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Les plaintes d’un amant

« Ah! Manon, Manon, repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous
avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux est
sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je suis ; on
ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu’on a trahi et qu’on abandonne cruellement. »

Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore, fille ingrate et
sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et cruelle, qu’as-tu fait de cet
amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste Ciel, ajoutai-je, est-ce ainsi qu’une infidèle se rit de
vous, après vous avoir attesté si saintement ? C’est donc le parjure qui est récompensé! Le désespoir et
l’abandon sont pour la constance et la fidélité.

Ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère, que j’en laissai échapper malgré moi
quelques larmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence. Il faut bien
que je sois coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur et d’émotion; mais
que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir !

Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif
mouvement de colère. Horrible dissimulation! m’écriai-je. Je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une
coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu, lâche créature,
continuai-je en me levant; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce
avec toi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre regard! Demeure avec ton
nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l’honneur, au bon sens ; je m’en ris, tout m’est égal. »

INTRODUCTION

L’extrait proposé à l’analyse est tiré du roman-mémoires Manon Lescaut de l’abbé Prévost, un ecclésiaste,
romancier dont la vie tumultueuse se retrouve dans le destin de Des Grieux, l’un des personnages principaux de
Manon Lescaut. Ce roman narre les mésaventures de ce personnage qui quitte son milieu social par amour.

L’extrait qui nous concerne évoque justement l’une de ces mésaventures. Il s’agit d’une scène où Des Grieux
fait des reproches à Manon qui séjourne chez le jeune G. M., sans égard de l’amour que lui porte le chevalier
Des Grieux , qui l’avait fait s’évader de la prison de La Salpêtrière.  Juste avant cet extrait, Manon s’est
effondrée en larmes après avoir été accusée de trahison. Ce sont ces larmes dont parle Des Grieux au début de
l’extrait.

Nous verrons alors comment cette scène est révélatrice de l’opposition qui existe entre les deux personnages

Pour ce faire, nous analyserons le texte en suivant les trois mouvements que nous avons dégagés. Ainsi  si les
11 premières lignes se résument aux reproches de Des Grieux qui se considère comme trahi par Manon, les
lignes 11 à 13 retranscrivent la réponse de cette dernière face à tant de griefs . Enfin le texte s’achève sur la
colère de Des Grieux qui prend la décision d’oublier Manon et de s’en aller.
Mouvement 1 : Les reproches de Des Grieux

Dès la première ligne, Des Grieux exprime son désespoir par une exclamation « Ah ! » qui semble traduire son
abattement face à la trahison de Manon.

Ce désespoir est accentué par la répétition « Manon, Manon » qui rappelle un cri de douleur. Des Grieux
souffre par la faute de la jeune femme, et il semble l’implorer à travers cette répétition.

C’est à partir de la locution verbale « il est bien tard » à la ligne 1 que débutent les reproches de Des Grieux.

Ainsi l’adverbe d’intensité « bien » souligne l’impossibilité d’un pardon : les larmes de Manon ne servent à
rien, Des Grieux n’est pas prêt à pardonner.

Avec l’hyperbole « vous avez causé ma mort » employée à la ligne 2, Des Grieux l’accuse d’abord d’être
cruelle, d’être à l’origine de son agonie. Ainsi il montre que perdre son amour, c’est perdre sa propre vie.

Un autre critique qu’il fait à Manon, c’est d’être une femme hypocrite. On le voit à travers l’emploi du verbe
« affectez » qui fait de Manon une actrice qui dissimule ses intentions. Il ne croit pas en ses larmes. Cette idée
est renforcée par l’emploi du conditionnel présent à valeur de fait incertain : « sauriez ». Pour Des Grieux,
Manon ne ressent rien pour lui.

Des Grieux la blâme encore une fois en lui reprochant de l’avoir toujours considéré comme un obstacle à ses
plaisirs. L’hyperbole « le plus grand de vos maux » (Ligne 2) renforce cette accusation, plaçant Des Grieux en
victime et Manon en calculatrice.

La répétition du pronom « vous », toujours à la même ligne, crée une distance entre les deux amants et accentue
l’accusation que porte Des Grieux. On a l’impression qu’il la pointe du doigt comme pour la condamner.

La redondance « ouvrez les yeux, voyez qui je suis » (Ligne 3) appelle Manon à faire face à ses contradictions.

Grâce à la négation « on ne verse pas des pleurs », couplée aux deux propositions subordonnées relatives
« qu’on a trahi et qu’on abandonne cruellement » (Ligne 4) Des Grieux, dévoile toute la contradiction de
Manon qui pleure alors qu’elle a trompé. Pour Des Grieux, cette trahison est incompatible avec des larmes.

Avec l’adverbe « cruellement » qu’il associe au verbe abandonne, Manon apparaît comme un être sans cœur.

Aux lignes 1et 4, le champ lexical de la douleur : « soupir », « malheureux » suggère toute la souffrance
qu’endure Des Grieux face à la femme qu’il aime et qui l’a abandonné.

Durant son discours, Manon ne manifeste aucune réaction aux accusations de Des Grieux comme le suggère la
négation syntaxique « sans changer de posture », on pourrait croire que toutes ces accusations de cruauté, de
simulation ne la touchaient pas.

C’est sans doute cette raison, l’absence de réaction, qui pousse Des Grieux à insulter Manon avec l’adjectif
péjoratif « Inconstante », qui ajoute une nouvelle accusation, un nouveau reproche, son manque de sérieux.

D’autres qualificatifs péjoratifs viennent augmenter la liste : « ingrate » et « sans foi » ajoutant un autre
reproche : le manque de gratitude.

A la ligne 6, la question rhétorique « où sont vos promesses et vos serments » résonne aussi comme un
reproche. La redondance « vos promesses, vos serments » alourdit ce reproche en soulignant le manque de
parole de Manon.
L’hyperbole « mille fois volage et cruelle » à la même ligne accentue la culpabilité de Manon. Des Grieux
semble vouloir dire ses quatre vérités à sa bien-aimée.
L’interrogation rhétorique à la ligne 6 et 7 « qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? »
suggère son inconstance, son infidélité. Dans cette question, l’emploi du démonstratif « cet » traduit le mépris
de Des Grieux qui semble rejeter l’amour de Manon. Et, le complément circonstanciel « encore aujourd’hui »
donne du poids à l’accusation en montrant que ce serment d’amour est récent. Manon apparaît comme une
girouette, une frivole qui ne fait pas cas des sentiments des autres.

A la ligne 7, l’interjection « Juste Ciel ! » suggère la rage de Des Grieux, son indignation, déjà présente dans
ses questions. Lui qui a abandonné une carrière religieuse pour suivre Manon. D’ailleurs, il opte pour le champ
lexical de la religion, avec « infidèle », « saintement » pour souligner cette fois-ci un manque de foi chez
Manon.

Déçu, le chevalier Des Grieux recourt à la question rhétorique : « C’est donc le parjure qui est récompensé ! »
(Ligne8) pour illustrer à nouveau son indignation, avec une antithèse « parjure » / « récompensé » qui souligne
l’injustice de sa situation. Cette injustice est accentuée par le parallélisme de la dernière phrase du deuxième
paragraphe, avec des mots antithétiques qui choquent par leur proximité dans la phrase : « Le désespoir et
l’abandon sont pour la constance et la fidélité » (Ligne 9).

Le discours narrativisé à la ligne 10 qui suit le discours direct de Des Grieux résume le sentiment du jeune
homme avec l’adjectif « amère ». Il ressent de l’amertume, de l’aigreur : l’attitude de Manon l’a heurté, l’a
blessé et il le fait ressentir.

2 La réaction de Manon : l’incompréhension

Les reproches de Des Grieux provoque la réaction de Manon qui prend la parole à son tour

Cette prise de parole semble être causée par l’amertume de Des Grieux, comme le suggèrent les deux phrases
simples qui précèdent la parole : « Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le
silence. » (Ligne11) En effet, même si aucun lien logique ne relie les phrases entre elles, l’adverbe « enfin »
donne l’impression que la prise de parole a été déterminée par le discours de Des Grieux.

Au début de sa parole, Manon semble reconnaître ses torts. On le voit à travers le recours aux adverbes
d’intensité « bien » (Ligne 11) et « tant » (Ligne 12) qui soulignent la culpabilité de la jeune femme.

Mais la tourne impersonnelle « il faut » (Ligne 11) suggère une absence de prise de conscience quant au mal
qu’elle a causé: la jeune femme semble ne pas s’être rendue compte des conséquences de son infidélité. Il en est
de même du verbe « pu » (Ligne 12) qui atténue le degré de sa culpabilité. Manon ne dit pas « j’ai causé », mais
« j’ai pu causer », comme si elle se détachait de son fait.

Alors que Manon se charge et reconnait ses torts dans la première partie du passage, la conjonction de
coordination « mais » vient remettre en cause cette accusation, lui donnant une justification, celle de l’avoir fait
souffrir sans intention de le faire. Cette absence d’intention s’exprime à travers les propositions subordonnées
de condition « si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir » (Ligne 13).

Le subjonctif employé à la même ligne : « que le Ciel me punisse » permet à Manon de faire un acte de religion
en invoquant Dieu ce qui donne de l’appui à ses propos. Ainsi elle suggère à Des Grieux qu’elle est innocente
et qu’il lui fait un procès d’intention.

3. La colère de Des Grieux

Face à une Manon qui ne reconnaît pas les faits, Des Grieux laisse échapper sa colère.

La proposition subordonnée circonstancielle de conséquence indique les raisons de cette colère : « si dépourvu
de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. » (Ligne ) Ainsi comme le
suggère l’hyperbole « si dépourvu de sens », c’est le manque de cohérence dans les propos de Manon qui
provoque la rage de Des Grieux.

Cette colère se traduit par l’emploi d’une périphrase hyperbolique pour désigner la parole de Manon. En effet,
« Horrible dissimulation » souligne la dimension mensongère des propos de Manon et rappelle les reproches
faits au début de l’extrait.

Le comparatif « mieux que jamais » rend compte du sentiment violent qui habite Des Grieux. Il est dans la
démesure, tout en prenant conscience que les avertissements de son père et de Tiberge sur Manon étaient
fondés. Avec le verbe « voir », Des Grieux indique à Manon qu’il n’est plus dupe. D’ailleurs les périphrases
« coquine » et « perfide » étaient celles utilisées par son père dans la première partie du roman pour désigner
Manon.

La locution adverbiale « à présent » suggère une prise de conscience qui va aboutir à la décision de partir. De
plus, l’expression péjorative « misérable caractère » suggère le mépris de Des Grieux, son dégoût, il rejette
ainsi Manon de son cœur, elle qui a une personnalité méprisable.

D’ailleurs, à travers, l’interjection « Adieu » Des Grieux fait savoir à Manon que tout est fini entre eux et que
sa décision de rompre définitivement est sans équivoque.

Pour donner du crédit à sa décision, Des Grieux emploie la périphrase « lâche créature » contribuant à brosser
un portrait péjoratif de Manon, qui apparaît comme un monstre, qui n’assume pas ses responsabilités, c’est en
cela qu’elle est lâche. Et l’hyperbole « J’aime mieux mourir mille fois » rend compte de la colère de Des
Grieux et enterre sa relation avec Manon.

Il confirme cette rupture en recourant à l’adjectif comparatif « le moindre » qui sert à qualifier « commerce »
(ligne 17) et « regard » (ligne 18) pour montrer son renoncement: si la première occurrence ne suffisait pas à
faire comprendre à Manon la fin de leur relation, la deuxième le certifie.

Des Grieux multiplie les impératifs, « Demeure » (ligne 18), « aime », « déteste » et « renonce » (ligne 19) qui
suggèrent à Manon de rompre avec lui, puisque lui-même renonce à elle. Et le parallélisme « aime-le, déteste-
moi » souligne ce renoncement, avec les deux verbes antithétiques.

L’énumération « à l’honneur, au bon sens » souligne tout ce que perd Manon en trahissant Des Grieux. La
jeune femme ne perdrait pas seulement son amant: elle perdrait aussi son honneur.

Mais la redondance « Je m’en ris, tout m’est égal » confirme la résignation de Des Grieux qui en perdant
Manon, a perdu goût à tout.

Conclusion :
En somme, ce passage au lyrisme pathétique du roman  de l'abbé Prévost, nous montre l'opposition entre les
deux personnages des Grieux et Manion. Lors d’une confrontation des deux amants, on découvre l’un qui se
sent trahi, l’autre semble ne pas avoir conscience de la portée de ses actes. L’un est en rage, et le fait savoir par
des termes hyperboliques, insultants, l’autre semble désolée, mais sans se sentir coupable. C’est une scène de
crise qui met en péril le couple. Des Grieux semble vouloir renoncer à jamais à Manon, tant l’attitude de cette
dernière s’éloigne de ses attentes, à lui. Toutefois dans les lignes suivantes, il finira par lui pardonner.

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