Vous êtes sur la page 1sur 3

Émancipations créatrices dans les Cahiers de Douai

I. Émancipation, liberté et découverte du désir

Qu'est-ce que l'émancipation ?


Le mot exprime un processus au cours duquel une personne se dégage de
l'autorité à laquelle elle était soumise. Il appartient au lexique juridique :
l'émancipation est un affranchissement, c'est-à-dire une action qui rend
libre (ou majeur).

Émancipation et liberté
L'émancipation aboutit à l'autonomie et à la liberté. Ce thème est très
présent : liberté physique, avec la fugue et la bohème (« Ma Bohème »);
liber de penser, avec la critique des autorités ; liberté d'imaginer et créer
grâce à une poésie renouvelée (« Roman », « Ma Bohème »).

Émancipation et adolescence
À l'adolescence, on ne veut plus se soumettre aux figures d'autorité familiale : en 1870, Rimbaud fugue deux
fois pour fuir sa mère autoritaire. L'émancipation est le résultat de la force du désir, liée au développement
corporel. Arthur Rimbaud met souvent en scène son corps et ses sensations physiques : dans « Sensation », il
évoque ses pieds et sa tête; dans « À La musique », il se décrit « débraillé comme un étudiant ».

Émancipation et désir de la nature


L'aspiration à la liberté se manifeste souvent en correspondance avec les émotions éprouvées dans la nature.
Dans « Sensation », le poète ressent le désir de marcher lors d’une belle soirée d'été. « Roman » évoque son
désir de se promener sous « les tilleuls verts ». « Ma Bohème » repose sur la communion avec la nature et la
découverte de la poésie.

Émancipation et désir du corps féminin


La nature accueille souvent les premiers émois amoureux et sexuels. Dans « Sensation », le poète personnifie
la « Nature » et l'assimile à une femme. Dans « Les Reparties de Nina », les premiers émois se confondent avec
« la grande campagne ». Le désir du corps féminin s'exprime par la présence du corps : dans « Première
Soirée», la jeune fille est « fort déshabillée » ; dans « Rêvé pour l'hiver », son visage est mis en valeur et éveille
le désir du jeune homme qui cherche à l'embrasser. Ce désir est une « sève » (« Roman ») qui pousse à
transgresser les interdits (citation 1), représentés, dans « Roman », par Le « faux-col » du père.

Émancipation et créativité
La force émancipatrice du désir provoque l'imagination, éveille la créativité et amène à la poésie. Dans « À la
musique », le poète sait voir sous les habits et reconstituer le corps des jeunes filles (citation 3). Dans « Roman
», la rencontre avec la demoiselle amène le « cœur fou » à s’inventer des « romans » (citation 4). Dans « Ma
Bohème », la liberté permet au jeune homme de s’adonner à la « Muse », de rêver et de devenir poète.

Citations clés : voici 4 extraits commentés des Cahiers de Douai qui illustrent le thème étudié et que vous pourrez
réutiliser lors des épreuves du Bac.
1. « - La première audace permise, / Le rire feignait de punir! » (« Première Soirée »). La force du désir amène le jeune
homme à oser des gestes interdits qui séduisent la jeune fille.
2. « Mais l'amour infini me montera dans l'âme, / Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature, —
heureux comme avec une femme » (« Sensation »). La liberté est liée à l'amour, à la nature, à la marche et à l'absence
d'attaches.
3. « — Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres » (« À la musique »). Le jeune poète est envahi de désir pour des
jeunes filles, et ce désir éveille, chez lui, la capacité à imaginer les corps cachés par les vêtements.
4. « Le cœur fou robinsonne à travers les romans » (« Roman »). On retrouve, dans ce vers, le lien entre désir, solitude,
marche, imagination et créativité littéraire.
II. Émancipation et révolte

S’émanciper des autorités politiques


Rimbaud est révolté contre sa mère mais aussi contre Napoléon III et la société bourgeoise de son temps. Une
dizaine de poèmes relèvent de la littérature engagée. 2 d'entre eux critiquent explicitement l'empereur («
Rages de Césars » et « L'Éclatante Victoire de Sarrebrück »), tandis que « Bal des pendus » s'en prend à la
torture et à la peine de mort.

S’émanciper de la religion
La satire de Rimbaud vise aussi les autorités religieuses : dans « Le Châtiment de Tartufe », l'homme d'Église,
«bavant la foi de sa bouche édentée », est ridiculisé. Le poète le discrédite en le montrant « nu du haut
jusques en bas ». « Le Mal » met en scène un Dieu méchant et cupide, sans aucune pitié pour les victimes de
la guerre.

S'émanciper des convenances


Rimbaud fustige le conformisme et le matérialisme bourgeois, représentés par le « faux-col effrayant » du père
(« Roman »). Dans sa lettre à Georges Izambard, il exprime son dégoût des convenances sociales et dit qu'il
«s'encrapule». Sa satire anti-bourgeoise s'exprime vivement dans « À la musique ». Le poème insiste sur la
mesquinerie et la cupidité des bourgeois, leur malhonnêteté, leur bêtise, leur laideur physique et leur mauvais
goût.

Le refus de la guerre
Rimbaud dénonce aussi la guerre, qui envoie se faire tuer, pour d'autres, de jeunes gens. Dans « Le Mal », il
dénonce la « folie épouvantable » qui « fait de cent milliers d'hommes un tas fumant » (citation 3). Dans « Le
Dormeur du val », la critique de la guerre est d'autant plus efficace que le lecteur ne comprend qu'à la fin que
le jeune soldat couché dans la nature luxuriante est mort.

L'éloge de l'émancipation et de l'affranchissement


Rimbaud valorise les révolutionnaires qui ont renversé l'Ancien Régime (citations 1 et 2). Ainsi, dans « Le
Forgeron », il crée la figure épique du forgeron, tandis qu'il ridiculise Louis XVI, gras et pâle, que l'homme du
peuple coiffe du «bonnet rouge » révolutionnaire. « Morts de Quatre-vingt-douze... » érige en héros les
soldats républicains morts pour la liberté et dont les cadavres régénèrent la terre. À travers ces figures
mythiques, Rimbaud exprime sa profonde tendresse pour le peuple et pour ceux qui souffrent («Les Effarés»).

Liberté et créativité
Le registre polémique amène Rimbaud à s'affranchir du rythme traditionnel de l'alexandrin, notamment par
les enjambements (« Rages de Césars ») (cf. aussi citations 1 et 2).

Citations clés
1. «Trois pas / Et tous, nous avons mis ta Bastille en poussière » (« Le Forgeron »). Rimbaud valorise la force
du peuple révolté et sa capacité à renverser les figures traditionnelles de l'autoritarisme abusif et violent, et
montre la faiblesse des puissants
2. « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize, / Qui, pâles du baiser fort de La liberté, / [...]
brisiez le joug qui pèse / Sur l'âme et sur le front de toute humanité » (« Morts de Quatre-vingt-douze.. »).
Rimbaud fustige l'oppression qui pervertit les humains en bêtes de somme et érige en héros de la liberté les
soldats morts pour l'émancipation du peuple.
3. «Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta Joie, / Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement!.. - »
(« Le Mal »). Rimbaud place les victimes de la guerre dans la nature personnifiée en mère génitrice et
nourricière (« alma mater ») bafouée par les morts injustes.
III. Émancipation et créativité poétique

La désacralisation de la tradition poétique


L'émancipation créatrice, qui aspire à une «littérature nouvelle» (lettre du 15 mai 1871) passe par la remise en
cause de a tradition littéraire. Dans sa lettre, Rimbaud règle leur compte aux poètes « fonctionnaires » de la
poésie, « lettrés » et « versificateurs ». Selon celle du 13 mai, n'est pas poète qui veut : il faut « être né poète »
(le poète est un être hors du commun, inspiré par une force qui le dépasse, avide de liberté, qui se permet de
revisiter des figures traditionnelles). Ainsi, Rimbaud s'empare du mythe de Vénus et, au lieu de la faire naître
d'un coquillage, il la fait sortir d'une vieille baignoire; il ne décrit pas une femme magnifique, mais un corps
abîmé ; de manière très transgressive, il finit son poème en faisant rimer « Vénus » et « anus » (« Vénus
anadyomène »). De même, Tristan Corbière, dans son poème "Le Crapaud", renverse la forme noble du
sonnet, hérité de Pétrarque, et la réduit à un calcul technique du nombre de rimes et de syllabes. Il se moque
des contraintes du sonnet et met en exergue, dans la pointe (le concetto) la figure marginale du poète maudit :
"Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi".

Une nouvelle ambition pour le poète


Rimbaud assigne au poète une tâche nouvelle, d'où l'emploi du futur de l’indicatif dans « Sensation » ou «
Soleil et Chair », où il souhaite le retour d'un homme «libre des idoles brisées et des dieux » (citations 1 à 3).
Selon les deux lettres de 1871, le poète est un « voyant » qui doit «arriver à l'inconnu » : il est capable
d'«inspecter l'invisible » et d'« entendre l'inouï ». Le poète doit voir «son âme », qui explore pour La découvrir
« monstrueuse ». Être Voyant, c'est aussi faire revivre des figures mythiques, comme l'Ophélie de Shakespeare
(« Ophélie ») que je poète voit cueillir des fleurs la nuit. C'est, par ailleurs, être capable de faire parler les
objets (« Le Buffet »). Le travail poétique est fait de « souffrance et de folie », puisque le poète ne découvre
l'inconnu que « par le dérèglement de tous les sens ».

L'invention d’une langue


L'émancipation permet l'émergence de paroles tues ou inaudibles. L'ambition de Rimbaud est de créer une
langue qui puisse rendre compte de l'inconnu et le faire connaître au reste de l'humanité. Ainsi s'explique
l'image du poète prométhéen voleur de feu (lettre du 15 mai). Cette langue, «résumant tout, parfums, sons,
couleurs », permettra d'exprimer l'univers dans son unité. Dans les Cahiers de Douai, le jeune Rimbaud n'a pas
encore trouvé cette langue ; sa poésie reste assez classique, et 11 des 22 poèmes sont des sonnets en
alexandrins. Cependant, il prend des libertés : le sonnet « Rêvé pour l'hiver » introduit des vers de 6 syllabes et
les rimes des quatrains de plusieurs sonnets sont croisées (« Vénus anadyomène », « Le Buffet »...). Il se
permet aussi de casser le rythme de l'alexandrin, par exemple en ne respectant pas la césure ou en proposant
certains enjambements ou rejets (« Ma Bohème », « Le Dormeur du val »).

Citations clés
1.« Je laisserai le vent baigner ma tête nue. / Je ne parlerai pas, je ne penserai rien » (« Sensation »). Le poète
s'échappe, grâce à la nature, des modes d'appréhension du monde que font la pensée et le langage.
2. «Au grand jour, fatigué de briser des idoles, / Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux, / Et, comme il est du
ciel, il scrutera les cieux ! » (« Soleil et Chair »). Pour le poète, l'émancipation des hommes consiste à
s'affranchir de tous les dieux pour retrouver la liberté, la part divine de l'homme.
3. « Le Monde vibrera comme une immense lyre / Dans le frémissement d'un immense baiser ! » (« Soleil et
Chair »). L'émancipation de l'humanité permettra de faire entendre des voix inouïes et d'accéder à la vraie
poésie.

Vous aimerez peut-être aussi