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Classe : 1G E et F
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Texte n°2 : L’homme spectateur des autres hommes, Livre VIII (“De la
Cour”), Les Caractères (1688), La Bruyère
De “ L'on court les malheureux ” à “ choses pour vous à éviter !”.
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Texte n°3 : Acte III, scène 12, Le Malade imaginaire (1672), Molière De “ Ah!
mon Dieu! Ah! malheur! Quel étrange accident! ” à “ Eh bien, mon frère, vous
le voyez.”.
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Enfin, n'étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grands pas dans nos
appartements. J'aperçus, dans celui de Manon, une lettre cachetée qui était sur sa table.
L'adresse était à moi, et l'écriture de sa main. Je l'ouvris avec un frisson mortel ; elle était
dans ces termes :
Je te jure, mon cher Chevalier, que tu es l'idole de mon cœur, et qu'il n'y a que toi au monde
que je puisse aimer de la façon dont je t'aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme,
que, dans l'état où nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu'on
puisse être bien tendre lorsqu'on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise
fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant en pousser un d'amour. Je
t'adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi, pour quelque temps, le ménagement de notre
fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre mon Chevalier riche
et heureux. Mon frère t'apprendra des nouvelles de ta Manon, et qu'elle a pleuré de la
nécessité de te quitter.
Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire car j'ignore
encore aujourd'hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une de ces
situations uniques auxquelles on n'a rien éprouvé qui soit semblable. On ne saurait les
expliquer aux autres, parce qu'ils n'en ont pas l'idée ; et l'on a peine à se les bien démêler à
soi-même, parce qu'étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne
peut même être rapproché d'aucun sentiment connu. Cependant, de quelque nature que
fussent les miens, il est certain qu'il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et
de la honte. Heureux s'il n'y fût pas entré encore plus d'amour
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Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur
qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le
porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que
j'entreprends de l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je
m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes.
Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un
effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière
heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y
répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence
à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les
miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que
je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la
perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce
que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement
puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce
volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m’avez-vous
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vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes
principes? je dis mes principes, et je le dis à dessein: car ils ne sont pas,
comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et
suivis par habitude; ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés,
et je puis dire que je suis mon ouvrage.
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Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au
silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on
me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on
s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me
cacher. Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à
dissimuler: forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui
m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré; j’obtins dès lors de
prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent.
Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers
mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à
prendre l’air de la sécurité, même celui de la joie; j’ai porté le zèle jusqu’à me
causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression
du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour
réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre
sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
La Bruyère fait ici le portrait d’un veuf qui fait étalage de ses richesses pour tenter de séduire
une femme afin de l’épouser.
Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec
sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort ; il a déjà dit qu'il regrette
qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète ; il parle des maisons qu'il a à la
ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte, il
fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements,
ainsi que la richesse et la propreté des meubles ; il assure qu'il aime la bonne chère, les
équipages; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. "Vous êtes
si riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge ? Pourquoi ne pas
faire cette acquisition qui étendrait votre domaine ? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien
que je n'en possède." Il n'oublie pas son extraction et ses alliances : Monsieur le
Surintendant, qui est mon cousin ; Madame la Chancelière, qui est ma parente ; voilà son
style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches,
et de ceux même qui sont ses héritiers: "Ai-je tort ? dit-il à Elise ; ai-je grand sujet de leur
vouloir du bien ?" et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et
languissante, et il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux
à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Elise n'a
pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un
cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville : il se lève
déconcerter et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.
La guerre a pour elle l'antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l'a toujours vue
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remplir le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire
périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta
pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable ; je plains cette mort
prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait
que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! De tout temps les hommes,
pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de
se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; et pour le faire plus
ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on
appelle l'art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus
solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de
se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son
unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés
de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si,
content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de ses voisins, on avait pour
toujours la paix et la liberté.
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Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très vraie et qui vous
divertira.Le
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Roi se mêle depuis peu de faire des vers ; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui
apprennent comme il s'y faut prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que
"Monsieur le maréchal, je vous prie, lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en
avez jamais vu un si impertinent.
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Parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les
façons." Le maréchal, après avoir lu, dit au Roi: "Sire, Votre Majesté juge
divinement bien de toutes choses ; il est vrai que voilà le plus sot et le plus lui-
même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : ridicule
madrigal que j'aie jamais lu." Le Roi se mit à rire, et lui dit : "N'est-il pas vrai que
celui qui l'a fait est bien fat ? - Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre
nom. - Oh bien ! dit le Roi, je suis ravi que
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vous m'en ayez parlé si bonnement ; c'est moi qui l'ai fait. - Ah! Sire, quelle
trahison ! Que Votre Majesté me le rende ; je l'ai lu brusquement. - Non, monsieur
le maréchal ; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels." Le Roi a
fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose
que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des
réflexions, je voudrais que le Roi
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en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la
vérité. [...]