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CHRONIQUE DE MÉTAPHYSIQUE ET D’ÉPISTÉMOLOGIE

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »


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2021/2 N° 110 | pages 263 à 280
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130828389
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2021-2-page-263.htm
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Chronique de métaphysique
et d’épistémologie

La présente chronique est coordonnée par Angélique Thébert et Alexandre


Declos. Y participent : Alexis Anne-Braun, Guillaume Bucchioni, Camille
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Chamois, Vincent Clos, Alexandre Declos, Sylvain Garniel, Vincent Grandjean,
et Jacques-Henri Vollet.

Peter VAN INWAGEN, Des êtres matériels (trad. fr. P.-A. Miot, préface
de J.-P. Anfray), Paris, Ithaque, 2019, 320 p.

Le philosophe américain Peter van Inwagen compte parmi les métaphysiciens


contemporains les plus influents. On peut donc se réjouir de voir les éditions
Ithaque proposer une traduction en français de son livre Material beings, originelle-
ment publié en 1990. Dans cet ouvrage qui a fait date, van Inwagen se penche sur
l’ontologie des objets matériels. Il entreprend plus précisément d’apporter une
réponse à la « Question Spéciale de la Composition » (QSC). Celle-ci demande à
quelles conditions une pluralité d’objets matériels « compose » une autre chose.
Autrement dit, et puisque la composition se comprend en termes méréologiques 1,
la QSC demande à quelles conditions un objet matériel possède des parties
(propres). Plus formellement : « Quand est-il vrai que (∃y) les xs composent y ? »
(p. 36).
Après avoir introduit l’appareil logique requis pour la discussion et précisé la
nature de la composition (chap. 1-2), van Inwagen examine plusieurs réponses
« modérées » à la QSC, c’est-à-dire diverses théories qui considèrent que la compo-
sition a parfois lieu. Ainsi de la théorie du Contact, pour qui les xs composent y si
et seulement si les xs sont physiquement en contact (chap. 3). D’autres approches,
qui font appel à d’autres types de liens physiques, voire à une combinaison d’entre
eux, sont également discutées (chap. 6-7). Van Inwagen entreprend de montrer que
toutes ces positions ne sont pas satisfaisantes. Entre autres difficultés, il semble que
des objets composés peuvent exister en l’absence de ces liens physiques, ou à
l’inverse, ne pas exister en leur présence. Par exemple, Contact ne peut rendre
compte des objets macroscopiques ordinaires, puisque les atomes et électrons qui
les composent (supposément) ne sont pas stricto sensu en contact. À l’inverse, cette
théorie impliquerait de dire que je deviens temporairement une partie propre d’un
objet composé lorsque je serre la main à quelqu’un, ce qui semble clairement inac-
ceptable.
Outre ces réponses modérées à la QSC, deux réponses « extrêmes » sont envisa-
geables. La première, le « Nihilisme » méréologique, affirme que la composition n’a

1. « Les xs composent y » se comprend en effet techniquement comme suit : « les xs sont


tous des parties de y, aucun des xs ne se chevauche, et chaque partie de y chevauche au moins
l’un des xs » (p. 34).

Revue de Métaphysique et de Morale, No2.2021


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264 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

jamais lieu. Selon cette doctrine, il n’existe que des simples physiques, c’est-à-dire
des entités matérielles dépourvues de parties propres (que l’on peut proposer d’iden-
tifier aux particules physiques fondamentales). Il n’y aurait donc aucun objet maté-
riel composé. La seconde réponse extrême à la QSC, l’Universalisme méréologique,
défend que la composition a toujours lieu : toute collection d’entités disjointes com-
pose un nouvel objet. Ainsi y aurait-il un objet matériel dont les parties seraient
ma chaussure droite, la moitié supérieure de la Lune, et Donald Trump.
Comme le défend van Inwagen, ces réponses radicales à la QSC ne sont pas
satisfaisantes. Van Inwagen rejette le Nihilisme sur la base d’un argument d’inspira-
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tion cartésienne (élaboré p. 86, puis développé plus en détail p. 134-40), ancré dans
une certaine compréhension du sujet pensant et de la nature des personnes : puis-
qu’il est le cas que j’existe, et que je suis un objet composé, le Nihilisme est faux.
L’Universalisme est pour sa part écarté sur la base de l’argument suivant (p. 88 sq).
Pour van Inwagen, l’Universalisme accepte un principe d’Unicité, d’après lequel les
mêmes xs ne peuvent jamais composer deux objets distincts, que ce soit simultané-
ment ou successivement. Considérons les atomes qui me composaient il y a dix
ans. Ceux-ci existent encore maintenant. D’après le principe d’Unicité, ces atomes
devraient me composer présentement. Or il est clair que ce n’est pas le cas. Donc
l’Universalisme est faux.
Ayant rejeté ces différentes options, van Inwagen introduit au chapitre 9 la
réponse à la QSC qu’il propose de défendre dans l’ouvrage. Cette « Réponse Propo-
sée » (RP) se range parmi les réponses modérées à la QSC, en ce qu’elle admet que
la composition a lieu seulement dans certains cas. Elle s’exprime formellement
comme suit (p. 96) :
(RP) (∃y tel que les xs composent y) si et seulement si l’activité des xs constitue
une vie (ou bien il n’y a qu’un seul x).
Cette proposition implique évidemment de clarifier ce qu’est une vie, ou de déter-
miner quels types d’activités peuvent « constituer une vie ». Ces questions sont exami-
nées en détail au chapitre 9, où van Inwagen identifie une vie à un événement
homéodynamique relativement bien individué et exclusif. D’après RP, les seuls objets
matériels dotés de parties propres sont donc les organismes. Toute entité physique est
alors ou bien un organisme, ou bien un simple. Le pendant négatif de cette thèse
(que van Inwagen nomme « le Refus ») est que les objets inanimés méréologiquement
complexes, comme les tables, les voitures, les montagnes, les planètes, les molécules,
etc., n’existent pas. Il ne s’agit pas de dire que ces choses ne sont pas de vraies
substances ou des entités de seconde zone, mais plutôt qu’il n’y a tout simplement
rien de tel (p. 115). RP implique également que les seules véritables parties d’un
organisme vivant sont les simples et les cellules qu’ils composent. Ainsi, la position
de van Inwagen exclut l’existence de choses telles que les doigts, les cerveaux, les
cœurs ou les reins, au motif que ce ne sont ni des simples, ni des organismes.
Certes, il peut sembler invraisemblable de nier ainsi l’existence de la plupart des
objets matériels familiers. Conscient des réticences que suscitera son propos, van
Inwagen maintient que sa réponse à la QSC est compatible avec nos assertions
ordinaires sur les objets matériels inanimés (chap. 10-11). La vérité d’un énoncé
comme « il y a deux tables dans la cuisine », par exemple, n’implique pas plus
d’admettre l’existence des tables que la vérité de l’énoncé « le Soleil se cache derrière
les arbres » ne suppose de considérer que le Soleil se meut véritablement (p. 117-
9). Plus fondamentalement, van Inwagen offre une méthode de paraphrase qui
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 265

permet de reformuler, en des termes acceptables pour RP, tous les énoncés qui
réfèrent apparemment à des objets matériels inanimés. On peut en effet considérer
que de tels énoncés ne réfèrent en réalité qu’à des simples « arrangés d’une certaine
façon ». En ce sens, affirmer qu’« il y a ici un fauteuil » peut se comprendre comme
l’assertion « qu’il y a ici des simples arrangés en fauteuil ». RP serait donc in fine
compatible avec nos assertions ordinaires, qui en apparence réfèrent à (et quanti-
fient sur) des objets composés autres que les organismes.
La suite de l’ouvrage poursuit la défense de RP. Van Inwagen légitime son rejet
de l’existences des artefacts (chap. 13) et présente un critère de persistance des êtres
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matériels (chap. 14). Il interroge également la manière dont RP traite de certains
problèmes techniques sur l’identité et la persistance des organismes, tels ceux posés
par les cas de mutilation ou de fission, par les expériences de pensée sur la « trans-
plantation de cerveau », ou par les énoncés contrefactuels au sujet de l’identité des
organismes (chap. 15-16). L’ouvrage se termine par la discussion du problème du
vague, auquel RP se trouve confronté de plusieurs façons (chap. 17-19).
Van Inwagen propose donc ici une réponse systématique à la QSC. Celle-ci a
pour avantage foncier de résoudre simplement divers puzzles concernant l’identité
et la persistance des objets matériels, bien connus des métaphysiciens – comme celui
du « bateau de Thésée », ou celui posé par les cas supposés d’« objets coïncidents ».
RP offre moins une solution à ces problèmes que leur dissolution pure et simple.
En effet, « s’il n’y a pas d’artefacts, alors il n’y a pas non plus de problèmes philoso-
phiques concernant les artefacts » (p. 129).
Il est clair, malgré tout, que la position de van Inwagen n’est pas sans rencontrer
certaines difficultés, dont certaines sont recensées par Jean-Pascal Anfray dans
l’éclairante préface qu’il propose à l’ouvrage. Pour ne mentionner qu’un de ces
problèmes, RP implique l’existence du vague « ontique », comme le reconnaît du
reste ouvertement van Inwagen. La raison en est que le concept de « vie » est ulti-
mement vague. Dans certains cas, il n’est ni absolument vrai ou faux de dire qu’un
simple est pris dans la vie d’un organisme, si bien qu’il est alors indéterminé de
savoir si x est ou non une partie de y. Il peut également être indéterminé de savoir
quand une vie commence ou se termine, de décider ce qui compte ou non comme
une vie, ou encore, de spécifier quels sont les types de changements auxquels une
vie donnée peut survivre. Aussi van Inwagen est-il finalement contraint d’admettre
l’existence du vague réel (ou de re), irréductible à un vague linguistique, générale-
ment jugé moins problématique. S’il élabore d’ingénieux moyens qui visent à rendre
cette conclusion acceptable, il n’en reste pas moins qu’admettre le vague de l’identité
et de l’existence est un lourd tribut à payer pour van Inwagen, d’autant que ni
l’Universalisme ni le Nihilisme ne semblent confrontés à cet écueil.
Des êtres matériels est un livre exigeant, et parfois technique. La traduction réalisée
par Pierre-Alexandre Miot parvient cependant à le rendre agréable à la lecture. Bien
que la thèse ici défendue par van Inwagen soit assurément polémique, ce livre est un
exemple de rigueur argumentative et d’honnêteté intellectuelle, comme le sont du
reste ses deux ouvrages précédemment traduits en français – La Métaphysique
(Ithaque, 2017) et l’Essai sur le libre arbitre (Vrin, 2017). On peut le considérer comme
une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse à la métaphysique, et plus parti-
culièrement aux riches discussions récentes sur l’ontologie des objets matériels.
Alexandre DECLOS
Collège de France
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266 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

Christopher PEACOCKE, The primacy of metaphysics, Oxford, Oxford


University Press, 2019, 218 p.

Dans The primacy of metaphysics, paru chez Oxford University Press (2019),
Christopher Peacocke interroge la relation entre la métaphysique d’un domaine et
les concepts (ou, plus généralement, les façons de nous représenter les éléments) de
ce domaine. Nos concepts sont-ils plus fondamentaux que la métaphysique elle-
même ? Ou est-ce l’inverse ? Ou alors y a-t-il une relation d’interdépendance entre
ces deux objets ? Dans le premier chapitre de son ouvrage, Peacocke affirme que,
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pour un domaine spécifique, la métaphysique ne peut pas être moins fondamentale
que nos concepts, car celle-ci contribue à l’explication philosophique des significa-
tions de nos phrases et des contenus intentionnels relatifs au domaine en question.
À cet égard, il s’oppose radicalement à la théorie du Meaning-first de Dummett,
qui subordonne la métaphysique à la théorie de la signification. Le principal argu-
ment de Peacocke repose sur l’individuation de nos concepts : un concept ne peut
être individué que via une relation de référence qui rattache le contenu intentionnel
d’une perception à un objet. Le concept sous lequel l’objet est subsumé dépend
donc de l’objet en question (et de la métaphysique qui s’y rapporte). Par exemple,
notre concept de douleur dépend de la douleur elle-même ; on ne peut pas posséder
le concept de douleur sans être capable de classer certains de nos états mentaux
sous la rubrique « douleur ». À l’inverse, la nature de la douleur ne semble pas
dépendre de nos concepts ; sinon les animaux, qui ne forment pas de concepts, ne
souffriraient pas. Un autre argument concerne la rationalité : il ne suffit pas de
posséder les concepts F et a pour affirmer rationnellement Fa, il faut également
connaître les conditions requises pour que Fa soit vrai ; or celles-ci dépendent des
objets auxquels réfèrent F et a.
Puis, afin d’exclure la possibilité d’une interdépendance entre métaphysique et
concepts (qui peut sembler nécessaire, par exemple, dans le domaine la fiction),
Peacocke explore divers domaines spécifiques, dans lesquels la question de cette
relation est prégnante. En particulier, Peacocke examine les domaines des gran-
deurs, du temps, du soi (c’est-à-dire de la première personne) et des nombres. Il
conclut que, dans chacun de ces domaines, la métaphysique jouit d’une primauté
explicative. Premièrement, contre Thomas Kuhn, Peacocke affirme que les désac-
cords conceptuels entre Aristote et Galilée, par exemple, n’ont aucune incidence sur
leurs expériences perceptuelles des grandeurs (telles que l’expérience d’un pendule
en mouvement), qui sont intrinsèquement semblables. Deuxièmement, Peacocke
estime que le contenu de nos représentations temporelles dépend crucialement de
certaines conditions d’exactitude qui sont à la fois causalement et constitutivement
fondamentales. En ce sens, le temps est objectif (relativement à un cadre de réfé-
rence) et nos représentations du temps sont soit exactes, soit inexactes (pace Kant,
Husserl). Troisièmement, Peacocke prétend que notre concept de première personne
requiert des états (ou événements) mentaux qui représentent le sujet (compris
comme un agent) des états mentaux en question ; le sujet est donc métaphysique-
ment premier. Quatrièmement, Peacocke conçoit les entités abstraites, telles que des
nombres, comme devant être individuées (par leurs conditions d’application) avant
d’être représentées.
Ces quelques résultats conduisent Peacocke à développer, dans le dernier chapitre
de son livre, un propos sur les limites de l’intelligibilité : de nombreuses hypothèses
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 267

et conceptions sont généralement identifiées comme étant fausses, parce qu’elles ne


permettent pas de satisfaire la relation de référence dans laquelle doit se trouver
un individu vis-à-vis d’un certain domaine. Par exemple, le rejet de la conception
newtonienne d’espace absolu s’explique, selon Peacocke, par le fait qu’elle ne
permet pas de référer à des emplacements absolus. En contexte newtonien, le mot
« ici », par exemple, ne permet pas de référer à un emplacement immobile plutôt
qu’à un emplacement en mouvement rectiligne uniforme à travers l’espace qui coïn-
ciderait avec l’énonciation du mot « ici ». En somme, pour chaque emplacement
absolu au temps t, il y a une infinité d’autres emplacements en mouvement qui
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coïncident, à t, avec l’emplacement en question. Par conséquent, la conception new-
tonienne de l’espace n’offre aucun moyen de désigner l’emplacement absolu que
nous sommes censés occuper, ce qui implique la fausseté de cette conception (reduc-
tio ad absurdum). Cet exemple (Peacocke en présente trois autres) tend à dévoiler
les limites de l’intelligibilité : le sens d’une expression (telle que « ici ») ne peut être
compris que si nous connaissons les conditions auxquelles une chose peut tomber
sous cette expression, de sorte que si ces conditions n’existent pas (comme dans la
conception newtonienne d’espace), il ne peut pas y avoir de compréhension. Plus
généralement, ce critère de l’intelligibilité permet à Peacocke de débusquer les onto-
logies illégitimes, c’est-à-dire celles qui échouent à fournir les conditions auxquelles
on peut se référer aux entités qui sont postulées. Le livre de Peacocke jette ainsi les
bases d’une méta-théorie qui, tout en affirmant la primauté de la métaphysique,
exige de celle-ci qu’elle fournisse les conditions de référence de nos concepts, indis-
pensables à l’intelligibilité.
Vincent GRANDJEAN
Université de Neuchâtel

Kathrin KOSLICKI, Form, matter, substance, Oxford, Oxford University


Press, 2018, 273 p.

Dans Form, matter, substance, Kathrin Koslicki propose un projet métaphysique


que l’on peut qualifier de néo-aristotélicien. Ce projet est néo-aristotélicien dans le
sens où Koslicki propose une théorie hylémorphique des objets concrets particuliers
(selon laquelle les objets sont des composés de matière et de forme) et une caractéri-
sation originale de la notion de substance à l’aide d’un principe d’unité. Ce projet
se situe dans la droite ligne de son premier ouvrage, The structure of objects (2008).
Il y a cependant une différence importante entre ces deux travaux. Alors que dans
The structure of objects, Koslicki situait son analyse dans le cadre d’un questionne-
ment méréologique et compositionnel, cadre formulé notamment par Peter van
Inwagen dans son ouvrage fondamental Material beings (1990), son propos s’inscrit
ici dans un cadre à la fois plus général et plus classique. Elle se propose principale-
ment de défendre une version particulière de la théorie hylémorphique des objets
face aux différents problèmes que rencontrent les autres théories « classiques » des
objets concrets, comme le platonisme, le nominalisme, les différentes théories des
faisceaux de propriétés ou encore la théorie du substrat. Cette théorie comporte
une définition précise de la nature de la matière, de la forme et de la relation liant
la matière, la forme et le composé matière-forme. Puis elle défend un critère de
substantialité original à l’aide duquel elle distingue les différents types d’entités,
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268 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

comme les objets composés naturels, les artefacts, les tas, ou encore les ensembles
non-vides.
L’ouvrage est divisé en deux grandes parties, chacune composée de quatre cha-
pitres. La partie I est centrée sur la définition et la défense d’une théorie hylémor-
phique des objets concrets particuliers. Koslicki commence par distinguer deux
types d’ontologies (chap. 1), les ontologies de constituants et les ontologies sans
constituants. Selon les ontologies de constituants, dont font partie les théories du
faisceau, la théorie du substrat et l’hylémorphisme, les objets concrets particuliers
ont une structure constituante, c’est-à-dire qu’ils sont constitués d’entités qui ne
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sont pas elles-mêmes des objets concrets particuliers. À l’inverse, selon les ontolo-
gies de non-constituants, comme le platonisme ou le nominalisme austère, les objets
sont vus comme des blobs (p. 12), c’est-à-dire des entités métaphysiquement non-
structurées. Koslicki développe ensuite une conception spécifique de la matière,
selon laquelle la matière d’un objet concret particulier est l’un des deux types de
parties propres du composé matière-forme (chap. 2). Elle est elle-même un composé
hylémorphique, l’auteure laissant ouverte la possibilité de l’existence de parties
matérielles simples. Koslicki défend cette conception de la matière contre celles
qui la caractérisent comme une matière première ou un stuff. Puis elle défend une
conception de la forme (chap. 3) comme forme individuelle face à la conception
universelle de la forme. La forme est, tout comme la matière, une partie propre du
composé matière-forme. Elle est définie comme un particulier « robuste » qui entre-
tient une relation essentielle au composé matière-forme et une relation accidentelle
au composant matière. Koslicki propose enfin une définition des relations entre un
composé matière-forme, sa matière et sa forme.
La partie II est dédiée à la définition du critère de substantialité et à son applica-
tion aux différents types d’entités. L’auteure examine d’abord la notion de dépen-
dance ontologique (chap. 5). Cette notion est traditionnellement utilisée pour
définir la notion de substance. Une substance est une entité indépendante. Koslicki
montre cependant les limites de la notion d’indépendance ontologique pour définir
la notion de substance (chap. 6). Elle défend que le critère de substantialité doit
être formulé à l’aide de la notion d’unité. Koslicki développe alors cette conception
de l’unité (chap. 7). Un tout structuré tire son unité de la manière dont ses parties
interagissent les unes avec les autres afin de manifester une capacité de « travail
d’équipe » (p. 5). Cette conception de l’unité comme travail d’équipe entre les par-
ties permet de distinguer les touts naturels des tas et des ensembles non-vides. Enfin,
l’auteure traite spécifiquement des artefacts (chap. 8).
Parmi les nombreuses thèses originales et importantes de l’ouvrage, la théorie
du Pluralisme Hylémorphique Méréologique Robuste (RMHP), développée dans
la première partie du livre, mérite une attention toute particulière du fait qu’elle
n’est autre que la définition hylémorphique des objets concrets particuliers. Par
« objets concrets particuliers », Koslicki entend des entités qui se situent à la fois
dans l’espace et dans le temps, tridimensionnelles et qui ne peuvent pas être entière-
ment présentes dans plusieurs régions de l’espace au même moment (p. 2). RMHP
est la théorie qui définit la nature de la matière, la nature de la forme et la nature
des relations matière-forme, matière-composé et forme-composé.
Selon RMHP, la matière et la forme du composé hylémorphique sont des parties
propres de ce composé. La forme a comme spécificité, par rapport à la matière,
d’être une partie essentielle du composé, alors qu’elle entretient une relation acci-
dentelle avec la matière. Cette spécificité en fait ce que Koslicki nomme un particu-
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 269

lier robuste. Tout comme le composé dont elle est une partie propre, la matière est
quant à elle un composé matière-forme. Elle satisfait les contraintes dictées par la
forme.
RMHP a pour avantages remarquables, par rapport aux autres théories des
objets concrets particuliers, d’apporter une solution aux différents problèmes clas-
siques posés par les objets concrets, le problème du changement, celui de la consti-
tution matérielle et surtout le plus épineux – le problème du fondement, qui peut
être formulé de la façon suivante : étant donné que les objets coïncidents (comme
la statue et le bloc d’argile dont elle est faite) semblent partager toutes leurs proprié-
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tés non sortales, sur quoi se fondent alors leurs différences relatives à leurs proprié-
tés sortales ? RMHP est une solution primitiviste au problème du fondement, ce
qui signifie que les différences sortales entre un objet et la matière dont il est fait
ne sont pas fondées. La solution nous est fournie par la façon dont la forme est
définie dans RMHP, à savoir qu’elle est un particulier robuste qui possède une
relation essentielle avec le composé et une relation accidentelle avec la matière.
L’objet et la matière dont il est fait ne possèdent donc pas la même forme et ceci
est un fait brut. Nous comprenons alors pourquoi les différences sortales sont pri-
mitives, du fait même de la définition de la forme.
Forms, matter, substance est assurément un livre important et novateur. Par les
nombreuses thèses originales qu’il contient sur la nature des objets concrets particu-
liers, il ouvre de nouvelles perspectives qui méritent toute notre attention. Nul doute
qu’il comptera dans ce champ essentiel de la philosophie qu’est la métaphysique.
Guillaume BUCCHIONI
Aix-Marseille Université

Baptiste LE BIHAN, Qu’est-ce que le temps ?, Paris, Vrin, « Chemins


philosophiques », 2019, 128 p.

Nous sommes généralement tous d’accord pour considérer comme vrai l’énoncé :
« Aristote a écrit la Métaphysique », bien que le domaine ontologique que nous
associons à Aristote ne soit pas toujours le même. Si on pense que seul ce qui est
présent existe, alors Aristote n’existe plus, et à ce titre, il n’existe tout simplement
pas. Au contraire on peut penser qu’Aristote existe bel et bien, concrètement, mais
dans une autre zone temporelle que celle que nous occupons en 2021. En métaphy-
sique contemporaine, ces deux positions antagonistes sont respectivement associées
au présentisme et à l’éternalisme – théorie selon laquelle l’ensemble des événements
passés, présents et futurs existent conjointement. Ces deux théories structurent le
débat concernant la nature du temps, en ceci qu’elles sont les positions extrêmes
du réalisme temporel.
Le livre Qu’est-ce que le temps ? de Baptiste Le Bihan est une présentation des
perspectives contemporaines en philosophie du temps. Cet essai convient à la fois
aux novices qui pourraient se perdre dans le foisonnement d’articles et d’ouvrages
de langue anglaise qui y sont consacrés, ainsi qu’aux philosophes plus expérimentés
qui s’intéressent particulièrement au développement des théories métaphysiques en
lien avec la science.
Au début de cet ouvrage, Baptiste Le Bihan revient sur les travaux de J. M. E.
McTaggart, qui ont permis de structurer le débat contemporain sur la question du
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270 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

temps. La distinction entre séries-A et séries-B permet de dégager deux aspects


fondamentaux du temps : l’aspect relationnel et l’aspect dynamique.
Le premier aspect fondamental du temps est déterminé par les relations que les
événements entretiennent les uns avec les autres. La frise chronologique représente
cet aspect qui lie les différents événements par des relations d’antériorité, de posté-
riorité et de simultanéité. Cependant, l’aspect relationnel est mis en perspective par
le domaine de quantification auquel les événements appartiennent. Les théories
métaphysiques donnent aux catégories temporelles différents statuts ontologiques.
D’un côté se trouve le présentisme, qui accorde un primat ontologique absolu au
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présent. Les catégories du passé et du futur sont exclues de la réalité au profit d’un
présent en perpétuel devenir. Diamétralement opposé, il y a le modèle de l’univers-
bloc décrit par la physique d’Einstein. Selon cette position, le monde serait composé
des trois dimensions spatiales et de la dimension temporelle, formant une super-
structure quadridimensionnelle appelée « espace-temps », au sein de laquelle
l’ensemble des événements existent tous conjointement. L’avantage majeur de cette
théorie sur le présentisme est de pouvoir rendre compte de l’ensemble des vérifac-
teurs passés et futurs. Un présentiste ne pourra pas faire appel à ces vérifacteurs
localisés dans le passé, car selon lui le passé n’existe pas. Il devra recourir à d’autres
hypothèses moins attractives, comme par exemple l’introduction d’eccéités, ou
l’admission de la primitivité des propriétés tensées.
Ayant traité de l’aspect relationnel en lien avec le statut ontologique accordé aux
catégories temporelles, Baptiste Le Bihan aborde le deuxième aspect fondamental
du temps : l’aspect dynamique. Le point fort de l’éternalisme consiste à accepter
l’ensemble des événements au sein de la réalité temporelle, malheureusement au
prix de l’écoulement du temps. Au sein de l’univers-bloc, la réalité est éternelle, ce
qui implique la fixité du temps : l’ordonnancement des événements est figé. De ce
fait, il n’y a plus de véritables événements passés, présents ou futurs. Cette théorie
prend au sérieux la métaphore selon laquelle les événements sont positionnés sur
une frise chronologique en existant conjointement. La position standard de l’éterna-
lisme consiste à rejeter l’idée d’un passage objectif du temps au profit d’une conven-
tion linguistique, ou bien d’une sensation de passage du temps illusoire provenant
de notre expérience phénoménale.
Baptiste Le Bihan poursuit son essai en traitant de l’orientation puis de la nature
catégoriale du temps. La causalité est orientée : la cause précède toujours les effets
et cet ordre est déterminé nomologiquement au niveau macroscopique. Cependant,
l’orientation de la causalité semble tributaire de la direction du temps, alors que
nous utilisons bien souvent cette même causalité pour définir le temps. La circula-
rité définitionnelle est à proscrire. D’où proviendrait alors cette orientation ? La
réponse fournie par l’auteur est simplement que l’orientation est un aspect primitif
du temps. Invoquer la primitivité n’est jamais une position favorable, néanmoins la
constante physique orientée du temps correspond à cette idée de primitivité méta-
physique.
Une autre question abordée dans l’ouvrage est celle de savoir si le temps est
relationnel ou s’il relève de la catégorie de la substance. Hypothétiquement, si
l’ensemble des objets et de leurs relations disparaissaient, y aurait-il un univers vide,
ou bien pas d’univers du tout ? Pour affronter cette question, l’auteur revient sur
la fameuse controverse entre Leibniz, Newton et Clarke, avant d’aborder la question
de la nature catégoriale à partir des enseignements de la relativité générale. L’expli-
cation permet de mettre en évidence le fait que le champ métrique y tient le rôle
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 271

de l’espace-temps, dont dépend la distribution de la matière, respectant ainsi un


positionnement substantialiste. Cependant, ce champ métrique dépend lui-même
de la distribution de la matière, et il se distingue difficilement des autres champs,
ce qui s’inscrit dans une lignée relationniste. La question semble alors rester ouverte.
Comme le veut la collection « Chemins philosophiques », Baptiste Le Bihan pro-
longe la discussion menée dans son essai en commentant deux textes. Le premier,
de David Lewis, s’intitule « Les paradoxes du voyage dans le temps ». Pour Lewis,
le voyage temporel contient certes des « bizarreries » mais aucune impossibilité
logique. Il discute notamment du « paradoxe du grand-père » qui permet de s’inter-
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roger sur la nécessité du passé et sur la nature du réel : est-ce que nous vivons
dans un multivers au sein duquel nous pouvons voyager dans différentes branches
alternatives, ou est-ce que le passé est entièrement déterminé ? Il semblerait que la
deuxième option soit plus robuste.
Le second texte commenté est « Éternalisme et libre-arbitre », de Kristie Miller.
Le commentaire répond à l’argument de la limite épistémique et permet à Baptiste
Le Bihan d’introduire sa recherche doctorale, « Un espace-temps de contingence »,
dans laquelle il propose la théorie d’un univers conventionnellement fermé mais
ontologiquement ouvert.
En écrivant cet essai, l’auteur a choisi d’assumer son propre positionnement en
faveur de l’éternalisme. Ce choix de ne pas opter pour la neutralité est judicieux
pour plusieurs raisons, dont la principale est l’aspect didactique. Lorsque l’on
confronte des théories, il est important d’avoir un curseur pour ne pas s’égarer en
les valorisant toutes. Le choix du curseur est d’ailleurs légitime car l’éternalisme est
aujourd’hui la théorie la plus communément admise. Son extension large en fait la
théorie la plus à même de rendre compte des vérifacteurs. Qui plus est, et contraire-
ment aux modèles qui défendent l’écoulement du temps, l’éternalisme est directe-
ment compatible avec la théorie fiable de la relativité restreinte. Baptiste Le Bihan
fait toutefois preuve de probité, en s’aventurant sur certains des éléments fragiles de
l’éternalisme. L’auteur ne masque pas les concessions de cette théorie par rapport
à la notion métaphysique de changement, par exemple. Il choisit néanmoins de ne
pas expliquer dans quelle mesure les parties temporelles contrarient le changement
véritable.
Avec cet essai sur la nature et les propriétés du temps, Baptiste Le Bihan fournit
un modèle temporel en quelque sorte « clé en main » pour aborder les questions
ontologiques. Les différents éléments traités par l’auteur sont représentatifs des
débats actuels qui privilégient le terrain ontologique au terrain sémantique ou
logique. S’il aurait pu être intéressant d’élargir la discussion en abordant la question
de la persistance, cet ouvrage reste une excellente introduction aux vifs débats méta-
physiques contemporains en philosophie du temps.
Vincent CLOS
Université de Rennes 1
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272 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

Emmanuel ALLOA, Partages de la perspective, Paris, Fayard, « Ouver-


tures », 2020, 285 p.

L’ouvrage d’Emmanuel Alloa participe au renouveau contemporain que connaît


la notion de « perspectivisme », notamment dans le champ de la métaphysique
continentale, mais aussi, et plus largement, dans celui des sciences humaines. À cet
égard, Partages de la perspective présente un double intérêt. D’une part, l’ouvrage
analyse le sens de la notion de « perspective » dans un large champ théorique (de
l’histoire de l’art à la métaphysique en passant par l’anthropologie et la psycholo-
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gie). D’autre part, l’auteur y développe une thèse propre qui donne sa cohérence à
ce parcours, à savoir que l’association commune entre perspectivisme et individua-
lisme (ou l’idée selon laquelle le perspectivisme conduirait à affirmer que « chacun
a un point de vue particulier ») est théoriquement inconséquente car elle laisse de
côté le motif d’une « perspective commune » à un groupe, ou « partagée » entre
différents individus, pourtant largement étayé par toute une tradition théorique.
Alloa poursuit ainsi un travail de clarification salutaire qui procède par désintrica-
tion des notions de perspectivisme, individualisme, relativisme, représentationna-
lisme, etc. L’ouvrage est par ailleurs illustré de façon particulièrement riche
puisqu’il comprend 47 figures qui viennent à la fois exemplifier et relancer le propos.
Le premier chapitre étudie de façon critique l’assimilation du « perspectivisme »
et du « relativisme ». Alloa montre en effet que si la notion de « point de vue » est
généralement utilisée afin de relativiser la prétention à la vérité d’un énoncé, cette
interprétation individualiste et représentationnaliste de la notion est fautive. Pour
cela, il s’appuie entre autres sur la psychologie cognitive, afin de souligner que le
point de vue d’un individu (humain) n’est jamais totalement individuel. En effet,
il est toujours déjà diffracté et résulte d’une opération de synthèse inconsciente.
Cependant, si toute perspective est toujours en ce sens « partagée », il n’existe selon
l’auteur pas de synthèse de tous les points de vue possibles : selon ses termes, il
n’y a pas de « méta-perspectivisme » mais seulement un « trans-perspectivisme »
(p. 106).
Le deuxième chapitre est consacré à la théorie platonicienne de l’apparaître,
entendue comme lieu historiquement premier de formalisation philosophique de la
pluralité des perspectives perceptives. Alloa montre que le problème platonicien ne
consiste pas tant à distinguer l’être en lui-même des images qu’on s’en fait, qu’à
distinguer deux types d’images qui fonctionnent vis-à-vis de l’être de manière oppo-
sée : une image qui imite le réel mais masque cette imitation, tentant de faire passer
l’imitation pour l’original – l’eidōlon – ; et une image qui imite le réel en soulignant
le processus d’imitation lui-même, donnant par là accès à l’original – l’eidos. Dans
les trois chapitres qui suivent, Alloa montre que cette approche de la perspective
peut être précisée si on l’articule à l’histoire de l’art et de la pensée en Occident. Le
chapitre 3 développe ainsi une lecture critique de Hubert Damisch. Le chapitre 4
explicite les enjeux du travail de Robert Smithson, un des fondateurs du land art,
et notamment sa polémique avec Clement Greenberg et ses principes modernistes.
Dans le chapitre 5, Alloa cherche à montrer que, chez Erwin Panofsky, la notion
de perspective ne se réduit pas à un effet de style culturellement contingent mais
constitue une forme irréductible de l’expérience perceptive (p. 223).
Enfin, le dernier chapitre propose une « morphologie » générale du perspecti-
visme et de ses différentes interprétations (p. 149-64). Alloa rappelle d’abord les
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 273

différentes variantes du « néo-factualisme » contemporain : il regroupe sous ce


terme une série d’auteurs (Maurizio Ferraris, Paul Boghossian, Daniel Dennett,
John Searle, etc.) qui ont en commun de distinguer nettement entre ce qui relève
du fait, d’une part, et ce qui relève de son interprétation, d’autre part. Alloa objecte
alors qu’on n’accède jamais à un fait que cadré ou normé au sein d’un dispositif
social particulier ; que ce cadrage est mieux décrit si on l’interprète en termes de
« perspectives » sur le donné plutôt qu’à travers une distinction nette entre « faits »
et « interprétations » ; et que le cadrage ainsi décrit ne suppose pas tant une « relati-
visation » de la vérité qu’une « réalisation » de celle-ci. Ce faisant, Partages de la
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perspective éclaire nettement les débats contemporains dans le champ philoso-
phique, ou plus précisément métaphysique. Il propose une réelle métaphysique a
posteriori, si on entend par là, non pas une métaphysique spéculative, qui cherche
à dire ce qu’il en est de la chose en soi ou de l’être sans nous, et dont le renouveau
est aujourd’hui évident, mais une métaphysique entendue comme « philosophie
seconde », c’est-à-dire qui embraye à partir de discours symboliques, et notamment
scientifiques, déjà existants – qu’il s’agisse, dans le cas d’Alloa, de la psychologie,
de la sociologie ou de l’histoire de l’art.
Deux idées fortes sont ainsi avancées dans l’ouvrage, mais elles nous semblent
demeurer en partie sous-déterminées. D’une part, Alloa en appelle à une étude des
« normes perceptives qui gouvernent nos façons de voir » (p. 12), c’est-à-dire à une
étude des schèmes ou des patterns socialement constitués qui organisent littérale-
ment la perception. Or, si cette idée a été largement énoncée en tant que telle – de
l’hypothèse Sapir-Whorf à l’idée d’une perception culturellement structurée chez
Maurice Merleau-Ponty – elle n’a à notre connaissance pas fait l’objet d’une étude
empirique à la hauteur et elle demeure implicite dans l’ouvrage. D’autre part, Alloa
évoque de manière très éclairante des processus de socialisation susceptibles de
modeler « la capacité plus ou moins grande qu’a un sujet de se mettre à la place
d’autrui » (p. 256). Cependant, les modèles qui viennent étayer cette hypothèse
relèvent essentiellement de la psychopathologie et non de la sociologie psycholo-
gique : l’idée d’une socialisation du perspective-taking reste donc à formaliser expli-
citement.
Camille CHAMOIS
Université Paris-Nanterre

Roger POUIVET, L’Éthique intellectuelle. Une épistémologie des vertus,


Paris, Vrin, « Moments philosophiques », 2020, 322 p.

Faut-il se soucier des complotistes, baratineurs, imposteurs intellectuels et autres


« cons prétentieux » ? Négliger la vérité, la rationalité et la connaissance, est-ce si
grave, après tout ? Dans L’Éthique intellectuelle. Une épistémologie des vertus, Roger
Pouivet propose une réponse claire à ces questions : l’éthique intellectuelle exprime
un ensemble d’exigences fondamentalement morales.
Cette thèse repose en grande partie sur la défense d’une conception morale de
l’épistémologie. La violation des règles épistémiques et de la rationalité formelle est
conçue comme l’expression d’un vice consistant à ne pas désirer de manière ordon-
née la vérité, ce en quoi réside en dernier ressort l’irrationalité humaine. En arrière-
plan, il est fait appel à une anthropologie métaphysique de type aristotélico-
thomiste, qui insiste sur l’idée que le bien moral réside dans la réalisation de sa
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274 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

nature et donc, pour l’homme, dans la vertu de rationalité. L’auteur ajoute une
dimension théologique à son propos : la métaphysique adoptée doit être théiste.
L’argumentation est la suivante. Après avoir présenté la dimension morale de la
vie intellectuelle et l’idée que le désir de vérité est nécessaire à la motivation et à la
justification épistémique (chap. 1), l’auteur expose l’anthropologie métaphysique
qu’il adopte, d’après laquelle la satisfaction ordonnée d’un tel désir réalise la desti-
nation morale de l’homme comme être rationnel (chap. 2). Dans ce cadre, les habi-
tus intellectuels ou compétences cognitives ne sont à proprement parler des vertus
intellectuelles qu’associées à des vertus morales comme la justice ou la charité
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(chap. 3). Admettre la priorité normative des vertus sur les obligations permet,
selon l’auteur, de mieux rendre compte de l’unité et de la dynamique de la vie
intellectuelle (chap. 4). À l’objection selon laquelle la valeur épistémique n’est pas
identique à la valeur morale, l’auteur répond que les vertus intellectuelles et morales
n’en possèdent pas moins une « unité tendancielle » qui résulte du fait qu’il n’y a,
au fond, qu’un seul désir constitutif de la rationalité (chap. 5). Ce en quoi consiste
l’amour de la vérité, et sa relation avec la sagesse, est alors précisé : c’est la motiva-
tion à croire quelque chose seulement si c’est vrai, et non le désir de croire toutes
les vérités (chap. 6). Cette épistémologie moralisée, fondée sur la vertu, permet
de donner à l’émotion du ridicule le rôle épistémique d’appréhender l’irrationalité
(chap. 7). Elle conduit finalement à « surnaturaliser » l’épistémologie : car comment
la fiabilité de nos facultés pourrait-elle être assurée sans la garantie divine, et
comment le succès moral pourrait-il être garanti dans les vertus infuses (chap. 8 et
9) ?
On le voit, l’argumentation repose en grande partie sur une conception particu-
lière des relations entre le désir (moral) de vérité, la motivation à croire et la justifi-
cation de la croyance. Le désir de vérité est supposé expliquer pourquoi nos
croyances sont sensibles à la vérité. Puisqu’il est assumé par ailleurs que ce désir a
une signification essentiellement morale, il en serait de même de la normativité
épistémique et donc de l’épistémologie. Cette approche est originale et intéressante.
Elle soulève néanmoins un certain nombre de questions.
Tout d’abord, pourquoi penser que la motivation épistémique requiert un désir
de vérité ? En général, il n’est pas évident qu’un désir (ou un sentiment) soit tou-
jours nécessaire pour motiver. Le propre des êtres rationnels n’est-il pas de pouvoir
être motivés à faire quelque chose par une simple croyance (justifiée) que c’est ce
qui doit être fait (cette croyance normative pouvant d’ailleurs également motiver
un désir ou un sentiment) ? Certes, l’auteur rejette la conception « réflexive » de la
motivation rationnelle. Mais le simple fait qu’il soit possible pour un être rationnel
d’être motivé par la réflexion ne suffit-il pas à montrer qu’un tel désir n’est pas
nécessaire ? La nécessité d’en appeler à un désir semble particulièrement probléma-
tique pour la motivation épistémique. Si on me révèle la fin d’un film, mon désir
de ne pas la connaître ne semble rien faire pour m’empêcher d’en acquérir la
connaissance. Les croyances sont directement sensibles à la vérité, semble-t-il, et
indépendantes du désir de l’avoir ou non. Même en admettant que le désir de vérité
motive l’enquête, cela implique-t-il qu’il motive la croyance que l’on a in fine ?
En second lieu, même si on assume qu’un désir de vérité est essentiel à la motiva-
tion épistémique, reste à savoir pourquoi il serait nécessaire qu’un tel désir soit
moralement bon, c’est-à-dire naturel et ordonné, pour que la croyance qui en résulte
soit justifiée et puisse ainsi constituer une connaissance. La croyance acquise à la
lecture de Closer que Kim Kardashian est agacée par Kanye West échoue-t-elle à
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 275

être une connaissance parce qu’elle a été acquise sur la base d’une curiosité mal-
saine ? L’auteur considère cette objection (p. 147-8), en indiquant qu’une mauvaise
motivation à croire ne semble pas susceptible de justifier une croyance. Dans un
des exemples choisis, un élève adopte une croyance mathématique non par désir de
connaître mais par désir de réussir son examen. Cependant, dans ce cas, le manque
de justification pourrait ne tenir qu’à l’absence d’un désir de vérité plutôt qu’à
l’absence d’un désir ordonné de vérité.
Une autre question est celle de savoir pourquoi le fait d’admettre que le désir
moral de vérité joue un rôle dans la motivation épistémique implique d’admettre
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que la justification épistémique est de nature morale. En effet, on peut distinguer,
d’une part, la question de la motivation ou des raisons motivantes et, d’autre part,
la question de la justification ou des raisons normatives. L’auteur note qu’il ne
suffit pas à un argument d’être concluant pour qu’il « oblige » (voir p. 40 et p. 116-
22), et que là réside la nécessité d’en appeler à un désir de vérité. Admettons qu’en
l’absence d’un désir de vérité, un tel argument n’oblige pas au sens d’une raison
motivante. Pourquoi cela impliquerait-il que cet argument ne constitue pas, de fait,
une obligation pour le sujet de croire, c’est-à-dire une raison normative pour lui de
croire ? Ce qu’un sujet doit faire ou croire dépend-il des désirs qu’il se trouve avoir
ou de sa motivation à le faire ou à le croire ?
Finalement, concéder que le désir moral de vérité est requis dans l’explication
complète de la raison pour laquelle un sujet doit croire quelque chose n’implique
pas d’accorder que la normativité épistémique soit en dernier ressort de nature
morale, et donc que l’épistémologie soit un chapitre de la morale. Car il n’est pas
à exclure que le désir moral de vérité ne soit qu’une précondition de la normativité
épistémique, sans en être la source. Par exemple, il peut être moralement bon de
jouer avec son enfant, et cela peut expliquer pourquoi, si cela nous a motivé à jouer
aux échecs, nous sommes dans une situation où nous devons déplacer un fou de
deux cases en diagonale. Cela implique-t-il que les règles du jeu d’échecs sont des
règles morales, ou que ce qui justifie tel ou tel mouvement dans le jeu d’échecs est
de nature morale ?
En somme, si on peut aisément admettre avec l’auteur que la vie intellectuelle
est soumise à l’évaluation morale et que les complotistes, baratineurs, imposteurs
intellectuels et gens de même farine sont moralement répugnants, il est plus difficile
de voir pourquoi nous serions nécessairement conduits, de ce fait, à devoir morali-
ser l’épistémologie (sans parler de la « surnaturaliser »).
En dépit de ces questions, on peut reconnaître dans cet essai une tentative aboutie
de penser de manière systématique un champ de réflexion trop souvent négligé,
celui de l’éthique intellectuelle.
Jacques-Henri VOLLET
Université de Genève, projet FNS no 169293
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276 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

Bernard E. HARCOURT, La Société d’exposition. Désir et désobéissance


à l’ère numérique, Paris, Éditions du Seuil, trad. fr. Sophie Renaut, « La
couleur des idées », 2020, 326 p.

Professeur de philosophie politique à l’université Columbia (États-Unis) et direc-


teur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Bernard Harcourt est
l’auteur de publications décisives au cours des dix dernières années concernant les
pratiques judiciaires et policières aux États-Unis. Poursuivant la démarche critique
de Michel Foucault, il conduit une analyse de notre actualité sociale portant une
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attention particulière aux dispositifs de pouvoir : techniques de surveillance, théo-
ries et pratiques judiciaires et pénales, modes d’exercice du gouvernement. L’édition
française de son ouvrage de 2015, Exposed, nous permet d’avoir accès à ses analyses
politiques les plus fécondes pour comprendre un modèle de gouvernement qui
forme notre condition politique actuelle. S’appuyant sur son expérience d’avocat et
de juriste, Harcourt entend mesurer les conséquences sociales, politiques et juri-
diques de la généralisation des moyens de surveillance et de contrôle des popula-
tions issus des technologies numériques. Pourtant il ne s’agit pas seulement pour
lui de dénoncer des pratiques mettant la liberté individuelle à l’épreuve, il est aussi
question d’évaluer ces techniques dans leur positivité, en ce qu’elles produisent,
suscitent des comportements et modèlent des subjectivités. À l’heure des réseaux et
du Big data, il y a urgence à penser notre nouvelle condition politique, c’est-à-
dire à interroger les modes de vie et de conscience produits par ces techniques
de communication, de gouvernement et de surveillance qui caractérisent la société
d’exposition.
Si notre société est bien celle d’une surveillance généralisée et d’un contrôle des
populations et des individus facilités par les technologies numériques, cela ne suffit
pas selon Harcourt pour la caractériser. Ce qui en fait la spécificité, ce ne sont pas
les efforts des pouvoirs pour connaître et surveiller les sujets, efforts qui ont déjà
une longue histoire dans notre modernité, mais bien la manière dont ces renseigne-
ments sont collectés. De Big Brother au panoptique de Bentham, les modèles dont
nous disposons pour comprendre notre actualité s’avèrent insuffisants. Il n’est plus
question d’un État totalitaire qui surveillerait sa population et déchaînerait sur elle
les instruments de la répression et de la censure. Il ne s’agit plus non plus d’un
pouvoir qui viserait à l’extinction des désirs et des sentiments, comme celui auquel
est confronté Winston Smith dans 1984. Au contraire, le dispositif supporté à la
fois par le pouvoir d’État et par les GAFAM fonctionne aux désirs et aux émotions
(aux émoticônes et aux like) : il n’est plus seulement question de surveiller ce qui
est caché, mais plutôt d’investir un désir d’exposition, un désir narcissique en même
temps qu’un désir d’exhibition. Le Big data n’est pas constitué de données extor-
quées aux sujets, mais bien de données exposées et partagées volontairement, que
les pouvoirs diffus utilisent dans le gouvernement des populations : gouvernement
par les désirs, par la consommation, par l’exposition de soi.
Harcourt propose deux représentations métaphoriques capables d’éclairer notre
perception de cette logique de l’exposition : la figure du « pavillon en verre-miroir »,
dont il trouve la formule dans l’art contemporain, et celle du Doppelgänger, ce
double dont l’inquiétante étrangeté hante le Romantisme noir.
La séduction de l’ère industrielle était symbolisée par l’édification du Crystal
Palace, incarnation dans la modernité de l’alliance des arts et de l’industrie. L’ère
numérique, nous dit Harcourt, a elle aussi son temple : une cage de verre, un
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Chronique de métaphysique et d’épistémologie 277

pavillon verre-miroir qui réfléchit notre intimité, la clôt sur elle-même dans une
perpétuelle fascination narcissique, mais qui du même mouvement expose cette inti-
mité, la rend publique en transparence et la multiplie dans les miroirs déformants
des réseaux et des communications. Nous nous admirons en nous exposant et
construisons une identité virtuelle qui prend le pas sur une autre forme de subjecti-
vité, et par là même devient le point d’appui des incitations, des flatteries et des
intrusions des pouvoirs. C’est que le dispositif de notre actualité est à la fois celui
de l’exposition comme exhibition de soi et comme fragilité d’un sujet exposé.
Au cœur de ce marché de l’attention, qui est aussi une mainmise du marché sur
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l’intime, s’élabore une subjectivité numérique gouvernée économiquement et politi-
quement par le redoublement du désir. En effet, les algorithmes d’Amazon ou de Net-
flix fonctionnent désormais à partir du postulat du double : cet individu qui a acheté
ou regardé la même chose que vous, permet de prédire ce que vous allez souhaiter
par la suite, ce que l’on peut vous suggérer. Nous ne sommes plus dans une logique
statistique, mais bien dans une logique du double. Pourtant, cette logique repose sur
la croyance en l’objectivité des relevés numériques, croyance illusoire aux effets socia-
lement délétères. L’orientation méthodologique qui préside à la collecte des data et à
leur analyse n’est pas seulement un choix scientifique objectif ou un choix écono-
mique rationnel, mais bien toujours un choix éthique qui a des conséquences poli-
tiques. Comme il le montrait déjà dans Against prediction (2007) à propos de la
collecte de données sur la criminalité, celle-ci est nécessairement orientée par des a
priori qui reconduisent des biais de lecture : en renforçant la présence de policiers dans
les quartiers où le taux de criminalité semble déjà plus élevé, on augmente mécanique-
ment le nombre de faits signalés et donc la surveillance. Mais plus important encore,
la collecte et l’utilisation des données produisent pour une part les individualités
qu’elles entreprennent de cerner, de circonscrire. C’est en ce sens que l’on peut parler
d’un Doppelgänger, double numérique alimentant le Big data et consommant les don-
nées que lui renvoie la machine désirante.
Ce constat vaut pour tout usage des informations collectées par ces moyens, aussi
bien l’information sur les habitudes de consommation que celle qui concerne les
orientations politiques. L’algorithme fonctionne en exacerbant les désirs, qu’il
s’agisse de désirs de consommation ou de désirs politiques. Les technologies numé-
riques et les réseaux sociaux renforcent une attitude individuelle sans que le sujet
ait véritablement prise sur cette orientation. En même temps qu’il y a construction
d’un double numérique, les relations sociales sont exposées à l’éparpillement et à
la perte du sens commun. La société d’exposition produit une subjectivité numé-
rique, qui modifie notre condition politique et notre engagement éthique et nous
expose aux stratégies des pouvoirs. L’étonnement que suscite une telle situation de
gouvernement par l’exploitation des désirs et la « servitude volontaire » ne peut être
source de résignation. Selon Harcourt, c’est par l’analyse et la critique de notre
condition politique actuelle que l’on pourra dégager les virtualités de résistance et
de désobéissance qui s’offrent à nous. Il est encore temps de « retourner » la logique
de l’exposition contre elle-même par la résistance numérique – c’est ce qu’ont fait
Julian Assange et Wikileaks –, mais aussi d’inventer de nouvelles modalités de
désobéissance politique et d’opposition à ce qui dans cette logique de l’exposition
fragilise la démocratie et le droit.
Sylvain GARNIEL
Université Paris Diderot
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278 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

Jacques RANCIÈRE, Le Temps du paysage. Aux origines de la révolution


esthétique, Paris, La Fabrique, 2020, 135 p.

Dans son essai Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art (Galilée, 2011), le
philosophe Jacques Rancière s’efforçait de définir un certain régime de l’art, le
régime esthétique, comme celui d’une révolution des normes de l’art où s’effondrent
les hiérarchies et les genres et sont réinventées les formes mêmes de l’expérience
sensible. L’ouvrage se composait de quatorze scènes (de la description d’une statue
antique au cinéma hollywoodien) dont la liste non exhaustive appelait justement à
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être augmentée. Le Temps du paysage, paru en 2020 à La Fabrique, est une nouvelle
scène où se joue le spectacle d’un réaménagement profond de l’expérience sensible.
Comme les autres scènes d’Aisthesis, celle-ci s’inscrit dans un moment historique
parfaitement circonscrit : celui des débats et querelles qui opposèrent plusieurs
théoriciens de l’art paysager dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Il peut paraître
surprenant, à première vue, qu’une révolution de l’esthétique s’opère en des recoins
si cachés de l’art, mais cette exploration s’inscrit dans le projet philosophique de
Rancière, à l’affût de ces événements (parfois inaperçus par les historiens de l’art)
où ce qui est l’art est en train de se réinventer. Dans cette contre-histoire de l’art,
cette scène revêt pour l’auteur un caractère suffisamment « original » pour appeler
un récit à part. Cette importance est d’ailleurs rappelée par le sous-titre : il s’agit
dans cet essai de revenir « aux origines de la révolution esthétique », ce XVIIIe siècle
qui est celui de la naissance du mot aisthesis et des bouleversements politiques de
la modernité. Cet essai nous invite donc à relire ces querelles de jardiniers et de
védutistes comme des débats philosophiques où se décident en fait les définitions
de ce qu’on appelle « nature », « art », « beau » et « communauté ». Bien que ces
querelles, qui opposent en Angleterre aménageurs paysagers, jardiniers (Lancelot
Brown) et hommes de lettres (Uvedale Price, Edmund Burke, William Gilpin), aient
certainement quelque chose d’intéressant, il faut toute la virtuosité de Rancière
pour en extraire cette teneur philosophique. Sans doute est-ce un trait qui singula-
rise l’essai dans une littérature sur l’art des jardins et le paysage, qui se partage
traditionnellement entre historiens de l’art et civilisationnistes.
L’essai se compose de cinq chapitres et d’un épilogue. Le premier chapitre fonc-
tionne comme une véritable scène d’exposition. Rancière y introduit sa réflexion
par un commentaire d’une remarque de Kant. Dans la Critique de la faculté de
juger, ce dernier range l’art des jardins parmi les arts figuratifs. En un sens, une
partie de l’essai de Rancière s’efforce de justifier cette classification inattendue. Qui-
conque s’est intéressé à la catégorie esthétique du paysage sait que le spectacle
offert par la nature se donne au XVIIIe siècle comme une invention de la peinture
(Nicolas Poussin, Claude Lorrain, Salvator Rosa). Pour reprendre l’analyse d’Alain
Roger, le paysage est au pays ce que la peinture de nu est à la nudité, c’est-à-dire
une artialisation de la nature. Une anecdote souvent citée le rappelle : les adeptes
du Grand Tour avaient pris l’habitude de regarder la nature dans un miroir teinté
qui la faisait ressembler à une peinture de Claude Lorrain. Pourtant, Rancière ne
s’inscrit pas dans une telle approche culturaliste du paysage, relativement domi-
nante dans le champ de l’histoire de l’art. Ce qui l’intéresse, c’est ce moment où
« le paysage s’impose comme un objet de pensée spécifique » (p. 9) parce que la
nature s’y mêle à l’art, mettant par là en crise les catégories traditionnelles des
beaux-arts. On comprend alors que « le temps du paysage » sera plutôt celui des
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réflexions sur l’art des jardins en Angleterre que celui de l’invention de son concept
en peinture. Ce décalage est tout à fait cohérent avec la conception que Rancière
se fait de l’esthétique, irréductible au simple régime de la mimesis.
Le cœur de l’essai (chap. 2-4) présente ces débats en les resituant dans leur
contexte historique : la mode du Grand Tour (découverte des Alpes et des paysages
italiens), l’aménagement des parcs anglais (en opposition au caractère géométrique
et ordonné des jardins à la française), l’invention de la catégorie du pittoresque.
Cette dernière, fondée sur le respect de trois critères (vastness, intricacy, ligne serpen-
tine), importée de l’observation de la nature et de sa représentation à l’art du jardin,
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joue en effet un rôle central dans les analyses de Rancière. C’est que nous décou-
vrons dans l’alliance inattendue entre la peinture de paysage, l’art des jardins et la
mode du voyage, à la fois l’invention d’« une autre idée de l’art » (p. 64) selon laquelle
la nature doit autant ressembler à l’art, que l’art à la nature, et l’invention de « nou-
velles manières de sentir » qui font jouer un rôle particulier à l’imagination et à la
perception des sympathies présentes dans la nature. « L’art existe comme monde à
part depuis que n’importe quoi peut y entrer », écrivait Rancière dans Aisthesis. Dans
les parcs et jardins anglais, c’est la nature elle-même qui devient art.
Le chapitre 5 qui clôt l’essai est une prolongation de cette enquête du côté de la
politique. En mettant habilement en confrontation les discours esthétiques et poli-
tiques de ces auteurs anglais du XVIIIe siècle, Rancière montre que le vocabulaire
de l’art des jardins (intricacy, smoothness, ondoiement, étêtement, nivellement) a pu
servir de métaphore pour décrire les changements politiques de la période révolu-
tionnaire et leur réception en Angleterre. L’auteur ne cesse ainsi de rapprocher les
fondements d’une révolution artistique (la naissance de l’art paysager) des idées
politiques de la fin du XVIIIe siècle. Les jardins à la française avec leur horizon
dégagé, leurs terrains nivelés et leurs allées droites anticipent l’idéologie égalitariste
de la Révolution française. Au contraire, la société traditionnelle anglaise, respec-
tant ordre et hiérarchie, « opposée à la folie niveleuse » (p. 100), est mieux caractéri-
sée par les termes d’« entrelacement » et d’« ondoiement » qui décrivent tout aussi
bien le jardin à l’anglaise et la catégorie esthétique du pittoresque. « Le paysage était
comme la peinture, la peinture comme le paysage, et c’est maintenant l’harmonieuse
coexistence des classes sociales qui est identique à cette unité de ton du tableau qui
ressemble elle-même à la lumière des fins d’après-midi dans la campagne » (p. 109).
Loin pourtant de soutenir les vues contre-révolutionnaires d’un auteur comme
Burke, Rancière dénonce aussi la métaphore en décrivant les effets politiques per-
vers de la construction de grands parcs fermés, rognant sur les communs, dans les
paysages anglais du XVIIIe siècle. Pour paraphraser le critique W. J. T. Mitchell
dans Landscape and imperialism, Rancière s’ingénie dans cette dernière partie à
exposer la face sombre du paysage. Le texte reste pourtant équivoque au sujet de
la préférence qu’il accorde à ces paysages ainsi polarisés : anglais et français, pitto-
resques et sublimes. Peut-être parce que ce partage est lui-même ambivalent ?
En tout état de cause : « on ne touche pas à la nature sans toucher à la société
qui est censée obéir à ses lois » (p. 10). Le temps du paysage est donc aussi celui de
la politique. La force de cette interprétation esthétique des paysages est sans doute
là : dans une compréhension fine des rapports entre l’appréciation esthétique des
paysages, leur occupation par les hommes et les enjeux politiques et fonciers qui y
sont afférents. Quel paysage peut-on au final vouloir pour notre société ? Rancière
redécouvre, à l’aveugle (me semble-t-il), la notion de « paysage vernaculaire » intro-
duite dans les années 1990 par le géographe américain Jackson. Par opposition au
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280 Chronique de métaphysique et d’épistémologie

paysage « politique » (dont les modèles peuvent être trouvés aussi bien dans le sys-
tème américain de la grille foncière que dans l’enclosure qu’a connu l’Angleterre au
XVIIIe siècle), un paysage vernaculaire est un paysage construit par les usages, les
trajets quotidiens, qui favorise les rencontres et le partage sensible de l’espace : ces
scènes justement que Rancière admire dans les peintures pastorales de Gainsbo-
rough et qui témoignent « d’un idéal de propriété raisonnable, fondue dans les
accidents du paysage » (p. 111).
Alexis ANNE-BRAUN
Archives Henri-Poincaré
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