Vous êtes sur la page 1sur 4

THÉÂTRE ET STRATAGÈME

SÉQUENCE 5 – séance 4 – E.L. n°12

La fausse confidence de Dubois à Araminte


(Extrait de la scène 14 de l’acte I,
de « DUBOIS. – Si je le connais, Madame ! » à « Moi, dis-tu ! », p. 42 à 441)

Problématique possible : Comment les fausses confidences de Dubois prennent-elles place au sein du
stratagème du valet machiniste ?

Le stratagème de Dubois se met en place en suivant plusieurs étapes savamment calculées.


Ce sont ces étapes qui constituent pour l’essentiel les deux grands mouvements de notre extrait.

Premier mouvement : susciter la curiosité d’Araminte (l. 486-501)


Pour piquer la curiosité de sa maîtresse, le valet machiniste va délivrer au compte-goutte ses
informations sur Dorante, qu’il vient de qualifier de « démon » juste avant l’extrait étudié.
Le début de la réplique de Dubois relève a priori de la modalité exclamative, comme en
atteste la multiplication d’exclamations. Mais elle peut s’interpréter comme une interrogation, et
l’adverbe affirmatif « oui », amplifié par l’adverbe « vraiment » et l’interjection « Ah ! », s’apparente
à une réponse aux exclamations de la l. 486. Cette ambiguïté est en réalité au cœur de la stratégie de
Dubois qui maintient, par de nombreux procédés dilatoires 2 remarquables tout au long de notre
passage, une sorte de suspens. Retarder l’annonce de la vérité fait donc partie du stratagème du
valet et permet en premier lieu de susciter la curiosité de sa maîtresse. Vont dans ce sens le jeu de
répétition présent dans le parallélisme de la l. 486 où l’incise « Madame » contribue elle aussi à
l’effet d’attente, ainsi que le polyptote sur le verbe « connaître » (« connais »/ « connaît ») qui
amplifie l’effet de surprise. La syntaxe très heurtée contribue à donner de la vivacité à la réplique :
emportée dans un flot de paroles vives, la jeune veuve est prise au piège. Et l’interronégative des l.
487-88, parce qu’elle est une question orientée à laquelle Araminte n’a pas d’autre choix que
d’acquiescer (ce qu’elle fait d’ailleurs à l’initiale de sa réplique l. 489), entre dans la stratégie de
manipulation de Dubois.
Cette première réplique est donc l’expression d’une manipulation rhétorique qui va chercher
à piéger Araminte. Mais au-delà elle permet de capter l’attention du spectateur en faisant vaciller ses
certitudes. Les premières scènes nous ont exposé le stratagème de Dubois et sa complicité avec
Dorante : mais tandis que le valet répète ses exclamations et retarde le moment de la révélation,
nous sommes nous-mêmes pris d’un doute : et si Dubois avait l’intention de se jouer aussi de
Dorante ? Toute la scène va reposer sur cette ambiguïté : tant que la révélation (biaisée, bien
entendue) ne sera pas clairement énoncée par Dubois, nous douterons des intentions réelles du
valet. L’évocation de la folie de Dorante en sera l’expression la plus manifeste.
À travers l’emploi du verbe « surprendre » et ses modalités interrogatives, la première
réplique d’Araminte témoigne d’une sincère curiosité, preuve que le stratagème fonctionne. Mais

1
Édition Hatier, coll. « Classiques & Cie », 2020.
2
Dilatoire = qui tend à retarder par des délais, qui diffère, suspend, cherche à gagner du temps.

1
THÉÂTRE ET STRATAGÈME

après la description par Dubois d’un Dorante en dissimulateur inquiet (l. 488), elle traduit aussi les
craintes de la veuve fortunée d’avoir embauché comme intendant un escroc, ainsi qu’en attestent les
groupes nominaux antithétiques « quelque mauvaise action » / « un honnête homme ». On notera la
polysémie de l’épithète liée antéposée « honnête » qui renvoie certes au domaine pécuniaire3 mais
aussi à des valeurs morales et sociales (pour une large part, l’ « honnête homme » garde au XVIIIe
siècle son sens classique, et désigne donc entre autres un homme galant : on voit bien ainsi que la
question d’Araminte introduit en fait la thématique amoureuse qui sera développée à partir de la l.
505).
La deuxième intervention de Dubois vient contredire ce que sa première prise de parole
laissait entendre et est ainsi révélatrice de la manière d’opérer d’un valet qui cherche à tout prix à
faire douter ses interlocuteurs, à leur faire perdre toute certitude pour mieux pouvoir les abuser et
imposer son point de vue. On relèvera bien sûr les marques de la tonalité épidictique (lexique
mélioratif, exclamations, hyperboles) décrivant Dorante comme un être d’exception (comme le
démontrent les superlatifs et les comparaisons démesurées).
Ce portrait extrêmement flatteur vise à piquer davantage encore la curiosité d’Araminte, qui
s’exprime à travers une brève exclamation et l’énumération de deux interrogations partielles (l. 496-
97). L’adjectif attribut du sujet de la l. 497 (« émue ») accompagné d’un adverbe à valeur
hyperbolique (« tout ») traduit le trouble de la jeune femme et suggère ainsi au spectateur qu’elle
tombe dans le piège de son valet, le choix du verbe émouvoir inscrivant une nouvelle fois le discours
dans un sens implicite amoureux.
La suite des interventions de Dubois vient, comme précédemment, contredire ce qui a été
tout juste expliqué : Dorante avait une attitude louche (l. 488), il est en fait le plus honnête des
hommes (l. 492-495) ; il est le « plus brave homme dans toute la terre » (l. 492) mais il a un
« défaut » en fait « à la tête » (l. 498-99) : chaque certitude est donc mise à mal immédiatement,
empêchant Araminte (et le spectateur !) de connaître la vérité de manière autonome. Une nouvelle
fois, la révélation de la vérité est différée et Araminte va de surprise en surprise (ce que traduit la
reprise d’une parole de Dubois : « À la tête ! »).
De ces rebondissements permanents se nourrit le comique de la scène, qui est donc :
- verbal : on le constate avec cette reprise « À la tête ! » qui traduit tout le désarroi
d’Araminte qui ne comprend plus qui est réellement son nouvel intendant ; on le remarque aussi
avec la comparaison hyperbolique de la l. 501, totalement antithétique de celles des l. 492-495, et le
recourt au burlesque avec le terme trivial « timbré » ;
- visuel (comme en atteste la didascalie de la l. 498, Dubois renouant alors avec la tradition
des valets de la commedia dell’arte et leurs lazzi4) ;
- et de situation, puisque le spectateur, mis précédemment dans la confidence du stratagème
entre Dorante et son ancien valet, rit des surprises successives d’Araminte, exprimées par exemple
par son exclamation de la l. 502.

3
Attention avec l’adjectif « pécuniaire » qui s’écrit et se prononce en fait de la même façon au masculin et au
féminin. C’est par erreur que l’on entend par exemple « des soucis pécuniers » (adjectif qui n’existe pas mais
qui est le fruit probablement d’un rapprochement avec l’adjectif « financier »), alors qu’il faut dire et écrire
« des soucis pécuniaires ».
4
Le terme lazzi est en fait déjà un pluriel (celui de lazzo), il est donc inutile d’ajouter un s final.

2
THÉÂTRE ET STRATAGÈME

Deuxième mouvement : éveiller la jalousie d’Araminte (l. 502-521)


La réplique de la maîtresse aux l. 502-503 prouve que le stratagème mis en place fonctionne :
non seulement Araminte reconnaît des qualités à son nouvel intendant (ce qu’exprime le jugement
« il m’a paru de très bon sens »), ce qui est indispensable dans la stratégie de Dubois, mais elle reste
demandeuse d’informations (donc curieuse, comme en témoigne la modalité interrogative) et par
conséquent dépendante de ce que son valet va pouvoir lui dire, les rapports entre maître(sse) et
valet s’inversant totalement, non sans conséquence comique bien entendu.
S’amorçant par la reprise exclamative outrée et donc comique de la question d’Araminte
(« Quelle preuve ! »), la réplique de Dubois des l. 504-509 vise à susciter la jalousie de la maîtresse et
son effet comique repose pour une large part sur le principe de la double énonciation théâtrale, le
spectateur sachant depuis la scène 2 de ce premier acte que Dorante « aime avec passion »
Araminte. La peinture exagérée et burlesque de son ancien maître en « fou » « d’amour », tout
autant que le retardement de la révélation de l’ « objet » aimé par Dorante contribuent pour une
très large part au comique de la scène.
On relèvera bien sûr le réseau lexical de la folie, les énumérations et anaphores, les images
hyperboliques que l’on aurait pu rencontrer dans les romans galants (« extravague d’amour »,
« cervelle brûlée », « comme un perdu »), le mensonge stratégique (« c’est ce qui me force de m’en
aller encore ») et une dernière touche comique qui permet de poursuivre l’éloge de Dorante (« ôtez
cela, c’est un homme incomparable »). À dessein, Dubois se garde bien de révéler alors à Araminte
que c’est d’elle que son ancien maître est follement amoureux.
Toute la réplique suivante d’Araminte, en commençant par la didascalie externe (« un peu
boudant ») trahit la jalousie de la jeune femme et apporte à Dubois la preuve que son stratagème
fonctionne. L’interjection de la l. 510, l’affirmation péremptoire « je ne le garderai pas » qui vient
contredire caricaturalement le jugement de la l. 502 (« Il m’a paru de très bon sens »), les
considérations générales sur les hommes et leur « fantaisies » (où l’on remarquera l’emploi de
modalisateurs péjoratifs et de présents de vérité générale) sont autant de manifestations d’un
amour-propre blessé : Araminte qui ne semble manifestement pas insensible aux charmes de son
futur intendant n’accepte pas que celui-ci soit follement épris d’une autre. Araminte jalouse car
orgueilleuse : Dubois peut donc continuer à s’en amuser, et le spectateur d’en sourire à son tour.
Les l. 515-516 sont une nouvelle manifestation de la double énonciation sur laquelle repose
l’humour de la scène (nous rions parce que nous savons que derrière l’énigmatique « objet » se
cache en réalité Araminte). Dubois ne cesse de différer le moment de la révélation, qui n’interviendra
qu’à la toute fin de notre extrait, et s’amuse de la situation. Son affirmation aux allures de paradoxe
(« sa folie est de bon goût ») en est l’illustration la plus éclatante et résonne en fait comme un aparté
adressé au public, témoin et donc complice puisqu’il en vient à rire aux dépens de la maîtresse
abusée par les malices de son valet. Tout l’humour de cette réplique repose sur cette connivence, à
quoi il faut ajouter le comique lié à l’interjection familière de Dubois (« Malepeste ! ») surjouant la
surprise.
On soulignera que le jugement de Dubois concernant l’ « objet » à l’origine de la « folie »
amoureuse de Dorante (« sa folie est de bon goût ») relève d’une double intention : susciter le rire
chez le spectateur mais aussi continuer de piquer l’amour-propre d’Araminte, ce qu’illustre la
réplique des l. 517-518 exprimant la ferme volonté de renvoyer Dorante (on notera la modalité
affirmative et le verbe de volition à la 1 re personne). La jeune veuve est donc une femme blessée
dans son orgueil et l’on a tendance à en rire : cela révèle bien l’essence même du théâtre de

3
THÉÂTRE ET STRATAGÈME

Marivaux, fondé pour une large part sur la violence psychologique (il faut évidemment nuancer le
terme mais Dubois prend plaisir à torturer sa maîtresse, et le spectateur, parce qu’il en s’en amuse et
donc ne s’en offusque pas, en devient complice). De même, l’extrait est emblématique de ce que l’on
a appelé, parfois péjorativement, le marivaudage, cette complication excessive des échanges
langagiers qui en vient à différer les révélations, à jouer sur les mots et les sentiments, à parler pour
finalement tarder à dire.
La révélation des l. 519-520 est évidemment drôle parce qu’elle est très solennelle (« j’ai
l’honneur », « Madame »), qu’elle est faite au moment où l’exaspération d’Araminte est à son point
culminant, et car elle continue de différer au maximum la vérité : significativement, elle se fait par le
biais d’une tournure présentative déplaçant en fin de phrase le moment de la révélation (« C’est
vous, Madame. »), après une première phrase entretenant encore un peu plus le suspens en
recourant à un pronom personnel qui permet de ne pas nommer la personne aimée (« J’ai l’honneur
de la voir tous les jours »). Comme à l’accoutumée, le théâtre marivaudien s’amuse avec les surprises
de l’amour.
La brièveté et la modalité exclamative de la dernière réplique traduisent la surprise
d’Araminte, persuadée d’entendre là une vraie confidence. Or, même s’il s’agit de révéler à la jeune
femme des sentiments sincères (Dorante « aime avec passion »5 et sincérité Araminte), on ne peut
parler pour autant de vraie confidence puisqu’elle le fruit d’un stratagème. Cet extrait de la scène 14
constitue donc une « fausse confidence », qui n’est pas à proprement parler la première de la pièce
puisque lors de la scène 4 monsieur Remy avait confié à Marton le soi-disant amour de Dorante à
l’égard de la suivante. Mais elle est d’une autre nature, car mêlant le vrai (les sentiments de Dorante
pour Araminte) et la manipulation. Ainsi, à ce stade de la pièce, le spectateur a d’ores et déjà assisté
à une vraie confidence (scène 2), à une confidence fausse (scène 4) et à une fausse confidence (scène
14), avec toutes les nuances et complications caractéristiques de Marivaux et du marivaudage.

5
Voir acte I, scène 2.

Vous aimerez peut-être aussi