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Objet d'étude n°2 : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle

Séquence n°2 Lecture d’une pièce de Jean-Luc Lagarce et du parcours « crise


personnelle, crise familiale ».

Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce : un théâtre de la crise | Odysseum (education.fr)

Explication linéaire n°12


Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde,
Deuxième partie, scène 3, de « Tu es là » jusqu’à « Je ne les ai pas entendus. »

(Cf. NRP page 18)

Jean-Luc Lagarce est un auteur et metteur français de la fin de la deuxième


moitié du XXe siècle. Il découvre sa séropositivité en 1988. A partir de cette période,
son théâtre se fait plus intime. Ayant eu une bourse d’écriture (Prix Léonard de Vinci),
il part à Berlin où il écrit Juste la fin du monde en 1990. Ce type de théâtre en rupture
avec l'esthétique traditionnelle sera particulièrement mal accueilli par les comités de
lecture. La pièce raconte l'histoire de Louis qui retourne auprès de sa famille après de
longues années d'absence pour lui annoncer sa mort prochaine. Le passage à étudier
correspond au début de la scène 3 de la deuxième partie, l’ultime scène de la pièce.
Dans la maison où vivent sa mère et Suzanne, il a rencontré pour la première fois
Catherine, la femme de son frère Antoine. Les crises se sont succédé. Sa sœur lui a
reproché son absence et son frère cadet s’est montré ironique, agressif. Sa mère lui a
rappelé son rôle d’aîné et Louis n’est pas parvenu à leur dire son secret. Après une
explosion de cris que l’annonce de son départ a suscitée, Antoine, seul face à son
frère, décide de lui parler une dernière fois, à cœur ouvert, dans un long soliloque.
Antoine vient de dresser de louis un portrait à charge le présentant à la fois comme
une victime volontaire et comme un manipulateur
Trois mouvements peuvent être repérés.
Le premier mouvement qui présente les deux frères face à face, part de la ligne1,
« Tu es là » (l. 1) et va jusqu’à la ligne 13 « imaginer le début du début » (l. 13).
Le Deuxième mouvement : Antoine, un personnage pathétique, de « Je ne
suis rien » (l. 14) jusqu’à « le ressentiment contre moi-même » (l. 22).
Troisième mouvement : un dialogue qui tourne court et qui clôt la pièce, de
« Louis ? » (ligne 23) jusqu’à « Je ne les ai pas entendus » (l. 28).

Projet de lecture : en quoi cette scène de dénouement révèle-t-elle que la


crise n'a pas été résolue ?

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I. Premier mouvement : les deux frères face à face, De « Tu es là » (l. 1)
jusqu’à « imaginer le début du début » (l. 13)

L'affirmation « Tu es là » ne permet pas seulement de situer Louis dans l'espace


et le temps face à Antoine. C’est cette présence de Louis face à son frère cadet qui
déclenche a déclenché ce soliloque, car Antoine ressent une urgence vitale à parler
vraiment à celui qui est son aîné, à celui qu’ils perçoivent tous comme l’Absent dans
cette famille. Veut-il lui faire un dernier reproche ? lui confier un secret ?
C’est d’abord le reproche qui s’exprime. L’anaphore du verbe « accabler » aux
lignes 2 à 4 est à commenter. Ce verbe dont l’emploi est péjoratif signifie «faire peser
sur quelqu'un une charge si pénible qu'il a du mal à y faire face » (Larousse) (avec
même l’idée « d’anéantir toute possibilité ou volonté de réaction » Trésor de la Langue
française). Ainsi Antoine insiste sur l’action nuisible que Louis exerce sur lui et sur la
famille. Il lui reproche de les faire tous culpabiliser.
La proposition « on ne peut plus dire ça » à la ligne 2 peut être comprise comme
un commentaire de l’affirmation qui précède. Ainsi la répétition de la ligne 3 doit être
dite sur un autre ton, Antoine cherchant à la corriger l’affirmation pour cerner au plus
près l’action nuisible de son frère.
Le polyptote (cf. épanorthose) de la ligne 4 où le pronom personnel pluriel « nous »
vient remplacer le pronom personnel singulier « me » charge d’une valeur plus forte
reproche formulé car Antoine parle alors au nom de la famille. C’est une sorte de
tribunal qu’il impose ainsi à son frère que se trouve ains comme isolé de siens.
A la ligne 5, quand Antoine précise « je te vois », c’est une image qu’il convoque.
On peut entendre cette expression dans un sens plus symbolique « je te vois
encore, mais plus pour longtemps» et fait écho à « Tu es là » (= tu es encore là, mais
plus pour longtemps). C’est le départ tant redouté, come un rejet, qui est ainsi évoqué,
mais c’est aussi une image. En effet il fait référence à une autre image, « lorsqu’[il]
étai[t] enfant » et à un sentiment ressenti : la « peur » pour son frère, une forme de
culpabilité. Si on relie cela au verbe « accabler », il dénonce une sorte de pression,
presque de chantage ou de manipulation, que Louis exerce sur lui, sur eux depuis
toujours.
La proposition « j'ai encore plus peur pour toi » confirme aussi une impression :
Antoine a peut-être deviné qu'il ne verrait plus jamais son frère, que son retour parmi
eux avait une raison, même si elle n’a pas été donnée. Antoine semble avoir l'intuition
de la mort à venir, même si elle n'a pas été annoncée.
Il refuse ouvertement la culpabilité qu’il pourrait ressentir, que Louis voudrait faire
naître en lui : « je me dis que je n’ai rien à reprocher à ma propre existence ». L’emploi
du verbe « reprocher » montre qu’il y parvient difficilement.
Il compare ainsi leurs deux attitudes aux lignes 6 à 13, notamment à l’aide du jeu
des pronoms personnels « je » et « tu » ou « toi » et d’une subordonnée
circonstancielle d’opposition (aux lignes 9 à 13). Il exprime sa colère avec
l'apostrophe à valeur emphatique et moqueuse (ligne 9)
Il oppose ainsi son comportement, celui « d’avoir failli se lamenter » à l’attitude de
son frère « silencieux, ô tellement silencieux / bon, plein de bonté » (cf. deuxième
partie, scène 2 le reproche « la bonté même ») et « replié » sur sa « douleur
intérieure ». Il est bien entendu ironique et s’en prend à l’image que son frère, muré
dans son silence entend donner de lui-même, devant la mise en scène de sa
« douleur » derrière son apparente douceur. Dans la scène précédente, il a reproché
à son frère de les manipuler par son attitude de victime qu’il adoptait déjà quand ils
étaient enfants. Il se présente lui-même comme une « mauvais imbécile » (ligne 8)

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révélant ainsi le manque de confiance qu’il a en lui et dans les autres, l’image négative
et le sentiment d’infériorité qu’il a de lui-même. Les qualificatifs ironiques qu’il emploie
pour déstabiliser son frère le montrent bien, notamment le groupe nominal enrichi « ton
infinie douleur intérieure dont je ne saurais même pas imaginer le début du début »
(aux lignes 12 et 13). Par cette périphrase qui renvoie à la déchirure intérieure de
Louis, qui est différente des siens, comme une sorte d’étranger, sans doute par
l’homosexualité qui n’est pas dite, Antoine semble aussi deviner la mort que son frère
porte en lui, sur laquelle il est aussi replié.
Il paraît presque fasciné par cette attitude-là qu’il rejette (demeurer dans le silence).
Il est à noter qu’Antoine qualifie son « existence » de « paisible et douce » qu’il
veut opposer à la « douleur intérieure » de son frère. L’un serait paisible dans la vie
et l’autre enfermé dans sa mort à venir. Cependant cela ne transparait pas : ce
passage est plus une « lamentation » qu’autre chose, même s’il pense avoir évité cela.

II. Deuxième mouvement : Antoine, un personnage pathétique, de « Je


ne suis rien » (l. 14) jusqu’à « le ressentiment contre moi-même » (l.
22)

La fin de la tirade d'Antoine révèle un personnage extrêmement fragile qui semble


s'être totalement effacé face à son frère.
En effet face à lui, Antoine estime n'avoir pas le même droit d'exister. La formule
« Je ne suis rien » s'oppose aux propositions de la ligne 1 « Tu es là » et de la ligne 5
« je te vois ».
L’emploi du futur simple , à la ligne 16, qui marque la certitude dans le fait à venir,
« lorsque tu me quitteras encore, que tu me laisseras » souligne la dimension tragique
de ce départ aux yeux d’Antoine. La séparation d’avec son frère est perçue comme un
abandon, comme le montre le verbe « laisseras ». Mais aussi le verbe « quitter » peut
être analysé comme un euphémisme évoquant la mort de Louis même s’il est employé
avec l’adverbe « encore », mort que pressent et redoute son frère. D’où le reproche
qu’il formule à la ligne 18. Il se sentira encore plus coupable des dernières paroles qu'il
a pu dire.
C'est cette culpabilité même qui l’amène à se sentir inexistant et même « moins
encore » que rien (ligne 17). En fait Antoine ne s'accorde pas le « droit » d'exister
vraiment face à son frère. C’est ce qu’il veut dire à la ligne 15 par les mots « je n’ai pas
le droit ». Ce peut être en comparaison avec son absence, sa mort, mais ce droit, il
ne se l'est jamais accordé.
Il n’est que qu’un personnage réduit à la colère qu’il retourne contre lui-même, au
« ressassement », mot qu’il répète dans une épanorthose à la ligne 22. C’est son
destin tragique, à lui qui n’est pas le héros, qui vit dans l’ombre du héros tragique.

III. Troisième mouvement : un dialogue qui tourne court et qui clôt la


pièce, de « Louis ? » (ligne 23) jusqu’à « Je ne les ai pas entendus »
(l. 28)

Le drame familial se termine sur un dialogue en partie obscur. Face au silence de


Louis, Antoine l'interpelle en prononçant son prénom (« Louis ? »), un peu comme s'il
lui demandait de répondre quelque chose. Il y a comme une sorte d'ellipse dans cette

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question sur un simple prénom. Cependant Louis ne répond à la question d'Antoine
que par une autre une autre question assez surprenante, puisqu'il s'agit d'un seul mot,
« Oui ? », qui ne répond qu'à l'interpellation, mais non pas au contenu du soliloque,
comme si rien n'avait été dit. On retrouve une forme de silence de Louis qui ne parvient
pas à dialoguer et qui crée une gêne.
Face à ce dialogue qui tourne court, Antoine s'arrête de parler en ponctuant son
intervention par deux phrases très courtes : « J'ai fini. / Je ne dirai plus rien. » Il clôt
ainsi à la fois le dialogue mais aussi le drame familial. Le passé composé marque
l'accompli et le futur à la forme négative annonce que tout a été dit. Pourtant rien de
ce qu'on attendait n'a été dit ni du côté de Louis qui n'a pas annoncé sa mort, ni du
côté de sa famille qui n'est pas parvenue à communiquer véritablement avec lui. La
pièce se clôt sur une déception commune. Personne n'a entendu ce qu'il souhaitait
entendre et personne n'a pu dire ce qu'il souhaitait dire, et de la façon dont il le voulait.
C’est l’impuissance des mots, du langage qui s’exprime ici.
La dernière phrase d'Antoine est assez mystérieuse : il fait référence à des
« imbéciles ». On retrouve bien sûr la crainte toujours qu'on se moque de lui. Mais il
est à noter que lui-même s'est traité d'imbécile. Qui sont donc ces imbéciles ? Se vise-
t-il lui-même (du moins certaines de ses réactions). L’imbécile, c'est aussi celui qui ne
veut pas comprendre et qui peut juger trop vite. Ce peut être son frère. Mais, au
théâtre, dans cette fore de tragédie où le personnage de Louis s’est adressé au public
à plusieurs reprises, les « imbéciles » peuvent être les spectateurs qui ont des
préjugés, qui ont ri à certaines scènes quand ils étaient mal à l'aise devant cette crise
familiale. Il est à noter qu’il emploie le conditionnel passé, ce qui montre que sa crainte
est modérée et atténue la violence de la formule.
La dernière réplique de Louis joue sur la même ambiguïté. Elle n'apporte pas
une grande précision. On ne sait pas si Antoine parle de son rire, des rires de sa famille
bien encore de ceux des spectateurs. On peut avoir l'impression, en tant que
spectateur, que Louis indique à son frère qu'il l'a compris et qu'il veut le rassurer. Louis
ferait référence aux "phrases" que son frère pourrait se reprocher après son départ. Il
lui signifierait qu'il n'a pas à se sentir coupable, qu'il le respecte, qu'il se soucie de lui
comme sa mère le lui demandait. Ce serait une fin pacifiée. Néanmoins Louis ne
cherche pas à relancer la conversation et le passé composé insiste sur l’achèvement
de l’action.

Conclusion

Ainsi dans ce soliloque qui clôt la deuxième partie, Antoine tente vainement
d’établir un échange sincère avec son frère, en lui montrant de façon pathétique quels
sont ses griefs contre lui, mais aussi quel est son sentiment de culpabilité et ce qu’il
représente pour lui, comme s’il y avait encore un avenir possible. Mais Louis, ne
semble pas l’entendre et le dialogue tourne court, avec une réplique finale assez
ambiguë. Les retrouvailles avec la famille se terminent sur un échec complet. Les non-
dits n’ont pas été abordés. Personne n’a pu faire comprendre à l’interlocuteur ce qu’il
avait vraiment à dire, à commencer par Louis qui mourra seul.
(Deux ouvertures possibles)

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(1) Cette impossibilité à communiquer avec l’autre est perceptible dès la
première scène de la pièce, à l’arrivée de Louis. Les personnages sont tous murés
dans leur monde, dans leur propre solitude, emprisonnés dans leur mal-être ou dans
leur rêve.
(2) Cette communication impossible entre deux êtres très proches se retrouve
bien sûr au cœur de l’échange entre Mathilde et Adrien dans la pièce de Bernard-Marie
Koltès Le retour au désert. Le frère et la sœur ont des valeurs qui sont à l’opposé l’un
de l’autre et ce qu’Adrien juge être une faute impardonnable, la situation de fille-mère,
est à l’origine d’une haine puissante qui a remplacé l’amour qu’ils se vouaient. La
relation entre Antoine et Louis a cette même complexité. A cause des non-dits
(l’homosexualité de Louis, le manque de confiance en soi d’Antoine qui ne croit pas
en ses compétences intellectuelles), les deux frères se font souffrir faute de pouvoir
se dire qu’ils sont attachés l’un à l’autre. Mais Louis ressent-il encore les mêmes
sentiments qu’Antoine ? En fait à la fin de la pièce, à cause de sa mort prochaine, il
semble s’être totalement détaché de lui.

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