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1er mouvt : L. 1 à 13 : les effets de la mauvaise éducation reçue par Gargantua
Il répartissait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit
et neuf heures, qu’il fasse jour ou non, comme l’avaient prescrit ses vieux régents (1),
alléguant David : «Il est vain de se lever avant la lumière. » (2)
Puis il gambadait, sautait et se vautrait au milieu du lit quelque temps, pour mieux
réjouir ses esprits animaux et s’habillait selon la saison, mais il portait volontiers une
grande et longue robe de gros tissu de Frise fourré de renard. Après, il se peignait du
peigne d’Almain, c’est-à -dire des quatre doigts et du pouce. Car ses précepteurs disaient
que se peigner, laver et nettoyer autrement, c’était perdre son temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, vomissait, rotait, pétait, bâ illait, crachait, toussait, hoquetait,
éternuait se raclait la gorge, rotait, pétait, bâ illait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait
et se mouchait en archidiacre (3), et il déjeunait pour combattre la rosée et le mauvais
air : de belles tripes frites, de belles carbonnades, de beaux jambons, belles grillades et
force grosses tartines.
Ponocratès lui faisant remarquer qu’il ne devait pas se nourrir aussi vite au sortir du
lit sans avoir fait quelque exercice, Gargantua répondit : « Quoi ! je n’ai pas fait un
exercice suffisant ? Je me suis vautré six ou sept tours au milieu du lit avant de me lever.
Ce n’est pas assez ? Le pape Alexandre VI faisait ça selon le conseil de son médecin juif,
et il vécut jusqu’à sa mort, en dépit des ennemis. Mes premiers maîtres m’y ont
accoutumé, en me disant que le déjeuner faisait la mémoire bonne et donc ils y buvaient
les premiers. Je m’en trouve très bien et n’en dîne que mieux. Et maître Thubal (qui était
premier à l’examen de licence à Paris) disait que ce n’est pas le tout de courir vite, mais
qu’il faut partir à point, aussi n’est-ce pas le bon régime de santé de notre humanité que
de boire à tas, à tas, à tas, comme des canes, mais bien de boire le matin. D’où le vers :
« Lever matin n’est point bonheur
Boire matin est le meilleur. »
Après avoir bien à point déjeuné, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand
panier un gros bréviaire (4) emmitouflé, qui pesait tant en graisse qu’en fermoirs et
parchemins plus ou moins onze quintaux et six livres. Là , il entendait vingt-six ou trente
messes ; pendant ce temps venait son diseur de prières attitré, emballé comme une
huppe (5) et ayant très bien antidoté (6) son haleine à force de sirop de vignoble. Avec
lui, il marmonnait toutes ces kyrielles (7), et les épluchait si soigneusement qu’il n’en
tombait un seul grain par terre.
En sortant de l’église, on lui amenait sur un chariot à bœufs une masse de gros
chapelets de Saint-Claude, chaque grain aussi gros que le moule d’un bonnet, et en se
promenant dans les cloîtres, il en disait plus que seize ermites (8).
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais
(comme dit Térence) son â me était en cuisine.
- Passage rythmé par un déplacement : « il allait à l’église » (L. 26) + « en sortant de
l’église » (L. 32), lieu dans lequel Gargantua reçoit l’enseignement religieux.
- Grâ ce à plusieurs occurrences, on remarque que Gargantua est passif, il subit cet
enseignement : objet grammatical « on lui portait » (L. 26), « on lui amenait » (L.
32) même lorsque le pronom « il » est sujet grammatical : « il entendait » (L. 28),
« il marmonnait » (L. 30). La dernière phrase, en référence à l’auteur latin de
comédies Térence, expose de manière burlesque son absence d’intérêt pour
l’enseignement : « méchante demi-heure » + « son â me était en cuisine. » Par le
biais de cette insistance sur la passivité de l’élève, contraire à l’éducation
humaniste – cf. AL chap. XXIII – Rabelais fait la satire explicite de l’éducation
sophiste, dans laquelle l’enseignement religieux occupe une large place.
- Celle-ci est confirmée par les hyperboles abondantes : « grand » (26), « gros »
(27), « 11 quintaux et 6 livres » (28), « 26 ou 30 messes » (28), « ces kyrielles »
(31), « masse de gros chapelets » (33), « 16 ermites » (34) ; elles portent toutes
sur le nombre ou le poids concernant la liturgie (« bréviaire 27, messe 28, prières
31, chapelets 33 ». Ces exagérations tournent par conséquent en ridicule la
superficialité de la religion : la quantité et les apparences («emmitouflé,
emballé ») prévalent sur la réflexion personnelle.
- En effet, l’apprentissage religieux de Gargantua repose sur l’écoute (L. 28) et la
répétition (« marmonnait » L. 30, « épluchait » L. 31, « disait » L. 34) dont la
durée semble longue (en lien avec les nombres énoncés). La satire s’accentue
avec l’antithèse finale : l’unique fois où le terme « étudiait » est employé (L. 35), la
durée est écourtée « demi-heure », par ailleurs qualifiée de « méchante ».
- Enfin, le dernier point satirique porte sur le portrait méprisant et comique à la
fois du professeur de Gargantua à l’église. La périphrase à la L. 29 « diseur de
prières » démontre le peu de considération et de crédit accordés, tandis que le
ridicule du personnage est amplifié par les deux participes passés et les images
qui leur sont associées : « emballé comme une huppe » (L. 29) et « antidoté au
sirop de vignoble » (L. 30). Les exemples de la mauvaise éducation condamnée
par Rabelais atteint son apogée avec l’enseignement religieux tel qu’il est reçu
par Gargantua, inutile, ennuyeux et ignorant.
Par l’exemple de son personnage Gargantua, Rabelais expose dans cet extrait du chap.
21 tous les principes éducatifs à éviter. De manière joyeuse, légère et satirique, il
condamne le système médiéval encore prô né au XVIe par l’université de la Sorbonne
reposant sur le mimétisme, la répétition, le par cœur sans qu’aucun esprit critique ne
soit favorisé, ce défaut est d’ailleurs nettement perceptible dans le discours prononcé
par Gargantua. L’auteur humaniste condamne aussi la vanité et la bêtise des maîtres
davantage préoccupés par l’artifice (belles paroles, belle apparence, plaisirs) que par le
développement de leurs élèves, au contraire, maintenus dans la paresse.
Ainsi, Rabelais, à la manière des philosophes de l’Antiquité, argumente, dans ce chapitre,
par le contre-exemple – la mauvaise éducation de Gargantua – pour mieux mettre en
avant les principes éducatifs qu’il défend - par l’intermédiaire du pédagogue Ponocratès
- et développe dans le chapitre XXIII, ces deux chapitres reflétant comme dans un
miroir les images de la bonne et mauvaise éducation.