Vous êtes sur la page 1sur 11

PASOLINI OU LA RAGE D’AIMER

Fabrice Bourlez

Érès | « Chimères »

2016/2 N° 89 | pages 159 à 168


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749252292
DOI 10.3917/chime.089.0159
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-chimeres-2016-2-page-159.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


© Érès. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


FABRICE BOURLEZ

Pasolini ou la Rage d’aimer

Une image vers le chemin du cosmos


« Il semble qu’il n’y ait pas de solution à cette impasse dans laquelle
s’agite le monde de la paix et du bien-être. Peut-être seul un retour-
nement imprévu, inimaginable… une solution qu’aucun prophète
ne peut deviner… une de ces surprises qu’a la vie quand elle veut
continuer… peut-être »1. Tel est le constat aigre-doux sur lequel se
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


terminent les quelques pages de note d’intention de La Rabbia.
Un appel désespéré au changement. Une foi acharnée dans les puis-
sances de la vie. Pour Pasolini, impossible de proroger les inégalités,
les divisions entre dominants et dominés. Force est d’inventer un
autre monde, au risque même de voir fondre toutes nos certitudes
terrestres : « interrompus, ou fermés, ou ensanglantés les chemins de
la terre, voici que s’ouvre, timidement, le chemin du cosmos »2.
Réalisé en 1962, à partir d’images que Pasolini n’avait pas tournées,
mais montées, assemblées, articulées, le film a l’ambition « d’inventer
un nouveau genre cinématographique »3. Sur sa moviola, le cinéaste a

1. Pier Paolo Pasolini, « Appendice alla Rabbia : il trattamento » (1962) in Tutte le


opere. Per il cinema, Mondadori, 2001, Tomo primo, p. 411 (Traduction française :
Marie-Pierre Duhamel-Muller in Images documentaires n° 42/43, 3e et 4e trimestres
2001, p. 27).
2. Ibid.
3. « Pier Paolo Pasolini ritira la firma dal film La rabbia », Paese Sera, 14 aprile 1963 :

CHIMÈRES 159
Fabrice Bourlez

regardé, découpé, collé des kilomètres de pellicules issues de ciné-jour-


naux, d’actualités cinématographiques des dernières années : « Une
vision terrible, une série de choses immondes, un défilé déprimant du
je-m’en-foutisme international »4. Contre le format télévisuel honni5,
contre le « triomphe du digest, du magazine illustré »6, contre « le lan-
gage de mauvais aloi, qui s’adresse à un public moyennement cultivé,
[contre] la sordide prose de l’actualité »7, contre la voix officielle, « faire
un essai idéologique et poétique avec des séquences nouvelles »8, faire
entendre d’autres voix : l’une « en prose » et l’autre « en poésie ». La
sortie des chemins de la terre, la création d’alternatives, l’affirmation du
changement passe, une fois encore, par « le cinéma de poésie ».
La Rabbia n’est pourtant qu’un film de commande, un documentaire
dont le traitement pasolinien, pour le moins radical, avait paru au pro-
ducteur Gastone Ferranti tout à fait invendable. Ce dernier avait donc
imposé la réalisation d’un deuxième volet pour assurer la représenta-
tion d’un autre point de vue. Le réalisateur réactionnaire Giovannino
Guareschi, célèbre pour les aventures de son Don Camillo, fut retenu
au grand dam de Pasolini qui avait déjà terminé sa partie. Une polé-
mique éclata au moment de la sortie en salle. À l’époque, le film ne
connut aucun succès9.
Mais La Rabbia est surtout un film écrit. Son écriture est pleine d’une
« violence expressive » qui met en jeu toutes les potentialités propres au
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


septième art : « des images toujours concrètes, jamais abstraites », pro-
venant du « sourd chaos des choses » et qui révèlent « l’inéliminable »

http://www.pierpaolopasolini.eu/cinema_Venezia2008_LaRabbia_molteni.htm
(Trad. fr. : Marie-Pierre Duhamel-Muller, in Images documentaires, op. cit., p. 28).
4. Ibid.
5. Cf. Pasolini, Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, Les soli-
taires intempestifs, 2003.
6. Pasolini, « Appendice alla Rabbia : il trattamento », p. 409 (Trad. fr., p. 26).
7. Pasolini, Teorema, Milano, Garzanti, 1968, p. 193 (Trad. fr. : Théorème, José Guidi,
Gallimard, 1978, p. 181).
8. Ibid.
9. Cf. le texte de présentation et le documentaire de Roberto Chinesi, in Pier Paolo
Pasolini, La rabbia di Pasolini, réalisation de Giuseppe Bertolucci, DVD, Luce, Minerva
Rarovideo, Cineteca di Bologna, 2008. Chinesi estime que « le film de Guareschi a
trouvé une filiation inattendue dans la télévision berlusconienne, à savoir : dans une
mise au goût du jour de la rhétorique de la vulgarité et de la violence », ibid., p. 5.

160 CHIMÈRES 89
Pasolini ou la Rage d’aimer

« élément fondamentalement irrationnel du cinéma ». Élément qui,


la plupart du temps, reste caché sous la convention narrative et rap-
proche trop vite un film d’un livre ou d’une pièce de théâtre10.
Le genre qui s’invente là rencontre la thèse de Gilles Deleuze quant au
cinéma. On ne pense pas qu’avec des concepts. La pensée s’exprime
aussi à travers les images cinématographiques. Le domaine de la ré-
flexion ne passe pas seulement par des idées abstraites mais par « des
formes autonomes irremplaçables »11. Se tisse ainsi un champ réflexif,
une rigueur paradoxale, loin des rationalismes, directement en prise
sur le « dehors »12, soit : sur ce qui soustrait la présence de la pensée à
elle-même, ce qui lui refuse toute intériorité impérieuse, toute pléni-
tude imposante, toute intentionnalité figée pour la plonger à même
les forces les plus sensibles, dans le bruissement sourd du langage et
des formes, du dire et du voir.
La Rabbia relève un improbable pari : transformer des images quel-
conques, signes vides et éculés, en armes de résistance. Pasolini
resignifie leur insignifiance. Il trouve des perles à même la fange.
Remontées sur un texte à la fois politique et poétique, signé de la
plume de Pasolini lui-même et lu par ses amis Renato Guttuso et
Giorgio Bassani, les images d’actualité changent non seulement de
sens mais aussi la manière de faire sens au cinéma. Elles prouvent qu’à
même la profusion du vide, caractéristique du triomphe de la société
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


de l’image, il y a « une chance de dégager une Image de tous les cli-
chés, et de la dresser contre eux. À condition toutefois d’un projet es-
thétique et politique capable de constituer une entreprise positive »13.
Normalité sensori-motrice vs diversité temporelle
Rappelons que, pour Deleuze, une crise avait éclaté au cinéma après la
deuxième Guerre Mondiale, à l’écart des studios hollywoodiens. Avec
elle, c’est la régularité d’une narration racontant une histoire, selon

10. Pier Paolo Pasolini, « Il cinema di poesia » (1965), in Empirismo eretico, Garzanti,
1972, p. 172 (Je traduis).
11. Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Minuit, 1983, p. 8.
12. Le dehors est un concept blanchotien, présent dans l’œuvre de Deleuze mais sur-
tout dans celle de Foucault. Cf. Marie-Claire Ropars, « La pensée du dehors dans
L’Image-Temps » (Deleuze et Blanchot) in Cinémas : revue d’études cinématographiques/
Cinémas : journal of film Studies, vol.16, n° 2-3, 2006, p.12-31.
13. Gilles Deleuze, L’image-mouvement, op. cit., p. 284.

CHIMÈRES 161
Fabrice Bourlez

des liens sensori-moteurs, qui avait été mise à mal, notamment par les
films du néo-réalisme italien ou de la Nouvelle Vague mais aussi par
ceux de Welles ou d’Ozu. Même si l’on continue, aujourd’hui encore,
à produire des films qui racontent des histoires, des fictions où la per-
ception et le mouvement maintiennent leur préséance sur le temps,
avec l’avènement de cette modernité cinématographique, une inver-
sion s’est établie : le faux-mouvement a pris le dessus, laissant ainsi
apparaître une image-temps où la temporalité s’impose d’emblée dans
toute son intensité. Un tel cinéma n’est pas tellement fait pour être vu
mais pour rendre voyant, pour donner à voir les intensités du virtuel
que la perception normée, soucieuse d’unité dramatique, d’intrigue
bien ficelée, n’est pas vraiment capable de mettre en lumière.
Toutefois, rappelons aussi que pareille crise constituait l’un des hori-
zons possibles du cinéma dès ses origines. Deleuze explique que le
scénariste de La fête espagnole (1928) de Germaine Dulac n’était peut-
être pas le seul à avoir été tenté de « plonger le drame dans une ‘pous-
sière de faits’ dont aucun ne serait principal ou secondaire, si bien
qu’on ne pourrait le reconstituer que suivant une ligne brisée prélevée
parmi tous les points et toutes les lignes de l’ensemble de la fête »14.
Cette tentation du faux-mouvement avait donc hanté le cinéma de-
puis toujours. Cependant, au moment où l’image commence à se faire
de plus en plus envahissante au quotidien, au moment où « le pouvoir
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


occulte se confond avec ses effets, ses supports, ses médias, ses radios,
ses télévisions, ses microphones : il n’opère plus que par ‘la reproduc-
tion mécanique des images et des sons’» ; à ce moment-là, la nécessité
d’« arracher une véritable image au cliché »15 s’est fait ressentir avec une
impétueuse nécessité pour pouvoir continuer à penser avec l’image.
La Rabbia de Pasolini illustre concrètement cette hypothèse deleu-
zienne. Dans son film, idéologie et poésie s’opposent à ce qui s’est
« passé dans le monde, après la guerre et l’après-guerre » soit : « la nor-
malité »16. Le contenu des images d’archives prises en compte est fait
de la « normalisation qui est consécration de la puissance et du confor-
misme »17. Or la normalité est l’arme de la société de contrôle, de la

14. Ibid., p. 277.


15. Gilles Deleuze, L’image-temps, Minuit, 1985, p. 32.
16. Pasolini, « Appendice alla Rabbia : il trattamento », op. cit., p. 407 (Tr. Fr., p. 23).
17. Ibid., p. 408 (Trad. fr., p. 24).

162 CHIMÈRES 89
Pasolini ou la Rage d’aimer

société de consommation petite bourgeoise, de l’Italietta­, qui se repaît


de clichés : ce qui se dit et ce qui se voit n’y sont que des mots d’ordre
redondants. Les textes et les images des ciné-journaux ensignent : ils
disent quoi penser, aplatissent toute tentative de faire valoir les diffé-
rences. Ils passent sous silence la diversité18 de nos devenirs.
En réalité, le langage de la communication, de la radio, de la télévi-
sion, le langage efficace, celui du self-made-man, celui du chef d’entre-
prise comme celui du journaliste ou des nouveaux philosophes19 ne
vise jamais seulement à communiquer une information. Il transmet
avant tout des mécanismes de pouvoir où la référence à une situa-
tion et l’échange intersubjectif passent au deuxième plan. « Le langage
est transmission du mot fonctionnant comme mot d’ordre, et non
communication d’un signe comme information »20. Un tel langage
est pauvre, redondant. Il gomme les singularités, les aspérités de la
langue pour ne faire résonner que l’universel d’une grammaire figée
et moralisatrice. Pour réveiller le désir, il s’agit de faire fuir un tel rap-
port au langage qui enserre de ses chaînes notre existence quotidienne.
La notion d’agencement collectif d’énonciation, mise au point par
Deleuze et Guattari, n’a d’autre but que de laisser surgir d’autres voix,
que de libérer de l’oppression, de l’autorité de ceux qui pensent savoir
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


comment doit s’écrire le monde. Il est intéressant de remarquer que

18. La réécriture pasolinienne des actualités n’a d’autre visée que la diversité. Son trai-
tement de ce qu’on appellerait aujourd’hui des news laisse entrevoir un fond virtuel en
mesure d’affirmer d’autres réalités. Plutôt que de faire entendre un consensus mou, sa
relecture des images, la tension qu’il y inscrit entre le dire et le voir, laisse apparaître
l’éclat d’une rage salutaire. En ce sens, on ne peut s’empêcher de rapprocher ce travail
de celui d’Orson Welles, architecte de la modernité cinématographique, ouvrant son
premier long-métrage, Citizen Kane (1941), par une paradoxale séquence d’actualités.
Les News on the march – autre ensemble d’images à mi-chemin entre le ciné-journal
et la fiction – à partir desquelles s’élance la narration, contrarient « les techniques du
journalisme », affirment « la différence entre le document – plénitude du ‘donné’ triom-
phant avec sa reproduction technique par les images et les sons – et le film qui nie cette
plénitude dès son premier plan », Youssef Ishagpour, Orson Welles Cinéaste. Une caméra
visible. Vol. II. Les films de la période américaine, la Différence, 2001, p. 42.
19. Pour une critique du langage utilisé par les nouveaux philosophes, cf. Gilles
Deleuze, « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général » in
Deux régimes de fous, Minuit, 2005.
20. G. Deleuze - F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 97.

CHIMÈRES 163
Fabrice Bourlez

dans leur formulation de ce concept, Deleuze et Guattari font jus­


tement appel au « discours indirect libre » de Pasolini.
Discours indirect libre pour entendre les sans voix
Dans l’Empirismo Eretico, Pasolini mène une lutte contre l’instrumen-
talisation et l’uniformisation de l’italien à travers l’embourgeoisement
des classes populaires par le biais des mass media. Pasolini en vient
à reformuler l’histoire de la littérature italienne – il remonte jusqu’à
Dante – à partir du discours indirect libre. Son analyse insiste sur le
lien qu’entretient ce procédé stylistique avec une collectivité : l’auteur
doit y abdiquer son intentionnalité. Utiliser le discours indirect libre
« n’implique pas seulement de ‘revivre simplement’ le discours d’un
sujet parlant en tant que personnage particulier […] mais d’un repré-
sentant de toute une catégorie de locuteurs : donc un milieu, voire
un peuple »21. Dans Kafka – Pour une littérature mineure, Deleuze et
Guattari déclareront : « Il n’y a pas de sujet, il n’y a que des agence-
ments collectifs d’énonciation »22. Et, un peu plus loin, « comment
arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser
le langage et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? ».
Pasolini, de son côté, continue en affirmant que l’emploi d’un tel
style exige, de manière plus ou moins claire, une « conscience sociolo-
gique »23 de la part de l’écrivain.
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


En effet, dans ce genre de modulation du discours, le sujet appa-
raît comme la conséquence de l’enchaînement des propositions entre
elles et de leur inclusion dans une situation sociale plutôt que comme
leur point de départ. Le discours indirect libre procède par glisse-
ments, son sens est orienté par le contexte dans lequel il s’énonce
et par les effets que son énonciation aura sur ce dernier. Deleuze et
Guattari affirment : « Il n’y a pas de contours distinctifs nets, il n’y a
pas d’abord insertion d’énoncés différemment individués, ni emboî-
tement de sujets d’énonciations divers, mais un agencement collec-
tif qui va déterminer comme sa conséquence les procès relatifs de

21. Pasolini, Empirismo eretico, Garzanti, 1972, p. 82 (Je modifie la traduction


d’Anne­Rocchi Pullberg : Pasolini, L’expérience hérétique. Langue et cinéma, Payot,
1976, p. 40).
22. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, 1975,
p. 33.
23. Ibid., p. 84 (trad. fr., p. 43).

164 CHIMÈRES 89
Pasolini ou la Rage d’aimer

subjectivation, les assignations d’individualités et leurs distributions


mouvantes dans le discours »24.
En s’appuyant sur Pasolini et Kafka, Deleuze et Guattari proposent
donc une nouvelle logique : non plus celle des constantes universelles
abstraites, mais celle qui est à l’œuvre dans le traitement mineur d’une
langue, à savoir : dans la prise en considération des infinies variations
que chaque agencement linguistique implique. La constante disparaît
ainsi au profit d’une mise en variation continue : « Mettre en variation
continue des éléments quelconques, c’est une opération qui fera peut-
être surgir de nouvelles distinctions, mais qui n’en conserve aucune
pour tenue, pour acquise, qui ne s’en donne aucune d’avance »25.
Un traitement mineur de la langue a des effets de re-significations.
Se réveille au cœur même de la langue commune, une langue jusque-
là impossible, inaudible. Deleuze et Guattari ont d’ailleurs adopté
comme leitmotiv la phrase de Proust : « les chefs-d’œuvre sont écrits
dans une sorte de langue étrangère ». La mise en variation continue
des variables de la langue brise toute certitude, travestit toute évidence,
contamine chaque expression par une autre, de sorte que les sonorités
de toujours résonnent de la manière la plus étrange : éloquence du
bégaiement, grâce de la maladresse, audace de la prolifération.
Or, depuis le début, l’expérience hérétique à laquelle nous convie
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


Pasolini défend l’expressivité poétique contre l’italien moyen. L’intérêt
pour les dialectes vaut contre le style homologuant d’une écriture
bourgeoise. Insérer dans le tissu linguistique dominant ce qui n’y est
habituellement pas permis pour faire entendre les peuples sans voix.
« À la politique insensible d’une majorité grégaire, (Pasolini) oppose
sa politique incarnée et son langage poétique »26. Nouvel éloge du dis-
cours indirect donc : « En somme, le discours indirect dans une page
écrite implique une incursion vers la langue basse, la koiné fortement
dialectisée et les dialectes : il s’y charge de matériel sublinguistique.
Mais un tel matériel – et tel est l’enjeu principal – n’est pas conduit
au niveau de la langue moyenne, pour y être élaboré et objectivé selon
les contributions de l’italien moyen : non, il s’engage sur une ligne

24. G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 101.


25. Ibid., p. 123.
26. René Schérer, « Promenades » in René Schérer et Giorgio Passerone, Passages paso-
liniens, Presses du Septentrion, 2006, p. 74.

CHIMÈRES 165
Fabrice Bourlez

sinueuse et est amené dans une zone haute du langage, ou très haute,
et est transformé en fonction expressive ou expressionniste »27.
Pareil discours est le ressort même du cinéma de poésie auquel Pasolini
a travaillé toute sa vie durant. Il est encore à l’œuvre dans La Rabbia.
Voyons comment le poète expérimente sa langue dans la langue du
cinéma.
La rage entre le dire et le voir
David Lapoujade, relisant les mouvements aberrants de l’œuvre deleu-
zienne, écrit : « Nous sommes pris dans des agencements qui nous
font voir, parler et agir de sorte qu’on agit conformément à ce rapport,
la redondance comme fonction sociale et nouveau sens commun.
(…C) haque fonction contrôle l’autre : le visible-lisible permet de
contrôler les énoncés en leur donnant un cadre préétabli, l’énonçable
contrôle le visible-lisible en y découpant des formes prédéfinies »28.
Dans La Rabbia, la réutilisation d’images d’actualité, de journaux té-
lévisés brise la continuité de la ligne du temps. La cohérence ne vient
plus d’une mise en ordre mais, à l’inverse, de l’indignation poétique,
de la furie philosophique, de la rage intellectuelle qui constituent le
« paradigme transversal » — pour reprendre l’expression de Georges
Didi-Huberman — de toutes les « tentatives littéraires, critiques,
politiques, ou cinématographiques »29 de Pasolini. Sur son écran, les
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


faits ne se succèdent plus selon une argumentation géopolitique ou
un commentaire journalistique. On passe de l’insurrection contre le
gouvernement soviétique hongrois (hiver 1956) à la libération d’an-
ciennes colonies européennes (1960-1970), de l’Est, au Sud, puis à
l’extrême Orient, d’une compétition de barque italienne, au couron-
nement de la Reine d’Angleterre, à la visite d’Ava Gardner en Italie
à la mort de Marilyn Monroe aux États-Unis. « Au milieu de toute
cette banalité et de tout ce sordide », Pasolini s’est emparé « de temps
en temps des images très belles : le sourire d’un inconnu, deux yeux
avec une expression de joie ou de douleur, et d’intéressantes séquences

27. Pasolini, Empirismo eretico, op. cit., p. 179 (Je traduis). Pour un usage mineur de
la langue italienne cf. Pasolini, Ragazzi di vita, Garzanti, 1955.
28. David Lapoujade, Deleuze, Les mouvements aberrants, Minuit, 2014, p. 253.
29. Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, Minuit, 2014, p. 76.

166 CHIMÈRES 89
Pasolini ou la Rage d’aimer

pleines de valeur historique. Un blanc et un noir la plupart du temps,


très fascinant visuellement »30.
À quoi sert un tel exercice ? Pourquoi ce réemploi du banal et du sor-
dide et cette quête de la pépite involontaire ? Lorsque Pasolini tente
de définir ce qu’est un « cinéma de poésie », il insiste sur la distinc-
tion entre cinéma et littérature. Si un code signifiant, un vocabulaire,
une base institutionnelle, rationnelle existent du côté du langage lit-
téraire, du côté des images, des im-signes, rien de semblable n’existe.
L’opération d’un réalisateur ne peut donc jamais « être linguistique
mais stylistique »31. L’image cinématographique est un signe qui vient
troubler la pureté et la rigueur des lectures linguistiques. Les choses
dans leur opacité et dans leur trivialité apparaissent à l’écran. C’est
par la subjective libre indirecte, par cette caméra qui plonge à même
le chaos du monde, dont les images parlent la langue de la réalité,
que peut advenir une langue de poésie au cinéma, que « les possi-
bilités expressives comprimées par la traditionnelle convention nar-
rative »32 peuvent enfin être libérées. Surgit alors « un impensé dans
la pensée, […] un irrationnel propre à la pensée, point du dehors
au-delà du monde extérieur, mais capable de nous redonner croyance
au monde. La question n’est plus : le cinéma nous donne-t-il l’illusion
du monde ? Mais : comment le cinéma nous redonne-t-il croyance au
monde »33. Du coup, l’enjeu stylistique dépasse le champ de l’esthé-
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


tique. Il répond à une exigence éthique. Comment entendre les sans
voix ? Comment écouter les condamné.e.s au silence ? Quoi faire de la
colère face aux injustices ?
En vérité, ici, l’exercice de (ré-) écriture cinématographique n’a d’autre
but que « d’agrandir la terre »34. Tandis que le peuple des artisans et
des paysans disparaît, tandis que le monde subit le rachat de la classe
ouvrière par le néo-capitalisme, Pasolini donne à voir « d’autres voix,
d’autres regards, d’autres amours, d’autres danses » : les corps et les
visages de la diversité. Au cinéma, le discours libre indirect libre filme
des fils humbles, des petites sœurs, corps cubains, africains, hongrois,

30. « Pier Paolo Pasolini ritira la firma dal film La rabbia », op. cit., (Tr. Fr., p. 28).
31. Ibid., p. 179 (Je traduis).
32. Ibid.
33. Gilles Deleuze, L’image-temps, op. cit., p. 237.
34. Pasolini, « La rabbia », in Tutte le opere. Per il cinema, op. cit., p. 372 (je traduis).

CHIMÈRES 167
Fabrice Bourlez

algériens, corps dansant, chantant, luttant, blessés ou mourant. Sur la


bande-son (Adagio d’Albinoni, chants traditionnels, musiques popu-
laires, jazz) l’intensité du texte poétique se noue à celle de sourires,
de larmes, de regards, de physiques qui se sont imprimés malgré les
informations. Le découpage pasolinien, son écriture, mine le bon sens
journalistico-cinématographique. Il rend aux images leur puissance
d’évocation. Il libère leur lyrisme. Il les arrache à la diffusion idéolo-
gique, au formatage bien-pensant, à la formule prête à l’emploi, à la
réduction moralisatrice.
En ce sens, il faut insister sur la cohérence avec laquelle Pasolini clô-
ture aussi bien sa note d’intention que son documentaire par un appel
au cosmos. Dans les dernières images de La Rabbia, une foule en liesse
fête le retour du cosmonaute Gagarine sur terre. La voix du poète
récite « Que les chemins du ciel soient des chemins de fraternité et de
paix. »35 Ce voyage lunaire, image par antonomase du septième art,
ne correspond pas au doux rêve d’un abandon définitif du monde. Ce
que largue Pasolini, ce sont les logiques visuelles et narratives qui le
régissent selon des oppositions strictes : début/fin, haut/bas, homme/
femme, blanc/noir, dire/voir… L’appel au cosmos vaut comme ap-
pel à la fraternité. En apesanteur, il n’est plus de transcendance qui
vaille : « Je monte dans le ciel,/avec un cœur simple — grand/parce
que grande est ma nation. Adieu monde de pères incertains et de fils
© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)

© Érès | Téléchargé le 18/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.240.102.176)


certains, adieu terre, toi qui redonnes la lumière au mot patrie./Tout,
progressivement, se fait étoile »36.
Sortir de la domination, des relations binaires, passe donc par une
sortie de la terre telle qu’elle a été phagocytée par la logique, le bon
sens et la morale capitaliste propre au patriarcat, au règne des pères
sur les fils. En quittant ce monde, Pasolini s’invente un monde de
frères, d’alliances minoritaires : étoile mineure. La seule révolution
qui tienne est celle des esprits qui abandonnent les routes fangeuses
et sanguinaires de la terre. La Rabbia signifie à la lettre « la rage »
c’est-à-dire : « emporter lentement, progressivement, la langue dans le
désert. Se servir de la syntaxe pour crier, donner au cri une syntaxe »37.
Pasolini ou comment redonner la rage d’aimer.

35. Ibid., p. 402.


36. Ibid., p. 404.
37. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka, op. cit., p. 48.

168 CHIMÈRES 89

Vous aimerez peut-être aussi