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III. Une œuvre entre révoltes et interrogations qui dépassent le cadre poétique
1. Critique d’un système politique Ex : « Rage des Césars » / « À la Musique ». Fustige
l’ordre établi et la morale bourgeoise étriquée.
2. Une parole insubordonnée et cynique au service d’un discours anticlérical Ex : « Le
Châtiment de Tartufe », « Le Mal ».
3. Condamnation d’un monde sclérosé et hypocrite qui produit des injustices Ex : « Les
Effarés » / « Le Bal des pendus ». *
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poétique. Effectivement, le recueil est-il le fruit d’une émancipation ou est-il le texte d’une
jeunesse encore sage ? Afin de répondre à cette question, nous verrons tout d’abord que le
recueil témoigne d’une certaine fidélité à la tradition littéraire du XIXe qui a formé
Rimbaud avant de considérer les divers indices qui permettent de lire les Cahiers comme
l’œuvre d’un affranchissement précurseur. Enfin, il sera judicieux de replacer l’ensemble
au creux des aspirations de révolte et des interrogations qui dépassent le cadre poétique.
Force est de constater que Les Cahiers de Douai témoignent d’une certaine fidélité
à la tradition littéraire du XIXe qui a forgé les connaissances de Rimbaud. Il se sert en
effet d’un passé littéraire connu afin d’appuyer et d’alimenter son écriture. Malgré l’image
de cancre qu’il a construite, Rimbaud reste un brillant élève et un fin lecteur sait exploiter
l’ensemble des connaissances acquises. Les grands auteurs du XIXe sont à ce titre des
modèles encore respectés. La figure de Victor Hugo est particulièrement présente et
influente. Ses caractéristiques stylistiques se retrouvent dans de nombreux textes du
recueil. Les deux longs poèmes « Le Forgeron » et « Soleil et Chair » sont deux fresques
poétiques où se retrouve le souffle épique hugolien. Dans le premier, l’élan lyrique sert la
portée politique et critique du texte : la figure réprouvée de Napoléon III est aussi celle
d’Hugo. Rimbaud assimile l’empereur à Louis XVI dans un esprit révolutionnaire : « Oh !
Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas Et, tous, nous avons mis ta Bastille en
poussière» « Ta Bastille » est une réponse à « Ton Louvre », propos directement repris du
poème «Ultima verba» des Châtiments. Par ailleurs, les références culturelles
académiques sont nombreuses comme le montre l’utilisation des figures mythologiques
dans « Soleil et Chair ». Par ces effets de pastiche et ces jeux d’influence, Rimbaud
entretient une tradition poétique normée par des éléments culturels communs.
C’est dans le même esprit que le fond thématique du recueil semble lui aussi fidèle
aux codes du genre par l’exploitation des poncifs poétiques jugés convenables. Ces topoï,
malgré des utilisations changeantes, constituent le patrimoine émotionnel qui alimente
l’écriture poétique. Ainsi en est-il de la mélancolie et de la nostalgie que font valoir les
poètes. Taedium vitae, Spleen, mal de vivre : les formes et expressions sont nombreuses.
Fuir devient une nécessité et c’est dans cette logique que le thème du voyage prend de
l’essor au XIXe. Le rêve de l’ailleurs et le monde des possibles est rendu plus accessible
par les avancées techniques. Mais si l’ailleurs est un fantasme, ce n’est pas un remède.
Son inefficacité ou son impossibilité en font une nouvelle source de mélancolie. Dans «
Rêvé pour l’hiver », texte écrit lors d’une fugue, il propose un rêve enfantin dans lequel la
fuite est matérialisée par un train qui conduit vers un ailleurs rempli de douceur, mais
irréel. Dans « Ma Bohême », le rêve d’évasion est mis en scène par la figure du poète
vagabond qui erre dans des espaces infinis. Celui qui vit sous le « Ciel » (v. 3) et les « étoiles
» (v. 8), est aussi le poète en marge qui exprime sa douleur : « Où, rimant au milieu des
ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les élastiques De mes souliers blessés, un
pied près de mon cœur ! » (v. 12 à 14) Dans ce dernier tercet, mélancolie et ailleurs sont
intimement liés par la nostalgie du monde qui sera potentiellement quitté.
Outre ce travail de continuité thématique, la forme n’échappe pas à une tradition
poétique incarnée par les règles fixes de versification qui ont structuré des siècles
d’écriture. Les poètes du XIXe ont lentement commencé à rompre avec certaines règles
vues comme des entraves à la liberté et à la création. Mais ces écarts à la norme sont
encore timides. Hormis le succès naissant du poème en prose, la versification canonique
domine, à l’instar des Fleurs du Mal de Baudelaire, œuvre moderne et grande influence
pour Rimbaud, qui propose un travail formel assez convenu. Les Cahiers de Douai ne
dérogent donc pas à cette règle. Douze poèmes sont des sonnets classiques dont la plupart
sont en alexandrins avec un emploi relativement conventionnel de la rime et des césures.
« Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe menue
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: » (« Sensation », v. 1 et 2) Ceci est un signe d’une formation classique scolaire et
académique qui passe par l’étude et l’imitation des pontes littéraires. Les modèles sont
encore source d’inspiration et de respect, les grandes œuvres sont sacralisées au même
titre que le genre poétique considéré comme supérieur au sein du monde littéraire.
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par le registre épique est accompagné par un lyrisme propre à l'univers poétique afin de
marquer cette double postulation. Pourtant, comme il a été expliqué précédemment, ce
texte final se clôt par une note particulièrement mélancolique. En effet, le fantasme de la
liberté à ses limites. Le personnage shakespearien d'Ophélie offre un questionnement sur
la liberté et ses conséquences. Si Rimbaud se libère de la tutelle du dramaturge pour ne
prendre le personnage que dans sa dimension métaphorique, il met en scène une femme
dont la soif de liberté l’a conduite à sa perte. Dans le poème qui porte son nom, Ophélia
est un personnage errant, quasi évanescent pris dans la folie et la mort qui sont les
conséquences funestes de son affranchissement. C'est une âme libre mais qui erre sur les
flots dans lesquels elle s'est suicidée : « Ciel ! Amour ! Quel rêve, o pauvre folle ! Tu te
fondais à lui comme une neige au feu »(v.29/30). Elle devient une sorte de double du poète
lui-même ivre de liberté mais conscient de ses limites. Dès lors, cette réflexion sur
l'indépendance sacralise la liberté en la rendant complexe et en faisant le dessein de toute
une esthétique. Elle intègre de fait l'idée rimbaldienne qui considère la poésie comme un
absolu.
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charité ou l'aide à son prochain. Rimbaud n'emploie pas le sarcasme ; le seul à rire dans
ce texte et Dieu (v. 9). C'est donc une parole de révolte et une preuve supplémentaire de
l'insubordination du poète face aux institutions établies.
Ce vent de révolte amène en outre le poète à la condamnation d'un monde sclérosé
et hypocrite qui produit inégalités et injustices. Certains textes sont en effet pourvus d'une
dimension sociale à l'image du poème « Les effarés ». Ce poème décrit cinq petits enfants
affamés qui contemplent dans la neige la chaude formation du pain chez un boulanger.
Cet ensemble très pathétique joue à la fois sur les ressorts du réalisme et du symbolisme.
Le réalisme montre la cruauté vécue par ces enfants et le symbolisme fait du pain, poétisé,
la source simple de vie mais aussi de misère par son manque. Ce texte, qui fait référence
au réalisme social des Misérables de V. Hugo, met en lumière l'injustice que certains ne
voient pas. Ces inégalités sont également traitées dans « Le bal des pendus », réécriture
de « La ballade des pendus » de François Villon. Rimbaud y peint un monde carnavalesque
avec une inversion des hiérarchies et dans lequel le Mal mène la danse. Ce n'est pas le
pauvre poète qui attend la mort, mais les nantis morts et décharnés qui sont représentés
par le lexique cru du squelette. Il crée dans cette scène une image d'horreur très
provocatrice : « Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque Avec des cris pareils à
des ricanements, Et, comme un baladin rentre dans la baraque, Rebondit dans le bal au
chant des ossement » vers 37 à 40. La dégradation physique fait ici tomber toute la vanité
où se meuvent les choses sociales privilégiées. En montrant que les hiérarchies
disparaissent dans la mort, Rimbaud s'inscrit dans le genre artistique de la vanité, œuvre
rappelant la finitude de l'homme. C'est donc avec acrimonie et sarcasme qu'il dénonce dans
un cadre macabre et de manière détournée l'orgueil, l’hypocrisie des nantis et les
hiérarchies qui y conduisent.
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