneau.
À sa connaissance, il n’avait pas encore vérifié l’authenticité de
l’amulette d’Orynth. Quel dommage qu’elle ne puisse pas voir sa tête quand
il découvrirait la vérité…
Cette pensée la fit sourire le lendemain, malgré la porte devant laquelle
elle se tenait et la personne qui attendait derrière.
Rowan était posté au fond du couloir pour surveiller la seule issue. Il
lui adressa un signe de tête. Même à cette distance, elle pouvait lire ses
pensées dans ses yeux :
Je serai juste là. S’il y a le moindre problème, crie, et j’accourrai.
Fae possessif et autoritaire…, commenta-t-elle, les yeux levés au ciel.
Elle ignorait combien de temps avait duré leur baiser, combien de
temps elle s’était abandonnée à lui. Elle avait ensuite pris sa main et l’avait
posée sur sa poitrine. Au grondement qu’il avait poussé, ses orteils s’étaient
recroquevillés voluptueusement, mais dès qu’elle s’était cambrée, elle avait
gémi de douleur.
Il s’était écarté d’elle et, malgré son insistance, il avait déclaré qu’il
n’avait aucune envie de coucher avec une infirme. Ils attendaient depuis si
longtemps qu’elle pouvait bien attendre encore un peu… jusqu’à ce qu’elle
soit capable de tenir la distance, avait-il achevé avec un sourire malicieux.
Aelin chassa ce souvenir, expira à fond pour se calmer et tourna la
poignée de la porte.
Il se tenait devant la fenêtre donnant sur le jardin où des serviteurs
réparaient de leur mieux les ravages qu’il avait causés.
– Bonjour, Dorian, lui dit-elle.
Chapitre 84

DORIAN HAVILLIARD s’était réveillé seul dans une chambre inconnue.


Mais il était libre, même si une bande de peau plus pâle déparait le
hâle de son cou.
Il était resté un instant immobile dans son lit, prêtant l’oreille.
Pas de hurlements. Pas de plaintes. Seuls les gazouillis hésitants
d’oiseaux lui étaient parvenus de la fenêtre avec le soleil d’été. Tout était
calme. En paix.
Il ressentait un tel vide dans son esprit, dans tout son être…
Il avait même posé une main sur son cœur pour être sûr qu’il battait
encore.
Tout le reste était flou, un brouillard dans lequel il préférait se perdre
plutôt que de penser à ce vide. Il avait pris un bain, s’était habillé et avait
parlé à Aedion Ashryver, qui l’avait regardé comme s’il avait trois têtes. Le
général était apparemment responsable de la sécurité au château à présent.
Il lui avait appris que Chaol était en vie, mais encore convalescent. Il
dormait, ce qui n’était peut-être pas plus mal car Dorian ignorait comment
faire face à son ami, comment s’expliquer devant lui. Même si la plupart de
ses souvenirs n’étaient plus que des fragments, il savait qu’ils le briseraient
encore davantage s’il tentait de les rassembler.

Quelques heures plus tard, Dorian était encore dans sa chambre. Il


faisait appel à tout son sang-froid pour évaluer les conséquences de ses
actes : le château qu’il avait détruit, les gens qu’il avait tués. Il avait vu le
mur de verre, qui était la preuve du pouvoir de son ennemie… et de sa
clémence.
Non, pas son ennemie…
Aelin.
– Bonjour, Dorian, dit-elle.
Il se détourna de la fenêtre tandis que la porte se refermait derrière
elle.
Elle s’attarda devant le seuil. Elle portait une tunique bleu foncé
brodée d’or au col déboutonné avec une grâce désinvolte. Ses cheveux
étaient dénoués et ses bottes marron éraflées. Mais son maintien et le calme
qui émanait d’elle… c’était une reine qui le regardait.
Il ne savait pas quoi dire, ni par où commencer.
Elle s’approcha du canapé et des fauteuils près desquels il se tenait.
– Comment te sens-tu ?
Même sa manière de parler était légèrement différente. On lui avait
raconté ce qu’elle avait dit à ses sujets, les menaces qu’elle avait lancées et
les ordres qu’elle avait donnés.
– Bien, parvint-il à répondre.
Sa magie gronda au plus profond de lui, mais c’était à peine plus qu’un
murmure, comme si elle était épuisée, comme si elle était aussi vide que lui.
– Dis-moi, tu ne serais pas en train de te cacher ici, par hasard ?
s’enquit-elle en se laissant choir dans l’une des méridiennes disposées sur le
somptueux tapis.
– Tes hommes m’ont transporté dans cette chambre pour me garder à
l’œil, riposta-t-il sans remuer d’un millimètre. J’ignorais que j’étais libre
d’en sortir.
Et peut-être était-ce mieux ainsi, après tout ce que le démon l’avait
forcé à faire.
– Tu peux aller où tu veux. C’est ton château et ton royaume.
– Vraiment ? osa-t-il demander.
– Tu es désormais le roi d’Adarlan, répondit-elle à mi-voix, mais sans
douceur.
Son père était mort, mais son cadavre, la preuve de ce qu’ils avaient
fait ce jour-là, n’avait pas été retrouvé.
Aelin avait publiquement déclaré qu’elle l’avait tué, mais Dorian
savait très bien qu’il avait exécuté son père en détruisant le château. Il
l’avait fait pour Chaol et pour Sorscha. Et il savait qu’Aelin avait
revendiqué ce meurtre parce que s’il avait dû avouer à son peuple qu’il
avait tué son père…
– Je dois encore être couronné, dit-il enfin.
Son père avait raconté des choses si délirantes dans ses derniers
instants… des choses qui changeaient tout et rien à la fois.
Aelin croisa les jambes et se renversa dans son fauteuil, mais
l’expression de son visage n’avait rien de désinvolte.
– Tu le dis comme si tu espérais que ça n’arrivera pas, observa-t-elle.
Dorian ressentit soudain l’impulsion de porter la main à son cou pour
s’assurer que le torque n’y était plus. Il parvint à la réprimer et serra les
poings dans son dos.
– Est-ce que je mérite encore d’être roi après tout ce que j’ai fait ?
Après tout ce qui est arrivé ? demanda-t-il.
– Tu es le seul à pouvoir répondre à cette question.
– Tu crois qu’il disait la vérité ?
– Je ne sais trop quoi en penser, répondit-elle, visiblement perplexe.
– Perrington va me déclarer… nous déclarer la guerre. Et ce n’est pas
mon accession au trône qui arrêtera son armée.
– Nous trouverons une solution, déclara-t-elle avec un soupir. Mais ton
couronnement est un premier pas.
Le ciel derrière la fenêtre était radieux et limpide. Le monde avait pris
fin avant de renaître, et pourtant rien n’avait changé même dans ce nouveau
monde. Le soleil se lèverait et se coucherait toujours, les saisons se
succéderaient comme avant, indifférentes à son sort – qu’il soit libre ou
esclave, prince ou roi –, indifférentes aux êtres humains et aux Fae, vivants
ou morts. Le monde continuerait de tourner. Cette idée le mettait mal à
l’aise.
– Elle est morte par ma faute, dit-il d’une voix rauque.
Aelin se leva avec une grâce fluide, le rejoignit et le fit asseoir à côté
d’elle sur le canapé.
– Ça prendra du temps et cette blessure ne guérira peut-être jamais
complètement, mais tu…, commença-t-elle.
Elle prit sa main et la serra comme s’il ne l’avait jamais utilisée pour
frapper, pour mutiler, pour la poignarder.
– Tu apprendras à affronter ton passé et à vivre avec lui. Mais ce qui
s’est passé n’était pas ta faute, Dorian.
– Si. J’ai essayé de te tuer ! Et ce qui est arrivé à Chaol…
– Chaol savait ce qu’il faisait. Il a voulu gagner du temps pour que je
puisse te sauver. Les vrais coupables, ce sont ton père et le prince Valg en
lui, ce sont eux qui vous ont fait subir tout ça, à toi et à Sorscha.
Il faillit vomir en entendant ce nom. Il déshonorerait sa mémoire en
cessant de le prononcer, de parler d’elle, mais il n’était pas sûr de pouvoir
articuler ces deux syllabes sans qu’une part de lui meure à chaque fois.
– Tu ne me crois pas, je le sais, et ce n’est pas grave, reprit Aelin. Je ne
m’attendais pas à ce que tu le fasses tout de suite. Mais quand tu seras prêt,
je serai là.
– Tu es la reine de Terrasen. Tu ne pourras pas toujours être là.
– Ah oui ? Et qui va m’en empêcher ? Nous sommes les maîtres de
notre destin. C’est à nous de décider comment nous voulons aller de
l’avant. Tu es mon ami, Dorian, dit-elle en pressant sa main.
Un souvenir resurgit fugitivement du brouillard de ténèbres, de
souffrance et de terreur : Je suis revenue pour te sauver.
– Vous êtes revenus tous les deux, dit-il.
– Tu m’as tirée d’Endovier : j’ai pensé que je pouvais bien te rendre la
politesse, répondit-elle, la gorge serrée.
Dorian regardait les fils entrelacés du tapis.
– Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ? demanda-t-il.
La femme qu’il avait aimée et l’homme qu’il avait haï n’étaient plus.
Son regard rencontra celui d’Aelin. Il ne lut ni calcul, ni froideur, ni pitié
dans ces remarquables yeux turquoise. Seulement une droiture sans faille,
comme toujours.
– Qu’est-ce que je vais faire ? répéta-t-il.
– Éclairer les ténèbres, répondit-elle en retenant ses larmes.

Chaol Westfall ouvrit les yeux.


L’Au-delà ressemblait à s’y méprendre à une chambre du château de
pierre.
Au moins il ne ressentait aucune douleur physique. Enfin, rien de
comparable à celle qu’il avait sentie quand une vague de ténèbres s’était
abattue sur lui, suivie d’une lumière bleue, puis du néant.
Il se sentait épuisé. Il allait replonger dans l’inconscience, quand il
entendit la respiration rauque d’un homme et tourna la tête dans cette
direction.
Il resta sans voix quand il reconnut Dorian assis dans un fauteuil à son
chevet. Des ombres violettes cernaient ses yeux et il était hirsute comme s’il
avait fourragé dans ses cheveux, mais sous le col déboutonné de sa veste,
Chaol ne voyait plus de torque – seulement une bande de peau plus pâle.
Et ses yeux… hantés, mais limpides. Vivants.
Les siens le brûlèrent et sa vision se brouilla.
Elle avait réussi. Aelin avait réussi…
Le visage de Chaol se défit. Il était au bord des larmes.
– Je ne croyais pas avoir l’air aussi mal en point, commenta Dorian
d’une voix rauque.
Chaol fut alors certain que le démon qui le possédait avait disparu.
Il se mit à pleurer.
Dorian se leva et s’agenouilla à côté du lit. Il prit la main de Chaol et
la serra tout en pressant son front contre le sien.
– Je t’ai cru mort, dit le prince, et sa voix se brisa.
Chaol se ressaisit enfin et Dorian s’écarta de lui pour scruter son
visage.
– Je crois que je l’ai été un moment, répondit Chaol. Que… que s’est-il
passé ?
Dorian lui raconta tout.
Aelin avait sauvé sa ville, mais aussi sa vie quand elle avait glissé l’œil
d’Elena dans sa poche.
Dorian pressa la main de Chaol un peu plus fort.
– Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
– Fatigué, avoua Chaol en faisant tourner le poignet de sa main libre.
Il avait mal à la poitrine, là où la vague de ténèbres l’avait frappé, mais
sinon il se sentait…
Il ne sentait rien.
Il ne sentait ni ses jambes ni ses orteils.
– D’après les guérisseurs, tu n’aurais pas dû survivre, expliqua
calmement Dorian. Ta colonne vertébrale… je crois que mon père l’a brisée
à plusieurs endroits. Les guérisseurs ont dit qu’Amithy aurait peut-être pu
la… mais elle est morte, acheva-t-il avec une lueur de rage dans les yeux.
Une terreur glacée envahit Chaol. Il ne pouvait ni remuer, ni…
– Rowan a réussi à ressouder deux fractures vers le haut de ta colonne.
Sinon, tu serais resté… paralysé, reprit Dorian dont la voix s’étrangla sur ce
dernier mot. À partir de la nuque. Mais la fracture un peu plus bas… Rowan
a dit qu’elle était trop complexe pour lui et il n’a pas osé la traiter, de peur
de l’aggraver.
– Dis-moi qu’il y a un « mais », parvint à demander Chaol.
S’il ne pouvait plus marcher… s’il ne pouvait plus bouger…
– Nous ne prendrons pas le risque de t’envoyer à Wendlyn tant que
Maeve y sera, mais les guérisseurs du Torre Cesme pourraient te soigner.
– Je n’irai pas dans le Sud.
Pas maintenant, alors qu’il venait de retrouver Dorian, alors qu’ils
avaient tous survécu, les dieux seuls savaient comment.
– Je me ferai soigner ici, reprit-il.
– Il ne reste plus un seul guérisseur ici – plus aucun qui puisse recourir
à la magie, en tout cas. Mon père et Perrington les ont tous exterminés,
déclara Dorian.
Une lueur froide brillait dans ses yeux saphir.
Ce que le roi lui avait révélé et ce que, malgré tout, Dorian lui avait
fait ensuite le hanteraient certainement longtemps.
– Le Torre Cesme est peut-être ton seul espoir de marcher de nouveau,
insista-t-il.
– Non, je ne t’abandonnerai pas. Plus jamais.
Dorian serra les lèvres.
– Tu ne m’as jamais abandonné, Chaol, dit-il, et, quand il secoua la
tête, des larmes roulèrent sur son visage. Tu ne m’as jamais abandonné.
Chaol serra la main de son ami.
Dorian regarda la porte juste avant qu’on y frappe un coup hésitant,
puis esquissa un sourire. Chaol se demanda si c’était sa magie qui affûtait
ses perceptions.
– Quelqu’un est venu te rendre visite, annonça-t-il.
La poignée tourna doucement et la porte s’entrouvrit, révélant des
cheveux d’un noir d’encre et un joli visage hâlé. Quand elle vit Dorian,
Nesryn s’inclina profondément devant lui.
Dorian se leva et, d’un geste, lui fit signe de se redresser.
– Aedion est peut-être le nouveau responsable de la sécurité au
château, mais mademoiselle Faliq a été temporairement nommée capitaine
de la garde royale, dit-il. Il semblerait que les gardes trouvent la manière de
diriger d’Aedion… quel était le mot déjà, Nesryn ?
Les coins des lèvres de Nesryn frémirent, mais ses yeux restèrent fixés
sur Chaol comme s’il était un miracle ou une illusion.
– Absolutiste, murmura-t-elle, et elle s’approcha de Chaol dans son
uniforme rouge et or qui lui allait comme un gant.
– Il n’y avait encore jamais eu de femme dans la garde royale, reprit
Dorian en se dirigeant vers la porte. Et comme tu es désormais le seigneur
Chaol de Westfall, le bras droit du roi, j’avais besoin de quelqu’un pour te
remplacer à la tête de ma garde… De nouvelles traditions pour un nouveau
règne.
Chaol détourna les yeux de Nesryn, pour dévisager son ami.
– Quoi ? fit-il, stupéfait.
Mais Dorian ouvrait déjà la porte.
– Si je suis obligé de régner, je ne te laisserai pas le choix : tu devras
rester à mes côtés, déclara-t-il. Va donc consulter le Torre Cesme et
dépêche-toi de guérir, Chaol : nous avons du pain sur la planche.
Heureusement pour toi, tu as déjà un bon guide, ajouta-t-il en regardant
Nesryn avant de sortir.
Chaol leva les yeux vers Nesryn, qui avait porté la main à sa bouche.
– Au bout du compte, je n’ai pas tenu la promesse que je t’ai faite
puisque, physiquement, je suis incapable de sortir de ce château, dit-il.
Elle fondit en larmes.
– Désolé, je te promets de ne plus jamais faire de plaisanteries, reprit-il
alors que l’affolement le gagnait à la pensée de ses jambes.
Mais non, se dit-il : on ne m’enverrait pas consulter le Torre Cesme
sans être sûr que j’ai une chance de marcher de nouveau. Il refusait
d’envisager une autre éventualité.
Les épaules minces de Nesryn étaient secouées de sanglots.
– Nesryn…, dit-il d’une voix rauque. Nesryn… je t’en prie.
Elle se laissa glisser sur le sol à côté de son lit et enfouit son visage
dans ses mains.
– Quand le château a explosé, j’ai cru que tu étais mort, dit-elle, et sa
voix se brisa. Et quand j’ai vu cette vague de verre déferler vers moi, j’étais
sûre que j’allais mourir à mon tour. Mais le feu a surgi juste à cet instant et
j’ai prié… J’ai prié pour qu’elle t’ait également sauvé.
C’était surtout Rowan qui l’avait sauvé en réalité, mais ce n’était pas le
moment de la corriger.
Elle baissa les mains pour regarder enfin son corps dissimulé sous les
couvertures.
– On peut te soigner, reprit-elle. Nous irons ensemble dans le Sud et je
ferai en sorte que tu guérisses. J’ai vu les prodiges que ces guérisseurs
peuvent accomplir, et je sais qu’ils seront capables de t’aider. Et…
– Nesryn, l’interrompit-il en prenant sa main.
– Et maintenant, tu es un seigneur, poursuivit-elle cependant en
secouant la tête. Enfin, tu l’étais déjà avant, mais… tu es désormais le
second du roi. Je sais que c’est… Je sais que nous…
– Nous avons le temps de discuter de tout cela, déclara Chaol.
Le regard de Nesryn rencontra enfin le sien.
– Je n’attends rien de toi…, commença-t-elle.
– Nous avons le temps d’en discuter. Et puis tu ne voudras peut-être
pas d’un infirme.
Elle s’écarta brusquement de lui.
– Ne m’insulte pas en pensant que je puisse être aussi superficielle.
Il éclata de rire.
– Dans ce cas, offrons-nous une petite aventure, Nesryn Faliq.
Chapitre 85

ELIDE NE CESSAIT DE PLEURER tandis que les sorcières volaient vers le


nord.
Ça ne lui faisait ni chaud ni froid de sentir qu’elle volait à dos de
wyvern et que la mort la menaçait de toutes parts.
Mais à l’idée de ce que Kaltain avait fait… Elle n’osait plus ouvrir le
poing de peur que le vent n’emporte le bout d’étoffe et la petite pierre
enveloppée à l’intérieur.
Au coucher du soleil, elles atterrirent dans la forêt d’Oakwald. Elide ne
s’inquiétait pas plus de passer la nuit là que du reste. Elle s’étendit sur le sol
et sombra dans un profond sommeil, toujours vêtue de la robe de Kaltain, le
poing refermé sur le bout d’étoffe.
Quelqu’un la recouvrit d’un manteau pendant la nuit et, à son réveil,
elle trouva des vêtements à côté d’elle : une combinaison en cuir pour le
vol, une chemise, un pantalon et des bottes. Les sorcières dormaient
entourées de leurs wyverns, ces redoutables masses de muscles. Aucune ne
remua quand Elide s’éloigna. Elle se rendit au ruisseau le plus proche, ôta
sa robe, s’assit dans l’eau, regarda les deux bouts de la chaîne qui avait
entravé ses chevilles ondoyer dans le courant et ne ressortit que lorsqu’elle
commença à claquer des dents.
Quand elle eut passé ses nouveaux vêtements, qui étaient un peu trop
grands pour elle mais lui tenaient chaud, elle fourra le bout d’étoffe et la
pierre dans l’une des poches intérieures de sa combinaison.
Keleana Sardothien…
Elle n’avait jamais entendu ce nom et elle ne savait pas où la
rechercher, mais elle devait honorer sa dette envers Kaltain…
– Ne gaspille pas tes larmes pour elle, dit la voix de Manon.
La sorcière se tenait à quelques pas d’elle, un sac à dos dans ses mains
propres – elle avait dû nettoyer le sang et la boue dont elles étaient
maculées la veille.
– Elle savait ce qu’elle faisait et ce n’est pas pour toi qu’elle l’a fait,
reprit-elle.
Elide essuya son visage.
– Elle nous a quand même sauvées… et elle a mis fin aux souffrances
de ces pauvres sorcières emprisonnées dans les catacombes, répondit-elle.
– Elle l’a fait pour elle. Pour se libérer. Et elle en avait bien le droit.
Après ce qu’ils lui ont fait, elle avait le droit de réduire en cendres tout
l’univers.
Mais elle n’avait fait que détruire un tiers de Morath.
Manon avait raison. Peu avait importé à Kaltain qu’elles échappent à
l’explosion.
– Et maintenant, que faisons-nous ? demanda la jeune fille.
– Nous rentrons à Morath, mais sans toi, annonça Manon.
Elide tressaillit.
– Nous ne pouvons pas t’emmener plus loin sans éveiller les soupçons,
expliqua Manon. À notre retour, si ton oncle a survécu, nous lui dirons que
tu es morte dans l’explosion du fort.
Et toute trace de l’aide que Manon et ses Treize lui avaient apportée
pour s’évader aurait disparu dans les flammes…
Mais l’abandonner là… Le monde s’ouvrait soudain autour d’elle,
vaste et redoutable. L’immensité des bois et des collines la cernait de toutes
parts.
– Mais où irai-je ? murmura Elide. Je… je ne sais pas lire et je n’ai pas
de carte.
– Où tu voudras, mais à ta place j’irais vers le nord sans quitter la
forêt. Évite les montagnes et marche droit devant toi jusqu’à Terrasen.
– Mais… mais le roi… Vernon… ?
– Le roi d’Adarlan est mort, répondit Manon, et en entendant ces mots
Elide eut l’impression que l’univers se figeait. Aelin Galathynius l’a tué et
elle a détruit son château de verre.
Elide couvrit sa bouche de sa main et secoua la tête.
Aelin…
– Elle l’a fait avec l’aide du prince Aedion Ashryver, poursuivit
Manon.
Elide éclata en sanglots.
– Et, à en croire la rumeur, le seigneur Ren Allsbrook a rejoint les
rebelles et se trouve actuellement dans le Nord.
La jeune fille enfouit son visage dans ses mains. Elle sentit soudain
une main dure aux ongles métalliques se poser avec hésitation sur son
épaule.
– L’espoir, murmura Manon.
Quand Elide baissa ses mains, elle vit que la sorcière lui souriait.
C’était un sourire à peine esquissé, mais doux et charmant. Elle se demanda
si Manon en avait seulement conscience.
Mais à l’idée d’aller à Terrasen…
– Les choses vont encore s’aggraver, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Manon répondit par un hochement de tête presque imperceptible.
Le sud… elle pouvait encore marcher vers le sud, le plus loin possible
du danger. Si Vernon la croyait morte, plus personne ne la poursuivrait.
Mais Aelin était vivante. Et si forte… Peut-être était-il temps de renoncer à
ses rêves de fuite. Elle retrouverait Keleana Sardothien en mémoire de
Kaltain et du présent qu’elle lui avait fait, en mémoire de toutes les jeunes
filles qu’on avait emprisonnées comme elles dans des tours, puis
abandonnées à leur sort et oubliées.
Mais Manon ne l’avait pas oubliée.
Non, elle ne fuirait pas.
– Va vers le nord, Elide, dit Manon, comme si elle avait lu ses pensées
dans ses yeux, et elle lui tendit le sac à dos. Je suis prête à parier qu’Aelin et
sa cour ne resteront pas longtemps à Rifthold. Va à Terrasen et cache-toi là-
bas. Reste à l’écart des routes et évite les auberges. Il y a de l’argent dans ce
sac, mais utilise-le avec parcimonie. Mens, vole et trompe s’il le faut, mais
va à Terrasen. Tu y retrouveras ta reine. Je te conseille néanmoins de ne pas
lui parler de ton héritage maternel.
Elide réfléchit en hissant le sac sur son dos.
– Je ne vois pas ce qu’il y a de si mal à avoir du sang de Bec-Noir,
répondit-elle calmement.
Les yeux d’or de la sorcière se plissèrent.
– Non, tu as raison, dit-elle.
– Comment pourrais-je vous remercier de tout ce que vous avez fait
pour moi ?
– Je me suis seulement acquittée d’une dette, répondit Manon.
Quand Elide ouvrit la bouche pour lui demander laquelle, la sorcière
secoua la tête.
Puis elle tendit trois poignards à la jeune fille et lui montra où elle
devait les porter : un dans sa botte, l’autre dans son sac et le troisième à sa
ceinture. Elle lui dit ensuite d’ôter ses bottes et, avec une clef minuscule,
elle défit les bracelets qui enserraient ses chevilles.
Un air frais et doux caressa la peau nue d’Elide. Elle se mordit les
lèvres pour ne pas pleurer de nouveau et remit ses bottes.
Les bâillements et les grognements des wyverns, ainsi que les rires des
Treize lui parvenaient à travers les arbres. Manon regarda dans cette
direction et un léger sourire revint sur ses lèvres.
– Quand la guerre éclatera, ce qui arrivera à coup sûr si Perrington a
survécu, prie pour ne pas me revoir, Elide Lochan, dit l’héritière des Becs-
Noirs.
– J’espère quand même vous revoir un jour, répondit Elide avant de
s’incliner devant la chef d’escadron.
Et, à sa grande surprise, Manon s’inclina à son tour.
– Va vers le nord, lui recommanda-t-elle à nouveau, et la jeune fille
supposa que c’était le seul au revoir auquel elle aurait droit.
– Vers le nord, répéta Elide.
Et elle s’éloigna sous le couvert des arbres.
Un instant plus tard, elle avait laissé derrière elle le bruit des sorcières
et de leurs wyverns et la forêt d’Oakwald l’avait engloutie.
Elle marchait en serrant dans ses mains les bretelles de son sac à dos.
Soudain, les animaux se turent et les feuilles se mirent à bruire et à
chuchoter. Treize grandes ombres filèrent au-dessus d’Elide. La plus petite
s’attarda et vira comme pour lui adresser un dernier adieu.
Elide n’était pas sûre qu’Abraxos puisse la voir à travers les
frondaisons, mais elle leva quand même la main pour lui rendre son salut.
Un cri perçant et joyeux lui répondit, puis l’ombre disparut.
Elle irait vers le nord…
Vers Terrasen.
Pour se battre au lieu de fuir.
Pour rejoindre Aelin, Ren et Aedion – forts, en vie, et adultes à
présent.
Elle ignorait combien de temps ce voyage durerait, quelle distance elle
devrait parcourir, mais elle savait qu’elle arriverait à destination. Et qu’elle
ne regarderait pas en arrière.
Tout en avançant sous le couvert des arbres, au milieu du
bourdonnement de la forêt, Elide posa la main sur la poche intérieure de sa
veste en cuir et sentit au travers la petite pierre qu’elle dissimulait. Elle
chuchota une brève prière à Anneith, la déesse de la Sagesse, pour
l’implorer de la guider, et eut l’impression de sentir une main tiède caresser
son front en réponse. À ce contact, elle se redressa, releva la tête et entama
en boitant son long voyage de retour.
Chapitre 86

– CE SONT DONC LES RESTES de ta garde-robe, déclara Lysandra en


poussant du bout du pied le coffre que l’un des serviteurs venait de déposer.
Moi qui me croyais dépensière… Ça t’arrive de jeter des choses ?
Aelin, perchée sur une ottomane en velours au milieu de la vaste
garde-robe, lui tira la langue.
– Merci d’avoir tout récupéré, dit-elle.
Il était aussi inutile de déballer les vêtements que Lysandra était passée
prendre dans son ancien appartement que de retourner dans celui-ci.
D’autant plus qu’Aelin se sentait incapable de s’éloigner de Dorian. Même
si elle avait enfin réussi à le faire sortir de sa chambre et à l’emmener se
promener autour du château.
Il ressemblait à un mort-vivant, surtout avec cette bande de peau
blanche autour de son cou bronzé.
Elle l’avait attendu devant la porte de la chambre de Chaol. Quand elle
avait enfin entendu parler ce dernier – et après avoir maîtrisé les larmes de
soulagement qui avaient menacé de la suffoquer –, elle avait fait venir
Nesryn. Et lorsque Dorian était ressorti, lorsqu’il l’avait regardée avec un
sourire frémissant, au bord des larmes, elle l’avait ramené droit dans sa
chambre où elle était restée un long moment avec lui.
Elle savait que son sentiment de culpabilité serait pour lui un fardeau
aussi lourd que son chagrin.
– As-tu d’autres tâches à me confier avant que j’aille chercher
Evangeline demain ? demanda Lysandra, les mains sur les hanches.
Aelin tira une petite boîte de sa poche en songeant que les mots lui
manqueraient toujours pour exprimer toute sa reconnaissance à Lysandra.
– Une seule, répondit-elle en lui tendant la boîte. Tu m’en voudras
peut-être à mort plus tard, mais pour l’instant, tu peux me remercier.
– Est-ce une demande en mariage ? s’enquit Lysandra. Quelle
surprise !
Elle prit la boîte, mais ne l’ouvrit pas.
– Ouvre-la sans poser de questions, dit Aelin, le cœur battant.
Avec un froncement de sourcils méfiant, Lysandra souleva le couvercle
et observa la bague sur son lit de velours, la tête inclinée sur le côté en une
attitude typiquement féline.
– Es-tu réellement en train de me demander en mariage, Aelin
Galathynius ?
– Il y a dans le Nord un bout de terre fertile, un domaine qui
appartenait autrefois à la famille Allsbrook, répondit Aelin en soutenant le
regard de son amie. Aedion m’a informée que les Allsbrook n’en voulaient
plus. Il est inoccupé depuis un certain temps et il aurait bien besoin d’une
châtelaine, conclut-elle avec un haussement d’épaules.
Le visage de Lysandra devint livide.
– Quoi ? articula-t-elle.
– Ces terres sont infestées de léopards fantômes, d’où l’inscription sur
cette bague. Mais je suppose que si quelqu’un est capable de les mater, c’est
bien toi.
Les mains de Lysandra se mirent à trembler.
– Et… et cette clef gravée au-dessus du léopard ? demanda-t-elle.
– Pour te rappeler que la seule personne qui détient ta liberté, c’est toi.
Lysandra porta la main à sa bouche en regardant la bague, puis Aelin.
– Tu es devenue folle ?
– C’est probablement ce que penseraient la plupart des gens. Mais
comme les Allsbrook ont officiellement renoncé à ce territoire il y a des
années, je peux tout à fait te nommer châtelaine de ce domaine. Evangeline
sera ton héritière si tu le désires.
Lysandra n’avait évoqué aucun projet pour elle-même et sa protégée
au-delà de son intention d’aller chercher Evangeline chez les Faliq. Elle
n’avait pas demandé si elle pourrait partir avec Aelin et sa cour pour refaire
sa vie dans un autre pays, dans un autre royaume. Aelin avait espéré qu’elle
voudrait bien les suivre à Terrasen, mais…
Lysandra se laissa glisser sur le tapis sans quitter du regard la boîte et
la bague.
– Je sais que c’est une lourde responsabilité…, commença Aelin.
– Je ne mérite pas un tel honneur. Personne n’acceptera jamais de me
servir. Et ton peuple t’en voudra de m’avoir confié ce domaine.
Aelin se laissa à son tour glisser sur le sol pour faire face à son amie,
prit la boîte de ses mains tremblantes et en sortit la bague en or qu’elle avait
commandée plusieurs semaines auparavant. Elle était prête depuis ce matin.
Aelin et Rowan étaient passés la chercher en même temps que l’authentique
clef de Wyrd.
– Personne ne la mérite plus que toi, déclara-t-elle en saisissant l’une
des mains de la métamorphe et en passant la bague à son doigt. Je ne
voudrais de personne d’autre pour assurer ma protection. Si mon peuple est
incapable de comprendre la valeur d’une femme qui s’est vendue pour
protéger un enfant et qui a risqué sa vie pour venir en aide à ma cour, alors
il n’est pas digne d’être mon peuple et il peut brûler en enfer.
– Quel est le nom de ce domaine ? demanda Lysandra en suivant du
doigt les contours de l’écusson dessiné par Aelin.
– Je n’en ai pas la moindre idée. Mais Lysandria sonnerait bien, non ?
Ou Lysandrius, ou peut-être Lysandraland ?
Lysandra la dévisagea, bouche bée.
– Tu es vraiment folle, dit-elle.
– C’est un oui ?
– Mais je n’ai aucune idée de la manière de gouverner un territoire…
et je ne serai jamais une dame.
– Eh bien, comme je ne sais pas davantage comment gouverner un
royaume, nous apprendrons ensemble. Alors, qu’est-ce que tu en penses ?
demanda Aelin avec un sourire complice.
Lysandra regarda la bague, leva les yeux vers son amie… et se jeta à
son cou. La force de son étreinte arracha une grimace de douleur à Aelin.
– Bienvenue dans ma cour, dame Lysandra, dit-elle.

Ce soir-là, Aelin n’avait qu’une envie : s’étendre sur son lit avec, elle
l’espérait du moins, Rowan à ses côtés. Mais alors qu’ils finissaient leur
dîner – leur premier repas en tant que cour – on frappa à la porte. Aedion
alla ouvrir avant qu’Aelin ait eu le temps de reposer sa fourchette.
Il revint suivi de Dorian.
– Je voulais savoir si vous aviez dîné…, commença-t-il.
– Joins-toi à nous, répondit Aelin en désignant la place vide à côté de
Lysandra.
– Je ne veux pas m’imposer.
– Pose tes fesses sur cette chaise sans discuter, ordonna-t-elle au
nouveau roi d’Adarlan.
Il avait signé le matin même un décret ordonnant la libération de tous
les royaumes conquis par Adarlan. Elle l’avait regardé apposer sa signature,
la main d’Aedion serrée dans la sienne, et elle avait regretté que Nehemia
ne soit plus là pour le voir.
Dorian s’approcha de la table avec une étincelle d’amusement dans ses
yeux saphir encore assombris par ce qu’il avait enduré. Elle le présenta de
nouveau à Rowan, qui le salua plus profondément qu’elle ne l’aurait
escompté. Elle lui présenta ensuite Lysandra en lui expliquant qui elle était
et qui elle était devenue pour elle et pour sa cour.
Aedion les observait, visiblement tendu, la bouche réduite à une mince
ligne. Son regard rencontra celui de sa cousine.
Ils étaient assis autour d’une table, comme dix ans auparavant,
lorsqu’ils étaient encore enfants.
À présent, ils n’étaient plus des enfants, mais des souverains régnants.
Dix années avaient passé mais ils étaient encore là et ils étaient restés amis
malgré les forces qui avaient bouleversé leur existence et les avaient
presque détruits.
Aelin contempla la lueur d’espoir qui illuminait cette salle et leva son
verre.
– À un monde nouveau, dit la reine de Terrasen.
Le roi d’Adarlan leva son verre. Au milieu des ombres qui voilaient
son regard brillait une étincelle de vie.
– À la liberté, lança-t-il.
Chapitre 87

LE DUC AVAIT SURVÉCU. Vernon également.


Un tiers de Morath avait été détruit par l’explosion dans laquelle de
nombreux gardes et serviteurs ainsi que deux escouades de sorcières et
Elide Lochan avaient trouvé la mort.
C’étaient de lourdes pertes, mais le bilan était loin d’être aussi
catastrophique qu’il aurait pu l’être. Manon avait versé trois gouttes de son
sang pour remercier la déesse aux Trois Visages, car la plupart des sorcières
étaient sorties ce jour-là pour s’entraîner à l’extérieur.
Elle se tenait maintenant dans la salle du conseil, les mains derrière le
dos, et regardait le duc fulminer.
Face aux chefs de guerre et aux conseillers assemblés autour de la
table, il déclarait d’une voix sifflante que les dégâts allaient leur faire perdre
un temps considérable. Il faudrait de longs mois pour reconstruire le fort et,
vu la quantité de vivres et de matériel détruits par l’explosion, ils étaient
obligés de suspendre temporairement leurs projets.
Des hommes déblayaient jour et nuit les décombres entassés au-dessus
des ruines des catacombes. Manon savait qu’ils cherchaient le corps d’une
femme qui n’était plus que cendres et la pierre qu’elle avait gardée dans son
bras. Manon n’avait révélé à personne, pas même à ses Treize, qui était
parti vers le nord avec cette pierre dans sa poche.
– Commandante ! glapit le duc, et Manon le regarda nonchalamment.
Votre grand-mère arrive dans deux semaines. Je veux que vos escouades
soient parfaitement au point sur les manœuvres de nos plans de bataille les
plus récents.
– Comme vous voudrez, acquiesça-t-elle.
Des batailles… des batailles auraient lieu, car même si Dorian était
devenu roi, le duc n’avait pas l’intention de lâcher prise – pas avec une telle
armée à sa disposition. Dès que les tours des sorcières seraient bâties et
qu’il aurait trouvé une nouvelle source de feu fantôme, Aelin Galathynius et
ses troupes seraient rayées de la carte.
Manon espérait secrètement qu’Elide ne se retrouverait pas prise entre
deux feux.
Le conseil se termina un instant plus tard. Manon, qui était passée
devant Vernon pour sortir, se retourna et posa la main sur son épaule. Ses
ongles s’enfoncèrent dans sa chair et il poussa un petit cri tandis qu’elle
approchait ses dents de fer de son oreille.
– Ce n’est pas parce qu’elle est morte que j’oublierai ce que vous avez
voulu lui faire subir, messire, chuchota-t-elle.
Vernon blêmit.
– Vous n’avez pas le droit de me toucher, dit-il.
Manon enfonça plus profondément ses ongles.
– Non, en effet, susurra-t-elle, mais Aelin Galathynius est toujours
vivante et j’ai ouï dire qu’elle avait des comptes à régler.
Elle arracha ses ongles de sa chair, pressa son épaule pour faire couler
le sang sur sa tunique verte et sortit de la salle.

– Et maintenant ? demanda Asterin alors qu’elles examinaient la


nouvelle aire qu’elles avaient réquisitionnée pour leurs wyverns. Quand ta
grand-mère arrivera, nous partirons combattre ?
Manon contemplait le ciel couleur de cendre par l’arche de l’aire.
– Nous restons ici pour l’instant, répondit-elle. Nous attendons que ma
grand-mère apporte ces tours. Nous verrons ensuite.
Elle ignorait encore ce qu’elle ferait quand elle verrait sa grand-mère.
Elle adressa un regard oblique à sa seconde.
– Ce chasseur humain… comment est-il mort ?
Les yeux d’Asterin brillèrent comme de l’argent. Elle garda un instant
le silence avant de répondre.
– Il était vieux… très vieux. J’imagine qu’un jour, il s’est enfoncé dans
les bois, s’est étendu sur l’herbe et ne s’est jamais relevé. Il aurait aimé finir
ainsi, je pense. Je n’ai jamais retrouvé son corps.
Mais elle l’avait cherché.
– C’était comment ? D’aimer, je veux dire, demanda Manon.
Car c’était bien de l’amour, et Asterin était peut-être la seule des Dents
de Fer à avoir éprouvé ce sentiment.
– J’avais l’impression de mourir un peu chaque jour… et en même
temps, je ne me suis jamais sentie aussi vivante. J’étais tellement heureuse
que c’en était presque douloureux. Ça m’a détruite et transformée. Je l’ai
parfois haï parce que je me sentais désarmée et que je savais que cet amour
me changerait définitivement. Et ma fille… Je l’ai aimée, elle aussi.
Tellement que je suis incapable de l’exprimer. Tout ce que je peux te dire,
c’est que je n’avais jamais ressenti quelque chose d’aussi fort. C’était un
sentiment plus fort que la rage, le désir ou la magie, dit Asterin avec un
doux sourire. Je suis surprise que tu ne me serves pas ton discours sur
l’obéissance, la discipline et la brutalité.
Transformées en monstres…
– Les choses sont en train de changer, répondit Manon.
– Et c’est très bien ainsi, déclara Asterin. Nous sommes immortelles. Il
faut du changement, et assez souvent, sinon on s’ennuierait vraiment trop.
Quand Manon haussa les sourcils, sa seconde sourit.
Manon secoua la tête, puis lui rendit son sourire.
Chapitre 88

ILS DEVAIENT PARTIR À L’AUBE. Profitant d’un moment où Rowan


montait la garde en décrivant des cercles très haut dans le ciel au-dessus du
château, Aelin décida de rendre une dernière visite au tombeau d’Elena
alors que minuit sonnait à l’horloge.
Mais son projet tomba à l’eau, car l’accès au tombeau était bloqué par
des décombres. Pendant un quart d’heure, elle tenta de se frayer un passage
avec ses mains et sa magie, sans succès. Elle priait pour que Morton n’ait
pas été détruit dans l’explosion, quand l’idée lui vint que le heurtoir en
forme de crâne s’était peut-être réjoui de voir une immortalité qu’il n’avait
jamais désirée arriver enfin à son terme.
Les égouts de Rifthold étaient visiblement aussi désertés par les Valg
que les passages souterrains et les catacombes du château, comme si ces
démons s’étaient enfuis la nuit de la chute du roi. Rifthold était pour
l’instant redevenu un endroit sûr.
Aelin resurgit du passage secret en s’époussetant.
– Vous faites un tel boucan tous les deux que ça en devient ridicule,
lança-t-elle.
Grâce à son ouïe de Fae, elle les avait repérés depuis plusieurs
minutes.
Dorian et Chaol étaient assis devant le foyer de sa chambre, ce dernier
dans une chaise roulante qu’ils lui avaient achetée.
Le roi regarda ses oreilles pointues, ses longues canines et haussa un
sourcil.
– Vous êtes vraiment splendide, Majesté, déclara-t-il.
Il n’avait probablement pas remarqué qu’elle avait également pris cette
apparence sur le pont de verre ce fameux jour.
Chaol l’observait. Son visage était émacié, mais exprimait la
résolution. Et l’espoir. Il ne se laisserait pas abattre par son invalidité.
– Je suis toujours splendide, répliqua Aelin en se laissant choir dans le
fauteuil en face de celui de Dorian.
– Alors, tu as trouvé quelque chose d’intéressant en bas ? s’enquit
Chaol.
Elle secoua la tête.
– J’ai pensé que ça ne me ferait pas de mal d’y jeter un dernier coup
d’œil, expliqua-t-elle. En souvenir du bon vieux temps.
Et peut-être pour passer un savon à Elena… après avoir obtenu les
réponses à toutes ses questions. Mais elle n’avait pas revu l’ancienne reine
d’Adarlan.
Tous trois se regardèrent sans un mot.
La gorge serrée, Aelin se décida à rompre le silence.
– Avec Maeve et Perrington à nos trousses, nous avons intérêt à
trouver des alliés sans traîner, surtout si les troupes massées à Morath
bloquent l’accès à l’Eyllwe, dit-elle à Chaol. Une armée venue du continent
méridional pourrait traverser la mer en quelques jours pour venir en renfort
et repousser l’armée de Perrington pendant que nous l’attaquerons au nord.
Je te nomme donc officiellement ambassadeur de Terrasen, dit-elle à Chaol
en croisant les bras. Et je me moque de ce que Dorian peut bien en dire.
Lie-toi d’amitié avec la famille royale, courtise-la, flatte-la effrontément,
fais tout ce que tu dois faire : nous avons cruellement besoin de cette
alliance.
Chaol interrogea du regard Dorian, qui acquiesça presque
imperceptiblement.
– J’essaierai, répondit Chaol, et elle comprit que c’était tout ce qu’elle
pouvait espérer comme réponse.
Il plongea la main dans sa tunique et lui lança l’œil d’Elena, qu’elle
attrapa au vol d’une seule main. Le métal de l’amulette s’était légèrement
déformé, mais la pierre bleue était intacte.
– Merci, dit Chaol d’une voix rauque.
– Il a porté l’œil d’Elena pendant des mois, fit remarquer Dorian alors
qu’elle fourrait l’amulette dans sa poche. Et pendant tout ce temps,
l’amulette n’a jamais réagi, même quand il était en danger. Pourquoi son
pouvoir s’est-il manifesté ce jour-là ?
La gorge d’Aelin se serra.
– Parce qu’elle a reconnu sa vaillance, répondit-elle. Elena m’a dit un
jour que la vaillance est une vertu rare et que je devais la laisser guider mes
actions. Quand Chaol a choisi de…
Elle s’interrompit, incapable de finir sa phrase, puis se reprit.
– Je crois que sa vaillance l’a sauvé en réveillant le pouvoir protecteur
de l’amulette, acheva-t-elle.
Elle avait fait un pari risqué en la lui remettant ce jour-là mais… ça
avait marché.
Le silence retomba.
– Et nous voilà, conclut Dorian.
– Au bout du chemin, ajouta Aelin avec un demi-sourire.
– Non, au début du suivant, déclara Chaol avec un sourire pâle et
encore hésitant.

Aelin, qui était adossée à sa jument grise dans la cour du château,


bâilla.
La veille au soir, après le départ de Dorian et de Chaol, Lysandra était
entrée dans sa chambre et s’était endormie sur son lit sans lui donner la
moindre explication. Aelin s’était tout simplement étendue à côté d’elle.
Elle n’avait aucune idée de l’endroit où Rowan passerait la nuit, mais elle
n’aurait été nullement surprise de voir un faucon perché sur le balcon de sa
fenêtre.
À l’aube, Aedion avait déboulé dans sa chambre en leur demandant
pourquoi elles n’étaient pas encore prêtes à partir.
Lysandra s’était transformée en léopard fantôme et l’avait chassé de la
chambre. Puis elle était revenue s’étendre à côté d’Aelin sous son
imposante forme féline. Elles avaient pu dormir une demi-heure de plus
avant qu’il revienne vider un seau d’eau sur elles.
Il avait eu de la chance de s’en tirer vivant.
Mais il avait raison sur le fond : ils n’avaient plus de raisons de
s’attarder au château alors qu’il y avait tant à faire dans le Nord, tant de
projets à bâtir, de soins à prodiguer, de responsabilités à remplir.
Ils voyageraient jusqu’à la tombée de la nuit. Ils iraient chercher
Evangeline à la maison de campagne des Faliq et repartiraient vers le nord,
jusqu’à Terrasen.
Jusqu’à son pays natal.
Elle rentrait chez elle.
L’appréhension et les doutes lui nouaient le ventre, mais la joie
éclairait tout de sa lueur vacillante.
Ils étaient prêts depuis longtemps et il ne leur restait plus qu’à dire
au revoir.
Comme les blessures de Chaol lui interdisaient de descendre l’escalier,
Aelin était allée le voir dans sa chambre, où elle avait trouvé Aedion,
Rowan et Lysandra en train de bavarder avec lui et Nesryn. Après le départ
des membres de sa cour et de Nesryn, le capitaine avait simplement serré la
main d’Aelin et il lui avait posé une question :
– Est-ce que tu peux me montrer ?
Elle avait immédiatement compris à quoi il faisait allusion et tendu les
mains devant elle.
Rubans, nuages et fleurs de feu rouge et or avaient dansé à travers sa
chambre, resplendissants et raffinés.
Quand les flammes s’étaient éteintes, les yeux de Chaol brillaient
comme de l’argent.
– C’est ravissant, avait-il dit.
Elle lui avait souri et laissé une rose de flamme dorée à son chevet, où
elle brûlerait sans dégager de chaleur jusqu’au moment où elle-même et sa
magie seraient trop loin pour l’entretenir.
À Nesryn, qui avait été appelée pour son service ce matin, elle avait
offert la flèche en or massif qu’elle avait reçue à Yulemas l’année
précédente, une bénédiction de la déesse Deanna, son ancêtre. Aelin était
sûre que personne n’aimerait et n’apprécierait plus ce cadeau que la tireuse
d’élite.
– Avez-vous besoin d’autre chose ? De provisions supplémentaires ?
demanda Dorian, qui venait de les rejoindre.
Rowan, Aedion et Lysandra étaient déjà en selle. Ils voyageraient
léger, en n’emportant que le strict nécessaire. Des armes, essentiellement,
parmi lesquelles Damaris, que Chaol avait donnée à Aedion car il souhaitait
que l’épée antique reste sur le continent. Le reste de leurs bagages serait
expédié par navire à Terrasen.
– Non, merci. Je parie que tous les membres de cette clique voudront
chaque jour prouver leurs talents de chasseur, répondit Aelin, et Dorian
gloussa. Tu portes la même tunique qu’il y a quelques jours, reprit-elle. Je
crois que je ne t’avais jamais vu porter deux fois la même chose.
– Dans l’immédiat, j’ai d’autres soucis en tête.
– Est-ce que… est-ce que ça ira ? lui demanda-t-elle.
– Ai-je vraiment le choix ?
Elle posa une main sur son bras.
– Si tu as besoin de quoi que ce soit, préviens-moi, dit-elle. Nous
n’arriverons pas à Orynth avant plusieurs semaines, mais… je suppose
qu’avec le retour de la magie, tu trouveras bien un messager capable de
nous apporter une lettre rapidement.
– Merci encore… à toi et à tes amis.
Elle regarda par-dessus son épaule ses compagnons, qui feignaient de
leur mieux de ne pas épier leur conversation.
– Moi aussi, je te remercie, répondit-elle.
Dorian regarda la ville et, à l’horizon, le moutonnement des collines
vertes.
– Si tu m’avais demandé il y a neuf mois si je pensais…, commença-t-
il, mais il s’interrompit et secoua la tête. Tant de choses ont changé depuis.
– Et continueront de changer, dit-elle en pressant son bras. Mais
d’autres ne changeront pas : je serai toujours ton amie.
Dorian déglutit, la gorge serrée.
– J’aurais aimé la revoir une dernière fois, pour lui dire… pour lui dire
ce que je ressentais, ce que je ressens encore, fit-il.
– Elle le sait, répondit Aelin en battant des paupières pour refouler ses
larmes.
– Tu vas me manquer, même si je doute que notre prochaine rencontre
ait lieu dans des circonstances aussi… civilisées. Ne leur rends pas la vie
trop dure, ajouta Dorian en désignant les membres de sa cour. Ils font
seulement de leur mieux.
Elle sourit et fut surprise de voir le roi lui rendre son sourire.
– Envoie-moi tous les livres intéressants que tu liras, dit-elle.
– Seulement si tu me rends la politesse.
Elle serra son ami une dernière fois contre elle.
– Merci… pour tout, chuchota-t-elle.
Dorian la garda dans ses bras encore un instant, puis s’écarta d’elle.
Elle se mit en selle et s’éloigna au pas en prenant la tête du petit groupe.
Rowan montait un étalon noir à la robe soyeuse. Ses yeux rencontrèrent
ceux d’Aelin.
Ça va ? lui demanda-t-il sans parler.
Elle hocha la tête.
Je n’aurais jamais cru que ce serait si dur de dire au revoir. Et quand
je pense à tout ce qui nous attend…
Nous ferons face ensemble. Quoi qu’il arrive.
Elle tendit la main, saisit la sienne et la serra avec force.
Main dans la main, ils remontèrent l’allée dévastée, franchirent le
portail qu’elle avait taillé dans le mur de verre et s’enfoncèrent dans les rues
de la ville. Les passants s’arrêtaient pour les regarder, chuchotaient sur leur
passage et les suivaient des yeux.
Mais alors qu’ils sortaient de Rifthold, la ville qui avait été son foyer,
son enfer et son salut, alors qu’elle gravait dans sa mémoire les rues, les
maisons, les magasins, les visages, les odeurs et la fraîcheur du vent
soufflant du fleuve, elle ne vit pas un seul esclave et n’entendit claquer
aucun fouet.
Et quand ils passèrent devant le Théâtre Royal, celui-ci résonnait d’une
musique splendide et exquise.

Dorian ignorait ce qui l’avait réveillé. Peut-être était-ce le silence qui


avait succédé aux bourdonnements et aux stridulations des insectes, ou le
vent frais qui bruissait en agitant les rideaux de son ancienne chambre au
sommet de sa tour.
Le cadran de l’horloge, qui brillait dans le clair de lune, indiquait trois
heures du matin. La ville était silencieuse.
Il se leva et toucha une fois de plus son cou pour s’assurer que le
torque n’y était plus. Quand il s’éveillait de ses cauchemars, il avait besoin
d’un instant de répit pour être sûr qu’il était bien réveillé, qu’il avait
seulement rêvé qu’il était encore prisonnier de son propre corps et esclave
de son père et du prince Valg. Il n’avait pas parlé de ses cauchemars à Aelin
et à Chaol, et une part de lui regrettait de ne pas l’avoir fait.
Il se souvenait à peine de ce qui était arrivé quand il portait ce torque.
Il avait fêté son vingtième anniversaire, mais il n’en gardait aucun souvenir.
Il ne lui restait que des fragments, des visions fugitives d’horreur et de
souffrance. Il s’efforçait de les chasser et de les oublier. Cela non plus, il
n’en avait pas parlé à Chaol et à Aelin.
Elle lui manquait déjà. La vitalité désordonnée de sa cour aussi. Il se
sentait seul. Le château était trop grand et trop silencieux. Et Chaol partirait
dans deux jours. Il préférait ne pas penser au vide que son départ laisserait.
Il se dirigea vers le balcon de sa chambre, car il avait besoin de sentir
le vent du fleuve sur son visage, de savoir que tout cela était bien réel et
qu’il était libre.
Il ouvrit la fenêtre, sentit la fraîcheur du sol en pierre sous ses pieds
nus et contempla les jardins dévastés. C’était lui qui avait provoqué ces
destructions. Il poussa un soupir, puis regarda le mur de verre qui étincelait
au clair de lune.
Une ombre massive était perchée au sommet. À sa vue, Dorian se
pétrifia.
C’était l’ombre d’une bête géante. Ses griffes étaient refermées sur le
bord du mur et ses ailes repliées brillaient doucement à la lueur de la pleine
lune comme les cheveux blancs de sa cavalière.
Malgré la distance qui les séparait, il savait qu’elle le regardait. Ses
cheveux ondulaient dans la légère brise comme un ruban de clair de lune.
Dorian leva une main tandis que l’autre montait vers son cou nu…
La cavalière se pencha en avant pour parler à son wyvern, qui déploya
ses gigantesques ailes chatoyantes et s’élança dans le ciel. Chaque
battement de ses puissantes ailes envoyait une rafale de vent vers le balcon
de sa chambre.
Le wyvern prit de l’altitude. Les cheveux de sa cavalière flottaient
derrière elle comme une bannière scintillante. Un instant plus tard, ils
disparurent dans la nuit et il cessa d’entendre le battement d’ailes. Personne
ne sonna l’alarme, comme si tout l’univers avait relâché sa vigilance
pendant ces quelques secondes au cours desquelles ils s’étaient regardés.
Alors, à travers les ténèbres de ses souvenirs, à travers la souffrance, le
désespoir et la terreur qu’il tentait d’oublier de son mieux, un nom résonna
en lui.

Manon Bec-Noir volait dans la nuit étoilée. Elle sentait sous elle la
chaleur et la rapidité d’Abraxos, et au-dessus d’elle la clarté éblouissante de
la lune, le ventre bombé de la Mère.
Elle ignorait pourquoi elle s’était donné la peine de venir jusqu’ici,
pourquoi elle avait ressenti cette curiosité.
Mais elle avait vu le prince et il ne portait plus de torque.
Et il l’avait saluée de la main comme pour lui dire : Je me souviens de
toi.
Les vents tournèrent. Abraxos les chevaucha en montant de plus en
plus haut. Le royaume plongé dans la nuit n’était plus qu’une traînée
sombre en dessous d’eux.
Des vents qui tournaient. Un monde qui changeait.
Et peut-être en irait-il de même pour ses Treize… et elle.
Tous ces changements la déconcertaient.
Mais Manon espérait que ses sorcières et elle-même leur survivraient.
Elle gardait cet espoir.
Chapitre 89

ILS MARCHÈRENT VERS LE NORD pendant trois semaines en évitant les


voies principales et les villages. Il était inutile de crier sur les toits qu’Aelin
rentrait à Terrasen. Pas avant qu’elle ait vu de ses propres yeux son
royaume et mesuré tout ce qui l’attendait, que ce soit à l’intérieur de ses
frontières ou face aux troupes rassemblées à Morath. Pas avant qu’elle ait
trouvé un lieu sûr où cacher l’objet prodigieux et redoutable qu’elle
transportait dans l’une de ses sacoches.
Comme elle avait recouvré sa magie, personne ne pouvait plus repérer
la clef de Wyrd grâce au pouvoir qui en émanait. Mais Rowan regardait
parfois la sacoche d’un air pensif. Et à chaque fois, elle lui répondait
mentalement qu’elle allait bien et qu’elle n’avait rien remarqué d’insolite
concernant l’amulette, ni l’œil d’Elena qu’elle portait au cou. Elle se
demandait si Lorcan était parti à la recherche des deux autres clefs de Wyrd
et s’il les avait retrouvées là où Perrington – Erawan – les gardait peut-être
depuis toujours. En admettant que le roi n’ait pas menti.
Elle supposait que Lorcan avait commencé ses recherches à Morath. Et
elle priait pour qu’il surmonte toutes les épreuves qui l’attendaient et
réussisse à récupérer les clefs. Cela lui simplifierait grandement la tâche,
même s’il devait plus tard lui faire payer le tour qu’elle lui avait joué avec
l’amulette d’Orynth.
À mesure qu’ils progressaient vers le nord, les journées devenaient
plus fraîches bien qu’on fût en été. Evangeline tenait bon et ne se plaignait
jamais de devoir dormir toutes les nuits par terre sur un tapis de couchage.
Elle semblait parfaitement heureuse de se blottir contre Fleetfoot, sa
nouvelle protectrice et fidèle amie.
Lysandra profitait du voyage pour mesurer l’étendue de ses dons.
Tantôt elle volait au-dessus de leurs têtes avec Rowan, tantôt elle courait
aux côtés de Fleetfoot sous la forme d’un beau chien noir, tantôt elle se
métamorphosait en léopard fantôme et bondissait sur Aedion quand il s’y
attendait le moins.
Ces trois semaines de voyage à la dure furent les plus heureuses de la
vie d’Aelin. Elle aurait seulement préféré avoir davantage de moments
d’intimité, surtout avec Rowan. Les regards qu’il lui lançait la brûlaient.
Parfois, quand personne ne faisait attention à eux, il se glissait derrière elle
pour l’embrasser dans le cou, lui mordiller le lobe de l’oreille, ou
simplement l’enlacer et la serrer contre lui en inspirant son odeur.
Une nuit… une seule nuit avec lui, par tous les dieux, c’était tout ce
qu’elle désirait…
Comme ils n’osaient pas faire halte dans une auberge, elle devait se
consumer et endurer patiemment les taquineries de Lysandra.
Les côtes devenaient plus raides, le paysage plus vallonné, plus
verdoyant, plus luxuriant, les couleurs plus intenses, et les rochers cédaient
la place à des affleurements de granit.
Le soleil était à peine levé quand Aelin gravit le flanc abrupt d’une
colline en marchant à côté de son cheval pour le ménager. La magie du feu
se révélait particulièrement utile durant un voyage comme le leur. Elle les
réchauffait par les nuits froides, allumait leurs feux de camp et faisait
bouillir leur eau. Aelin était sale, en sueur et fébrile. Elle rêvait d’un bon
bain et elle aurait tué pour une baignoire spacieuse, mais le confort pouvait
attendre.
– C’est juste derrière cette colline, annonça soudain Aedion, qui
marchait à sa gauche.
– Quoi donc ? demanda-t-elle en finissant une pomme.
Elle lança le trognon derrière elle. Il heurta de plein fouet Lysandra
métamorphosée en corbeau qui poussa un croassement outragé.
– Désolée, lui cria Aelin.
Lysandra croassa de nouveau et monta en flèche dans le ciel. Fleetfoot
aboya joyeusement et Evangeline, perchée sur son poney à poil long,
gloussa.
– Tu verras, répondit Aedion en désignant le sommet de la colline.
Aelin regarda Rowan qui, quelques heures plus tôt, avait volé en
éclaireur sous sa forme de faucon. Il marchait maintenant à côté d’elle en
tenant son étalon noir par la bride. Quand elle l’interrogea du regard, il
haussa les sourcils.
Inutile d’insister : je ne te dirai rien.
Espèce de buse, riposta-t-elle en le foudroyant du regard.
Rowan sourit. Mais tout en avançant, Aelin calculait depuis combien
de temps ils étaient partis de Rifthold…
Ils parvinrent au sommet de la colline.
Aelin lâcha les rênes de sa monture et fit un pas vacillant dans l’herbe
émeraude moelleuse.
Aedion effleura son épaule.
– Sois la bienvenue chez toi, Aelin, dit-il.
Un paysage de montagnes imposantes – les bois de Cerf – s’étendait
devant eux. Un paysage de vallées, de fleuves et de collines. Une terre
d’une beauté sauvage et intacte.
Terrasen…
Et cette odeur de pin et de neige… Comment n’avait-elle pas pris
conscience plus tôt que l’odeur de Rowan était celle de Terrasen, de son
pays ? Il s’approcha d’elle, assez près pour que son épaule frôle la sienne.
– J’ai l’impression d’avoir cherché ce pays toute ma vie, murmura-t-il.
Et, en effet, avec ce vent vif, capricieux et puissant qui virevoltait entre
les pics gris et déchiquetés des bois de Cerf, cette vaste forêt d’Oakwald à
leur gauche, ces fleuves et ces vallées déployés au pied des grandioses
montagnes du Nord, c’était un paradis pour un faucon. Et pour elle.
– Regardez, reprit Aedion en désignant un rocher en granit gravé de
volutes et d’arabesques. Passé ce rocher, on foule le sol de Terrasen.
Osant à peine en croire ses yeux, Aelin s’avança vers le rocher en
chuchotant une prière rituelle à Mala la pourvoyeuse de feu pour la
remercier de l’avoir conduite jusqu’ici.
Elle passa la main sur la pierre rugueuse réchauffée par le soleil et
sentit comme en réponse un fourmillement dans sa paume.
Alors elle fit un pas au-delà du rocher.
Aelin Ashryver Galathynius était enfin rentrée chez elle.
Remerciements
CHACUN SAIT MAINTENANT que je serais incapable de fonctionner
sans mon double, ma copilote et ma sœur d’élection Susan Dennard.
Sooz, tu es ma lumière dans les ténèbres. Tu m’inspires et tu
m’incites non seulement à écrire mieux, mais à devenir humainement
meilleure. Ton amitié est pour moi une source de force, de courage et
d’espoir. Quoi qu’il arrive, quel que soit ce qui m’attend au prochain
tournant, je sais qu’avec toi à mes côtés, je pourrai tout affronter, endurer
et surmonter. Il n’existe pas de magie plus puissante que cette certitude.
Je rêve d’être une majestueuse tigresse vampire avec toi pour le reste de
l’éternité.
Je suis également plus redevable que je ne saurai jamais l’exprimer
à Alex Bracken, ma compagne d’armes fascinée par les bêtes féroces et
les métamorphes : comment pourrais-je te remercier assez d’avoir lu et
relu tant de fois ce livre et tous les précédents ? Pour toutes ces années
d’échanges d’emails, pour ces innombrables déjeuners, dîners et verres
pris ensemble, pour ton soutien indéfectible ? Jamais je n’aurais pu
autant apprécier cet incroyable périple sans toi, ni survivre aussi
longtemps sans ta sagesse, ta bonté et ta générosité.
J’espère qu’ensemble, nous écrirons encore beaucoup d’autres
scènes avec des prétextes douteux pour montrer des gars torse nu.
Mes livres n’existeraient pas (et moi non plus) sans l’équipe de durs
à cuire et de travailleurs acharnés de la Laura Dail Literary Agency,
CAA, et les éditions Bloomsbury dans le monde entier.
J’aimerais exprimer toute mon affection et ma reconnaissance aux
personnes suivantes :
Tamar Rydzinski, Cart Onder, Margaret Miller, Jon Cassir, Cindy
Loh, Cristina Gilbert, Cassie Homer, Rebecca McNally, Natalie
Hamilton, Laura Dail, Kathleen Farrar, Emma Hopkin, Ian Lamb, Emma
Bradshaw, Lizzy Mason, Sonia Palmisano, Erica Barmash, Emily Ritter,
Grace Whooley, Charli Haynes, Courtney Griffin, Nick Thomas, Alice
Grigg, Elise Burns, Jenny Collins, Linette Kim, Beth Eller, Kerry
Johnson et toute la merveilleuse et infatigable équipe des droits
étrangers.
À mon mari Josh : chaque jour avec toi est un cadeau et une joie.
J’ai une chance inouïe d’avoir trouvé en toi un ami aussi aimant, drôle et
remarquable avec lequel je peux partir à l’aventure dans le monde entier.
J’espère vivre encore bien d’autres aventures avec toi.
À Annie, le chien le plus merveilleux de tous les temps. Mes plus
plates excuses pour avoir mangé un jour toute ta dinde séchée. N’en
parlons plus. Je t’aimerai jusqu’à la fin des temps.
À mes admirables parents, pour m’avoir lu tous ces contes de fées
et ne jamais m’avoir dit que j’étais trop grande pour croire à la magie.
C’est grâce à vous que mes livres existent.
À ma famille, pour votre amour et votre soutien éternels et
inconditionnels.
À mes admirables Treize, les Maas Thirteen : je ne vous remercierai
jamais assez pour votre soutien et votre enthousiasme, et pour la
publicité que vous avez faite pour cette série dans le monde entier.
À Louisse Ang, Elena Yip, Jamie Miller, Alexa Santiago, Kim
Podlesnik, Damaris Cardinali et Nicola Wilkinson, pour votre
gentillesse, votre générosité et pour tout ce que vous avez fait pour moi !
À Erin Bowman, Dan Krokos, Jennifer L. Armentrout, Christina
Hobbs et Lauren Billings : vous êtes les meilleurs. Je remercie chaque
jour l’univers d’avoir fait entrer dans ma vie des amis aussi talentueux,
drôles, fidèles et merveilleux que vous.
À tous les lecteurs de Keleana : il n’existe pas assez de mots pour
exprimer toute ma reconnaissance envers vous. C’est un honneur pour
moi de vous rencontrer dans le monde entier et d’avoir des échanges en
ligne avec tant d’entre vous. Vos messages, vos œuvres d’art et votre
musique sont des stimulants pour moi. Merci, merci, merci pour tout.
Enfin, à tous les lecteurs qui m’ont envoyé du contenu pour la
bande-annonce de L’Héritière du feu :
Abigail Isaac, Aisha Morsy, Amanda Clarity, Amanda Riddagh,
Amy Kersey, Analise Jensen, Andrea Isabel Munguía Sànchez, Anna
Vogl, Becca Fowler, Béres Judit, Brannon Tison, Bronwen Fraser, Claire
Walsh, Crissie Wood, Elena Mieszczanski, Elena NyBlom, Emma
Richardson, Gerakou Yiota, Isabel Coyne, Isabella Guzy-Kirkden,
Jasmine Chau, Kristen Williams, Laura Pohl, Linnea Gear, Natalia
Jagielska, Paige Firth, Rebecca Andrade, Rebecca Heath, Suzanah
Thompson, Taryn Cameron et Vera Roelofs.

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