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Petit lexique sartrien

Arnaud Tomès
Dans Cités 2005/2 (n° 22), pages 185 à 196
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130550471
DOI 10.3917/cite.022.0185
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Petit lexique sartrien
ARNAUD TOMÈS

Le vocabulaire de Sartre n’a cessé d’évoluer, des premiers textes à L’Idiot


de la famille, avec une inflexion importante dans les années 1950, où
Sartre passe d’un vocabulaire à dominante hégélienne et phénoménolo-
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gique à un vocabulaire empruntant au marxisme. En voici une sélection
de quelques termes essentiels1. 185

Petit lexique sartrien


CONTINGENCE A. Tomès

« L’essentiel, c’est la contingence. » Telle est l’intuition fondamentale


dont part Sartre, et qu’il expose en particulier dans La Nausée (1938). La
contingence désigne le fait pour un existant de pouvoir ne pas être et donc de
n’être pas nécessaire, d’être en trop : c’est la caractéristique majeure de tout
existant, qu’il soit en-soi ou pour-soi (EN2, p. 32-33). L’existence est en effet
simplement le fait d’être là, d’apparaître : elle ne dérive pas d’une essence
préétablie (car elle précède l’essence) ou d’un autre existant. Cela ne signifie
pas que l’on ne puisse établir des rapports de causalité au sein de l’en-soi :
mais ces rapports sont toujours sur fond de contingence ; c’est pourquoi les
lois scientifiques ne peuvent pas aller au-delà de la constatation suivante :

1. On renverra, pour une approche plus exhaustive, à P. Cabestan et A. Tomès, Le Vocabulaire


de Sartre (Ellipses, 2001).
2. Abréviations : EN : L’Être et le Néant ; CRD : Critique de la raison dialectique ; IF : L’Idiot de
la famille (N.d.l.R.).
Cités 22, Paris, PUF, 2005
« c’est ainsi et non autrement », elles sont elles-mêmes frappées de la contin-
gence de l’en-soi (CRD, I, p. 150). Et nulle métaphysique ne pourra répondre
à la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien et pour-
quoi ce monde-ci existe plutôt que tel autre. Il est évidemment un domaine
où la question de la contingence se pose particulièrement, c’est celui de
l’existence du pour-soi : le pour-soi est lui-même infondé, complètement
gratuit, et il vit cette contingence dans l’angoisse. D’où son projet d’être en-
soi pour-soi, de lever la contingence de son être pour se fonder : projet
condamné à l’échec. C’est cette prise de conscience de la gratuité totale de
l’existence qui fonde toute la philosophie de la liberté sartrienne, assomption
par le pour-soi de sa contingence fondamentale et choix de l’authenticité.

CONSTITUTION , PERSONNALISATION

Ce sont deux des concepts principaux utilisés par Sartre dans son étude
de Flaubert intitulée L’Idiot de la famille. Pour comprendre l’individu
Flaubert et son engagement littéraire (étude qui relève de la psychanalyse
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existentielle), il convient de se référer à sa constitution, autrement dit de ce
186 que l’on a fait de lui avant même qu’il puisse le reprendre en intériorité et
en faire quelque chose. Cette constitution (qui rappelle par beaucoup de
Lexique politique points la facticité de L’Être et le Néant) est l’intériorisation par l’individu
de la structure familiale et sociale mais aussi de l’idéologie familiale (bour-
geoise et positiviste chez les Flaubert) ; elle est également fortement
marquée par ce que Sartre appelle la protohistoire de l’individu, c’est-à-dire
les événements de la petite enfance : ainsi, le manque d’amour de la mère
et l’attitude dévalorisante du père (qui choisit son fils Achille pour lui
succéder) confèrent à Flaubert une structure passive, qui sera détermi-
nante dans sa vie et qui l’amènera à choisir l’irréel (IF, I, p. 665-667).
Toutefois, il ne s’agit pas pour Sartre de construire une explication déter-
ministe et mécaniste, qui serait contraire aux principes de l’EN. Car la
constitution est reprise dans le cadre d’un processus de personnalisation,
qui permet à Flaubert de faire quelque chose de ce que l’on a fait de lui :
l’écriture sera pour Flaubert un choix, qui lui permet de dépasser et de
conserver à la fois (selon un modèle dialectique) les dispositions héritées
de sa constitution. « Gustave s’est choisi : n’être que cela, mais l’être pour
toujours » (IF, II, p. 1881) Les notions de constitution et de personnalisa-
tion font donc la synthèse des principaux apports conceptuels de l’EN, en
articulant facticité et transcendance, passivité et activité, et en montrant
(en ce qui concerne Flaubert) qu’il n’y a de passivité, même reçue, que si
elle est en même temps d’une certaine manière choisie.

DIALECTIQUE (RAISON)

La fondation d’une véritable rationalité dialectique est l’objet du


dernier grand ouvrage philosophique de Sartre, la Critique de la raison
dialectique (1960). Sartre emprunte ce motif à Hegel et à Marx, mais il se
démarque de ces deux penseurs en faisant de la raison dialectique non pas
une loi métaphysique qui s’appliquerait de l’extérieur à toute réalité,
qu’elle soit d’ordre spirituel ou matériel, mais une raison vécue en intério-
rité dans le mouvement même de l’action. La raison dialectique est donc
la « logique vivante de l’action » (CRD, I, p. 156), elle est avant tout la
logique de la praxis, que celle-ci soit individuelle ou praxis du groupe. La
praxis individuelle (cf. cette notion) est en effet d’emblée dialectique : elle
est un mouvement de totalisation, qui dépasse la contradiction de
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l’organique et de l’inorganique. Toute recherche d’une dialectique histo-
rique devra donc se fonder sur le primat de la praxis individuelle, seule 187
constituante : « Toute la dialectique historique repose sur la praxis indivi-
duelle en tant que celle-ci est déjà dialectique » (CRD, I, p. 194). Sartre Petit lexique sartrien
donne donc une interprétation très restrictive de la raison dialectique : A. Tomès
celle-ci ne s’applique ni à l’Être (marqué par la dualité irréductible de l’en-
soi et du pour-soi) ni à la Nature, mais seulement au domaine concret de
l’action humaine et de l’histoire. Si la raison dialectique existe, elle doit en
effet être capable de faire sa propre critique et de se fonder : elle doit donc
s’accompagner d’une expérience dialectique au cours de laquelle elle
montera sa légitimité au lieu de se donner a priori comme Loi universelle.
Reste à savoir si l’histoire peut elle-même être décrite comme une totalisa-
tion, donc être étudiée et comprise par la raison dialectique.

EN - SOI

L’en-soi désigne l’une des deux grandes catégories ontologiques de


Sartre (avec le pour-soi), en particulier dans L’Être et le Néant (1943). Le
terme est emprunté au vocabulaire hégélien, mais Sartre lui donne une
signification spécifique, dans le cadre d’une démarche empruntant bien
plutôt à Heidegger, celle d’une interrogation phénoménologique sur
l’être. Une première approche de l’être du phénomène nous enseigne en
effet que l’être est en soi ; autrement dit il n’a aucun rapport à soi ou avec
ce qui l’entoure, comme la conscience, mais il est simplement ce qu’il est
et il ne peut être rien d’autre que soi. La caractéristique fondamentale de
l’en-soi, c’est donc sa positivité : l’en-soi est tout ce qu’il est, il ne peut
même pas devenir, car cela impliquerait une certaine négativité, la possibi-
lité pour lui de devenir autre que soi. Enfin, l’en-soi ne peut jamais être
dérivé du possible (car pour qu’il y ait du possible, il faut qu’une cons-
cience saisisse quelque chose comme pouvant être autrement qu’il n’est)
ni ramené au nécessaire (qui concerne l’idéal et non l’existant). L’être-en-
soi est donc totalement contingent : il ne se fonde sur rien et ne se déduit
de rien mais il est, tout simplement, ce qui rejoint les intuitions de La
Nausée sur l’essentielle contingence de l’être. « Incréé, sans raison d’être,
sans rapport aucun avec un autre être, l’être-en-soi est de trop pour
l’éternité », souligne ainsi Sartre (EN, p. 33). L’en-soi semble donc dési-
gner, de manière spécifique, l’être de l’objet, par opposition à l’être de la
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conscience : cet être se donne comme opacité totale, extériorité sans inté-
188 riorité. L’en-soi ne désigne donc pas une essence qui se dissimulerait
derrière ses manifestations : il se donne totalement dans sa phénoména-
Lexique politique
lité. Sartre dépasse ainsi le dualisme de l’être et de l’apparaître, et articule
approche ontologique et approche phénoménologique, qui réduit l’être à
la série de ses manifestations.

EN - SOI - POUR - SOI

Si le pour-soi se définit comme contingence ou comme néant, c’est


qu’il est par définition manque ou désir : mais ce qui manque au pour-soi
n’est pas tel ou tel objet, c’est tout simplement l’être, au sens de l’être en-
soi. Le pour-soi rêve donc d’accomplir la « synthèse impossible » (EN,
p. 122), celle de l’en-soi et du pour-soi. Tel est le projet fondamental du
pour-soi : être en-soi - pour-soi. Toutefois, l’en-soi que le pour-soi désire
être n’est pas comparable à cet en-soi qu’il rencontre et qui est tout aussi
contingent que lui : l’être qui fait l’objet du désir du pour-soi est donc un
en-soi qui serait à lui-même son propre fondement (EN, p. 611), qui ne
serait pas absurde, gratuit, mais qui serait sa propre raison d’être. Il aurait
donc supprimé sa contingence tout en ne cessant pas pour autant d’être
pour-soi. Cet idéal que poursuit le pour-soi a un nom : il s’agit de Dieu,
causa sui. « Aussi peut-on dire que ce qui rend le mieux concevable le
projet fondamental de la réalité-humaine, c’est que l’homme est l’être qui
projette d’être Dieu » (EN, p. 612). Toutefois, cet idéal est impossible à
atteindre, car la contradiction entre l’en-soi et le pour-soi est totale et
indépassable : le pour-soi n’atteindra jamais la nécessité de l’en-soi car il
ne peut se vivre que comme défaut d’être, non-coïncidence entre soi et
soi, même quand il cherche à combler cette distance constitutive de son
être. Il faut donc pour le pour-soi assumer sa contingence et faire de sa
liberté la fin ultime. Nulle dialectique, donc chez Sartre, qui permettrait
comme chez Hegel de dépasser la dualité de l’en-soi et du pour-soi vers un
en-soi - pour-soi : il y a chez Sartre un dualisme fondamental, qui n’est
pas un dualisme de substances mais de ces deux régions de l’être que sont
l’en-soi et le pour-soi.

EXISTENCE
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On a souvent qualifié la philosophie de Sartre de philosophie de 189
l’existence ou encore d’existentialisme. Et de fait, l’existence constitue l’un
des concepts fondamentaux de Sartre, si l’on peut à son propos parler Petit lexique sartrien
d’un concept. Car l’existence, chez Sartre comme chez Kierkegaard, c’est A. Tomès
ce qui échappe à tout concept, ce qui ne peut se réduire à une idéalité ou à
une essence. Dans La Nausée, l’existence est définie comme radicale
contingence : « Exister, c’est être là, tout simplement ; les existants appa-
raissent, se laissent rencontrer mais on ne peut jamais les déduire » (La
Nausée, p. 184). L’existence s’identifie donc en un premier sens à la
phénoménalité, au fait pour les étants d’apparaître sans être produits par
une essence préalable dont ils seraient la manifestation : exister, c’est donc
être de trop, ce qui vaut pour l’en-soi comme le pour-soi. Mais l’existence
désigne plus précisément, dans L’Être et le Néant et L’Existentialisme est un
humanisme, le mode d’être du pour-soi ou de l’homme : Sartre rejoint
donc en un sens Heidegger qui définissait le Dasein comme cet étant dont
l’essence tient dans l’existence (Sein und Zeit, § 9), au sens où le Dasein se
rapporte toujours nécessairement à son être. Le pour-soi existe, c’est-à-
dire qu’il a à être son être, que son être ne lui est jamais donné comme un
fait ou comme une nature. L’existence est donc à la fois transcendance,
arrachement à l’en-soi ou à ce qui a déjà été vers un possible qui n’est pas
encore, et facticité, au sens où le pour-soi ne choisit pas tout ce qu’il est
mais s’inscrit dans le monde (par son corps, son passé, sa situation
sociale...). L’existence implique ainsi à la fois la liberté et la reconnaissance
de l’être-au-monde.

GROUPE

Le groupe est, avec la série, le concept central de la théorie du social


développée par Sartre. Mais là où la série était un rassemblement humain
passif, caractérisé par une commune impuissance par rapport à l’envi-
ronnement pratico-inerte, le groupe est un rassemblement humain actif,
qui se définit par une praxis commune, tel le groupe révolutionnaire (CRD,
I, p. 449-452). Le groupe naît toujours d’une menace exercée sur lui par un
autre groupe, qui l’amène à se constituer contre l’autre groupe et à dépasser
l’unité purement externe imposée par ses conditions pratico-inertes : c’est
pourquoi des conduites habituellement sérielles (la fuite, la dispersion...)
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peuvent donner naissance à une praxis (la révolte, la lutte...). On peut ainsi
190 comparer le groupe à l’organisme pratique qui modifie son environnement
matériel afin de se conserver en vie, et dépasse ainsi la contradiction de
Lexique politique l’organique et de l’inorganique. Cependant, là où la praxis de l’individu
était constituante, celle du groupe est seulement constituée : elle renvoie
toujours à la dialectique individuelle comme raison d’être et comme prin-
cipe d’intelligibilité (CRD, I, p. 508-511). Le groupe ne constitue donc pas
une sorte d’hyperorganisme ou de pour-soi collectif : il s’agit bien plutôt
d’une certaine manière de s’organiser, pour les différentes praxis indivi-
duelles. Ce qui caractérise le groupe, c’est en effet le fait que chacun y est
tiers médiateur : chacun joue le rôle de tiers entre les différents membres
du groupe, cette relation étant évidemment une relation de réciprocité.
Chacun conserve donc sa liberté tout en participant à une action
commune. Le groupe, qui se constitue contre la sérialité (cf. cette notion),
est cependant grevé par cette sérialité et doit inventer des artifices afin de
conserver sa permanence : le serment, l’organisation puis l’institution-
nalisation en constituent les étapes principales. La théorie du groupe dans
la CRD permet donc de concilier liberté et action collective alors que Sartre
opposait encore, dans L’Être et le Néant, l’inertie du collectif (qu’il soit
nous-sujet ou nous-objet) et la liberté du pour-soi.
LIBERTÉ

Le concept majeur de Sartre, à propos duquel il est facile de faire des


contresens. La liberté n’est pas, comme dans la philosophie classique, une
faculté de l’âme : elle n’est pas la capacité pour la volonté de choisir indé-
pendamment de ce que lui présente l’entendement, autrement dit le libre
arbitre. Mais la liberté est à comprendre chez Sartre en termes ontologiques
(EN, p. 60) : l’homme est liberté. Puisque l’homme existe, et que cette exis-
tence se définit par sa contingence, il ne saurait alléguer quelque nécessité
que ce soit pour justifier ses choix et pour se délivrer de sa responsabilité : il
est condamné à être libre. Cette liberté s’explique par la spécificité du pour-
soi, qui est non seulement la capacité de s’arracher à son propre être (en ne
coïncidant pas avec cet être), mais aussi la capacité à s’arracher à l’être du
monde (en le néantisant). La liberté se manifeste donc déjà dans la faculté,
explorée par Sartre dans L’Imaginaire, qu’a la conscience de poser quelque
chose d’irréel. Mais elle se manifeste surtout dans l’action, comme le
montre toute la 4e partie de L’Être et le Néant : pour agir sur le monde, il
faut ne pas être soi-même un objet du monde mais être capable de nier
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l’en-soi et de le dépasser vers un possible. La liberté ne se cantonne donc
pas au monde de la volonté et des actions volontaires : elle est présente dans 191
toutes les dimensions de l’existence humaine, dans nos passions comme
dans nos traits de caractère. Elle n’est pas seulement choix de certains actes Petit lexique sartrien
mais elle est avant tout et fondamentalement choix de soi (EN, p. 526). A. Tomès
Cette liberté n’est certes pas acosmique : elle est liberté en situation. Mais
là encore, les différentes situations que l’homme affronte n’ont de sens que
pour une liberté qui peut les considérer comme des limites ou qui peut au
contraire choisir de les dépasser (EN, p. 533). Dans la CRD, Sartre insistera
davantage sur les déterminations matérielles et sociales qui pèsent sur la
liberté, mais montrera là aussi qu’elles n’ont de sens que pour un être qui
est avant tout un projet et une libre praxis.

MAUVAISE FOI

Si l’homme est cet être qui est à lui-même son propre néant, il peut
toujours choisir de fuir ce néant dans la mauvaise foi. La mauvaise foi n’est
pas le mensonge : celui-ci suppose que le trompeur et le trompé ne soient
pas identiques. À l’inverse, la mauvaise foi est un mensonge que l’on se fait
à soi à propos de soi (EN, p. 82-83). Dans la mauvaise foi, l’homme se
dissimule à lui-même son propre néant d’être pour se donner la fixité et
l’objectivité de l’être en soi. Sartre donne comme exemple de conduite de
mauvaise foi l’attitude de la coquette, qui abandonne sa main à celui qui la
courtise mais ne se rend pas compte qu’elle l’a abandonnée et continue sa
conversation purement intellectuelle : elle est de mauvaise foi car elle joue
sur l’ambiguïté qui fait de chaque être humain à la fois une transcendance
et une facticité. Elle se donne comme n’étant pas son propre corps (trans-
cendance) tout en en sentant profondément la présence (EN, p. 90-91).
Toutefois, seul un être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas
(bref, qui est pour-soi) peut faire preuve de mauvaise foi : c’est parce qu’il
n’est pas garçon de café (au sens où cette table est cette table) que le garçon
de café peut jouer à l’être. La mauvaise foi, qui vise à me présenter comme
une chose, ne fait donc rien d’autre que révéler ma transcendance. Ce
concept de mauvaise foi permet ainsi d’expliquer le mensonge à soi sans
recourir à l’hypothèse erronée, d’après Sartre, de l’inconscient, donc sans
briser l’unité de la conscience. C’est la conscience qui est de mauvaise foi,
et seule une conscience peut adopter à l’égard de soi une telle attitude. À
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cette mauvaise foi Sartre oppose l’authenticité, qui consiste à assumer son
192 néant et à refuser la quête de l’en-soi.

Lexique politique NÉANTISATION , NÉANT

La néantisation désigne l’acte fondamental de la conscience, dans L’Être


et le Néant, qui consiste à introduire du néant dans l’être. Si nous considérons
le monde tel qu’il est en soi, nous ne pouvons en effet que le voir comme un
plein d’être : dire que mon ami n’est pas là n’est possible que par un acte, la
néantisation, qui introduit le non-être dans l’être, le vide dans ce qui est
pleine positivité. Or, seul un être qui est son propre néant peut introduire le
néant dans l’être : la conscience ou le pour-soi est donc cet être par qui le
néant vient à l’être (EN, p. 58-59). La néantisation n’est par conséquent pas
l’anéantissement : il ne s’agit pas d’abolir l’en-soi ; ce que peut modifier le
pour-soi, c’est seulement sa relation avec l’en-soi : il peut le questionner, le
mettre entre parenthèses (cf. l’épochè phénoménologique), en douter, etc.
Mais cette capacité à néantiser l’être suppose que le pour-soi ne soit pas lui-
même un moment de l’être, bref qu’il soit liberté : néantisation et liberté sont
donc deux notions corrélatives et indissociables. Cette néantisation n’est
pas la simple reprise par Sartre du concept heideggerien de Nichtung dans
Qu’est-ce que la métaphysique ? Car là où Heidegger soutenait que « c’est le
néant qui néantit », Sartre attribue cette capacité de néantiser à la conscience
et donc, en définitive, à l’être humain : il est impossible d’hypostasier le
néant ou de l’identifier à l’être, mais on ne peut qu’en faire le corrélat de
l’action humaine de néantisation. Cette néantisation n’est pas non plus la
négation, qui est de l’ordre du jugement ou de l’action, et dont Sartre fera
l’attribut principal de la praxis dans la Critique de la raison dialectique.

POUR - SOI

Le pour-soi désigne, avec l’en-soi, l’un des deux modes fondamentaux de


l’être : il est le mode d’être de la conscience. Alors que l’en-soi se caractérise
par le fait d’être ce qu’il est, la caractéristique fondamentale de la conscience
est au contraire d’être ce qu’elle n’est pas ou de n’être pas ce qu’elle est. Ce qui
définit en effet ontologiquement la conscience, c’est le rapport à soi : « L’être
de la conscience est un être pour lequel il est, dans son être, question de son
être » (EN, p. 110) Toute conscience est en effet relation avec soi ou encore
conscience de soi : c’est ce que signifie être pour soi. Mais cette relation de la
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conscience à soi suppose que celle-ci soit capable de prendre une certaine
distance avec soi : si elle collait à soi, elle ne pourrait pas plus se rapporter à 193
elle-même. Elle n’est donc soi qu’à condition de pouvoir se distinguer de soi,
de n’être pas soi. Ainsi, là où ce qui caractérisait l’en-soi, c’était la coïncidence Petit lexique sartrien
avec soi, ce qui caractérise le pour-soi, c’est la séparation d’avec soi : là où la A. Tomès
table est cette table, telle croyance sera toujours conscience de croyance et ne
pourra jamais être pleine positivité, elle supposera toujours un écart avec soi.
Cet écart désigne l’émergence du néant au sein même de l’être. Le pour-soi
est ainsi « trou d’être » (EN, p. 115) au milieu de l’en-soi. Ce qui ne signifie
pas que la conscience ne soit pas, qu’elle ne soit qu’un pur et simple néant :
mais ce qu’elle est, elle aura toujours à l’être, son être ne lui sera jamais donné.
Cette définition de la conscience comme pour-soi permet donc à Sartre de
mener une véritable approche ontologique de la conscience, irréductible à
une simple approche psychologique.

PRATICO - INERTE

Le pratico-inerte désigne tout ce qui est produit par la praxis humaine et


se fige dans l’inertie de la matière. C’est ce que Sartre appelle également,
dans la Critique de la raison dialectique, la matière ouvrée (travaillée par
l’homme). Pour agir sur le monde matériel, la praxis doit en effet se faire
matière : elle doit donc passer par un ensemble de médiations matérielles
(outils, machines...) qui lui permettent d’exercer son action sur ce qui
relève de l’inorganique. Ces réalités pratico-inertes finissent par constituer
un monde qui produit une action en retour sur la praxis humaine : avec le
pratico-inerte apparaissent en effet dans la sphère de l’expérience humaine
la nécessité et la passivité, qui étaient jusque-là exclues du libre projet réor-
ganisateur de la praxis. Sartre prend dans la CRD l’exemple de la machine :
celle-ci, en tant qu’elle est la cristallisation d’une praxis, porte déjà en elle
ses exigences par rapport au travailleur, son mode d’emploi : elle n’est pas
seulement utilisée par le travailleur mais elle agit sur lui du fait même
qu’elle incarne la praxis d’un Autre (CRD, I, p. 296-299). Le pratico-inerte
modifie donc radicalement notre rapport à la matérialité : il fait de l’action
humaine une simple réponse aux exigences de l’environnement matériel, et
la praxis cesse donc d’être libre réorganisation d’un secteur de la matière. Le
pratico-inerte signifie donc la domination de la matérialité sur la praxis et
la fin de l’expérience de la liberté, qui ne pourra être retrouvée que dans la
praxis du groupe (CRD, I, p. 452 sq.). Le concept de pratico-inerte permet
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de comprendre l’autonomie des produits du travail humain et de concevoir
194 quelque chose comme une action de la matérialité et une passivité du pour-
soi, que ne permettait pas de penser L’Être et le Néant. Il permet également
Lexique politique
de comprendre la genèse de l’être social, puisque l’être-de-classe n’est rien
d’autre que l’être qui m’est assigné par un certain ensemble pratico-inerte,
par exemple un certain mode de production (CRD, I, p. 337-360).

PRAXIS

La praxis est un concept que Sartre emprunte à Marx et qu’il utilise en


particulier dans la Critique de la raison dialectique. La praxis désigne l’action
exercée par un individu ou un groupe sur son milieu, sous la pression d’une
menace. Cette action consiste dans une transformation de ce milieu en
fonction d’une fin, qui est avant tout la nécessité de conserver son intégrité
organique. La praxis apparaît donc chez l’organisme pratique dès le stade
du besoin (CRD, I, p. 194 sq.) mais elle se manifeste en particulier dans
l’activité de travail. Toutefois, sa finalité demeure, même dans les formes les
plus élaborées de la praxis (par exemple la praxis artistique) enracinée dans
la nécessité première de se maintenir en vie (CRD, II, p. 394). La praxis du
groupe elle-même ne peut se comprendre que comme réaction de défense
par rapport à la menace que fait peser sur lui un autre groupe (CRD, I,
p. 465). Ce qui caractérise la praxis, c’est sa structure dialectique : elle est
négation (du donné) et négation de la négation (du besoin ou de la menace
de mort) ; elle est le dépassement totalisateur d’une contradiction, en
premier lieu celle qui existe entre l’organisme pratique et son environne-
ment matériel inorganique. La praxis est aussi fondamentalement libre,
c’est-à-dire qu’elle est un projet dépassant les conditions matérielles
d’existence, même si cette praxis peut s’engluer dans la matière et devenir
pratico-inerte (cf. ce concept). C’est à partir de cette notion de praxis que
Sartre cherchera à comprendre toute la dialectique historique : le présup-
posé fondamental de la CRD est en effet l’idée selon laquelle seule la praxis
individuelle est constituante, la praxis du groupe étant elle-même seule-
ment une dialectique constituée. Si l’histoire est dialectique, c’est donc
parce que la praxis individuelle est elle-même déjà dialectique (CRD, I,
p. 194). L’utilisation de ce concept n’est donc pas une reprise pure et
simple de la notion marxiste de praxis (définie comme activité sociale) : elle
s’articule à un projet beaucoup plus général, qui consiste à dégager l’intelli-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.92.167.158)

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gibilité de l’histoire elle-même et à fonder en raison la dialectique. Elle ne
suppose pas par ailleurs une rupture avec les textes précédents de Sartre, et 195
en particulier L’Être et le Néant, car on retrouve dans cette notion de praxis
les caractères propres au pour-soi (négation, transcendance et facticité). Petit lexique sartrien
A. Tomès

PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE

La psychanalyse existentielle est une méthode d’investigation du pour-


soi (une « enquête », dit Sartre) exposée dans la 4e partie de L’Être et le
Néant et appliquée par Sartre dans plusieurs ouvrages, parmi lesquels on
retiendra Saint Genet, comédien et martyr (1952) et surtout les trois tomes
de L’Idiot de la famille (1971-1972) consacrés à Flaubert. Le but de cette
psychanalyse est de « déchiffrer les comportements empiriques de
l’homme » (EN, p. 614) au regard du projet originel que ceux-ci tra-
duisent, c’est-à-dire du choix fondamental que chaque individu est amené
à faire de son être. L’utilisation du terme « psychanalyse » ne doit cepen-
dant pas tromper : il ne s’agit pas d’une pure et simple reprise de la
méthode freudienne, étant donné que Sartre refuse le concept d’in-
conscient. Les deux méthodes sont certes des herméneutiques. Mais là où
la psychanalyse freudienne cherche à mettre à jour les complexes incons-
cients qui déterminent l’existence d’un individu, la psychanalyse existen-
tielle cherche à découvrir le choix originel du pour-soi, qui est une
« détermination libre et volontaire » (EN, p. 619). Par exemple le fait de
devenir écrivain pour Flaubert : celui-ci n’est pas la simple conséquence
mécanique d’un milieu social ou de complexes inconscients, mais il
résulte d’un choix d’existence. Même la névrose de Flaubert, son hystérie,
est une hystérie choisie (IF, II, p. 1821-1931). La psychanalyse existen-
tielle suppose donc toute les analyses ontologiques du pour-soi faites par
L’Être et le Néant et les applique au parcours d’un pour-soi singulier.

SÉRIE , SÉRIALITÉ

La notion de série est centrale pour la compréhension de la réalité


sociale : elle constitue en effet, d’après la Critique de la raison dialectique,
l’entité sociale de base, bien plus que la famille ou la classe (qui ne sont
que des réalités sociales dérivées). La série ne peut se comprendre qu’à
partir de la notion de pratico-inerte : elle désigne en effet un ensemble
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d’individus, qui reçoivent leur unité d’un objet ou d’un complexe pratico-
196 inerte qui les unit de l’extérieur (le bus pour la file des usagers ; la radio
pour l’ensemble des auditeurs, par exemple). L’altérité est donc le prin-
Lexique politique cipe de la série : c’est parce que je suis autre que l’autre (un autre usager,
un autre auditeur de la même émission de radio...) que je fais partie d’une
série et non parce que j’aurais quelque chose en commun avec lui (CRD,
I, p. 370-371). L’unité de la série est donc purement externe : elle ne vient
pas de ma participation à un projet commun mais de ma désignation par
le pratico-inerte. Elle est en ce sens une pseudo-unité, qui sépare plus
qu’elle n’unit puisque chacun est en réalité isolé de l’autre et n’a de lien
avec lui que par une commune impuissance. C’est pourquoi la série se
présente comme forme de résistance du collectif, ou comme menace de
dissolution qui pèse constamment sur les groupes : toute praxis commune
aura à se poser contre la sérialité et aura à craindre le retour de la sérialité,
à partir du moment où le groupe s’organise et s’institutionnalise (CRD, I,
p. 738-746). La série est donc une notion centrale de la CRD, elle cons-
titue le moment de l’antidialectique au sein de tout processus dialectique,
elle est en quelque sorte la matérialité ou l’en-soi du social (avec ce que
cette expression implique d’inertie) qui freine et paralyse toute praxis
collective et tout mouvement historique.

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