Vous êtes sur la page 1sur 4

Objet d'étude: Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Manon Lescaut, 1731, Abbé Prévost

Parcours associé: Personnages en marge, plaisirs du romanesque

Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné n’osant l’envisager directement. Je
commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour
m’écrier douloureusement : Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! Elle me répéta, en pleurant à
chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc ?
m’écriai-je encore. Je prétends mourir, répondit elle, si vous ne me rendez votre cœur sans lequel il
est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des
pleurs, que je m’efforçais en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à
te sacrifier : car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. À peine eus-je achevé ces derniers mots
qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnée :
elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y
répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été
aux mouvements tumultueux que je sentis renaître ! J’en étais épouvanté ; je frémissais, comme il
arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel
ordre de choses : on y est saisi d’une horreur secrète dont on ne se remet qu’après avoir considéré
longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah ! Manon, lui dis-
je en la regardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé
mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez souveraine absolue et qui
mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé
d’aussi tendre et d’aussi soumis. Non, non, la nature n’en fait guère de la même trempe que le mien.
Dites-moi du moins si vous l’avez quelquefois regretté. Quel fonds dois-je faire sur ce retour de
bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous êtes plus
charmante que jamais ; mais, au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous belle Manon,
dites-moi si vous serez plus fidèle.
Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant
de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. Chère Manon, lui dis-
je avec un mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une
créature.

Manon Lescaut, première partie,1731, Abbé Prévost.


Introduction:

Amorce: A travailler
Situation de l'extrait: Depuis près de deux ans, Manon et le chevalier des Grieux ne se sont plus
revus. DG a repris des études de théologie à Paris, Manon a poursuivi sa liaison avec M. de B…Elle
entend parler du jeune homme à l’occasion d’un exercice public en Sorbonne. Après l'avoir écouté
à la Sorbonne, elle se rend au parloir de Saint-Sulpice et demande à revoir DG. C'est une scène de
réconciliation entre les anciens amants qui aboutira à leur fuite. C'est aussi une scène de genre
traditionnelle, mais inversée: ce n'est pas le jeune homme ds le parloir du couvent qui voit la
femme aimée à travers une grille pr lui remettre une lettre, lui effleure le bout des doigts avt d'en
venir à l'enlèvement. Ici, le rôle des sexes est inversé: c'est Manon qui vient enlever un jeune abbé
ds son séminaire et Des Grieux endosse "le rôle féminin": il s'inquiète de la fidélité, de la constance
de sa partenaire.
Problématique: Dans quelle mesure cette première scène de réconciliation révèle-t-elle
l'ambivalence du personnage de Des Grieux ( voire des 2 personnages) pour le plus grand plaisir du
lecteur?
Mouvements:

1er mouvement: "Elle s'assit...que je vive": des retrouvailles accusatrices

< Une scène digne d'un tableau: Les 2 personnages sont présentées ds des attitudes figées: " elle
s'assit" (action au passé simple de l'indicatif achevée) , " je demeurai debout" (verbe "demeurer" qui
sous entend un étet état immobilité) + Des Grieux est comme sidéré par l'apparition de Manon
"n'osant l'envisager directement" " le corps à demi-tourné" + Cette paralysie de Des Grieux atteint
également sa parole : alors qu’il se montrait éloquent lors de sa première rencontre avec Manon, il
semble ici presque contraint au silence malgré ses efforts "Je commençai plusieurs fois une réponse
que je n'eus pas la force d'achever ( l'adverbe "plusieurs" fois suggèrent de nombreuses tentatives)
+ Des Grieux est sans force " je n'eus pas la force d'achever"

< Ce tableau est interrompu par un effort plus important qui se manifeste ss la forme d'un cri « je fis
un effort pour m’écrier douloureusement » (mise en relief par les adverbes "Enfin" et "
douloureusement"; le verbe "s'écrier" traduit la brutalité et l'intensité de la voix de Des Grieux.)
+ Le ton de Des Grieux est spontanément celui de la plainte, aux deux sens du terme : reproche
d’une part quand Des Grieux accuse Manon de perfidie (l’accusation « perfide » renvoie à un vice
intrinsèque ( propre à Manon, à son caractère) , et lamentation, douleur (proche du regret) d’autre
part que traduisent la triple répétition de l'adjectif "perfide", l'exclamation et l'interjection "ah". +

< Alors que Des Grieux attend que Manon s’explique et justifie rationnellement son attitude avec
M. de B. quand tous 2 vivaient rue V. à Paris, comme le laisse entendre sa question « Que
prétendez-vous donc ? », Manon déçoit cette espérance en adoptant une stratégie affective : la
tactique des larmes " en pleurant à chaudes larmes" ( hyperole qui pourrait signifier que Manon en
fait trop, qu'elle joue la comédie) et le chantage amoureux " Je prétends mourir si vous ne me
rendez votre coeur, sans lequel il est impossible que je vive". L’incompréhension est manifeste :
tandis que le chevalier veut comprendre pourquoi Manon l'a trahi, celle-ci l’assure de son amour et
de sa fidélité à venir.
2ème mouvement: " " Demande donc ma vie...langueur": Une reddition nuancée

< La réplique de Des Grieux " Demande donc ma vie, infidèle!"peut paraître hors de propos par
rapport à ce qui précède : Manon n'a jamais demandé cela. + de façon brutale, le chevalier capitule
devant Manon, en l’assurant d’un amour qui irait jusqu’au sacrifice de sa vie et en l'assurant qu'il ne
l'a pas oubliée " car mon coeur n'a jamais cessé d'être à toi" ( Des Grieux n'est-il pas de mauvaise
foi? N'est-ce pas lui qui a oublié Manon depuis qu'il est au séminaire de Saint-Sulpice?)

< Cette reddition s’accompagne d’une manifestation d'émotions intenses : les larmes " en versant
moi-même des larmes" (qui répondent aux larmes de Manon et marquent le début de la réunion des
amants) et l'anaphore « Demande donc ma vie » / « Demande ma vie » pour Des Grieux + La
rapidité de l’enchaînement des réactions de Manon rend palpable aussi l’intensité des émotions,
comme le soulignent l’indication temporelle « À peine eus-je achevé ces derniers mots », la
succession de verbes au passé simple"..elle se leva pr venir m'embrasser" (En se levant, Manon
s’accorde avec la posture de son amant, faisant elle aussi un geste de réconciliation envers lui. )
"Elle m'accabla de mille caresses passionnées ( antithèse "accabla" et "caresses": Des Grieux veut-il
faire croire qu'il n'est pas heureux de cette démonstration de tendresse?). Elle m'appela par ts les
noms" + les nombreuses hyperboles « mille caresses passionnées », « ses plus vives tendresses »
évoquent aussi ce moment d'intense émotion. Manon déploie ts ses charmes ( on est ds un séminaire
et Des Grieux porte l'habit ecclésiastique)

< Cependant, le trouble de Des Grieux est perceptible: il continue à accuser Manon « infidèle »
(même si le mot est moins violent que "perfide") + Des Grieux est plus tiède, plus lent à
manifester son amour : « Je n’y répondais encore qu’avec langueur » Des Grieux cherche-t-il à ce
moment à se construire l'image de celui qui ne cède pas alors même qu'il avait qqs instants
auparavant offert sa vie à Manon?

3ème mouvement: "Quel passage...ts les environs": l'analyse rétrospective de Des Grieux

< Le regard restropectif de Des Grieux apparaît ds ces lignes, il tente d'expliquer la surprise qui fut
la sienne sur le moment par l'opposition entre sa vie tranquille au séminaire et "les mouvements
tumultueux" de la passion qui renaît. : " Quel passage en effet, de la situation tranquille où j'avais
été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître!" et par l'exclamation.

< Le tumulte intérieur qui bouleverse Des Grieux se manifeste ainsi par une sorte de terreur
qu’exprime le champ lexical de l’angoisse : « épouvanté », « frémissais », « saisi d’une horreur
secrète ». Pour que M. De Renoncour / le lecteur comprenne cette terreur qui l'envahit face à
Manon, Des Grieux utilise la comparaison avec un paysage nocturne et désert ds lequel on a perdu
tous ses repères , il utilise une vision cauchemardesque, fantastique "ds la nuit" " une campagne
écartée", qui suggère que Manon est la créatrice d’un « nouvel ordre des choses » effrayant.
Ainsi Manon n’est-elle pas loin ici, selon René Démoris (Le Silence de Manon, Paris : P.U.F., 1995, p. 41-42), d’être
élevée au rang d’une force maléfique, diabolique – processus par lequel, remarquons-le, Des Grieux minimise sa propre
faute et réduit sa part de faiblesse dans sa chute.

4ème mouvement: " Nous nous assîmes... ": Réconciliation des 2 amants

< On assiste alors à la réconciliation du couple soulignée physiquement « Nous nous assîmes » qui
s'oppose à « Elle s’assit » du début.Le narrateur insiste sur la réciprocité du rapprochement entre les
amants par la formule « l’un près de l’autre » et par le rapprochement physique : « ses mains dans
les miennes » et par le regard " en la regardant d'un oeil triste". => le renversement est complet.

< Des Grieux retrouve aussi son éloquence: lexique courtois habituel : « trahison », « félicité », «
plaire », « obéir », « charmante », « souveraine absolue ». => figure d’un amant courtois, soumis à
sa dame. Cette figure correspond parfaitement à la posture noble et sensible en laquelle se complaît
le chevalier. + demande à Manon, sur le mode d’une injonction « Dites-moi », répétée trois fois et
d’une interrogation rhétorique « Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté...?"/ " Je vois bien
que vs êtes plus charmante que jamais; mais, au nom de ttes les peines que j'ai souffertes pour
vous! Belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle.", des garanties, la promesse de Manon d'être
fidèle. Une angoisse reste donc malgré tout perceptible devant l’attitude ambivalente de Manon.

< La réponse de Manon est donnée en discours narrativisé, qui résume ses paroles de façon
imprécise « des choses si touchantes sur son repentir », « elle s'engagea à la fidélité par tant de
protestations et de serments » => maintien du mystère sur la pensée profonde de Manon. => Manon
en fait-elle trop pr cacher ses réels sentts? La réaction de Des Grieux, « attendr[i] » , suggère que
l’effet des paroles de Manon est pour lui plus important que leur contenu.
Des Grieux emploie alors un lexique religieux typique de l’éloquence chrétienne classique : «
adorable », « créature »: Manon est « adorable » comme l’est une déesse. La déification de Manon
est bien entendu blasphématoire. Des Grieux s'est laissé vaincre par les plaisirs terrestres.

Conclusion:
Les retrouvailles se déroulent donc en deux temps distincts : une phase d’accusation ou de
confrontation violente, suivie d’une phase de réconciliation et de tendresse. Ces retrouvailles très
théatralisées permettent à Des Grieux de préserver sa situation d'amant exemplaire et victime de
Manon tout en le déculpabilisant d'avoir cédé à nouveau. Cela provoque le plaisir du lecteur qui n'a
pas l'intention d'être dupé par DG et qui n'a de cesse de trouver " le sous-récit" qui se cache derrière
le discours de DG.

Ouverture ( au choix): - Manon tente ds les pages qui suivent, d'expliquer de façon précise et
vraisemblable son infidélité: éblouissemt pour l'or du fermier général ( poste élevé de
l'administration fisco-financière), douleur de la séparation, opulence sans bonheur qui n'efface ps
l'être aimé dont elle s'informe et qu'elle tente de reconquérir.
- Fuite des 2 amants ds le carosse de Manon. En route, ils s'arrêtent ds une friperie où
Des Grieux reprend les galons et l'épée et s'installent ds un village voisin de Paris, à Chaillot.
- Nlle infidélité de Manon avec G..M..

Lecture: La lecture doit être expressive!


Ponctuation originelle de l'édition de 1753 (GF): ; et : souvent interchangeables, ils peuvent
marquer un suspens oratoire + rythme scandé par des pauses pour représenter la diction orale, le
discours "théâtralisé" ( ? pas tjrs suivi d'une majuscule) + nouveaux signes de ponctuation à valeur
pathétique: 4 ou 5 points à la suite.

Entraînement langue
Analysez la proposition subordonnée relative: on y est saisi d’une horreur secrète dont on ne se
remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs.

Vous aimerez peut-être aussi