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LE SENS DU PRÉFIXE MÉTA- DANS L'ETOILE DE LA RÉDEMPTION

Marc Buhot de Launay

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2009/2 n° 89 | pages 169 à 179


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130572732
DOI 10.3917/leph.092.0169
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2009-2-page-169.htm
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LE SENS DU PRÉFIXE MÉTA-
DANS L’ÉTOILE DE LA RÉDEMPTION

Le terme de métaphysique est employé par Rosenzweig lorsqu’il est


question de Dieu, métalogique dans le contexte de la question du monde,
méta-éthique dans celui de l’analyse de l’homme. Comme l’indique Rosenz-
weig au § 15 du Stern, ce préfixe est l’indice d’une méthode.
« L’homme sent fort bien qu’il est condamné à mort... » (Stern, § 1),
tandis que « le Tout ne saurait mourir » (ibid.) puisque seul « l’individuel peut
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mourir et que tout ce qui est mortel est solitaire » (ibid.). Rosenzweig ne fait
ainsi que décrire une situation ontologique ultime qui est celle de l’homme,
et qui n’est subsumée par aucune totalité. Cette situation a pour corollaire
une modification du statut du philosophe lui-même1 qui ne peut plus se
réfugier dans une position d’anonymat mimant l’objectivité face à sa propre
philosophie (§ 8) : l’horizon plus général auquel renvoie cette modification
est la conception de l’homme qui n’est pas réductible à un esprit, car il pos-
sède aussi une « âme ». C’est à cet individu doté d’une âme que s’attache la
méta-éthique (et non au tout ou à l’esprit). La critique que fait Rosenzweig
de Schopenhauer et, à travers lui, de l’éthique philosophique en témoigne :
« Alors qu’il faisait de la volonté l’essence du monde, il ne fit pourtant pas
surgir la volonté dans le monde, mais le monde dans la volonté, et il détruisit
ainsi la distinction vivante chez elle entre l’être de l’homme et l’être du
monde » (§ 8).
La critique du Tout est l’axe recteur de tout ce qu’écrit Rosenzweig, au
début du Stern, en introduisant la notion de méta- : « Le Tout ne peut plus
prétendre être tout : il a perdu son caractère unique » (§ 10). Ainsi la notion

1. On pensera, bien évidemment, à Nietzsche, présent au paragraphe 7 qui précède


immédiatement le passage consacré à la méta-éthique : cf. La philosophie à l’époque tragique des
Grecs (Introduction : « [...] La personnalité, c’est à, en effet, ce qui à jamais est irréfutable ») ;
Ecce homo (« Pourquoi j’écris de si bons livres », § 1 : « Ce à quoi on n’a pas accès par l’expé-
rience vécue, on n’a pas d’oreille pour l’entendre » ; « Pourquoi je suis un destin », § 3 : « L’au-
todépassement de la morale par la véracité, l’autodépassement du moraliste en son corollaire
– en moi, voilà ce que signifie dans ma bouche Zarathoustra » ).
Les Études philosophiques, no 2/2009, p. 169-179
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de méta- a-t-elle pour fonction de préserver l’irréductible position ontolo-


gique de chacune des trois sphères et leur unicité. Or l’identité de la pensée
et de l’être « présuppose une non-identité interne » (ibid.) qui permet précisé-
ment à la pensée de s’identifier à l’être. Et Rosenzweig entend dénoncer
comme un deus ex machina toute synthèse qui s’imposerait alors, tandis que le
préfixe méta- est destiné à souligner l’impossibilité d’une inclusion, la non-
identitification de ce qui doit être considéré comme irréductible (Dieu,
monde, homme). Il n’est donc pas étonnant que Rosenzweig commence
son exposition de la métaphysique par une réflexion sur les attributs négatifs
de Dieu pour souligner aussitôt que « nous cherchons Dieu, comme, plus
tard, le monde et l’homme, non pas comme un concept parmi d’autres, mais
pour soi, posé exclusivement sur soi (...), donc justement dans sa “positi-
vité” » (§ 16). Le point de départ est le néant du concept qu’il faut laisser
derrière nous, car, devant nous, c’est un quelque chose qui est visé : la réalité
de « Dieu » (ibid.)1. Le pour-soi que vise la recherche ne renvoie plus ici à son
sens hégélien d’autocompréhension, mais souligne ce qui est séparé et, par-
tant, clos sur soi, replié sur soi en un soi : « Dieu garde pour soi sa physis et
reste donc avec ce qu’il est : le métaphysique » (§ 32). Cela ne veut pas dire
qu’il serait au-dessus de toute physis, mais plutôt que la Révélation ne sera
pas un déploiement, un développement effectué dans la continuité logique
de son essence, mais un acte spécial, faute duquel rien ne permettrait la
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communication entre cette essence unique et une autre, l’homme.
De même, Rosenzweig dira, à propos du métalogique, que « ce qu’il y a
de consternant dans le monde, c’est qu’il n’est pas esprit » (§ 37). Et c’est
encore sur le mode négatif, une variation sur l’irréductibilité qu’entreprend
Rosenzweig en en faisant le caractère commun au monde et à la connais-
sance qu’on peut en avoir : « Le soleil n’est pas un miracle moindre que l’œil
ensoleillé qui le perçoit. Au-delà de chacun d’eux (...) il y a immédiatement le
néant, le néant du monde » (ibid.).
Le néant est bien une notion métalogique, c’est-à-dire au-dessus et au-
delà du point où nous pourrions simplement dire que le monde est iden-
tique à la pensée : « Sans raison et sans direction, les divers phénomènes
émergent de la nuit ; il n’est pas écrit sur leur front d’où ils viennent, où ils
vont ; ils sont. En étant, ils sont singuliers, chacun pour sa part, contre tous
les autres, chacun pour sa part, séparé de tous les autres (...) un “non-
autre” » (ibid.). Rosenzweig refuse donc, contre Hegel notamment, qu’il
puisse y avoir une quelconque légitimité à établir une continuité entre les
réalités singulières, dans quelque domaine que ce soit : « La société, chez
Hegel, est développée à partir de sa position entre la famille et l’État ; le cou-
rant d’énergie du système dans son ensemble traverse comme un courant un
et universel toutes les formes singulières (...) Or la vision métalogique (...)

1. La proximité avec l’avant-propos de Benjamin à sa thèse L’origine du drame baroque alle-


mand ne peut manquer d’être soulignée : Benjamin oppose au concept l’ « idée » qui renvoie à
un ordre supérieur de réalité, celui du Nom.
Le sens du préfixe méta- dans L’Étoile de la Rédemption 171

crée un nouveau type de philosophe. Là, de chaque chose singulière en tant


qu’individualité, le chemin, et un chemin évidemment singulier, mène à la
totalité » (§ 41). Le système auquel on parvient est nécessairement pluridi-
mensionnel ; son unité est celle, vécue, personnelle, du point de vue du
philosophe.
Toute recherche de continuité s’oppose donc au maintien de l’irréducti-
bilité des trois sphères. La notion de méta- a pour rôle de s’opposer à la ten-
dance « idéaliste » qui vise la réductibilité. Ce préfixe méta- ne renvoie pas
non plus à une quelconque hiérarchie discursive : « méta-éthique » ne
signifie pas le discours sur les normes morales (comme le métalangage dési-
gnerait, par exemple, le discours grammatical), mais ce qui est extérieur ou
ce qui est préalable à l’éthique, et non ce qui serait « au-dessus » d’un point
de vue logique ou réflexif. Rosenzweig ne cherche pas à analyser des notions
morales, mais désigne ainsi ce qui est par-delà l’éthique, c’est-à-dire la situa-
tion ontologique de l’homme.
Dieu transcende tout attribut ou proposition qui voudrait en définir l’es-
sence, de même le monde transcende toute tentative de l’identifier au logos. Il
semble donc que cette idée de transcendance soit le dénominateur commun
de l’emploi du préfixe méta-, même si son sens est quelque peu différent
dans les deux cas : en effet, pour Dieu, il s’agit de l’impossibilité de trouver
une expression adéquate à son essence, et, pour le monde, il s’agit plutôt
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d’une absence d’identité entre la position de la pensée et celle des étants (il y
a impossibilité de trouver une identité au sein des étants, tout comme il y
a impossibilité de considérer la pensée comme autocompréhension de la
réalité).
Ce qui précède nous permet de comprendre que le IIIe livre s’ouvre sur
une « psychologie négative ». Rosenzweig reconnaît à Kant le mérite d’avoir
fait du « je », de ce qui semble le plus évident, « la chose la plus probléma-
tique » (§ 53). Le « je » connaissant serait connaissable uniquement dans sa
relation au connaître, dans ses « fruits » et non per se.
Pour Kant, le « je » qui accompagne toutes nos représentations ne peut
être connu per se parce qu’il est d’abord réflexion ; ce n’est pas une réalité, et
il ne renvoie pas à une dimension existentielle. La véritable nature du « je »,
c’est ce qu’il appelle l’aperception transcendantale, la conscience de soi
purement formelle (elle est, bien entendu, différente de la conscience de soi
« selon les déterminations de notre état qui est simplement empirique et
changeant ; il ne peut y avoir un moi fixe ou permanent dans le flux des phé-
nomènes internes »1). Ce qui signifie précisément que l’aperception trans-
cendantale fait du « je » quelque chose de tout à fait indépendant des fruits
de sa connaissance. Mais ce que cherche à établir Rosenzweig, c’est que, pas
plus que le monde ou Dieu, l’être individuel de l’homme n’est pas démon-
trable (§ 54). Il affirme également que la connaissance n’est pas un instru-

1. Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, § 16, Ak., III, p. 109-110.


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ment qui permettra de prouver la réalité et l’essence des sphères closes sur
elles, car la connaissance « se perdra nécessairement dans le néant » (ibid.).
Kant, rappelons-le, se contentait d’affirmer la finitude irréductible et radi-
cale de toute connaissance, c’est-à-dire l’impossibilité d’atteindre effective-
ment la réalité concrète et singulière d’une essence, donc de faire un usage
transcendant de la raison.
Rosenzweig a déjà établi que Dieu était immortel et inconditionné, et
que le monde était universel et nécessaire ; il affirme maintenant l’irréducti-
bilité de la sphère « homme » en affirmant que son être est « être dans le par-
ticulier » (§ 55), dont l’essence est le fait d’être éphémère, c’est-à-dire le fait
d’être mortel au sens où la mort est toujours la mort particulière, qui touche
tel individu, sans qu’on puisse vouloir la nier en quelque sorte en la faisant
passer à un niveau d’universalité. Le savoir est « au-dessus de » l’homme
comme être particulier, lequel est « en deçà de la validité et de la nécessité de
savoir ; il n’est pas quand le savoir s’arrête, mais avant qu’il ne débute »
(ibid.). On retrouve ici la variation sur le préfixe méta- : du fait que l’homme
est mortel, on ne peut déduire la mortalité de Socrate, car cette dernière lui
est propre, et rien de la singularité de Socrate ne peut dériver de cette géné-
ralité. L’homme en tant qu’individu particulier ne peut donc pas être consi-
déré comme appartenant à une sphère générale. Le propre de l’homme est
d’être « une singularité qui ne sait rien des autres singularités autour
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d’elle (...) sa nature propre est réalité singulière, et cependant elle est tout.
Autour d’elle s’étend le silence infini du non-néant humain » (ibid.). En
outre, la particularité, qui est un caractère permanent, « ne trouve sa place
que dans l’ethos personnel de l’homme, seul l’homme peut l’impossible, il
peut conférer de la durée à l’instant » (§ 56). Comment concilier le fait que le
propre de l’homme soit « une singularité qui ne sait rien des autres singula-
rités autour d’elle » et cette autre affirmation selon laquelle la particularité
qui est « propriété illimitée du caractère » lui permette de donner une durée à
l’instant ?
Dans le Ier livre du Stern, nous sommes dans l’univers païen ; mais on y
rencontre déjà une pratique, qu’il est possible de considérer comme l’origine
d’une différenciation de l’humain acquérant sa particularité, une pratique
symbolique qui précisément confère durée à l’instant et qui, ce faisant, éta-
blit d’emblée une relation entre les singularités, relation qui brise le replie-
ment sur soi de ces singularités tout en maintenant leur lien avec la finitude,
la facticité et la mort. Il s’agit des tombes. L’invention des sépultures pré-
suppose et implique une constellation culturelle relativement complexe qui
articule le temps sur l’espace de telle sorte que le temps indifférencié se
convertisse en une durée chargée d’un certain sens : en effet, la mort pro-
mise à tous de manière indifférente est une première fois combattue par la
volonté de distinguer chaque mort par une tombe particulière et nominale,
une deuxième fois par le fait que cette tombe marque à jamais, pour tou-
jours précisément, un instant, tout en instaurant une sorte d’éternité concur-
rente, voulue et non plus subie ; mais, une troisième fois encore, la mort est
Le sens du préfixe méta- dans L’Étoile de la Rédemption 173

combattue par l’installation, grâce à la tombe comme lieu visible, tangible,


d’un souvenir qui est comme une seconde vie offerte au défunt dans la
mémoire des autres, lesquels transmettent à leur tour ce souvenir à ceux à
qui incombera leur sépulture. À plus d’un titre, donc, la sépulture affirme
une volonté humaine tournée contre un certain aspect de l’ordre naturel qui
est refusé. Cette rébellion contre la nature traverse l’ère dominée par le
mythe et s’affirme encore au-delà, précisément parce qu’elle contient assez
de refus pour être inconciliable avec la volonté réconciliatrice du mythe. La
tombe instaure un certain rapport au passé qui à la fois le considère avec
révérence et le proroge dans le souvenir, mais également le dépasse et, tout
en l’intégrant dans la vie actuelle, permet qu’on s’en affranchisse en se déter-
minant par rapport à lui. Cette attitude normalement ambivalente à l’égard
du passé et cette rébellion de la volonté contre la nature et le temps consti-
tuent au sens fort ce que nous appelons la tradition. Et tradition implique,
avant toute écriture, un langage. Car la tombe n’a pas pour seule vocation de
préserver la dépouille, l’individualité ; elle est d’abord destinée à maintenir le
souvenir de ce que Rosenzweig appelle le caractère de l’individu dans la
mémoire des autres. Convertir l’instant en durée mobilise et présuppose le
symbolique, c’est-à-dire précisément non pas une relation entre différents
« ils », mais le renforcement d’un « tu » pour un « je », par-delà le sort et le
destin commun des « ils » : c’est le « il » qu’on enterre, c’est son « je » qui
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devient un « tu » pour moi par le biais de la tombe.
La finitude de l’homme ne tient pas seulement à la mort qui l’attend,
mais aussi à la nature de sa liberté qui est liberté de vouloir et non, comme
celle de Dieu, liberté d’agir. Néanmoins, cette volonté libre est aussi incon-
ditionnée, aussi illimitée que le pouvoir de Dieu (puisque Dieu n’a pas de
volonté, il ne veut pas le bien, il le fait). Cette symétrie donne à penser que,
chez Dieu, dès l’origine, la liberté est synthèse entre pouvoir et vouloir, ce
qui se traduit par la capacité. La liberté humaine rencontre partout du fini et
s’y heurte toujours dès qu’elle s’exerce. Mais liberté divine et liberté humaine
veulent leur propre essence, et, comme l’essence humaine n’est pas infinie,
la liberté humaine est la volonté qui, se heurtant à la finitude tout en étant
inconditionnée, devient défi (Trotz), affirmation d’un « malgré tout », d’un
« en dépit de tout ». S’affirmant contre le néant, la liberté humaine est qua-
lifiée par Rosenzweig (rejoignant Kant) de miracle.
On peut considérer comme justifié que la liberté de Dieu consiste à vou-
loir sa propre essence, ce qui découle de la définition de Dieu comme entité
close : sa liberté est expression de son essence, rien ne la cerne. Mais,
lorsque Rosenzweig considère la liberté humaine en la référant à la finitude,
cette finitude n’est pas exposée du point de vue de la volonté, mais du point
de vue de la contingence. La liberté de Dieu ne peut donc tendre à changer
ou modifier les contingences, alors que c’est tout à fait le cas de la liberté
humaine. La distinction entre volonté et pouvoir ou capacité présuppose
la dualité entre volonté intérieure et contingences extérieures. Le parallé-
lisme, qui n’est donc pas total, entre Dieu et l’homme suggère néanmoins
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une ressemblance (Genèse 1, 26-27). L’autre terme qui caractérise la condition


irréductible de l’homme, individu singulier doté d’une volonté de défi, c’est
le soi : « Le soi est tout simplement enfermé en soi. Il le doit à son enracine-
ment dans le caractère » (§ 60). Le caractère s’oppose à la personnalité. Cette
dernière se réfère aux réseaux relationnels tissés par l’individu au sein de
l’humanité. Le caractère, lui, est sans relation aucune : le soi est isolé, « c’est
Adam, l’homme même » (ibid.). Rosenzweig suppose donc deux étapes dans
la Création : l’Adam qui fait face à la nature (en Genèse 1, 26), puis l’homme
relationnel, « mâle et femelle », de Genèse 1, 27. Pourtant le texte du Penta-
teuque répète, dans les deux versets, le même nom – Adam (le « terrestre »).
Cette distinction entre l’Adam face à la nature et l’Adam promis à une rela-
tion avec son autre est-elle légitime ? Quant à la relation de l’Adam à Dieu,
Rosenzweig la pense, pour l’instant, sur le mode de la « ressemblance »,
comme le texte de la Torah le suggère dans la traduction que Buber et lui-
même en ont donné : « Machen wir den Menschen in unserem Bild, nach
unserem Gleichnis ! (...) Gott schuf den Menschen in seinem Bilde, im Bilde
Gottes schuf ER ihn. » Rosenzweig renforce encore l’idée de ressemblance
en affirmant que « c’est comme soi véritablement et non comme personna-
lité que l’homme est créé à l’image de Dieu (...). Adam est vraiment exacte-
ment comme Dieu, simplement il est pure finitude, là où celui-ci est pure
infinitude » (§ 61).
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Le soi, dont Rosenzweig dit qu’il ne se forme pas mais qu’il « investit ou
assaille un jour l’homme, comme un soldat en armes » (§ 62), est une irrup-
tion qui le « dépouille de toutes les richesses et de tous les biens qu’il préten-
dait posséder », le soi est « l’homme solitaire au sens le plus dur du mot »
(ibid.). Il est difficile de ne pas avoir en mémoire ici ce que dit Heidegger de
la Geworfenheit, bien que Rosenzweig emploie le terme de befallen, et que, pour
lui, l’homme n’est pas abandonné ou délaissé. La durée de vie du soi s’étend
entre Éros et Thanatos ; c’est celle de son ethos, de son daïmon. Car le soi surgit
lorsque la personnalité, l’individu meurent pour entrer dans la mort du
genre : c’est-à-dire le jour de l’accouplement. Le paradoxe n’est pas mince :
lorsqu’on cherche à donner vie, ce n’est pas la différenciation acceptée avec
la finitude qui est au premier plan pour Rosenzweig, mais la mort. C’est
d’ailleurs conforme à ce qu’il dit de Genèse I, 31, en mettant en parallèle,
selon les termes d’un midrach, qui joue sur la proximité entre les deux termes
hébreux (meod et moth), le « c’est très bon » et la mort désormais instaurée
dans la Création. Il réfère, en effet, cette occurrence du jugement imputé à
Dieu après l’œuvre de création : « Il vit que c’était très bien », à la création de
l’homme. Or le texte réfère cette appréciation à l’ensemble de ce qui a été
créé durant les six jours – et, plus précisément, à ce que Dieu a fait plutôt
qu’à ce qu’il a créé : ce qui est très bon, c’est le fait de la création même.
Le soi accentue la différence entre la conscience de soi et un quelconque
contenu de cette conscience, entre l’individualité humaine et les contin-
gences qui la cernent. Cette accentuation de la finitude vise l’idée que
l’homme se formerait lui-même, qu’il y aurait une dialectique progressant
Le sens du préfixe méta- dans L’Étoile de la Rédemption 175

vers l’individu quasi achevé. De même, la mort et la solitude du mourant


sont dramatisées autant parce qu’elles connotent la finitude que parce
qu’elles soulignent l’enfermement sur soi de l’homme. Le soi est défini
comme « le fait d’être conscient de soi » (§ 60) ; il est ce qui « surgit dans cet
empiétement de la volonté libre sur la nature propre, comme ET unissant le
défi et le caractère » (ibid.). Car, lorsque le défi rencontre la nature propre de
l’homme, il n’est pas anéanti, mais y trouve son contenu : « Le défi défie le
caractère » (§ 60). Et c’est ce mouvement réflexif en quelque sorte de mou-
vement réfléchi auto-appliqué qui constitue la conscience de soi. Or
Rosenzweig affirme aussi que le caractère n’évolue pas, qu’il est là d’emblée.
Le soi combine la conscience de soi en un sens réfléchi, la conscience
comme distinction entre le soi et les contingences, et l’auto-affirmation du
soi qui s’exprime dans le défi. Cette position du soi est alors difficilement
conciliable avec l’affirmation que le soi est « tout simplement enfermé en
soi » (§ 60). Le soi est premier par rapport aux cadres éthiques, ou il se situe
par-delà ces cadres, « le soi ne vit dans aucun monde éthique » (§ 63), il est
véritablement « méta-éthique », ce qui ne signifie pas a-éthique, car il a son
propre ethos (ibid.).
Avant de passer à l’esthétique dans le Ier livre, Rosenzweig conclut son in
philosophos !, l’épigraphe qui introduit les trois premiers développements, par
un paragraphe consacré à l’idéalisme primitif (§ 68) qui s’achève sur une
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sorte de détournement du sens d’un vers d’Horace : Si fractus illabatur orbis,
impavidum ferient ruinae1 (« Si le monde brisé s’effondre, ses ruines frapperont
sans effrayer le sage », ou l’homme avisé, évoqué par Horace au vers 1, justus
et tenax propositi vir). Ce que Rosenzweig voulait donner à entendre, c’était
que le monde, dans sa chute, est censé entraîner l’âme de cet homme sage
ainsi que les Philistins, c’est-à-dire ceux qui croient à des vérités de raison
telles qu’elles maintiendraient leur validité en dépit de l’inexistence d’un
quelconque esprit qui pût entendre ces vérités ou les concevoir en les
découvrant. Au-delà de l’affirmation de l’expérience vécue, c’est le Husserl
des Recherches logiques qui est ici visé, ainsi que le « pélagianisme » (quod ratio
arguit non potest auctoritas vindicare) des systèmes philosophiques néokantiens.
Ce n’est pas un hasard si, dans son texte de 19302 sur le Stern, Scholem
évoque le texte de Chestov, Memento mori (1916)3, qui est une longue critique
de Husserl et du pouvoir de la raison. Dans un autre texte, « La Nuit de
Gethsemani » (1923), Chestov cite lui aussi ce vers d’Horace et dans une
argumentation d’orientation très voisine.
C’est bien dans la droite lige de la pensée héroïco-tragique que de nier la
possibilité d’un cosmos dont les lois seraient indépendantes de son effon-
drement et laisseraient impavide le sage qui les a contemplées et les sait
valides au-delà de sa propre existence, en dépit même de sa contemplation.

1. Odes, III, 3, vers 7-8.


2. Trad. franç. dans Les Cahiers de la nuit surveillée, « Franz Rosenzweig », Paris, 1982.
3. Trad. franç., Paris, 1925 : Le pouvoir des clefs, Sur la balance de Job.
176 Marc de Launay

Mais si le soi est capable d’imprimer son sceau aux éléments de la particula-
rité, et si ce sceau tient compte du rapport entre l’individu et l’état du
monde, encore une fois le soi ne peut être totalement replié sur lui-même.
Même si c’est seulement l’âme qui meure avec le monde brisé, que serait un
soi perdurant1 ? Sans le monde, ce défi muet qu’il est ne saurait lui non plus
être voué à une quelconque éternité.
Le héros tragique est la figure païenne du soi. Et c’est par la notion de
silence que Rosenzweig ouvre sa réflexion esthétique : « Et pourtant il existe
un monde où ce silence lui-même est déjà parole (...) une parole d’avant la
parole, parole de l’inexprimé, de l’inexprimable » (§ 72). C’est le silence élo-
quent du soi qui est au fondement de la compréhension sans parole, et c’est
grâce à cette dernière que l’art peut devenir réalité. Le fond qui permet que
s’établisse un rapport entre la personne de l’artiste et l’artiste comme créa-
teur doit être quelque chose que tout individu puisse reconnaître sien sans
médiation préalable d’un monde – ce fond, c’est le soi.
L’opposition et la dépendance de Rosenzweig à l’égard de Cohen est ici
obvie. L’esthétique de Cohen a pour centre l’orientation de la conscience
qu’est le sentiment (la logique a pour noyau la pensée, et l’éthique, la
volonté) – le sentiment pur, c’est-à-dire le soi ; mais, de même que, dans
l’Éthique de la volonté pure, le soi est une tâche, un fieri, de même, dans l’Esthé-
tique, le soi est une dynamique réflexive qui produit le sentiment et son
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retour sur soi, dynamique qui est à l’arrière-plan de toute création, mais doit
nécessairement déboucher sur des œuvres. L’œuvre est ainsi la finalité et la
finitude de cette dynamique permanente. S’il y a un « fond », chez Cohen,
c’est celui d’un soi indéfiniment réflexif – et, en ce sens, actif –, non pas
muet mais à l’œuvre dans le travail des matériaux, c’est-à-dire en rapport
permanent avec le travail des autres artistes. Le soi cohénien de l’éthique ou
de l’esthétique est animé d’un mouvement tout autant centripète que
centrifuge.
Rosenzweig affirme que le monde de l’art « est l’identité de l’humain qui
exerce son effet comme fond de l’œuvre d’art avant toute véritable unité de
l’humain » (§ 72). Pour Cohen, l’identité n’est rien qui soit acquis ; c’est une
tâche. L’identité se constitue aussi à travers la création artistique, mais cette
dernière lui présente l’identité comme illusoirement achevée, comme unité
feinte et consciente d’être feinte : le sublime tend vers l’identité fusionnelle,
mais l’humour révèle toute œuvre comme inachevée, limitée (et pas simple-
ment d’un point de vue historique). Le sublime et l’humour sont les deux
concepts qui constituent le beau ; ils sont présents indissociablement en
toute œuvre, et l’humour corrige sans cesse le sublime, lui rappelle sans arrêt
les limites de la finitude dont il cherche à s’affranchir.
Pour Rosenzweig, ce qui est méta-éthique, c’est le fait qu’il y ait solution
d’identité entre l’homme comme soi, replié sur lui, et la totalité de l’huma-

1. Cf. § 72-73.
Le sens du préfixe méta- dans L’Étoile de la Rédemption 177

nité ; ce qui interdit toute référence à un ethos humain qui prendrait en


compte, dans ses actions, la perspective – idéale et seulement idéale – d’une
humanité réconciliée (à titre d’idée régulatrice). Ethos ne signifie pas, chez
lui, une ouverture de l’individu singulier à une dimension partagée par d’au-
tres, mais le repliement sur soi : « Le soi était et reste le Freiherr de son ethos
– le méta-éthique » (§ 73). Rosenzweig a donc pris une grande distance par
rapport à Cohen pour qui l’homme devient véritablement un individu singu-
lier (un autrui pour un autre regard) à travers la conscience qu’il acquiert en
péchant, en infligeant à autrui une souffrance ; il ne s’affranchira véritable-
ment qu’au terme d’un retournement de l’autonomie de la volonté contre
elle-même lorsqu’il demande pardon et se place ainsi, volontairement, dans
l’hétéronomie de la réponse d’autrui (et de la grâce divine)1. Pour Cohen, l’é-
mergence de l’individu a lieu dans une action transgressive ; pour Rosenz-
weig, la situation de l’individu est d’emblée donnée et n’est pas le résultat
d’un acte. Nous sommes descendants d’Adam, tandis que, pour Cohen,
nous sommes descendants de Noé et de ses fils.
Ce qui est remarquable, en l’occurrence, c’est que Cohen met l’accent
sur une action empirique concrète, sur une expérience individuelle et singu-
lière, sur l’unicité d’autrui, et qu’il veut concilier cette origine concrète de
l’individu et l’idéalisme critique le plus radicalement ennemi de tout ce qui
est intuition sensible, cette expérience singulière et l’horizon d’une unité
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messianique de l’humanité, tandis que Rosenzweig, qui milite d’emblée pour
la seule expérience de l’individu, décrit sa finitude sous la forme d’un défi
qui n’est pas transgression, mais fermeture sur soi et, en quelque sorte, un
être pour la mort.
Dans Religion de la Raison..., Cohen parle deux fois de miracle. La pre-
mière fois, pour dire que le miracle de la Création est une anomalie logique
que la pensée doit transposer dans la normalité de ce qui est pensable
– il invite donc à relire la Genèse avec un regard philosophique – ; la
seconde, pour souligner que les prophètes (qui sont pour lui l’autre source
essentielle de notre culture, la première étant la philosophie platonicienne et
la science) ne font jamais de miracles. Rosenzweig, au contraire, fait du
miracle le moteur des transitions qui permettront aux sphères repliées sur
soi d’entrer en relation : nous sommes dans la transition – celle qui conduit
du mystère au miracle (§ 81).
Mais ce parallélisme des trois sphères est-il sans défaut ? Dieu, créateur,
se trouve dans une position qui interdit qu’on explique l’essence divine par
de quelconques attributs qui feraient appel à des réalités partielles, voire à
l’univers entier. Rosenzweig ne cherche d’ailleurs nullement à prouver l’exis-
tence de Dieu. Il se borne à exposer de manière descriptive ce qu’est son
essence. De même, lorsqu’il s’agit du monde, Rosenzweig affirme que la
connaissance, que ce soit l’acte de connaître ou la somme des savoirs acquis,

1. Cf. H. Cohen, Religion de la Raison..., Paris, PUF, 1994, chap. XI.


178 Marc de Launay

reste irréductiblement différente de la réalité. L’intention même de


connaître souligne d’emblée cette différence entre la connaissance et ce qui
doit être connu. Mais, lorsqu’il s’agit de la position de l’homme, on ne peut
maintenir ce parallélisme, puisqu’on part alors de la conscience de soi qui
constitue à la fois le soi et son expression. Dans le cas de l’homme, on ne
peut pas présenter la connaissance de soi comme repliement sur soi : la pre-
mière implique la conscience ; le second, une conscience de la position
occupée, c’est-à-dire une situation qui va nécessairement de pair avec une
dimension relationnelle : car c’est une position par rapport à la volonté libre
et par rapport au monde des contingences et des déterminations. La cons-
cience de soi accompagne toutes ces orientations de la conscience, et elle est
intentionnelle ou référentielle : ce qui veut dire que l’homme d’emblée se
dépasse toujours lui-même. Il ne peut être considéré comme replié sur soi,
puisqu’il se transcende dès qu’apparaît la conscience de soi.
Ce qui dicte la perspective de Rosenzweig, c’est son intention de consi-
dérer la possibilité humaine de transcender ses propres déterminations non
comme un donné, mais comme un miracle, celui d’une négativité retournée
contre le néant.
On parviendrait à la même critique en partant des analyses de Rosenz-
weig sur le silence. Car, à moins de jouer sur les mots, le silence présuppose
le langage, et le présuppose comme un cadre ou une dimension nécessaire-
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ment transindividuelle. On rencontre, dans le langage et de manière émi-
nente, tout comme dans le silence, l’autodépassement qui caractérise la
situation humaine : le silence n’est possible qu’en présupposant l’autodépas-
sement du soi1.
Dans la deuxième partie du Stern, au livre I consacré à la Création,
Rosenzweig fait une analyse grammaticale de Genèse I qui conclut par
l’affirmation qu’Adam est créé muet ; c’est un soi qui est tout de même plus
qu’un soi – est-ce l’âme ?, s’interroge Rosenzweig. Tandis que les autres
créatures sont toutes créées selon leur espèce, c’est-à-dire dans le cadre fixe
d’une différenciation naturelle, l’homme n’est référé à aucune espèce, mais à
la « ressemblance avec Dieu » (§ 139). L’homme n’a donc pas d’essence véri-
tablement arrêtée, bien que la manière dont Rosenzweig interprète
Genèse 1, 26 pose tout de suite le problème suivant : la clôture du soi cesse
parce qu’un pont miraculeux est jeté entre la sphère divine et celle de
l’homme, et parce que ce pont, ce rapport, est aussitôt compris comme ce
qui connote l’identité, la ressemblance, et non la différence. En toute
logique, l’unicité divine interdit précisément toute ressemblance, toute
image, toute « copie ». Or Rosenzweig insiste bien sur le fait que c’est uni-
quement lors de la Création que Dieu dit « Nous » ; mais c’est aussitôt pour
dire que ce « nous », où « je » et « tu » sont immédiatement coprésents,
« reste encore en soi-même (...) ne sort pas de soi » (§ 139).

1. Cf. M. Heidegger, Être et temps, § 34 ; c’est l’Erschlossenheit qui est soulignée à cette
occasion et non le repliement sur soi.
Le sens du préfixe méta- dans L’Étoile de la Rédemption 179

En Genèse 1, 26, le « nous » est référé à l’action de faire, pas à la création


proprement dite. Le « nous » divin du texte introduit, et précisément lors-
qu’il s’agit de créer l’homme, une réflexivité, un rapport à soi se dépassant
immédiatement dans la création bien qu’il ait été nécessaire à cette création-
là et uniquement à celle-là. La réflexivité divine, ainsi représentée par le biais
d’un artifice de langage, mime en l’anticipant celle de l’homme (un rapport à
soi qui objective le soi dans la conscience se visant elle-même). Cette dualité
qui parcourt tout le texte de Genèse I sous la forme d’une diérèse progres-
sant vers ce qui est le plus différencié et le plus imprévisible1, l’homme, se
retrouve dans la double expression « bétzaléménou éhi démouténou », qu’on tra-
duit par « ressemblance et image ». Tzelem, c’est la représentation, voire
l’ombre, mais pas dans un sens trivial ; démout, c’est l’image, la figuration,
mais pas nécessairement sensible. Dieu ne se représente pas lui-même, son
ombre portée n’est pas l’esquisse de sa figure. La réflexivité introduite par le
« nous » décrit un projet ; la double modalité du projet n’est pas dans le
résultat du projet, mais dans le principe auquel il va obéir en se réalisant :
« Faisons l’homme selon notre représentation, comme nous nous le figu-
rons. » Tandis que Genèse 1, 26 place l’homme au terme d’une évolution
progressive dans l’ordre de la création, dans la nature et face à elle,
Genèse 1, 27 est l’acte véritable de création, et le verbe, d’ailleurs, change (ce
n’est plus « faire » qui est employé, mais « créer », comme en Genèse 1, 1).
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Là encore, la dualité se traduit par une mise en regard, au centre du verset,
du terme tzelem ; car ce qui est créé, c’est non pas un homme, mais une dua-
lité humaine, sexuellement différenciée – à l’image de Dieu ? Impossible !
Bétzelem ne peut vouloir dire « à l’image de Dieu », mais plutôt : comme
« Dieu » pourrait se représenter l’homme, c’est-à-dire ce qu’est l’être de
l’homme du point de vue transcendantal – une réflexivité.
Cette différenciation extrême et ultime, dans l’ordre de la création, qui
établit et la réflexivité de la conscience et la dualité sexuelle, implique un soi,
non pas clos sur lui-même, mais d’emblée ouvert sur un presque autre que
lui ; le langage n’est pas encore là, certes, mais tous ses présupposés. La suite
le montrera d’ailleurs plus nettement, car Adam n’aura véritablement d’iden-
tité propre et ne pourra véritablement parler qu’une fois Ève créée.
Marc de LAUNAY,
CNRS, Archives Husserl de Paris.

1. Cf. L. Strauss, « Sur l’interprétation de la Genèse », in Pourquoi nous restons juifs. Révéla-
tion biblique et philosophie, Paris, La Table ronde, « Contretemps », 2001, trad. franç. et préf.
d’Olivier Sedeyn.

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