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Une diversité sur mesure

Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »


Romain Lecler
Dans Sociologie 2017/2 (Vol. 8), pages 139 à 160
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 2108-8845
ISBN 9782130788607
DOI 10.3917/socio.082.0139
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.105.38.175)

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Enquêtes

Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

A Tailor‑made Diversity. Conditioning a Cinema from the South

par Romain Lecler*

R ÉSU M É ABSTRACT

Il existe toute une diplomatie marchande française de A French commercial diplomacy of cultural diversity
la diversité culturelle qui consiste à accompagner, tout supports movies by foreign authors coming from cin‑
au long de leur trajectoire, des films d’auteurs étrangers ematographically dominated countries (also referred to
issus de pays aux cinématographies dominées, dits du as “from the South”). It does so all along their trajecto‑
« Sud » : coproductions avec des professionnels fran‑ ries: When they are coproduced by French profession‑
çais, repérage et suivi par des diplomates spécialisés, als, spotted and monitored by specialized diplomats, fi‑
aides et financements, sélection et récompenses en nancially supported and funded, selected and awarded
festival, distribution dans les salles françaises d’art et in film festivals, distributed in French art movie theat‑
essai et, pour finir, ventes à l’étranger. Pourtant, loin ers, and – finally – exported abroad. Nonetheless, far
de rééquilibrer les inégalités mondiales en matière de from compensating for global inequalities in terms of
production, ce type de soutien les conforte. Il permet, film production, this type of support reinforces them.
certes, à des cinéastes du « Sud » de s’exprimer, mais While it allows moviemakers from the South to express
à travers tout un processus de normalisation analysé à themselves, it submits them to a conditioning process
partir du Fonds Sud, qui a soutenu 484 films entre 1984 that we analyze by focusing on the Fonds Sud, which
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et 2011. Quelle que soit l’origine du film, il s’agit toujours financed 484 movies from 1984 to 2011. Wherever the
de raconter une histoire ancrée dans une réalité quoti‑ movies come from, they are constantly required to tell a
dienne, de documenter sur la réalité politique d’un pays story anchored in the everyday reality, to document the
et de mobiliser un registre plus universel du symbolique political situation of its country of origin, and to appeal
et de l’émotion. Au sein de la commission du fonds, il to the more universal dimensions of consciousness and
y a consensus sur les critères de sélection des projets. emotions. Within the Fonds Sud committee, one finds
On attend d’eux d’être « authentiques », c’est‑à‑dire de a consensus on selection criteria: the movies have to
faire preuve de clarté, vraisemblance, sincérité, origi‑ be “authentic,” meaning they must be clear, plausible,
nalité et pertinence dans la présentation d’une réalité sincere, original, and relevant when presenting the so‑
sociale, politique et historique d’un pays du « Sud ». Au cial, political, and historical reality of a country from the
fond, il s’agit toujours de divertir et cultiver un public du “South.” Eventually, they are expected to entertain and
« Nord » qui est celui des festivals internationaux et des season an audience from the “North” – the one of inter‑
salles d’art et essai. national festivals and art movie theaters.

MOTS‑CLÉS : diversité culturelle, cinéma, Sud, diploma‑ KEYWORDS: Cultural diversity, cinema, South, diplomacy,
tie, coproduction, authenticité coproduction, authenticity

* Sociologie politique, AGPR à l’École normale supérieure, chercheur associé au CESSP et au CMH
ENS, CMH, 48 boulevard Jourdan 75014 Paris
romain.lecler@ens.fr

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D epuis une quinzaine d’années, le ministère des Affaires


étrangères finance, à hauteur d’un demi‑million d’euros
environ par an, un pavillon au festival de Cannes qui, contrai‑
ou de Berlin (Lecler, 2015) et les distribuent en France. Leurs
intérêts sont cohérents avec la doctrine de la diversité cultu‑
relle telle qu’elle est mise en œuvre dans les salles françaises
rement aux autres pays représentés au « village international », (Pinto, 2012) et défendue par la diplomatie française à l’échelle
n’arbore pas de drapeau, ne met pas en avant la production européenne et internationale (Mattelart, 2007 ; Bustamante,
cinématographique nationale et n’est d’ailleurs pas désigné 2014). Certes, les ambiguïtés de cette notion de diversité et sa
comme français . Baptisé « pavillon des cinémas du monde »,
1
polysémie ont été soulignées, notamment par les économistes
il a vocation à promouvoir la « diversité culturelle », qui est (Farchy & Ranaivoson, 2008). Ces derniers ont cependant
« un combat français de tous les instants » aux dires des repré‑ tenté, à la suite des travaux d’Andrew Stirling, de la mesurer, en
sentants de l’Institut français, l’agence en charge de l’action particulier pour le cinéma européen (Lévy‑Hartmann, 2011). Ils
culturelle extérieure depuis 2006 . C’est en tout cas ainsi que
2
vérifient alors que la France dispose, en la matière, d’une très
ces derniers haranguent en 2011 une assemblée de diplomates grande diversité d’offre de films par rapport au reste du monde
français spécialisés dans l’audiovisuel, venus tout spécialement (Benhamou & Peltier, 2010).
à Cannes depuis une cinquantaine de pays différents. « Le
cinéma, c’est l’image de la France », insistent‑ils. Cette année‑là, En France, les importations et les exportations de films obéissent
le programme du pavillon fait une large place aux réalisateurs bien à un « cadrage » qui associe des enjeux à la fois diplo‑
africains : on y célèbre le succès du film congolais Viva Riva de matiques (en mobilisant ambassades et attachés audiovisuels,
Djo Tunda wa Munga, on y explique les subventions de l’Organi‑ en reposant sur une diplomatie de la coproduction), cultu‑
sation internationale de la francophonie, on y présente la plate­ rels (à travers la critique de l’impérialisme culturel étasunien
forme Internet AfricaFilms.tv, on y discute de Nollywood ou bien par les dirigeants du CNC) et marchands (en impliquant les
des cinémas itinérants en Afrique. La légion d’honneur y est sociétés françaises de production, de distribution et d’expor‑
remise à un réalisateur tunisien, Nouri Bouzid, par le ministre tation). Ce cadrage repose justement sur la notion de diversité
de la Culture. C’est aussi sur ce pavillon que se croisent tous qui constitue politiquement le plus petit dénominateur com‑
les hauts fonctionnaires de l’audiovisuel extérieur français – ceux mun entre ces trois grands enjeux et se présente, en refusant
des Affaires étrangères, des chaînes de télévision et de radio ou d’« homogénéis[er] les façons de produire et de mettre en
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du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). marché » (Dubuisson‑Quellier, 2003), comme une alternative
au cadrage dominant sur le marché international, celui d’Hol‑
De fait, la politique française des exportations de cinéma vise lywood. Mais ce cadrage suppose aussi un travail de « reca‑
à promouvoir non pas une production purement nationale, drage » caractéristique des politiques d’exportation. Exporter
comme c’est traditionnellement le cas dans le secteur audiovi‑ des biens culturels n’est en effet possible qu’au prix d’une adap‑
suel (Sinclair et al., 2002 ; Steemers, 2008), mais des films dits tation à des publics étrangers (Crane et al., 2002) : « stratégies
d’auteur qui ne sont pas nécessairement français. Ces derniers de réaménagement du passé » en Croatie (Rivera, 2008), réani‑
sont notamment valorisés sur les grands festivals internatio‑ mation d’un artisanat traditionnel en Thaïlande ou au Costa‑Rica
naux qui constituent des « armes stratégiques dans le com‑ (Wherry, 2008), promotion internationale de la Toscane résu‑
bat pour la validité des systèmes nationaux d’aide au cinéma » mée à ses paysages (Gaggio, 2011), retraductions à l’étranger
(Carpentier‑Tanguy & Charléty, 2007). Mais ces festivals asso‑ de la cérémonie japonaise du thé (Surak, 2006), simplifications
cient aux enjeux diplomatiques et culturels, des intérêts éco‑ et raccourcis du nation branding (Aronczyk, 2013).
nomiques (Moine, 2013) trop souvent négligés (Getz, 2010).
En l’occurrence, ce sont les professionnels français du cinéma Il y a une contradiction à promouvoir la diversité culturelle tout
qui produisent et vendent l’essentiel des films d’auteur du en cherchant à la recadrer – paradoxe que cet article explore
monde entier dans les grands festivals comme ceux de Cannes en montrant que le soutien apporté à des cinéastes étrangers

1. Je tiens à remercier Frédérique Matonti, Aurélie Pinto, Bénédicte 2. Cette agence, créée en  2006 comme association sous le nom de
Braconnay ainsi que les relecteurs anonymes de Sociologie pour leurs Culturesfrance, a été rebaptisée Institut français et transformée en établisse‑
conseils avisés sur cet article, ainsi que les agents du ministère des Affaires ment public en 2011.
étrangères m’ayant laissé enquêter parmi eux.

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conforte en réalité des inégalités internationales en matière de l’administration et des professionnels du cinéma tout au
cinématographique et qu’il s’agit toujours au fond de financer long de leur trajectoire (Mariette, 2011, p. 47), depuis l’écriture
des cinéastes du « Sud » pour un public du « Nord ». Pour du scénario jusqu’aux sélections en festival, aux grands palma‑
ce faire, on s’est intéressé au Fonds Sud, un fonds de copro‑ rès internationaux et aux salles d’art et essai du monde entier.
duction créé au quai d’Orsay en 1984 et qui a constitué alors Le Fonds Sud participe ainsi d’une diplomatie marchande de
une modalité de la prise en charge administrative de la mon‑ la diversité culturelle (Frodon, 2004) qui a contribué à révé‑
dialisation audiovisuelle en France. En 2012 il a été remplacé ler des cinéastes tels que Rithy Panh (Vietnam), Apitchapong
par un « Fonds d’aide aux cinémas du monde » qui dépend Weerasethakul (Thaïlande), Lucrecia Martel et Fernando
désormais exclusivement du CNC et est ouvert à l’ensemble Solanas (Argentine), Jia Zanghke (Chine), Atiq Rahimi
des pays du monde . Mais en 2008, au moment de l’enquête,
3
(Afghanistan), Mohsen Makhmalbaf (Iran), Abderrahmane
ce fonds était encore cogéré par le CNC et les Affaires étran‑ Sissako (Mali) ou Mahatmah Saleh Haroun (Tchad).
gères – depuis la « direction de l’audiovisuel extérieur », située
au dernier étage d’un bâtiment boulevard Saint‑Germain à Paris Dans un second temps, on montre ensuite combien ces films
et animée par une cinquantaine de personnes. Cette dernière sont normalisés. L’analyse de l’ensemble des « synopsis » des
supervisait alors les chaînes de l’audiovisuel extérieur, dirigeait films aidés montre que, quelle que soit l’origine géographique
le réseau des attachés audiovisuels, coordonnait les politiques du film, la mise en récit de l’altérité se décline toujours sur trois
de soutien aux exportations audiovisuelles et de diffusion cultu‑ niveaux : raconter une histoire ancrée dans une réalité quo‑
relle de nombreux films et de documentaires à l’étranger, et tidienne, documenter sur la réalité socio‑politique d’un pays,
gérait d’autres fonds de coproduction et de soutien en direc‑ et faire appel à un registre plus universel du symbolique et de
tion des pays africains, avant son démantèlement à la fin des l’émotion. L’observation de l’activité de la commission du Fonds
années 2000 (Lecler, 2016). Sud dans les années  2000 permet d’affiner le constat. Un
consensus s’est forgé dans la commission pour retenir comme
Or, pendant une trentaine d’années, le Fonds Sud a été décisif principal critère de sélection un impératif d’authenticité : les
pour de nombreux réalisateurs étrangers issus de pays aux ciné‑ cinéastes du « Sud » doivent arriver à documenter avec clarté,
matographies dites « fragiles » − pour reprendre la terminologie vraisemblance, sincérité, de manière inédite et pertinente la réa‑
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administrative encore en cours au CNC . Pour les projets soute‑
4
lité sociale, culturelle et historique de leur propre pays. En fait, il
nus, dont les budgets tournent en moyenne autour d’un million s’agit d’arriver à divertir et à cultiver un public du « Nord » qui est
d’euros, l’aide de plus de 100 000 euros accordée par le Fonds avant tout celui des festivals internationaux et des salles d’art et
Sud constituait non seulement un « effet de levier » crucial en essai. À travers cet « horizon d’attente » préconisé aux candidats,
termes de financement mais aussi un signal de qualité essentiel il s’agit de promouvoir une diversité « sur mesure » ou « régu‑
pour garantir au film une future sélection en festival, une diffu‑ lée » (Hammett‑Jamart, 2004) puisqu’elle se voit assignée, un
sion à la télévision, une distribution en salles en France et des peu comme les classes populaires et les minorités ethno‑raciales
ventes sur les marchés internationaux. En analysant le travail dans les quartiers en voie de gentrification, des lieux bien précis
de recadrage opéré au Fonds Sud, on montre que le soutien (Tissot, 2011), et qu’elle est contrainte par un impératif d’authen‑
français à la diversité culturelle dans le monde ne va pas sans ticité codifié à des fins consuméristes (Zukin, 2008), non sans
une normalisation implicite des projets des créateurs étrangers. réminiscences coloniales (De l’Estoile, 2007). Au sein de ce
cinéma du « Sud », le cas des films africains est emblématique
Dans un premier temps, nous verrons combien les films aidés de ce processus de normalisation déjà analysé dans le cas de la
par le Fonds Sud ont été accompagnés par des représentants littérature (Ducournau, 2015) ou de la danse (Despres, 2014).

3.  Ce nouveau fonds, dont la dénomination reprend celle du pavillon des 4.  Le CNC dresse ainsi une « liste des pays aux cinématographies les plus
« cinémas du monde » (c’était celui « des cinémas du Sud » avant 2009), a fragiles » qui bénéficient de mesures dérogatoires dans le cadre des candi‑
été voulu en 2011 par le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, qui avait datures au Fonds d’aide aux cinémas du monde. Au premier semestre 2016,
lui‑même été président de la commission du Fonds Sud de 1994 à 1997. Il a 71 % des 73 pays recensés sur cette liste sont africains.
résulté en 2012 de la fusion du Fonds Sud avec un fonds d’« aide aux films
en langue étrangère » (AFLE) du Centre national du cinéma et de l’image
animée (CNC). Il est doté de six millions d’euros par an.

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142 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

ENCADRÉ 1. MÉTHODOLOGIE DE L’ENQUÊTE

Cette recherche s’appuie sur des observations issues d’un stage effectué à l’été 2008 au « bureau de la coopération cinématographique », en
charge de la coordination du Fonds Sud aux Affaires étrangères, aux côté de Victor, directeur du bureau, et de Julia, chargée de mission en
charge du Fonds Sud. Ce stage a permis de lire les dossiers de candidatures, d’observer leur suivi au niveau du quai d’Orsay, d’avoir accès à de
nombreuses archives et d’assister au déroulement d’une des quatre sessions annuelles de la commission du Fonds Sud.
Ces observations ont été complétées par un traitement quantitatif de la totalité des projets aidés par le Fonds entre 1984 et 2011 (n = 484),
à travers une analyse textuelle de l’ensemble des « synopsis » disponibles (n = 430) à l’aide du logiciel Iramuteq. Ces courts résumés d’un à
deux paragraphes, généralement fournis par les sociétés de production ou de distribution du film, ont été notamment copiés à partir des fiches
techniques fournies sur les sites Internet d’Africultures (n = 144), d’Africiné (n = 3), d’Allocine (n = 159), de Wikipedia (n = 6), de Première
(n = 5), dans les archives du Fonds Sud (n = 60), celles du festival d’Amiens (n = 9) et de Nantes (n = 3), et sur d’autres sources plus ponc‑
tuelles (fondations, maisons de production, journaux spécialisés, festivals, etc.) (n = 41). Les informations manquent sur 54 films, pour la plupart
non terminés.
On s’appuie en outre sur d’autres matériaux collectés dans le cadre d’une enquête sur la prise en charge administrative de l’audiovisuel inter‑
national en France, menée de 2008 à 2012 : entretiens avec des attachés audiovisuels (n = 36) et des exportateurs français de films (n = 52),
observations au marché des films de Cannes en 2011. Le choix a été fait d’anonymiser les enquêtés et les films discutés en commission, mais
pas les films et leurs auteurs sur lesquels les données sont publiques.

Une diplomatie marchande de la diversité culturelle majors hollywoodiennes, explique leur hégémonie sur le mar‑
ché mondial des coproductions (Miller et al., 2001) –, le CNC
Le Fonds Sud participe d’une politique française de soutien a aussi signé des accords similaires, en faisant valoir de son
aux cinéastes étrangers que sous‑tendent des enjeux non seu‑ côté les aides accordées à des cinématographies étrangères
lement diplomatiques et culturels mais aussi commerciaux. Il « fragiles » par le biais des coproductions. De fait, depuis le
s’agit en effet de constituer des alliances avec le plus de pays début des années  2000, une centaine de coproductions par
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an se montent avec plus d’une trentaine de pays étrangers,

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possibles dans le monde, de défendre une doctrine de la
diversité culturelle, mais aussi d’aider, à travers les cinéastes ce qui place la France loin devant les autres pays européens
étrangers, les sociétés françaises qui les coproduisent, les (CNC & Unifrance, 2012). Ces coproductions représentent
distribuent et les exportent à l’étranger. Les projets aidés sont 40 % des films produits en France, pourcentage que seule la
ainsi accompagnés tout au long de leur « trajectoire » par des Grande‑Bretagne excède en Europe car elle coproduit presque
diplomates, des fonds abondés par les administrations, des la moitié de ses films avec les États‑Unis (Unesco, 2009).
professionnels français du cinéma, des dirigeants de festivals
et de chaînes de télévision. Mais le CNC pose deux conditions aux pays intéressés par un
accord de coproduction : ils doivent avoir ratifié la convention de
Une diplomatie française des accords l’Unesco de 2005 sur la diversité culturelle (votée à l’unanimité
de coproduction moins deux voix – celles d’Israël et des États‑Unis) et avoir exclu
le secteur audiovisuel lors d’une adhésion éventuelle à l’Orga‑
L’existence du Fonds Sud s’inscrit avant tout dans la continuité nisation mondiale du commerce (OMC). Pour le directeur des
d’une diplomatie française des coproductions menée par les relations internationales du CNC, il s’agit en effet de « trouver
dirigeants successifs du CNC (Garandeau, 2011, pp. 60‑61). des leviers pour inciter les gens à rejoindre notre camp contre les
Pendant que les États‑Unis ont signé des accords avec presque forces obscures du marché5 ». Ces conditions ont conduit par
une centaine d’États afin de délocaliser une partie de leurs pro‑ exemple à écarter le Japon, les Philippines ou l’Indonésie : « on
ductions − ce qui, du fait des budgets colossaux des films des ne peut pas parce que ça voudrait dire indirectement faire de la

5.  Paris, 26 décembre 2011.

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coproduction avec les États‑Unis, et avec tous les pays de l’OMC, les salles d’art et essai en France et en Europe, mais aussi
et ce n’est pas du tout notre philosophie ». Cette politique fran‑ toute une série de festivals, au premier rang desquels ceux de
çaise a été soutenue par les professionnels français du cinéma. Cannes, Amiens, Nantes et Biarritz, en France, et le FESPACO
Nicolas Seydoux, dirigeant de Gaumont de 1975 à 2004, décla‑ au Burkina Faso9. Ainsi, lorsque je recherche, pendant mon
rait ainsi en 1994 dans la revue professionnelle Écran Total : « je stage, de la documentation sur le pavillon « Cinémas du Sud »
ne suis pas anti‑américain. Ce que je dis, c’est qu’ils ne peuvent à Cannes, c’est au directeur du festival d’Amiens –  consacré
avoir le monopole de la production d’images. Les spectateurs et « aux différences et aux identités culturelles » –, que l’on me
les téléspectateurs européens doivent avoir une alternative […]. conseille, à juste titre, de m’adresser au ministère. Le modèle
Ce qu’il faut, c’est favoriser les coproductions6 ». articulant festival et fonds de soutien a du reste été imité par‑
tout ailleurs dans le monde10.
Cette politique a aussi été portée et défendue au niveau euro‑
péen, où les coproductions ont été présentées comme une Parce qu’il favorise la production et la diffusion de nombreux
manière de mieux faire circuler les films au sein du continent, films étrangers, le fonds peut être vu − si l’on suit ce qu’en dit le
où les productions hollywoodiennes et nationales dominent réalisateur haïtien Raoul Peck, président de la commission du
(Beurier, 2004). Les coproductions européennes sont effecti‑ fonds en 2000‑2001 − comme « un des derniers lieux de résis‑
vement vendues dans deux fois plus de pays en Europe que tance de la présence culturelle de la France dans le monde »,
leurs équivalents purement nationaux et elles enregistrent en allant contre les « effets néfastes de la mondialisation sur la
moyenne 2,7 fois plus d’entrées que ces derniers dans les autres création culturelle, avec la standardisation d’œuvres destinées
pays européens (Kanzler et al., 2008). Elles sont soutenues par à une diffusion de plus en plus large et la promotion de produits
le fonds Eurimages , créé par le Conseil de l’Europe en 1989
7
sans risque, susceptibles de séduire le public mais pas forcé‑
et, dans une moindre mesure, par le programme pluriannuel ment de le stimuler » (cité dans Roatta, 2010, pp. 25‑26)11. Le
MEDIA , lancé par la Commission européenne en 1991 (Polo,
8
réalisateur tchadien Mahamat Saleh Haroun, président de la
2001). Les pays étrangers avec lesquels la France coproduit commission pendant mon stage, estimait de même que « face
le plus sont donc, en toute logique, européens : l’Europe de au cinéma dominant, celui des États‑Unis, la France est pour
l’Ouest représentait 80 % de ses coproductions et 74 % de de nombreux cinéastes le seul territoire qui demeure attentif à
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leurs financements en  2011 (CNC & Unifrance, 2012). Le des regards autres » (cité dans Roatta 2010, p. 26).
modèle de circulation est celui de la distribution dans les salles
d’art et essai, notamment celles du réseau Europa Cinemas De fait, selon les documents du bureau de la Coopération
soutenu par l’Union européenne, et des festivals. cinématographique, alors que 300  000  euros seulement
étaient accordés à cinq films en 1984, les aides du fonds tour‑
La diplomatie du Fonds Sud naient autour de 2 millions et demi d’euros par an dans les
années 2000. Au total, sur presque trente ans, le Fonds Sud
En France, le Fonds Sud a participé, pendant trois décennies, a donné environ 50  millions d’euros à presque 500  films et
de cette même politique. Il alimente en effet en films étrangers 300 cinéastes de 70 pays, pour un montant moyen par film de

6.  Écran Total, 8 juin 1994. 10. Par exemple, le fonds Hubert Bals dépend du festival de Rotterdam
(créé en 1988), le festival de Göteborg a aussi son propre fonds (1999), de
7.  Ce programme, auquel 36 États participent, est basé à Strasbourg. 90 % de même que le festival de Berlin avec le World Cinema Fund (2004), le festival
de Fribourg avec le fonds Visions Sud-Est (2005), le festival de Pusan avec
son budget annuel de 25 millions d’euros va aux coproductions européennes.
l’Asian Cinema Fund (2007) ou le festival des trois continents à Nantes avec
Depuis sa création, il a soutenu plus de 1 500 coproductions européennes pour le fonds d’appui à la production de courts-métrages en Afrique subsaharienne
un montant de presque 500  millions d’euros. Au début des années  2000, la (FACMAS) (2006).
France fournissait, recevait et obtenait la moitié de ces fonds (Miller et al., 2001).
11.  De nombreux parlementaires s’intéressent à la diplomatique culturelle, à
8. Le programme pluriannuel MEDIA (Mesures d’encouragement pour le l’instar de Jean Roatta, député RPR puis UMP de 1986 à 1988 et de 1993
développement de l’industrie audiovisuelle) soutient un peu les coproduc‑ à 2011, et membre de la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée
tions bien qu’il mette davantage l’accent sur la distribution en Europe (plus en 2010 et 2011. Le soutien aux coproductions internationales n’est pas un
de la moitié de son budget de 800 millions d’euros). sujet clivant politiquement, contrairement aux chaînes françaises transnatio‑
nales. C’est dans le contexte de la transformation du Fonds Sud en un nou‑
9. Le « FEStival PAnafricain de Cinéma de Ouagadougou » a été créé veau fonds que Jean Roatta publie ce rapport qui célèbre en fait son action
en  1969 avec le soutien de la diplomatie culturelle française. Dédié au passée, en synthétisant de nombreux éléments fournis par les Affaires étran‑
cinéma africain, il accueille aujourd’hui un demi‑million de spectateurs. gères et le CNC.

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144 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

80 000  euros12. En tout, d’après les chiffres du bureau de la vocation plurielle du fonds. Trentenaire, diplômée de littérature
Coopération cinématographique, entre  1984 et  2009, l’Amé‑ et d’histoire de l’art, elle est au ministère depuis cinq ans.
rique latine a obtenu 12 millions d’euros, l’Afrique 10 millions et D’abord stagiaire au sein du protocole, elle s’est ensuite réo‑
demi, l’Asie 8 millions et demi, le Maghreb 6 millions, les pays rientée vers la coopération audiovisuelle, à nouveau comme
du Proche et Moyen‑Orient 5  millions et demi et les pays de stagiaire, puis recrutée comme contractuelle. Comédienne à
l’Est 4 millions . Cet avantage aux pays latino‑américains est
13
ses heures perdues, elle songe en 2008 à quitter le ministère
d’ailleurs considéré comme un problème en 2008 aux Affaires pour se lancer dans la réalisation de documentaires à l’étranger
étrangères, où Victor, le directeur du bureau de la Coopération ou à se spécialiser dans l’aide au développement. Signe de son
cinématographique, m’explique avoir cherché à retirer de la goût pour les voyages, elle a accroché derrière elle, à côté des
liste des pays éligibles l’Argentine ou le Mexique qui disposent affiches de films soutenus par le fonds, une grande carte du
déjà d’une industrie cinématographique « solide ». Mais diplo‑ monde et des photos du Sud‑Est asiatique. Tiraillée entre ses
matiquement, le retrait n’est pas possible : « donc on reçoit expériences artistiques, un goût pour le documentaire, une
toujours quarante dossiers argentins, et sur les quarante il y en vocation humanitaire mais aussi le quotidien des pratiques
a forcément cinq qui passent alors que d’autres pays n’ont pas diplomatiques, Julia incarne les différentes facettes du fonds.
de quoi financer leur propre cinéma ».
La diplomatie au service du Fonds Sud
Sur la durée, la répartition régionale des aides a plutôt per‑
duré même si celles accordées aux régions privilégiées par Preuve que le Fonds Sud est avant tout un dispositif de la diplo‑
la diplomatie française (l’Afrique, le Maghreb, le Proche et matie culturelle, il s’appuie à l’étranger sur un réseau diploma‑
Moyen‑Orient) ont été peu à peu compensées par l’Asie, l’Amé‑ tique, celui des attachés audiovisuels. Denis, trentenaire, est
rique latine et les pays de l’Est (Figure 1). Au final, les pays les attaché audiovisuel en poste en Afrique du Sud. Fils d’un cadre
plus aidés ont été, d’une part, les grands émergents (l’Inde, la
Chine, l’Égypte, l’Iran, ceux d’Amérique latine), et ceux issus de
l’ex‑empire colonial français au Maghreb, en Afrique de l’Ouest Figure 1. Montant des aides du Fonds Sud par région
entre 1984 et 2005
et au Proche‑Orient (Figure  2). Quant à la géographie des
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aides accordées par le nouveau fonds d’« aide aux cinémas du
monde » à partir de 2012, auquel tous les pays du monde sont
désormais éligibles sans restriction, elle reproduit en fait peu
ou prou ces logiques : les pays européens se sont simplement
ajoutés aux pays du Sud traditionnellement aidés.

Diplomatiquement, le Fonds Sud est donc, pour reprendre la


terminologie officielle, « un outil original de promotion de la
diversité culturelle », « la traduction concrète de l’engagement
du gouvernement français en faveur de la diversité culturelle et
le fondement d’une communauté de pensée artistique et cultu‑
relle indépendante » (Roatta, 2010, pp. 25‑27). Le parcours de
Julia, qui est chargée pendant l’été 2008 de suivre les candida‑
Source : « Bilan Fonds Sud cinéma (1984‑2005) », bureau de la coopération
tures au Fonds Sud aux Affaires étrangères, témoigne de cette cinématographique.

12.  Un arrêté de juillet 1992 a fixé les règles relatives au Fonds Sud. Pour aide à la production de 152 000 euros maximum, une aide à la réécriture de
candidater, les films doivent être tournés à 75 % au moins dans l’un des 7 600 euros et une aide à la finition de 46 000 euros maximum.
pays éligibles et dans la langue du pays étranger. Ils doivent avoir deux pro‑
ducteurs, l’un du pays d’origine et l’autre français. Toute la post‑production 13. Toutes ces données sont issues d’un « Bilan Fonds Sud cinéma
doit être réalisée en France par des techniciens français. Des représentants (1984‑2005) » consulté en  2008 au bureau de la Coopération
du CNC, des Affaires étrangères et de la Coopération « assistent de droit aux cinématographique.
réunions de la commission du Fonds Sud ». Trois aides sont prévues : une

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Figure 2. Nombre de films aidés par le Fonds Sud dans chaque pays éligible entre 1984 et 2011 (n = 484)

Source : données tirées du « Bilan Fonds Sud cinéma (1984‑2005) », bureau de la coopération cinématographique.

du secteur immobilier et d’une orthophoniste, diplômé d’une Mais si tout ça finit par se passer, c’est vraiment toute l’énergie
licence de physique à Orsay et d’une maîtrise de technicien qu’on y a mis ».
de l’audiovisuel à Valenciennes au milieu des années 1990, il
a d’abord travaillé pendant cinq ans pour différentes sociétés Nora, trentenaire, également rencontrée à Cannes en 2011, est
de production de films et de documentaires avant d’obtenir un en poste en Inde. Fille d’un pharmacien et d’une professeure
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MBA à Sciences‑Po Paris et d’intégrer une chaîne de télévi‑ de mathématiques, diplômée d’un BTS de communication et
sion publique. Rapidement, au milieu des années  2000 il a d’une école de commerce toulousaine, elle a d’abord effectué
candidaté à un poste d’« assistant technique » en Namibie, plusieurs stages en radio avant d’être recrutée par les Affaires
pour le compte des Affaires étrangères, au sein de la télévi‑ étrangères en tant que volontaire internationale puis chargée
sion publique d’État, puis a été recruté comme attaché audio‑ de mission en Europe de l’Est et enfin attachée audiovisuelle en
visuel. Je le rencontre à Cannes en  2011. Il se dit alors très Inde. Elle a vécu une expérience similaire à celle de Denis en
fier de voir la première coproduction officielle franco‑africaine, travaillant sur le renouvellement d’un accord de coproduction
Skoonheid, sélectionnée dans la section « Un certain regard » : avec l’Inde qui datait de 1986 et qui a permis d’aider « plutôt
Oliver Hermanus, son réalisateur, avait été « le parrain de la des réalisateurs indépendants indiens15 ». Au festival, Nora sait
première édition du festival de films français [à Johannesburg], d’ailleurs qu’elle ne peut pas manquer la projection de Chatrak
donc pour nous, c’est important, parce qu’on l’avait déjà mis de Vimukthi Jayasundara : « je suis un peu obligée dans le
en avant. Donc on est super fiers  ». Denis pense avoir été
14
cadre de mon boulot quand même, surtout que c’est un réa‑
décisif dans l’aboutissement de ce premier projet, grâce à ses lisateur qui a beaucoup de liens avec la France parce qu’il a
efforts pour parvenir à la conclusion d’un accord de copro‑ fait l’école Le Fresnoy [à Tourcoing], il est francophone, il parle
duction en  2009 : « c’est difficile de mesurer les effets, mais super bien français donc c’est le type de réalisateur qui va for‑
on sait que l’influence est très forte. On a vraiment un rôle de cément… C’est déjà une coproduction avec la France. C’est le
go‑between. Au final ce n’est pas nous qui faisons les projets. type de réalisateur qui va continuer à travailler avec la France.

14.  Cannes, 15 mai 2011. 15.  Cannes, 18 mai 2011.

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146 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

On est obligés de le suivre et de voir son travail ». Dans le cas à leur commercialisation, ou à leur diffusion sur les télévisions
de Denis comme de Nora, jeunes spécialistes de l’audiovisuel, des pays éligibles » (Roatta, 2010, p. 38). Mais le Fonds Sud
le suivi des accords de coproduction mais aussi de jeunes réali‑ participe en fait d’une politique française des exportations qui
sateurs prometteurs constitue une part décisive de leur activité. vise à soutenir ces sociétés françaises spécialisées dans les
films dits « indépendants18 » (Rot & Verdalle, 2013 ; Mariette,
Lors de mon stage au Fonds Sud, je comprends très vite que 2014). Ce sont ces dernières en effet qui coproduisent, distri‑
les attachés audiovisuels sont les principaux interlocuteurs dès buent et exportent des films étrangers. Parmi elles, celles qui ne
qu’on cherche une information sur un projet. Julia a d’ailleurs disposent pas encore de beaucoup de ressources font notam‑
collé sur son bureau la liste de tous leurs contacts. Les dos‑ ment des paris sur les cinéastes étrangers peu ou pas reconnus
siers envoyés au Fonds Sud sont en effet presque toujours afin d’améliorer leur position au sein du champ du cinéma :
passés entre leurs mains : ils les ont lus, sélectionnés, voire c’est le cas de Signal d’Écouves, dirigée par Bruno. Jeune qua‑
aidés, par exemple en finançant leur traduction en français. rantenaire, il est diplômé d’une maîtrise de cinéma à l’université
Ils connaissent les producteurs et appuient les candidatures. Paris‑III et a été vendeur dans deux sociétés de production, de
L’attachée en poste à l’Institut français de Tunis écrit ainsi, à distribution et d’exportation de films indépendants, Écrins et
propos du film candidat Ciné Citta : « je peux témoigner des Celluloïd, avant de créer sa propre société sur ce même modèle.
nombreuses difficultés que rencontrent les professionnels du Pour Bruno, la coproduction « est un moyen pour nous d’investir
cinéma et notamment les réalisateurs. Parmi ceux‑ci, un des dans des films sur scénario sans nécessairement sortir du cash
plus offensifs et des moins “découragés” me semble être IL. de notre part. On est en France, donc on a accès à des aides,
Je ne peux que vous encourager à le soutenir pour que vive la à des fonds, à des partenaires privés. On peut prévendre des
profession  ». Les attachés écrivent aussi régulièrement pour
16
films à Arte. Il y a le Fonds Sud qui existe19 ». Ces profession‑
demander des nouvelles des projets dans lesquels ils se sont nels vont ensuite pouvoir diffuser ces films en salles en France,
impliqués. Ce sont eux aussi qui diffusent à l’étranger certains comme le souligne, entre autres, Baptiste, directeur des ventes
films soutenus par le Fonds Sud, de manière régulière ou dans d’une société similaire, Vignemale. Trentenaire, diplômé d’une
le cadre d’évènements comme lorsque la direction de l’audio‑ école de commerce, il a lui aussi exercé comme vendeur dans
visuel extérieur avait sélectionné en 2004 « 10 films représen‑ d’autres sociétés  de production, distribution et exportation :
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tatifs des 20  ans du Fonds Sud Cinéma », dont des copies « parce que le cinéma indépendant est soutenu, on sait qu’un
« neuves sous‑titrées en français, anglais et espagnol ser[aient] film va avoir plus de facilité à rester en salle, avec des cinémas
mises à la disposition du réseau culturel à l’étranger (festivals, qui aiment ce type de cinéma et le font durer, et un appétit
cinémathèques, universités, etc.)17 ». des spectateurs, qui accepteront de donner une chance à des
films difficiles20 ». Il souligne l’importance des aides du CNC ou
Les marchands de diversité culturelle de MEDIA, mais aussi, en France, d’« un paysage audiovisuel
qui offre à ces films‑là une durée de vie supplémentaire : Arte,
Mais s’arrêter aux enjeux culturels et diplomatiques serait Cinécinéma, Orange et même des chaînes comme 13e  rue,
réducteur : après tout, les attachés audiovisuels servent aussi Direct8 » diffusent des « films pas forcément évidents ».
d’intermédiaires aux associations françaises des exporta‑
teurs de télévision (TVFI) et de cinéma (Unifrance) soutenues Le Fonds Sud revêt donc aussi un caractère crucial pour les
par les Affaires étrangères depuis les années  1990. On peut professionnels français : « bien que limitée, l’aide qu’il apporte
certes voir dans le soutien aux cinéastes étrangers l’élabora‑ est déterminante puisqu’elle permet aux projets d’accéder à des
tion d’« un terreau favorable à la promotion des films français, financements complémentaires » (Roatta, 2010, p.  33). À titre

16.  Courriel du 8 août 2008. 18.  Le cinéma indépendant « se définit principalement contre, en opposi‑
tion au cinéma hollywoodien qui constitue un point de référence : d’un point
de vue institutionnel et économique » (Hurault‑Paupe & Murillo, 2013, p. 3).
17.  « Célébration des 20  ans du Fonds  Sud », note du 5  mai  2004 de la
direction de l’audiovisuel extérieur à Xavier Darcos, ministre chargé de la
Coopération, du Développement et de la Francophonie. 19.  Paris, 27 avril 2009.

20.  Paris, 25 avril 2011.

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d’exemple, en 2008, sur le budget d’un million d’euros de Personne français du cinéma. J’assiste en 2011, au deuxième jour du fes‑
ne sait de Raja Amari (Tunisie), le fonds apporte 125 000 euros tival de Cannes, à la projection d’un film soutenu par le Fonds
fin 2007, auxquels se sont ajoutés 100 000 euros venant d’Arte. Sud, Noces éphémères du réalisateur iranien Reza Serkanian.
Côté tunisien, le budget est complété par un apport du ministère Il est montré par l’ACID (Association du cinéma indépendant
de la Culture et d’une chaîne de télévision. Quatre autres fonds pour sa diffusion) qui, à Cannes, programme des films étran‑
apportent une aide plus limitée (l’Organisation internationale de gers n’ayant pas encore trouvé de distributeurs en France.
la francophonie, le World Cinema Fund, Hubert Bals, Vision Mariana Otero, la réalisatrice et coprésidente de l’association,
sud‑est). Il ne reste donc plus que 100 000 euros à investir pour le présente le film : « À Cannes on est heureux d’être à la maison.
producteur et le distributeur, l’apport du Fonds Sud et d’Arte ayant […] Nous, à l’ACID, nous offrons vraiment plus que le cinéma,
été décisifs. La même année, pour Sayonara, Samouraï ! d’Amir nous offrons le partage. Notre slogan, c’est “le plaisir de parta‑
Karakulov (Kazakhstan‑Japon), les producteurs français, kazakh ger” ». Le réalisateur Costa‑Gavras, présent dans le public, se
et japonais apportent presque un million d’euros, mais le Fonds lève alors pour lire un message de l’actrice principale du film,
Sud et Arte apportent aussi à eux seuls 400 000 euros. Mahnaz Mohamadi, elle‑même metteuse en scène de films
engagés, interdite de quitter l’Iran : « je suis une femme et une
Je m’aperçois ainsi, en stage, que mes collègues du bureau de cinéaste, deux raisons suffisantes pour être coupable, dans
la Coopération cinématographique sont habitués à recevoir les mon pays […]. La liberté est le mot qui manque le plus à notre
mails de remerciement de producteurs qui, tel celui, français, quotidien22 ». C’est donc un réalisateur d’origine grecque qui
d’un réalisateur éthiopien, écrit : « ce fut une longue, longue, prend la défense d’une collègue iranienne lors d’une projec‑
très très longue aventure de production. Mais ça y est, oui ! Le tion d’un film iranien organisée par une association française :
film vient d’être projeté en compétition officielle à Venise hier l’anecdote illustre l’importance de l’accompagnement des réa‑
soir. Et ovationné. Inutile de vous dire que pour HG, c’était un lisateurs étrangers par l’administration et les professionnels
des plus beaux jours de sa vie. Saviez‑vous qu’il avait obtenu français, d’autant que le film projeté, tourné en Iran, en persan,
les premiers financements pour ce film en... 1996. […] Merci sur la condition des femmes, doit précisément son existence à
à tous au Fonds Sud Cinéma, à l’ADC Sud, à la Communauté tout ce dispositif.
urbaine de Strasbourg, à la Région Alsace en France, à l’ACP
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au niveau de l’Union Européenne, qui avez permis à ce film Reza Serkanian vit en Europe depuis la fin des années  1990,
de voir le jour contre vents et marées en repoussant les limites parle très bien français et possède d’ailleurs la double natio‑
des temps normalement impartis pour qu’un film se produise. nalité. Il n’est retourné en Iran que pour le tournage, soutenu
Pour le cinéma africain, pour l’Afrique, ce n’est pas rien21 ». Le par l’ambassade de France. Un des personnages secondaires
Fonds Sud joue donc un rôle déterminant pour des produc‑ du film est joué par un diplomate qui n’est autre que Fabrice
teurs étrangers de pays dominés en matière audiovisuelle. Il Desplechin, frère du cinéaste Arnaud. Ce dernier, auquel le réa‑
leur permet de lancer des projets dès qu’ils obtiennent l’appui lisateur a emprunté le modèle du film choral, est remercié au
de sociétés françaises de production, distribution et exportation générique. Le film a été censuré en Iran, accusé par les autorités
de films indépendants, expertes dans l’art de sélectionner les de montrer une mauvaise image du pays et Reza Serkanian a
projets étrangers susceptibles de recevoir des aides françaises. dû le quitter définitivement. Noces éphémères illustre ainsi toute
une politique d’accompagnement des réalisateurs étrangers qui
Les trajectoires accompagnées des films d’auteur va du repérage des projets à la distribution des films finis en
étrangers salles en France en passant par la coproduction, les aides à la
production, le soutien diplomatique, la diffusion en festival, voire
Le Fonds Sud constitue ainsi un dispositif par lesquels les films les récompenses (ici le prix Sopadin du meilleur scénario), la
d’auteur étrangers sont accompagnés, tout au long de leur distribution en salles en France – et même, en l’occurrence, son
« trajectoire », par la diplomatie culturelle et les professionnels adaptation sonore pour France Culture en 2008.

21.  Courriel du 3 septembre 2008. 22.  Voir aussi Clarisse Fabre, « Reza Serkanian face aux chaises vides du
cinéma iranien », Le Monde, 13 mai 2011.

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148 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

Il existe de très nombreux exemples de telles trajectoires accom‑ Restent 9 membres qui viennent de la distribution, 8 des fes‑
pagnées. Un film comme Uncle Boonmee Who Can Recall His tivals (Cannes notamment), 5 de la télévision, 4 de la critique
Past Lives d’Apichatpong Weerasethakul a ainsi été soutenu et 4 d’autres institutions. Sur ces membres, 19, soit un quart,
par le Fonds Sud, récompensé d’une palme d’or à Cannes, sont nés ou descendent directement d’un parent né dans un
coproduit et exporté par la société française Carré, auprès de pays du « Sud24 ». Mais 15, soit l’écrasante majorité d’entre
qui les droits de diffusion non commerciale ont été acquis par eux, viennent du secteur de la création. Ces chiffres révèlent à
l’Institut français afin que les attachés audiovisuels puissent eux seuls la finalité du fonds, qui est de sélectionner des projets
le projeter à l’étranger. En « accompagn[ant] au cours de leur de créateurs du Sud en les faisant produire, diffuser, distribuer
carrière des cinéastes qui se forgent progressivement un nom et critiquer par des professionnels du Nord.
mais pour lesquels réunir des financements reste difficile », le
Fonds Sud a ainsi « fait émerger de nombreux courants ciné‑ Dans le même temps, on peut penser que les commissions,
matographiques » (Roatta, 2010, pp. 27, 32) : nouvelle vague comme toutes celles du CNC en général (Alexandre, 2015),
argentine au début des années  2000, « sixième génération » ont été un lieu où s’est élaboré un consensus sur les projets qui
chinoise, etc. Cependant, cet accompagnement qui a permis à méritaient d’être aidés et donc un certain canon pour les ciné‑
de nombreux cinéastes étrangers de réaliser des films s’est en mas du Sud. Apparaît en effet une grande homogénéité de fond
même temps accompagné d’une sélection et d’une normalisa‑ et de forme entre les films aidés, reconnue d’ailleurs par les
tion implicite des projets soutenus. administrations. Tous donnent à voir des sociétés et leurs « pro‑
blèmes sociaux » les plus saillants : « difficultés des parcours
individuels, luttes sociales, poids des traditions et du passé »,
La normalisation des films d’auteur étrangers « thèmes liés à l’enfance et la jeunesse, l’éducation, le travail,
la ville, la vie rurale » (Roatta, 2010, p. 29). Prenons l’exemple
Sur cent soixante projets examinés en moyenne chaque année, d’une session de décembre 2006 qui accorde un financement
une trentaine seulement sont aidés au milieu des années 2000 : à sept projets. La commission soutient d’abord deux films auto‑
comment s’opère concrètement le choix de soutenir tel ou tel film biographiques et à teneur historique. Elle accorde 80 000 euros
au Fonds Sud ? L’observation des débats d’une des quatre com‑ à la vietnamienne Roshane Saidnattar, rescapée des camps de
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missions annuelles du fonds, l’analyse d’une série d’évaluations la mort des khmers rouges, qui projette d’interviewer en 2004
des projets préparatoire aux commissions ainsi que le traitement un des chefs de ses bourreaux, Khieu Samphan, dans Au cœur
statistique des résumés de la totalité des films aidés par le fonds de la folie. Le franco‑libanais De Gaulle Eid, obtient la même
entre 1984 et 2011 montrent ce qu’on attend d’un projet étran‑ somme pour Chou Sar ? pour lequel il veut retourner au Liban
ger  : la présentation documentaire d’une société étrangère et
23
retrouver les responsables du massacre des onze membres de
de ses « problèmes sociaux » au travers d’une histoire réaliste à sa famille en 1980, lorsqu’il avait dix ans et qui ont été amnis‑
portée universelle. Le public visé reste en effet celui des grands tiés au terme de la guerre civile en 1993.
festivals et des salles d’art et d’essai des pays du « Nord ».
Les autres projets soutenus ont une teneur très sociale.
Un cinéma du Sud pour un public du Nord Opposition ville/campagne pour le film albanais Vivant ! d’Artan
Minarolli (130 000 euros), qui retrace le destin de Koli, un jeune
La composition des commissions du Fonds Sud depuis sa créa‑ étudiant de Tirana contraint, à la mort de son père, de retourner
tion en 1984 et 2011 est un premier et bon indice des attentes dans son village d’origine en montagne, où il est malgré lui rat‑
qui guident la sélection des projets étrangers. Sur 82 membres trapé par une ancienne vendetta. Critique du libéralisme
au total, 32  viennent du secteur de la création (réalisateurs, post‑communiste dans un autre film albanais, Nous et Lénine
comédiens, techniciens, scénaristes) et 20  de la production. de Saimir Kumbaro (130 000 euros), comédie où des vieillards

23.  Ou du moins la manière dont ces films sont présentés au public français 24.  Il y a d’ailleurs eu une prise de conscience progressive de la nécessité
et, préalablement, aux commissions attribuant les aides, à travers les résu‑ d’ouvrir la commission à des représentants des cinémas du « Sud » : ils sont
més qui en sont faits. passés de 9 %, de 1984 à 2000, à 30 %, de 2000 à 2011.

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luttent contre des promoteurs décidés à démolir leur maison de Une classification réalisée à partir du logiciel Iramuteq permet
retraite. Même critique sociale dans Les Hommes qui sont seuls de préciser cette analyse en distinguant trois niveaux de « mise
et attendent de Fernando Solanas (80 000 euros), qui s’inscrit en récit de l’altérité » (De l’Estoile, 2007) (Figure 4). Un pre‑
dans une série de cinq documentaires inaugurée par Mémoire mier est focalisé sur le quotidien de la « maison » et des pro‑
d’un saccage en 2004 sur la crise argentine des années 2000. blématiques familiales (« fille », « vieux », « femme »,
La commission accorde enfin 130 000  euros au chinois Diao « marier », « époux », « enfant »). Le second registre est celui
Yinan, déjà aidé pour son premier film Uniform en 2003. Son du « 
politique 
», c’est‑à‑dire celui de « 
l’histoire 
»
nouveau long‑métrage Train de nuit, sélectionné à Un Certain des différents « pays », celui de la « guerre » (contrebalancée
Regard à Cannes en  2007, dépeint l’anonymat et l’isolement par l’« amour »), celui de la « crise » et de la « fin », celui de
urbain dans la Chine contemporaine à travers l’histoire d’une l’opposition entre le « sud » et le « nord ». Un troisième niveau,
jeune femme qu’un tribunal de province emploie comme bour‑ celui de la « parole », met en jeu une dimension plus symbo‑
reau : le week‑end venu, elle court les soirées dansantes. lique relevant tout autant de l’identité (« 
peuple 
»,
« conscience », « destruction », « coup ») que de l’intime
Le traitement statistique des « synopsis » de 430 des 484 films (« sensible », « cacher ») et de l’émotion (« attente », « peur »,
aidés par le Fonds Sud entre  1984 et  2011 permet d’affiner
ce constat (voir encadré méthodologique). Les termes lemma‑
Figure 4. Classification des termes les plus utilisés
tisés qui reviennent le plus fréquemment sont ainsi « jeune »,
dans les synopsis des films soutenus par le Fonds Sud
« femme », « homme », « enfant », « mère », « devenir
entre 1984 et 2011 (n = 430)
grand », « mari », mais aussi « village », « maison », « ville »,
« aller », « découvrir », « trouver », et « amour », « guerre »,
« vie », « mort » (Figure  3). On reconnaît là des récits qui
tournent autour de la question des alliances, de l’opposition
entre ville et campagne, mais aussi de la violence : les films
documentent généralement l’histoire d’un apprentissage, d’une
émancipation, comme la découverte progressive d’une société
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locale et de ses problèmes.

Figure 3. Nuage des termes les plus utilisés


dans les synopsis des films soutenus par le Fonds Sud
entre 1984 et 2011 (n = 430)

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150 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

« 
rire 
»). Raconter, documenter, universaliser 
: ces trois (i) La clarté du projet. En session, un projet palestinien reçoit
dimensions témoignent de la finalité de ces films du Sud des‑ par exemple un avis négatif car il met en scène un « réseau de
tinés à un public du Nord. Il s’agit de lui raconter une histoire personnages qui se croisent sans autonomie par rapport au pro‑
ancrée dans une réalité locale et quotidienne (niveau 1) mais jet » : c’est une « chronique superficielle et désincarnée », il n’y
aussi de documenter une situation politique et géopolitique, a pas de personnage-clé, il est « impossible de reconnaître les
pour cultiver ce public (niveau 2), tout en arrivant à désingula‑ personnages trop nombreux ». Il aurait été plus intéressant de
riser suffisamment le propos pour l’universaliser en faisant suivre l’un d’entre eux ou de se concentrer sur l’histoire d’un
appel au registre du symbolique, du sensible et de l’émotion don de cœur d’un Israélien à un Palestinien. En outre, « on ne
(niveau 3). comprend pas si le père est un traître ou un héros ».

U n i m p é r a t i f d ’«  a u t h e n t i c i t é   » (ii) Le refus des excès. Il donne matière à débats. En session,


un projet brésilien propose ainsi, selon les uns, un « univers
On comprend mieux comment se négocient ces trois dimen‑ glauque sans salut ni ouverture », un « programme unique‑
sions au sein de la commission à partir de l’analyse des fiches ment masochiste », même si, selon d’autres membres, il « rend
de lecture et de l’observation des débats en session. Le prin‑ bien l’univers de l’adolescence, y compris avec des sons », et
cipe qui cimente ces trois niveaux de récit et autour duquel qu’« il y a vraiment du cinéma, une ambiance, des person‑
un consensus s’est formé au sein du fonds pendant trente nages, des images fortes comme le brouillard dans la chambre,
ans, c’est celui de l’authenticité. C’est ce que montre à la fois la coupure d’électricité ». De son côté, le lecteur voit dans les
l’observation d’une session de la commission et les évaluations excès des scenarii un défaut rédhibitoire : « les personnages
sur lesquelles, à la manière des maisons d’édition (Fouché d’adultes sont brutaux, caricaturaux, d’une bestialité totale » ;
& Simonin, 1999), les membres de la commission s’appuient « complaisance dans la barbarie ou le ridicule sanguinolent » ;
en session. On a ainsi analysé de manière détaillée la session « de nombreuses scènes silencieuses, avec en contrepoint des
du 12  juin  2008 et en particulier les critères mobilisés lors passants, des animaux, des paysages marqués, ajoutent une
des tractations entre les membres de la commission (Heinich, profondeur sans clichés naturalistes ». Il s’agit donc de sélec‑
1997). Celle‑ci comprend alors, outre les représentants des tionner des projets réalistes mais sans excès, documentaires
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Affaires étrangères et du CNC présents en tant qu’obser‑ mais pas trop naturalistes : il faut pouvoir adhérer sans ciller à
vateurs, les réalisateurs tchadien Mahamat‑Saleh Haroun l’idée que la situation du pays étranger présentée dans le film
(c’est le président), tunisienne Raja Amari, guinéen Cheick est crédible et vraisemblable.
Doukoure, algérienne Djamila Sahraoui, ainsi que les produc‑
teurs Cedomir Kolar, Edgar Tenenbaum et Joël Thibout, les (iii) La sincérité du cinéaste (un critère moral qui mélange
scénaristes Olivier Lorelle et Jérôme Soubeyrand, le comédien finesse, générosité et honnêteté). Ainsi, un scenario argentin
camerounais Émile Abolosso M’Bo, la distributrice Dominique souffre d’une « écriture appuyée », d’« une absence d’aspé‑
Welinski et la directrice de la communication du festival de rités », d’« une posture autistique et orgueilleuse », d’un
Cannes, Marie‑Pierre Hauville . On a aussi analysé 14  avis
25 « manque de générosité ». C’est une « œuvre qui ne donne
d’un lecteur (anonyme) 26
de la session de décembre  2006 pas envie de devenir cinéaste ». Un projet paraguayen, dont
(3  défavorables, 7  mitigés, 3  plutôt favorables, 1  favorable) l’auteure a déjà réalisé deux films, est un « audacieux », mais
(voir un exemple d’avis en encadré 2). témoigne d’une « posture de plus en plus radicale et autistique,
de moins en moins généreuse de films en films », même si
Même si les désaccords peuvent être nombreux, l’observation le scenario semble « juste », « sobre » et « très bien écrit » à
des débats et la lecture des avis permettent d’identifier les prin‑ d’autres membres. Un film serbo‑monténégrin, qui a pourtant
cipes de sélection qui font consensus au sein du Fonds Sud : bénéficié d’une réécriture, est un « triturage sentimentalo‑eau

25.  La présence de six d’entre eux seulement est nécessaire et tous ne sont 26.  On sait cependant que les quatre lecteurs sollicités cette année‑là sont
pas présents ce jour‑là. trois jeunes auteurs‑réalisateurs‑scénaristes, dont l’un diplômé de la Fémis,
et un chercheur en études cinématographiques.

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de rose », avec ses charniers, ses orphelinats, la « vision d’un soit située dans « une ville de province et pas une capitale du
gamin marchant sur l’eau », un film qui « nous manipule ». Un Brésil ». En revanche, des films sont jugés nécessaires dès
projet argentin est « fabriqué », « on ne sent pas le cœur des qu’ils dépeignent un pays de manière inédite. Si le scénario
personnages battre », « il y a un univers mais pas d’histoire, palestinien est critiqué par un membre pour son manque de
pas d’axe », « tous les hommes sont des salauds, il n’y a pas suspense, un autre le juge pertinent car « il évoque parfai‑
de chance donnée aux personnages ». Un scénario indien est tement la vie palestinienne » : il propose une vision « jamais
un « cours d’histoire qui n’a pas l’air très honnête », « didac‑ vue sur la société palestinienne », « parle de Ramallah ». Il
tique » et « lénifiant », la « pure application d’un programme », est « intéressant car il remet en cause sa famille, son camp,
« le personnage principal est une marionnette ». Au contraire, Arafat ». Le scénario indonésien est jugé trop naïf et manichéen,
le scénario indonésien fait preuve d’une « grande sincérité qui manquant de profondeur historique, mais « il n’y a pas beau‑
donne une continuité au film ». coup de films indonésiens ». À propos du film indien, certains
membres reconnaissent qu’il aborde « une page d’histoire inté‑
(iv) La spécificité du traitement par rapport au reste du cinéma ressante qui remet les choses en perspective et mériterait un
mondial. Pour juger de l’originalité des projets, le lecteur n’hé‑ bon film » : il s’agit d’une « coproduction Inde‑Bengladesh »,
site pas ainsi à comparer des projets de régions très différentes : qui « doit donc exister ».
« par son sujet ce projet peut être comparé à un autre projet
de cette même commission  […]. Car dans les deux cas les La commission est donc en quête d’une authenticité qui est
personnages principaux sont des meurtriers obéissant à une évaluée selon des critères de clarté, de modération, de spé‑
loi terrible. Il y a semble‑t‑il, de par le monde aujourd’hui, un cificité et de sincérité du cinéaste, mais aussi de pertinence
attrait particulier pour ce sujet. Mais quand dans son film, [le par rapport aux autres films de la région. Les membres sont
Serbe] cherche –  inconsciemment  – un innocentement (per‑ d’ailleurs poussés dans cette direction par les représentants
sonnel et collectif), [le Chinois], nous semble‑t‑il, ne tombe pas des administrations qui n’interviennent pas dans les débats
dans ce piège (tout autant personnel et collectif) ». Il évoque mais peuvent les influencer en amont. C’est ce dont témoigne
également « une série Z parmi tant d’autres, comme on peut par exemple un courriel envoyé par Julia pour accompagner le
en voir dans certaines salles délabrées d’Afrique ou d’Amérique DVD de Le Papier ne peut pas envelopper la Braise de Rithy
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du Sud, entre deux films érotiques aux couleurs passées… » Panh, un documentaire sur la prostitution au Cambodge que le
ou se déclare favorable à un projet qui est un « véritable tour président de la commission n’était pas parvenu à lire sur son
de force parmi d’autres scénarios beaucoup plus faibles et sans ordinateur : « je trouve personnellement le film très fort. [Le
profondeur, sans mystère ». Le lecteur reproche en outre à cer‑ directeur] qui a eu l’occasion de le voir sur grand écran m’a dit
tains projets des influences mal digérées du cinéma hollywoo‑ l’avoir trouvé “poignant”. C’est un travail très subtil qui cherche
dien dominant : tel projet indien, perdu « dans le macabre et à donner chair à l’image comme exceptionnellement le cinéma
le spectaculaire », est, par son « traitement frontal de la vio‑ documentaire y parvient. La vie, et quelle vie, s’y glisse. La vio‑
lence », une « victime collatérale du “genre” Tarantino. Un lence est comprise dans sa nature. Il me semble important que
de plus, et toujours un de trop… ». Un autre est « une bande vous puissiez le voir et que vous nous donniez votre opinion en
dessinée couchée sur pellicule, très rapide et cousue de réfé‑ pleine connaissance ».
rences au western spaghetti ».
En fait, ces critères s’expliquent surtout par la réception atten‑
(iv) La pertinence géographique. En session, à propos du film due de ces films par un public du Nord. Pour le directeur des
argentin, un membre critique ainsi « l’obsession lassante de relations internationales du CNC, un diplômé d’HEC et de l’ENA
l’homosexualité adolescente dans les films latino‑américains », (promotion 2001) venu du Conseil d’État, l’objectif du fonds est
tandis qu’un autre affirme qu’« on comprend les motivations d’ailleurs bien de favoriser une diversité « à domicile » : il s’agit
des personnages contrairement aux autres chroniques argen‑ de « permettre aux spectateurs français de voir ces œuvres,
tines ». À propos du projet brésilien, un membre critique pour permettre une diversité culturelle. […] On fait ça dans l’in‑
« une histoire d’adolescent qu’on retrouve dans tous les films térêt des créateurs étrangers et du public français pour lequel
sud‑américains », tandis qu’un autre apprécie que l’action on pense qu’il y a une valeur absolue à être mis en contact avec

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152 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

ENCADRÉ 2. AVIS DU LECTEUR SUR UN FILM CHINOIS, SESSION DE DÉCEMBRE 2006

Argument :
Quelques jours de la vie d’une femme de trente ans dont le métier est bourreau : c’est elle qui exécute les condamnés à mort. Elle affronte sa
solitude et sa culpabilité. […]
Commentaires :
Ce projet, malgré son sujet excessif et spectaculaire, est incontestablement intéressant.
D’abord parce que les inventions cinématographiques y abondent : ellipses surprenantes, constructions de motifs inédits, doutes des person‑
nages et des spectateurs, liberté laissée à l’interprétation, etc.
De plus, le traitement proposé laisse présager une grande beauté hiératique.
Les dialogues également, dans leur savante simplicité, touchent parfois à la grandeur et au mystère de la vie.
De nombreuses scènes silencieuses, avec en contrepoint des passants, des animaux, des paysages marqués, ajoutent une profondeur sans
clichés naturalistes – ni surlignages botanistes semble‑t‑il. (L’herbe ondule sous le vent alors qu’on assassine. Cf. The thin red line  de T. Mallick,
mal copié de The Naked and the Dead de R. Walsh.)
L’étouffement possible du film est, nous semble‑t‑il neutralisé par le regard oblique de l’auteur, ainsi que par une certaine forme d’humour
désespéré ; en un mot, par la distance de l’auteur vis‑à‑vis de son sujet.
Pour notre part, nous prenons le risque de soutenir ce projet, véritable tour de force parmi d’autres scénarii beaucoup plus faibles et sans pro‑
fondeur, sans mystère.
AVIS FAVORABLE.

des œuvres venues d’ailleurs27 ». Sous conditions de soutien coupé de son public, et largement tributaire des subventions
financier, de sélection en festival international et de diffusion en européennes » (Delestre, 2014), le cinéma africain reste sou‑
salle en Europe, la coopération cinématographique française mis au soupçon portant sur la coopération culturelle en géné‑
conduit ainsi à une normalisation des projets des réalisateurs ral, accusée de néocolonialisme sous couvert de coopération
des pays du Sud. Pour les réalisateurs de pays dominés dans et de la normalisation sous couvert d’émancipation (Despres,
le cinéma mondial, il s’agit de toute façon de leur seule chance 2014 ; Ducournau, 2015). En l’occurrence, lors de la session
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de s’exprimer : mais la condition posée est de parvenir à culti‑ de juin 2008, les projets africains sont d’autant plus débattus
ver, documenter, divertir, émouvoir et surprendre –  mais pas que cinq membres cette année‑là viennent du continent afri‑
trop – un public étranger, celui du Nord, en faisant un usage cain et que le président lui‑même, Mahamat Saleh Haroun,
stratégique de leur propre origine. Cette diversité n’est d’ailleurs est un cinéaste tchadien vivant en France depuis 1982 (il est
pas sans rappeler celle mise en scène à l’Exposition coloniale diplômé de l’IUT de journalisme de Bordeaux), récompensé par
de 1931, mélangeant déjà les dimensions marchandes (c’est le prix du jury à Cannes en 2010 pour Un homme qui crie, et
une « foire commerciale »), culturelles (la connaissance des de nouveau sélectionné en 2013 et 2016 avec Grigris et Hissein
différentes cultures de l’empire, la présentation de l’artisanat et Habré, une tragédie tchadienne. À plusieurs reprises pendant
des œuvres d’arts indigènes) et diplomatiques (la propagande) la session les membres se demandent si les projets africains
(De l’Estoile, 2007). dénotent une perspective culturaliste et néocoloniale ou font
preuve au contraire d’un regard authentiquement africain.
Un cinéma de « bounty » ?
Un projet mozambicain fait par exemple l’objet d’avis contrastés.
Et de fait, c’est l’aide au cinéma africain qui cristallise les cri‑ Un membre reproche au scénario une « absence de point de
tiques adressées à la coopération cinématographique. Si d’autres vue », des événements « qui ne sont pas motivés » (comme des
cinémas n’en sont pas exempts – on a pu aussi reprocher par épisodes de lévitation ou le rajeunissement soudain d’une vieille
exemple au « nouveau cinéma argentin » d’être « un cinéma femme), une confusion des genres, une « absence d’explicitation

27.  Paris, 26 décembre 2011.

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du point de vue politique » : « on voit l’Afrique à travers les yeux bras de chemise comme s’il s’apprêtait à sauter dans un avion,
d’un blanc, c’est un regard néocolonial », conclut‑il. À l’inverse, il a choisi comme seule décoration de son bureau une collec‑
un autre membre, qui justifie l’épisode du rajeunissement, y tion de bières africaines et dans le bureau de sa secrétaire,
voit un « conte philosophique », une « version revisitée contem‑ une immense carte de l’Afrique occupe tout un mur. Après une
poraine du conte africain », lit un scénario « drôle, nerveux, enfance en Afrique qu’il a gardée « dans le rétroviseur », Victor
culotté », en plein dans « l’actualité à cause des interventions a fait des études en philosophie avant de partir, comme direc‑
étrangères, ou de l’ONU dans les pays en guerre » ; « il y a un teur de centre culturel pour le ministère de la Coopération, à
ton, une petite musique constante qui fait tenir jusqu’à la fin ». Kinshasa, puis Dakar et enfin au Mozambique, où il s’est fait
construire une maison par un ami spécialiste de l’architecture
Un projet congolais fait aussi l’objet d’avis mitigés. Si les traditionnelle du pays. Il s’apprête d’ailleurs à y partir un mois
membres s’accordent sur son irréalisme  (262  scènes pour en vacances, et me montre sa voiture équipée d’une tente pour
111 pages et un budget beaucoup trop élevé), sur sa complai‑ dormir au milieu de la brousse, son bateau, les femmes du
sance à l’égard des scènes de sexe et de violence, sur l’absence village voisin, un ami pêcheur, etc.
de narration, de propos et de personnages, ils lui reconnaissent
malgré tout sa grande énergie. Un membre affirme que c’est En 1998, il a passé le concours de secrétaire des Affaires étran‑
« un film africain fait pour des Africains par des Africains » gères en interne, au moment de l’intégration du ministère de la
qui montre de « véritables images de Kinshasa » et exprime Coopération aux Affaires étrangères (Meimon, 2007), avant de
la « sincérité du réalisateur ». C’est pour les raisons inverses prendre une année de disponibilité en 1999 pour « remonter »
qu’un projet malien, d’un réalisateur pourtant très reconnu, est l’Afrique à moto et en bateau. « Moi, avec le concours, je pour‑
critiqué par un des membres : « on se croit dans Tarzan ». Il y rais être premier con [premier conseiller] dans une ambassade,
voit une « fabrique de l’imagerie africaine assez raciste », une mais j’ai toujours refusé. Je ne veux pas être le pisse‑télégramme
« entourloupe non déguisée ». Un autre y lit au contraire un de l’ambassadeur. Ici je suis indépendant, c’est concret, c’est
« joli conte » avec des djinns et de la magie, et y reconnaît un poste en or. C’est humain, je suis en prise avec le réel ».
l’univers d’un auteur qui n’a pas tourné depuis 1995. On retrouve là des éléments tout à fait typique à la « culture
institutionnelle » des agents de la Coopération : « culte du ter‑
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Ces débats reprennent en fait des contradictions inhérentes rain, expérience africaine, réticence à la formalisation des rap‑
à la « coopération » française, héritière de l’administration ports bureaucratiques, “modestie” professionnelle et sociale »
coloniale, et tiraillée entre des aspirations « tiers‑mondistes » (Meimon, 2010). De fait, Victor est considéré comme un des
et la réalité d’une « gestion clientéliste des relations franco‑ maîtres d’œuvre de la coopération culturelle française sur le
africaines » (Meimon, 2005 ; Dimier, 2014). Or, si les projets continent : « je connais tout le monde en Afrique », se vante‑t‑il.
africains font tant débat, c’est en partie parce qu’ils sont plus En juin, au début de mon stage, il accompagne son directeur à
dépendants que les autres des financements de l’ancienne Kinshasa, à un moment de tension des relations avec le Congo :
puissance coloniale. Ce problème demeure d’ailleurs une « j’avais des passe‑droits partout, tout le monde me connaît
obsession des agents du bureau de la coopération cinéma‑ là‑bas », m’explique‑t‑il, le directeur « n’en revenait pas ».
tographique, au premier rang desquels son chef, Victor, pour
qui « c’est le problème récurrent » : le cinéma africain reste C’est mon « maître de stage » en 2008. Il supervise la gestion
en effet sinistré, très peu diffusé ou exploité en salles sur le du Fonds Sud et dirige le bureau de la coopération cinématogra‑
continent même, et sous perfusion des aides extérieures (Cocq phique dont il incarne le tropisme africain. Il est ensuite reparti
& Lévy, 2006 ; Forest, 2011). en poste en Afrique, à nouveau dans la diplomatie culturelle,
en Algérie puis au Cap Vert en 2012. En 2008, Victor super‑
Victor est d’ailleurs un pur produit du ministère de la visait d’ailleurs un autre fonds, le Fonds Image Afrique, créé
Coopération qu’il a intégré dans les années 1980. Toujours en en 200428 et destiné à alimenter les festivals africains (Lelièvre,

28.  Entre 2004 et 2006, ce fonds a distribué presque deux millions d’euros


à trente films.

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154 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

2011), en particulier le FESPACO. Si sa commission comportait Amené à connaître et à suivre, de par son activité d’attaché
autant de « représentants du Nord » que « du Sud », nombre audiovisuel, les trajectoires des cinéastes africains, Gabriel ne
de ces professionnels africains étaient en fait étroitement liés supporte pas le décalage entre les réalités du continent dont
à la France. D’après les documents du bureau, sur les treize il s’estime spécialiste et celles présentées dans les films afri‑
candidats « du Sud » pressentis en  2006 pour être nommés cains bénéficiant d’un soutien financier en France. Pour lui,
membres de cette commission, douze au moins avaient ainsi le modèle que la France aurait dû imiter est celui du Nigéria,
fait leurs études et/ou s’étaient installés en France et beaucoup celui de « Nollywood » (Barrot et al., 2008 ; Saul & Austen,
avaient déjà été soutenus par la coopération française. 2010). C’est certes un cinéma de « la pire qualité technique »,
de bric et de broc, non soutenu par les pouvoirs publics.
C’est sur ce point que Gabriel, attaché audiovisuel en poste Mais il l’a « compris en étant à Kinshasa » : au Congo, c’est
en Afrique de l’Ouest, critique avec virulence la coopération celui « qui scotche les gens » car ils « se reconnaissent dans
cinématographique. Trentenaire, fils de professeurs maoïstes les personnages », sans être rebutés par la voice over « qui
lillois qui multipliaient les voyages en Chine, très tôt syndiqué, raconte l’histoire en lingala » par dessus la bande‑son origi‑
passionné de radio, pigiste à Radio France et France  3, il a nale. La fibre militante et l’habitus journalistique de Gabriel
rejoint le Congo afin de travailler pour une station de radio fran‑ l’ont rendu méfiant à l’égard du pouvoir, en particulier de
cophone au Congo, Radio Okapi, pendant une dizaine d’an‑ toute forme de propagande. C’est sans doute pourquoi il cri‑
nées, avant d’être recruté par les Affaires étrangères. Pour lui, tique autant le modèle français de soutien à une clientèle de
les pouvoirs publics français n’ont fait que financer un cinéma cinéastes « occidentalisés », le juge « postcolonial » et estime
d’auteur déconnecté des réalités africaines et à destination des qu’il a empêché une industrie locale du cinéma de se dévelop‑
publics occidentaux, en aidant des cinéastes qui ne parlent pas per de manière autonome. En poste, Gabriel s’efforce ainsi de
de la « vraie » réalité africaine : soutenir, sur le modèle de Nollywood et contrairement à la tra‑
dition de coopération française, des réalisateurs qui tournent
Nous, dans notre vision un peu culturelle et proactive, on a financé des séries en VHS dans les dialectes locaux, qui seront diffu‑
un cinéma d’auteur qu’on a amené dans les écoles françaises.
sées à la télévision localement et vendues dans les rues de
Sembene Ousmane le grand réalisateur sénégalais, regarde le
générique de son film, ce n’est que des Français ! Le directeur photo, Dakar ou à Paris à Château Rouge.
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la costumière, tout est français. Mehmet Haroun Saleh, est‑ce qu’il
fait un film français ou un film tchadien ? Tu regardes le thème de Victor est tout à fait conscient de ces critiques, comme le
son film : ça se passe dans le grand hôtel international, dans des
révèle, pendant mon stage, un entretien qu’il a avec le réa‑
villes pourries comme N’Djamena, c’est l’endroit où il y a tous les
blancs. Et c’est l’unique endroit où il y a les blancs. C’est l’endroit lisateur français d’un petit film sans producteur, tourné avec
des Français en fait. Ça parle de quoi son film ? C’est l’histoire un budget de 30 000 euros et diffusé uniquement en DVD. Le
d’un père qui va perdre son emploi parce que mondialisation, et réalisateur aimerait savoir s’il peut obtenir un soutien du bureau
son hôtel a été repris par des Chinois. C’est un thème français. Le
pour son film. Il insiste sur le fait que ses personnages sont des
salariat n’est pas un thème tellement africain en réalité. Au Tchad, les
salariés, il y en a très peu en fait. C’est financé par qui ? Par le CNC. Africains de classe moyenne qui n’ont « pas de problème de
L’avance sur recettes. Française. […] Ceux qui font du cinéma, c’est drogue, de papiers », qu’il n’y a « pas de misérabilisme », qu’ils
des « bounty29 ». Sembene Ousmane était communiste ! C’est une sont « parfaitement intégrés ». Il décrit aussi la bonne récep‑
version africaine de mes parents ! Ça me fait rigoler. Il te raconte la
tion du film dans la communauté africaine d’Antony ou celle
grève des employés de chemin de fer comme mes parents auraient
pu me raconter je ne sais pas quelle grève à leur époque. Ce n’est
de Château Rouge : « les gens viennent me serrer la main à la
absolument pas sénégalais […]. C’est des films intellos et il n’y a pas fin du film ». Il a même été sélectionné au FESPACO en 2009.
de public pour ces films‑là. Il n’y a pas de public africain. Il y a un Mais Victor explique qu’il ne peut rien faire dans la mesure où
public de cinéphiles français ou africains occidentalisés à mort. Je
le réalisateur du film n’est pas africain : « tu devrais t’appe‑
pense finalement que la coopération française, en voulant aider le
cinéma, a développé un cinéma français qui parle de l’Afrique. Avec
ler Mamadou ». Après l’avoir raccompagné, Victor m’explique
des Africains franco‑africains. un peu désemparé que ce réalisateur, tout en étant blanc, « a

29.  Injure raciste signifiant qu’un « noir » est « blanc » à l’intérieur, comme
la barre de noix de coco chocolatée « bounty ».

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fait un film de noir », à l’inverse d’un cinéaste africain qui fait en s’échappant par l’escalier. Victor ironise : « Attends, tu
des films de blanc, où on « apprend aux noirs à boire du vin n’aurais pas dû faire ça, il a dû téléphoner à l’étranger depuis
blanc ». L’interaction témoigne d’une forme de culturalisme ton bureau ! […]. S’il veut de l’argent pour son film il n’a qu’à
et d’essentialisme propre aux agents de la coopération. Cela vendre son hôtel particulier rue de Rivoli qu’il s’est acheté avec
n’empêche pas Victor d’intégrer une certaine critique de la coo‑ [le succès d’un de ses précédents films] ».
pération française en Afrique. De cette ambivalence témoigne
sa gestion d’une « clientèle » de cinéastes africains dont il fait Quelques semaines plus tard, le 18 juillet 2008, lors d’un pot
une spécialité mais sur un mode distant, presque désabusé et pour une fête de départ, Victor revient sur une autre affaire
parfois condescendant. Pendant mon stage, je l’observe ainsi impliquant un réalisateur africain célèbre. Alors que ce dernier
échanger avec son directeur à propos d’un célèbre cinéaste a reçu une subvention du Fonds Image Afrique, il n’a pas rétri‑
africain à qui le soutien du Fonds Sud a été inopinément refusé bué la dirigeante du studio de post‑production franco‑belge qui
pour un projet jugé infaisable. Se disant harcelé, le directeur a travaillé sur son film et qui s’est plainte par courriel auprès
a fini par laisser le cinéaste monter le voir à son bureau tout de Victor : « aujourd’hui, c’est toute notre confiance envers le

Figure 5. Analyse factorielle des termes les plus utilisés dans les synopsis des films soutenus par le Fonds Sud entre 1984
et 2011 (n = 430)
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Lecture : termes les plus caractéristiques des films selon l’origine des réalisateurs ; ✪ Afrique subsaharienne ; + Afrique du Nord et Moyen‑Orient ; X Amérique latine ;
# Asie ; V régions post‑soviétiques.

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156 Une diversité sur mesure. Les conditions d’existence d’un cinéma du « Sud »

cinéma du Sud qui est ébranlée », tout en accusant le réalisa‑ du Fonds Sud, sélection et récompenses en festival, distribu‑
teur d’oser « se positionner en mendiants ». Le cinéaste afri‑ tion dans les salles françaises d’art et essai, financement et
cain, mis au pied du mur, s’est alors tourné vers le Président de diffusion par Arte, ventes à l’étranger. Cette politique, qui fait
la République auquel il a écrit. Victor cite tout haut un extrait de la doctrine de la diversité culturelle le dénominateur com‑
de sa lettre : « Les fonctionnaires du ministère qui se baladent mun entre des enjeux marchands, diplomatiques et culturels,
de festivals en festivals avec leurs cinéastes protégés ». Victor confirme le poids du financement public et de la régulation
fait circuler les éléments de réponse qu’il a rédigés pour les ser‑ administrative pour permettre une certaine diversité en salles.
vices du Président, où il énumère toutes les aides reçues par le
réalisateur africain, afin de démontrer combien il fait en réalité Mais elle soumet en réalité les films étrangers à de fortes pres‑
partie de cette clientèle de cinéastes aidés qu’il entend dénon‑ criptions. Malgré les différences entre les films aidés par le
cer. Il commente : « non mais il est fou, déjà qu’on est dans le Fonds Sud, on peut repérer de fortes similarités révélées par
collimateur ! ». Une collègue rit en lisant sa réponse : « et tu as l’analyse des synopsis des films aidés entre  1984 et  2011.
passé vingt‑quatre heures à faire ça ! ». Victor réplique : « j’ai Quelle que soit l’origine du film, la mise en récit de l’altérité
eu du mal à signer Nicolas Sarkozy… il est fou ce type, écrire au se décline toujours sur trois niveaux : raconter une histoire
Président ! ». Ces observations de terrain révèlent l’institution‑ ancrée dans une réalité quotidienne (la maison, la famille,
nalisation d’un rapport déséquilibré entre l’ancienne puissance les alliances), documenter la réalité politique d’un pays (la
coloniale qui investit en Afrique dans le cinéma mais pour son guerre, la crise), universaliser sur un registre plus symbo‑
propre public, et les ex‑colonies enfermées dans les logiques lique, intime et émotionnel (la parole, la conscience, la peur, le
clientélistes – réminiscence du modèle d’exploitation coloniale. rire). L’observation des opérations de tri et de sélection d’une
La contradiction entre le fait de ne pas financer un cinéaste commission du Fonds Sud dans les années 2000 permet de
français qui fait un film africain tout en aidant des cinéastes mieux comprendre ce processus de normalisation des projets
africains qui font des films français n’est donc qu’apparente et étrangers. On attend d’eux en effet d’être « authentiques »,
révèle en fait une coupure institutionnalisée, au niveau cinéma‑ c’est‑à‑dire de savoir documenter avec clarté, vraisemblance,
tographique, entre un cinéma occidental hégémonique et un sincérité, de manière inédite et pertinente la réalité sociale,
cinéma africain presque inexistant. culturelle et historique d’un pays dominé en matière cinéma‑
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tographique. En fait, il s’agit d’arriver à divertir et à cultiver un
C’est d’ailleurs ce que révèle une analyse factorielle construite public du Nord qui est avant tout celui des festivals interna‑
à partir des termes les plus utilisés dans les synopsis des films tionaux et des salles d’art et essai. C’est la condition de leur
aidés au Fonds Sud. Si de nombreux termes, au centre du accompagnement.
graphique, restent indiscriminés, le continent africain, dont la
modalité est projetée au sud‑ouest du graphique, se distingue Les films africains concentrent les critiques adressées à ce
par l’opposition caractéristique entre « blanc » et « noir », mais type de coopération, elle‑même tributaire, jusque dans les
aussi par tout un imaginaire guerrier (« chasseur », « armée », trajectoires de ses administrateurs, des contradictions de la
« coup », « épreuve », « lutte », « combat » ou « indépen‑ politique de coopération postcoloniale. Dépendants pour
dance ») qui continue de cantonner l’Afrique dans le registre exister des financements de l’ancienne puissance coloniale,
de la violence voire de la sauvagerie (Figure 5). ils sont réalisés par une petite clientèle de cinéastes souvent
formés en France, mais sont peu vus en Afrique et donc
destinés presque exclusivement à un public occidental. Une
Conclusion analyse factorielle sur les termes récurrents dans les synopsis
des films du Fonds Sud montre d’ailleurs que la coopération
Il existe une diplomatie marchande française de la diversité cinématographique a institutionnalisé, jusque dans la mise en
culturelle qui consiste à accompagner, tout au long de leur récit des films africains, des catégories telles que l’opposition
trajectoire, des films d’auteurs étrangers issus de pays aux « blanc »/« noir » ou l’imaginaire d’une Afrique violente et sau‑
cinématographies dominées : coproductions avec des profes‑ vage. Cette notion d’authenticité est précisément celle qui a
sionnels français, repérage et suivi par les attachés audiovi‑ présidé au lancement du musée du Quai Branly où « l’exo‑
suels, aides à l’écriture, à la coproduction, à la post‑production tisme [...] prend la forme d’une consommation esthétique de

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l’altérité » qui, en cherchant à entretenir une certaine bonne « authentique » de pays en développement, notamment celle
conscience de l’Occident, perpétue une forme d’héritage colo‑ venant d’Afrique, par pure « fétichisation de la marginalité »
nial (De l’Estoile, 2007). (Connell & Gibson 2004). Cette diversité culturelle apparaît
comme un jeu pratiqué pour l’essentiel à domicile et qui, loin
On la retrouve au cœur de la définition de ce « cinéma du de rééquilibrer les inégalités mondiales en matière de produc‑
monde », dans lequel s’est fondu celui du « Sud », et qui est tion cinématographique, les conforte. Elle permet, certes, à des
presque devenu un genre à part entière, sur le modèle de la films des pays du Sud d’exister et à des réalisateurs étrangers
« musique du monde », catégorie que les maisons de disque bri‑ de s’exprimer, mais en leur prescrivant un « horizon d’attente »
tanniques ont inventée en 1987 pour commercialiser la musique qui contribue à les normaliser30.
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30.  En complément des analyses présentées dans l’article, les annexes élec‑ du cinéma et du ministère des Affaires étrangères ; une note administrative qui
troniques présentent un certain nombre de documents supplémentaires qui ne éclaire les ambiguïtés du soutien français aux cinéastes originaires d’Afrique ;
pouvaient pas être intégrés ou joints à la version imprimée (voir http://sociologie. la liste des 484 films qui a servi de base à l’analyse textuelle ; les résumés des
revues.org/3161) : une série de brochures promotionnelles du Centre national 430 films retenus, utilisés comme base pour travailler sous Iramuteq.

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