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Édouard Mehl
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ISBN 9782130553618
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-4-page-485.htm
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Il y a bien, sans doute, une logique cartésienne, mais son auteur répugne
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1. Sur la différence entre la logique « qui n’est qu’une dialectique », éventuellement nui-
sible au bon sens, et « ma logique » ou encore « la vraie logique », voir Primae Responsiones,
AT VII, 10726 ; À Mersenne, 31 décembre 1640, AT III, 27225-2733 ; l’Entretien avec Burman, éd.,
trad. et annotation J.-M. Beyssade, Paris, PUF, « Épiméthée », 1981, p. 136.
2. Discours de la méthode, I, AT VI, 47-10.
3. Nous empruntons la formule à ce que Baillet rapporte dans sa description du Studium
bonae mentis, AT X, 191.
Les Études philosophiques, no 4/2005
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dépend, prétention contradictoire et contre-productive sur laquelle repose-
rait apparemment la logique traditionnelle. Bref, tout se passe comme si la
première philosophie de Descartes substituait à la « logique », définie par la
prétention littéralement absurde d’une autoproduction des instruments du
savoir, une « modeste » analytique de la lumière naturelle4.
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Quand bien même la méthode aurait donc pour but de mener, gradatim,
à la connaissance de toutes choses (ad omnium cognitionem), cette visée ambi-
tieuse suppose néanmoins une confrontation critique avec une prétention
de même rang, mais appuyée, quant à elle, sur un concept de logique que la
Règle IV disqualifie en quelques mots. Une reprise plus détaillée du chemine-
ment cartésien entre 1618 et 1620, dont le Discours ne donne qu’un aperçu
trop bref, permettra d’étayer l’hypothèse que le concept de logique incri-
miné par Descartes n’est pas tant celui d’Aristote que celui de ses contem-
porains – à savoir la logique de la Schulmetaphysik naissante, laquelle « méta-
physique scolaire » ne mérite d’ailleurs pas son nom, puisqu’elle entend
précisément profiter de sa refonte de la logique traditionnelle pour trans-
gresser les limites de la metaphysica et se constituer en système encyclopé-
dique du savoir : c’est bien plus une systématique qu’une métaphysique5.
Descartes est un témoin privilégié de l’émergence (allemande) de la systéma-
ticité, par où il faut comprendre une philosophie dont le principe et le sujet
n’est pas à chercher dans le concept d’être ou dans l’ego, mais dans le logique
1. C’est en ce sens que le cogito de La Recherche de la vérité est dit être connu « sine logica [...]
solo lumine rationis & sani sensus » (AT X, 52119-21).
2. On peut considérer la Règle IV comme un texte autonome : sa première page, par ses
considérations très générales sur la curiosité des mortels, est sans rapport avec les trois règles
précédentes et laisse penser à une rédaction séparée. On y trouvera d’ailleurs les premiers élé-
ments autobiographiques ensuite transposés dans la première partie du Discours.
3. Règle IV, AT X, 37211-22.
4. En quoi le Tractatus de intellectus emendatione de Spinoza, substituant la primauté épisté-
mique de l’idée vraie donnée à celle de l’intuitus mentis, renchérit sur cette position bien plus
qu’il ne la critique ou réfute.
5. Sans discuter ici de ce que désigne au juste le caractère « scolaire » d’une métaphy-
sique assez éclectique et très ouverte à toutes sortes d’influences parascolaires. En revanche,
on peut souligner que, à la différence de tous ces auteurs, Descartes n’a pas vocation à ensei-
gner la philosophie : sans doute est-ce là un motif dont il faut tenir compte pour comprendre
son rapport à ce que l’on désigne et à ce que l’on enseigne, à son époque, sous le nom de
« logique ».
Descartes critique de la logique pure 487
comme tel (logos) en tant qu’il produit par lui-même le système du savoir. En
se proposant avant tout d’apprendre à bien juger, et à se réadapter à la
lumière naturelle, la logique cartésienne paraîtra, à cet égard, moins forma-
liste et surtout beaucoup plus essentiellement ordonnée à la reconnaissance
de la finitude. C’est donc bien moins une logique qu’une critique de la
logique pure.
Beeckman
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Nous recommencerons donc, non pas avec ce commencement parfait et
trop bien connu qu’est celui de Descartes en son poêle, mais quelque temps
auparavant ; et, pour ne pas céder à l’aveuglant prestige de ce commence-
ment, nous recommencerons même sans Descartes, avec celui qu’il a semblé
considérer comme le seul promoteur de ses études : Isaac Beeckman.
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d’une science concrète des phénomènes naturels. La difficulté n’est pas tant
de découvrir les premiers principes ou les premières causes que de combler
la distance qui sépare celles-ci des effets immédiatement visibles. Il ne suffit
pas de dire que cela se fait, en gros, par figure et mouvement, mais il faut dire
quels, et composer la machine, sans quoi toute la philosophie ne vaudrait
pas une heure de peine.
C’est entre le commencement de juillet et le milieu d’août 1618, donc
dans la période qui précède immédiatement la rencontre avec Descartes,
que Beeckman aborde pour elle-même la question de la logique1 ; en fait,
pour la première fois si l’on admet que la déclaration inaugurale, à l’instant
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évoquée, n’était jusqu’alors qu’une question sans réponse. Première caracté-
ristique : la logique est ici subordonnée et pour ainsi dire confondue avec
une théorie physique. On ne s’en étonne pas, car c’est l’usage chez les épicu-
riens qui rejetaient la dialectique comme vaine, et limitaient la logique à la
canonique, c’est-à-dire à la recherche d’une règle de vérité, qu’ils trouvent
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1. Ibid., t. I, p. 201-206.
2. Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, X, , trad. fr. R. Grenaille, Paris, GF,
1965, p. 224-225.
3. Règle XIV, AT X, 4414-13 et 4433-10.
4. Règle X, AT X, 40620-26.
Descartes critique de la logique pure 489
raison ne procède pas des espaces insensibles et des corpuscules, sont acci-
dentelles. »1 Le refus cartésien de calquer les divisions logiques sur la parti-
tion catégoriale2 est donc partagé avec Beeckman, mais Descartes, comme
on va le voir, ne prendra pas moins de distance par rapport au réalisme
logique des uns (si l’on entend par là toute logique qui reconnaît – explicite-
ment ou non – à la division catégoriale un fondement en nature) que par
rapport au réalisme physicaliste de Beeckman, lequel, tout aussi bien,
s’appuie sur ce qu’il juge constituer un fundamentum in re : les dispositions pri-
mitives des corps, au lieu des genres supposés premiers de l’être. Mais que
sont ces dispositions primitives, sinon les éléments de l’imagination ?
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Bien qu’il n’existe dans le monde que les corps et l’espace, les choses
sont pourtant distinguées par les hommes selon leurs différentes disposi-
tions respectives, et ces dispositions, abstraites des choses mêmes, sont
considérées pour elles-mêmes par la réflexion (solitariae considerantur) : ainsi
s’engendrent les notions qui constitueront aussi bien pour Descartes les
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1. I. Beeckman, Journal, op. cit., I, p. 202 : « Sic differentiae, quae sumuntur a subjecto,
loco et corpore, a tempore et ab omnibus quae suam rationem non ducunt ab insensibilibus
spaciis et corpusculis, sunt accidentales. »
2. Règle VI, AT X, 3819-16.
3. Voir le tableau en annexe de cette étude, colonne I.
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être déduits, et ne sauraient être d’aucun usage scientifique. À la fin de la
Renaissance, l’impossibilité de fonder un discours scientifique sur ces lieux
est devenue, si l’on peut dire, un lieu commun de la culture scientifique.
Toutefois, au-delà de cette commune défiance à l’égard de la dialectique
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1. « Non sunt idem causa et ratio, etsi non raro confundantur. Causa enim est unius rei,
ratio axiomatis et sumitur ab omnibus argumentis » (I. Beeckman, Journal, op. cit., I, p. 215).
2. « Omnem rationem non esse causam, ut ante diximus, inter multa hoc exemplum
probat, ubi aliquid de contrario per contrarium probatur. Homo enim probatur vivere, quia
bestia vivit ; sic frigus est qualitas, quia calor qualitas est. Contraria enim sunt sub genere »
(I. Beeckman, Journal, op. cit., I, p. 220, 21 sept. 1618).
3. AT X, 2305.
Descartes critique de la logique pure 491
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pas de relever l’exhaustivité, c’est-à-dire l’universalité de cet art, puisque, en
marge de cette annonce enthousiaste, il a noté : ars generalis ad omnes quaestio-
nes solvendas quaesita. Cela définirait mieux la logique ou la dialectique qu’une
science mathématique dont l’objet (la quantité) est ici comme absorbé et
dissous par la généralité de la science qui l’embrasse. Beeckman a donc sur-
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L’art de Lulle
Il faut donc, en un premier temps, rétablir les principaux éléments de
la confrontation avec l’art de Lulle. Trois éléments sont ici à prendre
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logique, éthique) : l’omniscience se paie d’une espèce de chaos où sont
confusément entassés les principes de toutes choses, mais Alsted, paraphra-
sant ici Keckermann, montre bien qu’il y va, positivement, de l’universelle
subsomption des sciences sous la logique2. Le risque est même d’engloutir la
métaphysique dans la logique, voire, comme le disait Keckermann, d’une
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1. Le traité de Raymond Lulle auquel se réfère Descartes s’est notamment appelé « Ars
brevis [sive Artificium] ad absolvendam omnium artium encyclopaediam » ; voir R. Lulle,
Opera latina, XII, éd. A. Madre, Turnhoult, Brepols, « Corpus Christianorum Continuatio
Mediaevalis », 38, 1984, p. 191. Alsted, comme le titre complet de la Clavis le suggère, a plutôt
tâché d’exposer le monumental Ars generalis Ultima ou Ars Magna, traité rédigé entre 1305
et 1308 (Opera latina, XIV, éd. A. Madre, Turnhoult, Brepols, « Corpus Christianorum Conti-
nuatio Mediaevalis », 75, 1986).
2. La critique, initialement portée par Keckermann, est reprise et quelque peu modifiée
par Alsted, Clavis artis lullianae, op. cit., p. 18 : « Nam in arte parva et magna, id est logica,
congerit terminos omnium disciplinarum, metaphysicos, physicos, mathematicos, ethicos, eo
nimirum consilio, ut quod alii multis disciplinis tradunt, id ille unica absolvat. »
3. Voir B. Keckermann, Praecognitorum logicorum, 1603, in Opera omnia, Genève,
P. Aubert, I, col. 108 G-H : « Finem arti suae praefigit Scientiam : hanc ait per Logicam acquiri
quatenus particularia scientiarum principia in generalibus logicae principiis relucent, quod
perinde est ac si diceret Logicam tractare de ente qua Ens, & de generalibus entis affectioni-
bus. Id quod eum voluisse, id est Alchimistica quadam arte logicam in metaphysicam trans-
substantiare, testantur principia logicae quae ponit, primum est, Bonitas, Finitudo, alterum ter-
tium Duratio &c. Pergit deinceps & inter logica principia collocat Sapientiam, post Virtutem
(quasi Sapientia virtus non sit), Gloriam, Maioritatem, Minoritatem, ita Ethicam cum logica, cum
Metaphysica, alchemica quadam coctione misere miscet. »
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son genre, doit être ramenée à ce qui est simple, et même à l’unité. Ainsi l’être, qui
se divise en ens reale et ens rationis, doit lui aussi être réduit à une seule et même disci-
pline qui l’envisage dans toute sa latitude. Et c’est l’ars magna, ou art inventif. »1
Mais comment la science première, et toutes les sciences subordonnées,
pourraient-elles dépendre d’un art (logique ou dialectique, en tout cas inven-
tif) ? Il faut pour cela redéfinir le terme. Or, c’est le propre de tous ceux
qu’Alsted appelle les orthodoxi (Melanchton, La Ramée, Keckermann, Tim-
pler, Goclenius et lui-même) que d’avoir, selon une tradition d’origine stoï-
cienne, adopté une définition de l’art qui n’est plus relative à l’hexis/habitus
aristotélicien, par quoi l’art se fondait dans une certaine capacité de l’artisan,
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et d’avoir substitué à l’hexis traditionnelle le système des représentations sur
quoi se fonde l’habileté technique, non l’inverse. L’art suprême, la logique,
devient ainsi le système objectif des représentations et préceptes nécessaires à
l’invention. Elle assure désormais l’unité encyclopédique du savoir en la
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1. J. H. Alsted, Triga canonica, Francfort, W. Richter, 1612, p. 50 : « At ars magna lulli est
Metaphysica generalior ; quia tractat entia realia & intentionalia ; etenim multitudo, cujusque
sit generis, ad simplicem reduci & debet, & vero potest unitatem. Itaque ens, quod dividitur
in reale et rationis, etiam reduci debet ad unam aliquam disciplinam, in qua tota ejus latitudo
explicetur. Et haec est ars magna, seu inventiva. » Nous reprenons ici des éléments de notre
travail : Descartes en Allemagne, 1619-1620. Le contexte allemand de l’élaboration de la science carté-
sienne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 108 sq.
2. Nous proposons à cet égard une lecture plus classique que celle de Jean-François
Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, dont l’originalité consistait à
montrer que la construction du système de la métaphysique, de Suárez à Kant, était relative-
ment indépendante des différences culturelles et confessionnelles entre les réformés alle-
mands et les jésuites espagnols.
Descartes critique de la logique pure 495
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règles pour former aussi bien les questions que les réponses. Celles-là énon-
cées, celles-ci en sont les conséquences [...]. Elles sont [les regulae responsio-
num], dis-je, des instruments et comme les clés (veluti claves) par lesquelles
sont ouvertes les choses scellées, manifestées les choses cachées, modifiées
les voies impraticables et montrées les fausses routes »3, ce qui est l’office
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propre à la logique. Bref, si les catégories sont des clés du savoir, c’est parce
qu’elles sont les questions qui indiquent déjà, en elles-mêmes, la réponse à la
question qu’elles posent. Demander « de combien une chose est grande »,
c’est déjà déterminer l’essentiel de la réponse. Les catégories sont des
moyens d’investigation qui sont, a priori, producteurs d’intelligibilité.
À la première question (utrum ?) correspondent les règles de la possibi-
lité, au nombre de six4 ; Alsted en donne un bref exposé commenté avant
d’appliquer ces règles à une question exemplaire, an sit Deus ?. C’est ainsi
que, à la suite de Lulle, Alsted constitue en précepte logique un énoncé par
la négation duquel commence la logique de Descartes : « Il faut affirmer ce
qui est le plus plausible (plausibile), le plus intelligible, congruent (recolibile), et
conforme à la raison, jusqu’à temps que le contraire nous soit prouvé, ou
que nous-mêmes nous concevions le contraire. »5 En effet, la volonté de
tenir pour faux tout ce qui n’est que probable semble bien prendre l’exact
contre-pied de ce que qu’énonce ici Alsted. À moins que Descartes
n’applique scrupuleusement la règle IV-V du recte dubitare, au détriment des
autres ; une règle qu’Alsted appuyait sur l’autorité d’Aristote6 : « Bien douter
est le principe de la philosophie », comme le feront quelques années plus
1. J. H. Alsted, Clavis artis lullianae, op. cit., p. 47 : « Ex his videre est (ut incidenter id
commemorem contra Antilullianos) quod nostra scientia sit generalis ad omnes scien-
tias [...]. »
2. Chap. IX : De clavibus artis, p. 47.
3. « Circulus compositus exhibet regulas tam quaestionum, quam responsionum. Illae
sunt enarratae, hae sequuntur [...]. Sunt, inquam, instrumenta et veluti claves, quibus aperiun-
tur occlusa, manifestantur occulta, corriguntur invia, monstrantur devia » (ibid., p. 48).
4. Ibid., chap. XI, p. 50-52 ; voir le tableau en annexe, colonne II.
5. Voir la formulation très légèrement différente que donnait Lulle dans l’Ars Magna,
Opera latina, XIV, op. cit., p. 27. Mais Alsted en change profondément le sens : Lulle veut que
l’on affirme toujours comme vrai ce qui est le plus intelligible et le plus aimable, en tant que
cette chose est, absolument parlant, possible ; Alsted transforme, lui, cette règle de possibilité
en une règle de probabilité et de vraisemblance, ce qui est absolument anticartésien.
6. Aristote, Métaphysique, B, 1.
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repose sur la solidité supposée du principe de contradiction : le monde ne
peut être cause de soi, ce qui supposerait qu’il soit avant d’être, et donc qu’il
soit et ne soit pas simultanément, ce qui est impossible. Donc le monde est
causé par une cause extérieure, ergo Deus. En guise de conclusion à cette
démonstration des clés de l’art, Alsted renvoie à ce qu’il faut sans doute
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1. AT X, 1834-9.
2. J. H. Alsted, Cursus Philosophici Encyclopaedia libri XXVII, complectens Universae philo-
sophiae methodum, serie praeceptorum, regularum & commentariorum perpetua, Archeologia, chap. VII,
§ 11, Herborn, Corvinus, 1620, col. 42.
3. AT X, 1851-2.
Descartes critique de la logique pure 497
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requiert un fondement plus qu’elle ne le constitue.
On peut donc constater que Descartes a très certainement pris un point
de départ critique dans le commentaire contemporain sur l’art de Lulle, mais
sa radicalité critique n’exclut pourtant pas le partage de quelques positions
communes avec Alsted, notamment l’idée d’une philosophie organique
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dans laquelle la liaison et connexion des sciences soit antérieure aux discipli-
nes elles-mêmes. Un indice de cette proximité de vue viendrait de la classifi-
cation des sciences en sciences cardinales, expérimentales et libérales, qui
n’est pas sans évoquer les divisions de l’encylcopédie alstedienne, dont le
Studium bonae mentis est rigoureusement contemporain1, alors même que
Descartes, à la différence d’Alsted, rejette la division des objets du savoir
selon les « catégories » censées constituer les genres suprêmes de l’être2.
L’elementatio
1. Studium bonae mentis, AT X, 202 [V]. On notera également qu’Alsted fournit à Descar-
tes la définition négative de la certitude des mathématiques par leur faible difficulté et par
l’éviction de l’expérience : Encyclopaedia (1620), op. cit., Didactica, chap. V, § 3, col. 121 : « Sed
res mathematicae non ita sunt abstractae ut metaphysicae, & exiguam difficultatem habent,
ac nullius propemodum egent experientiae. Ideo mathematicae demonstrationes dicuntur
omnium firmissimae, comparatione scil. nostri intellectus » (cf. Règle II, AT X, 36514-19). On
peut penser qu’Alsted n’entend pas ici l’ « expérience » au sens où l’entend Descartes dans la
Règle II, mais l’importance capitale, pour lui, de la notion d’ « expérience universelle » interdit
de l’entendre au sens trivial de « connaissances acquises ».
2. Règle VI, AT X 38112.
3. Discours de la méthode, II, AT VI, 196-17.
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mentaire. S’il est vrai que Descartes n’emploie jamais le terme d’ « élément »
dans son sens logique, il emploie le terme de series ; or il s’agit d’un seul et
même concept (stoikheion-stoikhos). Il n’est donc pas étonnant que les précep-
tes de la méthode de 1637 semblent n’être qu’une paraphrase des règles que,
selon la science mathématique allemande, Euclide lui-même aurait obser-
vées dans la construction des Éléments. La célèbre Protheoria Mathematica
(1593) de Cunrad Dasypodius, dérivée, quant à la base textuelle, du com-
mentaire de Proclus sur les Éléments d’Euclide, offre ici un point de compa-
raison privilégié, voire unique.
Les quatre préceptes1 sont ici très concentrés dans un exposé qui
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s’applique à lui-même l’exigence de clarté et d’ordre qu’il affirme être les
deux clés de la disposition élémentaire. Sans rentrer ici dans le détail d’une
comparaison systématique avec l’énoncé des préceptes du Discours, on se
bornera à souligner deux évidentes différences. D’abord, la méthode est ici
expressément réservée à la géométrie et il n’est pas question d’en envisager
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genres premiers, et des genres communs qui font office de liens entre les
autres ; science analogue à celle du « grammatiste » qui enseigne comment
s’assemblent les lettres dans les mots, ou comment les voyelles peuvent opé-
rer la liaison entre celles qui répugnent autrement à la liaison2. Platon avait
donc déjà parfaitement établi que toute logique et toute dialectique se fon-
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1. AT X, 38326-3848.
2. Platon, Le Sophiste, 253-255. Le grammatiste n’est pas un grammairien ; c’est lui qui
saurait expliquer, par exemple, à quoi servent le « e », le « z » et le « h » dans le mot
« Nietzsche ».
3. AT X, 38112.
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classes de natures simples (intellectuelles, matérielles, communes, néga-
tives)1. Mais faut-il considérer qu’il n’y a pas d’autres classes de natures sim-
ples que celles-ci ? Cela n’est pas prouvé et cette indécision est indépassable.
C’est le reproche fondamental que Leibniz ou Kant peuvent faire à une
logique cartésienne qui n’est ni formelle ni systématique, mais qui se veut,
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pour cette raison même, d’autant plus performante. Il faut peut-être même
penser que la pensée cartésienne ne fait que croiser, sans se confondre avec
elles, ces pensées de la logique et de la systématicité du savoir, héritières des
logiques renaissantes, qui se développent d’Alsted à Hegel. D’où, peut-être,
l’absence remarquable du mot « système » dans une philosophie dont une
longue tradition interprétative a pourtant fait, de longue date, le parangon
de la systématicité. Mais Descartes est moins systématiquement logique qu’il
n’est systématiquement critique.
Édouard MEHL,
Université Marc-Bloch, Strasbourg.
1. AT X, 4196-4201.