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Avatars du nom propre dans la trajectoire d'Antonin

Artaud
Chantal Allier
Dans Essaim 2006/1 (n o 16), pages 7 à 53
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 2-7492-0595-6
DOI 10.3917/ess.016.0007
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Avatars du nom propre dans la trajectoire


d’Antonin Artaud

Chantal Allier

« Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois,


un simple petit mot sans importance, pour être grand,
pour parler sur le ton des prophètes, un mot-témoin, un mot précis,
un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi,
qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,
et qui, pour tout le monde, ne serait rien 1. »

J’aime la littérature et les fous. Avec un faible particulier pour les fous
qui se débattent en direct avec la question divine, ceux qui, à l’incontour-
nable question : « Qui parle au lieu de l’Autre ? 2 » répondent : « Dieu. »
Ce qui n’implique pas forcément qu’ils en soient réduits à une position
stricte de porte-voix ou « d’entonnoir de la pensée de tous » comme le dit
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Antonin Artaud qui témoigne avec une certaine ampleur de cette possible
non-abdication de la « subjectivité » ou de « l’individualité intrinsèque 3 ».
Pour en finir avec le jugement de Dieu (titre de son pamphlet atomique,
interdit de radiodiffusion fin 1947, quelques mois avant sa mort) est une
ponctuation de choix pour illustrer le caractère tenace de son démêlé avec
le divin.
Ce fou, ce « sans œuvre 4 » qui a réussi à faire œuvre en « s’arrachant
au genre 5 », réalise la conjonction rare d’un authentique écrivain et d’un

1. Cité par Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud, Paris, Flammarion, 1974, p. 127.
2. J. Lacan, Les noms du père, leçon du 20 novembre 1963, inédite. « Il est clair que si Freud, au centre
de sa doctrine, met le mythe du père, c’est en raison de l’inévitabilité de cette question [qui parle
au lieu de l’Autre ?]. »
3. Artaud, Œuvres complètes, Lettre sur Lautréamont, t. XIV*, Paris, Gallimard, 1978, p. 36.
4. « La folie comme absence d’œuvre », conception de M. Foucault à laquelle nul n’est obligé de
souscrire.
5. Expression judicieuse de G. Mordillat lors des Marteaux d’Artaud (à la télévision).
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non moins authentique aliéné. Écrivain, pour le qualifier, est sans doute un
peu restreint mais, somme toute, c’est ce qui renvoie le mieux à son activité
d’écriture, à cette écriture, « sans relâche ni repos », qui fut la sienne. C’est
d’ailleurs comme écrivain qu’il se présente parfois lui-même :
« écrivain.
Je dis :
écrivain.
Manieur de mots,
de phrases, de termes, de locutions 6… »
En « manieur de mots », il s’attaque au corps même de la langue dans
ce qu’elle possède de plus concret et de plus matériel : le son et la lettre. Des
mots du corps, qui sortent du corps, « bien macérés dans [ses] moelles »
comme il le déclare dans l’exergue choisie pour ce travail.
S’il est « un mot » qu’Artaud, dès l’amorce de la décompensation, va
travailler au corps, le maniant et le remaniant sans cesse, c’est bien son
propre nom, comme pour en juguler la puissance maléfique.
Ce nom, dont il dit parfois qu’il est le « nom étymologique du néant 7 »
ou qu’il attribue au « gouffre infini qui parle » sous la forme de sa réduc-
tion phonique « Arto », n’est pas sans affinité avec le « seul mot », le
« simple petit mot sans importance », le « mot subtil », le « mot témoin »,
« le mot qu’il [lui] faudrait pour parler sur le ton des prophètes ».
Dans ce mot qui manque et qui, s’il existait, pourrait dire le tout de
l’être, ne pourrait-on voir comme une sorte d’intuition de la nécessité d’un
signifiant manquant pour que se structure la signification, pour que tienne
une pensée (d’abord pour celui qui s’essaie à la former).
Si l’intuition que je prête à Artaud possède quelque fondement, il
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devient possible de corréler le mot qui manque au signifiant phallique, à
« ce symbole qui répond à la place du manque de signifiant 8 ».

Le signifiant phallique possède une étroite parenté avec le nom propre


dont « l’énoncé s’égale à la signification 9 ». Par là, le nom propre résiste à sa
métaphorisation : donné une fois pour toutes, on ne saurait rien y substituer.
Que le nom propre soit saisi d’abord hors de la signification qu’il
recèle parfois dans le langage courant est d’expérience commune. Cette
tacite mise entre parenthèses mérite toutefois d’être tempérée : « Dire
qu’un nom propre, pour tout dire, est sans signification est quelque chose

6. O.C., t. XXIV, Le mal d’être pris pour Dieu lui-même, Paris, Gallimard, 1988, p. 32 (oct.-nov. 1946).
7. O.C., t. XXVI, Histoire vécue d’Artaud-mômo, Paris, Gallimard, 1994, p. 10 : « Oui, oui, moi, Anto-
nin Artaud, 50 piges, 4 septembre 1896 à Marseille, Bouches-du-Rhône, France, je suis ce vieil
Artaud, nom étymologique du néant… »
8. Lacan, Séminaire Le Transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 278.
9. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 819.
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de grossièrement fautif. Il comporte au contraire… beaucoup plus que des


significations, toute une espèce de somme d’avertissements 10. »
Le destin du nom propre dans la psychose le confirme amplement : s’y
dévoile la charge terrible d’une signification d’autant plus fixante qu’elle
est opaque ; pour Artaud, durant l’acmé de la crise, elle est persécutrice et
anéantissante.
La fragilité de l’assise du nom propre tient, on le sait, à la mise hors jeu
de la fonction phallique du fait de la forclusion du Nom-du-Père qui
engendre une forme d’inconsistance du savoir : le système des mots, la
structure langagière ne tient pas.
Artaud formule le phénomène avec une acuité sans équivalent : « Mon
agrégat de conscience est rompu. J’ai perdu le sentiment de l’esprit, de ce
qui est proprement pensable, ou le pensable en moi tourbillonne comme
un système absolument détaché 11… »
Les avatars 12 du nom propre dans la trajectoire d’Artaud montrent de
façon exemplaire la corrélation entre la consistance du savoir et la tenue du
nom 13. Ces avatars épousent la courbe ascendante et descendante du
délire : ils constituent un véritable baromètre de la distance interne à
l’Autre de la persécution.

Notre exposé commencera par l’apport de quelques éléments biogra-


phiques propres à éclairer le destin du patronyme ; en particulier le rapport
au père tel qu’Artaud l’a reconstruit.
Il semble, en effet, qu’il y ait une persécution propre, émanant du pôle
paternel, qui constitue peut-être le substrat de la persécution du nom.
Un bref rappel littéraire permettra ensuite de situer Artaud dans le
contexte de son époque. Les effets d’après-coup du voyage au Mexique,
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qui inaugurent les avatars du nom, seront soulignés.
La première stratégie, qui coïncide avec le début de la décompensa-
tion, est celle de l’anonymat.
Puis l’Irlande où l’identification christique donne ponctuellement
consistance à un nom du père et abrase la persécution du nom. Artaud est
« devenu un autre » (sic).
Un peu plus tard, le nom « saute ». Il est renié avec la dernière énergie.
C’est l’apparition (fugace, je crois) de : « Mon nom est Arland Antoneo en

10. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit (leçon du 6 janvier 1965).
11. O.C., t. I **, Paris, Gallimard, 1976, p. 49.
12. « Avatar », bien que rebattu comme appellation, m’a semblé un choix heureux car il désigne la
descente et les métamorphoses d’un dieu – Vishnou en l’occurrence – sur la scène du théâtre. Que
peut-on rêver de mieux s’agissant d’Artaud ?
13. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 11. « Car le nom propre ou singulier est garanti
par la permanence d’un savoir… c’est l’épreuve du savoir et de la récitation, où les mots vien-
nent de travers… qui destitue Alice de son identité. »
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grec Arlanapulos ». Une autre stratégie, plus durable celle-là, se manifeste


peu après, où Artaud, toujours situé dans la lignée maternelle, crée un
double délirant : Antonin Nalpas.
La restauration du nom est synchrone de la reprise de l’écriture ; enfin
une dernière période particulièrement féconde, inventive et baroque (on se
dit que c’est là le côté positif, créatif, d’un « largage » des amarres…).
Si la liberté de la folie signifie quelque chose, il semble qu’Artaud
l’illustre assez bien par la mobilisation de stratégies multiples : autoprocla-
mation incantatoire (« moi, Antonin Artaud… ») dérision féroce du nom,
travail anagrammatique qui conduisent à une véritable reconstruction du
nom propre : le même et tout autre pourtant.

État civil : Antoine Marie Joseph 14 Artaud Fils

« Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit.


Ça m’étonne… je croyais être davantage 15 ! »

Le nom propre, bien avant qu’il ne devienne un problème de premier


plan, est déjà omniprésent ; Artaud, dès ses premiers écrits, se nomme :
prénom et patronyme, dans le fil de ses textes. On pourrait presque dire
que le nom est partie intégrante de la trame de l’écriture.
Cette insistance nominative n’a rien d’une coquetterie d’auteur. Elle
relève plutôt d’une nécessité impérieuse qui a les liens les plus étroits avec
cette « mise en scène de soi sous le regard de l’autre » fort justement souli-
gné comme matricielle par C. Dumoulié : Artaud a besoin, face à lui, d’un
interlocuteur, d’un alter-ego, d’un petit autre dont la présence donne
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consistance à « cette pensée qui l’abandonne à tous les degrés 16 », et main-
tient une certaine cohésion du système signifiant.
Ce petit autre (le plus souvent simple support peu caractérisé) lui per-
met de tenir à distance – du moins jusqu’à l’entrée dans la crise psycho-
tique en 1937 – ce « jumeau gros de délire », ce double dont la thématique
est si prévalente dans son œuvre.
On connaît l’expression saisissante qu’il donne de ce dédoublement
dans Le Pèse-Nerf (1925) : « Je me connais parce que je m’assiste, j’assiste à
Antonin Artaud 17. »
Dès ce moment, il semble qu’il se perçoit à côté de lui-même : son
double marche à ses côtés. Ou bien qu’il « assiste » comme metteur en

14. Il ne manque que Jésus, Artaud y pourvoira !


15. Lautréamont, Les chants de Maldoror, G.F. 1966, p. 54.
16. Correspondance avec Jacques Rivière, Poésie, Gallimard, 1981 p. 20.
17. Le Pèse-Nerf, Poésie, Paris, Gallimard, 1981, p. 104.
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scène « Antonin Artaud acteur ». C’est un peu ce qu’il exprime dans ce


texte caractéristique de la période surréaliste : « Je suis comme un person-
nage de théâtre qui aurait le pouvoir de se considérer lui-même et d’être
tantôt abstraction pure et simple création de l’esprit, et tantôt inventeur et
animateur de cette créature d’esprit 18. »
Le langage garde sa capacité à construire une distance entre les deux
personnages, les deux images.
Il est possible que l’insistance nominative soit un effet, une inscription
de ce dédoublement, un élément structurant.

Après Rodez, plus exactement après la restauration du nom propre, la


nécessité de se nommer est toujours présente mais elle a changé de forme
car elle a changé de portée. (Entre-temps Artaud a connu la mort subjec-
tive, il a perdu le nom et toute l’épaisseur du langage a fait intrusion dans
son corps.)
C’est l’époque (vers 1945) où la formule « moi, Antonin Artaud… » fait
son apparition. Le retour obsédant de cette formule suivie d’infinies varia-
tions constitue l’une de ses dernières stratégies ; nous tenterons d’en ana-
lyser la fonction.
En cette ultime période, Artaud se déclare, s’auto-déclare à satiété tout
comme il est amené à reprendre les données de ses papiers d’état civil.
Ainsi il peut écrire : « L’état civil de l’homme que je suis et qui s’ap-
pelle Antonin Artaud porte, comme problématique date de naissance, le
4 septembre 1896 à 8h du matin… Or je ne suis pas du tout d’accord avec
tout cela, car il m’a fallu beaucoup plus de temps, je dis de temps concret,
patent, vérifié, actuel, authentique, pour devenir la bourrique rétive et
incoercible que je suis 19… »
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Lorsqu’il évoque le temps nécessaire à la naissance à soi, ce « temps
concret, patent… » qu’il a fallu pour qu’Antoine Marie Joseph Artaud
devienne Antonin Artaud, il pose cette naissance-là comme la seule véri-
table. Nous ne pouvons que souscrire, sans nous dissimuler le travail de
galérien qu’il a dû fournir pour sauver sa « subjectivité » du naufrage.
Si la naissance socialement attestée par un acte d’état civil n’est pas
celle qui importe, elle n’en existe pas moins. Et tout fils de ses œuvres qu’il
est devenu pour nous, Antonin Artaud comme tout le monde est né d’un
père et d’une mère. Considérons donc à présent « l’état civil » d’Artaud
comme une donnée qui pour être moins vraie n’en est pas moins réelle
dans son inscription.

18. O.C., t. I**, Paul les oiseaux, op. cit., p. 12.


19. O.C., t. XXIV, Gallimard, op. cit., p. 151 (cahiers du retour à Paris).
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« République française, ville de Marseille. L’an mil huit cent quatre-vingt-


seize et le quatre septembre à huit heures est né à Marseille un enfant de sexe mas-
culin qui a reçu les prénoms de Antoine Marie Joseph, fils de Antoine Roi Artaud
et de Euphrasie Marie Lucie Nalpas son épouse. » Cette dernière née à Smyrne
(Turquie d’Asie).
Le milieu familial d’Artaud est celui d’une bourgeoisie aisée, cultivée
et marquée par une certaine bigarrure linguistique. Si l’origine de la lignée
paternelle est provençale, l’ascendance maternelle appartient à « cette
population très particulière de Smyrne, porte de l’Asie, où toutes (ou
presque), les nationalités de l’Europe [à cette époque] se mêlent, popula-
tion levantine dont le lien le plus essentiel est le catholicisme et le multi-
linguisme 20 ».
Ce multilinguisme, qui constitue une des singularités de la famille, ne
sera pas sans conséquence sur les avatars du patronyme.
Artaud enfant parle le grec, l’italien et, bien sûr, le français. Il fait de
fréquents séjours à Smyrne chez la grand-mère maternelle (Mariette dite
Nénéka) « avec qui il parle couramment le grec, comme il parle italien avec
sa gouvernante 21 ».
« Mariette Nalpas et sa fille parlaient entre elles le néo-grec que l’en-
fant comprenait parfaitement 22. »
On ne saurait affirmer que le grec ait été de façon exclusive la langue
maternelle d’Artaud (les informations là-dessus demeurent trop parcel-
laires). Sans doute, cette langue en est-elle une composante essentielle.
De l’histoire familiale, nous ne retiendrons que les éléments qui peu-
vent éclairer notre propos. Avec le multilinguisme, on peut souligner le
poids des enfants morts, à la naissance ou en bas âge.
Antonin est l’aîné d’une fratrie de six (si l’on compte le jumeau mort-
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né) dont trois seulement ont survécu. La position d’aîné fait écho au sort de
la Primogéniture dans l’œuvre d’Artaud.
Quelques mois avant que ne se déclare une méningite qui inaugure
l’entrée de la maladie et des médecins dans sa vie, sa mère met au monde
des jumeaux : l’un mort-né (qui n’a pas reçu de nom), l’autre Robert qui
meurt quatre jours après. Artaud est alors âgé de cinq ans.
La méningite l’amène lui-même au seuil de la mort. Trois ans plus tard
(Artaud a 7 ou 8 ans), une nouvelle mort survient, dont il gardera le sou-
venir précis et qui l’affecte : sa jeune sœur Germaine âgée de 7 mois meurt
à la suite d’un accident pas très bien élucidé (brusquerie de sa gouver-
nante ?). Les séquelles de la méningite, situées entre 6 et 8 ans, Artaud les

20. P. Thévenin, « Le ventre double », dans Ce désespéré qui vous parle, Paris, Le Seuil, 1993, p. 26.
21. Otto Hahn, Portrait d’Antonin Artaud, Le Soleil noir, 1968, p. 11.
22. P. Thévenin, Le ventre double, op. cit., p. 27.
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décrit comme des périodes de bégaiement et d’horrible contraction phy-


sique des nerfs faciaux.
Il est difficile de se faire une idée précise de ce dont Artaud a pu souf-
frir durant son enfance et son adolescence. Seuls demeurent avérés les
séjours fréquents qu’il fit en maison de santé, avant son départ pour Paris.

Un troisième élément mérite d’être mis en relief, dont Paule Thévenin,


par une formule particulièrement heureuse, a souligné l’impact : « le ventre
double » : « On ne peut pas, en effet, ne pas remarquer à l’origine ces deux
grand-mères sœurs, cette double grand-mère, ce double ventre prolifique
duquel sont issus de très nombreux enfants dont plusieurs, à la génération
suivante, se croiseront entre eux 23… »
À commencer bien sûr par le père et la mère d’Artaud qui sont cousins
germains. Ce qui donne, à l’origine, un arrière-grand-père à la fois maternel
et paternel. Antoine Chilé ou Chili (né à Malte et mort à Smyrne), père de
ses deux grands-mères :
– la grand-mère maternelle déjà évoquée, tendrement chérie : Marie ou
Mariette Chilé épouse Nalpas (Nénéka pour Antonin) ;
– la grand-mère paternelle qu’Artaud n’a pas connue : Catherine Chilé
épouse Artaud 24.
Il est bien difficile d’évaluer le poids de ce lien quasi-incestueux dans
une lignée qui évoque à la fois le surpeuplement et la confusion des places.
Le seul indice possible est la trace qu’il a laissée dans les œuvres et le délire
d’Artaud.

Une des traces les plus nettes apparaît dans Héliogabale l’anarchiste cou-
ronné (bel oxymore) écrit en 1933. Le double littéraire le plus clairement
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revendiqué est sans conteste cet empereur de la dynastie des Antonins
dont le cadavre mutilé finira à l’égout où l’a traîné la populace 25. Hélioga-
bale, c’est lui ! C’est « la figure centrale où il s’est lui-même décrit 26 ».
Ce texte peut, à bon droit, être lu comme une sorte d’autobiographie
mythique, fantasmagorique. C’est une auto-fiction au sens plein du mot.
La préfiguration de la possession divine dont Artaud sera plus tard la
proie, l’obsession du nom – d’un nom qui dirait le tout de l’être – y sont
explicites ; un « ventre double » est à l’origine de cet empereur énergu-
mène, « pédéraste né », « anarchiste né » en qui, déjà, le Dieu « s’affirme ».

23. P. Thévenin, op. cit., p. 14.


24. Catherine Artaud est morte en 1894, deux ans avant la naissance d’Antonin.
25. O.C., t. VII, Gallimard 1982, p. 110.
26. O.C., t. VII, op. cit., p. 153.
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14 • Essaim n° 16

« En ce qui concerne cette identification d’Héliogabale avec son dieu,


tantôt les archéologues nous apprennent qu’Héliogabale se prend
pour son dieu, tantôt qu’il se cache derrière son dieu et s’en dis-
tingue.
Mais un homme n’est pas un dieu, et si le Christ est un dieu fait
homme, c’est comme homme, dit-on, qu’il est mort et non comme
dieu. Et pourquoi Elagabalus ne se croirait-il pas un dieu fait homme,
et pourquoi empêchera-t-on l’empereur Héliogabale de mettre le
dieu en avant de l’homme et d’écraser l’homme sous le dieu ?
Toute sa vie, Héliogabale est en proie à cette aimantation des
contraires, à ce double écartèlement :
d’un côté, LE DIEU,
de l’autre côté, L’HOMME 27.
Héliogabale, écartelé entre l’homme et dieu, l’homme et la femme,
les synthétise dans son nom, « dans la série innombrable des aspects
écrits de son nom…
… Tous ces états divergents, toutes ces formes furtives, tous ces
noms rejaillissent à leur tour en cascade dans le nom contracté d’
HELIOGABALUS
ELAGABALUS
EL-GABAL…
… Le nom se forme avec
GABAL

Chose plastique et formatrice.


Mot qui prend forme et donne
la forme 28. »
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Comment ne pas penser à la forme contractée de son propre nom, qu’il
isolera plus tard, dans la dernière période des avatars patronymiques,
comme la matrice minimale, comme « le mot qui prend forme et donne la
forme » : ARTO ou AR-TAU.
Quant au « ventre double », il est présent dans Héliogabale sous les
espèces de deux sœurs dont on ne sait au juste laquelle serait la mère de
l’empereur : incontestable écho des deux grands-mères sœurs.
Autre trait significatif : le père comme origine est effacé. La filiation se
fait par les mères : « De mère en fils, parce qu’en Syrie la filiation se fait par
les mères : c’est la mère qui sert de père, qui a les attributs sociaux du père
et qui du point de vue de la génération elle-même est considérée comme le

27. O.C., t. VII, op. cit., p. 82.


28. O.C., t. VII, op. cit., p. 77.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 15

primogéniteur, je dis le primogéniteur 29 » (avec l’effet d’insistance des capi-


tales d’imprimerie).
Le primogéniteur, il semble qu’Artaud le comprenne comme le pre-
mier géniteur, le père. Or ce primogéniteur a toutes les allures d’une créa-
tion linguistique personnelle dérivée de primogéniture qui signifie aînesse,
antériorité de naissance.
Au sens du « dictionnaire », primogéniture renvoie seulement à la
position d’Artaud dans la fratrie.
Toutefois bien après 1933, cette idée de Primogéniture prendra exacte-
ment le sens qui lui est assigné dans Héliogabale. C’est Artaud lui-même qui
finira par prendre la place « de la mère qui sert de père » comme « le père-
mère » de ses « filles premières nées » ou de ses « filles de cœur à naître »
parmi lesquelles il rangera ses deux grands-mères.
Où l’on constate l’extrême cohérence de l’avant et de l’après-décom-
pensation : l’ensemble des thèmes est déjà là « en attente » de se voir
exploité… autrement.

Après cette petite incursion du côté d’Héliogabale, revenons aux carac-


téristiques de la lignée Artaud-Nalpas, à la fréquence du prénom Antoine
et pour finir aux indices qui peuvent permettre de saisir quelque chose de
la relation d’Antonin Artaud à son père.
On sait déjà l’importance de la lignée maternelle : c’est sous sa ban-
nière qu’Artaud, au plus fort de sa folie, se rangera.
Concernant l’origine ethnique de la branche Nalpas, de l’équivoque
subsiste : « Pour… la sœur d’Antonin Artaud, son grand-père Louis Nal-
pas serait un latin raya descendant des croisés français, le patronyme Nal-
pas étant une déformation du lieu d’où ils sont issus : Malpas… Pour
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d’autres représentants de la famille, une origine grecque serait plus pro-
bable… [on] a pu établir qu’avant de s’appeler Nalpas, les Nalpas s’appe-
laient Nalpasoglou (ou Naltpassioglou) ce qui renverrait à une origine
arménienne 30… »
Le propos n’est évidemment pas d’émettre un avis sur la question
mais de souligner l’incertitude de l’origine qui s’accompagne d’une trans-
formation littérale du nom qui, tout en n’ayant rien d’exceptionnel en elle-
même, nous place tout de même dans le registre des avatars
patronymiques dont Artaud retrouvera le chemin.

29. O.C., t. VII, op. cit., p. 17.


30. Paule Thévenin, Le ventre double, op. cit., p. 20.
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16 • Essaim n° 16

Antonin : un prénom en propre ?

C’est l’accolement du prénom et du patronyme qui constitue le nom


comme « propre ».
En raison du choix qui préside à son élection le prénom semble davan-
tage chargé de singularité puisque, par définition, le patronyme est com-
mun à toute une lignée. Chez les Artaud-Nalpas, « Antoine » est presque
un prénom communautaire. Et le « primogéniteur » à sa naissance reçoit le
même prénom que son père – Roi en moins – et que trois de ses arrières-
grands-pères : Antoine Jacquêmes (côté Artaud), Antoine Naltpassioglou
(côté Nalpas), Antoine Chilé (côté Artaud et Nalpas). Si l’on en croit Paule
Thévenin, qui, selon toute probabilité tenait l’information de la bouche
même d’Artaud, il se serait prénommé Antonin de sa propre autorité : « Le
petit Antoine qui choisira de se prénommer Antonin peut être pour se dis-
tinguer de tous les Antoine qui encombrent son ascendance 31. »
J’y verrais plutôt ce qu’on appelle « une reconstruction après-coup ».
Nul doute qu’Artaud l’ait dit, nul doute aussi qu’il ait souhaité se distin-
guer de la cohorte des Antoine, à commencer par son père.
Ce qui est notable est qu’Antonin échappe à la métamorphose déli-
rante. Il constitue quasiment un invariant. (Mis à part sa traduction ponc-
tuelle en Antoneo dans un moment de rejet absolu du patronyme.)
Dans L’histoire vécue d’Artaud-mômo (1946), le prénom Antonin paraît
posséder un pouvoir protecteur, « individualisant » qui le décolle – un peu
– de son double christique : « Et quittant la pataphysique, je dirai simple-
ment que l’idée de Christ a failli se faire homme et qu’il y avait à Jérusalem
en ce temps-là un certain nombre d’hommes pour s’en croire l’incarnation,
mais pas moi, qui fus toujours athée et rien qu’homme et qui en ce temps-
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là m’appelais Artaud et en plus Antonin comme maintenant 32. »
Dans cet « en plus Antonin », il pourrait y avoir comme le supplément
nécessaire pour affermir une identité toujours menacée – et soutenue aussi
– par l’aimantation christique. « Comme maintenant » équivaut à comme
toujours et tire le prénom du côté d’une transcendance hors temps.
Le prénom est donc un pôle fixe, sans avatar, un bouclier relativement
efficace contre la prise de la jouissance de l’Autre.

31. Paule Thévenin, Le ventre double, op. cit., p. 14.


32. O.C., t. XXVI, op. cit., p. 154.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 17

Antonin Artaud fils : « la haine obscure du père »

Le prénom dont nous avons souligné la relative efficacité anti-persé-


cutive (dans la période de l’après-décompensation) semble montrer les
limites de sa fonction « discriminante » (avant la décompensation).
Nous faisons un bond en arrière pour retrouver un Artaud jeune, en
vacances, en tout cas séjournant à Marseille, chez ses parents (1922).
À la fin d’une de ses lettres à Génica – la femme aimée – il insiste pour
que son nom sur l’enveloppe soit suivi, complété du mot FILS : « N’oublie
pas de mettre FILS 33 », le mot fils est majusculé et souligné vingt-cinq fois.
Cette recommandation se voit d’ailleurs réitérée pour d’autres lettres.
À quoi l’adjonction du mot fils vient-elle répondre ? (Il semble que ce
mot ait été chargé : l’année précédente (1921) Artaud avait refusé d’em-
ployer l’expression : « fils de mes fils » et l’avait remplacée par « les neveux
de mes neveux 34 ! »)
De quoi Artaud a-t-il peur ? – s’il s’agit de peur. Peur que la lettre
tombe entre les mains de son père ? Peur qu’une lettre d’amour parvienne
au père ? Peur d’être confondu avec son père ? Cette dernière hypothèse
semble la moins baroque. Il apparaît en effet que la nécessité d’une mise à
l’écart du père se soit fait jour assez tôt.
La prudence est de rigueur : de la relation « concrète » d’Artaud avec
son père, nous ne savons à peu près rien 35. On connaît mieux le lien pas-
sionnel et ambivalent qui l’unissait à sa mère, ainsi que leur étroite com-
plicité. Artaud fut très vraisemblablement le centre de gravité de sa famille.
Le père, Antoine-Roi Artaud, était semble-t-il un père « d’époque », occupé
par son travail d’armateur, assez distant mais bienveillant et soucieux du
bien-être de son fils. Il utilise ses relations pour qu’Antonin soit réformé et
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c’est lui qui, en 1920, accompagne son fils à Paris et le confie aux soins
d’Edouard Toulouse. Jusqu’à sa mort, qui survient en 1924, alors que son
fils « entre » en littérature avec la parution de La correspondance avec Jacques
Rivière, il le pensionnera.
À propos de ce père, ce qui frappe le plus, c’est son extraordinaire
absence dans les écrits du fils.

33. A. Artaud, Lettres à Genica, NRF, 1969, p. 25.


34. Otto Hahn, Portrait d’Antonin Artaud, op. cit., p. 40.
35. L’œuvre d’Artaud nous donne fort peu d’éléments à ce sujet. Il ne s’est d’ailleurs jamais particu-
lièrement appesanti sur la nature de ses liens familiaux. Sa famille « réelle » (« ma soi-disant
famille » disait-il à la fin de sa vie), il la renie plutôt, sans qu’il faille en conclure pour autant que
ses liens avec elle fussent inexistants.
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18 • Essaim n° 16

À ma connaissance, il n’existe pas de lettres adressées au père seul. Sa


mort elle-même, dans le temps où elle survient, est passée sous silence. On
sait pourtant qu’Artaud assiste aux obsèques.
Ce remarquable silence (n’oublions pas qu’Artaud écrit plusieurs
lettres chaque jour) peut être a minima interprété dans le sens d’une néces-
saire mise à distance. Peut-être est-il l’indice d’un deuil impossible.
En 1935, Artaud, répondant à un questionnaire pour morphinomanes,
fait état d’un rêve : « Un rêve revient, toujours le même, vers la seconde
nuit qui suit l’absorption. Je rêve que je suis éveillé, roulé en boule sur mon
lit et que mon père entre à pas de loup dans une intention menaçante 36. »
Crainte et désir se mêlent dans ce rêve incestueux (difficile à interpréter
comme tel en l’absence des associations d’Artaud).

Ce n’est que douze ans après la mort d’Antoine-Roi, avec l’océan


Atlantique comme barrière, qu’Artaud, sur le sol mexicain, pourra évoquer
« le trépas » et « la haine obscure du père, de son père particulier ».
Dans une conférence intitulée « Surréalisme et révolution » (1936),
Artaud nous livre des vues personnelles sur la place du père en général
pour en arriver à l’évocation de son « père particulier » : « Le mouvement
surréaliste tout entier a été une profonde insurrection contre toutes les
formes du père… Le père, il faut le dire, est destructeur. Un esprit déses-
péré de rigueur et qui, pour penser, se met sur le plan surélevé de la nature,
sent le père comme un ennemi…
Le mouvement naturel du père contre le fils est de haine, contre la
famille est de haine ; cette haine que la philosophie de la Chine ne peut
séparer d’avec l’amour.
Et de cette vérité générale, chaque père particulier dans son être
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cherche, lui aussi, à s’accommoder.
J’ai vécu jusqu’à vingt-sept ans avec la haine obscure du père, de mon
père particulier. Jusqu’au jour où je l’ai vu trépasser. Alors cette rigueur
inhumaine, dont je l’accusais de m’opprimer a cédé. Un autre être est sorti
de ce corps.
Et pour la première fois de la vie ce père m’a tendu les bras 37… »
Otto Hahn interprète cette dernière assertion – les bras tendus –
comme une réconciliation posthume : le virage du destin d’Artaud par la
suite ne permet pas vraiment d’y souscrire.

36. O.C., t. VIII, Gallimard, 1980, p. 325.


37. O.C., t. VIII, p. 146.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 19

Tout au plus pourrions-nous y voir comme la trace esquissée de cette


absoluité de l’amour pour le père qui, selon Freud, surgit de son meurtre 38.
Mais le « père particulier » d’Artaud n’est pas à la place subjective –
inconsciente – d’un père mort.
C’est moins son inscription symbolique que son surgissement sous la
forme d’un spectre tendant les bras qu’Artaud nous suggère dans ce pas-
sage exceptionnel.
Il reste tout de même que de ce père posé comme haïsseur naît un père
qui tend les bras. C’est un moment où la « haine obscure » du père cède.
Cette « haine obscure » – dont la cause est opaque – attribuée au père
doit être restituée à Artaud lui-même. C’est bien son « esprit désespéré de
rigueur qui sent le père comme un ennemi », comme « destructeur ». Que
la figure paternelle jaillisse avec cette netteté sur le lieu même où le senti-
ment de la « réalité » va se fissurer pour Artaud, n’est pas dû au hasard.
C’est de « haine obscure » du père que procède la nécessité de sa mise
à l’écart.
Le « père particulier » d’Antonin Artaud n’entretient qu’un lointain
rapport avec Antoine Roi, père attentif et soucieux du destin de son fils.
C’est un père reconstruit, imaginaire, qui va prendre une place réelle d’au-
tant plus massive et dévastatrice que la fonction régulatrice, symbolique,
qui lui est dévolue dans l’inconscient se trouve en défaut chez Artaud.
Ce père haïsseur et haï ressemble au « père de la préhistoire person-
nelle » que Freud désigne comme le support de la première et la plus
importante identification de l’individu. « C’est une identification directe,
immédiate plus précoce que tout investissement d’objet 39… »
Un père d’avant la loi, un père frappé d’incertitude quant à sa position
sexuée (incertitude qui se traduit pour Artaud par du trop sexué), qui n’est
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pas sans évoquer le père de la horde freudienne. Le « père-mère » qu’Ar-
taud plus tard vouera à l’exécration en donne un prototype plutôt convain-
cant.
La « haine obscure » du père éclaire et sous-tend ce qui va se présen-
ter comme la persécution du nom.
Quelques repères, à présent, pour situer la fracture mexicaine dans son
contexte.

38. Lacan, Séminaire L’identification (leçon du 21 mars 1962) : « … après le meurtre du père surgit
pour lui… cet amour suprême… lequel fait justement de ce trépas, du meurtre originel, la condi-
tion de sa présence désormais absolue. La mort en somme, jouant ce rôle, se manifeste comme
pouvant seule le fixer dans cette sorte de réalité, sans doute la seule absolument perdurable,
d’être comme absent… »
39. S. Freud, Essai de psychanalyse : le moi et le ça, Paris, Payot, p. 243, 244.
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20 • Essaim n° 16

La fracture mexicaine
(11 janvier 1936 – 12 novembre 1936)

Quand Artaud s’embarque pour le Mexique, il ne s’est pas encore fait


un nom en littérature.
Il a certes publié L’Ombilic des limbes (1924), Le Pèse-nerf (1925) ainsi
qu’Héliogabale (1934), écrit ses principaux textes sur le théâtre, réalisé
quelques mises en scène, créé le théâtre Alfred Jarry (de fugace existence)
et brillé à la tête de la centrale de recherches surréalistes. Mais son ami
André Breton l’a excommunié, la rupture avec Génica est consommée, la
drogue a délabré son corps et l’argent lui fait défaut de cruelle façon.
Artaud, plus proche du clochard que de l’auteur à succès, est à peu
près inconnu (seule une petite élite lettrée et parisienne l’a lu).
En mai 1935, l’échec cuisant des Cenci lui donne le coup de grâce. (Les
Cenci, sans doute l’œuvre théâtrale la moins éloignée de sa conception d’un
théâtre de la cruauté.)
Les Cenci « représentent la guerre éternelle que se livrent les pères et les
fils, et Cenci, selon la chronique, manifeste à l’égard de ses enfants une
haine égale à celle du mauvais démiurge de l’humanité 40 ». L’inceste et le
parricide y sont montrés sur un plan quasi métaphysique.
Nous ne sommes pas loin de l’évocation prochaine de « la haine obs-
cure du père ». Artaud auteur et metteur en scène interprète le rôle titre : le
père Cenci, grand seigneur insoumis et père incestueux.
Il est difficile de cerner les répercussions en lui de cette interprétation
sur scène d’un père tueur et hors la loi. Tout au plus, peut-on pointer
l’écho, la résonance avec la future conférence de Mexico.
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L’insuccès de la pièce, qui l’affecte en profondeur, le décide à partir à
la « recherche des bases vivantes d’une culture dont la notion semble s’ef-
friter [en Europe]. »
Il part donc à la recherche d’une nouvelle idée de l’homme, de la
« race-principe 41 », celle qui connaît le secret de la création et de l’origine.

Que le Mexique fasse fracture, au sens où il amorce le début de la


décompensation, trouve sa traduction dans les faits d’écriture.
Le Mexique marque la fin du théâtre au sens ordinaire de représenta-
tion symbolique (avec l’écart obligé du représenté et de la chose) et le
début d’un théâtre qui n’en est plus un.
C’est la fin du « fictif » en quelque sorte. Plus jamais Artaud ne fera de
mise en scène, n’écrira pour le théâtre. Plus jamais, il ne créera de person-

40. Camille Dumoulié, Antonin Artaud, Paris, Le Seuil, 1996, p. 72.


41. La race principe est l’un des chapitres d’Un voyage au pays des Taharumas.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 21

nage qui, tel Héliogabale, serait « lui » costumé en empereur romain.


Désormais, c’est lui-même qu’il montrera « sans interposition d’acteur ».
Le Mexique inaugure le temps où Artaud, désormais seul en scène, sur la
scène du réel, n’est plus maître du scénario. Comme il l’avait prédit, la pre-
mière scène du théâtre de la cruauté, c’est le Mexique 42.
Et ce n’est sûrement pas par hasard si l’illumination, pour le titre qui
chapeautera ses écrits sur le théâtre, lui vient sur le bateau en route pour
Mexico : ce sera Le théâtre et son double. Le double du théâtre, c’est le
Mexique comme scène réelle 43.

Le décrochement de la scène se traduit dans les écrits eux-mêmes par


un changement de la position énonciative assez sensible dans Un voyage au
pays des Taharumaras.
Pour avoir une idée de cet extraordinaire mélange de vraie poésie et d’au-
thentique délire, il faut lire La montagne des signes, texte insolite et prenant.
Le rapport du « sujet » au langage s’est modifié et le délire s’infiltre
doucement. La capacité proprement symbolique du langage s’affaiblit
pour laisser la place à la révélation des choses elles-mêmes. Artaud n’est
plus soustrait au monde mais pris à l’intérieur, tel « ce morceau de géolo-
gie avarié » qu’est son corps. « De la montagne ou de moi-même, je ne peux
dire ce qui était hanté… » « Vingt-huit jours de cette emprise pesante, de ce
monceau d’organes mal assemblés que j’étais et auxquels je me donnais
l’impression d’assister comme à un immense paysage de glace sur le point
de se disloquer 44. »
Nul doute que l’escalade de la sierra n’ait eu un impact décisif dans le
basculement.
Le signifiant le prend au corps, sans métaphore aucune. Artaud, tripes
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et boyaux, s’apprête à l’incarner.
Comme le dit Gilles Deleuze de façon percutante : « La première évi-
dence schizophrénique, c’est que la surface est crevée. Il n’y a pas de fron-
tière entre les choses et les propositions, précisément parce qu’il n’y a plus
de surface des corps. Le premier aspect du corps schizophrénique, c’est
une sorte de corps-passoire 45… »

42. O.C., t. IV, Gallimard, 1978, p. 122 : « Le premier spectacle du théâtre de la cruauté s’intitulera :
la conquête du Mexique. »
43. C’était déjà une caractéristique fort bien perçue de son théâtre : un théâtre contre la représenta-
tion, un théâtre anti-métaphorique. Ici le processus s’accuse et déborde pourrait-on dire le
registre du théorisable en littérature.
44. O.C., t. IX, Paris, Gallimard, 1971, p. 44 et 50.
45. Gilles Deleuze, Logique du sens. Du schizophrène et de la petite fille, Éd. de Minuit, 1969, p. 106. Lais-
sons Gilles Deleuze voir en Artaud « un schizo », si tant est que ce soit le cas. Il n’est pas sûr
d’ailleurs « qu’Artaud le schizo » ait le statut, en tant que tel, d’un diagnostic. C’est plutôt une
sorte de sobriquet provocant et affectueux, un clin d’œil à « Artaud le Mômo ».
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22 • Essaim n° 16

Mais le plus décisif, pour étayer l’hypothèse que c’est bien au cours de
« ce terrible et merveilleux voyage… » que s’amorce pour Artaud « le cré-
puscule de la réalité », réside dans les effets d’après-coup.
C’est le début du lâchage du nom et de ses avatars.

L’anonymat comme parade.


À la persécution du nom

Retour du Mexique (12 novembre 1936)


Départ pour l’Irlande (14 août 1937)

« C’est un vrai désespéré qui vous parle et qui ne connaît le bonheur


d’être au monde que maintenant qu’il a quitté ce monde
et qu’il en est absolument séparé.
Mort, les autres ne sont pas séparés.
Ils tournent encore autour de leur cadavre.
Je ne suis pas mort mais je suis séparé 46 ».

En proie dès son retour à l’avancée inexorable du délire, Artaud


témoigne d’une prescience extraordinaire de ce qui va lui arriver.
Il ne faut pas s’attendre à la découverte du moment-clef, du « moment
fécond », comme dit Lacan, qui permettrait d’isoler l’irruption dévastatrice
du « Un-père 47 ». L’abondante correspondance de l’époque montre que
l’ébranlement ne gagne du terrain que petit à petit, avec certes des ponc-
tuations (comme le projet de mariage), jusqu’à l’explosion irlandaise.
Le caractère si progressif de la décompensation est à mettre à l’actif –
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peut-être – de l’exceptionnelle force d’âme d’Artaud, de la résistance de
« son individualité intrinsèque », à moins que la lenteur du phénomène ne
soit plus fréquente qu’on ne le croit. Mais avec Artaud qui se traque jour
après jour dans ses moindres recoins, nous en avons la trace patente.
C’est donc pas à pas que le processus d’effacement du nom est décrit
jusqu’à la pure et simple revendication de l’anonymat.

46. O.C., t. VII, Les nouvelles révélations de l’être, Paris, Gallimard, 1982, p. 121.
47. Jean-Claude Maleval, dans son ouvrage La forclusion du Nom du Père, fait l’hypothèse que le « Un-
père » aurait surgi pour Artaud à Bruxelles sous la forme « du père de la fiancée » : « Quant à
l’entrée d’Antonin Artaud dans la psychose déclarée, il faut constater qu’elle fut consécutive à
une rencontre unique en son existence, celle du père de sa fiancée », Paris, Le Seuil, 2000, p. 265.
Vu le rapport qu’entretient Artaud à la paternité en général et à son « père particulier », il est plus
que probable que cette rencontre avec le père de Cécile Schramme n’ait pas eu un caractère ano-
din. Mais les sources d’informations sur cette période étant peu sûres, voire contradictoires, la
biographie de T. Maeder étant considérée actuellement comme assez peu fiable, nous préférons
voir dans cette rencontre un point de ponctuation, au sens d’une accentuation d’un processus de
décompensation déjà en marche.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 23

Le lâchage du nom n’est pourtant pas radical : Artaud continue à


signer de son nom sa correspondance. C’est le nom comme signature
publique, comme blason littéraire qui est visé dans le vœu d’anonymat.
Dans cette période entre Mexique et Irlande, Artaud fait paraître Les
nouvelles révélations de l’Être 48 qu’il signe : le révélé. Ce qui dit mieux qu’un
long discours le changement de position énonciative. Ce texte qui s’appuie
sur l’interprétation des tarots révèle, entre autres choses, des qualités poé-
tiques de premier plan 49.
Dans une lettre à sa fiancé Cécile Schramme (3 février 1937), Artaud
fait état de la révélation qu’opère le signe (la petite épée et la canne qui
deviendra celle de Saint Patrick sont, à ce moment-là, les deux objets
magiques qui le complètent et auxquels il identifie son être et son destin).
« L’homme que je devais voir et à qui j’ai montré comme quelque
chose qu’on révèle le signe que je portais sur moi. À mon immense
étonnement, il a redit pour m’en parler exactement les paroles du
nègre qui, à Cuba, me l’avait donné. Je sais maintenant qui je suis, ce
que je vais faire, pourquoi je vis et pourquoi je suis né 50. »
Il achève, non sans humour, par ce post-scriptum dont la tonalité sur-
prend :
« Au fait, il faudrait enfin songer à baptiser cet enfant illégitime que
je dois être puisque je n’ai pas encore de nom à moi 51. »

Il en sait désormais un bout sur « qui il est » mais il n’a pas encore de
nom à lui.
Il déduit (puisque…) son illégitimité du fait constaté qu’il n’a pas
encore de nom à lui. Le nom est à venir…
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Plus il sait « qui il est » moins, somme toute, le nom lui appartient.
Il y a d’un côté le sentiment fortement exprimé d’une identité qui se
révèle avec la force d’une illumination, de l’autre, le nom propre qui
semble s’émanciper de sa fonction, la plus apparente socialement, de sup-
port de l’identité. On pense à cette remarque de Lacan sur l’effet paradoxal
de la déroute du système signifiant dans la psychose : « … le degré de cer-
titude prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente
d’abord à la place de la signification elle-même 52… »

48. O.C., t. VII. op. cit., p. 115.


49. Il est possible, comme Otto Hahn le soutient, que ce texte soit la première manifestation patente
du réel génie poétique d’Artaud.
50. O.C., t. VII, op. cit., p. 159-160.
51. O.C., t. VII, op. cit., p. 159-160.
52. J. Lacan, Écrits, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Paris,
Le Seuil, 1966, p. 538.
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24 • Essaim n° 16

Que le rapport entre le nom propre et l’identité se défasse dans le dire


d’Artaud n’implique pas, bien sûr, la disparition de ce rapport. Il s’agit plu-
tôt d’un rapport en excès.
Dans une lettre un peu postérieure, Artaud se livre à une petite varia-
tion sur le prénom de sa fiancée qui souligne la collusion du nom et de
l’être : « Cécile, ce nom, plus qu’un Nom, une Action, un Être ! 53 »
Ce mariage qui tombe à l’eau gardera, par la suite, la valeur d’une
menace capitale. Artaud en Irlande pressera ses correspondants pour que
surtout ils ne disent en aucun cas qu’il ait pu songer au mariage. Mais nous
n’en sommes pas encore là.
En avril 1937, Artaud écrit : « J’ai décidé de ne pas donner mon nom à
ce complexe vivant 54. »
Son nom « pas encore à [lui] » tient suffisamment pour qu’il ne veuille
pas le donner. « Tout est à l’eau dans ces projets de mariage », écrit-il à son
ami Jean Paulhan. « Et c’est juste, je ne suis pas fait pour ces compromis-
sions-là. »
En P.S., il ajoute : « J’ai décidé de ne pas signer le voyage au pays des
Taharumaras. Mon nom doit disparaître 55. »
Une corrélation est possible à établir entre « ne pas donner son nom »
et « ne pas signer ». La valeur de la négation est soulignée par Artaud lui-
même. Les deux « ne pas » érigent une barrière contre la menace d’un
dévoilement hautement dangereux.
Il s’agit déjà d’une stratégie défensive contre l’invasion de la jouis-
sance de l’Autre.
Si « donner le nom » – ça évoque la trahison – se charge d’une conno-
tation si réelle, c’est probablement parce que le mariage est devenu syno-
nyme d’une conjonction sexuelle qui lui fait désormais horreur.
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Sa simple évocation fait surgir une jouissance insoutenable. Il reproche
à sa fiancée : « Un comportement qui est faible et livré aux bêtes 56. » S’il
décide de ne pas lui donner son nom « c’est que n’importe quel homme
peut la prendre à toute heure et chaque jour 57… »
« Si je la repousse, une autre apparaîtra exactement pareille qui mani-
festera pour moi les mêmes qualités… d’esprit et la même immondice de
corps. » C’est son propre double qu’il fantasme ou hallucine. Cette « pater-
nité » ne lui échappe pas totalement : « Cette brutalité sexuelle d’une
femme correspond – paraît-il – à quelque chose qui est en moi. »

53. O.C., t. VII, op. cit., 27 février 1937, p. 163.


54. O.C., t. VII, op. cit., avril 1937, p. 169.
55. O.C., t. VII, op. cit., 27 ou 28 mai 1937, p. 178.
56. O.C., t. VII, op. cit., 16 avril 1937, p. 168.
57. O.C., t. VII, op. cit., avril 1937, p. 169.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 25

Si « donner le nom » équivaut à « se donner » (avec toute la valence de


féminisation que l’expression recèle), on peut dire que le nom propre, sous
les dehors de son lâchage, est devenu pour Artaud une vraie tunique de
Nessus.
La revendication de l’anonymat se fait jour peu après. En juin 1937, il
insiste auprès de J. Paulhan pour une parution anonyme d’Un voyage au
pays des Taharumaras : « Il ne faut pas d’initiales. Rappelez-vous la corres-
pondance avec Rivière avait paru avec trois étoiles… C’est la dernière satis-
faction que je vous demande de tout supprimer de ce qui rappellerait mon
nom…
Dans peu de temps je serai mort ou alors dans une situation telle que,
de toute façon, je n’aurai plus besoin de nom 58… » Le nom est devenu l’in-
dex qui le désigne à la persécution de l’Autre.
À propos cette fois des nouvelles révélations, il revient à la charge (fin
juin 1937) : « Ce qui importe dans tout cela c’est l’affirmation de l’anony-
mat et non que je me cache à qui m’a toujours vu… Je ne veux plus signer
à aucun prix. » Si la parution des textes reste possible, la signature publique
est insoutenable.
Selon son vœu, les trois étoiles de rigueur remplacent son nom lors de
la parution du Voyage aux pays des Taharumaras (août 1937).
Ne plus signer, ne plus être visible, devenir un sans nom, affirmer
l’anonymat, cette dernière formulation « accroche » comme la plus para-
doxale. « Affirmer l’anonymat » signifie signer par une absence, dire « oui »
à un « non ». Plus le nom est effacé, plus il s’exhibe : il brille, comme on dit,
par son absence.
À l’instar du nom de Dieu qui s’impose dans l’opération même de sa
soustraction.
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Comment ne pas penser au « je suis celui qui suis » ou au « je suis ce
que je suis » du buisson ardent si souvent commenté par Lacan comme
référence essentielle pour circonscrire la notion de sujet 59. Et cela d’autant
plus vivement que l’identification imaginaire à la figure du Christ se pro-
file pour Artaud.
C’est un peu comme si la possible écriture du nom « Artaud » sur la
couverture d’un de ses livres faisait surgir les effets du défaut de l’inscrip-
tion inconsciente du manque : l’innommable à l’état brut, une proximité
réelle de la chose telle qu’elle anéantirait le sujet.
La stratégie de l’anonymat répond à cette menace. Et il s’agit moins
d’un processus de désidentification que d’une suridentification. (La suri-

58. O.C., t. VII, op. cit., p. 180.


59. F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, Toulouse, érès, 1997 p. 45.
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26 • Essaim n° 16

dentification au nom ayant pour revers l’effondrement des identifications


imaginaires dont Artaud se soutenait jusqu’ici.)
Artaud est donc en passe de devenir LE NOM, le nom ineffable, le nom
imprononçable que son patronyme fait résonner, en passe de devenir –
pour reprendre une formule de Pascal Quignard – « le nom propre maxi-
mum 60 ».

L’Irlande : « Bientôt je ne m’appellerai plus Antonin Artaud,


je serai devenu un autre 61… »
(14 août – 29 septembre 1937)

« Aucun être ne peut atteindre celui à qui Dieu parle, HÉLAS,


quotidiennement. Et la cruauté de Dieu, je vous jure,
c’est quelque chose à quoi vous n’atteindrez jamais 62 ».

« Il y a dans certains hommes un dieu qui revient,


et ces hommes luttent contre ce dieu, car il les fatigue matériellement.
Mais les dieux s’affirment toujours 63. »

Le voyage en Irlande, pendant tragique du voyage au Mexique, se sol-


dera par un internement de neuf années.
Il ne s’agit plus de cacher le nom, d’en effacer la trace, d’affirmer l’ano-
nymat ; un autre nom, Artaud le sait déjà, va se substituer au sien : « Je
signe une des dernières fois de mon Nom après ce sera un autre Nom 64. »
La perte future du nom et la prise de possession de son être par « un
autre » sont parfaitement corrélées : « Si je n’étais qu’un homme, je dirais
que je vais moi-même risquer la mort, mais il y a en moi quelqu’un d’autre
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qui m’avertit de ce qui doit se passer… Sachez seulement que d’ici vingt
jours je parlerai au Nom de Dieu lui-même, au milieu d’un tonnerre venu
de Dieu. Je n’aurais pas à en tirer gloire hélas car bientôt je ne m’appellerai
plus Antonin Artaud, je serai devenu un autre 65… »
Difficile de mieux formuler l’impossibilité à porter son nom quand
quelqu’un d’autre parle par votre bouche, Dieu en l’occurrence. Dieu qui
vient à la même place que ce qui le poussait à revendiquer l’anonymat. La
nomination du Dieu de l’ancien testament comme « celui qui n’a pas de
nom » en reçoit une pertinence renouvelée.

60. « Le nom de Dieu n’est que le nom propre maximum », Rhétorique spéculative, Folio, 1987, p. 110.
61. O.C., t. VII, op. cit., 14 septembre 1937, p. 220.
62. O.C., t. VII, op. cit., 13 septembre 1937, p. 216.
63. O.C., t. VII, op. cit., 5 septembre 1937, p. 206.
64. O.C., t. VII, op. cit., 5 septembre 1937, p. 209.
65. O.C., t. VII, op. cit., p. 220.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 27

Mais Dieu pour Artaud en Irlande a un nom et une voix, celle du


Christ qui lui « découvre tous les jours la doctrine de la vie et de la mort,
le mystère de la naissance et celui de l’incarnation 66… »
« Je tiens le bâton même de Jésus-Christ et c’est Jésus-Christ qui me
commande tout ce que je vais faire 67… »
C’est comme interprète du Christ, comme « souffleur » du dieu fait
homme, comme prophète qu’Artaud se présente en Irlande.
La voix qui parle en lui est impérative : « la cruauté de Dieu, je vous
jure c’est quelque chose… »
Artaud écrit certes : « J’ai fini par découvrir qui j’étais et accepter qui
j’étais 68… » ; le consentement reste relatif : « Il faut que vous me croyiez
car ce n’est pas de plein gré, je vous le jure, qu’un homme se soumet aux
ordres de Dieu 69… »
Il récalcitre et parvient encore à signifier quelque chose de l’ordre
d’une subjectivité qui résiste à sa totale résorption.
Ce Dieu qui l’affecte, le « fatigue » et « s’affirme » en lui, il l’a tout de
même un peu choisi.
Dans une lettre à Breton où il déploie le contenu de sa mission pro-
phétique (vision de cataclysme où systèmes religieux et philosophiques
tendent à s’unifier), Artaud met les points sur les i, il y a Dieu et Dieu. Il ne
faut pas confondre le Père et le fils. « Ceux qui cherchent l’absolu sont avec
le fils contre le père et surtout contre le Saint-Esprit… »
« … Il y a contre le désordre de Dieu ce qu’on appellerait une tech-
nique. C’est cette technique que le fils rebelle est venu nous révéler contre
son père et pour cela il a pris la forme du Christ 70… » Continuité oblige.
Dans l’élection du fils rebelle au père, Artaud est fidèle à sa conception du
mouvement surréaliste « comme profonde insurrection contre toutes les
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formes du père ».
Sans trop forcer, nous pouvons y sentir l’écho de « la haine du père »
et (peut-être) de l’énigmatique « n’oublie pas de mettre fils ».
L’identification imaginaire à la figure du Christ se supporte de l’oppo-
sition Père-Fils. La posture insurrectionnelle face au père constitue proba-
blement un élément essentiel de l’armature « subjective » d’Artaud.
L’identification christique est « un nom du père » imaginaire qui par-
vient, en ce temps, à abraser la persécution du nom propre. Artaud est suf-
fisamment « devenu un autre » pour que son patronyme le laisse en paix, si
l’on peut dire.

66. O.C., t. VII, 13 septembre 1937, p. 215.


67. O.C., t. VII, p. 218.
68. O.C., t. VII, p. 215.
69. O.C., t. VII, p. 215.
70. O.C., t. VII, p. 222.
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28 • Essaim n° 16

Cette forme d’identification qui reste impuissante à lui apporter une


pacification véritable, donne un sens provisoire à son odyssée : interprète
du Christ, il est celui qui va remettre de l’ordre dans le chaos instauré par
le père.

Le patronyme renié

« … Après ce sera un autre nom » écrivait-il en Irlande. Voici le temps


de « l’autre nom » : pour la première fois, la signature « saute ».

Le 29 septembre 1937, Antonin Artaud est expulsé manu militari d’Ir-


lande. Lui préfère exprimer l’événement en terme de « déportation ». C’est
le début de l’internement qui s’achèvera le 26 mai 1946 où Artaud retrouve
Paris.
Très peu de traces de la tribulation irlandaise (hormis quelques lettres).
Son itinéraire, avec beaucoup de blancs, a été reconstruit après-coup :
« Quittant Galways le 8 septembre pour Dublin, il est arrêté à la suite
d’un esclandre…, incarcéré à la prison de Montjoy le 23 septembre
pour troubles à l’ordre public puis expulsé le 29 septembre et embar-
qué de force sur un bateau à destination du Havre 71. »
La police l’amène directement au service des aliénés de l’hôpital. Il est
encamisolé et placé en cellule « en raison de la violence de ses crises 72 ».
Le rapport établi par le commissaire de police qui le réceptionne
donne une idée assez précise de son état : « Cet homme est atteint de la
manie de la persécution et a des crises d’hallucination. Il voit des chats par-
tout et notamment sur son lit. À son arrivée à l’hôpital, il ne voulait pas
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s’alimenter, ni prendre de médicaments de peur d’être empoisonné… il
demande sans arrêt qu’on l’identifie 73. »
Ce que nous pointions comme une forme de résistance « subjective » à
l’engloutissement semble avoir disparu : Artaud est désormais la proie de
la folie décompensée comme en témoigne le contenu de la longue lettre
qu’il adresse au ministre plénipotentiaire d’Irlande à Paris 74 où il rejoint le
style des « aliénés évidents ».

71. Bulletin international Antonin Artaud, janvier 1999, n° 2, p. 55.


72. Bulletin international Antonin Artaud, op. cit.
73. André Roumieux, Artaud et l’asile, Séguier, 1996, p. 54.
74. Artaud est alors à l’asile de Sotteville-les-Rouen (16 octobre 1937-début avril 1938) où il est admis
comme grec, selon A. Roumieux, ce qui laisse à penser qu’Artaud était « sans papiers ».
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 29

Dans cette lettre non datée, reçue à la légation d’Irlande le 23 février


1938, le patronyme est renié de la manière la plus nette et la plus vigou-
reuse. Elle est signée : Antonéo Arlanapulos. En voici un extrait significatif :

« … JE N’AI JAMAIS REVU MES PAPIERS, NI AUCUN PAPIER, depuis mon


départ de Dublin, ceux-ci m’ont suivi du HAVRE ICI À ROUEN, dans
une enveloppe fermée.
MON NOM est ARLAND ANTONEO, en Grec ARLANAPULOS.La police
française essaie de me faire passer pour un autre, elle a transformé
mon nom et je l’accuse d’avoir fait changer mes papiers à la préfec-
ture de police de DUBLIN avec la complicité de quelques traîtres.
Je vous demande M. le MINISTRE de vouloir bien intervenir pour ma
libération immédiate et pour que je puisse retourner en IRLANDE un
jour que j’espère prochain.
Moi seul puis en retournant à DUBLIN, RETROUVER TOUT CE QUE j’avais
LAISSÉ LÀ-BAS.

J’ai demandé en vain depuis que je suis ici à voir le Consul de Grèce
qui a toute qualité pour se rendre compte mieux que tout autre si je
suis Grec comme je l’affirme ou Français comme le prétend malhon-
nêtement la Sûreté générale 75… »

Il ne s’agit plus, comme avant l’Irlande, d’effacer – activement si l’on


peut dire – tout ce qui rappellerait son nom, ni « d’affirmer l’anonymat »
mais de retrouver des papiers qui, s’ils n’avaient été changés par la police
française, seuls pourraient faire preuve de son identité.
De « tout ce qu’il a laissé là-bas », seuls les papiers d’identité pour-
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raient en garantir l’existence et l’authenticité. Le poids du réel de l’objet
grandirait à proportion de la défaillance de l’ordre symbolique 76.
Artaud en appelle au consul de Grèce, seconde figure de père imagi-
naire, « qui a toute qualité » pour l’authentifier comme « sujet grec, né à
Smyrne ».
Il renie l’origine paternelle pour se ranger sous la bannière de la lignée
maternelle, retrouvant par là un élément constituant de la langue dite
maternelle.
Et c’est en tant qu’« Arland Antonéo en grec Arlanapulos » qu’il accuse
la police française d’essayer de le faire « passer pour un autre », pour Anto-
nin Artaud ! Ce qui est proprement époustouflant.

75. Bulletin international Antonin Artaud, op. cit., n° 2, p. 65. Les capitales d’imprimerie, les souli-
gnages sont d’Artaud.
76. Peut-être y a-t-il là l’origine de la future reprise obsessive des éléments de son état civil.
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30 • Essaim n° 16

Le nom de l’« autre », il ne peut pas l’écrire. Nulle part dans cette lettre
le « vrai nom » est mentionné : ce qui suggère à quel point le patronyme
s’est rechargé de persécution.
À l’exception notable de la première syllabe AR, Artaud se livre à une
opération de traduction du nom propre plutôt exceptionnelle : ce qui dis-
tingue le nom propre du nom commun est précisément qu’il « se conserve
dans sa structure d’une langue à l’autre 77 », qu’il ne se traduit pas 78.
Artaud traduit son patronyme en deux langues :
AR/TAU/D – > AR/LAN/D – > AR/LAN/APULOS
Le TAU/D est traduit en anglais par LAN/D la terre, puis – le D ayant
sauté – en grec par l’ajout de APULOS ;
AR/LAND est appelé, induit par EIRELAND, par l’Irlande.
Si l’on considère que c’est le TAU, la lettre grecque qui est, au premier
chef, traduite par LAND, peut-être est-ce alors une traduction par translitté-
ration ?
Je ne suis pas français, semble dire Artaud ; bien que la sûreté générale
veuille me faire passer pour tel, la meilleure preuve : « Je m’appelle
ARLAND… »
Pour se revendiquer comme « sujet grec » et se réclamer de la « terre
mère », il passe d’abord par l’étape irlandaise, par cette forme d’identifica-
tion à la terre d’Irlande qui laissera des traces (il se dira, par périodes, irlan-
dais). La « terre-mère », c’est d’abord la Turquie d’Asie où sa mère et sa
grand-mère Nénéka sont nées. Comme elles, Artaud dit être né à Smyrne.
La double opération de traduction n’est pas fondée sur l’homophonie
comme celle proposée par Jean-Pierre Brisset, intrépide explorateur de la
langue :
Jean-Pierre Brisset – > En pierre brisée (le calembour étant le guide
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constant de Brisset).
Artaud ici est davantage orienté par les associations signifiantes que par
les sonorités en tant que telles.
Le plus surprenant dans AR/LAN/A/PULOS est la désinence A/PULOS
qui fait penser à PULOS ou POULOS : « fils de » (Artaud prononçait le U : OU).
Peut-être est-ce là une forme de retour de « n’oublie pas de mettre FILS » ?
De même, on peut penser qu’ARLANAPULOS recèlerait comme l’écho
générationnel des transformations successives du nom de l’arrière grand-

77. Lacan, séminaire L’identification, leçon du 20 décembre 1961.


78. Lacan, séminaire L’identification, leçon du 10 janvier 1962, inédite. « … Le nom propre, en tant
qu’il spécifie, qu’il identifie comme tel l’enracinement du sujet, est plus spécialement lié qu’un
autre, non pas à la phonématisation comme telle, à la structure du langage, mais à ce qui déjà du
langage est prêt si l’on peut dire à recevoir cette information du trait ; si le nom propre en porte
encore, jusque pour nous et dans notre usage, la trace sous cette forme que d’une langue à l’autre,
il ne se traduit pas, puisqu’il se transpose simplement, il se transfère… »
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 31

père maternel Antoine NALPAS né NALTPASSIOGLOU ou NALPAS/OGLOU 79.


« OGLOU » désignant tout comme « PULOS » : « fils de ». Notons aussi que
LAN inversé se lit NAL.
Il est possible que le TAU qui engendre le LAN et le NAL se rapproche de
ce qu’était GABAL pour le nom d’Héliogabale : cette « chose plastique et for-
matrice. Mot qui prend forme et donne forme. » (Cette vertu génératrice du
TAU, Artaud, nous le verrons, continuera à l’exploiter dans une veine riche-
ment créatrice avec les derniers avatars du nom.)
Le A en trop de A/PULOS révèle, peut-être, une réminiscence d’Apulée,
l’auteur de L’âne d’or ou les métamorphoses qu’Artaud avait sûrement lu.
Quant au prénom, je ne sais si l’on peut dire qu’il est traduit. Antoine
en grec se dit Antonaky. Antonéo n’est donc pas, stricto sensu, la traduction
grecque d’Antoine. Peut-être est-il à lire : Anto/néo, le nouvel Antoine.
Cet avatar du nom, dont la durée est inconnue, sur fond de reniement
du patronyme, rabat Artaud sur le pôle maternel.
Plus il s’enfonce dans la folie, plus il semble se rapprocher de la lignée
maternelle. Ce qui apparaît comme un paradoxe, tant est fortement
imprimé dans notre esprit que le versant maternel serait le plus anéantis-
sant. Mais sans doute ce serait sous-estimer la dominante de la persécution
du pôle paternel chez Artaud qui est confronté à un père imaginaire pos-
sédant toutes les caractéristiques du père de la horde freudienne.
Autre paradoxe : la défense contre l’attraction du pôle maternel n’est
d’ailleurs pas absente durant cette période : Artaud à Sotteville-les-Rouen
ne reconnaît pas sa mère 80.
Peu de temps après dans le certificat de quinzaine (admission à Sainte-
Anne), on peut lire dans ce style si caractéristique de la psychiatrie d’alors :
« Syndrome délirant de structure paranoïde : idées de persécution assez
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active de la part de sa mère, des policiers et des vichnouïtes… méconnais-
sance de sa mère et refus de recevoir celle qui se prétend telle 81… »

Antonin Nalpas contre Antonin Artaud

« Un double est un con lubrique, une épluchure repoussée de la vie


et qui s’y colle éperdument 82. »

L’expulsion d’Irlande et le retour en France paraissent avoir estompé,


pour un temps, l’identification christique qui réapparaîtra avec l’avatar

79. Paule Thévenin, Le ventre double, Paris, Gallimard, op. cit., p. 20.
80. André Roumieux, Artaud et l’asile, I, Séguier, op. cit., p. 58.
81. André Roumieux, Artaud et l’asile, I, Séguier, op. cit., p. 59.
82. Antonin Artaud, O.C., t. XXIV, oct.-novembre 1946, op. cit., p. 192.
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32 • Essaim n° 16

Nalpas. Pour cette période asilaire précédant Rodez (29 septembre 1937 –
10 février 1943), les sources sont extrêmement fragmentaires : elles ne per-
mettent ni datation précise, ni hypothèses véritablement étayées.
Du passage d’Antonin Artaud à Sainte-Anne (avril 1938 – février
1939), peu de choses sont connues mais il est difficile de résister à l’envie
d’évoquer sa brève rencontre avec un jeune psychiatre nommé Jacques
Lacan qui aurait dit à son propos : « Il est fixé, il vivra jusqu’à 80 ans, il
n’écrira plus une ligne, il est fixé 83. »
Le pronostic de Lacan avait toutes les chances de s’avérer prophétique,
si Artaud n’avait rencontré G. Ferdière.
À son arrivée à Ville-Évrard (février 1939), Artaud semble se recon-
naître dans son patronyme et son état civil légalement répertorié (il est
d’ailleurs inscrit comme Antoine Artaud).
C’est ainsi qu’il remplit sa fiche de renseignements :
« – Quel est votre nom ? Artaud
– Quels sont vos prénoms ? Antonin M (il barre le M du début de Marie)
– Quel âge avez-vous ? 43 ans

– Quelle profession exercez-vous ? écrivain auteur dramatique
– Dans quel genre d’établissement pensez-vous être ? asile d’aliénés
etc., signé Antonin Artaud 84. »
Il lui arrive encore de se dire « orthodoxe grec » ou bien irlandais.
D’autres identifications surgissent, sans entraîner le reniement du nom. La
prophétie de Saint Patrick est posée comme équivalente à celle de Saint-
Artaud. La canne de Saint Patrick qui, en Irlande était « celle même de
Jésus-Christ » est également celle de Confucius…
La signature : Antonin Nalpas apparaît – semble-t-il – en décembre
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1941 85 sans qu’il soit possible de préciser sa fréquence et sa persistance.
Dans une lettre, qui rappelle l’appel de nomination d’Antoneo Arla-
napulos, adressée elle aussi au ministre d’Irlande, Artaud se dit irlandais et
revient sur la question des papiers d’identité : « … Je n’avais pas sur moi
de papiers d’état civil et je n’en avais pas car je suis irlandais de naissance
et que je n’éprouvais pas le besoin de porter des papiers sur moi. Et c’est
par une manœuvre bizarre de la police française à Dublin que des papiers
au nom d’Antonin Artaud m’ont été attribués… » (Antonin Nalpas).

signé François Salpan

83. Interview de Roger Blin, Libération, 14 juin 1977 (c’est à la demande de R. Blin que Lacan a ren-
contré Artaud).
84. Jacques Chazaud, À propos du passage d’Antonin Artaud à Ville-Évrard. L’évolution psychiatrique, 52,
4, 1987, p. 946-947.
85. Jacques Chazaud, ibid.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 33

Une flèche sous Antonin renvoie à un rajout : « Signé François Sal-


pan 86. »
François ? Peut-être est-ce la résurgence, le retour inopiné de « fran-
çais », la nationalité déniée.
Salpan qui rime avec Satan provient de la simple interversion du N et
du S de NALPAS.
Tentative d’enfermer la jouissance de l’Autre dans la lettre, de la lier,
de la juguler.
Une demande de sortie griffonnée le 17 octobre 1942 est, elle aussi,
signée Antonin Nalpas… suivie d’un P.S. « Je me rappelle que je suis l’au-
teur de plusieurs livres et articles sur le théâtre publiés par la NRF sous le
nom d’Antonin Artaud 87 ».
Ce qu’Artaud souligne malgré lui est une certaine affinité du nom
propre et du pseudonyme : on comprend bien que « sous le nom d’Anto-
nin Artaud » ne saurait renvoyer à un pseudonyme dans l’acception ordi-
naire du terme. Pourtant signant Nalpas, Artaud n’est pas loin de traiter
son patronyme véritable comme un nom d’emprunt ! Mais par le biais de
cette double nomination ARTAUD/NALPAS, il interroge le « Qui suis-je ? », le
« Qui parle en moi du lieu de l’Autre ? ».
L’identification christique, en ce temps, étroitement liée à l’avatar NAL-
PAS, se traduit de la façon la plus explicite dans une de ses dernières lettres
de Ville-Évrard ; une lettre en date du 31 décembre 1942, qu’il signe « Anto-
nin Nalpas – JC 88 » où il vilipende sa mère. Artaud refuse avec véhémence
le projet de transfert à Rodez et accuse sa mère, reniée avec une grande vio-
lence, de vouloir l’« éloigner crapuleusement » : « Je ne partirai en aucune
façon pour Rodez ni pour la province car ma véritable famille est à Paris et
vous n’en faites pas partie. La mère de Nanaqui 89 est morte et son âme a
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quitté ce monde et vous n’êtes plus qu’un démon qui m’a empoisonné dans
son corps. D’ailleurs, et je vous l’ai déjà dit : la mère de Nanaqui, Euphrasie
Nalpas, est ma fille car je ne peux avoir de mère, et se dire ma mère en ce
monde-ci c’est m’insulter. Je n’ai d’autre mère que la Vierge Marie. Et
jamais Euphrasie Nalpas, ma fille, ne chercherait en ce moment à m’éloi-
gner d’elle comme vous le faites, crapuleusement…
Antonin Nalpas – JC.
Il n’est question que d’envoûtement et vos mensonges répétés en sont
une preuve. Vous êtes une envoûteuse et un démon… »

86. J. Chazaud, ibid., p. 945, Lettre du 7 décembre 1941.


87. Ibid.
88. Lettre connue depuis peu par la récente édition d’un recueil de textes d’Artaud : Œuvres chez
Quarto, Gallimard, 2000, p. 872
89. Sobriquet affectueux donné à Artaud par sa mère : « J’ai un nom que ma mère m’a donné quand
j’avais quatre ans et dont mes intimes m’appellent… », O.C., t. VII, op. cit., p. 362.
Essaim 16 13/04/06 8:47 Page 34

34 • Essaim n° 16

Dans cette lettre, portant le désordre générationnel à son comble,


apparaît le dédoublement de sa famille, d’un côté Nalpas, de l’autre
Artaud, qui se systématisera de façon un peu différente à Rodez.
Artaud, toujours logique, affirme que sa mère ne peut être sa mère : sa
véritable mère, Euphrasie Nalpas, n’aurait pu avoir l’idée crapuleuse de
l’éloigner. D’ailleurs, sa vrai mère, celle de l’enfance, celle de Nanaqui, est
morte. Cette mère trépassée est aussi sa fille, ce qui n’exclut pas qu’il n’ait
d’autre mère que la Vierge Marie, d’où le « point sur le i » de la signature.
Cet impossible fils se bombarde père de sa mère, à tout le moins de son
double mort : Euphrasie Nalpas (notons que le prénom inscrit en toutes
lettres l’origine : l’Asie). C’est la seule fois (en l’état actuel des sources)
qu’Artaud, sous le nom de Nalpas, se positionne comme le père de sa mère ;
clair écho aux futures « filles de cœurs à naître » ou les « filles premières
nées ». Le pourquoi de cette « primogéniture » garde tout son mystère.
Artaud est père, mais de filles exclusivement, de fils jamais. Seule la posi-
tion christique, ouvertement revendiquée ici, le laisse en position de fils.

Rodez (11 février 1943 – 26 mai 1946)


C’est à l’asile de Rodez de février à septembre 1943 que la signature
Antonin Nalpas se stabilise avec une permanence d’autant plus remar-
quable que désormais c’est le nom de jeune fille de sa mère qu’Artaud,
avec opiniâtreté, revendique comme son véritable nom : « Mon nom à moi
Dr Ferdière est Antonin Nalpas 90… »
Rodez, dont le seul nom est devenu synonyme de l’enfermement d’Ar-
taud, où sa mère (avec l’aide décisive de Robert Desnos) l’a fait transférer,
est un milieu beaucoup plus favorable. Artaud y trouve une nourriture du
corps plus substantielle et une nourriture de l’esprit sous la forme d’inter-
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locuteurs attentifs, à commencer par le médecin-chef Gaston Ferdière.
Durant la période d’internement, Artaud voue à Ferdière un amour de
transfert des plus manifeste. Un amour de transfert façonné, infléchi –
comme toujours dans l’institution – par cette dépendance massive à l’égard
du dispensateur des soins. Un amour marqué de toutes les caractéristiques
de la défense : Toi qui as tout pouvoir sur moi, je t’aime afin d’annihiler ta
possible méchanceté.
L’amour de transfert d’Antonin Artaud pour G. Ferdière dévoilera son
versant de haine dès la sortie de Rodez : Artaud donnera alors à Ferdière
la stature d’un bourreau.

90. Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, L’imaginaire, Gallimard, 1977, p. 29, lettre du 12 février
1943.
Essaim 16 13/04/06 8:47 Page 35

Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 35

Mais revenons, pour l’instant, à la période où « l’hainamoration » de


transfert s’affirme sous la forme d’un amour incontestable : Ferdière est
« un ange de Jésus-Christ 91 » qu’Artaud bombarde de lettres.
Artaud devenu Nalpas persiste à ne pas reconnaître sa mère pour telle
et ne lui écrit plus.
À Ville-Évrard, si l’on excepte le moment ultime de la lettre du 31
décembre 1942, où la mère, « envoûteuse et démon » est ouvertement per-
sécutrice, l’attitude la plus courante d’Artaud semble avoir été le refus de
la recevoir. Il la désignait « comme sa plus proche parente sur terre 92 ».

À Rodez (la comparaison vaut ce qu’elle vaut compte tenu de la sur-


abondance du matériel pour cette période et de la pénurie pour la précé-
dente) Euphrasie Artaud est reconnue comme ayant été la mère
d’Antonin : elle s’appelle Artaud et lui Nalpas ! « Euphrasie Artaud avec
qui vous avez discuté les conditions de mon séjour à Rodez était la mère
d’Antonin Artaud mais comme vous elle a oublié la réalité matérielle et
objective indéniable des événements fabuleux dont je vous parle et qu’elle
a vécus comme vous et elle ne peut pas croire que je ne sois pas son fils.
Pourtant, Dr Ferdière, j’ai une autre famille composée d’un père qui
s’appelle Joseph, d’une mère qui s’appelle Marie et dont le nom de famille
est Nalpas. J’ai en plus une sœur dont le nom est Germaine Nalpas 93… »
Les événements fabuleux consistent en la mort d’Antonin Artaud et en
sa résurrection sous l’avatar « Antonin Nalpas ». Tout est double : lui-
même et sa famille (« j’ai une autre famille… ») dont le père Joseph et la
mère Marie montrent à l’évidence que l’identification christique est de
retour, davantage en filigrane ici, que franchement affirmée. Cette relative
« sous-jacence » de l’identification n’est sûrement pas sans lien avec un élé-
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ment capital sans lequel, je crois, la stratégie du double ne serait pas aussi
efficace : Artaud-Nalpas est devenu « croyant ». Sa conversion, Artaud, dans
un processus de reconstruction d’après-coup, en fait remonter l’émergence
à l’Irlande. Ce qui est d’une cohérence indéniable : c’est bien en Irlande que
la possession christique a démarré.
Cette croyance religieuse instaure, à Rodez, une régulation certaine de
son rapport au monde et aux autres : « Car le monde et les choses ne peu-
vent pas, monsieur Ferdière, se comprendre ni s’admettre sans Dieu… Rien
n’a de sens et qu’est-ce que le sens s’il n’y avait un Producteur Infini et
sublime du mystère même 94. »

91. A. Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, ibid., p. 29.


92. A. Roumieux, Artaud et l’asile, I, Séguier, op. cit., p. 81.
93. A. Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, op. cit., p. 45.
94. O.C., t. X, Lettre du 23 mars 43, Paris, Gallimard, 1974, p. 25.
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36 • Essaim n° 16

Elle introduit « du père », constitue un nom du père, suffisamment effi-


cace pour orienter la signification et soustraire Artaud au délire caracté-
risé : il n’est plus immergé.
La croyance religieuse donne sens et tenue à l’opposition Artaud/
Nalpas.
Voici comment Artaud-Nalpas le formule : « Le corps d’un homme très
spécialement a été choisi pour être cet axe de l’effort de Dieu contre la
nature incoercible de l’homme, cet homme était destiné à demeurer vierge
et à payer par sa douleur le Mal des autres hommes. Mais cet homme lui
aussi a oublié Dieu et il a péché. Mais pour prix de sa faute et de ses péchés,
il a accepté d’être enfermé vivant dans un Asile d’Aliénés et à y mourir. Cet
homme s’appelait Antonin Artaud et il est mort à l’Asile de Ville-Évrart au
mois d’août 1939 95… »
Où l’on constate que l’identification christique, quoiqu’un peu biaisée
car médiatisée par la croyance, est tout de même bien présente sous la
forme de l’identification à la passion du Christ. Dans une autre lettre de la
même période, il écrit : « Car le corps d’Antonin Artaud a porté un temps
et jusqu’à sa mort les péchés de tous les hommes 96… »
Tous les éléments de la passion christique sont là : payer par la souf-
france et le sacrifice de sa vie le rachat des fautes de l’humanité. Mourir
non sur la croix mais dans un asile d’aliénés.
L’internement, qu’il dénonçait avec la dernière énergie comme une
atteinte intolérable, car injustifiée, à sa liberté, prend un sens nouveau, celui
d’une expiation nécessaire. C’est un énorme changement de position : Artaud
consent au sacrifice en prenant le dessein de Dieu à son compte : il s’en
empare, le fait sien, « l’accepte », ce qui le sort de la « passivation » propre
à la psychose décompensée. On mesure la distance entre la posture du « fils
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rebelle » en Irlande à celle, actuelle, du « fils soumis ».
Mais Artaud, non sans astuce, trouve une parade à l’excessive soumis-
sion : « le fils soumis » est trépassé. C’était Artaud le sacrifié et non Nalpas.

Avant d’en venir à la tentative d’éclairer plus avant la fonction de l’in-


dissociable paire Artaud-Nalpas, quelques remarques sur les motifs pro-
bables de la si fréquente identification des psychotiques à la figure
christique tels qu’Artaud les illustre exemplairement dans ce moment si
particulier.
Certes « Dieu », on l’a vu, vient comme naturellement nommer l’ab-
sence, le « sans nom », du « qui parle au lieu de l’Autre » ? À un niveau

95. O.C., t. X,. Lettre du 5 avril 43 adressée au docteur La Tremolière, op. cit., p. 37.
96. O.C., t. X,. Lettre à J.L. Barrault, op. cit., p. 39.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 37

plus fantasmatique, plus imaginaire, viennent en bonne place la pureté et le


sacrifice.
La pureté, dans le prototype christique, fonctionne comme défense
contre le caractère invasif de la jouissance de l’Autre : Jouissance qui fait du
corps un corps en balade dans l’univers, un corps qui fuit de toute part, un
corps assailli, mortifié d’une atroce souffrance.
Le corps du Christ sacrifié renvoie tout à la fois au lieu de cette jouis-
sance mortifère et au lieu de son évacuation radicale.
Une évacuation par soustraction : « Comme toutes les formes de vie
étaient souillées, même les plus belles, Jésus ne pouvait se commettre avec
aucune…
C’est pourquoi Jésus se sépara de sa mère, de ses frères et du reste de
la famille ; il ne devait aimer aucune femme, engendrer aucun enfant, il ne
devait pas être chef de famille ou citoyen d’un état. Il ne pouvait se main-
tenir pur qu’en renonçant à toutes ces formes de la vie, car elles étaient
toutes profanées 97… ».
Cette version hégelienne du Christ semble écrite pour Artaud !
Comme Jésus, Artaud se sépare de sa lignée, de sa mère, même en lui
empruntant son nom, il n’aimera plus aucune femme, c’est fini (c’était bon
pour Antonin Artaud, même pas celui qui est mort en 1939, celui d’avant
1937), il ne sera jamais père (si ce n’est de mythiques « filles de cœur à
naître ») ou citoyen d’un État : n’est-il pas déjà une sorte de paria ?
Faut-il ajouter que le Christ est « hors sexe » ? Et Artaud depuis ses
fiançailles avec Cécile S. professe ouvertement sa répugnance pour la
sexualité.
Le Christ, soustraction incarnée, représente la garantie de l’extraterri-
torialité. Son corps est tout glorieux, astral et sans organe.
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La visée de l’évacuation de la jouissance n’est pas l’unique ressort de
la pente à l’identification christique. Le Christ est le symbole du don de soi,
de l’oblation, du sacrifice « aux frères humains ». Le rachat de la faute ori-
ginelle renvoie à l’opacité de la dette. (Dette jamais tout à fait acquittée,
toujours réactivée par quelques traces d’un reliquat dont on ne sait com-
ment se défaire.)
Ce réel éclaire le caractère universel du « fantasme du sauveur » – fan-
tasme obsessionnel certes – qui intéresse l’ensemble des structures psy-
chiques : il est enraciné, peu ou prou, en chacun de nous.
On ne sait pas trop si ce fantasme est alimenté par le sacrifice religieux
ou si c’est le religieux qui lui aurait donné une forme, qui aurait habillé un
réel universel préexistant.

97. Cité par Y. Moulier Boutang dans Louis Althusser. Une biographie, Grasset, 1992, p. 255.
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38 • Essaim n° 16

Dans la paire oppositionnelle Artaud/Nalpas, il est possible de voir


une partition entre le pur (Nalpas) et l’impur (Artaud), le bien et le mal.
Nalpas, la part régénérée le sépare d’Artaud « la part maudite ».
La partition n’est pourtant pas si nette : il s’agit, au fond, d’une résur-
rection, d’une nouvelle version de la résurrection. « J’ai [dit Nalpas] pris
[la] suite [d’Artaud] et je me suis ajouté à lui âme pour âme et corps pour
corps dans un corps qui s’est formé dans son lit même concrètement et
réellement mais par magie à la place du sien 98. » C’est du « deux » en
« un ». Homme de théâtre toujours, « Artaud » met en scène sa mort sub-
jective et sa résurrection.
Le titre « Antonin Nalpas contre Antonin Artaud » n’est peut-être pas
si mal trouvé : contre le père, par rejet du patronyme et contre au sens de
« tout contre » : Antonin Nalpas comme nomination ne tient qu’adossée à Anto-
nin Artaud, sur le fond de sa présence-absence pourrait-on dire.
Une fois de plus Antonin Artaud assiste à Antonin Artaud avec un
tranchant tout particulier. Mais qui assiste qui ? Est-ce Artaud qui assiste
Nalpas ou l’inverse ? Sans doute s’agit-il de réversibilité.
On pense à la version des voix Schreberiennes bien plus radicales du
« “cadavre lépreux conduisant un autre cadavre lépreux”, description très
brillante, il faut en convenir, d’une identité réduite à la confrontation à son
double psychique 99… »
La récurrence si remarquable chez le psychotique de la « sensation »
de dédoublement est engendrée par le parasitage du corps propre par
l’Autre du langage : l’exil du corps devient radical. « La seule possibilité
pour lui de s’identifier à un corps imaginaire unifié serait celle de s’identi-
fier à l’ombre que projetterait devant lui un corps qui ne serait pas le
sien 100. »
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Le double renvoie à la consistance de la mort. L’érection psychique
d’un double relèverait d’un mécanisme de compensation pour conjurer la
menace de destruction. Otto Rank, dans la même logique, concevait le
double comme un démenti énergique de la puissance de la mort.
C’est bien à une opération de « résurrection », à une parade contre la
mortification que ressortit le dispositif de double nomination inventé par
Artaud.

Nul ne sait si la nomination Nalpas s’accompagnait d’une hallucina-


tion visuelle. Nalpas comme nomination ne le protège pas totalement de la

98. Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, op. cit., p. 29.


99. Lacan, Écrits, op. cit., p. 568.
100. Lacan, Séminaire L’identification, leçon du 2 mai 1962, inédit (intervention de Piera Aulagnier).
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 39

persécution du nom. Il ne constitue pas « un autre tout à fait un autre »


comme Artaud le souhaiterait.
Le dessein de Dieu ne limite pas à Artaud la part morte mais concerne
aussi Nalpas. Le nom Nalpas n’est pas délesté de toute potentialité persé-
cutive, c’est un nom qui demeure disponible pour nommer Jésus, comme
la suite le confirmera.
Cette réserve n’invalide pas la stratégie du double : Nalpas contre
Artaud ; cette double nomination est soutenue par la croyance religieuse
qui introduit « du père », un nom du père, au sens d’une mise à distance
de l’identification christique qui reste diluée entre Artaud le mort et Nal-
pas le vivant, au sens aussi, nous l’avons dit, d’une vectorisation de la
signification.
« Dieu le père » se situe en surplomb entre « Artaud » et « Nalpas »,
cette répartition, cette forme de ternarité – peut-être – le centre, ou plutôt
le situe et paraît lui apporter un apaisement relatif.

Restauration du nom propre et reprise de l’écriture

Aux environs du 17 septembre 1943, une lettre en fait foi, Artaud aban-
donne Nalpas et se reconnaît dans son nom véritable. Que s’est-il passé ?
Bien difficile en l’état de nos connaissances d’isoler un élément qui serait
décisif.
Moins d’un mois auparavant, Artaud écrivait à Ferdière : « J’ai hâte
d’avoir en main le travail que vous deviez me confier, il ne me manque
qu’un travail régulier pour achever de normaliser ma vie 101. » Ce qui laisse
à penser qu’il sentait une forme d’amélioration se faire jour en lui… Il n’est
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pas impossible que la série de douze électrochocs administrés du 13 août
au 8 septembre y soit pour quelque chose.
Il reste que c’est un tournant. À compter de ce moment, jamais plus Anto-
nin Artaud ne reniera son nom. La réintégration du patronyme s’accompagne
en bonne logique de la reconnaissance de sa filiation.
Ce même 17 septembre, il écrit à sa mère, ce qu’il n’a plus fait depuis
longtemps : « Maintenant, après cette crise qui est passée, je vous vois telle
que vous êtes 102… »
Pour l’heure, il la reconnaît pour telle mais il aura des retours de renie-
ment qui seront – je crois – moins radicaux (plutôt de l’ordre du rejet que
de la méconnaissance délirante). Aussitôt, il décline à Ferdière son état civil
et son curriculum vitae au grand complet :

101. N.E.R., op. cit., p. 59.


102. O.C., t. X, op. cit., p. 93.
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40 • Essaim n° 16

« Cher docteur et très cher ami,


Comme je vous l’ai dit avant-hier, j’ai subi ces derniers temps une
secousse terrible mais salutaire et maintenant qu’elle est passée, je me
sens retrouver la maîtrise de moi… Je m’appelle Antonin Artaud,
parce que je suis le fils d’Antoine Artaud et d’Euphrasie Artaud,
encore vivante alors que mon père est mort à Marseille en septembre
1924. J’ai été baptisé en Marseille le 8 septembre 1896 à l’église des
Chartreux sous le nom d’Antoine, Marie, Joseph Artaud transformé
en Antonin Artaud et c’est sous le nom d’Antonin Artaud que j’ai
signé tous mes livres : [suit l’énumération des œuvres publiées
jusque-là]
Je suis né le 4 septembre à Marseille…
Quand au nom de Nalpas, c’est, comme je vous l’ai dit, le nom de
jeune fille de ma mère, qui était fille de Louis et de Mariette Nalpas,
et qui est née (ma mère) à Smyrne le 13 décembre 1870. Mais ce n’est
pas pour cela que j’en ai parlé, et je m’étonne grandement de l’avoir fait.
Car ce nom a d’autre part des origines légendaires, mystiques et
sacrées qui auraient exigé qu’il fût laissé dans l’ombre du point de
vue où il en a été question ici 103… »
Notons la curieuse formulation : « Transformé en Antonin » qui incite
à nouveau à poser la question : Transformé par qui ? Le moins qu’on puisse
dire est que le passage d’Antoine à Antonin n’est pas anodin.
Nalpas avec « son origine légendaire, Mystique et sacrée » est gros de
divinité future. La charge persécutive – ténue dans cette lettre – se déplace
doucement d’Artaud à Nalpas.
Si le réinvestissement du patronyme est le premier geste de désaliéna-
tion 104, le second, qui lui est strictement contemporain, est la reprise de
l’écriture.
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Beaucoup soutiennent, et ce n’est pas faux, qu’Artaud n’aurait jamais
cessé d’écrire. Durant son internement (de fin 1937 à maintenant) il a écrit
force lettres qui seraient, si elles ne portaient sa signature, considérées
comme de la rognure d’asile.
Qu’il y ait écrire et écrire, Artaud le premier en convient ; il n’est pas
tendre envers ses écrits de la période décompensée : « J’écrivais aussi sur
n’importe quel bout de papier ou sur les livres que j’avais sous la main des
conjurations qui ne valaient pas cher… car les choses écrites dans cet état
ne sont que le résidu, la déformation ou plutôt la contrefaçon des hautes
lumières de la vie 105. »

103. Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, op. cit., p. 59-60.


104. C. Dumoulié, Artaud, Paris, Le Seuil, 1996, p. 108.
105. O.C., t. IX, Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras (écrit en 1943 à Rodez) op. cit., p. 35-36.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 41

Artaud est de retour au royaume de la littérature : il peut travailler ses


textes et, sans dommage désormais, exposer son nom comme signature. La
publication qui, lors des prémisses de la crise, constituait un élément de
fragilisation semble à présent faire point d’arrimage. Elle lui donne une
position active assumée et donne un autre sens à l’internement : il va pou-
voir témoigner.
L’écriture participe de sa reconstruction et de la mise à distance du
délire : Artaud peut de nouveau jouer avec le langage, il n’en est plus tout
à fait le jouet. Parallèlement aux textes destinés à la publication, Artaud
noircit cahier sur cahier d’une écriture à usage interne : « un effort de ren-
trée en [lui] même » qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Les 406 cahiers de
Rodez et du retour à Paris sont là pour en attester.
La réintégration du patronyme ne met pas fin pour autant à ses avatars.
Ceux qui vont suivre sont en rupture avec les précédents. Une veine
nouvelle est explorée à partir du nom conservé dans sa matrice littérale et
sonore.

Autoproclamation, dérision,
anagramme du nom
où comment se refaire un nom (1945-1948)
« Je saurai éviter d’écrire et de parler à tout venant comme je le
faisais avant 1937, ce qui me permettra de dire des choses encore plus virulentes
et plus terribles mais sous un angle de vérité si sûr du fond de mon travail
de taraud au fond du sillon incarné de ma termitière, que même l’inconscient de
l’agent provocateur en sera neutralisé par la totale dévaluation de ses taux.
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C’est-à-dire que la douleur m’a appris à manœuvrer
pour n’avoir plus jamais d’embêtement
quand j’agis en étant encore plus Antonin Artaud qu’avant 106. »

Les derniers avatars du nom, les plus inventifs sûrement, témoignent


d’une entreprise qui peut se formuler ainsi : comment se refaire un nom
qui, tout en demeurant le nom patronymique, le nom de la lignée, soit
allégé de sa valence persécutive en se « lestant » d’une touche de « sem-
blant » propre à lui conférer une dimension de masque. Ce masque posé
sur « le trou du sujet », sur le néant de l’être, qu’il est pour chacun de nous.
Comment faire pour que le nom soit le même et un autre pourtant ou com-
ment être « encore plus Antonin Artaud qu’avant ».

106. O.C., t. XIV, Suppôts et suppliciations, Paris, Gallimard, 1978, p. 90-91.


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42 • Essaim n° 16

La principale difficulté rencontrée pour présenter de façon intelligible


ces derniers avatars, tient à l’abondance du matériel (dix sept volumes à
peu près : Lettres de Rodez, Cahiers de Rodez, et Du retour à Paris, Artaud le
mômo, Ci-gît, Van Gogh…), et à la multiplicité des stratégies qu’Artaud
mobilise en cette dernière période du retour à Paris (1946-1948).
Sa « libération » de l’asile coïncide, ne l’oublions pas, avec celle du
pays tout entier.
Entre-temps, aux environs d’avril 1945 à Rodez, Artaud a renié « le
Baptême et la messe », redevenant « l’athée irréligieux » d’autrefois.
L’abandon de la croyance religieuse (laquelle fonctionnait comme sup-
pléance, comme consistance d’un nom du père imaginaire) libère et ravive
les potentialités persécutives de son double christique 107 à qui il attribue
parfois le nom de Nalpas.
Différentes manières de traiter le nom se croisent et semblent para-
doxales en ce qu’elles ne paraissent pas toujours converger vers le même
but : dégager le nom de son trop plein de réel, lui donner du « pseudo ».
Quatre stratégies sont repérables :
– la reprise incantatoire de la formule « moi Antonin Artaud » ;
– l’arrimage du nom propre comme un nom du réel (le « gouffre Arto ») ou
Artaud tente d’ancrer son nom dans une sorte de « réalité » naturelle,
ancestrale, intangible ;
– la dérision du nom sur fond de blasphème ;
– la déconstruction du nom par l’anagramme et le travail de la lettre elle-
même qui débouche sur un patronyme reconstruit.
Ces différentes stratégies sont synchrones et se déploient dans une très
grande violence de ton. Voici un petit extrait d’un nouvel art poétique qui
ne relève pas d’une « littérature sans estomac » : « La violence est mon ton
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de voix, mon bas niveau, ceux qui ne la supportent pas c’est qu’ils ont peur
et des mots et de leur niveau, l’âcreté, le vin de l’âpreté, l’intensité, l’hu-
mour noir, le ton relevé… le ton fort et bien relevé sur lequel rebâtir un
monde et une autre réalité 108. »
Comme il le précise fort bien – dans notre exergue – Artaud a acquis
un certain savoir-faire avec la persécution.
Il « saura éviter d’écrire et de parler à tout venant comme… avant
1937 » et il dira « des choses encore plus virulentes et plus terribles mais

107. O.C., t. IX, L’évêque de Rodez, op. cit., p. 219-220. « J’étais au Golgotha il y a deux mille ans et je
m’appelais comme toujours Artaud, et détestait les prêtres et dieu, et c’est pourquoi j’y fus mis
en croix… Car sans tambour ni trompette, et loin des mythes de la résurrection, je me suis tout
simplement relevé, et je connais la sale petite lope, l’affreux petit envoûteur de Judée que toute
la chrétienté actuelle adore… sous la dénomination de Jésus-Christ. Quand il n’était qu’un certain
M. Nalpas. »
108. O.C., t. XII, Dossier d’Artaud le momo, Paris, Gallimard, 1984, p. 151.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 43

sous un angle de vérité si sûr… » 1937 étant bien marquée comme l’année
terrible où le nom l’a lâché et qui s’est achevée par l’immersion dans la folie
caractérisée.

« Moi, Antonin Artaud » : une litanie conjuratoire

Cette proclamation d’identité, dont il faudrait dénombrer les multiples


occurrences, est présente à la fois dans les cahiers et dans les textes à
publier.
Elle va de l’annonce ironique du type « Moi, Antonin Artaud, bouilla-
baisse grossière, suis roi ignorantin 109 », jusqu’à la reprise des éléments de
son état civil. J’aime tout particulièrement celle-là qui s’intitule « Déclara-
tion » :
« Moi, Antonin Artaud, j’ai à me battre avec les esprits.
C’est mon métier, ma fonction, ma vie
Et mon devoir par-dessus le marché.
Une fois pour toutes qu’on ne s’en étonne plus,
Et qu’on comprenne
Que ce n’est pas une nécessité
Mais une épouvantable et merveilleuse obligation à laquelle je ne
peux pas ne pas me contraindre sous peine de disparition 110… ».
Magistral résumé de la position d’un sujet en proie à la jouissance de
l’Autre, une jouissance qui prend tout le corps, une jouissance imposée,
« épouvantable et merveilleuse » tout à la fois, où se mêlent une souffrance
atroce et un indicible plaisir.
La première apparition de la litanie se situe – peut-être – dans cette
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lettre du 7 septembre 1945 adressée à l’éditeur du Voyage au pays des Taha-
rumaras (version augmentée) : « C’est vous dire que ce n’est pas Jésus-
Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même, moi,
Monsieur Antonin Artaud, né le 4 septembre 1896 à Marseille… d’un uté-
rus où je n’avais que faire 111… ».
Il est possible que ce soit les retrouvailles avec le public qui aient
donné toute son ampleur, son assise, sa raison d’être à la réitération de la
formule « Moi, Antonin Artaud… »
L’échantillon le plus connu, le plus cité sans doute, car le plus fracas-
sant, par la version qu’il propose de l’origine, est l’ouverture de Ci-gît écrit
et dicté en novembre 1946 :

109. Roi, est-ce une réminiscence d’Antoine Roi ?


110. O.C., t. XXIV, Cahiers du retour à Paris, op. cit., p. 50.
111. O.C., t. IX, Lettre à Henri Parisot, op. cit., p. 64-65.
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44 • Essaim n° 16

« Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père,


ma mère,
et moi ;
niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement,
le périple papa-maman,
et l’enfant
suie du cul de la grand-maman,
beaucoup plus que du père-mère 112 ».

avec, pour pendant, cette conclusion :

« Pour moi, simple Antonin Artaud,


On ne me la fait pas à l’influence
Quand on est qu’un homme
Ou que
Dieu 113… »
Ci-gît, comme texte, est une épitaphe paradoxale qui se nie en s’énon-
çant. C’est moi le mort qui suis en vie. Ce qui n’est pas sans rappeler le dire
« oui » à un « non » de la stratégie de l’anonymat. Impossible d’ailleurs de
trancher si Artaud dit : « le mort est vif » ou « le vivant est mort » (les deux
propositions sont sur le même plan).
Qu’est-ce qui motive le retour obsédant de cette formule : « Moi, Anto-
nin Artaud », en particulier lorsqu’elle s’étoffe des précisions de l’état
civil ?
Est-ce la trace du traumatisme de l’effacement du nom qui en ferait un
rituel de commémoration et de conjuration tout à la fois ? On pourrait y
voir l’écho de la perte réelle de ses papiers d’état civil en Irlande (perte col-
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labée à celle du nom qui mérite d’être qualifiée de réelle même si elle ne fut
peut-être pas effective). Aux papiers d’état civil était appendu tout ce qui
restait de son « identité » effondrée.
Un autre élément est notable : la réappropriation du patronyme en
septembre 1943 s’est traduite précisément par la reprise détaillée des élé-
ments de son état civil et de celui de son ascendance dans une lettre à Gas-
ton Ferdière 114.
Il est possible que cette lettre soit la première commémoration et la
matrice des reprises ultérieures.
Dans ces tentatives répétées de réécrire son état civil, on pourrait déce-
ler comme une volonté de se refaire des papiers impossibles à perdre ceux-
là puisque c’est « lui » qui les fabrique.

112. O.C., t. XII, Paris, Gallimard, 1989, op. cit., p. 77.


113. O.C., t. XII, op. cit., p. 99.
114. Artaud, Les nouveaux écrits de Rodez, L’imaginaire, Gallimard, op. cit., p. 59.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 45

Le gouffre Arto

« [Les juifs] ont bien expliqué que c’était le Père, le Père qu’ils appellent,
un Père qu’ils foutent en un point du trou qu’on ne peut même pas imaginer :
“Je suis ce que je suis”, ça c’est un trou, non ?… Un trou…
ça tourbillonne, ça engloutit plutôt et puis, il y a des moments où ça recrache.
Ça recrache quoi ? le Nom. C’est le Père comme nom 115. »

Je ne sais si Antonin Artaud aurait été tellement content de constater


sa convergence avec le « Docteur L. » sur la question du Père comme nom.
On peut en douter 116. Sans doute eût-il affirmé sans complexe que Lacan
lui avait « barboté » son idée.
Dans une sorte de version renouvelée du buisson ardent, Artaud, à la
place du nom ineffable, du nom imprononçable par excellence, loge son
propre nom. Ainsi, il écrit :
« Les Tibétains, les mongols, les Afgans écoutant dieu,
ou que le gouffre infini leur parle,
sondant
l’antre éperdue du nœud par où le cœur inconscient libère sa soif
propre de noué néant,
disent avoir entendu du gouffre monter les syllabes de ce vocable :
AR-TAU
où ils ont toujours voulu voir la désignation d’une force sombre mais
jamais celle d’un individu.
Or, je suis cet individu. Je suis, moi, cette force “sombre” 117. »
Incontestablement Artaud témoigne ici de l’intuition de l’affinité du
nom avec le Trou 118.
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De ce gouffre infini qui parle, on entend monter et résonner les syl-
labes de ce vocable : AR-TAU « désignation d’une force sombre » à laquelle
il s’identifie : « Je suis, moi, cette force sombre. »
Spontanément, on pourrait être tenté d’avancer que, dans cet apo-
logue, Artaud s’identifierait, de façon massive, à son nom, sous la forme de
ce vocable dont les deux syllabes sont détachées et réunies par un tiret.

115. Lacan, RSI, Leçon du 15 avril 1975, Séminaire inédit.


116. Le docteur L. qu’il traite dans Van Gogh de « bougre d’ignoble saligaud » comme le plus bel
exemple, la meilleure illustration de la maxime universelle : « Pas un psychiatre en effet qui ne
soit un érotomane notoire. »
117. O.C., t. XIV, op. cit., p. 147.
118. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Leçon du 7 avril, inédit. « … le nom propre va tou-
jours se colloquer au point où justement la fonction classificatoire achoppe… non pas devant une
trop grande particularité, mais au contraire devant une déchirure : le manque, proprement ce
trou du sujet, justement pour le suturer, pour masquer, pour le coller… »
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46 • Essaim n° 16

S’agit-il d’une tentative de conjoindre le symbolique du nom au réel des


choses 119 ? Il y a de ça mais ce n’est pas dépourvu d’ambiguïté.
Je pencherai plutôt, sans en être sûre, pour y voir une métaphorisation
paradoxale : « AR-TAU » comme une sorte de tenant lieu d’« Artaud » avec
un effet conjoint de décollement. Artaud tente, si l’hypothèse n’est pas
folle, de faire exister le nom « en dehors » de lui, quitte à le placer au lieu
même d’où se profère le nom divin.
Qu’il puisse s’agir malgré tout d’un embryon de métaphore est davan-
tage sensible dans d’autres écrits où le gouffre est baptisé directement du
patronyme réduit à sa matrice sonore : « le gouffre Arto ».
« Arto fut autrefois dans les doctrines du Tibet et de l’Inde le nom
d’un gouffre corporel dans lequel les sociétés puisaient sans lui
demander sa permission puisqu’elles le prenaient pour le néant. Or,
Artaud fut toujours un homme et un homme n’est pas un puits dans
les testicules duquel tout le monde peut puiser 120… »
Là encore, on pourrait déceler la tentative de conjoindre le symbolique
du nom au réel de la chose. Toutefois, la présence des deux graphies
« Artaud » et « Arto » maintient un écart soutenu, souligné, par l’opposi-
tion entre « gouffre » et « puits » : le gouffre corporel peut être pris pour le
néant ou un puits : « Or, Artaud fut toujours un homme et un homme n’est
pas un puits… »
Le gouffre Arto n’est pas tout à fait Artaud. C’est la vertu de la néga-
tion qui le soustrait à l’identification totale à ce gouffre corporel qui renvoie
à la hantise du trou, du fondement, du trou du « cul » si caractéristique, si
patente chez Artaud. L’imaginaire de l’origine, de la naissance est fécale
pour lui (« l’enfant suie du cul de la grand-maman beaucoup plus que du
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père-mère »…). En témoignent ces deux autres extraits où le « gouffre
Arto », redevenu un homme, se mue en une machine à sodomiser. C’est
l’identification christique qui se voit ici niée :
« Jésus Christ ne sut montrer dans sa vie d’autre courage que de se
faire sodomiser à mort et très peu de sodomiser les autres…
Où le fils de Dieu sur terre n’avait d’autre vantardise à la bouche que
d’enculer toute la création mâle, et spécialement une sorte du méca-
nique, de mode à cette époque-là, comme encore aujourd’hui aux
Indes et en Afghanistan sous le même nom et qu’on appelait le
gouffre Arto… or, ce gouffre Arto était un homme, ennemi mortel de
tout ce qui pouvait être Jésus Christ 121… »

119. D’une façon oblique, certes, mais quand même, la formule : « Du signifiant dans le réel » vient à
l’esprit.
120. O.C., t. XIV (Rodez Juin 1946), op. cit., p. 127.
121. Août 1947, cité par P. Thévenin, dans Ce désespéré qui vous parle, op. cit., p. 254.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 47

Si notre hypothèse d’une tentative de métaphoriser le patronyme par


la mise en jeu des deux termes « Arto » et « Artaud » n’est pas fausse, il se
pourrait que la trouvaille du « gouffre Arto » ne soit pas seulement de
l’ordre d’un strict appariement du symbolique au réel, mais à l’inverse une
stratégie de déprise. Une façon bien à lui (la métaphorisation du nom
propre, on l’a dit, étant impossible) de déganguer le patronyme de son trop
plein de réel. La visée de mise à distance apparaît plus nettement dans l’en-
treprise de dérision du nom étroitement solidaire de la dérision du Christ.

Dérision du nom et blasphème

« Quand M. Toto passe


les races de macaques dispos
lui projettent un de leurs crocs 122. »

La dérision du patronyme, inséparable de la dérision du Christ, est à


situer dans le registre du blasphème. Artaud n’a pas de mots assez durs,
assez virulents, assez insultants pour stigmatiser son double christique :
« sale petite lope, « affreux petit envoûteur de Judée », « macaque de
boxon », etc.
Cet outrage à la divinité met Artaud de plain-pied avec un vieil arrière
fond historique où la figure du « Christ simple d’esprit », du « Christ
clown », du « Christ saltimbanque » se trouve confondue avec celle du
fou 123.
Il fut un temps où le Christ, affublé d’une tête d’âne, était un échan-
tillon recevable du « mômo ».
Que la dérision christique relève du blasphème, qui le nierait ?
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« Qu’est-ce que blasphémer ?… Disons que le blasphème fait déchoir
un signifiant éminent, dont il s’agit de voir à quel niveau de l’autorisation
signifiante… il se situe. Ce signifiant est en rapport avec ce signifiant
suprême, qui s’appelle le père, avec lequel il ne se confond pas absolument
s’il joue un rôle homologue. Que Dieu ait un rapport avec la création signi-
fiante n’est pas douteux, ni non plus que le blasphème fait déchoir ce signi-
fiant au rang d’objet… le fait tomber d’un cran 124. »
Chez Artaud, le blasphème est bien cette parole pulsionnelle qui
attaque, rabaisse, ravale cet autre en lui qu’est le Christ et par delà, c’est le

122. Décembre 1947, cité par P. Thévenin, Ce désespéré qui vous parle, op. cit., p. 260.
123. Maurice Lever, Le sceptre et la marotte, Fayard, 1983, p. 22. « Dans les marges de l’Éloge de la folie,
Holbein dessine « une tête de Christ coiffé du capuchon à grelots. Singulière réminiscence en
vérité ! Car l’une des premières images de l’art chrétien représente un homme crucifié à tête
d’âne. Il s’agit d’un graffiti du IIIe siècle retrouvé à Pompéi. »
124. Lacan, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 471.
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48 • Essaim n° 16

signifiant « qui s’appelle le père » qui est visé. Le blasphème peut être
conçu comme une tentative à renouveler sans cesse pour « tuer » le père
afin qu’advienne quelque chose d’une suppléance imaginaire à sa carence
symbolique.
« Lisez quelques passages des canonistes et vous ne serez pas loin de
penser que le blasphème est à lire comme un substitut du parricide 125. »

Le nom du Christ en tant que tel n’est pas épargné. Sous la plume
d’Artaud le nom du Dieu fait homme devient « Jiji-Cricri » ou « Jizo-Cri ».
La dérision se tempère un tantinet lorsqu’il s’en prend directement à son
propre nom. Elle semble alors moins acharnée.
Ainsi, lorsqu’il écrit : « Vous n’ignorez pas que je suis, moi, Antonin
Artaud, ce même Artaud qui, en 1917, a soulevé pendant deux jours la
population de Marseille pour faire cesser cet état de fait, à la suite de quoi
j’ai été appelé par tous les bourgeois et leurs journaux Saint Tarto, comme
on dirait tarte à la crème, tartine ou petit tantinet 126. »
Ces nominations sont posées comme venant de l’Autre. Saint Tarto est
la résultante d’une liaison « trop bien à propos », d’un cuir, issu de Saint-
Artaud qui fut, en son temps, le double de Saint Patrick.
Saint Tarto > Tarte > Tartine > Tantinet prend l’allure d’une déclinaison
plutôt gentille où « Tantinet » détonne, car quelque chose de l’homophonie
se rompt. « Petit Tantinet » est l’équivalent plus suave de « petite lope ».
Est-ce que Tarto > Tarte > Tartine > Tantinet, parfois « Toto » sans
oublier « momo » (comme doublure au nom propre) comme nominations
méritent bien la qualification de dérision ?
J’ai balancé entre dérision et humour, la stratégie de l’humour étant
revendiquée comme telle par Artaud 127. La dérision l’a emporté et pas seu-
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lement à cause de la toile de fond christique. Mais nous verrons que la déri-
sion telle qu’Artaud en use ne s’avère pas si éloignée dans ses effets de
l’attitude humoristique.
L’humour, selon Freud, est une sorte d’entreprise ponctuelle de désalié-
nation qui dégage le sujet des affects désagréables par la seule vertu d’une
plaisanterie : « L’essence de l’humour réside en ce fait qu’on s’épargne les
affects auxquels la situation devrait donner lieu et qu’on se met au-dessus
de telles manifestations affectives grâce à une plaisanterie 128. » L’humour

125. Denis Vasse, La dérision ou la joie, Paris, Le Seuil, 1999, p. 91.


126. O.C., t. XIV, Suppôts et suppliciations, op. cit., p. 57 (« l’état de fait » : les envoûtements).
127. « D’ailleurs j’ai trouvé maintenant pour agir d’autres moyens auxquels les lois ne s’intéressent
même pas et qui les font rire. C’est de l’humour absolu, concret mais de l’humour », O.C., t. XIV,
op. cit., p. 105.
128. S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient : l’humour, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,
1981, p. 401.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 49

transmue un possible déplaisir en un plaisir, il « implique non seulement le


triomphe du moi mais encore du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen
de s’affirmer en dépit des réalités extérieures défavorables. »
Cette mise en surplomb de la situation, Freud la met à l’actif du sur-
moi, héritier du complexe d’Œdipe : sur le versant d’une instance de la
paternité qui sépare et pacifie.
Cette mise à distance humoristique ne semble pas absente quand
Artaud écrit : « Quand M. Toto passe / les races de macaques dispos / lui
projettent un de leurs crocs 129. »
Grâce au masque ridicule de « M. Toto », Artaud est détaché de
M. Artaud. Certes, il est « M. Toto » mais pas totalement. Il est aussi celui
qui invente M. Toto et celui qui tire les ficelles de la marionnette.
Mais est-ce bien le surmoi tel que nous l’avons défini qui se trouve mis
en jeu ici ? Rien n’est moins sûr. Peut-être y a-t-il la tentative non aboutie
d’en appeler à cette instance de la paternité séparatrice et pacifiante. Il
semble plutôt que ce soit l’autre face du surmoi, « pure culture de la pul-
sion de mort », le « jouissif » qui pointe son nez.
L’humour, au sens de Freud, n’est peut-être pas une stratégie dont
Artaud, par structure, « maîtrise » véritablement le ressort. Il est plutôt
amené – forcé pourrait-on dire – à mobiliser la négativité de la dérision
dans un corps à corps avec la charge pulsionnelle des mots.
Loin d’assurer, comme l’humour l’accomplit, le triomphe du principe
de plaisir, la dérision se situe plutôt du côté de sa mise en échec.

Pourtant cette dérision systématique qu’Artaud inflige à son nom n’est


pas vaine : elle engendre un indéniable effet de mise à distance. C’est un
peu comme si Artaud était contraint de combattre la pulsion de mort sur
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son propre terrain, retournant contre elle ses propres armes. Cette entre-
prise de dérision du nom qui porte atteinte à l’intégrité même du patro-
nyme (déformé, raccourci, démembré et ridiculisé) est un moyen
paradoxal pour le conserver et dans le même temps le recréer.
Artaud se refabrique un nom par la dérision du Nom-du-Père. (Il
s’agit, dans le même temps, de la dérision du Nom-du-Père comme signi-
fiant suprême et de la dérision du patronyme transmis par le père, Antoine
Roi Artaud. Artaud, je crois, fait coup double.)

129. Décembre 1947, op. cit.


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50 • Essaim n° 16

Le travail de la lettre et l’anagramme

« Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change 130. »

L’anagramme du nom et sa dérision sont parfois difficiles à dissocier :


« Tarto » fait écho à « Artot ». C’est probablement la transposition ana-
grammatique qui confère à la dérision son maximum d’efficacité (par la
redistribution de la jouissance qui tend à dégager le nom de son trop plein
d’être). C’est un aspect essentiel du travail de « taraud » qu’Artaud effec-
tue sur la langue.
« Artaud » donne « Taraud », comme en son temps « Nalpas » se muait
en « Salpan », tout comme « Artot » nous ramène à « Tarot » (au jeu de
tarots, base matérielle des nouvelles révélations de l’être).
L’anagramme est une façon de lier la jouissance éparse et d’en locali-
ser quelque chose dans la lettre. L’effet de sédation de ces jeux de lettres,
bien que ponctuel, est sensible dans la clinique.
Artaud s’empare de son nom comme d’un pur matériau signifiant
pour en faire quasiment la matrice d’une Recréation :
« Des tonnes et
des tonnes
de poudre d’Artaud
de poudre d’ARTO
de poudre d’ARTOT
de poudre d’Artaud
pour refaire la création 131. »
Telle une semence explosive, le nom est posé comme l’origine d’une
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possible REcréation, flirtant ainsi, de nouveau, avec le signifiant suprême.
À la différence de Dieu qui, selon l’énoncé juif, a créé le monde de rien,
Artaud vise à le recréer à partir de quatre lettres bien réelles, bien tangibles,
celles mêmes de son patronyme, ici dans sa version minimale : ARTO. C’est
ARTO, dans ce passage, qui constitue sans doute la structure, la charpente
littérale et sonore du nom ARTAUD. Comme « le mot qui prend forme et
donne forme », comme la base des différentes transcriptions et translittéra-
tions du nom.
On pourrait presque dire qu’Artaud s’attelle à l’impossible tâche de
faire exister le Nom-du-Père au lieu même où il fait défaut. Un Nom-du-
Père réellement INSCRIT, DICIBLE sous la forme contractée d’ARTO ou sous la
forme du vocable AR-TAU. Il serait peut-être plus ajusté de dire qu’Artaud

130. S. Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe, Poésie, Gallimard, NRF, 1966, p. 94.
131. Cité par Paule Thévenin, Ce désespéré qui vous parle, Le Seuil, op. cit., p. 255. Les majuscules sont
d’Artaud lui-même.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 51

tente de se faire père du nom pour suppléer le père ou « se passer de lui ».


La tentative ne trouve pas son plein achèvement.
Que ce nom du père soit un « ersatz » du nom de Dieu est dans la
logique que nous avons dégagée dans le sillage du vœu d’anonymat. Le
patronyme se trouvait alors aimanté par l’identification anéantissante au
phallus. Ici le nom retrouvé s’affirme dans sa permanence littérale et
sonore, et se situe dès lors du côté du Nom-du-Père.
La différenciation la plus convaincante entre le signifiant du phallus et
du Nom-du-Père c’est que du premier « ne sort aucune parole » tandis que
le second ouvre à la parole : « Le nom, c’est ce qui appelle, mais à quoi ?
C’est ce qui appelle à parler ; et c’est bien ce qui fait le privilège du phal-
lus, c’est qu’on peut l’appeler éperdument, il ne dira toujours rien 132. »

Le Tau

« Refaire la création », « refaire le nom », « refaire le corps » sont pour


Artaud des propositions d’une parfaite homologie. C’est la recréation lan-
gagière qui permet ces différentes reconstructions.
Le matériau de base le plus sûr pour retricoter la langue est peut-être
la lettre contenue dans le nom, la seule isolable comme telle, qui existe en
dehors du nom : le TAU. Artaud parfois écrit : « Je suis le vieil Artaud, le
Tau 133. »
Ce n’est sûrement pas un hasard, si le morceau le plus autonomisé, le
plus significatif en lui-même est le TAU. Il semble posséder des potentiali-
tés transformantes assez élevées. En tout cas, Artaud lui réserve un sort
très particulier.
En 1945 à Rodez, il écrit : « … Je cherchais ce que je suis et veux être en
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formant des taus ou des barres au bas de mon abdomen, entre mes
cuisses 134… » Artaud paraît utiliser le tau comme une sorte d’écriture sur
son corps devenu parchemin. Le tau amène sur la voie du déchiffrement de
l’être… sexué (?), sur la voie de ce lancinant « qui suis-je ? ».
C’est un instrument magique.
Il se prête au jeu de l’homophonie : tau – > taux (cf notre exergue).
Le Tau, lettre en soi, « identique à elle-même » à la différence du signi-
fiant, est une lettre de l’alphabet hébraïque et la dix-neuvième lettre de l’al-
phabet grec. Une lettre grecque, nous le savons, ne saurait pour Artaud être
neutre : lui, l’ancien « sujet grec », « orthodoxe grec », etc. C’est de plus une
lettre qui a le lien le plus étroit avec la langue maternelle et la lignée Nalpas.

132. Jacques Lacan, séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, inédit, leçon du 16 juin 1971.
133. O.C., t. XXIV, op. cit., p. 229.
134. O.C., t. XI, Paris, Gallimard, 1974, p. 126.
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52 • Essaim n° 16

L’influence du « tau » a probablement été décisive dans la traduction


d’ARTAUD en ARLAND puis en ARLANAPULOS.
Sans doute sa prévalence explique-t-elle également l’adjonction d’un t
à Arto – > Artot.
Artaud la dessine parfois : « … Je vous ai envoyé un tau avec deux
éclatements de fleurs rouges à chaque bout pour vous rappeler votre véri-
table conscience 135… »

Outre son aspect bien réel et son pouvoir de « révélation de l’être », le


Tau charrie, lui aussi, de l’imaginaire christique : il figure la croix étêtée du
larron. Ce qui participe de la tâche impossible de « retrouver l’attache du
langage au réel ».
Utilisé comme incrustation dans le langage, il redistribue la jouissance
et métamorphose le nom ; ainsi quand Artaud l’insère dans le nom de son
ex-fiancée Cécile Schramme :
« Schraum-ITAU
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KRISTAU
Schraum-ITAU
TAU 136 »

Le nom du Christ n’est pas oublié : KRISTAU. La doublure christique est


toujours là, fidèle au poste. Artaud jusqu’à la fin sera la proie du « mal
d’être pris pour dieu lui-même 137 ».
Ce double n’est pas le seul à le « prospecter », à le « fouiller », il n’est
qu’une figure privilégiée de « l’autre » qui s’est emparé de lui sur la terre
irlandaise.

135. O.C., t. XIV*, Suppôts et suppliciations, op. cit., p. 63.


136. O.C., t. XVIII, p. 21 cité par C. Dumoulié, op. cit., p. 116.
137. O.C., t. XXIV, op. cit., p. 31.
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Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud • 53

La dernière phrase écrite à la veille de sa mort sur le 406e cahier en


témoigne : « Le même personnage revient chaque matin (c’est un autre)
accomplir sa révoltante, criminelle et assassine, sinistre fonction qui est de
maintenir l’envoûtement sur moi, de continuer à faire de moi cet envoûté
éternel, etc. »

Artaud n’est pas pleinement parvenu par la magie de son écriture et


son ingéniosité à manier la littéralité de la matière sonore à soustraire son
corps aux envoûtements, à le dépeupler. La soustraction reste partielle et
l’entreprise à renouveler chaque jour. Ce qui ne la rend pas, pour autant,
caduque comme en témoigne son travail de « Taraud » sur le nom lui-
même.
Sans nous dissimuler le prix à payer – cet immense effort d’écriture,
proprement titanesque –, Artaud, c’est indéniable, a réussi à se faire un
nom bien à lui, à maintenir le nom de sa lignée paternelle tout en le
recréant.
La restauration du nom propre repose, entre autres paradoxes, sur la
mise à l’épreuve tous azimuts du patronyme, que ce soit du côté de l’auto-
proclamation, de la dérision ou de la déconstruction.
Il semble qu’Artaud ait réussi, selon son vœu, à être « encore plus
Antonin Artaud qu’avant ».
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