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EL5 Marivaux, Les fausses Confidences, I, 14 de « N'importe, je veux le congédier » à

« Tu m'étonnes à un point ! »

L'intrigue des Fausses Confidences montre les étapes d'un plan savamment organisé par le
valet Dubois pour permettre à son ancien maître Dorante, jeune homme de bonne famille au
physique agréable mais sans le sou, de faire la conquête de la riche veuve Araminte. Dubois a
fait embaucher Dorante en tant qu'intendant de la veuve.
La scène 14 de l'acte l constitue un passage clé de la pièce, puisqu'il s'agit de la première
fausse confidence à laquelle se livre Dubois. Dans cet extrait, il révèle à Araminte qu'elle est
l'objet de la passion de Dorante, et se lance dans un récit vivant, quoiqu'en bonne partie
inventé et improvisé, de ces amours secrètes, afin d'émouvoir la belle veuve sur le sort du
triste amoureux.
Nous analyserons comment Dubois utilise-t-il la confidence comme stratagème pour
éveiller l'intérêt d'Araminte pour Dorante ? Par un premier mouvement, l’amour fou de
Dorante qui suit d’un deuxième mouvement, Dorante refuse d’épouser quoiqu’onques et un
troisième, le récit du coup de foudre de la première rencontre

Premier mouvement : du début à « elle lui coupe la gorge »

Araminte ne souhaite pas garder auprès d'elle Dorante car il est fou amoureux d'une femme
(jalousie) : expression de la volonté : « je veux le congédier ». En même temps, on la sent
intéressée puisqu'elle cherche à connaître l'identité de la femme aimée à travers la modalité
interrogative : « Est-ce que tu la connais, cette personne ? » On sent aussi une certaine
impatience.

Dubois retarde habilement la révélation en soulignant le respect qu'il éprouve pour Araminte
« honneur » par une tournure emphatique avec le présentatif « C'est vous, Madame ».

La surprise d'Araminte est soulignée par la reprise du pronom tonique « moi » et la tournure
exclamative. La fausse confidence est ici manipulation d'Araminte et cela fonctionne.

Dubois peut donc reprendre le récit de l'amour à travers le portrait d'un Dorante fou
amoureux.

Il affirme avec force l'amour de celui-ci avec le verbe adorer qui renvoie à l'adoration divine.
Il replace cet amour dans une temporalité longue pour en souligner sa force « il y a 6 mois ».
Comme toujours, l'amour est lié à la vue : « plaisir de vous contempler », « voir », « l'air
enchanté ».

Ces termes soulignent encore la violence de cet amour : le terme « contempler » suppose un
regard attentif, admiratif et peut être employé dans le domaine religieux ; « enchanté » évoque
aussi celui qui est frappé par un enchantement, un sortilège.

La violence est aussi perceptible par les hyperboles : « il y a six mois qu'il n'en vit point » : la
négation souligne qu'il ne peut avoir d'autre préoccupation que cet amour. Et nous voyons
aussi l'antithèse « sa vie » / « un instant » qui souligne la force de cet amour.
Ces réflexions flattent Araminte et montre son pouvoir de séduction.
Dubois cherche à connaître les sentiments d'Araminte par sa dernière remarque « vous avez
dû voir » : il lui prête une attention à l'égard de Dorante.

Araminte avoue qu'elle a observé le jeune homme « il y a bien, en effet », « m'a paru ». Elle
reste imprécise en utilisant une expression indéfinie « quelque petite chose » qui fonctionne
par antithèse avec « extraordinaire », qui s'accorde bien avec cette fiction romanesque que
construit Dubois et qui fait d'elle une héroïne de roman d'amour. Elle ne semble pas
indifférente à Dorante et est séduite par l'évocation de sa passion amoureuse.

Toutefois, si elle semble manifester une tendresse naissante et sa compassion par l'expression
« le pauvre garçon » et la ponctuation expressive, elle semble rester raisonnable par la
question « de quoi s'avise-t-il ? » (Rappelle-t-elle ainsi leur différence de condition sociale ?)

Dubois poursuit sa description de la folie amoureuse de Dorante en usant du lexique de la


mort « ruine », » coupe la gorge » (parallélisme qui souligne le danger de cet amour dont le
jeune homme est victime.)
La négation du verbe « croire » rappelle habilement la démesure et la folie « démence » de sa
passion.

Deuxième mouvement : Dorante refuse d'épouser une autre femme (Il est bien fait à
Cela est fâcheux)

Comme pour retarder l'évocation de la condition sociale de Dorante, il évoque d'abord ses
qualités physiques et morales (déjà maintes fois évoquées et qui semblent justement pouvoir
remplacer l'absence de fortune, comme souvent pour les héros de roman d'ailleurs).
Il débute par une énumération de ses qualités jusqu'à la conjonction d'opposition « mais » qui
évoque par la négation et l'euphémisme sa condition sociale « il n'est pas riche ».
Il relance toute suite sa phrase en évoquant les unions avec des femmes riches qu'il refuse par
amour.
La tournure restrictive « il n'a tenu qu'à lui » souligne son refus et la force de son amour.
Dubois suscite habilement la jalousie en insistant sur le grand nombre de
prétendantes (des femmes), leurs attraits avec l'hyperbole « fort aimable ». Le parallélisme
final montre par l'antanaclase (emploi du même mot dans deux sens différents) que ces unions
étaient désirables et avantageuses pour les deux partis. Le conditionnel passé « auraient
mérité » souligne le renoncement de Dorante
Il évoque ensuite un cas particulier « il y en a une » qui le poursuit assidument comme les
montres le CCT « tous les jours » et souligne sa qualité de témoin comme preuve de la
véracité de ses dires.

Dubois réactive la triangulation du désir amoureux en évoquant les conquêtes qui auraient
accepté de lui offrir sa fortune. René Girard explicite cette théorie dans la Violence et le
Sacré : « En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable ». Il présente
des femmes du même type qu’Araminte, ce qui l'autorise à suivre ses sentiments.
Et cela fonctionne comme le prouve la phrase non verbale « Actuellement » qui souligne
l'urgence de s'attacher à Dorante. La parole s'oppose à la didascalie « avec négligence » qui
montre le détachement apparent d'Araminte. Son corps et son intonation font mine de ne pas
s'y intéresser mais sa question contredit ce qu'elle cherche à donner à voir.

Dubois reprend le terme « actuellement » pour bien insister sur l'idée que Dorante est la proie
d'une autre femme qu'il décrit pour la rendre encore plus présente et réelle « une grand brune
très piquante » et valoriser la fidélité de Dorante à son amour pour Araminte : noter l'antithèse
« qu'il fuit »/ « qui le poursuit ». Il insiste sur son refus d'épouser une autre femme : négation
grammaticale « il n'y pas moyen », verbe de sens négatif « il refuse tout ».

Il met en scène la voix de Dorante en utilisant le Discours direct pour faire entendre à
Araminte sa loyauté et son honnêteté (il rapporte les réactions (imaginaires) de Dorante
lorsqu'on lui propose des mariages avec des femmes fortunées) : « je les tromperais »
(hypothèse refusée), expression de ses sentiments « je ne puis les aimer » : négation car en
aime une autre, image touchante du « coeur » personnifié et qui appartient à une autre femme.
Image pathétique des larmes.
Moment-clef de cette fausse confidence, ce pseudo-aveu est troublant pour la veuve car il est
formulé à la première personne, comme de la bouche même de Dorante. Par une plaisante
mise en abyme, c'est avec une protestation de fausse probité que l'intendant touche Araminte,
par l'intermédiaire de Dubois. Araminte, personnage le plus vertueux et altruiste de la pièce,
se trouve ainsi piégée dans une situation de responsabilité vis-à-vis d'un Dorante amoureux et
soucieux d'avoir un comportement honnête : comment pourrait-elle avoir la cruauté de le
renvoyer ?

Troisième mouvement (de cela est fâcheux à la fin):

La réponse d'Araminte semble raisonnable « Cela est fâcheux » mais ambigüe. « Cela » est
vague : est la situation de Dorante ou le fait d'avoir une rivale ? La seconde phrase montre
d'ailleurs qu'elle revient à elle et à l'amour de Dorante. Elle relance le récit de Dubois par une
question : « Mais, où m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi ? »

Il se lance alors dans le récit du coup de foudre (noter le passé simple qui souligne la rapidité
du coup de foudre). Il donne un cadre spatio-temporel : l’opéra, le vendredi ; il insiste sur ce
jour comme s'il revenait dans le passé pour rendre son récit plus crédible alors que les
représentations à l'opéra avaient lieu le vendredi, il garantit l'authenticité du récit par le fait
qu'il le tient de la bouche de Dorante « à ce qu'il me raconta » . Il insiste sur le sens de la vue
qui est le canal habituel de la naissance de l'amour et on retrouve le lexique de la folie qui est
la conséquence de la brutalité du choc : « point de nouvelles » « perdit la raison », « extasié »
(on reprend l'idée du sortilège), « il ne remuait plus « il n'y avait plus personne au logis »
(métaphore), « un air égaré ».

L'exclamation d'Araminte souligne bien le caractère romanesque de la situation « quelle


aventure ! », ce que confirmera sa dernière réplique : « tu m'étonnes à un point » (étonner :
frapper par la foudre, surprise de l'amour aussi)

L'inquiétude de Dubois permet de valoriser Dorante comme le montre le superlatif « c'est le


meilleur maître ! » Les négations soulignent l'impuissance face à l'amour, on ne peut le guérir
de sa folie : « point du tout », « il n'y avait plus » (hyperbole). On retrouve à nouveau une
énumération des ses qualités morale : « ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur
charmante » conclue par la responsabilité d'Araminte : « vous aviez tout expédié »
(hyperbole) qui confirme la puissance de ses charmes.

La négation restrictive souligne que l'amour réduit le champ des préoccupations autour de ce
« vous », l'objet aimé : rêver, aimer, épier.
Eléments de réflexion sur la « fausse confidence » :
Dubois est dans la fausse confidence puisqu'il y a transgression de l'interdit que le secret
impose, Dorante étant le seul tenant légitime de la confidence. Mais il s'agit d'une fausse
confidence dans la mesure où elle ne se fait pas à l'insu de Dorante ; au contraire, elle a été
concertée avec lui. De plus, elle est à la fois vraie et fausse : si Dorante est véritablement
amoureux d'Aramine, le récit de l'opéra est magnifié, « la grande brune piquante » est sans
doute fictive. Enfin, il fait passer cette fausse confidence pour vraie pour authentifier son
contenu, dans la mesure où les événements révélés sont invérifiables par Araminte.

Conclusion

Cet extrait est un véritable morceau de bravoure de Dubois : grâce au récit saisissant d'une
maladie d'amour qui dure, en secret, depuis six mois, il est parvenu à attirer l'attention
d'Araminte sur Dorante et à jeter le trouble dans son esprit, et peut-être déjà dans son cœur.
Mais l'affaire n'est pas encore gagnée et Araminte n'est pas encore prête à succomber :
«La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même », pense-t-
elle à voix haute au début de la scène suivante.
Le trouble est aussi semé dans l'esprit des spectateurs : pourquoi Marivaux qualifie-t-il cette
première confidence de « fausse » dans le titre de la pièce ? Ce n'est pas tant le contenu du
récit de Dubois qui est faux
- même si la vérité de cet amour est considérablement romancée et exagérée par le valet
- mais bien son statut de confidence.
Loin d’un aveu sincère formulé sous le sceau du secret, c'est un stratagème d’entremetteur : là
et la manipulation.

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