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Jacqueline Patouet
Dans L'en-je lacanien 2010/2 (n° 15), pages 59 à 66
Éditions Érès
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749213415
DOI 10.3917/enje.015.0059
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Maurice Blanchot
ou mourir la mort
Jacqueline PATOUET
Sprachgitter
(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.
Standen wir nicht
unter einem Passat ?
Wir sind Fremde.)
« Grille de parole
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L’écriture de Blanchot
Maurice Blanchot, écrivain et critique, a voué sa vie non pas à la lit-
térature mais à l’écriture et au silence qui permet la réflexion. Dans son
œuvre, il réfléchit et donne à réfléchir. Il n’a fui ni la vie ni la mort, il a tenté
seulement d’être en accord avec lui-même. Ce penseur du XXe siècle, s’il
n’a pas fait l’unanimité, est cependant reconnu comme un des plus grands.
« Le conflit de l’écriture et de la vie réduit à une telle simplicité ne
peut offrir aucun principe sûr d’explication. » C’est ce qu’il écrit à propos
de Kafka 2. Est-ce pour cela, en ce qui le concerne, qu’il est trop souvent
injustement accusé d’être illisible ?
Écrivain du paradoxe, Blanchot ne s’explique pas, on le ressent en
profondeur. Les espaces de l’écriture de ce philosophe et poète alliant le
sens au « son silencieux » sont non pas des vides mais des paroles plei-
nes. Ces mots ne désignent pas, ils proposent, ils suggèrent. C’est cette
richesse poétique refusant de se présenter sublimée qui tend à restituer
une certaine primitivité, dans son sens le plus noble. Sans doute parle-t-il
le langage commun à toute l’humanité.
Dans son œuvre, Blanchot a tenté de se rapprocher de cette « parole
dense, refermée sur sa propre anxiété, qui nous interpelle et nous tire en
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2. M. Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, p. 228.
3. M. Blanchot, La bête de Lascaux, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1986, p. 28.
4. Ibid., p. 29.
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C’est donc le rapport à l’Autre qui fait problème pour lui, Autre qu’il
ne faut pas confondre avec le prochain. Le prochain, dit Lacan, « c’est
l’imminence intolérable de la jouissance, l’Autre n’en est que le terre-plein
nettoyé 5 », nettoyage de jouissance s’entend. Pour autant qu’il soit sou-
haitable qu’il y ait un métalangage, celui-ci n’existe pas, d’où le besoin
toujours renouvelé d’aligner les mots et les phrases. Est-ce à dire que pour
Blanchot l’écriture fait fonction d’objet a, fonction de jouissance ? Celle-ci
émane du lieu de l’Autre, lieu de la parole comme telle. Ce qui est récur-
rent dans toute l’œuvre, c’est la question de la conscience de l’individua-
lité, le rapport de l’intimité à « l’extimité ». Ce vis-à-vis à qui s’adresse
l’écrivain est un tiers qui pourrait être considéré comme la place du réel
et dont il sait qu’il n’aura pas de réponse.
Écrire, c’est mourir. Emmanuel Levinas, son ami et sans doute le plus
proche de sa pensée, écrit à son propos : « La mort pour Blanchot n’est
pas le pathétique de l’ultime possibilité humaine, possibilité de l’impossi-
bilité, mais ressassement incessant de ce qui ne peut être saisi, devant
quoi le “je” perd son ipséité […] la mort ce n’est pas la fin, c’est le n’en
pas finir de finir 6. »
Ce ressassement est le moteur du travail d’écriture de Blanchot, peut-
être vécu comme un lieu d’asile échappant à l’aporie du temps. C’est ainsi
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5. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, 1968-1969, séminaire inédit, leçon du 12 mars 1969.
6. E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1975, p. 16.
7. Ibid., note 1, « La servante et son maître », p. 75.
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8. J. Derrida, « M. Blanchot est mort », dans Parages, Paris, Galilée, 2003, conférence
du 29 mars 2003 à l’université Paris VIII.
9. J. Derrida, Demeure, Paris, Galilée, 1998.
10. Ibid., p. 58.
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Le moment de la fusillade
Le moment de la fusillade fait prendre conscience à Blanchot que le
corps est concerné par la mort et que c’est cela le réel de la mort. La
question du corps est absente de ses textes ; dans L’instant il en parle en
creux par l’embarras de ce corps qu’il n’aime pas être regardé par les
autres, par sa jubilation de courte durée mais réelle au moment où il com-
prend qu’il est sain et sauf, par l’impossibilité de l’effacement du corps,
son tremblement intérieur, ses tressaillements, le corps qui trahit et qu’il
faut cacher dans le bois ami, le corps des jeunes fermiers martyrisés, celui
des femmes de sa famille qu’il faut protéger.
*
J’ai mis en exergue ce fragment de poésie de Paul Celan, « Sprach-
gitter ». Le sprachgitter est la grille du parloir des carmélites qui sépare
les visiteurs des religieuses ; ce terme est également usité en cristallo-
graphie. Il exprime à la fois la séparation, l’éloignement et la fascination
par la brillance des cristaux. Maurice Blanchot traduit le troisième vers de
la strophe que j’ai citée par « Ensemble, sous un même vent contraire ».
Il a fait une lecture des poèmes de Celan Le dernier à parler.
Retenons ce que Blanchot nous en dit : « Wir sind Fremde : des étran-
gers mais tous deux étrangers ayant à supporter encore en commun cet
égarement de la distance qui nous tient absolument à l’écart. […] Peut-on
dire alors que l’affirmation poétique chez Paul Celan toujours peut-être à
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Août 2009.
16. M. Blanchot, « Une voix venue d’ailleurs », dans Le dernier à parler, Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2002, p. 91.
17. P. Celan, « Décapé » (1963), dans Choix de poèmes réunis par l’auteur, op. cit.