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Le nœud borroméen et la question de la folie.

Ce qui
s'apprend de Joyce
Michel Bousseyroux
Dans L'en-je lacanien 2014/2 (n° 23), pages 75 à 84
Éditions Érès
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749241920
DOI 10.3917/enje.023.0075
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Le nœud borroméen
et la question de la folie
Ce qui s’apprend de Joyce *

Michel BOUSSEYROUX
Q u’est-ce que le nœud borroméen ? C’est le nouveau mos geo-
metricus, si cher à Spinoza, Pascal et Descartes, la nouvelle méthode géo-
métrique qui permet le mieux de se repérer dans le discours analytique,
dans sa nouveauté qui est de permettre de se passer du Nom-du-Père à
condition de s’en servir (le père étant, comme S1, un produit de ce nou-
veau discours – qu’il promet à un nouvel usage).
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Le nœud borroméen est, cliniquement parlant, ce qui permet de ne
pas être fou. On est fou à partir du moment où on a perdu le borroméen,
c’est-à-dire où on a perdu la possibilité de distinguer le réel du symbolique
et de l’imaginaire. Ne pas être fou, ce n’est pas la même chose que ne
pas être psychotique. On peut être psychotique, c’est-à-dire avoir à faire
avec la forclusion, avec une forme de forclusion du Nom-du-Père, et ne
pas être fou. On peut être psychotique, avoir eu un père forclos de fait, et
avoir réussi à reconstituer le nœud borroméen. C’est ce qu’a réussi James
Joyce. Il y a réussi grâce au sinthome et à cet art borroméen que constitue
sa pratique de l’énigme généralisée telle que la porte à son comble l’écri-
ture de Finnegans Wake.

Michel Bousseyroux est psychanalyste à Toulouse et membre de l’epfcl.


* Ce texte, exposé au centre hospitalier Henri Mondor à Aurillac est une amplification
de l’exposé pour les Giornate napoletane per Fulvio Marone des 24 et 25 mai 2014 à
Naples.
76 —— L’en-je lacanien n° 23

Les trois de Lacan


Lacan a posé d’emblée, juste avant de commencer son séminaire en
1953, avec sa conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », les
trois registres essentiels de la réalité humaine. Il annonce par là que son
retour à Freud, de qui il dira que même s’il a pu glisser dans la connerie
religieuse nous lui devons tout, ne signifie pas pour autant reprendre à
son compte, pour penser, réinventer la psychanalyse, les catégories de
sa pensée métapsychologique, que ce soit celles de l’inconscient, du pré-
conscient et du conscient ou celles du moi, du surmoi et du ça. Mais ce
n’est que sur le tard, dans le séminaire …Ou pire puis à la fin du séminaire
Encore qu’il se saisit du nœud borroméen, dont il a eu vent par une jeune
mathématicienne, pour les mettre en relation.
Pourquoi le nœud borroméen apparaît-il d’emblée à Lacan comme
l’objet topologique le mieux approprié pour définir et étudier les relations
entre ces trois registres essentiels de la réalité humaine ? Cela vient de la pro-
priété spécifique du nouage borroméen : non seulement le borroméen com-
mence à trois (il n’y a pas de nœud borroméen à deux cordes), mais ses trois
sont de telle façon liés que si l’on en coupe un, peu importe lequel, les deux
autres sont libérés. Cela signifie qu’aucun des ronds de ficelle du nouage
borroméen ne passe dans le trou de l’un de ses autres ronds de ficelle et
qu’aucun rond ne s’enlace dans l’un des autres. C’est donc un nœud où
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il n’y a pas de rapport d’eux à deux. Le nœud borroméen se caractérise
par cet effet de non-rapport et c’est pour cela que Lacan le retient comme
moyen propice à rendre compte du réel du non-rapport sexuel.
Tout nouage entre le symbolique, l’imaginaire et le réel a des effets.
Pour un nouage non borroméen, olympique ou autre, ce sont des effets de
sens, de jouissance et de rapport sexuel. Mais le propre du nouage borro-
méen est qu’il implique trois effets qui sont effet de sens, effet de jouissance
et effet de non-rapport sexuel. Lacan le pose en ces termes dans son intro-
duction à la publication de son séminaire R.S.I. dans la revue Ornicar ?
Il y dit mettre ses catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel « à
l’épreuve d’un testament ».
Le nœud borroméen et la question de la folie —— 77

La méthode borroméenne
Ses catégories, Lacan les a mises à l’épreuve de ce nœud borroméen
auquel la mathématique s’était encore peu vouée. Il a fait du borroméen
sa méthode analytique, sa méthode pour penser l’expérience analytique,
comme Descartes a fait de la géométrie sa méthode pour bien conduire
sa raison et chercher la vérité afin de bien penser l’expérience scienti-
fique. Le borroméen est devenu pour Lacan sa méthode d’éveil au réel de
l’expérience. Mais ce qui conduit la pensée du borroméen n’est pas un
cogito ergo sum, c’est un fodio ergo sequor, « je creuse donc je suis » (du
verbe suivre), je creuse le nœud, je creuse son réel troué, donc je suis la
corde de la structure, je suis le filon du réel – je suis la trace, le tracé du
réel du nœud tout entier, en tant que le nœud borroméen tout entier est
une écriture du réel.
Cette méthode a consisté en effet à explorer l’écriture, les écritures
des nœuds borroméens, pour en creuser le réel. Il s’agit pour Lacan de
voir où l’expérience du borroméen le conduit par son énoncé. C’est ce
dont il témoigne dans cette introduction à la publication de R.S.I. Il affirme
que le séminaire borroméen a valeur de contrôle. Il s’agit pour lui de creu-
ser le filon du réel, d’en creuser l’énigme. Le 13 novembre 1979 encore,
à la veille de dissoudre son école, Lacan déclarait : « Je dois dire que le
nœud borroméen est une énigme. » Au fond, au fond de la mine où il a
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creusé le réel sans le secours de la lampe frontale du sens, Lacan n’a eu
de cesse de creuser l’énigme du borroméen pour qu’il lui réponde.
Pas étonnant qu’il en ait appelé au maître de l’énigme, Joyce, Joyce
l’éveillé, comme l’appelle Colette Soler. Lacan en appelle à celui qui a
porté l’énigme à la puissance de l’élangues dans Finnegans Wake pour
résoudre l’énigme du borroméen. Et il la résout en réduisant sa réponse à
la réponse du sinthome.
Je vais donc me centrer sur ce qui s’apprend de Joyce et que j’ai
déjà exposé à Naples, à l’occasion de l’hommage à Fulvio Marone que
Francesca Tarallo a organisé sur le thème La leçon de la psychose, qui
a réuni plus de deux personnes dans la très illustre salle des Baroni du
Maschio Angioina, château des rois de Naples.
78 —— L’en-je lacanien n° 23

Apprendre de Joyce
Fulvio Marone était un passionné de Joyce, de son œuvre. Lors de
la conférence, qui fut sa dernière, puisqu’une semaine après il est mort
brutalement, qu’il fit sur Joyce à Mestre, la ville en face de Venise, Fulvio
se disait, dans sa pratique d’analyste auprès des psychotiques, joycien
avant d’être lacanien : « Sono stato joyciano prima di essere lacaniano. »
Audace à la hauteur de son engagement psychanalytique auprès des psy-
chotiques, auxquels il se dévouait corps et âme. Ça tranche avec ceux qui,
par je ne sais quel principe de précaution, se sentent tenus de se dire freu-
diens avant d’être lacaniens. Certes, Lacan se disait freudien. Mais c’est
bien à partir de Joyce et au regard de Joyce que s’est déterminée sa posi-
tion originale, irréductible à Freud, dans la psychanalyse, en particulier en
ce qui concerne sa doctrine du sinthome, qui modifie considérablement sa
conception des psychoses.

Lacan joycien avant d’être freudien


Fulvio Marone était ce que fut Lacan de départ. Lacan, en effet,
aurait pu se dire joycien, avant de se dire freudien. Avant de rencontrer
le texte de Freud en 1923, Lacan a rencontré celui de Joyce dès l’âge
de dix-sept ans. Il fréquentait alors le cercle du 7 rue de l’Odéon à Paris,
celui d’Adrienne Monnier et sa librairie, haut lieu de la littérature qui
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accueillait des écrivains comme Paul Claudel, Paul Fort, Paul Valéry, Louis
Aragon, André Breton, Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald, Léon-
Paul Fargue, Georges Duhamel, André Gide, Walter Benjamin, Nathalie
Sarraute, Valéry Larbaud, Jacques Prévert, et j’en passe, et qui organisa
des lectures publiques pour faire connaître Joyce au public français.
Juste en face, au numéro 12, il y avait la librairie Shakespeare and
Company (qui aujourd’hui se trouve rue de la Bûcherie près de Notre-
Dame), fondée par l’Américaine Sylvia Beach, à qui Joyce confia en 1921
la première publication en anglais d’Ulysses, qui sortit le 2 février 1922,
jour du quarantième anniversaire de l’écrivain (il faudra attendre 1929
pour qu’Adrienne Monnier en publie la traduction en français). Cette
libraire fut fermée en 1941 parce que Sylvia Beach avait refusé de vendre
le dernier exemplaire de Finnegans Wake à un officier allemand. C’est
dans cette librairie que Lacan rencontra Joyce en 1920 et qu’en 1921
Valéry Larbaud fit une conférence sur Ulysse suivie d’une lecture de son
Le nœud borroméen et la question de la folie —— 79

dernier chapitre, « Pénélope », dans une salle archicomble de deux cent


cinquante personnes, où était Lacan. Ce n’est sûrement pas par hasard
que Lacan ait rencontré, ou du moins entrevu James Joyce à Paris, alors
qu’il n’a pas réussi à obtenir de la princesse Bonaparte une rencontre
avec Freud. Il en témoigne lors de son intervention au 5e Symposium
international James Joyce du 16 juin 1975 comme d’un événement qui a
fait son destin. Lacan était donc joycien avant d’être freudien. Ainsi, chez
Lacan, comme lui-même le dira dans son hommage à Marguerite Duras,
l’artiste toujours précède le psychanalyste, de lui frayer d’emblée, on peut
bien le dire, la voie.

Être post-joycien
Il aura fallu que, cinquante-cinq ans après sa rencontre avec Joyce,
Lacan fasse tout un séminaire sur Joyce le Symptôme pour qu’alors il finisse
par se dire post-joycien. Ce qui veut dire lacanien. Car le séminaire Le
sinthome est ce seuil, cette passe à partir de laquelle Lacan passe de
­l’Unbewußt à l’une-bévue, de l’inconscient freudien à l’inconscient laca-
nien, et où, de joycien avant d’être freudien que de départ il fut, il devient
post-­joycien, c’est-à-dire réellement lacanien.
Être post-joycien est l’expression de Lacan dans le texte au style très
joycien qu’il a écrit pour les actes du symposium, « Joyce le symptôme II ».
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Être post-joycien, y dit-il, c’est savoir ce dont on se doutait depuis long-
temps : savoir qu’il y a une jouissance opaque, d’exclure le sens, qui est
celle de Joyce, dans sa jouissance d’écrire Finnegans Wake, et qu’avec
Finnegans Wake et son épiphanisation généralisée, Joyce laisse toute lit-
térature sur le flan. Il a coupé le souffle du rêve… et de son interprétation,
de sa Deutung, de sa signifiance. On lui a même reproché, comme le
fit Borges, de vouloir la fin de la littérature. Joyce, du moins le Joyce de
Finnegans Wake, coupe en effet le souffle du rêve de lisibilité de la litté-
rature, en tant que celui qui écrit rêve de suspendre son lecteur au désir
de lire – ce dont Marguerite Duras n’était pas dupe, ni non plus Maurice
Blanchot, ce dont témoigne son célèbre noli me legere.
Joyce donc réveille la littérature de son somme dans le désir de don-
ner sens pour mieux continuer à dormir. Par là même, il coupe aussi le
souffle à la poésie. Car il va jusqu’à en faire se volatiliser le dire, le dire de
la poésie, dans l’essaim de l’élangues, de s’en faire l’artificier en brouillant
80 —— L’en-je lacanien n° 23

les dictionnaires de quelque soixante-cinq langues en une langue de


Babel ! Tel est le tour de force de Finnegans Wake. Joyce « diababélise »,
comme le diable du conte The Cat and the Devil, qu’en 1936 il a écrit
pour son petit-fils Stevie, qui parle une langue à lui, qu’il invente au fur et à
mesure et qui s’appelle, écrit Joyce en post-scriptum du conte, le diababé-
lien, sauf quand il est très en colère, où il peut très bien parler un assez
mauvais français, quoique ceux qui l’ont entendu assurent qu’il a un fort
accent de Dublin !

L’effet Joyce sur Lacan


Lacan sait qu’en usant du sens double de Wake – qui signifie veillée
funèbre et aussi réveil – Joyce veille sur l’élangues mortes pour réveiller le
sinthome (Lacan emprunte cette équivoque à Philippe Sollers qui, avec le
l apostrophe, singularise le pluriel de langues tout en y injectant l’élation
de la manie). Lacan évoquait déjà Joyce dans Encore 1, parlant de sa
façon de truffer le signifié de signifiants qui s’emboîtent, se télescopent
pour produire « quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigma-
tique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce que nous autres
analystes, grâce au discours analytique, nous avons à lire, le lapsus ».
Joyce produit à tour de bras de l’une-bévue. C’est de Joyce que Lacan
apprend l’écriture de l’une-bévue, l’écriture de l’inconscient réel. C’est
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lui qui lui souffle le titre du séminaire qui suit celui sur Joyce, L’insu-que-
sait de l’Une-bévue s’aile à mourre. Lacan tire de cette pratique joycienne
de l’une-bévue la prévalence qu’il accorde, dans sa « Préface à l’édition
anglaise du Séminaire XI », au lapsus comme révélateur du réel hors sens
de lalangue et de son « trouma ». Car il y a un effet Joyce de Joyce sur
Lacan, sur sa façon d’écrire, dont témoigne son usage enjoué, mais par-
cimonieux, de la dysorthographie calculée, que l’on retrouve, après Le
sinthome, dans le séminaire et aussi dans ses petits papiers (je pense à
ceux transmis par lui à Jean-Michel Vappereau et qui furent publiés par
Artcurial en 2006).

1. J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 37.


Le nœud borroméen et la question de la folie —— 81

Une dupe héréthique


Être post-joycien, c’est savoir qu’il n’y a d’éveil que de cette jouis­
sance-là, propre au symptôme, opaque d’exclure le sens. L’éveil dont
parle Lacan est l’éveil au noyau de réel du symptôme, à ce qui fait sa
marque de singularité, l’extraordinaire étant que Joyce y soit parvenu,
non pas sans Freud, non pas sans savoir quelque chose de sa découverte,
mais sans recours à l’expérience de l’analyse, laquelle expérience, en
tant qu’elle consiste à recourir au sens en incitant à dire le vrai, opère une
dévalorisation de cette jouissance. L’analyse la dévalorise, en effet, en la
faisant passer au « j’ouïs » sens, dit Lacan équivoquant entre le verbe jouir
et le verbe ouïr, entendre, ajoutant que cette dévalorisation n’a chance de
se produire qu’à une condition, qui est de se faire la dupe du père.
Tout dans la lecture de Joyce, que ce soit celle d’Ulysses ou celle de
Finnegans Wake, montre, de Bloom à hce, que Joyce s’est effectivement
fait la dupe du père. Il s’est fait l’artificer de son propre père, lui de fait
démissionnaire, aussi bien que de celui, de principe missionnaire, de la
religion, le Père de la « Diologie » dans laquelle Lacan le situe aux côtés
de Moïse, maître Eckhart et Freud. Joyce, donc, n’erre pas, comme les non-
dupes. Il choisit une voie éthique, la voie héréthique (avec le h de l’éthique
après le t) du pigeon, comme il appelle la troisième personne de la Trinité.
Voie royale, dirait Freud, qui le conduit au nœud du problème du père,
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qui s’avère être tout aussi bien le problème de la structure borroméenne
des trois ordres R, S, I, puisque Joyce convoque maintes et maintes fois
les hérésiarques pour traiter du problème théo­logique des trois personnes
de la Trinité et de leur homoousia, cette consubstantialité pour laquelle,
dans Ulysses, il s’amuse à inventer un mot de quarante et une lettres, la
contransmagnificaetjudeobigbangtantialité, alors qu’au concile de Nicée
le schisme qui allait séparer les églises d’Orient et d’Occident s’était joué
à une lettre près, avec le iota de homoiousia que voulaient imposer les
partisans d’Arius, pour qui le Fils ne pouvait être que semblable, homoiou-
sia, au Père, mais pas homoousia, de même substance ! Ce débat pour
un iota concerne en fait le réel du trois borroméen que seule la paranoïa
réussit à réduire à de l’Un, R, S, I se fondant dans l’Un du nœud de trèfle.
Si Joyce s’en moque pas mal c’est qu’il sait que le père, dont il a
soupé, l’on peut s’en passer, mais à condition de s’en servir, et que pour
ce qu’il en est de sa fonction de nomination nouante, l’on peut même
82 —— L’en-je lacanien n° 23

réussir à faire aussi bien que lui, avec le sinthome. Le sinthome est la façon
joycienne de se passer du père en s’en servant comme d’un sinthome.

Le work in progress de Lacan sur les psychoses


On peut dire que le séminaire Le sinthome est, dans son déroulement,
un véritable work in progress, en ce qui concerne le symptôme qu’est
Joyce selon la thèse que Lacan propose de départ. Lacan laisse en sus-
pens la question « Joyce était-il fou ? » tout en proposant dans ce sémi-
naire sa conception nodale de la psychose tout à fait nouvelle. Il présente
en effet la paranoïa comme mise en continuité des trois ronds de R.S.I.,
avec la possibilité de refaire un tressage borroméen de trois personnali-
tés paranoïaques nouées, stabilisées de façon non délirante, grâce à un
symptôme qu’il précise bien être névrotique. Ce tressage éclaire de façon
nouvelle le cas Aimé, comme l’a montré Jean Allouch.
Lacan présente aussi, à partir de cas rencontrés lors de sa présenta-
tion de malades à Sainte-Anne, d’autres formes de psychoses, comme ce
qu’à propos d’un phénomène de paroles imposées et de télépathie qui
n’est pas sans évoquer le cas de Joyce et de sa fille Lucia, il appelle « une
psychose lacanienne », ou encore comme ce qu’à propos d’une femme,
Mlle Brigitte B., qui se situait comme un habit, une robe vide et suspendue,
sans personne qui s’y glisse pour l’habiter, il appelle « paraphrénie » ou
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encore « maladie de la mentalité », caractérisée par un imaginaire sans
moi, aux antipodes donc du moi paranoïaque et de la personnalité, et
bien différent aussi du corps sans organes du schizophrène. Ce cas a fait
cogiter Lacan sur le rapport de Joyce à son corps et l’a mis sur la piste du
nœud joycien, le nœud qui caractérise la position de Joyce le Symptôme.
On sait qu’il est allé en chercher le mince indice dans un épisode du
Portrait de l’artiste en jeune homme, où Stephen est passé à tabac par
ses camarades sans que ça l’affecte plus que ça, et que Lacan en retient
qu’il a la sensation que son corps se détache comme une pelure d’oignon.

La forclusion de fait et le raté du nœud


Ce détachement, ce lâchage passager du corps, Lacan le prend
très au sérieux et le situe au niveau du nouage borroméen avec le réel
et le symbolique. Le corps propre chez Joyce, selon Lacan, a tendance
à lâcher, à se détacher du lien borroméen qui le rattache au réel et au
Le nœud borroméen et la question de la folie —— 83

symbolique. Lacan en trouve l’origine et la raison dans l’effet qu’a eu


sur James la « forclusion de fait » de John Stanislaus, son père, médecin
raté, devenu secrétaire raté dans une distillerie, acteur raté et chanteur
tout aussi raté, forclusion qui remontait d’ailleurs à James Augustine, son
maquignon de grand-père, ruiné au jeu.
Il faut donc distinguer deux forclusions. La forclusion schrébérienne,
qui est une forclusion de droit, due à l’imposture du père qui usurpe la
fonction en professant la loi sur tout. La forclusion joycienne, qui est une
forclusion de fait, due au père raté qui se démet de sa fonction. Lacan situe
très précisément cette forclusion de fait comme produisant, à la différence
de la forclusion paranoïaque qui réduit les trois consistances de R.S.I. au
Un du nœud de trèfle, un lapsus du nœud R.S.I. Lacan place ce lapsus,
dans l’écriture du nœud R.S.I. mis à plat, en un des deux passages du rond
du réel par-dessus celui du symbolique. Le réel de la fonction père n’a
plus barre sur le symbolique. À la faillite de fait du père répond donc une
faillite de fait du nouage borroméen. Son résultat est que le corps (l’ima-
ginaire) est libéré, n’est plus solidaire du réel et du symbolique. L’effet
borroméen de la forclusion de fait porte donc sur le corps, sur l’« avoir un
corps », cet avoir impliquant son lien au symbolique et au réel.
Il y a donc chez Joyce une tendance au désenchaînement borro-
méen du corps. Je dis tendance, car cette mise en liberté de l’imaginaire
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est conditionnelle et sous surveillance de l’ego. Car Lacan considère que
Joyce a trouvé moyen de restaurer un nouage quasi borroméen à quatre
grâce à son ego d’écrivain (quasi, car le réel et le symbolique, dans ce
nouage à quatre par l’ego, restent enlacés). L’hypothèse de départ de
Lacan – Joyce « est symptomatologie » et le sinthome qu’il est l’élève
à la renommée – se vérifie et se resserre cliniquement ainsi à la fin du
séminaire : c’est par son ego d’artiste que Joyce s’en sort. Et cet ego lui
permet de reconstituer le nœud borroméen, comme le montre Lacan dans
un dessin final où il fait de l’ego, du réel et de l’inconscient, non plus trois
ronds mais trois droites (infinies), ce qui rétablit la borroméanité. L’art de
Joyce est donc bien pour Lacan un art borroméen.
84 —— L’en-je lacanien n° 23

Un ego-calmar pour un nœud al nero di seppia


Qu’est-ce que cet ego d’artiste ? Joyce l’indique dans Finnegans
Wake, au chapitre vii 2. C’est un calmar. Il y parle de son squidself, de son
ego-­calmar, disant, si j’essaye d’en intraduire l’énigme, qu’« avec chaque
mot qui ne faisait pas passe par l’ego-calmar il avait du monde cristallin
un écran de vieille peau de chagreen doriangrayesque ». Son ego, Joyce
le voit comme un calmar… à jet d’encre ! Et c’est vrai, de l’encre il en a
mis plein la vue à toute la littérature. D’ailleurs, en français, un calmar est
aussi, nous dit le Robert, un étui pour les plumes à écrire. Ainsi, le nœud
Bo, Joyce le Symptôme se le refait, comme on dit des linguines ou des
spaghettis à Trieste, où il vécut, ou à Venise, al nero di seppia.
Voilà ce que j’apprends de Joyce, ce que j’y prends. Le calmar, por-
trait de l’artiste en jeune homme, façon Dorian Gray. Le self, l’ego qui écrit
Finnegans Wake est un calmar dont la force d’opacité plonge dans le noir
le lecteur. Être post-joycien, c’est le savoir. Savoir que pour se reconnaître
dans le noir de la nuit sexuelle, où le réel de l’inconscient fait qu’on y voit
que du feu, on n’a plus besoin de ses lunettes. Ce qui fut le cas de Joyce,
qui peu à peu perdit la vue, des suites d’un glaucome et d’une iritis. Sur
certaines photos de Bérénice Abbott, on voit Joyce portant un bandeau
noir sur l’œil, tantôt à droite, tantôt à gauche. Pirate stylé de lalangue, il ne
dormait que d’un œil pour toujours rester éveillé au borroméen.
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2. Penguin Books, p. 186.

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