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L’Abbé Prévost, Manon Lescaut,

Partie 1, 1731

Coup de foudre entre le Chevalier Des Grieux et Manon


Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut
Eugène-Louis Lami (1800-1890), peintre. Aquarelle
BnF, département des Manuscrits, ROTHSCHILD 232

Première rencontre

1 J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt !
J’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette
ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et
nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la
5 curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui
s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de
conducteur, s’empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que
moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ;
moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un
10 coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais,
loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût
encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce
qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit
ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si
15 éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup
mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle
était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter
sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses
malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon
20 amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain.
Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ;
mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La
douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant
de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma
25 réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie
qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la
rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de
hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait
souvent des prodiges.
Texte 10 Première rencontre de DesGrieux et Manon
Éléments d’introduction
Histoire du chevalier DesGrieux et de Manon Lescaut est un roman écrit par L’Abbé Prévost
et publié en 1731. Roman d’amour et d’aventure, le titre annonce déjà des personnages en marge
et qui osent la transgression et explique la censure qui a accueilli sa publication.
Devenu le tome 7 des Mémoires d’un homme de qualité, contre l’avis même de l’auteur, ce roman
présente des récits enchâssés. Le récit cadre, pris en charge par Renoncour qui relate ses
mémoires, encadre le récit des aventures des deux héros éponymes, pris en charge par Des Grieux
lui-même, et lui donne une justification morale. L’extrait suivant se situe au début de la 1ère partie
du roman. C’est un récit rétrospectif de DesGrieux : Renoncour l’avait aperçu deux ans auparavant
(en 1715) à Pacy accompagnant des femmes prisonnières et destinées à être envoyées aux
Amériques. Pris de pitié devant le couple, il avait donné de l’argent au jeune homme. Il retrouve le
jeune homme seul et en deuil à Calais en 1717, et l’invite à sa table pour qu’il lui conte ses
aventures. Il raconte sa rencontre avec Manon.
LECTURE
Comment le récit de cette rencontre annonce-t-il la passion funeste des deux héros ?
Comment à travers le récit de cette rencontre, l’auteur dresse-t-il un portrait ambigu des deux
personnages ?
Le texte s’organise en 4 mouvements :
Dans un premier temps, l 1 à 5 Des Grieux met en place les circonstances de la rencontre en
évoquant ses souvenirs.
Puis, il décrit l 6 à 12 le coup de foudre proprement dit, à la vue de Manon.
Ensuite, l 13 à 19, les premières paroles échangées rapportées au discours indirect dressent un
portrait moral des personnages.
Enfin, l 20 à 30, Des Grieux montre comment la rencontre a scellé leurs destins et se présente avec
Manon comme victimes de la passion.

Étude linéaire

D’abord, l 1 à 5 Des Grieux met en place les circonstances de la rencontre en évoquant ses
souvenirs.
J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt !
J’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter
cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche
d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas
d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt.

Le texte commence comme le récit d’un souvenir au point de vue interne : DG. Le texte mélange
souvenirs et récit distancié, avec prise de recul.
Cela se traduit par l’emploi des divers temps du passé :
- plus que parfait // passé-simple + exclamation tragique + lamentation+ conditionnel
passé : « j’aurais rapporté »
=> Dès le départ, le récit de cette rencontre est paradoxal car marqué par l’expression du regret !
Ambiguïté du terme  « innocence » : synonyme de jeunesse ? Ou de pureté ? Cette rencontre a-t-
elle gâché sa jeunesse ou l’a-t-elle perverti ?

Les circonstances de la rencontre sont assez banales et réalistes.


- cadre spatio-temporel précis et réaliste : Arras, Amiens, la veille etc..
- cadre urbain banal : « hôtellerie », « le coche »
- oisiveté : participe présent : « étant à me promener »
évocation d’un témoin « TIberge » = ami qui joue un grand rôle par la suite.
- hasard : Négation restricive « sans...que la curiosité »
RUPTURE : passé-simple : « nous vîmes », « nous suivîmes ».

ton impersonnel :  « il en sortit »


Effet d’attente : pique la curiosité de l’auditeur Renoncour, relai du lecteur. Signe que Des Grieux
est un bon orateur.

Puis, DG décrit l 6 à 12 le coup de foudre proprement dit, à la vue de Manon.


Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge
avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait pour faire tirer son équipage des
paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni
regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la
retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être
excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je
m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.

Rupture avec la conj de coordination « Mais »


mise en valeur de cette femme différente des autres : « une », « fort jeune »(adv intensif)
« seule », « s’arrêta ».
La phrase s’allonge : 4 lignes avec prop subordonnées : désordre des sentiments du chevalier : cf
incise « moi, dis-je » …

DGrieux est obnubilé par elle : cf verbe « paraissait lui servir de conducteur » = fait des
hypothèses sur elle.
Pas de description précise de la jeune femme, seulement écho des impressions créées sur le
narrateur : « elle me parut », adv intensif « si charmante que »
COUP DE FOUDRE.
Métaphore : « enflammé »
soudaineté des sentiments « tou d’un coup »
puissance des sentiments : « jusqu’au transport » = hyperbole.

Métamorphose de Des Grieux : conséquence de la vision de la jeune femme.


avant : imparfait / après : passé-simple
pur, innocent « indifférent aux fe » / passionné
sage : prop. Relative / audacieux
défaut : timidité / audace.
cf adv « excessivement », « facile à »

La périphrase « la maîtresse de mon coeur » le présente sous domination, sous influence .Dès lors
l’adj « enflammé » se teinte d’une coloration religieuse infernale, justifiée par la suite de ses
propos.

Ensuite, l 13 à 19, les premières paroles échangées rapportées au discours indirect dressent un
portrait moral des personnages.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée.
Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour
me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein
comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes
sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au
couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé
dans la suite tous ses malheurs et les miens.

Dès leurs premiers échanges, on voit que les sentiments de Des Grieux sont déjà à leur
paroxysme. : il est soumis à sa passion. Cet extrait est l’occasion de dresser un portrait indirect
de Manon à travers les réponses au discours indirect.
La jeune fille apparaît ambivalente, déchirée entre sa jeunesse et sa naïveté (adv « ingénument »,
comparatig « encore moins âgée que moi »= innocence de l’enfant + soumise à un ordre familial( cf
tournure passive « envoyée par ses parents »)) et une certaine assurance (négation « sans
paraître », comparatif « bien plus expérimentée que moi. »)
Des Grieux est soumis à sa passion :
- audace : mais tournure passive « me rendait si »
- nomme le responsable « l’amour »
- hyperboles du langage de la passion
1er obstacle : la religion contribue à renforcer l’ambivalence du perso de Manon.
Fin de l’extrait discours indirect libre .
Le couvent = rempart contre le plaisir.
Portrait de Manon plus précis :
- elle comprend à demi-mot le langage de l’amour : cf conjonction de coordination « car » et
infinitive : « pour arrêter sans doute » = relatives : suggèrent qu’elle a déjà eu des amants. La 2 e
relative est une prolepse tragique (annonce tragique de la suite) qui crée des effet d’attente et de
curiosité sur les auditeurs et lecteurs.
Le destin des personnages semble scellé et est apparenté à une chute pour DesGrieux .
Enfin, l 20 à 30, Des Grieux montre comment la rencontre a scellé leurs destins et se présente
avec Manon comme victimes de la passion.
Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et
mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit,
après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais
que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La
douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt
l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un
moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur
la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de
ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me
venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de
l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges.

Dgrieux se montre soumis à sa passion qui lui fait renoncer à toute moralité.
Se présente dans ses paroles comme un amant chevaleresque : Voc de la passion : « combattis »,
« cruelle » mais maladroit : armes : » les raisons de mon amour », « éloquence scolastique »

Manon en contrepoint se présente d’abord comme franche : les négations « ni rigueur, ni
dédain » suggèrent qu’elle ne minaude pas, qu’elle ne joue pas de rôle.
Cependant, cela est tempéré par la pause « après un moment de silence » suivie de paroles au
discours indirect dans lesquelles bien qu’évoquant la morale « malheureuse », « la volonté du
Ciel », elle incite DG à la sauver .

DG est le jouet de la passion : il évoque les effets de ces paroles en un rythme ternaire :
description physique, = victime de la fatalité « l’ascendant de ma destinée qui m’entraînait à ma
perte », passif : « ne me permirent pas ».
Abandonne tout pour elle dans une déclaration d’amour enflammée qui oppose : l »honneur »,
« tendresse », « ma vie entière » contre la « tyrannie de ses parents ».

Les dernières lignes constituent une prise de recul du narrateur qui raconte tout cela à
Renoncour.
Voc distance et réflexion : passé composé « je me suis étonné », part présent « réfléchissant » :
suggère la répétition comme l’hyperbole « 1000 fois ».
La conclusion se fait sur un ton didactique : métaphore de l’amour comme un dieu « divinité »,
« prodiges ». C’est une manière pour lui de se dédouaner de sa responsabilité ainsi que Manon. Ils
ont été victimes de l’amour.

Conclusion : Le récit de cette rencontre est placé sous le signe de la fatalité. Il s’ouvre sur le regret
paradoxal de DG qui relate ensuite les circonstances du coup de foudre qui a changé sa vie. Il
dresse ainsi un autoportrait d’un jeune homme naïf soumis à sa passion et un portrait plus
ambivalent de Manon. Si l’extrait se clôt sur l’image traditionnelle de l’amour comme un dieu
puissant c’est une façon de montrer l’habileté de DG qui déresponsabilise les jeunes gens d’avoir
enfreint les règles sociales, familiales, morales.

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