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Maurice Blanchot ou mourir la mort

Jacqueline Patouet
Dans L'en-je lacanien 2010/2 (n° 15), pages 59 à 66
Éditions Érès
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749213415
DOI 10.3917/enje.015.0059
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Maurice Blanchot
ou mourir la mort

Jacqueline PATOUET
Sprachgitter
(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.
Standen wir nicht
unter einem Passat ?
Wir sind Fremde.)

« Grille de parole
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(Si j’étais comme toi. Si tu étais comme moi.
N’étions-nous pas
sous un seul et même alizé ?
Nous sommes des étrangers.) »
P. Celan, 1957 1.

J e le dirai très abruptement, Paul Celan fait partie de la com-


munauté de pensée de Maurice Blanchot, comme Emmanuel Levinas,
Georges Bataille, Robert Antelme ou Jacques Derrida, mais chacun dans
sa singularité, une communauté ancrée dans une géométrie sans espace.

Jacqueline Patouet est psychanalyste à Toulouse, membre de l’EPFCL.


1. P. Celan, « Grille de parole », dans Choix de poèmes réunis par l’auteur, édition
bilingue, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, NRF Gallimard, coll. « Poésie », 1998.
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L’écriture de Blanchot
Maurice Blanchot, écrivain et critique, a voué sa vie non pas à la lit-
térature mais à l’écriture et au silence qui permet la réflexion. Dans son
œuvre, il réfléchit et donne à réfléchir. Il n’a fui ni la vie ni la mort, il a tenté
seulement d’être en accord avec lui-même. Ce penseur du XXe siècle, s’il
n’a pas fait l’unanimité, est cependant reconnu comme un des plus grands.
« Le conflit de l’écriture et de la vie réduit à une telle simplicité ne
peut offrir aucun principe sûr d’explication. » C’est ce qu’il écrit à propos
de Kafka 2. Est-ce pour cela, en ce qui le concerne, qu’il est trop souvent
injustement accusé d’être illisible ?
Écrivain du paradoxe, Blanchot ne s’explique pas, on le ressent en
profondeur. Les espaces de l’écriture de ce philosophe et poète alliant le
sens au « son silencieux » sont non pas des vides mais des paroles plei-
nes. Ces mots ne désignent pas, ils proposent, ils suggèrent. C’est cette
richesse poétique refusant de se présenter sublimée qui tend à restituer
une certaine primitivité, dans son sens le plus noble. Sans doute parle-t-il
le langage commun à toute l’humanité.
Dans son œuvre, Blanchot a tenté de se rapprocher de cette « parole
dense, refermée sur sa propre anxiété, qui nous interpelle et nous tire en
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avant, de sorte qu’elle semble parfois unir poésie et morale et nous dire
ce qu’il est attendu de nous, mais c’est qu’elle est à elle-même cette injonc-
tion qui est la forme de tout commencement 3 ». « Ce doigt impérieusement
fixé vers l’inconnu 4 » constitue son épreuve singulière d’être-pour-la-mort,
son combat incessant.
L’écriture de Blanchot est une écriture de désir, faite de douleur, de
contemplation, c’est un battement de cœur qu’il nous communique et
auquel il nous associe. C’est non pas l’écrivain mais le sujet qui a un rap-
port particulier au temps et au signifiant. Rêve-t-il inconsciemment comme
Leibniz d’une écriture et d’un langage universels ?

2. M. Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, p. 228.
3. M. Blanchot, La bête de Lascaux, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1986, p. 28.
4. Ibid., p. 29.
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Maurice Blanchot ou mourir la mort —— 61

C’est donc le rapport à l’Autre qui fait problème pour lui, Autre qu’il
ne faut pas confondre avec le prochain. Le prochain, dit Lacan, « c’est
l’imminence intolérable de la jouissance, l’Autre n’en est que le terre-plein
nettoyé 5 », nettoyage de jouissance s’entend. Pour autant qu’il soit sou-
haitable qu’il y ait un métalangage, celui-ci n’existe pas, d’où le besoin
toujours renouvelé d’aligner les mots et les phrases. Est-ce à dire que pour
Blanchot l’écriture fait fonction d’objet a, fonction de jouissance ? Celle-ci
émane du lieu de l’Autre, lieu de la parole comme telle. Ce qui est récur-
rent dans toute l’œuvre, c’est la question de la conscience de l’individua-
lité, le rapport de l’intimité à « l’extimité ». Ce vis-à-vis à qui s’adresse
l’écrivain est un tiers qui pourrait être considéré comme la place du réel
et dont il sait qu’il n’aura pas de réponse.
Écrire, c’est mourir. Emmanuel Levinas, son ami et sans doute le plus
proche de sa pensée, écrit à son propos : « La mort pour Blanchot n’est
pas le pathétique de l’ultime possibilité humaine, possibilité de l’impossi-
bilité, mais ressassement incessant de ce qui ne peut être saisi, devant
quoi le “je” perd son ipséité […] la mort ce n’est pas la fin, c’est le n’en
pas finir de finir 6. »
Ce ressassement est le moteur du travail d’écriture de Blanchot, peut-
être vécu comme un lieu d’asile échappant à l’aporie du temps. C’est ainsi
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qu’il m’apparaît, complexe et d’une grande exigence. Son œuvre exprime
une expérience intérieure : faire rendre gorge à l’impossible, tel Soulages
dans sa peinture qui veut faire naître la lumière dans le noir. Avec Bataille,
il partage le constat du désespoir et de l’énigme de la mort.
Mais où s’arrête et où commence la littérature, la fiction dans cette
œuvre ? Je me réfère encore à Levinas : « La signification de son monde
[celui de Blanchot] concerne le nôtre. Mais l’interprétation c’est ce
qu’une telle œuvre récuse. […] Tout doit se dire sous la modalité du “peut-
être” comme le fait Blanchot lui-même quand il veut expliquer ce qui s’est
dit dans ses livres 7. »

5. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, 1968-1969, séminaire inédit, leçon du 12 mars 1969.
6. E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1975, p. 16.
7. Ibid., note 1, « La servante et son maître », p. 75.
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Dire « peut-être », c’est s’interroger, ici, indéfiniment. Ce remâchage


de l’idée de la mort, aussi douloureux qu’il ait été, n’a pas fait mourir
Blanchot, disparu en 2003 à l’âge de 95 ans. C’est en 1994, donc à la
fin de sa vie, qu’il publie L’instant de ma mort. Ce texte, souvent défini
comme récit, événement historique devenu événement personnel, est pour
moi de l’ordre de l’aveu, du témoignage, d’une lettre testamentaire. Pour
rester dans le « peut-être », peut-on supposer qu’il éclaire l’œuvre de
Blanchot comme si jusqu’à cet écrit « l’aveu » avait été retenu par-devers
soi par l’auteur ? L’instant fait apparaître une démarcation avec l’œuvre,
insaisissable comme le roulis des vagues. C’est sa postface. Comme son
auteur l’intitule, c’est un laps de temps suspendu, l’arrêt sur image d’une
vie, instant tragique du 20 juin 1944 et espace d’une vie vécue comme
une mort.
*
Jacques Derrida, peu après la mort de Maurice Blanchot, lui rend
hommage : « Je me range parmi ceux qui, [ici] aiment et admirent
M. Blanchot au présent, celui qui est mort mais qui n’était pas mort quoi
qu’il ait dit ou cru ou voulu faire croire à ce sujet 8. »
En 1998, Derrida fait une lecture de L’instant de ma mort qu’il inti-
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tule Demeure 9. Comme tous les lecteurs de Blanchot, il s’est interrogé sur
ce texte ultime, déconcertant et essentiel pour son auteur. Derrida ne met
pas en doute l’authenticité du témoignage. Il n’oublie pas que l’événe-
ment relaté se situe en 1944, juin 1944.
Il dénonce « les procureurs politiques » de Blanchot qui ne savent
pas le lire. « En particulier là où la fiction joue un jeu si dangereux et si
déroutant avec le sérieux ou la véracité du témoignage 10. » « En France,
poursuit-il, en français, en francophone, car c’est de cela et de là que
nous parlons et d’une guerre à cette frontière, quand la ligne de démar-
cation passe aussi au-dedans d’une France occupée, en France et en
français, de l’instant il y a l’instantanéité et il y a aussi l’instance, l’instance

8. J. Derrida, « M. Blanchot est mort », dans Parages, Paris, Galilée, 2003, conférence
du 29 mars 2003 à l’université Paris VIII.
9. J. Derrida, Demeure, Paris, Galilée, 1998.
10. Ibid., p. 58.
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juridique et l’instance du “sur le point de” comme imminence. L’instan-


tanéité n’est que cette dernière instance quand il y va du “mourir 11”. »
Cela dit, Derrida fait un lien avec L’écriture du désastre, qui pour lui
porte un éclairage sur la visée de Blanchot : « S’écrire, c’est cesser d’être
pour se confier à un hôte, – autrui, lecteur – qui n’aura désormais pour
charge et pour vie que votre inexistence 12. » Le philosophe ne conclut
pas, il remarque cependant que le mot « demeure » (le nom), demeure
(le verbe), demeurait, demeure donc dans toutes ses acceptions, revient
dans le texte. Cette déclinaison l’amène à « demeurance », qu’ancienne-
ment on pouvait écrire « demourance », qui signifie l’être en attente.
Derrida se demande également si la perte du manuscrit n’est pas
pour le narrateur « la perte absolue », la perdition sans salut et sans
répétition.
Il s’attarde sur la dernière phrase du récit, sur l’association du tou-
jours et du désormais – le toujours : présent et futur sans fin ; le désormais
qu’on pourrait traduire par dorénavant, à partir de là. Les « désormais »
piochés dans la littérature disent tous « quelque chose de la compassion
et d’un “se plaindre” avec lequel, comme avec les restes, comme avec un
discours il faudrait savoir en finir 13 ».
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*
Si on opte pour la thèse selon laquelle la perte d’un manuscrit est le
dommage absolu, thèse étayée par la parenthèse sur Malraux qui a éga-
lement perdu un manuscrit mais « ce n’étaient que des réflexions sur l’art,
faciles à reconstituer, tandis qu’un manuscrit ne saurait l’être 14 », ce serait
cet avatar, la disparition du manuscrit, qui serait la mort, la mort sans
appel. On se repose alors la question : témoignage ou fiction ? Ce serait
le texte de L’instant de ma mort qui en évoquant le manuscrit en devien-
drait le témoin. Privé de sa jouissance, l’auteur ou le narrateur, face au

11. Ibid., p. 59.


12. M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 105, et citation de
J. Derrida dans Demeure, op. cit., p. 53.
13. J. Derrida, Demeure, op. cit., p. 136.
14. M. Blanchot, L’instant de ma mort, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1994, p. 19.
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silence de l’objet, le transforme en énigme. Mais la citation de Malraux


et de Paulhan nous renseigne, c’est bien Blanchot qui est concerné.
Sans oublier le « peut-être », je verrai dans L’instant une métaphore.
L’écrivain arrivé à la fin de sa vie prend conscience de son écriture-
symptôme. Son « écrire c’est la mort » a constitué l’essentiel de sa vie. Il
perçoit sa dépendance aux signifiants, à leur structure incontrôlable et
insatisfaisante. Peut-être est-ce pour lui une révélation, aux portes de la
mort c’est une rencontre brutale. Le renoncement à son symptôme,
L’instant est sa dernière publication importante, lui donne un sentiment de
légèreté, le débarrasse de son obsession de la mort, « comme si la mort
hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui : “Je suis
vivant, Non, tu es mort 15” ».
Pourquoi te sens-tu mort, pensons-nous : tu es mort non seulement
par l’arrachement du manuscrit, mais surtout à cause peut-être de l’ironie
du sort qui a fait que celui qui tutoyait la mort ait été oublié par elle.
Injustice dis-tu du lieutenant nazi, pour préserver « le château » ? D’ac-
cord pour la cruauté de la guerre qui épargne les uns et assassine les
autres, mais dans ce moment de chaos, de déchaînement de violence,
l’appartenance à une classe sociale paraît bien dérisoire. Nous ne dou-
tons pas que, comme Hegel, tu pares de « mensonges et de vérité », tu
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saches « distinguer l’empirique et l’essentiel ». Ton « qu’importe » balaie
tout cela d’un geste de la main.

Le moment de la fusillade
Le moment de la fusillade fait prendre conscience à Blanchot que le
corps est concerné par la mort et que c’est cela le réel de la mort. La
question du corps est absente de ses textes ; dans L’instant il en parle en
creux par l’embarras de ce corps qu’il n’aime pas être regardé par les
autres, par sa jubilation de courte durée mais réelle au moment où il com-
prend qu’il est sain et sauf, par l’impossibilité de l’effacement du corps,
son tremblement intérieur, ses tressaillements, le corps qui trahit et qu’il
faut cacher dans le bois ami, le corps des jeunes fermiers martyrisés, celui
des femmes de sa famille qu’il faut protéger.

15. Ibid., p. 17.


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Il s’agit non plus d’écrire mais de vivre dans ce face-à-face avec la


mort, le désir de mort devient indésirable. On pourrait dire que Blanchot
passe du « je pense » au « je suis ». Incroyable expérience subjective mais
terriblement douloureuse. La mort est ici un renoncement, un « mourir » la
mort. Impensable de la mort. Blanchot, dans le bois de bruyères où l’on
pourrait dire qu’il renaît à la vie, est entre deux morts, face au trou du
pensable qu’il a jusqu’alors esquivé.
En se faisant « invisible » – il refusait d’être filmé ou photographié –,
s’il n’a pas obéi à la dictature de l’image, peut-être encore pensait-il
inconsciemment, fantasmatiquement, échapper à l’ordre commun des
mortels. Déguisement de la dérobade à la castration ?
Le paradoxe de Blanchot est de manifester ouvertement la volonté
de s’effacer derrière l’écriture, de vouloir que les mots deviennent des
silences et, ce faisant, l’accomplissement de son désir ne peut advenir
parce que, justement, par la publication il n’a cessé d’être revendiqué.
L’incinération sera sa dernière volonté, dernier effacement et peut-
être encore fidélité à Paul Celan, Emmanuel Levinas, Robert Antelme, au
rapport privilégié entretenu avec eux. Ainsi sa parole était-elle tenue, il
disparaissait comme son manuscrit rendant l’écriture à son absence.
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Mais, dût-il en être contrarié, nous ses interlocuteurs-lecteurs anonymes,
nous tenons à en conserver la trace.

*
J’ai mis en exergue ce fragment de poésie de Paul Celan, « Sprach-
gitter ». Le sprachgitter est la grille du parloir des carmélites qui sépare
les visiteurs des religieuses ; ce terme est également usité en cristallo-
graphie. Il exprime à la fois la séparation, l’éloignement et la fascination
par la brillance des cristaux. Maurice Blanchot traduit le troisième vers de
la strophe que j’ai citée par « Ensemble, sous un même vent contraire ».
Il a fait une lecture des poèmes de Celan Le dernier à parler.
Retenons ce que Blanchot nous en dit : « Wir sind Fremde : des étran-
gers mais tous deux étrangers ayant à supporter encore en commun cet
égarement de la distance qui nous tient absolument à l’écart. […] Peut-on
dire alors que l’affirmation poétique chez Paul Celan toujours peut-être à
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l’écart de l’espoir comme à l’écart de la vérité – mais toujours en mouve-


ment vers l’un et vers l’autre – laisse encore quelque chose sinon à espé-
rer, à penser, par des phrases brèves qui éclairent brusquement même
après que tout a sombré dans l’obscurité : la nuit n’a pas besoin d’étoiles
[…] une étoile a bien encore de la lumière 16. »
Paul Celan a vécu lui aussi une contradiction, celle de devoir
construire son œuvre dans la langue des exterminateurs de sa famille et
de son peuple. Comme lui sans doute, nous restons devant un abîme de
perplexité face à la banalité et l’incommensurable du mal. Dans cet ave-
nir menaçant où les victimes peuvent aussi se transformer en bourreaux,
le poète peut-il engendrer un nouvel être de langage ? Laissons-lui le der-
nier mot :
Tief
in der Zeitenschrunde,
beim
Wabeneis
wartet, ein Atemkristall,
dein unumstößliches
Zeugnis.
« Weggebeizt », dans Atemwende.
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« Tout au fond
de la crevasse des temps,
près de la
glace alvéolaire,
attend, cristal de souffle,
ton inébranlable
témoignage 17. »

Août 2009.

16. M. Blanchot, « Une voix venue d’ailleurs », dans Le dernier à parler, Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2002, p. 91.
17. P. Celan, « Décapé » (1963), dans Choix de poèmes réunis par l’auteur, op. cit.

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