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Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »
R ÉSU M É ABSTRACT
Il existe toute une diplomatie marchande française de A French commercial diplomacy of cultural diversity
la diversité culturelle qui consiste à accompagner, tout supports movies by foreign authors coming from cin‑
au long de leur trajectoire, des films d’auteurs étrangers ematographically dominated countries (also referred to
issus de pays aux cinématographies dominées, dits du as “from the South”). It does so all along their trajecto‑
« Sud » : coproductions avec des professionnels fran‑ ries: When they are coproduced by French profession‑
çais, repérage et suivi par des diplomates spécialisés, als, spotted and monitored by specialized diplomats, fi‑
aides et financements, sélection et récompenses en nancially supported and funded, selected and awarded
festival, distribution dans les salles françaises d’art et in film festivals, distributed in French art movie theat‑
essai et, pour finir, ventes à l’étranger. Pourtant, loin ers, and – finally – exported abroad. Nonetheless, far
de rééquilibrer les inégalités mondiales en matière de from compensating for global inequalities in terms of
production, ce type de soutien les conforte. Il permet, film production, this type of support reinforces them.
certes, à des cinéastes du « Sud » de s’exprimer, mais While it allows moviemakers from the South to express
à travers tout un processus de normalisation analysé à themselves, it submits them to a conditioning process
partir du Fonds Sud, qui a soutenu 484 films entre 1984 that we analyze by focusing on the Fonds Sud, which
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MOTS‑CLÉS : diversité culturelle, cinéma, Sud, diploma‑ KEYWORDS: Cultural diversity, cinema, South, diplomacy,
tie, coproduction, authenticité coproduction, authenticity
* Sociologie politique, AGPR à l’École normale supérieure, chercheur associé au CESSP et au CMH
ENS, CMH, 48 boulevard Jourdan 75014 Paris
romain.lecler@ens.fr
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1. Je tiens à remercier Frédérique Matonti, Aurélie Pinto, Bénédicte 2. Cette agence, créée en 2006 comme association sous le nom de
Braconnay ainsi que les relecteurs anonymes de Sociologie pour leurs Culturesfrance, a été rebaptisée Institut français et transformée en établisse‑
conseils avisés sur cet article, ainsi que les agents du ministère des Affaires ment public en 2011.
étrangères m’ayant laissé enquêter parmi eux.
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conforte en réalité des inégalités internationales en matière de l’administration et des professionnels du cinéma tout au
cinématographique et qu’il s’agit toujours au fond de financer long de leur trajectoire (Mariette, 2011, p. 47), depuis l’écriture
des cinéastes du « Sud » pour un public du « Nord ». Pour du scénario jusqu’aux sélections en festival, aux grands palma‑
ce faire, on s’est intéressé au Fonds Sud, un fonds de copro‑ rès internationaux et aux salles d’art et essai du monde entier.
duction créé au quai d’Orsay en 1984 et qui a constitué alors Le Fonds Sud participe ainsi d’une diplomatie marchande de
une modalité de la prise en charge administrative de la mon‑ la diversité culturelle (Frodon, 2004) qui a contribué à révé‑
dialisation audiovisuelle en France. En 2012 il a été remplacé ler des cinéastes tels que Rithy Panh (Vietnam), Apitchapong
par un « Fonds d’aide aux cinémas du monde » qui dépend Weerasethakul (Thaïlande), Lucrecia Martel et Fernando
désormais exclusivement du CNC et est ouvert à l’ensemble Solanas (Argentine), Jia Zanghke (Chine), Atiq Rahimi
des pays du monde . Mais en 2008, au moment de l’enquête,
3
(Afghanistan), Mohsen Makhmalbaf (Iran), Abderrahmane
ce fonds était encore cogéré par le CNC et les Affaires étran‑ Sissako (Mali) ou Mahatmah Saleh Haroun (Tchad).
gères – depuis la « direction de l’audiovisuel extérieur », située
au dernier étage d’un bâtiment boulevard Saint‑Germain à Paris Dans un second temps, on montre ensuite combien ces films
et animée par une cinquantaine de personnes. Cette dernière sont normalisés. L’analyse de l’ensemble des « synopsis » des
supervisait alors les chaînes de l’audiovisuel extérieur, dirigeait films aidés montre que, quelle que soit l’origine géographique
le réseau des attachés audiovisuels, coordonnait les politiques du film, la mise en récit de l’altérité se décline toujours sur trois
de soutien aux exportations audiovisuelles et de diffusion cultu‑ niveaux : raconter une histoire ancrée dans une réalité quo‑
relle de nombreux films et de documentaires à l’étranger, et tidienne, documenter sur la réalité socio‑politique d’un pays,
gérait d’autres fonds de coproduction et de soutien en direc‑ et faire appel à un registre plus universel du symbolique et de
tion des pays africains, avant son démantèlement à la fin des l’émotion. L’observation de l’activité de la commission du Fonds
années 2000 (Lecler, 2016). Sud dans les années 2000 permet d’affiner le constat. Un
consensus s’est forgé dans la commission pour retenir comme
Or, pendant une trentaine d’années, le Fonds Sud a été décisif principal critère de sélection un impératif d’authenticité : les
pour de nombreux réalisateurs étrangers issus de pays aux ciné‑ cinéastes du « Sud » doivent arriver à documenter avec clarté,
matographies dites « fragiles » − pour reprendre la terminologie vraisemblance, sincérité, de manière inédite et pertinente la réa‑
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3. Ce nouveau fonds, dont la dénomination reprend celle du pavillon des 4. Le CNC dresse ainsi une « liste des pays aux cinématographies les plus
« cinémas du monde » (c’était celui « des cinémas du Sud » avant 2009), a fragiles » qui bénéficient de mesures dérogatoires dans le cadre des candi‑
été voulu en 2011 par le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, qui avait datures au Fonds d’aide aux cinémas du monde. Au premier semestre 2016,
lui‑même été président de la commission du Fonds Sud de 1994 à 1997. Il a 71 % des 73 pays recensés sur cette liste sont africains.
résulté en 2012 de la fusion du Fonds Sud avec un fonds d’« aide aux films
en langue étrangère » (AFLE) du Centre national du cinéma et de l’image
animée (CNC). Il est doté de six millions d’euros par an.
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Cette recherche s’appuie sur des observations issues d’un stage effectué à l’été 2008 au « bureau de la coopération cinématographique », en
charge de la coordination du Fonds Sud aux Affaires étrangères, aux côté de Victor, directeur du bureau, et de Julia, chargée de mission en
charge du Fonds Sud. Ce stage a permis de lire les dossiers de candidatures, d’observer leur suivi au niveau du quai d’Orsay, d’avoir accès à de
nombreuses archives et d’assister au déroulement d’une des quatre sessions annuelles de la commission du Fonds Sud.
Ces observations ont été complétées par un traitement quantitatif de la totalité des projets aidés par le Fonds entre 1984 et 2011 (n = 484),
à travers une analyse textuelle de l’ensemble des « synopsis » disponibles (n = 430) à l’aide du logiciel Iramuteq. Ces courts résumés d’un à
deux paragraphes, généralement fournis par les sociétés de production ou de distribution du film, ont été notamment copiés à partir des fiches
techniques fournies sur les sites Internet d’Africultures (n = 144), d’Africiné (n = 3), d’Allocine (n = 159), de Wikipedia (n = 6), de Première
(n = 5), dans les archives du Fonds Sud (n = 60), celles du festival d’Amiens (n = 9) et de Nantes (n = 3), et sur d’autres sources plus ponc‑
tuelles (fondations, maisons de production, journaux spécialisés, festivals, etc.) (n = 41). Les informations manquent sur 54 films, pour la plupart
non terminés.
On s’appuie en outre sur d’autres matériaux collectés dans le cadre d’une enquête sur la prise en charge administrative de l’audiovisuel inter‑
national en France, menée de 2008 à 2012 : entretiens avec des attachés audiovisuels (n = 36) et des exportateurs français de films (n = 52),
observations au marché des films de Cannes en 2011. Le choix a été fait d’anonymiser les enquêtés et les films discutés en commission, mais
pas les films et leurs auteurs sur lesquels les données sont publiques.
Une diplomatie marchande de la diversité culturelle majors hollywoodiennes, explique leur hégémonie sur le mar‑
ché mondial des coproductions (Miller et al., 2001) –, le CNC
Le Fonds Sud participe d’une politique française de soutien a aussi signé des accords similaires, en faisant valoir de son
aux cinéastes étrangers que sous‑tendent des enjeux non seu‑ côté les aides accordées à des cinématographies étrangères
lement diplomatiques et culturels mais aussi commerciaux. Il « fragiles » par le biais des coproductions. De fait, depuis le
s’agit en effet de constituer des alliances avec le plus de pays début des années 2000, une centaine de coproductions par
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coproduction avec les États‑Unis, et avec tous les pays de l’OMC, les salles d’art et essai en France et en Europe, mais aussi
et ce n’est pas du tout notre philosophie ». Cette politique fran‑ toute une série de festivals, au premier rang desquels ceux de
çaise a été soutenue par les professionnels français du cinéma. Cannes, Amiens, Nantes et Biarritz, en France, et le FESPACO
Nicolas Seydoux, dirigeant de Gaumont de 1975 à 2004, décla‑ au Burkina Faso9. Ainsi, lorsque je recherche, pendant mon
rait ainsi en 1994 dans la revue professionnelle Écran Total : « je stage, de la documentation sur le pavillon « Cinémas du Sud »
ne suis pas anti‑américain. Ce que je dis, c’est qu’ils ne peuvent à Cannes, c’est au directeur du festival d’Amiens – consacré
avoir le monopole de la production d’images. Les spectateurs et « aux différences et aux identités culturelles » –, que l’on me
les téléspectateurs européens doivent avoir une alternative […]. conseille, à juste titre, de m’adresser au ministère. Le modèle
Ce qu’il faut, c’est favoriser les coproductions6 ». articulant festival et fonds de soutien a du reste été imité par‑
tout ailleurs dans le monde10.
Cette politique a aussi été portée et défendue au niveau euro‑
péen, où les coproductions ont été présentées comme une Parce qu’il favorise la production et la diffusion de nombreux
manière de mieux faire circuler les films au sein du continent, films étrangers, le fonds peut être vu − si l’on suit ce qu’en dit le
où les productions hollywoodiennes et nationales dominent réalisateur haïtien Raoul Peck, président de la commission du
(Beurier, 2004). Les coproductions européennes sont effecti‑ fonds en 2000‑2001 − comme « un des derniers lieux de résis‑
vement vendues dans deux fois plus de pays en Europe que tance de la présence culturelle de la France dans le monde »,
leurs équivalents purement nationaux et elles enregistrent en allant contre les « effets néfastes de la mondialisation sur la
moyenne 2,7 fois plus d’entrées que ces derniers dans les autres création culturelle, avec la standardisation d’œuvres destinées
pays européens (Kanzler et al., 2008). Elles sont soutenues par à une diffusion de plus en plus large et la promotion de produits
le fonds Eurimages , créé par le Conseil de l’Europe en 1989
7
sans risque, susceptibles de séduire le public mais pas forcé‑
et, dans une moindre mesure, par le programme pluriannuel ment de le stimuler » (cité dans Roatta, 2010, pp. 25‑26)11. Le
MEDIA , lancé par la Commission européenne en 1991 (Polo,
8
réalisateur tchadien Mahamat Saleh Haroun, président de la
2001). Les pays étrangers avec lesquels la France coproduit commission pendant mon stage, estimait de même que « face
le plus sont donc, en toute logique, européens : l’Europe de au cinéma dominant, celui des États‑Unis, la France est pour
l’Ouest représentait 80 % de ses coproductions et 74 % de de nombreux cinéastes le seul territoire qui demeure attentif à
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6. Écran Total, 8 juin 1994. 10. Par exemple, le fonds Hubert Bals dépend du festival de Rotterdam
(créé en 1988), le festival de Göteborg a aussi son propre fonds (1999), de
7. Ce programme, auquel 36 États participent, est basé à Strasbourg. 90 % de même que le festival de Berlin avec le World Cinema Fund (2004), le festival
de Fribourg avec le fonds Visions Sud-Est (2005), le festival de Pusan avec
son budget annuel de 25 millions d’euros va aux coproductions européennes.
l’Asian Cinema Fund (2007) ou le festival des trois continents à Nantes avec
Depuis sa création, il a soutenu plus de 1 500 coproductions européennes pour le fonds d’appui à la production de courts-métrages en Afrique subsaharienne
un montant de presque 500 millions d’euros. Au début des années 2000, la (FACMAS) (2006).
France fournissait, recevait et obtenait la moitié de ces fonds (Miller et al., 2001).
11. De nombreux parlementaires s’intéressent à la diplomatique culturelle, à
8. Le programme pluriannuel MEDIA (Mesures d’encouragement pour le l’instar de Jean Roatta, député RPR puis UMP de 1986 à 1988 et de 1993
développement de l’industrie audiovisuelle) soutient un peu les coproduc‑ à 2011, et membre de la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée
tions bien qu’il mette davantage l’accent sur la distribution en Europe (plus en 2010 et 2011. Le soutien aux coproductions internationales n’est pas un
de la moitié de son budget de 800 millions d’euros). sujet clivant politiquement, contrairement aux chaînes françaises transnatio‑
nales. C’est dans le contexte de la transformation du Fonds Sud en un nou‑
9. Le « FEStival PAnafricain de Cinéma de Ouagadougou » a été créé veau fonds que Jean Roatta publie ce rapport qui célèbre en fait son action
en 1969 avec le soutien de la diplomatie culturelle française. Dédié au passée, en synthétisant de nombreux éléments fournis par les Affaires étran‑
cinéma africain, il accueille aujourd’hui un demi‑million de spectateurs. gères et le CNC.
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80 000 euros12. En tout, d’après les chiffres du bureau de la vocation plurielle du fonds. Trentenaire, diplômée de littérature
Coopération cinématographique, entre 1984 et 2009, l’Amé‑ et d’histoire de l’art, elle est au ministère depuis cinq ans.
rique latine a obtenu 12 millions d’euros, l’Afrique 10 millions et D’abord stagiaire au sein du protocole, elle s’est ensuite réo‑
demi, l’Asie 8 millions et demi, le Maghreb 6 millions, les pays rientée vers la coopération audiovisuelle, à nouveau comme
du Proche et Moyen‑Orient 5 millions et demi et les pays de stagiaire, puis recrutée comme contractuelle. Comédienne à
l’Est 4 millions . Cet avantage aux pays latino‑américains est
13
ses heures perdues, elle songe en 2008 à quitter le ministère
d’ailleurs considéré comme un problème en 2008 aux Affaires pour se lancer dans la réalisation de documentaires à l’étranger
étrangères, où Victor, le directeur du bureau de la Coopération ou à se spécialiser dans l’aide au développement. Signe de son
cinématographique, m’explique avoir cherché à retirer de la goût pour les voyages, elle a accroché derrière elle, à côté des
liste des pays éligibles l’Argentine ou le Mexique qui disposent affiches de films soutenus par le fonds, une grande carte du
déjà d’une industrie cinématographique « solide ». Mais diplo‑ monde et des photos du Sud‑Est asiatique. Tiraillée entre ses
matiquement, le retrait n’est pas possible : « donc on reçoit expériences artistiques, un goût pour le documentaire, une
toujours quarante dossiers argentins, et sur les quarante il y en vocation humanitaire mais aussi le quotidien des pratiques
a forcément cinq qui passent alors que d’autres pays n’ont pas diplomatiques, Julia incarne les différentes facettes du fonds.
de quoi financer leur propre cinéma ».
La diplomatie au service du Fonds Sud
Sur la durée, la répartition régionale des aides a plutôt per‑
duré même si celles accordées aux régions privilégiées par Preuve que le Fonds Sud est avant tout un dispositif de la diplo‑
la diplomatie française (l’Afrique, le Maghreb, le Proche et matie culturelle, il s’appuie à l’étranger sur un réseau diploma‑
Moyen‑Orient) ont été peu à peu compensées par l’Asie, l’Amé‑ tique, celui des attachés audiovisuels. Denis, trentenaire, est
rique latine et les pays de l’Est (Figure 1). Au final, les pays les attaché audiovisuel en poste en Afrique du Sud. Fils d’un cadre
plus aidés ont été, d’une part, les grands émergents (l’Inde, la
Chine, l’Égypte, l’Iran, ceux d’Amérique latine), et ceux issus de
l’ex‑empire colonial français au Maghreb, en Afrique de l’Ouest Figure 1. Montant des aides du Fonds Sud par région
entre 1984 et 2005
et au Proche‑Orient (Figure 2). Quant à la géographie des
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12. Un arrêté de juillet 1992 a fixé les règles relatives au Fonds Sud. Pour aide à la production de 152 000 euros maximum, une aide à la réécriture de
candidater, les films doivent être tournés à 75 % au moins dans l’un des 7 600 euros et une aide à la finition de 46 000 euros maximum.
pays éligibles et dans la langue du pays étranger. Ils doivent avoir deux pro‑
ducteurs, l’un du pays d’origine et l’autre français. Toute la post‑production 13. Toutes ces données sont issues d’un « Bilan Fonds Sud cinéma
doit être réalisée en France par des techniciens français. Des représentants (1984‑2005) » consulté en 2008 au bureau de la Coopération
du CNC, des Affaires étrangères et de la Coopération « assistent de droit aux cinématographique.
réunions de la commission du Fonds Sud ». Trois aides sont prévues : une
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Figure 2. Nombre de films aidés par le Fonds Sud dans chaque pays éligible entre 1984 et 2011 (n = 484)
Source : données tirées du « Bilan Fonds Sud cinéma (1984‑2005) », bureau de la coopération cinématographique.
du secteur immobilier et d’une orthophoniste, diplômé d’une Mais si tout ça finit par se passer, c’est vraiment toute l’énergie
licence de physique à Orsay et d’une maîtrise de technicien qu’on y a mis ».
de l’audiovisuel à Valenciennes au milieu des années 1990, il
a d’abord travaillé pendant cinq ans pour différentes sociétés Nora, trentenaire, également rencontrée à Cannes en 2011, est
de production de films et de documentaires avant d’obtenir un en poste en Inde. Fille d’un pharmacien et d’une professeure
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On est obligés de le suivre et de voir son travail ». Dans le cas à leur commercialisation, ou à leur diffusion sur les télévisions
de Denis comme de Nora, jeunes spécialistes de l’audiovisuel, des pays éligibles » (Roatta, 2010, p. 38). Mais le Fonds Sud
le suivi des accords de coproduction mais aussi de jeunes réali‑ participe en fait d’une politique française des exportations qui
sateurs prometteurs constitue une part décisive de leur activité. vise à soutenir ces sociétés françaises spécialisées dans les
films dits « indépendants18 » (Rot & Verdalle, 2013 ; Mariette,
Lors de mon stage au Fonds Sud, je comprends très vite que 2014). Ce sont ces dernières en effet qui coproduisent, distri‑
les attachés audiovisuels sont les principaux interlocuteurs dès buent et exportent des films étrangers. Parmi elles, celles qui ne
qu’on cherche une information sur un projet. Julia a d’ailleurs disposent pas encore de beaucoup de ressources font notam‑
collé sur son bureau la liste de tous leurs contacts. Les dos‑ ment des paris sur les cinéastes étrangers peu ou pas reconnus
siers envoyés au Fonds Sud sont en effet presque toujours afin d’améliorer leur position au sein du champ du cinéma :
passés entre leurs mains : ils les ont lus, sélectionnés, voire c’est le cas de Signal d’Écouves, dirigée par Bruno. Jeune qua‑
aidés, par exemple en finançant leur traduction en français. rantenaire, il est diplômé d’une maîtrise de cinéma à l’université
Ils connaissent les producteurs et appuient les candidatures. Paris‑III et a été vendeur dans deux sociétés de production, de
L’attachée en poste à l’Institut français de Tunis écrit ainsi, à distribution et d’exportation de films indépendants, Écrins et
propos du film candidat Ciné Citta : « je peux témoigner des Celluloïd, avant de créer sa propre société sur ce même modèle.
nombreuses difficultés que rencontrent les professionnels du Pour Bruno, la coproduction « est un moyen pour nous d’investir
cinéma et notamment les réalisateurs. Parmi ceux‑ci, un des dans des films sur scénario sans nécessairement sortir du cash
plus offensifs et des moins “découragés” me semble être IL. de notre part. On est en France, donc on a accès à des aides,
Je ne peux que vous encourager à le soutenir pour que vive la à des fonds, à des partenaires privés. On peut prévendre des
profession ». Les attachés écrivent aussi régulièrement pour
16
films à Arte. Il y a le Fonds Sud qui existe19 ». Ces profession‑
demander des nouvelles des projets dans lesquels ils se sont nels vont ensuite pouvoir diffuser ces films en salles en France,
impliqués. Ce sont eux aussi qui diffusent à l’étranger certains comme le souligne, entre autres, Baptiste, directeur des ventes
films soutenus par le Fonds Sud, de manière régulière ou dans d’une société similaire, Vignemale. Trentenaire, diplômé d’une
le cadre d’évènements comme lorsque la direction de l’audio‑ école de commerce, il a lui aussi exercé comme vendeur dans
visuel extérieur avait sélectionné en 2004 « 10 films représen‑ d’autres sociétés de production, distribution et exportation :
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16. Courriel du 8 août 2008. 18. Le cinéma indépendant « se définit principalement contre, en opposi‑
tion au cinéma hollywoodien qui constitue un point de référence : d’un point
de vue institutionnel et économique » (Hurault‑Paupe & Murillo, 2013, p. 3).
17. « Célébration des 20 ans du Fonds Sud », note du 5 mai 2004 de la
direction de l’audiovisuel extérieur à Xavier Darcos, ministre chargé de la
Coopération, du Développement et de la Francophonie. 19. Paris, 27 avril 2009.
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d’exemple, en 2008, sur le budget d’un million d’euros de Personne français du cinéma. J’assiste en 2011, au deuxième jour du fes‑
ne sait de Raja Amari (Tunisie), le fonds apporte 125 000 euros tival de Cannes, à la projection d’un film soutenu par le Fonds
fin 2007, auxquels se sont ajoutés 100 000 euros venant d’Arte. Sud, Noces éphémères du réalisateur iranien Reza Serkanian.
Côté tunisien, le budget est complété par un apport du ministère Il est montré par l’ACID (Association du cinéma indépendant
de la Culture et d’une chaîne de télévision. Quatre autres fonds pour sa diffusion) qui, à Cannes, programme des films étran‑
apportent une aide plus limitée (l’Organisation internationale de gers n’ayant pas encore trouvé de distributeurs en France.
la francophonie, le World Cinema Fund, Hubert Bals, Vision Mariana Otero, la réalisatrice et coprésidente de l’association,
sud‑est). Il ne reste donc plus que 100 000 euros à investir pour le présente le film : « À Cannes on est heureux d’être à la maison.
producteur et le distributeur, l’apport du Fonds Sud et d’Arte ayant […] Nous, à l’ACID, nous offrons vraiment plus que le cinéma,
été décisifs. La même année, pour Sayonara, Samouraï ! d’Amir nous offrons le partage. Notre slogan, c’est “le plaisir de parta‑
Karakulov (Kazakhstan‑Japon), les producteurs français, kazakh ger” ». Le réalisateur Costa‑Gavras, présent dans le public, se
et japonais apportent presque un million d’euros, mais le Fonds lève alors pour lire un message de l’actrice principale du film,
Sud et Arte apportent aussi à eux seuls 400 000 euros. Mahnaz Mohamadi, elle‑même metteuse en scène de films
engagés, interdite de quitter l’Iran : « je suis une femme et une
Je m’aperçois ainsi, en stage, que mes collègues du bureau de cinéaste, deux raisons suffisantes pour être coupable, dans
la Coopération cinématographique sont habitués à recevoir les mon pays […]. La liberté est le mot qui manque le plus à notre
mails de remerciement de producteurs qui, tel celui, français, quotidien22 ». C’est donc un réalisateur d’origine grecque qui
d’un réalisateur éthiopien, écrit : « ce fut une longue, longue, prend la défense d’une collègue iranienne lors d’une projec‑
très très longue aventure de production. Mais ça y est, oui ! Le tion d’un film iranien organisée par une association française :
film vient d’être projeté en compétition officielle à Venise hier l’anecdote illustre l’importance de l’accompagnement des réa‑
soir. Et ovationné. Inutile de vous dire que pour HG, c’était un lisateurs étrangers par l’administration et les professionnels
des plus beaux jours de sa vie. Saviez‑vous qu’il avait obtenu français, d’autant que le film projeté, tourné en Iran, en persan,
les premiers financements pour ce film en... 1996. […] Merci sur la condition des femmes, doit précisément son existence à
à tous au Fonds Sud Cinéma, à l’ADC Sud, à la Communauté tout ce dispositif.
urbaine de Strasbourg, à la Région Alsace en France, à l’ACP
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21. Courriel du 3 septembre 2008. 22. Voir aussi Clarisse Fabre, « Reza Serkanian face aux chaises vides du
cinéma iranien », Le Monde, 13 mai 2011.
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148 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »
Il existe de très nombreux exemples de telles trajectoires accom‑ Restent 9 membres qui viennent de la distribution, 8 des fes‑
pagnées. Un film comme Uncle Boonmee Who Can Recall His tivals (Cannes notamment), 5 de la télévision, 4 de la critique
Past Lives d’Apichatpong Weerasethakul a ainsi été soutenu et 4 d’autres institutions. Sur ces membres, 19, soit un quart,
par le Fonds Sud, récompensé d’une palme d’or à Cannes, sont nés ou descendent directement d’un parent né dans un
coproduit et exporté par la société française Carré, auprès de pays du « Sud24 ». Mais 15, soit l’écrasante majorité d’entre
qui les droits de diffusion non commerciale ont été acquis par eux, viennent du secteur de la création. Ces chiffres révèlent à
l’Institut français afin que les attachés audiovisuels puissent eux seuls la finalité du fonds, qui est de sélectionner des projets
le projeter à l’étranger. En « accompagn[ant] au cours de leur de créateurs du Sud en les faisant produire, diffuser, distribuer
carrière des cinéastes qui se forgent progressivement un nom et critiquer par des professionnels du Nord.
mais pour lesquels réunir des financements reste difficile », le
Fonds Sud a ainsi « fait émerger de nombreux courants ciné‑ Dans le même temps, on peut penser que les commissions,
matographiques » (Roatta, 2010, pp. 27, 32) : nouvelle vague comme toutes celles du CNC en général (Alexandre, 2015),
argentine au début des années 2000, « sixième génération » ont été un lieu où s’est élaboré un consensus sur les projets qui
chinoise, etc. Cependant, cet accompagnement qui a permis à méritaient d’être aidés et donc un certain canon pour les ciné‑
de nombreux cinéastes étrangers de réaliser des films s’est en mas du Sud. Apparaît en effet une grande homogénéité de fond
même temps accompagné d’une sélection et d’une normalisa‑ et de forme entre les films aidés, reconnue d’ailleurs par les
tion implicite des projets soutenus. administrations. Tous donnent à voir des sociétés et leurs « pro‑
blèmes sociaux » les plus saillants : « difficultés des parcours
individuels, luttes sociales, poids des traditions et du passé »,
La normalisation des films d’auteur étrangers « thèmes liés à l’enfance et la jeunesse, l’éducation, le travail,
la ville, la vie rurale » (Roatta, 2010, p. 29). Prenons l’exemple
Sur cent soixante projets examinés en moyenne chaque année, d’une session de décembre 2006 qui accorde un financement
une trentaine seulement sont aidés au milieu des années 2000 : à sept projets. La commission soutient d’abord deux films auto‑
comment s’opère concrètement le choix de soutenir tel ou tel film biographiques et à teneur historique. Elle accorde 80 000 euros
au Fonds Sud ? L’observation des débats d’une des quatre com‑ à la vietnamienne Roshane Saidnattar, rescapée des camps de
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23. Ou du moins la manière dont ces films sont présentés au public français 24. Il y a d’ailleurs eu une prise de conscience progressive de la nécessité
et, préalablement, aux commissions attribuant les aides, à travers les résu‑ d’ouvrir la commission à des représentants des cinémas du « Sud » : ils sont
més qui en sont faits. passés de 9 %, de 1984 à 2000, à 30 %, de 2000 à 2011.
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luttent contre des promoteurs décidés à démolir leur maison de Une classification réalisée à partir du logiciel Iramuteq permet
retraite. Même critique sociale dans Les Hommes qui sont seuls de préciser cette analyse en distinguant trois niveaux de « mise
et attendent de Fernando Solanas (80 000 euros), qui s’inscrit en récit de l’altérité » (De l’Estoile, 2007) (Figure 4). Un pre‑
dans une série de cinq documentaires inaugurée par Mémoire mier est focalisé sur le quotidien de la « maison » et des pro‑
d’un saccage en 2004 sur la crise argentine des années 2000. blématiques familiales (« fille », « vieux », « femme »,
La commission accorde enfin 130 000 euros au chinois Diao « marier », « époux », « enfant »). Le second registre est celui
Yinan, déjà aidé pour son premier film Uniform en 2003. Son du «
politique
», c’est‑à‑dire celui de «
l’histoire
»
nouveau long‑métrage Train de nuit, sélectionné à Un Certain des différents « pays », celui de la « guerre » (contrebalancée
Regard à Cannes en 2007, dépeint l’anonymat et l’isolement par l’« amour »), celui de la « crise » et de la « fin », celui de
urbain dans la Chine contemporaine à travers l’histoire d’une l’opposition entre le « sud » et le « nord ». Un troisième niveau,
jeune femme qu’un tribunal de province emploie comme bour‑ celui de la « parole », met en jeu une dimension plus symbo‑
reau : le week‑end venu, elle court les soirées dansantes. lique relevant tout autant de l’identité («
peuple
»,
« conscience », « destruction », « coup ») que de l’intime
Le traitement statistique des « synopsis » de 430 des 484 films (« sensible », « cacher ») et de l’émotion (« attente », « peur »,
aidés par le Fonds Sud entre 1984 et 2011 permet d’affiner
ce constat (voir encadré méthodologique). Les termes lemma‑
Figure 4. Classification des termes les plus utilisés
tisés qui reviennent le plus fréquemment sont ainsi « jeune »,
dans les synopsis des films soutenus par le Fonds Sud
« femme », « homme », « enfant », « mère », « devenir
entre 1984 et 2011 (n = 430)
grand », « mari », mais aussi « village », « maison », « ville »,
« aller », « découvrir », « trouver », et « amour », « guerre »,
« vie », « mort » (Figure 3). On reconnaît là des récits qui
tournent autour de la question des alliances, de l’opposition
entre ville et campagne, mais aussi de la violence : les films
documentent généralement l’histoire d’un apprentissage, d’une
émancipation, comme la découverte progressive d’une société
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150 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »
«
rire
»). Raconter, documenter, universaliser
: ces trois (i) La clarté du projet. En session, un projet palestinien reçoit
dimensions témoignent de la finalité de ces films du Sud des‑ par exemple un avis négatif car il met en scène un « réseau de
tinés à un public du Nord. Il s’agit de lui raconter une histoire personnages qui se croisent sans autonomie par rapport au pro‑
ancrée dans une réalité locale et quotidienne (niveau 1) mais jet » : c’est une « chronique superficielle et désincarnée », il n’y
aussi de documenter une situation politique et géopolitique, a pas de personnage-clé, il est « impossible de reconnaître les
pour cultiver ce public (niveau 2), tout en arrivant à désingula‑ personnages trop nombreux ». Il aurait été plus intéressant de
riser suffisamment le propos pour l’universaliser en faisant suivre l’un d’entre eux ou de se concentrer sur l’histoire d’un
appel au registre du symbolique, du sensible et de l’émotion don de cœur d’un Israélien à un Palestinien. En outre, « on ne
(niveau 3). comprend pas si le père est un traître ou un héros ».
25. La présence de six d’entre eux seulement est nécessaire et tous ne sont 26. On sait cependant que les quatre lecteurs sollicités cette année‑là sont
pas présents ce jour‑là. trois jeunes auteurs‑réalisateurs‑scénaristes, dont l’un diplômé de la Fémis,
et un chercheur en études cinématographiques.
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de rose », avec ses charniers, ses orphelinats, la « vision d’un soit située dans « une ville de province et pas une capitale du
gamin marchant sur l’eau », un film qui « nous manipule ». Un Brésil ». En revanche, des films sont jugés nécessaires dès
projet argentin est « fabriqué », « on ne sent pas le cœur des qu’ils dépeignent un pays de manière inédite. Si le scénario
personnages battre », « il y a un univers mais pas d’histoire, palestinien est critiqué par un membre pour son manque de
pas d’axe », « tous les hommes sont des salauds, il n’y a pas suspense, un autre le juge pertinent car « il évoque parfai‑
de chance donnée aux personnages ». Un scénario indien est tement la vie palestinienne » : il propose une vision « jamais
un « cours d’histoire qui n’a pas l’air très honnête », « didac‑ vue sur la société palestinienne », « parle de Ramallah ». Il
tique » et « lénifiant », la « pure application d’un programme », est « intéressant car il remet en cause sa famille, son camp,
« le personnage principal est une marionnette ». Au contraire, Arafat ». Le scénario indonésien est jugé trop naïf et manichéen,
le scénario indonésien fait preuve d’une « grande sincérité qui manquant de profondeur historique, mais « il n’y a pas beau‑
donne une continuité au film ». coup de films indonésiens ». À propos du film indien, certains
membres reconnaissent qu’il aborde « une page d’histoire inté‑
(iv) La spécificité du traitement par rapport au reste du cinéma ressante qui remet les choses en perspective et mériterait un
mondial. Pour juger de l’originalité des projets, le lecteur n’hé‑ bon film » : il s’agit d’une « coproduction Inde‑Bengladesh »,
site pas ainsi à comparer des projets de régions très différentes : qui « doit donc exister ».
« par son sujet ce projet peut être comparé à un autre projet
de cette même commission […]. Car dans les deux cas les La commission est donc en quête d’une authenticité qui est
personnages principaux sont des meurtriers obéissant à une évaluée selon des critères de clarté, de modération, de spé‑
loi terrible. Il y a semble‑t‑il, de par le monde aujourd’hui, un cificité et de sincérité du cinéaste, mais aussi de pertinence
attrait particulier pour ce sujet. Mais quand dans son film, [le par rapport aux autres films de la région. Les membres sont
Serbe] cherche – inconsciemment – un innocentement (per‑ d’ailleurs poussés dans cette direction par les représentants
sonnel et collectif), [le Chinois], nous semble‑t‑il, ne tombe pas des administrations qui n’interviennent pas dans les débats
dans ce piège (tout autant personnel et collectif) ». Il évoque mais peuvent les influencer en amont. C’est ce dont témoigne
également « une série Z parmi tant d’autres, comme on peut par exemple un courriel envoyé par Julia pour accompagner le
en voir dans certaines salles délabrées d’Afrique ou d’Amérique DVD de Le Papier ne peut pas envelopper la Braise de Rithy
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152 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »
Argument :
Quelques jours de la vie d’une femme de trente ans dont le métier est bourreau : c’est elle qui exécute les condamnés à mort. Elle affronte sa
solitude et sa culpabilité. […]
Commentaires :
Ce projet, malgré son sujet excessif et spectaculaire, est incontestablement intéressant.
D’abord parce que les inventions cinématographiques y abondent : ellipses surprenantes, constructions de motifs inédits, doutes des person‑
nages et des spectateurs, liberté laissée à l’interprétation, etc.
De plus, le traitement proposé laisse présager une grande beauté hiératique.
Les dialogues également, dans leur savante simplicité, touchent parfois à la grandeur et au mystère de la vie.
De nombreuses scènes silencieuses, avec en contrepoint des passants, des animaux, des paysages marqués, ajoutent une profondeur sans
clichés naturalistes – ni surlignages botanistes semble‑t‑il. (L’herbe ondule sous le vent alors qu’on assassine. Cf. The thin red line de T. Mallick,
mal copié de The Naked and the Dead de R. Walsh.)
L’étouffement possible du film est, nous semble‑t‑il neutralisé par le regard oblique de l’auteur, ainsi que par une certaine forme d’humour
désespéré ; en un mot, par la distance de l’auteur vis‑à‑vis de son sujet.
Pour notre part, nous prenons le risque de soutenir ce projet, véritable tour de force parmi d’autres scénarii beaucoup plus faibles et sans pro‑
fondeur, sans mystère.
AVIS FAVORABLE.
des œuvres venues d’ailleurs27 ». Sous conditions de soutien coupé de son public, et largement tributaire des subventions
financier, de sélection en festival international et de diffusion en européennes » (Delestre, 2014), le cinéma africain reste sou‑
salle en Europe, la coopération cinématographique française mis au soupçon portant sur la coopération culturelle en géné‑
conduit ainsi à une normalisation des projets des réalisateurs ral, accusée de néocolonialisme sous couvert de coopération
des pays du Sud. Pour les réalisateurs de pays dominés dans et de la normalisation sous couvert d’émancipation (Despres,
le cinéma mondial, il s’agit de toute façon de leur seule chance 2014 ; Ducournau, 2015). En l’occurrence, lors de la session
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du point de vue politique » : « on voit l’Afrique à travers les yeux bras de chemise comme s’il s’apprêtait à sauter dans un avion,
d’un blanc, c’est un regard néocolonial », conclut‑il. À l’inverse, il a choisi comme seule décoration de son bureau une collec‑
un autre membre, qui justifie l’épisode du rajeunissement, y tion de bières africaines et dans le bureau de sa secrétaire,
voit un « conte philosophique », une « version revisitée contem‑ une immense carte de l’Afrique occupe tout un mur. Après une
poraine du conte africain », lit un scénario « drôle, nerveux, enfance en Afrique qu’il a gardée « dans le rétroviseur », Victor
culotté », en plein dans « l’actualité à cause des interventions a fait des études en philosophie avant de partir, comme direc‑
étrangères, ou de l’ONU dans les pays en guerre » ; « il y a un teur de centre culturel pour le ministère de la Coopération, à
ton, une petite musique constante qui fait tenir jusqu’à la fin ». Kinshasa, puis Dakar et enfin au Mozambique, où il s’est fait
construire une maison par un ami spécialiste de l’architecture
Un projet congolais fait aussi l’objet d’avis mitigés. Si les traditionnelle du pays. Il s’apprête d’ailleurs à y partir un mois
membres s’accordent sur son irréalisme (262 scènes pour en vacances, et me montre sa voiture équipée d’une tente pour
111 pages et un budget beaucoup trop élevé), sur sa complai‑ dormir au milieu de la brousse, son bateau, les femmes du
sance à l’égard des scènes de sexe et de violence, sur l’absence village voisin, un ami pêcheur, etc.
de narration, de propos et de personnages, ils lui reconnaissent
malgré tout sa grande énergie. Un membre affirme que c’est En 1998, il a passé le concours de secrétaire des Affaires étran‑
« un film africain fait pour des Africains par des Africains » gères en interne, au moment de l’intégration du ministère de la
qui montre de « véritables images de Kinshasa » et exprime Coopération aux Affaires étrangères (Meimon, 2007), avant de
la « sincérité du réalisateur ». C’est pour les raisons inverses prendre une année de disponibilité en 1999 pour « remonter »
qu’un projet malien, d’un réalisateur pourtant très reconnu, est l’Afrique à moto et en bateau. « Moi, avec le concours, je pour‑
critiqué par un des membres : « on se croit dans Tarzan ». Il y rais être premier con [premier conseiller] dans une ambassade,
voit une « fabrique de l’imagerie africaine assez raciste », une mais j’ai toujours refusé. Je ne veux pas être le pisse‑télégramme
« entourloupe non déguisée ». Un autre y lit au contraire un de l’ambassadeur. Ici je suis indépendant, c’est concret, c’est
« joli conte » avec des djinns et de la magie, et y reconnaît un poste en or. C’est humain, je suis en prise avec le réel ».
l’univers d’un auteur qui n’a pas tourné depuis 1995. On retrouve là des éléments tout à fait typique à la « culture
institutionnelle » des agents de la Coopération : « culte du ter‑
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2011), en particulier le FESPACO. Si sa commission comportait Amené à connaître et à suivre, de par son activité d’attaché
autant de « représentants du Nord » que « du Sud », nombre audiovisuel, les trajectoires des cinéastes africains, Gabriel ne
de ces professionnels africains étaient en fait étroitement liés supporte pas le décalage entre les réalités du continent dont
à la France. D’après les documents du bureau, sur les treize il s’estime spécialiste et celles présentées dans les films afri‑
candidats « du Sud » pressentis en 2006 pour être nommés cains bénéficiant d’un soutien financier en France. Pour lui,
membres de cette commission, douze au moins avaient ainsi le modèle que la France aurait dû imiter est celui du Nigéria,
fait leurs études et/ou s’étaient installés en France et beaucoup celui de « Nollywood » (Barrot et al., 2008 ; Saul & Austen,
avaient déjà été soutenus par la coopération française. 2010). C’est certes un cinéma de « la pire qualité technique »,
de bric et de broc, non soutenu par les pouvoirs publics.
C’est sur ce point que Gabriel, attaché audiovisuel en poste Mais il l’a « compris en étant à Kinshasa » : au Congo, c’est
en Afrique de l’Ouest, critique avec virulence la coopération celui « qui scotche les gens » car ils « se reconnaissent dans
cinématographique. Trentenaire, fils de professeurs maoïstes les personnages », sans être rebutés par la voice over « qui
lillois qui multipliaient les voyages en Chine, très tôt syndiqué, raconte l’histoire en lingala » par dessus la bande‑son origi‑
passionné de radio, pigiste à Radio France et France 3, il a nale. La fibre militante et l’habitus journalistique de Gabriel
rejoint le Congo afin de travailler pour une station de radio fran‑ l’ont rendu méfiant à l’égard du pouvoir, en particulier de
cophone au Congo, Radio Okapi, pendant une dizaine d’an‑ toute forme de propagande. C’est sans doute pourquoi il cri‑
nées, avant d’être recruté par les Affaires étrangères. Pour lui, tique autant le modèle français de soutien à une clientèle de
les pouvoirs publics français n’ont fait que financer un cinéma cinéastes « occidentalisés », le juge « postcolonial » et estime
d’auteur déconnecté des réalités africaines et à destination des qu’il a empêché une industrie locale du cinéma de se dévelop‑
publics occidentaux, en aidant des cinéastes qui ne parlent pas per de manière autonome. En poste, Gabriel s’efforce ainsi de
de la « vraie » réalité africaine : soutenir, sur le modèle de Nollywood et contrairement à la tra‑
dition de coopération française, des réalisateurs qui tournent
Nous, dans notre vision un peu culturelle et proactive, on a financé des séries en VHS dans les dialectes locaux, qui seront diffu‑
un cinéma d’auteur qu’on a amené dans les écoles françaises.
sées à la télévision localement et vendues dans les rues de
Sembene Ousmane le grand réalisateur sénégalais, regarde le
générique de son film, ce n’est que des Français ! Le directeur photo, Dakar ou à Paris à Château Rouge.
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29. Injure raciste signifiant qu’un « noir » est « blanc » à l’intérieur, comme
la barre de noix de coco chocolatée « bounty ».
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fait un film de noir », à l’inverse d’un cinéaste africain qui fait en s’échappant par l’escalier. Victor ironise : « Attends, tu
des films de blanc, où on « apprend aux noirs à boire du vin n’aurais pas dû faire ça, il a dû téléphoner à l’étranger depuis
blanc ». L’interaction témoigne d’une forme de culturalisme ton bureau ! […]. S’il veut de l’argent pour son film il n’a qu’à
et d’essentialisme propre aux agents de la coopération. Cela vendre son hôtel particulier rue de Rivoli qu’il s’est acheté avec
n’empêche pas Victor d’intégrer une certaine critique de la coo‑ [le succès d’un de ses précédents films] ».
pération française en Afrique. De cette ambivalence témoigne
sa gestion d’une « clientèle » de cinéastes africains dont il fait Quelques semaines plus tard, le 18 juillet 2008, lors d’un pot
une spécialité mais sur un mode distant, presque désabusé et pour une fête de départ, Victor revient sur une autre affaire
parfois condescendant. Pendant mon stage, je l’observe ainsi impliquant un réalisateur africain célèbre. Alors que ce dernier
échanger avec son directeur à propos d’un célèbre cinéaste a reçu une subvention du Fonds Image Afrique, il n’a pas rétri‑
africain à qui le soutien du Fonds Sud a été inopinément refusé bué la dirigeante du studio de post‑production franco‑belge qui
pour un projet jugé infaisable. Se disant harcelé, le directeur a travaillé sur son film et qui s’est plainte par courriel auprès
a fini par laisser le cinéaste monter le voir à son bureau tout de Victor : « aujourd’hui, c’est toute notre confiance envers le
Figure 5. Analyse factorielle des termes les plus utilisés dans les synopsis des films soutenus par le Fonds Sud entre 1984
et 2011 (n = 430)
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Lecture : termes les plus caractéristiques des films selon l’origine des réalisateurs ; ✪ Afrique subsaharienne ; + Afrique du Nord et Moyen‑Orient ; X Amérique latine ;
# Asie ; V régions post‑soviétiques.
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156 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »
cinéma du Sud qui est ébranlée », tout en accusant le réalisa‑ du Fonds Sud, sélection et récompenses en festival, distribu‑
teur d’oser « se positionner en mendiants ». Le cinéaste afri‑ tion dans les salles françaises d’art et essai, financement et
cain, mis au pied du mur, s’est alors tourné vers le Président de diffusion par Arte, ventes à l’étranger. Cette politique, qui fait
la République auquel il a écrit. Victor cite tout haut un extrait de la doctrine de la diversité culturelle le dénominateur com‑
de sa lettre : « Les fonctionnaires du ministère qui se baladent mun entre des enjeux marchands, diplomatiques et culturels,
de festivals en festivals avec leurs cinéastes protégés ». Victor confirme le poids du financement public et de la régulation
fait circuler les éléments de réponse qu’il a rédigés pour les ser‑ administrative pour permettre une certaine diversité en salles.
vices du Président, où il énumère toutes les aides reçues par le
réalisateur africain, afin de démontrer combien il fait en réalité Mais elle soumet en réalité les films étrangers à de fortes pres‑
partie de cette clientèle de cinéastes aidés qu’il entend dénon‑ criptions. Malgré les différences entre les films aidés par le
cer. Il commente : « non mais il est fou, déjà qu’on est dans le Fonds Sud, on peut repérer de fortes similarités révélées par
collimateur ! ». Une collègue rit en lisant sa réponse : « et tu as l’analyse des synopsis des films aidés entre 1984 et 2011.
passé vingt‑quatre heures à faire ça ! ». Victor réplique : « j’ai Quelle que soit l’origine du film, la mise en récit de l’altérité
eu du mal à signer Nicolas Sarkozy… il est fou ce type, écrire au se décline toujours sur trois niveaux : raconter une histoire
Président ! ». Ces observations de terrain révèlent l’institution‑ ancrée dans une réalité quotidienne (la maison, la famille,
nalisation d’un rapport déséquilibré entre l’ancienne puissance les alliances), documenter la réalité politique d’un pays (la
coloniale qui investit en Afrique dans le cinéma mais pour son guerre, la crise), universaliser sur un registre plus symbo‑
propre public, et les ex‑colonies enfermées dans les logiques lique, intime et émotionnel (la parole, la conscience, la peur, le
clientélistes – réminiscence du modèle d’exploitation coloniale. rire). L’observation des opérations de tri et de sélection d’une
La contradiction entre le fait de ne pas financer un cinéaste commission du Fonds Sud dans les années 2000 permet de
français qui fait un film africain tout en aidant des cinéastes mieux comprendre ce processus de normalisation des projets
africains qui font des films français n’est donc qu’apparente et étrangers. On attend d’eux en effet d’être « authentiques »,
révèle en fait une coupure institutionnalisée, au niveau cinéma‑ c’est‑à‑dire de savoir documenter avec clarté, vraisemblance,
tographique, entre un cinéma occidental hégémonique et un sincérité, de manière inédite et pertinente la réalité sociale,
cinéma africain presque inexistant. culturelle et historique d’un pays dominé en matière cinéma‑
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l’altérité » qui, en cherchant à entretenir une certaine bonne « authentique » de pays en développement, notamment celle
conscience de l’Occident, perpétue une forme d’héritage colo‑ venant d’Afrique, par pure « fétichisation de la marginalité »
nial (De l’Estoile, 2007). (Connell & Gibson 2004). Cette diversité culturelle apparaît
comme un jeu pratiqué pour l’essentiel à domicile et qui, loin
On la retrouve au cœur de la définition de ce « cinéma du de rééquilibrer les inégalités mondiales en matière de produc‑
monde », dans lequel s’est fondu celui du « Sud », et qui est tion cinématographique, les conforte. Elle permet, certes, à des
presque devenu un genre à part entière, sur le modèle de la films des pays du Sud d’exister et à des réalisateurs étrangers
« musique du monde », catégorie que les maisons de disque bri‑ de s’exprimer, mais en leur prescrivant un « horizon d’attente »
tanniques ont inventée en 1987 pour commercialiser la musique qui contribue à les normaliser30.
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30. En complément des analyses présentées dans l’article, les annexes élec‑ du cinéma et du ministère des Affaires étrangères ; une note administrative qui
troniques présentent un certain nombre de documents supplémentaires qui ne éclaire les ambiguïtés du soutien français aux cinéastes originaires d’Afrique ;
pouvaient pas être intégrés ou joints à la version imprimée (voir http://sociologie. la liste des 484 films qui a servi de base à l’analyse textuelle ; les résumés des
revues.org/3161) : une série de brochures promotionnelles du Centre national 430 films retenus, utilisés comme base pour travailler sous Iramuteq.
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158 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »
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