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Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

L’abbé Prévost - 1697 – 1763 - Manon Lescaut 1731


Parcours : « personnages en marge, plaisirs du romanesque ».

1 J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! j'aurais
porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à
me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes
jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit
5 quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour,
pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s'empressait pour faire tirer
son équipage des paniers. / Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des
sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la
retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. / J'avais le défaut d'être excessivement
10 timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la
maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître
embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de
connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse.
L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein
15 comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes
sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent,
pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses
malheurs et les miens.

Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L'abbé Prévost


Pré-requis :

♦ Le narrateur, le marquis de Renoncour, écrit mot pour mot, nous dit-il, ce que lui a raconté le chevalier
Des Grieux « Je dois avertir ici le lecteur que j'écrivis son histoire presque aussitôt après l'avoir entendue, et
qu'on peut s'assurer, par conséquent, que rien n'est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle
jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure
grâce du monde. Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu'à la fin, rien qui ne soit de lui. » effet de
réel. Superposition de deux paroles : celle de DG en proie au charme de ML + celle de Renoncour homme
mûr.
♦ En effet, au début du roman, le narrateur (assez âgé, il aime la solitude, il a une grande fille), Renoncour
est allé traiter une affaire de propriété de terrains pour sa fille à Rouen et il rentre en passant à Pacy (qui
n’est pas loin d’Evreux) où il compte passer la nuit.
Il est attiré par beaucoup d’agitation vers une hôtellerie : c’est là que va se dérouler sa 1ere rencontre avec
Des Grieux qui a vécu avec Manon la 1ere partie de son histoire et qui ne la raconte pas à Renoncour.
Celui-ci cependant lui apporte son aide financière pour qu’il puisse voir Manon qui est emprisonnée par les
archers et aller en Amérique où Manon est déportée.
♦ Deux ans plus tard, le narrateur a oublié cette rencontre et revenant d’Angleterre et de passage à Calais, il
rencontre de nouveau Des Grieux qui cette fois par reconnaissance pour la générosité du narrateur va lui
raconter toute son histoire.
♦ Nous avons donc un récit écrit par Renoncour donc un récit de seconde main même si le narrateur insiste
sur le fait qu’il a retranscrit exactement ce qui lui a été narré. Il insiste donc sur la réalité des aventures et
des sentiments qu’il va décrire car en effet ces événements sont incroyables.
De plus l’analepse crée un suspense. Nous comprenons qu’il est arrivé malheur car Manon est absente de la
scène et nous ne savons pas pourquoi. Lors de la 1ere rencontre Manon était présente. Le lecteur
s’interroge : a-t-elle quitté Des Grieux ? Est-t-elle morte ? ... L’intérêt narratif est lancé.

Introduction :
♦Le titre complet de l’œuvre est Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (la postérité a retenu
Manon Lescaut et non Des Grieux placé en 1ere position dans le titre par Prévost), c’est le 7eme tome des
Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. L’œuvre a été publiée une 1ere fois en 1731 (34
ans) et une 2eme fois en 1753 (56 ans). C’est une œuvre majeure du XVIIIs. qui s’inscrit dans le courant de
la sensibilité pré-romantique en réaction au rationalisme des Lumières. Ce livre est un exemple de la force
terrible des passions et dans ce sens il se situe dans la continuité de La Princesse de Clèves (ou de Tristan et
Iseut) qui est aussi un exemplum est aussi un exemplum ou un apologue ou encore un traité de morale.
Le personnage de Des Grieux soumis à l’amour irrésistible de Manon est peu à peu entraîné vers la
déchéance.
♦Cette scène est une scène attendue - un topos - de rencontre amoureuse. Ce texte montre par le jeu sur les
différents temps - passé de l’histoire + présent de la narration par DG + présent de l’écriture de la narration
par Renoncour - le caractère irrésistible de la passion
Des Grieux a 17 ans et il vient de terminer des études de philosophie ! (Toute la philosophie du monde ne
peut rien contre l’amour)
♦Trois temps se superposent dans le texte :
- le temps de l’écriture du récit par Renoncour
- le temps de la narration du récit par Des Grieux
- le temps de l’histoire vécue par Des Grieux
Cette épaisseur temporelle crée une dramatisation et participe au plaisir mélangé du lecteur.

Problématique :
- Comment ce texte rend compte du point zéro (origine) du bouleversement de la vie de DG.
- Comment le futur du récit s’invite dans le récit passé
- Comment la naïveté de DG en fera une proie facile pour ML
- En quoi cette rencontre amoureuse pose-t-elle les jalons d’une passion funeste ?
Plan linéaire :
1) Les circonstances de la rencontre ou récit rétrospectif de la rencontre : l1 à l5
2) Le coup de foudre ou naissance du sentiment amoureux : connecteur logique « mais » l5 à l11
3) La rencontre elle-même ou le destin des personnages est scellé : connecteur logique « Quoique » l11 à la
fin

I Les circonstances de la rencontre :


C’est un récit rétrospectif fait en focalisation interne sur DG → utilisation du plus- que -parfait : c’est un
récit distancié.

♦Déroulement d’une scène de rue dont les deux amis sont témoins : arrivée du coche d’Arras…hôtellerie.
La restriction « nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité » apporte comme une justification.
A noter que Tiberge est le miroir inversé de DG, son miroir vertueux, sa boussole. Prévost met en scène
dans ce roman ce qui l’habite : la tension vers le bien et la tentation liée au désir.
♦Tournure impersonnelle « il en sortit » + indéfini « qq femmes » observation anodine, sans conséquence.
♦Théâtralisation : c’est comme une scène d’exposition.
- Le lieu : Amiens, le coche d’Arras : nord de la France
- le temps : c’est la fin de la journée, le soir « la veille…le temps…un jour plus tôt »
- Deux personnages : DG + Tiberge, son ami
♦La dramatisation :
- Dans le calendrier de DG le jour de la rencontre avec ML est marqué à l’encre rouge. Le verbe
« marquer », 2 fois répété souligne le caractère exceptionnel de cette journée.
Caractère emphatique du « Que ne le marquais-je… »
- les strates temporelles : le futur malheureux contamine le passé insouciant.
« La veille même… un jour plus tôt » le destin de DG est scellé dès le début. Il aurait fallu très peu de
chose pour que ML et DG ne se rencontrent pas : la fatalité a lieu dans un interstice, dans un entre-deux.
Interjection « Hélas » + ponctuation expressive disent le regret
« J’aurais porté chez mon père tte mon innocence » conditionnel passé, irréel du passé. DG était jeune –
17 ans - et il n’avait pas encore commis de péché.
La restriction : « nous n’avions d’autre motif que la curiosité » le destin se sert de ce péché véniel.

II Le coup de foudre
♦connecteur logique, conj coord adversative « mais « + « une…jeune…seule » ML est isolée des autres ou
isolée par le regard de DG ? ML se détache, elle est unique, elle n’agit pas comme les autres « se retirèrent »
♦Les adv intensifs s’attachent à la description de ML « fort…si » ils disent son caractère exceptionnel et les
sentiments de DG qui à l’instant même est dépossédé de lui-même.
♦Pas de portrait de ML : elle est « jeune, charmante, seule » sensation de vulnérabilité. ML est décrite par
l’émotion qu’elle suscite. ML semble avoir jeté un sort à DG. On comprend que ML reste à Amiens puisque
l’homme qui l’accompagne « fait retirer son équipage des paniers »
♦La phrase qui suit est plus longue et sa construction suit l’émotion de DG que cette rencontre bouleverse :
les mots se précipitent et semblent s’embrouiller « moi qui…ni…moi, dis-je » c’est comme un bégaiement,
un balbutiement. Effet d’attente de la prop sub de conséquence. Entre la prop princ et la prop sub
s’intercalent des expansions du nom (du pronom « moi »)
De jeune homme « asexué » : « moi qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes ni regardé une fille
avec un peu d’attention » DG devient sensible à cette femme – et non slt sensible mais bouleversé par elle :
« enflammé…transport » vocabulaire précieux de l’amour. De même de jeune homme sage « dont tt le
monde admirait la sagesse et la retenue » il devient passionné. La rencontre anéantit la qualité de son
éducation et de ses études. D’enfant, DG bascule dans l’âge adulte. Expression lyrique des émotions de DG.
♦De même « timide et facile à déconcerter » s’oppose à « je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur » La
timidité de DG fait place à l’assurance. La rencontre amoureuse n’est pas la découverte de l’autre mais une
REconnaissance. La périphrase souligne que DG est déjà totalement soumis à cette femme qu’il ne connaît
pas et à laquelle il n’a pas encore parlé.
L’amour a transformé DG de façon totale, immédiate et radicale. Ce moment est une fracture dans la vie de
DG.

III le dialogue
♦Il est retranscrit de façon elliptique et au discours indirect.
♦La promenade anodine se transforme en une rencontre déterminante : le destin de DG l’attendait sur cette
place, à ce moment-là.
♦Le portrait de ML va se compléter dans le dialogue : on découvre une femme très jeune mais peu réservée
« elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée…car elle était bien plus expérimentée que moi » DG
sans expérience ne peut pas décoder le sens de ce qu’il observe. De plus « ingénument » est égarant. ML a
en même temps la spontanéité de sa jeunesse et une expérience suspecte. Le portrait est ambivalent,
cette fille est ambiguë et donc attirante.
♦ « elle y était envoyée » tournure passive : ML subit ce qui lui arrive, elle est victime, ne fait pas ce
qu’elle veut, elle est soumise à la volonté de ses parents. Or DG est un chevalier cf l’idéal chevaleresque du
sauveur, du conquérant.
♦L’amour est nommé : DG a identifié ce qui lui arrive ou peut-être ne le fait -il que plus tard « l’amour me
rendait déjà si éclairé »
♦Discours indirect libre « c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent » ML est rusée, calculatrice, elle a
vu l’effet qu’elle faisait sur DG.
♦le portrait et le passé de ML se dessine dès ce texte mais le naïf DG n’a rien vu, rien compris : « car elle
était bien plus expérimentée que moi…son penchant au plaisir… » référence au passé sulfureux de ML, au
péché de chair, de luxure, un des 7 péchés capitaux.
♦ « qui a causé par la suite tous ses malheurs et tous les miens » prolepse tragique, effet d’attente.

Conclusion :

1) Le lecteur est placé au cœur d’une situation complexe, il sait que l’histoire est finie quand le récit
commence. Sans en connaître la fin, il l’imagine tragique à travers les indices qui lui sont donnés. Il est pris
dans le double regard du narrateur DG jeune et passionné qui passe au filtre de l’écriture fidèle mais d’un
narrateur âgé et sage. Le lecteur est ainsi placé dans une situation d’impuissance, il sait que des malheurs
vont arriver sans en connaître la teneur exacte. Cette complexité est source d’intérêt et de suspense.

2) ML : traité de morale ou roman d’amour tragique qui ne peut que déclencher l’identification du lecteur et
sa compassion pour la souffrance des personnages ? Les personnages en marge, en même temps qu’ils
semblent vivre des histoires éloignées des nôtres, nous fascinent et nous ramènent à nous-mêmes.

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