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La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

TEXTE
« Vénus anadyomène », Arthur Rimbaud, Poésies, 1870.
5

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête


De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates


Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût


Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;


– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.

* anadyomène : terme de l'antiquité. Étymologie : en grec, celle qui sort de l'eau


* vert en fer blanc : les baignoires bon marché étaient fréquemment en zinc, peintes en vert
* ravaudés : raccommodés
* échine : colonne vertébrale, dos
* Clara Vénus: l’illustre Vénus, en latin. Epithète associée aux noms de personnes célèbres et de dieux.
* croupe : familier pour désigner le postérieur d'une personne
* ulcère : plaie qui ne cicatrise pas
Lecture n°5 « Vénus Anadyomène »

Amorce : « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées… » écrit AR dans « Ma bohème » (1870),
le dernier texte des Cahiers de Douai. C’est dire combien la liberté, la rupture avec toutes les contraintes,
familiales, sociales ou littéraires, revêt d’importance aux yeux du jeune poète.
Auteur : D’ailleurs il a fait trois fugues entre l’âge de 16 et 19 ans, et à 20 ans il a fait en quelque sorte la
quatrième : il a cessé d’écrire pour mener une vie d’aventures en Asie, en Europe puis en Afrique.
Texte : « Venus anadyomène » est le 8ème poème du premier des deux Cahiers de Douai, qu’il avait déposés
à la fin de l’été et au début de l’automne 1870 chez l’éditeur de la Librairie Artistique de Douai, Paul
Démeny, dans l’espoir, resté vain, d’être publié. Ce sonnet est très représentatif de l’anti conformisme du
poète puisqu’il s’en prend à la représentation traditionnelle du mythe de la naissance de Vénus. Vénus
Anadyomène signifie en grec « Vénus née de l’écume des flots ». Il faut remonter à la Théogonie (-
VIIIème) d’Hésiode pour trouver le premier récit de cette naissance fabuleuse ; mais c’est au XVIème
siècle que Botticelli en donne la représentation la plus célèbre, dans un tableau. Mais, en opposition avec ce
modèle traditionnel, il se donne pour objectif de produire une image dégradante du corps féminin.
Composition (quand il s’agit d’un poème): Il s’agit d’un sonnet atypique, à rimes croisées ABAB pour le
1er quatrain, mais différentes CDCD pour le 2ème quatrain alors qu’elles devraient être semblables ; les rimes
des tercets sont suivies puis croisées (sonnet français).
Mouvements :
1er quatrain : une scène de bain, une tête de femme émerge d’abord de la baignoire.
2ème quatrain : puis le cou et le dos apparaissent
Premier tercet : le narrateur intervient
Dernier tercet : enfin apparait la partie la plus infâmante de notre anatomie, l’anus, dans une chute
audacieuse du sonnet.
Pb : comment dans ce contre blason* Rimbaud parvient-il à parodier** de la tradition artistique et
littéraire?

* Le contraire d’un blason. Le blason, très en vogue au XVIème siècle, consiste à célébrer la femme à
travers un élément du corps féminin qui devient alors la métonymie de la femme aimée, et en mêlant
sensualité et virtuosité poétique. CF Clément Marot Blason du beau tétin (1535) ; Maurice Scève, Blason
du sourcil, ou Le front (1535). De plus il s’agissait de poèmes puisant dans la nature les images propres à
vanter les beautés de l’aimée.
** La parodie (du grec para = à côté et ode = chant) est un registre et désigne l’imitation d’un genre ou
d’un sujet noble, mais à finalité comique. Ici Rimbaud reprend les éléments du mythe de la naissance de
Vénus, femme, jeunesse, beauté et coquillage, et en inverse les valeurs pour provoquer le lecteur.

Lecture linéaire :
1er mouvement : 1er quatrain : une scène de bain, une tête de femme émerge d’abord de la baignoire.
Alors que le lecteur s’attend à un éloge du corps féminin, il assiste à un spectacle repoussant: c’est un
« contre-blason ». La femme nous apparait à la fin du vers1, dans un contre-rejet qui exhibe sa tête et la
détache de son corps au lieu de la faire apparaître avec grâce. Plusieurs adjectifs péjoratifs servent à
décrire ce corps de femme: “bruns” (v.2) pour qualifier les cheveux surprend le lecteur qui s’attendait à les
voir blonds, selon les canons de la beauté; “lente et bête” (v.3) renvoient à l’absence d’intelligence et sont
mis en valeur à la rime. Deux participes passés mis également en valeur à la rime « fortement
pommadés » (v. 2) et “assez mal ravaudés” (v.4) suggèrent des travaux de maquillage destinés à réparer
l’usure des ans ou une disgrâce naturelle.

D’autre part Rimbaud s’émancipe de la représentation traditionnelle du mythe de Vénus sortant des flots: il
le parodie. Il en inverse chaque élément. Le coquillage originel est devenu « baignoire » (v. 3), et qui plus
est qualifié de façon péjorative au moyen de l’adjectif dépréciatif « vieille ». Cet adjectif peut être attribué
par glissement (hypallage) à la Vénus, qui aurait dû être resplendissante de jeunesse. La comparaison du
premier vers avec un cercueil évoque la mort alors que le coquillage est symbole de naissance: « Comme
d’un cercueil vert en fer blanc » (v.1). Or le cercueil est symbole de mort, tandis que la conque originelle
représentait la naissance. De plus la baignoire est en « fer blanc » (zinc), matériau peu noble, à l’inverse de
la nacre de la conche originelle.
2d mouvement : 2d quatrain : puis le cou et le dos émergent à leur tour
Le contre-blason : après les cheveux, le deuxième élément de ce qui aurait pu être au cœur du blason est le
cou, tant chanté par les poètes. Or les adjectifs qui le qualifient sont très dépréciatifs, « gras et gris » (v. 5),
et évoquent la graisse et la crasse. Une allitération en [R] vient renforcer l’idée de lourdeur : « gras et gris »
(v.5), « rondeurs » (v. 7), « La graisse » (v. 8). La cellulite est même évoquée avec une précision clinique
qui a dû beaucoup amuser le jeune poète de 16 ans « La graisse sous la peau paraît en feuilles plates » (v.
8).
La parodie: contrairement à la Vénus de Botticelli (ou du Titien) qui émerge de l’eau dans un mouvement
gracieux, telle une apparition, celle de Rimbaud se lave avec des mouvements désordonnés et disgracieux
que soulignent les verbes de mouvement : les omoplates « saillent » (v.5), le dos « rentre et ressort » (v. 6),
les reins « semblent prendre leur essor » (v. 7). L’anaphore de « Puis » aux vers 5 et 7 crée une impression
de mouvement lourd.
Lectures complémentaires : les modèles, les blasons du XVIème siècle

Le front (1535) de Maurice Scève (1500- 1564)


Front large et haut, front patent et ouvert, Vous avez de l’Aurore et le front, et la main,
Plat et uni, des beaux cheveux couvert : Mais vous avez le cœur d’une fière lionne.
Front qui est clair et serein firmament
Du petit monde, et par son mouvement Mignarde : gentille
Est gouverné le demeurant du corps :
Et à son vueil sont les membres concors : Le sourcil (1535) de Maurice Scève (1500-1564)
Lequel je vois être troublé par nues, Sourcil tractif en voûte fléchissant
Multipliant ses rides très-menues, Trop plus qu'ébène, ou jayet noircissant.
Et du côté qui se présente à l’œil Haut forjeté pour ombrager les yeux,
Semble que là se lève le soleil. Quand ils font signe ou de mort, ou de mieux.
Front élevé sur cette sphère ronde, Sourcil qui rend peureux les plus hardis,
Où tout engin et tout savoir abonde. Et courageux les plus accouardis.
Front révéré, Front qui le corps surmonte Sourcil qui fait l'air clair obscur soudain,
Comme celui qui ne craint rien, fors honte. Quand il froncit par ire, ou par dédain,
Front apparent, afin qu'on pût mieux lire Et puis le rend serein, clair et joyeux
Les lois qu'amour voulut en lui écrire, Quand il est doux, plaisant et gracieux.
Ô front, tu es une table d'attente Sourcil qui chasse et provoque les nues
Où ma vie est, et ma mort très-patente! Selon que sont ses archées tenues.
Sourcil assis au lieu haut pour enseigne,
Vueil : volonté Par qui le cœur son vouloir nous enseigne,
Concors : d'accord Nous découvrant sa profonde pensée,
Fors : sauf Ou soit de paix, ou de guerre offensée.
Sourcil, non pas sourcil, mais un sous-ciel
Marie (Second livre des amours, 1555) de Pierre Qui est le dixième et superficiel,
de Ronsard (1524- 1585) Où l'on peut voir deux étoiles ardentes,
Marie, vous avez la joue aussi vermeille Lesquelles sont de son arc dépendantes,
Qu’une rose de mai, vous avez les cheveux Étincelant plus souvent et plus clair
De couleur de châtaigne, entrefrisés de nœuds, Qu'en été chaud un bien soudain éclair.
Gentement tortillés tout autour de l’oreille. Sourcil qui fait mon espoir prospérer,
Quand vous étiez petite, une mignarde abeille Et tout à coup me fait désespérer.
Dans vos lèvres forma son doux miel savoureux, Sourcil sur qui amour prit le pourtrait
Amour laissa ses traits dans vos yeux rigoureux, Et le patron de son arc, qui attrait
Pithon vous fit la voix à nulle autre pareille. Hommes et Dieux à son obéissance,
Vous avez les tétins comme deux monts de lait, Par triste mort et douce jouissance.
Qui pommellent ainsi qu’au printemps nouvelet Ô sourcil brun, sous tes noires ténèbres
Pommellent deux boutons que leur châsse J'ensevelis en désirs trop funèbres
environne. Ma liberté et ma dolente vie,
De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein, Qui doucement par toi me fut ravie.
Documents complémentaires : les modèles, le mythe de la naissance de Vénus

Le nom "Aphrodite" viendrait d'un mot grec qui signifie : "écume" ("aphros"). On l'appelle Aphrodite ou
Vénus "anadyomène". Le verbe grec d'où vient cet adjectif signifie : "surgir du sein de la mer".

Extrait de la Théogonie, Hésiode (VIIIe s. avant notre ère),

Chronos vient de mutiler son père Ouranos, afin de détacher son corps de celui de sa mère Gaïa Chronos
mutila de nouveau avec l'acier le membre1 qu'il avait coupé déjà et le lança du rivage dans les vagues
agitées de Pontus : la mer le soutint longtemps, et de ce débris d'un corps immortel jaillit une blanche écume
d'où naquit une jeune fille qui fut d'abord portée vers la divine Cythère et de là parvint jusqu'à Chypre
entourée de flots. Bientôt, déesse ravissante de beauté, elle s'élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses
pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne Aphrodite, parce qu'elle
fut nourrie de l'écume des mers ; Cythérée, parce qu'elle aborda Cythère, Cyprigénie, parce qu'elle naquit
dans Chypre entourée de flots et Philomédée, parce que c'est d'un organe générateur qu'elle reçut la vie.
Accompagnée de l'Amour et du beau Désir, le même jour de sa naissance, elle se rendit à la céleste
assemblée. Dès l'origine, jouissant des honneurs divins, elle obtint du sort l'emploi de présider, parmi les
hommes et les dieux immortels, aux entretiens des jeunes vierges, aux tendres sourires, aux innocents
artifices, aux doux plaisirs, aux caresses de l'amour et de la volupté.

1. Le membre coupé qui a été jeté dans la mer Pontus est le sexe d'Ouranos.
NB : Dans certaines versions, Zéphyr, le vent parfumé de l'ouest, l'aperçut alors qu'elle sortait de l'onde. Il la conduisit
dans une conque de nacre à l'île de Chypre et la remit aux "Heures" (les Saisons bienfaisantes) qui la parèrent avant de
la conduire sur l’Olympe.

La naissance de Vénus (vers 1484), Botticelli et Vénus anadyomène, Le Titien (vers 1520)
Une autre parodie, La Naissance de Vénus (1963) d’Alain Jacquet (1939-2008) : camouflage à partir
du tableau de Botticelli

Une autre parodie, La Naissance de Vénus (1963) d’Alain Jacquet (1939-2008) : camouflage à partir
du tableau de Botticelli
Lecture complémentaire : Rimbaud, Ophélie, 4ème poème du 1er cahier, écrit en 1870.

Ophélie est un personnage de la tragédie Hamlet (1603) du dramaturge anglais William Shakespeare. Traumatisée par
le fait que son propre amant soit le meurtrier de son père se rend responsable de sa perte. Inconsolable, elle se noiera
dans un ruisseau. Son destin tragique a inspiré de très nombreux artistes. Elle est considérée comme un être pur et
sensible, une créature magnifique donnée à la nature.

I – C’est que les vents tombant des grands monts de


Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles Norwège
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
– On entend dans les bois lointains des hallalis. A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir; Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;
Voici plus de mille ans que sa douce folie C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Murmure sa romance à la brise du soir. Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
Le vent baise ses seins et déploie en corolle C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux; Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule, Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle !
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux. Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle; Tes grandes visions étranglaient ta parole
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, – Et l’infini terrible effara ton oeil bleu !
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile : III
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or. – Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
II Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige ! Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté! La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

Ophélia, John Everett Millais, huile sur toile, 1851-52, Tate Britain, Londres

Loin de la parodie développée dans Vénus anadyomène, ce poème est une adaptation du mythe au goût
contemporain : idéalisation parnassienne des grandes figures féminines de l'antiquité et de la littérature. C’est aussi
une réinterprétation moderne du mythe d’Ophélie: motif romantique de l'être sensible victime de son extrême
fragilité; motif symboliste de la quête d'absolu vouée à l'échec.

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