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LE PROBLÈME DU LANGAGE CHEZ NIETZSCHE.

LA CRITIQUE EN
TANT QUE CRÉATION
Scarlett Marton

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2012/2 N° 74 | pages 225 à 245

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ISSN 0035-1571
ISBN 9782130593782
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Pour citer cet article :


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Scarlett Marton, « Le problème du langage chez Nietzsche. La critique en tant que
création », Revue de métaphysique et de morale 2012/2 (N° 74), p. 225-245.
DOI 10.3917/rmm.122.0225
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Le problème du langage chez Nietzsche.


La critique en tant que création

RÉSUMÉ. — Cette étude se propose de montrer que les considérations de Nietzsche sur

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le langage sont déterminantes pour son projet philosophique. S’il est vrai qu’elles
n’arrivent pas à constituer une théorie du langage, elles jouent tout de même un rôle
central dans le cadre de sa pensée. D’une part, dans le versant critique de son œuvre,
quand il s’agit de s’attaquer à la métaphysique, Nietzsche reprend deux propositions
consignées dans ses écrits philologiques ; il soutient la thèse selon laquelle le langage est
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indispensable au processus d’élaboration des connaissances philosophiques et défend


l’idée que la pensée ne devient consciente que grâce au langage. D’autre part, dans le
versant constructif de son œuvre, quand il s’agit d’exprimer ses propres conceptions, il
met en pleine lumière son besoin de trouver une forme d’expression qui ne se limite pas à
représenter le monde. Dans son œuvre à double volet, Nietzsche ne se présente pas comme
un penseur qui se débat emprisonné dans les rets du langage ; bien au contraire, il fait le
langage se retourner contre lui-même – afin de créer un nouveau langage.

ABSTRACT. — This study intends to show that Nietzsche’s considerations about lan-
guage are fundamental to his philosophical project. While it is true that they do not
form a theory of language, they nevertheless play a central role within the framework of
his thought. On the one hand, within the critical dimension of his work, when he tackles
metaphysics, Nietzsche resumes two propositions from his philological papers : he sup-
ports the thesis according to which language is indispensable to the process of elabora-
ting philosophic knowledge and defends the idea that language is what allows thought
to become conscious. On the other hand, within the constructive dimension of his work,
when he expresses his own conceptions, he highlights the need to find a form of expres-
sion which is not limited to representing the world. Within the framework of his bi-
dimensional thought, Nietzsche does not appear to be a thinker struggling and impriso-
ned in the snares of the language ; on the contrary, he turns language against itself – in
order to create a new language.

Les considérations de Nietzsche sur le langage ne forment certainement pas


un corpus ; elles ne sont pas regroupées non plus dans certains livres ou dans
certains textes. Dispersées dans l’œuvre nietzschéenne, ces considérations sont
également de différents ordres. Il y a des moments où Nietzsche s’occupe des
questions relatives au style en général ou alors traite des problèmes qui ont à

Revue de Métaphysique et de Morale, No 2/2012


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voir avec la langue allemande ; il y en a d’autres où il souligne l’imprécision des


formes linguistiques ou insiste sur ses préférences littéraires. Mais, même si les
réflexions de Nietzsche sur le langage se présentent au premier abord de manière
marginale, elles jouent un rôle central dans le cadre de sa pensée, revenant à
plusieurs reprises au cours de l’élaboration de son œuvre. S’il est vrai qu’elles
n’arrivent pas à constituer une théorie du langage, elles n’en sont pas moins pour
autant déterminantes pour son projet philosophique.
Dans l’« Essai d’autocritique » qu’il publie en 1886 en guise de préface à La

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naissance de la tragédie, Nietzsche laisse entendre que son premier livre se
présentait comme un texte lourd et mal écrit. Et il y conclut que son âme, qui
hésitait à ce moment à se livrer ou à se dérober, « aurait dû chanter, cette “âme
nouvelle” – et non discourir ! » 1. Mais ce désir-là, Nietzsche ne le manifeste pas
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tout simplement dans cette préface ; il ne l’exprime pas non plus uniquement à
l’égard de La naissance de la tragédie. Lorsqu’il élabore Ainsi parlait
Zarathoustra, c’est ce même désir qu’il cherche à manifester. Ce n’est pas un
hasard si, dans cet ouvrage, le personnage central se met à réfléchir sur le
langage précisément à l’instant même où il doit affronter dans toute son ampleur
les conséquences de sa pensée abyssale. C’est aussi dans cette même section
qui porte le titre « Le convalescent » que les animaux de Zarathoustra, l’aigle et
le serpent, lui rappellent le fait qu’il est le maître de l’éternel retour et l’invitent
ensuite à chanter. « Car vois donc, ô Zarathoustra ! Pour tes chansons nouvelles
il est besoin d’une nouvelle lyre ! » 2
Dans ces deux passages – mais aussi dans beaucoup d’autres dont l’analyse
dépasserait largement le cadre et le but de cette étude – Nietzsche exprime son
insatisfaction à l’égard du langage. En manifestant sa préférence pour le langage
musical, il révèle avant tout son désir de trouver des formes d’expression qui ne
se limitent pas à représenter le monde. Il va même plus loin : il met en pleine
lumière son besoin de disposer des moyens d’expression pour dire ce qu’il a à
dire, pour exprimer ce qui chez lui ne peut pas se taire. Or, son exigence d’un
nouveau langage 3 ne sera comblée que dans la mesure où il mènera à bien sa
critique.

1. La naissance de la tragédie, « Essai d’autocritique », § 3. Les textes de Nietzsche sont cités


d’après la version française de l’édition Colli-Montinari : Friedrich NIETZSCHE, Œuvres philoso-
phiques complètes (Paris, Gallimard, 1968-1997), à l’exception des annotations préparatoires pour le
cours sur « L’origine du langage », que nous citons d’après le texte original, et les livres suivants : Le
gai savoir, Par-delà bien et mal et Crépuscule des idoles, que nous citons dans la traduction de
Patrick Wotling (Paris, Flammarion, GF, respectivement 1997 ; 2000 ; 2005). Les Fragments
posthumes sont suivis de l’indication du tome dans l’édition des Œuvres philosophiques complètes.
2. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le convalescent », § 2.
3. Sur cette exigence d’un nouveau langage, voir notamment Par-delà bien et mal, § 4 ; Ecce
Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 4 ; Fragments posthumes XI, 35 [37].
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I.

Nietzsche privilégie le langage comme objet de réflexion avant même de


s’engager dans la voie de la philosophie, comme en témoignent ses écrits philo-
logiques. Sa formation en philologie classique sera, d’ailleurs, toujours présente
dans son travail en tant qu’un recours d’ordre méthodologique ; elle sera en
quelque sorte une ombre à laquelle il voudrait échapper mais de laquelle il ne

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pourra jamais se libérer. Lorsqu’il prépare son cours sur « L’origine du lan-
gage », pendant l’année universitaire de 1869-1870, Nietzsche a déjà affaire à ce
qui deviendra le double point de départ de sa critique du langage. Il consigne
alors : « Toute pensée consciente n’est possible qu’avec l’aide du langage » et
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« les connaissances philosophiques les plus profondes sont déjà préparées dans
le langage » 4. D’une part, il soutient l’idée que la pensée ne devient consciente
que grâce au langage ; d’autre part, il défend la thèse selon laquelle le langage
est indispensable au processus d’élaboration des connaissances philosophiques.
Toutes les deux se feront dorénavant présentes d’une manière constante dans ses
textes. En fait, dans l’œuvre nietzschéenne, les réflexions sur la connaissance et
celles sur le langage sont inséparables d’une certaine conception de l’homme et
du monde.
Dans son texte sur Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche
commence par penser le langage en tant que relation. Il fait voir que dans le
langage a pris place la croyance selon laquelle on pourrait saisir les choses telles
qu’elles sont. Prenant comme point de départ la distinction kantienne entre le
phénomène et le noumène, il se consacre à montrer que, dans la mesure où on n’a
pas d’accès à la chose en soi, les mots ne peuvent pas correspondre aux choses
elles-mêmes ; ils ne correspondent qu’aux rapports que l’individu peut avoir avec
les choses.

Nous croyons posséder quelque savoir des choses elles-mêmes lorsque nous parlons
d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien
d’autre que des métaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas aux
entités originelles 5.

Néanmoins, d’après Nietzsche, la croyance dans une vérité inscrite dans les
mots coïncide avec l’origine même du langage. En effet, n’étant rien d’autre que
« la transposition sonore d’une excitation nerveuse », le mot renvoie à deux

4. Werke. Kritische Gesamtausgabe [KGW], II, 2, p. 185.


5. Vérité et mensonge au sens extra-moral, § 1.
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métaphores : celle qui transpose une excitation sonore en une image mentale et
celle qui transpose une image mentale en un son articulé. Ces transpositions sont
sans aucun doute arbitraires ; elles mettent en rapport des éléments de sphères
entièrement diverses. Entre la sensation expérimentée par l’individu et le balbu-
tiement qu’il exprime, il se creuse donc un abîme. Le mot est supposé renvoyer
à quelque chose d’extérieur ; mais une fois qu’il a été créé pour exprimer une
sensation subjective, il ne peut renvoyer qu’à l’individu lui-même. Entre le mot
et son référent, il se creuse donc un deuxième abîme. Le caractère arbitraire qui

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peut être constaté dans le processus de formation des mots réapparaît dans la
fonction qu’ils ont à exercer. Mais il faut aller encore plus loin : quand un mot
en vient à servir pour désigner des expériences analogues à celle qui est à son
origine, alors il devient un concept. « Tout concept surgit de la postulation de
l’identité du non-identique » 6, de façon qu’il puisse convenir à différents phéno-
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mènes. Les concepts s’avèrent donc inappropriés et insuffisants à chacun de ces


phénomènes en particulier.
Or la philosophie moderne considère que la connaissance est basée sur des
représentations et que celles-ci, en se faisant avec des mots, reflètent la réalité.
Ce n’est pas un hasard si dans ce contexte on parle de spéculation ; tout compte
fait, l’entendement n’est rien d’autre qu’un miroir qui doit être perfectionné. En
se mettant en rupture avec cette manière de penser, Nietzsche reprend l’idée que
la connaissance dérive dans une certaine mesure du langage. Il est donc indis-
pensable de prendre en considération les constantes dissimulations auxquelles
s’adonne l’intellect à l’égard de ses propres procédés.
Lorsqu’il se consacre à examiner cette question, Nietzsche cherche à montrer,
dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, que la vérité et le langage se
présentent comme indissociables. Il prend comme point de départ de son argu-
mentation ce qui aurait pu constituer l’« état de nature ». De même que dans la
préface du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, dans ce texte de Nietzsche l’état de nature ne constitue rien de plus
qu’une hypothèse. Si dans le livre de Rousseau cette hypothèse permet de révé-
ler les racines mêmes de l’inégalité parmi les hommes, dans Vérité et mensonge
au sens extra-moral elle permet de dévoiler la vérité en tant que le résultat d’une
convention. Nietzsche commence par reculer dans le temps et imaginer l’exis-
tence des hommes avant l’apparition de la vie en collectivité ; ils se trouveraient
dans un monde où régnerait « le plus grossier bellum omnium contra omnes ».
Parce qu’ils craignaient de ne pas réussir à subsister, les individus les plus faibles
se sont rendu compte du besoin qu’ils éprouvaient de se trouver un moyen pour
se conserver. En essayant de faire converger les principales forces de l’intellect

6. Ibid.
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vers la dissimulation, ils ont cherché à modifier une condition qu’ils ne pou-
vaient pas supporter. En se préoccupant tout simplement de maintenir leur exis-
tence, ils ont privilégié l’instinct de conservation au détriment de la vie. C’est
alors que le développement de l’intellect humain a commencé.
C’est de cette manière, d’après Nietzsche, que surgit la croyance à l’identité
entre l’être et le discours. On croit que chaque mot désigne quelque chose de
bien précis ; malgré le fait que le référent se trouve dans un domaine qui n’est pas
celui du langage, on croit à l’identification entre le référent et le mot. On établit

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une sorte de complicité entre le « dire » et le « voir ». Attribuant à chaque mot un
sens univoque qu’il porterait depuis toujours, on méprise les sens possibles que
chaque mot pourrait comporter. Cette démarche serait déjà présente à l’origine
même du langage. À partir du moment où les individus les plus faibles ont essayé
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de vivre en collectivité, ils se sont imposé l’exigence de fixer une désignation des
choses, dont l’usage fût valide et obligatoire de manière uniforme. Ils ont ainsi
conféré aux mots une fixité qu’ils ne possédaient pas. Afin de maintenir la vie en
collectivité, ils ont imposé à tous les membres du groupe l’obligation d’employer
les désignations habituelles qui ont été établies par convention. C’est ainsi que
l’idée de « vérité » est apparue. Ce n’est donc pas un hasard si Nietzsche affirme
que « la législation du langage donne aussi les premières lois de la vérité » 7.
« Être véridique », dans la perspective nietzschéenne, équivaut à se conformer
aux mensonges grégaires ; être menteur équivaut à ne pas se soumettre à ce que
le groupe a conventionné. Si la plupart des individus agissent en consonance
avec la convention linguistique qui a été établie, cela se produit parce qu’ils
jugent que dire la « vérité » est plus commode et plus avantageux. Tandis que le
mensonge exige l’invention, la vérité ne réclame que l’obéissance à ce qui fut
l’objet d’une entente. Le moyen le plus sûr pour se faire accepter par la collec-
tivité consiste en dire la « vérité ». Le menteur, en revanche, substitue volontai-
rement les mots et, ce faisant, refuse aussi bien la « réalité » pétrifiée par les
mots que l’univocité qui aux mots avait été imposée. En se rebellant contre
ce qui a été établi, le menteur introduit un élément de risque et de précarité
dans l’ordre social qui se veut toujours stable. « Qu’est-ce donc que la
vérité ? » – voilà la question que se pose Nietzsche dans son texte sur Vérité et
mensonge au sens extra-moral.

Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées
qui ont perdu leur forge sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et
qu’on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal 8.

7. Ibid.
8. Ibid.
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La vérité est avant tout une valeur. Puisqu’elle est indissociable du langage, elle
contribue à maintenir la vie en collectivité. Une fois qu’elle a été instituée par
convention, elle ne concerne que les rapports des hommes aux choses mais
jamais les choses elles-mêmes 9.
Les analyses précédentes permettent de noter deux résultats.
D’une part, lorsqu’il entreprend la critique de la notion de vérité, Nietzsche
montre qu’ayant perdu leur usage métaphorique les mots en viennent à être
utilisés au sens littéral. Mais cette façon de procéder ne se doit pas au fait

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qu’une vérité a été oubliée ; bien au contraire, c’est une non-vérité qui a été
reléguée dans l’oubli. Car c’est la métaphore, en tant qu’une non-vérité, qui a
été oubliée. D’autre part, quand il développe sa critique du langage, Nietzsche
fait voir qu’à partir du moment où on ignore que les concepts procèdent des
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mots, on en vient à les prendre comme la base de la connaissance. Mais cette


manière de penser résulte elle aussi d’un oubli. On a oublié le fait que les mots
ne sont rien d’autre que des noms qui ont été arbitrairement attribués aux
choses ; on a oublié donc que la provenance des concepts se situe dans l’acte
même de donner des noms. Avec ce double procédé, on finit par limiter le
langage à la fonction de représenter.

II.

Dans plusieurs textes, Nietzsche reprend ses attaques contre le langage conçu
comme une expression adéquate de la réalité 10. Dans Humain, trop humain, par
exemple, il continue à combattre la croyance selon laquelle on pourrait saisir les
choses telles qu’elles sont. Tout en abandonnant le cadre référentiel kantien,

9. C’est à partir de plusieurs perspectives que Nietzsche envisage la question de la vérité ; c’est en
sens divers qu’il emploie le terme. Il défend à plusieurs reprises dans son œuvre l’idée que l’homme
ne considère comme vrai que ce qui peut contribuer à sa subsistance. Envisagée de ce point de vue, la
vérité concerne les différentes formes de vie. Sur ce point, voir Fragments posthumes XI, 36 [23] et
38 [4]. Refusant aussi bien la conception moderne que la conception kantienne de la vérité, Nietzsche
finit par la soumettre au registre de l’efficacité. Sur ce point, voir notamment Par-delà bien et mal,
§ 4 : « La fausseté d’un jugement ne suffit pas à constituer à nos yeux une objection contre un
jugement ; c’est en cela peut-être que notre nouveau langage rend le son le plus étranger. La question
est de savoir jusqu’à quel point il favorise la vie, conserve la vie, conserve l’espèce. » Nietzsche est
amené ainsi à déplacer la question de la vérité : ce n’est pas à la validité d’un jugement qu’il
s’intéresse, mais à son utilité. À la limite, c’est dans l’utilité biologique que le critère de vérité réside.
Parce qu’ils sont indispensables à la conservation de l’espèce, même si les jugements que l’homme
élabore se présentent comme « faux », ils sont certainement vrais.
10. Sur ce point, voir par exemple Humain, trop humain, I, § 11 et § 39, Aurore, § 47 et § 115, Le
gai savoir, § 58, mais aussi Fragments posthumes XIV, 14 [122] : « Demander un mode d’expression
adéquat est absurde : il est inhérent à la nature d’une langue, d’un mode d’expression, de n’exprimer
qu’une simple relation […] »
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Nietzsche adopte une autre manière de critiquer la métaphysique. C’est alors qu’il
dénonce les préjugés qui se trouvent installés dans le langage. Avec les mots et
les concepts, nous ne nous limitons pas à désigner les choses, mais

C’est la vérité de celles-ci que nous nous figurons à l’origine saisir par eux. Maintenant
encore, les mots et les concepts nous induisent continuellement à penser les choses
plus simples qu’elles ne sont, séparées l’une de l’autre, indivisibles, chacune étant en
soi et pour soi. Il y a, cachée dans la langue, une mythologie philosophique qui perce
et reperce à tout moment, si prudent que l’on puisse être par ailleurs 11.

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Ce passage a une portée révélatrice. Dans ces lignes, Nietzsche souligne pour
la première fois dans son œuvre publiée le caractère simplificateur du langage :
celui-ci abriterait la croyance dans une vérité inscrite dans le monde, dans une
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vérité qui ne pourrait être exprimée que par des mots. En se laissant imprégner
par des mythes, le langage constituerait un obstacle pour l’individu dans ses
rapports à ce qui l’entoure et représenterait un danger pour sa liberté d’esprit.
Une des tâches de la philosophie devrait donc consister à mettre en lumière les
problèmes engendrés par les mots et, par conséquent, ceux engendrés par les
concepts ; la philosophie devrait dénoncer les illusions sans fondement dont les
mots et les concepts proviennent. Puisque le langage prépare dans une certaine
mesure la connaissance, on est amené à croire qu’il est doté d’un pouvoir démiur-
gique. Mais, au lieu de reconnaître sa capacité créatrice, on l’oublie ; on en vient
alors à contribuer de façon irréfléchie à ce que soit conservée et même dévelop-
pée une « mythologie philosophique » dans le langage. D’ailleurs, l’expression
« philosophische Mythologie » invite à la réflexion. En fin de compte, rien ne se
trouverait plus éloigné de la philosophie que le mythe, si par philosophie on
entend – bien évidemment – une réflexion qui possède un caractère universel et
qui se laisse guider par la rationalité. Ayant recours à cette expression, Nietzsche
cherche à déclarer la guerre à deux mille ans d’histoire de la philosophie.
Avec Socrate, la rupture de l’unité entre physis et logos a eu lieu – et la
philosophie s’est transformée en anthropologie. Avec Platon, la duplication des
mondes a eu lieu – et la philosophie s’est transmutée en métaphysique. Déva-
luant ce monde-ci au nom d’un autre qui serait essentiel, immuable et éternel, la
philosophie a institué les dualismes qui sont à la base même de la civilisation
occidentale. Or la métaphysique et le langage se trouvent profondément liés. Les
convictions métaphysiques contribuent à la légitimation de la croyance à l’iden-
tité entre l’être et le discours ; les mots et les concepts saisiraient la réalité telle
qu’elle est. Les concepts et les mots, à leur tour, participent à la propagation des

11. Le voyageur et son ombre, § 11.


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convictions métaphysiques ; ils mènent à penser que ces convictions correspon-


draient à quelque chose dans le « vrai » monde. C’est de cette façon que les
« certitudes » métaphysiques constituent le prolongement de la croyance dans la
grammaire et ne font rien d’autre que justifier de façon rétroactive la confiance
dans les structures grammaticales 12.
Nous n’hésitons donc pas à affirmer que, dans le versant critique de son œuvre,
les attaques de Nietzsche contre le langage mettent en cause une certaine conception
de la philosophie, c’est‑à-dire la pensée métaphysique qui opère toute sorte de

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dualismes. Et c’est sur ce point qu’insisteront vigoureusement de nouveau les textes.

III.
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Il n’est guère étonnant que dans le langage acquièrent droit de cité les notions
de sujet et d’objet, la relation de la substance aux accidents, le jugement attribu-
tif, l’idée de causalité. Un passage de Crépuscule des idoles est tout à fait expli-
cite sur ce point :

Nous pénétrons dans un grossier fétichisme lorsque nous prenons conscience des pré-
supposés fondamentaux de la métaphysique du langage, en allemand : de la raison. Il
voit partout des agents et de l’agir : il croit à la volonté comme cause en général ; il
croit au « moi » comme substance et projette la croyance au moi-substance sur toutes
les choses – c’est seulement ainsi qu’il crée le concept de « chose » […] Partout l’être
est ajouté par la pensée, glissé comme soubassement en tant que cause ; c’est seulement
de la conception du « moi » que découle, à titre dérivé, le concept d’« être » […] 13.

Prenons par exemple l’idée de substance.


Dans la perspective nietzschéenne, elle a surgi quand l’homme a projeté dans
le monde environnant la notion d’âme. En tant que notions similaires, l’âme et la
substance font allusion à quelque chose qui posséderait une unité et exercerait des
activités. Elles supposent une totalité qui serait indépendante, complète, identique
à elle-même, permanente et unitaire ; elles renvoient à un substrat qui produirait
plusieurs effets, développerait différentes activités et posséderait certaines pro-
priétés. Entendue de cette manière, l’âme ne serait rien d’autre qu’une superstition
religieuse ou un préjugé philosophique et, par conséquent, elle n’aurait qu’un

12. Sur la manière par laquelle Nietzsche envisage les relations entre la métaphysique et la
grammaire, nous renvoyons à l’étude de Josef SIMON, « Grammatik und Wahrheit. Über das
Verhältnis Nietzsches zur spekulativen Satzgrammatik der metaphysischen Tradition », in Nietzsche-
Studien 1 (1972), pp. 1-26.
13. Crépuscule des idoles, « La “raison” en philosophie », § 5.
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Le problème du langage chez Nietzsche 233

caractère fictif. En tant qu’une projection de l’âme, la substance ne serait rien


d’autre qu’une fiction. De même que les idées d’âme et de substance, celles
d’étant et d’être ont été dérivées du concept de sujet. Elles ont surgi au moment
où l’homme a conçu l’acte comme une conséquence nécessaire de la volonté.
Tout en croyant qu’il suffisait de vouloir pour agir, l’homme a postulé l’existence
d’un sujet derrière l’action ; en lui attribuant un caractère fixe et stable, il a fait de
lui une unité. Envisagé de cette façon, le « sujet » ne serait lui aussi qu’une fiction.
Nous sommes donc en mesure de comprendre que, conçue dans le contexte de

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la métaphysique, la notion d’âme mais aussi celles de Dieu et de « vrai » monde
ne sont rien d’autre que des termes qui révèlent le caractère grossier du langage 14.
Considérer que penser est un acte implique de présumer l’existence de quelque
chose qui pense ; associer à la pensée l’idée de substance amène à concevoir un
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moi qui serait unitaire et indivisible comme le sujet responsable de l’acte de


penser. C’est en ce sens qu’on peut lire ce passage de Par-delà bien et mal :
« Autrefois, en effet, on croyait à “l’âme” tout comme on croyait à la grammaire
et au sujet grammatical. » 15 Considérer que les états successifs par lesquels passe
le monde, c’est‑à-dire considérer que les différentes configurations de forces sont
des effets, implique de présupposer l’existence d’un être supérieur qui se trouve-
rait derrière le dynamisme des forces elles-mêmes. Dieu serait plutôt en deçà du
langage qu’au-delà du savoir. C’est en ce sens qu’on peut envisager cette déclara-
tion de Nietzsche dans Crépuscule des idoles : « J’ai bien peur que nous ne nous
débarrassions pas de Dieu parce que nous croyons encore à la grammaire […] » 16
Distinguer entre ce monde et le « vrai » monde, opposer ce qui est mutable à ce
qui serait permanent, ce qui est transitoire à ce qui serait éternel, ce qui est
apparent à ce qui serait essentiel, tout cela équivaut à postuler l’existence de l’être
derrière le devenir. C’est en ce sens qu’on peut interpréter les lignes suivantes :
« Pourquoi le monde qui nous concerne ne pourrait-il pas être une fiction ? Et à
celui qui demande : mais la fiction implique un auteur ?, ne pourrait-on pas

14. L’idée que le langage est un moyen d’expression grossier apparaît à plusieurs reprises dans
l’ensemble de l’œuvre nietzschéenne. Dans Aurore, par exemple, Nietzsche évoque l’obstacle créé
par le langage dans l’approfondissement des phénomènes internes. Parce que les mots ne conviennent
qu’aux états extrêmes (la haine et l’amour, la joie et la douleur), il devient difficile d’observer d’autres
états. De ce fait, l’individu finit par paraître – à ses propres yeux – ce qu’il n’est pas. « Tous, nous ne
sommes pas ce que nous semblons être d’après les seuls états dont nous ayons conscience et pour
lesquels nous ayons des mots » (Aurore, § 115). Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche fait voir qu’au
contraire de ce que le langage veut faire croire, la volonté de savoir et la volonté de non-savoir ne
constituent pas une antithèse. La science n’est rien d’autre qu’une expression plus raffinée de
l’ignorance. « Le langage peut bien, ici comme ailleurs, rester prisonnier de sa balourdise et persister
à parler d’oppositions là où il n’y a que des degrés et un subtil échelonnement complexe » (Par-delà
bien et mal, § 24).
15. Par-delà bien et mal, § 54.
16. Crépuscule des idoles, « La “raison” en philosophie », § 5.
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répondre tout net : pourquoi ? Ce “implique” ne ferait-il pas également partie de


la fiction ? » 17
Reste la question que nous lègue Nietzsche : « N’est-il donc pas permis d’être
enfin un peu ironique à l’égard du sujet, ainsi qu’à l’égard du prédicat et de
l’objet ? Le philosophe ne serait-il pas en droit de s’élever au-dessus de la foi en
la grammaire ? » 18 Philologue de formation, l’auteur de Zarathoustra ferait voir
qu’à l’existence du langage se lient la possibilité et la nécessité d’une critique.
En vieux philologue qu’il est, il serait le premier à rapprocher la tâche philoso-

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phique d’une réflexion radicale sur le langage 19.
Mais cette réflexion conduit nécessairement à une critique de la théorie référen-
tielle du signifié ; elle implique le refus de l’idée que pour chaque signe il y aurait
un référent qui viendrait le valider. Dans un passage d’Humain, trop humain,
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Nietzsche juge que l’activité discursive la plus élémentaire consiste à désigner, à


simplement donner des noms aux choses. De cette manière, « l’importance du
langage dans le développement de la civilisation réside en ce que l’homme y a
situé, à côté de l’autre, un monde à lui » 20. Mais l’être humain oublie précisément
qu’il place un monde de mots à côté du monde réel ; il oublie surtout que ces deux
mondes sont irréductibles l’un à l’autre. De cet oubli témoigne, par exemple, le
fait qu’il croit aux noms comme s’il s’agissait des aeternae veritates ; il croit que
le langage lui permet de s’élever au-dessus de l’animal et d’atteindre une vraie
connaissance du monde.
C’est bien pour dénoncer cet oubli que Nietzsche s’obstine à souligner le
caractère arbitraire de la relation entre les mots et les choses. Tout compte fait,
« il suffit de créer de nouveaux noms, appréciations et vraisemblances pour créer
à la longue de nouvelles “choses” » 21. Or, dans ses considérations sur le lan-
gage, Nietzsche finit même par flirter avec le nominalisme. Et, quant à ce point,

17. Par-delà bien et mal, § 34. Pour une exposition plus détaillée de la conception nietzschéenne
du monde, de sa théorie des forces et des relations de cette théorie avec le concept de volonté de
puissance et la doctrine de l’éternel retour, nous renvoyons à notre étude « L’éternel retour du même :
thèse cosmologique ou impératif éthique ? », in Nietzsche-Studien 25 (1996), pp. 42-63.
18. Par-delà bien et mal, § 34.
19. Sur ce point, nous ne pouvons que souscrire à l’interprétation de FOUCAULT, lorsqu’il affirme :
« Qu’est-ce pour lui [Nietzsche] que la philosophie, sinon une sorte de philologie toujours en suspens,
une philologie sans terme, déroulée toujours plus loin, une philologie qui ne serait jamais absolument
fixée ? » (« Nietzsche, Freud, Marx », in Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Paris, Minuit, 1967,
pp. 183-192). Voir aussi La naissance de la clinique, Paris, PUF, 2e éd., 1972, p. XVII, et Les mots et
les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 316. Cela ne veut pas dire, par contre, que nous suivons les
positions prises par Foucault lorsqu’il soutient que la démarche nietzschéenne se limite à interpréter
les interprétations.
20. Humain, trop humain, I, § 11. Voir dans cette direction Enrique LYNCH, Dioniso dormido
sobre un tigre. A través de Nietzsche y su teoría del lenguaje, Barcelona, Ediciones Destino, 1993, en
particulier pp. 17-48.
21. Le gai savoir, § 58.
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Le problème du langage chez Nietzsche 235

les positions qu’il soutient se rapprochent de celles de Pascal. Dans son opuscule
De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, lorsqu’il présente la méthode
générale de la géométrie qui devrait servir à la découverte de la vérité dans ce
domaine, Pascal fait voir qu’il faudrait définir tous les termes et démontrer toutes
les propositions. Parce que cette méthode conduirait à une régression à l’infini,
l’homme est contraint à ne pas définir les idées claires et à ne pas démontrer les
propositions universellement admises par la raison. Voici un des motifs qui
amènent Pascal à considérer que les définitions ne révèlent jamais l’essence des

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choses ; elles se limiteraient à les désigner. Et, quant à ce point, Nietzsche serait
entièrement d’accord avec lui.
Empruntant une voie tout à fait différente, nombreux commentateurs voient
dans le nominalisme nietzschéen une version anticipée du positivisme radical de
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Wittgenstein 22. Il est certes vrai que chez Nietzsche l’être humain dans son
rapport aux choses ne pourra jamais surmonter les limites du langage ; il est vrai
aussi que chez lui les limites de la théorie de la connaissance se trouvent dans le
langage. Mais si les problèmes posés par Nietzsche sont analogues à ceux sou-
levés par l’affirmation de Wittgenstein, selon laquelle les limites de mon monde
sont signifiées par les limites de mon langage, l’approche nietzschéenne n’est
pas d’ordre logique ; elle n’est pas non plus d’ordre méthodologique. C’est sur
une théorie perspectiviste des affects que Nietzsche compte fonder son point de
vue.
Dans sa critique de Schopenhauer, Nietzsche affirme qu’il n’est pas possible
de concevoir la volonté comme l’« en soi des choses ». Il s’oppose à son ancien
maître parce que celui-ci croyait à un vouloir vivre total et indivis qui se mani-
festait dans tous les êtres, parce qu’il soutenait que les phénomènes n’étaient rien
d’autre qu’une aveugle volonté de vivre et que cette volonté absurde, sans raison
et sans finalité, constituait l’essence du monde. Bien au contraire, Nietzsche
défend l’idée que « la volonté n’est pas seulement un complexe de sentir et de
penser, mais encore et surtout un affect : et plus précisément cet affect qu’est
celui de commandement » 23. Dans le vouloir qui se trouve disséminé dans

22. Sur les possibles relations entre les considérations sur le langage chez Nietzsche et chez
Wittgenstein, nous renvoyons, parmi d’autres ouvrages, aux études suivantes : Angèle KREMER-
MARIETTI, Nietzsche et la rhétorique, Paris, PUF, 1992, en particulier le dernier chapitre ;
Maudemarie CLARK, Nietzsche on Truth and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press,
1990, en particulier pp. 63-94 ; Massimo CACCIARI, Krisis : saggio sulla crisi del pensiero negativo
da Nietzsche a Wittgenstein, Milano, Feltrinelli, 1978, en particulier les deuxième et troisième
chapitres. Sur une possible comparaison entre les positions nietzschéennes et l’approche qui en est
faite par la philosophie analytique, nous renvoyons aux travaux qui suivent : Richard SCHACHT,
Nietzsche, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1983, pp. 36-51 ; Arthur DANTO, Nietzsche as
Philosopher, New York, Columbia University Press, 1980, pp. 11-14 et 83-87.
23. Par-delà bien et mal, § 19.
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l’organisme se sont incrustés le sentir et le penser. Ce sont ces affects qui


s’expriment à travers les mots ; bien mieux, ce sont eux qui prennent la parole 24.
Considérant que le penser, le sentir et le vouloir sont présents dans les cel-
lules, les tissus et les organes, Nietzsche ne se limite donc pas à affirmer que
les processus psychologiques auraient une base neurologique. En soutenant que
toutes les formes organiques prennent part au penser, au sentir et au vouloir, de
sorte que le cerveau n’est rien d’autre qu’un énorme appareil centralisateur 25, il
cherche à supprimer la distinction même entre les phénomènes psychologiques

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et les biologiques.

IV.
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C’est à la lumière de ce cadre conceptuel qu’il faudrait considérer la notion


de conscience. Les premières réflexions de Nietzsche à ce sujet se trouvent dans
Le gai savoir ; il introduit alors l’idée que la conscience a une origine bio-
logique. « La conscience est la dernière et la plus tardive évolution de l’orga-
nique et par conséquent aussi ce qu’il y a en lui de plus inachevé et de moins
solide. » 26 L’analyse de ce passage nous permet de comprendre que Nietzsche
n’admet pas l’idée que la conscience pourrait constituer – comme l’ont supposé
la plupart de ses prédécesseurs – ce qui caractérise l’espèce humaine. Il
n’accepte pas non plus la thèse qui soutient l’existence d’une opposition entre
les sens, les affects et les instincts, d’une part, et l’esprit, la raison, la conscience,
de l’autre. Bien au contraire, Nietzsche considère que la conscience est issue du
rapport de l’organisme avec le monde extérieur, rapport qui implique des actions
et des réactions d’une part et de l’autre. En luttant contre ce qui les entoure, les
êtres vivants – autant les hommes que les animaux – se pourvoient d’organes
qui leur rendent plus facile la subsistance ; la conscience n’est que l’un d’eux.
Elle ne serait rien d’autre qu’« un moyen de la communication », « un organe de
direction » 27.
De même qu’une fonction qui ne s’est pas développée représente un danger
pour l’organisme, de même la conscience, dont l’apparition est récente, peut

24. Sur les relations entre le langage et les affects, nous renvoyons à l’étude de Patrick WOTLING
« What Language do Drives Speak ? », in João Constâncio et Maria João Branco, Nietzsche on
Instinct and Language, Berlin, Walter de Gruyter, 2011, pp. 63-79.
25. Voir notamment Fragments posthumes X, 27 [19] : « Le cerveau n’est qu’un énorme appareil
de centralisation » ; Fragments posthumes XI, 35 [15] : « pensée, sentiment, vouloir chez tous les êtres
vivants » ; Fragments posthumes XI, 40 [21] : « Ce qui importe c’est que nous comprenions que le
chef et ses sujets sont de même espèce, tous sentant, voulant et pensant. »
26. Le gai savoir, § 11.
27. Fragments posthumes XIII, 11 [145].
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Le problème du langage chez Nietzsche 237

amener l’homme à commettre des erreurs 28. Tout se passe comme si l’organe
dont l’être humain se sert pour s’orienter dans le monde extérieur n’était pas
approprié, comme si le moyen dont l’individu dispose pour se mettre en rapport
avec ce qui l’entoure se révélait inadéquat. Mais Nietzsche n’est pas là en train de
se plaindre d’un défaut qui serait congénital ; en fait, il ne cherche qu’à souligner
ce qu’il considère comme un trait caractéristique de la conscience. S’il signale
son caractère falsificateur, c’est parce qu’il tient à insister sur le fait que ce qui
passe par la conscience finit par devenir falsifié. Cette idée, Nietzsche l’exprime

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clairement dans Le gai savoir :

La nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir
conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulga-
risé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide
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à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de
conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et
généralisation 29.

Critiquant ses prédécesseurs, Nietzsche juge que les philosophes auraient ten-
dance à considérer l’homme comme un être différent de tous les autres êtres et à
envisager la vie consciente comme un ensemble d’activités qui se distinguent
des procès qui se produisent dans la nature. Ils ne prendraient pas en considéra-
tion le fait que cette façon de procéder abrite des valeurs et provient, elle-même,
d’une évaluation. Imposant leur vision de l’être humain comme si elle était son
portrait le plus fidèle, ils ne se rendraient pas compte qu’il n’y a pas de trait
distinctif entre l’homme et l’animal. Parce qu’ils ont adopté cette conception de
l’être humain, ils auraient développé un raisonnement dont les conséquences ne
pourraient être que néfastes.
D’après Nietzsche, le fait de négliger le caractère simplificateur de la
conscience implique de la faire passer d’« un moyen de la communication » au
critère suprême des valeurs. On prétend oublier que la conscience n’est rien
d’autre qu’« un organe de direction » ; on veut ignorer que la conscience est du
même ordre que les instincts et on finit par la concevoir comme unité, essence,
esprit, âme 30. Tout d’abord, on fait passer la conscience d’un organe à un

28. Voir notamment Fragments posthumes XII, 7 [9] : « La conscience, développée tardivement,
chichement, pour des buts extérieurs, sujette aux plus grossières erreurs, et même, essentiellement,
quelque chose de falsificateur, portant à la grossièreté et à l’amalgame. »
29. Le gai savoir, § 354.
30. Voir par exemple le passage suivant : « On pense trouver ici le noyau de l’homme ; sa nature
permanente, éternelle, ultime, absolument originaire ! On considère la conscience comme une
grandeur stable donnée ! On nie sa croissance, ses intermittences ! On la tient pour l’“unité de
l’organisme” ! » (Le gai savoir, § 11).
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principe unificateur de l’organisme : au noyau même de l’être humain ; ensuite,


on convertit la conscience en ce qui fait l’homme être ce qu’il est : son essence ;
après, on volatilise la conscience et on la transforme en âme ; finalement, on
amplifie la conscience, en la projetant dans le monde – et même derrière lui –,
et on la transfigure en Dieu : mode supérieur de l’être. En envisageant de cette
façon la conscience, on défend l’idée qu’elle est permanente et qu’elle accède à
ce qui est permanent, au « vrai » monde. On croit qu’au lieu de se mettre au
service de la vie la conscience doit la juger ; au lieu de contribuer à la croissance

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de la vie elle doit la condamner. On suppose que la conscience ne pourrait pas
contribuer à l’amélioration des fonctions animales et qu’au contraire elle devrait
s’opposer à elles.
Or, dans la perspective nietzschéenne, faire l’abstraction du système nerveux
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et se restreindre au pur esprit est un mauvais calcul ; prendre la conscience pour


la condition première de la perfection est une fausse hypothèse 31. Attribuant à la
conscience une origine biologique, Nietzsche ne se restreint pas à défendre l’idée
que la conscience doit se mettre au service de la vie. Dans un fragment posthume,
il radicalise sa position et affirme : « Tout dépend indiciblement davantage de ce
que l’on nommait “corps” et “chair” : le reste n’est que petit accessoire. » 32 À
l’opposé de ce que la religion chrétienne et la métaphysique croient, Nietzsche
soutient que le corps et la conscience se trouvent étroitement liés. Tout compte
fait, la conscience elle-même n’est rien d’autre que « corps » et « chair ». Et
pourtant c’est précisément dans l’inversion qui s’est opérée entre le corps et la
conscience que réside la base de la religion et de la métaphysique.

V.

Dans Le gai savoir, Nietzsche cherche à développer l’idée que la conscience


et le langage se trouvent étroitement liés et que tous les deux s’enracinent dans
le sol commun du grégarisme. Reprenant la même argumentation, déjà présente
dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, il affirme alors que l’individu le
plus faible, celui qui se croit le plus menacé, est amené à demander l’aide de ses
semblables. Pour rendre intelligible son appel, il a besoin d’avoir recours à des
signes pour communiquer, mais il a besoin d’abord de « savoir » ce qu’il ressent
et ce qu’il pense ; bref, il a besoin du langage aussi bien que de la conscience.

31. Voir L’Antéchrist, § 14 : « Le “pur esprit” est pure sottise : si, dans nos calculs, nous faisons
abstraction du système nerveux et des sens, bref de l’“enveloppe mortelle”, eh bien, nous faisons un
calcul faux – et un faux calcul – un point, c’est tout ! » ; voir aussi Fragments posthumes XIV, 14
[129].
32. Fragments posthumes XIII, 11 [83].
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Le problème du langage chez Nietzsche 239

D’où il s’ensuit que « la conscience en général ne s’est développée que sous la


pression du besoin de communication » 33. Puisqu’elle répond dans une certaine
mesure au besoin de communication, la conscience renvoie toujours à ce qu’il y
a de grégaire dans l’individu. Puisque, de la même manière que la conscience, le
langage lui aussi a son origine dans la vie en collectivité, le développement du
langage et celui de la conscience « vont main dans la main ». Tout compte fait,
si ce que l’homme pense à propos de lui-même et à propos du monde se trouve
déjà imprégné par le langage, c’est parce que ce sont les mots qui permettent à

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la pensée de prendre conscience d’elle-même. Disséminée dans le corps, la
pensée serait entièrement autonome vis‑à-vis de la conscience.
Ayant recours à la théorie leibnizienne des « petites aperceptions », Nietzsche
soutient que l’homme ne devient pas conscient de tout ce qu’il pense. Chez
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Leibniz, l’objet de la pensée c’est l’univers ; mais, dans la mesure où tout est lié
dans l’univers, le moindre mouvement d’un corps étend son effet aux corps voi-
sins et ainsi de suite. D’où il s’ensuit que, puisque l’âme pense, elle a des percep-
tions qui correspondent aux mouvements de l’univers. Mais, étant donné qu’elle
ne peut pas penser à tout, une grande partie de ses pensées reste indistincte. Or
Nietzsche estime que cette découverte constitue une des plus grandes contribu-
tions des Allemands à la philosophie. Il n’est guère étonnant donc qu’il affirme
que le monde conscient est étroit, infime et superficiel 34. Il n’est pas étonnant non
plus qu’il conclue dans Le gai savoir : « la pensée qui devient consciente n’en est
que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mau-
vaise : – car seule cette pensée consciente advient sous forme de mots, c’est‑à-dire
de signes de communication » 35.
Si dans le paragraphe 354 du Gai savoir Nietzsche souligne le processus d’uni-
formisation opéré par le langage, dans Par-delà bien et mal il défend, semble-t‑il,
une autre position. Dans cet ouvrage, il insiste à plusieurs reprises sur le profond
lien qu’il affirme exister entre les mots et les affects. C’est la voie qu’il emprunte

33. Le gai savoir, § 354. Pour une exposition plus détaillée de cette problématique, nous
renvoyons au chapitre intitulé « Nietzsche : consciência e inconsciente » de notre ouvrage Extrava-
gâncias, São Paulo, Discurso editorial, 2000, rééd. 2001 et 2009, pp. 167-182.
34. Quant à l’idée que le domaine de la conscience est étroit, voir La généalogie de la morale, III,
§ 18 ; quant à l’idée qu’il est infime, voir Fragments posthumes XIII, 10 [137] ; quant à la
superficialité de la conscience, voir Fragments posthumes XIV, 14 [144] et Ecce Homo, « Pourquoi
je suis si avisé », § 9 : « la conscience, c’est une surface ».
35. Le gai savoir, § 354. Dans Aurore, Nietzsche s’occupe déjà de la relation entre la pensée et le
langage. Il critique alors le processus de pétrification des mots. « Maintenant, dans tout effort de
connaissance, on trébuche sur des mots pétrifiés, éternisés, et le choc rompra plus facilement la jambe
que le mot » (§ 47) ; « Le langage et les préjugés sur lesquels repose le langage apportent de multiples
obstacles à l’approfondissement des phénomènes internes et des instincts » (§ 115) ; « Nous expri-
mons toujours nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou, pour exprimer tous mes
soupçons : à chaque instant nous ne formons que la pensée pour laquelle nous avons précisément sous
la main les mots capables de l’exprimer approximativement » (§ 257).
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dans le paragraphe 268, tout en reprenant une fois de plus l’argumentation qu’il
avait déjà développée dans la première partie de son texte Vérité et mensonge au
sens extra-moral. Il soutient alors que c’est surtout pour garantir leur subsistance
que les individus se mettent en rapport ; c’est surtout pour conserver leur vie
qu’ils communiquent. Occasionné par le désir de conservation et développé par
le besoin de communication, le langage procède à des simplifications ; il cherche
à abréger avant tout ce que les individus ressentent et ce qu’ils pensent à propos
d’eux-mêmes et du monde. En fin de compte, l’histoire du langage est « l’histoire

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d’un processus d’abréviation ».
Mais ici Nietzsche introduit un nouvel élément dans son argumentation. Parce
que les individus ont recours à des signes similaires pour exprimer des besoins
similaires, les expériences qu’ils partagent sont les plus élémentaires et les plus
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générales ; bref, elles sont les plus communes. Il faudrait donc soulever la ques-
tion suivante : « Quels groupes de sensations sont les plus prompts, au sein d’une
âme, à s’éveiller, à prendre la parole, à donner des ordres ? » La réponse à cette
question « décide de l’ensemble de la hiérarchie de ses valeurs, ce qui détermine
finalement sa table de biens » 36. À travers les appréciations de valeur aussi bien
qu’à travers les mots s’expriment les affects. Du moment où ils se sentent
menacés, les individus grégaires cherchent à se mettre en sécurité, en se tournant
vers l’autoconservation ; ceux qui sont exceptionnels, en revanche, ne craignent
pas de prendre des risques en se livrant à la vie. Tandis que les premiers
s’attachent aux préjugés, aux croyances et aux convictions, les derniers n’hésitent
pas à périr dans leur isolement, « pour enrayer ce progressus in simile naturel,
trop naturel, l’évolution continue de l’homme vers le semblable, l’habituel, le
moyen, le grégaire – vers le commun ! » 37.
Or, pour communiquer, il faut partir d’une base commune. Il ne suffit pas
d’avoir les mêmes idées ou d’adopter les mêmes conceptions. Il ne suffit pas
non plus de conférer aux mots les mêmes sens ou d’avoir recours aux mêmes
procédés logiques. Il faut bien plus ; il faut partager des expériences vécues. À
la limite, communiquer c’est rendre commun. Traduite dans la conscience et
dans le langage, la pensée se présente déjà dans une certaine perspective, la
perspective grégaire. Quand les idées, voire les actions, d’un individu
deviennent conscientes et sont exprimées par des mots, elles finissent par perdre
ce qu’elles auraient de personnel, de singulier, d’unique ; tout en passant par le
filtre du grégarisme, elles risquent de devenir communes, vulgaires. C’est en ce
sens que Nietzsche écrit dans Crépuscule des idoles :

36. Par-delà bien et mal, § 268.


37. Ibid.
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Le problème du langage chez Nietzsche 241

Nous ne nous estimons plus assez lorsque nous nous communiquons. Nos expériences
personnelles ne sont pas le moins du monde volubiles. Elles ne pourraient se commu-
niquer elles-mêmes si elles le voulaient. C’est que la parole leur manque. Ce pour
quoi nous avons des paroles, c’est aussi ce que nous avons déjà dépassé. Tout dis-
cours comporte un rien de mépris. Le langage, semble-t‑il, n’a été inventé que pour le
médiocre, le moyen, le communicable. Avec le langage, celui qui parle se vulgarise
déjà 38.

Ne rejetant ainsi rien de moins que la communication, Nietzsche ne se priverait-

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il pas de dire ce qu’il a à dire ? Et cette prise de position ne signifierait-elle pas
alors le refus du dialogue ? Or, au lieu de simplement se taire, Nietzsche s’obs-
tine à chercher des moyens pour exprimer ce qui chez lui ne peut pas rester muet.
Parce qu’il considère que ce qu’il a à dire n’est pas de l’ordre du grégaire, que ce
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n’est pas à tous qu’il doit parler, ce sera à lui qu’il reviendra de faire appel à des
forces prodigieuses pour entraver le processus d’uniformisation opéré par le
langage – au moins c’est de cette manière qu’il veut se présenter.

VI.

C’est dans le domaine des relations entre l’auteur et le lecteur que Nietzsche
situe les questions stylistiques.

On ne veut pas seulement être compris, quand on écrit, mais encore, de manière tout
aussi certaine, ne pas être compris. Ce n’est encore nullement une objection contre un
livre, que le premier venu le trouve incompréhensible : cela entrait peut-être justement
dans l’intention de son auteur – il ne voulait pas être compris par le premier venu. Tout
esprit et tout goût vraiment noble choisit aussi, lorsqu’il veut se communiquer, ses
auditeurs ; en les choisissant, il trace simultanément ses limites à l’égard « des autres ».
Toutes les lois affinées d’un style ont là leur origine : elles maintiennent en même
temps au loin, elles créent de la distance, elles interdisent « l’accès », la compréhen-
sion, comme on l’a dit –, tandis qu’elles ouvrent les oreilles à ceux qui ont avec nous
une parenté d’oreille 39.

Ce passage est révélateur de l’attitude de Nietzsche à l’égard de ses lecteurs en


maints aspects. Le philosophe révèle que, lorsqu’un auteur se consacre à un style,
il choisit en quelque sorte son lecteur. Il repousse celui qui lui paraît étranger et
attire celui qui lui est apparenté. Tout se fait comme si le style était un mot de

38. Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 26.


39. Le gai savoir, § 381. Cette idée a été en quelque sorte anticipée dans le décalogue intitulé
« Sur la doctrine du style » (Fragments posthumes IX, 1 [109]).
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passe, un message crypté. En le présentant, l’auteur lance son appât 40 ; en le


déchiffrant, le lecteur se montre digne de lui. C’est de cette manière que s’établit
la complicité entre eux.
En réfléchissant sur son « art du style » dans Ecce Homo, Nietzsche affirme :
« Communiquer par des signes – y compris le tempo de ces signes – un état, ou
la tension interne d’un pathos, tel est le sens de tout style. » 41 Le style apparaît
donc comme un symptôme. En tant que manifestation d’un état, d’un pathos, le
style indique les instincts qui ont dominé l’auteur à un moment donné, les affects

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qui se sont emparés de lui et, par conséquent, les appréciations de valeur qui se
sont exprimées chez lui. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de style qui puisse se présenter
comme le bon style pour tous les auteurs ; il n’y a même pas un style qui puisse
se révéler comme étant le bon style pour un auteur déterminé. Il y a autant de
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styles que d’états. Celui qui croit qu’il existe « le style bon en soi » n’est rien
d’autre qu’un « idéaliste » ; celui qui considère qu’il existe le style universelle-
ment bon ne fait rien de plus que de révéler les instincts qui le dominent à un
moment donné. En tant que symptôme d’instincts, d’affects et d’appréciations
de valeur, chaque style révèle la condition physiologique de son auteur à un
moment donné 42.
Pour tenter de saisir le sens précis de cette idée, prenons en considération par
exemple la décadence littéraire telle que Nietzsche la conçoit. Dans Le cas
Wagner, il cherche à la caractériser de la manière suivante : « Le mot devient
souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens
de la page, la page prend vie au détriment de l’ensemble. » 43 Dans le processus de
décadence se montre clairement le désordre des instincts et se rend évidente la
désorganisation des affects ; la vie n’anime plus l’ensemble et, à la limite, il n’y a
plus d’ensemble. Si dans le cas de l’œuvre d’art ces différentes parties deviennent
indépendantes, dans le cas du corps de l’artiste, les parties qui étaient subordon-

40. Voir par exemple les textes suivants : « De mon meilleur appât je m’appâte aujourd’hui les
plus merveilleux poissons-hommes ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Le sacrifice du miel ») et
« Depuis lors, tous mes écrits sont des hameçons : peut-être suis-je aussi doué que quiconque pour la
pêche à la ligne ? […] Si rien ne s’est laissé prendre, la faute n’est pas mienne. Ce sont les poissons
qui manquaient […] » (Ecce Homo, « Par-delà bien et mal », § 1).
41. Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 4.
42. Müller-Lauter fait voir avec justesse que le concept nietzschéen de physiologie ne peut pas
être réduit tout simplement à une sorte de physiologisme. Il souligne les trois déterminations
générales présentes dans ce concept : premièrement, Nietzsche emploie le terme « physiologie » au
sens courant des sciences de l’époque ; deuxièmement, il considère ce qui est physiologique comme
ce qui détermine de manière somatique les hommes et renvoie aux fonctions organiques ; troisième-
ment, il interprète les procès physiologiques comme la lutte de quanta de puissance qui « inter-
prètent » (« Artistische décadence als physiologische décadence. Zu Friedrich Nietzsches später
Kritik am späten Richard Wagner », in Communication Fidei. Festschrift für Eugen Biser zum 65.
Geburtstag, Regensburg, 1983, pp. 285-294).
43. Le cas Wagner, § 7.
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nées ne se plient plus à la hiérarchie qui régnait dans l’organisme. Dans les deux
registres, est flagrant le manque de cohésion interne, le manque de volonté orga-
nisatrice, le manque de force organiquement constituée. « Cette image vaut pour
tous les styles de la décadence : c’est, chaque fois, anarchie des atomes, désagré-
gation de la volonté. » 44 La décadence artistique et la décadence physiologique
viennent ainsi toujours ensemble.
Dans ses textes, Nietzsche n’hésite pas à se servir aussi bien du style disserta-
tif et du style polémique que de l’aphorisme et du poème. Ce faisant, il n’a pas

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l’intention de trouver un moyen d’expression qui soit adéquat ; il ne veut pas
non plus tout simplement se lancer dans des expérimentations stylistiques. En
revanche, le pluralisme des styles présents dans son œuvre ne vient pas la priver
de toute structure ni lui donner un caractère indéterminé. Si les styles qui s’y
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trouvent sont pluriels, c’est parce qu’ils traduisent de multiples perspectives 45


et, par conséquent, expriment de multiples formes de vie. On ne pourrait pas
séparer les idées et les différentes manières de les énoncer ; on ne saurait distin-
guer entre les contenus de la pensée et les formes spécifiques de les exprimer.
Il est significatif que, dans son œuvre, Nietzsche se serve de plusieurs styles ;
mais ce n’est pas simplement à cette démarche qu’il a recours pour tenter de dire
ce qu’il a à dire. Sans jamais abandonner son exigence des nouvelles formes
d’expression, il se sert aussi de multiples recours linguistiques 46. Introduisant le
perspectivisme dans le langage, il n’hésite pas à employer les mêmes mots dans
différentes acceptions, à inverser les sens des termes, à déstabiliser les vocables ;
il n’hésite pas non plus à employer des tropes, des métonymies, des méta-
phores 47.

44. Ibid. Müller-Lauter montre bien dans son étude que, lorsqu’il dénonce la décadence artistique
de Wagner, Nietzsche déplace son point de mire. Dans la mesure où il la considère comme bien plus
qu’un phénomène esthétique, Nietzsche passe de l’analyse de l’art wagnérien à l’examen de l’artiste
Wagner. Müller-Lauter défend alors la thèse selon laquelle Nietzsche envisage ce qu’il appelle
décadence artistique dans une relation de dépendance – et, par moments, aussi dans une relation de
correspondance – avec ce qu’il décrit en tant que décadence physiologique (ibid.).
45. Sur la relation entre le pluralisme stylistique de Nietzsche et le perspectivisme, nous
renvoyons à l’ouvrage d’Alexander NEHAMAS, Nietzsche. Life as Literature, Harvard, 1985, en
particulier le premier chapitre.
46. Nombreux sont les commentateurs qui travaillent sur les différents procédés de Nietzsche à
l’égard du langage. Sur ce point, nous renvoyons par exemple aux études suivantes : Stefan
SONDEREGGER, « Friedrich Nietzsche und die Sprache. Eine sprachwissenschaftliche Skizze », in
Nietzsche-Studien 2 (1973), pp. 1-30 ; Martin STINGELIN, « Nietzsches Wortspiel als Reflexion auf
Poet(olog)ische Verfahren », in Nietzsche-Studien 17 (1988), pp. 336-368 ; Claudia CRAWFORD,
« Nietzsche’s Great Style : Educator of the Ears and of the Heart », in Nietzsche-Studien 20 (1991),
pp. 210-237.
47. Sur l’importance des métaphores dans les textes de Nietzsche, nous renvoyons à Éric
BLONDEL, Nietzsche, le corps et la culture. La philosophie comme généalogie philosophique, Paris,
PUF, 1986, en particulier le premier chapitre ; Éric BLONDEL, « Nietzsche : la vie et la métaphore », in
Revue philosophique de la France et de l’étranger 3 (juillet-septembre 1971), pp. 315-345 ; Jacques
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À partir de ces données, une première conclusion s’impose : Nietzsche ne


cherche pas à se débarrasser pour de bon du langage traditionnel afin d’en inven-
ter un autre entièrement nouveau. Il n’essaie pas, tel un dieu, de le faire surgir ex
nihilo. Mais, en tirant de sa critique du langage toutes les conséquences, il compte
transformer le langage dès l’intérieur.
Il est vrai que Nietzsche souligne sans cesse les difficultés qu’il doit affronter
pour se faire comprendre. S’il parle des expériences vécues qui n’ont été jamais
partagées, il y a certes quelque chose d’incommunicable dans ce qu’il dit. Parce

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que ses mots se sont engendrés dans la solitude, ils portent la marque du silence.
Mais c’est aussi à cause d’autres raisons qu’ils se taisent. Tout en jugeant que la
philosophie doit être toujours expérimentale et qu’un philosophe n’a pas le droit
d’avoir des opinions définitives, Nietzsche suggère qu’il y a quelque chose de
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provisoire dans ce qu’il dit. Et tout en considérant que le monde n’est pas un
système ni ne possède une structure stable, mais qu’il est une totalité qui se
détruit et se crée sans cesse, il donne à voir qu’il y a quelque chose d’éphémère
dans ce qu’il dit. S’il ne compte pas arriver à des vérités définitives, il ne croit
pas non plus que le monde puisse atteindre un état d’équilibre durable. Mais,
dans la mesure où les mots figent et pétrifient, on ne peut pas se servir d’eux
pour exprimer ce qui se transforme sans cesse, pour parler du processus qu’est
le monde. Il faut se rendre à l’évidence : « les moyens d’expression du langage
sont inutilisables pour exprimer le devenir » 48.
Soit parce qu’il juge que ses expériences vécues « ne sont pas le moins du
monde volubiles », soit parce qu’il considère que le langage n’offre pas de
moyens « pour exprimer le devenir », Nietzsche cherche sans cesse de nouvelles
formes d’expression. Ce n’est pas un hasard si dans un de ses derniers écrits, Le
cas Wagner, il défend l’idée que quelqu’un deviendra d’autant plus philosophe
qu’il deviendra musicien. Bien plus qu’un penseur qui se débat, emprisonné dans
les rets du langage, Nietzsche se présente comme le philosophe qui fait le lan-
gage se retourner contre lui-même – afin de créer un nouveau langage.
Qu’il s’agisse de l’analyse du langage, des attaques contre la métaphysique
ou de l’examen de la notion de vérité, Nietzsche procède toujours de façon à
envisager la critique en tant que création. C’est avec la même conséquence,
d’ailleurs, qu’il conçoit son œuvre.

DERRIDA, « La mythologie blanche », in Poétique 5 (1971), pp. 1-52 ; Sarah KOFMAN, Nietzsche et la
métaphore, Paris, Payot, 1972.
48. Fragments posthumes XIII, 11 [73]. Pour une discussion de cette problématique dans Par-
delà bien et mal, nous renvoyons à notre étude « Afternoon Thoughts. Nietzsche and the Dogmatism
of Philosophical Writing », in João Constâncio et Maria João Branco, Nietzsche on Instinct and
Language, Berlin, Walter de Gruyter, 2011, pp. 167-184.
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Le problème du langage chez Nietzsche 245

Une philosophie expérimentale telle que celle que je vis anticipe même, à titre d’essai,
sur les possibilités du nihilisme radical : ce qui ne veut pas dire qu’elle en reste à un
non, à une négation, à une volonté de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir à
l’inverse – à un acquiescement dionysiaque au monde 49.

Annihiler et construire sont les deux faces de la même monnaie, les deux ver-
sants du même projet philosophique 50.

Scarlett MARTON

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Université de São Paulo (Brésil)
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49. Fragments posthumes XIV, 16 [32]. Voir aussi Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 2
et Fragments posthumes XIV, 14 [14].
50. Pour une exposition plus détaillée de la relation entre les deux versants de la philosophie
nietzschéenne, nous renvoyons à notre étude « Nietzsche : la obra hecha y la obra todavía por hacer »,
in Estudios Nietzsche 2 (2002), pp. 181-203.

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