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« Vénus anadyomène », Cahiers de Douai,

Arthur Rimbaud (1870)

Sonnet (14 vers)


contre-rejet

Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête (A) Rimes
De femme à cheveux bruns fortement pommadés (B) Quatrain Strophe 1
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête, (A)

Avec des déficits assez mal ravaudés ; (B)


Non respect du sonnet traditionnel

Puis le col gras et gris , les larges omoplates Rejet (A)

Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ; (C) Quatrain Strophe 2

Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ; (C) Rimes embrassées
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ; (A)
Rythme brisé pour surprendre le lecteur

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût (D)


Tercet Strophe 3
Horrible étrangement ; on remarque surtout (D)

Des singularités qu'il faut voir à la loupe... (E)

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ; (F)


Tercet Strophe 4
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe (E)

Belle hideusement d'un ulcère à l'anus. (F)

Allitérations : (k) (gr) (r)


Répétition des consonnes dans une
suite Métaphore : notion par substitution analogique contradictoires

Paronomase :
Fig. de style qui consiste à rapprocher des termes ayant des sonorités proches mais de sens différent

Antithèse : Fig. de style qui consiste à opposer deux mots ou deux idées
contraires
Synesthésie : Fig de style qui implique plus d'un sens à la fois (ex. l'odorat et le goût) dans une même expression.

Oxymore : Fig de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires
INTRODUCTION

Le XIXe siècle est l’époque de l’émancipation créatrice, les artistes refusaient le


conformisme et l'esprit bourgeois, les poètes se libèrent des standards de la poésie.
C’est le cas de Rimbaud (1854-1891). En seulement quelques années, de l’adolescence à
ses 21 ans, Arthur Rimbaud va secouer la poésie.

Enfant sage, bon élève, il brille dans les disciplines littéraires. C’est sa rencontre avec son
professeur de rhétorique, Georges Izambard, qui va le pousser à s’intéresser à la poésie.

La rigueur de sa mère amène le jeune Rimbaud à une révolte contre tous les
conformismes qu’on lui impose.
Commence alors une quête de liberté pour le jeune Rimbaud. Quête qui s’exprime par
des fugues répétées. Mais l'émancipation pour Rimbaud va plus loin, il s'agit en
s'émancipant de créer une langue poétique nouvelle.

Le poème « Vénus Anadyomène » se trouve dans le premier recueil d’Arthur Rimbaud :


« Cahier de Douai ». Ce recueil dont Rimbaud écrit les poèmes à l’occasion de ses fugues
en 1870 ne sera publié qu’après sa mort, en 1919.

Dans la mythologie, la déesse de l’amour Vénus est décrite comme « anadyomène »


autrement dit surgie des eaux, née dans la mer. La peinture met très fréquemment en scène
cette naissance comme c’est le cas dans la toile de Sandro Botticelli au XVème siècle.
Dans son sonnet « Vénus Anadyomène », Rimbaud le détourne en décrivant Vénus comme
une femme hideuse sortant de sa baignoire laissant voir progressivement sa vulgarité, sa
laideur et sa maladie.

En effet, ce sonnet irrégulier dans la disposition de ses rimes (composé de deux


quatrains et de deux tercets d’alexandrins aux rimes croisées/embrassées/suivies/croisées)
témoigne de sa volonté de rompre avec une tradition poétique et de bousculer ses
représentations pour faire émerger une forme poétique nouvelle

En quoi cette réécriture parodique est signe d’émancipation créatrice ?

On pourra dès lors décomposer l’étude du texte en 3 mouvements.


 Nous étudierons dans un 1er mouvement, correspondant au premier quatrain,
l’apparition effrayante de Vénus.
 Puis nous analyserons le développement du portrait de la « déesse » sous la forme
d’un contre-blason.
 Enfin, nous mettrons en évidence ce qui caractérise la « chute » du sonnet présentée
comme une provocation.
Premier mouvement (Strophe 1) : l’apparition effrayante de Vénus

 Lorsque le lecteur découvre le titre du poème : « Vénus anadyomène », il s’attend à un


texte célébrant la naissance de cette déesse de l’amour.
Si le poète reste fidèle à une venue au monde dans l’eau, la Vénus de Rimbaud est loin du
blason idéalisant qui divinise la femme.

 La conque est désacralisée en devenant une vulgaire « baignoire » conçue dans un


matériel peu noble « en fer blanc » et caractérisée par un adjectif péjoratif « vieille ».
Cela révèle un aspect absurde de l’arrivée de Vénus qui n’a rien de noble.

 De plus, la comparaison avec un cercueil : «Comme d’un cercueil » connotant la mort,


s’oppose au thème de la naissance de Vénus.

 La description de la Vénus de Rimbaud est loin d'être idyllique. La femme est dévalorisée.
Le tableau que nous propose Rimbaud se présente donc d'emblée comme une parodie
du motif original.

 L’enjambement avec contre-rejet du mot « de femme » : marque une rupture et suggère


une apparition lente d’une femme dont on ne voir que la tête.
Enjambement avec contre-rejet
v.1« … … …. …. …. …. …. … …. .… .… …. une tête » Lorsque c’est le début de la phrase qui est mis
v.2« De femme à cheveux bruns fortement pommadés » en valeur à la fin d’un vers avant de se
poursuivre au vers suivant.

 le verbe « émerge » et l’adjectif « lente » suggèrent que la sortie de la baignoire se fait de


manière disgracieuse.

 Les adjectifs « bruns » et « pommadés » et l’adverbe « fortement » de la chevelure


contraste avec la beauté de la Vénus fréquemment peinte avec les cheveux blonds
flottant au vent.
Ils font ressortir le caractère graisseux et répugnant des cheveux de la femme évoquée.

 De plus, comme le suggère le groupe nominal « déficits assez mal ravaudés », la


femme est vieille, incapable de dissimuler sa laideur, malgré tous ses artifices pour
masquer les ravages du temps.

 De plus, l’adjectif « bête » mérite une attention particulière en raison de sa polysémie (il
a plusieurs sens). Il détourne l’image traditionnelle de Vénus en la dépeignant non
seulement comme intellectuellement limitée, mais aussi en l'animalisant.

 L’apparition de la femme est quelque peu effrayante. Le tableau que nous propose
Rimbaud se présente donc d'emblée comme un détournement vers la dérision, faisant
ainsi de son poème un contre-blason.
(°Un blason étant un poème qui fait l’éloge d’une partie du corps féminin)

Second mouvement (Strophe 2 & 3) : le développement du contre-blason

Le dos (v 5 à 8)

 Comme dans le blason, l’évocation des parties du corps suit une organisation de haut en
bas.
Cependant, Rimbaud explore les parties du corps qui n’ont pas de signification poétique
particulière pour mettre en avant leur laideur.

 4 adjectifs péjoratifs sont utilisés : (v 5) «gras et gris» «larges», «courts» (v 6)

 « col gras et gris » : cette Paronomase souligne la lourdeur d’un cou crasseux.

 « larges omoplates » et « dos courts » : cette Antithèse rend visible la difformité du


corps.

 Les 3 propositions subordonnées relatives : «qui saillent» «qui rentre et qui ressort»
ont pour effet d’insister sur la disproportion du corps mais également un mouvement
mécanique peu gracieux.

 La répétition de l’adverbe de liaison : « puis » montre que le poète veut exagérer et


détailler de manière précise ce corps peu harmonieux.

 Au vers 7, la personnification « des rondeurs des reins », avec l'expression « semblent


prendre l'essor », confère une vie au bas du dos, renforçant ainsi la dimension
effrayante de ce corps.

 le champ lexical de l’embonpoint : « rondeurs », « graisse » (v 7- 8) et


La métaphore « feuilles plates » évoquant la cellulite, terminent l’esquisse d’un dos
répugnant et flétri.

 Les allitérations en ( gr ) en ( k ) en ( r ) génèrent une sonorité désagréable, rythme la


strophe et accentue le manque d'harmonie et la laideur de Vénus.

 La vénus de Rimbaud s’apparente davantage à la perception d’un animal mythologique


monstrueux qu’à une divinité céleste.
L’échine et l’ensemble du corps (v 9 à 11)

 D’ailleurs, l’animalité de cette anti-vénus transparait à travers:


 le terme col pour désigner le cou

 le terme échine pour désigner la colonne vertébrale

 le terme croupe
 le parallélisme « … qui rentre et qui ressort » évoque un animal effectuant un
mouvement répétitif.

 Dans le 1er tercet, le poète sollicite les différents sens :


 La vue : avec la couleur « rouge », avec les verbes « remarque » « voir »
 de l'odorat et le goût avec l’expression « sent un goût »

 De plus, le rejet :
v9 « ………………..…….sent un goût »
v10 « Horrible étrangement ; ……… . » = accentue cette odeur qui semble durer.

La synesthésie créée par la combinaison des sens visuels, olfactifs et gustatifs
suscite la nausée du lecteur qui peut presque percevoir l’odeur désagréable de ce corps.

 L’oxymore « Horrible étrangement » : donne un nouveau sens à la laideur.


Le goût est horrible, mais suscite la curiosité du poète.

 Le substantif « singularités » utilisé au pluriel, insiste sur ses nombreux défauts


physiques, elle est d’une laideur étonnante, hors norme.

 En effet, la proposition relative : « qu’il faut voir à la loupe… » ainsi que les points
de suspension (v 11) suggèrent que la laideur est si fascinante qu'elle mérite une
observation minutieuse. Rimbaud encourage le lecteur à y percevoir un lyrisme émanant
de cette description.

 La description de chaque partie du corps est rythmée par la répétition de l’adverbe


« puis » qui additionne en détail les laideurs dans une forme de crescendo aboutissant à la
chute du poème.
Troisième mouvement (Strophe 4) : une chute provocatrice

Comme souvent dans les sonnets, le dernier tercet offre une chute. Ici, la chute est
double.

 1 ère provocation : la révélation du tatouage sur les reins apporte un élément inattendu
qui rompt avec l'idéalisation traditionnelle de Vénus. Vénus est ici une prostituée vieille et
laide qui émerge d’une baignoire.

 L’inscription « CLARA VÉNUS » (« clara » vient du latin « clarus », qui signifie « clair,
illustre, brillant ») est une antiphrase dans la mesure où la Vénus de Rimbaud est tout
sauf brillante.

 Au vers 15, le groupe nominal « tout ce corps » déshumanise la femme. Elle est réduite
à n’être qu’un corps disgracieux, un objet de dégoût inqualifiable.

 L’oxymore « Belle hideusement » dévoile la dimension à la fois repoussante et


fascinante de Vénus.
Rimbaud, qui a mis en évidence la laideur de Vénus durant 3 strophes, suggère dans ce
dernier vers qu’il y a de la beauté dans cette femme hideuse.

 Une provocation ultime : la rime entre "Venus" et "anus" crée une ironie phonétique,
porte à son paroxysme la parodie proposée de Vénus.

 La description prend fin sur un détail très intime « l’ulcère à l’anus », renforçant le dégoût
du lecteur et concluant la parodie sur une note triviale et humoristique.

CONCLUSION

 Dans ce contre-blason, Rimbaud parodie la naissance de Vénus en dressant le portrait


d'une femme vieille et difforme, détournant ainsi l’image mythique de la déesse de l’amour
et de la beauté.

 En ridiculisant les critères de beauté traditionnels et le lyrisme poétique, le jeune poète


dévoile son émancipation créatrice, laissant entrevoir la révolution du langage qu'il
prépare.

 Dans ce poème, Rimbaud livre au lecteur une forme d’alchimie poétique. Comme
Baudelaire, dans son recueil Les Fleurs du Mal avec “Une Charogne”, il se propose de
sublimer la laideur, et de transformer la boue en or.

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