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Parcours associé

Modernité poétique ?

Arthur Rimbaud, « Vénus anadyomène », Poésies, 1870.

Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête


De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates


Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût


Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;


-Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
27 juillet 1870

Charles Baudelaire,extrait de la préface au Spleen de Paris, 1869.

Il s'adresse dans cette préface au poète Arsène Houssaye :


« Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition rêvé le miracle
d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez
heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la
rêverie, aux soubresauts de la conscience ?
C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de
leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. »
Blaise Cendrars, extrait de la Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de
France, 1913.
En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple
d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou
Quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d’or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
Et l’or mielleux des cloches…

Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode


J’avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.

Pourtant, j’étais fort mauvais poète.


Je ne savais pas aller jusqu’au bout.
J’avais faim
Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
J’aurais voulu les boire et les casser
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
Et j’aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues
Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent…
Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe…
Et le soleil était une mauvaise plaie
Qui s’ouvrait comme un brasier.

[…]
Blaise Cendrars, « Académie Médrano », Sonnets dénaturés, 1923.

Guillaume Apollinaire, « La Cravate et la Montre », Calligrammes, 1918.


CF. Groupement de textes : qu'est-ce que la poésie ?
Henri Michaux, « Le Grand combat », Qui je fus, 1927.

« Le Grand combat »

Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;


Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.

L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.


C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine... mais en vain
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et on vous regarde
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

Francis Ponge, « L'huître », Le Parti pris des choses, 1942.

L'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse,
d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos.
Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un
couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y
coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte
marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament
(à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en
dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et
reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve
aussitôt à s'orner.

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