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DESCARTES CRITIQUE DE LA LOGIQUE PURE

Édouard Mehl

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2005/4 n° 75 | pages 485 à 500


ISSN 0014-2166

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ISBN 9782130553618
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Pour citer cet article :


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Édouard Mehl, « Descartes critique de la logique pure », Les Études philosophiques
2005/4 (n° 75), p. 485-500.
DOI 10.3917/leph.054.0485
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DESCARTES CRITIQUE DE LA LOGIQUE PURE

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Il y a bien, sans doute, une logique cartésienne, mais son auteur répugne
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le plus souvent à l’évoquer, hormis les très rares occasions où il oppose de


manière polémique « sa » logique, c’est-à-dire la « vraie », à la logique vul-
gaire qu’il juge non seulement inutile, mais encore, dans une certaine
mesure, nuisible1. Pour décrire le concept d’une logique si bien cachée, et
pour qu’apparaisse dans toute sa visibilité la critique cartésienne de la
logique pure, il faut revenir de la philosophie première à la première philo-
sophie de Descartes, qui se propose d’explorer les voies de la connaissance
humaine sans égard pour la distinction de ses objets – mathématique, phy-
sique ou métaphysique.
S’il est vrai, comme son auteur le signale d’emblée, que le Discours de la
méthode n’est pas un traité qui enseigne universellement et démonstrative-
ment la méthode pour conduire toute raison, encore moins faudra-t-il y
chercher l’exposé d’une logique2. Quant aux préceptes qu’exposent les
Regulae ad directionem ingenii, ils ne concernent pas seulement la méthode, et
donnent bien souvent des indications qui concernent plutôt les « disposi-
tions de l’esprit pour apprendre »3 (attention, sagacité...), ce qui constitue
aussi peu l’objet d’une logique stricto sensu que l’anatomie de l’œil ne cons-
titue l’objet de la dioptrique.
Aucun texte cartésien ne donne donc entièrement et directement accès à
cette partie de la science, éventuellement susceptible d’être identifiée
comme la logique de Descartes, si bien qu’on peut même s’interroger sur
son existence. De fait, la « lumière naturelle » et le « bon sens » définissent
l’aptitude de l’esprit à juger de manière spontanément logique, et soumettre
l’exercice du jugement aux conditions préalables et formelles de la logique

1. Sur la différence entre la logique « qui n’est qu’une dialectique », éventuellement nui-
sible au bon sens, et « ma logique » ou encore « la vraie logique », voir Primae Responsiones,
AT VII, 10726 ; À Mersenne, 31 décembre 1640, AT III, 27225-2733 ; l’Entretien avec Burman, éd.,
trad. et annotation J.-M. Beyssade, Paris, PUF, « Épiméthée », 1981, p. 136.
2. Discours de la méthode, I, AT VI, 47-10.
3. Nous empruntons la formule à ce que Baillet rapporte dans sa description du Studium
bonae mentis, AT X, 191.
Les Études philosophiques, no 4/2005
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disciplinaire, c’est risquer d’anéantir la spontanéité de l’intuitus mentis1. La


Règle IV montre d’emblée2 en quel sens la méthode n’est pas une logique :
elle « explique [recte explicet] comment il faut se servir de l’intuitus mentis » mais
ne donne cependant aucune règle dont dépendrait sa possibilité, c’est-à-dire
qu’elle ne peut aller jusqu’à « enseigner [ad docendum] de quelle manière ces
opérations [sc. intuitus et deductio] elles-mêmes sont à faire, car elles sont de
toutes les plus simples et les premières »3. La méthode présuppose la lumière
naturelle, non l’inverse. La méthode diffère donc de la « logique » en ce
qu’elle prétend plutôt constituer un mode d’emploi de la lumière naturelle
qu’un outil pour construire ce dont toute possibilité de construction

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dépend, prétention contradictoire et contre-productive sur laquelle repose-
rait apparemment la logique traditionnelle. Bref, tout se passe comme si la
première philosophie de Descartes substituait à la « logique », définie par la
prétention littéralement absurde d’une autoproduction des instruments du
savoir, une « modeste » analytique de la lumière naturelle4.
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Quand bien même la méthode aurait donc pour but de mener, gradatim,
à la connaissance de toutes choses (ad omnium cognitionem), cette visée ambi-
tieuse suppose néanmoins une confrontation critique avec une prétention
de même rang, mais appuyée, quant à elle, sur un concept de logique que la
Règle IV disqualifie en quelques mots. Une reprise plus détaillée du chemine-
ment cartésien entre 1618 et 1620, dont le Discours ne donne qu’un aperçu
trop bref, permettra d’étayer l’hypothèse que le concept de logique incri-
miné par Descartes n’est pas tant celui d’Aristote que celui de ses contem-
porains – à savoir la logique de la Schulmetaphysik naissante, laquelle « méta-
physique scolaire » ne mérite d’ailleurs pas son nom, puisqu’elle entend
précisément profiter de sa refonte de la logique traditionnelle pour trans-
gresser les limites de la metaphysica et se constituer en système encyclopé-
dique du savoir : c’est bien plus une systématique qu’une métaphysique5.
Descartes est un témoin privilégié de l’émergence (allemande) de la systéma-
ticité, par où il faut comprendre une philosophie dont le principe et le sujet
n’est pas à chercher dans le concept d’être ou dans l’ego, mais dans le logique

1. C’est en ce sens que le cogito de La Recherche de la vérité est dit être connu « sine logica [...]
solo lumine rationis & sani sensus » (AT X, 52119-21).
2. On peut considérer la Règle IV comme un texte autonome : sa première page, par ses
considérations très générales sur la curiosité des mortels, est sans rapport avec les trois règles
précédentes et laisse penser à une rédaction séparée. On y trouvera d’ailleurs les premiers élé-
ments autobiographiques ensuite transposés dans la première partie du Discours.
3. Règle IV, AT X, 37211-22.
4. En quoi le Tractatus de intellectus emendatione de Spinoza, substituant la primauté épisté-
mique de l’idée vraie donnée à celle de l’intuitus mentis, renchérit sur cette position bien plus
qu’il ne la critique ou réfute.
5. Sans discuter ici de ce que désigne au juste le caractère « scolaire » d’une métaphy-
sique assez éclectique et très ouverte à toutes sortes d’influences parascolaires. En revanche,
on peut souligner que, à la différence de tous ces auteurs, Descartes n’a pas vocation à ensei-
gner la philosophie : sans doute est-ce là un motif dont il faut tenir compte pour comprendre
son rapport à ce que l’on désigne et à ce que l’on enseigne, à son époque, sous le nom de
« logique ».
Descartes critique de la logique pure 487

comme tel (logos) en tant qu’il produit par lui-même le système du savoir. En
se proposant avant tout d’apprendre à bien juger, et à se réadapter à la
lumière naturelle, la logique cartésienne paraîtra, à cet égard, moins forma-
liste et surtout beaucoup plus essentiellement ordonnée à la reconnaissance
de la finitude. C’est donc bien moins une logique qu’une critique de la
logique pure.

Beeckman

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Nous recommencerons donc, non pas avec ce commencement parfait et
trop bien connu qu’est celui de Descartes en son poêle, mais quelque temps
auparavant ; et, pour ne pas céder à l’aveuglant prestige de ce commence-
ment, nous recommencerons même sans Descartes, avec celui qu’il a semblé
considérer comme le seul promoteur de ses études : Isaac Beeckman.
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Le Journal de Beeckman prend, lui, son point de départ, dans l’énoncé


d’une question générale, question d’autant plus étonnante qu’il ne lui est
aucunement donné suite, du moins dans les quelque dix premières années
de rédaction, c’est-à-dire avant l’année 1618.
« On recherche pourquoi les arts ne sont pas subordonnés entre eux, c’est-à-
dire pourquoi il n’existe pas une science générale ou un art de toute la mathéma-
tique, et ensuite de la mathématique et de la physique, et ensuite de la physique et de
l’éthique, et ensuite de la physique et de l’alchimie, comme il existe une science
commune à tous les arts, à savoir la logique [...]. »1
Qu’on ne se laisse pas abuser par la forme capricieuse et apparemment
disparate du Journal : une lecture plus attentive montre que Beeckman n’a
point cessé de réfléchir au principe d’unification des recherches qu’il mène
en médecine, en astronomie, en mécanique et en musique. Dans chacun de
ces domaines, il utilise des principes (ceux de la nature corporelle et du
mouvement) qu’il rapporte tous à un principe unique : « Une chose mue ne
cesse de se mouvoir sauf empêchement externe. » Par ailleurs, fidèle aux exi-
gences méthodologiques des atomistes, il recherche la plus grande éco-
nomie dans les principes et veut que toute connaissance se ramène à la mise
en évidence de quelques causes manifestes : comme sont les figures et mou-
vements des atomes. Contre les chimistes, par exemple, qui s’appuient sur
une ratio occultissima pour rendre compte des phénomènes, et contre tous
ceux qui multiplient les genres d’êtres sans nécessité, Beeckman pose que
tous les phénomènes relèvent en droit d’une explication corpusculaire. Mais
il reconnaît aussi qu’il y a loin de cette exigence générale à la production

1. I. Beeckman, Journal (1604-1634), éd. Cornelis de Waard, La Haye, M. Nijhoff, 1939,


t. I (1604-1619), p. 1 : « Quaeritur cur artes inter se non sint subordinatae, hoc est, cur non sit
generalis scientia vel ars totius mathematicae, et iterum mathematicae et physicae, et iterum
physicae et ethicae, et iterum physicae et alchymiae, etc., cum sit generalis aliqua scientia
omnium artium, ut Logica [...]. »
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d’une science concrète des phénomènes naturels. La difficulté n’est pas tant
de découvrir les premiers principes ou les premières causes que de combler
la distance qui sépare celles-ci des effets immédiatement visibles. Il ne suffit
pas de dire que cela se fait, en gros, par figure et mouvement, mais il faut dire
quels, et composer la machine, sans quoi toute la philosophie ne vaudrait
pas une heure de peine.
C’est entre le commencement de juillet et le milieu d’août 1618, donc
dans la période qui précède immédiatement la rencontre avec Descartes,
que Beeckman aborde pour elle-même la question de la logique1 ; en fait,
pour la première fois si l’on admet que la déclaration inaugurale, à l’instant

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évoquée, n’était jusqu’alors qu’une question sans réponse. Première caracté-
ristique : la logique est ici subordonnée et pour ainsi dire confondue avec
une théorie physique. On ne s’en étonne pas, car c’est l’usage chez les épicu-
riens qui rejetaient la dialectique comme vaine, et limitaient la logique à la
canonique, c’est-à-dire à la recherche d’une règle de vérité, qu’ils trouvent
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dans l’immanence de la perception sensible, voire dans l’imagination,


comme en témoigne Diogène Laërce : « Les imaginations des fous, les son-
ges sont également vrais, puisqu’ils laissent sur nous une empreinte, et que
seul le néant ne peut laisser d’empreinte. »2 La phantasia et ses productions
ne sauraient être totalement privées d’être et, partant, de vérité. Les
Regulae XII-XIV en tireront des conséquences positives, en définissant
l’imagination comme le lieu des idées, et en montrant comment l’enten-
dement pur doit s’y soumettre pour juger3. Par ailleurs, l’éviction cartésienne
de la dialectique hors du corps de la philosophie4 et la réduction de la
logique à la recherche d’une règle de vérité correspondent bien à la configu-
ration épicurienne du savoir, mais ce n’est plus dans la physique qu’elle se
coule, c’est dans la philosophie première. Avec Beeckman, fin connaisseur
de la tradition épicurienne, Descartes aura donc appris que la (vraie) logique
est indépendante de la dialectique, mais non point des autres parties de la
philosophie.
Cette forte remise en cause des bases établies par l’Organon était immé-
diatement lisible dans le Journal, où Beeckman affirme que la division des
genres en leurs espèces se ramène en dernière analyse aux différentes dispo-
sitions respectives des atomes ; toutes les différences essentielles se fondent
sur la conformation corpusculaire des corps et, inversement, toutes les dif-
férences corpusculaires sont à l’origine de différences essentielles dans les
corps. Explicitement, Beeckman refuse de fonder la division générique sur
les catégories aristotéliciennes (juillet-août 1618) : « Ainsi les différences qui
sont prises du sujet, du lieu et corps, du temps et de toutes les choses dont la

1. Ibid., t. I, p. 201-206.
2. Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, X, , trad. fr. R. Grenaille, Paris, GF,
1965, p. 224-225.
3. Règle XIV, AT X, 4414-13 et 4433-10.
4. Règle X, AT X, 40620-26.
Descartes critique de la logique pure 489

raison ne procède pas des espaces insensibles et des corpuscules, sont acci-
dentelles. »1 Le refus cartésien de calquer les divisions logiques sur la parti-
tion catégoriale2 est donc partagé avec Beeckman, mais Descartes, comme
on va le voir, ne prendra pas moins de distance par rapport au réalisme
logique des uns (si l’on entend par là toute logique qui reconnaît – explicite-
ment ou non – à la division catégoriale un fondement en nature) que par
rapport au réalisme physicaliste de Beeckman, lequel, tout aussi bien,
s’appuie sur ce qu’il juge constituer un fundamentum in re : les dispositions pri-
mitives des corps, au lieu des genres supposés premiers de l’être. Mais que
sont ces dispositions primitives, sinon les éléments de l’imagination ?

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Bien qu’il n’existe dans le monde que les corps et l’espace, les choses
sont pourtant distinguées par les hommes selon leurs différentes disposi-
tions respectives, et ces dispositions, abstraites des choses mêmes, sont
considérées pour elles-mêmes par la réflexion (solitariae considerantur) : ainsi
s’engendrent les notions qui constitueront aussi bien pour Descartes les
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natures simples corporelles : magnitudo, motus, figura. De là l’énoncé de trois


ou quatre règles censées produire l’entière connaissance d’une chose3 : 1 / il
faut d’abord examiner et définir chacune des parties de la définition d’un
terme, jusqu’à parvenir au genre suprême qui la fonde. C’est ainsi que l’on
connaît comment une chose se distingue de toutes les autres, et qu’on évite
de la confondre avec elles. La division est ainsi ouvrière de distinction ; 2 / il
faut ensuite parcourir tous les lieux logiques (omnes locos logicos) pour exami-
ner tout ce que l’on peut dire d’une chose ; 3 / il faut explorer chacun des
genres par les différents lieux logiques : car tout ce qui peut être dit des
genres eux-mêmes peut être dit des choses mêmes.
Le point de vue développé par Beeckman appelle deux remarques et une
question. D’abord, cette logique est une théorie de la définition fondée sur
la division du genre en ses différentes espèces, son principal intérêt est de
vouloir concilier à la fois un critère d’économie et un critère d’exhaustivité :
il n’est pas nécessaire de dire que l’homme est un bipède sans plumes, car
cela est vrai mais non nécessaire, on se contentera de dire qu’il est animal
rationnel. Viens ensuite la question de l’exhaustivité de cette division ; celle-
ci semble ici garantie par l’usage systématique des lieux logiques (deuxième
règle, où Beeckman ne mentionne d’ailleurs qu’un seul lieu, le lieu des
effets). Enfin, on peut se demander de quel usage et de quelle utilité peut
s’avérer une logique aussi générale. Beeckman, quant à lui, a immédiatement
tâché d’en tester la portée en l’appliquant à la médecine, et en discutant la
logique du De Causis morborum d’Argenterius (1556) qu’il étudie pendant
toute la première quinzaine d’octobre 1618. C’est donc un des ouvrages qui

1. I. Beeckman, Journal, op. cit., I, p. 202 : « Sic differentiae, quae sumuntur a subjecto,
loco et corpore, a tempore et ab omnibus quae suam rationem non ducunt ab insensibilibus
spaciis et corpusculis, sunt accidentales. »
2. Règle VI, AT X, 3819-16.
3. Voir le tableau en annexe de cette étude, colonne I.
490 Édouard Mehl

se trouvaient sur sa table de travail au moment des premiers entretiens avec


Descartes ; il n’est pas inutile d’en dire un mot.
Beeckman apprécie l’effort mené par Argenterius pour déduire métho-
diquement les maladies de leurs causes, pour procéder déductivement et
exhaustivement du genre aux différentes espèces. C’était d’ailleurs, selon
Argenterius lui-même, le défaut majeur d’Aristote que de n’avoir jamais su
atteindre l’exhaustivité : s’agissant des lieux dialectiques, comme des vertus
éthiques, ou des qualités sensibles, il eût fallu, disait-il, « démontrer qu’il ne
peut pas y en avoir davantage que ceux qui ont été découverts ». Bref, les
lieux dialectiques, comme Kant le dira des catégories, ont été trouvés sans

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être déduits, et ne sauraient être d’aucun usage scientifique. À la fin de la
Renaissance, l’impossibilité de fonder un discours scientifique sur ces lieux
est devenue, si l’on peut dire, un lieu commun de la culture scientifique.
Toutefois, au-delà de cette commune défiance à l’égard de la dialectique
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aristotélicienne, l’intérêt de Beeckman pour Argenterius va se retourner très


vite en critique à cause de ce qui lui paraît être, chez son prédécesseur, une
confusion chronique entre ratio et causa (6 sept. 1618) : « Cause et raison ne
sont pas une seule et même chose, même si on les confond souvent : la cause
est tirée d’une seule chose, la raison est tirée d’un axiome et présupposée par
tous les arguments. »1 Et Beeckman de s’étonner qu’à la question « pourquoi »
on se contente le plus souvent de répondre par une raison qui n’est en aucun
cas la cause recherchée, comme « lorsque l’on prouve quelque chose par son
contraire. On prouve que l’homme vit parce que la bête vit ; que le froid est
une qualité parce que le chaud en est une »2, tout cela reposant sur l’argument,
qui n’est précisément pas la vraie cause mais une simple raison, à savoir que les
contraires sont contenus sous un même genre. Or, c’est bien le cas
d’Argenterius : ce n’est pas parce qu’on donne une exposition « raisonnée »
des maladies qu’on a exposé leurs causes, ni donc, partant, qu’on les connaît.
La solution est donc dans la réduction ou la reconduction de la ratio à la
causa (ratio ad causam reduci), ce qui est au fond une exigence parfaitement
aristotélicienne : il y a science quand et seulement quand la ratio invoquée
n’est autre que la causa adaequata ; si ce n’est qu’il s’agit par ailleurs de réduire
les différents genres de cause à la causa efficiens et materialis, ce qui ne corres-
pond évidemment plus au canon aristotélicien de l’explication causale scien-
tifique. Une exigence que Descartes fait sienne, comme en témoigne le frag-
ment sur l’ars memoriae de Lambert Schenckel3 : pour embrasser par
l’imagination tout ce qui a été inventé, il n’y a guère qu’une seule opération
efficace : la reductio rerum ad causas.

1. « Non sunt idem causa et ratio, etsi non raro confundantur. Causa enim est unius rei,
ratio axiomatis et sumitur ab omnibus argumentis » (I. Beeckman, Journal, op. cit., I, p. 215).
2. « Omnem rationem non esse causam, ut ante diximus, inter multa hoc exemplum
probat, ubi aliquid de contrario per contrarium probatur. Homo enim probatur vivere, quia
bestia vivit ; sic frigus est qualitas, quia calor qualitas est. Contraria enim sunt sub genere »
(I. Beeckman, Journal, op. cit., I, p. 220, 21 sept. 1618).
3. AT X, 2305.
Descartes critique de la logique pure 491

En résumé, Beeckman est convaincu que la connaissance exige la mise


en œuvre d’une logique, mais une logique qu’il faut entièrement refonder
sur des bases scientifiques. Pour ce faire, il faudrait substituer aux catégories
logiques et aux lieux de la dialectique une table des éléments premiers de la
connaissance, dont le principe ultime réside dans les différentes dispositions
des corps. C’est donc à un interlocuteur dont l’horizon d’attente est déjà
parfaitement établi, ce qu’il ne saurait ignorer, que le jeune Descartes
annonce son intention d’établir, quant à lui, une science radicalement neuve
(penitus nova), car susceptible de résoudre toutes les questions possibles dans
tous les genres de la quantité, continue ou discrète1. Beeckman ne manque

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pas de relever l’exhaustivité, c’est-à-dire l’universalité de cet art, puisque, en
marge de cette annonce enthousiaste, il a noté : ars generalis ad omnes quaestio-
nes solvendas quaesita. Cela définirait mieux la logique ou la dialectique qu’une
science mathématique dont l’objet (la quantité) est ici comme absorbé et
dissous par la généralité de la science qui l’embrasse. Beeckman a donc sur-
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tout relevé l’ambition cartésienne de détrôner l’ars combinatoria qu’est l’art de


Lulle. « Non lullij artem brevem, sed scientiam penitus novam », disait en effet la
lettre de mars 1619.
De deux choses l’une : ou bien l’on considère que cette mention de l’ars
brevis, identifié par Beeckman comme ars generalis, est totalement déplacée et
peu justifiée, si ce n’est que l’ « art bref », reposant sur une géométrisation
des relations logiques, implique une espèce de parenté, assez vague, entre
logique et mathématique. Ou bien on prend cette déclaration à la lettre, et
l’on considère que la réforme de la géométrie exige la mise en œuvre d’une
logique générale, pour laquelle on ne saurait se suffire de l’art de Lulle.
Étienne Gilson a eu raison de souligner que Descartes n’avait apparemment
pas, à ce moment du moins, une connaissance directe de cet art de Lulle,
dont il a toujours dénoncé, au demeurant, l’aspect formel et vide. L’art de
Lulle ne servirait qu’à « parler sans jugement des choses qu’on ignore » ; les
raisons de Lulle ne seraient que des « sophismes » dont le philosophe fait
« peu d’état »2. Rien de plus qu’un bavardage automatisé.
On peut toutefois montrer que Descartes a tâché, dans les semaines qui
suivent, d’obtenir une connaissance exacte de cet art, et qu’il y est parvenu.
Ainsi, au lieu d’une référence extérieure assez vague, l’art de Lulle aura eu le
privilège d’avoir focalisé l’attention de Descartes au point de constituer sa
référence unique et exemplaire en matière de logique pure. Après avoir éta-
bli ou rétabli le fil des recherches lulliennes de Descartes entre mars en
novembre 1619, il deviendra possible d’en dégager deux implications essen-
tielles pour le cartésianisme. La première sera le rejet du probable et, corré-

1. Descartes à Beeckman, 26 mars 1619, AT X, 1567-1573.


2. Respectivement : Discours de la méthode, II, AT VI, 1715-20 : « Je pris garde que, pour la
logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à
autrui les choses qu’on sait, ou même, comme l’art de Lulle, à parler, sans jugement, de celles
qu’on ignore, qu’à les apprendre » ; À Mersenne, 25 décembre 1639, AT II, 62921.
492 Édouard Mehl

lativement, la destitution du principe de contradiction de son rôle de pierre


de touche de la vérité logique, car l’art de Lulle établit du probable, c’est-à-
dire du non-contradictoire, mais la certitude requise pour le savoir ne se
satisfait pas du non-contradictoire, elle exige l’évidence dans le rapport aux
objets, ce qui est tout autre chose. La seconde conséquence concerne la
question de la systématisation de la science par la voie de la logique ; par où
la tradition allemande, elle-même déterminée par la place qu’elle fait au
ramisme et au lullisme, prendra toute son importance pour la compréhen-
sion de la genèse de la pensée cartésienne.

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L’art de Lulle
Il faut donc, en un premier temps, rétablir les principaux éléments de
la confrontation avec l’art de Lulle. Trois éléments sont ici à prendre
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en compte : l’épisode du « vieux bavard » rencontré dans une auberge de


Dordrecht, la réponse de Beeckman aux demandes de précision formulées
par Descartes, et les songes de novembre confirmant indirectement mais de
manière certaine que l’enquête a été menée à son terme. Le vieux bavard
s’était vu adresser une question claire : est-ce que cet art « ne consiste pas en
une espèce d’ordre (in quodam ordine) des lieux dialectiques dont sont tirées
les raisons »1 ? L’interlocuteur l’avait admis, mais pour ajouter que « ni Lulle
ni Agrippa n’ont exposé dans leurs livres les clés nécessaires pour mettre au
jour les secrets de cet art (claves [...] ad artis aperienda secreta) » ; déclaration
accueillie avec méfiance. C’est pourquoi Descartes réclame à son mentor
des renseignements supplémentaires. Celui-ci les lui retourne dans une lettre
en date du 6 mai, que Descartes n’a vraisemblablement pas reçue. Beeck-
man y souligne le caractère exhaustif, c’est-à-dire universel, de cet art :
« Toutes les choses qui sont, il les divise en lieux généraux, et chacun de ces
lieux est derechef subdivisé en d’autres, en sorte qu’aucune chose ne puisse
être pensée qui ne soit généralement ou spécialement contenue dans ces
cercles. »2 N’ayant sans doute pas reçu la réponse de Beeckman, il aura fallu
que Descartes trouve de lui-même les explications souhaitées. Mais où trou-
ver ces « clés » manquantes dans l’abondante et obscure littérature que sus-
cite l’art de Lulle à cette époque ?
Tout simplement dans « La Clé de l’Art de Lulle », soit la Clavis artis lul-
lianae et verae logices de Jean Henri Alsted (1609)3. Convaincu que tous ceux
qui traitent de la logique ont une part de la vérité, Alsted prend le parti d’en
réconcilier les promoteurs : Aristote, Lulle et La Ramée. Ce projet implique

1. Descartes à Beeckman, 29 avril 1619, AT X, 1657-9.


2. AT X, 1684-7 (nous traduisons).
3. J. H. Alsted, Clavis artis lullianae, et verae logices, duos in libellos tributa. Id est, solida dilucida-
tio artis magnae, generalis et ultimae, quam Raymundus Lullius invenit, ut esset quarumcumque artium et
scientiarum clavigera et serperastra : edita in usum et gratiam eorum, qui impendio delectantur compendiis,
& confusionem sciolorum, qui juventutem fatigant dispendiis, Strasbourg, L. Zetzner, 1609 ; reprint
Hildesheim, Olms, 1983.
Descartes critique de la logique pure 493

la disqualification des commentaires strictement lullistes de la logique


(Agrippa et Bruno), et souligne les mérites respectifs des trois piliers de
la logique rénovée : Aristote a sur les autres l’avantage de rechercher
l’universel (philokatholou) et les causes (philaitios). La Ramée recommande
par-dessus tout la brièveté, la clarté, et l’habileté de l’analyse (analyseos dexteri-
tas). Quant à l’Ars magna de Lulle, il a le mérite de pouvoir traiter de toute
chose connaissable : « disserere de omni scibili », et d’instruire « in omni disciplina-
rum genere ». S’il a en cela l’avantage de fournir la clé de l’encyclopédie et
donc du système du savoir1, cet art implique toutefois d’abord une inquié-
tante « congestion » des matières (métaphysique, physique, mathématique,

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logique, éthique) : l’omniscience se paie d’une espèce de chaos où sont
confusément entassés les principes de toutes choses, mais Alsted, paraphra-
sant ici Keckermann, montre bien qu’il y va, positivement, de l’universelle
subsomption des sciences sous la logique2. Le risque est même d’engloutir la
métaphysique dans la logique, voire, comme le disait Keckermann, d’une
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« transsubstantiation alchimique de la logique en métaphysique »3, hérésie


diagnostiquée tant chez Lulle que chez La Ramée. De fait, Lulle définissait
son art par cette double étiquette : « Ista ars est et logica et metaphysica. » On ne
saurait sous-estimer l’importance de cette proposition et de son incidence
sur ce que l’on appelle la métaphysique scolaire, en tout cas celle des Réfor-
més, qui peut à cet égard s’envisager comme un effort pour sauver la méta-
physique d’une telle subsomption par la logique, ou, mieux, pour accomplir
cette subsomption sans qu’elle y perde sens et contenu.
Selon Alsted, l’ars magna, ou art inventif, par l’extension absolue de son
objet (omne scibile), et par son indifférence à la division entre être réel (ens reale)
et être de raison (ens rationis), supplante la metaphysica et lui dérobe la primauté :
« Mais l’ars magna de Lulle a une portée plus générale que la métaphysique ;
parce qu’il traite des êtres réels et intentionnels ; et la multiplicité, quelle que soit

1. Le traité de Raymond Lulle auquel se réfère Descartes s’est notamment appelé « Ars
brevis [sive Artificium] ad absolvendam omnium artium encyclopaediam » ; voir R. Lulle,
Opera latina, XII, éd. A. Madre, Turnhoult, Brepols, « Corpus Christianorum Continuatio
Mediaevalis », 38, 1984, p. 191. Alsted, comme le titre complet de la Clavis le suggère, a plutôt
tâché d’exposer le monumental Ars generalis Ultima ou Ars Magna, traité rédigé entre 1305
et 1308 (Opera latina, XIV, éd. A. Madre, Turnhoult, Brepols, « Corpus Christianorum Conti-
nuatio Mediaevalis », 75, 1986).
2. La critique, initialement portée par Keckermann, est reprise et quelque peu modifiée
par Alsted, Clavis artis lullianae, op. cit., p. 18 : « Nam in arte parva et magna, id est logica,
congerit terminos omnium disciplinarum, metaphysicos, physicos, mathematicos, ethicos, eo
nimirum consilio, ut quod alii multis disciplinis tradunt, id ille unica absolvat. »
3. Voir B. Keckermann, Praecognitorum logicorum, 1603, in Opera omnia, Genève,
P. Aubert, I, col. 108 G-H : « Finem arti suae praefigit Scientiam : hanc ait per Logicam acquiri
quatenus particularia scientiarum principia in generalibus logicae principiis relucent, quod
perinde est ac si diceret Logicam tractare de ente qua Ens, & de generalibus entis affectioni-
bus. Id quod eum voluisse, id est Alchimistica quadam arte logicam in metaphysicam trans-
substantiare, testantur principia logicae quae ponit, primum est, Bonitas, Finitudo, alterum ter-
tium Duratio &c. Pergit deinceps & inter logica principia collocat Sapientiam, post Virtutem
(quasi Sapientia virtus non sit), Gloriam, Maioritatem, Minoritatem, ita Ethicam cum logica, cum
Metaphysica, alchemica quadam coctione misere miscet. »
494 Édouard Mehl

son genre, doit être ramenée à ce qui est simple, et même à l’unité. Ainsi l’être, qui
se divise en ens reale et ens rationis, doit lui aussi être réduit à une seule et même disci-
pline qui l’envisage dans toute sa latitude. Et c’est l’ars magna, ou art inventif. »1
Mais comment la science première, et toutes les sciences subordonnées,
pourraient-elles dépendre d’un art (logique ou dialectique, en tout cas inven-
tif) ? Il faut pour cela redéfinir le terme. Or, c’est le propre de tous ceux
qu’Alsted appelle les orthodoxi (Melanchton, La Ramée, Keckermann, Tim-
pler, Goclenius et lui-même) que d’avoir, selon une tradition d’origine stoï-
cienne, adopté une définition de l’art qui n’est plus relative à l’hexis/habitus
aristotélicien, par quoi l’art se fondait dans une certaine capacité de l’artisan,

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et d’avoir substitué à l’hexis traditionnelle le système des représentations sur
quoi se fonde l’habileté technique, non l’inverse. L’art suprême, la logique,
devient ainsi le système objectif des représentations et préceptes nécessaires à
l’invention. Elle assure désormais l’unité encyclopédique du savoir en la
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fabriquant. L’entrée de la philosophie allemande dans la systématicité autour


des années 1600 dépend de cette subordination générale des sciences à l’art
logico-dialectique, sous l’égide d’un Melanchton ou d’un Jean Sturm – pré-
cédant La Ramée d’une génération – au moins autant qu’elle ne dépend de
l’horizon suárézien où cette philosophie est supposée s’inscrire2. La méta-
physique (suárézienne) est ici réinscrite dans un horizon qu’elle ne déter-
mine pas mais qui la détermine, elle, l’horizon de la systématicité. Ce n’est
donc pas la métaphysique qui déploie cet horizon de la systématicité, mais
c’est bien elle qui, au tournant de l’âge classique, a été redéployée en lui.
Que la Clavis artis lullianae fût la source du vieux bavard, puis celle de
Descartes, les chapitres IX-X le confirment (De circulo composito, seu de clavibus
artis / De Regulis Responsionum). Ils traitent des règles selon lesquelles doivent
être formulées les « questions ». Toutes les questions possibles sont rame-
nées au nombre de dix questions capitales où l’on reconnaît une forme amé-
liorée des catégories aristotéliciennes (utrum, quid, de quo, quare, quantum,
quale, quando, ubi, quomodo, cum quo) : ces quaestiones dont Alsted fait immédia-
tement remarquer qu’elles sont moins des questions au sens d’un thème de
recherche que des instruments de réponse, en quoi elles sont à proprement
parler les clés et les règles de l’invention (claves/regulae inventionis), ont en com-
mun une parfaite généralité qui les rend applicables à toutes les autres ques-

1. J. H. Alsted, Triga canonica, Francfort, W. Richter, 1612, p. 50 : « At ars magna lulli est
Metaphysica generalior ; quia tractat entia realia & intentionalia ; etenim multitudo, cujusque
sit generis, ad simplicem reduci & debet, & vero potest unitatem. Itaque ens, quod dividitur
in reale et rationis, etiam reduci debet ad unam aliquam disciplinam, in qua tota ejus latitudo
explicetur. Et haec est ars magna, seu inventiva. » Nous reprenons ici des éléments de notre
travail : Descartes en Allemagne, 1619-1620. Le contexte allemand de l’élaboration de la science carté-
sienne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 108 sq.
2. Nous proposons à cet égard une lecture plus classique que celle de Jean-François
Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, dont l’originalité consistait à
montrer que la construction du système de la métaphysique, de Suárez à Kant, était relative-
ment indépendante des différences culturelles et confessionnelles entre les réformés alle-
mands et les jésuites espagnols.
Descartes critique de la logique pure 495

tions, et c’est de la généralité de ces questions primaires que procède


l’universalité de la science1. De même que tous les aspects de la bonté se
ramènent à la bonté generaliter consideratur par les soins de cet art, de même
toutes les espèces de quantités se ramènent ad unam generalem 2. La constitu-
tion d’une science générale de la quantité, c’est-à-dire d’une mathesis universa-
lis, est donc partie prenante, selon Alsted, de la réforme logique des disci-
plines annexées à l’ars magna.
Ces questions (clés/règles) sont ensuite réparties en cercle. Dans le
cercle composé, analysé au chapitre IX, chaque question est associée aux
règles de réponses qui lui sont propres : « Le cercle composé montre les

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règles pour former aussi bien les questions que les réponses. Celles-là énon-
cées, celles-ci en sont les conséquences [...]. Elles sont [les regulae responsio-
num], dis-je, des instruments et comme les clés (veluti claves) par lesquelles
sont ouvertes les choses scellées, manifestées les choses cachées, modifiées
les voies impraticables et montrées les fausses routes »3, ce qui est l’office
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propre à la logique. Bref, si les catégories sont des clés du savoir, c’est parce
qu’elles sont les questions qui indiquent déjà, en elles-mêmes, la réponse à la
question qu’elles posent. Demander « de combien une chose est grande »,
c’est déjà déterminer l’essentiel de la réponse. Les catégories sont des
moyens d’investigation qui sont, a priori, producteurs d’intelligibilité.
À la première question (utrum ?) correspondent les règles de la possibi-
lité, au nombre de six4 ; Alsted en donne un bref exposé commenté avant
d’appliquer ces règles à une question exemplaire, an sit Deus ?. C’est ainsi
que, à la suite de Lulle, Alsted constitue en précepte logique un énoncé par
la négation duquel commence la logique de Descartes : « Il faut affirmer ce
qui est le plus plausible (plausibile), le plus intelligible, congruent (recolibile), et
conforme à la raison, jusqu’à temps que le contraire nous soit prouvé, ou
que nous-mêmes nous concevions le contraire. »5 En effet, la volonté de
tenir pour faux tout ce qui n’est que probable semble bien prendre l’exact
contre-pied de ce que qu’énonce ici Alsted. À moins que Descartes
n’applique scrupuleusement la règle IV-V du recte dubitare, au détriment des
autres ; une règle qu’Alsted appuyait sur l’autorité d’Aristote6 : « Bien douter
est le principe de la philosophie », comme le feront quelques années plus

1. J. H. Alsted, Clavis artis lullianae, op. cit., p. 47 : « Ex his videre est (ut incidenter id
commemorem contra Antilullianos) quod nostra scientia sit generalis ad omnes scien-
tias [...]. »
2. Chap. IX : De clavibus artis, p. 47.
3. « Circulus compositus exhibet regulas tam quaestionum, quam responsionum. Illae
sunt enarratae, hae sequuntur [...]. Sunt, inquam, instrumenta et veluti claves, quibus aperiun-
tur occlusa, manifestantur occulta, corriguntur invia, monstrantur devia » (ibid., p. 48).
4. Ibid., chap. XI, p. 50-52 ; voir le tableau en annexe, colonne II.
5. Voir la formulation très légèrement différente que donnait Lulle dans l’Ars Magna,
Opera latina, XIV, op. cit., p. 27. Mais Alsted en change profondément le sens : Lulle veut que
l’on affirme toujours comme vrai ce qui est le plus intelligible et le plus aimable, en tant que
cette chose est, absolument parlant, possible ; Alsted transforme, lui, cette règle de possibilité
en une règle de probabilité et de vraisemblance, ce qui est absolument anticartésien.
6. Aristote, Métaphysique, B, 1.
496 Édouard Mehl

tard les cartésiens hollandais soucieux de démontrer l’orthodoxie du doute


cartésien. Mais si Descartes se conforme à la lettre de l’énoncé aristotélicien
en posant le doute en principe, c’est pour le renverser en l’accomplissant,
c’est-à-dire en doutant même des principes, ce qu’Aristote n’a jamais fait
pour la simple raison que les principes sont par définition évidents. Le doute
cartésien renverse jusqu’à la logique qui l’a suscité et substitue donc sa
logique du doute radical à l’affirmation autonome de la logique (catégoriale)
comme clé du système du savoir.
Quant à la preuve exemplaire, celle de l’existence de Dieu, on n’y trouve
rien de cartésien sauf l’étonnante conclusion. La démonstration, sommaire,

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repose sur la solidité supposée du principe de contradiction : le monde ne
peut être cause de soi, ce qui supposerait qu’il soit avant d’être, et donc qu’il
soit et ne soit pas simultanément, ce qui est impossible. Donc le monde est
causé par une cause extérieure, ergo Deus. En guise de conclusion à cette
démonstration des clés de l’art, Alsted renvoie à ce qu’il faut sans doute
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considérer comme une illustration poétique de son propos : « [...] Exinde


videre est, qui omnia probentur per EST & NON EST : quâ de re consule Virgil. Frag-
menta. » Consultons Virgile : le poème ne s’y trouve pas, et pour cause :
Alsted, comme encore beaucoup de ses contemporains, continue à attribuer
à Virgile le poème d’Ausone qui joue un rôle central, bien qu’assez difficile à
déterminer, dans le récit des Olympica1. Ce même Est & Non fautivement
attribué à Virgile se retrouve dans les premières pages de l’Encycplopédie
(1620), au chapitre de l’archéologie2, science des principes, où, pour
répondre à la question « quid de primo principio statuendum ? », il affirme que le
premier d’entre eux (simpliciter primum) doit satisfaire à une triple exigence :
d’être le plus certain, le mieux connu et le plus évident ; or, comme
l’illustrerait le poème de Virgile, impossibile est idem simul esse & non esse inter-
vient dans toutes les circonstances de la vie humaine, et sert de pierre de
touche à toute démonstration. Sa résurgence dans les songes, Descartes
l’interprétant comme signifiant « la vérité et la fausseté dans les connaissan-
ces humaines et les sciences profanes »3, peut nous faire supposer que Des-
cartes est lui aussi à la recherche d’un principe certain.
Mais de quel principe s’agit-il ? Faut-il penser que, à la suite de Lulle et
d’Alsted, Descartes a entrepris de faire fond sur la primauté du principe de
contradiction, ce que prouverait la commune référence au Est & Non ? Cer-
tes non : en s’appuyant sur lui, Alsted concluait sommairement à l’existence
de Dieu en raison de l’impossibilité du contraire. Mais l’on ne saurait con-
clure à la nécessaire vérité de ce dont le contraire est inconcevable sans avoir
d’abord démontré que ce qui répugne à notre raison est comme tel impos-

1. AT X, 1834-9.
2. J. H. Alsted, Cursus Philosophici Encyclopaedia libri XXVII, complectens Universae philo-
sophiae methodum, serie praeceptorum, regularum & commentariorum perpetua, Archeologia, chap. VII,
§ 11, Herborn, Corvinus, 1620, col. 42.
3. AT X, 1851-2.
Descartes critique de la logique pure 497

sible ; or cela même suppose l’existence d’un créateur parfait et incapable de


tromperie. On suppose donc, sans même s’en apercevoir, ce qu’il faut
démontrer. Si Descartes a commis un cercle, c’était en tout cas pour échap-
per à un autre, dans lequel commençait à s’enfermer une métaphysique sco-
laire présupposant de manière non critique la validité du principe de contra-
diction. Et c’est pour l’éviter qu’au lieu de supposer d’emblée acquise
l’impossibilité des contradictoires, et de l’instaurer sans autre forme
d’examen en principe constitutif, il aura d’abord régressé jusqu’à l’ego et à la
cogitatio qui sont le lieu de cette expérience et la source de ce jugement. La
logique des contradictoires (n’)est (qu’)une logique d’entendement, et

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requiert un fondement plus qu’elle ne le constitue.
On peut donc constater que Descartes a très certainement pris un point
de départ critique dans le commentaire contemporain sur l’art de Lulle, mais
sa radicalité critique n’exclut pourtant pas le partage de quelques positions
communes avec Alsted, notamment l’idée d’une philosophie organique
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dans laquelle la liaison et connexion des sciences soit antérieure aux discipli-
nes elles-mêmes. Un indice de cette proximité de vue viendrait de la classifi-
cation des sciences en sciences cardinales, expérimentales et libérales, qui
n’est pas sans évoquer les divisions de l’encylcopédie alstedienne, dont le
Studium bonae mentis est rigoureusement contemporain1, alors même que
Descartes, à la différence d’Alsted, rejette la division des objets du savoir
selon les « catégories » censées constituer les genres suprêmes de l’être2.

L’elementatio

L’alternative à la distribution catégoriale, c’est la disposition des objets


du savoir en series (suite ou série). Le Discours de la méthode l’évoque avec les
chaînes de raisons des géomètres (catenae rationum) dans lesquelles toutes les
vérités s’entresuivent de manière évidente, en indiquant clairement l’origine
mathématicienne de ce modèle épistémique3.
Tout le « secret de l’art », comme le dit la Règle VI non sans un soupçon
d’ironie à l’égard de la phraséologie hermétique de ses contemporains,
revient ainsi à mettre en place une version radicalisée et universalisée de ce
que les mathématiciens appellent elementatio – institution ou disposition élé-

1. Studium bonae mentis, AT X, 202 [V]. On notera également qu’Alsted fournit à Descar-
tes la définition négative de la certitude des mathématiques par leur faible difficulté et par
l’éviction de l’expérience : Encyclopaedia (1620), op. cit., Didactica, chap. V, § 3, col. 121 : « Sed
res mathematicae non ita sunt abstractae ut metaphysicae, & exiguam difficultatem habent,
ac nullius propemodum egent experientiae. Ideo mathematicae demonstrationes dicuntur
omnium firmissimae, comparatione scil. nostri intellectus » (cf. Règle II, AT X, 36514-19). On
peut penser qu’Alsted n’entend pas ici l’ « expérience » au sens où l’entend Descartes dans la
Règle II, mais l’importance capitale, pour lui, de la notion d’ « expérience universelle » interdit
de l’entendre au sens trivial de « connaissances acquises ».
2. Règle VI, AT X 38112.
3. Discours de la méthode, II, AT VI, 196-17.
498 Édouard Mehl

mentaire. S’il est vrai que Descartes n’emploie jamais le terme d’ « élément »
dans son sens logique, il emploie le terme de series ; or il s’agit d’un seul et
même concept (stoikheion-stoikhos). Il n’est donc pas étonnant que les précep-
tes de la méthode de 1637 semblent n’être qu’une paraphrase des règles que,
selon la science mathématique allemande, Euclide lui-même aurait obser-
vées dans la construction des Éléments. La célèbre Protheoria Mathematica
(1593) de Cunrad Dasypodius, dérivée, quant à la base textuelle, du com-
mentaire de Proclus sur les Éléments d’Euclide, offre ici un point de compa-
raison privilégié, voire unique.
Les quatre préceptes1 sont ici très concentrés dans un exposé qui

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s’applique à lui-même l’exigence de clarté et d’ordre qu’il affirme être les
deux clés de la disposition élémentaire. Sans rentrer ici dans le détail d’une
comparaison systématique avec l’énoncé des préceptes du Discours, on se
bornera à souligner deux évidentes différences. D’abord, la méthode est ici
expressément réservée à la géométrie et il n’est pas question d’en envisager
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l’extension à d’autres domaines du savoir. Manque donc l’extension univer-


selle « imaginée » par Descartes (« [...] imaginer que toutes les choses [...]
s’entresuivent en même façon [...] »2). Deuxième différence, tout aussi fon-
damentale, bien que moins évidente : la Règle III indique qu’il faut mettre en
avant les termes les plus universels, en tant qu’ils enveloppent la connais-
sance des termes particuliers. L’ordre logique procède donc analytiquement
de l’universel au particulier, ce qui n’est précisément pas – ou pas toujours –
le cas pour Descartes : selon la Règle VI et le troisième précepte du Discours,
la primauté selon l’ordre n’est pas déterminée par l’universalité ou la simpli-
cité en soi de la chose connue, mais seulement par sa simplicité au regard de
notre connaissance, respectu nostri. Le simple est un terme absolu, en ce sens
que le composé est son relatif, mais la simplicité est toujours relative et posée
par l’entendement. La méthode élémentaire ne commence pas par des élé-
ments absolus mais par des éléments dont la simplicité est toute relative aux
autres éléments de la série ; et l’élément le plus simple dans un ordre ou une
série donnés ne le sera pas nécessairement dans un autre : dans un ordre x,
ce sera le genre ; dans un ordre y, l’espèce ; dans un ordre z, l’individu,
comme le nombre deux peut être dit premier dans la série des nombres
pairs, et second dans celle des entiers naturels.
Tout se passe comme si la réflexion cartésienne, dans les Règles VI
et XII, s’approchait peu à peu d’une difficulté centrale, qui est celle du
dénombrement et du classement de ces éléments par ailleurs appelés « natu-
res simples » – par où il faut comprendre qu’ils sont plutôt natures à cause
de leur simplicité, que simples à cause de leur nature. Peut-on et doit-on
même dénombrer exactement les premiers éléments de toute connais-
sance ? Double question qui reste indécidée, du fait de l’inachèvement des

1. Voir tableau en annexe, colonne III.


2. Discours de la méthode, II, AT VI, 199-11.
Descartes critique de la logique pure 499

Regulae, à moins, au contraire, que l’inachèvement des Regulae soit l’effet de


cette aporie, et non sa cause.
Quant à la question de savoir si un tel dénombrement est nécessaire, la
Règle VI affirme que l’important est moins d’apprendre la liste des natures
simples que de savoir les reconnaître1, c’est-à-dire les distinguer dans les
agrégats où elles sont parfois comme englouties, comme peuvent l’être dans
les mots les lettres muettes. En effet, la théorie cartésienne des natures sim-
ples élémentaires pourrait être comparée à celle qu’expose l’étranger du
Sophiste : il y a une science suprême appelée dialectique, dit l’étranger, qui
consiste à connaître les modes de composition et de décomposition des

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genres premiers, et des genres communs qui font office de liens entre les
autres ; science analogue à celle du « grammatiste » qui enseigne comment
s’assemblent les lettres dans les mots, ou comment les voyelles peuvent opé-
rer la liaison entre celles qui répugnent autrement à la liaison2. Platon avait
donc déjà parfaitement établi que toute logique et toute dialectique se fon-
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dent ultimement dans une stoikheiosis qui ne se limite pas au genre de la


quantité.
Sans doute la disposition des choses selon la series ignore-t-elle la réfé-
rence à un quelconque genre d’être, et donc à l’être en général, quand le pro-
jet platonicien est au contraire de parler des genres premiers, donc de l’être.
La grammato-logique du Sophiste serait enracinée dans l’ontologie ; celle de
Descartes, au contraire, ne serait qu’une pure théorie du connaître. Toute-
fois, ce qui se trouve récusé par l’énoncé fondamental de la Règle VI, c’est
essentiellement la division catégoriale des genres ( « sicut illas Philosophi in
categorias suas diviserunt »3 ), plutôt que la référence des choses à connaître
à un genre d’être. Ce qui est récusé, ce n’est pas l’ontologie comme telle
pour lui substituer une théorie de la connaissance d’objet indifférente à la
question de l’être, c’est le fondement logique que l’ontologie aristotélicienne
puise dans les catégories. La science cartésienne ne cesse pas de se référer à
un « genre d’être », mais cesse d’en admettre autant qu’Aristote avait trouvé
de catégories. Des genres d’être, les Regulae n’en reconnaissent que deux :
l’étendue et la pensée – ou, plutôt, la pensée et l’étendue –, car les Regulae,
déjà, établissent que la pensée est de tous les genres d’être le premier connu.
Par là se trouvent réfutées l’erreur de Beeckman (sur la primauté de
l’étendue et de ses modes), celle des aristotéliciens (faire fond sur une table
des catégories inutile et incertaine), celle des mathématiciens (le plus univer-
sel est toujours le plus simple, donc le mieux connu). Enfin, une fois corri-
gés les excès de la lecture néo-kantienne sur l’absence supposée de toute
préoccupation ontologique dans les Regulae, l’articulation apparaît plus clai-

1. AT X, 38326-3848.
2. Platon, Le Sophiste, 253-255. Le grammatiste n’est pas un grammairien ; c’est lui qui
saurait expliquer, par exemple, à quoi servent le « e », le « z » et le « h » dans le mot
« Nietzsche ».
3. AT X, 38112.
500 Édouard Mehl

rement entre la logique des natures simples et la démarche métaphysique, où


il n’est question, en somme, que d’établir une règle de vérité permettant
d’accéder à une connaissance certaine des genres premiers de l’être.
Pour autant, la question de la possibilité du dénombrement reste entière
et, d’une certaine manière, ouverte. Tout comme l’étranger du Sophiste
renonçait à parler de tous les eidè, effrayé par leur nombre, pour se limiter à
l’examen de cinq genres fondamentaux (être, repos, mouvement, même,
autre), Descartes entérine ce flou en précisant qu’il importe moins de les
connaître tous que de toujours savoir les reconnaître. Il n’y aura donc que la
Règle XII à proposer l’ébauche d’un recensement, distinguant différentes

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classes de natures simples (intellectuelles, matérielles, communes, néga-
tives)1. Mais faut-il considérer qu’il n’y a pas d’autres classes de natures sim-
ples que celles-ci ? Cela n’est pas prouvé et cette indécision est indépassable.
C’est le reproche fondamental que Leibniz ou Kant peuvent faire à une
logique cartésienne qui n’est ni formelle ni systématique, mais qui se veut,
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pour cette raison même, d’autant plus performante. Il faut peut-être même
penser que la pensée cartésienne ne fait que croiser, sans se confondre avec
elles, ces pensées de la logique et de la systématicité du savoir, héritières des
logiques renaissantes, qui se développent d’Alsted à Hegel. D’où, peut-être,
l’absence remarquable du mot « système » dans une philosophie dont une
longue tradition interprétative a pourtant fait, de longue date, le parangon
de la systématicité. Mais Descartes est moins systématiquement logique qu’il
n’est systématiquement critique.
Édouard MEHL,
Université Marc-Bloch, Strasbourg.

1. AT X, 4196-4201.

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