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Tome 1 : L’Assassineuse
Tome 2 : La Reine sans couronne
Tome 3 : L’Héritière du Feu
Tome 4, partie 1 : La Reine des Ombres
Illustrations de couverture : Gregory Bricout
Édition originale publiée sous le titre Queen Of Shadows
par Bloomsbury Publishing, Inc., New York
© 2015 Sarah J. Maas
Carte © 2015 Kelly de Groot
Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-7324-9729-7
Conforme à la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
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Table des matières
Titre
Copyright
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Chapitre 69
Chapitre 70
Chapitre 71
Chapitre 72
Chapitre 73
Chapitre 74
Chapitre 75
Chapitre 76
Chapitre 77
Chapitre 78
Chapitre 79
Chapitre 80
Chapitre 81
Chapitre 82
Chapitre 83
Chapitre 84
Chapitre 85
Chapitre 86
Chapitre 87
Chapitre 88
Chapitre 89
Remerciements
Deuxième partie
La Reine de lumière
Chapitre 48
Rowan était à demi endormi dans le lit quand Aelin revint au bout de
plusieurs heures et se glissa dans sa chambre après avoir souhaité bonne
nuit à Aedion. Sans un regard pour lui, elle ôta ses armes et les entassa sur
la table devant le foyer éteint.
– Je suis parti à la recherche de Lorcan, dit-il. J’ai flairé son odeur en
ville, mais je ne l’ai vu nulle part.
– Il est peut-être mort ? suggéra Aelin tandis qu’un autre poignard
tintait sur la table.
– Non, à moins qu’il ne le soit depuis une heure à peine : sa piste était
encore fraîche.
– Bien, se contenta-t-elle de répondre, et elle se dirigea vers sa garde-
robe pour se changer, ou peut-être simplement pour ne pas le regarder plus
longtemps.
Elle en ressortit un peu plus tard dans l’une de ses chemises de nuit
affriolantes et à sa vue, il cessa de penser. Elle avait été mortifiée par sa
réaction sur le toit, mais visiblement pas au point de porter des vêtements
de nuit plus convenables.
La soie rose épousait sa taille et glissait sur ses hanches tandis qu’elle
approchait du lit, dévoilant dans toute leur splendeur ses longues jambes
nues qui avaient gardé la minceur et le hâle de leurs journées passées en
plein air au printemps. Une bordure de dentelle jaune pâle ornait le
décolleté plongeant et il fit tout son possible pour ne pas regarder la douce
courbe de ses seins quand elle se pencha avant de se glisser dans le lit.
Il supposait que les fouets d’Endovier avaient eu raison de toute sa
pudeur. Même s’il avait recouvert de tatouages la plupart des cicatrices de
son dos, certaines traces subsistaient. Ses cauchemars aussi, car il lui
arrivait de se réveiller en sursaut et d’allumer une bougie pour chasser le
souvenir de l’obscurité dans laquelle on l’avait enfermée, des trous noirs où
l’on confinait les prisonniers pour les punir. L’idée de sa Flamme Ardente
prisonnière des ténèbres le hantait.
Il était bien résolu à rendre tôt ou tard une petite visite-surprise aux
contremaîtres d’Endovier.
Alors qu’Aelin était prête à punir tous ceux qui oseraient faire du mal
au prince guerrier, elle n’avait même pas conscience que Rowan – tout
comme Aedion – pouvait aussi éprouver le désir de la venger. Et, Rowan
étant immortel, sa patience pour traquer et pour châtier tous ces monstres
était sans limites.
Quand elle dénoua ses cheveux et se lova contre une pile d’oreillers,
son odeur le frappa. Son parfum l’avait toujours séduit. C’était à la fois un
appel et une provocation lancés à tous ses sens. Elle l’avait si brutalement
tiré de la glace dans laquelle il était muré depuis plusieurs siècles qu’il l’en
avait haïe au début. Mais maintenant… maintenant, elle lui faisait perdre la
tête.
C’était une chance pour elle comme pour lui qu’elle ne puisse pas se
transformer en Fae et sentir ce qui palpitait dans le sang de son carranam. Il
avait déjà eu assez de peine à le lui dissimuler jusqu’à présent. Mais les
regards d’Aedion lui laissaient clairement entendre qu’il l’avait percé à jour.
Rowan l’avait déjà vue nue plusieurs fois. Et il devait s’avouer qu’à
certains moments, il avait eu des pensées… mais il s’était maîtrisé. Il avait
appris à tenir en laisse ces élans absurdes. Comme la fois où elle avait gémi
sous la brise qu’il lui avait envoyée à Beltane… la courbe de sa nuque, le
mouvement de ses lèvres entrouvertes, les sons qui s’échappaient d’elles…
Maintenant, elle était couchée sur le flanc et lui tournait le dos.
– À propos de la nuit dernière…, commença-t-il entre ses dents.
– Tout va bien. C’était stupide de ma part.
Regarde-moi. Retourne-toi et regarde-moi.
Mais elle resta immobile. Le clair de lune caressait la soie au creux de
sa taille et soulignait la courbe de sa hanche.
Il se sentit soudain brûler.
– Je ne voulais pas… te parler sur ce ton, reprit-il, cherchant ses mots.
– Je sais.
Elle remonta la couverture sous son menton comme si elle sentait son
regard sur le creux tendre et accueillant entre son cou et son épaule, l’une
des rares parties de son corps qui n’étaient pas marquées de cicatrices ou de
tatouages.
– Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais ces derniers jours ont été
vraiment étranges, alors restons-en là, d’accord ? J’ai vraiment sommeil.
– D’accord, répondit-il même s’il était loin de le penser.
Un instant plus tard, elle dormait.
Il roula sur le dos et resta immobile, les yeux fixés sur le plafond, une
main sous la nuque.
Il devait surmonter cette épreuve. Il devait faire en sorte qu’elle le
regarde de nouveau en face, afin qu’il puisse lui expliquer son désarroi cette
nuit-là. Quand elle avait touché le tatouage qui racontait tout ce qu’il avait
fait et comment il avait perdu Lyria… il n’était pas prêt à affronter ce qu’il
avait ressenti à cet instant. Ce n’était pas son propre désir qui l’avait
bouleversé. Cela faisait déjà plusieurs semaines qu’Aelin le rendait fou,
mais il n’avait jamais envisagé ce qu’il pourrait éprouver si elle se sentait
attirée par lui.
C’était très différent des aventures qu’il avait eues par le passé. Même
quand il s’était montré attentionné envers ses amantes, il n’avait jamais
vraiment tenu à elles. Mais ces nuits passées avec elles ne réveillaient pas le
souvenir du marché aux fleurs. Elles ne lui rappelaient pas qu’il était vivant
et caressait une autre femme, tandis que Lyria était morte – sauvagement
assassinée.
Et Aelin… si jamais il lui arrivait quelque chose… Il se sentit oppressé
à cette idée.
Il devait recouvrer son sang-froid.
Même si c’était un supplice pour lui.
– Explique-nous un peu ce que nous faisons ici, dit Chaol à Aelin, qui
enjambait une poutre tombée à terre dans les ruines du marché des Ombres.
À côté d’elle, la torche que Rowan brandissait illuminait les décombres et
les corps carbonisés.
Lysandra était retournée chez Madame Clarisse sous l’escorte de
Nesryn. Aelin avait rapidement passé sa combinaison dans une ruelle et
caché sa robe derrière une caisse abandonnée en priant pour que personne
ne la vole avant son retour.
– Tais-toi une minute, ordonna-t-elle.
Elle reconstituait mentalement le tracé des souterrains qu’elle avait
gravé dans sa mémoire. Rowan lui lança un regard et elle haussa un sourcil.
Quoi ?
– Tu es déjà venue ici, répondit-il à sa question muette. Tu es venue
fouiller dans les ruines.
Voilà pourquoi tu sentais la cendre.
– C’est vrai, Aelin ? demanda Aedion. Dis-moi, ça t’arrive de dormir ?
Chaol l’observait aussi, mais c’était peut-être simplement pour ne plus
regarder les cadavres jonchant le sol.
– Que faisais-tu ici le soir où tu t’es invitée à ma réunion avec Brullo
et Ress ?
Aelin examinait les débris des éventaires les plus anciens, les traces de
suie, et humait l’air. Elle s’arrêta devant les restes d’une boutique qui n’était
plus que poussière et bouts de métal tordus.
– Nous y voilà, lança-t-elle en s’approchant d’une alcôve taillée dans
la roche noircie.
– Ça sent encore l’opium, observa Rowan, les sourcils froncés.
Aelin balaya du bout du pied des cendres qui s’envolèrent puis se
déposèrent sur ses bottes noires et sa combinaison, jusqu’au moment où une
large dalle aux contours irréguliers apparut, ainsi qu’un trou à côté d’elle.
– Saviez-vous qu’en plus de l’opium, ce marchand passait pour vendre
du feu d’enfer ? demanda-t-elle.
Rowan la dévisagea, stupéfait.
Le feu d’enfer… il était presque impossible de s’en procurer ou d’en
fabriquer, car il était mortellement dangereux. Avec une cuve de cet
explosif, on pouvait faire sauter la moitié du mur de soutènement d’un
château.
– Bien entendu, il n’a jamais voulu en parler avec moi, reprit Aelin. Je
suis pourtant assez souvent venue ici. Il prétendait qu’il n’en avait pas, mais
j’ai vu dans son magasin plusieurs des ingrédients, qui sont tous très rares.
Il en avait donc sûrement une réserve ici.
Elle souleva la dalle, dévoilant une échelle qui descendait dans
l’obscurité. Personne ne dit mot tandis que la puanteur des égouts montait
de l’ouverture.
Aelin s’accroupit et posa le pied sur le premier échelon. Aedion se
raidit, mais eut le discernement de ne pas s’opposer à ce qu’elle descende
en premier.
Des ténèbres à l’odeur de cendre l’enveloppèrent pendant toute sa
longue descente, jusqu’à ce que ses pieds touchent un sol en pierre lisse.
Malgré la proximité du fleuve, l’air était sec. Rowan la rejoignit. Il promena
sa torche le long des pierres antiques, éclairant un vaste passage
souterrain… et des cadavres.
Certains n’étaient que des amas sombres dans les ténèbres. Des
victimes des Valg. Ils étaient moins nombreux vers la droite, en direction de
l’Avery. Ils s’étaient probablement attendus à une embuscade à
l’embouchure du fleuve et étaient partis de l’autre côté… pour se jeter dans
la gueule du loup.
Sans attendre Chaol et Aedion, Aelin s’engagea dans le passage aux
côtés de Rowan, silencieux comme une ombre, aux aguets. Ils entendirent
la trappe se refermer dans un grincement au-dessus d’eux.
– Si l’incendie que les gardes du roi ont allumé dans le marché avait
atteint les réserves d’explosif, Rifthold – ou au moins ses quartiers pauvres
– ne serait plus là à l’heure qu’il est, dit-elle dans l’obscurité.
– Dieux tout-puissants, murmura Chaol à quelques pas d’elle.
Aelin s’arrêta devant ce qui ressemblait à une grille parfaitement
ordinaire dans le sol. Il n’y avait pas une goutte d’eau au fond et l’air qui
remontait vers elle était sec et poussiéreux.
– C’est donc avec du feu d’enfer que tu comptes faire sauter cette tour,
avança Rowan en s’accroupissant à côté d’elle.
Quand elle tendit la main vers la grille, il tenta de la saisir par le coude,
mais elle s’écarta.
– Aelin… j’ai vu ce feu ravager des villes entières, reprit-il. Et
liquéfier leurs habitants.
– Parfait : ça prouve qu’il est efficace.
Aedion ricana.
– Tu crois vraiment qu’il gardait ses réserves là-dessous ? demanda-t-il
en scrutant les ténèbres par-delà la grille.
S’il avait une opinion sur le feu d’enfer, il la garda pour lui.
– Ces égouts étaient sans doute trop accessibles, mais il devait garder
une réserve à proximité du marché, répondit Aelin en tirant sur la grille.
L’odeur de Rowan la caressa tandis qu’il l’aidait à la soulever.
– Ça sent les os et la poussière là-dedans, commenta Rowan avec un
demi-sourire. Mais tu t’en doutais, non ?
– Tu as interrogé Nelly sur ce marchand parce que tu voulais lui
acheter du feu d’enfer, dit Chaol.
Aelin ne répondit pas. Elle alluma un bout de bois à la torche de
Rowan et l’éleva avec précaution au-dessus de l’ouverture. La flamme
éclaira un trou d’environ trois mètres de profondeur et un sol pavé en
contrebas.
Une rafale de vent qui s’était levée derrière eux s’y engouffra.
Aelin écarta la flamme du trou, s’assit au bord et balança les jambes
dans la pénombre.
– Nelly ignorait que le trafiquant d’opium a été arrêté et tué par les
hommes du roi avant-hier, déclara-t-elle.
Quand Arobyn l’avait informée de cette arrestation au cours du dîner,
elle avait commencé à réfléchir et à bâtir un plan.
– Sa réserve dans les catacombes n’est donc plus gardée par personne,
murmura Rowan.
Aelin scruta l’obscurité du trou.
– Elle sera à celui qui la trouvera, conclut-elle avant de sauter dedans.
Chapitre 50
Le temple s’étendait de tous les côtés comme s’il était sans limites. Ils
y découvrirent des réserves cachées, mais aucune trace de charognards ou
de qui que ce soit d’autre. De la drogue, de l’argent, des bijoux dissimulés
dans des crânes et dans certaines des cryptes d’ossements bâties à même le
sol, mais pas le moindre feu d’enfer.
Ils n’entendaient que le bruit de leurs pas sur les os.
Aelin s’enfonça dans la pénombre. Rowan passa rapidement en revue
le mur qui lui avait été confié et la rejoignit au fond de la chambre pour
explorer les alcôves et les étroits passages bifurquant dans les ténèbres.
– La langue dans laquelle ces inscriptions sont rédigées devient plus
ancienne à mesure qu’on s’éloigne vers le fond…, observa-t-elle. Leur
écriture, je veux dire.
Rowan, qui tentait d’ouvrir un sarcophage sans l’abîmer, se tourna vers
elle. Elle doutait qu’un simple mortel eût été capable d’en soulever le lourd
couvercle en pierre.
– Certains pécheurs ont même daté leurs confessions, dit-il. J’en ai vu
une qui remonte à sept cents ans.
– Voilà qui te rajeunit, dis-moi.
Il lui répondit par un sourire sardonique et elle détourna les yeux.
Les ossements crissèrent sous ses pieds quand il s’approcha d’elle.
– Aelin…
La gorge serrée, elle fixait un os gravé à la hauteur de sa tête sur lequel
était écrit :
J’ai tué un homme pour le plaisir quand j’avais vingt ans et je n’ai
révélé à personne où je l’ai enterré. J’ai gardé l’os de l’un de ses doigts
dans un tiroir.
Cette inscription remontait à neuf cents ans.
Neuf cents ans…
Aelin réfléchit. Si le marché des Ombres datait du règne de Gavin, le
temple avait dû être bâti à cette époque ou même plus tôt encore.
Un dieu de Vérité…
Elle tira Damaris, qu’elle portait dans son dos, et Rowan se raidit.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
Elle examina la lame sans défaut.
– L’Épée de Vérité…, murmura-t-elle. C’est ainsi qu’on appelait
Damaris. D’après la légende, Gavin, son détenteur, voyait la vérité quand il
se servait d’elle.
– Et alors ?
– Mala a béni Brannon et son épée Goldryn, répondit Aelin en scrutant
l’obscurité. S’il existait bel et bien un dieu de Vérité… un mangeur de
péchés, peut-être a-t-il béni Gavin et son épée ?
Rowan scruta à son tour les antiques ténèbres.
– Tu penses donc que Gavin a visité ce temple, dit-il.
Aelin soupesa la puissante épée.
– Quels péchés as-tu confessés, Gavin ? chuchota-t-elle dans le noir.
MANON ET SES TREIZE se tenaient debout autour d’une table dans une
pièce centrale des baraquements des sorcières.
– Vous savez pourquoi je vous ai fait venir ici, dit Manon.
Aucune des Treize ne répondit ni ne s’assit. Elles lui avaient à peine
adressé la parole depuis le massacre de la tribu des Crocs-Blancs. Et voilà
qu’aujourd’hui Manon avait encore reçu de nouvelles consignes.
– Le duc m’a demandé de choisir une nouvelle escouade pour ses
essais, annonça-t-elle. Des Becs-Noirs, cette fois-ci.
Silence.
– J’attends vos suggestions.
Elles ne la regardèrent pas et ne répondirent pas.
Manon fit jaillir ses dents de fer.
– Oseriez-vous contester mon autorité ? lança-t-elle.
Sorrel s’éclaircit la gorge.
– La tienne, jamais, Manon. Ce que nous contestons, c’est le droit que
ce ver humain s’arroge de disposer de nos corps comme s’ils lui
appartenaient, répondit-elle.
– Votre Grande Sorcière a donné des ordres et ils seront exécutés.
– Dans ce cas, tu ferais aussi bien de choisir les Treize, dit Asterin, qui
était la seule à soutenir le regard de Manon. Nous préférons encore subir ce
sort plutôt que de remettre nos sœurs entre les mains du duc.
– Et vous êtes toutes de cet avis ? Vous êtes prêtes à briser votre corps
pour accoucher de démons ?
– Nous sommes toutes des Becs-Noirs, répondit Asterin en levant le
menton. Nous ne sommes les esclaves de personne. Et si le prix à payer
pour notre liberté est de ne plus jamais revoir les déserts de l’Ouest, qu’il en
soit ainsi.
Aucune ne broncha. Elles s’étaient visiblement concertées sur ce
qu’elles diraient lors de cette réunion. Comme si Manon avait besoin qu’on
la dirige.
– Avez-vous décidé autre chose pendant votre petit conseil privé ?
s’enquit-elle.
– Il y a des choses que tu dois entendre, Manon, reprit Sorrel.
– Et je m’en moque ! La seule chose que je devrais entendre, c’est :
« Oui, commandante », et le nom d’une maudite escouade.
– Choisis-la toi-même, riposta Asterin.
Les autres remuèrent, mal à l’aise. Ce n’était sûrement pas ce qu’elles
avaient prévu.
Manon contourna la table en passant devant les autres sorcières qui
n’osaient pas la regarder en face et se campa devant Asterin.
– Depuis que tu as mis les pieds dans cette forteresse, tu n’es qu’un
poids mort, lança-t-elle. Je me fiche que tu aies volé à mes côtés pendant un
siècle. Je t’écraserai comme le roquet que tu es…
– Très bien, siffla Asterin. Tranche-moi la gorge. Ta grand-mère sera
très fière que tu t’y sois enfin décidée.
Sorrel s’avança pour protéger Manon.
– Est-ce un défi ? demanda Manon d’une voix trop calme.
Les yeux noirs mouchetés d’or d’Asterin étincelèrent.
– C’est…
La porte de la salle s’ouvrit, puis se referma.
Un jeune homme aux cheveux dorés se tenait sur le seuil. Son torque
en pierre noire luisait à la lueur des torches.
Après avoir examiné sa plaie, Rowan décida qu’elle était sans gravité.
Il garda le silence pendant tout le trajet du retour.
Si Lorcan disait vrai… mais c’était impossible. Lorcan était un
menteur éhonté et le marché qu’il leur avait proposé n’était qu’une nouvelle
ruse de Maeve.
Aelin pressait un mouchoir contre son cou. À leur arrivée, le sang avait
coagulé. Aedion était heureusement déjà au lit.
Rowan se dirigea droit vers leur chambre. Elle le suivit, mais il entra
dans la salle de bains et referma la porte derrière lui. Elle entendit de l’eau
couler. Il prenait un bain.
Il avait su dissimuler ses sentiments, mais sa rage avait été… elle
n’avait encore jamais vu une fureur aussi dévastatrice. Et elle avait
également lu la terreur sur son visage, une terreur qui l’avait incitée à
maîtriser la sienne lorsque du feu avait commencé à crépiter dans ses
veines. Et, par tous les dieux, elle s’était efforcée de se dégager, mais
Lorcan… Rowan avait raison : sans sa magie, elle ne faisait pas le poids
face à lui.
Il aurait pu la tuer.
Mais en dépit de son royaume et de tout ce qu’il lui restait à accomplir,
elle n’avait pensé qu’à la terreur qu’elle lisait dans les yeux de Rowan.
Et au gâchis que ce serait s’il ignorait à jamais… si elle ne lui révélait
jamais…
Aelin nettoya sa plaie et le sang sur sa combinaison, qu’elle mit à
sécher dans la salle à manger. Elle passa ensuite une chemise de Rowan et
se glissa dans son lit.
Elle entendait à peine un clapotis dans la salle de bains. Peut-être
restait-il allongé dans la baignoire, les yeux dans le vague, avec l’air éteint
qu’il avait depuis que Lorcan avait rengainé son poignard.
Quelques minutes passèrent. Elle cria bonne nuit à Aedion, dont la
réponse lui parvint à travers le mur.
La porte de la salle de bains se rouvrit dans un nuage de vapeur et
Rowan en surgit, une serviette nouée autour de la taille. Elle admira son
ventre musclé, ses épaules puissantes, mais…
Le vide de son regard la frappa.
Elle tapota le lit.
– Viens par là, dit-elle.
Il resta immobile, les yeux fixés sur l’entaille de son cou.
– Toi et moi, nous sommes très doués pour rentrer dans notre coquille,
poursuivit-elle. Mais essayons de discuter comme des gens calmes et
raisonnables.
Il se dirigea vers le lit, se laissa choir dessus et s’étendit sur les
couvertures sans rencontrer son regard.
– On dirait que les beaux jours sont finis pour nous, dit-elle en
redressant la tête pour le regarder droit dans les yeux, mais ils étaient fixés
au plafond, et son visage était inexpressif. Sorcières, seigneurs maléfiques,
reines Fae… si nous nous en tirons vivants, je prendrai de longues
vacances.
Le regard de Rowan restait froid.
– Je suis là pour toi, ne l’oublie pas, chuchota-t-elle.
– Jamais je ne l’oublierai, répondit-il, et il se frotta les yeux avec le
pouce et l’index. Ce n’est pas… J’ai été incapable de te défendre ce soir,
dit-il d’une voix qui n’était plus qu’un murmure dans les ténèbres.
– Rowan…
– Il était assez proche pour te tuer. Un autre t’aurait tuée.
Il poussa un profond soupir et baissa les mains. Devant l’expression de
son visage, elle dut se mordre la lèvre. Il ne l’avait jamais laissée le voir
ainsi.
– J’ai juré de toujours te protéger, mais ce soir, j’ai échoué, reprit-il.
– Rowan, tout va bien…
– Non.
La main qui se referma sur l’épaule d’Aelin était chaude. Elle le laissa
la retourner sur le dos. Il était presque au-dessus d’elle et il scrutait son
visage.
Son corps avait la force et la solidité d’un élément naturel, mais la peur
subsistait dans ses yeux.
– Je n’ai pas été digne de ta confiance, dit-il.
– C’est faux, Rowan. Tu lui as dit que tu ne lui remettrais pas la clef.
Il inspira et sa large poitrine se gonfla.
– Je l’aurais fait, répondit-il. Par tous les dieux, Aelin, il me tenait sans
même s’en douter. S’il avait attendu une minute de plus, je lui aurais dit où
la trouver, avec ou sans anneau en échange. Erawan, les sorcières, le roi,
Maeve… je pourrais tous les affronter. Mais te perdre…
Il inclina la tête et elle sentit sur ses lèvres la chaleur de son souffle
tandis qu’il fermait les yeux.
– Je n’ai pas réussi à te protéger ce soir, murmura-t-il d’une voix
rauque. Je suis désolé.
Son odeur de pin et de neige l’enveloppa. Elle aurait dû s’écarter,
rouler hors de sa portée sur le lit. Ne me touche pas comme ça.
Mais sa main brûlait son épaule nue et son corps couvrait presque le
sien.
– Tu n’as aucune raison d’être désolé, Rowan, chuchota-t-elle. J’ai
confiance en toi.
Il lui répondit par un hochement de tête presque imperceptible.
– Tu m’as manqué quand j’étais à Wendlyn, avoua-t-il doucement, en
regardant tour à tour ses yeux et sa bouche. Je mentais lorsque j’ai prétendu
le contraire. Tu me manquais tellement que j’en devenais fou. J’étais
heureux de voir Lorcan partir pour Adarlan, car j’avais enfin une excuse
pour te revoir. Et ce soir, quand il a pressé ce poignard contre ta gorge…
La chaleur de ses doigts l’imprégna tandis qu’ils suivaient les contours
de l’entaille sur son cou.
– J’ai pensé que tu ne saurais jamais combien tu m’avais manqué alors
que seul un océan nous séparait. Mais même si la mort elle-même nous
séparait un jour… je te retrouverais. Et je me moque du nombre de lois que
je devrais enfreindre. Même si je devais rassembler seul les trois clefs et
ouvrir une porte entre les mondes, je te retrouverais… toujours.
Elle cilla, les yeux brûlants de larmes. Il prit sa main et la posa sur sa
joue tatouée.
Elle dut faire un effort pour respirer normalement et se concentrer sur
autre chose que cette peau chaude et lisse. Il ne détourna pas les yeux des
siens quand elle effleura du pouce sa pommette saillante. Elle caressa son
visage et son tatouage sans le quitter des yeux alors qu’elle se sentait nue
sous son regard.
Je suis désolé, semblait-il répéter.
Elle baissa la main et, lentement, afin qu’il saisisse toute la portée de
son geste, elle renversa la tête en arrière afin de lui présenter sa gorge nue.
– Aelin, souffla-t-il, et son nom sur ses lèvres n’était ni un reproche ni
un avertissement, mais… une prière. Il baissa la tête et s’immobilisa à un
millimètre de sa gorge découverte.
Elle ploya davantage le cou en une invitation silencieuse.
Rowan émit un léger grondement et ses dents frôlèrent sa peau.
S’il les avait refermées sur elle, il l’aurait égorgée.
Ses longues canines glissèrent le long de son cou. Elle agrippa les
draps pour se retenir de passer les mains sur son dos nu et de l’attirer à elle.
Il s’appuya sur une main à côté de sa tête et ses doigts jouèrent avec
ses cheveux.
– Personne d’autre, chuchota-t-elle. Je ne laisserais personne d’autre
s’approcher de ma gorge.
C’était l’unique moyen de lui montrer jusqu’où allait sa confiance en
lui : par ce geste que seul le prédateur, le Fae en lui pouvait comprendre.
Il poussa un nouveau grondement qui était à la fois une réponse, une
confirmation et une demande, un grondement dont l’écho vibra en elle.
Doucement, avec précaution, il referma les dents sur l’endroit où sa vie
palpitait et son souffle la brûla.
Elle ferma les yeux. Elle ne percevait plus que la sensation de ces
dents et de cette bouche sur sa gorge, de ce corps puissant qui tremblait de
désir contenu au-dessus du sien. Sa langue l’effleura.
Un petit bruit qui était peut-être un gémissement, ou un mot, ou son
nom, fusa des lèvres d’Aelin. Il frissonna, puis s’écarta d’elle. Elle sentit la
caresse de l’air frais sur son cou et rouvrit les yeux. Une sauvagerie
primitive brillait dans ceux de Rowan.
Il détailla son corps longuement et sans pudeur. Ses narines se
dilatèrent légèrement quand il flaira son désir. La respiration d’Aelin se
précipita lorsque le regard de Rowan rencontra le sien – un regard avide,
féroce, implacable.
– Pas encore, murmura-t-il d’une voix rauque, aussi haletant qu’elle.
Pas maintenant.
– Pourquoi ?
Elle devait faire un effort pour articuler un mot quand il la regardait
ainsi, comme prêt à la dévorer vivante. Son cœur battait violemment.
– Je veux prendre tout mon temps avec toi, répondit-il. Découvrir
chaque centimètre de ton corps. Et les murs de cet appartement sont
vraiment trop minces. Je n’ai pas envie qu’on nous entende quand je te ferai
gémir, Aelin, ajouta-t-il en se penchant pour effleurer des lèvres la cicatrice
à la naissance de sa gorge.
Par le Wyrd, quand il lui parlait ainsi… Et sa manière de prononcer
son nom…
– Voilà qui change tout, dit-elle dans un souffle.
– Il y a longtemps que tout a changé. Mais nous ferons face ensemble.
Elle se demanda combien de temps la résolution de Rowan tiendrait si
elle levait la tête pour l’embrasser, si elle suivait des doigts le creux de son
échine, si elle le touchait plus bas, mais…
Wyverns. Sorcières. Armées. Erawan…
Elle poussa un profond soupir.
– Nous ferions mieux de dormir, marmonna-t-elle.
Il déglutit, s’écarta lentement d’elle et se dirigea vers la garde-robe
pour s’habiller. Elle dut se contenir pour ne pas foncer sur lui et lui arracher
cette maudite serviette.
Peut-être pourrait-elle persuader Aedion de trouver un autre endroit où
dormir, juste le temps d’une nuit… Non. Si elle faisait ça, elle brûlerait
éternellement en enfer pour s’être conduite comme la pire des garces
égoïstes.
Elle tourna le dos à la garde-robe, de crainte de ne pouvoir regarder
Rowan sans commettre un geste incroyablement stupide.
Elle était dans de beaux draps…
Chapitre 53
Le sol se dérobait sous les pieds de Chaol. Il dut ramasser une poignée
de terre pour se rappeler où il était et s’assurer que ce qu’il voyait n’était
pas un cauchemar.
Dorian…
Il était sain et sauf, mais… ce n’était plus lui.
Il n’avait plus rien de son ami quand il sourit à cette splendide sorcière
aux cheveux blancs.
Il avait le même visage, mais l’âme qui regardait par ses yeux saphir
n’était pas de ce monde.
Chaol serra la poignée de terre dans sa main.
Il s’était enfui, il avait abandonné Dorian et il avait laissé faire cela.
Ce n’était pas l’espoir qui l’avait poussé à fuir, mais sa propre
stupidité.
Aelin avait raison : tuer Dorian serait un acte de charité.
Le roi et la Matrone étaient occupés… Chaol lança un regard à la
roulotte, puis à Aelin, étendue sur le ventre dans les fourrés, poignard en
main. Elle lui adressa un bref hochement de tête, les lèvres serrées. S’ils
devaient délivrer Lysandra, c’était le moment ou jamais.
Et pour Nehemia, pour son ami annihilé par un torque en pierre de
Wyrd, il ne flancherait pas.
Le démon antique et cruel qui l’habitait s’agita furieusement quand la
sorcière aux cheveux blancs s’approcha nonchalamment de lui.
Le Valg s’était jusque-là contenté de la regarder de loin en ricanant.
L’une des nôtres, c’est l’une des nôtres, siffla-t-il à Dorian. C’est notre
création et nous allons la reprendre.
À chacun de ses pas, ses cheveux dénoués miroitaient comme le clair
de lune sur l’eau. Mais quand le soleil fit briller ses yeux, le démon battit en
retraite.
Pas si près, reprit-il. Ne laisse pas cette sorcière s’approcher
davantage. Les yeux des rois Valg…
– Bonjour, mon petit prince, dit-elle d’une voix enjôleuse terrifiante.
– Bonjour, ma petite sorcière, répondit-il, et ce n’était pas le démon qui
avait prononcé ces mots.
Pendant un instant, il en fut si stupéfait qu’il cilla, et c’était lui seul qui
cillait. Le démon recula en griffant les parois de son esprit.
Les yeux des rois Valg, les yeux de nos maîtres, glapit-il. Ne touche pas
à celle-là !
– Avez-vous une raison particulière de me sourire… ou tout
simplement envie de mourir ? s’enquit-elle.
Ne lui parle pas.
Mais il s’en moquait. Que cette rencontre soit un nouveau rêve ou un
nouveau cauchemar. Que ce nouveau monstre si séduisant le dévore. Il ne
vivait plus que dans l’instant présent.
– Ai-je besoin d’une raison particulière pour sourire à une belle
femme ?
– Je ne suis pas une femme, répondit-elle, et ses ongles de fer
étincelèrent quand elle croisa les bras. Et vous… ? interrogea-t-elle en le
humant. Êtes-vous un homme ou un démon ?
– Je suis un prince, répondit-il, car la créature tapie en lui en était un,
même s’il n’avait jamais su son nom.
Ne lui parle pas !
Il inclina la tête sur le côté.
– Je n’ai encore jamais été avec une sorcière, fit-il.
Qu’elle l’égorge pour son insolence et qu’on en finisse.
Une rangée de crocs de fer descendit sur les dents de la sorcière et son
sourire s’élargit.
– J’ai été avec quantité d’hommes. Vous êtes tous semblables. Vous
avez tous le même goût, répondit-elle en le couvant des yeux comme s’il
était son prochain repas.
– Vous voulez parier ? parvint-il à lancer.
Les yeux de la sorcière se plissèrent. Leur or était celui de braises
flamboyantes. Il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi beau.
Cette sorcière avait été taillée dans les ténèbres entre les étoiles.
– Non merci, prince, dit-elle de sa voix nocturne et elle le huma, le nez
légèrement plissé. Mais si je vous goûtais, votre sang serait-il rouge ou
noir ?
– Il sera de la couleur que vous désirez.
Recule, éloigne-toi d’elle.
Le démon le tirait si fort qu’il fit un pas, mais vers la sorcière aux
cheveux blancs.
Elle émit un rire doux et féroce.
– Quel est ton nom, prince ? lança-t-elle.
Son nom…
Il l’ignorait.
Elle tendit la main vers lui et ses ongles scintillèrent dans la lumière
qui traversait les frondaisons. Le démon hurla si fort qu’il crut que ses
oreilles allaient saigner.
Les ongles de fer cliquetèrent sur la pierre de son torque. Un peu plus
haut… Si seulement ils pouvaient lacérer sa chair un peu plus haut…
– Comme un chien, murmura-t-elle. Un chien tenu en laisse par son
maître.
Elle suivit du doigt le contour du torque et il frissonna – de peur, de
plaisir et d’impatience de sentir ces ongles trancher sa gorge.
– Quel est ton nom ?
Cette question sonnait comme un ordre. Ses yeux d’or pur
rencontrèrent les siens.
– Dorian, souffla-t-il.
Ton nom n’est rien, ton nom est mien, siffla le démon, et le hurlement
de la femme décapitée l’emporta comme une vague.
Aelin, qui était accroupie dans les buissons à vingt pas du fourgon, se
figea.
Dorian…
Non, ça ne pouvait pas être lui. Sa voix était trop creuse et dénuée
d’émotion, mais…
Chaol était immobile à côté d’elle, les yeux agrandis de stupeur. Avait-
il entendu l’imperceptible changement dans sa voix ?
La chef d’escadron inclina la tête sur le côté. Ses ongles de fer étaient
encore posés sur le torque en pierre de Wyrd.
– Veux-tu que je te tue, Dorian ? demanda-t-elle.
Le sang d’Aelin se glaça. Chaol se raidit et sa main descendit vers son
épée. Aelin agrippa l’arrière de sa tunique pour le rappeler à l’ordre. Elle
savait que, de l’autre côté de la clairière, la flèche de Nesryn était pointée
avec une redoutable précision sur la gorge de la chef d’escadron.
– J’aimerais que vous me fassiez bien des choses, déclara le prince en
détaillant le corps de la sorcière.
Toute son humanité avait disparu. Ou l’avait-elle seulement imaginée ?
L’attitude du roi était celle d’un homme qui tenait son fils entièrement en
son pouvoir, certain qu’il ne lui opposerait aucune résistance.
Un rire léger et sans joie fusa des lèvres de la chef d’escadron, et elle
s’écarta de Dorian. Sa cape rouge tourbillonna autour d’elle dans un vent
spectral.
– Reviens me voir plus tard, prince, et nous en reparlerons, dit-elle.
Un prince Valg possédait Dorian, mais le nez d’Aelin ne saignait pas
en sa présence et nulles ténèbres ne déferlaient de lui. Le roi avait-il bridé
les pouvoirs du démon afin que son fils puisse dissimuler au monde ce qu’il
était devenu ? Ou le combat du prince contre le démon se poursuivait-il ?
Maintenant… c’était maintenant qu’ils devaient agir, tant que la
Matrone et le roi étaient dans cette roulotte.
Rowan donna le signal en imitant un cri d’oiseau. La ressemblance
était si parfaite qu’aucun des gardes ne broncha, mais Aedion et Nesryn, qui
se tenaient de l’autre côté de la clairière, en saisirent le sens.
Aelin ignorait comment ils s’y étaient pris, mais un instant plus tard les
wyverns de l’escouade de la Grande Sorcière se mirent à rugir au point de
faire frémir les arbres. Tous les gardes se tournèrent vers la source de ce
vacarme, délaissant le fourgon.
C’était la diversion qu’elle attendait.
Elle était restée enfermée deux semaines dans un fourgon semblable.
Elle connaissait les barreaux de l’étroite fenêtre, les gonds et le verrou de la
porte. Et, par bonheur, Rowan savait comment abattre les trois gardes
postés devant la porte arrière sans faire de bruit.
Elle monta les marches du fourgon en retenant son souffle, tira son
matériel de crochetage de sa poche et se mit au travail, sur le qui-vive.
Le verrou céda et elle poussa la porte en priant pour que ses gonds ne
grincent pas. Grâce aux dieux, ils ne firent aucun bruit. Les wyverns
rugissaient toujours.
Lysandra était recroquevillée au fond, sale et en sang. Elle ne portait
qu’une nuisette déchirée et ses jambes nues étaient couvertes de bleus.
Pas de torque au cou ni d’anneau au doigt.
Aelin réprima un cri de soulagement et lui fit signe de se dépêcher.
Lysandra passa comme l’éclair devant elle pour aller enfiler le
manteau de camouflage brun et vert que Rowan lui tendait. Quelques
secondes plus tard, elle était dans les fourrés, et les cadavres des gardes
enfermés dans le fourgon.
Lysandra frissonnait, agenouillée au milieu des buissons, tandis que
Chaol examinait ses blessures. Il murmura à Aelin qu’elle n’avait rien de
grave, puis aida la courtisane à se relever et l’entraîna dans la forêt.
Ils avaient mis moins de deux minutes à la faire évader –
heureusement, car un instant plus tard la porte de la roulotte s’ouvrit
brutalement et la Matrone et le roi en surgirent pour demander la raison de
tout ce vacarme.
À quelques pas d’Aelin, Rowan épiait chaque geste et chaque
respiration de leur ennemi. Aelin perçut un bref mouvement à côté d’elle, et
Aedion et Nesryn apparurent, sales et essoufflés, mais vivants. Le large
sourire d’Aedion pâlit lorsqu’il regarda derrière eux.
Le roi se tenait à présent au milieu de la clairière, et exigeait des
explications.
Ce boucher ignoble…
Aelin et son cousin se retrouvèrent soudain à Terrasen, à la table de
leur château familial où le roi avait mangé la nourriture offerte par ses
hôtes, bu leurs meilleurs vins et tenté de détruire l’esprit d’Aelin.
Les yeux d’Aedion rencontrèrent les siens. Tout son corps tremblait de
l’effort qu’il devait faire pour se maîtriser, dans l’attente de ses ordres.
Elle savait qu’elle le regretterait peut-être plus tard, mais elle secoua la
tête. Pas ici. Pas maintenant. Il y avait trop d’impondérables et trop
d’acteurs sur la scène. Ils avaient secouru Lysandra. Il était temps de
repartir.
Le roi ordonna à son fils de remonter en selle et aboya des ordres à sa
suite tandis que la chef d’escadron s’écartait du prince avec une grâce
désinvolte. La Matrone attendait de l’autre côté de la clairière. Son ample
robe noire ondulait malgré son immobilité absolue.
Aelin pria pour qu’elle-même et ses compagnons ne la rencontrent
jamais – sans une armée derrière eux, du moins.
Ce que le roi avait vu dans la roulotte devait être crucial pour que la
Matrone et lui n’aient pas pris le risque d’en parler par lettres.
Dorian monta à cheval. Son visage était froid et inexpressif.
Je reviendrai pour vous, lui avait-elle promis. Mais elle n’aurait jamais
cru que ce serait dans de telles circonstances.
Le roi et sa suite s’éloignèrent rapidement dans un silence étrange,
sans remarquer que trois de leurs hommes manquaient à l’appel. La
puanteur des Valg s’évanouit après leur disparition, chassée par le vent,
comme si la forêt d’Oakwald voulait effacer toute trace de leur passage.
Les sorcières regagnèrent le couvert des arbres en tirant derrière elles
la roulotte avec une force inhumaine. Un instant plus tard, il ne restait plus
dans la clairière que la chef d’escadron et sa terrifiante grand-mère.
Le coup fut si rapide qu’Aelin ne le vit pas, et même Aedion tressaillit.
L’impact résonna dans la forêt et le visage de la chef d’escadron pivota
sur le côté, révélant quatre filets de sang sur sa joue.
Près de la lisière, la splendide sorcière aux cheveux d’or qui était
visiblement sa seconde suivait des yeux chaque geste de la Matrone avec
une telle intensité qu’Aelin se demanda si elle allait lui sauter à la gorge.
– Petite dinde insolente, siffla la Matrone. Tu veux ruiner tout ce que
j’ai construit ?
– Je vous ai envoyé des lettres, grand-mère…
– Ces lettres où tu ne faisais que te plaindre et pleurnicher ? Je les ai
brûlées. Pourquoi crois-tu que je n’y ai pas répondu ? Tu as reçu des ordres.
Fais ce que le duc t’ordonne.
– Comment pouvez-vous permettre ces…
Un second coup laissa quatre nouveaux filets de sang sur le visage de
la sorcière.
– Tu oses contester mon autorité ? Crois-tu valoir une Grande Sorcière
depuis que tu es chef d’escadron ?
– Non, Matrone.
Toute trace d’impertinence avait disparu, laissant place à la rage froide
et meurtrière d’une tueuse aguerrie. Mais ses yeux dorés se tournèrent vers
la roulotte en une interrogation silencieuse.
La Matrone se pencha en avant et la gorge de sa petite-fille se retrouva
à portée de ses dents de fer rouillées.
– Pose-moi la question, Manon, dit-elle. Demande-moi ce qu’il y a
dans cette roulotte.
La sorcière aux cheveux d’or se tenait très droite près des arbres.
Manon inclina la tête.
– Vous me le direz quand ce sera nécessaire.
– Va jeter un coup d’œil à l’intérieur. Voyons si ce qu’il y a là-dedans
est à la hauteur des exigences de ma petite-fille.
Sur ces mots, la Matrone s’éloigna et entra dans la forêt pour rejoindre
son escorte.
Sans même essuyer le sang bleu coulant le long de son visage, Manon
Bec-Noir monta les marches de la roulotte et ne s’arrêta qu’une seconde
devant la porte avant d’entrer.
C’était le moment de décamper. Suivis d’Aedion et de Nesryn, Aelin et
Rowan coururent vers l’endroit où Lysandra et Chaol devaient les attendre.
Aelin était résolue à ne pas affronter le roi et Dorian sans sa magie. Elle
n’avait envie ni de mourir ni de voir ses amis mourir.
Elle retrouva Lysandra debout, appuyée à un arbre, les yeux agrandis
et la respiration entrecoupée.
Chaol avait disparu.
Chapitre 59
Aelin courait au milieu des arbres tandis que Rowan retrouvait la trace
de Chaol grâce à son odorat.
S’ils étaient tués ou blessés à cause de lui…
Ils avaient laissé Lysandra sous la garde de Nesryn et ils leur avaient
dit de traverser le ravin et de les attendre derrière des rochers. Juste avant de
se séparer, Nesryn avait empoigné Aelin par le bras.
– Ramenez-le.
Aelin avait simplement acquiescé et elle était partie en courant.
Rowan filait comme l’éclair entre les arbres, infiniment plus rapide
qu’elle depuis qu’elle était prisonnière de son corps de mortelle. Aedion le
suivait de près. Elle courait pourtant le plus vite possible, mais…
Ils arrivèrent devant un embranchement. Chaol avait pris la mauvaise
direction. Où avait-il bien pu vouloir aller ?
Le souffle commençait à lui manquer. En face d’elle, une trouée entre
les arbres laissait entrevoir une vaste clairière.
Rowan et Aedion se tenaient à quelques pas d’Aelin dans les hautes
herbes ondulantes, leurs épées à la main, mais pointées vers le sol.
Elle comprit pourquoi quelques secondes plus tard.
À moins de trente pas d’eux, la sorcière aux cheveux blancs serrait
Chaol contre elle et ses ongles de fer s’enfonçaient dans sa gorge. Du sang
coulait de la lèvre fendue de Chaol sur son menton. Derrière eux, Aelin
entrevit par la porte ouverte du fourgon les cadavres des trois soldats.
Quand elles virent Aelin, Rowan et Aedion, les douze sorcières
rassemblées derrière la chef d’escadron sourirent, se délectant par avance de
ce qu’elles allaient leur faire subir.
– Qui êtes-vous ? lança la chef d’escadron, une lueur meurtrière dans
ses yeux d’or. Des espions ? Des imbéciles venus libérer notre prisonnière ?
Où l’avez-vous emmenée ?
Chaol se débattit et elle enfonça plus profondément ses ongles dans sa
chair. Il se raidit ; un filet de sang ruissela sur son cou et sur sa tunique.
Aelin invoqua tous les dieux en cherchant désespérément un moyen de
le sauver.
Les yeux d’or brûlé de la sorcière s’arrêtèrent sur Rowan.
– Il y a longtemps que je n’avais vu l’un des tiens, lui dit-elle d’un air
songeur.
– Lâchez cet homme, ordonna Rowan.
Le sourire de Manon découvrit une rangée de dents de fer acérées
dangereusement proches de la gorge de Chaol.
– Je n’ai pas d’ordres à recevoir d’une ordure de Fae, répliqua-t-elle.
– Lâchez-le, répéta Rowan avec une douceur inquiétante. Ou ce sera la
dernière erreur que vous commettrez, commandante.
Derrière eux, les wyverns avaient commencé à s’agiter, leurs queues
cinglaient l’air et leurs ailes bruissaient.
La sorcière aux cheveux blancs examina Chaol, qui respirait avec
difficulté.
– Le roi n’est pas très loin d’ici. Peut-être devrais-je te remettre entre
ses mains, lui dit-elle. Il va être furieux que tu lui aies volé sa prisonnière,
mais peut-être que ta capture le calmera un peu.
Les entailles bleues sur ses joues ressemblaient à des peintures de
guerre.
Aelin et Rowan échangèrent un regard et elle s’avança pour le
rejoindre en tirant Goldryn.
– Si vous voulez apporter un trophée au roi, prenez-moi, dit-elle à la
sorcière.
– Non ! s’exclama Chaol d’une voix étranglée.
La sorcière et ses douze sentinelles tournèrent leurs regards meurtriers
d’immortelles vers Aelin, qui lâcha Goldryn dans l’herbe et leva les mains.
Aedion poussa un grondement d’avertissement.
– Pourquoi devrais-je me contenter de toi ? rétorqua la chef
d’escadron. Nous vous livrerons peut-être tous au roi.
– Vous pouvez toujours essayer, lança Aedion, qui avait légèrement
relevé son épée.
Aelin s’approcha de la sorcière lentement, les mains toujours levées.
– Si vous choisissez de vous battre avec nous, vous n’y survivrez pas,
dit-elle.
La chef d’escadron la toisa.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle sur un ton impérieux.
– Aelin Galathynius.
La surprise et une émotion qu’Aelin ne put interpréter firent briller les
yeux dorés de la sorcière.
– La reine de Terrasen…
Aelin s’inclina sans la quitter des yeux.
– À votre service, déclara-t-elle.
Trois pas seulement la séparaient de l’héritière des Becs-Noirs.
La sorcière examina Chaol, puis Aedion et Rowan.
– Votre cour ? demanda-t-elle à Aelin. Votre frère ? ajouta-t-elle en
regardant Aedion.
– Mon cousin. Il est presque aussi beau que moi, vous ne trouvez pas ?
La sorcière ne sourit pas.
Mais Aelin était maintenant assez proche d’elle, si proche qu’elle
pouvait voir les éclaboussures du sang de Chaol dans l’herbe juste devant le
bout de ses bottes.
La reine de Terrasen…
Elide avait raison de croire en elle, même si la jeune reine tapotait
l’herbe et la terre du bout du pied, incapable de tenir en place alors qu’elle
négociait la vie de cet homme.
Derrière elle, le guerrier Fae suivait des yeux chacun de leurs
mouvements.
C’était le plus dangereux du groupe, celui qu’il fallait tenir à l’œil.
Cinquante ans auparavant, elle avait combattu un guerrier Fae – après
avoir passé la nuit avec lui. Il avait réduit un de ses bras en charpie.
Et elle l’avait taillé en pièces.
Mais il était jeune, arrogant et inexpérimenté.
Le Fae devant elle était bien capable de tuer au moins quelques-unes
de ses Treize si jamais elle touchait à un cheveu de la reine. Et il faudrait
également compter avec l’homme aux cheveux dorés, qui était aussi grand
et musclé que le Fae, mais possédait en plus l’arrogance et la sauvagerie
mal contenue de sa cousine. Il risquait de leur donner du fil à retordre si
elles le laissaient en vie trop longtemps.
La reine continuait à remuer l’herbe du bout de son pied. Elle ne devait
pas avoir plus de vingt ans, mais elle s’était déplacée comme une guerrière
avant de commencer à trépigner. Elle se figea soudain, comme si elle venait
de se rendre compte qu’elle trahissait sa fébrilité et son inexpérience.
Manon ne pouvait pas flairer l’intensité de sa peur, car le vent soufflait dans
la mauvaise direction.
– Alors, commandante ? lança la reine.
Le roi passerait-il un torque à son cou blanc comme il l’avait fait avec
le prince ? Ou la tuerait-il ? Peu importait. Le roi serait ravi qu’on la lui
serve sur un plateau.
Manon poussa le capitaine vers elle. La reine tendit un bras pour le
retenir, puis le faire passer derrière elle. Manon et elle se dévisagèrent.
Nulle peur ne se lisait dans ses yeux ni dans son joli visage de
mortelle.
Manon changea d’avis. Cela ne valait pas la peine de l’affronter.
Elle avait déjà bien assez de soucis. Elle savait désormais que sa
grand-mère approuvait l’ignoble reproduction imposée aux sorcières.
Elle ne désirait qu’une chose pour l’instant : s’envoler très haut dans le
ciel et se perdre dans les nuages et dans le vent pendant quelques heures.
Ou quelques jours. Ou quelques semaines.
– Je ne souhaite ni me battre ni faire de prisonniers aujourd’hui,
déclara-t-elle.
– Parfait, répondit la reine de Terrasen avec un sourire.
Manon se détourna et ordonna à ses Treize de monter sur leurs
wyverns.
– Vous avez plus de discernement que Baba Jambes-Jaunes, reprit la
reine.
Manon s’arrêta court, les yeux fixés droit devant elle, sans plus rien
voir de l’herbe, du ciel et des arbres. Asterin pivota pour faire face à la
reine.
– Que savez-vous à propos de Baba Jambes-Jaunes ? lança-t-elle.
La reine répondit par un léger gloussement malgré le grondement
d’avertissement du guerrier Fae.
Manon la regarda par-dessus son épaule.
La reine ouvrit le col de sa tunique, dévoilant un collier de cicatrices.
Le vent tourna juste à cet instant.
Son odeur – fer, roche et haine à l’état pur – frappa Manon comme une
pierre en plein visage. Toutes les Dents de Fer connaissaient l’odeur
persistante de ces cicatrices : celle des tueurs de sorcières.
Manon songea que, tout compte fait, elle ferait peut-être mieux de
s’abandonner à l’ivresse d’un carnage.
– Tu n’es qu’une charogne, lança-t-elle à la reine, et elle se rua sur elle.
Mais elle se heurta de plein fouet à un mur invisible, et s’arrêta net.
Ils repartirent avant l’aube. Rowan était assez remis pour marcher, et
ils purent s’éclipser de la jolie chaumière avant que ses habitants ne se
réveillent. Aelin fit ses adieux uniquement à Fleetfoot, qui avait dormi
lovée contre elle toute la nuit pendant qu’elle-même veillait Rowan.
Aelin et Aedion soutenaient le Fae blessé, qui avait passé les bras au-
dessus de leurs épaules, et ils s’éloignèrent rapidement au milieu des
collines.
Dans la brume du petit matin qui les enveloppait, ils se dirigèrent vers
Rifthold pour la dernière fois.
Chapitre 62
Cela faisait quatre jours qu’Elide était enfermée dans ce cachot glacial
et puant.
Elle avait si froid qu’elle pouvait à peine dormir et la nourriture qu’on
lui jetait était presque immangeable. La peur la maintenait en alerte, la
poussait à presser la porte, à observer les gardes qui l’ouvraient et le couloir
qu’elle entrevoyait derrière eux. Mais elle ne découvrit rien d’utile.
Quatre jours avaient passé et ni Manon ni aucune des Becs-Noirs
n’était venue à son secours.
Elle ignorait pourquoi elle avait cru qu’elles le feraient. Après tout,
Manon l’avait forcée à aller voir ce qu’il se passait dans cette chambre
souterraine.
Elle s’efforçait de ne pas penser à ce qui l’attendait, mais sans grand
succès. Elle se demandait si quelqu’un se rappellerait son nom après sa
mort et s’il serait gravé quelque part.
Elle connaissait déjà la réponse. Et elle savait que personne ne
viendrait la sauver.
Chapitre 65
ROWAN ÉTAIT PLUS FATIGUÉ qu’il était prêt à l’admettre devant Aelin et
Aedion. Dans l’effervescence des préparatifs, il avait à peine pu passer un
instant seul avec sa reine. Il lui avait fallu deux jours de repos pour se
rétablir et pouvoir reprendre son entraînement habituel.
Après sa routine du soir, il était si éreinté qu’il s’endormait avant
qu’Aelin ait fini sa toilette. Il avait décidément sous-estimé l’endurance des
mortels.
Quel soulagement sans nom ce serait de recouvrer sa magie… si leurs
plans réussissaient. Comme ils useraient de feu d’enfer, tout pourrait très
mal tourner. Chaol n’avait encore pu voir ni Ress ni Brullo, mais il leur
envoyait des messages chaque jour. L’ennui, c’était que plus de la moitié
des rebelles avaient fui quand des renforts de soldats Valg avaient afflué à
Rifthold. On exécutait maintenant trois condamnés par jour : à l’aube, à
midi et au crépuscule. C’étaient d’anciens détenteurs de magie, des rebelles
ou des personnes soupçonnées de sympathiser avec les rebelles. Chaol et
Nesryn parvenaient encore à en sauver certains. On entendait désormais les
croassements de corbeaux dans toutes les rues de la ville.
Une odeur de mâle tira Rowan de son sommeil. Il saisit son poignard
dissimulé sous son oreiller et s’assit lentement.
À côté de lui, Aelin dormait. Sa respiration était profonde et régulière.
Elle portait encore l’une des chemises de son carranam. Une part primitive
de lui poussa un grondement de satisfaction en la voyant imprégnée de son
odeur.
Il se leva souplement et scruta la pièce, son poignard à la main.
Cette odeur venait de l’extérieur et s’insinuait dans la chambre.
Rowan s’approcha de la fenêtre et regarda au-dehors. Personne dans la
rue ni sur les toits des bâtiments alentour.
Lorcan ne pouvait donc être que sur le toit de l’entrepôt.
– Ils ne sont plus que vingt. J’espère donc de tout mon cœur qu’ils
seront prêts demain, dit Chaol à mi-voix alors que Nesryn et lui sortaient
d’une réunion avec les rebelles dans une auberge délabrée proche du port de
pêche. Même à l’intérieur, l’odeur de bière bon marché ne parvenait pas à
noyer la puanteur des entrailles de poisson qui imprégnait les planches en
bois des quais et les mains des marchands attablés dans l’auberge.
– C’est toujours mieux que deux, et ils seront prêts, répondit Nesryn
qui avançait, légère, le long du fleuve.
Les lanternes des barques amarrées le long de la promenade oscillaient
et tanguaient au rythme du courant. Des notes de musique lointaines leur
parvenaient de l’une des belles propriétés donnant sur le fleuve où se
déroulait probablement une fête à la veille du solstice.
Autrefois, Dorian et lui s’étaient rendus à de telles fêtes, et même à
plusieurs en une seule nuit. Il n’y avait jamais pris plaisir, il avait
accompagné Dorian seulement pour veiller sur lui, mais…
Il aurait dû y prendre plaisir. Il aurait dû savourer chaque seconde avec
son ami.
Il n’avait jamais su apprécier les moments paisibles de l’existence.
Mais il refusait de penser à ça, à ce qu’il devrait faire le lendemain, à
tout ce à quoi il devrait dire adieu.
Ils poursuivirent leur chemin en silence jusqu’à ce que Nesryn prenne
une rue latérale pour se diriger vers un petit temple en pierre coincé entre
deux entrepôts d’un marché. La pierre grise du temple était érodée, les
colonnes de l’entrée incrustées de coquillages et de fragments de corail. La
lumière dorée ruisselant de l’intérieur éclairait une salle ronde au centre de
laquelle on n’apercevait qu’une fontaine.
Nesryn monta la volée de marches et jeta une pièce dans le tronc placé
à côté d’un pilier.
– Viens, dit-elle à Chaol.
Et, peut-être parce qu’il ne voulait pas rester seul chez lui à ruminer
sur ce qui l’attendait le lendemain, ou parce qu’une visite à un temple,
même inutile, ne pouvait pas faire de mal, Chaol la suivit.
À cette heure de la journée, le temple du dieu de la Mer était désert. La
petite porte au fond de la salle était cadenassée. Même le prêtre et la
prêtresse étaient allés dormir quelques heures. Ils devraient se réveiller
avant l’aube, quand les marins et les pêcheurs viendraient faire leurs
offrandes, méditer ou demander des bénédictions avant de prendre la mer
dans le soleil levant.
La lueur de deux lanternes taillées dans un corail qui avait pâli au
soleil faisait luire comme la surface de la mer les plaques en nacre du dôme
au-dessus d’elles. Nesryn s’assit sur l’un des quatre bancs disposés le long
des murs incurvés, un pour chacun des points cardinaux.
Elle avait choisi le sud.
– Pour le continent au sud de l’Erilea ? interrogea Chaol en prenant
place à côté d’elle sur le bois lisse.
Elle contemplait la petite fontaine. Le murmure de son eau était le seul
bruit dans la salle.
– Nous nous sommes rendus trois fois dans le Sud, répondit-elle. Deux
fois quand j’étais enfant, pour voir de la famille, la troisième pour enterrer
ma mère. Je l’ai vue regarder vers le sud toute sa vie.
– Je croyais que seul ton père venait de là-bas.
– Oui, mais elle est tombée amoureuse du Sud et elle disait qu’elle s’y
sentait plus chez elle qu’ici. Mais elle a eu beau supplier mon père d’y
retourner, il a toujours refusé.
– Tu aurais préféré qu’il accepte ?
Ses yeux noirs comme la nuit se posèrent sur lui.
– Je ne me suis jamais sentie chez moi nulle part, ni ici ni à Milas
Agia.
– La… la Cité des Dieux, dit-il, se rappelant les cours d’histoire et de
géographie dont on l’avait abreuvé.
On appelait généralement cette ville par son autre nom, Antica. C’était
la plus grande cité du continent méridional, le siège d’un puissant empire,
qui passait pour avoir été bâtie par les dieux. C’était également là qu’on
trouvait le Torre Cesme, les meilleurs guérisseurs humains au monde. Il
ignorait que la famille de Nesryn était originaire de cette ville.
– Où te sentirais-tu chez toi ? demanda-t-il.
Nesryn se pencha, les avant-bras posés sur ses genoux.
– Je n’en sais rien, avoua-t-elle en tournant la tête pour le regarder. Tu
as une idée ?
Tu mérites d’être heureux, lui avait dit Aelin un peu plus tôt cette
même nuit. Il supposait que c’était à la fois une manière de lui présenter ses
excuses et de le pousser dehors.
Il ne voulait plus gaspiller les moments calmes de sa vie.
Il prit la main de Nesryn et se rapprocha d’elle en entrelaçant ses
doigts aux siens. Elle regarda leurs mains, puis se redressa sur son siège.
– Peut-être que quand tout… quand tout sera fini, nous pourrions
essayer de le découvrir… ensemble, dit-il d’une voix rauque.
– Promets-moi…, souffla-t-elle, les lèvres tremblantes.
Ses yeux brillaient comme de l’argent et elle les ferma le temps de se
ressaisir. Nesryn Faliq, émue aux larmes…
– Promets-moi que tu ressortiras vivant de ce château demain, acheva-
t-elle en regardant leurs mains.
Il s’était demandé pourquoi elle l’avait fait venir là. Mais le dieu de la
Mer était également le dieu des Serments.
Il pressa sa main. Elle pressa la sienne en réponse.
Dans la lumière dorée qui se reflétait à la surface du bassin, Chaol
adressa une prière muette au dieu de la Mer.
– Je te le promets, répondit-il.
Allongé sur son lit, Rowan faisait prudemment rouler les muscles de
son épaule gauche. Il ne s’était pas ménagé à l’entraînement ce jour-là et il
était courbaturé. Aelin se préparait pour la nuit dans sa garde-robe,
silencieuse comme elle l’avait été toute la journée et toute la soirée.
Depuis que deux urnes de feu d’enfer étaient cachées à un pâté de
maisons de là, dans un immeuble abandonné, ils retenaient leur souffle. Le
plus petit accident pourrait les réduire en cendres.
Mais Rowan avait fait en sorte qu’Aelin ne soit pas exposée
directement au danger. Le lendemain, ce seraient lui et Aedion qui
transporteraient ces urnes dans le labyrinthe des égouts jusqu’au château.
Aelin avait suivi les chiens de Wyrd jusqu’à leur entrée secrète – qui
menait droit à la tour du château. Et maintenant qu’elle les avait fait
massacrer par Lorcan, Aedion et lui auraient la voie libre pour placer les
urnes, allumer les mèches et s’enfuir aussi vite que leur sang de Fae le leur
permettrait pour échapper à l’explosion.
Ce serait alors au tour d’Aelin et du capitaine. Leur mission était la
plus dangereuse de toutes, d’autant plus qu’ils n’avaient pas pu contacter
leurs alliés au château.
Et Rowan ne serait pas là pour les aider.
Il avait passé le plan en revue avec Aelin une bonne douzaine de fois.
Les risques que la situation tourne mal étaient très élevés, mais elle n’avait
nullement paru nerveuse pendant le dîner. Il la connaissait pourtant assez
pour deviner la tempête qui couvait sous son crâne et la pression qu’elle
devait ressentir.
Il fit à nouveau tourner son épaule, puis entendit des pas légers sur le
tapis.
– J’ai réfléchi, commença-t-il, mais quand son regard se posa sur elle,
il oublia ce qu’il voulait dire et se redressa en sursaut.
Aelin était adossée à la porte de sa garde-robe. Elle portait une
chemise de nuit dorée.
Dorée, comme il le lui avait demandé.
Cette chemise de nuit aurait aussi bien pu être peinte sur elle tant elle
épousait les contours de son corps.
Une flamme vivante… voilà à quoi elle ressemblait. Il ne savait plus
où poser les yeux ni ce qu’il voulait toucher en premier.
– Si mes souvenirs sont bons, fit-elle d’une voix traînante, quelqu’un
voulait me prouver que j’avais tort d’hésiter. Je crois me souvenir qu’il m’a
laissé le choix entre deux possibilités : la parole ou sa langue et ses dents.
– Oh, vraiment ? dit-il d’une voix rauque.
Elle fit un pas vers lui et l’odeur de son désir le frappa.
Il allait réduire cette chemise de nuit en lambeaux.
Il se moquait de l’effet qu’elle produisait dans cette tenue : il voulait
voir et sentir sa peau nue.
– Ôte-toi cette idée de la tête, ordonna-t-elle en avançant vers lui avec
la fluidité du métal en fusion. Lysandra m’a prêté cette chemise de nuit.
Les battements de son cœur résonnaient comme des coups de tonnerre
dans ses oreilles. Il savait que s’il remuait d’un millimètre, il se jetterait sur
elle pour découvrir ce qui faisait brûler celle qu’on surnommait Flamme
Ardente.
Mais il se leva, conscient de tout risquer en faisant ce pas vers elle, et
but des yeux ses longues jambes nues, la courbe de ses seins dressés malgré
la tiédeur de la nuit d’été, les palpitations de sa gorge.
– Tu disais que tout avait changé, mais que nous ferions face
ensemble.
Cette fois-ci, ce fut elle qui fit un pas vers lui, puis un autre.
– Je ne te demanderai rien que tu ne serais prêt à me donner.
Il se figea, car elle venait de s’arrêter juste devant lui et, la tête
renversée, elle scrutait son visage tandis que son odeur l’enveloppait,
éveillant tous ses sens.
Cette odeur, par tous les dieux… depuis qu’il l’avait mordue au cou à
Wendlyn, depuis qu’il avait goûté son sang et maudit le feu ardent qui
crépitait en lui et l’appelait, il avait été incapable de l’oublier.
– Aelin, tu mérites mieux que ça… que moi.
Voilà ce qu’il voulait lui dire depuis longtemps. Elle ne cilla pas.
– Ne me dis pas ce que je mérite et ce que je ne mérite pas, répondit-
elle. Ne me parle pas de demain ni de l’avenir, ni de rien de tout cela.
Il prit sa main. Ses doigts étaient froids et tremblaient légèrement.
Que voudrais-tu que je te dise, Flamme Ardente ? lui demanda-t-il
mentalement.
Elle examina leurs mains enlacées et l’anneau d’or qui enserrait son
pouce. Il pressa doucement ses doigts. Quand elle leva la tête, ses yeux
brillaient d’un éclat intense.
– Dis-moi que nous survivrons à demain. Dis-moi que nous ne
mourrons pas durant la guerre. Dis-moi…, fit-elle, et elle déglutit
péniblement. Dis-moi que même si je nous mène au désastre, nous
brûlerons ensemble en enfer.
– Nous n’irons pas en enfer, Aelin. Mais, où que nous allions, ce sera
ensemble.
Ses lèvres frémirent et elle lâcha sa main, mais ce fut seulement pour
poser la sienne sur sa poitrine.
– Une seule fois, dit-elle. Je voudrais t’embrasser une seule fois.
Rowan cessa de penser en entendant ces mots.
– Tu dis ça comme si cela devait être la première et la dernière fois,
répondit-il.
La lueur d’angoisse qu’il entrevit dans ses yeux lui en révéla assez.
Son calme au dîner n’avait été qu’une comédie destinée à rassurer Aedion.
– Je suis consciente des risques que nous prenons, reprit-elle.
– Nous nous sommes toujours ri d’eux.
Elle essaya de sourire, sans grand succès. Il se pencha vers elle, passa
un bras autour de sa taille, sentit la douceur de la soie et de la dentelle et,
sous elles, la chaleur et la fermeté de son corps.
– Même si nous sommes séparés demain, je serai avec toi à chaque
instant, chuchota-t-il à son oreille.
Elle inspira, frémissante, et il s’écarta légèrement d’elle afin que leurs
souffles se mêlent. Ses doigts tremblaient quand elle effleura sa bouche et, à
cet instant, tout le sang-froid de Rowan faillit l’abandonner.
– Qu’est-ce que tu attends ? demanda-t-il d’une voix rauque.
– Fumier, murmura-t-elle, et elle l’embrassa.
Ses lèvres étaient douces et tièdes. Il refoula un grondement. Tout son
corps, tout son univers se figèrent dans ce baiser qui était à peine plus qu’un
souffle et la réponse à une question qu’il se posait depuis des siècles. Il se
rendit compte que son regard était fixé sur elle seulement quand elle recula.
Ses doigts se resserrèrent sur sa taille.
– Encore, chuchota-t-il.
Elle se dégagea.
– Si nous survivons à demain.
Il ne savait trop s’il devait rire ou rugir.
– Essaies-tu de m’inciter à survivre ? demanda-t-il.
Elle sourit enfin, et la joie sereine qu’il lut sur son visage le
bouleversa.
Ensemble, ils avaient affronté les ténèbres, la souffrance et le
désespoir. Ils les affrontaient encore. Alors ce sourire… ce sourire le
stupéfiait à chaque fois qu’il le voyait et comprenait qu’il lui était destiné.
Rowan resta immobile au milieu de la chambre tandis qu’Aelin
montait dans le lit et soufflait les bougies. Il la contempla dans l’obscurité.
– Tu me donnes envie de vivre, Rowan, dit-elle doucement. Pas de
survivre ni d’exister. De vivre, tout simplement.
Il n’avait pas de mots pour exprimer ce qu’il ressentait. Pas quand ce
qu’elle lui disait le troublait plus profondément que n’importe quel baiser.
Il monta donc dans le lit et la garda dans ses bras toute la nuit.
Chapitre 66
Les dents serrées, Aedion portait son fardeau avec les plus grandes
précautions. Le trajet jusqu’au château promettait d’être sacrément long,
d’autant qu’ils devaient constamment traverser des ruisseaux et enjamber
des gravats qui les déséquilibraient.
Mais les chiens de Wyrd avaient pris ce chemin. Aelin et Nesryn leur
avaient fourni un itinéraire détaillé, mais la puanteur persistante de ces
créatures suffisait à leur indiquer la direction.
– Doucement, lança Rowan par-dessus son épaule en soulevant plus
haut la cuve qu’il portait pour contourner un fragment de roche.
Aedion se retint de répliquer que sa recommandation était plus
qu’inutile, mais il pouvait difficilement reprocher au prince sa prudence. Un
seul faux pas ferait tout sauter.
Comme ils doutaient de la qualité des produits du marché des Ombres,
Rowan et Aedion avaient fait un essai quelques jours plus tôt sur une étable
abandonnée à l’écart de la ville, avec un dixième du volume de l’une de ces
cuves.
L’expérience n’avait été que trop concluante : alors qu’ils rentraient
précipitamment à Rifthold avant d’être repérés par des curieux, on pouvait
voir à plusieurs lieues la fumée qui montait de l’étable.
Aedion frissonna en pensant aux ravages que produiraient deux cuves
de la taille de celles qu’ils transportaient à présent, s’ils n’étaient pas assez
prudents.
Mais quand ils auraient allumé les mèches après avoir disposé les
cuves, Rowan et lui seraient déjà loin… enfin, s’ils parvenaient à courir
assez vite.
Ils s’engagèrent dans un passage si sombre que même ses yeux de Fae
mirent un instant à s’adapter à l’obscurité. Rowan poursuivit son chemin
imperturbablement. Ils avaient beaucoup de chance que Lorcan ait tué ces
chiens de Wyrd… et qu’Aelin ait été assez intrépide et rusée pour le
contraindre à le faire pour eux.
Il refusait d’envisager les conséquences si cette ruse et cette intrépidité
lui faisaient défaut dans les heures qui suivraient.
Ils tournèrent dans un nouveau passage. La puanteur devint suffocante.
Ils avaient enfin atteint l’entrée.
Le portail en fer était défoncé, mais Aedion pouvait encore discerner
les symboles gravés sur le battant.
Des symboles de Wyrd très anciens, comme ceux du temple. Peut-être
était-ce le passage que Gavin avait autrefois emprunté pour se rendre au
temple sans se faire repérer.
La puanteur surnaturelle de ces créatures le désorientait. Il fit une
pause pour scruter la pénombre du tunnel qui s’ouvrait devant lui.
L’eau ne coulait plus à cet endroit. Au-delà du portail, un chemin à
peine visible et probablement encore plus ancien que tous ceux qu’ils
avaient vus jusqu’à présent montait en pente douce dans l’obscurité
impénétrable.
– Fais attention où tu poses le pied, l’avertit Rowan, qui inspectait le
passage. Le sol est couvert de pierres et de débris.
– J’y vois aussi bien que toi, tu sais, répliqua Aedion, incapable de se
contenir cette fois-ci.
Il fit rouler l’une de ses épaules et la manche de sa tunique remonta,
dévoilant les symboles de Wyrd qu’Aelin leur avait ordonné de tracer avec
leur sang sur leur poitrine, leurs bras et leurs jambes.
– Allons-y, se contenta de répondre Rowan, qui portait sa cuve comme
si elle ne pesait presque rien.
Aedion ravala une réplique mordante, mais comprit soudain : peut-être
que le prince faisait exprès de l’agacer pour l’empêcher de penser à ce qui
les attendait et à ce qu’ils transportaient.
C’étaient les anciens usages : on veillait non seulement sur sa reine et
sur son royaume, mais aussi sur chacun de ses compagnons.
Il eut presque envie de serrer ce fumier contre son cœur.
Mais il se contenta de le suivre au-delà du portail de fer et dans les
catacombes du château.
Leurs visages…
Leurs visages le troublaient.
Déchets humains, siffla le démon.
La femme… il reconnut son visage quand elle rejeta son capuchon noir
et s’agenouilla devant l’estrade sur laquelle il se tenait.
– Votre Majesté, dit-elle.
Ses cheveux étaient plus courts que dans son souvenir.
Non, il n’avait aucun souvenir d’elle. Il ne connaissait pas cette
femme.
Et l’homme enchaîné, sale et couvert de sang à ses côtés…
Des cris, du vent et…
Assez ! glapit le démon.
Mais leurs visages…
Ces visages étaient ceux d’inconnus.
Et il s’en moquait.
CET ENDROIT SENTAIT LA MORT, l’enfer et les ténèbres entre les étoiles.
Plusieurs siècles d’entraînement permettaient à Rowan d’avancer avec
légèreté et de rester concentré sur la charge mortelle qu’il portait tandis que
le général et lui progressaient dans le passage ancien.
Le chemin en pente douce portait des traces de griffes. Il faisait si
sombre que même Rowan avait du mal à voir quoi que ce soit. Le général le
suivait de près sans faire de bruit.
Aelin devait à présent être entrée dans le château avec le capitaine, son
sauf-conduit pour accéder à la salle du trône.
Dans quelques minutes, si leurs calculs étaient justes, ils pourraient
allumer les mèches et détaler.
Il serait vite aux côtés de sa reine, de nouveau en possession de ses
pouvoirs, et il pourrait alors vider les poumons du roi. Et quand Aelin le
brûlerait vif en prenant tout son temps, il savourerait le spectacle.
Mais il savait que ce plaisir serait dérisoire comparé à ce que le
général, à ce que chaque enfant de Terrasen ressentiraient.
Ils franchirent une porte dont l’épais battant en fer gisait à terre comme
si de gigantesques mains griffues l’avaient arraché de ses gonds. Les pierres
du passage au-delà étaient parfaitement lisses.
Aedion inspira brusquement et Rowan sentit au même instant un
martèlement sous son crâne, juste entre ses yeux.
La pierre de Wyrd…
Aelin l’avait averti qu’elle avait eu mal au crâne dans la tour sous
l’effet de la pierre de Wyrd, mais ce jour-là elle était sous sa forme
humaine.
C’était une sensation intolérable, comme si tout son sang se révulsait
devant la malfaisance de cette pierre.
Aedion jura et Rowan lui fit écho. Mais il y avait dans le mur devant
eux une fissure assez large par laquelle ils entrevirent un espace dégagé. Ils
s’y glissèrent en retenant leur souffle.
Ils débouchèrent dans une vaste chambre circulaire sur les parois de
laquelle s’alignaient huit portes en fer.
S’ils ne s’étaient pas trompés dans leurs calculs, ils se trouvaient dans
la tour de l’horloge.
L’obscurité de la salle était presque impénétrable, mais Rowan n’osait
pas allumer la torche qu’il avait apportée. Il entendit Aedion renifler
bruyamment.
Il comprit pourquoi quand il sentit un filet de sang couler sur sa lèvre
et sur son menton. Il saignait du nez.
– Vite, chuchota-t-il en déposant sa cuve au fond de la chambre.
Encore quelques minutes…
Aedion posa la sienne en face de celle de Rowan, près de l’entrée.
Rowan s’agenouilla. Son mal de crâne empirait à chaque élancement.
Refoulant la douleur, il plaça la mèche et la déroula pour rejoindre
Aedion accroupi à côté de sa cuve.
Il n’entendait plus que le bruit de leur sang gouttant sur le sol.
– Plus vite, ordonna-t-il, et Aedion poussa un grognement.
Rowan tira son épée et rebroussa chemin vers l’issue par laquelle ils
étaient entrés dans la tour. Aedion le suivit en déroulant les deux mèches
jointes. Ils devaient s’éloigner suffisamment avant de les allumer, sinon ils
seraient réduits en cendres.
Il adressa une prière muette à Mala pour qu’Aelin parvienne à gagner
assez de temps – et pour que le roi soit trop distrait par son champion et le
capitaine pour penser à envoyer quelqu’un ici.
Aedion le rejoignit en déroulant toujours les mèches dont la ligne
blanche se détachait dans la pénombre.
Du sang se mit à couler de l’autre narine de Rowan.
Dieux tout-puissants, cet endroit puait la mort et la pourriture… Cette
odeur le suffoquait. Il avait l’impression d’avoir la tête prise dans un étau.
Ils regagnèrent le passage avec ces mèches qui étaient leur seul espoir
et leur salut.
Rowan sentit une goutte tomber sur son épaule. C’était maintenant son
oreille qui saignait.
Il l’essuya de sa main libre.
Mais ce n’était pas du sang qui maculait son manteau.
Rowan et Aedion se figèrent lorsqu’un grondement sourd retentit dans
le passage.
Soudain, quelque chose remua au plafond.
Non, des choses… sept en tout.
Aedion lâcha les mèches et tira son épée.
Un bout de tissu gris usé tomba de la gueule de l’une des créatures
dont les pattes adhéraient au plafond. C’était le coin arraché du manteau de
Rowan.
Lorcan avait menti.
Il n’avait pas tué les autres chiens de Wyrd.
Il leur avait seulement donné ce bout de tissu imprégné de l’odeur de
Rowan.
ROWAN ABATTIT SON ÉPÉE sur le chien de Wyrd, qui recula en hurlant
quand la lame transperça son armure de pierre et la chair tendre en dessous.
Mais elle ne s’était pas enfoncée assez pour le tuer. Un autre chien bondit
sur Rowan. Dès qu’un assaillant se ruait vers lui, il frappait.
Contraints de reculer, Aedion et lui s’étaient inexorablement éloignés
des mèches qu’Aedion avait dû abandonner, et se retrouvaient à présent
côte à côte dos à un mur.
Un carillon au son métallique désagréable sonna.
Entre deux de ses notes, Rowan allongea à deux chiens de Wyrd des
coups qui auraient éventré pratiquement n’importe quelle autre créature.
C’était l’horloge de la tour du château qui sonnait midi.
Les chiens de Wyrd refoulaient les deux guerriers dans le passage,
parant leurs coups mortels et restant hors de leur portée.
Ils se tenaient maintenant entre eux et les mèches.
Rowan jura et chargea trois adversaires, flanqué d’Aedion, sans
parvenir à les faire reculer.
À midi, avait-il promis à Aelin, lorsque le soleil atteindrait son zénith
au solstice, ils abattraient la tour du château.
Le dernier coup tinta à l’horloge.
Et sa Flamme Ardente, sa reine, était dans ce château au-dessus d’eux,
où elle ne pouvait compter que sur son astuce et son entraînement de
mortelle pour survivre – peut-être plus pour très longtemps.
Cette idée était si monstrueuse et révoltante que Rowan en rugit de
rage, et ce rugissement couvrit les cris aigus des bêtes.
Mais il avait relâché sa vigilance au détriment de son frère d’armes :
d’un bond, l’un des chiens de Wyrd franchit sa garde et Aedion jura puis
recula. Rowan flaira son sang avant de le voir.
Ce sang de demi-Fae dut faire l’effet d’un hallali aux chiens de Wyrd :
quatre d’entre eux se ruèrent sur Aedion en découvrant des crocs de pierre
acérés.
Les trois autres pivotèrent vers Rowan, lui barrant l’accès aux mèches,
à sa dernière chance de secourir celle qui tenait son cœur entre ses mains
striées de cicatrices.
Chaol regardait Aelin reculer vers la porte en verre comme ils l’avaient
prévu après avoir découvert les gardes assassinés.
Les yeux du roi étaient fixés sur l’œil d’Elena qu’elle portait au cou.
Elle l’ôta et le brandit.
– C’est ce que vous cherchez depuis si longtemps, non ? lança-t-elle.
Pauvre Erawan enfermé depuis des siècles dans sa crypte…
– Où l’avez-vous trouvée ? fulmina le roi.
Aelin arriva à la hauteur de Chaol et le frôla en un geste de réconfort,
de remerciement et d’adieu, avant de s’éloigner.
– Il se trouve que votre ancêtre désapprouvait vos passe-temps,
répondit-elle au roi. Et entre femmes de la famille Galathynius, nous nous
serrons les coudes, figurez-vous.
Pour la première fois de son existence, Chaol lut la stupeur sur le
visage du roi.
– Et cette vieille folle vous a-t-elle raconté ce qui arrivera si vous faites
usage de la clef que vous avez en votre possession ? riposta-t-il néanmoins.
Elle était maintenant tout près de la porte.
– Libérez le prince, sinon je détruirai cette amulette ici même et
Erawan restera prisonnier, dit-elle en glissant l’amulette dans sa poche.
– Très bien, répondit le roi.
Il regarda Dorian, qui ne semblait même pas se souvenir de son propre
nom malgré ce que cette sorcière avait écrit sur les murs de la ville.
– Va la chercher, ordonna-t-il au prince.
Des ténèbres déferlèrent de Dorian comme du sang se répandant dans
l’eau et Chaol sentit un élancement douloureux dans son crâne…
Aelin partit en courant et ouvrit les portes en verre d’un coup d’épaule.
Dorian s’élança à sa poursuite à une vitesse hallucinante tandis que le
sol et les murs de la salle se couvraient de givre. Le froid qu’il dégageait
coupa le souffle à Chaol. Dorian le dépassa sans lui accorder un regard.
Le roi descendit la première marche de l’estrade. Son souffle formait
un nuage devant lui.
Chaol leva son épée et s’interposa entre les portes et le conquérant de
leur continent.
Le roi fit un deuxième pas en avant.
– Vous voulez encore jouer les héros ? Vous n’en avez pas assez,
capitaine ? lança-t-il.
– Vous avez tué mes hommes et Sorscha, répondit Chaol.
– Et bien d’autres encore.
Le roi avança encore d’un pas et regarda par-dessus l’épaule de Chaol
le couloir où Aelin et Dorian avaient disparu.
– C’est terminé, maintenant, déclara Chaol.
Ce soir-là, Aelin n’avait qu’une envie : s’étendre sur son lit avec, elle
l’espérait du moins, Rowan à ses côtés. Mais alors qu’ils finissaient leur
dîner – leur premier repas en tant que cour – on frappa à la porte. Aedion
alla ouvrir avant qu’Aelin ait eu le temps de reposer sa fourchette.
Il revint suivi de Dorian.
– Je voulais savoir si vous aviez dîné…, commença-t-il.
– Joins-toi à nous, répondit Aelin en désignant la place vide à côté de
Lysandra.
– Je ne veux pas m’imposer.
– Pose tes fesses sur cette chaise sans discuter, ordonna-t-elle au
nouveau roi d’Adarlan.
Il avait signé le matin même un décret ordonnant la libération de tous
les royaumes conquis par Adarlan. Elle l’avait regardé apposer sa signature,
la main d’Aedion serrée dans la sienne, et elle avait regretté que Nehemia
ne soit plus là pour le voir.
Dorian s’approcha de la table avec une étincelle d’amusement dans ses
yeux saphir encore assombris par ce qu’il avait enduré. Elle le présenta de
nouveau à Rowan, qui le salua plus profondément qu’elle ne l’aurait
escompté. Elle lui présenta ensuite Lysandra en lui expliquant qui elle était
et qui elle était devenue pour elle et pour sa cour.
Aedion les observait, visiblement tendu, la bouche réduite à une mince
ligne. Son regard rencontra celui de sa cousine.
Ils étaient assis autour d’une table, comme dix ans auparavant,
lorsqu’ils étaient encore enfants.
À présent, ils n’étaient plus des enfants, mais des souverains régnants.
Dix années avaient passé mais ils étaient encore là et ils étaient restés amis
malgré les forces qui avaient bouleversé leur existence et les avaient
presque détruits.
Aelin contempla la lueur d’espoir qui illuminait cette salle et leva son
verre.
– À un monde nouveau, dit la reine de Terrasen.
Le roi d’Adarlan leva son verre. Au milieu des ombres qui voilaient
son regard brillait une étincelle de vie.
– À la liberté, lança-t-il.
Chapitre 87
Manon Bec-Noir volait dans la nuit étoilée. Elle sentait sous elle la
chaleur et la rapidité d’Abraxos, et au-dessus d’elle la clarté éblouissante de
la lune, le ventre bombé de la Mère.
Elle ignorait pourquoi elle s’était donné la peine de venir jusqu’ici,
pourquoi elle avait ressenti cette curiosité.
Mais elle avait vu le prince et il ne portait plus de torque.
Et il l’avait saluée de la main comme pour lui dire : Je me souviens de
toi.
Les vents tournèrent. Abraxos les chevaucha en montant de plus en
plus haut. Le royaume plongé dans la nuit n’était plus qu’une traînée
sombre en dessous d’eux.
Des vents qui tournaient. Un monde qui changeait.
Et peut-être en irait-il de même pour ses Treize… et elle.
Tous ces changements la déconcertaient.
Mais Manon espérait que ses sorcières et elle-même leur survivraient.
Elle gardait cet espoir.
Chapitre 89