Vous êtes sur la page 1sur 21

Descriptif des lectures et activités 2023

La poésie du XIXème au XXIème siècle

Œuvre complète : Les Fleurs du mal (1857-1861)


Textes :
1. « Correspondances », « Spleen et Idéal », 4
2. « Une charogne », « Spleen et Idéal », 29 (uniquement les quatre premières et les trois
dernières strophes)
3. « Spleen », « Spleen et Idéal », 78

Parcours associé : alchimie poétique : la boue et l’or


Textes :
4. « El Desdichado », Les Chimères, Gérard de Nerval (1854)
5. « Alchimie du verbe », in « Délires II », Une saison en enfer, Arthur Rimbaud (1873)
(extrait)

LECTURE CURSIVE : FEUILLETS D’HYPNOS DE RENÉ CHAR

Le théâtre du XVIIème au XXIème siècle

Œuvre complète : Les Fausses confidences (1737)


Textes :
6. Acte I, scène 2 : de : « DORANTE - Cette femme-ci a un rang dans le monde (…) »
à : « (…) L’Amour et moi nous ferons le reste. »
7. Acte I, scène 14 : de : « DUBOIS - Eh ! par quel tour d'adresse est-il connu de
Madame ? (…) » à : « ARAMINTE - Moi, dis-tu ? »
8. Acte II, scène 13 : de : « ARAMINTE, d’un air délibéré. - Il n’y en aura aucune.
(…) » à : « (…) Dubois ne m’a averti de rien. »

Parcours associé : théâtre et stratagème


Textes :
9. Molière, Les Fourberies de Scapin (1671), acte III, scène 2, de : « GÉRONTE - Ne saurais-tu
trouver quelque moyen pour me tirer de peine ? » à : « SCAPIN - (…) (En se plaignant et
remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.) »
10. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (1897), acte II, scène 10, de : « CYRANO, regardant
Christian - Si j’avais / Pour exprimer mon âme un pareil interprète ! (…) » à : « (…) Je serai
ton esprit, tu seras ma beauté. »
LECTURE CURSIVE : DOM JUAN DE MOLIÈRE

Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle

Œuvre complète : La Peau de chagrin (1831)


Textes :
11. Extrait de la première partie : « Le Talisman » : de : « Chaque suicide est un poème
sublime de mélancolie (…) » à : « (…) Est-elle sale et froide, la Seine ! »
12. Extrait de la première partie : « Le Talisman » : de : « Ceci, dit-il d’une voix éclatante
en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. (…) » à : « (…) les
plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. »
13. Extrait de la deuxième partie : « La Femme sans cœur » : de : « La vie de dissipation à
laquelle je me vouais (…) » à : « (…) Et nous cabriolâmes derechef. »

Parcours associé : les romans de l’énergie : création et destruction


Textes :
14. Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), extrait de la lettre 81 : de : « Entrée dans le monde
(…) » à : « (…) la science que je voulais acquérir. »
15. Balzac, Le Père Goriot (1835), l’explicit : de : « Le service dura vingt minutes. (…) » à : « (…)
Rastignac alla dîner chez Mme de Nucingen. »
LECTURE CURSIVE : LES LIAISONS DANGEREUSES DE LACLOS

La littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle

Œuvre complète : Gargantua (1542)


Textes :
16. Extrait du prologue : de : « Buveurs très illustres (…) » à : « (…) veillent, courent,
travaillent, naviguent et bataillent. »
17. Extrait du chapitre 33 : de : « Les fouaces détroussées (…) » à : « (…) je ne lui
baiserai jamais sa pantoufle. »
18. Extrait du chapitre 57 : de : « Toute leur vie était employée non selon des lois (…) »
à : « (…) que celles qui étaient là. »

Parcours associé : rire et savoir

LECTURE CURSIVE : CANDIDE DE VOLTAIRE

GRAMMAIRE :
- Les subordonnées conjonctives utilisées en fonction de compléments
circonstanciels
- L’interrogation
- La négation
TEXTE 1 Œuvre complète : Les Fleurs du mal (1857-1861)

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers


Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent


Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,


Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,


Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », IV


TEXTE 2 Œuvre complète : Les Fleurs du mal (1857-1861)

Une charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe


Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

(…)

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », XXIX


TEXTE 3 Œuvre complète : Les Fleurs du mal (1857-1861)

Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle


Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,


Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », LXXVIII


TEXTE 4 Parcours associé : alchimie poétique : la boue et l’or

El Desdichado

Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,


Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,


Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ? ... Lusignan ou Biron ?


Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron ;


Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Gérard de Nerval, Les Chimères (1854)


TEXTE 5 Parcours associé : alchimie poétique : la boue et l’or

ALCHIMIE DU VERBE1

À moi. L’histoire d’une de mes folies.


Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les
paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la
peinture et de la poésie moderne.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles
de saltimbanques, enseignes, enluminures2 populaires ; la
littérature démodée, latin d’église3, livres érotiques sans
orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de
l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas
de relations4, républiques sans histoires, guerres de religion
étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de
continents : je croyais à tous les enchantements5.
J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I
rouge, O bleu, U vert6. — Je réglai la forme et le mouvement de
chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai
d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous
les sens. Je réservais la traduction7.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits,
je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

(…)

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, « Délires II » (1873)

1
Le mot « verbe » désigne le langage.
2
Une enluminure est une décoration exécutée à la main qui orne un manuscrit (du latin manus, « les mains »
et scribere, « écrire »).
3
Le latin ecclésiastique (parfois appelé latin d'église) est la forme du latin qui est utilisée dans les documents de
l'Église catholique romaine et dans sa liturgie.
4
Récits.
5
Opérations magiques consistant à envoûter.
6
Allusion à un célèbre sonnet énigmatique de l’auteur dans lequel il associe des couleurs aux voyelles,
probablement pour approfondir les correspondances baudelairiennes en les dépassant.
7
Je remettais la traduction à plus tard.
TEXTE 6 Œuvre complète : Les Fausses confidences (1737)

DORANTE - Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de
mieux : veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera
quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

DUBOIS - Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou : tournez-vous un peu que je vous
considère encore : allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a point de plus grand seigneur
que vous à Paris. Voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est
infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans
l’appartement de Madame.

DORANTE - Quelle chimère !

DUBOIS - Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont
sous la remise.

DORANTE - Elle a plus de cinquante mille livres de rente Dubois.

DUBOIS - Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

DORANTE - Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ?

DUBOIS - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si
honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en
épousant ; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez ?

DORANTE - J'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble !

DUBOIS - Oh ! vous m'impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un peu de confiance ;
vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus
de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je
sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable
qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous
êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour
parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j'entends quelqu'un, c'est peut-être
Monsieur Remy, nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) A
propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi, nous ferons le
reste.

Marivaux, Les Fausses confidences (1737), acte I, scène 2 (fin de la scène)


TEXTE 7 Œuvre complète : Les Fausses confidences (1737)

DUBOIS - Eh ! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame ? Comment a-t-il fait pour
arriver jusqu'ici ?

ARAMINTE - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant.

DUBOIS - Lui, votre intendant ! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie ! Hélas ! le bon
homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c'est un démon que ce garçon-là.

ARAMINTE - Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?

DUBOIS - Si je le connais, Madame ! Si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît


bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse?

ARAMINTE - Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque


mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme ?

DUBOIS - Lui ! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus
d'honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c'est une probité
merveilleuse ; il n'a, peut-être, pas son pareil.

ARAMINTE - Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D'où vient que tu m'alarmes ? En
vérité, j'en suis toute émue.

DUBOIS - Son défaut, c'est là. (Il se touche le front.) C'est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE - A la tête ?

DUBOIS - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE - Dorante ! Il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS - Quelle preuve ? Il y a six mois qu'il est tombé fou ; il y a six mois qu'il extravague
d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car
j'étais à lui, je le servais ; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de
m'en aller encore ; ôtez cela, c'est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant. - Oh bien ! il fera ce qu'il voudra ; mais je ne le garderai pas.
On a bien affaire d'un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n'en
vaut pas la peine, car les hommes ont des fantaisies...

DUBOIS - Ah ! vous m'excuserez ; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste !
sa folie est de bon goût.

ARAMINTE - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS - J'ai l'honneur de la voir tous les jours ; c'est vous, Madame.

ARAMINTE - Moi, dis-tu ?

Marivaux, Les Fausses confidences (1737), acte I, scène 14


TEXTE 8 Œuvre complète : Les Fausses confidences (1737)

ARAMINTE, d’un air délibéré. - Il n’y en aura aucune. Ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais
vous dicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.

DORANTE - Eh ! pour qui, madame ?

ARAMINTE - Pour le comte, qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien
agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. (Dorante reste rêveur, et, par distraction,
ne va point à la table.) Eh ! vous n’allez pas à la table ! À quoi rêvez-vous ?

DORANTE, toujours distrait.- Oui, madame.

ARAMINTE, à part, pendant qu’il se place. - Il ne sait ce qu’il fait ; voyons si cela
continuera.

DORANTE, à part, cherchant du papier. - Ah ! Dubois m’a trompé.

ARAMINTE, poursuivant. - Êtes-vous prêt à écrire ?

DORANTE - Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE, allant elle-même. - Vous n’en trouvez point ! En voilà devant vous.

DORANTE - Il est vrai.

ARAMINTE - Écrivez. « Hâtez-vous de venir, monsieur ; votre mariage est sûr... » Avez-vous écrit ?

DORANTE - Comment, madame ?

ARAMINTE - Vous ne m’écoutez donc pas ? « Votre mariage est sûr ; madame veut que je vous l’écrive, et
vous attend pour vous le dire. » (À part.) Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? «
N’attribuez point cette résolution à la crainte que madame pourrait avoir des suites d’un procès douteux. »

DORANTE - Je vous ai assuré que vous le gagneriez, madame. Douteux ! il ne l’est point.

ARAMINTE - N’importe, achevez. « Non, monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule
justice qu’elle rend à votre mérite la détermine. »

DORANTE, à part. - Ciel ! Je suis perdu. (Haut.) Mais, madame, vous n’aviez aucune inclination pour lui.

ARAMINTE - Achevez, vous dis-je. « ...qu’elle rend à votre mérite la détermine. » Je crois que la main vous
tremble ; vous paraissez changé. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ?

DORANTE - Je ne me trouve pas bien, madame.

ARAMINTE - Quoi ! si subitement ! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez : « À Monsieur le comte
Dorimont. » Vous direz à Dubois qu’il la lui porte. (À part.) Le cœur me bat ! Il n’y a pas encore là de quoi le
convaincre.

DORANTE, à part. - Ne serait-ce point aussi pour m’éprouver ? Dubois ne m’a averti de rien.

Marivaux, Les Fausses confidences (1737), acte II, scène 13


TEXTE 9 Parcours associé : théâtre et stratagème

SCAPIN - Attendez. Voici une affaire 8 que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous
vous mettiez dans ce sac et que…
GÉRONTE, croyant voir quelqu’un. - Ah !
SCAPIN - Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là-dedans, et que vous
gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de quelque chose, et je
vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous serons une fois, nous
pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.
GÉRONTE - L'invention est bonne.
SCAPIN - La meilleure du monde. Vous allez voir. (À part.) Tu me payeras l'imposture.
GÉRONTE - Eh ?
SCAPIN - Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu'au fond, et surtout prenez garde
de ne vous point montrer, et de ne branler9 pas, quelque chose qui puisse arriver10.
GÉRONTE - Laisse-moi faire. Je saurai me tenir...
SCAPIN - Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) « Quoi ? Jé n'aurai
pas l'abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu'un par charité né m'enseignera pas où il est ? » (À Géronte avec sa
voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) « Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre
dé la terre. » (À Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas. (Tout le langage gascon est supposé de
celui qu'il contrefait, et le reste de lui.) « Oh, l'homme au sac! » Monsieur. « Jé té vaille11 un louis, et
m'enseigne où put être Géronte. » Vous cherchez le seigneur Géronte ? « Oui, mordi ! Jé lé cherche. » Et pour
quelle affaire, Monsieur ? « Pour quelle affaire ? » Oui. « Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de
vaton. » Oh! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n'est pas un homme
à être traité de la sorte. « Qui, cé fat dé Geronte12, cé maraut, cé velître13 ? » Le seigneur Géronte, Monsieur,
n'est ni fat, ni maraud, ni belître, et vous devriez, s'il vous plaît, parler d'autre façon. « Comment, tu mé traites, à
moi, avec cette hautur ? » Je défends, comme je dois, un homme d'honneur qu'on offense. «Est-ce que tu es des
amis dé cé Geronte?» Oui, Monsieur, j'en suis. « Ah! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure. » (Il donne
plusieurs coups de bâton sur le sac.) « Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui. » Ah, ah, ah! Ah, Monsieur !
Ah, ah, Monsieur! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah ! « Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias14 ! » Ah!
diable soit le Gascon ! Ah ! (En se plaignant et remuant le dos, comme s'il avait reçu les coups de bâton.)

Molière, Les Fourberies de Scapin (1671), acte III, scène 2

8
Un grand sac que Scapin montre à Géronte.
9
Bouger.
10
Quoi qu’il arrive.
11
Déformation du verbe « bailler » qui signifie ici « donner ».
12
Ce prétentieux de Géronte.
13
Pour « bélître » qui signifie bon à rien.
14
Adieu.
TEXTE 10 Parcours associé : théâtre et stratagème

Cyrano est un poète plein d’esprit qui manie habilement le langage, mais il est laid. Il aime Roxane
qui, de son côté, est amoureuse de Christian. Christian est très beau, mais il est bête et ne sait pas parler aux
femmes, ce qui agace Roxane. Comprenant qu’il n’a aucune chance de séduire sa bien-aimée, Cyrano décide
d’aider Christian à la courtiser, en lui soufflant mot pour mot ses conversations.

(…)
CYRANO, regardant Christian.
Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !
CHRISTIAN, avec désespoir.
Il me faudrait de l’éloquence !
CYRANO, brusquement.
Je t’en prête !
Toi ? du charme physique et vainqueur, prête-m-en :
Et faisons à nous deux un héros de roman !
CHRISTIAN
Quoi ?
CYRANO
Te sentirais-tu de répéter les choses
Que chaque jour je t’apprendrais ?
CHRISTIAN
Tu me proposes ?...
CYRANO
Roxane n’aura pas de désillusion !
Dis, veux-tu qu’à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l’âme que je t’insuffle !...
CHRISTIAN
Mais, Cyrano !...
CYRANO
Christian, veux-tu ?
CHRISTIAN
Tu me fais peur !
CYRANO
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions - et bientôt tu l’embrases ! -
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?...
CHRISTIAN
Tes yeux brillent !...
CYRANO
Veux-tu ?...
CHRISTIAN
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ?...
CYRANO, avec enivrement.
Cela…
(Se reprenant, et en artiste.)
Cela m’amuserait !
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté :
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (1897), acte II, scène 10


TEXTE 11 Œuvre complète : La Peau de chagrin (1831)

Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des
littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec cet entrefilet15 :
Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont des
Arts.
Devant ce laconisme16 parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux

frontispice17 : Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants ;
dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne 18, qui lui-
même délaissait sa femme et ses enfants.
L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans
son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait
pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant
quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de

verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait 19 encore sous la pesante idée
du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de
tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont
Royal20 en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant

que lord Castlereagh21 avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la

gorge, et que l’académicien Auger était allé chercher sa tabatière pour priser tout en marchant
à la mort22. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre
le parapet23 du pont, pour laisser passer un fort de la halle 24, celui-ci ayant légèrement blanchi
la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point
culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons.
Est-elle sale et froide, la Seine !

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, « Le Talisman »


15
Très court article dans un journal.
16
Concision, brièveté.
17
Titre d’un ouvrage accompagné d’une illustration.
18
Laurence Sterne (1713-1768) : écrivain britannique considéré comme un des pères du roman moderne,
notamment grâce aux audaces formelles de son ouvrage Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme.
Balzac possédait ses œuvres.
19
Résistait.
20
Pont parisien traversant la Seine.
21
Lord Castlereagh (1769-1822), diplomate britannique, hostile à Napoléon Ier ; victime de son impopularité
grandissante, il se suicide en se tranchant la gorge.
22
Louis -Simon Auger (1772-1829), journaliste et critique littéraire, s’était récemment suicidé en se jetant dans
la Seine. Son corps fut identifié grâce à sa tabatière.
23
Garde-corps.
24
Employé de la ville de Paris chargé de la manutention des marchandises.
TEXTE 12 Œuvre complète : La Peau de chagrin (1831)

Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir
réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances25, vos joies qui
tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui
pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la
volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les
plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il
pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?
- Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de
chagrin.
- Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
- J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas

nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication26 digne de


Swedenborg27, ni de votre amulette28 orientale, ni des charitables efforts que vous faites,
monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons
! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive 29 et regardant le vieillard. Je veux un
dîner royalement splendide, quelque bacchanale30 digne du siècle où tout s’est, dit-on,
perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la
folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs31, plus pétillants, et soient de force à
nous enivrer pour trois jours ! Que cette nuit soit parée de femmes ardentes32 ! Je veux que la
Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les
bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les
cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent, peu
m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une
joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte
pour en mourir.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, « Le Talisman »

25
Excès.
26
Ici : discours, sermon.
27
Emmanuel Swedenborg (1688-1772) : scientifique suédois qui s’intéresse à des domaines plus spirituels dans
la seconde partie de sa vie. Ses théories mystiques influencent grandement la génération romantique et des
écrivains comme Balzac ou Baudelaire.
28
Petit objet protecteur que l’on porte sur soi.
29
Très nerveuse.
30
Fête orgiaque célébrée dans la Rome antique, en l’honneur de Bacchus, dieu de l’ivresse et des débordements.
31
Vifs.
32
Brûlantes et passionnées.
TEXTE 13 Œuvre complète : La Peau de chagrin (1831)

La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la
chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la
cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait
entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégants, présents de l’amour, étaient
épars. Des vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le confortable fauteuil à
ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux
regards ses bras déchirés, et montrait incrustées sur son dossier la pommade et l’huile
antique33 apportées par toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient
naïvement dans le lit, sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de
lazzaroni34. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel,
qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas
d’ailleurs de poésie. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine,
incomplète comme elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le
maraudeur35 a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron 36 auquel manquaient des pages avait

allumé la falourde37 du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui
court en tilbury38 sans posséder une chemise saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une

actrice ou l’écarté39 lui donnent un trousseau40 de roi. Ici la bougie était fichée41 dans le
fourreau vert d’un briquet phosphorique ; là gisait un portrait de femme dépouillé de sa
monture d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions renoncerait-il
aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui lui donne les plaisirs de la guerre en
temps de paix ? J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte
de sa chambre, et s’écria : – « Victoire ! nous pourrons mourir à notre aise ! » Il me montra
son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux cannibales
ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer
un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce
chapeau. – « Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque
au tas d’or. À d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir ? Oh !
oui, nous expirerons dans un bain d’or. Hourra ! » Et nous cabriolâmes42 derechef43.
Balzac, La Peau de chagrin, « La Femme sans cœur »

33
Nom d’une huile pour les cheveux vendue à cette époque.
34
Mot italien qui désigne les plus pauvres des Napolitains ; mendiants.
35
Voleur.
36
Un livre de Byron, écrivain romantique anglais.
37
Fagot de bûches.
38
Voiture à cheval légère, ouverte à l’avant.
39
Nom d’un jeu de cartes.
40
Habillement complet.
41
Enfoncée.
42
Faire des bonds.
43
À nouveau.
TEXTE 14 Parcours associé : les romans de l’énergie : création et destruction

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et
à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou
distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais
avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler ; forcée
souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider
les miens à mon gré : j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez
loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers
mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la
sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires,
pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même
soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai
su prendre sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt ; mais je n’avais à moi que ma
pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie
de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je
m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes
discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant
mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus
que celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le
caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a
pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie
de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers
éléments de la science que je voulais acquérir.

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre LXXXI (extrait) (1782)


TEXTE 15 Parcours associé : les romans de l’énergie : création et destruction

Le père Goriot est mort. Ses filles, qu'il a mariées richement, qu'il aime passionnément,
Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen, prévenues de ce décès, refusent qu'on les
dérange. L'étudiant Eugène de Rastignac, qui a veillé son voisin de pension Goriot dans son
agonie, doit régler seul les frais de l'enterrement. Cet extrait est l’explicit du roman.

1 Le service dura vingt minutes. Il n'y avait qu'une seule voiture de deuil
pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux
Eugène et Christophe.
- Il n'y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne
5 pas nous attarder, il est cinq heures et demie.
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux
voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du
baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au Père-
Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse,
1 autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le
0 clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent
de l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de
terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent et l'un d'eux, s'adressant à
Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et
n'y trouva rien ; il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait,
1 si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible
5 tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il
regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette
larme arrachée par les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes
qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se
croisa les bras, contempla les nuages, et le voyant ainsi, Christophe le
2 quitta.
0 Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris
tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où
commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque
avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides,
là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur
2 cette ruche bourdonnant un regard qui semblait par avance en pomper le
5 miel, et dit ces mots grandioses :
- A nous deux maintenant !
Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner
chez Mme de Nucingen.

Le Père Goriot, Honoré de Balzac (1835)


TEXTE 16 Œuvre complète : Gargantua (1542)

Prologue de l’auteur

Buveurs très illustres, et vous, vérolés44 très précieux -car c’est à vous, non à d’autres,
que sont dédiés mes écrits-, Alcibiade, dans le dialogue de Platon 45 intitulé le Banquet, louant
son précepteur Socrate46, sans conteste prince des philosophes, dit entre autres paroles qu’il
est semblable aux Silènes.
Les silènes étaient jadis de petites boîtes telles que nous en voyons à présent dans les
boutiques des apothicaires, peintes sur le dessus de figures joyeuses et frivoles comme des
harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées 47, boucs volants, cerfs attelés et
autres semblables peintures imaginées à plaisir pour exciter le monde à rire (tel fut Silène,
maître du bon Bacchus48) ; mais au dedans on conservait les fines drogues49 : baume, ambre
gris, amomon, musc, civette50, pierreries et autres choses précieuses.
Tel était Socrate parce que, en le voyant au dehors et en l’estimant par son apparence
extérieure, vous n’en auriez pas donné un copeau d’oignon, tant il était laid de corps et
ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, simple dans
ses mœurs, rustique dans ses vêtements, pauvre de fortune, malheureux avec les femmes,
inapte à toutes les fonctions de l’État, toujours riant, toujours buvant à la santé d’un chacun,
toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir 51 ; mais, en ouvrant cette boîte,
vous auriez découvert au dedans une drogue céleste et inappréciable : une intelligence plus
qu’humaine, une vertu merveilleuse, un courage invincible, une sobriété non pareille, un
contentement certain, une assurance parfaite, un mépris incroyable de tout ce pourquoi les
hommes tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.

Rabelais, Gargantua, translaté en français moderne par le professeur

44
Vérolés : atteints de la vérole, maladie transmissible par les voies sexuelles.
45
Platon : (428 ou 427-348 ou 347 av. J.C.) : philosophe grec.
46
Socrate : philosophe grec et principal personnage des écrits de Platon, dont la sagesse était encore
emblématique à la Renaissance.
47
Harpies : monstres mythologiques ayant un corps de rapace et une tête de femme ; satyres : créatures
mythologiques ayant des pieds, des oreilles et une queue de bouc ; oisons bridés : expression désignant une
personne stupide et innocente ; au sens propre : petits oiseaux à qui l’on fixe une plume dans le bec pour qu’ils
ne traversent pas les haies ; canes bâtées : cane chargée d’un bâton leur permettant de porter de lourdes charges ;
version déformée de l’expression « âne bâté », désignant une personne stupide et têtue.
48
Bacchus : dieu romain de la vigne, du vin et de la débauche, moins associé chez Rabelais à la débauche qu’à
l’inspiration.
49
Drogue : terme qui a ici le sens général de substance rare, employée en pharmacie ou en parfumerie.
50
Amomon : mot tiré du grec, « plante odorante », peut-être la cardamome ; musc : matière brune et odorante
d’origine animale ; civette : sorte de musc tiré de la civette, animal ressemblant à un chat sauvage.
51
Cette caractéristique est essentielle : Socrate est le maître de l’ironie, il se moque des vices de ses
contemporains, mais en dissimulant sa sagesse.
TEXTE 17 Œuvre complète : Gargantua (1542)

Les fouaces52 détroussées53, comparurent devant Picrochole le duc de Menuail, le


comte Spadassin et le capitaine Merdaille, et ils lui dirent :
« Sire, aujourd’hui nous vous rendons le plus heureux, le plus chevaleresque prince
qui fut jamais depuis la mort d’Alexandre de Macédoine54.
- Couvrez-vous, couvrez-vous55, dit Picrochole.
- Grand merci (dirent-ils), Sire, nous sommes à notre devoir56.
Le moyen est le suivant :
« Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison avec une petite bande de gens pour
garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature57 que par les remparts faits
selon votre invention. Vous répartirez votre armée en deux, comme vous l’entendez bien
mieux que nous. Une partie ira se ruer sur ce Grandgousier et ses gens, qui seront bien vite
déconfits58. Là vous recouvrerez59 de l’argent en tas, car le vilain 60 en a, du comptant ; vilain,
disons-nous, parce qu’un noble prince n’a jamais un sou61. Thésauriser62 est le fait des vilains.
-L’autre partie, cependant, ira vers l’Aunis, la Saintonge, l’Angoumois et la Gascogne,
ensemble le Périgord, le Médoc et les Landes. Sans résistance ils prendront villes, châteaux et
forteresses. À Bayonne, à Saint-Jean-de-Luz et Fontarabie vous saisirez toutes les nefs, et,
suivant les côtes vers la Galice et le Portugal, vous pillerez tous les lieux maritimes jusqu’à
Lisbonne, où vous aurez le renfort de tout l’équipage requis pour un conquérant. Par le
corbieu63, l’Espagne se rendra, car ce ne sont que des rustres ! Vous passerez par le détroit de
la Sibylle, et érigerez là deux colonnes, plus magnifiques que celles d’Hercule 64, à la
perpétuelle mémoire de votre nom, et ce détroit sera nommé la mer picrocholine. Passée la
mer picrocholine, voici Barberousse65, qui se rend votre esclave…
- Je lui ferai grâce (dit Picrochole).
- Certes (dirent-ils), pourvu qu’il se fasse baptiser. Et vous attaquerez les royaumes de
Tunis, d’Hippone, Alger, Bône, Cyrène, hardiment toute la Barbarie 66. Allant au-delà67, vous
retiendrez en votre main Majorque, Minorque, la Sardaigne, la Corse et les autres îles des
mers ligurique et baléare. Suivant la côte à gauche, vous dominerez toute la Gaule
narbonnaise, la Provence et les Allobroges68, Gênes, Florence, Lucques, et adieu69 Rome ! Le
pauvre Monsieur le Pape meurt déjà de peur70.
-Par ma foi (dit Picrochole), je ne lui baiserai jamais sa pantoufle71.

Rabelais, Gargantua, chapitre 33, translaté par le professeur

52
La fouace est un gros pain en forme de couronne élaboré dans le Rouergue et la Haute-Auvergne. Il s'agit
d'une fabrication ménagère de pâte à pain, parfumée d'eau de fleur d'oranger, légèrement sucrée et beurrée, assez
dense, à base de farine de blé tendre et enrichie avec des œufs.
53
Détroussées : dérobées
54
Alexandre de Macédoine : Alexandre le Grand (356-323 av. J. C.), dont il a été déjà question au chapitre 14.
55
Couvrez-vous : cela signifie que les conseillers ont ôté leur chapeau en signe de respect.
56
Nous ne faisons que notre devoir.
57
Par nature : par sa situation naturelle.
58
Déconfits : battus à plate couture.
59
Recouvrerez : récupérerez.
60
Vilain : homme pauvre, misérable. Dans le système féodal, personne du peuple, roturier, paysan (par
opposition au noble).
61
L’aristocrate affectait un mépris pour l’argent.
62
Thésauriser : faire des économies.
63
Corbieu : juron. Déformation de : « Par le corps de Dieu », pour éviter, par euphémisme, de dire ce blasphème.
64
Allusion au mythe d’Hercule élevant deux colonnes de chaque côté de la Méditerranée. Ces deux colonnes
figuraient sur l’emblème de Charles Quint (chapitre 2).
65
Barberousse : célèbre corsaire, allié de François 1er contre Charles Quint.
66
L’Afrique du nord, du Maroc à la Libye.
67
Allant au-delà : le texte original dit : « Passant oultre », allusion explicite à la devise de Charles Quint, « Plus
outre ».
68
Nom antique d’un territoire recouvrant le Dauphiné et la Savoie.
69
Expression en Gascon dans le texte : « à Dieu seas ».
70
Nouvelle allusion au pillage de Rome par les troupes impériales en 1527 (chap. 27).
71
Baiser la pantoufle du Pape était un geste d’hommage traditionnel.
TEXTE 18 Œuvre complète : Gargantua (1542)

Toute leur vie était employée non selon des lois, statuts ou règles, mais selon leur
volonté et leur libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient,
mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait ; nul ne les éveillait, nul ne les
forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quelque autre chose. Ainsi l’avait établi Gargantua.
Dans leur règle il n’y avait que cette clause :

FAIS CE QUE VOUDRAS,

parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, conversant dans des compagnies honnêtes,
ont par nature un instinct, un aiguillon, qui toujours les pousse à des faits vertueux et les retire
du vice, et qu’ils nommaient honneur. Ceux-là, quand par une vile sujétion 72 et une contrainte
ils sont écrasés et asservis, détournent le noble penchant, par lequel ils tendaient franchement
à la vertu, pour déposer et rompre ce joug 73 de servitude ; car nous entreprenons toujours les
choses défendues et convoitons ce qui nous est refusé.
Par cette liberté ils entrèrent dans une louable émulation 74 pour faire tous ce qu’ils
voyaient plaire à un seul. Si quelqu’un ou quelqu’une disait : « Buvons », tous buvaient ; s’il
disait : « Jouons », tous jouaient ; s’il disait : « Allons nous ébattre aux champs », tous y
allaient. Si c’était pour chasser au vol ou chasser, les dames, montées sur de belles haquenées
avec leurs palefroi fier, portaient chacune sur le poing, mignonnement ganté, ou un épervier,
ou un laneret, ou un émerillon75. Les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si noblement instruits qu’il n’était parmi eux personne qui ne sût lire, écrire,
chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler cinq ou six langues et composer dans ces
langues tant en vers qu’en prose. Jamais ne furent vus des chevaliers si preux 76, si galants, si
habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, plus agiles, plus adroits à manipuler toutes les
armes, que ceux qui étaient là ; jamais ne furent vues de dames si soignées, si mignonnes,
moins désagréables, plus savantes aux travaux manuels, à l’aiguille, à tout acte féminin
honnête et libre, que celles qui étaient là.

Rabelais, Gargantua, chapitre 57, translaté par le professeur

72
Sujétion : soumission.
73
Joug : sorte de collier destiné à diriger les bêtes de somme. Par métaphore : chaîne, instrument
d’asservissement.
74
Émulation : rivalité positive
75
Haquenées : juments paisibles montées par les dames et les ecclésiastiques. Palefroi : cheval de chasse.
Ganté : revêtu d’un gant. Laneret, émerillon : rapaces employés à la chasse.
76
Preux : courageux.

Vous aimerez peut-être aussi